Droit civil Les obligations - 12e ed. (Précis) (French Edition) 2247170307, 9782247170302

Branche essentielle du droit civil français, l'étude du droit des obli gations est indispensable à tout étudiant po

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Droit civil Les obligations - 12e ed. (Précis) (French Edition)
 2247170307, 9782247170302

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Droit civil

Les obligations

N ÉDITIO UE D N REFO

François Terré Philippe Simler Yves Lequette François Chénedé

12

e

édition

Les obligations

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Droit civil

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Droit civil

Les obligations 12e édition 2019

François Terré

Professeur émérite de l’Université Panthéon-Assas (Paris II) Membre de l’Institut

Philippe Simler Professeur émérite de l’Université de Strasbourg Doyen honoraire de la Faculté de droit, de sciences politiques et de gestion de Strasbourg

Yves Lequette

Professeur émérite de l’Université Panthéon-Assas (Paris II)

François Chénedé Professeur à l’Université Jean Moulin (Lyon III)

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© ÉDITIONS DALLOZ – 2018 ISBN 978-2-247-17030-2 978-2-247-18077-6

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SOMMAIRE

(Une table des matières détaillée figure à la fin de l’ouvrage)

................................................................................................

IX

PRÉLIMINAIRES ................................................................................................

1

BIBLIOGRAPHIE

................................................................................................

23

LIVRE 1

LES SOURCES DES OBLIGATIONS.......................

25

TITRE 1

LE CONTRAT ...................................................................

29

CHAPITRE PRÉLIMINAIRE

INTRODUCTION AU DROIT DES CONTRATS .......

31

SOUS-TITRE 1

La formation du contrat ..................................................

165

CHAPITRE 1

PROLÉGOMÈNES À LA THÉORIE DES NULLITÉS ...

169

CHAPITRE 2

L’ACCORD DES VOLONTÉS .........................................

182

CHAPITRE 3

LE CONTENU DU CONTRAT .......................................

384

CHAPITRE 4

LES SANCTIONS : LA NULLITÉ ET LA CADUCITÉ...

611

SOUS-TITRE 2

Les effets du contrat .........................................................

669

CHAPITRE 1

LA VIGUEUR DU LIEN CONTRACTUEL ....................

671

CHAPITRE 2

LA DURÉE DU LIEN CONTRACTUEL .........................

729

CHAPITRE 3

LE RAYONNEMENT DU LIEN CONTRACTUEL ......

743

CHAPITRE 4

LA VIOLATION DU LIEN CONTRACTUEL ...............

807

TITRE 2

LA RESPONSABILITÉ EXTRACONTRACTUELLE ...

969

CHAPITRE PRÉLIMINAIRE

GÉNÉRALITÉS ....................................................................

976

SOUS-TITRE 1

Le fait dommageable .........................................................

999

CHAPITRE 1

LE PRÉJUDICE.................................................................... 1001

ABRÉVIATIONS

SOMMAIRE

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VI

CHAPITRE 2

LE FAIT GÉNÉRATEUR DE RESPONSABILITÉ .......... 1029

CHAPITRE 3

LE LIEN DE CAUSALITÉ .................................................. 1161

SOUS-TITRE 2

La réparation du dommage ............................................. 1173

CHAPITRE 1

LES VOIES DE LA RÉPARATION .................................. 1175

CHAPITRE 2

LES RÉSULTATS.................................................................. 1200

TITRE 3

LES RÉGIMES SPÉCIAUX DE RESPONSABILITÉ .................................................. 1211

CHAPITRE 1

L’INDEMNISATION DES VICTIMES D’ACCIDENTS DU TRAVAIL ......................................... 1215

CHAPITRE 2

L’INDEMNISATION DES VICTIMES D’ACCIDENTS DE LA CIRCULATION ....................... 1228

CHAPITRE 3

LA RESPONSABILITÉ DU FAIT DES PRODUITS DÉFECTUEUX ..................................... 1283

CHAPITRE 4

L’INDEMNISATION DES VICTIMES DE RISQUES SANITAIRES .............................................. 1299

TITRE 4

LES QUASI-CONTRATS .............................................. 1329

CHAPITRE 1

LES QUASI-CONTRATS NOMMÉS.............................. 1337

CHAPITRE 2

LES QUASI-CONTRATS INNOMMÉS OU MAL NOMMÉS ............................................................................ 1384

LIVRE 2

RÉGIME GÉNÉRAL DES OBLIGATIONS ............ 1399

TITRE 1

MODALITÉS DE L’OBLIGATION ........................... 1403

CHAPITRE 1

L’OBLIGATION CONDITIONNELLE.......................... 1405

CHAPITRE 2

L’OBLIGATION À TERME .............................................. 1430

CHAPITRE 3

PLURALITÉ D’OBJETS...................................................... 1447

CHAPITRE 4

PLURALITÉ DE SUJETS .................................................... 1451

TITRE 2

EXÉCUTION DES OBLIGATIONS ......................... 1489

SOUS-TITRE 1

LE PAIEMENT..................................................................... 1491

CHAPITRE 1

LE PAIEMENT PUR ET SIMPLE ..................................... 1493

CHAPITRE 2

PAIEMENT AVEC SUBROGATION .............................. 1553

SOUS-TITRE 2

L’EXÉCUTION FORCÉE DES OBLIGATIONS ........... 1579

CHAPITRE 1

EXÉCUTION FORCÉE CONTRE LE DÉBITEUR........ 1581

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SOMMAIRE

VII

CHAPITRE 2

DROITS DU CRÉANCIER CONTRE DES TIERS ....... 1626

TITRE 3

CESSION DES OBLIGATIONS ................................ 1687

CHAPITRE 1

CESSION DE CRÉANCE ................................................. 1693

CHAPITRE 2

CESSION DE DETTE ........................................................ 1727

CHAPITRE 3

CESSION DE CONTRAT ................................................. 1736

TITRE 4

EXTINCTION DES OBLIGATIONS ....................... 1747

CHAPITRE 1

EXTINCTION PAR SATISFACTION INDIRECTE DU CRÉANCIER (compensation, confusion, novation, délégation) ................................... 1749

CHAPITRE 2

EXTINCTION SANS SATISFACTION DU CRÉANCIER (remise de dette, prescription extinctive…) ........................................................................ 1824

TITRE 5

RESTITUTIONS ............................................................... 1881

LIVRE 3

PREUVE DES OBLIGATIONS ................................... 1897

CHAPITRE 1

MODES DE PREUVE ........................................................ 1907

CHAPITRE 2

RECEVABILITÉ DES MODES DE PREUVE .................. 1959

CHAPITRE 3

LA CHARGE DE LA PREUVE.......................................... 1977

INDEX ALPHABÉTIQUE ............................................................................................ 1985 TABLE DES MATIÈRES .............................................................................................. 2017

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ABRÉVIATIONS AJ fam. AJDA ALD Ass. plén. BOI Bull. civ. Bull. crim. C. assur. C. civ. C. com. CASF C. mon. fin. C. pén. C. pr. civ. C. pr. exéc. C. rur. Cass. ch. mixte Cass. ch. réun. CCC CCE CCH CE CEDH CGI chron. Civ. CJA CJCE COJ Com. Cons. conc. Cons. const. CPI Crim. CSP CSS D. Aff. D.

Actualité juridique famille Actualité juridique droit administratif Actualité législative Dalloz Cour de cassation, assemblée plénière Bulletin officiel des impôts Bulletin des arrêts de la Cour de cassation, chambres civiles Bulletin des arrêts de la Cour de cassation, chambre criminelle Code des assurances Code civil Code de commerce Code de l’action sociale et des familles Code monétaire et financier Code pénal Code de procédure civile Code des procédures civiles d’exécution Code rural Cour de cassation, chambre mixte Cour de cassation, chambres réunies Contrats, concurrence, consommation Communication, commerce électronique Code de la construction et de l’habitation Conseil d’État Cour européenne des droits de l’homme Code général des impôts chronique Cour de cassation, chambres civiles Code de justice administrative Cours de justice des Communautés européennes Code de l’organisation judiciaire Cour de cassation, chambre commerciale Conseil de la concurrence Conseil constitutionnel Code de la propriété intellectuelle Cour de cassation, chambre criminelle Code de la santé publique Code de la sécurité sociale Dalloz affaires Recueil Dalloz

ABRÉVIATIONS

DA DC Defrénois DH DP Dr. fam. Dr. Sociétés GAJA Gaz. Pal. Grands arrêts IR J.-Cl. Civil JCP E JCP JCP N JCP JDI JO JOAN Q Juris-Data Lebon LPA LPF RCA RD banc. fin. RD rur. RDC RDSS Req. Rev. crit. DIP Rev. Sociétés RGAT RHD RID comp. RJ com. RJ env. RJDA RJPF RLDC RRJ RSC RTD civ.

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X

Dalloz analytique (années 1941 à 1944) Dalloz critique (années 1941 à 1944) Répertoire du notariat Defrénois Dalloz hebdomadaire (années antérieures à 1941) Dalloz périodique Droit de la famille Droit des sociétés Grands arrêts de la jurisprudence administrative, 17e éd. 2009 Gazette du Palais Grands arrêts de la jurisprudence civile, 12e éd. 2008 Informations rapides Juris-Classeur civil Juris-classeur périodique, édition entreprise Juris-classeur périodique, édition générale Juris-classeur périodique, édition notariale Juris-classeur périodique (Semaine juridique –éditions Techniques) Journal de droit international (Clunet) Journal officiel Journal officiel, édition débats (réponses ministérielles à question écrites) Banque de données juridiques Recueil des arrêts du Conseil d’État Les petites affiches Livres des procédures fiscales Responsabilité civile et assurances Revue de droit bancaire et financier Revue de droit rural Revue des contrats Revue de droit sanitaire et sociale Cour de cassation, chambre des requêtes Revue critique de droit international privé Revue des sociétés Revue générale des assurances terrestres Revue historique de droit Revue internationale de droit comparé Revue de jurisprudence commerciale Revue juridique de l’environnement Revue de jurisprudence de droit des affaires Revue juridique Personnes et famille Revue Lamy droit civil Revue de recherche juridique – Droit prospectif Revue de science criminelle Revue trimestrielle de droit civil

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RTD com. S. Soc. T. civ. T. confl. T. corr. T. pol. TGI TI

Revue trimestrielle de droit commercial Recueil Sirey Cour de cassation, chambre sociale Tribunal civil Tribunal des conflits Tribunal correctionnel Tribunal de police Tribunal de grande instance Tribunal d’instance

ABRÉVIATIONS

XI

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PRÉLIMINAIRES

1 Devoir moral et obligation juridique ¸ Les exigences les plus diverses pèsent sur les hommes : d'ordre moral ou religieux, d'ordre social ou politique, d'ordre logique… Exigences en forme de devoirs : à l'égard de la divinité, à l'égard de soi-même, à l'égard des autres. À l'évidence, ces obligations ne relèvent pas toutes du domaine du droit. Si le juridique se rattache au normatif, tout ce qui est normatif ne se traduit pas en règles de droit. À s’en tenir au domaine du droit 1, le mot obligation n’a pas non plus une signification unique. De manière générale, il désigne, en effet, tout ce que l’ordre juridique commande à une personne de faire, sans que corresponde nécessairement à l’obligation qui, passivement, pèse sur elle, un droit au profit d’une autre personne. Ainsi on dira que tout Français, remplissant les conditions légales, a eu longtemps l’obligation d’accomplir le service national, que tout conducteur a en France l’obligation de rouler à droite… La vie sociale donne naissance à un tissu de liens qui se manifestent par de multiples exigences. Leur existence est tangible non seulement dans le cadre de la société globale, mais aussi au sein des sociétés particulières telles que les familles. La cohésion d’un groupement repose sur une multitude d’obligations de caractère juridique allant souvent de concert avec des pouvoirs ou des autorités reconnus activement à d’autres personnes. 2 Définition de l’obligation ¸ La notion d'obligation ne saurait être entendue efficacement de manière aussi diluée. C'est un sens plus étroit qui est couramment utilisé : l'obligation est un lien de droit, non pas entre une personne et une chose comme le droit de propriété, mais entre deux personnes en vertu duquel l'une d'elles, le créancier, peut exiger de l’autre, le débiteur, une prestation ou une abstention. L’obligation ainsi conçue désigne le rapport tout entier, rapport obligatoire qui existe entre le créancier et le débiteur, côté actif et côté passif. Mais, allant du général au moins général, on vise aussi, par l’emploi du mot obligation, le rapport d’obligation considéré du côté de la dette. On a alors égard à un sens technique : « face passive du droit personnel (ou droit de créance) ; lien de droit (vinculum juris) par lequel une ou plusieurs personnes – le ou les débiteurs –, sont tenues d’une prestation (fait ou abstention) envers une ou plusieurs autres – le ou les créanciers… » 2. 1. Sur le critère du droit, v. Précis Dalloz, Introduction générale au droit, par F. Terré, 10e éd., 2015, nos 7 s. 2. G. Cornu, Vocabulaire juridique, Assoc. Henri Capitant, Vo Obligation, 2.

PRÉLIMINAIRES

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2

Ainsi une personne ayant emprunté une somme d’argent devient débitrice du prêteur envers lequel elle s’est engagée à restituer la somme et qui occupe, à son égard, la position de créancier. Ainsi, en vertu du contrat de vente, l’acquéreur peut exiger du vendeur qu’il lui fasse délivrance de la chose vendue, et le vendeur peut de son côté exiger de l’acquéreur le payement du prix, chacune des parties étant ainsi respectivement créancière et débitrice. Ainsi encore, à la suite d’un dommage injustement causé par autrui, la victime, en tant que créancière, peut exiger de l’auteur du dommage (le débiteur) la réparation de celui-ci. Une analyse classique de la notion d’obligation repose sur la distinction de deux composantes de celle-ci : d’une part, la dette, c’est-à-dire la satisfaction due (debitum en latin, Schuld en allemand) sous forme d’action ou d’omission ; d’autre part, l’engagement, c’est-à-dire la maîtrise du créancier sur la personne du débiteur ou les biens de celui-ci (obligatio en latin, Haftung en allemand). En d’autres termes, la première composante met l’accent sur la valeur que représente l’obligation, la seconde insiste sur le caractère contraignant du rapport de droit auquel elle donne naissance. La première envisage l’obligation comme un bien, la seconde comme un lien. La distinction, si ce n’est même la dissociation de ces composantes, n’est pas étrangère, au moins dans une analyse classique du droit des obligations, à l’admission d’obligations naturelles. Celles-ci s’opposent aux obligations civiles parce qu’elles ne sont pas susceptibles d’exécution forcée. Mais si le débiteur de l’obligation naturelle l’exécute volontairement et en connaissance de cause, il est censé exécuter une obligation reconnue par le droit positif. L’obligation naturelle est une obligation juridique 1. 3 Droits personnels et droits réels ¸ Dans le sens qui lui est habituellement donné quand on fait état du « droit des obligations », l'obligation est, le plus souvent – mais pas toujours, car il y a des obligations légales (v. ss 1) – l’envers d’un droit personnel ou droit de créance dont une personne est titulaire. Dès lors, même si elles ont été surtout appréhendées du côté passif, les obligations, en tant qu’il s’agit de droits personnels, relèvent du droit des biens. On se bornera donc à rappeler ici 2 que, si le droit réel est celui qui donne à une personne un pouvoir direct sur une chose (jus in re), tel le droit du propriétaire d’une maison qui l’habite, le droit de créance ou droit personnel est le droit qu’a une personne, appelée créancier, d’exiger une certaine prestation d’une autre personne, le débiteur. Il comporte donc trois éléments : le créancier, sujet actif du droit, le débiteur, sujet passif, et la prestation, objet du droit. La comparaison du droit réel et du droit personnel porte à relever entre l’un et l’autre trois différences importantes. 1. V. Introduction générale au droit, nos 19 s. 2. V. Droit civil, Les biens, par F. Terré et P. Simler, 9e éd., 2018, nos 47 s.

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PRÉLIMINAIRES

3

Alors que le droit réel, s’exerçant directement sur la chose, est absolu, de sorte qu’il peut être invoqué par son titulaire à l’égard de toutes autres personnes, le droit personnel est relatif, c’est-à-dire qu’il n’établit de rapports qu’entre le créancier et le débiteur ; c’est seulement de ce dernier que le créancier peut exiger la prestation objet du droit. Alors que le droit réel comporte un droit de suite permettant à son titulaire de suivre en quelques mains qu’elle passe la chose qui lui appartient – spécialement pour la revendiquer s’il est propriétaire –, le droit personnel en est dépourvu. Le créancier n’a qu’un droit de gage général sur le patrimoine de son débiteur. Il ne possède aucun droit particulier sur tel ou tel bien de son débiteur ; aussi celui-ci pourra-t-il aliéner ses biens jusqu’à ce que le créancier procède à leur saisie ; un créancier ordinaire n’a pas le droit de suite sur les biens de son débiteur, il ne peut les saisir entre les mains d’un acquéreur. L’absence de droit de suite affecte également l’exécution des obligations relatives à l’utilisation des choses : après vous avoir promis de vous prêter mon automobile pour un voyage, je la vends, vous ne pourrez réclamer l’exécution de l’obligation à l’acquéreur nouveau propriétaire ; moi seul en suis tenu. Alors que le droit personnel est dépourvu de droit de préférence, il en va autrement du droit réel. S’il y a conflit entre le titulaire d’un tel droit et le titulaire d’un droit personnel, à propos d’une chose, le premier, ayant un droit absolu, opposable à tous, sera préféré au second, qui, par hypothèse, n’a aucun droit contre le titulaire du droit réel. Par exemple, une personne a déposé une chose lui appartenant chez un commerçant ; avant restitution, le dépositaire devient insolvable. Cette situation n’affectera pas le titulaire du droit réel ; il écartera toute prétention sur la chose ; les créanciers du dépositaire ne pourront saisir le bien qui n’appartient pas à leur débiteur ; tel est le résultat de l’obligation négative qui pèse sur tout le monde de ne pas troubler le titulaire du droit réel 1. 4 Obligation et patrimoine ¸ Les droits subjectifs ne sont pas toujours envisagés isolément. On peut aussi les considérer comme faisant partie d'un ensemble, qui forme alors une universalité. Son existence entraîne des conséquences juridiques : d’une part, certains liens existent nécessairement entre les droits du fait de leur appartenance à un même ensemble ; d’autre part, le groupement de droits est soumis à des règles distinctes de celles qui régissent les droits isolément envisagés. Ainsi, le patrimoine est l’ensemble des rapports de droit appréciables en argent qui ont pour sujet actif ou passif une même personne et qui sont envisagés comme formant une universalité juridique 2. Aux droits patrimoniaux, désignés ainsi du côté du créancier, correspondent, du côté du débiteur, et dans le patrimoine même de celui-ci, des obligations patrimoniales. 1. Sur la valeur de la distinction et le rapprochement des deux catégories, v. Les biens, nos 48 s. 2. V. Les biens nos 16 s.

PRÉLIMINAIRES

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4

Semblable corrélation existe, au demeurant, alors même que les droits considérés, du côté passif comme du côté actif, ne présentent pas un caractère patrimonial. Plus généralement, il y a des obligations extrapatrimoniales, dont l’objet n’est pas la satisfaction des intérêts économiques et pécuniaires du créancier 1. Ainsi, dans le cadre des rapports de famille, il existe des obligations entre époux, ou entre parents, enfants et alliés 2. Ainsi encore les droits de la personnalité vont de pair avec l’existence d’obligations extrapatrimoniales 3. Dépassant l’opposition du patrimonial et de l’extrapatrimonial, le droit des obligations révèle l’existence d’interférences entre ces deux catégories. On ne saurait, en effet, considérer que les droits extrapatrimoniaux sont nécessairement dépourvus de conséquences pécuniaires, y compris lorsqu’il s’agit de prérogatives se traduisant finalement en droit par une réparation à l’aide de dommages-intérêts. Ainsi la jurisprudence admet, dans le cadre de la responsabilité – contractuelle ou délictuelle – la réparation du préjudice moral (atteinte portée à l’honneur, aux affections…). Or la sanction des obligations de cette nature consiste le plus souvent en la condamnation du débiteur au payement d’une somme d’argent plus ou moins compensatrice, et en la possibilité pour la victime de faire saisir les biens du débiteur en cas de non-payement de cette somme. Dans de tels cas, les considérations d’ordre moral sont importantes, bien plus que des considérations d’ordre pécuniaire. Ainsi les actions en justice tendant à la réparation d’un dommage moral – préjudice né d’une diffamation, douleur causée par la mort d’un être cher – n’appartiennent qu’à la victime elle-même et ne peuvent être exercées par les créanciers au moyen de l’action oblique (v. ss 1561). 5 Obligation, acte juridique, fait juridique ¸ Dans une société où « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » (Décl. de 1789, art. 1), les obligations pouvant les lier les uns aux autres, plus spécialement dans le cadre de leur vie quotidienne, semblent devoir se rattacher à deux sources fondamentales des engagements des hommes : la promesse et la faute. Sources si fondamentales et même naturelles qu’on les retrouve à l’origine de la formation des engagements sociaux, qu’il s’agisse du contrat social ou de la nécessaire coexistence des hommes dans la juste et naturelle harmonie du corps social. À telle enseigne que, pour qui va, en génétique du droit, à la recherche des plus lointaines origines, on peut encore discuter à perte de vue historique sur le point de savoir si le contrat est né du délit, ou le délit du contrat. La promesse ? Pourquoi la tenir ? Parce qu’on a promis de tenir ses promesses ? Et pourquoi cette promesse antérieure ?… La remontée peut être 1. V. Introduction générale au droit, no 235. 2. V. Droit civil, La famille, 9e éd., 2017, par F. Terré, C. Goldie-Genicon et D. Fenouillet, spéc. nos 36 s. 3. V. Droit civil, Les personnes, 8e éd. 2012, par F. Terré et D. Fenouillet, nos 50 s.

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PRÉLIMINAIRES

5

diabolique. Faut-il, pour cette raison, expliquer la prudence de Descartes ? « Et particulièrement je mettais entre les excès toutes les promesses par lesquelles on retranche quelque chose de sa liberté. Non que je désapprouvasse les lois qui, pour remédier à l’inconstance des esprits faibles, permettent, lorsqu’on a quelque bon dessein, ou même, pour la sûreté du commerce, quelque dessein qui n’est qu’indifférent, qu’on fasse des vœux ou des contrats qui obligent à y persévérer ; mais à cause que je ne voyais au monde aucune chose qui demeurât toujours en même état, et que, pour mon particulier, je me promettais de perfectionner de plus en plus mes jugements, et non point de les rendre pires, j’eusse pensé commettre une grande faute contre le bon sens, si, pour ce que j’approuvais alors quelque chose, je ne fusse obligé de la prendre pour bonne encore après, lorsqu’elle aurait peut-être cessé de l’être, ou que j’aurais cessé de l’estimer telle » 1. En dépit de toute une tradition juridique européenne, ancrée sur l’importance immémoriale de la foi jurée et relayée par le christianisme, l’exigence morale du respect de la parole donnée, la force contraignante de la promesse juridique a suscité des réserves. Pas seulement pour des raisons politiques lorsque des circonstances troublées ou des événements exceptionnels déjouent les prévisions des parties 2 et entraînent l’effacement des dettes 3, mais aussi parce qu’au cœur même de l’engagement, la liberté inhérente à l’état de nature peut rendre fragile et éphémère l’obligation assumée. Certes, nul mot n’est plus polysémique que celui de nature, en philosophie du droit autant sinon plus qu’ailleurs. On se bornera sur ce point à citer, extraites de son Traité de l’autorité politique, quelques lignes de Spinoza : « Admettons que quelqu’un ait donné sa parole, verbalement, d’accomplir telle ou telle action, dont, du point de vue de l’exercice de son droit personnel, il pourrait s’abstenir. Ou au contraire qu’il ait donné sa parole de s’abstenir d’une action, qu’il pourrait accomplir. Cette parole reste valide seulement tant que la volonté de celui qui s’engageait ne change pas. En vérité, du fait qu’il détient la puissance de reprendre sa parole, il n’a nullement aliéné son droit, mais n’a engagé que des mots. Par conséquent, il suffit que cet homme, demeuré en vertu du droit de nature seul arbitre de ses actions, considère la parole donnée comme plus désavantageuse qu’avantageuse. Peu importe que cette appréciation soit ou non erronée, car l’être humain est faillible. Néanmoins, si, quant à lui, il estime que sa parole doit être reprise, il la reprendra d’un plein droit de nature » 4. De cet extrait, on ne déduira pas qu’il ne faut pas en « droit positif » tenir ses promesses. En effet, si l’esprit de convoitise inspire essentiellement pour 1. Discours de la méthode, Troisième Partie, texte et comm. par E. Gilson, Vrin, 4e éd., p. 25. 2. J.-M. Trigeaud, « Promesse et appropriation du futur », in Le droit et le futur, coll. « Assoc. franç. de phil. du droit », 1983, éd. Trav. Univ. Paris II, 1985, p. 63 s. 3. B. Oppetit, « L’endettement et le droit », Mélanges A. Breton et F. Derrida, 1991, p. 295 s., spéc. p. 296. 4. Traité de l’autorité politique, publié en 1677 dans les Opera posthuma, trad. franç. in Spinoza, Œuvres complètes, éd. La Pléiade, 1954, p. 928.

PRÉLIMINAIRES

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Spinoza le comportement naturel de l’homme, il n’en demeure pas moins que la raison humaine apprivoise ou canalise cet esprit, ce qui permet le passage du droit naturel au droit positif. La suite des temps portera même à exalter, sous l’influence de Kant et de bien d’autres, l’autonomie de la volonté, fondement de l’engagement contractuel (v. ss 21). Et c’est à ce courant qu’on rattachera l’un des textes les plus célèbres du Code civil, texte toujours debout malgré tant d’assauts répétés : « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites » (anc. art. 1134, al. 1er, devenu art. 1103). Reste que, de quelque manière que l’on pense le droit des obligations, la promesse n’est pas la seule source d’obligation juridique. Non moins célèbre que l’article 1134, alinéa 1er, l’article 1382, inchangé depuis 1804 mais devenu à la faveur de la réforme opérée par l’ordonnance de 2016 l’article 1240, dispose : « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ». Ce principe, suivant lequel chacun doit répondre de ses fautes, exprime aussi la persistance d’une exigence naturelle, inhérente aux nécessités de la justice autant qu’aux impératifs de la conscience. Dans l’histoire des sociétés, cet autre pôle de l’obligatoire persiste, malgré toutes les critiques dont il a été l’objet, car il est à la fois condition et conséquence de la liberté humaine, tout comme cette loi non écrite, mais naturelle, fonds commun de tant d’ordres juridiques, suivant laquelle nul ne doit s’enrichir injustement aux dépens d’autrui. Voici donc que la charpente du droit des obligations repose sur la distinction des actes juridiques et des faits juridiques, tous deux sources d’obligations 1. Les actes juridiques sont des manifestations de volonté accomplies en vue de produire des effets de droit. Ainsi en est-il d’un contrat conclu entre deux personnes afin de faire naître entre elles des obligations : une vente, un bail, un prêt. Ainsi en est-il d’un testament, acte juridique unilatéral par lequel une personne dispose de ses biens pour la période qui suivra son décès. Les faits juridiques sont des événements quelconques auxquels une règle de droit attache des effets juridiques qui n’ont pas été spécialement et directement voulus par les intéressés. Cela ne signifie pas qu’un fait juridique soit nécessairement un événement involontaire. Même volontaire, un comportement demeure un fait juridique dès lors que l’effet juridique qui y est attaché n’a pas, en tant que tel, été voulu par son auteur. Ainsi en va-t-il de la personne qui cause intentionnellement un dommage à autrui. L’auteur responsable a volontairement lésé la victime, mais il n’était pas dans son intention de réparer le préjudice par le versement d’une indemnité pécuniaire. C’est la loi qui impose la réparation. La victime est donc titulaire d’une créance de réparation qui a sa source dans un fait juridique. 1. Introduction générale au droit, nos 208 s.

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Ignorée du code civil de 1804, la distinction des actes et des faits juridiques y figure désormais aux articles 1100-1 et 1100-2. 6 Classification des obligations d’après leur objet ¸ Apparues à des époques différentes, trois grandes distinctions des obligations doivent être, d'ores et déjà, présentées. a) Issue d’une ancienne tradition, relayée par le Code civil dans le titre Des contrats ou des obligations conventionnelles en général, mais non reprise à l’occasion de la réforme opérée par l’ordonnance de 2016 (v. ss 345), la distinction des obligations de donner, de faire ou de ne pas faire dépasse en réalité le cadre des seules obligations nées d’actes juridiques. Par l’obligation de donner 1, le débiteur s’engage à transférer au créancier un droit réel sur une chose lui appartenant. Ainsi en est-il de l’obligation assumée par le vendeur ou le donateur, dans tous les cas où le transfert de propriété – ou la constitution du droit – ne résulte pas du seul échange des consentements (v. ss 348). Par l’obligation de faire, le débiteur est obligé d’accomplir une prestation. Ainsi en est-il du peintre qui s’engage à réaliser un tableau, de l’architecte qui se charge de l’élaboration du plan de construction d’une maison, de l’auteur d’un accident qui est obligé de réparer le dommage causé. Par l’obligation de ne pas faire, le débiteur est tenu de s’abstenir. Ainsi un vendeur de fonds de commerce s’engage, à l’égard de l’acquéreur, à ne pas ouvrir dans la même ville un établissement semblable à celui qu’il cède. Ainsi encore un commerçant ne peut accomplir d’actes de concurrence déloyale. b) Proposée au début du xxe siècle par la doctrine, puis accueillie par la jurisprudence, la distinction des obligations de moyens et des obligations de résultat a été imaginée au sujet des contrats. L’obligation de résultat a pour objet, comme l’expression l’indique, un résultat déterminé. Par exemple, dans un marché de fournitures, le fournisseur s’engage à livrer telle marchandise, à telle date, tandis que l’acheteur s’engage à payer le prix. Par exemple, dans le contrat de transport, le transporteur s’engage à faire parvenir la chose transportée – ou le voyageur – à destination. Le débiteur n’a exécuté son obligation que si le résultat est atteint. Cette précision est importante quand il s’agit de constater l’inexécution et de déterminer les conséquences de celle-ci quant à la responsabilité. L’obligation de moyens est celle par laquelle le débiteur s’engage seulement à employer les moyens appropriés dans une tâche à accomplir, à se montrer prudent et diligent, à faire de son mieux, ce qui permettra peut-être au créancier d’obtenir le résultat qu’il souhaite. Mais, s’il est tenu de chercher à obtenir un résultat, il n’est pas tenu de l’obtenir. Ainsi, sauf dans 1. Au sens du latin dare : transférer ou constituer un droit réel (la propriété ou un autre droit réel).

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certaines situations en voie d’extension, le médecin s’engage seulement à fournir au malade des soins consciencieux, attentifs, conformes aux données acquises de la science. La distinction, ainsi présentée selon le mode classique, appelle maintes nuances, d’autant plus que son intérêt pratique se manifeste principalement sur le terrain de la preuve : sommairement, l’on peut dire, en effet, que l’inexécution d’une obligation de résultat permet de présumer la faute du débiteur, alors que celle-ci doit être prouvée par le créancier s’il s’agit d’une obligation de moyens (v. ss 846 s.). S’agissant de la preuve de la faute commise par un débiteur, on a proposé d’étendre à toutes les obligations une distinction qui n’avait été conçue qu’au sujet des obligations contractuelles. À cette fin, a été avancée une terminologie différente : aux obligations déterminées, plus contraignantes, s’opposeraient les obligations générales de prudence et de diligence 1. Même si cette terminologie n’a pas été consacrée, on peut observer que les mécanismes probatoires qui lui sont liés transcendent la distinction de la responsabilité contractuelle et de la responsabilité délictuelle et, qu’entre l’une et l’autre, on a précisément observé à ce sujet un rapprochement significatif. c) Les fluctuations monétaires, vieilles comme le monde mais particulièrement fréquentes au xxe siècle 2, expliquent l’importance d’une distinction, préconisée par le doyen Jean Carbonnier, entre les obligations en nature, « insensibles aux variations monétaires », et les obligations monétaires, parmi lesquelles figure, « par excellence », « l’obligation de somme d’argent » 3. L’obligation d’accomplir une prestation, telle que la réalisation d’un tableau, la construction d’une maison, la fabrication d’un meuble meublant, est une obligation en nature. L’obligation de payer un prix de vente ou de rembourser le montant d’un prêt d’argent assorti d’intérêts est une obligation monétaire. Il n’est pas douteux, comme l’histoire l’a souvent montré, que, par l’intermédiaire de la monnaie, l’État peut exercer une grande influence dans le cadre du droit des obligations. Et il en va ainsi en matière non seulement contractuelle, mais aussi extra-contractuelle, par exemple lorsqu’il s’agit de fixer le montant des dommages-intérêts dus par l’auteur d’un accident. La détermination de l’équivalent destiné à assurer une compensation ou une réparation passe le plus souvent par le recours à la monnaie. Il convient d’observer au surplus que le caractère monétaire d’une obligation peut être plus ou moins accusé. Tantôt c’est à sa naissance même que l’obligation, exprimée en argent, présente un caractère monétaire. Tantôt cette relation monétaire est tout d’abord latente, n’étant appelée à se concrétiser en unités 1. V. H. Mazeaud, « Essai d’une classification des obligations », RTD civ. 1936. 1 s. 2. Sur la monnaie, v. Les biens no 12 et les références. – V. ss 1454 s. 3. J. Carbonnier, Droit civil, t. 4, Les obligations, no 9 ; v. C. Bruneau, La distinction entre les obligations monétaires et les obligations en nature, thèse ronéot. Paris II, 1974.

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monétaires que lorsqu’il s’agit d’exprimer en argent, c’est-à-dire d’évaluer, le montant d’une dette de valeur (v. ss 1465) ; tel est précisément le cas lorsque l’obligation de réparer un dommage causé en nature se traduit, le jour venu, par l’octroi d’une indemnité compensatoire 1. 7 Évolution du droit des obligations jusqu’à la Révolution française ¸ Son histoire est très éclairante 2. Elle porte à s’interroger sur l’origine même du lien d’obligation, sur la genèse du caractère obligatoire dans la formation du lien contractuel, sur l’insertion du futur dans le lien obligatoire, ce qui a été à l’origine de tout le droit du crédit. Mais la place manque. a) Disons qu’initialement, le droit romain ne considérait l’obligation que comme un lien personnel entre le créancier et le débiteur, tendant éventuellement à une mainmise sur la personne de celui-ci, et qui ne comportait pas, directement et immédiatement du moins, en cas d’inexécution, un pouvoir d’action sur les biens. Le caractère personnel de l’obligation était même tel que le droit romain connut au début l’intransmissibilité des créances et des dettes : lorsqu’on voulait changer l’un des sujets de l’obligation, le créancier ou le débiteur, on devait éteindre l’obligation pour la recréer sur une autre tête. À l’origine, l’intransmissibilité s’appliquait même aux héritiers : la mort d’une personne éteignait ses créances et ses dettes, qui ne passaient pas à ses successeurs. L’intransmissibilité aux héritiers, néfaste pour le crédit, fut abandonnée, mais le droit romain a toujours conservé le principe de l’intransmissibilité des obligations entre vifs ; certes, ce principe comporta des palliatifs, mais il ne fut jamais aboli. L’évolution ultérieure a tendu à atténuer le caractère personnel du lien entre le créancier et le débiteur et à développer l’idée que l’obligation, lien entre deux personnes, implique aussi un droit sur les biens du débiteur, car elle tend à l’exécution d’une prestation qui a le plus souvent une valeur. C’est dire qu’en droit romain, la théorie des obligations a connu une profonde évolution. Dans le vieux droit civil n’existaient que les contrats réels ou formels ; le simple pacte conventionnel ne procurait pas d’action en justice. L’étroitesse de ce système fut atténuée par le droit prétorien, et les constitutions impériales, notamment grâce à la théorie des contrats innommés et à celle des pactes. Mais jamais on n’admit complètement que les contrats pussent être purement consensuels. L’étroitesse de la protection accordée aux rapports obligatoires se retrouve dans ceux procédant d’un dommage causé à autrui. Le droit romain n’a 1. V. P.  Raynaud, « Les dettes de valeur en droit français », Mélanges Brèthe de  La  Gressaye 1968, p. 611 s. ; G. Pierre-François, La notion de dette de valeur en droit civil, thèse Paris II, éd. 1975 ; J.-F. Pillebout, « Observations pragmatiques sur la dette de valeur », Mélanges D. Holleaux, 1990, p. 357 s. – Comp. R. Libchaber, Recherches sur la monnaie en droit privé, thèse Paris I, éd. 1992, spéc. nos 219 s., p. 179 s. 2. J.-L. Gazzaniga, Introduction historique au droit des obligations, PUF, éd. 1992 ; E. Chevreau, Y. Mansen et C. Bouglé, Introduction historique au droit des obligations, 2007.

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jamais connu le principe général, pourtant simple et juste, formulé à l’ancien article 1382 du Code civil (devenu art. 1240) : « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ». Le nombre de délits générateurs de responsabilité était limité ; en dehors de ces cas, l’action était refusée à la victime. Certes, il y eut bien à un moment donné un texte de portée assez étendue, la loi Aquilia : grâce aux extensions que la jurisprudence apporta progressivement à ce texte, on finit par atteindre presque tous les dommages consistant en la détérioration d’un objet du patrimoine, mais un principe général de responsabilité ne fut jamais reconnu. L’évolution fut également lente et incomplète en matière d’exécution de l’obligation. L’exécution sur les biens ne se substitua que progressivement et partiellement à l’exécution sur la personne physique du débiteur. Le droit romain ne connaîtra jamais le droit de gage général du créancier sur les biens de son débiteur. b) Sous l’Ancien droit, a d’abord prévalu une théorie des obligations issue des coutumes germaniques, fort différente, qui réduisait le rôle de la volonté, les contrats étant très formalistes, tandis que la responsabilité civile se confondit longtemps avec la vengeance privée et la responsabilité pénale. La renaissance des études de droit romain, dès les xe et xie siècles, remit en lumière la législation des empereurs romains : celle-ci sembla bien supérieure aux règles alors en vigueur. On s’en inspira, car elle représentait la raison écrite (ratio scripta). À cela s’ajouta l’influence de l’Église et des canonistes qui, en posant le principe moral du respect dû à la parole donnée, ont préparé l’avènement, au xvie siècle, de la règle de la force obligatoire des conventions, en dehors de toute forme solennelle donnée à l’échange des consentements. Ce sont eux qui ont également aidé au développement du principe que Domat devait formuler au xviie siècle et que l’article 1382 du Code civil devait recueillir : toute faute causant préjudice fait naître l’obligation de le réparer. Jusqu’à la fin de l’Ancien droit, l’autonomie de la volonté individuelle en matière d’obligations se heurtait à de nombreuses barrières qu’élevait l’organisation religieuse, politique et sociale de l’époque. Ainsi les nobles ne pouvaient passer des contrats commerciaux et les religieux, en raison du vœu de pauvreté, étaient frappés par de nombreuses incapacités de contracter. L’économie était assez étroitement dirigée par l’État. Le Roi, souverain absolu, chargé de faire régner la justice et la prospérité, se préoccupait de diriger l’activité économique de ses sujets ; il fixait la monnaie et son cours, réglementait le commerce et l’industrie, arrêtait les prix. En outre, une réglementation stricte s’appliquait, dans le cadre des corporations, aux contrats passés par les membres de celles-ci entre eux ou avec la clientèle. 8 Droit intermédiaire et Code civil ¸ L'influence de la Révolution a été profonde et durable en droit des obligations, principalement en matière

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de contrats. De la sorte, se manifestait, tout spécialement en ce domaine, le progrès de la liberté individuelle, favorisant la circulation des richesses et allant de pair avec une méfiance à l’égard des personnes morales et des biens de mainmorte. Tandis que s’élaborait un système tendant à développer le crédit hypothécaire (publicité des hypothèques et des aliénations immobilières), la liberté du commerce et des conventions était proclamée ce qui se traduisit, quant aux exigences de forme, par la consécration du consensualisme et, quant aux contraintes de fond, par la conquête de la liberté contractuelle. Corrélativement, trois transformations ont profondément marqué le droit des obligations contractuelles : suppression des entraves religieuses, hostilité envers toute organisation professionnelle et toute intervention de l’État dans le domaine économique. En droit des obligations, le Code civil est demeuré fidèle à ce mouvement. L’article 1134, alinéa 1er, dispose que les « conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ». Le contrat est considéré comme la source essentielle des obligations. Et les individus passent librement leurs contrats. L’État et la loi ne doivent intervenir que pour assurer la liberté contractuelle et la protéger. Toutes les restrictions tenant à l’influence de l’Église (prohibition du prêt à intérêt, incapacités frappant les religieux), aux classes sociales, à l’intervention de l’État dans le domaine économique, à l’organisation corporative des professions disparaissent : la liberté des échanges est un dogme. Si la loi réglemente les contrats et obligations, c’est pour guider la volonté des particuliers ; ses règles seront en principe interprétatives de volonté 1 ; très peu de textes auront un caractère impératif. La liberté de chacun ne sera limitée que par la défense d’empiéter sur la liberté des autres. La libération du sol contribue à l’accroissement du rôle du contrat : quantité de droits réels disparaissent (vieilles tenures, rentes foncières) ; le mode normal d’exploitation des terres par autrui sera le contrat, le contrat de location, générateur de simples obligations. Nombre d’obligations naissent cependant hors de tout contrat ou, plus exactement, sans tirer leur force obligatoire d’un acte juridique. Au premier rang de ces obligations extra-contractuelles, figurent celles qui ont leur source dans les délits ou quasi-délits : la responsabilité civile est bien distincte de la responsabilité pénale. Fidèles en cela à la pensée de Domat et de Pothier, les articles 1382 et 1383 du Code civil obligent, de manière générale, à réparation l’auteur d’une faute intentionnelle (délit civil) ou non intentionnelle (quasi-délit civil) : « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer » (art. 1382). « Chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence » (art. 1383). La responsabilité repose sur un équilibre 1. Sur les lois supplétives de volonté, v. Introduction générale au droit, nos 490 et 492 ; C. PérèsDourdou, La règle supplétive, thèse Paris I, éd. 2004.

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très satisfaisant pour l’esprit : par les mêmes textes, au moyen des mêmes techniques, on réussit, dans une large mesure, à faire coïncider la condamnation du responsable et la compensation apportée à la victime sous la forme d’une réparation. 9 Depuis le Code civil ¸ Longtemps, le régime des obligations retenu par les auteurs du Code civil a donné satisfaction. Il correspondait aux besoins du temps, à la victoire du libéralisme, économique puis politique. Cette réussite marquait heureusement une rupture avec un passé dans lequel la naissance de l'obligation, ainsi que son contenu, ne résultaient pas principalement – fût-ce avec l'aide de la loi – de la volonté et de la responsabilité individuelles. L'on cessa de souffrir d'un excès d'organisation corporatiste, sinon dirigiste. La liberté fut présentée comme le remède à tous les maux. Et cet esprit imprégna tout le droit des obligations. On pouvait se lier parce qu'on était libre. Et c'est aussi parce que l'on était libre – au moins aux yeux du droit – qu'on était responsable de ses fautes et tenu d'en réparer les conséquences dommageables. Cette dominante libérale s’est manifestée pendant la plus grande partie du xixe siècle. Divers courants ont même accentué le libéralisme dominant le droit des obligations. Le pouvoir de la volonté individuelle fut amplifié, au détriment de certaines contraintes étatiques qui avaient perpétué l’hostilité du droit révolutionnaire à l’égard des personnes morales, ce qui était le signe de la méfiance persistante que suscitaient ces sortes de corps intermédiaires. La suppression des autorisations requises lors de la constitution de sociétés commerciales, puis la grande loi du 24 juillet 1867 sur les sociétés, favorisèrent le mouvement des affaires et l’essor du capitalisme moderne. La volonté contractuelle, libérée d’entraves résiduelles, s’est donné libre cours. Mais ce ne fut pas sans paradoxe : ces entités que, par le contrat de société, l’on créa, devinrent souvent, du fait d’une croissance excessive de groupements nationaux, voire internationaux, des forces hostiles à la liberté individuelle. Tant il est vrai que, souvent, la liberté est ingratitude. D’autres considérations, tenant à l’évolution des idées, des mœurs, des besoins, liées aussi aux transformations nées du capitalisme commercial, industriel, international, à l’influence grandissante d’idéologies antagonistes, aux ravages des guerres, civiles ou militaires, nationales ou mondiales, ont secoué de plus en plus l’édifice construit par les rédacteurs du Code civil et constamment modifié, aux deux pôles de l’univers des obligations juridiques, la promesse et la faute. Du côté du droit des contrats, on observe un essor du contrat, dans la mesure où cette manifestation essentielle de l’activité juridique s’affirme dans des domaines qui lui étaient jadis étrangers (v. ss 52). Mais il apparaît que, par une sorte d’effet de compensation, ce que le contrat a conquis en étendue, il l’a plus ou moins perdu en portée. Afin de secourir les faibles ou de faire face à des situations économiques de crise, voire tout simplement

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à des états de déséquilibre économique – pénurie, mais aussi, paradoxalement, pléthore –, des limites souvent très importantes ont été apportées aux ardeurs de la liberté contractuelle (v. ss 36). Du côté des sources extra-contractuelles d’obligations, on assiste aussi à de profondes transformations, au point que la prédominance initialement reconnue au contrat s’estompe. L’enrichissement sans cause a été, de manière générale, consacré en tant que source d’obligations. Surtout, au sujet des délits et quasi-délits, la domination quasi exclusive de la faute – délictuelle ou quasi-délictuelle – a pris fin. Cette évolution est due à la multiplication des accidents, matériels ou corporels, que le développement prodigieux des sciences et des techniques a entraînés dans son sillage. Leur ampleur considérable, parfois même catastrophique, a modifié les perspectives et souvent obligé à traiter ces maux nouveaux non seulement en termes de responsabilité individuelle, mais dans le cadre de systèmes plus amples d’assurance, d’indemnisation, de couverture sociale, voire de solidarité nationale. Si l’on compare aujourd’hui les deux évolutions évoquées, l’on est tenté de discerner deux mouvements en sens inverse qui donnent l’impression d’un équilibre global. Du côté des obligations contractuelles, on observe que le débiteur est mieux traité que par le passé ; bénéficiaire de faveurs grandissantes, spécialement quand il est consommateur, il lui arrive même de pouvoir revenir sur sa parole. Alors le faible que l’on protège davantage c’est le débiteur. Au contraire, du côté des obligations délictuelles ou quasi-délictuelles, s’opère un renversement de la perspective traditionnelle : c’est de la victime que l’on se préoccupe de plus en plus au terme d’une évolution révélatrice, dont il devient difficile de dire si elle est progressive ou régressive. Alors le faible que l’on protège davantage, c’est le créancier. Mais l’évolution en spirale ne s’arrête pas. Il n’y a pas de fin de l’histoire en droit des obligations. Si l’on essaye de discerner cependant un mouvement servant à guider l’interprète, on le voit plutôt se manifester dans une direction qui transcende la distinction du contractuel et de l’extracontractuel ; comme si le temps présent, abattant certaines distinctions fondamentales, tendait à réaliser de la sorte un équilibre des équilibres. 10 Sources du droit des obligations. Sources internes ¸ À l'époque du Code civil, le droit des obligations a, pour l'essentiel, sa source dans la loi. S'agissant des contrats, les rédacteurs du code ont généralement laissé aux contractants une grande liberté d'action juridique, la plupart des lois régissant les contrats présentant un caractère supplétif de la volonté individuelle. S'agissant des obligations extra-contractuelles, le siège des dispositions les régissant se trouve également dans le Code civil, c'est-à-dire dans la loi. Cette primauté du législatif a été, en droit interne, limitée d’une double manière par application de la Constitution du 4 octobre 1958 : par rapport à la Constitution elle-même, par rapport au règlement administratif.

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a) En premier lieu, il n’est pas possible au législateur de porter atteinte à certains principes ayant valeur constitutionnelle auxquels le Préambule de la Constitution de 1958 affirme l’attachement du peuple français. Il s’agit des droits de l’homme et des principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le Préambule de la Constitution de 1946, ce qui, par voie de conséquence, vise aussi les « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » 1. Ce système a permis au Conseil constitutionnel d’annuler des dispositions législatives portant atteinte à la liberté d’association 2 et d’affirmer en la circonstance qu’« au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, il y avait lieu de ranger le principe de la liberté d’association, que ce principe est à la base des dispositions légales de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association, qu’en vertu de ce principe les associations se constituent librement et peuvent être rendues publiques sous la seule réserve du dépôt d’une déclaration préalable ; qu’ainsi, à l’exception des mesures susceptibles d’être prises à l’égard de catégories particulières d’associations, la constitution d’associations, alors même qu’elles paraîtraient entachées de nullité ou auraient un objet illicite, ne peut être soumise pour sa validité à l’intervention préalable de l’autorité administrative ou même de l’autorité judiciaire » 3. Le Conseil constitutionnel a aussi censuré un texte d’origine législative en ce qu’il portait atteinte à certains principes régissant le droit de la responsabilité extra-contractuelle 4. En revanche, il a, dans un premier temps, décidé à plusieurs reprises qu’« aucune norme de valeur constitutionnelle ne garantit le principe de la liberté contractuelle » 5, allant ainsi à l’encontre de ce qu’avait pu soutenir un constitutionnaliste autorisé 6. On a pu justifier cette solution par le fait qu’on ne saurait élever au rang de norme à valeur constitutionnelle, donc intangible, un principe tolérant d’aussi nombreuses exceptions 7. Mais ultérieurement, le Conseil constitutionnel a entrepris de protéger la liberté contractuelle, d’abord sous le 1. N. Molfessis, « Les sources constitutionnelles du droit des obligations », in Le renouvellement des sources du droit des obligations, Journées Ass. H. Capitant, Lille, 1997, Litec, p. 65. 2. Cons. const. 16 juill. 1971, in L. Favoreu et L. Philip, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, 17e éd. 2013, no 27. 3. Cons. const. 16 juill. 1971, préc. 4. Cons. const. 22  oct. 1982, D.  1983. 189, note F.  Luchaire, Gaz.  Pal.1983.  1, 60, obs. F. Chabas. 5. Cons. const. 3 août 1994, JCP 1995. II. 22404, note Y. Broussolle, RTD civ. 1996. 151, obs. J.  Mestre ; 20  mars 1997, JCP  1997. I.  4039, no 1, obs. Fabre-Magnan, RTD  civ. 1998. 99, obs. Mestre. 6. F.  Luchaire, « Les fondements constitutionnels du droit civil », RTD  civ. 1982. 245  s., sp. p. 262 ; v. aussi Ph. Terneyre, « Le législateur peut-il abroger les articles 6 et 1134 du Code civil ? Sur la valeur constitutionnelle de la liberté contractuelle », Mélanges Peiser, 1995, p. 473 s. 7. B. Oppetit, « La liberté contractuelle à l’épreuve du droit de la concurrence », Revue des sciences morales et politiques, 1995. 241 s., sp. p. 249.

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couvert de la liberté d’entreprendre 1, puis associée à celle-ci 2. Il a également consacré le droit au maintien des conventions légalement conclues 3. Avec l’introduction dans notre droit de la question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel devient un acteur important de notre droit des obligations 4. Les questions qui lui ont été soumises en ce domaine ont conduit, pour l’essentiel, à déclarer conformes à la Constitution les dispositions qui en étaient l’objet 5. Aussi bien, des auteurs particulièrement attentifs à ces questions insistent-ils sur la « prudence » du Conseil constitutionnel et enseignent-ils que la constitutionnalisation du droit civil n’est pas la remise en cause de l’ordre civiliste 6. b) D’après l’article 34 de la Constitution, seuls « les principes fondamentaux du régime des obligations civiles et commerciales » relèvent de la loi ; tout le reste est de la compétence du règlement 7. Dans les quelques décisions où il a eu à interpréter cette formule, le Conseil constitutionnel a retenu comme principes fondamentaux, en la matière, l’autonomie de la volonté, l’immutabilité des conventions et la liberté contractuelle 8. Encore a-t-il précisé que ces principes devaient être appliqués avec les assouplissements que leur avait apportés la pratique législative d’avant 1958 9. 1. Cons. const. 10 juin 1998, JO, 14 juin 1998, p. 9093, RTD civ. 1998. 796, obs. N. Molfessis, 1999. 78, obs. Mestre ; 13 janv. 2003, RDC 2003. 9, obs. Th. Revet, D. 2003. 638, chron. B. Mathieu ; rappr. N. Molfessis, art. préc., in Le renouvellement des sources du droit des obligations, p. 76, no 15, suggérant que certaines des manifestations de la liberté contractuelle pourraient être constitutionnellement protégées sur le fondement de la liberté d’entreprendre. V.  aussi P.-Y.  Gahdoun, La liberté contractuelle dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, 2008. V. ss 660, à propos de la liberté de rompre un contrat à durée indéterminée. 2. Cons. const. 13 juin 2013, RDC 2013. 1285, obs. C. Pérès (« il est loisible au législateur d’apporter à la liberté d’entreprendre et à la liberté contractuelle qui découlent de l’art. 4 de la déclaration de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi »). 3. Cons. const. 13 juin 2013, préc. (« le législateur ne saurait porter aux contrats légalement conclus une atteinte qui ne soit justifiée par un motif d’intérêt général suffisant, sans méconnaître les exigences résultant des art. 4 et 16 de la déclaration de 1789 »). 4. C.  Pérès, « Le contrat et le contrôle de constitutionnalité a posteriori : quelles perspectives ? », RDC 2010. 539. 5. Sur l’imperméabilité du droit commun des contrats aux exigences constitutionnelles : F. Chénedé, « Quelle “constitutionnalisation” pour le droit civil des contrats ? », Jus Politicum 2018. 555. 6. N.  Molfessis, « L’entreprise et le droit constitutionnel – Le contrat », RLDA 2010/55, suppl., p. 45 s. ; du même auteur, « Sur les trois facettes de la jurisprudence du Conseil constitutionnel », Les nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel 2011, no 31, p. 7 s. ; P.-Y. Gahdoun, « Le conseil constitutionnel et le contrat », Les nouveaux cahiers du conseil constitutionnel, 2011, no 31, p. 51 s. ; G. Canivet, « Le Conseil constitutionnel et le contrat, variations sur la “discrétion” », Mélanges C. Larroumet, 2010, p. 75. 7. V. Introduction générale au droit, no 325. 8. Cons. const. 27 nov. 1959, D. 1960. 555, note L. Hamon ; 8 sept. 1961, D. 1963. 381, note L. Hamon ; 28 nov. 1973, D. 1974. 269 ; 4 juin 1984, déc. no 84.137, JO, 6 juin 1984 ; en ce sens également, CE 5 mai 1967, Rec., p. 348 – Sur cette question, v. F. Luchaire, « Les fondements constitutionnels du droit civil », RTD  civ. 1982.  245 ; P.  Jestaz et J.  Morand-Deviller, note, D. 1984. 415. 9. Sur l’ensemble de la question, v. M. Frangi, Constitution et droit privé, les droits individuels et les droits économiques, 1992, nos 164 s., 184 s.

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11 Pluralisme croissant des composantes du droit des obligations ¸ Les rédacteurs du Code civil ne pouvaient ignorer l'importance en cette matière d'autres sources du droit. La diversité des habitudes et des mœurs n'est d'ailleurs pas négligée en matière contractuelle, lorsqu'il est par exemple renvoyé aux usages pour compléter ou interpréter les contrats (anc. art. 1135, devenu art. 1194, et anc. art. 1159, 1160). Ces usages sont dits « conventionnels », en ce qu’ils consistent dans les pratiques, souvent spéciales à une profession ou à une région, que les particuliers suivent dans les conventions qu’ils passent. Il s’agit de clauses qui, initialement, étaient toujours insérées dans un certain type de conventions et qui ont finalement été sous-entendues, les parties étant censées s’y être référées implicitement, du seul fait qu’elles ne les ont pas écartées 1. En droit commercial, on réserve d’ailleurs une place importante aux sources professionnelles, en particulier aux normes élaborées par des organismes de caractère corporatif 2. La jurisprudence a également joué un important rôle d’adaptation des règles aux besoins. Elle a élucidé, vivifié nombre de dispositions du droit des contrats, n’hésitant pas même à prendre de grandes libertés avec certaines d’entre elles, par exemple avec l’article 1121 du Code civil relatif à la stipulation pour autrui afin de lui retirer sa nocivité (v. ss 704). Mais c’est surtout en matière d’obligations extra-contractuelles que la création prétorienne s’est donné libre cours, notamment avec l’invention, à partir de l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil, d’une responsabilité générale du fait des choses inanimées (v. ss 973 s.) puis d’une responsabilité générale du fait d’autrui v. ss 1078) ou encore avec la découverte de l’enrichissement sans cause (v. ss 1295 s.). En marge des sources traditionnelles – loi, jurisprudence, usages –, de nouvelles normes ont proliféré en droit des obligations, sous la pression incessante des « autorités administratives indépendantes » 3 : Commission nationale des clauses abusives, Conseil de la concurrence, Commission des opérations de bourse, Conseil des marchés financiers… D’appellations diverses – instructions, recommandations, avis… –, ces normes ont contribué à obscurcir le paysage et à rendre encore plus difficile la nécessaire compréhension du droit des obligations par tout un chacun, alors que son accessibilité est la condition même de la liberté individuelle. 12 Sources internationales ¸ Inexistantes à l'époque du Code civil, les sources internationales puis européennes ont vu, en la matière, leur importance croître considérablement. 1. V. Introduction générale au droit, no 379. 2. V. Introduction générale au droit, no 398. – Rappr. D. Ben Abderrahmane, Le droit allemand des conditions générales des contrats dans les ventes commerciales franco-allemandes, thèse Paris II, éd. 1985. 3. V. Introduction générale au droit, no 332.

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Initialement, leur prise en compte s’est traduite par l’adoption de conventions internationales édictant des règles ayant pour objet certains types de contrats revêtant un caractère international ; tel est le cas, par exemple, de la Convention de Vienne du 11 avril 1980 réglementant la vente internationale de marchandises. Ponctuelles et circonscrites aux contrats internationaux, ses dispositions s’intègrent sans trop de difficultés au droit français des obligations. Mais avec la montée en puissance de l’Union européenne, on assiste actuellement à un investissement progressif du droit des obligations par le droit communautaire 1, qui soulève des problèmes d’une tout autre nature. D’une part, les directives communautaires se multiplient dont la transposition instille dans le droit français des obligations des dispositions d’origine communautaire dont l’esprit ne s’accorde pas nécessairement avec celui de notre propre droit. La période récente en offre de multiples exemples : directive du 25 juillet 1985 sur la responsabilité des produits défectueux v. ss 1219 s.), directive du 5 avril 1993 sur les clauses abusives (v. ss 442 s.), directive du 25 mai 1999 relative à certains aspects de la vente et des garanties des biens de consommation, directive du 8 juin 2000 sur le commerce électronique (v. ss 107, 228)… La difficulté est alors pour le législateur national d’user de la faible marge de manœuvre qui lui est laissée, à l’occasion de la transposition, pour opérer une réforme qui respecte la cohérence de son propre système. Le moins que l’on puisse dire est que les récentes expériences ne donnent pas de ce point de vue entière satisfaction 2. D’autre part, et de manière beaucoup plus radicale, certains soutiennent qu’il conviendrait de substituer au droit des obligations propres à chaque État, un droit des obligations unifié d’origine européenne. Initié par des résolutions du Parlement européen, relayé par la Commission 3, un courant se dessine pour l’élaboration d’un code européen des contrats, voire des obligations. Reste à savoir si une telle entreprise ne repose pas sur une croyance exagérée dans les bienfaits de l’unification et une confiance excessive dans la possibilité de sa réalisation (v. ss 60). Il convient enfin de souligner l’influence grandissante de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme ainsi que de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg 4. Les droits fondamentaux établissent, 1. J. Huet, « Les sources communautaires du droit des contrats » ; P. Jourdain, « Les sources communautaires du droit français de la responsabilité civile », in Le renouvellement des sources du droit des obligations, 1997, p. 11 et 29. 2. Y. Lequette, « Recodification civile et prolifération des sources internationales », Le Code civil, 1804-2004 Livre du bicentenaire, p. 171 s., sp. p. 176 s. 3. Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen concernant le droit européen des contrats, JOCE 13 sept.2001, C255/1 ; Communication du 12 févr. 2003, Un droit des contrats plus cohérent, un plan d’action, Com (2003) 68 final. 4. V. J.-P. Marguénaud, « L’influence de la CEDH sur le droit français des obligations », in Le renouvellement des sources du droit des obligations, 1997, p. 45 ; « La CEDH à la conquête du droit

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en effet, progressivement leur emprise sur le droit des obligations, et tout particulièrement sur le droit des contrats, cette emprise se manifestant, comme dans les autres secteurs du droit privé, par un double effet vertical et horizontal. Vertical : l’État, lorsqu’il édicte des règles en la matière, doit veiller à ce qu’elles respectent les droits fondamentaux, car le juge européen contrôle, comme le juge constitutionnel, la conformité du droit des obligations aux droits fondamentaux. Horizontal : le contrat, en tant qu’il est producteur de normes, doit respecter les droits fondamentaux. Au cas où une clause les contredirait, le juge européen, mais aussi la Cour de cassation, peut la réputer non écrite. Autrement dit, au nom des droits fondamentaux, le juge est aussi bien juge du droit des contrats que juge du contrat. Les conséquences en sont différentes. Dans son effet vertical, la prise en compte des droits fondamentaux favorise la liberté contractuelle, dans la mesure où elle peut conduire à la mise à l’écart de textes impératifs qui viennent brider celle-ci. Dans son effet horizontal, elle limite la liberté contractuelle, puisqu’elle conduit à l’éradication des clauses stipulées par les parties. Alors que certains se plaisent à souligner la « prudence » du Conseil constitutionnel (v. ss 10), d’autres insistent sur ce que la Convention européenne des droits de l’homme, telle qu’interprétée par la Cour de Strasbourg, constitue « une boîte à outils suffisamment pleine pour autoriser tous les renversements d’analyse » 1(v. ss 501 s.). 13 Actualité du droit commun des obligations ¸ Pendant des décennies, le droit des obligations exprimé en 1804 a triomphé des épreuves du temps. S'il a aussi longtemps résisté à l'usure, c'est – il est vrai – parce que la jurisprudence a exercé un très grand rôle quand fut venu le temps des nécessaires adaptations. On ne saurait pourtant s'en tenir à cette observation : tandis que le corps du bâtiment conservait sa solidité apparente, des vagues successives l'ont profondément transformé, celles-là mêmes qui souvent détachèrent du Code civil, par pans entiers, des composantes de l'édifice. Dès 1804, d’ailleurs, se manifestait une ambiguïté. Cette année-là, il n’y avait pas encore de Code de commerce. Et les rédacteurs du Code civil n’ignoraient pas l’univers des marchés et des foires. Mais, de manière à la fois impérieuse et dédaigneuse, ils exprimèrent à l’article 1107 leur opinion : les règles générales « qui sont l’objet du présent titre » – le titre consacré aux contrats – sont applicables à tous les contrats ; simplement, « les règles particulières aux transactions commerciales sont établies par les lois relatives au commerce ». Lois relatives au commerce… On sait ce des contrats au moyen des arrêts pilotes », RTD civ. 2006. 719, 2008. 641 ; A. Debet, L’influence de la Convention européenne des droits de l’homme sur le droit civil, thèse Paris II, éd. 2002. 1. C. Jamin, « Le droit des contrats saisis par les droits fondamentaux », in Repenser le contrat, G. Lewkowicz et M. Xifaras (dir.), Dalloz, 2009, p. 175 s., sp. p. 190 ; L. Maurin, Contrats et droits fondamentaux, thèse  Aix, éd. 2013. Comp. F. Chénedé, « La fondamentalisation du droit des contrats », Rev. Droit d’Assas, oct. 2015. 51 s.

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qu’il en est advenu depuis le Code de commerce, l’immense développement du droit des affaires, puis l’interpénétration de la vie civile et de la vie commerciale, de la campagne et de la ville. La France ne s’est pourtant pas dotée comme d’autres pays – la Suisse par exemple – d’un code des obligations (civiles et commerciales) distinct d’un code civil. Relisons encore l’article 1107 : ses auteurs renvoyaient aux « règles particulières à certains contrats… sous les titres relatifs à chacun d’eux »… Or de tels particularismes ont, dans la suite des temps, entraîné le développement de branches du droit spécialisées – droit du travail, droit des transports… –, même si l’on trouve encore dans le Code civil, non abrogés, certains vestiges (exemples : art. 1780, art. 1782 s.) du passé. Dans ces secteurs ou dans d’autres, sans support dans le Code, voire en dépit des obstacles qu’il renfermait – par exemple en matière d’assurances – de nouveaux corps de règles sont apparus, souvent illustrés par l’émergence de nouveaux codes : Code du travail, Code des assurances… Le mouvement s’est manifesté aussi en matière d’obligations extra-contractuelles. Nombre de lois ont soumis à des règles spéciales certains comportements générateurs de dommages. De la sorte, qu’il s’agisse de contrats ou de délits, il s’est produit une réduction constante du domaine du droit commun, accompagnée au sujet des contrats spéciaux – vente, bail, prêt… – d’un éclatement des sous-ensembles de règles régissant les principaux contrats (v. ss 37) 1. Plus récemment, le droit commun des obligations a subi deux assauts. D’abord, celui du droit de la consommation, axé avant tout sur la protection du « consommateur » et pluridisciplinaire, prenant en écharpe nombre de corps de règles, ce qui n’a pas empêché l’élaboration d’un Code de la consommation (v. ss 112) 2. Ensuite, celui du droit de la concurrence, lui aussi porteur de concepts nouveaux, de contenu proprement économique et rebelle aux catégories juridiques, fussent-elles nouvelles. Enfin on ne saurait oublier, brochant sur le tout, le droit international et le droit communautaire 3. Et l’on ne prétend pas présenter ici une liste exhaustive (exemples : droit de la distribution, de la communication, de l’informatique…). La multiplication des régimes particuliers n’implique aucunement la disparition du droit commun. Encore faut-il que celui-ci soit conçu de telle façon qu’il soit adapté à la réalité contractuelle contemporaine afin qu’il puisse fournir aux dispositions spéciales un socle suffisamment cohérent. S’adressant à tout citoyen, abstraction faite de ses appartenances particulières, il doit être un « droit d’équilibre » et constituer le « fonds commun 1. Sur les rapports entre le droit commun et le droit spécial, voir notamment C.  GoldieGenicon, Contribution à l’étude des rapports entre le droit commun et le droit spécial des contrats, thèse Paris II, éd. 2009. Après avoir constaté le très grand désordre qui règne en la matière, le juge n’hésitant pas à instrumentaliser le droit commun afin de servir les intérêts pris en charge par le droit spécial, l’auteur propose d’élaborer, à partir de l’adage specialia generalibus derogant, une véritable règle de conflit qui assure une résolution cohérente des concours opposant normes communes et normes spéciales. 2. V. Précis Dalloz, Droit de la consommation, par J. Calais-Auloy et H. Temple. 3. V. Introduction générale au droit, no 288. – V. ss 12, 46.

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de notre raison juridique » 1. Aussi bien, avait-il été ressenti à la veille du bicentenaire du Code civil, la nécessité de prendre appui sur les apports de la jurisprudence et des droits spéciaux pour rénover le droit commun du contrat, et plus largement des obligations. Le précédent des Pays-Bas et de l’Allemagne qui avaient refondu leur propre code civil, pourtant sensiblement moins âgé que le Code civil des Français, en 1996 et en 2001 était là, au demeurant, pour montrer la voie à suivre. Tel fut l’objectif que se fixa le groupe emmené par Pierre Catala, Geneviève Viney et Gérard Cornu. L’idée était de rénover le code civil sans dégrader sa structure ni sa forme. Il fallait, selon la belle formule de Portalis « conserver tout ce qu’il n’est pas nécessaire de détruire » 2. Appuyée par le Président de la République à l’occasion des cérémonies du bicentenaire du Code civil (v. ss 61), l’entreprise déboucha en 2005 sur un premier avant-projet qu’on dénommera dans cet ouvrage, pour plus de commodité, le projet Catala. Un deuxième projet devait suivre initié par François Terré et placé sous le patronage de l’académie des sciences morales et politiques, qui conduisit à la publication de trois documents ayant respectivement pour objet le contrat 3, la responsabilité civile 4 et le régime général des obligations 5. L’esprit en était différent. Alors que le projet Catala était guidé par l’idée que pour assurer son rayonnement le droit français des obligations devait « rester ferme sur ses bases », le projet Terré partait du postulat que ce résultat ne serait atteint que si le droit français gommait ses spécificités et s’ouvrait à l’approche et aux concepts des projets européens 6. L’existence de ces deux projets doctrinaux devait conduire la Chancellerie à élaborer son propre projet en empruntant à l’un et à l’autre, alors même qu’ils reposaient sur des « philosophies opposées » 7. Au fil de plusieurs rédactions successives – 2008, 2009, 2013, 2015 – (v. ss 63), le projet de la Chancellerie est devenu l’ordonnance du 10 février 2016, laquelle a été retouchée et ratifiée par une loi du 20 avril 2018 dont l’entrée en vigueur est fixée au 1er octobre 2018 8. Ces textes réforment exclusivement le droit commun des contrats, les quasi-contrats et le régime général des obligations. Paradoxalement, la réforme reste donc encore à faire, là où le besoin s’en faisait le plus sentir, c’est-à-dire en ce qui concerne le droit de la responsabilité civile extracontractuelle. S’agissant de la réforme elle-même, elle a été conçue par les magistrats de la Chancellerie, ainsi qu’on l’a fort justement souligné, 1. P. Catala, Avant projet de réforme des obligations et de la prescription, La documentation française, 2006, p. 12. 2. P. Catala, op. cit., p. 11. 3. Pour une réforme du droit des contrats, dir. F. Terré, Dalloz, 2009. 4. Pour une réforme du droit de la responsabilité civile, dir. F. Terré, Dalloz, 2011. 5. Pour une réforme du régime général des obligations, dir. F. Terré, Dalloz, 2013. 6. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, Dalloz, 2016, no 17, p. 13 7. M. Latina, « Rapport introductif : physionomie et mise en œuvre pratique de la réforme du droit des contrats », in La réforme du droit des contrats en pratique, Dalloz, 2017, p. 2. 8. Sur les dispositions transitoires, v. ss 622 s. pour le contrat et v. ss 1332 pour le régime général des obligations.

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« comme un patchwork des deux propositions doctrinales », lesquelles reposaient sur des « parti pris opposés », en sorte qu’elle « ne possède pas de ligne directrice claire » 1. On en verra des manifestations tout au long des développements consacrés à l’étude de la réforme. 14 Plan ¸ Situées par les auteurs du Code civil dans le Livre III, Des différentes manières dont on acquiert la propriété, les règles relatives à ce que l’on traite sous l’expression Les obligations figurent dans trois titres. Le Titre III, le plus important – de l’article 1101 à l’article 1304 – est intitulé Des sources des obligations. Beaucoup plus courts, le Titre IV – de l’article 1304 à l’article 1352-9 – et le Titre IV bis – de l’article 1353 à l’article 1386-1 – envisagent le régime général des obligations et la preuve des obligations. Ce plan est plus logique que celui du Code civil de 1804. Aussi s’en inspirera-t-on très directement en traitant : – dans un Livre 1, Les sources des obligations, c’est-à-dire les actes ou les faits juridiques pouvant donner naissance aux obligations ; – dans un Livre 2, Le régime général des obligations, c’est-à-dire les règles générales applicables aux obligations indépendamment de leur source ; – dans un Livre 3, La preuve des obligations.

1. M.  Latina, art.  préc., in La réforme du droit des contrats en pratique, p. 2 ; Y.  Lequette, « Requiem pour l’article 1109 ou les vraies origines de la réforme », Mélanges B. Teyssié, 2018.

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BIBLIOGRAPHIE

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Sériaux (A.), – Droit des obligations, 2e éd., 1998. Starck (B.), Roland (H.) et Boyer (L.), – Obligations, 1. Responsabilité délictuelle, 5e éd., 1996 ; 2. Contrat, 6e éd., 1998 ; 3. Régime général, 6e éd., 1999. viney (G.), – Introduction à la responsabilité, 3e éd., 2008 ; Les conditions de la responsabilité, 4e éd., 2013, par G. Viney, P. Jourdain et s. carval ; Les effets de la responsabilité, 4e éd., 2017, par G. Viney, P. Jourdain et s. carval ; Les régimes spéciaux et l’assurance de responsabilité, 4e éd., 2017, par g. viney, p. jourdain et s. carval. zenati-castaing, revet (T.), –  Cours de  droit civil. Contrats, Théorie générale– quasi-contrats, 2014. Henri Capitant, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, t. 2, 13e éd., 2015, par F. Terré, Y. Lequette et f. chénedé (cités sous la référence : GAJC).

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LIVRE 1

LES SOURCES DES OBLIGATIONS 15 Énumération du Code civil ¸ Initialement, le droit romain ne reconnaissait que deux sources d'obligations : les contrats, actes licites, et les délits, actes illicites. Puis l'on admit l'existence de certaines obligations ne découlant ni de contrats ni de délits. Ainsi une personne accomplit spontanément un acte dans l'intérêt et pour le compte d'autrui, sans en avoir été chargée : elle prend l'initiative de réparer un mur qui menace ruine ; une personne reçoit un paiement auquel elle n'avait pas droit, ou cause un dommage à autrui par un acte ne figurant pas dans l'énumération limitative des délits civils ou prétoriens. Les jurisconsultes romains ne donnaient pas de nom à ces sources d'obligations, ils disaient que ces obligations résultaient ex variis causarum figuris, c’est-à-dire d’actes, de faits variés, ne constituant ni des contrats ni des délits. Quant aux obligations qui en dérivaient, on les traitait tantôt comme si elles étaient nées d’un contrat, tantôt comme si elles étaient nées d’un délit, selon que le fait dont elles procédaient était ou non licite. On disait que ces obligations naissaient quasi ex contractu ou quasi ex delicto afin de justifier le caractère obligatoire qui leur était reconnu. On en vint ainsi à reconnaître deux catégories nouvelles d’actes créateurs d’obligations : les quasi-contrats et les quasi-délits, à côté des deux autres catégories que sont les contrats et les délits. Pothier, au xviiie siècle, a repris cette classification en y ajoutant une cinquième source : la loi 1. En parlant d’obligations qui ont pour source la loi,

1. Pothier, Obligations, nos 113-116.

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on vise les cas où, sans aucun fait de l’homme, tel qu’on en rencontre en matière de contrats, délits, quasi-contrats et quasi-délits, la loi crée directement des obligations 1. La philosophie des auteurs du Code civil explique la place prépondérante qu’ils reconnurent au contrat. Le Titre III du Livre III du Code civil était consacré aux contrats et aux obligations conventionnelles en général et correspondait à une catégorie générale unitaire. En revanche, le Titre IV de ce Livre, intitulé « Des engagements qui se forment sans convention », s’ouvrait par un article 1370 qui visait un ensemble des plus hétéroclite : « Certains engagements se forment sans qu’il intervienne aucune convention, ni de la part de celui qui s’oblige, ni de la part de celui envers lequel il est obligé. Les uns résultent de l’autorité seule de la loi ; les autres naissent d’un fait personnel à celui qui se trouve obligé. – Les premiers sont les engagements formés involontairement, tels que ceux entre propriétaires voisins, ou ceux des tuteurs et des autres administrateurs qui ne peuvent refuser la fonction qui leur est déférée. – Les engagements qui naissent d’un fait personnel à celui qui se trouve obligé, résultent ou des quasicontrats, ou des délits ou quasi-délits ; ils font la matière du présent titre ». La suite des temps devait pourtant montrer (v. ss 9) que, du fait de l’importance grandissante des accidents nés du machinisme et de bien d’autres changements de la société industrielle, un relatif rééquilibrage s’est opéré entre contrats et délits (ou quasi-délits), ce qui contribuait à nourrir des critiques contre le plan retenu par le code. Ce qui était probablement encore plus contestable, si l’on considère la liste découlant de l’article 1370 du Code civil, c’est qu’en réalité la cinquième source (la loi), imaginée par Pothier et reprise ensuite, ne se justifie pas dans le cadre envisagé. En réalité, son adjonction à la liste antérieure donne à penser qu’il s’agirait d’une source plus ou moins résiduelle alors que l’on peut considérer que toutes les obligations n’engagent que parce que telle est la volonté de la loi. Indubitable en ce qui concerne les délits, les quasi-délits et les quasi-contrats, bref les obligations extra-contractuelles, l’observation a été discutée en ce qui concerne les obligations contractuelles. Mais elle vaut aussi pour celles-ci ; aux termes de l’ancien article 1134, alinéa 1, du Code civil, devenu l’article 1103, seules les obligations légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites (v. ss 29). 16 L’acte juridique et le fait juridique. Plan ¸ Le titre III du Livre III change d'intitulé. Dénommé en 1804 « Des contrats et des obligations en général », il s'intitule désormais sobrement « Des sources d'obligations ». Il renferme trois sous-titres qui s'intitulent le premier « Le contrat », le deuxième « La responsabilité civile extracontractuelle », le troisième 1. Sur les classifications des sources de l’obligation, v. C. Grimaldi, Quasi-engagement et engagement en droit privé, Recherches sur les sources de l’obligation, thèse Paris II, éd. 2007, nos 3 s., p. 2 s.

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« Autres sources d'obligations ». Sous ce dernier intitulé sont envisagés les seuls quasi-contrats, l'enrichissement injustifié y faisant son entrée à côté de la gestion d'affaires et de la répétition de l'indu. Avant d’étudier successivement ces différentes sources d’obligations, les auteurs de la réforme ont, s’inspirant assez librement du projet Catala, choisi de replacer celles-ci au sein de la distinction entre actes et faits juridiques. Aux termes de l’article 1100-1, « les actes juridiques sont des manifestations de volonté destinées à produire des effets de droit ». Le contrat est la composante principale mais non exclusive des actes juridiques, lesquels « peuvent être conventionnels ou unilatéraux » (art. 1100-1). Quant aux faits juridiques, ce « sont des agissements ou des évènements auxquels la loi attache des effets de droit » (art. 1100-2). Les obligations nées d’un fait juridique relèvent soit de la responsabilité extra-contractuelle, soit des « autres sources d’obligations », c’est-à-dire des quasi-contrats (art. 1100-2). Aux côtés des actes et faits juridiques, les concepteurs de la réforme ont ajouté une troisième source d’obligations, la loi, renouvelant ainsi la confusion précédemment dénoncée 1. Afin de brosser un tableau complet des sources de l’obligation, on envisagera successivement : – dans un Titre 1, Le contrat ; – dans un Titre 2, Les délits et quasi-délits ; – dans un Titre 3, Les régimes spéciaux de responsabilité ; – dans un Titre 4, Les quasi-contrats.

1. C. Brenner, « Sources des obligations dans le Code civil rénové : passage à l’acte ou acte manqué », JCP 2016. 524.

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LE CONTRAT

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TITRE 1

17 Présentation ¸ Il n'est nul besoin d'être juriste pour percevoir que le contrat constitue l'un des rouages essentiels de la vie en société. Sauf à pratiquer l'autarcie, la vie des individus est tissée de contrats. Pour se nourrir, se vêtir, se procurer des ressources, se loger, s'informer, se distraire, se déplacer, se soigner, chaque personne conclut à intervalles plus ou moins rapprochés des contrats variés : vente, bail, contrat de travail, d'entreprise, de transport, de jeu et de pari, contrat médical… pour ne citer que quelques-uns des contrats les plus usuels. Et si l'on considère les entreprises, la constatation est analogue : celles-ci ont le plus souvent leur origine dans un contrat, le contrat de société et, qu'il s'agisse pour elles de fonctionner, de s'équiper, de s'approvisionner ou d'écouler leur production, c'est encore de contrats qu'il est question : mandat, prêt, crédit-bail, affacturage, contrats de distribution, franchisage… Les développements qui suivent ont pour objet non l’étude des règles propres à chacun de ces contrats laquelle relève du droit spécial des contrats 1, ou même de disciplines particulières pour les contrats qui ont acquis leur autonomie par rapport au droit civil 2, mais celle des règles

1. F. Collart Dutilleul et Ph. Delebecque, Précis Dalloz, Contrats civils et commerciaux, Précis Dalloz ; J. Huet, G. Decocq, C. Grimaldi et H. Lécuyer, Les principaux contrats spéciaux, 3e éd., 2012 ; Les contrats spéciaux et la réforme du droit des obligations, 2017, dir. L.  Andreu et M. Mignot. 2. V. par exemple G. Auzero et E. Dockès, Droit du travail, Précis, Dalloz, nos 195 s., pour le contrat de travail ; Y. Lambert-Faivre et L. Leveneur, Droit des assurances, Précis Dalloz, nos 164 s., pour le contrat d’assurance ; Ph. Malinvaud, Ph. Jestaz, P. Jourdain et O. Tournafond, Droit de la promotion immobilière, Précis Dalloz, nos  54  s., pour les contrats relatifs à la construction ; R. Rodière et E. du Pontavice, Droit maritime, nos 286 s., pour les contrats d’affrètement, de transport, de remorquage ; Ph.  Merle, Droit commercial, Précis Dalloz, nos  59  s., pour le contrat

LE CONTRAT

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communes à l’ensemble des contrats ou à une catégorie de contrat 1. Il s’agit, en d’autres termes d’étudier le droit commun du contrat. Quasiment inchangés durant plus de deux siècles, les textes qui régissent celui-ci ont fait l’objet d’une importante réforme en 2016. Il conviendra donc d’abord d’analyser l’évolution du droit commun des contrats. On s’attachera ensuite à cerner ce qui constitue l’objet de ce droit commun, c’est-àdire à préciser la notion de contrat ainsi que les grandes classifications qui structurent la réalité que cette notion recouvre. Ce préalable posé, il conviendra de préciser les caractères de ce droit commun : ses dispositions revêtent-elles un caractère supplétif ou impératif, priment-elles les dispositions propres à chaque contrat ou s’effacent-elles devant elles ? Enfin, il conviendra de décrire les grands principes qui animent ce droit commun des contrats : liberté, force obligatoire, bonne foi.

de société ; C. Colombet, Propriété littéraire et artistique, Précis Dalloz, nos 286 s., pour les contrats d’exploitation du droit d’auteur. – Rappr. en droit italien, R. Sacco et G. de Nora, Trattato di diritto civile, 2 vol., Turin, 1993. 1. Sur la notion même de théorie générale du contrat, v. la remarquable étude de E. Savaux, La théorie générale du contrat, mythe ou réalité ?, thèse, Paris I, éd. 1997.

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CHAPITRE PRÉLIMINAIRE

INTRODUCTION AU DROIT DES CONTRATS SECTION 1. ÉVOLUTION DU DROIT

DES CONTRATS

18 Présentation ¸ 2016 constitue une année charnière dans l'histoire du droit français des contrats. Alors que le titre III du Livre III du Code civil, intitulé « Des contrats ou des obligations conventionnelles en général », était resté, pour l'essentiel, inchangé depuis 1804, l'ordonnance du 10 février 2016, ratifiée par une loi du 20 avril 2018, en a opéré une refonte complète, créant au sein de celui-ci un sous-titre I qui renferme désormais la réglementation du droit commun des contrats. À considérer la période passée, il ne faudrait cependant pas croire que le droit commun des contrats était resté figé. Derrière cette lettre inchangée se dissimulaient de profondes mutations qui étaient principalement l’œuvre de la jurisprudence. Non seulement celle-ci avait apporté aux dispositions du Code les précisions, les aménagements, les assouplissements, les limites, les distinctions indispensables ou souhaitables, mais elle avait procédé sur nombre de points à un travail d’élaboration prétorienne ex nihilo, en sorte que la « pérennité formelle » du titre III du Livre III n’était plus qu’une « apparence trompeuse ». À quoi s’ajoutaient des interventions législatives ponctuelles qui bien souvent n’avaient pas intégré le code civil, au point qu’on avait pu écrire que le droit civil est « hors le code civil » et que le contrat est « hors le code » 1. Le constat de ces transformations avait d’ailleurs été dressé dès 1976 : « des mutations fondamentales se sont opérées (…) le titre des contrats ne contient plus le vrai droit des obligations, il est devenu un mauvais témoin, un faux témoin de son évolution réelle. La loi écrite est dépassée par le droit vivant » 2. C’est dire qu’avant d’aborder l’étude de la réforme de 2016, il est nécessaire de retracer l’évolution qu’a connue le droit commun des contrats dans la période antérieure. Sans la connaissance des difficultés qu’il a rencontrées et des moyens qu’il a utilisés pour les surmonter, il est difficile de comprendre les dispositions nouvelles ainsi que d’apprécier leur valeur. 1. P. Rémy-Corlay, « Le contrat hors le code (le droit civil hors le code civil) », LPA 2005, no 178, p. 4 s. 2. G. Cornu, « Regards sur le titre III du Livre III du Code civil », Les cours du droit 1976, in La rénovation du Code civil, éditions Panthéon-Assas, 2017, p. 271.

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§ 1. Du Code civil à l’ordonnance de 2016 19 Généralités ¸ Souvent perçu comme un instrument immuable hérité du droit romain, le contrat est en réalité dans l'étroite dépendance des idées philosophiques et économiques qui prévalent à une époque donnée. Alors qu'une politique qui privilégie la liberté et la responsabilité offre à son épanouissement un milieu particulièrement favorable, une politique socialisante et une économie dirigée lui imposent un cadre qui le prive d'une bonne part de ses vertus. À la schématiser quelque peu, l'évolution qu'a connue le droit français des contrats illustre cette double proposition : promu à un rôle de premier plan par les rédacteurs du Code civil et la doctrine du xixe siècle (A), le contrat a été ensuite enserré, sous l’influence des courants socialisants qui ont imprégné la société française durant une bonne partie du xxe siècle, dans un carcan toujours plus étroit, avant que, l’expérience aidant, on en revienne à la recherche d’un point d’équilibre entre les excès d’un libéralisme exacerbé et ceux d’un dirigisme constricteur (B). Afin d’être en position d’apprécier pleinement la signification et la portée de la réforme opérée par l’ordonnance du 10 février 2016, il est nécessaire de dresser un bilan du droit des contrats à la veille de la réforme, en recherchant dans quelle position le balancier s’était arrêté entre libéralisme et socialisme (C).

A. Le Code civil

20 Une position nuancée ¸ C'est un lieu commun d'enseigner que les rédacteurs du Code civil ont, en matière contractuelle, consacré la théorie de l'autonomie de la volonté. En réalité, cette affirmation est l'œuvre d'une partie de la doctrine de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle, laquelle se proposait de critiquer la conception classique 1. Or il est évident que plus la thèse prise pour cible est caricaturale, plus la réfutation en est aisée. À essayer de cerner au plus près la réalité, il semble que l’attitude des rédacteurs du Code civil ait été, comme à l’accoutumée, plus nuancée. Indéniable, l’influence de la théorie de l’autonomie de la volonté n’a pas pour autant été exclusive. Aussi bien rappellera-t-on ici les éléments essentiels de cette théorie (1) avant de la confronter au modèle contractuel du Code civil (2), et de rechercher les autres facteurs qui ont influencé les rédacteurs de celui-ci (3).

1. E. Gounot, Le principe d’autonomie de la volonté en droit privé, contribution à l’étude critique de l’individualisme juridique, 1912 ; Sur cette question, v. V. Ranouil, L’autonomie de la volonté : naissance et évolution d’un concept, Trav. Univ. Paris II, 1980 ; A. Bürge, « Le code civil et son évolution vers un droit imprégné d’individualisme libéral », RTD civ. 2000. 1 ; rappr. G. Rouchette, « La force obligatoire du contrat », in Le contrat aujourd’hui, Comparaison franco-anglaise, LGDJ, 1987 ; « Devenirs de l’autonomie de la volonté », in Annuaire de l’Institut Michel Villey, vol. 4, 2012, p. 149  s. avec les interventions de  Y.  Lequette, F.  Chénedé, B.  Plessix, J.  Hummel et M. Plouviez.

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INTRODUCTION AU DROIT DES CONTRATS

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1. La théorie de l’autonomie de la volonté 21 Description ¸ Directement issue de la philosophie individualiste (a) et du libéralisme économique (b) en vogue à la fin du xviiie siècle, elle ordonne le régime juridique du contrat autour de quelques grands principes (c). 22 a) La philosophie individualiste ¸ La philosophie des lumières professe que chaque homme est fondamentalement libre. Comment admettre dès lors – ce que paraît pourtant postuler la vie en société – que des individus puissent être assujettis à d’autres individus, que, par exemple, certains soient créanciers et d’autres débiteurs ? La réponse est simple : en faisant de la volonté la source essentielle de ces situations. Poser que l’homme est obligé uniquement parce qu’il l’a voulu et dans la mesure où il l’a voulu, c’est encore respecter sa liberté. De là, deux propositions : un individu ne saurait être assujetti à des obligations qu’il n’a pas voulues, car il se pourrait qu’elles soient tyranniques ; un individu doit respecter toutes les obligations auxquelles il a librement consenti. C’est dire que, dans cette conception, le contrat devient la source du droit, par excellence. La volonté pouvant se donner à elle-même sa propre loi, le contrat tire de la rencontre des volontés sa force contraignante. Aussi bien, pour désigner cette analyse, a-t-on utilisé à partir de la fin du xixe siècle l’expression « autonomie de la volonté », qui veut marquer, comme le montre bien son étymologie 1, que des individus peuvent par leur volonté se donner leur propre loi. Allant jusqu’au bout de son analyse, la philosophie juridique de l’époque a fait du contrat l’instrument qui permet d’expliquer tout le système juridique. La société est née d’un contrat, le contrat social. Les conventions sont, selon la formule de Rousseau, « la base de toute autorité parmi les hommes ». Et l’on s’efforce d’expliquer par le contrat, ou à tout le moins par la volonté, la plupart des situations juridiques : le régime matrimonial légal n’est pas le résultat d’une disposition de la loi, mais celui d’une convention tacite des époux qui s’y sont référés en s’abstenant de faire un contrat de mariage ; la succession légale ne fait qu’exprimer ce qu’aurait été le testament tacite du défunt ; la nationalité est le produit d’un contrat passé entre le citoyen et l’État… 23 b) Le libéralisme économique ¸ Source de droit par excellence, en ce qu'il respecte la liberté des individus, le contrat l'est aussi en ce qu'il permet d'établir les rapports individuellement les plus justes et socialement les plus utiles. On reconnaît ici les thèses du libéralisme économique. En premier lieu, le libre jeu des volontés individuelles ne peut que réaliser la justice. Envisagé comme une pure volonté guidée par une raison 1. Autonomie est un dérivé d’« autonome », lequel vient du grec autonomos – du préfixe auto et du substantif nomos, ce dernier correspondant en latin à lex, en français « loi » – le droit de se régir par ses propres lois.

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infaillible 1, chaque contractant est le meilleur juge et donc le meilleur législateur de ses intérêts. On peut, en conséquence, présumer que ceux-ci sont parfaitement respectés par les engagements qu’il a volontairement souscrits. Si une obligation imposée peut être injuste, une obligation acceptée ne peut pas l’être. L’opposition d’intérêts sous-jacente au contrat est, au demeurant, la meilleure garantie de ce que les obligations qui en sont issues respectent un certain équilibre puisqu’elles répondent aux besoins de chacun. Au cas contraire, la partie désavantagée n’aurait pas consenti. Pour reprendre la formule toujours citée de Fouillée : « Qui dit contractuel dit juste » 2. En second lieu, le libre jeu des volontés individuelles assure l’équilibre économique et la prospérité générale. La loi du marché permettant l’ajustement de la production aux besoins, il faut laisser faire les automatismes économiques, la fameuse « main invisible » du marché. Plus généralement, la recherche par chacun de son intérêt ne peut que conduire à la satisfaction d’un intérêt général perçu comme la somme des intérêts particuliers. 24 c) Les conséquences juridiques ¸ Appliquée au régime juridique des contrats, la théorie de l'autonomie de la volonté conduit à la proclamation de trois principes étroitement liés. – Par définition, les parties sont libres de contracter ou de ne pas contracter ; c’est la liberté contractuelle (1). – Mais, si elles décident de se lier, elles sont tenues de respecter leurs engagements ; c’est la force obligatoire du contrat (2). – Enfin, sont seules tenues les personnes qui ont entendu se lier ; c’est l’effet relatif du contrat (3). 25 1) La liberté contractuelle ¸ Elle a une double dimension, de fond et de forme. Quant au fond, elle s’exprime à travers une triple faculté : contracter ou ne pas contracter, choisir librement son cocontractant, déterminer librement le contenu du contrat. Il n’y a pas d’obligation juridique de contracter. Nul n’est forcé d’entrer en relations avec ses semblables et chacun a le droit de refuser de céder les biens qui lui appartiennent ou de prendre à son service une personne dont il ne veut pas. Le refus de contracter n’est qu’une manifestation de la liberté. Il appartient aux contractants, à l’issue d’un libre débat, de définir ce à quoi ils s’obligent. Certes, il peut exister des dispositions qui réglementeront le contenu de telle ou telle opération contractuelle classique. Mais présumées supplétives de volonté, elles ne jouent qu’en l’absence de 1. Comme le souligne justement D. Terré-Fornacciari (« L’autonomie de la volonté », Rev. sc. morales et politiques 1995. 255, sp. p. 264) : « Pour les Lumières, ce serait parce que la volonté prend sa source dans la raison qu’elle peut être créatrice de droit ». 2. Sur la portée réelle de la formule, v. C. Jamin, « Quelle nouvelle crise du contrat ? », in La nouvelle crise du contrat, 2003, p. 12, note 19.

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INTRODUCTION AU DROIT DES CONTRATS

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volonté contraire des parties et sont censées traduire leur volonté tacite. La liberté contractuelle des parties ne se heurte qu’à un seul obstacle : les règles impératives. Encore celles-ci sont-elles exceptionnelles, le législateur ne pouvant endiguer la volonté des parties que dans la mesure où cela est nécessaire à la sauvegarde de la liberté d’autrui. Quant à la forme, la liberté contractuelle postule le consensualisme. L’échange des consentements suffit à la conclusion du contrat. Peu importe la forme dans laquelle il est constaté. La volonté ne serait plus souveraine si son efficacité était subordonnée au respect d’un certain formalisme. 26 2) La force obligatoire du contrat ¸ Rien n'oblige les parties à contracter. Mais dès lors qu'elles l'ont fait, elles sont tenues de respecter leurs engagements. Ce qu'elles ont convenu s'impose à elles sans qu'il soit besoin du renfort d'aucune norme. L'accord des volontés est par luimême créateur d'obligations. Il en résulte qu’aucune des parties ne pourrait se délier par sa seule volonté sans engager sa responsabilité. Le consentement mutuel peut seul dénouer ce qu’il a noué. Et les parties doivent bien évidemment exécuter fidèlement les obligations nées du contrat. Obligatoire pour les parties, la convention l’est aussi pour le juge. Elle s’impose à lui. Il doit la respecter et la faire respecter. « Ministre de la volonté des parties », le juge doit être un serviteur respectueux du contrat. S’il lui est demandé de l’interpréter, il recherchera quelle a été la commune intention des parties. S’il lui est demandé de le modifier, de le réviser, il s’y refusera, et cela alors même qu’un changement imprévisible du contexte économique, social ou politique en aurait déséquilibré l’économie. En cas de défaillance d’une des parties, il peut la contraindre à exécuter ses obligations. 27 3) L’effet relatif du contrat ¸ Parce que le contrat repose sur la volonté des parties, il n'a pas d'effets à l'égard des tiers : les parties ne peuvent par un contrat ni engager autrui, ni faire naître à son profit une créance. Les postulats sur lesquels repose la théorie de l’autonomie de la volonté l’expliquent, au demeurant, fort bien. La volonté des uns ne saurait entraver la liberté des autres. Si chaque homme est le meilleur juge de ses intérêts, il ne l’est pas de ceux d’autrui.

2. Le Code civil et la théorie de l’autonomie de la volonté 28 La position du Code civil ¸ Confrontée au modèle contractuel directement issu du Code civil, cette construction n'en rend que très partiellement compte. Les rédacteurs du Code civil n'ayant pas entièrement adhéré au postulat sur lequel repose la théorie de l'autonomie de la volonté (a), les conséquences que l'on déduit habituellement de celle-ci ne s'y retrouvent qu'édulcorées (b).

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29 a) Une adhésion partielle au postulat de l’autonomie de la volonté ¸ À suivre la théorie de l'autonomie de la volonté dans ses développements les plus extrêmes, le contrat se suffirait à lui-même. Il n'aurait besoin du secours d'aucune norme pour s'imposer aux parties. C'est d'elle-même que la volonté tirerait sa force contraignante. Or une lecture même rapide de l'article 1134 du Code civil montre que ses rédacteurs n'ont pas entendu faire leur cette conception. S'ils affirment la force obligatoire du contrat par une comparaison d'une très grande hauteur – « les conventions (…) tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites » –, ils précisent aussitôt qu'il n'en va ainsi qu'à la condition que ces conventions soient « légalement formées ». C'est dire que le contrat tire sa force obligatoire, non de lui-même, mais d'une norme qui lui est extérieure. Le pouvoir reconnu aux volontés individuelles n'est pas originaire, mais dérivé. Comment pourrait-il en aller autrement ? Selon la théorie de l’autonomie de la volonté, l’obligation a son fondement dans la volonté ou plus exactement dans le pouvoir de celle-ci de se lier elle-même. Le débiteur est tenu parce qu’il l’a voulu. Mais alors, comment expliquer qu’il continue à être lié si sa volonté change ? N’est-ce pas la « volonté actuelle, vivante » qui devrait l’emporter sur la « volonté passée, morte » ? 1. Si la volonté est vraiment toute puissante, qu’est-ce qui peut l’empêcher de défaire ce qu’elle a fait ? À cela, on répond que les volontés des contractants se sont rencontrées. Mais c’est là simplement déplacer le problème. Pourquoi l’acceptation cristalliserait-elle en obligation des volontés essentiellement libres et mobiles ? Si bien accordée soitelle, la commune intention des parties ne peut se suffire à elle-même. Elle ne propose qu’un programme qui ne lierait pas les parties s’il n’était fixé, entériné au jour du contrat par quelque autorité extérieure à celles-ci. Rien n’empêcherait en effet, sinon, chacun des contractants d’obéir à son intérêt du moment et de suivre les variations de sa volonté. La force obligatoire ne vient donc pas de la promesse, mais de la valeur que le droit attribue à la promesse. Cette valeur procède d’une norme extérieure qui seule détient les moyens propres à garantir l’exécution de la promesse. Le contrat n’engage donc vraiment que pris en charge par un ordre juridique qui prêtera au créancier, si nécessaire, une parcelle de cette force dont il a le monopole 2. On le voit, la force obligatoire du contrat n’est pas une réalité qui existerait et s’imposerait indépendamment de tout ordre juridique. Sans le secours de celui-ci, le contrat reste un engagement purement moral, ce qui n’est pas rien, mais ne suffit pas à contraindre un promettant infidèle. À suivre la théorie de l’autonomie de la volonté sans pour autant adhérer à ses postulats les plus extrêmes, cette norme habilitante pourrait se 1. G. Rouhette, Contribution à l’étude critique de la notion de contrat, thèse Paris, 1965, no 113, p. 407 ; V. Heuzé, La réglementation française des contrats internationaux, thèse Paris I, éd. 1990, no 131, p. 71 ; rappr. v. ss 5. 2. Sur la nécessité d’un Tiers garant du respect de la parole donnée, v. A. Supiot, Homo juridicus, Essai sur la fonction anthropologique du droit, 2005, p. 155 s.

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réduire à une règle unique énonçant que l’ordre juridique veille à la stricte exécution des conventions librement conclues. Mais il paraît difficile qu’un ordre juridique soit prêt à entériner tout accord des parties, quel qu’il soit. L’ordre juridique ne saurait, en effet, prêter la main à l’exécution d’obligations dont il désapprouverait la formation ou la teneur. Plus précisément, s’agissant des contrats, tous les ordres juridiques s’inquiètent des conditions dans lesquelles ils ont été conclus et les soumettent à un ensemble d’exigences qui ont pour objet de garantir un minimum de protection aussi bien aux parties elles-mêmes qu’aux tiers et à la collectivité dont les intérêts seraient susceptibles d’être affectés par l’opération. Le Code civil n’échappe pas à la règle. Contracter, ce n’est pas seulement vouloir, c’est aussi employer un instrument forgé par le droit 1. 30 b) Des conséquences édulcorées ¸ À examiner de plus près les conditions auxquelles le Code civil subordonne la validité du contrat, on constate que le consentement – qui est à la fois volonté de chacune des parties et accord des volontés – joue un rôle moteur dans la formation du contrat. Mais cette volonté ne saurait pénétrer l'ordre juridique sans passer par le filtre du droit 2. Aussi bien, les rédacteurs du Code civil se sont-ils préoccupés des qualités que doit revêtir le consentement pour que le contrat puisse valablement se former. Si le consentement n’est pas libre et éclairé, s’il est entaché d’un vice – erreur, dol, violence –, le contrat est nul (art. 1109 s.), ce qui est un hommage rendu à la volonté. Poursuivant dans cette voie, ils ont considéré que la rencontre de volontés libres et éclairées conduit en principe à la justice. Pour eux, en effet, le juste dans les commutations, c’est-à-dire les échanges, doit s’entendre non d’une commutativité objective (la stricte équivalence des prestations) mais d’une commutativité subjective : il suffit que la chose reçue ait été « regardée comme l’équivalent de la chose donnée » (art. 1104) 3. La lésion n’est pas en ellemême, sauf hypothèses particulières, une cause de nullité (art. 1118). Mais ce serait aller beaucoup trop loin que de croire que les rédacteurs du Code civil ont considéré que, par cela seul qu’il était le produit du libre accord des volontés, le contrat n’appelait aucun contrôle de la société. Au consentement, ils ont en effet ajouté d’autres exigences : l’objet et surtout la cause qui donnent au contrat son ossature et aux agents de l’ordre juridique le moyen de vérifier que les intérêts particuliers y sont équitablement conciliés et l’intérêt général sauvegardé. À cet égard, nul texte n’est plus important que l’article 1131 du Code civil de 1804 qui dispose : « l’obligation sans cause ou sur une fausse cause ou sur une cause illicite ne peut avoir aucun effet ». Derrière cette formule un peu ésotérique pour 1. B. Ancel et Y. Lequette, Grands arrêts de la jurisprudence française de droit international privé, 5e éd., 2006, p. 197 s. 2. G. Rouhette, op. cit., no 110, p. 395 ; no 182, p. 358. 3. F. Chénedé, Les commutations en droit privé, contribution à la théorie générale des obligations, thèse Paris II, éd. 2008, no 12, p. 18.

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le non-initié se dissimule une double réalité. En affirmant que la cause doit exister, les rédacteurs du Code civil entendaient marquer que toute obligation doit avoir une raison. C’est là, on le verra, le moyen de faire régner un minimum d’équité entre les parties (v. ss 395). En affirmant que la cause doit être licite, les rédacteurs du Code civil marquaient nettement que la volonté contractuelle ne saurait méconnaître l’utilité et la moralité publiques (v. ss 518). La rencontre des volontés libres et éclairées n’est donc pas efficace en tant que telle et à elle seule. La prise en compte du contenu du contrat est tout aussi essentielle à la validité de celui-ci. Considéré par les rédacteurs du Code civil comme l’élément moteur, dynamique du contrat, l’accord des volontés n’en a pas moins été enserré par ceux-ci dans un cadre qui tend à éviter qu’il ne porte atteinte aux intérêts dont la société a la charge : la justice, l’utilité sociale 1. Il en résulte que les conséquences que l’on déduit habituellement de l’autonomie de la volonté s’y retrouvent, mais tempérées. – La liberté contractuelle : elle s’exerce dans les limites fixées par le législateur. Et l’espace ainsi laissé au libre jeu des volontés individuelles peut aller s’accroissant ou se rétrécissant au gré de ce que celui-ci estime bon pour les intérêts dont il a la charge. – La force obligatoire du contrat : elle n’existe que parce qu’une règle la prévoit. Et celle-ci n’accorde sa sanction qu’aux contrats conclus en conformité des exigences posées par le Code civil. – L’effet relatif du contrat : ne créant d’obligation qu’entre les parties, le contrat n’est pas pour autant une affaire purement interindividuelle. Il constitue un fait social qui s’insère dans la vie d’une collectivité.

3. La synthèse réalisée par le Code civil 31 Les éléments de la synthèse ¸ Les rédacteurs du Code civil ont entendu réaliser, non une œuvre dogmatique, mais une œuvre pragmatique, une œuvre de modération et de sagesse 2. D’où son succès. Dépassant les oppositions, ils ont essayé d’opérer, autant que faire se peut, une véritable synthèse entre les différents courants de notre tradition juridique. Or, si l’on fait abstraction de l’individualisme et du libéralisme qui imprégnaient les esprits à la fin du xviiie siècle, le droit français des contrats plongeait ses racines dans une double tradition : romaine (a) et canonique (b). 32 a) La tradition romaine ¸ À lire les discours des auteurs qui ont participé à l'élaboration du Code civil, la part du droit romain serait essentielle : « le titre des contrats qui renferme tous les éléments des obligations

1. Ghestin, « Le juste et l’utile dans les contrats », Archives de philosophie du droit, t. 26, 1981, p. 35 s. ; D. 1982. Chron. 1 s. 2. F. Terré, Introduction générale au droit, nos 84 s.

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conventionnelles, qui devra être le manuel des jurisconsultes et des juges, c'est aux Romains que nous le devons presque tout entier » 1. Et de fait, nombre des dispositions du titre des contrats sont directement reprises des règles romaines, y compris d’ailleurs des dispositions qui pourraient apparaître comme la manifestation la plus éclatante de la consécration de la théorie de l’autonomie de la volonté. Ainsi en va-t-il par exemple de l’article 1156 qui dispose : « On doit dans les conventions rechercher quelle a été la commune intention des parties contractantes, plutôt que de s’arrêter au sens littéral des termes » 2, ou encore de l’article 1165 qui proclame le principe de l’effet relatif des conventions 3. Mais il faut se garder de commettre un contresens sur l’ampleur exacte de cet apport. Techniquement essentiel, celui-ci est, en revanche, beaucoup plus modeste si l’on considère l’esprit général qui sous-tend le titre III du Livre III du Code civil. Le droit romain reposait, en effet, sur une conception formaliste du contrat, lequel se formait par l’accomplissement de certains rites. Or s’il reste des traces de cette conception dans le Code civil, notamment avec le maintien de la catégorie des contrats réels (v. ss 211), celui-ci n’en consacre pas moins pour l’essentiel une conception consensualiste du contrat. De même, le droit romain avait une vision très concrète du contrat. Droit essentiellement procédural, il considérait qu’un contrat n’était pleinement obligatoire que s’il faisait partie d’une catégorie à laquelle une action avait été accordée. Seuls les contrats nommés étaient pleinement efficaces. Toute différente est la conception du Code civil. Il n’est pour en prendre conscience que de citer le texte par lequel sont annoncées les dispositions relatives aux conditions de validité du contrat, l’article 1107, alinéa 1er : « Les contrats, soit qu’ils aient une dénomination propre, soit qu’ils n’en aient pas, sont soumis à des règles générales qui sont l’objet du présent titre ». Se trouve ainsi marginalisée la distinction des contrats nommés et innomés et consacré le principe d’une théorie générale du contrat tout à fait étrangère à la tradition romaine. Une telle rupture avec la tradition romaine s’explique, au demeurant, fort bien. Les rédacteurs du Code civil ont puisé dans le droit romain, non directement, mais par l’entremise des œuvres des grands jurisconsultes français des xviie et xviiie siècles, Domat et Pothier, lesquels ont joué, en quelque sorte, un rôle de relais 4. Or, tout en utilisant abondamment les matériaux fournis par le droit romain, ceux-ci avaient entrepris, sous

1. Jaubert, Locré, t. XII, p. 544 ; v. aussi Bigot et Préameneu, Fenet, t. XIII, p. 216. 2. « In conventionibus, contrahendium voluntatem potius quam verba spectari placuit » (de verborum significatione, Digeste, 50, 16, 219). 3. « Res inter alios acta aliis neque nocere neque prodesse potest » (Code Justinien, titre 60). 4. « Les Romains ont écrit ces vérités dans leurs lois. Elles ont été recueillies par le savant Domat et Pothier en fit un traité qui seul aurait fait sa gloire. C’est dans les ouvrages de ces deux grands hommes que le projet de loi dont je vais vous entretenir a été puisé ». (Favart, Locré, t. XII, p. 423). V. J.-L. Gazzaniga, « Domat et Pothier, le contrat à la fin de l’ancien régime », Droits 1990, no 12, p. 37 s.

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l’influence du droit canonique et de la morale chrétienne, l’édification d’un système qui rompait avec la conception romaine du contrat. 33 b) L’Ancien droit français ¸ À la différence du droit romain qui n'admettait, en principe, que les contrats formalistes, les canonistes ont insisté sur l'idée que l'acte de volonté, même non coulé dans des formes spécifiques, suffit à produire l'obligation juridique : parce qu'il a donné sa parole, le contractant doit la tenir en conscience, sinon il commettrait le péché de parjure, (v. ss 194) 1. Encore faut-il que cette parole ait été justement donnée. Cela implique d’abord que le consentement du contractant n’ait pas été vicié. On retrouve ici les vices de consentement. Cela implique ensuite que l’on n’obtienne pas de lui un enrichissement injuste. D’où l’idée de lésion, qui tient une grande place dans les écrits des canonistes. Cela implique enfin que l’on n’ait pas donné sa parole pour rien ou pour un motif illicite ou immoral. C’est l’origine de la théorie de la cause. Même si Domat et Pothier ont également subi l’influence de Grotius et de l’École du droit naturel qui cherche à fonder l’autorité du droit, non plus sur la divinité, mais sur l’homme et les libertés naturelles, préfigurant ainsi la philosophie individualiste du xviiie siècle, il semble bien que la justification de la force obligatoire du contrat reste chez eux principalement morale. Elle repose, en effet, sur un devoir de conscience – le respect de la parole donnée –, beaucoup plus que sur la liberté individuelle et son corollaire, le pouvoir de la volonté. Or, telle paraît être également la perspective dans laquelle se sont placés les rédacteurs du Code civil. Comme on y a justement insisté, les travaux préparatoires, de même d’ailleurs que les premiers commentaires, se réfèrent constamment non aux principes de la philosophie individualiste, mais à la morale et à l’équité 2. Aussi bien, la notion de bonne foi qui met l’accent sur la loyauté dont les contractants doivent faire preuve entre eux, est-elle présente dans le Code civil (art. 1134 al. 3). En définitive, il est dans le contrat deux grands groupes de conditions. Les unes magnifient le rôle de la volonté dont les fruits – la liberté, l’initiative individuelle – sont dans une société un élément dynamique irremplaçable. Les autres, qui forment l’ossature du contrat, offrent à la volonté un cadre afin d’éviter que la liberté et l’initiative individuelles ne se tournent contre les intérêts dont la société à la charge. L’évolution du droit des contrats est marquée par une tension permanente entre ces deux composantes. Selon les époques, l’équilibre réalisé privilégie l’une ou l’autre. C’est ainsi que si, tout au long du xixe siècle, la première l’a emporté, la seconde a ensuite prévalu jusqu’à la période contemporaine. 1. L’obligation de respecter sa parole est, au reste, également consacrée par plusieurs versets du Coran : « Ô croyants, soyez fidèles à vos engagements contractuels » (V, 1) ; « Ô vous qui croyez, conformez-vous à vos contrats » (IV,  33). Sur cette question, V.  S.  Jahel, « Chariá et contrats internationaux », Clés pour le siècle, 2000, p. 289, sp. p. 303. 2. G. Rouhette, op. cit., no 116, p. 515.

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B. L’évolution postérieure au Code civil 34 La critique de la théorie de l’autonomie de la volonté ¸ Identifiant à la fin du xixe siècle le contrat à la théorie de l’autonomie de la volonté, la doctrine a eu beau jeu de dresser contre celui-ci un réquisitoire implacable 1. Rappelons-en les grandes lignes. Au postulat qui voulait que le libre jeu des volontés individuelles conduise à la justice, on a opposé que les hommes sont fondamentalement inégaux. Partant, bien loin de conduire à des rapports équilibrés, la liberté contractuelle serait l’instrument qui permet au fort d’imposer sa loi au faible. À la formule de Fouillée « Qui dit contractuel dit juste » répond celle de Lacordaire « Entre le fort et le faible, c’est la liberté qui asservit, la loi qui affranchit ». Au postulat qui voulait que le libre jeu des volontés individuelles conduise aux rapports socialement les plus utiles, on a objecté que les hommes s’orientent naturellement vers les activités les plus rentables, lesquelles ne sont pas nécessairement les plus utiles. Sans être fausse, cette critique n’en est pas moins excessive. On a vu, en effet, que les rédacteurs du Code civil n’ont jamais fait entièrement leurs les postulats du libéralisme économique. Bien loin de s’en remettre aux seules vertus de la liberté contractuelle pour assurer la défense des valeurs essentielles, ils ont donné au contrat une ossature qui permet aux agents de l’ordre juridique de vérifier que celui-ci respecte les intérêts des parties, comme ceux des tiers et de la collectivité. En revanche, ils n’ont sans doute pas prévu la mutation profonde qui a marqué le phénomène contractuel à partir de la seconde moitié du xixe siècle. 35 Les éléments d’une mutation ¸ À l'époque du Code civil, la production comme le commerce conservaient un caractère artisanal et familial, de telle sorte que les relations contractuelles étaient généralement personnalisées. Certes, ces relations pouvaient revêtir un caractère inégalitaire. Mais cette inégalité n'était pas institutionnalisée, structurelle. Les contrats étaient le plus souvent conclus à la suite d'une négociation qui permettait aux parties d'en fixer les éléments essentiels. Or, à ce double point de vue, la société française a connu une évolution maintes fois retracée. La concentration économique et commerciale a engendré des disparités considérables au plan économique mais aussi à celui du savoir, qu’il soit technique ou juridique. Ces disparités sont particulièrement évidentes si l’on considère les rapports entre les entreprises et les individus qui contractent avec elles. Il n’est besoin pour illustrer cela que d’évoquer la situation des employeurs et des salariés isolés jusqu’en 1884 par l’absence 1. E. Gounot, Le principe d’autonomie de la volonté en droit privé, contribution à l’étude critique de l’individualisme juridique, 1912.

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de toute association professionnelle, ou celle de grands groupes – compagnie d’assurance, compagnie de transport, etc. – et de leurs clients, ou encore plus généralement celle des professionnels et des consommateurs. Mais elles se rencontrent également dans les rapports entre professionnels. Tributaires pour leur existence de la relation privilégiée qu’ils ont nouée avec leur partenaire, certains sont dans une situation de dépendance, voire de vassalité économique, par rapport à celui-ci. Ainsi en va-t-il, par exemple, de certains sous-traitants dans le secteur de la production, ou de certains commerçants – concessionnaires, franchisés – dans celui de la distribution. Cette infériorité d’un des contractants est souvent accentuée par le phénomène de standardisation des contrats. La partie la plus forte prérédige, dans son seul intérêt, un modèle contractuel auquel son partenaire ne peut qu’adhérer. Toute discussion devient impossible. C’est « à prendre ou à laisser », option qui n’a elle-même plus beaucoup de sens face à des groupes qui occupent une position de quasi-monopole. Aussi bien a-t-on forgé pour désigner cette réalité l’expression de contrat d’adhésion (v. ss 109 s., 467 s.). Afin de remédier à ces excès, plusieurs voies s’offrent : renforcer le cadre contraignant dans lequel se meut la liberté contractuelle au risque de la priver d’une grande partie de ses vertus de souplesse, d’initiative, d’entraînement (1) ; restaurer les conditions d’un débat équilibré, afin que cette même liberté redevienne un instrument efficace au service de ces valeurs supérieures que sont la justice et l’utilité sociale (2) ; œuvrer pour un « monde contractuel meilleur » où le contrat ne serait plus perçu comme le produit d’un rapport de force mais comme une « union d’intérêts équilibrés, un instrument de coopération loyale, œuvre de mutuelle confiance ». Par l’entremise de l’exigence de bonne foi pesant sur les parties, le juge jouerait alors un rôle essentiel dans la vie du contrat (3).

1. Le renforcement du cadre contraignant 36 L’essor de l’ordre public ¸ En subordonnant la validité du contrat à l'existence d'un objet et d'une cause licites, les rédacteurs du Code civil ont, dès l'origine, forgé les instruments permettant aux agents de l'ordre juridique de vérifier que le produit du libre accord des volontés qu'est le contrat respecte les valeurs essentielles qu'a en charge la société. Mais à l'époque, ce contrôle était relativement léger : le contrat était valable dès lors qu'il ne transgressait pas quelques grands interdits édictés pour défendre les piliers de la société : l'individu, la famille, l'État. À la condition de se mouvoir à l'intérieur des bornes posées par l'ordre public classique, encore qualifié de politique, les parties étaient libres de déterminer comme elles l'entendaient le contenu de leur contrat (v. ss 489). La constatation que cette liberté pouvait ne pas satisfaire, d’une part, la justice lorsque les contractants étaient dans un rapport inégalitaire, d’autre

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part, l’utilité sociale, a conduit le législateur à doubler cet ordre public classique d’un ordre public économique et social. Exclusivement négatif auparavant, l’ordre public a ainsi acquis une dimension positive. Il ne se contente plus d’interdire, mais impose des comportements. Afin d’éviter que le fort n’exploite le faible, le législateur réglemente de manière impérative le contenu des contrats passés entre des parties qui sont dans une situation d’inégalité structurelle : employeur et salarié, transporteur et transporté, assureur et assuré, bailleur et locataire ou fermier… On s’assure ainsi que le contrat est conforme à l’intérêt des contractants et notamment de celui qui est dans une position de faiblesse. On parle alors d’ordre public économique de protection (v. ss 496). Afin de répondre à une certaine vision de l’intérêt général, le législateur tente de canaliser l’activité contractuelle dans le sens qui lui paraît le plus utile à la collectivité. Il ne s’agit plus alors de protéger une catégorie de personnes, mais d’imposer une certaine conception de l’utilité sociale. Ainsi, dans le dessein de lutter contre l’inflation, le gouvernement pratiquera une politique de taxation, c’est-à-dire qu’il fixera lui-même le prix des biens et des services. On parle alors d’ordre public économique de direction (v. ss 495) 1. 37 Les conséquences de cet essor ¸ Dans un tel contexte, l'acte de contracter se réduit pour les parties à se placer sous l'empire d'un statut légal impératif. Aussi bien a-t-on pu parler à ce propos de rapports légaux d'origine contractuelle et voir dans le contrat un acte-condition, c'est-à-dire un acte qui n'a pas pour but de modeler des droits et des obligations, mais d'appliquer à la personne les droits et les obligations résultant d'un statut réglementaire 2. Le développement de cette législation impérative conduit, au reste, à un certain effacement du droit commun des contrats au profit des règles propres à chaque type de contrat. Les statuts spéciaux se multiplient et vont même jusqu’à revendiquer leur complète autonomie. Ainsi en vat-il du contrat de travail, du contrat d’assurances. Sans échapper à l’orbite du droit civil, d’autres contrats sont l’objet de réglementations de plus en plus spécialisées. À l’intérieur de chaque type de contrat, les différenciations se multiplient en fonction de la nature du bien ou de la qualité du contractant. C’est ainsi que baux à usage d’habitation, baux ruraux, baux commerciaux obéissent désormais à des règles impératives propres qui, non seulement vident d’une partie de son intérêt la théorie générale du contrat, mais encore refoulent le droit commun du bail, lequel ne régit plus que des catégories résiduelles. Entre le droit commun des contrats qui 1. G.  Farjat, L’ordre public économique, 1963 ; Ripert, « L’ordre économique et la liberté contractuelle », Études Gény, II, 347 ; J. Hémard, « L’économie dirigée et les contrats commerciaux », Études Ripert, 1950, t. II, p. 341. 2. L.  Duguit, Les transformations générales du droit privé depuis le code Napoléon, 1920, rééd. 1999, p. 114 s.

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se réduit comme une peau de chagrin et les contrats individuels s’intercale une législation spéciale à plusieurs étages 1 au point qu’on a pu parler à son propos de « phénomène d’arborescence » 2 et qu’on s’est interrogé sur l’opportunité d’élaborer une théorie générale des contrats spéciaux pour essayer de le maitriser 3. Altérant gravement la liberté des parties de déterminer le contenu de leur contrat, l’interventionnisme étatique va parfois jusqu’à remettre en cause la liberté même de conclure le contrat ou de choisir son cocontractant. On est alors en présence d’un « contrat imposé » 4. Les manifestations en sont diverses (v. ss 268). Parfois, l’individu reste libre de conclure ou non un contrat, mais s’il décide de contracter, il devra le faire avec telle personne déterminée. Ainsi en va-t-il du propriétaire d’un bien sur lequel un tiers – le locataire, le fermier – se voit reconnaître par la loi un droit de préemption. S’il décide de le vendre, il doit notifier son intention au titulaire de ce droit, lequel pendant le délai fixé par la loi a la faculté de l’acheter 5. Parfois, c’est la liberté même de conclure le contrat qui est remise en cause : le législateur impose à certaines personnes la conclusion d’un contrat. Ainsi en va-t-il, par exemple, de ceux dont la responsabilité civile peut être engagée en raison des dommages causés par un véhicule terrestre à moteur. Ils ne peuvent circuler qu’à la condition de s’être au préalable assurés. Allant plus loin encore, le législateur crée parfois de toutes pièces un rapport qui n’a plus de contractuel que le nom. Ainsi les descendants d’un exploitant agricole participant à l’exploitation « sont réputés légalement bénéficiaires d’un contrat de travail à salaire différé » 6.

2. La restauration des conditions d’un débat équilibré

38 Les moyens ¸ Afin d'éviter que le contrat ne méconnaisse les intérêts des contractants, comme ceux de la collectivité, on peut – plutôt que d'en 1. G. Cornu, « L’évolution du droit des contrats en France », Journées de la Société de législation comparée, 1979, RID comp., no sp., vol. 1, p. 447 s ; A. Belloir, Théorie générale des contrats spéciaux, thèse Paris II, 2002 ; C. Goldie-Genicon, Contribution à l’étude des rapports entre le droit commun et le droit spécial des contrats, thèse Paris II, éd. 2009. 2. B. Oppetit, « Les tendances régressives dans l’évolution du droit contemporain », Mélanges D. Holleaux, 1990, p. 317 s., sp. p. 321, reproduit in Droit et modernité, PUF, 1998, p. 113. 3. Voir le débat « Une théorie générale des contrats spéciaux ? », RDC 2006. 597, avec les contributions de J. Raynard, F. Collart Dutilleul, P.-Y. Gautier, D. Mainguy, J.-J. Barbièri. 4. R. Morel, « Le contrat imposé », Études Ripert, 1950, t. II, 116 ; L. Josserand, « Le contrat forcé et le contrat légal », DH 1940. 5 ; P. Durand, « La contrainte légale dans la formation du rapport contractuel », RTD civ. 1944. 73. 5. C. Houin-Saint-Alary, Le droit de préemption, thèse Paris II, éd. 1979. 6. Sur cette question, v. F. Terré, Y. Lequette et S. Gaudemet, Droit civil, Les successions, Les libéralités, no 1128.

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réglementer impérativement le contenu – essayer de redonner à la liberté contractuelle ses vertus en créant un environnement favorable à l'établissement d'un véritable débat entre les parties. Plusieurs démarches sont concevables. 39 Le regroupement ¸ Pour lutter contre le déséquilibre structurel des parties au contrat, on peut encourager le regroupement des plus faibles au sein d'organismes collectifs – syndicat, association, centrale d’achat, système d’échanges locaux 1 – qui confèrent à ceux-ci un poids similaire à celui de leurs interlocuteurs. La méthode a connu le succès que l’on sait en droit du travail et le développement des centrales d’achat a conduit, dans les relations de la grande distribution avec les producteurs, à une inversion du rapport de force. Certains préconisent l’adoption d’une telle démarche dans les relations entre professionnels et consommateurs. C’est ainsi que la Commission de refonte du Code de la consommation, s’inspirant des conventions collectives de travail, a proposé de donner force obligatoire aux accords collectifs conclus entre associations de consommateurs et organisations professionnelles. Cette proposition s’est heurtée à l’opposition des milieux professionnels ; un accord signé par une organisation professionnelle n’engage pas individuellement les membres de celle-ci. Au reste, envisagée non plus comme un rapport interindividuel mais comme la manifestation d’antagonismes collectifs, la relation contractuelle change de sens (v. ss 13, 50). 40 L’information ¸ À s'en tenir à une approche individuelle, plus respectueuse de l'esprit du droit civil, le législateur peut aménager la rencontre des volontés de telle sorte qu'on soit assuré qu'une information adaptée a été dispensée à la partie la plus faible et que le consentement de celle-ci est suffisamment libre et réfléchi. En posant que le professionnel a toujours la position de pollicitant alors même qu'il aurait été sollicité par son cocontractant, en indiquant quels sont les renseignements qui doivent obligatoirement figurer dans cette offre, en accordant au consommateur, selon les hypothèses, un délai de réflexion ou un droit de repentir qui lui donne non seulement le temps de la réflexion, mais encore les moyens de choisir entre plusieurs offres s'il a pris soin de faire jouer la concurrence, le législateur tente de revaloriser le rôle de la volonté individuelle dans la formation du contrat, de redonner à l'accord de volonté ses vertus, renouant ainsi au moins partiellement avec les postulats du libéralisme économique. Encore faudrait-il que la reconstitution d'un environnement favorable à l'échange de volontés libres et éclairées s'exprimât à travers 1. Sur les systèmes d’échanges locaux (SEL), c’est-à-dire sur les groupes locaux d’échange libre des biens, des savoirs et des services au moyen d’une unité de compte et d’un mode de fonctionnement spécifique. V. R. Libchaber, « Actualités du non-droit : les systèmes d’échanges locaux », RTD civ. 1998. 800 ; B. Voillot-Brunel, Le guide des SEL, l’autre création de richesse, 1998 ; S. Bradburn, Les systèmes d’échanges locaux, thèse, Dalloz, 2017 ; F. Terré et Ph. Simler, Les biens, no 12.

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une réglementation suffisamment synthétique. Or malheureusement, bien loin d'essayer de répondre à une telle préoccupation, le législateur contemporain a multiplié, comme à plaisir, les dispositions fragmentaires, sans que la diversité des solutions retenues ait permis de reconstituer une théorie homogène 1. En outre, au prétexte d’informer, on en vient parfois à réglementer impérativement le contenu du contrat (v. ss 339). 41 La concurrence ¸ Rétablir un climat favorable à l'épanouissement de la liberté contractuelle, c'est aussi veiller à ce qu'existe une véritable concurrence entre les acteurs de la vie économique, de telle sorte que la loi de l’offre et de la demande puisse jouer pleinement. L’idée n’était pas étrangère aux codificateurs napoléoniens qui, non contents d’affirmer solennellement le principe de la liberté du commerce et de l’industrie, avaient entendu sanctionner pénalement les coalitions constituées pour se procurer un gain qui ne serait pas le résultat du jeu naturel de l’offre et de la demande (C. pén., art. 419 ; Ord. no 86-1243, 1er déc. 1986, art. 52-1). Mais le texte s’est révélé inefficace face au mouvement de concentration industrielle et commerciale qui a profondément modifié le paysage économique à partir de la fin du xixe siècle 2. Aussi bien est-ce directement au maintien de la concurrence que vise aujourd’hui le droit de la concurrence, pièce essentielle d’un ordre public néolibéral (v. ss 495) 3.

3. L’avènement d’un « monde contractuel meilleur » 42 Le solidarisme ¸ Tout en posant à l'article 1134 le principe de la force obligatoire des conventions, les rédacteurs du Code civil avaient tempéré celui-ci en précisant dans son alinéa 3 qu'« elles (les conventions) doivent être exécutées de bonne foi ». Mais durant fort longtemps, jurisprudence et doctrine ne portèrent qu'une attention très limitée à cette disposition 4. Néanmoins, dès l’entre-deux-guerres, un auteur, René Demogue, avait pris appui sur celle-ci pour développer une autre conception du contrat. Selon lui, le contrat serait non le résultat d’une tension entre des intérêts 1. Parfois, la jurisprudence s’y est essayée en prenant en compte la réticence dolosive et en sanctionnant ainsi le manquement à un devoir d’information (v. ss 331). Mais, comme toute création jurisprudentielle, la consécration d’un tel devoir n’allait pas alors sans une part importante d’incertitude. 2. L. Pfister, « Contrat, libre concurrence et ordre public : la sanction des ententes dans la jurisprudence française du xixe siècle », RDC 2012. 349. 3. V. P. Bonassies, « Les fondements du droit communautaire de la concurrence : la concurrence-moyen », Mélanges A. Weill, 1983, p. 51 s. ; Fr. Dreifuss-Netter, « Droit de la concurrence et droit commun des obligations », RTD civ. 1990. 569 ; M. Malaurie, « Droit de la concurrence et droit des contrats », D. 1995. 51 ; B. Oppetit, « La liberté contractuelle à l’épreuve du droit de la concurrence », Rev. sc. morales et politiques, 1995, p. 241 ; M. Chagny, Droit de la concurrence et droit commun des obligations, thèse Paris I, éd. 2004. 4. Elles se conformaient d’ailleurs en cela à l’intention des rédacteurs du Code civil. En effet, à lire les travaux préparatoires, il semble bien qu’exécuter le contrat de bonne foi c’était seulement l’exécuter dans toutes ses dispositions (v. rapport du tribun Favart au Tribunat).

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antagonistes mais « une petite société où chacun doit travailler dans un but commun qui est la somme des buts individuels poursuivis (par les contractants), absolument comme la société civile ou commerciale » 1. On a ironisé sur cette analyse en s’étonnant qu’à une époque où le mariage s’était peut-être transformé en contrat, d’aucuns aient rêvé de transformer le contrat en mariage 2. Mais la critique n’a pas suffi à désamorcer cette vision quelque peu idéalisée de la vie contractuelle. Se réclamant du « solidarisme contractuel » 3, tout un courant de pensée contemporain soutient que le contrat « devient un haut lieu de sociabilité et d’amitié où chacune des parties tache de rendre toute justice à l’autre » 4. « Loyauté, solidarité, fraternité », telle serait la « nouvelle devise contractuelle » 5. En vertu de celle-ci, on assisterait au « dépassement d’une conception (…) individualiste et antagoniste du contrat où chacun veillait à la défense de ses propres intérêts » 6. Ce serait à chaque contractant de prendre en considération les intérêts de son partenaire, et même, pourquoi pas, de les « privilégier ». Quoi de plus naturel, au demeurant, puisque la référence à la bonne foi commanderait « d’aimer (son cocontractant) comme un frère » 7, cette « aspiration fraternelle » se déployant dans le droit des contrats en un « souci d’altérité et de générosité apte à rendre l’humain vraiment humain » 8. Serait ainsi ouverte une troisième voie « à mi-chemin entre une conception dirigiste et une vision purement libérale du contrat » 9, cette troisième voie aurait d’ailleurs elle-même tendance à se dédoubler, certains auteurs privilégiant une approche plutôt morale du contrat, d’autres une approche plutôt sociale 10. 43 Conclusion ¸ En présence de réponses à l'inspiration aussi contrastée, il importe de savoir quelle est la place que le droit positif a faite à chacune 1. R. Demogue, Traité des obligations en général, t. 6, 1931, no 3. 2. J. Carbonnier, Les obligations, t. 4, no 113 ; rappr. Ph. Malaurie, D. 1997. 217. 3. Sur celui-ci, v. C. Jamin, « Plaidoyer pour le solidarisme contractuel », Mélanges Ghestin, 2001, p. 441 s. ; Le solidarisme contractuel (sous la direction de L. Grynbaum et M. Nicod), 2004 ; La nouvelle crise de contrat (sous la direction de C. Jamin et D. Mazeaud), 2003 ; C. Jamin, « Le solidarisme contractuel : un regard franco-québécois », 9e conférence Albert Mayrard, 2005, p. 5 ; A.-S. Courdier, Le solidarisme contractuel, thèse Dijon, 2003. 4. A. Sériaux, Droit des obligations, no 55 in fine ; rappr. Ph. le Tourneau, Encycl. Dalloz droit civil, Vo Bonne foi, no 44. 5. D. Mazeaud, « Loyauté, solidarité, fraternité, la nouvelle devise contractuelle ? », Mélanges F. Terré, 1999, p. 603 ; « Le nouvel ordre contractuel », RDC 2003. 295. Voir aussi en faveur de celle-ci J. Mestre, « Faut-il réformer le titre III du livre III du code civil ? », RDC 2004. 1167. 6. C.  Thibierge-Guelfucci, « Libres propos sur la transformation du droit des contrats », RTD civ. 1997. 357 s., sp. p. 384. 7. A. Sériaux, op. cit., no 55. 8. C. Thibierge-Guelfucci, art. préc., RTD civ. 1997. 384. 9. C. Jamin, « Révision et intangibilité du contrat ou la double philosophie de l’article 1134 du code civil », Dr. et patr., mars 1998, p. 46 s., sp. p. 56 ; v. aussi du même auteur, « Henri Capitant et René Demogue : notation sur l’actualité d’un dialogue doctrinal », Mélanges F.  Terré, 1999, p. 125 s., sp. p. 135 s. 10. Sur cette distinction, v. Ph. Stoffel-Munck, note D. 2002. 1979 ; Y. Lequette, « Bilan des solidarismes contractuels », Mélanges Paul Didier, 2008, p. 247 s.

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d'elles et quel type d'équilibre s'est ainsi établi. En bref, il est nécessaire de dresser une sorte de bilan du droit des contrats à la veille de la réforme.

C. Un bilan du droit français des contrats : ses crises et ses atouts 44 L’approche retenue ¸ À essayer de récapituler au seuil de l'année 2016, l'état d'un droit commun français des contrats dont la lettre était restée, pour l'essentiel, inchangée depuis 1804, il est une grille de lecture commode, celle qu'offrent les crises qu'il a dû affronter et les réponses apportées aux interrogations qui en sont résultées. On verra ensuite que, malgré ces crises ou peut-être grâce à elles, les atouts du contrat sont, à l'époque contemporaine, considérables.

1. Les crises du contrat

45 Présentation ¸ Ces crises sont au nombre de deux. Apparue dans les années qui ont suivi la première guerre mondiale, ce qu'il est convenu d'appeler la « crise » du contrat a suscité des interrogations qui se sont prolongées jusque dans les années soixante. Baptisée « nouvelle crise » du contrat par la doctrine solidariste qui cherchait ainsi à donner un relief et par là même une visibilité accrus à son discours, les interrogations portées par celle-ci se sont déployées au tournant des xxe et xxie siècles. 46 a) La crise du contrat. La montée de l’impératif ¸ Entre les diverses approches précédemment décrites – montée de l'impératif, restauration d'un environnement favorable à l'épanouissement de la volonté individuelle, exaltation du rôle de la bonne foi –, le droit français des contrats a, au lendemain de la première guerre mondiale, très nettement privilégié la première. À chaque difficulté nouvelle, il était répondu par un renforcement de la réglementation de tel ou tel contrat lesquels s'apparentaient ainsi de plus en plus à des statuts 1. Il en est résulté dans les années vingt et les années trente toute une littérature qui dénonçait la « crise » dont le contrat était l’objet 2, crise qui conduirait inéluctablement à son « déclin » 3. À cet effet, étaient mises en avant les figures du « contrat réglementé », du « contrat forcé » 4, du « contrat imposé » 5… 1. E. H. Perreau, « Une évolution vers un statut légal des contrats », Études Gény, 1936, t. II, p. 354. 2. G. Morin, La loi et le contrat, la décadence de leur souveraineté, 1927 ; E. Gaudin de Lagrange, La crise du contrat et le rôle du juge, thèse Montpellier, 1935 ; Barreyre, L’évolution et la crise du contrat, thèse Bordeaux, 1937. 3. G. Ripert, Le régime démocratique et le droit civil moderne, 2e éd., 1948, dont le chapitre V s’intitule « Le déclin du contrat et l’organisation économique de l’État ». 4. L. Josserand, « Les dernières épapes du dirigisme contractuel : le contrat forcé et le contrat légal », DH 1940. Chron. 5. 5. R. Morel, « Le contrat imposé », Études Ripert, 1950, t. II, p. 116.

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À suivre ces analyses, le contrat était appelé à perdre le rôle central qui était le sien. Pis, à en croire la vulgate marxiste, sa mort était inéluctable : superstructure juridique d’une économie capitaliste, le contrat disparaitrait lorsque l’échange économique serait remplacé par une distribution selon les besoins 1. On sait ce qu’il est advenu sur ce dernier point. Victime de ses contradictions et de son inefficacité économique, l’empire communiste s’est effondré. Le modèle du marché, et donc le contrat, l’a emporté sur celui du plan. À s’en tenir à une approche strictement juridique, la prophétie du déclin du contrat s’est trouvée doublement déjouée. En premier lieu, il a été montré que la « crise » du contrat était, en réalité, la crise d’une fausse notion du contrat, qui identifiait celui-ci à la théorie de l’autonomie de la volonté 2. Or, on l’a vu, les rédacteurs du Code civil n’avaient nullement fait leur cette conception. Le contrat tire sa force obligatoire non de la volonté des parties mais de la valeur que la loi donne à leur accord en raison de son utilité sociale. Le législateur peut donc moduler la liberté contractuelle en fonction de ce que cette utilité requiert. Comme l’a fort bien mis en relief, dans un article célèbre, Henri Batiffol, identifier le contrat à un « volontarisme simple ne répond pas à la complexité des faits » 3. En second lieu, l’expérience a montré que si la montée de l’impératif était compatible avec la notion de contrat, il ne fallait malgré tout pas aller trop loin dans cette direction. Inflation et dépréciation de la monnaie ayant été les fruits les plus tangibles de quarante ans de taxation des prix et de contrôle des changes, on a pu prendre conscience des limites du dirigisme économique. Pis, non content d’être inefficace, l’interventionnisme étatique a engendré certains effets pervers. Incapable d’atteindre les objectifs qui lui étaient assignés, l’ordre public économique a montré qu’il pouvait être parfois un très efficace instrument de pénurie et d’exclusion. Parce que les prix fixés autoritairement ne sont pas le résultat de la loi de l’offre et de la demande, l’appareil de production a été privé des signaux qui lui auraient indiqué la nécessité de s’adapter. Quant à la surprotection de certaines catégories de contractants, elle se retourne parfois contre ses bénéficiaires immédiats et a bien souvent pour corollaire des comportements malthusiens dont les principales victimes sont les générations futures : à trop protéger les locataires, on décourage l’investissement locatif et on prépare les futures crises du logement ; à trop protéger certaines 1. K. Stoyanovitch, « La théorie du contrat selon E. B. Pachoukanis », Archives de philosophie du droit, t. XIII, 1968, p. 89. 2. M. Villey, « Préface historique à l’étude des notions de contrat », Archives de philosophie du droit, t. XIII, p. 1 s. 3. H. Batiffol, « La “crise du contrat’’ et sa portée », Archives de philosophie du droit, t. XIII, 1968, p. 13 s., reproduit in Choix d’articles, p. 393 s., sp. p. 408 ; rappr. R. Savatier, Les métamorphoses économiques et sociales du droit civil d’aujourd’hui, Première série, Panorama des mutations, 3e éd., 1964, p. 26 : « Le droit libéral des contrats n’est plus. Mais cela ne veut pas dire que le contrat disparaisse avec lui. En éclatant, il s’est profondément transformé, il n’a pas été détruit. Il contribue à forger le droit que nous vivons ».

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catégories de salariés, on décourage l’embauche, lorsqu’on n’encourage pas la fuite des emplois vers l’étranger (la « délocalisation ») ; à trop protéger le concessionnaire, on encourage la création de succursales et par là même la disparition de ceux qu’on voulait protéger. En bref, il est apparu que, s’agissant de réguler les rapports économiques, la solution ne saurait être trouvée dans un interventionnisme tatillon. C’est là, en effet, mettre le doigt dans un « engrenage qu’il est bien difficile d’arrêter et qui achemine vers des solutions de plus en plus fragmentaires » 1. C’est se lancer dans une course-poursuite sans fin entre les excès de la liberté et ceux de l’interventionnisme. 47 La réponse néo-libérale ¸ De là, à partir des années quatre-vingt, un certain retour aux recettes pronées par le libéralisme, qu'on a alors parfois qualifié de néolibéralisme, qui cherchent à restaurer les conditions d'un débat équilibré entre contractants et ainsi à redonner à l'accord des volontés ses vertus. Mais ces recettes ont été mises en œuvre pour l'essentiel non par le droit commun des contrats mais par les droits spéciaux des contrats, droit de la consommation, droit de la concurrence. Le droit de la consommation tend à organiser les rapports entre fournisseurs de biens et de services et consommateurs dans un souci de protection des seconds. Il a sa source à la fois dans le droit français et le droit européen (art. 114 et 169 TFUE). Ses règles sont, pour l’essentiel, rassemblées dans le Code de la consommation (v. ss 112). Plutôt que de réglementer impérativement le contenu des contrats, le droit de la consommation cherche à traiter le consommateur, dans son rapport avec le professionnel, comme un individu intelligent et libre, apte à défendre lui-même ses intérêts si on lui donne les moyens de s’informer et de réfléchir. D’où un certain encadrement de la procédure contractuelle : en donnant toujours au professionnel la position de pollicitant alors même qu’il a été sollicité par le consommateur, en indiquant quels sont les renseignements qui doivent obligatoirement figurer dans cette offre, en accordant au consommateur selon les cas un délai de réflexion ou un droit de repentir qui lui donne non seulement le temps de réfléchir mais encore les moyens de choisir entre plusieurs offres s’il a pris soin de faire jouer la concurrence, le législateur cherche à revaloriser le rôle de la liberté individuelle dans le contrat et à renouer avec les postulats du libéralisme économique. Et, à supposer que la volonté n’ait pas rempli pleinement sa fonction, le relais est pris par des techniques qui visent, non à définir positivement le contenu du contrat, mais à identifier et à éradiquer en son sein les clauses abusives, c’est-à-dire les clauses qui sont à l’origine d’un déséquilibre significatif entre les contractants.

1. M. Cabrillac, « Remarques sur la théorie générale du contrat et les créations récentes de la pratique commerciale », Mélanges G. Marty, 1978, p. 235 s., sp. p. 245.

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Le droit de la concurrence a pour objet d’assurer la liberté et la loyauté de la concurrence en s’opposant aux ententes, abus de position dominante ou concentrations qui suppriment ou réduisent la concurrence entre les entreprises. Il a sa source à la fois dans le droit français des pratiques anti-concurrentielles et dans le droit européen (art. 101 s. TFUE). C’est ce qu’on appelle parfois le « grand » droit de la concurrence. À côté de celui-ci s’est développé un « petit » droit de la concurrence qui vise moins à assurer un bon fonctionnement du marché qu’à corriger certains déséquilibres contractuels dans les rapports entre professionnels, particulièrement dans le secteur de la grande distribution. Les règles qui intéressent le droit des contrats ont leur siège dans le Code de commerce (C. com., art. 442-6 ; v. ss 453, 495) 1. Outre qu’il contribue à créer un contexte favorable au jeu du libre accord des volontés, le droit de la concurrence poursuit sur nombre de points des objectifs voisins de ceux d’un droit commun des contrats d’inspiration libérale qui cherche à revaloriser le rôle de la volonté. Ainsi en va-t-il du souci de transparence du marché qui rejoint la montée de l’obligation de renseignement 2 ou encore de la sanction de l’exploitation abusive de l’état de dépendance économique qui rejoint la prise en compte de plus en plus fréquente par le droit commun du comportement des contractants 3, par exemple en matière de détermination du prix. À la veille de la réforme, nombre d’auteurs appelaient de leurs vœux, parfois depuis de nombreuses années, une clarification des rapports entre droit de la consommation, droit de la concurrence et droit commun des contrats, ainsi qu’un approfondissement et un renouvellement de la théorie générale du contrat, laquelle était ainsi appelée à s’enrichir des principes nouveaux déjà en germe dans certaines dispositions spéciales 4. Le renouvellement des contrats s’opérerait ainsi par « l’adjonction de principes nouveaux, latents dans le droit positif et complémentaires des anciens », leur combinaison dialectique permettant de donner à chacun sa juste place 5. Il était notamment proposé de mettre en avant un « principe d’égalité contractuelle » 6 destiné à marquer que le consentement des deux parties doit être pareillement libre et éclairé, lors de la conclusion du contrat de telle sorte que chacune ait la pleine maitrise des éléments 1. Voir M. Chagny, « L’empiètement du droit de la concurrence sur le droit des contrats », RDC 2004. 861 s., sp. p. 867. 2. N. Vignal, La transparence en droit privé des contrats, thèse Aix, éd. 1998. 3. B.  Fages, Le comportement du contractant, thèse Aix, éd.  1997 ; B.  Fages et J. Mestre, « L’emprise du droit de la concurrence sur le droit des contrats », RTD com. 1998. 71. 4. M. Cabrillac, art. préc. ; Ph. Jestaz, « L’évolution du droit des contrats spéciaux dans la loi depuis 1945 », in L’évolution contemporaine du droit des contrats, Journées Savatier, 1985, p. 117 s., sp. p. 135 ; Ph.  Rémy, « Droit des contrats : questions, positions, propositions, », in Le droit contemporain des contrats, 1987, p. 271 s. 5. C.  Thibierge-Guelfucci, « Libres propos sur la transformation du droit des contrats », RTD civ. 1997. 357, sp. p. 377 s. 6. C. Thibierge-Guelfucci, art. préc., RTD civ. 1997. 378 ; D. Berthiau, Le principe d’égalité et le droit civil des contrats, thèse Paris II, éd. 1999.

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qui sont susceptibles d’influer sur sa décision. Et au cas où ce principe d’égalité contractuelle serait pris en défaut, il serait prévu des mécanismes correcteurs qui prendraient en compte le contexte économique et social du contrat. Ainsi la théorie générale recouvrerait-elle « un peu de chair et de substance » 1. C’est précisément à propos de la définition de ces correctifs que le solidarisme contractuel a développé un discours original dans lequel les auteurs qui le tenaient ont découvert les manifestations d’une « nouvelle crise » du contrat. 48 b) La nouvelle crise du contrat. La thèse : le solidarisme contractuel ¸ ll a été vu que, au tournant des xxe et xxie siècles, tout un courant doctrinal avait plaidé pour une refondation du droit des contrats, lequel était invité à emprunter une « voie médiane » entre un libéralisme « sauvage et béat » et un socialisme « dirigiste et bigot », en vertu de laquelle « l’altruisme, la patience, le respect mutuel, l’indulgence, le sens de la mesure, la cohérence, l’entraide, la tolérance et d’autres vertus encore constituent un code de bonne conduite, une éthique que chaque contractant doit respecter dans l’univers contractuel » 2. Cette troisième voie était, au demeurant, tracée par les « illustres commandements de René Demogue » pour qui, on l’a vu, « les contrats forment une sorte de microcosme ; c’est une petite société où chacun doit travailler pour un but commun qui est la somme (ou davantage) des buts individuels poursuivis par chacun, absolument comme dans la société civile ou commerciale. Alors, à l’opposition entre le droit du créancier et l’intérêt du débiteur, tend à se substituer une certaine union » 3. Non sans une part d’artifice et d’exagération 4, ces auteurs ont découvert dans cette approche solidariste qui entendait rompre avec une « conception purement volontariste du contrat » le signe d’une « nouvelle crise du contrat » 5. Pour remédier à celle-ci, il fallait que le contrat soit perçu comme un « instrument de solidarité où l’échange des services (…) l’emporte sur l’opposition des intérêts, afin de conjurer le risque d’anomie, et plus largement de

1. M. Fabre-Magnan, « Critique de la notion de contenu du contrat », RDC 2015. 639. 2. D. Mazeaud, « Loyauté, solidarité, fraternité, la nouvelle devise contractuelle ? », Mélanges F. Terré, 1999, p. 603 s., sp. p. 608. L’idée de troisième voie entre libéralisme et socialisme était reprise, à la même époque, par Christophe Jamin dans plusieurs études : « Henri Capitant et René Demogue : notation sur l’actualité d’un dialogue doctrinal », Mélanges F. Terré, 1999, p. 125 s., sp. p. 136 ; « Plaidoyer pour le solidarisme contractuel », Études Jacques Ghestin, 2001, p. 441 s., sp. p. 445. 3. D. Mazeaud, art.  préc., Mélanges F.  Terré, 1999, p. 617 ; voir déjà en ce sens, C.  Jamin, « Révision et intangibilité du contrat ou la double philosophie de l’article 1134 du code civil », Dr. et patr., mars 1998, p. 46 s., sp. p. 56. 4. Sur l’exceptionnelle entreprise de communication dont bénéficia le solidarisme contractuel durant ces quelques années, grâce aux talents d’« agit-prop » de ses promoteurs, voir Y. Lequette, « Retour sur le solidarisme : le rendez-vous manqué des solidaristes français avec la dogmatique juridique », Mélanges J. Hauser, 2012, p. 879 s., sp. p. 881 s. 5. La nouvelle crise du contrat, Dalloz, coll. « Thèmes & commentaires », 2001, dir. C. Jamin et D. Mazeaud.

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crise politique auquel aurait conduit le volontarisme individualiste du xixe siècle ». À cet effet, ces auteurs entreprirent de définir un « nouvel ordre contractuel » 1, qui était ainsi synthétisé : « la théorie du solidarisme contractuel rime avec l’exigence d’un certain civisme contractuel », en vertu duquel le contrat peut être envisagé comme « une union d’intérêts relativement équilibrés, un instrument de coopération loyale, une œuvre de mutuelle confiance » 2. Ce nouvel ordre contractuel ne faisait ainsi que reprendre la conception du contrat portée par la nouvelle devise contractuelle (loyauté, solidarité, fraternité) : le contrat est « le creuset de l’intérêt commun des parties et le siège d’une union sacrée entre les contractants face à la crise qui peut frapper l’un des partenaires, ce qui se traduit par un double devoir de coopération et d’abnégation » 3. En bref, il s’agissait de « penser le contrat autrement ». 49 L’antithèse : la critique du solidarisme contractuel ¸ Très vite, les postulats sur lesquels reposait le solidarisme contractuel furent contestés. On fit remarquer que, en voulant que tous les contrats soient traités sur le modèle du contrat de société, Demogue assimilait deux types d'opération irréductibles l'une à l'autre et dont la doctrine a depuis clairement mis en évidence les différences, le contrat-échange et le contrat-organisation, lesquels ne sont eux-mêmes que le reflet de deux modèles économiques, le marché et la firme. « Les contrats-échange ont pour objet une permutation au terme de laquelle le bien de A se trouve entre les mains de B et le bien de B entre les mains de A ». Le modèle en est la vente. « Les contrats-organisation instituent une coopération entre A et B lesquels mettent en commun des choses qui jusque-là leur étaient propres et les emploient à une activité conjointe ». Le modèle en est la société. Le premier type de contrat établit entre les parties un jeu à somme nulle, en ceci que l’un des contractants gagne nécessairement ce que l’autre perd ; les intérêts des contractants y sont donc très largement divergents, même s’ils peuvent ponctuellement converger. Le deuxième type de contrat, au contraire, crée entre les parties un jeu de coopération où les deux parties peuvent gagner ou perdre conjointement ; leurs intérêts sont donc structurellement convergents, même si cela n’exclut pas des situations de divergence », par exemple entre minoritaires et majoritaires 4. Obéissant à deux logiques différentes, qui sont celles des modèles économiques du marché et de la firme, ces deux catégories de contrats ne sauraient relever de la même philosophie. Alors que le contrat-échange est le produit d’une rencontre de volontés qui constate la conjonction circonstancielle d’intérêts différents voire

1. 2. 3. 4.

D. Mazeaud, « Le nouvel ordre contractuel », RDC 2003. 295 s. D. Mazeaud, art. préc., RDC 2003. 297. D. Mazeaud, art. préc., Mélanges F. Terré, 1999, p. 609. P. Didier, « Brèves notes sur le contrat-organisation », Mélanges F. Terré, 1999, p. 636.

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opposés, le contrat-organisation prend sa source dans un concours de consentements poursuivant un objectif commun 1. Prétendre que l’individualisme et ses corollaires, notamment l’idée que chaque homme doit veiller par priorité à la défense de ses intérêts, seraient supplantés dans la première catégorie de contrat par la solidarité ou la fraternité qui uniraient naturellement tous les membres du genre humain ne témoigne pas d’une connaissance approfondie des ressorts de l’âme humaine. Le droit des contrats doit être conçu en fonction de l’homme tel qu’il est et non tel qu’on voudrait qu’il fût ; il n’a, au reste, pas pour objet la perfectibilité de l’être humain laquelle relève de la morale 2. Produit d’un rapport de force, les contrats-échange offrent un terreau qui n’est guère favorable à l’épanouissement de la solidarité, de la fraternité et de l’amitié dont certains voudraient faire les ressorts de la vie contractuelle 3. Plutôt que de tabler sur une hypothétique solidarité humaine, il convient donc de conserver comme pierre angulaire du droit des contrats le fait que les hommes portent, très naturellement, dans leur grande majorité, plus d’attention à leurs propres intérêts qu’à ceux d’autrui. Cela conduit à privilégier la mise en œuvre de procédures contractuelles qui favorisent une rencontre équilibrée des volontés et par là même une certaine justice contractuelle. À vouloir organiser le contrat sur une base quelque peu utopique, on risque fort non d’ouvrir une troisième voie mais de retourner à un dirigisme particulièrement rigide. En effet, dès lors que la rigueur morale attendue des contractants ne sera pas également partagée par ceux-ci, il ne restera plus qu’à la leur imposer. Et plus l’approche sera irréaliste, plus la dose de contrainte nécessaire pour y parvenir sera forte. Seule différence par rapport au dirigisme antérieur, la contrainte imposée aux contractants est, dans cette conception, le fruit de l’intervention non plus du législateur mais du juge. Celui-ci devient, en effet, « l’artisan de la justice contractuelle et cette mission lui donne, à l’égard du contrat, un pouvoir d’intervention au sens quasiment procédural du terme, comme si, de tiers, le juge devenait partie au contrat » 4. Il a été objecté à cette présentation qu’elle ne rendrait pas justice au solidarisme contractuel, car celui-ci se proposerait non « d’affirmer une quelconque fraternité de nature sentimentale » mais de dénoncer le fait que la « philosophie contractualiste » serait « purement et simplement une

1. P.  Didier, « Le consentement sans l’échange : contrat de société », RJ  com. nov.  1995, no spécial, L’échange des consentements. 2. Y. Lequette, « Bilan des solidarismes contractuels », Mélanges P. Didier, 2008, p. 253. 3. Comme le soulignait Henri Capitant, « le point de vue individualiste est nécessairement dominant » s’agissant de ces contrats, parce que chacune des parties tente d’y faire entrer son intérêt personnel (Rev. crit. lég. et jurisp. 1931. 73-74). 4. L. Cadiet, « Les jeux du contrat et du procès : esquisse », Mélanges G. Farjat, 1999, p. 23, sp. p. 42 ; voir aussi, du même auteur, « Une justice contractuelle, l’autre », Mélanges J. Ghestin, 2001, p. 177.

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tromperie lorsque les parties ne sont pas de force égale » 1. La remarque montre qu’il existe (ou a existé) au sein de l’école solidariste, deux courants, l’un d’inspiration morale, l’autre d’inspiration sociale. Défendu par M. Jamin, le courant d’inspiration sociale ramène, en fait de troisième voie, à une critique très datée, puisqu’elle a été développée dès le milieu du xixe siècle ; on peut, en effet la résumer à un mot près par la formule de Lacordaire : « Entre le fort et le faible, c’est la liberté qui asservit, le juge (et non plus la loi) qui affranchit ». Le juge se substitue au législateur. Y a-t-il là un progrès ? Il est permis d’en douter. Sous couvert de justice contractuelle, le contrat ne doit pas devenir un « ménage à trois » au sein duquel l’intervention d’un juge ruinerait la sécurité juridique, sans laquelle le contrat, instrument de maîtrise du futur, risque de perdre une bonne part de son efficacité. 50 La synthèse : la diversification du droit commun des contrats, les contrats d’intérêt commun ¸ Est-ce à dire qu'il n'y aurait rien à retenir du solidarisme contractuel ? Une telle position serait excessive. On a vu que celui-ci se proposait de refonder le contrat en voyant dans celui-ci le « creuset de l'intérêt commun des parties ». Une telle approche est manifestement tout à fait excessive dans la mesure où elle est insusceptible de rendre compte de la catégorie de contrats de très loin la plus nombreuse, celle des contrats-échange dans laquelle les intérêts des parties sont naturellement opposés puisqu'ils sont conçus sur le schéma économique d'un jeu à somme nulle où ce que l'un perd l'autre le gagne. Mais on a vu que le contrat ne s'identifie plus au seul contrat-échange et qu'il peut servir de support juridique à des opérations économiques d'inspiration très différente. C'est ainsi que, à côté du contrat-échange, la doctrine a mis en évidence la figure du contrat-organisation dont la meilleure illustration est le contrat de société. Les parties procèdent alors non à une permutation de valeurs mais à une concentration d'actifs au sein d'une entité commune de manière à produire un effet de synergie qui profite à chacune d'entre elles. Les intérêts des associés y sont non plus opposés mais identiques, en sorte que tout le monde perd ou gagne ensemble. Mieux, poursuivant dans la voie ainsi tracée par M. Paul Didier, la doctrine française la plus récente a approfondi la distinction du contrat-échange et du contrat-organisation et mis en évidence entre ces deux figures l'existence d'une troisième catégorie de contrats, les contrats d'intérêt commun, encore dénommés contrats-coopération. Selon cette analyse, entre le modèle économique du marché et celui de la firme, émerge un troisième modèle, celui de la coopération. Les entreprises qui ont besoin d'avoir accès à certaines compétences spécifiques pour développer leurs activités peuvent, traditionnellement, décider soit de les acquérir sur le marché soit de les développer

1. C. Jamin, « Plaidoyer pour le solidarisme contractuel », Mélanges J. Ghestin, 2001, p. 441 s., sp. p. 442 et 471.

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en leur sein. Mais la première voie, celle du marché, risque d'être onéreuse ; quant à la seconde, celle de l'intégration, elle peut entrainer, outre des coûts importants une lourdeur qui entrave l'adaptation de l'entreprise aux évolutions rapides auxquelles elle doit faire face. D'où le développement d'une troisième voie : les entreprises qui détiennent des compétences spécifiques complémentaires peuvent choisir de les mettre en relation et de coopérer, sans renoncer à leur indépendance. Elles accèdent de cette façon aux compétences dont elles ont besoin, sans être pour autant obligés de les acquérir ou de les internaliser, minimisant ainsi leurs coûts. Se fait jour ainsi un modèle économique hybride qui n'est ni celui du marché ni celui de la firme et qui a son ressort dans la coopération : deux entreprises mettent en relation leurs actifs complémentaires, dans le cadre d'un projet commun, afin de profiter de l'effet de synergie qui peut en résulter tout en conservant leur indépendance 1. Juridiquement, l’hypothèse rend compte d’un certain nombre de contrats qui peinent à s’insérer dans la summa divisio que constitue la distinction des contrats-échange et des contrats-organisation. On l’illustrera au moyen de deux d’entre eux, le contrat d’édition et le contrat de franchise. Dans les deux cas, un contractant fournit à l’autre des moyens – le manuscrit d’une œuvre et le droit de la reproduire dans le premier cas, un savoir-faire spécifique dans le second –, afin que celui-ci les exploite dans leur intérêt partagé. Chacun a intérêt à ce que les deux prestations, la prestation instrumentale (les moyens) et la prestation finale (l’exploitation) soient les meilleures possibles, car de leur qualité dépend le succès de l’entreprise. Auteur et franchiseur sont, en effet, directement intéressés aux bons résultats de l’exploitation conduite par leur partenaire – l’éditeur, le franchisé – puisqu’ils sont rémunérés par un pourcentage calculé sur leur chiffre d’affaires. Leurs intérêts ne sont pas pour autant identiques, dans la mesure où seuls l’éditeur et le franchisé supportent les charges d’exploitation et encourent les risques de l’entreprise. Alors que les intérêts des parties sont opposés dans le contrat-échange et identiques dans le contrat-organisation, ils sont dans le contrat-coopération « convergents mais différents » 2. De cette figure originale qui est capable de rendre compte d’opérations aussi diverses que le mandat d’intérêt commun, les contrats de distribution, le bail à construction, le métayage, la joint venture ou le consortium, pour n’en citer que quelques-unes, découle un régime juridique spécifique, qui s’explique non parce que le droit des contrats devrait être reconstruit sur de nouvelles valeurs, voire sur une nouvelle vision de l’homme, mais par la spécificité de l’opération économique que ces contrats recouvrent. La définition de ce régime juridique constitue l’un

1. S. Lequette, Le contrat-coopération, contribution à la théorie générale de l’acte juridique, préface C. Brenner, Economica, 2012, p. 10, no 7. 2. S. Lequette, op. cit., p. 95, no 124.

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des défis que rencontre le droit commun des contrats à l’époque contemporaine, défi qu’il avait commencé à relever à la veille de la réforme. Il conviendra de rechercher comment la réforme opérée par l’ordonnance du 10 février 2016 y répond. 51 Destinée du solidarisme contractuel ¸ On constate ainsi que la « nouvelle crise du contrat » repose sur une erreur de diagnostic. Les tenants du solidarisme contractuel ont voulu procéder à une refondation du droit commun du contrat, là où était nécessaire une diversification de ce même droit commun. M. Rémy Libchaber, le premier a clairement identifié ce besoin en soulignant que les mouvements qui agitent le droit commun des contrats « ne sont pas suffisamment référés à l'apparition (…) de nouvelles catégories contractuelles », en sorte que l'on « prend pour une transformation du droit commun ce qui est d'abord une diversification » 1. Cette erreur de diagnostic s’explique, au demeurant, par les présupposés méthodologiques qui ont guidé la démarche des auteurs solidaristes. Adhérant totalement au « réalisme juridique » que cultive la doctrine américaine, ces auteurs entendent prendre leur distance avec la dogmatique juridique qu’ils assimilent aux « oripeaux d’une prétendue science » 2. Leur modèle est René Demogue, car, au sein de la doctrine française, lui seul aurait véritablement compris la vacuité des constructions juridiques face à la complexité de la vie économique et sociale 3. Mais on juge l’arbre à ses fruits. Comment peut-on faire de René Demogue le modèle de l’ouverture vers d’autres disciplines, notamment économiques, alors qu’il confond les mécanismes économiques les plus élémentaires, en assimilant le contrat de droit commun et le contrat de société, c’est-àdire ce que les économistes nomment le marché et la firme ? Aussi bien, conscient de cette confusion, M. Christophe Jamin n’emploiera-t-il plus ultérieurement la fameuse formule de René Demogue qu’en faisant comme si celui-ci se référait non pas à la société civile ou commerciale mais à la Société en général 4. Négligeant le fait que le contrat est d’abord « le reflet d’une opération économique » les solidaristes ont privilégié un discours essentiellement idéologique. Le résultat en est, selon leurs propres constatations, que « le soufflé est un peu retombé, les solidaristes

1. R. Libchaber, « Réflexions sur les effets du contrat », Mélanges J.-L. Aubert, 2005, p. 211 s., sp. p. 232. 2. C. Jamin, « Demogue et son temps, réflexions introductives sur son nihilisme juridique », Rev. interdisciplinaire d’études juridiques 2006, p. 5 s., sp. p. 19. 3. C. Jamin, « Le rendez-vous manqué des civilistes français avec le réalisme juridique, un exercice de lecture comparée », Droits 2010, no 51, p. 137 s., sp. p. 146. 4. C. Jamin, art. préc., Mélanges J. Ghestin, 2001, p. 451 : « Il (René Demogue) propose (de) rénover l’interprétation (des contrats) pour en faire le siège d’un véritable devoir de coopération entre les contractants pour que ceux-ci “forment une sorte de petit microcosme”, c’est-à-dire “une petite société où chacun doit travailler dans un but commun qui est la somme des buts individuels poursuivis pour chacun” ». Autrement dit, « le contrat est à l’image de la société dans son entier : il doit être gouverné par un principe de solidarité ». (C’est nous qui soulignons.)

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ont à peu près disparu du paysage » juridique 1. Passant d’une vision globale du contrat à une approche recentrée sur une catégorie de contrat, ils entendent désormais non plus « penser le contrat autrement », mais uniquement promouvoir une certaine solidarité au sein d’une famille de contrats qui se caractériserait par un triple critère : « la situation de dépendance d’un contractant par rapport à l’autre, la durée de leurs relations et l’intérêt commun », c’est-à-dire « pour l’essentiel les contrats de distribution » 2. Reste à savoir s’il y a là un critère pleinement opératoire. En l’occurrence sont associés un critère politico-social, la dépendance, et des critères juridiques, la durée et l’intérêt commun, sans que soit précisé le premier de ces crières juridiques ni conceptualisé le second. Il en résulte une notion molle, difficile à manier, dont on peine à cerner les contours et à pénétrer la logique : si la dépendance est essentielle, pourquoi la limiter aux contrats d’intérêt commun puisqu’on la retrouve aussi dans les contrats-échange ? Sous couvert de la dépendance, on retrouve alors ce qui avait engendré la première crise du contrat, à savoir des contractants qui sont dans une situation structurelle d’inégalité. Si c’est l’intérêt commun qui importe, pourquoi devrait-on lui adjoindre l’existence d’une relation de dépendance ? La logique propre de l’opération de coopération, qui donne naissance à cet intérêt commun, suffit, en effet, à justifier l’existence d’un régime spécifique. À refuser la technique, on pratique « un droit sans rigueur » 3. C’est « la méthode qui libère et son absence qui asservit » 4.

2. Les atouts du contrat

52 Présentation ¸ En dépit de ces crises ou peut-être grâce à elles et à la meilleure compréhension qu'elles ont permise de la notion de contrat et des possibilités qu'elle offre, on ne s'aventurera guère en pronostiquant que l'avenir appartient au contrat. Celui-ci présente, en effet, des atouts irremplaçables. Mais ceux-ci doivent se déployer dans les limites que lui trace le souci de l'intérêt général. 53 a) La souplesse du contrat ¸ D'un point de vue pratique, le contrat est synonyme de souplesse. Il permet aux individus, aux agents de la vie économique, de s’adapter avec le maximum d’efficacité à l’infinie diversité de besoins sans cesse changeants. Parfois, c’est le législateur qui se risque à proposer de nouveaux modèles de contrats pour répondre à ces 1. D. Mazeaud, « La bataille du solidarisme contractuel : du feu, des cendres, des braises », Mélanges J. Hauser, 2012, p. 905. 2. D. Mazeaud, art. préc., Mélanges J. Hauser, 2012, p. 919. 3. Y. Lequette, « Retour sur le solidarisme contractuel : le rendez-vous manqué des solidaristes français avec la dogmatique juridique », Mélanges J. Hauser, 2012, p. 901 4. L. Aynès, P.-Y. Gautier et F. Terré, « Antithèse de l’“entité” (à propos d’une opinion sur la doctrine) », D. 1997. 230.

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besoins. Ainsi du bail à construction (loi du 16 déc. 1964), de la concession immobilière (loi du 30 déc. 1967), de la location-accession (loi du 12 juillet 1984) mis en place pour favoriser la construction en essayant de remédier à la pénurie de terrain disponible. Mais le plus souvent ces initiatives n’ont qu’un succès très relatif, en sorte que, comme on a pu le constater, « le législateur n’a pas de véritable pouvoir créateur en matière contractuelle » ; les modèles qu’il propose restent mort-nés s’ils ne correspondent pas aux besoins des individus. C’est la pratique qui joue ici un rôle essentiel. Il n’est, pour en prendre conscience, que de constater l’extrême variété des contrats auxquels la vie des affaires donne constamment naissance. C’est ainsi qu’ont pris place, tour à tour, sur la scène contractuelle, pour ne parler que des plus connus, les contrats de gestion (management), d’ingénierie (engeneering), d’affacturage (factoring), de franchisage (franchising), de crédit-bail (leasing), de savoir faire (know how), de parrainage (sponsoring)… Ayant le plus souvent leur source dans des expériences étrangères, comme le montre leur double dénomination, ces contrats infléchissent ou même combinent de manière originale des figures contractuelles classiques, pour répondre efficacement aux besoins de la vie économique 1. Cette floraison de contrats nouveaux issus de la seule pratique redonne à la théorie générale du contrat tout son intérêt puisqu’ils vivent de sa seule « sève » 2. En l’absence de toute règle spéciale c’est d’abord dans celle-ci que les juristes puisent les réponses aux difficultés qu’ils rencontrent. Encore faut-il pour que cette théorie générale remplisse pleinement son office, qu’elle prenne en compte la diversité de la réalité contractuelle contemporaine, c’est-à-dire qu’elle intègre que la notion de contrat recouvre aujourd’hui des opérations économiques très différentes : le contrat-échange qui opère une permutation de biens ou de services entre deux patrimoines, le contrat-organisation qui vise à réaliser non une permutation de valeurs mais une mise en commun, une concentration de moyens afin de créer de nouvelles valeurs et de se les partager, le contrat-coopération qui occupe une position intermédiaire entre les deux précédentes, les parties y mettant en relation des actifs complémentaires dans le cadre d’un projet commun tout en conservant leur indépendance. 54 b) Le contrat : des obligations acceptées ¸ D'un point de vue psychologique, la voie contractuelle présente des mérites évidents pour l’organisation des rapports sociaux. Le contrat est synonyme d’obligation acceptée. Or l’on supporte plus aisément et l’on exécute de meilleure grâce des obligations auxquelles on a volontairement souscrit. Ces avantages sont, au demeurant, si manifestes que la technique contractuelle réalise à l’époque contemporaine une percée dans des domaines qui lui étaient 1. J.-M. Leloup, « La création de contrats par la pratique commerciale », in L’évolution contemporaine du droit des contrats, Journées René Savatier 1985, p. 167 ; J.  Paillusseau, « Les contrats d’affaires », in Le droit contemporain des contrats, 1987, p. 169. 2. M. Cabrillac, art. préc., Mélanges G. Marty, 1978, p. 235.

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traditionnellement fermés : la famille, matière impérative par excellence 1, mais aussi le droit public. Constatant qu’il est préférable de tabler sur une discipline consentie plutôt que sur une contrainte imposée, la puissance publique préfère parfois le contrat à la réglementation unilatérale : contrat de plan, contrat de programme, contrats fiscaux, convention de sécurité sociale… rythment désormais les relations de l’administration et des entreprises et même les relations de l’État avec certaines de ses composantes 2. On a pu parler à ce propos de nouvel essor du concept contractuel 3. Et ce sont encore ces avantages qu’ont présents à l’esprit ceux qui appellent de leurs vœux une « société contractuelle » et qui préconisent de substituer au modèle de régulation étatique un modèle d’autorégulation, au droit imposé par l’État un droit négocié au sein de la société civile. 55 c) Les limites du marché ¸ Ceci étant si les mérites du contrat sont manifestes, il ne faudrait pas lui prêter plus de vertu qu'il n'en a. Devant la difficulté qu'a l'État à modeler la vie sociale et économique d'en haut, conformément à ses propres vues, s'est refait jour l'idée qu'un ordre peut jaillir d'en bas du libre ajustement des intérêts particuliers. Le marché suffirait par son fonctionnement et sans autre référence que ses propres lois à établir un équilibre général de la société 4. L’effondrement de l’empire communiste a été interprété par les économistes néo-libéraux non seulement comme démontrant l’inanité de la croyance dans les lois de l’histoire devant conduire à une société sans classe, mais comme la preuve de la supériorité du modèle libéral, comme le « signe du triomphe universel et définitif des forces du Marché » 5. Autrement dit à une loi de l’histoire, celle du matérialisme scientifique conduisant à l’avènement d’une société sans classe, s’en substitue une autre qui voudrait que le triomphe du marché soit la « fin de l’histoire » 6. Comme les marxistes jadis, les défenseurs du marché sont convaincus de détenir la vérité. Le matérialisme scientifique cède la place au monothéisme du marché. La loi de l’offre et de la demande devient un concept aussi tyrannique que pouvait l’être la lutte des classes ou la dictature du prolétariat dans la société communiste 7. Le marché devient une fin en soi. 1. G. Creff, « Les contrats de la famille », in Le droit contemporain des contrats, 1987, p. 245 ; P.  Catala, Famille et patr. 2000.  101 ; La contractualisation du droit de la famille, 2001, dir. D. Fenouillet et P. de Vareilles-Sommières ; S. Moracchini-Zeidenberg, « La contractualisation du droit de la famille », RTD civ. 2016. 773. 2. Sur cette contractualisation de l’action publique et la « reféodalisation » qu’elle implique, voir A. Supiot, Homo juridicus, Essai sur la fonction anthropologique du droit, 2005, p. 171 s. 3. M. Vasseur, « Un nouvel essor du concept contractuel, les aspects juridiques de l’économie concertée et contractuelle », RTD civ. 1964. 5 ; voir aussi F. Castres de Saint-Martin-Drummond, « Le contrat comme instrument financier », Mélanges F. Terré, 1999, p. 661. 4. F.  Hayek, Droit, législation et liberté (1973), trad.  PUF, t.  1, Règle et ordre, 1980 ; t.  2, Le mirage de la justice sociale, 1981 ; t. 3, L’ordre politique d’un peuple libre, 1983. 5. A. Supiot, La gouvernance par les nombres, 2015, p. 281. 6. F. Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, 1992. 7. J.-C. Guillebaud, La refondation du monde, 1999, p. 94.

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C’est là tomber d’un excès dans un autre. Rappelons que dans la conception traditionnelle qui était celle des rédacteurs du code civil, on considérait que le marché était un moyen parmi d’autres au service de fins qui lui étaient supérieures. Le marché était certes perçu comme portant en lui une capacité auto-organisatrice qui lui confère son efficacité économique. Mais cette capacité auto-organisatrice était entendue non comme un absolu mais comme une donnée qui devait se conjuguer avec d’autres. Portalis était à cet égard fort clair, lorsqu’il écrivait « des jurisconsultes ont poussé le délire jusqu’à croire que des particuliers pourraient traiter entre eux comme s’ils vivaient dans ce qu’ils appellent l’état de nature, et consentir tel contrat qui peut convenir à leurs intérêts, comme s’ils n’étaient gênés par aucune loi (…) Toutes ces dangereuses doctrines doivent disparaître devant la sainteté des lois. Le maintien de l’ordre public dans la société est la loi suprême » 1. En posant dans son article 6 qu’« on ne peut déroger par des conventions particulières aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs » ou encore dans son article 1128 que seules les « choses qui sont dans le commerce » peuvent être « l’objet de conventions », les rédacteurs du Code civil avaient entendu marquer clairement et fermement qu’il existait une hiérarchie des valeurs dont le marché et donc le contrat n’occupaient pas le sommet. L’ordre public est le « rocher » sur lequel s’édifie la société 2. Sa seule existence atteste que, dans tout système juridique, il existe un ordre de valeurs supérieures qui est placé hors des atteintes des conventions particulières et donc du marché. Le droit a pour fonction première, selon la formule de Ihering, le « maintien de la société » et s’appuie à cet effet sur des piliers intangibles : l’État, la famille, l’individu. Quant à la référence aux choses hors du commerce, elle signifie qu’il existe dans toutes sociétés des « tabous », des « choses sacrées », des « interdits fondateurs » qui échappent à l’emprise du marché. Aussi bien ne peut-on que s’inquiéter de la propension qu’a aujourd’hui le marché à s’assujettir des domaines – la science, les personnes, l’art… – dont on pouvait penser qu’ils relevaient d’une autre logique 3. La société doit-elle devenir un simple auxiliaire du marché ? C’est là une des questions importantes qui se posaient à la veille de la réforme opérée par l’ordonnance du 10 février 2016. 56 Récapitulation ¸ On perçoit ainsi qu'à la veille de la réforme existaient des interrogations fondamentales dont certaines n'avaient pas été prises en compte par les rédacteurs du code civil de 1804. Le droit commun des contrats avait été conçu par eux comme présupposant une situation d’égale compétence et d’égale force économique entre 1. Portalis, « Exposé des motifs du titre préliminaire », Écrits et discours juridiques et politiques, 1998, p. 77-78. 2. J. Carbonnier, L’ordre public à la fin du xxe siècle, 1996, p. 1. 3. M.-A. Frison-Roche, « Le modèle du marché », Archives de philosophie du droit, t. 40, 1996, p. 287 s. ; voir aussi « La ruée vers l’art », film de M. Lamour, DVD, 2013.

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les contractants. Dès lors, quelle attitude adopter lorsque les contractants étaient dans une situation structurelle d’inégalité ? Fallait-il mettre en avant pour résoudre cette difficulté la figure doctrinale du contrat d’adhésion ? À supposer qu’une telle réponse soit retenue, comment cette figure devait-elle se combiner avec celles des contrats de consommation ou des contrats de dépendance qui avaient été progressivement dégagées par le législateur, notamment à travers la mise en place de droits spéciaux des contrats ? Le droit commun des contrats avait été conçu par eux en prenant pour modèle l’opération économique que réalise la vente. Or la pratique avait fait apparaître des contrats qui reposaient sur d’autres modèles économiques que celui de l’échange : la concentration suivie d’un partage, la coopération. Cet enrichissement de la notion de contrat, puisque celui-ci devenait le support d’opérations à la logique économique différente, soulevait, du point de vue de la réforme du droit commun des contrats, une délicate interrogation : comment procéder à la nécessaire diversification de la théorie générale pour que celle-ci puisse continuer à nourrir de sa sève une réalité contractuelle devenue beaucoup plus complexe, tout en lui maintenant sa cohérence ? Enfin quelle place faire au marché et donc au contrat dans l’agencement de la société ? Quelles bornes lui assigner ? L’interrogation présentait un caractère moins pressant dans la mesure où les rédacteurs du Code civil avaient sur ce point forgé l’arsenal nécessaire à la préservation de la société : l’ordre public et les bonnes mœurs marquaient qu’il existe audessus des intérêts particuliers des intérêts généraux que le pouvoir de la volonté ne saurait méconnaitre. L’objet et la cause offraient des vecteurs permettant de contrôler en profondeur la licéité et la moralité des contrats. Il convient maintenant de rechercher quelles sont les réponses que l’ordonnance du 10 février 2016 apporte à ces interrogations, mais aussi de décrire le cheminement qui a conduit à l’adoption de cette ordonnance.

§ 2. Origine et orientation de la réforme opérée par l’ordonnance du 10 février 2016 57 Présentation ¸ En présence de textes nouveaux, il convient, afin d'en avoir une bonne compréhension, de rechercher d'où ils viennent et vers quoi ils s'orientent.

A. Aux origines de la réforme

58 Le besoin d’une réforme ¸ Après les tentatives avortées de refonte du Code civil engagées à l'occasion de la célébration du centenaire du Code civil (1904) puis de la Libération de la France (1945), on sait que la rénovation de celui-ci fut opérée, à partir du début des années soixante, morceau par morceau, par le doyen Carbonnier, sous l'impulsion de Jean

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Foyer, garde des Sceaux, et le patronage du général de Gaulle. Mais cette « révolution tranquille » se limita à l'époque au droit de la famille, patrimonial et extrapatrimonial 1. Ce n’est pas que le besoin d’une réforme du droit des obligations n’ait pas été ressenti. Dès l’entre-deux-guerres, un projet de code des obligations franco-italien fut élaboré par des universitaires français et italiens 2. Surtout, le constat de la nécessité d’une réforme du droit des obligations, et plus particulièrement du droit des contrats, fut dressé par le doyen Gérard Cornu dans un cours de doctorat professé en 1976, qui connut, en dépit de sa seule forme polycopiée, un certain retentissement dans les milieux universitaires 3. Il y constatait que le Code civil ne renfermait plus le vrai droit des contrats, du fait des transformations profondes que la jurisprudence et la pratique avaient apportées à celui-ci. Aussi appelait-il de ses vœux la rénovation de ce « vieux continent » et avait-il élaboré, pour guider un législateur à venir, une sorte de discours de la méthode. Mais les évènements ne tournèrent pas dans le sens attendu. Le « nouveau monde » issu de la « révolution tranquille » opérée par le doyen Carbonnier connut, au cours des années quatre-vingt et des années 2000, des réformes multiples, les dispositions du code relatives au droit des obligations restant pour leur part inchangées. 59 Les raisons d’un attentisme ¸ Comment expliquer l'« inébranlable stabilité » des dispositions du code en matière d'obligations alors même que leur obsolescence avait été solennellement constatée ? Peut-être cette situation pouvait-elle se relier à l'idée, encore forte dans l'esprit de certains, que le droit des obligations constituait une sorte de dépôt précieux hérité des Romains, à propos duquel il serait difficile d'opérer des progrès 4. Plus probablement, cette fixité tenait-elle à l’existence de freins que le doyen Carbonnier mentionne, au détour d’études publiées en 1985 et 1996. Selon lui, l’espèce d’attentisme dont aurait fait montre le législateur en matière d’obligations, au milieu des années soixante et soixante-dix, s’expliquerait par « l’incapacité de trancher entre capitalisme et socialisme » 5, ainsi que par le fait que « cette matière pourrait, dans un avenir abordable, faire l’objet d’une unification européenne » 6. Le premier blocage a été levé, pour la France, par le ralliement du Parti socialiste à l’économie de marché et, plus généralement, par l’effondrement

1. Sur l’esprit de ces réformes, voir G. Cornu, « L’apport des réformes récentes du Code civil à la théorie du droit civil », in La rénovation du Code civil, éd. Panthéon-Assas, 2017, p. 15 s. 2. Le projet de code des obligations franco-italien (1927), avant-propos G. Alpa, éd. PanthéonAssas, 2015. 3. G. Cornu, « Regards sur le titre III du Livre III du Code civil (1976) », in La rénovation du Code civil, éd. Panthéon-Assas, 2017, p. 255 s. 4. V. ss 32. 5. J. Carbonnier, « La codification dans les États de droit : le cas français », L’année canonique, t. XXXVIII, 1995-1996, p. 91 s., sp. p. 96. 6. J. Carbonnier, « Introduction », in L’évolution contemporaine du droit des contrats, Journées René Savatier, Poitiers, 24-25 oct. 1985, PUF, p. 29 s., sp. p. 32.

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de l’empire communiste : le capitalisme l’a emporté sur le communisme, le modèle du marché sur celui du plan. Quant à l’Europe, les choses sont plus complexes et appellent quelques développements. 60 Une hypothétique codification européenne ¸ Après avoir brièvement retracé le débat de principe auquel a donné lieu une éventuelle intervention européenne en ce domaine, on rappellera les principales manifestations à travers lesquelles cette intervention a tenté de se concrétiser. 1) Le débat de principe. Il importe de rappeler à titre préalable que l’Union européenne ne jouit que d’une compétence d’attribution. En d’autres termes, chaque intervention des autorités européennes dans un domaine donné a besoin, pour sa validité, d’une base légale précise. Or aucun texte ne confie à ces autorités le soin d’unifier la législation civile au moyen d’un code civil européen ni même la théorie générale du contrat au moyen d’un code européen des contrats. Il a néanmoins été soutenu que l’actuelle diversité du droit des contrats entre les pays membres de l’Union européenne représenterait un obstacle à la libre circulation que le Marché unique se propose de réaliser, en sorte que, sous couvert de réalisation du marché intérieur, l’Union européenne pourrait se saisir de cette question 1. « Un marché unique appelle, dit-on, un instrument contractuel unique » 2. Seule l’unification du droit des contrats serait de nature à supprimer les entraves qui résultent du coût particulier qui s’attache aux relations transfrontières. À quoi il a été objecté que l’expérience apporte un démenti à une telle affirmation. Les deux grands marchés économiques intégrés que forment respectivement les États-Unis et le Canada se sont constitués et fonctionnent avec une pleine efficacité sans qu’ait jamais été levée cette entrave, à supposer qu’il y eût entrave. Aucun de ces deux pays ne dispose, en effet, d’une législation civile unifiée, celle-ci relevant de la compétence de chaque État fédéré. Tout au plus existe-t-il aux États-Unis un Code uniforme de commerce (Uniform Commercial Code), lequel ne contient aucun titre relatif aux obligations en général. Encore ce code revêt-il d’un État à l’autre des différences significatives 3. N’est-ce pas le signe que la diversité du droit ne fait pas obstacle à la prospérité d’un marché et qu’elle n’est nullement nécessaire à son achèvement ? Mieux, bien loin de constituer une entrave à l’activité économique, la diversité du droit peut être un stimulant de celle-ci grâce aux ressources 1. Sur cette question, voir G. Gandolfi, « Pour un Code européen des contrats », RTD civ. 1992. 707 ; O. Lando, Liber Memorialis François Laurent, 1989, p. 417 ; G. Rouhette, « La codification du droit des contrats », Droits 1996, no 24, p. 113. 2. D. Tallon, « Vers un droit européen du contrat », Mélanges Colomer, 1993, p. 494 ; « Les principes pour le droit européen du contrat », Defrénois 2000. 683 ; C. Witz, « Plaidoyer pour un code européen des obligations », D. 2000. Chron. 79 ; D. Mazeaud, « Faut-il avoir peur d’un droit européen des contrats », Mélanges Blanc-Jouvan, 2005, p. 309. 3. S. Herman, « L’expérience des États-Unis d’Amérique  (…) : la gestion des transactions pluri-étatiques aux États-Unis », in Le droit privé européen 1998, p. 150 s., sp. p. 155.

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offertes par le droit international privé avec la loi d’autonomie. Libres de choisir la loi applicable à leur convention, les parties peuvent se déterminer pour le droit qui leur paraît répondre le mieux à leurs attentes et à l’économie de leur convention. Combinée avec la loi d’autonomie et la concurrence qu’elle introduit entre les droits, cette diversité peut, au reste, se révéler un puissant moteur de leur modernisation et de leur rapprochement 1. Ce mécanisme fonctionne, est-il dit, parfaitement en Amérique du Nord 2 et on voit mal pourquoi il ne présenterait pas les mêmes vertus de ce côté de l’Atlantique, d’autant qu’en se dotant avec la Convention de Rome puis avec le Règlement Rome I de règles de conflit de lois unifiées en matière de contrats internationaux, les États membres de l’Union européenne disposent déjà de l’instrument leur permettant de faire jouer cette libre concurrence (v. ss 96). Conduite à son terme l’entreprise de codification européenne du droit des obligations pourrait d’ailleurs produire des résultats opposés à ceux attendus. Une fois adopté, il est à craindre qu’un tel instrument ne se laisse que très difficilement modifier eu égard à la lourdeur des processus décisionnels européens 3. L’uniformité du droit risque d’aller de pair avec sa « glaciation ». Absence de choix, pétrification, rigidité seraient alors les conséquences les plus tangibles de l’adoption d’un code européen des obligations. S’agit-il là vraiment des qualités susceptibles de favoriser le commerce transfrontière ? Reposant sur une croyance exagérée dans les bienfaits de l’unification, une telle entreprise témoigne, en outre, d’une confiance excessive dans la possibilité de sa réalisation. Toutes les unifications internationales du droit sont, en effet, lentement défaites par les inévitables imperfections des traductions et par les difficultés d’interprétation. L’exemple de la Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises, dont nombre de dispositions donnent lieu à des lectures divergentes, alors même qu’elle a été élaborée avec un soin infini par les meilleurs experts de la matière, montre que tout instrument d’unification replacé dans le contexte de la tradition juridique propre à chaque système de droit, a tendance à évoluer selon une pente propre. L’unification du droit n’est qu’apparente. 2) Les manifestations concrètes. En dépit de l’absence de compétence des autorités européennes pour élaborer un code européen des contrats, les projets n’ont pas manqué en ce sens. Il est vrai qu’ils ont pris des formes détournées destinées à contourner ce défaut de base juridique.

1. Il a ainsi été suggéré que le fameux revirement de jurisprudence de 1995 sur l’indétermination du prix (v. ss 374 s.) avait sa source dans le constat de l’isolement du droit français par rapport aux droits voisins et des handicaps qui pouvaient en résulter (C. Jamin, « Un droit européen des contrats ? », in Le droit privé européen, p. 45). La même remarque a été avancée à propos de la jurisprudence introduisant dans notre droit la résolution unilatérale du contrat (v. ss 803). 2. S. Herman, « L’expérience des États-Unis d’Amérique … », in Le droit privé européen, p. 150 s. 3. R. Sacco, « Non, oui, peut-être », Mélanges C. Mouly, 1998, p. 166 ; du même auteur, « Les problèmes d’unification du droit », in Unifier le droit, un rêve impossible, 2001, p. 15.

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Il a tout d’abord été recouru à des « œuvres de droit savant » 1 : « principes du droit européen du contrat », « code européen des contrats » élaborés, respectivement par la commission Lando et le groupe Gandolfi, du nom de leur chef de file 2. Il s’agit d’œuvres privées, réalisées par des groupes d’experts, pour la plupart universitaires, n’entendant pas se placer sous l’égide de leurs pays respectifs. Il en va de même des projets du groupe d’études sur un Code civil européen piloté par M. von Bar 3. C’est dire que ces principes sont dépourvus de positivité et sont assez éloignés de la tradition française, tant leur forme est bavarde et pesante. Après avoir procédé en juillet 2001 à une communication ayant pour objet de susciter un large tour d’horizon afin de déterminer si l’unification du droit européen des contrats était nécessaire à l’achèvement du marché intérieur 4, et s’être heurtée à des opinions réservées 5 ou hostiles 6, la Commission a paru vouloir revenir à des visées plus modestes puisqu’elle a orienté son action, tout à tour, vers une révision de l’acquis communautaire et vers l’élaboration d’un cadre commun de référence, sorte de « boîte à outils à trois tiroirs » renfermant respectivement la définition de concepts clés, l’énoncé de principes fondamentaux et celui de règles modèles 7. Mais ce cadre commun de références a, en réalité, servi de paravent aux autorités européennes pour leur permettre de financer l’élaboration d’un véritable code européen des obligations, renfermant plus de mille articles, couvrant l’ensemble du droit des obligations contractuelles – théorie générale et règles spéciales –, mais aussi extracontractuelles – responsabilité délictuelle, gestion d’affaires et enrichissement sans cause –, ainsi que la question du transfert de propriété des biens meubles et celle des sûretés réelles mobilières 8. Ultérieurement, la Commission s’est employée à enclencher 1. B. Ancel, « Auctoritate rationis, le droit savant du contrat international », Clés pour le siècle, 2000, p. 265 s. 2. Principes du droit européen du contrat, version française préparée par G. Rouhette, 2003 ; Code européen des contrats, sous la direction de G. Gandolfi, 2004. 3. C. von Bar, « Le groupe d’études sur un Code civil européen », RID comp.2001. 127. 4. Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen concernant le droit européen des contrats, JOCE 13 sept. 2001, C 255/1. 5. J. Huet, « Nous faut-il un “euro” droit civil ? », D. 2002. 2611, Ph. Malinvaud, « Réponse hors délai à la Commission européenne ; à propos d’un Code européen des contrats », D. 2002. 2542. 6. V. en ce sens, G.  Cornu, « Un code civil n’est pas un instrument communautaire », D. 2002. 351 ; Ph. Malaurie, « Le Code civil européen des obligations et des contrats. Une question toujours ouverte », JCP 2002. I. 110 ; Y. Lequette, « Quelques remarques à propos du projet de Code civil européen de M. von Bar », D. 2002. 2202 ; « Vers un Code civil européen ? », Pouvoirs, « Le Code civil », no 107, p. 97  s. ; « Codification civile et intégration européenne », in L’avenir de la codification en France et en Amérique latine, Association Andrés Bello, 2004, p. 203 s. 7. Communication du 12 févr. 2003, « Un droit européen des contrats plus cohérent, un plan d’action », Com.  (2003) 68  final ; Communication du 11  oct. 2004, « Droit européen des contrats et révision de l’acquis : la voie à suivre », Com. (2004) 651 final. 8. Principles, Definitions, and Model Rules of European Private Law, Draft Common Frame Reference (DCFR), Sellier European Law Publishers, 2008. Ce code a été préparé par le Study Group on A European Civil Code and the Research Group on EC Private Law, dirigé par M. Christian von Bar, lequel a ainsi poursuivi sous couvert du CCR la rédaction du code civil européen dont il avait

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la première dent de l’engrenage destiné, à terme, à conduire à un code européen des obligations, en proposant l’adoption d’un règlement relatif à un droit commun européen de la vente qui était en réalité l’amorce d’une théorie générale du contrat 1. Ce règlement visait à créer un instrument optionnel tant pour les contrats entre entreprises que pour ceux conclus entre les entreprises et les consommateurs. Cette proposition s’est heurtée à de multiples résistances : objections des professionnels qui démentaient l’existence d’un besoin des acteurs du marché et relevaient la complexité du mécanisme de l’option ainsi que l’insécurité juridique engendrée par un nouveau droit européen superposé aux droits nationaux ; opposition d’un certain nombre de parlements nationaux (Sénat belge, Bundestag allemand, Bundesrat autrichien, Chambre des Lords britannique) au nom du principe de subsidiarité ; opposition des ministres de la justice d’un certain nombre de pays (Allemagne, Autriche, Finlande, France, Pays-Bas, Royaume-Uni) sous forme d’une lettre commune demandant le retrait du projet de droit commun de la vente 2. L’hypothèque tenant à une éventuelle codification européenne étant ainsi levée (ou le « coup fatal » étant ainsi portée à une telle codification 3, c’est selon), la voie était libre pour une recodification du droit français des obligations 4. Mais une partie de la doctrine française, soucieuse de la pérennité de son droit, n’avait pas attendu que l’horizon se libère pour entamer ce processus de refonte. Elle n’avait fait ainsi que répondre à l’espèce entamé l’élaboration dès la fin des années quatre-vingt-dix. Un autre groupe, réunissant dans une sorte de partenariat l’Association Henri Capitant et la Société de législation comparée, s’est scrupuleusement conformé au cahier des charges défini par la Commission et a publié deux forts volumes intitulés Projet de cadre commun de référence (coord. B. Fauvarque-Cosson et D. Mazeaud), Principes contractuels communs, 2008 (dir. G. Wicker et J.-B. Racine) et Terminologie contractuelle commune, 2008 (dir. A. Tenenbaum). Face à cette double démarche, la seconde pleinement respectueuse des objectifs affichés par la Commission, la première qui les transgresse ouvertement, la Commission a curieusement pris pour base de ses travaux la première puisque son « Livre vert relatif aux actions envisageables en vue de la création d’un droit européen des contrats pour les consommateurs et les entreprises » se réfère, sous la mention cadre commun de référence, au seul code de M. von Bar. Sur ce processus, voir Y. Lequette, « Le code européen est de retour », RDC 2011. 1028. Sur les réactions suscitées par ce Livre vert, v. « L’Europe contactuelle, encore et toujours ! », RDC 2011. 1027 s., 1361 s. 1. Sur cette proposition de règlement, voir « Le projet de droit commun européen de la vente : menace ou opportunité pour le modèle contractuel français ? », RDC 2012.  1393  s., avec les communications de Y. Lequette, I. Balensi et F. Baumgartner, J.-S. Borghetti, F. Ancel, M. FabreMagnan, L. Leveneur, S. Bros, T. Piazzon, T. Genicon et D. Mazeaud, F. Terré ; Le droit commun européen de la vente, examen de la proposition de règlement du 11 septembre 2011, dir. O. Deshayes, 2012 ; B.  Fauvarque-Cosson, « Vers un droit commun européen de la vente », D.  2012.  34 ; G.  Paisant, « La proposition d’un droit commun de la vente ou l’espéranto contractuel de la Commission européenne », JCP 2012. 560. 2. Sur cette question, voir F. Ancel, B. Fauvarque-Cosson et J. Gest, Aux sources de la réforme du droit des contrats, Dalloz, 2017, p. 35 s. 3. F. Ancel, B. Fauvarque-Cosson et J. Gest, Aux sources de la réforme du droit des contrats, Dalloz, 2017, p. 35 et 38. 4. J.-S.  Borghetti, « Réforme du droit des contrats : un projet s’en vient, l’autre s’en va », D. 2015. 1376.

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d’appel implicite à la résistance qu’avait lancé le doyen Carbonnier, en conclusion du superbe article « l’avenir d’un passé » qu’il avait publié en 1999 aux Mélanges en hommage à François Terré. « Des juristes esclaves, est-ce concevable ? » s’interrogeait-il à propos du souci de certains juristes de rendre le droit français eurocompatible, favorisant ainsi « l’explosion (de) la nation » et celle du « droit national ». La réponse fusait : « la liberté est affaire d’énergie » 1. 61 La recodification du droit des obligations : une initiative privée ¸ Un raccourci est souvent utilisé pour décrire le début du processus de refonte du droit des obligations : en réponse à l'appel lancé par le Président Chirac à l'occasion de la célébration du bicentenaire du Code civil, deux avant-projets doctrinaux de réforme du droit des obligations, l'avant-projet Catala et l'avant-projet Terré auraient été élaborés 2. Commode, une telle présentation n’en est pas moins tout à fait inexacte. Ce processus de refonte a, en effet, une origine purement privée. L’initiative en revient à Pierre Catala. Celui-ci a décrit en détail le cheminement qui devait le conduire à enclencher cette démarche 3 : une lettre de Geneviève Viney à l’automne 2002 le sensibilisa au problème, le colloque organisé en janvier 2003 à la Faculté de droit de Sceaux, qui mettait en parallèle principes du droit européen des contrats et concepts contractuels français, joua le rôle de catalyseur 4. À quoi il convient d’ajouter l’idée qu’il était inconcevable que la France restât « muette dans le concert européen » qui se proposait de « pianote (r) les premières gammes d’un droit idéal des contrats » 5. Et de fait, le meilleur moyen de peser dans le débat européen qui s’esquissait à l’époque était de pouvoir prendre appui sur un droit national en ordre de marche. Même s’il présente des qualités de fond certaines, un droit qui est, pour l’essentiel, d’origine jurisprudentielle s’exporte malaisément et ne peut que difficilement être proposé comme modèle 6. Le précédent des Pays-Bas et de l’Allemagne qui avaient rénové leur code civil, respectivement en 1996 et 2001, était là, au demeurant, pour indiquer la voie à suivre. La démarche de ces deux pays témoignait, en effet, contrairement à ce que beaucoup croyaient à l’époque en France et notamment à la Chancellerie, de ce que des ambitions européennes pouvaient aller de pair avec une refonte du droit national. Fort de ces constatations, 1. J. Carbonnier, « L’avenir d’un passé », Mélanges F. Terré, 1999, p. 5 s., sp. p. 10. 2. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, commentaire théorique et pratique dans l’ordre du Code civil, Dalloz, 2016, no 9, p. 9. 3. P. Catala, « La genèse et le dessein du projet », RDC 2006. 11 s. 4. P. Rémy-Corlay et D. Fenouillet (dir.), Les concepts contractuels français à l’heure des principes du droit européen des contrats, Dalloz, coll. « Thèmes & commentaires », 2003. 5. P. Catala, art. préc., RDC 2006. 12. 6. Sur cette question, voir le débat « Faut-il réformer le titre III du Livre III du code civil ? », RDC 2004. 1145 s., avec les contributions de P. Catala, J. Ghestin, J. Mestre, Ph. Rémy, A. Sériaux, D. Tallon.

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Pierre Catala réunit à l’automne 2003 un groupe, puis des sous-groupes de travail formés pour l’essentiel d’universitaires dont l’objectif était de rédiger un avant-projet qui soit prêt pour le « grand rendez-vous » de 2004, l’année du bicentenaire du Code civil 1. L’idée était de réaliser un code de consolidation, un « code non de rupture mais d’ajustement ». Il s’agissait de réaffirmer la tradition juridique française dans un code moderne qui lui permette de rayonner, aussi bien en Europe que dans le monde. Cette initiative fut, à l’époque, regardée en France par nombre de ceux qui l’observaient de l’extérieur avec une certaine hostilité 2. Les choses changèrent lorsque cette initiative reçut l’appui du Président de la République en mars 2004 à l’occasion du discours qu’il prononça à la Sorbonne pour la célébration du bicentenaire du Code civil : « réécrivons (…) le droit des contrats (…) J’attends beaucoup des travaux sur la refonte du droit des obligations conduits par des universitaires de très grande qualité sous la présidence du professeur Catala. Cet effort de modernisation, indispensable dans le domaine des obligations, doit animer l’ensemble de notre droit » 3. Les conséquences de cet appui furent doubles. Dans un premier temps, la démarche de Pierre Catala et de ceux qui l’épaulaient très directement – Geneviève Viney, Gérard Cornu – s’en trouva confortée. Le résultat en fut l’achèvement puis la remise, en septembre 2005, au garde des Sceaux, de l’avant-projet de réforme du droit des obligations et de la prescription, qui fut publié en 2006 à la Documentation française. Mais le succès même de l’entreprise et le regain de notoriété qu’elle valut à ses chefs de file suscitèrent des vocations concurrentes. D’où, dans un deuxième temps, l’émergence d’un second projet sous la direction de François Terré et sous le patronage de l’académie des sciences morales et politiques. Plus ambitieux que le groupe Catala, ce deuxième groupe de travail se fixait 1. Les quatre phases de travail du groupe Catala ont été minutieusement décrites par celui-ci, voir P. Catala, « Présentation générale de l’avant-projet », in L’avant-projet de réforme du droit des obligations et de la prescription, La documentation française, 2006, p. 13. 2. Pour une bonne illustration, voir les appréciations portées par F. Zenati : « la recodification civile est un non-sens, en tant qu’elle est une réaction à la construction du droit privé européen. (…) Faire un code national, acte emblématique de la pensée moderne, à l’époque de la mondialisation et de l’européanisation, constitue un anachronisme. Si elle jouit d’une légitimité incontestable dans la production du droit, la communauté des savants du droit n’en a aucune à décider au service de quelle cause son office doit s’exercer. Elle n’est que le prolongement de la société civile dans l’ordre du droit et ne peut juger souverainement de l’avenir du droit (…). La réalisation d’un code n’appartient à aucune autorité de la société civile, quelle que soit sa légitimité, c’est une décision politique » (« La proposition de refonte du titre II du Livre II du Code civil, Étude critique », RTD civ. 2009. 211, sp. p. 213). Écrites à propos de la refonte du droit des biens, ces appréciations valent tout autant à propos du droit des obligations comme le montre d’ailleurs son cours consacré aux contrats (F. Zenati-Castaing et T. Revet, Cours de droit civil, Contrats, Théorie générale, quasi–contrats, 2014, no 5, p. 40). Ce texte apparaît d’autant plus étonnant qu’il fait totalement l’impasse sur le discours du Président de la République, lequel existait à l’époque où il a été rédigé. 3. J. Chirac, « Code civil, célébration du bicentenaire, discours de Jacques Chirac, Président de la République », Gaz. Pal. 28-30 mars 2004, p. 24 s.

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pour objectif de réaliser un « code de rupture ». À cet effet, il fit un « usage abondant » des codifications privées européennes, particulièrement des Principes Lando 1. En matière contractuelle, ses travaux devaient conduire à une proposition « pour une réforme du droit des contrats » publiée en 2009 2 aux éditions Dalloz. Comme on a pu le synthétiser, « si l’avantprojet Catala avait tenu à réaffirmer la tradition contractuelle française, l’avant-projet Terré n’avait pas hésité à proposer de la faire évoluer, parfois de manière assez radicale » 3. 62 L’intervention de la Chancellerie ¸ L'existence de plusieurs projets doctrinaux d'inspiration différente ne pouvait que conduire la Chancellerie à se saisir de la question de la recodification du droit des contrats 4. Jusqu’alors celle-ci n’avait porté à cette question que peu d’attention. Le soutien à l’initiative privée lancée par Pierre Catala vint de la Présidence de la République et non de la Chancellerie qui y fut tout à fait étrangère 5. La sympathie des magistrats en charge de ces questions à la Chancellerie allait manifestement à une codification européenne. Un bon échantillon de cette orientation est donné a posteriori par l’ouvrage intitulé Aux sources de la réforme du droit des contrats 6, rédigé par M. François Ancel, Mme Bénédicte Fauvarque-Cosson et Mme Juliette Gest. M. François Ancel dirigeait, à l’époque, le bureau du droit des obligations à la direction des affaires civiles, en charge aussi bien de la législation interne que des questions de droit européen et international. On y constate que quarante-deux pages sont consacrées aux projets européens, dont trente aux projets, 1. M.  Latina, Rép.  Civ. Dalloz, Vo  Contrat : généralités, 2017, no 41 ; F.  Zenati-Castaing et T. Revet, op. cit., no 5, p. 40 : « Ce dernier projet se démarque de l’avant-projet Catala en ce qu’il s’ouvre à l’approche et aux conceptions des projets européens ; afin d’éviter que le droit français ne reste à l’écart de ce mouvement, il lui emboite le pas. La vertu d’une telle démarche est de préparer les esprits à l’inéluctable avènement d’un droit européen des contrats. Son paradoxe est de souligner l’inutilité d’une réforme générale du droit commun français des contrats, tant elle témoigne que le temps n’est plus à raisonner, en la matière, dans le cadre national des Étatsmembres de l’Union européenne ». 2. Pour une réforme du droit des contrats, sous la direction de F. Terré, Dalloz, 2009. 3. M.  Latina, Rép.  Civ. Dalloz, Vo  Contrat : généralités, no 41 ; T.  Revet, « Une philosophie générale », RDC 2016, hors-série, p. 8, no 7. 4. T. Revet, « Méthodes », RDC 2016. 193 : « L’existence de deux avant-projets émanant de l’École aura probablement conduit (la Chancellerie) à considérer qu’elle disposait de suffisamment de matière de cette origine et qu’il fallait qu’un tiers tranchât entre des textes se démarquant l’un de l’autre par bien des aspects ». 5. Pour la petite histoire, on indiquera que le magistrat chargé des affaires juridiques à l’Élysée, pénaliste de formation, auquel avait été confiée la tâche de rédiger le discours du Président de la République pour le bicentenaire du Code civil, sollicita deux privatistes de Paris II, dont les noms avaient été communiqués par un étudiant séduit par leur enseignement, afin qu’ils lui fournissent des éléments destinés à nourrir ce discours. L’entretien eut lieu à l’Élysée, au cours d’un déjeuner, le 26 janvier 2004. L’un de ces universitaires étant membre du groupe de travail Catala, saisit cette occasion pour faire connaître à la Présidence les travaux en cours, ce qui permit à ceuxci de recevoir l’aval du Président de la République. 6. F. Ancel, B. Fauvarque-Cosson et J. Gest, Aux sources de la réforme du droit des contrats, Dalloz, 2017, p. 9.

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antérieurs à la réforme, de « droit européen des contrats (…) longtemps espéré par la doctrine civiliste » 1 et douze au « nouvel élan du droit européen des contrats » postérieurs à la réforme 2. En revanche, l’avant-projet Catala qui est la vraie source de la réforme a droit à deux fois cinq lignes 3 et le projet Terré à huit lignes 4. Quant au discours du Président de la République, très rapidement évoqué en introduction, il n’est dans le corps des développements l’objet que de deux mentions peu explicites, ce qui est pour le moins curieux s’agissant d’un livre qui s’intitule « aux sources de la réforme » 5. Aussi bien, la démarche de la Chancellerie est-elle présentée comme naturellement « ouvertement comparatiste et européenne » 6, la fidélité à la tradition juridique française étant envisagée sous les appellations peu gratifiantes de « repli identitaire » et de « vestiges du passé » 7. Le commentaire, essentiellement descriptif et donc assez superficiel dans l’ensemble, développé par ces auteurs a, quant à lui, pour seule ligne de force de tenter de faire croire au lecteur que les nouveaux textes ne sont que la mise en œuvre des codifications savantes : Principes de droit européen du contrat, Cadre commun de référence, Principes Unidroit, principes contractuels communs… C’est là manifestement une présentation quelque peu biaisée, en ce qu’elle ne rend pas compte de l’exacte pondération des différents éléments qui ont nourri la réforme. L’ordonnance du 10 février 2016 est d’abord le fruit d’une synthèse des travaux académiques qui l’ont précédée, lesquels reposaient comme on l’a vu sur des « parti-pris radicalement opposés » 8. L’empreinte des Principes du droit européen du contrat est certes forte, mais elle l’est par le relais de l’influence exercée par le projet Terré, lequel s’était lui-même fortement inspiré desdits principes, qu’il a eu le mérite de traduire dans une langue claire et concise. Enfin, il faut souligner que ces travaux académiques ont été eux-mêmes enrichis des réflexions des professionnels du monde économique et du monde juridique. C’est dire qu’il n’est pas évident de discerner les lignes de force et les équilibres qui la sous-tendent. Aussi bien n’est-il pas inutile de décrire rapidement les grandes étapes qui ont précédé l’adoption de l’ordonnance du 10 février 2016, dès lors que la Chancellerie se fut saisie de la question. 1. F. Ancel et alii, op. cit., p. 9-39. 2. F. Ancel et alii, op. cit., p. 53-66. 3. F. Ancel et alii, op. cit., p. 20 et 41. Rappr. F. Ancel, « Genèse, sources, esprit, structure et méthode », RDC 2009. 274 et 275 : « En proposant en 2005 un avant-projet de réforme du droit des obligations, livré quasiment clés en mains, (la doctrine) a forcé les pouvoirs publics à prendre part à ce débat et à s’inscrire dans la voie de la réforme. (…) Sans cet important travail, la réforme n’aurait certainement pas vu le jour ». 4. F. Ancel et alii, op. cit., p. 41. 5. Les auteurs se contentant d’indiquer que « le processus a pris un nouvel élan à compter de l’année 2004, celle des célébrations du bicentenaire du Code civil » (F. Ancel et alii, op. cit., P. 21, 46). 6. F. Ancel et alii, op. cit., p. 44. 7. F. Ancel et alii, op. cit., p. 43. 8. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, p. 13, no 15.

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63 Les travaux de la Chancellerie ¸ En 2008, la Chancellerie rendit public un premier projet. Partant de l'avant-projet Catala, mais adoptant le « parti de l'évolution », ce projet se voulait « ouvert aux expériences des droits venus d'ailleurs » et était guidé par l'« analyse des nouveaux projets d'harmonisation du droit des contrats européen ou international » 1. Il innova par l’adoption d’un plan chronologique, l’édiction de Principes directeurs du droit des contrats et le remplacement de la cause par l’intérêt. Les critiques adressées à ce texte conduisirent à une nouvelle version en 2009, dans laquelle il était renoncé aux Principes directeurs et à l’intérêt sans que la cause reprît pour autant du service. S’ouvrit ensuite, en 2010-2011, sous l’impulsion du garde des Sceaux de l’époque, une période où le projet fut l’objet des réflexions, au sein même de la Chancellerie, de plusieurs groupes de travail, qui conduisirent à une nouvelle version du projet 2 qui, pas plus que les précédentes, ne fut déposée sur les bureaux des assemblées. Les magistrats de la Chancellerie n’avaient pas encore renoncé à l’idée d’une codification européenne. Un changement de majorité, de droite à gauche, étant survenu en 2012, la question était posée de l’avenir de la réforme. Son échec était-il définitivement consommé ? En réalité, la résistance que rencontra dans le même temps, au sein de l’Union européenne, le projet de droit commun européen de la vente (v. ss 60) puis son enterrement discret 3 laissaient un vide prospectif qui créait, au plan externe, un contexte favorable à l’aboutissement de la réforme. Au plan interne, le souci affiché par la nouvelle majorité de modernisation, de clarification et de simplification du droit militait dans le même sens. Mais un tel aboutissement se heurtait, semble-t-il, à l’encombrement du calendrier parlementaire. D’où la décision de la Chancellerie de choisir la voie des ordonnances prévue par l’article 38 de la Constitution. Le Parlement fut saisi en novembre 2013 d’un projet de loi d’habilitation afin d’autoriser le gouvernement à légiférer par voie d’ordonnance. Presque concomitamment, la dernière version du projet datée d’octobre 2013 fut diffusée début 2014 dans la presse économique. La demande d’habilitation se heurta au refus du Sénat qui estima que la réforme était « trop importante pour être conduite par ordonnance ». Mais l’assemblée nationale ayant le dernier mot, cette habilitation fut finalement accordée, par une loi du 16 février 2015 4. Le projet de réforme élaboré par la Chancellerie, dans sa dernière version, fut rendu public fin février 2015 et une ultime consultation ouverte jusqu’en avril 2015, ce qui permit à la doctrine et à diverses organisations professionnelles et groupes de réflexion d’émettre 1. F.  Ancel, « Genèse, sources, esprit, structure et méthode », RDC 2009.  273, sp. p. 276-277. 2. F. Ancel et alii, Aux sources de la réforme du droit des contrats, 2017, p. 45-46. 3. J.-S.  Borghetti, « Réforme du droit des contrats : un projet s’en vient, l’autre s’en va », D. 2015. 1376. 4. Sur les différentes étapes de cette procédure législative, voir F. Ancel et alii, Aux sources de la réforme du droit des contrats, p. 46 s.

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un certain nombre d’observations et de suggestions 1. Certaines furent prises en compte par la Chancellerie qui procéda à des aménagements du texte. L’ordonnance réformant le droit des contrats fut publiée le 10 février 2016 et est entrée en vigueur le 1er octobre 2016. Les contrats conclus avant cette date restent soumis au droit ancien 2, les contrats conclus après cette date sont soumis au droit nouveau 3. La procédure suivie, quelque peu inhabituelle, a donné lieu à des appréciations contrastées. En faveur du recours aux ordonnances, on a fait valoir qu’elle a permis l’adoption d’un texte « homogène et cohérent », évitant qu’il ne soit défiguré par des amendements téléguidés par des groupes de pression plus ou moins occultes. Quant à la consultation informelle qui a précédé son adoption, il a été relevé que la réforme ayant été soustraite à la discussion de la représentation nationale, elle tint lieu de « débat au petit pied (…) ouvert à qui voudrait, pour tenter de neutraliser le vice résultant de la quasi-neutralisation du Parlement ». À l’opposé, on a souligné que le travail préalable réalisé à la Chancellerie avait été fort peu transparent et que les derniers arbitrages s’étaient faits au sein du bureau du droit des obligations, assisté de quelques conseillers occultes, « sans que l’on ne sache rien des critères et motifs ayant présidé à ces décisions » 4. D’où l’importance du rapport au Président de la République. S’ouvrant par une introduction qui tient lieu d’exposé des motifs, ce rapport assez long s’efforce d’expliquer dans l’ordre du code les textes adoptés en indiquant les intentions qui ont guidé les rédacteurs de l’ordonnance. Ce rapport n’a, au mieux, que la valeur d’une circulaire et ne s’impose pas aux magistrats qui auront à interpréter l’ordonnance 5. Il a été souligné que si, sur nombre de points, il apporte d’utiles éléments d’information, sur d’autres il laisse l’interprète « sur sa faim », voire « brouille franchement les pistes » 6. Parfois même, il renferme des erreurs (v. ss 392, 760). 64 Ratification ¸ Un projet de loi de ratification de l'ordonnance du 10 février 2016 a été déposé le 6 juillet 2016 et débattu devant les assemblées 7. Bien que certains auteurs aient défendu l’idée d’une « ratification sèche » 8, cette ratification a permis au parlement de remédier à certaines 1. Sur ce dernier projet, voir le colloque « Le projet de réforme du droit des contrats », RDC 2015. 615 s., avec les interventions de Y. Lequette, T. Genicon, R. Libchaber, M. Fabre-Magnan, C. Pérès, F. Chénedé, L. Leveneur, P.-Y Gautier, Me F. Baumgartner, ainsi que les « regards étrangers sur le droit français des contrats à l’heure de la réforme », RDC 2015. 673 s. 2. À l’exception de trois textes qui traitent des actions interrogatoires, les articles 1123, al. 3 et 4, 1158 et 1183, qui sont d’application immédiate. Sur les conflits de lois dans le temps, v. ss 622. 3. Sur les dispositions transitoires, v. ss 622 s. 4. T. Revet, « Méthodes », RDC 2016. 193. 5. Civ. 23 oct. 1950, GAJC, t. 1, no 13. 6. F. Chénedé, Le nouveau droit des obligations et des contrats, p. 402, no 62-11. 7. F.  Chénedé, « Interprétation et amélioration du nouveau droit des contrats », D. 2017. 2214. 8. N. Molfessis, « Pour une ratification sèche de l’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats », JCP 2017. 1045.

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imperfections et de procéder à certains ajustements. Sur d’autres point, elle a conduit à l’adoption de textes beaucoup moins satisfaisants que les textes initiaux et qui risquent de produire des résultats exactement opposés à ceux que parlementaires et Chancellerie se proposaient d’atteindre, par exemple en ce qui concerne la définition du contrat d’adhésion (v. ss 111). Enfin, cette procédure de ratification a été également l’occasion de constater combien, en certains domaines, essentiellement les rapports entre le droit commun et le droit des personnes morales, tout particulièrement le droit des sociétés, le lobbying des puissances d’argent et de leur relais – Haut comité juridique de la place financière de Paris, doctrine – avaient su se déployer avec une pleine efficacité 1. L’ordonnance a été ratifiée par une loi en date du 20 avril 2018 2 qui doit entrer en vigueur le 1er octobre 2018 3. Certains des textes nouveaux ont un caractère interprétatif et s’appliquent donc en principe 4 aux contrats conclus depuis le 1er octobre 2016 5. Les autres s’appliquent aux contrats conclus après le 1er octobre 2018 6. La loi de ratification a fait perdre à l’ordonnance sa nature d’acte de « forme réglementaire » et a permis à la réforme d’accéder au statut de loi. L’adoption de celle-ci a été précédée d’un travail en commissions et de débats qui font qu’il existe désormais sur un certain nombre de points des travaux parlementaires 7 et une intention du législateur. Cela implique que les méthodes d’interprétation devraient changer. Alors que, depuis une très longue période, le droit commun du contrat était devenu l’un des domaines d’élection de la libre recherche scientifique, il devrait à nouveau relever de la méthode de l’exégèse. Comme l’avait constaté le doyen Cornu à propos de l’interprétation des textes issus de la « révolution tranquille » du doyen Carbonnier, « l’interprétation moderne se trouve, par rapport au corps des lois nouvelles, dans la situation des premiers interprètes du Code Napoléon. Nous sommes dans les années 1810. La loi est redevenue la source de droit la plus proche, la plus vive. Il est primordial que l’interprète, la

1. Sur cette question, voir F. Deboissy et G. Wicker, « La modification de l’article 1161 du Code civil par le Sénat. La réglementation des conflits d’intérêts victime du lobbying », JCP E 2017. 1664. 2. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, « Ratification de l’ordonnance portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations », JCP  2018.  529 ; M.  Mekki, « La loi de ratification de l’ordonnance du 10  février 2016, Une réforme de la réforme ? », D. 2018. 900 ; D. Mazeaud, « Quelques mots sur la réforme de la réforme du droit des contrats », D. 2018. 912. 3. Sur les nouvelles dispositions transitoires de cette loi, v. ss 622 s. 4. On sait, en effet, que les juges se reconnaissent le pouvoir de contrôler le caractère réellement interprétatif d’une loi nouvelle. Sur cette question, voir F. Terré et Y. Lequette, obs. sous Civ. 3e, 27 févr. 2002, GAJC, t. 1, no 11. 5. Art.  1112, 1143, 1165, 1216-3, 1217, 1221, 1304-4, 1304-5, 1327-1, 1328-1, 1352-4, 1347-6. 6. Art. 1110, 1117, 1137, 1145, 1161, 1171, 1223, 1327, 1343-3 et 1347-6. 7. Voir la liste de ces travaux en annexe de la loi no 2018-287 du 20  avr. 2018  ratifiant l’ordonnance no 2016-131 du 10 févr. 2016.

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reconnaissant comme telle, lui réserve son premier mouvement et se porte d’abord vers elle pour y puiser. Nous sommes dans une période exploratoire. La refonte du Code civil rend toute son actualité et sa nécessité à une loyale exégèse d’exploration » 1.

B. Les orientations de la réforme 65 Présentation ¸ À lire le rapport au Président de la République, les auteurs de la réforme ont été guidés par de multiples ambitions : modernisation du droit, recherche d'une meilleure sécurité juridique, promotion de l'efficacité économique, souci de la protection des plus faibles… À essayer de préciser les objectifs poursuivis, plusieurs se dessinent dont la coexistence ne va pas nécessairement sans difficultés : accessibilité, attractivité, justice. C'est dire que, comme le Code civil de 1804, la législation nouvelle est le produit d'un compromis. Aussi déclinera-t-on chacun de ces objectifs, tout en recherchant si l'ordonnance de février 2016 répond pleinement aux ambitions de ses auteurs. Allant un peu plus loin, on se demandera ensuite dans quelle mesure l'ordonnance a pris en compte les grandes interrogations qui étaient pendantes à la veille de la réforme (v. ss 56 s.) et on constatera qu’elle se révèle sur ce point quelque peu décevante. Autrement dit, on envisagera successivement les orientations positives de la réforme puis ses tendances régressives.

1. Les orientations positives

66 a) L’accessibilité du droit ¸ Le droit français des contrats souffrait, de ce point de vue, d'un double handicap. En premier lieu, la stabilité formelle des textes du Code de 1804 masquait, ainsi qu'on l'a vu, une profonde évolution de la matière, laquelle était principalement l'œuvre de la jurisprudence. Or si les qualités inhérentes à un droit jurisprudentiel, notamment la souplesse gage d'adaptation, ont souvent été relevées, ses défauts sont également bien identifiés : fluctuation et pointillisme des solutions qui nécessitent un travail de mise en perspective et de reconstruction, en sorte que l'appréhension de la réalité du droit est rendue plus difficile. À quoi s'ajoutait l'existence de dispositions législatives ponctuelles qui étaient restées hors du Code civil. En second lieu, les textes mêmes du Code, lorsqu'il y était encore recouru, n'étaient, aux dires des auteurs de la réforme, « plus facilement compréhensibles pour l'ensemble des citoyens », en raison du caractère désuet de certaines formulations. Aussi bien, afin de rendre le droit français des contrats plus accessible et plus lisible, les auteurs de la réforme ont-ils, tout d’abord, opéré un travail de consolidation de la jurisprudence en la réintégrant dans la loi. Le plus 1. G. Cornu, « L’apport des réformes récentes du Code civil à la théorie du droit civil », in La rénovation du Code civil, éd. Panthéon-Assas, 2017, p. 186.

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souvent, ils ont choisi de consacrer telles quelles des solutions jurisprudentielles bien établies. Parfois, ils ont procédé à leur clarification afin de dissiper certaines ambiguités. Parfois aussi, mais plus rarement, ils en ont pris le contre-pied. À cet égard, un bon exemple de ce travail de consolidation est certainement fourni par les dispositions relatives à la « conclusion du contrat ». Absentes du Code civil, les questions que cette rubrique envisage sont désormais traitées aux articles 1112 à 1124, lesquels reprennent pour la plupart purement et simplement la jurisprudence de la Cour de cassation, mais parfois aussi la précise, par exemple à propos de la rétractation de l’offre (v. ss 176 s.), ou la combatte, par exemple à propos de la promesse unilatérale de contrat (v. ss 257). Ils ont ensuite, à lire le rapport au Président de la République, été guidés par le souci de moderniser le style du code, en usant d’un « vocabulaire contemporain » et de « formulations plus simples et plus explicites », tout en conservant « la concision et la précision qui caractérisent le Code civil ». Et de fait, l’ordonnance introduit dans le code un certain nombre de mots qui n’y figuraient pas mais qui sont familiers aux juristes car ils étaient devenus d’emploi courant et portent avec eux une « charge juridique » assez claire, dans la mesure où s’y attache une « accumulation de solutions », un « réservoir de jurisprudence ». Mais il en est aussi d’autres dont la « charge d’expériences sociales » qu’ils recouvrent reste à définir, car ils expriment une réalité nouvelle, en sorte que les textes nouveaux ne vont pas sans une part de mystère 1. On verra, au reste, au fil de cette étude, que ce travail de modernisation de la forme ne s’est pas accompli sans quelques scories. On ajoutera que l’ordonnance, contrairement aux textes issus de la « révolution tranquille » du doyen Carbonnier, n’a pas cherché à conserver la numérotation des textes-phares du Code civil. Exit les articles 1134 ou 1382 du code civil (devenus les articles 1103 et 1240). Il est vrai qu’en la matière la loi du 17 juin 2008 en déplaçant la maxime « En fait de meubles, possession vaut titre » de l’article 2279 à l’article 2276 du code civil avait montré que ce souci de permanence dans la numérotation ne préoccupait plus guère la Chancellerie. Le dessein auquel obéissait cette stabilité de numérotation n’était pourtant pas négligeable. Comme y avait insisté le doyen Carbonnier, « il faut y voir une considération politique : dans une société dont le droit public avait changé de constitution dix fois en cent cinquante ans, il était bon de maintenir à la constitution civile – la véritable – cette légitimité qu’assure, more britannico, la continuité des formes » 2. Mais de telles considérations ont-elles encore leur place à une époque où l’important est de « préparer les esprits à l’inéluctable avènement d’un droit européen des contrats » 3. 1. T. Genicon, « Notions nouvelles et notions abandonnées, réflexion sur une révolution des mots », RDC 2015. 625 s. 2. J. Carbonnier, Droit civil, Introduction, no 82. 3. F. Zenati-Castaing et T. Revet, op. cit., no 5, p. 40.

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67 b) L’attractivité ¸ À une époque où l'idée de concurrence s'insinue partout et est devenue omniprésente, l'attractivité du droit des contrats se décline sous plusieurs formes. – Attractivité sur le plan culturel et politique : ayant servi de modèle à nombre de législations au xixe siècle en raison de ses qualités intrinsèques mais aussi de la position éminente occupée alors par la France, le Code civil a, dit-on, perdu au fil du temps une bonne part de son rayonnement. La réforme vise à lui restituer sa valeur de modèle et à lui permettre de peser dans un éventuel débat européen. – Attractivité économique : avec la mondialisation, s’est développée une compétition entre les droits, les opérateurs privés du commerce international étant portés à sélectionner celui qui leur apparaît le plus performant. Là encore, la réforme vise à améliorer la position du droit français. Reste à savoir si, sur l’un et l’autre points, les moyens utilisés sont opérants. 68 La fonction de modèle ¸ S'agissant de la fonction de modèle, deux politiques se sont dessinées d’entrée de jeu. Celle de l’avant-projet Catala répondait à l’idée que, pour remplir cette fonction, le droit français « devait, avant tout, rester ferme sur ses bases » 1 et essayer de montrer le meilleur de la tradition française. Celle de l’avant-projet Terré était guidée par l’idée que le droit français devait gommer ses spécificités les plus visibles et « rapproch(er) son vocabulaire et son mode de fonctionnement des standards européens » 2. C’est cette seconde orientation qu’a suivie la Chancellerie avec ses différents projets puis l’ordonnance de février 2016, sans que le changement de majorité emportât sur ce point un quelconque changement d’orientation. À essayer d’éprouver l’efficacité de chacune de ces démarches, on relèvera simplement que l’avant-projet Catala a été spontanément l’objet de six traductions (anglais, américain, allemand, arabe, espagnol, italien) 3, l’avantprojet Terré et les projets de la Chancellerie n’étant l’objet d’aucune. Bien sûr, on peut voir dans cette différence de traitement le résultat de la prime dont bénéficie celui qui prend l’initiative du mouvement de renouveau. Mais il est probable qu’elle provient aussi du fait que la force de rayonnement d’un droit est d’autant plus grande qu’il reste fidèle à sa tradition. Ainsi qu’on l’a souligné, « la suppression des traits distinctifs d’un droit affaiblit d’autant sa valeur de modèle » 4. Ce n’est pas en imitant les autres systèmes que le droit français peut améliorer son rayonnement, car « l’original est toujours plus séduisant que la copie » 5. Quel intérêt revêtirait, au demeurant, la traduction en langues étrangères de textes français qui

1. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 16, p. 13. 2. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 17, p. 13. 3. Sur ces traductions, voir L’art de la traduction, l’accueil international de l’avant-projet de réforme du droit des obligations, 2011, dir. P. Catala. 4. O. Deshayes, T. Genicon, et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, p. 9. 5. M. Fabre-Magnan, « Critique de la notion de contenu du contrat », RDC 2015. 639.

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ne seraient qu’un ersatz du volapück juridique qui se décline déjà dans les cénacles européens ou encore du « globish juridique façonné par les droits anglo-saxons et nordiques » 1 ? Vouloir, au demeurant, mesurer le rayonnement d’un droit qui n’est que la copie de ce qui se pratique ailleurs n’a strictement aucun sens 2. À cet égard, le sort fait à la cause, dont il sera traité ultérieurement (v. ss 402 s.), a revêtu dans ce débat un caractère emblématique. Le rapport au Président de la République prend pour illustration de l’attractivité nouvelle du droit français l’« abandon formel de la cause » qui permet à la France de se rapprocher de la législation de nombreux pays étrangers, tout en consacrant dans la loi les différentes fonctions dont celle de rééquilibrage du contrat que la jurisprudence lui avait assignées ». Il reprend ainsi à son compte la critique qui avait été adressée au projet Catala et à son choix de maintenir la cause : « le maintien de cette exception française contre vents et marées, contredi(sai)t l’un des principaux desseins poursuivis par l’avant-projet (Catala), à savoir que le nouveau code redevienne un modèle exportable hors de nos frontières » 3. Mais est-ce exporter son modèle que de s’aligner sur celui de l’étranger, tout en faisant perdre au droit français, par cette abdication, la place éminente qu’il avait dans sa sphère traditionnelle d’influence, laquelle était loin d’être négligeable ? Lorsque la Chancellerie avance pour justifier sa position que la tradition causaliste française « serait largement méconnue en droit comparé », elle ignore volontairement et assez malhonnêtement, nombre de pays dont les liens historiques et culturels avec la France sont anciens et profonds en Europe, en Amérique du Sud, en Amérique du Nord, en Afrique et au Moyen-Orient 4. Est-ce ainsi qu’il faut comprendre le rayonnement de la culture juridique française ? Comme on l’a justement relevé, il y a là une « faute géopolitique majeure » 5. En réalité, derrière l’écran de fumée que constitue le discours sur une meilleure attractivité du droit français, les choix ainsi opérés sont l’expression d’un sentiment qui anime aujourd’hui une bonne partie des élites françaises, y compris au sein de la magistrature et de l’Université : la « haine de soi » qui prend ici la forme d’un dénigrement systématique de ce qui constitue le cœur de la tradition juridique française 6. Cette « haine de soi » s’est, au demeurant, exprimée avec tant 1. T. Genicon, « Notions nouvelles et notions abandonnées, réflexion sur une révolution des mots », RDC 2015.  625  s. ; du même auteur, « La grammaire dans la réforme du droit des contrats », RDC 2016. 751 s. 2. Comp. J.-S. Borghetti, « Rayonnement », RDC 2018. 177. 3. B. Fauvarque-Cosson, « La réforme du droit français des contrats : perspective comparative », RDC 2006. 147. 4. P.  Catala, « Deux regards inhabituels sur la cause dans les contrats », Defrénois 2008. 2365 s., sp. p. 2373 ; T. Genicon, art. préc., RDC 2015. 632. 5. T. Genicon, art. préc., RDC 2015. 633. 6. Sur cette « haine de soi », voir M. Gauchet, Comprendre le malheur français, Stock, 2016, p. 301 : « pas la haine de soi en tant que personne, la haine de soi en tant que Français, en tant que ressortissant d’un pays déterminé (…). Les élites françaises ne sont pas seulement coupées des populations, elles ont aussi et surtout un discours de mépris à l’égard des Français, et même

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d’inventivité et de verve à l’occasion du débat dont la cause a été l’objet qu’on a pu, à son propos, improviser, à la manière de la tirade du nez de Cyrano de Bergerac, une tirade de la cause 1 : « en variant le ton, par exemple tenez : Animalier : la cause est un “hippogriffe” ; Médical : le droit français est malade de la “causalite” ; Pédagogique : “si vous avez compris la cause, c’est qu’on vous l’a mal expliquée” ; Humoristique : “cause toujours” ; Patriotique, c’est-à-dire, bien sûr, par les temps qui courent dérisoire : la cause c’est la “cocoricause” ; Politique : si vous êtes un partisan de la cause, c’est que vous êtes un “tenant de l’immobilisme”, grief mortel dans un pays où, comme le relevait le doyen Carbonnier, la grande peur qui habite les élites et qui, ajoutait-il, leur a fait faire “toutes les sottises” est “la peur de ne pas être assez avancé, la peur de ne pas avoir l’air assez jeune” » 2. Dans toute la mesure où la réforme a été commandée par un tel mépris de la tradition française, il est probable que son attractivité risque d’être assez réduite. Ce n’est pas notamment en s’humiliant et en rapetissant ce qui fait sa spécificité que la France pèsera dans le débat européen. 69 L’analyse économique ¸ S'agissant de l'attractivité économique, il est, en général, insisté sur ce que le droit des obligations, en ce qu'il est le socle des échanges économiques, doit présenter de ce point de vue une efficacité maximale. L'analyse économique du droit, développée par le mouvement Laws and economics, a mis en avant l’idée que les droits étaient des produits en concurrence sur un marché mondial des normes entre lesquels les opérateurs économiques seraient portés à choisir ceux qui emportent un moindre coût. Cette approche a été popularisée par les classements opérés par la banque mondiale dans ses rapports Doing business. C’est là une vision très particulière des choses qui méconnaît que le droit remplit d’abord une fonction sociale, en sorte qu’il ne saurait être gouverné par le seul calcul économique. Aussi bien, convient-il de relever que les auteurs de la réforme, s’ils se sont montrés soucieux d’améliorer l’efficacité économique du droit des obligations et notamment du droit des contrats, n’en ont pas fait un objectif exclusif, puisqu’ils mettent également en avant d’autres impératifs, par exemple l’exigence d’une meilleure justice passant par une protection de la partie faible. Afin de souligner que le droit issu de l’ordonnance favoriserait une meilleure efficacité économique, on relève, en général, un certain nombre d’innovations, notamment le fait que le droit nouveau en mettant en place de nouvelles procédures, telles les actions interrogatoires, ou encore en consacrant l’unilatéralisme au sein du contrat, permet de prévenir le contentieux ou de le résoudre sans nécessairement recourir au juge. derrière eux, de ce qui a fait la France. C’est une des fortes singularités françaises du moment, entretenue par la fraction du milieu journalistique et intellectuel qui donne le ton ». 1. Y. Lequette, « Y aura-t-il encore l’an prochain un droit commun des contrats ? », RDC 2015. 618. 2. J. Carbonnier, Essais sur les lois, p. 226.

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Certains éléments portent néanmoins à relativiser ces données. Des enquêtes menées auprès de directeurs juridiques d’entreprises européennes ont montré, en effet, que ceux-ci étaient plus portés à choisir le droit qu’ils ont étudié et qu’ils connaissent qu’à se déterminer en fonction de la supposée efficacité économique de tel ou tel système juridique. Il a été, au demeurant, relevé que les avantages attachés au choix ex ante de tel ou tel droit des obligations sont difficilement « quantifiables ». En la matière, ce qui est susceptible de se rencontrer, plutôt qu’un effet attractif, est un « effet répulsif », qui peut résulter notamment de dispositions permettant la remise en cause par le juge de clauses qui participent de l’équilibre économique et financier sur lequel les parties se sont accordées 1. C’est ainsi que la très grande incertitude entourant la condition faite par la jurisprudence française aux clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité 2 avait pu, à la veille de la réforme, être perçue comme constituant un handicap pour le droit français, tant les retombées économiques en sont évidentes. L’apparition d’un vice de dépendance ou encore de la révision judiciaire pour imprévision ainsi que la prise en compte par le droit commun des contrats de la notion de clauses abusives afin de les éradiquer ont pu être présentées comme de nature à produire cet effet répulsif. Mais c’est alors un autre objectif que poursuivent les auteurs de la réforme : une meilleure justice, notamment à travers une protection de la partie faible. 70 c) La justice ¸ Le thème de la justice est, on l'a vu, l'un des grands classiques du droit des contrats. L'équilibre contractuel a toujours été une des finalités de ce droit. En la matière, la philosophie du droit français des contrats n'a pas changé avec la réforme de 2016. Celui-ci reste gouverné par le principe de « commutativité subjective » 3. Le juste contractuel s’entend en principe de l’équilibre voulu par les parties qui sont présumées être les meilleurs juges de leurs intérêts. Posée initialement par l’ancien article 1104 du Code civil, la règle se retrouve quasi inchangée à l’actuel article 1108 : « le contrat est commutatif lorsque chacune des parties s’engage à procurer à l’autre un avantage qui est regardé comme l’équivalent de celui qu’elle reçoit ». Ce principe commande, entre autres, la règle de la non-prise en compte de la lésion lors de la formation du contrat, laquelle est désormais posée à l’article 1168 du Code civil. Encore faut-il que cet équilibre ait réellement été voulu par les parties, c’est-à-dire qu’il soit le produit d’un consentement lucide (sanité d’esprit, capacité), éclairé (absence d’erreur et dol) et libre (absence de violence). Ces règles étaient, on l’a vu, en adéquation avec la réalité que les rédacteurs du Code civil avaient sous les yeux, celle de contrats négociés par 1. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, op. cit., p. 8. 2. Sur cette question, V. M. Leveneur-Azémar, Étude sur les clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité, thèse Paris II, éd. 2017. 3. F. Chénedé, Les commutations en droit privé, contribution à la théorie générale des obligations, thèse Paris II, éd. 2008, no 12, p. 18.

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des personnes de compétence et de force économique équivalente et donc aptes à défendre leurs intérêts. Mais la réalité contractuelle a évolué avec l’apparition et le développement de contrats conclus entre des personnes qui sont dans une situation structurelle d’inégalité, en raison notamment de la puissance économique d’une des parties. On a vu que législateur et jurisprudence avaient essayé de remédier à cette situation, le premier au moyen de dispositions spéciales propres à certains contrats ou encore de droits spéciaux des contrats (consommation, concurrence), la seconde en puisant dans le droit commun et en l’infléchissant ponctuellement. La réforme va plus loin en créant à côté de la traditionnelle catégorie des contrats de gré à gré, librement négociables entre les parties, une catégorie nouvelle, celle du contrat d’adhésion, qui vise l’hypothèse où une des parties a la maitrise du contenu du contrat ce qui pourrait la porter à y introduire des stipulations qui l’avantageraient à l’excès, et en y attachant un régime juridique propre sur un certain nombre de points : clauses abusives, interprétation. C’est dire que l’ordonnance de 2016 a entrepris de répondre à une des grandes interrogations qui étaient pendantes à la veille de la réforme : traiter dans le cadre du droit commun des contrats des difficultés soulevées par l’existence d’une situation structurelle d’inégalité entre les contractants. Une telle approche n’est pas sans soulever des interrogations fondamentales dans la mesure où c’est la notion même de contrat qui s’en trouve infléchie. On essaiera de répondre à ces interrogations en approfondissant la notion de contrat d’adhésion (v. ss 109 s.) ainsi que son régime juridique (v. ss 466).

2. Les tendances régressives

71 Présentation ¸ Dans l'immédiat, pour clore ce rapide panorama des orientations de la réforme de 2016, il convient de relever que si, en introduisant dans le droit français des contrats la notion de contrat d'adhésion, celle-ci a entrepris de répondre à l'une des grandes interrogations auxquelles était confronté le droit français des contrats, à savoir l'existence de parties placées dans une situation structurelle d'inégalité, elle a en revanche assez largement méconnu deux données : le besoin de diversifier le droit commun du contrat afin de prendre en compte le fait que celui-ci est devenu le support d'opérations économiques à la logique très différente, la nécessité d'assigner au jeu du libre marché des bornes claires. À quoi s'ajoute, méthodologiquement, le fait de privilégier les solutions particulières au détriment des formules générales. 72 a) Le besoin d’une diversification du droit commun des contrats ¸ C'est devenu un lieu commun de relever que le droit commun des contrats du Code civil de 1804 avait été élaboré en contemplation du modèle de la vente, imprimant ainsi à celui-ci une physionomie particulière. Caractérisé par la simplicité et l'immédiateté de l'échange, le modèle de la vente débouche sur une théorie générale doublement dépouillée.

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Ayant pour objet de réaliser une permutation, le contrat procède à celleci en donnant naissance à des obligations réciproques dont l’exécution suffit à atteindre l’objectif économique qui lui est fixé. Formé par l’accord des volontés, le contrat s’éteint par l’exécution immédiate des obligations auxquelles il donne naissance. En d’autres termes, le contrat était perçu, en 1804, comme se formant et s’exécutant instantanément, comme dépourvu d’épaisseur temporelle. Rien n’était prévu en ce qui concerne la formation d’un contrat qui s’échelonnerait dans le temps, qui se formerait par étapes. Rien n’était prévu non plus en ce qui concerne la résolution des problèmes que soulèverait l’exécution d’un contrat qui s’étalerait dans le temps : durée, révision. Conçu sur le modèle du contrat-échange, le contrat est le support d’un seul type d’opération économique, l’échange de biens ou de services. Reposant sur un jeu à somme nulle, il vise uniquement à la conciliation d’intérêts contraires et est perçu comme le produit d’une « transaction entre des intérêts opposés », d’un « compromis entre des intérêts anatagonistes ». Il est évident qu’un droit commun aussi étroitement entendu présente de graves insuffisances. Nombre des contrats auxquels le code consacrait, dès 1804, des dispositions spéciales ont une dimension temporelle et exercent une emprise sur l’avenir. Tel est le cas, par exemple des contrats au moyen desquels sont assurés la subsistance et le logement d’une part importante de la population : contrat de travail, contrat de bail. Comment un droit commun des contrats digne de ce nom pourrait-il ignorer totalement une telle réalité ? Quant aux contrats, tous n’ont pas pour ressort la conciliation d’intérêts contraires. Le contrat de société est, aux termes de l’article 1833 du Code civil, conclu « dans l’intérêt commun des parties ». Et si la figure sociétaire, présentée comme marginale, a longtemps été perçue comme une curiosité de la réalité contractuelle, l’apparition et le développement des contrats dits d’intérêt commun a renouvelé la donne. Découverte à la fin du xixe siècle par la jurisprudence avec le mandat d’intérêt commun, cette catégorie a, ainsi qu’on l’a vu, connu une indéniable expansion à l’époque contemporaine (v. ss 50). Aussi bien, la doctrine et la jurisprudence avaient-elles entrepris de relever le défi que constituait cette double carence du code de 1804. L’irruption du facteur temps avait été prise en compte tant en ce qui concerne la formation du contrat que ses effets : formation successive du contrat et contrats à effet successif avaient donné lieu à de multiples études et avaient été l’occasion d’une jurisprudence fort riche. Les problèmes soulevés par la négociation contractuelle, la « punctation », le régime des différents avantcontrats élaborés par la pratique, la durée des contrats, leur éventuelle révision avaient reçu au fil du temps des réponses prétoriennes bien assises mais dont aucune n’avait son siège dans les textes du code. Plus récente, la catégorie des contrats d’intérêt commun avait été conceptualisée par la

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doctrine et les problèmes juridiques spécifiques qu’elle soulevait avaient commencé à recevoir certaines réponses de la jurisprudence, par exemple à travers la prise en compte de l’erreur sur la rentabilité économique (v. ss 284). 73 Une réponse contrastée ¸ Dans ces conditions, on aurait pu espérer que l'ordonnance de 2016 prendrait pleinement en compte ces réalités ignorées par le code de 1804. Or sur ce point, les réponses sont contrastées. S’agissant de la prise en compte du facteur temps au sein de la réalité contractuelle, la réforme s’est dans l’ensemble montrée attentive à cette donnée 1. La période des négociations précontractuelles (art. 1112 s.) ainsi que la condition juridique des avant-contrats qui sont susceptibles de la ponctuer (art. 1123 et 1124) sont l’objet de dispositions, parfois assez minutieuses. Néanmoins, s’agissant des avant-contrats, la réforme reste très parcellaire, puisqu’elle se limite à une définition et à la consécration ou à l’infirmation d’une jurisprudence sur un point précis, en sorte que l’essentiel de leur régime juridique continuera de relever de la jurisprudence. La catégorie des contrats à exécution successive fait son entrée dans le code (art. 1111-1) ainsi que celles des contrats à durée déterminée et des contrats à durée indéterminée qui sont réglementés dans une section propre dédiée à la durée des contrats (art. 1210 s.). De même en va-t-il pour les notions de contrat cadre et de contrats d’application dont la mise en œuvre ne se conçoit pas sans l’écoulement du temps. La révision du contrat en cas de changement imprévisible des circonstances entourant sa conclusion est prise en compte (art. 1195). En revanche, les contrats d’intérêt commun sont totalement ignorés. Aucune définition n’en est donnée. Pis, comme on le verra, la nouvelle définition des contrats à titre onéreux est conçue de telle façon qu’elle s’identifie exclusivement aux contrats-échange (v. ss 101). Quant au nouvel instrument forgé par la réforme pour remplacer la cause, à savoir la contrepartie, il a manifestement été modelé en contemplation du modèle du contrat-échange et ne saurait répondre aux difficultés inhérentes aux contrats d’intérêt commun (v. ss 418). Certes, on peut tout à fait concevoir que, en présence d’une réalité relativement nouvelle, les auteurs de la réforme aient préféré que son régime, encore inabouti en jurisprudence sur plusieurs points, soit progressivement précisé par celle-ci avant que le législateur ne le définisse 2. Au moins aurait-il fallu conserver une définition du contrat à titre onéreux qui englobe ces contrats et des instruments suffisamment souples, telle la cause dans la configuration que lui avait 1. Ph. Delebecque, « Droit commun et droit spécial des contrats : quelle dialectique après la réforme du 10 février 2016 ? », Études Ph. Neau-Leduc, 2018, p. 347 : « on peut se réjouir des dispositions sur la durée des contrats. Elles donnent un tour officiel à des solutions jusque-là éparses et qui n’étaient pas parfaitement admises par les tribunaux ». 2. Voir en ce sens R. Libchaber, « Regrets liés à l’avant-projet de réforme du droit des contrats, le sort des engagements non bilatéraux », RDC 2015. 634, no 2.

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donnée l’ancien article 1131 du Code civil, pour que cette jurisprudence trouve des appuis dans les textes. C’est, très exactement, l’orientation contraire qu’ont suivie les auteurs de la réforme. Alors qu’il avait été insisté sur ce que le code de 1804 souffrait de ce qu’il avait été conçu exclusivement en contemplation du modèle de la vente et sur l’utilité qu’il y aurait à diversifier le droit des contrats en fonction de la logique économique de l’opération qu’il porte 1, ses auteurs ont encore accentué l’alignement du nouveau droit commun sur le modèle du contrat-échange. Il y a là une nouvelle illustration de ces tendances régressives du droit contemporain que Bruno Oppetit avait si bien mises en lumière 2. La raison s’en trouve probablement dans le fait que les auteurs de l’ordonnance ont procédé, comme cela a été relevé, à une « exploitation insuffisante des travaux de la doctrine moderne qui fait pourtant preuve d’une riche créativité. Plutôt que de chercher l’inspiration “en interne”, le gouvernement a préféré privilégier le recours au droit comparé », lui-même identifié aux « seuls instruments virtuels d’harmonisation » 3. Là encore, le doyen Carbonnier avait mis en garde contre une telle orientation : « a beau mentir qui vient de loin ou le mythe du législateur étranger » 4. 74 b) Les limites au jeu du marché ¸ La mondialisation ayant créé un contexte toujours plus favorable au marché, quelles bornes assigner au contrat ? Bien loin d'affuter les instruments juridiques permettant de vérifier que les contrats respectent les intérêts généraux de la société, la réforme opérée par l'ordonnance de 2016 les émoussent ou les suppriment. Sœur jumelle de l’ordre public, la notion de « bonnes mœurs » entendait faire obstacle au développement de ce qu’on a parfois désigné par l’expression de « mauvaise vie », laquelle évoque toute une atmosphère : le stupre, la luxure, le jeu, la drogue… C’est ainsi que la jurisprudence annulait, en prenant appui sur cette notion, toute une série de conventions : conventions ayant pour objet l’installation ou l’exploitation d’une maison de tolérance, libéralités entre concubins lorsqu’elles ont pour but la formation ou la reprise de rapports illégitimes… Mais rompant avec cette jurisprudence, la Cour de cassation devait poser, au xxe siècle finissant, que « n’est pas nulle comme ayant une cause contraire aux bonnes mœurs la libéralité consentie à l’occasion d’une relation adultère » 5. Poursuivant 1. R. Libchaber, « Réflexions sur les effets du contrat », Mélanges J.-L. Aubert, 2005, p. 232. 2. B. Oppetit, « Les tendances régressives dans l’évolution du droit contemporain », Mélanges D. Holleaux, 1990, p. 317, reproduit in Droit et modernité, PUF, 1998, p. 113. 3. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, op. cit., p. 7. 4. J. Carbonnier, Essais sur les lois, 2e éd., 1995, p. 227 ; rappr. G. Cornu, « Regards sur le titre III du Livre III du Code civil », in La rénovation du Code civil. La tendance à négliger sa propre tradition avait déjà été, au demeurant, relevé par La Fontaine, comme un trait de l’esprit français : « Volontiers, on fait cas d’une terre étrangère, volontiers gens boiteux haïssent le logis » (« La tortue et les deux canards »). 5. Civ. 1re, 3 févr. 1999, D. 1999. 267, rapp. X. Savatier, note Langlade O’Shgrue, JCP 1999. II. 10083, note Billau et Loiseau, GAJC t. 1, no 29 ; Ass. plèn. 29 oct. 2004, D. 2004. 1375, note Vigneau, JCP 2005. II. 10011, note F. Chabas, GAJC, t. 1, no 30.

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dans cette voie, elle a ultérieurement décidé que le contrat proposé par un professionnel, ayant pour objet l’offre de rencontres en vue de la réalisation d’un mariage ou d’une union stable, « n’est pas nul comme ayant une cause contraire (…) aux bonnes mœurs, du fait qu’il est conclu par une personne mariée » 1. Bien loin de réagir contre cette orientation, la réforme l’entérine en supprimant la notion de bonnes mœurs. L’article 1102 nouveau du Code civil dispose que la « liberté contractuelle ne permet pas de déroger aux règles qui intéressent l’ordre public ». Les bonnes mœurs sont ainsi passées par perte et profit. Le message est clair : la morale traditionnelle ne saurait désormais borner le marché ; loin de préjudicier à la société capitaliste, la libre consommation sexuelle s’ajuste parfaitement à celle-ci puisqu’elle est de nature à augmenter le profit, seule donnée qui lui importe vraiment. Pornographie, messagerie, entreprises de « service », presse spécialisée… autant de nouveaux marchés qui, échappant aux interdits traditionnels, n’ont plus pour régulateur que la loi de l’offre et de la demande. Perçue comme une entrave au jeu du libre-échange, la morale sexuelle traditionnelle est récusée. Autre manifestation de cette orientation, la disparition d’un interdit traditionnel, celui des « choses hors du commerce ». Alors que l’esprit du droit français a toujours été caractérisé par l’utilisation de clauses générales, on aura recours désormais en la matière à des dispositions spéciales, qui risquent d’être dépassées par l’inventivité des opérateurs. La réforme ne fait ici, au demeurant, que s’aligner sur les Principes de droit européen du contrat, lesquels sont, en ce domaine, singulièrement discrets. En bon instrument d’une Europe entièrement inféodée aux intérêts marchands, les Principes du droit européen du contrat précisent, à l’article 4-101, que le chapitre 4 relatif à la validité du contrat « ne traite pas de l’invalidité découlant de l’illicéité ou de l’immoralité du contrat ». Et si l’illicéité ressurgit à l’article 15-101 qui prévoit qu’un contrat est privé de tout effet dans la mesure où il est contraire aux principes reconnus comme fondamentaux par le droit des États membres de l’Union européenne, l’immoralité passe aux oubliettes. Aussi bien la Cour de Luxembourg a-telle posé qu’à l’intérieur de l’Union européenne la prostitution est une activité économique indépendante, bénéficiant de la liberté d’établissement et de la libre prestation de services 2. Quant à la Cour de Strasbourg, elle juge la prostitution incompatible avec la dignité humaine uniquement lorsqu’elle est contrainte 3. De manière plus générale, la tendance est nette qui, depuis 2017, cherche à faire sauter tous les freins – loi littorale, protection des monuments historiques, aménagements nécessaires aux handicapés… – pour permettre aux puissances d’argent de maximiser leur profit. 1. Civ. 1re, 4 nov. 2011, D. 2012. 59, note R. Libchaber. 2. CJCE 20 nov. 2001, Dame Jary c/ Pays-Bas. 3. CEDH 11  sept. 2007, Tremblay c/  France, JCP  2008.I.  110, no 3, obs. F.  Sudre, RTD  civ. 2007. 730, obs. J.-P. Marguénaud.

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75 c) Le retour des solutions particulières ¸ L'un des traits de la tradition française est de privilégier les formules générales au détriment des solutions particulières. Le meilleur exemple de cette approche est certainement l'ancien article 1382 du Code civil, devenu l'article 1240, qui dispose « Tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». Rompant avec le système romain des délits spéciaux, il confère au droit français une réelle plasticité qui lui a permis de répondre à un certain nombre de questions sans avoir à se livrer aux contorsions que d'autres droits, restés fidèles à l'inspiration romaine, ont dû employer. La question de la rupture des pourparlers et l'approche allemande en termes de culpa in contrahendo (v. ss 248) offre une bonne illustration de ces détours. Et lorsqu’un problème nouveau apparaît, la généralité de la formule a permis d’y apporter une solution très rapidement. La question de l’atteinte à la vie privée résolue par la jurisprudence française sur le fondement de l’article 1382, bien avant l’adoption de l’article 9 du Code civil, alors que les droits allemands et anglais, fidèles chacun à leur manière à la tradition romaine, n’y ont répondu que plus tardivement, l’illustre fort bien 1. Or, on constate dans la réforme du droit des contrats une tendance à s’en remettre aux solutions particulières au détriment des formules générales. L’abandon de la notion de « choses hors du commerce » en fournit une première illustration. Mais, dans ce registre, c’est certainement le sort fait à la cause qui illustre le mieux cette approche : « on passe sous silence le concept général pour n’énoncer que des solutions particulières » 2 ; comme on le verra, la cause est remplacée par une « boîte à outils » (v. ss 403). C’est dire qu’on a, là encore, un bel exemple des tendances régressives de la réforme du droit des contrats. Peut-être faut-il y voir l’influence d’un des membres les plus importants du groupe Terré qui a marqué à plusieurs reprises sa distance à l’égard de la tradition française 3 et sa fascination pour tout ce qui se pratique ailleurs 4.

SECTION 2. NOTION ET CLASSIFICATION

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76 Présentation ¸ En bonne logique, le droit commun des contrats devrait être formé des règles communes à tous les contrats, ce qui suppose pour

1. M. Decker, Aspects internes et internationaux de la protection de la vie privée en droit français, allemand et anglais, thèse Paris II, éd. 2001, no 99, p. 82. 2. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 171. 3. Ph. Rémy, « Critique du système français de responsabilité civile », Revue de l’USEK 1997. 47. 4. Ph. Rémy, « Ouverture », Les concepts contractuels français à l’heure des Principes du droit européen des contrats, 2003, p. 3 s.

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délimiter son domaine d’application de définir une notion de contrat suffisamment compréhensive pour qu’elle englobe l’ensemble de la réalité contractuelle. Mais si l’on s’en tenait à cette vision du droit commun des contrats, celui-ci serait d’un volume assez limité, car il ne comprendrait qu’un assez petit nombre de règles, celles qui ont trait au consentement, à la capacité, au but. Pour que le droit commun des contrats puisse appréhender une réalité contractuelle qui s’est complexifiée au fil du temps, il lui a fallu épouser cette réalité et donc se diversifier. D’où l’existence, à côté des règles communes à tous les contrats, de règles propres à certaines catégories de contrats qui recouvrent un nombre indéterminé de situations et ne se ramènent pas à un contrat nommé, l’ensemble de ces règles formant alors la théorie générale du contrat 1. C’est dire l’importance que revêt, pour une bonne appréhension de celle-ci, l’existence des grandes classifications des contrats. Aussi bien les auteurs de la réforme de 2016, après avoir défini la notion de contrat à l’article 1101 du Code civil, ont-ils posé aux articles 1105 et suivants quelques grandes classifications qui structurent la réalité contractuelle. On envisagera successivement la notion de contrat puis les principales classifications des contrats.

§ 1. Le contrat et les notions voisines 77 Contrat et convention ¸ Le contrat était défini par l'ancien article 1101 du Code civil comme « une convention par laquelle une ou plusieurs personnes s'obligent envers une ou plusieurs autres à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose » 2. On en déduisait que le contrat était une variété de convention : alors que la convention était un accord de volontés destiné à produire des effets de droit, le contrat était plus spécifiquement l’accord de volontés qui créait des obligations. À la veille de la réforme, il était généralement enseigné que la distinction entre contrat et convention n’avait plus guère d’intérêt, et que les deux termes étaient utilisés indifféremment l’un pour l’autre 3. Sur ce point, les projets Catala et Terré ont retenu des partis diamétralement opposés, conformément à leur ligne d’inspiration respective. Le projet Catala a choisi de maintenir la distinction traditionnelle, tout en modernisant la formulation de la définition du contrat : « le contrat est une convention par laquelle une ou plusieurs personnes s’obligent envers une ou plusieurs autres à accomplir une prestation ». Le projet Terré a choisi de mettre fin à la distinction en donnant à la notion de contrat une acception large : « le contrat est un accord de volontés par lequel deux ou plusieurs personnes établissent, modifient ou suppriment entre elles un rapport de droit ». 1. E. Savaux, La théorie générale du contrat, mythe ou réalité ?, thèse Paris I, éd. 1997. 2. La définition était empruntée à Pothier, Traité des obligations, no 3. 3. Voir par exemple, F. Zenati-Castaing et T. Revet, Cours de droit civil, Contrats, Théorie générale, quasi-contrats, no 1, p. 22.

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L’ordonnance de 2016 n’a retenu aucun de ces deux partis. Elle a maintenu la distinction entre la convention et le contrat, tout en déplaçant la frontière entre les deux. Aux termes du nouvel article 1101, « le contrat est un accord de volontés entre deux ou plusieurs personnes destiné à créer, modifier, transmettre ou éteindre les obligations ». Selon le rapport au Président de la République, « la convention, notion plus large incluant tout accord de volontés destiné simplement à produire des effets de droit » subsiste. L’article 1100-1, al. 1 y fait, au demeurant, référence lorsqu’il constate que les actes juridiques « peuvent être conventionnels ». Mais la « définition modernisée du contrat » qui englobe désormais non seulement la création des obligations mais aussi leur modification, transmission ou extinction réduit l’empire de la convention au point que celle-ci ne revêt plus qu’un caractère « résiduel » 1, sans qu’il soit pour autant évident de définir concrètement le domaine de chacune de ces notions, et sans que la définition du contrat rende vraiment compte de la réalité que cette notion recouvre habituellement. Aussi bien afin de préciser la notion de contrat en reprendra-t-on les éléments constitutifs avant d’essayer de la distinguer des figures voisines.

A. La définition du contrat

78 La définition retenue par la réforme de 2016 ¸ En définissant le contrat comme « un accord de volontés entre deux ou plusieurs personnes destiné à créer, modifier, transmettre ou éteindre des obligations », l'article 1101 du Code civil met en avant deux éléments : 1) un accord de volontés ; 2) qui a pour objet des opérations sur obligations. On traitera de chacun de ces aspects. 1) L’accord de volontés : Il suppose, comme le texte le souligne, « deux ou plusieurs personnes » dont les volontés se rencontrent. Cette exigence permet, comme on le verra bientôt, de distinguer le contrat de l’acte juridique unilatéral, celui-ci reposant sur une manifestation de volonté émanant d’une seule personne (v. ss 82). À la différence du code de 1804 qui était silencieux sur la question, les textes nouveaux analysent la procédure de rencontre de l’offre et de l’acceptation (v. ss 162 s.). Mais, tout en donnant consistance à la notion d’accord des volontés, la réforme de 2016 la complique. Dans une vision traditionnelle, cet accord de volontés vise un contrat qui est le fruit de la rencontre des volontés de personnes qui, par une libre discussion, en définissent le contenu. Les stipulations du contrat sont librement négociables entre les parties. Or, la réforme de 2016 a fait émerger une catégorie nouvelle, le contrat d’adhésion, dont le contenu est sous l’entière maitrise d’une des parties, 1. MM. Chantepie et Latina en donnent pour exemple « la création d’une servitude par accord de volontés » (La réforme du droit des obligations, no 75, p. 71).

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l’autre partie étant seulement libre d’y adhérer ou non. La définition de l’accord des volontés s’en trouve transformée : il faut pour qu’un contrat se forme des volontés congruentes, c’est-à-dire qui s’ajustent parfaitement et se prennent « au piège l’une de l’autre » 1, peu important la part que chacune d’elles a pris à la définition du contenu du contrat. Les parties consentent au même projet normatif (v. ss 264). 2) Ses effets : Pour qu’un accord de volontés soit qualifié de contrat, il faut selon l’article 1101 qu’il soit « destiné à créer, modifier, transmettre ou éteindre des obligations ». Le périmètre du contrat s’étend par rapport à celui de la convention. Alors qu’auparavant le contrat était uniquement l’accord de volontés créateur d’obligations, il englobe désormais aussi les opérations sur obligations existantes : transmission, modification, extinction. Il en résulte que la cession de créance ou la remise de dette qui, à suivre la terminologie traditionnelle, étaient des conventions deviennent des contrats. 79 Les insuffisances de cette définition ¸ Mais, même ainsi étendue, la définition du contrat est loin de lui permettre de rendre compte de la réalité du paysage contractuel et plus particulièrement de ce que doctrine et pratique placent aujourd'hui sous cette appellation. À cet égard, la doctrine avait mis en évidence les insuffisances de la définition traditionnelle et relevé les déviations que celle-ci avait engendrées en matière d'analyse juridique. Elle soulignait que nombre d'accords de volontés avaient pour effet non seulement de créer des obligations mais aussi de produire d'autres effets de droit. Par exemple, la vente entraine un effet translatif de propriété qui est « un effet, légal, automatique du contrat ». En d'autres termes, le contrat ne pouvait se réduire aux obligations qu'il fait naître. Aussi bien, le fait que l'ancien article 1101 définisse le contrat par la création d'obligations avait-il concouru à obscurcir et à déformer l'analyse juridique de celui-ci en contribuant soit à ramener artificiellement certains effets de droit à des obligations, soit à les marginaliser lorsqu'ils étaient irréductibles à la création d'obligations 2. Alors que la force obligatoire du contrat ne se réduit pas à la création d’obligations, l’« obligatoire » avait été, pour reprendre la terminologie de M. Pascal Ancel, absorbé par l’« obligationnel » 3. Selon cette doctrine, il fallait, pour avoir une représentation plus exacte du contrat, considérer que celui-ci donnait naissance à une nouvelle norme juridique 4. Ultérieurement, ces critiques devaient prendre un relief accru avec le mouvement de diversification contractuelle déjà relevée (v. ss 50). Longtemps instrument exclusif d’échange, le contrat est également devenu, au fil du temps, le support d’opérations économiques de type synergique, ce qui s’est traduit par le développement de la catégorie des contrats 1. 2. 3. 4.

R. Libchaber, « Réflexions sur les effets du contrat », Mélanges J.-L. Aubert, 2005, p. 216. R. Libchaber, « Réflexions sur les effets du contrat », Mélanges J.-L. Aubert, 2005, p. 211. P. Ancel, « Force obligatoire et contenu obligationnel du contrat », RTD civ. 1999. 771. P. Ancel, « Force obligatoire et contenu obligationnel du contrat », RTD civ. 1999. 771.

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d’intérêt commun. Or, autant la définition réduisant le contrat à un acte créateur d’obligations pouvait rendre compte, sans trop de difficultés, des contrats conçus sur le modèle de l’échange, autant elle se révèle impropre à englober ces contrats d’un type nouveau. Pour les premiers, en effet, la norme contractuelle s’identifie, pour l’essentiel, aux obligations auxquelles le contrat donne naissance. Il suffit pour que ces contrats atteignent leur objectif, à savoir réaliser une permutation, que soient exécutées les obligations réciproques qu’ils engendrent. Le contrat peut alors être perçu comme une « technique permettant d’accoucher des obligations » liées par un rapport d’interdépendance 1. Mais avec le phénomène de diversification contractuelle précédemment relevé, une telle analyse est devenue insuffisante. À considérer les contrats d’intérêt commun, ceux-ci donnent certes naissance à des obligations. Mais ces obligations s’inscrivent dans un projet commun qui les dépasse. Pour que le contrat atteigne son objectif, à savoir réaliser le projet commun, il faut que ces obligations s’enchaînent selon un certain ordre et s’ajustent au fil du temps (v. ss 355, 630). Comme l’a mis en évidence, M. Rémy Libchaber dans un article remarqué, la norme contractuelle prend alors une « épaisseur » beaucoup plus forte dans la mesure où elle ne se réduit pas à établir un lien d’interdépendance entre des obligations dont la seule exécution suffit à satisfaire les intérêts des parties mais les accompagne pour les coordonner dans le cadre d’un projet commun et les adapter au fur et à mesure des difficultés que celui-ci rencontre 2. Parfois même, la norme contractuelle prend un relief encore plus accentué dans la mesure où le contrat a pour objet non la création d’obligations, mais celle d’une entité nouvelle, par exemple une personne morale avec le contrat de société. On aurait pu attendre de la réforme qu’elle retienne une définition du contrat suffisamment compréhensive pour essayer de mettre fin à ces distorsions et lui permettre de rendre compte de l’ensemble de la réalité contractuelle. Telle n’a manifestement pas été l’ambition de ses auteurs. Identifiant plus encore que le code de 1804 le contrat au modèle de l’échange, les auteurs de la réforme ont fait, on l’a vu, totalement l’impasse sur les contrats d’intérêt commun. Et lorsqu’ils ont entrepris d’introduire parmi les classifications des contrats de nouvelles catégories, celles-ci font cruellement apparaître l’inadéquation de la définition retenue. C’est ainsi que la notion de contrat cadre fait son apparition à l’article 1111 et y est définie comme « l’accord par lequel les parties conviennent des caractéristiques générales de leurs relations contractuelles futures » (v. ss 119). Or M. Pascal Ancel avait précisément choisi ce type de contrat pour illustrer l’existence de contrats dont l’effet normatif est certain sans qu’ils engendrent pour autant des obligations. Et de fait, leur seul objet est, en principe, de fixer des normes régissant les contrats d’application que 1. R. Libchaber, « Réflexions sur les effets du contrat », Mélanges J.-L. Aubert, 2005, p. 214, no 4. 2. R. Libchaber, « Réflexions sur les effets du contrat », Mélanges J.-L. Aubert, 2005, p. XXX

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les parties passeront ultérieurement 1. Autrement dit, il n’est besoin que de rapprocher deux textes séparés par dix articles pour constater que la définition qui coiffe le sous-titre intitulé « le contrat » est, du fait de son archaisme, assez largement inappropriée. C’est dire que, sur ce point comme en d’autres domaines, la réforme de 2016 est un bel exemple d’occasion manquée. La seule innovation à laquelle elle procède, à savoir englober dans la notion de contrat, la modification, la transmission et l’extinction des obligations ne permet en rien de répondre à ces difficultés. La moindre des choses aurait été qu’une définition modernisée du contrat rende compte effectivement de la réalité que celui-ci recouvre en pratique. À cet effet, deux voies étaient possibles. La plus simple était de supprimer la distinction contrat-convention, de tenir les deux termes pour synonymes et de les définir comme tout accord de volontés destiné à produire des effets de droit 2. La plus délicate était de conserver la distinction. Mais il fallait alors élaborer une nouvelle définition du contrat, ce qui aurait nécessité de prendre appui sur les travaux doctrinaux. 80 La réflexion doctrinale ¸ À essayer de synthétiser ceux-ci, on ne peut mieux faire que de partir des écrits de Hans Kelsen. Dans son fameux article « La théorie juridique de la convention », celui-ci définit le contrat comme une procédure qui crée une norme 3. Le contrat est une procédure de formation qui est caractérisée par un accord de volontés, lequel donne naissance à une norme, la norme contractuelle. Plus qu’à la définition du contrat, cet auteur s’attache, au demeurant, à expliquer la force obligatoire de la norme contractuelle. Pour lui, celle-ci procède d’une délégation de compétence opérée par le législateur aux parties afin qu’elles règlent elles-mêmes leurs intérêts, une telle démarche étant jugée socialement utile. On retrouve une analyse voisine chez Georges Rouhette, dans sa célèbre thèse sur la notion de contrat 4. Prolongeant l’analyse normativiste, celui-ci utilise une terminologie propre et distingue le « contracter » et le « contracté » 5. Le premier vise l’action de contracter, c’est-à-dire, à se placer en amont, la procédure qui va donner naissance au contrat. Le second désigne le résultat de cette action, c’est-à-dire à se placer en aval, la norme contractuelle à laquelle cette action donne naissance. Mais pour lui, seul ce deuxième élément caractérise vraiment le contrat de telle sorte que le contrat serait « un acte productif (…) de normes bilatérales », c’està-dire « liant deux centres d’intérêt » 6. Dans cette conception, l’accord des volontés joue uniquement le rôle d’une sorte d’« interrupteur » qui 1. P. Ancel, art. préc., RTD civ. 1999. 787. 2. Voir en ce sens, Chantepie et Latina, La réforme des obligations, no 80, p. 73-74. 3. H. Kelsen, « La théorie juridique de la convention », Archives de philosophie du droit 1940, p. 33-35. 4. G. Rouhette, Contribution à l’étude critique de la notion de contrat, thèse Paris 1965, § 224, p. 635. 5. G. Rouhette, op. cit., no 91, p. 345. 6. G. Rouhette, op. cit., no 224, p. 636.

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déclenche le jeu d’opérations économiques typiques préalablement consacrées par la loi 1, en sorte que « le droit positif ne connai(tr)ait pas la catégorie unitaire du contrat » 2. Mais c’est là, manifestement, réduire à l’excès le rôle de la volonté. Aussi bien, les études ultérieures ont-elles insisté sur ce que le contrat n’est pas une opération quelconque mais l’opération voulue par les parties, en sorte qu’il est le produit d’« une association intime entre la volonté, principe d’initiative, et le monde objectif qui forme la matière de son action ou lui procure ses instruments » 3. Comme l’a fort bien synthétisé Jean Hauser, il est « tout aussi faux de prétendre que la volonté pure se suffit à elle-même et est protégée en tant que telle que de prétendre qu’elle n’est rien parce qu’elle subit une transformation dans l’acte juridique » 4. À prendre appui sur les travaux les plus récents qui empruntent à Georges Rouhette la notion d’intérêt, mais envisagent le contrat dans ses différentes dimensions 5, on serait porté à le définir comme un accord de volontés qui crée une norme juridique qui lie les intérêts des parties, ces intérêts pouvant selon l’opération réalisée être opposés, convergents ou coalisés. Extrêmement regrettable pour l’image de la réforme, et donc pour son rayonnement, puisque la définition qui ouvre le sous-titre « le contrat » apparaît, en dépit des transformations qui lui ont été apportées, assez largement inapte à désigner ce que la notion de contrat recouvre dans la « vraie vie » et obscurcit plutôt qu’elle ne la clarifie la distinction de la convention et du contrat, cette question ne présente, sur un plan pratique, qu’un enjeu modeste du fait que l’article 1100-1, alinéa 2 prévoit que les actes juridiques conventionnels « obéissent, en tant que de raison, pour leur validité et leurs effets, aux règles qui gouvernent les contrats ».

B. Le contrat et les figures voisines 81 Présentation ¸ Il importe de distinguer clairement le contrat, de figures voisines : 1) l’acte juridique unilatéral : alors que le contrat repose sur un accord de volontés, l’acte juridique unilatéral est l’œuvre d’une seule volonté (1) ; 1. P.  Jestaz, « Rapport de synthèse, Quel contrat pour demain ? », in La nouvelle crise du contrat, p. 258-259. 2. G. Rouhette, op. cit., no 219, p. 629. 3. P.  Hébraud, « Rôle respectif de la volonté et des éléments objectifs dans les actes juridiques », Mélanges Jacques Maury, t. 2, 1960, p. 419 s. 4. J. Hauser, Objectivisme et subjectivisme dans l’acte juridique : contribution à la théorie générale de l’acte juridique, préf. P. Raynaud, 1971, p. 211 ; G. Wicker, Les fictions juridiques : contribution à l’analyse de l’acte juridique, préf. A. Donat, 1997, nos 40 s., p. 50 s. V. aussi, dans une perspective de droit comparé : P. Gaiardo, Les théories objective et subjective du contrat. Étude critique et comparative (droits américains et français), thèse, Paris I, 2017. 5. D. Galbois, La notion de contrat, esquisse d’une théorie, thèse Paris II, 2018 ; S. Lequette, Le contrat-coopération, contribution à le théorie générale du contrat, thèse Paris  II, éd.  2012, p. 56, o n 68, p. 86, no 110 ; « La notion de contrat, réflexions à la lumière de la réforme du droit commun des contrats », RTD civ. 2018. p. 541.

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2) les conventions non obligatoires : alors que le contrat est créateur d’obligations, il est des accords de volonté – acte de courtoisie, acte de complaisance –, qui n’engendrent aucune obligation ni même aucun effet de droit (2) ; 3) les actes juridiques collectifs : alors que le contrat ne crée d’obligations qu’à la charge des parties, l’acte juridique collectif est susceptible d’être imposé à des personnes qui n’y ont pas consenti (3).

1. Contrat et engagement unilatéral de volonté 82 Acte juridique unilatéral ¸ Un acte juridique unilatéral est une manifestation de volonté émanant d'un individu qui entend créer certains effets de droit sans le concours d'une autre volonté. Certains actes juridiques unilatéraux sont l’objet d’une réglementation spéciale. Pour ne prendre que quelques exemples particulièrement significatifs, le droit successoral définit les conditions et les effets du testament, acte par lequel une personne dispose de ses biens pour la période qui suivra sa mort 1 ; il traite aussi de l’option successorale qui s’exprime à travers des actes juridiques unilatéraux : acceptation pure et simple, acceptation à concurrence de l’actif net, renonciation 2. De même, le droit de la famille connaît la reconnaissance d’enfant qui permet à un homme ou à une femme d’établir sa qualité de père ou de mère sur le seul fondement de sa volonté 3. Quant au droit des contrats spéciaux, il fournit de multiples exemples d’actes juridiques unilatéraux. Ainsi, la résiliation des contrats successifs à durée indéterminée s’opère au moyen d’actes juridiques unilatéraux : le congé donné par le locataire ou par le bailleur dans le cas du bail, la démission ou le licenciement du salarié dans celui du contrat de travail 4. Lacunaire, cette réglementation des actes juridiques unilatéraux n’a pas permis d’élaborer une théorie générale qui leur soit propre. Aussi s’accordait-on à considérer que pour résoudre les questions non tranchées par les textes, il convenait de transposer à l’acte juridique unilatéral le régime juridique du contrat, cette transposition s’accompagnant bien évidemment des adaptations que rend nécessaires la spécificité de l’acte juridique unilatéral 5. C’est cette solution qui a été expressément consacrée par la réforme de 2016. L’article 1100-1, alinéa 2 dispose désormais que les actes juridiques unilatéraux « obéissent, en tant que de raison, pour leur validité et leurs effets, aux règles qui gouvernent les contrats ». Les adaptations nécessaires seront signalées au fil de l’étude des règles qui gouvernent 1. F. Terré, Y. Lequette et S. Gaudemet, Les successions, Les libéralités, nos 374 s. 2. F. Terré, Y. Lequette et S. Gaudemet, Les successions, Les libéralités, nos 749 s. 3. F. Terré, C. Goldie-Genicon et D. Fenouillet, La famille, nos 485 s. 4. R.  Encinas de  Munagori, L’acte unilatéral dans les rapports contractuels, thèse Paris  X, éd. 1996. 5. Rappr. M.  Sinkondo, « La notion de contrat administratif : acte unilatéral à contenu contractuel ou contrat civil de l’Administration », RTD civ. 1993. 239.

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la formation et les effets du contrat. Mais, dans l’immédiat, une question se pose : peut-on par une manifestation unilatérale de volonté donner naissance à une obligation ? 83 L’engagement unilatéral de volonté. Le problème ¸ Les actes juridiques qui viennent d'être évoqués produisent des effets divers : effet translatif pour le testament, effet déclaratif pour la reconnaissance d'enfant, effet abdicatif pour la renonciation, effet extinctif pour le congé ou le licenciement. Mais aucun d'entre eux n'est, à proprement parler, créateur d'obligation. Aussi bien un débat s'est-il engagé qui intéresse directement le droit des obligations. Un individu peut-il, par sa seule volonté, faire naître une obligation ? En d'autres termes, la volonté unilatérale est-elle source d'obligations ? La réponse est certainement négative si l’auteur de cette manifestation de volonté entend ainsi créer une obligation à la charge d’autrui. À l’évidence, personne ne peut se rendre créancier par le pouvoir de sa seule volonté. Ce serait la négation de la liberté individuelle. En revanche, la question est ouverte de savoir si un individu peut, par la seule opération de sa volonté, se rendre débiteur envers autrui. La philosophie individualiste et libérale qui imprégnait, à l’origine, le Code civil orientait plutôt vers une réponse négative. Un individu ne peut être rendu créancier par la volonté d’un autre. Pour que naisse le rapport d’obligation, il faut le consentement du créancier et du débiteur, c’est-àdire un contrat. La volonté d’une seule de ces deux personnes, serait-ce celle du débiteur, ne peut suffire à les engager l’une à l’égard de l’autre. Mais, avec le déclin des conceptions individualistes et l’apparition de codes plus modernes qui, tel le BGB, font une place à la théorie de l’engagement unilatéral, un important courant doctrinal emmené par Saleilles 1 a proposé d’admettre celui-ci comme source générale d’obligations à côté du contrat. Ces suggestions se sont heurtées à des résistances importantes. Le débat s’est développé sur deux plans. Au regard de la théorie juridique, partisans et adversaires de la théorie de l’engagement unilatéral se sont affrontés quant 1. R. Saleilles, Théorie générale de l’obligation, nos 138 s., 245 s., 278 s. ; De la déclaration de volonté, contribution à l’étude de l’acte juridique dans le code civil allemand, 1901. La théorie a son origine dans les travaux d’un auteur autrichien : Siegel, Das Versprechen als Verpflichtungsgrund, 1873. En France, les thèses devaient se succéder à un rythme rapide, témoignant de l’intérêt de la doctrine pour cette question : Worms, De la volonté unilatérale considérée comme source d’obligation, Paris 1891 ; Elias, Théorie de la force obligatoire de la volonté unilatérale, Paris 1909 ; J. Chabas, De la déclaration de volonté en droit civil français, Paris, 1931. Depuis la guerre, quatre thèses d’importance ont été consacrées à cette question : J. Martin de la Moutte, L’acte juridique unilatéral, Paris, 1951 ; A. Rieg, Le rôle de la volonté dans l’acte juridique en droit civil français et allemand, thèse Strasbourg, éd. 1961 ; M.-L. Izorche, L’avènement de l’engagement unilatéral en droit privé contemporain, thèse Aix, éd. 1995 ; C. Grimaldi, Quasi-engagement et engagement en droit privé. Recherches sur les sources de l’obligation, thèse Paris II, éd. 2007 ; v. aussi Ph. Jestaz, « L’engagement par volonté unilatérale », in Les obligations en droit français et en droit belge, Convergences et divergences, 1994, p. 3 s. ; A. Sériaux, « L’engagement unilatéral en droit positif français actuel », in L’unilatéralisme et le droit des obligations, 1999.

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à la possibilité même d’introduire cette source d’obligation dans notre droit. Une réponse positive paraissant s’imposer, la question s’est déplacée sur le terrain de la politique juridique : était-il, en l’état du droit positif français, souhaitable d’accueillir la théorie de l’engagement unilatéral de volonté ? Après avoir retracé cette controverse classique, on recherchera dans quelle mesure les termes en sont renouvelés par la réforme de 2016. 84 a) La controverse. Le débat théorique ¸ À l'encontre de l'admission du principe de l'engagement unilatéral de volonté, on a fait valoir que, si la volonté d'une personne est assez puissante pour la lier, elle devrait être tout aussi puissante pour la délier 1. Or il n’est d’engagement véritable qu’irrévocable. Et de fait, il est certain que la volonté ne peut devenir source d’obligation que si une norme extérieure lui confère un tel pouvoir 2. Dès lors, toute la question est de savoir si le droit laisse à l’auteur de la promesse la liberté de se rétracter, auquel cas il n’y a pas d’obligation, ou au contraire, s’il la prend en charge au nom du respect de la parole donnée et afin que la confiance que les tiers ont pu placer en elle ne soit pas abusée. À supposer qu’on adopte le second parti, l’individu libre de se lier ou non, ne l’est pas de se lier et de se délier 3. Guère plus convaincante est l’objection qu’il ne saurait y avoir d’obligation sans créancier 4. D’une part, la portée de l’argument doit être relativisée, car bien souvent l’auteur de la promesse désigne la personne qui est appelée à bénéficier de l’engagement unilatéral. D’autre part, il existe en droit français des obligations dont le créancier est provisoirement inconnu. Ainsi en va-t-il en cas de stipulation pour autrui au bénéfice d’une personne indéterminée ou d’une personne future (v. ss 721 s.). Quant au principe de l’indépendance réciproque des individus qui empêcherait qu’une personne puisse devenir créancière sans l’avoir voulu, il est suffisamment sauvegardé par la faculté laissée à chacun de ne pas réclamer les droits dont il est titulaire. Il ne faudrait pas déduire de cette remarque que, l’accord des volontés existant de toute façon au moment où le créancier réclame l’exécution de l’engagement unilatéral, la question de savoir si l’on peut se lier par sa seule volonté est purement formelle. En effet, si l’on subordonne la naissance de l’obligation à l’acceptation du créancier, le débiteur peut révoquer son engagement tant que le créancier n’en a pas demandé l’exécution, ce qui revient à nier l’existence même de celui-ci. En réalité, on voit bien à travers ce qui précède qu’il n’y a aucune impossibilité logique à admettre la validité de l’engagement unilatéral. C’est la loi qui est la source des obligations. Elle en fait naître de certains faits

1. L’argument avancé au début du siècle par Elias a connu une fortune considérable et a été repris par de nombreux auteurs. V. not. Mazeaud et Chabas, no 360 ; Marty et Raynaud, no 356. 2. Pour le contrat, v. ss 29. 3. Flour, Aubert et Savaux, no 500. 4. J. Chabas, De la déclaration de volonté en droit civil français, thèse Paris, 1931, p. 146.

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juridiques (délit civil, par exemple), sans la volonté des personnes intéressées. Elle peut, tout autant, si cela lui paraît utile, faire dériver la naissance d’une obligation de la volonté du débiteur, sans exiger une convention. Tout dépend donc de la position du Code civil. Or, envisagé dans sa rédaction antérieure à 2016, celui-ci ne faisait aucune allusion à l’engagement unilatéral de volonté, lorsqu’il énumérait dans son article 1370 les différentes sources d’obligations. À quoi il était généralement objecté que, replacé dans son contexte, le silence du code n’avait rien de décisif. On ne pouvait en inférer un refus d’admettre l’engagement unilatéral de volonté, car il était bien plus vraisemblable que ses rédacteurs avaient purement et simplement ignoré la question. Aussi, les auteurs étaient-ils portés à attacher à cette situation, selon leur préférence, des conséquences assez différentes. Pour certains, qui soulignaient que la théorie de l’engagement unilatéral était étrangère à notre tradition juridique, cette théorie ne devait être retenue, dans le silence des textes, qu’exceptionnellement lorsqu’aucun autre moyen ne permet de considérer le déclarant comme tenu d’une obligation dont la reconnaissance apparaît pourtant indispensable 1. Bref, la théorie de l’engagement unilatéral n’aurait jamais qu’un rôle subsidiaire, résiduel. Pour d’autres qui, avec Saleilles, avaient été séduits par les innovations initiées par le Code civil allemand, il était préférable de reconnaître dans la volonté unilatérale une source générale d’obligations 2. On aurait ainsi fait l’économie des déformations qu’on inflige en de multiples occasions aux notions de contrat, de délit, de quasi-contrat pour leur permettre de rendre compte de certaines solutions de notre droit positif 3. Ainsi engagé, le débat qui se hisse jusqu’à la théorie générale du droit était difficile à trancher : fallait-il préserver l’homogénéité de notre système juridique, en évitant au maximum l’intrusion d’un élément étranger à notre théorie des sources de l’obligation, ou l’homogénéité des concepts qui le composent en évitant leur déformation ? La réponse était rien moins qu’évidente. Aussi les juges auxquels il revenait de trancher cette question, étaient-ils portés à se placer sur le terrain de la politique juridique et à rechercher si les besoins sociaux rendaient nécessaire ou utile l’admission de cette nouvelle source d’obligation. 85 La politique juridique ¸ Possible au regard de la technique juridique et dans le silence des textes, la consécration de la théorie de l'engagement unilatéral de volonté dépend principalement du point de savoir si elle est ou non opportune. C'est alors à une approche beaucoup plus pragmatique 1. C’était la position de Gény, Méthodes d’interprétation et sources en droit privé positif : « On se trouvera amené à déclarer obligatoires, non pas toutes les promesses unilatérales, mais celles-là seulement qui paraîtront indispensables pour atteindre un résultat socialement désirable et impossible à réaliser pratiquement par une autre voie ». – V.  depuis, Flour, Aubert et Savaux, no 502 ; Marty et Raynaud, no 357. 2. M.-L. Izorche, thèse préc. 3. Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, no 434.

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qu'il convient de procéder, le débat portant essentiellement sur le caractère dangereux ou non de l'opération ainsi que sur son utilité. Le caractère dangereux : en ne permettant que malaisément de tracer une frontière nette entre ce qui est obligatoire et ce qui ne l’est pas, le principe de l’engagement unilatéral peut présenter des dangers pour son auteur ainsi que pour les tiers. Pour le débiteur lui-même, qui risque de s’engager à la légère, sans saisir toute la portée de son acte. Pour les créanciers éventuels, qui auront fréquemment des difficultés à démontrer l’existence d’un véritable engagement. De ce point de vue, le contrat offre une sécurité plus grande : grâce à l’exigence d’un accord des volontés, il est plus aisé de situer le moment où les engagements deviennent irrévocables et d’établir l’étendue exacte des obligations respectives des parties 1. À cela, les partisans de l’engagement unilatéral répondent que, pour surmonter ce danger, il suffit que son efficacité soit subordonnée à la condition que celui-ci soit suffisamment déterminé et extériorisé et qu’il révèle de la part de son auteur une volonté certaine et réfléchie 2. Le caractère utile : La question est alors de savoir si la consécration de l’engagement unilatéral de volonté répond, juridiquement, économiquement ou socialement à une nécessité, ou du moins à un besoin. Il est vrai que l’appréciation d’une telle utilité peut laisser place à de multiples interprétations. C’est ainsi qu’on a fait valoir qu’il n’était nul besoin de consacrer l’engagement unilatéral de volonté dès lors qu’il entrait en concurrence, pour rendre compte de la réalité, avec des explications solidement éprouvées. De fait, dans maintes hypothèses, l’affirmation de la force créatrice de la volonté unilatérale n’a qu’une valeur spéculative. La théorie de l’engagement unilatéral est invoquée pour expliquer a posteriori des règles de droit positif dont personne ne conteste l’existence et qui ont fonctionné dans notre droit positif bien avant qu’on ait songé à les fonder sur celle-ci. Ainsi en va-t-il de la stipulation pour autrui 3, de l’offre aux fins de purge émanant de l’acquéreur d’un immeuble grevé d’hypothèque 4, des billets au porteur 5, de l’engagement des souscripteurs d’une société en voie de constitution 6. Et dans les cas non réglés par la loi, on faisait valoir que le droit français parvient fréquemment à des solutions voisines de celles qui se pratiquent à l’étranger sur le fondement de la théorie de l’engagement unilatéral en usant des sources traditionnelles des obligations : contrat, quasi-contrat, 1. A. Rieg, op. cit., no 446, p. 448. 2. Flour, Aubert et Savaux, no 502. 3. L’analyse est très contestable. Le promettant n’est pas lié envers le tiers par sa déclaration unilatérale mais par un contrat conclu avec le stipulant (v. ss 710). 4. Art. 2477 s. C. civ. ; v. Simler et Delebecque, Les sûretés, La publicité foncière, no 532. 5. Civ. 31 oct. 1906, S. 1908.1. 305, note Lyon-Caen ; Com. 17 juill. 1984, D. 1985. IR 25, obs. M. Cabrillac, RTD civ. 1985. 378, obs. J. Mestre. 6. La souscription constitue l’acceptation d’une offre et elle vient s’insérer dans le mécanisme plus ou moins complexe de la constitution de la société par actions (C.  Larroumet, no 102). V. ss 91 au sujet des actes unilatéraux collectifs.

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responsabilité civile. Le débat auquel a donné lieu la question de la promesse de récompense en fournit une excellente illustration.

À raisonner sur l’hypothèse de la promesse de récompense, le droit allemand fonde son caractère obligatoire sur la théorie de l’engagement unilatéral. Selon l’article 657 du BGB, lorsqu’un individu a fait savoir par annonce publique qu’il récompensera l’accomplissement d’un fait, il est tenu de s’exécuter au profit de celui qui l’a réalisé, alors même que cette personne n’a pas agi en considération de la promesse 1. La jurisprudence française décide, pour sa part, que l’auteur de la promesse est obligé de l’exécuter. Selon l’opinion dominante, la solution peut s’expliquer sans avoir recours à l’engagement unilatéral. Lorsqu’une personne a rendu le service demandé ou même a entrepris des recherches en connaissance de la promesse, elle a tacitement accepté l’offre faite dans son intérêt ; il y a contrat. C’est également le fondement reconnu en common law 2. Lorsque le service a été rendu par une personne qui n’avait pas connaissance de la promesse, le promettant devra une récompense sur le fondement de la gestion d’affaires ou de l’enrichissement sans cause 3.

C’est dire que l’engagement unilatéral ne semblait pouvoir constituer qu’une source d’appoint 4, ce que paraissait vérifier l’analyse du droit positif antérieur à la réforme. 86 Le droit positif antérieur à la réforme ¸ Et de fait, à s'en tenir à l'analyse du droit positif français, les points d'émergence indiscutés de la théorie de l'engagement unilatéral apparaissaient, à la veille de la réforme, assez peu nombreux. En droit civil, on s’accordait à considérer que la promesse d’exécuter une obligation naturelle s’analyse en un engagement unilatéral de volonté 5. Le devoir moral se transforme en obligation civile par cela seul que la personne s’engage à l’acquitter, sans qu’aucune manifestation de volonté n’émane du bénéficiaire de cet engagement 6. En outre, certaines

1. M. Pédamon, Le contrat en droit allemand, 2e éd., LGDJ, 2004, p. 17. 2. Carlill v. Carbolic Smoke Ball Company (1893) 1 QB 256. 3. A. Rieg, op. cit., nos 435 et 448. À cela, on peut il est vrai objecter que le jeu de ces théories est susceptible de conduire celui qui a rendu le service à recevoir moins que la récompense promise, le gérant pouvant prétendre au remboursement de toutes les dépenses utiles ou nécessaires mais non au paiement d’une rémunération (v. ss 1283). 4. V. dans le même sens Ph. Jestaz, « L’engagement par volonté unilatérale », in Les obligations en droit français et en droit belge, Convergences et divergences, 1994, p. 3 s. ; Libchaber, obs. D. 1999 Somm. 110. L’avant-projet Catala était en ce sens. Son article 1101-1, alinéa 3 prévoyait en substance que la volonté unilatérale n’est pas « érigée en source générale d’obligations. Elle peut seulement prospérer sous l’égide de la loi ou (c’est une ouverture) de l’usage » (G. Cornu, Avantprojet de réforme des obligations, p. 26). Le projet Terré était resté silencieux sur la question. 5. V. par ex. Civ. 1re, 21 juill. 1987, Defrénois1988. 313, obs. J. Massip, RTD civ. 1988. 134, obs. J. Mestre ; 10 oct. 1995, D. 1995. IR 250, D. 1996. Somm. 120, obs. Libchaber, D. 1997. 158 note Pignarre et chron. N. Molfessis, p. 85 ; 4 janv. 2005, D. 2005. 1393, note G. Loiseau, RTD civ. 2005. 397, obs. J. Mestre et B. Fages ; 17 oct. 2012, D. 2013. 411, note Pignarre, RDC 2013. 43, obs. T. Genicon, RTD civ. 2012. 720, obs. B. Fages. 6. M. Gobert, Essai sur le rôle de l’obligation naturelle, thèse Paris Sirey, 1957, p. 151 s. ; J. Flour, Trav. assoc. H.  Capitant, t.  VII, 1952, p. 825  s. ; F.  Terré, Introduction générale au droit, no 19. Encore qu’on puisse soutenir, non sans artifice, que le créancier a tacitement accepté un engagement souscrit dans son seul intérêt.

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dispositions législatives récentes paraissaient bien ne pouvoir s’expliquer que par la notion d’engagement unilatéral. Ainsi en va-t-il par exemple de l’obligation faite aux établissements de crédit de maintenir les conditions que l’offre indique pendant un certain délai (C. consom., art. L. 312-18 et L. 313-34, v. ss 172, 179). En droit commercial, la loi du 11 juillet 1985 qui a admis qu’une société pouvait être constituée par une seule personne paraît bien prendre appui sur la théorie de l’engagement unilatéral. De fait, la société ne peut résulter d’un contrat lorsqu’elle est constituée par un seul associé. Et si l’acte juridique unilatéral a pour objet principal de créer une personne morale, il oblige en même temps celui qui est à l’origine de cette création à apporter à la société les biens qui lui permettront de fonctionner et qui constitueront le gage des créanciers sociaux. Enfin, la notion a connu d’importantes applications en droit social 1. Il est vrai qu’elle trouve alors un contexte favorable à son épanouissement : en raison de sa position, l’employeur, lorsqu’il s’engage unilatéralement envers son salarié, n’a pas besoin de protection. 87 b) La réforme de 2016 : une réponse ambiguë ¸ Face à une question posée depuis aussi longtemps et en termes aussi nets, on aurait pu penser que les auteurs de la réforme auraient à cœur d'y répondre clairement. Tel n'est pas malheureusement le cas. Comme le projet Terré, le projet de la Chancellerie publié en 2015 avait choisi de conserver le silence sur cette question. Mais la recherche de la signification d’un tel silence était rendue beaucoup plus hasardeuse du fait du changement du contexte. Il devenait, en effet, difficile de professer que les auteurs de la réforme n’avaient pas traité de cette question car ils ignoraient son existence. À supposer que les auteurs de la réforme aient persévéré dans cette attitude, la portée exacte de leur silence n’aurait été nullement évidente à déterminer 2. Abandonnant cette attitude de réserve, les auteurs de l’ordonnance de 2016 ont choisi d’envisager la question. Mais les dispositions finalement adoptées ne sont guère aisées à déchiffrer ; l’article 1100-1 posant que « les actes juridiques sont des manifestations de volonté destinées à produire des effets de droit. Ils peuvent être (…) unilatéraux » n’implique pas que leur soit attaché un effet créateur d’obligations. On a vu, en effet, que personne 1. V. par exemple, Soc. 19 nov. 1997, Bull. civ. V, no 380 (une décision prise par un employeur devant le comité d’entreprise s’analyse en un simple engagement unilatéral de sa part) ; Soc. 25 nov. 2003, JCP 2004.I. 163, no 6, obs. G. Viney, RTD civ. 2004. 733, obs. J. Mestre et B. Fages (qui décide que l’employeur qui « ne tient pas l’engagement unilatéral qu’il a pris de limiter le nombre des licenciements pendant une période déterminée » engage sa responsabilité). Sur cette question, v. G. Pignarre, « Grandeur sans faiblesse de l’engagement unilatéral en droit du travail », Mélanges Decottignies, 2003, p. 283. 2. R. Libchaber, « Regrets liés à l’avant-projet de réforme du droit des contrats, le sort des engagements non bilatéraux », RDC 2015. 634.

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ne discute le fait que les actes unilatéraux produisent des effets de droit multiples, la question délicate étant de savoir si, parmi ces effets de droit, figure la création d’obligations. Or, dans les dispositions nouvelles, un seul texte attache expressément un effet créateur d’obligations à un acte juridique unilatéral, l’article 1100, lequel a donné lieu à des interprétations opposées. Selon ce texte, « (les obligations) peuvent naître (…) de la promesse d’exécution d’un devoir de conscience envers autrui ». La solution est, comme on l’a vu, classique : la promesse d’exécution d’un devoir de conscience, c’est-à-dire d’une obligation naturelle, donne naissance à une obligation civile (v. ss 86). Mais à consacrer cette seule solution, l’ordonnance a pu être comprise comme « condamn(ant) l’engagement unilatéral de volonté en tant que source générale d’obligation ». En effet, en rappelant l’exigence d’un devoir de conscience préexistant, le texte peut être interprété comme signifiant que la promesse ne peut être à elle seule source d’obligation 1. À l’opposé, d’autres auteurs ont relevé que la présence de ce texte « en tête d’un titre consacré aux “sources d’obligations” conduit à penser que l’engagement unilatéral de volonté est désormais “reconnu par le Code civil” » 2, d’autant que le rapport accompagnant l’ordonnance se prononce en ce sens 3. Mais il a été vu que ce rapport ne lie pas les juges, en sorte que ceux-ci auront à choisir entre une interprétation a contrario de l’article 1100 limitant le texte à l’hypothèse envisagée et un argument a rubrica qui voit dans ce texte, en raison de son emplacement, le signe de la volonté du législateur de consacrer le principe de l’engagement unilatéral. À quoi s’ajoute le fait que la réforme ne dit rien des conditions de reconnaissance de l’engagement unilatéral. Or, à supposer que les auteurs de la réforme de 2016 aient entendu consacrer de manière générale l’engagement unilatéral de volonté en tant que source d’obligations, on comprend mal pourquoi ils seraient restés totalement silencieux sur cette question : faut-il « exiger le caractère sérieux de l’engagement et, dans l’affirmative, grâce à quel procédé technique ? » 4. Enfin, il n’est pas indifférent de constater que la réforme a nettement pris le contre-pied d’une solution qui était parfois comprise comme une des rares applications de la théorie de l’engagement unilatéral. La rétractation d’une offre assortie d’un délai fait obstacle à la conclusion du contrat et ouvre uniquement droit à réparation sur le terrain de la responsabilité civile en sorte qu’il n’est plus possible de l’analyser en un engagement unilatéral de volonté (v. ss 174, 179). 1. G. Chantepie et M. Latina, La réforme des obligations, no 66, p. 60. 2. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats…, p. 34 ; voir aussi F. Chénedé, Le nouveau droit des obligations et des contrats, no 10-14, p. 12 ; M. Fabre-Magnan, Les obligations. 3. Rapport : « Ce texte (l’art. 1100-1), en précisant que l’acte juridique peut être conventionnel ou unilatéral, inclut l’engagement unilatéral de volonté, catégorie d’acte unilatéral créant, par la seule volonté de son auteur, une obligation à la charge de celui-ci ». 4. O.  Deshayes, T.  Genicon et Y-M. Laithier, Réforme du droit des contrats…, p. 34. Sur la preuve des actes juridiques unilatéraux et des engagements unilatéraux de volonté, voir G. Chantepie et M. Latina, op. cit., no 1140, p. 972.

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Il reviendra donc aux juges, comme par le passé, de dire si les besoins sociaux rendent nécessaire ou utile l’admission de l’engagement unilatéral de volonté 1. Il est difficile de savoir quelle sera la voie qui sera suivie. Les défauts inhérents à l’engagement unilatéral de volonté et notamment la menace qu’il représente pour la sécurité juridique subsistent. Ils ne peuvent trouver une réponse que dans la réglementation précise de chacune des situations juridiques où il serait susceptible de jouer, afin de lui donner une ossature suffisante, notamment sur le plan formel. Or la jurisprudence paraît mal armée pour remplir une telle tâche. À tout le moins ne devraitelle reconnaître l’existence d’un engagement unilatéral que lorsque l’objet de celui-ci est clairement déterminé de telle sorte que son bénéficiaire a pu légitimement croire en l’efficacité de la promesse 2. Tels sont, au reste, les enseignements que l’on peut déduire du droit allemand. Bien loin de voir dans l’engagement unilatéral une source générale d’obligations 3, celui-ci ne le retient que dans quelques rares hypothèses qu’il réglemente minutieusement. Reste que la haute juridiction n’a pas hésité à consacrer, par certaines décisions immédiatement antérieures à la réforme, l’existence d’engagements unilatéraux de volonté, sans le support préalable d’une obligation naturelle 4. En bref, tous les ingrédients sont rassemblés pour que la question de l’engagement unilatéral de volonté reste « un point aveugle du droit civil français » 5.

2. Contrat et accords de volonté non obligatoires 88 Actes de courtoisie ou de complaisance ¸ Il y a des accords de volontés

qui n'obligent pas juridiquement parce que les intéressés n'ont pas voulu établir entre eux un rapport juridique qui permette d'exiger l'exécution d'une obligation 6.

1. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 66, p. 61 : « Tout dépendra donc de l’attitude de la jurisprudence ». 2. A. Sériaux, op. cit., no 9 ; v. en ce sens Aix-en-Provence 27 avr. 1988, RTD civ. 1988. 541, obs. J.  Mestre qui fait produire effet à un engagement unilatéral ; Civ.  1re, 28  mars 1995, Bull. civ. I, no 287, p. 200, RTD civ. 1997. 659, obs. J. Mestre qui décide qu’une promesse « ne constitue pas un engagement de payer, faute de détermination de l’objet de l’engagement » ; comp. Soc. 27 juin 2000, Defrénois 2000. 1381, obs. D. Mazeaud. 3. Le § 311 BGB dispose, en effet : « Pour fonder une obligation en vertu d’un acte juridique… un contrat conclu entre les parties est nécessaire, pour autant que la loi n’en dispose pas autrement ». 4. Civ. 1re, 12 févr. 2013, RDC 2013. 865, obs. T. Genicon ; rappr. Civ. 1re, 28 nov. 2012, RDC 2013. 505. 5. R. Libchaber, RDC 2015. 33. 6. V. par ex. Paris, 26 sept. 1995, RTD civ. 1996. 143, obs. J. Mestre. – Pothier (Obligations, no 3) disait que, dans le contrat, les parties « promettent et s’engagent ; car il n’y a que les promesses que nous faisons avec l’intention de nous engager, et d’accorder à celui à qui nous les faisons, le droit d’en exiger l’accomplissement, qui forment un contrat et une convention. – Il y a d’autres promesses que nous faisons de bonne foi, et avec la volonté actuelle de les accomplir, mais sans une intention d’accorder à celui à qui nous les faisons, le droit d’en exiger l’accomplissement, ce qui arrive lorsque celui qui promet déclare en même temps qu’il n’entend pas néanmoins s’engager –  ou bien lorsque cela résulte des circonstances, ou des qualités de celui qui promet, et de celui à qui la promesse est faite. – Par exemple, lorsqu’un père promet à son fils, qui

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Tel est le cas des promesses politiques lesquelles n’obligent pas civilement leurs auteurs envers leurs bénéficiaires 1. Tel est aussi celui des actes de courtoisie, sorte d’accords au titre des « rapports mondains », qui n’obligent que suivant les règles de la politesse. Par exemple une invitation lancée et acceptée ne constitue pas un contrat 2. La frontière entre le contrat et l’acte de complaisance est plus délicate à tracer, notamment en cas de prestation de services gratuits. Ainsi, la question de savoir s’il y a contrat ou non s’est posée très souvent à propos de la responsabilité de l’automobiliste en cas d’accident survenu au cours d’un transport bénévole. La jurisprudence, pour éviter à l’automobiliste complaisant l’application des règles rigoureuses de la responsabilité contractuelle, a refusé de voir dans cette prestation de services gratuits un véritable contrat 3. Dans le cas de prestations gratuites de travail au profit d’un voisin ou d’un ami, ou dans celui de soins médicaux gratuits, la solution est plus incertaine 4. Si quelques décisions écartent la qualification contractuelle 5, la plupart analysent les relations d’aide bénévole en un contrat de service gratuit 6. On s’est également interrogé sur la nature de l’acte d’assistance. Le sauveteur conclut-il avec celui auquel il porte secours une convention 7 ? Afin d’accorder une réparation au sauveteur qui a éprouvé un préjudice, la jurisprudence raisonne parfois en termes de responsabilité civile délictuelle ou de gestion d’affaires (v. ss 1276). Néanmoins, de nombreuses décisions retiennent l’existence d’une convention

étudie en droit, de lui donner de quoi faire dans les vacances, un voyage de récréation, en cas qu’il emploie bien son temps, il est évident que le père, en faisant cette promesse, n’entend pas contracter envers son fils, un engagement proprement dit ». 1. Paris, 18 oct. 1994, RTD civ. 1995. 351, obs. J. Mestre ; sur ce que l’accréditation d’un journaliste pour assister à des manifestations caritatives privées constitue un contrat, v. TGI Paris, 7 oct. 1996, RTD civ. 1997. 126, obs. Mestre. 2. E.H.  Perreau, « Courtoisie, complaisance et usages non obligatoires devant la jurisprudence », RTD civ. 1914. 481 s. ; D. Mayer, « L’amitié », JCP 1974. I. 2663 ; P. Bedoura, L’amitié et le droit civil, thèse ronéot. Poitiers, 1976. 3. La responsabilité de l’automobiliste complaisant ne peut être que d’ordre délictuel. Longtemps cette responsabilité ne pouvait être engagée que sur le fondement des art. 1382 et 1383 (Civ. 27 mars 1928, GAJC, t. 2, no 212). Mais depuis les arrêts de la Chambre mixte du 20 déc. 1968 (GAJC, t. 2, no 213), le transporteur bénévole a été soumis à l’éventuelle application de l’art. 1384, al. 1, relayé par les règles découlant de la loi du 5 juill. 1985 (v. ss 1159 s.). Pour une application au plan international, v.  Civ.  1re, 6  avr. 1994, JCP  1994.I.  3781, no 1, obs. FabreMagnan, RTD civ. 1994. 866, obs. Jourdain. 4. V. A. Rouast, « La prestation gratuite de travail », Études Capitant, 1939, p. 695 ; M. Boitard, Les contrats de services gratuits, thèse Paris, 1941 ; F. Grua, L’acte gratuit en droit commercial, thèse ronéot. Paris, 1978 ; A. Viandier, La complaisance, JCP 1980. I. 2987. 5. Civ. 2e, 18 mars 1992, JCP1992. IV. 1525 ; 26 janv. 1994, RTD civ. 1994. 864, obs. Jourdain ; Civ.  1re, 7  avr. 1998, Defrénois1998.  1050, obs.  Delebecque ; Civ.  2e, 10  juin 1998, JCP 1999. II. 10042, note Mandin. 6. Civ. 1re, 8 nov. 1977, Bull. civ. I, no 406, p. 524 ; 10 oct. 1995, CCC 1996, no 1, note Leveneur ; 16 juill. 1997, D. 1998. 566, note Arhab, RTD civ. 1997. 944, obs. Jourdain ; 17 déc. 1996 et 13 janv. 1998, D. 1998.580, note Viala, JCP 1998.I. 144, no 6, obs. Viney ; Orléans, 1er juill. 2002, JCP 2003. IV. 2542 ; Bourges, 14 oct. 2002, JCP 2003. IV. 2543. 7. R.  Bout, « La convention dite d’assistance », Mélanges Kayser, 1979, p. 157  s. ; C.  RoyLoustanau, Du dommage éprouvé en portant assistance bénévole à autrui, thèse Aix, 1980 ; A. Sériaux, « L’œuvre prétorienne in vivo : l’exemple de la convention d’assistance », Mélanges M. Cabrillac, 1999, p. 299. Pour une analyse renouvelée, voir A.-F. Eyraud, Le contrat réel, thèse Paris I, 2003, no 555 s., p. 469 s.

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INTRODUCTION AU DROIT DES CONTRATS

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d’assistance 1. L’offre étant considérée comme faite dans l’intérêt exclusif de la personne assistée, celle-ci est présumée l’avoir acceptée, alors même qu’elle peut être inconsciente (v. ss 188). La solution présente un caractère largement artificiel 2.

89 Engagement d’honneur ¸ Il arrive que des personnes s'engagent « sur l'hon-

neur ». Désignée aussi sous l'expression de gentlemen’s agreement, cette pratique est plus fréquente qu’on ne le pense de prime abord, que ce soit dans les relations familiales ou amicales, professionnelles ou économiques. Il y a alors lieu de se demander si ces engagements sont ou non juridiquement pourvus de force contraignante 3. Lorsque de tels engagements se situent dans l’ordre des relations familiales, ils sont, généralement, privés de cette force et relèvent seulement des rapports de complaisance ou de courtoisie 4. Dans les autres cas, il en va autrement. Qu’elles aient, de la sorte, souhaité compenser une insuffisance du droit, voulu échapper à certaines règles ou – simplement, mais peut-être plus significativement – entendu, par hésitation ou répugnance, ne pas s’engager « en bonne et due forme », les parties à ces engagements cherchent beaucoup moins à éluder des effets de droit qu’à situer leur accord hors de la sphère du droit étatique. Mais celui-ci, jaloux en quelque sorte, n’accepte pas cette mise à l’écart et considère que les engagements d’honneur lient juridiquement leurs auteurs selon les règles habituellement applicables aux contrats 5. Ainsi la jurisprudence a-t-elle, dans le passé, considéré que, lorsque le failli s’engage « sur l’honneur », lors de la conclusion d’un concordat ou ultérieurement, à payer ses créanciers « en cas de retour à meilleure fortune », son engagement était juridiquement obligatoire 6. Cette solution pourrait trouver un appui dans le nouvel article 1113 qui requiert de chaque partie uniquement la « volonté de s’engager » et non, à la différence des Principes européens du droit du contrat (art. 2.101), celle de s’engager « juridiquement ».

1. Civ. 1re, 27 mai 1959, Bull. civ. I, no 271, p. 225, D. 1959. 524, note R. Savatier, JCP 1959. II. 11187, note P.  Esmein ; 1er  déc. 1969, D.  1970.  422, note  Puech, JCP  1970. II.  16445, note J.-L. Aubert, RTD civ. 1971. 164, obs. G. Durry ; 27 janv. 1993, Bull. civ. I, no 42, p. 28, RTD civ. 1993.  584, obs.  Jourdain ; Paris, 25  janv. 1995, JCP  1995. I.  3867, no 1, obs. Fabre-Magnan ; Civ. 2e, 12 sept. 2013, RDC 2014. 16, obs. T. Genicon (v. ss 188). 2. A. Montas, Le quasi-contrat d’assistance, essai sur le droit maritime comme source de droit, LGDJ, 2007. 3. V. B. Oppetit, « L’engagement d’honneur », D. 1979. Chron. 106 s. ; rappr. K. Zweigert, « Du sérieux de la promesse. Remarques de droit comparé sur la distinction des actes qui obligent et des actes qui n’obligent pas », RID comp.1964. 33 s. ; v. aussi B. Beignier, L’honneur et le droit, thèse Paris II, éd. 1995, p. 562 s. ; D. Ammar, Essai sur le rôle de l’engagement d’honneur, thèse ronéot. Paris I, 1990, p. 396 s. 4. V. cep. Civ. 2e, 27 nov. 1985, Bull. civ. II, no 178, p. 168, RTD civ. 1986. 749, obs. J. Mestre. 5. V. B. Oppetit, chron. préc., D. 1979. 112, nos 12 s. 6. Civ. 29 avr. 1873, DP 1873. 1. 207 ; Req. 26 janv. 1874, DP 1875. 1. 23 ; Nancy, 21 juin 1902, DP 1902. 2. 471, confirmé par Req. 4 juill. 1904, S. 1905. 1. 37. – rappr. Com. 23 déc. 1968, Bull. civ. IV, no 374, p. 334, D. 1969. Somm. 71. – Sur la « lettre d’intention », v. B. Oppetit, chron. préc., p. 109 et Com. 21  déc. 1987, D.  1989.  112, note  Brill, JCP  1988. II.  21113, concl. Montanier, GAJC, t. 2, no 299 – V. aussi Com. 23 janv. 2007, Bull. civ. IV, no 12, p. 13, RDC 2007. 697, note Y.-M. Laithier, Defrénois 2007. 1027, obs. E. Savaux, RTD civ. 2007. 340, obs. J. Mestre et B. Fages, décidant qu’« en s’engageant, fût-ce moralement, à ne pas copier les produits commercialisés » par l’autre partie, la société souscriptrice « avait exprimé la volonté non équivoque et délibérée de s’engager envers la société concurrente », en sorte que la cour d’appel en a « exactement déduit que cette clause avait une valeur contraignante pour l’intéressée et qu’elle lui était juridiquement opposable ».

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3. Les actes collectifs

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90 Présentation ¸ La notion d'acte juridique collectif est difficile à cerner 1. Le

qualificatif « collectif » accolé au mot acte juridique peut, en effet, être compris comme visant la formation de l’acte. On est alors en présence d’un « acte à formation collective, accord de volontés tendant au même but » 2. Il peut aussi viser le fait que certains actes juridiques ont un effet collectif en ce sens qu’ils lient des personnes qui n’y ont pas consenti. L’ordonnance de 2016 est restée silencieuse sur cette question. L’avant-projet Catala avait défini l’acte juridique collectif comme « la décision prise collégialement par les membres d’une collectivité » (art. 1100-1, al. 4). Il visait donc uniquement sous cette appellation l’acte à formation collective. On envisagera successivement les actes unilatéraux collectifs et les contrats collectifs.

91 Les actes unilatéraux collectifs ¸ La formule peut surprendre tant les

qualificatifs utilisés jurent. Avec l'expression simplifiée d'acte collectif, on désigne l'acte juridique par lequel se manifestent les volontés d'un ensemble de personnes unies par une communauté d'intérêts 3. Plus précisément, on vise par là un faisceau de manifestations de volontés exprimées sur un même objet. Ainsi en est-il d’une délibération prise par une assemblée, qu’il s’agisse d’une assemblée parlementaire, d’une assemblée d’actionnaires ou d’une assemblée de copropriétaires. L’identité de l’objet sur lequel s’expriment les volontés, positivement ou négativement, constitue le critère probablement le plus fiable. C’est à son usage que l’on peut discerner la spécificité de l’acte collectif 4. Les membres du groupement peuvent être consultés par correspondance, mais l’existence de leur collectivité, de leur volonté collective, si ce n’est de leur conscience collective, se manifeste plus naturellement à l’occasion d’assemblées. D’où toute une série de questions particulières liées à la nécessité d’assurer au mieux l’accès aux réunions, la convocation des intéressés, l’existence éventuelle d’un ordre du jour permettant des débats éclairés et des votes utiles. La délibération précédant l’adoption ou le rejet de résolutions, de motions, de quitus… est alors essentielle et fait corps avec la décision qui en marque l’issue. Du droit privé au droit public, ou en sens inverse, à la lumière des développements du droit parlementaire 5, les influences réciproques n’ont cessé de se manifester, spécialement au sujet de « la

1. G. Roujou de Boubée, Essai sur l’acte juridique collectif, thèse Toulouse, éd. 1961. 2. G. Roujou de Boubée, op. cit, p. 31 3. G. Roujou de Boubée, Essai sur l’acte juridique collectif, thèse Toulouse, éd. 1961. 4. Dans une vision élargie, on discerne aussi le concept plus large d’acte conjonctif. C’est « l’acte dans lequel plusieurs personnes sont rassemblées, lors de sa formation ou postérieurement, au sein d’une même partie, c’est-à-dire par un même intérêt, défini par rapport à l’objet de l’acte » (R. Cabrillac, L’acte juridique conjonctif en droit privé français, thèse Montpellier, éd. 1990, no 319, p. 175). Certains actes, tels que la constitution d’une personne morale ou la résolution d’assemblée, sont toujours des actes conjonctifs. Mais cette qualification convient aussi à d’autres actes, tels que la participation de deux époux à certaines opérations juridiques qu’ils ne peuvent accomplir l’un sans l’autre (R. Cabrillac, ibid.). Ainsi voit-on que la notion d’acte conjonctif est plus large que celle d’acte collectif. – Comp., dans une autre perspective, F. Malbosc-Cantegril, Essai sur l’acte juridique conjonctif, thèse ronéot. Toulouse, 1991. – V.  aussi, en droit public, J.  Moreau, « À la recherche de l’acte complexe : l’exemple du droit public », Droits 1988, 7, p. 75 s. 5. V. E. Pierre, Traité de droit politique, électoral et parlementaire, rééd. Loysel, 2 vol., 1989, spéc. t. 2, nos 787 s. ; P. avril et J. Gicquel, Droit parlementaire, éd. Montchrestien, 1988, spéc. p. 138 s.

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loi de la majorité » 1. Ce particularisme a favorisé une analyse spécifique de formes d’abus bien différentes de celles que l’on observe au sujet des droits subjectifs : abus de majorité, mais aussi abus de minorité 2. Le concours des volontés dans l’acte collectif entraîne des effets spécifiques quant au contenu et quant au rayonnement de l’acte 3. Les frontières entre l’acte collectif unilatéral et le contrat n’en sont pas moins parfois malaisées à tracer, la qualification de l’acte constitutif d’une personne morale concentrant à cet égard les difficultés. Pour certains, les associés ou les sociétaires poursuivent un but identique, en sorte que leurs volontés se fédèrent en un faisceau unique 4. Il n’y aurait donc pas un échange de consentement mais une pluralité de déclarations fondées sur un intérêt commun. On serait en présence d’un acte unilatéral collectif. Dans cette vision des choses, le contrat est uniquement l’accord qui s’opère entre des parties ayant des intérêts antagonistes 5. Pour d’autres, c’est là une conception beaucoup trop étroite du contrat. Celui-ci a pour objet de lier des intérêts qui peuvent être antagonistes mais aussi convergents, voire identiques 6. C’est là l’une des principales manifestations du phénomène de diversification contractuelle déjà relevé 7. À côté du contrat-échange, il conviendrait de faire une place à ces catégories nouvelles : contrat-organisation et contrat-coopération. Aussi bien, a-t-il été relevé que dans le contrat de société les associés ne poursuivent pas un seul intérêt. Tout en liant les intérêts individuels des associés au sein d’un intérêt social, l’acte sociétaire préserve leur caractère distinct : il vise, en effet, aussi à organiser une distribution et donc la satisfaction des intérêts propres de chaque associé, à savoir l’obtention d’une part de bénéfices pour chacun. D’où l’appellation de convention-partage qui lui est parfois accolée 8. Entre ces deux analyses, le droit positif marque sa préférence pour la deuxième. Il analyse, en effet, les actes constitutifs des personnes morales comme des contrats. Le Code civil consacre un titre au « contrat de société » (art. 1832 s.) et le « contrat d’association » est l’objet de l’importante loi du 1er juillet 1901. À l’appui d’une telle solution, il convient de souligner que, d’un point de vue utilitaire, la qualification contractuelle permet de puiser directement dans une théorie générale très riche, alors que la qualification acte juridique collectif ne conduit qu’à un corps de solutions fort pauvre.

1. La loi de la majorité, Colloque de Deauville, 1990, éd. 1991, RJ com., no spéc., nov. 1991. 2. V. Colloque préc., sur l’abus de majorité, J.-L. Rives-Lange, p. 65 s., sur l’abus de minorité, P. Merle, p. 81 s. ; v. aussi M. Cabrillac, « De quelques handicaps de la construction de la théorie de l’abus de minorité », Mélanges Colomer, 1993, p. 109 s. 3. G. Roujou de Boubée, op. cit., p. 263 s. 4. F. Deboissy, « Le contrat de société », in Travaux de l’Association Henri Capitant, Journées brésiliennes, 2005, p. 119 s. ; G. Wicker, « La théorie de la personnalité morale depuis la thèse de Bruno Oppetit », Études B. Oppetit, 2009, p. 691 s. ; voir aussi Flour, Aubert et Savaux, Les obligations, l’acte juridique, no 507. 5. Flour, Aubert et Savaux, no 507 ; rappr. G.  Rouhette, Contribution à l’étude critique de la notion de contrat, p. 356, no 95. 6. S. Lequette, Le contrat-coopération, Contribution à la théorie générale du contrat, thèse Paris II, éd. 2012, no 255, p. 177. 7. V. ss 50 ; R. Libchaber, « Réflexions sur les effets du contrat », Mélanges J.-L. Aubert, 2005, p. 211, sp. p. 232. 8. F. Chénedé, Les commutations en droit privé, contribution à la théorie générale des obligations, thèse Paris II, éd. 2008, no 123, p. 115.

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92 Le contrat collectif ¸ C'est un contrat passé entre une personne et un groupe

de personnes – il n'est alors qu'à moitié collectif – ou entre deux groupes de personnes 1. Le groupe qui contracte exprime, sur un objet déterminé, un faisceau de manifestations de volontés. En ce sens, le contrat collectif relève de la catégorie plus large des actes collectifs. Ce qui caractérise surtout le contrat collectif, c’est qu’il est passé entre certaines personnes, mais que ses clauses sont, à certaines conditions, obligatoires pour un ou plusieurs ensembles d’autres personnes 2. L’exemple le plus évident est la convention collective de travail qui a vocation à traiter de l’aménagement des conditions d’emploi et de travail des salariés et de leurs garanties sociales (C. trav., nouv. art. L. 2221-1 s. et D. 2231-2 s.) 3. Pendant un certain temps, rappela Ripert, les civilistes « avaient tenté de s’emparer de ces accords » 4. « Le mandat ou la stipulation pour autrui leur servaient à expliquer les pouvoirs de ceux qui traitaient au nom de tous ; la représentation permettait de faire entrer dans le cercle contractuel tous ceux dont les intérêts étaient communs. Mais le législateur a marqué de plus en plus fortement le caractère réglementaire de l’institution et, pour sauver quelque chose de la conception ancienne, les juristes ont été réduits à admettre le dualisme de la convention collective » 5. L’originalité de la convention collective se manifeste surtout dans l’hypothèse de son extension par voie administrative (C. trav., nouv. art. L. 2261-19). En effet, à condition qu’elles aient été négociées et conclues dans certaines conditions, les dispositions de la convention de branche ou d’un accord professionnel ou interprofessionnel peuvent être rendues obligatoires pour tous les salariés et employeurs compris dans le champ d’application de ladite convention ou dudit accord (C. trav., nouv. art. L. 2261-15) 6.

1. A. Rouast, Essai sur la notion juridique de contrat collectif, thèse Lyon, 1909 ; Constituent au contraire des actes unilatéraux collectifs (v. ss 57) les recommandations patronales qui émanent de chambres ou de fédérations d’employeurs et qui s’imposent à tous les adhérents (Soc. 29 juin 1999, 2 arrêts, Dr. soc. 1999. 795, concl. Duplat). 2. Sur la négociation collective, v. B. Teyssié, chron. JCP CI 1983. II. 14065 ; J.-M. Verdier, « Négociation collective et pluralisme syndical », Mélanges Weill, 1983, p. 569 s. ; JCP, Cahiers du droit de l’entreprise1986, 1. 3. V. Introduction générale au droit, no 221. – Mais ce n’est pas le seul exemple. Citons notamment les accords conclus en droit social dans le cadre de la participation, en droit médical, au sujet du conventionnement, en droit rural, en matière locative, etc. 4. G. Ripert, Les forces créatrices du droit, 1955, p. 280. 5. G. Ripert, op. et loc. cit. ; – V. aussi P. Durand, « Le dualisme de la convention collective de travail », RTD civ. 1939. 353 ; J. Brèthe de la Gressaye, La nature juridique de la convention collective, thèse Paris, 1921 ; A.  Rouast, « La nature et l’efficacité de la convention collective », Dr.  soc. 1960.  693 ; J.  Savatier, « Espèces et variétés dans la famille des accords collectifs », Dr.  soc. 1960. 598. – rappr. J.-M. Verdier et P. Langlois, « Aux confins de la théorie des sources du droit : une relation nouvelle entre la loi et l’accord collectif », D.  1972. Chron.  253 ; P.  Langlois, « Contrat individuel de travail et convention collective : un nouveau cas de représentation », Dr.  soc. 1975.  283  s. ; P.  Rodière, La convention collective en droit international, thèse Paris  I, éd. 1987, p. 233 s. 6. P. Durand, « Contribution à la théorie de l’extension des conventions collectives : les effets de l’arrêté d’extension », Dr. soc. 1956. 24 ; A. Brun, « L’extension des conventions collectives de travail en jurisprudence », Dr. soc. 1960. 644 ; G. Rouhette, « L’extension à des tiers des effets d’un accord de volonté (les accords collectifs en droit français) », Journées de la Soc. de législ. comparée, 1979, p. 55 s. ; G.-H. Camerlynck, Traité de droit du travail, Dalloz, t. VII, Négociations, conventions et accords collectifs, par M. Despax, 2e éd., 1989.

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§ 2. La classification des contrats 93 Variété des contrats et nécessité des classifications ¸ La réalité contractuelle est extrêmement variée. Aux contrats dont les types sont connus depuis des siècles et que le Code civil réglemente – vente, louage de chose, louage d'ouvrage, société, mandat, dépôt, prêt, transaction… – s'en sont ajoutés et s'en ajoutent encore beaucoup d'autres. Le législateur ayant laissé une grande latitude aux personnes privées pour aménager leurs rapports, la pratique donne naissance à de nouvelles figures contractuelles qui tentent de répondre aux besoins sans cesse changeants de la vie économique et sociale. Afin d’ordonner cette diversité et de permettre au droit commun des contrats de « coller » à cette réalité, des classifications ont été élaborées qui correspondent à des sous-catégories de contrats. Grâce à elles, le droit commun des contrats peut énoncer des règles suffisamment diversifiées pour lui permettre d’appréhender cette réalité complexe. Aussi bien, l’habitude s’est-elle prise, pour désigner cet ensemble de règles, d’utiliser l’expression de théorie générale du contrat 1. Certaines de ces classifications sont anciennes, soit qu’elles figurent déjà dans le code de 1804, soit qu’elles aient été élaborées par la doctrine pour rendre compte de la réalité contractuelle de l’époque. La vente étant prise pour modèle de référence, il s’agit de montrer qu’il existe à la marge de celui-ci des variantes. À côté du modèle classique du contrat synallagmatique, à titre onéreux, commutatif, à exécution instantanée, se rencontrent des contrats qui peuvent être unilatéraux, à titre gratuit, aléatoires, ou encore à exécution successive 2. D’autres classifications, plus récentes, reflètent les lignes de force de l’évolution actuelle d’un droit des contrats qui rompt avec l’image classique d’un contrat conçu sur le modèle de l’échange entre des parties de condition à peu près égale. Se rencontrent alors des contrats inégalitaires où l’une des parties ne peut qu’adhérer aux conditions définies par l’autre, des contrats organisant des montages contractuels complexes – contrat cadre et contrats d’application, groupes de contrats, ensembles contractuels –, ou encore des contrats organisant la poursuite d’entreprise commune ou mettant en place des groupements, pour lesquels la dimension temporelle est nécessairement présente mais avec une configuration assez différente des contrats à exécution successive traditionnels modelés sur la figure de l’échange. Dans les articles 1105 et suivants, les auteurs de l’ordonnance ont repris, en les toilettant, les définitions traditionnelles. Ils en ont aussi introduit de nouvelles, sans que pour autant les classifications qui figurent dans le code suffisent à rendre compte de l’ensemble de la réalité contractuelle contemporaine. On envisagera d’abord les classifications traditionnelles (A). On verra ensuite celles qui sont élaborées à partir d’une 1. E. Savaux, La théorie générale du contrat, mythe ou réalité ?, thèse Paris I, éd. 1997. 2. S. Lequette, « Le contrat, définitions et classifications, réflexions à la lumière de l’ordonnance du 10 février 2016 », in Montesquieu Law Review nov. 2017.

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image renouvelée du contrat (B). Traditionnelles ou renouvelées, toutes présentent un intérêt indéniable, les contrats obéissant à des régimes juridiques distincts selon qu’ils appartiennent à telle ou telle catégorie 1.

A. Classifications traditionnelles

94 Présentation ¸ Ces classifications ont principalement trait aux effets du contrat : contrat synallagmatique et contrat unilatéral, contrat à titre onéreux et contrat à titre gratuit, contrat commutatif et contrat aléatoire, contrat à exécution instantanée et contrat à exécution successive. D'autres sont relatives à la formation du contrat ou à leur réglementation.

1. Classification des contrats quant à leur réglementation

95 a) Contrats nommés et contrats innommés ¸ L'article 1105 du code civil distingue, comme avant lui l'article 1107, les contrats qui ont une « dénomination propre » et ceux qui n'en ont pas. Les contrats nommés sont ceux auxquels la loi, le règlement ou l'usage ont donné un nom et dont le régime est fixé par un texte. Ils correspondent à une opération bien définie : vente, louage, société, mandat, dépôt, etc. Les contrats innommés sont ceux que la loi ne réglemente pas sous une dénomination propre et qui relèvent donc avant tout du droit commun des contrats 2. Concrètement, la catégorie des contrats innommés n’est pas homogène. Elle recouvre les contrats sui generis, c’est-à-dire les contrats « sur mesure », spécialement forgés par les parties pour répondre à des besoins très spécifiques. Mais on désigne aussi par là des contrats créés par la pratique, le plus souvent au moyen de l’amalgame ou de l’infléchissement de contrats anciens, auxquels leur usage répété a valu… un nom – contrat de location de coffre-fort, de garde-meubles, de déménagement, d’ingénierie, pour n’en citer que quelques-uns –, sans que le législateur leur ait pour autant consacré des dispositions particulières. En l’absence de réglementation propre, ces contrats sont, malgré leurs noms, considérés comme des contrats innommés 3. La répartition des contrats entre les deux catégories n’a, au demeurant, rien d’immuable. Nombre de contrats à l’origine innommés sont devenus nommés, dès lors que le législateur en a traité. Le crédit-bail en offre un bon exemple : inventé par la pratique anglo-saxonne sous le nom de leasing, il a traversé l’Atlantique et est aujourd’hui réglementé partiellement par le 1. X. Henry, La technique des qualifications contractuelles, thèse multigr., 2 vol., Nancy II, 1992. 2. D.  Grillet-Ponton, Essai sur le contrat innommé, thèse ronéot. Lyon  III, 1982, no 400, p. 465 ; J. Rochfeld, Cause et type de contrat, thèse Paris I, éd. 1999, no 46 s. 3. Comp. N. Blanc, Les contrats du droit d’auteur à l’épreuve de la distinction des contrats nommés et innommés, thèse Paris II, éd. 2010, qui retient une acception plus large du contrat nommé et qui considère que cette notion englobe les contrats désignés et réglementés par la pratique.

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législateur français sous le nom de crédit-bail. Le phénomène témoigne du dynamisme et de la vitalité de la pratique contractuelle. Historiquement, la distinction entre contrats nommés et contrats innommés a présenté une grande importance. Le droit romain classique étant procédural, un contrat n’était obligatoire que s’il se coulait dans le moule des contrats nommés – vente, dépôt, commodat, prêt à usage – auxquels la loi ou le préteur attachait une action. Les contrats qui ne remplissaient pas les formes des contrats nommés étaient dépourvus d’efficacité : du pacte nu, aucune action ne peut naître (ex nudo pacto, non nascitur actio). Ultérieurement, ils devinrent obligatoires pour l’une des parties quand l’autre l’avait exécuté, grâce à l’action praescriptis verbis 1.

Avec l’avènement de la liberté contractuelle ainsi que d’une autre conception du droit, on a pu considérer que cette distinction était devenue inutile : qu’ils soient nommés ou innommés, les contrats sont valables et sanctionnés par l’action en justice. Ils obéissent d’ailleurs tous aux règles de la théorie générale du contrat, comme il est dit à l’article 1105, alinéa 1er, du Code civil : « les contrats, qu’ils aient ou non une dénomination propre, sont soumis à des règles générales, qui sont l’objet du présent sous-titre » 2. Mais la suite devait montrer que la distinction conserve des intérêts évidents. Le Code ayant établi des « règles particulières à certains contrats », il est essentiel de qualifier les contrats et de déterminer si on est en présence de tel ou tel type de contrat nommé soumis à un régime spécifique ou encore d’un contrat innommé qui relève en principe de la seule théorie générale. Ces intérêts n’ont fait que croître avec le recul de la liberté contractuelle et l’apparition de dispositions impératives propres à certains contrats. Ainsi, afin d’échapper aux règles impératives qui se sont multipliées en matière de baux, urbains ou ruraux, la pratique a suscité l’apparition ou la renaissance de figures contractuelles innommées dont il a fallu que les juges reconnaissent et mesurent l’originalité. Par l’information qu’elle donne sur les besoins de la pratique, l’étude des contrats innommés est l’occasion d’une « sorte de référendum contractuel permanent » 3. L’ordonnance a introduit une disposition destinée à régler les éventuels conflits entre règles générales et règles spéciales qui figure à l’alinéa 3 de l’article 1105. On l’étudiera en envisageant les caractères du droit commun du contrat (v. ss 123). 96 b) Contrats internes et contrats internationaux ¸ Le droit civil

français des contrats se préoccupe exclusivement des contrats internes, c’est-àdire des contrats dont tous les éléments – lieu de conclusion, lieu d’exécution, objet, nationalité et résidence des parties – sont localisés à l’intérieur des frontières de la France. Néanmoins, le développement des échanges économiques, la mobilité de plus en plus grande des populations ont conduit à un accroissement

1. Rappr. J.-P. Baud, « Contrats nommés et contrats innommés en droit savant », Studia Gratiana, XIX 1976. 31 s. 2. Planiol, « Classification synthétique des contrats », Rev. crit. lég. et jurisp. 1904. 470. 3. D.  Grillet-Ponton, « Nouveau regard sur la vivacité de l’innommé en matière contractuelle », D. 2000. Chron. 331.

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considérable du nombre et de l’importance des contrats internationaux. Aussi bien n’est-il pas inutile, au seuil d’une étude consacrée au droit français des contrats, de préciser la notion et le régime des contrats internationaux 1. La notion de contrat international peut recevoir deux acceptions. La première est juridique : un contrat est international dès lors qu’il présente un élément d’extranéité, c’est-à-dire qu’il a des liens avec au moins deux ordres juridiques. La seconde est économique : un contrat est international dès lors qu’il met en jeu les intérêts du commerce international. Ces deux critères peuvent ne pas coïncider. Un contrat conclu entre un épicier marocain et un producteur de melon italien, tous deux établis en France, est juridiquement international et économiquement interne. À l’inverse, un contrat conclu en France entre un importateur français et l’utilisateur français du produit importé peut être juridiquement interne et économiquement international. Lorsque le contrat est juridiquement international, c’est-à-dire présente des liens avec plusieurs pays, il convient de désigner l’ordre juridique dont il relève. Le Code civil ne renfermant en la matière aucune directive, c’est à la jurisprudence qu’est revenu le soin de désigner la loi applicable aux contrats internationaux. À cet effet, elle a élaboré une règle de conflit de lois spécifique, couramment désignée sous l’appellation de loi d’autonomie : « La loi applicable aux contrats, en ce qui concerne leur formation, leurs conditions ou leurs effets est celle que les parties ont adoptée ; à défaut de déclaration expresse de leur part, il appartient aux juges du fond de rechercher d’après l’économie de la convention et les circonstances de la cause, quelle est la loi qui doit régir les rapports des contractants » 2. Depuis l’entrée en vigueur, le 1er avril 1991, de la Convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles, la solution des conflits de lois doit, en la matière, être empruntée à cet instrument pour les contrats conclus postérieurement à cette date 3. En raison de la communautarisation du droit international privé résultant du Traité d’Amsterdam (art. 65), la Convention de Rome a cédé la place, à compter du 17 décembre 2009, à un règlement communautaire, dit de Rome I, du 17 juin 2008 4. Les contrats conclus postérieurement à la date d’entrée en vigueur de ce règlement relèvent de celui-ci.

1. J.-M. Jacquet, Le contrat international, 1992. 2. Les arrêts fondateurs sont : Civ. 5 déc. 1910, American Trading C, Grands arrêts DIP, no 11 ; Civ. 1re, 6 juill. 1959, Fourrures Renel, Rev. crit. DIP 1959. 708, note H. Batiffol, Grands arrêts DIP, no 36. Sur l’évolution du droit international privé des contrats, v. Y. Lequette, « L’évolution des sources nationales et conventionnelles du droit des contrats internationaux », in L’évolution contemporaine du droit des contrats, Journées Savatier 1985, p. 185. 3. V. le texte de cette Convention in Rev. crit. DIP 1991. 415. Sur cette convention v. P. Lagarde, « Le nouveau droit international privé des contrats après l’entrée en vigueur de la Convention de Rome du 19 juin 1980 », Rev. crit. DIP 1991. 287. 4. V. le texte de ce règlement in Rev. crit. DIP 2008. 951. Le règlement no 593/2008 du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles dit Rome I, D. 2008. 2155, par S. Bollée, S.  Lemaire, L.  d’Avout, T.  Azzi, O.  Boskovic ; P.  Lagarde et A.  Tenenbaum, « De la convention de Rome au règlement Rome I », Rev. crit. DIP 2008. 727 ; P. Deumier et J.-B. Racine, « Règlement Rome I : le mariage entre la logique communautaire et la logique conflictuelle », RDC 2008. 1309. Ce règlement s’applique même si la loi désignée n’est pas celle d’un État membre (art. 2). Il constitue donc le droit commun des conflits de lois. Mais il existe des conventions aux domaines plus restreints qui régissent les conflits de lois relatifs à certains contrats et qui dérogent au règlement (art. 25). Parmi les principales, on citera la Convention de La Haye du 15 juin 1955 sur la loi applicable à la vente à caractère international d’objets mobiliers corporels, en vigueur en France depuis le 1er septembre 1964, et la Convention de La Haye du 14 mars 1978 sur la loi applicable aux contrats d’intermédiaires et à la représentation, en vigueur depuis le 1er mai 1992.

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Le système mis en place par la Convention de Rome et le règlement Rome I est assez proche de celui qui était issu de la jurisprudence française. Convention et règlement prévoient que « le contrat est régi par la loi choisie par les parties » (art. 3) ; à défaut de choix, la convention prévoit que « le contrat est régi par la loi du pays avec lequel il présente les liens les plus étroits » (art. 4-1). Soucieuse d’assurer une certaine prévisibilité des solutions, la Convention pose plusieurs présomptions afin de désigner la loi qui présente les liens les plus étroits. Pour ne citer que la principale, il est prévu par l’article 4-2 que le contrat est présumé présenter les liens les plus étroits « avec le pays où la partie qui doit fournir la prestation caractéristique a, au moment de la conclusion du contrat, sa résidence habituelle ». Le règlement Rome I infléchit ces solutions en ce que, en l’absence de choix de la loi, tout en conservant la référence à la prestation caractéristique, il la relègue à l’arrière-plan. Il commence, en effet, par édicter des rattachements fixes pour sept contrats nommés (art. 4-1), puis prévoit à titre subsidiaire le rattachement du contrat à la loi de la résidence habituelle de la partie qui fournit la prestation caractéristique (art. 4-2). Cette méthode de réglementation des contrats internationaux apparaît cependant insuffisante aux yeux de beaucoup. Un courant doctrinal important souligne, en effet, qu’en empruntant la réglementation des contrats internationaux aux droits internes, la méthode des conflits de lois ne prend pas suffisamment en compte leur spécificité. Un contrat économiquement international n’est pas, dit-on, un contrat interne affecté d’un élément d’extranéité, mais une opération originale renfermant des stipulations propres et soulevant des difficultés inédites qui ne peuvent trouver des réponses appropriées dans les dispositions de codes qui n’ont pas été élaborés en contemplation des problèmes du commerce international. Afin de répondre à cette critique, ont été élaborées, par voie de conventions internationales, mais aussi par la pratique 1, par la doctrine 2 ainsi que

1. Pour désigner l’ensemble des règles ainsi élaborées par la pratique on parle de lex mercatoria. Sur cette question v. B. Goldman, « Frontières du droit et lex mercatoria », Archives de philosophie du droit, 1964, vol. IX, p. 177 ; P. Lagarde, « Approche critique de la lex mercatoria », Mélanges Goldman, 1983, p. 125 ; Ph. Kahn, « La lex mercatoria et son destin », in L’actualité de la pensée de B. Goldman, 2004, p. 25 s. ; D. Bureau, Les sources informelles du droit dans les relations privées internationales, thèse ronéot., Paris II, 1992 ; E. Gaillard, « La distinction des principes généraux du droit et des usages du commerce international », Études P. Bellet, 1991, p. 203. 2. Les principes relatifs aux contrats du commerce international, encore nommés Principes Unidroit, ont été élaborés par un groupe d’experts n’ayant reçu aucun mandat des pays auxquels ils appartenaient. Aussi bien a-t-on pu parler à leur propos d’« œuvre privée » (G. Rouhette, « Les codifications du droit des contrats », Droits 1996, no 24, p. 115). Sur ces principes Unidroit, voir C. Kessedjian, « Un exercice de rénovation des sources du droit des contrats du commerce international : les principes Unidroit », Rev. crit. DIP 1995. 641 ; B. Fauvarque-Cosson, « Les contrats du commerce international, une approche nouvelle : les principes d’Unidroit », RID  comp. 1998.  463 ; C.  Larroumet, « La valeur des principes d’Unidroit applicables aux contrats du commerce international », JCP 1997. I. 4011 ; B. Ancel, « Auctoritate rationis, le droit savant du contrat international », in Clés pour le siècle, 2002, p. 265 ; P. Mayer, « Principes Unidroit et lex mercatoria », in L’actualité de la pensée de B. Goldman, 2004, p. 31 s. ; P. Deumier, « Les Principes Unidroit ont 10 ans : bilan en demi teinte », RDC 2004. 774. Il en va de même pour les Principes de droit européen du contrat. Élaborés par un groupe d’experts qui ne représentent qu’eux-mêmes, ces principes peuvent être choisis par les parties qui entendent leur soumettre leur contrat. Ils ont également vocation, d’après leur promoteur, à inspirer les législateurs nationaux, spécialement ceux d’Europe. Certains voudraient faire de ces principes la première pierre d’un futur Code civil européen (v. ss 60). Sur ces principes de droit européen des contrats, voir D. Tallon, « Vers un droit européen du contrat », Mélanges Colomer, 1993, p. 494 ; « Les principes pour le droit

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par la jurisprudence 1, des règles matérielles propres aux relations internationales qui viennent en quelque sorte doubler les règles du droit interne des contrats. Le meilleur exemple de cette démarche est la Convention de Vienne du 11 avril 1980 sur la vente internationale de marchandises 2. En vigueur en France depuis le 1er juillet 1988, cette convention réglemente substantiellement les contrats de vente de marchandises conclus « entre des parties ayant leur établissement dans des États différents : a) lorsque ces États sont des États contractants ou b) lorsque les règles du droit international privé mènent à l’application de la loi d’un État contractant » (art. 1). On ne saurait aujourd’hui étudier le droit interne français des contrats en faisant totalement abstraction de cette réglementation propre aux contrats internationaux. D’une part, elle est, à terme, susceptible d’avoir des répercussions importantes sur le droit français des contrats. Comme l’enseignait Niboyet, « lorsqu’elles s’appliquent dans les rapports d’un si grand nombre de pays qu’elles finissent par constituer un véritable droit commun », les conventions internationales exercent un pouvoir d’attraction extrêmement fort sur le droit interne 3. Et de fait, un important courant doctrinal propose d’aligner, sur certains points, le droit français de la vente sur les solutions retenues par la Convention de Vienne 4. D’autre part, les contrats internationaux jouent bien souvent aujourd’hui un rôle moteur dans l’évolution de la pratique contractuelle. Des clauses initialement élaborées pour répondre aux besoins du commerce international se répandent peu à peu dans les contrats internes. Ainsi en a-t-il été pour les contrats de longue durée, et les diverses clauses, hardship, offre concurrente…, mises sur pied par la pratique pour parer aux conséquences de l’instabilité monétaire et économique (v. ss 648 s.).

2. Classification des contrats quant à leur formation 97 Contrat consensuel, contrat solennel, contrat réel ¸ Cette distinction qui n'était pas expressément mentionnée par le Code de 1804, mais qui résultait incidemment de plusieurs de ses dispositions, a été consacrée par la réforme de 2016 à l'article 1109. Celui-ci comprend trois alinéas qui définissent successivement les contrats consensuel, solennel et réel. « Le contrat est consensuel lorsqu’il se forme par le seul échange des consentements quel qu’en soit le mode d’expression ». Autrement dit, le contrat consensuel est celui qui se conclut par le seul accord des volontés, européen du contrat », Defrénois 2000. 683 ; Ph. Malaurie, « Le Code civil européen des obligations et des contrats, une question toujours ouverte », JCP 2002. I. 110 ; D. Mazeaud, « À propos du droit virtuel des contrats : réflexions sur les principes d’Unidroit et de la commission Lando », Mélanges M. Cabrillac, 1999, p. 205. V. aussi Les concepts contractuels français à l’heure des Principes du droit européen des contrats (sous la direction de P. Rémy-Corlay et D. Fenouillet), 2003. 1. V. pour la jurisprudence française : Civ. 17 mai 1927, DP 1928. 1. 25 concl. Matter, note H. Capitant, GAJC, t. 2, no 246, posant la règle de la licéité des clauses valeur or dans les règlements internationaux ; Civ. 1re, 2 mai 1966, Galakis, Grands arrêts DIP no 44, posant la règle de l’aptitude de l’État à compromettre dans les contrats internationaux. 2. V. texte de cette Convention Rev. crit. DIP 1981. 383. Sur cette convention, v. B. Audit, La vente internationale de marchandises, 1990 ; V. Heuzé, Traité des contrats, La vente internationale de marchandises, 2000. 3. J.-P. Niboyet, Traité, t. III, no 934. 4. V. par exemple, J. Ghestin, Conformité et garanties dans la vente, nos 227 s., p. 211 s.

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sans qu’aucune condition de forme soit requise. C’est la règle d’après l’article 1172 du Code civil : « les contrats sont par principe consensuels ». C’est là une conséquence du principe de liberté contractuelle (v. ss 126, 205 s.). « Le contrat est solennel lorsque sa validité est subordonnée à des formes déterminées par la loi ». Autrement dit, le contrat solennel est celui pour la validité duquel la loi exige que le consentement soit donné en certaines formes. Celles-ci consistent en la rédaction d’un écrit qui peut être, selon les cas, notarié ou sous seing privé. En cas de non-respect de ces formes, le contrat est nul (art. 1172, al. 2). « Le contrat est réel lorsque sa formation est subordonnée à la remise d’une chose ». Autrement dit, le contrat réel est celui qui, pour sa formation, exige non seulement l’accord des parties, mais la remise d’une chose au débiteur. Tel est le cas du commodat ou prêt à usage et du dépôt. Le gage a perdu son caractère de contrat réel en 2006 (v. ss 211 s.).

En employant le mot « formation » de préférence au mot « validité » dans la définition du contrat réel, les auteurs de la réforme ont, semble-t-il, voulu marquer que la remise de la chose était une condition d’existence et non de validité du contrat réel. L’intérêt d’une telle distinction ne s’impose pas avec la force de l’évidence. À supposer que la sanction de l’inexistence existe, elle n’a de réelle signification que pour sanctionner le défaut d’un élément sans lequel on ne peut concevoir qu’il y ait un contrat. Or, simple survivance historique, l’exigence de la remise de la chose apparaît comme le seul fruit d’une prescription légale. Le récent changement de nature du gage montre que la catégorie ne va pas sans une part d’artifice.

Cette classification sera approfondie lors de l’étude de la formation du contrat (v. ss 191 s.).

3. Classification des contrats quant à leurs effets 98 a) Contrats synallagmatiques et contrats unilatéraux. Critère de la distinction 1 ¸ Figurant dans le code de 1804 à l'article 1102, cette classification a été reprise en termes quasiment inchangés 2 à l’article 1106 : « le contrat est synallagmatique lorsque les contractants s’obligent réciproquement les uns envers les autres ». Ce qui caractérise le contrat synallagmatique, c’est qu’il crée des obligations réciproques et interdépendantes entre les parties. Chacune des parties joue le double rôle de créancier et de débiteur 3. Ainsi, dans la vente, le vendeur s’oblige à faire délivrance de la chose vendue, l’acquéreur s’oblige réciproquement à en payer le prix ; dans le louage 1. R. Houin, La distinction des contrats synallagmatiques et des contrats unilatéraux, thèse Paris, 1937. 2. Le changement provient de la suppression de la précision « ou bilatéral » qui suivait le mot « synallagmatique ». Alors que la commission sur la réforme de la langue avait demandé la suppression du mot « synallagmatique », c’est le qualificatif « bilatéral » qui disparait. La position retenue par l’ordonnance est, au demeurant, heureuse. Le mot synallagmatique a pour les juristes, une charge de sens très forte. 3. A. Sériaux, « La notion de contrat synallagmatique », Mélanges Ghestin, 2001, p. 777.

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de choses, le bailleur s’oblige à procurer au locataire la jouissance d’une chose, le preneur à en jouir en bon père de famille et à en payer le loyer. Les contrats étant l’instrument privilégié d’échange des biens et des services, la plupart d’entre eux rentrent dans cette catégorie.

Pour que le contrat soit véritablement synallagmatique, il faut que les obligations qui pèsent sur chacune des parties soient réellement réciproques et interdépendantes. Par exemple, un contrat de cautionnement, par lequel une personne s’engage à garantir la dette d’autrui n’est pas synallagmatique du seul fait que le créancier est tenu d’une obligation d’information quant à la dette garantie. Les deux obligations ne sont pas interdépendantes. Je ne m’engage pas à garantir la dette d’autrui pour être informé de celle-ci.

Aux termes de l’article 1106 du Code civil, « il (le contrat) est unilatéral lorsqu’une ou plusieurs personnes s’obligent envers une ou plusieurs autres, sans qu’il y ait d’engagement réciproque de celles-ci ». Ce qui caractérise le contrat unilatéral, c’est donc qu’il crée une obligation à la charge d’une seule des parties 1. Il ne faut pas confondre le contrat unilatéral avec l’acte juridique unilatéral. Alors que celui-ci est l’œuvre d’une seule volonté (v. ss 82), le contrat unilatéral, tout en ne faisant naître d’obligation qu’à la charge d’une des parties, est l’œuvre des deux parties. L’exemple-type du contrat unilatéral est la donation. C’est un contrat, car il requiert le consentement du donateur et du donataire. C’est un contrat unilatéral, car il ne fait naître d’obligation qu’à la charge d’une seule des parties, le donateur qui s’engage à délivrer le bien donné. Il faut distinguer la donation du testament, acte juridique unilatéral qui est l’œuvre d’une seule volonté, celle du testateur 2. Il existe d’autres contrats unilatéraux : le prêt à usage, le dépôt, s’il n’est pas rémunéré. Dans la conception française, qui qualifie ces contrats de réels, la remise de la chose à l’emprunteur ou au dépositaire est un élément de formation du contrat (v. ss 211). Dès lors, selon l’analyse traditionnelle, l’emprunteur, le dépositaire assument seuls une obligation : restituer au terme fixé la chose empruntée ou déposée 3. On peut encore citer la promesse unilatérale de vente par laquelle une personne promet à une autre, qui en prend acte, de lui vendre un bien pour un prix déterminé si cette personne se décide à l’acheter dans un certain délai. Seul le promettant s’engage à vendre, le bénéficiaire étant libre de lever ou non l’option (v. ss 255 s.). 99 Intérêts de la distinction ¸ La distinction des contrats synallagmatiques et des contrats unilatéraux commande le jeu de règles importantes 4.

1. M.-O. Barbaud, La notion de contrat unilatéral : analyse fonctionnelle, thèse Paris II, éd. 2013. 2. F. Terré, Y. Lequette et S. Gaudemet, Droit civil, Les successions, les libéralités, no 374 s. 3. Pour une critique de cette analyse classique, v. ss 413 ; F. Chénedé, Les commutations en droit privé, n° 200, p. 185. 4. Voir cependant M.-O. Barbaud, thèse préc., qui s’emploie à démontrer, dans la première partie de sa thèse, que le contrat unilatéral n’a pas un régime propre.

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1) Quant à la preuve. L’écrit sous seing privé destiné à faire preuve d’un contrat est soumis à des règles différentes suivant que le contrat est unilatéral ou synallagmatique. Si le contrat est synallagmatique, l’écrit doit être rédigé en autant d’originaux qu’il y a de parties ayant un intérêt distinct (art. 1375), afin de permettre à chaque contractant de faire la preuve de son droit. C’est la règle du double original (v. ss 1851). Si le contrat est unilatéral, l’écrit qui le constate peut être rédigé en un seul exemplaire qui sera remis au créancier car celui-ci a seul intérêt à détenir un titre écrit. L’acte par lequel une seule partie s’engage envers une autre à lui payer une somme d’argent ou à lui livrer un bien fongible doit être constaté dans un titre qui comporte la signature de celui qui souscrit cet engagement ainsi que la mention écrite « par lui-même », de la somme ou de la quantité en toutes lettres et en chiffres (art. 1376, v. ss 1852). 2) Quant au fond. On enseignait traditionnellement que dans les contrats synallagmatiques, les obligations qui naissent à la charge de chacune des parties se servent réciproquement de cause, la notion de cause étant différente dans les contrats unilatéraux (v. ss 413 s.). La réforme a remplacé la notion de cause par celle de contrepartie convenue et réfère désormais l’exigence d’une contrepartie qui ne soit ni dérisoire ni illusoire au contrat à titre onéreux (art. 1169). On approfondira la signification de cette notion ainsi que son incidence sur la formation du contrat en étudiant le contenu de celui-ci (v. ss 406 s.). Référence expresse est faite, par le nouvel article 1168, au contrat synallagmatique pour préciser que, dans ce type de contrat, « le défaut d’équivalence des prestations n’est pas une cause de nullité du contrat, à moins que la loi n’en dispose autrement ». On retrouvera, là encore, cette question en étudiant le contenu du contrat. On s’est demandé s’il n’aurait pas été plus judicieux de se référer dans ce cas de figure au contrat à titre onéreux 1. En cas d’inexécution de ce type de contrat, on enseignait que, du fait de l’interdépendance des obligations, aucune des parties ne pouvait être contrainte d’exécuter son engagement dès lors que l’autre partie n’exécutait pas le sien, la mise en œuvre de cette directive étant réalisée, selon les hypothèses, au moyen de l’exception d’inexécution ou de la résolution pour inexécution. L’ordonnance de 2016 ne limite plus le jeu de ces mécanismes aux contrats synallagmatiques, ce qui est bien venu pour la résolution, celle-ci pouvant jouer pour les contrats unilatéraux (v. ss 813), mais se comprend moins pour l’exception d’inexécution, celle-ci supposant pour s’appliquer l’existence d’un rapport direct entre l’engagement inexécuté et l’engagement retenu (v. ss 766). 100 Contrat synallagmatique imparfait ¸ Un contrat, unilatéral lors de sa formation, peut en cours d'exécution donner naissance à des obligations 1. Voir en ce sens G. Chantepie et M. Latina, op. cit., no 122, p. 109.

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réciproques. Ainsi le contrat de dépôt non rémunéré est en principe unilatéral : le dépositaire est seul tenu. Mais si le dépositaire fait des dépenses pour assurer la conservation de la chose, il peut en exiger le remboursement de la part du déposant. Il en va de même du mandat gratuit : le mandataire est seul obligé envers le mandant. Mais il se peut que, pour accomplir les actes dont il s'est chargé, le mandataire doive faire l'avance de certains frais. Il pourra alors en demander le remboursement au mandant. D'unilatéral, le contrat devient, dans l'un et l'autre de ces cas, « synallagmatique imparfait ».

Une discussion classique a pour objet de déterminer si ces contrats doivent ou non être assimilés à des contrats synallagmatiques. Pour l’affirmative, on insiste sur ce que les obligations nées de ces contrats présentent un caractère réciproque. Pour la négative, on souligne que l’existence d’un contrat synallagmatique requiert non seulement la réciprocité mais encore l’interdépendance des obligations, laquelle ferait en la circonstance défaut, les obligations d’une des parties – le dépositaire, le mandataire – naissant, de par la volonté des parties, au moment de la conclusion du contrat, celle de l’autre partie – le déposant, le mandant – naissant, en dehors de la volonté des parties, en cours d’exécution du contrat. Néanmoins, selon une analyse, il y aurait dans un tel cas interdépendance entre les obligations, l’une des parties – le mandataire, le dépositaire – n’acceptant d’engager des frais que parce que l’autre partie – le mandant, le déposant – s’est d’ores et déjà engagée à l’indemniser de ses débours éventuels. En bref, ces contrats unilatéraux renfermeraient des obligations éventuelles interdépendantes dont la réalisation leur conférerait un caractère synallagmatique 1. La discussion ne présente, au demeurant, guère d’intérêt en ce qui concerne la formation de ces contrats ; ceux-ci étant à ce stade sans conteste unilatéraux, la règle du double original ne leur est certainement pas applicable 2. Le fait que les dispositions nouvelles ne limitent plus le jeu de la résolution et de l’exception d’inexécution aux contrats synallagmatiques lui fait perdre également son intérêt sur le terrain de l’exécution. La jurisprudence était, au demeurant, plutôt favorable à l’application à ces contrats de l’exception d’inexécution 3 et de la résolution pour inexécution 4.

101 b) Contrats à titre onéreux et contrats à titre gratuit. Critère de la distinction ¸ À la différence de la distinction des contrats synallagmatiques et des contrats unilatéraux, la distinction des contrats à titre onéreux et des contrats à titre gratuit a été renouvelée par la réforme de 2016. En premier lieu, ses auteurs ont inversé l'ordre de présentation entre onérosité et gratuité. Désormais la définition du contrat à titre onéreux précède la définition du contrat à titre gratuit, indiquant ainsi

1. C. Larroumet, no 202. Le code civil libanais retient l’analyse contraire. Son article 168 prévoit que « si l’une des parties seulement est obligée à l’origine et que l’autre soit exposée à assumer par la suite certaines obligations à raison de circonsatances particulières et à l’occasion de l’exécution du contrat, l’opération n’en conserve pas moins son caractère unilatéral ». 2. Req. 23 avr. 1877, DP 77. 1. 366. 3. Com. 16 juin 1981, JCP 1981. IV. 318. 4. Paris, 29 juin 1893, DP 94. 2. 437 ; Nancy, 11 janv. 1936, DH 1936. 155.

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que « dans une économie libérale, la norme est l'onéreux » 1. En second lieu, l’expression contrat à titre gratuit a remplacé celle de « contrat de bienfaisance » qui était utilisée par l’ancien article 1105. Mais surtout, la définition même de ces contrats a été modifiée. Le contrat à titre onéreux est défini non plus comme « celui qui assujettit chacune des parties à donner ou à faire quelque chose » (anc. art. 1106) mais comme le contrat par lequel « chacune des parties reçoit de l’autre un avantage en contrepartie de celui qu’elle procure » (art. 1107, al. 1). Quant au contrat à titre gratuit, il est devenu celui par lequel « une partie procure à l’autre un avantage » non plus « purement gratuit » (anc. art. 1105) mais « sans attendre ni recevoir de contrepartie » (art. 1107). S’agissant du contrat à titre onéreux, le changement de définition a, en général, été approuvé par les commentateurs. On a souligné que la définition initiale, en mettant l’accent sur l’obligation, faisait du contrat à titre onéreux une sorte de décalque du contrat synallagmatique. La référence à l’avantage « terme plus évasif que l’obligation » permet de conférer à la catégorie un caractère plus compréhensif 2. C’est ainsi que la nouvelle définition permettrait de mieux rendre compte de ce que certains contrats, tel le prêt à intérêt, qualifiés d’unilatéraux selon l’analyse classique 3, revêtent un caractère onéreux 4. La définition retenue n’en présente pas moins un grave défaut en ce qu’elle précise que l’avantage doit avoir été « reç(u) de l’autre ». Par cette précision, les auteurs de la réforme montrent qu’ils ont envisagé les contrats à titre onéreux sous « le seul angle de l’échange », méconnaissant ainsi l’existence de contrats d’intérêt commun. Pour ceuxci, l’avantage est « non pas une valeur fournie par le cocontractant mais le produit d’un effet de synergie auquel chacune des parties concourt, (…) les parties se fournissant non l’avantage qu’elles recherchent mais les moyens de l’obtenir » 5. Aussi bien, avait-il été justement souligné qu’il « aurait été préférable de raisonner en la matière en dehors du strict modèle du contrat-échange, le contrat à titre onéreux pouvant être défini comme le contrat en vertu duquel chacune des parties poursuit l’obtention d’un avantage économique » 6. Certains commentateurs du projet avaient d’ailleurs relevé qu’« il est inexact de prévoir que chacune des parties reçoit de l’autre un

1. G. Chantepie et M. Latina, op. cit., no 124, p. 110. En dépit d’une présentation inversée, les rédacteurs du Code civil n’étaient, au demeurant, guère favorables à la gratuité, voir sur ce point X. Martin, « L’insensibilité des rédacteurs du Code civil à l’altruisme », RFDHE 1982. 589. 2. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, op. cit., p. 56. 3. Pour une critique de cette analyse, v. ss 413 ; F. Chénedé, Les commutations en droit privé, no 200, p. 185. 4. En ce sens O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, op. cit., p. 56. 5. S. Lequette, « Réforme du droit commun des contrats et contrats d’intérêt commun », D. 2016. 1151. 6. S. Lequette, art. préc., D. 2016. 1151. Cette définition très générale retenue, deux figures auraient pu être distinguées « selon que le contrat à titre onéreux est un contrat-échange – chacune des parties fournit à l’autre l’avantage qu’elle poursuit – ou un contrat d’intérêt commun – les parties contribuent à un projet commun afin d’en retirer un avantage économique ».

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avantage (car) il importe peu au regard de la qualification du contrat conclu à titre onéreux que l’avantage soit reçu ou non du cocontractant » 1. Par la définition qu’il retient, l’article 1107 « referme » le contrat à titre onéreux sur l’échange, témoignant ainsi de l’archaisme de ses auteurs et coupant les dispositions nouvelles d’une partie de la réalité contractuelle (v. ss 50, 73). À tout prendre, la définition du code de 1804, malgré ses défauts, était préférable. S’agissant du contrat à titre gratuit, la définition retenue est inspirée de celle du projet Terré : « il (le contrat) est à titre gratuit lorsqu’une des parties procure intentionnellement à l’autre un avantage sans recevoir de contrepartie », si ce n’est que l’adverbe « intentionnellement » a été escamoté et a été remplacé par l’incidente « sans attendre (…) de contrepartie ». D’où, pour certains auteurs, une incertitude quant au critère du titre gratuit 2. Faut-il, comme on l’enseigne traditionnellement, pour que celuici existe un double élément objectif, l’absence de contrepartie, et subjectif, l’intention de gratifier, (ce qu’indiquait clairement l’adverbe « intentionnellement ») ou un élément objectif suffit-il ? Certains commentateurs ont retenu la seconde analyse 3, ce qui, à aller jusqu’au bout de cette logique, signifierait qu’une vente lésionnaire constitue un contrat à titre gratuit. À notre sens, une telle analyse ne saurait être retenue. L’intention de gratifier est indispensable à l’existence du titre gratuit et on devrait pouvoir déduire, sans difficulté, cette exigence de la référence à l’absence d’attente de contrepartie 4. L’on distingue au sein des contrats à titre gratuit deux catégories. Les contrats de services gratuits, dans lesquels le contractant qui s’engage agit en vue de rendre service à autrui : prêt à usage ou commodat, prêt d’argent sans intérêt, mandat non salarié, dépôt ou cautionnement non rémunérés 5 ; ces contrats de service gratuit ne se traduisent pas par un appauvrissement de celui qui s’engage mais par un manque à gagner ; le service rendu lui permettait de prétendre à une rémunération ; il n’aura rien 6. Les donations, qui peuvent être de deux types : la donation entre vifs de biens présents par laquelle le donateur transfère immédiatement la propriété d’un bien au donataire ; la donation de biens à venir, encore nommée institution contractuelle, qui a pour objet de donner à une personne tout ou partie des biens que le donateur laissera en mourant. L’opération

1. M. Latina et G. Chantepie (dir.), Projet de réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, analyses et propositions, Dalloz, 2015, p. 6 ; N. Dissaux et C. Jamin, Projet de réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, commentaire article par article, Dalloz, 2015, p. 6. 2. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 57. 3. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 57. 4. En ce sens G. Chantepie et M. Latina, op. cit., no 125, p. 111. 5. Sur le caractère gratuit ou onéreux du cautionnement, v. Simler et Delebecque, Les sûretés, la publicité foncière, no 35 ; v. aussi Testu, « Le cautionnement-libéralité », JCP 1989. I. 3377. 6. M. Boitard, Les contrats de service gratuit, thèse Partis, 1941.

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se traduit alors pour son auteur non par un manque à gagner, mais par un appauvrissement. Le disposant se dépouille au profit du gratifié. La distinction du titre onéreux et du titre gratuit n’est pas propre au contrat. Elle vaut également pour les actes juridiques unilatéraux. Le testament constitue le meilleur exemple d’acte juridique unilatéral à titre gratuit 1. L’article 893 du Code civil rassemble les donations et testament sous l’appellation de libéralités 2. 102 Intérêts de la distinction ¸ 1) La distinction présente un intérêt majeur en ce que les contrats à titre gratuit (donations et institutions contractuelles) sont soumis, tant au point de vue de la capacité et du pouvoir que des règles de forme et des règles de fond, à des règles spéciales destinées à y apporter certaines entraves en raison des dangers que ces contrats présentent pour les intérêts du disposant, de sa famille et de ses créanciers 3. 2) Certaines règles de droit fiscal traduisent une préoccupation semblable : les droits de mutation sont généralement plus élevés pour les transferts de propriété résultant d’un acte à titre gratuit que pour ceux procédant d’un acte à titre onéreux, ce qui engendre de fréquentes simulations (v. ss 724 s.). 3) En revanche, au regard de la garantie et de la responsabilité contractuelle, le contractant est traité de façon moins sévère lorsque le contrat est à titre gratuit : c’est ainsi que le donateur n’est pas astreint à la garantie pour la chose donnée, alors que le vendeur doit à l’acheteur la garantie contre l’éviction ainsi que celle des vices cachés de la chose ; de même, en ce qui concerne la responsabilité contractuelle, la loi se montre plus indulgente pour celui qui se dépouille sans contrepartie ou rend un service gratuit (en matière de dépôt, art. 1927 et 1928-2 ; en matière de mandat, art. 1992, al. 2) (v. ss 855). 4) Les contrats à titre gratuit sont présumés faits intuitu personae, en considération de la personne que l’on veut gratifier ou à laquelle on veut rendre service. Ce caractère peut affecter la validité du contrat en cas d’erreur sur la personne (v. ss 285), ainsi que son effet à l’égard des ayants cause universels (v. ss 673). 5) L’action paulienne est admise plus facilement contre un acte à titre gratuit que contre un acte à titre onéreux (art. 167) (v. ss 1596). 6) Les contrats à titre onéreux peuvent seuls revêtir le caractère commercial, car le commerce implique une idée d’échange et de spéculation qui n’est guère conciliable avec la nature des actes à titre gratuit 4. 103 c) Contrats commutatifs et contrats aléatoires, critère de distinction ¸ Il s'agit là d'une subdivision des contrats à titre onéreux. Aussi 1. 2. 3. 4.

F. Terré, Y. Lequette et S. Gaudemet, Les successions, les libéralités, nos 374 s., p. 251. F. Terré, Y. lequette et S. Gaudemet, Les successions, les libéralités, nos 250 s., p. 248. F. Terré, Y. Lequette et S. Gaudement, Les successions, Les libéralités, nos 268 et 700 s. Comp. cep. F. Grua, La gratuité en droit commercial, thèse Paris I, 1978.

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bien, le code place-t-il cette distinction à l'article 1108, juste après celle des contrats à titre onéreux et à titre gratuit. Si la définition du contrat commutatif est restée quasiment inchangée, celle du contrat aléatoire a été assez profondément remaniée à la faveur de la réforme de 2016. Le contrat commutatif est défini par l’article 1108 comme celui par lequel « chacune des parties s’engage à procurer à l’autre un avantage qui est regardé comme l’équivalent de celui qu’elle reçoit ». Plus précisément, le contrat commutatif est un contrat à titre onéreux dans lequel la contrepartie que chaque contractant reçoit est d’ores et déjà certaine et déterminée, les parties connaissant dès la conclusion de l’acte l’étendue des prestations qu’elles doivent et des avantages qu’elles retirent. Reprise de l’ancien article 1104, la définition figurant à l’article 1108 ne fait pas apparaitre clairement la caractéristique essentielle du contrat commutatif : la certitude du quantum des prestations reçues et fournies. En revanche, elle présente le mérite de donner une assise textuelle au principe de « commutativité subjective » : pour satisfaire l’exigence de justice contractuelle, il n’est pas besoin d’une équivalence objective entre les prestations, il suffit que celles-ci soient regardées comme équivalentes par les parties 1. Le contrat aléatoire est défini comme celui dans lequel « les parties acceptent de faire dépendre les effets du contrat, quant aux avantages et aux pertes qui en résulteront, d’un évènement incertain » (art. 1108, al. 2) 2. La réforme réalise ici une amélioration manifeste. Dans le Code civil de 1804, le contrat aléatoire était défini dans le droit commun du contrat à l’ancien article 1104 ainsi que dans un titre spécifique consacré aux contrats aléatoires à l’article 1964. Or ces deux définitions étaient discordantes et revêtaient l’une et l’autre un caractère défectueux 3. Inspirée 1. F. Chénedé, Les commutations en droit privé, préc., no 12, p. 18. 2. Kahn, La notion de l’aléa dans les contrats, thèse Paris, 1925 ; J.-L. Mouralis, La notion d’aléa et les actes juridiques aléatoires, thèse Grenoble, 1968 ; A. Morin, Contribution à l’étude des contrats aléatoires, thèse dactyl. Paris  IX, 1995 ; rappr. A.  Bénabent, La chance et le droit, thèse Paris, éd. 1973. 3. En prévoyant que « lorsque l’équivalent consiste dans la chance de gain ou de perte pour chacune des parties, d’après un événement incertain, le contrat est aléatoire », l’ancien article 1104 laissait entendre que chacun des avantages attendus devait être affecté par l’événement incertain, en sorte qu’un contrat où la prestation d’une des parties restait fixe n’était pas aléatoire. En réalité, la fixité d’une prestation n’est pas incompatible avec le caractère aléatoire du contrat. C’est ainsi que le caractère aléatoire du contrat d’assurance responsabilité n’a jamais été discuté alors même que la prime perçue par l’assureur est fixe. De même, le prix fixe payé par l’acheteur d’une œuvre d’art à l’authenticité incertaine n’empêchera pas celle-ci d’être aléatoire dès lors que le doute a été intégré au champ contractuel. En précisant que les effets quant aux avantages et aux pertes doivent dépendre d’un événement incertain, « soit pour toutes les parties, soit pour l’une ou plusieurs d’entre elles », l’ancien article 1964 semblait indiquer que le contrat aléatoire pouvait n’être incertain que pour l’une des parties. Or l’aléa ne peut pas exister pour une seule des parties : le contrat comportant des prestations réciproques, ce qui est gain pour l’un est perte pour l’autre, et réciproquement ; on ne conçoit pas la chance unilatérale ; ainsi dans une vente moyennant rente viagère, la longue vie du crédirentier est une perte pour le débirentier, mais un gain pour ce crédirentier. On a soutenu qu’il pouvait y avoir un contrat aléatoire alors même que la chance n’existe que d’un côté. On a cité l’assurance dans laquelle l’aléa n’existerait que pour l’assuré : l’assureur doit certes payer

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de l’ancien article 1964 amendé qui a été abrogé par l’ordonnance, la nouvelle définition met bien en évidence que le contrat aléatoire implique un risque accepté par les parties dont la réalisation rend l’opération plus avantageuse pour l’une ou pour l’autre. Pour que le contrat soit aléatoire, il ne suffit pas qu’il existe un aléa, il faut encore que celui-ci influe sur les avantages et les pertes 1. Il est des contrats qui ne se conçoivent pas autrement qu’aléatoires. Ainsi en va-t-il du jeu ou du pari ou encore du contrat d’assurance. Par celuici, l’assureur prend à sa charge, moyennant le versement de primes par l’assuré, un risque dont la réalisation est envisagée par les parties et dont l’assuré n’entend pas supporter seul et personnellement l’incidence définitive. Le contrat est aléatoire précisément parce qu’il est destiné à couvrir un risque donnant prise à l’incertitude : celle-ci porte le plus souvent sur la réalisation même de l’événement envisagé (incendie d’une maison, vol, accident) ; elle peut porter aussi sur la date de l’événement, par exemple sur le jour du décès dans l’assurance sur la vie ou en cas de décès. En intégrant un aléa dans le champ contractuel, il est possible de transformer un contrat commutatif en contrat aléatoire. Ainsi une vente, faite pour un prix déterminé, est un contrat commutatif ; si elle est consentie moyennant une rente viagère, l’émolument que devra verser l’acquéreur dépend de la durée de la vie du vendeur ; c’est alors un contrat aléatoire 2. la prestation promise lors de la réalisation du risque, mais comme il a fixé le montant des primes en se fondant sur les résultats des statistiques afférentes au risque assuré, l’ensemble de ses opérations est bénéficiaire pour lui. La constatation est exacte, mais il n’empêche que chaque contrat d’assurance isolément envisagé peut être source de perte ou de gain pour l’assureur selon que le risque se réalise ou non, ou encore selon la date de sa réalisation. 1. Ne revêtent pas un caractère aléatoire les contrats de capitalisation par lesquels l’assureur capitalise les versements du souscripteur pour les reverser à l’échéance convenue soit au souscripteur lui-même soit à un bénéficiaire désigné par le souscripteur s’il vient à décéder avant celle-ci. En ce cas, en effet, la durée de la vie humaine ne commande en rien la valeur de la prestation, laquelle sera dans tous les cas du montant des primes capitalisées. Sacrifiant la rigueur juridique aux considérations politiques et économiques, la Cour de cassation a néanmoins retenu la solution contraire au motif que « le contrat d’assurance dont les effets dépendent de la durée de la vie humaine comporte un aléa au sens de l’article 1964 du code civil » (Ch. mixte 23 nov. 2004, D.  2005.  1905, note B.  Beignier, RDC 2005.  434, obs.  Bénabent, RTD  civ. 2005.  434, obs. M. Grimaldi, GAJC, t. 1, no 133). La solution est juridiquement absurde, puisqu’elle revient à faire entrer dans la catégorie des contrats aléatoires tous les contrats conclus pour l’avenir avec une personne physique, mortelle par essence (v. aussi J.-L. Aubert, « L’aléa et l’assurance-vie », Mélanges Groutel, p. 13 s. ; V. Heuzé, « Un monstre et son régime : le contrat commutatif d’assurance-vie », Mélanges Bigot). 2. La Cour de cassation paraît avoir méconnu ces principes en reconnaissant le caractère commutatif à l’acte par lequel le propriétaire d’un immeuble en a vendu la nue-propriété à un acquéreur et l’usufruit à un autre, et en soumettant cet acte à la rescision pour lésion de plus des sept douzièmes (Civ. 26 avr. 1948, S. 1949. 1. 31 ; rappr. en ce sens, au sujet de la vente d’une source d’eau minérale, Civ. 15 juill. 1952, S. 1953. 1. 75). Assurément la réunion des deux ventes, qui retirait au vendeur la pleine propriété, supprimait tout aléa pour celui-ci ; l’opération ne comportait aucune chance de gain ou de perte pour lui, quelle que dût être la durée du démembrement de la propriété vendue, puisqu’il avait touché son prix global et en une seule fois ; il n’empêche que chaque vente, isolément envisagée, était aléatoire à l’égard de chacun des

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Ainsi une vente d’œuvre d’art moyennant un prix déterminé est un contrat commutatif ; si l’authenticité de l’œuvre est douteuse et si ce doute est introduit dans le champ contractuel, le contrat devient aléatoire. 104 Intérêts de la distinction ¸ Le regroupement de ces intérêts a parfois été présenté comme une « sorte de théorie générale des contrats aléatoires » 1. Les solutions propres au contrat aléatoire peuvent se résumer en quelques règles. Pour que le contrat aléatoire soit valide, il faut qu’existe un aléa. C’est ainsi qu’une personne ne saurait s’assurer pour un risque déjà réalisé 2. La solution trouvait autrefois son fondement dans la cause. Le remplacement de celle-ci par la « contrepartie convenue » conduit à une nouvelle présentation de la solution : les contrats aléatoires sont annulés lorsque la contrepartie se révèle inexistante ou insuffisante en raison du défaut d’aléa. On retrouvera la question à propos du contenu du contrat (v. ss 412). Plus récemment, la doctrine a mis en évidence, en prenant appui sur l’analyse de la jurisprudence, une deuxième règle : « l’aléa chasse l’erreur » 3. Un contractant ne peut pas remettre en cause, sous couvert de l’erreur, son engagement en faisant valoir que le risque qu’il a choisi d’assumer a tourné à son détriment. Par exemple, une personne achète une œuvre d’art en sachant que son authenticité est douteuse. S’il est établi ultérieurement que l’œuvre est un faux, elle ne pourra demander la nullité de l’opération en invoquant une erreur sur la substance 4. La solution est aujourd’hui expressément consacrée par l’article 1133, alinéa 3 du Code civil qui énonce que « l’acceptation d’un aléa sur une qualité de la prestation exclut l’erreur relative à cette qualité » (v. ss 282). Enfin, un dernier intérêt de la distinction apparaît à propos de la théorie de la lésion. Les contrats qui sont normalement rescindables pour lésion, c’est-à-dire en raison d’une disproportion entre les prestations (v. ss 426 s.), ne le sont plus lorsqu’ils revêtent un caractère aléatoire ; chacune des parties ayant accepté de courir un risque, aucune d’elles ne peut prétendre être lésée quoi qu’il advienne : « l’aléa chasse la lésion ». C’est ainsi que la lésion est sanctionnée dans le partage (art. 889) ; mais elle ne l’est pas si le partage revêt un caractère aléatoire (art. 891). Il peut cependant en aller autrement si le contrat aléatoire est conçu de telle façon contractants (v. ce sens : H.L. et J. Mazeaud, t. II, 1er vol., par F. Chabas, no 107). – En ce sens que l’aléa doit exister à l’égard des deux parties, v. aussi Com. 4 oct. 1977, Bull. civ. IV, no 218, p. 185 ; 3 mai 1978, D. 1979. 247, note J.-B. Burst. Il suffit que l’aléa existe au moment de la formation du contrat (Civ. 3e, 4 juill. 2007, JCP 2007. II. 10154, note D. Houtcieff, CCC 2007, no 294, note L. Leveneur, Defrénois 2007. 1454, obs. E. Savaux). 1. F. Leduc, « Le projet d’ordonnance portant réforme du droit des contrats et le caractère aléatoire du contrat d’assurance », RDC 2015. 895. 2. Civ. 1re, 27 févr. 1990, Bull. civ. I, no 52, p. 38. 3. J. Mestre, RTD civ. 1987. 743. 4. Civ.  1re, 24  mars 1987, Bull.  civ.  I, no 105, D.  1987.  489, note J.-L.  Aubert, RTD  civ. 1987. 743, obs. J. Mestre.

 

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que les chances ne s’équilibrent pas et qu’en toute occurrence il doit être considéré comme lésionnaire pour l’une des parties (v. ss 439) 1. Mais c’est alors l’aléa qui fait défaut. À ces conséquences classiques, s’en ajoute, depuis la réforme de 2016, une nouvelle qui tient à l’introduction de la révision du contrat en cas de changement de circonstances imprévisible. La prise de risque inhérente au contrat aléatoire a pour conséquence que la révision est écartée lorsque se réalise l’aléa entré dans le champ contractuel (v. ss 641 s.). L’aléa étant une donnée qui affecte fréquemment, mais dans une mesure variable, les opérations contractuelles impliquant la prise en compte de l’avenir, certains considèrent que les solutions du droit positif se relient à la portée des règles en cause, plus qu’à une division rigide des catégories, et que le contrat aléatoire est non pas un type de contrat s’opposant au contrat commutatif, mais une variété de contrat commutatif 2.

105 d) Contrats à exécution instantanée et contrats à exécution successive ¸ Non formellement exprimée par le Code civil de 1804, cette classification était présupposée par celui-ci. Dégagée par la doctrine, employée en jurisprudence, elle a été expressément consacrée par l'ordonnance de 2016 et figure désormais à l'article 1111-1 3. Selon ce texte, « le contrat à exécution instantanée est celui dont les obligations peuvent s’exécuter en une prestation unique. Le contrat à exécution successive est celui dont les obligations d’au moins une partie s’exécutent en plusieurs prestations échelonnées dans le temps ». Aux termes des articles 1210 et 1211, les contrats à exécution successive se subdivisent eux-mêmes en contrat à durée indéterminée et en contrats à durée déterminée. La distinction traduit une réalité économique indéniable 4. Alors que certains contrats s’exécutent en un trait de temps (vente d’un objet, échange, mandat portant sur une seule opération…), d’autres voient leur exécution s’étaler dans le temps (bail, contrat de travail…). Aussi bien était-il généralement reproché au code civil de 1804 d’avoir traité du droit commun des contrats en faisant totalement abstraction du facteur temps (v. ss 72 s.). Ayant pris pour modèle la vente, ses rédacteurs ont conçu le droit commun en contemplation d’un contrat qui, marqué par « l’immédiateté et la simplicité de l’échange », produirait tous

1. J. Déprez, « La lésion dans les contrats aléatoires », RTD civ. 1955. 1. 2. F. Grua, « Les effets de l’aléa et la distinction des contrats aléatoires et des contrats commutatifs », RTD civ. 1983. 263. 3. M. Picq, La distinction entre les contrats à exécution instantanée et les contrats à exécution successive, thèse Grenoble II, 1994 ; A. de Guillenchmidt-Guignot, La distinction des contrats à exécution instantanée et des contrats à exécution successive, thèse Paris II, 2007. 4. V. G. Brière de l’Isle, « De la notion de contrat successif », D. 1957. Chron. 153 ; J. Azéma, La durée des contrats successifs, thèse Lyon, 1968 ; Artz, « La suspension du contrat à exécution successive », D. 1979. Chron. 95 ; M.-L. Cros, « Les contrats à exécution échelonnée », D. 1989. Chron. 49.

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ses effets à l’instant de sa formation 1. Il semble donc qu’on ne puisse que se réjouir que l’ordonnance de 2016 ait pris en compte cette dimension temporelle au sein du droit commun des contrats. Or, curieusement, la plupart des commentateurs regrettent l’introduction de la disposition distinguant contrat à exécution instantanée et contrat à exécution successive. Comment l’expliquer ? Un premier élément de réponse peut être découvert dans la difficulté de mettre en œuvre les définitions retenues par l’ordonnance. En dépit de son apparente évidence, la distinction des contrats à exécution instantanée et des contrats à exécution successive n’est pas exempte de difficultés. L’article 1111-1 utilise le critère du nombre de prestations plutôt que celui de la durée. Le contrat à exécution instantanée est celui qui s’exécute en une prestation unique, le contrat à exécution successive celui qui s’exécute en plusieurs prestations échelonnées dans le temps. Sa mise en œuvre est évidente s’agissant de la vente d’un bien au comptant ou du contrat d’abonnement à un journal. À exécution instantanée dans le premier cas, le contrat est à exécution successive dans le second. Mais qu’en est-il du contrat qui a pour objet la construction d’une maison par un entrepreneur, le prix étant payable à la réception ? Bien que son exécution puisse s’étaler sur une longue durée, plusieurs mois voire plus d’une année, un tel contrat s’exécute en une prestation unique ; il est donc en principe à exécution instantanée. Pis, un contrat de bail qui fait naitre un rapport permanent d’obligation, le bailleur devant assurer la jouissance paisible du bien loué au preneur, pourrait être au regard du critère retenu qualifié de contrat à exécution instantanée, si les loyers ne devaient être payés périodiquement. Les auteurs du texte ont méconnu que les contrats peuvent s’inscrire dans le temps en raison soit de l’échelonnement des prestations, soit de la continuité de celles-ci. Il est vrai que, dans ce dernier cas, se pose la question de la durée du temps nécessaire pour qu’un contrat devienne successif. Un deuxième élément de réponse tient à ce que les intérêts qui s’attachent à cette définition sont, dit-on, quasiment nuls. Certes, longtemps on a enseigné que l’intervention du facteur temps dans les contrats successifs entraîne l’application de règles particulières concernant les effets de la nullité ou de la résolution du contrat : le contrat ayant été exécuté pendant un certain temps, on ne pouvait pas, disait-on, faire abstraction de cette exécution lorsqu’elle a porté sur des prestations qui ne peuvent donner lieu à restitution, en sorte que la nullité et la résolution se muaient alors en une sorte de résiliation jouant uniquement pour l’avenir. Mais les critiques très argumentées que la doctrine avait développées contre cette solution 2 ont été entendues, en sorte que l’ordonnance fait désormais référence en la matière non plus à la distinction des contrats à exécution instantanée et des contrats à exécution successive mais à celle des contrats 1. R. Libchaber, « Réflexions sur les effets du contrat », Mélanges J.-L. Aubert, 2005, p. 223. 2. T. Genicon, La résolution du contrat pour inexécution, 2007, no 850 s.

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à « utilité continue » et des contrats à « utilité globale » (v. ss 822). Autre intérêt qui s’est évanoui : dans certaines versions antérieures du projet de la Chancellerie, la fixation unilatérale du prix était possible non seulement dans les contrats cadre mais aussi dans les contrats à exécution successive. Mais, là encore, la référence aux contrats à exécution successive a disparu dans le texte définitif. D’où l’opinion que cette distinction pourrait être abandonnée sans dommage. On se permettra néanmoins de retenir ici un point de vue différent. Même si elle est, pour l’heure, surtout symbolique, la distinction a le mérite d’annoncer la section sur la durée du contrat. La notion de contrat à exécution successive donne une assise à la distinction des contrats à durée déterminée et à durée indéterminée. En outre, la question de la révision pour imprévision qui est désormais envisagée par l’article 1195 du code civil ne se pose que pour les contrats qui ont une dimension temporelle. Même s’il ne vise pas explicitement les contrats à exécution successive, le texte prévoit que la partie qui demande une renégociation du contrat « continue à exécuter son obligation » durant celle-ci (v. ss 635). Enfin, il ne serait pas bon qu’une dimension aussi importante de la réalité contractuelle n’ait pas d’expression dans les grandes distinctions qui ouvrent les développements relatifs au droit commun du contrat. En revanche, on peut regretter que la définition retenue soit aussi sommaire et qu’elle n’intègre pas la différence qui s’attache à la distinction des contrats-échange et des contrats d’intérêt commun. Alors que dans les premiers, l’introduction de la durée conduit le plus souvent à un simple « bégaiement de l’échange » 1, dans les seconds on est en présence d’une opération globale qui suppose, pour que l’objectif poursuivi soit atteint, que les prestations s’enchainent dans un certain ordre et qu’il soit procédé à des ajustements afin que les moyens restent en adéquation avec les fins poursuivies 2 (v. ss 355, 630). Mais on est alors non plus dans les classifications traditionnelles mais dans les classifications qu’appelle une systématisation d’une réalité contractuelle profondément renouvelée par la pratique.

B. Classifications modernes

106 Présentation ¸ Certaines de ces classifications sont le reflet des mutations technologiques que connaît notre société en matière d'extériorisation de la volonté (1), d'autres partent du constat que les parties sont parfois dans une situation inégalitaire (2) ; d'autres encore mettent en évidence les différences tenant à l'opération économique que ces contrats réalisent (3) ou encore les différences de structure existant entre les contrats (4).

1. R. Libchaber, « Réflexions sur les effets du contrat », Mélanges J.-L. Aubert, 2005, p. 2. Rappr. J.  Rochfeld, « Les modes temporels d’exécution du contrat », RDC 2004, p. 47, no 16 s.

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1. Classification des contrats quant aux modes d’extériorisation de la volonté 107 Contrats traditionnels et contrats électroniques 1 ¸ Alors que, traditionnellement, le consentement des parties s'extériorise par des signatures apposées sur un écrit, par des paroles échangées ou éventuellement par des gestes, le développement des techniques de communication électronique – internet, courriel… – permet d'exprimer sa volonté au travers d'impulsions électroniques. Prenant conscience des ressources qu'offre le développement de ces nouvelles techniques de communication, notamment l'internet, certains acteurs économiques ont entrepris de développer ce qu'on a désormais coutume de nommer le commerce électronique. Il en résulte une multiplication des contrats conclus électroniquement qui posent aux juristes contemporains diverses interrogations 2, auxquelles le législateur a entendu répondre par la loi du 13 mars 2000 sur la preuve électronique, par l’ordonnance du 23 août 2001 transposant au sein du Code de la consommation la directive du 20 mai 1997 relative aux contrats conclus à distance ainsi que par la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique et l’ordonnance de 16 juin 2005 relative à l’accomplissement de certaines formalités contractuelles par voie électronique transposant la directive du 8 juin 2000 sur le commerce électronique 3. Les dispositions issues de ces textes ont été reprises pour l’essentiel par l’ordonnance de 2016. S’agissant de leur définition, tout d’abord : entend-on par là uniquement les contrats dont l’offre et l’acceptation sont électroniques ? Suffit-il, au contraire, pour qu’on puisse parler de contrat électronique que l’acceptation d’une offre quelconque ait été acheminée électroniquement ? La définition retenue par la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique oriente vers la première réponse. Son article 14 dispose en effet que « le commerce électronique est l’activité économique par laquelle une personne propose ou annonce à distance et par voie électronique la fourniture de bien ou de services ». Autrement dit, le commerce électronique est une activité exercée par voie électronique. Le législateur ayant abandonné au cours de ses travaux la référence au caractère professionnel de l’activité, le droit du commerce électronique n’est pas un droit de la consommation électronique. Il régit non seulement les relations entre professionnels et consommateurs, mais également entre professionnels ou entre particuliers.

1. Ph. Le Tourneau, Les contrats du numérique Dalloz Action, 10e éd., 2018. 2. V. Le contrat électronique, Travaux Association Henri Capitant, 2003. La matière a déjà sa revue : Communication et commerce électronique (CCE). 3. Voir notamment : Ph.  Stoffel-Munck, « La réforme des contrats du commerce électronique », CCE sept.  2004, p. 44 ; L.  Grynbaum, « Après la loi “économie numérique”… », D. 2004. 2213 ; N. Mathey, « Le commerce électronique dans la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique », CCC 2004. Étude 13. V. aussi « Le contrat selon la loi du 21 juin 2004 sur la confiance dans l’économie numérique » par M. Vivant, D. Ferrier, J. Huet, B. Reynis, A. Raynouard, L. Grynbaum, P.-Y. Gautier, X. Linant de Bellefonds, RDC 2005. 533 s.

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Quant à leur régime, ensuite : relève-t-il du droit commun ou obéit-il à des règles propres ? S’agissant des conditions de formation et de validité du contrat que constituent la capacité, l’objet, la cause hier, le contenu aujourd’hui, celles-ci s’appliquent aux contrats électroniques sans, semblet-il, soulever aucune difficulté particulière. Il en va, en revanche, différemment du consentement et de la forme. S’il est parfaitement concevable que des personnes, en présence l’une de l’autre, concluent un contrat en usant d’un système électronique, ces techniques sont dans l’immense majorité des cas employées par des individus qui sont séparés par une certaine distance. Se pose alors la question du lieu et du moment de conclusion du contrat. C’est dire qu’on retrouvera la question des contrats électroniques à propos des contrats conclus par correspondance (v. ss 228 s.). Revêtant un caractère à la fois matériel et incorporel, le support électronique se différencie du support traditionnel que constitue l’écrit. D’où la question de savoir si ce support électronique satisfait aux exigences de preuve ou de forme traditionnellement posées par le code. En matière de preuve, la question est aujourd’hui réglée par l’article 1366 du code civil qui assimile « l’écrit sous forme électronique » à « l’écrit sur support papier » (v. ss 215). Quant à la forme, elle l’est par l’article 1174 du Code civil prévoyant que l’écrit exigé ad validitatem peut être établi et conservé sous forme électronique (v. ss 209).

2. Classification des contrats prenant en compte un déséquilibre structurel 108 Présentation ¸ Il a été vu que, à partir de la fin du xixe siècle, on a assisté à une multiplication des contrats conclus entre des personnes qui étaient dans uns situation structurelle d’inégalité (v. ss 35). Pour répondre à ces situations, le législateur est intervenu et a développé des règles protectrices de la partie faible propres à certains contrats spéciaux (contrat de travail, contrat d’assurance…) qui ont pris leur autonomie par rapport au code civil, puis plus tard des règles propres à certaines catégories de contrats – contrats de consommation, contrats de dépendance –, règles qu’on regroupe parfois sous l’appellation de droits spéciaux des contrats et qui ont leur siège respectivement dans le Code de la consommation et le Code de commerce (v. ss 112, 114). En revanche, le droit commun des contrats était resté muet sur ces situations. La doctrine avait certes identifié le modèle du contrat d’adhésion, mais le droit positif ne lui avait attaché aucune conséquence, au point qu’on avait pu écrire que le contrat d’adhésion est « une catégorie improductive, oisive sur le terrain des règles juridiques » 1. Les choses ont profondément changé avec la réforme de 2016 puisque celle-ci a introduit à l’article 1110 une nouvelle 1. J. Ghestin, G. Loiseau et Y.-M. Serinet, La formation du contrat, t. 1, no 696.

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classification, celle des contrats de gré à gré et des contrats d’adhésion. Après avoir étudié celle-ci, on envisagera celles qui opposent les contrats égalitaires aux contrats de consommation et aux contrats de dépendance. 109 a) Contrat de gré à gré et contrat d’adhésion. Genèse ¸ Il aura fallu plus d'un siècle pour que la distinction des contrats de gré à gré et des contrats d'adhésion, dégagée par la doctrine au début du xxe siècle, fasse son entrée dans le Code civil. Aux termes de l’article 1110 du Code civil, « le contrat de gré à gré est celui dont les stipulations sont négociables entre les parties ; le contrat d’adhésion est celui qui comporte un ensemble de clauses non négociables déterminées à l’avance par l’une des parties ». Cette distinction est importante car elle reflète les transformations profondes que le droit des contrats a connues depuis 1804. Dans la conception des rédacteurs du Code civil, les contrats conclus sont le fruit d’une libre discussion entre les parties. Après en avoir négocié les termes, s’être éventuellement consenti des concessions par rapport à leurs prétentions initiales, les parties parviennent à un accord en principe équilibré. Chaque individu étant le meilleur juge de ses intérêts, comment pourrait-il consentir à un contrat qui lui porte préjudice, dès lors que son consentement est libre et éclairé ? C’est de cette conception du contrat que rend compte l’expression de contrat de gré à gré, avec cette précision que pour qu’un contrat relève de cette catégorie, il n’est nul besoin qu’il ait été négocié entre les parties. Il suffit qu’il soit « négociable ». Et de fait, le plus souvent en pratique, les termes du contrat ne sont pas négociés mais proposés par l’une des parties à l’autre. L’important est qu’ils puissent être discutés. Mais il a été vu qu’une telle présentation des choses revêtait un caractère quelque peu idéalisé : égaux en droit, les hommes ne le sont pas en fait. Puissants et humbles, riches et pauvres, habiles et maladroits, sachants et ignorants coexistent dans toute société. La liberté contractuelle devient alors le moyen pour les premiers d’imposer aux seconds des conditions draconiennes. Encore discret à l’orée du xixe siècle, ce danger n’a fait que croître du fait d’une concentration industrielle et commerciale toujours plus grande. Aussi bien, Raymond Saleilles a-t-il dénoncé, au début du e xx siècle, la menace que représentait pour la justice contractuelle, ce qu’il a nommé les contrats d’adhésion 1. Sous cette appellation, il visait les contrats dans lesquels « il y a prédominance exclusive d’une volonté, agissant comme volonté unilatérale, qui dicte sa loi, non plus à un individu, mais à une collectivité indéterminée, et qui s’engage déjà, par avance, unilatéralement, sauf adhésion de ceux qui voudront accepter la loi du contrat ». Il visait plus précisément par là « les contrats de travail dans la grande industrie, les contrats de transport avec les grandes compagnies de 1. R. Saleilles, De la déclaration de volonté, contribution à l’étude de l’acte juridique dans le Code civil allemand, 1901, nos  89  s., p. 229  s. ; voir  aussi F.  Chénedé, « Raymond Saleilles », RDC 2012. 1017 ; G. Berlioz, Le contrat d’adhésion, 2e éd., 1976.

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chemin de fer, et tous les contrats qui revêtent comme un caractère de loi collective », tels les contrats proposés par les compagnies d’assurance. Très vite un débat devait se nouer sur le point de savoir si ces contrats ne constituaient pas des actes relevant d’une réglementation privée plutôt que de véritables contrats. C’est la seconde analyse qui devait prévaloir. En dépit de ses traits particuliers, le contrat d’adhésion relève de la catégorie contrat car l’adhésion aux conditions prédéterminées par l’autre partie suffit à constituer le consentement nécessaire à sa formation. On retrouvera et on approfondira ultérieurement cette question (v. ss 262 s.). Loin de se cantonner à une lecture politique et superficielle du phénomène, la doctrine de l’époque entreprit de préciser ce que devrait être le régime juridique du contrat d’adhésion. Identifiant la source des difficultés, les auteurs constatèrent que le problème ne provenait pas des prestations principales, qui étaient souvent jugées satisfaisantes pour le particulier contractant avec ces grandes compagnies, mais des clauses accessoires, nombreuses, peu claires, pas ou peu lues, qui pouvaient venir subrepticement déséquilibrer le contrat au détriment de l’adhérent (clauses limitatives de responsabilité, clause pénale, clause de prescription, clause de résiliation, de déchéance, etc.). Afin de remédier à ce danger, deux mesures principales furent suggérées : les clauses ambigues devraient être interprétées en faveur de l’adhérent, les clauses abusives devraient être évincées. Ce sont ces suggestions qui ont été reprises, à la faveur de la réforme de 2016, par les articles 1171 et 1190 du Code civil, le premier prévoyant que « dans un contrat d’adhésion, toute clause non négociable déterminée à l’avance par l’une des parties qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat est réputée non écrite », l’appréciation du déséquilibre significatif ne portant ni sur l’objet principal du contrat ni sur l’adéquation du prix à la prestation, le second que dans le doute, le contrat d’adhésion s’interprète contre celui qui l’a proposé. On aurait pu penser qu’une distinction issue d’une réflexion venant d’aussi loin et aussi bien balisée ne soulèverait guère de difficultés lorsque le moment serait venu de la traduire dans les textes et de la mettre en œuvre. Or tel ne fut pas le cas. La définition de la distinction des contrats de gré à gré et des contrats d’adhésion constitue, en effet, un des principaux points de friction qu’a suscité au sein de la doctrine la réforme de 2016. À la faveur des débats qui ont accompagné la ratification de l’ordonnance, cette effervescence a même gagné la classe politique. On va voir que, pour l’heure, les difficultés ont surtout concerné la définition des critères du contrat d’adhésion. Celles-ci s’expliquent, sans doute, parce qu’en arrière-plan, c’est la conception même du droit commun des contrats qui est en cause. 110 Définition ¸ La définition du contrat d'adhésion a été l'objet de multiples retouches dont certaines n'ont pas contribué à clarifier la compréhension que l'on peut avoir de la notion. La version 2015 du projet de la Chancellerie définissait le contrat d'adhésion comme « celui dont les stipulations

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essentielles, soustraites à la libre discussion, ont été déterminées à l'avance par l'une des parties ». L'ordonnance de 2016 a remplacé l'expression « stipulations essentielles » par celle de « conditions générales ». Enfin, la loi de ratification, après des débats tourmentés, a défini le contrat d'adhésion comme « celui qui comporte un ensemble de clauses non négociables, déterminées à l'avance par l'une des parties » 1. Ainsi amendée, la définition apparaît porteuse d’incertitudes, dans la mesure où elle ne permet pas de cerner avec précision la notion de contrat d’adhésion. Deux éléments sont mis en avant : le caractère non négociable d’un ensemble de clauses, le fait qu’elles sont déterminées à l’avance par l’une des parties. Autrement dit, la définition met l’accent sur l’existence d’un ensemble de clauses déterminées unilatéralement et définitivement par l’une des parties que l’adhérent ne peut écarter sans renoncer à la conclusion du contrat. Le contrat d’adhésion est rédigé à l’avance, « in globo et ne variatur ». Le remplacement de la notion de conditions générales par celle d’un ensemble de clauses, dans la dernière mouture de la loi, ne contribue pas à clarifier le débat. L’expression « condition générale » vise, en principe, des clauses rédigées à l’avance par une partie et destinées à s’appliquer à l’ensemble des contrats qu’elle conclura ultérieurement. Elle avait été substituée à celle de « stipulations essentielles » qui figurait dans le projet de 2015 et qui désigne, en principe, les clauses qui traitent de points qui constituent le cœur de l’accord (prix, nature et qualité des prestations…). La mise en avant de ces dernières était peu pertinente, car les stipulations essentielles sont, même dans les contrats d’adhésion, parfois ouvertes à la discussion et toujours l’objet d’une lecture attentive de la part de l’adhérent. Il est symptomatique à cet égard que les stipulations les plus essentielles (l’objet principal du contrat, le prix), qu’elles aient été ou non négociées, ne peuvent jamais être prises en compte pour apprécier s’il y a un déséquilibre significatif (art. 1171, al. 2). Aussi bien la référence aux stipulations essentielles risquait-elle de faire « rater (leur) cible » aux nouvelles dispositions 2, qui visent, on l’a vu, à l’éradication des clauses accessoires qui viennent déséquilibrer le contrat de manière subreptice. Pour définir plus exactement le contrat d’adhésion et lui permettre d’atteindre son objectif, sans remettre en cause la sécurité juridique, il avait été proposé de définir les conditions générales comme « un ensemble de stipulations non négociable, déterminées à l’avance par une des parties, destiné à s’appliquer à une multitude de personnes ou de contrats ».

1. Sur les différentes étapes de la discussion qui a conduit à la définition finalement retenue ainsi que sur les arguments échangés, v. ss 469. Cette nouvelle définition ne revêt pas un caractère interprétatif en sorte qu’elle s’applique uniquement aux contrats conclus après l’entrée en vigueur de la loi de ratification, soit le 1er octobre 2018. 2. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, op. cit., p. 65 ; F. Chénedé, « Le contrat d’adhésion de l’article 1110 du code civil », JCP 2016. 776.

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La définition finalement retenue a repris la première partie de la définition, mais non la seconde qui visait sa dimension de contrat de masse. D’où une incertitude manifeste. Qu’entendra-t-on par « ensemble de clauses non négociable » ? S’agit-il d’une impossibilité absolue ? Seraient alors visés les seuls contrats standardisés proposés à l’adhésion d’une multitude de contractants dont les conditions générales ne sont jamais négociables. Ainsi comprise, la notion de contrat d’adhésion s’identifierait aux contrats de masse conclus entre professionnels et consommateurs mais aussi entre professionnels (contrat de fourniture d’eau, d’électricité, d’accès à l’internet, de téléphonie mobile, de maintenance informatique, d’assurance…). Elle pourrait aussi s’appliquer à certains contrats conclus entre particuliers, notamment par l’intermédiaire de plateformes. S’agit-il d’une simple impossibilité relative ? Serait alors compris, sous l’appellation de contrat d’adhésion, l’ensemble des contrats dans lesquels l’une des parties est susceptible de faire prévaloir sa volonté en raison de sa position plus favorable. La porte serait ainsi ouverte à toutes les aventures. Pour le comprendre, il faut prendre conscience de ce que la question de la définition du contrat d’adhésion a focalisé l’attention d’une certaine doctrine qui lui a consacré de nombreuses études et a développé une conception extensive du contrat d’adhésion assez éloignée de celle que pronaient les inventeurs de la notion 1. Pour ces auteurs, l’impossibilité de négocier fait le contrat d’adhésion 2 et le signe de cette impossibilité peut être décelé dans le seul fait qu’on serait dans un domaine où la demande est nettement supérieure à l’offre. Une telle situation serait susceptible de faire la preuve de ce que le contractant qui propose un type de biens ou de services est en position de « ne laisser à ses contractants potentiels d’autre choix que d’accepter ou de refuser en bloc les conditions » qu’il aura proposées pour former l’essentiel de la loi contractuelle 3. À aller jusqu’au bout de cette logique, la personne propriétaire d’un objet fort rare, voire unique, qui le proposerait à un collectionneur qu’il sait passionné de ce type d’objet à des conditions exorbitantes non négociables conclurait, si celui-ci succombe à sa passion, un contrat d’adhésion, alors même qu’un tel contrat est aux antipodes de la conception que s’en faisait le découvreur de la notion. À l’évidence, le traitement des problèmes soulevés par un tel contrat ne relève pourtant pas de la technique du contrat d’adhésion mais de l’application éventuelle et fort peu probable au demeurant, des dispositions sanctionnant l’abus de faiblesse. On perçoit ainsi que, à suivre cette conception, la distinction du contrat de gré à gré et du contrat d’adhésion 1. T.  Revet, « Le projet de réforme et les contrats structurellement déséquilibrés », D. 2015. 1217 ; « Les critères du nouveau contrat d’adhésion », D. 2016. 1771 ; « Une philosophie générale ? », RDC 2016, no hors-série, p. 5, sp.  no 20 ; « L’incohérent cantonnement, par l’Assemblée nationale, du domaine du contrat d’adhésion aux contrats de masse », D. 2018. 124. 2. T. Revet, « L’incohérent cantonnement, par l’Assemblée nationale, du domaine du contrat d’adhésion aux contrats de masse », D. 2018. 126. 3. T.  Revet, « Les critères du contrat d’adhésion, article  1110  nouveau du code civil », D. 2016. 1776.

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risque de déboucher sur une casuistique qui ruinerait la sécurité juridique. Il faudrait, en effet, scruter au cas par cas le contexte et les conditions dans lesquelles chaque contrat a été conclu pour savoir si celui-ci relève de l’une ou l’autre catégorie. Et à retenir la définition très large du contrat d’adhésion qui est ainsi avancée, le contrat de gré à gré risquerait de devenir une coquille vide. On serait ainsi bien loin de l’objectif que faisait miroiter cette doctrine : « préserver le régime spécifique du contrat de gré à gré » 1. 111 Contrat de gré à gré, contrat d’adhésion et droit commun du contrat ¸ En réalité, derrière ce débat apparemment technique, c'est la conception même du droit commun du contrat qui est en cause. Ayant à la veille de la réforme reconstruit le droit commun des contrats à sa convenance, cette doctrine a ensuite considéré que le droit issu de la réforme devait se plier à son système. Pour MM. Zénati-Castaing et Revet, « le droit du contrat consiste d'abord en des mécanismes communs à toute espèce de contrat (la notion de contrat), ensuite en la déclinaison en deux corpora de ce qui constituait jusqu’ici la théorie générale du contrat, l’un relatif au contrat structurellement équilibré et l’autre au contrat structurellement déséquilibré » 2. Aussi bien la distinction du contrat de gré à gré et du contrat d’adhésion constitue-t-elle, selon M. Thierry Revet, « la summa divisio du droit commun des contrats » 3, autour de laquelle il convient de procéder à sa reconstruction, en « réordonnanç(ant) la conception du contrat autour de l’accord des volontés » 4. À cet effet, les contrats de gré à gré relèveraient d’un « principe de sacralisation de la loi contractuelle » 5. « Synonyme du contrat dans le code de 1804 », le contrat de gré à gré a « pour épicentre la volonté », les conditions de validité (objet, cause, capacité) n’étant « destinées qu’à vérifier l’existence d’un consentement » 6. À l’opposé, les contrats d’adhésion échapperaient à cette sanctuarisation. Tout titulaire d’un pouvoir unilatéral, qu’il soit juridiquement consacré ou purement factuel, étant inexorablement enclin à en abuser, les contrats conclus alors que l’un des contractants est investi d’un tel pouvoir ne pourraient constituer la loi des parties que s’ils « pass(ent) avec succès la vérification de sa conformité effective à l’intérêt des deux parties » 7, « le législateur et le juge étant ainsi investis, en droit commun, d’un rôle largement inédit de contrôle et de correction éven-

1. T.  Revet, « Le projet de réforme et les contrats structurellement dédéquilibrés », D. 2015. 1226. 2. F. Zénati-Castaing et T. Revet, Cours de droit civil, contrats, Théorie générale-quasi-contrats, 2014, no 4, p. 36. 3. T.  Revet, « Les critères du contrat d’adhésion, article  1110  nouveau du Code civil », D. 2016. 1772, no 4. 4. T.  Revet, « Le projet de réforme et les contrats structurellement déséquilibrés », D. 2015. 1217. 5. T. Revet, art. préc., D. 2015. 1225. 6. T. Revet, art. préc., D. 2015. 1217. 7. T. Revet, art. préc., D. 2015. 1221.

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tuelle de la loi contractuelle » 1. Enfonçant le clou, l’auteur précise que « le juge ne pourrait que trouver dans cette distinction l’invitation à élaborer des solutions complémentaires à celles que le législateur aura inscrites dans le droit commun des contrats d’adhésion » 2. En clair, le contrat d’adhésion serait appelé à devenir, comme le voulait la doctrine solidariste, une sorte de « ménage à trois » au sein duquel le juge occuperait une position éminente et pourrait réécrire le contrat à sa convenance. Une telle reconstruction n’emporte pas la conviction. On notera d’abord que l’opposition qu’on veut ainsi introduire entre deux catégories de contrats ne va pas sans caricaturer quelque peu le régime de ceux-ci. À lire M. Revet, on a l’impression que le contrat de gré à gré relève d’une théorie de l’autonomie de la volonté ressuscitée pour les besoins de la démonstration. Or, si le contrat a bien sa source dans l’accord des volontés, il doit se conformer même si celles-ci sont exemptes de vices, à certaines exigences quant à son contenu qui lui donnent son ossature (v. ss 29). Tout contrat, y compris les contrats de gré à gré, est un composé d’éléments subjectifs et d’éléments objectifs. L’exigence d’une cause qui existe, hier, celle d’une contrepartie qui ne soit ni dérisoire ni illusoire, aujourd’hui, sont là pour protéger les intérêts de chaque contractant (v. ss 394 s.). Quant à certains contrats structurellement déséquilibrés, par exemple les contrats de consommation, le législateur les a réglementés en essayant de redonner à l’accord de volontés ses vertus (information, délai de réflexion, droit de rétractation) (v. ss 112, 338 s.). C’est dire que la reconstruction à laquelle il est ainsi procédé apparaît quelque peu simpliste. L’accord des volontés, à partir de l’analyse duquel ces auteurs entendent entièrement réorganiser la théorie générale du contrat, est une notion plus complexe qu’ils ne semblent le percevoir. On relèvera ensuite que sur le terrain même de la méthode, la démarche utilisée laisse perplexe. Selon M. Revet, il ne serait pas possible de raisonner, en la matière, « en termes de principe et d’exceptions » parce que « la figure du contrat d’adhésion (…) constituerait une catégorie du droit commun des contrats ». Mais s’il est exact que la distinction droit commun-droit spécial correspond au rapport principe-exception, rien n’empêche que la dialectique du principe et de l’exception qui constitue selon Henri Batiffol la « démarche ordinaire de la vie du droit » 3 ne trouve application au sein du seul droit commun. Mieux, il semble que cette démarche s’impose, dans le cas présent, si l’on veut que notre droit conserve un minimum de cohérence et de prévisibilité. À rechercher le principe, on rappellera que l’érection d’une règle en principe suppose un « jugement de valeur » ; elle 1. T. Revet, « L’incohérent cantonnement, par l’Assemblée nationale, du domaine du contrat d’adhésion aux contrats de masse », D. 2018. 126, no 3. 2. T. Revet, art. préc., D. 2015. 1221. 3. H. Batiffol, « Remarques sur l’opposition des directives aux règles en droit international privé », in L’unificazione del diritto internazionale privato e processuale, Studi in memoria di Mario Giuliano, 1989, p. 33.

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requiert de savoir « laquelle des deux règles en conflit s’accorde le mieux, en tout cas le plus aisément, avec les solutions acquises des problèmes voisins » 1. Or, à considérer le contrat de gré à gré et le contrat d’adhésion à la lumière des principes posés dans les dispositions liminaires, il apparaît que la figure du contrat de gré à gré est plus en harmonie avec ces principes et notamment le principe de liberté contractuelle que celle du contrat d’adhésion. De même, en va-t-il, en ce qui concerne la section 1 du Chapitre 2 qui traite de la formation du contrat, puisque celle-ci s’ouvre par une sous-section consacrée aux « négociations ». Ensuite, la hiérarchisation en termes de principe et d’exceptions est seule de nature à apporter la sécurité juridique indispensable : si un contrat ne rentre pas dans le domaine de l’exception strictement entendu, il relève du principe, sachant que « dans le doute le principe prévaut sur l’exception » 2. Enfin, une telle lecture est celle qui favorise la moins mauvaise articulation entre le droit commun et le droit spécial et qui rend compte le mieux de la vraie nature du contrat d’adhésion. Il nous semble, en effet, que plutôt que d’être l’un des éléments d’une nouvelle summa divisio du droit commun des contrats, le contrat d’adhésion constitue une catégorie procédurale. À l’image du droit romain où le processuel primait le contractuel, cette catégorie est essentiellement là pour permettre deux interventions du juge, en matière d’éradication des clauses abusives ainsi que d’interprétation. Précisément, faisant siennes les suggestions de la doctrine du début du xxe siècle, la réforme du droit des contrats attache expressément, comme on l’a vu, ces deux conséquences à la qualification contrat d’adhésion. Tout d’abord, le contrat d’adhésion est le critère d’application de l’article 1171 qui permet d’éradiquer les clauses qui créent un déséquilibre significatif au sein du contrat. Ensuite, l’article 1190 prévoit qu’en cas de doute les contrats d’adhésion sont interprétés au détriment de la partie qui l’a proposé. On approfondira ces questions en étudiant le contenu du contrat et la vigueur du lien contractuel et on verra comment la notion de contrat d’adhésion est susceptible d’être comprise afin de s’articuler avec celles de contrat de consommation et de contrat de dépendance et de lutter le plus efficacement possible contre les clauses abusives, sans remettre en cause la nécessaire sécurité juridique (v. ss 476 s.). Aussi bien, convient-il maintenant d’envisager les classifications qui se sont développées au sein des droits spéciaux des contrats. 112 b) Contrats égalitaires et contrats de consommation ¸ L'idée qui sous-tend cette distinction est simple : les professionnels sont traditionnellement en position de supériorité par rapport aux consommateurs en raison de meilleures connaissances techniques et juridiques ainsi que de capacités économiques et financières plus importantes. Ce 1. H. Batiffol, Problème de base de philosophie du droit, 1979, p. 254 s., sp. p. 261. 2. H. Batiffol, op. cit., p. 258.

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déséquilibre s'étant accentué avec l'accroissement de la taille des entreprises, la complexité des produits et des services, le développement du crédit et de la publicité, il a paru souhaitable de faire bénéficier les consommateurs de certaines mesures de protection afin de contrebalancer les avantages que les professionnels retirent de leur position. Aussi bien, un important courant législatif a-t-il mis sur pied, à partir des années 1970, un arsenal de mesures assez disparates destinées à protéger le consommateur lorsqu'il contracte avec un professionnel. Si l’on s’en tient à une présentation rapide, il est possible de les regrouper autour de quelques grands axes. L’information : pour lutter contre le déséquilibre des connaissances, des dispositions réglementent la formation de certains contrats de telle sorte que le consommateur ne soit engagé qu’après avoir bénéficié d’une information et d’une réflexion suffisantes (v. ss 329 s.). Les clauses abusives : pour lutter contre les pratiques de certains professionnels qui profitent de leur position pour inscrire dans les contrats des clauses qui introduisent à leur profit un déséquilibre significatif entre les droits et les obligations des parties, le législateur a mis sur pied une procédure qui permet de réputer ces clauses non écrites (v. ss 442 s.). La question est désormais posée de l’articulation de ces dispositions avec l’article 1171 du Code civil (v. ss 477). La sécurité : pour protéger les consommateurs, la loi organise au moyen de mesures préventives et répressives le contrôle des produits qui leur sont destinés (v. ss 513). L’action en justice des associations : pour faciliter la défense des intérêts collectifs des consommateurs, la loi a accordé d’importants pouvoirs aux associations de consommateurs (v. ss 451). Le surendettement : pour remédier aux situations de surendettement des consommateurs qu’engendrent une publicité envahissante et une politique de crédit facile 1, le législateur a mis sur pied deux procédures collectives propres aux particuliers, le règlement amiable et le redressement judiciaire civil, qui permettent un rééchelonnement voire un effacement de la dette (v. ss 1548 s.). Ces règles ont été rassemblées dans un Code de la consommation qui est une œuvre de compilation, effectuée à droit constant. Cette compilation a été réalisée dans un premier temps pour la partie législative par une loi du 26 juillet 1993 et pour la partie réglementaire par un décret du 27 mars 1997. Rendue nécessaire par la nécessité d’intégrer les réformes survenues dans l’intervalle, une recodification a été réalisée par l’ordonnance du 14 mars 2016 pour la partie législative, par le décret du 29 juin 2016 pour la partie réglementaire. Le nouveau code est entré en vigueur le 1er juillet 2016, l’ordonnance de recodification étant validée par une loi de ratification en date du 21 février 2017. Le plan du Code de la consommation a été fondu à cette occasion et est désormais organisé en huit livres, construits selon un esprit de système poussé jusqu’à l’absurde. Bien loin d’en avoir

1. B. Oppetit, « L’endettement et le droit », Mélanges A. Breton et F. Derrida, 1991, p. 295 s.

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amélioré l’accessibilité, cette nouvelle présentation en a rendu la lecture et la compréhension beaucoup plus difficiles. Initialement de source exclusivement nationale, les règles qui régissent les contrats de consommation sont aujourd’hui de plus en plus d’origine communautaire, l’Union européenne pouvant se prévaloir d’un double titre de compétence en la matière : l’article 114 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (antérieurement art. 95 du Traité CE) qui autorise le Conseil à arrêter, à la majorité qualifiée, des mesures relatives au rapprochement des législations des États membres en matière de protection des consommateurs, leur disparité risquant d’entraver l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur, l’article 169 du TFUE, qui confère aux autorités communautaires un pouvoir normatif autonome détaché de la réalisation du marché intérieur 1. En outre, l’article 38 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne prévoit qu’« un niveau élevé de protection des consommateurs est assuré dans les politiques de l’Union ». La Commission a publié le 7 février 2007 un livre vert sur la révision de l’acquis communautaire en matière de protection des consommateurs afin de réviser et de moderniser huit directives, qui a conduit à l’adoption le 25 octobre 2011 d’une directive consommateurs qui remplace plusieurs directives antérieures 2 et dont la transposition, qui devait intervenir avant le 13 décembre 2013, a été réalisée par une loi du 17 mars 2014. L’expression contrat de consommation désigne les contrats qui, parce que conclus entre professionnels et consommateurs, sont soumis à cet ensemble de règles. Autrement dit, c’est la qualité des contractants qui dicte la nature du contrat. Ces contrats s’opposent aux contrats conclus entre professionnels ou entre particuliers qui, s’ils n’appellent pas la qualification de contrat d’adhésion (v. ss 109 s.) ou de contrats de dépendance (v. ss 114), relèvent du droit commun et sont parfois dénommés contrats égalitaires pour bien marquer qu’ils lient des parties entre lesquelles n’existe pas de cause structurelle d’inégalité 3. Encore faut-il, pour avoir une vue précise de la catégorie, savoir ce qu’on entend par professionnel et par consommateur 4. 113 Les notions de professionnel et de consommateur ¸ Jusqu'en 2016, le Code de la consommation ne contenait pas de définition du 1. Ce texte prévoit : « Afin de promouvoir les intérêts des consommateurs et d’assurer un niveau élevé de protection des consommateurs, l’Union contribue à la protection de la santé, de la sécurité et des intérêts économiques des consommateurs ainsi qu’à une promotion de leur droit à l’information, à l’éducation et à s’organiser afin de préserver leurs intérêts ». 2. G. Raymond, Directive consommateurs no 2011/83/UE du 25 octobre 2011, CCC 2012. Étude 3. 3. Ceci étant, rien n’interdit aux parties de soumettre volontairement leur contrat aux règles du Code de la consommation (Civ. 1re, 6 juill. 1988, JCP 1989. II. 21194, note Taisne, D. 1988. Somm.  405, obs.  Aubert ; 1er  juin 1999, CCC 1999, no 168, note G.  Raymond, Defrénois 1999. 1338, obs. Aubert). 4. Le consommateur et ses contrats, 2e éd., 2001.

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professionnel. Celle-ci s'était progressivement dessinée : est professionnel celui qui contracte à l’occasion de son activité professionnelle, entendue lato sensu (industrielle, agricole, commerciale, artisanale, libérale…). Peu importe que le professionnel soit une personne physique ou une personne morale, peu importe la taille de l’entreprise. Un service public industriel et commercial est un professionnel au sens du droit de la consommation, car il relève dans ses rapports avec les usagers du droit privé et donc du droit de la consommation. Désormais, l’article liminaire du Code de la consommation contient une définition qui reprend, pour l’essentiel, ces éléments : est un professionnel « toute personne physique ou morale, publique ou privée, qui agit à des fins entrant dans le cadre de son activité commerciale, industrielle, artisanale, libérale ou agricole, y compris lorsqu’elle agit au nom ou pour le compte d’un autre professionnel ». La notion de consommateur est plus difficile à cerner 1. Le droit de la consommation s’est, en effet, constitué par strates successives, chaque texte faisant référence à cette notion sans prendre la peine de la préciser. Jusqu’à la loi du 17 mars 2014 transposant la directive du 25 octobre 2011, le Code de la consommation n’avait pas comblé cette lacune. Visant les personnes qu’il entend protéger sous les vocables les plus divers : « emprunteur » (art. L. 311-1), « particulier » (art. L. 330-1), « participant » (art. L. 121-36), « contractant » (art. L. 213-1), « personne » (art. L. 122-8), « acheteur » (art. L. 313-11), « débiteur » (art. L. 313-12), « preneur » (art. L. 312-27), il ne définissait pas la notion de consommateur. La diversité des autorités appelées à connaître de la notion de consommateur ajoutait encore à la complexité du problème. Aux autorités judiciaires françaises s’ajoutent, en effet, aujourd’hui, sans prétendre à l’exhaustivité, le Conseil de la concurrence 2 ou encore les autorités européennes. Prenant acte de cette diversité, certains avaient proposé de s’en tenir à une définition fonctionnelle du consommateur 3, laquelle varierait avec le texte appliqué. À tenter de dépasser cette diversité et de dégager, autant que faire se peut, une notion unitaire du consommateur, plusieurs définitions étaient concevables. La notion de consommateur peut, en effet, être comprise strictement : le consommateur est le particulier qui conclut un contrat de fourniture de biens ou de services ou encore un emprunt pour 1. La doctrine est abondante. V. notamment G. Cornu, Rapport sur la protection du consommateur et l’exécution du contrat en droit français, Trav. Assoc. H. Capitant, t. 24, 1973, Dalloz, 1975, p. 131 s. ; G. Berlioz, « Droit de la consommation et droit des contrats », JCP 1979. I. 2954 ; Pizzio, « L’introduction de la notion de consommateur en droit français », D. 1982. Chron. 91 ; Ph. Malinvaud, « La protection des consommateurs », D. 1981. Chron. 49 ; G. Paisant, « Essai sur la notion de consommateur », JCP 1993. I. 3655 ; A. Cathelineau, « La notion de consommateur en droit interne : à propos d’une dérive », CCC 1999, chron. no 13 ; M. Luby, « La notion de consommateur en droit communautaire : une commode inconstance », CCC 2000. Étude 1. 2. Cons. conc. 18 janv. 2008, RDC 2008. 676, obs. J. Rochfeld, à propos de l’application de l’article L. 420-5 C. com. 3. Mestre, RTD civ. 1989. 62.

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la satisfaction d’un besoin personnel ou familial, c’est-à-dire dans le cadre et pour les besoins de sa vie privée. Elle peut être également entendue de façon plus compréhensive et englober dans la catégorie des personnes protégées, les professionnels qui, tout en poursuivant la satisfaction d’un intérêt professionnel, sont dépourvus de compétence quant au contrat qu’ils concluent. Entre ces deux analyses, la jurisprudence a longuement hésité : initialement favorable à la conception stricte 1, la Cour de cassation s’est ensuite prononcée pour la conception extensive 2, avant de revenir vers sa position première. Par un important arrêt du 24 janvier 1995, elle a décidé qu’un professionnel ne peut se prévaloir des dispositions protectrices des consommateurs dès lors que le contrat qu’il a conclu a un « rapport direct » avec son activité professionnelle 3. Le qualificatif « direct » pouvant se prêter à des « subtiles distinctions » 4, des hésitations étaient permises quant à la portée exacte de cette jurisprudence, d’autant que la question relevait du pouvoir souverain des juges du fond 5. Autre difficulté soulevée par la définition de la notion de consommateur. Celle-ci s’identifie-t-elle à celle de personne physique ou englobe-t-elle également celle de personne morale ? La question recevait d’un texte à l’autre des réponses différentes 6. Quant aux dispositions qui ne tranchaient pas la question, la jurisprudence française en avait étendu le bénéfice aux

1. Civ. 1re, 15 avr. 1986, Bull. civ. I, no 90, p. 91, Defrénois 1986. 787, obs. Aubert, RTD civ. 1987. 86, obs. Mestre. 2. Civ. 1re, 28 avr. 1987, préc. dans lequel la haute juridiction a admis qu’un agent immobilier qui avait acquis un système d’alarme contre le vol pouvait bénéficier de la législation sur les clauses abusives. Dans le même esprit, il a été décidé que les dispositions sur le démarchage à domicile pouvaient être invoquées par un ecclésiastique (Civ. 1re, 3 mai 1988, Bull. civ. I, no 125, p. 87, D. 1990. 61, note Karila de Vau, D. 1988. Somm. 407, obs. Aubert), un commerçant (Civ.  1re, 25  mai 1995, Bull.  civ.  I, no 162, p. 111, D.  1993.  87, note G.  Nicolau, JCP  1993 .I.  3655, annexe), un agriculteur (Civ.  1re, 6  janv. 1993, CCC 1993, no 62), qui avaient acquis le premier un photocopieur, le deuxième un système d’alarme, le troisième un extincteur. 3. Civ. 1re, 24 janv. 1995, D. 1995. 327, note Paisant, CCC 1995, no 84, note Leveneur ; 3 et 30 janv. 1996, D. 1996. 228, note Paisant, JCP 1996. II. 22654, note Leveneur, 1996. I. 3929, no 1, obs. Labarthe, Defrénois 1996. 766, obs. D. Mazeaud ; 17 juill. 1996, JCP 1996. II. 22747, note G.  Paisant ; 5  nov. 1996, CCC 1997, no 12, note G.  Raymond, no 23, note  Leveneur, D. Affaires 1997. 20 ; 23 févr. 1999, D. 1999. IR 82. Il en va ainsi alors même que cette activité professionnelle serait simplement future (Civ. 1re, 10 juill. 2001, D. 2001. 2828, note Rondey, RTD civ. 2001. 873, obs. Mestre et Fages). 4. L. Leveneur, JCP 1996. II. 22654, no 3 ; D. Mazeaud, Defrénois 1996. 766. Pour une illustration des difficultés qui peuvent en résulter, v. Paris, 17 sept. 1999 et Grenoble, 27 sept. 1999, CCC 2000, no 88, note G. Raymond. 5. Civ. 1re, 22 mai 2002, reproduite en annexe de la chronique de G. Paisant, « À la recherche du consommateur. Pour en finir avec l’actuelle confusion née de l’application du critère du rapport direct », JCP 2003. I. 121 ; Civ. 1re, 1er octobre 2014, CCE 2014, no 85, note G. Loiseau. 6. Aux termes mêmes de la loi, les dispositions relatives au démarchage (C.  consom., art. L. 121-21), au crédit à la consommation (C. consom., art. L. 331-1) ou au surendettement des particuliers (C. consom., art. L. 331-2) ne profitent qu’aux personnes physiques (Civ. 1re, 15 déc. 1998, CCC 1999, no 80, obs. G. Raymond). Mais au moins pour les premières, la jurisprudence les a étendues à certaines personnes morales (Civ. 1re, 6 janv. 1993, CCC 1993, no 62).

 

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personnes morales si elles n’agissaient pas en qualité de professionnel 1 avant de retenir la solution contraire 2. Cette mise à l’écart des personnes morales avait l’avantage de mettre la jurisprudence française en harmonie avec la directive du 25 octobre 2011 ainsi qu’avec la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qui posent que, pour l’application de la directive concernant les clauses abusives, la notion de consommateur vise exclusivement les personnes physiques 3. C’est la position sur laquelle s’est aligné le Code de la consommation. Dans son article liminaire, il définit le consommateur comme « toute personne physique qui agit à des fins qui n’entrent pas dans le cadre de son activité commerciale, industrielle, artisanale, libérale ou agricole ». La définition étroite de la notion de consommateur qui est ainsi retenue est celle qui réunit les suffrages de la majorité de la doctrine spécialisée qui y voit le moyen de dessiner plus fermement les contours de sa discipline 4. On fait valoir que seule une telle analyse permet de donner une réelle consistance aux mesures de protection et d’assurer l’indispensable sécurité juridique. Plus, en effet, le domaine d’application du droit de la consommation s’étendrait et moins le degré de protection qu’il poursuit serait susceptible de s’élever 5. Ce n’est pas à dire qu’il n’existe 1. Silencieux sur cette question, les articles L. 111-1 et L. 114-1 du Code de la consommation profitent, selon la jurisprudence, à certaines personnes morales (Paris, 13 nov. 1997, D. 1998. IR 11, D. Affaires 1998. 60, obs. E.P. ; Rennes, 10 janv. 1998, CCC 1998, no 152, obs. G. Raymond). Il en va de même des dispositions sur les clauses abusives (Paris, 4 juillet 1996, D. Affaires 1996. 1057, association ; Paris, 21 nov. 1996, D. Affaires 1997. 147, comité d’entreprise ; 28 mai 1999, Gaz. Pal.1920 nov. 1999, p. 40, union syndicale ; Civ. 1re, 15 mars 2005, D. Affaires 2005. 887, obs. C. Rondey, JCP 2005. II. 10114, note Paisant, CCC 2005, no 100, obs. G. Raymond, syndicat départamental). La haute juridiction envisage cette extension, dans la décision précitée, sous couvert du recours à la notion de « non-professionnel », ce qui présente l’avantage de ne pas heurter de front la CJUE, mais pourrait avoir l’inconvénient de la limiter aux seuls textes qui visent conjointement le nonprofessionnel et le consommateur : dispositions relatives aux clauses abusives (C.  consom., art. L. 132-1) et dispositions d’interprétation des contrats de consommation (art. L. 133-2  C. consom.), dispositions relatives à la tacite reconduction (C. consom., art. 136-1, al. 3). 2. Civ. 1re, 2 avr. 2009, CCC 2009, no 132, note G. Raymond (l’article L. 136-1 C. consom. qui, dans sa rédaction de l’époque, s’applique exclusivement au consommateur ne concerne que les personnes physiques. Un comité d’entreprise, personne morale, ne peut donc s’en prévaloir). 3. CJCE 22 nov. 2001, D. Affaires 2002. 90, obs. C. Rondey, RTD civ. 2002. 291, obs. Mestre et Fages, et 397, obs. Raynard. En étendant aux personnes morales le bénéfice de la protection en matière de clauses abusives, le droit français usait de la liberté qui lui est reconnue par l’article 8 de la directive « d’assurer un niveau de protection plus élevé au consommateur ». Sur cette question, v. M. Luby, CCC 2002. Chron. 14 ; J. Amar, CCC 2003. Chron. 5. Art. 2 directive no 2011/83/UE du 25  oct. 2011 : aux fins de la présente directive, on entend (…) par consommateur : « toute personne physique qui, dans les contrats relevant de la présente directive, agit à des fins qui n’entrent pas dans le cadre de son activité commerciale, industrielle, artisanale ou libérale ». 4. V. par ex. J. Calais-Auloy et F. Steinmetz, Droit de la consommation, no 13 ; J. Julien, Droit de la consommation, 2e éd., 2017, no 23, p. 52 ; A. Sinay-Cytermann, « Protection ou surprotection du consommateur ? », JCP 1994. I. 3804, nos 12 s. ; H. Causse, « De la notion de consommateur », in Après le Code de la consommation, Grands problèmes choisis, 1995, p. 23 s. ; N. Sauphanor, L’influence du droit de la consommation sur le système juridique, thèse Paris I, éd. 2000, no 398, p. 250. 5. L.  Leveneur, « Vente entre professionnels et clauses limitatives de responsabilité », CCC 1994. Chron. 3 ; contra D. Mazeaud, « L’attraction du droit de la consommation », RTD com. 1998. 95, sp. p. 103.

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pas de déséquilibres entre professionnels. Et de fait, lorsqu’ils s’aventurent hors de leur champ d’action habituel, ceux-ci sont parfois en état d’infériorité. Ainsi risque-t-il d’en aller des petits commerçants, des artisans ou des agriculteurs pour les contrats qu’ils passent en dehors de leur compétence professionnelle pour les besoins de leur activité 1. Mais le remède à ces situations doit alors être cherché non dans le droit de la consommation mais dans des dispositions spécialement élaborées pour y répondre. Aussi bien, est-ce aujourd’hui dans la qualification de contrat d’adhésion ou de contrat de dépendance et dans la mise en œuvre des conséquences qui s’y attachent qu’il convient de rechercher une réponse à ces problèmes (v. ss 466 s., 452 s.) 2.

À la difficulté classique d’identifier clairement professionnels et consommateurs, s’en ajoute une autre, spécifique au droit français, qui tient à l’existence d’une troisième catégorie : le non-professionnel 3. Ayant sa source initialement dans la jurisprudence, elle a été consacrée par le Code de la consommation. À l’origine la Cour de cassation s’est servie de cette appellation pour maintenir certaines de ses solutions, alors même qu’elles avaient été condamnées par la jurisprudence de la Cour de justice. C’est ainsi que, à propos du point de savoir si le droit de la consommation pouvait profiter à une personne morale, elle a repris par un arrêt du 15 mars 2005 la solution de la Cour de justice qui écartait cette possibilité mais en ajoutant que « la notion distincte de non-professionnel utilisée par le législateur français, n’exclut pas les personnes morales de la protection contre les clauses abusives » 4. Faisant sienne cette interprétation, l’article liminaire du Code de la consommation définit le non-professionnel comme « toute personne morale qui n’agit pas à des fins professionnelles ». Se pose alors la question de savoir quelles sont parmi les personnes morales celles qui peuvent se prévaloir de ce texte. La Cour de cassation a écarté clairement une société commerciale du bénéfice de certains textes du Code de la consommation 5. En revanche, elle a admis que peuvent en bénéficier un syndicat de copropriétaires 6 ou un comité d’entreprise 7.

1. D. Mazeaud, obs. Defrénois 1995. 347 ; art. préc., RTD com. 1998. 102 s. 2. H. Causse, art. préc., p. 28 s. ; rappr. G. Raymond, « Les contrats de consommation », in Après le Code de la consommation, p. 48. 3. Sur le non-professionnel : Ch. Giaume, « Le non-professionnel est-il un consommateur ? ou les problèmes de la redondance en droit de la consommation », LPA 23 juill. 1990, p. 25. V. déjà : P. Godé, RTD civ. 1978. 744 ; Berlioz, JCP 1979. I. 2954. 4. Civ.  1re, 15  mars 2005, Bull.  civ.  I, no 135, D.  2005.  1948, note A.  Boujeka, JCP  2005. II. 10114, note G. Paisant, CCC 2005, no 100, obs. G. Raymond, RDC 2005. 740, obs. D. Fenouillet, Defrénois 2005. 2009, obs. E. Savaux. 5. Com. 6 sept. 2011, JCP 2011. 1203, note G. Paisant ; 3 déc. 2013, CCC 2014, no 60, note L. Leveneur. 6. Civ. 1re, 23 juin 2011, D. 2011. 224, note S. Tisseyre, JCP 2011. 1280, note G. Paisant. 7. Civ. 1re, 25 nov. 2015, CCC 2016, no 49, note S. Bernheim-Desvaux ; 29 mars 2017, CCC 2017, no 137, note S. Bernheim-Desvaux.

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Il a été suggéré également de prendre appui sur la notion de non-professionnel pour traiter le cas des épargnants. Soulignant que la loi du 3 janvier 1972 sur le démarchage financier n’a pas été intégrée au Code de la consommation, certains considèrent qu’épargne et consommation sont irréductibles l’une à l’autre, l’épargne étant sous-tendue par une volonté de placement ou, pire, de spéculation 1. À cela, d’autres ont objecté que le particulier qui se dessaisit de son épargne entre les mains d’un professionnel mérite tout autant protection que le consommateur. À suivre cette analyse, il conviendrait donc d’inclure dans le Code de la consommation un livre consacré à l’épargne, à l’image de celui qui traite de l’endettement, lequel n’est pourtant pas assimilable à un acte de consommation 2 et d’utiliser à cet effet l’appellation quelque peu mystérieuse de « non-professionnel ». La définition qui en a été donnée à l’occasion de la recodification du droit de la consommation ne favorise pas une telle analyse.

114 c) Contrats égalitaires et contrats de dépendance ¸ L'opposition entre contrat de consommation – conclu entre professionnel et consommateur – et contrat égalitaire – conclu entre professionnels ou entre particuliers – est elle-même trop schématique. Il existe, en effet, au sein des contrats conclus entre professionnels, des situations structurelles d'inégalité. Tel est le cas lorsqu'une entreprise est inféodée à un partenaire puissant au point qu'elle n'a pas d'alternative et dépend totalement pour son existence des relations privilégiées qu'elle a nouées avec celui-ci. On parle alors de contrats de dépendance 3. Ainsi en va-t-il pour certains soustraitants dans le secteur de la production, ou pour certains distributeurs dans celui de la distribution 4. Le droit de la concurrence consacre des dispositions propres à cette situation de dépendance économique (v. ss 453, 495). L’article L. 442-6-1-2o permet notamment de sanctionner les clauses qui créent « un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties » (v. ss 452 s.). L’introduction de la notion de contrat d’adhésion dans le Code civil à la faveur de la réforme de 2016 pose le problème de son articulation avec celle de contrat de dépendance. Deux analyses ont été proposées. Pour certains, la notion de contrat de dépendance doit être distinguée de celle de contrat d’adhésion. Il ne s’agit pas de contrats de consommation de masse offerts à l’adhésion du public (fourniture d’énergie, assurance, compte bancaire, téléphonie mobile…) mais de contrats de production ou de distribution plaçant l’une des parties dans la dépendance économique de l’autre (affiliation, approvisionnement exclusif, franchise…). La source de l’abus n’est pas la même dans les deux cas. Dans le contrat d’adhésion, 1. G. Raymond, art. préc., p. 46 ; D. Martin, in Faut-il recodifier le droit de la consommation ?, colloque Sceaux, 2000. 2. H. Causse, art. préc., p. 24. 3. G. Virassamy, Les contrats de dépendance, thèse Paris I, éd. 1986. 4. Rappr. en droit allemand, les contrats de commandement, c’est-à-dire les « contrats dans lesquels un contractant se met au service des intérêts d’un autre et admet que leur relation soit placée sous le signe d’une relation de subordination plus ou moins intense », v. F.-X. Licari, La protection du distributeur intégré en droit français et allemand, thèse Strasbourg, éd. 2002, p. 74 s.

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le consentement est moins insuffisamment libre qu’imparfaitement éclairé : satisfait du coût de la prestation principale, l’adhérent ne prend pas pleinement connaissance des clauses accessoires. Dans le contrat de dépendance, à l’inverse, le consentement est moins insuffisamment éclairé qu’imparfaitement libre : tributaire de la relation contractuelle, le dépendant est parfois contraint d’accepter des conditions désavantageuses et ce, non seulement sur l’accessoire, mais également sur le principal, c’est-àdire sur le montant des prestations réciproques et la durée de la relation contractuelle 1. Pour d’autres, le contrat d’adhésion absorbe les contrats de dépendance. Donnant une définition large du premier, ces auteurs sont naturellement portés à ce qu’elle recouvre les seconds. Par exemple, en matière de distribution, le fait que les franchisés sont soumis à un même régime contractuel, car cela conditionne l’existence du réseau, serait la démonstration qu’ils n’ont eu d’autres choix que d’accepter ou de refuser en bloc les conditions générales qui leur étaient proposées par le franchiseur 2. Dans la pratique, les conséquences d’un tel débat sont limitées, dans la mesure où, que l’on retienne l’une ou l’autre analyse, ce sont les dispositions spéciales édictées par l’article L. 442-6-1-2o du Code de commerce qui l’emporteront pour les contrats de dépendance (v. ss 478). Celles-ci sont, au demeurant, beaucoup plus adaptées, dans la mesure où ce sont non seulement les clauses accessoires mais aussi les prestations principales qui sont prises en compte et où la sanction prévue n’est pas le réputé nonécrit mais une condamnation à des dommages-intérêts (v. ss 462). À chercher dans le droit commun des remèdes à la situation de dépendance, ce n’est pas vers le contrat d’adhésion qu’il faut se tourner, mais vers le nouvel article 1143 du Code civil qui prévoit que « lorsqu’une partie, abusant de l’état de dépendance dans lequel se trouve son cocontractant à son égard, obtient de lui un engagement qu’il n’aurait pas souscrit en l’absence d’une telle contrainte et en tire un avantage manifestement excessif », cet engagement peut être annulé (v. ss 320 s.).

3. Classification des contrats quant à l’opération économique qu’ils réalisent 115 Contrat-échange, contrat-organisation et contrat d’intérêt commun ¸ Reposant sur un accord de volontés, les contrats ont le plus souvent pour objet de réaliser « une permutation de biens ou de services ». Ainsi en va-t-il notamment de la vente, du louage, du contrat d'entreprise, du prêt à intérêts qui répondent à des besoins économiques évidents. Afin de désigner cette réalité, on emploie souvent l'expression de 1. F.  Chénedé, « Le contrat d’adhésion de l’article  1110  du Code civil », JCP  2016.  776, p. 1336. 2. T.  Revet, « Les critères du contrat d’adhésion, article  1110  nouveau du code civil », D. 2016. 1771 s., sp. 1775.

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« contrat-échange » 1. La doctrine moderne a mis l’accent sur l’existence, en marge des contrats-échange, de contrats-organisation qui ont pour objet de réaliser, non une permutation de biens ou de services, mais une « agrégation de biens et de services » en vue d’atteindre un certain but 2. Souvent mais non toujours la poursuite de ce but passera par la création d’une personne morale 3. Ainsi en va-t-il du contrat de société par lequel deux ou plusieurs personnes conviennent de mettre en commun des biens ou leur industrie en vue de faire des bénéfices et de se les partager, du contrat d’association par lequel deux ou plusieurs personnes conviennent de mettre en commun leur activité dans un but autre que de réaliser des bénéfices, des syndicats qui regroupent les membres d’une même profession en vue de défendre leurs intérêts professionnels, de la communauté conventionnelle par laquelle des époux forment une masse commune de tout ou partie de leurs biens, masse qui est destinée à être partagée entre eux ou leurs héritiers lors de la dissolution de la communauté. La structure de ces deux catégories de contrat est profondément différente, qu’il s’agisse de leur formation ou de leurs effets. Le contrat-échange se forme par le « verrouillage mutuel d’une offre et d’une acceptation et se referme sur les parties ». Il s’achève par l’exécution des prestations promises. Le contrat-organisation se forme par un « processus d’agrégation qui peut être longtemps continué et qui n’est jamais irréversible » 4. Il ne fonctionne véritablement que lorsque les parties ont apporté ce qu’elles avaient promis, de telle sorte que peut commencer l’activité visée par le contrat. Leur ressort économique est différent, puisque le premier obéit au modèle du marché et le second à celui de la firme. Alors que le contratéchange établit « un jeu à somme nulle », en sorte que chacune des parties gagne nécessairement ce que l’autre perd, le contrat-organisation crée entre les parties les conditions d’un jeu de concentration où les parties peuvent gagner ou perdre ensemble 5. D’où des caractères opposés : le contrat-échange repose sur la conciliation d’intérêts contraires, le contratorganisation conjugue des intérêts identiques ; le contrat-échange est soustendu par une logique de réciprocité, le contrat-organisation répond à une logique de synergie ; le contrat-échange procède à une commutation, le contrat-organisation opère une concentration de moyens suivie d’une distribution. Aussi bien a-t-il été suggéré pour mieux mettre en relief 1. P.  Didier, « Le consentement sans l’échange : contrat de société », RJ  com. nov.  1995, no spécial, « L’échange des consentements », p. 75 ; « Brèves notes sur le contrat organisation », Mélanges F. Terré, 1999, p. 635. 2. P. Didier, art. préc., p. 75 ; rappr. F. Chénedé, Les commutations en droit privé, thèse Paris II, éd. 2008, préf. A. Ghozi, nos 18 s., p. 27 s., qui distingue les opérations de commutation et les opérations de distribution. V. aussi J.-F. Hamelin, Le contrat-alliance, thèse Paris II, éd. 2012, préf. N. Molfessis, qui prolonge et approfondit l’analyse de A. Sériaux distinguant contrat-échange et contrat-alliance (Le droit, une introduction, 1997, no 125, p. 110 ; Contrats civils, 2001, no 3). 3. F. Terré, Introduction générale au droit, no 236. 4. P. Didier, art. préc., RJ com. nov. 1995, p. 75. 5. P. Didier, art. préc., Mélanges F. Terré, p. 636.

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certains de ces traits de les dénommer respectivement contrat-permutation et contrat-concentration 1, ou encore contrat-partage 2. À mi-chemin des deux types de contrat précédents, il a été proposé d’identifier une troisième catégorie, celle des contrats d’intérêt commun 3, encore nommés contrats-coopération 4, afin de rendre compte d’un certain nombre de contrats qui, en raison de leur caractère hybride, ne sont réductibles ni à la figure du contrat-échange ni à celle du contrat-organisation. Ébauchée à l’origine pour les besoins de la définition de la prestation caractéristique nécessaire à la mise en œuvre de la Convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations extra-contractuelles 5, la catégorie a été ensuite conceptualisée pour y attacher un régime juridique 6 qui est de nature à donner un fondement solide à un certain nombre de solutions, dans lesquelles la doctrine solidariste avait voulu découvrir les premiers signes d’une refondation de la théorie générale du contrat sur de nouvelles valeurs (v. ss 42). Comme dans le contrat-échange, il y a fourniture de biens ou de services moyennant rémunération par l’autre partie. Mais ces contrats se rapprochent du contrat-organisation en ce que celui qui fournit ce bien ou ce service est intéressé à l’utilisation qui en sera faite par celui qui le reçoit. Ainsi en va-t-il du contrat d’édition par lequel l’auteur cède à l’éditeur le droit d’exploiter une œuvre, moyennant une rémunération proportionnelle aux produits de cette exploitation 7. Se rapprochant du contrat-concentration, ces contrats d’intérêt commun s’en distinguent néanmoins en ce que les parties procèdent non à une mise en commun mais à une simple mise en relation de leurs actifs : l’auteur cède à l’éditeur son droit de reproduction à des conditions et pour une durée déterminées, le temps que celui-ci puisse l’exploiter. En outre, les intérêts des parties n’y sont pas identiques : seul l’éditeur est entrepreneur car seul il supporte les charges d’exploitation commerciale et encourt les risques de l’entreprise, l’auteur recevant une part du prix de chaque vente réalisée, 1. S. Lequette, Le contrat-coopération, contribution à la théorie générale du contrat, thèse Paris II, éd. 2012, préf. C. Brenner, no 16 s., p. 23 s. 2. F. Chénedé, Les commutations en droit privé, contribution à la théorie générale des obligations, thèse Paris II, éd. 2008, no 123, p. 114. 3. Th. Hassler, « L’intérêt commun », RTD com. 1984. 581. 4. F. Descorps-Declère, Pour une obligation d’adaptation des contrats de coopération, contribution à l’étude du contrat évolutif, thèse Paris I, 2000 ; V. Pironon, Les joints ventures, Contribution à l’étude juridique d’un instrument de coopération internationale, thèse Paris II, éd. 2004 ; S. Lequette, Le contrat-coopération, contribution à la théorie générale du contrat, thèse Paris II, éd. 2012 ; « Entre le contrat-échange et le contrat-organisation : le contrat-coopération », Revue de droit d’Assas févr. 2013, no 7, p. 66 s. ; contra F. Chénedé, Les commutations en droit privé, contribution à la théorie générale du contrat, thèse Paris II, éd. 2008, no 158, p. 145, « En dépit de leur incontestable particularité, les contrats dits d’intérêt commun appartiennent à la catégorie plus générale des contrats-échange ». 5. M.-E. Ancel, La prestation caractéristique du contrat, thèse Paris I, éd. 2002, préf. L. Aynès, nos 175 s., p. 123 s. 6. S. Lequette, Le contrat-coopération, contribution à la théorie générale du contrat, thèse Paris II, éd. 2012, p. 237 s., nos 322 s. 7. S. Lequette, thèse préc., p. 91 s., nos 119 s.

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sans participer aux pertes de l’exploitation 1. En résumé, on est en présence de contrat où un contractant fournit à l’autre des moyens afin que celui-ci les exploite dans leur intérêt partagé. Le contrat de franchisage, le mandat d’intérêt commun, le bail à construction ou encore le métayage constituent, parmi d’autres, de bons exemples de cette figure contractuelle 2. On a pu parler à leur propos de contrat à « coloration sociétaire » 3. Et de fait, s’il y a association, c’est pour le meilleur ; les pertes subies ne sont pas partagées. Ces contrats ont un ressort économique qui est non celui du marché ou de la firme mais celui de la coopération 4. Alors que les intérêts des parties sont opposés dans le contrat-échange et identiques dans le contrat organisation, ils sont dans le contrat-coopération « convergents mais différents » 5. Le contrat-coopération repose non sur un rapport de réciprocité comme le contrat-échange, mais sur l’engrenage de deux prestations complémentaires, la prestation instrumentale et la prestation finale 6, c’est-à-dire sur un rapport d’adéquation moyens-fins 7. L’identification de ce type de contrat présente un intérêt certain, car autant il apparaît artificiel de vouloir développer le devoir de coopération en matière de contrat-échange, autant un tel devoir a naturellement sa place dans les contrats d’intérêt commun (v. ss 49 s.). La logique propre de ces contrats conduit, au demeurant, on le verra, à infléchir les analyses traditionnelles sur un certain nombre de points qui ont trait aussi bien à la formation ou aux effets du contrat qu’à son extinction (v. ss 284, 333, 355, 418, 630, 661).

4. Classification des contrats quant à leurs liens

116 Présentation. Les figures envisagées dans cette rubrique ont toutes été initialement identifiées et synthétisées par la doctrine. Mais l’ordonnance de 2016 a donné une consécration officielle à la distinction du contrat cadre et des contrats d’application ainsi qu’à celle des contrats interdépendants.

117 a) Contrat complexe ¸ À côté des contrats classiques qui correspondent à une opération traditionnelle et présentent de ce fait une individualité nettement marquée – vente, louage, mandat, dépôt… – existent des contrats complexes qui, résultant de la combinaison de plusieurs contrats 1. S. Lequette, thèse préc., p. 94, no 123. 2. S. Lequette, thèse préc., p. 98 s., nos 133 s., p. 179 s., nos 257 s. 3. Collart Dutilleul et Delebecque, Droit civil, Contrats civils et commerciaux, no 371. 4. G. Teubner, « Nouvelles formes d’organisation et droit », Revue française de gestion, nov.déc. 1993, p. 50 ; M. Mignot, « De la solidarité en général et du solidarisme en particulier ou le solidarisme contractuel a-t-il un rapport avec la solidarité ? », RRJ 2004. 2153 s., sp. 2173, no 32 ; S. Lequette, thèse préc., p. 89 s., nos 113 s. 5. S. Lequette, thèse préc., p. 95, no 124. 6. M.-E. Ancel, thèse préc., p. 123 s., nos 175 s. 7. S. Lequette, thèse préc., p. 243, nos 329 s.

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spéciaux, n'en réalisent pas moins une opération unique. Cette combinaison est le plus souvent l'œuvre de la pratique qui fait, en quelque sorte, du neuf avec de l'ancien. La question se pose alors de la détermination de leur régime juridique. On peut, en effet, analyser ces contrats complexes en une juxtaposition de contrats distincts soumis chacun au régime propre à son genre ou y voir une opération originale n’obéissant aux règles régissant les contrats qui la constituent que dans la mesure où elles sont compatibles avec son essence 1. Le contrat de crédit-bail illustre à la perfection cette difficulté 2. Forgé par la pratique américaine, sous le nom de leasing, le crédit-bail a pénétré la vie juridique française à partir des années soixante. L’opération se présente schématiquement ainsi : une personne désireuse de disposer d’un bien, meuble ou immeuble, qu’elle ne peut payer comptant, le fait acheter par une entreprise de crédit-bail qui le lui loue pour une période correspondant à la durée normale de l’amortissement ; à l’expiration de cette période, elle dispose d’une option : acheter le bien pour sa valeur résiduelle, le restituer, ou éventuellement demander le renouvellement de la location. C’est dire que juridiquement le crédit-bail résulte de la juxtaposition de trois éléments – l’achat d’une chose, la location de cette chose, une promesse unilatérale de vente – auxquels s’ajoute le plus souvent un mandat par lequel la société de crédit-bail demande au preneur d’acheter et de recevoir en son nom et pour son compte le bien qui lui sera loué. Au cas où l’un des trois premiers éléments ferait défaut, la qualification de crédit-bail ne pourrait être retenue 3. Cette opération n’ayant été réglementée par le législateur que de manière lacunaire, la question s’est posée de la détermination de son régime juridique. La jurisprudence a écarté certaines des règles propres à chacun de ces contrats parce qu’elles étaient incompatibles avec l’esprit de l’opération globale 4. Contrat complexe, le crédit-bail est économiquement autre chose

1. Sur cette question, v. A. Bénabent, « L’hybridation dans les contrats », Mélanges Jeantin, 1999, p. 27. 2. Un autre bon exemple est fourni par les contrats de production audiovisuelle ainsi que par les contrats de commande pour la publicité qui mêlent une opération relative à la création d’une œuvre et une opération relative à son exploitation (F. Pollaud-Dulian, Le droit d’auteur, 2005, no 113 ; N. Blanc, Les contrats du droit d’auteur à l’épreuve de la distinction des contrats nommés et innommés, thèse Paris II, éd. 2010, no 59, p. 59). 3. En l’absence de promesse de vente, on est en présence non d’un crédit-bail mais d’une location financière. Sur cette opération, v. A. Ghozi, « La location financière : des liaisons dangereuses ? », D.  2012.  2254. Deux arrêts rendus par une chambre mixte le 17  mai 2013 (D. 2013. 1273) ont bien marqué l’unité de l’opération. Ils posent, en effet, que « les contrats concomitants ou successifs qui s’inscrivent dans une opération incluant une location financière, sont interdépendants ; (…) sont réputées non écrites les clauses des contrats inconciliables avec cette interdépendance ». 4. Ainsi en va-t-il de l’article 1840 A du CGI (devenu l’art. 1321-1 C. civ., Ord. 7 déc. 2005) qui exige à peine de nullité l’enregistrement de la promesse dans les dix jours de son acceptation (Civ. 3e, 3 nov. 1981, JCP 1982. II. 19867, note Bey, D. 1982. IR 409, note M. Vasseur, RTD civ. 1982. 434, obs. Ph. Rémy, Grands arrêts, t. 2, no 288) ou des dispositions du décret du 30 sept.

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que la juxtaposition d’une vente, d’un louage et d’une promesse unilatérale de vente. Sa finalité n’est pas de faire se succéder dans le temps ces trois contrats, mais de garantir une opération de crédit au moyen d’une sûreté originale : la redevance perçue dépasse le montant d’un simple loyer et permet au crédit-bailleur de récupérer le capital prêté et de couvrir ses charges d’exploitation ; quant à la propriété du bailleur, elle joue le rôle d’une garantie permettant à celui-ci de récupérer le bien en cas de défaillance du preneur 1. En d’autres termes, le tout est ici « plus que la somme des parties » 2. 118 b) Groupes de contrats ¸ Figure juridique nouvelle mise en évidence par la doctrine au cours des années soixante-dix 3, l’expression vise des contrats qui, tout en étant liés entre eux, conservent leur individualité. En d’autres termes, le groupe de contrats associe plusieurs contrats sans en faire, à la différence du contrat complexe, un contrat unique. La notion recouvrant une réalité passablement hétérogène, on se contentera ici, non sans un peu d’arbitraire, d’en présenter les manifestations les plus marquantes. La définition du groupe de contrats est directement tributaire de l’observation des faits. Celle-ci permet de constater, dans le monde moderne, d’une part, que le mouvement de circulation des biens s’est accéléré, ce qui entraîne la conclusion d’une succession de contrats ayant le même bien pour objet, d’autre part, que la complexité des opérations économiques et la spécialisation des agents économiques poussent à la conclusion de contrats multiples qui concourent à la réalisation d’une même opération. En partant de cette double constatation, plusieurs types de groupes de contrats peuvent être mis en évidence. La chaîne de contrats est formée de contrats qui sont unis parce qu’ils portent sur la même chose, en tout ou en partie. L’hypothèse type, fréquente en matière commerciale, est celle d’une série de ventes successives ayant toutes pour objet le même bien : ventes du fabricant au grossiste, du grossiste au détaillant, du détaillant au consommateur. La chaîne est alors dite homogène, pour marquer que les contrats qui la constituent sont de même nature. Elle peut être également hétérogène lorsqu’elle est constituée de contrats qui portent sur le même objet, mais sont de nature différente : achat de matériaux pour construire (vente), construction (entreprise), cession par le maître de l’ouvrage (vente), bail consenti par le sous-acquéreur (bail). 1953 sur les baux commerciaux en matière de bail immobilier (Civ. 3e, 10 juin 1980, Bull. civ. III, no 114, p. 85, D. 1980. 566, note Guyon, JCP 1981. II. 19655, note Bey, RTD civ. 1982. 434, obs. Ph. Rémy). 1. Simler et Delebecque, Droit civil, Les sûretés, La publicité foncière, nos 735 s. 2. Ph. Rémy, RTD civ. 1982. 435 ; rappr. R.-N. Schütz, Les recours du crédit-preneur dans l’opération de crédit-bail, 1994, nos 7 s., p. 12 s. 3. B. Teyssié, Les groupes de contrats, thèse Montpellier, éd. 1975.

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Le sous-contrat désigne le contrat qui vient se greffer sur un contrat principal. Ces deux contrats sont de nature identique et il existe entre eux un rapport hiérarchique, le sous-contrat étant dans la dépendance du contrat principal 1. Deux grandes variétés se rencontrent. 1) Le débiteur d’une obligation contractuelle charge une autre personne de l’exécution de tout ou partie de cette obligation. L’exemple type, fréquent dans le domaine de la construction et plus généralement de la production, est la sous-traitance. Un contrat principal ayant été conclu entre un maître de l’ouvrage et un entrepreneur principal, celui-ci conclut avec un sousentrepreneur un sous-contrat ayant pour objet la réalisation de tout ou partie de l’ouvrage dont il est chargé. 2) Le créancier d’une obligation contractuelle fait bénéficier de celle-ci une autre personne. L’exemple type est la sous-location. Un bail secondaire (sous-bail) se greffe sur le bail principal qui permet au locataire principal de faire bénéficier le sous-locataire de son droit de jouissance. Alors que, dans la première hypothèse, le contrat secondaire fournit le moyen d’exécuter le contrat principal, c’est l’inverse qui se produit dans la seconde hypothèse : le contractant intermédiaire trouve dans le contrat originaire le moyen d’exécuter le sous-contrat. Il ne faut pas confondre le sous-contrat avec ce qu’on appelle parfois le cocontrat, qui vise l’hypothèse où l’une des parties est constituée par une pluralité de participants 2. Tel est le cas de la cotraitance, dans laquelle plusieurs entrepreneurs s’engagent à exécuter un travail ensemble, en étant liés directement au maître de l’ouvrage 3. Tel est aussi celui de la colocation ou de la coédition. L’ensemble contractuel désigne des contrats qui, concourant à la réalisation d’une même opération économique, sont unis par une identité de cause, au sens de but commun 4. Ainsi en va-t-il de l’ensemble formé par la vente et par le prêt destiné à la financer, ou encore de celui qui résulte de l’association d’un prêt et d’une convention qui confère au prêteur une sûreté personnelle, par exemple un cautionnement, ou une sûreté réelle, par exemple une hypothèque, pour le garantir contre la défaillance de l’emprunteur. On parle alors aussi dans ce dernier cas de contrat principal et de contrat accessoire afin de marquer que le premier a une existence propre et indépendante alors que le second suppose nécessairement un autre contrat auquel il se rattache et dont il assure l’exécution. À côté de ces figures classiques, la jurisprudence identifie de plus en plus souvent des

1. J. Néret, Le sous-contrat, thèse Paris II, éd. 1979, préface P. Catala. 2. R. Cabrillac, L’acte juridique conjonctif, thèse Montpellier, éd. 1990, préface P. Catala. 3. L. Tranchant, La cotraitance, thèse Aix, éd. 2004. 4. S. Bros, L’interdépendance contractuelle, thèse Paris II, 2001 ; S. Pellé, La notion d’interdépendance contractuelle, contribution à l’étude des ensembles de contrats, thèse Paris II, éd. 2007 ; I. Najjar, « La notion d’“ensemble contractuel” », Mélanges A.  Decocq, 2004, p. 509 ; C.  Aubert de  Vincelles, « Réflexions sur les ensembles contractuels : un droit en devenir », RDC 2007. 983.

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ensembles contractuels sui generis, qu’elle qualifie d’« interdépendant » 1 ou d’« indivisible » 2. Le constat que des contrats participent à une même opération économique ne suffit pas à créer l’interdépendance ou l’indivisibilité 3. Il faut en plus que les contrats soient unis par un lien objectif ou par un lien subjectif. Un lien objectif : l’exécution d’un contrat est impossible sans l’exécution de l’autre. Un lien subjectif : chaque contrat est une condition déterminante de la conclusion de l’autre 4. La solution est aujourd’hui consacrée par l’article 1186. Les intérêts qui s’attachent à la notion de groupe de contrats sont multiples. Ils tiennent à la nature des liens qui existent entre ceux que l’on appelle parfois les contractants extrêmes, c’est-à-dire les membres du groupe de contrats qui n’ont pas échangé leurs consentements. Le sousentrepreneur peut-il agir en paiement contre le maître de l’ouvrage ? Le maître de l’ouvrage mécontent peut-il demander réparation au sous-entrepreneur ? sur quel fondement ? Après avoir donné une très grande portée à la notion de groupe, en qualifiant de « nécessairement contractuelle » l’action en responsabilité entre contractants extrêmes, la Cour de cassation est revenue à une analyse plus classique (v. ss 690 s.). Ils tiennent aussi à l’intensité du lien qui existe entre les contrats qui forment le groupe. Quelle est, par exemple, l’incidence de la nullité ou de la résolution d’un contrat sur les autres contrats qui font partie du groupe (v. ss 592 s.) ? Ces contrats doivent-ils ou non faire l’objet d’une interprétation globalisante, c’est-à-dire s’interpréter par rapport à l’opération économique qu’ils réalisent (v. ss 609) ? 119 c) Contrat cadre et contrats d’application ¸ Suggérée par l'avantprojet Catala dans une formulation « mieux ciselée » 5, l’introduction de la distinction du contrat cadre et des contrats d’application a été opérée dans le Code civil par l’ordonnance de 2016. Elle figure à l’article 1111 : « le contratcadre est un accord par lequel les parties conviennent des caractéristiques générales de leurs relations contractuelles futures. Des contrats d’application en précisent les modalités d’exécution ». On s’est interrogé sur l’opportunité d’introduire une telle distinction dans les classifications générales du contrat 6. À la différence des autres classifications 1. V. par ex. Civ. 1re, 3 avr. 2001, Bull. civ. I, no 84. Sur cette notion, voir S. Bros, « Les contrats interdépendants : actualité et perspectives », D. 2009. 960 ; « L’interdépendance contractuelle, la Cour de cassation et la réforme du droit des contrats », D. 2016. 29 ; « Les contrats interdépendants dans l’ordonnance du 10 février 2016 », JCP 2016. 975. 2. V. par ex. Civ. 1re, 4 avr. 2006, Defrénois 2006. 1194, note Aubert. 3. Com. 14 déc. 2010, no 09-15.796. 4. Civ. 1re, 4 avr. 2006, préc. 5. N.  Dissaux et C. Jamin, Réforme du droit des contrats, p. 13. Article  1102-6 avant-projet Catala : « le contrat cadre est un accord de base par lequel les parties conviennent de négocier, nouer ou entretenir des relations contractuelles dont elles déterminent les caractéristiques essentielles. Des conventions d’application en précisent les modalités d’exécution, notamment la date et le volume des prestations, ainsi que, le cas échéant, le prix de celles-ci ». 6. F. Chénedé, Le nouveau droit des obligations et des contrats, no 21-63, p. 26.

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qui reposent sur une opposition entre leurs deux termes, la distinction du contrat cadre et des contrats d’application est bâtie sur un rapport de « complémentarité » 1. Comme son nom le laisse entendre, le premier définit, entre des partenaires, le cadre juridique dans lequel interviendront leurs opérations à venir 2. Autrement dit, le contrat cadre précède et prépare la conclusion des contrats d’application. D’où l’idée parfois avancée que, étant une « variété d’avant-contrat », le contrat cadre aurait été plus à sa place dans la sous-section qui est consacrée au pacte de préférence et à la promesse unilatérale de contrat. Le contrat cadre se différencie néanmoins très nettement de ceux-ci en ce qu’il prépare la conclusion non d’un contrat comme le pacte de préférence et la promesse unilatérale, mais celle d’un « nombre indéfini » de contrats d’application 3. Par définition, le recours à un contrat cadre et aux contrats d’application suppose une certaine permanence, en sorte que, là encore, le temps fait irruption au sein du mécanisme contractuel. À essayer de préciser la notion, le contrat cadre organise entre ceux qui l’ont conclu leurs futures relations, en prévoyant les modalités de conclusion de leurs contrats à venir. Il privilégie ainsi la fonction normative du contrat en modifiant l’ordonnancement juridique entre les parties 4. Le contrat cadres’attache à définir les « caractéristiques générales » de la relation qui unit les partenaires (clauses relatives au caractère exclusif ou non de la relation, à sa durée, à la façon dont les commandes doivent être passées, au moment du transfert de propriété…). La conclusion des contrats d’application peut faire l’objet d’une stipulation dans le contrat cadre. Mais celui-ci peut aussi ne créer aucune obligation à la charge des parties, en sorte que la définition que donne du contrat l’article 1100 est alors inappropriée (v. ss 79). Le cadre normatif ainsi défini a vocation à être complété par des contrats d’application qui demeurent le support de l’échange économique. Ces contrats sont distincts du contrat cadre et leur conclusion nécessite un nouvel échange des consentements. Sous couvert des « modalités d’exécution » sont en réalité visées la qualité et la quantité des biens ou des services, leur prix, les délais… En cas de contrariété entre les clauses des contrats d’application et celles du contrat cadre, les premières l’emportent 5. C’est précisément à propos du prix qu’il est fait référence dans les nouvelles dispositions à la notion de contrat cadre. Reprenant la solution posée par les arrêts d’assemblée plénière de la Cour de cassation du 1er décembre

1. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 69. 2. J. Gatsi, Le contrat-cadre, LGDJ, 1996 ; F. Pollaud-Dulian et A. Ronzano, « Le contrat-cadre, par-delà les paradoxes », RTD com. 1996. 179. 3. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 152, p. 132. 4. P.  Ancel, « Force obligatoire et contenu obligationnel du contrat », RTD  civ. 1991.  771, nos 25 s. ; F. Rosa, Les actes de réglementation privée, thèse Paris I, multigr. 2011. 5. Com. 6 nov. 2013, RTD civ. 2014. 113, obs. H. Barbier.

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1995 1, l’article 1164 énonce que « dans les contrats cadre, il peut être convenu que le prix sera fixé unilatéralement par l’une des parties, à charge pour elle d’en motiver le montant en cas de contestation » (v. ss 385 s.). 120 Le réseau de contrats ¸ Même si elle peut se rencontrer en d'autres secteurs (financier, agricole…), la technique du contrat cadre a pour domaine d'application privilégié les contrats de distribution. La plupart des contrats conclus entre fournisseurs et distributeurs, quelle qu'en soit la dénomination, approvisionnement exclusif, franchise…, impliquent la conclusion d'un contrat cadre, qui est ainsi un outil précieux au service de l'opération de coopération. Ces contrats cadre sont eux-mêmes, fréquemment, l'instrument de mise en place d'un groupe de contrats original, le réseau de distribution 2. En concluant avec chacun de ses distributeurs un contrat cadre identique, le fournisseur met en place un véritable filet commercial afin de capter la clientèle, le réseau de distribution. À la figure de la chaine de contrats qui développe son action dans la sphère échangiste répond, dans la sphère coopérationniste, le réseau. En vertu de celui-ci, les contrats se juxtaposent afin de former un maillage de contrats et d’obtenir ainsi la couverture d’un territoire ou d’un marché de plus en plus vaste 3.

SECTION 3. CARACTÈRES DU DROIT COMMUN DES CONTRATS 121 Présentation ¸ On précisera ces caractères à deux égards : quels sont les rapports qu'entretiennent les règles générales qui constituent le droit commun des contrats avec le droit spécial, droit des contrats spéciaux, droits spéciaux des contrats ? Ces règles générales revêtent-elles un caractère impératif ou supplétif de volonté ?

§ 1. Règles générales et règles spéciales 122 Distinction ¸ Le principe même de la distinction des règles générales et des règles spéciales est posé par le nouvel article 1105 du Code civil : « Les contrats, qu'ils aient ou non une dénomination propre, sont soumis à des règles générales, qui sont l'objet du présent sous-titre. Les règles particulières à certains contrats sont établies dans des dispositions propres à chacun d'eux ».

1. Ass. plén., 1er  déc. 1995 (quatre arrêts), D.  1996.  13, concl. M.  Jéol, note L.  Aynès, JCP 1996. II. 22565, note J. Ghestin, GAJC, t. 2, no 152-155. 2. L. Amiel-Cosme, Les réseaux de distribution, LGDJ, 1995. 3. S. Lequette, Le contrat-coopération, no 254, p. 177.

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Ce texte présente, comme on va le voir, une grande importance « théorique » et « pratique » 1. Aussi ne pouvait-on que s’étonner de son absence dans le projet publié en février 2015, lequel rompait ainsi avec le Code civil de 1804 qui consacrait cette distinction à l’ancien article 1107 et avec les projets Catala et Terré qui l’avaient reprise 2. Fort heureusement, ce texte a été rétabli dans la version finale de l’ordonnance de 2016. Faire l’impasse sur une telle disposition n’aurait pu, au demeurant, qu’avoir un « effet déstructurant » sur le droit français des contrats et conduire à un certain « manque de lisibilité » de celui-ci 3. Une telle attitude aurait, en effet, concouru à accréditer l’idée que, submergé par la « prolifération des statuts spéciaux », le droit commun n’a plus qu’une « maigre vocation résiduelle » 4 et qu’il abdique sa mission face à la multiplicité des sources légiférantes. Tout cela, bien sûr, en contradiction complète avec les objectifs de la réforme. L’importance de l’article 1105 est d’abord théorique en ce qu’il « dévoile l’architecture du droit (français) des contrats » 5, au point qu’on a pu le qualifier de « pierre angulaire » 6. Il marque, en effet, très clairement que les dispositions du sous-titre 1 du titre III du Livre III, c’est-à-dire les articles 1101 à 1231-7, sont communes à tous les contrats nommés ou non, en sorte qu’elles en forment le socle. Face à la prolifération des législations spéciales, le Code civil, plus précisément ses articles 1101 et suivants, se voient rétablis dans sa condition de code pilote, les autres codes et lois n’étant que des codes d’application, des codes suiveurs. Certains ont douté de l’utilité du texte, car il « frise(rait) le truisme » 7. Mais il est des vérités qu’il vaut mieux rappeler : en matière contractuelle, le Code civil reste, grâce à cette disposition, « la référence » 8. Son importance est également pratique en ce qu’il marque nettement que les règles applicables à un contrat d’un type donné ne se limitent pas au seul droit commun. Aux règles générales s’ajoutent des règles particulières à certains contrats qui « sont établies dans les dispositions propres à chacun d’eux » 9. Par là, on vise d’abord les règles contenues aux titres VI 1. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 113, p. 101. 2. N. Balat, « Réforme du droit commun des contrats : et les conflits entre droit commun et droit spécial ? », D. 2015. 699 ; N. Blanc, « Contrats nommés et contrats innomés, un article disparu ? », RDC 2015. 810 ; Y. Lequette, « Y aura-t-il encore en France, l’an prochain, un droit commun des contrats ? », RDC 2015. 616, no 4. 3. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. laithier, Réforme du droit des contrats, p. 51. 4. B. Oppetit, « Les tendances régressives dans l’évolution du droit contemporain », Mélanges D. Holleaux, 1990, p. 317, reproduit in Droit et modernité, p. 115 s., sp. p. 116-117. 5. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 114, p. 103. 6. Y. Lequette, « Y aura-t-il encore en France, l’an prochain, un droit commun des contrats ? », RDC 2015. 617. 7. N. Dissaux et C. Jamin, Réforme du droit des contrats, p. 13. 8. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 51. 9. Ph. Delebecque, « Droit commun et droit spécial des contrats : quelle dialectique après la réforme du 10 février 2016 ? », Études Ph. Neau-Leduc, 2018, p. 347 ; Les contrats spéciaux et la réforme du droit des obligations, 2017, dir. L. Andreu et M. Mignot.

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et suivants du Livre III du Code civil consacrés notamment à la vente, à l’échange, au louage, au dépôt, au prêt, au mandat, etc. On vise ensuite les règles qui figurent dans d’autres codes, par exemple Code du travail pour le contrat de travail, Code de commerce pour le contrat d’agence commerciale, Code des propriétés intellectuelles pour le contrat d’édition, Code de la contruction et de l’habitation pour le contrat de construction de maison individuelle, etc. C’est ce qu’on regroupe traditionnellement sous la rubrique droit des contrats spéciaux. À quoi, il convient, semble-til, d’ajouter, même si la formulation retenue par l’article 1105 ne les vise pas explicitement, les règles propres à certaines catégories de contrat qui ne relèvent pas, à proprement parler, du droit commun des contrats : ne s’identifiant pas à un type de contrat donné, elles prennent appui sur la qualité des contractants. Ainsi en va-t-il des contrats de consommation et des contrats de dépendance qui sont régis par des règles particulières qui relèvent du droit de la consommation et du droit de la concurrence, lesquels ont leur siège respectivement dans le Code de la consommation et le Code de commerce. On utilise fréquemment aujourd’hui pour les dénommer l’appellation de droits spéciaux des contrats. Là ne s’arrête pas, au demeurant, l’utilité pratique de l’article 1105, puisqu’il pose des directives afin de permettre l’articulation des règles générales et des règles particulières. 123 Articulation du droit commun et des droits spéciaux ¸ L'existence de deux corps de règles, générales et particulières, applicables à un contrat d'un type donné, est susceptible d'engendrer un conflit. L'ancien article 1107 pas plus que les projets Catala et Terré ne posaient de directives en vue de sa résolution. Ce silence avait été relevé et déploré par certains auteurs 1. La critique a été entendue puisque l’article 1105 comporte désormais un alinéa 3 qui dispose : « les règles générales s’appliquent sous réserve des règles particulières ». Mais la solution posée est loin d’être satisfaisante. En se contentant de consacrer la maxime specialia generalibus derogant, la nouvelle disposition n’aborde, en effet, que de manière très sommaire et très incomplète la question des rapports entre le droit commun et le droit spécial, alors même que celle-ci avait fait l’objet, quelques années auparavant, d’études extrêmement complètes et approfondies 2. Il y avait été souligné que « les règles spéciales à certains contrats viennent s’adjoindre aux règles communes, et non s’y substituer » 3 ; « les deux séries de règles,

1. N. Balat, « Réforme du droit commun des contrats : et les conflits entre droit commun et droit spécial ? », D. 2015. 699 ; N. Blanc, « Contrats nommés et contrats innomés, un article disparu ? », RDC 2015. 810. 2. C. Goldie-Genicon, Contribution à l’étude des rapports entre le droit commun et le droit spécial des contrats, LGDJ, 2009 ; voir aussi Y.-M. Serinet, Les régimes comparés des sanctions de l’erreur, des vices cachés et de l’obligation de délivrance dans la vente, thèse multigr. Paris I, 1996. 3. C. Goldie-Genicon, op. cit., no 374, p. 482.

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communes et particulières, se combinent plus qu’elles ne s’excluent » 1. Et de fait, bien loin d’être en contradiction avec les règles générales, nombre de règles spéciales en sont le complément et peuvent se conjuguer avec elles pour assurer un régime optimal au contrat. Comme on l’a justement souligné, « la vocation de principe du droit commun à s’appliquer à tous les contrats, même pourvus d’une réglementation particulière, doit se traduire sur le terrain du concours de normes. Le principe devrait être celui de l’option, voire du cumul, entre règles communes et règles spéciales. Le droit commun doit, tant qu’aucune disposition n’y fait obstacle, conserver son empire et chacun des contractants pouvoir librement choisir entre les règles que lui offre le droit commun et celles que lui offre le droit spécial, ou même requérir leur application conjointe » 2. C’est seulement en cas d’antinomie 3, c’est-à-dire lorsque deux normes ayant un même objet sont incompatibles parce qu’il est « impossible de les appliquer simultanément que ce soit de manière cumulative ou alternative », que la règle spéciale doit évincer la règle générale 4. Par exemple, la garantie des vices cachés (règle spéciale) vient en complément des règles qui sanctionnent les vices du consentement (règle générale). Au cas où l’erreur est la conséquence d’un vice caché existant au jour de la formation du contrat, il y a en principe place tout à la fois pour une action en nullité et une action en garantie des vices cachés. La première concernant la formation du contrat, la seconde son exécution, leur ajustement se fait sans problème. Si l’acheteur agit d’emblée en garantie des vices cachés, il suppose que le contrat est valide et confirme celui-ci tacitement. Il n’y a donc plus place ensuite pour une action en nullité. L’erreur ne saurait en ce cas être valablement invoquée à titre subsidiaire. En revanche, l’acheteur devrait pouvoir se fonder à titre principal sur l’erreur et à titre subsidiaire sur la garantie des vices cachés. C’est là, au demeurant, la solution que défendait le doyen Carbonnier : « lorsque le droit positif met deux moyens juridiques à la disposition du même individu, le sens le plus élémentaire de ce double don est le cumul » 5. Mais, à la différence de la doctrine, la jurisprudence s’est en ce domaine montrée très fluctuante. Par un arrêt en date du 19 juillet 1960, la première chambre civile a posé que l’action en nullité empruntait à l’action rédhibitoire son bref délai lorsque l’erreur provient d’un vice caché, ce qui conduisait à son éviction 6. Reprise ultérieurement par la troisième chambre civile 7, cette solution fut combattue par la

1. Y.-M. Serinet, « Erreur et vice caché : variation sur le même thème », Mélanges J. Ghestin, 2001, p. 789 s., sp. p. 814, no 54 ; rappr. N. Balat, « Réforme du droit des contrats : et les conflits entre droit commun et droit spécial ? », D. 2015. 699, no 2 ; N. Blanc, « Contrats nommés et inommés, un article disparu ? », RDC 2015. 811. 2. C. Goldie-Genicon, op. cit., no 374, p. 483. 3. Perelman, Les antinomies en droit, 1965, p. 393. 4. C. Goldie-Genicon, op. cit., no 386, p. 497. 5. J. Carbonnier, RTD civ. 1961. 322. 6. Civ. 1re, 19 juillet 1960, Bull. civ. I, no 408, p. 334, RTD civ. 1961. 332, obs. J. Carbonnier. 7. Civ.  3e, 11  février 1981, JCP  1982. II.  19758, note Ghestin, RTD  civ. 1981.  861, obs. Ph. Rémy.

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chambre commerciale qui rétablit une véritable option au profit du contractant en position d’invoquer l’erreur et la garantie des vices cachés 1. Première et troisième chambre civile devaient s’aligner sur celle-ci 2 avant de revenir au tournant du siècle à leur position initiale 3. En revanche, dol et garantie des vices cachés peuvent se conjuguer selon la jurisprudence de la première chambre civile 4.

C’est dire que, devant un pareil désordre 5, il n’aurait pas été inutile de poser des directives claires, lesquelles auraient pu être empruntées à la doctrine. Mais, comme cela a déjà été relevé, l’un des traits de la réforme est « l’exploitation insuffisante des travaux de la doctrine moderne », la Chancellerie privilégiant « le recours au droit comparé », cette approche étant elle-même « trop souvent cantonnée aux seuls instruments virtuels d’harmonisation » 6, lesquels sont parfaitement silencieux sur ce problème. Cette pauvreté des directives légales est d’autant plus regrettable qu’aux cas traditionnels de conflit entre règles générales et règles spéciales s’ajoutent la question de l’articulation des droits spéciaux des contrats et du droit des contrats spéciaux pour laquelle la maxime specialia generalibus derogant ne fournit pas une directive très assurée 7. La coexistence des nouveaux articles 1170 et 1171 avec les dispositions propres au droit de la consommation (C. consom. art. L. 212-1) et au droit de la concurrence (C. com., art. 442-6, 1, 2o) fournira une bonne illustration de ces difficultés (v. ss 476 s.).

§ 2. Règles impératives et règles supplétives 124 Caractère supplétif ou impératif du droit commun ? ¸ La réglementation d'un contrat d'un type donné se présente comme une « maison à plusieurs étages » : droit commun des contrats, droit des contrats spéciaux, droit particulier né de l'organisation spécifique que les parties ont donnée à leur contrat. La question est posée de la marge de liberté dont les parties disposent dans l'aménagement de leur contrat. La réponse dépend du point de savoir dans quelle mesure les règles générales et 1. Com 8 mai 1978, Bull. civ. IV, no 135, p. 113. 2. Civ. 3e, 18 mai 1988, D. 1989. 450 ; Civ. 1re, 28 juin 1988, D. 1988. 450, note LapoyadeDeschamps, RTD civ. 1989. 342, obs. Rémy, GAJC, t. 2, no 269 ; 28 juin 1989, Bull. civ. I, no 268, p. 118, RTD civ. 1990. 100, obs. Ph. Rémy. 3. Civ. 1re, 14 mai 1996, D. 1998. 305, note F. Jault-Seseke, JCP 1997. I. 4009, chron. Radé ; Civ. 3e, 7 juin 2000, CCC 2000, no 159, note Leveneur, GAJC, t. 2, no 270 ; Civ. 1re, 19 oct. 2004, no 01-17.228 ; Civ. 3e, 17 nov. 2004, Bull. civ. III, no 206. 4. Civ. 1re, 6 nov. 2002, CCC 2003, no 38, note L. Leveneur. 5. Les juges du fond ont parfois une perception plus claire du problème, voir Versailles, 8 juillet 1994, RTD civ. 1995. 98, obs. Mestre : « les contrats spéciaux régis par des dispositions particulières demeurent régis par le droit commun des contrats pourvu qu’il n’y ait pas d’incompatibilité entre les dispositions générales et les dispositions particulières ». 6. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, op. cit., p. 7. 7. Pour un premier bilan de la jurisprudence sur cette difficile question, voir H. Barbier, obs. RTD civ. 2017. 372 s., 2018, p. 96 s.

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les règles particulières revêtent un caractère supplétif ou impératif. Pouvant être écartées par les parties dans le premier cas, elles ne le peuvent pas dans le second. Enchassées entre la théorie générale du contrat et les stipulations particulières nées de la volonté des parties, les dispositions se trouvant dans les titres consacrés aux contrats spéciaux sont le plus souvent formellement supplétives. S’agissant, en revanche, des règles générales, le droit issu de l’ordonnance de 2016 ne contient pas plus que l’ancien titre III du Livre III de texte de portée générale attribuant aux règles qu’il édicte une valeur impérative ou supplétive. Prenant appui sur l’article 6 du Code civil et l’article 1102 qui pose le principe de la liberté contractuelle, le rapport au Président de la République met en avant l’idée que toutes les règles qui ne sont pas déclarées d’ordre public sont nécessairement supplétives de volonté. Cette position selon laquelle la supplétivité est la règle a été reprise par les parlementaires à l’occasion des travaux ayant précédé la ratification 1. Le caractère approximatif de cette affirmation a été relevé par la plupart des commentateurs 2. Et de fait, si certains textes précisent expressément qu’ils présentent un caractère impératif, cela ne veut pas dire que d’autres textes auxquels ce caractère n’est pas expressément attribué, n’en seront pas revêtus. Dès lors qu’un caractère supplétif ne lui est pas formellement donné en réservant la possibilité d’une clause contraire, un texte peut toujours se voir attribuer par le juge un caractère impératif 3. C’est ainsi qu’il a été souligné que les différentes conditions de validité du contrat sont en principe impératives, alors même qu’aucune disposition ne leur confère ce caractère. Bien que ces textes n’en disent mot, il va de soi qu’une clause ne pourrait écarter l’exigence d’une contrepartie dans les contrats à titre onéreux ou la protection contre les clauses abusives dans les contrats d’adhésion. On a également souligné que les parties ne sauraient ni exclure ni limiter les droits attribués à des tiers au contrat par certains textes, puisqu’ils n’en sont pas titulaires 4. Ainsi en va-t-il de l’article 1123, al. 3 et 4 qui donne au tiers au pacte de préférence la possibilité d’interpeller le bénéficiaire.

1. Voir not. Rapport de M. F. Pillet au nom de la Commission des lois, Sénat, no 22 : « Votre commission fait sienne cette interprétation du rapport au Président de la République, de sorte que doivent seules être considérées comme impératives les dispositions expressément mentionnées comme telles dans le texte de l’ordonnance ou celles dont la rédaction indique sans ambiguité le caractère impératif ». La Commission des lois du Sénat a fourni une liste indicative des dispositions qu’elle tient pour impératives : art.  1102, 1104, 1112, 1112-1, 1128, 1170, 1171, 1231-5, 1245-14, 1343-5. 2. C.  Pérès, « Règles impératives et supplètives dans le nouveau droit des contrats », JCP  2016.  454 ; F.  Chénedé, Le nouveau droit des obligations et des contrats, no 21-73, p. 28 ; O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 46. 3. Pour une illustration, Civ. 4 déc. 1929, S. 1931. 1. 49, note P. Esmein, GAJC, t. 1, no 14 ; et plus récemment Civ. 1re, 29 oct. 2014, D. 2015. 246, note D. Mainguy et p. 529, obs. S. AmraniMekki et M. Mekki. 4. C. Pérès, art. préc., JCP 2016. 454, p. 771.

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Les interprètes et les praticiens doivent donc faire preuve de davantage de circonspection que ne le laisse entendre le rapport au Président de la République. La solution ira de soi lorsque le texte précise explicitement sa nature, soit qu’il présente un caractère impératif – à titre d’exemple et sans prétendre à l’exhaustivité, articles 1104, al. 2 et 1112 concernant la bonne foi, article 1112-1, al. 5 à propos de l’obligation précontractuelle de renseignement –, soit à l’inverse, qu’il revête un caractère supplétif en réservant la possibilité de stipuler une clause contraire ; la situation se rencontre essentiellement à propos de textes concernant le régime général de l’obligation, par exemple l’article 1216-1, al. 2 à propos de la cession de contrat. En dehors de ces cas, l’attribution du caractère impératif ou supplétif rentre dans sa « mission générale de l’interprétation judiciaire de la loi » 1. Plusieurs éléments pourront guider les magistrats. Si la formule plus ou moins énergique du texte pourra leur fournir des indications, les juges seront surtout amenés à prendre en compte l’ambition de la règle nouvelle : s’agit-il d’offrir un modèle pour le plerumque fit ou de préserver les intérêts jugés essentiels de tous les contractants ou d’une partie d’entre eux. Dans le premier cas, la règle sera en principe supplétive, dans le second, elle sera en principe impérative 2. Il a été suggéré que les magistrats seraient probablement conduits à distinguer selon que la clause s’insère dans un contrat de gré à gré ou d’adhésion : valable dans un contrat négocié, l’éviction conventionnelle de la règle légale pourrait être jugée abusive dans un contrat imposé 3.

SECTION 4. RÈGLES GÉNÉRALES RELATIVES

AUX CONTRATS

125 Présentation ¸ Le sous-titre 1 consacré au contrat s'ouvre par un chapitre intitulé « Dispositions liminaires ». Après avoir défini le contrat à l'article 1101 (v. ss 77 s.), les auteurs de la réforme posent aux articles 1102, 1103 et 1104 trois règles générales qui traitent de la liberté contractuelle, de la force obligatoire et de la bonne foi. Les termes utilisés pour coiffer ces trois règles ont leur importance. Le premier projet de la Chancellerie de 2008 les avait regroupées sous l’appellation de « Principes directeurs », reprise du Code de procédure civile et de certaines codifications européennes. Cette terminologie avait été critiquée. On avait fait valoir qu’une telle présentation, en introduisant une hiérarchie normative entre ces principes et les autres règles applicables aux contrats, risquait de déstabiliser l’ensemble du droit des contrats en 1. Ibid. 2. F. Chénedé, op. cit., no 21-73. 3. C. Pérès, art. préc., JCP 2016. 454, p. 773.

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favorisant un interventionnisme judiciaire accru 1. En présence de deux principes contradictoires, tels que la force obligatoire du contrat et l’exigence de bonne foi, le juge, plutôt que de rechercher la règle abstraitement applicable, pourrait être porté à mettre en balance les principes directeurs et à les concilier en pondérant, au cas par cas, les intérêts en présence 2. Or une telle situation apparaît d’autant plus regrettable que, à la différence de la procédure civile, le contrat relève traditionnellement du domaine du juridique plutôt que du judiciaire. Sensible à ces critiques, les auteurs de la réforme ont abandonné l’appellation de Principes directeurs pour revenir à celle neutre de Dispositions liminaires, tout en incluant dans celles-ci à des fins didactiques et symboliques les règles sus-énoncées. Autrement dit, la liberté contractuelle est l’objet pour la première fois d’une consécration textuelle. Quant à la force obligatoire et à la bonne foi, elles quittent les effets du contrat pour intégrer les dispositions liminaires. Afin de conférer à ces règles un surcroit d’autorité, il a parfois été fait référence au fait que la loi d’habilitation vise les « principes généraux ». Mais, comme on l’a justement souligné, le Conseil constitutionnel fait obligation au gouvernement « d’indiquer avec précision au Parlement, afin de justifier la demande qu’il présente, la finalité des mesures qu’il se propose de prendre par voie d’ordonnance », ce qui l’oblige à viser les principes qui le guident. Le rapport au Président de la République est, au demeurant, fort clair sur ce point 3. 126 1°) La liberté contractuelle ¸ L'article 1102 consacre formellement, pour la première fois dans le code civil, le principe de la liberté contractuelle. Symboliquement, la première place ainsi donnée à cette règle est importante. En plaçant cette disposition en ouverture des dispositions liminaires, immédiatement après la définition de la notion de contrat (v. ss 78), les rédacteurs de l’ordonnance ont entendu souligner que le droit français des contrats est ancré dans une conception libérale. Une économie de marché repose sur le principe de libre concurrence qui « s’articule lui-même autour de deux libertés majeures : d’une part, la liberté du 1. A. Ghozi et Y. Lequette, « La réforme du droit des contrats, Brèves remarques sur le projet de la Chancellerie », D. 2008. 2609 ; voir aussi R. Cabrillac, « Le projet de réforme du droit des contrats – Premières impressions », JCP 2008. I. 190, sp. no 7 ; L. Leveneur, « Projet de la Chancellerie de réforme du droit des contrats : à améliorer », CCC 2008. Repère 10. 2. C.  Pérès, « Observations sur “l’absence” de principes directeurs à la lumière du projet d’ordonnance portant réforme du droit des contrats », RDC 2015. 647. 3. « Contrairement à certains projets européens, l’ordonnance n’a pas opté pour un chapitre préliminaire consacré aux “principes directeurs” du droit des contrats. Le choix a été fait de s’inspirer du titre de l’actuel chapitre 1er du Titre III du code civil, intitulé “Dispositions préliminaires” afin de signifier que les règles générales ainsi posées, conformément aux exigences de l’article 8 de la loi d’habilitation, bien que destinées à donner des lignes directrices au droit des contrats, ne constituent pas pour autant des règles de niveau supérieur à celles qui suivent et sur lesquelles les juges pourraient se fonder pour justifier un interventionnisme accru : il s’agit bien plutôt de principes destinées à faciliter l’interprétation de l’ensemble des règles applicables au contrat, et au besoin à en combler les lacunes ».

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commerce et de l’industrie, à travers notamment la liberté d’entreprendre, et, d’autre part, la liberté contractuelle, en vertu de laquelle les compétiteurs doivent pouvoir conclure les contrats qu’ils souhaitent aux conditions de leur choix » 1. Cet ancrage résulte, au demeurant, également de ce que cette liberté bénéficie d’une protection constitutionnelle. Après avoir refusé d’élever la liberté de contracter au rang de principe constitutionnel 2, le Conseil constitutionnel a entrepris de la protéger d’abord sous couvert de la liberté d’entreprendre 3 puis associée à celle-ci 4. S’inspirant du projet Terré, lequel reprenait lui-même une présentation doctrinale répandue (v. ss 25), l’alinéa 1 de l’article 1102 décline la liberté contractuelle dans ses différentes composantes : la liberté est celle « de contracter ou de ne pas contracter, de choisir son cocontractant et de déterminer le contenu et la forme du contrat ». Mais, comme le rappelle immédiatement ce texte, chacune de ces composantes peut être ponctuellement limitée par le législateur, cette liberté s’exerçant « dans les limites fixées par la loi ». – Chacun est libre de contracter ou de ne pas contracter. Mais la loi peut interdire certains contrats ou imposer la conclusion d’un contrat, par exemple l’assurance obligatoire d’un véhicule (C. assur., art. L. 211-1). – Chacun est libre de choisir son cocontractant. Mais la loi peut peser lourdement sur la détermination de l’identité du cocontractant, soit qu’elle impose de contracter avec telle personne, par exemple parce qu’elle lui confère un droit de préemption, soit parce qu’elle interdit de ne pas contracter avec telle personne, par exemple parce que le refus de contracter avec celle-ci présenterait un caractère discriminatoire. – Chacun est libre de déterminer le contenu du contrat, c’est-à-dire la nature et l’étendue de son engagement. Mais, positivement, le législateur peut y adjoindre des obligations supplémentaires, obligation de sécurité, obligations d’information…, et négativement, il peut prévoir que certaines clauses du contrat seront réputées non écrites parce qu’elles revêtent un caractère abusif.

1. B. Oppetit, « La liberté contractuelle à l’épreuve du droit de la concurrence », Rev. sc. morales et politiques 1995, p. 241 s., sp. p. 242. 2. Cons. const. 3 août 1994, JCP 1995. II. 22404, note Y. Broussolle, RTD civ. 1996. 151, obs. J. Mestre ; 20 mars 1997, JCP 1997. II. 14309, no 1, obs. Fabre-Magnan, RTD civ. 1998. 99, obs. J.  Mestre : « aucune norme de valeur constitutionnelle ne garantit le principe de la liberté contractuelle ». 3. Cons. const. 10 juin 1998, JO 14 juin 1998, p. 9093, RTD civ.1998. 796, obs. N. Molfessis, 1999. 78, obs. J. Mestre ; 13 janvier 2003, RDC 2003. 9, obs. T. Revet, D. 2003. 638, chron. B. Mathieu. 4. Cons. const. 13 juin 2013, RDC 2013. 1285, obs. C. Pérès : « il est loisible au législateur d’apporter à la liberté d’entreprendre et à la liberté contractuelle qui découlent de l’article 4 de la déclaration de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi ».

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– Chacun est libre de déterminer la forme du contrat. La règle est réaffirmée à l’article 1172 qui énonce le principe du consensualisme. Mais le législateur pose des limites à ce principe pour les contrats qui sont soumis à certaines exigences de forme pour leur validité, contrat solennel, contrat réel (v. ss 200, 211), ou à des fins probatoires ou d’opposabilité (v. ss 214 s.). Enfin, les parties peuvent convenir de la nécessité du respect de certaines formes, on parle alors de formalisme conventionnel (v. ss 203). L’article 1102 rappelle ensuite dans son alinéa 2 la limite générale de la liberté contractuelle, déjà posée par l’article 6 du code civil : on ne peut déroger par un contrat aux « règles qui intéressent l’ordre public ». Il a été vu que les règles qui revêtent ce caractère ne sont pas seulement celles auxquelles un tel caractère est expressément conféré. À côté de l’ordre public textuel existe un ordre public virtuel qui relève de la mission générale d’interprétation confiée au juge (v. ss 487). Le fait que l’alinéa 2 vise les « règles » et non, comme l’article 6, les « lois » a pu être compris comme confortant cette analyse 1. Mais plus que la mention de l’ordre public, ce qui a retenu l’attention des commentateurs, c’est l’absence dans ce texte de toute référence à deux notions, l’une fort ancienne, les bonnes mœurs, l’autre très actuelle, les droits et libertés fondamentaux. L’article 1102 vise l’ordre public mais non les bonnes mœurs qui disparaissent entièrement des dispositions relatives au contrat puisque les anciens articles 1133 et 1172 du Code civil qui en faisaient mention sont remplacés par l’article 1162 qui l’ignore. Seul y fait encore référence l’article 6 qui subsiste inchangé. D’où une interrogation quant au devenir des bonnes mœurs. À lire le rapport au Président de la République, l’absence de cette notion se justifie par le fait qu’elle est « désuète au regard de l’évolution de la société et (que) la jurisprudence l’a progressivement abandonnée au profit de la notion d’ordre public dont elle n’a eu de cesse de développer le contenu ». C’est dire que l’avenir des bonnes mœurs en tant que notion autonome apparaît compromis, même si elle figure encore à l’article 6. Quant à sa résurgence sous couvert de l’ordre public, elle est très hypothétique. Il est peu probable, en effet, que la morale sexuelle puisse entraver les forces du marché (v. ss 74). Et, s’agissant de libéralités, la Cour de cassation a réduit à rien l’obligation de fidélité entre époux que prenait en charge la notion de bonnes mœurs, alors même que celle-ci avait son fondement dans un texte d’ordre public, l’article 212 du Code civil (v. ss 74). Pour certains, la notion de bonnes mœurs devrait être suppléée par le recours au droit à la dignité 2. Mais c’est alors aux droits et libertés fondamentaux qu’il est fait appel. Or il n’en est fait nulle mention dans l’ordonnance. 1. M. Mekki, « Les principes généraux du droit des contrats au sein du projet d’ordonnance », D. 2015. 816, no 33 ; F. Chénedé, Le nouveau droit des obligations, no 21-22. 2. D. Fenouillet,  « L’ordre public philantropique », Mélanges P.  Catala, 2001, p. 487 ; voir contra J. Foyer, « Les bonnes mœurs », 1804-2004, le Code civil, un passé, un présent, un avenir, p. 495.

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À la différence du projet d’ordonnance de 2015 qui prévoyait que « la liberté contractuelle ne permet pas (…) de porter atteinte aux droits et libertés fondamentaux reconnus dans un texte applicable aux relations entre personnes privées, à moins que cette atteinte soit indispensable à la protection d’intérêts légitimes et proportionnée au but recherché », l’ordonnance dans sa version définitive n’évoque pas le nécessaire respect des droits fondamentaux. Sensible aux craintes des acteurs économiques et des organismes professionnels qui redoutaient leur application imprévisible 1, le législateur a finalement fait machine arrière en s’en tenant au contrôle du respect de l’ordre public. Mais ce silence ne vaut pas condamnation : les magistrats pourront toujours évincer une clause jugée excessivement attentatoire aux droits fondamentaux, soit classiquement au nom de l’ordre public français, soit directement sur le fondement de la Convention européenne des droits de l’homme (v. ss 501 s.) 2. Fondamentalisation du droit des contrats oblige. 127 2°) La force obligatoire du contrat ¸ Aux termes de l'article 1103, « les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits ». Ce texte reprend, en quasi totalité, la formule ciselée et lapidaire de l'article 1134, alinéa 1er que les rédacteurs du Code civil avaient euxmêmes empruntée à Domat. Il fonde la force obligatoire du contrat. Celle-ci vient non directement de la promesse mais de la valeur que la loi attribue à la promesse dès lors qu’elle est « légalement formée ». Le législateur délègue aux personnes privées le soin de règler leurs intérêts à condition qu’elles parviennent à s’accorder sur ceux-ci, en respectant les conditions posées par la loi : consentement libre et éclairé, contenu licite et certain, c’est-à-dire existence d’une contrepartie, but licite… L’emplacement de ce texte a fait débat. Dans le projet d’ordonnance de février 2015, cette disposition était maintenue au sein des effets du contrat, la liberté contractuelle et la bonne foi figurant seules dans les dispositions liminaires. Symboliquement, une telle présentation pouvait être comprise comme le signe que les rédacteurs de l’ordonnance avaient entendu rompre avec les équilibres traditionnels tels que les avait définis la jurisprudence et privilégier la bonne foi au détriment de la force obligatoire du contrat. La lecture que les juges avaient progressivement faite de la « double philosophie » qui animait l’article 1134 3 aurait été remise en cause par la dissociation de ses deux termes. En replaçant la force obligatoire devant la bonne foi, au sein des dispositions liminaires, il semble que le législateur de 2016 ait voulu indiquer que les équilibres 1. Voir notamment les observations de l’Association française des juristes d’entreprises (AFJE). 2. F. Chénedé, Le nouveau droit des obligations, no 21-22 ; O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. laithier, Réforme du droit des contrats, p. 46. 3. C. Jamin, « Révision ou intangibilité du contrat ou la double philosophie de l’article 1134 du code civil », Dr. et patr. 1998, no 58, p. 46.

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traditionnels étaient maintenus. La plupart des commentateurs ont vu dans l’agencement des articles 1103 et 1104 le signe que la jurisprudence Les Maréchaux subsistait en l’état : si au nom de la bonne foi le juge peut sanctionner l’usage déloyal d’une prérogative contractuelle, il ne peut porter atteinte à la substance des droits et des obligations légalement convenus entre les parties 1. En réalité, il convient probablement d’amender quelque peu ce constat. Comme on l’a justement souligné, la force obligatoire du contrat était traditionnellement associée en droit français à l’intangibilité du contrat ainsi qu’à son exécution forcée en nature 2. Or sur ces deux points, la réforme de 2016 amorce des évolutions importantes. Le juge dispose désormais en cas de changement des circonstances imprévisible d’un pouvoir de réviser le contrat ou d’y mettre fin contre la volonté d’une partie (v. ss 634 s.). Quant à l’exécution forcée en nature, elle peut être tenue en échec en cas de « disproportion manifeste » entre le coût de la sanction pour le débiteur et l’intérêt qu’elle offre au créancier (v. ss 778 s.). Même si les autres sanctions de l’inexécution subsistent dans cette hypothèse, la conception de la force obligatoire du contrat en est affectée. Les impératifs économiques, chers à la common law, prennent le pas sur le respect de la parole donnée qui était au cœur de la culture juridique française. 128 3°) La bonne foi ¸ Aux termes de l'article 1104, « les contrats doivent être négociés, formés et exécutés de bonne foi. Cette disposition est d'ordre public ». L’emplacement de ce texte au sein des dispositions liminaires ainsi que l’extension de la bonne foi à la négociation et à la formation du contrat semblent annoncer un rôle accru pour cette notion. Alors qu’auparavant elle apparaissait comme un simple tempérament à la force obligatoire du contrat, elle se présente désormais comme une directive à part entière du droit des contrats. Aussi bien est-il possible d’y rattacher un certain nombre de règles spéciales qui sont, en quelque sorte, irriguées plus ou moins directement par la bonne foi. L’article 1112 qui prévoit que les négociations « doivent impérativement satisfaire aux exigences de la bonne foi » et qui présente ainsi un caractère redondant avec l’article 1104. L’article 1112-1 qui édicte un devoir général d’information. L’article 1161 qui interdit au représentant de contracter pour son propre compte avec le représenté. Les articles 1164 et 1165 qui sanctionnent l’abus dans la fixation du prix. L’article 1195 qui prévoit la renégociation du contrat en cas de changement des circonstances. L’article 1304-5 qui interdit au débiteur de faire échec au jeu d’une condition suspensive. Mais, comme on l’a justement relevé, l’existence d’une règle spéciale rend la référence à la bonne foi 1. Com. 10 juillet 2007, D. 2007. 2839, note Ph. Stoffel-Munck et 2844, note P.-Y. Gautier, JCP 2007. II. 10154, note D. Houtcieff, CCC 2007, no 294, note L. Leveneur, Defrénois 2007. 1454, obs. E. Savaux, RDC 2007. 1107, obs. L. Aynès et 1110, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 2007. 773, obs. B. Fages, GAJC, t. 2, no 164. 2. O. Deshayes, T. Genicon, et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 47.

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« techniquement superflue ». C’est « en l’absence de dispositions légales particulières que l’article 1104 présente une utilité, en conférant au juge le pouvoir de contrôler la loyauté que les parties se doivent mutuellement aux divers stades de la relation contractuelle ou précontractuelle » 1. Reste à savoir la portée qui sera alors donnée à l’exigence de bonne foi. La réponse n’est pas évidente, dans la mesure où le texte de l’article 1104 n’apporte aucun élément nouveau, alors même que la notion revêt un caractère polysémique (v. ss 597) et que l’exigence de bonne foi est susceptible de degré. La bonne foi de l’article 1104 relève-t-elle d’un devoir général applicable à tous et envers tous, d’un devoir social qui ne serait que la traduction d’une sorte de devoir moral ou constitue-t-elle une obligation spécifique liée aux contrats ? La bonne foi est-elle une qualité morale exigée de tous et appliquée au comportement du contractant ou vise-t-elle des exigences plus précises liées à l’économie des différents types de contrat ? Ces différentes lectures de la notion ont été proposées en doctrine 2 et la réforme de 2016 n’apporte pas véritablement d’élément nouveau pour les départager, si ce n’est qu’elle lie étroitement la bonne foi au contrat, puisque c’est à propos de sa négociation, de sa formation et de son exécution qu’elle est évoquée. À cette énumération, il convient au reste d’ajouter son extinction, car, même si cette dernière question n’est pas explicitement visée, elle est englobée dans l’exécution du contrat qui, en concernant les effets du contrat, implique sa rupture 3. On se ralliera ici à la seconde analyse qui permet seule de donner une réelle consistance à la notion de bonne foi. Les parties doivent se comporter de bonne foi, c’est-à-dire non seulement s’abstenir de tout ce qui pourrait constituer une entrave à la réalisation de l’opération contractuelle, mais encore faire en sorte que celle-ci produise pleinement son effet utile. La contrainte comportementale qu’implique la bonne foi est moins affaire de morale que poursuite de l’utilité du contrat 4.

1. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 49. 2. Pour la première, voir Ph. Stoffel-Munck, L’abus dans le contrat, essai d’une théorie, thèse Aix, éd. 2000, no 136, p. 123 ; no 154, p. 139 : « Forgée par des préoccupations de civilité, d’une portée indiscutablement générale, la bonne foi ne serait mentionnée dans l’article 1134, alinéa 3 du Code civil qu’à titre indicatif, dans le but de souligner que le monde clos que créent les contractants ne peut exclure cet impératif élémentaire de la vie en société, et non dans celui de proclamer une obligation spécifiquement contractuelle ». Pour la seconde, voir T. Genicon, La résolution du contrat pour inexécution, thèse Paris II, éd. 2005, no 288 : « Le devoir social de se comporter loyalement envers autrui est appréhendé par le contrat qui l’absorbe et l’agglomère à l’opération économique qu’il porte. Plus exactement, le devoir est adjoint au contrat en lui attribuant une finalité précise : permettre le plein accomplissement de son objet ». 3. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 106, p. 97. 4. S. Lequette, Le contrat-coopération, thèse Paris II, éd. 2012, no 428, p. 339 ; rappr. R. Libchaber, Defrénois 2003. 1569, qui suggére que la bonne foi pourrait consister dans la conscience qu’a le contractant « d’agir dans le sens des intérêts du contrat », les parties alignant leurs actes sur la « boussole » que constitue le contrat. La directive semble mieux convenir aux contrats d’intérêt commun qu’aux contrats-échange (v.  ss  597 s.). En effet, alors que dans le premier cas, elle indique un seul cap, dans le second cas, les intérêts sont bien souvent distincts, voire opposés.

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À essayer de préciser la notion, on s’accorde à considérer que celle-ci doit bien évidemment être prise en compte sous une forme négative en bannissant son contraire : la mauvaise foi. On vise ainsi le contractant qui viole ses engagements formellement exprimés, mais aussi celui qui fait naître chez son partenaire une attente dont il sait qu’elle ne trouvera pas de réponse. On se rapproche ainsi positivement de la bonne foi, laquelle impose certains devoirs aux contractants 1. Devoir de loyauté, tout d’abord dans la négociation et la conclusion du contrat, mais aussi dans son exécution et sa rupture 2. Dans sa formation : non seulement chacune des parties ne doit pas tromper l’autre mais elle doit adopter une attitude cohérente permettant à son partenaire de déterminer sa propre conduite. De manière générale, chaque fois qu’un contractant fait naître un rapport de confiance, il doit en assumer les conséquences 3. Dans son exécution : chaque contractant doit exécuter fidèlement ses engagements afin que le contrat produise son effet utile. Devoir de coopération ensuite. Encore convient-il ici de distinguer. Si certains contrats se prêtent à l’épanouissement d’un tel devoir, d’autres y sont peu perméables. Outre le contrat de société qui, avec son affectio societatis, apparaît comme le domaine naturel d’application d’un tel devoir, on peut également le découvrir dans certains contrats, sous-tendus par une sorte d’animus cooperandi, placés dans une position intermédiaire entre le contrat-échange et le contrat-organisation, et qu’on nomme contrats d’intérêt commun ou encore contrat-coopération (v. ss 115). Pour les contrats-échange, le devoir de coopération dégénère en un simple devoir de collaboration qui se réduit à avertir l’autre, en cours de contrat, des événements qu’il a intérêt à connaître ainsi qu’à faciliter l’exécution de la prestation dont celui-ci est tenu (v. ss 597). Pour les contrats d’intérêt commun, l’exigence de bonne foi impose à chaque partenaire d’agir positivement dans l’intérêt du projet commun afin que l’un et l’autre bénéficient pleinement de ses utilités 4.

1. Ph. Stoffel-Munck, L’abus dans le contrat, essai d’une théorie, thèse Aix, éd. 2000, nos 53 s., p. 58 s. 2. L’article  1134, al.  3 édictait seulement que les conventions « doivent être exécutées de bonne foi ». Mais le projet de Code civil de l’an VIII prévoyait que « les conventions doivent être contractées et exécutées de bonne foi ». 3. Rappr. H.  Muir  Watt,  « Reliance et définition du contrat », Mélanges M.  Jeantin, 1998, p. 57 s. 4. S. Lequette, Le contrat-coopération, préc., nos 432 s., p. 343 s.

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SOUS-TITRE 1

La formation du contrat 129 Conditions de formation ¸ Pour produire leur effet créateur d'obligations, les contrats doivent, selon l'ancien article 1134 du Code civil, devenu l'article 1103, être légalement formés, c’est-à-dire respecter les conditions que la loi met à leur validité. Or, aux termes de l’ancien article 1108 du Code civil, ces conditions étaient au nombre de quatre : « – le consentement de la partie qui s’oblige, – sa capacité de contracter, – un objet certain qui forme la matière de l’engagement, – une cause licite dans l’obligation. » Cette liste avait, en général, fait l’objet de deux séries d’observations. En premier lieu, il avait été relevé que la formulation de la première condition était maladroite, le consentement de toutes les parties étant nécessaire à la conclusion du contrat, alors même qu’une seule s’oblige. En second lieu, il était parfois souligné qu’un regroupement de ces conditions était possible. Tout contrat naît d’un accord de volontés. D’où à ce titre deux interrogations : les parties ont-elles voulu ? c’est le consentement ; les parties étaientelles aptes à vouloir ? c’est la capacité. Mais on ne veut pas dans l’abstrait. Tout accord de volontés s’opère sur des éléments qui forment le contenu du contrat. Afin d’avoir une vision complète de celui-ci, il faut rechercher ce que les parties ont voulu, c’est l’objet du contrat, et pourquoi elles l’ont voulu, c’est la cause du contrat. Par rapport au droit antérieur, la réforme de 2016 apporte deux grands changements. 130 Premier changement : le consentement des parties, condition de validité du contrat ¸ En premier lieu, elle exige à l'article 1128 « le consentement des parties » et analyse minutieusement, en sus des vices qui peuvent l'affecter (art. 1130 à 1144), ce que ce consentement recouvre 1, c’est-à-dire la rencontre de l’offre et de l’acceptation (art. 1113 à 1122), alors que le code de 1804 était resté totalement muet sur ce point. Mieux, elle regroupe ces derniers textes, au sein d’un chapitre intitulé « la formation du contrat » dans une section 1 qui traite de « la conclusion du contrat », la validité du contrat étant envisagée dans une section 2 aux articles 1128 et suivants. Cette présentation avait été adoptée auparavant aussi bien par le projet Catala que par les Principes du droit 1. Sur les deux sens du mot consentement lequel désigne non seulement la manifestation de volonté de chacune des parties mais encore la rencontre de ces volontés, v. ss 145.

LA fORMATION DU CONTRAT

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européen du contrat. Elle a, en général, été approuvée. On a souligné la pertinence qu’il y aurait à distinguer « le processus d’échange des consentements (la procédure de formation du contrat) et la conformité du fruit de cet échange à la légalité (la validité du contrat) » 1. Fort bien ! Mais à retenir une telle approche, on ne peut que constater que les textes issus de la réforme présentent une double imperfection. De présentation, tout d’abord : comme le relèvent certains commentateurs de la réforme « le consentement des parties n’est pas une condition de validité du contrat mais une condition de sa conclusion ». Or l’article 1128 classe le « consentement des parties » parmi les conditions « nécessaires à la validité du contrat ». L’annonce serait donc « imparfaite » 2. De fond, ensuite : à faire preuve de cohérence et à aller jusqu’au bout de cette logique, cela requèrerait que la conclusion du contrat fasse l’objet d’une sanction spécifique : au cas où les volontés ne se sont pas rencontrées le contrat devrait être inexistant, faute de consentement. Or la jurisprudence, dans son dernier état, voyait dans l’absence de rencontre des volontés non un cas d’inexistence mais une erreur-obstacle sanctionnée par une nullité relative 3. Une telle position était en général approuvée au motif que le défaut de rencontre des volontés est parfois délicat à identifier et à caractériser, en sorte que la sanction de l’inexistence qui se caractérise par le fait qu’elle se constate et s’impose sans l’intervention d’un juge est beaucoup moins adaptée à cette hypothèse que ne l’est le prononcé de la nullité qui sanctionne classiquement l’erreur-obstacle. Et il n’apparaît pas que les textes nouveaux aient entendu apporter un quelconque infléchissement à cette solution. En réalité, bien loin de procéder à une annonce « imparfaite » 4, il nous semble que l’article 1128 du Code civil donne une représentation très exacte du droit positif en posant que « le consentement des parties » est une condition de validité du contrat. Or le « consentement des parties » implique selon son sens étymologique (cum sentire) non seulement la manifestation de volonté de chacune des parties mais la rencontre de ces volontés (v. ss 145). Et l’article 1178 du Code civil dispose qu’« un contrat qui ne remplit pas les conditions requises pour sa validité est nul », confortant ainsi la position traditionnelle de la jurisprudence. On perçoit de la sorte le vice de conception qui affecte les textes nouveaux : ou bien la rencontre des volontés est une condition d’existence même du contrat et elle appelle une sanction originale de telle sorte qu’elle n’a pas sa place dans les conditions de validité du contrat, ou bien elle est une simple condition de validité sanctionnée par la nullité et elle doit être 1. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 73. 2. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 285, p. 234. 3. Civ. 3e, 26 juin 2013, RDC 2013. 1299, obs. T. Genicon, D. 2014. 630, obs. Amrani-Mekki et Mekki, Dr. et patr. 2014, no 234, obs. L. Aynès et P. Stoffel-Munck, Gaz. Pal. 2013, no 282-283, p. 15, obs. D. Houtcieff. 4. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 285, p. 234.

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traitée à ce titre. L’envisager comme le fait la réforme sous une rubrique particulière tout en la mentionnant dans les conditions de validité du contrat n’est pas de bonne méthode. À cet égard, la présentation adoptée par le projet Terré apparaissait plus satisfaisante. Prenant pour une fois ses distances avec les projets européens, celui-ci dispose dans son article 13, lequel ouvre un chapitre intitulé « De la formation du contrat » : « trois conditions sont essentielles pour la formation d’un contrat : le consentement des parties contractantes, leur capacité de contracter, un contenu certain et licite ». La dernière condition introduit au deuxième grand changement réalisé par la réforme. 131 Second changement : le contenu certain et licite du contrat ¸ En second lieu, les nouveaux textes remplacent l'exigence d'un « objet certain » et d'une « cause licite » par celle d'un « contenu certain et licite ». Minime au premier abord, ce changement est en réalité considérable. C'est, en effet, une mutation importante que de remplacer deux concepts juridiques par une notion floue qui n'avait jusqu'à présent été utilisée que comme une « commodité de présentation globale » de l'objet et de la cause 1. Le contenu du contrat, « simple formule didactique », se trouve promu au rang d’« instrument technique opératoire » censé remplacer deux des concepts les plus sophistiqués du droit français 2. C’est dire qu’un tel changement ne va pas sans susciter beaucoup d’interrogations qu’on envisagera lorsqu’on étudiera le contenu du contrat (v. ss 342 s.). Pour l’heure, il convient seulement de souligner que l’équilibre entre les deux grandes composantes du contrat que sont l’accord des volontés et le contenu du contrat, n’est pas immuable. Alors que, dans une conception dominée par la théorie de l’autonomie de la volonté, l’essentiel est d’assurer la liberté et la sincérité du consentement, dans une conception plus sociale, l’objet et la cause jadis, le contenu du contrat aujourd’hui, voient leur importance s’accroître car ils sont les instruments qui permettent aux agents de l’ordre juridique de vérifier la conformité du contrat aux intérêts dont la société a la charge. 132 Sanctions des conditions ¸ Encore faut-il, pour avoir une vue complète de la formation des contrats, connaître les procédés utilisés par le droit civil pour s'assurer que les conditions qui viennent d'être posées sont respectées. À cet égard, l'article 1178 déjà cité nous donne de précieuses indications puisqu'il prévoit que « le contrat qui ne remplit pas les conditions requises pour sa validité est nul », la nullité devant être prononcée par le juge à moins que les parties ne la constatent d'un commun accord, et ajoute dans son dernier alinéa que « indépendamment de l'annulation du contrat, la partie lésée peut demander réparation du dommage subi dans les conditions du droit commun de la responsabilité extracontractuelle ». 1. J. Ghestin et F. Labarthe, « Observations générales », LPA 4 sept. 2015, no 177, p. 17. 2. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 169.

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C'est dire que le droit français préfère au contrôle a priori un arsenal de mesures qui jouent a posteriori : nullité, qui prive d’efficacité le contrat qui ne réunit pas les conditions de formation posées par le Code ; réparation, par le jeu des règles de la responsabilité civile délictuelle ; répression, lorsque la méconnaissance de telle ou telle condition est érigée en infraction pénale. Par la perspective de ces sanctions, le droit entend dissuader les particuliers de conclure des contrats irréguliers. À ces sanctions classiques, il faut aujourd’hui ajouter la caducité, qui a fait son entrée dans le Code civil à l’occasion de la réforme de 2016, et qui sanctionne, quant à elle, non pas l’absence, mais la disparition d’un élément essentiel du contrat (art. 1186 s. ; v. ss 589 s.). Dans la quasi-totalité des ouvrages, l’étude des conditions de formation du contrat précède celle des sanctions. Et de fait, il est logique d’étudier la règle avant la sanction qui s’attache à la transgression de celle-ci. Néanmoins, l’approche classique, en repoussant en fin de développement l’exposé de la totalité de la théorie des nullités, présente l’inconvénient de scinder très nettement des questions qui sont étroitement imbriquées. Selon la théorie moderne des nullités qui a été consacrée par la réforme, la nature des nullités est en effet dans la dépendance directe du but poursuivi par la règle transgressée. Aussi bien, pour tenir compte de cette donnée, a-t-on ici préféré procéder en deux temps. Les principes qui gouvernent le droit des nullités sont placés en facteur commun, l’étude du détail de leur régime juridique et de leurs conséquences étant reportée, avec celle des autres sanctions, à la fin de cette première partie. En exposant d’entrée de jeu ce qu’on pourrait appeler la « grammaire » de la matière, on entend mettre le lecteur en position de déterminer, à l’occasion de l’étude de chaque condition de formation du contrat, la nature de la nullité qui s’attache à la violation de celle-ci et par là même de mieux se représenter la finalité des règles étudiées. L’étude des conditions de formation du contrat – accord des volontés (Chapitre 2), contenu du contrat (Chapitre 3) – sera donc enchâssée entre deux développements consacrés à la théorie des nullités, le premier, relatif à la notion de nullité et à son évolution, intitulé Prolégomènes (Chapitre 1), le second ayant trait au régime des nullités (Chapitre 4).

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CHAPITRE 1

PROLÉGOMÈNES À LA THÉORIE DES NULLITÉS 133 Présentation ¸ Traditionnellement, le droit des nullités est, en France, sous-tendu par l'opposition entre nullités absolues et nullités relatives. À peine esquissée dans le Code civil de 1804, cette distinction a été progressivement dégagée par la doctrine et la jurisprudence. La réforme de 2016 l'a consacrée aux articles 1178 et suivants du Code civil. Après avoir procédé à une très rapide présentation du régime de ces nullités, on précisera la notion même de nullité en la différenciant des notions voisines et en retraçant l’évolution historique qui a conduit à la distinction des nullités relatives et absolues. On exposera enfin les directives qui permettent de déterminer si la violation d’une condition de formation du contrat est sanctionnée par une nullité absolue ou une nullité relative. 134 Régime des nullités relatives et des nullités absolues ¸ L'emploi des qualificatifs « absolu » et « relatif » accolé au mot nullité peut prêter à une confusion qu'il importe de dissiper d'emblée. Cette terminologie ne veut nullement marquer que les nullités absolues auraient des effets plus rigoureux que les nullités relatives. Qu'elles soient absolues ou relatives, les nullités entraînent, en principe, le même effet : l’anéantissement rétroactif du contrat. La règle est aujourd’hui posée par l’alinéa 2 de l’article 1178. La différence est ailleurs. Elle a trait aux conditions d’exercice de l’action. Si l’on s’en tient à une présentation classique, longtemps considérée comme un dogme et encore utilisée en raison de sa valeur didactique, trois différences sont signalées : 1) quant au titulaire de l’action : les nullités absolues peuvent en principe être invoquées par tout intéressé ; les nullités relatives ne peuvent être invoquées que par la partie que la loi entend protéger. La solution est aujourd’hui posée à l’alinéa 1er des articles 1180 et 1181 du Code civil ; 2) quant à la possibilité de confirmer l’acte annulable : l’acte nul de nullité absolue n’est pas susceptible de confirmation ; l’acte nul de nullité relative peut être confirmé par la ou les personnes qui auraient pu invoquer la nullité. La solution est énoncée à l’alinéa 2 des articles 1180 et 1181 ; 3) quant au délai de prescription : la nullité absolue se prescrivait traditionnellement par un délai beaucoup plus long (trente ans) que la nullité relative (dix ans, puis à compter de 1968 cinq ans). Cette différence a disparu avec la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription qui a aligné les deux prescriptions en retenant un délai de cinq ans.

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135 Distinction de la nullité et des notions voisines ¸ La nullité se caractérise par deux traits fondamentaux : quant à sa cause, elle sanctionne l’inobservation d’une condition de formation du contrat ; quant à ses effets, elle anéantit rétroactivement le contrat et le prive ainsi de toute efficacité. Ces deux traits sont désormais fixés par l’article 1178 du Code civil. D’autres situations pouvant également conduire à l’inefficacité du contrat, il importe de distinguer clairement la nullité des notions voisines que sont la résolution, l’inopposabilité et la caducité du contrat ainsi que l’éradication et la réduction. 1) La résolution. Elle est désormais réglementée aux articles 1224 et suivants du Code civil. Résolution et nullité diffèrent par leur fondement et accessoirement leur effet. Alors que la nullité sanctionne une irrégularité commise au moment de la formation du contrat, la résolution frappe un contrat, régulièrement conclu, en raison de la survenance postérieurement à sa formation de certains faits : inexécution de ses obligations par une partie (v. ss 815), réalisation d’un événement que les parties avaient érigé en condition résolutoire du contrat (v. ss 1351 s.). Alors que la nullité entraine l’anéantissement rétroactif du contrat, la résolution met fin au contrat (v. ss 819). 2) L’inopposabilité. Comme la nullité, elle prend sa source dans une imperfection contemporaine de la formation du contrat. Mais elle sanctionne, en règle générale, le non-respect d’une règle qui a pour seul objet la protection des tiers. Tel est, par exemple, le cas des règles prescrivant l’accomplissement de certaines formalités de publicité (v. ss 216). Aussi bien, limitant la portée de la sanction à ce qu’exige la sauvegarde du but poursuivi par la règle transgressée, le droit prive alors le contrat non de la totalité de ses effets, comme c’est le principe en matière de nullité, mais uniquement de ses effets à l’égard des tiers. Tout se passe à leur égard comme si le contrat n’avait pas été conclu. En bref, le contrat est valable entre les parties et inopposable aux tiers 1. La solution est désormais énoncée par l’article 1173 qui donne ainsi droit de cité à l’inopposabilité au sein du Code civil. 3) La caducité. Absente du Code civil de 1804, mise en évidence par la doctrine et la jurisprudence, la caducité est désormais consacrée par les articles 1186 et 1187 (v. ss 589 s.). À la différence de la nullité, la caducité frappe un acte régulièrement formé mais qui perd, postérieurement à sa conclusion, un élément essentiel à sa validité, ayant trait au contenu du contrat, ou un élément nécessaire à sa perfection, du fait de la survenance d’un événement indépendant de la volonté des parties ou dans la dépendance partielle de leur volonté. En principe privé de ses effets uniquement

1. D.  Bastian, Essai d’une théorie générale de l’opposabilité, thèse Paris, 1929 ; F.  Bertrand, L’opposabilité du contrat aux tiers, thèse Paris II, 1979 ; J. Duclos, L’opposabilité (Essai d’une théorie générale), thèse Rennes, éd. 1984 ; v. Civ. 1re, 23 nov. 1976, Bull. civ. I, no 361, p. 284.

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pour l’avenir, l’acte caduc pourra parfois aussi l’être pour le passé 1. Il arrive que la caducité du contrat n’affecte pas certaines des clauses qui y sont stipulées 2.

Dans l’hypothèse d’un contrat conclu intuitu personae, par exemple un contrat conclu avec un chirurgien esthétique, le décès du chirurgien rend le contrat caduc. De même un legs est caduc lorsque celui en faveur de qui il a été fait prédécède au testateur (C. civ., art. 1039). De même encore, une donation faite en faveur du mariage est caduque si le mariage ne s’ensuit pas (C. civ., art. 1088). De même enfin, une hypothèque inscrite sur une chose indivise du chef d’un coïndivisaire devient caduque lorsque le bien grevé est mis, lors du partage, dans le lot d’un autre coïndivisaire 3. Quant à l’assignation, elle est caduque faute de saisine de la juridiction dans les quatre mois (C. pr. civ., art. 757) et sa caducité emporte extinction de l’instance (C. pr. civ., art. 385) 4.

4) L’éradication. Elle a pour fonction d’assurer le maintien du contrat, purgé de ses clauses irrégulières. Elle peut prendre la forme d’une disposition par laquelle le législateur cible un type de clause et prévoit qu’elle sera réputée non écrite au cas où elle se rencontrerait dans un contrat. Par exemple, l’ancien article 1152, al. 2 du Code civil, devenu l’article 1231-5, pose que la stipulation privant le juge de son pouvoir modérateur en matière de clause pénale « sera réputée non écrite » ou encore l’article 1386-15 du Code civil énonce que les clauses qui visent à écarter ou à limiter la responsabilité du fait des produits défectueux sont interdites et réputées non écrites. À compter des années 90, le juge s’est également arrogé le droit de déclarer une clause non écrite, en dehors de toute habilitation législative, sur le fondement de l’absence de cause 5 (v. ss 463). En consacrant cette jurisprudence, les auteurs de la réforme de 2016 ont mis en place un mécanisme qui permet de réputer non écrit non plus un type précis mais des catégories plus larges de clauses. Les articles 1170 et 1171 prévoient, en effet, qu’est réputée non écrite, le premier, « toute clause qui prive de sa substance l’obligation essentielle du débiteur » (v. ss 465), le second, « dans les contrats d’adhésion, toute clause non négociable, déterminée à l’avance par l’une des parties, qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties » (v. ss 466 s.). Il a été suggéré en doctrine que la sanction des clauses réputées non écrites devrait être distinguée, sous l’appellation d’éradication, de la nullité 1. Y. Buffelan-Lanore, Essai sur la notion de caducité des actes juridiques en droit civil, thèse Toulouse, éd. 1963 avec préface de P. Hébraud ; F. Garron, La caducité du contrat, thèse Aix, 1999 ; C. Pelletier, La caducité des actes juridiques en droit privé, thèse Paris XII, 2000 ; R. Chaaban, La caducité des actes juridiques, thèse Paris II, éd. 2003 ; V. Wester-Ouisse, « La caducité en matière contractuelle : une notion à réinventer », JCP 2001 .I. 290 ; M.-C. Aubry, « Retour sur la caducité en matière contractuelle », RTD civ. 2012. 625. 2. Com. 22  mars 2011, D.  2011.  1012 (clause pénale) ; voir déjà Civ.  3e, 9  juin 2010, Bull. civ. III, no 114. 3. Civ. 1re, 27 oct. 1976, D. 1977. IR 50, JCP 1976. IV. 376. 4. N. Fricero-Goujon, La caducité en droit judiciaire privé, thèse Nice, 1979. 5. V. par exemple Civ. 1re, 19 déc. 1990, JCP 1991. II. 21656, note J. Bigot qui, en matière d’assurance de responsabilité civile, répute non écrite la clause subordonnant la garantie à la formulation de la réclamation de la victime avant la cessation du contrat.

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fut-elle partielle en ce qu’elle ne frappe qu’une clause du contrat 1. Alors que la nullité ne peut être partielle, c’est-à-dire limitée à une clause du contrat, que si celle-ci constitue un élément secondaire de l’opération des parties, car lorsque la clause annulée était déterminante dans l’intention des parties c’est la convention en son entier qui tombe (v. ss 571 s.), l’éradication ne remettrait pas en cause le contrat dans son entier, quand bien même elle touche au cœur de celui-ci. « Le juge n’a pas à s’interroger sur la portée de cette éradication à l’égard du contrat qui est en principe parfait sans la clause » 2. En la réputant non écrite, le législateur a en effet entendu garantir un certain équilibre contractuel. Mieux, l’institution pourrait remplir une fonction de « police de la cohérence des contrats » 3. Alors que la nullité requiert nécessairement une intervention du juge, l’éradication produirait ses effets automatiquement, les parties tirant ellesmêmes les conséquences du caractère non écrit de la clause. Certes, en cas de différend entre les parties, le juge pourrait être saisi, mais il ne ferait que constater un état de droit existant indépendamment de sa décision 4. Mais autant, sur ce second point, l’analyse développée paraît pouvoir convenir pour les dispositions visant à l’éradication d’une clause ciblée, autant elle paraît peu appropriée à celles qui revêtent un caractère général. 5) La réduction. Il arrive que le législateur fixe un plafond ou un quantum qui bride la liberté des parties. Lorsque ce plafond ou ce quantum sont dépassés, il y a excès. Plutôt que d’annuler le contrat, on procédera à la réduction de ce qui excède la limite fixée. Par exemple, l’article 1er de la loi du 14 octobre 1943 limite à dix ans la durée maximale des clauses d’exclusivité. Lorsqu’une stipulation contrevient à une telle disposition, la clause est en principe nulle et le contrat avec elle si elle a été déterminante dans l’intention des parties. Mais, de plus en plus souvent, la jurisprudence préfère consolider le contrat en ramenant la clause litigieuse au plafond maximum prévu par la loi 5. Elle procède alors à la réduction de la stipulation contractuelle 6 (v. ss 574). Parfois le législateur prévoit expressément cette sanction. Ainsi en va-t-il en présence d’un taux d’intérêt usuraire (C. consom., art. L. 313-4) ou d’une clause de réméré (faculté de rachat) qui dépasse cinq ans (C. civ., art. 1660, al. 2). Il ne faut pas confondre cette sanction de la réduction avec celle de la « réduction du

1. J. Kullman, « Remarques sur les clauses réputées non écrites », D. 1993. 59 ; V. Cottereau, « La clause réputée non écrite », JCP 1993. I. 3691 ; R. Baillod, « À propos des clauses réputées non écrites », Mélanges Louis Boyer, 1996, p. 15 ; S. Gaudemet, La clause réputée non écrite, thèse Paris II, éd. 2006. 2. J. Kullman, art. préc. D. 1993. 62. 3. S. Gaudemet, thèse préc., nos 442 s., p. 223 s. 4. S.  Gaudemet, thèse préc., nos  147  s., p. 84  s. D’où le caractère imprescriptible de la demande tendant au constat du caractère non écrit d’une clause (S.  Gaudemet, thèse préc., nos 231 s., p. 122 s.). 5. Com. 10 févr. 1998, Bull. civ. IV, no 71, D. 1998. Somm. 334, obs. D. Ferrier. 6. D. Bakouche, L’excès en droit civil, thèse Paris II, éd. 2005, no 226.

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prix » qui a été consacrée par l’article 1223 du code et qui joue en cas d’exécution imparfaite du contrat (v. ss 784 s.). 136 Historique ¸ Le Droit romain n’a jamais comporté une théorie très précise des

nullités et cette lacune s’est fait sentir jusqu’à nos jours. Le Droit romain primitif, formaliste, ne connaissait qu’une catégorie de nullité, celle encourue pour défaut de l’un des rites du contrat. Mais une fois les rites accomplis, il ne pouvait être question de revenir sur les effets produits. L’annulabilité qui préfigure notre nullité relative n’est apparue que par l’effet des réformes prétoriennes, dans certains cas où un acte valable suivant le droit civil causait un préjudice injuste à son auteur. Ainsi en allait-il de la personne qui avait contracté sous l’influence d’une violence ou d’un dol. En pareil cas, le préteur n’annulait pas le contrat, car il n’avait pas le droit de le faire, le droit civil s’y opposant, mais il accordait à la personne lésée la restitutio in integrum ; il l’accordait non pas en vertu de son pouvoir de juridiction, mais en vertu de son pouvoir de commandement. La restitutio in integrum entraînait l’anéantissement de l’acte incriminé, le rétablissement du statu quo ante. L’Ancien droit s’est montré assez incertain en la matière ; les auteurs ont consacré peu de développements aux nullités. Toutefois, au xviiie siècle, les praticiens admettaient deux sortes de divisions, qui se chevauchaient. Une première distinction – action en nullité et action en rescision – concernait l’origine de la règle fondant la nullité. L’action en nullité sanctionnait les règles établies par les ordonnances ou par les coutumes, c’est-à-dire par le droit national : ces causes de nullité donnaient lieu à des nullités de droit, car elles produisaient d’elles-mêmes effet. L’action en rescision s’attaquait à des contrats parfaitement valables au regard du droit français, mais contre lesquels le droit romain admettait la restitutio in integrum, par exemple pour cause de dol, de violence, d’erreur, de lésion. Le droit romain n’ayant pas force de loi dans les pays de coutumes, un plaideur ne pouvait demander d’emblée au juge la rescision d’un contrat ; il devait obtenir des « lettres de rescision » qui lui étaient délivrées, au nom du Roi, par les chancelleries des Parlements, moyennant payement de droits. L’action en nullité se prescrivait généralement par trente ans, tandis que l’action en rescision était soumise à la prescription de dix ans. Une seconde distinction était relative aux personnes qui pouvaient invoquer la nullité. Certaines nullités pouvaient être invoquées par tout intéressé ; on les appelait « nullités absolues » ou « nullités populaires ». D’autres, les « nullités relatives », ne pouvaient être invoquées que par certaines personnes. En général, les nullités populaires étaient des nullités de droit, et les nullités relatives des actions en rescision, mais il n’en était pas toujours ainsi.

137 Code civil ¸ Le Code civil de 1804, dont la terminologie restait imprégnée des souvenirs de l'Ancien droit, ne renfermait aucune théorie générale des nullités. Deux solutions n'étaient cependant pas douteuses. 1) Les lettres de rescision étaient abolies, l’expression « rescision » demeurant cependant employée pour désigner certaines actions en nullité qui ont leur origine en droit romain et qui tendent à sanctionner la lésion, c’est-à-dire la disproportion entre les prestations des parties. Variété de nullité relative, la rescision pour lésion n’en obéit pas moins, à certains égards, à un régime propre qui s’explique par la volonté de sauvegarder la sécurité juridique : délai plus bref pour agir, possibilité d’échapper

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à la rescision en offrant au demandeur une somme d’argent qui fait disparaître la lésion. On retrouvera ces questions en traitant des sanctions de la lésion (v. ss 440). 2) Sans la formuler expressément, le Code paraissait admettre la distinction entre deux sortes de nullité dénommées par la doctrine : nullités absolues et nullités relatives. Ainsi plusieurs dispositions prévoyaient qu’en cas d’absence d’une des conditions de validité du contrat, la convention ne se forme pas. S’agissant du consentement, l’article 146 disposait et dispose toujours : « Il n’y a pas de mariage lorsqu’il n’y a point de consentement ». À propos de la cause, l’article 1131 énonçait : « l’obligation sans cause ou sur une fausse cause ou sur une cause illicite ne peut avoir aucun effet ». Relativement à l’objet, l’article 1601 prévoyait et prévoit encore que « si au moment de la vente la chose vendue était périe en totalité, la vente serait nulle ». Et en ce qui concerne la forme, l’article 931 relatif aux donations porte que « tous actes portant donation entre vifs seront passés devant notaire… il en restera minute, sous peine de nullité ». D’autres textes, qui prévoient que telle ou telle condition est incomplètement remplie, s’exprimaient d’une manière différente. L’article 1117 était particulièrement net : « La convention contractée par erreur, violence ou dol n’est point nulle de plein droit » ; elle est annulable. Citons encore l’article 1125 qui précisait que « les personnes capables de s’engager ne peuvent opposer l’incapacité de ceux avec qui elles ont contracté », ce qui est un des traits de la nullité relative. C’est dire que les dispositions du code étaient, en matière de nullité, doublement imprécises. En premier lieu, tout en énonçant les conditions de formation du contrat, la loi n’indiquait pas toujours si celles-ci étaient ou non posées à peine de nullité. D’où une interrogation, les nullités étaient-elles virtuelles ou textuelles ? En second lieu, dans les cas où la loi prévoyait expressément la nullité, elle se contentait d’esquisser la distinction des nullités absolues et des nullités relatives. Quelle directive convenait-il d’employer pour en préciser les contours ? Doctrine et jurisprudence avaient sur ces deux points élaboré, au fil des ans, des réponses, claires pour la première interrogation, non dépourvues d’ambiguité pour la seconde. La réforme de 2016 a pris, en la matière, très nettement position, sans que pour autant disparaissent toutes les difficultés. Afin d’avoir une bonne compréhension de ces questions, il n’est pas inutile de rappeler, spécialement sur le second point, les débats qui ont précédé l’adoption des solutions actuelles. 138 Les nullités textuelles et les nullités virtuelles ¸ Lorsque le législateur prévoit expressément que la violation de la règle qu'il édicte est sanctionnée par la nullité, la nullité est dite textuelle. Lorsqu’une condition est énoncée par la loi sans que celle-ci prévoit les conséquences de sa méconnaissance, on considère que le silence de la loi ne fait pas, à lui seul, obstacle au prononcé de la nullité. Encore faut-il que les intérêts que tend à

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sauvegarder cette règle soient suffisamment importants pour justifier une telle sanction 1. La jurisprudence résout alors la question règle par règle. Au cas où la nullité est retenue, elle est dite virtuelle 2. Antérieurement à 2016, il n’existait pas de texte général prévoyant que les conditions de validité du contrat étaient sanctionnées par la nullité. On raisonnait donc texte par texte. On a vu que, s’agissant des conditions posées par l’ancien article 1108 – consentement, capacité, objet, cause –, des dispositions propres à chacune de ces conditions prévoyaient, soit dans le droit commun des contrats, soit dans le droit particulier à certains contrats, la sanction de la nullité, au cas où elles viendraient à faire défaut (v. ss 137). La réforme de 2016 a simplifié les choses puisqu’elle a introduit dans le Code civil un article 1178 qui dispose qu’« un contrat qui ne remplit pas les conditions requises pour sa validité est nul ». Ce texte doit être lu en contemplation de l’article 1128 qui énumère les trois conditions de validité de principe du contrat (consentement, capacité, contenu licite et certain). Ce texte ne trace pas pour autant le « périmètre exclusif » dans lequel la sanction de la nullité est susceptible de jouer 3. Certains textes adjoignent aux conditions de droit commun, des conditions particulières à la conclusion de tel ou tel contrat et prévoient expressément en cas de méconnaissance de celles-ci la sanction de la nullité. Par exemple, l’article L. 261-11, alinéa 6, du Code de la construction et de l’habitation subordonne la validité de la vente d’immeuble à construire à la rédaction d’un acte authentique renfermant certaines mentions. Par exemple encore, l’article 215 alinéa 3 du Code civil exige le consentement du conjoint pour aliéner le logement de la famille. La nullité est alors textuelle. Parfois aussi, une condition supplémentaire est prévue sans que la sanction soit précisée. Il revient alors au juge de la définir, ce qui ne va pas parfois sans hésitation. C’est ainsi que la règle posée par l’article 1907 du Code civil, inchangée depuis 1804, qui prévoit que, en matière de prêt d’argent, « le taux de l’intérêt conventionnel doit être fixé par écrit » a été tour à tour analysée comme une règle de preuve puis comme une règle de forme posée ad solemnitatem et sanctionnée par la nullité 4. Celle-ci est alors virtuelle. Afin de préserver la stabilité d’institutions qui intéressent les tiers et, à travers eux la société, le jeu des nullités virtuelles est néanmoins écarté en certains domaines. Prévaut alors la règle « pas de nullité sans texte ». Ainsi en va-t-il notamment en matière de mariage 5 et de sociétés 6. Il est dans ce cas parfois fait appel à la notion d’inexistence afin d’éviter que ne subsistent des actes manifestement et profondément viciés 7. 1. Planiol et Ripert, t. VI par Esmein, no 295 ; Ghestin, Le contrat, 2e éd., no 728. 2. Pour une illustration, voir Civ. 3e, 10 juin 2009, JCP 2009. 273, no 10, obs. Y.-M. Serinet. 3. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 319. 4. Civ. 1re, 9 février 1988, JCP 1988. II. 21026, note Gavalda et Stoufflet, GAJC t. 2, no 286. 5. F. Terré, C. Goldie-Genicon et D. Fenouillet, La famille, no 133. 6. C. com., art. L. 235-1 ; C. civ., art. 1844-10. 7. V. ss 140. La même tendance se rencontre dans la jurisprudence administrative, v. P. Weil, « Une résurrection : la théorie de l’inexistence en droit administratif », D. 1950. Chron. 49.

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139 Les nullités absolues et les nullités relatives ¸ Avant la réforme de 2016, la discrétion du code abandonnait la matière à la sagacité des magistrats et aux réflexions des auteurs. Ceux-ci ne se s'étaient pas dérobés. Encore que cette présentation soit au moins en partie le fruit d'une reconstruction a posteriori 1, on oppose traditionnellement sur ce point la théorie dite « classique » des nullités, œuvre des auteurs du xixe siècle 2, à la théorie dite « moderne » qui prend sa source dans des travaux publiés à la charnière des xixe et xxe siècles 3. À ces constructions quelque peu dogmatiques, la jurisprudence a toujours préféré une attitude teintée de pragmatisme : fortement influencée au xixe siècle par la conception classique des nullités, elle a progressivement intégré les enseignements de la théorie moderne des nullités, sans délaisser totalement ceux de la théorie classique et n’a pas hésité à emprunter ses solutions, selon les situations dont elle avait à connaître, à l’une ou l’autre conception. Les auteurs de la réforme de 2016 ont pris très nettement parti en faveur de la théorie dite moderne, sans que pour autant les incertitudes inhérentes à sa mise en œuvre soient totalement dissipées. En dépit de ce choix, il n’est pas inutile de retracer l’état du droit antérieur, et notamment les discussions doctrinales qui l’ont sous-tendu. Sans leur connaissance, il est en effet difficile de suivre et de comprendre les détours de la jurisprudence. La connaissance de ces discussions est également de nature à apporter un éclairage utile à la bonne compréhension des textes nouveaux. 140 Le critère de la distinction : le débat doctrinal. 1°) Critère classique ¸ Les auteurs du xixe siècle comparent le contrat à un être vivant composé d’organes. Ces organes peuvent soit faire défaut, soit être entachés d’un vice. En l’absence d’une condition d’existence – le consentement, l’objet, la cause – l’acte privé d’un organe essentiel à la vie est « mort-né ». La nullité est absolue. Lorsque les conditions essentielles à l’existence du contrat sont réunies mais présentent un défaut – le consentement est vicié par une erreur, un dol ou une violence, il émane d’un incapable – le contrat est seulement « malade » et, par conséquent, guérissable. La nullité est relative 4. Selon la doctrine classique, on est là en présence d’une « distinction fondamentale puisée dans la nature des choses » 5. Aussi bien, la gravité de l’imperfection dont l’acte est entaché détermine-t-elle à la fois son état – la nullité est une « manière d’être » pathologique de l’organisme 6 – et le 1. Pour une relecture de l’apport de la thèse de Japiot, voir A. Posez, « La théorie des nullités, le centenaire d’une mystification », RTD civ. 2011. 647. 2. Ch. Mortet, Étude sur la nullité des contrats, thèse Bordeaux, 1878. 3. F. Drogoul, Essai d’une théorie générale des nullités, thèse Aix, 1901 ; R. Japiot, Des nullités en matière d’actes juridiques, Essai d’une théorie nouvelle, thèse Dijon, 1909 ; E.  Gaudemet, Théorie générale des obligations, Sirey, 1937, p. 140 s. 4. V. par ex. Demolombe, t. III, p. 363 ; Beudant, note sous Req. 5 mai 1879, DP 1880. 1. 145. 5. Demolombe, t. IV, no 21. 6. Japiot, op. cit., p. 272 s.

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régime juridique de cette nullité. Si l’imperfection est profonde, la nullité est absolue : le juge se contente de constater l’inefficacité de l’acte ; celle-ci pourra être invoquée par tout intéressé ; l’acte ne sera pas susceptible de confirmation et l’action sera soumise à une prescription, à l’époque trentenaire. Si l’imperfection est superficielle, la nullité est relative : elle devra être prononcée par le juge ; elle ne pourra être invoquée que par une seule personne ; l’acte sera susceptible de confirmation et l’action sera soumise à une prescription, à l’époque décennale. D’une mise en œuvre délicate, la distinction classique des nullités absolues et des nullités relatives était encore obscurcie par la proposition faite par certains auteurs d’admettre, en marge de celle-ci, une troisième forme d’inefficacité de l’acte juridique, l’inexistence. Un contrat serait non seulement nul mais inexistant quand il serait dépourvu d’un élément sans lequel on ne peut concevoir qu’il y ait un acte juridique. Selon cette doctrine, le régime de l’inexistence se différencierait de celui des nullités par plusieurs traits : l’inexistence n’aurait pas besoin d’être prononcée en justice ; elle serait imprescriptible 1. La notion d’inexistence a fait son apparition chez certains auteurs du xixe siècle à propos des nullités du mariage : confrontés à la règle « en matière de mariage, il n’y a pas de nullité sans texte », règle traditionnellement considérée comme un axiome 2, ces auteurs ont admis, à côté des nullités absolues et des nullités relatives du mariage, la catégorie des mariages inexistants pour les cas où le Code civil n’a pas prévu de nullité et où il manque cependant de toute évidence un élément nécessaire à sa validité (par exemple, à l’époque, différence de sexe). Puis on a étendu la catégorie de l’inexistence à tous les actes juridiques et établi une distinction entre les actes nuls et les actes inexistants.

141 2°) Critère moderne ¸ À partir du début du xxe siècle, la doctrine a opéré, en la matière, une véritable révolution copernicienne 3. Et de fait,

1. Aubry et Rau, t. 1, § 37 ; Cohendy, « Des intérêts de la distinction entre l’inexistence et les nullités d’ordre public », RTD civ. 1911. 33 ; J. Loyer, Des actes inexistants, thèse Rennes, 1908 ; A. Posez, L’inexistence du contrat, Un autre regard sur sa formation, thèse Paris II, 2010 ; du même auteur, « La théorie des nullités, le centenaire d’une mystification », RTD civ. 2011. 647. En ce sens, Civ. 1re, 10 juin 1986, Bull. civ. I, no 159 ; contra Civ. 3e, 21 mai 2014, RDC 2014. 605, obs. T.  Genicon, favorable à l’application de la prescription de droit commun, autrefois 30  ans, aujourd’hui 5 ans. 2. V. par exemple Req. 12 nov. 1844, DP 45. 1.98, S. 45. 1. 246. 3. La littérature est très abondante. V. plus particulièrement F. Drogoul, thèse préc. ; R. Japiot, thèse préc. ; E. Gaudemet, Théorie générale des obligations, Sirey, 1937, p. 141 s. ; Inexistence, nullité et annulabilité en droit civil, Trav. Assoc. H. Capitant, t. XIV, 1961-1962, spéc. les rapports de J. Chevallier, p. 513 s. et G. Durry p. 611 s. ; G. de la Pradelle, Les conflits de lois en matière de nullités, thèse Paris, éd. 1967, préf. H. Batiffol ; Ph. Simler, La nullité partielle des actes juridiques, thèse Strasbourg, éd. 1969, préf. A. Weill ; G. Couturier, La confirmation des actes nuls, thèse Paris, éd. 1972, préf. J. Flour ; Dupeyron, La régularisation des actes nuls, thèse Toulouse, éd. 1972, préf. P. Hébraud ; C. Guelfucci-Thibierge, Nullité, restitutions et responsabilité, thèse Paris I, éd. 1992, préf. J.  Ghestin ; O.  Gout, Le juge et l’annulation du contrat, thèse Saint-Étienne, éd.  1999 ; M. Cumyn, Origine et fondements des nullités contractuelles, thèse Paris I, 2001 ; A. Posez, « La théorie des nullités, le centenaire d’une mystification », RTD civ. 2011. 647.

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comparaison n’est pas raison. Prenant conscience de l’artifice qu’il y a à assimiler le contrat à un organisme vivant et ses conditions à des organes, la doctrine a souligné le caractère incertain des résultats auxquels conduit cette analyse : quant à la notion d’inexistence elle-même, sur le contenu de laquelle les auteurs n’ont jamais réussi à s’accorder 1 ; quant aux cas de nullité, pour lesquels elle ne fournit qu’une grille de répartition très imprécise. Ainsi, selon les classiques, le défaut de capacité est sanctionné par la nullité relative, alors que l’article 1108 du Code civil place celle-ci sur le même pied que le consentement, l’objet et la cause. Aussi bien, délaissant l’analyse anthropomorphique du contrat, la doctrine a considéré la nullité non plus comme une manière d’être de l’acte, mais comme un droit de critique dirigé contre les effets de celui-ci et sanctionnant la violation d’une règle légale. Plus précisément, la nullité a pour objet de rétablir la légalité dans la mesure exigée par le but de la règle transgressée. Il résulte de cette approche que la nature, le régime et éventuellement l’étendue de la nullité sont directement fonction de la finalité poursuivie par la règle méconnue. Si celle-ci est protectrice des intérêts privés, la nullité est relative. Si celle-ci a pour but d’assurer la protection de l’intérêt général, la nullité est absolue. Relative, la nullité sera conçue pour assurer la protection des seuls intérêts privés. Elle ne pourra être invoquée que par la ou les personnes que la règle transgressée a pour objet de protéger. Afin de ne pas laisser trop longtemps dans l’incertitude quant au sort de l’acte, les personnes autres que la personne protégée, la nullité ne pourra être demandée que pendant un délai de dix ans, puis à compter de 1968 de cinq ans. Enfin, l’intérêt privé se contente d’une possibilité d’annulation à laquelle ses titulaires peuvent renoncer. Absolue, la nullité sera organisée de telle façon que seront multipliées les chances d’anéantissement effectif de l’acte. La nullité pourra être demandée par tous ceux qui sont intéressés à son prononcé. Elle pourra être demandée pendant, autrefois trente ans, aujourd’hui cinq ans. Cette réduction a été opérée par la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription, en sorte qu’il n’existe plus sur ce point de différence entre nullité absolue et nullité relative. La renonciation au droit de critique ne sera, en principe, pas admise. On le voit, conception moderne et conception classique conduisent, quant au régime de la nullité, à des solutions voisines, au moins dans leurs grandes lignes. Mais la justification sur laquelle elles reposent est différente et aboutit à une grille de répartition des cas de nullité dont les résultats sont loin de concorder.

1. De fait, on assiste chez certains auteurs classiques à une « transfusion constante » de la catégorie des nullités absolues vers celle de l’inexistence qui se gonfle démesurément. V. G. Durry, Trav. Assoc. H. Capitant, t. XIV, p. 615, analysant les positions d’Aubry et Rau dans leurs différentes éditions.

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142 Les critiques de la doctrine ¸ En dépit de la séduction qu'elle a exercée, cette théorie moderne des nullités a été à son tour critiquée par la doctrine postérieure qui a souligné qu'il convenait de l'infléchir à un double égard. Tout d’abord, cette analyse est elle-même sans doute excessive en ce que, faisant totalement abstraction de l’état de l’acte, elle détache la nullité de la réalité substantielle. Or, le droit de critique n’est lui-même que la conséquence de l’imperfection du contrat, de sa non-conformité au modèle défini par le code 1. Ceci ne veut évidemment pas dire qu’il faille renouer avec les images périmées qui assimilent le contrat à un organisme. Mais la constatation a son importance, spécialement en ce qui concerne la possibilité de régulariser le contrat nul. Ensuite, l’opposition des règles protectrices de l’intérêt général et des règles protectrices des intérêts privés, sur laquelle repose la distinction des nullités absolues et des nullités relatives, n’est pas toujours aisée à mettre en œuvre. Certes, il est des cas où la solution est évidente. Ainsi, l’exigence d’un consentement lucide a manifestement pour but de protéger les intérêts de la personne qui s’est trompée ; celle d’un contrat dont le but doit être conforme à l’ordre public a pour but de protéger la société. La première sera donc sanctionnée par la nullité relative, la deuxième par la nullité absolue. Mais il est aussi de nombreuses hypothèses où l’hésitation est permise 2, notamment parce que la notion d’intérêt général recouvre une réalité complexe 3 et parce que intérêt général et intérêts privés se superposent et s’enchevêtrent en sorte qu’il n’existe pas de « cloison étanche » entre eux 4. Aussi bien souligne-t-on souvent l’artifice qu’il y a à ramener la matière à une distinction bipartite 5. Plutôt qu’une séparation tranchée entre les règles protectrices de l’intérêt général et les règles protectrices des intérêts privés, il existerait entre les deux une « échelle aux multiples degrés » 6. Par voie de conséquence, la distinction entre nullité absolue et nullité relative qui apparaissait aux classiques comme imposée par la force des choses n’est, aux yeux de nombre d’auteurs contemporains, qu’une simple directive qui pourrait s’accompagner d’un assouplissement du lien unissant détermination des personnes susceptibles d’agir en nullité et confirmation. Les juges n’ont pas hésité, quant à eux, à la veille même de la réforme,

1. V. P. Hébraud, préface à la thèse de M. Dupeyron (préc.) ; rappr. Ghestin, no 748 ; A. Posez, art. préc., RTD civ. 2011. 655. 2. Par ex. : v. ss 210. 3. R. Libchaber, Defrénois 2002. 1253 s. ; 2007. 1729. 4. M. Mekki, L’intérêt général et le contrat, contribution à une étude de la hiérarchie des intérêts en droit privé, thèse Paris I, éd. 2004, nos 1023 s., p. 601 s. 5. Voir cep. A.  Posez, art.  préc., RTD  civ. 2011.  661  s., qui considère que « le remède ne consiste probablement pas à renoncer au principe même de cette division, mais plus simplement à lui substituer un autre critère ». La distinction entre nullité absolue et nullité relative devrait reposer sur « la différence d’objet affecté par le vice ». Si celui-ci atteint, en amont, le consentement donné, la nullité serait relative ; s’il atteint, en aval, le contrat lui-même, formé par ce consentement, la nullité serait absolue. 6. G. de la Pradelle, op. cit., no 101, p. 68.

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à recourir parfois au critère classique évitant ainsi de s’enfermer dans un système trop contraignant 1. Allant plus loin, certains auteurs ont rappelé que la doctrine de Japiot et de Eugène Gaudemet était beaucoup « plus riche et nuancée » que la présentation qui en est généralement faite, et professent qu’il faudrait s’abstraire de toute classification 2. Chaque cause de nullité obéirait à des règles qui lui seraient propres et qui se déduiraient du but poursuivi par la norme transgressée 3, en sorte qu’au « régime en trois volets » rattaché à chaque type de nullité, pourrait, si nécessaire, se substituer dans un souci de pragmatisme un « panachage » 4. Aussi bien déplorant la « rigidité » de la théorie des nullités 5, était-il appelé, à la veille de la réforme, à une « reconstruction » de celle-ci 6. 143 La réforme de 2016 ¸ Il n'est pas certain que les nouveaux textes répondent pleinement à ces attentes. Ceux-ci consacrent, en effet, la théorie moderne des nullités sans y apporter la moindre nuance. Aux termes de l'article 1179, « la nullité est absolue lorsque la règle violée a pour objet la sauvegarde de l'intérêt général. Elle est relative lorsque la règle violée a pour seul objet la sauvegarde d'un intérêt privé ». Et à chacune de ces nullités, les articles 1180 pour la nullité absolue et 1181 pour la nullité relative attachent, quant à la qualité pour agir et à la confirmation, les éléments de régime qui lui sont propres. Ce n'est pas à dire que, malgré cette simplicité, toute incertitude soit éliminée. Ainsi qu'on l'a vu, la distinction intérêt général– intérêts privés est parfois délicate à mettre en œuvre, la même règle pouvant viser des objectifs multiples, mêlant protection des intérêts privés et de l'intérêt général. Aussi bien, pour triompher de cette difficulté, l'article 1179 a-t-il pris la précaution de poser que la nullité est relative lorsque la règle violée a pour « seul » objet la sauvegarde d'un intérêt privé. Il en résulte que la nullité devrait être absolue dès lors que la règle vise à préserver tout à la fois l'intérêt général et un intérêt privé. La solution devrait conduire à une réduction du domaine des nullités relatives, alors même que dans la période antérieure on avait assisté à une

1. Com. 23  octobre 2007, D.  2008.  954, note G.  Chantepie, JCP  2007. I.  104, no 7, obs. R. Wintgen, JCP 2008. II. 10024, note N. Roget, Defrénois 2007. 1729, obs. R. Libchaber, RDC 2008. 234, obs. T. Genicon, CCC 2008, no 65, note L. Leveneur. 2. T. Genicon, RDC 2008. 241, citant Japiot, Des nullités en matière d’actes juridiques, p. 537 s., favorable à l’existence de catégories intermédiaires, notamment celle des « nullités relatives généralisées » (p. 564) ; voir aussi E. Gaudemet, Théorie générale des obligations, p. 167 s. 3. V.  J.  Chevallier, G.  Durry, Trav. Ass. H.  Capitant, t.  XIV ; v.  déjà Drogoul, thèse préc. ; Ph. Reigné, La notion de cause efficiente du contrat en droit privé français, thèse multigr. Paris II, 1993, p. 49, no 37. Allant plus loin, certains soulignent que la nullité dépend d’un jugement porté sur la validité du contrat envisagée d’un point de vue formel, axiologique et empirique, en sorte que la matière devient « plus pragmatique » mais « moins prévisible » (M. Mekki, « Nullité et validité en droit des contrats : un exemple de pensée par les contraires », RDC 2006. 679 s.). 4. T. Genicon, note, RDC 2008. 241 ; O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 328. 5. T. Genicon, note, RDC 2008. 240. 6. R. Libchaber, note, Defrénois 2007. 1733.

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augmentation de leur nombre. Comme le constat en avait été dressé, « la plupart des nullités jadis absolues tendent à être considérées comme relatives, pour peu que l'on y repère la trace d'un intérêt individuel » 1. Sans doute, pour éviter un refoulement trop important des nullités relatives, le législateur a pris le soin de préciser que les vices du consentement et les incapacités sont sanctionnés par une nullité relative (art. 1131 et 1147). La solution est classique. En même temps, pour nombre d’autres conditions – absence de contrepartie, vice de forme… –, rien n’est précisé et il appartiendra à la jurisprudence de définir la nature de la nullité qui les sanctionne. On retrouvera la question en étudiant chacune des conditions du contrat. L’expérience permettra de vérifier si la critique qui a été faite aux textes nouveaux, à savoir qu’ils pourraient être une « illustration de l’effet pervers des codifications qui, parfois, figent inopportunément des solutions jurisprudentielles dont l’atout était la souplesse » 2, est fondée ou non. Dans l’immédiat, passant à l’étude des conditions de formation du contrat, on gardera présente à l’esprit la directive qui permet de définir la nature de la nullité qui sanctionne la méconnaissance de chacune d’entre elles : la condition envisagée est-elle posée dans le but de défendre les intérêts privés ou l’intérêt général ? Dans le premier cas, sa transgression est sanctionnée par la nullité relative, dans le second cas, par la nullité absolue.

1. R. Libchaber, note, Defrénois 2007. 1730. 2. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 329.

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CHAPITRE 2

L’ACCORD DES VOLONTÉS 144 Présentation ¸ Traitant du consentement dans les anciens articles 1109 à 1118, le Code civil de 1804 n'envisageait celui-ci qu'à travers les vices qui peuvent l'affecter. En d'autres termes, le législateur s'est, en 1804, exclusivement préoccupé des qualités que devait revêtir le consentement de chacune des parties contractantes afin de les protéger contre ellesmêmes. Sans doute, parce que la réponse à ces questions lui paraissait aller de soi, il n'avait éprouvé la nécessité ni de définir la notion même de consentement, ni de préciser les formes dans lesquelles celui-ci devait être exprimé. Prenant en compte les critiques nombreuses qui avaient été formulées contre cet état de choses, la réforme de 2016 a entrepris de combler ces lacunes. Aussi prendra-t-on appui sur les nouveaux textes pour étudier successivement : l'existence du consentement (Section 1), puis la protection du consentement (Section 2).

SECTION 1. L’EXISTENCE DU

CONSENTEMENT

145 Sens du mot consentement ¸ En matière contractuelle, le terme « consentement » revêt une double acception. Il désigne d’abord la manifestation de volonté de chacune des parties, l’acquiescement qu’elle donne aux conditions du contrat projeté. C’est avec cette signification que le mot consentement est employé lorsqu’on parle de « l’échange des consentements » ou encore lorsqu’on dit d’une personne qu’« elle a donné son consentement ». Pris dans son sens étymologique (cum sentire), le mot consentement désigne aussi l’accord, le concours de deux volontés, celle du débiteur qui s’oblige, celle du créancier envers lequel il s’oblige. Une thèse, d’inspiration germanique, voit dans le contrat une simple juxtaposition de deux déclarations unilatérales de volonté, obligatoires chacune par elle-même 1. 1. Worms, De la volonté unilatérale considérée comme source d’obligations, thèse Paris, 1891, p. 93 in fine : « ce qui dans un contrat nous apparaîtra essentiel, ce n’est plus la rencontre et l’échange des volontés, c’est chacune des volontés considérée isolément. Car chacune d’elles a son effet propre, et chacune d’elles suffit à lier son auteur ». Sur les rapports entre cette thèse et les idées de Siegel, auteur autrichien qui a donné, en 1873, sa première expression scientifique à la théorie de l’engagement unilatéral, v. A. Rieg, Le rôle de la volonté dans l’acte juridique en droit civil français et allemand, thèse Strasbourg, éd. 1961, nos 430 s., p. 430. Pour une analyse

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Mais dans la conception française, le contrat naît non de la juxtaposition de deux déclarations dont chacune serait isolément obligatoire, mais de la rencontre des volontés qui fait naître une volonté nouvelle, celle de réaliser une opération commune qui est l’objet du contrat 1. C’est le nœud des volontés, le courant de confiance qui passe entre les parties qui forme le contrat 2. Aussi bien étudiera-t-on l’existence du consentement en prenant le terme dans ses deux acceptions : en tant que manifestation de volonté de chacune des parties, d’une part (Sous-section 1), en tant qu’accord des volontés, d’autre part (Sous-section 2).

Sous-section 1. Le consentement

en tant que manifestation de volonté 146 Division ¸ Pour que le contrat se forme, il faut que chacune des parties ait consenti à celui-ci (§ 1) et qu’elle ait eu l’aptitude requise (§ 2).

§ 1. La définition du consentement 147 Volonté interne, volonté déclarée ¸ Contracter, c'est vouloir. Le consentement est d’abord, fondamentalement, une opération mentale, une disposition intérieure. Après avoir délibéré en elle-même, pesé le pour et le contre, chaque partie va décider, ou non, de s’engager. La lumière de l’intelligence vient éclairer l’énergie de la décision. En bref, le consentement est une volition précédée d’une réflexion. C’est dire qu’il requiert l’aptitude à comprendre, c’est-à-dire l’intelligence, et l’aptitude à se décider, c’est-à-dire la volonté. Mais, phénomène psychologique, le consentement ne pourra donner naissance à un contrat que s’il est extériorisé, de telle sorte que l’autre partie puisse en prendre connaissance. Peu importe, on le verra, le mode d’extériorisation choisi – parole, écrit, geste, impulsions électroniques – (v. ss 170), mais il en faut un. À son défaut, aucune rencontre des volontés ne serait concevable. C’est dire que le consentement est à la fois quelque chose qui se pense – c’est la volonté interne – et quelque chose qui s’exprime – c’est la volonté déclarée. apparentée à celle de Worms, v. C. Grimaldi, Quasi-engagement et engagement en droit privé, thèse Paris II, éd. 2007. Pour une analyse renouvelée des rapports de la volonté et du consentement, v. M.-A. Frison-Roche, « Remarques sur la distinction de la volonté et du consentement en droit des contrats », RTD civ. 1995. 573, RJ com. nov. 1995, p. 151 s. 1. Sur cet accord, v. G. Rouhette, Contribution à l’étude critique de la notion de contrat, 1965, nos 98 s. 2. Cela ne signifie pas pour autant que le consentement des parties ne puisse être donné dans des actes distincts et à des moments différents (v. ss 217 s.). Il faut mais il suffit que les volontés des parties « se conjoignent » (G. Wicker, RDC 2012. 628).

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Cette dualité ne soulève évidemment aucune difficulté lorsque volonté interne et volonté déclarée concordent parfaitement. En revanche, une interrogation se fait jour lorsque, la pensée ayant été maladroitement traduite par l’expression, un décalage, une distorsion s’introduit entre les deux. Par exemple, par suite d’une erreur d’écriture une personne indique qu’elle propose pour le prix de 100 euros un objet qu’elle comptait vendre 1 000 euros. Faut-il alors faire prévaloir la volonté interne ou la volonté déclarée ? Quelle est, des deux, celle qui sert de fondement à l’acte ? La conception individualiste, dominée par la théorie de l’autonomie de la volonté, enseigne que la volonté interne doit, en ce cas, l’emporter. L’individu étant lié parce qu’il l’a voulu et dans la mesure où il l’a voulu, seule compte son intention réelle de s’engager. Chaque partie ne peut voir sa liberté restreinte par les obligations nées du contrat que si elle les a réellement voulues. Mais, à suivre une telle analyse, que reste-t-il de la sécurité juridique ? Par exemple, à supposer qu’une personne ait dit le contraire de ce qu’elle pensait et qu’on fasse prévaloir ce qu’elle a voulu dans son for intérieur sur ce qu’elle a exprimé clairement, que resterait-il de la foi contractuelle ? Chacun des contractants ne peut, en effet, connaître de la volonté de l’autre que ce que celui-ci en a déclaré. S’en tenir à la volonté interne, c’est certes protéger la liberté de celui qui a mal exprimé sa pensée, mais c’est aussi tromper la confiance légitime de celui qui s’est fié à la manifestation extérieure de cette volonté. C’est pourquoi certaines doctrines modernes, d’inspiration plus sociale, cherchent à faire prévaloir sur la volonté interne celle qui ressort de la déclaration de volonté de chaque partie, même si elle est fictive ou erronée. D’après ce système, l’élément essentiel à la formation du contrat n’est pas le fait psychologique de la volonté, mais l’extériorisation de celle-ci. Le contrat tire alors sa force obligatoire moins de la volonté de chacune des parties de s’obliger que des conséquences que le milieu social attache au fait objectif de la déclaration de volonté. Celui qui émet une déclaration de volonté qui dépasse sa volonté réelle doit en supporter les conséquences, comme il subit celles de tous ses autres actes. Consacrée par le Code civil allemand dans sa théorie générale de l’acte juridique (§ 116 s. BGB), cette conception a été développée avec beaucoup de force au début du siècle par une partie de la doctrine, notamment par Saleilles 1. En pratique, aucune de ces conceptions n’est en droit français appliquée dans toute sa rigueur. La volonté déclarée l’emportera sur la volonté réelle si l’on ne peut parvenir à prouver leur discordance. La sécurité juridique est à ce prix. Mais lorsque la volonté réelle est établie, celle-ci prime, car on ne saurait retenir une déclaration de volonté que ne sous-tend pas une volonté véritable. Il en résulte alors un décalage entre les volontés des deux parties

1. R. Saleilles, De la déclaration de volonté, contribution à l’étude de l’acte juridique dans le Code civil allemand, 1909 ; v. aussi F. Limbach, Le consentement contractuel à l’épreuve des conditions générales, de l’utilité du concept de déclaration de volonté, 2004, préface C. Witz.

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qui fait obstacle à la rencontre de celles-ci et entraîne la nullité du contrat (v. ss 293). Celui qui par sa faute fait une déclaration qui ne correspond pas à sa volonté réelle pourra être tenu de réparer le dommage subi par celui qui a cru de bonne foi en la déclaration de volonté de son partenaire.

§ 2. L’aptitude à consentir

148 Personnes aptes à consentir ¸ Pour que le contrat puisse valablement se former, il faut que le consentement émane d'une personne qui est en mesure d'émettre une volonté véritable. Si l'une des parties se trouve dans un état qui ne lui permet pas de se rendre compte de la portée de ses actes – enfant en bas âge, dément, personne droguée ou ivre – le contrat est nul. Le plus souvent, cette difficulté sera réglée au moyen non des dispositions relatives au consentement, mais de celles qui ont trait à la capacité. Les individus hors d’état d’émettre un véritable consentement seront frappés d’une incapacité (A). Mais il se peut qu’un individu hors d’état de manifester sa volonté soit juridiquement capable. C’est alors à l’absence de consentement qu’on aura recours (B).

A. Les incapacités

149 Présentation ¸ L'article 1128 pose que la capacité est une condition de validité du contrat. Les articles 1145 à 1152 rassemblent les dispositions relatives aux incapacités qui étaient jusqu'alors, au sein du titre III du Livre III, éclatées entre deux chapitres (validité et nullité). Mais les règles relatives à la capacité contenues dans le droit commun du contrat ne sont elles-mêmes qu'une sorte d'appendice des règles de protection des incapables. Pour l'essentiel, les incapacités sont, en effet, traitées dans le Code civil aux titres « De la minorité et de l'émancipation » (C. civ., art. 388 à 413) et « De la majorité et des majeurs protégés par la loi » (C. civ., art. 414 à 495-4) ainsi qu'à celui « de la gestion du patrimoine des mineurs et majeurs en tutelle » (C. civ., art. 496 à 515). Se conformant à la présentation du Code, la tradition juridique française lie l'étude des incapacités à celle de la personne et de la famille. Ceci pour deux raisons : la capacité d'un individu est une composante de sa personnalité juridique ; quant à la protection des incapables, elle est assurée pour l'essentiel par la famille. On se bornera donc ici à un bref rappel 1. 150 Personne physique, Personne morale ¸ L'article 1145 distingue la capacité de contracter des personnes physiques et des personnes morales. S’agissant des personnes physiques, l’alinéa 1 de l’article 1145 dispose : « toute personne physique peut contracter, sauf en cas d’incapacité prévue par la loi ». La capacité est donc le principe, l’incapacité l’exception. Précisant 1. Pour une étude complète, v. F. Terré et D. Fenouillet, Les personnes, nos 307 s.

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les contours de l’exception, l’article 1146 ajoute que « sont incapables de contracter dans la mesure définie par la loi : les mineurs non émancipés, les majeurs protégés au sens de l’article 425 ». Il s’agit là d’un simple rappel, les incapacités étant traitées pour l’essentiel dans le Livre I du Code civil « Les personnes ». S’agissant des personnes morales, il avait été ajouté, lors de la réécriture finale de l’ordonnance, un deuxième alinéa à l’article 1145 prévoyant que leur capacité « est limitée aux actes utiles à la réalisation de leur objet tel que défini par leur statut et aux actes qui leur sont accessoires ». Par cette disposition, les auteurs de l’ordonnance entendaient rappeler que l’activité juridique des personnes morales est limitée par le principe de spécialité qui leur interdit d’accomplir des actes étrangers à leur objet. Mais cette innovation a suscité les inquiétudes et les critiques d’une partie de la doctrine spécialisée 1. En prévoyant que la validité d’un acte conclu par une personne morale était désormais conditionnée non seulement à sa conformité à l’objet social mais au fait qu’il revêtait un caractère « utile » pour la réalisation de cet objet, le texte paraissait indiquer que la pertinence de l’acte, voire son opportunité, était nécessaire à sa validité. Aussi bien, s’était-on demandé s’il n’y avait pas là une manifestation de la remise en cause de la théorie de la réalité des personnes morales 2. Enfin, et sans prétendre à l’exhaustivité, on avait souligné que la sanction de la nullité en cas d’incapacité se conciliait mal avec les dispositions du Code de commerce qui protègent les tiers contre les actes conclus en dépassement de l’objet social des sociétés de capitaux en prévoyant que de tels actes engagent la société 3. Pour couper court à toutes ces interrogations, l’alinéa 2 de l’article 1145 a été réécrit à l’occasion de la ratification de l’ordonnance. Il dispose désormais que « la capacité des personnes morales est limitée par les règles applicables à chacune d’entre elles ». Il renvoie ainsi le traitement de la question de la capacité des personnes morales au droit spécial. On s’en tiendra ici à la capacité des personnes physiques. 151 Incapacité de jouissance, incapacité d’exercice ¸ Poser que toute personne physique est, en principe, capable, c'est postuler à la fois sa capacité de jouissance, c’est-à-dire son aptitude à être titulaire de droits et sa capacité d’exercice, c’est-à-dire son aptitude à exercer elle-même les droits dont elle est titulaire. La capacité d’une personne peut être atteinte dans l’une ou l’autre de ses deux composantes. Il y a incapacité d’exercice lorsqu’un individu, titulaire des mêmes droits que tout autre individu, ne peut pas exercer ceux-ci sans l’intervention d’une autre personne qui agit en son nom et à sa place pour le représenter ou, à ses côtés, pour l’assister. 1. P.  Mousseron, « Le nouveau régime de la capacité des sociétés : la boussole de l’objet social », D. 2016. 906, sp. p. 909 ; D. Cochet, « Réforme du droit des contrats et capacité des sociétés », Dr. sociétés, août 2016, comm. 142. 2. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 352, p. 289. 3. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, La réforme du droit des contrats, p. 234.

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Il y a incapacité de jouissance lorsque ce même individu est radicalement privé d’un droit : il ne peut pas l’exercer lui-même et personne ne peut l’exercer à sa place. Alors que l’incapacité de jouissance implique l’incapacité d’exercice – ou plutôt la rend inutile, car on ne conçoit pas qu’une personne puisse être amenée à exercer des droits qu’elle ne possède pas –, l’incapacité d’exercice présuppose la capacité de jouissance : dès lors que la loi prévoit au bénéfice d’une personne un régime de représentation ou d’assistance pour l’exercice d’un droit, c’est qu’elle peut en être titulaire. En droit français, les incapacités de jouissance sont toujours spéciales ; elles ne portent que sur certains droits. Soumettre une personne à une incapacité générale de jouissance, ce serait la priver de sa personnalité juridique et par là même la frapper d’une véritable mort civile. En revanche, les incapacités d’exercice peuvent être générales ou spéciales. À s’en tenir à la capacité de contracter, celle-ci peut être affectée par l’une ou l’autre de ces incapacités. 152 1°) Incapacités d’exercice ¸ Certains individus sont, en raison de leur âge ou de l'altération de leurs facultés, frappés d'une incapacité qui les prive de la possibilité de contracter eux-mêmes ou de contracter seuls. Ainsi en va-t-il d’abord des mineurs de moins de dix-huit ans non émancipés. Ceux-ci ne peuvent, en principe, contracter que par l’intermédiaire de leur représentant, administrateur légal, tuteur. Néanmoins, la portée de cette incapacité était doublement limitée. Ces limites ont été reprises par les textes nouveaux mais d’une façon tellement maladroite qu’on baigne désormais en pleine incertitude. En premier lieu, le mineur dispose traditionnellement d’une capacité résiduelle pour les actes que la loi ou l’usage l’autorise à accomplir seul, en raison de son âge et de leur caractère modeste. Résultant de textes spéciaux (C. civ., art. 388-1-1 Ord. 15 oct. 2015 et 408, réd. L. 5 mars 2007) 1, la solution est désormais exprimée sous forme d’un principe général à l’article 1148. Mais, à la différence des textes spéciaux qui font seulement mention des actes que « la loi ou l’usage autorise », l’article 1148 vise les « actes courants » et ajoute l’incidente « pourvu qu’ils soient conclus à des conditions normales ». D’où une interrogation sur la portée de cette exigence : le législateur a-t-il entendu donner au juge le pouvoir d’invalider au cas par cas un acte qui ne lui semblerait pas suffisamment respectueux des intérêts de la personne protégée ou s’agit-il d’une simple « formule de transition » 2 vers le texte suivant qui prévoit pour ces actes la possibilité d’agir en nullité pour lésion 3 ? 1. A. Cermolacce, « Les contrats du mineur », Dr. fam. 2006. Étude 27 ; A. Gouttenoire, « La capacité usuelle du mineur », Mélanges Jean Hauser, 2012, p. 163 ; voir aussi F. Terré et D. Fenouillet, Les personnes, no 383, p. 356. 2. Ch. Leprince, L’assistance dans l’élaboration d’un acte juridique, thèse, Rennes, 2014. 3. O. Deshayes, T.  Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 234 ; rappr. F. Terré et D. Fenouillet, Les personnes, no 383, p. 357, qui considèrent qu’il « semble raisonnable d’exiger que l’“acte usuel” ne soit pas préjudiciable pour le mineur ».

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En second lieu, au-delà de cette capacité usuelle, les contrats conclus par le mineur seul étaient valables dès lors qu’ils auraient pu être passés par son représentant sans autorisation particulière et qu’ils ne présentaient pas un caractère lésionnaire. La solution résultait de la jurisprudence prenant appui sur l’ancien article 1305 du Code civil 1. Désormais, la question est réglée par l’article 1149 du Code civil qui dispose « les actes courants accomplis par le mineur peuvent être annulés pour simple lésion ». Par cette formule, il semble que les auteurs de la réforme aient visé les « actes courants autorisés par la loi ou l’usage » figurant à l’article précédent. À supposer cette interprétation retenue, l’incapacité du mineur devrait s’en trouver renforcée. Tous les actes d’administration que l’administrateur légal et le tuteur peuvent accomplir seul et qui ne relèvent pas de la catégorie des actes courants autorisés par la loi ou l’usage sont passibles non plus d’une action en nullité pour lésion mais d’une action en nullité pour incapacité. Alors que, passés par le mineur, ils étaient en principe valables sauf s’ils revêtaient un caractère lésionnaire, ils sont désormais en principe nuls, alors même qu’ils sont parfaitement équilibrés. Autrement dit, la nullité sera de droit pour ces actes, alors qu’auparavant la preuve de leur caractère lésionnaire était requise. Il est toutefois un moyen d’éviter ce résultat : que le cocontractant de l’incapable invoque l’exception qui a été introduite à l’article 1151 et qui lui permet de faire obstacle à l’action en nullité en établissant que l’acte était utile à la personne protégée et exempt de lésion (v. ss 154). Il était difficile de faire plus compliqué. Beau résultat pour une réforme qui se fixe pour objectif la simplification du droit. Quant aux majeurs protégés, leur incapacité sera plus ou moins étendue selon la gravité de leur état. Alors que la sauvegarde de justice met sur pied un régime de protection temporaire et ne prive pas celui qui en bénéficie de sa capacité 2, puisque les actes qu’il passe ne peuvent être annulés qu’à la condition de démontrer l’insanité d’esprit de l’intéressé ou leur caractère lésionnaire ou excessif, la curatelle et la tutelle donnent naissance à une véritable incapacité d’exercice, spéciale pour la première, générale pour la seconde, l’incapable ne pouvant participer à la vie juridique qu’avec l’assistance de son curateur dans le premier cas, par l’entremise de son tuteur dans le second cas. En dépit de la généralité de l’incapacité qui le frappe, le majeur en tutelle dispose, comme le mineur, d’une capacité résiduelle pour les actes que la loi ou l’usage l’autorise à accomplir seul, en raison de leur caractère modeste (C. civ., art. 473, réd. L. 5 mars 2007), l’article 1148 venant là encore faire doublon avec cette disposition. Un majeur pouvait également être frappé, avant l’entrée en vigueur du nouveau Code pénal, d’une incapacité générale d’exercice à titre de sanction. Ainsi la personne condamnée à une peine afflictive et infamante était pendant toute la durée

1. Civ. 18 juin 1844, DP 44. 1. 123 ; 25 mars 1861, DP 61. 1. 202, GAJC, t. 1, nos 59-60. 2. Sauf dans le cas où un mandataire spécial a été désigné pour l’accomplissement d’actes déterminés (C. civ., art. 435 et 437, réd. L. 5 mars 2007).

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de sa peine frappée d’interdiction légale (C. pénal de 1810, art. 29), ce qui la plaçait dans la même situation juridique qu’un majeur en tutelle. Il s’agissait là plus d’un complément de peine que d’une mesure de protection individuelle 1.

153 2°) Incapacités de jouissance ¸ Un individu peut être privé du droit de conclure certains contrats. On est alors en présence d’une incapacité spéciale de jouissance. Celle-ci peut avoir des fondements divers. Parfois elle est édictée à titre de sanction. Ainsi les condamnés à une peine perpétuelle étaient, jusqu’à l’entrée en vigueur du nouveau Code pénal, radicalement privés du droit de disposer et de recevoir à titre gratuit (C. pén. de 1810, art. 36). Dans d’autres cas, l’incapacité vise non à sanctionner l’incapable mais à protéger son cocontractant. Ainsi le tuteur n’a pas le droit d’acquérir les biens de son pupille (C. civ., art. 509-4o). Ainsi l’employé d’un établissement hébergeant des personnes dépendantes ou dispensant des soins psychiatriques ne peut acquérir à titre gratuit un bien appartenant à une personne admise dans l’établissement (C. act. soc., art. L. 331-4) Dans d’autres cas encore, l’incapacité tend à protéger l’incapable lui-même. Ainsi le mineur pas plus que son représentant légal ne peut consentir de donation (C. civ., art. 903) 2. Parfois encore, elle vise à protéger certains tiers. Ainsi en a-t-il été longtemps de l’incapacité qui frappait l’enfant adultérin et qui lui interdisait de recevoir du parent adultérin des libéralités audelà des droits que la loi lui accordait au titre de la dévolution ab intestat (art. 908, abrogé par L. 3 déc. 2001). Ces incapacités spéciales de jouissance peuvent se surajouter à une incapacité générale d’exercice (cas du mineur) ou frapper une personne en principe capable (cas du tuteur ou de l’enfant adultérin). L’existence de ces incapacités s’expliquant par des considérations propres aux actes en question, leur étude échappe à la théorie générale du contrat et relève pour l’essentiel du droit des libéralités. 154 Les sanctions ¸ Visant normalement à protéger l'incapable, les incapacités d’exercice sont, en principe, sanctionnées par la nullité relative. La solution est désormais expressément posée par l’article 1147. L’action en nullité peut être exercée par l’incapable lorsqu’il a acquis ou recouvré sa capacité, par exemple le mineur devenu majeur. Elle est également accordée à ses représentants légaux ainsi qu’aux personnes dont l’autorisation était requise. Lorsque l’incapable tait son incapacité à son cocontractant, ou déclare à celui-ci qu’il est capable, cette dissimulation ou ce mensonge ne fait pas obstacle au jeu de la nullité (art. 1149, al. 2) 3 (v. ss 299, 588). 1. Le nouveau Code pénal est entré en vigueur le 1er mars 1994. Même les personnes condamnées avant cette date recouvrent, à compter de l’entrée en vigueur des dispositions nouvelles, leur pleine capacité (Crim. 28  juin 2000, D.  2001.  1351  note Massip, JCP  2000. II.  10375, rapp. F. Desportes ; Civ. 1re, 3 avr. 2001, Bull. civ. I, no 96, p. 61, Defrénois 2001. 1015, obs. Massip). 2. F. Terré, Y. Lequette et S. Gaudemet, Droit civil, Les successions, Les libéralités, no 320. 3. La règle posée par l’ancien article 1307 C. civ. (devenu l’art. 1149, al. 2) pour le mineur a été étendue par la jurisprudence à tous les incapables (Civ.  13  mars 1900, DP  1900. 1.  580, S. 1903. 1. 26 ; Paris, 20 mars 1956, JCP 1956. II. 9401, note Mazeaud, RTD civ. 1956. 709,

 

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L’incapable devenu capable peut confirmer l’acte nul, c’est-à-dire renoncer à agir en nullité. Quant à son cocontractant capable il « peut faire obstacle à l’action en nullité engagée contre lui en établissant que l’acte était utile à la personne protégée et exempt de lésion ou qu’il a profité à celle-ci » (art. 1151). Cette « exception d’utilité » constitue une des innovations de la réforme et permet au cocontractant de l’incapable de sauver l’acte en apportant la preuve que l’acte était utile à la personne protégée et exempt de lésion (l’exigence est cumulative) ou profitable à l’incapable. La charge de la preuve pèse sur celui qui se prévaut de cette exception. Le caractère très général du texte soulève un problème d’interprétation quant à sa portée : vaut-il pour tous les actes accomplis par le mineur, y compris les actes de disposition, ou uniquement pour les actes d’administration ? À retenir la première réponse, il y aurait là un changement important pour le droit des incapables alors que le rapport au Président de la République n’indique pas vouloir innover en ce domaine. Lorsque la preuve d’une « simple lésion » est requise pour annuler l’acte passé par le mineur, la jurisprudence retient une conception moins mathématique et objective de la lésion que dans la théorie générale de l’acte juridique : ce n’est pas le déséquilibre objectif des prestations qui compte mais l’utilité ou l’inutilité subjective du contrat pour le mineur, le caractère excessif ou non de la dépense au regard de son patrimoine 1. Il peut se rencontrer quelques rares incapacités d’exercice qui tendent à protéger l’intérêt général. Tel était le cas de l’interdiction légale qui frappait les personnes condamnées à certaines peines. Partant, les actes accomplis par l’interdit légal en violation de son incapacité étaient nuls de nullité absolue.

Pour déterminer la nature de la nullité qui sanctionne une incapacité de jouissance, il faut dans chaque cas rechercher les intérêts que le législateur a entendu protéger. Les incapacités de jouissance sont sanctionnées par la nullité absolue lorsqu’elles sont sous-tendues par des préoccupations d’intérêt général. Ainsi en allait-il de l’incapacité de disposer et de recevoir à titre gratuit qui frappait les condamnés à une peine perpétuelle. Elles sont en revanche sanctionnées par la nullité relative lorsqu’elles visent, non à sanctionner l’incapable, mais à protéger l’autre partie. Ainsi en va-t-il des interdictions qui sont faites aux tuteurs et administrateurs de se porter acquéreurs des biens de leurs administrés (art. 1596) 2. La nature de la nullité frappant la cession intervenue au mépris de l’article 1597, qui interdit aux magistrats de se porter cessionnaire de droits litigieux, est controversée 3. obs. Desbois). Sur cette question, voir M. Daury-Fauveau, « Trouble mental et responsabilité, La faute de l’aliéné et les contrats », JCP 1998. I. 160. 1. F. Terré et D. Fenouillet, Les personnes, no 390, p. 373. 2. Req. 20 nov. 1877, S. 78. 1. 22. ; Civ. 1re, 29 nov. 1988, Bull. civ. I, no 341, p. 230, D. 1989. Somm. 231, obs. J.-L. Aubert. 3. Civ.  3e, 15  mai 1991, Bull.  civ.  III, no 146, p. 85, Defrénois 1992.  319, obs. J.-L.  Aubert, RTD  civ. 1992.  406, obs.  P.-Y.  Gautier. L’arrêt décide que, l’article  1597  procédant de

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B. L’absence de consentement

155 Absence de consentement réel et sérieux ¸ Tout en étant juridiquement capable, un individu peut être hors d'état de se rendre compte de la portée de ses actes et par là même d'émettre un véritable consentement. Ainsi en va-t-il de celui qui, étant illettré 1 ou ne pratiquant pas la langue utilisée 2, ne peut comprendre la signification de ce qu’il signe. On est alors en présence d’une personne dont les facultés mentales ne sont pas atteintes mais qui ne perçoit pas la signification exacte de l’engagement qu’elle prend, en sorte qu’elle ne consent pas réellement à l’acte envisagé 3. Mais le plus souvent l’absence de consentement provient du fait que les facultés mentales de la personne sont altérées. Cette altération peut être durable sans que pour autant l’intéressé ait fait l’objet d’aucune mesure de protection, les proches répugnant à mettre en place une tutelle ou une curatelle. Elle peut être aussi passagère du fait de l’usage de la drogue ou de l’alcool. Aucune volonté réelle n’habitant la déclaration de volonté, il y a absence de consentement. Le contrat ne peut se former valablement. S’agissant de la première série d’hypothèses, il est possible de prendre appui pour fonder cette solution sur l’article 1113 du Code civil qui exige chez chacune des parties la « volonté de s’engager », laquelle fait défaut lorsqu’il y a impossibilité de se représenter le contrat envisagé 4. S’agissant de la seconde série d’hypothèses, trois dispositions en traitent, l’article 414-1 pour les actes juridiques, l’article 901 pour les libéralités, l’article 1129 pour le contrat. Ce dernier n’étant qu’une « réplique pédagogique » de l’article 414-1, on prendra appui sur ce texte. Il n’est pas exclu que le régime défini par ce texte vaille également, avec les adaptations nécessaires, pour l’hypothèse voisine de la personne saine d’esprit qui, pour des raisons diverses, ne se représente pas la signification véritable de l’acte envisagé, d’autant que la frontière est parfois difficile à tracer entre les deux 5. 156 Personnes souffrant d’une altération des facultés mentales ¸ L'article 414-1 du Code civil dispose : « Pour faire un acte valable, il faut

« considérations de morale publique », la nullité peut être demandée aussi bien par le cédant que par le tiers qui a émis une prétention sur les droits cédés, sans pour autant utiliser l’expression de nullité absolue. Auparavant, la jurisprudence se prononçait plutôt pour la nullité relative (Civ. 29 févr. 1832, S. 1832. 1. 164) – V. pour la nullité absolue, Mazeaud et Chabas, no 303 ; J.-L. Aubert, obs. préc. 1. Soc. 14 janv. 1997, D. 1997. 612, note Djoudi ; Civ. 3e, 15 déc. 1998, Defrénois 1999. 1038, note D. Talon. V. H. Claret, « L’illettré et l’acte juridique », RRJ 2002. 1777. 2. Paris, 30 nov. 2006, JCP 2007. II. 10069, note H. Kenfack ; Civ. 1re, 2 octobre 2013, RDC 2014. 10, obs. T. Genicon. 3. Sur cette situation, voir T. Genicon, RDC 2014. 10. 4. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 88. 5. Civ. 1re, 25 septembre 2013, RDC 2014. 10, obs. T. Genicon.

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être sain d'esprit ». Généralisant une règle énoncée à l'article 901 du Code civil pour une catégorie particulière d'actes juridiques, les libéralités, et formulée à nouveau pour les contrats, à l'occasion de la réforme de 2016, à l'article 1129, l'article 414-1 du Code civil érige la santé mentale de l'auteur d'un acte juridique en condition de validité de celui-ci. Mais, dès lors que le consentement émane d'une personne qui jouit d'une pleine capacité civile, la santé mentale est présumée. Il appartient donc à celui qui agit en nullité sur ce fondement de démontrer que le consentement faisait défaut. Le fait qu’une personne soit placée sous un régime de protection n’empêche pas qu’il soit éventuellement fait application de la nullité pour insanité d’esprit prévue par l’article 414-1. Certes, cette disposition fait alors le plus souvent double emploi avec le régime de protection : la nullité résultera de plein droit de la méconnaissance des règles de capacité et de protection, sans qu’il soit besoin de prouver l’insanité d’esprit. Mais s’il diminue l’utilité de l’article 414-1, l’existence d’un régime de protection ne lui fait pas perdre tout intérêt. Malgré le respect des règles relatives à la capacité et à la protection, la nullité peut être prononcée s’il est démontré que le contrat a été conclu sous l’empire d’un trouble mental (art. 466) 1. On recherchera dans quels cas (1o) et comment (2o) un acte juridique peut être attaqué pour insanité d’esprit. 157 1°) Cause de nullité ¸ Un acte juridique est annulable, faute de consentement, lorsqu'il a été conclu sous l'empire d'un trouble mental. À suivre le texte, la nullité tient à une cause spécifique : « l'existence d'un trouble mental au moment de l’acte » 2. a) Un trouble mental. Il faut un trouble d’ordre psychique, une altération des facultés mentales. La volonté de l’auteur de l’acte doit être atteinte dans l’un au moins des deux éléments qui définissent le consentement : la lucidité, c’est-à-dire l’aptitude à comprendre, à réfléchir, la volonté, c’est-àdire la capacité de vouloir, de se décider. Il n’est pas nécessaire que l’altération des facultés mentales soit totale et prive complètement l’intéressé de raison. Mais il faut un trouble mental suffisamment grave. Sous l’empire du droit antérieur à la réforme de 1968, les tribunaux ont, à plusieurs reprises, estimé qu’étaient insuffisants à faire tomber l’acte un simple état dépressif 3, la haine même profonde qui

1. Civ. 1re, 20 oct. 2010, D. 2011. 50, note G. Raoul-Cormeil, RDC 2011. 401, obs. E. Savaux, RTD civ. 2011. 103, obs. J. Hauser (l’autorisation donnée par le juge des tutelles de vendre la résidence d’un majeur protégé ne fait pas obstacle à l’action en annulation, pour insanité d’esprit, de l’acte passé par celui-ci). 2. O.  Simon, « La nullité des actes juridiques pour trouble mental », RTD  civ. 1974.  707 ; D. Noguéro, « Les sanctions des actes juridiques irréguliers des majeurs protégés, Première partie, les sanctions hors mesures de protection organisée », LPA 23 déc. 2009, no 255, p. 6. 3. Lyon, 30 janv. 1964, Gaz. Pal. 1964. I. 420.

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aveuglait l’auteur d’un acte juridique 1, ou encore la médiocrité d’intelligence ou la faiblesse de caractère de celui-ci 2. L’appréciation de la gravité du trouble mental relève du pouvoir souverain des juges du fond 3. Il peut s’agir aussi bien d’une altération durable des facultés mentales que d’un accident temporaire sans lendemain. Le trouble mental peut avoir son origine dans des facteurs divers : troubles psychiques, états de faiblesse corporelle lorsque ceux-ci rejaillissent sur les facultés mentales et les altèrent gravement, usage de stupéfiant, excès d’alcool… b) Au moment de l’acte. Pour être pris en considération comme cause de nullité, le trouble doit être contemporain de la formation du contrat. Cette exigence montre bien que l’article 414-1 ne se rapporte pas à la capacité des parties, mais au consentement. En principe, il ne devrait pas suffire, pour obtenir la nullité de l’acte, de démontrer que son auteur présentait avant ou après celui-ci des signes de dérangement. La loi présume, en effet, la lucidité de toute personne qui n’est pas placée sous un régime de protection organisée. Mais, eu égard à la difficulté de la preuve, la jurisprudence se contente de la démonstration de l’état habituel d’insanité « à l’époque » où le contrat a été formé, sauf au défendeur à établir que l’auteur était « exceptionnellement dans un intervalle lucide au moment de la confection de l’acte » 4. S’agissant d’un fait juridique, la preuve est libre et pourra être rapportée par tous moyens, notamment par témoins ou présomptions. 158 2°) Le régime de l’annulation ¸ Il est défini par l'article 414-2 qui distingue suivant que la nullité est demandée du vivant de l'auteur de l'acte ou après sa mort 5. De fait, l’existence de l’auteur de l’acte, au moment où s’élève le contentieux d’annulation, est capitale. Il est, a-t-on pu dire, une « preuve vivante ». On pourra recueillir son avis, observer son comportement. L’essentiel est de sauvegarder ses intérêts. Lorsqu’au contraire le contentieux de l’annulation se noue après la mort de l’auteur de l’acte, la disparition de celui-ci change les données du problème. Il n’est plus là pour expliquer ce qu’il a voulu et la tentation peut être grande d’alléguer son insanité mentale. Ces considérations commandent le régime juridique de l’action.

1. Civ., 3 juin 1959, Bull. civ. I, no 276, p. 230, JCP 1959. IV. 91. 2. Civ., 10 nov. 1958, Bull. civ. I, no 483, p. 393. 3. Civ. 3e, 19 déc. 1972, Bull. civ. III, no 693, p. 511 ; Civ. 1re, 28 oct. 1997, Dr. fam. 1998, no 32, 1er arrêt, obs. Th. F. ; pour une application v. Paris, 30 juin 1972, Gaz. Pal. 1972. 2. 875, note Amzalac. Pour une présentation de la jurisprudence, voir M. T. Cordier, « Insanité d’esprit et droit patrimonial, panorama de la jurisprudence », Dr. fam. 2008. Prat. 2. 4. Civ. 1re, 11 juin 1980, Bull. civ. I, no 184, p. 149 ; Civ. 2e, 27 janv. 1987, JCP 1988. II. 20981, 2e esp., note T. Fossier ; Civ. 1re, 6 mars 2013, Bull. civ. I, no 39 ; v. déjà Req. 8 juin 1901, DP 1901. 1. 496. 5. Ayant fait l’objet d’une QPC (Civ. 1re, 7 nov. 2012, D. 2012. 2738), l’article 414-2 a été déclaré conforme à la consitution (Cons. const. 17 janv. 2013).

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159 a) L’exercice de l’action en nullité du vivant de l’auteur de l’acte ¸ L'article 414-2 du Code civil réserve le droit d'agir en nullité à l'intéressé lui-même et précise que l'action doit être intentée dans un délai de cinq ans 1. De cette double précision, on peut déduire que le défaut de consentement de l’auteur de l’acte juridique est sanctionné par une nullité relative. La déduction est importante car, jusqu’à la réforme du 3 janvier 1968, on considérait que l’absence totale de consentement était une cause de nullité absolue 2 ou même d’inexistence du contrat 3. L’hypothèse illustre donc à merveille le passage de la théorie classique à la théorie moderne des nullités. Bien que fasse défaut une condition essentielle du contrat, son absence est sanctionnée par une nullité relative, car cette condition est posée pour protéger non l’intérêt général, mais l’intérêt de la personne dont les facultés mentales sont altérées (v. ss 141). La nullité étant relative, l’acte conclu sous l’empire d’un trouble mental est susceptible d’être confirmé par son auteur. Bien évidemment, pour être efficace au fond, cette confirmation doit intervenir alors que le trouble mental de l’intéressé a cessé 4. Depuis la réforme opérée par la loi du 5 mars 2007, les actes accomplis par une personne protégée, dans les deux années qui précèdent la publicité du jugement d’ouverture de la mesure de protection, pourront être réduits ou annulés s’il est établi que l’altération de ses facultés mentales la rendait inapte à défendre ses intérêts et que cette inaptitude était notoire ou connue du cocontractant à l’époque de la passation des actes (C. civ., art. 464, réd. L. 5 mars 2007). L’action doit être introduite dans un délai de cinq ans qui court de la date du jugement d’ouverture de la mesure et, bien que le texte ne le précise pas, par la personne chargée de sa protection. 160 b) L’exercice de l’action en nullité après la mort de l’auteur de l’acte ¸ Lorsque l'action en nullité pour trouble mental a été engagée, avant sa mort, par l'auteur de l'acte juridique, ses héritiers peuvent la poursuivre sans qu'ils aient à satisfaire à des conditions supplémentaires 5.

1. Ce délai court de l’acte contesté mais il peut être suspendu si l’auteur de l’acte prouve qu’il a été dans l’impossibilité d’agir (Civ. 1re, 18 nov. 1991, Bull. civ. I, no 318, p. 207 ; 18 févr. 1992, Bull. civ. I, no 54, p. 38, D. 1993. 277, note Massip ; 1er juill. 2009, D. 2009. 2660, note G. RaoulCormeil, Defrénois 2009. 2336, obs. E. Savaux). 2. Beudant et Lerebours-Pigeonnière, Cours de droit civil français, t. III bis, par Breton, no 1783 ; Ripert et Boulanger, Traité, t. I, no 2815 ; Soc. 17 oct. 1955, JCP 1956. II. 9226, obs. Laurent. 3. Demolombe, Cours, t. XXIV, § 79 et 80 ; Laurent, Principes, t. V, no 323 ; t. XV, no 464 ; Josserand, Cours, t. I, no 523. 4. Lorsqu’un emprunt est annulé en raison du trouble mental de l’emprunteur, cette nullité s’étend au cautionnement lorsque la caution ignorait l’existence de ce trouble (Civ. 1re, 25 nov. 1997, Dr. fam. 1998, no 32, 2e arrêt, obs. Th. F.). Sur ce que la nullité d’un contrat pour insanité d’esprit n’exclut pas l’action en responsabilité contre le contractant dont la faute a été caractérisée, v. Civ. 1re, 28 janv. 2003, Defrénois 2003. 1088, obs. crit. J. Massip. 5. Civ. 1re, 27 janv. 1987, 1re esp., JCP 1988. I. 20981, note T. Fossier.

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Lorsque l’action en nullité pour trouble mental est engagée après la mort de l’auteur de l’acte juridique, elle obéit à un régime plus restrictif, au moins s’il s’agit d’un acte juridique à titre onéreux. L’article 414-2 du Code civil n’ouvre, en effet, l’action en nullité à ses successeurs que s’ils se trouvent dans l’un des trois cas suivants qui rendent vraisemblable l’existence du trouble mental 1. 1) « L’acte porte en lui-même la preuve d’un trouble mental » ; l’existence du trouble mental doit ressortir de l’incohérence de l’acte lui-même ; c’est le système de la preuve intrinsèque 2. 2) L’acte « a été fait alors que l’intéressé était placé sous sauvegarde de justice » ; le soupçon que cette mesure fait planer sur la santé mentale de l’individu rend admissible la preuve par tous moyens. 3) « Une action a été introduite avant le décès aux fins d’ouverture d’une curatelle ou d’une tutelle ou (…) effet a été donné au mandat de protection future ». Ces circonstances laissent à penser que l’auteur de l’acte donnait des signes de dérangement mental et permettent d’en faire la preuve post mortem 3. En revanche, les libéralités peuvent, en vertu de l’article 901 du Code civil, être attaquées après la mort de leur auteur sans que la preuve du trouble mental soit assujettie aux restrictions de l’article 414-2. Actes d’appauvrissement sans contrepartie, les libéralités menacent directement les intérêts de la famille. La solution s’inscrit dans le courant de défiance que le droit civil témoignait habituellement aux actes à titre gratuit 4.

Sous-section 2. Le consentement

en tant que rencontre des volontés 161 Présentation ¸ Classiquement, le contrat est présenté comme le produit de la rencontre d'une offre et d'une acceptation. Une personne, 1. Civ. 3e, 20 oct. 2004, D. 2005. 257, note D. Noguéro, Dr. fam. 2005, no 88, obs. P. Murat, CCC 2005, no 23, note L. Leveneur. 2. La jurisprudence conçoit, semble-t-il, cette preuve intrinsèque de façon assez rigoureuse. D’une part, le caractère préjudiciable de l’opération ne suffit pas à constituer la preuve intrinsèque, à défaut d’énonciations « incohérentes ou illogiques » dans l’acte lui-même (Civ. 3e, 2 déc. 1987, JCP N 1988. II. 175, note Picard, RTD civ. 1988. 340, obs. J. Mestre). D’autre part, prévaut un système de « preuve exclusivement intrinsèque », les magistrats n’admettant pas, semble-t-il, qu’une preuve intrinsèque imparfaite puisse être renforcée par la prise en compte d’éléments extérieurs à l’acte (v. Civ. 1re, 27 janv. 1987, 1re esp, préc. ; Civ. 3e, 1er juill. 1987, Bull. civ. III, no 134, p. 79, RTD civ. 1988. 342, obs. J. Mestre). 3. Peu importe que l’action en ouverture de tutelle ou de curatelle ait été formée « avant ou après la date de l’acte attaqué ». Il suffit que la procédure soit en cours au jour du décès (Civ. 3e, 27 janv. 1987, 2e esp, préc. ; rappr. Civ. 1re, 13 mars 2007, JCP 2007. IV. 1814). 4. X.  Martin, « L’insensibilité des rédacteurs du Code civil à l’altruisme », Rev.  hist. dr.  fr. et étr. 1982. 589. La loi du 23 juin 2006 a insufflé dans le droit français un esprit plus favorable aux libéralités (F. Terré, Y. Lequette et S. Gaudemet, Les successions, Les libéralités, nos 270 s.), sans remettre pour autant en cause l’article 414-2.

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le pollicitant, émet une offre de contracter qui est acceptée par le destinataire de celle-ci. En réalisant l'accord des volontés, l'acceptation donne naissance au contrat. Quand pollicitant et acceptant sont en présence l'un de l'autre, cet accord se réalise très simplement par l'émission quasi simultanée des volontés. Ainsi le veut le principe du consensualisme. Néanmoins, l'accomplissement d'une certaine formalité – rédaction d'un écrit, remise de la chose – est nécessaire à la perfection du contrat, lorsque, dérogeant à ce principe, le Code confère à celui-ci un caractère formaliste. En pratique, ce schéma idéal est souvent perturbé par l’intrusion de facteurs de complication. Le contrat peut être conclu entre des parties qui ne se sont pas rencontrées. Il faut alors soit qu’elles usent d’un mode de transmission de leur volonté, c’est le contrat entre absents, encore nommé contrat par correspondance, soit que l’une dépêche vers l’autre un représentant, c’est le contrat par représentation. Parfois aussi, en raison de l’importance et de la complexité des enjeux, le contrat sera précédé d’une longue négociation, elle-même ponctuée d’accords préparatoires. La conclusion du contrat s’échelonnant dans le temps, on est alors en présence d’un contrat par étapes. Parfois, et à l’opposé, il se peut que toute discussion soit bannie. L’une des parties propose un contrat qui est son œuvre exclusive, un contrat qu’elle a prérédigé et que l’autre partie ne peut qu’accepter ou refuser. Toute contre-proposition lui est interdite. C’est le contrat d’adhésion. Parfois encore, les parties font leur un modèle préétabli qui est le plus souvent l’œuvre d’un tiers, c’est le contrat-type. Enfin, il arrive que le droit positif oblige les parties à conclure un contrat, c’est le contrat imposé. On envisagera ici successivement l’analyse classique de l’échange des consentements (§ 1), puis celle des divers facteurs qui viennent compliquer la rencontre des volontés (§ 2).

§ 1. Analyse classique de l’échange des consentements 1 162 L’accord des volontés ¸ Curieusement, le code de 1804 ne contenait aucune disposition relative à l'accord des volontés. Cette lacune est désormais comblée. Consacrant, pour l'essentiel, les solutions qui avaient été dégagées par la jurisprudence, les auteurs de la réforme traitent la question de manière assez détaillée aux articles 1113 à 1121 du Code civil. Aux termes de l'article 1113, « le contrat est formé par la rencontre d'une offre et d'une acceptation par lesquelles les parties manifestent leur volonté de s'engager ». Le contrat naissant de la rencontre de l'offre et de l'acceptation, on analysera chacun de ces éléments (A), avant d'étudier les conditions de forme auxquelles doit satisfaire l'accord des volontés (B). 1. Sur l’échange des consentements, v. le no spécial de la Revue de jurisprudence commerciale, novembre 1995.

A. Les éléments de l’accord

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163 1°) L’offre ¸ Après avoir précisé la notion d’offre de contracter, on étudiera le régime juridique de celle-ci. 164 a) Notion ¸ Il est des traits qu'une proposition de contracter doit nécessairement revêtir pour qu'on puisse parler d'offre au sens strict, ce sont ses éléments constitutifs. Il en est d’autres qui, sans être consubstantiels à la notion d’offre, permettent d’en préciser la physionomie, ce sont ses caractères. 165 1) Éléments constitutifs ¸ Au sens courant, on entend par offre toute proposition de contracter. Au sens juridique, ce terme désigne une réalité plus étroite qui est désormais définie à l'article 1114 du Code civil : « l'offre (…) comprend les éléments essentiels du contrat envisagé et exprime la volonté de son auteur d'être lié en cas d'acceptation ». Autrement dit, l'offre, encore nommée pollicitation, est la proposition de conclure un contrat, à des conditions déterminées, de telle sorte que son acceptation suffit à la formation de celui-ci 1. À suivre cette terminologie, toute proposition de contracter qui ne répond pas à cette définition, parce qu’elle est insuffisamment précise ou manque de fermeté, doit être qualifiée d’invitation à entrer en pourparlers ou encore d’appel d’offres. La solution est désormais expressément consacrée dans la disposition finale de l’article 1114 : « À défaut, il y a seulement invitation à entrer en pourparlers ». La pratique et la jurisprudence en offrent de nombreux exemples. C’est ainsi que des démarches qu’effectuerait une personne auprès d’une entreprise afin de lui demander d’étudier les conditions auxquelles celle-ci pourrait répondre à certains de ses besoins constituent une simple invitation à entrer en pourparlers. Tel est aussi le cas d’une annonce qui proposerait de vendre un objet spécifié tout en précisant que le « prix est à débattre » ou encore que la vente sera faite « au plus offrant », d’une lettre dans laquelle son auteur indiquerait qu’il « envisage » de vendre un immeuble dont il est propriétaire, sans autre indication, notamment de prix 2, d’une demande d’information sur les intentions d’une société quant au renouvellement d’un contrat 3. Tel est encore le cas des documents publicitaires qui se bornent à vanter les mérites d’un produit sans en donner toutes les caractéristiques ni

1. Aux termes de l’art. 2-2 des Principes Unidroit, « Une proposition de conclure un contrat constitue une offre si elle est suffisament précise et si elle indique la volonté de son auteur d’être lié en cas d’acceptation ». Aux termes de l’art. 2-201 des Principes du droit européen du contrat « Une proposition constitue une offre lorsque (a) elle indique la volonté d’aboutir à un contrat en cas d’acceptation (b) et renferme des conditions suffisamment précises pour qu’un contrat soit formé ». 2. Paris 29 janv. 1996, D. Affaires 1996. 389, Defrénois 1996. 1360, obs. D. Mazeaud. 3. Civ. 1re, 24 nov. 1998, D. 1999. Somm. 110, obs. Delebecque.

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le prix 1 ou celui d’une mention portée dans un guide de tourisme afin de susciter des candidatures à un club de tir 2. Tel est enfin le cas d’un contrat d’entremise par lequel une personne donne pouvoir à une autre de mettre un bien en vente et de trouver un acquéreur mais non de conclure le contrat définitif 3 ; ne pouvant être transformé en une vente parfaite par l’acceptation d’un éventuel acquéreur, le contrat d’entremise n’est pas assimilable à une offre de vente 4. 166 La précision de l’offre ¸ Une déclaration de volonté n'est constitutive d'une offre que si elle est suffisamment précise 5. Pour que la seule acceptation de celle-ci puisse suffire à former le contrat, il faut qu’elle décrive clairement le contenu du contrat éventuel, en en indiquant, à tout le moins, ainsi que le précise l’article 1114, les « éléments essentiels ». La distinction entre les éléments essentiels à la relation contractuelle que les parties cherchent à bâtir, qui doivent figurer dans l’offre, et ceux qui peuvent en être absents parce qu’ils ne lui sont qu’accessoires ne va pas sans difficultés. La doctrine a certes entrepris de poser quelques directives. Les éléments essentiels seraient ceux « qui impriment à un contrat sa coloration propre et en l’absence desquels ce dernier ne peut être caractérisé » 6. Mais ces directives restent assez vagues, spécialement pour les contrats innommés. Aussi est-ce le plus souvent à la jurisprudence qu’il revient d’en préciser les contours. En principe, dans les contrats ayant pour objet une permutation de valeurs, ce sont les termes mêmes de cet échange qui en constituent les éléments essentiels. La solution est expressément énoncée pour la vente à l’article 1583 du Code civil qui pose qu’un accord sur la chose et sur le prix suffit à former le contrat 7. Néanmoins, le degré de précision requis 1. Sur la valeur juridique des documents publicitaires, v. F. Labarthe, La notion de document contractuel, thèse Paris I, éd. 1994, nos 136 s., p. 100 s. La jurisprudence découvre néanmoins de plus en plus souvent dans les documents publicitaires la source d’engagements fermes et précis (v. Com. 17 juin 1999, Bull. civ. IV, no 195, p. 170, JCP 1998. I. 144, no 8, obs. Viney, RTD civ. 1998.  364, obs.  Mestre ; Civ.  3e, 17  juill. 1997, RJDA 1998, no 6, p. 10, RTD  civ. 1998.  363, obs. Mestre). 2. Civ. 1re, 7 avr. 1987, Bull. civ. I, no 119, p. 88. 3. D. Gantschnig, La qualification générique du contrat d’entremise, thèse Toulouse I, éd. 2018. 4. Civ.  3e, 17  juin 2009, D.  2009.  2724, note N.  Dissaux, Defrénois 2009.  2329, obs. R. Libchaber. 5. Civ. 3e, 27 juin 1973, Bull. civ. III, no 446, p. 324. V. aussi à propos d’un contrat de sponsoring, Versailles, 2 nov. 1995, D. 1996. IR 32. 6. Pothier, Traité des obligations, 1re partie, nos 6 s., p. 6. Rappr. J.-L. Aubert, Notions et rôle de l’offre et de l’acceptation dans la formation du contrat, thèse Paris, éd. 1970, no 52 (les éléments essentiels sont ceux « sans lesquels il serait impossible de savoir quelle sorte de convention a été conclue ») ; Ph. Delebecque, Les clauses allégeant les obligations, thèse ronéot. Aix, 1981, p. 198 (ce sont « les éléments centraux spécifiques qui traduisent l’opération juridique et économique que les parties veulent réaliser »). – V. aussi A. Laude, La reconnaissance par le juge de l’existence d’un contrat, thèse Aix, éd. 1992, nos 318 s., p. 203. 7. Rappr. art. 14-1 Conv. de Vienne : « une proposition est suffisamment précise lorsqu’elle désigne les marchandises et, expressément ou implicitement, fixe la quantité et le prix ou donne des indications permettant de les déterminer ».

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dépend largement de la nature du contrat projeté. C’est ainsi que si le prix est, en règle générale, un élément essentiel des contrats à titre onéreux, il est parfois des propositions de contracter qui s’analysent en une offre bien qu’elles ne le précisent pas 1. Tel est le cas pour les contrats dans lesquels il n’est pas d’usage de déterminer le prix à l’avance (v. ss 377 s.). Dans un bail, l’offre doit mentionner la chose louée, le montant des loyers, mais non la date d’entrée en jouissance 2. Et dans un contrat visant à engager une actrice pour le tournage d’un film, la Cour de Paris a qualifié d’essentielles la rémunération de l’artiste ainsi que la date du début du tournage 3. 167 La fermeté de l’offre ¸ Pour qu'une proposition de contracter puisse être qualifiée d'offre, il faut que sa seule acceptation suffise à former le contrat. Là encore, la solution résulte directement de l'article 1114 qui pose que l'offre doit exprimer « la volonté de son auteur d'être lié en cas d'acceptation ». Par conséquent, une proposition ne saurait constituer une offre, alors même qu'elle renferme les éléments essentiels du contrat projeté, si son auteur a marqué sa volonté de ne pas être lié en cas d'acceptation 4. Ainsi en va-t-il lorsque l’auteur de la proposition se réserve la possibilité d’agréer son cocontractant. Une telle réserve peut être le fruit d’une stipulation expresse : un industriel, un commerçant formule une proposition contractuelle précise auprès de ses clients potentiels, tout en indiquant que son offre est sujette « à confirmation » 5. Il en résulte que celui qui a pris l’initiative du contrat entend conserver le dernier mot dans la conclusion de celui-ci ; il reste libre d’accepter ou non les commandes qui lui sont adressées sur la foi de sa proposition de contracter. La réserve d’agrément provoque ainsi un « véritable renversement de situation » 6 : le destinataire de la proposition de contracter devient le pollicitant, alors même qu’il n’a fait qu’adhérer aux conditions fixées par l’auteur de celle-ci 7. Il en va de même lorsque la proposition émane d’un individu qui négocie au nom d’une personne morale,

1. Tel est le cas pour une demande de consultation (Civ.  1re, 1er  juillet 2015, RTD  civ. 2015. 866). 2. Civ. 3e, 28 oct. 2009, D. 2009. 2752, JCP 2009. 574, no 7, obs. G. Loiseau ; contra Toulouse, 21 févr. 1984, RTD civ. 1984. 707, obs. J. Mestre. 3. Paris, 13 déc. 1984, RTD civ. 1986. 97, obs. J. Mestre. S’agissant des contrats de distribution, la jurisprudence a eu l’occasion de préciser que la clause d’exclusivité territoriale était de l’essence du contrat de concession commerciale mais non de celle du contrat de franchise (Com. 9 nov. 1993, CCC 1994, no 23, obs. L. Leveneur). 4. Com. 6 mars 1990, JCP 1990. II. 21583, note B. Gross, D. 1991. Somm. 317, obs. Aubert, RTD civ. 1990. 462, obs. J. Mestre. 5. B.  Gross, « La formation des ventes commerciales sujettes à confirmation », Mélanges Roblot, 1984, p. 433  s. ; sur la licéité de ces clauses dans les contrats de consommation, v. S. Erhardt, « La clause de confirmation de commande à la lumière de la réglementation des clauses abusives », CCC 2007. Étude 1. 6. A. Sériaux, Droit des obligations, no 10. 7. Sur le caractère abusif d’une telle clause, v. Toulouse, 6 déc. 1995, D. 1996. IR 87.

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la proposition étant faite sous réserve de l’approbation du contrat par ses organes collégiaux, assemblée générale ou conseil d’administration 1. Elle peut aussi être implicite et résulter de la nature même de la convention proposée. Ainsi en va-t-il lorsqu’est adressée au public la proposition de conclure un contrat présentant un caractère intuitu personae, c’est-àdire un contrat où la considération de la personne est déterminante. En publiant une annonce ayant pour objet de louer un immeuble ou de pourvoir un emploi, l’auteur de celle-ci n’entend évidemment pas être lié à la première personne qui se présentera, et cela alors même qu’elle accepterait les conditions de loyer ou de salaire qu’il aurait posées. Il demeure libre d’élire, parmi ceux qui répondent à sa proposition, le cocontractant qui lui paraît présenter les meilleures garanties ou même de n’en choisir aucun. De même en va-t-il de l’offre comportant un crédit car celui qui l’émet doit pouvoir apprécier la solvabilité de l’acceptant 2. Là encore, le pollicitant ne sera pas celui qui a pris l’initiative d’entamer le processus contractuel, mais celui qui a répondu à cette avance. On ne saurait cependant considérer qu’une offre est disqualifiée en invitation à entrer en pourparlers par cela seul qu’elle est assortie d’une réserve. Tout dépendra de la nature de celle-ci 3. Afin de différencier les réserves qui privent une offre de sa valeur spécifique, de celles qui la laissent subsister, il a été proposé d’opposer les réserves relatives, c’est-àdire opposables à certains, aux réserves absolues, c’est-à-dire opposables à tous 4. Seules les premières impliqueraient un changement de nature. En réalité, il paraît plus exact de rechercher si la réserve laisse ou non à l’auteur de la proposition de contracter la possibilité de se « dégager arbitrairement » 5. Dans l’affirmative, il y a simple invitation à entrer en pourparlers. Affectée d’une condition potestative au bénéfice de son auteur, l’offre n’engage pas celui-ci. Dans la négative, l’offre conserve sa valeur propre. C’est ainsi qu’une offre faite « jusqu’à épuisement du stock » reste une véritable offre. Tant que le stock n’est pas épuisé, le pollicitant doit honorer toutes les commandes qu’il reçoit. Bien loin de dépendre de la seule volonté de celui qui s’oblige, la réalisation de la condition procède alors de considérations suffisamment objectives pour qu’un contrôle judiciaire en soit possible. De même, la réserve qui se traduirait par une condition dont la réalisation dépendrait de la seule volonté du destinataire de l’offre ne modifierait pas la nature de celleci. C’est ainsi que la lettre par laquelle un constructeur automobile propose à un concessionnaire un nouveau contrat sous réserve qu’il s’engage à cesser la représentation d’une autre marque constitue une offre véritable 6.

Ajoutons que lorsqu’une offre présente un caractère optionnel, elle constitue une véritable offre dès lors que chacun des termes de l’option 1. Paris, 13 juillet 1983, Bull. Joly 1988. 682 ; Civ. 3e, 9 juillet 2013, no 12-19.134 (où l’agrément requis était celui d’une assemblée générale de copropriétaires) ; contra Soc. 28 janvier 2015, RTD civ. 2015. 864, obs. H. Barbier. 2. Com. 31 janv. 1966, Bull. civ. III, no 64, p. 54, D. 1966. 537, note Cabrillac et Rives-Lange. 3. V. B. Célice, Les réserves et le non vouloir dans les actes juridiques, thèse Paris, 1968. 4. J.-L. Aubert, thèse préc., nos 41 s. 5. Ghestin, 3e éd., no 295. 6. Com. 4 juin 1990, Bull. civ. IV, no 240, p. 195.

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revêt un caractère ferme et précis. Le destinataire de l’offre choisira celle qui lui convient 1. Il en va différemment lorsque la même personne a émis plusieurs offres inconciliables ; leur destinataire ne saurait choisir, entre cellesci, celle qui lui est la plus favorable 2, car les intentions du pollicitant étant équivoques, l’offre n’est ni suffisamment précise, ni suffisamment ferme. 168 Protection des consommateurs ¸ Certains textes sur la protection des

consommateurs posent que l'offre de contracter émane nécessairement du professionnel, alors même qu'il n'aurait pas pris l'initiative de l'opération contractuelle, et réglementent avec beaucoup de précision les formes, le contenu de cette offre ainsi que le délai pendant lequel elle doit être maintenue. S'inscrivant dans un ensemble de mesures qui ont pour objet de placer le consommateur en position d'émettre un consentement éclairé et réfléchi, ces dispositions seront étudiées à propos de la protection du consentement (v. ss 339 s.).

169 2) Caractères ¸ L'offre peut être tacite ou expresse, faite au public ou à personne déterminée, avec ou sans délai. 170 L’extériorisation de l’offre ¸ Tendant à la formation d'un contrat par son acceptation par autrui, l'offre doit être extériorisée. Sinon aucun contractant éventuel ne pourrait l'accepter faute d'avoir pu la connaître. Cette exigence de l'extériorisation de la volonté est désormais formulée à l'article 1113, alinéa 2 : « la volonté peut résulter d'une déclaration ou d'un comportement non équivoque de son auteur » 3. Les modes d’extériorisation de la volonté sont extrêmement divers : l’écrit (une lettre, un catalogue, une affiche, une annonce, une facture pro forma 4…), la parole, des attitudes purement matérielles. Ainsi, en dépit de leur caractère rudimentaire, l’exposition en vitrine d’un objet avec son prix, un taxi en stationnement sur un emplacement réservé, gaine de compteur non mise et chauffeur au volant 5, un distributeur automatique en état de marche… peuvent s’analyser en de véritables offres de contracter. Mieux, ces offres sont généralement qualifiées d’expresses, car elles procèdent de comportements ou de situations qui sont destinés à porter la proposition de contracter à la connaissance d’autrui 6. On enseigne parfois que l’offre impliquant une initiative, il est difficile de concevoir une offre tacite 7. Le droit positif en donne néanmoins quelques très rares exemples. 1. Limoges 28 mai 2015, RTD civ. 2015. 864, obs. H. Barbier. 2. Civ. 1re, 18 juill. 1967, Bull. civ. I, no 268, p. 199. 3. Sur le caractère « maladroit » de cette formulation voir G. Chantepie et M. Latina, (La réforme du droit des obligations, no 202, p. 168), qui soulignent que l’emploi du terme « déclarations » repris des Principes du droit européen du contrat est « inadéquat », car il renvoie aux systèmes juridiques qui, comme le droit allemand, s’attachent plus à la volonté déclarée qu’à la volonté réelle (v. ss 147). 4. Sur ce que les factures pro forma constituent une offre, v. Labarthe, La notion de document contractuel, thèse Paris I, éd. 1994, no 315. 5. Civ. 1re, 2 déc. 1969, Bull. civ. I, no 381, p. 303, RTD civ. 1970. 589, obs. G. Cornu. 6. Flour, Aubert et Savaux, no 138. 7. Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, no 467.

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Ainsi en se maintenant dans les lieux loués après l’expiration du bail, le locataire offre tacitement de renouveler celui-ci. En l’absence d’opposition du bailleur, il y aura reconduction tacite du bail (C. civ., art. 1738) 1. 171 La destination de l’offre ¸ L'offre peut être adressée à une ou plusieurs personnes déterminées – c'est le cas de celui qui écrit à tel ou tel individu pour lui proposer une affaire précise –, ou au public 2, par exemple par voie d’étalage avec prix marqué, d’affiches, de catalogues, d’annonces 3. La distinction résulte désormais de l’article 1114 qui précise que l’offre peut être « faite à personne déterminée ou indéterminée ». En pratique, cette distinction a parfois tendance à s’estomper en raison de certains comportements commerciaux : les offres faites à un très large public, identifié grâce à des fichiers, revêtent fréquemment la présentation de lettres personnalisées. Contrairement à la Convention de Vienne 4 ainsi qu’à certains droits étrangers 5, qui voient dans l’offre à personne indéterminée une simple invitation à formuler une offre, le droit interne français analyse celle-ci en une véritable pollicitation. Selon la Cour de cassation, « l’offre faite au public lie le pollicitant à l’égard du premier acceptant dans les mêmes conditions que l’offre faite à personne déterminée » 6. La solution résulte désormais de l’article 1114 du Code civil. Il en va toutefois différemment lorsque cette offre concerne un contrat qui doit être conclu intuitu personae. Une réserve d’agrément est alors, en effet, toujours sous-entendue au bénéfice de l’auteur de celle-ci, ce qui la disqualifie en une simple invitation à entrer en pourparlers (v. ss 167). 172 La durée de l’offre : offre avec ou sans délai exprès ¸ L'offre peut être assortie d'un délai exprès. Parfois ce délai sera d’origine légale.

Tel est le cas de certaines dispositions protectrices des consommateurs qui prévoient non seulement que l’offre doit nécessairement émaner du professionnel mais encore qu’elle doit être maintenue pendant un certain délai afin que le consommateur puisse l’examiner en toute quiétude. Ainsi l’article L. 312-18 du Code de la consommation relatif au contrat de crédit à la consommation, dispose que « la remise ou l’envoi de l’offre de contrat de crédit à l’emprunteur oblige le prêteur à en maintenir les conditions pendant une durée minimale de 1. P. Godé, Volonté et manifestations tacites, thèse Lille, éd. 1977, nos 22 s. 2. A. Vialard, « L’offre publique de contrat », RTD civ. 1971. 750. 3. L’offre peut être adressée au public, à l’exception de certaines personnes. Ainsi l’offre promotionnelle faite par un supermarché vise sa clientèle et non un revendeur professionnel ou un grossiste qui ne sauraient prétendre acquérir une grande quantité des objets offerts en promotion (Paris, 2 mars 1992, D. 1992. IR 152 ; rappr. Com. 3 déc. 2003, JCP 2004. II. 10181, note J.-C. Serna). 4. Art. 14-2 : « Une proposition adressée à des personnes indéterminées est considérée seulement comme une invitation à l’offre, à moins que la personne qui a fait la proposition n’ait clairement indiqué le contraire. » 5. Droits anglais, allemand, suisse. 6. Civ. 3e, 28 nov. 1968, Bull. civ. III, no 507, p. 389, JCP 1969. II. 15797, RTD civ. 1969. 348, obs. G. Cornu, 555, obs. Y. Loussouarn ; rappr. Civ. 3e, 1er juill. 1998, D. 1999. 170, note L. Boy, Defrénois 1998. 1408, obs. Delebecque.

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quinze jours à compter de cette remise ou de son envoi ». Ce délai est porté à 30 jours courant à compter de la réception lorsqu’il s’agit d’un contrat de crédit immobilier (C. consom., art. L. 313-34, al. 1). Ainsi en va-t-il aussi parfois entre professionnels. L’article 1 alinéa 3 de la loi Doubin du 31 décembre 1989 (C. com., art. L. 330-3, al. 4) prévoit que celui qui se propose de conclure un contrat « qui met à la disposition d’une autre personne un nom commercial, une marque ou une enseigne tout en exigeant d’elle un engagement d’exclusivité » doit adresser à cette personne un projet de contrat accompagné d’un document informatif « vingt jours minimum avant la signature du contrat ». On est alors en présence d’un délai minimum édicté par le législateur dans l’intérêt du destinataire, ce qui n’empêche pas les contractants de stipuler éventuellement un délai plus long.

Plus souvent, le délai est stipulé par le pollicitant lui-même 1. Il pourra être numériquement fixé ou résulter de manière certaine du libellé même de l’offre 2. Le plus souvent ce délai est à la fois un délai d’irrévocabilité de l’offre et un délai de « validité », ou plus exactement d’efficacité de celleci. Pendant ce délai, le pollicitant s’engage à ne pas révoquer son offre et à l’expiration de celui-ci l’offre est caduque 3. Les raisons qui guident le pollicitant peuvent être variables : accorder au destinataire un temps de réflexion suffisant, recouvrer assez rapidement sa pleine liberté en cas de non-réponse, éviter qu’une offre formulée pour des raisons publicitaires en termes particulièrement favorables (par exemple prix serré, rabais important, crédit gratuit, frais de notaire à la charge du vendeur…), ne se prolonge trop longtemps et n’obère à l’excès les finances de son auteur. Parfois, le pollicitant retient des délais différents pour l’efficacité de l’offre et pour son irrévocabilité. Le délai d’irrévocabilité est alors nécessairement plus court que le délai d’efficacité. À l’expiration du délai de validité, l’offre est caduque. Mais le pollicitant s’est réservé la possibilité de révoquer son offre durant un certain temps avant que celle-ci n’expire. Alors même que l’auteur de l’offre ne l’a assortie d’aucun délai, la jurisprudence a progressivement dégagé la règle qu’une offre non assortie d’un délai ne vaut que dans la limite d’un délai raisonnable 4. La solution a été consacrée par la réforme de 2016 : l’article 1116 prévoit que l’offre ne peut 1. Parfois, la loi oblige le pollicitant à stipuler un tel délai. C’est ainsi que l’art. L. 121-18 C.  consom. relatif aux contrats conclus à distance prévoit que l’offre doit préciser sa « durée de validité ». 2. V. par ex. Civ. 17 déc. 1958, D. 1959. 33, RTD civ. 1959. 336, obs. J. Carbonnier : en autorisant une personne à visiter à telle date un immeuble qu’il a mis en vente, le pollicitant s’oblige à maintenir cette offre jusqu’à cette date. 3. C. Grimaldi, « La durée de l’offre », D. 2013. 2871. 4. La première décision semble être un arrêt de la Cour de Paris du 12 juin 1869 (DP 70. 2. 6) : « l’offre de vente faite par correspondance, alors même qu’elle ne porte indication d’aucun délai pour l’acceptation ou le refus, n’engage pas son auteur au-delà du temps nécessaire pour que celui à qui elle a été adressée examine la proposition et y réponde ». V. aussi Req. 28 févr. 1870, DP 71. 1. 61 ; 27 juin 1894, DP 94. 1. 431 ; Civ. 3e, 20 mai 1992, Bull. civ. III, nos 164, p. 100, D. 1992. Somm. 397, obs. J.-L. Aubert, D. 1993. 493, note Virassamy, RTD civ. 1993. 345, obs. J. Mestre ; 25  mai 2005, JCP  2005. I.  172, obs. P.  Grosser, CCC 2005, no 166, note L.  Leveneur, RDC 2006. 311, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 2005. 772, obs. Mestre et Fages ; 20 mai 2009, D. 2009. 1537, RDC 2009. 1325, obs. Y.-M. Laithier (l’acceptation doit être intervenue « dans le délai raisonnable nécessairement contenu dans toute offre de vente non assortie d’un délai précis »).

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être rétractée, à défaut de délai fixé par son auteur, qu’à « l’issue d’un délai raisonnable » et l’article 1117 pose que, à défaut d’un délai exprès, l’offre est caduque « à l’issue d’un délai raisonnable ». En reprenant l’exigence d’un délai raisonnable, le législateur s’en remet à la sagesse des magistrats. Appréciée souverainement par les juges du fond 1, la durée d’un tel délai varie suivant les circonstances : volonté tacite du pollicitant 2, nature du contrat projeté 3, qualité du destinataire 4, usages, distance séparant les parties, variation des cours 5. Le délai raisonnable d’irrévocabilité de l’offre et le délai raisonnable d’efficacité de l’offre pourront ne pas coincider car, dans le premier cas, le juge apprécie le comportement du pollicitant, sa loyauté, et dans le second cas, celui du destinataire de l’offre, sa diligence 6. La consolidation de la jurisprudence en termes fort nets par le législateur soulève la question de savoir si une offre qui est libellée de telle façon qu’elle requiert une réponse instantanée (à prendre ou à laisser) sera, malgré tout, assortie d’un délai raisonnable. Les articles 1116 et 1117 revêtant, en principe, un caractère supplétif, il semble qu’une réponse négative doive prévaloir. En pratique, les formules du type « réponse immédiate souhaitée » n’excluent pas le jeu d’un délai qui sera apprécié par le juge en fonction de la nature de l’opération projetée 7. L’offre prend fin lorsque le destinataire de celle-ci la refuse (v. ss 181). 173 b) Régime juridique. Le problème ¸ L'acceptation de l'offre entraînant la conclusion du contrat, le pollicitant perd, à cet instant, toute possibilité de la rétracter. De même la survenance, postérieurement à cette date, d'événements tels que le décès ou l'incapacité du pollicitant, ne saurait entraîner la caducité d'une offre qui s'est transformée en contrat.

1. Civ. 3e, 10 mai 1972, Bull. civ. III, no 297, p. 214, RTD civ. 1972. 773, obs. Y. Loussouarn. 2. Civ. 3e, 8 févr. 1968, Bull. civ. III, no 52, p. 44, qui relève que la lettre d’offre précisait qu’elle devait être « rapidement » acceptée, et qui tient pour tardive une acceptation formulée trois mois plus tard. 3. Com. 6 févr. 1973, Bull. civ. IV, no 65, p. 57, qui tient pour tardive l’acceptation dans un délai de 15 jours d’une offre portant sur un fonds de commerce ; Civ. 3e, 21 oct. 1975, Bull. civ. III, no 302, p. 229, qui, à propos d’une vente d’immeuble, considère comme tardive une acceptation formulée « neuf ans après la pollicitation ». 4. Civ. 3e, 25 mai 2005, préc., qui ne considère pas comme tardive une acceptation survenue 5 semaines après une offre mentionnant « réponse immédiate souhaitée » dès lors que cette offre avait pour objet un immeuble et était adressée à une société qui devait consulter son conseil d’administration. 5. Ainsi, à propos d’une vente de vin, la Cour de Bordeaux a jugé que, « d’après les usages constants de la place de Bordeaux, et surtout à l’époque des vendanges où les propriétaires ont le plus grand intérêt à conserver la libre disposition de leurs récoltes pour répondre aux offres qui leur sont faites, il est certain que les propositions non acceptées dans un bref délai ne peuvent lier indéfiniment les détenteurs de vins et les mettre à la discrétion des acheteurs qui spéculeraient sur les variations de cours. Suivant les documents produits émanant des personnes les plus autorisées, le délai entre les propositions et leur acceptation ne doit pas dépasser vingt-quatre heures » (Bordeaux, 29 janv. 1891, DP 92. 2. 390). 6. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 111. 7. Civ. 3e, 25 mai 2005, préc.

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Mais qu’en est-il lorsque l’acceptation ne suit pas immédiatement l’offre ? Existant seule, l’offre doit-elle être maintenue par son auteur ou celui-ci peut-il la révoquer ? Survenus durant cette période, le décès du pollicitant ou son incapacité entraînent-ils la caducité de l’offre ? Dans le silence du code de 1804, la jurisprudence épaulée par d’importants travaux doctrinaux 1 avait élaboré des réponses qui n’allaient pas sans quelques incertitudes et approximations. Les textes issus de la réforme de 2016 envisagent ces questions de manière relativement détaillée, ce qui n’empêche pas la persistance de certaines lacunes. 174 1) Le droit antérieur ¸ Ces questions recevaient dans la tradition juridique

française une réponse fondée sur la défense de la liberté de chacun. L'offre n'a d'existence que si elle reflète la volonté réelle de son auteur (v. ss 147). Par conséquent, si cette volonté change, ou si la personne qui en est le support disparaît, l’offre n’a plus lieu d’être 2. On en déduisait : 1. que l’offre peut être retirée par celui qui l’a émise tant qu’elle n’a pas été acceptée 3. Cette rétractation peut intervenir sans que le pollicitant ait, au préalable, mis le destinataire en demeure d’accepter 4.

1. Voir not. J.-L. Aubert, Notions et rôles de l’offre et de l’acceptation dans la formation du contrat, thèse Paris, éd. 1970. 2. On oppose souvent à cette conception celle du Code civil allemand qui pose un principe diamétralement opposé : « Celui qui propose à autrui de conclure un contrat est lié par l’offre, à moins qu’il n’ait exclu ce lien obligatoire » (art. 145). Il en résulte : 1. que l’auteur de l’offre doit maintenir celle-ci pendant un délai variant selon les circonstances ; 2. que le décès ou l’incapacité du pollicitant survenus après l’émission de l’offre n’empêchent pas le cas échéant l’acceptation de celle-ci. (Sur le droit allemand, v. A. Rieg, Le rôle de la volonté dans l’acte juridique en droit civil français et allemand, thèse Strasbourg, éd. 1961, nos 84 s, p. 85.) Dans cette conception, l’offre est détachée de la personnalité de celui qui l’a émise ; elle a une existence juridique autonome. La doctrine française explique souvent cette différence de solution par la différence d’attitude de chacun des deux systèmes à l’égard de la théorie de l’engagement unilatéral de volonté : alors que l’offre s’analyserait en droit allemand en un engagement unilatéral de volonté qui crée une véritable obligation à la charge de son auteur, le droit français, traditionnellement réservé quant au pouvoir qu’aurait la volonté de se lier elle-même, ne lui conférerait aucun caractère obligatoire. L’analyse a été contestée au motif qu’en droit allemand l’offre n’est pas un acte juridique autonome mais une simple déclaration de volonté à laquelle la loi confère une valeur juridique (A. Rieg, op. cit., no 438, p. 442). 3. Civ. 3 févr. 1919, DP 1923. 1. 126 : « Une offre étant insuffisante pour lier par elle-même celui qui l’a faite, elle peut, en général, être rétractée tant qu’elle n’a pas été acceptée verbalement » ; rappr. Civ. 1re, 13 janv. 1984, Bull. civ. I, no 193, p. 164 ; Aix, 13 janv. 1983, JCP 1984. II. 20198, note F. Givord. Pour une critique de cette position, v. G. Rouhette, Mélanges Denis Tallon, 1999, p. 317, sp. p. 319, pour qui il faut opérer une distinction entre « l’offre en tant qu’elle est émise et (qui) constitue un acte volontaire (…) et la situation juridique qui (…) en est issue. Une fois l’offre émise, (elle a) une valeur propre, détachée du psychisme de (son) auteur. Peu importe donc la permanence du consentement ». Aux termes de l’art. 2-4 des Principes Unidroit : « 1) Jusqu’à ce que le contrat ait été conclu, l’offre peut être révoquée si la révocation parvient au destinataire avant que celui-ci ait expédié son acceptation. 2) Cependant l’offre ne peut être révoquée : a) si elle indique, en fixant un délai déterminé pour l’acceptation ou autrement, qu’elle est irrévocable ; ou b) si le destinataire était raisonnablement fondé à croire que l’offre était irrévocable et s’il a agi en conséquence ». Rappr. art. 2-202 des Principes du droit européen du contrat. 4. Civ. 3e, 5 mai 1976, Bull. civ. III, no 191, p. 149 ; rappr. Civ. 3e, 21 oct. 1975, Bull. civ. III, no 302, p. 229.

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2. que l’offre est caduque au cas où le pollicitant décède 1 ou devient incapable 2 avant qu’elle n’ait été acceptée. Comme bien souvent en droit, il a été nécessaire de composer avec la rigueur des principes. La règle de la libre révocabilité de l’offre ne va pas, en effet, sans inconvénients, spécialement au regard de la sécurité juridique. Laisser au pollicitant la liberté de révoquer l’offre à tout moment, c’est imprimer à celle-ci une précarité qui risque de priver son destinataire du temps de réflexion souhaitable : pour se prémunir contre une telle révocation, il peut être tenté de l’accepter de manière précipitée. Accorder au pollicitant cette liberté, c’est aussi lui permettre de causer impunément des dommages au destinataire de l’offre : les frais de déplacement, d’étude… qu’il aura engagés pour l’examen de celle-ci l’auront été en pure perte ; anticipant sur la conclusion du contrat, le destinataire de l’offre aura pu négliger des affaires intéressantes ou même modifier d’une façon irréversible sa propre situation juridique 3. Aussi le principe de la libre révocabilité ne jouait-il pleinement en droit français que tant que l’offre n’est pas parvenue à son ou ses destinataires. Aucun préjudice n’est alors à craindre. C’est ainsi qu’il sera toujours possible de rétracter une offre acheminée par voie postale, en usant d’un moyen de transmission plus rapide, télégramme, télex, courriel… En revanche, une fois l’offre portée à la connaissance de son destinataire, ce principe a été assorti par la jurisprudence de multiples tempéraments qui l’ont progressivement vidé de sa substance. Désireuse de préserver la sécurité juridique, la jurisprudence a fait peser sur le pollicitant une obligation de maintenir l’offre. En premier lieu, lorsque le pollicitant fixe de façon précise un délai 4, les tribunaux ont décidé qu’il est obligé de maintenir son offre jusqu’à l’expiration de celui-ci : « si une offre de vente peut en principe être rétractée tant qu’elle n’a pas été acceptée, il en est autrement au cas où celui de qui elle émane s’est expressément engagé à ne pas la retirer avant une certaine époque » 5. En second lieu, lorsque le pollicitant n’a pas fixé de délai, l’offre est en principe librement révocable. Mais la Cour de cassation, après avoir invité les tribunaux à rechercher si l’offre ne comporte pas « implicitement un délai raisonnable d’acceptation » 6, a dans un deuxième temps considéré qu’un « délai raisonnable (est) nécessairement contenu dans toute offre de vente non assortie

1. Soc. 14 avr. 1961, JCP 1961. II. 12260, D. 1961. 535, RTD civ. 1962. 349, obs. G. Cornu : « l’offre de vente devient caduque par le décès du pollicitant et (…) ses héritiers ne sauraient être liés par la simple pollicitation de leur auteur » ; Civ. 3e, 10 mai 1989, Bull. civ. III, no 109, p. 60, D. 1990. 365, note Virassamy, RTD civ. 1990. 69, obs. Mestre ; v. déjà Req. 21 avr. 1891, D. 92. 1. 181 ; V. cep. contra Civ. 3e, 10 déc. 1997, Bull. civ. III, no 223, p. 150, Defrénois 1998. 336, obs. D. Mazeaud, D. 1999. Somm. 9, obs. Ph. Brun qui décide que le décès du pollicitant ne rend pas caduque une offre assortie d’un délai. 2. Civ. 20 juill. 1846, DP 46. 1. 335. 3. Ainsi, décidé à accepter l’offre de vente qui lui a été faite, le destinataire de celle-ci résilie son bail et se retrouve sans logement, ou encore, se voyant proposer un nouvel emploi, il quitte le précédent (Soc. 22 mars 1972, D. 1972. 468). 4. Sur la fixation du délai, v. ss 172. 5. Civ. 3e, 10 mai 1968, Bull. civ. III, no 209, p. 161 ; 7 mai 2008, D. 2008. 1480, obs. Forest. Somm. 2969, obs. S.  Amrani-Mekki, JCP  2008. I.  179, no 1, obs.  Serinet, CCC 2008, no 194, note  Leveneur, RDC 2008.  1109, obs. Th.  Genicon et 1239, obs.  Collart Dutilleul, RTD  civ. 2008. 474, obs. Fages ; v. déjà Civ. 1re, 17 déc. 1958, D. 1959. 33 ; comp. Civ. 1re, 19 janv. 1977, Bull. civ. I, no 36, p. 27, D. 1977. 593, note J. Schmidt. Sur la possibilité de modifier les termes de l’offre durant cette période, v. Caen, 20 avr. 2006, RTD civ. 2008. 102, obs. B. Fages. 6. Civ. 3e, 10 mai 1972, Bull. civ. III, no 297, p. 214, RTD civ. 1972. 773, obs. Y. Loussouarn ; 25 mai 2005, préc.

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d’un délai précis » 1. La durée de ce délai est, en général, brève, spécialement en matière commerciale, afin de respecter la rapidité des transactions. Souverainement appréciée par les juges du fond, elle dépend des circonstances 2. La jurisprudence a sanctionné le retrait de l’offre effectué en violation du délai ainsi fixé ou imparti par l’octroi de dommages-intérêts sur le fondement de la responsabilité délictuelle : en révoquant une offre qui aurait dû être maintenue, le pollicitant commet une faute. Il a été soutenu en doctrine qu’une offre assortie d’un délai fixé par le pollicitant et adressée à personne déterminée constituerait un engagement unilatéral de volonté 3, en sorte que son acceptation intervenue après révocation, mais avant l’expiration du délai, entraînerait la formation du contrat 4. Cette solution n’a cependant jamais été consacrée, explicitement, par la jurisprudence 5. Les décisions citées visent, en effet, le plus souvent des cas où la révocation est intervenue postérieurement à l’acceptation, c’est-à-dire à un moment où le contrat était déjà formé 6. En revanche, cette analyse qui tend à découvrir dans certaines offres un engagement unilatéral de volonté a trouvé un appui plus solide dans la jurisprudence qui

1. Civ. 3e, 20 mai 2009, RDC 2009. 1325, obs. Y.-M. Laithier. On enseignait parfois que la stipulation d’un tel délai accompagnerait plus particulièrement les offres adressées à personne déterminée (Flour, Aubert et Savaux, no 140 ; Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, no 470 ; v. plus réservé Ghestin, 3e éd, no 312 ; v. contra Versailles, 28 févr. 1992, Defrénois 1992. 1073, obs. J.-L. Aubert 2. V. ss 172 ; Bordeaux, 17 janv. 1870, DP 71. 2. 96, S. 70. 2. 219. En l’espèce un directeur de théâtre avait fait à un acteur une proposition d’engagement par deux télégrammes successifs expédiés à 24 heures d’intervalle. Le fait que le premier télégramme ait été envoyé avec réponse payée a été considéré comme indiquant que l’expéditeur était pressé de recevoir cette réponse et que la durée de son offre était soumise à un délai court. La même indication résultait du texte de la seconde dépêche : « Répondez l’affaire est faite ». Néanmoins, en la circonstance, la Cour a estimé qu’une réponse envoyée dans les trois jours rentrait dans les limites fixées par l’offrant. Celui-ci ayant dans l’intervalle engagé un autre artiste, la révocation de l’offre qui en résultait a été jugée fautive et il a dû indemniser son correspondant des frais qu’il avait engagés. Nancy, 14 juin 2000, JCP 2002. IV. 1193. Le vendeur ne saurait être condamné pour rétractation abusive de son offre valable pour une durée indéterminée, dès lors qu’il l’a maintenue pendant un délai raisonnable de six semaines. La rétractation n’est pas brutale, puisque l’acheteur savait que le vendeur souhaitait conclure rapidement, volonté régulièrement manifestée par le vendeur, notamment dans un courrier précédant la rétractation et pressant l’acheteur d’accepter l’offre. Du reste, le vendeur n’avait pas l’obligation de mettre en demeure l’acquéreur et de lui fixer un délai pour l’acceptation avant de retirer son offre. 3. Worms, De la volonté unilatérale considérée comme source d’obligations, p. 175 ; E. Gaudemet, p. 37 ; J.-L. Aubert, Notions et rôles de l’offre et de l’acceptation dans la formation du contrat, thèse Paris, éd. 1970, p. 123 s. ; comp. Ghestin, 3e éd, no 307 ; M.-L. Izorche, L’avènement de l’engagement unilatéral en droit privé contemporain, thèse Aix, 1989, nos 127 s, 151 s. ; C. Grimaldi, Quasiengagement et engagement en droit privé, thèse Paris  II, éd.  2007, no 727, p. 322 ; D.  Mazeaud, « Mystères et paradoxes de la période précontractuelle », Mélanges Ghestin, 2001, p. 647 ; R. Libchaber, RDC 2015. 33. Pour une critique de cette analyse, v. D. Houtcieff, Le principe de cohérence en matière contractuelle, thèse Paris XI, 2001, p. 587 s., nos 715 s. 4. Flour et Aubert, 7e éd., nos 147 et 150. 5. Voir cep. Civ. 3e, 7 mai 2008, D. 2008. 2965, obs. Amrani-Mekki, JCP 2008. I. 179, obs. Y.-M. Serinet, RDC 2008. 1109, obs. T. Genicon, CCC 2008, no 194, note L. Leveneur, RTD civ. 2008. 474, obs. B. Fages, LPA 2008, no 40, p. 6, note C. Juillet. Rendue au visa de l’art. 1134, cette décision avait posé que « si une offre d’achat ou de vente peut en principe être rétractée tant qu’elle n’a pas été acceptée, il en est autrement au cas où celui de qui elle émane s’est engagé à ne pas la retirer avant une certaine époque ». Les commentateurs s’étaient divisés sur la portée à lui attribuer. 6. V. notamment Civ. 17 déc. 1958, préc. ; Req. 28 janv. 1924, DH 1924. 121.

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s’est développée à propos de la caducité de l’offre en cas de décès. On a vu que, dans l’analyse traditionnelle, le décès ou l’incapacité du pollicitant entraînent la caducité de l’offre, car celle-ci n’a d’efficacité que si elle reflète la volonté réelle de son auteur. La solution est différente si on analyse l’offre en un engagement unilatéral de volonté : ayant une existence autonome, l’offre subsiste alors malgré le décès ou l’incapacité de son auteur. C’est dire que les décisions relatives à la caducité de l’offre sont un précieux révélateur de sa nature juridique. Or, antérieurement à la réforme, la jurisprudence avait connu, en la matière, un mouvement de balancier qui, tout en laissant planer une certaine incertitude quant à la solution qu’elle entendait retenir, orientait plutôt vers une analyse en termes d’engagement unilatéral de volonté en présence d’une offre assortie d’un délai et adressée à personne déterminée. Alors que la troisième chambre civile de la Cour de cassation avait paru marquer sa faveur à la théorie de l’engagement unilatéral de volonté par un arrêt rendu le 9 novembre 1983, qui affirmait que l’offre de vente ne pouvait être « considérée comme caduque ( ;) du seul fait du décès » du pollicitant 1, elle était ensuite revenue à l’analyse traditionnelle par un arrêt du 10 mars 1989 2. Mais l’affirmation dans un arrêt du 10 décembre 1997 3, que le décès d’un pollicitant ne rend pas caduque une offre assortie d’un délai, semblait indiquer que la haute juridiction penchait finalement pour la théorie de l’engagement unilatéral de volonté 4, ce que semblait confirmer un arrêt en date du 25 juin 2014 qui avait jugé que « l’offre qui n’est pas assortie d’un délai est caduque par le décès de celui dont elle émane avant qu’elle ait été acceptée » 5. La réforme de 2016 a fort heureusement balayé ces incertitudes en apportant une réponse claire à la plupart des questions soulevées par la révocation et la caducité de l’offre.

175 2) La réforme de 2016. Un régime unique ¸ À la différence du projet Catala 6 et du projet Terré 7 qui avaient fait une place à certaines 1. Bull. civ. III, no 222, p. 168, D. 1990. 315, note Virassamy. Somm. 317, obs. J.-L. Aubert, Defrénois 1984. 1011, obs. J.-L. Aubert, RTD civ. 1985. 154, obs. J. Mestre. – V. sur cet arrêt, en faveur de la théorie de l’engagement unilatéral Ghestin, 3e éd., no 316 ; M.-L. Izorche, op. cit., nos 631 s. – J.-L. Aubert est beaucoup plus réservé sur cette décision dans la mesure où, à la différence d’autres commentateurs (Mestre, obs. préc.), il estime que l’offre n’était pas assortie d’un délai et ne pouvait donc s’analyser en un engagement unilatéral de volonté. 2. Préc. ; v. aussi Civ. 3e, 27 nov. 1990, Bull. civ. III, no 255, p. 143, JCP 1992. II. 21808, note Y. Dagorne-Labbé, D. 1992. Somm. 195, obs. Paisant, RTD civ. 1991. 315, obs. J. Mestre ; v. aussi D. Martin, « L’esquisse contractuelle et la mort », D. 1993. 236. 3. Bull.  civ.  III, no 223, p. 150, Defrénois 1998.  336, obs. D.  Mazeaud, D.  1999. Somm.  9, obs. Brun. 4. L’arrêt du 10 déc. 1997 présente, en effet, certaines ambiguïtés en raison, d’une part, de son libellé et, d’autre part, du fait que comme en 1983 l’offre avait été émise par un couple de pollicitants de telle sorte qu’on peut expliquer le maintien de celle-ci par la survie de l’un d’entre eux (D. Mazeaud, Defrénois 1998. 338). 5. Civ. 1re, 25 juin 2014, D. 2014. 1574, note A. Tadros et p. 1715, chron. Guyon-Renard, RDC 2014. 601, obs. Y.-M. Laithier, 2015. 33, obs. R. Libchaber, CCC 2014, no 211, note L. Leveneur, RTD civ. 2014. 877, obs. H. Barbier. 6. Art. 1105-4 : « Cependant, lorsque l’offre adressée à une personne déterminée comporte l’engagement de la maintenir pendant un délai précis, ni sa révocation prématurée ni l’incapacité de l’offrant ni son décès ne peut empêcher la formation du contrat ». 7. Article 18 : « L’auteur de l’offre s’oblige à la maintenir pendant le délai expressément prévu, ou, à défaut, pendant un délai raisonnable. La révocation de l’offre faite à personne déterminée, en violation de cette obligation de maintien, n’empêche pas la formation du contrat ».

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positions doctrinales (v. ss 174), les auteurs de la réforme de 2016 n’ont pas entendu singulariser l’offre lorsqu’elle est assortie d’un délai et adressée à personne déterminée. Tout en distinguant l’offre à personne déterminée ou indéterminée ainsi que l’offre assortie ou non d’un délai exprès, les textes nouveaux n’introduisent aucune gradation dans la force contraignante des offres en fonction de l’intention d’engagement de leur auteur 1. Ce refus de distinguer entre les offres les a conduits à élaborer un régime unique pour toutes les offres, régime assez peu contraignant pour les auteurs de celles-ci qui a le mérite de la simplicité 2. On le constatera en envisageant successivement la rétractation puis la caducité de l’offre. 176 α) La rétractation ¸ Le législateur n'envisage plus la question de la rétractation de l'offre sous la forme d'un principe de liberté assorti de tempéraments (v. ss 174). L’article 1115 traite de l’hypothèse dans laquelle le pollicitant entend retirer l’offre à un moment où elle n’est pas parvenue à son destinataire, l’article 1116 de l’hypothèse où il entend procéder à ce retrait alors que l’offre a été reçue par son destinataire. Dans une langue exacte, il semble qu’il faille parler de rétractation dans le premier cas et de révocation dans le second. Le législateur ayant employé le mot « rétractation » dans les deux hypothèses, on se conformera à cette pratique. Alors que dans le premier cas, le pollicitant est libre de procéder à ce retrait, dans le second cas une telle rétractation est fautive. 177 Rétractation licite ¸ En posant que « (l'offre) peut être librement rétractée tant qu'elle n'est pas parvenue à son destinataire », l'article 1115 énonce une solution qui « relève de l'évidence » 3 et dont le principe n’a jamais été discuté. Il ne peut exister dans un tel cas ni faute du pollicitant ni préjudice pour le destinataire. Mais si le principe est certain, sa mise en œuvre ne va pas sans difficulté. Tout en précisant, contrairement à certaines versions antérieures, que la prise d’effet de l’offre s’opère au moment où elle parvient au destinataire et non au moment où celui-ci en prend connaissance, ce qui évite un délicat problème de preuve, le texte n’indique pas si c’est l’émission de la rétractation qui est prise en compte ou sa réception. Concrètement, l’hypothèse visée est celle d’un pollicitant qui adresse une offre par courrier simple et qui entend la révoquer par un moyen de transmission plus rapide. Qu’en est-il lorsque l’émission de la rétractation est antérieure à la réception de l’offre par son destinataire mais que cette rétractation lui est parvenue postérieurement ? Le texte 1. Sur cette gradation, voir R. Libchaber, RDC 2015. 33 et 34 : « l’offre adressée à personne déterminée pendant un certain délai engage à coup sûr celui dont elle émane ; l’offre à personne dénommée dépourvue de délai, comme l’offre au public limitée dans le temps, présentent une densité relative dont on ne peut exactement apprécier la force obligatoire ; en revanche, l’offre au public formée sans expression de délai, apparaît comme une proposition faible qui n’engage pas vraiment ». 2. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 105. 3. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 97.

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n’en dit rien. En revanche, l’article 1118 qui envisage le même problème à propos de l’acceptation retient la théorie de la réception (v. ss 183). Il paraitrait raisonnable d’étendre par analogie cette solution au cas présent 1. La question devrait, au demeurant, rester essentiellement théorique, dans la mesure où les moyens techniques ne manquent pas pour transmettre de manière quasi instantanée la rétractation d’une offre à son destinataire. 178 Rétractation illicite ¸ Une fois l'offre parvenue à son destinataire, elle ne peut, aux termes de l'article 1116, « être rétractée avant l'expiration du délai fixé par son auteur ou, à défaut, à l'issue d'un délai raisonnable ». Autrement dit, il ne reste quasiment rien du traditionnel principe de libre révocabilité de l'offre. Sauf clause expresse demandant impérativement au destinataire une réponse immédiate ou lui fixant un délai précis (v. ss 172), celui-ci dispose toujours d’un délai raisonnable. La loi ne fait ainsi qu’entériner la jurisprudence qui, dans son dernier état, prévoyait qu’un « délai raisonnable » était « nécessairement contenu dans toute offre (…) non assortie d’un délai précis » 2. Les solutions dégagées précédemment par la jurisprudence en ce qui concerne la détermination de ce délai devraient se maintenir. Relevant de l’appréciation souveraine des juges du fond, la durée de ce délai est fonction des circonstances (v. ss 172) et est en général assez brève en matière commerciale afin de favoriser la rapidité des transactions (v. ss 174). Durant ce délai le pollicitant ne peut ni révoquer son offre ni la modifier car cette modification implique une rétractation de la première offre et son remplacement par une nouvelle. 179 Sanction de la rétractation prématurée : Pas de formation forcée ¸ Au cas où le pollicitant procéderait à une rétractation prématurée de son offre, les conséquences en sont définies par les alinéas 2 et 3 de l'article 1116. La formation forcée du contrat est exclue, mettant ainsi fin aux discussions qu'avait soulevées cette question. Toutes les interrogations ne sont pas pour autant dissipées. En effet, si la solution est certaine en cas de délai fixé par l'auteur de l'offre ou par le juge, on peut légitimement s'interroger sur son extension à une hypothèse non visée par le texte, celle de l'offre assortie d'un délai légal. Ainsi en va-t-il fréquemment en droit de la consommation : la loi oblige le professionnel à maintenir son offre pendant un certain délai, tout en prévoyant que le consommateur ne peut pas immédiatement l'accepter afin qu'il puisse réfléchir. Par exemple, les offres de prêt et de diverses opérations de crédit (C. consom., 1. Pour une discussion approfondie, voir O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 98 s. ; voir aussi G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 206, p. 172, favorables dans ce cas au système de l’émission. 2. Civ.  3e, 20  mai 2009, RDC 2009.  1325, obs. Y.-M.  Laithier, RTD  civ. 2009.  524, obs. B. Fages.

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art. L. 312-18), les offres de prêt pour l'achat d'un immeuble (C. consom., art. L. 313-34) doivent être maintenues pendant un délai respectivement de 15 et de 30 jours (v. ss 172 ; pour d’autres illustrations v. ss 341). On enseignait, antérieurement à la réforme, qu’une révocation anticipée de l’offre ne met pas, dans un tel cas, obstacle à la formation du contrat dès lors que l’acceptation intervient, postérieurement à cette révocation, mais dans le délai considéré 1. Il serait surprenant et très regrettable que cette solution soit remise en cause par les textes nouveaux, car cela irait directement à l’encontre de l’objectif de protection des consommateurs 2. Bien qu’elle ne soit pas révocable pendant un certain temps, l’offre ne se transmue pas en ce cas en promesse unilatérale de contrat 3, mais demeure une offre, à laquelle la loi attache l’obligation de la maintenir 4. Le plus judicieux est alors de l’analyser en un engagement unilatéral de volonté (v. ss 86). 180 Responsabilité extracontractuelle ¸ Le destinataire de l'offre ainsi révoquée pourra obtenir réparation dans les conditions du droit commun sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle, ce qui est normal à propos d'un comportement ayant trait à la période précontractuelle. S'agissant de la faute du pollicitant, c'est celle d'avoir fait naitre chez le destinataire la croyance infondée que celui-ci pourrait conclure le contrat. S'agissant du préjudice indemnisable, l'article 1116 donne dans son alinéa 3 une directive négative, en précisant que l'auteur de la rétractation fautive n'a pas à « compenser la perte des avantages attendus du contrat ». Le préjudice réparable est ainsi défini « en creux ». Le destinataire de l'offre rétractée illicitement pourra donc obtenir réparation des frais qu'il a engagés inutilement ainsi que des occasions que cette offre lui a fait manquer (perte de la chance de conclure un contrat avec un tiers). En revanche, il ne pourra pas obtenir réparation des avantages qu'il pouvait attendre du contrat projeté. Reste à savoir ce qu’il en est pour la perte de la chance d’obtenir ces avantages. La loi de ratification ayant modifié l’article 1112 pour préciser qu’en cas de rupture des pourparlers la « perte de la chance d’obtenir ces avantages » n’est pas prise en compte, mais laissé inchangé l’article 1116, il semble qu’on puisse en déduire que, en cas de rétractation illicite de l’offre, la perte de la chance d’obtenir les avantages du contrat projeté est indemnisable. Le législateur a entendu, semble-t-il, cantonner la jurisprudence 1. V. B. Petit, « La formation successive du contrat de crédit », in Le droit du crédit au consommateur, sous la direction de I. Fadlallah, 1982, p. 93 s, sp. p. 103. 2. Voir aussi en ce sens O.  Deshayes, T.  Genicon et Y.-M.  Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 109. 3. Contra C.  Gavalda, « La protection de l’emprunteur en matière de crédit immobilier », D. 1980. Chron. 211, no 21. 4. D’où la qualification d’engagement unilatéral de volonté proposée par certains : Ph. Jestaz, « L’engagement par volonté unilatérale », in Les obligations en droit français et en droit belge, convergences et divergences, 1994, p. 8.

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Manoukian 1 qui « exclua(it) du préjudice réparable les avantages que permettait d’espérer la conclusion du contrat, y compris la perte de chance de réaliser les gains attendus du contrat » 2 à la seule rupture abusive des pourparlers. La solution est bien venue en ce qui concerne la rétractation de l’offre. Lui étendre un tel cantonnement du quantum de la réparation aurait affaibli la force juridique de l’offre et donc son intérêt pratique 3. En refusant de distinguer entre les offres et de procéder à une hiérarchisation de celles-ci, le législateur a réalisé un nivellement de leur régime juridique, à un niveau légèrement supérieur à celui qu’implique l’existence de simples pourparlers 4. Dans cette conception, seul un accord de volontés peut mettre le destinataire de l’offre à l’abri d’une révocation par le pollicitant. Ainsi en ira-t-il lorsque le promettant consent au bénéficiaire qui en prend acte l’option de conclure un contrat déterminé dans un certain délai. On est alors en présence non plus d’une offre, œuvre d’une volonté unique, mais d’une promesse unilatérale de contrat (v. ss 255 s.). À la différence d’un simple pollicitant, le promettant est obligé et ne pourra être dégagé de sa promesse qu’après avoir mis le bénéficiaire de celle-ci en demeure de lever l’option dans un délai déterminé 5. 181 β) Caducité de l’offre ¸ L'article 1117 prévoit que l'offre est caduque soit du fait de l'écoulement du temps, soit du fait du décès ou de l'incapacité de l'offrant ou du décès du destinataire. À ces causes de caducité, s'en ajoutent d'autres non prévues par la loi. Aux termes de l’article 1117, alinéa 1, « l’offre est caduque à l’expiration du délai fixé par son auteur ou, à défaut, à l’issue d’un délai raisonnable ». Autrement dit, l’offre est en principe enfermée dans un délai, exprès ou raisonnable (v. ss 172). Une fois le délai écoulé, l’offre tombe ; elle est caduque. Une acceptation postérieure ne peut donc former le contrat. Même si elle n’a pas été expressément révoquée, l’offre n’engage plus. Aux termes de l’article 1117, alinéa 2, l’offre est caduque « en cas d’incapacité de son auteur ou de décès de son auteur ou du destinataire ». C’est sur ce point que la clarification est la plus importante. La jurisprudence était, en effet, quelque peu incertaine. Tantôt elle décidait que le décès du pollicitant rendait l’offre caduque, tantôt qu’elle devait se maintenir et se transmettre aux héritiers. On expliquait ces variations par le fait que, dans le premier cas, l’offre était faite sans délai et, dans le second cas, avec un délai exprès et à personne déterminée en sorte qu’on pouvait y découvrir un engagement unilatéral de volonté (v. ss 174). Les nouveaux 1. Com. 26  nov. 2003, D.  2004.  869, note A.-S.  Dupré-Allemegne, RDC 2004.  257, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 2004. 80, GAJC, t. 2, no 142. 2. Rapport au président de la République. 3. Comp. F. Chénedé, Le nouveau droit des obligations, no 22-102, p. 44. 4. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 108. 5. Civ. 10 juin 1941, DH 1941. 274 ; 4 avr. 1949, D. 1949. 316 ; Civ. 3e, 24 avr. 1970, D. 1970. Somm. 176, RTD civ. 1971. 133, obs. Y. Loussouarn.

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textes écartent cette distinction : l’incapacité ou le décès du pollicitant entrainent la caducité de l’offre sans qu’il y ait à distinguer selon qu’on est ou non en présence d’une offre assortie d’un délai exprès et adressée ou non à personne déterminée. Le droit français renoue ici avec sa tradition qui privilégie la volonté interne des parties. À défaut de volonté véritable de l’offrant, le contrat ne peut se former, ce qui explique que l’incapacité, entendue au sens d’impossibilité d’émettre une volonté saine, et le décès soient ici assimilés. Là encore, seul un accord de volontés, c’est-à-dire une promesse de contrat, peut mettre le destinataire de l’offre à l’abri d’une caducité due au décès ou à l’incapacité de celui-ci. La loi de ratification a ajouté un nouveau cas de caducité : le décès du destinataire de l’offre. Elle consolide ainsi la solution qui avait été dégagée par la jurisprudence 1, sans que son fondement apparaisse aussi clairement que pour de décès du pollicitant. En effet, si l’analyse volontariste explique que le décès du pollicitant entraine la caducité de l’offre en raison du lien étroit qui les unit, il n’en va pas de même pour le destinataire de l’offre. Dans ce dernier cas, l’offre devrait être caduque uniquement lorsque la personnalité du destinataire avait déterminé le pollicitant à formuler son offre, c’est-à-dire lorsque le contrat projeté revêtait un caractère intuitu personae. Dans le cas contraire, rien ne s’oppose à ce que l’offre soit transmise aux héritiers et le contrat conclu avec eux. Mais telle n’est pas la solution consacrée par l’article 1117 alinéa 2 dans sa dernière version. On enseigne enfin que l’offre prend fin lorsque le destinataire de celle-ci la refuse, alors même que le délai dont elle est assortie n’est pas expiré ; le refus exprès de l’offre la rend caduque 2. Il faut que le pollicitant recouvre sa liberté et puisse se tourner vers des tiers. La solution n’a pas été formulée à l’occasion de la réforme de 2016. 182 2°) L’acceptation ¸ Après avoir défini la notion d’acceptation, on en analysera les caractères. 183 a) Notion. Acceptation et contre-proposition ¸ Aux termes de l'article 1118, alinéa 1, « l'acceptation est la manifestation de volonté de son auteur d'être lié dans les termes de l'offre ». Autrement dit, l'acceptation résulte de l'agrément pur et simple de l'offre par le destinataire de celle-ci. Toute réponse par laquelle est demandée une modification des conditions fixées par le pollicitant s'analyse, non en une acceptation, mais en une contre-proposition. 1. Civ. 1re, 5 nov. 2008, D. 2010. 226, obs. Amrani-Mekki, Dr. et patr. 2009, no 183, p. 184, obs. Aynès et Stoffel-Munck (car l’offre n’a fait naître à son profit aucun droit de créance susceptible d’être recueilli par ses héritiers). 2. Rappr. art.  2-5 Principes Unidroit : « L’offre prend fin lorsque son rejet parvient à son auteur » ; art. 1-203 Principes du droit européen du contrat : « L’offre prend fin lorsque son rejet parvient à l’offrant ».

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Lorsqu’aucune forme n’est requise pour la validité de la convention, ce qui est le principe (v. ss 192), l’acceptation suffit à former le contrat. Encore faut-il qu’elle porte sur une offre véritable, c’est-à-dire une offre qui renferme les éléments essentiels de l’opération projetée (v. ss 165), et qu’elle intervienne à un moment où cette offre conserve sa valeur juridique. Exprimée après la rétractation ou la caducité de l’offre, elle serait impuissante à former le contrat. L’article 1118, alinéa 2 envisage la question de la rétractation de l’acceptation et dispose que « tant que l’acceptation n’est pas parvenue à l’offrant, elle peut être librement rétractée, pourvu que la rétractation parvienne à l’offrant avant l’acceptation ». Et de fait, la rétractation qui parvient à l’offrant après l’acceptation est privée d’effet, le contrat étant définitivement formé. Lorsque le destinataire de l’offre n’accepte pas celle-ci purement et simplement mais en l’assortissant de réserves ou de conditions, on est en présence d’une contre-proposition, impropre à former le contrat 1. Encore faut-il pour cela que la divergence entre l’offre et l’acceptation traduise un réel désaccord. Tel n’est pas le cas lorsque l’acceptation précise l’objet du contrat sans le modifier 2 ou rappelle l’existence d’une règle de droit commun applicable en toute hypothèse 3. La contre-proposition s’analyse en une offre nouvelle (art. 1118, al. 3) 4. L’acceptation de cette offre nouvelle donne naissance au contrat. C’est dire que, tant que dure la phase de formation du contrat, les protagonistes sont appelés à jouer tour à tour, si la négociation se prolonge, le rôle de pollicitant et d’acceptant en sorte que l’offre apparaît, une fois l’opération conclue, comme « l’avant-dernière manifestation de volonté » 5. Ainsi le marchandage se traduira par un chassé-croisé d’offre et de contre-offre, jusqu’à ce que l’une des parties accepte la proposition de l’autre. 184 Étendue de l’acceptation ¸ Parfois l'ampleur exacte de l'acceptation fait problème. Les parties se sont accordées sur les éléments essentiels du contrat. Mais l'on s'interroge pour savoir si les consentements se sont également rencontrés sur certaines clauses accessoires. La jurisprudence avait eu à connaître de ces difficultés. La réforme consacre une partie de ces solutions au moyen d'une disposition, l'article 1119, dans laquelle elle traite du sort des conditions générales. 1. Civ. 3 févr. 1919, DP 1923. 1. 126 ; Civ. 1re, 12 mars 1985, Bull. civ. I, no 89, p. 82 ; Civ. 2e, 16 mai 1990, Bull. civ. II, no 98, p. 51. 2. Civ. 1re, 27 mai 1961, Bull. civ. I, no 271, p. 215. 3. Civ. 1re, 21 janv. 1958, Bull. civ. I, no 50, p. 38. 4. L’offre nouvelle implique refus de l’offre initiale et par là-même la caducité de celle-ci (v. cep. contra Ghestin, 3e éd, nos 327 et 328). 5. G.  Rouhette, « Droit de la consommation et théorie générale du contrat », Mélanges Rodière, 1981, p. 259.

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Pour qu’il y ait acceptation, il faut que celle-ci porte sur un document qui a été intégré au champ contractuel. La question fait parfois difficulté pour les documents publicitaires. En règle générale, la jurisprudence admet leur valeur contractuelle lorsqu’il est établi qu’ils sont suffisamment précis et qu’ils ont exercé une influence sur le consentement de l’autre partie 1. La nature contractuelle des conditions générales a, en revanche, toujours été admise. Encore faut-il s’entendre sur ce que l’expression recouvre. Issue de la pratique, elle est utilisée pour désigner un ensemble de clauses qu’un contractant emploie systématiquement dans ses rapports avec ses cocontractants. La notion de conditions générales entretient une parenté étroite avec le contrat d’adhésion. Dans sa première version issue de l’ordonnance de 2016, l’article 1110 définissait le contrat d’adhésion comme « celui dont les conditions générales, soustraites à la négociation, sont déterminées à l’avance par l’une des parties ». Et lors des débats qui ont précédé l’adoption de la loi de ratification, il avait été proposé de définir le contrat d’adhésion comme « celui qui comporte des conditions générales au sens de l’article 1119 », ce dernier texte renfermant lui-même la définition suivante : « les conditions générales sont un ensemble de stipulations non négociable, déterminé à l’avance par une des parties, destiné à s’appliquer à une multitude de personnes ou de contrats ». On sait que la définition qui a été finalement retenue du contrat d’adhésion ne fait plus référence aux conditions générales et que celles-ci ne sont plus définies à l’article 1119. Une acception plus compréhensive de la notion peut donc être retenue. Les conditions générales sont préétablies par une des parties soit qu’elle les rédige elle-même, soit qu’elle les emprunte à un modèle proposé par un organisme professionnel (v. ss 267). Elles sont proposées, plutôt qu’imposées, à ses cocontractants par la partie qui les a préétablies, sans que leur existence implique nécessairement un déséquilibre des forces en présence. Ces conditions générales coexistent avec des conditions particulières qui définissent les éléments essentiels de l’accord (prix, nature ou objet de la prestation) qui ne peuvent être préétablis et sur lesquels, en règle générale, l’attention des parties s’est plus particulièrement portée. La grande question est alors de savoir si et à quelles conditions, les conditions générales vont recevoir application entre les parties. C’est précisément ce dont traite l’article 1119, alinéa 1 qui dispose : « les conditions générales invoquées par une partie n’ont effet à l’égard de l’autre que si elles ont été portées à la connaissance de celle-ci et si elle les a acceptées ». Il faut donc que les conditions générales aient été acceptées. Mais on ne peut accepter que ce que l’on connaît. Or il est des clauses dont on peut douter que l’acceptant les ait connues soit en raison de leur présentation 1. Civ. 3e, 17 juill. 1996, RTD civ. 1997. 118, obs. Mestre ; Com. 17 juin 1997, D. 1998. 248, note Pignarre et Paisant, JCP E 1997. 1022, note F. Labarthe ; Civ. 1re, 6 mai 2010, D. 2011. 475, JCP E 2010. 1834, note F. Labarthe, RTD civ. 2010. 580, obs. B. Fages. Les documents publicitaires peuvent même parfois prévaloir sur les conditions générales (Civ. 1re, 21 févr. 1996, CCC 1996, no 94, note Leveneur, Defrénois 1996. 742, obs. Aubert, RTD civ. 1997. 119, obs. Mestre).

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(emplacement, typographie), soit encore parce qu’elles sont apposées sur un document annexe, soit enfin parce qu’elles figurent dans un document que le pollicitant n’a reçu qu’après son acceptation. La jurisprudence a eu à connaître de ces difficultés et leur a apporté des éléments de solution qui devraient conserver leur valeur. En principe, la remise d’un document contractuel à l’acceptant permet de considérer qu’il l’a connu et donc accepté. Néanmoins, la présentation adoptée par le pollicitant pour certaines clauses importantes, telles les clauses limitatives de responsabilité ou les clauses de renonciation – reproduction au dos du document, rédaction en caractères minuscules, clause noyée dans le corps du contrat, etc. – peut faire naître un doute sur le point de savoir si le destinataire a réellement su ce à quoi il s’engageait. La jurisprudence décide alors parfois – spécialement dans l’hypothèse des contrats d’adhésion (v. ss 265 s.) – qu’il appartient au pollicitant qui les invoque de prouver leur acceptation 1. Il s’agit là d’une question de fait qui relève de l’appréciation souveraine des juges du fond 2. Les clauses et conditions générales figurant dans des documents annexes à celui qui constate l’engagement – brochures, affiches, écriteaux 3 – ne sont opposables au cocontractant que s’il a été mis en position de les

1. Civ. 1re, 28 avr. 1971, JCP 1972. II. 17280, note Boitard et Rabut ; 3 mai 1979, Bull. civ. I, no 128, p. 103, D. 1980. IR 262, note Ghestin (qui écarte dans une vente à distance une clause stipulant que les marchandises voyageraient aux risques et périls du destinataire car elle figurait au verso du bon de commande parmi de nombreuses autres) ; Civ. 1re, 31 mai 1983, Bull. civ. I, no 159, p. 138 (qui écarte la clause limitative de responsabilité écrite en caractères minuscules sur le ticket remis par une société de parking à son client) ; Civ.  1re, 27  févr. 1996, Defrénois 1996. 742, obs. Aubert (qui écarte une clause relative à la limitation de garantie d’assurance figurant dans un contrat de location de camion sans chauffeur car cette clause était noyée dans un texte de 16 articles reproduits en petits caractères et était contredite par le dépliant publicitaire) ; Com. 26 févr. 1991, CCC 1991, no 105, obs. Leveneur, RTD civ. 1992. 78, obs. J. Mestre (qui décide que l’acheteur d’extincteur n’est pas tenu de faire entretenir par son vendeur le matériel acquis, par cela seul qu’il a signé un document intitulé « contrat d’achat et d’abonnement » indiquant au verso qu’il contractait un tel engagement). Si une personne entend utiliser la formule des contrats liés, elle doit en informer son partenaire et obtenir de celui-ci son consentement à chacun des contrats proposés ; Com. 5 févr. 2002, CCC 2002, no 88, obs. Leveneur (qui décide qu’un mandataire n’a pas accepté une clause de renonciation à l’art. 2000 C. civ. « noyée dans les conditions générales du contrat et sans que l’art. 2000 soit reproduit, si bien qu’elle n’a aucune signification pour qui n’en connaît pas le texte ») ; Com. 27 nov. 2007, CCC 2007, no 67 (qui décide que ne sont pas opposables des limites de responsabilité figurant dans des conditions générales « rédigées dans un texte à la police très petite, difficilement lisible et en langue anglaise » entre deux sociétés n’entretenant pas de relations suivies). En revanche, quand les conditions générales de vente se trouvent au verso du bon de commande et qu’au recto figure la mention imprimée selon laquelle « l’acheteur déclare avoir pris connaissance » de ces conditions « inscrites au verso et les accepter dans toute leur teneur », ces dernières lui sont en principe opposables (Civ. 1re, 3 déc. 1991, Bull. civ. I, no 342, CCC 1992, no 57, obs. Raymond). Il en va de même des conditions générales reprises dans les tarifs dont la consultation était nécessaire pour passer les commandes (Com. 11 juin 1996, RTD civ. 1997. 120, obs. Mestre). 2. Civ. 1re, 28 avr. 1971, préc. ; Com. 13 oct. 1992, CCC 1993, no 1. Pour une telle preuve v. Civ. 1re, 20 janv. 1993, CCC 1993, no 77. 3. A.  Robert, « Une source mineure de droits civils : les affiches et les écriteaux », JCP 1958. I. 1458.

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connaître avant l’acceptation. Ainsi des conditions générales établies par l’une des parties ne s’appliquent à l’autre que si, d’une part, le contrat principal contient une clause de référence renvoyant à ces conditions et les réputant acceptées et si, d’autre part, l’acceptant a pu matériellement les consulter 1. Le fait que les deux parties entretiennent des relations d’affaire suivies et que les conditions générales ont déjà été, dans le passé, portées à la connaissance du cocontractant ne suffit pas à les lui rendre opposables, s’il n’y a pas été de nouveau fait référence 2. Il en va également ainsi en cas de concomitance de contrats de même nature dont certains visent les conditions générales et d’autres non 3. De même, le simple affichage de ces conditions ne suffit pas à les rendre opposables au cocontractant s’il n’a pas été averti par son partenaire de leur existence 4. Il en va toutefois différemment lorsque ces documents annexes présentent en réalité un caractère réglementaire, leur contenu étant fixé ou contrôlé par l’administration 5. Les clauses figurant sur les documents établis, par la partie qui s’en prévaut, postérieurement à la conclusion du contrat, ne sont opposables au cocontractant que s’il est démontré qu’il les a acceptées 6. C’est ainsi qu’une clause limitative de responsabilité 7, une clause de non-garantie 8 1. Civ. 1re, 20 janv. 1993, préc. ; 11 avr. 1995, CCC 1995, no 124, note Leveneur ; 17 nov. 1998, CCC 1999, no 18, note  Leveneur, Defrénois 1999.  367, obs.  Delebecque ; 16  févr. 1999, JCP 1999. I. 191, no 1, obs. Virassamy ; Com. 6 septembre 2016, RDC 2017. 17, obs. Y.-M. Laithier. Sur cette question, v. Y. Boyer, L’obligation de renseignements dans la formation du contrat, 1978, no 139 ; F. Labarthe, La notion de document contractuel, thèse Paris I, éd. 1994, nos 16 s., nos  395  s. ; F.  Limbach, Le consentement contractuel à l’épreuve des conditions générales, 2004, nos 433 s., p. 233 s. Sur la protection des consommateurs et la clause de référence v. ss 448. 2. Civ. 3e, 30 juin 1992, Bull. civ. I, no 203, D. 1994. 169, note P. Guez ; 18 oct. 2005, RTD civ. 2006. 107, obs. Mestre et Fages. 3. Civ.  1re, 11  mars 2014, D.  2014.  721, RTD  civ. 2014.  397, obs. P.-Y.  Gautier, 641, obs. H. Barbier. 4. Com. 10 févr. 1959, Bull. civ. III, no 70, p. 64, écartant une clause affichée par laquelle le dépositaire interdisait de déposer des marchandises dans les voitures confiées à sa garde, dès lors qu’il n’avait pas appelé l’attention du propriétaire du véhicule sur cette clause ; Civ. 1re, 4 juill. 1967, Bull. civ. I, no 248, p. 184, JCP 1967. II. 15234, écartant une clause limitative de responsabilité du transporteur aérien diffusée par voie d’affiche et dont il n’était pas établi que le passager ait eu connaissance (v. contra Civ. 1re, 3 juin 1970, D. 1971. 373 note A. Chavanne, pour une clause affichée dans des locaux accessibles au public et alors que le passager était un habitué) ; Civ. 1re, 17 nov. 1993, CCC 1994, no 83, obs. Raymond décidant que l’affichage d’un engagement national relatif à la responsabilité du teinturier signé entre organisation professionnelle et organisation de consommateurs ne suffit pas à rendre celui-ci opposable aux clients ; Civ. 1re, 19 mai 1992, JCP1992. IV. 2047 écartant une clause limitative de responsabilité figurant sur un panneau placé dans le hall d’entrée d’une clinique dès lors que l’attention de la cliente n’avait pas été attirée sur cet avis public ; Paris, 5 janv. 1996, JCP 1996. II 22679, note Th. Hassler écartant une clause limitative de responsabilité figurant sur une carte de bienvenue et sur une affiche placée dans une chambre d’hôtel. 5. V. par ex : Conditions générales d’application des tarifs de transports routiers de marchandises. 6. Com. 28 avr. 1998, RJDA 1998, no 938, p. 694, RTD civ. 1999.  81, obs. J.  Mestre (une clause figurant dans des conditions générales qui ont été portées à la connaissance du cocontractant après la conclusion du contrat ne produit pas effet à son égard). 7. Civ. 1re, 28 avr. 1971, préc. 8. Com. 7 déc. 2010, CCC 2011, no 56, note Leveneur.

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ou une clause attributive de juridiction 1 reproduite sur la facture adressée par le vendeur à l’acheteur après que celui-ci lui a commandé les marchandises ne lie pas ce dernier. L’engagement de l’acheteur se matérialise non dans les factures qu’il reçoit, mais dans les bons de commande qu’il signe. Autre difficulté que peut soulever la présence de conditions générales, l’existence de conditions générales émanant de chacune des parties et qui renferment des clauses qui se contredisent. L’article 1119, alinéa 2 résout la difficulté en posant que « en cas de discordance entre des conditions générales invoquées par l’une et l’autre des parties, les clauses incompatibles sont sans effet ». Autrement dit, en cas de contradiction entre les clauses contenues dans les conditions générales de chacune des parties – par exemple entre les conditions générales de vente et les conditions générales d’achat –, tout se passe « comme si les parties n’avaient rien stipulé sur la question contradictoire » 2, en sorte que le droit supplétif doit alors recevoir application. Enfin, l’article 1119, alinéa 3 prévoit que « en cas de discordance entre des conditions générales et des conditions particulières, les secondes l’emportent sur les premières ». La solution est logique. Les stipulations particulières établies spécialement par les parties pour un contrat précis doivent évidemment, en cas de contradiction, prévaloir sur les conditions générales, préétablies de manière générale et impersonnelle. 185 b) Caractères. Extériorisation de l’acceptation ¸ Comme l'offre, l'acceptation peut être expresse ou tacite. La solution résulte de l’article 1113 du Code civil qui vise aussi bien l’offre que l’acceptation. Elle est expresse lorsqu’elle résulte d’un acte qui a été spécialement accompli par le destinataire de l’offre en vue de porter son accord à la connaissance de l’auteur de l’offre. L’acceptation se traduit le plus souvent par un écrit 3 ou une parole. Mais elle peut également s’extérioriser par un simple geste dès lors que, d’après les usages, la signification de celui-ci est évidente 4. Ainsi en ira-t-il du fait de lever la main dans une vente par adjudication ou de celui de glisser les pièces nécessaires dans un distributeur automatique. On est ici en présence d’un langage qui exprime une véritable

1. Com. 14 avr. 1992, CCC 1992, no 175, note Leveneur. 2. F.-X. Testu, Contrats d’affaires, 2010, no 21-32. Ainsi en va-t-il par exemple des clauses attribuant compétence à des juridictions différentes (Com. 20 nov. 1984, Bull. civ. IV, no 313, p. 253 ; Civ. 1re, 28 mars 1995, JCP 1995. IV. 1321). V. cep. art. 121, L. 25 janv. 1985, réd. 1996, à propos de la clause de réserve de propriété. 3. Versailles 19 févr. 1993, D. 1994. Somm. 9, obs. Delebecque (télégramme de confirmation). Dans de nombreux contrats d’adhésion, il est demandé à celui qui consent d’apposer avant sa signature la mention « Lu et approuvé », afin de l’inciter à la vigilance. Sur cette pratique, v.  S.  Jacquin, « Les mentions contractuelles “coutumières”, un droit imaginaire », JCP  2001. I. 288. 4. P.  Godé, Volonté et manifestations tacites, thèse Lille, éd.  1977, no 18 ; R.  Nerson, « La volonté de contracter », Mélanges Secrétan, 1964, p. 209 s. ; Les modes non formels d’expression de la volonté, Trav. Ass. H. Capitant, 1968, Journées suisses.

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volonté 1. Parfois, la loi exige une manifestation expresse de volonté. Ainsi en va-t-il, par exemple, de l’article 2292 du Code civil qui prévoit qu’en matière de cautionnement le consentement « doit être exprès ». Il en résulte non que le consentement doit être donné en termes sacramentels, mais que la volonté de l’auteur de l’acte ne doit pas être équivoque 2. Elle est tacite lorsqu’elle résulte d’un comportement d’où l’on peut raisonnablement induire la volonté de contracter. Tel est le cas du destinataire d’une offre qui exécute le contrat qui lui a été proposé. Ainsi, en expédiant les marchandises commandées, le commerçant accepte tacitement l’offre d’achat qu’il a reçue 3. 186 Le silence, manifestation de volonté ¸ Lorsqu'une offre de contrat a été portée à la connaissance de son destinataire et que celui-ci garde le silence, son attitude peut-elle être considérée comme valant acceptation ? En d'autres termes, le fait de ne pas répondre implique-t-il acquiescement ? La jurisprudence avait répondu à cette question en posant un principe assorti de multiples exceptions 4. Ces solutions ont été, pour l’essentiel, reprises et figurent désormais à l’article 1120 du Code civil qui dispose : « le silence ne vaut pas acceptation, à moins qu’il n’en résulte autrement des usages, des relations d’affaires ou des circonstances particulières ». 187 1) Le principe ¸ En principe, le silence ne vaut pas acceptation. En droit français, « qui ne dit mot ne consent pas ». De fait si, aux dires du poète, « en amour, un silence vaut mieux qu’un langage », en droit le silence a une signification équivoque : il y a des approbations tacites, mais il y a aussi des réprobations muettes, sans oublier les silences prudents ! Or le consentement doit être indiscutablement établi. C’est pourquoi la Cour

1. J.-P. Gridel, Le signe et le droit, thèse Paris II, éd. 1979, no 29, p. 33 ; rappr. sur le consentement à un mariage in extremis exprimé par des larmes, Civ. 1re, 22 janv. 1968, D. 1968. 304, JCP 1968. II. 15442, note RL, RTD civ. 1968. 535, obs. Nerson. 2. M.-A. Guerriero, L’acte juridique solennel, thèse Toulouse, éd. 1975, p. 91. 3. P. Godé, op. cit, no 28, p. 38 ; v. pour l’acceptation d’une offre de vente : Douai, 12 nov. 1953, D. 1954. 63 ; Req. 18 oct. 1909, DP 1910. 1. 207 ; en matière de contrat de travail : Soc. 19 mai 1960, Bull. civ. IV, no 524, p. 408 ; 28 mars 1966, Bull. civ. IV, no 333, p. 283 ; pour un contrat d’entreprise : Com. 25 juin 1991, Bull. civ. IV, no 234, p. 164, Defrénois 1992. 317, obs. J.-L. Aubert. Voir aussi, quoique la décision fasse référence au silence, Civ. 1re, 28 févr. 2008, RDC 2008. 709, obs. Th. Genicon, qui pose en substance que celui qui envoie une offre à son client, que celui-ci retourne en portant mention d’un délai d’exécution, est obligé par cet ajout, s’il commence à exécuter le contrat sans formuler aucune protestation ; sur le point de savoir si l’exécution du contrat peut valoir acceptation d’une simple clause, voir Th. Genicon, obs. RDC 2008. 712. 4. La littérature juridique est abondante : v. not. Barrault, Essai sur le rôle du silence créateur d’obligations, thèse Dijon, 1912 ; A. Rieg, op. cit., nos 34 s. ; M.-J. Littman, Le silence dans la formation des actes juridiques, thèse Strasbourg, 1969 ; P. Diener, Le silence et le droit, thèse Bordeaux, 1975, p. 39 s, nos 38 s. ; P. Godé, op. cit., nos 158 s., p. 173 s. ; J. Schmidt, Négociation et conclusion des contrats, 1982, no 169 ; v. aussi R. Perrot, « Le silence en droit judiciaire privé », Mélanges Raynaud 1987, p. 627.

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de cassation a décidé, dans un arrêt de principe, « qu’en droit le silence de celui qu’on prétend obliger ne peut suffire, en l’absence de toute autre circonstance, pour faire preuve contre lui de l’obligation alléguée » 1. Ce principe a fait l’objet d’applications diverses. Ainsi a-t-il été notamment décidé que l’expédition répétée d’une publication périodique ne pouvait donner naissance à un abonnement même si l’expéditeur avait indiqué qu’à défaut de refus, le destinataire serait considéré comme abonné 2. Une telle pratique, dénommée vente par envoi forcé, est érigée aujourd’hui en contravention de 5e classe par l’article R. 635-2 nouv. C. pénal. Celui-ci interdit l’envoi de tout objet, non précédé d’une demande préalable, lorsqu’il est accompagné d’une correspondance indiquant qu’il peut être accepté contre versement du prix fixé, ou renvoyé à son expéditeur, même si ce renvoi peut être fait sans frais par le destinataire.

Le fait que le pollicitant précise qu’en l’absence de réponse dans un certain délai, il considérera le contrat comme conclu est inopérant. Il ne saurait, en effet, mettre à la charge du destinataire de l’offre, sans le consentement de celui-ci, l’obligation de répondre négativement dans un certain délai. Il en va autrement lorsqu’une des parties s’impose à ellemême « un délai pour accepter le prix offert » par l’autre ; elle s’oblige alors en effet, à manifester son désaccord si le prix proposé ne lui convient pas 3. 188 2) Les exceptions ¸ Le principe comporte des exceptions. La réforme de 2016 a repris l’énoncé traditionnel de ces exceptions : dispositions légales, usages, relations d’affaires, tout en y ajoutant une rubrique très ouverte puisqu’elle vise « des circonstances particulières ». 1) Exceptions légales. Tout risque d’équivoque disparaît lorsque le législateur a expressément réglé la portée du silence. Ainsi l’article 1738 du Code civil prévoit que le bailleur qui, à l’expiration du bail, laisse en possession le preneur resté dans les lieux accepte par son seul silence l’offre tacite de prorogation du bail. Il y a alors tacite reconduction du bail 4. Ainsi encore, en matière de baux commerciaux, le bailleur qui après avoir reçu une demande de renouvellement conserve pendant trois mois le silence « est réputé avoir accepté le principe du renouvellement du bail précédent » 5. Des dispositions analogues existent en matière de baux ruraux 6.

1. Civ. 25 mai 1870, DP 70. 1. 257, S. 70. 1. 341, GAJC, t. 2, no 146 ; v. depuis Civ. 1re, 23 mai 1979, D. 1979. IR 488 ; Com. 16 déc. 1981, JCP 1982. IV. 88 ; 3 déc. 1985, JCP 1986. IV. 65 ; Civ. 1re, 16 avr. 1996, RTD civ. 1996. 894, obs. Mestre ; v. aussi art. 18 Conv. de Vienne sur la vente internationale de marchandises : « Le silence ou l’inaction à eux seuls ne peuvent valoir acceptation ». 2. T. civ. Seine, 19 avr. 1893, Gaz. Pal. 95. 2. 162 ; Req. 14 avr. 1942, S. 1942. 1. 123 ; Douai, 12 nov. 1953, D. 1954. 63. 3. Civ. 1re, 12 janv. 1988, Bull. civ. I, no 8, p. 6. 4. Civ. 3e, 13 nov. 1979, Bull. civ. III, no 199, p. 156, Defrénois 1980. 1281, obs. J.-L. Aubert (la tacite reconduction joue lorsque le bailleur n’a pas manifesté son intention de l’écarter avant ou au moment de l’expiration du bail). Sur la tacite reconduction, v. ss 665. 5. Art. 6, D. 30 sept. 1953, devenu C. com., art. L. 145-10. 6. C. rur., art. L. 411-47.

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De même, l’art. L. 112-2, alinéa 5 du Code des assurances tient pour « acceptée la proposition, faite par lettre recommandée, de prolonger ou de modifier un contrat ou de remettre en vigueur un contrat suspendu, si l’assureur ne refuse pas cette proposition dans les dix jours après qu’elle lui est parvenue » 1.

Le juge n’a pas alors à essayer de déceler dans l’inaction d’une partie l’expression d’une volonté quelconque. La loi pose une présomption irréfragable de volonté 2. 2) Autres exceptions. Aux exceptions légales, l’article 1120 a ajouté trois exceptions reprises de la jurisprudence qui sont sous-tendues par la même idée : le silence peut valoir acceptation lorsque les circonstances qui l’entourent permettent de lui donner une telle signification 3. Traditionnellement, trois séries de circonstances étaient plus particulièrement mises en avant comme susceptibles de conférer au silence la signification d’une acceptation dépourvue d’équivoque : les relations d’affaires, les usages, l’offre formulée dans l’intérêt exclusif du destinataire de celle-ci. La jurisprudence récente ayant montré que ces trois rubriques ne suffisaient pas à rendre compte de la réalité, les auteurs de la réforme ont ajouté aux deux premières une clause ouverte. Relations d’affaires : le silence vaut acquiescement en raison de l’existence entre les parties de relations d’affaires antérieures. Encore faut-il préciser l’étendue exacte de cette exception. On vise ici le cas où les relations d’affaires passées se sont traduites par la conclusion répétée de contrats de même nature, sans acceptation formellement exprimée ; à défaut d’un refus exprès, l’auteur de l’offre est alors fondé à compter sur la conclusion du contrat 4. En raison des habitudes existant entre les parties, le silence perd son caractère équivoque : il devient un « signe » valant acceptation 5. En revanche, l’existence d’un contrat en cours ne suffit pas à conférer au silence valeur d’acceptation dès lors que l’offre a pour objet la modification de ce contrat. Ainsi lorsque, à la connaissance du bailleur, un preneur sousloue ou modifie la consistance des lieux, en violation d’une clause du bail, le défaut de protestation du bailleur ne saurait s’interpréter comme une

1. Il en va ainsi même si la modification demandée porte sur l’adjonction d’un risque nouveau (Civ. 1re, 11 oct. 1994, D. 1995. 177, rapport Sargos). 2. P. Godé, op. cit, no 159, p. 175 ; C. Najm-Makhlouf, Tacite reconduction et volonté des parties, thèse Paris II, éd. 2013, no 235. 3. Civ. 1re, 24 mai 2005, D. 2006. 1025, JCP 2005. I. 195, no 1, obs. C. Pérès, CCC 2005, no 165, note Leveneur, RDC 2005.  1007, obs. D.  Mazeaud, RTD  civ. 2005.  588, obs.  Mestre et Fages ; Civ. 1re, 4 juin 2009, D. 2009. 2137, note F. Labarthe, 2010. Pan. 227, obs. S. AmraniMekki, RDC 2009. 1330, obs. T. Genicon, RTD civ. 2009. 530, obs. B. Fages (où il s’agissait d’une tacite reconduction). 4. Aix, 13 août 1873, DP 77. 5. 456. 5. P. Godé, op. cit, nos 229 s., p. 241. Il en va, à plus forte raison, ainsi lorsqu’il existe une convention-cadre entre les parties qui renferme une clause expresse prévoyant que les contrats d’application seront conclus dès lors qu’une commande passée n’aura pas fait l’objet d’un refus dans un certain délai.

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acceptation 1. De même, l’acceptation par le salarié d’une modification substantielle de son contrat de travail par l’employeur ne saurait résulter de la seule poursuite de ce travail 2. Usages : même en l’absence de relations d’affaires antérieures, le silence vaut acceptation dès lors que les parties appartiennent toutes deux à un milieu professionnel dont les usages confèrent à celui-ci cette signification. Ce ne sont plus alors les habitudes personnelles aux parties, mais les habitudes propres à un milieu professionnel qui font du silence « un élément de langage » valant acceptation 3. En vertu d’un tel usage, le destinataire de l’offre n’échappera à la conclusion ou à la modification du contrat qui lui est proposé qu’à la condition d’exprimer son refus 4. C’est ainsi qu’entre commerçants, la jurisprudence a tendance à admettre qu’il est d’usage général que le silence gardé à la réception d’une lettre de confirmation, c’est-à-dire d’une lettre dans laquelle l’offrant récapitule les propositions auxquelles sont parvenues les parties après négociation, vaut acceptation de ses termes 5. Les solutions du droit français sont ici assez proches de celles du droit allemand 6. Circonstances particulières : à ces deux hypothèses, l’article 1120 a ajouté une troisième rubrique qui vise les « circonstances particulières ». La loi consacre ainsi la jurisprudence qui avait posé que le silence pouvait valoir acceptation « lorsque les circonstances permettaient de donner à ce silence la signification d’une acceptation » 7. On parle alors de « silence circonstancié », dont les deux premiers cas envisagés – usages, relations d’affaires –, ne sont que des illustrations particulières. Sous cette rubrique est certainement consacrée la jurisprudence qui prévoyait que, lorsque l’offre est faite dans « l’intérêt exclusif de celui auquel elle est adressée… il est permis aux juges du fond, dans leur appréciation souveraine… de décider que son silence emporte acceptation » 8. La solution ne repose pas 1. Ass. plén., 3  mai 1956, Bull.  civ., no 1, p. 1, JCP  1956. II.  9345 ; Soc. 20  févr. 1958, Bull. civ. V, no 268, p. 195. 2. Soc. 8 oct. 1987, Bull. civ. V, no 542, p. 344, D. 1988. 57 note Y. Saint-Jours ; 14 janv. 1988, Bull. civ. V, no 41, p. 25 ; 25 févr. 1988, Bull. civ. V, no 140, p. 93. 3. P. Godé, op. cit., nos 230 s., p. 242. 4. Com. 21 mai 1951, Bull. civ. IV, no 168, p. 128 ; 9 janv. 1956, Bull. civ. IV, no 17, p. 13. 5. Com. 9 janv. 1956, préc. ; 21 oct. 1958, Bull. civ. IV, no 355, p. 298 ; Civ. 2e, 6 juill. 1966, Bull. civ. II, no 737, p. 519 ; rappr. Com. 13 mai 2003, CCC 2003, no 124, note Leveneur. L’envoi par un courtier en vins, dans le Bordelais, à un vendeur et à un acheteur professionnels exerçant dans le même secteur d’activité, d’une « lettre de confirmation », sans qu’il y ait de leur part un accord formel équivaut suivant l’usage local constant à une vente parfaite sauf protestation dans les 48 heures. 6. Art. 151, BGB ; Rieg, op. cit., no 36, p. 45. 7. Civ. 1re, 24 mai 2005, D. 2006. 1025, JCP 2005. I. 195, no 1, obs. C. Peres, CCC 2005, no 165, note Leveneur, RDC 2005.  1007, obs. D.  Mazeaud, RTD  civ. 2005.  588, obs.  Mestre et Fages ; 4 juin 2009, D. 2009. 2137, note F. Labarthe, 2010. Pan. 227, obs. S. Amrani-Mekki, RDC 2009. 1330, obs. T. Genicon, RTD civ. 2009. 530, obs. B. Fages (où il s’agissait d’une tacite reconduction). 8. Req. 29 mars 1938, DP 1939. 1. 5, note Voirin ; rappr. Com. 18 janv. 2011, CCC 2011, no 88, note Leveneur (acceptation silencieuse d’une offre figurant dans un engagement d’honneur qui ne correspondait pas à l’intérêt exclusif de son destinataire).

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exactement sur le même fondement que les deux précédentes ; il s’agit, en effet, non plus d’une habitude qui donne au silence une signification précise, mais d’une probabilité. Le destinataire de l’offre n’avait aucune raison de la décliner. D’où la portée moindre donnée au silence : le silence ne vaut pas acceptation, il peut valoir acceptation. C’est aux juges du fond qu’il appartiendra de le déterminer au cas par cas.

Les décisions sont peu nombreuses. Il a été décidé que le silence gardé après réception d’une offre de remise de dette 1 ou d’une offre par laquelle un employeur propose à son salarié l’intéressement dans les profits de l’entreprise 2 pouvait valoir acceptation. Il pourrait également être fait application de cette solution en présence d’une offre de payer un prix en espèce adressée au client bénéficiant d’un numéro gagnant 3. En revanche, le silence ne peut jamais valoir acceptation d’une offre de donation : ou bien le donateur ne déguise pas son offre et l’article 932 du Code civil impose une acceptation expresse ; ou bien la donation a été déguisée et l’offre n’est plus faite dans l’intérêt exclusif du donataire, puisqu’elle doit revêtir les formes de l’acte à titre onéreux qui sert de déguisement 4. La jurisprudence a admis l’existence d’une convention d’assistance dans l’hypothèse où un garagiste avait été blessé par l’explosion d’un vélomoteur alors qu’il secourait le conducteur, l’assisté étant supposé accepter l’offre par son silence 5. L’analyse est doublement critiquable : l’assisté inconscient ne peut accepter ; l’offre n’a pas été faite dans l’intérêt exclusif du destinataire, puisqu’elle aboutit à faire peser sur lui une obligation. On est ici en présence beaucoup plus exactement d’un quasi-contrat, d’une gestion d’affaires 6 (v. ss 1276). Proche de l’hypothèse de l’offre faite dans l’intérêt exclusif de celui à qui elle est adressée, tout en en différant, est le cas envisagé par un arrêt rendu par la haute juridiction le 24 mai 2005 7. Celle-ci y décide que le silence gardé, à la suite de la réception d’un devis de fouille archéologique, par un propriétaire d’un terrain tenu par arrêté préfectoral de faire procéder à ces fouilles pour être autorisé à poursuivre des travaux, a la signification d’une acceptation. On a pu y voir une « conception renouvelée et élargie de la notion d’offre avantageuse » 8, voire un nouveau cas de silence valant acceptation, celui de « l’offre que le destinataire n’a aucun intérêt à refuser et est quasiment contraint d’accepter » 9. C’est dire qu’on est alors dans une situation fort proche de la figure du « contrat imposé » 10.

189 Liberté de l’acceptation ¸ La liberté du commerce et de l'industrie proclamée par la Révolution (L. 2-17 mars 1791), ainsi que le caractère absolu du droit de propriété, ont conduit notre jurisprudence à admettre 1. Req. 29 mars 1938, préc. ; comp. Colmar 27 mars 1980, JCP 1981. IV. 390. 2. Soc. 17 déc. 1970, Bull. civ. V, no 722, p. 590. 3. D. Mazeaud, D. 1997. Somm. 169. 4. P. Godé, op. cit, no 177, p. 194. 5. Civ. 1re, 1er déc. 1969, D. 1970. 423, note M. Puech, JCP 1970. II. 16445, note J.-L. Aubert, RTD civ. 1971. 164, obs. G. Durry ; rappr. Civ. 1re, 10 oct 1995, CCC 1996, no 1, note Leveneur, RTD civ. 1996. 895, obs. Mestre. 6. P. Godé, op. cit, no 181, p. 199. 7. Civ. 1re, 24 mai 2005, préc. 8. C. Pérès, obs., JCP 2005. I. 194, no 5. 9. L. Leveneur, CCC 2005, no 165. 10. D. Mazeaud, RDC 2005. 1007. Sur le contrat imposé, v. ss 268.

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qu'une personne était libre de refuser de contracter avec une autre 1. Le destinataire d’une offre de contracter n’est donc, en principe, pas obligé de l’accepter 2. C’est ainsi que le propriétaire d’un terrain rocheux n’ayant aucune utilité pour lui peut refuser de le vendre même pour le triple de sa valeur 3. De même, entre des commerçants qui sont en position d’offre permanente, le consommateur est libre de choisir celui auprès duquel il entend s’approvisionner 4.

Ce principe comporte néanmoins plusieurs exceptions. 1) La loi interdit aux entreprises qui participent au fonctionnement d’un service public 5 ainsi qu’aux membres de professions jouissant d’un monopole de refuser de passer un contrat avec un client lorsqu’ils ne peuvent invoquer des raisons graves 6. Ainsi un notaire ne peut refuser son concours à une partie pour rédiger un acte authentique (L. 25 ventôse an XI, art. 3). 2) La politique de taxation des prix a conduit à poser que les entreprises soumises à la taxe étaient tenues non seulement de l’obligation négative de ne vendre qu’au prix imposé, mais aussi de l’obligation positive de vendre à ce prix. Initialement énoncée par la jurisprudence 7, cette solution a été reprise par le législateur qui a érigé en délit le fait pour un commerçant de refuser de satisfaire, dans la mesure de ses disponibilités, aux demandes de ses clients (Ord. 30 juin 1945). Mais avec la disparition de l’économie de guerre et de la pénurie, le sens de l’incrimination a changé. Il s’est agi, non plus d’assurer la protection du consommateur en période de pénurie, mais de favoriser le libre jeu de la concurrence en interdisant certaines pratiques discriminatoires des producteurs à l’encontre des distributeurs (Décr. 24 juin 1958). La question a été entièrement refondue par l’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et à la concurrence. Le refus de vente obéit désormais à un régime distinct selon qu’il est opposé à un consommateur ou à un professionnel. Dans les rapports professionnels-consommateurs, le refus de vente subsiste et est frappé d’une sanction pénale qui n’est plus que contraventionnelle. Il reste donc interdit de refuser à un consommateur la vente d’un produit ou la prestation d’un service, sauf motif légitime (Ord. 1986, art. 50, devenu C. consom.,

1. J.-C.  Serna, Le refus de contracter, thèse Paris, éd.  1965 ; v.  aussi O.  Barret, « Variations autour du refus de contracter », Mélanges J.-L. Aubert, 2005, p. 5 s. 2. V. ainsi Crim. 18 juill. 1862, DP 62. 1. 485 ; 11 janv. 1889, DP 89. 1. 222. 3. Req. 24 nov. 1924, S. 1925. 1. 217 note J. Brèthe de la Gressaye. 4. Com. 5 juill. 1994, Bull. civ. I, no 258, p. 204, JCP 1994. II. 22323, note Léonnet, 1995. I. 3828, no 1, obs. Fabre-Magnan, RTD civ. 1995. 96, obs. Mestre, et 119, obs. Jourdain ; Com. 7 avr. 1998, Bull. civ. IV, no 126, p. 161, RTD civ. 1999. 79, obs. J. Mestre. 5. En vertu du droit égal de tous à se prévaloir du fonctionnement de celui-ci. 6. La solution n’est pas douteuse lorsqu’il y a monopole de droit (v. ainsi pour les chemins de fer : Req. 21 avr. 1857, DP 57. 1. 176 ; pour les casinos : Req. 2 mars 1932, DH 1932. 177). Elle est controversée lorsqu’il n’y a que monopole de fait : v. L. Josserand, De l’esprit des droits et de leur relativité, no 89, qui estime que le titulaire d’un monopole de fait ne peut refuser de contracter ; contra : P. Durand, « La contrainte légale dans la formation du rapport contractuel », RTD civ. 1944. 81, no 11 ; comp. Marty et Raynaud qui prennent en considération l’importance du service sollicité pour justifier, à la charge de celui qui est à même de le rendre, l’obligation de ne pas le refuser (v. au sujet d’un boulanger : Crim. 12 mai 1854, DP 54. 1. 208, S. 54. 1. 166). 7. Crim. 13 août 1847, S. 47. 1. 752.

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art. L. 121-11) 1. Dans les rapports entre professionnels, l’article 36-2 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 prévoyait que le refus de vente n’engage plus que la responsabilité civile de son auteur qui pouvait être tenu de réparer le préjudice subi par la victime lorsque la demande ne présentait aucun caractère anormal, qu’elle était faite de bonne foi et que le refus n’était pas justifié par des pratiques anticoncurrentielles licites. Cette disposition a été abrogée par la loi du 1er juillet 1996, de telle sorte que le refus de vente n’est plus interdit en lui-même entre professionnels. Mais le refus de vente continue de pouvoir être combattu sur le fondement d’autres textes, lorsqu’il n’est que la manifestation d’un abus de position dominante 2. Ceci étant, à bien y réfléchir, il est permis de se demander si, dans tous ces cas, il y a dérogation au principe de la liberté contractuelle. On pourrait en effet soutenir que la plupart des personnes visées – service public, officier ministériel, commerçant – sont en situation d’offre permanente, ce qui aurait pour conséquence que la manifestation émanant du client ne devrait pas s’analyser en une offre, mais en une acceptation. Dès lors, le contrat étant formé, il est parfaitement logique que le professionnel ne puisse refuser sa prestation 3. 3) Des considérations sociales et politiques sont à la base de divers textes interdisant le refus de contracter. Ainsi la loi du 1er septembre 1948 (art. 54) interdit aux propriétaires de refuser de louer certains locaux en raison du nombre d’enfants du candidat locataire ; l’article L. 2141-5 du Code du travail, tendant à protéger la liberté syndicale, interdit à tout employeur de prendre en considération l’appartenance à un syndicat ou l’exercice d’une activité syndicale pour arrêter ses décisions en ce qui concerne notamment l’embauche, la conduite et la répartition du travail, l’avancement, la rémunération, les mesures de discipline. Signalons aussi qu’encourt les sanctions prévues à l’article 225-2 du nouveau Code pénal la personne qui refuse la fourniture d’un bien ou d’un service en raison de l’origine de son interlocuteur, de son sexe, de sa situation de famille, de son apparence physique, de son patronyme, de son état de santé, de ses handicaps, de ses caractéristiques génétiques, de ses mœurs, de son orientation sexuelle, de son âge, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales, de son appartenance ou de sa co-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée (C. pén., nouv. art. 225-1) 4. Le nouveau Code pénal comporte des dispositions analogues 1. Ce refus de vente se retrouve dans le Code de commerce puisque les dispositions de l’art. L. 121-11 C. consom. sont reproduires à l’art. L. 442-1. 2. C. com., art. L. 420-2 : « Est prohibée, dans les conditions prévues à l’art. 420-1, l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises d’une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci. Ces abus peuvent notamment consister en refus de vente, en ventes liées ou en conditions de vente discriminatoires ainsi que dans la rupture de relations commerciales établies, au seul motif que le partenaire refuse de se soumettre à des conditions commerciales injustifiées ». Sur cette question, v.  Ch.  Vilmart, « La liberté retrouvée du refus de vente ; leurre ou réalité ? », CCC 1996. Étude 10 ; Behar-Touchais et Virassamy, Les contrats de distribution, 1999, no 1355. 3. P. Godé, op. cit, no 186, p. 203. 4. J. Foulon-Piganiol, « La lutte contre le racisme (Commentaire de la loi du 1er juill. 1972) », D. 1972. Chron. 261, « La lutte contre le racisme (Esquisse d’un bilan de trois années de jurisprudence) », D. 1975. Chron. 159. L’article 32 de la loi no 77-574 du 7 juin 1977, connue sous le nom de « loi anti-boycottage » – car tendant à combattre le boycott d’Israël par les pays arabes par pression sur des entreprises françaises – a prévu des sanctions pénales à l’encontre des particuliers qui, par leur action ou leur omission, auront contribué à rendre plus difficile l’exercice d’une quelconque activité économique dans des conditions normales par toute personne en raison de son origine nationale ou de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une race ou une religion déterminée ; encore faut-il souligner qu’en vertu du  III

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en matière d’embauche et de licenciement (C. pén., nouv. art. 225-3, 3o). Plus que le refus du contrat, c’est alors le refus du cocontractant qui est sanctionné 1.

190 Sanctions ¸ Pour qu'un problème de nullité se pose, il faut qu'il y ait au moins une apparence de contrat. Ainsi, en présence d'une offre non acceptée, il n'est évidemment pas question de prétendre qu'un accord s'est formé en vue de produire certains effets juridiques 2. En revanche, une apparence de contrat existe lorsque les consentements ont été échangés, mais qu’ils ne se sont pas rencontrés parce que les parties n’ont pas voulu la même chose 3. Le contrat repose alors sur un quiproquo, un malentendu qu’il est parfois difficile de mettre en évidence. Pour désigner cette situation, on emploie habituellement l’expression d’erreur-obstacle, afin d’exprimer l’idée que l’erreur des intéressés est tellement profonde qu’elle empêche la rencontre même des consentements. En prenant en compte cette erreur qui fait obstacle à l’accord des volontés, le droit tend à assurer la protection de chacune des prétendues parties au contrat au moyen d’une nullité relative. Aussi bien, dans un souci pédagogique, traitera-t-on de cette erreur avec les autres types d’erreur dans les développements consacrés à la protection du consentement (v. ss 275 s.).

B. La forme de l’accord

191 Consensualisme ou formalisme ¸ Indispensable à la formation du contrat, l'accord des volontés ne peut se réaliser que si le consentement de chaque partie s'est extériorisé. Comment des volontés pourraient-elles se rencontrer sans que chacun ait pris connaissance de celle de l'autre ? Encore faut-il savoir si, parmi les modes d'expression concevables de la volonté, écrit, parole, geste…, tous sont tenus pour équivalents ou si le contrat ne se forme qu'à la condition que les parties aient coulé leur consentement dans un moule prédéterminé par la loi, rédaction d'un écrit par exemple. La réponse varie selon que le système est consensualiste ou formaliste. Alors que le consensualisme consacre la liberté d'expression du consentement, le formalisme considère que le consentement ne sera pleinement efficace que s'il revêt une forme déterminée. de l’article 32 précité, la sanction pénale est écartée lorsque les faits visés sont conformes à des directives du gouvernement prises dans le cadre de sa politique économique ou commerciale ou en application de ses engagements internationaux ; l’usage pour le moins excessif que le gouvernement a fait de ce pouvoir, par un avis du 24 juill. 1977, lié à la crise du pétrole (J.-L. Bismuth, Le boycottage dans les échanges économiques internationaux au regard du Droit, 1980), lui a valu l’annulation de cet avis par un arrêt du Conseil d’État, en date du 18  avr. 1980 (JCP  1980. II. 19364, concl. Mme Hagelsteen, JCP 1981. II. 19644, note Laveissière). 1. O. Barret, art. préc., Mélanges J.-L. Aubert, 2005, p. 16 s. 2. De même, il ne saurait y avoir accord des volontés en présence de « deux offres simultanées et parfaitement contradictoires et inconciliables » (Civ.  1re, 18  juill. 1967, Bull.  civ.  I, no 268, p. 199). 3. Sur le décalage entre la volonté interne et volonté déclarée, v. ss 147.

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En droit positif français, le consensualisme est le principe, le formalisme l’exception.

 

192 1°) Le principe du consensualisme ¸ En droit français, le principe du consensualisme n'était affirmé par aucun texte. Traditionnellement, on déduisait cette règle d'une interprétation a contrario de l’ancien article 1108 qui ne fait figurer parmi les conditions de validité du contrat aucune condition de forme. Le principe de l’absence de formalisme dans la conclusion des contrats avait paru tellement naturel aux auteurs du Code civil qu’ils n’avaient pas jugé bon d’en parler. Depuis la réforme de 2016, la règle est expressément posée par l’article 1172 du Code civil : « les contrats sont par principe consensuels ». Les conséquences en sont simples : – négativement, le consensualisme signifie qu’en dehors des cas où le droit positif énonce des exigences particulières, aucune formule sacramentelle, aucun écrit, aucune parole solennelle, aucun geste rituel, aucun acte d’exécution, aucune intervention tierce, bref aucune formalité n’est nécessaire à la formation du contrat ; – positivement, il suffit donc d’un écrit, d’une parole, d’un geste ou d’un signe qui manifeste une volonté certaine pour former le contrat. Le silence du destinataire de l’offre est même parfois tenu pour suffisant lorsqu’il est entouré de circonstances qui lui font perdre son caractère équivoque (v. ss 188). C’est dire qu’en vertu du principe du consensualisme, les divers modes d’extériorisation du consentement sont considérés comme équivalents dès lors qu’ils sont suffisamment expressifs. La forme, dit-on parfois, est libre. La règle n’est qu’une application du principe de la liberté contractuelle et fait écho à l’article 1102 qui pose, entre autres, que « chacun est libre (…) de déterminer (…) la forme du contrat » (v. ss 126). Encore faut-il souligner que cette « forme libre n’est pas une forme au plein sens du mot » 1. La volonté n’engageant que si elle s’est manifestée, la nécessité d’une forme d’extériorisation est inhérente à l’exigence même du consentement. Par conséquent plutôt que de dire que la forme est libre, il serait plus exact de dire qu’il « n’y a pas de forme du tout car l’exigence d’une extériorisation du consentement relève du fond et non de la forme » 2. C’est pourquoi les différents modes d’extériorisation de la volonté sont étudiés dans cet ouvrage avec les conditions de fond (v. ss 170, 185).

193 Avantages du consensualisme ¸ Manifestation de la liberté contractuelle sur le terrain de la forme, le consensualisme participe des mêmes justifications que celle-ci. Exaltant le pouvoir de la volonté, comme le souligne la maxime Solus consensus obligat (Le consentement à lui seul, c’est-à-dire sans forme, suffit 1. Gény, Science et technique en droit privé positif, t. III, no 203. 2. M.-A. Guerriero, L’acte juridique solennel, thèse Toulouse, éd. 1975, p. 33 ; v. aussi L. Aynès, in Le droit du crédit au consommateur, p. 65.

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à obliger), le consensualisme place au premier rang le respect de la parole donnée. Il a, de ce fait, une valeur morale éminente : un contractant ne pourra se soustraire à l’exécution de son engagement sous prétexte que telle ou telle formalité n’a pas été accomplie. Le consensualisme apparaît comme une conquête de la bonne foi 1. Simplifiant en pratique la conclusion du contrat puisqu’il n’entrave l’échange des consentements par aucune exigence de forme, il est synonyme de rapidité et d’économie. Or tout ce qui facilite la conclusion des contrats et par-là même leur multiplication est de nature à accroître l’activité commerciale et les échanges de services et de richesses. C’est dans l’histoire qu’il faut rechercher les origines d’une règle consacrée implicitement par le Code civil et expressément par la réforme de 2016. 194 Origines du consensualisme ¸ Le principe selon lequel le consentement

des parties suffit pour faire naître un contrat, qui nous paraît tout naturel, a mis des siècles à s'affirmer 2. En droit romain primitif, le droit est avant tout une procédure ; la volonté humaine ne peut engendrer par elle-même l’obligation. Le formalisme règne. On l’explique en général par une certaine inaptitude à conceptualiser en dehors des symboles. Partant, les effets juridiques ne peuvent dériver que de faits tangibles. La forme est la condition à la fois nécessaire et suffisante de perfection de l’acte juridique. Le lien d’obligation se forme par l’accomplissement de rites. Ainsi le vrai mode de contracter est-il à l’époque le contrat verbis, la stipulatio : l’interrogation spondesne (jures-tu ?) suivie du spondeo (je jure) engendre un engagement formaliste qui repose sur une procédure solennelle. Ce n’est que beaucoup plus tard que le droit romain admit certains contrats consensuels, la vente, le louage, le mandat, la société, et que le préteur, puis les empereurs sanctionnèrent certains pactes sans forme. Les nécessités commerciales y furent pour beaucoup. Enfin, l’exception au principe du formalisme s’élargit encore par l’admission des contrats innommés, lesquels se concluaient sans forme, mais ne devenaient obligatoires que par l’exécution de son engagement par l’une des parties. Mais jamais, même sous Justinien, le droit romain n’a admis complètement le principe du consensualisme : les juristes romains ont toujours posé la règle ex nudo pacto actio non nascitur (le pacte nu ne donne naissance à aucune action). Dans le très Ancien droit français qui s’est développé dans une période troublée, le contrat consensuel commença par reculer. Les personnes peu instruites ont besoin de formalités, de solennités pour se lier. C’est pourquoi l’Ancien droit nous montre un retour à la solennité, telle la remise du bâton, d’un objet quelconque pour manifester l’accord – spécialement la remise des arrhes marque dans la vente, le louage et quelques contrats similaires le moment où les parties sont définitivement liées – tel encore un vieil usage, la paumée, qui consiste à frapper dans la main de son cocontractant, et qui subsiste encore à la campagne, spécialement dans les foires, ou tout simplement le fait de boire ensemble.

1. Il évite que « l’honnête homme, ignorant des affaires, se trouve à la merci d’un adversaire retors et sans conscience, car qui sait se servir de la forme, s’en fait une corde pour étrangler l’homme inexpérimenté » (Ihering, L’esprit du droit romain, 1887, t. III, no 50, p. 173). 2. J. Ph. Lévy, « Le consensualisme et les contrats, des origines au Code civil », Rev. sc. morales et politiques, 1995. 209.

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À partir des xie et xiie siècles, le formalisme recula à son tour, grâce à l’intervention du droit canonique. À l’époque où le pouvoir temporel s’est émietté, où l’anarchie s’instaure, ceux qui veulent créer des engagements obligatoires s’efforcent de parer à l’impuissance du pouvoir temporel à assurer le respect des engagements par le recours aux juridictions ecclésiastiques. Pour pouvoir soumettre leurs contrats à ces juridictions, les particuliers s’engageaient par un serment religieux, sanctionné par des pénalités d’ordre religieux : le serment constituait un engagement envers Dieu avec obligation accessoire envers le créancier ; comme la stipulatio romaine, c’était un acte formel, valable sans cause, pouvant aussi bien créer une obligation nouvelle que confirmer une obligation préexistante. L’engagement pris sous serment ne liait que celui qui jurait ; il ne passait pas à ses héritiers. L’usage du serment, très répandu, servit à faire entrer dans les mœurs le respect de la parole donnée ; ainsi au cours du Moyen Âge, la force obligatoire s’est à nouveau attachée au contrat, parce que les particuliers ne se bornaient pas à s’engager suivant les modes du droit romain ou ceux du très Ancien droit français, issus du droit barbare germanique, mais ajoutaient à leur contrat le serment religieux chrétien, ce qui lui donnait force obligatoire non plus seulement sur le terrain temporel, mais encore sur le terrain spirituel. Il faut souligner l’importance que l’immixtion du droit canonique a eue sur la force obligatoire du contrat. En effet, dès lors qu’on se place sur le terrain de la conscience, toute personne qui n’exécute pas sa promesse, assortie d’un serment, est parjure ; elle commet un péché mortel, et dans l’appréciation de la gravité du péché, on est amené à ne plus tenir compte seulement des mots, mais encore des intentions qu’avait nécessairement celui qui a prêté serment, au moment où il a prononcé les paroles du serment, en se soumettant d’avance aux peines ecclésiastiques qui pouvaient affecter son salut. Lorsque la juridiction ecclésiastique, saisie d’un procès relatif à l’inexécution d’engagements, avait à connaître d’une violation de serment, elle était amenée à scruter la conscience de l’auteur de cette violation, à se demander si réellement il avait commis le parjure et en vue de quel but il avait prêté serment. Et c’est ainsi que le serment, acte unilatéral et de droit strict, n’indiquant pas sa cause, est devenu peu à peu un acte concret, causé, c’est-à-dire un acte dont les mobiles tombaient sous le contrôle du juge. D’autre part, si la conscience est engagée par la promesse, il n’est pas nécessaire, suivant les canonistes, que celle-ci ait été revêtue d’une solennité quelconque. Le simple pacte, même non accompagné de serment, doit aussi, sur le terrain religieux, avoir pleine force obligatoire. La parole donnée en n’importe quelle forme doit être tenue ; car sinon on se rend coupable du péché de mensonge. L’on arrive ainsi à reconnaître aux pacta nuda une valeur obligatoire ; et les formes antérieures : paumée, remise des arrhes, écrit, sont abandonnées. Contrairement au droit romain, les canonistes formulent la règle ex nudo pacto actio oritur (l’action naît du pacte nu). Les romanistes réagirent très vivement contre l’affirmation d’un tel principe. Au xvie siècle encore, Cujas, Doneau, Hotman font observer que dans le droit romain rien de tout cela n’existait ; ils ont maintenu le vieux principe ex nudo pacto actio non nascitur. Comment expliquer alors que le principe de l’absence de formalisme ait fini par l’emporter ? C’est que, dans le débat entre les canonistes et les grands romanistes du xvie siècle, se sont interposés des jurisconsultes familiarisés à la fois avec le droit romain et le droit canonique, et dont la méthode consistait à commenter les textes du droit romain à la lumière des principes du droit canonique ; ce fut

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l’école des glossateurs et des post-glossateurs. Ceux-ci s’efforcèrent de trouver dans les textes du droit romain des passages sur lesquels ils pouvaient se fonder pour souligner la conformité du droit canonique au droit de Justinien. Ils ont ainsi assoupli les cadres du droit romain groupant les contrats en catégories rigides. Or les post-glossateurs n’étaient pas seulement de purs théoriciens ; c’étaient aussi les maîtres des praticiens de leur temps. Il est frappant de constater que les juridictions laïques ont été imprégnées, dans une certaine mesure, des mêmes principes que les juridictions ecclésiastiques. C’est ainsi qu’au cours de notre Ancien droit, la pratique et la jurisprudence ont donné peu à peu force au principe d’origine canonique, à savoir que du pacte nu les actions peuvent naître. Au xiiie siècle, Beaumanoir dit : « Convenances vainquent loi. Toutes convenances sont à tenir ». Certes, cette formule ne tend pas, comme on l’a cru longtemps, à consacrer le caractère obligatoire du contrat malgré l’absence de solennité ; en réalité, Beaumanoir disait que les conventions de droit privé l’emportent sur la loi interprétative. Mais au xvie siècle, le principe est passé tout à fait dans la pratique et Loysel écrit : « On lie les bœufs par les cornes et les hommes par les paroles. Autant vaut une simple promesse ou convenance que les stipulations du droit romain ». On en est ainsi venu à admettre que tous les contrats sont obligatoires par le simple effet de la promesse même non solennelle. Le principe triomphera pleinement avec les grands jurisconsultes du xviie et du xviiie siècle, Domat et Pothier. L’histoire de notre Ancien droit est ainsi celle de la rupture des cadres du droit romain en matière de contrats. Cette évolution historique aboutit à ce que, dans le droit français en vigueur à la veille du Code civil, fut consacré le principe d’après lequel l’obligation se forme entre les parties par le seul consentement. Et dans cette évolution historique, le rôle dominant appartient au serment religieux. Le paradoxe réside en ce que le serment religieux, qui était par lui-même un acte formaliste, a servi d’instrument pour briser le formalisme du droit romain. Derrière la formule du serment, les juridictions ecclésiastiques ont cherché l’intention de l’homme, le but poursuivi par lui. Lorsque le but était bon, moral, utile, l’engagement pouvait valoir même sans solennité, et inversement, lorsque le but apparaissait scandaleux ou immoral, l’engagement n’obligeait pas ; le défaut d’accomplissement d’une promesse immorale ne constituait pas la violation d’un serment. L’idée de la valeur morale de la promesse, voilà, en définitive, l’instrument qui, plus que tout autre de valeur technique, a servi à briser le formalisme.

195 2°) Exception : le formalisme ¸ En dépit du préjugé défavorable qui s'attache à un terme souvent associé aux notions de lenteur, de cherté, de complexité, le formalisme connaît une fortune certaine dans les législations modernes. Partant, exceptionnelles en droit, les manifestations en sont, en fait, omniprésentes dans la vie contractuelle contemporaine. C'est que, contrairement à ce que pourrait laisser croire une présentation trop caricaturale, tous les avantages ne sont pas du côté du consensualisme et les inconvénients du côté du formalisme. 196 Avantages du formalisme ¸ Si le consensualisme favorise la conclusion des contrats, cette facilité a son revers. Elle peut conduire à des consentements donnés à la légère, sans réflexion ni recul. De plus, dans les rapports entre les parties, il en résulte parfois une certaine incertitude

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sur l'existence même du contrat ou sur son contenu, laquelle peut, en cas de déloyauté d'un des contractants, favoriser les contestations. Enfin, à l'égard des tiers, le consensualisme conduit souvent à une certaine confidentialité du contrat. Or celui-ci constitue un fait social que les tiers peuvent avoir intérêt à connaître. Aussi bien le fisc considère-t-il avec méfiance un système qui facilite les dissimulations. À l’inverse, le formalisme n’est pas sans mérites. Attirant l’attention des parties sur l’importance et la portée de leur engagement, il invite à la réflexion et à la vigilance, et il permet à chacun de mûrir sa décision et de mieux préciser sa pensée. Il en va tout particulièrement ainsi lorsqu’est requise l’intervention d’un professionnel, notaire le plus souvent, sur qui pèse un devoir de conseil, ou l’inclusion de certaines mentions qui ont pour but d’éclairer l’un des contractants sur la portée exacte de son engagement. En outre, les exigences légales de forme permettent de marquer nettement le passage du projet à l’acte, de l’intention au consentement. Elles permettent aussi de préconstituer la preuve de l’acte juridique et de lui conférer ainsi une plus grande certitude quant à son contenu et à son existence. Disposant d’un écrit, chaque contractant est à l’abri de l’oubli de son partenaire ; il pourra lui « rafraîchir » la mémoire si celle-ci se révélait défaillante. Enfin, les formes appropriées de publicité peuvent permettre de porter à la connaissance des tiers des contrats qui les intéressent, en raison notamment des droits réels qu’ils peuvent créer ou transmettre, ou des personnes morales qu’ils peuvent constituer. À dresser un rapide bilan, on constate que les vertus du formalisme sont multiples : il prévient les engagements irréfléchis, il donne certitude à l’acte, il empêche les fraudes à l’égard des tiers. Mais tous ces avantages ne se déploient qu’à une condition : que la forme ait été respectée… Au cas contraire, le formalisme risque d’offrir à une partie peu scrupuleuse le moyen de renier sa parole en prétextant d’une irrégularité purement matérielle. De cette double constatation, un auteur a pu déduire des conséquences quant à la séduction que le formalisme exercerait sur les divers acteurs de la vie juridique 1. Intervenant a priori, raisonnant sur la généralité des situations et cherchant à édicter des règles qui préviennent les contestations, le législateur verrait surtout les aspects positifs du formalisme. D’où un certain renouveau de celui-ci en législation. Intervenant a posteriori pour connaître de cas particuliers dans lesquels les règles de forme n’ont pas été respectées, le juge en percevrait principalement les aspects négatifs. Répugnant à admettre qu’un homme habile puisse se soustraire à ses engagements en se retranchant derrière une simple irrégularité formelle, il aurait tendance à imposer le respect de la parole donnée dès lors qu’il 1. J. Flour, « Quelques remarques sur l’évolution du formalisme », Études Ripert, 1950, t. I, p. 93 s.

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est convaincu que le consentement a été libre et conscient. Sans rendre compte de la totalité du droit positif, la remarque présente, on le verra, une réelle part de vérité 1. 197 Évolution du formalisme ¸ Les avantages du formalisme expliquent que celui-ci n'ait jamais complètement disparu de la scène juridique et qu'il connaisse à notre époque un regain marqué 2. Le Code civil a subordonné la validité de plusieurs contrats jugés particulièrement importants au respect de certaines formalités – remise d’une chose, rédaction d’un acte notarié – afin d’empêcher que les engagements qu’ils renferment ne soient pris trop légèrement. Bien loin de régresser, cette considération est allée s’accentuant avec l’avènement de la société de consommation. Des contrats de plus en plus nombreux sont soumis à des formes variées, posées à peine de nullité, afin d’éviter que le consommateur ne s’engage sous la pression des besoins qu’engendrent une publicité et des méthodes de vente souvent agressives. Tout en rappelant le principe du consensualisme, l’ordonnance de 2016 participe à ce mouvement puisqu’elle prévoit que cession de contrat et cession de créance ne sont valides que si elles ont été constatées par écrit (art. 1216 et 1322). Il en va de même de la cession de dette depuis la loi de ratification (art. 1327, al. 2). Sans être sanctionnées par la nullité, d’autres exigences de forme viennent limiter sévèrement la portée du consensualisme dans la mesure où le contrat ne sera pleinement efficace que si elles ont été respectées. Ainsi en va-t-il des formes probatoires. Reprenant les prescriptions de textes royaux du xvie siècle (ordonnance de Moulins), le Code civil prévoit que la preuve des contrats mettant en jeu des intérêts supérieurs à un certain seuil (100 livres en 1566, 5 000 francs en 1980, 800 euros à partir de 2002, 1 500 euros depuis 2005) devra se faire par écrit. Sans doute ne faut-il pas confondre, en droit, forme stricto sensu et preuve : la violation d’une règle de preuve ne conduit pas à l’anéantissement du contrat ; et la loi admet souvent un substitut à la règle de preuve violée. Il n’en reste pas moins qu’un contrat qui ne peut être prouvé risque de rester lettre morte. Ainsi en va-t-il encore des formes de publicité. Illustré dès le xvie siècle par l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) qui exigeait l’insinuation des donations, ce formalisme a connu postérieurement au Code civil un essor important. Pour n’en citer que les manifestations les plus marquantes, contrats relatifs aux droits réels immobiliers, ventes de fonds de commerce,

1. Rappr. X. Lagarde, « Observations critiques sur la renaissance du formalisme », JCP 1999. I. 170, sp. no 3, qui souligne que, dans le domaine du formalisme moderne (droit de la consommation, droit du travail), le juge adhère presque totalement à « la doctrine formaliste du législateur ». Sur ce problème, v. ss 208, 339. 2. Moeneclay, La renaissance du formalisme dans les contrats, thèse Lille, 1914 ; Rouxel, L’évolution du formalisme, thèse Caen, 1935 ; M.-A. Guerriero, thèse préc. ; Institut de droit comparé de Paris, Forme et preuve du contrat, sous la direction de R. Rodière, 1979.

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cessions de marques et de brevets d’inventions y sont aujourd’hui assujettis. Ces formes ont pour but de protéger les tiers et d’assurer la sécurité du commerce juridique. Aussi bien leur méconnaissance conduit-elle non à la nullité du contrat, mais à son inopposabilité aux tiers (v. ss 135). La distinction entre les formes exigées pour la validité ou la formation du contrat et celles qui ne sont requises que pour sa preuve ou son opposabilité est, au demeurant, désormais expressément consacrée par l’article 1173 du Code civil : « les formes exigées aux fins de preuve ou d’opposabilité sont sans effet sur la validité des contrats ». Encore ne s’agit-il ici que des principales manifestations du formalisme. Celui-ci ne cesse, en effet, de se diversifier. C’est ainsi qu’il joue un rôle considérable en droit commercial, notamment en matière d’effets de commerce, montrant qu’une forme simple et adaptée peut permettre de réaliser, pour un faible coût, avec rapidité et en toute sécurité, des opérations complexes. 198 Formalisme primitif et formalisme contemporain ¸ C'est dire que, loin d'être le propre des sociétés archaïques, le formalisme occupe une place importante dans la vie juridique contemporaine. Mais il diffère profondément du formalisme des systèmes primitifs. La forme n'a plus une valeur propre. Elle ne remplace pas la volonté, mais s'ajoute à elle afin de répondre à tel ou tel besoin 1. Ce n’est plus la condition nécessaire et suffisante de la perfection de l’acte juridique, mais un « simple procédé strictement ordonné à la fin qu’il poursuit » 2. D’où l’existence de formes aussi diverses que les fins qui leur sont assignées. Cette diversité rend délicate l’élaboration d’une véritable théorie générale du formalisme : posée en contemplation de règles de fond qu’elle a pour objet de servir, chaque règle de forme a naturellement vocation à être étudiée avec celles-ci, c’est-à-dire principalement dans le cadre du droit des contrats spéciaux et de celui du crédit. Aussi bien, sans entrer dans le détail de la réglementation, se contentera-t-on ici de définir et d’illustrer les principales manifestations du formalisme. Retenant une conception large de celui-ci, on étudiera, non seulement les formes édictées à peine de nullité du contrat, mais aussi celles dont le respect, sans être nécessaire à la validité du contrat, assure à celui-ci sa pleine efficacité. Les premières donnent naissance à un formalisme généralement qualifié de direct ou substantiel (a), les secondes à un formalisme souvent dénommé indirect ou atténué (b). 199 a) Le formalisme direct ¸ Pour certains contrats, la réunion des conditions de fond énoncées par l'article 1128 du Code civil ne suffit pas 1. M.-A. Guerriero, thèse préc., p. 13. 2. V. Delaporte, Recherches sur les formes des actes juridiques en droit international privé, thèse dactyl., Paris I, p. 12, no 2.

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à assurer leur validité. Il y faut, en plus, une condition de forme. Ce sont les contrats solennels (1) et les contrats réels (2). 200 1) Les contrats solennels ¸ Après avoir défini la notion de forme solennelle, on recherchera dans quels cas une telle solennité est exigée et quelle est la sanction qui s’attache à sa méconnaissance. 201 α) Définition ¸ Un contrat est solennel dès lors que la volonté des parties doit s'extérioriser à travers une forme imposée à peine de nullité. Aux conditions de fond s'ajoute alors une condition de forme. Contrairement à une idée trop souvent reçue, cette condition de forme ne s’identifie pas nécessairement à la rédaction d’un acte notarié. Si la forme authentique est requise pour certains contrats, le législateur se contente pour beaucoup d’autres de la rédaction d’un acte sous seing privé. Aussi bien a-t-on souligné que l’accroissement du nombre des contrats solennels s’était accompagné d’une simplification des formes requises 1. Plus les formes sont simples, moins il y a d’inconvénients à les imposer. En réalité, ce qui caractérise le contrat solennel c’est moins la forme elle-même que le caractère obligatoire de celle-ci. Lorsque, à peine de nullité, la loi impose une forme déterminée ou même, situation assez fréquente, laisse le choix entre deux formes limitativement déterminées, les parties perdent la liberté d’utiliser une autre forme. Si elles le font, le contrat ne sera pas valide. La forme solennelle n’est pas susceptible d’équipollent. À l’inverse, le fait que les auteurs d’un acte juridique lui aient spontanément donné une forme plus ou moins complexe alors que rien ne les y obligeait ne lui fait pas perdre son caractère consensuel. 202 Promesse de contrat solennel ¸ Il arrive parfois que les parties se mettent

d'accord dans un acte sous seing privé sur les conditions d'un contrat qui requiert pour sa validité la rédaction d'un acte authentique, et conviennent de faire dresser celui-ci ultérieurement. Cette promesse consensuelle d'acte solennel est-elle valable ? Une partie de la doctrine répond par la négative, en soulignant que la promesse d'acte juridique solennel forme avec celui-ci « un tout indivisible qui doit respecter la même forme » 2. Il paraît néanmoins possible de limiter cette solution à l’hypothèse où la condition de forme a été prescrite pour protéger le consentement des auteurs de l’acte juridique. De fait, admettre une promesse sans forme serait alors permettre l’abandon de la protection que le législateur a instituée. En revanche, lorsque la forme a pour but de protéger non le ou les auteurs de l’acte, mais les tiers contre les fraudes dont ils pourraient être victimes, on pourrait concevoir que la promesse soit valable alors même qu’elle n’a pas été faite dans la forme solennelle imposée à l’acte juridique principal 3. Il est vrai que cette distinction est délicate à mettre en œuvre, les deux raisons – protection des parties et considérations d’intérêt public – se cumulant la plupart du temps pour 1. J. Vidal, préface à la thèse de M. A. Guerriero, p. XVI ; sur cette affirmation, v. ss 207. 2. M.-A. Guerriero, op. cit., p. 415 ; Mazeaud et Chabas, no 70 ; Starck, Roland et Boyer, no 186. 3. Flour, Aubert et Savaux, no 307 ; Marty et Raynaud, no 61 ; Planiol et Ripert, t.  VI par Esmein, no 118.

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de Moulins (1566), un peu plus de cent ans après l’invention de l’imprimerie par Gutenberg (1450), après que le notariat se fut perfectionné et alors que l’écriture et la lecture commençaient à connaître une réelle diffusion 1. Les mutations technologiques que connaît notre époque ne sont pas restées sans incidences sur les modes de preuve des actes juridiques. C’est ainsi que le développement des procédés modernes de reproduction – photocopie, microfilm, vidéodisque… – a conduit le législateur (L. 12 juill. 1980) et la jurisprudence à procéder à un certain infléchissement des règles de preuve. Ultérieurement, la véritable révolution qu’ont connue les technologies de l’information a porté le législateur à procéder à une importante adaptation du droit de la preuve (L. 13 mars 2000). Désormais la preuve écrite recouvre la rédaction d’un écrit non seulement sur « support papier » pour reprendre la terminologie de la loi, mais aussi sous forme électronique, « sous réserve que puisse être dûment identifiée la personne dont il émane et qu’il soit établi et conservé dans des conditions de nature à en garantir l’intégrité » (C. civ., art. 1366) 2. Cet écrit sous forme électronique a la même force probante que l’écrit « sur support papier » (C. civ., art. 1366) 3. La preuve des actes juridiques étant construite autour de l’écrit, papier ou électronique, on renverra le lecteur pour savoir dans quels cas celui-ci est exigé et les exigences auxquelles il doit satisfaire aux développements qui lui sont consacrés (v. ss 1904 s.). Il importe de souligner leur importance pratique. Le principe est certes le consensualisme (v. ss 192), Mais un contrat qui ne peut être prouvé ne peut produire aucun effet, alors même qu’il serait valable. 216 2) Les formes d’opposabilité ¸ À la différence des formes solennelles qui ont pour objet l'expression du consentement et dont la méconnaissance est sanctionnée par la nullité, la publicité d'un contrat vise à en rendre les effets opposables aux tiers. Un acte publié selon les formes légales sera présumé connu de tous et donc opposable à tous ; un acte non publié selon les formes légales sera présumé ignoré de tous et donc inopposable à tous. C'est dire que le défaut de publicité ne remet pas en cause la validité du contrat mais son efficacité. Un exemple permettra de le mieux comprendre. La vente d’immeuble est un contrat consensuel dont l’opposabilité est subordonnée à l’accomplissement d’une publicité effectuée au bureau de la conservation des hypothèques, laquelle suppose d’ailleurs au préalable la rédaction d’un acte notarié. 1. Sur le renversement de l’adage traditionnel « Témoins passent lettres », devenu « Lettres passent témoins », v. Roland et Boyer, Adages du droit français, 4e éd., no 200. 2. Sur ces conditions, v. le décret du 30 mars 2001. 3. Sur cette question, v. Introduction générale en droit, nos 621 s. ; P. Catala et alii, JCP 1999. I. 182 ; P.Y. Gautier et X. Linant de Bellefonds, JCP 2000. I. 236 ; F. Schwerer, « Réflexions sur la preuve et la signature dans le commerce électronique », CCC 2000. Chron. 16 ; P. Leclercq, « Le nouveau droit civil et commercial de la preuve et le rôle du juge », CCE 2000. Chron. 9.

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Dans les rapports entre les parties, la vente est parfaite par le seul échange des consentements. L’effet translatif de propriété s’opérant solo consensu, l’acheteur devient propriétaire dès la conclusion du contrat. Mais pour rendre cet effet translatif de propriété opposable aux tiers, il est nécessaire que soient effectuées les formalités de publicité foncière 1. Tant que celles-ci n’ont pas été réalisées, le vendeur est, au regard des tiers, toujours propriétaire. Par conséquent si, indélicat, il vend le même immeuble à un second acquéreur, celui-ci l’emportera s’il publie son titre d’acquisition le premier. L’acheteur évincé aura certes un recours contre son vendeur qui lui devra des dommages-intérêts, mais il ne deviendra pas propriétaire du bien. On le voit, si l’omission des formalités de publicité n’empêche pas le contrat d’être valable, elle le prive néanmoins d’une partie de son efficacité : le droit de l’acquéreur est inopposable aux tiers et, de ce fait, singulièrement fragile. Aussi bien, en pratique, les acquéreurs d’immeubles procèdent-ils toujours à la formalité de publicité, ce qui les oblige à faire dresser l’acte en forme authentique puisque celle-ci constitue un préalable nécessaire à la publication. L’organisation de mesures de publicité n’est pas limitée au domaine de la constitution ou du transfert des droits réels. On la rencontre également en matière de vente de fonds de commerce, de cession de brevet d’invention ou de créance (v. ss 1633 s.). Le système de publicité ainsi mis en place par le législateur n’est pas sans permettre certains abus. De fait, à supposer que l’on confère à la présomption d’ignorance de l’acte qui s’attache au défaut de publicité un caractère irréfragable, le second acquéreur l’emportera sur le premier s’il publie avant lui, alors même qu’il connaissait en fait l’existence de la première aliénation. La morale n’y trouve guère son compte. Aussi bien, attentifs à la justice du cas particulier, les magistrats ont apporté au système de publicité un important tempérament : « l’acquisition d’un immeuble en connaissance d’une précédente cession à un tiers est constitutive d’une faute qui ne permet pas au second acquéreur d’invoquer à son profit les règles de la publicité foncière » 2. En d’autres termes, en vertu de cette jurisprudence, le conflit entre deux acquéreurs successifs tenant leur droit d’un même auteur ne se réglait pas par la date de publication dès lors que le second acquéreur était de mauvaise foi. Critiquée au nom de la sécurité juridique 3, cette jurisprudence avait été remise en cause par une série d’arrêts rendus en 2010

1. Sur cette question, v. Les sûretés, La publicité foncière, nos 852 s. 2. Civ. 3e, 22 mars 1968, D. 1968. 412, note J. Mazeaud, RTD civ. 1968. 564, obs. J.-D. Bredin ; 30 janv. 1974, D. 1975. 427, note J. Penneau, JCP 1975. II. 18001, note M. Dagot, Defrénois 1974. 637, note G. Goubeaux, GAJC, t. 2, no 178. 3. M. Gobert, « La publicité foncière, cette mal-aimée », Mélanges Jacques Flour, 1979, p. 207, sp. p. 224.

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et 2011 1. Fort opportunément, la réforme de 2016 prend le contre-pied de ces arrêts et rétablit le droit dans son état antérieur. L’article 1198, alinéa 2 dispose, en effet, désormais : « lorsque deux acquéreurs successifs de droits portant sur un même immeuble tiennent leur droit d’une même personne, celui qui a, le premier, publié son titre d’acquisition, passé en la forme authentique au fichier immobilier est préféré, même si son droit est postérieur, à condition qu’il soit de bonne foi » (v. ss 352).

§ 2. facteurs de complication

A. Le contrat à distance

217 Présentation ¸ Lorsque le pollicitant et l'acceptant sont séparés par une certaine distance au moment de l'acceptation, cela n'empêche pas le contrat de se former. Sauf quelques rares hypothèses – mariage (C. civ., art. 75), contrat de mariage (C. civ., art. 1394) – le Code civil n'exige pas, en effet, la présence simultanée des parties au moment de l'échange des consentements. Mais l'utilisation d'un mode de transmission de la volonté – lettre, télex, télégramme, téléphone, courriel – que rend nécessaire l'éloignement des parties soulève une difficulté classique 2 : en quel lieu et à quel moment 3 le contrat se forme-t-il ? En d’autres termes, l’accord des volontés est-il réalisé par l’émission de l’acceptation ou par la réception de cette acceptation par le pollicitant ? Le Code civil de 1804 étant peu disert sur cette question, c’était à la jurisprudence qu’était, pour l’essentiel, revenu le soin d’y répondre. S’expliquant sans doute par la richesse du débat doctrinal (2o), ainsi que par la diversité des intérêts en présence (1o), les hésitations dont elle a longtemps fait montre (3o) ont été dissipées par l’ordonnance de 2016 (4o). 218 1°) Intérêts pratiques ¸ Si les intérêts qui s'attachent à la détermination du moment de formation du contrat conservent une réelle importance, il n’en va pas de même de ceux qui ont trait à la détermination de son lieu de formation.

1. Civ.  3e, 10  février 2010, Bull.  civ.  III, no 41, RDC 2010.  895, obs. S.  Pimont, RTD  civ. 2011. 369, obs. T. Revet ; 15 déc. 2010, D. 2011. 2954, note V. Bertier-Lestrade ; 12 janv. 2011, D. 2011. 851, note L. Aynès, Pan. 2303, obs. B. Mallet-Bricout, Defrénois 2011, art. 39211, note C. Grimaldi, RTD civ. 2011. 158, obs. P. Crocq, 359, obs. T. Revet, GAJC, t. 2, no 179 ; 19 juin 2012, AJDI 2013. 302, obs. F. Cohet-Cordey ; 20 déc. 2012, D. 2012. 97. 2. Sur les mesures destinées à protéger les consommateurs dans les ventes à distance, v. ss 339 s. 3. La question du moment de formation du contrat se pose alors même que le mode de transmission est quasi instantané car, à côte du temps d’acheminement de l’information, il faut prendre en compte le temps qui a précédé la prise de connaissance de celle-ci.

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219 a) Intérêts relatifs à la détermination du moment de formation du contrat ¸ Ces intérêts sont multiples. 1) Rétractation et décès. Jusqu’à la conclusion du contrat, les parties ne sont pas liées. Partant, pollicitant et destinataire de l’offre peuvent jusqu’à cette date, l’un rétracter son offre, l’autre revenir sur son acceptation. De même, le décès d’une des parties ou son incapacité survenant avant la conclusion du contrat entraîne la caducité de sa manifestation de volonté et fait obstacle à la conclusion de celui-ci. Pour percevoir l’intérêt de la question, il suffit d’imaginer un pollicitant qui rétracte son offre ou qui décède entre le moment où le destinataire de l’offre l’a acceptée et celui où l’acceptation lui parvient. Si l’on considère que le contrat est formé au jour de l’émission de l’acceptation, rétractation et décès sont sans effet. Si l’on retient au contraire le jour de la réception de l’acceptation, l’offre est, selon le cas, rétractée ou caduque et le contrat n’est pas conclu. 2) Transfert de propriété et des risques. Pour les contrats translatifs de propriété, le transfert de propriété d’une partie à l’autre, ainsi que le transfert des risques, se réalisent au moment de la formation du contrat (v. ss 348). Lorsque la chose qui est l’objet du contrat est détruite par cas fortuit entre le jour de l’émission de l’acceptation et celui de la réception de celle-ci, la solution est radicalement différente selon que l’on considère que le contrat s’est formé à l’une ou à l’autre de ces dates. Si l’on retient la date d’émission, le contrat est déjà formé au jour de la destruction de l’objet. Par conséquent, le transfert de propriété s’est déjà réalisé. La chose étant aux risques de l’acquéreur, la perte est pour lui (v. ss 349) ; il devra payer le prix. Si l’on retient la date de réception, la chose était détruite au jour de la rencontre des volontés. Le contrat est nul faute d’objet (v. ss 361). L’acquéreur ne doit rien. 3) Conflit de lois dans le temps. La législation applicable au contrat est, en principe, celle en vigueur au moment où le contrat est conclu 4. D’où la nécessité, au cas où une nouvelle loi entrerait en vigueur entre le jour de l’émission de l’acceptation et celui de sa réception, de préciser la date de conclusion du contrat. 4) Délais. La date de formation du contrat fixe le point de départ de certains délais, notamment les délais légaux de prescription ou les délais conventionnels d’exécution. 5) Action paulienne. En principe, un créancier ne peut attaquer un contrat comme frauduleux par le moyen de l’action paulienne (anc. art. 1167, devenu art. 1341-2) que s’il justifie d’un droit antérieur à la conclusion du contrat (v. ss 1589) 5.

4. Introduction générale au droit, nos 511 s. 5. V. aussi en matière de redressement et de liquidation judiciaires des entreprises, quant aux contrats conclus depuis la date de la cessation des paiements, la loi no 85-98 du 25  janv. 1985 art. 107 al. 1er, 1o et 2o, devenu C. com., art. L. 621-107.

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220 b) Intérêts relatifs à la détermination du lieu de formation du contrat ¸ Jadis importants, les intérêts attachés à la détermination du lieu de formation du contrat ont pratiquement disparu. 1) Droit international privé. Traditionnellement, on enseignait en droit international privé que la forme des actes juridiques est, en vertu de la maxime locus regit actum, régie par la loi du lieu de conclusion du contrat 1. Mais la Convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles, entrée en vigueur le 1er avril 1991, et le règlement de Rome I du 17 juin 2008 qui l’a remplacée à compter du 17 décembre 2009 prévoient respectivement dans leur article 9-2 et 11-2 que lorsque les parties se trouvent dans des pays différents, le contrat « est valable quant à la forme s’il satisfait aux conditions de forme (…) de la loi de l’un de ces pays » 2, ce qui retire tout intérêt à la recherche du lieu de formation du contrat. 2) Procédure civile. Antérieurement au Code de procédure civile de 1975, le lieu de formation du contrat déterminait la compétence territoriale des juridictions appelées à statuer en matière contractuelle 3. L’article 46 de ce code qui règle aujourd’hui cette question ne se réfère plus au lieu de formation du contrat, privant ainsi d’intérêt la détermination de celui-ci. Reste l’article R. 1412-1, alinéa 3, du Code du travail, qui permet au salarié de saisir le conseil des prud’hommes du lieu où l’engagement a été contracté s’il s’agit d’un travail effectué hors de tout établissement. 221 2°) La controverse doctrinale ¸ La question de la formation du contrat entre absents a donné lieu à des discussions dont les auteurs contemporains soulignent le caractère excessivement théorique et abstrait 4. La doctrine classique considère que la question du moment et celle du lieu de formation du contrat doivent logiquement recevoir la même réponse : l’événement qui rend le contrat parfait le localise dans le temps et dans l’espace. Deux grandes thèses s’affrontent. Certains considèrent que le contrat n’est véritablement formé qu’après que s’est opérée une véritable rencontre des volontés. L’acceptation doit avoir été portée à la connaissance du pollicitant ; c’est le système de la réception. D’autres estiment qu’il suffit de la coexistence des volontés : le contrat est formé dès l’acceptation de l’offre et au lieu de cette acceptation ; c’est le système de l’émission. 222 a) Le système de la réception ¸ Dans sa version la plus exigeante, ce système alors dénommé de l’information, suppose une véritable rencontre des volontés. Tant qu’une des parties ignore l’acceptation de l’autre, 1. Civ. 1re, 28 mai 1963, Charlie Chaplin, D. 1963. 677, JCP 1963. II. 13347 note Ph. Malaurie, Grands arrêts DIP, 5e éd., no 40. 2. V. texte, Rev. crit. DIP 1991. 341 s. ; JDI 2008. 1235. 3. V. art. 59 al. 3 et art. 420 al. 3 ancien Code de procédure civile. 4. V. Ghestin, 3e éd., nos 351 s. ; Marty et Raynaud, nos 120 s.

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le contrat n’est pas formé. Le système de l’information repose sur le postulat que l’on ne peut admettre la naissance du lien obligatoire que lorsque le pollicitant a pris connaissance de la réponse affirmative et concordante de son correspondant, car nul ne peut être obligé sans le savoir. Mais si ce postulat est exact, ce qui est dit de l’offrant doit l’être également de l’acceptant : pour être lié, il doit savoir que son acceptation a été connue de l’offrant. Et ainsi de suite ! Autant dire que si le mode de transmission de la volonté choisi nécessite l’écoulement d’un certain délai, on ne sera jamais assuré de l’existence simultanée de deux volontés concordantes 1. À cela, s’ajoute une délicate question de preuve : comment démontrer que l’offrant a eu, en fait, connaissance de la réponse de l’acceptant ? C’est pourquoi le système de la réception est généralement présenté avec un correctif qui en facilite la mise en œuvre : le contrat est formé dès que l’acceptation parvient au pollicitant, celui-ci étant présumé en avoir pris immédiatement connaissance. On l’appelle le système de la réception au sens strict. 223 b) Le système de l’émission ¸ Dans sa version la moins exigeante, ce système, alors dénommé de la déclaration, part du principe que le contrat existe dès que le destinataire de l’offre a pris la décision de l’accepter. Le contrat par correspondance serait conclu au moment et au lieu où l’acceptant signe sa lettre d’acceptation. Mais, en pratique, une telle analyse a l’inconvénient de laisser la formation du contrat à la merci du destinataire de l’offre. Celui-ci peut certes expédier sa lettre d’acceptation. Mais il peut aussi en différer l’envoi ou même la détruire. Une acceptation qui peut être reprise aussi facilement reste purement mentale. La volonté n’est pas suffisamment extériorisée. C’est pourquoi le système de l’émission est, lui aussi, présenté avec un correctif : le contrat se forme au lieu et au moment où l’acceptant se dessaisit de son acceptation – par exemple en postant sa lettre. C’est le système dit de l’expédition. Mais, a-t-on souligné, l’acceptant conserve la possibilité de revenir sur son acceptation tant qu’elle n’est pas parvenue au pollicitant. Il peut, en effet, sous certaines conditions, réclamer à l’administration des postes la lettre qu’il a expédiée 2 ou envoyer un télex ou un courriel qui, s’il parvient avant la lettre, retirera son effet à celle-ci 3. Ce qui ramène à la théorie de la réception ! 1. E. Gounot, Le principe de l’autonomie de la volonté, thèse 1912, p. 148 s. 2. J. Carbonnier, t. 4, no 39. – La pratique des postes anglaises est différente, ce qui a conduit dans un premier temps la jurisprudence anglaise à consacrer la théorie de l’émission. Mais depuis, le droit anglais a adopté à titre de principe la théorie de la réception, celle de l’émission ne jouant plus qu’à titre d’exception lorsque le contrat a été conclu par une lettre confiée à une administration des postes qui ne permet pas de la reprendre (v. David et Pugsley, Les contrats en droit anglais, 2e éd., nos 114 s.). 3. Toulouse, 13 juin 1901, DP 1902. 2. 16 ; Paris ; 31 mai 1937, DH 1937. 431.

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224 c) Éléments de solution ¸ Afin d'éviter au maximum ces difficultés, on enseignait qu'il convenait de rechercher la solution de ce problème avant tout dans l'intention des parties, celles-ci ayant pu indiquer explicitement ou implicitement à partir de quel moment elles entendaient être liées. En dehors des cas où existe une volonté certaine, il était nécessaire de disposer d'une règle supplétive qui donne aux intéressés une certitude suffisante 1. Peu importe à la limite la solution, pourvu qu’il y en ait une ! Les propositions avancées par une partie de la doctrine moderne, qui suggérait de distinguer la question de la date qui serait résolue par le système de la réception, de celle du lieu qui le serait par celui de l’émission 2, apparaissaient comme des complications inutiles, surtout si l’on considère le faible enjeu pratique de la seconde question 3. 225 3°) Les hésitations jurisprudentielles ¸ Le Code civil de 1804 n'offrait,

en la matière, aucune directive certaine. Deux textes, les articles 932 et 1985, règlent en effet la question dans des sens différents, le premier à propos du contrat de donation, le second à propos du contrat de mandat. S'agissant de la donation, le Code pose expressément que c'est, non l'acceptation de la donation, mais sa notification au donateur qui donne naissance au contrat. Il retient donc le système de la réception. S'agissant du mandat, il prévoit que, l'acceptation de l'offre pouvant être tacite, le contrat est formé du jour où le mandataire a accompli le premier acte d'exécution, même si le mandant l'ignore. C'est alors le système de l'émission qui l'emporte. Confrontée à une telle situation, la Cour de cassation a longtemps décidé qu’on était en présence d’une question de fait dont la solution dépend des circonstances de la cause 4, les cours d’appel appliquant dans chaque cas le système qui leur paraissait le plus équitable 5. Mais par un arrêt du 21 mars 1932 6, la chambre des requêtes de la Cour de cassation parut prête à énoncer une directive de principe susceptible de guider les juges du fond dans le cas où les parties n’auraient pas réglé la question de manière certaine. Elle prit, en effet, nettement position pour le système de l’émission en décidant que « la formation de la promesse est réalisée et le contrat rendu parfait par l’acceptation des propositions qui sont faites, dès l’instant où cette acceptation a lieu ». La doctrine s’est généralement employée à minimiser l’importance de cette décision. À cet effet, elle a souligné que l’arrêt n’était que de rejet, et qu’il avait été rendu dans un cas où il s’agissait de savoir quel était le tribunal compétent pour connaître d’un litige relatif à un contrat de travail conclu par correspondance. Sous-tendue par la volonté de favoriser l’employé en lui permettant de plaider devant le tribunal du lieu où il habite, la solution s’inscrirait

1. V. en ce sens, Ghestin, 3e éd., no 360. 2. Ph. Malaurie, note D. 1961. 417. 3. Sur cette question, voir en dernier lieu, G. Brunaux, Le contrat à distance au xxie siècle, LGDJ, 2010. 4. Req., 6 août 1867, DP 68. 1. 35 ; 1er déc. 1875, DP 77. 1. 451 ; Civ. 16 nov. 1910, DP 1912. 1. 50 ; Req. 29 janv. 1923, DP 1923. 1. 176, S. 1923. 1. 168. 5. Émission : Douai, 15 mars 1886, DP 88. 2. 37 ; Bordeaux, 29 janv. 1892, DP 92. 2. 390. Réception : Orléans, 26 juin 1885, DP 86. 2. 135, S. 86. 2. 30 ; Lyon, 12 avr. 1892, DP 93. 2. 324 ; Toulouse, 13 juin 1901, DP 1902. 2. 16, S. 1902. 2. 174 ; Nîmes, 4 mars 1908, DP 1908. 2. 248, S. 1910. 2. 106. 6. Req. 21 mars 1932, DP 1933. 1. 65, note E. Sallé de la Marnierre, S. 1932. 1. 278, Gaz. Pal. 1932. 1. 1910, GAJC, t. 2, no 143.

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dans une « politique jurisprudentielle d’équité » qui expliquerait les fluctuations ultérieures de la jurisprudence 1. Mais persistant dans la voie initialement tracée, la Chambre commerciale de la Cour de cassation s’est nettement prononcée en faveur du système de l’émission par un arrêt du 7 janvier 1981 2. Le problème posé était de savoir si un contrat s’était formé avant la date fixée pour la caducité automatique de l’offre. Une société ayant émis une offre assortie d’un délai de 30 jours, son destinataire avait expédié sa lettre d’acceptation sept jours avant la date d’expiration, mais il ne pouvait prouver que le pollicitant l’avait reçue dans le délai convenu. La Cour décide que, « faute de stipulation contraire », le contrat était destiné à devenir parfait, non par la réception de l’acceptation, mais par l’émission de cette acceptation 3. Ainsi, pour la Chambre commerciale, il n’y avait pas à se préoccuper du moment où l’acceptation était parvenue à l’auteur de l’offre, dès lors qu’il était établi qu’elle avait été émise dans le délai stipulé dans l’offre. On pouvait penser que la règle supplétive dont la pratique avait besoin était ainsi enfin posée : à défaut de stipulation contraire, c’est par l’expédition de l’acceptation que le contrat devient parfait 4. Mais une décision rendue par la troisième chambre civile le 16 juin 2011 est venue fragiliser cette analyse 5. La haute juridiction y affirme, en effet, qu’en l’absence de stipulation contraire, « la formation du contrat (est) subordonnée à la connaissance de l’acceptation de l’offre par le pollicitant », ce qui plaide pour la théorie de la réception. Mais elle le fait au visa de l’article L. 412-8 du Code rural qui, traitant du droit de préemption du preneur à bail, pose que la « réponse (du preneur à bail) doit être parvenue au bailleur dans (un) délai de deux mois (…), à peine de forclusion, son silence équivalant à une renonciation au droit de préemption ». Dès lors, fallait-il voir dans cette décision l’expression d’un droit spécial ou du droit commun ? Un arrêt rendu par la même formation le 17 septembre 2014 devait conduire à retenir la seconde analyse 6. Une intention d’aliéner valant offre de vente avait été faite à une commune. Celle-ci avait exercé son droit de préemption par une délibération en date du 29 mars 2004, notification de cette décision au pollicitant étant faite par une lettre déposée au bureau de poste le 2 avril et parvenue à son destinataire « au mieux le 3 avril ». Dans l’intervalle, le pollicitant avait rétracté son offre par une lettre recommandée en date du 1er avril 2004. La cour constate que les juges du fond ont pu déduire de cette situation que « la décision de préempter n’avait pu prendre effet puisqu’à sa notification intervenue au mieux le 3 avril, le pollicitant avait rétracté son intention d’aliéner avant que la commune ne lui signifie son intention d’acquérir ». En d’autres termes, c’est le système de la réception qui a ici été retenu par la troisième chambre civile. Toute incertitude n’était pas pour 1. V. par ex. en faveur de l’émission : Soc. 2 juill. 1954, Bull. civ. IV, no 485, p. 365 ; 20 juill. 1954, JCP 1955. II. 8775, note Rabut ; 21 juin 1956, Bull. civ. IV, no 579, p. 432 ; 7 janv. 1959, Bull. civ. III, no 10, p. 8 ; 9 mai 1962, Bull. civ. IV, no 420, p. 331 ; 3 mars 1965, D. 1965. 492 ; en faveur de la réception : Civ.  2  févr. 1932, S.  1932. 1.  68 ; 21  déc. 1960, D.  1961.  417  note Ph. Malaurie. 2. Com. 7 janv. 1981, Bull. civ. IV, no 14, p. 11, RTD civ. 1981. 849, obs. F. Chabas, GAJC, t. 2, no 144 ; rappr. Paris, 27 octobre 2015, RTD civ. 2016. 342, obs. H. Barbier. 3. Comp. sur cette hypothèse : Marty et Raynaud, no 121 in  fine ; Flour, Aubert et Savaux, no 169-2o. 4. V. cep. les réserves de A. Sériaux, no 14. 5. Civ. 3e, 16 juin 2011, D. 2011. 2260, note N. Dissaux. 6. Civ. 3e, 17 septembre 2014, Bull. civ. III, no 108, D. 2015. 529, note S. Amrani-Mekki et M. Mekki, CCC 2014, no 265, note L. Leveneur, RTD civ. 2014. 879, obs. H. Barbier.

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autant dissipée. Restait en effet à savoir si les autres chambres de la cour de cassation, et notamment la chambre commerciale, se ralliaient à cette analyse.

226 4°) La réforme de 2016 ¸ Elle dissipe les incertitudes en introduisant dans le Code civil un article 1121 qui dispose : « le contrat est conclu dès que l'acceptation parvient à l'offrant. Il est réputé l'être au lieu où l'acceptation est parvenue ». Ce texte consacre donc la théorie de la réception au sens strict (v. ss 222), aussi bien en ce qui concerne le moment que le lieu de formation du contrat. L’emploi de la formule « dès que » marque, en effet, que la réception de l’acceptation par l’offrant suffit à former le contrat sans qu’il soit nécessaire que celui-ci en ait pris connaissance effectivement 1. On évite ainsi de délicats problèmes de preuve : il n’est pas nécessaire de prouver le moment exact auquel le pollicitant a pris connaissance de l’acceptation Tout en levant l’essentiel des doutes, la solution qui est ainsi consacrée n’en laisse pas moins subsister certaines interrogations. En premier lieu, comment cette règle s’articule-t-elle avec l’hypothèse de l’acceptation tacite résultant de l’exécution spontanée du contrat ? À suivre le système de la réception, le contrat n’est conclu qu’au jour où les marchandises expédiées parviendront au pollicitant. En d’autres termes, le pollicitant pourrait révoquer son offre alors même que le destinataire de celle-ci aurait déjà exécuté le contrat. Le moins qu’on puisse dire est qu’une telle solution ne favorise ni la rapidité ni la sécurité des transactions. Pour éviter pareil résultat, certains droits étrangers prévoient une exception au système de la réception en cas d’acceptation tacite, en retenant pour date de formation du contrat celle du comportement manifestant l’acceptation 2. Il est regrettable qu’un tel tempérament n’ait pas été prévu en la circonstance. En second lieu, la règle peut-elle être l’objet d’aménagements volontaires ? La réponse est très certainement positive lorsque les parties ont réglé la question par voie conventionnelle, par exemple dans un contrat cadre. Il devrait en aller de même lorsque le destinataire de l’offre est dispensé par l’offrant de l’aviser de son acceptation par l’effet même des termes de la pollicitation (par exemple : « prière de me faire parvenir immédiatement » telle marchandise). Le contrat est alors conclu, dès l’exécution de son obligation, par le destinataire de l’offre. 227 Droit international et droit européen ¸ Entrée en vigueur depuis le

1er janvier 1988 3, la Convention de Vienne du 11 avril 1980 sur la vente internationale de marchandises consacre, en principe, le système de la réception. Aux termes de son article 18, « l’acceptation d’une offre prend effet au moment où l’indication d’acquiescement parvient à l’auteur de l’offre ». Cette directive est néanmoins écartée lorsqu’il s’agit de déterminer le moment où l’offre ne peut plus 1. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 132. 2. Art. 1327, al. 1 C. civ. italien ; art. 18 § 3 Convention de Vienne. 3. V. texte Rev. crit. DIP 1981. 387. Sur cette convention, v. V. Heuzé, La vente internationale de marchandises, 1992, no 189 ; B. Audit, La vente internationale de marchandises, 1990, no 67.

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être rétractée. Aux termes de l’article 16, « l’offre peut être révoquée si la révocation parvient au destinataire avant que celui-ci ait expédié une acceptation ». La théorie de la réception est également consacrée par l’article 2-6 des Principes Unidroit (« l’acceptation d’une offre prend effet au moment où l’indication d’acquiescement parvient à l’auteur de l’offre ») et par l’article 2-203 des Principes du droit européen du contrat.

228 Contrats électroniques ¸ Le développement des techniques de communica-

tion confère un relief accru à la question du lieu et du moment de formation du contrat à distance. Aussi le législateur européen a-t-il entrepris d'en traiter, sans que la question en sorte clarifiée. Si la directive du 20 mai 1997 concernant la protection des consommateurs en matière de contrats à distance, transposée par une ordonnance du 23 août 2001, n'envisage pas directement la question, il en va autrement de la directive du 8 juin 2000 sur le commerce électronique. Dans le style amphigourique très caractéristique de la législation européenne, l'article 11 prévoit, sous la rubrique « passation d'une commande », que toute commande doit respecter les deux principes suivants : 1) le prestataire doit accuser réception de la commande reçue, sans délai injustifié et par voie électronique ; 2) il est présumé que la commande et l'accusé de réception sont reçus lorsque les moyens techniques employés font que le destinataire aurait dû y avoir accès. À suivre ces directives, le contrat n'est plus conclu par la seule rencontre des volontés puisqu'il faut que le pollicitant avertisse l'acceptant de ce qu'il a reçu son acceptation. Cela revient à consacrer la théorie de l'information de l'acceptant. Mais la portée de ces dispositions reste incertaine puisqu'il n'est nullement indiqué qu'elles conditionnent la formation du contrat. La transposition de cette directive dans le droit français a été opérée par la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, elle-même modifiée par une ordonnance du 16 juin 2005, dont les dispositions ont été reprises telles quelles par l’ordonnance de 2016. Les modalités de conclusion d’un contrat par voie électronique sont désormais régies par les articles 1125 à 1127-6 du Code civil. Le pollicitant professionnel n’a pas à transmettre ses conditions contractuelles mais seulement à les mettre à disposition, son offre devant, entre autres informations, mentionner « les étapes à suivre pour conclure le contrat par voie électronique ». Le principe dit du « double-clic » pour conclure le contrat est consacré par l’article 1127-2 qui dispose que « pour que le contrat soit valablement conclu, le destinataire de l’offre doit avoir eu la possibilité de vérifier le détail de sa commande et son prix total, et de corriger d’éventuelles erreurs, avant de confirmer celle-ci, pour exprimer son acceptation définitive ». À suivre ce texte, c’est le principe de l’émission qui est consacré. Mais l’auteur de l’offre doit ensuite accuser réception sans délai injustifié et par voie électronique de la commande qui lui a été adressée (C. civ., art 1127-2, al. 2). Enfin, l’article 1127-2, alinéa 3 ajoute que « la commande, la confirmation de l’acceptation de l’offre et l’accusé de réception sont considérés comme reçus lorsque les parties auxquelles ils sont adressés peuvent y avoir accès ». Ce n’est plus alors le système de l’émission mais celui de la réception qui est consacré 1. Il existe, relativement à ces questions, des dispositions particulières dans le Code de la consommation (C. consom., art. L. 221-16) 2. 1. L.  Grynbaum, « Après la loi “économie numérique”… », D.  2005.  2213, sp.  p. 2216 ; E. Grimaux, « La détermination de la date de conclusion du contrat par voie électronique », CCC avr. 2004, p. 14. 2. Grynbaum et Leplat, JCP 2005. I. 193 ; Coupez et Verbiest, D. 2006. Chron. 3057.

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B. Le contrat par représentation 229 Présentation ¸ Le consentement émane normalement des parties à l'acte. L'accord de volontés doit, en principe, exister entre toutes les personnes que le contrat rend créancières ou débitrices. Néanmoins, il n'est pas nécessaire que les parties contractantes donnent personnellement leur consentement. Au cas où une partie au contrat ne voudrait ou ne pourrait être présente lors de la conclusion de celui-ci, elle peut avoir recours au mécanisme de la représentation 1. Au sens large, la représentation est un procédé juridique qui permet à une personne, le représentant, d’agir aux lieu et place d’une autre personne, le représenté. Deux hypothèses doivent être distinguées. Soit le représentant fait savoir au cocontractant qu’il agit au nom et pour le compte du représenté, et la représentation est parfaite : les effets de l’acte passé par le représentant se produisent directement sur la tête du représenté, comme si celui-ci avait conclu l’acte personnellement. Soit le représentant, tout en déclarant agir pour le compte d’autrui, contracte en son propre nom, et la représentation est imparfaite : personnellement engagé par le contrat qu’il a conclu, le représentant devra ensuite en transmettre la charge et le bénéfice au représenté. Dans le Code civil de 1804, il n’était pas posé de théorie générale de la représentation. La doctrine y avait suppléé en puisant son inspiration dans les règles spéciales au mandat ainsi que dans les règles ayant trait à la représentation des personnes protégées 2. S’inspirant ici du projet Catala, les auteurs de la réforme ont édicté aux articles 1153 à 1161 un droit commun de la représentation qui est destiné à « combler les vides des dispositions légales existantes » 3. Après avoir retracé brièvement l’évolution de la notion de représentation, on envisagera successivement la représentation parfaite (1o) et la représentation imparfaite (2o), avant de se demander si cette technique permet de réaliser ce qu’on appelle un contrat avec soi-même (3o). 230 Évolution de la représentation ¸ La représentation n'était pas connue du droit romain. L'obligation ayant un caractère personnel et l'acte juridique étant soumis à un formalisme rituel, il était difficile d'admettre que le débiteur fût une personne autre que celle avec laquelle le créancier s'était engagé. Comme il était néanmoins indispensable que des contrats puissent être conclus pour le compte des incapables, notamment 1. Ph. Didier, De la représentation en droit privé, thèse Paris II, éd. 2001 ; N. Dissaux, La qualification d’intermédiaire dans les relations contractuelles, thèse Lille, éd. 2007 ; du même auteur, « Le nouveau droit commun de la représentation dans le code civil », D. 2016. 1942. 2. G. Wicker, « La théorie de la représentation dans les actes juridiques en droit français », in La représentation en droit privé, 6es journées franco-allemandes, 2016, p. 47 ; du même auteur, « La représentation dans le nouveau droit des obligations », JCP 2016. 580. 3. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 373, p. 306 ; Ph. Didier, « Rapport de synthèse », in La représentation en droit privé, p. 228.

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des mineurs, on eut recours à des expédients : l'acte passé par le tuteur produisait ses effets dans la personne de celui-ci, qui devait ensuite en transmettre les conséquences au véritable intéressé. La représentation restait imparfaite. Il fallut attendre l'Ancien droit français pour que fût enfin consacrée, au xviie siècle, la représentation parfaite. Traitée dans le Code civil à propos du mandat et de la protection des intérêts des incapables ou de ceux de l’absent, l’institution a depuis connu un essor considérable. De fait, elle présente des avantages qui en font une technique juridique d’utilisation quotidienne. Elle permet notamment aux personnes physiques, alors même qu’elles ne peuvent être corporellement présentes, de conclure des contrats en ayant recours à des intermédiaires, professionnels ou particuliers. Mais c’est plus encore pour les personnes morales que la technique de la représentation revêt une importance capitale. S’exprimant au travers des personnes physiques qui en sont les organes, ces personnes morales ne pourraient fonctionner sans un système de représentation. Aussi bien la représentation prend-elle, sur ce terrain, une physionomie particulière. Alors qu’en principe, l’activité du représentant ordinaire se modèle sur la volonté du représenté, il ne saurait en aller de même en présence d’intérêts collectifs multiples et complexes. Les organes de la personne morale – gérants, administrateurs – ne peuvent évidemment exiger, pour tous les actes qu’ils passent, l’assentiment unanime des membres du groupement. On a donc dû donner aux organes qui la représentent un pouvoir de direction et d’action qui exprime une volonté collective qui n’est pas nécessairement la somme des volontés individuelles. La législation sur les sociétés s’inspire de plus en plus de cette idée que l’organe n’est pas un simple représentant, mais qu’il est doté de pouvoirs propres et supporte en contrepartie une responsabilité différente de celle d’un représentant ordinaire (v. par ex., au sujet du président du conseil d’administration des sociétés commerciales, C. com., art. L. 225-51). Ce sont là des notions dont on retrouve l’influence en dehors même des personnes morales, notamment en matière de contrats collectifs (v. ss 92). 231 1°) La représentation parfaite ¸ Elle a pour fonction de « rendre présent » le représenté. C'est lui qui est la véritable partie au contrat et qui en supporte les effets. Le représentant ne joue qu'un rôle d'intermédiaire. Il n'est pas lié par le contrat. Pour exprimer cela, on emploie parfois une image, celle de la « transparence » du représentant. Encore faut-il, pour que le mécanisme de la représentation joue pleinement, qu'un certain nombre de conditions soient réunies. Au cas où certaines d’entre elles feraient défaut le mécanisme s’enrayerait totalement ou partiellement. 232 a) Conditions de la représentation ¸ On distingue traditionnellement trois séries de conditions. Le représentant ne peut engager le représenté que : 1o s’il est investi d’un pouvoir de représentation, 2o s’il prend la qualité de représentant, 3o s’il est animé par la volonté de contracter.

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233 1) Le pouvoir de représentation ¸ Pour que le mécanisme de la représentation joue, il faut que le représentant ait été investi d'un pouvoir de représentation et qu'il agisse dans les limites des pouvoirs dont il est investi. Ces exigences sont désormais énoncées par l'article 1153 du Code civil : « Le représentant légal, judiciaire ou conventionnel n'est fondé à agir que dans la limite des pouvoirs qui lui sont conférés ». 234 α) Sources du pouvoir ¸ Le pouvoir de représentation dont est investi le représentant constitue le titre juridique qui légitime son intervention dans les affaires d'autrui. Ainsi que le rappelle l'article 1153, ce pouvoir peut avoir des origines diverses : la loi, le juge, le contrat. – La loi. Le représentant peut tenir son pouvoir de la loi. Ainsi en vat-il des père et mère, administrateurs légaux des biens de leurs enfants mineurs, ou des tuteurs. Ainsi en va-t-il encore, en matière de société, des pouvoirs de représentation des divers organes sociaux. Ces représentants exercent des pouvoirs dont la loi détermine la portée en termes généraux. – Le juge. Le représentant peut également avoir été investi de son pouvoir par une décision de justice qui le nomme en qualité de représentant judiciaire, en délimitant le plus souvent l’étendue de ses pouvoirs. Ainsi, lorsqu’un époux ou un indivisaire est hors d’état de manifester sa volonté, ou qu’une personne est absente, son conjoint (C. civ., art. 219), un des coïndivisaires (C. civ., art. 815-4), un parent ou allié de l’absent, voire toute autre personne (C. civ. art. 113), peut se faire habiliter par justice à le représenter, d’une manière générale ou pour certains actes particuliers, les conditions et l’étendue de cette représentation étant fixées par le juge. – La convention. Le pouvoir du représentant peut être d’origine conventionnelle. C’est le cas le plus fréquent. Par un contrat nommé mandat, le représenté ou mandant donne procuration au représentant ou mandataire de conclure un ou plusieurs actes juridiques en son nom 1. Ce mandat peut être général ou spécial (C. civ., art. 1987). Le mandat conçu en termes généraux ne permet que les actes d’administration. Il doit être exprès pour conférer le pouvoir de disposer ou d’hypothéquer (C. civ., art. 1988). Lorsqu’une représentation légale ou judiciaire est mise en place, le représenté est dessaisi des pouvoirs transférés au représentant, pendant toute la durée de cette représentation. En cas de représentation conventionnelle, le représenté conserve au contraire l’exercice de ses droits (art. 1159). La différence s’explique par le fait que les représentations légale ou judiciaire ont pour objet de pallier l’inaptitude du représenté à exprimer sa volonté alors que la représentation conventionnelle est conçue pour faciliter la conclusion d’acte juridique que l’intéressé aurait pu passer par lui-même. 235 β)Étendue du pouvoir ¸ Le représentant ne peut agir que dans la limite des pouvoirs qu'il tient de la loi, du juge ou de la convention. 1. T. Genicon, « Mandat et représentation », in Le mandat en question, Bruylant, 2014, p. 33 s.

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L'article 1155 du Code civil traite désormais, de manière générale, de l'étendue des pouvoirs que ceux-ci aient une origine légale, judiciaire ou conventionnelle. S'inspirant très directement des dispositions propres au mandat (C. civ., art. 1988), il pose que lorsque le pouvoir est défini en termes généraux, il ne couvre que les actes conservatoires et d'administration ; lorsque le pouvoir est spécialement déterminé, le représentant ne peut accomplir que les actes pour lesquels il est habilité. En d'autres termes, pour accomplir un acte de disposition, il faut un pouvoir spécial. Tel qu'il est formulé, l'article 1155 alinéa 2 autorise le représentant investi d'un pouvoir spécial à accomplir non seulement les actes pour lesquels il est habilité mais aussi « ceux qui en sont l'accessoire ». Il a été souligné qu'il y avait là une possibilité d'extension des pouvoirs du représentant « potentiellement dangereuse » 1. En cas d’absence, de dépassement ou de détournement de pouvoir, les actes accomplis par le représentant n’engagent pas le représenté. Mais la jurisprudence manquait en la matière de fermeté et de clarté. Longtemps elle avait considéré que ces actes sont nuls de nullité absolue car le consentement fait alors défaut 2. Conforme à la théorie classique des nullités, cette solution était critiquée par la doctrine moderne qui soulignait que la sanction devrait être une nullité relative 3, voire une inopposabilité 4, car l’action a uniquement pour but de protéger les intérêts de la partie engagée contre son gré. Par un arrêt du 2 novembre 2005, la Cour de cassation avait posé que l’absence de pouvoir du mandataire est sanctionnée par la nullité relative du contrat qu’il a conclu 5. Rompant avec cette jurisprudence, la réforme traite du sort des actes en distinguant selon qu’ils ont été passés par le représentant soit en l’absence ou en dépassement de pouvoir, soit au moyen d’un détournement de ceux-ci. 236 Sanction du défaut ou du dépassement de pouvoir ¸ En cas de défaut ou de dépassement de pouvoir, l'article 1156 du Code civil définit la nature de la sanction en distinguant entre le représenté et le tiers contractant et en privilégiant l'inopposabilité à la nullité 6. 1. G.  Wicker, art.  préc., in La représentation en droit privé, p. 59 ; rappr. G.  Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 384, p. 312. 2. Civ. 3e, 15 avr. 1980, Bull. civ. III, no 73, p. 53, D. 1981. IR 314, obs. Ghestin, Defrénois 1981. 853 note J.-L. Aubert, RTD civ. 1981. 155, obs. F. Chabas ; rappr. Civ. 1re, 23 nov. 1976, Bull. civ. I, no 361, p. 284 ; Cass., ass. plén., 28 mai 1982, Bull. ass. plén. no 3, p. 5, D. 1983. 117, concl. Cabannes, et p. 349 note E. Gaillard. 3. V. not. J. Ghestin, obs. préc. ; J.-L. Aubert, obs. préc. 4. Ph. Didier, thèse préc., nos 174 s. 5. Civ.  1re, 2  nov. 2005, Bull.  civ.  I, no 395, D.  2005. IR  2824, RTD  civ. 2006.  138, obs. P.-Y.  Gautier ; 9  juillet 2009, CCC 2009, no 260, note L.  Leveneur ; Civ.  3e, 26  janvier 2017, JCP 2017. 325, obs. Y.-M. Serinet (la nullité d’un contrat pour absence de pouvoir du mandataire, qui est relative, ne peut être demandée que par la partie représentée). 6. J. François, « L’acte accompli par le mandataire en dehors de ses pouvoirs et le mécanisme du contrat de mandat », D. 2018. 1215.

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Le prétendu représenté n’a pas besoin de solliciter l’anéantissement de l’acte et pourra invoquer l’inopposabilité sans limitation de temps. Et de fait, l’inopposabilité s’impose à l’égard du représenté dans la mesure où elle n’est que la résultante d’un état de fait : n’ayant pas consenti à l’acte ni donné pouvoir au représentant de le passer en son nom et pour son compte, le représenté n’est pas lié par celui-ci, sans qu’il soit besoin d’en poursuivre l’anéantissement. L’inopposabilité opère de plein droit 1. Au principe de l’inopposabilité de l’acte au représenté, l’article 1156, al. 1 apporte néanmoins un tempérament important. En prévoyant que l’acte ainsi accompli est inopposable au représenté « sauf si le tiers contractant a légitimement cru en la réalité des pouvoirs du représentant, notamment en raison du comportement ou des déclarations du représenté », il donne, en effet, une base légale à la théorie prétorienne du mandat apparent : la représentation sort ses effets, même en cas d’absence ou de dépassement de pouvoirs, lorsque le cocontractant est de bonne foi et a de sérieuses raisons de croire que le mandataire était qualifié pour traiter avec lui 2. Pour déterminer s’il y a mandat apparent, la jurisprudence utilise un « critère à double détente » 3 : le mandat est apparent si la croyance de tous aux pouvoirs du prétendu mandataire est légitime ; et cette croyance est légitime si les circonstances autorisent les tiers à ne pas vérifier lesdits pouvoirs 4. On aura égard au comportement et aux déclarations du représenté qui peut ainsi avoir contribué à la création de l’apparence. Mais, outre ces données expressément visées par le texte, la jurisprudence prend appui sur d’autres éléments : personnalité de celui qui se prévaut de l’apparence (selon qu’il s’agit d’un particulier peu averti ou d’un professionnel rompu aux affaires, la légitimité de sa croyance sera plus ou moins facilement admise) ; nature et importance de l’acte à accomplir (plus l’acte est grave, moins on admettra aisément le caractère légitime de l’erreur) 5. En employant l’adverbe “notamment”, le texte laisse au juge la liberté de s’appuyer sur tous les éléments pertinents.

1. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 247. 2. La littérature est abondante. V. d’une manière générale : J. Léauté, « Le mandat apparent », RTD civ. 1947. 288 ; P. Lescot, « Le mandat apparent », JCP 964. I. 1826 ; J. Calais-Auloy, Essai sur la notion d’apparence en matière commerciale, thèse Montpellier 1959 ; J.-P. Arrighi, Apparence et réalité en droit privé. Contribution à l’étude de la protection des tiers contre les situations apparentes, thèse Nice, 1974, nos  168  s. ; L’abus de pouvoirs ou de fonctions, Travaux Assoc. H.  Capitant, t. XXVIII, 1977 ; J.-L. Sourioux, « La croyance légitime », JCP 1982. I. 3058 ; L. Leveneur, Situation de fait et droit privé, thèse Paris II, éd. 1990, nos 114 s. ; A. Danis-Fatôme, Apparence et contrat, thèse Paris I, éd. 2004, nos 178 s. 3. G. Cornu, obs. RTD civ. 1971. 151. 4. Cass. Ass. plén., 13 déc. 1962, D. 1963. 277, note J. Calais-Auloy, JCP 1963. II. 13105, note P. Esmein, RTD civ. 1963. 372, obs. G. Cornu, GAJC, t. 2, no 282 ; Civ. 1re, 29 avr. 1969 (trois arrêts), Bull.  civ.  I, nos  153, 154 et 155, p. 123, 124, 125, JCP  1969. II.  15972, note  R.L., D. 1970. 23 note J. Calais-Auloy, RTD civ. 1969. 766, obs. Y. Loussouarn et 804, obs. G. Cornu. 5. V. par ex. Civ. 1re, 13 juin 1967, JCP 1967. II. 15217 ; Com. 8 juill. 1981, Bull. civ. IV, no 315, p. 249.

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Le représenté est également tenu de ce qui a été fait en son nom par le représentant au-delà de ses pouvoirs, chaque fois qu’il l’a ratifié expressément ou tacitement. Posée initialement par l’article 1998 du code civil, la solution est reprise par l’article 1156 alinéa 3. Il en va de même lorsqu’il y a eu gestion utile au sens de l’article 1302-1 du Code civil (v. ss 1275). S’agissant du tiers contractant, l’article 1156 alinéa 2 prévoit qu’il peut demander la nullité à condition qu’il ait ignoré le défaut ou le dépassement de pouvoirs, la ratification de l’acte par le représenté faisant obstacle comme dans le cas précédent à son prononcé (art. 1156, al. 3). Tant que la nullité n’a pas été prononcée, soit que le tiers contractant ne l’ait pas demandé, soit qu’il ait connu le dépassement de pouvoir, l’acte passé subsiste entre le représentant et le tiers contractant. Mais le représentant ne se trouve pas engagé en lieu et place du représenté, car le représentant n’a pas consenti en qualité de partie. On se trouve en présence d’une promesse pour autrui qui s’apparente à une promesse de porte-fort, si ce n’est que le représentant ne garantit pas la ratification du représenté, même si elle est possible 1. Lorsque le contrat est nul pour défaut ou dépassement de pouvoirs, le tiers contractant de bonne foi peut, s’ils subit de ce fait un préjudice, agir en responsabilité contre le représentant (art. 1997 a contrario). En revanche, il est sans action contre le prétendu représenté. 237 Sanction du détournement de pouvoir ¸ En cas de détournement de pouvoir, c'est-à-dire lorsque, tout en restant dans les limites de ses pouvoirs, le représentant les a utilisés dans une finalité autre que de satisfaire l'intérêt du représenté, l'article 1157 pose que celui-ci « peut invoquer la nullité de l'acte accompli si le tiers avait connaissance du détournement ou ne pouvait l'ignorer ». La nullité ayant pour objet la défense d'un intérêt privé est relative. Elle ne peut donc être demandée que par le représenté ou la personne ayant qualité pour agir en son nom ; l'acte est susceptible de confirmation. Deux conditions doivent être remplies. En premier lieu, il faut que le détournement ait causé un préjudice au représenté, qu’il se soit fait à son « détriment ». En second lieu, il faut que le tiers contractant ait connu ou n’ait pu ignorer le détournement de pouvoir, ce qui suppose de démontrer sa mauvaise foi mais non sa collusion frauduleuse avec le représentant. En d’autres termes, de même que la croyance légitime du tiers contractant dans les pouvoirs du représentant tient en échec le jeu de l’inopposabilité, de même son ignorance légitime du détournement de pouvoir fait obstacle au jeu de la nullité. Si le tiers est de bonne foi, le représenté est lié par l’acte mais il pourra agir en responsabilité contre le représentant. 1. G. Wicker, art. préc., in La représentation en droit privé, p. 64.

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238 Action interrogatoire ¸ Ceux qui se proposent de contracter avec une personne par le truchement de son représentant doivent donc vérifier avec soin l'existence et l'étendue des pouvoirs dont il est investi, en se reportant à la procuration, au jugement ou aux textes qui lui fixent sa mission. En cas de doute sur l'étendue des pouvoirs conventionnels, l'article 1158 confère au tiers contractant une action interrogatoire. Il peut mettre en demeure le représenté « de lui confirmer, dans un délai qu'il fixe et qui doit être raisonnable, que le représentant est habilité à conclure cet acte ». En cas de réponse du représenté, qu'elle soit positive ou négative, le doute est dissipé. En l'absence de réponse dans ce délai, « le représentant est habilité à conclure cet acte » (art. 1158, al. 2). Inspiré des Principes Lando (art. 3-208), ce mécanisme déroge à la règle séculaire qui veut que le silence ne vaille pas acceptation (v. ss 187). Son caractère « dangereux » a été souligné par certains commentateurs : « par l’effet d’une sorte de prescription privée imposée unilatéralement par le tiers contractant, le représenté se voit imposer un engagement du fait de sa seule inertie » 1. Aussi est-il nécessaire de maintenir cette action dans des limites étroites. Le dispositif de l’article 1158 ne joue qu’en cas de représentation conventionnelle, en sorte qu’il n’est pas à sa place dans des dispositions qui traitent du droit commun de la représentation. Seul le tiers contractant et non le représentant peut procéder à l’interrogation. L’action interrogatoire concerne seulement l’étendue du pouvoir et non son existence. Enfin, le délai doit être raisonnable, c’est-à-dire qu’il doit être suffisamment long pour sauvegarder les intérêts du représenté en lui laissant le temps nécessaire pour prendre connaissance de l’affaire et mûrir sa réflexion 2. Les dispositions transitoires de l’ordonnance de 2016 ont prévu que ce texte est d’application immédiate. En matière de sociétés, civiles ou commerciales, il existe des dispositions législatives spéciales destinées à assurer la protection des tiers. Les dispositions statutaires qui définissent les pouvoirs des organes plus étroitement que ne le fait la loi sont inopposables aux tiers (C. civ., art. 1849 ; C. com., art. L. 223-18, L. 225-35, L. 225-64). La seule sanction du dépassement des pouvoirs statutaires sera la responsabilité de l’organe envers la société. 239 2) La prise de qualité ¸ Le représentant étant une personne qui peut conclure des contrats pour lui-même, il importe, pour que le mécanisme de la représentation joue pleinement, qu'il avertisse son cocontractant qu'il agit, non en son nom personnel, mais « au nom et pour le compte du représenté » (art. 1154, al. 1). S'il n'y a pas prise de qualité, c'est-àdire si le représentant ne révèle pas qu'il agit pour autrui, ou indique qu'il agit pour autrui sans préciser le nom de celui pour lequel il agit, la représentation est imparfaite. 1. O. Deshayes, T. Genicon, et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 254 ; rappr. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 395, p. 320. 2. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 252.

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240 3) La volonté de contracter ¸ La doctrine classique voyait dans la représentation une fiction, en vertu de laquelle le représenté est censé manifester sa volonté par l'intermédiaire du représentant. Selon cette conception, tout se passe comme si le représenté, quoiqu'absent, avait contracté en personne. Les analyses plus récentes rejettent l'idée de fiction et insistent sur ce que le représentant, s'il joue le rôle d'intermédiaire, n'est pas pour autant un simple porte-parole dont la volonté serait indifférente 1. Il en résulte que le contrat conclu par représentation ne sera valable que si la volonté du représentant existe et est exempte de vices. On ne saurait donc donner procuration à une personne dépourvue de discernement. En revanche, il n’est pas nécessaire que le représentant soit juridiquement capable. C’est dans la personne du représenté que s’apprécie la capacité de contracter. La solution résulte de l’article 1990 qui permet de donner mandat à un mineur non émancipé 2. Il en va toutefois différemment pour certains représentants légaux. Ainsi l’article 395 du Code civil prévoit que seules les personnes capables peuvent être tuteurs. Dans le cas où le représentant initialement capable serait atteint d’une incapacité ou frappé d’une interdiction, l’article 1160 prévoit que les pouvoirs du représentant cessent. En d’autres termes, la représentation est caduque. 241 b) Effets de la représentation ¸ L'effet essentiel de la représentation parfaite est que le contrat produit immédiatement tous ses effets sur la tête du représenté. Aucune opération juridique n’est nécessaire pour transférer les effets du contrat du représentant au représenté, puisque ses effets se produisent directement dans le patrimoine de ce dernier. La solution est désormais énoncée à l’article 1154, alinéa 1 du Code civil : « lorsque le représentant agit dans la limite de ses pouvoirs au nom et pour le compte du représenté, celui-ci est seul tenu de l’engagement ainsi contracté ». Deux observations complémentaires doivent être faites : 1) Le représentant n’acquiert en principe aucun droit et n’est tenu d’aucune obligation envers celui avec qui il a contracté. Néanmoins, les fautes commises personnellement par le représentant dans l’exécution de sa mission engagent sa responsabilité envers ceux qui en ont été victimes, notamment la personne avec laquelle il conclut le contrat projeté (arg. art. 1997 a contrario) 3. 1. M. Storck, Essai sur le mécanisme de la représentation dans les actes juridiques, éd.  1982, no 127, p. 92 ; comp. G. Wicker, Les fictions juridiques, contribution à l’analyse de l’acte juridique, thèse Perpignan, éd. 1997, nos 50 s., p. 60 s. 2. La jurisprudence étend la solution à tous les incapables. Ainsi le majeur en tutelle peut représenter autrui (Dijon, 11 déc. 1928, DH 1929. 154 : interdit représentant son tuteur pour passer un louage de services ; comp. Civ. 4 janv. 1933, DH 1934. 97, S. 1936. 1. 137 note H. Vialleton). Néanmoins le représentant ayant une volonté propre à exprimer doit avoir un discernement suffisant. Partant, un enfant en bas âge ou un majeur en tutelle qui n’est pas dans un intervalle lucide ne peut représenter autrui. 3. Civ., 18 mars 1891, DP 91. 1. 401, S. 94. 1. 70 ; Req. 17 avr. 1931, S. 1931. 1. 270 ; 28 mai 1940, S. 1940. 1. 64 ; Civ. 14 avr. 1942, DA 1942-126.

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2) La représentation fait naître des obligations dans les rapports du représentant et du représenté. Ces obligations varient selon la source de la représentation (mandat, pouvoir légal, gestion d’affaires) ou sa nature (représentation d’un individu ou représentation d’une personne morale par ses organes). En général, elles comprennent l’obligation pour le représentant de se conduire, dans l’exercice de sa fonction, en bon père de famille, c’est-à-dire comme un homme raisonnable, et celle de rendre compte de sa gestion ainsi que l’obligation pour le représenté de rembourser au représentant ses avances et ses frais. 242 2°) La représentation imparfaite ¸ Bien qu'agissant pour autrui, une personne peut dissimuler, partiellement ou totalement, au cocontractant sa qualité d'intermédiaire 1. Partiellement : le représentant agit pour le compte d’autrui mais il contracte en son propre nom. Le tiers sait qu’il traite avec un intermédiaire mais ignore le nom du représenté. Le contrat est conclu dans l’intérêt du représenté mais attribue la qualité de partie au représentant. En pareil cas, le mandat prend le nom de commission, contrat réglementé par le Code de commerce (C. com., art. L. 132-1 s.) ; le représenté est dénommé commettant, et le représentant commissionnaire 2. Ainsi un industriel peut charger un commissionnaire, dans le cadre d’un contrat de commission de vente, de vendre ses produits. Totalement : il agit pour le compte d’autrui mais laisse croire au cocontractant qu’il agit pour lui-même ; c’est l’hypothèse du prête-nom 3. Par exemple, une personne qui désire acheter un immeuble et qui craint que le propriétaire, connaissant sa personnalité, lui fasse des conditions trop dures, donne mandat à une autre d’acheter l’immeuble, mais en lui interdisant de révéler l’existence du mandat (v. ss 730). Seule la première de ces deux hypothèses est envisagée par l’article 1154 alinéa 2 qui dispose que « lorsque le représentant déclare agir pour le compte d’autrui mais contracte en son nom propre, il est seul engagé à l’égard du cocontractant ». Et de fait, dans la seconde hypothèse, on ne peut parler de représentation que lato sensu. Techniquement, le prêtenom constitue, en effet, un cas de simulation qui relève désormais de l’article 1201 du Code civil (v. ss 724 s.). En cas de représentation imparfaite, le tiers ne connaît que la personne avec laquelle il traite. Le représentant devient donc à son égard

1. Sur cette question, v.  Collart Dutilleul et Delebecque, Contrats civils et commerciaux, nos 660 s. 2. Ph. Didier, thèse préc., nos 110 s. ; T. Genicon, « Mandat et représentation », in Le mandat en question, p. 45 s. 3. F. Leduc, « Réflexions sur la convention de prête-nom. Contribution à l’étude de la représentation imparfaite », RTD civ. 1999. 283.

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personnellement créancier et débiteur. C’est lui qui pourra réclamer l’exécution des obligations nées du contrat et qui sera tenu de les exécuter 1. Dans les rapports entre représentant et représenté, la convention de prête-nom et le contrat de commission reçoivent application. Le représentant doit transmettre au représenté la propriété des biens qu’il a acquis ou lui remettre l’argent provenant de la vente des biens qu’il était chargé de vendre. Inversement, le représenté doit indemniser le représentant des obligations que celui-ci a provisoirement assumées 2. 243 3°) Le contrat avec soi-même et les conflits d’intérêt ¸ En principe,

il faut être deux pour contracter. Dès lors, on comprend mal comment on peut concevoir un contrat avec soi-même. Pourtant la formule répond à une réalité, celle de l'individu qui, agissant en des qualités différentes, incarne simultanément en sa personne celle de deux contractants 3. Ainsi en va-t-il lorsqu’une personne se propose d’acheter elle-même un bien que le propriétaire de celui-ci lui a donné mandat de vendre. Ainsi en va-t-il encore lorsqu’une personne agit en qualité de représentant de deux personnes dont l’une se propose de vendre un bien et l’autre de l’acheter. La réforme de 2016 a opéré sur ce point un renversement des solutions. Traditionnellement, la doctrine déduisait de l’existence de prohibitions spéciales la validité de principe du contrat avec soi-même. L’article 1161 réalise un renversement du principe et de l’exception : le contrat avec soi-même est nul, sauf dérogations. Cette règle est destinée à prévenir les conflits d’intérêts. Dans sa version initiale, le législateur lui avait conféré une portée générale, en sorte qu’elle valait aussi bien pour les personnes physiques que pour les personnes morales. Cette portée générale a été vivement critiquée par une partie de la doctrine commercialiste qui a soutenu que le droit des sociétés commerciales constitue dans son ensemble un « bloc dérogatoire » qui justifierait qu’il soit soustrait à la nouvelle règle civile 4. En dépit du caractère contestable d’une telle analyse 5, la loi de ratification a limité l’application du texte aux personnes physiques.

244 a) Nullité du contrat avec soi-même ¸ Aux termes de l'article 1161, « En

matière de représentation des personnes physiques, un représentant ne peut agir pour le compte de plusieurs parties au contrat en opposition d'intérêts ni contracter pour son propre compte avec le représenté. En ces cas, l'acte accompli est nul ». Cette règle nouvelle s'explique par le fait que les auteurs de la réforme ont voulu 1. Civ. 1re, 17 nov. 1993, Bull. civ. I, no 329, p. 228, Defrénois 1991. 791, obs. Delebecque. En cas de prête-nom, le tiers peut également agir directement contre celui qui se dissimule derrière l’« homme de paille », en établissant l’existence du mandat occulte au moyen d’une action en déclaration de simulation (v. ss 740). 2. Les rapports entre le prête-nom et le mandant sont régis par les règles relatives aux obligations du mandant et du mandataire. Par suite, dès lors qu’aucune faute n’est alléguée dans la conduite de l’opération confiée au prête-nom, celui-ci doit être tenu pour libéré vis-à-vis de son mandant des conséquences de ses actes, que seul celui-ci est tenu de supporter à l’égard des tiers (Civ. 3e, 1er déc. 1971, D. 1972-248). 3. Gouget, Théorie du contrat avec soi-même, thèse Caen 1903 ; Vallimaresco, « Des actes juridiques avec soi-même », RTD civ. 1926. 973. 4. A. Couret et A. Reygrobellet, « Le droit des sociétés menacé par le nouvel article 1161 du code civil ? », D. 2016. 1867 s., sp. p. 1868 ; rappr. B. Marpeau, « De l’articulation des contraintes liées à la prévention des conflits d’intérêts avec le droit des sociétés », JCP 2016. 1399. 5. F. Deboissy et G. Wicker, « La modification de l’article 1161 du code civil par le Sénat, la réglementation des conflits d’intérêts victime du lobbying », JCP E 2017. 1664, sp. nos 11 s.

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prévenir les conflits d'intérêts ainsi que les détournements de pouvoir qui risquent de les accompagner en cas de représentation. Il est, en effet, à craindre que celui qui représente deux personnes différentes ayant des intérêts contraires soit tenté de favoriser l'une d'entre elles. Quant à celui qui contracte avec lui-même en représentant les intérêts de l'autre partie, il peut être porté à privilégier ses intérêts au détriment de celui qu'il représente. D'où la prohibition sanctionnée par une nullité. Celle-ci est relative puisqu'elle vise à protéger les intérêts de la personne ou d'une des personnes représentées. La portée de la règle est néanmoins limitée par l'article 1157 qui pose la sanction du détournement de pouvoir. Ce texte retient la nullité « lorsque le représentant détourne ses pouvoirs au détriment du représenté », ce qui signifie que la nullité ne peut être prononcée que si l'acte ainsi accompli a causé un préjudice au représenté. Celui-ci ne pourra donc pas obtenir le prononcé de la nullité lorsque l'acte ne lui aura pas été défavorable. Ce principe est, au demeurant, conforté par des prohibitions particulières. L’article 509-4o du Code civil interdit au tuteur d’acheter un bien du mineur ou du majeur en tutelle ; et lorsqu’en dehors de ces cas, le tuteur veut traiter avec l’incapable, celui-ci sera exceptionnellement représenté par le subrogé tuteur (C. civ., art. 454). De même, lorsque les intérêts d’un administrateur légal sont en opposition avec ceux du mineur, il doit faire nommer un administrateur ad hoc par le juge des tutelles. L’article 1596 du Code civil interdit aux mandataires de se rendre acquéreurs des biens dont la réalisation leur a été confiée 1. Alors que ces dispositions étaient autrefois interprétées a contrario pour fonder un principe contraire 2, elles n’apparaissent plus que comme des déclinaisons particulières du principe prohibitif.

245 b) Exceptions ¸ Il a été souligné que le principe prohibitif ainsi posé pouvait

soulever des difficultés en présence de certaines pratiques bien établies. L'usage consistant à donner pouvoir à un même et unique mandataire de représenter deux personnes différentes à un même acte est, en effet, assez répandu. Ainsi en va-t-il en matière immobilière ou encore pour consentir à la conclusion d'un contrat de société ou d'association. En prévoyant que le contrat avec soi-même est nul « à moins que la loi ne l'autorise ou que le représenté ne l'ait autorisé ou ratifié », l'alinéa 2 de l'article 1161 vient tempérer la rigueur du principe. La prohibition sera écartée en cas d'autorisation légale. On s'est interrogé sur la portée de cette exception : inclut-elle l'usage et l'autorisation judiciaire ? Elle est également écartée en cas d’autorisation préalable ou de ratification données par le représenté. S’agissant d’une nullité relative, il a été souligné qu’il aurait été techniquement plus exact de parler de confirmation plutôt que de ratification.

1. Quoique l’art. 1596 vise les seules adjudications, la jurisprudence étend la prohibition à toutes les ventes (Civ. 6 mai 1902, DP 1902. 1. 92, S. 1903. 1. 220 ; 5 mars 1941, S. 1941. 1. 103 ; Paris, 12 nov. 1964, D. 1965. 415). L’interdiction s’applique même si la vente se fait au prix fixé par le mandant (Civ. 1re, 27 janv. 1987, Bull. civ. I, no 32, p. 22). Elle joue même dans le cas où le bien n’appartient pas au mandant (Civ. 1re, 19 déc. 1995, D. 1996. IR 36, CCC 1996, no 57, note Leveneur). La nullité fondée sur l’art. 1596 est une nullité relative qui se prescrit par cinq ans (Civ. 1re, 29 nov. 1988, Bull. civ. I, no 341, p. 230, D. 1988. IR 304). 2. Civ.  1re, 13  mai 1998, Bull.  civ.  I, no 169, p. 113, Defrénois 1998.  366, obs.  Delebecque, RTD civ. 1998. 927, obs. P.-Y. Gautier.

LA fORMATION DU CONTRAT

C. Le contrat par étapes

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246 Présentation ¸ L'image d'un contrat qui se forme en « un instant de raison » par la rencontre de l'offre et de l'acceptation, si elle correspond à une bonne part de la vie contractuelle, notamment aux contrats de la vie courante, ne rend cependant pas compte de la totalité de celle-ci. Lorsque les intérêts en jeu sont considérables – contrats de prospection et d'extraction des richesses du sous-sol, contrat d'approvisionnement à long terme, contrat de grands travaux, de vente d'ensembles industriels, de transfert de technologie, cession d'entreprises… –, la conclusion du contrat est presque toujours précédée d'une longue période de négociation, ponctuée d'accords préparatoires 1. Le Code civil de 1804 ne renfermait aucune disposition traitant de cette période, en sorte que sa réglementation était principalement d’origine prétorienne. Envisageant la question de manière lacunaire, la réforme de 2016 a, en la matière, selon les cas, consacré ou infirmé les solutions dégagées par la jurisprudence, en sorte que l’analyse des dispositions nouvelles laisse une « impression mitigée » 2. On procédera à l’étude de cette période en suivant une double approche : – dynamique : quels sont les principes juridiques auxquels obéit cette maturation progressive du contrat ? ; – statique : il est, parmi les contrats préparatoires, des figures contractuelles types, souvent nommées avant-contrats, dont il faut connaître les traits essentiels. 247 1°) La négociation contractuelle ¸ On désigne ainsi la « période exploratoire » durant laquelle les futurs contractants échangent leurs points de vue, formulent et discutent les propositions qu'ils se font mutuellement afin de déterminer le contenu du contrat, sans être pour autant assurés de le conclure. C'est là une phase essentielle, car de son bon déroulement dépendront bien souvent l'équilibre du contrat et la qualité de sa rédaction. S’en tenant au schéma simplifié de la formation du contrat, le Code civil de 1804 était resté muet sur cette période. C’est donc à la jurisprudence qu’était revenu le soin de répondre aux deux grandes interrogations qu’elle soulève : – Quelles obligations pèsent sur les parties durant les pourparlers ? – À partir de quel seuil le contrat est-il réputé conclu lorsque les parties, dressant le bilan de la négociation, constatent leur accord sur un certain nombre d’éléments ? C’est le problème classique de la « punctation ». S’y ajoutent les difficultés soulevées par la pratique du closing. 1. Sur le rôle et la portée des volitions précontractuelles : M. Ghiglino, La volonté précontractuelle : socle de la formation contractuelle, thèse, Aix, 2017. 2. S. Pellet, « Négociations et avant-contrat », in La réforme du droit des contrats en pratique, Dalloz, 2017, p. 25 s., sp. p. 26.

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La réforme de 2016 a, dans une sous-section intitulée “les négociations”, traité de la première question. En revanche, elle est restée silencieuse sur la seconde, en sorte que la réponse doit sur ce point toujours être recherchée dans la jurisprudence. 248 a) Obligations des négociateurs. Le droit commun ¸ Aux termes de l'article 1112, alinéa 1er, « l’initiative, le déroulement et la rupture des négociations précontractuelles sont libres. Ils doivent impérativement satisfaire aux exigences de la bonne foi ». Autrement dit, associant les directives posées par les articles 1102 et 1104 du code civil, ce texte place la période précontractuelle sous le double signe de la liberté et de la bonne foi 1. – La liberté. Par l’énumération qui l’ouvre, l’article 1112 marque très clairement que toutes les phases de la négociation relèvent du principe de liberté. L’initiative : nul n’est tenu d’entrer en discussion. Le déroulement : chacun peut conduire les négociations comme il l’entend et faire les propositions qu’il estime pertinentes. La rupture : chacun doit pouvoir mettre fin librement aux pourparlers. Ainsi le veut la conception traditionnelle du contrat. Pièce essentielle du bon fonctionnement d’une économie de marché, la liberté contractuelle suppose qu’on puisse nouer et mener des pourparlers parallèles 2, comparer diverses propositions, choisir les plus avantageuses et donc rompre avec ceux qui ont émis celles qui le sont moins. – La bonne foi. Elle préside à la formation et à l’exécution du contrat mais aussi à sa négociation 3. Les parties doivent négocier loyalement. Revêtant un caractère impératif, l’exigence de bonne foi vise les trois dimensions de la négociation : initiative, déroulement, rupture. La jurisprudence conjugue ces deux directives sur le mode suivant. En principe libre d’entamer des pourparlers, de les conduire et de les interrompre, chacun de ceux qui y participent engage néanmoins sa responsabilité lorsque son comportement présente un caractère abusif 4. Il en va ainsi 1. V. J. Schmidt, « La période précontractuelle en droit français », RID  comp.1990.  545  s. ; « Les accords précontractuels en droit français », in Les principales clauses des contrats conclus entre professionnels, 1990, p. 9 s. ; « La sanction de la faute précontractuelle », RTD civ. 1974. 46 s. ; D. Mazeaud, « Mystères et paradoxes de la période précontractuelle », Mélanges Ghestin, 2001, p. 637, sp.  p. 641 ; P.  Mousseron, « Conduite des négociations contractuelles et responsabilité civile délictuelle », RTD com. 1998. 243 ; J. Ghestin, « La responsabilité délictuelle pour rupture abusive des pourparlers », JCP 2007. I. 155 et 157 ; R. Monzer, « Les effets de la mondialisation sur la responsabilité précontractuelle », RID comp. 2007. 523. 2. Versailles, 5 mars 1992, Bull. Joly 1992. 636, note J. Schmidt, RTD civ. 1992. 752, obs. J. Mestre ; rappr. Com. 15 déc. 1992, RJDA 1993, no 260, RTD civ. 1993. 577, obs. J. Mestre. 3. P. Jourdain, « La bonne foi dans la formation du contrat », Trav. Ass. H. Capitant 1992, p. 121 s. Le commentaire des Principes Unidroit pour les contrats du commerce international précise que les parties doivent agir de bonne foi pendant la négociation. 4. L’appel à la notion d’abus assez souplement comprise est souvent en jurisprudence le moyen de trouver un équilibre entre l’exercice d’une liberté et le souci de moraliser le comportement des individus. Ainsi en va-t-il, par exemple, de la liberté du mariage et de la rupture des fiançailles, ou encore de la liberté d’agir en justice.

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non seulement lorsque la personne concernée est animée par l’intention de nuire à son partenaire, mais aussi lorsqu’elle agit avec mauvaise foi 1, ou même avec une légèreté blâmable 2 au cours de la négociation. En pratique, la faute consistera à prendre l’initiative de la négociation sans intention sérieuse de contracter 3, à seule fin de dissuader le partenaire de négocier avec autrui ou pour obtenir la révélation de certains secrets, à communiquer une information que l’on sait fausse afin de créer la confusion chez son partenaire, à entamer des pourparlers sans faire état de la nécessité de recourir à un prêt et à les poursuivre en gardant le silence sur la non-obtention de ce prêt 4, à conduire des pourparlers sur la base d’un prix très exagéré alors qu’on en mène parallèlement d’autres, pour la même chose, sur celle d’un prix nettement inférieur 5, à maintenir sans motif réel et sérieux le cocontractant potentiel dans une incertitude prolongée 6, à prolonger une négociation dont on sait qu’elle ne peut aboutir 7, ou encore à rompre « sans raison légitime, brutalement et unilatéralement des pourparlers avancés » 8. Si l’un des intéressés fait naître chez son partenaire une confiance qu’il a ensuite trompée, sa responsabilité peut être engagée 9. Cette confiance sera d’autant plus grande que les pourparlers seront plus avancés 10 ou qu’il s’agit d’un professionnel. À cet égard, la période charnière est constituée par l’émission d’une offre de contracter, stricto sensu. En adressant à son partenaire une proposition ferme et précise de conclure un contrat déterminé, le pollicitant fait naître chez celui-ci une confiance que ne pourra que décevoir le retrait prématuré de l’offre. Ce qui est sanctionné ce n’est pas la rupture mais la manière de rompre 11. À l’inverse, la rupture ne revêt pas un caractère abusif lorsqu’elle est justifiée par un motif 1. Civ. 1re, 12 avr. 1976, Bull. civ. I, no 122, p. 98, Defrénois 1977. 389, obs. J.-L. Aubert ; Com. 26  nov. 2003, Manoukian, Bull.  civ.  IV, no 186, D.  2004.  869, note A.-S.  Dupré-Dallemagne, JCP 2004. I. 163, no 18, obs. G. Viney, JCP E 2004, p. 738, obs. Stoffel-Munck, RDC 2004. 257, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 2004. 80, obs. Mestre et Fages, GAJC, t. 2, no 142 ; Paris, 10 mars 2000, JCP 2001. II. 10470, note F. Violet. 2. Com. 22 févr. 1994, Bull. civ. IV, no 79, p. 61, RJDA 1994, no 765, p. 611, RTD civ. 1994. 849, obs. J. Mestre, RJ com.1996. 105, obs. Karini. 3. Rennes, 8 juill. 1929, DH 1929. 548. 4. Civ. 1re, 6  janv. 1998, JCP  1998. II.  10066, note B.  Fages, Defrénois 1998.  743, obs. D. Mazeaud. 5. Civ. 2e, 4 juin 1997, RTD civ. 1997. 921, obs. J. Mestre. 6. Paris, 19 janv. 2001, D. 2001. IR 677. 7. Com. 22 févr. 1994, Bull. civ. IV, no 72, p. 55, RTD civ. 1994. 850, obs. J. Mestre ; 7 avr. 1998, D. 1999. 514, note P. Chauvel. 8. Com. 20  mars 1972, Bull.  civ.  IV, no 93, p. 90, JCP  1973. II.  17543, note J.  Schmidt, RTD civ. 1972. 779, obs. G. Durry ; 7 janv. et 22 avr. 1997, D. 1998. 45, note P. Chauvel, RTD civ. 1997. 651, obs. Mestre ; 18 janvier 2011, RTD civ. 2011. 344, obs. B. Fages ; rappr. Paris, 13 mai 1989, RTD  civ. 1989.  736, obs. J.  Mestre ; Riom, 10  juin 1992, RJDA 1992, no 893, p. 732, RTD civ. 1993. 343, obs. J. Mestre ; Agen, 21 août 2002, JCP 2003. II. 10162, note A. Lecourt. 9. Com. 11 juill. 2000, CCC 2000, no 174 ; Civ. 3e, 23 mars 2017, CCC 2017, no 117, note L. Leveneur ; Paris, 13 déc. 1984, RTD civ. 1986. 97, obs. J. Mestre (il n’y a pas rupture abusive dès lors que la partie qui a rompu n’a pas entretenu son partenaire dans la certitude d’un accord). 10. Civ. 1re, 14 juin 2000, CCC 2000, no 157, note Leveneur. 11. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 76.

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légitime : désaccord sur le prix, inaptitude à répondre aux exigences techniques recherchées, difficultés économiques rencontrées 1. Soucieux de ne pas compromettre à l’excès la liberté contractuelle, les tribunaux exigent une faute patente, indiscutable 2. Le simple fait de contracter, même en connaissance de cause, avec une personne ayant engagé des pourparlers avec un tiers ne constitue pas, en lui-même et sauf s’il est dicté par l’intention de nuire ou s’accompagne de manœuvres frauduleuses, une faute de nature à engager la responsabilité de son auteur 3. L’article 1112 alinéa 2 qui envisage les conséquences d’une faute dans la négociation ne précise pas la nature de la responsabilité encourue. Cela ne signifie pas pour autant que cette responsabilité revête un caractère contractuel. On s’accorde à considérer que les solutions traditionnelles sont maintenues et que, sauf accord de négociation (v. ss 249), la responsabilité est délictuelle. La thèse selon laquelle existerait un avant-contrat par lequel chacune des parties s’engage à répondre implicitement envers l’autre des fautes qu’elle commet au cours de la négociation 4 a été nettement condamnée par la jurisprudence 5. La victime peut obtenir la réparation de son préjudice par l’allocation de dommages-intérêts. S’inspirant très directement de la jurisprudence Manoukian 6, l’article 1112, alinéa 2 apporte d’utiles précisions sur l’étendue 1. Com. 20 nov. 2007, RTD civ. 2008. 101, obs. B. Fages. V. J. Ghestin, art. préc., JCP 2007. I. 155, no 27. 2. Pau, 14 janv. 1969, D. 1969. 716 : « on ne saurait, sans porter gravement atteinte à la liberté individuelle et à la sécurité commerciale, admettre à la légère qu’un commerçant puisse être responsable pour n’avoir pas donné suite à des pourparlers et pour avoir traité avec un concurrent ; la faute in contrahendo, en d’autres termes, doit être une faute patente, indiscutable » ; rappr. Com. 10 juin 1986, Bull. civ. IV, no 123, p. 104, RTD com. 1987. 570, obs. Hémard et Bouloc. Pour un exemple de motif légitime de rupture des pourparlers, v. Bourges, 19 oct. 2000, JCP 2001. IV. 2003. 3. Com. 26 nov. 2003, préc. Il en va différemment lorsque le tiers se rend complice de la violation d’un contrat valablement formé (v. ss 679). 4. Ihering, De la culpa in contrahendo ou des dommages-intérêts dans les conventions nulles ou restées imparfaites, Œuvres choisies, trad. de Meulenaëre, t. II, p. 1-100. Pour une analyse approfondie de la thèse de Ihering, v. E. Gaudemet, Théorie générale des obligations, nouv. éd. par H. Desbois et J. Gaudemet, 1965, p. 195 s. 5. Com. 11 janv. 1984, Bull. civ. IV, no 16, p. 23, RTD civ. 1985. 159, obs. J. Mestre ; v. aussi Civ. 3e, 3 oct. 1972, Bull. civ. III, no 491, p. 359 qui fonde sa censure sur le seul visa des art. 1382 et 1383 ; Com. 12  févr. 2002, CCC 2002, no 90, obs.  Leveneur ; rappr. Com. 23  mai 1989, JCP E 1989. II. 18761, RTD civ. 1989. 736, obs. J. Mestre. Le contentieux précontractuel échappe à l’emprise des conditions générales d’une des parties, notamment en ce qui concerne les clauses attributives de juridiction, même dans l’hypothèse où les négociateurs sont en relations suivies pour d’autres contrats (Com. 9  avr. 1996, Bull.  civ.  IV, no 117, p. 99, RTD  civ. 1997.  121, obs.  Mestre). CJCE 17  sept. 2002, JCP  2003. I.  152, no 8, obs.  Viney, Defrénois 2003.  254, obs. Libchaber (application de l’art. 5-3 de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968). 6. Com. 26 nov. 2003, préc. ; Civ. 3e, 28 juin 2006, JCP 2006. II. 10130, note O. Deshayes, CCC 2006, no 223, note Leveneur, RDC 2006. 1069, obs. D. Mazeaud, Defrénois 2006. 1858, obs. Libchaber, RTD civ. 2006. 754, obs. Mestre et Fages ; 7 janv. 2009, D. 2009. 297, RDC 2009. 480, obs. Y.-M. Laithier, RTD civ. 2009. 113, obs. B. Fages ; 18 sept. 2012, D. 2012. 2241, CCC 2012, no 274, RDC 2013. 98, obs. O. Deshayes, RTD civ. 2012. 721, obs. B. Fages ; Civ. 3e, 23  mars 2017, CCC 2017, no 117, note L.  Leveneur. Sur cette question, v.  O.  Deshayes,

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du préjudice réparable : « la réparation du préjudice (…) ne peut avoir pour objet de compenser ni la perte des avantages attendus du contrat non conclu ni la perte de la chance d’obtenir ces avantages ». On en déduit que si la victime peut, en cas de rupture, obtenir le remboursement des frais engagés inutilement, elle ne peut être indemnisée de la perte de la chance de réaliser les gains que permettait d’espérer la conclusion du contrat projeté 1. En revanche, la jurisprudence regarde, comme un préjudice réparable, la perte de chance de conclure un contrat avec un tiers 2. Enfin, une réparation en nature consistant dans une conclusion forcée du contrat projeté ne saurait être retenue. Au cas où la victime aurait elle-même commis une faute d’imprudence, il pourrait y avoir partage de responsabilité, conduisant à une diminution de son droit à réparation 3. Ainsi encadré le montant des dommages-intérêts sera en général modeste 4. On a vu que, en cas de retrait de l’offre, ceux-ci sont définis un peu plus largement puisque l’article 1116, alinéa 3 n’exclut pas l’indemnisation de la perte de la chance d’obtenir les avantages attendus du contrat projeté (v. ss 180). Cette gradation marque ainsi l’importance, déjà relevée, de la formulation d’une offre dans la progression des négociations. Peut-être parce qu’existe dans les milieux concernés une sorte de dogme de la « liberté de ne pas donner suite à des pourparlers très avancés » 5, sans doute aussi parce que la vraie sanction de telles pratiques est la réputation de l’entreprise, les actions en responsabilité étaient, en la matière, relativement rares. Elles sont aujourd’hui plus fréquentes en raison, sans doute, de l’importance des frais engagés et des enjeux économiques. L’accent ainsi mis sur la rupture abusive des pourparlers ne doit pas occulter que ceux-ci peuvent être rompus d’un commun accord. En ce cas, le paiement d’une indemnité peut parfois être dû, par exemple lorsque l’une des parties a utilisé durant la période des négociations des locaux mis à sa disposition par l’autre 6. « Le  dommage précontractue »l, RTD  com. 2004.  187 ; M.  Fabre-Magnan, De l’obligation d’information dans les contrats, thèse Paris I, éd. 1992, nos 601 s 1. Soulignant que la formule utilisée par l’ordonnance (la perte des avantages attendus du contrat) n’est pas celle utilisée par la jurisprudence dans l’arrêt Manoukian (la perte d’une chance de réaliser les gains que permettait d’espérer la conclusion du contrat), on a douté qu’il y ait eu ici reprise de cette jurisprudence (O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, op. cit., p. 77). Le rapport au Président de la République était néanmoins sur ce point fort net : « est donc consacrée la jurisprudence de la Cour de cassation excluant du préjudice réparable les avantages que permettait d’espérer la conclusion du contrat, y compris la perte de chance de réaliser les gains attendus du contrat ». Tout doute a été dissipé par la loi de ratification qui a ajouté au texte la précision « ni la perte de chance d’obtenir ces avantages ». 2. Com. 7 avr. 1998, JCP E 1999. 579, note J. Schmidt-Szalewski ; Civ. 3e, 28 juin 2006, préc. 3. Civ. 1re, 5 nov. 1996, RTD civ. 1998. 97, obs. J. Mestre ; Com. 15 oct. 2002, RJDA 2003, no 218, RTD civ. 2003. 282, obs. J. Mestre et B. Fages. Sur cette question, v. P. Chauvel, « Rupture des pourparlers et responsabilité délictuelle », Dr. et patr. 1996, no 43, p. 36, spéc. no 27. 4. Il pourra en aller autrement lorsque celui qui a rompu fautivement les pourparlers avait eu recours à un intermédiaire pour identifier celui avec lequel il a conduit la négociation (Paris, 9 avril 2015, RTD civ. 2015. 602, obs. H. Barbier). 5. G. Durry, RTD civ. 1972. 780. 6. Civ. 3e, 3 juill. 2002, RJDA 2002, no 971, RTD civ. 2002. 804, obs. Mestre et Fages.

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249 Organisation conventionnelle des négociations ¸ La longueur et la complexité des négociations sont bien souvent proportionnelles à l'importance du contrat projeté. Afin de faciliter ces négociations, les intéressés peuvent conclure des accords – souvent dénommés lettre d'intention, accord préparatoire, contrat temporaire, ou encore contrat de négociation 1 – qui ont pour but d’en organiser le déroulement. Définissant les objectifs que ces négociations se proposent d’atteindre, ils peuvent indiquer les conditions de leur déroulement : délai dans lequel les pourparlers devront intervenir, personne qui doit en prendre l’initiative, formes de la discussion, par exemple délais dans lequel proposition et contreproposition devront intervenir et motivation du refus des propositions du partenaire… Il en résulte une double obligation, non plus délictuelle, mais contractuelle : celle de nouer la négociation, celle de la mener de bonne foi. Alors que la première s’analyse en une obligation de résultat, la responsabilité de chaque partie pouvant être engagée dès lors qu’elle n’a pas pris dans les délais indiqués les initiatives prévues, la seconde est une simple obligation de moyens : chaque partie s’engage à faire des propositions sérieuses, constructives 2, mais ne promet pas d’aboutir. Liberté contractuelle oblige ! Comme dans l’hypothèse précédente, la méconnaissance de cette obligation peut conduire à l’octroi de dommages-intérêts, mais non à la conclusion forcée du contrat à titre de réparation. Parfois, ce contrat préparatoire prévoit des obligations accessoires qui ont pour objet de préciser le cadre de la négociation. Relevons-en quelques-unes : – clause de sincérité dans la négociation, par laquelle chaque partie s’engage à avertir l’autre si elle noue des pourparlers avec un tiers ; – clause d’exclusivité de la négociation, par laquelle chaque partie s’interdit de mener des négociations parallèles avec un concurrent pendant une certaine durée ; – clause relative au coût des études ; on enseigne généralement qu’à défaut d’une telle clause, le coût des études préalables que nécessite la négociation est supporté, sauf rupture abusive, par celui-là seul qui les a réalisées. Il est néanmoins des décisions qui estiment qu’en cas d’échec du « projet commun » de conclure un contrat, les frais exposés incombent pour moitié aux deux parties 3. Les parties peuvent lever tout doute à ce sujet en convenant de la répartition des frais : partage entre elles dans des proportions variables, charge totale supportée par celui qui a commandé l’étude 4, etc. – clause de confidentialité ou de non-divulgation, par laquelle chaque partie s’engage à ne pas dévoiler les secrets qu’elle pourrait apprendre sur son partenaire en cours de négociation ; cette clause est particulièrement utile lorsque se négocie un contrat qui a pour objet la communication 1. Sur la diversité des termes employés, v. F. Labarthe, La notion de document contractuel, thèse Paris I, éd. 1994, no 211, p. 135. 2. Civ. 3e, 16 avr. 1973, Bull. civ. III, no 287, p. 207. 3. Paris 24 sept. 1991, RTD civ. 1992. 754, obs. J. Mestre. 4. Paris, 9 oct. 1995, D. 1995. IR 267.

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d’un certain savoir-faire 1. Le nouvel article 1112-2 prévoit désormais l’existence d’un devoir de confidentialité, indépendamment de toute stipulation conventionnelle. Mais ce texte ne prive pas de leur utilité les clauses de confidentialité. Celles-ci permettent, en effet, de préciser les contours de la confidentialité et de stipuler des clauses pénales qui sanctionnent plus efficacement ce type de comportement. 250 b) La « punctation » ¸ Lorsque la négociation est longue et délicate, les intéressés éprouvent parfois le besoin de marquer une pause et de dresser le bilan des points sur lesquels ils sont d'ores et déjà d'accord. La terminologie employée pour désigner cette pratique est flottante. Certains utilisent le terme allemand de « punctation », d'autres préfèrent parler d'accord de principe. Mais au-delà de cette diversité sémantique, les problèmes juridiques sont les mêmes. 1) Le contrat se formant alors par étapes, par couches successives, quel est le seuil qui sépare les pourparlers de la conclusion du contrat ? En d’autres termes, quand le point de non-retour est-il atteint ? 2) À supposer que l’accord de principe ne vaille pas conclusion du contrat définitif, quels sont les effets qui en découlent ? 251 Seuil à partir duquel le contrat est réputé conclu ¸ À la différence de certaines codifications étrangères plus tardives – Code civil allemand (BGB), Code des obligations suisse – le Code civil français de 1804 n'énonçait, en la matière, aucune directive générale. C'est donc à la jurisprudence qu'était revenu, ici encore, le soin de régler la question 2. La réforme de 2016 étant restée muette sur ce point, cette jurisprudence devrait se maintenir. S’inspirant de la philosophie volontariste qui anime notre droit, ainsi que des dispositions propres à certains contrats, notamment l’article 1583 du Code civil relatif à la vente 3, elle pose traditionnellement que le contrat est réputé formé dès qu’il y a accord sur les éléments essentiels 4. 1. M. Vivant, « Les clauses de secret », in Les principales clauses des contrats conclus entre professionnels, 1990, p. 101 s. ; J. Huet et F. Dupuis-Touboul, « Violation de la confidentialité des négociations », LPA 4 avr. 1990 ; H. Dubout, « Les engagements de confidentialité dans les opérations d’acquisition d’entreprises », Bull. Joly 1992. 722 s. 2. Sur cette question, v. A. Rieg, « La “punctation”, contribution à l’étude de la formation successive du contrat », Mélanges Jauffret, 1974, p. 593 s. ; J.-M. Mousseron, « La durée dans la formation des contrats », Mélanges Jauffret, p. 509  s. ; J.  Schmidt, Négociation et conclusion des contrats, 1982. 3. Ce texte dispose : « Elle (la vente) est parfaite entre les parties, et la propriété est acquise de droit à l’acheteur à l’égard du vendeur, dès qu’on est convenu de la chose et du prix, quoique la chose n’ait pas été encore livrée ni le prix payé. » 4. A.  Laude, La reconnaissance par le juge de l’existence d’un contrat, thèse Aix, éd.  1992, nos 235 s., p. 155 s. Sur la définition des éléments essentiels, v. ss 166 ; v. par ex. : Req. 1er déc. 1885, S. 1887. 1. 167, GAJC, t. 2, no 145 ; rappr. Civ. 1re, 26 nov. 1962, D. 1963. 61, RTD civ. 1963. 364, obs. G. Cornu ; Com. 6 nov. 2012, D. 2012. 3014, note B. Dondero (la lettre d’intention impliquant un nouvel accord des parties pour fixer le prix des parts sociales cédées ne constitue qu’un accord de principe qui n’a pas transféré la propriété des parts sociales litigieuses) ;

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Encore faut-il préciser exactement la portée de cette proposition. En principe suffisant, l’accord sur les éléments essentiels ne le sera plus si les parties ont entendu subordonner la conclusion de leur contrat à une rencontre de volontés sur tel ou tel point accessoire : modalités de paiement 1, garantie de paiement 2. De secondaire, celui-ci devient alors essentiel par la seule volonté des parties 3. La position de la haute juridiction est, au demeurant, excellemment formulée dans un arrêt du 14 janvier 1987 : « La vente est parfaite entre les parties dès qu’on est convenu de la chose et du prix et le défaut d’accord définitif sur les éléments accessoires de la vente ne peut empêcher le caractère parfait de la vente, à moins que les parties aient entendu retarder la formation du contrat jusqu’à la fixation de ces modalités » 4. Autrement dit, si les parties se sont accordées sur les éléments essentiels du contrat et n’ont exprimé aucun désaccord sur les points secondaires, renvoyant simplement à plus tard leur détermination, le contrat est formé. La solution ainsi consacrée diffère de celle de certains droits étrangers. Selon l’article 154 du BGB : « Tant que les parties ne sont pas tombées d’accord sur tous les points d’un contrat qui, ne fût-ce que d’après la déclaration de l’une seulement d’entre elles, devaient être l’objet de la convention, le contrat dans le doute n’est pas conclu. L’entente des parties sur quelques points particuliers ne suffit pas à les lier, même lorsqu’elle a été suivie d’un projet rédigé par écrit ». Quant à l’article 2 du Code des obligations suisse, il dispose : « Si les parties se sont mises d’accord sur tous les points essentiels, elles sont présumées avoir entendu s’obliger définitivement, encore qu’elles aient réservé certains points secondaires. À défaut d’accord sur ces points secondaires, le juge les règle en tenant compte de la nature de l’affaire ». C’est dire que la position du droit français est intermédiaire entre celles des droits allemand et suisse. L’absence d’accord sur les points accessoires, obstacle à la conclusion du contrat en droit allemand mais non en droit

Civ. 1re, 4 octobre 2017, CCC 2018, no 4, RTD civ. 2018. 100, obs. H. Barbier (le défaut d’acceptation des conditions générales peut faire obstacle à la formation du contrat, lorsque celles-ci renferment un élément essentiel du contrat). 1. Civ. 3e, 2 mai 1978, D. 1979. 317 note J. Schmidt, JCP 1980. II. 19465, note Fieschi-Vivet ; Com. 16  avr. 1991, Bull.  civ.  IV, no 148, p. 106, JCP  1992. II.  21871, note Ghestin, RTD  civ. 1992. 79, obs. J. Mestre. 2. Civ.  1re, 21  févr. 1979, JCP  1980. II.  19482, note  Fieschi-Vivet ; Com. 16  avr. 1991, Bull. civ. IV, no 148, p. 106, RTD civ. 1992. 79, obs. Mestre. 3. Com. 2  juillet 2002, no 00-13.459. A.  Laude (op.  cit., no 362, p. 234) considère que la volonté d’« essentialiser » un élément accessoire peut résulter de ce que cet élément est discuté. Par cette discussion les parties montrent, en effet, qu’elles entendent écarter les principes supplétifs. Sur ce que la rédaction d’un écrit peut être érigée en une condition déterminante de consentement, v. ss 203. 4. Civ. 1re, 14 janv. 1987, D. 1988. 80, note J. Schmidt ; rappr. Com. 28 févr. 2006, RJDA 2006, no 742, p. 693, RTD civ. 2006. 755, obs. Mestre et Fages.

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suisse 1, ne le sera en droit français que si les parties ont entendu retarder la formation du contrat jusqu’à la fixation de ces modalités. D’une souplesse plus grande, la position française laisse aux juges du fond une certaine liberté puisque ceux-ci apprécient souverainement, sous réserve du contrôle de dénaturation, l’intention des parties. Aussi bien ne saurait-on trop insister sur la nécessité pour celles-ci de préciser exactement la portée de leur accord. Ainsi est-il recommandé aux négociateurs qui ne veulent pas risquer d’être engagés de qualifier leur accord récapitulatif de simple projet 2. Inversement, ceux qui souhaitent que le processus contractuel aille jusqu’à son terme devront indiquer que les points secondaires non réglés seront résolus par application des règles supplétives de volonté ou encore par un tiers sur la désignation duquel ils s’accordent ou dont ils confient la désignation aux magistrats 3. En revanche, un accord par lequel les parties qualifieraient d’essentiels certains éléments du contrat et rejetteraient dans le domaine de l’accessoire tous les autres éléments, y compris ceux qui sont traditionnellement qualifiés d’essentiels, ne saurait valoir conclusion du contrat définitif 4. 252 Effets secondaires ¸ Lorsque l'accord de principe ne vaut pas conclusion du contrat définitif, il n'est pas pour autant dépourvu de tout effet juridique. Tout d’abord, en fixant par écrit les éléments d’un accord partiel, les intéressés s’obligent à poursuivre loyalement les négociations en vue de parvenir à la conclusion du contrat projeté. La « punctation » n’est qu’une étape dans le processus d’élaboration du contrat et le refus de poursuivre les négociations équivaudrait à une rupture fautive des pourparlers. Ce n’est pas à dire pour autant que ces pourparlers devront aboutir nécessairement à la conclusion du contrat ; les parties se sont simplement engagées à ne pas remettre en cause certains acquis de la négociation et à poursuivre les négociations de bonne foi pour compléter l’accord partiel 5. Au cas où il ne serait pas satisfait à cette obligation de moyens, des dommages-intérêts pourraient être dus 6. 1. Sur l’existence d’un principe général de la lex mercatoria obligeant les parties à poursuivre la négociation sur les points demeurés en suspens, lorsqu’elles sont parvenues à un accord sur les éléments essentiels, v. F. Osman, Les principes généraux de la lex mercatoria, thèse Dijon, éd. 1992, p. 107 s. 2. Pour marquer qu’on n’en est encore qu’au projet, il est souvent fait usage dans la pratique commerciale internationale de la mention « Subject to contract » qui prive le document de toute valeur contractuelle. 3. Sur cette question, à propos de la détermination du prix dans la vente, v. ss 373. 4. Rappr. Soc. 19 déc. 1989, D. 1991. 62, note J. Schmidt. 5. Soc. 19  déc. 1989, préc. ; Com. 10  janv. 2012, CCC 2012, no 86, RTD  civ. 2012.  311, obs. B. Fages ; Versailles, 21 sept. 1995, RTD civ. 1996. 145, obs. J. Mestre ; Com. 2 juillet 2002, RTD civ. 2003. 76, obs. Mestre et Fages. 6. A.  Rieg, art.  préc., p. 603  s. ; comp.  I.  Najjar, « L’accord de principe », D.  1991.  57  s., sp. p. 61 s. Afin d’illustrer la notion d’accord de principe, on cite fréquemment un arrêt de la chambre sociale du 24 mars 1958 (JCP 1958. II. 10868, note J. Carbonnier). Dans cette affaire,

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Ensuite, et à supposer le contrat définitif ultérieurement conclu, l’accord de principe peut conserver un intérêt dans la mesure où, jouant en quelque sorte le rôle de travaux préparatoires, il permet d’éclairer la volonté réelle des parties. Dans la pratique, il est fréquent que les grands contrats comportent un préambule qui règle le sort et la portée des documents précontractuels 1. 253 c) Le closing ¸ Le processus dynamique de formation du contrat s'est enrichi, pour la conclusion de certains contrats complexes, particulièrement les cessions et acquisitions d'actions de sociétés, d'une pratique qu'on nomme le « closing » 2. Comme à l’habitude, des négociations souvent longues vont précéder la rédaction et la signature du contrat. Mais cette dernière phase va s’opérer en deux temps, le signing et le closing. Permettant de parfaire le contrat dans de bonnes conditions, cette démarche en deux temps soulève des problèmes inédits. 1) La perfection du contrat : Le signing consiste, comme son nom l’indique, dans la signature du contrat projeté. Outre la définition des titres cédés et du prix de cession, celui-ci renferme des clauses prévoyant qu’un certain nombre de conditions devront être remplies par chacune des parties dont la réalisation sera constatée dans une phase ultérieure, le closing, afin que l’opération devienne parfaite. Ces conditions peuvent avoir pour objet l’obtention d’une autorisation, par exemple l’obtention des autorisations

une personne avait été employée jusqu’en 1940 par les Usines Renault, puis s’était engagée dans la Résistance. Après la Libération, elle demanda sa réintégration par lettre recommandée. Un tiers intervint également en sa faveur. Il leur fut répondu qu’aussitôt que la reprise de l’activité automobile le permettrait, la possibilité de réintégration serait examinée. Les choses en étant restées là, le postulant à l’emploi intenta, plusieurs années après, un procès en prétendant qu’il aurait dû être réintégré dans ses fonctions, le poste ayant été rétabli depuis longtemps. Les juges du fond virent dans cet accord une promesse unilatérale de contrat de travail entraînant pour les Usines Renault un engagement ferme. La Cour de cassation les censura en décidant qu’il n’y avait qu’un accord de principe. De fait, en la circonstance, les volontés des parties ne s’étaient rencontrées sur aucun des éléments essentiels du contrat. Le seul engagement qu’avait contracté Renault, c’était d’entreprendre, le moment venu, des négociations pour conclure le contrat définitif, engagement qu’elle n’avait, en l’espèce, pas rempli. – Pour un autre exemple d’accord de principe en matière de société, v. Com. 28 avr. 1987, Bull. civ. IV, no 104, p. 79. 1. Cette attitude suppose évidemment qu’on ait égard à la volonté réelle des parties et non à leur volonté déclarée, ce qui explique qu’en droit allemand, les documents préparatoires n’ont pas de valeur. Dans les contrats figure parfois une clause d’intégralité, qui précise que le contrat renferme l’ensemble des engagements convenus entre les parties, ou encore une clause dite des « quatre coins », qui limite le contrat aux documents signés et à ses annexes et qui dénie toute valeur contractuelle aux documents préparatoires (sur ces clauses, v. E. Rawach, « La portée des clauses tendant à exclure le rôle des documents précontractuels dans l’interprétation du contrat », D. 2001. 223 ; L. Szuskin, « Quelques clauses originales venues d’ici et d’ailleurs : la clause dite “des quatre coins” », RLDC 2006, no 25 ; W. Dross, Clausier, p. 306 ; v. aussi Paris, 15 juin 2005, RTD civ. 2006. 111, obs. Mestre et Fages). La Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises prévoit dans son art. 8-3 que « pour déterminer l’intention des parties…, il doit être tenu compte… notamment des négociations qui ont pu avoir lieu entre les parties… ». 2. M. Fontaine, « La théorie de la formation du contrat et la pratique du closing », Mélanges C. Jauffret-Spinosi, 2013, p. 361 s.

LA fORMATION DU CONTRAT

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nécessaires en matière de concurrence 1, ou encore l’obtention d’un prêt. On est alors, fort classiquement, en présence d’un contrat conclu sous la condition suspensive de la survenance d’évènements dont il n’est pas certain qu’ils se réaliseront. Le contrat signé peut également renfermer des clauses qui font peser sur l’une ou l’autre des parties des obligations qui doivent être exécutées avant le closing. Par exemple, le cédant devra remettre un document attestant qu’il s’est acquitté de toutes ses obligations fiscales. Lors du closing, il pourra être constaté que les conditions suspensives sont réalisées et les obligations exécutées. Le contrat est parfait. Il pourra aussi être constaté qu’une condition est défaillie ou qu’une obligation n’a pas été exécutée avec les conséquences qui en résultent : disparition du contrat ou mise en jeu de la responsabilité contractuelle, à moins que les parties renoncent à cette condition ou à cette obligation ou en allongent les délais de réalisation ou d’exécution. 2) des problèmes inédits : durant la période située entre le signing et le closing, le cédant est toujours aux commandes de la société qu’il entend céder. Il convient donc de définir ses obligations durant cette période, en ce qui concerne la poursuite des activités de la société. Des évènements peuvent survenir pendant cette période intermédiaire ayant un impact négatif sur la société. Une clause, la clause M.A.C. (Material Adverse Change) permettra alors éventuellement la remise en cause du contrat si son économie est gravement affectée par la survenance de ces évènements 2. 254 2°) Les avant-contrats ¸ La conclusion du contrat définitif peut être précédée de celle d'avant-contrats qui, contrairement aux conventions évoquées dans les développements précédents, correspondent à des figures juridiques aux contours nettement définis. Pacte de préférence, promesse unilatérale de contracter, promesse synallagmatique de contracter sont de véritables contrats, distincts du contrat définitif, mais qui rapprochent toujours plus de celui-ci ceux qui y sont parties 3. Plutôt que de suivre cette progression, on débutera par l’étude de l’avant-contrat le plus usuel, la

1. Sur cette question, voir J.-C. Roda, « Le contrat, instrument de sécurisation d’une opération de concentration », RTD com. 2013. 439 s. 2. A.-C. Pelissier, « La MAC Clause (ou l’art d’appréhender l’adversité pendant la période de réalisation des conditions suspensives) », RLDC avril 2006, p. 5. 3. E. Leduc, Des avant-contrats, thèse Paris, 1909 ; R. Demogue, « Les contrats provisoires », Études Capitant, 1939, p. 139 s. ; La formation du contrat : l’avant-contrat, Congrès des notaires, Perpignan, 1964 ; P. Fieschi-Vivet, La promesse de contrat, thèse ronéot., Lyon, 1973 ; M. Géninet, Théorie générale des avant-contrats en droit privé, thèse ronéot. Paris II, 1985 ; D. Grillet-Ponton Essai sur le contrat innommé, thèse ronéot., Lyon III, 1982, nos 223 s. ; J. Schmidt-Szalewski, « La force obligatoire à l’épreuve des avant-contrats », RTD civ. 2000. 25 ; D. Mazeaud, « Mystères et paradoxes de la période précontractuelle », Mélanges Ghestin, 2001, p. 637 ; L’avant-contrat, actualité du processus de formation des contrats, dir. O. Deshayes, 2008 ; « Jurisprudence et doctrine : quelle efficacité pour les avant-contrats ? », RDC 2012.  617 (avec les contributions de R.-N. Schütz, A. Lacabarats, M. Fabre-Magnan, G. Wicker, E. Savaux, G. Rouzet, Y.-M. Laithier et D. Mazeaud, L. Sautonie-Laguionie et A. Bénabent).

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promesse unilatérale de contracter, pour décrire ensuite à grands traits la promesse synallagmatique de contracter et le pacte de préférence. 255 a) La promesse unilatérale de contracter ¸ Le Code civil de 1804 ne consacrait aucune disposition à la promesse unilatérale de contracter, en sorte qu'il était revenu à la jurisprudence d'en définir le régime juridique. Par un arrêt consorts Cruz, intervenu en 1993, la Cour de cassation avait privé cet avant-contrat de la majeure partie de son efficacité, suscitant les critiques d’une bonne partie de la doctrine et de la pratique. Désireux de remédier à cette situation, les auteurs de la réforme ont consacré une disposition à la promesse unilatérale de contracter qui figure désormais à l’article 1124. Après avoir défini la promesse unilatérale de contracter, ce texte s’attache à lui rendre sa pleine force obligatoire, mais délaisse les autres aspects de son régime juridique. Afin de cerner la notion de promesse unilatérale de contracter et d’en définir la nature et le régime juridique, il conviendra donc de prendre appui sur les dispositions issues de la réforme ainsi que, là où elle est restée silencieuse, sur la jurisprudence qui l’a précédée. 256 Définition ¸ Aux termes de l'article 1124, « la promesse unilatérale est le contrat par lequel une partie, le promettant, accorde à l'autre, le bénéficiaire, le droit d'opter pour la conclusion d'un contrat dont les éléments essentiels sont déterminés, et pour la formation duquel ne manque que le consentement du bénéficiaire ». En d'autres termes, le promettant donne son consentement de manière irrévocable et définitive au contrat projeté, le bénéficiaire de la promesse prenant acte de l'engagement du promettant, mais ne s'engageant pas à conclure le contrat définitif. Il dispose d'une option qui lui laisse dans l'avenir la liberté de donner ou non son consentement à celui-ci. En principe, la promesse peut porter sur toute espèce de contrat ; il peut y avoir promesse unilatérale de bail, de société, de prêt… 1. Mais la promesse unilatérale la plus fréquente est la promesse de vente, notamment en matière immobilière 2. Le promettant s’étant d’ores et déjà engagé à vendre à des conditions précises, la réalisation de l’opération ne dépendra plus que de la seule volonté du bénéficiaire. Ainsi celui-ci pourra en toute tranquillité étudier l’opportunité du contrat projeté, obtenir les documents ou autorisations requis, réunir les capitaux nécessaires. En cas d’emprunt, la promesse unilatérale apparaît comme un préalable indispensable,

1. La promesse de prêt revêt souvent la forme d’une ouverture de crédit par laquelle le banquier s’engage à prêter des fonds à son client dans la limite d’une certaine somme si celui-ci en marque le désir. 2. F. Bénac-Schmidt, Le contrat de promesse unilatérale de vente, thèse Paris I, éd. 1983 ; v. aussi D.  1990. Chron.  7 ; F.  Collart Dutilleul, Les contrats préparatoires à la vente d’immeuble, thèse Tours, 1983 ; J.-F. Lusseau, « Des problèmes actuels posés par la promesse unilatérale de vente immobilière », RTD civ. 1977. 483.

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les établissements de crédit ne finançant en règle générale que les ventes dont les éléments sont arrêtés. À côté de la promesse de vente, on rencontre moins fréquemment la promesse d’achat, par laquelle une personne s’engage à se rendre acquéreur d’une chose si le propriétaire se décide à la vendre. On étudiera successivement la nature juridique, puis le régime de la promesse unilatérale de contracter. 257 Nature juridique ¸ La promesse unilatérale de contracter diffère à la fois de l'offre de contracter et du contrat réalisé. En tant que contrat, elle est plus qu’une offre ; en tant que promesse unilatérale, elle est moins que le contrat réalisé. La promesse unilatérale se distingue de l’offre. Alors que l’offre est une manifestation unilatérale de volonté, la promesse est une convention, parfaite en soi, supposant un accord de volontés 1. Il en résulte que la situation du bénéficiaire de la promesse est plus solide que celle du destinataire de l’offre : alors que l’offre est, en principe, révocable (v. ss 176 s.), la promesse exprime un engagement immédiat et définitif de conclure le contrat projeté. Brisant une jurisprudence très contestée 2, l’article 1124 alinéa 2 1. Pour une illustration, voir Civ. 3e, 19 oct. 2011, CCC 2012, no 2, obs. L. Leveneur. 2. L’analyse classique avait été remise en cause par un arrêt rendu par la troisième chambre civile de la Cour de cassation le 15 septembre 1993 (consorts Cruz, D. 1994. 507 note BénacSchmidt. D.  1994. Somm.  230, obs.  Tournafond, D.  1995. Somm.  87, obs.  Aynès, JCP  1995. II.  223666  note D.  Mazeaud, Defrénois 1994.  795, obs.  Delebecque, RTD  civ. 1994.  588, obs. J. Mestre). Cet arrêt décide que le promettant peut rétracter son engagement de vendre tant que l’option n’a pas été levée, le bénéficiaire de la promesse ne pouvant en ce cas prétendre qu’à des dommages-intérêts. Cette décision avait été critiquée par la quasi-unanimité de la doctrine (outre les commentaires précités, V.  Collart Dutilleul, Les contrats préparatoires à la vente d’immeuble : les risques de désordre, Dr. et patr. déc. 1995, p. 58, sp. p. 67 ; v. cep. dans le sens de la Cour de cassation, M.  Fabre-Magnan, « Le mythe de l’obligation de donner », RTD  civ. 1995. 85), aux motifs que, reposant sur une analyse juridique discutable, elle conduit à des résultats peu satisfaisants. Lorsque le promettant s’engage pour une certaine durée, il souscrit un engagement de vendre qui est, du fait de l’acceptation du bénéficiaire, figé et donc irrévocable unilatéralement. En décider autrement, c’est abandonner « l’efficacité du contrat de promesse unilatérale de vente au bon plaisir du promettant » (D. Mazeaud, D. 1997. Somm. 170 ; Mélanges Ghestin, 2001, p. 651 s. ; RDC 2005. 61), de telle sorte que la pratique était amenée à se reporter vers les promesses synallagmatiques qui ne sont pourtant pas dépourvues d’inconvénients. En dépit des critiques dont cette jurisprudence était l’objet, la haute juridiction l’a maintenue (Rapport Prunier, RJDA 1996. 636 sur Civ. 3e, 26 juin 1996, Bull. civ. III, no 165, p. 105, D. 1997. Somm. 169 et Defrénois 1996. 1371, obs. D. Mazeaud ; Civ. 3e, 28 oct. 2003, RDC 2004. 270, obs. D.  Mazeaud), ce qui a conduit à un rebondissement du débat doctrinal (Pour : D.  Mainguy, « L’efficacité de la rétractation de la promesse de contracter », RTD civ. 2004. 1 ; Contre : D. Martin, « Des promesses précontractuelles », Mélanges J. Béguin, 2005, p. 487). Ultérieurement, la troisième chambre civile a réaffirmé que « la levée de l’option par le bénéficiaire de la promesse postérieurement à la rétractation du promettant excluant toute rencontre des volontés réciproques de vendre et d’acheter, la réalisation forcée de la vente ne peut être ordonnée » (Civ. 3e, 11  mai 2011, D.  2011.  1457, note D.  Mazeaud, 1460, note D.  Mainguy, CCC 2011, no 186, note Leveneur, Defrénois 2011. 1023, chron. L. Aynès, RTD civ. 2011. 532, obs. B. Fages). La solution a été reprise par la chambre commerciale (Com. 13 sept. 2011, JCP E 2011. 1826, no 3, obs. F. Deboissy et G. Wicker, CCC 2011, no 253, note L. Leveneur, RTD civ. 2011. 758, obs. B. Fages). Derrière cette jurisprudence, c’est la conception même du contrat qui est en cause,

 

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l’indique très nettement : « la révocation de la promesse pendant le temps laissé au bénéficiaire pour opter n’empêche pas la formation du contrat promis ». En outre, si le décès ou l’incapacité du pollicitant entraînent la caducité de l’offre, ils restent sans effet sur la promesse ; les héritiers ou le représentant du promettant décédé ou devenu incapable devront exécuter les engagements qu’il a contractés au cas où le bénéficiaire déciderait malgré tout de lever l’option 1. La promesse unilatérale se distingue du contrat dont elle prépare la formation. La promesse unilatérale de contrat implique qu’une seule personne est engagée, le promettant qui a accordé une option au bénéficiaire 2. Le promettant donne un consentement actuel et irrévocable à un contrat dont la réalisation dépend de la seule volonté du bénéficiaire. C’est dire que la promesse unilatérale ne relève plus du temps de la négociation : les termes du contrat sont, en effet, d’ores et déjà fixés puisque la levée de l’option suffit à le former 3. L’analyse en termes de contrat unilatéral rend parfaitement compte de la réalité lorsque la promesse unilatérale de vente a été consentie à titre gratuit ; elle doit être précisée lorsqu’elle l’a été à titre onéreux. Il est alors prévu que le bénéficiaire devra verser lors de la conclusion de la promesse une certaine somme d’argent qui, soit viendra en déduction du prix en cas de levée de l’option, soit sera définitivement acquise au promettant dans l’hypothèse contraire 4. Qu’on analyse cette somme en une « indemnité d’immobilisation » ayant pour cause « la double obligation souscrite par le promettant de ne pas céder à autrui le bien objet de la promesse pendant la durée de l’option et de maintenir son offre pendant ce délai » 5 ou qu’on y voie le « prix de l’option » 6, cela suffit à conférer à la convention un caractère synallagmatique. Mais le seul fait que le bénéficiaire se soit engagé à payer une indemnité ne transforme pas la promesse unilatérale en promesse synallagmatique : à l’engagement de vendre ne répond pas l’engagement symétrique d’acheter qui puisqu’elle implique qu’un contractant est libre de se délier unilatéralement. (Sur cette question, voir G.  Wicker, « L’engagement du promettant-engagement au contrat définiti », RDC 2012. 649 ; N.  Molfessis « De la prétendue rétractation de la promesse unilatérale de vente », D. 2012. 231). Assouplissant sa position, la haute juridiction avait néanmoins décidé que les parties à une promesse unilatérale de vente sont libres de convenir que le défaut d’exécution par le promettant peut se résoudre en nature par la constatation judiciaire de la vente (Civ.  3e, 27 mars 2008, JCP 2008. II. 10147, note G. Pillet, I. 218, no 1, obs. Constantin, RDC 2008. 734, obs. D. Mazeaud, et 1239, obs. Collart Dutilleul, RTD civ. 2008. 475, obs. Fages). 1. Civ. 3e, 8 sept. 2010, JCP 2010. 1051, note G. Pillet, Defrénois 2010. 2123, note L. Aynès, RDC 2011. 57, note T. Genicon, RTD civ. 2010. 778, obs. B. Fages. 2. Civ. 3e, 21 nov. 1984, Bull. civ. III, no 198, p. 153. 3. G.  Wicker, « L’engagement du promettant– engagement au contrat définitif », RDC 2012. 649, sp. p. 652. 4. Sur la validité de cette pratique, v. Com. 23 juin 1958, D. 1958. 581, note Ph. Malaurie, GAJC, t. 2, no 261. 5. J.M. Olivier, note Defrénois 1986. 126 s., sp. no 35 ; F. Bénac-Schmidt, op. cit., no 36 ; Boccara, « De la notion de promesse unilatérale », JCP 1970. I. 2357 bis, no 9. 6. I. Najjar, Le droit d’option, Contribution à l’étude du droit potestatif et de l’acte unilatéral, Paris, 1967, sp. nos 17 s. – Rappr. Civ. 1re, 5 déc. 1995, Bull. civ. I, no 452, p. 315, et. chron. Ph. Pierre, JCP 1996. I. 3981, Defrénois 1996. 757, obs. D. Mazeaud et 814, obs. Delebecque (l’indemnité d’immobilisation constitue le prix de l’exclusivité consentie au bénéficiaire de la promesse).

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seul caractérise la promesse synallagmatique 1. En réalité, l’opération est alors une convention synallagmatique puisque prix et option, obligation de maintenir l’offre et obligation de verser l’indemnité sont réciproques, contenant une promesse unilatérale de vente en tant du moins que ce qualificatif exprime que seule une des parties s’est d’ores et déjà engagée à conclure le contrat définitif 2. Il a néanmoins été soutenu que la promesse unilatérale se transforme en promesse synallagmatique lorsque le montant de l’indemnité est d’une importance telle que le bénéficiaire est, en réalité, contraint d’acheter. Consacrée à plusieurs reprises en jurisprudence 3, cette solution a été critiquée par une partie de la doctrine qui souligne que l’intention d’acquérir n’équivaut pas à l’engagement d’acquérir 4. Or c’est seulement l’engagement d’acquérir qui fait disparaître chez le bénéficiaire la liberté caractéristique de la promesse unilatérale de vente 5. Les décisions les plus récentes sont en ce sens 6. Afin de sauver une promesse unilatérale en lui permettant d’échapper aux exigences de forme auxquelles elle est soumise lorsqu’elle porte sur un immeuble (v. ss 258), la jurisprudence noie parfois son caractère unilatéral dans la pluralité et la réciprocité des liens obligationnels issus du contrat ou de l’ensemble contractuel qui l’englobe 7.

258 Régime juridique ¸ 1) Conditions. On envisagera les conditions de fond puis de forme. Au fond, le promettant étant engagé dès la conclusion de la promesse, c’est à ce moment que s’apprécie sa capacité ainsi que l’existence et l’intégrité de son consentement 8. En revanche, la capacité du bénéficiaire à conclure le contrat définitif ainsi que l’existence et l’intégrité de son consentement s’apprécient au jour de la levée de l’option. Lorsqu’une indemnité d’immobilisation a été stipulée dans la promesse, il faut néanmoins que le bénéficiaire ait dès cette date la capacité de s’obliger. La seule déclaration de volonté du bénéficiaire de la promesse suffisant à conclure le contrat projeté, il faut que le contenu de celui-ci soit défini dans la promesse avec une précision suffisante 9. Mais l’existence ainsi que la licéité du contenu du contrat projeté s’apprécient au moment de la levée de l’option 10. 1. Com. 25 avr. 1989, JCP 1989. IV. 241. 2. J.-L. Aubert, obs. Defrénois 1974. 345 ; Ph. Rémy, obs. RTD civ. 1985. 593 ; F. Collart Dutilleul, thèse préc., nos 30 et 31. 3. V. not. Com. 20 nov. 1962, D. 1963. 3 ; 13 févr. 1978, Bull. civ. IV, no 60, p. 49 ; Civ. 3e, 31 mars 1981, Gaz. Pal. 1981. 2. Pan. jur. 308 ; 26 sept. 2012, RTD civ. 2012. 723, obs. B. Fages.  4. L. Boyer, Encycl. Dalloz dr. civil., vo Promesse de vente, no 49. 5. Rappr. Com. 25  avr. 1989, Bull.  civ.  IV, no 136, p. 91, Defrénois 1991.  108, note Dagorne-Labbé. 6. Civ.  1re, 1er  déc. 2010, D.  2012.  462, RDC 2011.  420, obs. Y.-M.  Laithier, RTD  civ. 2011. 346, obs. B. Fages, qui juge qu’une indemnité d’un montant presque égal au prix de vente n’empêche pas la promesse de demeurer unilatérale. 7. Ass. plèn., 24 février 2006, RTD civ. 2006. 301, obs. J. Mestre et B. Fages ; Civ. 3e, 13 nov. 2014, RTD civ. 2015. 127. 8. Civ. 3e, 30 nov. 1971, JCP 1972. II. 17018 ; 7 janv. 1982, Gaz. Pal. 1982. 1. Pan. jur. 184, RTD civ. 1982. 600, obs. Chabas. 9. Req. 15 déc. 1920, S. 1922. 1. 17, note Bourcart (nullité d’une promesse de société, les apports n’ayant pas été mentionnés). 10. Req. 14 mars 1860, S. 60. 1. 740.

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En la forme, la promesse de contrat obéit à la règle du consensualisme. Néanmoins, pour lutter contre certaines fraudes fiscales, une disposition particulière, l’article 1589-2 du Code civil, prévoit que les promesses unilatérales de vente d’immeubles ou de fonds de commerce doivent être constatées par acte authentique ou par acte sous seing privé enregistré dans les dix jours. L’omission de cette condition de forme est sanctionnée par la nullité absolue de la promesse 1. De manière plus générale, se pose la question de savoir si la promesse unilatérale de conclure un contrat solennel doit obéir aux mêmes formes que celui-ci. La réponse est certainement positive lorsque la condition de forme est requise pour protéger le consentement de celui qui s’oblige ; la promesse n’est valable que si elle revêt la forme prescrite pour le contrat lui-même. En revanche, l’hésitation est permise lorsque la forme remplit une autre fonction 2 (v. ss 202). 2) Effets. Pour saisir les effets de la promesse, il faut analyser la situation juridique qu’elle crée avant et après la levée de l’option. Jusqu’à la levée de l’option, le bénéficiaire est titulaire d’un droit d’option, droit potestatif qui lui confère « le pouvoir de conclure le contrat définitif » 3. Ce droit est transmissible entre vifs 4 et à cause de mort, à moins qu’il n’ait été accordé intuitu personae 5. Si le promettant met obstacle à l’exécution de la promesse, en vendant à une tierce personne le bien qui en est l’objet, l’article 1124 alinéa 3 prévoit que le contrat conclu en violation de la promesse « est nul » si le tiers connaissait l’existence de la promesse. Cette preuve s’opère par tous moyens. Mais, facultative et informative, l’éventuelle publication de la promesse ne suffira pas à caractériser la mauvaise foi du tiers 6. La nullité est relative puisqu’elle est destinée à protéger les intérêts du bénéficiaire, en sorte qu’il peut seul s’en prévaloir 7. 1. La loi du 25 mars 2009 dite de « mobilisation pour le logement » a également prévu que toute promesse de vente, ayant pour objet la cession d’un immeuble, dont la validité est supérieure à 18 mois doit être constatée par acte authentique lorsqu’elle est consentie par une personne physique (CCH, art. L. 290-1). 2. En cas de réitération de l’opération dans un acte exempt du vice de forme affectant la promesse, la nullité de celle-ci ne peut être poursuivie « faute d’intérêt » (Com. 27  juin 2000, Bull. civ. IV, no 132, CCC 2000, no 154, obs. Leveneur, Defrénois 2001. 513, obs. Honorat, RTD civ. 2001. 583, obs. Mestre et Fages). 3. I. Najjar, op. cit., nos 17 s. ; pour une analyse en termes de droit de créance, voir F. BénacSchmidt, op. cit., p. 111 s., nos 135 s. 4. Sur cette question, v. L. Boyer, « Clause de substitution et promesse unilatérale de vente », JCP 1987. I. 3310 ; M. Behar-Touchais, « Retour sur la clause de substitution », Mélanges Boyer, 1996, p. 85 s. ; Ph. Brun, « Nature juridique de la clause de substitution dans le bénéfice d’une promesse unilatérale de vente : une autonomie de circonstance », RTD civ. 1996. 29. 5. V. F. Bénac-Schmidt, D. 1990. Chron. 7. 6. À la différence de la solution posée pour le pacte de préférence, la nullité du contrat n’est pas subordonnée à la connaissance par le tiers de l’intention du bénéficiaire de lever l’option (v. ss 260). 7. Il a été relevé que la sanction de la nullité, adaptée à la promesse unilatérale de vente d’immeuble était inadéquate lorsque le contrat promis porte sur une chose de genre (S. Pellet, « Négociations et avant-contrat », in La réforme du droit des contrats en pratique, p. 34).

 

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Le droit du bénéficiaire existe pendant le délai accordé expressément 1 ou implicitement 2 pour la levée de l’option 3. À défaut d’un tel délai, le promettant peut mettre le bénéficiaire en demeure d’accepter, les juges du fond décidant si, eu égard aux circonstances, le délai imparti est ou non suffisant 4. On enseignait traditionnellement qu’en l’absence de stipulation, le droit d’option se prescrivait par l’écoulement du délai de droit commun de trente ans (anc. art. 2262 C. civ.). La loi du 17 juin 2008 a ramené ce délai à cinq ans (C. civ., art. 2224). La brièveté de celui-ci porte à s’interroger sur le bien fondé de ce raccourcissement pour les promesses portant sur un immeuble. Après la levée de l’option, le contrat définitif est formé. Lorsque la promesse unilatérale a pour objet la vente d’un bien, le bénéficiaire, désormais acquéreur, devient titulaire d’un droit réel. Si le promettant refuse de réitérer son consentement devant notaire, alors qu’un tel acte est nécessaire pour réaliser la publicité, l’acquéreur peut l’y contraindre sous astreinte ou même obtenir une décision de justice qui en tiendra lieu 5. On ne saurait analyser la promesse unilatérale de vente comme étant le contrat définitif assorti d’une condition suspensive que l’option viendrait réaliser. Alors que, dans le contrat sous condition suspensive, les deux consentements sont réunis, dans la promesse unilatérale, l’une des deux volontés, qui forment le contrat projeté, fait défaut. Il en résulte une différence essentielle : en cas de promesse, le contrat définitif ne prend effet qu’à compter du jour où cette volonté se déclare, c’est-à-dire à la levée de l’option ; en cas de contrat sous condition suspensive, les effets du contrat rétroagissent au jour de l’échange des consentements, si la condition se réalise 6.

259 b) La promesse synallagmatique de contracter ¸ Les textes nouveaux ne définissent ni même ne visent la promesse synallagmatique de contracter. Il convient donc de se reporter en la matière aux solutions traditionnelles, lesquelles sont, pour l'essentiel, d'origine jurisprudentielle. Il y a promesse synallagmatique de contracter lorsque deux personnes s'engagent l'une envers l'autre à passer plus tard tel ou tel contrat 7. Elles

1. Civ. 6 févr. 1906, S. 1906. 1. 235 ; 17 juill. 1944, D. 1945. 264. Lorsque le bénéficiaire de la promesse n’a pas levé l’option à l’expiration de ce délai, la promesse est caduque (Civ. 3e, 8 oct. 2003, CCC 2004, no 3). 2. Civ. 2 févr. 1932, S. 1932. 1. 68. 3. Une clause de prorogation peut alors être utile, dans le cas où l’opération viendrait à prendre du retard. 4. Civ. 4 avr. 1949, D. 1949. 316, S. 1950. 1. 200. V. cep. Civ. 3e, 25 mars 2009, Defrénois 2009. 1270, obs. Libchaber qui censure une décision des juges du fond ayant retenu ce parti et décide que le retrait du promettant de sa promesse unilatérale de vente doit être notifié au bénéficiaire avant qu’il ne déclare l’accepter. 5. Req. 18 mars 1912, DP 1913. 1. 198 ; 17 juin 1938, S. 1938. 1. 386 (sol. impl.). 6. Sur la condition, v. ss 1335 s. 7. L.  Boyer, « Les promesses synallagmatiques de vente. Contribution à l’étude des avantcontrats », RTD civ. 1949. 1 s.

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donnent leur consentement au contrat définitif, mais prévoient qu’une formalité supplémentaire devra être accomplie dans l’avenir. Par exemple, tout en constatant immédiatement leur accord sur les éléments essentiels du contrat, elles conviennent de réitérer ultérieurement leur consentement devant un notaire. La différence avec la promesse unilatérale de vente est évidente : les deux parties ont consenti au contrat définitif 1. En revanche, il est, de ce fait même, plus difficile de distinguer cet avant-contrat du contrat définitif. Si celui-ci est consensuel, l’accord des volontés sur les éléments essentiels suffit à le former et la réitération du consentement n’est qu’une simple modalité d’exécution du contrat. Aussi bien l’article 1589 du Code civil paraît-il identifier les deux notions en énonçant que « la promesse de vente vaut vente, lorsqu’il y a consentement réciproque des deux parties sur la chose et sur le prix ». Et la jurisprudence étend la solution à d’autres contrats 2. En réalité, pour que la distinction entre la promesse synallagmatique et le contrat définitif acquière une réelle signification, il faut que la conclusion du second nécessite, outre l’accord des volontés, l’accomplissement d’une certaine formalité. L’accord des volontés constaté par la promesse donne alors naissance, non au contrat définitif mais à une obligation de faire, celle d’accomplir les formalités requises. Et ce n’est qu’après la réalisation de celles-ci que le contrat définitif sera formé. Afin d’illustrer cette réalité, on pense immédiatement à l’hypothèse où le contrat projeté est un contrat formaliste. Et de fait, la différence est nette entre la promesse de contrat solennel et le contrat solennel. Mais on sait que les promesses de contrat solennel sont nulles si l’exigence de forme 1. Sur la distinction de la promesse unilatérale et de la promesse synallagmatique de vente, v.  Com. 9  nov. 1971, D.  1972.  63, RTD  civ. 1972.  391, obs. Y.  Loussouarn ; 24  avr. 1972, JCP 1972. II. 17144 note P.L., RTD civ. 1972. 774, obs. Y. Loussouarn ; 15 janv. 2002, Defrénois 2002. 765, obs. Savaux. – La distinction peut être malaisée en cas de promesses unilatérales croisées de vente et d’achat, pratique assez fréquemment constatée en matière de cession de parts sociales ou d’actions (v. Com. 18 juill. 1989, Bull. Joly 1989. 822, obs. C. Bacrot et P. Berger, RTD civ. 1990. 67, obs. J. Mestre). La Cour de cassation se montre, en la matière très prudente. Parfois, l’identité des termes employés dans les promesses croisées fait donner la préférence à la notion d’engagement synallagmatique (Com. 16  janv. 1990, D.  1992. Somm.  177, obs. J.-C. Bousquet et G. Bugeja, JCP 1991. II. 21748, note C. Hannoun, RTD civ. 1990. 462, obs. J.  Mestre ; 22  nov. 2005, Defrénois 2006.  605, obs.  Libchaber ; v.  aussi J.  Moury, chron. D. 2006. 2973). Parfois aussi les promesses se croisent sans se répondre, car elles sont soumises « à des conditions différentes » (Civ. 3e, 26 juin 2002, Defrénois 2002. 1231, obs. Savaux, RTD civ. 2003. 77, obs. Mestre et Fages). La faculté de substitution stipulée dans une promesse synallagmatique de vente ne la transforme pas en une promesse unilatérale (Civ.  3e, 28  juin 2006, D. 2006. 2439, note Behar-Touchais, Defrénois 2006. 1852, obs. E. Savaux, RDC 2006. 1096, obs. Dauriac ; 4 juill. 2007, D. 2007. 3045, note Chiariny-Daudet ; Civ. 1re, 8 nov. 2007, CCC 2008, no 66). 2. La promesse de bail vaut bail lorsque, dans la promesse, il y a accord complet sur les éléments essentiels du contrat (Req. 21 mars 1921, D. 1921. 1. 166 ; Civ. 3e, 28 mai 1997, CCC 1997, no 131, obs. Leveneur). Il en va de même pour la promesse de cession de parts sociales (Civ. 3e, 2 févr. 1970, Bull. civ. III, no 123, RTD civ. 1970. 785, obs. G. Durry) ou pour la promesse de cession de brevet d’invention (Com. 17 févr. 1982, Bull. civ. IV, no 64, p. 54, D. 1983. 484, note J. Schmidt).

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est prescrite pour protéger le consentement d’une au moins des parties (v. ss 202). Plus opératoire apparaît la distinction entre la promesse de contrat réel qui est consensuelle et le contrat réel proprement dit qui ne se forme que par la remise de la chose. La promesse est valable et donne naissance à une obligation de faire, celle de remettre la chose, qui se résoudra, en cas d’inexécution, en dommages-intérêts (v. ss 212). En érigeant conventionnellement la forme notariée en condition de validité du contrat définitif, les parties peuvent également tracer une séparation nette entre celui-ci et la promesse qui reste consensuelle. À raisonner sur la vente, la promesse donne naissance, non à une obligation de livrer et à une obligation de payer le prix, mais à une obligation de faire dont l’inexécution se résoudra en dommages-intérêts. Mais il y faut une volonté particulièrement claire des parties, la jurisprudence ayant tendance à analyser l’exigence d’une réitération des consentements devant le notaire, non en une forme solennelle convenue, mais en une simple modalité d’exécution du contrat que l’accord sur les éléments essentiels suffit à former (v. ss 203) 1. Cette attitude de la jurisprudence se comprend, au demeurant, fort bien. En s’engageant dans les termes d’une promesse synallagmatique de vente, les parties ont, en principe, montré qu’elles entendaient être liées de manière irréversible. Lorsque le promettant conclut successivement deux promesses synallagmatiques de vente, ayant pour objet le même immeuble, avec deux acquéreurs différents, le second acquéreur l’emporte si la réitération authentique et la publication de son acquisition interviennent en premier. Bien souvent, la formule de la promesse synallagmatique de vente, encore dénommée de manière contestable « compromis » 2, est employée lorsque les parties entendent subordonner la conclusion du contrat définitif à la réalisation d’un certain événement, obtention d’une autorisation administrative, d’un financement, etc. Par exemple, l’acheteur n’entend acquérir le terrain que s’il obtient un permis de construire. En général, la promesse synallagmatique de vente s’analyse alors en une vente sous condition suspensive 3. Si la condition se réalise, le contrat produira ses effets entre les parties à compter de l’accomplissement de la condition (art. 1304-6) (v. ss 1348). Si elle défaille, le contrat est « réputé n’avoir jamais existé » (art. 1304-6, al. 3) (v. ss 1349). En pratique, la formule présente l’avantage de ne faire dresser l’acte notarié nécessaire à la publication qu’après réalisation de la condition, c’est-à-dire à coup sûr, ce qui évite des frais inutiles. 1. Req. 4  mai 1936, DH  1936.  313 ; Civ.  3e, 14  janv. 1987, D.  1988.  80  note J.  SchmidtSzalewski ; 20  déc. 1994, JCP  1995. II.  22491, note  Larroumet, JCP  N 1996. II.  501, note D. Mainguy ; 28 mai 1997, CCC 1997, no 131, obs. Leveneur ; voir cep. Civ. 3e, 19 juin 2012, RDC 2013. 53, obs. E. Savaux. 2. En raison des risques de confusion, cette expression désignant l’accord de volontés par lequel les parties décident de soumettre un litige à un arbitre. 3. V. ss 1338, 1347. En pratique, la formule de la vente sous condition résolutoire n’est jamais retenue car, impliquant au cas où la condition se réalise une double mutation, elle entraîne une double perception des droits de mutation par le fisc (v. ss 1353).

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Parfois la promesse synallagmatique n’a pas pour objet la conclusion d’un contrat déterminé, mais d’une série de contrats à venir. Elle s’apparente alors aux contrats cadre sans néanmoins se confondre avec eux (v. ss 119). 260 c) Le pacte de préférence ¸ Comme pour la promesse unilatérale de contracter, il fait son entrée dans le Code civil à la faveur de la réforme de 2016 qui lui consacre une disposition, l'article 1123, laquelle s'emploie à le définir et à en préciser les sanctions en cas de violation. Mais alors que, sur ce dernier point, les dispositions relatives à la promesse unilatérale rompent avec la jurisprudence antérieure, celles qui ont trait au pacte de préférence la consacrent. L'innovation vient ici de l'introduction d'une action interrogatoire. Aux termes de l’article 1123, « le pacte de préférence est le contrat par lequel une partie s’engage à proposer prioritairement à son bénéficiaire de traiter avec lui pour le cas où elle déciderait de contracter ». Autrement dit, il y a pacte de préférence lorsqu’une personne s’engage envers une autre, qui accepte, à ne pas conclure avec des tiers un contrat déterminé avant de lui en avoir proposé la conclusion aux mêmes conditions 1. Par exemple, dans les rapports entre associés, l’un promet à l’autre de lui proposer en priorité la vente de ses parts sociales, au cas où il déciderait de les aliéner 2. Parmi les différents avant-contrats qui préparent la conclusion du contrat définitif, le pacte de préférence constitue la figure la moins contraignante, au point qu’on a pu parler à son propos d’« avant avant-contrat » 3. Bien loin de donner, comme dans la promesse unilatérale, un consentement actuel et irrévocable au contrat projeté, le promettant ne s’y engage qu’à proposer la conclusion de ce contrat au bénéficiaire pour le cas où il déciderait de le conclure. Le bénéficiaire n’est donc pas titulaire d’un droit d’option, mais d’un droit de priorité, d’une sorte de droit de préemption d’origine conventionnelle 4. Tant que le promettant n’a pas manifesté sa volonté de vendre, la priorité conférée par le pacte au bénéficiaire est maintenue, sauf à ce qu’un délai ait été stipulé 5. 1. P. Voirin, « Le pacte de préférence », JCP 1954. I. 1192 ; M. Dagot, Le pacte de préférence, 1988. 2. C. Gineste, « Pacte de préférence et droit des sociétés », Dr. et patr. janv. 2006. 62. 3. R. Libchaber, Defrénois 2007. 1048. 4. Le pacte de préférence oblige le promettant à conduire avec le bénéficiaire des pourparlers sérieux avant de se retourner vers un tiers (Com. 12  mai 1992, Bull.  Joly 1992.  782, note P. Le Cannu, RTD civ. 1993. 346, obs. J. Mestre). 5. Ce qui pose la délicate question de la durée du pacte de préférence au cas où aucun délai n’a été stipulé. La prescription ne courant, selon la jurisprudence, qu’à partir du moment où le bénéficiaire peut mettre son droit en œuvre (Civ. 1re, 22 déc. 1959, JCP 1960. II. 19494, note P.E., RTD civ. 1960. 323, obs. J. Carbonnier), le pacte fait naître une situation d’attente contre laquelle le jeu de la prescription est impuissant, tant que le promettant n’a pas pris la décision qui l’active. On s’est interrogé sur le caractère perpétuel d’un tel pacte. Afin d’éviter ce grief, il a été proposé de reconnaître au promettant le droit de le résilier unilatéralement (N. Blanc, « Le pacte de préférence et le temps », Mélanges M.-S.  Payet, 2011, p. 55  s., sp.  p. 73  s.). Mais il est difficile

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Le promettant ne s’engageant pas à conclure le contrat considéré, il n’est nul besoin que les conditions de celui-ci soient d’ores et déjà fixées. Il suffit que soit défini l’objet sur lequel portera le contrat éventuel 1 et que cet objet soit licite. En revanche, la prédétermination du prix pas plus que la stipulation d’un délai ne sont des conditions de validité du pacte de préférence 2. Lorsque le promettant décide de conclure le contrat projeté, il doit en faire l’offre au bénéficiaire, son acceptation impliquant la formation du contrat 3. Au cas où le promettant conclut le contrat projeté avec un tiers sans l’avoir au préalable proposé au bénéficiaire, il méconnait ses obligations 4. Les sanctions applicables dans un tel cas avaient été définies par la jurisprudence. Outre une éventuelle action en responsabilité contre le promettant infidèle, le bénéficiaire peut demander la nullité du contrat conclu avec le tiers s’il est établi que celui-ci connaissait le pacte ainsi que de  reconnaître à une partie le pouvoir de résilier son engagement avant même qu’il n’ait commencé à produire son effet obligatoire essentiel, sans vider le contrat de sa substance (S. Lequette, « Réflexions sur la durée du pacte de préférence », RTD civ. 2013. 491, sp. p. 508). Les solutions sont, en revanche, plus assurées lorsque le promettant a fait connaître au bénéficiaire sa décision de conclure le contrat projeté. Celui-ci doit alors exercer son droit d’option dans le délai fixé ou, à défaut, dans un délai raisonnable. Lorsque le contrat projeté est conclu avec un tiers en violation du pacte, la prescription qui court est celle de cinq ans prévue par l’article 2224 du Code civil. Dans le cas où le bénéficiaire ignorerait l’existence du contrat conclu en violation du pacte, la prescription est, en principe, suspendue. Mais elle ne saurait excéder le délai butoir de vingt ans prévu par l’article 2232 du code civil. Lorsqu’un pacte de préférence de longue durée avec prédétermination du prix a été prévu, la jurisprudence décide que sa validité doit être appréciée « au regard de la nature et de l’objet de l’opération réalisée » afin de vérifier qu’il ne porte pas une atteinte disproportionnée à la propriété du promettant (Civ. 3e, 23 septembre 2009, Bull. civ. III, no 203.). Si le pacte est en principe transmissible aux héritiers des contractants, il en va différemment « lorsque les circonstances révèlent une intention, même tacite des parties, de ne conférer à cette obligation qu’un caractère strictement personnel » (Civ. 1re, 24 févr. 1987, RTD civ. 1989. 739, obs. J. Mestre). 1. Civ. 3e, 9 avril 2014, RDC 2014. 336, obs. T. Genicon, RTD civ. 2014. 647, obs. H. Barbier (le pacte de préférence qui porte sur des locaux constituant une partie seulement d’un immeuble n’est pas violé lorsque le promettant procède à la vente de l’immeuble dans son ensemble sans solliciter le bénéficiaire) ; rappr. Civ. 3e, 11 mars 2015, D. 2015. 680, obs. Y. Rouquet, RTD civ. 2015. 605, obs. H. Barbier (à propos du droit de préemption du locataire). 2. Civ. 1re, 6 juin 2001, JCP 2002. I. 134, no 1, obs. Labarthe, RTD civ. 2002. 115, obs. Gautier ; Civ. 3e, 15 janv. 2003, JCP 2003. II. 10129, note E. Fischer-Achoura, CCC 2003, no 71, obs. L. Leveneur, Defrénois 2003. 852, obs. Libchaber, RDC 2003. 45, obs. D. Mazeaud. Mais le prix peut être fixé dans le pacte, notamment afin de lutter contre la spéculation (Civ. 3e, 23 sept. 2009, D. 2010. Pan. 229, obs. S. Amrani-Mekki, JCP 2009. 479, note G. Pillet, CCC 2010, no 2, L. Leveneur, RDC 2010. 32, obs. T. Genicon). Dans une vente, le pacte de préférence ne saurait abandonner au seul bénéficiaire la détermination du prix (Com. 6 nov. 2012, RTD civ. 2013. 110, obs. B. Fages). 3. Civ. 3e, 22 sept. 2004, Defrénois 2004. 1725, obs. Libchaber, CCC 2005, no 3, obs. L. Leveneur. En cas de refus du bénéficiaire, le promettant est libre de conclure le contrat avec un tiers, dès lors que les conditions de celui-ci sont identiques à celle de l’offre (Civ. 3e, 29 janv. 2003, Defrénois 2003. 1267, obs. J.-L. Aubert, RTD civ. 2003. 497, obs. J. Mestre et B. Fages, et 517, obs. P.-Y. Gautier). 4. Sur la violation du pacte de préférence, voir T. Piazzon, « Retour sur la violation du pacte de préférence », RTD civ. 2009. 433 s. ; H. Kenfack, « Le renforcement de la vigueur du pacte de préférence », Defrénois 2007. 1003.

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l’intention du bénéficiaire d’exercer le droit de préférence qui lui avait été consenti 1. Depuis un revirement de jurisprudence opéré par un arrêt rendu par une chambre mixte le 26 mai 2006, le bénéficiaire peut obtenir d’être substitué à l’acquéreur lorsque les conditions précédemment énoncées – connaissance du pacte et de l’intention du bénéficiaire d’exercer le droit de préférence 2 – sont réunies 3. Ces solutions ont été consacrées par l’article 1123 alinéa 2 : « lorsqu’un contrat est conclu avec un tiers en violation d’un pacte de préférence, le bénéficiaire peut obtenir la réparation du préjudice subi. Lorsque le tiers connaissait l’existence du pacte et l’intention du bénéficiaire de s’en prévaloir, ce dernier peut également agir en nullité ou demander au juge de le substituer au tiers dans le contrat conclu ». En revanche, la réforme innove en ce que l’article 1123, alinéa 3 permet au tiers de demander par écrit au bénéficiaire de confirmer l’existence du pacte et son intention de s’en prévaloir. Cette interpellation interrogatoire doit indiquer qu’à défaut de réponse dans un délai raisonnable, le bénéficiaire sera privé de son droit de demander la nullité et la substitution. L’idée qui sous-tend cette action est qu’il convient d’offrir au tiers qui s’apprête à conclure un contrat mais qui craint l’existence d’un pacte de préférence de clarifier la situation en interrogeant celui dont il pense qu’il pourrait en être le bénéficiaire. Serait ainsi écarté tout risque de remise en cause du contrat projeté, ce qui favoriserait la sécurité juridique. Mais on a pu se demander si le tiers aura intérêt à interroger le bénéficiaire. Il pourrait être tenté de préserver sa présomption de bonne foi en ne se montrant pas 1. Civ. 1re, 2 févr. 1962, Bull. civ. I, no 116, p. 102 ; Civ. 3e, 22 avr. 1976, Defrénois 1977. 33150, no 40, obs. J.-L. Aubert ; 26 oct. 1982, Gaz. Pal. 1983. 2. 661, note de la Marnierre ; 10 févr. 1999, D. 2000. Somm. 278, obs. Brun, RTD civ. 1999. 616, obs. Mestre, 856, obs. Gautier ; 3 nov. 2011, CCC 2012, no 60. 2. La connaissance du pacte de préférence et de l’intention de son bénéficiaire de s’en prévaloir s’apprécie à la date de la promesse de vente, qui vaut vente, et non à celle de sa réitération par acte authentique (Civ.  3e, 25  mars 2009, Defrénois 2009.  1276, obs.  Savaux ; 25  sept. 2012, D. 2012. Pan. 400, obs. S. et M. Mekki). 3. Cass. ch.  mixte 26  mai 2006, GAJC, t.  2 no 260, D.  2006.  1861, notes P.-Y.  Gautier et D. Mainguy, CCC 2006, no 153, note L. Leveneur, JCP 2006. I. 176, no 1, obs. F. Labarthe, RDC 2006.  1080, obs. D.  Mazeaud et 1131, obs. F.  Collart Dutilleul, Defrénois 2006.  1206, obs. E. Savaux, RTD civ. 2006. 550, obs. J. Mestre et B. Fages ; Civ. 3e, 14 févr. 2007, D. 2007. 2444, note J. Theron, Somm. 2973, obs. S. Amrani-Mekki, RDC 2007. 701, obs. D. Mazeaud, Defrénois 2007. 1048, obs. Libchaber. Sur la jurisprudence antérieure, voir Com. 27 mai 1986, RTD civ. 1987. 89, obs. J. Mestre ; 7 mars 1989, D. 1989. 231 concl. Jéol, JCP 1989. II. 21316, note Y. Reinhard, RTD  civ. 1990.  70, obs. J.  Mestre ; Civ.  3e, 30  avr. 1997, Bull.  civ.  III, no 96, p. 63, D.  1997.  475, note D.  Mazeaud, JCP  1997. II.  22963, note B.  Thuillier, CCC 1997, no 129, obs.  Leveneur, Defrénois 1998.  1007, obs.  Delebecque, RTD  civ. 1997.  685, obs. P.-Y.  Gautier, 1998. 98, obs. J. Mestre ; Lyon, 18 janv. 2001, RCA 2001, no 233, obs. Grynbaum. La solution antérieure était critiquée en doctrine (v. par ex. Collart Dutilleul et Delebecque, Contrats civils et commerciaux, no 68 ; D. Mazeaud, « La responsabilité du fait de la violation d’un pacte de préférence », Gaz.  Pal. 1994. 1.  210 ; D.  Martin, « Des promesses précontractuelles », Mélanges J. Béguin, 2005, p. 487 s., sp. p. 493 ; J.-P. Desideri, La préférence dans les relations contractuelles, thèse Aix, éd. 1997, nos 682 s., p. 473 s.) et se heurtait à une certaine résistance des juges du fond (Paris 7 avr. 1995, RTD civ. 1998. 99).

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trop curieux 1. L’introduction de cette action interrogatoire dans le droit français laisse en suspens de nombreuses questions 2, auxquelles il devra être rapidement répondu, cette disposition s’appliquant immédiatement aux contrats en cours. En cas de conflit entre le pacte de préférence et un droit de préemption d’origine légale, le second l’emporte. Mais le bénéficiaire du pacte pourra alors obtenir du promettant réparation de son préjudice 3.

D. Le contrat d’adhésion

261 Définition ¸ À l'époque du Code civil, les contractants étaient principalement des particuliers traitant entre eux en cette qualité, et à égalité. Certes, il n'y a jamais eu une égalité absolue, une égalité économique entre les parties ; on a toujours connu des forts et des faibles, mais la disproportion des forces n'était pas écrasante. À l'époque actuelle, beaucoup de conventions sont conclues entre des professionnels et des particuliers. Or, par suite du développement et de la concentration des entreprises, ces groupements ont acquis une puissance les mettant en mesure d'imposer leur volonté à leurs cocontractants. L'égalité juridique recouvre une inégalité économique. Les modalités de formation des contrats s'en trouvent, bien souvent, profondément affectées. Ainsi, une puissante société ne discutera pas avec un salarié isolé les conditions de son contrat de travail et prétendra lui appliquer un règlement élaboré à l'avance par elle seule. De même, les clients des grandes entreprises subiront la loi de celles-ci : on ne discute pas avec la SNCF ou une compagnie d'aviation ; on discute peu avec une compagnie d'assurances ; les tractations sont réduites au strict minimum, puisque ces compagnies sont fortes d'un règlement auquel le client se contentera d'adhérer, dès lors qu'il choisit de ne pas s'abstenir. Afin de désigner cette réalité, on parle, à la suite de Saleilles 4, de contrat d’adhésion : le contenu du contrat n’est pas le résultat de la libre discussion 1. F.  Chénedé, Le nouveau droit des obligations et des contrats, p. 49, no 22.143 ; S.  Pellet, « Négociations et avant-contrats », in La réforme du droit des contrats en pratique, p. 32. 2. Sur celles-ci voir F.  Chénedé, op.  cit., p. 50, no 22-143 ; O.  Deshayes, T.  Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 147 s. 3. Civ.  3e, 10  mai 1984, JCP  1985. II.  20328, note  Dagot, Defrénois 1985.  1234, note J.-M. Olivier ; rappr. Civ. 3e, 1er avr. 1992, Defrénois 1992. 1543, obs. G. Vermelle, 1993, p. 98, note J.-M. Olivier, RTD civ. 1993. 347, obs. J. Mestre. 4. V. R. Saleilles, De la déclaration de volonté, no 891, p. 229 ; Dereux, « De la nature juridique des contrats d’adhésion », RTD civ. 1910. 593 ; Demogue, t. II, nos 616 s. ; Pichon, Les contrats d’adhésion, thèse Lyon, 1913 ; De Saint-Rémy, De la révision des clauses léonines dans les contrats d’adhésion, thèse Paris, 1928 ; Domergue, Les contrats d’adhésion, thèse Toulouse, 1936 ; A. Rieg, Contrat type et contrat d’adhésion, Études de droit contemporain, Trav. et recherches Inst. droit  comparé de Paris, t. XXXIII, 1970, p. 105 s. ; G. Berlioz, Le contrat d’adhésion, thèse Paris II, 1973 ; Choley, L’offre de contracter et la protection de l’adhérent dans le contrat d’adhésion, thèse Aix, 1975 ; F. Chénedé, « Raymond Saleilles. Le contrat d’adhésion », RDC 2012. 1017. La fortune doctrinale de l’expression a même dépassé les océans, v. Kessler, « Contracts of adhesion, Some thoughts about freedom of contract », 43 Columbia Law Review 629 (1943). Elle

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de deux parties placées sur un pied d’égalité ; il a été rédigé à l’avance et ne varietur par l’une des parties qui, plus puissante économiquement ou socialement, le propose à l’adhésion de ses multiples cocontractants. Si l’on essaie, au-delà des divergences doctrinales et des incertitudes de la loi 1, de dessiner la notion à grands traits, trois sont généralement relevés : 1) Le contrat d’adhésion suppose entre les deux contractants une inégalité économique et sociale, telle que l’un d’eux est plus ou moins maître des biens ou des services que l’autre peut désirer 2. 2) L’offre de contrat est adressée non à une personne déterminée mais au public en général, ou à une fraction de celui-ci dans les mêmes termes : ce sera la proposition d’un transport pour tous ceux qui veulent utiliser telle ligne de chemin de fer, telle ligne aérienne, tel navire, la proposition d’assurance d’un certain type, ou encore la proposition établie pour les abonnés du gaz ou de l’électricité. 3) Le contrat est l’œuvre exclusive d’une des parties. Ayant la responsabilité de la marche de l’entreprise, celle-ci rédige seule les conditions du contrat, lesquelles doivent être semblables pour tous. L’organisation technique complexe de l’entreprise, les conditions générales de son fonctionnement excluent une discussion individuelle entre celle-ci et ses clients. Le législateur et la jurisprudence se sont émus des abus auxquels ces contrats ont donné lieu. Il a été, maintes fois, souligné en doctrine que les contrats d’adhésion étaient devenus, entre les mains de puissants suzerains commerciaux et industriels, le moyen d’imposer un nouvel ordre féodal au sein de la société 3. La détection de ces abus, les moyens d’y remédier impliquent la détermination préalable de la nature juridique des contrats d’adhésion. 262 1°) L’analyse théorique ¸ Le bien-fondé de la notion même de contrat d'adhésion a fait l'objet de vives discussions. Certains auteurs ont nié qu'il s'agisse là de véritables contrats ; d'autres ont soutenu l'opinion contraire. La détermination de la nature juridique du contrat d’adhésion n’a pas qu’un intérêt théorique ; les solutions apportées à un certain nombre de questions soulevées par les contrats d’adhésion dépendent de la conception retenue.

est utilisée par la directive européenne du 5 avr. 1993 relative aux clauses abusives et certaines décisions des juges du fond y faisaient parfois référence (v. par ex. Paris, 23 mars 1989, RTD civ. 1989. 537, obs. J. Mestre), avant qu’elle ne soit consacrée par la réforme de 2016 à l’article 1110 du code civil. 1. Sur les incertitudes et les discussions inhérentes à la définition du contrat d’adhèsion posée par l’article 1110, v. ss 109 s., 468 s. 2. La supériorité est poussée au degré maximum quand l’entreprise jouit d’un monopole pour les biens ou les services qu’elle se propose de fournir, à tel point que certains auteurs inclinent à réserver la notion de contrat d’adhésion à cette hypothèse de monopole, soit de droit, soit de fait. 3. C. Jamin, « Plaidoyer pour le solidarisme contractuel », Mélanges Ghestin, 2001, p. 268 et auteurs cités.

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263 Thèses anticontractualistes ¸ C'est l'apparition des thèses anticontractua-

listes qui a donné naissance au problème même du contrat d'adhésion. Auparavant, on avait tout naturellement appliqué à ces « contrats » les dispositions du Code civil sur l'effet obligatoire et l'interprétation des contrats. Mais certains auteurs ont nié la nature vraiment contractuelle des « contrats d'adhésion » et ont suggéré que soient écartées les conséquences qui y étaient attachées. Exprimées sous des formes diverses, ces thèses n'en ont pas moins un fond commun essentiel. Tout d’abord, elles nient l’existence d’un contrat en partant de ce postulat que le contrat suppose l’égalité entre les deux parties et la libre discussion. Or, dans les contrats d’adhésion, il y a, d’une part, inégalité entre les parties, entre une puissante entreprise et un ouvrier ou un client, et d’autre part, il n’y a pas participation des deux parties à l’élaboration des clauses de l’accord de volontés. Ces données incitent les « anticontractualistes » à rapprocher les « contrats d’adhésion » des actes réglementaires, c’est-à-dire des actes de droit public par lesquels une autorité administrative établit unilatéralement, de sa seule volonté, des règles qui s’imposent aux personnes que ces règles visent. Ils considèrent que ces entreprises, collectives par le nombre de leurs agents et de leurs clients et donc par les intérêts qu’elles mettent en jeu, ressemblent, ou même, pour certains auteurs, sont assimilables à des services publics administratifs que dirigent des autorités publiques, notamment au moyen de leur « pouvoir réglementaire ». Il faut au chef d’entreprise, appelé lui aussi à rendre service à un véritable public, ce même pouvoir. Avec le « contrat d’adhésion » qui le manifeste, on serait aux frontières, sinon même dans le domaine du droit public. Sur ce fond commun d’idées, s’articulent plusieurs tendances. Raymond Saleilles – civiliste – s’est attaché à mettre en lumière l’idée de la « déclaration unilatérale de volonté » 1. Le « contrat d’adhésion » manifesterait la reconnaissance de la force obligatoire que peuvent avoir de telles déclarations (le Code civil allemand de 1900 la consacrait expressément). « Il y a, écrit Saleilles, de prétendus contrats qui n’ont de contrat que le nom ; il y a prédominance exclusive d’une seule volonté qui dicte sa loi à une collectivité indéterminée et qui s’engage par avance unilatéralement, sauf adhésion de ceux qui voudraient accepter la loi du contrat » 2. Selon lui, la valeur juridique du « contrat d’adhésion » a donc sa source non dans un accord de volontés, mais dans la volonté unilatérale de celui qui l’a rédigé et construit. L’adhésion de l’autre « partie » n’intervient pas comme un élément constitutif, essentiel de l’acte ; elle ne concerne pas sa formation, elle n’est rien de plus que l’accomplissement d’une condition mise à l’exécution de l’acte par l’auteur de l’acte lui-même. La source du lien juridique se trouve dans la volonté unilatérale de l’auteur de l’acte. Cette analyse conduit Saleilles à soutenir : 1o qu’il est inutile de rechercher avec le soin qu’y met la jurisprudence, laquelle adopte la thèse contractualiste, si celui qui a adhéré au contrat a bien eu connaissance de ses clauses ; il suffit qu’il ait été à même d’en prendre connaissance ; l’ouvrier qui est embauché sait bien qu’il y a un règlement d’atelier, celui qui contracte une assurance sait bien qu’il y a des conditions générales et des conditions particulières ; 2o que l’interprétation du contrat d’adhésion doit échapper aux règles générales qui gouvernent l’interprétation des contrats. Selon celles-ci, cette interprétation doit, en principe, se faire en recherchant la commune volonté des parties (anc. art. 1156, devenu art. 1188 ; v. ss 608) ; mais cette commune volonté faisant en la 1. Cf. son livre : De la déclaration de volonté, 1909. 2. Saleilles, op. cit., no 89, p. 229.

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circonstance défaut, l’interprétation du contrat d’adhésion doit s’opérer en tenant compte de la seule volonté de celui qui l’a rédigé. Quand on interprète une loi, expose Saleilles, on ne demande pas quelle a été la volonté des gouvernés pour la faire prévaloir. Il en va de même ici : on n’a pas à chercher quelle a été la volonté des adhérents, des « clients » ; seule compte la volonté de l’auteur de l’acte qui est ici un législateur : c’est cette volonté qui sera la base d’interprétation. Léon Duguit – publiciste – 1 a soutenu une thèse analogue à celle de Saleilles. Pour lui aussi, les contrats d’adhésion constituent des actes de volonté unilatérale. Seulement, pour lui, la base de leur valeur juridique ne se trouve pas, comme le disait Saleilles, dans la volonté unilatérale de leur auteur. En effet, et c’est là une idée fondamentale de Duguit, la volonté d’un individu, pas plus en droit public qu’en droit privé, pas plus la volonté du prétendu souverain que la volonté du particulier, ne peut être à elle seule créatrice de droit. Ce qui est créateur de droit, c’est l’intérêt général, ce qu’il appelle « les nécessités sociales ». Plus précisément, c’est dans sa conformité aux nécessités sociales qu’une volonté peut puiser une valeur juridique. Ainsi, en créant une entreprise de transport, une organisation d’assurances, un individu crée un état de fait. Si cet état de fait est conforme aux nécessités sociales, l’individu qui en est le maître pourra proposer les règles nécessaires à l’organisation et au développement de cet état de fait, et ces règles deviendront du droit objectif. Mais ce qui donne à ces dispositions la valeur de règles de droit, ce n’est pas la volonté du chef d’entreprise, c’est uniquement leur conformité aux nécessités sociales qui postulent le développement de cette entreprise. Quant à l’adhésion du client, elle est seulement la condition de l’application de ce droit objectif à tel ou tel individu déterminé, usager ou agent de l’entreprise. Par conséquent, l’interprétation de ces « contrats d’adhésion » doit être conduite conformément à des directives proches de celles auxquelles obéit l’interprétation des règlements administratifs ; le juge doit certes tenir compte de la volonté de celui qui a élaboré le règlement, mais il doit s’attacher surtout à la nécessité de concilier pour le bien général les intérêts de la collectivité ou du service public et ceux des administrés pris comme individus. Il est nécessaire, pour le bien d’un service, qu’il soit privé ou public, qu’une des parties élabore un règlement, mais ce règlement doit être inspiré par la nécessité de sauvegarder l’intérêt général, et non dicté par un dessein purement égoïste ou, à plus forte raison, par un dessein d’exploitation de l’une des parties. Si, en matière d’entreprises privées, l’auteur du règlement n’a pas recherché avant tout la réalisation du bien du service, il a accompli un acte qui s’apparente à l’excès de pouvoir du droit administratif. Selon la thèse de Duguit, le juge est, par conséquent, autorisé, quand il s’agit d’un contrat d’adhésion, à tempérer les clauses trop rigoureuses ou abusives.

264 Thèse contractualiste ¸ La grande majorité des civilistes a refusé de suivre les

idées de Saleilles et de Duguit et a maintenu la thèse de la nature contractuelle des contrats d'adhésion 2. À la thèse anticontractualiste, ils opposent les trois objections suivantes : 1) D’abord, il est faux que l’idée de contrat implique que les clauses soient l’œuvre de la discussion libre et égale des deux parties. La notion de contrat suppose

1. Duguit, L’État, le droit objectif et la loi positive, 1901, p. 55 et 432 ; Les transformations générales du droit privé depuis le Code Napoléon, 1912, p. 115 s. 2. Planiol et Ripert, t. VI, par Esmein, no 123 ; Josserand, Aperçu général des tendances actuelles de la théorie des contrats, RTD civ. 1937, no 5 ; Ripert, La règle morale dans les obligations civiles, nos 57 s. ; Marty et Raynaud, no 130 ; H. L. et J. Mazeaud, t. II, 1er vol., par F. Chabas, no 87 ; Ghestin, no 74.

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évidemment un accord, mais n’exige pas que les clauses aient été librement discutées par les deux parties. Depuis des siècles, on appelle contrats des opérations dans lesquelles précisément une des parties a posé les conditions du contrat en donnant à l’autre le choix ou de les accepter ou de les rejeter en bloc ; le prix fixe, notamment, est connu depuis les Romains, et cela n’a jamais empêché de parler de contrat de vente. L’essentiel est que celui qui accepte les conditions qui lui sont proposées soit libre de le faire ou ne pas le faire ; mais s’il les accepte, il donne son consentement ; il y a contrat, malgré la prérédaction du contrat par l’autre partie et l’absence de tout marchandage. 2) En deuxième lieu, le contrat ne suppose pas nécessairement l’égalité des parties, qu’elle soit sociale ou économique. Sans doute, l’égalité de droit correspondelle rarement à l’égalité de fait. Mais l’existence d’une inégalité entre les parties n’empêche pas qu’il y ait contrat. La preuve en est que la loi, depuis des siècles, a pris des précautions contre les abus pouvant résulter de l’inégalité lorsqu’ils sont trop criants : le Code a déjà institué les actions en nullité au profit des incapables et les actions en rescision en faveur des victimes de lésions trop graves et manifestes ; ce sont des instruments de protection des plus faibles contre les plus forts. Ainsi donc, l’inégalité des parties dans les contrats d’adhésion n’exclut nullement leur caractère de véritables contrats. Elle appelle simplement en faveur de l’individu qui « adhère » des mesures de protection spéciales. 3) Enfin, les partisans de la thèse contractuelle reprochent à la thèse adverse de consacrer la supériorité du plus fort. Elle reconnaît à certaines personnes, en tant qu’elles représentent des intérêts collectifs, mais privés, une supériorité sur les autres individus, en admettant à leur profit une sorte de pouvoir réglementaire. Ce n’est guère protéger les adhérents que d’inviter le juge à interpréter le contrat en tenant compte uniquement de la volonté réglementaire de leur partenaire. La reconnaissance du caractère contractuel paraît donc finalement la meilleure des deux thèses : elle se fonde sur le fait qu’il y a concours à l’acte de deux volontés et qu’en conséquence il faut, dans l’interprétation des contrats d’adhésion, rechercher l’intention commune de ces deux volontés, celle du faible comme celle du puissant.

265 2°) Les solutions du droit positif ¸ La jurisprudence est restée attachée à

la thèse contractualiste : elle refuse de voir dans les contrats d’adhésion des actes juridiques de nature particulière et leur applique des règles générales de formation et d’interprétation des contrats. La jurisprudence affirme toujours qu’en donnant son adhésion, la partie consent aux conditions qui lui ont été offertes par l’auteur de l’offre et que c’est ce consentement qui forme le lien juridique : elle en déduit que ce qui a été voulu fait la loi des parties conformément à l’ancien article 1134 (devenu l’art. 1103) du Code civil. La Cour de cassation a ainsi décidé que les juges ne peuvent se refuser à donner effet aux clauses licites et précises d’un règlement d’atelier 1, d’une

1. Civ. 14 févr. 1866, DP 66. 1. 84, S. 66. 1. 194, Grands arrêts, t. 2, no 168 (en l’espèce, la Cour de cassation a censuré un jugement du conseil des prud’hommes d’Aubusson du 10 mai 1864, rapporté au Dalloz sous l’arrêt de cassation, car tout en constatant l’infraction commise par un ouvrier à un règlement intérieur portant certaines défenses, sous peine d’une amende déterminée, le jugement avait prononcé la réduction de cette amende de 10 F à 0,50 F, sur le motif que le montant en était trop élevé) ; Civ. 15 janv. 1906, S. 1906. 1. 278 ; 26 déc. 1922, S. 1923. 1. 32 ; 18 juill. 1934, S. 1935. 1. 45.

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police d’assurance 1, d’un connaissement 2, du règlement du loto 3. Quant à l’expression de l’adhésion, les arrêts n’ont pas exigé de conditions de forme différentes de celles du droit commun, les stipulations imprimées acquérant, d’après cette jurisprudence, force obligatoire comme les clauses manuscrites, soit par la signature, soit par l’acceptation directe, même tacite, soit enfin par le silence dans les conditions où il peut valoir acceptation 4. Ce n’est pas à dire que la jurisprudence n’ait pas pris en considération l’inégalité de situation des parties et qu’elle ne se soit pas efforcée d’assurer une certaine protection du contractant faible. Mais elle l’a fait dans le cadre même de la thèse contractualiste, c’est-à-dire en vertu des principes généraux du droit des contrats. Ainsi a-t-elle décidé que la partie qui adhère n’est tenue par toutes les clauses du contrat que si elle a été à même de les connaître, par exemple du fait d’une affiche apposée dans un local 5, d’un texte qui lui a été remis ou du titre de transport contenant les clauses de l’accord 6. Accentuant la protection du faible contre le fort, la jurisprudence a estimé que, même si ces exigences sont satisfaites, cela peut ne pas suffire, par exemple si, s’agissant de nombreuses conditions générales de vente figurant au verso d’un bon de commande signé au recto par le client, il est constaté que celui-ci n’a pas donné son accord à ces dispositions (v. ss 184). On ajoutera que, même si le consentement a été donné, cela n’exclut pas, pour l’adhérent, la possibilité d’invoquer, le cas échéant, l’existence d’un vice du consentement (v. ss 270 s.). En censurant un arrêt de la Cour de Paris du 27 septembre 1978 7 qui avait qualifié un contrat de concession de contrat d’adhésion et assimilé l’état de dépendance économique à la violence, la Cour de cassation a néanmoins montré qu’elle n’entendait s’engager dans cette voie qu’avec prudence 8 (v. ss 319). C’est encore la thèse contractualiste qui l’emporte lorsqu’on s’interroge sur les principes qui gouvernent l’interprétation de ces contrats. Malgré la prérédaction, on recherche non la seule volonté de celui qui a rédigé le contrat, mais la volonté commune des parties. À cet égard, est caractéristique la jurisprudence qui, au sujet du contrat d’assurance et du contrat de transport, fait prévaloir les clauses manuscrites sur les clauses imprimées quand elles sont en contradiction parce qu’elles reflètent mieux la volonté des parties (v. ss 608).

1. Civ. 30 mars 1892, S. 93. 1. 13 ; 14 févr. 1921, S. 1922. 1. 102 ; 26 oct. 1926, DH 1926. 547, S. 1926. 1. 373. 2. Civ. 1er mars 1887, DP 87. 5. 82, S. 87. 1. 121, note C. Lyon-Caen ; 14 févr. 1922 (2 arrêts), S. 1922. 1. 253. 3. Civ. 1re, 18 janv. 1982, JCP 1984. II. 20215, note F. Chabas, D. 1982. 457, note C. Larroumet, RTD civ. 1983. 143, obs. G. Durry. 4. Civ. 30 mars 1892, préc. ; 14 févr. 1921, préc. ; 27 juill. 1930, Gaz. Pal. 1931. 2. 722. 5. Ainsi a-t-elle décidé qu’un règlement d’atelier est obligatoire pour l’ouvrier, mais à condition qu’il soit affiché dans l’usine ; s’il n’est pas affiché ou si, ayant été affiché, il est tombé en décrépitude ou a été recouvert d’un badigeon, il n’est plus obligatoire pour les ouvriers qui n’ont pas pu le connaître (Civ.  5  janv. 1906, S.  1906. 1.  82) ; v.  C.  trav., art. R. 1 321-1. 6. Civ. 4 déc. 1894, S. 95. 1. 142 (chemins de fer) ; 11 févr. 1908, S. 1909. 1. 486 (transports maritimes) ; 9  mars 1942, Gaz.  Pal. 1942. 1.  264 (transports aériens) ; Com. 31  janv. 1950, Gaz. Pal. 1950. 1. 241 (transport routier ; cet arrêt a reconnu qu’en l’espèce la clause limitative de responsabilité n’avait pas été portée à la connaissance de l’expéditeur). 7. D. 1978. 690, note Souleau. 8. Com. 20 mai 1980, Bull. civ. III, no 212, p. 170 ; v. aussi Civ. 1re, 3 avr. 2002, D. 2002. 1860, notes Gridel et Chazal.

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Ces solutions jurisprudentielles n’ont pas toujours été suffisantes pour empêcher les abus engendrés par les contrats d’adhésion. D’autres moyens existent, qui permettent de rétablir l’équilibre trop souvent rompu.

266 Remèdes aux abus dans les contrats d’adhésion ¸ L'accroissement

du nombre des contrats d'adhésion joint à une conscience accrue des abus qu'ils peuvent engendrer, a conduit à ajouter de nouveaux remèdes à ceux que la jurisprudence avait pu déduire du droit commun des contrats. Ces protections nouvelles du faible contre le fort peuvent provenir de divers horizons. 1o De l’adhérent lui-même, agissant isolément ou en groupe. – Isolément, l’adhérent au contrat est, notamment, mieux à même de se défendre dans la mesure où le droit positif favorise préventivement, plus que par le passé, son information éclairée (v. ss 329 s.) ou étend le domaine des nullités pour vices du consentement (v. ss 300). En outre, les adhérents qui pourraient être victimes de clauses léonines ou abusives peuvent parer dans une certaine mesure à leur faiblesse en se groupant en syndicats ou en associations aptes à obtenir des contrats d’adhésion d’un contenu plus favorable pour eux 1. 2o De la loi. Elle peut réglementer le contenu de certains contrats d’adhésion en interdisant ou prescrivant l’insertion de certaines clauses afin d’éviter les injustices et les abus les plus graves. La réglementation légale du travail, qui prohibe un grand nombre de clauses ou impose à l’employeur des obligations impératives, illustre à la perfection cette approche du problème. De même, le législateur est intervenu, par exemple en matière de transports terrestres de marchandises, en prohibant les clauses de non-responsabilité (L. 17 mars 1905), ainsi qu’en matière d’assurances, le Code des assurances édictant maintes dispositions impératives en vue de protéger les intérêts des assurés 2. Sans intervenir directement, la loi peut aussi conférer au juge, ou à l’Administration des pouvoirs importants, afin d’assurer un meilleur équilibre entre les contractants… 3o Du juge. Un infléchissement ainsi qu’un accroissement de l’office du juge en matière contractuelle sont de nature à permettre une meilleure protection de l’adhèrent. La réforme de 2016 a apporté sur ce point deux innovations. S’agissant de l’interprétation, s’il est rappelé que le contrat s’interprète en principe d’après la commune intention des parties, l’article 1190 ajoute que « dans le doute, (…) le contrat d’adhésion s’interprète contre celui qui l’a proposé ». Déjà posée en jurisprudence 3 et consacrée par le code la consommation 4, cette règle protectrice fait son entrée dans le code civil (v. ss 610). S’agissant des clauses abusives, l’article 1171 prévoit que « dans un contrat d’adhésion, toute clause non négociable, déterminée à l’avance par l’une des parties, qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et les obligations des parties au contrat est réputée non écrite » (v. ss 466 s.). Un équilibre est alors à trouver entre la recherche de la justice contractuelle et le nécessaire respect de la sécurité juridique 5.

1. Ghestin, no 87 ; ss 38. 2. M. Picard, « L’affaiblissement contractuel du contrat d’assurance », Mélanges Lambert, 1938, t. II, p. 159 s. ; « L’emprise de l’administration sur le contrat d’assurance », Études Ripert, 1950, t. III, p. 127 s. 3. Civ. 1re, 22 octobre 1974, Bull. civ. I, no 271. 4. Art. L. 133-2, C. consom. 5. F.-X. Testu, « Le juge et le contrat d’adhésion », JCP 1993. I. 3673.

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4o De l’Administration. Un procédé traditionnel a été utilisé, spécialement à l’égard de sociétés commerciales concessionnaires d’un service public. Souvent l’Administration, dans le cahier des charges de la concession qu’elle établit et auquel le concessionnaire souscrit, fixe les tarifs que les usagers du service public se verront appliquer. Elle y ajoute parfois, dans ces contrats de concession, pour les marchés de travaux publics, des clauses favorables spécialement aux ouvriers ou employés.

E. Les contrats-types

267 Présentation ¸ Il arrive assez souvent qu'avant la négociation contractuelle, des

modèles de contrat soient totalement ou partiellement élaborés, ce qui est de nature à accélérer le rythme de conclusion des accords et à faciliter la standardisation des relations juridiques. 1o Parfois, ce sont les contractants eux-mêmes qui fixent à l’avance, lors de la conclusion d’un contrat cadre, les principales règles qui gouverneront leurs contrats ultérieurs, c’est-à-dire les « contrats d’application ou d’exécution » du contrat cadre (v. ss 119). Il se peut, d’ailleurs, que le contrat cadre ait été rédigé par un seul des contractants et que celui-ci soit en position suffisamment forte pour en imposer les termes à l’autre : le contrat cadre est alors aussi un contrat d’adhésion. 2o Dans d’autres cas, tout ou partie d’un contrat est déterminé par un tiers. L’intervention de tiers peut revêtir des formes diverses et avoir des effets différents : dans certains cas, la volonté des parties est influencée par celle d’un tiers, mais elles sont théoriquement libres de contracter à des conditions différentes ; dans d’autres cas, au contraire, une personne qui va contracter a pris à l’égard d’un tiers l’engagement de ne le faire qu’à certaines conditions. a) En pratique, les parties sont souvent amenées, compte tenu de leur ignorance ou de leur inexpérience, à demander conseil à un spécialiste, notaire, agent d’affaires notamment. Dans ces hypothèses, la personne consultée donnera des conseils, rédigera les clauses du contrat : en droit, ce sont les parties qui sont censées avoir voulu ce qui aura été décidé ; en fait, les conseillers ont une influence déterminante : les clauses d’usage et de style qu’ils ont l’habitude de suggérer 1, les formulaires qu’ils utilisent déterminent la volonté des parties 2. b) Dans certaines professions, les organismes professionnels rédigent des modèles de contrats 3 qu’utiliseront ensuite les membres de la profession lorsqu’ils passeront des contrats avec leurs fournisseurs ou leur clientèle. Très répandus, ces contrats-types professionnels 4 répondent à un besoin profond du commerce contemporain en permettant de réduire la durée de la phase précontractuelle et 1. V. Lecomte, « La clause de style », RTD civ. 1935. 305 s. ; Zuchetta, La clause de style dans les actes notariés, thèse  Aix, 1943 ; S.  de la  Marnierre, « Quelques observations sur la pratique contractuelle comme source de droit positif », JCP 1957. 1. 1376 ; J. Boulanger, « Volonté réelle et volonté déclarée », Mélanges Frédéricq, Gand, 1966, p. 199 s. ; D. Denis, « La clause de style », Études Flour, 1979, p. 117 s. 2. V. J.-L. Sourioux, Recherches sur le rôle de la formule notariale dans le droit positif, thèse, Paris, 1965. 3. V. J. Léauté, « Les contrats types », RTD civ. 1953. 429 s. 4. On peut ainsi citer les contrats types de vente (exemple : pour le blé, V. Schwob, Les contrats de la London Corn Trade association, thèse, Paris, 1928), les contrats types de transport public routier de marchandises (V.  Delebecque, D.  Affaires 2000. Chron.  135). V.  J.  Léauté, op.  cit., p. 433, no 8.

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de suivre ainsi le rythme de plus en plus rapide de la vie des affaires. Ils permettent aussi de remédier à des insuffisances du Code civil ou du Code de commerce, certaines dispositions concernant divers contrats n’étant pas assez détaillées ou ayant vieilli. Les contrats-types sont en principe facultatifs : les contractants sont libres de s’en écarter s’ils le veulent. Ces contrats-types créent de véritables règles interprétatives ou supplétives, dans la mesure où ils s’appliquent non seulement s’ils ont été adoptés par les contractants, mais encore tacitement, sauf dispositions contraires expresses, car ils peuvent donner naissance à des usages qui s’étendent à une profession tout entière 1. Dans d’autres cas, non seulement certaines des clauses du contrat, sinon toutes, ont été arrêtées d’avance par une personne autre qu’un des contractants, mais ceux-ci les adoptent en raison d’engagements pris par eux, ou par l’un d’entre eux, à l’égard du rédacteur de la clause. Il s’agira, par exempte, de la clause dite de prix conseillé 2, par laquelle un fabricant ou un vendeur en gros recommande au détaillant de ne revendre le produit au consommateur qu’à tel prix. Ou bien encore, tel ou tel groupement, tel ou tel syndicat patronal décidera que ses membres ne devront traiter avec la clientèle que selon un contrat-type rédigé par les dirigeants du syndicat. Ainsi les clauses des polices d’assurance, des contrats de transport, de ventes importantes en gros ou demi-gros… sont arrêtées à l’avance par les groupements professionnels. Sans doute, le détaillant, le membre du syndicat pourra-t-il ne pas respecter le contrat-type dans ses rapports avec ses clients. Dès lors que les contrats conclus avec la clientèle le sont en conformité des conditions de formation du contrat définies par le Code civil, leur validité ne peut être remise en cause. Mais ceux à l’égard de qui ont été pris les engagements violés pourront alors agir en dommages-intérêts 3 ou prendre des sanctions professionnelles. En fait, la liberté du détaillant ou du membre du syndicat n’est plus entière. Ici encore, les disciplines collectives viennent fausser le jeu des principes traditionnels 4. 3o Les conditions générales des contrats peuvent être étroitement rapprochées des contrats-types. Ce sont « des clauses abstraites, applicables à l’ensemble des contrats individuels ultérieurement conclus, rédigées par avance et imposées par un contractant à son partenaire » 5. Leur fréquence est constatée actuellement dans de nombreux domaines de la vie économique, que ce soit par exemple au sujet de la fourniture de matières premières ou à l’occasion de relations entre un particulier

1. J. Léauté, op. cit., p. 437, no 14. 2. La clause de prix imposé par laquelle le fabricant impose au détaillant le prix de revente est interdite par l’art. 34 de l’Ord. du 1er déc. 1986, devenu l’art. L. 442-5 C. com. 3. L’acte (convention collective ou entente professionnelle) qui rend le contrat-type obligatoire peut prévoir une clause pénale (C. civ., art. 1226 s. ; v. ss 887 s.) fixant fréquemment la réparation à une somme qui dépasse le préjudice, ce qui constitue un moyen puissant de réglementation professionnelle. 4. N’ont été envisagés au texte que les contrats types établis par des organisations professionnelles. Il existe aussi des contrats-types élaborés par l’Administration : une loi peut décider qu’un contrat-type sera rédigé, l’Administration étant chargée d’en arrêter le texte ; l’Administration peut aussi être chargée de rendre exécutoire en partie un contrat-type établi par d’autres qu’elle ; c’est le cas des baux ruraux types. Les contrats-types élaborés par l’Administration peuvent être facultatifs, les parties étant libres, si elles le préfèrent, de conclure à d’autres conditions ; parfois les clauses du contrat-type établi par l’Administration ont un caractère impératif, les parties ne pouvant contracter en violation des clauses réglementaires. 5. A. Seube, « Les conditions générales des contrats », Mélanges Jauffret, 1974, p. 622.

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et un entrepreneur ou un vendeur 1. Les conditions générales peuvent être rédigées par des organismes professionnels, ce qui présente un intérêt quant à la moralisation de la profession, mais risque d’altérer le jeu normal de la concurrence. Il arrive aussi qu’elles soient élaborées par le contractant lui-même, ce qui les différencie des contrats-types au sens strict de cette expression. Elles s’en distinguent aussi dans la mesure où elles n’ont trait qu’à l’exécution du contrat et où il arrive qu’elles ne soient portées à la connaissance du cocontractant que postérieurement à la conclusion du contrat. La jurisprudence refuse alors parfois de les appliquer, considérant que le cocontractant ne les a pas acceptées (v. ss 184). L’article 1119 pose désormais que « les conditions générales invoquées par une partie n’ont d’effet à l’égard de l’autre que si elles sont portées à la connaissance de celle-ci et si elle les a acceptées ». En outre est irréfragablement présumée abusive la clause qui constate l’adhésion d’un non-professionnel ou d’un consommateur à « des clauses qui ne figurent pas dans l’écrit qu’il accepte ou qui sont reprises dans un autre document auquel il n’est pas fait expressément référence lors de la conclusion du contrat et dont il n’a pas eu connaissance avant sa conclusion » (sur les clauses abusives, v. ss 446 s.).

F. Les contrats imposés

 

268 Présentation ¸ Issus de la Révolution, le principe de la liberté du commerce et de l'industrie (L. 2-17 mars 1791) et le caractère absolu du droit de propriété ont conduit à admettre qu'une personne était libre de choisir son partenaire et donc de refuser de contracter avec une autre. Néanmoins, ce principe comporte des exceptions de plus en plus nombreuses (v. ss 189). Aussi bien les diverses hypothèses où la loi sanctionne le refus de contracter font-elles déjà apparaître, en quelque sorte, des relations contractuelles imposées. Mais il y a plus. Dans certains cas, l’obligation de contracter revêt un caractère plus positif. Une personne n’est pas seulement tenue de traiter avec une autre qui le lui demande, mais elle doit elle-même rechercher la conclusion d’un contrat, ou bien, et le procédé du contrat imposé est encore plus caractérisé, la loi ou une autorité administrative, judiciaire ou corporative imposent la passation d’un contrat avec une personne déterminée 2. 1) Parfois la loi se contente d’ordonner, sous des sanctions pénales ou professionnelles, à certains particuliers de passer un contrat : citons ainsi l’assurance obligatoire des architectes, des transporteurs publics, des utilisateurs d’un véhicule automobile. Dans ces divers cas, le lien obligatoire ne naît que lorsque les parties ont obtempéré à l’ordre de la loi.

1. A. Seube, art. préc., p. 621 s. ; P. Malinverni, Les conditions générales de vente et les contrats types des chambres syndicales, 1978 ; v. aussi, en droit belge, C. Del Marmol, « Les clauses contractuelles types facteur d’unification du droit commercial », Mélanges Frédéricq, 1966, t. I, p. 307 s. ; I. Moreau-Margreve, « Les conditions générales de vente », in Renaissance du phénomène contractuel, Fac. Droit Liège, 1971, p. 259 s. – V. aussi, D. Ben Abderrahmane, Le droit allemand des conditions générales des contrats dans les ventes commerciales franco-allemandes, thèse Paris II, éd. 1985. 2. Bibliographie : v. ss 37 – Adde Marty et Raynaud, no 80 ; H. L. et J. Mazeaud, t. II, 1er vol., par F. Chabas, no 94.

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2) Dans d’autres cas, non seulement le contrat est obligatoire, mais il est imposé avec une personne déterminée. Tantôt la loi se contente de proroger entre les parties un contrat qu’elles avaient passé, mais qui se trouve expiré (v. à ce sujet, les dispositions légales sur les baux d’immeubles à usage d’habitation ou sur les baux ruraux) 3. Tantôt elle impose un contrat auquel les parties n’avaient pas songé. Ainsi, en matière de copropriété par appartements, le règlement de copropriété, qui procède à la fois du contrat et du document institutionnel, peut dans certains cas être établi par un vote majoritaire du syndicat des copropriétaires ou même par décision de justice (L. 10 juill. 1965, art. 26) 4. Ainsi encore, en matière de bail, les articles L. 125-1 et suivants du Code rural prévoient la concession, sous forme de bail forcé, de terres abandonnées et incultes 5. On signalera aussi, en matière de vente ou d’échange, les contraintes pouvant résulter du régime du remembrement, rural ou urbain 6. Dans ces cas, on est en présence, non d’un acte juridique volontaire, mais d’une opération juridique réalisée par l’effet de la loi seule 7. Ajoutons enfin que les lois modernes, sans imposer à un propriétaire d’un immeuble de l’aliéner, restreignent parfois sa liberté de choisir l’acquéreur de son gré, en créant un droit de préemption au profit de certaines personnes 8. Si le propriétaire se décide à vendre et trouve un acheteur, le bénéficiaire du droit de préemption peut se substituer à ce dernier : en principe, il doit payer le prix initialement convenu, mais généralement on lui reconnaît la possibilité de faire juger que le prix était exagéré et doit être réduit. Le nombre de ces droits de préemption s’élève constamment à notre époque, ce qui suscite des conflits entre leurs différents titulaires. Les uns ont été accordés à des particuliers ; par exemple au preneur à bail rural en cas de vente du fonds loué (C. rur., art. L. 412-1) ; à l’indivisaire en cas de cession de tout ou partie des biens indivis (C. civ., art. 815-14 s.) ; au locataire ou à l’occupant d’un local d’habitation en cas de vente d’un appartement consécutive à la division d’un immeuble par appartements (L. no 75-1351 du 31 déc. 1975, art. 10.I, al. 1er, réd. L. 22 juin 1982, modifié L. 21 juillet 1994 et L. 13 déc. 2000) ; au locataire d’un local à usage d’habitation ou à usage mixte professionnel et d’habitation en cas de congé donné pour vendre (L. 6 juill. 1989, art. 15-II, modifié L. 21 juill. 1994, L. 13 déc. 2000 et L. 13 juin 2006).

3. V. Contrats civils et commerciaux, no 520 – Les lois sur les baux commerciaux n’imposent pas le renouvellement, mais considèrent que le bailleur qui refuse, sans motifs graves, de renouveler le bail doit payer au commerçant évincé une indemnité. – V. G. Brière de L’isle, « Le maintien par voie d’autorité du rapport contractuel arrivé à expiration », in La tendance à la stabilité du rapport contractuel, Études sous la direction de P. Durand, 1960. 4. V. Les biens, no 642. 5. V. Les biens, no 362. 6. V. Les biens, nos 365 s. et 380 s. 7. S’il existe une « contrainte légale dans la formation du rapport contractuel » on doit aussi tenir compte d’une « contrainte judiciaire » dans la formation du rapport contractuel, illustrée, en matière de divorce, par les possibilités reconnues dans certains cas au juge de concéder à bail à l’un des conjoints divorcés le local servant de logement à la famille (C. civ., art. 285-1) et, en matière de « faillite », par la cession forcée de contrat (L. 25 janv. 1985, art. 86, devenu C. com., art. L. 621-88). 8. C. Saint-Alary-Houin, Le droit de préemption, thèse Paris II, éd. 1979.

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L’ACCORD DES VOLONTÉS

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Les autres sont reconnus à l’État ou à des collectivités publiques ou semipubliques, non sans que l’on puisse, le cas échéant, à propos de tel ou tel d’entre eux, se demander s’il s’agit vraiment de droit de préemption ou, plus exactement, de retrait. Leur nombre n’a cessé et ne cesse de croître 1.

SECTION 2. LA PROTECTION

DU CONSENTEMENT

269 Généralités ¸ Contracter c'est vouloir. Encore faut-il, pour que le contrat présente les vertus qu'on s'accorde à lui prêter, que le consentement qui le sous-tend revête lui-même certaines qualités. Comment pourrait-on, par exemple, affirmer que le consentement des parties au contrat permet de présumer que celui-ci réalise la meilleure conciliation des intérêts en présence s'il émane d'une personne dont la réflexion a été inexistante ou la volition contrainte ? Afin de s’assurer de la qualité du consentement, les rédacteurs du Code civil ont privilégié les mesures curatives. Le contrat peut être annulé s’il émane d’une personne incapable de comprendre la portée de ses actes ou dont le consentement a été vicié. Mais, face à une société de consommation qui multiplie les tentations et les pressions, la théorie des vices du consentement n’offre qu’un rendement social médiocre. Méthode de protection a posteriori, elle nécessite une action en justice. C’est dire qu’elle apparaît peu adaptée à un phénomène contractuel de masse. Aussi la jurisprudence puis le législateur ont-ils tenté de protéger certains contractants, en règle générale les consommateurs, par des mesures préventives. Partant du postulat que le consommateur est intelligent et libre, on cherche à le mettre en position de défendre ses propres intérêts en lui donnant les moyens de s’informer et de réfléchir. Mais ayant leur siège, pour l’essentiel dans les droits spéciaux des contrats, ces mesures préventives revêtaient un caractère hétéroclite en sorte qu’il était difficile de les appréhender comme un élément cohérent du droit commun des contrats. Dans la ligne du projet Catala, l’ordonnance de 2016 a essayé de remédier à cette situation en ancrant dans le Code civil les principaux mécanismes juridiques qui soustendent ces mesures préventives : devoir général d’information, délai de réflexion, droit de repentir, encore nommé droit de rétractation. En bonne logique l’étude des mesures préventives devrait précéder celle des mesures curatives. Néanmoins, les secondes ayant précédé les premières qui se sont construites pour remédier à leurs insuffisances, il paraît plus pédagogique de commencer par l’étude des mesures curatives.

1. Contrats civils et commerciaux, nos 70 s.

LA fORMATION DU CONTRAT

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Sous-section 1. Mesures curatives :

les vices du consentement

270 Une trilogie classique ¸ Pour que le contrat se forme valablement, il ne suffit pas que le consentement émane d'individus en pleine possession de leurs facultés mentales, il faut encore qu'il présente certaines qualités. Contracter, ce n'est pas seulement consentir, c'est consentir en pleine connaissance de cause et librement. Le Code civil énonce cette exigence sous une forme négative. Le contrat cesse d’être valable lorsque le consentement de l’une ou l’autre des parties est entaché d’un vice qui en altère la lucidité ou la liberté. On se souvient que le consentement est une volition précédée d’une réflexion (v. ss 147). Après avoir délibéré en lui-même, pesé le pour et le contre, chaque partie décide ou non de s’engager. Pour que le consentement revête une pleine valeur, qu’il acquière toute sa densité, il faut que la délibération soit éclairée et la volition libre. Si un contractant se représente de manière erronée les éléments de l’opération projetée, son consentement ne sera pas lucide, puisqu’il se sera déterminé sur des données inexactes. L’erreur qui est à l’origine de ce défaut de lucidité peut être spontanée ou provoquée. Dans le premier cas, on parle d’erreur au sens strict, dans le second cas de dol. Si un contractant que ses réflexions portent à refuser de s’engager, décide néanmoins de contracter parce qu’il est soumis à des pressions, son consentement n’est pas libre ; il est contraint. Entre deux maux, le contrat qu’il désapprouve et les menaces dont il est l’objet, il choisit le premier par crainte des secondes. On parle alors de violence. Le Code civil de 1804 regroupait la trilogie des vices du consentement dans son article 1109 en usant d’une « phrase magnifique » 1, « unanimement saluée pour l’élégance de sa langue » 2. L’action propre à chacun d’eux y est, en effet, annoncée par un verbe manifestement “choisi à dessein”, à la valeur expressive particulièrement forte : « Il n’y a point de consentement valable, si le consentement, n’a été donné que par erreur, ou s’il a été extorqué par violence ou surpris par dol ». Maintenus par les projets Catala et Terré, ce texte a été supprimé par la Chancellerie, montrant ainsi le cas que celle-ci fait de l’« esthétique des lois ». Il n’est plus de place, avec la réforme de 2016 telle que conçue par la Chancellerie, pour des textes « qui sortent de la grisaille, dépassent les besoins pratiques, pénètrent dans l’imaginaire » 3. Il est vrai que de tels textes constituent une véritable provocation si on les rapproche de la langue « bavarde et pesante » des Principes de droit européen du contrat auxquels va, on l’a vu, toute la sympathie des magistrats en charge de ces questions à la Chancellerie 1. N. Dissaux et C. Jamin, Réforme du droit des contrats, 2016, p. 38. 2. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 176. 3. J.  Carbonnier , « Le code civil », in Les lieux de mémoire, dir. Pierre Nora, 1997, t.  1, p. 1331 s., sp. p. 1346.

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(v. ss 62) 1. Dorénavant, pour trouver dans le Code civil une présentation globale des vices du consentement en eux-mêmes et pour eux-mêmes, il faudra se transporter hors du droit commun du contrat, à l’article 901 du Code civil dans la rédaction que lui a donnée la loi du 23 juin 2006 : « Pour faire une libéralité, il faut être sain d’esprit. La libéralité est nulle lorsque le consentement a été vicié par l’erreur, le dol ou la violence ». Finie la force suggestive des mots. Parfois, s’inspirant de la présentation du Code civil de 1804, on associait à ces trois vices du consentement une autre imperfection du contrat, la lésion. S’analysant en une disproportion entre les prestations des parties, celle-ci doit être nettement disjointe de l’erreur, du dol et de la violence. Alors que les vices du consentement ont un caractère psychologique, la lésion est généralement un vice économique. Il y a lieu pour l’établir non de scruter les consentements, mais de chiffrer et de comparer les prestations. Elle est traitée, depuis la réforme de 2016, dans la partie relative au contenu du contrat. Aussi bien sera-t-elle étudiée avec le contenu du contrat (v. ss 426 s.).

La théorie des vices du consentement regroupe donc l’ensemble des questions afférentes à l’erreur, au dol et à la violence 2. Elle a une portée générale et concerne tous les actes juridiques 3, y compris les actes unilatéraux (ex. : testament, acceptation ou répudiation d’une succession) 4. Le Code civil ne contenant pas de théorie générale de l’acte juridique, celle-ci a été dégagée à partir des textes relatifs au contrat. Cette démarche est, au demeurant, depuis la réforme de 2016, expressément consacrée par l’article 1100-1, alinéa 2 : « ils (les actes juridiques) obéissent en tant que de raison, pour leur validité et leurs effets, aux règles qui gouvernent les contrats ». 271 Notions historiques ¸ Le Code civil a recueilli en notre matière la tradition

romaine, tempérée par le droit canonique. Un système juridique consacrant le formalisme, comme celui du droit romain primitif, ne pouvait qu’ignorer les vices du consentement : le contrat était valable dès lors que les formes prescrites avaient été correctement utilisées. Ce n’était pas le consentement qui créait l’obligation, mais la forme : celle-ci ayant été respectée, peu importait que le consentement ait été donné sous l’empire du dol ou de la violence. C’est grâce à l’action du préteur, s’efforçant de réprimer la déloyauté dans

1. Sur cette question, voir Y. Lequette, « Requiem pour l’article 1109 du code civil ou les vraies origines de la réforme », Mélanges B. Teyssié, 2018. 2. P.  Chauvel, Le vice du consentement, thèse ronéot., Paris  II, 1981, 3  vol. ; C.  OuerdaneAubert de Vincelles, Altération du consentement et efficacité des sanctions, thèse Paris II, éd. 2002 ; G. Loiseau, « La qualité du consentement », in Les concepts contractuels français à l’heure du droit européen des contrats, 2003, p. 65 s. 3. Sur son application en droit administratif, voir B. Plessix, « La théorie des vices du consentement dans les contrats administratifs », RFDA 2006. 12 s. 4. L’article 777 du code civil le formule expressément pour l’option de l’héritier : « L’erreur, le dol ou la violence est une cause de nullité de l’option exercée par l’héritier ». Parfois, la jurisprudence visait, à propos de l’erreur ayant trait à un acte juridique unilatéral, l’article 1109 du code civil plutôt que l’article 1110, ce qui lui évitait de rechercher une erreur sur la substance ou une erreur sur la personne (Civ. 3e, 24 mai 2000, Bull. civ. III, no 114, D. 2002. 926, note O. Tournafond, 2001. 1135, obs. D. Mazeaud, JCP 2001. II. 10494, note C. Duvert, RTD civ. 2000. 824, obs. J. Mestre et B. Fages ; Civ. 3e, 20 oct. 2010, D. 2011. 279, note A. Binet-Grosclaude, Pan. 478, obs. S. et M. Mekki, JCP 2011. 63, no 4, obs. Y.-M. Serinet).

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la conclusion des contrats, que la théorie des vices du consentement s’est introduite en droit romain. Cette introduction s’opéra par une voie détournée. En principe, le contrat était formé même s’il y avait eu dol ou violence – coactus voluit sed tamen voluit (il a voulu en étant contraint, mais il a néanmoins voulu). Mais le dol (dolus) et la violence (metus) constituent des délits qui sont sanctionnés : si le contrat n’a pas été exécuté, le préteur peut donner à la victime du dol ou de la violence une exception fondée sur les agissements délictueux de celui qui réclame l’exécution, l’exception doli ou l’exception metus. Si le contrat a été exécuté, le préteur ordonne la réparation du délit au moyen d’une restitutio in integrum ; mais il n’y a pas annulation du contrat, c’est à titre d’indemnité qu’on ordonne la restitution de ce qui a été payé. La logique d’un système formaliste ne permettait pas non plus de sanctionner l’erreur. C’est peu à peu, sous l’influence de l’idée d’équité, que l’on tiendra compte, tout au moins dans les contrats de bonne foi comme la vente, des erreurs les plus graves, qui avaient pu être commises dans la conclusion du contrat, notamment de l’erreur sur la substance (error in substantia). Cette erreur n’était d’ailleurs pas comprise comme un simple vice du consentement : elle était destructrice du consentement, la nullité du contrat était absolue. La tradition du droit canonique envisage la question en termes de conscience : le juge ecclésiastique doit déterminer si celui qui n’exécute pas sa promesse commet un péché ; à cette fin, il vérifie si la promesse elle-même est entachée d’immoralité, si elle a été donnée sous le coup de l’erreur, du dol ou de la violence. Dans l’affirmative l’inexécution de la promesse ne constituera pas un péché. Ce système ne concerne donc pas exclusivement l’analyse de la volonté individuelle. Il soulève aussi un problème de moralité, de conscience.

272 Le Code civil. Vices du consentement et autonomie de la volonté ¸ La logique de la théorie de l'autonomie de la volonté eut voulu que l'on abandonnât les règles traditionnelles, en particulier les règles romaines imposées par un système formaliste. Mais les rédacteurs du Code civil ont été conscients de ce que la prise en considération de la seule psychologie des contractants aurait été source d'une grande incertitude : très diverses sont les erreurs qu'un contractant peut commettre, nombreuses aussi sont les habiletés plus ou moins blâmables dont un contractant use pour obtenir la conclusion d'un contrat ; quant aux contraintes qui peuvent peser sur la volonté, elles ne sont pas toujours facilement discernables. En tenant compte de tout ce qui peut altérer un consentement, on aurait introduit l'insécurité dans les rapports contractuels. C’est pourquoi, soucieux de préserver la sécurité du commerce juridique, les rédacteurs du Code civil ne se sont pas bornés à une analyse psychologique de la volonté. Ils ont recueilli les règles romaines qui avaient le mérite d’avoir été éprouvées par une longue pratique, tout en les faisant changer de catégorie juridique. Alors qu’en droit romain, le dol et la violence étaient sanctionnés sous la qualification de délit, le Code civil les envisage comme des vices du consentement, sans pour autant que leur dimension délictuelle soit totalement gommée. Quant à l’erreur elle n’est prise en compte que si elle revêt une certaine gravité, soit qu’elle « tombe sur la substance même de la chose qui en est l’objet » soit sur « la personne avec laquelle on a l’intention de contracter » à condition que le contrat soit conclu intuitu

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personae. Peu explicites et incomplètes, les dispositions du code de 1804 ont nécessité un important travail de création prétorienne, en sorte qu’il existait un sérieux décalage entre les textes et la réalité du droit positif. Une refonte était nécessaire. Constatant tout à fois que la construction jurisprudentielle avait atteint un degré de maturité satisfaisant et qu’elle assurait une meilleure protection des contractants que les différents projets européens 1, le parti fut pris par le projet Catala puis par ceux qui le suivirent de tirer toutes les conséquences des principales évolutions apportées par la jurisprudence à la construction du régime des différents vices du consentement. Autrement dit, la réforme de 2016 a, pour l’essentiel, consolidé les solutions dégagées par la jurisprudence. Tout en traitant successivement de l’erreur, du dol et de la violence aux articles 1132 et suivants, elle a fait précéder l’étude de chacun de ces vices du consentement de deux dispositions placées en facteur commun, les articles 1130 et 1131. Définissant une sorte de régime commun, ces textes prévoient, d’une part, que pour vicier le consentement d’un contractant, l’erreur, le dol et la violence doivent revêtir un caractère déterminant, lequel s’apprécie in concreto (art. 1130), d’autre part, qu’ils sont sanctionnés par une nullité relative (art. 1131). Quoique communs, ces caractères présentent d’un vice à l’autre d’indéniables spécificités. Aussi les envisagera-t-on en traitant successivement de chacun des vices du consentement, avant d’analyser les interférences qui peuvent exister, d’une part, entre eux, d’autre part, avec des institutions voisines.

§ 1. L’erreur

273 Définition ¸ En soi, l'erreur n'est pas une notion spécifiquement juridique. On entend, en effet, par là la situation d'une personne qui se représente inexactement la réalité, soit qu'elle considère comme vrai ce qui est faux, soit qu'elle considère comme faux ce qui est vrai 2. L’erreur n’acquiert un caractère juridique que par l’objet auquel elle s’applique. Ainsi, commise à l’occasion de la conclusion d’un contrat, elle consiste dans l’idée fausse que se fait un contractant de tel ou tel élément de celuici. C’est dire que, même en matière contractuelle, il existe une grande variété d’erreurs possibles : erreur sur l’objet des obligations qui naissent du contrat, erreur sur la valeur des prestations promises, erreur sur la personne avec laquelle on contracte, erreur sur les motifs du contrat… Dans un système juridique où prévaudrait le principe de l’autonomie de la volonté individuelle, il faudrait déclarer nul tout contrat passé sous l’empire d’une croyance erronée dès lors qu’elle a déterminé le consentement de l’errans, c’est-à-dire dès lors que en l’absence de cette erreur 1. Ceux-ci retiennent notamment une conception plus objective de l’erreur et distinguent selon qu’elle a été unilatérale ou partagée, spontanée, provoquée ou exploitée (art. 4. 103 s. Principes de droit européen du contrat ; art. II-7. 201 s. Cadre commun de référence ; art. 4. 202 s. Principes contractuels communs). 2. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Vo Erreur.

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l’errans « n’aurait pas contracté ou aurait contracté à des conditions substantiellement différentes » (C. civ., art. 1130, al. 1). Mais la prise en considération systématique de toute erreur, même déterminante, exposerait l’autre contractant à des risques tels que le commerce juridique serait entravé. La sécurité dans les relations contractuelles s’oppose à ce qu’une personne puisse, sous le simple prétexte qu’elle s’est trompée, attaquer un contrat qui tourne à son détriment. En bonne législation, la solution ne peut consister qu’en une transaction entre, d’une part, le souci de ne donner efficacité à un engagement contractuel que s’il correspond à la volonté réelle de celui qui l’a pris et, d’autre part, celui de mettre un contractant à l’abri d’une nullité qu’il ne pouvait prévoir. Cette préoccupation soustend très directement la délimitation du domaine de l’erreur, c’est-à-dire la détermination des cas dans lesquels celle-ci peut être sanctionnée (A). Mais elle n’est pas absente non plus lorsqu’on entreprend de préciser les conditions dans lesquelles la sanction de l’erreur est mise en œuvre (B).

A. Domaine de l’erreur

274 Présentation ¸ À l'ancien article 1110, il n'était fait état que de deux espèces d'erreurs : l'erreur sur la substance et l'erreur sur la personne, lorsque la considération de la personne a été la cause principale de la convention. Ces dispositions étaient manifestement insuffisantes. Outre les deux erreurs précédemment évoquées, s'en rencontrent d'autres qui portent sur le cœur même du contrat – sa nature, son objet. Or il paraît difficilement concevable que, malgré le silence des textes, un contrat entaché d'une telle erreur puisse être valablement formé. Aussi bien prenant acte de cette diversité, la jurisprudence et la doctrine distinguaient-elles trois catégories d'erreurs en fonction de leur gravité : tantôt l'erreur détruit le consentement, car elle empêche la rencontre des volontés, on dit qu'il y a erreur-obstacle ; tantôt elle vicie le consentement, c’est l’erreur vice de consentement ; tantôt, enfin, elle est indifférente et ne porte pas atteinte à la validité du contrat. Traitant assez minutieusement de ce que recouvre l’erreur vice du consentement et l’erreur indifférente, la réforme de 2016 est, en revanche, restée silencieuse sur l’erreur-obstacle. Ce silence ne doit pas, pour autant, être compris comme impliquant l’abandon de la notion d’erreur-obstacle. On traitera successivement de ces trois catégories d’erreurs. 275 1°) L’erreur-obstacle ¸ Elle résulte d'un malentendu radical. Par suite d'un « quiproquo », il arrive que sous les déclarations formelles, en apparence concordantes, les volontés réelles ne se soient pas rencontrées 1. L’accord ne s’est pas opéré parce que les parties n’ont pas, en réalité, voulu la même chose. Il manque au contrat une condition essentielle à 1. Gaudefroy, L’erreur-obstacle, thèse Paris, 1923 ; S.  Wyszogrodzka, Étude comparative de l’erreur-obstacle en droit français et du dissentiment en droit polonais, thèse Paris  V, 2011 ; v. ss 147, 190.

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sa formation : l’intention commune, l’entente véritable, la congruence des volontés. L’erreur commise par les parties est si grave qu’elle met obstacle, d’où son nom, à la rencontre des volontés. Concrètement, le défaut d’accord recouvre deux séries principales d’hypothèses 1. 276 a) L’erreur sur la nature du contrat ¸ L'un croyait donner en location un bien que l'autre pensait acquérir 2. La commune intention des parties fait défaut. L’erreur sur la nature du contrat est rarement aussi grossière et prend souvent une forme plus subtile. Ainsi, le vendeur a l’intention de vendre sa chose, mais l’acheteur croit que la stipulation du prix n’est qu’apparente et que l’aliénateur veut lui consentir une donation déguisée. Ou bien, c’est un assuré qui croit contracter avec une société d’assurances à primes fixes, alors qu’il a traité avec une société mutuelle d’assurances et qu’il fait donc figure, à son insu, d’associé 3. Il y a encore erreur sur la nature du contrat lorsqu’on croit conclure un contrat de prêt ordinaire alors qu’il s’agit d’un prêt différé 4. On pourrait également considérer qu’il y a erreur sur la nature du contrat lorsqu’une personne qui a entendu s’engager comme caution se trouve tenue d’une garantie à première demande 5. Il ne faut pas confondre cette erreur avec l’erreur sur la qualification d’un contrat dont les effets sont par ailleurs bien déterminés dans la pensée commune des parties. La méprise sur la nature du contrat ne devient une erreur-obstacle que lorsque les parties ne sont pas d’accord sur les effets essentiels et notamment sur les obligations qu’il engendre 6. 277 b) L’erreur sur la désignation de l’objet ¸ Ce peut être une erreur sur l'identité de la chose stricto sensu. Chacune des parties a en vue un bien différent. L’un entend vendre ou donner en location telle parcelle de terre, tandis que l’autre entend acheter ou prendre en location une parcelle différente 7. L’un entend acheter un immeuble alors que l’autre lui cède seulement des parts sociales 8. 1. Sur l’erreur sur l’identité physique, v.  ss  285. Sur l’erreur sur la cause, parfois qualifiée d’erreur-obstacle, v. ss 408, 424. 2. Paris, 13 décembre 1991, CCC 1992, no 44, note L. Leveneur. 3. Req. 6 mai 1878, DP 80. 1. 12, S. 80. 1. 125 ; 9 déc. 1913, Gaz. Pal. 1914. 1. 229. 4. Rennes, 26  oct. 1950, Gaz.  Pal. 1951. 1.  27 ; Com. 18  juill. 1956, Bull.  civ.  III, no 220, p. 188. Pour d’autres exemples plus récents, v.  Bordeaux, 9  févr. 1989 et Paris, 7  mars 1989, D. 1989. IR 128, RTD civ. 1989. 742, obs. J. Mestre. 5. F. Jacob, Le constitut, thèse Strasbourg, éd. 1998, nos 170 s. 6. V. Civ. 3e, 18 mars 1980, Bull. civ. III, no 65, p. 46. 7. Civ. 3e, 16 décembre 2014, CCC 2015, no 54, note L. Leveneur, AJDI 2015. 310 ; rappr. Civ. 3e, 1er févr. 1995, Bull. civ. III, no 36, p. 23, RTD civ. 1995. 879, obs. J. Mestre (vente d’une propriété morcelée alors que l’acheteur la croyait d’un seul tenant) ; Civ. 3e, 21 mai 2008, D. 2008. AJ 1693, RDC 2008. 716, obs. Th. Genicon (erreur sur l’identification du lot vendu) ; Civ. 3e, 26 mai 2013, Bull. civ. III, no 85, JCP 2013. 974, obs. Serinet, RDC 2013. 1299 (erreur sur ce que recouvre le lot vendu, le notaire ayant omis de procéder avant d’instrumenter à la division du lot initial).– Voir aussi G. Rouzet, « L’acquisition de lots de copropriété et l’erreur-obstacle », Defrénois 2008. 1893. 8. Paris, 8 juill. 1966, Gaz. Pal. 1967. 1. 33 ; rappr. TGI Paris, 26 juin 1979, D. 1980. IR 263 ; rappr. Com 15 avr. 2008, RDC 2008. 716, obs. Th. Genicon.

LA fORMATION DU CONTRAT

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Ce peut être aussi, hypothèse plus pratique, une erreur sur le prix. Les parties se sont mises d’accord sur un prix de 5 000 francs, mais le vendeur a entendu par là 5 000 nouveaux francs, l’acheteur 5 000 anciens francs 1. L’hypothèse a connu un regain d’actualité avec le passage à l’euro, l’acheteur continuant à raisonner en francs alors que le vendeur a fixé son prix en euros 2. Ou encore l’acheteur a cru acquérir pour 1 450 francs, prix figurant dans une annonce par suite d’une erreur typographique, un véhicule que le vendeur entendait aliéner pour sa valeur à l’argus soit 14 500 francs 3. Il ne faut pas confondre une telle erreur sur le prix, qui entraîne la nullité du contrat, avec l’erreur sur la valeur, qui est, en principe, indifférente. Dans le second cas, il y a bien eu accord des parties sur le prix, mais l’une des parties conteste ensuite celui-ci au motif qu’il ne correspond pas à la valeur économique réelle du bien ou du service fourni (v. ss 286). Il ne faut pas confondre non plus l’erreur sur le prix avec la simple erreur de calcul, l’erreur arithmétique, laquelle donne uniquement lieu à rectification. Ainsi en va-t-il lorsque les parties ont contracté en pleine connaissance des éléments du calcul. Mais la jurisprudence écarte la rectification matérielle lorsqu’un professionnel a, par négligence, commis une erreur matérielle qui lui porte préjudice et dont l’autre partie n’a pas eu connaissance 4. 278 2°) L’erreur vice de consentement 5 ¸ Aux termes de l'article 1132, « l'erreur (…) est une cause de nullité du contrat lorsqu'elle porte sur les 1. Pour une telle hypothèse v. Com. 14 janv. 1969, D. 1970. 458 note M. Pédamon, RTD civ. 1969. 556, obs. Y. Loussouarn, Defrénois 1971. 111, obs. J.-L. Aubert ; 17 juin 1970, JCP 1970. II. 16504. Mais les tribunaux n’ont pas utilisé ici la notion d’erreur-obstacle. 2. Orléans, 13  mai 2004, RTD  civ. 2005.  589, obs.  Mestre et  Fages ; Pau, 6  juin 2005, JCP 2005. IV. 2084. Comp. Civ. 3e, 4 juill. 2007, D. 2007. 2847, note N. Rias qui qualifie d’inexcusable l’erreur sur le prix commise par un marchand de biens résultant d’une conversion erronée d’un prix négocié en francs, en euros. 3. TGI Pau, 7 janv. 1982, JCP 1983. II. 19999, note Coïret ; v. déjà Civ. 1re, 28 nov. 1973, D. 1975. 21 note R. Rodière, Gaz. Pal. 1974. 1. 351, RTD civ. 1974. 628, obs. G. Cornu, 1975. 702, obs. Y. Loussouarn ; rappr. Paris, 15 sept. 1995, RTD civ. 1996. 149, obs. J. Mestre (erreur sur le prix provenant d’un mauvais maniement des disquettes informatiques) ; Angers, 8 janv. 2001, JCP 2001. IV. 2857 (erreur d’étiquetage) ; TI Strasbourg, 24 juill. 2002, D. Affaires 2003. 2434, obs. C. Manara (erreur d’étiquetage informatique). V. A. Lebois, « Erreur d’étiquetage et erreur sur le prix », CCC 2002. Étude 19. 4. Civ. 1re, 2 juin 1987, Bull. civ. I, no 182, p. 136 (Le transporteur qui délivre son billet à un prix inférieur au tarif ne peut, après réalisation du voyage, réclamer au client un supplément de prix que s’il démontre que celui-ci avait connaissance avant le voyage de l’erreur commise) ; Civ. 1re, 29 février 1995, RD banc. et bourse 1995. 144, obs. Credot et Gerard, Defrénois 1996. 363, obs. D. Mazeaud (La banque qui, par erreur de calcul, a sous-évalué dans l’offre préalable acceptée par l’emprunteur le montant des échéances mensuelles dues par celui-ci, ne peut en obtenir la rectification) ; v. déjà en ce sens, Paris, 18 février 1993, JCP 1993. I. 3725, no 7, obs. Fabre-Magnan ; contra Civ. 1re, 18 nov. 1986 (sol. impl.), Bull. civ. I, no 265, p. 254 (l’EDF peut corriger ses erreurs de facturation). 5. La littérature est abondante, v.  not. Lerebours-Pigeonnière, « L’émission des actes juridiques et la théorie de l’erreur », Travaux juridiques de l’université de Rennes, IV, p. 219 ; Célice, L’erreur dans les contrats, thèse Paris, 1922 ; Nour, L’erreur vice des contrats en droit français et en droit anglais, Lyon, 1926 ; Ghestin, La notion d’erreur en droit positif actuel, thèse Paris, 1963 ; G.  Vivien, « De l’erreur déterminante et substantielle », RTD  civ. 1992.  305  s. ; C.  Brenner, « L’erreur dans la théorie des vices du consentement », in L’erreur, PUF, 2007, p. 33.

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qualités essentielles de la prestation due ou sur celles du cocontractant ». Tout en abandonnant le tour restrictif de l'ancien article 1110 1, le législateur n’en marque pas moins par cette disposition qu’il n’entend pas prendre en considération toutes les bévues, toutes les méprises, toutes les naïvetés, mais seulement deux types d’erreurs nettement caractérisées dans leur objet : l’erreur sur les qualités essentielles de la prestation due, l’erreur sur les qualités essentielles du cocontractant. 279 a) L’erreur sur les qualités essentielles de la prestation due ¸ Avant la réforme de 2016, l'ancien article 1110 disposait que l'erreur n'est une cause de nullité que lorsqu'elle porte sur « la substance même de la chose qui en est l'objet ». Peu explicite en elle-même, la formule a donné lieu à un important travail d'interprétation. Si l’on s’accorda assez vite sur ce que par « substance », il fallait entendre les « qualités substantielles » de la chose, des divergences se firent jour quant à la signification de cette dernière expression. Elle pouvait, en effet, être comprise de plusieurs façons. Entendue objectivement, la qualité substantielle de la chose est sa qualité principale, celle qui lui donne sa nature et sans laquelle elle ne serait pas ce qu’elle est. Entendue subjectivement, la qualité substantielle est la qualité jugée telle par celui qui s’est trompé, celle qui l’a déterminé à contracter. C’est cette deuxième analyse qui fut retenue par la jurisprudence : « l’erreur doit être considérée comme portant sur la substance lorsqu’elle est de telle nature que sans elle l’une des parties n’aurait pas contracté » 2. Mais, une fois cette solution retenue, de nouvelles questions surgirent : fallait-il que le partenaire de celui qui s’est trompé ait su que cette qualité était déterminante pour son cocontractant ? En d’autres termes, la qualité substantielle devait-elle être entrée dans le champ contractuel ? Bref, était-ce une qualité convenue ? Ensuite, fallait-il prendre uniquement en considération l’erreur sur la qualité de la chose qui est l’objet de la prestation reçue par celui qui s’est trompé ou également l’erreur sur la qualité de la chose qui est l’objet de la prestation qu’il a fournie ? Autrement dit, et pour raisonner sur l’hypothèse la plus usuelle, sanctionnait-on uniquement l’erreur de l’acheteur sur les qualités substantielles de la chose qu’il achète ou également l’erreur du vendeur sur les qualités substantielles de la chose qu’il vend ? À ces deux questions, la jurisprudence répondit par l’affirmative : l’erreur doit porter sur une qualité convenue, l’erreur est prise en compte qu’elle porte sur la prestation de l’une ou l’autre partie. 1. « L’erreur n’est une cause de nullité de la convention que lorsqu’elle tombe sur la substance même de la chose qui en est l’objet ; elle n’est point une cause de nullité lorsqu’elle ne tombe que sur la personne avec laquelle on a l’intention de contracter, à moins que la considération de cette personne ne soit la cause principale de cette convention. » 2. Civ. 28 janv. 1913, S. 1913. 1. 487 ; rappr. Com. 20 oct. 1970, JCP 1971. II. 16916, note J. Ghestin ; Civ. 1re, 1er mars 1988, Bull. civ. I, no 56, p. 37.

LA fORMATION DU CONTRAT

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Sur tous ces points, la réforme de 2016 a repris les solutions dégagées par la jurisprudence. L’article 1133 dispose, en effet, que « les qualités essentielles de la prestation sont celles qui ont été expressément ou tacitement convenues et en considération desquelles les parties ont contracté. L’erreur est une cause de nullité qu’elle porte sur la prestation de l’une ou l’autre partie ». Afin d’avoir une exacte compréhension de ce type d’erreur, on reprendra et approfondira successivement chacun de ces différents points : les qualités essentielles de la prestation sont celles en considération desquelles les parties ont contracté ; les qualités essentielles sont celles qui ont été expressément ou tacitement convenues ; l’erreur est une cause de nullité qu’elle porte sur la prestation de l’une ou l’autre partie. Enfin la jurisprudence récente invite à se demander s’il faut ranger dans la catégorie erreur sur les qualités essentielles de la prestation due l’erreur sur la rentabilité économique et ce qu’il faut entendre par là. On envisagera successivement chacune de ces questions. 280 Les qualités essentielles de la prestation due ¸ Que faut-il entendre par qualités essentielles ? Comme on vient de le voir, entre les deux conceptions de la « substance » qui s'affrontaient, l'une objective – la substance physico-chimique 1, puis de manière plus sophistiquée la qualité qui donne sa nature à la chose et dont l’absence la dénaturerait au point qu’elle deviendrait autre chose 2 –, l’autre subjective – la qualité de la chose qui a été déterminante du consentement –, la jurisprudence s’est nettement prononcée pour la conception subjective 3. Le changement de terminologie opérée par la réforme de 2016 – les qualités essentielles de la prestation remplaçant la substance de la chose – entérine ce choix jurisprudentiel. Le lien est ainsi coupé avec la « substance » et son ambiguité originelle 4. La qualité essentielle, c’est la qualité de la chose que celui qui s’est trompé avait principalement en vue, celle qui a été déterminante de sa volonté, celle dont l’absence, s’il en avait eu connaissance, l’aurait amené à ne pas contracter 5. Encore faut-il qu’il s’agisse d’une qualité liée 1. Pour reprendre un exemple d’Ulpien, j’achète un objet que je crois en or, il est en airain (Ulpien, Digeste XVIII, De contr. Empt., 14). 2. Aubry et Rau, Cours de droit civil français, t. IV, 6e éd. par Bartin, § 343 bis, p. 433 ; v. déjà Demolombe, Cours de Code Napoléon, t. XXIV, 1970, no 89 p. 91 s. ; v. depuis en ce sens, P. Malinvaud, « De l’erreur sur la substance », D. 1972. Chron. 215 s. ; rappr. J.-M. Trigeaud, « L’erreur de l’acheteur, L’authenticité du bien d’art (étude critique) », RTD civ. 1982. 55 s. Séduisante, cette thèse se heurte à une difficulté : distinguer pour chaque chose l’essentiel et l’accessoire ; établir ce qui est de sa substance et ce qui ne ressortit point à celle-ci. À cet effet, certains proposent de se référer à l’opinion commune. Une qualité serait dite substantielle ou essentielle lorsqu’elle l’est pour la majorité des hommes  (Aubry et Rau, op. et loc.  cit.). Mais ils s’éloignent alors d’une conception purement objective. 3. Civ. 28 janv. 1913, préc. ; rappr. Com. 20 oct. 1970, préc. ; Civ. 1re, 1er mars 1988, préc. 4. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 304, p. 248. 5. Cette conception subjective a son origine dans un passage de Pothier (Obligations, no 18). Sur la transition chez Pothier entre la théorie romaine et la théorie subjective, v. E. Gaudemet, p. 58.

 

 

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à la chose objet du contrat. Au cas contraire, on serait en effet en présence d’une erreur sur les motifs, en principe indifférente (v. ss 286). Pour que la nullité soit prononcée, il faut donc que le demandeur démontre qu’il a cru que telle chose présentait faussement telle qualité et que celle-ci a été la raison déterminante de son engagement. On perçoit ainsi la part d’artifice qu’il y a à vouloir à toute force distinguer le caractère déterminant de l’erreur et l’exigence du caractère essentiel de la qualité objet de l’erreur, distinction qui procède de ce que le premier est envisagé par l’article 1130 et le second par l’article 1132 1. En effet, comme on l’a justement relevé, « la preuve du caractère déterminant de l’erreur se confond avec celle du caractère essentiel de la qualité qui fait défaut à la prestation (…) Comment une erreur sur une qualité essentielle, subjectivement considérée, pourrait-elle ne pas être déterminante du consentement ? La preuve de l’un emporte nécessairement la preuve de l’autre » 2. En d’autres termes, s’il est des erreurs déterminantes qui ne sont pas des erreurs sur les qualités essentielles, toute erreur sur les qualités essentielles est nécessairement déterminante.

L’identification de la qualité, substantielle autrefois, essentielle aujourd’hui, est, dans chaque espèce, une question de fait, d’intention, relevant de l’appréciation souveraine des juges du fond 3, ce qui explique que les arrêts rendus par la Cour de cassation soient presque toujours des arrêts de rejet, que la décision attaquée ait ou non prononcé la nullité 4. La jurisprudence a entendu largement la notion d’erreur sur la substance, au point qu’on a pu parler, à propos de celle-ci, d’« impérialisme » 5. Parfois c’est la substance même de la chose, sa matière qui est prise en considération lorsqu’elle a été déterminante. Ainsi en va-t-il lorsqu’une personne achète des perles de culture pour des perles fines 6. Parfois c’est la qualité qui donne à l’objet sa valeur artistique. Ainsi en va-t-il de son origine, de son authenticité 7. Encore faudra-t-il que l’acheteur démontre 1. Distinction mise en exergue par G. Vivien, « De l’erreur déterminante et substantielle », RTD  civ 1992.  305 et reprise par J.  Ghestin, « L’authenticité, l’erreur et le doute », Mélanges P. Catala, 2001, p. 457 s. ; voir aussi O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 179. 2. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 295, p. 241. Rappr. Ghestin et Serinet, Vo Erreur, in Rép. Dalloz droit civil, no 116 : « Sur le terrain probatoire, la preuve du caractère déterminant de l’erreur recoupera souvent celle du caractère essentiel de la qualité attendue de la prestation. (…) Les mêmes indices vont donc être utilisés pour la démonstration de l’un et de l’autre ». 3. V. par ex. Com. 4 juill. 1973, Bull. civ. IV, no 238, p. 216. 4. Ph. Malinvaud, chron. préc., D. 1972. 215, no 2. 5. Y. Loussouarn, RTD civ. 1969. 556. 6. Req. 5 nov. 1929, DH 1929. 539 ; rappr. Paris, 13 mars 1896, Gaz. Pal. 1896. 1. 586 (en l’espèce, des diamants du Cap avaient été vendus pour des diamants de Rio). 7. Civ. 1re, 23 févr. 1970, D. 1970. 604, note Etesse, JCP 1970. II. 16347, note P.A., RTD civ. 1970. 751, obs. Y. Loussouarn (marquises Louis XV qui ne sont, en réalité, que des bergères élargies au moyen d’éléments plus récents) ; v. aussi Civ. 1re, 26 mai 1965, Bull. civ. I, no 347, p. 256 ; 24 janv. 1979, Bull. civ. I, no 34, p. 29 ; 26 févr. 1980, Bull. civ. I, no 66, p. 54, RTD civ. 1981. 394, obs. F. Chabas, Defrénois 1980. 384, obs. J.-L. Aubert ; 23 mars 1982, Bull. civ. I, no 119, p. 103, JCP 1982. IV. 205 ; 27 févr. 2007, D. 2007. 1632, note P.-Y. Gautier, CCC 2007, no 146, note

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qu’il a cru à cette authenticité 1 et que cette qualité était pour lui déterminante 2. Parfois encore, c’est l’aptitude de la chose à remplir l’usage auquel celui qui s’est trompé la destinait. Ainsi en va-t-il d’un terrain qui se révèle impropre à réaliser les constructions envisagées par l’acheteur 3, d’un animal inapte au travail 4, d’un matériel impropre à sa destination 5. Ainsi en va-t-il encore d’une cession de parts sociales lorsque la société que le cessionnaire se propose d’acquérir est déjà privée de l’essentiel de son actif et dans l’impossibilité manifeste de réaliser son objet social 6. N’ont pas été, en revanche, considérés comme des qualités substantielles : le personnage représenté sur un tableau 7, les dimensions d’une toile ou la croyance que le tableau vendu avait orné la chambre de l’artiste 8, la marque d’un poste de télévision 9, la date à un an près de fabrication d’un véhicule 10, l’existence d’un nouveau règlement de copropriété qui n’apporte pas de modifications substantielles à la condition du bien objet du contrat 11. Le plus souvent invoquée en matière de vente, l’erreur sur les qualités essentielles peut jouer à propos d’autres conventions : bail 12, convention collective de travail 13, cautionnement 14, etc.

L.  Leveneur. Sur cette question, v.  S.  Lequette-Kervenoaël, L’authenticité des œuvres d’art, thèse Paris I, éd. 2006 ; L’art en mouvement, regards de droit privé, dir. F. Labarthe, 2013. 1. Com. 20  oct. 1970, JCP  1971. II.  16916, note J.  Ghestin, RTD  civ. 1971.  131, obs. Y. Loussouarn. 2. Civ. 1re, 26 janv. 1972, D. 1972. 517, JCP 1972. II. 17065. 3. Civ. 23 nov. 1931, D. 1932. 1. 129, note Josserand ; Civ. 3e, 28 oct. 1980, Gaz. Pal. 1981. 1. Somm. 104 (terrain insuffisant pour y réaliser un lotissement) ; rappr. Civ. 1re, 6 oct. 1982 (achat d’une « maison mobile » dont l’installation nécessitait un permis de construire) ; comp. Rouen, 19 mars 1968, D. 1969. 211, RTD civ. 1969. 556, obs. Y. Loussouarn ; Civ. 3e, 25 mai 1972, JCP 1972. II. 17249, note J. Ghestin (nullité d’une vente de parts d’une société exploitant une clinique, alors qu’un tel établissement ne pouvait être exploité là où il était installé) ; Civ. 3e, 1er avr. 1992, CCC 1992 no 148, note Leveneur (nullité de l’acquisition d’un hôtel de 30 chambres alors que celui-ci ne pouvait en offrir que  10) ; Civ.  3e, 21  juin 1995, CCC 1995, no 197 ; 28 janv.2009, JCP 2009. I. 138, no 16, obs. Serinet (terrain inconstructible). 4. Civ. 27 avr. 1953, D. 1953. 444 (cheval de trait trop âgé) ; rappr. Req., 1er mars 1899, S. 99. 1. 221 (vente d’une vache inapte au travail) ; Civ. 1re, 5 févr. 2002, JCP 2002. IV. 1481 (jument en gestation et non pouliche de course). 5. V. par ex. Paris, 13 mai 1987, D. 1987. IR 158 (matériel d’alarme qui ne pouvait être utilisé au regard de la réglementation en vigueur) ; Versailles, 23 juin 1988, D. 1988. IR 241 (matériel informatique ne pouvant fournir le service convenu) ; cep. sur le refoulement de la théorie des nullités par la garantie des vices cachés, v. ss 328. 6. Com. 7 févr. 1995, D. 1996. 5, note Blasselle, RTD civ. 1995. 878, obs. J. Mestre. 7. Trib. paix Nantes, 23 janv. 1947, D. 1947. 220. 8. T. civ. Seine, 8 déc. 1950, D. 1951. 50. 9. Civ. 1re, 22 nov. 1977, Bull. civ. I, no 430, p. 341. 10. Paris, 23  sept. 1988, RTD  civ. 1989.  741, obs. J.  Mestre ; rappr. Paris, 12  févr. 1999, D. 1999. IR 82. 11. Paris, 25 janv. 2001, Defrénois 2001. 792, obs. Atias. 12. Soc. 4 mai 1956, D. 1957. 313 note Ph. Malaurie, JCP 1957. II. 9762, note Ourliac et de Juglart (erreur sur la valeur culturale du bien notamment sur la durée et l’importance des travaux de remise en état) ; Civ. 3e, 29 nov. 1968, Gaz. Pal. 1969. 1. 63 (location d’une villa). 13. Soc. 14 oct. 1970, JCP 1971. II. 16727. 14. V. par ex., Civ. 1re, 1er mars 1972, D. 1973. 733, note Ph. Malaurie.

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À dresser ainsi la liste des qualités substantielles habituellement retenues par la jurisprudence, on constate que la distance entre l’approche objective et l’approche subjective est, quant à leur résultat, moins grande qu’il y paraît au premier abord. La qualité subjectivement déterminante est, en règle générale, la qualité objectivement essentielle. La solution s’explique, au demeurant, fort bien. D’une part, il est rare qu’un individu décide d’acquérir un bien en raison d’une qualité secondaire de celui-ci. D’autre part, le ferait-il qu’il lui faudrait encore démontrer que cette qualité était pour lui déterminante et que ce caractère déterminant était connu du cocontractant, preuves difficiles à apporter. 281 Qualité convenue ¸ L'adoption de la conception subjective oblige le juge à scruter la volonté du contractant victime de l'erreur afin de déterminer si la qualité qui fait défaut était aux yeux de celui-ci essentielle. Mais ainsi entendue, la notion de qualité, substantielle hier, essentielle aujourd'hui, risque de se révéler extrêmement dangereuse pour la stabilité du contrat et la sécurité du commerce juridique. L'une des parties pourra toujours prétendre, après coup, pour échapper à une convention qui ne lui convient plus, qu'elle avait en vue telle qualité très particulière de la chose qui fait en l'espèce défaut et dont elle n'avait soufflé mot à personne. Aussi, consciente d'un tel risque, la jurisprudence s'est-elle efforcée de parer à ce danger en posant que la nullité ne peut être prononcée que si l'autre partie connaissait l'importance essentielle que la victime de l'erreur attachait à la qualité défaillante. En d'autres termes, il faut que les deux parties aient considéré comme essentielle la qualité sur laquelle l'une d'entre elles a commis une erreur. Pour décrire cette solution, on dit parfois que l'erreur doit avoir été « commune ». L'expression est malheureuse en ce qu'elle prête à confusion. Contrairement à ce que semble suggérer l'emploi de cet adjectif, il n'est en effet nullement nécessaire que les deux parties se soient trompées. L'erreur d'un des contractants suffit dès lors que l'autre a connu l'importance essentielle que revêtait la qualité défaillante aux yeux de la victime de l'erreur. Ce qui est commun ce n'est pas l'erreur, mais l'intention des parties de considérer telle qualité de la chose comme essentielle. Aussi bien rendra-t-on compte plus exactement de cette réalité en disant que la qualité, objet de l'erreur, doit être « entrée dans le champ contractuel » 1 ou encore que l’erreur doit porter sur une « qualité convenue » 2. C’est cette dernière terminologie que consacre la réforme de 2016. L’article 1133 dispose, en effet, que « les qualités essentielles de la prestation sont celles qui ont été expressément ou tacitement convenues ». Afin de savoir si la qualité défaillante est ou non entrée dans le champ contractuel, on aura égard notamment aux stipulations des parties et

1. Y. Loussouarn, obs. RTD civ. 1971. 131. 2. J. Ghestin, note JCP 1971. II. 16916.

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à l’économie de la convention 1. Ainsi, en matière de vente d’œuvres d’art, on portera une grande attention aux mentions utilisées pour décrire cellesci. Des formules telles que « attribué à », « école de », « dans le style de », jadis définies par l’usage, ont désormais un sens très précis qui résulte d’un décret du 3 mars 1981. C’est ainsi que les qualités visées par les parties seront totalement différentes selon que la vente a porté sur un tableau « de » tel peintre ou « dans le goût » de tel peintre. Alors que la première formule implique que les contractants ont eu en vue la vente d’une œuvre authentique, la deuxième indique que cette qualité n’est pas attendue par l’acheteur. Celui-ci ne saurait alors évidemment obtenir le prononcé de la nullité au prétexte que l’œuvre est une copie ou un pastiche. En revanche, le fait que l’acheteur exige de son vendeur un certificat d’authenticité montre à son partenaire toute l’importance qu’il attache à cette qualité 2. À l’opposé, l’insertion d’une clause de non garantie de la qualité en définitive défaillante témoigne de ce que les parties n’ont pas entendu faire entrer celle-ci dans le champ contractuel. 282 L’aléa chasse l’erreur ¸ Lorsque les parties ont un doute sur l'authenticité de l'œuvre ou plus généralement sur l'existence de la qualité attendue, elles peuvent inclure celui-ci dans le champ contractuel. Il y a alors acceptation d'un aléa dont la réalisation ne peut autoriser l'une ou l'autre d'entre elles à demander la nullité du contrat 3. Le contrat est conclu à leurs risques et périls. « L’aléa chasse en quelque sorte la nullité pour erreur » 4. Si l’œuvre se révèle authentique, l’aléa a joué en faveur de l’acheteur, et inversement dans le cas contraire 5. La solution est désormais consacrée par l’article 1133, alinéa 3 : « l’acceptation d’un aléa sur une qualité de la prestation exclut l’erreur relative à cette qualité ». Il faut, pour que cette règle puisse jouer, que la réalité incertaine qui forme l’objet du contrat ait été connue des deux parties, c’est-à-dire que le doute ait été partagé. Le fait que dans une vente de terrain à construire, 1. Rappr. G. Vivien, art. préc., RTD civ. 1992. 332. En matière de vente d’œuvres d’art, le catalogue joue un rôle important, voir F. Labarthe, « La valeur contractuelle du catalogue dans les ventes volontaires de meubles aux enchères publiques », D. 2011. 1779. 2. Civ. 1re, 26 févr. 1980, préc. 3. Civ. 1re, 24 mars 1987, Bull. civ. I, no 105, p. 78, D. 1987. 489, note J.-L. Aubert, RTD civ. 1987. 743, obs. J. Mestre (En contractant sur une œuvre « attribuée à » un artiste, les parties font entrer l’aléa dans le champ contractuel, en sorte que aucune des deux parties ne peut alléguer l’erreur en cas de dissipation ultérieure de l’erreur commune) ; Civ. 3e, 9 juin 2010, CCC 2010, no 222, note L. Leveneur (Vente d’un terrain situé à Val d’Isère à un architecte et promoteur expérimenté qui entendait faire son affaire personnelle de ce que le caractère « avalancheux » de ce terrain pouvait faire obstacle à sa constructibilité). 4. J. Mestre, RTD civ. 1989. 740. 5. A. Morin, Contribution à l’étude des contrats aléatoires, thèse multigr. Paris IX, 1995, p. 332, o n 538 ; J. Ghestin, « L’authenticité, l’erreur et le doute », Mélanges P. Catala, 2001, p. 457 s. ; S. Lequette-Kervenoael, thèse préc., nos 364 s. Sur ce que l’aléa ne chasse l’erreur que dans la seule mesure où il a été intégré dans l’attribution conventionnelle de l’œuvre, voir Civ. 1re, 28 mars 2008, D. 2008. 1866, note E. Treppoz, JCP 2008. II. 10101, note Y.-M. Serinet. Somm. 2971, obs. Amrani-Mekki, RDC 2008. 727, obs. Y.-M. Laithier.

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le risque d’inondation, source potentielle de sa future inconstructibilité, ait été porté à la connaissance de l’acquéreur suffit à lui faire assumer ce risque et à ainsi faire obstacle au prononcé de la nullité 1. Lorsqu’une personne acquiert un bien à l’attribution douteuse en croyant qu’il s’agit d’une œuvre dont l’origine est indiscutable, il y a erreur de l’acheteur 2. À l’opposé, lorsqu’un vendeur aliène une œuvre en croyant qu’elle a pour auteur un artiste au renom modeste alors qu’il s’agit peut-être d’une œuvre due à un artiste plus prestigieux, il y a erreur du vendeur 3. Mais c’est alors, dans ce dernier cas, une autre question qui se pose, celle de savoir si l’erreur doit porter uniquement sur la prestation reçue par celui qui se trompe ou si elle peut porter aussi sur sa propre prestation. 283 Erreur sur la prestation reçue et sur la prestation fournie ¸ Habituellement, dans les contrats synallagmatiques, l'erreur du contractant porte non sur sa propre prestation, mais sur la prestation reçue du partenaire. À raisonner sur la vente, l'erreur la plus souvent alléguée est celle de l'acheteur : il croyait acquérir un terrain constructible, or celui-ci ne l'est pas ; il croyait acquérir un objet authentique, or celui-ci est un faux ! Mais il arrive parfois que l'erreur invoquée porte sur la prestation fournie par le contractant lui-même ; le vendeur ignorait que le terrain fût constructible ; il ignorait que la chose vendue fût l'œuvre d'un grand maître. En fait, ce dernier type d'erreur est assez rarement allégué. Non, sans doute, en raison de sa rareté, mais parce que l'errans n’est jamais détrompé : les acheteurs avisés qui font des « découvertes » sont peu portés à en avertir le précédent propriétaire. Celui-ci n’a guère l’occasion de prendre conscience de son erreur qu’au cas de préemption 4 ou encore de revente à un musée 5. Dans une telle hypothèse qu’advient-il du contrat ? L’erreur du vendeur sur sa propre prestation est-elle de nature à entraîner la nullité du contrat ? 1. Civ. 3e, 13 novembre 2014, D. 2015. 60, note F. Rouvière, RTD civ. 2015. 119, obs. H. Barbier ; 24 novembre 2016, RTD civ. 2017. 126, obs. H. Barbier. 2. Civ. 1re, 13 janv. 1998, D. 2000. 54, note C. Laplanche. Encore faut-il que soit démontrée l’existence d’un doute sérieux sur l’authenticité (Paris, 7 mai 2001, D. 2001. IR 1852). 3. C’est là l’un des apports essentiels de l’arrêt du 22 févr. 1978 (D. 1978. 601, note Ph. Malinvaud, RTD civ. 1979. 127, obs. Y. Loussouarn, GAJC, t. 2, no 147) rendu dans la célèbre affaire du Poussin. La Cour y décide en effet que, pour apprécier l’existence d’une erreur, il n’est nul besoin d’une certitude à laquelle confronter la croyance du cocontractant. L’erreur réside, en effet, dans la différence entre la conviction de celui-ci et la réalité, cette dernière pouvant être entachée d’incertitude. 4. V. par ex. la fameuse affaire du Poussin : les propriétaires d’un tableau attribué à l’école de Carrache l’ayant mis en vente par adjudication, la Réunion des musées nationaux exerça son droit de préemption. Le tableau ayant été ultérieurement présenté comme un tableau original de Nicolas Poussin, les vendeurs agirent en nullité de la vente. (Civ. 1re, 22 févr. 1978, préc. ; 13 déc. 1983, D. 1983. 940, note J.-L. Aubert, JCP 1984. II. 20184, concl. Gulphe. Pour un exposé complet de l’affaire, v. GAJC, t. 2, nos 147-148). 5. V. par ex. l’affaire dite du Verrou de Fragonard : TGI Paris, 21 janv. 1976, D. 1977. 478, note P. Malinvaud ; Civ. 1re, 16 oct. 1979, Gaz. Pal. 1980. 1. Somm. 60 ; 24 mars 1987, préc. ; 25 mai 1992, CCC 1992, no 174, note Leveneur. V. aussi l’affaire dite du Mobilier d’argent, Paris, 7 déc. 1976, Gaz. Pal. 1977. 1. 135 ; Civ. 1re, 24 janv. 1979, Bull. civ. I, no 34, p. 29.

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La négative avait parfois été soutenue, pour des raisons de texte 1 et parce que l’admission de l’erreur dans une telle hypothèse risquerait de ruiner la sécurité juridique, dans la mesure où, en matière de commerce des œuvres d’art, elle ferait peser sur tous les collectionneurs publics ou privés une « redoutable menace ». Annuler le contrat ce serait, en effet, sanctionner ceux qui savent découvrir des pièces de qualité, là où les autres n’ont rien décelé ; ce serait décourager l’effort intellectuel et le goût 2. Le résultat atteint serait, au demeurant, injuste. Alors que l’inventeur qui découvre un trésor par hasard a droit à la moitié de la valeur de celui-ci (C. civ., art. 716), celui qui révèle un chef-d’œuvre grâce à son intuition, sa sensibilité et ses connaissances n’a droit qu’au remboursement de ses frais sur le fondement de l’enrichissement sans cause 3. On aboutit ainsi à cette conséquence paradoxale que l’acheteur doit garantie au vendeur des « qualités cachées de la chose achetée », alors que celui-ci était le mieux à même de les connaître 4.

Ces arguments n’ont pas emporté la conviction de la haute juridiction. Dès 1930, celle-ci a énoncé « qu’il y a erreur sur la substance, notamment quand le consentement de l’une des parties a été déterminé par l’idée fausse que cette partie avait des droits dont elle croyait se dépouiller ou qu’elle croyait acquérir par l’effet du contrat » 5. Réitérée depuis à de multiples reprises 6, elle était approuvée par la doctrine dominante qui réfutait l’argument de texte 7 et soulignait que refuser de prendre en compte cette erreur serait permettre à ceux qui bénéficient de connaissances supérieures de dépouiller ceux qui ne les ont pas 8. Là encore, la réforme de 2016 a consacré les solutions dégagées par la jurisprudence. L’article 1133 dispose, en effet, dans son alinéa 2 : « l’erreur est une cause de nullité qu’elle porte sur la prestation de l’une ou l’autre partie ». Ce n’est pas à dire que l’erreur sur sa propre prestation entraînera toujours la nullité. Souvent, en effet, l’erreur alléguée par le vendeur ne sera 1. L’ancien article 1110, alinéa 1er, du Code civil mentionnait « l’objet de la convention » au singulier, alors que dans une convention synallagmatique il y a par définition deux objets. Ce serait le signe que les rédacteurs du Code civil n’ont entendu viser que l’erreur sur la prestation qui sert de cause à l’obligation du demandeur en nullité, c’est-à-dire l’erreur sur la contre-prestation (J. Carbonnier, t. 4, no 49 ; Chatelain, « L’objet d’art, objet de droit », Études Flour, 1979, p. 63). 2. J. Chatelain, obs., Defrénois 1982. 682. 3. Civ. 1re, 25  mai 1992, préc. ; M.  Fabre-Magnan, De l’obligation d’information dans les contrats, thèse Paris I, éd. 1992, no 228, p. 182. 4. Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, no 504 ; v. aussi M. Fabre-Magnan, op. cit., nos 199 s., p. 164. 5. Civ. 17 nov. 1930, S. 1932. 1. 17, note A. Breton, D. 1932. 1. 161 note J.-Ch. Laurent. 6. Civ. 1re, 15 juin 1960, JCP 1961. II. 12274, note R. Vouin, S. 1961. 1, note R. Savatier ; 28 octobre 2015, CCC 2016, no 1, note L. Leveneur ; v. aussi TGI Paris, 13 déc. 1972, préc. ; Paris, 3 avr. 1978, préc. ; Paris, 29 juin 1992, D. 1993. Somm. 209, obs. Fortis. 7. L’article  1110 a été écrit aussi bien pour les contrats unilatéraux que pour les contrats synallagmatiques. En vertu de l’adage Ubi lex non distinguit, nec nos distinguere debemus, il n’y a pas lieu de distinguer selon que l’erreur porte sur la prestation de l’autre partie ou sur sa propre prestation (Demolombe, Obligations, t.  1, no 104 ; Flour, Aubert et Savaux, no 199 ; Ghestin, Le contrat, no 331 ; Mazeaud et Chabas no 163 ; J. Maury, « De l’erreur sur la substance dans les contrats à titre onéreux », Études Capitant, 1939, p. 508 s., sp. nos 17 s.). 8. Ghestin et Malinvaud, note D. 1973. 413.

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qu’une erreur sur la valeur ou revêtira un caractère inexcusable 1. Or, l’une comme l’autre ne suffisent pas, en droit français, à justifier le prononcé de la nullité (v. ss 286, 290). 284 L’erreur sur la rentabilité économique ¸ On s'étonnera peut-être de ce que l'erreur sur la rentabilité économique soit envisagée sous couvert de l'erreur sur la substance. Et de fait, longtemps, doctrine et jurisprudence ont vu dans l'erreur sur la rentabilité économique non une erreur sur la substance 2 mais une erreur sur la valeur ou sur les motifs, lesquelles sont en principe indifférentes (v. ss 286). En réalité, la question est complexe 3 et appelle des distinctions. Il se peut que l’erreur sur la rentabilité économique procède d’une erreur sur les qualités de la prestation reçue : un promoteur acquiert un terrain qui se révèle inconstructible, alors qu’il voulait y réaliser une opération immobilière. L’investissement n’est pas rentable. Mais ce défaut de rentabilité a sa source dans une erreur sur les qualités essentielles de la chose vendue. Il n’y a alors évidemment aucune difficulté à sanctionner l’erreur sur la rentabilité au titre de l’erreur sur la substance 4. La question devient plus délicate lorsque l’absence de rentabilité économique découle non d’un défaut de qualité de la prestation fournie mais d’une mauvaise appréciation de son adéquation au marché. Une personne achète un bien pour l’exploiter professionnellement. L’exploitation de ce bien ne répond pas aux attentes de l’acquéreur, non parce que le bien n’aurait pas les qualités prévues, mais parce qu’il n’est pas adéquat à son activité, le marché permettant de l’exploiter utilement étant trop restreint, saturé ou n’existant pas. Ou encore une personne achète un bien pour le revendre avec profit mais n’y parvient pas. Dans de tels cas, l’erreur n’est pas sanctionnée par le droit, car on est en présence d’une erreur sur les motifs, en principe indifférente, sauf si le motif a fait l’objet d’une incorporation expresse dans le contrat 5. 1. V. par ex. Paris, 15 nov. 1990, D. 1991. Somm. 161, note O. Tournafond. 2. Civ.  3e, 31  mars 2005, Bull.  civ.  I, no 81, JCP  2005. I.  194, obs. Y.-M.  Serinet, no 6, Dr. et patr. oct. 2005, p. 94, obs. P. Stoffel-Munck (l’appréciation erronée de la rentabilité économique de l’opération n’était pas constitutive d’une erreur sur la substance de nature à vicier le consentement de la SCI à qui il appartenait d’apprécier la valeur économique des obligations qu’elle souscrivait) ; Civ. 2e, 8 oct. 2009, JCP 2009. 574, no 11, obs. Y.-M. Serinet. 3. X. Boucobza et Y.-M. Serinet, « À propos de l’erreur sur la rentabilité », Mélanges Didier R. Martin, 2015, p. 85 s. ; S. Lequette, « Le champ contractuel, réflexions à partir de la rentabilité économique », RDC 2016. 135 s. 4. Civ. 3e, 21 juin 1995, CCC 1995, no 197 ; 28 janvier 2009, JCP 2009. I. 138, no 16, obs. Y.-M. Serinet. Voir aussi Civ. 3e, 1er avril 1992, CCC 1992, no 148, note L. Leveneur (erreur sur la capacité hotelière d’un immeuble). 5. Com. 11 avril 2012, D. 2012. 1117, obs. X. Delpech et 2013, Pan. 394, obs. S. et M. Mekki, JCP  2012. 1151, no 7, obs. Y.-M.  Serinet, RDC 2012.  1175, obs. Y.-M.  Laithier, RTD  com. 2012. 381, obs. D. Legeais et 608, obs. B. Bouloc (contrat de crédit-bail destiné à financer l’acquisition par une infirmière libérale d’une « colonne d’électrothérapie » et d’une « colonne bilan » qui ne répondaient pas à ses besoins dans son activité d’infirmière en milieu rural ; l’erreur invoquée ne portait pas sur les qualités substantielles des matériels litigieux mais sur les motifs de leur acquisition).

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Très récemment, la jurisprudence a néanmoins admis de sanctionner l’erreur sur la rentabilité économique, sous couvert de l’erreur sur la substance, alors que cette erreur procédait d’une mauvaise appréciation du marché. Elle l’a fait, à propos de contrats de franchise 1. Elle retient, en effet, l’erreur commise par un franchisé dont les résultats d’activité se sont révélés très inférieurs aux chiffres prévisionnels fournis par le franchiseur 2. La solution a donné lieu à des appréciations contrastées en doctrine. Pour certains, il y aurait là une rupture avec la tradition qui devrait être fermement condamnée 3. Pour d’autres, la solution s’expliquerait par le caractère très particulier de ces contrats 4. Et de fait, le contrat de franchisage appartient, on l’a vu, à la catégorie des contrats d’intérêt commun (v. ss 115). Le franchiseur y communique au franchisé un savoir-faire, afin que celui-ci l’exploite dans leur intérêt partagé. C’est dire que, contrairement à ce qu’il en est dans les contrats-échange, les perspectives d’exploitation rentrent dans le champ contractuel 5. Les parties poursuivent un projet commun qui ne pourra être atteint que si les conditions d’une exploitation utile de la prestation fournie par le franchiseur au franchisé sont réunies. La meilleure preuve : l’article L. 330-1 du Code de commerce, qui fait peser sur le franchiseur une obligation d’information (v. ss 338), prévoit que celle-ci porte sur « l’état et les perspectives de développement du marché concerné », ce qui ne se rencontre jamais dans les contrats-échange. Au cas où il existe une différence importante entre les chiffres prévisionnels fournis par le franchiseur et le chiffre d’affaires réalisé par le franchisé, sans qu’on puisse l’imputer à une faute de gestion du franchisé, il apparaît que celui-ci s’est déterminé sur des données inexactes, qui touchent à la substance du contrat car son économie repose sur la poursuite d’un projet commercial commun, dont la réussite suppose que les moyens fournis puissent être exploités utilement. Seule l’erreur est de nature à répondre aisément à cette situation. Le dol requiert, en effet, que soit démontrée l’intention de tromper de la part de celui qui a fourni les données inexactes 6. Or le plus souvent, il fera valoir qu’il s’est lui-même trompé quant à l’évaluation des perspectives d’exploitation. On voit ainsi apparaître un des éléments qui donne consistance à la catégorie des contrats d’intérêt commun : l’émergence d’un régime propre. 1. Sur ce contrat, voir F.  Collart Dutilleul et P.  Delebecque, Contrats civils et commerciaux, nos 951 s. ; S. Lequette, Le contrat-coopération, thèse Paris II, éd. 2012, nos 133 s., p. 98 s. 2. Com. 4 oct. 2011, D. 2011. 3052, note N. Dissaux, 2012. Pan. 463, obs. S. et M. Mekki, 584, obs. D. Ferrier, JCP 2012. 135, note J. Ghestin, RDC 2012. 64, obs. T. Genicon ; 12 juin 2012, D. 2012. 2019, note N. Dissaux, JCP 2012. 1151, note Y.-M. Serinet, RTD civ. 2012. 724, obs. B. Fages ; comp. Paris, 12 sept. 2013, RTD civ. 2014. 109, obs. H. Barbier. 3. J. Ghestin, note préc. 4. S. et M. Mekki, obs. préc. ; N. Dissaux, notes préc. 5. S. Lequette, « Le champ contractuel, réflexions à partir de la rentabilité économique », RDC 2016. 140 s. ; rappr. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 320, p. 261. 6. Voir cep. Civ. 3e, 12 octobre 2017, CCC 2018, no 5 où le dol a été retenu, le professionnel ayant fait miroiter à l’acquéreur d’un bien immobilier, au moyen d’une étude personnalisée, la rentabilité de l’opération alors qu’il connaissait la saturation du marché dans la ville en question.

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285 b) L’erreur sur la personne ¸ Tempérant l'article 1132 qui paraissait laisser entendre que l'erreur sur les qualités essentielles de la personne du cocontractant entrainait systématiquement la nullité du contrat, l'article 1133 précise qu'il n'en va ainsi que « dans les contrats conclus en considération de la personne ». Il reprend ainsi la solution posée par l'ancien article 1110, alinéa 2 du Code civil. Qu’il s’agisse d’erreur sur les qualités essentielles de la prestation ou d’erreur sur les qualités essentielles de la personne du cocontractant, le principe qui sous-tend ces dispositions est le même : l’erreur n’entraîne la nullité du contrat que si elle a été déterminante du consentement. Simplement, alors que l’erreur sur les qualités essentielles de la prestation due peut se rencontrer dans toutes les conventions, l’erreur sur la personne n’est concevable que si la considération de celle-ci a joué un rôle déterminant, c’est-à-dire si le contrat a été conclu intuitu personae 1. Il ne saurait être question de dresser une liste rigide des contrats revêtant un tel caractère. Tout au plus, convient-il de souligner que certaines conventions, en raison de leur nature, se prêtent plus que d’autres à cette qualification. Tel est le cas des contrats à titre gratuit – donation, contrats de bienfaisance – pour lesquels la considération de la personne du bénéficiaire est presque toujours essentielle 2. Tel est aussi le cas de certains contrats à titre onéreux, dont la bonne exécution dépend souvent de la personnalité du cocontractant : contrat médical, contrat d’entreprise passé avec une personne disposant d’un savoir-faire très spécifique, mandat, bail, contrat de travail, société de personnes. Mais il est d’autres contrats à titre onéreux, telle la vente, dans lesquels l’intuitus personae, en principe indifférent, pourra s’introduire à la faveur de circonstances exceptionnelles 3. C’est dire que la question devra être résolue par le juge au cas par cas en fonction de la nature de la convention, des circonstances de fait, de l’intention des parties. Alors que l’ancien article 1110 visait l’erreur sur la personne, les nouveaux articles 1132 et 1134 visent l’erreur sur les « qualités essentielles » de celle-ci. S’expliquant sans doute par la volonté d’aligner les nouvelles dispositions sur l’article 180 du code civil qui traite de l’erreur sur la personne en matière de mariage, il ne semble pas que cette nouvelle formulation doive avoir de conséquences par rapport à l’état du droit antérieur.

1. Valleur, L’intuitus personae dans les contrats, thèse Paris, 1938 ; M. Contamine-Raynaud, L’intuitus personae dans les contrats, thèse ronéot. Paris II, 1974. 2. B. Grelon, « L’erreur dans les libéralités », RTD civ. 1981. 261 s., sp. p. 267 s. Toutefois certains actes à titre gratuit peuvent intervenir sans considération de la personne, telles les libéralités adressées à une catégorie d’individus : fondation, aumône. Mais il n’y a pas, dans ce cas, contrat entre le disposant et le bénéficiaire de la libéralité. 3. Par ex., une personne n’accepte de vendre un objet auquel elle est très attachée qu’en raison de la personnalité de l’acquéreur.

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L’erreur doit porter sur un élément de la personnalité du contractant 1 qui a été déterminant du consentement. Ce peut être une erreur sur l’identité physique du cocontractant. Tel est le cas de l’auteur d’un accident qui, par suite d’une confusion entre plusieurs dossiers, transige avec un autre que sa victime 2. L’erreur est tellement profonde qu’on pourrait d’ailleurs dans un tel cas parler d’erreur-obstacle 3. Ce peut être aussi une erreur sur l’identité civile du cocontractant – nationalité, nom, âge, situation matrimoniale, filiation, sexe – ou sur certaines qualités essentielles de celui-ci, honorabilité, expérience, impartialité… Le caractère déterminant de cellesci s’appréciera en fonction tant de la nature du contrat que de la psychologie de celui qui s’est trompé. Ainsi la nullité d’un compromis d’arbitrage a été prononcée lorsque la personne choisie n’avait pas les qualités d’indépendance et d’impartialité qu’on est en droit d’attendre d’un arbitre 4. De même, certains contrats de la vie des affaires pourront être annulés en raison d’une erreur sur l’expérience professionnelle du cocontractant soit qu’il en apparaisse finalement dépourvu 5, soit que cette expérience se révèle négative 6. Encore faut-il que l’erreur soit excusable 7. En revanche, le fait qu’un ouvrier induise son patron en erreur sur son identité n’est pas une cause de nullité lorsqu’il y a lieu de penser qu’il aurait néanmoins été embauché s’il avait produit ses propres papiers 8. De même est écartée la nullité pour erreur sur la nationalité de l’acheteur d’un cheval de course dès lors que le vendeur n’établit pas que la considération de cette nationalité l’a déterminé à contracter 9. L’erreur sur la solvabité n’est pas, en règle générale, une cause de nullité car elle s’apparente à l’erreur sur la valeur, laquelle est indifférente (v. ss 286) 10. Il en va toutefois différemment lorsque l’erreur sur la valeur est la conséquence d’une erreur sur l’identité ou sur la qualité de la personne 11. 1. L’erreur peut parfois porter sur la personne d’un tiers au contrat lorsque l’identité ou la qualité de ce tiers a été déterminante du consentement. V.  Com. 19  nov. 2003, D.  Affaires 2004. 60, obs. V. Avena-Robardet. Sur cette question, v. F. Garron, « L’erreur sur la personne d’un tiers au contrat », RLDC, 2004, no 5. 2. Rouen, 4 mars 1969, JCP 1969. II. 15911, RTD civ. 1969. 762, obs. Y. Loussouarn. 3. Y. Loussouarn, obs. préc. ; rappr. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 310, p. 251. 4. Civ. 16 juill. 1964, Gaz. Pal. 1964. 2. 371 (désignation d’un avocat comme arbitre alors que l’adversaire était le client de cet avocat) ; Paris, 8 mai 1970, D. 1970. 635, JCP 1970. II. 16437, note Robert et sur pourvoi Civ.  2e, 13  avr. 1972, JCP  1972. II.  17189, note Level, RTD  civ. 1973. 769, obs. Y. Loussouarn (l’arbitre désigné avait donné à l’adversaire une consultation favorable à sa thèse) ; v. encore Civ. 2e, 20 févr. 1974, D. 1974. IR 109, JCP 1974. IV. 123. 5. Saint-Denis-de-la-Réunion, 6  oct. 1989, JCP  1990. II.  21504, note  Putman, RTD  civ. 1990. 674, obs. J. Mestre (nullité pour erreur sur la personne, d’un contrat ayant pour objet la création d’un magazine, parce que le cocontractant était non « une agence commerciale d’expérience » comme le croyait le partenaire, mais une « personne physique »). 6. Soc. 3 juill. 1990, Bull. civ. I, no 329, p. 197, RTD civ. 1991. 316, obs. J. Mestre (embauche en qualité de directeur d’une personne dont on ignorait qu’elle avait été auparavant P.-D.G. d’une société mise en liquidation). 7. Soc. 3 juill. 1990, préc. 8. Req. 17 janv. 1911, DP 1911. 5. 61. 9. Civ. 1re, 4 janv. 1980, J.-Cl. Civ., fasc. 1110, fiche jaune no 10. 10. Civ. 5 août 1874, DP 1875. 1. 105. 11. V. par ex. Paris, 10 févr. 1961, D. 1962. Somm. 22 et sur pourvoi Civ. 1re, 20 mars 1963, D. 1963. 403, JCP 1963. II. 13228, note P. Esmein (nullité de la vente d’un château et d’un

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286 3°) L’erreur indifférente ¸ Dans les cas autres que ceux qui viennent d'être étudiés, l'erreur commise par le contractant n'est pas une cause de nullité de l'engagement. Elle est indifférente. À recenser les cas d'erreurs indifférentes, il en est deux qui ne sont que le revers des erreurs vices du consentement précédemment étudiées, les deux autres – l'erreur sur la valeur, l'erreur sur les motifs – ont une existence propre. La réforme les envisage aux articles 1135 et 1136 du Code civil. N’emportent pas nullité : 1) l’erreur qui porte sur une qualité non essentielle de la prestation (v. ss 280) ; 2) l’erreur sur la personne dans les cas où la considération de la personne n’a pas été le motif déterminant de la convention ; 3) l’erreur sur la valeur 1. On entend par là l’erreur sur l’évaluation de l’objet du contrat. Par suite d’une appréciation économique erronée, le vendeur a vendu trop bon marché ou l’acheteur a acheté trop cher. La lésion n’étant pas en principe sanctionnée (v. ss 431), le contrat ne pourra être annulé 2. Encore faut-il, pour qu’il en soit ainsi, que cette appréciation économique soit fondée sur des données exactes. Si cette erreur sur la valeur avait sa source dans une erreur sur les qualités essentielles de la chose objet du contrat, la nullité serait encourue, au titre non de la première mais de la seconde. En d’autres termes, l’erreur sur la valeur est sanctionnée lorsqu’elle est la conséquence d’une représentation inexacte des qualités essentielles de la prestation 3. C’est ce que prévoit l’article 1136 qui domaine qui avait été consentie à un acheteur qui ne pouvait payer le prix parce qu’il avait été condamné à la confiscation de ses biens présents et à venir). L’erreur sur la solvabilité du débiteur principal n’est pas, en principe, une cause de nullité du contrat de cautionnement, « sauf si la caution avait fait de cette circonstance la condition de son engagement » (Civ. 1re, 25 oct. 1977, Bull. civ. I, no 388, p. 306 ; Com. 2 mars 1982, D. 1983. 62, note E. Agostini ; Civ. 1re, 19 mars 1985, Bull.  civ.  I, nos  98, p. 90 ; 20  mars 1989, Bull.  civ.  I, no 127, p. 83 ; Com. 1er  oct. 2002, JCP 2003. II. 10072, note F. Buy, D. 2003. 1617, note Y. Picod). Sur cette question v. Ghestin, 3e éd., no 540 ; Simler et Delebecque, Les sûretés, La publicité foncière, no 56. 1. G.  Goubeaux, « À propos de l’erreur sur la valeur », Mélanges Ghestin, 2001, p. 389 ; Ph.  Jouary, Contribution à l’étude de la valeur en droit privé des contrats, thèse Paris  I, 2002, nos 251 s., p. 237 s. 2. Com. 26 mars 1974, Bull. civ. IV, no 108, p. 86. 3. V. par ex. Versailles, 7 janv. 1987, D. 1987. 485, note J.-L. Aubert et chron. J.-P. Couturier p. 23, JCP 1988. II. 21121, note J. Ghestin, GAJC, t. 2, p. 40 : « Il convient… de distinguer entre l’erreur monétaire qui procède d’une appréciation économique erronée effectuée à partir de données exactes, et l’erreur sur la valeur qualitative de la chose qui n’est, comme en l’espèce, que la conséquence d’une erreur sur une qualité substantielle, l’erreur devant en ce cas être retenue en tant qu’erreur sur la substance », motif repris de l’ouvrage de J. Ghestin (La notion d’erreur dans le droit positif actuel, 1963, no 74). Par application de ce principe, il a été jugé que l’erreur sur la valeur culturale d’un terrain agricole que l’on croyait en état et qui était en friche était une erreur sur la substance (Soc. 4 mai 1956, D. 1957. 313, note Ph. Malaurie, JCP 1957. II. 9762, note Ourliac et de Juglart) ; v. aussi au sujet d’une erreur sur la valeur réelle d’un tableau, TGI Paris, 7 mai 1975 (D. 1976. 605, note W. Jeandidier) ou d’une erreur sur la rentabilité d’un immeuble, TGI Fontainebleau, 9 déc. 1970 (D. 1971. 89, note J. Ghestin). Comp. à propos d’une cession de parts sociales, Com. 7 févr. 1995, D. 1996. 5, note Blasselle, RTD civ. 1995. 878, obs. J. Mestre ; 17 oct. 1995, RTD civ. 1996. 148, obs. J. Mestre.

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oppose « l’erreur sur la valeur » qui résulte « seulement » d’une appréciation économique inexacte, à l’erreur sur la valeur liée à une erreur sur les qualités essentielles de la prestation. Plus généralement, l’erreur sur l’évaluation monétaire peut être sanctionnée si elle se conjugue avec une autre irrégularité, par exemple lorsque l’erreur est provoquée par un dol 1, ou encore lorsqu’il y a en même temps erreur sur l’objet 2. En certains domaines, notamment la cession de titres sociaux, la jurisprudence paraît bien près de prendre en compte l’erreur sur la valeur 3. (Sur l’erreur sur la rentabilité économique, v. ss 284). 4) L’erreur sur les motifs. Elle est traitée à l’article 1135 lequel consacre très exactement les solutions dégagées par la jurisprudence, qu’il s’agisse du principe posé ou des tempéraments ou dérogations qui lui sont apportées. L’erreur sur un simple motif est en principe indifférente. Par là, on entend l’erreur sur le motif qui a conduit une personne à contracter dès lors que ce motif reste extérieur à l’objet du contrat, étranger à la prestation, qu’il ne prend en compte ni les qualités de la chose objet du contrat, ni celle de la personne 4. Dans le cas contraire, on serait, en effet, en présence d’une erreur sur les qualités essentielles de la prestation ou d’une erreur sur la personne sanctionnée par la nullité du contrat. Un exemple permettra de le mieux comprendre : une personne achète un véhicule parce qu’elle escompte obtenir prochainement un emploi qui le requiert. Supposons que, peu de temps après, elle découvre que ce véhicule présente un défaut qui le rend impropre à la circulation. Elle pourra agir en nullité pour erreur sur les qualités essentielles de la prestation. Supposons, au contraire, que le véhicule soit apte à circuler mais que la nomination attendue n’intervienne pas. Il y aura erreur sur les motifs, non sanctionnée 5. On enseigne généralement que cette solution s’explique par le fait que les mobiles qui déterminent une personne à contracter sont trop variables, trop divers pour que le droit puisse en tenir compte. Permettre à un contractant d’invoquer cette sorte d’erreur, qui est d’ordre purement psychologique, ce serait nuire à l’autre partie qui n’a pas pu connaître les raisons lointaines et cachées de son partenaire ; ce serait porter atteinte à la solidité des rapports contractuels. Aussi bien pourrait-on penser qu’une telle erreur devient sanctionnable dès lors que le motif erroné a été 1. Paris, 22 janv. 1953, D. 1953. 126. 2. Req. 17 nov. 1930, DH 1931. 3, S. 1932. 1. 17. Sur les rapports entre erreur sur la personne et erreur sur la valeur, v. ss 285. 3. Com. 17 oct. 1995, RTD civ. 1996. 148, obs. Mestre ; rappr. A. Couret, Rev. de la conc., de la consom., suppl. juill.-août 1996, p. 27, sp. p. 29. 4. V. en ce sens, Ghestin, 3e éd., no 509 ; Flour, Aubert et Savaux, no 204. 5. V. par ex. Civ. 1er mars 1853, DP 1853. 1. 134 ; 3 août 1942, DA 1943. 18. Certaines décisions paraissent admettre que la nullité peut résulter d’une simple erreur sur le motif principal et déterminant (Req. 16  mars 1898, S.  1902. 1.  331 ; Civ.  28  janv. 1913, S.  1913. 1.  487 ; Req. 17 juin 1946, Gaz. Pal. 1946. 2. 204 ; Civ. 1re, 1er mars 1972, Bull. civ. I, no 70, p. 64, D. 1973. 733, note Ph. Malaurie). Mais elles sont intervenues dans des cas où il y avait représentation inexacte de l’objet (v. leurs analyses par J. Ghestin, thèse préc., nos 64 s., p. 64).

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connu du cocontractant. Mais, soucieux avant tout de sécurité juridique, l’article 1135 se montre plus exigeant. Pour écarter la solution de principe selon laquelle l’erreur sur le motif est une erreur indifférente, il ne suffit pas que ce motif ait été connu du cocontractant, il faut que les parties « en aient fait expressément un élément déterminant de leur consentement ». Seule donc une incorporation du motif erroné au contrat par une clause expresse permettra la prise en compte de celui-ci 1. On s’est interrogé sur les modalités de cette incorporation. Le motif peut-il simplement être intégré à la convention par une clause expresse ou faut-il qu’il ait été conventionnellement érigé en une condition du contrat 2 – condition suspensive, condition résolutoire –. En cas de défaillance, les conséquences ne seront pas les mêmes : nullité dans la première analyse, caducité ou résolution dans la seconde 3. Dans son dernier état, la jurisprudence semblait vouloir retenir le second parti 4. Par où l’on voit qu’il existe, en la matière, une sorte de loi sous-jacente : plus l’élément sur lequel porte l’erreur est extérieur au contrat, plus cet élément se subjectivise et plus il sera difficile de le faire entrer dans le champ contractuel. Si l’erreur porte sur la qualité objectivement essentielle de la chose, on admettra aisément que cette qualité était déterminante et qu’elle a été connue du cocontractant. La volonté tacite jouera à plein. Si elle porte sur une qualité secondaire de la chose, la preuve tant du caractère déterminant de la qualité que de son caractère convenu devra être particulièrement caractérisée. Enfin, si elle porte sur un motif extérieur à la chose, elle ne pourra être prise en compte que si ce motif a été expressément incorporé au contrat. L’erreur sur la rentabilité économique, entendue comme un défaut d’adéquation de la prestation à l’activité économique poursuivie est, en principe, une erreur sur les motifs indifférente. Il en va toutefois différemment dans les contrats d’intérêt commun, tel le contrat de franchise, les perspectives d’exploitation rentrant alors dans le champ contractuel (v. ss 284) 5. 287 Erreur sur les motifs dans les libéralités ¸ Dans son second alinéa, l'article 1135 pose une exception au principe selon lequel l'erreur sur les motifs est indifférente en énonçant que « l'erreur sur le motif d'une libéralité, en l'absence duquel son auteur n'aurait pas disposé, est une cause de nullité ». Autrement dit, dans le domaine des libéralités, une erreur 1. Civ. 1re, 13 févr. 2001, Bull. civ. I, no 31, Defrénois 2002. 476, note Robine, JCP 2001. I. 330, obs. Rochfeld, RTD civ. 2001. 352, obs. Mestre et Fages, GAJC, t. 2, no 149 ; Civ. 3e, 24 avr. 2003, D. 2004. 450, notes S. Chassagnard, JCP 2003. II. 10134, note R. Wintgen, RDC 2003. 42, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 2003. 699, obs. J. Mestre et B. Fages ; Com. 30 mai 2006, CCC 2006, no 224, note L. Leveneur ; 11 avril 2012, préc. 2. Civ. 3 août 1942, préc. 3. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 194. 4. Com. 11 avril 2012, RDC 2012. 1175, obs. Y.-M. Laithier. 5. Comp. C. Grimaldi, « Retour sur l’erreur sur les motifs (de la nécessité de distinguer les fausses représentations des prévisions non réalisées) », D. 2012. 2822.

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sur le motif déterminant suffit à entrainer la nullité du contrat alors même que ce motif n'a été intégré dans la convention ni expressément ni même implicitement. Cette disposition n’est que la reprise d’une jurisprudence ancienne qui annulait sur le terrain de la cause, les libéralités consenties sous l’empire d’un mobile trompeur. Afin de s’assurer que la volonté du disposant a une cause véritable, il paraissait utile de s’enquérir, au-delà de la cause abstraite identifiée à l’intention libérale, de la réalité des motifs qui ont, à titre principal, inspiré au disposant sa libéralité. S’en tenir à l’intention libérale serait, en effet, procéder à un contrôle purement formel, celle-ci s’identifiant au consentement. Sans doute un tel glissement vers les motifs est-il de nature à altérer quelque peu la sécurité juridique. Mais celle-ci se révèle en matière d’actes à titre gratuit un impératif moins fort que dans le domaine des actes à titre onéreux : le gratifié lutte pour conserver un avantage pour l’acquisition duquel il n’a consenti aucun sacrifice corrélatif. Reste que la solution fait peu de cas de l’intérêt des tiers, lequel n’est pas négligeable particulièrement en cas de donation. Le mobile était ainsi érigé en cause de la libéralité dès lors qu’il revêtait un caractère déterminant. Ce caractère déterminant était d’ailleurs entendu avec plus de souplesse dans les libéralités testamentaires que dans les donations 1. Ont été ainsi annulées les libéralités testamentaires dont l’auteur avait été déterminé par la croyance erronée que le légataire était son fils naturel 2 ou encore qu’il n’avait pas d’héritier 3. De même ont été annulées une donation-partage motivée par des avantages fiscaux ultérieurement supprimés par une loi fiscale rétroactive 4, ainsi qu’une donation consentie à deux époux en raison des liens affectifs qui les unissaient, liens qui se sont révélés faire défaut puisque peu de temps après l’un d’entre eux a demandé le divorce 5. De même a encore été annulée pour absence de cause une libéralité rémunératoire dès lors que manquait le motif qui avait déterminé le consentement du donateur 6.

C’est dire que, au moment même où la cause était supposée disparaitre, le législateur a mis en place à l’article 1135 alinéa 2 une règle de substitution qui, sous couvert d’erreur sur les motifs, remplit exactement la fonction qui était dévolue à cette notion. Ainsi, malgré la suppression du mot cause, la réalité qu’elle recouvre continue à étendre son emprise sur le droit des libéralités.

B. Mise en œuvre de la sanction de l’erreur 288 Division ¸ Pour que l'erreur entraîne la nullité du contrat (3o) il ne suffit pas qu’elle ait porté sur les qualités essentielles de la prestation ou sur celles du cocontractant, il faut encore qu’elle revête certains caractères (1o) et qu’elle soit prouvée (2o). 1. B. Grelon, « L’erreur dans les libéralités », RTD civ. 1981. 288 s., nos 37 s. 2. Req. 17 mars 1812, D. 1826. 1. 367. 3. Paris, 9 février 1867, S. 1867. 2. 139 ; rappr. Lyon, 6 février 1933, DP 1936. 2. 6, note M. Nast. 4. Civ.  1re, 11  février 1986, JCP  1988. II.  21027, note C.  David, RTD  civ. 1986.  586, obs. J. Patarin. 5. Civ.  1re, 14  mai 1985, Defrénois 1985, art.  33636, no 109, obs. J.-L.  Aubert, RTD  civ. 1986. 397, obs. J. Patarin. 6. Com. 8 avril 1976, Bull. civ. IV, no 109, p. 93 ;

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289 1°) Caractères ¸ Aux termes de l'article 1132, « l'erreur de droit ou de fait, à moins qu'elle ne soit inexcusable, est une cause de nullité ». Il en résulte que l'erreur doit être excusable (a), qu'elle peut être de fait ou de droit (b). 290 a) L’erreur excusable ¸ Fausse représentation de la réalité, l'erreur doitelle être prise en compte lorsque celui qui s'est trompé avait en sa possession ou aurait pu aisément se procurer tous les éléments nécessaires à la connaissance de cette réalité ? Le droit répond par la négative. L'erreur doit être excusable 1. En s’abstenant de prendre les précautions élémentaires, l’errans a manqué à son devoir de s’informer 2. Il a commis une faute de négligence 3 qui sera sanctionnée par un refus d’annulation. De non vigilantibus non curat praetor (Des insouciants le préteur n’a cure) 4. Le caractère inexcusable de l’erreur s’apprécie in concreto en fonction des circonstances de la cause, de l’âge, de l’expérience et de la profession du demandeur en nullité. D’une façon générale, les tribunaux qualifient plus facilement d’inexcusable l’erreur commise par une personne sur sa propre prestation. L’errans a eu alors en principe toutes facilités pour s’informer. De même, on admettra plus facilement que revêt un caractère inexcusable l’erreur commise par un professionnel averti lorsqu’il contracte dans le domaine de son activité habituelle, que celle qui l’a été par un profane. C’est ainsi qu’a été jugée inexcusable l’erreur commise par un architecte sur la constructibilité du terrain qu’il acquiert 5, l’erreur commise par une entreprise sur la personne du directeur qu’elle engage sans avoir recherché si l’entreprise que celui-ci venait de diriger n’avait pas été mise en faillite 6. Cette directive n’a cependant rien d’absolu : un professionnel contractant avec un particulier peut parfaitement commettre une erreur excusable 7. 1. Sur cette notion v. J. Ghestin, thèse préc., p. 196 s. ; J. Dabin, Erreur inexcusable et nullité des conventions. Études de droit civil, Bruxelles, 1947. 2. Sur le devoir de se renseigner, v. ss 331 ; v. aussi M. Fabre-Magnan, op. cit. no 258. 3. Et non une faute inexcusable (v. Ghestin, 3e éd., no 523). L’assimilation entre erreur inexcusable et faute inexcusable n’est pas sans conséquence puisqu’elle conduit ceux qui la pratiquent à enseigner que l’erreur inexcusable s’apprécie comme la faute inexcusable in abstracto (Sériaux, no 16). 4. Roland et Boyer, Adages du droit français, 4e éd., no 84. 5. Civ. 1re, 2 mars 1964, Bull. civ. I, no 122, p. 91, RTD civ. 1965. 112, note J. Chevallier ; v. aussi Civ. 1re, 16 déc. 1964, Bull. civ. I, no 575, D. 1965. 136 (l’amateur d’art qui s’en tient à la mention « attribué à Courbet » pour croire à l’authenticité de la signature de Courbet apposée sur le tableau qu’il achète commet une erreur grossière) ; Civ. 1re, 20 oct. 1970, JCP 1971. II. 16916, note J. Ghestin (décoratrice ayant une « pratique certaine du commerce des tableaux ») ; Civ. 1re, 29 juin 1959, Bull. civ. I, no 320, p. 267 (confusion commise par un cultivateur entre deux polices d’assurance) ; Civ. 3e, 27 nov. 1979, Bull. civ. III, no 215, p. 167, Defrénois 1980. 1209, obs. J.-L. Aubert. 6. Soc. 3  juill. 1990, Bull.  civ.  V, no 329, p. 197, D.  1990. IR.  199, RTD  civ. 1991.  316, obs. J. Mestre ; v. aussi Pau, 7 oct. 2002, JCP 2003. IV. 2985. 7. Versailles, 10  févr. 1994, D.  1994. IR  102 (antiquaire se trompant sur l’authenticité d’estampes achetées à un particulier ; il est vrai qu’en l’occurrence l’acheteur était l’ami du vendeur et qu’un expert avait certifié l’authenticité) ; rappr. Com. 13 mars 2012, CCC 2012, no 148 (dans les rapports entre deux professionnels)

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Il avait été jugé que le caractère inexcusable de l’erreur ne met pas obstacle au prononcé de la nullité lorsqu’on est en présence d’une erreur sur la cause 1 (v. ss 408), d’une absence totale de consentement due à une erreur-obstacle 2, d’une erreur de droit 3, ou encore lorsqu’elle a sa source dans une réticence dolosive 4. Seule cette dernière solution a été reprise explicitement par la réforme. L’article 1139 prévoit, en effet, que « l’erreur qui résulte d’un dol est toujours excusable » (v. ss 296). Cela ne signifie pas pour autant que les autres solutions doivent être abandonnées.

291 b) L’erreur de fait et l’erreur de droit ¸ Lorsque l'erreur est retenue comme cause de nullité parce qu'elle porte sur les qualités essentielles de la prestation ou du cocontractant, peu importe qu'elle ait sa source dans une fausse représentation de la réalité ou une méconnaissance de la règle de droit 5. On a parfois objecté à cette solution la maxime nemo censetur ignorare legem (nul n’est censé ignorer la loi). Mais l’argument n’est pas pertinent. Signifiant qu’une personne ne peut pas se faire un titre de son ignorance pour échapper à l’application de la loi 6, cet adage n’empêche nullement un contractant de se prévaloir de son ignorance de la règle de droit dans ses rapports avec son cocontractant. Encore faut-il que cette ignorance donne naissance non à une erreur indifférente, mais à une erreur prise en compte par le droit 7. Autrefois confortée par une interprétation a contrario de l’article 2052, alinéa 2, qui exclut le jeu

1. Civ. 1re, 10 mai 1995, Bull. civ. I, no 194, JCP 1996. I. 3914, no 1, obs. M. Fabre-Magnan, Defrénois 1995. 1038, obs. P. Delebecque, RTD civ. 1995. 580, obs. J. Mestre. 2. TGI Paris, 26 juin 1979, D. 1980. IR 263, obs. J. Ghestin ; rappr. Civ. 3e, 21 mai 2008, RDC 2008. 716, obs. Th. Genicon ; voir cep. Civ. 3e, 4 juill. 2007, D. 2007. 2847, note Rias, pour une erreur sur le prix, mais le caractère d’erreur-obstacle n’est pas relevé. 3. Civ. 3e, 20 octobre 2010, D. 2011. 279, note Binet-Grosclaude, et 387, note Tournafond, JCP 2011. 63, obs. Serinet, RDC 2011. 412, obs. Y.-M. Laithier et 542, obs. C. Grimaldi. 4. Civ. 3e, 21 févr. 2001, D. 2001. 2702, note D. Mazeaud, et somm. com., p. 3236, obs. Aynès, JCP 2001. I. 330, no 10, obs. Constantin, Defrénois 2001. 703, obs. Libchaber, RTD civ. 2001. 353, obs. Mestre et Fages ; Com. 8 mars 2016, CCC 2016, no 135, note L. Leveneur. Cette solution a été à la source d’une controverse doctrinale : J. Ghestin, « La réticence dolosive rend toujours excusable l’erreur provoquée », JCP 2011. 753 ; contra J. Mouly, « Une règle de natue à induire en erreur : “la réticence dolosive rend toujours excusable l’erreur provoquée” », D. 2012. 1346 ; et la réplique de J. Ghestin, « “La réticence dolosive rend toujours excusable l’erreur provoquée”, une règle de nature à induire en erreur ? », JCP 2012. 812 ; et la contre-réplique de J. Mouly, « La réticence dolosive suppose, mais ne rend pas excusable l’erreur de l’autre partie », JCP 2012. 981 ; pour une réflexion favorable à l’analyse de J. Mouly, voir G. Lardeux, « La réticence dolosive n’est pas un dol comme les autres », D. 2012. 2986, sp. p. 2987. Civ.  3e, 20  octobre 2010, D.  2011.  279, note A.  Binet-Grosclaude, Pan.  478, obs.  S. et M. Mekki, JCP 2011. 63, no 4, obs. Y.-M. Serinet a posé que le caractère inexcusable de l’erreur ne met pas obstacle au prononcé de la nullité dans un cas de figure ne correspondant à aucun des trois cas habituellement répertoriés (erreur-obstacle, erreur sur la cause, réticence dolosive) : erreur d’un professionnel de l’immobilier se méprenant sur l’existence d’un droit de préemption au profit du tiers occupant des lieux. Pour une critique de cette solution, voir O. Tournafond, « Excuser l’inexcusable », D. 2011. 387. 5. Decottignies, « L’erreur de droit », RTD civ. 1951. 309. 6. Introduction générale au droit, no 461. 7. Civ. 1re, 14 juin 1989, D. 1989. IR 208.

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de l’erreur de droit dans le contrat de transaction 1, la solution repose désormais sur le texte même de l’article 1132.

Si la plupart des erreurs soumises à l’appréciation des tribunaux sont des erreurs de fait, la jurisprudence n’hésite pas à prendre en compte des erreurs de droit lorsqu’il s’en rencontre. Ainsi les tribunaux ont-ils annulé la cession de droits successifs consentie par un héritier qui croyait, du fait de sa méconnaissance des lois successorales, n’avoir droit qu’à une part en nue-propriété alors que celle-ci était en pleine propriété 2 ; plus encore qu’à une erreur commise par l’errans sur la substance de sa propre prestation, l’erreur de droit donne, dans le cas présent, naissance à une erreur sur l’objet du contrat. Ainsi, encore, les tribunaux ont-ils annulé l’engagement, pris par celui qui se croit à tort responsable d’un dommage non assuré, d’en indemniser la victime 3. Ainsi, enfin, ont-ils annulé la vente consentie à une personne dont le vendeur croyait à tort que la loi lui accordait un droit de préemption ; il y a alors erreur sur le « statut juridique d’une personne » 4. L’erreur de droit s’apprécie au jour de la conclusion du contrat, ce qui interdit d’invoquer une jurisprudence ultérieure 5.

292 2°) Date d’appréciation et preuve de l’erreur ¸ L'erreur réside dans un décalage entre la conviction qui habite le contractant et la réalité. S'agissant de la conviction de l'errans, c’est celle qui l’habitait au jour du contrat qui doit être prise en considération. S’agissant de la réalité à laquelle cette conviction est confrontée, celle-ci doit être appréciée par le juge en fonction des qualités intrinsèques de la chose telles qu’elles existaient au jour du contrat, mais en prenant en considération pour les établir aussi bien les éléments postérieurs au contrat que ceux qui lui étaient antérieurs ou concomitants 6. 1. V. aussi l’art. 1356 al. 4 à propos de l’aveu. 2. Civ. 17 nov. 1930, D. 1932. 1. 161, note J.-Ch. Laurent, S. 1932. 1. 17, note A. Breton. V.  aussi sur la nullité d’une renonciation à succession qui avait été déterminée par l’erreur qu’avait commise le renonçant sur la nature de son droit à la réserve légale, Civ. 1re, 15 juin 1960, S. 1961. 1, note R. Savatier, JCP 1961. II. 12274, note P. Voirin. F. Terré, Y. Lequette et S. Gaudemet, Les successions, Les libéralités, no 759. Rappr. au sujet d’une renonciation à communauté : Civ. 1re, 9 févr. 1970, JCP 1971. II. 16806, note Dagot et Spiteri, RTD civ. 1970. 752, obs. Y. Loussouarn. – V.  aussi l’erreur de droit portant sur la validité d’un congé, Civ.  3e, 29  mai 1980, JCP 1980. IV. 297. 3. Civ. 1re, 25 nov. 1990, Bull. civ. I, no 250, p. 177, RTD civ.1992. 100, obs. Mestre. 4. Civ. 3e, 5 juill. 1995, Bull. civ. III, no 174. La haute juridiction a ultérieurement consacré la même solution, dans des circonstances analogues, au visa de l’ancien art. 1109, sous le couvert de l’erreur de droit, sans la rattacher à l’erreur sur la personne (Civ. 3e, 24 mai 2000, préc. ; 20 oct. 2010, préc.). 5. Civ. 1re, 27 juin 2006, RTD civ. 2006. 761, obs. Mestre et Fages. Sur les limites que la jurisprudence apporte au jeu de l’erreur de droit, voir Th. Piazzon, La sécurité juridique, thèse Paris II, éd. 2009, no 197, p. 381. 6. Civ.  1re, 13  déc. 1983, D.  1984.  340, note  Aubert, JCP  1984. II.  20186, concl.  Gulphe, GAJC, t. 2, no 148 ; rappr. Civ. 3e, 12 juin 2014, RDC 2014. 597, obs. Y.-M. Laithier, RTD civ. 2014. 880, obs. H. Barbier (à propos de la vente d’un terrain à bâtir dont le permis de construire avait été retirée postérieurement à celle-ci en raison d’un vice du terrain existant à l’époque de la vente) ; comp. Civ. 3e, 13 nov. 2014, D. 2015. 60, note F. Rouvière, RTD civ. 2015. 119, obs. H. Barbier et 24 nov. 2016, RTD civ. 2017. 126, obs. H. Barbier (où dans des situations voisines, l’erreur n’a pas été retenue car le risque d’inondation à l’origine de la déclaration d’inconstructibilité avait été révélé aux acheteurs)

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La preuve de l’erreur est à la charge de la partie qui prétend que son consentement a été vicié 1. Cette preuve est souvent difficile et complexe. Il ne lui suffit pas, en effet, de prouver que son consentement a été déterminé par une certaine croyance et que celle-ci était contraire à la réalité. Il lui faut encore établir que son cocontractant savait que cet élément était pour lui déterminant. La formulation restrictive utilisée par l’article 1132 à propos du caractère excusable de l’erreur (« à moins qu’elle ne soit inexcusable ») pourrait être comprise comme impliquant que l’errans n’a pas à faire la preuve du caractère excusable de son erreur. Le caractère inexcusable de l’erreur jouant comme moyen de défense mis à la disposition du cocontractant de l’errans, c’est sur lui que pèserait la charge de le prouver 2. L’erreur étant un fait juridique, sa preuve est possible par tous moyens, notamment par présomptions. Ce sont les circonstances, l’âge, la profession, la situation sociale, la compétence, le prix 3… qui rendent plus ou moins vraisemblable l’erreur alléguée par le demandeur en nullité. Dans cette perspective, on est conduit à observer que l’erreur n’est pas appréciée in abstracto, par référence à ce qui serait dans l’opinion commune une erreur déterminante, mais in concreto, par référence à la situation personnelle de celui qui se prétend victime de l’erreur. Il n’en demeure pas moins qu’en pratique, les juges sont conduits à reconnaître plus aisément l’erreur invoquée si elle est de nature à être communément répandue, notamment si la qualité qui fait défaut était déterminante au regard de l’opinion commune et des usages 4. 293 3°) Sanctions. a) L’erreur-obstacle ¸ À suivre la théorie classique, l'erreur-obstacle devrait être sanctionnée par une nullité absolue car un élément essentiel du contrat, le consentement, fait défaut. Selon la théorie moderne, c'est au contraire la nullité relative qui devrait être retenue. De fait, en cas d'erreur-obstacle, ce n'est pas l'intérêt général, mais celui des personnes parties au contrat qui risque d'être lésé. Seule particularité : toutes deux s'étant trompées, toutes deux devraient pouvoir agir en nullité. Le projet Catala s'était nettement prononcé pour cette dernière analyse 5. Curieusement, tous les projets ultérieurs ainsi que la réforme de 2016 ont fait l’impasse sur cette question. 1. Civ. 1re, 16 déc. 1964, D. 1965. 136 ; Com. 20 oct. 1970, JCP 1971. II. 16916, note J. Ghestin ; 4 juill. 1973, D. 1974. 538, note J. Ghestin. Lorsque l’erreur a porté sur la monnaie utilisée – nouveaux ou anciens francs, euro ou franc – c’est à celui qui prétend avoir raisonné en anciens francs ou en franc de le démontrer car les nouveaux francs autrefois, l’euro aujourd’hui, constituent la seule monnaie légale. 2. Y.-M. Serinet, « Observations », LPA 4 sept. 2015, no 177, p. 59. 3. Le montant du prix sera souvent un élément particulièrement révélateur. Si l’acheteur a payé un prix modique, il ne pourra prétendre qu’il croyait acquérir une œuvre authentique (Paris, 21 févr. 1950, D. 1950. 269). Inversement, on peut induire l’erreur du prix élevé que seule est susceptible de justifier la qualité envisagée (Bordeaux, 13 nov. 1905, DP 1908. 2. 287, S. 1906. 2. 207). 4. Com. 4 juill. 1973, préc. 5. Art. 1109-1 : « Il n’y a point de consentement lorsque les volontés ne se sont pas rencontrées sur les éléments essentiels du contrat » ; art. 1109-2 : « L’absence de consentement entache la convention de nullité relative ».

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La jurisprudence paraît avoir suivi ici un mouvement pendulaire. Alors qu’elle analysait initialement l’erreur-obstacle en une erreur sur la substance passible d’une nullité relative 1, elle l’a sanctionnée ensuite le plus souvent par une nullité absolue 2, avant de revenir à une analyse en termes de nullité relative 3. Il était traditionnellement décidé que le caractère inexcusable de l’erreur ne met pas, en ce cas, obstacle à l’annulation de l’acte 4. L’article 1139 a réaffirmé cette solution à propos du dol (v. ss 296). 294 b) L’erreur vice du consentement ¸ Qu'on retienne la théorie classique ou la théorie moderne des nullités, la nullité du contrat est relative, lorsqu'une des parties a commis une erreur vice du consentement. De fait, en exigeant que le consentement soit exempt de vices, le Code vise à protéger l'intérêt des parties au contrat, et plus particulièrement l'intérêt de celui qui s'est trompé. La solution est désormais expressément consacrée par l'article 1131. Seul l'errans ainsi que ses ayants droit peuvent donc agir en nullité 5. Ils le peuvent pendant un délai de cinq ans qui court à compter de la découverte du vice (C. civ., art. 1144) 6. Ils peuvent enfin confirmer le contrat en renonçant à agir en nullité (v. ss 545 s.). La nullité du contrat est généralement totale. Elle peut toutefois n’être que partielle, les juges se bornant à annuler la clause du contrat acceptée à la suite de l’erreur, du moins si cette clause est accessoire 7. Parfois, celui qui s’est trompé obtient, outre le prononcé de la nullité, des dommages-intérêts 8. Il faut pour cela qu’une faute du cocontractant puisse être établie (C. civ., art. 1382, devenu art. 1240). Tel est le cas de celui qui,

1. Req. 6 mai 1878, DP 80. 1. 12, S. 80. 1. 125 ; rappr. Req. 9 déc. 1913, Gaz. Pal. 1914. 1. 229 ; v. encore pour un cas d’erreur sur la personne du signataire d’une quittance transactionnelle, proche d’une erreur-obstacle, Rouen, 4 mars 1969, JCP 1969. II. 15911, note M.A., RTD civ. 1969. 762, obs. Loussouarn. 2. Civ. 3e, 15 avr. 1980, Bull. civ. III, no 73, p. 53, D. 1981. IR 314, obs. J. Ghestin, Defrénois 1981. 853, obs. J.-L. Aubert, RTD civ. 1981. 155, obs. F. Chabas ; Paris, 8 juill. 1966, Gaz. Pal. 1967. 1. 33, RTD civ. 1967. 382, obs. J. Chevallier ; TGI Pau, 7 janv. 1982, préc. 3. Civ. 3e, 26 juin 2013, D. 2013. 2544, obs. Guillaudier, et 2014. 630, obs. Amrani-Mekki et Mekki, Dr. et patr. 2014, no 234, p. 53, obs. L. Aynès et Ph. Stoffel-Munck, RDC 2013. 1299, obs. T. Genicon ; 3 déc. 2015, RTD civ. 2016. 345, obs. H. Barbier. 4. Civ. 3e, 1er février 1995, Bull. civ. III, no 36, RTD civ. 1995. 879, obs. J. Mestre ; 31 mai 2008, Bull. civ. III, no 92, CCC 2008, no 224, note L. Leveneur, RDC 2008. 716, obs. T. Genicon ; 16 déc. 2014, CCC 2015, no 54, note L. Leveneur. 5. Civ. 1re, 1er mars 1988, Bull. civ. I, no 56, p. 37. 6. Et non du jour où elle a été soupçonnée (Civ. 1re, 31 mai 1972, Bull. civ. I, no 142, p. 124). Mais l’erreur s’apprécie au moment de la formation du contrat, (Civ. 13 déc. 1983, D. 1984. 940, note J.-L. Aubert, JCP 1984. II. 20184, concl. Gulphe, GAJC, t. 2, no 148). Si le vice est découvert plus de vingt ans après la conclusion du contrat, l’action en nullité se heurte au délai butoir de l’article 2232 C. civ., v. ss 566. Sur les rapports entre la prescription de l’action en nullité pour erreur et le délai de deux ans de l’action en garantie des vices cachés, v. ss 328. 7. Req. 6 févr. 1945, Gaz. Pal. 1945. 1. 116, RTD civ. 1945. 288, obs. Boitard ; Civ. 12 oct. 1955, Bull. civ. I, no 338, p. 279 – v. ss 569 s. 8. Civ. 3e, 29 nov. 1968, Gaz. Pal. 1969. 1. 63. – v. ss 585 s.

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faisant preuve de légèreté, ne vérifie pas les renseignements fournis à son partenaire, lesquels se révèlent inexacts. Si le dol ne peut alors être retenu, faute d’intention de tromper (v. ss 301), du moins l’auteur de cette négligence pourra être condamné à des dommages-intérêts au profit de l’errans dans le cas où la nullité du contrat ne suffirait pas à réparer la totalité de son préjudice 1. À l’inverse, l’errans qui s’est trompé par sa faute et a néanmoins obtenu la nullité du contrat car son erreur n’était pas grossière, pourra être condamné à des dommages-intérêts pour réparer le préjudice que l’autre partie subit du fait de la nullité. En cas de faute du cocontractant, l’errans peut se borner à demander des dommages-intérêts, l’octroi de ceux-ci conduisant alors au rééquilibrage du contrat 2. Seule cette dernière voie lui sera ouverte lorsqu’il aura été victime d’une erreur sans laquelle il aurait contracté à des conditions non substantiellement différentes. L’article 1130 alinéa 1 fait alors, en effet, obstacle au prononcé de la nullité.

§ 2. Le dol

295 Définition ¸ Le dol dans la formation du contrat désigne toutes les tromperies par lesquelles un contractant provoque chez son partenaire une erreur qui le détermine à contracter 3. Celui qui en est victime ne s’est pas trompé, on l’a trompé. Agissant sur le consentement au moyen de l’erreur qu’il engendre, le dol n’est pas, à proprement parler, un vice du consentement, mais la cause d’un tel vice. Il est désormais traité dans le Code civil aux articles 1137 et suivants. 296 Rapports du dol et de l’erreur ¸ Cette définition suscite immédiatement une interrogation : le dol ne fait-il pas double emploi avec l'erreur ?

1. Lyon, 28 sept. 1989, D. 1989. IR 301. 2. Req. 8 déc. 1869, DP 1870. 1. 294 ; Civ. 15 févr. 1898, DP 98. 1. 192, S. 98. 1. 445 ; Paris, 6 juill. 2001, D. 2001. IR 2463 ; Pau, 8 févr. 2000, JCP 2000. IV. 2572. V. Ph. Simler, La nullité partielle des actes juridiques, thèse Strasbourg, éd. 1969, no 240 ; contra Y.-M. Serinet, Les régimes comparés des sanctions de l’erreur, des vices cachés et de l’obligation de délivrance dans la vente, thèse multigr. Paris I, 1996, no 355. Dans les ventes d’œuvres d’art, l’acheteur plutôt que d’agir en nullité contre le vendeur, préfère parfois agir en responsabilité contre le commissaire priseur et/ou l’expert (v. Y. Lequette, « Responsabilité civile versus vices du consentement », Mélanges M.-S. Payet, 2011, p. 363 s., spéc. p. 367). 3. Bonassies, Le dol dans la conclusion du contrat, thèse Lille, 1955 ; B. Waltz, Le dol dans la formation des contrats : essai d’une nouvelle théorie, thèse Lyon 3, 2011 ; J. Ghestin, « La réticence, le dol et l’erreur sur les qualités substantielles », D. 1971. Chron. 247. Le domaine d’application de la nullité pour dol est fort général. Il peut affecter aussi bien les conventions quelles qu’elles soient, sauf le mariage (F. Terré, C. Goldie-Genicon et D. Fenouillet, La famille, no 111 ; v. par ex., en ce qui concerne une convention portant changement de régime matrimonial, Civ. 1re, 2 nov. 1977, a contrario, Bull. civ. I, no 397, p. 318, Defrénois 1978. 375, obs. G. Champenois) que les actes juridiques unilatéraux.

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La réponse est négative. L'erreur ayant, en cas de dol, sa source dans un acte de déloyauté, le droit civil la sanctionne avec plus de rigueur. Ceci se manifeste à un triple égard : 1) Le domaine. Les erreurs qualifiées d’indifférentes (v. ss 286), lorsqu’elles sont spontanées, sont sanctionnées lorsqu’elles ont été provoquées par les tromperies du cocontractant. L’article 1139 l’affirme de manière très nette : « l’erreur qui résulte d’un dol est toujours excusable ; elle est une cause de nullité alors même qu’elle porterait sur la valeur de la prestation ou sur un simple motif du contrat ». 2) La preuve. S’il y a dol, la preuve est plus aisée car elle ne vise pas directement à établir l’erreur – fait purement psychologique – mais les agissements qui ont provoqué celle-ci – faits matériels ordinairement assez faciles à démontrer. 3) La sanction. Le dol impliquant toujours une faute de celui qui l’a commis, la victime de celui-ci pourra obtenir, outre la nullité, des dommages-intérêts si celle-ci ne suffit pas à réparer entièrement le préjudice subi. S’il est vrai que la nullité pour erreur peut également être accompagnée de l’octroi de dommages-intérêts, il n’en reste pas moins que ceux-ci seront plus délicats à obtenir (v. ss 294). Afin de mieux préciser le contour de ce vice du consentement, on envisagera successivement la notion de dol (A) puis sa sanction (B).

A. La notion de dol

297 L’ambivalence de la notion ¸ La théorie du dol dans le Code civil reflète une dualité de conceptions : le Code fait du dol un vice du consentement, mais l'idée romaine du dol équivalant à un délit n'est pas éliminée (v. ss 271 s.). De là une double approche : le dol suppose de la part de son auteur un acte de déloyauté lors de la conclusion du contrat, c’est l’aspect délictuel (1o), dont il résulte chez sa victime un vice du consentement, c’est l’aspect psychologique (2o). 298 1°) L’aspect délictuel ¸ Acte de déloyauté commis par l'un des contractants à l'encontre de l'autre, le dol est une sorte de pendant civil du délit pénal d'escroquerie 1. Certes, il n’y a pas coïncidence entre les deux notions ; un acte pourra être annulé pour dol alors même que les éléments de l’escroquerie ne sont pas réunis 2. Mais il n’en reste pas moins que 1. Sur les relations entre le dol civil et le dol pénal, v. R. Ottenhof, Le droit pénal et la formation du contrat civil, thèse Rennes, éd. 1970, p. 42 s. 2. Outre l’escroquerie qui s’exerce le plus souvent en dehors du cadre contractuel, l’acte de déloyauté constitutif du dol civil pourra tomber sous le coup des articles  L.  121-1  s. C. consom. qui répriment les pratiques commerciales trompeuses par action ou par omission, de l’article L. 441-1 C. consom. qui réprime toute tromperie dans les ventes de marchandises dès lors qu’elle porte sur la nature de la chose, sur son espèce ou son origine, sur sa qualité ou son identité, de l’article L. 121-8 C. consom. qui réprime l’abus de faiblesse. Les sanctions pénales s’ajoutent à la nullité et aux dommages-intérêts. Sur les rapports du dol et

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la comparaison du dol et de l’escroquerie révèle une certaine analogie de structure. Émanant nécessairement du cocontractant ou de personnes qui lui sont assimilées (c), le dol suppose la réunion d’un élément matériel (a) et d’un élément intentionnel (b). 299 a) L’élément matériel ¸ La réforme codifie les élargissements que la jurisprudence avait progressivement apportés à la définition de l'élément matériel. Aux « manœuvres » pratiquées par l'une des parties contre l'autre, l'article 1137 assimile les « mensonges » et la « dissimulation intentionnelle », c'est-à-dire la réticence. On entend par manœuvres, toutes les machinations, toutes les mises en scène, tous les artifices qu’une personne peut mettre en œuvre pour surprendre le consentement de son partenaire et l’amener à contracter 1. Aussi diverses que l’esprit de l’homme est inventif, ces manœuvres s’adaptent aux changements des données économiques et sociales. Ainsi, au maquignon qui emploie des moyens fallacieux pour dissimuler l’âge d’un animal ou faire croire que celui-ci est apte au service dont il est en réalité incapable, a succédé dans la jurisprudence le garagiste qui rajeunit artificiellement le véhicule d’occasion en modifiant la carte grise ou en « trafiquant » le compteur kilométrique 2. Aux manœuvres, le législateur assimile le mensonge. Il en va ainsi non seulement lorsque le mensonge prend une forme écrite, l’insertion d’indications que l’on sait erronées dans les documents produits en vue de la conclusion du contrat pouvant être considérée comme une manœuvre 3, mais encore lorsqu’il ne s’appuie sur aucun artifice extérieur. La simple allégation mensongère peut être constitutive d’un dol 4. Tel est le cas du de l’abus de faiblesse, v. M.-S. Payet, Droit de la concurrence et droit de la consommation, thèse Paris IX, éd. 2001, nos 223 s. Sur l’abus de faiblesse, v. ss 319. 1. V. par ex. : Civ. 17 avr. 1882, DP 82. 5. 163 (simulation d’une maternité pour obtenir une libéralité d’un amant). 2. V. par ex. Com. 19 déc. 1961, D. 1962. 240 ; Civ. 1re, 31 janv. 1979, D. 1979. IR 288. Ou qui dissimule la gravité de l’accident subi par un véhicule et l’ampleur des réparations dont il a été l’objet (Civ. 1re, 12 janvier 2012, CCC 2012, no 84, note L. Leveneur). 3. Req. 6 févr. 1934, S. 1935. 1. 296 ; Poitiers, 30 mars 1994, JCP 1995. IV. 2525 (production, en vue d’une cession d’entreprise, de documents faisant apparaître un chiffre d’affaires et des bénéfices plus élevés que les chiffres réels) ; Civ. 3e, 19 nov. 2008, D. 2008. AJ. 3085, RCA 2009, no 26 ; 13 janv. 2010, D. 2010. 324 (production d’un état parasitaire négatif alors que la maison vendue était infestée de termites). Il en va toutefois différemment lorsque le mensonge prend la forme d’un curriculum vitae inexact remis par le salarié à son futur employeur, lors de son engagement (Soc. 16  févr. 1999, Dr.  social 1999.  396, obs. B.  Gauriau, RTD  civ. 1999.  419, obs. P.-Y. Gautier ; 30 mars 1999, D. Affaires 2000. Somm. 13, obs. I. Omarjee ; rappr. Soc. 21 sept. 2005, D. 2006. 204, note G. Loiseau). On y a vu une manifestation de l’autonomie du droit de travail par rapport au droit civil. Mais si l’on peut, à la grande rigueur, admettre que l’usage d’un curriculum vitae « gonflé », par lequel le candidat vante ses mérites de manière exagérée, constitue un bonus dolus, le seuil de cette tolérance devrait s’arrêter lorsque, comme dans les espèces précitées, le candidat produit des documents mensongers : faux diplôme, faux certificat de stage (I. Omarjee, obs. préc.). 4. Civ.  3e, 6  nov. 1970, JCP  1971. II.  16942, note J.  Ghestin, Defrénois 1971.  1264, obs. J.-L. Aubert ; Com. 30 mai 1985, JCP 1985. IV. 280.

 

 

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L’ACCORD DES VOLONTÉS

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directeur de banque qui certifie à la caution la bonne santé financière du débiteur, alors que le compte de celui-ci, largement débiteur, devait être clôturé quelques jours plus tard 1, ou encore celui de l’assuré qui procède à des déclarations inexactes afin de diminuer l’objet du risque 2. Traditionnellement, on enseignait néanmoins que tous les mensonges ne sont pas constitutifs du dol. Ainsi en serait-il du fait de vanter de manière exagérée ses produits. On serait alors en présence d’un dol toléré par les usages, que les Romains appelaient bonus dolus (le bon dol) par rapport au malus dolus (le mauvais dol), seul répréhensible 3. La solution procède de l’idée que chaque individu est tenu d’un devoir de s’informer qui devrait le conduire à ne pas faire montre d’une trop grande naïveté à l’égard des affirmations de son partenaire et à procéder à un minimum de vérifications. Fruit d’une crédulité excessive, l’erreur serait, en quelque sorte, trop grossière pour être prise en compte 4. La mesure du dol tolérable dépend de la qualité de l’auteur – plus l’autorité qui s’attache à sa position est grande et moins son mensonge est admissible 5 – ainsi que de celle de sa victime – âge, degré d’instruction, compétence professionnelle. Ce tempérament traditionnel semble néanmoins aujourd’hui en net recul 6. D’une part, comme on va le voir, le devoir d’informer son partenaire prend de plus en plus le pas sur le devoir qu’a chacun de s’informer par soi-même (v. ss 331, 335). La jurisprudence a aujourd’hui tendance à considérer qu’une erreur est toujours excusable dès lors qu’elle est due à la mauvaise foi de l’autre partie 7. D’autre part, l’accent mis sur la protection des consommateurs par le droit contemporain limite toujours plus la tolérance traditionnelle envers le bonus dolus. Ainsi la publicité mensongère, longtemps considérée comme un bonus dolus est-elle aujourd’hui réprimée, sous couvert de la lutte contre les pratiques commerciales trompeuses (L. 27 déc. 1973, art. 44, devenu C. consom., art. L. 121-2) 8. Si le mensonge est, en règle générale, assimilé au dol, il en va autrement quand il s’agit d’un incapable. L’article 1149 du Code civil (anc. art. 1307), dispose en effet que la simple déclaration de majorité faite par le mineur ne fait pas obstacle à l’annulation, ce qui signifie qu’il pourra obtenir la nullité du contrat alors même qu’il s’est présenté comme capable 9. En revanche si le mineur produisait un faux

1. Com. 7 févr. 1983, Bull. civ. IV, no 50, p. 40, D. 1984. IR 84. 2. Civ. 1re, 7  oct. 1998, JCP  1998. II.  10185, concl.  Petit (déclaration à un assureur que l’assuré était en bonne santé alors qu’il se savait séropositif). 3. Douai, 8 févr. et 16 janv. 1907, DP 1908. 2. 5 ; Paris, 16 déc. 1924, DH 1925. 125 ; TGI Avesnes, 5 févr. 1964, Gaz. Pal. 1964. 1. 421. 4. P. Jourdain, « Le devoir de s’informer », D. 1983. 139. 5. Civ. 1re, 26 nov. 1968, Bull. civ. I, no 297, p. 224, RTD civ. 1969. 559, obs. Y. Loussouarn (dol commis par un notaire). 6. V. cep. Com. 13 déc. 1994, CCC 1995, no 48, obs. Leveneur. 7. Civ. 1re, 27 juin 1973, Bull. civ. I, no 221, p. 196, RTD civ. 1974. 144, obs. Y. Loussouarn ; 23 mai 1977, Bull. civ. I, no 244, p. 191 ; 21 janv. 1981, Bull. civ. I, no 25, p. 23 ; Civ. 3e, 21 févr. 2001, D. 2001. 2702, note D. Mazeaud et Somm. 3236, obs. Aynès, JCP 2001. I. 330, no 10, obs. Constantin, Defrénois 2001. 703, obs. Libchaber, RTD civ. 2001. 353, obs. Mestre et Fages. 8. Sur cette orientation, v. Ghestin, Le contrat, 3e éd., no 564. V. de manière plus générale, P. Baugé-Magnan, Le consommateur et la publicité, thèse ronéot. Paris II, 1983. Sur la publicité comparative, v. C. consom., art. L. 122-1. 9. V. par exemple Civ. 1re, 12 nov. 1998, JCP 1999. II. 10053, note Th. Garé, Dr. fam. 1999, no 35, obs.  Th.  F. De fait, si une simple déclaration de capacité suffisait à priver l’incapable

LA fORMATION DU CONTRAT

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acte de naissance, il y aurait dol parce qu’il y aurait alors machination et non simple mensonge (v. ss 588). Raisonnant par analogie, la jurisprudence étendait par le passé cette disposition aux incapables majeurs 1.

300 La réticence ¸ Le silence d'un contractant sur une information intéressant directement son partenaire peut constituer un dol. En d'autres termes, le législateur assimile aux manœuvres et au mensonge la réticence (art. 1137, al. 2). Il consacre ainsi une évolution jurisprudentielle dont il n'est pas inutile de rappeler rapidement les principales étapes. Longtemps, la jurisprudence a posé que « la simple réticence » était « par elle-même insuffisante pour constituer un dol » 2. Le cocontractant pouvait certes éventuellement obtenir la nullité du contrat, mais sur le seul fondement de l’erreur : erreur sur la substance, erreur sur la personne. Le dol supposait une erreur provoquée par un comportement positif (manœuvres, mensonges). Celui qui se tait ne trompe pas. La jurisprudence a ensuite assoupli sa position. Elle a tout d’abord décidé que le silence d’une des parties peut, dans certaines circonstances, constituer un dol. Tel est le cas lorsque la convention passée suppose, de par sa nature, des rapports de confiance particuliers entre les contractants 3 ou lorsqu’il est impossible au cocontractant de connaître par ses propres moyens le fait non révélé 4. Puis l’infléchissement de la jurisprudence s’est accentué, la Cour de cassation décidant que « le dol peut être constitué par le silence d’une partie dissimulant au cocontractant un fait qui, s’il avait été connu de lui, l’aurait empêché de contracter » 5. Donnant ainsi à la notion une grande extension, elle a retenu l’existence d’un dol à l’encontre du cocontractant qui n’a pas suffisamment attiré l’attention de l’autre partie sur des éléments d’ordre juridique, donc censés connus ou en tout cas susceptibles de l’être 6. de la possibilité de faire annuler le contrat passé par lui, les tiers qui contractent avec lui ne manqueraient pas d’exiger celle-ci. Sur cette question, v. M. Daury-Fauveau, « La faute de l’aliéné et le contrat », JCP 1998. I. 160, nos 11 et 12. 1. Civ. 13 mars 1900, DP 1900. 1. 580, S. 1903. 1. 26. 2. Req. 17 févr. 1874, S. 1874. 1. 248 ; Civ. 30 mai 1927, S. 1928. 1. 105, note A. Breton ; Com. 1er avr. 1952, D. 1952. 685, note J. Copper-Royer. 3. Com. 21 avr. 1959, Bull. civ. II, no 178, p. 162 (contrat de société). 4. Civ. 1re, 19 mai 1958, Bull. civ. I, no 251, p. 198 ; 21 juin 1960, Bull. civ. I, no 339, p. 279 ; Com. 27 oct. 1965, Bull. civ. III, no 479, p. 534, RTD civ. 1966. 529, obs. J. Chevallier. 5. Civ. 3e, 15 janv. 1971, Bull. civ. III, no 38, p. 25, RTD civ. 1971. 839, obs. Y. Loussouarn ; 2 oct. 1974, Bull. civ. III, no 330, p. 251, GAJC, t. 2, no 150 ; Civ. 3e, 20 déc. 1995, D. 1996. IR 32, CCC 1996, no 55, obs. L. Leveneur ; 10 févr. 1999, CCC 1999, no 90, note Leveneur (vendeur n’ayant pas signalé à l’acheteur que l’eau du puits alimentant la maison vendue n’était pas potable). Civ. 3e, 14 mars 2006, CCC 2006, no 126, note Leveneur (vendeur ayant annexé à l’acte de vente un état parasitaire négatif faisant état de l’absence de termites sans indiquer que le bien avait été infesté et traité à deux reprises dix ans auparavant) ; Civ. 3e, 3 mars 2010, D. 2010. 1019 (vendeur n’ayant pas signalé que la maison vendue était en zone inondable) ; Civ. 3e, 27 avril 2011, CCC 2011, no 153, note L. Leveneur (vendeur n’ayant pas révélé à l’acquéreur d’importants travaux de maçonnerie réalisés avant la vente afin de boucher des fissures). 6. Com. 13 oct. 1980, D. 1981. IR 309, obs. J. Ghestin ; Civ. 3e, 3 févr. 1981, D. 1984. 457, note J.  Ghestin ; Com. 23  nov. 1982, JCP  1983. IV.  47 ; Versailles, 2  févr. 1995, RTD  civ.

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L’ACCORD DES VOLONTÉS

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À la faveur de la réforme, la réticence dolosive est aujourd’hui consacrée par l’article 1137, alinéa 2 : « Constitue également un dol la dissimulation intentionnelle par l’un des contractants d’une information dont il sait le caractère déterminant pour l’autre partie ». La solution conduit à un certain élargissement de la notion de dol. La réticence dolosive n’est, en effet, pas éloignée du schéma traditionnel du dol lorsque, par son silence, l’une des parties a habilement contribué à faire naître chez son partenaire une erreur. Il y a bien alors erreur provoquée. Mais, sous couvert de la réticence dolosive, la jurisprudence sanctionne le plus souvent le comportement d’une personne qui n’a pas provoqué l’erreur de son partenaire et s’est contentée de l’exploiter. Connaissant la vérité ainsi que l’importance du fait dissimulé pour l’autre partie, elle s’est tue. Il y a alors « manquement à l’obligation de contacter de bonne foi » 1, mais il n’y a pas erreur provoquée. La réticence dolosive entretient des liens assez étroits avec l’obligation précontractuelle de renseignement qui sera ultérieurement étudiée en ellemême (v. ss 332 s.). Le projet d’ordonnance avait lié les deux. Il renfermait, en effet, un article 1136 qui posait que le dol était constitué par « la dissimulation intentionnelle d’une information (qu’un contractant ) devait fournir (à l’autre) conformément à la loi ». Mais l’ordonnance de 2016 a « déconnecté » la réticence dolosive du devoir légal d’information, chacun obéissant à des conditions propres, en sorte que le manquement au devoir légal de renseignement n’implique pas nécessairement le jeu de la réticence dolosive 2. En tout état de cause, les deux ne coincident pas nécessairement. Ainsi en va-t-il lorsque le défaut de renseignement n’est pas délibéré mais dû à une négligence ; il n’y a pas intention de tromper et donc pas de dol. Il convient de relever que le problème est parfois expressément réglé par un texte spécial qu’il convient alors de prendre en compte. Soit que ce texte fasse peser sur l’une des parties l’obligation de renseigner l’autre. C’est ainsi qu’il résulte des articles 1641 à 1648 du Code civil que le vendeur est tenu de déclarer les vices cachés dont il a connaissance. Soit encore qu’il oblige uniquement le contractant à répondre au questionnaire fermé qui lui est adressé par le cocontractant, les circonstances non visées étant considérées comme indifférentes. Tel est le cas aujourd’hui du contrat d’assurance (C. assur., art. L. 113-2 et L. 113-8 sur., réd. L. 31 déc. 1989). Soit enfin qu’il dispense un contractant de porter à la connaissance de son partenaire certains éléments d’information. Ainsi en va-t-il de l’article L. 1225-2 du Code du travail qui précise qu’une femme enceinte qui

1995. 352, obs. J. Mestre ; Civ. 3e, 22 juin 2005, CCC 2005, no 186, note L. Leveneur (vendeur n’ayant pas signalé à l’acheteur l’existence de règles propres aux immeubles de grande hauteur). Mais le bailleur n’a pas à expliquer au preneur le sens et la portée d’un article du code civil mentionné dans le contrat (Civ. 1re, 4 juin 2009, RDC 2009. 1337, obs. Y.-M. Laithier). 1. Civ. 1re, 18 févr. 1997, CCC 1997, no 74, obs. Leveneur ; 13 mai 2003, Bull. civ. I, no 114, p. 89, JCP 2003. II. 10144, note R. Desgorces, Defrénois 2003. 1588, obs. R. Libchaber, RTD civ. 2003. 700, obs. J. Mestre et B. Fages (banquier qui, sachant que la situation de son débiteur est irrémédiablement compromise, omet de porter cette information à la connaissance de la caution). 2. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 202.

LA fORMATION DU CONTRAT

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postule à un emploi « n’est pas tenue de révéler son état de grossesse » 1. Une telle disposition fait obstacle à ce que celui qui a contracté dans l’ignorance de cet état puisse demander la nullité pour dol au prétexte qu’il lui aurait été dissimulé. Il y a antinomie. La règle spéciale l’emporte sur la règle générale en vertu de l’article 1105, alinéa 3 (v. ss 123).

301 b) L’élément intentionnel ¸ Pour que le contrat puisse être annulé sur le fondement du dol, il faut que l'élément matériel précédemment identifié ait été réalisé par l'une des parties dans le dessein de tromper l'autre. Cette exigence sera assez aisément établie en cas de manœuvres ou de mensonge, car on concevrait mal que de tels comportements puissent s'expliquer autrement que par la volonté d'induire le partenaire en erreur. Encore faut-il réserver le cas de celui qui a délivré des informations inexactes en croyant à leur véracité. Le dol n'existe pas si l'on trompe autrui parce que l'on se trompe soi-même 2. Il n’y a alors ni à proprement parler mensonge, ni à plus forte raison intention de tromper. En cas de réticence dolosive, l’élément intentionnel est plus délicat à établir. Le silence conservé par l’une des parties peut, en effet, provenir de l’ignorance 3, de l’oubli ou de la négligence 4, plutôt que de la volonté de tromper le cocontractant. Néanmoins, le juge déduira le plus souvent l’intention de tromper de la double constatation que celui qui s’est tu connaissait l’information recelée ainsi que son importance pour son partenaire. Celui qui garde « sciemment » le silence commet un dol. La solution est aujourd’hui expressément consacrée par l’article 1137 alinéa 2. Parfois, la jurisprudence allait plus loin et considérait que le contractant ne pouvait en raison de sa qualité de professionnel ignorer l’information recelée 5 ou encore que cette qualité lui faisait obligation de se renseigner pour informer son partenaire 6, voire qu’il était tenu d’une obligation d’information à l’égard de son client et qu’il lui incombait de prouver qu’il avait exécuté cette obligation 7. Faisant peser sur le professionnel une présomption de mauvaise foi qui n’était pas sans rappeler celle qui existe en matière de garantie de vices cachés, ces solutions ne sont guère satisfaisantes, car elles reviennent à supprimer l’élément intentionnel du dol. Aussi bien, d’autres décisions exigent-elles, soit un silence volontairement gardé 8, soit même que la dissimulation ait été pratiquée « intentionnellement pour

1. Soc. 2 févr. 1994, Bull. civ. V, no 38, p. 29, RTD civ. 1995. 144, obs. P.-Y. Gautier. 2. Paris, 30 déc. 1934, S. 1935. 2. 90. En ce cas la nullité ne peut être prononcée que sur le fondement de l’erreur, mais la responsabilité civile de celui qui a fourni les renseignements erronés pourrait éventuellement être engagée (v. ss 294). 3. Versailles, 22 oct. 1999, D. 1999. IR 282 (garagiste qui vend un véhicule d’occasion, en bon état, sans révéler l’existence d’un accident antérieur qu’il ignorait). 4. En cas de négligence, la nullité ne pourra être prononcée sur le fondement du dol, mais des dommages-intérêts seront dus sur le fondement de la violation de l’obligation d’information (v. par ex. TGI Brest, 5 nov. 1974, D. 1975. 295, note J. Schmidt). 5. Civ. 1re, 19 janv. 1977, Bull. civ. I, no 40, p. 30 ; 18 avr. 1989, Bull. civ. I, no 150, p. 99. 6. Civ. 3e, 3 févr. 1981, D. 1984. 457, note J. Ghestin. 7. Civ. 1re, 15  mai 2002, D.  2002. IR  1811 ; Civ.  3e, 11  mai 2005, RTD  civ. 2005.  590, obs. Mestre et Fages. 8. Civ. 1re, 21 janv. 1981, Bull. civ. I, no 25, p. 23 ; 23 janv. 1987, D. 1987. IR 168.

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L’ACCORD DES VOLONTÉS

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tromper le contractant et le déterminer à conclure le contrat » 1. L’économie des nouveaux textes devraient conduire à retenir cette seconde orientation.

302 c) L’origine du dol ¸ Le dol n'est une cause de nullité que s'il émane du cocontractant (art. 1137) 2. S’il est le fait d’un tiers, il donnera lieu uniquement à dommages-intérêts, sauf si l’erreur ainsi provoquée est une erreur sur les qualités essentielles de la prestation ou celles du cocontractant. Mais c’est alors sur le fondement de l’erreur et non celui du dol que la nullité sera prononcée. C’est une différence classique avec la violence qui infecte le contrat quelle qu’en soit la provenance (v. ss 314). Cette solution s’explique par la dimension délictuelle du dol. À s’en tenir à l’aspect psychologique, le dol vicie le consentement de la victime de la même façon, qu’il émane du cocontractant ou d’un tiers. Mais l’annulation pour dol est aussi une peine qui ne doit frapper que celui qui en est personnellement responsable. Seul le dol émanant du cocontractant sera donc sanctionné par la nullité, car il serait injuste qu’un cocontractant innocent ait à pâtir d’un comportement qui ne peut lui être imputé. De là, des limites évidentes à l’application de cette règle. Elle est écartée lorsque le cocontractant, sans être l’auteur direct des manœuvres, ne saurait invoquer le bénéfice de l’innocence. Soit qu’il ait été complice du dol ou qu’il l’ait inspiré 3. L’article 1138 alinéa 2 envisage désormais cette hypothèse en visant « un tiers de connivence ». Soit encore que le dol émane de son représentant 4, d’un gérant d’affaires dont il a ratifié 1. Civ. 3e, 25 févr. 1987, Bull. civ. III, no 36, p. 21 ; Civ. 1re, 12 nov. 1987, Bull. civ. I, no 293 p. 211, Defrénois 1988. 1092, obs. Aubert, RTD civ. 1988. 339, obs. J. Mestre ; Com. 28 juin 2005, D. 2006. 2774, note Chauvel, RTD civ. 2005. 591, obs. Mestre et Fages. 2. V. par ex. : Com. 26 avr. 1971, JCP 1972. II. 16986, note Bernard ; 18 juin 1973, D. 1973. IR 188, JCP 1973. IV. 297 ; 22 juill. 1986, Gaz. Pal. 1986. 2. Pan. jur. p. 277 ; 27 nov. 2001, CCC 2002, o n 45, obs. Leveneur. Ainsi le silence du débiteur principal sur son insolvabilité n’entraîne pas la nullité du contrat passé entre le créancier et la caution (v. par ex. Com. 22 juill. 1986, Bull. civ. IV, no 163, D. 1987. Somm. com. 445, obs. L. Aynès, RTD civ. 1988. 338, obs. J. Mestre ; Civ. 1re, 20 mars 1989, Bull. civ. I, no 127, p. 83) sauf à démontrer une complicité du débiteur avec le créancier. Sur le dol du cofidéjusseur, v. Com. 29 mai 2001, Bull. civ. IV, no 100, RTD civ. 2001. 920, obs. P. Crocq. 3. Req. 20 mars 1883, S. 84. 1. 417 ; Com. 25 mars 1974, Bull. civ. IV, no 104, p. 83, D. 1974. IR 132 ; rappr. Com. 21 septembre 2017, CCC 2017, no 237, note L. Leveneur (dol émanant du fournisseur viciant le consentement du crédit-preneur et opposable au crédit-bailleur). V. cep. Com. 23 nov. 1993, D. 1993. Somm. 234, obs. Tournafond. Il semble que le fait d’avoir connu le dol du tiers et d’en avoir profité fait participer le contractant au dol. En revanche, la nullité ne peut être poursuivie contre un contractant qui n’a pas connu le dol commis par un tiers, alors même qu’il aurait pu facilement le connaître. Le Code civil allemand (art. 123 BGB) admet la nullité même dans cette dernière hypothèse (A. Rieg, thèse préc., no 155). 4. Req. 20 nov. 1905, S. 1906. 1. 124 ; Civ. 1re, 2 nov. 1954, Gaz. Pal. 1955. 1. 74 ; 7 juill. 1960, D. 1960. Somm. 25 ; Com. 27 nov. 1972, Bull. civ. IV, no 308, p. 287 ; 24 mai 1994, Bull. civ. IV, no 184, p. 147, RTD civ. 1995. 99, obs. J. Mestre (le représentant du vendeur qui avait été chargé par un établissement de crédit-bail de contacter les clients potentiels n’est pas tiers par rapport à cet établissement) ; Civ.  3e, 29  avr. 1998, RJDA 1998, no 825, p. 602, RTD  civ. 1999.  90, obs. J. Mestre (qui subordonne l’opposabilité du dol du mandataire au mandant au constat que celui-ci avait agi dans la limite du mandat qui lui avait été confié) ; Com. 23 septembre 2014, RDC 2015. 221, obs. T. Genicon (l’intermédiaire sans pouvoir de représentation n’est pas un tiers afin de permettre l’annulation du contrat) ; Com. 13 déc. 2016, CCC 2017, no 48, note L. Leveneur.

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la gestion 1 ou même d’un porte-fort 2, auxquels cas il sera assimilé à son propre dol. À ces cas de figure dégagés par la jurisprudence et consacrés par l’article 1138, ce texte a ajouté celui du « préposé » du cocontractant. Elle est également écartée en raison de la nature de l’acte juridique entaché de dol. Soit qu’il s’agisse d’un acte unilatéral, car il n’existe pas en ce cas de cocontractant et l’on ne pourrait sinon jamais invoquer le dol 3. Soit encore qu’il s’agisse d’une donation ; le dol y est sanctionné même s’il émane d’un tiers car celle-ci doit procéder uniquement d’un esprit de bienfaisance. La solution atteste le désir d’assurer, en matière de libéralités, une protection accrue du consentement 4. 303 2°) L’aspect psychologique ¸ Les manœuvres, mensonges et autres réticences ne sont pris en considération que s'ils ont pour effet de provoquer chez le cocontractant une erreur (a) qui le détermine à contracter (b). 304 a) Une erreur ¸ Peu importe la nature de cette erreur. Ce peut être une erreur sur les qualités essentielles de la prestation ou une erreur sur les qualités essentielles de la personne 5 au sens de l’article 1132, auquel cas les parties auront le loisir d’invoquer aussi bien le vice d’erreur que le dol 6. Ce peut être aussi une erreur sur la valeur 7 ou sur les motifs 8. Ce peut être enfin une erreur inexcusable 9. Indifférentes lorsqu’elles sont spontanées, ces erreurs deviennent une cause de nullité du contrat si elles ont leur source dans les tromperies du cocontractant. La solution est posée de manière très nette par l’article 1139. Elle avait été antérieurement dégagée par la jurisprudence mais celle-ci, lorsqu’on était en présence d’une réticence dolosive, lui avait apporté certains aménagements sur le maintien desquels on avait pu s’interroger. La loi de ratification a, sur ce point, fort heureusement dissipé certains de ces doutes.

1. Civ. 7 juill. 1960, Bull. civ. I, no 371, p. 305. 2. Com. 27 févr. 1996, Bull. civ. IV, no 65, p. 50, Defrénois 1996. 1205, note Dagorne-Labbé. 3. Req. 2 janv. 1878, DP 1878. 1. 136, S. 78. 1. 103. 4. F. Terré, Y. Lequette et S. Gaudemet, Les successions, Les libéralités, no 283. 5. Com. 7  févr. 2012, D.  2012.  918, note A.  Couret et B.  Dondero, RTD  civ. 2012.  313, obs. B. Fages. 6. Elles ne peuvent invoquer que l’erreur lorsque le dol émane d’un tiers (Civ. 1re, 3 juill. 1996, CCC 1996, no 121, obs. Leveneur, Defrénois 1997. 920, note Dagorne-Labbé, RTD civ. 1996. 895, obs. J. Mestre). 7. Com.17 juin 2008, RTD civ. 2008. 671, obs. B. Fages. 8. Civ. 3e, 20 oct. 1974, préc. : « L’erreur provoquée par le dol peut être prise en considération même si elle ne porte pas sur la substance de la chose qui fait l’objet du contrat ». V. par ex. Paris, 22 janv. 1953, JCP 1953. II. 7435, note J.M., Gaz. Pal. 1953. 1. 137 ; Paris, 9 juill. 1987, RTD civ. 1988. 337, obs. J. Mestre. Ce peut être une erreur sur la perspective de revente (Civ. 1re, 22 juin 2004, RTD civ. 2004. 503, obs. J. Mestre et B. Fages) ou une erreur sur la rentabilité du bien acquis (Civ. 3e, 12 octobre 2017, CCC 2018, no 5). 9. Civ. 3e, 21 févr. 2001, D. 2001. 272, note D. Mazeaud, et Somm. com. 3236, obs. L. Aynès, JCP  2001. I.  330, obs.  Constantin, Defrénois 2001.  703, obs.  Libchaber, RTD  civ. 2001.  353, obs. Mestre et Fages. Sur cette question, v. J. Mouly, « Des rapports entre l’erreur inexcusable et la réticence dolosive (l’opinion dissidente d’un travailliste) », D. 2003. 2023.

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L’erreur peut porter aussi bien sur la prestation reçue du partenaire – le vendeur a induit l’acheteur en erreur, hypothèse de loin la plus fréquente – que sur celle fournie par celui qui s’est trompé – l’acheteur a induit le vendeur en erreur afin de l’amener à lui vendre un bien à un prix inférieur à sa valeur réelle. Néanmoins, il avait été soutenu qu’en cas de réticence, le dol ne serait constitué que si l’information recelée a trait à la prestation fournie par celui qui se tait. Selon cette opinion, un contractant ne saurait se rendre coupable de réticence dolosive en conservant pour lui une information relative à la prestation qu’il doit recevoir de son cocontractant, car il n’y aurait pas d’obligation d’informer le cocontractant sur sa propre prestation 1. Ainsi la personne qui se porte acquéreur d’un objet sans révéler au vendeur ignorant certaines particularités qui confèrent à l’objet une valeur plus importante ne commettrait pas un dol. Cette analyse n’est pas en harmonie avec les solutions qui prévalent en matière d’erreur sur la substance. L’erreur du vendeur sur sa propre prestation entraînant la nullité du contrat (v. ss 283), à plus forte raison doit-il en aller ainsi lorsque l’acheteur connaissait les qualités de la chose vendue et n’en a pas averti le vendeur. La jurisprudence est en ce sens : un acheteur ne doit pas taire à son partenaire les qualités de la chose que celui-ci lui vend 2. Et l’on ne pouvait objecter au vendeur le caractère inexcusable de son erreur, puisque la jurisprudence considérait que ce caractère ne faisait pas obstacle au prononcé de la nullité lorsqu’elle a sa source dans une réticence dolosive 3. Néanmoins, en pratique, la consécration de la réticence dolosive dans un tel cas se heurte à un double obstacle. De preuve, tout d’abord : l’acheteur pourra soutenir qu’il n’a découvert les qualités de la chose qu’après son acquisition ; la preuve qu’il connaissait ces qualités au moment de la vente peut se révéler difficile. De fond, ensuite : la jurisprudence a décidé dans des arrêts remarqués que ne pèse sur l’acheteur aucune obligation d’informer le vendeur de la valeur d’une chose dont celui-ci connaît par ailleurs les qualités 4. Partant, un vendeur ne saurait se prévaloir de la réticence dolosive lorsqu’il connaissait les qualités de la chose vendue, authenticité d’une œuvre d’art par exemple, mais ignorait le cours de celle-ci. L’erreur sur la valeur restait une erreur indifférente, lorsqu’elle avait sa source dans une réticence dolosive 5. L’article 1139, tel qu’issu de l’ordonnance, prévoyant que l’erreur sur la valeur est une cause de nullité lorsqu’elle a sa source dans un dol sans faire aucune réserve à 1. Fabre-Magnan, De l’obligation d’information dans les contrats, Thèse Paris  I, éd.  1992, nos 208 s., p. 167. 2. Civ. 3e, 27 mars 1991, Bull. civ. III, no 108, p. XXX, CCC 1991, no 133, note Leveneur, D. 1992. Somm. 196, obs. Paisant, RTD civ. 1992. 81, obs. Mestre ; Civ. 1re, 11 sept. 2012, RDC 2013. 62, obs. Savaux (une commune se porte acquéreur d’un terrain en dissimulant au vendeur la révision imminente du POS qui confère à celui-ci une valeur accrue) ; Civ. 1re, 15 nov. 2000, Bull. civ. III, no 171, Defrénois 2001. 242, obs. Savaux, CCC 2001, no 23, RTD civ. 2001. 355, obs. Mestre et Fages (un acheteur qui entend exploiter le sous-sol du terrain acheté, ne doit pas dissimiler la nature de celui-ci). V. aussi Paris, 19 janv. et 29 avr. 1994, RTD civ. 1994. 852, obs. Mestre. 3. Civ. 1re, 21  févr. 2001, Bull.  civ. III, no 20, D.  2001.  2702, note D.  Mazeaud, RTD  civ. 2001. 353, obs. J. Mestre ; Com. 8 mars 2016, CCC 2016, no 135, note L. Leveneur. 4. Civ. 1re, 3 mai 2000, JCP 2000. II. 10510, note C. Jamin I. 272, no 1, obs. G. Loiseau, D. 2002. Somm.  928, obs.  Tournafond, CCC 2000, no 140, note  Leveneur, Defrénois 2000.  1110, obs. D.  Mazeaud et Delebecque, RTD  civ. 2000.  566, obs.  Mestre et  Fages ; Civ.  3e, 17  janv. 2007, D.  2007.  1051, note D.  Mazeaud et 1054, note Ph.  Stoffel-Munck, JCP  2007. II.  10042, note C. Jamin, Defrénois 2007. 443, obs. E. Savaux et 959, note Y. Dagorne-Labbe, CCC 2007, no 117, note L. Leveneur, RDC 2007. 703, obs. Y.-M. Laithier, RTD civ. 2007. 335, obs. Mestre et Fages, GAJC, t. 2, no 151). Il en va différemment lorsque l’acheteur a pris l’initiative de l’opération et qu’il détenait des informations que le vendeur ne pouvait se procurer (Com. 27 févr. 1996, préc. ; 12 mai 2004, préc.). 5. G. Lardeux, « La réticence dolosive n’est pas un dol comme les autres », D. 2012. 2986, sp. p. 2989.

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propos de la réticence dolosive, on s’était interrogé sur le maintien de cette solution, alors même que l’article 1112-1 qui écarte du périmètre du devoir légal d’information l’estimation de la valeur de la prestation semblait vouloir la consacrer (v. ss 333). Aussi bien avait-il été souligné que à « l’inspiration libérale du devoir d’information “paraissait s’opposer une” inspiration solidariste de la réticence dolosive » 1, créant ainsi la plus grande confusion 2. Fort heureusement, la loi de ratification en ajoutant dans l’article 1137 un troisième alinéa précisant que « ne constitue pas un dol le fait pour une partie de ne pas révéler à son cocontractant son estimation de la valeur de la prestation » a dissipé cette incertitude 3. Encore faut-il espérer que la consécration législative ne bouleversera pas les équilibres que la jurisprudence avait su dégager. La Cour de cassation avait écarté le jeu de l’obligation d’information et de la réticence dolosive uniquement dans le cas où l’acheteur avait pris l’initiative de l’opération. Et de fait, ce n’est pas la même chose de se porter acquéreur d’un objet mis en vente à un certain prix et d’amener un individu à céder une chose à un prix nettement inférieur à sa valeur 4. À quoi il faut ajouter le tempérament de la jurisprudence Vilgrain. Dans cette décision, la chambre commerciale avait estimé que le dirigeant de société, tenu d’un devoir de loyauté envers les associés, se rendait coupable d’une réticence dolosive en achetant des titres pour lesquels il avait été chargé par un associé de trouver un acquéreur, sans informer le cédant des négociations menées parallèlement avec un autre acquéreur en vue de les revendre à un prix supérieur 5. La solution devrait pouvoir se maintenir. Dans cette affaire, c’est moins un manque d’information sur la valeur des titres qui a été sanctionné que la dissimulation des négociations menées pour les revendre à un meilleur prix. Au surplus le contexte créé par l’existence d’un contrat-organisation renforce le devoir de loyauté.

305 b) Une erreur déterminante ¸ Pour que la nullité soit prononcée, il faut que l'erreur provoquée par le dol ait revêtu un caractère déterminant. Sans cette erreur, la victime de celle-ci n’aurait pas contracté 6. À ce dol dit principal, on opposait traditionnellement le dol dit incident, c’est-à-dire celui sans lequel la partie qui en est victime aurait néanmoins accepté de contracter, mais à des conditions différentes, par exemple à un prix plus avantageux. Selon la doctrine classique, le dol incident permettrait

1. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 190, p. 159. 2. G.  Cattalano-Cloarec, « Obligation d’information et réticence dolosive : une obscure clarté ? », in La réforme du droit des contrats en pratique, p. 37. 3. Cette disposition ne revêt pas un caractère interprétatif et s’applique donc uniquement aux contrats conclus après l’entrée en vigueur de la loi de ratification, soit après le 1er octobre 2018 4. M.  Fabre-Magnan, thèse préc., no 210, p. 168. Il convient de noter que dans les deux affaires précitées (Civ.  1re, 3  mai 2000, préc. ; Civ.  3e, 17  janv. 2007, préc.), le vendeur qui connaissait les qualités de la chose qu’il se proposait de vendre avait contacté l’acquéreur afin de lui proposer de la lui vendre à un prix qu’il avait lui-même fixé. 5. Com. 27  février 1996, Bull.  civ.  IV, no 65, D.  1996.  518, note Ph.  Malaurie, JCP  1996. II. 22665, note J. Ghestin, RTD civ. 1997. 114, obs. J. Mestre ; voir aussi Com. 12 mai 2004, D.  2004.  1599, note A.  Lienhard, JCP  2004. II.  10153, note G.  Damy, RDC 2004.  923, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 2004. 500, obs. Mestre et Fages ; voir en dernier lieu et plus en retrait, Com. 12 avril 2016, RTD civ. 2016. 612, obs. H. Barbier. 6. Soc. 23 févr. 1961 JCP 1961. II. 12261 ; Civ. 3e, 1er mars 1977, D. 1978. 91, note C. Larroumet ; Paris, 15 janv. 1987, D. 1987. IR 28 ; Soc. 5 oct. 1994, D. 1995. 282, note Mozas, RTD civ. 1995. 94, obs. J. Mestre, 146, obs. P.-Y. Gautier ; Civ. 3e, 21 mars 2001, CCC 2001, no 101, note Leveneur.

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à celui qui s’en prévaut d’obtenir non la nullité du contrat mais des dommages-intérêts, c’est-à-dire en fait une diminution du prix convenu 1. Cette distinction était contestée par une partie importante de la doctrine contemporaine, qui faisait observer qu’il est artificiel de « distinguer entre la volonté de contracter, abstraitement considérée, et la volonté concrète de contracter à telles ou telles conditions » 2. « La volonté d’acquérir ne prend une valeur juridique que si elle est la volonté d’acquérir moyennant un prix déterminé » 3. Selon ces auteurs, le dol incident devait permettre d’obtenir l’annulation, car en son absence, on aurait conclu non le contrat considéré, mais un autre contrat, à des conditions différentes. Longtemps favorable à la solution classique 4, la jurisprudence avait finalement admis que l’existence d’un dol incident suffit à fonder la nullité du contrat 5. Cette solution a été consacrée par l’article 1130 qui dispose que comme l’erreur et la violence, le dol vicie le consentement lorsqu’il est de telle nature que, sans lui, « l’une des parties n’aurait pas contracté ou aurait contracté à des conditions substantiellement différentes ». Comme tous les commentateurs l’ont relevé la distinction du dol principal et du dol incident au sens traditionnel est ainsi condamnée. Le dol incident ne peut plus subsister que lorsque le dol n’a pas été déterminant au sens de l’article 1130, c’est-à-dire a conduit à la conclusion d’un contrat à des conditions non substantiellement différentes de ce qu’elles auraient été en son absence. Seul des dommages-intérêts pourront alors être obtenus (v. ss 307). Le caractère déterminant du dol, d’une part, implique une tromperie antérieure ou concomitante à la formation du contrat 6 et d’autre part, doit être apprécié in concreto. Ainsi que le prévoit l’article 1130, alinéa 2, « le caractère déterminant s’apprécie eu égard aux personnes et aux circonstances dans lesquelles le consentement a été donné ». On recherchera donc si, compte tenu de son âge, de son instruction, de son intelligence, de sa compétence professionnelle, la victime du dol a été effectivement trompée 7. La solution est éminemment protectrice des faibles et des naïfs, victimes désignées des manœuvres dolosives 8. 1. Baudry-Lacantinerie et Barde, Obligations, t. I, no 116 ; Aubry et Rau, t. IV, 6e éd., § 143 bis, par Bartin, texte et notes 21 et 22 ; Beudant et Lerebours-Pigeonnière, t. VIII par G. Lagarde, no 142. 2. Flour, Aubert et Savaux, no 214. 3. Planiol et Ripert, t. VI par Esmein, no 207 ; Ghestin, no 440 ; Marty et Raynaud, no 157. 4. Civ. 3e, 5 avr. 1968, Bull. civ. III, no 156, p. 124, D. 1968. Somm. 89 ; Com. 11 juill. 1977, D. 1978. 155, note C. Larroumet, Defrénois 1978. 762, obs. J.-L. Aubert ; 2 mai 1984, JCP 1984. IV. 218 ; 8 juillet 2003, CCC 2003, no 153, obs. L. Leveneur. 5. Civ.  3e, 22  juin 2005, Bull.  civ.  III, no 137, CCC 2005, no 186, note  Leveneur, RDC 2005. 1025, obs. Stoffel-Munck ; Com. 30 mars 2016, RDC 2016. 652, obs. T. Genicon. ; voir déjà Civ. 1re, 22 déc. 1954, D. 1955. 254. Rappr. CE 19 déc. 2007, JCP 2008. II. 10113, note J. Martin, RDC 2008. 671, obs. J. Rochfeld. 6. V. Paris, 20 mai 1986 et 16 juin 1987, RTD civ. 1988. 338, obs. J. Mestre. La réticence ne saurait avoir pour objet un fait postérieur au contrat. 7. Dejean de la Bâtie, Appréciation in abstracto et appréciation in concreto en droit civil français, thèse Paris, éd. 1965, no 285 ; Civ. 3e, 24 oct. 1972, Bull. civ. III, no 543, p. 396. 8. H.J. et L. Mazeaud, t. II, 1er vol. par F. Chabas no 195.

LA fORMATION DU CONTRAT

B. Les sanctions du dol

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306 Preuve du dol ¸ L'ancien article 1116 in fine disposait que « le dol ne se présume pas et doit être prouvé », ce qui ne signifiait pas qu’il ne puisse pas s’établir par de simples présomptions : le dol est un fait juridique ; tous les moyens de preuve sont donc admissibles 1. Le texte signifiait uniquement qu’une personne qui invoque une nullité pour dol doit établir l’existence de ce dol, ce qui n’est que l’application du droit commun de la preuve. Toutefois, lorsqu’un défaut d’information est allégué pour fonder une demande d’annulation d’un contrat pour réticence dolosive, celui qui est tenu d’une obligation d’information doit rapporter la preuve de l’exécution de cette obligation 2. Bien que cette disposition n’ait pas été reprise par les textes nouveaux, les solutions qui viennent d’être décrites devraient se maintenir. 307 Nature des sanctions ¸ En tant que le dol vicie le consentement de la victime, la nullité, lorsqu'elle est encourue, est la nullité relative du contrat. La solution résulte désormais de l’article 1131. La prescription est de cinq ans et court du jour où le dol a été découvert (C. civ., art. 1144) 3. Mais le dol est aussi une faute 4 qui peut être sanctionnée par des dommages-intérêts. La victime des manœuvres dolosives peut donc exercer une action en responsabilité délictuelle pour obtenir de leur auteur la réparation du préjudice subi, lorsque le prononcé de la nullité ne suffit pas à faire disparaître celui-ci 5. Rien n’oblige d’ailleurs la victime à demander la nullité du contrat si elle préfère se borner à réclamer des dommagesintérêts 6. À la différence de l’action en nullité, l’action en responsabilité 1. Civ. 4 janv. 1949, D. 1949. 135. 2. Civ. 2e, 15 mai 2002, CCC 2002, no 135, note Leveneur, RTD civ. 2003. 84, obs. Mestre et Fages. 3. Le délai commence à courir du jour où le dol a été découvert et non simplement soupçonné (Civ. 1re, 31 mai 1972, Bull. civ. I, no 141). C’est à celui auquel le dol est imputé de rapporter la preuve de ce que son cocontractant l’avait découvert plus de cinq ans avant de l’invoquer (Civ. 1re, 25 mars 2010, RTD civ. 2010. 320, obs. B. Fages). Cette nullité peut être invoquée contre le tiers qui se prévaut du contrat (Civ. 1re, 21 févr. 1995, Bull. civ. I, no 91, p. 65, CCC 1995, no 81, obs. Leveneur, JCP 1995. I. 3867, no 9, obs. Billiau, RTD civ. 1995. 883, obs. crit. J. Mestre). 4. Bien que la faute de l’appauvri ne fasse plus, en principe, systématiquement obstacle au jeu de l’action de in rem verso (v. ss 1305), le dol commis par un cocontractant le prive de cette action en cas d’annulation du contrat, car il s’agit d’une faute intentionnelle (Com. 19  mai 1998, Bull.  civ.  IV, no 160, p. 130, D.  1999.  406, note M.  Ribeyrol-Subrenat JCP  1999. I.  114, no 7, obs. Virassamy, RTD civ. 1999. 106, obs. J. Mestre). 5. Com. 4 janv. 2000, CCC 2000, no 79, obs. Leveneur. Le dol commis par l’un des contractants n’efface pas les manquements des tiers – notaire agent immobilier… – survenus à l’occasion de la conclusion du contrat de telle sorte que la victime peut également leur demander réparation (J. Mestre, RTD civ. 1999. 92 et décisions citées). 6. Com. 14 mars 1972, Bull. civ. IV, no 90, D. 1972. 653, note J. Ghestin, Defrénois 1973. 446, obs. J.-L. Aubert ; Civ. 1re, 14 nov. 1979, Bull. civ. I, no 279, p. 226, D. 1980. IR 264, obs. J. Ghestin, RTD civ. 1980. 763, obs. F. Chabas ; Civ. 3e, 10 févr. 1999, CCC 1999, no 90, note L. Leveneur ; Com. 27  janv. 1998, RTD  civ. 1998.  904, obs. J.  Mestre ; Civ.  3e, 6  juin 2012, RDC 2012. 1180, note T. Genicon.

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exercée par la victime d’un dol ne suppose pas que soit démontré le caractère intentionnel de la réticence de son cocontractant 1. Et de fait, l’action en dommages-intérêts étant fondée sur l’ancien article 1382 (devenu l’article 1240), une simple négligence suffit pour fonder la condamnation. En raison du caractère d’ordre public de cette responsabilité délictuelle, celle-ci ne peut être neutralisée conventionnellement par une clause limitative ou exonératoire de responsabilité 2. L’action en responsabilité qui laisse subsister le contrat ne tendant pas aux mêmes fins que l’action en nullité ne peut être formulée pour la première fois en appel 3. L’étendue du préjudice réparable varie selon que la victime du dol a choisi de maintenir ou non le contrat 4. Lorsque la victime du dol choisit de demander la nullité, son préjudice réparable couvre les frais de conclusion du contrat, puisque ceux-ci sont devenus inutiles le contrat ayant été annulé ainsi que la perte de chance de conclure un contrat avec un tiers, si cette chance est sérieuse. La demande en nullité du contrat empêche son auteur de demander réparation de la perte de chance d’obtenir les gains du contrat 5. Il s’agit d’effacer le dommage en faisant comme si le contrat n’avait pas été conclu 6. Lorsque le contractant victime du dol fait le choix de ne pas demander la nullité du contrat, son préjudice réparable consiste en la perte de la chance d’avoir pu contracter à des conditions plus avantageuses 7. En d’autres termes, le préjudice résulte dans le fait que le contrat a été conclu à des conditions moins avantageuses que celles qui auraient été retenues s’il n’y avait pas eu de faute précontractuelle. La mise en jeu de la responsabilité de l’auteur du dol conduit alors au rééquilibrage économique

La victime peut choisir d’agir uniquement en responsabilité, que l’action en nullité soit recevable (Civ. 1re, 14 mars 1972, D. 1972. 653, note J. Ghestin, Defrénois 1980. 763, obs. J.-L. Aubert) ou non. C’est ainsi que le désistement de l’action en nullité pour dol (Com. 18  oct. 1994, D. 1995. 180, note Atias, CCC 1995, no 1, obs. Leveneur, Defrénois 1995. 332, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 1995. 353, obs. J. Mestre) ou la renonciation à exercer cette action (Civ. 1re, 4 oct. 1988, Defrénois 1989. 757, obs. J.-L. Aubert) sont sans incidence sur l’action en réparation du dommage que le dol a provoqué. 1. Civ. 1re, 28 mai 2008, JCP 2008. II. 10179, note I. Beynex, I. 218, no 6, obs. F. Labarthe, RCA 2008, no 268, RDC 2008. 1118, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 2008. 476, obs. B. Fages. 2. Civ. 1re, 5 juillet 2017, RDC 2017. 599, obs. O. Deshayes. 3. Com. 30 juin 2015, RTD civ. 2015. 867, obs. H. Barbier. 4. C. Guelfucci-Thibierge, Nullité, restitution et responsabilité, thèse Paris I, éd. 1992, nos 184 s., p. 123 s. ; Y. Lequette, « Responsabilité civile versus vices du consentement », Mélanges M.-S. Payet, 2011, p. 363 s., sp. p. 375. 5. Civ. 3e, 29 septembre 2016, D. 2016. 2000, RTD civ. 2016. 847, obs. H. Barbier. 6. La détermination du préjudice réparable est alors analogue à ce qu’elle est en cas de rupture abusive des pourparlers (v. ss 248). Dans les deux cas, il n’y a pas ou plus de contrat, en sorte que la réparation doit s’opérer en replaçant la victime dans la situation où elle se serait trouvée si aucune négociation n’avait été engagée ou si aucun contrat n’avait été conclu (Y.  Lequette, art. préc., Mélanges M.-S. Payet, 2011, p. 374). 7. Com. 10  juillet 2012, D.  2012.  2772, note M.  Caffin-Moi, 2013. Pan.  396, obs.  S. et M. Mekki, JCP 2012. 1151, obs. J. Ghestin, RDC 2013. 91, obs. O. Deshayes, RTD civ. 2012. 725, obs.  B.  Fages, 732, obs. P.  Jourdain ; voir déjà Civ.  1re, 25  mars 2010, RTD  civ. 2010.  323, obs. B. Fages ; rappr. Com. 24 septembre 2013, RDC 2014. 30, obs. O. Deshayes.

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du contrat par le biais de la compensation entre la dette de réparation et l’engagement excessif du débiteur. La question a été discutée de savoir si la victime du dol peut demander, dans ce cas, la réparation de la perte d’une chance de ne pas contracter. La haute juridiction a répondu à cette question par la négative dans un arrêt du 10 juillet 2012 et par l’affirmative dans des arrêts du 25 mars 2010 et du 21 juin 2016. L’exigence de cohérence entre demandes procédurales, sort du contrat et responsabilité civile conduit à notre sens à privilégier la première réponse. La victime du dol ayant choisi le maintien du contrat ne peut se plaindre ni de la perte de la chance de conclure un contrat à des conditions plus avantageuses avec un tiers, ni de la perte de la chance de ne pas contracter. Les dommages-intérêts constituent la seule sanction dans le cas d’un dol qui aurait eu pour conséquence que la victime contracte à des conditions non substantiellement différentes. Le préjudice sera alors par définition peu important, mais la victime pourra en être indemnisée sur le fondement de l’article 1240 du code civil (anc. art. 1382). De même, les dommages-intérêts constitueront la seule sanction en cas de dol causé par un tiers 1 (v. ss 302). On peut encore concevoir comme une sanction du dol, le refus de la nullité : l’incapable qui a dissimulé son état par des manœuvres dolosives ne pourra pas obtenir la nullité du contrat pour incapacité 2. Il ne saurait, en revanche, être question d’engager la responsabilité de celui qui a été trompé au motif qu’il n’aurait pas informé son partenaire de l’obligation de bonne foi qui pesait sur celui-ci 3.

§ 3. La violence

308 Présentation. En cas d’erreur, qu’elle soit spontanée, provoquée ou exploitée, le consentement est vicié parce qu’il n’a pas été donné en pleine connaissance de cause. En cas de violence le consentement est vicié parce que, ayant été donné sous la contrainte, il n’a pas été libre. Autrement dit, le consentement est alors atteint non dans sa dimension réflexive, mais dans sa dimension volitive (v. ss 147). Pour les rédacteurs du Code civil, seule la contrainte provoquée par le cocontractant ou un tiers était prise en compte et sanctionnée sous couvert de la violence. Mais, à partir de la fin du xixe siècle, la jurisprudence entreprit de solliciter le vice de violence pour sanctionner, non sans hésitation ni repentir, des cas où le cocontractant avait non pas provoqué mais exploité la contrainte pesant 1. Sauf si ce dol a donné naissance à une erreur – erreur sur la substance, erreur sur la personne – qui suffit à entraîner la nullité du contrat (Civ. 1re, 3 juill. 1996, préc.). 2. Civ. 3 juin 1902, DP 1902. 1. 452, S. 1902. 1. 485. Mais on se rappelle que « la simple déclaration de majorité faite par le mineur, ne fait point obstacle à sa restitution » (anc. art. 1307) ; il faut une machination caractérisée, comme la production d’un faux acte de naissance (v. ss 299). 3. Com. 28 mars 2000, RTD civ. 2000. 565, obs. Mestre et Fages.

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sur son partenaire. D’où l’idée qu’il conviendrait de mettre sur pied un moyen qui permettrait de sanctionner les conventions qui auraient été conclues à la suite de l’exploitation abusive d’un état de nécessité ou d’un état de dépendance. Dans le prolongement du projet Catala, l’ordonnance de 2016 a créé à côté de la violence classique qui sanctionne une contrainte provoquée, un nouveau cas de violence qui sanctionne une dépendance exploitée.

A. La violence classique : la contrainte provoquée 309 Définition ¸ Il y a violence lorsqu'une personne contracte sous la menace d'un mal considérable qui fait naître chez elle un sentiment de crainte 1. Tout en sachant que le contrat proposé est mauvais pour elle, la victime de la violence n’en donne pas moins son consentement, car elle est menacée d’un mal plus grave au cas où elle refuserait de s’engager. Afin de mieux cerner ce vice du consentement, on envisagera successivement la notion de violence, puis sa sanction.

1. La notion de violence

310 L’ambivalence de la notion ¸ Plus encore que la fourberie, notre droit réprouve la violence qui s'exerce à l'encontre d'un contractant. Aussi bien retrouve-t-on dans la violence la même dualité de structure que dans le dol : délit civil pour celui qui l'exerce, vice du consentement pour celui qui la subit. Mais délit et vice diffèrent. Le délit est une menace, un acte de force et non une déloyauté. Le vice n'est plus l'erreur mais la crainte qui entame ou supprime la liberté du consentement. 311 a) L’aspect délictuel ¸ Plus grave que la tromperie, la violence sera prise en compte qu'elle émane du cocontractant ou d'un tiers. Encore faut-il qu'elle soit établie dans sa matérialité et qu'elle revête un caractère injuste. 312 1) L’élément matériel ¸ La loi civile englobe sous cette notion toutes les formes de menaces, les plus rudimentaires comme les plus raffinées. La violence peut s’exercer à l’encontre du cocontractant lui-même ou de ses « proches », c’est-à-dire des personnes pour lesquels la loi présume chez le contractant une grande affection (C. civ., art. 1140) 2. Le mal dont ils 1. A. Breton, La notion de violence en tant que vice du consentement, thèse Caen, 1925 ; Rieg, thèse préc., no 159 s. ; R. Demogue, « La violence comme vice du contrat », RTD civ. 1914. 435 s. ; L. Josserand, Les mobiles dans les actes juridiques en droit privé, no 71 ; G. Ripert, La règle morale dans les obligations civiles, nos  45  s. ; Treillard, « La violence comme vice de consentement en droit comparé », Mélanges Laborde-Lacoste, 1963, p. 419 s. 2. L’ancien article  1113  visait le conjoint, les descendants, les ascendants. Des menaces à l’encontre d’autres parents ou même d’amis pouvaient être une cause de nullité, mais il n’y a plus alors une présomption légale d’influence ; le contractant qui demande la nullité devait prouver

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sont menacés peut être physique – menace de mort, de coup, de séquestration –, moral – menace de divulguer tel ou tel fait contraire à l’honneur –, pécuniaire – menace de priver une personne de sa profession, de son logement, de ses ressources 1. 313 2) L’élément injuste ¸ Pour être cause de nullité, la violence doit être injuste. Il ne suffit pas que la liberté de décision du cocontractant ait été altérée, il faut encore que la contrainte soit illégitime. Il en va toujours ainsi lorsque l'auteur de la violence a recours à des voies de fait 2. La force n’est-elle pas, par hypothèse, la négation du droit ? En revanche, il est communément admis que l’emploi de voies de droit (action pénale, saisie) ne constitue pas une violence (art. 1141) et ne peut en principe motiver l’annulation de la convention qui en est la suite, car ce n’est que l’exercice d’un droit. La jurisprudence est abondante. Il a été jugé qu’il n’y a pas violence si une femme, sachant son mari menacé de poursuites bien fondées, s’engage comme sa caution 3. De même, le débiteur qui souscrit une reconnaissance de dette 4 ou accepte de vendre ses biens pour éviter les poursuites de son créancier, le fermier qui, ayant commis un vol au préjudice de son bailleur, s’engage à quitter les lieux sous la menace de dépôt d’une plainte 5, l’employé indélicat qui signe une reconnaissance de la somme qu’il a détournée sous la menace d’une plainte au pénal 6 ne subissent qu’une contrainte légitime. Il n’y aurait non plus rien d’injuste à faire pression sur la volonté d’autrui pour convertir une obligation naturelle en obligation civile 7. qu’en l’espèce, la violence exercée sur le tiers a été déterminante pour lui. Ce sera une question de fait (v. Planiol et Ripert, t. VI par Esmein, no 193 ; Mazeaud et Chabas, no 205 ; Ghestin, 3e éd., no 584). Dans une opinion, l’existence même d’une présomption dans les cas visés par l’article 1113 est contestée, ce texte ne comportant que des exemples non limitatifs laissant au juge le soin de décider si, en fait, dans chaque cas, il y a eu ou non contrainte déterminante (Marty et Raynaud, no 165 ; Flour, Aubert et Savaux, no 220). 1. V. par exemple Com. 28 mai 1991, D. 1991. Somm. com. 385, obs. Aynès, D. 1992. 167, note P. Morvan ; Civ. 3e, 13 janv. 1999, D. 2000. 76, note Wilmann, CCC 1999, no 54, obs. Leveneur, Defrénois 1999.  749, obs.  Delebecque (à propos d’une vente d’immeuble consentie à une secte). 2. V. Douai, 16 juin 1982, JCP 1983. II. 20035, note R. Jambu-Merlin, RTD civ. 1984. 111, obs. F. Chabas. 3. Civ. 25 févr. 1879, DP 79. 1. 273 ; comp. Paris, 31 mars 1906, D. 1907. 2. 366. 4. Civ. 1re, 5 juin 1961, Bull. civ. I, no 289, p. 230. L’éventualité d’une action judiciaire exercée par le créancier ne peut constituer une contrainte pour le débiteur qui disposait lui-même de recours contentieux pour faire valoir ses droits (Soc. 24  mai 1973, D.  1974.  365, note J. Ghestin). 5. Chambéry, 15 mai 1944, Gaz. Pal. 1944. 2. 111. 6. Sur la validité d’un engagement souscrit sous la menace de poursuites pénales à la suite d’irrégularités constatées dans la gestion d’un magasin, v. Com. 30 janv. 1974, D. 1974. 382 ; rappr. Civ. 3e, 17 janv. 1984, Bull. civ. III, no 13, p. 10, Defrénois 1985. 378, note J.-L. Aubert (rejetant le pourvoi contre, Paris, 8 juill. 1982, D. 1983. 473, note Landraud). 7. V. ainsi, au sujet de l’engagement pris au profit d’une femme délaissée par son amant qui l’a rendue mère (Paris, 18 févr. 1910, S. 1910. 2. 220) ou d’une maîtresse abandonnée après de longues années de vie commune (Rennes, 7 mars 1904, S. 1907. 2. 241, note J. Hémard).

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Il en va toutefois autrement si l’emploi des voies de droit est détourné de son but, s’il devient abusif ; « La voie de droit est invoquée ou exercée pour obtenir un avantage manifestement excessif » (art. 1141). Ainsi, commet une violence illicite celui qui menace son débiteur de saisie et de procès pour lui extorquer des engagements excessifs 1, pour atteindre un résultat autre que celui auquel il pouvait légitimement prétendre 2. Dans la même ligne d’idées, l’accord conclu entre un patron et ses salariés sous la pression d’une grève n’est pas entaché de violence, car la grève est un mode d’action consacré par le droit. Mais tel n’est plus le cas lorsque la grève s’est accompagnée de moyens de pression illégitimes : séquestration du patron, voie de fait exercée à son encontre 3. 314 3) L’origine de la violence ¸ En vertu de l'article 1142 du Code civil, « la violence est une cause de nullité qu'elle ait été exercée par une partie ou par un tiers ». Ainsi, contrairement au dol, la violence est prise en compte alors même qu’elle n’émane pas du cocontractant. Cette différence ne s’explique guère si l’on se place au seul point de vue de la psychologie de celui qui est victime de la tromperie ou de la violence. Sa volonté est pareillement atteinte dans les deux cas. Elle se justifie en revanche d’un point de vue social, le trouble causé par la violence étant en soi plus dangereux. 315 b) L’aspect psychologique : le sentiment de crainte ¸ Selon l'article 1140 du Code civil, « il y a violence lorsqu'une partie s'engage sous la pression d'une contrainte qui lui inspire la crainte d'exposer sa personne, sa fortune ou celle de ses proches à un mal considérable ». Autrement dit, la violence n'est une cause de nullité du contrat que parce qu'elle fait naître chez celui qui la subit un sentiment de crainte qui vicie

1. Req. 17 août 1865, S. 65. 1. 399 (l’arrêt reconnaît qu’il y a eu violence dès lors qu’on s’était servi de la promesse de désistement dans une poursuite peu fondée pour obtenir une transaction excessive) ; Req. 10 mars 1908, DP 1909. 1. 16, S. 1909. 1. 76 (il y a violence si pour obtenir le désistement d’une plainte pour faux, on a signé une promesse dix fois supérieure au préjudice) ; Civ. 9 avr. 1913, DP 1917. 1. 103, S. 1914. 1. 267 ; Req. 5 nov. 1935, DH 1935. 537 ; Com. 28 avr. 1953, Bull. civ. IV, no 151, p. 104 ; Civ. 1re, 3 nov. 1959, D. 1960. 187, note G. Holleaux, RTD civ. 1960.  295, obs. H.  et L.  Mazeaud ; Paris, 31  mars 1966, Gaz.  Pal. 1966. 2.  194, RTD  civ. 1967.  147, obs. J.  Chevallier ; v.  aussi Poitiers, 7  nov. 1979, D.  1980. IR  1980.265, obs. J. Ghestin. 2. Ainsi en va-t-il lorsqu’il n’y a pas de rapport direct entre le droit que l’auteur de la violence menace d’exercer et la convention qu’il obtient sous cette menace. Tel est le cas si, pour obtenir le retrait d’une plainte en adultère, une femme libère son mari de ce qu’il lui devait (Req. 6 avr. 1903, S. 1904. 1. 505, note Naquet). De même, la victime d’un internement sous l’occupation ennemie a le droit de porter plainte contre son dénonciateur, mais l’engagement qu’elle obtient de ce dernier de lui verser une somme d’argent sous la menace de porter plainte est vicié par la violence (Civ. 1re, 30 juin 1954, JCP 1954. II. 8325). 3. T. civ. Nantes, 6 janv. 1956, Gaz. Pal. 1956. 1. 61, RTD civ. 1956. 369, obs. J. Carbonnier ; Douai, 16 juin 1982, préc., maintenu par Soc. 8 nov. 1984, Bull. civ. V, no 423, p. 315, RTD civ. 1985. 367, obs. J. Mestre.

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son consentement. Encore faut-il que cette crainte existe au moment de la conclusion du contrat et qu'elle soit suffisamment grave. 1) Le moment. Pour que le consentement soit vicié, il faut que le contrat ait été conclu sous l’empire de la crainte. Elle doit donc avoir existé au moment de la formation du contrat. 2) La gravité. Pour que le consentement soit vicié, il faut que la crainte sous l’empire de laquelle le contrat a été conclu soit suffisamment grave. L’article 1140 le dit indirectement en précisant qu’il faut la menace d’un « mal considérable ». Cette gravité peut s’apprécier de deux façons : in abstracto, par référence au modèle abstrait du bon père de famille, c’està-dire de l’homme raisonnable ; in concreto, par rapport à la capacité de résistance de la personne concernée. La menace doit être de nature à faire impression sur l’homme moyen, ni héros, ni pleutre dans le premier cas, sur la personne du contractant victime de celle-ci dans le second cas. L’ancien article 1112 faisait successivement référence à chacune de ces méthodes. En jurisprudence, l’appréciation in concreto l’avait emporté. La solution est consacrée par l’article 1130, de manière générale pour tous les vices du consentement. Les tribunaux recherchent si la personne qui demande la nullité était effectivement sous l’empire de la crainte. Il en résulte une individualisation judiciaire de la violence. Le seuil à partir duquel la violence devient une cause de nullité peut varier d’un individu à l’autre, en fonction de sa force de caractère, de son âge, de son sexe, de sa situation sociale, etc. 1. En revanche, il n’y a plus à proprement parler violence lorsqu’une personne contracte sous l’empire d’une drogue qui annihile totalement sa volonté ou que sa main a été guidée de force pour obtenir sa signature. En ce cas, en effet, le consentement n’est plus donné sous l’empire de la crainte, il fait radicalement défaut.

2. Les sanctions de la violence

316 Preuve et sanctions ¸ Celui qui prétend qu'il a été victime d'une violence doit démontrer que sont réunies les conditions exigées pour que ce vice du consentement existe 2. Fait juridique, la violence peut être prouvée par tous moyens, y compris par les présomptions de l’homme. 1. Req. 17 nov. 1925, S. 1926. 1. 121, note A. Breton (arrêt qui tient compte de l’expérience et des connaissances de celui qui s’est engagé, pour lui refuser la nullité) ; Civ.  3  nov. 1959, D. 1960. 187, note G. Holleaux (femme inexpérimentée n’ayant pas su résister aux menaces d’un agent d’affaires) ; Com. 4 juin 1973, Bull. civ. IV, no 193, p. 174, RTD civ. 1974. 144, obs. Y. Loussouarn (veuve sans ressources, victime d’une violence exercée par son beau-père) ; Com. 28 mai 1991, Bull. civ. IV, no 120, p. 128, D. 1991. Somm. 385, obs. L. Aynès, Defrénois 1992. 318, obs. J.-L.  Aubert. À  l’opposé v.  Com. 30  janv. 1974, D.  1974.  382 (femme ayant l’expérience des affaires et un âge suffisant pour résister aux intimidations). 2. Les ordonnances du 21 avr. et du 9 juin 1945 ont fait une exception pour les victimes des spoliations résultant de la guerre. Elles ont établi une présomption de violence en faveur des personnes qui, sous l’occupation, ont cédé leurs biens menacés de spoliation.

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Selon la conception classique des nullités, la violence physique entraînerait la nullité absolue du contrat, le consentement faisant, en ce cas, radicalement défaut. Quant à la violence morale, elle serait sanctionnée par la nullité relative, le consentement étant seulement vicié. Selon la conception moderne des nullités, qu’elle soit physique ou morale, la violence est sanctionnée par la nullité relative du contrat. C’est cette dernière solution qui a été consacrée par l’article 1131. La nullité ne peut être demandée que par la victime de la violence. Son action se prescrit par cinq ans, délai qui commence à courir au jour où la violence a cessé (C. civ., art. 1144). La nullité peut n’être prononcée que pour partie, ce qui permet de réduire l’avantage qui a été extorqué 1. La nullité du contrat peut être accompagnée d’une condamnation à des dommages-intérêts. L’auteur de la violence a commis une faute ; il doit réparation du préjudice subi par la victime, si le prononcé de la nullité ne suffit pas à le faire disparaître.

B. La violence nouvelle : la dépendance exploitée 317 Présentation ¸ Afin d'avoir une claire perception de ce nouveau cas de violence, il est utile de le replacer dans son environnement juridique. À cet effet, il convient de retracer les débats qu'avait suscités une éventuelle prise en compte de l'état de nécessité et de l'état de dépendance sous couvert du vice de violence ainsi que de rechercher la place qui avait été faite à ces notions par la jurisprudence et les droits spéciaux des contrats (droit de la concurrence, droit de la consommation).

1. L’état du droit antérieur

318 De l’état de nécessité… ¸ De ce que la violence, à la différence du dol, est sanctionnée lorsqu'elle procède d'un tiers, on s'était demandé si le contrat pourrait être annulé lorsque la violence procède non d'un individu, mais des événements, des circonstances extérieures ? Exploitant l'état de nécessité dans lequel se trouve son partenaire, une personne en profite pour lui imposer des conditions particulièrement rigoureuses. Par exemple, un capitaine de navire en difficulté accepte de payer au patron d'un remorqueur une rémunération sans proportion avec les tarifs habituellement pratiqués, afin que celui-ci lui porte secours 2. 1. Req. 27 avr. 1887, DP 88. 1. 263, S. 87. 1. 372 ; 10 nov. 1908, DP 1909. 1. 16, S. 1909. 1. 76. L’engagement est réduit dans la mesure où il est illégitime ; c’est dans cette mesure seulement qu’il a été obtenu par une violence illégitime. Cette solution limite la portée de l’ancien article 1118 d’après lequel la lésion ne vicie les conventions « que dans certains contrats et à l’égard de certaines personnes ». Ce texte restrictif ne concerne que la lésion qui n’est pas obtenue par un dol ou une violence illégitime (v. Ph. Simler, thèse préc., nos 238 s.). 2. Lallement, L’état de nécessité en matière civile, Paris 1922 ; R. Pallard, L’exception de nécessité en droit civil, thèse Poitiers 1949 ; J.Y. Chevallier, « L’état de nécessité », Mélanges Bouzat, 1980, p. 117 s.

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La question était discutée en doctrine Une première opinion refusait de prendre en considération la contrainte résultant des événements. L’engagement pris sous l’empire de la crainte ne peut être annulé que si celle-ci est provoquée par des violences ou des menaces émanant d’une personne. Traditionnelle, cette opinion prenait appui sur le droit romain qui refusait, en pareille occurrence, la nullité du contrat, logiquement d’ailleurs, puisque la violence sanctionnée à l’origine par l’action metus causa était un délit. Elle comportait de la part de son auteur un élément intentionnel de sorte que, si la crainte n’était pas due à l’action d’une personne, il n’y avait pas de coupable et aucune sanction ne pouvait être envisagée. Pothier s’était rallié à cette solution, mais admettait que l’engagement contracté sous l’empire de la nécessité pouvait être réduit s’il était excessif. La doctrine classique considérait pareillement que l’état de nécessité ne constitue pas une violence, tout en reconnaissant que l’engagement pris sous l’empire de l’état de nécessité peut être réduit pour manque partiel de cause ou même annulé pour défaut de cause, ou pour défaut de consentement, lorsque le trouble d’esprit provoqué par les circonstances apparaît comparable à un état de démence. Elle admettait que soit allouée s’il y a lieu à l’autre partie, dans la mesure du service rendu, une rémunération équitable fondée sur les principes de la gestion d’affaires ou de l’enrichissement sans cause 1. Une autre opinion, plus moderne, assimilait l’état de nécessité à la violence dès lors que le cocontractant a profité de celui-ci pour obtenir de son partenaire des avantages excessifs 2. Et de fait, si une telle situation peut être constitutive de violence lorsqu’elle résulte de la menace d’exercer une voie de droit (v. ss 313), à plus forte raison devrait-il en aller ainsi lorsqu’elle procède de l’exploitation de la situation désespérée dans laquelle se trouve le cocontractant.

La jurisprudence était peu abondante, des dispositions législatives particulières ayant réglé la plupart des situations où le problème aurait pu se poser avec netteté. La Cour de cassation, dans un arrêt du 27 avril 1887, avait affirmé, en matière de sauvetage maritime, que l’état de nécessité constitue une cause de nullité du contrat 3. La solution devait être ultérieurement consacrée, en ce domaine particulier, par la loi du 29 avril 1916 concernant le sauvetage maritime 4. L’état de nécessité avait de nouveau été invoqué, pendant la seconde guerre mondiale, au profit d’israélites contraints de céder à bas prix leurs biens en raison des persécutions dont ils étaient l’objet. Pour la jurisprudence, la nullité n’est encourue que si l’acheteur a abusé de la situation en payant un prix anormalement bas 5. Ici encore des dispositions spéciales sont intervenues, qui ont cantonné

1. Demolombe, t. XXIV ; Laurent, t. XV no 519 ; Baudry-Lacantinerie et Barde, t. I, no 77. 2. Flour, Aubert et Savaux, no 224 ; Marty et Raynaud, no 167 ; Ghestin ; 3e éd., no 586. 3. Req. 27 avr. 1887, DP 1888. 1. 263, S. 87. 1. 372. Cet arrêt décide que, « lorsque le consentement n’est pas libre, qu’il n’est donné que sous l’empire de la crainte inspirée par un mal considérable et présent, le contrat est entaché d’un vice qui le rend annulable ». Dans l’espèce, le capitaine du navire qui avait porté assistance avait imposé des conditions excessives (plus de 18 000 francs) au capitaine du navire assisté. Arrivé à destination, le capitaine assisté opposa la nullité qui fut admise par les juridictions du fond et par la Cour de cassation qui autorisa seulement le paiement d’une indemnité de 4 000 francs. 4. Remplacée par la loi du 7 juill. 1967 relative aux événements de mer (v. ss 433). 5. T. civ. Saumur, 5 juill. 1947, Gaz. Pal. 1947. 2. 59.

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l’ancien article 1111 dans un rôle résiduel 1. De même, le contrat passé entre un chirurgien et une personne gravement malade est-il valable 2 ou non 3 selon que les honoraires sont normaux ou abusifs.

 

319 à l’état de dépendance… ¸ La dureté présente des relations sociales et de la vie des affaires a parfois conduit des contractants à invoquer la violence dans des hypothèses qui n'avaient pas été envisagées par les rédacteurs du Code civil. Arguant de la situation de subordination juridique ou de dépendance économique dans laquelle ils se trouvent à l'égard de leurs partenaires, certains contractants – salarié, distributeur, producteur – ont invoqué le vice de violence. Il a été décidé que la subordination de l’employé à son patron ne constitue pas à elle seule une violence susceptible de vicier les contrats passés entre eux 4. Néanmoins, la violence a parfois été retenue lorsque cette situation de subordination se double de pressions caractérisées 5. Quant à la situation de dépendance économique qui peut exister entre deux parties et rendre difficile à l’une la défense de ses intérêts à l’égard de l’autre, lors de la négociation d’un contrat ou de son renouvellement, elle reçoit un accueil très contrasté dans les différentes branches du droit. Alors que le droit de la concurrence et le droit de la consommation l’ont expressément consacrée, le droit civil se montrait plus réservé. En droit de la concurrence, certains textes font expressément appel à cette notion. Selon l’article 420-2 al. 2 C. commerce (anc. art. 8 de l’ordonnance du 1er déc. 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, réd. L. 15 mai 2001 et L. 2 août 2005), « est prohibée, dès lors qu’elle est susceptible d’affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence, l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises de l’état de dépendance économique dans lequel se trouve, à son égard, une entreprise cliente ou fournisseur ». Mais il s’agit alors d’une disposition qui a pour objet de réguler le marché 6. L’exploitation abusive

1. Ord. du 21 avr. 1945 complétée par celle du 9 juin 1945. Sur l’application de cette ordonnance, v. Civ. 31 oct. 1951, Bull. civ. I, no 285, p. 222 ; 5 févr. 1951, Bull. civ. I, no 45, p. 39 ; 18 févr. 1952, Bull. civ. I, no 70, p. 55 ; 15 juill. 1953, Bull. civ. I, no 250, p. 206. 2. T. civ. Seine, 23 févr. 1907, Gaz. Pal. 24 févr. 1907, Rev. crit. lég. et jur. 1907. 193, obs. Ripert ; v. aussi Civ. 1re, 13 mars 1956, Bull. civ. I, no 127, p. 102. 3. Rennes, 20 mars 1929, S. 1929. Somm. 255. 4. Civ. 26 mars 1928, DH 1928. 270 ; 23 déc. 1936, S. 1937. 1. 109. 5. Soc. 3 oct. 1973, Bull. civ. V, no 541, p. 496, qui tient pour extorquée par violence la novation du contrat de travail de deux danseuses obtenue sous la menace de ne plus les payer si elles refusaient de signer ; Soc. 13 nov. 1986, JCP 1987. IV. 27 ; voir déja Soc. 5 juill. 1965, Bull. civ. IV, no 545, p. 460, qui rejette un pourvoi formé contre une décision qui avait annulé, pour violence morale, un contrat de travail désavantageux qu’un salarié avait conclu sous l’influence d’un pressant besoin d’argent ; rappr. Aix, 19 févr. 1988, RTD civ. 1989. 535, obs. J. Mestre. 6. Jeantet, « L’esprit du nouveau droit de la concurrence », JCP  1987. I.  3277, nos  9  s. ; « L’exploitation abusive de l’état de dépendance économique », LPA 28  mars 1988, p. 32  s. ; M. Pédamon, « Les abus de domination », Cah. dr. entr. 1987. 1, p. 5 s. ; M. Glais, « L’état de dépendance économique au sens de l’article 8 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 : analyse économique », Gaz. Pal. 1989. 1. Doctr. 290 s. ; F. Dreifuss-Netter, « Droit de la concurrence et droit commun des obligations », RTD civ. 1990. 369 s., sp. p. 388 ; Jourdain, RTD civ. 1991. 353 ; M. Chagny, Droit de la concurrence et droit commun des obligations, thèse Paris I, éd. 2004, nos 752 s.

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de l’état de dépendance étant sanctionnée, non en elle-même, en ce qu’elle altère l’équilibre du contrat, mais uniquement dans la mesure où elle affecte le libre jeu de la concurrence, c’est-à-dire entraîne un préjudice collectif pour le marché, son impact sur le droit des contrats est limité 1. Le droit de la concurrence étant le serviteur de la loi du marché ne prend pas la défense du faible contre le fort dès lors qu’un effet négatif sur le marché n’est pas observé 2. À la faveur de la réforme du droit de la concurrence opérée par les lois du 1er juillet 1996, du 15 mai 2001 (loi NRE), et du 4 août 2008 (modernisation de l’économie) ont été introduites de nouvelles dispositions qui figurent à l’article L. 442-6 du Code de commerce. Visant non à assurer le bon fonctionnement du marché mais à corriger certains déséquilibres contractuels, elles sont susceptibles d’interférer beaucoup plus directement dans la vie contractuelle. Initialement l’article L. 442-6, 2o prévoyait qu’engage sa responsabilité, celui qui « abuse de la relation de dépendance dans laquelle il tient son partenaire (…) en le soumettant à des conditions commerciales ou obligations injustifiées » 3. Avec la loi du 4 août 2008, cette référence à la « dépendance » a disparu ; engage désormais sa responsabilité celui qui soumet ou tente de soumettre « un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ». Est aussi sanctionné le fait de menacer un partenaire économique d’une rupture brutale des relations commerciales pour obtenir ou tenter d’obtenir des conditions manifestement abusives concernant les prix, les délais de paiement, les modalités de vente… 4. Quant au droit de la consommation, il a longtemps défini les clauses abusives en prenant appui sur la notion d’« abus de puissance économique ». Mais cette référence a disparu avec la modification que la loi du 1er février 1995 a apportée à l’art. L. 132-1 C. consom. ; le législateur met désormais l’accent sur « le déséquilibre significatif » que ce type de clause introduit dans les droits et les obligations des contrats conclus (v. ss 442 s.) entre professionnels et consommateurs. Reste l’incrimination de l’abus de faiblesse par l’art. L. 121-8 C. consom. 5, à laquelle la loi du 3 janvier 2008 (pour le développement de la concurrence au service des consommateurs) a ajouté celle des pratiques commerciales agressives. Celles-ci sont constituées lorsque la liberté de choix du consommateur est altérée ou son consentement vicié, du fait de sollicitations répétées et insistantes ou de l’usage d’une contrainte physique ou morale (C. consom., art. 121-6 s). Sanctionnées pénalement (C. consom., art. L. 132-11), les pratiques commerciales agressives peuvent également entrainer la nullité du contrat (C. consom., art. L. 132-10).

1. F.  Dreifuss-Netter, art.  préc., RTD  civ. 1990.  387 ; Thréard et Bourgeon, « Dépendance économique et droit de la concurrence », Cah. dr. entr. 1987, p. 23, no 15 ; D. Mazeaud, « Le juge face aux clauses abusives », in Le juge et l’exécution du contrat, 1993, p. 49  s. ; contra Ghestin, 3e éd., no 580. 2. M.-A. Frison-Roche, « Le modèle du marché », Archives de philosophie du droit, t. 40, 1995, p. 310. 3. Com. 12 février 2013, CCC 2013, no 114, note M. Malaurie-Vignal (L’état de dépendance économique se définit comme l’impossibilité, pour une entreprise, de disposer d’une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles qu’elle a nouées avec une autre entreprise). 4. V. B. Fages et J. Mestre, « L’emprise du droit de la concurrence sur le contrat », RTD com. 1998. 71 s., sp. p. 78 ; M. Glais, « La sanction des abus de dépendance économique entre désillusion et espoir », CCC 2006. Étude 25. 5. Sur l’abus de faiblesse, v. C. Ouerdane-Aubert de Vincelles, Altération du consentement et efficacité des sanctions contractuelles, thèse Paris II, éd. 2002, no 392.

 

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En droit civil, la Cour de cassation avait fait preuve d’une grande prudence. Elle a, en effet, censuré les décisions des juges du fond qui avaient assimilé l’état de dépendance économique à la violence 1. Et de fait, le seul déséquilibre de puissance économique entre les contractants pas plus que la vulnérabilité financière de l’un d’entre eux ne sauraient suffire à constituer le vice de violence. Pour que celui-ci soit avéré, il faut que le contractant en position de force ait, comme dans l’état de nécessité, abusé de sa situation pour obtenir un avantage excessif, conférant ainsi à cette contrainte économique un caractère illégitime. Au début des années 2000, la Cour de cassation consacra cette solution en affirmant qu’elle se rattachait à la violence et non à la lésion 2. Mais, peut-être effrayée par sa propre audace, elle fit ensuite machine arrière en posant des conditions très strictes pour l’admission de cette violence économique, notamment en réintroduisant l’exigence d’un comportement actif du contractant 3. Ainsi rapatriée dans l’orbite de la violence classique, la violence économique ne fut pratiquement plus admise en jurisprudence 4. Mais l’étude de la jurisprudence montrait que les magistrats n’hésitaient pas parfois à annuler les conventions conclues sous l’empire d’un état de nécessité économique et de fragilité psychologique en sollicitant les vices du consentement en général 5. Postérieure à la réforme mais antérieure à son entrée en vigueur, une décision anticipe sur celle-ci en sanctionnant au titre de la violence un contrat passé sous l’empire d’un état de dépendance psychologique 6. La doctrine, en la matière, était partagée. Perçue par certains comme une manifestation d’« osmose souhaitable » entre le droit civil et le droit de la concurrence 7, la prise en compte de l’état de dépendance économique était analysée par d’autres comme un « ferment révolutionnaire » qui ne devrait être utilisé que pour conforter

1. Com. 20 mai 1980, Bull. civ. III, no 212, p. 170, cassant Paris, 27 sept. 1977, D. 1978. 690, note  Souleau. Rappr. Com. 21  févr. 1995, Bull.  civ.  IV, no 50, p. 46, RTD  civ. 1996.  391, obs. J. Mestre. 2. Civ. 1re, 30 mai 2000, D. 2000. 879, note Chazal, 2001. Somm. 1140, obs. D. Mazeaud, JCP  2001. II.  10461, note  Loiseau, CCC 2000, no 142, note  Leveneur, Defrénois 2000.  1124, obs. Delebecque, RTD civ. 2000. 827, obs. Mestre et Fages, 863, obs. Gautier. 3. Civ. 1re, 3 avr. 2002, D. 2002. 1860, notes Gridel et Chazal et Somm. com. 2844, obs. D. Mazeaud, JCP 2002. I. 184, no 6, obs. Virassamy, CCC 2002, no 121, note Leveneur, cassant Paris, 12 janv. 2000, D. 2001. 2067, note Fadeuilhe, JCP 2000. II. 10433, note P. Pierre. 4. Civ. 3e, 8 octobre 2014, RDC 2015. 11, obs. T. Genicon ; Civ. 1re, 18 février 2015, Bull. civ. I, no 44, D. 2015. 432, RTD civ. 2015. 371, obs. H. Barbier. 5. Civ. 2e, 5 oct. 2006, D. 2007. 2215, note R. Corneil (la contrainte économique se doublait d’un état de faiblesse psychologique). 6. Civ. 3e, 4 mai 2016, D. 2017. 380, obs. M. Mekki, LPA 19 oct. 2016, no 209, p. 6, note S. Lequette. 7. F.  Dreifuss-Netter, art.  préc., RTD  civ. 1990.  369  s., sp.  p. 389 ; voir  aussi D.  Mazeaud, « Plaidoyer en faveur d’une règle générale sanctionnant l’abus de dépendance économique », Mélanges Paud Didier, 2008, p. 324  s., rappr.  Jéol, concl. JCP  1996. II.  22565, p. 24, 1re  col ; B. Edelman, « De la liberté et de la violence économique », D. 2001. 2315 ; O. Rivoal, « La dépendance économique en droit du travail », D. 2006. 891.

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des solutions s’appuyant sur des dispositions législatives bien assises 1. Certains auteurs militaient pour une refonte de la théorie des vices du consentement qui se serait traduit par la création d’un vice de faiblesse, absorbant le vice de violence et reposant sur la combinaison de deux éléments : une situation de faiblesse et un déséquilibre contractuel 2.

2. La réforme de 2016

320 Présentation ¸ Projet Catala et projet Terré ont l'un et l'autre fait une place à l'état de nécessité et à l'état de dépendance. Mais, conformément à leur logique propre, ils ont choisi d'y parvenir par des cheminements différents. Empruntant la piste esquissée par la jurisprudence française qui avait, non sans hésitation ni repentir, entrepris de traiter cette question sous couvert de la violence, le projet Catala avait explicitement assimilé à celle-ci les hypothèses d'état de nécessité et d'état de dépendance : « Il y a également violence lorsqu’une partie s’engage sous l’empire d’un état de nécessité ou de dépendance, si l’autre partie exploite cette situation de faiblesse en retirant de la convention un avantage manifestement excessif ». Quant au projet Terré, s’alignant sur les Principes du droit européen du contrat 3, il a envisagé la question en usant du mécanisme de la lésion qualifiée : « Toutefois, lorsqu’un contractant, en exploitant l’état de nécessité ou de dépendance de l’autre partie ou sa situation de vulnérabilité caractérisée, retire du contrat un avantage manifestement excessif, la victime peut demander au juge de rétablir l’équilibre contractuel. Si ce rétablissement s’avère impossible, le juge prononce la nullité du contrat ». La Chancellerie a fait ici le choix de prendre en compte l’état de dépendance sous couvert de la violence et non de la lésion qualifiée 4. Les critiques émises à l’encontre des versions successives de ses projets par la pratique et la doctrine ont conduit à des remaniements importants en sorte que le texte finalement adopté est assez différent de la disposition initialement proposée 5, une précision supplémentaire lui ayant d’ailleurs été apportée par la loi de ratification. L’article 1143 du code civil dispose désormais : « Il 1. J. Mestre, obs. RTD civ. 1989. 538 ; rappr. C. Nourissat, « La violence économique, vice du consentement : beaucoup de bruit pour rien », D. Affaires 2000. Chron. 369. 2. C.  Ouerdane-Aubert de  Vincelles, Altération du consentement et efficacité des sanctions contractuelles, thèse Paris II, éd. 2002, nos 438 s. 3. L’article  4.109 des Principes du droit européen du contrat dispose qu’une « partie peut provoquer la nullité du contrat si, lors de la conclusion du contrat, a) elle était dans un état de dépendance à l’égard de l’autre partie (…), en état de détresse ou de besoins urgents, (…) b) alors que l’autre partie en avait ou aurait du en avoir connaissance et que, étant donnés les circonstances et le but du contrat, elle a pris avantage de la situation de la première avec une déloyauté évidente ou en a retiré un profit excessif ». 4. H. Barbier, « La violence par abus de dépendance », JCP 2016. 421 ; J.-P. Chazal, « La violence économique : violence économique ou abus de faiblesse ? », Dr. et patr. 2014, no 240. 5. « Il y a également violence lorsqu’une partie abuse de l’état de nécessité ou de dépendance dans lequel se trouve l’autre partie pour obtenir un engagement que celle-ci n’aurait pas souscrit si elle ne s’était pas trouvée dans cette situation de faiblesse ».

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y a également violence lorsqu’une partie, abusant de l’état de dépendance dans lequel se trouve son cocontractant à son égard, obtient de lui un engagement qu’il n’aurait pas souscrit en l’absence d’une telle contrainte et en tire un avantage manifestement excessif ». Trois conditions se dégagent : il faut un état de dépendance, sans lequel le contractant n’aurait pas souscrit son engagement et dont son cocontractant retire un avantage manifestement excessif, montrant ainsi qu’il a abusé de la situation. 321 a) L’état de dépendance ¸ La partie lésée doit se trouver dans un « état de dépendance ». Dans sa version initiale, le texte évoquait également l'« état de nécessité ». Jugée trop imprécise et source d'insécurité par la pratique 6, la référence à l’« état de nécessité » a été supprimée lors de la réécriture finale de l’ordonnance. Le texte n’a pas non plus repris la « situation de vulnérabilité caractérisée » qui avait été suggérée par le projet Terré pour permettre la sanction de l’exploitation de la faiblesse non pas économique mais psychologique. S’agissant de ce que recouvre exactement l’état de dépendance, le Rapport au Président de la République avance une interprétation large, considérant que « toutes les hypothèses de dépendance sont visées, ce qui permet une protection des personnes vulnérables ». Ainsi que cela a été souligné, il y a là une confusion terminologique, car on ne saurait assimiler « état de dépendance » et « personnes dépendantes » au sens du langage courant qui désigne ainsi les personnes agées ou les malades. L’état de dépendance vise la situation d’une personne « qui a perdu son autonomie par rapport à une autre », la dépendance pouvant être économique ou psychologique 7. On vise alors non une simple faiblesse psychologique du contractant lésé mais une « authentique dépendance à l’égard de son cocontractant » 8. Ainsi pourrait-il en aller du contrat conclu par le membre d’une secte qui est sous l’emprise de celle-ci ou encore de la convention souscrite par une personne placée sous la coupe d’une autre, ce qui rejoint l’hypothèse de la captation. L’ajout opéré par la loi de ratification visant « l’état de dépendance dans lequel se trouve son cocontractant à son égard » conforte cette analyse et infirme celle avancée par le Rapport au Président de la République. Ceci étant, cette précision ne va pas sans inconvénient, car la pratique a montré qu’il peut se rencontrer des situations où un contractant peut profiter de l’état de dépendance dans lequel se trouve son cocontractant à l’égard d’un tiers 9. Classiquement, la violence est prise en compte qu’elle émane du cocontractant ou d’un tiers. Pourquoi n’en irait-il pas de même pour l’état 6. Observations de l’AFJE et de la CCI de Paris Ile-de-France. 7. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 340, p. 280. 8. F. Chénedé, Le nouveau droit des obligations et des contrats, no 23.164, p. 73. 9. Civ. 3e, 4 mai 2016, préc. En l’occurrence, une femme était en situation de dépendance psychologique par rapport à son amant, lequel l’avait poussée à vendre rapidement un bien pour la moitié de sa valeur à une tierce personne, ce qui lui avait permis de s’emparer d’une partie du prix de vente, grâce à un pouvoir qu’il s’était fait donner.

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de dépendance, spécialement lorsque tiers et cocontractant retirent tous deux un avantage excessif de l’opération ? 322 b) Le caractère déterminant ¸ Le texte conditionne l'admission de la violence au fait que sans la contrainte résultant de cet état de dépendance celui qui y a été soumis n'aurait pas souscrit cet engagement. C'est la réaffirmation que, à propos de ce vice du consentement comme des autres, il doit revêtir un caractère déterminant. L'exigence est posée de manière générale par l'article 1130 (v. ss 272). Dans sa précédente version, le texte qui visait alors non seulement l’état de dépendance mais l’état de nécessité s’en tenait à cette seule exigence, puisqu’il prévoyait qu’il y avait abus de l’état de dépendance ou de nécessité lorsqu’avait été obtenu un engagement que la personne n’aurait pas souscrit si elle n’avait été dans une situation de faiblesse. Pris à la lettre, le texte était inapproprié puisqu’il conduisait à la remise en cause de tout contrat passé avec un individu en état de nécessité ou de dépendance, alors même que ce contrat était équilibré et répondait à un besoin manifeste. L’état de nécessité ou de dépendance l’ayant obligé à contracter, il n’aurait pas souscrit ce contrat sans cette situation de faiblesse ! Le maintien d’un tel texte aurait eu pour conséquence que les personnes en état de dépendance auraient été « victimes d’un phénomène d’exclusion par précaution » 1. Fort heureusement, une troisième condition a été ajoutée dans la version finale de l’ordonnance : le cocontractant doit avoir profité de cet état de dépendance pour obtenir un avantage manifestement excessif. 323 c) Un avantage manifestement excessif ¸ Sur la suggestion de le pratique et de la doctrine, le législateur a, en effet, ajouté une troisième condition d'ordre quantitatif : il faut que celui qui a exploité la contrainte résultant de l'état de dépendance en ait profité pour extorquer à son partenaire un avantage manifestement excessif. Ainsi que l'indique le Rapport au Président de la République, « l'idée est d'objectiver l'appréciation de l'abus ». L'avantage excessif résultera le plus souvent d'un déséquilibre des prestations. Mais il pourrait aussi, semble-t-il, tenir à la présence d'une ou plusieurs clauses revêtant un caractère abusif. La question a été soulevée de savoir si l’abus résultait de la seule preuve de ces trois éléments – état de dépendance, contrainte déterminante, avantage manifestement excessif – ou s’il fallait en sus apporter la preuve complémentaire d’un comportement actif du bénéficiaire de l’abus. Pour plusieurs auteurs, il faudrait pour que le texte reçoive application démontrer une « action illégitime » 2, une « faute intentionnelle » 3, l’emploi de 1. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 225. 2. G.  Loiseau, « Observations sur le projet de réforme du droit des contrats et des obligations », LPA 3-4 sept. 2015, p. 56. 3. M. Mignot, « Commentaire article par article de l’ordonnance du 10 février 2016 », LPA 7 mars 2016, p. 7.

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« méthodes ou de procédés répréhensibles » 1. Une telle lecture nous paraît en contradiction avec l’économie générale des textes. Alors que le dol et la violence au sens classique supposent une provocation de l’erreur (manœuvre, mensonge) ou de la contrainte (menace, pression), et donc un comportement actif, le dol par réticence et la violence par abus requièrent seulement leur exploitation, ce dont témoigne la rédaction des articles 1137, alinéa 2 et 1143 : « Constitue également un dol, la dissimulation », « il y a également violence lorsqu’une partie abusant de l’état de dépendance… » 2. On trouve, au demeurant, confirmation de cette analyse, dans la solution bien assise en jurisprudence et désormais consacrée à l’article 1141, retenue à propos de l’usage des voies de droit : la menace d’une voie de droit constitue une violence lorsqu’elle est invoquée ou exercée pour obtenir un avantage manifestement excessif. Si le seul fait d’invoquer ou d’exercer des voies de droit suffit à constituer une violence dès lors qu’on se propose d’obtenir un avantage manifestement excessif, à plus forte raison doitil en aller ainsi lorsque cet avantage manifestement excessif procède de l’exploitation de l’état de dépendance dans lequel se trouve une personne. Du rapprochement de ces deux situations, on voit bien qu’aucun élément supplémentaire n’est alors requis pour que la violence revête un caractère injuste ou illégitime. Lorsque ces conditions sont réunies, la sanction encourue est la même que pour la violence classique : nullité et dommages et intérêts. Une difficulté supplémentaire risque néanmoins de se poser : l’articulation de ces sanctions avec celles prévues par les droits spéciaux des contrats précédemment évoqués 3.

§ 4. Les interférences

324 Division ¸ Sous cette rubrique, on envisagera successivement les rapports des vices du consentement entre eux (A) et avec les notions voisines (B).

A. La fongibilité des vices du consentement 325 Présentation ¸ Bien que chaque vice du consentement soit l'objet d'une définition propre, il n'est pas rare que la comparaison de leurs domaines d'application révèle certains recoupements, certaines superpositions. D'où l'expression de « fongibilité » des vices du consentement, qui veut marquer que ceux-ci sont, pour partie au moins, interchangeables. Le dol 1. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 226. 2. F. Chénedé, Le nouveau droit des obligations et des contrats, 2016, no 23.166, p. 75 ; rappr. Y. Lequette, « Requiem pour l’article 1109 ou les vraies origines de la réforme », Mélanges B. Teyssié, 2018. 3. Sur cette articulation, voir O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 220 s.

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jouant en la matière un rôle charnière, on envisagera les rapports de l'erreur et du dol (1o), puis ceux du dol et de la violence (2o). 326 1°) Erreur et dol ¸ Au premier abord, la distinction entre l'erreur et le dol paraît nettement tracée. Il y a erreur, au sens de l'article 1131, lorsqu'un contractant s'est trompé spontanément, il y a dol lorsque son cocontractant l'a trompé. Mais à bien y réfléchir, la distinction se brouille quelque peu, en raison de l'extension qu'a connue la notion de dol. On se souvient que, pour être prise en compte, l’erreur sur les qualités essentielles de la prestation due doit être, selon une terminologie quelque peu défectueuse, commune. Par là on veut marquer qu’il faut, non que les deux parties se soient trompées mais que le partenaire de celui qui a commis l’erreur ait su que la qualité défaillante était déterminante pour celui-ci (v. ss 281). On sait aussi que le seul silence conservé par un contractant sur une information intéressant directement son partenaire peut constituer une réticence dolosive sanctionnée par la nullité du contrat (v. ss 300). Dès lors, de deux choses l’une : ou bien les deux parties se sont trompées, ce qui n’est nullement nécessaire, et la voie de l’erreur sera seule ouverte puisqu’on ne pourra pas reprocher au partenaire de la victime de l’erreur de ne pas avoir donné une information qu’il ne possédait pas ; ou bien seule la victime de l’erreur s’est trompée et l’on pourra en même temps assez souvent reprocher à son partenaire une réticence dolosive puisqu’il ne lui a pas révélé une information dont il savait qu’elle était déterminante pour lui. Sans doute la concordance ne sera-t-elle pas totale dans la mesure où il faut encore, pour qu’on puisse parler de réticence dolosive, que l’autre partie ait été dans l’impossibilité de se renseigner elle-même ou encore ait pu légitimement faire confiance à son partenaire en raison de la nature du contrat ou de leurs qualités respectives (v. ss 300). Il n’en reste pas moins que les doubles emplois sont importants 1. Corrélativement, le domaine réservé de chacun de ces vices du consentement se réduit comme une peau de chagrin. L’erreur échappera à toute concurrence du dol lorsque les deux parties se sont trompées ou encore lorsqu’elle a sa source dans les déclarations d’un tiers au contrat 2. Quant au dol, il jouera seul lorsqu’il est à l’origine d’une erreur, à elle seule indifférente, erreur sur la valeur, erreur sur les motifs, erreur inexcusable. 327 2°) Dol et violence ¸ Mieux assurée, la frontière entre le dol et la violence a néanmoins parfois tendance à s'estomper en raison des infléchissements que la jurisprudence apporte à la première notion. Selon certaines décisions, le critère du dol serait « la malhonnêteté qui inspire les manœuvres et non la tromperie » 3. Partant, des manœuvres pourraient 1. V. par ex. Paris, 26 nov. 1993, D. 1993. Somm. 208, obs. Fortis. 2. Civ. 1re, 3 juill. 1996, CCC 1996, no 181, note Leveneur, Defrénois 1997. 920, note DagorneLabbé, RTD civ. 1996. 895, obs. Mestre. 3. Colmar, 30 janv. 1970, JCP 1971. II. 16609, note Y. Loussouarn, D. 1970. 297, note Alfandari.

 

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être sanctionnées par un dol alors même qu’elles n’auraient provoqué aucune erreur 1. Aussi bien la définition retenue par l’article 1137 qui ne fait pas mention de la nécessité de provoquer une erreur porte-t-elle vers une telle analyse 2. Ainsi en irait-il, par exemple, d’une personne qui, « chambrée » par ses proches, aurait consenti à une donation, non par erreur, mais par lassitude 3. L’hypothèse aurait, semble-t-il, pu tout autant se prêter à une analyse en termes de violence : le consentement du donateur n’a pas été libre du fait des pressions qu’il a subies. Il est vrai qu’il s’agit alors d’exploiter un état de faiblesse, un sentiment de lassitude plutôt que de faire naître un sentiment de crainte. La Cour de cassation ne parait pas décidée à s’engager dans cette voie 4. C’est ainsi qu’elle a jugé que ne peuvent être considérées comme des manœuvres dolosives de fréquentes démarches manifestant l’insistance d’un acheteur 5. En réalité, les juges du fond essaient ici de combler l’espèce de « no man’s land » juridique qu’a creusé, entre le dol et la violence, le fait que le Code civil, rompant avec la tradition de l’Ancien droit, n’a consacré aucune disposition à la captation et à la suggestion 6. Ce « no man’s land » pourrait être comblé au moins en partie par le nouveau cas de violence qui sanctionne la dépendance exploitée (v. ss 321). Procéduralement, les actions fondées sur un vice de consentement ont une même cause et bénéficient de ce fait d’une certaine fongibilité. C’est ainsi que le tribunal saisi d’une action fondée sur le dol peut annuler le contrat en prenant appui sur l’erreur sur les qualités essentielles 7. Il est vrai que dans les deux cas, il y a erreur 8. Mais la Cour de cassation allant plus loin a admis qu’une action fondée sur l’ancien article 1110 mais reposant en fait sur une contrainte illégitime de l’administration autorisait une annulation, faute de consentement valable, sans qu’il y

1. M.-S. Payet, thèse préc., no 225. 2. O.  Deshayes, T.  Genicon et Y.-M.  Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 200 ; rappr. T. Genicon, RDC 2014. 11. 3. Colmar, 30 janv. 1970, préc. 4. Elle a d’ailleurs censuré l’arrêt de la Cour de Colmar du 30 janv. 1970 par une décision restée inédite du 26 nov. 1973 ; pour le recours à la violence, voir Civ. 3e, 4 mai 2016, D. 2017. 380, obs. M. Mekki, LPA 19 octobre 2016, no 209, p. 6, note S. Lequette. 5. Com. 2  juin 1981, Bull.  civ.  IV, no 259, p. 205, D.  1981. IR  485, Defrénois 1982.  996, obs. Aubert ; Civ. 1re, 10 juill. 1995. D. 1997. 20, note P. Chauvel, CCC 1996, no 2, obs. Leveneur, Defrénois 1995. 1399, obs. Aubert, RTD civ. 1996. 390, obs. J. Mestre ; comp. au sujet d’atermoiements, Soc. 19 mars 1980, JCP 1980. IV. 217. V. en ce sens, F. Magnin, « Réflexions critiques sur une extension possible de la notion de dol dans la formation des actes juridiques », JCP 1976. I. 2780. 6. Y. Loussouarn, note JCP 1971. II. 16609. v. F. Terré, Y. Lequette et S. Gaudemet, Les successions, Les libéralités, no 281 ; J. Guyénot, « La suggestion et la captation dans leurs rapports avec la notion de dol », RTD civ. 1964. 199 s. Il a été proposé dans l’offre de loi relative aux libéralités de réintroduire ces deux vices du consentement : « Les libéralités sont nulles lorsque le consentement a été soit vicié par l’erreur, le dol ou la violence, soit obtenu par suggestion ou captation » (C. civ., art. 898). Mais la loi du 23 juin 2006 n’a pas retenu cette suggestion. 7. Civ. 5 nov. 1900, D. 1901. I. 71. 8. V. cep. Com. 13  oct. 1980, Bull.  civ.  IV, no 329, p. 265, D.  1981. IR  310, obs.  Ghestin, RTD civ. 1981. 630, obs. Chabas.

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ait modification des termes du litige 1. Autrement dit, la haute juridiction dépasse la distinction traditionnelle entre l’erreur et la crainte en « recouvrant le tout du manteau » des vices du consentement 2. Il est vrai qu’elle était alors portée à le faire en prenant appui sur l’ancien article 1109, texte supprimé par l’ordonnance (v. ss 270).

B. Rapports des vices du consentement avec les institutions voisines 328 Erreur et garantie des vices cachés ¸ Les vices du consentement doivent être distingués des mécanismes juridiques qui tendent à assurer l'exécution du contrat : responsabilité contractuelle, résolution pour inexécution, garantie des vices cachés, garantie d'éviction. Malheureusement, cette distinction n'est pas toujours aussi nette que pourrait le laisser supposer le caractère tranché de la césure sur laquelle elle repose, celle de la formation et des effets du contrat. Le rapprochement de l'erreur et de la garantie des vices cachés est à cet égard particulièrement démonstratif 3. À raisonner sur le contrat le plus usuel, la vente, la garantie des vices cachés est l’institution qui permet à l’acheteur d’une chose affectée d’un vice caché qui en empêche l’usage ou en diminue l’utilité de demander soit la résolution du contrat (action rédhibitoire), soit la diminution du prix (action estimatoire). La frontière entre les deux institutions est nette lorsque l’erreur porte sur une qualité essentielle qui est sans rapport avec l’usage de la chose, l’authenticité d’une œuvre d’art par exemple. Seule alors l’erreur sur la substance peut être invoquée avec quelque chance de succès. En revanche, elle se brouille lorsque l’erreur invoquée est la conséquence d’un vice caché rendant la chose impropre à l’usage auquel on la destine. Par exemple, l’acheteur d’un véhicule d’occasion se heurte au refus de la Préfecture de lui délivrer une carte grise au motif que ce véhicule résulte de l’assemblage de deux voitures accidentées, alors que le certificat de vente attestait de l’absence de transformations notables 4. Le défaut est alors à l’origine tout à la fois d’un vice rédhibitoire et d’un vice du consentement, erreur ou même dol, car l’acheteur n’aurait pas acquis la chose en question s’il avait connu sa véritable qualité. Certes, des différences subsistent entre les deux approches. L’erreur sur la substance s’apprécie en principe in concreto, subjectivement ; elle sanctionne le défaut d’une qualité que la victime de l’erreur avait spécialement en vue (v. ss 279 s.). La garantie des vices cachés s’apprécie in abstracto, objectivement ; le vice affecte l’usage auquel la chose est normalement destinée. 1. Com. 9 nov. 1971, Bull. civ. III, no 541, p. 387, RTD civ. 1972. 390, obs. Y. Loussouarn. 2. Loussouarn, obs. préc., RTD civ. 1972. 390. 3. O. Penin, La distinction de la formation et de l’exécution du contrat, thèse Paris II, éd. 2012, os n  604 s., p. 258 s. 4. Civ. 1re, 28 juin 1988, D. 1989. 450, note C. Lapoyade-Deschamps, RTD civ. 1989. 342, obs. Ph. Rémy, GAJC, t. 2, no 269.

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Mais en pratique, les deux analyses se rapprochent fortement : une qualité qui n’est pas substantielle au regard de l’opinion commune ne sera prise en compte que si la victime de l’erreur démontre qu’elle a déterminé son consentement et que ce caractère était connu de son cocontractant. Inversement, le vendeur sera tenu de garantir un vice rendant la chose impropre à un usage particulier si cet usage est entré dans le champ contractuel. Ainsi, au cas où l’erreur est la conséquence d’un vice caché existant au jour de la formation du contrat, il y a place tout à la fois pour une action en nullité du contrat et une action en garantie des vices cachés 1. Et de fait la jurisprudence a longtemps décidé que l’acheteur avait une option entre l’action en nullité pour erreur et l’action en garantie des vices cachés 2. Mais, ultérieurement, elle a très clairement affirmé que la présence d’un vice caché impliquait l’exclusion pure et simple de l’action fondée sur l’erreur 3. En revanche, l’action en garantie des vices cachés n’est pas exclusive de l’action en nullité pour dol 4.

Sous-section 2. Les mesures préventives 329 Généralités ¸ Selon l'analyse traditionnelle, il y a lieu de présumer qu'un contrat conclu entre des individus libres et responsables est conforme à la justice. Si ce postulat reste aujourd'hui encore très largement reçu, beaucoup s'accordent néanmoins à critiquer les moyens choisis par les rédacteurs du Code civil pour s'assurer que le consentement des parties réunit bien les qualités requises. Selon eux, plutôt que de débusquer a posteriori

1. Y.-M. Serinet, « Erreur et vice caché, variations sur un même thème », Mélanges Ghestin, 2001, p. 789. 2. Com. 8  mai 1978, Bull.  civ.  IV, no 135, p. 113 ; Civ.  3e, 11  févr. 1981, D.  1982.  287, JCP 1982. II. 19758, note Ghestin, RTD civ. 1981. 860, obs. Ph. Rémy ; Civ. 1re, 28 juin 1988, préc. 3. Civ. 1re, 14 mai 1996, D. 1998. 305, note Jault-Seseke, 1997. Somm. 345, obs. Tournafond, chron. Radé, JCP 1997. I. 4009 ; Civ. 3e, 7 juin 2000, CCC 2000, no 159, note Leveneur, D. 2002. Somm. 1002, obs. Brun, GAJC, t. 2, no 270. V. depuis Civ. 1re, 12 juill. 2001 Bull. civ. I, no 225, JCP 2001. I. 370, no 10, obs. Loiseau, 2002. II. 10143, note L. Maupas ; Civ. 3e, 17 nov. 2004, Bull. civ. III, no 206, Dr. et patr. mars 2005, no 3649, obs. P. Chauvel. En revanche, le défaut de conformité de la chose vendue n’interdit pas d’invoquer l’erreur sur les qualités substantielles (Civ. 3e, 25 mars 2003, JCP 2003. I. 170, no 6, obs. Y.-M. Serinet). 4. Le concours d’actions entre dol et garantie des vices cachés admis par la jurisprudence (Civ.  1re, 16  avr. 1991, Bull.  civ.  I, no 144, p. 95, D.  1993.  187, note  Bretaudeau, D.  1992. Somm. 196, obs. Tournafond, Defrénois 1992. 471, note Dagorne-Labbé) s’est, semble-t-il, maintenu postérieurement au dernier revirement de jurisprudence (22 avr. 1997, Bull. civ. I, no 129, p. 85, D. 1998. 272, note R. Martin, 1999, Somm. 15, obs. Tournafond, JCP 1997. II. 22944, note G. Bolard ; Civ. 3e, 15 févr. 2000, Dr. et patr., juillet-août 2000, p. 95, obs. Chauvel ; Civ. 1re, 29 nov. 2000, CCC 2001, no 41, obs. Leveneur ; 19 févr. 2002, JCP 2002. IV. 1569). Il a été clairement réaffirmé par Civ. 1re, 6 nov. 2002, CCC 2003, no 38, note Leveneur. – Pour une comparaison entre la garantie d’éviction, l’erreur et le dol, v. C. Hochart, La garantie d’éviction dans la vente, thèse Paris I, éd. 1993, nos 231 s., p. 183 s.

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les vices du consentement, il serait préférable de développer en amont une véritable politique d’information des contractants. De fait, le passage d’une société rurale, mesurée et lente, à une société ayant pour moteur la sollicitation pressante des consommateurs a profondément transformé le contexte dans lequel évolue le droit des contrats. Face à une pratique contractuelle de masse marquée par l’essor d’une publicité tapageuse et omniprésente, l’apparition de méthodes de vente dites agressives, le développement d’un crédit qui dilue la perception du caractère onéreux des opérations, la réponse apportée par la théorie des vices du consentement apparaît peu adaptée 1. Diffuses, les séductions et les pressions qui procèdent de cet environnement ne sauraient le plus souvent s’analyser en un dol ou une violence. Le pourraient-elles qu’il faudrait encore agir en justice et démontrer l’existence du vice, démarche longue et onéreuse, si l’on considère l’enjeu souvent assez limité du contrat. Aussi bien a-t-on entrepris de doubler la théorie des vices du consentement, au rendement social trop médiocre, de mesures préventives qui ont pour but de favoriser l’information et la réflexion des contractants. Plutôt que de sanctionner a posteriori les vices du consentement, on met en place un ensemble de dispositions qui tend à les prévenir. D’inspiration néolibérale, cette approche ne rompt pas avec les postulats de l’autonomie de la volonté. En effet, plutôt que de réglementer impérativement le contenu du contrat, elle traite le contractant comme un individu intelligent et libre, apte à défendre lui-même ses propres intérêts, si on lui donne les moyens de s’informer et de réfléchir. Quant à l’intérêt général, il est perçu comme ne pouvant que bénéficier de cette défense des intérêts particuliers. Mieux informés, les contractants choisiront les produits et les services dont le rapport qualité-prix est le meilleur. D’où une concurrence accrue, propice au développement économique et à la lutte contre l’inflation. Malheureusement, de la théorie à la pratique, la distance se révèle, comme bien souvent, considérable. Si l’orientation générale de cette politique apparaît parfaitement légitime, sa traduction concrète a longtemps été singulièrement déficiente. Prenant comme à plaisir le contre-pied des recommandations de Portalis qui opposait « la science du législateur (qui) consiste à trouver les principes les plus favorables au bien commun » et celle du « magistrat qui est de mettre ces principes en action, de les ramifier, de les étendre par une application sage et raisonnée », nos faiseurs de textes se sont pendant près de quarante ans employés à multiplier sans aucune vision d’ensemble des dispositions pointillistes et tatillonnes. C’est ainsi que, de 1971 à nos jours, ont été adoptés de très nombreux textes dont les dispositions se sont superposées, enchevêtrées, modifiées pour former un inextricable patchwork où voisinent enseignement à distance, téléachat, crédit mobilier ou immobilier, courtage matrimonial, etc. Quant 1. C.  Ouerdane-Aubert de  Vincelles, Altération du consentement et efficacité des sanctions contractuelles, thèse Paris II, éd. 2002.

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aux mécanismes utilisés, ils varient bien souvent d’un texte à l’autre sans que la nécessité de ces différences apparaisse toujours très clairement. Aussi bien ne pouvait-on que regretter que le législateur ne se soit pas placé à la hauteur qui doit être la sienne. Il y a danger à trop multiplier les dispositions catégorielles qui ignorent superbement le droit commun. Et s’il est vrai que nombre de ces dispositions avaient été réunies dans un Code de la consommation, il ne s’était agi là que d’une codification de nature administrative laissant subsister nombre d’incohérences et aboutissant, non pas à une rénovation du droit des obligations, mais à une manifestation nouvelle du pullulement des codes 1, faisant suite au pullulement des lois. L’irruption ultérieure du droit communautaire n’a fait que compliquer encore les choses. Prenant enfin ses responsabilités, le législateur a, à la faveur de la réforme du droit des obligations, entrepris de faire une place au sein du droit commun des contrats à ces mesures préventives, en sorte qu’il devient possible d’essayer d’en esquisser une théorie générale. On prendra pour guide le constat que ces mesures visent soit à permettre une meilleure information des contractants, soit à favoriser leur réflexion.

§ 1. L’information des contractants 330 Législation et jurisprudence ¸ L'information des contractants est sans doute l'un des meilleurs exemples de ce que juge et législateur ont longtemps joué leur rôle à contre-emploi. Multipliant au gré des variations de l'opinion et des pressions de certains groupes les dispositions catégorielles, le législateur a développé un formalisme informatif minutieux, dont la cohérence n'est pas la qualité première (B). Dans le même temps, aidée par la doctrine, la jurisprudence, moins opportuniste et plus réfléchie, a, en prenant appui sur des textes vénérables et inchangés, découvert une obligation générale d'information, replaçant ainsi la question dans une perspective d'ensemble. Poursuivant son œuvre de consolidation des grandes constructions jurisprudentielles, l'ordonnance de 2016 a introduit dans le Code civil une disposition qui consacre un devoir général d'information (A).

A. Le devoir général d’information 331 Définition ¸ Longtemps on a enseigné que, sauf obligation légale précise, nul n'était tenu de renseigner son cocontractant. Dans une société libérale composée d'hommes libres et responsables, la règle est le devoir de s'informer soi-même. Mais, prenant conscience de ce que l'inégalité 1. J. Carbonnier, « Le code civil », in Les lieux de mémoire, Quarto Gallimard, 1997, p. 1342 : « nous avons assisté à un pullulement de petits codes, spéciaux, parcellaires, vétilleux ».

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dans l'information peut, tout autant que l'inégalité économique, nuire à l'équilibre du contrat, sensible aussi à l'idée qu'il vaut mieux prévenir que guérir, la jurisprudence a progressivement imposé à certains contractants l'obligation d'informer leur partenaire 1. À cet effet, elle a pris appui sur la notion de bonne foi qui irrigue aussi bien la formation et l’exécution du contrat que sa négociation (art. 1104) (v. ss 128). Cette communication obligatoire de la connaissance peut, en matière contractuelle, revêtir des intensités variables et intéresser des périodes différentes de l’opération contractuelle. Qualifiée d’obligation de renseignements ou désormais de devoir d’information, lorsqu’elle a pour objet des faits objectifs, elle devient un devoir de conseil lorsque celui sur qui pèse ce devoir doit éclairer son partenaire sur l’opportunité du contrat qu’il se propose de conclure, sur ses avantages et ses inconvénients 2, voire même un devoir de mise en garde lorsqu’il est requis d’attirer tout particulièrement l’attention de celui-ci sur les risques de l’opération qu’il projette 3. Qualifiée d’obligation précontractuelle de renseignements lorsqu’elle existe avant la conclusion du contrat et tend à faciliter l’émission d’un consentement éclairé, elle devient une obligation contractuelle de renseignements lorsqu’elle se présente comme un effet du contrat, soit que celui-ci ait pour objet principal la fourniture de renseignements 4, soit encore qu’une bonne exécution de l’obligation principale suppose à titre accessoire la délivrance d’un certain nombre d’informations, de conseils, ou de mises en garde. Claire en théorie, la frontière entre ces différentes notions, notamment entre les obligations précontractuelle et contractuelle de renseignements, a néanmoins tendance à s’estomper en pratique. De fait, tout en ayant le même objet, certaines obligations peuvent naître avant la conclusion du contrat et se prolonger après celle-ci. En outre, certains contrats se formant progressivement, il devient délicat de déterminer si l’obligation est encore précontractuelle ou déjà contractuelle 5.

1. M. de Juglart, « L’obligation de renseignements dans les contrats », RTD civ. 1945. 1 s. ; Alisse, L’obligation de renseignements dans les contrats, thèse Paris, 1975 ; Y. Boyer, L’obligation de renseignements dans la formation du contrat, thèse Aix, 1977 ; G. Venandet, La protection de l’intégrité du consentement dans la vente commerciale, thèse Nancy, 1976 ; C. Lucas de Leyssac, « L’obligation de renseignements dans les contrats », in L’information en droit privé, 1978, p. 305  s. ; J. Ghestin, Conformité et garanties dans la vente, 1983 ; Le contrat, nos 455 s. ; Christianos, L’obligation d’informer dans la vente de produits mobiliers, 1987 ; M. Fabre-Magnan, De l’obligation d’information dans les contrats, thèse Paris I, éd. 1992 ; rappr. A. Chirez, De la confiance en droit contractuel, thèse ronéot., Nice, 1977. 2. B.  de  Saint Affrique, « Du devoir de conseil », Defrénois 1995.  913 ; Mestre, RTD  civ. 1999. 83 et décisions citées. 3. Voir par exemple sur le devoir de mise en garde du banquier en matière d’investissements financiers, Civ. 1re, 12 juillet 2005, Bull. civ. I, no 327, D. 2005. 3094, note B. Parance ; Com. 26 mars et 8 avr. 2008, RDC 2008. 1178, obs. S. Carval ; 7 juillet 2009, D. 2009. 2318, note J. Lasserre Capdeville. 4. N. Reboul, Les contrats de conseil, 1999. 5. Ph.  Le Tourneau, « De l’allégement de l’obligation de renseignement ou de conseil », D. 1987. Chron. 101 ; M. Fabre-Magnan, op. cit., nos 277 s., p. 220 s.

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Afin de surmonter cette difficulté, un auteur a proposé une distinction fonctionnelle, fondée sur l’intérêt que présente l’information pour son destinataire. S’opposeraient les obligations d’information qui ont pour objet de permettre à une personne d’exprimer un consentement éclairé et celles qui cherchent à assurer une exécution satisfaisante du contrat 1. Rappelant la distinction traditionnelle, cette approche fonctionnelle la dépasse néanmoins en ce que la première obligation se propose d’assurer l’intégrité du consentement à « tout moment de la vie du contrat », lors de sa conclusion, mais aussi à l’occasion de sa prorogation, de sa modification ou de sa résiliation. De ces fonctions différentes découlerait un régime juridique propre. La violation des obligations qui tendent à assurer la qualité du consentement serait sanctionnée par la nullité de l’acte juridique et par la responsabilité délictuelle, celle des obligations qui poursuivent une bonne exécution du contrat le serait par la responsabilité contractuelle.

S’en tenant pour l’instant à la conclusion du contrat et prenant appui sur le nouvel article 1112-1 du code civil 2, on recherchera dans quels cas un individu est tenu d’informer son partenaire afin d’éclairer son consentement (1o) et quelles sont les sanctions qui jouent en cas de violation de ce devoir (2o). 332 1°) Conditions d’existence du devoir général d’information. Évolution ¸ Dans une société d'indépendance et de responsabilité il paraît naturel de poser que chacun doit prendre soin de ses intérêts sans attendre le secours d'autrui. Mais dans le même temps, la loyauté qui devrait présider à la formation des rapports contractuels paraît commander que, lorsqu'une personne détient une information de nature à influencer le choix de son partenaire, elle la lui communique spontanément. Selon les époques, l'accent a été mis sur l'une ou l'autre de ces considérations. Longtemps on a présumé l'aptitude de chaque individu à s'assumer lui-même. D'où l'adage Emptor debet esse curiosus (l’acheteur doit être curieux) 3. Il est du devoir de chacun de s’informer par lui-même 4. Mais, à partir du milieu du xxe siècle, un courant de pensée plus attentif aux faibles, plus soucieux de réduire les inégalités, a modifié l’équilibre en faveur de celui dont la capacité réelle de s’informer apparaît limitée. Le devoir de se renseigner laisse alors la place à l’obligation de renseignements, désormais nommé devoir d’information. Encore faut-il pour que celuici prévale que certaines conditions soient réunies. Soucieux de répondre aux inquiétudes des milieux économiques, l’article 1112-1 s’est efforcé de les définir avec une certaine précision. Après avoir synthétisé dans son

1. M. Fabre-Magnan, op. cit., nos 281 s., p. 234 s. 2. M. Fabre-Magnan, « Le devoir d’information dans les contrats : essai de tableau général après la réforme », JCP 2016. 706. 3. P. Jourdain, « Le devoir de se renseigner », D. 1983. 139 ; Roland et Boyer, Adages du droit français, 4e éd., no 110, p. 199. 4. Comme le notait Portalis dans le Discours préliminaire : un homme qui traite avec un autre homme doit être attentif et sage ; il doit veiller à son intérêt, prendre les informations convenables…

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alinéa 1 les grandes directives dégagées par la jurisprudence, il y ajoute dans ses alinéas 2 et 3 des indications qui visent à en préciser les contours. Aux termes de l’alinéa 1 de l’article 1112-1 : « celle des parties qui connaît une information dont l’importance est déterminante pour le consentement de l’autre doit l’en informer dès lors que, légitimement, cette dernière ignore cette information ou fait confiance à son cocontractant ». Trois conditions se dégagent de ce texte : l’information doit être déterminante, le débiteur du devoir doit la connaître, son créancier doit l’ignorer légitimement. 333 a) Une information déterminante ¸ Une personne ne pourra être tenue de renseigner son partenaire que si elle détient « une information dont l'importance est déterminante pour le consentement de l'autre ». On entend habituellement par là une information « pertinente » 1, c’est-àdire une information dont la connaissance par le partenaire est de nature à conduire celui-ci à modifier son comportement, soit qu’il renonce à son projet de conclure le contrat, soit qu’il persévère dans celui-ci en en réexaminant les conditions. Afin de préciser ce caractère déterminant, l’article 1112-1 énonce dans ses alinéas 2 et 3 une double directive. La première est négative. Elle procède par exclusion : « le devoir d’information ne porte pas sur l’estimation de la valeur de la prestation ». C’est là une précision fort importante. Elle marque que la loyauté contractuelle n’impose pas de révéler à celui avec lequel on négocie la valeur véritable des biens ou des services qui sont l’objet de la négociation. Dans une économie de marché, il n’est pas interdit de faire de bonnes affaires. Désireux de rassurer les milieux économiques, les auteurs de la réforme consacrent ainsi la jurisprudence issue d’un arrêt remarqué qui posait que « l’acquéreur, même professionnel, n’est pas tenu d’une obligation d’information au profit du vendeur sur la valeur du bien acquis » 2 (v. ss 304). La seconde est positive : les informations dont l’importance peut être jugée déterminante sont celles « qui ont un lien direct et nécessaire avec le contenu du contrat ou la qualité des parties ». Par « contenu », on vise ce qui était autrefois désigné par objet et cause, c’est-à-dire les prestations autres que le prix, la licéité de l’opération ; en bonne logique la qualité des parties ne devrait être prise en compte que pour les contrats conclus intuitu personae (v. ss 285). De cette seconde directive qui limite ainsi l’objet du devoir d’information peut, semble-t-il, s’induire en creux une seconde exclusion qui vise toutes les données propres à l’existence d’un marché et aux perspectives d’exploitation qui y sont attachées, en d’autres termes ce qui a trait à la rentabilité économique de l’opération (v. ss 284). 1. M. Fabre-Magnan, op. cit., nos 169 s., p. 132 s. 2. Civ. 3e, 17 janvier 2007, D. 2007. 1051, note D. Mazeaud et 1054, note Ph. Stoffel-Munck, JCP 2007. II. 10042, note C. Jamin, Defrénois 2007. 443, obs. E. Savaux, CCC 2007, no 117, note L. Leveneur, RDC 2007. 703, obs. Y.-M. Laithier, RTD civ. 2007. 335, obs. J. Mestre et B. Fages, GAJC, t. 2, no 151.

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Cette exclusion est parfaitement naturelle pour les contrats-échange, puisque la rentabilité économique ne rentre pas dans leur champ contractuel. Dès lors que le prix est écarté du domaine du devoir général d’information, à plus forte raison doitil en aller ainsi de la rentabilité économique. En revanche, elle soulève des interrogations pour les contrats d’intérêt commun encore nommés contrat-coopération dans la mesure où la rentabilité économique rentre dans leur champ contractuel et où leur nature propre se prête au jeu de l’obligation d’information. Mais pour les plus importants parmi ceux-ci, les contrats de distribution, il existe une obligation spéciale d’information qui englobe la rentabilité économique (v. ss 338). Une personne peut toujours choisir de donner des informations qui vont au-delà de ce que prévoit l’article 1112-1, par exemple fournir des informations qui ont trait à la rentabilité. Ces informations doivent en ce cas être exactes, en sorte qu’il existe alors une obligation de se renseigner pour informer son cocontractant. Mais c’est dans ce cas la seconde condition qui est en cause.

334 b) La connaissance effective de l’information par le débiteur du devoir ¸ Le devoir d'informer ne pèse que sur celui qui « connait » l'information et non, comme le proposaient le projet Catala puis le projet d'ordonnance, sur celui qui « devait connaître » l'information. Cette dernière formule qui visait à étendre le domaine du devoir légal d'information a été abandonnée à la faveur de la réécriture finale de l'ordonnance. Les auteurs de la réforme ont ainsi répondu aux inquiétudes de la pratique qui craignait qu'en résulte l'existence d'un devoir de se renseigner pour informer à titre de règle générale. Antérieurement à la réforme, les magistrats n’hésitaient pas à découvrir à la charge des professionnels une présomption de connaissance des informations essentielles qu’ils ne pouvaient ignorer au regard de leur qualité de professionnel averti. Ces solutions pourraient se maintenir sous couvert d’une analyse au cas par cas 1. Toujours antérieurement à la réforme, la jurisprudence avait consacré l’existence d’un devoir de connaissance, voire d’un devoir de se renseigner pour informer pesant sur les professionnels, mais uniquement dans des contextes particuliers. Il en allait ainsi lorsque le professionnel était tenu non d’un simple devoir d’information mais d’un devoir de conseil 2, ou encore lorsque le professionnel s’était préalablement engagé à renseigner son partenaire 3. 1. M. Fabre-Magnan, « Le devoir d’information dans les contrats : essai de tableau général après la réforme », JCP 2016. 706. 2. Civ. 1re, 18 avr. 1989, Bull. civ. I, no 150, p. 99 (« En sa qualité de professionnel de l’immobilier, (l’agent immobilier) ne pouvait ignorer les désordres apparents qui, en l’espèce, affectaient l’immeuble vendu par son entremise » et (que) « dès lors, en omettant d’informer de l’existence de ceux-ci (les acheteurs) il a manqué à son devoir de conseil »). Civ. 1re, 7 avril 1998 Bull. civ. I, no 150. Il faut en principe que cette information relève de sa spécialité (v. par ex. Paris, 2 mars 1988, D. 1988. IR 82 : « Le constructeur de maison individuelle, qui est un professionnel de la construction et non du crédit, n’est pas tenu d’un devoir de conseil en ce dernier domaine »). 3. Civ. 2e, 19 oct. 1994, Bull. civ. II, no 203 ; 19 juin 1996, Bull. civ. II, no 16 : « celui qui a accepté de donner des renseignements a lui-même l’obligation de s’informer pour informer en connaissance de cause ». Civ. 1re, 8 mars 2012, CCC 2012, no 146, note L. Leveneur (dès lors que le professionnel

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335 c) L’ignorance légitime de l’information par le créancier du devoir ¸ Le devoir d'information n'existe que si celui qui s'en prétend créancier a lui-même ignoré le fait recélé et si cette ignorance est légitime 1. Au cas contraire, en effet, il ne pourrait s’en prendre qu’à luimême. L’ignorance est dite légitime lorsque le devoir de se renseigner qui continue en principe à peser sur chacun est écarté en raison de circonstances particulières. Soit l’intéressé était dans l’impossibilité de découvrir par lui-même le fait recélé alors que son partenaire y avait accès 2 ; une impossibilité absolue n’est en ce cas nullement nécessaire ; une difficulté sérieuse suffit 3. Soit l’intéressé pouvait penser, en raison de la relation de confiance particulière qui l’unissait à son partenaire, que celui-ci prendrait l’initiative de l’informer. Cette relation de confiance particulière peut avoir sa source dans la nature du contrat que les parties se proposent de conclure : mandat 4, société de personnes 5, contrats d’intérêt commun 6… La relation de confiance peut procéder aussi des qualités respectives des parties qui appartiennent à une même famille ou dont l’un est professionnel et l’autre profane 7. C’est dire que, concrètement, le devoir d’information trouvera un domaine d’application naturel dans les rapports entre professionnel et profane. Dans la sphère de leur compétence, les professionnels ont un savoir qu’ils doivent communiquer à leurs clients. fournit de lui-même des informations sur un point déterminant pour son cocontractant, par exemple en matière fiscale, il doit s’astreindre à vérifier les informations qu’il communique). 1. M. Fabre-Magnan, op. cit., nos 253 s., p. 197. 2. Tel n’est pas le cas lorsque cette information fait l’objet d’une très large publicité. C’est ainsi que l’acheteur d’une supérette, professionnel expérimenté du commerce, ne saurait reprocher à son vendeur de ne pas l’avoir averti de l’implantation d’un supermarché dans la même zone, alors que ce projet avait bénéficié d’une très grande notoriété : délibération du conseil municipal, publication dans la presse (Com. 17 juill. 2001, D. 2002. Somm. 1004, obs. Pignarre). De même en va-t-il pour des « faits qui sont de la connaissance de tous » (Civ. 3e, 6 mars 2002, RTD civ. 2003. 82, obs. Mestre et Fages) ou qui ne pouvaient échapper à des acquéreurs normalement vigilants (Civ. 3e, 9 oct. 2012, D. 2013. Pan. 396, obs. S. et M. Mekki). 3. V. par ex. Civ. 3e, 28 avr. 1971, JCP 1971. II. 16841, RTD civ. 1971. 868, obs. G. Cornu (en matière de location saisonnière, il n’est pas reproché au locataire de ne pas s’être rendu sur place pour apprécier par lui-même la situation des lieux). 4. Civ. 1re, 22 déc. 1954, D. 1955. 254. 5. Com. 21 avr. 1959, Bull. civ. III, p. 162, no 178 ; 8 mars 1965, Bull. civ. III, no 173, p. 147 ; 22 nov. 1971, Bull. civ. IV, no 279, p. 261. 6. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 82 : « De même, en présence de pourparlers en vue de conclure un contrat-coopération qui suppose une convergence des intérêts, l’obligation d’informations peut se muer en obligation de transparence qui oblige à mutualiser toutes les informations dont chacun dispose » ; rappr. S. Lequette, Le contratcoopération, no 356, p. 272. 7. Civ. 1re, 19 juin 1985, Bull. civ. I, no 201, p. 181 (rapport entre garagiste vendeur d’une voiture d’occasion et son client). Inversement, l’obligation d’information du vendeur ou du fabricant à l’égard de l’acheteur professionnel n’existe « que dans la mesure où la compétence de cet acheteur ne lui donne pas les moyens d’apprécier la portée exacte des caractéristiques techniques des biens qui lui sont livrés » (Civ. 1re, 3 juin 1998, Bull. civ. I, no 198 ; 19 févr. 2002, RTD civ. 2003. 82, obs. Mestre et Fages ; Com. 24 mars 2009, CCC 2009, no 158, note Leveneur).

 

 

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Il faut néanmoins se garder d’identifier trop complètement le devoir d’information au couple professionnel-profane. D’une part, la jurisprudence fait montre dans les rapports entre professionnels et profanes d’une certaine souplesse. Tout dépend, en effet, de la capacité de chaque contractant à se renseigner lui-même. C’est ainsi qu’il est des décisions pour juger un profane responsable du défaut d’information d’un professionnel 1, comme d’autres qui considèrent que le professionnel n’était pas tenu d’un devoir d’information au profit du profane 2. D’autre part, la jurisprudence fait parfois jouer le devoir d’information entre particuliers 3 ou entre professionnels 4. Dans cette dernière perspective, une importante revendication s’est fait jour dans les rapports entre producteurs et distributeurs. Soulignant qu’ils sont souvent de « petits » professionnels moins bien armés que leurs cocontractants, déjà implantés sur le marché et qui disposent de moyens d’étude économique performants, les distributeurs demandent à bénéficier d’informations non seulement sur les produits à distribuer mais aussi sur les perspectives économiques de l’entreprise, leur installation nécessitant des investissements directement liés à la rentabilité commerciale. Se croisent alors les idées d’inégalité structurelle et de difficultés à s’informer qui militent pour l’existence d’une obligation d’information et celle de contrat d’intérêt commun qui portent à en dessiner largement les contours, en faisant entrer dans le champ contractuel les perspectives d’exploitation (v. ss 284). La jurisprudence s’est néanmoins montrée réservée et a considéré que le distributeur étant un professionnel devait pouvoir apprécier lui-même ces perspectives économiques 5. Mais le législateur a finalement entendu la revendication des distributeurs (art. 1, loi Doubin du 31 déc. 1989, devenu C. com., art. L. 330-3). Il s’agit alors d’une obligation spéciale d’information (v. ss 338).

336 Le devoir d’information est d’ordre public ¸ Dans la configuration qui lui est ainsi donné par l'article 1112-1, le devoir général d'information est d'ordre public : « les parties ne peuvent ni limiter ni exclure ce devoir ». Elles ne peuvent donc stipuler qu'elles renoncent par avance au bénéfice du devoir d'information. De même, cette disposition fait obstacle à l'efficacité des clauses exclusives ou limitatives de responsabilité en cas de manquement à ce devoir. En revanche, le caractère d’ordre public de ce texte n’empêche nullement les parties de délivrer des informations en allant au-delà du périmètre délimité par ce texte. Mais les informations ainsi délivrées doivent, bien entendu, être exactes. 1. Civ. 1re, 24 nov. 1976, Bull. civ. I, no 370, p. 291 : « celui qui traite avec un professionnel n’est pas dispensé de lui fournir les renseignements qui sont en sa possession et dont l’absence altère le consentement de son cocontractant ». 2. Civ. 1re, 19 mars 1985, Bull. civ. I, no 98, p. 90, RTD civ. 1986. 339, obs. J. Mestre. 3. Civ. 3e, 30 juin 1992, Bull. civ. III, no 238, p. 145, CCC 1992, no 218, Defrénois 1993. 378, obs. G. Vermelle. 4. Com. 4 juill. 1989, Bull. civ. IV, no 213, p. 143, RTD civ. 1989. 737, obs. J. Mestre ; 4 mai 1993, Bull.  civ.  IV, no 163, p. 113, CCC 1993, no 171, obs.  Leveneur, RTD  civ. 1994.  93, obs. J. Mestre ; 25 mai 1993, Bull. civ. IV, no 211, p. 151, RTD civ. 1994. 94, obs. J. Mestre ; 13 mars 2012, CCC 2012, no 148 ; Civ. 1re, 20 déc. 2012, CCC 2013, no 50. 5. Com. 25 févr. 1986, Bull. civ. IV, no 33, p. 28 ; 10 févr. 1987, Bull. civ. IV, no 41, p. 31.

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337 2°) Preuve et sanctions ¸ Celui qui se prétend créancier d'une obligation d'information doit le prouver. C'est dire qu'il devra prouver que l'information recélée ainsi que l'importance de celle-ci étaient connues de celui qui aurait dû le renseigner 1. Lorsque le créancier d’une obligation d’information se plaint de l’inexécution de celle-ci, la charge de la preuve devrait normalement lui incomber (C. pr. civ., art. 9). Mais, s’agissant d’établir un fait négatif – le débiteur n’a rien dit –, c’est là une preuve difficile à rapporter. Aussi bien la haute juridiction a-t-elle posé que celui qui est tenu d’une obligation d’information doit rapporter la preuve de l’exécution de cette obligation 2. Ces solutions ont été consacrées par l’article 1112-1, alinéa 4 : « il incombe à celui qui prétend qu’une information lui était due de prouver que l’autre partie la lui devait, à charge pour cette autre partie de prouver qu’elle l’a fournie ». La violation de l’obligation d’information est sanctionnée, non de façon autonome, mais par le biais du droit commun. Comme le rappelle l’article 1112-1, alinéa 6 : « outre la responsabilité de celui qui en était tenu, le manquement à ce devoir d’information peut entrainer l’annulation du contrat dans les conditions prévues aux articles 1130 et suivants ». Constitutive d’une faute délictuelle, la violation du devoir d’information donne lieu à l’application des règles de la responsabilité civile délictuelle 3. Génératrice d’un vice de consentement, elle entraîne la nullité du contrat. Plus précisément, lorsque l’information retenue par l’un des contractants a porté sur une qualité essentielle de l’une des prestations ou sur une qualité essentielle du cocontractant dans un contrat conclu intuitu personae, le contrat peut être annulé pour erreur (v. ss 278 s.). Lorsque l’information a été recélée par l’un des contractants dans l’intention d’inciter l’autre partie à conclure le contrat et que ce recel a déterminé le consentement de l’autre partie, le contrat peut être annulé pour réticence dolosive (v. ss 300). Au cas où le cocontractant aurait conclu le contrat, malgré la méconnaissance de l’information, à des conditions qui n’auraient pas été substantiellement différentes, il pourra demander des dommages-intérêts sur le fondement de l’article 1240 (anc. art. 1382) du Code civil, mais non la nullité car le vice ne revêt pas alors un caractère déterminant au sens de l’article 1130 du Code civil.

1. M. Fabre-Magnan, op. cit., nos 241 s., p. 188 s. ; Y. Boyer, op. cit., no 250. Celui qui envisage une destination spéciale pour l’objet qu’il acquiert doit donc le faire savoir à son cocontractant. 2. Civ. 1re, 25 févr. 1997, Gaz. Pal. 1997. 1. 274, rapp. Sargos, JCP 1997. I. 4025, obs. G. Viney, CCC 1997, no 76 et chron. no 5 par L. Leveneur, Defrénois 1997. 751, obs. J.-L. Aubert, RTD civ. 1997. 434, obs. Jourdain et 924, obs. J. Mestre, GAJC, t. 1, no 17 (à propos d’une action en responsabilité civile) ; Civ. 1re, 15 mai 2002, CCC 2002, no 135, obs. L. Leveneur, JCP 2002. I. 184 no 1, obs.  F.  Labarthe (à propos d’une action en nullité pour réticence dolosive) ; Civ.  1re, 11 octobre 2017, CCC 2018, no 3, note L. Leveneur (à propos d’une action en responsabilité). 3. Ce qui nécessite l’existence d’un préjudice (Civ.  1re, 25  juin 2002, RTD  civ. 2003.  83, obs. Mestre et Fages).

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Ajoutons encore que si, dans un contrat de vente, le vendeur a dissimulé à l’acheteur soit l’existence d’un vice caché qui rend la chose impropre à l’usage, soit l’existence d’une cause d’éviction, l’acheteur disposera à son encontre d’une action en garantie des vices cachés sur le fondement de l’article 1641 du Code civil ou d’une action en garantie d’éviction sur le fondement de l’article 1626 1. On quitte alors le droit commun du contrat pour le droit des contrats spéciaux.

B. Les obligations spéciales d’information

 

338 Diversité des obligations d’information ¸ Détaillant et approfondissant l'obligation générale de renseignements posée par l'article 1112-1, certains textes précisent les informations dues par une personne à son partenaire. Ces textes jouent souvent, mais non exclusivement, dans les rapports entre professionnels et consommateurs. Une première série de dispositions embrasse les informations dues par les professionnels, vendeurs de biens ou prestataires de services, au consommateur. Ils doivent, d’une part, avant la conclusion du contrat, mettre le consommateur en mesure de connaître les caractéristiques essentielles du bien ou du service (C. consom., art. L. 111-1) 2, d’autre part, l’informer « par voie de marquage, d’étiquetage, d’affichage ou par tout autre procédé approprié (…) sur les prix et les conditions particulières de la vente (…) » (C. consom., art. L. 112-1). En fait complémentaires et figurant désormais dans un même code, ces deux dispositions n’en sont pas moins d’inspiration différente. Alors que la première est issue d’une loi qui a pour objet de renforcer la protection des consommateurs (L. 18 janv. 1992), la seconde a sa source dans l’ordonnance relative à la liberté des prix et de la concurrence (Ord. 1er déc. 1986), laquelle vise d’abord à réaliser la transparence des marchés en vue d’assurer le développement de la concurrence. Recoupant très largement l’obligation d’information issue de la jurisprudence, les articles L. 111-1 et suivants du Code de la consommation donnent à celleci dans les rapports professionnel-consommateur un support textuel. En cas de méconnaissance, elle sera sanctionnée par la nullité du contrat sur le fondement de la réticence dolosive, assortie éventuellement de dommages-intérêts. Quant à l’article L. 112-1 du Code de la consommation – avatar de l’article 28 de l’ordonnance de 1986 – il prévoit que des arrêtés fixeront les modalités de l’obligation d’information qu’il énonce. Les infractions à ces arrêtés sont punies des peines d’amende prévues pour les contraventions de 5e classe L’article L. 111-1 du Code de la consommation prévoit que les informations communiquées par le professionnel au consommateur doivent l’être « de manière lisible et compréhensible ». Le premier élément susceptible de rendre une clause intelligible tient à la langue dans laquelle elle est rédigée. Même écrite en caractères très apparents et rédigée dans un style limpide, une clause ne pourra être comprise de ses destinataires si son rédacteur a employé une langue que ceux-ci n’entendent pas. L’article 2 de la Constitution posant que « la langue de la République est 1. M. Fabre-Magnan, op. cit., no 380. 2. S’agissant des services, la loi du 23 juillet 2010 a précisé que cette information doit avoir été donné « lorsqu’il n’y a pas de contrat écrit, avant l’exécution de la prestation de service » (C. consom., art. L. 111-2).

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le français », un esprit simple pourrait en déduire que les contrats proposés en France par les professionnels aux consommateurs doivent être rédigés en langue française. Telle avait été, au reste, la solution retenue initialement par la loi du 31 décembre 1975 puis par celle du 4 août 1994 relatives à l’emploi de la langue française. Cette loi rendait en effet obligatoire l’utilisation du français dans la « désignation, l’offre, la présentation, le mode d’emploi ou d’utilisation, l’étendue et les conditions de garantie d’un bien, d’un produit ou d’un service ainsi que dans les factures et quittances » 1. Mais, écornée par le Conseil constitutionnel qui a considéré qu’était contraire à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme énonçant le principe de libre communication des pensées et opinions, le fait d’obliger des personnes privées à utiliser une terminologie officielle 2, ce texte a subi de plein fouet les assauts de la Cour de justice des communautés européennes. Celle-ci a, en effet, décidé que le droit européen « s’oppose » à ce qu’une réglementation nationale impose l’utilisation d’une langue déterminée pour l’étiquetage des denrées et produits, « sans retenir la possibilité qu’une autre langue facilement comprise par les acheteurs soit utilisée ou que l’information de l’acheteur soit assurée par d’autres mesures », dessins, symboles et pictogrammes car il y aurait là une restriction à l’importation qui ne saurait recevoir application 3. S’agissant des « services de paiement », l’article L. 314-8 du Code monétaire et financier précise que « les informations (…) sont communiquées dans des termes et sous une forme clairs et aisément compréhensibles. Elles sont communiquées en français, sauf convention contraire des parties ». D’autres dispositions visent également l’ensemble des vendeurs de biens ou des prestataires de services mais font peser sur eux une obligation à l’objet plus limité. C’est ainsi que l’art. L. 114-1 du Code de la consommation dispose que « les professionnels vendeurs ou prestataires de services doivent remettre à toute personne intéressée qui en fait la demande, un exemplaire des conventions qu’ils proposent habituellement ». On espère ainsi favoriser l’information de ceux qui souhaitent conclure un contrat. Divers textes reprennent, au demeurant, cette obligation à propos de certains types de contrats. Là ne s’arrête pas le foisonnement législatif en la matière. Le législateur prévoit, en effet, des obligations spéciales d’information propres à certains contrats. Pour s’en tenir à quelques exemples particulièrement significatifs, on citera l’article L. 330-3 du Code de commerce qui dispose que « toute personne qui met à la disposition d’une autre personne, une marque ou une enseigne, en exigeant d’elle un engagement d’exclusivité ou de quasi-exclusivité pour l’exercice de son

1. Sur cette loi, v. V. Delaporte, « La loi relative à l’emploi de la langue française », Rev. crit. DIP 1976. 447 s. 2. Cons. const. 29 juill. 1994, JO 2 août 1994, D. 1995. Somm. 304, obs. A. Roux. 3. CJCE 14 juill. 1998, D. Affaires 1998. 1742 ; 12 sept. 2000, RTD civ. 2001. 238, obs. Molfessis ; v. aussi H. Claret, « La loi Toubon du 4 août 1994 est-elle conforme au droit communautaire ? », CCC 2001, chron. no 5 ; Pour répondre à ces condamnations, le gouvernement français a ajouté à l’art. R. 112-8 C. consom. un alinéa 2 (décret du 1er août 2002) et publié une circulaire du 20 sept. 2001 relative à l’application de l’art. 2 de la loi du 4 août 1994, laquelle a été partiellement annulée, pour incompétence, par une décision du Conseil d’État en date du 30 juillet 2003. La recodification du droit de la consommation a conduit à la disparition de l’article R. 1128, l’emploi de la langue française n’étant plus imposé par le code que dans des cas particuliers : étiquetage de denrées alimentaires commercialisées sur le territoire national (C.  consom., art. R. 412-7) ; contrats d’utilisation de biens à temps partagé lorsque le consommateur réside en France ou que le professionnel exerce son activité sur le territoire français (C.  consom., art. L. 224-76).

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activité, est tenue, préalablement à la signature de tout contrat conclu dans l’intérêt commun des parties, de fournir à l’autre partie un document donnant des informations sincères, qui lui permette de s’engager en connaissance de cause ». L’hypothèse vise essentiellement les contrats de distribution ; leur caractère d’intérêt commun a pour conséquence que le périmètre des informations délivrées est particulièrement étendu puisqu’il englobe notamment « l’état et les perspectives d’exploitation du marché » ou encore « la durée, les conditions de renouvellement, de résiliation et de cession du contrat » 1. De même, le contrat de cautionnement est désormais l’objet d’une multiplicité d’obligations spéciales d’information qui se chevauchent et s’interpénètrent au gré des inspirations et des improvisations sans que la situation des intéressés en soit nécessairement améliorée 2. De même encore, le vendeur d’immeuble se voit imposer une obligation d’information qui embrasse de nombreux points techniques (v. ss 340). Conformément au droit commun (v. ss 337), c’est à celui qui est tenu d’une obligation d’information d’apporter la preuve qu’il l’a remplie 3.

 

339 Formalisme informatif ¸ Une autre série de dispositions, dont la liste s'allonge presque chaque année, introduit dans les contrats les plus divers un formalisme informatif. En vertu de celui-ci, l’une des parties, fréquemment un professionnel, est obligée de rédiger le contrat par écrit et d’y insérer des mentions destinées à informer son cocontractant, le plus souvent, mais pas toujours un consommateur, sur les droits et les obligations qui en sont issus, sur l’objet même du contrat ou encore sur l’existence de dispositions légales protectrices. Celui-ci est ainsi mis en mesure de s’engager en connaissance de cause s’il a pris la peine de lire attentivement le contrat avant de le signer, ce qui est loin d’être toujours le cas. Inaugurée par la loi du 29 juin 1935 qui impose au vendeur d’un fonds de commerce d’énoncer dans l’acte de cession un certain nombre d’informations (C. com., art. L. 141.1), cette méthode a été employée dans les situations les plus diverses. Citons parmi les principales applications et sans prétendre à l’exhaustivité : l’enseignement à distance (C. éduc., art. L. 444-7.), le démarchage financier (C. mon. fin., art. L. 341-12), le mandat de l’agent immobilier (L. 2 janv. 1970), le contrat de location-accession à la propriété immobilière (L. 12 juill. 1984), le bail à usage d’habitation (L. 6 juillet 1989), le courtage matrimonial (L. 23 juin 1989), le contrat mettant à la disposition d’une autre personne un nom commercial, une marque ou une enseigne, en exigeant d’elle un engagement d’exclusivité (L. 31 déc. 1989), la « vente de voyages » (sic) (L. 19 juill. 1992), le contrat de jouissance d’immeuble à temps partagé (multipropriété) (L. 8 juill. 1998, C. consom., art. L. 224-74). Parfois le législateur va encore plus loin, en organisant une information particulière du consommateur par la procédure précontractuelle dite d’offre préalable. Ainsi en va-t-il en matière de crédit à la consommation (C. consom., art. L. 312-18 s.) ou de crédit immobilier (C. consom., art. L. 313-24 s). Opérant une répartition impérative des rôles de pollicitant et d’acceptant, le législateur 1. D. Ferrier, « L’obligation d’informer le futur franchisé », RDC 2012.  1068 ; N.  Dissaux, « L’obligation d’information mise à la charge du franchiseur », RDC 2012. 1072. 2. Simler et Delebecque, Les sûretés, La publicité foncière, nos 151 s. 3. Civ. 1re, 13 déc. 2012, CCC 2012, no 65, note G. Raymond.

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prévoit que l’offre émane nécessairement du prêteur, réduisant ainsi toutes les initiatives prises par l’emprunteur à une simple invitation à entrer en pourparlers. Là ne s’arrête pas la sollicitude du législateur. Afin que l’offre remplisse pleinement son rôle d’information du consommateur, le texte précise non seulement les mentions qu’elle doit contenir, mais va jusqu’à prévoir l’existence de lettres-modèles, qui sont en fait appelées à devenir le contrat. C’est dire que, sous couvert d’information du consommateur, on renoue avec le système qu’une approche néo-libérale se proposait précisément d’écarter : la réglementation du contenu du contrat par les pouvoirs publics et non par les parties.

Passablement hétérogène dans ses manifestations, ce formalisme informatif est certainement appelé à s’étendre, puisque le législateur a choisi d’appréhender au coup par coup des situations de dépendance ou d’inégalité qui ne sont malheureusement pas près de s’éteindre. Aussi bien la méthode retenue apparaît-elle peu satisfaisante dans la mesure où elle achemine vers des dispositions toujours plus nombreuses et toujours plus fragmentaires. On en prendrait son parti si c’était le prix à payer pour une protection efficace. Mais d’une part, l’abondance et la complexité de ce formalisme paperassier en fait un instrument difficilement maîtrisable par ceux-là mêmes auxquels il est destiné. D’autre part, ce formalisme peut se retourner contre ceux qu’il a pour mission de protéger. Malgré leur minutie, les exigences légales omettent parfois une information qu’aurait pu imposer l’obligation générale de renseignements. Or la jurisprudence décide que lorsque le formalisme informatif a été respecté, le destinataire de celui-ci ne saurait se plaindre : « Dès lors que le législateur lui-même n’avait pas jugé utile de faire figurer cet avertissement sur le modèle type qu’il avait lui-même rédigé… aucune réticence dolosive ne pouvait être imputée au cocontractant » 1. Bien qu’elle ait été recommandée 2 et approuvée 3 par une partie de la doctrine au motif, notamment, qu’admettre en ce cas le recours à la réticence dolosive reviendrait à « taxer le législateur d’imprévoyance ou d’incompétence » 4, cette solution n’emporte pas la conviction 5. Elle montre à quelles aberrations peut conduire une législation animée, selon la formule prémonitoire de Portalis, « par la dangereuse ambition de vouloir tout régler et tout prévoir ». Il paraît, en effet, « absurde de maintenir dans les liens d’un contrat un consommateur, dont le consentement est vicié, 1. Civ.  1re, 14  juin 1989, JCP  1991. II.  21632, note  Virassamy, D.  1989. Somm.  338, obs. Aubert, RTD civ. 1995. 98, obs. Mestre. 2. L. Aynès, « Formalisme et prévention », Le droit du crédit au consommateur, 1982, p. 80 s. : « Le jeu des mentions obligatoires circonscrit exactement l’obligation de “dire” qui pèse sur le dispensateur de crédit, en dehors de laquelle aucune réticence dolosive ne peut lui être reprochée. » 3. J. Mestre, obs. RTD civ. 1995. 98. 4. G. Virassamy, JCP 1991. I. 21632, p. 52, no 12. 5. V. en ce sens, Fadlallah, note D. 1997. 304, 1re col. Sur cette question, v. N. Rzepecki, Droit de la consommation et théorie générale du contrat, thèse Strasbourg, éd. 1998, nos 585 s., p. 409 s. ; L. Arcelin-Lécuyer, « La redondance informative », CCC 2011. Étude 9.

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pour préserver le « mythe » d’un législateur infaillible » 1. Comme l’a fort justement rappelé la Cour de Versailles, « les contrats spéciaux régis par des dispositions particulières demeurent régis par le droit commun des contrats pourvu qu’il n’y ait pas d’incompatibilité entre les dispositions générales et les dispositions particulières » 2. C’est dire que, bien loin de s’exclure, dispositions particulières et dispositions générales devraient, en la circonstance, se conjuguer pour assurer une meilleure protection des consommateurs (v. ss 123). À cet effet, il suffirait de considérer qu’il peut exister en dehors des faits qui sont expressément répertoriés par le législateur des faits pertinents dont l’omission est sanctionnée par le dol. Aussi bien, la haute juridiction a-t-elle entrepris de remédier aux effets pervers du formalisme informatif, en découvrant, à la charge de certains des professionnels sur lesquels pèse l’obligation de délivrer des informations réglementées, un devoir de conseil 3, voire de mise en garde 4. Supposant un comportement beaucoup plus dynamique de la part du professionnel, ce devoir de conseil n’est pas rempli par la simple présentation d’une offre conforme au modèle législatif. Il en résulte que l’entreprise de crédit qui n’aurait pas dissuadé un emprunteur, dont les ressources ne sont pas en rapport avec le contrat envisagé, de conclure celui-ci verra sa responsabilité engagée alors même qu’elle a respecté le formalisme informatif que la loi met à sa charge 5. On ne saurait trouver meilleur exemple de la coursepoursuite qui se déroule entre le droit des obligations et le droit de la consommation : chacun prétendant remédier aux insuffisances de l’autre, notre droit devient toujours plus complexe et plus inintelligible à ceux qu’il est censé protéger. Enfin la nullité qui frappe le plus souvent ces contrats au cas où le formalisme n’a pas été respecté apparaît comme une sanction peu adaptée au but poursuivi par le législateur. Avant de prononcer celle-ci, il serait en effet préférable de vérifier que le consentement de celui qui devait bénéficier de l’information a été vicié. Facultative pour le juge, la nullité ne serait

1. C. Goldie-Genicon, Contribution à l’étude entre le droit commun et le droit spécial des contrats, thèse Paris  II, éd.  2009, no 173, p. 217 ; voir  aussi C.  Jarrosson, « Le législateur peut-il avoir tort ? », Mélanges B. Oppetit, 2009, p. 349. 2. Versailles, 8 juill. 1994, RTD civ. 1995. 98, obs. J. Mestre, décidant que le non exercice de son droit de repentir par une personne démarchée à domicile ne l’empêche pas de plaider ensuite la nullité du contrat pour vice de consentement. Rappr. Versailles, 15  sept. 1995, RTD  civ. 1996. 147, obs. J. Mestre. 3. Civ. 1re, 27 juin 1995, Bull. civ. I, no 287, p. 200, D. 1995. 621, note S. Piedelièvre, Defrénois 1995.  1416, obs. D.  Mazeaud, CCC 1995, no 211, obs.  Raymond, RTD  civ. 1996.  384, obs. J. Mestre. 4. Cass. ch. mixte, 29 juin 2007, 2 arrêts, JCP 2007. II. 10146, note A. Gourio. H. Guyader, « Le devoir de mise en garde du banquier à l’égard de l’emprunteur », CCC 2008. Étude 5. Encore faut-il que celui qui entend s’en prévaloir ait, lui-même, fait montre de loyauté en ne dissimulant pas à son partenaire les éléments qui auraient pu justifier cette mise en garde (Civ. 1re, 30 oct. 2007, D. 2008. 256, note E. Bazin). A. Gourio et D. Legeais, « Les devoirs du banquier envers son client et les cautions », RDC 2012. 1053 s., sp. p. 1056. 5. Civ. 1re, 27 juin 1995, préc.

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prononcée que si l’omission d’une information a effectivement trompé le cocontractant 1. Or, s’il en va ainsi dans certains cas 2, il est dans d’autres procédé à une application mécanique des nullités. Il est vrai que parfois la sanction est parfaitement ajustée à l’objectif poursuivi. Ainsi, en matière de contrat d’assurance sur la vie, l’article L. 132-5-2 du code des assurances, après avoir prescrit la remise avant la conclusion du contrat d’une note d’information sur les dispositions essentielles du contrat et sur les conditions d’exercice de la faculté de renonciation, prévoit que le défaut de remise des informations entraine la prorogation du délai de renonciation dans la limite de huit ans à compter de la date où le souscripteur est informé que le contrat est conclu. Si cette faculté revêt en principe un caractère discrétionnaire, son exercice peut parfois dégénérer en abus 3. Ainsi en matière de crédit à la consommation 4 et de crédit immobilier, la sanction encourue au cas où l’offre ne renfermerait pas les mentions requises, est la déchéance, obligatoire dans le premier cas (C. consom., art. L. 341-2), facultative dans le deuxième cas (C. consom., art. L. 341-27), du droit aux intérêts. Grâce à cela, l’emprunteur dispensé de payer les intérêts remboursera le capital en respectant l’échéancier prévu et non immédiatement en une seule fois. L’efficacité de ce système de sanction avait été grandement altérée par la jurisprudence de la Cour de cassation, décidant que « le nonrespect de ces dispositions d’ordre public est sanctionné non seulement par la déchéance du droit aux intérêts pour le prêteur mais encore par la nullité du contrat de prêt » 5. Autrement dit, l’emprunteur était obligé de rembourser immédiatement le capital prêté, ce qui retirait à la déchéance des intérêts une bonne part de ses mérites et n’incitait guère l’emprunteur à dénoncer l’illicite 6. Mais ultérieurement la haute juridiction s’en est

1. Rappr. D. Mazeaud, note D. Affaires 2002. 74. V. en ce sens V. Magnier, « Les sanctions du formalisme informatif », JCP 2004. I. 106. 2. Vente de fonds de commerce : loi du 29 juin 1935 (art. 12), devenu art. L. 141-1 C. com. : « L’omission des énonciations proscrites peut, sur la demande de l’acquéreur formée dans l’année, entraîner la nullité de la vente » (Com. 21 juill. 1953, Gaz. Pal. 1953. 2. 316 ; 10 mai 1982, Bull. civ. IV, no 166, p. 147). V. aussi Com. 10 févr. 1998, CCC 1998, no 55, note Leveneur, Defrénois 1998. 733, obs. Delebecque, RTD civ. 1998. 365, obs. Mestre ; 21 nov. 2000, CCC 2001, no 20, note Leveneur ; 14 janv. 2003, RDC 2003. 158, obs. M. Behar-Touchais ; 20 mars 2007, CCC 2007, no 167, note Leveneur (à propos de la méconnaissance de l’art. 1er de la loi du 31 déc. 1989, devenu C. com., art. L. 330-3), mais v. contra Com. 24 févr. 1998, RJDA 1998, no 854, 616, RTD civ. 1999. 86, obs. J. Mestre. 3. Civ. 2e, 20 octobre 2016, JCP 2016. 1257, no 4, obs. G. Loiseau. 4. B. Petit, « La formation successive du contrat de crédit », Le droit du crédit au consommateur, p. 93 s., no 11. 5. Civ. 1re, 20  juill. 1994, D.  1995. Somm.  314, obs.  Pizzio, Defrénois 1995.  350, obs. D.  Mazeaud. La solution apparaît d’autant plus curieuse qu’elle est intervenue en matière de crédit immobilier, c’est-à-dire en un domaine où la sanction de la déchéance est facultative pour le juge. On ne peut donc expliquer cette décision par la volonté de tempérer une sanction jugée excessive et trop rigide. V. aussi Civ. 1re, 19 mai 1992, CCC 1992, no 189. 6. Et ceci d’autant plus que la Cour de cassation décidait que la méconnaissance du formalisme informatif était sanctionnée par une nullité absolue. Mais, elle a aussi modifié sa position (v. ss 210).

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tenue aux sanctions légales 1. Aux sanctions civiles s’ajoutent parfois, en matière de formalisme informatif, des sanctions pénales. 340 Diagnostics, expertises ¸ De plus en plus souvent, des textes prévoient qu'un

diagnostic doit être établi par un professionnel aux compétences certifiées, à l'occasion de la vente d'un bien immobilier, afin de déceler certains défauts (présence d'amiante, de plomb, de termites, médiocre performance énergétique…). Cette législation n'oblige le propriétaire de l'immeuble qu'à transmettre à l'acquéreur l'état établi par le professionnel 2. Lorsque le diagnostic a été mal effectué, le professionnel engage sa responsabilité délictuelle sur le fondement de l’article 1382 à l’égard de l’acquéreur 3. La nullité pour dol est, en revanche, fermée à l’acquéreur, en l’absence de toute intention de tromper de son cocontractant. Des solutions voisines jouent dans des hypothèses où il est fréquent de recourir au service d’un expert, par exemple en matière de vente d’œuvre d’art, afin d’authentifier celle-ci 4.

§ 2. La réflexion des contractants 341 Les procédés utilisés ¸ Décider en pleine connaissance de cause, c'est non seulement être informé, mais encore réfléchir. C'est pourquoi le législateur a mis en place pour certains contractants dont il craint que la décision ne soit précipitée des mécanismes qui ont pour but de leur imposer un temps de réflexion. À cet égard, l’existence d’un délai pendant lequel l’offre ne peut être rétractée apparaît essentielle. Grâce à lui, le destinataire de l’offre disposera du temps nécessaire pour assimiler la proposition qu’elle contient, et éventuellement pour susciter et examiner des offres concurrentes. Mais, mettant le consommateur à l’abri des pressions de l’offrant, l’existence d’un tel 1. Civ. 1re, 28  nov. 1995, JCP  1996. IV.  141, CCC 1996, no 34 ; 18  mars 1997, Defrénois 1997. 1131, note S. Piedelièvre ; 23 mars et 19 mai 1999, CCC 1999, no 167, obs. Raymond (La déchéance du droit aux intérêts prévue par l’art. L. 312-33 qui ne sanctionne pas une condition de formation n’est pas une nullité et ne relève pas des dispositions de l’art. 1304 C. civ. Les juges du fond ont, en ce qui concerne son prononcé, un pouvoir discrétionnaire). Mais la déchéance du droit aux intérêts ne s’étend pas aux frais ni aux intérêts légaux dus après mise en demeure (Civ.  1re, 26  nov. 2002, D.  Affaires 2003.  273 ; 18  mars 2003, D.  Affaires 2003.  1036, obs. C. Rondey). 2. Civ. 3e, 23 sept. 2009, D. 2009. 2343. 3. Civ. 1re, 20 mars 2013, CCC 2013, no 127, note L. Leveneur (le préjudice s’analyse alors en une perte de chance de contracter à de meilleures conditions) ; Civ. 3e, 21 mai 2014, CCC 2014, no 187, note L. Leveneur et 19 mai 2016, CCC 2016, no 183, note L. Leveneur (le préjudice correspond au coût des travaux de désamiantage) ; Ch.  mixte 8  juillet 2015, RDC 2015.  848, obs. O.  Deshayes, CCC 2015, no 253, note L.  Leveneur (le diagnostic termites n’a pas été réalisé conformément aux règles de l’art ; le préjudice est constitué de l’intégralité du montant des travaux de réparation) ; contra Civ. 3e, 7 janvier 2016, RDC 2016. 220, obs. O. Deshayes (le diagnostiqueur immobilier qui intervient avant la vente d’un immeuble mis en copropriété n’est pas tenu d’indemniser le propriétaire du coût des travaux de reprise du vice non révélé). 4. S. Lequette-Kervenoaël, L’authenticité des œuvres d’art, thèsse Paris I, éd. 2006, no 496 s., p. 440  s. ; Y.  Lequette, « Responsabilité versus vices du consentement », Mélanges M.-S.  Payet, 2011, p. 363, sp. p. 367.

 

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délai ne le défendra pas contre ses propres entraînements. Aussi le législateur se fait-il parfois encore plus protecteur en imposant au consommateur un délai de réflexion ou en lui octroyant un droit de repentir. « Différé » dans le premier cas, le consentement est « précaire » dans le second 1. Afin d’intégrer ces procédés au droit commun du contrat, l’ordonnance de 2016 leur a consacré une disposition qui figure à l’article 1122 du code civil : « la loi ou le contrat peuvent prévoir un délai de réflexion qui est le délai avant l’expiration duquel le destinataire de l’offre ne peut manifester son acceptation ou un délai de rétractation, qui est le délai avant l’expiration duquel son bénéficiaire peut rétracter son consentement ». a) Le délai de réflexion. Le destinataire de l’offre se voit interdire d’accepter l’offre pendant un certain délai à compter de la réception de celle-ci : quinze jours en matière de crédit à la consommation (C. consom., art. L. 312-18), trente jours en matière de crédit immobilier (C. consom., art. L. 313-34) 2, sept jours en matière d’enseignement à distance (art. 9, L. 12 juillet 1971, devenu C. éduc., art. L. 444-8), sept encore en cas d’acquisition ou de construction d’un immeuble à usage d’habitation au moyen d’un acte notarié (L. SRU 13 déc. 2000, CCH, art. L. 271-1, al. 3). Par cette paralysie temporaire du processus de formation du contrat, on espère amener l’intéressé à réfléchir à la portée de son engagement. Une acceptation prématurée serait inefficace. Mais la réitération de celle-ci, postérieurement à l’écoulement du délai de réflexion, donnera naissance au contrat, du moins si cette réitération intervient avant que l’offre ne devienne caduque. b) Le droit de repentir. Beaucoup plus original est le mécanisme du droit de repentir, encore dénommé droit de rétractation 3. Dérogeant au principe qui veut que les parties soient liées irrévocablement dès la rencontre des volontés, il permet à celui qui en bénéficie de rétracter son consentement durant un certain délai. En d’autres termes, au lieu de lui imposer un délai de réflexion avant la conclusion du contrat, on le lui octroie après. Inaugurée par la loi du 3 janvier 1972 sur le démarchage financier (C. mon. fin., art. L. 341-16), cette technique a reçu depuis de multiples applications. On citera, sans prétendre à l’exhaustivité : le crédit à la consommation (C. consom., art. L. 312-19), l’assurance-vie (C. assur., art. L. 132-5-1), la transaction acceptée par la victime d’accident de la circulation (C. assur., art. L. 211-16), les contrats à distance (C. consom., art. L. 221-18), le courtage matrimonial (art. 6, L. 23 juin 1989), l’achat ou la construction d’un immeuble à usage d’habitation au moyen d’un acte sous seing privé (L. SRU du 13 déc. 2000, CCH, art. L. 271-1), le contrat de jouissance d’immeuble à temps partagé (multipropriété) (C. consom., art. L. 224-79). Initialement, le délai le plus souvent retenu par le législateur était de 7 jours. Ainsi comprenait-il nécessairement une fin de semaine qui laisse aux intéressés – du moins l’espère-t-on – le temps de débattre de la question en famille 1. B. Petit, art. préc., p. 93 s. 2. Sur le caractère d’ordre public de cette disposition, v. Civ. 1re, 9 déc. 1997, D. 1998. IR 29. 3. R. Baillod, « Le droit de repentir », RTD civ. 1984. 226 ; v. aussi Pizzio, « Un apport législatif en matière de protection du consentement : la loi du 22  décembre 1972 et la protection du consommateur sollicité à domicile », RTD civ. 1976. 86 ; L. Bernardeau, « Le droit de rétractation du consommateur », JCP  2000. I.  218 ; P.  Brun, « Le droit de revenir sur son engagement », Dr. et patr. 1998, no 60, p. 78.

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L’ACCORD DES VOLONTÉS

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ou de consulter les proches ou les amis. Mais de plus en plus il s’allonge : 10 jours en matière d’acquisition d’immeuble (CCH, art. L. 271-1), 14 jours en cas de crédit à la consommation (C. consom., art. L. 312-19), en cas de contrat conclu à distance, à la suite d’un démarchage téléphonique (C. consom., art. L. 221-18), ou encore en matière de jouissance d’immeuble à temps partagé (art. L. 224-79), 15 jours en matière de transaction ou de démarchage financier (C. mon. fin., art. L. 341-16), 30 jours en matière d’assurance-vie (C. assur., art. L. 132-5-1). La loi prévoit souvent certaines règles de forme (formulaire détachable) ou de fond (impossibilité d’exiger une quelconque contrepartie) 1 qui ont pour but d’en faciliter et d’en protéger l’usage. L’on enseignait traditionnellement que l’exercice de ce droit est discrétionnaire 2. Mais à propos du droit de rétractation prévu en matière d’assurance-vie par l’article L. 132-51, la haute juridiction a posé que l’exercice de ce droit peut dégénérer en abus 3. La nature juridique de ce droit de repentir est discutée. Selon un important courant doctrinal, il y aurait là un mécanisme de formation successive du contrat, lequel ne deviendrait parfait qu’à l’expiration du délai de repentir 4. Il ne suffirait pas que la volonté existe lors de l’échange des consentements, il faudrait encore qu’elle se maintienne pendant une certaine durée. Mais telle ne semble pas être l’opinion de la haute juridiction. Celle-ci décide, en effet, que le contrat est parfait par l’échange des consentements dès l’accord sur la chose et le prix, matérialisé par la signature du bon de commande 5. Autant dire que le droit de repentir suspend seulement l’efficacité du contrat en interdisant l’exécution de l’obligation qui pèse sur le consommateur, durant toute la durée du délai pendant lequel il peut être exercé. Le délai expiré sans que le consommateur se soit repenti, le contrat acquiert de plein droit efficacité pour l’avenir. Au cas contraire, il est caduc 6. Pour d’autres auteurs, le droit de repentir s’analyse en une faculté de dédit qui peut être exercée pendant une certaine durée 7. Là encore, ce n’est pas le processus de formation du contrat qui est altéré, mais sa force obligatoire.

1. Civ. 1re, 25 nov. 1993, CCC 1993, no 40, JCP 1993. IV. 328. Sur cette question, v. Cl. Ophèle, L’exécution anticipée d’une obligation contractuelle, thèse multigr. Tours, 1993, p. 356 s., nos 468 s. ; rappr. CJCE 3 sept. 2009, D. 2009. 2161. 2. Civ. 2e, 7 mars 2006, Bull. civ. II, no 63, JCP 2006. II. 10056, note F. Descorps-Declère. 3. Civ. 2e, 19 mai 2016, D. 2016. 1133, RTD civ. 2016. 605, obs. H. Barbier. 4. G. Cornu, « La protection du consommateur et l’exécution du contrat », in Travaux Ass. H. Capitant (t. XXIV, 1973) ; J. Calais-Auloy, D. 1973. Chron. 266 ; Baillod, art. préc., RTD civ. 1984. 236, no 10 bis ; comp. G. Rouhette, « Droit de la consommation et théorie générale du contrat », Mélanges Rodière, 1981, p. 247 s. 5. Civ. 1re, 10 juin 1992, CCC 1992, no 195. V. en ce sens E. Bazin, « Le droit de repentir en droit de la consommation », D. 2008. 3028. 6. Civ. 3e, 13 févr. 2008, D. 2008. 1530, note Y. Dagorne-Labbé ; 13 mars 2012, D. 2012. 876, parlent d’« anéantissement ». V.  en faveur de la caducité, M.-S.  Payet, thèse préc., nos  210  s. ; Christianos, « Délai de réflexion : théorie juridique, efficacité de protection des consommateurs », D. 1993. Chron. 28, qui invoque à l’appui de cette analyse la directive 85-577 CEE (5e considérant). Pour la CJCE le droit de rétractation constitue une condition résolutoire purement protestative, car unilatérale et gratuite (CJCE 29  avr. 1998, JCP  1999. I.  187, chron. Boutard-Labarde, JCP 2000. I. 218, chron. L. Bernardeau ; 13 déc. 2001, JCP 2002. I. 168, chron. L. Bernardeau). 7. P. François, « Rapport sur la protection du consommateur dans la conclusion des contrats civils et commerciaux en droit civil français », Trav. Ass. H. Capitant, t. XXIV, 1973 ; Bietrix et Birbes, « Vente à domicile et protection du consommateur », Cah. dr. entr. 1973, no 1, p. 1.

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CHAPITRE 3

LE CONTENU DU CONTRAT 342 Présentation ¸ Pour qu'un contrat se forme valablement, il faut que les parties accordent leurs volontés. Mais cet accord ne se réalise pas dans l'abstrait. Elles s'entendent toujours sur un certain contenu. En lui-même, le mot est vague. Pris dans son sens le plus usuel, il désigne la « teneur », la « substance » du contrat, « ce qui est exprimé dans un écrit », à supposer que le contrat ait revêtu une forme écrite. À reprendre la définition très imparfaite que l’article 1101 donne du contrat, on a vu que celui-ci est un accord de volontés qui a pour effet principal de créer des obligations. Le contenu du contrat, ce sont donc d’abord les obligations auxquelles il donne naissance. Mais l’analyse de ces obligations ainsi que celle des prestations qui en sont l’objet ne permettent de parvenir qu’à une représentation très imparfaite du contenu du contrat. Pour en avoir une perception plus exacte, il est nécessaire de rechercher comment ces obligations s’agencent entre elles, c’est-à-dire quelle opération globale les parties ont entrepris de réaliser afin de satisfaire leurs intérêts patrimoniaux ou moraux. Il faut également connaître l’environnement juridique dans lequel cette opération se déroule, c’est-à-dire les clauses par lesquelles après avoir défini les prestations qu’elles se doivent, les parties organisent leurs rapports en définissant les droits et les devoirs de chacune d’elles. Curieusement, la réforme opérée par l’ordonnance de 2016 ne fournit aucun instrument d’analyse permettant de pénétrer ce que recouvre le contenu du contrat. La classification des obligations qui existait dans le Code civil de 1804 a disparu sans qu’aucune autre lui soit substituée. La notion d’« objet du contrat » qui portait à se faire une représentation globale de l’opération est également passée par perte et profit. Quant aux analyses doctrinales qui mettent l’accent sur les différents types d’opérations économiques que le contrat est susceptible de réaliser – échange, concentration, coopération – et qui conduisent à ce que les intérêts des parties s’agencent selon des modèles différents – intérêts contraires, intérêts identiques, intérêts convergents mais différents –, elles sont totalement ignorées ; les auteurs de la réforme s’en sont en effet tenus exclusivement au modèle du contrat-échange, illustrant ainsi sur ce point comme sur bien d’autres les « tendances régressives » que Bruno Oppetit avait si bien mises en relief (v. ss 73). S’attacher à l’étude du contenu du contrat, c’est donc d’abord présenter les notions qui permettent de cerner celui-ci. La tâche n’est pas simple puisqu’il faut alors remédier à une carence totale du législateur. Celui-ci ne s’intéresse, en effet, au contenu du contrat que, d’un point de vue

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beaucoup plus étroit, pour indiquer les exigences auxquelles celui-ci doit satisfaire afin qu’il soit valablement formé. Décidément, l’expérience est une donnée que le législateur français ne prend en compte qu’avec beaucoup de difficulté. En 1804, les rédacteurs du Code civil avaient traité des qualités que doit revêtir le consentement, tout en faisant l’impasse sur cette dernière notion. Il aura fallu plus de deux cents ans pour qu’il comble cette lacune (v. ss 130, 144). Désormais, le législateur traite des qualités que doit revêtir le contenu sans se préoccuper de ce que recouvre cette notion. Peutêtre dans deux cents ans… À essayer de cerner les qualités que doit présenter le contenu du contrat, il semble utile d’aborder le problème avec un peu de recul. Si l’on adhère à la théorie de l’autonomie de la volonté, la question du contenu du contrat pourrait paraître secondaire. Libres de conclure ou non le contrat, les parties sont également libres de déterminer, comme elles l’entendent, le contenu de celui-ci. Et de fait, si l’on considère que chaque partie est le meilleur juge de ses intérêts et que l’intérêt général est la somme des intérêts particuliers, une telle liberté ne peut conduire qu’à des rapports justes et conformes à ce que requiert la prospérité générale. Mais on sait que les rédacteurs du Code civil n’ont jamais fait totalement leurs les postulats de la théorie de l’autonomie de la volonté (v. ss 29). Dès ses premières dispositions, le Code énonce qu’« on ne peut déroger par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs » (art. 6). Conscients de ce que la liberté doit se mouvoir dans certaines bornes si l’on veut que les intérêts dont la société a la charge soient sauvegardés, ils ont donné au contrat une véritable ossature. Celui-ci ne se forme valablement que si son contenu satisfait à certaines exigences. Dans le Code civil de 1804, ces exigences étaient exprimées à travers les notions d’« objet » et de « cause » : tandis que le premier devait être déterminé et licite, la seconde devait être existante et licite. Par la première série d’exigences, celle d’un objet déterminé et d’une cause qui existe, les rédacteurs du Code civil entendaient protéger les intérêts de chacune des parties au contrat. Par la seconde, celle d’un objet et d’une cause licites, ils poursuivaient principalement la défense de l’intérêt général. En d’autres termes, objet et cause étaient les instruments que le droit offrait aux agents de la vie juridique pour s’assurer que les contrats respectaient aussi bien les intérêts des parties que ceux plus généraux dont la société a la charge. À la suite de l’avant-projet Terré 1, l’ordonnance du 10 février 2016 leur a substitué, en apparence du moins, le « contenu licite et certain ». Le nouvel article 1128 semble en effet présenter le « contenu », à la suite 1. Pour la présentation et la justification de ce choix en faveur du « contenu du contrat » : D. Houtcieff, « Le contenu du contrat », in Pour une réforme du droit des contrats, Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », 2009, p. 184  s., spéc. p. 203  s. Pour la critque de la notion de contenu du contrat : Ph.  Malinvaud, « Le “contenu certain” du contrat dans l’avant-projet “chancellerie” de code des obligations ou le “stoemp” bruxellois aux légumes », D. 2008. 551 ; M. Fabre-Magnan, « Critique de la notion de contenu du contrat », RDC 2015. 639.

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du « consentement » et de la « capacité », comme une troisième condition de validité du contrat. Toutefois, l’emploi d’un article, non pas défini (« le » consentement ; « la » capacité), mais indéfini (« un » contenu), révèle immédiatement que cette exigence est moins une troisième condition qu’un ensemble de conditions nées de la suppression, ou, plus exactement, de la pulvérisation de la cause. Ces différentes exigences sont rassemblées dans une nouvelle sous-section consacrée au « contenu du contrat » (C. civ., art. 1162 s.). Formulées avec des mots nouveaux, on y retrouve la quasi-totalité des règles qui étaient hier exprimées à travers l’objet et la cause. Le contenu n’est, en réalité, comme on l’a justement souligné, qu’une « sorte de fourre-tout » 1. On voit ainsi l’espèce de paradoxe qui sous-tend les textes nouveaux. En tant qu’elle vise la teneur, la substance du contrat, la notion de contenu y est inexistante puisque tous les instruments qui permettent d’en approcher ont été supprimés ou ignorés. En tant qu’elle vise les exigences auxquelles cette notion doit satisfaire pour que le contrat soit valide, « le contenu n’est qu’un contenant » 2. Aussi regrettable que puisse paraître ce choix (v. ss 402 s.), on ne saurait l’ignorer. Si les nouvelles conditions relatives au contenu du contrat pourraient sans doute être ramenées, non sans quelque artifice, à l’objet et à la cause, le maintien d’une telle présentation serait trop ouvertement contraire à la lettre et à l’esprit du droit nouveau. Mais l’abandon de cette césure n’interdit pas de mettre de l’ordre dans la matière. Or, par-delà les concepts juridiques dont le législateur a souhaité la perte (objet et surtout cause), comme derrière les conditions nouvelles posées par l’ordonnance de 2016 (stipulations, prestation, but, contrepartie), on retrouve toujours les deux exigences fondamentales que doit impérativement respecter un accord de volontés pour être valable et donc obligatoire : le respect de l’intérêt général, c’est-à-dire des valeurs jugées essentielles par et pour la société, à travers l’exigence du contenu licite ; et la sauvegarde des intérêts individuels, et notamment de la justice contractuelle, à travers l’exigence d’un contenu certain. Loin d’être purement didactique, cette distinction commande pour partie le régime de la nullité du contrat (v. ss 143). Au rebours de l’ordre adopté par l’ordonnance de 2016, on envisagera l’exigence de la certitude du contenu du contrat (Section 2) avant celle de sa licéité (Section 3). À l’image des auteurs du Code civil de 1804, il paraît en effet préférable de se préoccuper du contenu du contrat, tel qu’il a été fixé par les parties, avant d’envisager les limites imposées au nom du bien commun. S’il doit respecter certaines exigences sociales minimales, le contrat est d’abord un instrument au service des intérêts privés. Mais avant d’envisager les moyens qui sont utilisés par les textes nouveaux pour s’assurer que le contrat respecte l’intérêt général et l’intérêt individuel des contractants, on s’attachera à donner un peu de chair à la notion 1. J. Ghestin et F. Labarthe, « Observations générales », LPA 4 sept. 2015, no 177, p. 17. 2. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 169.

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elle-même, en explosant les principales notions et classifications qui permettent d’approcher ce que recouvre le contenu du contrat et sur lesquelles les textes nouveaux ne nous renseignent en rien (Section 1).

SECTION 1. LA NOTION DE CONTENU

DU CONTRAT

343 Présentation ¸ Afin d'essayer d'approcher au plus près ce que recouvre la notion de contenu du contrat, on procédera par étapes. Placée au cœur de sa définition (art. 1101), l'« obligation » demeure la matière première du contrat. Mais, en réalité, plus que l'obligation, c'est son objet, la prestation, qui permet de définir la teneur de l'engagement (§ 1). Au-delà, il importe également d'envisager les différents agencements qui sont susceptibles de s'établir entre les obligations et qui permettent d'identifier l'objet du contrat, c'est-à-dire l'opération économique réalisée par la convention (§ 2). Enfin, il conviendra d'envisager les clauses par lesquelles les parties définissent leurs droits et devoirs respectifs, et par là-même l'environnement juridique dans lequel se déroule l'opération contractuelle (§ 3).

§ 1. L’objet de l’obligation

344 Présentation : quid debetur ? ¸ Qu'est-il dû ? Telle est la question qui permet d'identifier l'objet de l'obligation, c'est-à-dire la prestation due par le débiteur. Une obligation peut avoir pour objet toute espèce de prestations : livrer une chose, rendre un service, construire un ouvrage, ou encore verser une certaine somme d'argent. À la suite des jurisconsultes du droit romain et de l'Ancien droit, les rédacteurs du Code civil en avaient isolé trois catégories principales : les obligations de donner, les obligations de faire et les obligations de ne pas faire. Si cette classification n'a pas été reprise par le législateur de 2016, la réforme ne l'a pas pour autant privée de tout intérêt (A). À côté de cette classification traditionnelle, la doctrine a plus récemment mis en avant l'opposition des obligations monétaires et des obligations en nature, opposition qui sort quant à elle renforcée de la réforme de 2016 (B).

A. Obligation de donner, de faire, de ne pas faire 345 Présentation ¸ Après avoir présenté la trilogie classique de 1804 et envisager son avenir après la réforme de 2016 (1°), nous nous attarderons sur l'« effet translatif », qui se substitue à l'obligation de donner dans le droit nouveau (2°).

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346 1°) Classification traditionnelle. Trilogie ou quadrilogie ¸ Aux termes de l'ancien article 1126, qui ouvrait une section intitulée « De l'objet et de la matière du contrat », le contrat avait « pour objet une chose qu'une partie s'oblige à donner, ou qu’une partie s’oblige à faire ou à ne pas faire » (v. ss 6). L’obligation de donner, est l’obligation de transférer la propriété (dare). Le transfert de propriété s’opérant, selon l’ancien article 1138, devenu le nouvel article 1196, « par le seul échange des consentements », cette obligation n’existe normalement « qu’en théorie et le temps d’un éclair » 1. Elle s’éteint en principe à l’instant même où elle apparaît, ne laissant subsister à la charge du cédant que l’obligation de livrer la chose, obligation de faire. C’est pourquoi il peut paraître plus exact de dire que le transfert de propriété est un effet purement légal du contrat et non l’exécution d’une obligation (v. ss 1527) 2. L’obligation de donner revêt toutefois une existence autonome lorsque le transfert de propriété n’est pas immédiat parce que la nature de la chose qui est l’objet de l’obligation s’y oppose (chose de genre, chose future) ou parce que les parties n’ont pas voulu réaliser immédiatement le transfert (clause de réserve de propriété) 3. Encore faut-il souligner qu’elle s’exécutera alors automatiquement du seul fait qu’un des contractants aura rempli son obligation – individualiser la chose, la fabriquer ou encore payer le prix – de telle sorte que certains auteurs préféraient déjà y voir un « effet légal du contrat » plutôt que l’objet de l’obligation de l’une des parties 4. Les obligations de faire, dans lesquelles la prestation consiste en un fait positif que le débiteur promet d’accomplir. Ainsi, le bailleur s’engage dans le louage de choses à procurer au locataire la jouissance paisible de la chose louée. Ainsi, l’entrepreneur s’engage à réaliser tel ou tel ouvrage, le salarié à travailler sous la direction du patron. Les obligations de ne pas faire dans lesquelles la prestation consiste en une abstention du débiteur. Par exemple, le vendeur d’un fonds de commerce s’engage à ne pas exercer la même activité dans un certain ressort et pendant un certain temps ; c’est la clause de non-concurrence. À ces trois catégories d’obligations (dare, facere, non facere), on peut encore ajouter l’obligation de mise à disposition temporaire de l’usage d’une chose (praestare). Prestation caractéristique de différents contrats, et notamment des contrats de prêt et de bail, cette obligation, dégagée par les jurisconsultes du droit romain et de l’Ancien droit, redécouverte à l’époque

1. J. Carbonnier, t. 4, no 9. 2. Ghestin, D. 1981. Chron. 1, no 13 ; L. Aynès, La cession de contrat et les opérations juridiques à trois personnes, 1984, no 265, p. 193 ; M. Fabre-Magnan, « Le mythe de l’obligation de donner », RTD  civ. 1996.  85 ; rappr. N.  Prybys Gavalda, La notion d’obligation de donner, thèse multigr. Montpellier, 1997 ; J. Coulet, L’exécution forcée en nature, thèse Paris II, 2007, p. 330 s., no 304 s. 3. Collart Dutilleul et Delebecque, no 200. 4. M. Fabre-Magnan, art. préc., RTD civ. 1993. 93.

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contemporaine 1, apparaissait discrètement à l’ancien article 1127 du code civil : « Le simple usage ou la simple possession d’une chose peut être, comme la chose même, l’objet du contrat ». La Cour de cassation l’a récemment mise en avant, en affirmant, dans une décision sur laquelle nous reviendrons (à propos de la distinction de l’objet de l’obligation et de l’objet du contrat : v. ss 354), que l’objet de l’obligation du prêteur de titres « résidait dans la mise à disposition de titres, qui existaient et étaient identifiés lors de la signature de ces conventions, et non dans le transfert de propriété de ces titres qui n’était qu’un effet de leur maintien » 2. L’avantprojet Catala avait proposé de consacrer cette obligation de mise à disposition sous le vocable d’obligation de « donner à usage » 3. 347 Abandon par l’ordonnance de 2016 ? ¸ Cette trilogie – ou quadrilogie – a disparu du Code civil à l'occasion de la réforme de 2016. Le Rapport au Président de la République révèle que cette absence n'est pas un oubli : les rédacteurs de l'ordonnance ont souhaité abandonner cette classification. Pour quelles raisons ? Le Rapport n'en dit rien. Sans doute, d’abord, comme pour la cause, pour de mauvaises raisons, à commencer par la volonté inexplicable d’afficher l’abandon de quelques notions ou distinctions jugées vieillottes. D’afficher, car, comme pour la cause, il n’est guère certain que l’oblitération formelle de la distinction des obligations de donner, de faire et de ne pas faire, puisse suffire à entraîner sa disparition, tant elle exprime, non pas une idée, mais une réalité, qui n’a pas disparu avec la réforme : un contractant s’engagera toujours, soit à transférer la propriété d’une chose, soit à en concéder l’usage, soit à réaliser un ouvrage ou un service, soit à s’abstenir d’un comportement ou d’une activité. Or, ces différentes prestations ne sont pas soumises au même régime, comme nous aurons l’occasion d’en rendre compte, notamment lorsqu’il s’agira d’évoquer les effets du contrat et les sanctions de son inexécution (v. ss 781 s.). Vraisemblablement, ensuite, parce que l’ordonnance du 10 février 2016 a conçu le transfert de propriété, non pas comme l’objet d’une obligation, mais comme un « effet légal » du contrat 4. Pourtant, et sans rouvrir le débat – à bien des égards plus sémantique que dogmatique ou pratique – de la réalité ou du mythe de l’obligation de donner, il faut observer que, bien qu’absente du Code civil, l’obligation de dare, comme la cause, n’est pas 1. Pour la défense de la singularité de l’obligation de mise à disposition, v. parmi d’autres : J. Huet, « Des différentes sortes d’obligations et plus particulièrement de l’obligation de donner, la mal nommée, la mal aimée », Mélanges Ghestin, 2001, p. 426 ; XXX. 2. Com. 24 mai 2016, no 14-25.921 et no 14-28.111, P+B. 3. Art. 1146 : « L’obligation de donner à usage a pour objet la concession de l’usage d’une chose à charge de restitution, comme dans le bail ou le prêt à usage ». 4. A suivre le Rapport au Président de la République, le rapport de cause à conséquence serait inverse : « Conséquence de l’abandon en amont de la distinction entre les obligations de donner, de faire, et de ne pas faire, le transfert de propriété est érigé en effet légal du contrat, consécutif à l’échange des consentements ».

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condamnée à disparaître. Doctrine et jurisprudence pourront toujours y avoir recours pour expliquer et appliquer certains mécanismes juridiques, à commencer par les cas de transferts différés de propriété évoqués par le nouvel article 1196. 348 2°) L’effet translatif. a) Transfert immédiat de la propriété. Principe et exceptions ¸ Au titre des effets du contrat entre les parties, l'ordonnance du 10 février 2016 a en effet consacré trois dispositions à la réglementation du transfert de propriété. Dans une version modernisée de l’ancien article 1138, l’article 1196, alinéa 1er, réaffirme le principe du transfert solo consensu, c’est-à-dire du transfert immédiat de la propriété – ou des « autres droits », sous-entendus « réels » – au jour de la conclusion du contrat, et non au jour de la livraison de la chose, ou encore de la publication de l’acte 1. L’alinéa suivant rappelle que ce principe connaît des exceptions : le transfert peut être différé, soit par la volonté des parties (ex. : clause de réserve de propriété jusqu’au complet paiement du prix), soit par la nature des choses (ex. : transfert au jour de l’individualisation pour les choses de genre), soit encore par une disposition de la loi (ex. : transfert au jour de l’inscription en compte pour les valeurs mobilières). L’article 1197 rappelle quant à lui les deux obligations accessoires de l’obligation de donner ou du transfert de propriété : l’obligation de délivrance et l’obligation de conservation dans l’attente de cette livraison (anc. art. 1136). 349 b) Transfert des risques. Principe et applications ¸ L'article 1196, alinéa 3, rappelle que le transfert de propriété emporte le transfert des risques : alors même que la chose n’est pas encore en sa possession, c’est l’acheteur qui doit assumer les conséquences de sa disparition fortuite (anc. art. 1138, al. 2). Le droit français fait ainsi de la charge des risques une conséquence du transfert de la propriété : si l’acheteur supporte les risques, c’est parce que, l’échange des consentements étant translatif dans notre droit, il est devenu, par l’effet même du contrat, propriétaire de la chose vendue alors même qu’il n’en a pas pris livraison. Ce n’est pas en tant que créancier qu’il supporte les risques, mais bien en tant que propriétaire. Res perit domino. Cette conception paraît bien être celle des rédacteurs du Code civil qui, à l’ancien article 1138, ont réuni dans une même phrase la question des risques et celle du transfert de propriété, ce qui prouve qu’à leurs yeux, les deux questions sont solidaires et que les risques passent sur la tête de l’acheteur au moment même où il devient propriétaire 2. 1. Sur ce choix S. Gaudemet, « L’effet translatif », JCP N 2015. 1211, no 7. Sur son décalage avec la pratique notariale : P. Tarrade, « L’effet translatif. L’avis du praticien », JCP N 2015. 1212, no 11 s. 2. On peut, dans le même sens, tirer argument de la rédaction de l’art. L. 132-7, C. com. qui, lui aussi, rapproche la charge des risques de la translation de la propriété : « La marchandise sortie du magasin du vendeur ou de l’expéditeur voyage, s’il n’y a convention contraire, aux risques et périls de celui à qui elle appartient, sauf son recours contre le commissionnaire et le voiturier chargés du transport ».

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Il résulte de ce qui précède que la chose reste aux risques du débiteur, c’est-à-dire du vendeur, en cas de vente, toutes les fois que la perte est survenue alors que le vendeur était encore propriétaire de la chose vendue. Il en est notamment ainsi, d’une part, lorsque les parties ont décidé que l’acheteur du corps certain n’en deviendrait propriétaire qu’au jour du complet payement du prix ou au jour de la délivrance 1. Tel est le cas lorsque la vente renferme une clause de réserve de propriété ; le transfert de propriété, mais aussi le transfert des risques, sont alors suspendus jusqu’au paiement du prix 2. Il en va de même, d’autre part, en cas de vente de choses de genre, dont l’individualisation ne doit se faire que plus tard. Inversement, la chose passe aux risques de l’acheteur dès l’individualisation et alors même qu’elle n’aurait pas été livrée ou que les formalités de publicité du transfert de propriété n’auraient pas été accomplies 3. Ainsi en va-t-il en cas de vente à distance d’un meuble individualisé ; si la chose vient à périr au cours du transport, l’acheteur sera tenu de payer le prix, car les risques sont pour lui 4. 350 Les risques dans les ventes à terme ou conditionnelles ¸ a) Lorsque le vendeur bénéficie d’un terme pour la livraison, l’acheteur n’en est pas moins, en principe, devenu propriétaire par le seul accord des parties : comme tel, il supporte les risques, conformément à l’article 1196, al. 3. Seul le terme relatif au transfert de propriété modifie l’incidence des risques (v. ss 348). b) La question des risques en cas de vente sous condition suspensive est réglée à l’article 1304-6 (anc. art. 1182). Soit l’hypothèse suivante : A achète un appartement à Paris le 1er février sous condition d’être nommé dans la capitale avant le 1er octobre ; le 1er juillet, l’appartement est détruit par un incendie ; le 15 juillet, la condition se réalise. Il résulte de l’article 1304-6 que les risques sont pour le débiteur, c’est-à-dire pour le vendeur : la règle est donc opposée à celle qui régit la vente pure et simple. C’est qu’en effet, la vente étant subordonnée à une condition suspensive, la chose vendue reste la propriété du vendeur tant que la condition ne se réalise pas ; si donc la chose vient à périr fortuitement pendente conditione, elle périt pour le propriétaire, c’est-à-dire pour le vendeur : celui-ci ne pourra pas réclamer le prix à l’acheteur, alors même que la condition viendrait à se réaliser plus tard : la vente étant, au moment où la condition se réalisera, impossible faute d’objet puisque la chose a déjà péri, le contrat ne peut se former. Il ne faut pas objecter la rétroactivité de la condition (d’ailleurs abandonnée par l’ordonnance du 10 février 2016 : v. ss 1366) : pour que la condition puisse rétroagir, il faut d’abord qu’elle puisse agir ; or elle 1. Civ. 1re, 4 juill. 1995, Bull. civ. I, no 305, p. 213, D. Affaires 1995, no 1, p. 16. 2. Com. 20 nov. 1979, JCP 1981. II. 19615, note Ghestin, D. 1980. IR. 571, obs. Audit, sur renvoi Metz, 29 oct. 1980, D. 1981. 138, note Guyon, JCP 1981. II. 19615. 3. Civ. 1re, 10 oct. 1995, D. 1995. IR. 246 (vente de navire). 4. V. par ex. Civ. 1re, 19 nov. 1991, Bull. civ. I, no 325, p. 211, JCP 1992. IV. 275.

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ne le peut plus à un moment où l’un des éléments essentiels de l’opération, l’objet de l’obligation du vendeur, a disparu. c) Quand une chose a été aliénée sous condition résolutoire, qui supportera les risques si elle vient à périr fortuitement pendente conditione ? Par exemple, A vend son appartement de Lyon le 1er février, étant convenu que la vente sera résolue si A est muté dans cette ville ; le 1er juillet, l’appartement est détruit par un incendie ; le 15 juillet, la condition se réalise. Il faut décider que la perte est pour l’acquéreur, c’est-à-dire que, si la condition résolutoire vient à se réaliser après la perte fortuite de la chose, l’acquéreur n’aura pas droit à la restitution du prix, le retour de la propriété à l’aliénateur étant impossible. C’est, ici encore, l’application de la règle res perit domino : tant que la condition ne se réalise pas, la vente sous condition résolutoire doit être considérée comme pure et simple ; c’est l’acquéreur qui est actuellement propriétaire, c’est donc lui qui doit supporter les risques. 351 Dérogation et contestation de la règle res perit domino ¸ Par dérogation au principe, l'article 1196, al. 3, rappelle que le vendeur retrouve la charge des risques dès lors qu'il a été mis en demeure de livrer la chose (anc. art. 1138, al. 2). Exception à l'exception : « le débiteur mis en demeure est libéré s'il prouve que la perte se serait pareillement produite si l'obligation avait été exécutée », à charge pour lui de céder à son créancier « les droits et actions attachés à la chose » (ex. : indemnité d'assurance) (art. 1351-1). Dans la pratique, notamment internationale, les parties lient souvent le transfert des risques, non au transfert de propriété, mais à la maîtrise physique de la chose 1. Il est ainsi fréquemment stipulé, en cas de réserve de propriété au profit du vendeur, que les risques pèsent immédiatement sur l’acheteur. La Convention de Vienne du 11 avril 1980 sur la vente internationale de marchandises prévoit, quant à elle, que les risques sont transférés à l’acheteur au moment de la remise au transporteur, dès lors qu’elles ont été clairement identifiées (art. 67). En droit interne, dans les rapports entre professionnels et consommateurs, la Commission des clauses abusives a souhaité, en 1981, dans ses recommandations, qu’en cas de vente à distance, le risque pèse sur celui qui a pris l’initiative du transport, lequel est le plus souvent le vendeur, ce qui reviendrait en pratique à renverser la règle. Jugeant la théorie des risques trop mécanique, certains proposent de la renouveler en se fondant sur l’exigence de solidarité. Plutôt que de s’en remettre à une formule abstraite pour déterminer la charge des risques, celle-ci serait fixée en recherchant la partie qui en souffre le moins, laquelle pourrait être selon les cas le créancier ou le débiteur. L’article L. 5424-6 du Code du travail, qui oblige les entreprises du bâtiment à indemniser

1. V. par ex. Civ. 1re, 7 juill. 1993, D. 1993. IR 208.

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leurs salariés en cas d’arrêt de travail causé par les intempéries, a pu être présenté comme une application de cette idée 1 352 c) Conflits entre acquéreurs successifs ¸ Le nouvel article 1198 rappelle quant à lui la solution des conflits entre acquéreurs successifs d'un même bien. Pour les meubles corporels, conformément à la règle posée par l’ancien article 1141, est préféré celui qui a pris possession du bien en premier et de bonne foi (art. 1198, al. 1). Les conflits relatifs aux meubles incorporels sont régis par les textes qui leur sont propres. Pour s’en tenir à cet exemple, le conflit entre cessionnaires successifs de créances se résout désormais, depuis la réforme de 2016, au profit du premier cessionnaire en date (art. 1325). Pour les immeubles, est déclaré légitime propriétaire celui qui a publié son titre d’acquisition en premier et de bonne foi (art. 1198, al. 2). Cette disposition brise la jurisprudence récente de la troisième Chambre civile, qui avait abandonné toute référence à la moralité des parties, en privilégiant la seule application de la règle mécanique de la première publication, sans tenir compte de la connaissance d’une première acquisition par le primopubliant 2. Dans le prolongement de cette solution, la Cour de cassation avait refusé d’engager la responsabilité d’un notaire qui avait instrumenté une seconde vente tout en ayant connaissance d’une première promesse non publiée 3. En exigeant la bonne foi du primo-publiant, l’ordonnance fait retour à la jurisprudence antérieure 4. Cette solution est en harmonie avec la règle nouvelle qui permet au bénéficiaire de la promesse unilatérale d’obtenir la nullité du contrat conclu par le tiers en connaissance de la promesse (art. 1124, al. 3 ; v. ss 258).

B. Obligations monétaires et en nature 353 Présentation : renvoi ¸ À la distinction traditionnelle des obligations de donner, de faire et de ne pas faire, la doctrine moderne préfère souvent celle qui oppose les obligations pécuniaires ou monétaires aux obligations en nature 5 (v. ss 6). 1. C. Radé, « Pour une approche renouvelée de la théorie des risques », LPA 7 juill. 1995, no 81. 2. Civ. 3e, 12 janv. 2011, no 10-10.667, Bull. civ. III, no 5, GAJC, t. II, no 179, D. 2011. 851, note L. Aynès ; D. 2011. 2298, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin ; AJDI 2011. 238 ; RTD civ. 2011. 158, obs. P. Crocq ; RTD civ. 2011. 369, obs. Th. Revet. 3. Civ.  1re, 20  déc. 2012, D.  2013. 398, obs.  S.  Amrni-Mekki, JCP  N 2013. 1035, note Y. Dagorne-Labbé. 4. Civ. 3e, 30 janv. 1974, GAJC, t. II, no 178, D. 1975. 427, note Penneau, JCP 1975. II. 18001, note Dagot, Defrénois 1974. 637, note Goubeaux : « Attendu que l’acquisition d’un immeuble en connaissance de sa précédente cession à un tiers est constitutive d’une faute qui ne permet pas au second acquéreur d’invoquer à son profit les règles de la publicitié foncière ». 5. J. Carbonnier, t. 4, no 9 ; Ch. Bruneau, La distinction entre les obligations monétaires et les obligations en nature, thèse ronéot. Paris II, 1974 ; R. Libchaber, Recherches sur la monnaie en droit privé, thèse Paris I, éd. 1992.

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L’obligation monétaire est celle de transférer la propriété d’une certaine quantité d’argent, l’obligation de payer un certain prix. Elle soulève des problèmes propres du fait de la particularité de son objet, la monnaie. Les obligations en nature se définissent négativement comme étant toutes celles dont l’objet n’est pas une somme d’argent : obligations de donner un corps certain ou une chose de genre autre que la monnaie, obligations de faire, obligations de ne pas faire. À la différence de la première, cette distinction ressort renforcée de la réforme qui l’a consacrée, en adoptant différentes règles propres à chacune de ces deux obligations, notamment pour l’obligation monétaire (pour la détermination de la prestation, v. ss 365 s. ; pour le paiement de l’obligation, v. ss 1454 s. ; pour les modalités de restitution, v. ss 1818 ; pour la sanction de l’inexécution, v. ss 867 s.).

§ 2. L’objet du contrat

354 Objet de l’obligation et objet du contrat : distinction ¸ Rarement utilisée, parfois critiquée 1, l’expression « objet du contrat » désigne l’opération contractuelle considérée, non dans ses éléments, les obligations, les prestations, mais dans sa globalité. Cette notion n’est pas inconnue des droits étrangers. Elle est notamment consacrée à l’article 1412 du Code civil du Québec, aux termes duquel l’objet du contrat « est l’opération juridique envisagée par les parties au moment de sa conclusion, telle qu’elle ressort de l’ensemble des droits et obligations que le contrat fait naître ». L’expression apparaissait également dans le Code civil de 1804, mais de façon trompeuse, l’article 1126 évoquant l’objet du contrat pour désigner l’objet de l’obligation (donner, faire ou ne pas faire). Cette confusion n’a pas empêché la doctrine et la jurisprudence de reconnaître la spécificité de l’objet du contrat par rapport à l’objet de l’obligation 2. À ce titre, on peut évoquer un arrêt récent de la Chambre commerciale de la Cour de cassation, dans lequel les hauts magistrats ont précisément reproché aux juges du fond d’avoir confondu les deux notions (sur cet arrêt, v. déjà, à propos de l’obligation de mise à disposition : v. ss 346) 3. Dans cette affaire, un prêt de titres avait été consenti à une société par la Caisse des dépôts et des consignations, alors que cette dernière n’en était pas encore propriétaire. Observant que la loi du 17 juin 1987 soumettait le prêt de titres au régime du prêt de consommation, qui entraîne un transfert de propriété de la chose prêtée, les juges du fond avaient annulé la convention, « faute d’objet », au motif que « l’obligation dominante autour de laquelle s’organise l’économie de la convention de 1. E.  Gaudemet, Théorie générale des obligations, 1937, p. 89 ; Flour et Aubert, t.  II, no 232 ; Ghestin, no 512 et 513. 2. V. not A.-S. Lucas-Puget, Essai sur la notion d’objet du contrat, thèse Nantes, éd. 2005. 3. Com. 24 mai 2016, préc.

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prêt de titres suppose que le prêteur soit propriétaire de ces derniers pour pouvoir en transférer temporairement la propriété ». Leur décision fut censurée, au visa des anciens articles 1108 et 1126, au motif « qu’il résulte de ces textes que l’objet dont l’absence est sanctionnée par la nullité de la convention s’entend de l’objet de l’obligation que renferme cette convention, et non de l’objet du contrat ». Or, selon la Cour, l’objet de l’obligation du prêteur de titres résidait dans la mise à disposition de titres, existants lors de la signature de ces conventions, et non dans le transfert de propriété de ces titres, qui n’était qu’un effet de leur remise. On ne saurait ainsi confondre l’objet de l’obligation, c’est-à-dire la prestation promise (ici la mise à disposition de titres), et l’objet du contrat, c’est-à-dire l’opération économique finale réalisée par la convention (ici le transfert temporaire de la propriété des titres). Si l’objet de l’obligation a survécu à la réforme (art. 1163 ; v. ss 359 s.), l’objet du contrat n’a pas été mentionné par l’ordonnance du 10 février 2016. Il devrait néanmoins survivre à son occultation législative, notamment à travers le contrôle judiciaire de sa sincérité (sur la simulation : v. ss 724 s.) et de sa licéité (v. ss 507 s.). Il demeurera également un outil irremplaçable pour saisir la réalité et la diversité des types contractuels, et adapter en conséquence l’application des dispositions nouvelles aux singularités de chacun d’eux. 355 Réalité et diversité de l’objet du contrat : typologie ¸ L'objet du contrat révèle en effet « l'unité du rapport contractuel » 1. Certes, le contrat donne naissance à des obligations, obligation de donner, obligation de faire, obligation de ne pas faire, ou encore de mise à disposition. À l’évidence, toutefois, la seule énumération de ces obligations, ainsi que celle des prestations qui en sont l’objet, ne donnent qu’une représentation très approximative et imparfaite du contrat. Afin d’en avoir une perception plus exacte, il est nécessaire de savoir comment ces obligations s’agencent entre elles. Longtemps, cette donnée est restée dans l’ombre tant la réponse à cette question apparaissait évidente. Considérant que le contrat à titre onéreux remplit une fonction d’échange, les rédacteurs du Code civil ont conçu sa théorie générale en ayant présent à l’esprit le modèle de la vente. Chaque partie s’engage à procurer à l’autre le bien ou le service que celle-ci recherche pour satisfaire l’intérêt économique qu’elle-même poursuit. En conséquence, les obligations auxquelles le contrat donne naissance sont unies par un rapport d’interdépendance et de réciprocité. Et pour caractériser le contrat, on recherche parmi les deux prestations principales qui sont l’objet de ces obligations, quelle est la prestation caractéristique 2. Partant du constat que le contrat organise, 1. A.-S. Lucas-Puget, préc., no 694. 2. Cette assimilation de l’objet du contrat à la prestation caractéristique apparaît également en droit de la consommation, où l’ « objet principal du contrat », exclu du contrôle des clauses abusives, est ramené par la CJUE aux prestations caractéristiques ou essentielles : CJUE 3 juin

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le plus souvent, l’échange d’un bien ou d’un service contre le paiement d’une somme d’argent, on considère que la prestation réelle est, mieux que la prestation monétaire, représentative du contrat et de sa fonction socio-économique. Ainsi selon que le contrat opère, moyennant finances, un transfert de propriété, la mise à disposition d’un bien, ou encore l’exécution d’un ouvrage, on sera porté à l’analyser en une vente, un bail ou un louage d’ouvrage. Aussi bien, lorsqu’il s’est agi de localiser dans l’espace les contrats, afin de déterminer la loi qui, en l’absence de choix des parties, les régit, la Convention de Rome avait-elle mis en avant cette notion de prestation caractéristique. Le contrat est régi par la loi de la résidence habituelle de celui qui fournit la prestation caractéristique, c’est-à-dire la prestation en nature (vendeur, entrepreneur…) 1. Mais, à l’usage, il est apparu que certains contrats – contrats de distribution, contrat d’édition, pour ne citer que ceux-là – se prêtaient mal à une telle démarche. En effet, alors que dans les contrats-échange classiques, la prestation en nature est aisément identifiable puisqu’elle est unique, on a constaté que dans les contrats précités, chaque partie fournit une prestation réelle : l’auteur cède à l’éditeur le droit de reproduction de l’œuvre, l’éditeur en assure la publication et la diffusion ; le franchiseur communique son savoir-faire au franchisé qui l’exploite. D’où une interrogation : quelle est pour ces contrats la prestation caractéristique ? Afin de résoudre cette difficulté qui commande la solution du conflit de lois, une jeune doctrine internationaliste a affiné l’analyse de ces contrats et constaté qu’ils reposaient en réalité sur l’enchaînement d’une prestation instrumentale et d’une prestation finale : une partie fournit des moyens (l’œuvre, le savoir-faire) en vue d’une exploitation par l’autre partie ; toutes deux sont contractuellement intéressées à l’exploitation de la prestation finale, la rémunération de la prestation instrumentale étant fonction des résultats de la prestation finale 2. Autrement dit, on est en présence de contrats d’intérêt commun, dans lesquels la prestation caractéristique serait la prestation finale, contractuellement rendue possible par la prestation du cocontractant et profitant à chacun 3. Ébauchée pour les besoins du droit international privé, la construction a une portée qui le dépasse. Comme cela a été souligné, elle n’est, en effet, que l’habillage juridique d’une réalité économique spécifique, celle de la coopération. Plutôt que d’acquérir sur le 2010, Caja de  Ahorros y Monte de  Piedad de  Madrid,  C-484/08, § 34 ; CJUE 23  avril 2015, Van Hove, C-96/14, § 33 ; CJUE 20 sept. 2017, Ruxandra Paula Andriciuczea / Banca Romaneasca SA, C-186/116. 1. Sans avoir disparu du Règlement Rome I, la prestation caractéristique y joue un rôle plus discret. 2. M.-E. Ancel, La prestation caractéristique du contrat, thèse Paris  I, éd.  2002, nos  179  s., p. 126  s. ; du même auteur, « Les contrats de distribution et la nouvelle donne du règlement Rome I », Rev. crit. DIP 2008. 561. Ces propositions se sont heurtées à l’incompréhension d’une « vieille » doctrine internationaliste qui est à l’origine des dispositions dont la mise en œuvre fait probléme et qui peine à réviser ses certitudes. 3. M.-E. Ancel, thèse préc., no 195, p. 143.

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marché les compétences spécifiques dont ils ont besoin, des individus ou des entreprises qui disposent de compétences complémentaires choisissent de les mettre en relation et de coopérer afin d’assurer une meilleure utilisation de leurs ressources respectives 1. Instrument juridique de cette réalité économique, le contrat-coopération procède à un agencement original des obligations auxquelles il donne naissance. Il repose non sur un rapport de réciprocité mais sur un rapport d’adéquation moyens-fins qui vise à unir dans le cadre d’un projet commun les intérêts convergents mais différents des parties (v. ss 115). Si l’on ajoute à ces figures, celle déjà rencontrée du contrat-organisation, qui s’incarne tout particulièrement dans le contrat de société (v. ss 115), on constate que l’objet du contrat est susceptible de rendre compte d’opérations dont l’économie est profondément différente. Dans un contrat à titre onéreux classique, tel que l’ont conçu les rédacteurs du Code civil, il s’agit d’organiser un transfert réciproque de valeurs par le truchement d’une permutation de biens ou de services. À analyser l’opération juridiquement, on est en présence d’un rapport d’obligations interdépendantes et réciproques : le vendeur s’oblige à délivrer la chose vendue, l’acheteur s’oblige à la payer. À l’analyser économiquement, on est en présence d’un « jeu à somme nulle où chacun gagne ce que l’autre perd » 2 : si l’acheteur fait une mauvaise affaire parce qu’il paye trop cher, le vendeur en fait une bonne et inversement. C’est dire que ces contrats reposent sur la conciliation des intérêts contraires des parties. Pouvant être instantanés ou successifs, ces contrats appréhendent le futur contractuel en figeant les termes de l’échange. Lorsque ces contrats revêtent un caractère successif, ce sera le même échange qui sera répété au fil du temps, en sorte qu’on a pu parler à leur propos de « bégaiement de l’échange » 3. Le fait que le contrat repose sur la conciliation d’intérêts contraires contribue à figer le contenu obligationnel du contrat : les parties sont parvenues à un certain équilibre qui ne saurait être remis en cause, sauf à ce qu’elles en soient d’accord. À l’opposé, dans le contrat de société, archétype du contrat-organisation, les parties conviennent non d’échanger des valeurs mais de les mettre en commun afin d’en créer de nouvelles et de se les partager. À analyser l’opération juridiquement, le contrat de société ne crée pas entre les associés un rapport d’obligations réciproques et interdépendantes : chaque associé ne s’engage pas dans la perspective de recevoir l’apport d’un autre associé. Chaque associé s’engage à un apport envers la collectivité des associés afin de devenir titulaire d’une part sociale qui lui donne vocation à recevoir une partie des bénéfices réalisés par la société et éventuellement 1. S. Lequette, Le contrat-coopération, contribution à la théorie générale du contrat, thèse Paris II, éd. 2012, p. 10, no 7. 2. P. Didier, « Brèves notes sur le contrat organisation », Mélanges F. Terré, 1999, p. 636. 3. R. Libchaber, « Réflexions sur les effets du contrat », Mélanges J.-L. Aubert, 2005, p. 222.

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à supporter une partie de ses pertes. Les obligations naissent unies par un lien de type conjonctif qui est le reflet des intérêts identiques des associés. À analyser l’opération économiquement, on est en présence d’une sorte de jeu de concentration, où les associés subissent un sort identique, puisqu’ils gagnent ou perdent ensemble 1. Occupant une position intermédiaire, les contrats-coopération, plus couramment dénommés contrats d’intérêt commun, opèrent la mise en relations d’actifs complémentaires dans le cadre d’un projet commun 2. À analyser l’opération juridiquement, on constate qu’une partie s’engage en vertu d’une obligation instrumentale à fournir des moyens à l’autre partie, laquelle, en vertu d’une obligation finale, s’engage à les exploiter dans leur intérêt partagé. Par exemple, dans le contrat d’édition, l’auteur en vertu d’une obligation instrumentale cède son droit de reproduction à l’éditeur lequel s’engage à l’exploiter dans l’intérêt des deux parties, puisque l’auteur sera rémunéré par un pourcentage perçu sur chaque ouvrage vendu. Pour marquer la spécificité du lien qui unit alors les deux obligations, on a proposé de parler de « lien de complémentarité ordonnancé » 3, afin de souligner que les deux obligations sont complémentaires et qu’elles doivent se dérouler selon un certain ordre : la fourniture des moyens en premier lieu, leur exploitation en second lieu. À l’analyser économiquement, on constate que les intérêts des parties y sont non pas contraires mais convergents, dans la mesure où chacun apporte sa contribution à une même entreprise afin qu’il en résulte un effet de synergie dans leur intérêt commun. Pour que l’entreprise soit profitable, il faut que les moyens fournis soient de qualité et qu’ils soient bien exploités. Pour autant, ces intérêts convergents restent différents. Un des contractants fournit des moyens à l’autre qui les exploite seul. Il n’y a pas, comme dans la société, mise en commun. L’auteur cède son droit de reproduction à l’éditeur qui l’exploite seul, en sorte qu’il supporte seul les risques de l’entreprise. À la différence du contrat-échange qui peut être instantané ou successif, le contrat-coopération revêt nécessairement un caractère successif. Mais alors que dans les contrats-échange successifs, on est en présence d’une répétition du même échange, les séquences, instrumentale et finale, s’enchainent dans le contrat-coopération selon un ordre imposé par l’économie de l’opération 4. Le rapport d’adéquation moyens-fins qui sous-tend le contrat porte naturellement les parties à procéder au fil du temps aux adaptations nécessaires, afin qu’il y ait adéquation entre les moyens fournis et la finalité poursuivie. L’existence de clauses de pouvoir conférant des prérogatives unilatérales à l’un ou l’autre des partenaires favorisera ces 1. P. Didier, Mélanges F. Terré, 1999, p. 636. 2. S. Lequette, Le contrat-coopération, contribution à la théorie générale du contrat, thèse Paris II, éd. 2012, p. 89 s., nos 113 s. ; « Entre le contrat-échange et le contrat-organisation : le contratcoopération », Revue de droit d’Assas févr. 2013, p. 66. 3. S. Lequette, thèse préc., p. 131, nos 184 s., sp. p. 140, no 198. 4. S. Lequette, thèse préc., p. 333 s., nos 420 s.

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ajustements. Le fait que le contrat soit ordonné à l’intérêt commun des parties facilite leur mise en œuvre et permet de vérifier que ces prérogatives ont bien été utilisées conformément à leur finalité 1. L’existence de ces trois modèles d’agencement des obligations est attestée de la manière la plus claire qui soit par les articles L. 132-1 et suivants du Code de la propriété intellectuelle 2. Le législateur y montre, en effet, que la publication et la diffusion d’une œuvre peuvent être réalisées en utilisant trois types de contrats différents qui sont le reflet de trois opérations économiques différentes : la coopération, c’est le contrat d’édition 3, l’échange, c’est le contrat dit à compte d’auteur 4, la mise en commun, c’est le contrat de compte à demi 5. L’identification de ces trois modèles de contrat à l’économie profondément différente présente un intérêt manifeste, dans la mesure où, de l’une à l’autre, il existe des différences de régime juridique importantes. Ainsi qu’on l’a vu, ces différences sont de nature à expliquer bon nombre des solutions où la doctrine solidariste a voulu découvrir le signe annonciateur d’un renouvellement de la théorie générale des contrats (v. ss 48 s.). Plus que d’un renouvellement fondé sur de nouvelles valeurs, celle-ci a besoin d’une diversification qui lui permette de s’adapter à une réalité contractuelle renouvelée 6. Cette nécessité a malheureusement échappé au législateur contemporain, l’ordonnance du 10 février 2016 ayant été pensée, comme le Code civil de 1804, sur le seul modèle du contrat-échange (v. ss 49, 73). Pire encore, l’abandon de certaines notions, à commencer par la cause au profit de la contrepartie, devrait rendre encore plus difficile l’adaptation du nouveau droit commun des contrats à ces divers types contractuels (v. ss 418).

1. S. Lequette, thèse préc., p. 377 s., nos 465 s. 2. S. Lequette, thèse préc., p. 97 s., nos 130 s. 3. CPI, art. L. 132-1 : « Le contrat d’édition est le contrat par lequel l’auteur d’une œuvre de l’esprit ou ses ayants droit cèdent à des conditions déterminées à une personne appelée éditeur le droit de fabriquer ou de faire fabriquer en nombre des exemplaires de l’œuvre, à charge pour elle d’en assurer la publication et la diffusion ». 4. CPI, art. L. 132-2 : « Ne constitue pas un contrat d’édition, au sens de l’article L. 132-1, le contrat dit à compte d’auteur (al. 1). Par un tel contrat, l’auteur ou ses ayants droit versent à l’éditeur une rémunération convenue, à charge par ce dernier de fabriquer en nombre, dans la forme et suivant les modes d’expression déterminés au contrat, des exemplaires de l’œuvre et d’en assurer la publication et la diffusion (al. 2). Ce contrat constitue un louage d’ouvrage régi par la convention, les usages et les dispositions des articles 1787 et suivants du code civil (al. 3) ». 5. CPI, art. L. 132-3 : « Ne constitue pas un contrat d’édition, au sens de l’article L. 132-1, le contrat dit de compte à demi (al. 1). Par un tel contrat, l’auteur ou ses ayants droit chargent un éditeur de fabriquer, à ses frais et en nombre, des exemplaires de l’œuvre, dans la forme et suivant les modes d’expression déterminés au contrat, et d’en assurer la publication et la diffusion, moyennant l’engagement réciproque contracté de partager les bénéfices et les pertes d’exploitation, dans la proportion prévue (al. 2). Ce contrat constitue une société en participation. Il est régi, sous réserve des dispositions prévues aux articles  1871 et suivants du Code civil, par la convention et les usages (al. 3) ». 6. R. Libchaber, « Réflexions sur les effets du contrat », Mélanges J.-L. Aubert, 2005, p. 211 s.

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§ 3. Les clauses contractuelles

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356 La variété des clauses : le « sur-mesure » contractuel ¸ Là s'arrêterait l'étude de l'objet, si l'évolution du droit positif n'avait fait apparaître, à côté des conditions qui ont trait aux prestations considérées en ellesmêmes (objet de l'obligation) ou dans leur globalité (objet du contrat), des dispositions propres aux clauses contractuelles. On entend par là les stipulations accessoires par lesquelles les parties, après avoir défini les prestations principales qu’elles se doivent, organisent leurs rapports en fixant les droits et les obligations de chacune d’elles 7 : clauses ayant trait à l’interprétation du contrat (par exemple, clause d’intégralité, dite encore des « quatre coins », prévoyant que le sens des dispositions contractuelles doit être exclusivement recherché dans le document contractuel lui-même et non dans les accords préparatoires), clauses précisant les modalités d’exécution des prestations promises (par exemple, clause prévoyant que le délai de livraison est indicatif), clauses organisant les moyens de régler les difficultés d’exécution du contrat (clauses de conciliation ; clause compromissoire), clauses ayant trait à l’éventuelle inexécution du contrat (clauses limitatives ou exonératoires de garantie ou de responsabilité, clauses pénales), clauses permettant la révision des prestations contractuelles (clause de renégociation, clause de hardship), clauses envisageant la poursuite des relations contractuelles au-delà du terme prévu (clause de tacite reconduction, de prorogation), clauses prévoyant la rupture du contrat (clause de rupture anticipée, clause résolutoire), etc. 8. Dessinant l’environnement juridique dans lequel les prestations de chacune des parties vont s’exécuter, ces stipulations sont en principe librement déterminées par les parties dans les limites fixées par l’ordre public. Elles contribuent, avec l’agencement des obligations, à dessiner l’économie du contrat. 357 Le contrôle des clauses : évolution ¸ Si les clauses accessoires permettent la confection d'un contrat répondant aux attentes particulières des parties, elles peuvent également devenir le moyen pour l'une d'elles de rompre insidieusement l'économie ou l'équilibre de la convention. Les rédacteurs du Code civil avaient déjà pris conscience de ce risque, en interdisant certaines clauses jugées contraires à l'économie de l'opération. Tel est le cas, par exemple, de l'article 1628 du Code civil, qui dispose qu'est nulle la clause par laquelle le vendeur indique ne pas garantir l'acheteur contre l'éviction due à son fait personnel. Cette préoccupation est devenue essentielle au début du siècle suivant, avec l'apparition et le développement des contrats d'adhésion, dont les conditions générales, non négociables, contenaient des clauses qui venaient rompre l'équilibre général de 7. G. Helleringer, Les clauses du contrat, Essai de typologie, thèse Paris I, éd. 2012. 8. Pour une étude des principales clauses contractuelles : W. Dross, Clausier, LexisNexis, 3e éd. 2016 ; Les principales clauses des contrats conclus entre professionnels, Presses universitaires d’AixMarseille, 1990.

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la convention acceptée par l'adhérent, notamment, pour s'en tenir à ces exemples courants, en écartant ou limitant drastiquement la responsabilité du professionnel, ou encore en lui permettant de modifier unilatéralement certains termes de la convention (sur ce phénomène : v. ss 109 s.). Le droit français n’est pas resté sans réaction. Pour faire face à cette réalité nouvelle, le législateur est d’abord intervenu ponctuellement, pour certains contrats d’adhésion, en imposant une réglementation impérative et/ou en interdisant certaines stipulations jugées illégitimes. On songe notamment au contrat de travail, au contrat de transport, au contrat d’assurance ou encore, parmi tant d’autres, au contrat de bail d’habitation. Plus récemment, le législateur français a développé, d’abord à son initiative (à la fin des années 1970), ensuite sous l’impulsion communautaire (depuis le début des années 1990), un contrôle des clauses abusives dans les contrats conclus entre professionnels et consommateurs (v. ss 442 s.). En dehors du champ d’application du droit de la consommation, la jurisprudence a quant à elle sollicité le droit commun des contrats, et notamment la défunte « cause », pour écarter des clauses jugées contraires à l’économie de la convention (sur la jurisprudence dite « Chronopost » : v. ss 400, 463). L’ordonnance du 10 février 2016 a enteriné ce mouvement en consacrant, non pas une, mais deux voies de contrôle des clauses abusives : l’une sanctionnant les clauses qui ruinent la cohérence du contrat (art. 1170 : v. ss 465) ; l’autre écartant celles qui créent un déséquilibre entre les droits et obligations des parties (art. 1171 : v. ss 466 s.). L’examen des stipulations contractuelles n’est d’ailleurs pas limité au contrôle de l’abus et à la protection des intérêts individuels des contractants ; il s’étend au contrôle de la licéité et ainsi à la sauvegarde de l’intérêt général (v. ss 517 s.).

SECTION 2. UN CONTENU CERTAIN : LA PROTECTION DES INTÉRETS INDIVIDUELS 358 Présentation : prestation contractuelle et équilibre de la convention ¸ Le respect de l'intérêt général est une exigence première, mais minimale pour tout engagement contractuel. Outre sa conformité au « bien commun », le contrat doit également respecter différentes conditions visant à assurer la protection de l'intérêt individuel de chaque contractant. Sous l’empire du Code civil de 1804, il s’agissait essentiellement de l’« objet » et de la « cause » : tandis que le premier devait être certain et déterminé (C. civ., anc. art. 1126 s.), la seconde devait être réelle et sérieuse, et ainsi assurer une réciprocité minimale dans l’échange entre les parties contractantes (C. civ., anc. art. 1131 s.). La jurisprudence et le législateur ont approfondi – et à l’occasion dépassé – chacun de ces deux contrôles, tantôt pour favoriser l’efficacité des échanges (ex. : détermination unilatérale du prix, v. ss 374), tantôt pour renforcer la protection de la partie faible (ex. : lutte contre les clauses abusives : v. ss 463 s.).

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Si l’ordonnance du 10 février 2016 a consacré – et même amplifié – l’essentiel de ces évolutions prétoriennes et législatives, elle a en revanche abandonné formellement les exigences générales d’« objet » et de « cause », pour leur substituer une suite de règles particulières, qui pourraient toutefois ne pas suffire à garantir le maintien de l’ensemble des solutions antérieures, notamment celles fondées sur la cause (v. ss 404 s.). Une première série de règles concerne la prestation contractuelle envisagée en elle-même, c’està-dire indépendamment de sa contrepartie, et pose différentes conditions, notamment quant à sa détermination (§ 1). Une seconde série de dispositions veille au respect d’un juste équilibre contractuel, tant pour les prestations principales que pour les stipulations accessoires du contrat (§ 2).

§ 1. La prestation contractuelle

359 Présentation : la prestation contractuelle ou l’objet de l’obligation ¸ La prestation contractuelle correspond à l'objet de l'obligation, c'est-à-dire « ce à quoi » le débiteur s'est engagé envers le créancier 1 : livrer une chose, rendre un service, construire un ouvrage, ou encore verser une certaine somme d’argent (sur l’objet de l’obligation : v. ss 344 s.). Comme le Code civil de 1804, l’ordonnance de 2016 subordonne la validité du contrat à deux exigences principales : la prestation doit être existante ou possible (A) et être déterminée ou déterminable (B).

A. L’existence et la possibilité de la prestation 360 Chose et service ¸ L'ancien article 1108 du code civil subordonnait la validité de la convention à l'existence d'un « objet certain ». Cette condition demeure sous l'empire du droit nouveau, qui exige un « contenu certain » pour le contrat (C. civ., art. 1128). Pratiquement, elle signifie que la chose due doit exister (1) et que le service promis doit être possible (2).

1. L’existence de la chose

361 1°) Principe ¸ En principe, pour être valable, le contrat doit porter sur une chose qui existe au moment de la conclusion du contrat. Si la perte de la chose ne se produit qu’après la conclusion du contrat, l’obligation s’est alors valablement formée ; il reste seulement à déterminer l’effet de cette perte au moyen de la théorie des risques si elle est fortuite (v. ss 349 s.), de la responsabilité contractuelle si elle est fautive (v. ss 319 s.). Dans la pratique, les nullités fondées sur l’absence d’objet sont rares, car c’est là un défaut suffisamment évident pour que les parties renoncent à la conclusion du contrat. Pour qu’il en soit autrement, il faut imaginer que les 1. Pour découvrir l’objet, disaient nos anciens auteurs, il faut se poser la question : quid debetur ? Qu’est-il dû ?

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parties traitent sur une chose qui était déjà détruite sans qu’elles le sachent. On peut encore supposer que le contrat porte sur la cession d’une valeur incorporelle dont il est plus difficile de percevoir d’emblée le caractère illusoire : créance qui a été précédemment soldée ou éteinte par compensation 1, brevet d’invention qui a été perdu par péremption ou déchéance, agrément administratif auquel n’est attaché aucun droit 2, cession des parts d’une société ayant disparu par une opération de fusion-absorption 3. Lorsque l’objet n’existe pas, le contrat est atteint d’une nullité dont la nature varie selon que l’on retient la théorie classique ou la théorie moderne (v. ss 140 s.). En vertu de la théorie classique, la nullité est absolue, car un élément essentiel du contrat fait défaut. Selon la théorie moderne, consacrée par l’ordonnance de 2016 (C. civ., art. 1179 ; v. ss 141), la nullité devrait être relative, car la règle a d’abord pour but la protection des intérêts privés. Néanmoins, il a été soutenu que, même en se plaçant dans cette perspective, le contrat pourrait être nul de nullité absolue car, dépourvu d’objet, il ne remplit pas sa fonction sociale d’échanges et n’est donc pas conforme à l’intérêt général 4. La jurisprudence a longtemps raisonné en termes de nullité absolue. Mais le revirement de jurisprudence opéré en ce qui concerne la sanction de l’absence de cause (de la contrepartie aujourd’hui) devrait avoir des prolongements sur le terrain de l’absence d’objet. Le défaut de la première étant sanctionné par la nullité relative (v. ss 424), il devrait en aller de même du défaut du second. Lorsque la destruction est partielle, l’article 1601, alinéa 2, offre une option à l’acquéreur : « abandonner la vente, ou (…) demander la partie conservée, en faisant déterminer le prix par la ventilation 5. » 362 2°) Tempéraments ¸ Deux tempéraments viennent néanmoins assouplir la rigueur du principe. 1. Est nulle pour défaut d’existence de l’objet, la cession d’un bail résilié (Pau, 21 mars 1893, S. 93. 2. 168) ; comp. Civ. 1re, 20 févr. 1973, D. 1974. 37 note Ph. Malaurie, sur la cession d’un droit qu’on ne possède pas – droit à l’obtention d’un poste de concierge –, mais le débat portait en l’espèce, sur l’existence de la cause. 2. Civ. 3e, 4 mai 1983, Bull. civ. III, no 103, p. 82, RTD civ. 1984. 113, obs. F. Chabas : « Le nombre d’établissements d’enseignement de la conduite automobile n’étant limité par aucune disposition légale et l’agrément préfectoral nécessaire à l’exploitation d’un tel établissement étant délivré à titre personnel à tous ceux qui présentent les aptitudes requises par l’arrêté du 10 mars 1970 et justifient des conditions et des moyens exigés par ces textes, la convention relative à la cession d’agrément était, quelle que soit la qualification donnée, dépourvue d’objet. » A, en revanche, un objet la vente d’un étal de poissonnerie dans les halles d’une municipalité (Civ.  1re, 5  déc. 1995, Bull.  civ.  I, no 445, p. 310, D. 1996. IR 23, JCP 1996. I. 3929, no 10, obs. Billiau, Defrénois 1996. 743, obs. Delebecque). 3. Com. 26 mai 2009, Bull. civ. IV, no 71 ; RDC 2009. 1341, obs. Y.-M. Laithier. 4. Ghestin, Le contrat, no 776. 5. La détérioration d’une marchandise qui la rend totalement inutilisable doit être assimilée à une perte totale : Req. 5 févr. 1906, DP 907. 1. 468, S. 1906. 1. 280 (betteraves sucrières pourries par le gel). Mais une action d’une société entachée de nullité n’est pas nécessairement une chose inexistante et sans valeur ; la vente peut en être valable (Req. 7 déc. 1920, DP 1921. 1. 2470, note Lacour ; Angers, 8 févr. 1931, DH 1934. 225) ; elle pourrait toutefois être nulle pour erreur ou justifier un recours pour vice caché (Civ. 30 juill. 1912, S. 1913. 1. 139).

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En premier lieu, l’obligation née du contrat peut porter sur une prestation future (C. civ., art. 1163, al. 1 ; anc. art. 1130, al. 1). Cela signifie notamment qu’il n’est pas nécessaire que la chose envisagée comme objet de l’obligation existe au moment où l’obligation prend naissance ; il suffit qu’elle soit de nature à exister un jour. En pratique, les contrats sur choses futures sont très fréquents. Tel est le cas des commandes adressées à des fabricants qui, au moment où ils les acceptent, n’ont pas en stock les produits qu’ils s’engagent à livrer dans le délai convenu. De même, il arrive souvent qu’une personne achète sur plans un appartement futur dans un immeuble à construire 1. L’expression de choses futures doit d’ailleurs être prise dans un sens large. Elle vise non seulement les objets matériels, mais aussi les droits à venir. La règle formulée à l’article 1163, al. 1, signifie donc qu’une obligation peut avoir pour objet un droit non encore né. Ainsi un entrepreneur peut céder à l’avance le prix de travaux non encore exécutés 2. De même, le copropriétaire d’un immeuble peut transmettre à autrui la part qui lui reviendra dans le prix de licitation avant même la mise aux enchères 3. De même encore, on peut constituer une hypothèque pour garantir une créance non encore née, par exemple pour garantir une ouverture de crédit ou des titres non encore émis 4. Néanmoins les contrats relatifs à des choses futures ne sont pas sans danger car il n’est pas toujours possible de bien mesurer la valeur de cellesci. C’est pourquoi le Code prohibe ou réglemente les contrats relatifs à certaines choses futures. Ainsi en va-t-il des droits portant sur une succession non ouverte ; leur cession est interdite. C’est le principe de la prohibition des pactes sur succession future posé par l’article 722 du Code civil (réd. L. 23 juin 2006), repris à l’article 1389 5. Ainsi encore, l’article L. 131-1 CPI interdit toute cession globale par un auteur de ses droits sur ses œuvres futures, afin de le protéger contre un engagement inconsidéré. Lorsque la chose future peut faire l’objet d’un contrat, celui-ci est néanmoins caduc si la chose ne vient pas à existence, sauf faute de l’une ou l’autre des parties laquelle posera un problème de responsabilité contractuelle. 1. La vente d’immeuble à construire est régie par les articles L. 261-1 s. CCH, ainsi que par les articles 1601-1 à 1601-4 du Code civil. 2. Paris, 4 avr. 1935, DP 1936. 2. 34, S. 1935. 2. 124. 3. Civ. 26 mai 1886, DP 86. 1. 281, S. 86. 1. 256. V. encore Paris, 26 août 1841, S. 43. 2. 908 (cession d’une indemnité allouée par une loi à venir) ; Req. 27 janv. 1875, S. 76. 1. 12. (cession d’intérêts futurs d’une créance) ; Besançon, 2 févr. 1935, DH 1935. 155 (cession de la créance d’honoraires d’un architecte pour travaux à lui confiés par une commune, bien que la délibération du conseil municipal n’ait pas encore été approuvée). Par quelques arrêts, il a été toutefois décidé qu’une créance future ne peut être cédée ou engagée que quand est intervenu un acte ou un fait juridique susceptible de lui servir de fondement. Ces arrêts tirent argument de ce que jusque-là, il n’y a pas de débiteur et la cession ne peut être signifiée (Aix, 15 juin 1838, S. 39. 2. 93 ; Civ. 7 août 1843, S. 43. 1. 775 ; Paris, 31 janvier 1854, DP 55. 2. 179, S. 54. 2. 734). Cette jurisprudence paraît critiquable : l’incertitude sur le débiteur éventuel à qui doit être adressée la signification ne devrait empêcher que l’opposabilité de la cession à l’égard des tiers (en ce sens, Planiol et Ripert, t. VI par Esmein, no 223). 4. Civ. 20 oct. 1897, S. 97. 1. 489. 5. V. sur cette question, Les successions, Les libéralités, nos 603 s.

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Ainsi, dans une vente de chose à fabriquer, l’acheteur n’aura à payer le prix que si la chose commandée se réalise. Il en va toutefois différemment lorsque les parties ont entendu conclure non un contrat commutatif, mais un contrat aléatoire ; c’est alors le second tempérament qui joue. En second lieu, les parties peuvent conclure un contrat aléatoire. Deux hypothèses sont concevables. Soit les parties concluent un contrat relativement à une chose dont elles ignorent si elle existe encore ou si elle a déjà été détruite. Ainsi une personne acquiert à ses risques et périls une chose dont l’existence est incertaine – par exemple une cargaison dont on est sans nouvelle alors qu’elle transite dans un pays en pleine révolution – le plus souvent pour un prix inférieur à sa valeur réelle. La combinaison est valable si l’aléa existe, au moins subjectivement, c’est-à-dire si le cocontractant ignore réellement le sort du bien en question. Au cas contraire, le contrat pourrait être annulé pour dol et pour absence de contrepartie (v. ss 412). Soit les parties concluent un contrat relativement à une chose dont elles ne savent pas si elle existera un jour. Par exemple, une personne achète l’espoir d’une récolte. L’acheteur devra alors payer le prix, même si cet espoir est déçu – la récolte est détruite par le gel. Pour illustrer cette hypothèse, les jurisconsultes romains citaient l’achat d’« un coup de filet » (achat à forfait du produit éventuel d’une pêche). 363 Chose d’autrui ¸ De l'obligation ayant pour objet une chose future, on rapproche parfois celle qui porte sur la chose d'autrui. La vente de la chose d'autrui est loin de correspondre à une hypothèse d'école. Il se peut ainsi qu'un commerçant s'engage à livrer une chose qui appartient encore à une tierce personne. Il est valablement engagé, non seulement si l'opération porte sur des choses envisagées in genere, mais même si elle a pour objet des corps certains ; elle implique, en effet, l’engagement du commerçant d’acheter la chose promise pour pouvoir exécuter son obligation. C’est seulement si le contrat tend à un transfert immédiat de propriété, but qui ne peut être atteint qu’autant que le promettant est actuellement propriétaire, que l’acte sera frappé d’inefficacité et que la vente pourra être annulée 1. Des solutions analogues valent pour l’hypothèque de la chose d’autrui 2, mais non pour le bail de la chose d’autrui 3, ni, semble-t-il, pour le prêt de la chose d’autrui 4. 1. La nullité de la vente de la chose d’autrui est relative : Civ. 23 janv. 1832, S. 32. 1. 666, GAJC, t. 2, no 265. L’avant-projet de réforme du droit des contrats spéciaux présenté par l’Association Capitant propose de sanctionner la vente de la chose d’autrui, non pas par la nullité du contrat, au titre d’un défaut de validité, mais par sa résolution, en raison du manquement du vendeur à son obligation de délivrer la chose (art. XXXX). 2. Les sûretés, La publicité foncière, no 399. 3. Civ. 3e, 6 nov. 1979, D. 1980. IR 95. Le bail de la chose d’autrui est valable dans les rapports entre le bailleur et le locataire, tant que ce dernier a la jouissance paisible des lieux loués, mais il n’est pas opposable au véritable propriétaire. 4. Pour la validité d’un prêt de titres non encore acquis par le prêteur, v. Com. 24 mai 2016, no 14-25.921 et no 14-28.111.

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2. La possibilité du service

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364 Impossibilité absolue ¸ De même qu'à l'impossible nul n'est tenu, à l'impossible nul ne peut s'engager. Cette évidence est rappelée par le nouvel article 1163, al. 2, qui exige que la prestation promise soit possible. Mais pour que le contrat ne puisse valablement se former, il faut une impossibilité absolue. Exemple : une agence de voyages propose à sa clientèle un voyage au centre de la terre ; l’impossibilité est absolue et le contrat nul faute d’objet 1. En revanche, l’impossibilité relative qui résulte de ce que le débiteur a souscrit une obligation qui excède ses possibilités, mais qui peut être exécutée par un autre, n’empêche pas le contrat d’être valablement conclu. Exemple : un petit entrepreneur qui ne dispose ni de la main-d’œuvre, ni du matériel nécessaire s’engage à exécuter en peu de temps une prestation importante ; la prestation promise est impossible pour lui mais non pour d’autres. Il engage sa responsabilité et sera tenu de dommages-intérêts 2. Cette dernière solution est aujourd’hui critiquée par une partie de la doctrine qui souligne que, au moins pour les contrats où existe une relation de dépendance ou de subordination, il conviendrait d’élargir la notion d’impossibilité d’exécution faisant obstacle à la validité d’une obligation, pour y inclure des cas où l’impossibilité n’est que relative, mais où « consciemment le créancier a laissé son cocontractant assumer une obligation excessive pour lui » 3. La difficulté reçoit aujourd’hui souvent une solution sur le terrain du droit de la responsabilité civile à travers les notions de bonne foi et de loyauté 4 ou encore sur celui du droit de la concurrence 5. L’exigence de la possibilité de la prestation visant la protection d’un intérêt privé, la nullité devrait être ici relative 6.

1. Le débiteur devra toutefois des dommages-intérêts s’il connaissait lors de la conclusion du contrat, l’impossibilité absolue d’exécution (Mazeaud et Chabas, no 240). 2. Comme exemple (discutable) d’impossibilité relative, v. Paris, 4 juill. 1865, DP 65. 2. 101 (un peintre ne saurait se soustraire à son engagement en prétendant ne plus avoir l’inspiration nécessaire ; ce que le peintre ne pouvait faire, un autre aurait pu l’accomplir). 3. M. Fabre-Magnan, JCP 1999. I. 114, no 6. 4. C’est ainsi que par son célèbre arrêt Macron (Com. 17 juin 1997, JCP E 1997. II. 1007, note D. Legeais, Defrénois 1997. 1424, obs. L. Aynès, D. 1998. 208, note J. Casey, RTD civ. 1998. 100, obs. J. Mestre et 157, obs. P. Crocq) ; GAJC, t. II, no XXX, la haute juridiction a maintenu une décision qui, en cas de disproportion entre l’engagement de la caution et ses ressources, a réduit des 3/4 la dette de la caution par le biais de la responsabilité. Ultérieurement abandonnée par la jurisprudence (Com. 8 oct. 2002, Bull. civ. IV, no 136, D. 2003. 414, note C. Koering, CCC 2003, no 19, obs. L. Leveneur, RTD civ. 2003. 125, obs. P. Crocq), ces solutions ont été reprises par le législateur, lequel les a inscrites dans l’article L. 341-4 C. consom. 5. Com. 3 mai 1997, Bull. civ. IV, no 131, p. 113, JCP 1999. I. 114, no 4, obs. Fabre-Magnan, RTD civ. 1998. 101, obs. J. Mestre. 6. Rappr. Civ. 3e, 8 oct. 2008, no 07-14.396, Bull. civ. III, no 148 ; RDC 2009. 51, obs. Y.M. Laithier (nullité relative en cas d’impossibilité de la condition).

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B. La détermination de la prestation 365 Règle générale et détermination du prix ¸ Il ne suffit pas que la prestation existe, il faut encore que les parties précisent en quoi elle consiste exactement. Comme l'ancien article 1129, le nouvel article 1163, alinéa 2, exige que la prestation soit déterminée ou, à tout le moins, déterminable. S'inspirant des solutions jurisprudentielles, l'article 1163, alinéa 3, précise que la prestation est considérée comme déterminable « lorsqu'elle peut être déduite du contrat ou par référence aux usages ou aux relations antérieures des parties, sans qu'un nouvel accord des parties soit nécessaire ». Sous l'empire du droit antérieur à la réforme, cette exigence de fixation initiale et bilatérale avait suscité d'importantes difficultés s'agissant du prix. Les rédacteurs de l'ordonnance de 2016 ayant décidé de lui consacrer des dispositions spécifiques, il conviendra d'envisager successivement la détermination des prestations non monétaires (1) et de la prestation monétaire (2).

1. Détermination des prestations non monétaires 366 Service ¸ Parmi les obligations non monétaires, il convient de distinguer les prestations de faire ou de ne pas faire (rendre un service, réaliser un ouvrage, s'abstenir d'une activité) et les prestations portant sur des choses (transférer la propriété, louer ou encore prêter). Pour les prestations de service, les parties doivent préciser le fait ou l'abstention dont le débiteur est tenu, cette détermination de la prestation devant s'appliquer tant à sa nature – le contrat doit préciser à quoi s'engage le débiteur 1 – qu’à son étendue 2 ou durée (v. ss 654 s.) 3. 367 Corps certain ¸ Pour les obligations portant sur une chose, il faut encore distinguer celles qui portent sur un corps certain, et celles qui portent sur une chose de genre. L'exigence de détermination ne soulève aucune difficulté pour les premières. Il suffit alors que le corps certain soit désigné 4. Ainsi en va-t-il en cas de vente d’une œuvre d’art ou d’un immeuble 5. Tel est encore le cas pour la cession d’une créance, qui requiert que soient 1. Com. 1er avr. 1997, Bull. civ. IV, no 90 ; Defrénois 1997. 1437, obs. A. Bénabent. 2. Comp. Soc. 11 juill. 2012, Bull. civ. V, no 217, reprochant aux juges du fond d’avoir invalidé une clause de mobilité d’un contrat de travail trop imprécise quant à ses limites géographiques, au motif que le déplacement refusé par le salarié s’inscrivait dans le cadre habituel de son activité de consultant international. 3. Civ.  1re, 31  oct. 1962, Bull.  civ.  I, no 453, p. 388 ; Com. 23  févr. 1967, Bull.  civ.  III, no 88, p. 84. 4. Civ. 1re, 16 juin 1964, Bull. civ. I, no 322, p. 251. 5. Dès lors que la superficie du terrain vendu est déterminée, la nullité n’est pas encourue, même si la venderesse s’en remet par avance au choix des acquéreurs quant à sa délimitation exacte (Civ. 3e, 15 févr. 1984, Bull. civ. III, no 41, p. 31 ; rappr. Civ. 3e, 2 juill. 1997, D. 1997.

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précisées l’identité du débiteur et l’origine de la créance. Une désignation insuffisamment précise pourrait donner naissance à une erreur sur l’objet du contrat, erreur-obstacle (v. ss 275 s.) 1. 368 Choses de genre ¸ Plus délicate est l'hypothèse où l'obligation porte sur une chose de genre, chose fongible qui se vend au poids, au compte ou à la mesure, objet de série interchangeable. Il convient avant tout d'en déterminer l'espèce ou le type. Est ainsi nulle la convention qui abandonne la définition de son objet à la volonté discrétionnaire de l’une des parties 2. Il appartient également aux contractants d’en fixer la quantité. Conformément au nouvel article 1163, alinéa 2, qui reprend la solution de l’ancien article 1129, il n’est pas nécessaire que cette quantité soit déterminée dans le contrat. Il faut, mais il suffit qu’elle soit déterminable à l’époque de l’exécution d’après les indications mêmes du contrat 3. Est donc nulle l’obligation portant sur une chose de genre dont la quantité suppose pour sa détermination un nouvel accord des parties 4. Les parties ne sont en revanche nullement tenues de déterminer la qualité de la chose. Dans le silence des contractants, le nouvel article 1166, inspiré des projets européens d’harmonisation du droit des contrats, impose désormais au débiteur de fournir une prestation de qualité conforme aux « attentes des parties » (appréciation subjective…) au regard « de sa nature, des usages et du montant de la contrepartie » (… à l’aune de critères objectifs). Cette règle se substitue à celle de l’ancien article 1246, qui obligeait le débiteur à l’exécution d’une prestation de qualité moyenne, ni « de la meilleure espèce », ni « de la plus mauvaise ».

IR 208). En revanche, est nulle la vente d’un immeuble qui n’est ni localisé ni déterminé dans ses caractéristiques (Civ. 3e, 17 juill. 1997, Defrénois 1997. 1346, obs. Delebecque). 1. Le point de savoir si, en dépit d’une dénomination différente, les parties se sont mises d’accord sur le même objet est une question de fait qui relève de l’appréciation souveraine des juges du fond. V. Civ. 3e, 16 juill. 1974, D. 1974. 681 note Ph. Malaurie, Defrénois 1975. 383, obs. J.-L. Aubert. 2. Com. 19 nov. 1996, D. 1997. 609, note A. Zelcevic-Duhamel (nullité d’un contrat de location de vidéo-cassette qui laisse au loueur « la définition discrétionnaire de l’objet de la convention en lui permettant de répartir, à sa guise entre les séries, les films donnés en location, à des rémunérations différentes » et qui prévoit une possibilité d’échange au profit du locataire dont seul le premier échange est gratuit) ; comp. Civ. 1re, 25 mai 1995, Bull. civ. I, no 214, p. 152, Defrénois 1996.  345, obs.  Delebecque, D.  1996. Somm.  113, obs.  Aynès, RTD  civ. 1995.  620, obs. Mestre qui, à propos d’un contrat de location de vidéogrammes mentionnant le genre de films donnés en location mais non le titre, décide que la désignation de l’objet était suffisamment précise dès lors que la convention stipulait au profit du locataire une possibilité d’échange, celle-ci lui permettant de faire échec à une exécution abusive ou de mauvaise foi du contrat de la part de son bailleur. 3. Req. 2 juin 1856, D. 56. 1. 158. Mais v. plus sévère, Com. 11 juin 1981, Bull. civ. IV, no 268, p. 212. 4. Com. 28 févr. 1983, Bull. civ. IV, no 86, p. 73, Defrénois 1984. 294, obs. J.-L. Aubert (engagement de « faire un geste »).

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2. Détermination de la prestation monétaire 369 Spécificité du prix ¸ Hormis l'échange, les contrats à titre onéreux donnent naissance à l'obligation de payer une certaine somme d'argent. Sous des dénominations qui varient en fonction du type de contrat – prix dans la vente, honoraires ou prix dans le louage d'ouvrage selon que la prestation de service y est ou non fournie par le membre d'une profession libérale, loyer dans le bail, salaire dans le contrat de travail, primes dans le contrat d'assurance, intérêts dans le prêt – il s'agit toujours d'exprimer la même réalité : fixer par rapport à un étalon commun la valeur due en contrepartie de la chose ou du service reçu, la possibilité même de cette évaluation étant d'ailleurs le signe que les biens qui en sont l'objet sont dans le commerce. En l’absence de toute disposition propre aux obligations monétaires dans le Code civil de 1804, il convenait de rechercher comment devaient être entendues, en la matière, les exigences traditionnelles relatives à l’objet. Cette question s’est posée avec une acuité particulière pour l’exigence de détermination, dont l’application au prix a suscité d’importantes discussions. La prestation monétaire est-elle une prestation comme une autre ? À l’instar d’un service ou d’une chose ordinaire, le prix doit-il être déterminé ou, à tout le moins, rendu déterminable par les parties lors de la conclusion du contrat ? Dans la dépendance, tant de la conception générale que l’on se fait du contrat, que de la singularité de certaines relations contractuelles, la réponse à ces questions est tout sauf évidente. Avant de rendre compte des évolutions du droit français, il conviendra de préciser les données du problème (a). Prenant en compte la spécificité de certains contrats, et la souplesse que leur économie commandait, le législateur et la jurisprudence ont d’abord adopté des règles propres à certains d’entre eux, avant que l’Assemblée plénière de la Cour de cassation n’affirme solennellement que l’exigence générale de détermination ne s’appliquait pas au prix. Contestée, cette nouvelle règle de droit commun, applicable à défaut de dispositions spéciales, a été abandonnée par l’ordonnance du 10 février 2016 (b), qui se contente d’énoncer des règles propres à certains types de contrats, qui, tantôt consacrent des solutions antérieures, tantôt s’en éloignent (c).

a. Données du problème

370 1) Les textes ¸ Les enseignements que l'on pouvait déduire du Code civil de 1804 en matière de détermination du prix étaient modestes. Aucune disposition relative au droit commun des contrats ne traitait explicitement de cette question. Quant aux dispositions propres à certains contrats, elles se contentent de mentionner le prix à l'occasion de la définition de tel ou tel d'entre eux (art. 1709, bail ; 1710, contrat d'entreprise). Seul l'article 1591 du Code civil pose explicitement, à propos de la vente,

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que le prix doit être déterminé. Cette même exigence se retrouve dans la réglementation particulière à certains contrats élaborée postérieurement au Code civil 1. Aussi bien, ce relatif désintérêt du législateur laissait-il le champ libre à plusieurs modèles de solution. 371 2) Les modèles possibles ¸ Deux modèles sont concevables qu'on envisagera tour à tour. Premier modèle : Bien que le déséquilibre contractuel ne soit pas, sauf exceptions, une cause de nullité (v. ss 426 s.), on peut raisonnablement considérer que les règles qui gouvernent la détermination du prix doivent être conçues de telle façon qu’elles favorisent la définition d’un prix juste. À considérer la logique traditionnelle de la théorie de l’autonomie de la volonté, le meilleur moyen de parvenir à un tel résultat est de poser que le prix doit être le fruit du libre accord des volontés individuelles. Chacun étant le meilleur juge et donc le meilleur législateur de ses intérêts, le juste prix est celui sur lequel les parties parviennent à s’accorder dès lors que leur consentement a été libre et éclairé. Dans cette conception, le prix doit être déterminé par les parties au moment même de la conclusion du contrat. Sa détermination est une condition de validité du contrat. Le juge interviendra donc uniquement au stade de la formation du contrat. Il vérifiera non l’équilibre du contrat mais le fait que le prix a bien été fixé par le libre accord des parties. Dans la négative, il prononcera la nullité du contrat. A priori satisfaisant, ce système requiert pour fonctionner correctement un certain contexte. Il faut, en effet, pour que le libre jeu des volontés individuelles puisse conduire à la détermination d’un prix juste, que les parties connaissent exactement la prestation qui doit être fournie en contrepartie de celui-ci, ainsi que son environnement économique et monétaire. Or ces conditions ne sont pas toujours réunies. Il est, en effet, des contrats qui prévoient la fourniture de biens ou de services à une date relativement éloignée de leur conclusion de telle sorte qu’il est difficile de fixer immédiatement le prix de ces prestations, l’instabilité économique et monétaire rendant leur évaluation aléatoire. Afin de répondre à cette difficulté, tout en restant dans la logique du système traditionnel, il faut admettre que les parties peuvent convenir non d’un prix déterminé mais d’un prix déterminable. On entend par là un prix dont le mode de calcul est arrêté dès l’origine par les contractants de telle sorte que, par application de la clause prévue au contrat, il sera ensuite aisé le moment venu d’en déterminer le montant. Ainsi en vat-il, par exemple, lorsque les contractants ont prévu, hypothèse très fréquente en pratique, que le prix serait celui du cours de la chose au moment de la livraison. Encore faut-il savoir dans ce cas si le mode de calcul choisi doit être indépendant de la volonté ultérieure de l’une ou l’autre des parties ou si les parties peuvent s’en remettre à l’une d’entre elles du soin de fixer le prix. 1. V. par exemple l’art. 3 de la loi du 6 juill. 1989 tendant à améliorer les rapports locatifs.

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Selon la réponse apportée à cette question, la détermination du prix donne lieu à deux variantes différentes. Dans le premier cas, en effet, le contrat ne sera valablement formé que si le cours de la chose est fixé par une autorité publique (système de la taxation) ou résulte d’une cotation officielle qui procède elle-même du jeu de la loi de l’offre et de la demande (bourses de valeurs, bourses de commerce…). Dans le second cas, on admettra que le contrat est valable alors même qu’il est fait référence au tarif du vendeur lequel est supposé refléter le prix du marché. En faveur de la première solution, on fera valoir qu’on ne saurait abandonner au « bon plaisir » 1 de l’une des parties le soin de fixer la loi du contrat car elle risque d’user de ce pouvoir à son seul profit. En faveur de la seconde solution, on soulignera que, dans les domaines où la concurrence est forte, celui qui fixe le prix n’a qu’une liberté restreinte. Il est, au reste, possible dans un tel cas de prévoir un contrôle du juge. Vérifiant que la partie à laquelle a été reconnu le droit de fixer le prix use de cette prérogative avec loyauté, il sanctionnera la méconnaissance de cette obligation sur le terrain de la responsabilité contractuelle au moyen de l’octroi de dommages-intérêts. Ainsi, d’une variante à l’autre, la mission du juge se trouve-t-elle profondément transformée. Dans la première hypothèse, le juge continue d’intervenir au stade de la formation du contrat. Au cas où la clause retenue mettrait l’une des parties à la discrétion de l’autre, il prononcerait la nullité du contrat. Dans la seconde hypothèse, le juge intervient au stade de l’exécution du contrat : au cas où le cocontractant qui s’est vu reconnaître par le contrat le droit de fixer le prix abuserait de sa position, sa responsabilité pourrait être engagée. Deuxième grand modèle concevable, il est possible de renoncer à faire de l’exigence d’un prix déterminé ou déterminable une condition de validité de ces contrats, afin de ne pas risquer d’entraver leur conclusion. La détermination du prix sera en ce cas abandonnée à un accord des parties ultérieur à l’exécution du contrat. La détermination du prix n’est plus alors une condition de validité du contrat, car celle-ci ne saurait dépendre de comportements postérieurs à la conclusion de celui-ci. Cela ne signifie évidemment pas que le juge n’ait pas éventuellement à intervenir. Mais sa mission est très différente de ce qu’elle est dans les hypothèses précédentes. Il ne s’agit plus d’annuler le contrat pour indétermination du prix, ni même de contrôler le montant du prix fixé par l’une des parties, mais de déterminer celui-ci dans l’hypothèse où les parties ne parviendraient pas à s’accorder. Aucun accord n’étant intervenu entre les parties pour déterminer le prix ou en fixer le mode de calcul, et le contrat étant déjà exécuté, il n’est, en effet, d’autre ressource que de confier cette tâche au juge. Ce deuxième modèle se rencontre essentiellement pour les contrats qui ne se prêtent que malaisément à une détermination du prix lors de leur conclusion, car il est à ce stade difficile de savoir quelle sera l’importance 1. G. Cornu, RTD civ. 1965. 821.

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exacte de la prestation fournie. Tel est notamment le cas de certains contrats qui ont pour objet l’activité humaine : contrat d’entreprise, mandat. Cette dernière observation, sur la singularité de certaines conventions, laisse apparaître la solution susceptible d’être apportée à ce problème : l’adoption de règles propres à certains contrats, dont l’économie impose une plus grande souplesse, et le maintien de l’exigence de détermination initiale et bilatérale du prix comme règle de droit commun. C’est à cette solution que semble s’être ralliée l’ordonnance du 10 février 2016.

b. Règle générale

372 Évolution du droit français ¸ Dans le silence du Code civil de 1804, la règle générale applicable à la détermination du prix a donné lieu à une importante évolution jurisprudentielle : après avoir subordonné la validité du contrat à la détermination, si ce n'est du prix (prix déterminé), du moins des modalités de sa fixation (prix déterminable), la Cour de cassation a abandonné cette condition en 1995 par des décisions à la cohérence douteuse et à la portée incertaine. Bien que l'interprétation du droit nouveau soit discutée, il semble que le législateur ait fait le choix de rétablir l'exigence traditionnelle de détermination conventionnelle du prix à l'occasion de la réforme de 2016. 373 1) La position jurisprudentielle initiale : la détermination du

prix est – en principe – une condition de validité des contrats. Le modèle de la vente ¸ Prenant appui sur l'article 1591 du Code civil qui

dispose à propos de la vente que « le prix doit être déterminé et désigné par les parties », la jurisprudence a fait de cette exigence une pièce essentielle de la validité du contrat de vente. Mais, soucieuse des nécessités pratiques, elle a très tôt entrepris d'assouplir cette directive. Pour qu'une vente soit valable, il n'est pas nécessaire que le prix soit chiffré dès l'échange des consentements, il suffit qu'il soit déterminable. Encore ne faut-il pas exagérer l’ampleur de cet assouplissement. Des deux conceptions que l’on peut se faire du prix déterminable (v. ss 371), elle a, en effet, retenu la plus stricte : le contrat est valable si la détermination du prix peut s’opérer ultérieurement « en vertu des clauses du contrat par voie de relation avec des éléments qui ne dépendent plus de la volonté ni de l’une ni de l’autre partie » 1. En d’autres termes, pour que le prix soit déterminable, il ne suffit pas que le mode de calcul de celui-ci soit arrêté dès l’origine par les contractants, il faut encore que ce mode de calcul soit indépendant de la volonté ultérieure de l’une ou de l’autre partie. Dans cette conception, le 1. Req. 7 janv. 1925, DH 1925. 57, GAJC, t. 2, no 262. Généralement présentée comme reprise d’Aubry et Rau (v.  par  ex. Ghestin, Le contrat, 2e  éd., no 527 ; Rémy, RTD  civ. 1987.  106 ; G. Cornu, RTD civ. 1965. 821), cette formule ne figure dans cet ouvrage qu’à partir de la 6e édition (t. V, § 368, no 34 bis) datée de 1947. C’est dire que le célèbre ouvrage n’a pu jouer ici le rôle d’inspirateur qu’on lui prête.

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contrat ne sera donc valable que si le mode de calcul choisi fait appel à des éléments extérieurs aux parties, de telle sorte qu’aucune des deux ne soit à la discrétion de l’autre. L’article 1592 du Code civil offre l’exemple d’un mode de fixation du prix qui satisfait à ces exigences, en prévoyant que les parties peuvent confier la détermination de celui-ci à l’arbitrage d’un tiers. Ce tiers n’est d’ailleurs, à proprement parler, ni un arbitre 1, ni même un expert, mais un mandataire commun, parfois nommé « estimateur » 2 qui doit faire montre d’une stricte impartialité entre les contractants 3. Le prix ainsi fixé s’impose aux parties, sauf à démontrer que le tiers a commis dans son estimation une erreur grossière 4. Encore faut-il que les parties se mettent d’accord sur la désignation de ce tiers et que celui-ci fixe effectivement le prix. En cas d’absence d’accord des parties ou de carence de l’estimateur, le juge ne pourrait suppléer les parties en désignant un remplaçant sauf si celles-ci s’entendaient pour lui confier ce soin 5. Posée expressément pour la vente par l’article 1591, l’exigence d’un prix déterminé ou déterminable, au sens où elle vient d’être ici comprise 6, a été érigée en principe en prenant appui sur l’ancien article 1129, qui avait trait à la détermination, non du prix stricto sensu, mais de la chose objet de l’obligation. Parmi les contrats les plus usuels, ont été soumis à la condition d’un prix déterminé ou déterminable : le bail 7, la location de chose 8, le contrat de travail 9, le contrat d’assurance 10, le prêt à intérêt 11. La Cour de cassation avait toutefois admis des exceptions à ce principe en tenant compte de la spécificité de certains contrats. Tel fut le cas, dès le 19e siècle, des contrats d’entreprise et de mandat, pour lesquels le prix 1. V. B. Oppetit, « Arbitrage juridictionnel et arbitrage contractuel », Rev. arb. 1977. 315 s. ; v. aussi Théorie de l’arbitrage, 1998, p. 72 s. ; Ch. Jarrosson, La notion d’arbitrage, thèse Paris II, 1985, no 298. V. Com. 16 févr. 2010, D. 2010. 1765, note J. Moury. 2. G. Cornu, RTD civ. 1966. 310 ; voir aussi R. Mortier, « Le tiers estimateur », in La sortie de l’investisseur, 2007, p. 99 s. 3. L’existence d’un lien de dépendance entre le tiers et l’une des parties est sanctionnée par la nullité pour indétermination du prix (Com. 25  nov. 1971, Bull.  civ.  IV, no 263, p. 245, D. 1972. 353 note J. Ghestin ; Paris, 23 mai 1986, Gaz. Pal. 1987. I. 374, note A. Viandier). 4. Com. 22 avr. 1976, Bull. civ. IV, no 129 p. 110 ; 4 nov. 1987, Bull. civ. IV, no 226, p. 168 ; 9 avr. 1991, Bull. civ. IV, no 139, p. 100. L’erreur grossière est une condition de la remise en cause de la détermination du prix et non de la responsabilité du mandataire chargée de celle-ci, laquelle est engagée dès lors qu’il y a sous-évaluation fautive du bien vendu (Com. 4 févr. 2004, CCC 2004, no 56, obs. L.  Leveneur, D.  2004.  2330, note C.  Bloud-Rey, RTD  civ. 2004.  310, obs. P.-Y. Gautier et p. 502, obs. J. Mestre et B. Fages). 5. Civ. 1re, 26 juin 1990, Bull. civ. IV, no 197, p. 134, RTD civ. 1991. 114, obs. J. Mestre. 6. V. M.-A. Frison-Roche, « L’indétermination du prix », RTD civ. 1992. 269 s., sp. p. 274 s. 7. V. not. Civ. 1re, 14 déc. 1960, Bull. civ. I, no 543, p. 443 ; Civ. 3e, 27 juin 1973, Bull. civ. III, no 446, p. 324 ; 12 janv. 1978, Gaz. Pal. 1978. 1 somm. p. 163. 8. Amiens, 21 déc. 1976, Gaz. Pal. 1997. 219. 9. Soc. 27 nov. 1980, Bull. civ. V, no 853, p. 631. 10. Civ. 1re, 18 févr. 1985, Bull. civ. I, no 91 p. 67 ; 19 nov. 1985, Bull. civ. I, no 305, p. 270. 11. Civ. 1re, 2 mai 1990, Rev. Banque 1990. 1097, obs. J.L. Rives-Lange, RJ com. 1990. 432, note D. Schmidt, RTD civ. 1991. 111, obs. J. Mestre ; v. auss. Civ. 1re, 15 déc. 1992, Defrénois 1993. 310, obs. J.-L. Aubert, CCC 1993, no 67, pour la clause mettant une indemnité à la charge de l’emprunteur qui procède à un remboursement anticipé du prêt.

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n’avait pas à être déterminé lors de la conclusion du contrat, et pouvait être fixé ou révisé par le juge (v. ss 390 s.). Tel fut également le cas, à la fin du 20e siècle, des contrats cadre conclus en matière de distribution, qui prévoyait que le prix serait fixé au tarif indiqué par le fournisseur au jour des approvisionnements successifs. Par deux arrêts Alcatel du 29 novembre 1994 1, la Première chambre civile de la Cour de cassation avait ainsi décidé que l’exigence de détermination du prix était satisfaite dès lors que la convention faisait référence à un tarif, qui pourrait être déterminé unilatéralement par le fournisseur, sous réserve du contrôle judiciaire de sa bonne foi (v. ss 383) 2. Mais, l’année suivante, emportée dans son élan, la Cour de cassation avait fait le choix de renverser le principe et l’exception, en affirmant que la détermination initiale et bilatérale du prix n’était plus, sauf disposition spéciale contraire, une condition de validité des contrats. 374 2) Le revirement de jurisprudence : les arrêts d’Assemblée plénière du 1er décembre 1995 ¸ Le 1er décembre 1995, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a en effet jugé, d’une part, que l’ancien article 1129 du Code civil n’était pas applicable à la détermination du prix, d’autre part, que « lorsqu’une convention prévoit la conclusion de contrats ultérieurs, l’indétermination du prix de ces contrats dans la convention initiale n’affecte pas, sauf dispositions légales particulières, la validité de celle-ci, l’abus dans la fixation du prix ne donnant lieu qu’à résiliation ou indemnisation » 3. Bien qu’elles aient reçu, dans un premier temps, un accueil très favorable en doctrine 4, ces décisions n’étaient pas sans inquiéter. Il était, en effet, permis de se demander si, en brûlant ce qu’elle avait adoré, la haute juridiction n’était pas tombée d’un excès dans l’autre. Et de fait, outre que les deux propositions qui traitent successivement de la détermination du prix et de l’intervention du juge ne se coordonnaient que très imparfaitement, la mise à l’écart de l’ancien article 1129 assortie de l’affirmation que la détermination du prix n’était plus une condition de validité des contrats ouvrait la voie à une nouvelle période d’incertitude et de tâtonnements qui n’avait rien à envier à la précédente.

1. Civ. 1re, 29 nov. 1994, D. 1995. 122, note Aynès, JCP 1995. II. 22371, note Ghestin, CCC 1995, no 24, note Leveneur, RTD civ. 1995. 358, obs. Mestre, RTD com. 1995. 464, obs. Bouloc. 2. Ces deux règles spéciales ont été – partiellement – consacrées par l’ordonnance de 2016 (pour les contrats cadre, v. ss 386 ; pour les contrats de prestation de service, v. ss 392). 3. Ass. plén., 1er déc. 1995, 4 arrêts, GAJC, t. II, no 152-155, et les réf. citées. 4. V. notamment J. Ghestin, pour qui les décisions doivent recevoir « une pleine approbation » (note JCP  1996. II.  22565) ; L.  Aynès (D.  1996.  18) qui parle de « tournant décisif » ; D. Bureau et N. Molfessis (LPA 27 déc. 1995, p. 21) qui, plus nuancés, y voient une « avancée ». V. cep. depuis plus réservés, J. Huet, « Critique de la jurisprudence de l’Assemblée plénière sur l’indétermination du prix », Mélanges Sayag, 1997, p. 311 s. ; A. Brunet et A. Ghozi, art. préc., D. 1998. 1 s. ; F. Terré et Y. Lequette, GAJC, t. II, no 152-155, spéc. no 19 s. ; ainsi que les contributions de Th. Revet, D. Ferrier et Ph. Simler, in La détermination du prix, nouveaux enjeux, 1997, p. 37, 49 et 75.

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375 a) Le manque de cohérence entre les solutions retenues en matière

de détermination du prix et les modalités d’intervention du juge ¸ En posant que l'indétermination du prix des contrats d'application

dans la convention cadre n'affectait pas la validité de celle-ci, la Cour de cassation paraissait bien admettre qu'une convention cadre était valable, non seulement lorsqu'elle renfermait une clause renvoyant au tarif du fournisseur, mais encore lorsqu'elle restait totalement muette sur ce point 1. Elle se conformait ainsi aux conclusions du Premier avocat général Jéol qui lui demandaient de ne plus faire de la détermination du prix une condition de validité du contrat, car « elle devrait logiquement conduire le juge à annuler la convention en l’absence de références rituelles au tarif. Le régime des nullités évoquerait alors celui de certaines actions du vieux droit romain où l’on gagnait ou perdait son procès selon que l’on avait, ou non, utilisé les mots sacrés » 2. Mais en voulant faire résolument moderne, il semblait bien que l’éminent magistrat oubliait que la situation juridique était profondément différente selon que figure ou non dans le contrat une clause de référence au tarif du fournisseur. Dans le premier cas, il existe, en effet, un accord sur le mode de fixation du prix. Le tarif du fournisseur s’imposera donc tout naturellement à son partenaire sauf recours éventuel de celui-ci devant le tribunal qui contrôlera le prix ainsi fixé. Dans le second cas, il n’existe entre les parties aucun accord sur le prix ni sur son mode de détermination. Dès lors, en bonne logique, seul un nouvel accord des parties intervenant à l’occasion de chaque application du contrat cadre devrait permettre de fixer le prix. C’est dire que le rôle du juge est appelé à être radicalement différent dans l’une ou l’autre hypothèse. Alors que dans la première hypothèse, le juge se contente de contrôler le prix fixé par le fournisseur, il doit dans la seconde le fixer lui-même dès lors que les parties ne parviennent pas à s’accorder sur celui-ci. Autrement dit, en posant successivement que l’indétermination du prix, c’est-à-dire l’absence d’accord sur les modalités de sa fixation, n’affectait pas la validité du contrat, puis que l’abus dans la fixation du prix donnait lieu à résiliation ou indemnisation, la haute juridiction énonçaient deux propositions parfaitement admissibles si on les considère séparément, mais insusceptibles d’être ajustées harmonieusement 3. La première requiert, en effet, que soit reconnu au juge le pouvoir de fixer le prix. Or la Cour de cassation ne lui accordait que celui de contrôler sa fixation par l’une des parties. Il était 1. V. dans le même sens, Aynès, note D. 1996. 19. Confirmation de cette analyse est donnée par l’arrêt Société Cafatrel qui, à la différence des autres décisions, ne fait aucune référence à un tarif quelconque, sans que la haute juridiction en tire de conséquence particulière ; contra, J. Ghestin, note JCP 1996. II. 22565, nos 18 s., pour éviter l’incohérence ici dénoncée. 2. Jéol, concl. D. 1996. 15. 3. V. dans le même sens, D. Ferrier, « Les apports au droit commun des obligations », in La détermination des prix : nouveaux enjeux, 1997, p. 56.

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regrettable que la haute juridiction n’ait pas perçu qu’en suivant l’avocat général qui l’invitait à aller « jusqu’au bout de son raisonnement » et « à tordre le cou » à l’ancien article 1129, elle changeait de logique et qu’il lui fallait prendre immédiatement position sur une question – faut-il permettre au juge de fixer lui-même le prix ? – que ce même avocat général l’invitait à remettre à plus tard ! 1 Afin de dépasser cette contradiction, il a été suggéré qu’il existerait un usage en vertu duquel, même en l’absence d’une clause se référant au tarif du fournisseur, le prix serait déterminé par le fournisseur lorsqu’une convention prévoit la conclusion de contrats ultérieurs. Le visa de l’article 1135 qui figurait dans tous les arrêts de censure serait là pour étayer cette lecture 2. Une telle analyse laissait toutefois perplexe. Traquée pendant 25 ans par la haute juridiction et systématiquement annulée, la clause de référence au tarif du fournisseur serait devenue non seulement licite, mais en cas de silence des parties se serait imposée à celles-ci. Aussi bien pouvait-on regretter que la haute juridiction n’ait pas repris le système mis en place par la Première chambre civile dans ses arrêts Alcatel du 29 novembre 1994, quitte à préciser et à approfondir les modalités du contrôle du juge. Ce système présentait, en effet, une réelle cohérence : l’exigence d’un prix déterminable était satisfaite dès lors que le contrat faisait référence à un tarif dont le juge contrôlait l’application. 376 b) La portée du revirement ¸ L'affirmation que l'article 1129 n'était pas applicable à la détermination du prix donnait par ailleurs naissance à toute une série d'interrogations que le maintien de la jurisprudence Alcatel aurait permis d’éluder. Ayant « désactivé » 3 le texte sur lequel elle s’était fondée pour faire de la détermination du prix une condition de validité de nombre de contrats, tout en ne tirant les conséquences de cette analyse que pour les contrats cadre, la haute juridiction laissait la porte ouverte à toutes les spéculations. La solution valait-elle exclusivement pour les contrats à propos desquels la détermination du prix soulevait des difficultés en raison de leur étalement dans le temps : contrat cadre, plus généralement contrat de longue durée ? Devait-elle être généralisée ? La réponse n’était nullement évidente. Les premiers commentateurs s’étaient, en règle générale, prononcés pour une interprétation large. L’article 1129 ne s’appliquant plus à la détermination du prix, toutes les « extensions de la nullité pour indétermination du prix » auxquelles la jurisprudence avait procédé en s’appuyant sur ce texte « deviendraient caduques » 4. Ainsi en irait-il pour le prêt 1. D. 1996. 15. 2. T. Revet, « La détermination unilatérale de l’objet dans le contrat », in L’unilatéralisme et le droit des obligations, 1999, p. 31 s., sp. p. 37 ; N. Molfessis, « Les exigences relatives au prix en droit des contrats », LPA 5 mai 2000, no 90, p. 41 s., sp. p. 46. 3. Bureau et Molfessis, LPA 27 déc. 1995, p. 15, no 13. 4. Ghestin, JCP 1996. II. 22565, nos 8 s.

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à intérêt 1, le louage de choses, le contrat de transport 2, et plus généralement « en toute matière » 3. Aussi bien, poussant le raisonnement jusqu’à son terme, des auteurs avaient-ils écrit que « la solution nouvelle traduit (…) un changement radical de perspective, exprimé par un renversement du principe et de l’exception ; (…) sauf dispositions légales particulières, l’indétermination du prix lors de la formation du contrat n’en affecte pas la validité » 4. En principe, la détermination du prix n’était plus une condition de validité du contrat 5. D’où trois situations possibles : 1) Bien qu’elles n’en eussent nullement l’obligation, les parties pouvaient avoir convenu du prix. Celui-ci s’imposait alors à elles et le juge ne pouvait en principe le contrôler ; 2) Les parties pouvaient également régler le problème de la détermination du prix en faisant référence aux tarifs du fournisseur, au prix du catalogue. Le contrat était valablement formé et le juge pouvait intervenir au cas ou il y avait abus dans la fixation du prix 6 ; 3) Les parties n’avaient convenu d’aucun mode de détermination du prix. L’opération était alors certainement valable si elle avait trait à un type de contrat – mandat, contrat d’entreprise… – pour lequel la jurisprudence s’accommodait traditionnellement d’une absence de prix 7. Elle était certainement nulle pour les contrats relevant de l’exception. Pour les autres, c’est-à-dire pour les contrats pour lesquels les parties n’étaient convenues d’aucun prix et qui n’appartenaient ni à la catégorie des contrats pour lesquels la jurisprudence s’accommodait traditionnellement d’une absence de prix, ni à celle des contrats pour lesquels la loi exigeait la détermination du prix, l’incertitude demeurait. Le fait que la haute juridiction ait pris la peine d’ajouter à son affirmation – « l’article 1129 n’est pas applicable à la détermination du prix » – la précision « en toute matière » 8 militait pour leur validité. Encore fallait-il savoir en ce cas si le prix était fixé unilatéralement par le créancier de celui-ci alors qu’aucune clause ne lui donnait ce pouvoir ou si le juge se voyait reconnaître implicitement, en cas de carence des parties, le pouvoir général de fixer le prix ? 1. Com. 9  juill. 1996, JCP  1996. II.  22721, note  Stoufflet, CCC 1996, no 182, 2e  arrêt, note Leveneur ; v. cep. Civ. 1re, 9 mai 1996, D. 1997. Somm. 176, obs. D. Mazeaud. 2. Ghestin, JCP 1996. II. 22565, no 8 ; L. Aynès, D. 1996. 20 ; Bureau et Molfessis, note préc., p. 17, no 24. 3. V en ce sens, Civ. 1re, 12 mai 2004, RDC 2004. 925, obs. M. Mazeaud, « L’article 1129 C. civ. n’est pas applicable à la détermination du prix en toute matière ». 4. Bureau et Molfessis, note préc., p. 17, nos 21 et 12. 5. Sur cette évolution, v. M. Thioye, Recherches sur la conception du prix dans les contrats, thèse Toulouse, éd. 2004. 6. Com. 11 juin 1996, CCC 1996, no 182, note Leveneur ; 3 déc. 1996, CCC 1997, no 53, note Leveneur ; 21 janv. 1997, D. 1997. 414, note C. Jamin. 7. V. pour un contrat d’entreprise, Civ. 1er, 20 févr. 1996, Bull. civ. I, no 91, p. 61, Defrénois 1998.  1432, obs.  Bénabent ; Civ.  3e, 20  juill. 1999, Construction et urbanisme 1999, no 264, obs. D. Sizaire ; Civ. 1re, 28 nov. 2000, CCC 2001, no 38, note Leveneur, JCP 2001. I. 301, no 11, obs. Labarthe. 8. Civ. 1re, 12 mai 2004, préc.

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Exceptionnellement, la détermination du prix restait une condition de validité du contrat. Quels étaient les contours de cette exception ? Le premier avocat général Jéol avait cité dans ses conclusions : « le travail salarié, les assurances, les baux ou l’accession à la propriété immobilière » 1. On pouvait y ajouter sans prétendre à l’exhaustivité, les conventions conclues avec un agent d’affaires pour la vente ou la location d’un immeuble 2, la convention d’achat d’espace publicitaire 3, ainsi que la vente à propos de laquelle l’article 1591 continue d’affirmer que le prix « doit être déterminé ». Encore fallait-il distinguer entre les ventes conclues en application d’un contrat cadre et les autres. Pour ce qui est des premières, l’exigence était très certainement satisfaite dès lors qu’une clause prévoyait que le prix doit être fixé par référence au tarif du fournisseur 4. Au cas contraire, en effet, c’est le cœur même du système élaboré par la Cour de cassation qui serait remis en cause. Pour ce qui est des secondes, c’est-à-dire des ventes non visées directement par les arrêts de l’Assemblée plénière – vente d’immeuble, de fonds de commerce, cession d’actions 5… – la jurisprudence se contentait d’un prix déterminable en entendant souplement cette exigence 6. En tout état de cause, on ne devrait jamais admettre la validité d’une telle vente en cas de défaut structurel de prix, c’est-à-dire lorsque les parties ne se sont pas accordées sur le mode de fixation du prix 7. De manière plus générale, il était permis de se demander si, en dehors même des dispositions légales particulières, l’exception ne devrait pas englober tous les contrats pour lesquels le prix est un élément de la qualification 8. Un arrêt rendu par la troisième chambre civile, le 8 février 2006, décidant, à propos de la révision du loyer d’un bail professionnel, que les juges du fond ne peuvent, en l’absence de réglementation légale, se

1. D. 1996 p. 15. V. cep. les réserves de A. Bénabent, Les obligations, no 149, qui se demande si « en tordant le cou à l’article  1129 », la Cour de cassation n’avait pas fait de même à ces textes particuliers. 2. Art. 6 al. 4, Loi Hoguet du 2 janvier 1970. 3. Art. 20, Loi Sapin du 29 janvier 1993. 4. Com. 23 févr. 1999, CCC 1999, no 68, à propos d’un contrat de franchise. 5. V.  cep. Com. 4  déc. 2012, D.  2013.  148, note  Couret, qui paraît faire de l’art.  1843-4 C.  civ., en cas de cession de droits sociaux, une disposition spéciale dérogeant à l’art.  1591 ; v.  aussi M.  Buchberger, « Cessions de droits sociaux et exigence d’un prix déterminable », D. 2012. 1632. 6. Civ. 1re, 2 déc. 1997, Bull. civ. I, no 340, p. 232, JCP 1998. I. 129, no 1, obs. Jamin, D. 1998. IR  24, RTD  civ. 1998.  899, obs.  J.  Mestre ; Com. 10  mars 1998, D.  1998. IR  104, RTD  civ. 1998. 899, obs. J. Mestre ; Civ. 1re, 14 déc. 2004, CCC 2005, no 64, note L. Leveneur. 7. En ce sens, Com. 26 nov. 1996, CCC 1997, no 26, note L. Leveneur ; 12 nov. 1997, CCC 1998 no 22, obs. L. Leveneur, RTD civ. 1998. 908, obs. J. Mestre ; Civ. 1re, 24 févr. 1998, JCP 1998. IV. 1868, RJA 1998, no 575, p. 402, RTD civ. 1998. 900, obs. J. Mestre ; 19 févr. 1999, CCC 1999, no 52, note L. Leveneur ; 28 nov. 2000, CCC 2001, no 40, note L. Leveneur. Pas plus qu’on ne doit admettre que le juge modifie le prix de vente déterminé par les parties (Civ. 3e, 29 janv. 2003, JCP 2003. I. 186, no 1, obs. F. Labarthe). 8. A. Brunet et A. Ghozi, art. préc., D. 1998. 1 s., sp. no 8 et 29.

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substituer aux parties en désaccord pour fixer les modalités de sa révision, pourrait être compris comme allant dans ce sens 1. La nouvelle position de la Cour de cassation n’était pas exempte de critiques. Était-il vraiment souhaitable d’admettre, comme paraissait le faire la haute juridiction, que les contrats autres que ceux pour lesquels la détermination ab initio du prix soulève des difficultés (v. ss 389 s.), puissent être valablement conclus sans que les parties se soient accordées sur le mode de fixation de celui-ci ? Retenir une telle solution, c’était en effet revenir sur l’un des postulats les plus solides du droit des contrats, à savoir que le libre accord des volontés individuelles constitue, pour le plus grand nombre d’entre eux, le moins mauvais moyen de s’approcher du prix juste 2. Mieux vaut certainement inviter les parties à résoudre elles-mêmes la question de la détermination du prix plutôt que de leur permettre de faire l’impasse sur celle-ci et de s’en décharger sur le juge 3. Telle est l’opinion à laquelle semble s’être rallié le législateur à l’occasion de la réforme de 2016. 377 3) L’ordonnance du 10 février 2016 : le retour de l’exigence de détermination du prix ¸ L'ordonnance du 10 février 2016 n'a pas posé, explicitement du moins, de règle générale relative à la détermination du prix. Ce silence, relatif nous le verrons, donne lieu à diverses interprétations. Pour les uns, il marquerait la consécration de la solution jurisprudentielle de 1995 : sauf dispositions légales contraires, la détermination du prix ne serait toujours pas une condition de validité du contrat. Le contrat pourrait donc demeurer silencieux sur les modalités de fixation du prix, tout comme il pourrait confier à l'une des parties le soin de le fixer unilatéralement 4. Pour les autres, au contraire, le droit nouveau briserait cette jurisprudence, en rétablissant l’exigence de détermination du prix 5. Cette seconde interprétation apparaît la plus convaincante, tant au regard 1. Civ. 3e, 8 févr. 2006, Bull. civ. II, no 25, Defrénois 2006. 1236, obs. Libchaber. 2. Rappr. R. Libchaber, Defrénois 2002. 1624 : « Concernant le contrat, on éprouve les mêmes sentiments qu’à propos de la démocratie : l’abandonner aux parties est certes la pire des solutions, mais à l’exclusion de toutes les autres ». 3. V. en ce sens, J. Huet, art. préc., Mélanges Sayag, p. 324 s., qui exprimait le souhait que la jurisprudence revienne à l’affirmation que l’art. 1129 « pose en règle générale que la détermination de l’objet de l’obligation est requise dans les contrats aussi bien en ce qui concerne les prestations en argent que les prestations en nature » ; A. Brunet et A. Ghozi, art. préc., D. 1998. 8, no 29 ; comp. Th. Revet, « Les apports au droit des relations de dépendance », in La détermination du prix : nouveaux enjeux, p. 42. 4. J.  Moury, « La détermination du prix dans le “nouveau” droit commun des contrats », D. 2016. 1013, spéc. no 3 s. ; du même auteur, « Retour sur le prix : le champ de l’article 1163, alinéa 2, du code civil », D. 2017. 1209 ; C. Grimaldi, « La fixation du prix », RDC 2017. 558 ; rappr. Ph. Malaurie, L. Aynès et Ph. Stoffel-Munck, Droit des obligations, préc., no 600. 5. A. Bénabent, Droit des obligations, préc., no 164 ; O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 266 s. ; G. Chantepie et M. Latina, préc., no 414 s. ; M. Fabre-Magnan, Droit des obligations, 1 – Contrat et engagement unilatéral, préc., no 400, p. 432 ; Ch. Larroumet et S. Bros, Les obligations, Le contrat, Economica, 8e éd., 2016, no 402. Dubitatifs, v. F. Labarthe, « La fixation unilatérale du prix dans les contrats cadre et prestations de service. Regards interrogatifs sur les articles 1164 et 1165 du Code civil », JCP 2006. 642.

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des textes, que pour des raisons d’opportunité. Si la détermination du prix redevient une condition de validité du contrat à défaut de dispositions légales contraires, il conviendra encore de déterminer les modalités de fixation qui pourraient être admises en application du droit nouveau. 378 a) Les arguments de textes ¸ Si le législateur n'a pas posé explicitement de règle générale relative à la détermination du prix, il n'est pas impossible de la voir apparaitre au sein et en creux de certaines dispositions nouvelles. L’article 1163 exige en effet que la « prestation » soit déterminée ou déterminable, et ce, sans distinguer selon sa nature ou son objet. Or, et bien que le contraire ait été soutenu 1, il ne paraît pas douteux que le versement d’un prix, d’un intérêt ou d’un loyer, sans être la prestation « caractéristique » du contrat, demeure néanmoins une « prestation » au sens du droit civil : c’est l’objet de l’obligation à laquelle est tenu l’acheteur, l’emprunteur ou le locataire. Informé de l’état du droit antérieur, et des discussions auxquelles il avait donné lieu, si le législateur avait souhaité réserver un sort particulier au prix, comme l’avait fait la Cour de cassation en 1995 en écartant l’application de l’ancien article 1129, on peut imaginer qu’il aurait pris la peine de l’énoncer. Faute d’une telle exclusion, on ne saurait distinguer là où la loi ne distingue pas. Cette interprétation est par ailleurs confortée par les articles 1164 et 1165, qui consacrent des règles propres aux contrats cadre et aux contrats de prestation de service, qui confirment, en creux, l’exigence générale de détermination du prix : tandis que les parties à un contrat cadre pourront convenir que le prix sera fixé unilatéralement par l’une d’entre elles (C. civ., art. 1164), les parties à un contrat de prestation de service pourront ne rien prévoir dans la convention (C. civ., art. 1165). Ne faut-il pas induire de ces dispositions que le principe, à laquelle ces deux règles spéciales font exception, est de nouveau l’exigence d’un prix déterminé ou rendu déterminable par l’accord initial des parties 2 ? 379 b) Les considérations d’opportunité ¸ À ces arguments de texte s'ajoutent des considérations d'opportunité. Essentiellement formulée pour les besoins du contrat cadre, l'affirmation prétorienne selon laquelle l'ancien article 1129 n'était pas applicable à la détermination du prix était assurément trop générale. La solution libérale dégagée pour les besoins de ces conventions spéciales étant désormais légalement consacrée (C. civ., art. 1164), le législateur pouvait revenir au principe de la détermination conventionnelle du prix.

1. J. Moury, préc. ; C. Grimaldi, préc., spéc. no 6. 2. Contra, J. Moury, préc., qui voit dans ces règles un simple « aménagement » de la règle générale selon laquelle le prix, à la différence des autres prestations, n’aurait toujours pas à être déterminée ou déterminable ab initio.

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Conforme à la logique bilatérale du contrat, cette règle, dont il ne faut pas exagérer les conséquences, ne nuit nullement à l’« efficacité » des échanges. D’une part, car de très nombreux contrats demeureront soumis, quant à la détermination du prix, à des règles spéciales adaptées à leur économie. D’autre part, et surtout, car le nouvel article 1163 du code civil rappelle que l’objet, et donc le prix, peut ne pas être « déterminé », mais seulement « déterminable ». Les parties pourront donc toujours prévoir des modalités de fixation du prix adaptées à la spécificité de leur relation contractuelle, notamment lorsque celle-ci est de longue durée et/ou à exécution successive ou échelonnée. 380 c) Les modalités de détermination du prix ¸ Précisément, quelles modalités de fixation du prix pourront être admises en application de cette nouvelle règle de droit commun ? Il faut revenir ici à la lettre de l'article 1163, alinéa 3, qui dispose que la prestation « est déterminable lorsqu'elle peut être déduite du contrat ou par référence aux usages ou aux relations antérieures des parties, sans qu'un nouvel accord des parties soit nécessaire ». Commençons par l'exclusion : le prix ne sera pas considéré comme « déterminable », et donc le contrat sera nul, si sa détermination suppose un nouvel accord des contractants. Les termes du contrat, ou le contexte de sa conclusion, devront permettre sa fixation. L'article 1163, alinéa 3, admet en effet trois modes de détermination. Le premier, assurément le plus courant, consiste à prévoir les modalités de fixation du prix dans le contrat. La condition sera assurément satisfaite si le mode de calcul retenu est indépendant de la volonté de l’une ou l’autre des parties (ex. : renvoi à un indice, à un cours, ou encore à l’arbitrage d’un expert). Qu’en sera-t-il si les parties indiquent laisser à l’une d’entre elles le soin de fixer ultérieurement le prix ? Le prix sera-t-il considéré comme déterminable au sens de l’article 1163 ? La réponse semble devoir être négative 1. Outre que cette solution rendrait inutile – et peu compréhensible – l’admission spéciale de la fixation unilatérale du prix dans les contrats cadre (C. civ., art. 1164 ; v. ss 382 s.), elle n’apparaît pas conforme aux exigences de l’article 1163, qui impose que la prestation puisse être « déduite du contrat », ce qui n’est pas le cas d’un prix dont la fixation serait laissée à la décision ultérieure d’une partie. Cette interprétation est confortée par l’explication de texte offerte par la Rapport au Président de la République pour l’article 1165 : « Compte tenu du danger qu’il y aurait à autoriser une fixation unilatérale du prix dans tous les contrats, le champ de ce texte a été limité aux contrats cadre ». Ce cantonnement légal pourrait remettre en cause un certain nombre de solutions jurisprudentielles, et notamment celles admettant que le taux d’intérêt d’un contrat de prêt

1. En ce sens, v. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 267 ; contra C. Grimaldi, préc., spéc. no 7.

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puisse être fixé par référence au taux de base de la banque 1, ou encore que l’indemnité de remboursement puisse être fixée unilatéralement par le prêteur 2 ou le bailleur 3. Si le contrat demeure silencieux sur les modalités de détermination du prix, il ne pourra être sauvé de la nullité, conformément à l’article 1163, alinéa 3, que si le prix peut être fixé par référence aux usages (modalité de détermination du prix usuelle d’un secteur d’activité) ou aux relations antérieures des parties (prix ou indice de référence habituellement suivi par les contractants). Il pourra l’être également s’il est soumis à l’une des règles spéciales, qui, par exception à la règle générale, ne fait pas de la détermination conventionnelle du prix une condition de validité du contrat.

c. Règles spéciales

381 Du droit des contrats spéciaux au droit commun des contrats ¸ En matière de détermination du prix, la règle générale s'est toujours effacée devant les règles spéciales applicables à certains contrats. Nous avons déjà évoqué le cas de la vente (v. ss 373), dont le prix doit être déterminé ou simplement déterminable, sans qu’il puisse dépendre de la volonté de l’une des parties (C. civ., art. 1591-1592). Mais c’est également le cas du contrat d’assurance (C. assur., art. L. 112-14), du bail d’habitation (L. no 89-462, 6 juill. 1989, art. 3, 6°), du contrat de promotion immobilière (C. civ., art. 1831-1), ou encore, parmi d’autres, des conventions récapitulatives conclues entre le fournisseur et le distributeur à l’issue de la négociation commerciale (C. com., art. L. 441-7). À côté de ces règles propres à certaines conventions, le législateur de 2016 a souhaité consacrer, au titre du droit commun des contrats, et dans le sillage de la jurisprudence, des règles spéciales pour deux catégories de conventions : les contrats cadre (1) et les contrats de prestation de service (2).

1. Les contrats cadre

382 Consolidation : fixation unilatérale et contrôle de l’abus ¸ Pour les contrats cadre, le nouvel article 1164 du code civil consolide la jurisprudence antérieure, en admettant que la fixation du prix puisse être confiée à l'une des parties, sous réserve du contrôle judiciaire de l'abus. 383 1) Jurisprudence antérieure ¸ Rappelons que c'est surtout à propos des contrats de distribution que le fait d'ériger la détermination du prix en une

1. Civ. 1re, 9 juill. 1996, no 94-17612, Bull. civ. I, no 205 ; JCP 1996. II. 22721, note J. Stoufflet ; Defrénois 1996. 1363, obs. Ph. Delebecque ; Civ. 1re, 17 nov. 1998, Bull. civ. I, no 323. 2. Civ. 1re, 14 juin 2000, Bull. civ. I, no 184 ; Com. 17 juill. 2001, no 98-18.435, Bull. civ. IV, no 142 ; Civ. 1re, 12 mai 2004, no 03-13.847, RDC 2004. 925, obs. D. Mazeaud. 3. Com. 17 juill. 2001, Defrénois 2001. 1425, obs. E. Savaux.

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condition de validité du contrat avait pu soulever des difficultés (v. ss 373, 374) 1. Ces conventions revêtent fréquemment la forme d’un contrat cadre qui organise les rapports entre fournisseur et distributeur. Ainsi, à raisonner sur le contrat de concession qui a donné lieu à une jurisprudence abondante, le fournisseur offre au distributeur diverses prestations – aide à l’installation, assistance, publicité… – et promet de l’approvisionner selon ses besoins, le distributeur s’engageant en contrepartie à se fournir auprès du fournisseur. Conçus pour régir le long terme, de tels accords se prêtent mal à l’exigence d’un prix déterminé ou déterminable. Comment, en effet, fixer, avec précision et par avance, le prix de produits qui, en application du contrat cadre, ne seront commandés et livrés que plusieurs années après ? Prenant en compte les besoins de la pratique commerciale, la jurisprudence a longtemps entendu avec souplesse l’exigence d’un prix déterminable. Il a ainsi été jugé que la référence au tarif en vigueur au jour de la livraison était suffisante pour que le prix soit considéré comme déterminable 2. Mais, à partir de 1971, la haute juridiction a déclenché une véritable « chasse à la nullité pour indétermination du prix », sans qu’ait pour autant décru l’instabilité économique qui rendait nécessaire ce type de clause. C’est ainsi qu’à propos des contrats de concession comportant une promesse d’approvisionnement exclusif passés entre les compagnies pétrolières et les pompistes de marque, la Cour de cassation a annulé, sur le fondement de l’article 1591 du Code civil, les contrats cadre au motif que le prix n’était ni déterminé, ni déterminable, dès lors qu’il n’était pas « établi que les éléments du tarif des distributeurs ne dépendaient pas de la volonté de ceux-ci » 3. La solution a été étendue aux contrats de bière conclus entre brasseurs et débitants 4. Cette jurisprudence a été critiquée par la plupart des commentateurs. Ceux-ci ont souligné que l’article 1591 n’était pas applicable à ces hypothèses, le contrat de concession n’ayant pas pour objet la vente d’un stock de produits livrables par fractions, mais l’organisation d’un courant de contrats qui se développent dans le futur. Ces objections n’ont été que très partiellement entendues, puisque la haute juridiction a maintenu sa position en se fondant sur l’article 1129 du Code civil qui dispose « la quotité de la chose peut être incertaine pourvu qu’elle puisse être déterminée » 5. Forte de ce nouvel appui, elle l’a étendue à de nouvelles conventions – contrats d’approvisionnement les plus divers 6, contrat de franchise 7, contrat d’affiliation 8, contrat de prêt 9 – offrant ainsi 1. Mousseron et Seube, « À propos des contrats d’assistance et de fourniture », D.  1973. Chron. 197 ; J. Schmidt, « Le prix du contrat de fourniture », D. 1985. Chron. 117 ; D. Ferrier, « La détermination du prix dans les contrats stipulant une obligation d’approvisionnement exclusif », D. 1991. Chron. 237 ; F. Leduc, « La détermination du prix, une exigence exceptionnelle ? », JCP 1992. I. 3631 ; L. Aynès, « Indétermination du prix dans les contrats de distribution : comment sortir de l’impasse ? », D. 1993. Chron. 25. 2. Req. 5 févr. 1934, Gaz. Pal. 1934. 2. 231, en sous note. 3. Com. 27 avr. 1971, 2e esp., Bull. civ. IV, no 107, p. 101 ; 5 nov. 1971, Bull. civ. IV, no 263, p. 245, D. 1972. 353, note J. Ghestin, JCP 1972. II. 16975, note J. Boré. 4. Com. 12 févr. 1974, D. 1974. 414, JCP 1975. II. 17915, note J. Boré. 5. Com. 11 oct. 1978, D. 1979. 135, note R. Houin, JCP 1978. II. 19034, note Y. Loussouarn, RTD civ. 1980. 364, obs. Y. Loussouarn. 6. Com. 5 oct. 1982, Bull. civ. IV, no 298, p. 255, RTD civ. 1983. 351, obs. Ph. Rémy ; Com. 21 mars 1983, Bull. civ. IV, no 110, p. 92. 7. Com. 24 juin 1986, RTD civ. 1987. 95, obs. J. Mestre ; 12 janv. 1988, Bull. civ. IV, no 31, p. 21, RTD civ. 1988. 527, obs. J. Mestre. 8. Com. 9 mars 1993, CCC 1993, no 129, obs. Leveneur. 9. Civ. 1er, 2 mai 1990, D. 1991. 41, note Gavalda, Rev. Banque 1990. 1097, obs. Rives-Lange, RTD civ. 1991. 111, obs. Mestre.

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un bel exemple d’induction suivi de déduction : remontant de la vente à la théorie générale, elle a ensuite extrapolé vers de nouveaux contrats. La pratique a réagi en tentant de mettre au point des clauses répondant aux exigences de la Cour de cassation : clause à dire d’expert prévoyant qu’en cas de désaccord entre les parties sur le prix, celui-ci sera soumis à l’arbitrage d’un tiers ; clause d’offre concurrente qui permet à une partie, en faisant valoir auprès de son partenaire la proposition plus favorable reçue d’un tiers, d’obtenir soit l’alignement sur celle-ci, soit la suspension ou la résiliation du contrat 1 ; clause stipulant qu’à défaut d’acceptation du nouveau prix facturé par le fournisseur, l’ancien prix sera maintenu et le contrat cadre résilié… Valide, la première clause n’était pas très réaliste, car le recours à un tiers implique lenteur et frais. S’agissant de la clause d’offre concurrente, sa validité avait été admise à l’époque par la jurisprudence 2, mais à des conditions sévères 3 dont l’appréciation risquait d’entraîner un contentieux important. Quant à la troisième clause, elle n’empêchait semble-t-il pas la nullité du contrat car elle place le distributeur dans l’alternative de se soumettre ou de se démettre 4. Confrontée à une telle situation, la doctrine a approfondi et amplifié ses critiques en soulignant, d’une part, que la position retenue par la Cour de cassation ruinait la sécurité juridique, la quasi-totalité des contrats de distribution se trouvant de ce fait à la merci d’une action en nullité, d’autre part, que les règles sur l’indétermination du prix étaient fréquemment détournées de leur finalité, dans la mesure où elles étaient invoquées, non en cours du contrat pour mettre en cause des prix injustes, mais après l’expiration de celui-ci, pour mettre fin à des engagements sans rapport avec le prix (clause de non-concurrence). Sensible à ces objections, la haute juridiction a entrepris de cantonner la portée de sa solution de plusieurs façons. Dans un premier temps, il a été décidé que les contrats de distribution qui engendrent essentiellement des « obligations de faire » échappent à la nullité pour indétermination du prix 5. Mais reposant sur une distinction, celle des obligations de donner et des obligations de faire, totalement inadaptée aux problèmes, cette jurisprudence a été l’occasion de « raffinements casuistiques » dignes du Bas-Empire 6. Infléchissant encore sa position, la haute juridiction a ensuite jugé qu’il n’est plus nécessaire que

1. M. Fontaine, « Les clauses d’offre concurrente, de client le plus favorisé et les clauses de premier refus dans les contrats internationaux », Droit et pratique du commerce international, 1978, p. 191 s. 2. Com. 14 juin 1988, Bull. civ. IV, no 206, p. 142, D. 1989. 89, note Ph. Malaurie, RTD civ. 1989. 299, obs. J. Mestre. Cette validité a été remise en cause par la loi LME du 4 août 2008 (art. 442-6 II, d). 3. Paris, 2 mai 1986, JCP 1986. II. 20622, note J. Ghestin, Gaz. Pal. 1986. 596, note Calvo, RTD civ. 1987. 96, obs. J. Mestre, 107, obs. Ph. Rémy. 4. Com. 26 févr. 1991, D. 1992. Somm. 199, note G. Paisant, maintenant l’arrêt d’Aix du 11 janvier 1989 qui avait jugé que cette clause était nulle car elle ne laissait au distributeur que le choix de « se démettre ou de se soumettre au tarif du pétrolier sans pouvoir discuter le prix de ses réapprovisionnements ». 5. Com. 9 nov. 1987, Bull. civ. IV, p. 177 no 237, D. 1989. 35, note Ph. Malaurie, JCP 1989. II. 21186, note Virassamy, RTD civ. 1988. 527, obs. J. Mestre ; 22 janv. 1991, Bull. civ. IV, no 36, p. 22, D. 1991. 175, concl. Jéol, JCP 1991. II. 21679, note Virassamy, CCC 1991, no 5 et chron. L. Leveneur, RTD civ. 1991. 322., obs. J. Mestre. 6. C’est ainsi que selon l’avocat général Jéol (D. 1991. 175), l’obligation de donner porterait plutôt sur un produit non transformé, et l’obligation de faire plutôt sur un produit travaillé ! Pour une critique de ce critère, v. M.A. Frison-Roche, art. préc., RTD civ. 1992. 280 ; D. Tallon, « Le surprenant réveil de l’obligation de donner… », D. 1992. 67.

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le prix des marchandises soit déterminable dans le contrat cadre lui-même, pourvu qu’il puisse être « librement débattu et accepté » au moment de la conclusion de la vente 1. Mais n’était-ce pas revenir au système immédiatement antérieur, car comment une telle liberté pourrait-elle se concilier avec une véritable exclusivité ? Les arabesques de la jurisprudence, son incapacité à maintenir une ligne ferme montraient que la voie choisie n’était sans doute pas la bonne 2. À travers l’exigence d’un prix déterminé, la haute juridiction entendait essentiellement protéger la partie qui est placée dans une situation de dépendance, celle qui, du fait d’une clause d’approvisionnement exclusif, a un partenaire obligé qui peut lui dicter sa loi. Le but est louable. Mais on s’est demandé si une telle protection ne serait pas mieux assurée par d’autres voies : à l’image de nombreux droits étrangers 3, le juge français se reconnaîtrait le pouvoir de contrôler le prix unilatéralement fixé par l’une des parties 4. Sans aller jusqu’à conférer au juge un tel pouvoir, d’autres auteurs ont suggéré que celui-ci pourrait du moins, prenant appui sur l’article 1134, alinéa 3, qui prévoit que les contrats doivent être exécutés de bonne foi et usant des règles de la responsabilité contractuelle, condamner le fournisseur, qui profiterait de l’exclusivité pour imposer au distributeur des prix excessifs ne lui permettant pas d’affronter la concurrence, à exécuter correctement le contrat ou à réparer les conséquences dommageables de son inexécution 5. Ces suggestions ne sont pas restées sans écho en jurisprudence. Par deux arrêts du 29 novembre 1994 6, la Première chambre civile de la Cour de cassation a décidé que l’exigence de détermination du prix était satisfaite dès lors que la convention faisait référence à un tarif. En d’autres termes, tout en considérant que la détermination du prix reste une condition de validité du contrat, elle assouplissait considérablement cette exigence puisqu’elle décidait qu’une partie peut valablement se voir reconnaître par le contrat le droit de fixer unilatéralement le prix. Elle retenait ainsi le premier modèle de détermination du prix mais dans sa deuxième variante (v. ss 371). Et afin d’éviter que l’exercice d’une telle prérogative ne soit l’occasion de débordements, elle reconnaissait au juge par un obiter dictum le pouvoir de sanctionner le fournisseur qui abuserait de son exclusivité pour majorer ses tarifs dans le but d’en tirer un profit illégitime car en agissant ainsi il méconnaîtrait son obligation d’exécuter la convention de bonne foi. Ainsi le centre de gravité du contrôle du juge se déplaçait-il de la formation du contrat vers son exécution.

1. Com. 16 juill. 1991, JCP 1992. II. 21796, note J. Leveneur, RTD civ. 1992. 87, obs. J. Mestre ; 5 nov. 1991, Bull. civ. IV, no 335, p. 233 ; 19 nov. 1991, Bull. civ. IV, no 356, p. 246. 2. Comme le souligne M. Testu (« Le juge et le contrat d’adhésion » JCP 1993. I. 3673, no 22), l’obscurité de la distinction entre obligation de faire et obligation de donner appliquée à l’hypothèse de la détermination du prix « a pour seul mérite de produire un critère dont le juge a le secret ce qui lui donne accès au mystère d’équité ». 3. Sur le droit comparé, v. La détermination du prix dans les contrats (étude de droit comparé), sous la direction de D. Tallon, Pédone, 1989 ; Strauch et Neumann, « La détermination du prix et autres prestations en droit allemand des contrats », Dr. prat. com. int. 1980, p. 133 ; Corbisier, « La détermination du prix dans les contrats commerciaux portant vente de marchandises », RID comp. 1988. 767 s. 4. M.A. Frison-Roche, « L’indétermination du prix », RTD civ. 1992. 297 s. 5. L. Aynès, chron. préc., D. 1993. 25 ; rappr. L. Vogel, « Plaidoyer pour un revirement : contre l’obligation de détermination du prix dans les contrats de distribution », D. 1995. 155. 6. Civ. 1re, 29 nov. 1994, D. 1995. 122, note Aynès, JCP 1995. II. 22371, note Ghestin, CCC 1995, no 24, note Leveneur, RTD civ. 1995. 358, obs. Mestre, RTD com. 1995. 464, obs. Bouloc.

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Le 1er décembre 1995, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation entérina cette solution en affirmant que « la clause d’un contrat de franchisage faisant référence au tarif en vigueur au jour des commandes d’approvisionnement à intervenir n’affecte pas la validité du contrat, l’abus dans la fixation du prix ne donnant lieu qu’à résiliation ou indemnisation » (arrêt Vassali c. Gagnaire). Elle sembla même aller plus loin en sous-entendant que le contrat cadre demeurerait valable en l’absence de toute indication quant au prix et aux modalités de sa fixation (v. ss 376) : « lorsqu’une convention prévoit la conclusion de contrats ultérieurs, l’indétermination du prix de ces contrats dans la convention initiale n’affecte pas, sauf dispositions légales particulières, la validité de celle-ci, l’abus dans la fixation du prix ne donnant lieu qu’à résiliation ou indemnisation » (arrêt Société Cofratel c. Société Bechtel France, arrêt Société Compagnie Atlantique de Téléphone c. Société Sumaco) 1. L’ordonnance du 10 février 2016 n’a pas consacré cette dernière solution, en se contentant d’autoriser les parties à convenir que le prix serait fixé unilatéralement par l’une des parties.

384 2) Ordonnance du 10 février 2016 ¸ Le nouvel article 1164 prévoit que les parties à un contrat cadre peuvent convenir que « le prix sera fixé unilatéralement par l'une des parties », sous réserve du contrôle judiciaire de l'abus, qui sera toujours sanctionné par la condamnation au paiement de dommages et intérêts et/ou la résolution de la convention. 385 a) Domaine de la règle : le contrat cadre ¸ Le législateur a marqué sa volonté de limiter la règle libérale de l'article 1164 du code civil aux seuls contrats cadre. Le projet d'ordonnance prévoyait de l'étendre aux contrats à exécution successive. Critiquée par différents auteurs 2, cette extension a été abandonnée lors de la rédaction finale de l’ordonnance. Le Rapport au Président de la République exprime clairement les raisons de ce choix : « Compte tenu du danger qu’il y aurait à autoriser une fixation unilatérale du prix dans tous les contrats, le champ de ce texte a été limité aux contrats-cadres (contrats de longue durée qui fixent un cadre général aux relations entre les parties) ». Il conviendra donc de déterminer avec précision les contours du « contrat cadre » (sur lesquels, v. ss 119). Le nouvel article 1111 du code civil le définit comme l’« accord par lequel les parties conviennent des caractéristiques générales de leurs relations contractuelles futures », des « contrats d’application en précis(ant) les modalités d’exécution ». La catégorie comprend naturellement les contrats de distribution les plus usuels : contrat d’approvisionnement, contrat de concession, contrat de franchise ou encore contrat d’affiliation. C’est également le cas des contrats de maintenance, qui prévoient le cadre général dans lequel le prestataire assurera l’entretien de biens en exécution de conventions d’application ultérieures (ex. : contrat

1. Pour la discussion de cette interprétation, v. GAJC, t. II, 152-155, spéc. no 16. 2. E. Savaux, « Le contenu du contrat », JCP 2015, suppl. no 21, p. 23 ; F. Labarthe, « Observations sur le projet de réforme du droit des contrats et des obligations », LPA 3-4  sept. 2015, p. 38 s.

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de location-entretien). Certaines conventions de crédit pourraient également être concernées. Tel est le cas, par exemple, du contrat cadre de prêt de titres, qui se réalise par la signature de « confirmations » ultérieures entre le prêteur et l’emprunteur. Cette liste n’est nullement limitative et pourrait s’étendre demain sous l’impulsion créatrice des rédacteurs d’actes. Pour profiter de la règle libérale de l’article 1164, les parties aux contrats de longue durée, dont l’exécution suppose la réalisation de prestations, sinon régulières, du moins répétées, pourront en effet être tentées d’insérer leur relation contractuelle, dans les limites du respect de l’économie de l’opération, dans le moule d’un « contrat cadre » au sens de l’article 1111 du code civil 1. 386 b) Contenu de la règle : validité de la clause de fixation unilatérale, sort du contrat cadre silencieux sur le prix ¸ Dans le sillage des arrêts Alcatel de 1994 (v. ss 383), le nouvel article 1164 du Code civil se contente d’admettre la validité de la clause par laquelle les parties au contrat cadre prévoient que le prix sera fixé unilatéralement par l’une d’entre elles. En revanche, et à la différence des contrats de prestation de service, pour lesquels il est admis que le créancier pourra toujours fixer unilatéralement le prix à défaut d’accord initial entre les parties (C. civ., art. 1165 ; v. ss 392), un tel pouvoir de détermination unilatérale ne saurait être reconnu au fournisseur ou au prestataire si le contrat cadre ne le prévoit pas. Précisément, quel sort réservé au contrat cadre qui demeurerait totalement silencieux sur les modalités de fixation du prix (conventionnelle, unilatérale, à dire d’experts, par référence à un indice, etc.) des conventions d’application à venir ? On sait que cette question, imparfaitement réglée par la Cour de cassation, a donné lieu à des opinions divergentes à la suite des arrêts de 1995 (v. ss 376, 383 in fine). L’articulation des nouveaux articles 1163 et 1164 plaide désormais en faveur de la nullité de la convention cadre : alors que le premier pose en principe que le prix doit être déterminé ou déterminable, le second se contente d’autoriser la clause de fixation unilatérale, et non l’indétermination du prix ou des modalités de sa fixation 2. On ne saurait là encore exagérer le danger de cette solution. Ce retour attendu à la jurisprudence Alcatel invite seulement les parties à faire de la clause de fixation unilatérale ce qu’elle est déjà dans l’extrême majorité des contrats cadre : une clause de style. Cette dernière observation fait d’ailleurs apparaître une voie de sauvetage pour les rares conventions cadre qui demeureraient silencieuses sur les modalités de fixation du prix. Rappelons, qu’en application de l’article 1163 du code civil, une prestation est considérée comme déterminable lorsqu’elle peut être déduite, non seulement « du contrat », mais également « par référence aux usages ou aux 1. En ce sens, O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 272. 2. En ce sens, O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 270-271.

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relations antérieures entre les parties » (v. ss 380). La clause « tarif catalogue » ou « tarif fournisseur » n’était-elle pas devenue usuelle, non pas dans toutes les conventions cadre, mais au moins dans celles intervenant dans le domaine de la distribution ? 387 c) Le contrôle de l’abus ¸ Comme toutes les prérogatives contractuelles, le pouvoir de fixation unilatérale du prix est soumis à l'exigence de loyauté. Tandis que l'arrêt Alcatel de 1994 avait mis en avant la notion de « bonne foi », les arrêts d’Assemblée plénière de 1995 lui avaient préféré celle d’« abus », cette substitution s’expliquant vraisemblablement par la volonté de la haute juridiction d’exercer un contrôle sur l’intervention du juge : alors que l’appréciation de la bonne foi relève du pouvoir souverain des juges du fond, la qualification d’abus est contrôlée par la Cour de cassation. C’est également au critère de l’« abus » que se réfère le nouvel article 1164 du code civil, qui devrait donc donner lieu aux mêmes appréciations – et interrogations – que la position prétorienne antérieure. La notion d’abus n’est pas exempte d’incertitude. Elle peut, en effet, se comprendre par référence au droit civil, au droit de la consommation ou même au droit de la concurrence 1. Il est probable qu’en l’occurrence les hauts magistrats aient entendu viser très classiquement l’abus de droit au sens du droit civil 2. Et ceci d’autant plus qu’entendue souplement, cette notion leur était déjà apparue à plusieurs reprises comme le moyen d’établir un équilibre entre l’exercice d’une liberté et le souci de moraliser le comportement des individus. Ainsi en va-t-il avec la liberté du mariage et la rupture des fiançailles 3, avec la liberté de contracter et la rupture des pourparlers (v. ss 258) ou encore avec la liberté du commerce et de l’industrie et la concurrence déloyale. Ainsi en va-t-il aussi dans le domaine de la responsabilité contractuelle pour sanctionner les ruptures intempestives ou mal fondées de contrats successifs (v. ss 661). Dans toutes ces hypothèses, l’abus ne peut se réduire à l’intention de nuire. Libre d’user de son droit, le titulaire de celui-ci ne saurait néanmoins poursuivre une fin contraire à son esprit et à sa fonction 4. Reste à traduire concrètement cette directive, ce qui n’est guère aisé 5. Les auteurs s’accordent, en général, à considérer que l’abus ne saurait se réduire à la fixation d’un prix objectivement différent de celui du 1. Ph. Stoffel-Munck, L’abus dans le contrat, essai d’une théorie, thèse Aix, éd. 2000 ; M.-S. Payet, Droit de la concurrence et droit de la consommation, thése Paris IX, éd. 2001, no 249 s. ; P. Lokiec, Contrat et pouvoir, thèse Paris X, éd. 2004, no 272 s., pour qui le contrôle devrait relever non pas de la technique du contrat mais de celle du pouvoir et s’effectuer par rapport à la notion de « bien commun ». 2. J. Ghestin, JCP 1996. II. 22565, no 32. 3. Civ. 30 mai 1838, GAJC, t. 1, no 31. 4. Ph. Stoffel-Munck, thèse préc., no 636 ; rappr. M. Fabre-Magnan, « L’obligation de motivation en droit des contrats », Mélanges Ghestin, 2001, p. 303. 5. M.A.  Frison-Roche, « Va-t-on vers une acception unitaire de l’abus dans la fixation du prix ? », Rev. de la conc. et de la consom., no 92, suppl. juill.-août 1996, p. 13 s.

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marché, car une telle approche imposerait au juge la recherche du prix de celui-ci. C’est l’abus dans la fixation du prix et non le prix excessif qui est condamné 1. Ils préfèrent mettre en avant le devoir de loyauté qui pèserait sur celui auquel il revient de fixer unilatéralement le prix, en raison de la confiance que lui a faite son partenaire 2. Mettant l’accent sur l’esprit de collaboration qui imprègne les contrats de longue durée, on souligne que celui qui s’est vu confier la fixation du prix ne doit pas rompre la communauté d’intérêts qui l’unit à son cocontractant (v. ss 115) en cherchant égoïstement à satisfaire son seul intérêt et en faisant varier sans justification objective le prix de façon excessive 3. Il faut que le prix fixé puisse être assumé par le contractant sans mise en péril de son activité 4. Il y aurait abus à pratiquer un prix qui impliquerait pour son partenaire son exclusion du marché et sa ruine 5. Plus généralement, il y aurait abus quand il n’existe pas de solution de rechange accessible sur le marché 6 ou que le « coût de sortie » de la relation contractuelle est insupportable 7. La directive n’en reste pas moins vague. Aussi n’a-t-on pas hésité à prendre « le pari que la Cour de cassation se référera de manière rituelle à l’abus sans jamais ou presque le caractériser » 8. Pari gagné, semble-t-il, tant sont pour l’instant rares et d’interprétation délicate les décisions visant à préciser l’abus 9. Quelle que soit l’analyse retenue de l’abus, il va de soi que la règle libérale admise pour les contrats cadre sera toujours plus rigoureuse que la règle de droit commun qui exige que le prix soit déterminé ou déterminable indépendamment de la volonté de l’une ou l’autre des parties (C. civ., art. 1163). Alors qu’il est aisé, en application de la seconde, de savoir si le contrat conclu est ou non nul, il est difficile et coûteux de démontrer que l’exercice de ce pouvoir unilatéral a dégénéré en abus 10, au point qu’on a pu se demander si le but de cette jurisprudence devenue loi n’était pas de dissuader l’intéressé d’agir en justice 11. 1. L. Aynès, note, D. 1996. 20. 2. L. Aynès, note, D. 1996. 20. 3. L. Vogel, chron. préc., D. 1995. 162 ; Bureau et Molfessis, LPA 27 déc. 1995, p. 19 à 34. 4. Ph. Simler, La détermination du prix : nouveaux enjeux, 1997, p. 82. 5. C. Jamin, « Révision et intangibilité du contrat ou la double philosophie de l’article 1134 C. civ. », Dr. et patr. 1998. 55. Pour des illustrations jurisprudentielles, v. Com. 24 nov. 1998, JCP 1999. II. 12210, note Picod, I. 143, no 6, obs. Jamin, Defrénois 1999. 371, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 1999. 98, obs. Mestre, 646, obs. Gautier ; Com. 15 janv. 2002, D. Affaires 2002. 1974, obs. Stoffel-Munck ; Com. 4 nov. 2014, no 11-14.026 ; RDC 2015. 233, note Stoffel-Munck. 6. Sur ce critère, v. Com. 14 janv. 2003, no 00-16.617 ; Civ. 1re, 30 juin 2004, no 01-00.475, Bull. civ. I, no 190. 7. Ph. Stoffel-Munck, RDC 2005. 275. 8. C. Jamin « Les apports au droit des contrats-cadre », in La détermination du prix : nouveaux enjeux, p. 25, no 8. 9. Com. 21 janv.1997, D. 1997. 414, note C. Jamin ; Civ. 1re, 30 juin 2004, CCC 2004, no 151, note L. Leveneur, D. 2005. 1828, note D. Mazeaud, RDC 2005. 275, obs. Stoffel-Munck, RTD civ. 2004. 749, obs. P.-Y. Gautier et 2005.303, obs. J. Mestre et B. Fages. 10. C. Jamin, « Réseaux intégrés de distribution : de l’abus dans la détermination du prix au contrôle des pratiques abusives », JCP 1996. I. 3959, no 15 ; M. Thioye, thèse préc., no 760, p. 345. 11. Ph. Jacques, RTD civ. 2007. 517.

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Afin de lui faciliter la tâche, le nouvel article 1164 a toutefois le mérite d’obliger la partie qui a le pouvoir de fixer unilatéralement le prix à « en motiver le montant en cas de contestation ». Cette obligation de motivation pèse sur lui, non pas lors de la fixation du prix, mais uniquement lorsque son partenaire en conteste le montant. Selon le Rapport au Président de la République, il appartiendra alors au créancier « d’exposer comment le prix a été calculé, au regard des prévisions des parties ». Suggérée par l’avant-projet Catala, cette obligation de motivation, qui est la contrepartie du pouvoir unilatéral accordé à la partie en position de force, viendra opportunément faciliter, non seulement la tâche du demandeur, sur qui pèse en principe la charge probatoire de l’abus 1, mais également in fine du juge. En définitive, la voie ouverte au juge demeure étroite. S’il se montre trop timide dans l’admission de l’abus, cela se traduira par un important déficit de protection pour le contractant dont l’obligation peut être unilatéralement déterminée par l’autre partie 2. S’il se montre trop actif, ses interventions intempestives risquent d’altérer gravement la sécurité juridique. 388 d) Les sanctions de l’abus : dommages et intérêts, résolution ¸ Consacrant la solution adoptée par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation en 1995, le nouvel article 1164 prévoit, qu'en cas d'abus dans la fixation du prix, « le juge peut être saisi d'une demande tendant à obtenir des dommages et intérêts et le cas échéant la résolution du contrat ». Quant aux dommages et intérêts, ils permettent de couvrir l’injustice passée en rétablissant au moyen de l’allocation de dommages-intérêts un certain équilibre au sein des contrats conclus en application de celui-ci 3. Un « certain équilibre », car il s’agit seulement pour le juge de réparer le préjudice subi, c’est-à-dire de « gommer le seul excès intolérable » 4, et non de déterminer le « juste prix », ou encore le « prix raisonnable » comme le prévoit l’article 6 : 105 des Principes du droit européen du contrat. Au soutien de cette interprétation, il convient de rappeler que le projet d’ordonnance prévoyait quant à lui la possibilité pour le juge, non seulement d’accorder des dommages et intérêts, mais également de fixer lui-même le prix. Abandonné par le législateur lors de la rédaction finale de l’ordonnance, ce pouvoir ne saurait être rétabli par le juge par la voie de l’indemnisation.

1. V. toutefois, O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 273, qui se demandent si « le mécanisme ne revient pas tout de même, sinon au fond du moins en pratique, à mettre en place une présomptions d’abus ». 2. Rappr. C.  Jamin, « Plaidoyer pour le solidarisme contractuel », Mélanges Ghestin, 2001, p. 461. 3. Pour une application, v.  Paris, 24  oct. 2000, D.  Affaires 2001. I.  302, note X.  Delpech, D. 2001. Somm. 3236, obs. D. Mazeaud. 4. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 276.

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Quant à la résolution, l’idée sous-jacente est sans doute qu’en abusant du pouvoir qui lui avait été confié, l’une des parties a rompu le rapport de confiance qui l’unissait à son cocontractant. Elle ne sera toutefois pas automatique ou de droit. La résolution ne pourra être prononcée – « le cas échéant » dixit l’article 1164 – que dans les conditions des articles 1224 et suivants du code civil (v. ss 793 s.). La fixation abusive devra ainsi être considérée comme une « inexécution suffisamment grave » rendant sans avenir la relation contractuelle (C. civ., art. 1124). Bien que l’article 1164 n’évoque que l’hypothèse d’une résolution demandée en justice, le débiteur du prix devrait également pouvoir prendre l’initiative d’une résolution par simple notification, qu’il exercera alors à ses « risques et périls », c’est-àdire sous la menace d’un contrôle a posteriori du juge, qui pourrait considérer cette résolution abusive (C. civ., art. 1226 ; v. ss 807). Quant aux effets dans le temps de cette résolution, ils varieront, conformément aux règles de droit commun, en fonction de la nature et des effets de la convention (C. civ., art. 1229, v. ss 821, 822). En présence d’un contrat cadre et de conventions d’application, dont les prestations trouvent leur utilité au fur et à mesure de leur exécution, la résolution ne devrait produire ses effets que pour l’avenir, et non pour le passé 1. On parle alors de « résiliation ».

2. Contrat de prestation de service

389 Présentation ¸ Les contrats de prestation de service ont toujours bénéficié, quant à la détermination du prix, d'un traitement particulier. Si le nouvel article 1165 vient à son tour déroger à l'exigence générale de détermination du prix (v. ss 372 s.), il ne reprend pas l’ensemble des solutions admises en jurisprudence, dont le maintien se révèle par conséquent incertain. 390 1) Droit antérieur à la réforme. a) Possible indétermination du prix. ¸ Le contrat d'entreprise, sous toutes ces formes (contrat d'architecte 2, d’études préalables 3, de rénovation 4, de garagiste 5, de commande d’œuvre d’art 6, de traitement des ordures ménagères 7, contrat médical 8), 1. Sur les points de départ possibles de la résiliation, v. Ghestin, JCP 1995. II. 22565, no 47. 2. Civ. 3e, 3 déc. 1970, no 69-13.809, Bull. civ. III, no 663. 3. Civ. 1re, 15 juin 1973, no 72-12.062, Bull. civ. I, no 202 ; 19 déc. 1973, Bull. civ. I, no 360, p. 318 ; 20 mars 1984, Bull. civ. I, no 106, p. 80 ; Com. 24 nov. 1993, CCC 1994, no 20, note Leveneur, RTD civ. 1994. 631, obs. Gautier. 4. Civ. 3, 18 janv. 1977, no 74-15.237, Bull. civ. III, no 25. 5. Civ. 1re, 20 mars 1984, no 83-12.371 ; Bull. civ. I, no 106 ; Com. 24 nov. 1993, CCC 1994, no 20, note Leveneur, RTD civ. 1994. 631, obs. Gautier. 6. Civ.  1re, 24  févr. 1987, Bull.  civ.  I, no 70, p. 51, D.  1988.  97, note B.  Edelman ; Civ.  1re, 24  nov. 1993, no 91-18.650 ; Bull.  civ.  I, no 339 ; CCC 1994, no 20, note  Leveneur, RTD  civ. 1994. 631, obs. Gautier. 7. Civ.  1re, 28  nov. 2000, no 98-17.560, Bull.  civ. I, no 305 ; JCP  2001. I. 301, no 11  s., obs. F. Labarthe ; CCC 2001, no 38, note L. Leveneur. 8. Civ. 1re, 30 juin 1992, no 89-21970, Bull. civ. I, no 212.

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ainsi que le contrat de mandat, ont toujours échappé à l’obligation de détermination du prix lors de l’accord. Cette différence de régime ne trouvait aucune justification dans les textes. Alors que les articles 1709 et 1710 du Code civil mentionnent tous deux le prix dans la définition qu’ils donnent respectivement du bail et du contrat d’entreprise 1, seul le bail est soumis à l’exigence d’un prix déterminé ou déterminable. Quant à l’ancien article 1129, il ne faisait aucune différence entre ces situations. En réalité, la justification de ces exceptions devait être recherchée dans deux directions. Pratique, tout d’abord : en matière de prestation de services, il est souvent difficile de savoir à l’avance quelle sera l’importance du service fourni. Théorique, ensuite : le prix confère à ces contrats un caractère onéreux, mais ne constitue pas un élément essentiel de leur qualification. Alors qu’une vente sans prix devient une donation et qu’un bail sans prix devient un prêt à usage, un louage d’ouvrage sans prix reste un louage d’ouvrage et un mandat sans prix un mandat 2. 391 b) Possible fixation et révision judiciaires. ¸ La possible indétermination du prix lors de la conclusion du contrat avait pour corollaire sa possible fixation judiciaire après son exécution. Traditionnellement, celle-ci est opérée souverainement par les juges du fond, compte tenu des justifications produites et des circonstances de la cause 3. En outre, lorsque les parties s’étaient accordées, lors de la conclusion du contrat, sur un prix qui se révélait excessif au regard de la prestation finalement fournie, la partie lésée avait également la possibilité de solliciter sa révision judiciaire. Ainsi dans la seconde moitié du xixe siècle, la Cour de cassation a reconnu aux tribunaux le pouvoir de réduire les honoraires des mandataires et agents d’affaires lorsqu’ils les jugeaient excessifs 4. La solution avait été ultérieurement étendue aux honoraires des architectes 5,

1. Art. 1709 : « Le louage de choses est un contrat par lequel l’une des parties s’oblige à faire jouir l’autre d’une chose pendant un certain temps, et moyennant un certain prix que celle-ci s’oblige de lui payer ». – Art. 1710 : « Le louage d’ouvrage est un contrat par lequel l’une des parties s’engage à faire quelque chose pour l’autre, moyennant un prix convenu entre elles. » 2. A. Brunet et A. Ghozi, « La jurisprudence de l’Assemblée plénière sur le prix du point de vue de la théorie du contrat », D. 1998. 1, sp. no 8 et 29. 3. V. par ex. Civ. 1re, 4 oct. 1989, pourvoi no 87-19.193, Bull. civ. I, no 301, affirmant, au sujet du louage d’ouvrage, que « la rémunération pouvait être fixée par les juges en fonction des éléments de la cause, à défaut d’accord certain des parties sur le montant exact des honoraires dus » ; Civ. 1re, 30 juin 1992, préc., affirmant qu’« en l’absence d’un devis accepté par le patient il appartient aux juges de déterminer le montant des honoraires dus au praticien eu égard à l’étendue des services fournis et à sa qualification professionnelle » ; Civ. 1re, 24 nov. 1993, Bull. civ. I, no 339 ; Civ. 1re, 28 nov. 2000, pourvoi no 98-17.560, Bull. civ. I, no 305. 4. Civ. 29 janv. 1867, DP 67. 1. 53, S. 67. 1. 245, GAJC, t. 2, no 281 ; v. déjà, Req. 11 mars 1824, S. chron. ; v. depuis, Req. 27 janv. 1908, DP 1908. 1. 155 ; 11 mars 1913, DP 1913. 1. 408 ; Civ. 27 déc. 1944, Gaz. Pal. 1945. 1 77 ; Com. 23 janv. 1962, Bull. civ. III, no 52, p. 42 ; Civ. 1re, 14 janv. 1976, Bull. civ. I, no 10, p. 9, JCP 1976. II. 18388 ; Com. 23 mai 1978, Bull. civ. IV, no 146, p. 125 ; Paris, 28 janv. 1980, D. 1980. 161, concl. Jéol, JCP 1980. II. 19332. 5. Civ. 1re, 4 mars 1958, D. 1958. 495.

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avocats 1, conseils juridiques 2, avoués, notaires, banquiers 3, médecins 4, conseils en organisation ou en gestion 5, experts-comptables 6, détectives 7, ou encore généalogistes 8. Dans tous ces cas, le juge exerçait un véritable pouvoir modérateur. A priori contraire au principe selon lequel la lésion n’est pas une cause de nullité en dehors des cas prévus par la loi (v. ss 426 s.), le fondement de cette solution prétorienne a été discuté. On a parfois invoqué la gratuité naturelle du mandat pour justifier le contrôle des tribunaux sur un salaire qui est exceptionnel. Mais outre que l’article 1986 prévoit expressément la possibilité d’un salaire, l’argument ne suffit pas à expliquer la solution, car les tribunaux n’hésitaient pas à procéder à la réduction judiciaire des honoraires excessifs alors que la convention ne constituait pas un mandat 9. Guère plus satisfaisante était la référence à la « cause », entendue dans sa conception objective (sur cette notion, v. ss 399) 10. De fait, celle-ci prouvait trop ; si elle avait été exacte, il aurait fallu admettre cette solution de manière générale et pas seulement à propos de la réduction de certaines rémunérations. En réalité, cette solution d’équité, qui peut prendre appui sur le fait que les conventions s’exécutent de bonne foi (art. 1104 ; v. ss 128) 11, s’explique par le désir des magistrats de protéger les usagers contre certains professionnels dont il est difficile d’apprécier la réalité et la valeur des prestations avant qu’elles n’aient été exécutées. De même que la difficulté de déterminer à l’avance le coût de certains services conduit les tribunaux à fixer le prix de ceux-ci lorsqu’il ne l’a pas été par les parties, de même cette difficulté les conduit à vérifier que le prix n’est pas excessif lorsque celui-ci a été fixé forfaitairement avant que le service ne soit rendu 12. Et il en va ainsi alors même que les émoluments des professionnels 1. V par ex. Civ. 1re, 3 mars 1998, JCP 1998. II. 10015, concl. Sainte-Rose, Defrénois 1998. 734, obs. J.-L. Aubert, RTD civ. 1998. 404, obs. P.-Y. Gautier ; 7 juill. 1998, CCC 1998, no 159, obs. L.  Leveneur ; R.  Martin, « La réduction des honoraires de l’avocat par le pouvoir judiciaire », JCP 1999. I. 110. 2. Civ. 1re, 19 juin 1990, Bull. civ. II, no 170, p. 120. 3. T. civ. Seine, 23 févr. 1907, DP 1910. 2. 53 ; Douai, 25 juill. 1952, D. 1953. 47 ; Colmar, ch. dét. à Metz, 6 févr. 1957, D. 1957. 206 ; Civ. 1re, 14 mai 1969, Bull. civ. I, no 181, p. 146. 4. Rouen, 12 nov. 1959, D. 1960. 164. 5. Com. 2 mars 1993, D. 1994. Somm. 11, obs. Kullmann, RTD civ. 1994. 346, obs. J. Mestre ; Rennes, 17 avr. 1969, Gaz. Pal. 1971. 1. somm. p. 12. 6. Civ. 1re, 3 juin 1986, Bull. civ. I, no 150, p. 151, JCP 1987. II. 20791, note Viandier. 7. Civ. 1re, 4 oct. 1989, Bull. civ. I, no 301, p. 201. 8. Civ. 1re, 5 mai 1998, D. Affaires 1998. 1170, CCC 1998, no 111, note Leveneur, Defrénois 1998.  1042, obs.  Delebecque, RTD  civ. 1998.  901, obs.  J.  Mestre ; 21 février 2006, Defrénois 2006. 1223, obs. Libchaber. 9. Médecin, conseil en organisation, détective, etc. 10. V. en ce sens Paris, 3 avr. 1873, DP 73. 2. 199 : « La cause réelle de l’obligation prise par le mandant est postérieure à l’obligation elle-même, et le mandataire ne peut avoir droit à la rémunération qu’à la condition d’avoir rendu le service prévu et espéré, et dans la juste mesure de l’utilité de ce service et du travail qu’il lui a coûté » ; v. aussi Paris, 14 déc. 1910, Gaz. Pal. 1911. 1. 140. 11. V. ss 439. V. aussi Rouen, 15 sept. 1992, préc. ; Civ. 3e, 2 mars 2005, RTD civ. 2005. 593, obs. Mestre et Fages. 12. V. par exemple, Civ. 1re, 3 mars 1998, préc. ; 5 mai 1998, préc. ; rappr. F. Chénedé, Les commutations en droit privé, thèse Paris II, éd. 2008, no 262, p. 242.

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concernés sont tarifés 1, ou que les contestations qu’ils suscitent se règlent au moyen de dispositions particulières de procédure 2. Les préoccupations qui sous-tendent cette jurisprudence expliquent, au demeurant, les limites dont elle est assortie : les juges du fond ne peuvent réduire le montant de la rémunération que le bénéficiaire de la prestation de services a, après la fin de l’opération, reconnu devoir à celui qui lui a fourni celle-ci 3. Cette limite vient d’ailleurs de recevoir un blanc-seing constitutionnel, la Cour de cassation ayant jugé, pour déclarer la QPC dont elle était saisie non sérieuse, que le client avait toujours la possibilité de saisir le juge afin qu’il contrôle que l’accord postérieur sur le prix n’était affecté d’aucun vice du consentement 4. La chambre commerciale de la Cour de cassation vient en revanche d’apporter un tempérament à cette solution, en jugeant que « ne peuvent constituer des honoraires librement payés après service rendu », ceux réglés sur présentation de factures ne répondant pas aux exigences formelles de l’article L. 441-3 du code de commerce 5, peu importe « qu’elles soient complétées par des éléments extrinsèques » qui attesteraient de la connaissance de la nature et de l’étendue de la prestation 6. 392 2) Ordonnance du 10 février 2016 : consolidation ou bris de jurisprudence ? ¸ La lettre du nouvel article 1165, qu'il convient de citer in extenso, ne garantit pas le maintien de l’ensemble de ces solutions : « Dans les contrats de prestation de service, à défaut d’accord des parties avant leur exécution, le prix peut être fixé par le créancier, à charge pour lui d’en motiver le montant en cas de contestation. En cas d’abus dans la fixation du prix, le juge peut être saisi d’une demande tendant à obtenir des dommages et intérêts et, le cas échéant, la résolution du contrat ». En autorisant la fixation unilatérale du prix par le créancier « à défaut d’accord des parties », le texte confirme implicitement, mais sûrement, que la détermination du prix (prix déterminé) ou des modalités de sa fixation (prix déterminable), n’est pas une condition de validité des contrats de prestation de service, c’est-à-dire des multiples variétés de contrat d’entreprise et des différentes formes de contrat de mandat ou de représentation 7. 1. Civ. 1re, 14 janv. 1976, préc. ; Com. 18 nov. 1975, Bull. civ. IV, no 269. 2. V. par ex. les avocats, décret 27 nov. 1991, art. 174 s. 3. Civ. 1re, 19 janv. 1970, Bull. civ. I, no 23, p. 19 ; 3 juin 1986, préc. ; 2 avr. 1997, Bull. civ. I, o n 113, p. 76, Defrénois 1997.  1433, obs.  Bénabent, RTD  civ. 1998.  373, obs.  Mestre ; Civ.  2e, 5 juin 2003, no 01-15.411, Bull. civ. II, no 169 ; Civ. 2e, 6 mars 2014, no 13-14.922 ; Bull. civ. II, no 62 ; Civ. 2e, 2 févr. 2017, no 16-10.815. 4. Civ. 2, 11 janv. 2018, no 17-20.259. 5. Ce texte énonce les mentions obligatoires qu’une facture doit revêtir, parmi lesquels « la quantité, la dénomination précise, et le prix unitaire hors TVA des produits vendus et des services rendus ». 6. Com. 6  juill. 2017, no 16-19.354, P+B ; RDC 2018.  23, obs.  Ph.  Stoffel-Munck ; D. 2017. 2410, note J.-D. Pellier ; Gaz. Pal. 5 déc. 2017, p. 26, obs. J. Villacèque et D. Landry. 7. Certains auteurs proposent d’inclure également dans cette catégorie le « louage de choses » : Ph. Malaurie, L. Aynès et Ph. Stoffel-Munck, Droit civil, Les obligations, préc., no 600. Comp. C. Grimaldi, « La fixation du prix », préc., spéc. no 13.

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Quant au pouvoir de fixation unilatérale du prix reconnu au prestataire de service 1, quoi qu’en dise le Rapport au Président de la République, il était inconnu du droit antérieur. En l’absence de détermination conventionnelle, c’est au juge et à lui seul qu’était reconnue la faculté de déterminer le juste prix 2. Afin d’en canaliser l’exercice, ce pouvoir légalement conféré au prestataire est soumis au même régime que celui qui peut être conventionnellement accordé au créancier dans un contrat cadre (C. civ., art. 1164 ; v. ss 387). Le prestataire devra en « motiver le montant en cas de contestation ». En cas d’abus, le juge pourra, non seulement le condamner au paiement de dommages et intérêts, mais également, si les conditions en sont remplies, et si l’économie de l’opération s’y prête, prononcer la résolution du contrat 3. En revanche, l’article 1165 ne dit rien des pouvoirs de fixation et de révision judiciaires. Lu en creux et a contrario, le texte semble même les condamner 4. En confiant le soin de fixer le prix au seul créancier, l’article 1165 semble indiquer que le juge n’en a désormais plus le pouvoir. En prévoyant que l’abus dans la fixation du prix est sanctionné par la condamnation au paiement de dommages et intérêts, le texte semble également abandonner le pouvoir de réfaction traditionnellement reconnu au magistrat. Évoquée, sans conviction toutefois, par les députés et les sénateurs 5, cette interprétation nous apparaît douteuse 6. D’une part, elle ne semble pas conforme à l’intention exprimée par le législateur, la Fiche 1. Comme l’a relevé M. le sénateur François Pillet dans son rapport, le « créancier » visé par l’article 1165 est bien le « créancier du prix et pas celui de l’obligation sans quoi le texte n’aurait guère de sens » (Rapport, préc., p. 56). 2. Sur ce point, P. Puig, « Le prix dans les contrats de prestation de service », in Le dol spécial des contrats à l’épreuve du nouveau droit commun, PUAM, 2017, p. 74 ; C. Grimaldi, « La fixation du prix », RDC 2017. 558, no 13. 3. Absente de l’ordonnance du 10 février 2016, la faculté de résolution judiciaire a été introduite à l’occasion de la procédure de ratification, à l’initiative des sénateurs, qui ont opportunément songé au cas des contrats de prestation de service à exécution successive. 4. Adoptant cette interprétation, tantôt en approuvant, tantôt en regrettant, cet abandon des pouvoirs de fixation et de révision judiciares : v. Th. Revet, « Le juge et la révision du contrat », RDC 2016. 373, spéc. no 20 (abandon du pouvoir de fixation et de révision) ; Ch. Larroumet et S. Bros, Les obligations, Le contrat, Economica, 8e éd., 2016, no 407 ter et no 419 in fine (idem) ; B. Mercadal, Réforme du droit des contrats, préc., no 411 et no 416 (disparition du pouvoir de fixation, mais maintien du pouvoir de révision des honoraires) ; G.  Chantepie et M.  Latina, La réforme du droit des obligations, préc., no 420 (abandon du pouvoir de révision) ; O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 278-279 ; Ph. Malaurie, L. Aynès et Ph. Stoffel-Munck, Droit des obligations, préc., no 600 (abandon du pouvoir de fixation) ; A. Bénabent, Droit des obligations, préc., no 164 (abandon du pouvoir de révision). 5. Rapport Sénat, F. Pillet, p. 57 : « Le montant des dommages et intérêts est supposé correspondre à la partie excessive du prix, le dispositif étant présenté comme équivalent à la fixation ou la révision du prix » ; Rapport AN, S. Houlié, p. 65 : « En revanche, la jurisprudence qui permettait au juge de réviser des honoraires excessifs est semble-t-il brisée puisque la dernière phrase de l’article 1165 ne lui donne que le pouvoir d’accorder des dommages et intérêts à la partie lésée en cas d’abus ». 6. En ce sens, v. not. G. Lardeux, « Le contrat de prestation de service dans les nouvelles dispositions du Code civil », D. 2016. 1659 s., spéc. p. 1663-1664 ; Ch. Gijsbers, « La révision du prix », RDC 2017. 564, spéc. no 6-7. Adde F. Labarthe, « La fixation unilatérale du prix dans les

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d’impact et le Rapport au Président de la République présentant le nouvel article 1165 – à tort, il est vrai, si l’on s’en tient à sa lettre – comme la consécration de la jurisprudence antérieure. D’autre part, et surtout, la considération principale qui a conduit la Cour de cassation à admettre le pouvoir de fixation et surtout de révision judiciaire dans ce type de contrats – la difficulté de déterminer à l’avance l’étendue et la qualité de la prestation de service, et donc la justesse de son prix – n’a nullement disparu avec la réforme. Aussi, à la suite d’un auteur, « on peine à croire que ce pouvoir modérateur du juge, si fermement ancré dans la tradition, repris par toutes les chambres de la Cour de cassation, et qui ne semble pas alimenter un contentieux abondant, soit remis en cause par prétérition » 1. À l’encontre de l’interprétation « abolitionniste » de l’article 1165 du code civil, l’avant-projet de réforme du droit des contrats spéciaux de l’Association Capitant a depuis proposé de consacrer le pouvoir de révision judiciaire dans le Code civil 2, qui est une des manifestations de l’exigence plus générale d’équilibre contractuel.

§ 2. L’équilibre contractuel

393 Justice contractuelle : permanence du principe, évolution des applications ¸ En dépit de la présentation caricaturale des créateurs et contempteurs de la théorie de l'autonomie de la volonté (sur laquelle, v. ss 21 s.), l’exigence de justice ou d’équilibre n’a jamais été absente du droit français des contrats. Fidèles à la philosophie classique de la justice commutative, les rédacteurs du Code civil ont simplement considéré que la justice contractuelle était normalement établie par l’accord de volontés des parties, qui sont présumées être les meilleurs juges de leurs intérêts. Le juste contractuel s’entend donc, en principe, de l’« équilibre voulu » par les contractants. Mais encore faut-il qu’il y ait un « équilibre », et, surtout, que ce dernier ait été véritablement « voulu », c’est-à-dire accepté par un contractant à même de défendre ses intérêts. Techniquement, ces deux exigences contrats cadre et prestations de service », JCP 2016. 642, qui estime que le pouvoir de révision pourrait désormais prendre appui sur les nouveaux articles 1166 (qualité de la prestation) 1217 et 1223 du code civil (réduction du prix). 1. Ch. Gijsbers, préc., spéc. no 7, qui ajoute : « On notera d’ailleurs que la question s’était posée en des termes strictement identiques au lendemain du Code de 1804, l’œuvre napoléonienne étant pareillement silencieuse sur ce pouvoir judiciaire de révision des honoraires excessifs pourtant admis sous l’Ancien Régime : cela n’empêcha pas la Cour de cassation de reconduire cette solution, commandée par la nature des choses, et qui a donc toutes les raisons de résister à la réforme du droit des obligations ». 2. Article 72, al. 2 : « Lorsque le prix est fixé d’un commun accord, chaque partie peut en demander la révision au juge s’il est manifestement dérisoire ou excessif, à moins qu’il n’ait été convenu qu’il était fixé forfaitairement ». Sur cette disposition et son articulation avec l’article 1165 : B. Ménard, « La fixation du prix dans les contrats de prestation de service à la lumière de l’avant-projet de réforme du droit des contrats spéciaux », RTD civ., à paraître.

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s’exprimaient à travers trois des quatre conditions de validité de l’ancien article 1108 du code civil. D’une part, l’équilibre ne pouvait être considéré comme « voulu », et donc juste, si l’un des contractants souffrait d’une incapacité (v. ss 149 s.) ou d’un vice du consentement (v. ss 270 s.). D’autre part, on ne pouvait admettre qu’un « équilibre » ait été atteint, si, dans un contrat à titre onéreux ou synallagmatique, l’un des contractants ne recevait rien en échange de sa prestation : c’est – ou c’était – l’absence de cause (v. ss 395 s.). En revanche, il suffisait, en principe, que cette contrepartie existe, ou, à tout le moins, qu’elle ne soit pas dérisoire. La lésion, c’est-à-dire le déséquilibre des prestations, n’était pas une cause de nullité du contrat, sauf dans certains cas prévus par la loi, qui, nous le verrons, reposent le plus souvent sur une présomption (irréfragable) de défaut de volonté (v. ss 426 s.). Par la suite, et notamment à partir de la fin du 19e siècle, ces règles sont apparues insuffisantes pour garantir le « juste » dans les relations contractuelles. Cela ne tient nullement à une erreur de perspective des rédacteurs du Code civil, ni aux lacunes de la philosophie dont ils s’étaient inspirés, mais seulement à l’évolution de la réalité contractuelle, et, plus précisément, à l’apparition de conventions dans lesquelles l’une des parties, en position de force, était en mesure d’imposer à l’autre sa loi contractuelle. Ces conventions nouvelles sont essentiellement les contrats d’adhésion, dont le nombre n’a cessé de croître depuis le début du 20e siècle (fourniture d’énergie, travail, transport, assurance, crédit, abonnement téléphonique, internet, etc.), et les contrats de dépendance, qui se sont développés à partir des années 1960, notamment dans le domaine de la distribution (franchise, concession, affiliation, etc.). Dans ces conventions, le contenu de l’accord, et donc l’équilibre contractuel, ne pouvait plus être considéré comme pleinement « voulu » par la partie adhérente ou dépendante. Remise sur le devant de la scène doctrinale à l’aube du 21e siècle 1, la singularité de ces contrats déséquilibrés et la nécessité de les soumettre à un régime idoine ne sont nullement une découverte contemporaine. Conscients des risques d’abus, la doctrine, la jurisprudence et le législateur ont immédiatement entrepris d’adapter le droit des contrats à ces conventions d’un genre nouveau. À côté des lois spéciales, propres à tel ou tel type de contrats déséquilibrés (contrat de transport maritime en 1907, contrat de travail en 1910, contrat d’assurance en 1930, etc.), le législateur a ainsi adopté de nouvelles règlementations protectrices : le droit de la consommation pour les contrats d’adhésion, et le droit des pratiques restrictives de concurrence pour les contrats de dépendance. S’appuyant sur un important travail doctrinal amorcé dès la fin du 19e siècle 2, la jurisprudence a quant à elle sollicité le droit commun des contrats pour combler 1. V.  notamment : V. Lasbordes, Les contrats déséquilibrés, PUAM, 2000 ; P. Catala, « Des contrats déséquilibrés », in Études F.-Ch. Jeantet, LexisNexis, 2010. 2. F. Chénedé, « La “crise du contrat” ou la mise à l’épreuve du Titre III du livre III du Code civil », in La crise des institutions, LGDJ, 2016, p. 39 s.

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les lacunes, tant du droit de 1804, que des nouveaux droits spéciaux. Tel est le cas, notamment, des applications extensives des vices du consentement, et notamment du dol (avec la réticence dolosive ; v. ss 300) et de la violence (avec la violence économique ; v. ss 317 s.). Mais tel est également le cas des sollicitations nouvelles de la cause, qui a été utilisée pour contrôler l’équilibre, non pas vraiment des prestations principales (v. ss 394 s.), mais des stipulations accessoires afin d’étendre la protection contre les clauses abusives aux professionnels (v. ss 400, 463). La réforme était l’occasion de remettre de l’ordre dans ces instruments de justice contractuelle. L’ordonnance du 10 février 2016 s’y est employée, non seulement en consacrant (réticence dolosive ; v. ss 300) et en étendant (violence par abus de dépendance ; v. ss 317) les vices du consentement dégagés en jurisprudence, mais également en posant de nouvelles règles relatives à l’équilibre tant des prestations principales (A) que des stipulations accessoires (B).

A. L’équilibre des prestations principales 394 Existence et non suffisance de la contrepartie ¸ Conformément au principe de justice contractuelle, le droit français a toujours exigé que le débiteur reçoive une contrepartie en échange de sa prestation. Techniquement, ce principe était traditionnellement exprimé par l'exigence d'une cause pour chaque obligation (C. civ., anc. art. 1108 et 1131). Cette condition débordait d’ailleurs le cadre des contrats à titre onéreux ou synallagmatiques, et était exigée pour la validité de toutes les conventions, y compris les contrats à titre gratuit, où la cause ou contrepartie prenait alors une coloration, non plus économique, mais morale. On le sait, l’ordonnance du 10 février 2016 a signé l’arrêt de mort de la « cause ». À la lecture du droit nouveau, on perçoit toutefois rapidement que la sentence n’a pas été réellement ou pleinement exécutée (le pouvait-elle ?). En effet, si le mot a disparu, la chose demeure. De l’aveu même de ses rédacteurs, les fonctions essentielles de la cause, à commencer par le contrôle de l’existence d’une contrepartie dans les contrats à titre onéreux, ont été conservées par la loi nouvelle. Ces succédanés sont-ils pour autant en mesure de répondre à tous les besoins qui étaient hier satisfaits par la cause, à commencer par le contrôle de la rationalité économique des opérations contractuelles qui s’éloignent du modèle de la vente, c’està-dire du contrat-échange, consensuel, synallagmatique et commutatif ? Cela n’est pas évident. L’adaptation de la règle nouvelle à la variété des types contractuels imposera en effet d’adopter une conception large de la « contrepartie » exigée par le nouvel article 1168 du code civil (1). Si la contrepartie doit impérativement exister, elle peut en revanche être insuffisante, c’est-à-dire inférieure à la valeur de marché de la prestation due par le débiteur. En effet, en principe et à lui seul, l’équilibre des prestations contractuelles, du prix et de la chose, de la rémunération et du service, n’est pas une condition de validité du contrat. Cette règle est

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conforme au principe de commutativité subjective, discrètement énoncé à l’article 1108 du code civil (anc. art. 1104), qui dispose que chacune des parties à un contrat commutatif « s’engage à procurer à l’autre un avantage qui est regardé comme l’équivalent de celui qu’elle reçoit ». Chaque contractant est effectivement le mieux placé pour apprécier la valeur de l’avantage qu’il recherche ou de la prestation qu’il propose. Par conséquent, sauf incapacité, erreur, dol ou violence, il ne saurait se plaindre, après coup, de ne pas avoir payé ou obtenu le « juste prix ». Techniquement, ce principe est exprimé par la règle selon laquelle lésion – le défaut d’équivalence des prestations – n’est pas, sauf dans les cas prévus par la loi, une cause de nullité du contrat (C. civ., art. 1168 ; anc. art. 1118) (2).

1. La nécessité d’un équilibre minimal : de la cause à la contrepartie 395 Entre passé et avenir ¸ Le législateur de 2016 ayant choisi de l'abandonner, faut-il encore parler de la « cause » ? Oui, sans doute, et ce pour au moins deux raisons. La première, la plus évidente, est que tous les contrats conclus avant le 1er octobre 2016 demeurent soumis au droit ancien, et donc à l’exigence d’une cause au sens des anciens articles 1108 et 1131 du code civil. La lecture des jugements et arrêts actuellement rendus par les juges du fond et la Cour de cassation révèle d’ailleurs son utilisation constante et courante par les praticiens et les magistrats. La seconde raison, la plus importante, est qu’il convient d’envisager l’avenir des solutions jurisprudentielles qui étaient traditionnellement fondées sur la cause. Se maintiendront-elles sous l’empire du droit nouveau ? Pour certaines d’entre elles, cela ne fait aucun doute. C’est le cas, notamment, de l’exigence de la contrepartie dans les contrats synallagmatiques (C. civ., art. 1168). Pour ces solutions, la jurisprudence antérieure conservera toute son utilité. Pour d’autres règles prétoriennes, la réponse apparaît moins évidente. Leur survie imposera une lecture compréhensive des dispositions nouvelles, et notamment de l’article 1168 du code civil. C’est dire que l’on ne peut faire l’économie du passé pour appréhender l’avenir : la compréhension et l’application du droit nouveau imposent, dans une large mesure, la connaissance du droit ancien. Aussi, sans avoir l’ambition de retracer l’ensemble des discussions doctrinales et des solutions jurisprudentielles antérieures à la réforme, il conviendra d’en rappeler les grandes lignes (a), avant d’analyser le sens et la portée des règles nouvelles qui sont censées remplacer la cause (b).

a. Le passé : de la conceptualisation à l’abandon de la cause 396 Présentation ¸ L'ancien article 1108 du Code civil subordonnait la validité du contrat à l'existence d'une « cause licite dans l'obligation » et

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l'ancien article 1131 reprenait cette exigence en la précisant : « l'obligation sans cause ou sur fausse cause ou sur une cause illicite ne peut avoir aucun effet ». À la seule lecture de ces dispositions, on constatait que le contrat ne pouvait valablement se former que si, d'une part, la ou les obligations qu'il devait engendrer avait une cause et si, d'autre part, cette cause était conforme à la loi. En d'autres termes, la condition se dédoublait : la cause devait exister, la cause devait être licite. Encore fallait-il, pour satisfaire à cette double exigence, savoir ce que l’on entendait par cause. Or, à aucun moment, le Code civil ne définissait cette notion pourtant difficilement intelligible. De ce laconisme a procédé une grande diversité d’opinions 1. Quant à la notion elle-même : à l’échelle de l’histoire, il n’est sans doute pas de concept juridique qui ait revêtu des significations aussi diverses. Quant à sa fonction : elle a été l’occasion d’empoignades célèbres entre anti-causalistes et causalistes, les premiers déniant à cette notion toute utilité, les seconds en exaltant le rôle. Si elle a survécu à un premier courant anti-causaliste apparu à la fin du 19e siècle, avant de s’épanouir et de s’affiner tout au long du 20e siècle, elle fut finalement emportée par la volonté affichée du législateur d’abandonner une notion jugée « inutile » et « complexe » qui « nuirait à l’attractivité » du droit français. Après avoir rappelé les contours et les utilités de la cause (1°), il conviendra donc de revenir sur le contexte et le débat qui ont conduit à son abandon (2°). 397 1°) Conceptions et fonctions de la cause : cause efficiente et cause finale ¸ À s'en tenir au langage courant, le mot cause recouvre deux réalités bien distinctes. La cause, ce peut être soit la cause efficiente, soit la cause finale. Par la première, on désigne le phénomène qui en engendre un autre. Par la seconde, on vise le but en vue duquel s’accomplit une action. Au gré de ses besoins, le droit civil français emploie le mot cause dans l’une ou l’autre de ces acceptions. Ainsi lorsque le droit de la responsabilité civile parle de la faute, cause du dommage, il faut comprendre ce terme dans son premier sens, celui de cause efficiente : la 1. La bibliographie est abondante. V. not. H. Capitant, De la cause des obligations, 1927 ; Josserand, Les mobiles dans les actes juridiques, no 108 s. ; Ripert, La règle morale dans les obligations civiles, os n  31 s. ; J. Ghestin, Cause de l’engagement et validité du contrat, 2006. Thèses de doctorat : LouisLucas, Volonté et cause, Dijon, 1918 ; J. Dabin, Théorie de la cause, Liège, 1919 ; J. Maury, Essai sur le rôle de la notion d’équivalence en droit civil français, Toulouse, 1920 ; J. Hamel, La notion de cause dans les libéralités, Paris, 1920 ; Ionesco, L’évolution de la notion de cause dans les conventions à titre onéreux, Paris, 1929 ; R. Dorat des Monts, La cause immorale, Paris 1955 ; F. Terré, L’influence de la volonté individuelle sur les qualifications juridiques, Paris, 1957, sp. nos 245 s., p. 230 s. ; A. Rieg, thèse préc., nos 245 s., p. 250 s. ; J. Hauser, Objectivisme et subjectivisme dans l’acte juridique, Paris, 1971, nos 134 s., p. 230 s. ; J. Rochfeld, Cause et type de contrat, thèse Paris I, éd. 1999 ; E. MouialBassilana, Du renouveau de la cause en droit des contrats, thèse Nice, 2003 ; G. Piette, La correction du contrat, thèse Pau, éd. 2004, no 510 s. Adde : Ionesco, « Les récentes destinées de la théorie de la cause dans les obligations », RTD civ. 1931. 29 ; J. Maury, « Le concept et le rôle de la cause des obligations dans la jurisprudence », RID comp. 1951. 485 ; R. David, « Cause et considération », Mélanges Maury, t. II, p. 111 ; D. Mazeaud, « La cause », in Le Code civil, un passé, un présent, un avenir, 2004, p. 451 s.

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faute est à l’origine du dommage. Et à appliquer le mot cause ainsi entendu à la formation du contrat, on pourrait dire que la rencontre des volontés et, au moins pour les contrats solennels, la forme qui la constate sont la cause du contrat. De fait, celui-ci a sa source dans le consentement des parties 1. Mais c’est dans sa deuxième acception, celle de cause finale, que les anciens articles 1108 et 1131 du Code civil entendaient cette notion. Le mot cause visait alors non la source du contrat mais le but que les parties poursuivaient en le concluant, la raison qu’elles avaient de le passer 2, le ou les intérêts qu’elles cherchaient à satisfaire 3. En d’autres termes, alors que l’étude de l’objet du contrat répondait à la question Quid debetur ? Qu’est-ce qui est dû ?, celle de la cause répondait à la question Cur debetur ?, Pourquoi est-ce dû ? 398 Cause finale : cause immédiate ou cause lointaine ¸ Ainsi entendu, le mot cause suscite d'emblée, quant à sa définition, une difficulté. Comme toute action humaine, la conclusion du contrat obéit à une multiplicité de raisons. En schématisant quelque peu, elle s'explique par des raisons immédiates et par des raisons plus éloignées. Un exemple permettra de le mieux comprendre. Deux personnes concluent un contrat de vente d'immeuble. Pourquoi chacune d'entre elles a-t-elle consenti à cette opération ? La question est susceptible de deux séries de réponses selon le degré d'investigation auquel il est procédé. À s'en tenir à une recherche superficielle, à la raison immédiate, le vendeur s'est engagé pour percevoir le prix de vente, l'acheteur pour devenir propriétaire de l'immeuble vendu. À pousser plus loin l'analyse, et à rechercher la raison lointaine, celle-ci pourra varier d'un contrat à l'autre. Le vendeur avait besoin de liquidités pour payer ses dettes, pour jouer au casino, pour doter sa fille, pour monter une entreprise, pour rétribuer un tueur à gages… L'acheteur a acquis l'immeuble pour y établir sa famille, son installation professionnelle, sa maîtresse, un atelier de fausse monnaie… Ainsi, selon l’approche choisie, la physionomie de la cause sera-t-elle profondément différente. Identifiée à la raison proche, la cause présentera un caractère objectif, elle se retrouvera à l’identique dans chaque type 1. Ph.  Reigné, La notion de cause efficiente du contrat en droit privé français, thèse multigr. Paris II, 1993. 2. R. Perrot, De l’influence de la technique sur le but des institutions juridiques, thèse Paris, 1947, éd. 1953, no 1. « Depuis fort longtemps, les philosophes ont mis en évidence l’aspect particulier que revêt la loi de causalité dans le domaine des actes volontaires. Tandis que les phénomènes du monde physique sont soumis à des causes mécaniques ou efficientes…, la volonté, au contraire, est orientée par des causes d’essence psychologique. Nos actions volontaires tendent à réaliser un but qui constitue la cause des mouvements de notre volonté… Dans le monde des êtres animés, la cause n’est donc plus une cause efficiente mais une cause finale qui appartient au futur et non plus au passé. La volonté est toujours orientée par la représentation d’une fin à atteindre parce qu’elle cherche la cause de ses actes dans l’avenir. Autrement dit, il n’y a pas d’action consciente sans un but. » 3. G. Piette, La correction du contrat, thèse Pau, éd. 2004, no 582 s., qui voit dans la cause, la « combinaison interactive » d’un intérêt patrimonial et d’un intérêt psychologique.

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de contrat. La seule analyse de la nature de celui-ci suffira donc à la révéler. Comprise comme la raison lointaine, la cause présentera un caractère subjectif. Elle variera pour un même type de contrat d’un contractant à l’autre. Il faudra donc pour l’établir scruter les motivations de chacun. Afin de désigner ces deux réalités, les auteurs ont employé une terminologie variée. La cause immédiate était souvent dénommée abstraite, pour marquer qu’elle était la même pour chaque type de contrat ou encore objective. À ces appellations répondaient, pour caractériser la cause lointaine, celle de cause concrète pour signifier qu’elle variait d’une situation à l’autre, ou encore subjective. Il était toutefois possible de leur préférer les expressions de cause de l’obligation et de cause du contrat, qui avaient leur racine dans le Code civil (anc. art. 1131 et 1132), et qui avaient été employées par la Cour de cassation dans une décision de principe qui consacra la conception dualiste de la cause 1. 399 Conception dualiste classique : existence de la cause de l’obligation, licéité de la cause du contrat ¸ Dépouillée de la gangue qui l'enveloppait et l'obscurcissait, la question de la cause se réduisait en effet à l'interrogation suivante : quelle définition de la cause – objective ou subjective – fallait-il retenir pour l'application de l'article 1131 du Code civil ? Fallait-il avoir égard à l'une ou l’autre de ces acceptions ou bien à l’une et l’autre ? En d’autres termes, lorsqu’on s’interrogeait sur l’existence et la licéité de la cause, fallait-il comprendre cette notion de manière unitaire ou bien convenait-il de lui donner un sens différent selon la nature de la question posée ? Historiquement, la première attitude a longtemps été celle des auteurs. Mais adhérant à une vision moniste de la cause, ceux-ci ne s’accordaient pas sur son contenu. D’où un mouvement de balancier entre la conception objectiviste et la conception subjectiviste. Aussi bien, comprenant enfin que le débat ainsi mené était sans issue, la doctrine moderne adhéra-t-elle à une analyse dualiste de la cause : bien loin de s’exclure, cause de l’obligation et cause du contrat avait chacune leur domaine naturel d’application. La première permettait de vérifier si la cause existe, la seconde si elle était licite. La Cour de cassation a consacré cette dualité de notion et de fonction dans un arrêt de principe à l’attendu ciselé : « la cause de l’obligation de l’acheteur réside bien dans le transfert de propriété et dans la livraison de la chose vendue, en revanche la cause du contrat de vente consiste dans le mobile déterminant, c’est-à-dire celui en l’absence duquel l’acquéreur ne se serait pas engagé » 2. Quant à la cause de l’obligation, qui devait exister, elle était propre à chaque catégorie de contrats. Dans les contrats synallagmatiques, la cause 1. V. par ex. Civ. 1re, 12 juill. 1989, JCP 1990. II. 21546, note Y. Dagorne-Labbé, Defrénois 1990. 358, obs. J.-L. Aubert, Grands arrêts, t. 2, no 156. 2. Civ. 1re, 12 juill. 1989, préc.

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de l’obligation de chaque partie était la contrepartie promise par l’autre (v. ss 407 s.). Dans les contrats réels, il s’agissait de la remise de la chose (v. ss 413 s.). Dans les contrats aléatoires, la cause était l’aléa (v. ss 412). Dans les promesses de payer, il s’agissait de l’obligation préexistante (v. ss 416). Dans les contrats de garantie, tel le contrat de cautionnement, il s’agissait du crédit accordé au débiteur par le créancier (v. ss 417). Dans les contrats à titre gratuit, et notamment les libéralités, la cause de l’obligation rejoignait en revanche la cause du contrat, puisqu’elle était constituée par le mobile déterminant du disposant (sur cette solution et son maintien via l’« erreur sur les motifs », v. ss 287). Quant à la cause du contrat, qui devait être licite, elle s’entendait du motif ou du but poursuivi par chaque contractant, et permettait ainsi un contrôle plus poussé de la conformité du contrat à l’ordre public et aux bonnes mœurs (sur cette solution et son maintien via le contrôle du « but », v. ss 519 s.). 400 Sollicitations et déformations de la cause ¸ Claire et utile, cette dualité conceptuelle et fonctionnelle a malheureusement été, sinon remise en cause, du moins obscurcie, par quelques sollicitations hétérodoxes de la cause, certes peu nombreuses, mais suffisantes pour favoriser la perte de la notion. Dans un arrêt remarqué du 3 juillet 1996, dit « Point club vidéo », la haute juridiction avait notamment semblé ouvrir la voie à la « subjectivisation » de la cause de l’obligation 1. En l’espèce des particuliers avaient, en vue de la création d’un vidéo-club dans le village où ils résidaient, loué 200 vidéocassettes pour une durée de 8 mois moyennant le prix de 40 000 F. Le bailleur ayant demandé le paiement du loyer, le preneur lui opposa la nullité du contrat pour défaut de cause. Les juges du fond ayant prononcé la nullité sur ce fondement, la Cour de cassation rejette le pourvoi : « l’exécution du contrat selon l’économie voulue par les parties étant impossible… était ainsi constaté le défaut de toute contrepartie réelle à l’obligation de payer le prix de location des cassettes ». Au regard de la conception classique, l’arrêt innovait. La cause objective existait. Les vidéocassettes avaient bien été mises à la disposition du preneur en contrepartie du prix convenu. En revanche, ce qui faisait défaut, c’était la cause subjective ; le preneur avait loué les vidéocassettes non dans l’intention de les regarder lui-même, mais dans celle d’en assurer une diffusion effective auprès de ses clients. Or cette intention ne pouvait se concrétiser faute de clients. En réalité, à travers la notion de cause, les juges effectuaient une « sorte d’audit concurrentiel du contrat » 2. Depuis cette décision, la Cour de cassation avait toutefois eu l’occasion de rassurer ceux qui s’en étaient inquiétés, et de décevoir ceux 1. D. 1997. 500, note Ph. Reigné. 2. B. Fages et J. Mestre, « L’influence du droit du marché sur le droit commun des obligations », RTD com. 1998. 81.

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qui s’en étaient réjouis. Par deux arrêts rendus à propos d’espèces très proches de celles qui avaient été à l’origine de l’arrêt du 3 juillet 1996, la Cour de cassation est en effet revenue à une définition plus orthodoxe de la cause, en rappelant que « la cause de l’obligation d’une partie à un contrat synallagmatique réside dans l’obligation contractée par l’autre » 1. Bien que sans lendemain prétorien, ni législatif d’ailleurs (sur la condamnation de cette solution par le droit nouveau, v. ss 410), l’arrêt Point club vidéo laissa des traces doctrinales qui ont concouru à l’obscurcissement de la notion de cause. La Cour de cassation a également sollicité la cause pour étendre le domaine de la lutte contre les clauses abusives au profit des professionnels (v. ss 400, 463). L’importance de ce courant jurisprudentiel, amorcé dès le début des années 1990 2, est apparue en pleine lumière avec le fameux arrêt Chronopost dont il n’est pas inutile de rappeler brièvement les données 3. Souhaitant participer à une adjudication, une société remet une enveloppe renfermant sa soumission à la société Chronopost qui s’engage à la faire parvenir au destinataire, au plus tard le lendemain de son envoi avant midi. L’enveloppe étant parvenue à son destinataire après l’heure promise, c’est-à-dire trop tard pour être retenue dans la procédure d’adjudication, l’expéditeur réclame réparation de son préjudice à Chronopost. Celui-ci lui oppose une clause du contrat qui limite l’indemnisation du retard au prix du transport acquitté. Se fondant sur l’ancien article 1131 du Code civil, la Cour de cassation décide que la clause limitative de responsabilité doit être réputée non écrite car elle contredit la portée de l’engagement pris par Chronopost, « spécialiste du transport rapide garantissant la fiabilité et la célérité de son service ». En d’autres termes, en limitant à une somme forfaitaire faible l’indemnisation due par Chronopost en cas d’inexécution de son obligation de rapidité et de fiabilité, le contrat prive de cause l’engagement de l’expéditeur, car le supplément de prix payé pour l’envoi du pli avait pour contrepartie l’obligation pour un professionnel du transport 1. Com. 27 mars 2007, D. 2007. Somm. 2970, JCP 2007. II. 10119, note Y.-M. Serinet, CCC 2007, no 196, note L. Leveneur, RDC 2008. 231, obs. D. Mazeaud ; 9 juin 2008, RDC 2009. 1345, obs. D. Mazeaud. 2. Voir par ex. Civ. 1re, 11 déc. 1990, JCP 1991. II. 21656, note J. Bigot, RTD civ. 1991. 325, obs. Mestre ; Civ. 1re, 2 juin 2004, RDC 2004. 927, obs. D. Mazeaud (réputant non écrite dans les contrats d’assurance de responsabilité la clause « réclamation de la victime », encore nommée clause couperet, prévoyant que la garantie de l’assureur ne joue que si la réclamation de la victime parvient à celui-ci avant la résiliation du contrat car le versement de primes pour la période qui se situe entre la prise d’effet du contrat d’assurance et son expiration a pour contrepartie nécessaire la garantie des dommages qui trouvent leur origine dans un fait qui s’est produit durant cette période) ; Com. 6 avr. 1993, D. 1993. 310, note Gavalda, JCP 1993. II. 22062, obs. Stoufflet, RTD com. 1993. 548, obs. Cabrillac (réputant non écrites certaines clauses relatives aux dates de valeur inscrites par les banques dans leurs conditions générales). 3. Com. 22 oct. 1996, Bull. civ. IV, no 261, p. 223, D. 1997. 121, note A. Sériaux, D. 1997. Somm. 75, obs. Delebecque, chron. Larroumet, p. 145, JCP 1997. II. 22881, note D. Cohen, CCC 1997, no 24, note Leveneur, JCP 1997. I. 4002, no 1, obs. Fabre-Magnan, Defrénois 1997. 333, obs. D. Mazeaud, Grands arrêts, t. 2, no 15T ; et l’arrêt de renvoi : Caen, 5 janv. 1999, D. 1999. IR 187, JCP 2000. I. 199, no 14, obs. Rochfeld. V. ss 410, 463.

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rapide de livrer en temps et en heure. On observait un certain glissement par rapport à la conception traditionnelle de la cause. Alors que celle-ci constituait jusqu’alors un « rempart contre le seul déséquilibre contractuel absolu, c’est-à-dire un engagement souscrit sans contrepartie ou sans contrepartie réelle », elle devient l’instrument qui permet d’éradiquer une clause qui contredit l’économie du contrat. À la différence de l’arrêt Point club vidéo, l’arrêt Chronopost, non sans hésitations et balbutiements, a fait « jurisprudence », et plus récemment « loi », puisque la solution a été consacrée au nouvel article 1170 du Code civil (v. ss 465). Enfin, la Cour de cassation a également eu recours à la cause pour lier le sort de contrats, certes juridiquement distincts, mais néanmoins économiquement liés. Si cette jurisprudence s’est essentiellement développée au contact des ensembles contractuels composés d’un contrat principal d’acquisition ou de service et d’un contrat accessoire de financement (prêt, crédit-bail, location financière), elle a été étendue par la suite à d’autres hypothèses d’« interdépendance » ou d’« indivisibilité » contractuelle (ex. : contrat de fourniture de gaz conclu pour la réalisation d’un contrat d’exploitation de chaufferie). Pour justifier leur anéantissement en cascade, les magistrats ont songé à solliciter la cause, en observant que la disparition de l’un des contrats privait les autres de raison d’être 1. Sans contester l’opportunité pratique de cette solution, il fallait reconnaître que cette « cause » n’était pas celle de l’article 1131 du Code civil. La Cour de cassation en prit d’ailleurs progressivement conscience en abandonnant ce fondement, tout en maintenant le principe de l’interdépendance contractuelle 2, qui a d’ailleurs été consacré, sans la cause, au nouvel article 1186 du Code civil à l’occasion de la réforme de 2016 (v. ss 118, 592). Loin d’affermir la cause, ces différentes sollicitations jurisprudentielles (bien que peu nombreuses et pour certaines sans lendemain) et leur surexploitation doctrinale (la cause devenant sous la plume de certains la « bonne à tout faire » de la justice contractuelle) ont obscurci la notion. Tout ce que la cause gagnait en superficie, elle le perdait en cohérence. Loin de participer à son « renouveau », ces sollicitations nouvelles ont favorisé sa perte. 401 2°) Contestation et abandon de la cause. a) Premier courant anticausaliste ¸ A la toute fin du 19e siècle, un premier courant anticausaliste est apparu en doctrine dont le représentant le plus célèbre fut Planiol 3. Selon cet auteur, la théorie de la cause était d’abord entachée d’une erreur historique, Domat ayant forgé une notion inconnue du 1. V. not. Civ. 1re, 4 avr. 2006, Bull. civ. I, no 190. 2. V. par ex. Ch. mixte, 17 mai 2013, 2 arrêts, Bull. ch. mixte, no 1 ; Civ. 1re, 10 sept. 2015, 2 arrêts, no 14-13.658 et no 14-17.772, P+B+I. 3. Planiol, Traité élémentaire, no 1037 ; v. aussi Huc, Commentaire du Code civil, t. VI, no 39, t. VII, no 77-78. L’initiateur du mouvement semble avoir été Ernst, La cause est-elle une condition essentielle pour la validité des conventions ?, 1826.

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droit romain. En outre, cette théorie reposerait sur un paralogisme, car des obligations qui naissent simultanément, comme c’est le cas dans les contrats synallagmatiques, ne sauraient se servir réciproquement de cause. Enfin, et surtout, elle serait inutile car elle ferait double emploi avec le consentement et l’objet. Cette critique radicale est restée sans écho en jurisprudence, les tribunaux continuant de faire usage de la cause afin de faire régner un minimum de justice (contrôle de l’existence de la cause de l’obligation) et de moralité (contrôle de la licéité de la cause du contrat) au sein des relations contractuelles. 402 b) Second courant anticausaliste. Un mauvais procès ¸ Cent ans plus tard, un nouveau courant anticausaliste a vu le jour, notamment à l'occasion des discussions sur l'harmonisation européenne du droit des contrats. Plusieurs arguments, politiques et techniques, ont été avancés au soutien de l'abandon de la cause. Aucun d'eux ne résiste à l'examen. Allons du plus inconséquent au plus sérieux. Tout d’abord, l’ouverture de la France à l’Europe, et notamment sa participation à l’élaboration d’un droit européen du contrat, commanderait que la notion de cause, ignorée de nombreux juristes européens, soit abandonnée 1. À quoi il a été répondu, d’une part, que la cause était connue de tous les systèmes juridiques qui se sont inspirés du droit français, en Europe, mais aussi et surtout en Amérique latine, au Proche-Orient, en Afrique, et même en Amérique (Québec, Louisiane) 2, et, d’autre part, que ce n’est pas en abdiquant ses propres traditions, et en s’alignant sur ses partenaires et concurrents, que le droit français pouvait espérer conserver son rayonnement 3. Prenant part au débat, des juristes étrangers ont d’ailleurs fait part du sentiment de délaissement et du risque de rupture que cet abandon de la cause ne manquerait pas de provoquer 4. À quoi s’ajoute que si la « cause » n’est pas connue de certains systèmes juridiques, elle 1. V. par exemple, B. Fauvarque-Cosson, « La réforme du droit français des contrats : perspective comparative », RDC 2006. 147 s., spéc. p. 152-153 ; D. Mazeaud, « La cause », in 1804-2004 Le Code civil, un passé, un présent, un avenir, Université Panthéon-Assas, Dalloz, 2004, p. 451 s., spéc. no 5 ; M. Fabre-Magnan, JCP 2008. I. 199 ; D. Mazeaud, D. 2008. 2675, no 9 à 11. 2. La cour d’appel de  Paris a même été jusqu’à affirmer que l’exigence d’une contrepartie constituait un « principe universel du droit des contrats » (Paris, 13  octobre 2006, RTD  civ. 2007. 264, obs. Ph. Delebecque, qui se réjouit de cette affirmation « à un moment ou certaines sirènes européennes ou européistes voudraient abandonner toute référence à la notion de cause pourtant si salutaire »). Comp. Com. 13  sept. 2011, no 10-25.533, 10-25.731 et 10-25.908, Bull. civ. IV, no 131 ; D. 2011. 2518, note d’Avout et Borga ; Rev. crit. DIP 2011. 870, note Rémery ; RTD civ. 2012. 113, obs. Fages ; RTD com. 2011. 801, obs. Vallens, selon laquelle « la cause des obligations contractuelles retenue par le droit français n’est pas, dans tous ses aspects, d’ordre public international ». 3. V. not., A. Ghozi et Y. Lequette, « La réforme du droit des contrats : brèves observations sur le projet de la Chancellerie », D. 2008. 2609, spéc. no 16 ; P. Catala, « Deux regards inhabituels sur la cause dans les contrats », Defrénois 2008. 2365, sp. p. 2373. ; T. Genicon, « Défense et illustration de la cause en droit des contrats », D. 2015. 1551, spéc. no 14. 4. V. not., M. Pasquau Liano, « L’abandon de la notion de “cause” en droit français : un service au droit européen des contrats ? », Revue de droit d’Assas 2010/1, p. 68.

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y trouve des substituts dont la subtilité n’est pas moins grande. Tel est le cas, notamment, de la consideration de la common law, qui, sans rejoindre toutes les facettes et fonctions de la cause, permet d’assurer un contrôle de la rationalité économique du contrat à titre onéreux 1. Même les droits allemand et suisse, volontiers cités en exemple par les anti-causalistes, ne sont pas véritablement « a-causalistes » 2. En effet, tout en considérant que l’obligation vaut par le seul consentement du débiteur, ces droits ne peuvent admettre qu’une partie demeure obligée lorsqu’elle ne reçoit pas la contrepartie espérée. Aussi reconnaissent-ils à celle-ci une action fondée sur l’enrichissement sans cause. C’est dire que la mise à l’écart de la cause dans les obligations conventionnelles oblige à la redécouvrir dans les obligations extra-conventionnelles. Aussi bien, allant plus loin, la loi du 26 novembre 2001 a-t-elle introduit dans le BGB (§ 313) la notion de « troubles du fondement de l’acte juridique » qui permet l’adaptation ou, à défaut, l’anéantissement du contrat en cas de disparition ou d’absence originaire du fondement contractuel. Or, comme on a pu le noter « qu’estce en dernière analyse que le fondement contractuel, sinon la raison d’être du contrat, et donc sa cause ? » 3. Ensuite, deux siècles après sa consécration par le Code civil, la notion de cause revêtirait une complexité telle qu’elle serait devenue inintelligible. Mais, s’il est vrai que la notion était devenue complexe, cela tenait pour l’essentiel à quelques excroissances jurisprudentielles et, peut-être surtout, à leur surexploitation doctrinale (v. ss 400). Il est d’ailleurs piquant d’observer que ce sont ceux-là même qui furent à l’origine et au soutien de ces sollicitations nouvelles, qui arguèrent par la suite de la complexité de la cause pour plaider son abandon 4. Une autre voie de simplification, déjà engagée en jurisprudence, s’offrait au législateur : revenir aux fondamentaux de la notion, tels que la doctrine et la jurisprudence les avaient dégagés par le passé, en délaissant les sollicitations nouvelles de la cause au profit de règles idoines (clauses abusives, interdépendance contractuelle). Enfin, la cause serait une notion « inutile ». Cette critique est en réalité double. La première, la plus fréquente, consiste à soutenir que la cause pourrait être avantageusement remplacée par d’autres instruments juridiques 5. Mais est-il vraiment judicieux d’abandonner une notion dont les tribunaux français font, quoi qu’on en dise, un usage intensif 6, témoignant 1. Sur la comparaison de la cause et de la consideration, v. R. David, « Cause et consideration », Mélanges offerts à Jacques Maury, t. II, Dalloz-Sirey, 1960, p. 111 s. ; T. Genicon, « Dialogues entre la cause et la consideration. À propos de la promesse rémunérée d’exécuter une prestation déjà due », Liber amicorum Camille Jauffret-Spinosi, Dalloz, 2013, p. 447 s. 2. Sur ce point, v. M. Fromont et J. Knetsch, Droit privé allemand, LGDJ, 2e éd., 2017, no 221. 3. G. Wicker, « La réforme du droit français du contrat : de la cause à la causalité juridique », European Review of Contract Law, 2009. 4. Sur cette attitude de « pompier pyromane », v. la note aux GAJC, t. II, 156, no 19. 5. X. Lagarde, « Sur l’utilité de la théorie de la cause », D. 2007. 740 ; Ph. Rémy, « Réviser le titre III du livre troisième du Code civil ? », RDC 2004. 1169 et s., spéc. p. 1181-1183. 6. P. Catala, art. préc., p. 2365.

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ainsi de son utilité en tant qu’« outil de contrôle » 1, au point d’être consacrée par la jurisprudence administrative 2 ? Quel avantage peut-on trouver à remplacer une notion connue de tous par des instruments (intérêt, cohérence, proportionnalité, etc.) ou des mots (but, motif, contrepartie, etc.), qui n’apparaissent pas plus clairs que la cause, et qui imposeront nécessairement un nouveau cycle d’interprétation prétorienne, avec son lot d’incertitudes et de sollicitations en tout genre 3 ? La seconde critique, moins fréquemment exprimée, est plus radicale encore. Elle consiste à soutenir que la cause « n’a pas sa place dans un système juridique fondé sur l’autonomie de la volonté », qui pourrait se contenter de contrôler la valeur du consentement : « Pourquoi donc le juge ou l’arbitre devraitil a posteriori évaluer la rationalité de l’acte de volonté d’un individu capable, éclairé et libre » 4. Parfaite expression d’un dogme qui n’a jamais été adopté, même par le droit allemand que l’on croit pouvoir prendre en modèle, cette idée n’a guère convaincu le législateur, qui a fait le choix, non pas d’éradiquer, mais de pulvériser la cause en divers instruments de contrôle de la rationalité et de la moralité des volontés contractuelles. Commune, simple et utile, la cause aura donc été la victime, non pas de la raison, mais de la passion : la passion pour le changement, pour la nouveauté, surtout si elle vient d’ailleurs 5. Venue du fond des âges, façonnée par nos meilleurs jurisconsultes, la cause va disparaître en raison de ce qui aurait dû commander son maintien : son grand âge, sa maturité. Malheureusement, ce qui était hier ressenti comme une force est aujourd’hui dénoncé comme une tare (v. ss 68). Alors que nos glorieux anciens avaient la modestie de penser que le fruit d’une réflexion et d’une pratique multiséculaires, adopté par de nombreuses législations étrangères, méritait la considération, certains de nos contemporains semblent aujourd’hui gagnés par le sentiment que tout est toujours à refaire. À « refaire », c’est le mot, puisque le législateur s’est contenté de remplacer la cause par de simples synonymes : la contrepartie, le but, le motif, etc. 403 Réforme de 2016 : la chose sans le mot ¸ Les projets doctrinaux rendaient compte de la diversité d'opinions sur l'avenir de la cause. Tandis que l'avant-projet Catala proposait de consacrer la doctrine classique 1. Libchaber, « Vitalité de la cause dans les contrats, obs. sous Cass. com., 13 février 2007 », Defrénois 2007. 1043. 2. V. not. CE 26 sept. 2007, Office public départemental des HLM du Gard en date du 26 septembre 2007, BJCP 2007. 462-464, concl. N. Boulouis, et p. 465, obs. R. S. ; adde J. Boucher et B. Bourgeois-Machureau, « Les trois visages de la cause dans les contrats administratifs », AJDA 2008.  575  s. ; F.  Chénedé, « L’utilité de la cause de l’obligation en droit contemporain des contrats : l’apport du droit administratif », CCC 2008. Étude 11. 3. Y. Lequette, « Y aura-t-il encore en France, l’an prochain, un droit commun des contrats ? », RDC 2015. 618, spéc. no 6. 4. L. Aynès, « La cause, inutile et dangereuse », Dr. et patr. 2014, no 240, p. 40. 5. Y. Lequette, « Y aura-t-il encore en France, l’an prochain, un droit commun des contrats ? », préc, spéc. no 8.

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de la cause (cause de l'obligation qui doit exister : art. 1125 à 1125-4 ; cause du contrat qui doit être licite : art. 1126 à 1126-1), tout en adoptant des règles propres à assurer les fonctions nouvelles qui lui avaient été confiées (clauses abusives : art. 1122-2 et 1125, al. 2 ; interdépendance contractuelle : art. 1172 s.), l'avant-projet Terré proposait au contraire son abandon, au moins formel, en consacrant, avec des mots nouveaux, ses principales applications : exigence d'un « but » conforme à l'ordre public et aux bonnes mœurs (art. 59), d'un « objet » pour l'obligation réciproque dans les contrats synallagmatiques (art. 61), d'un « aléa » dans les contrats aléatoires (art. 62), d'une « intention libérale » et d'un « motif » dans les libéralités (art. 63) ; éradication ou révision des clauses abusives (art. 64 et 67) ; interdépendance contractuelle (art. 89, al. 3). Si la Chancellerie opta rapidement pour l’abandon de la cause, elle hésita en revanche sur la marche à suivre. Suivant une proposition doctrinale 1, elle-même inspirée du Code européen des contrats de l’Académie des privatistes européens de Pavie (art. 26 et 27), elle envisagea un temps de la remplacer par la notion d’« intérêt » (projet de réforme du droit des contrats, juillet 2018, art. 85 s.). C’était déjà proposer de remplacer la cause par un simple synonyme, la doctrine s’accordant en effet pour définir la cause comme l’« intérêt de celui qui s’engage » 2. Pour quels avantages ? Pouvait-on sérieusement soutenir que la notion d’« intérêt » était plus claire, utile ou attractive que celle de « cause » ? Le risque d’une telle innovation sémantique était en revanche évident : l’ouverture d’une nouvelle période d’interprétation prétorienne, qui, au mieux, reproduirait les solutions antérieures (simple perte de temps), au pire, donnerait lieu à de nouvelles solutions insusceptibles d’être anticipées par les justiciables (véritable insécurité juridique). La Chancellerie en prit conscience, mais, si elle délaissa l’« intérêt », elle ne revint pas à la « cause », abandonnée par l’ordonnance du 10 février 2016. Cet abandon a été présenté comme l’une des mesures phares de la réforme. Pour le justifier, le Rapport au Président de la République synthétisa en quelques lignes le mauvais procès fait à la cause : « face à la difficulté de donner à la notion de cause une définition précise, qui en engloberait tous les aspects, face aux critiques dont elle est l’objet tant de la part d’une partie de la doctrine que de la pratique, qui la perçoit comme un facteur d’insécurité juridique et un frein à l’attractivité de notre droit, il a été fait le choix de ne pas recourir à cette notion, pour la remplacer par des règles aux contours mieux définis, permettant au juge de parvenir aux mêmes effets, tout en évitant le contentieux abondant que suscite cette notion ». Quant 1. G.  Rouhette, « Regard sur l’avant-projet de réforme du droit des obligations », RDC 2007. 1371 s., spéc. no 76 s. 2. V. parmi tant d’autres, J. Ghestin, Cause de l’engagement et validité du contrat, LGDJ, 2006, no 113 s., p. 74 s. ; J. Rochfeld, « Cause », in Répertoire de droit civil, Dalloz, 2005, no 21 s., spéc. o n 26 ; Carbonnier, Droit civil, t. 4, préc., no 58, p. 126, et no 64, p. 137 ; F. Terré, Ph. Simler et Y. Lequette, préc., no 334, p. 345.

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à la portée ou réalité de cet « abandon », la suite du Rapport est encore plus claire : « L’apport de la réforme sur ce point consiste donc dans la suppression de la référence à la cause, tout en consolidant dans la loi toutes les fonctions que la jurisprudence lui avait assignées ». Supprimer la « référence », le mot, tout en conservant ses « fonctions », la chose, tel serait l’« apport » de la réforme 1. On comprend ainsi que la cause a moins été abandonnée que désagrégée par le législateur de 2016, qui a fait le choix de l’émietter en autant de règles qu’elle comptait de fonctions, plutôt que de rétablir sa cohérence perdue par quelques sollicitations jurisprudentielles nouvelles, pour l’essentiel en voie de disparition, surexploitées par une doctrine qui aura directement participé à sa perte. À utiliser une métaphore, l’ordonnance a donc manqué l’occasion de transformer le « couteau suisse » 2 qu’était devenue la cause, aux lames si nombreuses et si mal identifiées qu’il en devenait difficilement utilisable, en un solide Opinel. En définitive, l’ordonnance illustre, ce que Bruno Oppetit avait appelé les « tendances régressives dans l’évolution du droit contemporain » 3. Désormais la cause sera traitée comme l’avait été l’exception d’inexécution dans le code de 1804 : quelques textes épars sans règle générale. Mais est-on même certain d’avoir conservé toutes les fonctions ou utilités de la cause ? Certaines d’entre elles, non consacrées par le législateur, ne pourraient-elles pas disparaître avec elle ? Les deux principales sollicitations hétérodoxes de la cause, celles qui ont participé à son obscurcissement, ont été consolidées dans des dispositions spéciales : les articles 1170 et 1171 pour la lutte contre les clauses abusives (v. ss 463 s.) ; l’article 1186 pour l’interdépendance contractuelle (v. ss 118, 592). Quant à la cause du contrat (ou cause subjective), elle a simplement été remplacée par le « but », qui sert toujours au contrôle de la conformité de la convention aux exigences dictées par l’intérêt général (art. 1162 ; v. ss 519 s.). Quant à la cause de l’obligation (ou cause objective), il convient de distinguer les contrats à titre gratuit et les contrats à titre onéreux. Pour les premiers, et plus spécialement pour les libéralités, l’absence de cause disparaît au profit de l’« erreur sur les motifs » (art. 1135, al. 2 ; v. ss 287). Pour les seconds, le défaut de cause réelle et sérieuse devient l’existence d’une contrepartie illusoire ou dérisoire (art. 1169 ; v. ss 407). C’est à ce stade qu’un manque pourrait être ressenti. En effet, si cette substitution terminologique devrait être sans conséquence pour le contrat à titre onéreux que l’on pourrait qualifier de « modèle » (le contrat-échange synallagmatique, consensuel et commutatif, dont la vente est le meilleur exemple), elle 1. Sur ce point, v. F. Chénedé, « La cause est morte… vive la cause ? », CCC, mai 2016, Dossier, no 4. 2. J. Ghestin, « Observations générales », in « Observations sur le projet de réforme du droit des contrats », LPA 12 févr. 2009, p. 21. 3. B.  Oppetit, « Les tendances régressives dans l’évolution du droit contemporain », in Mélanges Dominique Holleaux, Litec, 1990, p. 317.

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des lois étrangères normalement compétentes lorsque ces lois prévoient et organisent des conditions suivant des modalités différentes de celles admises pour les mêmes questions par le droit français ou lorsqu'elles prescrivent des empêchements et prohibitions inconnus de notre droit. 471 Conditions ou empêchements connus du droit français ¸ La tendance des tribunaux est de considérer les règles françaises relatives aux conditions de fond du mariage comme constituant un minimum. Il en résulte que ces règles s'imposent à l'encontre des lois étrangères plus libérales 8. En revanche, la loi française ne pourrait pas être substituée à une loi étrangère qui serait plus sévère. On verra cependant, en passant en revue les principales conditions d’aptitude au mariage, que si la seconde conséquence est admise sans réserve, la première prête dans son application à discussion par suite de la difficulté à déterminer le seuil exact de l’intervention de l’ordre public. En l’absence de jurisprudence, les auteurs considèrent que si un étranger peut valablement se marier en France conformément à sa loi nationale exigeant un âge plus élevé que celui prévu par le Code civil, cette possibilité doit lui être retirée sous réserve d’une dispense lorsque la loi étrangère applicable prescrit un âge moins élevé 9. La solution est généralement fondée sur la nécessité d’obtenir des futurs époux un consentement suffisamment éclairé compte tenu de la gravité du mariage 10. Le point de vue ainsi exprimé nous paraît trop catégorique dans la mesure où il aboutit à annuler des mariages contractés par des époux étrangers dont l’âge serait légèrement inférieur à celui de l’article 144. La raison invoquée à son appui devrait permettre de valider de telles unions. Il suffirait en effet de constater que le consentement a été donné en toute connaissance de cause, ce qui conduirait à maintenir l’application de lois prévoyant par exemple pour les garçons l’âge de 15 ou 16 ans, mais à écarter celles qui autorisent des mineurs à se marier à un âge si peu élevé qu’on est en droit de penser qu’ils n’ont pu donner un consentement suffisamment réfléchi 11. Ce sont les mêmes principes qui doivent dicter la solution en ce qui concerne la condition relative au consentement des parents. On autorisera

8.  Il en serait ainsi des lois qui, comme dans certains États d’Amérique du Nord, ou plus près de nous, aux Pays-Bas et en Belgique, autorisent le mariage entre personnes de même sexe ; en ce sens, Fulchiron, « Le mariage homosexuel et le droit français », D. 2001.1628. 9.  L’Instruction générale sur l’état civil du 11 mai 1999 propose de faire intervenir l’exception d’ordre public lorsque la loi étrangère autorise le mariage avant l’âge de la puberté. 10.  V. not. en ce sens, Batiffol et Lagarde, t. 2, 7e éd., no 415 ; Audit, Droit international privé, no 651. 11.  TGI Paris, 15 mars 1972, préc., dans un cas où la loi roumaine du mineur fixe la majorité civile à 18 ans. V. égal. en ce sens, Batiffol et Lagarde, loc. cit. qui réservent cependant le cas où le consentement des parents ne serait pas exigé pour le mariage de mineurs trop jeunes. Comp. Alexandre, note Rev. crit. DIP 1973.514.

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donc un mineur étranger dont l’âge est inférieur à celui prévu en droit français pour la majorité légale à se marier en France, conformément aux dispositions de sa loi nationale le dispensant du consentement de ses parents. Quant au consentement des époux, le problème paraît s’être posé avant tout à propos des vices du consentement. Le libéralisme extrême dont font preuve en cette matière la législation et la jurisprudence françaises incite à fixer le seuil d’intervention de l’ordre public au minimum exigé par elles. Il en résulte que devraient être écartées, s’il en existe, les lois étrangères validant une union contractée sous l’empire d’une contrainte ou d’une erreur sur l’identité physique ou civile du conjoint. En revanche l’ordre public ne s’opposerait pas à l’application de lois plus sévères prévoyant par exemple comme cause d’annulation du mariage, un vice du consentement non admis par notre droit 1. Très rares sont également les occasions d’intervention de l’ordre public en matière d’empêchements résultant de la parenté ou de l’alliance. Si la loi étrangère prévoit une prohibition ignorée de la nôtre, son application ne pourrait être écartée au nom de l’ordre public. Mais on admettra également la validité de mariages contractés entre parents ou alliés selon la loi nationale des époux, alors même que ces unions seraient prohibées dans notre droit pour cause d’endogamie. Certes le nombre très réduit d’empêchements actuellement retenus par le Code civil devrait conduire à considérer les exigences de la loi française comme un minimum. On tiendra compte cependant des possibilités de dispenses. Finalement la loi étrangère ne sera écartée que dans l’hypothèse, probablement théorique, où seraient autorisés par elle des mariages entre parents en ligne directe ou entre frères et sœurs. À la différence des empêchements précédents, celui tiré de la monogamie a donné lieu à une jurisprudence abondante et ferme qui considère les dispositions de l’article 147 du Code civil comme s’imposant à l’encontre des lois étrangères admettant la polygamie 2. Cette jurisprudence est justifiée si l’on estime que la monogamie constitue un des principes de base de notre conception du mariage. Dans le cas d’unions contractées en France par des époux relevant de lois nationales qui admettent la polygamie, sa valeur pourrait cependant être discutée par ceux qui comme nous pensent que la gravité du choc résultant de l’intrusion dans le pays du for d’une institution étrangère se trouve atténuée dans la mesure où cette institution n’est généralement ressentie par l’opinion locale que comme appartenant à une autre société et donc susceptible d’une réglementation 1.  T. civ. Seine, 4 avr. 1951, Rev. crit. DIP 1953.586, note A. B., JCP 1953.II.7408, note J. M. 2.  Cass. civ. 3 févr. 2004, (préc.), faisant application immédiate de l’article 147 dans un cas où les époux avaient choisi un mariage monogamique prévu par la loi étrangère. Sur la question dans son ensemble, v. Lagarde, « La théorie de l’ordre public face à la polygamie et à la répudiation », in Mélanges Rigaux, p. 268. Adde : Mezghani, « Le juge français et les institutions musulmanes », JDI 2003.721.

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particulière sans que cette dernière soit pour autant de nature à attiser la crainte, quelque peu excessive chez certains auteurs, d’une réaction de xénophobie. On soulignera également les conséquences fâcheuses qu’entraîne l’annulation des mariages polygamiques prononcée dans l’État où ils ont été contractés, cette nullité ayant pour effet de soumettre les époux et les enfants nés de telles unions à des statuts différents suivant que les intéressés se trouvent dans leur pays d’origine ou résident dans celui où ils se sont mariés 1. Dans ces conditions, ne pourrait-on « reconnaître » la validité des mariages polygamiques contractés en France de la même façon que sont reconnues les unions polygamiques régulièrement contractées à l’étranger 2 ? Quant à l’empêchement lié à l’identité de sexe, il fournit un bel exemple de l’interaction entre l’ordre public interne et l’ordre public international. Tant que le droit français interne maintient cet empêchement, il doit être considéré comme étant d’ordre public de telle sorte que la loi étrangère qui autoriserait un mariage entre personnes de même sexe soit privée d’effet devant l’officier d’état civil français sollicité pour la célébration de l’union. C’est en effet la conception même du mariage qui est ici en cause et l’on ne comprendrait pas que les maires français qui ne peuvent célébrer de mariage entre Français de même sexe 3 soient autorisés à le faire lorsque les personnes demandant le mariage sont étrangères. En revanche, à l’heure où le Conseil des ministres adopte en France un projet de loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe 4, Il paraît inévitable qu’une fois votées et en vigueur en droit interne, les nouvelles dispositions déteindront sur l’ordre public international, les étrangers de statut personnel permissif pouvant désormais jouir en France de ce statut, notamment au stade de la célébration du mariage, sans que l’ordre public y fasse obstacle. 1.  On peut se demander si l’hostilité manifestée par nos tribunaux à l’égard de la polygamie ne provient pas en grande partie d’une connaissance insuffisante des droits étrangers admettant et organisant cette forme d’union. L’analyse des systèmes africains contemporains (V. not. art. 148 s. Code sénégalais de la famille) montre par exemple que, tout en autorisant la polygamie, certains législateurs ont tenté de la rapprocher des unions de type occidental, en soumettant les époux à des obligations très strictes et en écartant toute possibilité de répudiation ; v. P. de Vareilles-Sommières, « La polygamie dans les pays d’Afrique subsaharienne anciennement sous administration française ; aspects juridiques, comparatifs et internationaux » Rev. eur. migr. int. 1993.143 s. 2.  V. ss 473. V. dans ce sens, P. Mercier, ouvrage préc., p. 92. Rappr. H. Gaudemet-Tallon, « La désunion du couple en dr. int. pr. », Rec. Cours La Haye, 1991.I, p. 238, nos 77 s. La solution préconisée au texte serait d’autant plus acceptable si le second mariage est contracté en France devant les autorités consulaires étrangères ; v. pour sa « reconnaissance », Paris, 5 avr. 1990, D. 1990.424, note Boulanger, D. 1990.IR.133, mais, il est vrai, dans des circonstances particulières qui jettent un doute sur la portée de cette décision. V. égal. TGI Paris, 8 avr. 1987, Rev. crit. DIP 1988.73, note Lequette, qui considère que la seconde union contractée devant le Consul d’Algérie en France « a été régulièrement célébrée conformément à la règle coutumière du droit international public ». 3.  Civ. 16 mars 2007, préc. 4.  Projet de loi du 7 nov. 2012, D. 2012. AJ. 2599.

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472 Conditions ou empêchements inconnus du droit français ¸ La tendance des tribunaux est ici de ne pas tenir compte des lois étrangères dont l'application en France pourrait causer un scandale parce qu'elles contredisent notre ordre moral ou social en prescrivant des conditions ou des empêchements portant atteinte au principe de la liberté ou de la laïcité du mariage. Il s’agit notamment des lois qui établissent des empêchements résultant, comme en Suède, de maladies physiques ou mentales. À plus forte raison devraient être écartées, parce que contraires à l’égalité des personnes et à la liberté individuelle, les lois étrangères prohibant le mariage entre époux de races, de couleurs ou de religions différentes 1 ainsi que celles interdisant le mariage avec des personnes déjà liées par des engagements religieux. L’ordre public a également été invoqué à l’encontre des lois étrangères qui subordonnent le mariage de certains fonctionnaires à une autorisation gouvernementale ou militaire 2. À vrai dire le rejet des lois étrangères ne résulte pas tant dans ces hypothèses de leur contrariété à notre ordre public que de leur caractère de droit public, qui les rend inapplicables en France. On mentionnera enfin les décisions qui ont reconnu la validité des mariages contractés entre une Française divorcée et un conjoint espagnol, en violationdelaloiespagnolequiédictaitunempêchementrésultantd’unmariage existant et indissoluble. Qualifié par certains auteurs de bilatéral 3, par d’autres de règle matérielle du droit international privé 4, cet empêchement a été en effet parfois considéré comme contraire à l’ordre public 5. 473 b) Mariages contractés à l’étranger ¸ Conformément à la distinction aujourd'hui bien établie entre la création ou l'acquisition des droits et leurs effets 6, la jurisprudence ne voue pas au même sort, en France, les lois

1.  T. civ., Pontoise, 6 août 1884, JDI 1885.296, Paris, 15 nov. 1922, JDI 1923.85, 9 juin 1995, D. 1996. Somm. 171, obs. Audit. 2.  T. civ. Bordeaux, 18 janv. 1882, JDI 1882.539. L’opposition sur ce point entre les conceptions allemande, d’une part, belge et française, d’autre part, a été l’origine, au début du xxe siècle, de la dénonciation par la Belgique et par la France de la Conv. de La Haye sur le mariage. 3.  Batiffol et Lagarde, t. 2, 7e éd., no 414. V. ss 469. 4.  Rigaux, note Rev. crit. DIP 1957, p. 75, J.-M.  Bischoff, Rép. Dalloz Internat., 1998, vo « Mariage », no 61. 5.  En ce sens, T. civ. Seine, 5 mai 1919, S. 1921.2.9, note Niboyet, Aix, 24 janv. 1924, JDI 1924.670, pour qui « l’ordre public ne saurait limiter la capacité de contracter mariage qui appartient à une personne divorcée ». Contra cependant, T. civ. Montpellier, 18 mars 1920, JDI 1920.633. Comp. Batiffol et Lagarde, no 369, texte et note 75, qui fondent la validité des mariages considérés sur l’idée que le juge français ne peut s’incliner devant l’ordre public espagnol ; v. dans le même sens, Lerebours-Pigeonnière, 6e éd., no 444, pour qui le droit international privé ne peut être « à la remorque de l’ordre public espagnol ». Cf. sur la question : Serin, Les conflits de lois dans les rapports franco-espagnols en matière de mariage, de divorce et de séparation de corps, Toulouse, 1929 ; A.N. Makarov, « Le remariage du conjoint divorcé en droit international privé (Étude comparative) », Rev. crit. DIP 1967. 645 s. ; A. von Overbeck, « Le remariage du conjoint divorcé selon le projet de Conv. de La Haye sur la reconnaissance des divorces et selon les droits allemand et suisse », Rev. crit. DIP 1970. 45 s. 6.  V. sur cette distinction à propos du rôle de l’ordre public, v. ss 398.

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étrangères relatives aux conditions de fond du mariage selon qu’il s’agit de leur faire régir un mariage dont la célébration a lieu en France ou de reconnaître leur efficacité sur un mariage célébré à l’étranger ; il en résulte qu’alors même que le mariage n’aurait pas pu régulièrement être célébré en France conformément à cette loi pour des motifs tirés de l’ordre public, sa célébration à l’étranger en conformité avec la loi régissant les conditions de fond ne l’empêche pas nécessairement de produire des effets en France, car, selon la Cour de cassation, « la réaction à l’encontre d’une disposition de loi étrangère contraire à la conception française de l’ordre public n’est pas la même suivant qu’elle met obstacle à la création en France d’une situation juridique prévue par cette loi ou qu’il s’agit seulement de laisser acquérir des droits en France, sur le fondement d’une situation créée sans fraude à l’étranger en conformité avec la loi ayant compétence en vertu du droit international privé français » 1. Cette solution, consacrée à propos des mariages polygamiques, a vocation à couvrir tous les cas où la loi étrangère régissant les conditions de fond du mariage est contraire à notre ordre public. La parenté avec la jurisprudence Rivière en matière de divorce est incontestable. Le fait qu’un droit ait été acquis à l’étranger conduit à un assouplissement des positions du for à l’égard des lois étrangères sur la base desquelles cette acquisition s’est faite. On notera cependant qu’un glissement s’est opéré à l’occasion de la transposition de la jurisprudence Rivière concernant la rupture du mariage au domaine de la formation du mariage. Dans l’affaire Rivière, la rupture s’était faite par jugement à l’étranger, de telle sorte que la loi étrangère en matière de divorce avait été appliquée par le juge étranger à la situation. Lorsque la formation du mariage est en cause et que le for est saisi de la régularité du mariage célébré à l’étranger, il n’est habituellement pas confronté à un jugement étranger ayant fait application de la loi au cas en cause. Dès lors, c’est au juge du for qu’il reviendra d’appliquer la loi compétente au mariage pour s’assurer de la validité de ce dernier et l’argument selon lequel l’ordre public est moins heurté par une loi que le juge du for n’a plus à appliquer car cela a déjà été fait à l’étranger perd sa pertinence. Reste que, aux yeux de l’État du lieu de célébration, tant que la régularité du mariage n’a pas été remise en cause, les époux sont traités comme des gens mariés. Cette donnée-là, alors même qu’elle correspondrait à un droit moins solidement acquis que celui (comme en matière de divorce) consacré dans un jugement, n’est pas totalement négligeable car les époux ont pris appui dessus, habituellement de bonne foi, pour construire leur avenir. Bouleverser cette construction sur la base de l’ordre public du for peut alors sembler outrancier. On notera d’ailleurs que le fondement de l’abaissement, qui se constate en ce cas, de

1.  Civ. 1re, 3 janv. 1980, 78-13.762, Bendeddouche, Rev. crit. DIP 1980, 331, note Batiffol, JDI 1980, 327, note Simon-Depitre ; comp. Civ. 2e, 14 févr. 2007, 05-21.816, JDI 2007, 934, note B. Bourdelois.

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la barrière de l’ordre public du for face à la loi étrangère ne parait pas sans lien avec les idées qui justifient la mise à l’écart de la règle de conflit du for dans le cadre de la méthode de la reconnaissance des situations 1. Face à une situation acquise à l’étranger, le for accepte, s’il juge la dérogation méritée, d’atténuer les exigences qu’il impose normalement à la loi étrangère en contemplation de laquelle la situation s’est acquise, soit en termes de compétence législative, soit en termes d’ordre public, soit éventuellement sur les deux terrains. Le principe ainsi admis a développé initialement ses effets sur le terrain des mariages polygamiques dont certains effets ont été reconnus sans grande difficulté sur le plan des effets pécuniaires 2, avec plus de réticence pour les effets personnels 3.

L’accueil ainsi fait aux unions polygamiques contractées à l’étranger a été condamné au motif qu’il conduit à avaliser une inégalité de la femme par rapport à l’homme 4. Mais cette condamnation n’est-elle pas en porte à faux avec notre propre droit qui fait produire certains effets aux relations qu’entretient un homme marié avec une autre femme que la sienne, notamment en reconnaissant à cette dernière, conjointement à l’épouse légitime, un droit à réparation du préjudice causé par le décès de 1.  V. ss 449. 2.  V. not. pour la liquidation du régime matrimonial et l’exercice de l’action en pétition d’hérédité, Alger, 9  févr. 1910, Rev. crit. DIP 1913.103 ; pour le versement d’une indemnité de veuve, Civ. 4 oct. 1965, Rev. crit. DIP 1966.688 ; pour les droits successoraux de la seconde épouse, Paris, 22 févr. 1978, Rev. crit. DIP 1978.507, note Batiffol, maintenu par Civ. 3  janv. 1980, Rev. crit. DIP 1980.331, note H. Batiffol, JDI 1980.327, note Simon-Depitre, D. 1980.549, note Poisson-Drocourt, Paris, 8 nov. 1983, JDI 1984.881, note Simon-Depitre (v. en sens contraire, TGI Paris 17 juin 1972, Rev. crit. DIP 1975.62, note Fadlallah) ; pour l’exécution d’une obligation alimentaire, v. les décisions rendues dans l’affaire Chemouni, not. Civ. 28  janv. 1958, Rev. crit. DIP 1958.110, note Jambu-Merlin, D.  1958.265, note Lenoan, JCP  1958.II.10488, note Louis-Lucas, JDI 1958.776, note Ponsard, TGI Versailles, 2  févr. 1960, Rev. crit. DIP 1960.370, note Francescakis, JCP 1960.II.625, note Louis-Lucas ; adde, Civ. 12 févr. 1963, Rev. crit. DIP 1963.559, note Holleaux, JDI 1963.986, note Ponsard, TGI Paris, 16 oct. 1967, Gaz. Pal., 1968.I.15, Rev. crit. DIP 1969.776. Contra cependant : pour le versement d’une assurance indemnité, Chambéry, 17 oct. 1961, Rev. crit. DIP 1962.496, note Lampué, et des prestations de sécurité sociale à la seconde épouse, Soc. 1er mars 1973, Rev. crit. DIP 1975.54, note Graulich ; rappr. Soc. 8  mars 1990, Rev. crit. DIP 1991.693, note J. Deprez, qui subordonne l’octroi de pareilles prestations à la condition que la seconde épouse réside seule en France ; au sujet d’une pension de réversion, la condition a été abandonnée par Civ. 2e, 14 févr. 2007, 05-21.816, JDI 2007, 934, note B. Bourdelois ; sur le problème dans son ensemble, v. F. Monéger, « La polygamie en questions », JCP 1990.I.3460. 3.  V. TGI Versailles, 31  mars 1965, JDI 1966.97, note Ponsard, TGI Seine, 12  nov. 1965, Rev. crit. DIP 1966.624, note Decroux, JDI 1966.858, note Goldman, Poitiers, 24 juill. 1980, JDI 1981.567, note Labrusse, Douai, 10 juill. 1981, JDI 1984.320, note Courbe. Contra cependant, CE  11  juill. 1980, Rev. crit. DIP 1981.658, note Bischoff. Sur l’intervention de l’ordre public au sujet de la contestation d’un mariage polygamique valablement célébré à l’étranger conformément à la loi nationale des époux, v. TGI Lyon, 20 nov. 1975, Rev. crit. DIP 1976.477, et la note de P. Lagarde. Rappr. TGI Bordeaux, 20 sept. 1990, JCP 1991.II.21718, note F. Monéger, qui, sans invoquer l’ordre public mais en se fondant, à tort, sur l’absence de pouvoir juridictionnel du juge français, déclare irrecevable la demande en divorce présentée par la deuxième épouse d’un mari polygame, les mariages successifs ayant été contractés à l’étranger conformément à la loi nationale commune des conjoints. 4.  TGI Orléans, 7 mars 1984, Rev. crit. DIP 1986.307, note Monéger.

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son amant ou en autorisant l’établissement de la filiation adultérine ? 1 Et surtout ne conduit-elle pas à des situations bancales dans lesquelles la qualité de femme mariée est contestée dans le pays où vivent les épouses avec leur mari commun, tout en étant reconnue dans leur pays d’origine ? Dans ces conditions, la conciliation des deux points de vue (respect du principe d’égalité et intérêt des familles concernées) ne pourrait-elle être opérée en donnant plein effet aux unions polygamiques constituées à l’étranger avant l’installation en France du mari avec ses conjointes, tout en les rendant inopposables dans l’hypothèse inverse 2 ? Ne conviendrait-il, pas en outre de tenir compte, par une appréciation in concreto 3 de l’ordre public de l’évolution contemporaine de certaines législations étrangères qui, tout en admettant la polygamie, exigent qu’au moment de la célébration de l’union et à la demande même de l’autorité officiante, le mari se prononce sur la forme de mariage qu’il entend adopter, ce qui a pour conséquence d’associer la femme à sa décision et de rompre ainsi l’inégalité entachant l’institution dans son essence 4 ? En irait-il de même des mariages homosexuels célébrés à l’étranger ? Y a-t-il alors lieu, sur la base de l’idée de reconnaissance des droits acquis, d’admettre l’efficacité en France du mariage ainsi conclu, et, par contrecoup, l’efficacité de la loi désignée par notre règle de conflit et validant le mariage homosexuel ? La question se posera en France tant que l’identité de sexe entre les personnes envisageant de se marier sera perçue, en droit interne, comme un empêchement au mariage. La différence de sexe apparaît, dans la conception du mariage qui ressort de cet empêchement, comme essentielle au point qu’une union contractée à l’étranger entre personnes de même sexe, même conformément à leur statut personnel, ne peut guère être accueillie en France comme un mariage 5. Tout au plus pourrait-on envisager sa requalification en partenariat enregistré 6, le statut français du pacte civil s’appliquant en tant que statut du for se rapprochant le plus de celui consacré par la loi étrangère privée d’effet en France comme contraire à l’ordre public. L’obstacle de l’ordre public disparaîtra en revanche immanquablement lorsque le projet de loi français 7 ouvrant le mariage aux personnes de même sexe aura été voté par le parlement français. On notera, finalement que par chance, les pays qui reconnaissent la polygamie dans leurs lois sur le mariage ne sont pas les mêmes que ceux qui admettent le mariage homosexuel, ce qui évite d’avoir à se poser, en pratique, la question du sort à réserver à une loi étrangère qui admettrait la mariage homosexuel polygamique.

1.  V. égal., CSS, art. L. 161-14. et Circulaire du 4 oct. 1988 autorisant le mari à assurer son épouse et sa maîtresse. 2.  V. dans ce sens : Deprez, « Droit international privé et conflits de civilisation », Rec. Cours La Haye, 1998-IV, p. 166, Hammje, « L’effet atténué de l’ordre public », in L’extranéité ou le dépassement des ordres juridiques étatiques, 1999, p. 995. 3.  Sur laquelle v. ss 386. 4.  C’est le cas notamment du Code sénégalais de la famille, qui autorise le mari à revenir sur sa décision au cours du mariage et d’opter pour la monogamie. 5.  Comp. en Italie, Cass. 15 mars 2012, n° 4184, résumé en français in Reflets, 2012-2, p. 18, où la transcription à l’état civil italien d’un mariage néerlandais entre Italiens de même sexe est refusée en raison de l’inaptitude de l’acte étranger à produire un quelconque effet juridique, en tant que mariage, aux yeux de la loi italienne. 6.  V. sur ce point Rép. min. JOAN 26 juill. 2005, p. 7437, qui tout en reconnaissant les effets personnels et patrimoniaux de ces mariages étrangers célébrés selon la loi nationale des époux, réserve l’application de l’ordre public. Cf. également Mignot, « Effets en France des mariages homosexuels célébrés dans un pays de l’Union européenne », JCP 2005. 2195. 7.  Projet de loi du 7 nov. 2012, D. 2012. AJ. 2599.

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§ 3.  Sanctions des règles de formation du mariage

474 A. Loi applicable ¸ Il appartient à la loi qui régit les conditions de formation du mariage d'en déterminer et d'en organiser les sanctions. Les deux questions sont trop intimement liées pour être soumises à des règles de conflits différentes. Relèvent en conséquence de la lex loci celebrationis les nullités pour inobservation des conditions de forme 1, de la loi nationale, les irrégularités qui affectent les conditions de fond.

475 B. Domaine. 1o Conditions de la nullité ¸ Sous réserve de la compétence judiciaire et de la procédure qui sont normalement régies par la loi du for conformément aux solutions applicables en matière de conflits de juridictions, la mise en œuvre de la nullité du mariage obéit à la loi de la formation. Cette solution a été consacrée par les tribunaux à propos de la détermination des personnes admises à intenter l’action en nullité, notamment lorsque la nullité du mariage est demandée pour vice de fond 2. Elle a également prévalu pour les causes d’extinction de l’action en nullité 3.

476 2o Effets de la nullité ¸ Compétente pour régir les conditions de la nullité, la loi de la formation l'est également pour en déterminer les effets, notamment les tempéraments qui leur sont apportés. La question ne paraît avoir soulevé de difficultés sérieuses qu'à propos du mariage putatif. Elle a en effet été longtemps controversée en doctrine 4 et a fait l’objet d’une jurisprudence hésitante 5. L’arrêt Moreau de la Cour de cassation 1.  Civ. 9 oct. 1991, Rev. crit. DIP 1992.61, note Lagarde, qui à propos d’un mariage religieux célébré à Madagascar à l’époque coloniale, se prononce pour la nullité et rejette la théorie de l’inexistence, 16 juill. 1998, D. 1999.51, note Fauvarque-Cosson, JDI 1999.125, note Courbe, JCP 1999.II.10032, note Muir Watt, Rev. crit. DIP 1999.508, note Lequette, dans le cas d’un mariage rabbinique célébré en Allemagne. 2.  Civ. 18 août 1841, DP 1841.1.337 ; Montpellier, 25 avr. 1844, DP 1845.2.326.Lorsque la nullité est demandée pour vice de forme, la question doit être résolue par application de la lex loci celebrationis. En faveur de l’application de la loi du for au droit d’action du ministère public, v. Chambéry, 7 févr. 1885, JDI 1888.796. 3.  Paris, 16 mai 1917, JDI 1917.1413, T. civ. Seine, 18 janv. 1923, Gaz. Pal., 1923.1.294. V. cependant, en ce qui concerne la fin de non-recevoir tirée de la possession d’état que l’article 196 C. civ. édicte en matière de vice de forme, la jurisprudence favorable à l’application de la loi nationale, du moins lorsqu’il s’agit d’époux français mariés à l’étranger : Req., 26 juill. 1865, S. 1865.1.393, 7 janv. 1929, S. 1929.I.104. Contra cependant : TGI Paris, 30 juin 1977, JDI 1978.609, note D. Mayer, Rev. crit. DIP 1978.522, note Lequette. Cf. sur cette question, Huet, Les conflits de lois en matière de preuve, no 188 ; G. de La Pradelle, Les conflits de lois en matière de nullité, nos 360 s. En faveur de la non-application des articles 183 et 196 du Code civil dans le cas de nullité du mariage pour fraude, v. Paris, 2 déc. 1966 et TGI Troyes, 9 nov. 1966, Rev. crit. DIP 1967.530 et la note critique de Malaurie. 4.  En faveur de la loi des effets du mariage : G. de La Pradelle, ouvr. préc., no 352 ; de la loi de la cause de la nullité : Goldman, JDI 1951.198 ; de la loi française au nom de l’ordre public ou de l’idée d’équité : Loussouarn, Rev. crit. DIP 1950.427 ; F. Francescakis, Rev. crit. DIP 1956.314. 5.  Cf. l’analyse détaillée qui en a été faite par Holleaux, note Rev. crit. DIP 1949.103, et les décisions citées par cet auteur.

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l’a finalement tranchée en faveur de la loi qui édicte la nullité du mariage 1. Cette solution doit être approuvée dans la mesure où elle rend compte du lien nécessaire entre le mariage putatif et la nullité, l’un apparaissant comme un tempérament à la rétroactivité de l’autre. Ce lien a encore été accentué par la loi de 1972  qui écartant le critère de la bonne foi des parents, exprime bien l’idée que le mariage putatif est un simple aménagement de la sanction prononcée 2. La compétence ainsi reconnue à la loi de la condition violée a une portée générale. La loi de la nullité décidera donc du caractère putatif ou non du mariage ; elle déterminera également quelles sont les conditions auxquelles la putativité peut être prononcée, notamment au regard de la bonne foi, ainsi que les effets qui s’y attachent 3.

Sous-section 2.  Effets du mariage 4 § 1.  Détermination de la loi applicable 477 Si le mariage est un contrat, l’état de gens mariés auquel il donne naissance est celui d’une famille. On comprend donc que ses effets, par cela même qu’ils constituent l’état du ménage, soient, en vertu de l’article 3, alinéa 3, du Code civil rattachés à la loi nationale. Le principe et son fondement ne sont pas discutés. Seule son application soulève des difficultés lorsque les époux n’ont pas la même nationalité et dans l’hypothèse où un changement est intervenu dans la circonstance de rattachement. 478 A. Époux de nationalités différentes ¸ Le problème de la détermination de la loi applicable aux effets d'un mariage mixte ne se pose pas dans les mêmes termes que pour la conclusion du mariage. Alors qu'au stade de la création du lien conjugal, on peut légitimement interroger les lois 1.  Civ. 6 mars 1956, D. 1958.709, note Batiffol, JCP 1956.II.9549, note Weill, Rev. crit. DIP 1956.305, note Francescakis. Adde depuis  : Civ. 1re, 16  juill. 1998, D.  1999.51, note Fauvarque-Cosson, JCP 1999.II.10032, note Muir Watt, JDI 199.125, note Courbe, Rev. crit. DIP 1999.509, note Lequette, D. 1999, somm. comm. 294, obs. Audit. 2.  Le rattachement à la loi de la nullité oblige parfois à choisir entre plusieurs lois, lorsque la nullité du mariage a été prononcée à la fois pour vices de fond et de forme ou dans l’hypothèse d’un mariage mixte annulé par les deux lois nationales en présence. La solution conforme à la règle de conflit édictée en la matière voudrait que le mariage putatif ne soit admis que s’il est reconnu par les deux lois applicables, sous réserve bien entendu de l’intervention de l’ordre public. 3.  TGI Paris, 30 juin 1977, préc. Concernant la mise en œuvre de ces effets, il conviendra cependant de tenir compte éventuellement de la loi qui régit l’effet du mariage considéré. Cf. pour la liquidation du régime matrimonial, Cass. civ. 15 janv. 1980, JDI 1980.316, note Kahn. Comp. pour les effets relatifs à la légitimité des enfants nés d’un mariage nul, Civ. 1re, 3 juin 1998, JCP 1998.II.10181, note Fillion-Dufouleur, Rev. crit. DIP 1998.652, note Ancel, faisant prévaloir la loi de la filiation sur la loi du mariage. 4.  Sur l’ensemble de la question, v. I. Fadlallah, ouvrage préc., p. 63 s.

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respectives des futurs époux 1, cette application distributive n’est plus admissible à un moment où le lien ayant déjà été établi, il s’agit d’apprécier les effets que le mariage produit au regard des deux époux à la fois. Une loi unique, la loi de la famille, doit donc être recherchée. Cette question qui intéresse l’ensemble du statut personnel, ne peut être résolue en faisant prévaloir l’une des lois nationales en présence, notamment la loi personnelle du mari, ce qui serait un cercle vicieux et contraire à la tendance moderne à l’égalité entre les époux, encore moins en conférant à la loi française une compétence systématique dès que l’une des parties est française, ce qui constituerait une solution nationaliste choquante. Aussi nous paraît-il opportun d’attribuer compétence en pareil cas à la loi du domicile matrimonial, par extension de la jurisprudence Rivière 2. Les tribunaux y sont favorables au moins en ce qui concerne certains effets du mariage, comme les donations entre époux 3 et la transmission du nom dans la famille légitime 4. Le législateur lui-même, ne s’est pas montré indifférent aux attraits de cette extension, en la consacrant au moins implicitement à l’occasion, comme dans l’ancien article 311-16 du Code civil en matière de légitimation par mariage, ou dans l’article 370-3 du même Code, en matière d’adoption.

Si le fondement de l’extension de la jurisprudence Rivière en cette matière apparaît somme toute être la meilleure traduction du lien d’intégration de la famille à une société donnée que permet le domicile commun par rapport à la nationalité de l’un des époux, sa portée doit cependant être nettement précisée. Il n’est pas certain en effet que puisse être généralisée la jurisprudence qui, au lendemain de l’arrêt Rivière, s’est attachée à définir la notion de domicile commun 5. On observera notamment qu’il n’est peut-être pas opportun ni cohérent de soumettre les effets du mariage, comme l’ont admis pour le divorce les arrêts Tarwid et Yéchilzuke 6, à « la loi du pays dans lequel les deux époux sont intégrés par un établissement effectif, alors même qu’ils y vivent séparés ». Si la solution pouvait se justifier sur le plan du divorce, c’est-à-dire à un moment où le lien conjugal s’est rompu ou relâché, elle l’est beaucoup moins lorsqu’il s’agit de déterminer les effets du mariage hors désunion, ce qui semble impliquer une unité de localisation des relations entre les deux époux. C’est pourquoi, dans l’hypothèse où les époux vivent séparés soit dans le même pays, soit dans des pays différents, il est préférable d’écarter la règle de l’arrêt Tarwid et de donner compétence à la loi du dernier domicile commun 7.

1.  V. ss 466. 2.  V. ss 493 s. 3.  V. ss 485. 4.  Civ. 1re, 7 oct. 1997, D. 1999.229, note J. Massip, Rev. crit. DIP 1998.72, note Hammje. 5.  V. ss 493. 6.  V. ss 493. 7.  C’est dans ce sens, que se sont prononcés la Conv. franco-polonaise du 5 avr. 1957 (JDI 1969.542, Rev. crit. DIP 1969.327), la Conv. franco-marocaine du 10 août 1981 ainsi que le projet français de codification du droit international privé de 1967 (art. 2294 et 2295). On notera que, même dans le cadre de la désunion, l’art. 8 du Règlement Rome III en matière de divorce et de séparation de corps donne lui aussi préférence à la loi du dernier domicile commun, s’éloignant à son tour de la jurisprudence Rivière-Tarwid, il est vrai dans un ordonnancement général différent des chefs de compétence législative.

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Sans doute peut-on objecter à ce rattachement son manque d’actualité et les difficultés qu’il y a à déterminer le dernier domicile commun, notamment si plusieurs changements successifs sont intervenus. Mais, en pratique, on constate que l’un des époux reste au domicile conjugal, l’abandon de ce dernier n’étant généralement pas le fait des deux conjoints. Le rattachement proposé présente donc une certaine continuité. Il a l’avantage en outre d’éviter l’arbitraire résultant de l’application de la lex fori, celle-ci pouvant difficilement se justifier comme en matière de divorce par la nécessité de l’intervention du juge et le caractère procédural de l’institution.

479 B. Changement de nationalité ¸ À la différence de la conclusion du mariage qui est un acte instantané, les effets du mariage se développent tant que dure l'union conjugale et sont ainsi susceptibles de faire naître des conflits mobiles, si la circonstance de rattachement, c'est-à-dire la nationalité (ou, le cas échéant, le domicile commun) des époux, vient à changer. Il n'y a pas de difficultés à soumettre les parties qui acquièrent ensemble une nouvelle nationalité à la loi de leur nouvelle nationalité commune, par transposition de la solution admise en droit interne. De même que la loi nouvelle s'applique aux conséquences à venir d'une union célébrée antérieurement sous l'empire d'une loi ancienne, de même on doit tenir compte en droit international privé de la nationalité des époux à la date de l'effet envisagé. La solution est justifiée par l'idée qu'il n'y a pas de droit acquis à la loi nationale à la date de la conclusion du mariage puisque la volonté des époux n'a aucune part (en dehors du régime matrimonial) dans la réglementation de l'état des gens mariés 1.

Lorsque l’un des époux seulement acquiert une nationalité nouvelle, la crainte d’une fraude a parfois conduit les auteurs à proposer d’écarter la compétence de la loi nouvelle et de soumettre les effets du mariage à la loi qui régissait cet acte au jour de sa conclusion 2. Mais la fraude ne se présume pas et si elle n’est pas démontrée, aucune raison ne justifie que le changement intervenu dans la circonstance de rattachement ne soit pris en considération. Dans cette hypothèse les effets du mariage se trouvent donc désormais régis par la loi du domicile commun 3. Le principe de solution adopté doit enfin conduire à tenir compte du nouveau domicile commun (sous réserve d’une fraude à la loi) si les époux de nationalité différente ont changé de domicile au cours de l’union conjugale.

§ 2.  Domaine de la loi nationale 480 Le mariage produit ses effets principaux sur les rapports au sein du couple et sur les rapports entre parents et enfants. Dans ce dernier cas, c’est le

1.  La transposition de principe du droit transitoire interne conduit à apporter une exception à la compétence de la loi nouvelle, lorsque l’effet du mariage concerne un contrat entre époux. En cette matière, compétence doit être reconnue à la loi ancienne, c’est-à-dire à la loi contemporaine du contrat. L’arrêt Campbell Johnston (V. ss 485) consacre cette solution à propos des donations entre époux. Contra cependant : Aix, 17 mai 1979, DS 1979.I.F.459, obs. Audit, Rev. crit. DIP 1980.322, note Légier. 2.  Bartin, Principes, II, § 289-290. 3.  Civ. 19 févr. 1963, Chemouni, JDI 1963.985, note Ponsard, Rev. crit. DIP 1963.559, note G. H.

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lien de filiation qui est essentiellement en cause, et le législateur, quand il a traité, relativement à ce lien, du conflit de lois, a en général marqué sa volonté de voir le statut le régissant se détacher des effets du mariage, tant en ce qui concerne l’établissement de la filiation que ses effets. Il ne reste plus guère par conséquent aujourd’hui que la transmission du nom aux enfants 1 et les conditions de l’adoption par un couple marié 2 qui demeurent traitées, au plan du conflit de lois, comme des effets du mariage sur la filiation. Il en résulte que la loi des effets du mariage couvre désormais plutôt les effets qu’a l’union sur les rapports entre époux, et encore cette affirmation mérite-t-elle d’être nuancée comme on va voir. 481 A. Rapports personnels entre époux ¸ En principe, la loi nationale gouverne tous les effets personnels du mariage qui, concourant à l'organisation de la famille, ne sauraient être dissociés sans que soit détruite l'harmonie de l'institution. C'est donc la loi des effets du mariage qui définit les droits et obligations de chacun des époux envers l'autre, désigne le mode de gouvernance de la famille, détermine les prérogatives du ou des responsables, reconnaît ou non au mari une puissance maritale, précise l'influence du mariage sur le nom et le domicile de la femme et sur la transmission du nom parental aux enfants. Dans la mesure où la capacité de la femme mariée (ou son incapacité) n’est qu’un aspect de l’autorité maritale, lié à la nécessité d’assurer l’unité de la direction du ménage, elle doit également être soumise à la loi qui préside à l’organisation de la famille, c’est-à-dire à la loi des effets du mariage. Plusieurs décisions ont semblé admettre en cette matière l’application de la loi personnelle de la femme 3. Mais cette jurisprudence n’est pas décisive car dans les différentes espèces où elle est intervenue, les deux époux avaient probablement la même nationalité, ce qui rendait inutile le choix entre la loi de la femme et celle du mari. Dans son application, la compétence de la loi des effets du mariage reçoit cependant des limitations, la loi nationale risquant de heurter l’ordre public du pays dans lequel les époux étrangers sont établis. Les rapports personnels des époux sont en effet dominés par les mœurs et la morale avant d’être réglementés par la loi, de sorte que les dispositions de la loi française sont volontiers considérées en ce domaine comme d’ordre public. Dans cette voie, un arrêt du 20  octobre 1987 4 de la Cour de 1.  V. ss 425. 2.  V. ss 544 s. 3.  V. not. Chambéry, 23 juill. 1934, JDI 1935.352, Civ. 27 juin 1950, Rev. crit. DIP 1951.277, note Monneray. Rapp. Batiffol et Lagarde, t. 2, 7e éd., no 436, qui tout en posant le principe de la compétence de la loi des effets du mariage, admettent l’application de la loi personnelle de la femme chaque fois que dans le droit étranger l’incapacité est conçue comme une mesure de protection individuelle. Dans le même sens, Holleaux, Foyer et de la Pradelle, no 1159. 4.  Rev. crit. DIP 1988.540, note Lequette, JDI 1988.446, note Huet ; un arrêt de peu antérieur (Civ. 1re, 22 oct. 1985, 84-11.468, JDI 1985, 1005, note G. Wiederkehr, D. 1985, 241, note A. Breton), touchant il est vrai aux rapports patrimoniaux entre époux, admettait pourtant

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cassation a pu considérer que « les règles relatives aux droits et devoirs respectifs des époux énoncés par les articles 212 et suivants du Code civil sont d’application territoriale », semblant ainsi remettre en cause le principe même de compétence de la loi des effets du mariage en matière de relations personnelles entre époux. En revanche, les règles sur la capacité de la femme mariée n’ont généralement pas été considérées comme contraires à notre ordre public, qu’il s’agisse des lois étrangères qui, avant 1938, admettaient la pleine capacité de la femme 1 ou de celles qui, depuis, continuent à reconnaître son incapacité 2. Il faut cependant admettre quant à ces dernières, qu’elles à supposer qu’il en existe encore, seraient probablement aujourd’hui jugées contraires à notre ordre public en raison de l’influence prise par l’égalité des sexes comme droit fondamental. En dehors de l’ordre public, il faut, conformément aux principes généraux du règlement des conflits, prévoir l’intervention de la lex fori lorsque les formalités habilitantes, le contrôle des autorités ou des juridictions étrangères organisées selon la loi nationale compétente, sont inapplicables pour des raisons techniques. Il convient également de substituer les règles françaises au titre des mesures urgentes ou provisoires 3. Enfin, les voies d’exécution, concernant notamment les devoirs réciproques entre époux, relèvent de la lex fori.

482 B. Rapports pécuniaires entre époux. 1o Régime primaire ¸ Le problème des rapports pécuniaires entre époux indépendants du régime matrimonial a pris une importance accrue depuis la loi du 13 juillet 1965 édictant, dans les articles 212 à 226 du Code civil, une série de dispositions régissant le statut patrimonial de base des époux que l'on désigne le plus souvent sous le nom de régime matrimonial primaire. Cette dernière qualification pourrait conduire à les rattacher à la loi du régime 4. Il est également tentant de les soumettre à la loi régissant les effets du mariage en vertu de la projection sur le plan international de l’article  226  aux termes duquel « les dispositions du présent chapitre en tous les points où elles ne réservent pas l’application des conventions matrimoniales, sont applicables par le seul effet du mariage, quel que soit le régime matrimonial des époux » 5. Toutefois, le caractère hétéroclite des matières régies par les articles 212 à 226 permet de douter de la possibilité de leur appliquer une loi unique. La tendance actuelle est de les soumettre à la loi territoriale et de l’existence de certaines « dispositions prohibitives édictées par les règles du statut patrimonial de base relevant de la loi francaise des effets du mariage », qui ne seraient donc pas territoriales chaque fois que les époux sont de nationalité commune étrangère. 1.  Chambéry, 29 janv. 1934, JDI 1934.1178. 2.  T. civ. Perpignan, 20 déc. 1954, D. 1956, somm. 13. V. cependant, Fadlallah, ouvrage préc., n. 183, pour qui la capacité des époux répondrait à une exigence de l’ordre public. 3.  Civ. 1re, 19 oct. 1971, Rev. crit. DIP 1973.70, note Simon-Depitre. 4.  En ce sens, Wiederkehr, Les conflits de lois en matière de régime matrimonial, Paris, 1967, nos 209 s. V. égal. : Paris, 23 janv. 1974, JDI 1975.816, note Wiederkehr. 5.  Civ. 1re, 22 oct. 1985, 84-11.468, préc.

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reconnaître ainsi, à des titres divers, notamment sur la base de l’idée de police 1 ou de celle d’urgence lorsque la mesure à prendre exige une intervention immédiate du juge, l’application de la loi française chaque fois que le ménage étranger se trouve installé en France 2. 483 2o Obligation alimentaire entre époux ¸ La question de la loi applicable aux obligations alimentaires entre époux a un temps été traitée par la France en termes d'effets du mariage avec pour conséquence un rattachement à la loi nationale commune des époux, ou, à défaut, à celle de leur domicile commun 3. Cette analyse n’a pas été complètement abandonnée en 1977  avec l’entrée en vigueur en France de la Convention de La Haye du 2 octobre 1973  sur la loi applicable aux obligations alimentaires. Si l’instrument retenait un rattachement de l’obligation alimentaire en principe indépendant du lien qui la fonde (Conv., art. 4, 5 et 6), son article 7 autorisait, dans les rapports d’alliance, le débiteur d’aliment à opposer au créancier « l’absence d’obligation à son égard suivant leur loi nationale commune ou, à défaut de nationalité commune, suivant la loi interne de sa résidence habituelle », ce qui permettait, en France, d’entretenir une certaine liaison entre l’obligation de secours entre époux et la loi des effets du mariage 4. L’autonomie de l’obligation alimentaire entre époux par rapport aux effets du mariage se trouve en revanche consommée sous l’empire de la règle de conflit européenne posée par le règlement « aliments » désormais en vigueur dans l’Union européenne 5. La règle européenne nouvelle 1.  En ce sens, Civ. 20 oct. 1987, préc. 2.  En faveur de l’application de la lex rei sitae française au droit au bail d’habitation d’époux italiens soumis au régime légal italien de séparation de biens : Aix-en-Provence, 16 nov. 1977, Rev. crit. DIP 1979.747, note Fadlallah. V. pour les précédents jurisprudentiels, en ce qui concerne le mandat domestique, Paris, 18 avr. 1929, Rev. dr. int. pr., 1935.149, T. civ. Seine, 12 juin 1963, JDI 1964-285, note Ponsard, Rev. crit. DIP 1964.689, note Batiffol. 3.  Aff. Chemouny : Civ. 28 janv. 1958, D. 1958.265, note Lenoan, JCP 1958.II.10488, note Louis-Lucas, Rev. crit. DIP 1958.110, note Jambu-Merlin, JDI 1958.776, note Ponsard ; et 19 févr. 1963, JCP 1963.II.13112, JDI 1963.986, note Ponsard, Rev. crit. DIP 1963.559, note G. H. 4.  La compétence de la loi de la résidence habituelle de l’époux créancier, résultant de l’art. 4 de la Conv. de La Haye de 1973, est en effet tenue en échec par l’opposition de l’époux débiteur prenant appui sur la loi nationale commune des époux. A défaut de nationalité commune, la compétence de la loi de la résidence habituelle commune des époux sera retenue chaque fois que cette dernière subsiste (la loi de la résidence de l’époux débiteur d’aliments pouvant fonder l’opposition de ce dernier en vertu de l’art. 7 de la Conv. n’est en effet en ce cas autre que celle-là même en vigueur au lieu de résidence de l’époux créancier). Le rattachement en cascade mis en place par la jurisprudence Rivière en matière d’effets du mariage est donc respecté. La parenté, en France, des solutions jurisprudentielles et conventionnelles s’arrête cependant là, car lorsqu’il n’y a ni nationalité, ni résidence commune aux époux, la convention accorde à l’époux débiteur la compétence de la loi de sa résidence habituelle, non celle de la loi du for comme le voulait la jurisprudence antérieure relative aux effets du mariage (v. ss 789 s.). 5.  Règl. CE n° 4-2009 du 18 déc. 2008, entré en vigueur le 18 juin 2011, sauf au Royaume-Uni et au Danemark (v. déc. du Conseil n° 2009/941, du 30 nov. 2009, art. 4 et déclaration de l’Union européenne à l’occasion de l’approbation du Protocole de la Haye le 8 avr. 2010).

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traite la question selon un mécanisme original d’incorporation par référence 1, En effet, le règlement « aliments », élaboré par les institutions européennes parallèlement aux instruments négociés en la matière au plan mondial par la Conférence de La Haye 2, a choisi de s’effacer sur la question du conflit de lois au profit du Protocole de La Haye du 23 novembre 2007 en renvoyant, pour la détermination du droit applicable aux obligations alimentaires, aux dispositions de ce texte (Règl. « aliments », art. 15). Il en résulte que, selon l’article 3 du Protocole de La Haye, la loi de l’État de la résidence habituelle du créancier est en principe compétente 3. Cette compétence peut néanmoins être écartée, soit d’un commun accord entre les parties au profit d’une autre loi ayant un contact pertinent avec la situation (art. 8) 4 voire au profit de la loi du for (art. 7), soit par la volonté unilatérale de l’un des époux au profit de la loi de la dernière résidence habituelle commune des époux ou de toute autre loi présentant un lien étroit avec le mariage (art. 5) 5. En outre, le renvoi étant exclu (art. 12), la compétence de la loi étrangère désignée demeure acquise quand bien même cette dernière la déclinerait. Par ailleurs, une loi étrangère compétente qui serait contraire à l’ordre public mériterait d’être écartée. Le protocole vient d’ailleurs construire une sorte d’ordre public conventionnel en exigeant de la loi compétente qu’elle tienne compte « dans la fixation du montant des aliments, des besoins du créancier et des ressources du débiteur ainsi que de toute compensation accordée au créancier à la place d’un paiement périodique d’aliments », à défaut de quoi elle devra être tenue en échec par le jeu de la règle conventionnelle elle-même. 1.  B. Ancel et H. Muir-Watt, « Aliments sans frontières », Rev. crit. DIP 2010. 457 s., spéc. 474 ; la notion d’incorporation par référence explique que, tant que le Protocole de la Haye incorporé dans le Règlement « aliments » n’est pas lui-même en vigueur selon ses propres règles, il soit applicable au sein de l’Union européenne dans les États liés par le règlement européen. 2.  Conv. de La Haye du 23 nov. 2007 sur le recouvrement international des aliments destinés aux enfants et à d’autres membres de la famille, et Protocole de la Haye du 23 nov. 2007 sur la loi applicable aux obligations alimentaires. 3.  Cette compétence couvre aussi le cas où la pension prend la forme d’une contribution aux charges du mariage au sens de l’art. 214 C. civ. comme cela avait déjà été jugé sous l’empire de la Conv. de La Haye de 1973 (v. Civ. 6 nov. 1990, D. 1990.IR. 274 ; 23 janv. 2007, 05-21.898, Rev. crit. DIP 2007, 402, note P. Lagarde). 4.  Selon ce texte, « le créancier et le débiteur d’aliments peuvent, à tout moment, désigner l’une des lois suivantes pour régir une obligation alimentaire : a) la loi d’un État dont l’une des parties a la nationalité au moment de la désignation ; b) la loi de l’État de la résidence habituelle de l’une des parties au moment de la désignation ; c) la loi désignée par les parties pour régir leurs relations patrimoniales ou celle effectivement appliquée à ces relations ; d) la loi désignée par les parties pour régir leur divorce ou leur séparation de corps ou celle effectivement appliquée à ce divorce ou cette séparation. » 5.  Sur l’idée de protection de l’époux qui justifie cette disposition, v. E. Gallant, « Le nouveau droit international privé alimentaire de l’Union : du sur-mesure pour les plaideurs », Europe, févr. 2012, 4 s.

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484 3o Hypothèque légale des époux ¸ Le règlement du conflit a été longtemps obscurci par la confusion opérée par la jurisprudence entre le problème de la jouissance des droits et celui du conflit des lois. Et si pour cette raison les décisions de la Cour de cassation ne sont pas décisives, celles des juridictions de fond ne le sont guère plus dans la mesure où elles ont été rendues dans des hypothèses où les époux avaient la même nationalité et ne précisent pas nettement si la loi nationale déclarée compétente l'est à titre de loi des effets du mariage, de loi du régime matrimonial ou de loi personnelle de la femme. La loi du régime doit être écartée, puisque l’hypothèque légale ne garantit pas seulement les créances nées du régime, mais aussi celles qui en sont indépendantes, notamment qui dérivent de la contribution aux charges du ménage. C’est pourquoi la doctrine lui préfère, non sans réserve il est vrai, la loi des effets du mariage 1, dont l’application doit être combinée avec l’intervention de la lex rei sitae 2. 485 4 o Contrats entre époux 3 ¸ Dans la mesure où la réglementation des contrats entre époux contribue à l'organisation des rapports de famille, la compétence de la loi des effets du mariage trouve une justification naturelle. Le problème a été longuement discuté à propos des donations entre époux 4 dont le rattachement soulève quelques difficultés, si l’on tient compte du fait que ces contrats participent à la fois du droit du mariage, de la propriété, des régimes matrimoniaux, des successions et des actes juridiques 5. On est généralement d’accord pour écarter la loi d’autonomie, un choix laissé aux parties s’accommodant mal du caractère impératif reconnu aux prescriptions édictées en cette matière 6. Il convient également de ne pas 1.  Cf. not. Batiffol et Lagarde, t. 2, 7e éd., no 439 ; Fadlallah, La famille légitime en dr. int. pr., nos 110 s. ; Ancel, Les conflits de qualifications à l’épreuve de la donation entre époux, nos 350 s. En faveur de la loi de la créance garantie : Wiederkehr, Les conflits de lois en matière de régime matrimonial, nos 251 s. ; Couchez, Essai de délimitation du domaine de la loi applicable au régime matrimonial, no 200 ; Francescakis, note Rev. crit. DIP 1955.716. Ces auteurs, favorables à la compétence de principe de la loi des effets du mariage, tendent à reconnaître, sous une forme ou sous une autre, une compétence subsidiaire de la loi du régime. Sur l’ensemble de la question, V. Batiffol, « L’hypothèque légale de la femme mariée en France et le droit international privé », Festschrift Rabel, p. 591. Sur l’intervention de la loi française au titre de l’urgence, v. Civ. 31 janv. 1984, Rev. crit. DIP 1984.638, note Y. Lequette. 2.  Paris, 16 oct. 1975, Rev. crit. DIP 1976.495, note Fadlallah. 3.  Sur l’ensemble de la question, v. Fadlallah, ouvrage préc., nos 199 s. 4.  Cf. en ce qui concerne les ventes entre époux, Req., 25 janv. 1938, Rev. crit. DIP 1938.479, note Batiffol, DH 1938.164, qui se réfère à la loi nationale ; en matière de société entre époux, Lyon, 24 avr. 1929, S. 1931.2.25, qui se prononce également en faveur de la loi nationale ; pour le mandat entre époux, Paris, 23 janv. 1974, JDI 1975.816, note Wiederkehr, favorable à la loi du régime matrimonial. 5.  V. sur l’ensemble de la question, Droz, « Loi applicable aux donations entre époux en droit international privé français », Journal des notaires, 1965, art. 47445, et « Prudentes réflexions sur la loi applicable aux donations entre époux en droit international privé français », Jour. Not., 1978.637 ; Ancel, ouvrage préc. 6.  Cf. cependant, T. civ. Lyon, 26 déc. 1950, Rev. crit. DIP 1951.510, note Loussouarn.

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retenir la loi du régime matrimonial. Celle-ci régit les avantages matrimoniaux qui résultent de l’organisation du régime dont ils sont une partie essentielle et non les libéralités que notre droit ne confond pas avec les premiers 1. Le rattachement à la loi successorale paraît avoir plus de titre à s’appliquer. Lerebours-Pigeonnière y était favorable, toute libéralité « mettant en cause l’étendue du droit de propriété, la liberté nécessaire à une utilisation individualiste et les restrictions imposées dans l’intérêt de la stabilité familiale » 2. Il lui semblait que ce rattachement, mieux que tout autre, respectait la vieille idée de conservation des biens dans les familles qui restait à ses yeux l’élément prépondérant. Mais on peut également considérer que l’interdiction des libéralités entre époux ou leur révocabilité suivant les législations, est un effet du mariage, un élément de la condition des époux ; on est donc tenté de la rattacher au statut personnel ou au statut du mariage. La Cour de cassation n’a pas été insensible à ce point de vue. En 1933, elle avait décidé que les donations mobilières entre époux devaient être soumises à la loi personnelle des intéressés 3. La portée de l’arrêt a, il est vrai, été discutée. On s’est demandé notamment s’il impliquait a contrario que les donations immobilières devaient être régies par la lex rei sitae et s’il n’était finalement que le reflet des hésitations qui se manifestaient à cette époque quant à la loi applicable aux successions mobilières. Plusieurs auteurs y avaient vu plutôt une première tentative de rattachement des donations entre époux au statut personnel, rattachement qui avait l’avantage de soumettre à une loi unique les différents contrats entre époux 4. Cette interprétation a été corroborée par l’arrêt Campbell Johnston du 15  février 1966 5 qui soumet les donations mobilières entre époux de nationalité différente à la loi du domicile commun au motif qu’elle est la loi régissant les effets personnels du mariage 6. Cet arrêt manifeste la force d’expansion de la jurisprudence Rivière. Consacrée à propos d’une donation mobilière, la solution devait par la suite être adoptée par la Cour de cassation dans l’arrêt Frost en matière de donations immobilières, en dépit du pouvoir d’attraction qu’exerce la lex rei sitae auprès des tribunaux 7. 1.  Retenue à l’origine par la Cour de cassation (4 mars 1857, S. 1857.1.247), la loi du régime a été formellement écartée par elle dans ses deux arrêts du 12 juin 1979 (D. 1979.IR.459, obs. Audit, JDI 1980.644, note Wiederkehr, Rev. crit. DIP 1980.322, note Légier) et du 12 oct. 1982 (Bull. civ. I, no 283, Rev. crit. DIP 1983, somm. p. 696). 2.  Précis, 6e éd., no 372. V. égal. dans ce sens, Batiffol, S. 1934.1.394. 3.  Cass. req., 15 mars 1933, S. 1934.I.393, note Batiffol. 4.  Cf. note Loussouarn, Rev. crit. DIP 1951.517. 5.  D.  1966.370, note Malaurie, JCP  1967.II.15152, note A. Plancqueel, JDI 1967.95, note Goldman, Rev. crit. DIP 1966.372, note Batiffol. 6.  Dans le même sens, Civ. 2 déc. 1969, Rev. crit. DIP 1971.507, note de La Pradelle (donation de parts de société immobilière), 3 avr. 1990, Rev. crit. DIP 1991.104, note B. A., D. 1990. IR.107. 7.  Civ. 12 juin 1979, préc.

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En revanche, la quotité spéciale entre époux est incontestablement du ressort de la loi successorale. Les avantages matrimoniaux conférés par le régime matrimonial ne peuvent donc être exercés sur des immeubles français à l’encontre des héritiers réservataires du Code civil 1.

Sous-section 3.  Dissolution du mariage Bibliographie : outre la bibliographie citée supra, sous « Statut familial », p. XXX, v. P. Courbe, « Le divorce international : premier bilan de l’application de l’article 310 du Code civil », Trav. Com. fr. DIP 1988-1990, 123 s. ; H. Fulchiron, « La séparation du couple en droit international », LPA 2001, no 62, p. 4 s. ; H. Gaudemet-Tallon, « La désunion du couple en dr. int. pr. », Rec. Cours La Haye, 1991.I.13 ; « Le divorce international depuis la communication de Patrick Courbe au Comité français de dr. int. pr. », Mélanges P. Courbe, Dalloz 2012, 245 ; Sur le Règlement Rome III : P. Hammje, « Le nouveau règlement (UE) n° 1259/2010 du Conseil du 20 décembre 2010 mettant en œuvre une coopération renforcée dans le domaine de la loi applicable au divorce et à la séparation de corps », Rev. crit. DIP 2011, 291 ; G. Lardeux, « Rome III est mort. Vive Rome III ! », D. 2011. 1835 ; M. Revillard, « Divorce des couples internationaux : choix de la loi applicable – règlement UE du 20 déc. 2010 », Defrénois 2011-5.

486 Plus qu’en toute autre matière, le paysage français du divorce international a connu au cours du dernier demi-siècle des bouleversements majeurs le rendant méconnaissable par rapport à son aspect antérieur. Les dernières modifications, de taille, viennent de lui être apportées par l’Europe, dont l’œuvre, ici comme ailleurs, s’est étendue jusqu’au domaine du conflit de lois. Les grands traits du divorce international tels qu’ils ressortent de cette ultime étape peuvent être chiffrés au nombre de cinq : l’uniformisation européenne, le choix d’une règle de conflit propre à la désunion, le déclin de la loi nationale, la transformation des parties en arbitres du conflit entre la loi de la résidence habituelle et la loi de la nationalité, et l’interaction entre le conflit de lois et le conflit de juridictions. De façon assez regrettable en revanche, un point important aurait mérité un traitement plus explicité : il s’agit de la conception méthodologique présidant au traitement général de la question du divorce international. 487 L’uniformisation européenne ¸ Dès les années 1990, l'Europe a entrepris d'œuvrer pour l'élaboration d'un droit international privé du divorce commun aux États membres, d'abord par voie conventionnelle et en limitant le domaine de l'unification au seul domaine du conflit de juridictions 2, puis, au fur et à mesure du développement de l’intégration de 1.  Cass., 4 avr. 1881, S. 1883.I.65, note Renault. Cf. égal. dans ce sens, à propos de l’action en nullité d’une donation déguisée intentée par un héritier réservataire : Civ. 3 mars 1971, Bull. civ., I, n. 66, Rev. crit. DIP 1972.291, note Batiffol. 2.  Sur la convention mort-née dite « Bruxelle II », v. P. de Vareilles-Sommières, « La libre circulation des jugements rendus en matière matrimoniale en Europe », Gaz. Pal. 1999, n° 351-352, 14 s.

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l’Union réalisée par les traités européens successifs, par voie réglementaire et s’étendant aujourd’hui jusqu’au conflit de lois. La progression ne s’est pas faite sans heurt, notamment sur ce dernier point puisqu’il a fallu, pour parvenir à la mise en place de règles uniformes de conflit de lois, recourir à la procédure dite de coopération renforcée 1. De fait, la règle de conflit de lois en vigueur en France en matière de divorce et de séparation de corps est, depuis le 21 juin 2012, une règle européenne commune à quatorze États membres de l’Union 2. Il faut souligner que la nouvelle règle de conflit chasse l’ancienne (C.  civ., art.  309) qui ne s’appliquera plus qu’aux désunions qui lui incombent ratione temporis, l’article 4 du Règlement Rome III ne limitant pas le jeu de la règle de conflit unifiée aux seuls cas où la loi désignée par elle est celle d’un État membre, ni d’une quelconque autre manière. L’unification de la règle de conflit présente un double intérêt : pour le justiciable, elle désamorce en bonne partie le forum shopping en soustrayant la solution du conflit de lois des enjeux du choix du for du divorce pour le demandeur 3 ; pour les États, l’autorité de leur loi s’en trouve renforcée, chaque fois du moins que cette loi n’a pas été écartée par une option ouverte aux époux, puisque la compétence législative n’est plus sujette à reconnaissance volontaire unilatérale par les treize autres États-membres, ceux-ci se la voyant imposer par le règlement européen. Il faut tout de même préciser que les bienfaits de l’unification ainsi opérée de la règle de conflit se cantonnent au cercle des États participant à la coopération renforcée, le particularisme se réintroduisant chaque fois que le juge compétemment saisi du divorce n’est pas celui d’un tel État. 488 Le choix d’une règle de conflit propre à la désunion ¸ Le législateur européen a choisi de construire un régime international du divorce et de la séparation de corps détaché du régime international des effets du mariage. Ce choix n'est pas en soi une innovation, puisque le législateur français avait déjà opté en 1975 pour une réglementation du conflit de lois en matière de désunion indépendante de la réglementation du conflit de lois en matière d'effets du mariage. En même temps, ce choix ne s'imposait pas absolument, comme le montrait le régime international applicable au divorce et à la séparation en France avant la loi de 1975. Dans ce cadre, en effet, le divorce, comme la séparation de corps, étaient perçus comme

1.  Pour plus de détails sur ce point, v. P. Hammje, « Le nouveau règlement n° 1259/2010 du Conseil du 20 déc. 2010 mettant en œuvre une coopération renforcée dans le domaine de la loi applicable au divorce et à la séparation de corps », Rev. crit. DIP 2011. 291, s., spéc. 292-294. 2.  Règl. Rome III n° 1259/2010 du 20 déc. 2010, JOUE L 343, 29 déc. ; sur ce texte et sa génèse, v. F. Pocar, « Quelques remarques sur la modification du règlement communautaire n° 2201/2003 en ce qui concerne la compétence et la loi applicable au divorce », Mélanges M. Revillard, Defrénois, 2007, 244 s. ; P. Hammje, op. cit. 3.  V. Règl. Rome III, cons. 9 ; l’enjeu subsiste cependant pour tout choix de for se portant sur les juridictions d’un État non participant à la coopération renforcée, car en ce cas, la règle de conflit unifiée n’est évidemment pas applicable d’elle-même, le juge saisi appliquant sa propre règle de conflit.

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mettant un terme pour l'avenir aux effets du mariage ou à certains d'entre eux 1. Ainsi, le devoir de fidélité surgissant du mariage à charge des époux prend fin avec le divorce. Il peut alors paraître normal que la loi qui régit cet effet du mariage soit aussi compétente pour dire que le divorce peut y mettre un terme et pour réglementer ledit terme. Dans cette optique, la loi applicable aux effets du mariage dispose d’un titre sérieux à régler le terme de ces effets qu’est le divorce 2. Cette conception devrait être retenue sans hésitation si elle ne négligeait pas le fait que, alors même que la désunion met un terme, en tout ou partie, aux effets du mariage, elle institue aussi pour l’avenir un nouveau statut régissant les rapports entre protagonistes : celui des gens divorcés ou, le cas échéant, celui des gens séparés de corps. Or ce nouveau statut remplace le précédent (celui des gens mariés) et l’on conçoit qu’une autre loi puisse lui être appliquée si elle dispose d’un titre supérieur à celui de la loi des effets du mariage. N’est-ce pas cette démarche qu’a suivie le législateur européen dans le Règlement Rome III, en choisissant de réglementer, non la loi applicable aux effets du mariage, y compris la désunion, mais la seule loi applicable à la désunion, quelle que soit par ailleurs celle qui régit les effets du mariage dans le droit des différents États-membres ? Il en résulte que, dans les États qui comme la France retiennent la nationalité commune des époux comme facteur de rattachement principal en matière d’effets du mariage, la règle de conflit européenne en matière de divorce et de séparation de corps sera susceptible de faire régir la désunion par une loi différente puisque le facteur de rattachement principal mis en place par le règlement est celui de la résidence habituelle des époux. Tout au plus faudra-t-il bien s’entendre sur les questions qui sont allouées à la loi des effets du mariage et sur celles qui reviennent à la loi de la désunion 3. 489 Le déclin de la loi nationale ¸ De même qu'en se mariant, les époux influent sur leur statut personnel, puisqu'ils passent ainsi du statut des célibataires au statut des gens mariés, de même influent-ils sur leur état en divorçant, car ils passent alors du statut des gens mariés à celui des époux désunis. La dissolution du mariage est donc clairement une question d'état des personnes, ressortissant au droit commun du statut personnel (C.  civ., art.  3, al. 3) qui impose la compétence de la loi nationale tant qu'un régime dérogatoire de conflit de lois n'est pas institué pour cette catégorie de questions. Il en a été ainsi en France jusqu'à la réforme du divorce de 1975 4. Cette dernière, en 1.  Civ. 17  avr. 1953, Rivière, Rev. crit. DIP 1953.412, note Batiffol, JDI 1953.860, note Plaisant, S. 1953.1.181, note Batiffol, JCP 1953.II.7863, note J. Buchet, Gaz. Pal., 1953.2.136, Grands arrêts, 5e éd. 2006, n° 26, p. 232. 2.  La séparation de corps, en ce qu’elle laisse subsister un mariage diminué dans ses effets, fait apparaître encore plus clairement le lien entre effets du mariage et désunion : le régime de séparation admis nous dit quels effets subsistent et lesquels disparaissent. 3.  Sur les difficultés surgissant en la matière, v. ss 519 s. 4.  Depuis longtemps admise en jurisprudence (Cass. Req., 12 févr. 1895, S. 1896, I, 401, note Pillet), la compétence de la loi nationale en matière de divorce sur la base de l’art. 3, al. 3 C. civ. a reçu un traitement flottant dans le cas où les époux n’étaient pas de même nationalité ;

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introduisant une règle de conflit législative spécifique au divorce et à la séparation de corps dans le Code civil (C. civ., anc. art. 310, devenu art. 309) est venue, comme une première vague, soustraire le divorce à la règle de conflit de droit commun du statut personnel. À cette première vague, nationale, une seconde, européenne, a succédé, maintenant la spécificité du régime conflictuel du divorce par rapport audit droit commun, tout en en changeant le contenu. On soulignera qu’aucune de ces vagues ne balaye sur son passage la nationalité comme facteur de rattachement en matière de désunion, confirmant la pertinence du lien anciennement établi en France entre divorce, statut personnel et loi nationale. Pourtant le titre de la nationalité comme facteur de rattachement fondamental du statut personnel ressort de ces deux interventions plus affaibli encore qu’il ne l’avait été, sous l’empire du droit antérieur, par l’ancienne jurisprudence Rivière-Tarwid, laquelle conservait la nationalité commune des époux comme facteur de rattachement principal, devant leur domicile commun 1. La loi de 1975 avait porté un premier coup à cette compétence nationale de principe pour les époux de nationalité commune étrangère domiciliés en France, la loi française du domicile étant alors préférée par le législateur français à la loi étrangère de la nationalité. Nous verrons que le Règlement Rome III va beaucoup plus loin dans l’érosion du titre de la loi nationale, en ne la laissant applicable au divorce ou à la séparation de corps que sous réserve de l’absence d’élément localisateur jugé plus pertinent par le règlement pour le cas en cause – élément constitué, sous une forme ou sous une autre, par la résidence habituelle des époux ou par la volonté des époux. 490 Les époux, arbitres du conflit entre la loi de la résidence habi­ tuelle et la loi de la nationalité ¸ De ce qui précède on pourrait être tenté de conclure à une victoire assez nette de la loi de la résidence habituelle sur la loi de la nationalité. Les frontières de cette dernière sont resserrées et elle n'occupe finalement, dans le domaine du divorce et de la séparation de corps, plus que le terrain laissé libre par la loi de la résidence commune. À y regarder de plus près, il est permis cependant de se demander s'il ne s'agit pas d'une victoire à la Pyrrhus, car l'avancée – incontestable – de la loi de la résidence s'accompagne d'une contre-mesure incorporée dans le Règlement Rome III lui-même, à son article 5 : les époux ont désormais la faculté de choisir entre la loi de la résidence commune et la loi de la nationalité commune 2 (ils peuvent même trancher le conflit en après avoir exploré la voie d’une compétence prévalante de la loi française au cas où l’une des nationalités était française (Civ. 6 juil. 1922, Ferrari, Rev. Dr. int. 1922, 444, rapport Colin, note Pillet, JDI 1922, 714, D.P. 1922,I, 137, S. 1923, I, 5, note Lyon-Caen, Grands arrêts, 5e éd. 2006, n° 12, p. 102), la jurisprudence s’est fixée sur la compétence de la loi du domicile commun (Civ. 17 avr. 1953, Rivière, préc.), ou à défaut, sur celle de la loi du for (Civ. 15 mai 1961, Tarwid, D. 1961.437, note Holleaux, JDI 1961.734, note Goldman, Rev. crit. DIP 1961.545, note Batiffol). 1.  Civ. 17 avr. 1953 et Civ. 15 mai 1961, préc. ; sur cette jurisprudence, v. la note ci-dessus. 2.  L’art.  5  permet aux époux d’opter pour « la loi de l’État de la nationalité de l’un des époux », ce qui couvre, notamment, l’option pour la loi de la nationalité commune aux époux, s’ils en ont une, comme cela sera fréquemment le cas.

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renvoyant ces deux lois dos-à-dos, par choix de la loi du for, qui fait aussi partie de la liste de l’art. 5). La loi de la résidence habituelle doit même supporter, sous le rapport de l’option accordée aux époux, la concurrence de la loi nationale de l’un seul des époux – à supposer qu’il ait une nationalité différente de l’autre – puisque cette loi fait aussi partie des options visées à l’article 5. Ce que la résidence gagne en extension, elle le perd donc en puissance puisque les époux disposent à l’avenir des moyens de la neutraliser en choisissant, s’ils le veulent, la loi de leur nationalité commune, la loi de la nationalité de l’un seul d’entre eux, voire la loi du for. De telle sorte qu’en définitive il est possible de dire que si, en l’absence de choix exprimé par les époux, la résidence habituelle l’emporte sur la nationalité commune, en revanche, face à la volonté manifestée des époux, résidence commune et nationalité commune apparaissent comme deux facteurs de rattachement de même rang qui seront départagés par les parties, dont l’arbitrage exercé conformément au règlement sera finalement déterminant. 491 L’interférence entre le conflit de lois et le conflit de juridictions ¸  Le divorce et la séparation de corps sont désormais régis, dans les États membres de l'Union européenne qui, comme la France, participent à la coopération renforcée mise en place par le Règlement Rome III, par des règles de conflit de lois et par des règles de conflit de juridictions européennes 1. Or ces règles interagissent en raison des solutions qu’elles apportent respectivement aux questions qu’elles visent. L’interaction du conflit de lois avec le conflit de juridictions se constate tant en ce qui concerne, dans ce dernier, la compétence directe des juridictions, qu’en ce qui concerne l’efficacité internationale des jugements. Sur le premier terrain, il faut remarquer que l’applicabilité de la loi du for prévue par le Règlement Rome III, soit comme loi choisie, soit comme droit subsidiairement applicable, donne une certaine importance, pour la solution du conflit de lois, aux règles de compétence internationale des juridictions. Le chef de compétence juridictionnelle posé par le droit européen vaudra chef de compétence législative chaque fois, que par application du règlement, la loi du for est désignée comme applicable. Sur le terrain de l’efficacité internationale des jugements, le respect de la règle de conflit du for d’accueil du jugement étranger n’étant plus contrôlé au stade l’efficacité en France du jugement étranger, il n’est pas possible de faire obstacle à l’effet en France d’un jugement étranger de divorce en lui reprochant de n’avoir pas appliqué la loi que le juge français aurait appliquée. Il résulte de cette double interaction une impression d’assez (exagérément ?) large influence de la volonté des époux sur l’applicabilité de la loi qui régira leur divorce, volonté dont l’efficacité va au-delà même de ce que 1.  Sur le régime européen du conflit de juridictions en matière de divorce, v. ss 787.

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permet la liberté encadrée offerte par la règle de conflit de lois (Règl. Rome III, art. 5). On remarquera notamment à cet égard que lorsque les époux n’ont pas de nationalité commune, et plus de domicile commun répondant aux exigences de l’article  8 (a) et (b) du Règlement Rome III, la compétence de la loi d’un État membre participant à la coopération renforcée dudit règlement pourra assez facilement être déclenchée par le jeu de l’article 8 (d)– et ce le cas échéant par un seul des deux époux – par saisine du juge de cet État, lui-même facilement compétent au regard des chefs de compétence directe très libéraux du Règlement Bruxelles II bis. L’efficacité du jugement ainsi obtenu pourra ensuite être facilement exigée dans un autre État membre. Quant aux lois relatives au divorce, même édictées par les États non participants à la coopération renforcée, leur incompétence dans un cas donné selon le règlement ne fera pas obstacle à l’efficacité, dans un État où ledit règlement est en vigueur, d’un jugement provenant de l’État membre non participant ou de l’État tiers les ayant appliquées en vertu de sa propre règle de conflit, dès lors du moins que l’État membre participant où ce jugement est invoqué ne subordonne pas l’efficacité en son sein du jugement étranger à la compétence de la loi qui y est appliquée 1. 492 La conception méthodologique prévalant pour le traitement juridique du divorce international ¸ Entre deux conceptions méthodologiques distinctes susceptibles d'être suivies pour le traitement juridique du divorce international, le législateur européen est resté regrettablement discret sur le choix qu'il entendait faire. Dans une première conception, la question du divorce international apparaît comme étant essentiellement, ainsi qu'on l'admet dans les autres domaines du droit privé, la question du droit substantiel applicable. La règle de conflit de lois détermine avec quel pays la situation des époux entretient les liens les plus pertinents, et c'est cette loi qui a vocation à s'appliquer à la situation, sauf pour les questions qui lui sont soustraites en raison de la prévalence, pour elles, d'un rattachement différent. Le juge saisi, compétent pour des raisons principalement procédurales, se borne à appliquer au cas en cause la loi ainsi désignée. Dans une autre conception, le juge n'est pas un simple for procéduralement compétent devant lequel il faut vider le contentieux par application de la bonne loi – celle que désigne la règle de conflit –, mais une véritable autorité qui a pouvoir pour prononcer le divorce ou la séparation dès lors que la règle de compétence le désigne. Il le fera, puisqu'il est compétent, normalement par application de sa loi ; tout au plus peut-il être invité, par le droit en vigueur dans son pays, et compte tenu du caractère international de la situation, à tenir compte, au moment de former sa 1.  Ainsi en va-t-il de la France, aussi bien en droit commun (Civ. 1re, 22  févr. 2007, Cornelissen,préc.) applicable lorsque le jugement de divorce provient d’un État non membre de l’Union, qu’en droit européen (art. 856 Règl. Bruxelles II bis) applicable si le jugement de divorce provient d’un État membre.

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décision relative au divorce, d'une réglementation étrangère pertinente. La disposition étrangère désignée par la règle de conflit est alors empruntée et exploitée par le juge saisi, dans le cadre d'une procédure s'achevant par une décision s'imposant plus aux parties comme ayant pour origine l'État dont le juge a statué, que l'État dont la loi a été appliquée. Or le Règlement Rome III envisagé dans une lecture combinée avec le Règlement Bruxelles II bis, manque un peu de clarté sur l’option prise pour l’Europe. En posant une règle de conflit de lois bilatérale d’apparence classique, le droit européen donne à penser qu’il fixe, dans une perspective savignienne, le siège du rapport de droit dans le domaine de la loi retenue comme compétente, et que le juge compétent n’est choisi que pour des raisons procédurales relativement secondaires, la vraie source du divorce, lorsqu’il statue sur un cas, étant la loi applicable dont il se bornerait, en quelque sorte, à prononcer les paroles pour le cas en cause. En même temps. en laissant ouvertes des voies d’interprétation de la règle de conflit de lois limitant son rôle à la détermination des dispositions relatives aux causes du divorce, il peut donner à penser que le divorce prononcé pour le reste ne se rattache pas essentiellement à cette loi, et que son centre de gravité se trouve plus dans l’État dont l’autorité le prononce que dans celui dont les dispositions sont empruntées pour fixer les causes de la désunion. Ce faisant, le droit européen du divorce brouille la première piste évoquée et oriente vers la seconde à travers l’idée que l’État du siège du rapport de droit n’est pas tant celui dont la loi est désignée par la règle de conflit que celui dont le juge est compétent. Si finalement on penchera dans les développements qui suivent en faveur de la première approche, c’est à la fois en prenant appui sur la tradition savignienne qui prévalait largement en droit international privé des États membres en Europe avant l’uniformisation du droit des conflits de lois (et dont il n’y a pas lieu de penser que l’Europe voudrait s’éloigner sans s’en expliquer clairement), et aussi en tenant compte de l’intitulé du règlement qui, indiquant que ce dernier couvre « la loi applicable au divorce et à la séparation de corps » 1, montre qu’il n’entend pas restreindre le rôle de cette dernière à la seule fourniture des dispositions relatives aux causes d’un divorce ou d’une séparation qui serait par ailleurs essentiellement rattaché au juge du for compétemment saisi. Le décor du droit international privé français actuel du divorce et de la séparation de corps étant ainsi planté, nous étudierons ci-après la règle de conflit en vigueur en France – soit celle qui résulte du Règlement Rome III – non sans faire référence, en tant que de besoin, aux données historiques correspondant aux systèmes qui l’ont chez nous précédée.

1.  V. aussi, le considérant 9 du préambule du Règl., selon lequel ce texte a vocation à fournir un « cadre juridique clair et complet dans le domaine de la loi applicable au divorce et à la séparation de corps ».

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§ 1.  Détermination de la loi compétente 493 Le Règlement Rome III pose une règle de conflit de lois élémentaire partiellement supplétive en ce sens que les parties peuvent y déroger en optant d’un commun accord pour une des lois limitativement énumérées comme pouvant être choisies parmi toutes celles qui présentent un certain contact avec la situation des époux.

A.  La règle de conflit élémentaire 494 Présentation ¸ La règle de conflit de lois élémentaire posée par le Règlement Rome III figure à son article  8, selon lequel : « À défaut de choix conformément à l'article 5, le divorce et la séparation de corps sont soumis à la loi de l'État : (a) de la résidence habituelle des époux au moment de la saisine de la juridiction ; ou, à défaut, (b) de la dernière résidence habituelle des époux, pour autant que cette résidence n'ait pas pris fin plus d'un an avant la saisine de la juridiction et que l'un des époux réside encore dans cet État au moment de la saisine de la juridiction ; ou, à défaut, (c) de la nationalité des deux époux au moment de la saisine de la juridiction ; ou, à défaut, (d) dont la juridiction est saisie ». Si les facteurs de rattachement retenus comme pertinents par la règle ainsi formulée reprennent à quelques nuances prés, ceux que connaissait antérieurement notre droit, leur agencement est assez différent de celui qui préexistait entre eux chez nous, de telle sorte que sous l'empire du Règlement Rome III, la solution du conflit de lois s'en trouvera assez profondément modifiée par rapport au passé. 495 Continuité des facteurs de rattachements ¸ En ce qui concerne les facteurs de rattachement retenus, on note qu'il s'agit de la résidence habituelle commune des époux (l'actuelle, ou à défaut la dernière, mais elle doit alors être qualifiée) et de la nationalité commune des époux, sans oublier une compétence possible de la lex fori. Sous le rapport des facteurs de rattachements ainsi déterminés, l’analogie avec le droit français antérieur est, en première approximation, frappante, qu’il s’agisse des règles législatives issues de la réforme de 1975  ou des règles jurisprudentielles admises antérieurement. L’article 309 du Code civil en effet retenait aussi la nationalité commune française et, sinon la résidence, du moins le domicile commun en France comme déclenchant la compétence législative française en matière de divorce, de même qu’il admettait l’applicabilité de la loi française comme loi du for si aucune autre loi ne se voulait compétente. Quant au droit jurisprudentiel qui le précédait, il découlait de la jurisprudence Rivière-Tarwid qui faisait également jouer un rôle possible, quoique passablement différent, à la nationalité commune, au domicile commun et à la loi du for. Une certaine continuité des rattachements utilisés en matière de divorce ressort donc de tout cela.

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Envisagés dans le détail, les rattachements antérieurement retenus par la France laissent toutefois entrevoir des différences non négligeables avec ceux du règlement européen. On sait notamment que, quoiqu’aboutissant souvent au même résultat, les rattachements au domicile et à la résidence habituelle ne sont pas rigoureusement identiques, le domicile étant dans de nombreux droits, une notion juridique définie par la loi alors que la résidence habituelle est une notion de fait plus souple, que le juge du for apprécie plus librement. C’est cette donnée qui conduit à faire préférer l’emploi de la résidence habituelle plutôt que du domicile dans les règles de conflit supranationales, et il en va ainsi dans le Règlement Rome III, car la première notion a plus de chance que la seconde d’être homogène quel que soit le juge saisi. D’autre part, une différence sensible existe entre la solution retenue par le Règlement Rome III et la jurisprudence antérieure dans la situation particulière – mais non exceptionnelle quand le couple se désaccorde au point que le divorce est réclamé au juge – où les époux se sont séparés de fait avant le divorce. En ce cas le règlement européen admet que la dernière résidence habituelle commune des époux joue le rôle de facteur de rattachement, sous réserve qu’un seul des époux l’ait quittée et que ce soit depuis moins d’un an (résidence commune ancienne qualifiée). Dans le même cas de séparation de fait, le droit français antérieur raisonnait moins en termes de vie de couple qu’en termes de présence maintenue des époux séparés dans la sphère territoriale française, la loi française demeurant applicable en cas de séparation de fait des époux si les deux époux habitaient, quoique séparément, tous deux en France 1. 496 Nouvelle hiérarchie des rattachements ¸ Si les facteurs de rattachement ainsi retenus par le Règlement Rome III présentent une certaine continuité avec ceux qui les précédaient en France, leur agencement dans la règle de conflit de l'article 8 est profondément différent des formules préexistantes. Est en effet retenue une hiérarchie des facteurs de rattachement qui fait prévaloir, dans le règlement, la résidence habituelle commune (actuelle ou ancienne qualifiée) sur la nationalité commune, laquelle ne déclenche la compétence législative qu'en troisième rang, si la compétence législative de l'État de la résidence habituelle commune n'a pu être établie faute pour cette résidence de correspondre aux conditions requises par l'article  8 (a) et (b). Par comparaison, la hiérarchie des rattachements dans l'ancienne jurisprudence Rivière-Tarwid faisait passer la loi de la nationalité commune devant celle du domicile commun. Quant à l’article 309, il mettait sur un pied d’égalité la nationalité commune et le domicile commun, la prévalence de la nationalité commune française sur le domicile commun à l’étranger étant contrebalancée par la prévalence du domicile commun en France sur la nationalité commune étrangère 2. 1.  V. Civ. 15 mai 1961, Tarwid, préc. (antérieurement à la réforme de 1975) ; Metz, 28 janv. 1992, Rev. crit. DIP 1993, 29 note H. Muir Watt (sous l’empire de la réforme de 1975). 2.  V. ss 231.

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L’article  8  signe à cet égard, en matière de divorce et de séparation de corps, un recul manifeste de la loi nationale devant les avancées de la loi de la résidence habituelle que l’on a pu noter en d’autres matières de statut personnel 1. Par contraste, la lex fori occupe toujours dans les trois états successifs de notre droit positif le dernier rang, celui de l’ultrasubsidiarité, ce qui ne surprend pas puisque le titre de cette loi à intervenir n’est que le faible lien suffisant à déclencher la compétence juridictionnelle et dont l’effet dans le domaine de la compétence législative se justifie par l’idée de comblement de la lacune législative causée par l’absence de rattachement principal déterminant pour la situation en cause. 497 Conflit mobile ¸ La nouvelle place de premier rang accordée à la résidence habituelle nécessitait une réponse claire à la question du conflit mobile, cette dernière se posant plus souvent avec ce facteur de rattachement qu'avec celui de la nationalité dont la mutabilité est moindre. En le résolvant au profit de la résidence actuelle des époux à la date de saisine du juge du divorce ou de la séparation, le règlement admet que le changement de résidence en cours de mariage entraîne un changement de loi applicable à la dissolution et même à la dissolubilité du mariage. Un mariage célébré indissoluble à Malte deviendra donc dissoluble si la loi de la nouvelle résidence habituelle le juge tel. La solution ainsi donnée au conflit mobile n'est pas originale puisque notre droit la connaissait aussi lorsque le rattachement principal était la nationalité 2. Mais comme on change plus facilement de résidence habituelle que de nationalité, la stabilité du statut personnel s’en trouve sérieusement altérée. À ces évolutions caractérisées, le Règlement Rome III vient en ajouter une autre importante en rendant les rattachements ainsi mis en place au moins partiellement supplétifs.

B.  L’option offerte aux époux en faveur d’une autre loi 498 Option de législation ¸ Une des nouveautés les plus marquantes du Règlement Rome III est l'introduction d'une certaine autonomie de la volonté dans le rattachement du divorce ou de la séparation de corps. Les époux qui ne souhaiteraient pas voir leur désunion régie par la loi désignée à l'article 8 se voient en effet offrir une option de législation par l'article 5, selon lequel « Les époux peuvent convenir de désigner la loi applicable au divorce et à la séparation de corps, pour autant qu'il s'agisse de l'une des lois suivantes : (a) la loi de l'État de la résidence habituelle des époux au 1.  V. particulièrement, en matière de protection des enfants et des adultes, v. ss 432 et 437. 2.  Civ. 6 juill. 1922, Ferrari, préc. ; Le règlement retient la même règle de conflit mobile lorsque le rattachement prend appui sur la nationalité commune, celle devant compter étant celle existant à la date de la saisine du juge.

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moment de la conclusion de la convention ; ou (b) la loi de l'État de la dernière résidence habituelle des époux, pour autant que l'un d'eux y réside encore au moment de la conclusion de la convention ; ou (c) la loi de l'État de la nationalité de l'un des époux au moment de la conclusion de la convention ; ou (d) la loi du for ». Cette option soulève trois principales questions : celle de son contenu, celle du statut du pacte par lequel elle s'opère et celle du statut de la loi désignée dans son cadre.

1. Les termes de l’option

499 Les termes de l’option offerte aux époux seront un peu différents selon qu’elle est exercée au moment du divorce ou de la séparation, ou antérieurement, à une époque où les relations entre époux ne sont pas à la consommation de la désunion (par exemple dans le contrat de mariage). 500 a) Exercice de l’option au temps du divorce ou de la séparation de corps ¸ De même qu'en droit interne la plupart du temps le droit du divorce ne surgit dans la vie du couple qu'au moment où le divorce lui-même se profile, de même en droit international privé la question de la loi applicable à leur désunion ne se présente bien souvent aux époux que lorsque la poursuite de la vie commune leur apparaît comme fortement compromise. C'est alors qu'ils peuvent être amenés à s'interroger sur l'intérêt qu'il y aurait pour eux à choisir la loi qui régira leur divorce, dans la mesure où un tel choix serait légal. Dans cette optique, deux contextes de choix sont distingués par l'article 5. Le projet de choix peut d'abord être formé peu avant que la procédure de divorce ne soit à proprement parler engagée devant le tribunal ; la situation est alors un choix de fond, couvert par l'article 5 §1 et §2. Il se peut ensuite que l'intérêt d'un choix de lois n'apparaisse qu'une fois la procédure engagée ; la situation est alors un choix procédural et est désormais couverte par l'article 5 §3. 501 Le choix de fond ¸ Dans ce premier cas, l'option de législation correspond grosso modo à une manière de laisser les époux réorganiser à leur guise la hiérarchie des facteurs de rattachement de l’article 8, en faisant remonter au premier rang celui qui leur paraît préférable pour leur situation ; ainsi le choix par les époux de leur loi nationale commune correspondra à un déclassement de la loi de leur résidence habituelle normalement applicable. De même, le choix par les époux de la loi du for aboutirait à faire remonter en tête des rattachements celui qui figure en queue dans la liste de l’article 8. L’idée que le choix de fond correspond à une simple faculté de réagencement des facteurs de rattachement retenus par l’article 8 ne vaut cependant, nous l’avons dit, que grosso modo car en réalité le règlement la tempère par deux nuances non négligeables correspondant chacune à un cas particulier. La première nuance concerne l’option offerte pour la loi de la dernière résidence habituelle des époux. Par cette option, les époux ne se voient pas

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simplement offrir la faculté de faire monter au premier rang le facteur de rattachement correspondant tel qu’employé par l’article 8, puisque la qualification requise pour la dernière résidence commune visée par ce texte ne correspond pas à celle requise pour que l’option soit ouverte par l’article 5. Dans le cadre de cette dernière disposition, les époux peuvent en effet choisir la loi de leur dernière résidence commune alors même que la fin de leur communauté de vie en ce lieu remonterait à plus d’un an. L’option ainsi donnée aux époux leur permet de transformer la dernière résidence commune en un lien permanent entre les époux concernés, d’une part, et l’État sur le territoire duquel elle a été fixée par eux, d’autre part, la permanence de ce lien ainsi activée par l’exercice de l’option justifiant l’application de la loi de cet État au divorce ou à la séparation. Une seconde nuance concerne l’option offerte pour la loi nationale. Si cette option couvre bien la loi nationale commune lorsque les époux n’ont qu’une nationalité commune 1, elle vise aussi la loi nationale de l’un seul des époux si l’un d’eux détient une nationalité que l’autre n’a pas. Ici encore l’option permet en ce cas aux époux de transformer la nationalité de l’un seul d’entre eux en un lien entre le couple et l’État concerné, pertinent sous le rapport du conflit de lois par la force additionnelle de la volonté commune exprimée dans le pacte. Il y va là bien plus que d’un simple réagencement des facteurs de rattachement objectifs de l’article 8. 502 Le choix procédural ¸ Dans ce second cas, l'option de législation prend une tournure plus procédurale et l'on conçoit que le règlement s'en désengage quelque peu, étant donné la variété et la technicité des règles de procédures propres à chaque État. En matière de procédure chaque État a compétence pour choisir comment le mettre en œuvre. Un tel choix procédural n'est admis que si la loi du for en prévoit la possibilité ; la juridiction prend acte du choix conformément à la loi du for ; la réglementation de la forme de cet accord est soustraite à l'article 7 pour laisser place à l'application de la loi de procédure. Même le choix de l'État dont la loi peut être désignée par l'accord procédural semble bien être abandonné au droit du for, qui peut par conséquent limiter ce choix au seul droit du for 2. De même c’est la loi du for qui dira si le juge est lié par cet accord procédural ou s’il peut, malgré tout, s’en tenir à la loi désignée par la règle de conflit de l’article 8. 503 b) Exercice de l’option par anticipation ¸ Le règlement n'enferme pas l'exercice de l'option dans une période déterminée, qui se situerait par exemple peu avant ou au début de la procédure de divorce ou de séparation 1.  Ou que des nationalités communes en cas de pluri-nationalité. 2.  Peut-il ouvrir l’éventail des lois disponibles plus largement que ne le fait l’article 5 §1 ? La lettre de l’article 5 §3 ne l’exclut pas ; il faut pourtant reconnaitre que la solution, à supposer qu’elle soit admise dans le droit d’un État participant à la coopération renforcée, serait contraire à l’esprit dans lequel l’option de législation est conçue par l’article 5 §1.

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de corps. Son article 5 §2 admet que la convention de choix de loi peut être conclue à tout moment. Il laisse donc place à une option que des époux très prévoyant exerceraient à une époque où le divorce n'est peut-être encore envisagé que comme une réalité à conjurer ou comme une probabilité, même infime, à envisager. Parmi une infinité de scénarios possibles deux se rencontreront peut-être moins rarement : celui de l'insertion de la clause de choix de la loi dans un contrat de mariage 1, à côté de la clause sur la loi applicable aux rapports patrimoniaux (Conv. La Haye du 14 mars 1978, art. 3) ; et celui de la conclusion d’un accord à l’occasion d’une séparation de fait vécue par les époux comme un « démariage à l’essai » ; la clause servirait alors, au cas où aucun retour à la vie commune ne se révélerait finalement concevable, à fixer d’avance la loi sous l’empire de laquelle le divorce se profilant sera organisé. On notera que dans ces deux cas, l’option de législation prend un tour un peu différent de celle, précédemment envisagée, qui s’exerce à l’occasion même du divorce ; car l’élément localisateur s’appréciant à la date de la convention, et cette dernière précédant désormais sérieusement celle du divorce, les lois disponibles pour les époux ne seront pas nécessairement celles désignées par l’article 8 alors même que les facteurs de rattachement seraient communs. Ainsi, si les époux ont opté, dans le contrat de mariage, pour la loi de leur nationalité commune et que celle-ci vient ultérieurement à changer ou à disparaître, la loi applicable à la rupture restera celle de la nationalité commune au moment du contrat, alors que la compétence de cette loi n’aurait pas pu prendre appui sur l’article  8  au moment du divorce si aucun contrat n’avait été conclu antérieurement. Dans le même ordre d’idée, l’option anticipée pour la loi du for prévue par l’article 5 ouvre des perspectives qui devraient conduire tout époux à y regarder à deux fois avant d’y souscrire. Par hypothèse en effet, en cas d’option anticipée, le for du divorce ou de la séparation n’est pas encore déterminé 2. Ce for pouvant se révéler être, le moment venu, celui d’un État non participant à la coopération renforcée, et l’option en faveur de la loi de cet État ne liant les tribunaux de ce dernier que si son propre droit le prévoit, il suffira que le demandeur choisisse de porter l’action en divorce ou en séparation de corps devant le for d’un État non participant qui n’admet pas l’efficacité d’un choix de loi en matière de divorce pour le pacte soit tenu en échec. Par ailleurs, que le tribunal saisi soit celui d’un État participant ou non, cela signifiera que le choix de la loi applicable sera finalement entre les mains de l’époux qui prend l’initiative de la procédure, parmi celle de tous les États qui offrent la 1.  Si la résidence commune des époux n’est pas encore connue au moment de la rédaction du contrat de mariage, le choix de la loi de ce lieu demeure possible sous la forme d’une clause générique par laquelle les époux choisissent de placer leur désunion, si elle venait à se produire, sous l’empire de la loi de leur première résidence commune après mariage. 2.  Sauf le cas où le choix de la loi du for s’accompagnerait d’une clause de choix du juge compétent désignant la juridiction d’un État qui admet la prorogation volontaire de sa juridiction en matière de désunion. La situation semble rare, et en tout cas n’est pas admise en tant que telle par la règlement Bruxelles II bis.

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compétence de leurs juridictions pour le cas en cause. Autant dire que, pour un époux, signer avant que la rupture ne se profile un accord sur la compétence de la loi du for revient à encourager l’autre époux à prendre, le moment venu, l’initiative du contentieux de la rupture devant la juridiction dont la loi lui est la plus favorable. L’idée qu’il sera toujours possible pour le défendeur d’allumer un contre-feu en saisissant un autre juge susceptible de reconnaître sa compétence n’est pas de nature à réjouir qui que ce soit – sauf peut-être les avocats des époux à la perspective des gains que pourrait leur apporter ce conflit de procédures.

2.  Le pacte de choix de la loi

504 L’efficacité du pacte de choix de loi devant le juge d’un État participant à la coopération renforcée peut être affectée par la violation de règles applicables à son fond ou à sa forme. Quant au fond (existence du pacte, validité matérielle – par opposition à formelle –), le règlement valide, par son article 5 (qui prend ainsi le tour d’une règle matérielle) le pacte de choix de la loi conclu en matière de divorce ou de séparation de corps conformément aux conditions qu’il pose quant à la loi choisie. Pour le reste, il est soumis à la loi qui serait applicable si le pacte était valablement conclu (Règl., art. 6) ; on notera que la règle vient très sérieusement affecter le caractère universel 1 de la règle de conflit posée par l’article 5 car elle aboutit à cette conséquence que, chaque fois que l’État de la résidence habituelle commune, celui de la nationalité commune ou celui du for ne participe pas à la coopération renforcée, l’efficacité d’un choix de sa loi effectué par les époux conformément à l’article  5  sera exclue, même devant le juge d’un État membre participant 2, dès lors que le droit de l’État dont la loi a été choisie ignore l’option de législation en matière de loi applicable au divorce ou à la séparation de corps et annule les pactes en la matière comme contraire à l’ordre public (par exemple en raison de l’atteinte qu’ils porteraient au principe d’indisponibilité de l’état des personnes). Quant à la validité en la forme, elle obéit à un régime original : la règle locus regit actum, habituellement compétente en matière de forme des actes juridiques, est écartée. Le règlement comporte une règle substantielle conçue pour se suffire à elle-même en prévoyant la nécessité de formuler le pacte dans un écrit daté et signé des époux (Règl., art. 7 §1). En même temps, chaque fois que le législateur de la résidence habituelle – commune aux deux époux ou propre à l’un d’eux selon le cas (Règl., art. 7 §2 à 4) – est aussi le législateur d’un État membre participant à la coopération renforcée, il se voit reconnaître par le règlement la faculté 1.  Proclamé par l’art. 4 du Règl. 2.  Devant le juge d’un État membre non participant, l’art. 5 du règlement n’est évidemment pas applicable, et le choix de la loi de cet État ou d’un autre par les époux ne s’imposera jamais au juge sur la base de ce texte, mais uniquement dans la mesure prévue par la règle de conflit de lois du for en matière de divorce ou de séparation de corps.

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d’imposer des conditions de forme supplémentaires (par exemple, langue du pacte…) venant s’ajouter à celle de l’article 7 §1.

3.  Le statut de la loi choisie

505 Pétrification ? ¸ On peut penser que les considérations de contenu de la loi applicable ne seront pas négligeables 1 dans le choix qui sera opéré par les époux conformément à l’article 5 : telle loi sera préférée à telle autre en raison d’une procédure simplifiée ou peu coûteuse, ou encore plus rapide qu’elle prévoirait 2. Or la loi choisie n’est nullement immuable et il est possible que postérieurement au choix, une réforme législative vienne en modifier le contenu. La question se pose alors de savoir si une telle réforme du droit choisi par les parties doit se traduire quant à la loi applicable à leur situation. Une réponse positive conduirait à faire gouverner le divorce par la loi (nouvelle ou ancienne) désignée par la règle de conflit dans le temps du droit élu, pouvant conduire à l’applicabilité de la loi nouvelle alors que ce n’est pas en contemplation d’elle que le choix s’était effectué. À l’inverse, la neutralisation du droit nouveau abrogeant la loi choisie pour le cas en cause aboutirait à un phénomène de pétrification de cette dernière dans son contenu à la date du choix. Même si une telle pétrification ne paraît guère souhaitable en raison de l’hétérogénéité des régimes de divorce ou de séparation de corps qu’elle entretient concurremment, à un moment donné, dans la société dont l’État à la charge, il semble bien que ce soit cette option que retient le règlement, comme le donnent à penser les considérants 17 et 18 de son préambule, qui mettent l’accent sur les relations entre le consentement donné par les époux à l’applicabilité d’une loi et le contenu de cette dernière. On doit d’ailleurs souligner qu’une partie des inconvénients de la pétrification ainsi consacrée sont corrigés par la permission donnée aux époux de réactualiser leur choix en fonction de l’évolution des lois en présence (art. 5 §2). Il faut pourtant noter que l’abandon d’une loi antérieurement choisie n’est admise d’après ce texte qu’en cas de volonté convergente en ce sens des époux. Le risque est dans ces conditions assez important qu’alors que les relations entre époux sont troublées par la perspective du divorce, un accord sur le changement de loi applicable soit difficile à trouver. Aucun mécanisme correcteur n’est malheureusement prévu par le règlement pour contrer ce genre de blocage.

§ 2.  Exceptions à la loi compétente 506 A. Renvoi ¸ Jusqu'en 1975, le renvoi n'avait pas soulevé de problèmes particuliers en matière de divorce ou de séparation de corps. Il suffisait de 1.  Sans pour autant être nécessairement exclusives, car d’autres considérations peuvent influencer le choix des époux, notamment celles tirées de la simplicité qu’il peut y avoir à faire trancher le contentieux du divorce selon la loi du for. 2.  V. sur ce point le considérant 18 du Règl. Rome III qui insiste sur l’importance du consentement éclairé des époux tandis que le considérant 17 qui renvoie à cet égard au système public d’information (déc. 2001/470/CE) pour tenir les intéressés à jour des lois concernées.

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se référer aux solutions déjà examinées à propos de la théorie générale. Deux arrêts de la Cour de cassation avaient d'ailleurs expressément consacré le renvoi de la loi nationale étrangère à la loi française du domicile des époux 1. Une troisième décision de la même juridiction, rendue dans l’affaire Patiño, avait de son côté admis, dans des conditions il est vrai discutées, le renvoi au second degré 2. Cette jurisprudence a été remise en cause par la loi du 11 juillet 1975 qui, en édictant des règles de conflit de lois de caractère unilatéral, a été jugée comme s’opposant au jeu du renvoi 3.

Désormais, avec l’entrée en vigueur du Règlement Rome III, c’est ce texte qu’il y a lieu de consulter pour déterminer si le mécanisme du renvoi a lieu d’être retenu. Or la position prise par le législateur européen en notre matière est très claire : l’article 11 du règlement exclut purement et simplement le renvoi. Il y a donc lieu de considérer que, malgré son caractère bilatéral et universel, la règle de conflit de lois européenne ne connaît pas de correctif lorsque la loi désignée ne se reconnaît pas compétente mais renvoie au droit du for ou à un droit tiers se reconnaissant compétence. La solution est compréhensible chaque fois que la loi applicable est désignée sur la base de l’article 5, puisque c’est normalement au vu de son contenu que la loi retenue aura été choisie par les parties. Admettre que la compétence de la loi ainsi choisie puisse être remise en cause par le jeu de la règle de conflit de l’État auteur de cette loi reviendrait à bouleverser les prévisions des parties, et les raisons mêmes qui conduisent à exclure le renvoi en matière contractuelle fondent cette même exclusion ici où une dose d’autonomie de la volonté est accordée aux parties par la règle de conflit. En revanche, il est permis d’émettre des doutes sur l’opportunité de cette exclusion chaque fois que la règle de conflit est fournie par l’article 8, ou d’une façon générale par une règle qui conduit à la désignation d’une loi pour des raisons autres que celles tirées de la volonté des parties. De deux choses l’une en effet : soit la loi désignée par la règle de conflit européenne est celle d’un État participant à la coopération renforcée, et alors, il n’est nullement besoin d’exclure le renvoi pour éviter les complications de la coordination à laquelle il donne lieu ; la règle de conflit étant la même dans l’État du for et dans celui dont la loi est désignée, il n’y a pas conflit négatif de compétences législatives, donc pas de facteur déclenchant l’application du renvoi. Soit la loi désignée par la règle de conflit européenne est celle d’un État non participant ; en ce cas, la règle de conflit de l’État dont la loi est désignée par le Règlement Rome III est susceptible de diverger d’avec ce règlement. Si cette divergence conduit à conflit négatif de compétences législatives, on ne voit pas pour quelle raison la coordination entre règles de conflit divergentes permise par le renvoi est écartée par l’article 11. L’autonomie de la volonté n’est pas ici en cause, et l’idée selon laquelle la règle de conflit étant supranationale, les règles de conflit nationales devraient s’effacer sur son passage manque de pertinence car elle néglige le fait que 1.  Civ. 10 mai 1939, Birchall, S. 1942.1.73, note Niboyet, JDI 1940-45.107 et 1er avr. 1954, Bradford, Bull. civ. II.101, no 140. Le renvoi inverse de la loi domiciliaire à la loi nationale a également été admis par un jugement du T. civ., Seine, 22 oct. 1956, JDI 1959.454, note Bredin, Rev. crit. DIP 1958.117, note H.B. 2.  Civ. 15 mai 1963, JDI 1963.1016, note Malaurie, Rev. crit. DIP 1964.532, note P. Lagarde. 3.  Dans ce sens, Paris, 27 oct. 1989, D. 1990. Somm. 265, obs. Audit. .

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cette supranationalité n’est que régionale et qu’il paraît un peu impérialiste d’ériger en modèle la règle européenne pour tous les États, qui, ne se rattachant pas à l’Union, demeurent bien fondés à préférer le facteur de rattachement consacré par leur propre règle à celui prévalant dans un club d’États européens. C’est pourquoi finalement, l’on regrettera l’abandon complet du renvoi par le Règlement Rome 3.

507 B. Ordre public ¸ Si le mécanisme ordinaire de l'exception d'ordre public est classiquement prévu par le Règlement Rome III à son article 12, deux autres dispositions originales sont introduites dans le texte aux articles 10 et 13, qui s'apparentent à cette notion, tout en faisant l'objet d'un traitement spécifique. 508 L’exception d’ordre public (art.  12) ¸ Le juge saisi est autorisé par l'article 12 à écarter une disposition de la loi désignée par le règlement si elle apparaît comme « manifestement contraire » à l'ordre public du for. La mise en œuvre de cette mesure somme toute classique ne devrait pas soulever de difficulté majeure et la détermination, dans chaque État participant, des exigences de l'ordre public du for par rapport à la loi étrangère compétente se fera en prenant appui sur la jurisprudence qui avait pu se développer, avant l'entrée en vigueur du texte européen, en matière de rupture ou de relâchement du lien matrimonial. La rédaction de l’article 12 appelle deux brèves remarques : La première concerne le mode de contrôle du respect de l’ordre public mis en place. En précisant que c’est « l’application » de la loi compétente qui peut être écartée si elle est contraire à l’ordre public, les auteurs du texte ont retenu classiquement un contrôle in concreto ; la loi ne doit pas être examinée abstraitement, mais « en situation », en s’intéressant au résultat que produirait son application dans le cas en cause. Seul le caractère choquant de ce résultat contrariant les valeurs fondamentales du for justifierait que la loi désignée soit évincée. C’est là la conception qui prévaut aujourd’hui du fonctionnement de l’exception d’ordre public comme mécanisme général du contrôle du contenu de la loi compétente 1. La deuxième remarque concerne l’origine de la loi compétente ainsi contrôlée : alors qu’il est traditionnellement admis que l’exception d’ordre public fait obstacle à la loi étrangère compétente, dont il y a lieu de contrôler le contenu car son extranéité ne garantit aucunement qu’il soit acceptable pour le for, l’article 12 ne mentionne pas cette extranéité comme une condition de mise en œuvre du mécanisme de contrôle qu’il admet. Il faut y voir une malfaçon du texte 2 car si la loi du for est désignée par la règle de conflit, l’éviction de cette loi en raison de sa contrariété à un ordre public s’imposant à elle – comme en France celui issu de la Convention européenne des droits de l’homme ou encore de la Constitution – est le résultat de 1.  V. ss 386 s. 2.  Malfaçon d’ailleurs corrigée tant bien que mal par le considérant 25 du règlement, qui indique expressément que l’exception d’ordre public permet de tenir en échec « une disposition de la loi étrangère ».

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mécanismes juridiques (exceptions d’inconventionnalité ou d’inconstitutionnalité) différents et autonomes par rapport à celui que constitue l’exception d’ordre public du droit international privé. L’article 12 ne les empêche pas de jouer, mais à proprement parler, il ne les couvre pas. 509 Contenu de l’ordre public en matière de divorce ou séparation de corps ¸ La réglementation des causes du divorce dépend étroitement de la conception législative du mariage lui-même 1. Il n’est donc pas étonnant que l’ordre public ait ici un rôle important à jouer. La délimitation de son champ d’application est cependant difficile à préciser. La diversité des opinions reflète les conceptions morales et sociales propres à chaque auteur. Quant à la jurisprudence élaborée sous l’empire des anciennes règles de conflit nationales, elle est souvent hésitante ; on peut seulement déceler quelques grandes tendances que la doctrine a souvent cherché à systématiser en opposant les lois étrangères plus libérales que la loi française aux lois plus sévères.

510 1o Lois étrangères plus libérales que la loi française ¸ En autorisant le divorce par consentement mutuel et pour rupture de la vie commune, en raison de l'altération définitive du lien conjugal, les lois du 11 juillet 1975 et du 26 mai 2004 (C. civ., art. 229 s.) interdisent désormais que soit opposée l'exception d'ordre public à l'application des lois étrangères prévoyant de telles causes. Il est d'ailleurs peu probable que l'ordre public trouve des occasions d'intervenir, les nouveaux textes ayant presque entièrement détaché le divorce et la séparation de corps de l'idée de faute et rejoint ainsi le lot des lois les plus libérales qui conçoivent le divorce comme un simple remède à la mésentente conjugale 2. La constatation de cette mésentente et la protection des intérêts de chacune des parties pourraient constituer le seuil minimum exigé pour cette intervention.



511 Cas de la répudiation 3 ¸ Répandue dans les pays de droit musulman, ce mode de dissolution, généralement associé à un mariage polygamique 4, 1.  Sur le rôle de l’ordre public quant aux effets du divorce et de la séparation de corps, v. ss 517 s. 2.  Un plus grand libéralisme de la loi étrangère pourrait se situer dans le délai de séparation requis entre les époux pour l’altération du lien conjugal soit constaté, chaque fois que ce délai est sensiblement plus court que celui de deux ans prévu par la loi française ; un tel surcroît de libéralisme n’a pas été jugé excessif par la Cour de cassation dans un cas où la loi étrangère se satisfaisait d’un délai d’un an (Civ. 1re, 10 mai 2006, 04-19.988, Bull. civ. I, n° 223). 3.  V. R. El Husseini-Begdache, Le dr. int. pr. français et la répudiation islamique, LGDJ 2002 ; « Répudiations de droit musulman », Table ronde, Cour de cassation, Paris 17 févr. 2005, RIDC 2006, 5-116. La qualification de cette institution, inconnue du droit français, ne semble pas avoir soulevé de grandes difficultés dans la pratique. La jurisprudence fait entrer à juste raison la faculté de répudier dans la catégorie des modes de dissolution du mariage et la soumettait en conséquence, avant la réforme de 1975, à la loi nationale des époux. Cf. not. en ce sens : Civ. 15 mai 1974, Rev. crit. DIP 1975.260, note Nisard, JDI 1975.298, note Alexandre. 4.  Sur lequel v. ss 469.

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prend la forme d’une simple déclaration par laquelle le mari exprime en quelques mots, son intention de mettre fin à l’union conjugale. Facilitant ainsi grandement la désunion des époux, il peut être considéré comme relevant de législations plus libérales que la nôtre. Pareille institution mérite de retenir une attention particulière en raison du nombre important de décisions la concernant et du débat doctrinal, parfois très vif, qu’elle suscite. Au regard de l’exception d’ordre public sous laquelle les tribunaux l’envisagent principalement, il y a lieu, comme en matière de polygamie 1, d’opérer une distinction selon qu’elle est prononcée en France ou à l’étranger. 1.  Aux répudiations prononcées en France, les juges français ont opposé de façon constante, sous l’empire du droit antérieur à l’entrée en vigueur du Règlement Rome III, la contrariété à l’ordre public, lors même qu’elles interviendraient devant l’autorité consulaire ou religieuse dont relèvent les époux. L’exception avait, il est vrai, été écartée en 1956 par le Tribunal civil de la Seine, mais à l’occasion d’un conflit de type particulier entre la loi métropolitaine et le statut local applicable à l’époque aux musulmans algériens 2. Depuis, la Cour d’appel de Paris a jugé inopérant l’acte de répudiation dressé selon la loi musulmane par l’Imam de la Mosquée de Paris  3, tandis que de son côté, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence adoptait la même attitude à l’égard d’une dissolution du mariage prononcée en France par un tribunal rabbinique au motif que ce divorce était assimilable à une répudiation pure et simple 4. Cette jurisprudence est généralement justifiée par le caractère juridictionnel que revêt obligatoirement en France la dissolution du mariage (la matière est judiciaire par détermination de la loi) et l’incompétence en découlant des autorités étrangères pour constater et a fortiori prononcer sur notre sol cette dissolution par voie de répudiation. 2. L’approche européenne (Règl. Rome III, art. 10). Le Règlement Rome III interfère aujourd’hui fortement avec la question, et la traite sous un angle différent. Au plan du droit applicable, la nouvelle règle de conflit européenne fait obstacle à l’efficacité, sur le territoire d’un État membre participant à la coopération renforcée, d’une loi étrangère qui « n’accorde pas à l’un des époux, en raison de son appartenance à l’un ou l’autre sexe, une égalité d’accès au divorce ou à la séparation de corps » ; cette loi est alors remplacée par la loi du for (art. 10). La répudiation n’étant, dans la conception musulmane traditionnelle, offerte qu’au mari, une loi étrangère 1.  V. à ce sujet v. ss 471-473. 2.  26 mars 1956, D. 1956.654, note Luchaire, JCP 1956.II.9318, note Guiho, JDI 1957.762, note Sialelli, Rev. jur. et pol. Union franc., 1957.790, note Lampué, Rev. crit. DIP 1958.329, note Lampué ; v. sur la question, V. Parisot, Les conflits internes de lois, Thèse (dactyl.) Paris I, 2009, T. I, n° 408 s. 3.  7 juill. 1959, JDI 1960.814, note Sialelli, Rev. crit. DIP 1960.354, note Loussouarn. 4.  21 janv. 1981, Rev. crit. DIP 1982.297, note Légier et Mestre.

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la consacrant sera nécessairement refoulée au profit de la loi du for sur le fondement de l’article 10 1. C’est finalement par violation du droit français applicable que la répudiation opérée en France sera privée d’effet devant le juge français. Certains droits nationaux s’inspirant des principes de l’Islam ont cependant modernisé l’institution en l’ouvrant de façon égalitaire à l’homme et à la femme – il y va ainsi du Maroc avec l’instauration en 2004 du divorce pour discorde 2. En ce cas, l’article 10 n’est plus apte à faire obstacle à l’application de la loi étrangère, et le juge français devra se retourner vers le mécanisme classique de l’exception d’ordre public tel que prévu par l’article 12. À cet égard, le caractère unilatéral du divorce pour discorde pourra difficilement apparaître comme problématique aux yeux du juge français si l’on admet qu’une rupture unilatérale du mariage existe aussi dans notre droit avec le divorce pour altération définitive du lien conjugal. Reste le caractère discrétionnaire du divorce pour discorde. À cet égard, l’appréciation in concreto conduira à refuser de considérer l’ordre public comme violé si les faits permettent de constater que la séparation n’est pas arbitraire 3. Si bien qu’en définitive, le divorce pour discorde, alors même qu’il correspondrait à une répudiation judiciaire, pourrait être prononcé par le juge français saisi d’une action régie par la loi marocaine 4. 3. Concernant, sur le plan des droits acquis, les répudiations prononcées à l’étranger, la Cour de cassation a exploré à tâtons les voies d’une solution de compromis visant à ménager les différents principes interférant avec la question. Ces derniers sont au nombre de deux et entrent au moins partiellement en contradiction l’un avec l’autre. Une première ligne directrice se nourrit de l’étrangeté majeure d’un mode de dissolution du mariage comme la répudiation unilatérale eu égard aux conceptions que nous nous faisons en France, et plus généralement en Europe occidentale, du mariage et des relations entre homme et femme en son sein. L’idée d’un mariage dissoluble sur volonté unilatérale et discrétionnaire du seul mari, exprimée hors la présence de tout juge, contrarie frontalement notre conception fondamentale du lien matrimonial  5. Celui-ci repose désormais chez nous sur une base consensuelle. D’où le primat donné, au stade de la 1.  La loi marocaine instaurant un divorce sous contrôle judiciaire étant contraire à l’ordre public international français en raison de l’inégal accès à la rupture du lien selon le sexe du demandeur (Civ. 1re, 4  nov. 2009, 08-20.574, Rev. crit. DIP 2010. 369, D. 2010, 543  note G. Lardeux), sera, sous l’empire du règlement Rome III, remplacée par la loi française sur le fondement de l’article 10. 2.  Code marocain de la famille de 2004, art. 94 s. (cf. Foblets et Loukili, « Mariage et divorce dans le nouveau Code marocain de la famille : quelles implications pour les marocains en Europe ? » Rev. crit. DIP 2006.521 s., spéc. pp. 527 et 549 ; sur l’assimilation du divorce pour discorde à une répudiation ouverte à l’épouse, v. K. Zaher, « Plaidoyer pour la reconnaissance des divorces marocains », Rev. crit. DIP 2010, 313 s., spéc. p. 324) 3.  Civ. 1re, 23  févr. 2011, 10-14.760, D. 2011. Pan. 1383, obs. F. Jault-Seseke ; la Cour reconnaît le divorce pour discorde prononcé au Maroc selon la loi marocaine en soulignant que les époux étaient séparés depuis 3 ans. 4.  Civ. 1re, 4 janv. 2009, 08-20.355, D. 2009. AJ. 2750. 5.  V. sur le sujet, A. Mezghani, « Quelle tolérance pour les répudiations ? », RIDC 2006. 61 s.

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dissolution, au consentement mutuel des époux, à défaut de quoi des données objectives comme la faute ou la séparation de fait durable doivent être établies. L’absence de pouvoir discrétionnaire pour un époux de terminer l’union se traduit au surplus par le caractère nécessairement judiciaire de la rupture, dont l’initiative peut d’ailleurs être prise indifféremment par l’homme ou par la femme. À côté de ces données substantielles peu favorables à l’accueil en France des répudiations étrangères, le principe de respect des droits acquis tire la solution dans une direction contraire, en favorisant la consolidation en France de situations établies à l’étranger conformément à la loi applicable au statut personnel et sans fraude, l’ordre public n’intervenant alors que de manière atténuée 1. Il s’agit ici de tempérer les inconvénients que représentent, pour les justiciables, la division du monde en États et l’élaboration, par chaque État de son propre point de vue quant à l’efficacité, en son sein, du droit privé des autres États. Entre ces deux principes, la jurisprudence a navigué, se rapprochant de l’un ou de l’autre selon l’humeur juridique du moment. La libéralisation du divorce en 1975  a probablement joué un rôle dans l’ouverture jurisprudentielle qu’on a pu observer au début des années 1980 vis-à-vis des répudiations musulmanes 2. La montée en puissance des droits de l’homme dans les années 1980 3 explique de son côté certainement la fermeture relative 4 . qu’illustre la jurisprudence française à partir des années 1990  5 6 Aujourd’hui la Cour de cassation  semble suivre une voie moyenne  , faisant prévaloir le principe de respect des droits acquis si la situation matrimoniale n’entretient pas assez de lien avec la France pour que cette dernière vienne la perturber par la réaction de son ordre public, mais prenant appui sur le principe d’égalité des époux 7, dont le respect est posé comme garanti par un droit fondamental, dès lors du moins que les liens avec la France sont suffisants 8. 1.  Sur l’effet atténué de l’ordre public, v. ss 396, 891. 2.  Fadlallah, « Vers la reconnaissance de la répudiation musulmane », Rev. crit. DIP 1981.175. 3.  On pense notamment à la négociation du protocole n° 7 de 1984 complétant le Conv. EDH, où l’égalité entre époux est consacrée comme droit fondamental. 4.  F. Monéger « Vers la fin de la reconnaissance des répudiations musulmanes par le juge français ? » JDI 1992.347. 5.  Civ. 1re, 17 févr. 2004 (5 arrêts), D. 2004.824, 3 janv. 2006, JCP 2006. 721, opposant certes, l’ordre public de proximité à la reconnaissance en France de répudiations étrangères mais qui, même énoncés au visa du principe d’égalité entre époux, se gardent bien de prononcer une condamnation en toutes circonstances de ces répudiations. 6.  L. Gannagé, note Rev. crit. DIP 2001, 707. Sur le point de départ des directives jurisprudentielles actuelles, v. P. Courbe, « Le rejet des répudiations musulmanes », D. 2004. 815, J. Lemontey, « Le volontarisme en jurisprudence : l’exemple des répudiations musulmanes devant la Cour de cassation », Trav. Com. fr. DIP 2004-2006, 63. 7.  Le droit au procès équitable se voit parfois aussi reconnaître un mot à dire lorsque les conditions de son intervention sont réunies : v. par ex., Civ. 1re, 23  févr. 2011, 10-14.101, D. 2011. Actu. 762. 8.  La nationalité française du ou des époux, et le domicile en France du ou des époux sont alternativement mentionnés comme lien justifiant l’application du principe d’égalité au titre de

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Le Règlement Rome III, alors même qu’il ne couvre que le conflit de lois à l’exclusion de l’effet international des jugements, retient des solutions qui paraissent bien interférer avec ce dernier domaine par le biais de l’ordre public. En faisant obstacle aux lois étrangères ne respectant pas le principe d’égal accès des époux au divorce, le droit européen du divorce exercera par contrecoup une influence sur l’ordre public tel qu’il fonctionne en droit des effets internationaux des jugements : le juge français sera encouragé à faire échec aux répudiations étrangères prononcées par un époux dont la femme serait privée, par le droit applicable, d’un pouvoir d’initiative équivalent au sien. On peut se demander si la logique des droits de l’homme telle que maniée par la Cour de cassation ne vient pas perturber un peu brutalement le statut personnel des époux et sa souhaitable permanence 1 lorsque les liens avec le for sont étroits, et si elle ne conduit pas inversement à un désintérêt irresponsable face à une répudiation qui peut avoir été prononcée dans des conditions inacceptables alors même que les liens avec le for sont très ténus. En analysant la loi étrangère admettant la répudiation comme contraire au principe d’égalité des époux, et en la privant d’effet de ce fait, la jurisprudence raisonne texte contre texte, abstraitement, et fait prévaloir le plus élevé dans la hiérarchie des normes sur le plus bas. Or, dans la logique de l’exception d’ordre public, ce n’est pas tant le texte pris dans l’abstrait, mais la solution obtenue par son application, qui fait l’objet de l’examen. Chaque fois qu’une répudiation est prononcée dans un contexte de fait qui, s’il était régi par la loi française, aboutirait au prononcé du divorce, l’appréciation in concreto de la conformité à l’ordre public devrait conduire à l’efficacité de la répudiation en France et à la l’ordre public faisant obstacle à l’accueil d’une répudiation étrangère en France. L’emploi par la Cour de cassation de ces deux critères pour fixer le domaine d’intervention de l’ordre public de proximité a donné lieu à une jurisprudence incertaine quant à la place qu’elle réserve à l’un et l’autre, envisagés par elle tantôt de façon cumulative (Civ. 1re, 20 sept. 2006, JCP 2006. 1917, 14 mars 2006, Gaz. Pal. 26-28 nov. 2006, p. 17) tantôt isolément (Civ.1re, 22 avr. 1986, Rev. crit. DIP 1987.734, note Courbe, JDI 1987.629, note Kahn, se contentant de la nationalité française de l’une des parties ; Civ. 1re, 10 mai 2006, JCP 2006. 1143, se référant à la nationalité française des deux époux. Pour la prise en considération du domicile : Civ. 1re, 25 oct. 2005, Bull. civ. I, no 379 ; 3  janv. 2006, Rev. crit. DIP 2006, p. 640 ; 6  févr. 2008, D. 2009. Pan. 835, obs. Williate-Piliteri, retenant le domicile commun des conjoints ; comp. 17 févr. 2004, Rev. crit. DIP 2004.424, note Hammje, JDI 2004.1200, note Gannagé ; 23 févr. 2011, 10-14.101, préc., se contentant du domicile de la femme. 1.  Le considérant 25 du règlement rappelle que l’éviction de la loi étrangère sur le fondement de l’exception d’ordre public ménagée par le règlement a été conçue par ses auteurs comme ne pouvant se faire que dans le plein respect de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. En ce qui concerne la Convention européenne des droits de l’homme, on notera d’ailleurs qu’il arrive à la Cour européenne des droits de l’homme de faire prévaloir la permanence du statut personnel, au titre du droit au respect de la vie privée et familiale, sur l’ordre public international du for dont l’intervention peut être jugée comme donnant lieu à une perturbation disproportionnée de la situation des parties ; pour un exemple en matière d’adoption : v. Cour EDH, 3 mai 2011, 56759/08, Negrepontis-Giannisis c. Grèce, Rev. crit. DIP 2011, 889, et la Chron. P. Kinsch, p. 817.

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permanence du statut personnel des époux 1. Il est vrai que cette manière classique de faire fonctionner l’exception d’ordre public est rendue difficilement praticable pour toute répudiation étrangère discrétionnaire et extrajudiciaire, car le contrôle des circonstances de fait qui ont conduit à la rupture ne peut guère se faire au vu du seul acte de répudiation qui les passe sous silence, ou, s’il les mentionne, se borne à réunir de simples allégations. La judiciarisation de la répudiation constatée au Maroc avec l’introduction du divorce pour discorde permet à cet égard à la jurisprudence française de revenir à une approche in concreto du contrôle de l’ordre public plus respectueuse des canons de ce mécanisme et de la permanence du statut personnel 2. 512 2o Lois étrangères plus restrictives que les lois françaises ¸ La libéralisation du divorce en droit français interne à la suite des lois de 1975 et de 2004 est de nature à accroître la fréquence des hypothèses dans lesquelles la loi étrangère applicable se fait une conception plus restrictive que la nôtre des cas de dissolution du mariage et invite à se poser la question de savoir où placer la frontière entre restrictions admissibles et rigueur démesurée équivalent à une atteinte à notre ordre public. a) Un premier cas est celui dans lequel la loi étrangère retient le principe d’indissolubilité du mariage et prohibe en conséquence le divorce. Les législations familiales s’inspirant sur ce point du droit canonique tendent en Europe à se raréfier. La France a rompu avec cette tradition en introduisant le divorce dans son droit, d’abord brièvement en droit intermédiaire, puis, de façon plus durable avec la loi Naquet en 1884. Elle a pourtant continué à jeter un regard bienveillant sur les législations étrangères maintenant l’indissolubilité du mariage, l’ordre public français les laissant prospérer dès lors du moins qu’une possibilité de relâchement était prévue sur le modèle de la séparation de corps 3. Après la loi 1.  V., semblant bien assimiler une répudiation judiciaire algérienne à un divorce pour rupture de la vie commune, lorsque la procédure algérienne a permis à l’épouse de faire valoir ses prétentions et moyens de défense et d’obtenir des avantages financiers, le mari étant condamné au paiement de dommages-intérêts pour divorce abusif, Civ. 1re, 3 juill. 2001, Rev. crit. DIP 2001.704, note Gannagé, JCP 2002.II.1009, note Vignal. De même, il peut être admis que la répudiation prononcée par le mari avec l’accord ou l’agrément de la femme s’apparente à un divorce par consentement mutuel lequel constitue une cause légitime de dissolution du mariage. Cet agrément peut résulter du comportement de l’épouse lorsqu’elle comparaît volontairement devant l’autorité étrangère sans émettre d’opposition expresse à la déclaration de répudiation (TGI Paris, 5 déc. 1979, Rev. crit. DIP 1981.92, assimilant cette comparution à un acquiescement, mais Civ. 1re, 31 janv. 1995, JDI 1995.343, 2e esp., note Kahn, refusant de voir pareil acquiescement dans le cas où la femme demandait au juge étranger une augmentation de sa pension). En revanche peut être considéré comme valant pareille opposition, le fait par la femme de refuser l’exequatur de l’acte étranger de répudiation réclamé par le mari devant les juges français (Civ. 20 juin 1978, Rev. crit. DIP 1981, 18 déc. 1979, Rev. crit. DIP 1981.90). 2.  Civ. 1re, 23 févr. 2011, 10-14.760, préc. De même, au sujet de la répudiation judiciaire algérienne, Civ. 1re, 3 juil 2001, préc. 3.  Civ. 15 mai 1963, JCP 1963.II.13365, note Motulsky, JDI 1963.1016, note Malaurie, Rev. crit. DIP 1964.532, note P. Lagarde ; TGI Paris, 11 mars 1969, JDI 1970.94, note Kahn.

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de 1975  cependant, la jurisprudence a considéré que l’ordre public « impose la faculté pour un Français domicilié en France, de demander le divorce 1 » de telle sorte que la loi étrangère qui l’exclurait en ce cas serait tenue en échec nonobstant sa désignation par la règle de conflit. Les succès remportés depuis lors par la dissolubilité du mariage dans plusieurs législations européennes jusqu’alors réticentes, ont fait de la dissolubilité une solution quasi unanime sur notre continent 2 et ont conduit finalement l’Union à accorder un sort favorable à la faculté légale de divorcer dans le Règlement Rome III. Ce texte institue, à son article  10, un dispositif inédit imposant l’application de la loi du for lorsque la loi désignée par la règle de conflit « ne prévoit pas le divorce ». Le lien entre cette règle et le mécanisme de l’exception d’ordre public posé à l’article  12  est volontiers souligné. De sérieuses différences opposent pourtant ces textes et empêchent de voir dans l’article 10 la consécration d’un « droit au divorce » qu’imposerait l’Europe : la formulation retenue par cette disposition laisse d’abord entendre qu’elle instaure un contrôle in abstracto du droit applicable et qu’elle trouve à s’appliquer que ce dernier soit étranger ou non – alors que tel n’est le cas sur aucun de ces deux points, on le sait, sous l’empire de l’article 12. Du premier point, il résulte que si, au cas d’espèce, la loi applicable connaît le divorce, mais que les conditions n’en sont pas réunies de telle sorte que l’application de la règle compétente ne conduit pas au prononcé du divorce par le juge saisi, il n’y a pas lieu de substituer la loi du for au droit du divorce en cause, qui « prévoit » bien le divorce, même si les conditions de son prononcé au cas d’espèce ne sont pas réunies. Du deuxième point, il résulte que les États participant à la coopération renforcée et s’en tenant, dans leur droit matériel du mariage, au principe d’indissolubilité (en pratique, cela aurait été le cas de  Malte si l’indissociabilité n’avait pas été abolie en 2011) ne sont pas contraints d’écarter leur loi pour ce motif lorsque celle-ci est désignée par la règle de conflit. L’article 10, qui prône l’application de la loi du for aux lieu et place de la loi désignée prohibant le divorce, n’aboutit finalement à exclure cette prohibition que lorsque la loi du for admet elle-même le divorce. L’article 13 le précise de façon plus directe : les juridictions maltaises, si la loi de leur pays avait maintenu le refus du divorce, n’auraient pas été obligées par le règlement à prononcer le divorce. Il en résulte notamment qu’aucun ordre public européen n’imposait à Malte d’écarter sa loi prônant l’indissolubilité du mariage. 1.  JDI 1981.812, note Alexandre, D. 1982.IR.196, Gaz. Pal., 1981.2.828, note Lisbonne. 2.  Plusieurs pays européens de tradition catholique ont évolué sur ce point postérieurement à 1975 : l’Italie et l’Espagne, pour les époux catholiques, ont attendu la fin du xxe siècle pour permettre la dissolution du mariage par divorce. L’Irlande a franchi le pas au début du xxie, et a été suivie en 2011 par Malte si bien qu’aujourd’hui, c’est essentiellement, au Vatican que survit cette conception d’un mariage indissoluble, dont les obligations ne s’atténuent que par une possible séparation de corps.

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b) Sensiblement différent est le cas dans lequel le juge saisi est conduit à refuser de prononcer le divorce au constat de ce que le pays dont la loi est applicable au divorce admet en principe la dissolution du mariage, mais que celui dont la loi est applicable à la validité de l’union annule cette dernière. En ce cas en effet le refus de prononcer le divorce ne tient pas au fait que la loi applicable « ne prévoit pas » le divorce, mais bien au fait que le divorce, prévu par la loi applicable, n’a pas lieu d’être prononcé puisque la nullité du mariage ne laisse plus rien à dissoudre. Il n’est pas question ici pour le for de réagir à un manque de libéralisme de la loi étrangère compétente en matière de divorce. L’article 13 souligne d’ailleurs expressément que le juge d’un État membre participant qui, suivant ce raisonnement, rejetterait la demande en divorce formée devant lui ne se mettrait nullement en contradiction avec le règlement, ce dernier n’imposant alors le prononcé du divorce ni par application de la loi du for selon le mécanisme de l’article 10, ni sur la base d’un ordre public européen qu’il alimenterait directement et dont on prétendrait qu’il fasse obstacle au rejet d’une demande en divorce par le juge saisi quand la loi étrangère applicable admet le divorce. c) Dans d’autres cas, le moindre libéralisme des lois étrangères pourrait tenir au fait que les causes de divorce qu’elles prévoient sont plus limitées que celles connues en France, où que, aussi nombreuses, elles offrent des formules de divorce dont les conditions sont plus restrictives. Pendant longtemps, l’ordre public français n’a pas réagi négativement à des lois étrangères d’inspiration ainsi restrictive. Une législation étrangère refusant de considérer l’injure grave comme cause de divorce a ainsi pu être considérée comme conforme à notre ordre public avant la réforme de 1975 1. Dans le même ordre d’idée, l’ordre public français n’a pas réagi lorsque la loi étrangère applicable se contentait de soumettre le divorce à une réglementation plus stricte 2. Si l’ordre public dans son rôle technique peut s’accommoder de lois plus sévères, il paraît au contraire s’opposer à celles qui portent atteinte aux principes de liberté et d’égalité civile entre les citoyens en établissant des discriminations fondées sur le sexe, la race ou la religion. C’est la raison pour laquelle on approuvera entièrement la Cour d’appel de Paris 3 d’avoir opposé au nom de l’égalité des sexes l’ordre public à une loi étrangère prévoyant comme cause du divorce au profit du 1.  En ce sens, TGI Chambéry, 20 mars 1973, Gaz. Pal., 1973.2.506. 2.  Cf. not. au sujet d’une loi grecque qui limite dans le temps l’exercice du droit de demander le divorce : TGI Seine, 11 mars 1964, Rev. crit. DIP 1964.693, note Francescakis.  3.  28 juin 1973, JDI 1974.124, note Kahn, Rev. crit. DIP 1974.505, note J. Foyer. Comp. au sujet de la loi tunisienne qui donnait au mari le pouvoir de fixer le domicile conjugal, et imposait à la femme de s’y tenir, Lyon, 25 juil. 2007, BICC. 2008-679, n° 581. Plus discutable est en revanche la position prise par le Tribunal de grande instance d’Orléans dans un jugement du 17 mai 1984 (Rev. crit. DIP 1986.307, note Monéger) qui, au nom du principe de l’égalité des hommes et des femmes, écarte la loi marocaine désignée par la Conv. franco-marocaine du 10 août 1981, au motif que cette loi ne considère pas comme étant une violation grave des obligations résultant d’un premier mariage, les unions ultérieures contractées par le mari.

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mari l’adultère de la femme tout en refusant à celle-ci le droit de faire état des relations adultères de son conjoint.

513 C. Fraude ¸ On se contentera ici d'indiquer que les tribunaux ont eu plusieurs occasions de faire application au divorce des règles générales 1. On sait que la notion de fraude à la loi a été élaborée à partir d’une affaire de divorce 2. Aujourd’hui que la loi française est assez libérale en matière de divorce, l’idée de vouloir s’y soustraire pour obtenir d’un autre pays ce que la France refuserait n’a plus guère cours. Tout au plus arrive-t-il aux parties agissant de conserve, ou à l’une seule d’entre elles, d’opter pour une manœuvre visant moins à déclencher l’application d’une loi de fond autre que celle normalement applicable, qu’à déclencher la compétence judiciaire d’un juge autre que celui normalement compétent en vue de bénéficier de la procédure plus favorable organisée devant cette juridiction. La jurisprudence française réagit de longue date à ce type de manœuvre sur le terrain de la fraude à la loi notamment 3. Mais c’est principalement à propos de répudiations prononcées à l’étranger que le problème de la fraude s’est posé ces derniers temps devant les tribunaux français, soit qu’en se rendant dans son pays d’origine pour divorcer, l’époux ait agi dans le but exclusif d’échapper à un jugement qui, rendu en France, le condamne envers sa femme à contribuer aux charges du ménage 4 (il y a ici fraude à la décision des tribunaux du for), soit que la reconnaissance du divorce obtenu à l’étranger aboutit, en raison de l’effet atténué de l’ordre public, à accueillir indirectement une solution qui aurait été refusée au terme d’une instance engagée en France 5 (la fraude vise alors, selon l’expression d’un auteur 6, « l’intensité de l’ordre public ») 7.

§ 3.  Domaine de la loi applicable

514 A. Procédure ¸ Le caractère essentiellement judiciaire que revêtent en France le divorce et la séparation de corps fait naître une interférence de la forme et du fond qui se traduit tant par le rôle important reconnu en cette matière à la lex fori que par le rattachement de certaines questions de 1.  Sur lesquelles V. ss 400. 2.  Civ. 18 mars 1878, de Bauffremont, S. 1878.1.193, note Labbé, Grands arrêts, 5e éd., no 6. 3.  Civ. 22 janv. 1951, Epoux Weiller, Rev. crit. DIP 1951, 167, note Francescakis, JCP 1951, II, 6151, note S. et T., D. 1952, jp, 35, S. 1951, 1, 187, Grands arrêts, 5e éd., 2006, n° 24 ; pour un cas où la fraude n’a pas été retenue, Civ. 1re, 14 janv. 2009, 08-10.205, Gaz. Pal. 2009, somm. 1419. 4.  Civ. 1er mars 1988, D.  1988.486, note Massip, Rev. crit. DIP 1989.721, note Sinay-Cytermann, 9 juill. 2003, JDI 2004.182, note Monéger. 5.  Civ. 13 déc. 1994, JDI 1995.343, note Kahn. 6.  Fadlallah, note Rev. crit. DIP 1984.336. Sur l’impossibilité pour l’auteur de la fraude, de s’en prévaloir en France comme cause d’irrégularité du jugement étranger, v. Civ. 19 janv. 1983, Rev. crit. DIP 1984.492, note Mayer, JDI 1984.898, note Wiederkehr. 7.  Pour une étude d’ensemble du problème, v. H. Gaudemet-Tallon, « La désunion du couple en dr. int. pr. », Rec. Cours La Haye, 1991.I, p. 264 s., qui se prononce contre l’intervention de toute idée de fraude (no 117).

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procédures au fond du droit 1. À défaut de spécifications données sur la loi applicable à la procédure de divorce par le Règlement Rome III, les solutions en vigueur antérieurement en France subsistent. Quant à la lex fori, elle est tout d’abord seule applicable lorsqu’il s’agit de déterminer la compétence des tribunaux français 2. Mais elle l’est également pour dicter les règles de pure procédure, quelles que puissent être les prescriptions de la loi qui régit le fond 3. Il suffit en ces deux domaines de se référer aux règles générales relatives aux conflits de juridictions. Des difficultés particulières naissent cependant des divorces et séparations confessionnels, d’une part, des mesures provisoires pouvant être prises au cours de l’instance, d’autre part.

515 Divorces et séparations confessionnels ¸ Un petit nombre de législations étrangères subordonnant les effets civils du mariage à l’accomplissement d’un rite religieux ou à une décision ecclésiastique, le problème s’est posé en droit international privé, à la fin du xixe siècle, des divorces prononcés par des rabbins entre époux israélites établis en France. La décision n’ayant qu’une autorité religieuse, les époux recoururent aux juridictions françaises. On se demanda alors si, pour respecter la loi nationale des époux, il ne convenait pas de subordonner le divorce civil à une sentence rabbinique, rite religieux considéré par le droit mosaïque comme une condition essentielle. En 1902, la Cour de Paris renvoya un plaideur israélite à se pourvoir devant l’autorité religieuse compétente d’après son statut personnel 4 et sa décision fut maintenue par la Cour de cassation dans le célèbre arrêt Levinçon 5. Cet arrêt a été vivement critiqué par la doctrine qui lui a reproché d’aboutir à un véritable déni de justice, les époux n’ayant généralement pas la possibilité de retourner dans leur pays d’origine pour divorcer. Il a été cependant défendu par Lerebours-Pigeonnière qui n’avait pas cru devoir admettre que le divorce pouvait être prononcé en France sans égard à son caractère confessionnel selon la loi nationale des intéressés. L’éminent auteur considérait en effet qu’en faisant abstraction de l’élément rituel, sacramentel, introduit par la loi personnelle des époux dans la réglementation du divorce, on aboutissait à une véritable dénaturation de cette loi 6. Sans contester l’existence d’une telle dénaturation, on répondra qu’elle est la conséquence inéluctable de la qualification lege fori et qu’on ne fait d’ailleurs que dénaturer une loi qui n’est pas compétente selon la règle française de conflit, compte tenu de la qualification adoptée. C’est en effet la laïcité de l’État, la sécularisation

1.  V. par ex., Civ. 1re, 12 déc. 2006, n° 04-18.424, Bull. civ. I, n° 540, JCP 2007. IV. 1058 , qualifiant l’ancien art. 1077 du NCPC de règle de fond. 2.  V. ss 788. 3.  v. par ex. Civ. 1re, 4 nov. 2009, 08-20.355, D. 2009. AJ. 2750 ; Sur les difficultés à distinguer en cette matière la forme et le fond, v. Cass. réun., 7 mai 1958 et Civ. 17 juin 1958, aff. Figué, JCP 1958.II.10761, note Louis-Lucas, Rev. crit. DIP 1958.736, note Francescakis. 4.  Paris, 17 mars 1902, DP 1903.2.49, note Bartin. 5.  Civ. 29 mai 1905, DP 1905.1.353, S. 1906.1.161, note Pillet, Rev. dr. int. pr., 1905.518, JDI 1905.1006. 6.  Précis, 6e éd., no 337, p. 365 s.

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du droit qui conduisent en France à considérer le divorce comme une institution civile, commandent de ranger le caractère civil ou religieux du divorce dans la catégorie de la forme. On peut donc reprocher à l’arrêt Levinçon d’avoir méconnu cette qualification, en considérant la procédure religieuse comme une règle de fond soumise au statut personnel. En d’autres termes, le problème doit être résolu de façon identique à celui des mariages confessionnels, la Cour de cassation ayant fait prévaloir, on le sait, pour l’intervention de l’autorité religieuse dans ces derniers la qualification française de la forme 1. Cette qualification a pour conséquence de rendre les juridictions françaises compétentes pour connaître de divorces entre époux dont la loi nationale admet le divorce confessionnel. En droit positif, elle entraîne corollairement l’inefficacité des divorces et répudiations 2 prononcés en France par (ou devant) les autorités religieuses ou consulaires 3. En revanche pour ceux qui, comme nous, sont favorables à la validité des unions célébrées en France conformément à la loi personnelle commune des époux et par extension à la matière du caractère facultatif de la maxime locus regit actum 4, pareils divorces et répudiations devraient être reconnus, sans que puisse leur être opposée l’exception d’ordre public 5, ce qui aurait notamment pour avantage d’éviter les situations boiteuses auxquelles peut aboutir la solution contraire 6.



516 Mesures provisoires ¸ Les instances en divorce ou en séparation de corps se déroulant sur une certaine durée, il est habituel que, dans l'attente du prononcé du jugement, un régime juridique provisoire soit mis en place au moyen de mesures destinées à organiser, le temps de la procédure les relations familiales en tenant compte de la situation de crise dans laquelle les époux se trouvent. Le Règlement européen dit « Bruxelles II bis » 7 prévoit l’hypothèse sans unifier complètement le régime de ces mesures : les mesures provisoires elles-mêmes sont celles que prévoit chaque État dans son droit ; la détermination de l’État compétent pour fixer par son juge les mesures provisoires dans un cas donné est abandonnée au droit étatique 8, sous réserve que l’urgence soit établie (faute de quoi, la compétence pour édicter ces mesures demeure entre les mains du juge compétent pour statuer sur le divorce ou la séparation de corps). Le juge compétemment saisi sur la base de sa règle nationale de compétence est alors admis à prendre les mesures provisoires ou conservatoires prévues par sa loi et relatives aux personnes ou aux biens présents dans l’État 1.  V. ss 456. 2.  A ce sujet v. ss 509 s. 3.  Paris, 7 juill. 1959, Rev. crit. DIP 1960.354, note Loussouarn, JDI 1960.814, obs. Sialelli, TGI Paris, 26 janv. 1978, Rev. crit. DIP 1979.111, obs. D.H. 4.  V. ss 456. 5.  En ce sens, v. Mercier, Conflits de civilisations et droit international privé, Polygamie et répudiation, p. 98. 6.  Sur ce point v. ss 456. 7.  V. ss 787. 8.  Y compris, le cas échéant, les règles de compétence internationale des tribunaux issues des conventions internationales en vigueur dans ce droit, comme par exemple, celles posées par l’article 11 de la Conv. de La Haye de 1996 en matière de responsabilité parentale et de mesure de protections des enfants.

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au nom duquel il rend la justice. Les mesures provisoires prises par le juge français pendant la durée de l’instance en divorce ou en séparation de corps échappent ainsi à la compétence de la loi applicable au fond du droit et sont soumises à la loi française. Les tribunaux considéraient généralement, avant l’entrée en vigueur du règlement européen, que ces mesures se rattachent étroitement à la procédure de l’instance et relèvent à ce titre de la loi du for 1. Le Règlement Bruxelles II bis va à cet égard un peu plus loin, car il admet que les mesures en question puissent être ordonnées en dehors d’une procédure de divorce soit que la juridiction française se soit déclarée incompétente 2, soit même qu’aucune instance n’ait été introduite en France 3.

517 B. Effets du divorce et de la séparation de corps ¸ En faisant disparaître le statut des gens mariés qui prévalait jusqu'alors entre les époux, le divorce comme la séparation de corps y substituent un nouveau statut : celui des gens divorcés ou, le cas échéant, des gens séparés de corps, La règle de conflit de lois posée par le Règlement Rome III prend acte de ce nouveau statut en réglant la loi applicable à la désunion indépendamment de celle applicable aux effets du mariage, démontrant que dans l'esprit du législateur européen, il ne s'agit pas simplement de liquider le passé, mais aussi et plus encore, d'organiser l'avenir. On en déduira que la solution du conflit de lois en matière de désunion devrait valoir non seulement pour la détermination de la loi selon laquelle le divorce ou la séparation sera prononcé, mais aussi pour le choix de la loi instituant le nouveau statut des époux désunis. À dire vrai, ce principe supporte d'importantes exceptions, tant pour les effets personnels du divorce que pour ses effets patrimoniaux.



518 Effets personnels ¸ Avant l'entrée en vigueur du Règlement Rome III, la loi compétente pour régir les causes du divorce ou de la séparation de corps avait pu également être jugée compétente pour en déterminer les effets quant à la personne des époux. Ainsi, la loi applicable au prononcé de la séparation de corps a été déclarée applicable à la fixation de ses effets concernant le devoir de fidélité entre époux 4 ; de même le nom de la femme divorcée ou séparée de corps était régi par la loi applicable au divorce ou à la séparation de corps 5. La solution n’était pas illogique : elle pouvait se réclamer de l’idée selon laquelle le lien existant entre la situation des époux 1.  Civ. 13 févr. 1973, Rev. crit. DIP 1974.631, note L. Topor. 2.  La solution était d’ailleurs déjà admise en France antérieurement : Req. 20 juill. 1911, S. 1912.1.132 ; 27 mars 1922, S. 1923.1.27. 3.  V. avant même l’entrée en vigueur du régime européen en France, à propos des mesures conservatoires sur les biens prises en vertu de la loi française alors qu’une procédure de divorce était pendante devant une juridiction étrangère, T. civ., Seine, 14 nov. 1963, Gaz. Pal., 1964.1.44, JDI 1964.587. 4.  V. dans une hypothèse où la loi étrangère compétente pour régir la séparation de corps déliait les époux du devoir de fidélité, Civ. 11 juill. 1977, Rev. crit. DIP 1979. 396, note Loussouarn, D. 1978.673, note Galia-Beauchesne. 5.  Paris, 13 juin 1923, Rev. crit. DIP 1924.394, et 15 déc. 1936, ibid., 1937.689.

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et l’État dont la loi régit les causes du divorce ou de la séparation, suffisamment fort pour justifier la compétence de la loi de cet État quant au principe de la désunion, devait l’être aussi pour justifier la même compétence quant aux conséquences personnelles de la désunion, chaque fois du moins qu’aucune raison supérieure ne conduisait à l’applicabilité d’une autre loi.

519 Règlement Rome III ; solution de principe ¸ La réponse apportée par le législateur européen dans le Règlement Rome III à la question de savoir si les effets, notamment personnels, du divorce ou de la séparation de corps sont soustraits au domaine de la règle de conflit posée par ce texte devrait couler de source. En indiquant que la règle de conflit européenne « s'applique, dans les situations impliquant un conflit de lois, au divorce et à la séparation de corps », l'article 1er §1 donne à penser que le domaine de la règle de conflit couvre en principe et sauf exception dûment justifiée, autant les conditions que les effets de la désunion. Le deuxième paragraphe de ce même article ne fait pratiquement figurer que deux effets personnels de la désunion dans la liste des matières exclues : le nom des époux et la responsabilité parentale. Le rapprochement de ces deux paragraphes laisse plutôt entendre qu’hormis celles qui portent sur le nom des époux et la responsabilité parentale, les conséquences du divorce ou de la séparation de corps concernant la personne des époux sont celles prévues par la loi compétente pour le prononcé de la désunion. Ainsi, la question de savoir si la séparation de corps dégage les époux séparés de leur devoir de fidélité devrait être tranchée par la loi en vertu de laquelle la séparation a été prononcée. De même, c’est la loi du divorce 1 qui soustrait les époux aux obligations personnelles de fidélité et de communauté de vie qui pesaient sur eux au temps du mariage. Plus généralement la dissolution du lien matrimonial, qui est le premier effet personnel du divorce se produit en vertu de la loi du divorce et non d’une autre. Outre qu’elle évite qu’il soit porté atteinte sans justification de fond à l’ensemble législatif auquel correspond la réglementation du divorce, dans ses causes et dans ses effets, cette solution aurait le mérite d’être conforme aux options prises par le législateur européen dans sa réglementation du conflit de lois en matière de divorce et de séparation de corps. On a vu 2 en effet que la règle de conflit européenne a choisi de traiter le divorce et la séparation de corps de façon séparée de la réglementation conflictuelle applicable aux effets du mariage, cette dernière demeurant propre à chaque État membre. Les deux modes de désunion ne sont donc pas vus, le premier comme le simple terme des effets du mariage, ou le second comme un simple amenuisement de ces derniers, car alors c’est la loi applicable aux effets du mariage qui aurait eu vocation à s’appliquer. En réalité, au-delà du terme plus ou moins complet qu’elle apporte au statut 1.  En revanche, la qualification « conditions de fonds du mariage » paraît plus adaptée pour la question de savoir si le divorce prononcé entre deux époux leur interdit de se remarier l’un avec l’autre, v. en ce sens, P. Hammje, Art. préc. 2.  V. ss 488.

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des gens mariés, la désunion crée un nouveau statut, celui des ex-époux divorcés, en cas de divorce, et celui des époux séparés de corps en cas de simple séparation. En détachant le traitement conflictuel de la désunion de celui des effets du mariage, le législateur européen montre qu’il est plutôt tourné vers l’avenir, auquel correspond ce nouveau statut, que vers le passé, marqué par le terme mis à l’ancien. Dans cette optique. les effets de la désunion méritent d’être régis par la loi en vertu de laquelle elle a été prononcée, sauf lorsque, par exception, le rattachement de tel ou tel effet personnel à une autre loi disposant de meilleurs titres est prévu. Assez malheureusement, pourtant, le dixième considérant du préambule du règlement sème le trouble en ne mentionnant expressément que la cause du divorce ou de la séparation de corps comme couverte par la règle de conflit. On en déduit parfois que l’ensemble des conséquences du divorce demeure hors du champ de l’uniformisation européenne 1. Cette exclusion générale des effets du divorce du domaine de la règle de conflit européenne issue du Règlement Rome III devrait pourtant être écartée, car elle ne résulte nullement des textes ; en suggérant que la loi applicable à la désunion régit la cause de celle-ci, le considérant 10 ne dit rien sur une éventuelle exclusion générale des effets de la désunion. On vient de voir qu’une telle exclusion serait peu opportune dans ses effets et peu cohérente eu égard à la démarche suivie par le législateur européen dans l’élaboration de sa règle de conflit. C’est pourquoi on retiendra qu’en principe, les effets personnels de la désunion sont régis par la loi désignée par la règle de conflit issue du Règlement Rome III, sauf les exclusions dûment justifiées comme celles qui figurent expressément à l’article 1er, paragraphe 2. 520 Cas particulier des effets personnels soustraits au domaine du règlement ¸ En excluant du domaine du règlement des questions comme la loi applicable au nom des époux, ou à la responsabilité parentale (art. 1er §2), le législateur européen montre qu’il n’impose pas aux États, pour ces questions, la règle de conflit uniforme qu’il pose pour le prononcé du divorce ou de la séparation de corps. Cela n’empêche évidemment pas les États de s’y tenir sur une base volontaire, s’ils l’estiment souhaitable. Dans un système comme celui qui est en vigueur en France, faire régir le nom des époux désunis par la loi applicable au divorce aurait sa logique. Nous avons vu en effet qu’en droit du mariage, l’effet de ce dernier sur le nom est volontiers traité comme un élément du statut familial, et soumis corrélativement au statut personnel (loi des effets du mariage) 2. Or cette dernière perd sans doute son titre à s’appliquer en cas de divorce puisque précisément la famille perd alors son unité. L’obstacle à un traitement du nom des ex-époux sur la base d’une loi du divorce différente de celle des 1.  P. Hammje, op. cit., p. 302-303 ; Circulaire de la garde des sceaux, ministre de la justice, n° CIV/06/12 du 18 juin 2012, sur l’interférence des fondements méthodologiques du Règl. Rome III avec ces questions, v. ss 487 s. 2.  V. ss 425 s.

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effets du mariage s’évanouit donc. Pour les questions de responsabilité parentale, le retrait opéré sur cette question par le Règlement Rome III est compensé, dans les pays qui y sont parties (dont la France) par l’applicabilité de la Convention de La Haye de 1996 sur la protection des enfants 1, qu’il y aura lieu de combiner, sur les questions de compétence des tribunaux, avec le Règlement Bruxelles II bis 2. En outre, lorsque le contentieux de la garde des enfants s’envenime au point que le droit de garde d’un des parents est violé par l’autre qui déplace ou retient illicitement les enfants sur le sol d’un autre État, une action en retour pourra être introduite dans les conditions prévues par la Convention de  La  Haye du 25  octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants 3. 521 2o Effets patrimoniaux ¸ Le Règlement Rome III ne s'applique pas aux effets patrimoniaux du mariage, aux pensions alimentaires et aux trusts et successions (art. 1er, §2). Les raisons pour lesquelles, en France, les questions de régimes matrimoniaux et de successions avaient été soustraites, avant le Règlement Rome III, à la loi du divorce subsistant, les règles de conflit en vigueur en France pour chacune de ces questions demeure donc applicable 4. En dehors des effets qui, intéressant le régime des biens des époux ou leur vocation successorale, obéissent donc à la loi du régime matrimonial ou à la loi successorale, les effets patrimoniaux de la désunion concernent principalement la pension alimentaire et les réparations pécuniaires. Quant à la question des aliments dans les rapports entre époux désunis, elle se règle selon les mêmes règles de conflit de lois que celles applicables dans le cadre du mariage. L’article  3  du Protocole de La Haye de 2007 désigne en principe la loi de la résidence habituelle du créancier d’aliments 5, mais les importantes exceptions admises à cette compétence pour les rapports entre époux valent aussi pour les rapports entre ex-époux 6. La contrariété de la loi étrangère ainsi désignée à l’ordre public du for justifie son inapplicabilité au for (Protocole, art. 13) 7. Quant aux réparations pécuniaires, la loi du divorce détermine normalement les dommages-intérêts alloués en raison même du divorce ou de la séparation de corps. 1.  V. ss 432. 2.  V. ss 787. 3.  V. ss 433, 789. 4.  V. ss 607, 670. 5.  La substitution par la loi française de 1975, de la prestation compensatoire à la pension alimentaire n’a pas conduit à la soustraction de la première au domaine des conventions relatives aux pensions ou obligations alimentaires, qui la couvrent par le biais de la notion d’« effet pécuniaire du divorce » (Civ. 1re, 16 juil. 1992, Bull. civ. I, n° 229, Rev. crit. DIP 1993, 269, note P. Courbe). 6.  V. ss 620 (effets pécuniaires du mariage). 7.  La jurisprudence développée en France sous l’empire de la convention de La Haye de 1973 (ainsi, sur la contrariété d’une loi marocaine privant la femme « de tout secours pécuniaire bien que le divorce ne soit pas prononcé à ses torts », Civ. 1re, 7 nov. 1995, Bull. civ. I, n° 391 ; mais, depuis, au sujet du nouveau Code marocain de la famille, 4 nov. 2009, 08-20.355, D. 2009. AJ. 2750) a vocation à se maintenir dans le cadre du Protocole de la Haye.

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522 3o Conversion de la séparation de corps en divorce ¸ Il arrive que la demande de dissolution ne concerne pas un mariage intact, mais une union amenuisée par le prononcé antérieur d'une séparation de corps. Les voies offertes aux époux séparés pour entériner leur désunion en divorçant peuvent être diverses : à côté de l'action en divorce ordinaire, la loi applicable prévoit parfois la formule de la conversion de la séparation en divorce. Cette dernière hypothèse fait l'objet d'une disposition spécifique dans le Règlement Rome III 1 qui mérite une explication. Sous le rapport du conflit de lois, l’approche de la dissolution en terme de conversion se traduit par le fait que la question de la loi applicable la régissant voit sa réponse influencée par la préexistence d’une séparation de corps. La loi applicable à cette dernière dispose alors d’un titre qui vient faire concurrence à celui de la loi désignée par la règle de conflit applicable au divorce, de telle sorte qu’il y a lieu de départager ces deux lois lorsqu’elles sont distinctes. Certes, la règle de conflit est habituellement la même en matière de séparation de corps et en matière de divorce, ce qui supprime le conflit dans des circonstances ordinaires. Il se peut pourtant que la séparation de corps ait été prononcée à l’étranger selon une loi autre que celle désignée par la règle de conflit du for saisi de la demande de conversion. En outre, il est possible que l’élément localisateur ait été modifié entre le prononcé de la séparation de corps et la demande de conversion (par ex., changement de la nationalité de l’un des époux suite à la séparation quand le divorce est régi par la loi de nationalité commune des époux). En ces deux cas, la loi applicable au divorce ne sera pas nécessairement la même que la loi régissant la séparation de corps et il faudra choisir laquelle l’emporte sur l’autre pour la conversion de la séparation de corps en divorce 2. Le Règlement Rome III a opté pour sa part, à titre de principe, en faveur de la soumission de la conversion à la loi qui a été appliquée à la séparation de corps (art. 9). Le juge français saisi de l’action en conversion devra donc dissoudre le mariage par application de la loi selon laquelle la séparation a été prononcée, à l’exclusion de celle, éventuellement différente, désignée par l’article  8. La solution n’est pas dépourvue d’inconvénient, notamment au cas où la séparation de corps a été prononcée longtemps avant 1.  Règl. Rome III, art. 9. 2.  Ainsi, à l’époque où le droit français admettait que la conversion était régie en principe par la loi de la nationalité commune des époux, ou, à défaut, par la loi de l’État de leur domicile, le changement de nationalité de l’un des époux postérieurement à la séparation a conduit la jurisprudence à décider qu’une séparation de corps régie lors de son prononcé par la loi de la nationalité commune, était soumise lors de sa conversion en divorce, à la loi de l’État où les époux ont tous deux leur domicile (T. civ., Seine, 11 déc. 1959, Rev. crit. DIP 1960.223), ou, à défaut, à la loi du for (Paris 25 avr. 1969, JDI 1970.701, note Malaurie, Rev. crit. DIP 1971.497, note Ponsard. Bien entendu, il convient de réserver l’intervention de l’ordre public. C’est ainsi que l’arrêt Ferrari rendu par la Cour de cassation le 6 juill. 1922 (DP, 1922.1.37, S. 1923.1.5, note Lyon-Caen) a refusé de convertir en divorce français la séparation italienne par consentement mutuel existant entre une ex-Italienne réintégrée dans la nationalité française et son mari italien et a décidé que la conversion organisée par le droit français suppose une séparation pour causes déterminées au profit de l’un ou aux torts de chacun des époux.

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L’ÉTAT FÉDÉRAL

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perturbation de l’équilibre global de l’économie, compenser les inégalités de développement à l’intérieur de la Fédération, promouvoir la croissance » (M. Croisat, 1994, p. 43). Même si elle apparaît aujourd’hui en déclin, la coopération spontanée, facultative, subsiste encore. Les structures de cette coopération sont représentées par environ 200  commissions ou comités qui participent à l’élaboration des programmes et au suivi de leur exécution. Ces compétences « mixtes » sont exercées dans le cadre de comités de planification où les décisions sont prises à des majorités pondérées et non à l’unanimité comme l’exigerait une coopération libre et volontaire (C. Grewe et H. Ruiz Fabri, 1995, p. 317). 662 L’exemple du Canada ¸ Le fédéralisme coopératif s'y est développé surtout après 1965, en même temps que l'État-Providence. Le gouvernement fédéral et les dix gouvernements provinciaux négocient des accords (ententes fiscales, programmes conjoints) en amont des décisions législatives et réglementaires des deux niveaux de gouvernement. Ces négociations préalables entre les exécutifs se déroulent dans le cadre d'une institution coutumière : les « conférences fédérales-provinciales » où les décisions sont prises en général à l'unanimité. Il s'en tient environ cinq cents chaque année mais les plus importantes sont celles qui réunissent les Premiers ministres. Des législations séparées sont ensuite nécessaires pour mettre en œuvre ces accords car il n'existe pas au Canada de domaine important de législation concurrente.

2. Les conséquences du fédéralisme coopératif 663 Une réduction de l’autonomie des États fédérés ¸ Celle-ci résulte d'abord du fait que le domaine des compétences exclusives s'est réduit, notamment en Suisse et en Allemagne, au bénéfice de la législation concurrente. Il en va de même au Canada où sur les seize matières relevant exclusivement des provinces (Const., art. 92), seules trois échappent au domaine de la coopération avec l'État fédéral (les institutions municipales, l'éducation primaire et secondaire et le droit civil – M.  Croisat, 1994, p. 460). Si l’autonomie s’exprime par l’existence d’un domaine de compétences propres aux États fédérés, séparé de celui de l’État fédéral, il est incontestable qu’elle se trouve réduite avec la coopération. D’autant que le financement fédéral des programmes conjoints facilite l’intervention de l’État fédéral dans les affaires des États fédérés car il repose souvent sur des conditions d’utilisation strictes (ainsi le versement des fonds fédéraux aux USA pour la construction des routes est-il subordonné depuis 1984 à l’adoption de mesures interdisant la consommation d’alcool aux mineurs de 21 ans…) et qu’il accroît par ailleurs le contrôle fédéral sur l’utilisation des subventions (selon l’adage américain « Le contrôle suit le dollar »).

LA DIVISION VERTICALE DU POUVOIR

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664 Des relations d’interdépendance ¸ Comme l'a souligné fort justement Maurice Croisat (1994, p. 460) : « Avec le fédéralisme coopératif, l'autonomie perdue n'a pas été confisquée par un centre "souverain" (…). En réalité on assiste à un déplacement des pouvoirs de décision des deux niveaux de gouvernement – fédéral et fédéré – au bénéfice d'un mécanisme, plus ou moins complexe et formalisé, de négociation et de marchandage intergouvernemental. Il en résulte une interdépendance accrue et une coordination – volontaire – des activités gouvernementales ». Et, que ce soit au Canada, en Suisse ou en Allemagne, les autorités locales ont su utiliser le fédéralisme coopératif pour exprimer et défendre leurs intérêts propres. Si bien que la doctrine allemande elle-même a abandonné la thèse de la centralisation pour mettre l’accent sur l’imbrication des politiques découlant des relations croisées, spontanées ou institutionnalisées entre niveaux de gouvernement.

L’ÉTAT RÉGIONAL

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CHAPITRE 2

665 Un État intermédiaire ¸ L'État régional (appelé aussi autonomique ou État des autonomies) se situe dans une position intermédiaire entre l'État unitaire classique (comme la France) et l'État fédéral. On peut légitimement se demander s'il s'agit là d'une forme nouvelle d'État ou plutôt d'une forme transitoire (C. Bidégaray, 1994), une étape dans un processus d'évolution vers le fédéralisme… C'est un modèle que l'on a dégagé à partir des systèmes italien, espagnol, portugais (le régionalisme y étant limité à Madère et aux Açores) et belge (avant la transformation de la Belgique en État fédéral en 1993). On peut en rapprocher le Royaume-Uni depuis la « dévolution des pouvoirs » à l'Écosse et au Pays de Galles en 1997 et la mise en place du nouveau statut de l'Irlande du Nord en 1998 (suite à l'accord de paix conclu le 10 avril à Belfast), approuvé par référendum le 22 mai 1998. L’Écosse, réunie à l’Angleterre depuis 1707 (Act of Union) bénéficie d’un statut particulier qui s’est traduit par une représentation particulière à la Chambre des communes, un ministre spécialement chargé des affaires écossaises et un droit largement dérogatoire. Le Pays de Galles a obtenu la transposition de ce statut en 1964, tout en restant davantage « intégré » que l’Écosse. Sous la poussée des partis nationalistes (Scottish National Party en Écosse et Plaid-Cymru au Pays de  Galles) le Gouvernement travailliste organisa deux référendums locaux le 1er  mars 1979  sur la dévolution de compétences législatives, dans chacune des deux provinces, à un Parlement élu sur des bases locales. Ces référendums furent un échec. En septembre 1997, en revanche, les référendums organisés par le gouvernement de  Tony Blair furent positifs (largement en Écosse, de justesse au Pays de  Galles). Il en est résulté la création d’un « Parlement écossais » (le premier depuis 1707) composé de 129  députés et doté de larges pouvoirs législatifs, notamment dans les domaines de l’éducation, des transports et de la fiscalité (pouvoir d’augmenter les impôts de 3 %). Un exécutif présidé par un ministre en chef (« first minister ») administre la Nation qui peut être représentée dans les instances européennes. Rappelons que les Écossais ont rejeté (par plus de 55 % des voix) l’accession à l’indépendance lors du référendum organisé le 18 septembre 2014. La « dévolution » des pouvoirs est moins poussée pour le Pays de Galles, dans la mesure où l’Assemblée (de soixante membres) ne bénéficie d’aucun pouvoir législatif et encore moins de celui de prendre des décisions en matière financière. L’autonomie du Pays de Galles se rapproche davantage de celle des régions françaises que de celle des régions italiennes… Quant à l’Irlande du Nord, elle dispose d’une assemblée autonome dotée d’un pouvoir législatif comparable à celui du Parlement écossais ainsi que d’un organe exécutif (dirigé par le First minister et son adjoint) élu par l’assemblée.

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Tirant les conséquences de l’absence de progrès concernant le désarmement de l’IRA le Parlement de Westminster a suspendu le 10 février 2000 les institutions nord-irlandaises. Elles ont été rétablies fin mai 2000 après que l’IRA ait finalement accepté le désarmement.

666 Caractères de l’État régional ¸ Même s'il peut être discuté en tant que « modèle » théorique, ce type d'État se caractérise par la reconnaissance d'une réelle autonomie politique reconnue au profit des entités régionales et notamment d'un pouvoir normatif autonome. À cet égard, il correspond à la prise en compte de certaines spécificités, qu'elles soient ethniques, culturelles, linguistiques, religieuses, et il se rapproche de l'État fédéral. Mais, à la différence de ce dernier, la structure étatique reste unitaire même si elle peut être appelée à évoluer. C'est ce que l'on peut constater à travers le cas de l'Espagne et celui de l'Italie.

SECTION 1. LA RECONNAISSANCE

D’UNE AUTONOMIE POLITIQUE AU PROFIT DES RÉGIONS 667 Autonomie régionale et décentralisation ¸ Dans l'État régional, l'autonomie accordée aux régions va plus loin qu'une simple décentralisation de l'administration. La régionalisation administrative, que l'on rencontre en France, n'instaure aucune compétence normative autonome au profit des régions. La régionalisation politique débouche quant à elle sur une dualité de sources normatives, sur la reconnaissance d'un pouvoir législatif régional. Cette autonomie régionale se trouve en outre garantie par la Constitution. Cette garantie constitutionnelle concerne d’une part l’existence même de l’autonomie régionale et, d’autre part, ses modalités d’exercice, autrement dit les compétences des régions.

§ 1. L’existence de l’autonomie

A. Un droit consacré

668 Le droit à l’autonomie ¸ Dans l'État unitaire classique, l'autonomie des collectivités territoriales est définie et mise en œuvre par l'État luimême.  Ainsi, la création des régions françaises a-t-elle été décidée par le législateur et apparaît-elle davantage comme un aménagement de la décentralisation voulu par l'État plutôt que comme la concrétisation d'un droit préexistant au profit des régions. Dans l'État régional, en revanche, les

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collectivités bénéficient d'un véritable droit à l'autonomie qui est consacré par la Constitution et que l'État doit s'attacher à mettre en œuvre. 669 L’Espagne ¸ La Constitution espagnole de 1978, dans son article  2, « reconnaît et garantit le droit à l'autonomie des nationalités et des régions ». Elle permet aux composantes de l'État (communes, nationalités, provinces) de s'ériger en « Communautés autonomes ». Il importe de souligner que les Communautés autonomes sont constituées suite à une initiative volontaire des diverses composantes étatiques (P.  Bon, 1994, p. 117), la Constitution précisant seulement que les Communautés se forment à  partir de provinces limitrophes ayant des caractéristiques communes ou d'une seule (Const., art. 143-1). La Constitution prévoit aussi plusieurs procédures d'accès à l'autonomie, débouchant sur des degrés d'autonomie variables. Les trois communautés historiques (Catalogne, Galice, Pays Basque) qui sous la IIe République s’étaient dotées par référendum d’un statut d’autonomie, accèdent à l’autonomie maximale selon une procédure simplifiée. D’autres ont pu aussi y parvenir (Andalousie) mais en se pliant à la procédure plus contraignante de l’article 151-1 Const. Pour les autres, la Constitution prévoit un accès plus facile et plus lent à une autonomie moins étendue. Il s’agit des « communautés autonomes de second rang » constituées selon une procédure simplifiée lorsque les territoires disposaient déjà d’une « pré-autonomie » (Asturies, Murcie, Valence, Aragon, Canaries, Baléares, etc.). Le processus de constitution de ces Communautés n’est pas allé sans heurts, nécessitant des renégociations périodiques du cadre de l’évolution des autonomies (pactes autonomiques de 1978 et 1981, loi organique d’harmonisation du processus autonomique partiellement invalidée par le tribunal constitutionnel, troisième pacte du 28 févr. 1992…). En définitive, les dix-sept Communautés autonomes qui se sont constituées volontairement couvrent la totalité du territoire espagnol.

Des projets de réforme des statuts d’autonomie ont été lancés ces dernières années, le président du Gouvernement (le socialiste J. L. R. Zapatero) ayant encouragé le mouvement vers « l’Espagne plurielle ». Si le projet de statut du Pays basque (approuvé par le Parlement Basque en déc. 2004) s’est heurté au refus du gouvernement espagnol, celui de la Catalogne (qui reconnaît l’existence d’une « nation catalane ») a quant à lui été approuvé en 2007 par le gouvernement avant d’être partiellement invalidé par le Tribunal constitutionnel en 2010 (v. ss 683). Depuis, les relations entre le gouvernement central de  Madrid et la communauté autonome de Catalogne sont marquées par un conflit ouvert. Le gouvernement espagnol s’est opposé notamment à la tenue d’un référendum d’autodétermination convoqué pour le 9 novembre 2014 en saisissant le Tribunal constitutionnel qui a décidé sa suspension le 29 septembre. La victoire des partis indépendantistes aux élections de septembre  2015 au Parlement régional de  Catalogne a conduit par la suite à l’adoption d’une proposition de résolution qui « déclare solennellement le début du processus de création de l’État catalan indépendant ». Un nouveau référendum d’autodétermination unilatéral a eu lieu le 1er  octobre  2017

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dans un contexte de très vives tensions, le Tribunal constitutionnel ayant annulé le 12 septembre la loi sur la tenue du référendum adoptée par le Parlement catalan. Fort de l’approbation de 90 % des électeurs (mais avec une participation à peine supérieure à 42 %) le président de la Catalogne, Carles Puigdemont, est intervenu devant le Parlement catalan réuni le 10 octobre et a proclamé que « la Catalogne a gagné le droit d’être un État indépendant ». Les députés indépendantistes ont approuvé une déclaration reconnaissant « la République catalane comme État indépendant et souverain, fondée sur le droit, démocratique et social » mais cette déclaration n’a pas été publiée au journal officiel de la communauté autonome et n’a pas été formellement approuvée par un vote des députés, ce qui la prive d’effet juridique. Le 27 octobre 2017, la Catalogne a engagé un « processus constituant » pour se séparer de l’Espagne (proclamation votée par 70 députés sur 135). La riposte du gouvernement de Mariano Rajoy ne tarde pas : mise sous tutelle de la Catalogne en application de l’article 155 de la Constitution (v. ss 691), destitution du gouvernement de  Carles Puigdemont, dissolution du Parlement catalan et convocation d’élections régionales le 21  décembre. Celles-ci donneront une courte majorité en sièges aux indépendantistes (70  sièges sur 135  avec 47,5 % des voix). Le 22  janvier 2018, le Parlement catalan désigne Carles Puigdemont candidat à la présidence de la région, mais le 27 janvier le Tribunal constitutionnel suspend son élection, prévue trois jours plus tard, au motif que celui-ci s’étant réfugié en Belgique, une investiture à distance n’est pas légale. Le 23 mars 2018, un juge espagnol met un examen 25 dirigeants indépendantistes pour leur rôle dans la tentative de sécession de la Catalogne, dont 13  pour « rébellion » et lance des mandats d’arrêts européens et internationaux contre ceux qui s’étaient réfugiés à l’étranger. Le 25 mars 2018, Carles Puigdemont est arrêté en Allemagne, en attendant une éventuelle extradition vers l’Espagne. 670 L’Italie ¸ La Constitution italienne de 1947  dispose, dans son article  5, que « La République, une et indivisible, reconnaît et favorise les autonomies locales ; elle effectue dans les services qui dépendent de l'État la plus large décentralisation administrative, elle harmonise les principes et les méthodes de sa législation avec les exigences de l'autonomie et de la décentralisation ». À la différence de l'Espagne, les vingt régions italiennes sont énumérées limitativement par la Constitution (art. 131). Si elles sont toutes qualifiées « d'entités autonomes avec des pouvoirs et des fonctions propres » (art. 115), cinq d'entre elles bénéficient d'un statut spécial du fait que leur autonomie était déjà pour partie reconnue avant 1947. L'article 116 de la Constitution dispose à cet égard que la Sicile, la Sardaigne, le Trentin-Haut Adige, le Frioul Vénétie Julienne, et le Val d'Aoste bénéficient de formes et de conditions particulières d'autonomie définies par des statuts qui ont valeur de lois constitutionnelles, ce qui renforce d'autant la garantie de cette

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autonomie. Les quinze autres régions, qui n'avaient pas de véritables racines historiques, ont été mises en place plus de vingt ans après l'adoption de la Constitution puisqu'il a fallu attendre 1970 pour que soient votées les lois relatives à l'élection des conseils régionaux. Une évolution vers le fédéralisme avait été envisagée en 1997 par le projet de la Commission bicamérale, chargée d’une réflexion sur la révision de la Constitution de 1946. Ce projet dessinait les lignes d’un nouvel ordre fédéral fondé sur les équilibres assez complexes et quelque peu imprécis entre pouvoirs centraux et pouvoirs régionaux. Il y avait loin entre ce projet de la Commission bicamérale et les thèses radicales de la « Ligue du Nord », prônant la division du territoire italien en trois Républiques (Nord ou Padania, Centre ou Etruria, Sud ou Magna Grecia). Après l’échec de la Commission bicamérale et dans le prolongement de ses travaux (M.  Baudrez, 2002), l’adoption des lois constitutionnelles no 1  du 22 novembre 1999 et no 3 du 18 octobre 2001 par une majorité de centre gauche (coalition de l’Olivier) ont consacré un renforcement sensible de l’autonomie des régions sans pour autant faire basculer l’État italien dans le fédéralisme (M.  P.  Elie, 2002), même si cette expression connaît un réel engouement. Les Italiens qualifient ainsi certaines réformes de « fédéralisme administratif », de « fédéralisme fiscal », voire de « fédéralisme domanial » alors qu’il s’agit pour l’essentiel de réformes qui seraient qualifiées en France de « décentralisatrices ».

Le gouvernement de centre-droit de  S.  Berlusconi avait fait adopter par le Parlement en 2005 une nouvelle révision constitutionnelle afin de consacrer une véritable « dévolution » (autrement dit un système de type quasi fédéral). Il s’agissait, entre autres réformes, de modifier la composition de la Cour constitutionnelle afin de tenir compte des réalités régionales, d’instituer un « Sénat fédéral » et de confier une pleine autonomie aux régions dans les domaines de la santé, de l’éducation et de la police administrative. La victoire de la coalition de gauche conduite par Romano Prodi aux élections parlementaires d’avril 2005 a remis en cause cette réforme contre laquelle les partis de gauche s’étaient prononcés et elle a finalement été largement rejetée par référendum en juin 2006. Le gouvernement de Matteo Renzi avait engagé quant à lui une réforme territoriale de grande ampleur : suppression des provinces, transformation du Sénat en chambre de représentation des territoires, nouvelle répartition des compétences entre l’État et les régions dans le sens d’une recentralisation, élargissement du pouvoir de substitution de l’État… Adoptée par le Parlement, cette réforme a été rejetée par référendum le 4 décembre 2016.

B. Un droit protégé

671 Le rôle des cours constitutionnelles ¸ Comme dans l'État fédéral, c'est le juge constitutionnel qui est compétent pour statuer sur les litiges pouvant survenir entre l'État et les régions (ou les communautés autonomes). 672 En Italie, la Cour s’est montrée dans un premier temps plutôt « centralisatrice », et quelque peu méfiante à l’égard des pouvoirs des régions.

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Considérant que les lois régionales étaient avant tout l’expression d’une compétence législative spécialisée, elle en déduisait qu’elles ne peuvent intervenir que dans les matières qui leur sont expressément attribuées, étant entendu que la signification de ces matières est celle donnée par la norme nationale, rarement généreuse pour la norme régionale (arrêts nos 66/1961, 173/1998). Ainsi, la réglementation de la chasse relevait des régions, mais celle du permis de porter des armes de chasse leur échappe car sa délivrance est connexe à la matière de la sécurité publique qui appartient quant à elle à l’État (arrêt no 14/1981). De façon générale, la Cour se référait à l’article 5 de la Constitution, qui unit la reconnaissance des autonomies locales à la proclamation de l’unité et de l’indivisibilité de la République, pour poser d’autres limites à la compétence des régions (J.-C. Escarras, 1994, p. 92). Ces limites peuvent résulter des « réserves de loi » établies par la Constitution (dont la Cour estime qu’elles doivent s’entendre comme concernant les lois étatiques), qu’il s’agisse des droits politiques, de l’accès aux emplois publics, ou de l’organisation judiciaire. Elles résultent aussi du respect des obligations internationales de l’État, seul sujet de droit international (arrêt no 32/1964) de celui des principes généraux de l’ordonnancement juridique de l’État (arrêt no 6/1956), ou encore de l’exigence de garantir l’application uniforme sur le territoire national des règles fondamentales de droit relatives aux rapports entre particuliers (arrêt 82/1998, AIJC 1998. 839). La limite posée par l’ancien article 117 Const., alinéa 1, qui imposait aux lois des régions à statut ordinaire de ne pas être (dans les matières énumérées à l’al. 2) « en contradiction avec l’intérêt national et celui des autres régions », a donné lieu, quant à elle, à une interprétation peu favorable aux régions (J.-C. Escarras, 1994, p. 97). Il serait cependant excessif de qualifier « d’anti-autonomique » la jurisprudence de la Cour constitutionnelle relative aux rapports entre l’État et les régions. Elle a pu aussi se présenter comme une garantie de l’autonomie régionale.

Significatives à cet égard sont les décisions qui, pour empêcher les conflits entre État et Région, font application du « principe de loyale et réciproque coopération » (arrêts nos  359/1985, 214/1988, 1065/1988, 337/1989, 332/1998), lequel est devenu un véritable leitmotiv de la jurisprudence de la Cour, notamment dans le domaine de la mise en œuvre des réformes économiques ou sociales, dans celui de l’environnement (entendu au sens large car incluant l’assistance sanitaire, les plans d’urbanisme, l’agriculture et les forêts…), ou dans celui de l’exercice des compétences extérieures par les régions. La Cour est également intervenue à plusieurs reprises pour déterminer le contenu de l’autonomie financière des régions et des collectivités locales, à la lumière des nouvelles dispositions constitutionnelles en la matière (AIJC 2004.  720 ; AIJC 2005. 611). Il apparaît aussi que, dans les matières transversales (comme l’environnement ou la protection de la concurrence) qui relèvent de la compétence exclusive de l’État (Const., art. 117 al. 2), la Cour souligne que l’intervention des régions reste possible à titre complémentaire (v. not. arrêt. no 135/2005), la compétence de l’État

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devant cependant prévaloir (arrêt no 18 du 23 janvier 2012). Plus généralement, la Cour a été amenée à intervenir sur l’ensemble des compétences exclusives de l’État (Const., art.  117  al.  2), qu’il s’agisse de l’immigration (201/2005, 300/2005), de la protection des biens culturels (232/2005), etc. (v. AIJC 2005. 591). Elle a également précisé la mise en œuvre des compétences concurrentes énumérées par l’article  117 Const. (31/2005 ; 151/2012) ainsi que l’application des principes de loyale coopération et de subsidiarité (v.  AIJC 2005. 601, v.  aussi arrêt no 63, 10 mars 2008).

La Cour a souvent fait prévaloir le principe d’unité de l’État en justifiant les interventions étatiques dans les matières relevant, d’après le texte de la Constitution révisée en 2001, de la compétence des régions, aboutissant ainsi à neutraliser en grande partie l’autonomie régionale acquise par cette révision constitutionnelle (v.  not. arrêts nos  303/2003, 370/2003, 14/2004, 50/2005). Elle a également donné une interprétation extensive de la marge d’intervention de l’État dans le cadre des compétences concurrentes (v. not. arrêt no 151 du 6 juin 2012, AIJC 2012. 827). Relevons cependant que dans un arrêt n° 251 du 9 novembre 2016 (AIJC 2016, vol. XXXII, p. 868), la Cour réaffirme le principe de « coopération loyale » pour protéger l’autonomie régionale et censure partiellement la loi n° 124 du 7 août 2015 relative à la réforme de l’administration publique. 673 En Espagne, le Tribunal constitutionnel a été conduit à résoudre un nombre de litiges très important entre l’État et les Communautés autonomes relatifs à la répartition des compétences, par le biais du recours d’inconstitutionnalité (recours directs contre des lois ou des actes ayant force de loi), par celui des recours découlant de conflits positifs ou négatifs de compétence, ou encore par celui des questions d’inconstitutionnalité posées par des organes juridictionnels. Le nombre de litiges après avoir connu une diminution (101 en 1987, 60 en 1989, 13 en 2009 et en 2010) a fortement progressé pour atteindre 111 arrêts en 2016. Sans entrer dans les détails d’une jurisprudence fort riche et nuancée (v. F. Moderne, 1984), il convient de relever que le Tribunal a parfois interprété de manière extensive certaines compétences de l’État (v.  par ex. la compétence de « réglementation générale de l’économie » : arrêts nos  225/1993, 227/1993, 228/1993, 165, 182 et 190/2016, 99/216…) et qu’il veille à ce que les compétences des Communautés autonomes n’empiètent pas sur celles de l’État (v. par ex. arrêts nos 163/1994, 164/1994, 216/1994 concernant la répartition des compétences en matière de jeux et paris ; voir aussi l’arrêt 235/2001, 13 déc. 2001 : l’État dispose d’une compétence générale en matière de sécurité publique, les Communautés autonomes pouvant seulement intervenir pour l’organisation matérielle des « services de police » cf. égal. arrêt 157/2004, 21 sept. 2004 ; v. aussi les arrêts 80/2012 du 10 avril 2012 et 110/2012 du 23 mai 2012 relatifs aux compétences de l’État en matière de représentation internationale du sport, AIJC 2012. 775 ; V. également l’arrêt 177/2016 relatif à la réglementation de la corrida en Catalogne qui considère que la tauromachie appartient au patrimoine culturel espagnol et reconnaît à ce titre la compétence de l’Etat en la matière).

La compétence de l’Etat en matière de relations internationales est également protégée par le Tribunal qui considère que les Communautés

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autonomes peuvent conduire des actions tournées vers l’extérieur avec pour limite la compétence exclusive de l’Etat en matière de relations internationales, ce qui leur interdit notamment de faire naître des obligations « immédiates actuelles » à l’égard des pouvoirs publics étrangers ou d’entreprendre des actions qui auraient des incidences sur la politique extérieure de l’État ou encore qui pourraient générer une responsabilité de celui-ci à l’égard d’autres sujets de droit international. En outre, l’État conserve la faculté de coordonner l’action extérieure des communautés autonomes afin d’éviter qu’elle ne porte préjudice à la politique extérieure de l’État (par ex. arrêts 46/ 2015, 85/2016, 228/2016.) Il s’efforce aussi de garantir l’égalité entre les citoyens par le biais de l’article 149-1 Const. selon lequel l’État détient une compétence exclusive pour « réglementer les conditions de base qui garantissent l’égalité de tous les Espagnols dans l’exercice de leurs droits et l’accomplissement de leurs devoirs constitutionnels » (v.  not. arrêt no 173/1998, 23 juill. 1998, AIJC 1998. 700 ; 188/2001, 20 sept. 2001, AIJC 2001. 522 ; 212/2005, 21 juill. 2005, AIJC 2005. 484). Le principe de « l’unité du marché » exige quant à lui que l’État puisse intervenir en matière de défense de la concurrence non seulement pour fixer des normes mais aussi pour développer des actions d’exécution, même sur le territoire d’une seule Communauté (mais sans pour autant priver les Communautés de toute faculté d’exécution – arrêt no 208/1999, AIJC 1999. 517). Mais, par ailleurs, le Tribunal garantit l’autonomie des Communautés de diverses manières. Ainsi, il a jugé que l’État, en posant les « bases » d’une matière, ne peut entrer dans les détails de celle-ci au point de vider de tout contenu la compétence de « développement » des Communautés : v.  par exemple l’arrêt 102/1995 relatif à la répartition des compétences en matière d’environnement (AIJC 1995.  610) ou l’arrêt 158/1993 en matière de réglementation des télécommunications (AIJC 1993.  334). Il résulte de ce dernier arrêt que si l’État dispose d’une compétence exclusive de réglementation des aspects techniques de la communication (art.  149-1, 31o, Const.), les aspects liés aux droits fondamentaux en matière d’information et d’expression peuvent faire l’objet de mesures d’exécution relevant des Communautés car ils sont régis par l’article 149-1, 27o Const. qui permet l’intervention de ces dernières. V.  aussi l’arrêt 194/2004 du 4  novembre 2004 : l’État a excédé sa compétence en fixant les normes de gestion conjointe des parcs nationaux. S’agissant par ailleurs des pouvoirs d’incitation de l’État en matière financière, le Tribunal a jugé que lorsque l’État dispose d’un titre d’intervention général qui se superpose à une compétence matérielle des Communautés, il peut prévoir des subventions d’incitation dans la loi de finances et en définir la destination et les conditions d’utilisation. Cependant, il doit toujours laisser une marge de liberté aux Communautés pour concrétiser et réglementer leur utilisation, la gestion et le paiement de ces aides relevant aussi, en principe, de ces dernières (v. not. arrêts nos 59/1995 et 175/1995 ou encore 98/2001). Il apparaît aussi que la clause du caractère supplétif du droit de l’État (Const., art. 149-3), instituée pour éviter les lacunes dans l’ordre juridique en cas de nonexercice par les Communautés de leur compétence, n’attribue pas à l’État une compétence législative ou normative à caractère général (arrêts nos 5/1981, 69/1982, 147/1991, 79/1992). Aboutissement d’une longue évolution jurisprudentielle,

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l’arrêt no 118/1996 précise que l’État doit s’appuyer sur un titre de compétences propres lui conférant la capacité d’édicter une norme déterminée. Il lui est donc interdit d’édicter une norme supplétive dans ces matières où il ne dispose d’aucune compétence normative (E. Alberti, P. Bon et F. Moderne, AIJC 1996. 582). Une solution innovante est fournie par l’arrêt 195/1998 du 1er octobre 1998 où le tribunal d’une part reconnaît qu’une loi de l’État ayant qualifié un parc de parc naturel a empiété sur la compétence de la Communauté autonome de Cantabrie et, d’autre part, diffère la nullité de cette loi pour inconstitutionnalité jusqu’au moment où la Communauté autonome aura édicté sa propre loi protégeant le parc (chron. Espagne, AIJC 1998. 702).

De nombreux arrêts soulignent par ailleurs que dans l’exercice de leurs compétences respectives l’État et les Communautés autonomes doivent développer une collaboration et mettre en place des instruments adéquats notamment en matière d’infrastructures et de travaux publics (v. par ex. arrêts nos 112/1995 et 175/1995, 40/1998, 193/1998, 149/1998). Relevons également que dans une décision du 28  juin 2010 (rendue après un délai de quatre ans !) le Tribunal constitutionnel, à propos du statut élargi de la Catalogne, a bien marqué les limites de l’autonomie des Communautés en déclarant inconstitutionnels 14  articles de ce statut, notamment ceux concernant l’usage de la langue catalane, l’institution d’un pouvoir judiciaire autonome ou de compétences fiscales propres, ainsi que la référence à la « nation catalane » (v. ss 683). Par la suite, le Tribunal constitutionnel a été saisi de nombreux recours formés par le gouvernement national contre des lois catalanes liées au processus politique indépendantiste (par ex. arrêt 259/2015 déclarant inconstitutionnelle la déclaration du Parlement catalan sur le début du processus politique ; arrêt 128/2016 du 7 juillet 2016 relatif à la loi catalane de mesures fiscales et administratives ; v. ss 669).

§ 2. La mise en œuvre de l’autonomie

A. Des institutions quasi politiques Les institutions régionales, par un effet de mimétisme institutionnel, sont très largement calquées sur celles de l’État. 674 En Espagne, le schéma institutionnel défini par l’article  152-1 de la Constitution prévoit pour les Communautés autonomes de premier rang l’existence d’une « assemblée législative » élue au suffrage universel direct (à la représentation proportionnelle), ainsi qu’un « conseil de gouvernement » doté de fonctions exécutives et administratives et responsable devant l’Assemblée, un « président de la Communauté », élu par l’assemblée parmi ses membres et nommé par le Roi, qui est chargé de diriger le gouvernement, d’assurer la représentation suprême de la Communauté concernée et la représentation ordinaire de l’État.  Il est responsable lui aussi devant l’assemblée.

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L’organisation des Communautés autonomes de second rang n’est pas précisée par la Constitution « mais, en pratique, elles ont calqué leurs institutions sur celles des Communautés autonomes de premier rang » (P. Bon, 1994, p. 122). C’est donc un régime de type parlementaire qui a été mis en place au niveau régional, à l’exception toutefois du droit de dissoudre le Parlement de la Communauté qui n’est reconnu, au profit du président du gouvernement qu’au Pays Basque. Les membres des assemblées législatives bénéficient par ailleurs des mêmes privilèges que ceux réservés aux parlementaires (immunités, inviolabilité). 675 En Italie, l’article  121  de la Constitution prévoit que chaque région comprend un Conseil régional, élu pour cinq ans au suffrage universel direct (à la proportionnelle). Les fonctions de conseiller régional sont incompatibles avec un mandat parlementaire. Le Conseil exerce notamment les pouvoirs législatifs et réglementaires attribués à la Région. L’exécutif régional est confié à une « Junte » (Giunta), élue par le Conseil régional. Le président de la Junte est lui-même élu au suffrage universel direct (les premières élections ont eu lieu le 16 avr. 2000).

B. Un pouvoir législatif régional

676 Nature du pouvoir législatif ¸ L'État régional, à la différence de l'État décentralisé traditionnel, et à l'instar de l'État fédéral, se caractérise par une dualité de pouvoirs législatifs et, par conséquent, d'ordres juridiques. En Italie, chaque région peut adopter des « lois régionales ». En Espagne, alors que la Constitution ne prévoit expressément un pouvoir législatif qu’aux Communautés autonomes de premier rang, la pratique et la jurisprudence ont étendu ce pouvoir aux Communautés de second rang. La loi autonome a la même force juridique que la loi étatique. « Leurs rapports sont résolus non par l’application du principe de hiérarchie, mais par l’application du principe de compétence : prévaut la loi – étatique ou autonome – qui est compétente pour régir telle matière donnée, la loi incompétente étant inconstitutionnelle car méconnaissant la répartition des compétences définie par le bloc de constitutionnalité » (P. Bon, 1994, p. 123). 677 Étendue du pouvoir législatif ¸ Le pouvoir législatif des régions s'exerce dans le domaine prévu par la Constitution. Ce domaine est donc en principe préservé de toute atteinte du législateur national. À l'exemple du système fédéral, c'est la Constitution qui définit ainsi la répartition des compétences entre l'État et les régions, alors que dans un État décentralisé comme la France cette répartition relève simplement de la loi qui peut la modifier aisément et réduire ainsi le champ de compétence des collectivités locales.

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678 Le système espagnol ¸ L'article  149-1 de la Constitution espagnole dresse une liste de trente-deux matières qui relèvent de la compétence exclusive de l'État, parmi lesquelles le droit civil, le droit pénal, le droit du travail, le droit commercial… Les matières dévolues aux Communautés autonomes représentent vingt-deux rubriques parmi lesquelles la culture, l’agriculture et la pêche, l’aménagement du territoire et l’urbanisme, la santé et le sport (Const., art. 148-1). Encore faut-il que le statut de chaque Communauté ait prévu l’exercice de telle ou telle compétence. Dans le cas inverse c’est le droit étatique qui s’appliquera. Il existe également une « clause résiduelle » (Const., art.  149-3) aux termes de laquelle la compétence des Communautés est présumée pour les matières qui ne sont pas énumérées par la Constitution mais qui ont été revendiquées par le statut de la Communauté. Ainsi, tout ce qui ne relève pas de la compétence de l’État peut relever, si elles le revendiquent, de la compétence des Communautés (P. Bon, 1994, p. 131). Mais l’État peut aussi, dans son domaine de compétence, ne fixer que des principes généraux et laisser les Communautés (ou certaines d’entre elles seulement) édicter les normes législatives complémentaires (Const., art. 150-1). Il peut aussi décider de leur transférer ou de leur déléguer telle ou telle compétence (Const., art. 150-2). Inversement, l’État peut intervenir lorsque l’intérêt général l’exige pour fixer, par des lois votées à la majorité absolue par les deux Chambres, les principes nécessaires à l’harmonisation des législations des communautés. C’est là une source d’un abondant contentieux constitutionnel… 679 Le système italien ¸ En Italie les régions à statut ordinaire disposaient à l'origine de compétences dans dix-huit matières énumérées par l'article 117 de la Constitution (police locale, santé, urbanisme, tourisme, agriculture, artisanat, chasse, pêche dans les eaux intérieures…). En pratique, l’État a longtemps fait preuve d’une réelle inertie pour transférer aux régions les fonctions qu’elles devaient mettre en œuvre par leur compétence normative. Quant aux régions, elles ont fait un usage abondant de leur compétence législative mais sur des questions secondaires, au point que la doctrine italienne qualifie souvent leur législation de « norme de détail ». C’est notamment le cas dans les matières de l’ancien article 117 Const. où la définition des principes relève de l’État et la norme de détail est réservée aux régions. En 1997, sous la poussée des mouvements autonomistes ou fédéralistes a été votée une loi (no 59, dite loi Bassanini) prévoyant l’attribution de nouvelles fonctions et tâches aux régions et aux collectivités locales (provinces, communes…), en application du principe de subsidiarité. Il s’agissait là d’une transformation en profondeur de l’organisation administrative italienne, dans le sens d’une autonomie locale accrue, au point même que certains auteurs italiens ont parlé de « fédéralisme administratif ».

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Après bien des péripéties (marquées notamment par l’échec de la Commission bicamérale pour les réformes constitutionnelles créées en 1997 afin de réviser la seconde partie de la Constitution) le constituant italien a adopté deux révisions fondamentales relatives aux régions (L. const. no 1, 22 nov. 1999 et no 3, 18 oct. 2001). Le principe de subsidiarité se trouve expressément consacré (Const., art. 118), et les régions se voient attribuer une compétence législative de droit commun (Const., art. 117), ce qui renverse le principe adopté en 1947, selon lequel les régions n’avaient qu’une compétence d’attribution. Les matières qui relèvent de l’État sont limitativement énumérées (Const., art. 117) : politique étrangère, défense, immigration, élections au Parlement européen, ou encore législation électorale et réglementation des organes de gouvernement des communes, provinces et métropoles… Il appartient aussi à l’État de définir les niveaux minimums et uniformes pour l’ensemble du territoire en matière de droits civils et sociaux, cette compétence relevant d’un devoir de bien-être national qu’il se doit d’assurer. L’unité de l’ordonnancement juridique est garantie par le maintien de la compétence étatique en matière de législation civile et pénale nationale, en matière de juridictions, ainsi que d’ordre public et de sécurité.

Les régions, concrètement, ont vu leurs compétences accrues dans les secteurs de l’éducation, de l’environnement. Elles peuvent aussi lever de nouvelles taxes. Le nouvel article  117 Const. (al.  3) prévoit aussi une compétence concurrente entre l’État et les régions. Dans certaines matières (instruction, santé, travail, recherche scientifique, aménagement du territoire, communications, par exemple) l’État doit fixer les principes fondamentaux afin d’assurer une application uniforme des régimes sur l’ensemble du territoire national. Plusieurs années après cette réforme, il apparaît cependant que la continuité a prévalu en pratique. La loi no 131  de 2003  destinée à mettre en œuvre la réforme a plutôt restreint sa portée (s’agissant notamment du pouvoir législatif concurrent). Les normes d’application de l’autonomie financière n’ont toujours pas été adoptées. Certes, des transferts importants de compétence ont été réalisés, notamment en 2010  en matière domaniale (au point que les Italiens parlent de « fédéralisme domanial »). Par ailleurs, une forme de « fédéralisme fiscal » qui permet aux collectivités territoriales de conserver une partie des impôts qu’elles collectent a été instituée. Mais, il n’en demeure pas moins que le Parlement continue de légiférer dans toutes les matières, sans tenir compte du nouvel article 117 Const. et la Cour constitutionnelle elle-même a justifié les interventions étatiques en se référant au principe d’unité (v. ss 672). Tirant les leçons du relatif échec de cette réforme, le gouvernement de M. Renzi avait engagé une nouvelle révision constitutionnelle portant notamment sur le titre V de la Constitution qui a été rejetée par le référendum du 4 décembre 2016. Son objectif principal était de redonner un rôle central à l’État en matière législative et en matière financière. La législation concurrente devait être supprimée, le domaine législatif de l’État élargi, les régions bénéficiant d’un domaine législatif réservé.

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Plus généralement, l’État aurait pu intervenir dans les matières relevant de la compétence des régions dès lors qu’il sera nécessaire de garantir l’unité juridique et économique de la République ou bien l’intérêt national. L’État régional présente donc plusieurs caractères qui le rapprochent de l’État fédéral. Mais il s’en distingue également sur plusieurs points et il s’apparente ainsi à l’État unitaire.

SECTION 2. LE MAINTIEN DE L’UNICITÉ DE L’ÉTAT 680 Un seul État. Une seule Nation ? ¸ L'État régional reste un et indivisible. C'est ce qu'affirme l'article 5 de la Constitution italienne de 1947 (« La République, une et indivisible, reconnaît et favorise les autonomies locales ») ou l'article 2 de la Constitution espagnole de 1978 (« La Constitution est fondée sur l'unité indissoluble de la nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les Espagnols… »). L'indivisibilité et l'unité de l'État marquent donc les limites de l'autonomie régionale.

§ 1. Une autonomie relative

Les collectivités régionales ne possèdent pas les attributs d’un État fédéré. Leur pouvoir d’auto-organisation est encadré et leur participation à l’exercice du pouvoir étatique national est très limitée.

A. Un pouvoir d’auto-organisation encadré 1. Un statut législatif

681 Absence de double pouvoir constituant ¸ Alors que l'État fédéral se reconnaît par l'existence d'un pouvoir constituant attribué aux États fédérés, les collectivités de l'État régional disposent d'un statut à valeur législative. En Espagne comme en Italie il n’existe qu’une seule Constitution. Les statuts des Communautés autonomes ou des régions sont fixés, formellement, par des actes législatifs (lois de l’État, ou lois régionales en Italie depuis la L. const. no 14, 1999). En Italie il aura fallu attendre 1971 pour que les statuts des 15 régions ordinaires soient approuvés par le Parlement… Quant aux statuts des 5 régions « à statut spécial », ils résultent de lois constitutionnelles adoptées par les organes de l’État…

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2. Un statut concerté

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682 Participation des collectivités ¸ Les collectivités de l'État régional peuvent être amenées à participer à l'élaboration de leur statut, ce qui n'est généralement pas le cas dans un État unitaire classique où c'est la loi de l'État qui définit unilatéralement l'organisation et le fonctionnement des collectivités territoriales sans que ces dernières disposent d'un quelconque pouvoir d'initiative. Le cas le plus significatif est celui de l’Espagne (P. Bon, 1994, p. 119). Chaque Communauté autonome dispose d’un statut dont le projet a été élaboré initialement par une assemblée ad hoc composée de tous les députés et sénateurs élus dans les circonscriptions concernées par la création de la Communauté et même (pour les Communautés autonomes de second rang) de tous les membres des députations provinciales. Au terme d’une procédure dont les modalités varient suivant qu’il s’agit des Communautés autonomes de premier rang (avec intervention d’un référendum) ou de second rang, le projet est approuvé par les Cortes (Parlement). Il prend la forme d’une loi organique, mais son initiative appartient exclusivement aux autonomies. En outre, le rôle du Parlement est le plus souvent formel, notamment pour les statuts des Communautés autonomes de premier rang. La loi approuvant les statuts, de manière significative, est ainsi qualifiée de « loi convention » par la doctrine espagnole. Quant à la révision des statuts, elle nécessite également un accord entre l’État et la Communauté autonome. Ainsi le projet de statut adopté par le Parlement basque en 2004, d’orientation souverainiste voire séparatiste puisqu’il prévoyait une « libre association » avec l’Espagne, a-t-il été rejeté par le Gouvernement espagnol, alors que la réforme du statut de la Catalogne a reçu son agrément en 2005 (LO 19 juill. 2006) avant d’être partiellement invalidée par le Tribunal constitutionnel en 2010 (v. ss 683). D’autres statuts ont été révisés récemment, notamment ceux de l’Andalousie (LO 19 mars 2007), de l’Aragon (LO 20 avr. 2007), de la Castille et du Léon (30 nov. 2007)… En Italie, les statuts sont adoptés par les Conseils régionaux statuant à la majorité absolue de leurs membres. Les régions peuvent ainsi préciser et compléter elles-mêmes les règles d’organisation et de fonctionnement des institutions régionales fixées par la Constitution. Ces statuts devaient ensuite être approuvés par une loi de la République (Const., art. 123) mais, en pratique, lorsque le Parlement italien a jugé nécessaires certaines modifications il ne les a pas imposées aux régions mais leur a demandé d’y procéder elles-mêmes. La révision constitutionnelle de 1999 a d’ailleurs supprimé toute référence à l’approbation des statuts par la loi. L’article 123 al. 2 Const. prévoit que seule la Cour constitutionnelle, sur demande du gouvernement, contrôle la conformité des statuts régionaux à la Constitution.

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3. Un statut contrôlé par le juge constitutionnel 683 En Italie, la Cour constitutionnelle veille au respect de l’article 123 de la Constitution qui exige que les statuts des régions soient en « harmonie avec la Constitution » c’est-à-dire non seulement avec la lettre de chacune de ses dispositions mais aussi avec son esprit (v.  not. sentences no 304, 3  juill. 2002 ; no 196, 5  juin 2003 ; no 2, 13  janv. 2004 ; no 372, 2  déc. 2004). Ce qui la conduit par exemple à invalider l’appellation « Parlement » donnée par le statut de la région des Marches à son conseil régional (sentence no 306, 3 juill. 2002) et celle de « députés » à ses conseillers (sentence no 106, 12  avr. 2002). La Cour constitutionnelle, à plusieurs reprises, a été amenée à se prononcer sur la constitutionnalité des référendums consultatifs régionaux relatifs aux statuts ou aux compétences des régions. Elle a jugé que ces consultations ne pouvaient influer « sur l’ordonnancement constitutionnel » (arrêt n° 256/1989) et qu’ils ne pouvaient avoir pour objet d’amorcer une réforme constitutionnelle (arrêt n° 470/992, n° 496/2000), dans la mesure où l’article 138 de la Constitution réserve au Parlement la compétence en la matière (V., J. Giudicelli, « Régions et référendum consultatif », AIJC 2000, vol. XVI, p. 785. V. aussi l’arrêt n° 118 du 25 juin 2015, AIJC 2015, vol. XXXI, p. 816) En Espagne, le Tribunal constitutionnel, qui avait été saisi quatre ans auparavant par 99 députés du Parti populaire, a rendu le 28  juin 2010 une décision (longue de 881 pages !) sur la loi organique du 19 juillet 2006  concernant la réforme du statut d’autonomie de la Catalogne qui avait été approuvée par un référendum tenu dans cette Communauté par 73,9 % des suffrages exprimés. Le Tribunal déclare d’abord que les références à la « Catalogne comme nation » et à la « réalité nationale de la Catalogne » contenues dans le préambule du statut d’autonomie n’ont aucun effet juridique. Il déclare ensuite inconstitutionnelles 14 dispositions du statut, notamment celles prévoyant que le catalan est la langue utilisée « de préférence » par les administrations et les médias publics, celles permettant à la Catalogne d’administrer la justice sur son propre territoire, ou encore plusieurs dispositions relatives aux compétences économiques et fiscales et notamment « la capacité législative d’établir et de réguler les impôts propres des gouvernements locaux ». 24 autres dispositions du statut d’autonomie ne sont déclarées constitutionnelles que sous de strictes réserves d’interprétation énoncées par le Tribunal. Cette décision a suscité le 10 juillet 2010 une manifestation de rejet qui a rassemblé à Barcelone plus d’un million de personnes… Par la suite, le 25  février 2015, le Tribunal constitutionnel a jugé contraire à la Constitution une loi catalane du 25  septembre 2014  prévoyant l’organisation d’un référendum sur l’indépendance, confirmant ainsi la suspension de cette loi prononcée par lui le 29  septembre 2014. Le gouvernement catalan a toutefois organisé le 9 novembre 2014 une « consultation » sans portée juridique qui a mobilisé moins de la moitié des électeurs, et dont le résultat a été largement favorable

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à l’indépendance. L’ancien Président du gouvernement catalan, Artur Mas, a été condamné le 13 mars 2017 à deux ans d’exclusion de toute fonction publique élective et 36 500 euros d’amende pour avoir organisé ce référendum malgré l’interdiction du Tribunal constitutionnel.

B. Une participation limitée à l’exercice du pouvoir étatique 684 Différence avec l’État fédéral ¸ Le principe de participation apparaît peu développé dans l'État régional, alors qu'il constitue l'un des piliers du système fédéral. Dans ce dernier (comme nous l'avons vu supra, v. ss 623) l’une des chambres du Parlement représente les États fédérés afin que la loi applicable sur l’ensemble du territoire trouve sa source à la fois dans la volonté des citoyens (représentés par la Chambre basse) et dans celle des États fédérés (représentés par la Chambre Haute). Or ce schéma ne se vérifie ni en Espagne ni en Italie.

1. L’exemple espagnol

685 La représentation des Communautés au Sénat ¸ Les « Cortes generales » (Parlement) sont certes composés de deux chambres, le Congrès des députés qui représente les citoyens et le Sénat, qualifié de « Chambre de représentation territoriale » (Const., art. 69-1). Mais l’élection (au suffrage universel direct) des sénateurs se fait principalement dans le cadre des provinces (chaque province élit quatre sénateurs, Const., art. 69-2) et les assemblées législatives des Communautés autonomes se contentent de désigner chacune un sénateur ainsi qu’un sénateur supplémentaire pour chaque million d’habitants de leur territoire respectif. (Const., art. 69-5). Il en résulte que les sénateurs désignés par les Communautés autonomes sont largement minoritaires au Sénat (46 sur 254), qui ne peut donc être considéré comme représentant les Communautés (P. Bon, 1994, p. 126). 686 Le Sénat et la protection des autonomies ¸ Les compétences du Sénat sont, en outre, limitées. En matière législative, il ne dispose que d'un droit de veto suspensif, son opposition à un texte de loi pouvant être surmontée par le Congrès des députés à la majorité absolue de ses membres ou même à la majorité simple au terme d’un délai de deux mois (Const., art. 90). Il importe cependant de souligner que le Sénat peut jouer un rôle de protection des autonomies régionales. En effet, dans l’hypothèse où l’État souhaite édicter une loi harmonisant les mesures adoptées par les Communautés autonomes, chacune des deux Chambres, à la majorité absolue, doit préalablement constater que cette harmonisation est exigée par l’intérêt général (Const., art.  150-3). De même, le Gouvernement ne peut adopter les mesures obligeant les Communautés autonomes à respecter leurs obligations constitutionnelles ou législatives ou encore

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celles destinées à protéger l’intérêt général gravement méconnu par une Communauté, qu’à condition d’obtenir l’approbation de la majorité absolue des membres du Sénat (Const., art. 155).

2. L’exemple italien

687 L’impossible réforme du Sénat ¸ Le Sénat actuel, qui dispose de pouvoirs égaux à ceux de la Chambre des députés, n'a pas vocation à représenter directement les régions, même si la répartition des sièges de sénateurs se fait sur une base régionale. Une première réforme visant à créer un « Sénat fédéral de la République » avait été adoptée par le Parlement fin 2005 et finalement rejetée par référendum mais celui-ci aurait continué à être élu au suffrage universel direct sans qu'il y ait a priori de représentation directe des régions en son sein. Il était seulement prévu que les présidents des conseils régionaux devaient intégrer le Sénat à l’occasion de l’examen de certains textes (ceux concernant, par exemple, la péréquation financière). La réforme engagée par le gouvernement de Matteo Renzi visait quant à elle à transformer en profondeur le Sénat qui aurait perdu un certain nombre de pouvoirs, notamment celui de renverser le gouvernement ou de voter le budget. Les sénateurs au nombre de 100, contre 315 actuellement n’auraient plus été élus directement au suffrage universel, mais issus des conseils régionaux (74) ainsi que des grandes villes (21  maires), 5 étant nommés par le président de la République. Ce nouveau Sénat, l’équivalent d’un Sénat de type fédéral, ne verra pas le jour, les italiens ayant rejeté par référendum, en décembre 2016, la révision constitutionnelle. 688 La participation des régions à la législation de l’État ¸ Le Conseil régional dispose non seulement d'un pouvoir législatif propre mais il peut aussi présenter des propositions de loi aux Chambres (Const., art. 121). Cette initiative législative régionale est restée en pratique assez peu développée, du fait des difficultés à la concrétiser. Les régions ont préféré utiliser d'autres modalités de participation, pour l'essentiel informelles, avec des organes parlementaires ou ont parfois cherché à faire pression sur le législateur national en adoptant des législations identiques dans des matières déterminées, de manière à ce que celui-ci soit quasiment obligé de les entériner a posteriori. Les régions disposent par ailleurs du pouvoir de déclencher des référendums abrogatifs des lois étatiques ordinaires (Const., art. 75) ou encore d’approbation des lois constitutionnelles (Const., art. 138). Il suffit que cinq conseils régionaux en prennent l’initiative. Les régions font une utilisation assez fréquente de cet instrument, conçu le plus souvent comme un moyen de pression politique sur le pouvoir central. Enfin, signalons que l’avis des Conseils régionaux intéressés est nécessaire pour procéder à la fusion de régions existantes, à la création par

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scissiparité de nouvelles régions, le passage de provinces et communes d’une région à une autre, le changement de circonscriptions provinciales et la création de nouvelles provinces (Const., art. 131 à 133). Au total, cette coopération institutionnelle prévue par la Constitution entre les régions et l’État apparaît limitée en pratique. En lieu et place s’est développé un « régionalisme coopératif » caractérisé par une concertation, voire une collaboration, entre les juntes régionales et le Gouvernement national (ou les organes administratifs de l’État), au sein d’une centaine d’organes à composition mixte. La loi constitutionnelle no 3 d’octobre 2001 (art.  11) indique cependant que les règlements des assemblées parlementaires peuvent « prévoir la participation de représentants des régions, des provinces autonomes et des collectivités locales à la commission parlementaire pour les questions régionales » et ce « jusqu’à la révision des dispositions du titre  1er de la seconde partie de la Constitution ». 689 La participation des régions à l’élection du président de la République ¸ L'article 83 de la Constitution prévoit que chaque région dispose de trois délégués (un pour le Val d'Aoste), élus par leurs conseils, qui rejoignent le collège électoral qui élit le Chef de l'État et qui comprend pour l'essentiel les membres du Parlement. Ces délégués des Conseils régionaux permettent ainsi « la représentation des minorités ».

§ 2. Une autonomie contrôlée

690 Un contrôle juridictionnel et administratif ¸ Si dans un État de type fédéral le seul contrôle pouvant être exercé par l'État sur les décisions des États fédérés incombe au juge constitutionnel, dans l'État régional le contrôle de l'État sur les collectivités régionales apparaît plus strict, mais à des degrés variables selon qu'il s'agit de l'Espagne ou de l'Italie. En Espagne, le contrôle relève principalement du Tribunal constitutionnel et s'apparente ainsi à un système de type fédéral. En Italie, il existe, outre le contrôle de la Cour constitutionnelle, un contrôle administratif, lequel a été récemment allégé (L. no 127, 1997).

A. En Espagne

691 Contrôle de constitutionnalité et contrôle de légalité ¸ Le contrôle exercé sur les actes législatifs ou administratifs des Communautés autonomes est exclusivement juridictionnel et il intervient a posteriori. Les lois qui sont immédiatement exécutoires, peuvent être déférées au Tribunal constitutionnel par le président du Gouvernement, le Défenseur du peuple (sorte de « médiateur »), ou encore par cinquante députés ou cinquante sénateurs. Il s’agira là d’un contrôle abstrait. Mais un contrôle concret est également possible. Il intervient sur saisine du Tribunal constitutionnel

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par un juge ordinaire lorsque celui-ci doit appliquer au cours d’un procès une loi d’une Communauté autonome dont la constitutionnalité lui paraît douteuse. Les actes administratifs des Communautés peuvent également subir un contrôle juridictionnel. Celui-ci relève du Tribunal constitutionnel dans trois hypothèses : si une communauté empiète sur les compétences du Gouvernement central ou d’une autre Communauté (conflit positif de compétence) ; si État et Communautés refusent de prendre une mesure au motif qu’elle relève de la compétence de l’autre (conflit négatif de compétence) ; si un acte administratif porte atteinte aux droits fondamentaux constitutionnels (recours d’amparo pouvant être exercé après épuisement des voies de droit devant le juge ordinaire). Outre ce contrôle de constitutionnalité, les actes administratifs des Communautés peuvent faire l’objet d’un contrôle de légalité de la part du juge ordinaire (P. Bon, 1994, p. 132). Signalons enfin qu’une loi organique no 7/1999 du 21 avril 1999 attribue au Tribunal constitutionnel compétence pour trancher « les conflits en défense de l’autonomie locale », en permettant aux communes et aux provinces de déférer au Tribunal les normes législatives de l’État ou des Communautés autonomes qui léseraient leur autonomie (sur cette réforme, v. chron. AIJC 1999. 495). 692 La suspension de l’autonomie ¸ Elle est permise par l'article 155 de la Constitution espagnole qui prévoit que : « 1. Si une Communauté autonome ne remplit pas les obligations que la Constitution ou d’autres lois lui imposent ou si elle agit de façon à porter gravement atteinte à l’intérêt général de l’Espagne, le gouvernement, après avoir préalablement mis en demeure le président de la Communauté autonome et si cette mise en demeure n’aboutit pas, pourra, avec l’approbation de la majorité absolue du Sénat, prendre les mesures nécessaires pour la contraindre à respecter ses obligations ou pour protéger l’intérêt général mentionné. 2. Pour mener à bien les mesures prévues au paragraphe précédent, le gouvernement pourra donner des instructions à toutes les autorités des communautés autonomes. » Cette possibilité de « mise sous tutelle » d’une communauté autonome a été utilisée une seule fois, en octobre 2017, pour répliquer à la proclamation unilatérale d’indépendance du Parlement catalan (v. ss 669).

B. En Italie

693 Contrôle de constitutionnalité et contrôle d’opportunité des lois régionales ¸ Depuis la révision constitutionnelle de 2001, le contrôle exercé par le gouvernement sur la loi régionale s'est trouvé sensiblement allégé. Initialement le gouvernement pouvait demander une nouvelle approbation de la loi régionale s'il estimait que celle-ci excédait la

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compétence du conseil régional ou était en contradiction soit avec les intérêts nationaux soit avec les intérêts d'autres régions. Si le conseil régional approuvait à nouveau cette loi à la majorité absolue de ses membres, le gouvernement pouvait alors saisir la Cour constitutionnelle (v.  not. chron. Italie, AIJC 1999. 689). Dorénavant, le nouvel article 127 de la Constitution prévoit que le gouvernement a seulement la possibilité de saisir la Cour constitutionnelle dans les soixante jours qui suivent la publication de la loi s’il estime qu’une loi régionale excède la compétence de la région. Cette dernière se voit d’ailleurs accorder la même possibilité à l’égard de la loi d’une autre région ou de la loi étatique (M.P. Elie, 2002). En pratique, le nombre des recours introduits par le gouvernement contre les lois régionales a connu une forte progression après la révision constitutionnelle de 2001. 694 Contrôle des actes administratifs ¸ Tout contrôle gouvernemental préalable sur les actes administratifs des régions a été supprimé par la loi constitutionnelle no 3  de 2001 (suppression des art.  124 et 125 al. 1er Const.). 695 Dissolution des Conseils régionaux ¸ Elle peut intervenir par décret motivé du président de la République dans quatre cas (Const., art. 126) : si le conseil régional accomplit des actes contraires à la Constitution ou gravement illégaux ; s'il refuse de remplacer l'exécutif régional à la demande du Gouvernement quand cet exécutif s'est lui-même livré à des actes contraires à la Constitution ou gravement illégaux ; lorsque le conseil régional est dans l'impossibilité de fonctionner par suite de démissions ou d'absence de majorité ; et, enfin, pour des raisons de sécurité nationale. 696 Pouvoir de substitution ¸ L'article  120  al.  2  de la Constitution prévoit que l'État peut se substituer aux régions en cas de « non-respect des normes et des traités internationaux ou des normes communautaires », s'il s'agit de protéger « l'unité juridique et économique » du pays et notamment d'assurer la « protection des niveaux essentiels de prestations relatifs aux droits civils et sociaux », ou encore en cas de « péril grave pour la sécurité et la salubrité publique ». Ce pouvoir de substitution en pratique est fréquemment utilisé par l'État.

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CHAPITRE 3

L’ÉTAT UNITAIRE DÉCENTRALISÉ 697 Définition ¸ L'État unitaire décentralisé ne comporte, sur son territoire, qu'une seule organisation juridique et politique dotée des attributs de  la souveraineté. Les collectivités territoriales (communes, départements, régions, collectivités à statut particulier), composantes de l'État, ne constituent qu'une modalité de l'organisation administrative. Elles n'existent que par l'État et elles n'apparaissent pas dans l'ordre politique. Notamment, elles ne disposent d'aucun pouvoir législatif, contrairement aux régions italiennes ou aux communautés autonomes espagnoles. 698 Déconcentration et décentralisation ¸ L'État unitaire peut faire l'objet de deux types d'aménagement, qui ne sont d'ailleurs pas exclusifs l'un de l'autre, la France les pratiquant tous deux. La déconcentration, qui consiste pour l’État à déléguer des pouvoirs de décision des autorités centrales (ministères) à des autorités locales nommées par lui (préfets, recteurs…), lesquelles restent néanmoins soumises au pouvoir hiérarchique ministériel ; la décentralisation qui consiste à transférer des pouvoirs de décision de l’État vers d’autres personnes morales de droit public, essentiellement les collectivités territoriales, lesquelles sont administrées par des autorités élues et soumises à un simple contrôle de légalité. La décentralisation, telle qu’elle est pratiquée en France, ne conduit pas à une véritable division du pouvoir normatif au sein de l’État. L’autonomie des collectivités locales est de nature administrative, et non politique. 699 Les bases constitutionnelles de l’État décentralisé ¸ La Constitution de 1958 (qui reprend l'essentiel des dispositions du titre  X de la Constitution de 1946) ne contenait à l'origine qu'un nombre limité de dispositions concernant les collectivités territoriales (titre  XII pour l'essentiel), formulées de manière assez générale. C'est la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui, surtout à partir de 1982 (lois sur la décentralisation), a précisé les contours et le contenu du statut constitutionnel des collectivités territoriales. La loi constitutionnelle relative à l'organisation décentralisée de la République du 28 mars 2003, enrichit de manière substantielle les articles de la Constitution consacrés aux collectivités territoriales (not. art.  72). Elle proclame en outre que l'organisation de la République « est décentralisée » (Const., art.  1er). Elle a contribué à un nouveau développement de la jurisprudence constitutionnelle. Les collectivités territoriales bénéficient d’une garantie de leur autonomie fondée sur le principe de libre administration (Const., art. 72). Mais

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cette autonomie connaît des limites qui découlent du principe d’indivisibilité de la République (Const., art. 1).

SECTION 1. LA GARANTIE DE L’AUTONOMIE

LOCALE : LE PRINCIPE DE LIBRE ADMINISTRATION

700 Un principe à valeur constitutionnelle ¸ Mentionné par l'article 34 Const. (« La loi détermine les principes fondamentaux (…) de la libre administration des collectivités territoriales, de leurs compétences et de leurs ressources ») ainsi que par l'article  72 Const. (« Dans les conditions prévues par la loi, ces collectivités s'administrent librement par des conseils élus »), le principe de libre administration a été consacré pour la première fois comme principe à valeur constitutionnelle dans une décision no 79-104 DC, 23  mai 1979, Territoire de  Nouvelle-Calédonie. Il en résulte que le législateur ne peut y porter atteinte. La libre administration représente donc une liberté constitutionnellement garantie, qui peut être invoquée dans le cadre d’une QPC (Décis. 12– QPC, 2 juillet 2010, Commune de  Dunkerque). La jurisprudence du Conseil constitutionnel s’est attachée à préciser les garanties institutionnelles de la libre administration, ainsi que ses moyens et son domaine.

§ 1. Les garanties institutionnelles de la libre administration 701 Élection des conseils et représentation par le Sénat ¸ Le Conseil constitutionnel a été amené à assurer le maintien et à préciser le contenu des garanties institutionnelles prévues par la Constitution, qu'il s'agisse de l'exercice de la libre administration par des conseils élus ou de la représentation des collectivités territoriales par le Sénat.

A. L’exercice de la libre administration par les conseils élus 1. Le caractère politique des élections locales 702 Élections locales et libre administration ¸ Le critère de la libre administration, expressément énoncé par l'article  72 Const., tient dans l'élection des assemblées délibérantes des collectivités territoriales. C'est le minimum requis pour que la libre administration soit assurée puisque l'élection de l'organe exécutif de la collectivité n'est pas exigée par la

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Constitution de 1958. Depuis la loi du 2  mars 1982, tous les organes des collectivités locales (assemblées délibérantes et organes exécutifs) sont élus, ce qui va donc au-delà des strictes exigences constitutionnelles. La Constitution n'impose pas d'ailleurs, que l'élection ait lieu au suffrage universel direct mais elle interdit évidemment l'institution d'organes délibérants composés en partie de membres élus et en partie de membres nommés. En outre, le Conseil constitutionnel a jugé que « les électeurs doivent être appelés à exercer leur droit de suffrage pour la désignation des membres des conseils élus des collectivités territoriales selon une périodicité raisonnable », sans indiquer d’ailleurs de délai précis (Décis. no 93-331 DC, 13 janv. 1994, Renouvellement triennal des conseillers généraux ; 90-280 DC, 6 déc. 1990, Concomitance des élections régionales et cantonales). Il en résulte que le législateur ne pourrait pas prolonger de manière excessive le mandat d’élus en cours d’exercice, quel que soit le motif de cette prolongation (M. Verpeaux, 1997). 703 Des élections politiques ¸ Alors qu'il était possible de soutenir que les élections locales (municipales, cantonales, régionales) avaient un caractère simplement administratif, à la différence des élections nationales (présidentielle, législatives, sénatoriales) dont le caractère politique est incontestable, le Conseil constitutionnel a jugé (Décis. no 82-146 DC, 18  nov. 1982, Quotas par sexe) que les principes de l’article  6  de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 (égalité entre les citoyens) et de l’article  3  de la Constitution (relatifs à la souveraineté nationale et à son exercice, ainsi qu’au droit de suffrage – universel, égal et secret) s’appliquaient à tout suffrage politique et notamment à l’élection des conseillers municipaux. Cette qualification de « suffrage politique » vaut évidemment pour toutes les élections locales (cf. Décis. no 98-407 DC, 14 janv. 1999, Élection des conseils régionaux). Elle est justifiée par le fait que l’électeur y participe en tant que citoyen, membre du corps politique et non en tant qu’individu caractérisé par son appartenance à telle communauté ou collectivité. En outre, les élections locales ne sont pas sans lien avec l’exercice de la souveraineté nationale puisque les membres des assemblées locales qu’elles désignent participent, dans chaque département, au collège électoral qui élit les sénateurs, ces derniers exprimant la souveraineté nationale. Ce caractère « politique » des élections locales produit plusieurs conséquences.

2. Les implications constitutionnelles de la qualification de « suffrage politique » 704 Le droit de vote des étrangers aux élections municipales ¸ Jusqu'à la révision constitutionnelle du 25  juin 1992  préalable à la ratification

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du traité de Maastricht, le droit de vote n'était reconnu qu'aux nationaux français (Const., art.  3  al.  4), s'agissant tout au moins des élections à caractère politique. Le Traité de Maastricht (art. 8 B) ayant prévu le droit de vote et d'éligibilité aux élections municipales (et européennes) dans l'État de résidence des citoyens de l'Union, même s'ils n'en ont pas la nationalité, le Conseil constitutionnel, dans sa décision Maastricht  I du 9 avril 1992 était conduit à déclarer contraire à la Constitution cette disposition du traité, en se référant expressément aux articles 3, 24 et 72 de la Constitution. C’est donc bien parce que les élections municipales ont une incidence sur celle des sénateurs, lesquels participent à l’expression de la souveraineté nationale, que le droit de vote et d’éligibilité ne peut appartenir qu’aux nationaux français. Suite à cette décision, la loi constitutionnelle du 25  juin 1992 a prévu d’accorder « aux seuls citoyens de l’Union résidant en France » le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales. Une loi organique du 29  mai 1998  votée dans les mêmes termes par les deux assemblées en détermine les conditions d’application. Celle-ci prévoit la création d’une liste électorale complémentaire pour les citoyens de l’Union européenne à condition qu’ils aient leur domicile réel en France ou que leur résidence y ait un caractère continu. Étant précisé que les « citoyens de l’Union » ne peuvent ni exercer les fonctions de maire (ou d’adjoint) ni participer à la désignation des électeurs sénatoriaux et à l’élection des sénateurs, ce qui a pour but de les exclure de toute participation, même indirecte, à l’exercice de la souveraineté nationale. Ce droit de vote et d’éligibilité a été mis en œuvre pour la première fois à l’occasion des élections municipales de mars 2001. 705 Le principe d’égalité du suffrage ¸ (v.  GDCC, no 46) Ce principe constitutionnel (Const., art. 3, al. 3) s’applique non seulement aux élections nationales mais aussi aux élections locales. Il en résulte notamment que la délimitation des circonscriptions électorales doit respecter l’égalité de représentation des suffrages. Elle doit s’effectuer, pour reprendre l’expression du Conseil constitutionnel, sur « des bases essentiellement démographiques » et doit donner lieu à des révisions périodiques pour tenir compte du dernier recensement de population (Décis. no 85-196 DC, 8 août 1985, Évolution de la Nouvelle Calédonie I ; no 85-197 DC, 23 août 1985, Évolution de la Nouvelle Calédonie  II ; no 86-208 DC, 2  juill. 1996, Découpage électoral I ; no 86-218 DC, 18 nov. 1986, Découpage électoral II ; no 87-227 DC, 7  juill. 1987, Régime électoral de  Marseille ; no 2000-438 DC, 10  janv. 2001, Assemblée de la Polynésie ; no 602-2010 DC, 18  févr. 2010, Découpage électoral, GDCC, no 46). Ce principe des « bases démographiques » n’a cependant pas une portée absolue, des « impératifs d’intérêt général » pouvant justifier une atteinte à l’équilibre démographique des circonscriptions (par exemple la nécessité de tenir compte des réalités naturelles que constituent certains ensembles géographiques). En outre, pour les circonscriptions électorales locales (Congrès du Territoire de  Nouvelle Calédonie ou conseil municipal de  Marseille), le Conseil

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constitutionnel souligne que la répartition des sièges entre les circonscriptions ne doit pas être « nécessairement proportionnelle à la population », ce qui peut s’expliquer par le fait que les organes délibérants des collectivités territoriales ne représentent pas seulement la population mais aussi les territoires. De même, il a été admis pour la répartition des sièges de sénateurs entre les départements que certaines disparités démographiques puissent subsister, dans la mesure où la nouvelle répartition réduit « sensiblement » les inégalités de représentation antérieures (Décis. no 2003-475 DC, 24 juill. 2003). Mais, si des inégalités démographiques peuvent être admises, le Conseil constitutionnel vérifie que les écarts ne soient ni « manifestement injustifiables ni disproportionnés de manière excessive ». Et, s’il a validé en 1987 le découpage des secteurs électoraux de Marseille (le découpage de 1987 apparaissant plus égalitaire que le précédent, réalisé en 1982 qui n’avait pas été contrôlé par le Conseil constitutionnel), il a, en revanche, annulé par la décision no 85-196 DC, la répartition des sièges entre les circonscriptions de la Nouvelle Calédonie car elle aboutissait à une représentation trop inégalitaire entre la région de Nouméa (sous-représentée) et les autres. Dans la décision no 2013-667 DC, 16 mai 2013 (consid. 40), concernant le découpage des cantons il est jugé que, par leur généralité, les exceptions prévues par la loi au principe d’équilibre démographique pourraient donner lieu à des délimitations arbitraires de circonscriptions. Par ailleurs, la répartition des 163 sièges des membres du conseil de Paris entre les vingt secteurs correspondant aux vingt arrondissements est jugée contraire à la Constitution (consid. 51) au motif que dans les 1er, 2e  et 4e  arrondissements, le rapport du nombre des conseillers de  Paris à la population de l’arrondissement s’écarte de la moyenne constatée à Paris dans une mesure qui est manifestement disproportionnée. S’il doit respecter le principe des « bases démographiques », le découpage des circonscriptions électorales doit aussi éviter tout arbitraire. Ce qui implique qu’il respecte le principe de la continuité territoriale des circonscriptions ainsi que, dans la mesure du possible, les divisions administratives préexistantes. Ainsi, les huit secteurs électoraux de Marseille ont été constitués en regroupant par deux les seize arrondissements municipaux, ce qui laisse présumer une absence d’arbitraire… (Décis. no 87-227 DC, 7 juill. 1987).

3. La liberté d’organisation et de fonctionnement des assemblées locales 706 Le principe de libre administration n’implique pas pour autant que les collectivités disposent d’un pouvoir d’auto-organisation. Leur organisation relève de la compétence du législateur dans sa définition et du pouvoir exécutif dans sa mise en œuvre (Décis. n° 2010-12 QPC, 2  juill. 2010, Commune de  Dunkerque). Il existe cependant quelques garanties

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constitutionnelles concernant le fonctionnement des assemblées locales. Ainsi, le législateur ne saurait imposer que les séances des commissions permanentes des conseils régionaux soient publiques (Décis. n° 98-407 DC, 14 janv. 1999, Élection des conseillers régionaux). Plus récemment, dans la décision n° 2013-667 DC, 16 mai 2013 (Loi relative à l’élection des conseillers départementaux, des conseillers municipaux et des conseillers communautaires, et modifiant le calendrier électoral), le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution une disposition relative au remplacement des conseillers départementaux, au motif que le dispositif prévu par le législateur pourrait conduire à ce que « le fonctionnement normal du conseil départemental soit affecté dans des conditions remettant en cause l’exercice de la libre administration des collectivités territoriales et le principe selon lequel elles s’administrent librement par des conseils élus ». Les dispositions invalidées de l’article 15 de la loi auraient pu en effet « aboutir à ce que plusieurs sièges demeurent vacants dans un conseil départemental, sans qu’il soit procédé à une élection partielle lorsque, pour chacun de ces sièges, le conseiller départemental puis son remplaçant ont démissionné, sont décédés ou ont été déclarés inéligibles pour une cause qui leur est propre », cette vacance pouvant en théorie durer jusqu’à six ans, c’est-à-dire pendant toute la durée du mandat

B. La représentation des collectivités territoriales par le Sénat 707 L’affirmation du principe ¸ L'article  24  alinéa  3  de la Constitution dispose que le Sénat assure la représentation des collectivités territoriales de la République. Il s'agit d'une garantie pour la libre administration dans la  mesure où, par son mode d'élection, le Sénat se considère comme le défenseur des intérêts des collectivités locales. Relevons en outre qu'à l'occasion de la révision constitutionnelle de 2003, le Sénat a obtenu d'examiner en priorité « les projets de loi ayant pour principal objet l'organisation des collectivités territoriales ».

1. Une représentation globale

708 Indivisibilité de la représentation des collectivités territoriales ¸ Comme l'a admis le Conseil constitutionnel dans sa décision no 91-290 DC, 9 mai 1991, Statut de la Corse, (GDCC, no 11), l’article 24 Const. « n’exige pas que chaque catégorie de collectivités dispose d’une représentation propre ». Pour  leur représentation au Sénat les collectivités territoriales forment un ensemble indivisible, contrairement à la représentation des États membres d’un État fédéral au sein de la seconde Chambre ou chaque État est représenté en tant que sujet particulier. Il serait certes impossible de représenter chacune des 36  800  communes ! mais on pourrait concevoir qu’elles soient représentées par les sénateurs

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départementaux… Une représentation particulière des régions serait en revanche envisageable pour conforter leur place dans l’organisation administrative française et leur conférer un « poids politique » plus important.

2. Une représentation indirecte

709 Représentation par le collège électoral sénatorial ¸ En réalité, la représentation des collectivités territoriales ne se situe pas au sein du Sénat lui-même mais dans le collège électoral qui, dans chaque département élit les sénateurs. Le département apparaît de ce fait comme une simple circonscription électorale pour l'élection des sénateurs. Peuvent donc participer au collège électoral sénatorial des délégués des collectivités territoriales autres que le département (Décis. no 91-290 DC, 9 mai 1991, consid. 28). Ainsi, lorsque les régions ont été transformées en collectivités territoriales les conseillers régionaux ont été ajoutés à ce collège (L. 10 juill. 1985). Il a même été jugé qu’au sein de ce collège électoral, il convient que soit assurée la représentation de « toutes les catégories de collectivités territoriales », y compris celle des petites communes, et que le corps électoral reste « essentiellement » composé de membres des assemblées délibérantes des collectivités (Décis. no 2000-431 DC, 6 juill. 2000, Élection des sénateurs, RFDC 2000. 826, note A. Roux). A ainsi été invalidée la réforme prévoyant d’accroître le nombre des délégués supplémentaires désignés par les conseils municipaux des villes de plus de 30 000 habitants, au motif que ces délégués auraient constitué une part substantielle, voire, dans certains départements, majoritaire du collège des électeurs sénatoriaux. Il résulte donc de l’article 24 Const. que le Sénat doit « être élu par un corps électoral qui est lui-même l’émanation de ces collectivités » dont il assure la représentation (2000-431 DC, préc.).

§ 2. Les moyens de la libre administration 710 Une autonomie de décision relative ¸ Pour être effective, la libre administration suppose que les collectivités locales puissent disposer d'instruments, tant juridiques que financiers, de nature à leur assurer une certaine autonomie de décision. Celle-ci est limitée par le contrôle administratif exercé par l'État (art. 72 al. 6.) et par la nécessité de maintenir l'unité du pouvoir normatif, conséquence du caractère unitaire de l'État.

A. Les moyens juridiques

1. Le pouvoir réglementaire local 711 Un pouvoir réglementaire habilité ¸ Le principe de libre administration n'implique nullement l'existence d'un pouvoir normatif autonome

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au profit des autorités locales, en dehors du domaine de compétences du législateur. Les compétences réglementaires que ces autorités détiennent, et qui leur permettent de prendre des mesures à portée générale et impersonnelle, leur sont confiées par le législateur. Soit de manière explicite, afin de mettre en œuvre une loi dans un domaine déterminé, soit de manière implicite, par l'attribution d'une compétence dont l'exercice implique nécessairement un pouvoir de réglementation (par ex. l'attribution au maire du pouvoir de police administrative). La révision constitutionnelle de 2003 a expressément consacré ce pouvoir réglementaire (Const., art.  72  al.  3 : « Dans les conditions prévues par la loi, ces collectivités (…) disposent d’un pouvoir réglementaire pour l’exercice de leurs compétences »). La loi qui confère ainsi une compétence réglementaire à une autorité locale décentralisée n’attribue à cette autorité qu’un moyen indispensable à l’exercice de la libre administration. Elle ne conduit pas à lui conférer une partie du pouvoir réglementaire que l’article 21 de la Constitution attribue au Premier ministre. Dans la décision no 2001-454 DC, 17 janvier 2002 relative à la Corse, le Conseil constitutionnel a certes validé la disposition permettant à la collectivité territoriale de Corse de demander à être habilitée par le législateur à fixer des règles adaptées aux spécificités de l’île, considérant que le principe de libre administration permettait au législateur « de confier à une catégorie de collectivités territoriales le soin de définir, dans la limite des compétences qui lui sont dévolues, certaines modalités d’application d’une loi ». Encore a-t-il été posé comme limites que cette dévolution du pouvoir réglementaire ne pouvait pas concerner les conditions de mise en œuvre des libertés publiques et qu’elle devait rester dans le cadre des compétences des collectivités territoriales. En outre, elle ne peut se faire que si l’intervention du pouvoir réglementaire national n’est pas prévue. Outre qu’elle a introduit dans l’article 72 Const. la notion de pouvoir réglementaire local, la révision de 2003 a également prévu que les collectivités territoriales (ou leurs groupements) pouvaient être habilitées (par la loi ou le règlement national selon le cas) à déroger, à titre expérimental et pour un objet et une durée limités, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences. Ce « droit à l’expérimentation » est encadré par la loi organique du 1er août 2003 et il ne peut en aucun cas aboutir à mettre en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti (Const., art. 72, al. 4). 712 Un pouvoir réglementaire modulé ¸ L'étendue du pouvoir réglementaire local peut varier en fonction du degré de précision de la loi d'habilitation et de l'intervention éventuelle du pouvoir réglementaire national. Plusieurs hypothèses peuvent être envisagées (B. Faure, 1996, p. 105). En premier lieu, si la loi investit expressément les autorités décentralisées d’un pouvoir réglementaire, celui-ci peut s’exprimer. C’est ce qu’a admis

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le Conseil d’État dans les arrêts Préfet de la région Nord-Pas de  Calais et Commune de Cuers du 2 décembre 1994 (RFDA 1996. 105) : les assemblées délibérantes des collectivités territoriales peuvent exercer directement leur pouvoir réglementaire, sans interposition d’un décret du Premier ministre, en fixant la liste des emplois ouvrant droit à un logement de fonction, en application d’une loi du 28 novembre 1990. Encore faut-il souligner que cette loi était suffisamment précise pour s’appliquer directement. En second lieu, il se peut que la loi qui concerne les collectivités locales, habilite de manière très générale le pouvoir réglementaire national pour fixer ses modalités d’application. Dans ce cas, le règlement national peut apporter à la loi tout complément nécessaire et le pouvoir réglementaire local ne peut, quant à lui s’exprimer que de façon résiduelle. C’est ce qu’a jugé le Conseil d’État dans l’arrêt du 27 novembre 1992, Fédération intercommunale CFDT et autres (RFDA 1994.  770), à  propos d’un décret pris pour définir les régimes indemnitaires des fonctionnaires territoriaux sur le fondement d’une habilitation très générale contenue dans la loi du 26 janvier 1984 sur la fonction publique territoriale. En troisième lieu, la loi peut très bien n’avoir prévu expressément aucune habilitation, ni en faveur du pouvoir réglementaire national, ni en faveur du pouvoir réglementaire local, et n’être pas suffisamment précise pour s’appliquer directement. Dans cette hypothèse les autorités des collectivités locales semblent disposer d’un pouvoir réglementaire « spontané » qui leur permettra de mettre en œuvre la loi (v. CE 13 févr. 1985, Syndicat communautaire d’aménagement de l’agglomération nouvelle de Cergy Pontoise, RFDA 1989. 368). Mais un tel pouvoir réglementaire « spontané » – qu’il trouve sa source dans le principe de libre administration ou tout simplement dans le pouvoir général d’organisation des services de la collectivité – apparaît subsidiaire. En effet, un règlement national (pris sur le fondement de l’art.  21 Const.) peut toujours intervenir : c’est ce qu’a jugé le Conseil d’État dans un arrêt du 1er août 1996 Département de la Loire. À condition toutefois qu’il n’aboutisse pas à créer une « obligation nouvelle » à la charge des collectivités (ou à aggraver une obligation existante). Il résulte en effet, d’une abondante jurisprudence, tant administrative (CE, ass., 29  avr. 1981, Ordre des architectes, AJDA 1981.  428, note B.  Genevois) que constitutionnelle (Décis. no 88-154 L, 10  mars 1988) que seul le législateur est alors compétent pour intervenir dans la mesure où cela touche aux principes fondamentaux de la libre administration des collectivités territoriales.

2. La liberté contractuelle

713 Liberté contractuelle et libre administration ¸ La liberté contractuelle, dans la mesure où elle constitue un attribut de la libre administration, s'impose au législateur. Celui-ci ne peut y porter atteinte de manière excessive sous peine de mettre en cause, par là même, le principe constitutionnel de libre administration.

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714 La protection constitutionnelle ¸ C'est dans la décision no 92-316 DC, 20 janvier 1993, Prévention de la corruption, que le Conseil constitutionnel a marqué sa volonté de protéger la liberté contractuelle des collectivités locales, en déclarant contraire à la Constitution une disposition de la loi déférée. Celle-ci visait à encadrer la liberté des collectivités locales en matière de conventions de délégation de service public (concession, affermage…) et notamment la durée des délégations. Si le Conseil constitutionnel admet le principe de la limitation de cette durée (en vue de renforcer la transparence et la concurrence) c’est parce que la loi a laissé une marge d’appréciation suffisante aux collectivités concernées pour la négociation des contrats dans chaque cas d’espèce. Mais il juge, en revanche, que le cadre très strict imposé aux collectivités pour prolonger dans certains cas les délégations de service public au-delà de leur durée prévue initialement, constitue « sans justification appropriée, une contrainte excessive qui est de nature à porter atteinte à la libre administration des collectivités locales ». Les collectivités locales doivent donc conserver une liberté d’appréciation et de négociation, cas par cas, pour la conclusion de leurs contrats.

B. Les moyens financiers

715 Autonomie financière et libre administration ¸ L'État doit respecter l'autonomie financière des collectivités locales, corollaire de leur libre administration. Celle-ci suppose que les collectivités disposent d'un niveau de ressources suffisant, leur permettant d'exercer pleinement leurs compétences, et qu'elles conservent une marge d'appréciation dans l'utilisation de ces ressources, autrement dit dans la détermination des dépenses. La révision constitutionnelle de 2003 a expressément consacré cette autonomie financière (art. 72-2).

1. Un niveau suffisant de ressources 716 Une compétence législative de principe ¸ C'est au législateur qu'il appartient de déterminer les ressources des collectivités locales (Const., art. 34), qu'il s'agisse de celles transférées par l'État, comme par exemple la dotation globale de fonctionnement (Décis. no 91-291 DC, 6  mai 1991, Fonds de solidarité des communes) ou même leurs ressources propres. Les collectivités locales ne disposent donc pas d’un véritable pouvoir fiscal ou d’une véritable autonomie fiscale puisqu’elles ne peuvent ni créer des impôts, ni en déterminer l’assiette ou les modalités de recouvrement (Décis. no 599 DC, 29  déc. 2009, consid.  64). Tout au plus peuventelles décider de recourir ou non à un impôt local préalablement autorisé par la loi et d’en fixer les taux dans les conditions déterminées par le législateur (Décis. no 90-277 DC, 25  juill. 1990, Établissement d’impôts directs locaux).

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717 Une compétence législative encadrée ¸ Le très large pouvoir reconnu par la Constitution au législateur en matière de ressources locales n'est cependant pas discrétionnaire. Le Conseil constitutionnel a en effet jugé que les règles posées par la loi ne sauraient avoir pour effet de restreindre les ressources globales des collectivités locales ou de réduire la part des recettes fiscales dans ces ressources au point d'entraver leur libre administration (Décis. no 91298 DC, 24 juill. 1991, Dispositions fiscales rétroactives ; no 98-405 DC, 29 déc. 1998, Loi de finances rectificative pour 1998 ; no 2000-432 DC, 12 juill. 2000, Loi de finances rectificative pour 2000). Ainsi, le prélèvement opéré par l’État sur les ressources d’une collectivité au profit d’une autre collectivité ne peut être qu’exceptionnel, ne concerner qu’une partie de l’impôt local et doit être défini avec précision (Décis. no 91-291 DC, préc.). De même, la suppression d’une ressource fiscale affectée à une collectivité locale n’est tolérée que dans la mesure où elle ne représente qu’une faible perte de recette pour celle-ci (Décis. no 91-298 DC, préc.). Par ailleurs, le législateur ne pourrait pas remettre en cause de manière substantielle les concours financiers de l’État aux collectivités locales sans méconnaître le principe de libre administration (Décis. no 91-291 DC, préc.). Ainsi, la décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017 (Loi relative à l’égalité et la citoyenneté), juge contraire à la Constitution la suppression de la dotation de solidarité urbaine et de cohésion sociale pour les communes faisant l’objet de la procédure de carence en matière de construction de logements sociaux. Enfin, une diminution substantielle (de l’ordre d’un sixième) des ressources fiscales, liée à la réforme de la taxe professionnelle, ne porte pas atteinte au principe de libre administration dès lors qu’une compensation intégrale de l’État est prévue (Décis. no 98-405 DC, préc.). Il en va de même de la suppression de la vignette automobile, perçue par les départements jusqu’alors (Décis. no 2000-242 DC, 28 déc. 2000 ; no 2001-456 DC, 27 déc. 2001) ou encore de la suppression du droit de licence sur les débits de boisson (Décis. no 2002-464 DC, 27 déc. 2002). À ce jour aucune loi supprimant ou réduisant une ressource fiscale locale n’a été invalidée (V. not. Décis. n° 2013-305/306/307 QPC, 19 avr. 2013, Commune de Tourville-la-Rivière ; n° 2013-355 QPC, 22 nov. 2013, Communauté de communes du Val de Sèvres ; n° 2016-589 QPC, 21 oct. 2016, Association des maires de Guyane).

718 La part déterminante de ressources propres ¸ La loi constitutionnelle du 28 mars 2003 a prévu quant à elle que « les recettes fiscales et les autres ressources propres des collectivités territoriales représentent, pour chaque catégorie de collectivités, une part déterminante de l'ensemble de leurs ressources », cette règle étant mise en œuvre par une loi organique (LO du 29 juill. 2004). Il s'agissait par là même d'arrêter (ou de freiner) la tendance consistant à supprimer ou à diminuer les impôts locaux et à les remplacer par des dotations versées par l'État, ce qui réduit la marge de manœuvre des collectivités territoriales. Le niveau « déterminant » de ressources propres (impôts locaux principalement) a été défini par la loi organique comme ne pouvant être inférieur à celui atteint en 2003 (soit 55,97 % pour les communes, 57,40 % pour les départements et 36,07 % pour les régions). La loi organique du 29  juillet 2004 a défini de manière assez large les « ressources propres des collectivités territoriales » en y incluant non

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seulement les impositions de toute nature dont elles peuvent fixer l’assiette le taux ou le tarif, les redevances pour services rendus, les produits du domaine, les participations d’urbanisme, les produits financiers, les dons et legs, mais encore les impositions dont la loi « détermine par collectivité le taux ou une part locale d’assiette ». Ces dernières sont représentées par des impôts nationaux dont la loi prévoit qu’une partie sera affectée aux collectivités territoriales et réparties entre elles selon une clé préétablie et stable, comme par exemple une part de la taxe intérieure sur les produits pétroliers (TIPP) affectée par la loi de finances pour 2004  aux départements afin de compenser le transfert des charges relatives au revenu minimum d’insertion. Une autre conception, de nature à mieux garantir l’autonomie financière des collectivités territoriales et de ce fait sans doute plus conforme à l’intention du constituant de 2003 aurait consisté à définir les ressources propres uniquement comme celles dont les collectivités territoriales peuvent fixer elles-mêmes le montant, autrement dit celles sur lesquelles elles peuvent exercer leur pouvoir de décision. Toutefois, cette conception restrictive de la notion de « ressources propres » aurait soulevé des difficultés difficilement surmontables : en effet, les transferts de compétences de l’État vers les collectivités territoriales, consubstantiels au mouvement de décentralisation, doivent être compensés financièrement par l’État (Const., art. 72-2 al. 4), que ce soit par des dotations ou des impôts d’État affectés. Si bien que la part des « ressources propres » aurait à terme cessé d’être « déterminante » si l’on avait retenu une conception stricte de ces dernières, sauf à créer de nouveaux impôts locaux ou à figer les compétences exercées par les collectivités territoriales… Le Conseil constitutionnel pourrait censurer des dispositions législatives portant atteinte au caractère déterminant de la part des ressources propres d’une catégorie de collectivités territoriales mais le contrôle de cette exigence constitutionnelle n’a pas encore débouché à ce jour sur une annulation (Décis. no 2004-511 DC, 29 déc. 2004 ; no 2005– 530 DC, 29 déc. 2005 ; no 2009– 599 DC, 29 déc. 2009 – remplacement de la taxe professionnelle par la contribution économique territoriale ; n° 2017-758 DC du 28 décembre 2017 (Loi de finances pour 2018). Était en cause en l’espèce le nouveau dégrèvement de la taxe d’habitation perçue par les communes et leurs EPCI à fiscalité propre qui représente plus du tiers des recettes fiscales du bloc communal).

719 La compensation financière des transferts, création et extension de compétence ¸ Tout transfert de compétences entre l'État et les collectivités doit s'accompagner de l'attribution des ressources correspondantes aux charges constatées à la date du transfert (Const., art. 72-2 al.  4 ; Décis. no 2003-487 DC, 18  déc. 2003 ; no 2003-89 DC, 29  déc. 2003 ; no 2005-530 DC, 29 déc. 2005, consid. 90, 93 à 98 ; no 2007-547 DC, 15  févr. 2007 ; no 2008-569 DC, 7  août 2008 ; no 2009-599 DC, 29 déc. 2009). Le Conseil constitutionnel a jugé que l’obligation de compensation financière ne s’appliquait pas dans l’hypothèse d’un simple aménagement des conditions d’exercice de la compétence sociale de droit commun qui relève des départements depuis la loi du 22 juillet 1983 (Décis. no 2010-506 QPC, 18 oct. 2010, consid. 6). S’agissant des créations ou extensions de

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compétence, l’article 72-2 Const. ne vise que celles présentant un caractère obligatoire, le législateur pouvant pour celles-ci évaluer lui-même le niveau des ressources supplémentaires attribuées aux collectivités, sans toutefois dénaturer le principe de libre administration (Décis. no 2004-509 DC, 13 janv. 2005, Cohésion sociale, consid. 9). Enfin, l’obligation de compensation ne concerne que les transferts de compétences de l’État vers les collectivités (Déc. n° 2011-142/145 QPC, 30  juin 2011, Département de la Seine-Saint-Denis et autres) et non les transferts de compétences entre les collectivités (Décis. n° 2016-549 QPC, 1er juill. 2016, Collectivité de Saint Martin). 720 Le principe de péréquation ¸ Visant à favoriser l'égalité entre les collectivités territoriales (Const., art.  72-2, al.  5) ce principe a, quant à lui, été interprété comme n'imposant pas que chaque type de ressources (Décis. no 2003-474 DC, 17 juill. 2003, consid. 18) ou que chaque transfert ou création de compétences (Décis. no 2003-487 DC, 18 déc. 2003, consid. 18) donne lieu à péréquation. Le Conseil constitutionnel a par ailleurs admis que pour mettre en œuvre cette péréquation financière entre les collectivités, le législateur puisse regrouper celles-ci par catégories définies par des critères objectifs et rationnels. Il a précisé que cette péréquation peut-être destinée à corriger non seulement les inégalités affectant les ressources, mais également les inégalités relatives aux charges. Elle peut également être mise en œuvre par une dotation de l’État ou encore grâce à un fonds alimenté par des ressources des collectivités territoriales (Décis. no 2009-599 DC, 29 déc. 2009).

2. Une liberté d’appréciation en matière de dépenses 721 Dépenses obligatoires et libre administration ¸ La tendance de l'État de mettre à la charge des collectivités locales des dépenses obligatoires s'est accentuée avec les transferts de compétence découlant des lois de décentralisation à partir de 1982-1983. Or, l'excès de dépenses obligatoires peut réduire sensiblement la marge de manœuvre budgétaire des collectivités. Si un budget local est composé à 90 % de dépenses obligatoires imposées par l'État, la collectivité est, de fait, privée de la liberté d'engager (et de financer) les actions qui lui paraissent nécessaires pour répondre aux besoins d'intérêt local. Une part trop importante de dépenses obligatoires peut donc entraver la libre administration. C’est pourquoi, dans un considérant de principe, le Conseil constitutionnel a jugé que si « le législateur peut définir des catégories de dépenses qui revêtent pour une collectivité territoriale un caractère obligatoire…, toutefois, les obligations ainsi mises à la charge d’une collectivité territoriale doivent être définies avec précision quant à leur objet et à leur portée et ne sauraient méconnaître la compétence propre des collectivités territoriales ni entraver leur libre administration » (Décis. no 274 DC, 29  mai 1990, Droit au logement). Ces conditions posées à la création

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d’une  dépense obligatoire même si elles demeurent quelque peu imprécises visent à permettre aux collectivités de conserver la maîtrise de leurs finances et à préserver leur liberté de gestion. Il va de soi cependant que la liberté de dépenser des collectivités territoriales ne saurait être absolue. 722 La libre utilisation des ressources ¸ Le nouvel article  72-2, alinéa 1er de la Constitution dispose quant à lui que « les collectivités territoriales bénéficient de ressources dont elles peuvent disposer librement dans les conditions prévues par la loi ». Cette disposition, par elle-même, « n’interdit nullement au législateur d’autoriser l’État à verser aux collectivités territoriales des subventions dans un but déterminé » (Décis. no 2003-474 DC, 17 juill. 2003, consid. 15). Il a été jugé par ailleurs que les principes de « libre administration » et de « libre disposition des ressources » devaient être conciliés avec l’exigence de valeur constitutionnelle de bon usage des deniers publics, s’agissant de l’obligation imposée aux collectivités territoriales d’informer l’État avant toute opération affectant le compte du Trésor sur lequel elles sont tenues de déposer toutes leurs disponibilités (Décis. no 2003-489 DC, 29  déc. 2003, consid. 31 à 33). Récemment, le Conseil a jugé que l’interdiction de moduler les subventions accordées par le département aux communes et groupements de collectivités territoriales compétents en matière d’eau potable ou d’assainissement, en fonction du mode de gestion du service (régie directe ou affermage) était contraire au principe de libre administration (Décis. no 2011-146 QPC, 8 juill. 2011).

§ 3. Le domaine de la libre administration Ce domaine, qui se traduit par l’attribution de compétences propres aux collectivités locales, doit être protégé tant par rapport à l’État que par rapport aux autres personnes publiques.

A. Un domaine protégé par rapport à l’État 1. Une détermination législative des compétences locales

723 La compétence de principe du législateur ¸ La libre administration s'exerçant dans les conditions prévues par la loi (Const., art.  72), c'est donc au législateur qu'il revient de délimiter le domaine de compétence des collectivités locales. Contrairement à la situation de l'État fédéral, et même de l'État régional, le domaine de compétence des autorités locales n'est pas précisé par la Constitution et le législateur dispose par là même d'une liberté d'appréciation considérable. Ainsi c'est lui qui définit la répartition des compétences entre l'État et les collectivités (Décis.

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no 90-274 DC, préc.) ou qui détermine les transferts de compétences de l’État vers les collectivités (Décis. no 91-290 DC, 9 mai 1991, Statut de la Corse, GDCC, no 11). La loi constitutionnelle de 2003 a prévu à cet égard que « les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l’ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon » (Const., art.  72  al.  2), ce qui consacre le principe de subsidiarité dans la répartition des compétences entre l’État et les collectivités territoriales, celui-ci appelant cependant à être précisé par le Conseil constitutionnel qui n’exerce cependant en la matière qu’un contrôle minimum (v. ss 725). Celui-ci s’est déjà attaché à dégager quelques garanties au profit des collectivités locales.

2. Les principes dégagés par le Conseil constitutionnel 724 Des attributions effectives ¸ Afin de garantir la libre administration le Conseil constitutionnel a jugé à plusieurs reprises que le respect de ce principe impliquait que les collectivités territoriales disposent « d'une assemblée élue dotée d'attributions effectives » (Décis. no 85-196 DC, 8 août 1985 ; no 87-241 DC, 19 janv. 1988, Statut de la Nouvelle Calédonie). Le Conseil ajoute ainsi à l’article 72 alinéa 1er de la Constitution une condition de la libre administration (les attributions effectives) qu’il ne comportait pas. Par-delà le texte de la Constitution c’est donc le Conseil constitutionnel qui va déterminer, cas par cas, quel est le minimum requis pour que la liberté de gestion des collectivités locales soit assurée, quelle est la sphère de compétences propres aux collectivités locales que l’État doit préserver. L’exigence constitutionnelle du maintien d’attributions effectives au profit des assemblées locales n’implique pas pour autant le maintien du bénéfice d’une clause de compétence générale à leur faveur, celle-ci n’ayant pas valeur constitutionnelle (Décis. n° 2010-618 DC, 9 déc. 2010, Loi de réforme des collectivités territoriales  ). Dans la décision du 16  sept. 2016 (n° 2016-565 QPC), le Conseil constitutionnel considère que la suppression de la clause de compétence générale n’a pas pour conséquence de priver les assemblées départementales d’attributions effectives et elle ne peut donc constituer par là même une violation de la libre administration. Par ailleurs, s’agissant des communes, l’exigence du maintien « d’attributions effectives » au profit des assemblées délibérantes n’exclut pas les transferts de compétence vers les EPCI, à condition toutefois que les communes conservent un certain nombre de compétences, le seuil à partir duquel les attributions des communes ne seraient plus « effectives » n’ayant d’ailleurs jamais été déterminées par le Conseil constitutionnel (v. not. Décis. n° 2013-687 DC du 23 janvier 2014, Loi MAPTAM). 725 Un contrôle limité ¸ Le contrôle du juge constitutionnel est resté cependant limité dans la mesure où il paraît difficile de dégager un critère précis

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de répartition des compétences entre l'État et les collectivités locales, de nombreuses matières appelant une coopération entre les deux niveaux d'administration, ce qui relativise la distinction entre matières d'intérêt national et matières d'intérêt local. Il en résulte que ce n'est que si une matière « échappe manifestement à la compétence étatique, en raison de sa nature même, que les collectivités territoriales peuvent la revendiquer devant le juge constitutionnel » (G. Vedel, 1990, p. 89).

Ainsi la gestion de la fonction publique territoriale (création et suppressions d’emplois, nominations, notation, avancement, sanctions…) fait-elle partie des matières relevant de la libre administration et dans lesquelles l’État ne peut, en principe, intervenir (Décis. no 83-168 DC, 20 janv. 1984, Fonction publique territoriale). En revanche, « les actions à mener pour promouvoir le logement des personnes défavorisées » concernent un domaine « qui répond à une exigence d’intérêt national », ce qui permet au législateur d’attribuer à l’État un rôle prépondérant dans la mise en œuvre du plan départemental d’action pour le logement (Décis. no 90-274 DC, 29 mai 1990). Par la suite, il a été admis que les départements puissent exercer de nouvelles responsabilités en la matière, l’État conservant des attributions essentielles (Décis. no 2004-503 DC, 12 août 2004, Loi relative aux libertés et responsabilités locales).

Le nouvel article 72 alinéa 2 de la Constitution ne permet pas au Conseil constitutionnel d’exercer un contrôle plus strict. Ainsi, il a estimé, dans une décision no 2005– 516 DC, 7 juillet 2005, Loi de programme fixant les orientations de la politique énergétique, « qu’il résulte de la généralité des termes retenus par le constituant que le choix du législateur d’attribuer une compétence à l’État plutôt qu’à une collectivité territoriale ne pourrait être remis en cause, sur le fondement de cette disposition, que s’il était manifeste qu’eu égard à ses caractéristiques et aux intérêts concernés, cette compétence pouvait être mieux exercée par une collectivité territoriale » (V. aussi Décis. n° 2013-687 DC, 23 janv. 2014, Loi MAPTAM).

B. Un domaine protégé par rapport aux autres personnes publiques 1. L’interdiction de toute tutelle

726 Une interdiction inhérente à la libre administration ¸ Bien que le législateur ait clairement posé l'interdiction de l'établissement ou de l'exercice d'une tutelle, « sous quelque forme que ce soit », d'une collectivité sur une autre (L. du 7 janv. 1983, art. 2), le développement des relations intercollectivités consécutif aux transferts de compétence comporte le risque de voir, en pratique, s'établir des tutelles tant financières que techniques, par exemple celle du département sur les petites communes. Le nouvel article 72 alinéa 5 de la Constitution, issu de la révision de 2003, dispose « qu’aucune collectivité territoriale ne peut exercer une tutelle sur une autre ». Le Conseil constitutionnel a eu l’occasion, à plusieurs reprises, de contrôler le respect de ce principe (v. not. Cons. const.

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11 juill. 2014, n° 2001-454 DC ; 9 déc. 2010, n° 2010-618 DC). Ce principe est au demeurant invocable dans le cadre d’une QPC (Cons. const. 21 oct. 2016, n° 2016-589 QPC, Association des maires de Guyane et autres). Il est également prévu par l’article  72  al.  5 C que « lorsque l’exercice d’une compétence nécessite le concours de plusieurs collectivités territoriales, la loi peut autoriser l’une d’entre elles ou un de leurs groupements à organiser les modalités de leur action commune », ce qui revient à consacrer le rôle de « chef de file » d’une collectivité territoriale dans un domaine particulier. Ainsi la région apparaît-elle comme le « chef de file » pour les interventions économiques. Encore convient-il que les compétences de la collectivité chef de file se limitent à l’organisation de l’action commune de plusieurs collectivités et ne consistent pas en un pouvoir de décision pour déterminer cette action commune. Ainsi, dans la décision no 2008-567 DC, 24  juillet 2008, Loi relative aux contrats de partenariat, il a été jugé qu’« en prévoyant que plusieurs collectivités publiques, qui ne sauraient comprendre l’État et ses établissements publics, peuvent désigner l’une d’entre elles pour signer un contrat de partenariat et en disposant que la convention passée entre ces collectivités précise les conditions de ce transfert de compétences et en fixe le terme, l’article  18  de la loi relative aux contrats de partenariat a non seulement autorisé la collectivité désignée à organiser l’action commune de plusieurs collectivités, mais lui a également conféré un pouvoir de décision pour déterminer cette action commune ». Dès lors, il a méconnu le cinquième alinéa de l’article 72 de la Constitution (consid. 33). Les termes de la loi pouvaient en effet laisser croire que la collectivité chef de file était seule compétente pour signer le contrat de partenariat, sans que soit exigée une délibération des autres collectivités autorisant cette signature. Par ailleurs, dans plusieurs décisions récentes, il a été admis que les obligations imposées aux communes dans le cadre de la coopération intercommunale portaient atteinte à la libre administration, mais que cette atteinte n’était pas excessive au regard des objectifs d’intérêt général poursuivis par le législateur, à savoir le renforcement et le bon fonctionnement des intercommunalités (Décis. du 26 avr. 2013, n° 2013-304 QPC, Commune de Maing ; n° 2013-303 QPC, Commune de Puyravault ; n° 2013-315 QPC, Commune de Couvrot ; n° 2016-588 QPC, 21 oct. 2016, Communauté de communes des sources du lac d’Annecy et autre).

2. Le respect des compétences de chaque catégorie de collectivité 727 Les transferts de compétence d’une collectivité à l’autre ¸ Lorsqu'il répartit les compétences entre les collectivités territoriales, le législateur peut-il transférer librement telle ou telle matière d'une catégorie de collectivité à une autre ? Pourrait-il par exemple dépouiller le département

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de l'essentiel de ses attributions au profit de la région ? Le Conseil constitutionnel n'a répondu que partiellement à ces questions, dans sa décision  no 84-174 DC, 25  juillet 1984, Régions d’outre mer. Il y juge notamment, que le législateur, lorsqu’il définit les compétences de nouvelles collectivités, doit respecter « le régime propre à chacune des collectivités territoriales », ce qui le conduit à invalider plusieurs articles de la loi au motif qu’ils aboutissaient à dessaisir le département « de la plus grande partie de ses attributions en matière de transport » ou « d’une partie importante de ses attributions » en matière d’habitat, c’est-à-dire dans des domaines qui concernent « les diverses composantes territoriales dont le département est représentatif. » Comme cela apparaît aussi à la lecture de la décision no 91-290 DC, 9 mai 1991, Statut de la Corse, une loi qui aurait pour conséquence « d’affecter de façon substantielle » les attributions du département serait donc contraire au principe de libre administration. Par ailleurs, les transferts de compétence des communes vers les établissements publics de coopération intercommunale ne portent pas atteinte à la libre administration à condition que les communes conservent un certain nombre de compétences, le seuil à partir duquel la violation du principe de libre administration serait caractérisée n’ayant cependant pas été défini par le Conseil constitutionnel (v.  Décis. n° 2010-618, 9  déc. 2010, Loi de réforme des collectivités territoriales ; n° 2013-687 DC, 23 janv. 2014, Loi MAPTAM). C’est donc au juge constitutionnel qu’il appartient, là encore, d’apprécier au cas par cas quelles sont les compétences des collectivités auxquelles la loi ne saurait porter atteinte au point de remettre en cause leur libre administration…

SECTION 2. LA PRÉSERVATION DU CARACTÈRE UNITAIRE DE L’ÉTAT : LE PRINCIPE D’INDIVISIBILITÉ DE LA RÉPUBLIQUE 728 L’indivisibilité de la République ¸ En disposant dans son article  1er que « la France est une République indivisible », la Constitution de 1958 s’inscrit à l’évidence dans la continuité constitutionnelle depuis 1791 (R.  Debbasch, 1988). Le principe d’indivisibilité marque les frontières de l’autonomie locale. Pour y déroger, une révision constitutionnelle est nécessaire, comme celle du 20 juillet 1998 concernant la Nouvelle-Calédonie, qui établit un système parfois qualifié de « souveraineté partagée » (Faberon, 1999). Même si les implications constitutionnelles du principe ne sont pas toujours très nettes, il est possible, au regard de la jurisprudence constitutionnelle, d’en dégager trois aspects principaux,

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correspondant aux trois éléments constitutifs de l’État : l’indivisibilité de la souveraineté, l’indivisibilité du territoire, l’indivisibilité du peuple. Ainsi se trouve garanti le caractère unitaire de l’État que la révision constitutionnelle de 2003 n’a d’ailleurs pas remis en cause.

§ 1. L’indivisibilité de la souveraineté 729 Indivisibilité de la souveraineté et indivisibilité de la République ¸ Les deux principes apparaissent étroitement imbriqués. Dans un État unitaire, il n'existe en principe qu'une seule source de souveraineté s'exerçant sur la totalité du territoire (v.  l'exception de la Nouvelle-Calédonie, infra). La souveraineté est indivisible parce qu’elle réside dans la collectivité étatique envisagée globalement, sans tenir compte de la diversité des aspirations locales ou de la variété des multiples collectivités qui forment l’État. Il en résulte d’une part que le pouvoir normatif trouve sa source première dans l’État et d’autre part que les collectivités territoriales, dans l’exercice de leurs compétences, doivent respecter les prérogatives étatiques.

A. L’unité du pouvoir normatif de l’État 1. L’absence d’un pouvoir normatif autonome local 730 Libre administration et libre réglementation ¸ Le principe de libre administration ne confère pas en principe aux collectivités territoriales un pouvoir réglementaire autonome, en dehors du domaine de compétence du législateur. Autrement dit, les collectivités territoriales ne sont pas habilitées à prendre des décisions administratives sur le fondement direct de l'article 72 de la Constitution. Ce dernier n'est pas au règlement local ce que les articles  21 et  37  de la Constitution sont au règlement étatique, à savoir une source directe du pouvoir réglementaire. L'activité normative des autorités des collectivités locales découle de l'exercice d'attributions que la loi leur a conférées. Elle ne saurait donc en principe se déployer sans intervention d'une loi préalable. Telle est d'ailleurs la position constante du Conseil constitutionnel (v. par ex. Décis. no 85-195 DC, 8 août 1985 préc. ; no 90-274 DC, 29 mai 1990 préc.). La dévolution par le législateur aux collectivités territoriales d’un pouvoir réglementaire d’application des lois (v.  ss  712) est elle-même limitée, comme cela est clairement affirmé dans la décision no 2001-454 DC, 17 janvier 2002 relative à la Corse : le pouvoir réglementaire local ne peut s’exercer en dehors du cadre des compétences attribuées par la loi aux collectivités locales et il ne doit avoir « ni pour objet ni pour effet de mettre en cause le pouvoir réglementaire d’exécution des lois que l’article 21 de la Constitution attribue au Premier ministre sous réserve des pouvoirs reconnus au président

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de la République par l’article 13 de la Constitution ». En outre, il est exclu que ce pouvoir réglementaire local puisse concerner la mise en œuvre des libertés publiques et les garanties que celles-ci comportent. Depuis la révision constitutionnelle de mars 2003 les collectivités territoriales disposent expressément d’un pouvoir réglementaire qui leur permet de déroger à titre expérimental aux lois et règlements nationaux qui régissent leurs compétences. Le pouvoir d’adaptation des lois nationales qui avait été refusé à la Corse par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 17 janvier 2002 se trouve dorénavant reconnu par la Constitution au profit de toutes les collectivités territoriales. Ce pouvoir d’adaptation, qui constitue un « droit à l’expérimentation », s’exerce dans les conditions prévues par la loi organique du 1er août 2004 et il doit évidemment être conféré aux collectivités par la loi ou le règlement.  Il ne peut en aucun cas concerner les textes qui touchent aux conditions d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti (Const., art. 72 al. 4). La durée maximale de l’expérimentation ne peut excéder cinq ans, renouvelables pour une durée maximale de trois ans. Quant aux actes réglementaires pris par les collectivités dans le cadre de l’expérimentation, ils doivent être publiés au Journal Officiel et ils font l’objet d’un contrôle renforcé du préfet. À ce jour, aucune collectivité territoriale n’a demandé à bénéficier de ce droit à l’expérimentation. De manière spécifique, les régions et les départements d’outre-mer peuvent également bénéficier d’un tel pouvoir d’adaptation des lois et règlements nationaux (Const., art. 73 al. 2). Dans un État unitaire, il ne saurait en principe exister de source normative autonome en dehors de celle émanant des organes nationaux (L. Favoreu, 1982, p. 1259). C’est dire l’innovation majeure résultant du statut transitoire de la Nouvelle-Calédonie (L. const. 20 juill. 1998 et LO du 19 mars 1999), qui institue un pouvoir législatif propre à cette collectivité dont l’assemblée peut voter des « lois du pays ». Une telle possibilité est aussi prévue au profit de la Polynésie par la loi organique du 27 février 2004 sans que les « lois du pays » polynésiennes soient pour autant considérées comme des actes législatifs à part entière (v. ss 740). 731 Le cas particulier des départements et des collectivités d’outremer ¸ Sur le fondement de l'article  74  de la Constitution disposant que les TOM ont une organisation particulière tenant compte de leurs intérêts propres, le Conseil constitutionnel avait admis avant la révision de  2003 que les Territoires d'outre-mer puissent bénéficier de compétences relevant normalement du domaine de la loi (Const., art.  34) comme par exemple le pouvoir de créer des impôts locaux (Décis. no 65-34 L, 2 juill. 1965). Mais les décisions prises par les autorités des TOM restaient des actes administratifs soumis au contrôle du juge administratif (CE 27  févr. 1970, Saïd Ali Tourqui, Lebon  138). En outre, il n’y avait pas remise en cause de l’indivisibilité de la souveraineté dans la mesure où le législateur pouvait toujours revenir sur une

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compétence attribuée aux TOM, voire se substituer aux autorités territoriales dans les matières relevant de l’article 34 de la Constitution. Depuis la révision constitutionnelle de mars 2003, la possibilité pour le législateur de transférer des compétences relevant du domaine de la loi aux « collectivités d’outre-mer » (catégorie regroupant les anciens TOM et les collectivités d’outre-mer à statut particulier) et même aux départements d’outremer, a été expressément affirmée (Const., art. 73 et 74), sous réserve que ces transferts ne concernent pas certaines matières (énumérées par Const., art. 73) qui relèvent pour l’essentiel de la souveraineté de l’État (v. ss 738). Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas de transférer un véritable pouvoir législatif puisque les actes pris par les autorités des collectivités ou des départements d’outre-mer dans les domaines transférés resteront des actes administratifs contrôlés à ce titre par le juge administratif (Const., art. 74). Si la source du pouvoir normatif initial (ou primaire) ne saurait être divisée entre l’État et les collectivités territoriales, ces dernières peuvent cependant être associées au pouvoir normatif national, mais de manière limitée.

2. L’association des collectivités territoriales au pouvoir normatif national 732 La consultation de l’assemblée territoriale des TOM ¸ L'article 74 de la Constitution prévoyait que les lois organiques fixant ou modifiant les statuts des TOM ou les lois ordinaires définissant ou modifiant les autres modalités de leur « organisation particulière » devaient faire l'objet d'une consultation de l'assemblée territoriale intéressée. Le nouvel article  74  de la Constitution (al.  6), issu de la révision de 2003, renvoie à la loi organique le soin de préciser les conditions dans lesquelles les institutions de la collectivité d’outre-mer sont consultées sur les projets et propositions de loi et les projets d’ordonnance ou de décret comportant des dispositions particulières à la collectivité, ainsi que sur la ratification ou l’approbation d’engagements internationaux conclus dans les matières relevant de sa compétence. 733 Le pouvoir de proposition des assemblées de  Corse et des collectivités d’outre-mer ¸ Il a été reconnu, par la loi ou par décret, aux organes délibérants de ces collectivités le pouvoir de proposer, spontanément ou à la demande du Premier ministre, des adaptations ou des modifications aux textes législatifs ou réglementaires en vigueur ou en cours d'élaboration, pour tenir compte des particularismes locaux. Mais ce pouvoir de proposition ne comporte aucune contrainte pour les organes de l'État. Le Premier ministre, notamment, n'est jamais obligé d'y donner suite, ni même d'ailleurs de donner une réponse dans un délai déterminé (Décis. no 91-290 DC, 9 mai 1991, Statut de la Corse, préc., consid. 50 ; no 2000-435 DC, 7  déc. 2000, Loi d’orientation pour l’outre-mer, RFDC 2001, no 45, note M. Verpeaux).

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734 La consultation des populations locales ¸ Depuis la révision de 2003 la loi peut prévoir la consultation des électeurs inscrits dans les collectivités, lorsqu'il est envisagé de créer une collectivité territoriale dotée d'un statut particulier ou de modifier son organisation ou encore de modifier ses limites territoriales (art. 72-1, al. 3). Une telle consultation a eu lieu le 6 juillet 2003 en Corse, les électeurs ayant rejeté le nouveau statut proposé qui visait à fusionner les deux départements et la collectivité territoriale de  Corse au sein d'une collectivité unique. De même, la fusion en une seule collectivité des deux départements et de la région d'Alsace a-t-elle été rejetée par référendum le 7 avril 2013. Par ailleurs, aucun changement de statut concernant les départements d’outre-mer ou les collectivités d’outre-mer ne peut être réalisé sans que le consentement des électeurs de cette collectivité ou de la partie de collectivité intéressée ait été préalablement recueilli (Const., art.  72-4). La consultation est dans ce cas obligatoire et le Parlement ne peut passer outre le refus exprimé par la majorité des électeurs d’un changement de statut (alors que, juridiquement, l’acceptation du changement de statut n’oblige par le Parlement à le réaliser). Ainsi, le 7 décembre 2003, les électeurs de la Guadeloupe et de la Martinique ont-ils majoritairement refusé la création d’une collectivité territoriale unique en remplacement des départements et régions coexistant sur le même territoire. En revanche, les électeurs de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin ont accepté la transformation de leurs communes (rattachées à la Guadeloupe) en collectivités particulières régies par l’article  74  de la Constitution. Le 29  mars 2009, les électeurs de Mayotte ont massivement approuvé (à 95 %) l’accession de leur île au statut de collectivité départementale (à compter de 2011). Enfin, le 25 janvier 2010, les électeurs de la Guyane et ceux de la Martinique ont approuvé la création d’une collectivité unique exerçant les compétences dévolues jusqu’alors au département et à la région. Plus généralement, un référendum consultatif peut être organisé dans les collectivités ultra-marines sur les questions relatives à leur organisation, leurs compétences ou leur régime législatif. Avant 2003 le fondement constitutionnel des consultations des populations d’outre-mer avait été dégagé par le Conseil constitutionnel à partir du Préambule de la Constitution. Saisi de la loi organisant une consultation de la population mahoraise sur les orientations d’un accord prévoyant la transformation de Mayotte en « collectivité départementale », le Conseil constitutionnel avait admis qu’une telle consultation trouvait son fondement dans les principes de libre manifestation des peuples des territoires d’outre-mer et de libre expression de leur volonté consacrés par le préambule de la Constitution de 1958 (Décis. no 2000-428 DC, 4 mai 2000). Il était ainsi admis que les populations d’outre-mer intéressées puissent être consultées « non seulement sur leur volonté de se maintenir au sein de la République française ou d’accéder à l’indépendance, mais également sur l’évolution statutaire de leur collectivité territoriale à l’intérieur de la République » (solution confirmée par Décis. no 2000-435 DC, 7 déc. 2000, préc.). Compte tenu de son fondement constitutionnel, une telle consultation ne pouvait donc être organisée (comme cela avait pu être

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envisagé) auprès de la population de Corse, sauf à réaliser au préalable une révision de la Constitution (laquelle est intervenue en 2003). Le résultat de la consultation, souligne avec force le Conseil constitutionnel, ne peut cependant lier la compétence future du législateur, seul habilité en vertu de l’article 72 de la Constitution à créer une nouvelle collectivité territoriale. La consultation n’a donc pas d’autre objet que de recueillir un avis et le gouvernement ne peut pas être obligé de déposer un projet de loi prenant en compte les résultats de cette consultation.

B. Le respect des prérogatives de l’État 1. L’effectivité du contrôle administratif 735 Un contrôle exercé par le délégué du gouvernement ¸ Aux termes de l'article 72 alinéa 6 de la Constitution, « dans les collectivités territoriales de la République, le représentant de l'État, représentant de chacun des membres du gouvernement, à la charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois ». Le contrôle de l’État sur les collectivités territoriales est donc une exigence constitutionnelle qui vient limiter la libre administration. Certes le Conseil constitutionnel a admis que le rôle du préfet pouvait se limiter à déférer au juge administratif les actes qu’il estime illégaux, mais il a aussi considéré que le représentant de l’État devait être en mesure d’exercer son contrôle avant l’entrée en vigueur des actes, ce qui l’a conduit à annuler les dispositions de la loi de décentralisation qui déclaraient ces actes exécutoires de plein droit avant même leur transmission au représentant de l’État (Décis. no 82-137 DC, 25 févr. 1982, Décentralisation, GDCC, no 9). Ce contrôle doit, au surplus, pouvoir être déclenché « sans délai » (Décis.  no 82-137 DC, préc. ; no 96-373 DC, 9  avr. 1996, Autonomie de la Polynésie) et il revêt un caractère obligatoire par le représentant de l’État (Décis. no 94-335 DC, 21  janv. 1994, Urbanisme et construction). Ce dernier, en effet, n’est pas un requérant ordinaire mais bien une autorité investie d’une mission constitutionnelle de contrôle à laquelle il ne peut déroger. Il a toutefois été admis que les actes courants des collectivités territoriales pouvaient échapper à l’obligation de transmission au représentant de l’État dans la mesure où aucune exigence constitutionnelle n’impose que le caractère exécutoire des actes dépende dans tous les cas de cette transmission (Décis. no 2004-490 DC, 12 févr. 2004, Autonomie de la Polynésie). 736 L’admission d’un pouvoir de substitution ¸ Le contrôle de l'État peut revêtir une forme assez poussée. Le Conseil constitutionnel a en effet admis le pouvoir de substitution du représentant de l'État à l'égard des collectivités locales dans certaines hypothèses, notamment lorsque les autorités décentralisées normalement compétentes sont dans l'incapacité de prendre une décision importante, ce qui

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risque de compromettre les  intérêts de la collectivité, le fonctionnement des services publics, voire l'application des lois (Décis. no 87-241 DC, 19  janv. 1988, Statut de la nouvelle Calédonie ; no 82-149 DC, 28  déc. 1982, Paris-Lyon-Marseille ; no 2001-452 DC, 6  déc. 2001, loi MURCEF ; no 2007-556 DC, 16 août 2007 ; n° 2013-309 QPC, 26 avr. 2013, SARL SCMC). 737 Contrôle administratif et libre administration ¸ Le contrôle de l'État ne saurait évidemment anéantir la libre administration des collectivités locales. Le Conseil constitutionnel sanctionne certaines modalités du contrôle institué par la loi, au motif qu'elles étaient de nature à priver « de garanties suffisantes l'exercice de la libre administration des collectivités locales » (Décis. no 92-316 DC, 20  janv. 1993, Prévention de la corruption). Les dispositions invalidées remettaient en cause le caractère directement exécutoire des actes des collectivités dans des domaines essentiels (urbanisme, marchés publics, conventions de délégation de service public) puisque la demande de sursis à exécution émanant du préfet et qu’il pouvait présenter à tout moment conduisait à suspendre automatiquement leur application, pendant un délai de trois mois. Dans la décision no 2010-107 QPC, 17 mars 2011, Syndicat mixte chargé de la gestion du contrat urbain de cohésion sociale de l’agglomération de Papeete, le Conseil constitutionnel a jugé que les dispositions relatives aux pouvoirs de contrôle du Haut-commissaire de la République sur les arrêtés des maires de la Polynésie française « privent de garanties suffisantes l’exercice de la libre administration des communes » et doivent donc être déclarées contraires à la Constitution.

2. L’exclusion des compétences de souveraineté au profit des collectivités locales 738 Absence de compétences législatives ¸ « Une collectivité territoriale s'administre, elle ne se gouverne pas » (F.  Luchaire). À  plusieurs reprises le Conseil constitutionnel a souligné que la libre administration devait s'exercer dans le « respect des attributions du législateur » (v. not. Décis.  nos  82-137 DC, 25  févr. 1982 et 91-290 DC, 9  mai 1991  préc.). Les autorités locales non seulement ne détiennent aucun pouvoir législatif (à l’exception du Congrès de la Nouvelle-Calédonie, v. ss 740) mais elles ne peuvent pas en principe recevoir des compétences ressortissant du domaine que la Constitution attribue à la loi, à la seule exception aujourd’hui des collectivités d’outre-mer (Const., art.  74 – territoires d’outre-mer avant la révision constitutionnelle de 2003) et des départements d’outre-mer (Const., nouv. art. 73). De manière prévisible, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 17 janvier 2002, avait invalidé les dispositions qui permettaient à l’Assemblée de  Corse de solliciter l’attribution par le législateur du pouvoir de procéder à des expérimentations pouvant aller jusqu’à l’adaptation des

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lois nationales aux spécificités de l’île. Après avoir rappelé l’article  3  de la Constitution qui consacre l’indivisibilité de la souveraineté et avoir souligné qu’en dehors des cas prévus par la Constitution (art.  38  not.) « il n’appartient qu’au Parlement de prendre des mesures relevant du domaine de la loi », le Conseil constitutionnel affirmait avec force « qu’en ouvrant au législateur, fut-ce à titre expérimental, dérogatoire et limité dans le temps, la possibilité d’autoriser la collectivité territoriale de Corse à prendre des mesures relevant du domaine de la loi, la loi déférée est intervenue dans un domaine qui ne relève que de la Constitution » et qu’elle est donc, sur ce point, contraire à la Constitution. Le Conseil constitutionnel donnait ainsi raison au président de la République qui avait mis en garde à plusieurs reprises le gouvernement contre les risques d’inconstitutionnalité de la loi (au point de demander en février 2001 le report de l’ordre du jour du Conseil des ministres de l’avantprojet de loi) après que le Conseil d’État eût émis lui aussi de fortes réserves lors de l’examen du projet de loi. La révision constitutionnelle de 2003 prévoit que les collectivités d’outremer de l’article 74 de la Constitution peuvent bénéficier de transferts de compétences de l’État relevant du domaine de la loi et il en va de même dorénavant des départements d’outre-mer (Const., art. 73). Toutefois ces transferts de compétence ne peuvent pas concerner certaines matières qui touchent à la souveraineté de l’État : la nationalité, les droits civiques, les garanties des libertés publiques, l’état et la capacité des personnes, l’organisation de la justice, le droit pénal, la procédure pénale, la politique étrangère, la défense, la sécurité et l’ordre publics, la monnaie, le crédit et les changes, ainsi que le droit électoral. Cette énumération pourra être précisée et complétée par une loi organique (Const., art. 73). 739 Absence de compétences internationales ¸ Dans une décision no 83-160 DC, 19 juillet 1983, Convention fiscale avec la Nouvelle Calédonie, le Conseil constitutionnel a souligné qu’aucune des stipulations de la convention conclue à l’époque entre le Gouvernement français et le Conseil du gouvernement de  Nouvelle-Calédonie (pour éviter les doubles impositions) ne conduisait à reconnaître au Territoire la qualité d’autorité souveraine ou de personne de droit international… Si bien que la distinction figurant dans la convention entre le « territoire de la Nouvelle Calédonie » ou encore entre « l’impôt français » et l’« impôt calédonien » résulte selon le Conseil, d’une convention de langage de « pure commodité » et sans « aucune portée juridique ». Plus récemment, a été censurée la référence faite par la loi au « pacte qui unit l’outre-mer à la République » comme contraire au principe d’indivisibilité de la République (Décis. no 2000-435 DC, préc.) N’étant pas sujets de droit international, les collectivités territoriales françaises ne peuvent développer des relations avec les collectivités territoriales étrangères que dans le cadre fixé par le législateur. Les conventions de coopération décentralisée qu’elles peuvent conclure avec des collectivités

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étrangères échappent au droit international et s’inscrivent dans « la limite de leurs compétences et dans le respect des engagements internationaux de la France » (L. du 6 févr. 1992, art. 131-1, al. 1er). En outre, « aucune convention, de quelque nature que ce soit ne peut être passée entre une collectivité territoriale ou un groupement, et un État étranger » (L. du 4 févr. 1995, art.  83). La loi d’orientation pour l’outre-mer de 2000  accorde cependant aux autorités des DOM la possibilité de négocier ou de signer des accords internationaux avec les États voisins mais le Conseil constitutionnel s’est attaché à encadrer cette compétence par de nombreuses réserves d’interprétation. Ainsi, c’est toujours comme représentants de la République qu’agissent les autorités locales et sous le contrôle de l’État. Ce dernier n’est lié ni sur le principe de la signature d’un accord international, ni sur la personne du signataire. Sont par ailleurs invalidées les dispositions qui permettaient à leur seule initiative aux présidents des conseils généraux et régionaux d’outre-mer de « participer à la signature d’un accord international », une telle compétence méconnaissant les pouvoirs réservés par la Constitution au président de la République et au Premier ministre (Décis. no 2000-435 DC, préc.). S’agissant par ailleurs de la possibilité offerte à la Polynésie (par la loi organique de 2004  fixant son statut) de disposer de « représentations » auprès d’États ou territoires reconnus par la République française, ou même de certains organismes internationaux, le Conseil constitutionnel prend soin de préciser que ces « représentations » ne sauraient en aucun cas avoir un caractère diplomatique (Décis. no 2004-490 DC, préc.). L’État conserve donc le monopole de la conduite des relations internationales… 740 La Nouvelle-Calédonie, collectivité en évolution ¸ Sur la base des accords signés à Nouméa le 5 mai 1998 un nouveau statut d'autonomie a été accordé à la Nouvelle-Calédonie, pour une période transitoire de 15 à 20 ans pouvant déboucher sur l'indépendance si une majorité d'électeurs le décident lors du référendum prévu le 5 novembre 2018. Ce statut déroge à de nombreux principes constitutionnels, ce qui a nécessité l'introduction d'un nouveau titre XIII dans la Constitution (révision 20 juill. 1998) complété par la loi organique du 19 mars 1999 (Faberon, 1999). Une des innovations les plus remarquables est l’institution d’un pouvoir législatif dévolu au Congrès de la Nouvelle-Calédonie se traduisant par le vote de « lois du pays ». Celles-ci portent sur douze matières (LO, art. 99), notamment la fiscalité, le droit au travail, l’état des personnes, le régime de la propriété ou les règles concernant les hydrocarbures, le nickel, le chrome et le cobalt… Les lois de pays peuvent être déférées au Conseil constitutionnel après avoir fait l’objet d’une deuxième délibération (v. pour une première application, Décis. no 2000-1 LP, 27 janv. 2000, Taxe générale sur les services), mais, après leur promulgation elles ne sont susceptibles d’aucun recours. Dans les autres matières, les délibérations du Congrès conservent un caractère réglementaire.

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Par ailleurs, les transferts de compétence bénéficiant à la NouvelleCalédonie sont irréversibles et c’est une loi du pays qui en détermine l’échéancier (LO, art. 26 al. 2). Au terme de ces transferts (entre 2014 et 2019) l’État ne conservera que ses compétences régaliennes : la justice, l’ordre public, la défense, la monnaie et les relations extérieures (LO, art. 21 à 27). Une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie est également créée, au profit des personnes de nationalité française remplissant les conditions fixées pour participer aux élections locales, à savoir essentiellement une durée de résidence de dix ans en Nouvelle-Calédonie. Il avait été envisagé de transposer le « modèle calédonien », avec des variantes, à la Polynésie française. Une révision constitutionnelle engagée en juin 1999 n’a pas abouti, le Congrès qui devait la ratifier en janvier  2001 n’ayant jamais été réuni (v.  J.-Y.  Faberon, RFDC 2001, no 46). Depuis la révision constitutionnelle de 2003, l’évolution de la Polynésie (et celle d’autres territoires ultra-marins) peut se faire dans le cadre de l’article 74 de la Constitution qui permet aux « collectivités d’outre-mer » d’obtenir un statut de très large autonomie. C’est ainsi qu’une loi organique du 27  février 2004  portant statut d’autonomie de la Polynésie française a réalisé d’importants transferts de compétences à ce territoire. L’Assemblée de Polynésie peut en outre adopter des actes dénommés « lois du pays » dans les matières relevant normalement du domaine de la loi et qui soit ressortissent à la compétence de la Polynésie, soit sont pris au titre de la participation de la Polynésie aux compétences de l’État dans certaines matières (LO, art. 139). Contrairement aux « lois du pays » calédoniennes, les lois du pays polynésiennes sont soumises à un contrôle spécifique du Conseil d’État et restent donc des actes administratifs.

§ 2. L’indivisibilité du territoire 741 Indivisibilité du territoire et indivisibilité de la République ¸ Au regard de la jurisprudence constitutionnelle, le principe d'indivisibilité de la République ne signifie pas que le territoire de la République soit intangible. Il ne fait pas obstacle notamment, à ce que les territoires d'outremer accèdent à l'indépendance. En revanche, on peut considérer que ce principe s'oppose à une différenciation trop poussée des droits applicables sur les différentes parties du territoire national, notamment en matière de libertés publiques.

A. L’intangibilité du territoire national 1. La reconnaissance du droit de sécession 742 Un droit limité par la Constitution ¸ La Constitution de 1958 (al.  2  du Préambule.) avait laissé aux territoires d'outre-mer une possibilité initiale de choix entre l'indépendance et l'acceptation de la Constitution (seule la Guinée la refusa), de même que la faculté de  changer

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de statut dans un délai de quatre mois après la promulgation de la Constitution, pour devenir soit départements d'outre-mer soit États membres de la nouvelle Communauté, avec, dans ce dernier cas, la possibilité d'accéder ensuite à l'indépendance (Const., art.  76). À  l'expiration de ce délai on pouvait considérer que seule une révision constitutionnelle aurait pu permettre l'exercice du droit de sécession de telle ou telle collectivité territoriale. 743 Un droit consacré par le Conseil constitutionnel ¸ Après que les  départements d'Algérie et du Sahara (en 1962), les territoires de la Côte française des Somalis (en 1967) eurent accédé à l'indépendance sans que le Conseil constitutionnel n'ait été saisi, celui-ci, dans une décision  no 75-59 DC, 30  décembre 1975, concernant une loi sur l’autodétermination des Îles Comores, admettait qu’un territoire puisse cesser d’appartenir à la République « pour constituer un État indépendant ou y être attaché ». Éludant la question de l’atteinte au principe d’indivisibilité de la République, le Conseil fondait la reconnaissance du droit de sécession sur une interprétation extensive de l’article  53  de la Constitution (qui concerne en réalité la cession, l’échange ou l’adjonction de territoires entre la France et un État étranger dans le cadre d’un traité international). Dans une décision no 87-226 DC, 2 juin 1987, Consultation des populations calédoniennes, le Conseil précisait que cet article 53 de la Constitution fait application « des principes de libre détermination des peuples et de libre manifestation de leur volonté, spécifiquement prévus, pour les territoires d’outre-mer, par l’alinéa  2  du Préambule », ce qui donnait un fondement constitutionnel plus large que dans la précédente décision au droit de sécession.

2. L’étendue du droit de sécession

744 Un droit conditionné ¸ Si le droit à l'autodétermination des territoires d'outre-mer a été admis, en revanche son application à d'autres catégories de collectivités fait discussion. Alors que la décision no 87-226 DC, 2  juin 1987 (préc.) paraissait limiter ce droit aux seuls TOM, la décision no 91-290 DC, 9 mai 1991, Statut de la Corse, rappelle que « la Constitution de 1958 distingue le peuple français des peuples d’outre-mer auxquels est reconnu le droit à la libre détermination » (consid. 12), ce qui sous-entend que les peuples des départements d’outre-mer bénéficient également de ce droit (v. aussi Décis. no 2000-428 DC, 4 mai 2000, Consultation de la population de Mayotte). La mise en œuvre de ce droit reste soumise, quoi qu’il en soit, à plusieurs conditions : l’initiative doit émaner des « autorités compétentes de la République » ; le processus doit s’inscrire dans le cadre de la Constitution, ce qui tend à exclure l’application des règles du droit international ; la procédure doit comprendre la consultation des populations intéressées, au

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Dans certaines situations, les plus simples, celles que les rédacteurs de l’ordonnance avaient à l’esprit, seul l’article 1171 du code civil aura vocation à s’appliquer. Tel est le cas du contrat d’adhésion conclu entre particuliers (c’est l’exemple, donné par le gouvernement, du contrat « Airbnb »), et surtout du contrat d’adhésion conclu par un professionnel pour les besoins de son activité (ex. : contrat de téléphonie mobile, de fourniture d’énergie, d’assurance). Exclu de la protection consumériste, le contractant professionnel pourra désormais se prévaloir de la protection offerte par le Code civil. L’ouverture à son profit de cette nouvelle voie de droit pourrait d’ailleurs encourager les magistrats à confirmer leur approche restrictive de la catégorie de « consommateur » et de « non professionnel », au moment même où l’on observe un certain infléchissement de cette position dans la jurisprudence la plus récente de la Cour de cassation (v. ss 444). En revanche, si un contrat d’adhésion, établi par un professionnel, est conclu par un consommateur (ex. : contrat de téléphonie mobile conclu par un particulier) ou non-professionnel (ex. : contrat d’assurance souscrite par une association), ce dernier semble a priori pouvoir se prévaloir des deux mécanismes. Du droit de la consommation en sa qualité de consommateur ou non-professionnel. Du droit commun en sa qualité d’adhérent. Au lendemain de l’adoption de l’ordonnance, on s’est toutefois demandé si le nouvel article 1105, alinéa 3, du code civil, qui rappelle que la règle générale ne s’applique que sous réserve des règles particulières (v. ss 122 s.), ne ferait pas obstacle à l’invocation de l’article 1171 du code civil 1. Faute de véritable « antinomie » entre les deux textes (v. ss 123) 2, l’article 1171 étant directement inspiré de l’article L. 212-1, cette exclusion du droit commun au profit du droit spécial n’allait pas de soi 3. La procédure de ratification a toutefois été l’occasion pour le législateur de préciser son intention. En première lecture, deux amendements, l’un déposé par des sénateurs, l’autre par le rapporteur du texte à l’Assemblée nationale, suggéraient d’exclure, dans le texte même de la loi, l’application de l’article 1171 du code civil lorsque les conditions des articles L. 212-1 du code de la consommation et L. 442-6 du code de commerce seraient réunies. Estimant que cette exclusion était déjà commandée par l’article 1105, alinéa 3, du code civil, les sénateurs et le gouvernement ont sollicité leur retrait avec succès. Afin de lever toute ambiguïté, les sénateurs ont toutefois souhaité déclarer solennellement que « l’article 1171 du code civil 1. La lecture du Rapport au Président de la République et, plus encore, de la « Fiche d’impact » accompagnant l’ordonnance, pouvait laisser penser que telle était bien l’intention de la Chancellerie (sur ce point, F. Chénedé, Le nouveau droit des obligations et des contrats, préc., no 21.32). 2. Sur cette condition d’application essentielle de l’adage specialia genralibus derogant, v.  la thèse de Ch. Goldie-Genicon, Contribution à l’étude des rapports entre le droit commun et le droit spécial, LGDJ, 2009, no 383 s. 3. V. d’ailleurs, en faveur de l’option, D. Fenouillet, « Le juge et les clauses abusives », préc., spéc. no 53.

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ne peut s’appliquer dans les champs déjà couverts par l’article L. 442-6 du code de commerce et par l’article L. 212-1 du code de la consommation, lesquels permettent déjà de sanctionner les clauses abusives entre professionnels et dans les contrats de consommation » 1. Par la suite, la garde des Sceaux a confirmé cette lecture, en déclarant, tout aussi clairement, que le gouvernement « entendait appréhender les situations non traitées par ces textes spéciaux (…). L’article 1105 du code civil rappelle à cet égard que les règles générales du droit des contrats ne s’appliquent que sous réserve des règles particulières relatives à certains contrats. Dans leur majorité, les commentateurs de l’ordonnance ont d’ailleurs bien interprété l’article 1171 comme ne s’appliquant que lorsque les textes spéciaux du code de la consommation et du code de commerce, eux, ne sont pas applicables » 2. Dans l’esprit du parlement et du gouvernement, la consultation des travaux parlementaires devrait suffire à garantir cette application extensive de l’adage specialia generalibus derogant 3. Si on peut l’espérer 4, on ne peut également s’empêcher de penser que le peu de crédit accordé par certains à l’intention, même explicite, du législateur 5, aurait tout de même pu – ou dû – les encourager à l’indiquer explicitement dans la loi. Pour l’article L. 212-1 du code de la consommation, la discussion présente en réalité un intérêt limité, l’adhérent consommateur ou non-professionnel ayant tout intérêt à privilégier la voie consumériste 6, et ce pour au moins trois raisons : éviter toute discussion sur l’existence d’un contrat d’adhésion ; invoquer les listes noires et grises du code de la consommation (v. ss 448) ; et enfin profiter d’une (éventuelle) appréciation plus compréhensive du « déséquilibre significatif » (sur ce point : v. ss 473). 478 Article 1171 du code civil et article L. 442-6 du code de commerce ¸ Il en va différemment de l'article L. 442-6 du code de commerce, que certains professionnels pourraient souhaiter contourner au profit du 1. F. Pillet, Rapport Sénat, 1re lecture, préc., p. 60-61. 2. N. Belloubet, Discussion de l’amendement no 17 rect., séance du 11 déc. 2017. 3. S. Houlié, Discussion de l’amendement no 17 rect., séance du 11 déc. 2017 : « Le compte rendu de nos débats permettra de trancher ce point de droit en cas de difficulté. Dans ces conditions, je retire mes deux amendements » ; F. Pillet, Rapport Sénat, 2nde lecture, préc., p. 23 : « La discussion de cet amendement, qui a finalement été retiré, a été l’occasion, pour la garde des Sceaux, de préciser ce que votre commission avait déjà clairement énoncé en première lecture dans son rapport : ce dispositif instauré dans le droit commun des contrats n’a pas vocation à s’appliquer dans les champs déjà couverts par des droits spéciaux. Votre rapporteur ne peut que constater sur ce point la parfaite cohérence des travaux préparatoires de la ratification de l’ordonnance, de nature à éclairer sans ambiguïté le juge s’il est saisi de la question ». 4. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, « Ratification de l’ordonnance portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations », JCP 2018. 529, spéc. o n 9 et no 25 ; L. Andreu, « Le nouveau contrat d’adhésion », AJ Contrat 2018. 262, spéc. no 8. 5. V. déjà M. Mekki, « La loi de ratification de l’ordonnance du 10 févr. 2016. Une réforme de la réforme », D. 2018. 900, spéc. no 15. 6. En ce sens, J. Julien, « Droit de la consommation », préc., no 244 ; C. Larroumet et S. Bros, Droit civil, T. III, les obligations, Le contrat, préc., no 453.

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nouvel article 1171 du code civil. Au moins deux considérations pourraient conduire un professionnel à privilégier l'article 1171 du code civil par rapport à l'article L. 442-6 du code de commerce. Il pourrait souhaiter, d'abord, obtenir l'éradication de la clause abusive, sanction prévue par le code civil, qui demeure incertaine en application du texte commercial (v. ss 462). Il pourrait aussi imaginer, ensuite, contourner la compétence exclusive des quelques juridictions spécialisées dans l’application l’article L. 442-6 (v. ss 461). Cette option en faveur de la nouvelle règle de droit commun lui est-elle offerte ? Les commentateurs de l’ordonnance étaient partagés 1. À l’occasion de sa ratification, le gouvernement et le parlement ont souhaité mettre fin à cette incertitude, en déclarant solennellement que, sous leur plume et dans leur esprit, le nouvel article 1105 du code civil interdisait à un professionnel de se prévaloir de l’article 1171 du code civil dès lors que les conditions d’application de l’article L. 442-6 du code de commerce étaient réunies (v. ss 477). Par conséquent, si les juges respectent la volonté claire et répétée du législateur, un professionnel ne pourra agir sur le fondement de l’article 1171 que lorsque l’une des deux conditions d’application de l’article L. 442-6 ne sera pas réunie, c’est-à-dire, d’une part, lorsque le professionnel ne sera pas un commerçant ou un artisan, mais un professionnel libéral, que certains considèrent exclu de la protection commerciale (sur cette condition rationae personae : v. ss 456), et d’autre part, et surtout, lorsque le contrat ne sera pas considéré comme un « partenariat » au sens de l’article L. 442-6 du code de commerce (sur cette condition rationae materiae : v. ss 457). C’est sans doute sur ce second point que la discussion sera la plus vive et l’incertitude la plus grande, tant les contours de cette catégorie contractuelle manquent parfois de netteté. À suivre la jurisprudence précédemment évoquée (v. ss 457), il apparaît toutefois que la qualification de « partenariat commercial » est aujourd’hui réservée aux relations qui manifestent une « volonté commune et réciproque d’effectuer de concert des actes ensemble dans des activités de production, de distribution ou de services » 2. Ont ainsi été exclus du champ d’application 1. Sur l’absence d’option en faveur du droit commun : G. Loiseau, « Le traitement différencié des clauses abusives : un pas vers le désordre », CCC 2016. 60 ; M. Behar-Touchais, « Le déséquilibre significatif dans le Code civil », JCP 2016. 413 ; A. Hontebeyrie, « 1171 contre L. 442-6, I, 2° : la prescription dans la balance », D. 2016. 2180 ; M. Malaurie-Vignal, Droit de la distribution, Sirey, 4e éd., 2018, no 410. Sur la possible invocation du droit commun (l’approuvant ou le regrettant) : C. Larroumet et S. Bros, Droit civil, T. III, les obligations, Le contrat, préc., no 453 ; O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, préc., p. 301-302 ; B. Mercadal, Réforme du droit des contrats, préc., no 424 ; L. Vogel et J. Vogel, Le déséquilibre significatif, Bruylant, 2016, no 13-14 ; F. Buy, M. Lamoureux et J.-C. Roda, Droit de la distribution, LGDJ, 2017, no 82 ; N. Dissaux et R. Loir, Droit de la distribution, LGDJ, 2017, no 574 ; X.  Lagarde, « Questions autour de l’article  1171  du Code civil », D. 2016. 2174 ; L’influence de la réforme du droit des obligations sur le droit des affaires, dir. C. Bloch, A. Cerati-Gauthier et V. Perruchot-Tribulet, Dalloz, coll. « Hors-collection », 2018, no 2. 26 s. 2. Paris, 21 sept. 2016, RG no 14/06802.

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de l’article L. 442-6 du code de commerce, différents contrats d’adhésion au sens strict, comme le contrat de fourniture d’électricité 1, le contrat de téléphonie 2, le contrat d’assurance 3, le contrat de compte courant 4, le contrat de télésurveillance 5, ou encore le contrat de bail commercial 6. Tous ces contrats ont vocation à être soumis au nouvel article 1171 du code civil. Il pourrait en aller de même, en dépit de leur durée plus ou moins longue, des contrats-types de location et de maintenance de matériels informatiques ou bureautiques, ou encore des contrats standardisés de création et de maintenance de sites internets, pour lesquels la jurisprudence commerciale se montre hésitante (v. ss 457). En revanche, sont et devraient demeurés soumis à l’article L. 442-6 du code de commerce, les contrats de dépendance intervenant dans le secteur de la distribution qu’elle soit grande (ex. : contrat d’affiliation d’un fournisseur à une centrale d’achat) ou petite (ex. : franchise, concession). L’introduction du dispositif de droit commun pourrait d’ailleurs encourager les magistrats à réserver à l’avenir l’application de l’article L. 442-6 à ces seuls contrats 7. Aussi, si les juges se conforment à la volonté du législateur, ces contrats de dépendance – aimablement qualifiés par la loi de « partenariats » – ne devraient pas pouvoir être soumis à l’article 1171 du code civil. Entrés par la fenêtre de l’article 1110 (v. ss 469), les contrats de dépendance pourraient donc ressortir par la porte de l’article 1105. 479 Article 1171 du code civil et article 1170 du code civil ¸ L'articulation de l'article 1171 du code civil avec l'autre règle de droit commun, l'article 1170 du code civil, pourrait s'avérer plus délicate encore. Rappelons que l'article 1170 consacre la jurisprudence dite « Chronopost », en prévoyant que « toute clause qui prive de sa substance l’obligation essentielle du débiteur est réputée non écrite » (v. ss 465). Rappelons également que cette consécration n’allait pas de soi, puisque cette jurisprudence s’était développée pour assurer la protection des professionnels contre les 1. Paris, 18 mai 2017, RG no 15/07775. 2. Com. 24 mai 2017, no 15-18.484, qui estime que la demande du client professionnel sur le fond était « formée de manière inopérante sur le fondement de l’article  L.  442-6 du code de commerce », et approuve également les juges du fond d’avoir écarté le jeu de l’article L. 212-1 du code de la consommation, car le contrat avait été conclu « pour les besoins professionnels » du client. 3. Paris, 29 juin 2016, RG no 14/03922. 4. Douai, 9 mars 2017, RG no 16/01324. 5. Com. 14 févr. 2018, no 17-11924. 6. Com. 15 févr. 2018, no 17-11.329 ; Paris, 17 mai 2017, RG no 16/18042. 7. Sur ce point, v.  M.  Behar-Touchais, « Un déséquilibre significatif à deux vitesses », JCP 2015. 603 ; O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, « Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations », préc., p. 304 ; des mêmes auteurs, « Ratification de l’ordonnance portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations », JCP 2018. 529, spéc. no 25, selon lesquels l’avènement du nouveau dispositif de droit commun pourrait « justifier un rétrécissement du champ d’application de l’article L. 442-6 du Code de commerce (que l’on ramènerait plus raisonnablement au domaine qui a suscité son adoption, celui des relations de dépendance dans la distribution) ».

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clauses abusives contenues dans les contrats d’adhésion (d’assurance, de dépôt bancaire, de transport rapide, etc.), protection qui leur est désormais offerte par l’article 1171 du code civil (v. ss 459). De prime abord, les articles 1170 et 1171 apparaissent ainsi comme d’authentiques doublons. Toutefois, à ce risque, somme toute bénin, de la répétition inutile, s’ajoute celui, autrement plus dangereux, de la déformation, par sollicitation excessive, du droit des clauses abusives. Deux voies principales peuvent être imaginées et redoutées. L’article 1170 pourrait d’abord être sollicité pour étendre la protection contre les clauses abusives au-delà du contrat d’adhésion, puisque ce texte, à la différence de l’article 1171, ne limite pas le contrôle à ce type de contrats 1. Si le respect de la volonté du législateur, tout comme l’étude de sa jurisprudence 2, peut laisser espérer que la Cour de cassation ne sera pas disposée à l’admettre, il reste que le risque d’une telle extension prétorienne du domaine de la lutte contre les clauses abusives planera, un temps au moins, au-dessus de tous les contrats négociés. L’article 1170 pourrait également être invoqué pour étendre le contrôle de l’abus au-delà des stipulations accessoires. S’appuyant sur la lettre du texte, qui vise l’« obligation essentielle », on pourrait ainsi imaginer que l’article 1170 devienne l’instrument de contrôle du « principal », de l’« essentiel », ou encore de la « substance » du contrat 3. Cet emploi serait assurément contraire à l’intention du législateur, qui a présenté l’article 1170 comme la simple codification de la jurisprudence Chronopost. Il s’agirait surtout d’un contournement, non seulement de l’article 1171, qui exclut le contrôle du principal au titre des clauses abusives (v. ss 473), mais également de l’article 1168, qui rejette la sanction de la lésion en dehors des cas prévus par la loi (v. ss 426 s.). Pour conférer à ces deux textes un domaine et une fonction qui lui seraient propres, une autre voie peut être envisagée. Elle consisterait à réserver le contrôle du « déséquilibre contractuel » à l’article 1171, et à assurer le seul contrôle de la « cohérence contractuelle » via l’article 1170. Les magistrats renoueraient ainsi avec une solution plus ancienne, déjà évoquée (v. ss 465), que la jurisprudence Chronopost avait depuis quelque peu occulté. Dans un vieil arrêt du 19 janvier 1863, la Chambre des requêtes avait en effet jugé que la clause en vertu de laquelle le preneur renonce à former toute action contre le bailleur « affranchit (celui-ci) de tout engagement » et est « en opposition manifeste avec les règles essentielles

1. Sur ce risque : S. Gaudemet, « Quand la clause abusive fait son entrée dans le Code civil », CCC 2016. Étude 5, spéc no 14 ; S. Pellet, « Le “contenu licite et certain du contrat” », Dr. et patr., mai 2016. 63. 2. V. not, pour une clause limitant l’indemnisation au coût du transport en cas de livraison tardive, insérée, non pas dans un contrat d’adhésion souscrit auprès de la société Chronopost, mais dans un contrat conclu avec un commissionnaire de transport : Com. 3  déc. 2013, no 12-26.412, NP ; RTD com. 2014. 179, obs. B. Bouloc. 3. L. Gratton, « Les clauses abusives en droit commun des contrats », D. 2016. 25.

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du contrat de louage et même avec le principe de tout contrat » 1. C’est l’hypothèse de la clause qui vient « ruiner l’opération que le contrat doit réaliser » 2. Telle était encore l’idée sous-jacente au premier arrêt Chronopost : le caractère dérisoire de l’indemnisation promise contredisait l’engagement de fiabilité et de célérité assumé par la société de transport rapide. Par la suite, ce simple contrôle de la cohérence devint un authentique contrôle de l’abus, les magistrats se livrant à un examen semblable à celui réalisé en application des articles L. 212-1 du code de la consommation et L. 442-6 du code de commerce (sur l’arrêt Faurecia II : v. ss 465). Ce contrôle de l’équilibre des droits et obligations étant désormais garanti par l’article 1171, l’article 1170 pourrait être réservé à l’avenir à la sanction des clauses « qui dénature(nt) le contrat et lui enlève(nt) l’utilité attendue » 3. 480 Bilan ¸ Au terme de cette présentation, il est possible de dresser un rapide bilan de l'articulation de ces différents contrôles en donnant à chacun sa juste place. Dans un premier temps, il convient de respecter la directive énoncée par le législateur, en faisant application des droits spéciaux, à l’exclusion du droit commun (art. 1171), dès lors que leurs conditions d’application sont réunies (v. ss 477, 478). En présence d’un contrat de consommation conclu entre un professionnel et un consommateur ou non-professionnel, il conviendra d’appliquer l’article L. 212-1 du code de la consommation. En présence d’un contrat de dépendance entre partenaires commerciaux, c’est-à-dire essentiellement en présence d’un contrat intervenant dans le domaine de la distribution, il faudra se tourner vers l’article L. 442-6 du code de commerce. Dans un second temps, en dehors du domaine d’application des droits spéciaux, c’est-à-dire dans les contrats conclus entre consommateurs ou entre professionnels non partenaires, il conviendra de distinguer selon la nature du contrat. En présence d’un contrat d’adhésion conclu entre particuliers (ex. : contrat Airbnb entre particuliers) ou entre professionnels (ex. : contrat de crédit-immobilier entre professionnels) 4, l’adhérent pourra solliciter le contrôle de l’équilibre des stipulations accessoires sur le fondement de l’article 1171 du code civil. En présence d’un contrat de gré à gré, le contractant ne devrait en revanche pouvoir prétendre qu’au contrôle de la « cohérence » ou de la « dénaturation » du contrat sur le fondement de l’article 1170. 1. Req. 18 janv. 1863, DP 1863. 1. 248. 2. Ph. Delebecque, Les clauses allégeant les obligations dans les contrats, thèse, Aix-en-Provence, 1981, no 145 s., p. 176 s. 3. C. Larroumet et S. Bros, Droit civil, T. III, les obligations, Le contrat, préc., no 637. Dans le même sens, v. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, préc., p. 295-297. 4. Les contrats de dépendance étant soumis à l’article  L.  442-6 du code de commerce, l’article 1171 ne devrait ainsi s’appliquer qu’aux contrats d’adhésion stricto sensu (v. ss 467 s.).

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SECTION 3. UN CONTENU LICITE :

LA SAUVEGARDE DE L’INTÉRET GÉNERAL 481 Présentation : valeurs et techniques ¸ Le respect de l'« intérêt général » ou du « bien commun » est une condition essentielle à la validité du contrat. Cette exigence est rappelée dès l'article 6 du Code civil, qui énonce qu'« on ne peut déroger par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l'ordre public et les bonnes mœurs ». Pour contrôler la conformité du contrat à ces valeurs essentielles, dont les contours n’ont cessé d’évoluer avec la société (§ 1) 1, le juge peut avoir recours à différents instruments, que l’ordonnance du 10 février 2016 n’a, en dépit des apparences, que très peu renouvelés (§ 2).

§ 1. Les valeurs protégées

482 Présentation : ordre public, bonnes mœurs et droits fondamentaux ¸ Le Code civil de 1804 avait fixé deux bornes à la liberté des contractants : l'ordre public et les bonnes mœurs. Énoncées solennellement dès l’article 6, ces exigences étaient rappelées dans la partie relative au contrat, notamment par l’ancien article 1133, qui disposait que la cause est illicite, non seulement « quand elle est prohibée par la loi », mais également « quand elle est contraire aux bonnes mœurs ou à l’ordre public ». Si leur principe n’a jamais été remis en cause, le contenu et la force de ces deux limites ont considérablement évolué tout au long des 19e et 20e siècles : tandis que l’ordre public s’est étendu et diversifié, les bonnes mœurs ont vu leur importance diminuer, au moment même où les droits fondamentaux, traditionnellement subsumés sous l’ordre public, ont acquis leur autonomie pour constituer une nouvelle limite à la liberté contractuelle. L’ordonnance du 10 février 2016 rend partiellement compte de cette évolution. Tandis que l’avant-projet Catala proposait de s’en tenir à l’ordre public, aux bonnes mœurs, et, « plus généralement », aux règles impératives (art. 1126 ; art. 1162-3), l’avant-projet Terré suggérait quant à lui d’ajouter les droits fondamentaux. Son article 4 était ainsi formulé : « On ne peut déroger, par contrat particulier, aux règles qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs (al. 1). On ne peut porter atteinte aux libertés et droits fondamentaux que dans la mesure indispensable à la protection d’un intérêt sérieux et légitime (al. 2) ». Après avoir semble-t-il hésité, la Chancellerie a opté pour une troisième voie minimaliste. Alors que l’avantprojet (23 oct. 2013) et le projet d’ordonnance (25 févr. 2015) retenaient l’ordre public et les droits fondamentaux, à l’exclusion des bonnes mœurs, 1. Sur les tendances contemporaines de cette évolution, Y.  Lequette, « Ouverture », in Les mutations de l’ordre public contractuel, RDC 2012. 262 s.

LA fORMATION DU CONTRAT

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la version finale de l’ordonnance n’évoque plus, à l’instar de différents droits étrangers, tel le droit québécois (C. civ., art. 1140 et 1143), que la seule limite de l’ordre public : « La liberté contractuelle ne permet pas de déroger aux règles qui intéressent l’ordre public » (art. 1102, al. 2). Est-ce à dire que les contractants peuvent désormais conclure des conventions ouvertement immorales ou exagérément attentatoires aux droits fondamentaux ? Ils auraient tort de le croire. Les juges auront toujours le pouvoir – et même le devoir – de soumettre leur accord à un contrôle de moralité et de « fondamentalité », soit au nom de l’ordre public largement entendu, soit directement en application de l’article 6 du Code civil (pour les bonnes mœurs), des principes généraux du droit ou encore de la convention européenne des droits de l’homme (pour les droits fondamentaux). 483 Parenté et singularités ¸ Tout en présentant une incontestable parenté, ces trois valeurs, et notamment les droits fondamentaux, conservent leurs singularités. Elles remplissent toutes trois la même fonction : elles viennent fixer des bornes à la volonté des parties. Les droits fondamentaux occupent néanmoins une place à part. L’ordre public et les bonnes mœurs sont des interdits sociaux, qui marquent qu’il existe, au-dessus des intérêts particuliers, des intérêts généraux que le pouvoir de la volonté ne saurait méconnaître 1. Les droits fondamentaux visent quant à eux à protéger les droits individuels du contractant. Cette réalité n’est d’ailleurs pas sans conséquence sur le régime de la nullité des clauses ou conventions qui y portent atteinte (v. ss 503, 517). Toutefois, derrière la protection des droits fondamentaux, c’est encore une certaine idée de l’Homme, celle dessinée par les déclarations et conventions, que les juges sont invités à sauvegarder. C’est à ce titre, et en dépit de leur évidente coloration individualiste, que les droits fondamentaux peuvent être évoqués au titre des valeurs essentielles de la Cité. L’ordre public, les bonnes mœurs et les droits fondamentaux ont également la même nature conceptuelle. Ce sont des normes à contenu indéterminé, des standards, qui ne répondent à aucune définition précise et qui ont donc souvent besoin du relais des juges pour être concrétisées. Là encore, les droits fondamentaux présentent une certaine originalité : tandis que le constat de la contrariété à l’ordre public (A) et aux bonnes mœurs (B) suffit à invalider le contrat, l’atteinte aux droits fondamentaux d’un contractant n’est sanctionnée que si elle n’apparaît pas nécessaire et proportionnée à la protection des droits de son cocontractant (C).

1. J.  Hauser, « L’ordre public et les bonnes mœurs », in Les concepts contractuels français à l’heure des Principes du droit européen des contrats, Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », 2003, p. 105 s. ; J. Hauser et J.-J. Lemouland, « Ordre public et bonnes mœurs », Répertoire de droit civil, Dalloz, 2016.

A. L’ordre public

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484 Définition ¸ L'ordre public est une notion dont la définition a donné lieu à de nombreuses controverses 1 et qui s’applique en beaucoup d’autres domaines que le droit civil. On le rencontre notamment en droit public, en procédure civile, en droit international privé, en droit européen. L’internationalisation de la société, l’européanisation de notre droit ont entraîné un profond renouvellement sinon de la notion d’ordre public, laquelle a toujours pour mission de résoudre un conflit entre deux sortes d’intérêts, du moins de ses manifestations. Aussi en envisagera-t-on d’abord les manifestations traditionnelles centrées sur la défense de la société étatique, avant de voir les infléchissements que leur apporte l’irruption du droit européen. 485 Ordre public international, ordre public interne ¸ L'ordre public a traditionnellement pour but de résoudre un conflit, au sein d'un État, entre deux sources de règles juridiques : une source principale, d'où dérivent les règles protégeant les intérêts généraux de la communauté nationale, et une source secondaire se reliant à des intérêts différents. Ainsi, en droit international privé, l’ordre public règle le conflit qui peut exister entre les principes essentiels de la société française et certaines normes étrangères qui sont applicables en France parce qu’une règle de conflit de lois française leur donne compétence pour régir une relation juridique internationale qui entretient des liens étroits avec l’ordre juridique dont ces règles émanent. Au cas où les secondes heurteraient les premiers, l’exception d’ordre public international permettrait de les écarter et de leur substituer les dispositions correspondantes du droit français. Par exemple, bien que les conditions de fond du mariage des étrangers soient en principe régies par leur loi nationale, ceux-ci ne pourront contracter en France une union polygamique, alors même que leur loi personnelle l’admet, car cela est contraire aux valeurs de la société française 2. En droit civil, le conflit oppose les règles du droit français aux normes que les particuliers posent entre eux par des conventions. La notion 1. L.  Julliot de la Morandière, « L’ordre public en droit privé interne », Études Capitant, 1939, p. 381  s. ; G.  Ripert, « L’ordre économique et la liberté contractuelle », Études  Gény, 1934, 1939, t. II, p. 347 s. ; Thèses : Marmion, Étude sur les lois d’ordre public en droit interne, Paris, 1924 ; Ph. Malaurie, L’ordre public et le contrat (Étude de droit civil comparé : France, Angleterre, URSS), Paris, 1951 ; G. Farjat, L’ordre public économique, thèse Dijon, éd. 1963 ; P. Raynaud, L’ordre public économique, Les Cours de droit, 1965-1966 ; L’ordre public à la fin du xxe siècle, 1996, coord. Th. Revet ; M.-C. Vincent-Legoux, L’ordre public. Etude de droit comparé interne, PUF, 2001 ; du même auteur, « L’ordre public et le contrat. Étude de droit comparé interne », APD 2015. 215 s. 2. Pour une tentative de définition de l’ordre public international par la jurisprudence française, v. Civ. 25 mai 1948, Lautour, D. 1948. 357, note P. L.-P., Rev. crit. DIP 1949. 89, note H.  Batiffol, Grands arrêts  DIP, no 19. Pour une synthèse doctrinale récente, v.  R.  Libchaber, « L’exception d’ordre public en droit international privé », in L’ordre public à la fin du xxe siècle, 1996, p. 65.

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d’ordre public marque la suprématie des règles protégeant les intérêts généraux de la société sur les règles conventionnelles, inspirées des intérêts particuliers. La convention vaut loi, sauf lorsqu’elle heurte une règle d’ordre public. En d’autres termes, l’ordre public repose sur une hiérarchie de valeurs. Il atteste que, dans un système juridique, il existe un ordre de valeur supérieur qui est placé hors des atteintes des conventions particulières, c’est l’ordre public interne, ou des atteintes des normes étrangères, c’est l’ordre public international, car son respect est nécessaire à « la cohésion de la société française » 1. Il est le « rocher » sur lequel se construit la société 2. 486 Ordre public national, ordre public communautaire ¸ Le droit

communautaire étant perçu, même par les plus ardents défenseurs de l'idée européenne, comme « un monument d'hermétisme, connu seulement des spécialistes ou des groupes d'intérêts » 3 ou encore comme « une tapisserie que tisseraient les directions générales de Bruxelles sans avoir un modèle devant les yeux, et qui n’aurait comme lien de cohérence que de répondre aux besoins du Marché, loin des grands principes fondateurs des relations entre les hommes que devraient être la liberté, la responsabilité, la bonne foi, la confiance et la proportionnalité » 4, on est plutôt enclin à parler à son propos de « désordre public (…) que d’ordre public » 5. Il n’en reste pas moins que la notion d’ordre public apparaît au sein de l’ordre communautaire sous un double aspect, l’ordre public national, l’ordre public communautaire. Comme la terminologie employée… ne le montre pas, ces deux composantes sont, au sein de l’ordre communautaire, les pendants de l’ordre public international et de l’ordre public interne. Le droit communautaire consacre cinq grandes libertés : liberté de circulation des marchandises, liberté de circulation des travailleurs, liberté d’établissement, liberté des services et liberté de circulation des capitaux. L’affirmation de chacune de ces libertés s’accompagne de réserves prévoyant que les États peuvent apporter à celles-ci des dérogations ou des restrictions justifiées par des raisons d’ordre public. Il s’agit à travers cette limite de défendre les intérêts d’un État et plus précisément de la communauté nationale que représente cet État, contre les atteintes qui peuvent résulter du jeu de ces libertés. Aussi bien qualifie-t-on cet ordre public de « national » 6. Cette « réserve de souveraineté » ne peut s’exercer qu’en présence « d’une menace réelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société » 7. L’analogie avec l’exception d’ordre public international est manifeste. De même que l’exception d’ordre public international permet de faire échec aux lois étrangères dont l’application porte atteinte aux valeurs de la société française, de même l’exception d’ordre public national permet de limiter le jeu des libertés précitées dès lors qu’elles seraient de nature à porter atteinte aux intérêts nationaux.

1. Ph. Francescakis, Rép. Dalloz droit international, V° Ordre public, no 9. 2. J. Carbonnier in L’ordre public à la fin du xxe siècle, 1996, p. 1. 3. J. Delors, La France par l’Europe, 1988, p. 272. 4. P. Lagarde, « Compte rendu du ZEuP Zeitschrift für Europaïsche Privatrecht », Rev. crit. DIP 1993. 862. 5. S. Poillot-Peruzetto, « Ordre public et droit communautaire », D. 1993. 177. 6. S.  Poillot-Peruzetto, art.  préc., D.  1993.  177. Rappr. M.-C.  Boutard-Labarde, « L’ordre public en droit communautaire », in L’ordre public à la fin du xxe siècle, p. 83. 7. CJCE 28 oct. 1975, Ruttili, aff. 36-75, Gaz. Pal. 1976. 1. 134.

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Malheureusement, la similitude s’arrête là. Alors que le juge français reste libre d’apprécier si l’atteinte portée à nos valeurs justifie ou non l’éviction du droit étranger, il n’en va pas de même en droit européen. La Cour de justice a, en effet, décidé que dans le « contexte communautaire (…) la notion d’ordre public doit être entendue strictement de sorte que sa portée ne saurait être déterminée unilatéralement par chacun des États membres sans contrôle des institutions de la communauté » 1. Nombre de dispositions prises dans le cadre communautaire affectant plus ou moins directement la vie contractuelle, la question se pose de savoir si les contractants peuvent ou non écarter ces règles. La réponse est en général négative. Afin de traduire cette impérativité des règles du droit européen, on parle d’ordre public communautaire 2, lequel apparaît ainsi comme le pendant de l’ordre public interne au plan national. On le voit l’entreprise de construction européenne contribue à brouiller l’image traditionnelle de l’ordre public. À l’origine instrument de défense de la cohésion de la société nationale, l’ordre public devient le moyen d’affirmer la supériorité d’un ordre qui aspire à la disparition des sociétés nationales.

S’en tenant aux limites que l’ordre public interne apporte à la liberté contractuelle, c’est-à-dire à l’ordre public interne et à l’ordre public communautaire, on essaiera ici d’en cerner tant les sources (1) que le contenu (2).

1. Les sources de l’ordre public

487 Ordre public textuel, ordre public virtuel ¸ Prenant appui sur l'article 6 du Code civil qui dispose que les conventions ne peuvent déroger aux lois qui intéressent l'ordre public, la doctrine du xixe siècle enseignait que la liberté contractuelle ne peut être limitée que par le législateur. Exaltant la puissance des volontés individuelles et redoutant l’arbitraire des juges, elle prétendait, en la matière, restreindre drastiquement les pouvoirs des seconds. Il appartenait donc, selon elle, à la loi seule de dire ce qui est d’ordre public et ce qui ne l’est pas. Et de fait, la loi prend parfois le soin de marquer, par une disposition spéciale, la règle qu’elle édicte du sceau de l’ordre public 3. Dans de nombreux textes, une disposition spécifie que la règle est d’ordre public, soit en précisant qu’elle est édictée « à peine de nullité de toute convention contraire » 1. CJCE 28  oct. 1975, préc. L’affaire dite de la « vache folle » montre les dangers du système. Les États membres qui ont voulu interdire l’importation de viandes dangereuses pour la santé de leur population avant que l’opinion publique n’ait été alertée, ont été menacés de poursuites par la commission, laquelle a ainsi montré que seules lui importaient les considérations économiques. 2. S. Poillot-Peruzetto, art. préc., D. 1993. 180. 3. Par loi, il convient évidemment aussi d’entendre les textes émanant du pouvoir réglementaire (Civ. 1re, 10 févr. 1998, JCP 1998. II. 10143, note Fages, D. 2000. 442, note L. Gannagé, RTD. civ. 1998. 669, obs. Mestre ; Civ. 1re, 7 déc. 2004, RTD civ. 2005. 389, obs. J. Mestre et B.  Fages), mais non des autorités administratives indépendantes (Com. 10  déc. 2003, D. 2004. 210, obs. E. Chevrier, RTD civ. 2004. 285, obs. J. Mestre et B. Fages, en l’occurence il s’agissait d’un règlement du comité de la règlementation bancaire).

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(v. par ex. C. assur., art. L. 112-2, C. civ., art. 1628), soit encore en prohibant formellement tel ou tel contrat, telle ou telle clause (v. par ex. C. civ., art. 1130, al. 2 ; art. 1388). Parfois le législateur accentue la prohibition en l’assortissant d’une sanction pénale 1. L’ordre public revêt dans tous ces cas un caractère exprès. Mais on ne saurait limiter l’ordre public à ces seules dispositions. Ayant en charge la défense des intérêts essentiels de la société française, l’ordre public est une notion souple qui doit pouvoir être adaptée aux besoins de l’époque et aux situations particulières. Aussi bien la jurisprudence a-telle toujours admis l’existence d’un ordre public virtuel, d’un ordre public implicite. Dans le silence des textes, les juges peuvent conférer un caractère d’ordre public à une disposition s’ils estiment que son respect est nécessaire à la sauvegarde des intérêts de la société française. Allant plus loin, la jurisprudence admet qu’une convention qui ne heurte aucun texte précis peut néanmoins être contraire à l’ordre public, dès lors que son objet est en contradiction avec les principes fondamentaux de notre droit et de l’organisation sociale actuelle 2. Le nouvel article 1102, al. 2, du code civil peut sembler consacrer implicitement cette solution en évoquant, non plus les « lois », mais, plus largement, les « règles » qui intéressent l’ordre public. Le juge ne se voit pas pour autant investi d’un pouvoir arbitraire. Il ne peut, en effet, se forger une conception personnelle de l’ordre public, fondée sur ses propres convictions politiques, morales, économiques. En l’absence de texte précis, il doit, pour dégager la notion d’ordre public, s’inspirer de l’ensemble des textes en vigueur au jour où il statue, de l’esprit de la loi. C’est là une question de droit soumise au contrôle de la Cour de cassation 3. S’agissant du droit communautaire, celui-ci revêt un caractère impératif. Il en résulte que la liberté contractuelle est limitée par les règles communautaires relatives au droit de la concurrence ou au droit de la consommation.

1. Civ.  1re, 20  juill. 1994, Bull.  civ.  I, no 261, p. 190, RTD  civ. 1995.  101, obs.  Mestre (les conventions conclues à la suite de démarchages prohibés et sanctionnés pénalement sont illicites comme contraires à l’ordre public) ; Civ. 1re, 11 juin 1996, CCC 1996, no 166, obs. Leveneur, RTD  civ. 1997.  116, obs.  J.  Mestre (pour qu’une convention soit déclarée contraire à l’ordre public, il n’est nullement nécessaire que le juge vérifie l’existence des éléments dont la réunion conditionne la constitution de l’infraction). 2. Civ. 4 déc. 1929, S. 1931. 1. 49, note P. Esmein, GAJC, t. 1, no 13 (l’arrêt a ainsi admis la nullité d’un contrat ayant pour objet l’exploitation des malades au moyen d’une publicité intensive et par l’emploi de qualificatifs destinés à impressionner le public, bien que l’objet n’en fût prohibé par aucun texte) ; rappr. TGI Paris, 8 nov. 1973, D. 1975. 401, note M. Puech, à propos des bonnes mœurs. 3. Civ. 27 juin 1837, S. 37. 1. 697 ; 18 nov. 1913, DP 1917. 1. 162 ; Cass., Ass. plén., 26 mars 1999, D. 1999. 369, note Delebeque, RTD civ. 1999. 615, obs. Mestre qui censure les juges du fond d’avoir conféré un caractère impératif à l’art. 26 de la loi du 3 janv. 1969 relative à l’armement maritime. Sur cette question, v. N. Molfessis, « Le remorquage, la loi et la liberté contractuelle », DMF 1999. 987.

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2. Le contenu de l’ordre public

488 Évolution ¸ L'ordre public étant une notion évolutive, son état descriptif est toujours à reprendre 1. Aussi bien, plutôt que de dresser un instantané détaillé de la matière, s’emploiera-t-on à mettre en évidence les points forts de son évolution. On sait qu’à l’État-gendarme du xixe siècle a succédé l’État-providence du xxe siècle. D’où une opposition toujours reprise entre un ordre public classique et un ordre public nouveau et socialisant. Alors que le premier est essentiellement conservateur, puisqu’il a pour fonction de défendre les piliers de la société traditionnelle, le deuxième se veut novateur puisqu’il se propose de changer la société. Alors que le premier est essentiellement négatif, puisqu’il pose des interdits, le second se veut positif, puisqu’il impose des obligations aux parties et n’hésite pas à aménager autoritairement le contenu de certains contrats afin d’orienter l’activité contractuelle dans un sens jugé favorable à l’économie ou de protéger la partie faible. On parle alors d’ordre public économique de direction et d’ordre public économique de protection, le second se situant à mi-chemin de la préservation de l’intérêt général et de la protection des intérêts individuels (ou catégoriels). Mais, conforme à la réalité sociale du milieu du xxe siècle, cette présentation ne rend que très imparfaitement compte de l’état du droit en ce début de xxie siècle. S’il reste économique et social, l’ordre public nouveau n’est plus, en effet, d’inspiration socialisante mais néo-libérale 2. Il s’agit moins de réglementer certains contrats que d’interdire les contrats qui portent atteinte à la concurrence ou les clauses qui lèsent la partie faible. C’est dire qu’ordre public classique d’inspiration libérale et ordre public moderne d’inspiration néo-libérale devraient pouvoir cohabiter sans problème. Mais l’exaltation de l’économique qui accompagne la redécouverte des lois du marché n’est pas sans provoquer à son tour un effritement de l’ordre public classique ; en soustrayant un certain nombre de valeurs au culte du veau d’or, les interdits traditionnels apparaissent, en effet, insupportables à certains. 489 1°) L’ordre public classique ¸ En ce qu'il veille à la défense des piliers de la société – l'État, la famille, l'individu – l'ordre public classique pourrait être perçu comme immuable. Mais un certain recul des valeurs, à moins qu'il ne s'agisse d'une modification de leur hiérarchie, conduit au refoulement des interdits traditionnels. Ainsi l'ordre public familial a tendance à reculer face à l'exaltation de l'individualisme. Quant aux interdits 1. Les mutations de l’ordre public contractuel (Actes du colloque du Master II DPG de Paris II), 9 mai 2011, RDC 2012. 261 s. ; J. Ghestin, « L’ordre public, notion à contenu variable en droit privé français », in Les notions à contenu variable en droit, Trav. du Centre national de recherches de logique, Bruxelles, 1984, p. 77 s. 2. F. Terré, L’ordre public à la fin du xxe siècle, 1996, p. 3.

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qui visent à protéger l'individu, ils cèdent eux-mêmes de plus en plus devant le culte du marché et de la science, nouveaux dieux d'une société sans Dieu. À trop s'engager dans cette voie, le droit des contrats courrait des dangers certains. Il risquerait, en effet, de dégénérer en un simple instrument de politique économique – socialisante hier, libérale aujourd'hui. Or l'utilitarisme qui sous-tend ces conceptions ne serait admissible que si la science économique avait la capacité de définir un résultat social optimal, ce qui est loin d'être démontré si on en juge par ses fruits passés. Aussi bien l'effacement des concepts juridiques derrière les standards économiques ne peut-il conduire qu'à « l'arbitraire et à la contingence des choix » 1. 490 a) L’État ¸ Est illicite l'objet du contrat qui contrevient aux règles d'ordre public intéressant l'organisation constitutionnelle, administrative et judiciaire de l’État. C’est ainsi qu’est nulle une convention tendant à influencer le vote des électeurs 2. De même serait nulle la convention ayant pour objet la démission d’un fonctionnaire 3 ou celle par laquelle un fonctionnaire promettrait ses faveurs 4. Il en va également ainsi des conventions tendant à échapper à l’application des lois pénales : convention par laquelle la victime d’un délit s’engagerait à ne pas porter plainte contre l’auteur de celui-ci 5, contrat d’assurance garantissant une personne contre les condamnations qui pourraient être prononcées contre elle 6. Les règles relatives à l’administration de la justice sont d’ordre public : les parties ne peuvent, par exemple, ni renoncer à saisir la justice étatique d’un différend futur, sauf dans les cas où la clause compromissoire est déclarée valable par la loi, ni généralement modifier les règles de compétence ratione materiae 7. En revanche, le fait pour un contractant de passer une convention en l’accompagnant des modalités qui permettent d’en réduire au maximum le coût fiscal n’est pas critiquable 8. N’est pas sans lien avec l’ordre public relatif à l’organisation de l’État, l’ordre public qu’on pourrait qualifier de culturel qui impose dans la rédaction d’un certain nombre d’actes l’emploi de la langue française. À l’origine, limitée aux actes judiciaires (ordonnance de Villers-Cotterêts, 1539) puis aux actes publics (loi du 2 thermidor an II, arrêté du 24 prairial an XI), cette exigence avait été étendue à un certain nombre de documents 1. B. Oppetit, « Droit et économie », Archives de philosophie du droit, t. 37, 1992, p. 25 ; repris in Droit et modernité, PUF, 1998, p. 169. 2. T. civ. Tarbes, 14 mars 1899, DP 1904. 2. 201, S. 1900. 2. 219. 3. Paris, 18 nov. 1837, S. 38. 2. 65. 4. Req. 5 févr. 1902, DP 1902. 1. 158. 5. Paris, 15 mai 1925, S. 1925. 2. 78. 6. Civ. 1re, 26 sept. 2012, D. 2013. 397, obs. S. et M. Mekki, RDC 2013. 25, obs. J. Rochfeld, 70, obs. Y.-M. Laithier. 7. Req. 4 nov. 1885, S. 88.1.459 ; rappr. art. 92 C. pr. civ. Il en va de même des règles de compétence ratione personae dans les litiges internes entre des non-commerçants (C.  pr.  civ., art. 48). 8. Com. 29 nov. 1994, Bull. civ. IV, no 349, p. 284, RTD civ. 1995. 355, obs. J. Mestre.

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contractuels (offre d’un bien ou d’un service, relation de travail, contrat passé avec les personnes morales de droit public) par les lois Bas 1 puis Toubon 2. On aurait pu objecter à de telles dispositions qu’elles ne s’harmonisaient qu’imparfaitement avec d’autres tendances du droit français. N’est-il pas curieux, en effet, que le législateur s’empare d’une question qui est d’abord un problème de mœurs, dans le temps même où il pratique dans d’autres domaines, notamment le droit de la famille, un véritable « désengagement juridique » au prétexte que « la compétence pour interdire » doit s’y déplacer « du droit vers d’autres systèmes normatifs » 3. Mais c’est un autre grief qui a valu à ces dispositions d’être annulées par le Conseil constitutionnel à l’occasion de leur reprise par la loi Toubon : en prescrivant l’emploi de la langue française, le législateur aurait heurté le principe de « libre communication des pensées » 4. On ne saurait trouver meilleure illustration des aberrations auxquelles peut conduire le fait de raisonner par rapport à ce qu’on a pu appeler l’« homme en soi », (…) « ce vague résidu qui s’obtient en retranchant toutes les différences que l’on perçoit entre le Français, l’Anglais ou le Chinois, et qui ne correspond plus à aucun homme réel ». Comme le souligne fort justement M. Jean Meyer, « on proclame ainsi des principes qui se déduisent de la définition de cet homme en soi, sans rechercher s’ils sont bons pour le produit particulier des siècles qu’est la société française » 5. En l’occurrence, le français étant la langue de la République (Const., art. 2), on aurait pu penser que la liberté de communiquer, c’est-à-dire de « faire connaître quelque chose à quelqu’un » 6 impliquait la possibilité de se faire comprendre de la quasi-totalité de ceux qui se trouvent au lieu où cette communication s’opère. Tel n’est pas le cas ! Cet ordre public de direction culturel subit, au reste, d’autres atteintes qui ont leur source dans l’exercice des libertés communautaires. Les dispositions qui imposent l’utilisation de la langue française sont perçues par la Cour de Luxembourg comme des restrictions à l’importation et de ce fait écartées. 491 b) La famille ¸ Les lois qui gouvernent la famille sont, en principe, d'ordre public. Sont donc traditionnellement interdites les conventions qui auraient pour objet de modifier l'organisation de celle-ci. Encore fautil distinguer entre rapports personnels et rapports patrimoniaux. Le pouvoir de la volonté a toujours joué dans les rapports patrimoniaux un rôle important – contrat de mariage, testament, donation,

1. L. 31 déc. 1975 relative à l’emploi de la langue française. Sur cette loi, v. Delaporte, « La loi relative à l’emploi de la langue française », Rev. crit. DIP 1976. 447 s. 2. « Loi du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française », D. 1994. 416. 3. Sur cette évolution du droit de la famille, v. Carbonnier, Essais sur les lois, préc., p. 107. 4. Cons. const. 29 juill. 1994, JO 2 août 1994. 5. J. Meyer, La Chalotais, 1995, p. 88. 6. Dictionnaire Robert.

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donation-partage – même si ce pouvoir se meut dans certaines bornes – régime matrimonial primaire 1, réserve héréditaire 2. Mais même dans le domaine des rapports personnels, qui constituait jadis le noyau dur de l’ordre public familial, on assiste à un certain relâchement de l’organisation familiale qui se manifeste, notamment, par l’admission de conventions organisant les modalités d’exercice de l’autorité parentale et fixant la contribution à l’entretien et l’éducation de l’enfant (C. civ., art. 373-2-7) 3, mais également, de façon plus remarquable encore, par l’admission du divorce par consentement mutuel, initialement soumis à homologation judiciaire, mais désormais conclu par simple acte sous seing privé contresigné par deux avocats et déposé au rang des minutes d’un notaire (C. civ., art. 299-1 s. ; L. no 2016-1547 du 18 nov. 2016) 4. La raison de ce mouvement, que l’on qualifie parfois de « conventionnalisation » du droit de la famille, est simple : la famille est aujourd’hui considérée « moins (comme) une institution qui vaudrait par elle-même que (comme) un instrument offert à chacun pour l’épanouissement de sa personnalité » 5. Partant l’ordre public ne conserve une réelle emprise que lorsqu’il remplit un rôle de protection 6. Si l’ordre public familial est, dans sa dimension traditionnelle, en net recul, il connaît en revanche un développement indéniable à travers l’essor ininterrompu que connaît la notion de droit à une vie familiale normale consacrée par l’article 8 § 1 de la Conv. EDH. Mais, plus que la famille, ce sont les droits fondamentaux de l’individu que l’on entend alors protéger contre les abus contractuels. Nous reviendrons donc sur ce mouvement à l’occasion de l’étude de cette troisième limite à la liberté contractuelle (v. ss 501 s.). 492 c) La personne et son corps 7 ¸ On enseigne traditionnellement que la personne humaine n'a pas le droit de s'aliéner. Par conséquent, sont en principe nulles toutes les conventions qui portent atteinte à l'indépendance de la personne ou à son intégrité 8. Longtemps virtuel, cet ordre public est devenu textuel avec l’insertion d’un nouveau chapitre consacré au respect du corps humain par l’une des lois dites « bioéthiques » de 1994 (L. no 94-653, 29 juill. 1994). Ce chapitre s’ouvre par l’énoncé du 1. F. Terré et Ph. Simler, Les régimes matrimoniaux, no 47. 2. F. Terré, Y. Lequette et S. Gaudemet, Les successions, Les libéralités, nos  700  s. La Cour de cassation n’a toutefois pas estimé que la réserve héréditaire, qui assure la sauvegarde des intérêts des plus proches parents du défunt, à commencer par ses enfants, constituait une règle d’ordre public international susceptible d’être opposée à l’application d’une loi étrangère qui l’ignorerait (Civ. 1re, 27 sept. 2017, 2 arrêts, no 16-17.198 et no 16-13.151, P+B+R+I). 3. F. Terré et D. Fenouillet, Les personnes, no 430. 4. F. Terré et D. Fenouillet, La famille, no 250. 5. J. Carbonnier, Essais sur les lois, p. 171. 6. A. Bénabent, « L’ordre public en droit de la famille », in L’ordre public à la fin du xxe siècle, Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », 1996, p. 27. 7. D. Mazeaud et Fl. Bellivier, « La protection du vivant à travers le contrat », in Les mutations de l’ordre public contractuel, RDC 2012. 266. 8. D’où, par exemple, la prohibition des engagements perpétuels (v. ss 658).

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principe général selon lequel la loi « assure la primauté de la personne » et « interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci ». Ce principe est ensuite décliné aux articles suivants. L’article 16-1 dispose que « chacun a droit au respect de son corps », que ce dernier « est inviolable », et que le corps humain, ainsi que ses éléments et produits, « ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial ». Inséré par la loi no 2008-1350 du 19 décembre 2008, l’article 16-1-1 étend cette protection au-delà de la vie, en affirmant que « le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort » et que « les restes des personnes décédées, y compris les cendres de celles dont le corps a donné lieu la crémation, doivent être traités avec respect, dignité et décence » 1. L’article 16-3 prévoit également qu’il « ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale pour la personne ou à titre exceptionnel dans l’intérêt thérapeutique d’autrui ». Enfin, les articles 16-5, 16-6 et 16-7 évoquent spécialement les conventions relatives à la personne et à son corps en posant trois interdits. Le premier prévoit que les « conventions ayant pour effet de conférer une valeur patrimoniale au corps humain, à ses éléments ou à ses produits sont nulles ». Le deuxième dispose qu’« aucune rémunération ne peut être allouée à celui qui se prête à une expérimentation sur sa personne, au prélèvement d’éléments de son corps ou à la collecte de produits de celui-ci ». Le troisième prévoit, de façon plus spécifique, que « toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui est nulle ». L’article 16-9 clôt le chapitre en affirmant que toutes ces dispositions « sont d’ordre public ». La solennité de ces principes ne doit toutefois pas tromper. Sous la pression des besoins de la science, des impératifs de l’économie, et, de manière plus générale, d’un libéralisme toujours plus conquérant, on a assisté, ces dernières décennies, à l’abaissement de ces barrières. Comme on l’a justement souligné, « tout ce qui, autrefois, échappait à l’évaluation pécuniaire se prête aujourd’hui à conventions, décisions d’indemnisation ou cessions à titre onéreux portant aussi bien sur les attributs de la personnalité (nom, vie privée, image, production de l’esprit, souffrance, affection, clientèle civile) que l’intégrité physique (dons d’organes, marchés d’enfant, maternité de substitution, brevetabilité de la vie animale ou végétale) » 2. Parmi d’autres, le sort réservé à l’article 16-7 du code civil est une bonne illustration. Après avoir refusé l’établissement de la filiation des enfants nés de gestations pour autrui réalisées à l’étranger pour contourner l’interdiction française, au nom du principe d’ordre public d’indisponibilité de l’état 3 1. Pour l’affirmation prétorienne selon laquelle ce principe d’ordre public préexistait à l’article 16-1-1 du code civil : Civ. 1re, 29 oct. 2014, no 13-19.729, D. 2015. 242, note SolveigEpstein ; ibid. 246, note D.  Mainguy ; RTD  civ. 2015, obs.  J.  Hauser ; JCP  2014, no 1170, obs. G. Loiseau ; RGDA 2015. 16, note Kullman. 2. B. Oppetit, « Droit et économie », in Archives de philosophie du droit, 1992, t. 37, p. 26. 3. Pour l’établissement de la filiation à l’égard du parent d’intention : Civ. 1re, 6 avr. 2011, 3 arrêts, R., p. 400.

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et de la fraude à la loi dont les demandeurs s’étaient rendus coupables 1, la Cour de cassation, encouragée ou sommée par la Cour EDH 2, a opéré un spectaculaire changement de cap en admettant l’établissement de leur filiation, non seulement à l’égard du parent biologique (seule exigence de la Cour européenne) 3, mais également à l’égard du parent d’intention par le biais de l’adoption 4. Cette solution n’est rien moins que l’abrogation par refus d’application de l’article 16-7 du code civil. Car enfin, que reste-t-il de la prohibition légale de la maternité pour autrui lorsque l’effet recherché par ceux qui la violent peut être judiciairement accordé ? L’influence, sinon de la Convention, du moins de la Cour EDH, s’est également manifestée à travers la reconnaissance, sur le fondement de l’article 8, d’un droit à l’autonomie personnelle qui laisse à l’individu le droit de disposer de son corps, « la faculté pour chacun de mener sa vie comme il l’entend (pouvant) inclure la possibilité de s’adonner à des activités perçues comme physiquement ou moralement dommageables ou dangereuses pour sa personne » 5. Par où l’on perçoit à nouveau l’ambivalence des droits fondamentaux. Loin de fixer des limites à la liberté contractuelle (sur ce rôle, v. ss 483), le droit à l’autonomie personnelle permet au contraire ici son plein épanouissement, en justifiant la mise à l’écart de considérations d’ordre public (protection de la personne, de sa santé, ou encore de sa dignité) dès lors que la victime a consenti aux atteintes par elles subies. Cette exaltation de l’autonomie n’est pas sans danger, spécialement pour les plus fragiles et les plus démunis d’entre nous. La formule est connue, et malheureusement quotidiennement vérifiée : entre le pauvre et le riche, entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime, et la loi qui libère. 493 d) L’ordre public professionnel ¸ À ces manifestations de l'ordre public classique, on ajoute parfois celles qui ont trait à l'existence d'un ordre public professionnel 6. Sont d’ordre public les règles qui gouvernent l’exercice de certaines professions en vue de protéger l’intérêt général et de garantir le public contre l’incapacité ou l’immoralité de ceux qui les exercent. Cela ne signifie évidemment pas que toutes les règles déontologiques qui ont pour objet de fixer les devoirs des membres d’une profession soient d’ordre public et que leur méconnaissance par une convention 1. Pour l’établissement de la filiation à l’égard du parent biologique : Civ. 1re, 13 sept. 2013, 2 arrêts, R., p. 351. 2. CEDH 26  juin 2014, no 65192/11 et no 65941/11, Mennesson c/  France et Labassée c/ France. 3. Ass. plén., 3 juillet 2015, 2 arrêts, no 14-21.323 et no 15-50.002. 4. Civ. 1re, 5 juill. 2017, 4 arrêts, no 16-16.455, no 16-16.901, no 15-28.597 et no 16-16.495. 5. CEDH 17  février 2005, JCP  2005. I.  159, no 12, obs.  Sudre, RTD  civ. 2005.  341, obs. J.-P. Marguénaud, et Chron. M. Fabre-Magnan, « Le sadisme n’est pas un droit de l’homme », D. 2005. 2973. 6. H. Tissandier, Recherches sur la notion juridique de profession, thèse Paris X, 1998.

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entraîne la nullité de celle-ci 1. Seules, en effet, les règles dans lesquelles s’incarne avec suffisamment de force le souci de protéger les personnes appelées à contracter avec les représentants de ces professions revêtent un tel caractère, sans que la ligne de partage entre les deux situations soit toujours aisée à tracer 2. Ainsi le souci de protéger la clientèle conduit à annuler les conventions qui permettent ou favorisent l’exercice d’une profession réglementée, en violation des conditions posées par la loi 3. Mais ici aussi la pression de l’économique est de plus en plus forte : c’est ainsi que le pacte de quota litis qui fait participer un avocat au gain du procès, jadis interdit 4, est aujourd’hui licite, s’il est stipulé à titre de rémunération complémentaire 5. On est alors, au demeurant, aux confins de l’ordre public classique et de l’ordre public économique.

494 2°) L’ordre public économique et social ¸ L'existence de règles propres à certaines professions montre qu'il existait dès le xixe siècle un ordre public économique. Mais, d’inspiration libérale, celui-ci était d’ampleur limitée. Une mutation profonde s’est produite au xxe siècle avec la croyance que l’État pouvait orienter la vie contractuelle dans une direction favorable à l’utilité sociale et qu’il devait intervenir dans les rapports contractuels mettant aux prises des parties de puissance économique

1. Civ. 1re, 5 nov. 1991, Bull. civ. I, no 297 p. 195, CCC 1992, no 24, note L. Leveneur, RTD civ. 1992.  383, obs.  J.  Mestre (« les règles de déontologie, dont l’objet est de fixer les devoirs des membres de la profession ne sont assorties que de sanctions disciplinaires et n’entraînent pas à elles seules la nullité des contrats conclus en infraction à leurs dispositions ») ; Civ. 1re, 30 mars 1994, Bull.  civ.  I, no 125 ; Defrénois 1994.  1466, obs.  Ph.  Delebecque ; RTD  civ. 1995.  100, obs.  J.  Mestre  (notaire) ; Com. 11  juill. 2006, Bull.  civ.  IV, no 180 ; JCP  E 2006.  2595, note Y.-M. Sérinet (vétérinaire) ; Civ. 1re, 9 déc. 2015, no 14-28.237 (avocat), comp. Colmar, 18 oct. 1979, JCP 1981. II. 19574, note Boucon et d’Ambra. Les codes de déontologie émanant de professionnels, les ériger systématiquement en composantes de l’ordre public serait méconnaître la hiérarchie des sources du droit. 2. C’est ainsi que la question de savoir quel est le sort des contrats conclus avec un établissement de crédit dépourvu d’agrément a donné lieu à une jurisprudence contradictoire au sein même de la haute juridiction, la Première chambre civile se prononçant pour la validité de ces contrats (Civ. 1re, 30 mars 1995 RTD civ. 1995. 100, obs. J. Mestre), la chambre commerciale pour leur nullité absolue (Com. 30 mars 1991, RJDA 1991, no 1053, rapp. Leclercq, RTD civ. 1992. 381, obs. J. Mestre ; 27 févr. 2001, D. 2002. Somm. 636, obs. H. Synvet). L’Assemblée plénière a tranché en faveur de la solution retenue par la Première chambre civile (Cass., ass.  plén., 4  mars 2005, RDC 2005.  1046, obs.  M.-A.  Frison-Roche, RTD  civ. 2005.  388, obs. J. Mestre et B. Fages). La chambre commerciale s’est par la suite ralliée à cette solution : Com. 7  juin 2005, Bull.  civ.  IV, no 125 ; 28  nov. 2006, Bull.  civ.  IV, no 230 ; 3  juill. 2007, Bull. civ. IV, no 182. 3. Civ. 13  août 1888, S.  88. 1.  415 (vente d’une pharmacie à un non diplômé) ; Rouen, 24  déc. 1901, DP  1902. 2.  397, S.  1904. 2.  237 ; Civ.  1re, 11  juin 1996, CCC 1996, no 166, obs. Leveneur, RTD civ. 1997. 115, obs. J. Mestre (contrat de franchise prévoyant que le franchisé devait se livrer à des pratiques constitutives d’un exercice illégal de la médecine ou de la pharmacie). 4. Civ. 22 avr. 1898, DP 98. 1. 415, S. 1902. 1. 343. 5. Art. 10, al. 3, L. 31 déc. 1971, réd. L. 10 juill. 1991.

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inégale afin de protéger la partie faible 1. Sont ainsi apparus un ordre public économique de direction et un ordre public économique de protection dont les frontières ne sont d’ailleurs pas toujours très assurées 2. 495 a) L’ordre public économique de direction ¸ On entend par là les règles au moyen desquelles l'État entend canaliser l'activité contractuelle dans le sens qui lui paraît le plus conforme à l'utilité sociale. Taxation des prix et contrôle des changes ont ainsi été en France, pendant près de quarante ans, les plus beaux fleurons de cette économie dirigée. Mais il est à la longue apparu que l'État ne pouvait, dans une économie où la part des échanges internationaux ne cesse de croître, commander très longtemps à la monnaie et aux prix, lesquels relèvent d'abord de la loi du marché. D'où un retournement de politique économique avec l'adoption de l'ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et à la concurrence. Désormais, les prix sont, sauf dispositions particulières, librement déterminés par le jeu de la concurrence. L’ordre public économique de direction d’inspiration socialisante laisse la place à un ordre public économique d’inspiration néo-libérale. Ce n’est pas à dire que l’ordre public de direction ancienne manière ait totalement disparu. Ainsi subsiste un ordre public monétaire qui réglemente strictement les clauses d’échelle mobile, au moins dans les contrats internes (v. ss 1458 s.). La part essentielle de l’ordre public économique de direction revient aujourd’hui au droit de la concurrence 3, dont l’importance ne cesse de croître 4. Il ne suffit plus, en effet, pour qu’une convention soit valable, qu’elle réponde aux exigences du droit civil, il faut encore qu’elle satisfasse celles du « tentaculaire » droit de la concurrence 5. En réalité, le droit de la concurrence se dédouble. Le « grand » droit de la concurrence est celui des

1. G.  Ripert, « L’ordre économique et la liberté contractuelle », Mélange Gény, 1934, t.  II, p. 374 s. ; Ph. Malaurie, L’ordre public et le contrat, thèse Paris, 1954 ; R. Savatier, L’ordre publique économique, D. 1965. Chron. 31 ; G. Farjat, L’ordre public économique, thèse Dijon, éd 963 ; Mohamed Salah, « Les transformations de l’ordre public économique, Vers un ordre public régulatoire », Mélanges G. Farjat, 1999, p. 261 s. 2. Comp. Flour, Aubert et Savaux, no 297, qui utilisent les expressions d’« ordre public social » et d’« ordre public économique proprement dit » ; J. Mestre, « L’ordre public dans les relations économiques », in L’ordre public à la fin du xxe siècle, 1996, p. 33 qui oppose l’« ordre étatique impératif » et l’« ordre privé impératif ». V. aussi G. Farjat, thèse préc., nos 156 s. ; J. Ghestin, « L’utile et le juste dans les contrats », D. 1982. Chron. 1. 3. Toutefois, l’emprise de l’ordre public économique s’étend, au-delà du droit de la concurrence, à l’ensemble du droit dit de la « régulation ». Tel est le cas, pour ne prendre que cet exemple, de la réglementation des marchés financiers. La Commission des opérations de bourse, a ainsi considéré que les contrats qui méconnaissaient les règlements boursiers étaient nuls, d’une nullité absolue : Déc. COB, 11 avr. 1995, Dr. sociétés 1995, no 155, obs. J. Hovasse, RTD civ. 1996. 151, obs. J. Mestre. 4. V. not. L.  Vogel, Droit de la concurrence et concentration économique, 1988 ; F.  DreifussNetter, « Droit de la concurrence et droit commun des obligations », RTD civ. 1990. 369 s. 5. J. Mestre, obs. RTD civ. 1987. 304 ; rappr. B. Fages et J. Mestre, « L’emprise du droit de la concurrence sur le contrat », RTD com. 1998. 71 s. ; Ph. Stoffel-Munck, L’abus dans le contrat, thèse Aix, éd. 2000, no 563 s.

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pratiques anti-concurrentielles, c’est-à-dire des pratiques qui ont pour objet ou pour effet de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence. Il s’agit essentiellement de la prohibition des ententes (C. com., art. L. 420-1) et des abus de position dominante (C. com., art. L. 420-2). Tout engagement, convention ou clause contractuelle se rapportant à l’une de ces pratiques prohibées est déclaré nul (C. com., art. L. 420-3) 1. Le « petit » droit de la concurrence est celui des pratiques restrictives de concurrence, qui vise moins à assurer le bon fonctionnement du marché, qu’à prévenir ou corriger certains déséquilibres contractuels, notamment, mais pas exclusivement, dans le secteur de la grande distribution. À ce titre, le droit des pratiques restrictives de concurrence s’éloigne de l’ordre public de direction pour se rapprocher, tel le droit de la consommation, de l’ordre public de protection (v. ss 496). À côté des interdictions spéciales, telle celle de la vente avec prime (C. com., art. L. 442-1 ; C. consom., art. L. 121-19), du refus de vente ou de la vente par quantités imposées (C. com., art. L. 442-1 ; C. consom., art. L. 122-1), le législateur a prévu quelques interdictions plus générales. L’article L. 442-6 du code de commerce sanctionne ainsi le fait d’obtenir ou de tenter d’obtenir un avantage manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu 2 ou encore de soumettre ou de tenter de soumettre son partenaire à des obligations créant un déséquilibre significatif entre les droits et les obligations des parties 3. En permettant au juge d’apprécier l’équilibre, non seulement des stipulations accessoires, mais également des prestations principales, cette disposition permet la remise en cause de stipulations dont la validité n’aurait pas pu être discutée en application du droit commun des contrats (v. ss 433, 460). 496 b) L’ordre public économique de protection ¸ L'ordre public de protection vise à rétablir entre le faible et le fort un équilibre que ne réalise pas spontanément le jeu contractuel. À cet effet, le législateur réglemente de manière impérative le contenu de certains contrats, généralement passés entre des parties qui sont dans une situation structurelle d'inégalité : employeur et salarié, assureur et assuré, bailleur et locataire ou fermier… Cette impérativité peut d'ailleurs être plus ou moins forte. C'est ainsi que l'ordre public social présente un caractère relatif : ses dispositions peuvent être écartées par des clauses plus favorables aux salariés 4. Louable dans ses intentions, le développement d’une telle législation ne va pas sans inconvénients. Elle ajoute, en effet, aux règles de droit commun 1. V. par ex. : Com. 26 mai et 18 févr. 1992, D. 1993. 57, note Hannoun. Est ici annulée la clause qui, dans le contrat conclu entre une compagnie pétrolière et un pompiste, prévoit qu’à l’expiration de ce contrat, le second doit restituer en nature à la première les cuves qu’elle lui a prêtées car elle est de nature à le dissuader de traiter avec un autre fournisseur et constitue ainsi un frein à la concurrence. 2. V. ss 433, 453. 3. V. ss 452 s. 4. Th. Revet, « L’ordre public dans les relations de travail », in L’ordre public à la fin du xxe siècle, préc., p. 43.

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une réglementation spéciale foisonnante et de ce fait difficilement maîtrisable, comme le montre la législation spéciale des baux. Elle conduit bien souvent à une surprotection de la partie faible et apparaît ainsi à terme comme un très efficace instrument de pénurie : bénéfique aux personnes en place, elle décourage les investissements pour le plus grand malheur des générations à venir. Ainsi les périodes de surprotection des locataires s’accompagnent-elles d’un recul de la construction et portent-elles en germe les crises du logement futures. On comprend, dans ces conditions, que la période récente soit marquée par un retour – moins net il est vrai qu’en matière d’ordre public de direction – vers des conceptions d’inspiration néo-libérale. Cette tendance est particulièrement sensible en matière de protection des consommateurs. C’est ainsi qu’à la réglementation impérative du contenu des contrats, le droit de la consommation préfère la mise en place de procédures qui permettent d’identifier et d’interdire les clauses abusives (v. ss 442 s.). Le droit renoue ainsi avec la tradition d’un ordre public négatif. C’est ainsi encore que, retrouvant les postulats de la théorie de l’autonomie de la volonté, le droit de la consommation perçoit le consommateur comme un individu intelligent et libre apte à défendre ses intérêts si on lui donne les moyens de s’informer et de réfléchir. D’où la mise en place d’un arsenal de mesures qui tendent à atteindre ce double objectif. Malheureusement, on l’a vu, la réalisation n’est pas à la hauteur des ambitions affichées (v. ss 339 s.). Bien loin de répondre de manière synthétique et équilibrée à ces préoccupations, le législateur, animé d’un esprit technocratique et non dépourvu de démagogie, multiplie sans aucun plan d’ensemble, au gré des pressions et des effets d’annonce, les dispositions fragmentaires et en revient même parfois aux anciennes pratiques de réglementation impérative du contenu des contrats (v. ss 338 s.). Autant dire qu’ainsi comprise, la protection des consommateurs accentue l’éclatement du droit des contrats et l’impressionnisme juridique. 497 3°) Sanctions ¸ Du seul fait qu'un contrat méconnaît une règle d'ordre public, la nullité n’est pas nécessairement encourue. Parfois, le législateur prévoit expressément cette sanction (ex. : C. civ., art. 16-7, pour la convention de mère-porteuse ; Com., art. L. 420-3, pour les conventions anticoncurrentielles). Mais souvent, il appartient au juge dans le silence de la loi, de dire non seulement si la norme est d’ordre public au sens de l’article 6 du Code civil, mais encore si sa transgression est sanctionnée par la nullité. La réponse varie selon que le juge estime que la norme transgressée a, ou non, une « force intérieure » 1 qui la justifie 2. 1. J. Mestre, RTD civ. 1999. 384. 2. V. par ex. Civ. 1re, 7 oct. 1998, Bull. civ. I, no 290, JCP 1999. II. 10039, note S. Gervais, RTD civ. 1999. 383, obs. Mestre qui annule un contrat de vente en considérant que la méconnaissance de l’anc. art. L. 121-16, al. 1 C. consom., disposition d’ordre public, qui interdit au professionnel d’obtenir du client démarché à son domicile, avant l’expiration du délai de

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À supposer la nullité encourue, un contrat contraire à l’ordre public classique ou à l’ordre public économique de direction est nul de nullité absolue. Il s’agit, en effet, de défendre la société contre les initiatives individuelles qui risquent de porter atteinte à l’intérêt général. À l’inverse, un contrat contraire à l’ordre public de protection économique et sociale est nul de nullité relative. S’agissant de protéger les intérêts de certaines personnes, il convient de réserver à celles-ci l’exercice de l’action en nullité 1. Mais si les principes sont en la matière indiscutés, leur mise en œuvre ne va pas sans soulever certaines difficultés. Il n’est, en effet, pas toujours évident de tracer exactement la frontière entre ce qui relève de l’ordre public de direction et ce qui appartient à l’ordre public de protection. Les exemples sont multiples. Ainsi la réduction du temps de travail peut apparaître, soit comme une mesure de protection lorsqu’elle est opérée sans réduction de salaire, soit comme relevant de l’ordre public de direction lorsque, s’accompagnant de réduction du salaire, elle cherche d’abord à lutter contre le chômage. De même, la réglementation des clauses d’indexation peut être classée dans l’une ou l’autre catégorie selon que l’on y voie une mesure de protection du débiteur, destinée à lui éviter une augmentation trop rapide de sa dette, ou une mesure de défense de la monnaie destinée à lutter contre l’inflation (v. ss 1464). La raison de cette ambiguïté est simple : derrière toute règle de protection existe un intérêt social. À son défaut, le législateur se serait abstenu. Mais lorsqu’un intérêt général suffisamment net coexiste avec la protection d’intérêts particuliers, c’est le premier qui commande la nature de la nullité. Ainsi, en matière de clauses d’indexation, certaines décisions des juges du fond ont-elles posé que le paiement spontané de sommes dues en réflexion, directement ou indirectement à quelque titre que ce soit, une contrepartie ou un engagement quelconque « est sanctionnée non seulement pénalement mais encore par la nullité du contrat ». V. aussi dans le même sens Civ. 1re, 7 déc. 2004, JCP 2005. I. 141, no 19, obs. Constantin. Mais v. Civ. 1re, 15 déc. 1998, RTD civ. 1999. 384, obs. Mestre écartant la nullité pour méconnaissance de l’anc. art. L. 113-3 C. consom., pourtant sanctionné pénalement. Autrement dit, la sanction pénale, si elle révèle le caractère d’ordre public de la norme (v. ss 487) ne saurait justifier à elle seule la nullité du contrat. Celle-ci ne sera prononcée que si le juge découvre dans le contenu de la norme et plus précisément dans les objectifs qu’elle poursuit, des raisons d’adopter une telle solution. V. aussi, Soc. 17 mars 2010, Bull. civ. V, no 69 : l’obligation d’adresser dans les huit jours à la ligue nationale de rugby le contrat ou l’avenant conclu entre un joueur et un club n’est pas prescrite à peine de nullité. 1. La haute juridiction a posé nettement cette solution en ce qui concerne le droit de la consommation (voir en dernier lieu Civ. 1re, 2 oct. 2007, CCC 2008 no 29, note G. Raymond). Mais cette analyse est contestée par certains qui considèrent que le droit de la consommation ne vise pas seulement la protection des consommateurs mais aussi la régulation du marché et la protection d’un certain ordre économique (J. Pizzio, « Le droit de la consommation à l’aube du xxie siècle », Mélanges Calais-Auloy, 2004, p. 877 s. ; G. Raymond, CCC 2006, no 37). L’introduction dans le Code de la consommation par la loi du 3 janvier 2008 d’un nouvel article 141-4 disposant que « le juge peut soulever d’office toutes les dispositions du présent Code dans les litiges nés de son application » pourrait être perçu comme le signe du ralliement du législateur à cette dernière analyse.

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vertu d’une indexation irrégulière constituait une confirmation valable. La nullité serait donc relative 1. Mais ultérieurement, la Cour de cassation a censuré ces décisions et affirmé que la nullité était, en la matière, absolue 2. Plus généralement, certains soutiennent que les règles d’ordre public de protection, telle la réglementation consumériste, devraient toujours être sanctionnées par une nullité absolue car, au-delà de la protection des personnes considérées, c’est la moralisation de l’ensemble des relations contractuelles qui est en cause 3. Ce n’est toutefois pas la voie aujourd’hui adoptée par les différentes formations de la Cour de cassation, qui, conformément à la théorie moderne des nullités (v. ss 141), sanctionnent la violation des règles d’ordre public de protection par la nullité relative 4. Dans une décision remarquée, la Cour de cassation a confirmé cette position, en s’appuyant, parmi d’autres éléments, sur l’ordonnance du 10 février 2016, pourtant non applicable au litige, qui venait de consacrer la théorie moderne des nullités (art. 1179 ; v. ss 153) 5. En application de l’ancien droit prétorien, comme en application du nouveau droit légal, la sanction de l’irrespect des règles d’ordre public de protection est donc bien désormais la nullité relative.

B. Les bonnes mœurs

498 Présentation : maintien éventuel en dépit du silence de l’ordonnance de 2016 ¸ En application de l'article 6 du code civil, les parties ne peuvent déroger, non seulement à l'ordre public, mais également aux bonnes mœurs. Illicite lorsqu'il est contraire à l'ordre public, le contrat est immoral lorsqu'il heurte les bonnes mœurs. Dans le Code civil de 1804, cette disposition trouvait un écho dans la partie relative aux contrats, et notamment à l'article 1133 qui précisait que la cause est illicite « quand elle est prohibée par la loi, quand elle est contraire aux bonnes mœurs ou à l'ordre public ». Cette référence a disparu avec la cause à l'occasion de la réforme du droit des obligations. Mais l'ordonnance du 10 février 2016 a été plus loin encore en s'abstenant de mentionner les bonnes mœurs 1. Toulouse, 5 mars 1975, D. 1975. 772, note Ph. Malaurie, JCP 1975. II. 18034, note Picard ; Amiens, 9 déc. 1974, D. 1975. 772, note Ph. Malaurie, JCP 1975. II. 18135, note J. Ph. Lévy. 2. Com. 3 nov. 1988, D. 1989. 93, note Ph. Malaurie, D. 1989. Somm. 234, obs. J.-L. Aubert, Defrénois 1990. 740, obs. J.-L. Aubert. 3. G. Raymond, CCC 1996, no 34. 4. V. parmi d’autres : Civ. 3e, 15 mai 1996, Bull. civ. III, no 116 ; R., p. 283 ; CCC 1996. 138, note L. Leveneur ; Civ. 1re, 27 févr. 2001, Bull. civ. I, no 48 ; JCP E 2001. 1580, note S. Piedelièvre (non-respect du délai de réflexion de dix jours laissé à l’emprunteur immobilier) ; Civ. 1re, 2 oct. 2007, Bull. civ. I, no 316 ; CCC 2008, no 29, note G. Raymond (violation des règles de démarchage) ; Soc. 25 janv. 2006, Bull. civ. V, no 25 (clause de non concurrence sans contepartie financière) ; Civ. 1re, 6 juill. 2011, no 10-23.438 (non-respect des mentions obligatoires du contrat de construction de maison individuelle) ; Com. 5 févr. 2013, Bull. civ. IV, no 20 (non-respect des mesures de protection de la caution). 5. Ch. mixte, 21 févr. 2017, no 15-20.411, P+B+R+I (non respect des mentions du mandat de vendre).

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parmi les limites à la liberté contractuelle. Le nouvel article 1102, alinéa 2, se contente en effet de prévoir que la liberté contractuelle « ne permet pas de déroger aux règles qui intéressent l'ordre public ». L'absence des bonnes mœurs, loin de constituer un oubli, est un choix du législateur (v. ss 74, 126). Pour le justifier, le Rapport au Président de la République déclare que la notion est apparue « désuète au regard de l’évolution de la société » et que « la jurisprudence l’a progressivement abandonnée au profit de la notion d’ordre public ». Le silence de la loi ne vaut pas abandon : la limite des bonnes mœurs pourra toujours être opposée, à la condition bien sûr que les magistrats le veuillent, soit au titre de l’ordre public comme le sous-entend le Rapport, soit en application de l’article 6 du code civil qui y fait directement référence 1. Son absence de l’article 1102 rend néanmoins compte du recul du contrôle judiciaire de la conformité du contrat aux bonnes mœurs (v. ss 74, 499, 500). Plus encore que la notion d’ordre public, celle de bonnes mœurs est difficile à cerner. La loi n’offre, en effet, en la matière que quelques très rares repères. Aussi bien précisera-t-on successivement les sources (1) et le contenu de la notion de bonnes mœurs (2).

1. Les sources

499 Approche idéaliste ou empirique ¸ La loi vise les bonnes mœurs, mais ne les définit pas. Norme cadre, la notion de bonnes mœurs se concrétise par le canal du juge. Incarnation de l'honnête homme, celui-ci est qualifié pour indiquer ce qu'elle recouvre. Encore faut-il préciser les directives dont il s'inspire. Deux tendances sont concevables : – une tendance idéaliste : les bonnes mœurs se définiraient par référence à une éthique transcendantale, issue pour l’essentiel, dans notre société, de la morale chrétienne ; – une tendance empirique, sociologique : les bonnes mœurs, ce serait ce que fait la majorité de la population. En réalité, il semble que, dans la pratique, la notion de bonnes mœurs soit issue d’une sorte de compromis entre ces deux conceptions. Il ne saurait tout d’abord être question d’identifier bonnes mœurs et morale : alors que la morale poursuit le perfectionnement intérieur des individus, les bonnes mœurs visent seulement à un conformisme extérieur. Elles correspondent à une morale sociale du comportement extérieur. Mais 1. En ce sens : J.-B. Seube (dir.), Pratiques contractuelles, éd. Législatives, 2016, p. 20 ; B. Mercadal, Réforme du droit des contrats, préc., no 116 ; G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, préc., no 96 ; N.  Dissaux et Ch.  Jamin, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, préc., p. 7 ; O.  Deshayes, T.  Genicon et Y.-M.  Laithier, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, préc., p. 263 ; A. Bénabent, Droit des obligations, préc., no 175, qui parle d’« ordre public moral » ; L. Andreu et N. Thomassin, Cours de droit des obligations, Gualino, 2016, no 129 ; B. Fages, Droit des obligations, préc., no 155-156.

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cette morale sociale ne saurait elle-même s’identifier aux pratiques de la majorité de la population. La loi a donné délégation aux bonnes mœurs et non aux mœurs. Ce n’est pas parce qu’une étude révélerait que la majorité des couples mariés est infidèle ou que la majorité des hommes politiques est corrompue qu’adultère et corruption deviendraient des composantes des bonnes mœurs. En définitive, il semble qu’on puisse définir les bonnes mœurs comme les règles de morale sociale considérées comme fondamentales pour l’ordre même de la société 1. La notion n’est pas figée. Elle évolue avec la représentation que se fait chaque société de ce qui est fondamental 2. Celle-ci n’est évidemment pas la même dans une société rigoriste, puritaine, et dans une société qui se veut permissive. C’est ainsi que le contrat de claque 3, jadis jugé immoral 4, ne choque plus guère 5, ou tout au plus provoque le discrédit, notamment en matière politique. Mais, au-delà des ajustements inévitables, notre époque connaît, en la matière, une mutation beaucoup plus profonde : l’hypertrophie de l’idéologie des droits de l’homme conduit, en effet, de plus en plus à considérer que les comportements des individus ne sauraient être contraints au prétexte de la défense des intérêts collectifs dont la société a la charge 6. La liberté de la vie privée refoule le concept de « bonnes » mœurs. Sous couvert du droit au respect de la vie privée, la liberté des mœurs tend, en effet, à être érigée en véritable droit subjectif 7. Afin de limiter cette liberté, il a été proposé de prendre appui sur la dignité de la personne humaine 8. Certains comportements seraient alors proscrits 1. Cette société de référence reste, même dans le cadre européen, la société nationale, la société française. Interprétant l’article 36 du traité de Rome qui autorise les exceptions à la libre circulation des marchandises, justifiées par des raisons de « moralité publique », la Cour de Luxembourg a précisé qu’« il appartient en principe à chaque État membre de déterminer les exigences de la moralité publique sur son territoire, selon sa propre échelle de valeurs et dans la forme qu’il a choisie » (CJCE 14 déc. 1979, Rec. 1979. 3795). – V. de manière plus générale en philosophie et sociologie du droit, R. Boudon, « Penser la relation entre le droit et les mœurs », Mélanges F. Terré, 1999, p. 11 s. 2. CEDH 16 févr.2010, D. 2010. 1051, note J.-P. Marguénaud (l’idée que les États se font des exigences de la morale varie dans le temps et l’espace, et demande souvent de prendre en considération au sein d’un même État, l’existence de diverses communautés culturelles, religieuses, civiles ou philosophiques. Grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorité de l’Etat se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur le contenu précis de ces exigences. Mais la marge d’appréciation qui est ainsi laissée aux États ne saurait aller jusqu’à empêcher l’accès du public d’une langue donnée à une œuvre figurant dans le patrimoine littéraire européen). 3. Il s’agit d’une convention passée entre un directeur de théâtre et « un entrepreneur de succès dramatique », ce dernier chargeant des « claqueurs » de manifester bruyamment leur enthousiasme pour la pièce. 4. Paris, 23 juill. 1853, DP 53. 5. 540 ; Lyon, 25 mars 1878, DP 73. 2. 68, S. 73. 2. 179. 5. Paris, 5 avr. 1900, DP 1903. 2. 279, S. 1900. 2. 144, qui reconnaît la validité de ce contrat. 6. V. E. Fragu, Des bonnes mœurs à l’autonomie personnelle : essai critique sur le rôle de la dignité humaine, thèse Paris II, 2015. 7. A. Sériaux, Obligations, no 40 ; Carbonnier, Droit civil, les personnes, no 79 ; J. Foyer, « Les bonnes mœurs », in Le Code civil, un passé, un présent, un avenir, 2004, p. 495 s., sp. p. 509 s. 8. D.  Fenouillet, « Les bonnes mœurs sont mortes, vive l’ordre public philanthropique », Études P. Catala, 2001, p. 487.

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au nom non plus des bonnes mœurs mais de la propre dignité de la personne qui s’y livre. En dépit de la séduction qu’elle exerce sur certains, la proposition n’apporte qu’une réponse imparfaite. Sous couvert de protéger l’un des contractants contre l’autre, elle aboutit à régenter les rapports de l’homme avec lui-même. Or si le droit a vocation à « régir les rapports externes entre personnes distinctes, il n’a que celle-ci sous peine de cesser d’être lui-même » 1. Aussi bien, le droit à l’autonomie personnelle qu’on fonde sur l’article 8 de la Convention EDH (v. ss 492) est-il de nature à justifier les atteintes au principe de la dignité humaine, lorsqu’elles ont été librement consenties. Plus globalement, l’approche exclusive en termes de droits de l’homme méconnaît qu’il est, dans toute société, des intérêts collectifs qui doivent être sauvegardés pour le bien même de tous les individus qui la composent et non d’un seul d’entre eux. Dans une société de consommation où le plaisir et le bien-être de l’individu deviennent les principales « valeurs » de référence, la place des bonnes mœurs – et de l’idée collective qu’elles véhiculent – est naturellement conduite à décliner, comme en témoigne l’évolution la plus récente de la jurisprudence.

2. Le contenu

500 Aperçu ¸ Lorsqu'on essaie de brosser un rapide tableau des bonnes mœurs, la loi pénale offre traditionnellement quelques points de repère avec l’incrimination des outrages aux bonnes mœurs et celle des attentats aux mœurs. Mais ces repères ont tendance à se brouiller. Alors que des incriminations à valeur hautement symbolique ont été supprimées 2, d’autres sont apparues qui sanctionnent pénalement ceux qui pratiqueraient des discriminations fondées sur les mœurs de telle ou telle personne 3. En clair, sont désormais pénalement sanctionnés non ceux qui dévoient les adolescents, mais ceux qui prétendraient faire respecter les bonnes mœurs dans la sphère dont ils ont la responsabilité. S’agissant du droit civil, le recul de la notion de bonnes mœurs est manifeste. Traditionnellement, on enseigne que les bonnes mœurs seraient dans notre société le contraire de la « mauvaise vie » à la française, laquelle évoque toute une atmosphère : la luxure, le jeu, la drogue. Et de fait, une jurisprudence abondante a annulé, en se fondant sur la notion de cause immorale, les conventions qui ont pour but l’installation ou l’exploitation

1. D. Gutmann, « Les droits de l’homme sont-ils l’avenir du droit ? », Mélanges F. Terré, 1999, p. 336 ; rappr. E. Dreyer, « La dignité opposée à la personne », D. 2008. 2730. 2. V. par ex. l’abrogation de l’art. 331 al. 2 C. pénal punissant « quiconque aura commis un acte impudique ou contre nature avec un individu mineur du même sexe », par la loi du 4 août 1982. 3. C. pén., art. 225-1 s. nouv.

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d’une maison de tolérance 1. Il en allait de même des libéralités entre concubins lorsqu’elles ont pour but la formation, la poursuite ou la reprise de rapports illégitimes, mais non lorsqu’elles sont inspirées par le désir de ne pas laisser, après une rupture, la concubine seule et sans ressources 2. Et de fait, « même dans une société ultrapermissive, il est dégradant qu’une femme vende son corps ou ses sentiments : l’immoralité, c’est précisément l’avilissement de la femme par l’homme et c’est avilir que d’acheter un cœur et un corps » 3. Aussi bien la jurisprudence avait-elle réaffirmé les solutions traditionnelles 4 et les étendait-elle au concubinage homosexuel 5. Mais la Première chambre civile puis l’assemblée plénière de la Cour de cassation sont revenues sur cette jurisprudence en affirmant, sans distinction, que « n’est pas nulle comme ayant une cause contraire aux bonnes mœurs les libéralités consenties à l’occasion d’une relation adultère » 6. Afin de justifier cette évolution, il a été souligné que, dans le silence de la loi, le juge disposerait d’une liberté importante pour définir les bonnes mœurs 7. C’est faire l’impasse sur l’article 212 du Code civil qui continue à affirmer que « les époux se doivent mutuellement fidélité ». En statuant comme ils l’ont 1. Civ. 26  mars 1860, DP  60. 1.  255 ; 8  oct. 1957, D.  1958.  317, note P.  Esmein ; rappr. Civ. 1re, 28 juin 1988, D. 1989. 181, note I. Najjar (mandat post mortem) ; v. cep. Paris, 9 juin 1987, D.  1987. IR  166 ; rappr. Montpellier, 5  avr. 1990, D.  1993. Somm.  232, obs.  Vareille. –  V.  Ascencio, « L’annulation des donations immorales entre concubins, cause ou notion de condition résolutoire », RTD civ. 1975. 248. 2. Civ. 6 oct. 1959, D. 1960. 515, note Malaurie, JCP 1959. II. 11305, note P. Esmein ; 16 oct. 1967, JCP 1967. II. 15287, RTD civ. 1968. 178, obs. R. Savatier ; Civ. 2e, 10 janv. 1979, JCP 1979. IV. 88 ; Civ. 1re, 22 oct. 1980, Bull. civ. I, no 269, p. 214, JCP 1981. IV. 15 ; 4 nov. 1982, Bull. civ. I, no 319, p. 274 ; Paris, 19  nov. 1974, D.  1975.  614, note  Cabannes, JCP  1976. II.  18412, note H. Synvet ; rappr. Civ. 1re, 15 déc. 1975, Bull. civ. I, no 365, p. 303. 3. Malaurie, La famille, no 266. 4. Civ. 1re, 4 nov. 1982, Bull. civ. I, no 319 p. 274, GAJC no 26 (10e éd. 1994). 5. TGI Paris, 28 juin 1985, Gaz. Pal. 1986. I Somm. 45, Defrénois 1985. 1161, obs. G. Champenois ; rappr. Soc. 11 juill. 1989, Bull. civ. V, no 515, p. 312, GAJC, t. 1, no 27. 6. Civ.  1re, 3  févr. 1999, JCP  1999. II.  10083, note  Billiau et  Loiseau, D.  1999.  267, rapp.  X.  Savatier, note Langlade ; Ass.  plén., 29  oct. 2004, D.  2004.  3175, note D.  Vigneau, JCP 2005. II. 10011, note F. Chabas, I.187, no 7, obs. Le Guidec, Defrénois 2004. 1732, obs. R. Libchaber et 2005. 235, note S. Piedelièvre, Dr. fam. 2004, no 230, obs. B. Beignier, CCC 2005, no 40, note L.  Leveneur, GAJC, t.  1, no 29-30 ; F.  Terré, « L’occasion rêvée, libre propos », JCP  2005, no 17.229. Les faits parlaient pourtant d’eux-mêmes. Dans la première espèce, « le disposant, marié depuis 34 ans et père de famille, avait noué alors qu’il était âgé de 77 ans et malade une liaison avec une femme ayant 30 ans de moins que lui ». Dans la seconde espèce, marié et père de famille, Jean F. âgé de 95 ans avait gratifié d’un legs universel, Muriel G., agée de 31 ans, sa secrétaire et maîtresse depuis 15 ans, après que celle-ci lui eut fait passer un message fort clair : « pas d’argent, pas d’amour ». Ce qui aurait été, il y a quelques années encore, un « vieillard libidineux » devient un « fringant septuagénaire », et pourquoi pas, nonagénaire (D.  Mazeaud, obs. préc.). Bel exemple d’une société ordonnée à la seule satisfaction des personnes âgées : ayant l’argent, elles ont rarement la séduction ! Restait le verrou juridique. Il a désormais sauté. Sur l’égoïsme des « vieux » et le sacrifice d’une jeunesse désormais minoritaire, v.  J.  Bichot et M.  Godet, « Mamy-boom et baby-krack », Cahiers du Lips, avr.  1998, p. 15  s. ; Y.  Lequette, « Quelques remarques à propos des libéralités entre concubins », Mélanges Ghestin, 2001, p. 547 s., sp. p. 565. Sur cette question, voir aussi le débat, RDC 2005. 1273. O’sughrue, Dr. fam. 1999, no 54, obs. B.B., Defrénois 1999. 680, obs. Massip, 738, obs. D. Mazeaud, GAJC, t. 1, no 28. 7. Billiau et Loiseau, note préc.

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fait, les hauts magistrats s’arrogent implicitement le droit d’abroger un texte qui constitue l’un des fondements de la société française. On assista à la même évolution libérale pour le contrat de courtage matrimonial. Jugée contraire aux bonnes mœurs au xixe siècle 1, la convention de courtage matrimonial leur a été ultérieurement déclarée conforme 2, du moins lorsqu’elle n’était pas conclue par une personne mariée. Dans le droit fil de sa jurisprudence validant les libéralités consenties pour maintenir une relation adultère, la première chambre civile a sans surprise abandonné cette ultime limite, en décidant que le contrat proposé par un professionnel, ayant pour objet l’offre de rencontres en vue de la réalisation d’un mariage ou d’une union stable, « n’est pas nul comme ayant une cause contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs, du fait qu’il est conclu par une personne mariée » 3. L’intention de stabilité n’étant pas plus contrôlable que la stabilité ellemême, une certaine légitimité risque ainsi d’être accordée à des activités que le Code pénal réprime au titre du proxénétisme 4. Seule préoccupation qui habite le législateur en la matière, la satisfaction des consommateurs 5 ! Il est vrai qu’on voit mal l’État s’ériger en censeur d’une telle activité alors qu’il a retiré, par France Télécom interposée, de substantiels profits du Minitel rose 6. Le jeu appelle des remarques analogues. La rigueur jurisprudentielle s’est atténuée en présence de jeux de hasard autorisés par la loi ou même organisés par le pouvoir. Désormais, il s’agit plus pour celle-ci de faire jouer la libre concurrence et de lutter contre l’endettement 7, dans la ligne du droit de la consommation, que de faire usage de l’exception de jeu 8. Les bonnes mœurs, c’est aussi la morale des affaires qui s’emploie à restaurer « la légitimité de l’économie du marché en ne l’abandonnant pas à ses pires déviations » 9. Les contrats de corruption ou de trafic d’influence sont ainsi nuls pour cause immorale 10.

1. Civ. 1er mai 1855, DP 56. 1. 147, rapp. Laborie. 2. Req. 27 déc. 1944, D. 1945. 121 v. cep. Dijon 22 mars 1996, RTD civ. 1997. 115, obs. Mestre qui annule le contrat qu’une femme toujours engagée dans les liens du mariage, parce que non encore divorcée, avait passé avec une agence matrimoniale. 3. Civ.  1re, 4  nov. 2011, D.  2012.  59, note R.  Libchaber, ibid.  971, obs.  J.-J.  Lemouland et V. Vigneau ; AJ fam. 2011. 613, obs. F. Chénedé ; RTD civ. 2012. 93, obs. J. Hauser ; Dr. fam. 2012, no 21, note D. Vigneau ; RDC 2012. 383, note Y.-M. Laithier ; ibid. 473, note D. Fenouillet. 4. J. Carbonnier, Droit civil, La famille, no 21. 5. L. 23 juin 1989, D. 16 mai 1990. Sur cette question, v. Heidsieck, « Le marché de la solitude et le droit », JCP 1990. I. 3432. 6. Sur cette question, v. G. Raymond, « Messageries roses et droit des contrats », CCC 1994, chron. no 4. 7. Civ. 1re, 30 juin 1998, D. 1999. Somm. 112, obs. Libchaber. 8. G. Raymond, « Panem et circenses », CCC 2005, no 8-9, Repères, no 8. 9. B. Oppetit, « Éthique et vie des affaires », Mélanges Colomer, 1993, p. 319 s., sp. p. 331. 10. Com. 7 mars 1961, Bull. civ. III, no 125, p. 112.

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C. Les droits fondamentaux

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501 Présentation ¸ Avec la sauvegarde de l'ordre public et le respect des bonnes mœurs, la préservation des droits fondamentaux est la troisième condition d'ordre général que doit respecter la convention pour être valable 1. Si cette exigence a aujourd’hui le vent européen en poupe, elle n’a rien d’une nouveauté en droit français. Non sans avoir auparavant longuement hésité, le législateur ne l’a toutefois pas expressément consacrée dans le Code civil à l’occasion de la réforme du droit des contrats. 502 De l’ordre public national… ¸ Sur le fondement de l'article 6 du code civil, les juges se sont très tôt reconnus le pouvoir et le devoir d'annuler une convention ou de réputer non-écrite une clause jugée exagérément attentatoire aux libertés ou droits individuels d'un contractant. La jurisprudence relative aux clauses de célibat en est sans doute la meilleure illustration. Au début des années 1960, la cour d’appel de Paris avait ainsi déjà jugé que le « droit au mariage est un droit individuel d’ordre public qui ne peut se limiter et s’aliéner », et que, sauf « raison impérieuse évidente », une clause de non-convol devait être déclarée nulle 2. À sa suite, la chambre sociale de la Cour de cassation approuva les juges du fond d’avoir jugé une clause de célibat « contraire à l’ordre public et attentatoire à la morale et aux bonnes mœurs », faute pour l’employeur d’avoir justifié de « nécessités impérieuses, tirées de la nature des fonctions ou de leurs conditions d’exercice, d’appliquer la clause litigieuse qui, restrictive du droit au mariage et de la liberté du travail, était d’une portée exceptionnelle » 3. L’Assemblée plénière adopta la même position pour les clauses de non-divorce, en affirmant « qu’il ne peut être porté atteinte sans abus à la liberté du mariage par un employeur que dans des cas très exceptionnels où les nécessités des fonctions l’exigent impérieusement » 4. Toujours dans les relations de travail, où la situation de faiblesse ou de dépendance du salarié peut le conduire à accepter des conditions draconiennes, la Cour de cassation a également développé une jurisprudence abondante et exigeante pour encadrer la validité des clauses de non-concurrence. Dans un premier temps, elle estima que la clause de non-concurrence, qui entrave la liberté professionnelle du salarié, devait

1. Pour la détermination des contours de ce contrôle, v. les très riches thèses d’A.-A. Hyde, Les atteintes aux libertés individuelles par contrat, Paris I, 2012 et de L. Maurin, Contrat et droits fondamentaux, avant-propos R. Cabrillac, préf. E. Putman, LGDJ, 2013. 2. Paris, 30 avr. 1963, D. 1963. 428, note Rouast. 3. Soc. 7 février 1968, Bull. civ. V, no 86. 4. Ass. plén., 19 mai 1978, GAJC, t. I, 13e éd., 2015, no 31, et les réf. citées. En l’espèce, les hauts magistrats ont approuvé les juges du fond d’avoir considéré qu’un établissement d’enseignement catholique, « attaché au principe de l’indissolubilité du mariage, avait agi en vue de sauvegarder la bonne marche de son entreprise », en invoquant la violation de cette clause comme cause de licenciement.

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être limitée dans le temps et dans l’espace 1. Par la suite, elle exigea que cette obligation soit « indispensable à la protection des intérêts légitimes de l’entreprise » 2 et qu’elle n’empêche pas le salarié de retrouver un emploi 3. En d’autres termes, l’atteinte à la liberté du salarié devait être proportionnée aux besoins légitimes de son employeur. La Cour de cassation arrima ultérieurement sa jurisprudence à l’ancien article 1131, en sous-entendant que la clause qui ne respectait pas cette exigence était nulle, non pas pour défaut de cause, mais pour cause illicite 4. 503 … aux droits et libertés européens ¸ Plus récemment, à partir du milieu des années 1990, quelques décisions, peu nombreuses mais remarquées, ont pris appui sur la Conv. EDH pour écarter différentes clauses jugées liberticides. Ces décisions illustrent l'effet dit « horizontal » de la convention, qui peut être invoquée, non seulement dans les relations États/individus (effet « vertical »), mais également dans les relations interindividuelles 5. Dans sa décision inaugurale, la troisième chambre civile a ainsi approuvé les juges du fond d’avoir écarté l’application d’une clause d’habitation personnelle (ou « bourgeoise »), au motif que « les clauses d’un bail d’habitation ne (pouvaient), en vertu de l’article 8-1 de la Convention EDH, avoir pour effet de priver le preneur de la possibilité d’héberger ses proches » 6. Par la suite, ce sont les clauses de mobilité et de résidence, qui ont été contrôlées sur le fondement de l’article 8 de la Conv. EDH (vie privée et familiale), la chambre sociale exigeant des juges du fond qu’ils vérifient que ces contraintes étaient, d’une part, indispensables pour

1. Civ. 2 juill. 1900, DP 1901. 1. 294. 2. Soc. 14 mai 1992, D. 1992. 350, note Y. Serra. 3. Soc. 28 oct. 1997, Bull. civ. V, no 342. 4. Civ. 1re, 11 mai 1999, Bull. civ. I, no 156, Defrénois 1999. 992, obs. D. Mazeaud. 5. Sur cet effet horizontal, v. l’ouvrage de l’ancien président de la Cour EDH : Spielmann, L’effet potentiel de la Convention européenne des droits de l’homme entre personnes privées, BruylantNemesis, coll.  « Justice et Droit », 1995. Adde Y.  Lequette, « Ouverture », in Les mutations de l’ordre public contractuel, RDC 2012. 266, observant que l’ordre public, dans son versant droits fondamentaux, remplit des fonctions fort différentes selon qu’il est invoqué verticalement, contre des règles contractuelles, ou horizontalement, contre des stipulations contractuelles : « Alors que, dans son effet vertical, il favorise la liberté contractuelle dans la mesure où il peut conduire à la mise à l’écart de textes impératifs qui viennent brider celle-ci, dans son effet horizontal, il limite la liberté contractuelle puisqu’il conduit à l’éradication de clauses stipulées par les parties ». 6. Civ. 3e, 6 mars 1996, Mel Yedei, no 93-11.113, GAJC, t. II, Dalloz, 13e éd., 2015, no 273 ; D. 1997. 167, note B. de Lamy ; JCP 1996. I. 3958, no 1, obs. Ch. Jamin, ibid. 1997. II. 22764, note N. Van Tuong ; RDI 1996. 620, obs. F. Collart-Dutilleul ; RTD civ. 1996. 580, obs. J. Hauser ; ibid. 897, obs.  J.  Mestre ; ibid. 1024, obs.  J.-P.  Marguénaud. Réaffirmée dix ans plus tard (Civ.  3e, 22  mars 2006, Bull.  civ.  III, no 73 ; D.  2007. Pan.  908, obs.  Damas ; LPA 26  juill. 2006, note Garaud, AJDI 2006. 637, obs. Rouquet ; RDC 2006. 1149, obs. Seube ; RTD civ. 2006. 722, obs. J.-P. Marguénaud), cette solution a été consacrée depuis par le législateur (L. 6 juill. 1989, nouv. art. 4, n, issu de la loi no 2006-872 du 13 juillet 2006), suite à une recommandation de la Commission des clauses abusives (no 00-01, point 31).

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l’entreprise, et d’autre part, proportionnées au but recherché 1. C’est enfin au visa de l’article 11 de la Conv. EDH (liberté d’association), que la troisième Chambre civile a jugé qu’une clause d’adhésion forcée, qui imposait au preneur d’adhérer à une association pendant la durée du bail commercial, était entachée d’une nullité absolue 2 . À l’inverse, la même formation a estimé que la liberté religieuse garantie par l’article 9 de la Conv. EDH, « pour fondamentale qu’elle soit, ne pouvait avoir pour effet de rendre licites les violations des dispositions d’un règlement de copropriété » interdisant l’édification de constructions sur les balcons 3. En revanche, la Cour de cassation a pu reprocher à une cour d’appel d’avoir rejeté la demande en nullité d’un testament, sans rechercher si la clause subordonnant l’octroi de la libéralité à la condition que le conjoint et les enfants du bénéficiaire soient convertis à la religion juive, n’était pas contraire aux articles 8 (droit au respect de la vie privée) et 9 (liberté de conscience et de religion) de la Conv. EDH 4. Toujours dans le domaine des libéralités, la Cour de cassation a également reproché à une cour d’appel de ne pas avoir recherché si la clause dite « pénale » insérée dans une donation-partage, qui privait les donataires de toute part dans la quotité disponible en cas de contestation de l’acte, n’avait pas pour effet de porter une atteinte excessive au droit d’agir en justice protégé par l’article 6 § 1 de la Conv. EDH 5. Bien qu’ils demeurent encore en nombre limité, ces arrêts, qui trouvent leur pendant dans la jurisprudence de la CEDH 6, ne sauraient être négligés. Il convient toutefois, à l’inverse, de ne pas en exagérer la portée. En effet, ce qui est original dans ces décisions, ce n’est pas le contrôle de la conformité du contrat aux droits fondamentaux, mais l’invocation de

1. Soc. 12  janvier 1999, Spileers, no 96-40.755, D.  1999.  649, note J.-P.  Marguénaud et J. Mouly ; Soc. 28 février 2012, no 10-18.308. 2. Civ. 3e, 12 juin 2003, no 02-10.778, RDC 2004. 231, obs. J. Rochfeld. V. depuis : Civ. 3e, 23 novembre 2011, no 10-23.928, LPA 30 avril 2012, p. 11, note S. Gerry-Vernières. 3. Civ. 3e, 8 juin 2006, Amsellem, Bull. civ. III, no 140 ; D. 2006. 2887, note Ch. Atias ; LPA 2006, no 133, p. 9, note D.  Fenouillet ; RJPF 2006, no 10, p. 12, note E.  Putman ; RTD  civ. 2006. 722, obs. J.-P. Marguénaud. 4. Civ. 1re, 21 nov. 2012, Bull. civ. I, no 243 ; D. 2013. 880, note Meyzeaud-Garaud ; AJ fam. 2013. 59, obs. A. Boiché ; RTD civ. 2013. 162, obs. M. Grimaldi ; JCP 2013, no 46, note F. Sauvage ; JCP N 2013, no 1134, note A. Devers. 5. Civ.  1re, 16  déc. 2015, no 14-29.285,  P ; D.  2016.  578, note T.  Le  Bars ; ibid.  566, obs. M. Mekki ; RTD civ. 2016. 424, obs. M. Grimaldi ; AJ fam. 2016. 105, obs. J. Casey. Rappr. Civ. 1re, 13 avr. 2016, no 15-13.312, P, RTD civ. 2016. 424, obs. M. Grimaldi, qui approuve les juges du fond d’avoir considéré que la clause d’un testament imposant le partage amiable des biens du de cujus et privant de ses droits sur la quotité disponible l’héritier qui intenterait une action judiciaire, « avait pour effet de porter une atteinte excessive au droit absolu, reconnu à tout indivisaire, de demander le partage, devait être réputée non écrite ». 6. V. par ex., reprochant à un État de ne pas avoir pas écarté une clause contractuelle jugée liberticide (c’est l’effet horizontal dit « indirect », via la théorie des « obligations positives ») : CEDH 12 sept. 2003, Van Kück c. Allemagne, no 35968/97 (clause d’un contrat d’assurance exigeant la preuve d’une nécessité médicale pour la conversion sexuelle) ; CEDH 16  déc. 2008, Khurshid et Tarzibachi c. Suède, no 23883/06 (clause d’un contrat de bail interdisant aux locataires la pose d’antennes de télévision).

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la Conv. EDH, dont la doctrine a immédiatement souligné le caractère « superflu » 1. Superflu, car « la France n’a pas attendu la mise en vigueur de la Convention européenne des droits de l’homme pour assurer le respect des droits fondamentaux dans les relations contractuelles » 2, et parce que « les solutions auxquelles a abouti la Cour de cassation auraient pu être les mêmes si la Convention n’avait pas été invoquée » 3. Quant à la clause d’habitation personnelle, faute de texte spécial, la Cour de cassation aurait pu solliciter, comme l’avaient observé nombre des commentateurs de l’arrêt Mel Yedei 4, non seulement l’article 9 du Code civil (respect de la vie privée), mais surtout l’article 6 du Code civil, la préservation des libertés individuelles étant l’une des composantes les plus classiques de l’ordre public 5. Quant aux clauses d’adhésion forcée et aux clauses de mobilité jugées disproportionnées, leur nullité était imposée par des textes propres au contrat d’association et au contrat de travail. Tandis que l’article 4 de la loi du 1er juillet 1901 dispose que « tout membre d’une association peut s’en retirer en tout temps, après paiement des cotisations échues et de l’année courante, nonobstant toute clause contraire », l’article L. 1121-1 du Code du travail (ancien article L. 120-2) prévoit, de manière générale, que « nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». C’est d’ailleurs au nom de ce texte spécial que la Cour de cassation impose désormais le contrôle de conformité aux droits fondamentaux, non seulement des clauses de non-concurrence 6, mais également des clauses de résidence 7 et de mobilité 8. 1. Sur ce point, v. M.-E. Ancel, « Nouvelles frontières : l’avènement de nouveaux ordres juridiques (droit communautaire et droits fondamentaux) », in Forces subversives et forces créatrices en droit des obligations, dir. G. Pignarre, Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », 2005, p. 121 s., spéc. p. 127. 2. A. Debet, L’influence de la Convention européenne des droits de l’homme sur le droit civil, Dalloz, 2002, no 428. 3. A. Debet, préc., no 463. 4. V. not., sous l’arrêt Mel Yedei, les observations de J. Hauser et de J. Mestre, mais surtout la forte critique de Ch. Jamin jugeant cette intrusion des droits fondamentaux dans le contrat théoriquement erronée et pratiquement dangereuse. V. pourtant, quelques années plus tard, ne craignant pas de railler cette réaction des « civilistes » français : Ch. Jamin, « L’entreprise et les droits fondamentaux », Nouv. Cah. Cons. const., no 29, oct. 2010 : « Bien plus, puisqu’il s’agissait d’un montage contractuel à la base, pourquoi, ai-je encore lu, ne pas avoir eu recours à la bonne vieille théorie de la cause, illicite ou absente, voire à la violation de l’ordre public, en visant le seul article 6 du code civil ? Voilà donc le genre de propos qu’on peut lire assez régulièrement sous la plume des civilistes. Mais il y a pire encore. Le recours à la logique des droits fondamentaux, qui nous fait raisonner en termes de balance des intérêts et de contrôle de proportionnalité, rendrait le droit – je cite ici un civiliste de grand renom, Philippe Rémy –, purement rhétorique, favoriserait les décisions d’espèce et diluerait la règle de droit… ». 5. Sur ce point, v. J. Hauser et J.-J. Lemouland, « Ordre public et bonnes mœurs », Rép. dr. civ., Dalloz, 2012, no 92-100. 6. Soc. 10 juill. 2002, 3 arrêts, D. 2002. 2491, note Serra, ibid. 3111, obs. Pélissier, JCP 2002. I. 10162, note Petit, JCP E 2002. 1511, note Corrignan-Carsin, Dr. soc. 2002. 954, obs. Vatinet. 7. Soc. 12 juill. 2005, Bull. civ. V, no 241. 8. Soc. 13 janv. 2009, Bull. civ. V, no 4.

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504 Vers une consécration dans le Code civil ? ¸ S'inspirant d'une proposition doctrinale 1, l’avant-projet Terré avait proposé de consacrer ce contrôle de « fondamentalité » dans le Code civil. Son article 4, alinéa 2, disposait ainsi qu’« on ne peut porter atteinte aux libertés et droits fondamentaux que dans la mesure indispensable à la protection d’un intérêt sérieux et légitime » (art. 4) 2. Cette proposition a un temps convaincu la Chancellerie : l’avant-projet (23 oct. 2013) et le projet d’ordonnance (25 févr. 2015) prévoyaient tous deux que « la liberté contractuelle ne peut porter atteinte aux droits et libertés fondamentaux reconnus dans un texte applicable aux relations entre personnes privées, à moins que cette atteinte soit indispensable à la protection d’intérêts légitimes et proportionnée au but recherché ». Pour ses partisans, cette solution avait le mérite de consacrer la singularité du contrôle de « fondamentalité » : alors que le contrôle exercé au nom de l’ordre public enfermerait le juge dans une logique de « tout ou rien » (le contrat ou la clause est contraire ou conforme), l’examen au nom des droits fondamentaux permettrait la mise en œuvre d’un contrôle, plus souple, de « nécessité » et de « proportionnalité » : une fois l’atteinte établie, il faut encore vérifier si elle poursuit un but légitime et si elle est proportionnée à celui-ci 3. Cette affirmation mérite toutefois d’être nuancée tant la jurisprudence de la Cour de cassation, notamment sur les clauses de célibat et les clauses de non-concurrence, atteste suffisamment que le contrôle judiciaire exercé au nom de l’ordre public n’a jamais été hermétique ou rétif à ce type de contrôle circonstancié : lorsqu’un droit ou une liberté est en cause, c’est uniquement lorsqu’il considère que l’atteinte portée par la convention n’est pas nécessaire et/ou proportionnée que le juge abat sur elle la sanction de l’ordre public. Face aux craintes exprimées par les praticiens du droit 4, le gouvernement a finalement décidé de faire marche arrière en se contentant de prévoir que la liberté contractuelle ne peut porter atteinte aux règles qui intéressent l’ordre public (v. ss 126). Si l’on pourra toujours regretter que le législateur n’ait pas profité de la réforme pour consacrer son autonomie, et ainsi préciser les conditions de son exercice 5, il est certain que le silence

1. G.  Rouhette, « Regard sur l’avant-projet de réforme du droit des obligations », RDC 2007. 1371 s., spéc. p. 1393 s., proposant la disposition suivante : « On ne peut porter atteinte aux libertés et droits fondamentaux que dans la mesure indispensable à la protection d’un intérêt sérieux et légitime » (art. 1. 202, al. 3). 2. Pour la présentation et la justification de cette disposition : C. Aubert de Vincelles, « Les principes généraux relatifs au droit des contrats », in Pour une réforme du droit des contrats, Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », 2009, p. 113 s., spéc. no 5. 3. V. par ex. : C. Aubert de Vincelles, préc. ; F. Marchadier, « Le droit commun du point de vue du droit européen des droits de l’homme », RDC 2014. 556-557. 4. V.  notamment la note de l’Association française des juristes d’entreprise (AFJE) sur le projet d’ordonnance. 5. V. not. F. Marchadier, « Le contrôle du contrat au regard des droits fondamentaux : une question qui ne se pose pas et dont la réponse est évidente », RDC 2016.  518 ; A.-A.  Hyde,

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du texte ne vaut pas condamnation du contrôle judiciaire exercé au nom des droits et libertés : les juges pourront – et devront – toujours évincer une clause jugée excessivement attentatoire aux droits fondamentaux 1, soit sur le fondement d’un texte spécial lorsque celui-ci existe (v. ss 503), soit, à défaut, sur le fondement de l’ordre public 2, de la Conv. EDH, des droits et libertés constitutionnellement garantis (directement en reconnaissant à ces derniers un « effet horizontal » 3, ou indirectement en s’appuyant sur une disposition du Code civil qui les exprime 4), ou encore en érigeant tel droit ou telle liberté en principe général du droit 5. Porté par la « fondamentalisation » du droit 6 – et de l’esprit des juristes – le contrôle de conformité du contrat aux droits et libertés a sans aucun doute de beaux jours devant lui.

« Contrats et droits fondamentaux : propos critiques sur le “membre fantôme” de l’article 1102, al. 2, nouveau du code civil », RDLF 2016, chron. no 20. 1. En ce sens : J.-B. Seube (dir.), Pratiques contractuelles, éd. Législatives, 2016, p. 20 ; B. Mercadal, Réforme du droit des contrats, préc., no 121 ; G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, préc., no 97 ; O.  Deshayes, T.  Genicon et Y.-M.  Laithier, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, préc., p. 46 et p. 263 ; B. Fages, Droit des obligations, préc., no 155-156 ; Ph. Malaurie, L. Aynès et Ph. Stoffel-Munck, Droit des obligations, préc., no 449 ; A. Bénabent, Droit des obligations, préc., no 175. 2. En sens contraire : N. Dissaux et Ch. Jamin, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, préc., p. 7-8. 3. En faveur de l’application « horizontale » des droits et libertés constitutionnels dans les relations contractuelles : C. Pérès, « La question prioritaire de constitutionnalité et le contrat », RDC 2010. 539, spéc. no 13 s. ; N. Molfessis, « Le contrat », in L’entreprise et le droit constitutionnel, RLDA 2010, supp. no 55, p. 45 s. spéc. II, selon lequel la chambre sociale « montre la voie à une intrusion du droit constitutionnel dans les rapports contractuels » dans l’exercice de sa police des clauses du contrat de travail. 4. V.  déjà Civ.  1re, 13  déc. 2015, no 04-13.772, qui approuve une cour d’appel d’avoir retenu « que les clauses du contrat de prêt relatives à l’interdiction de location sans accord du prêteur sous la sanction de l’exigibilité anticipée de ce prêt qui ne procurent aucun avantage particulier à l’une des parties, sont prohibées au regard des articles 6 et 1172 du Code civil en ce qu’elles constituent une atteinte au principe constitutionnellement reconnu et énoncé à l’article 544 du même Code de disposer de son bien de la manière la plus absolue et également une condition affectant les modalités d’exécution de l’engagement contracté, prohibée par la loi ». 5. V. déjà, Civ. 1re, 13 avr. 2016, no 15-13.312, RTD civ. 2016. 424, obs. M. Grimaldi, qui approuve les juges du fond d’avoir considéré que la clause d’un testament imposant le partage amiable des biens « avait pour effet de porter une atteinte excessive au droit absolu, reconnu à tout indivisaire, de demander le partage, devait être réputée non écrite » ; Civ. 1re, 20 juin 2006, Dr. fam. 2006. 144, obs. V. Larribau-Terneyre ; RTD civ. 2006. 740, obs. J. Hauser, jugeant que la clause fixant forfaitairement la contribution à l’entretien des enfants à la moitié des revenus du concubin en cas de rupture, « constituait par son caractère particulièrement contraignant un moyen de dissuader un concubin de toute velléité de rupture  contraire au principe de liberté individuelle ». Comp. Douai, 21 sept. 2017, no 16/05927, Juris-Data no 2017-018796, Dr. fam. 2017. 235, obs. J.-R. Binet, qui juge que que la clause prévoyant la possibilité pour le partenaire subissant la rupture de se maintenir dans l’immeuble indivis sans versement d’indemnité d’occupation n’est pas une entrave à la liberté de rupture. 6. Sur ce phénomène de fondamentalisation du droit privé, et du droit des contrats en particulier, v.  le dossier « La fondamentalisation du droit privé », Rev.  dr.  Assas, no 11, oct.  2015, p. 33 s.

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§ 2. Les instruments de contrôle

505 Code civil de 1804 : « objet » et « cause » ¸ Sous l'empire du Code civil de 1804, le contrôle de la licéité et de la moralité du contrat était assuré à travers l'objet et la cause. Le premier était protéiforme. L’objet illicite ou immoral pouvait tout à la fois désigner l’objet de l’obligation, c’est-à-dire la prestation (ex. : tuer à gage), l’objet de la prestation, c’est-à-dire la chose (ex. : corps humain, droit de vote) ou encore l’objet du contrat, c’est-à-dire l’opération réalisée par la convention (ex. : contrat de société réalisant une activité interdite par la loi) (sur ces notions, v. ss 343 s.). La cause s’entendait quant à elle du motif ou du but poursuivi par les contractants. Doctrine et jurisprudence la qualifiaient de cause du contrat (ou cause subjective) pour la distinguer de la cause de l’obligation (ou cause objective) : tandis que la seconde devait exister, la première devait être licite et morale (v. ss 399). L’emploi de ce second instrument permet un contrôle plus poussé de l’opération contractuelle, puisqu’il permet au juge d’annuler des conventions dont l’objet est licite (ex. : un contrat de prêt, de travail, d’assurance…), mais dont la finalité ne l’est pas (… conclu en vue de financer, d’entretenir, de garantir une maison close ou un cercle de jeu clandestin). 506 Ordonnance de 2016 : « stipulations » et « but » ¸ Lors des travaux préparatoires à la réforme, l'avant-projet Catala avait proposé de conserver ces deux instruments, en prévoyant l'annulation du contrat, soit pour objet illicite (art. 1121-1, 1121-2, 1122), soit pour cause illicite ou immorale (art. 1124, 1124-1, 1126, 1126-1). L’avant-projet Terré s’était montré plus novateur, dans les termes du moins, en suggérant l’abandon de l’objet et de la cause au profit du « contenu » et du « but ». Après avoir érigé le « contenu certain et licite » en condition de validité du contrat (art. 13), il précisait ainsi que « le contrat ne peut déroger à l’ordre public et aux bonnes mœurs, ni par son contenu ni par son but » (art. 59). Le « contenu » avait ainsi une double identité dans l’avant-projet Terré : au contenu lato sensu de l’article 13 (ancien objet et ancienne cause) s’ajoutait le contenu stricto sensu de l’article 59 (ancien objet). Repris dans le projet d’ordonnance, ce double emploi fut opportunément abandonné dans la version finale du texte 1. Énoncé au titre des conditions de validité du contrat (C. civ., nouv. art. 1128 3°), le « contenu » désigne désormais uniquement l’ensemble des conditions de validité qui étaient hier subsumées sous l’objet et la cause (v. ss 342). Quant au contrôle de 1. Le regrettant toutefois : N. Dissaux et Ch. Jamin, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, préc., p. 57.

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la licéité de ce contenu lato sensu, le nouvel article 1162 dispose que « le contrat ne peut déroger à l’ordre public ni par ses stipulations, ni par son but, que ce dernier ait été connu ou non par toutes les parties ». Le terme « stipulations » ne saurait être interprété strictement. De toute évidence, il ne désigne pas seulement les clauses (accessoires ou principales) du contrat : l’illicéité d’une stipulation contractuelle n’est qu’un cas parmi d’autres d’illicéité (v. ss 517). Le terme « stipulations » doit plutôt être compris comme désignant (formellement) la « matière » (substantielle) de l’accord, pour reprendre une terminologie employée par le législateur 1 et la doctrine avant la réforme de 2016 2. En ce sens, les « stipulations » se rapprochent des « terms » du droit anglo-américain 3. Elles désignent ainsi tout ce que recouvrait l’« objet » avant la réforme : la prestation, l’opération, mais également les stipulations stricto sensu, c’est-à-dire les différentes clauses du contrat 4. Cette continuité est encore plus évidente pour le but, qui est un parfait synonyme de la cause du contrat (ou cause subjective), dont le régime a été simplement consolidé par le législateur 5. Cette identité est confirmée par le Rapport au Président de la République qui accompagne l’ordonnance, selon lequel « l’interdiction de déroger à l’ordre public s’applique tant aux stipulations elles-mêmes – ce qui était anciennement appréhendé sous l’angle de la licéité de l’objet – qu’au but – anciennement appréhendé sous l’angle de la licéité de la cause subjective ». Sous la paille des mots nouveaux, le grain des choses anciennes devrait donc demeurer. Nous le verrons à travers l’étude successive de ces deux instruments de contrôle : la matière (A) et le but (B) du contrat.

A. La matière du contrat

507 Diversité ¸ Remplaçant l'« objet » de l'ancien article 1108, les « stipulations » du nouvel article 1162 désignent bien l'ensemble de la « matière » de l'engagement contractuel, c'est-à-dire tout à la fois la chose (1), la prestation (2), l'opération (3) ou encore les clauses du contrat (4). 1. V. l’ancien article 1108, qui évoque parmi les conditions de validité l’« objet certain qui forme la matière de l’engagement », et l’ancienne section III du Chapitre II du Titre III, intitulée « De l’objet et de la matière des contrats ». 2. V. not. M. Fabre-Magnan, p. 319 s. 3. Pour le rapprochement du « contenu » et des « terms » dans l’avant-projet Terré : D. Houtcieff, « Le contenu du contrat », in Pour une réforme du droit des contrats, préc., p. 205. 4. En ce sens : O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, préc., p. 261-262 ; G.  Chantepie et M.  Latina, La réforme du droit des obligations, préc., no 402. 5. B. Mercadal, Réforme du droit des contrats, préc., no 400 ; N. Dissaux et Ch. Jamin, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, préc., p. 57 ; O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, préc., p. 262 ; A. Bénabent, Droit des obligations, préc., no 180 ; Ph. Malaurie, L. Aynès et Ph. Stoffel-Munck, Droit des obligations, préc., no 609 ; L. Andreu et N. Thomassin, Cours de droit des obligations, Gualino, 2016, no 476 ; B.  Fages, Droit des obligations, préc., no 168. Comp. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, préc., no 404.

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1. La chose hors commerce

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508 Présentation ¸ Pour les obligations portant sur un bien, l'illicéité tient moins souvent à la prestation (vendre, louer, échanger…) qu'à la chose qui en est l'objet : (… de la drogue, des produits contrefaits, des animaux protégés). Sous l’empire du Code civil de 1804, ces choses illicites étaient souvent ramenées à la catégorie des choses « hors commerce » de l’ancien article 1128 : « Il n’y a que les choses qui sont dans le commerce qui puissent être l’objet des conventions » 1. Relayée par l’article 1598 pour le contrat de vente, cette disposition rappellait que certaines choses sont indisponibles pour des raisons tenant à l’ordre public ou aux bonnes mœurs. Cet article a disparu à l’occasion de la réforme du droit des contrats sans que le législateur ait jugé utile de lui substituer une disposition nouvelle. Ce silence ne vaut toutefois pas abandon. Les contrats portant sur des choses hors commerce pourront toujours être annulés sur le fondement de l’article 6 (limite de l’ordre public et des bonnes mœurs) et des nouveaux articles 1128 3° (« contenu » illicite) et 1162 (« stipulations » dérogeant à l’ordre public) 2, à la condition, là encore, que les magistrats le veuillent (v. ss 74). À l’instar de l’ordre public et des bonnes mœurs, dont elle n’est qu’une émanation, la catégorie des choses hors commerce a vu ses contours évoluer, surtout ces dernières décennies. Traduisant une sorte de « survivance du tabou dans le Code civil » 3, la matière est longtemps restée paisible, car on s’accordait généralement sur les valeurs qui échappaient au commerce. Mais en privilégiant l’économique et en exaltant la technique, notre civilisation a créé de vives tensions 4. On assiste aujourd’hui, en effet, à une entreprise de refoulement de la catégorie des choses qui sont hors du commerce afin d’affranchir le marché 5 et la science des entraves que celles-ci leur apportent. Assez curieusement, ces pressions sont les plus fortes là où les valeurs en cause sont si élevées qu’elles pouvaient paraître hors de toute atteinte. 1. I. Moine, Les choses hors commerce, LGDJ, 1997 ; F. Paul, Les choses qui sont dans le commerce au sens de l’article 1128 du Code civil, LGDJ, 2002 ; E. Tricoire, L’extracommercialité, thèse, Toulouse, 2002 ; G. Loiseau, Typologie des choses hors commerce, RTD civ. 2000. 55. 2. En ce sens, B. Fages, préc., no 178 ; A. Bénabent, préc., no 170 ; Ph. Malaurie, L. Aynès et Ph.  Stoffel-Munck, préc., no 601 ; G.  Chantepie et M. Latina, préc., no 403 ; N.  Dissaux et Ch. Jamin, préc., p. 59. 3. Carbonnier, no 57 ; rappr. G. Loiseau, « Typologie des choses hors du commerce », RTD civ. 2000. 47. 4. Comp. B.  Oppetit, « Droit du commerce international et valeurs non marchandes », Mélanges Lalive, 1993, p. 309, reproduit in Droit et modernité, 1998, p. 205 s. ; v. du même auteur, « Éthique et vie des affaires », Mélanges Colomer, 1993, p. 319 ; L’illicite dans le commerce international, 1996, p. 13 s. ; B. Edelman, « La recherche bio-médicale dans l’économie de marché », D. 1991. Chron. 203 s. 5. M.-A. Frison-Roche, « Le modèle du marché », Archives de philosophie du droit, t. 40, 1995, p. 287 s.

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509 La personne : son état, son corps, ses droits ¸ On enseigne traditionnellement que le corps humain est indisponible en raison du caractère « sacré » de la personne humaine et de ses attributs essentiels 1. Prise dans son sens absolu, la règle signifie que le corps humain pas plus que l’état des personnes 2 ne peuvent faire l’objet d’une convention, qu’elle soit à titre gratuit ou à titre onéreux. Se confondant avec la personne dont ils sont en quelque sorte le support, ils ne sont pas à proprement parler des choses et sont hors du commerce juridique 3. Aussi bien, la Cour de cassation a-t-elle affirmé leur indisponibilité pour annuler les conventions de mère-porteuse 4, solution réaffirmée ultérieurement à l’art. 16-7 du Code civil. Cette « sacralité » du corps humain ne s’éteint pas au décès de la personne. Introduit en 2008 (L. no 2008-1350, 19 déc. 2008), l’article 16-1-1, alinéa 1er, dispose que le « respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort » 5. Dans une décision remarquée, la Cour de cassation a ainsi jugé que l’exposition de cadavres à des fins commerciales méconnaissait cette exigence 6. Passant du tout (le corps) à la partie (éléments et produits du corps humain), le législateur a entrepris d’assouplir la rigueur du principe d’indisponibilité 7. Se fondant sur les nécessités thérapeutiques, il a dans un premier temps admis les dons d’organes humains : don du sang (L. 21 juillet 1952 devenue CSP, art. L. 1221-1), prélèvement d’organes humains en vue de greffe (L. 22 déc. 1976 dite loi Cavaillet, devenu CSP, art. L. 1231-1). Puis, franchissant un seuil qualitatif important, il a admis le don du sperme (L. 31 déc. 1991, art. 13, devenu CSP, art. L. 1244-1) alors qu’il ne s’agissait plus à proprement parler de soigner, de guérir, mais de donner la vie. Poursuivant dans cette voie, les lois dites « bioéthiques » du 29 juillet 1. F. Terré et P. Simler, Les biens, no 14. 2. Le nom, entendu comme le mode d’identification sociale de l’individu, est, en principe, indisponible. Sur les limites de cette indisponibilité, v. G. Loiseau, Le nom, objet d’un contrat, thèse Paris I, éd. 1997. En revanche, le droit à l’image d’une personne est cessible (Civ. 1re, 11 déc. 2008, CCC 2009, no 68, note Leveneur). 3. V. par exemple : TGI Paris, 3 juin 1969, D. 1970. 136, note J.P. (nullité d’une convention relative à l’exécution d’un tatouage sur les fesses d’un modèle et à son prélèvement par exérèse à des fins mercantiles) ; TGI Paris, 8 nov. 1973, D. 1975. 401, note Puech (nullité d’une convention de strip-tease). 4. Cass., ass. plén., 31  mai 1991, Bull.  ass.  plén., no 4, p. 5, D.  1991.  417, rapp.  Chartier, JCP 1991. II. 21752, concl. Dontenwille, note F. Terré, GAJC, t. 1, no 51 ; v. aussi M. Gobert, « Réflexions sur les sources du droit et les principes d’indisponibilité du corps humain et de l’état des personnes », RTD civ. 1992. 489. 5. L’article  16-1-1, alinéa  2, étend cette protection aux « restes des personnes décédées, y compris les cendres de celles dont le corps a donné lieu à crémation ». Sur cette question, voir I. Coppart, « Pour un nouvel ordre public funéraire », Dr. fam. 2009, chron. no 15. 6. Civ.  1re, 16  sept. 2010, Bull.  civ.  I, no 174 ; R.  p. 300 ; D.  2010.  2750, note G.  Loiseau ; ibid. 2754, note Edelman ; ibid. 2011. Pan. 780, obs. Dreyer ; CCE 2010, no 112, note A. Lepage ; RJPF 2010-11/12, obs. E. Putman ; RTD civ. 2010. 760, obs. J. Hauser. 7. M.-A. Hermitte, « Le corps, hors du commerce, hors du marché », Archives de philosophie du droit, 1988, p. 323. – V. aussi annonçant cette évolution A. Jack, « Les conventions relatives à la personne physique », Rev.  crit. lég. et  jurisp. 1933.362 ; B.  Beigner, « L’ordre public et les personnes », in L’ordre public à la fin du xxe siècle, 1996, p. 13.

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1994, du 6 août 2004 et du 7 juillet 2011 ont réglementé la cession et l’utilisation des produits du corps humain, y compris les embryons (v. CSP, art. L. 1211-1 s. et L. 1241-1 s.). Échappant au droit commun des obligations en raison de la nature particulière de leur objet, ces conventions obéissent à des règles originales tant en ce qui concerne leur formation que leurs effets. Le consentement y revêt des formes diverses : présumé dans certains cas (don d’organe), il doit être renforcé dans d’autres cas (don de gamètes) et même parfois conforté par une décision judiciaire (don d’embryon) qui vérifie l’existence des conditions posées par la loi. Les effets sont réglés par des prescriptions impératives qui persistent à énoncer une prohibition : l’interdiction de toute contrepartie nécessaire (C. civ., art. 16-1, al. 3 et 16-5 ; CSP, art. L. 1211-4, L. 1221-3 et L. 2141-5, al. 5) . Autrement dit, si les éléments et produits du corps humain peuvent faire l’objet de conventions, ils ne sauraient en revanche être vendus, loués ou encore nantis 1. Cette césure entre la « gratuité-licite » et l’« onérosité-illicite » pourrait être étendue demain aux conventions de mère-porteuses. En effet, alors que l’actuel article 16-7 dispose que « toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui est nulle », certains militent aujourd’hui pour l’admission d’une gestation pour autrui qualifiée d’« éthique », que l’absence de rémunération devrait sauver de la nullité 2. Dans l’attente d’une telle évolution, à l’encontre de laquelle le Comité consultatif national d’éthique s’est encore fermement prononcé 3, la Cour de cassation a d’ores et déjà ouvert la voie à l’abandon pur et simple de la prohibition de l’article 16-7, en admettant l’établissement de la filiation biologique et adoptive des enfants nés de GPA réalisées à l’étranger pour contourner l’interdit national (v. ss 492) 4.

1. Encore que ce principe cède à son tour dès lors qu’il s’agit de commercialiser les produits ainsi obtenus. C’est ainsi qu’une directive 89/381 CEE du 14 juin 1989 du Conseil des communautés européennes qualifie le sang et le plasma humains de « matières premières » et leurs dérivés de « médicaments » entrant à ce titre dans l’ensemble des circuits commerciaux de l’industrie pharmaceutique et relevant des lois du marché. Dans la même ligne, on peut citer un arrêt de la Cour de justice des communautés européennes du 4 oct. 1991 (aff. C-159/90) qui a estimé que l’interruption médicale de grossesse, bien qu’ayant pour objet même la vie humaine, constituait une prestation de service au même titre que les autres activités médicales et entrait donc dans le champ d’application des articles 59 et 60 du Traité de Rome relatifs à la libre prestation de services. 2. Pour l’analyse critique de cette GPA dite « éthique », v. M. Fabre-Magnan, La gestation pour autrui : fictions et réalités, Fayard, 2013. 3. CCNE, avis no 126, 15  juin 2017, sur les demandes sociétales de recours à l’assistance médicale à la procréation, p. 28 s. 4. À ce nouveau marché de la GPA, il faut encore ajouter le véritable commerce international d’enfants qui prospère aujourd’hui entre pays du tiers-monde et pays développés afin d’alimenter le « marché de l’adoption ». Sur ce point : v. Cl. Jacquinot, « La vente d’enfants : un trafic international », Gaz.  Pal. 23-25  févr. 1992 ; J.  Hauser, « L’adoption à tout faire », D.  1987. Chron.  205 ; J.  Rubellin-Devichi, « Réflexions pour d’indispensables réformes en matière d’adoption », D. 1991. Chron. 209.

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Le statut des droits de la personnalité est également ambigu. De prime abord, émanation de la personne, ces droits paraissent devoir être rangés parmi les choses hors commerce. La Cour de cassation a ainsi pu juger que « l’action en réparation d’une atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne morale était attachée à la personne de son titulaire, et, partant, hors commerce » 1. La réalité n’est pas aussi simple. Depuis la fin du 20e siècle, on assiste en effet à l’apparition et la multiplication de contrats portant sur des éléments de la personnalité, telles les conventions (expresses ou tacites 2) relatives à l’usage du nom 3, à l’exploitation de l’image 4 ou à la divulgation d’informations personnelles. Les quelques décisions dans lesquelles les magistrats ont eu à connaître de ces conventions sont toutefois parfaitement claires : ce n’est évidemment pas l’élément de la personnalité en lui-même (le nom, l’image ou la vie privée de la personne), mais l’utilisation ou l’exploitation commerciale de sa reproduction (via la dénomination sociale, les clichés, etc.) ou de sa divulgation (articles de presse, réseaux sociaux, etc.) que l’individu « cède », et parfois « monnaie », par contrat. Encore faut-il que cette convention respecte une certaine mesure, en ne portant pas exagérément atteinte aux droits du cédant. La Cour de cassation a ainsi conditionné la validité d’un contrat de cession de droits à l’image au fait que « les parties avaient stipulé de façon suffisamment claire les limites de l’autorisation donnée pour la reproduction d’une image quant à sa durée, son domaine géographique, la nature des supports, et l’exclusion de certains contextes » 5. 510 La famille : ses devoirs, ses droits, ses biens ¸ Si le « sacré » s'étend au-delà de la personne en direction de la famille, l'indisponibilité des droits familiaux apparaît elle aussi en net recul. Alors que les droits et devoirs personnels ou parentaux échappaient traditionnellement à toute modification conventionnelle (C. civ., art. 1388), ces conventions sont désormais très largement admises, y compris en matière extrapatrimoniale (v. ss 491). 1. Civ. 1re, 30 mai 2006, Bull. civ. I, no 273. 2. Sur l’admission d’un consentement tacite : Civ.  1re, 7  mars 2006, Bull.  civ.  I, no 139 ; Civ. 1re, 13 nov. 2008, Bull. civ. I, no 259. 3. Com. 12 mars 1995, Bordas, GAJC, t. 1, no 24, et les réf. citées., qui admet la validité d’un accord portant sur l’utilisation d’un nom patronymique comme dénomination sociale ou nom commercial. 4. Civ. 1re, 11 déc. 2008, no 07-19.794, Bull. civ. I, no 282, JCP 2008. II. 10025, note G. Loiseau ; CCC 2009, no 68, note L.  Leveneur ; RTD  civ. 2009.  295, obs.  J.  Hauser ; ibid.  342, obs. T. Revet ; RDC 2009. 477, obs. Y.-M. Laithier, qui approuve les juges du fond d’avoir admis la validité du « contrat de cession de droits à l’image », par lequel un mannequin avait consenti à l’exploitation des photographies prises à l’occasion d’une séance. V. déjà Versailles, 22 sept. 2005, CCE 2006, no 4, note Caron, qui affirme que dès lors que le droit à l’image revêt les caractéristiques essentiels des attributs d’ordre patrimonial, il peut valablement donner lieu à l’établissement de contrats, soumis au régime général des obligations, entre le cédant, qui dispose de la maîtrise juridique de son image, et le cessionnaire, qui devient titulaire des prérogatives attachées à ce droit. 5. Civ. 1re, 11 déc. 2008, préc.

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Dans cette catégorie, on peut également placer les droits sur successions non encore ouvertes, dont la disposition est interdite en application de la prohibition des pactes sur succession future (C. civ., art. 722) 1. Sauf exception légale (ex. : institution contractuelle ou clause commerciale entre époux) ou prétorienne (ex. : pacte tontinier), les conventions qui ont pour objet de créer des droits ou de renoncer à des droits sur tout ou partie d’une succession non ouverte ou d’un bien en dépendant sont nulles. Un sort particulier est également réservé aux souvenirs de famille. Échappant aux règles de dévolution et de partage établies par le code civil, ils peuvent être confiés, à titre de dépôt, au membre de la famille que les tribunaux estiment le plus qualifié 2. Dans l’une des nombreuses querelles judiciaires opposant les prétendants au trône de France, la Cour de cassation a jugé que les souvenirs de famille, qu’ils aient ou non une valeur vénale, étaient « indisponibles » entre les mains de celui qui les détient 3. Encore faut-il s’assurer de la réalité de ce « souvenir ». Comme l’a rappelé la Cour de cassation, dans une querelle intra-dynastique cette fois, ni le caractère historique des biens, ni la seule perpétuation de leur possession par la famille, ne suffit à établir que ces biens ont revêtu pour celle-ci une valeur morale telle qu’ils puissent être qualifiés de souvenirs de famille 4. Un statut original est enfin reconnu aux tombeaux et sépultures 5. Dans un arrêt déjà ancien 6, la Cour de cassation a décidé que la cession d’un terrain n’entraîne pas cession du tombeau qui y est édifié car « les tombeaux et le sol sur lequel ils sont élevés (…) sont en dehors de règles du droit sur la propriété et la libre disposition des biens » 7. Mais le titulaire de la concession peut accorder à une personne le droit de s’y faire inhumer 8 et le bénéficiaire du droit de sépulture peut y renoncer au profit d’autres membres de la famille 9. 511 L’État, l’Humanité : choses publiques, choses communes ¸ Le « sacré » touche également l'État lato sensu. Les attributs de la souveraineté, tel que le droit de vote, sont incessibles. En amont du scrutin, la 1. Pour l’affirmation prétorienne de cette interdiction avant sa consécration législative : Civ. 11 janvier 1933, DP 1933. 1. 10, note Capitant ; GAJC, t. 1, no 135. 2. Civ. 1re, 21 févr. 1978, Méneval, GAJC, t. 1, no 99 ; D. 1978. 505, note Lindon ; JCP 1978. II. 18836, concl. Gulphe. 3. Civ.  2e, 29  mars 1995, Bull.  civ.  II, no 115 ; D.  1995. Somm.  330, obs.  M.  Grimaldi ; RTD  civ. 1996.  420, obs.  F.  Zenati ; v.  déjà, Paris, 7  déc. 1987, D.  1988.  182, note  Lindon ; RTD civ. 1989. 118, obs. Patarin. 4. Civ. 1re, 12 nov. 1998, Bull. civ. I, no 311 ; Dr. fam. 1999, no 8, note B. Beignier. 5. Sur lesquelles, v. A. Gaillard, Le fondement du droit des sépultures, thèse Lyon III, 2014, qui leur reconnaît un double fondement, une double nature : res sacra, mais également propriété commune. 6. Civ. 11 avr. 1938, DH 1938. 321. 7. Rappr. Civ. 1re, 23 mars 1977, Bull. civ. I, no 150 ; Civ. 1re, 13 mai 1980, JCP 1980. I. 19439, concl. P. Gulphe ; Amiens, 28 oct. 1992, D. 1993. 370, note P. Plateau. 8. Civ. 1re, 22 févr. 1972, D. 1972. 513, note R. Lindon. 9. Civ. 17 mai 1993, Defrénois 1993. 1086, obs. G. Champenois.

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Cour de cassation a également estimé que l’investiture accordée par un parti était un « objet hors commerce », qui ne saurait faire l’objet d’une convention 1. De même les biens du domaine public, s’ils peuvent faire l’objet de concessions, ne peuvent être aliénés. Sont également hors du commerce les fonctions publiques, sauf l’élément patrimonial de certains offices ministériels ; le titulaire de l’office a le droit de présentation de son successeur 2, mais le Gouvernement exerce un contrôle sur la moralité et les capacités de celui-ci ainsi que sur le prix de cession. Quant aux autorisations administratives qui sont requises pour l’exercice de certaines professions, leur statut n’est pas uniforme : incessibles lorsqu’elles sont délivrées en considération des qualités du bénéficiaire 3, elles sont cessibles dans le cas contraire 4. À côté – et au-dessus – de ces choses publiques, on peut également placer les choses communes, c’est-à-dire les choses qui par leur nature appartiennent à tous, et sont donc insusceptibles d’appropriation et de commerce : la lumière, l’air, la mer… 512 Les clientèles ¸ Non sans parenté avec les droits de la personne, dans la mesure où elle touche elle aussi à la liberté des individus, la question de la cession des droits de clientèle a soulevé des difficultés. Si la validité de la cession des clientèles commerciales ne fait pas problème, car, élément essentiel du fonds de commerce, la clientèle est cédée avec lui 5, celle des cessions des clientèles civiles – architecte, médecin, chirurgien-dentiste, vétérinaire, avocat, expert-comptable – a prêté, en revanche, à discussion 6. Prenant appui sur le fait que la clientèle dépend essentiellement du lien de confiance personnelle qui unit le professionnel à sa clientèle, la jurisprudence a longtemps considéré la clientèle des professions libérales

1. Civ.  1re, 3  nov. 2004, Bull.  civ.  I, no 237, CCC 2005, no 39, obs. L.  Leveneur, Defrénois 2004. 1730, obs. J.-L. Aubert, RDC 2005. 263, obs. D. Mazeaud, où elle en déduit la nullité pour cause illicite de la convention par laquelle le candidat investi s’était engagé à rembourser les frais de campagne en cas de succès à l’élection. 2. Civ. 1re, 16 juill. 1985, Bull. civ. I, no 224, p. 201, JCP 1986. II. 20595, note M. Dagot, Defrénois 1986. 785, obs. J.-L. Aubert. 3. V. par ex., licence relative à une agence de voyages (Décr. 15 juin 1994, art. 5) ; v. aussi depuis un décret du 2 mars 1973, les autorisations de stationnement de taxi, Paris, 6 déc. 1991, CCC 1992, no 41, note Leveneur. 4. V. par ex., licence de débit de boissons (CSP, art. L. 3332-1 s.). 5. C. com., art. L. 141-5 et L. 142-2 ; v. J. Derruppé, « Fonds de commerce et clientèle », Études Jauffret, 1974, p. 231 s. 6. Parmi une littérature très abondante, v. not. P. Leclercq, Les clientèles attachées à la personne, thèse Grenoble, éd. 1965 ; R. Savatier, La transmission des clientèles des professions libérales, Defrénois 1933, art.  23562 ; P.  Roubier, « Droits intellectuels et droit de clientèle », RTD  civ. 1939.  251 ; Maquet, « Profession libérale et patrimonialité », JCP  1956. I.  1333 ; Julien, « Les clientèles civiles, remarques sur l’évolution de leur patrimonialité », RTD civ. 1963. 213 ; Chartier, « La clientèle civile dans la jurisprudence de la Cour de cassation », Rapport de la Cour de cassation, 1996, p. 71 ; Ph. Reigné, « L’avenir d’une fiction juridique : le particularisme des clientèles des professions libérales », Mélanges F. Terré, 1999, p. 587.

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comme étant hors du commerce 1. Mais elle atténuait considérablement la portée de cette prohibition en admettant la validité de l’engagement de présenter le successeur à la clientèle 2, de lui céder son local et son matériel, de s’abstenir de lui faire concurrence 3. Renversant sa jurisprudence, la Cour de cassation a posé que la cession de clientèle civile « n’est pas illicite » à la condition que soit sauvegardée la liberté de choix du client 4. Les juges veillent au respect de cette condition essentielle. Si l’atteinte à la liberté de choix tient le plus souvent à la spécialité de l’activité 5, qui n’offre pas de véritable solution alternative au patient, elle peut également résulter d’une clause particulière, dont l’illicéité pourra alors être sanctionnée, non par la nullité de la cession, mais par l’éradication de la stipulation litigieuse 6. Dans cette dernière hypothèse, ce n’est donc pas, à proprement parler, la chose (la clientèle), mais l’une des conditions de sa cession qui est illicite (v. ss 517). 513 Autres choses hors du commerce ¸ Parmi les biens hors du commerce, on trouve également certaines choses dangereuses. C’est ainsi que traditionnellement ne peuvent faire l’objet d’obligations contractuelles les choses dont le commerce est interdit ou restreint en vue de la protection de la santé publique, par exemple, les remèdes secrets 7, les substances vénéneuses, la drogue, les animaux atteints de maladies contagieuses, ou

1. V. not. Req. 12 mai 1885, DP 86. 1. 175 ; Civ. 29 mars 1954, JCP 1954. II. 8249, note P. Bellet ; 9 mai 1961, Gaz. Pal. 1961. 1. 243, RTD civ. 1962. 132, obs. G. Cornu ; Civ. 1re, 17 juill. 1990, Bull. civ. I, no 38, p. 29, D. 1991. Somm. 319, obs. Aubert. 2. Sur la présentation de plusieurs successeurs, v. Civ. 1re, 7 juin 1995, D. 1995. 560, note B. Beigner, RTD civ. 1996. 604, obs. Mestre ; 7 oct. 1997, CCC 1998, no 19, obs. Leveneur. 3. Civ.  1re, 7  mars 1956, D.  1956.  523, note  Percerou ; 17  mai 1961, Bull.  civ.  I, no 25, p. 204, RTD  civ. 1962.  132., obs.  G.  Cornu ; 8  janv. 1985, Bull.  civ.  I, no 9, p. 9, JCP  1986. II. 20545, note Mémeteau ; 3 juill. 1996, D. 1997. 531, note Descamps-Dubacle. Somm. 170, obs. Libchaber. 4. Civ. 1re, 7 nov. 2000, JCP 2001. II. 10452, note Vialla, I. 301, no 16, obs. Rochfeld, D. 2002. Somm. 930, obs. Tournafond, Defrénois 2001. 431, note Libchaber, CCC 2001, no 18, obs. Leveneur, et chron. no 7, Chemtab ; 20 janv. 2004 ; Defrénois 2004. 442, obs. J.-L. Aubert (nullité de la cession en l’espèce). Y. Serra, « L’opération de cession de clientèle civile après l’arrêt du 7 nov. 2000 », D.  2001.  2295. V.  depuis, Civ.  1re, 19  nov. 2002, Bull.  civ.  I, no 277 ; 9  juill. 2015, no 14-12.994. 5. Civ.  1, 7  nov. 2000, préc.  (la convention faisait obligation aux parties de proposer aux patients une option restreinte au choix entre deux praticiens ou à l’acceptation d’un chirurgien différent de celui auquel ledit patient avait été adressé par son médecin traitant) ; Civ. 1, 30 juin 2004, Bull. civ. I, no 195 (la pathologie des malades concernés, en ce qu’elle requérait des soins réguliers de dialyse avec appareillage, faisait obstacle à la liberté de choix de médecin traitant comme de lieu d’exécution). 6. Civ.  1re, 14  nov. 2012, Bull.  civ. I, no 240 ; RTD  civ. 2012.  113, obs.  B.  Fages ; JCP N 2013, no 1072, note V. Pezella ; RDC 2013. 540, obs. Y.-M. Laithier (clause stipulant le versement au cessionnaire de la clientèle des sommes perçues de la part des anciens clients d’un notaire, en interdisant au notaire de percevoir, pour une durée de dix ans, la rémunération de son activité pour le compte des clients qui avaient fait le choix de le suivre en son nouvel office). 7. Angers, 13 mai 1929, S. 1931. 2. 1, note P. Esmein.

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encore les produits périmés 1. Plus récemment, le souci de protection des consommateurs a conduit à reconnaître à l’Administration, entre autres mesures, le droit d’interdire le commerce de certaines choses ou services qui, dans des conditions normales d’utilisation ou dans d’autres conditions raisonnablement prévisibles par le professionnel, ne présenteraient pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre et porteraient atteinte à la santé des personnes (C. consom., art. L. 421-1 s.) 2. Sont aussi hors du commerce les marchandises non-conformes à une réglementation impérative. Tel est le cas des objets provenant d’une contrefaçon de modèles 3, ou encore d’un fichier informatisé contenant des données à caractère personnel non déclaré à la CNIL 4. En revanche, il ne suffit pas qu’un bien soit affecté d’un vice d’ordre juridique pour qu’il soit hors du commerce 5.

2. La prestation illicite

514 Licéité de l’action ou de l’abstention ¸ Si l'illicéité des obligations portant sur une chose résulte le plus souvent de l'extracommercialité (absolue ou relative) de cette dernière (v. ss 508), l’illicéité des obligations de faire ou ne pas faire résulte quant à elle de la contrariété à l’ordre public de la prestation promise. On ne peut ainsi s’engager valablement à accomplir un fait illicite, que celui-ci soit réprimé par la loi pénale (par exemple, assassiner quelqu’un), qu’il soit contraire à l’ordre public (ex. : engagement d’un salarié de travailler au-delà de la durée légale), aux bonnes mœurs (ex. : convention de strip-tease) 6, ou aux droits fondamentaux (ex. : convention organisant un « lancer de nains ») 7. De même, l’abstention promise doit être licite. Ainsi une personne ne peut renoncer valablement à exercer un droit qui découle de son état (exemple : engagement pris par un enfant de ne pas rechercher sa filiation). Ou bien encore, une personne ne peut s’engager à une abstention 1. Com. 16 mai 2006, Bull. civ. IV, no 124, qui annule toutefois le contrat, non pas pour objet illicite, mais pour absence d’objet (« la vente dépourvue d’objet lorsqu’elle porte sur des choses hors du commerce tels que des produits périmés »). 2. Directive CEE du 29  juin 1992, modifiée par directive du 3  déc. 2001, transposée par l’ordonnance du 9 juillet 2004 (sur celle-ci v. G. Raymond, CCC 2003, chron. no 2). 3. Com. 24  sept. 2003, RDC 2004.  263, obs.  Ph.  Stoffel-Munck, RTD  civ. 2003.  703, obs. J. Mestre et B. Fages. 4. Com. 25 juin 2013, Bull. civ. IV, no 108 ; D. 2013. 1867, note G. Beaussonie ; RTD civ. 2013. 595, obs. H. Barbier ; JCP 2013, no 930, note A. Debet ; RDC 2013. 119, note J. Rochfeld. 5. Civ. 3e, 15 juin 1982, Defrénois 1982. 1677, obs. J.-L. Aubert (bâtiment édifié sans permis de construire). 6. TGI Paris, 8  nov. 1973, D.  1975.  401, note M.  Puech ; rappr. TGI Paris, 3  juin 1969, D. 1970. 136. 7. CE 27 oct. 1995, D. 1996, note Lebreton, qui juge cette pratique contraire à la « dignité de la personne humaine ».

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spécialement prohibée ; ainsi, on ne peut s’engager à ne pas surenchérir, la loi interdisant, dans les ventes aux enchères, les ententes tendant à empêcher les prix de monter. L’illicéité de la prestation promise pourrait également tenir à sa durée, lorsque le débiteur s’engage pour un temps excédant son espérance de vie. Toutefois, depuis la réforme de 2016, la sanction de tels engagements dits « perpétuels », n’est pas ou plus leur annulation, mais leur réduction en contrat à durée indéterminée librement révocable (v. ss 659). 515 Licéité du prix ¸ La question de la licéité du prix se pose en ce qui concerne d'une part la monnaie utilisée, d'autre part le montant du prix. La monnaie remplit un double rôle dans les relations contractuelles : elle permet aux débiteurs de se libérer de leurs obligations pécuniaires, on parle alors de monnaie de paiement ; elle permet de fixer la valeur de tous les biens par rapport à un étalon commun, on parle alors de monnaie de compte. Attribut de la souveraineté de l’État, le pouvoir monétaire devrait, semble-t-il, échapper complètement à l’emprise de la volonté des particuliers. Mais, on le sait, ceux-ci déterminent en principe librement l’objet de leurs obligations. Dès lors la question se pose de la conciliation des exigences de l’ordre public monétaire et du principe de la liberté des conventions. Dans quelle mesure les personnes privées peuvent-elles écarter la monnaie, française ou aujourd’hui européenne, comme instrument de paiement ou comme instrument de compte ? Relevant du régime général des obligations, ces questions seront traitées dans la dernière partie de cet ouvrage (v. ss 1459 s.). Quant à la question de savoir si les prix peuvent être fixés librement par les particuliers ou s’ils sont réglementés par l’autorité publique, sa réponse a évolué au cours de l’histoire. La liberté des prix découlait de la liberté du commerce et de l’industrie affirmée par la loi Le Chapelier du 2 mars 1791. Mais le libéralisme économique a été soumis en France à d’importantes limites pour des raisons de protection sociale et de direction économique. Le système de la taxation des prix, c’est-à-dire de la fixation de ceux-ci par l’autorité administrative, a en effet connu un domaine d’application variable selon les époques. Longtemps limité aux produits de première nécessité, il a vu sa portée s’étendre pendant les périodes de pénurie, spécialement pendant l’occupation allemande, ceci pour des raisons de protection sociale. Maintenu à la Libération par l’ordonnance du 30 juin 1945 sous le nom de blocage des prix, il tendait alors moins à protéger les particuliers qu’à lutter contre l’inflation. Les résultats n’ayant pas été à la hauteur des espérances, on en est revenu avec l’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à « la liberté des prix et à la concurrence » à un système de liberté. Désormais, les prix « sont librement déterminés par le jeu de la concurrence », sauf pour un certain nombre de produits (par ex. : médicaments remboursés par la Sécurité sociale) ou de services (par ex. : loyers).

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L’économie du système reposant sur la concurrence, sont prohibées les pratiques qui lui sont contraires. On est ainsi passé d’un ordre public économique d’inspiration socialisante à un ordre public économique d’inspiration néo-libérale (v. ss 488).

3. L’opération illicite

516 Objet du contrat ¸ Il arrive que ce ne soit, ni l'objet de l'obligation (la prestation), ni l'objet de la prestation (la chose), mais l'objet du contrat (sur cette notion, v. ss 354), c’est-à-dire l’opération envisagée dans sa globalité qui se révèle illicite 1. On enseigne parfois que la notion d’objet du contrat serait, en la matière, inutile car elle ferait double emploi avec celle d’objet de l’obligation. Afin de s’assurer que le contrat respecte l’ordre public et les bonnes mœurs, il suffirait de vérifier que l’objet de l’obligation au sens où il a été ci-dessus entendu, c’est-à-dire la prestation, ne heurte pas ces notions. Et de fait, si la prestation est illicite, l’obligation qui l’a pour objet sera nulle. Quant à l’obligation corrélative, même si elle est intrinsèquement licite, elle sera nulle pour défaut de contrepartie (v. ss 406 s.). C’est dire que, dans un tel cas, l’ensemble du contrat sera annulé. Néanmoins, s’en tenir à cette seule vérification serait oublier qu’il existe des prestations qui, envisagées séparément, sont licites, et dont l’association donne naissance à une opération illicite. Par exemple, considérés séparément, le transfert de sang ou le paiement d’une somme d’argent sont licites. Mais la conjonction des deux est interdite. Seul le don du sang est autorisé (v. ss 509). Il en va de même pour le courtage en matière d’adoption : ce n’est pas le service rendu aux candidats à l’adoption, mais la rémunération de ce service qui justifie la nullité du contrat 2. Par où l’on voit l’intérêt qu’il y a à contrôler la licéité de l’objet du contrat et pas seulement celle des prestations qui en sont issues. Cet intérêt s’accroît encore en matière de contrat-organisation, qui a pour objet d’agréger un certain nombre de biens et de services en vue d’attendre un certain but (v. ss 115). Ainsi, dans le contrat de société, s’ajoute aux obligations de mettre à la disposition de la société l’apport que chacun des associés a promis, la création d’une personne morale qui se propose d’exercer un certain type d’activité. Il conviendra alors de scruter l’objet social, entendu non comme l’objet statutaire, mais comme l’activité réellement exercée par la société afin de savoir s’il est licite ou non 3. 1. Sur cette question, v. A.-S. Lucas-Puget, Essai sur la notion d’objet du contrat, LGDJ, 2005, préf. M. Fabre-Magnan, no 343 s. 2. Civ. 1re, 22 juill. 1987, Bull. civ. I, no 252 ; D. 1988. 172, note J. Massip. En l’espèce, le contrat a néanmoins été annulé, à tort comme l’observe un auteur (A. Bénabent, préc., p. 146, note 67), sur le fondement, non pas de l’objet, mais de la cause du contrat. 3. V. Y. Chaput, L’objet social, thèse ronéot., Clermont-Ferrand, 1973.

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À titre d’exemple, a pu être annulé, « en raison du caractère illicite de son objet », le contrat d’apport de clientèle qui avait pour objet de permettre l’exercice d’une activité de gestion de portefeuille par une personne ne disposant pas de l’agrément requis 1. À l’inverse, la Cour de cassation a approuvé les juges du fond d’avoir refusé la nullité d’un contrat d’association ayant pour objet l’organisation de corridas, en raison de l’inapplicabilité aux courses taurines de l’article 521-1 du code pénal (interdiction des sévices graves ou actes de cruauté envers les animaux) lorsqu’une tradition locale ininterrompue peut être invoquée 2.

4. La clause illicite

517 Modalités du contrat ¸ Il arrive que ce ne soit, ni l'opération, ni la prestation, ni la chose, mais une simple clause particulière du contrat qui soit contraire à l'ordre public, aux bonnes mœurs ou aux droits fondamentaux. Sans constituer le cœur du contrat, ces clauses accessoires sont essentielles à l'opération contractuelle (v. ss 356). Elles viennent préciser les contours de l’engagement (ex. : condition suspensive, clause d’inaliénabilité), les conditions de son exécution (ex. : modalités de paiement, octroi de délais), les sanctions de son manquement (ex. : clause pénale, clause résolutoire), ou encore le règlement d’éventuels litiges (ex. : clause compromissoire, clause attributive de compétence). Ces modalités contractuelles doivent elles aussi respecter l’ordre public lato sensu. Cette exigence est d’ailleurs légalement rappelée pour certaines d’entre elles. Tel est le cas de la condition suspensive ou résolutoire : tandis que l’ancien article 1172 prévoyait que toute condition « contraire aux bonnes mœurs, ou prohibée par la loi, est nulle », le nouvel article 1304-1 dispose plus sobrement que la condition « doit être licite » (v. ss 1341). Les clauses illicites, liberticides ou immorales sont trop nombreuses pour que la liste puisse être établie. On se contentera de donner quelques exemples de chacune d’entre elles. Quant à l’ordre public de direction, on peut évoquer le cas des clauses d’indexation (sur lesquelles, v. ss 1458 s.). Interdite par principe au nom de la lutte contre l’inflation (CMF, art. L. 112-1), leur validité est cantonnée à certaines obligations (ex. : obligation alimentaire, rente viagères) ou subordonnée au respect d’une condition : l’indice doit avoir une relation directe avec l’objet de la convention ou avec l’activité de l’une des parties (CMF, art. L. 112-2). Il en va de même des clauses d’inaliénabilité. Souhaitant éviter les entraves excessives à la libre circulation des richesses, le législateur a prévu que les clauses d’inaliénabilité affectant un bien donné ou légué ne seraient valables que si elles étaient temporaires et 1. Com. 4  nov. 2008, Bull.  civ.  I, no 187. En l’espèce, les juges du fond avaient annulé le contrat en raison de l’illicéité, non pas de l’objet, mais de la cause du contrat. 2. Civ. 1re, 7 févr. 2006, Bull. civ. I, no 50.

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justifiées par un intérêt légitime (C. civ., art. 900-1). Cette solution a été étendue par la Cour de cassation aux clauses d’inaliénabilité affectant un bien cédé à titre onéreux 1. Quant à l’ordre public de protection, la prohibition des clauses excessivement désavantageuses pour la partie faible est devenue courante en législation (sur ce droit des clauses abusives, v. ss 341 s.). Du côté des lois spéciales, propres à certains contrats, citons l’article 4 de la loi no 89-462 du 6 juillet 1989, qui répute non écrite vingt clauses jugées abusives dans les baux d’habitation. Du côté des droits spéciaux, propres à certains types de relations contractuelles, ce sont les articles L. 212-1 du code de la consommation (relations B to C) et L. 442-6 I 2° du code de commerce (relations B to B), qui prohibent les clauses créant un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties. Pour le droit commun, ce sont les nouveaux articles 1170 et 1171 du code civil, qui réputent non écrites les clauses qui contredisent la portée de l’obligation essentielle (dans tous les contrats) ou créent un déséquilibre significatif des droits et des obligations (dans les contrats d’adhésion). Quant aux droits fondamentaux, ce sont le plus souvent les clauses ou modalités du contrat – et non la prestation ou l’opération dans son ensemble – qui se révèlent exagérément attentatoires aux droits et libertés du contractant. Tantôt au nom de l’ordre public français, tantôt au nom de la Conv. EDH, les juges ont ainsi pu juger injustifiées ou disproportionnées certaines clauses de célibat, de non-concurrence, de mobilité ou de résidence dans le contrat de travail ; la clause d’habitation personnelle dans les baux d’habitation ; la clause d’adhésion obligatoire à une association dans un bail commercial ; ou encore la condition suspensive de conversion religieuse ou la clause dite « pénale » dans les libéralités (sur ces différentes solutions, v. ss 501 s.). A pu également être jugée illicite la stipulation fixant la contribution à l’entretien des enfants à un montant égal à la moitié des revenus du concubin en cas de séparation, au motif que cette clause constituerait « par son caractère particulièrement contraignant un moyen de dissuader un concubin de toute velléité de rupture contraire au principe de la liberté individuelle » 2. La Cour de cassation a également approuvé les juges du fond d’avoir condamné la clause d’un contrat de prêt interdisant la location de l’immeuble sans l’accord du prêteur en ce qu’elle constituait « une atteinte au principe constitutionnellement reconnu et énoncé à l’article 544 du même Code de disposer de son bien de la manière la plus absolue » 3. Quant aux bonnes mœurs, on peut évoquer l’exemple, quelque peu vieilli, des clauses de viduité, par laquelle le testateur impose au gratifié (souvent son épouse) de ne pas se marier pour pouvoir profiter de la libéralité.

1. Civ. 1re, 31 oct. 2007, Bull. civ. I, no 337. 2. Civ. 1re, 20 juin 2006, Bull. civ. I, no 312. 3. Civ. 1re, 13 déc. 2005, no 04-13.772.

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Comme les libéralités entre concubins avant le revirement opéré en 1999 et 2004 par la Cour de cassation (v. ss 500), leur validité dépend des motifs du de cujus. Non jugée contraire aux bonnes mœurs lorsqu’elle trouve sa justification, soit dans l’intérêt du légataire, soit dans celui des enfants nés du mariage, soit dans l’affection du disposant pour sa famille personnelle, une telle clause est réputée non-écrite lorsqu’elle est inspirée par des motifs répréhensibles (caprice, jalousie) 1. Tel est le cas de la clause de viduité imposée par un testateur (sous l’influence d’un tiers) à sa sœur, seule héritière, « pour assouvir sinon des rancunes du moins des rancœurs personnelles d’autant plus répréhensibles qu’elles atteignaient les intérêts les plus directs de sa sœur à la liberté de laquelle elles portaient en outre une grave atteinte » 2. Subrepticement, ce motif adventice (l’atteinte à la liberté) préfigurait l’évolution à venir de notre droit : le passage d’un contrôle fondé sur les bonnes mœurs à un contrôle fondé sur les droits fondamentaux. En présence d’une clause illicite lato sensu, se pose la question de l’étendue de sa sanction : l’illicéité affecte-t-elle la seule clause ou le contrat en son entier ? Cette question de la nullité partielle ou totale de l’acte n’étant pas propre à l’illicéité, nous y reviendrons lors de l’étude des effets de la nullité (v. ss 571 s.).

B. Le but

518 De la « cause » au « but ». ¸ La matière ou l'objet – ou les « stipulations » pour reprendre la terminologie nouvelle – n'est pas le seul instrument de contrôle de la conformité du contrat à l'intérêt général. À deux reprises (anc. art. 1108 et 1131) le Code civil de 1804 exigeait, en effet, pour la validité du contrat, que sa « cause » soit licite, c’est-à-dire qu’elle ne soit pas « contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs » (anc. art. 1133). Pour l’essentiel 3, cette condition est posée dans un souci de protection, non pas des intérêts individuels, mais de l’intérêt général. Elle permet d’assurer un contrôle plus poussé, en ne s’arrêtant pas aux stipulations du contrat, et en sondant les intentions des cocontractants. Les rédacteurs de l’ordonnance du 10 février 2016 ayant voulu chasser la « cause » de la matière contractuelle 4, ils ont abandonné, non seulement la cause dite objective (ou de l’obligation), qui doit exister, mais également la cause dite subjective (ou du contrat), qui devait quant à elle être licite (v. ss 399). Toutefois, comme la première, désormais qualifiée de « contrepartie » dans les contrats à titre onéreux (art. 1169) 5 et de « motifs »

1. Civ. 22 déc. 1896, DP 1898. 1. 537, concl. Desjardins ; Req. 11 nov. 1912, DP 1013. 1. 105, rapp. Lardenois, note Ripert ; Req. 30 mai 1927, DH 1927. 448. 2. Civ. 1re, 8 nov. 1965, Bull. civ. I, no 593. 3. Il faut, en effet, réserver l’hypothèse de l’ordre public de protection (sur celui-ci, v. ss 496). 4. Ainsi que de la matière quasi-contractuelle : v. ss 1302. 5. V. ss 405 s.

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dans les contrats à titre gratuit (art. 1135, al. 2) 1, la seconde a été remplacée par son parfait synonyme : le « but ». Le nouvel article 1162 du code civil dispose ainsi que le contrat « ne peut déroger à l’ordre public ni par ses stipulations, ni par son but, que ce dernier ait été connu ou non de l’autre partie ». Purement terminologique, ce changement n’a pas vocation à affecter l’état du droit positif. La jurisprudence adoptée au nom de la cause sous l’empire du code civil de 1804 devrait se maintenir sous l’empire du droit nouveau. Pour en rendre compte, nous envisagerons successivement la notion de but illicite (1), sa preuve (2) et sa sanction (3).

1. La notion de but illicite

519 La définition du but illicite ¸ Comme le code civil de 1804 pour la cause, l'ordonnance du 10 février 2016 ne précise pas les contours du « but » du contrat. Sa définition obéit à une problématique assez simple : donner du but une définition qui permette un contrôle efficace de la licéité du contrat, sans que soit pour autant altérée trop gravement la sécurité juridique. Le premier objectif avait été atteint au moyen d'une définition large de la « cause », qui devrait être appliquée au « but » (1o), le second grâce aux précisions complémentaires dont cette définition est assortie (2o). 520 1°) Directives de principe ¸ Comme on l'a déjà souligné, en s'engageant, toute personne saine d'esprit vise un but. En posant que la cause doit exister et être licite (anc. art. 1108 et 1131), le Code civil de 1804 exigeait que ce but soit réalisable et qu'il ne heurte pas l'ordre public et les bonnes mœurs. Mais, contrairement à ce que pouvait laisser entendre l'emploi d'un terme unique dans un même article, le mot cause recouvrait deux réalités différentes (v. ss 399). Lorsqu’on s’interrogeait sur l’existence de la cause, il visait en principe le but immédiat, lequel est toujours le même pour un type donné de contrat : contrepartie patrimoniale dans les contrats à titre onéreux, intention libérale pour les contrats à titre gratuit, etc. 2. Lorsqu’on débattait de la licéité de la cause, il désignait en revanche le but lointain qui varie d’un contrat à l’autre. C’est en ce sens que doit être entendu le « but » du nouvel article 1162 du code civil : il ne désigne pas la contrepartie abstraite et immédiate recherchée par toute partie à un même type de contrat (une chose contre un prix, un service contre une rémunération, etc.), mais le but concret et final poursuivi par chacun des contractants. Cette conception autorise un contrôle plus efficace de la licéité du contrat tant pour les contrats à titre onéreux que pour les contrats à titre gratuit. 1. V. ss 287. 2. V. ss 405 s.

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521 Le but dans les contrats à titre onéreux ¸ Dans les contrats à titre onéreux, l'exigence d'un but licite, entendu comme la contrepartie immédiate recherchée par le contractant, ferait en effet très largement double emploi avec celle d'un objet licite. Comprise comme la contrepartie en considération de laquelle l'engagement est souscrit, le but serait illicite lorsque l'objet de cette contrepartie est lui-même illicite. Sans doute la notion de but illicite ainsi entendu présenterait-elle une certaine utilité dans la mesure où, pour les contrats synallagmatiques, elle est le moyen de faire tomber la totalité du contrat et pas seulement l'obligation dont l'objet est illicite. Mais elle ne permet, par rapport à l'exigence d'un objet licite, aucun contrôle supplémentaire de la licéité du contrat. Or, exercé à travers le seul prisme de l’objet, le contrôle reste excessivement superficiel. Certes, il est des biens ou des services hors du commerce. Ainsi l’achat de stupéfiants est-il illicite par son objet. De même on ne saurait se faire rémunérer pour remplir une fonction d’intermédiaire en vue d’une adoption 1, ou en vue de corrompre telle ou telle personne ou de réaliser un trafic d’influence 2, pas plus qu’on ne saurait conclure un contrat de franchise qui met à la charge du franchisé des pratiques constitutives d’un exercice illégal de la médecine 3. De même encore, on ne saurait souscrire une reconnaissance de dette ayant pour objet l’investiture par un parti politique et l’exercice de fonctions électives sous son étiquette 4. De même enfin, est illicite le prêt sans intérêt, remboursable exclusivement en cas de cessation des relations contractuelles, qui constitue en réalité un système de financement destiné à couvrir les pénalités encourues en cas de dépassement des quotas laitiers 5 ou le contrat de transport qui viole un embargo étranger 6. Même si un certain nombre de facteurs – abaissement des valeurs, règne de l’argent-roi, décentralisation, européanisation, mondialisation – ont conduit à une augmentation sensible des conventions dont l’objet et donc la contrepartie sont illicites ou immoraux, cette situation n’en reste pas moins exceptionnelle. L’immense majorité des contrats porte, en effet, sur des prestations qui, considérées en elles-mêmes, sont parfaitement neutres et donc toujours licites. Ainsi, à raisonner sur une 1. Civ. 1re, 22 juill. 1987, préc. 2. Com. 7 mars 1961, Bull. civ. III, no 125, p. 112. Mais le contrat par lequel une entreprise propose ses services à une autre pour promouvoir les produits de celle-ci et obtenir la conclusion d’un contrat avec des personnes publiques ou privées étrangères ou du moins sa préqualification lors d’un appel d’offres n’est pas contraire à l’ordre public (Paris, 30  sept. 1993, RTD  civ. 1994. 96, obs. J. Mestre). Sur la compréhension dont bénéficie la corruption dans le cadre du commerce international, v. B. Oppetit, in L’illicite dans le commerce international, 1996, p. 21. 3. Civ.  1re, 11  juin 1996, no 94-15614, CCC 1996, no 166, note L.  Leveneur, RTD  civ. 1997. 116, obs. J. Mestre. 4. Civ.  1re, 3  nov. 2004, CCC 2005, no 39, note L.  Leveneur, Defrénois 2004.  1730, obs. J.-L. Aubert. 5. Civ. 1re, 26 sept. 2012, D. 2013. Pan. 397 obs. S et M. Mekki, RDC 2013. 25, obs. J. Rochfeld et 70 obs. Y.-M. Laithier. 6. Com. 16 mars 2010, Bull. civ. IV, no 54, D. 2010. Pan. 2329, obs. S. Bollée, JCP 2010. 530, note D. Bureau et L. d’Avout.

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vente d’immeuble, la contrepartie de l’obligation de payer le prix sera la considération du transfert de la propriété de cet immeuble. À l’évidence, le but ainsi entendu n’est susceptible d’aucun jugement de valeur. Pas plus que ne l’est dans un contrat de prêt la remise de l’argent qui sert de contrepartie à l’obligation pesant sur l’emprunteur de restituer. En réalité, intrinsèquement licites, moralement neutres, l’immeuble et l’argent pourront se révéler la meilleure ou la pire des choses selon l’usage qu’on en fera. Autrement dit, un véritable contrôle de la licéité et de la moralité du contrat à titre onéreux suppose qu’on dépasse son apparence objective et qu’on scrute les mobiles qui animent chacun des contractants, qu’on recherche si les parties ne se proposent pas d’enfreindre une règle d’ordre public 1 ou de porter atteinte aux bonnes mœurs 2. Ainsi l’achat ou la location d’un immeuble, considéré objectivement, est-il toujours licite. Mais ce qui pourra ne pas l’être, c’est la destination concrète que l’acquéreur entend donner à l’immeuble, par exemple y établir un atelier de fausse monnaie, une maison de tolérance 3. De même, un prêt d’argent est-il toujours licite si on s’en tient à son objet. En revanche, ce qui pourra 1. Ainsi ont été déclarées nulles pour cause illicite, la location d’un matériel de travaux publics consentie par un établissement industriel à une entreprise qui travaillait pour le compte des armées d’occupation (Paris, 22  mai 1949, Gaz.  Pal. 1949. 2.  48 ; 12  juill. 1954, JCP  1954. IV. 155), les conventions passées par les parties « à dessein de frauder le fisc » (Pau, 16 oct. 1956, D. 1957. 17), la reconnaissance de dette pour prix de cession du droit au bail d’un débit de boissons, lorsqu’elle a pour but de faire échec à une décision pénale devenue définitive qui prononçait la fermeture du débit (Civ. 3e, 10 oct. 1968, D. 1969. Somm. 37, Bull. civ. III, no 371, p. 285), le contrat de vente de divers ouvrages et matériels d’occultisme dont la « cause impulsive et déterminante » était de permettre l’exercice du métier de devin alors interdit par la loi pénale (Civ. 1re, 12 juillet 1989, GAJC, t. II, no 156, et les réf. citées ; adde pour le contrat de présentation de clientèle d’astrologue : Civ. 1re, 10 février 1998, no 96-15.275, Bull. civ. I, no 49), le contrat d’assurance visant à garantir les conséquences de l’annulation d’une exposition, utilisant des dépouilles de personnes humaines à des fins commerciales, contraire au respect dû au corps humain même après la mort (Civ. 1re, 29 oct. 2014, no 13-19729, Bull. civ. I, no 178 ; D. 2015. 242, note SolveigEpstein ; ibid. 246, note Mainguy ; ibid. Pan. 535, obs. Amrani-Mekki et Mekki ; ibid. Pan. 755, obs. Galloux et Gaumont-Prat ; RTD civ. 2015. 102, obs. Hauser ; JCP 2014, no 1170, obs. G. Loiseau ; RGDA 2015. 16, note Kullmann), le contrat de coopération et la convention d’entrée dans le capital social dont la finalité était la participation d’une société de commissaire aux comptes au capital social d’une SELARL d’avocats interdite par la loi (Civ. 1re, 15 janv. 2015, no 13-13.565, Bull. civ. I, no 6). 2. Ainsi a été déclaré nul pour cause immorale un contrat passé avec une entreprise de presse tendant à monnayer la divulgation de faits d’ordre intime, tels de successifs « changements de sexe » (Paris, 21 janv. 1972, Gaz. Pal. 1972. 1. 375, RTD civ. 1972. 589, obs. R. Nerson ; rappr. Crim. 30 nov. 1971, D. 1972. Somm. 15), la convention conclue entre le producteur d’un film et une mineure tendant à obtenir qu’elle pose nue dans un film et se soumette à un tatouage (TGI Paris, 3 juin 1969, D. 1970. 136, note J.P., RTD civ. 1970. 334, obs. Y. Loussouarn), un contrat de travail dont la cause réelle était le maintien de relations adultères avec l’autre partie (Soc. 4 oct. 1979, D. 1980. IR 267, obs. J. Ghestin). 3. La jurisprudence annule les contrats ayant pour but l’exploitation des maisons de tolérance ou de jeu : baux relatifs aux immeubles où sont installées des maisons de tolérance (Nancy, 8 juin 1934, DP 1935. 2. 33, note Voirin ; Civ. 15 nov. 1938, Gaz. Pal. 1939. 1. 194 ; 27 déc. 1945, Gaz. Pal. 1946. 1.88) ; contrats de travail passés avec le personnel domestique (Soc. 5 nov. 1942, Gaz. Pal. 1942. 2. 273 ; 8 janv. 1964, D. 1964. 267, JCP 1964. II. 13546) ; achat de matériel et de boissons (T. com. Marseille, 7 nov. 1913, Gaz. Pal. 1914. 1. 266 ; T. civ. Seine, 16 juin 1928,

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ne pas l’être, c’est l’emploi que l’emprunteur compte faire de la somme empruntée, par exemple permettre à un joueur de continuer une partie 1, permettre à une femme mariée de fuir avec son amant 2, financer l’acquisition d’une maison de tolérance 3 ou une cession de clientèle prohibée 4, ou encore permettre le contournement d’une réglementation impérative 5. C’est ce même contrôle des mobiles qui sera exercé demain, non plus sur le fondement de la cause, mais sur celui du « but » en application du nouvel article 1162 du code civil. Récemment, s’agissant d’apprécier la licéité du contrat de courtage matrimonial passé par un homme marié, la Cour de cassation s’en est tenu à la stricte analyse de l’objet, l’offre de rencontres, et a refusé de considérer la fin poursuivie, ce qui revient à désactiver le contrôle de la licéité du but du contrat 6. Isolée, cette décision exprime toutefois sans doute moins la remise en cause de l’exigence générale de licéité des mobiles, que l’abaissement des exigences morales et sociales dans les relations affectives et sexuelles, comme le révèle l’évolution de la jurisprudence relative aux libéralités consenties entre concubins (v. ss 500). 522 Le but dans les libéralités ¸ Les actes à titre gratuit appellent des remarques analogues aux contrats à titre onéreux. Comprise comme l'intention libérale, comme la volonté abstraite de gratifier une personne, la « cause » hier, le « but » aujourd'hui, serait toujours licite. Ce qui pourra ne pas l'être, ce sont les mobiles, les motifs qui animent le disposant, par exemple obtenir une faveur, des services que la loi ou la morale réprouve. a) Ainsi décidait-on traditionnellement qu’une donation faite à une concubine était nulle si elle avait pour but, dans la pensée des contractants, l’établissement ou le maintien de rapports immoraux 7 ; elle ne l’était pas si elle avait un but légitime, par exemple celui de réparer le préjudice causé à sa maîtresse par la rupture du

DP 1928. 2. 187, note Minvielle). La loi du 13 avr. 1946 ayant prohibé l’activité de ces maisons, les contrats qui s’y rapportent tombent désormais sous le coup de l’objet et de la cause illicites. 1. Req. 4 juill. 1892, DP 92. 1. 500. 2. Req. 17 avr. 1923, DP 1923. 1. 172 ; rappr. au sujet d’un contrat conclu avec une conseillère matrimoniale et pouvant aboutir à favoriser un concubinage adultérin, TI Chartres, 12 oct. 1976, Gaz. Pal. 1976. 1. Somm. 127. 3. Poitiers, 8 févr. 1922, DP 1922. 2. 33, note R. Savatier. 4. Civ. 1re, 1er oct. 1996, CCC 1997, no 3, note Leveneur, D. 1997. Somm. 171, obs. R. Libchaber, RTD civ. 1997. 116, obs. J. Mestre. Sur ce que la cession de clientèle civile est désormais licite, v. ss 512. 5. Civ. 1re, 26 sept. 2012, Bull. civ. I, no 188 ; D. 2013. 391, obs. Amrani-Mekki et Mekki ; RDC 2013. 25, obs. Rochfeld (prêt visant à détourner la réglementation sur les quotas laitiers). 6. Civ. 1re, 4 nov. 2011, D. 2012. 59, note R. Libchaber, Dr. fam. 2012, no 21, note D. Vigneau, RDC 2012. 383, obs. Y.-M. Laithier. 7. Civ. 26  mars 1860, DP  60. 1.  255 ; 8  oct. 1957, D.  1958.  317, note P.  Esmein ; rappr. Civ. 1re, 28 juin 1988, D. 1989. 181, note I. Najjar (mandat post mortem) ; v. cep. Paris, 9 juin 1987, D. 1987. IR 166 ; rappr. Montpellier, 5 avr. 1990, D. 1993. Somm. 232, obs. Vareille. – V. Ascencio, « L’annulation des donations immorales entre concubins, cause ou notion de condition résolutoire », RTD civ. 1975. 248.

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concubinage ou celui de lui permettre d’élever les enfants communs 1. Mais cette distinction a été remise en cause par la Cour de cassation qui décide que « n’est pas contraire aux bonnes mœurs la cause de la libéralité dont l’auteur entend maintenir la relation adultère qu’il entretient avec le bénéficiaire » 2 (v. ss 500). b) La jurisprudence s’était servie de la cause illicite pour annuler des libéralités consenties à des enfants illégitimes sous l’empire de l’ancien article 908 du Code civil (réd. L. 25 mars 1896) qui limitait la capacité de recevoir à titre gratuit de ces enfants. À l’époque, surtout en ce qui concerne les enfants adultérins, l’établissement officiel de la filiation des intéressés était exceptionnel, de sorte que la plupart de ces enfants auraient échappé à l’application de l’article 908 si la jurisprudence n’avait pas utilisé la notion de cause impulsive et déterminante pour annuler les libéralités lorsqu’il apparaissait que celles-ci avaient été déterminées par l’opinion que le disposant avait de sa paternité ou de sa maternité illégitime 3. Certains enfants naturels, d’origine adultérine, restant frappés, malgré la réforme du droit de la filiation, d’une incapacité partielle de recevoir des libéralités, le recours à la notion de cause conservait son utilité : lorsque la filiation adultérine n’était pas légalement établie, l’incapacité jouait « si par des indices tirés de l’acte lui-même », il était prouvé que la filiation du gratifié « a été la cause de la libéralité » (art. 908-1, réd. L. 3 janv. 1972) 4. Mais les textes relatifs aux enfants adultérins ayant été abrogés par la loi du 3 décembre 2001, sous la pression de la Cour de Strasbourg 5, les libéralités consenties à leur profit sont désormais pleinement valables. c) La jurisprudence s’est encore servie de la théorie de la cause pour remédier aux inconvénients de l’article 900 du Code civil. Ce texte dispose que si, à une libéralité, on appose une condition illicite ou immorale, la condition sera effacée comme non écrite, mais la donation sera maintenue. Une pensée politique a guidé le Code civil : la crainte qu’au lendemain de la Révolution, les personnes âgées ayant une certaine fortune ne puissent exercer sur les jeunes générations, au moyen de leurs libéralités, une pression qui pourrait être de nature à favoriser le retour aux anciennes pratiques (renonciation à succession pour une fille dotée, choix de la religion, de la profession). Pour émanciper les jeunes générations, le législateur a édicté la disposition de l’article 900 : le donataire pourra conserver la libéralité sans avoir à exécuter 1. Civ. 6 oct. 1959, D. 1960. 515, note Malaurie, JCP 1959. II. 11305, note P. Esmein ; 16 oct. 1967, JCP 1967. II. 15287, RTD civ. 1968. 178, obs. R. Savatier ; Civ. 2e, 10 janv. 1979, JCP 1979. IV. 88 ; Civ. 1re, 22 oct. 1980, Bull. civ. I, no 269, p. 214, JCP 1981. IV. 15 ; 4 nov. 1982, Bull. civ. I, no 319, p. 274 ; Paris, 19  nov. 1974, D.  1975.  614, note  Cabannes, JCP  1976. II.  18412, note H. Synvet ; rappr. Civ. 1re, 15 déc. 1975, Bull. civ. I, no 365, p. 303. 2. Civ.  1re, 3  févr. 1999, JCP  1999. II.  10083, note  Billiau et  Loiseau, D.  1999.  267, rapp. X. Savatier, note Langlade-O’sughrue, Dr. fam. 1999, no 54, obs. B.B., Defrénois 1999. 680, obs.  Massip, 738, obs.  D.  Mazeaud, GAJC, t.  1, no 29 ; 21  janv. 2002, Defrénois 2002.  681, obs. Massip ; Ass. plén. 29 oct. 2004, D. 2004. 3175, note D. Vigneau, JCP 2005. II. 10011, note F. Chabas, Dr. fam. 2004, no 230, obs. B. Beignier, Defrénois 2004. 1732, obs. Libchaber et 2005, p. 295, note S. Piedelièvre, CCC 2005, no 40, note Leveneur, GAJC, t. 1, no 30 ; v. aussi F. Terré, « L’occasion rêvée », JCP 2005, no 17, 223 ; Y. Lequette, « Quelques remarques à propos des libéralités entre concubins », Mélanges Ghestin, 2001, p. 547. 3. Req. 6  déc. 1876, DP  77. 1.  492 ; Civ.  12  oct. 1954, D.  1955.  452 ; 13  avr. 1956, D. 1956. 506 ; 20 mai 1957, D. 1957. 541. Comp. Civ. 1re, 6 janv. 1970, JCP 1970. II. 16215, concl. R. Lindon, RTD civ. 1970. 333, obs. R. Nerson. 4. M. Grimaldi, « L’article  908-1 du Code civil : l’incapacité de recevoir à titre gratuit des enfants adultérins de fait », JCP 1981. I. 3035. 5. CEDH 1e février 2000, Mazureck, D. 2000. 332, note Thierry, JCP 2000. II. 10286, note Gouttenoire-Cornut et Sudre, RTD  civ. 2000.  311, obs.  Hauser, 429, obs.  Marguénaud, 601, obs. Patarin, GAJC, t. 1, no 100.

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la condition illicite. Mais au fur et à mesure que le temps a passé, le risque de retour aux pratiques de l’Ancien Régime, par voie de conditions dans les libéralités, a diminué et la jurisprudence a estimé qu’il peut paraître injuste que le donataire puisse garder le bénéfice de la donation sans exécuter la charge imposée. Aussi a-t-elle décidé que, si la charge était, en réalité, le but déterminant de la donation, celle-ci devait être considérée comme ayant une cause illicite et annulée 1. Par exemple, lorsque les lois dites laïques ont rendu illicites les conditions cultuelles (fondations de messes, entretien d’écoles congréganistes) apposées aux libéralités faites à l’État, à des communes ou à des établissements publics, il a été jugé que la condition avait été en réalité la cause de la libéralité ; la libéralité devait donc être annulée par application de l’ancien article 1133, et le donataire devait rendre l’argent 2. Cette solution est désormais consacrée au nouvel article 1184 du code civil (v. ss 571 s.).

C’est dire qu’en tant qu’instrument de contrôle de la licéité du contrat, le but – comme la cause hier – ne sera véritablement efficace que si on l’entend dans sa conception subjective, concrète, c’est-à-dire le mobile qui anime chacun des contractants lorsqu’il donne son consentement. 523 Moment auquel s’apprécie l’illicéité du but ¸ Le but est déclaré illicite

lorsque le mobile qui anime l'une ou l'autre des parties est contraire à l'ordre public. Bien qu'il tende à la défense des intérêts essentiels de la société, l'ordre public peut changer entre le jour de la conclusion du contrat et celui où le juge apprécie la licéité du but. Ainsi en va-t-il, par exemple, lorsque la loi pénale cesse d'incriminer tel ou tel comportement. Selon la jurisprudence, la licéité du but doit, dans un tel cas, se vérifier en se plaçant au jour de la conclusion du contrat 3. À l’appui d’une telle solution, on peut invoquer le principe de la non-rétroactivité de la loi nouvelle en matière contractuelle (v. ss 622) qui implique que les conditions de validité d’un contrat s’apprécient, en principe, au jour de sa conclusion. Ces considérations n’apparaissent toutefois pas décisives lorsque la variabilité de l’ordre public se traduit par un assouplissement de celui-ci. Pourquoi le juge devrait-il annuler une convention au nom de la défense d’une conception des 1. Req. 3 juin 1863, DP 63. 1. 429, S. 64. 1. 269, GAJC, t. 1, no 122. – Les successions, Les libéralités, nos 361 s. 2. Civ. 23 juill. 1913, DP 1915, 1, 49. Il est intéressant de noter que, dans le domaine des contrats à titre onéreux, la jurisprudence a fait sur l’anc. art. 1172 un travail absolument symétrique et inverse de celui qu’elle a fait sur l’art. 900. Lorsque la condition est illicite, elle entraîne dans sa nullité l’ensemble du contrat à titre onéreux (anc. art. 1172), ce qui fait contraste avec la disposition de l’art. 900 concernant les libéralités. Or, tandis que la jurisprudence a atténué cette dernière disposition grâce à la notion de cause impulsive et déterminante pour annuler certaines libéralités entachées d’une condition illicite ou immorale, elle a fait sur l’anc.art. 1172 un travail inverse : si la condition illicite ou immorale peut tenir lieu de cause, l’anc. art. 1172 s’applique dans toute sa rigueur ; si au contraire, cette condition n’a qu’un caractère accessoire, elle est réputée non écrite, mais le contrat est maintenu. Finalement, grâce à la notion de cause impulsive et déterminante, l’art.  900 et l’anc. art.  1172, qui contiennent des dispositions diamétralement opposées, sont considérés par la jurisprudence comme établissant un même statut juridique (v. ss 571 s.). 3. Civ. 1re, 10 févr. 1998, JCP 1998. II. 10142, note B. Fages, D. 2000. 442, note L. Gannagé, RTD civ. 1998. 669, obs. Mestre, qui annule une convention conclue en 1990 par laquelle une astrologue présentait son successeur à sa clientèle en raison de l’illicéité du métier d’astrologue résultant de l’art. R. 34-7 du Code pénal, ultérieurement abrogé puisque non repris par le nouveau Code pénal entré en vigueur en 1994. Sur la possibilité d’une confirmation dans ce cas, v. ss 545.

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intérêts de la société abandonnée par celle-ci 1 ? De plus, lorsque la définition de l’ordre public résulte de la seule prise en compte d’une disposition pénale ultérieurement abrogée, la règle de la rétroactivité in mitius ne devrait-elle pas conduire à écarter l’illicéité 2 ? Mais la jurisprudence ne valide, semble-t-il, le contrat qu’en cas de réfection de celui-ci postérieurement au changement de législation, évitant ainsi qu’il ne produise effet pendant la période interdite (v. ss 500).

524 2°) Précisions complémentaires ¸ Bénéfique au regard de l'exigence de la licéité du contrat, la rallonge du contrôle que permet le « but » par rapport à l'« objet » peut, si elle est poussée trop loin, altérer gravement la stabilité de celui-ci. À aller jusqu'au bout de cette logique, n'importe quel contrat risquerait d'être remis en cause au prétexte que le consentement d'une des parties n'a pas été exempt d'une arrière-pensée malhonnête. Aussi bien, afin de tempérer les risques d'insécurité qui s'attachent à une telle investigation, la jurisprudence a-t-elle entrepris de canaliser celle-ci de deux façons. 525 Motif déterminant ¸ En premier lieu, elle décide qu'un motif ne peut être retenu comme cause de nullité que s'il a été déterminant, s’il constitue la cause impulsive et déterminante de l’opération. Au cas où la préoccupation illicite apparaîtrait non comme le but essentiel, le ressort prépondérant du contrat mais comme une motivation accessoire, la nullité ne serait pas encourue. Comme on l’a justement souligné, il y a là « une forte part de verbalisme, s’il n’y a pas que cela » 3. De fait, lorsque parmi les multiples motifs qui animent un contractant le juge découvre un motif illicite ou immoral, il a tendance à le qualifier de déterminant alors même qu’il n’a pas été plus décisif que les autres. 526 Motif connu ou non de l’autre partie ¸ En second lieu, la jurisprudence a longtemps posé que le motif illicite ou immoral, même déterminant, n'entraîne la nullité que s'il est connu de l’autre partie. Par là, il ne fallait pas entendre l’exigence d’une fin commune poursuivie par les deux parties mais seulement celle d’un motif entré dans le champ contractuel 4. On voulait ainsi assurer la sécurité des relations juridiques et 1. Rappr. Civ. 1re, 23 nov. 1976, Rev. crit. DIP 1977. 746, note J. Foyer, JDI 1977. 504 note Ph. Kahn, Grands arrêts DIP, no 57 qui pose pour le jeu de l’exception d’ordre public international, la règle de l’actualité de l’ordre public. 2. Rappelons que si le principe de la rétroactivité des lois pénales plus douces a valeur constitutionnelle (Cons. const. 19 et 20 janv. 1981, D. 1982. 441, note Dekeuwer), il n’en va pas de même du principe de non-rétroactivité de la loi nouvelle en matière contractuelle (Cons. const. 9 janv. 1980, D. 1981. IR 359). V. en ce sens L. Gannagé, note D. 2000. 442. 3. Flour, Aubert et Savaux, no 268 ; M. Défossez, « Réflexions sur l’emploi des motifs comme cause des obligations », RTD civ. 1985. 529, no 23. 4. Civ. 1re, 12 juill. 1989, Bull. civ. I, no 292 p. 194, JCP 1990. II. 21546, note Y. DagorneLabbé, Defrénois 1990. 358, obs. J.-L. Aubert, Grands arrêts, t. 2, no 156 ; comp. Civ. 1re, 4 déc. 1956, JCP 1957. II. 10008, note J. Mazeaud, RTD civ. 1957. 329, obs. H. et L. Mazeaud, qui décide que le but illicite doit être « convenu » pour justifier le prononcé de la nullité.

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protéger le cocontractant de bonne foi. Celui-ci n’avait pas à supporter une annulation fondée sur un motif illicite ou immoral qu’il n’a pas connu. Cette solution avait néanmoins suscité de vives critiques. Visant à contrôler la conformité de la convention à l’ordre public, l’exigence d’un but licite intéresse au premier chef l’intérêt général. Or, en exigeant que le mobile illicite ou immoral qui anime l’un des contractants ait été connu de l’autre, la solution retenue présentait l’inconvénient de raréfier les annulations et par là-même d’édulcorer son rôle moralisateur 1. En outre, du point de vue des intérêts particuliers, la solution retenue n’était pas plus satisfaisante lorsque le demandeur en nullité n’était pas celui qui connaissait le mobile illicite, mais celui qui l’ignorait. Bien loin de protéger le cocontractant irréprochable, l’exigence d’un mobile illicite commun aux deux parties se retournait contre lui 2. Aussi, afin d’éviter ces conséquences, certains auteurs proposaient d’entendre par cause illicite le « but illicite ou immoral visé par les parties au contrat ou par l’une d’entre elles, inhérent au contenu de l’acte, aux circonstances de sa conclusion ou à son résultat » 3, sans se préoccuper du point de savoir s’il avait été ou non connu de l’autre. Cette suggestion doctrinale a finalement emporté la conviction de la haute juridiction. Dans un arrêt du 7 octobre 1998, la Première chambre civile de la Cour de cassation pose en effet qu’un contrat peut être annulé pour cause illicite ou immorale même lorsque le motif qui a déterminé l’une des parties à conclure ce contrat n’a pas été connu de l’autre 4. Depuis la réforme de 2016, cette solution est consacrée au nouvel article 1162 du code civil, qui précise qu’il est indifférent que le but illicite « ait été connu ou non par toutes les parties ». Étant absolue la nullité peut certes être demandée par l’une ou l’autre partie. Mais il est possible de sauvegarder les intérêts du cocontractant de bonne foi en faisant appel aux règles de la responsabilité délictuelle qui lui permettent d’obtenir réparation du préjudice qu’il subit 5, ou encore en paralysant le jeu des restitutions consécutives à l’annulation, au moyen de l’adage nemo auditur 6. L’exigence d’un motif illicite ou immoral connu du cocontractant n’était cependant posée par la jurisprudence que pour les contrats à titre onéreux. Pour les libéralités, il suffisait et il suffit toujours que le mobile illicite ou immoral ait été

1. Ghestin, Le contrat, no 895. 2. Flour et Aubert, 7e éd., no 266 ; A. Weill, « Connaissance du motif illicite ou immoral déterminant et exercice de l’action en nullité », Mélanges Marty, 1978, p. 1165 s. 3. C. Guelfucci-Thibierge, Nullité, restitutions et responsabilités, thèse Paris I, éd. 1993, no 415. 4. Civ. 1re, 7 oct. 1998, D. 1998. 56,3 concl. Sainte-Rose, 1999. Somm. 110, obs. Delebecque, chron.  Tournafond, p. 237, JCP  1998. II.  10202  note M.-H.  Maleville, 1999. I.  114, no 1, obs. C. Jamin, Defrénois 1998. 1408, obs. D. Mazeaud, 1999. 602, note V. Chariot, GAJC, t. 2, no 158 ; 1er mars 2005, CCC 2005, no 124, note L. Leveneur. 5. C. Guelfucci-Thibierge, thèse préc., no 426. 6. A. Weill, art. préc., p. 1173. Sur cet adage, v. ss 579 s.

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déterminant dans l’esprit du disposant. Peu importait et peu importe toujours qu’il ait été ignoré du gratifié, encore qu’une telle ignorance soit rare 1. Cette distinction s’expliquait par le fait que l’impératif de stabilité du contrat, notamment le souci de respecter les prévisions du cocontractant, est moins impérieux lorsqu’il revêt un caractère gratuit que lorsqu’il s’agit d’un acte à titre onéreux. Alors que le bénéficiaire de la libéralité lutte pour conserver son gain, celui qui a été partie à une opération onéreuse cherche à éviter une perte.

2. La preuve du but illicite

527 Charge de la preuve ¸ Quant à la charge de la preuve, l'ancien article 1132 du code civil prévoyait que la convention « n’est pas moins valable, quoique la cause n’en soit pas exprimée ». Il s’agissait, dans l’esprit des rédacteurs du code civil, de présumer l’existence de la cause (v. ss 421). La jurisprudence a néanmoins étendu cette présomption à sa licéité, en considérant que tout contrat est présumé avoir un but licite et moral 2. Néanmoins, au cas où le motif figurait dans l’acte et où la fausseté de celui-ci était démontrée, la présomption de but licite énoncée par l’article 1132 ne pouvait être invoquée 3. Celle-ci jouait uniquement en cas de silence de l’acte, et non dans l’hypothèse où la cause exprimée se révélait fausse. En dépit de l’abandon de l’ancien article 1132 du code civil, cette présomption devrait se maintenir sous l’empire du nouveau droit commun de la preuve des obligations. En application du nouvel article 1353, al. 1, il appartient à celui qui réclame l’exécution d’une obligation de prouver son existence. Cette exigence sera satisfaite dès lors que le créancier présentera le titre par lequel le débiteur s’est obligé (acte constitutif) ou a reconnu s’être obligé (acte recognitif ou déclaratif) à son égard. Si le débiteur souhaite se libérer, il lui appartiendra alors, conformément au nouvel article 1353, al. 2, d’apporter la preuve de l’extinction de son engagement, et donc d’apporter la preuve de l’illicéité du but poursuivi par l’un et/ou l’autre des contractants. 528 Modes de preuve ¸ Le but du contrat étant présumé licite, il incombe à celui – contractant ou tiers – qui invoque son illicéité ou son immoralité de la prouver 4. Mais comment doit-il faire cette preuve ? En ce qui concerne les actes à titre onéreux, la jurisprudence a toujours admis que la démonstration du caractère illicite ou immoral d’une 1. Les successions, Les libéralités, no 344. 2. V. par ex. : Civ. 1re, 19 juin 2008, D. 2008. Chron. C. cass. 2263, no 5, obs. Creton. La présomption de but licite bénéficiant au créancier dans le silence de l’acte ne requiert pas pour jouer que celui-ci réponde aux conditions de forme de l’ancien article 1326, devenu l’article 1376 du code civil (Civ. 1re, 14 juin 1988, no 88-156435 ; Bull. civ. I, no 190, p. 132, RTD civ. 1989. 300, obs. J. Mestre ; 12 janv. 2012, Bull. civ. I, no 3 ; RTD civ. 2012. 315, obs. B. Fages ; RDC 2012. 453, obs. J. Klein). 3. Civ. 1re, 20 déc. 1988, Bull. civ. I, no 369, p. 249, D. 1990. 241, note J.P. Marguénaud, Defrénois 1989. 759, obs. J.-L. Aubert, RTD civ. 1989. 300, obs. J. Mestre. 4. Civ. 22 déc. 1896, DP 98. 1. 537.

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opération juridique peut se faire par tous les modes de preuve autorisés par la loi. Sous l’empire du droit antérieur à la réforme de 2016, cette solution était fondée sur l’ancien article 1353, qui autorisait la preuve par tous moyens dès lors qu’il s’agissait de démontrer le caractère frauduleux ou dolosif de l’acte attaqué 1. La disparition de cette disposition ne devrait pas modifier l’état du droit positif. La solution résulte aujourd’hui du nouvel article 1358, qui prévoit que, hors les cas où la loi en dispose autrement, la preuve peut être rapportée par tout moyen. Tel est assurément le cas de la preuve de l’illicéité ou de l’immoralité du but poursuivi par l’un des contractants. La même solution s’applique aux libéralités. La jurisprudence a pourtant admis pour celles-ci pendant longtemps un système restrictif : elle ne prononçait la nullité que lorsque la preuve de l’illicéité ou de l’immoralité ressortait textuellement et intrinsèquement de l’acte 2. Ce système, dit de la preuve intrinsèque 3, a été écarté dans un arrêt du 2 janvier 1907 : statuant à propos d’une donation dont le but avéré était de faciliter une séparation amiable entre époux, la Cour de cassation a décidé qu’il n’y a pas lieu de distinguer entre les actes à titre onéreux et les actes à titre gratuit et que, pour ceux-ci comme pour ceux-là, les tribunaux pouvaient recourir, en dehors des énonciations de l’acte lui-même, à tous les modes de preuve autorisés par la loi 4.

3. La sanction du but illicite

529 Nullité absolue ¸ Si l'on fait abstraction d'une éventuelle contrariété à l'ordre public de protection (v. ss 497), l’illicéité du but est, sans conteste, sanctionnée par la nullité absolue du contrat. Il s’agit, en effet, de défendre la société contre les initiatives individuelles qui, laissées libres, porteraient atteinte à l’intérêt général. Mais si la nature de la nullité n’a, en la matière, jamais fait difficulté, il n’en va pas de même de la portée de celle-ci. Au principe selon lequel l’annulation du contrat oblige les parties à se restituer mutuellement ce qu’elles ont reçu en exécution de ce contrat, la jurisprudence apporte une exception importante lorsque cette annulation est fondée sur le caractère immoral de la convention. En vertu de l’adage nemo auditur propriam turpitudinem allegans, le contractant qui se prévaut de son immoralité ne peut obtenir la restitution de la prestation qu’il a fournie. Cette règle ayant trait aux conséquences de la nullité sera étudiée avec celles-ci (v. ss 579 s.).

1. V. ainsi Req. 5 août 1903, S. 1904. 1. 283. – Sur ce point, V. R. Dorat des Monts, thèse préc., no 110. 2. Civ. 4 janv. 1832, S. 32. 1. 146 ; Req. 31 juill. 1860, DP 60. 1. 458 ; 29 juin 1887, DP 88. 1. 295. 3. V. Léon Mazeaud, La preuve intrinsèque, thèse Lyon, 1921. 4. Civ. 2 janv. 1907, DP 1907. 1. 137, note Colin, S. 1911. 1. 585, note Wahl, GAJC, t. 1, no 123 – V. dans le même sens : Req. 4 mars 1914, DP 1916. 1. 27 ; Civ. 23 mars 1949, S. 1949. 1. 167, Gaz. Pal. 1949. 1. 281. – Sur l’évolution de la jurisprudence, v. R. Dorat des Monts, thèse préc., nos 112 s.

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CHAPITRE 4

LES SANCTIONS : LA NULLITÉ ET LA CADUCITÉ 530 Nullité et caducité ¸ Après avoir détaillé les conditions de validité du contrat, tant relatives à sa formation (C. civ., art. 1129 s. ; v. ss 144 s.) qu’à son contenu (art. 1162 s. ; v. ss 342 s.), l’ordonnance du 10 février 2016 a consacré un chapitre à la sanction de leur absence, la nullité (section 1), et, de façon plus originale, à la sanction de leur disparition, la caducité (section 2).

SECTION 1. LA NULLITÉ

531 Présentation : du code civil de 1804 à l’ordonnance de 2016 ¸ La nullité sanctionne le défaut de formation ou de validité du contrat (déjà, pour les prolégomènes à la théorie de la nullité, v. ss 133 s.). Elle était régie, dans le Code civil de 1804, de façon éclatée et incomplète. D’abord envisagée au titre des causes d’extinction des obligations (anc. art. 1304 à 1312), on la retrouvait dans le titre consacré à la preuve à travers la réglementation de la confirmation (anc. art. 1338-1340). Ces quelques règles légales étaient loin d’épuiser l’ensemble des questions posées par la nullité. Là encore, doctrine et jurisprudence firent leur œuvre, en établissant un régime prétorien complet, qui a été pour l’essentiel repris par l’ordonnance du 10 février 2016 (art. 1178 à 1185). La réforme a toutefois été l’occasion d’apporter quelques innovations, et ce, tant pour la mise en œuvre (§ 1) que pour les effets de la nullité (§ 2).

§ 1. La mise en œuvre de la nullité 532 Présentation ¸ À côté de la traditionnelle nullité judiciaire, l'ordonnance de 2016 a consacré la possibilité d'une nullité conventionnelle (A). Elle a par ailleurs consolidé et précisé les disparités de régime des nullités absolue et relative (B).

A. Nullité judiciaire ou conventionnelle 533 Évolution ¸ Si la nullité du contrat doit en principe être prononcée en justice (1), elle peut également être décidée d'un commun accord par

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les parties, mais à des conditions et pour des effets qui n'encouragent pas l'emploi de cette nullité conventionnelle (2).

1. Le principe de la nullité judiciaire 534 Rôle du juge dans la mise en œuvre des nullités ¸ En matière de nullité, le recours au juge s'impose en principe 1. Certes, il est parfois enseigné que l’inexistence du contrat, à supposer cette notion admise (v. ss 140), n’aurait pas besoin d’être prononcée en justice. Mais, dès lors qu’il y a une apparence de contrat et que l’une des parties entend s’en tenir à celle-ci pour en demander l’exécution, l’autre partie n’a d’autre ressource que de saisir le tribunal afin de rétablir la réalité, c’est-à-dire de constater que le contrat est nul. Dans la même ligne de pensée, on a parfois voulu faire une différence entre les deux catégories de nullité : la nullité absolue serait une nullité de droit que le juge n’aurait qu’à constater, alors que la nullité relative devrait être prononcée par celui-ci. Séquelle de la conception classique des nullités (sur laquelle : v. ss 140), cette présentation ne rend pas compte du droit positif. On doit lui substituer l’opposition nullité de droit, nullité facultative, laquelle ne coïncide pas avec la distinction des nullités absolues et des nullités relatives. En principe, toute nullité est de droit : le juge saisi d’une demande en nullité doit la prononcer s’il constate que les conditions de la nullité sont réunies. Néanmoins, la nullité est parfois facultative : le juge saisi d’une demande en nullité dispose, en ce cas, d’un pouvoir discrétionnaire pour la prononcer, et ceci alors même que les conditions de la nullité sont réunies. La ligne de césure entre nullité de droit et nullité facultative passe non entre nullité absolue et nullité relative, mais au sein même des nullités relatives. Le droit des incapacités en offre de bons exemples : l’acte accompli seul par une personne protégée « est nul de droit sans qu’il soit nécessaire de justifier d’un préjudice », lorsque cette personne aurait dû être représentée (C. civ., art. 465, 3°) ; il « ne peut être annulé que s’il est établi que cette personne a subi un préjudice » lorsque cette personne aurait dû, pour l’accomplissement de cet acte, être assistée (C. civ., art. 465, 2°). Relative dans les deux cas, la nullité est de droit dans la première hypothèse, facultative dans la seconde. Le droit des affaires est traditionnellement le terrain d’élection des nullités facultatives. La vente de fonds de commerce qui ne renferme pas les renseignements (par exemple, chiffre d’affaires des trois dernières années) exigés par la loi en offre une bonne illustration (C. com., art. L. 141-1). Ces mentions étant destinées à informer le cocontractant, le juge ne prononce la nullité de la cession que si leur défaut a conduit l’acquéreur à se 1. Sur l’impossibilité pour le juge des référés, sauf dispositions légales contraires, de prononcer la nullité du contrat : Soc. 14 mars 2006, Bull. civ. V, no 100.

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représenter inexactement le fonds acquis. En d’autres termes, la cession sera maintenue, malgré l’absence de mentions, si le consentement de l’acquéreur a été suffisamment éclairé 1. Mais elles se rencontrent aussi en d’autres domaines 2. 535 Le juge peut-il soulever d’office une nullité ? ¸ Il importe de bien cer-

ner les termes du débat. Il est certain qu'abstraction faite des cas dans lesquels le ministère public demande à titre principal la nullité du contrat (v. ss 542), le juge est saisi par les parties et ne peut, en principe, se saisir d’office. Mais peut-il, lorsqu’il est saisi, soulever d’office la nullité d’un contrat ? Longtemps la réponse a reposé sur l’opposition des nullités relatives et des nullités absolues : alors que le juge ne pouvait statuer sur une nullité relative que si elle était invoquée par la personne intéressée, il pouvait relever d’office la nullité absolue d’un contrat, à condition qu’elle touche à l’ordre public 3. Encore fallait-il, dans ce dernier cas, que la nullité du contrat ait été demandée. Sinon, en effet, il y avait modification des termes du litige 4. Le juge pouvait donc, semble-t-il, uniquement substituer une cause de nullité absolue à un moyen de nullité inefficace invoqué par l’un des plaideurs. Débarrassant le débat de la référence à la notion d’ordre public qui, en l’occurrence, l’obscurcit, le nouveau Code de procédure civile a profondément renouvelé la question en élargissant de façon importante les pouvoirs du juge. Dorénavant, le juge peut soulever d’office une nullité à la condition de ne fonder sa décision que sur les faits qui sont dans le débat (C. pr. civ., art. 7, al. 1er) et de veiller au respect du principe du contradictoire (C. pr. civ., art. 16, al. 2). Il devrait en aller ainsi, que la nullité soit absolue ou relative 5, le silence de la partie protégée par 1. Com. 21 juill. 1953, Gaz. Pal. 1953. II. 316 ; 10 mai 1982, Bull. civ. IV, no 166, p. 147. Pour d’autres exemples, voir en droit des sociétés, art. L. 225-42 et L. 225-104, C. com. ; en droit des entreprises en difficulté, art. L. 632-1, II et 632-2 C. com. 2. C’est ainsi que la jurisprudence a fait application de cette solution en cas de méconnaissance du formalisme informatif posé par la loi du 31 déc. 1989 (v. ss 339) : Com. 10 févr. 1998, CCC 1998, no 55, note  Leveneur, Defrénois 1998.  733, obs.  Delebecque, RTD  civ. 1998.  365, obs. Mestre ; 19 oct. 1999, D. 2001. Somm. 296, obs. Ferrier ; 21 nov. 2000, JCP E 2001. 712, note Leveneur ; 14 janv. 2003, RDC 2003. 158, obs. Behar-Touchais ; 20 mars 2007, CCC 2007, no 167, note Leveneur ; rappr. Civ. 1re, 31 oct. 2007, CCC 2008, no 34, note Leveneur, à propos de l’obligation d’information que la loi du 13 juillet 1982 (art. 15 devenu C. tourisme, art. L. 211-9) fait peser sur les agences de voyage. 3. V. ainsi Civ. 22 nov. 1887, DP 89. 1. 26 (stipulation d’intérêts usuraires) ; TGI Paris, 8 nov. 1973, D.  1975.  401, note M.  Puech, RTD  civ. 1974.  806, obs.  Y.  Loussouarn (convention de strip-tease). 4. Com. 7 déc. 1954, D. 1955. 110, note Crémieux. 5. Civ. 1re, 22 mai 1985, Bull. civ. I, no 159, p. 145, RTD civ. 1986. 149, obs. Ph. Rémy ; Civ. 3e, 20 nov. 1985, Bull. civ. III, no 153, p. 116 ; Soc. 29 mars 1994, D. 1994. IR 116. Sur cette question, v.  Ghestin, Le contrat : formation, 2e  éd., nos  750-1 à 750-3 ; du même auteur, L’annulation d’office d’un contrat, Mélanges Drai, 2000, p. 593. Plus que la distinction des nullités relatives et des nullités absolues, c’est le principe d’immutabilité du litige qui peut limiter les initiatives des magistrats : si le juge peut soulever d’office les moyens de pur droit, il ne peut statuer que « sur ce qui lui est demandé » (C. pr. civ., art. 5). En d’autres termes, la question posée concerne-t-elle l’objet de la prétention ou les moyens qui la soutiennent ? La réponse n’est pas évidente, même si l’on conçoit plus facilement une initiative du juge à l’effet de débouter un plaideur en relevant d’office la nullité du contrat sur lequel il se fonde, qu’à l’effet de la prononcer de manière directe. À suivre l’interprétation donnée par certains de l’art 12 alinéa 1er, du Code de procédure civile, il s’agirait, lorsque le moyen est de pur droit, non pas seulement d’un pouvoir, mais d’un devoir, et

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la nullité relative ne s’analysant pas en une confirmation du contrat. La haute juridiction décidait néanmoins que la méconnaissance des règles protectrices des consommateurs ne peut être sanctionnée qu’à la demande de la personne que ces règles ont pour objet de protéger 1. Cette jurisprudence était contraire à la position adoptée par la Cour de Luxembourg, laquelle avait jugé que le juge national pouvait apprécier d’office le caractère abusif d’une clause d’un contrat qui lui est soumis 2. Une loi du 3 janvier 2008 pour le développement de la concurrence au service des consommateurs 3 avait introduit dans le Code de la consommation un article L. 141-4, devenu l’article R. 632-1, al. 1er, selon lequel « le juge peut soulever d’office toutes les dispositions du présent code dans les litiges nés de son application » 4, mettant ainsi le droit français en conformité avec le droit communautaire et désavouant par là-même la haute juridiction 5. Rappelons que ce pouvoir devient un devoir en présence d’une clause abusive (v. ss 451). S’alignant là encore sur la jurisprudence européenne 6, la Cour de cassation 7 et le législateur ont transformé cette faculté en obligation, en affirmant, que le juge « écarte d’office, après avoir recueilli les observations des parties, l’application d’une clause dont le caractère abusif ressort des éléments du débat » (C. consom., art. R. 632-1, al. 2).

536 Rôle des parties ¸ C'est à celui qui prétend qu'un contrat est nul de le démontrer. À cet effet, deux voies s'offrent. Soit, prenant les devants, il agit par voie d'action et demande au juge de constater que le contrat manque d'un élément de validité ; selon que cette demande sera formée avant ou après l'exécution du contrat, elle aboutira uniquement au prononcé de la nullité éventuellement accompagné de dommages-intérêts,

ceci que la nullité soit absolue ou relative. V. Ghestin, no 750-4 ; art. préc., Mélanges Drai, 2000, p. 604. Un auteur considère néanmoins que l’office du juge ne peut être gouverné par les seules règles de procédure civile. Afin de connaître l’étendue du pouvoir du juge pour relever d’office la nullité, il faudrait selon lui combiner règles procédurales et dispositions de fond (O. Gout, Le juge et l’annulation de contrat, 1999, no 376 s.). 1. Com. 3 mai 1995, D. 1997. 124, note Eudier ; Civ. 1re 19 févr. 2000, JCP 2001. II. 10477, note O. Gout ; 10 juill. 2002, Bull. civ. I, no 315, D. 2003. 549, note O. Gout ; 16 mars 2004 (2 espèces) JCP 2004. II. 10129, note Y. Dagorne-Labbé ; rappr. Civ. 1re, 18 déc. 2002, Bull. civ. I, no 315, RDC 2003. 86, obs. Fenouillet, RTD civ. 2003. 704, obs. J. Mestre et B. Fages, décidant que le juge peut néanmoins soulever d’office la méconnaissance des exigences d’ordre public, lorsque cette personne protégée « a manifesté son intention de se prévaloir de la nullité de l’acte, fut-ce sur un autre fondement ». 2. CJCE 27 juin 2000, RTD civ. 2001. 878, obs. Mestre et Fages ; v. aussi CJCE 4 oct. 2007, D. 2008. 458, note H. Claret, CCC 2007, no 310, note G. Raymond ; 4 juin 2009, D. 2009. 1690. 3. Sur celle-ci, voir Leveneur, JCP 2008. Act. 69 ; G. Poissonnier, D. 2008. 1285 ; G. Raymond, CCC 2008. Étude 3. 4. G. Poissonnier, « Mode d’emploi du relevé d’office en droit de la consommation », CCC 2009. Étude 5 ; B. Gorchs, « Le relevé d’office des moyens tirés du code de la consommation : une qualification inappropriée », D. 2010. 1300 ; P. Flores et G. Biardeaud, « L’office du juge et le crédit à la consommation », D. 2009. 2227. 5. V. depuis Civ. 1re, 22 janv. 2009, D. 2009. 908, note S. Piedelièvre, JCP 2009. II. 10037, note X. Lagarde, Defrénois 2009. 663, obs. Savaux. 6. CJCE 4  juin 2009, C-243/08, RDC 2009.  1467, obs.  C.  Aubert de  Vincelles, RTD  civ. 2009.  684, obs.  P.  Rémy-Corlay ; CJUE 26  avr. 2012, D.  2012.  1182 ; CJUE 21  févr. 2013, D. 2013. 568 (le juge qui relève d’office le caractère abusif d’une clause doit respecter le principe du contradictoire). 7. Com. 29 mars 2017, 2 arrêts, no 16-13.050 et no 15-27.231 P.

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ou entraînera en plus la restitution de ce que chacune des parties avait fourni à l'autre. Soit, resté initialement passif, il se contente, lorsque son cocontractant agit contre lui en raison de la non-exécution du contrat, de soulever à titre d'exception la nullité du contrat (sur l'imprescriptibilité de l'exception, v. ss 568). Bien qu’occupant la position procédurale de défendeur, il n’en devra pas moins prouver la nullité du contrat, car il émet, à titre de moyen de défense, une prétention distincte de celle de son adversaire (C. pr. civ., art. 9).

2. Une possible nullité conventionnelle 537 Nullité conventionnelle et abrogation ou révocation du contrat ¸ Si le Code civil de 1804 n'évoquait que la nullité prononcée en justice, doctrine et jurisprudence avaient admis que les parties puissent défaire ce qu'elles avaient fait en constatant amiablement la nullité de leur contrat 1. On est alors en présence d’une nullité constatée à l’amiable qu’on qualifie parfois de « conventionnelle » 2. Il en va ainsi uniquement si les parties tirent les conséquences d’une imperfection préexistante. Au cas où elles s’accorderaient pour « revenir » sur un contrat valablement conclu, il s’agirait non pas d’une nullité à proprement parler, mais d’une « abrogation » 3 ou d’une « révocation » par mutuus dissensus (v. ss 650). Alors que la nullité anéantit le contrat, qui est censé n’avoir jamais existé (v. ss 569), l’« abrogation » 4 ou la « révocation » se contentent d’y mettre fin. 538 Nullité conventionnelle : conditions et effets ¸ Comme le préconisaient les avant-projets Catala (art. 1130-1) et Terré (art. 85), l'ordonnance du 10 février 2016 a confirmé la possibilité de la nullité conventionnelle. Selon le Rapport au Président de la République, permettant « d'éviter dans les cas les plus simples la saisine d'un juge », cette faculté a été consacrée par le législateur « pour des raisons de simplicité et d'efficacité ». S'il reconnaît officiellement son existence, l'article 1178 laisse toutefois l'essentiel des questions pratiques en suspens 5. Quant à la validité de la nullité conventionnelle, elle est naturellement conditionnée aux exigences du nouvel article 1128. Pour annuler comme pour conclure un contrat, il faut être capable, avoir un consentement sain, 1. Not. Soc. 2 avr. 2014, no 11-25.442, Bull. civ. V, no 96 ; D. 2014. 1363, note J.-P. Karaquillo ; D.  2014.  1404, chron. S.  Mariette, C.  Sommé, F.  Ducloz, E.  Wurtz, A.  Contamine et P.  Flores ; D.  2015.  394, obs.  Centre de droit et d’économie du sport ; Dr.  soc. 2014.  576, obs. J. Mouly ; Dr. soc. 2014. 760, chron. S. Tournaux ; Dr. soc. 2014. 818, Point de vue J. Barthélémy ; RDT 2014. 416, obs. D. Jacotot ; RDC 2014. 339, obs. Y.-M. Laithier. 2. Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, Les obligations, no 697. 3. Bénabent, Les obligations, no 173. 4. Sur les conséquences fiscales de cette solution, v. art. 1961, al. 2, CGI et Com. 10 janv. 1989, Bull. civ. IV, no 15, p. 8. 5. Sur ce point, v. Y.-M. Serinet, « La constatation de la nullité par les parties : une entorse limitée au caractère judiciaire de la nullité », JCP 2016. 845.

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et déterminer suffisamment précisément l’objet de l’accord. Cet accord ayant pour ambition, non pas de confirmer, mais d’annuler le contrat vicié, rien ne paraît faire obstacle à la constatation conventionnelle d’une nullité absolue 1. L’article 1178, al. 1er, précise que les parties « constatent » la nullité, ce qui sous-entend que la validité de leur accord est subordonnée à l’exigence d’une authentique nullité, et qu’ils ne pourront ainsi « constater » la nullité du contrat en cas de simple erreur sur la valeur ou de tout autre vice qui ne remettrait pas en cause la validité du contrat en application de la loi 2. Dans ce cas, nous serions en présence d’une « abrogation » ou d’une « révocation » du contrat par mutuus dissensus (v. ss 650). Quant à la forme de l’accord, le principe du consensualisme devrait s’imposer, même si les exigences probatoires ne pourront qu’encourager les parties à recourir à l’écrit (sur la preuve par écrit des actes juridiques : v. ss 215, 1904 s.) 3. Quant aux effets de la nullité conventionnelle, l’article 1178 n’en dit rien, laissant ainsi penser qu’ils seront identiques à ceux de la nullité prononcée en justice. Il appartiendra toutefois aux parties de remplir la mission traditionnellement confiée aux juges, en précisant l’étendue (nullité partielle ou nullité totale), mais surtout les éventuelles suites de l’annulation (restitutions, éventuelle responsabilité). Quant aux effets à l’égard des tiers, les règles protectrices habituellement applicables, notamment en cas d’acquisition de droits sur le bien à restituer, seront naturellement applicables à la nullité conventionnelle 4. Parmi ces tiers, une place de choix doit être réservée au Trésor public si le contrat est translatif de propriété. L’article 1961, al. 2 et 3 du CGI prévoit, non seulement que les droits d’enregistrement perçus ne sont pas restituables, mais que le transfert consécutif à l’annulation donne lieu à perception de nouveaux droits 5. Dans l’attente de l’évolution de cette règle fiscale, cette considération ne devrait pas encourager à recourir à la nullité conventionnelle. S’il a consacré la nullité conventionnelle, le législateur n’a en revanche pas souhaité admettre la nullité par simple notification unilatérale connue des principes du droit européen des contrats (Principes Landö, art. 4:112).

1. Y.-M. Serinet, préc., et les réf. citées. 2. En ce sens : B. Mercadal, Réforme du droit des contrats, préc., no 522. – A. Bénabent, Droit des obligations, préc., no 206, qui se demande si cet accord ne devrait pas alors être requalifié en révocation du contrat (C. civ., art. 1193 ; v. ss 649). 3. Y.-M. Serinet, préc, qui évoque également le jeu éventuel du principe du « parallélisme des formes », qui pourrait imposer le recours à l’acte authentique lorsque la validité de l’acte annulé en dépend. 4. Ibid. 5. Y.-M. Serinet, préc. ; Ph. Malaurie, L.  Aynès et Ph. Stoffel-Munck, Droit des obligations, préc., no 697 ; B. Fages, Droit des obligations, préc., no 196 ; G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, préc., no 468 ; Ch. Gijsbers, « L’incidence des règles relatives à la nullité, à la caducité et aux restitutions », RDI 2016.  1, spéc. no 7 ; C.  Blanchard, « L’incidence de la réforme du droit des contrats sur les libéralités », Bull. du Cridon de Paris, oct. 2016, p. 2 s., spéc. no 9-11.

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À défaut d’accord des parties, le recours au juge demeurera nécessaire. Cette action en nullité ne sera pas soumise au même régime selon que la nullité est absolue ou relative.

B. Nullité absolue ou relative

539 Nullité absolue, nullité relative ¸ Il importe de préciser le régime des nullités à un triple égard. Quelles sont les personnes qui peuvent agir en nullité ? Celles-ci peuvent-elles confirmer le contrat, c'est-à-dire renoncer à agir en nullité ? Pendant combien de temps peut-on agir en nullité ? Même si la réponse à ces questions ne découle plus mécaniquement de la nature de la nullité, comme le voulait la théorie classique, la considération de cette nature n’en reste pas moins importante (v. ss 139 s.). La nullité relative sanctionnant la transgression d’une règle protectrice des intérêts privés (art. 1179, al. 2), son régime juridique sera défini en contemplation des objectifs qu’elle poursuit : seules les personnes protégées pourront agir en nullité ; ces mêmes personnes pourront renoncer à invoquer une nullité édictée dans leur seul intérêt. La nullité absolue sanctionnant la transgression d’une règle protectrice de l’intérêt général (art. 1179, al. 1er), il convient de lui donner un régime qui multiplie les chances d’anéantissement d’un tel contrat : toute personne intéressée peut agir en nullité ; la confirmation n’est, en principe, pas possible. Antérieurement à la réforme de la prescription civile, la nature de la nullité commandait également la durée de la prescription : en cas de nullité relative, l’action devait être introduite dans un délai relativement bref ; en cas de nullité absolue, elle se prescrivait par un délai beaucoup plus long. Dans un souci d’accélération des procédures et de simplification, le législateur a, par une loi du 17 juin 2008, unifié les délais de prescription.

1. Les personnes qui peuvent invoquer la nullité 540 Opposition entre les nullités ¸ Comme on vient de le voir, une différence capitale sépare les deux ordres de nullité : tandis que tout intéressé a qualité pour exercer l'action en nullité absolue d'un contrat, la nullité relative ne peut être invoquée que par la personne dont la loi veut assurer la protection. 541 1°) Personnes pouvant invoquer une nullité relative ¸ Consacrant l'état de la jurisprudence, le nouvel article 1181 dispose que la « nullité relative ne peut être demandée que par la partie que la loi entend protéger », c'est-à-dire : en cas de vice du consentement, par le contractant dont le consentement a été vicié ; en cas d'incapacité, par l'incapable lui-même après cessation de son incapacité ; en cas d'erreur-obstacle, par l'une ou l'autre partie (v. ss 293).

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Mais l’action appartient également à d’autres personnes du chef de l’intéressé principal : ce sont le représentant légal de cet intéressé, par exemple le tuteur du mineur ou du majeur en tutelle 1, les successeurs universels de celui-ci, ses héritiers après sa mort 2, ses créanciers qui peuvent agir par la voie oblique de l’article 1341-1 (anc. art. 1166 ; v. ss 1560). En revanche, tel n’est vraisemblablement pas le cas des ayants cause à titre particulier 3. Lorsque la loi subordonne la validité du contrat à l’obtention du consentement d’une personne, celle-ci pourra agir en nullité dans l’hypothèse où le contrat a été conclu sans que cette exigence ait été respectée 4. En revanche, aucun autre intéressé, par exemple le cocontractant avec lequel la victime de l’erreur ou de la lésion a traité, n’a l’action 5. Il en est de même lorsqu’un contrat a été irrégulièrement passé par un incapable. L’ancien article 1125 du Code civil (mod. L. 3 janv. 1968) disposait en ce sens : « Les personnes capables de s’engager ne peuvent opposer l’incapacité de ceux avec qui elles ont contracté » 6. La règle survivra à la disparition de l’article, le nouvel article 1147 confirmant que l’incapacité de contracter « est une cause de nullité relative ». Le fait que le cocontractant qui a traité avec l’incapable ou avec la personne victime d’un vice du consentement ne puisse agir en nullité aboutit à faire dépendre le sort de l’acte du bon vouloir du titutaire de l’action en nullité. Avant la réforme, il n’y avait en principe aucun moyen dans notre droit pour le contraindre à prendre parti 7. C’est pourquoi, dans certains cas, la jurisprudence avait permis à tout intéressé de faire trancher la question 8. L’action interrogatoire ouverte par 1. Rappelons que le curateur du majeur en curatelle a le droit d’attaquer les actes que l’incapable a faits seul, alors qu’il aurait dû être assisté du curateur (art. 465, al. 2, réd. L. 5 mars 2007), bien que celui-ci ne soit pas chargé de représenter l’incapable. 2. Civ. 1re, 4 juill. 1995, D. 1996. 233, note F. Boulanger ; Defrénois 1996. 321, obs. J. Massip, et 407, obs. G. Champenois ; RTD civ. 1996. 392, obs. J. Mestre. 3. Civ. 3e, 18 oct. 2005, Bull. civ. III, no 197, RTD civ. 2006. 317, obs. J. Mestre et B. Fages (l’action en nullité relative pour dol étant réservée à celui des contractants dont le consentement a été vicié, l’acquéreur à titre particulier d’un bien est sans qualité pour engager une action en nullité en raison du dol dont aurait été victime le vendeur, en dépit de la subrogation générale qu’il détient en vertu de la vente). 4. Ainsi, lorsqu’un bien est grevé d’usufruit, la jurisprudence accorde au nu-propriétaire une action en nullité relative à l’encontre des baux ruraux ou commerciaux conclus relativement à ce bien par l’usufruitier, en violation de l’art. 595, al. 4, du C. civ., c’est-à-dire sans le consentement du nu-propriétaire (Les biens, no 818). La solution a été critiquée, aux motifs que cette situation relèverait de l’inopposabilité plutôt que de la nullité car celle-ci ne saurait être demandée par un tiers au contrat (Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, no 702). C’est confondre les alinéas 2 et 4 de l’art. 595 du C. civ. Alors que le consentement n’est pas exigé dans le 1er cas pour la validité de l’acte, il l’est dans le second. Dès lors, il est naturel que celui dont le consentement était requis et fait défaut puisse agir en nullité. Les situations envisagées par les articles 215, al. 3, et 1427 du Code civil, à propos des régimes matrimoniaux, appellent des remarques analogues. 5. Civ. 3e, 9 nov. 1976, D. 1977. IR 122. 6. Il en va de même des héritiers qui ne peuvent opposer l’incapacité de la personne protégée avec lequel le défunt a contracté (Civ. 1re, 14 janv. 2009, Bull. civ. I, no 6 ; RTD civ. 2009. 297, obs. J. Hauser). 7. Pour parer à cet inconvénient, le Code civil avait réduit à dix ans le délai de l’action en nullité, délai qui fut jugé trop long. Aussi la loi du 3 janv. 1968 l’a-t-elle réduit à cinq ans, solution maintenue par la loi du 17 juin 2008. Certains droits modernes tendent à instituer des délais encore plus courts. 8. Ceci avait été admis en particulier en matière de nullité du contrat de mariage fondée sur l’incapacité de l’un des époux : la nullité pouvait être invoquée par tout intéressé (Civ. 5 mars 1855, DP 55. 1. 101, S. 55. 1. 348). Mais la loi du 13 juill. 1965 a écarté cette solution : de l’actuel art. 1398, al. 2, il résulte que l’annulation ne peut être demandée que par le mineur ou par les personnes compétentes

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l’ordonnance du 10 février 2016 permettra désormais au contractant de mettre rapidement fin à toute incertitude, en contraignant son cocontractant, à supposer qu’il soit redevenu capable, à agir en nullité ou à confirmer le contrat dans le délai de six mois (art. 1183 ; v. ss 555).

 

 

542 2°) Personnes pouvant invoquer une nullité absolue ¸ Sanctionnant la violation de règles qui visent à protéger l'intérêt général, la nullité absolue peut être demandée par tout intéressé afin de multiplier les chances d’annulation (art. 1180, al. 1er). Encore faut-il savoir ce que l’on entend par personne intéressée. Font incontestablement partie de ce cercle, les contractants. Chacun d’entre eux peut se dégager du contrat en invoquant la violation d’une règle d’intérêt général. Il en va ainsi alors même qu’un des contractants se prévaut de sa propre immoralité pour demander la nullité d’un contrat entaché d’immoralité. La règle nemo auditur propriam turpitudinem allegans (nul ne peut être entendu en justice s’il invoque sa propre turpitude) doit être comprise, en effet, non comme faisant obstacle à l’action, mais comme empêchant la répétition des prestations faites en exécution du contrat annulé (v. ss 579 s.).

Aux contractants, il convient d’assimiler les ayants cause universels. S’agissant des ayants cause à titre particulier des parties au contrat, ceux-ci sont intéressés dans la mesure où leur situation est affectée par le contrat conclu par leur auteur. Ainsi l’acquéreur d’un immeuble loué, tenu en vertu de l’article 1743 du Code civil de respecter le bail conclu par son auteur, pourra se prévaloir de la nullité de celui-ci. De fait, s’il obtient le prononcé de celle-ci, l’immeuble qu’il a acquis sera libre de location. Quant aux créanciers chirographaires d’un des contractants, ils peuvent agir en nullité du contrat, par la voie de l’action oblique (v. ss 1560), dès lors que celui-ci leur porte préjudice 1. En revanche, il semble plus difficile d’admettre que des tiers vraiment étrangers au contrat – c’est-à-dire des tiers n’ayant aucune relation juridique antérieure avec les parties, souvent dénommés tiers penitus extranei –, puissent agir en nullité. De fait, comment des tiers pourraient-ils avoir un intérêt à attaquer un contrat dès lors que le principe de l’effet relatif prive celui-ci de tout effet à leur égard ? Mais s’en tenir à une telle analyse serait avoir une vision inexacte des effets du contrat. Comme on le verra, dépourvu de tout effet obligatoire à l’égard des tiers, le contrat ne leur en pour consentir au mariage, « mais seulement jusqu’à l’expiration de l’année qui suivra la majorité accomplie », ce qui est de nature à diminuer l’incertitude des tiers. – Comp. la solution assez voisine de l’art. 1399, al. 2 en ce qui concerne l’annulation du contrat de mariage passé par les majeurs en tutelle ou en curatelle sans l’assistance de ceux qui doivent consentir à leur mariage. On a parfois qualifié ces nullités de nullités relatives généralisées (E. Gaudemet, p. 167, Japiot, op. cit.) 1. Selon certains auteurs, le créancier n’agirait pas par la voie de l’action oblique, mais exercerait un droit propre (Flour, Aubert et Savaux, no 337).

LA fORMATION DU CONTRAT

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est pas moins opposable en tant que fait (v. ss 675 s.). Aussi bien ces tiers peuvent-ils, pour se soustraire aux effets indirects qui résultent de cette opposabilité, avoir un intérêt à invoquer la nullité absolue. Encore faut-il que le tiers se prévale d’un intérêt qui soit en rapport étroit avec la nullité. Il en sera ainsi lorsqu’il invoque un droit contraire à celui qui résulte du contrat irrégulier. Tel est le cas lorsqu’une personne agit en revendication de la propriété d’un terrain contre un possesseur qui excipe de l’usucapion abrégée et produit à l’appui de sa bonne foi un juste titre, un contrat d’achat. Ce contrat n’a pas d’effet direct à l’égard du revendiquant, car il n’a été ni vendeur, ni acheteur ; mais il est un des éléments de la possession du défendeur et il est opposable au demandeur qui pourra, pour l’écarter, se prévaloir des causes de nullité absolue 1. En revanche, l’occupant d’une maison ne pourrait, pour se débarrasser d’un voisin qui le gêne, demander la nullité du contrat par lequel un tiers a cédé à ce voisin sa maison ; de même un commerçant ne pourrait demander la nullité de la société constituée en violation de l’ordre public, en invoquant pour seul intérêt le désir de voir disparaître un concurrent 2. Le rapport entre la nullité et l’intérêt invoqué n’est pas alors suffisamment étroit.

543 Le ministère public ¸ Se fondant sur la loi du 20 avril 1810 (art. 46), la juris-

prudence décidait que, sans être restreinte aux cas déterminés expressément par la loi, l'action d'office du ministère public était limitée aux cas où l'ordre public est directement et principalement intéressé 3. Consacrée expressément par l’art. 7 du décret du 20 juillet 1972, cette solution a été ultérieurement abandonnée au profit d’une formule plus extensive. Aux termes de l’article 423 du Code de procédure civile, le ministère public « peut agir pour la défense de l’ordre public à l’occasion de faits qui portent atteinte à celui-ci ». Encore faut-il s’entendre sur l’« ordre public » visé par le texte. Sauf disposition légale contraire, le ministère public ne devrait pouvoir agir que dans l’hypothèse de la violation d’une règle d’ordre public de direction, qui vise la défense de l’intérêt général, et non d’une règle d’ordre public de protection, qui vise la sauvegarde des intérêts individuels (sur cette distinction, v. ss 494 s.). Le principe et les limites du droit d’agir du ministère public sont confirmés par le nouvel article 1180, al. 1er, qui l’autorise désormais expressément à solliciter la nullité absolue du contrat. Le développement de la politique sociale et de l’économie dirigée, qui a conduit le législateur à promulguer de nombreux textes d’ordre public, aurait pu provoquer des interventions plus fréquentes du ministère public. De fait, plus l’État prétend faire régner l’ordre ou la justice sociale et ne pas s’en remettre au jeu de la liberté, plus il est incité à inviter le ministère public à poursuivre l’annulation des contrats illicites que les intérêts particuliers s’entendraient pour ne pas attaquer 4. Mais on

1. V. F. Terré et P. Simler, Les biens, no 467. Pour d’autres exemples, v. Civ. 3e, 19 oct. 1983, Bull. civ. III, no 193, p. 148. 2. Req. 3  nov. 1932, DP  1932. 1.  181, rapp. Dumas ; Paris, 5  juill. 1954, D.  1954.  706, RTD civ. 1955. 150, obs. Hébraud et Raynaud. 3. Civ. 17 déc. 1913, DP 1914. 1. 261, note Binet, S. 1914. 1. 153, note Ruben de Couder, Grands arrêts, t. 1, no 15. 4. Les tribunaux ont ainsi admis le ministère public à invoquer la nullité d’une convention dissimulant une partie du prix de vente d’un immeuble (Lyon, 17  juin 1925, Gaz.  Pal. 1925.  2.487) ou celle d’une convention frauduleuse passée par une société de construction

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sait que l’économie dirigée est aujourd’hui en net recul. En outre, l’intervention du ministère public risque fort de rester lettre morte : à quoi sert la nullité du contrat, si les parties demeurent d’accord pour l’exécuter ? 1 En pratique, le ministère public se manifeste essentiellement dans le domaine du droit de la famille 2. L’emprise toujours plus grande du droit de la concurrence sur le droit des contrats pourrait lui fournir un autre motif d’intervention 3.

2. La confirmation

544 Confirmation, régularisation, réfection ¸ La confirmation est « l’acte par lequel celui qui pourrait se prévaloir de la nullité y renonce » (C. civ., art. 1182, al. 1er) 4. La confirmation doit être distinguée de la régularisation de l’acte. Celle-ci consiste à valider un acte initialement nul en lui apportant l’élément qui lui fait défaut 5. Alors que la confirmation n’a d’effet qu’à l’égard de celui qui renonce à invoquer la nullité, la régularisation rend l’acte rétroactivement valable à l’égard de tous. De nature à « provoquer un relâchement dans la stricte observance des règles de formation du contrat », la régularisation n’est admise que lorsque la nécessité d’une consolidation apparaît particulièrement pressante 6. Ainsi en va-t-il dans les cas où le Code sanctionne la lésion par une rescision : vente d’immeuble et, avant la loi du 23 juin 2006, partage. Afin de sauvegarder la sécurité juridique et la stabilité du contrat, le Code offre alors à celui qui a promis un prix insuffisant ou reçu une part excessive de faire échec à la rescision de la vente ou du partage en offrant un supplément de prix ou un complément de part (v. ss 440). De même en va-t-il en cas de vente de la chose d’autrui. Aux termes de l’article 1599, celle-ci est nulle ; mais elle est régularisée lorsque le vendeur acquiert, avant que la nullité n’ait été prononcée, la propriété de la chose vendue 7. Ainsi en va-t-il encore de manière beaucoup plus nette (Req. 4  nov. 1946, S.  1947. 1.  43), à agir d’office en matière de loyers (Req. 7  mars 1944, DP 1944. 74 ; Paris, 5 mars 1956, D. 1956. 632, note Lindon). 1. Flour, Aubert et Savaux, no 338. 2. V. not. Civ. 17 déc. 1913, préc. (nullité d’une reconnaissance d’enfant naturel mensongère) ; Req. 25 mars 1867, DP 67. 1. 300 (rectification d’acte de l’état civil). 3. Sur cette question, v. D. Allix, Dictionnaire Joly – Concurrence, t. I, no 89. 4. G. Couturier, La confirmation des actes nuls, thèse Paris II, éd. 1972, préf. J. Flour. Dans le Code civil de 1804, la confirmation était réglementée au titre III du livre III (Des preuves) par les anciens articles 1338 à 1340, ce qui revélait un vice de méthode manifeste. Il faut en effet distinguer la confirmation envisagée comme un acte juridique, de l’acte confirmatif, acte instrumentaire qui n’est qu’un mode de preuve de la confirmation. La rédaction un peu obscure de l’ancien article 1338 était due à la confusion des deux sens. L’ordonnance du 10 février 2016 a mis fin à cette situation en réglementant la confirmation dans la partie relative à la nullité (C. civ., art. 1182). 5. Dupeyron, La régularisation des actes nuls, thèse Toulouse, éd.  1973, préf. P.  Hébraud ; Ghestin, nos 798 s. 6. Ghestin, Le contrat : formation, 2e éd., no 815. 7. Civ.  1re, 12  juill. 1962, D.  1963.  246 ; Com. 2  juill. 1979, Bull.  civ.  IV, no 224, p. 181, D. 1980. IR 225, obs. B. Audit. En matière d’échange, v. Civ. 3e, 23 mai 2002, CCC 2002, no 136, obs. L. Leveneur.

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en matière de société. Afin d’éviter la nullité d’une convention qui donne naissance à une personne morale dont le fonctionnement se prolonge dans le temps et intéresse les tiers, le droit des sociétés fait très largement appel à la notion de régularisation, au point que celle-ci est, en la matière, devenue le principe et l’annulation l’exception 1 ; des observations voisines peuvent être présentées au sujet des actes irréguliers accomplis au cours du fonctionnement de la société. En pratique, il n’est pas toujours aisé de tracer la frontière entre confirmation et régularisation. Sans doute, la distinction est-elle nette dans certaines hypothèses. Ainsi en va-t-il en cas de lésion. Lorsque la victime de la lésion renonce à agir sans avoir reçu un supplément, il y a sans conteste confirmation. À l’inverse, lorsque le bénéficiaire de la lésion fait échec à l’action en rescision en offrant le supplément du juste prix, il y a manifestement régularisation. Mais il est d’autres hypothèses où les deux notions ont tendance à se confondre. Ainsi en va-t-il lorsque l’action en nullité n’appartient qu’à une personne et que la confirmation fait disparaître le vice – erreur, dol, violence, incapacité – qui entachait l’acte. Dans une telle hypothèse, on peut en effet tout autant parler de régularisation que de confirmation du contrat, en faisant valoir que la confirmation renouvelle le consentement dans des conditions qui assurent la validité et l’efficacité du contrat à l’égard de tous. Afin d’éviter les risques de chevauchement entre ces deux notions, certains auteurs enseignent que la régularisation se limite au cas où l’acte est validé par l’apport de l’élément objectif qui lui faisait défaut 2. Il semble toutefois que l’intérêt de la controverse soit surtout verbal. La confirmation doit également être distinguée de la réfection du contrat. Celle-ci résulte d’un nouvel accord des volontés, analogue à celui qui avait donné naissance au contrat primitif, mais échappant à la cause de nullité qui l’affectait. Ayant constaté à l’amiable la nullité de leur accord initial, les parties concluent un nouvel accord qui n’est pas entaché du vice qui justifiait l’annulation du premier 3. Ce nouveau contrat produit effet, à compter de sa formation, sans aucune rétroactivité. La différence avec la confirmation est double. En premier lieu, alors que la réfection suppose un nouvel accord de volontés, la confirmation résulte d’une manifestation unilatérale de volonté qui n’a nul besoin d’être acceptée par le partenaire ; le contractant protégé par la nullité peut à sa guise demander celle-ci ou 1. Ph. Merle, Droit commercial, Sociétés commerciales, no 71. 2. Dupeyron, op. cit., no 145, p. 109 ; contra Ghestin, Le contrat : formation, 2e éd., no 799. 3. V. par ex. Com. 27  juin 2000, Bull.  civ.  IV, no 132, Defrénois 2001.  513, obs.  Honorat, RTD civ. 2001. 583, obs. Mestre et Fages (à propos d’une vente de fonds de commerce constatée par un acte sous seing privé ne renfermant pas les mentions obligatoires exigées par l’art. 12 de la loi du 29 juin 1995 (C. com., art. L. 141-1) et réitérée dans un acte authentique renfermant ces mêmes mentions) ; Civ. 1re, 18 janv. 2000, JCP E 2000. 342 (à propos d’une offre de prêt immobilier acceptée moins de dix jours après son émission en violation de l’anc. art.  L.  312-10 C. consom., puis acceptée de nouveau après l’expiration du délai de dix jours).

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y renoncer. En second lieu, alors que la réfection donne naissance à un nouveau contrat qui produit ses effets du jour de sa formation, le lien qui unit les parties, en cas de confirmation, est créé non par celle-ci mais par le contrat initial ; il produit donc ses effets au jour de la conclusion de celui-ci 1. Dans certains cas, seule une réfection du contrat est possible. Ainsi lorsqu’une donation est nulle en la forme, l’article 931-1 (anc. art. 1339) dispose que le donateur ne peut pas réparer le vice de celle-ci par un acte confirmatif. Il faudra donc la refaire en la forme légale, en obtenant le consentement du donataire 2. De même, la jurisprudence a pu considérer qu’une vente dont le prix est indéterminé est nulle d’une nullité absolue et ne peut être confirmée. Mais les parties peuvent refaire un nouveau contrat qui pourra d’ailleurs, en ce cas, être tacite et résulter de l’acceptation de la livraison et du paiement du prix 3.

a. Domaine de la confirmation

545 Nullité relative et nullité absolue ¸ Selon la théorie classique des nullités, nature de la nullité et confirmation sont en étroite corrélation : mort-nés car entachés d'un vice très grave, les actes atteints de nullité absolue ne sont pas susceptibles de confirmation ; malades mais guérissables, car affectés d'un vice de gravité moindre, les actes atteints de nullité relative peuvent être confirmés (v. ss 140). Si cette analyse est aujourd’hui rejetée (v. ss 141), la corrélation entre nature de la nullité et possibilité de confirmer n’en subsiste pas moins. Mais elle repose sur des fondements renouvelés qui lui confèrent une certaine souplesse. Suivant une doctrine majoritaire, déjà suivie en jurisprudence, l’ordonnance du 10 février 2016 a confirmé que la nature de la nullité dépend de la finalité de la règle transgressée : si celle-ci a pour but la protection de l’intérêt général, la nullité est absolue ; si celle-ci a pour but la protection des intérêts privés, la nullité est relative (art. 1179). Dès lors on perçoit fort bien pourquoi seules les nullités relatives sont, en principe, susceptibles de confirmation. Protectrice de l’intérêt général, la nullité absolue n’est pas édictée dans l’intérêt de telle ou telle personne, mais dans celui de la société. Il faut donc, en ce cas, renforcer les chances d’anéantissement effectif de l’acte 1. Cette différence se répercute sur le sort des fruits de la chose qui auraient été perçus par l’une des parties avant la confirmation ou la réfection. Lorsque le contrat est confirmé, la partie qui a bénéficié des fruits les conserve par le seul effet du contrat validé. Au contraire, la partie qui a perçu les fruits antérieurement à la réfection du contrat est, en principe, tenue de les restituer ; son titre ne datera que de la réfection ; elle ne pourrait conserver ces fruits que si une clause spéciale du nouveau contrat les lui attribuait. 2. Les successions, Les libéralités, no 532. Sur l’impossibilité de conclure une transaction sans se heurter aux dispositions de l’ancien article 1339, devenu l’article 931-1 : Civ. 1re, 12 juin 1967, D. 1967. 584, note Breton. 3. Civ. 1re, 11 juin 1981, Bull. civ. I, no 211, JCP 1982. II. 19840, 2e esp., note G. Raymond.

LA fORMATION DU CONTRAT

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et non les diminuer, ce à quoi conduirait précisément l’admission de la renonciation 1. Protectrice des intérêts privés, la nullité relative est en quelque sorte à la disposition des personnes dont les intérêts sont atteints. Si la ou les personnes concernées entendent renoncer à son bénéfice, il paraît difficile de le leur interdire, du moins si cette renonciation intervient à un moment où le confirmant agit en toute liberté (v. ss 551). Cette opposition a été consacrée par l’ordonnance de 2016 : admise pour la nullité relative (C. civ., art. 1180, al. 2), la confirmation est impossible pour la nullité absolue (C. civ., art. 1181, al. 2). L’impossibilité de principe de confirmer un acte entaché de nullité absolue est néanmoins assortie d’un important tempérament. Selon la jurisprudence, « si l’acte nul de nullité absolue, ne peut être rétroactivement confirmé, il est loisible aux parties de renouveler leur accord ou de maintenir leur commune volonté lorsque la cause de la nullité a cessé » 2. De même, la jurisprudence considère qu’une vente dont le prix est indéterminé est nulle d’une nullité absolue et ne peut être confirmée. Mais les parties peuvent refaire un nouveau contrat qui pourra d’ailleurs, en ce cas, être tacite et résulter de l’acceptation de la livraison et du paiement du prix 3. Si la corrélation entre la nature de la nullité et la possibilité de confirmer l’acte est étroite, il a néanmoins été suggéré de lui apporter certains aménagements. Ainsi pourrait-on concevoir qu’un contrat nul de nullité absolue puisse être confirmé dès lors que l’intérêt général n’exigerait plus son anéantissement. Il est vrai qu’en pratique de telles hypothèses apparaissent tout à fait exceptionnelles. Ainsi il a été soutenu que la confirmation pourrait jouer lorsqu’une réforme législative vient permettre un contrat que les textes antérieurs frappaient d’une nullité absolue ou encore lorsque la nullité tenait à la période où le contrat a été passé, par exemple un pacte sur succession future. Nul à l’époque où il a été conclu, le contrat serait valable s’il est confirmé postérieurement au changement de législation ou à l’ouverture de la succession 4. Mais la jurisprudence refuse d’admettre, dans de tels cas, la confirmation 5. Seule la réfection est possible. N’ayant pas d’effet rétroactif, elle permet seule de respecter la règle de la non-rétroactivité de la loi nouvelle et d’éviter que le contrat ne produise effet durant la période interdite 6. 1. Civ. 1re, 4 mai 1966, D. 1966. 553, note Ph. Malaurie, JCP 1967. II. 15038, note J. Mazeaud ; 1er déc. 1976, Bull. civ. I, no 380 ; Civ. 2e, 5 mai 1982, Bull. civ. II, no 69, JCP 1982. IV. 244 ; Civ. 3e, 7 juill. 1982, JCP 1982. IV. 335 ; Com. 30 nov. 1983, Bull. civ. IV, no 332, RTD civ. 1984. 710, obs. J. Mestre. 2. Civ. 1re, 29 nov. 1983, Bull. civ. I, no 281, RTD civ. 1984. 710, obs. J. Mestre ; 8 janv. 1985, Bull. civ. I, no 6 ; Soc. 25 juin 1996, Bull. civ. V, no 255 ; v. aussi Civ. 1re, 1er déc. 1976, D. 1977. 177, note A. Breton, JCP 1977. II. 18625, note J. Patarin. 3. Civ.  1re, 11  juin 1981, Bull.  civ.  I, no 211, p. 173, JCP  1982. II.  19840, 2e  esp., note G. Raymond. 4. V. par ex. Flour, Aubert et Savaux, no 348. 5. Req. 19 févr. 1929, DH 1929. 162. 6. Req. 13 mai 1884, S. 1884. 1. 336 ; Civ. 26 oct. 1943, JCP 1944. II. 2582, note Tournon, D. 1946. 301, note J. Boulanger ; Civ. 1re, 12 déc. 1961, Bull. civ. I, no 603 (à propos de pacte sur succession future). V. Civ. 1re, 8 janv. 1985, préc. – Sur cette question, v. Ghestin, Le contrat : formation, 2e éd., no 843 s. et note D. 1974. 239.

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546 Applications ¸ À suivre ces directives, il apparaît que le domaine d'élection de la confirmation coïncide très largement avec les cas de nullité relative incontestés : incapacité, vices du consentement, consentement donné sous l'empire d'un trouble mental, lésion lorsqu'elle est sanctionnée par la rescision. Il en va de même pour les nullités sanctionnant le défaut d'objet ou l'absence de contrepartie, puisque ces conditions ont principalement pour but la défense des intérêts d'une des parties au contrat. Certes, on a vu que, persévérant dans l'analyse traditionnelle, la jurisprudence a longtemps sanctionné ces situations par la nullité absolue ; elle en déduisait qu'aucune confirmation n'était possible. Mais la jurisprudence la plus récente sanctionne désormais l'absence de contrepartie par la nullité relative (v. ss 424). En revanche, aucune confirmation n’est, en principe, possible lorsque la nullité est sans conteste absolue parce que le contrat heurte l’ordre public, les bonnes mœurs ou encore les droits et libertés. Il convient néanmoins à propos de l’ordre public de distinguer. On sait, en effet, que coexistent au sein de celui-ci un ordre public classique et un ordre public économique de direction qui ont pour finalité la protection de l’intérêt général, et un ordre public économique de protection, qui se propose de défendre certains intérêts privés. Alors que la nullité est absolue dans les deux premiers cas, elle est relative dans le troisième (v. ss 497). Par conséquent, les personnes protégées peuvent renoncer à agir en nullité sur ce fondement si cette renonciation intervient dans un contexte tel que la protection que la règle transgressée tendait à assurer n’est pas tournée. Mais ce sont alors les conditions de la confirmation qui sont en cause.

b. Conditions de la confirmation

547 Double voie ¸ Acte juridique par lequel une personne renonce à se prévaloir de la nullité, la confirmation est en principe à l'initiative de son auteur, c'est-à-dire de la victime du défaut de formation ou de validité. À côté de cette voie classique, et sur le modèle de droits spéciaux, l'ordonnance de 2016 a consacré une nouvelle voie de confirmation, à l'initiative du cocontractant cette fois, à travers le mécanisme de l'action ou de l'interpellation interrogatoire. 548 1°) Voie classique : la confirmation à l’initiative de la partie lésée (C. civ., art. 1182) ¸ Il convient d'envisager successivement les conditions de fond et les conditions de forme de la confirmation. 549 a) Conditions de fond ¸ La confirmation d'un acte juridique annulable ou rescindable est subordonnée à trois conditions : quant à la personne dont elle émane, quant au moment où elle intervient, quant aux qualités que doit présenter l'acte de confirmation.

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550 α) La personne ¸ La confirmation doit émaner de la personne qui peut se prévaloir de la nullité. Cette exigence résulte de la définition même de la confirmation, comprise comme une renonciation au droit de demander la nullité. 551 β) Le moment ¸ La confirmation ne peut intervenir, tout d'abord, qu'après la conclusion du contrat. Sous l’empire du Code civil de 1804, la solution résultait, d’une part, de l’ancien article 1338, alinéa 2, qui prévoyait que l’exécution volontaire vaut confirmation tacite si elle intervient « après l’époque à laquelle l’obligation pouvait être valablement confirmée », d’autre part et surtout, de l’article 1674 du Code civil qui pose qu’en cas de lésion de plus de 7/12es, le vendeur d’immeuble ne peut renoncer « dans le contrat » à son action en rescision. Il s’agit d’éviter que l’acheteur profitant de sa situation de supériorité ne lui impose une clause de renonciation qui risquerait de devenir de style. La solution a été généralisée par l’ordonnance du 10 février 2016 (C. civ., art. 1182, al. 2). Prenant appui sur les anciens articles 1115 et 1311, devenus les articles 1152, al. 2 et 1182, al. 3 in fine, qui exigent pour la validité de la confirmation, le premier que la violence ait cessé, le second que le mineur soit devenu majeur, la doctrine enseigne généralement que la confirmation suppose que le vice est préalablement disparu 1. Mais si l’on y réfléchit, cette exigence est, selon le type de défauts, soit évidente, soit non requise. Elle est évidente lorsque le contrat est nul pour erreur, dol, violence ou incapacité, la confirmation n’étant valable que si ce vice du consentement ou cette incapacité a cessé. Au cas contraire, la confirmation ne serait, en effet, pas plus valable que l’acte initial car elle serait entachée du même vice. Mais il n’est, dans ce cas, nul besoin d’ériger cette exigence en une condition distincte. Le seul fait que la confirmation suppose, comme tous les actes juridiques, un consentement libre et éclairé, exprimé par une personne capable suffit. De fait, si l’erreur, le dol ou la violence persiste, la confirmation n’est pas donnée en pleine connaissance de cause et librement, et si l’incapacité n’a pas disparu, la confirmation n’est pas donnée par une personne capable. Elle n’est au surplus pas toujours requise. Ainsi en va-t-il lorsque le contrat est susceptible d’être rescindé pour lésion. La victime de la lésion peut alors valablement choisir de renoncer à agir en nullité, sans qu’elle ait pour autant reçu un quelconque supplément de prix. La confirmation jouera, bien que le déséquilibre des prestations persiste. C’est dire qu’en ce cas la disparition préalable du vice n’est nullement nécessaire 2. Dans la même ligne d’idées, il avait été soutenu que, lorsque la règle transgressée est une disposition d’ordre public de protection, la confirmation ne devrait pouvoir intervenir qu’après que la raison d’être de cette protection, à savoir l’état d’infériorité dans lequel est placée la partie protégée, a cessé 3. Néanmoins, la jurisprudence ne paraît pas adopter cette solution. Elle décide en effet qu’« une partie peut toujours, après la naissance de son droit, renoncer à l’application d’une loi 1. Marty et Raynaud, no 220 ; J. Carbonnier, no 105. 2. V. en ce sens, Ghestin, Le contrat : formation, 2e éd., no 824. 3. Ghestin, Le contrat : formation, 2e éd., no 839 ; Flour, Aubert et Savaux, no 344.

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fût-elle d’ordre public » 1. La confirmation est donc possible dès que le droit d’agir en nullité est né, c’est-à-dire en principe après la conclusion du contrat.

552 γ) Les qualités de l’acte ¸ Pour qu'il y ait confirmation, il faut tout d'abord que le titulaire de l'action en nullité ait connu le vice qui affectait l'acte juridique et qu'il soit animé par l'« intention de réparer » (anc. art. 1338), c'est-à-dire par la volonté de renoncer à agir en nullité. Sinon, il n'y aurait à proprement parler pas de consentement. La Cour de cassation veille au respect de cette condition essentielle 2. Pour être valable, il faut ensuite, comme pour tout acte juridique, que ce consentement émane d’une personne capable, agissant en pleine connaissance de cause et librement. 553 b) Conditions de forme. α) La confirmation expresse ¸ La confirmation est le plus souvent expresse : elle résulte d'une volonté manifestée en termes exprimant formellement l'intention de confirmer. Si un écrit est dressé pour relater cette confirmation, celui-ci doit, pour être valable, réunir diverses conditions. On y doit trouver : 1) d’abord, l’« objet de l’obligation » (art. 1182, al. 1er), c’est-à-dire de la convention qu’il s’agit de confirmer, étant précisé qu’il n’est pas nécessaire que l’acte reproduise la teneur littérale de cette convention, mais les termes essentiels du contrat doivent y figurer ; 2) ensuite, la mention du « vice affectant le contrat » (art. 1182, al. 1er), c’est-à-dire du motif de l’action en nullité ou en rescision ; 3) enfin, et bien que le nouvel article 1182 n’ait pas repris la formule de l’ancien article 1338, l’intention de réparer ce vice, c’est-à-dire la mention explicite de sa renonciation à s’en prévaloir 3. Il ne faut cependant pas se méprendre sur la portée de ces exigences. Elles n’ont trait qu’à la preuve de l’acte confirmatif. Faute d’être rédigé dans les conditions de précision indiquées, l’écrit ne pourra pas servir de preuve. Mais la confirmation elle-même reste efficace, à condition que celui qui l’invoque puisse en faire la preuve autrement, spécialement par témoins. L’acte confirmatif irrégulier peut en effet servir de commencement de preuve par écrit (art. 1361 ; anc. art. 1347) rendant recevable la preuve par tous moyens, sans limitation de chiffre. Acte unilatéral, la confirmation est le plus souvent invoquée, non par son auteur, mais par une personne qui

1. Civ. 3e, 27 oct. 1975, Bull. civ. III, no 310, p. 234 ; 29 juin 1977, Bull. civ. III, no 294, p. 223 ; 22 nov. 1977, Bull. civ. III, no 431, p. 342 ; 12 juin 1979, Bull. civ. III, no 126, p. 96, JCP 1981. II. 19494, note L. Boyer ; rappr. Civ. 1re, 17 mars 1998, CCC 1998, no 86, note Leveneur, RTD civ. 1998. 671, obs. J. Mestre. 2. Civ. 1re, 11 févr. 1981, Bull. civ. I, no 53 ; Com. 29 mars 1994, D. 1994. IR 109 ; Civ. 3e, 2 juill. 2008, RTD civ. 2008. 675, obs. B. Fages ; Soc. 1er juill. 2009, Bull. civ. V, no 171 ; Civ. 1re, 26 sept. 2012, CCC 2012, no 271, note L. Leveneur. 3. L’acte confirmatif peut être rédigé en un seul original, même s’il s’applique à un contrat synallagmatique. Il n’y a pas lieu de suivre les prescriptions de l’art. 1375 (anc. art. 1325).

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est, par rapport à celle-ci, un tiers. La confirmation n’est alors pour ce tiers qu’un simple fait juridique dont la preuve est libre 1. 554 β) La confirmation tacite ¸ La confirmation peut d'ailleurs être tacite et résulter d'actes émanant du titulaire de l'action en nullité qui révèlent son intention non équivoque de renoncer à celle-ci. Elle est admise expressément par l'article 1182, al. 3 (anc. art. 1338, al. 2), qui donne pour exemple l'exécution volontaire du contrat en connaissance de cause de la nullité. Il n'est pas nécessaire, pour qu'il y ait confirmation tacite, que l'exécution ait été complète ; une exécution partielle, par exemple le paiement partiel d'une dette que l'on sait annulable pour incapacité suffit. La nullité ne pourrait être opposée pour le surplus. L’indication que comporte l’article 1182 n’est pas limitative. De fait, l’exécution volontaire de la part du débiteur n’est que l’un des cas où l’on peut induire de son attitude la volonté de confirmer l’acte annulable. Par exemple, le fait de disposer, en connaissance de cause, de la chose acquise en vertu d’un contrat dont on avait le droit de demander la nullité, peut valoir confirmation tacite 2 ; de même, on peut induire une confirmation tacite de ce que l’acheteur d’un immeuble, sachant qu’il pouvait demander la nullité, démolit tout ou partie de celui-ci, car il se met sciemment dans l’impossibilité de rétablir le statu quo ante. En revanche, a pu ne pas être considéré comme une confirmation tacite, le fait d’avoir laissé le bénéficiaire d’un bail nul en possession pendant plusieurs années 3, la résiliation d’un contrat d’assurance annulable 4, ou encore le règlement amiable de la liquidation d’une communauté de biens entre époux 5. Lorsqu’un plaideur veut démontrer la confirmation tacite d’un acte, il ne lui suffit pas en effet d’établir l’existence d’un acte de nature à fonder cette confirmation. Il lui faut encore démontrer qu’au moment de cette exécution, le contractant connaissait le vice et avait l’intention de le réparer 6. À défaut d’une telle connaissance du vice, l’exécution serait, en effet, dépourvue de signification. L’intention de réparer doit résulter clairement des circonstances. Elle ne se présume pas 7. Ce n’est là que l’application des principes généraux en matière de consentement. 1. Civ. 24 déc. 1919, DP 1920. 1. 12, RTD civ. 1921. 259, obs. Demogue ; rappr. sur la preuve des renonciations Civ. 25 juin 1958, Gaz. Pal. 1958. 2. 194 ; Civ. 3e, 16 mai 1972, D. 1973. Somm. 14. 2. V. une application dans l’art. 892 à propos d’un partage annulable. – V. d’autres exemples de confirmation tacite n’ayant pas leur fondement dans l’exécution volontaire : Req. 2  janv. 1901, DP 1903. 1. 573, S. 1903. 1. 47 ; 13 janv. 1902, DP 1903. 1. 224 ; Montpellier, 1er avr. 1952, D. 1952. 619, note Ripert. 3. Civ. 3e, 20 nov. 1974, Bull. civ. III, no 421. 4. Civ. 1re, 17 juill. 2001, Bull. civ. I, no 226, RTD civ. 2002. 93, obs. J. Mestre et B. Fages. 5. Civ. 1re, 9 janv. 2008, LPA 9 avr. 2008, note Malaurie. 6. Civ. 1re, 11 févr. 1981, Bull. civ. I, no 53 ; 1er oct. 1996, D. 1996. IR 227, RTD civ. 1997. 117, obs. Mestre ; Paris, 29 janv. 1999, D. 1999. IR 70 ; Civ. 3e, 20 nov. 2013, Bull. civ. III, no 149, RDC 2014.  169, obs.  Y.-M.  Laithier (absence de preuve de la connaissance préalable par le maître d’ouvrage de la violation des dispositions destinées à le protéger). 7. Civ. 27 avr. 1953, Bull. civ. I, no 138.

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555 2°) Voie nouvelle : la confirmation à l’initiative du cocontractant ou l’interpellation interrogatoire (C. civ., art. 1183) ¸ L'ordonnance du 10 février 2016 a ouvert une nouvelle voie de confirmation à travers le mécanisme de l'action ou interpellation interrogatoire déjà rencontré en matière de pacte de préférence (art. 1123 ; v. ss 260) et de représentation (art. 1158 ; v. ss 238). En application du nouvel article 1183, une partie au contrat pourra ainsi demander à celle qui peut se prévaloir de la nullité, soit de confirmer le contrat, soit d’agir en nullité dans les six mois ; à défaut de réponse de sa part pendant ce délai, le contrat sera réputé confirmé. C’est la généralisation en droit commun d’une solution connue du droit des sociétés (C. civ., art. 1844-12 ; C. com., art. L. 235-6). Quant au domaine de l’interpellation, bien que l’article 1183 ne l’indique pas, il va de soi que le mécanisme est réservé à l’hypothèse d’une nullité relative. Quant aux conditions de fond, l’article 1183, al. 2, précise que la « cause de la nullité doit avoir cessé ». Cette condition fait directement écho à celle exigée pour la confirmation, notamment en cas de violence (C. civ., art. 1182, al. 3) : de même qu’un contractant ne peut valablement confirmer le contrat si la contrainte dont il a été victime perdure, son cocontractant ne saurait le sommer de se prononcer tant qu’il n’a pas retrouvé sa pleine liberté. La même solution vaut en cas d’incapacité : l’interpellation ne saurait être mise en œuvre si le cocontractant n’a pas atteint l’âge de la majorité ou retrouvé la possession de ses facultés. Une telle condition est en revanche sans conséquence en cas de dol ou d’erreur, l’interpellation ayant nécessairement pour effet de détromper le cocontractant interrogé, qui pourra ainsi se prononcer en connaissance de cause. La mise en œuvre de cette exigence peut paraître plus délicate dans l’hypothèse du défaut de contrepartie ou de détermination insuffisante de la prestation, car, à proprement parler, la cause de nullité n’aura pas (nécessairement) cessé. Toutefois, sauf à fermer la voie de l’interpellation interrogatoire, pour une raison que l’on peine à percevoir, pour ce type de vice 1, il convient de ne pas s’arrêter à la lettre de la loi, et de considérer que l’interpellation, en dévoilant ou confirmant le défaut de validité, met en mesure le destinataire de se prononcer 2. Quant aux conditions de forme, l’interpellation, qui doit être formulée par écrit, doit indiquer qu’à défaut d’action dans ce délai, le contrat sera réputé confirmé (art. 1183, al. 3). Bien que le texte ne le prévoie pas,

1. En ce sens : N. Dissaux et Ch. Jamin, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, Dalloz, 2016, p. 82 ; rappr. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, préc., no 483. 2. En ce sens : Ch. Gijsbers, « L’incidence des règles relatives à la nullité, à la caducité et aux restitutions », RDI 2016. 1, spéc. no 10 in fine ; B. Mercadal, Réforme du droit des contrats, préc., no 538.

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l’interpellation devrait mentionner, comme la confirmation à laquelle elle peut aboutir (art. 1182, al. 1 ; v. ss 553), l’objet de l’obligation et le vice affectant le contrat 1. Quant aux effets, ils dépendront de l’attitude du contractant interpellé. Celui-ci a le choix, soit de confirmer l’acte, soit d’agir en nullité, dans le délai de six mois. À la lettre du texte, il semble en revanche qu’il ne saurait se contenter de refuser la confirmation et espérer ainsi pouvoir profiter du délai légal de prescription pour agir. À défaut de réponse de sa part, la sanction est également sans appel : le contrat sera « réputé confirmé ». Cette action interrogatoire permet d’assurer, dit-on, la sécurité des échanges 2. Cette sécurité est en réalité unilatérale. Profitable au demandeur, qui pourrait d’ailleurs être à l’origine du vice (ex. : auteur du dol ou de la violence), elle porte atteinte au droit d’agir du cocontractant victime 3. Cette action interrogatoire permet en effet au premier d’écarter unilatéralement le délai de prescription de droit commun (5 ans) au profit d’un délai de forclusion beaucoup plus court pour le second (6 mois) 4. Les juges devront d’ailleurs répondre à la question de savoir si cette interpellation interrogatoire, et la réduction de délai qui l’accompagne, pourra être mise en œuvre dans les domaines, tel le droit de la consommation (C. consom., art. L. 218-1), où le délai de prescription est imposé, sans aménagement possible, dans un souci de protection de la partie faible 5. Au moins la mise en œuvre de cette action interrogatoire ne sera pas sans risque pour le demandeur, puisqu’elle le placera en mauvaise posture en cas d’action en nullité intentée par son cocontractant : de la demande de confirmation à l’aveu du vice, il n’y a qu’un pas… qu’un juge pourrait ne pas hésiter à franchir 6. Déclarée immédiatement applicable aux contrats en cours (ord. 10 févr. 2016, art. 9), l’action interrogatoire de l’article 1183 peut être mise en œuvre pour couvrir la nullité de conventions conclues avant le 1er octobre 2016.

c. Effets de la confirmation

556 1°) Efficacité du contrat confirmé ¸ Selon l'article 1182, al. 4, la confirmation « emporte renonciation aux moyens et exceptions qui 1. En ce sens : O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 339. 2. Pour l’illustration de son utilité en matière de libéralités : C. Blanchard, « L’incidence de la réforme du droit des contrats sur les libéralités », Bull. du Cridon de Paris, oct. 2016, p. 2 s., spéc. o n 12-15. 3. Sur ce point : M. de Fontmichel, Les nouvelles actions interrogatoires, D. 2016. 1665, spéc. p. 1667-1668. 4. Délai d’ailleurs plus court, comme on l’a très justement observé (M. de Fontmichel, préc., p. 1668), que le délai minimum admis par le législateur à l’occasion de la réforme de la prescription en 2008 (C. civ., art. 2254, qui ne permet pas aux contractants de réduire le délai de prescription en deça d’une année). 5. Sur ce point : M. de Fontmichel, préc., p. 1669. 6. En ce sens : A. Bénabent, « Les nouveaux mécanismes », in Réforme du droit des contrats : quelles innovations ?, RDC 2016, hors-série, p. 18.

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pouvaient être opposés ». Le titulaire de l'action en nullité renonce ainsi à invoquer celle-ci, sous forme d'action ou d'exception. Il ne peut donc plus remettre en cause la convention qui est rétroactivement valable. S'il était le seul titulaire de l'action en nullité, sa confirmation rend l'acte efficace à l'égard de tous. L'acte confirmé est alors valable et il l'est rétroactivement, dès l'origine. Si l'action en nullité a plusieurs titulaires, la confirmation ne sera pleinement efficace que si tous ont confirmé l'acte. Au cas contraire, l'acte n'est efficace qu'à l'égard du ou des confirmants (C. civ., art. 1181, al. 2), les autres conservant leur droit d'agir en nullité 1. 557 2°) Réserve du droit des tiers ¸ La confirmation de l'acte nul produit ses effets « sans préjudice néanmoins des droits des tiers » (art. 1182, al. 4 ; anc. art. 1338, al. 3). À quel droit le texte fait-il allusion ? Comment une confirmation peut-elle nuire à des tiers ?

Supposons qu’un mineur A ait vendu irrégulièrement un immeuble à B ; la vente est annulable. Devenu capable, A revend le même immeuble à C, après quoi il lui plaît de confirmer la première vente qu’il avait faite en état de minorité. Si l’on appliquait le principe général selon lequel un acte nul confirmé est considéré comme ayant été valable ab initio, on devrait décider que la première vente est valable et que la deuxième est sans effet ; le second acheteur verrait ainsi sa situation affectée par la confirmation. La loi fait obstacle à un tel effet : on a considéré que le second acheteur n’a sans doute acheté que parce qu’il savait que la première vente était nulle ; il a traité en considération de l’action en nullité qui appartenait au vendeur et qu’il pouvait considérer comme lui ayant été tacitement cédée dans la mesure où elle lui était nécessaire pour l’emporter sur l’autre acquéreur ; la confirmation donnée par le vendeur ne pourra pas être opposée au droit de l’acheteur qui, à moins de manifestation de volonté contraire, a acquis le droit de se prévaloir de la nullité de la première vente. On voit ainsi que les tiers visés par l’article 1182, al. 4, sont ceux qui, ayant traité avec l’auteur de l’acte annulable – lequel pouvait demander la nullité –, auraient, par cette opération, acquis un droit à se prévaloir de la nullité ; la confirmation doit respecter les droits acquis des ayants cause à titre particulier 2. La règle consacrée à l’article 1182, al. 4, ne concerne pas les ayants cause universels ; ils sont liés par tous les actes de leur auteur. La confirmation est pareillement opposable aux créanciers chirographaires ; cependant, si elle présentait un caractère frauduleux à leur égard, ils pourraient en poursuivre la révocation au moyen de l’action paulienne.

1. V. Marty et Raynaud, no 203 ; Flour, Aubert et Savaux, no 349 ; Ghestin, Le contrat : formation, 2e éd., nos 830 s. 2. Au contraire, la disposition de l’article 1182, al. 4, ne s’appliquerait pas si le droit avait été constitué par la partie qui ne pouvait se prévaloir de la nullité, auquel cas le tiers n’a pu acquérir aucun droit propre à se prévaloir de la nullité, puisque son auteur n’en avait pas lui-même. Ainsi, supposons qu’un mineur achète un immeuble. Postérieurement le vendeur, ne tenant pas compte de l’acte annulable qu’il a passé, revend l’immeuble à un tiers. Si le mineur devenu majeur confirme l’achat qu’il a fait, cette confirmation rétroagira contre le second acheteur : en effet, celui-ci, ayant traité avec le contractant auquel n’appartenait pas l’action en nullité, n’a acquis aucun droit à s’en prévaloir ; bien qu’étranger à la confirmation, il n’est pas un tiers au sens de l’art. 1338.

LA fORMATION DU CONTRAT

3. La prescription

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558 Présentation ¸ On sait que la nullité peut être invoquée soit par voie d'action – le demandeur agit en nullité –, soit par voie d'exception – une demande d'exécution du contrat étant formée, le cocontractant excipe de la nullité de celui-ci. Cette distinction est essentielle au regard de la prescription. Alors que l'action en nullité s'éteint, en principe, par l'écoulement d'un délai de cinq ans (a), l'exception de nullité est perpétuelle (b).

a. L’action en nullité

559 Distinction ¸ Traditionnellement, la durée de la prescription dépendait de la nature de la nullité. Alors que le délai de prescription de l'action en nullité relative était de cinq ans, celui de l'action en nullité absolue était de trente ans. La loi du 17 juin 2008 a unifié les délais, sans pour autant gommer toutes les différences existant entre les deux nullités, du point de vue de la prescription. Aussi envisagera-t-on successivement la prescription des nullités relatives puis des nullités absolues. 560 1°) Les nullités relatives ¸ Il convient d'envisager successivement le délai (a) et le point de départ (b) de la prescription, en distinguant l'état du droit avant et après les réformes de la prescription (2008) et des obligations (2016). 561 a) Délai de prescription. α ) Droit antérieur aux réformes de 2008 et 2016 : l’ancien article 1304 du code civil ¸ Aux termes de l'ancien article 1304, alinéa 1, « dans tous les cas où l'action en nullité ou en rescision d'une convention n'est pas limitée à un moindre temps par une loi particulière, cette action dure cinq ans ». Malgré la généralité des termes de ce texte, on était d'accord pour admettre qu'il ne concernait que les actions en nullité relative. Au reste, la suite de l'article ne visait que les cas d'incapacité ou de vices de consentement. Le Code civil de 1804 avait institué en la matière une prescription de dix ans, mais ce délai était apparu trop long, en sorte que la loi du 3 janvier 1968 l'avait réduit à cinq ans 1. Visant la seule action en nullité relative, l’article 1304 était inapplicable à l’action en nullité absolue, ainsi qu’à toutes les actions qui n’étaient pas des actions en nullité : action en résolution, action en inopposabilité 2, 1. La Commission de réforme du Code civil avait proposé de réduire le délai à deux ans, à moins que l’action ne soit fondée sur une incapacité, le délai étant alors de cinq ans. Les législations étrangères contemporaines retiennent en général un délai d’un ou deux ans. 2. Cass., ass. plén., 28 mai 1982, Bull. civ., no 3, p. 5, D. 1983. 117, concl. Cabannes et p. 349, note E. Gaillard. La solution est ici contestable. S’agissant de sanctionner un dépassement de pouvoirs, il aurait dû être fait appel à la nullité relative et au délai de prescription de l’art. 1304. V. aussi Civ. 3e, 15 avr. 1980, Bull. civ. III, no 73, p. 54, D. 1981. IR 314, note J. Ghestin, Defrénois 1981. 853, obs. J.-L. Aubert, RTD civ. 1981. 155, obs. F. Chabas.

 

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LES SANCTIONS : LA NULLITÉ ET LA CADUCITÉ

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action en révocation d’une donation ou d’un testament, action paulienne, action en déclaration de simulation, action en répétition de l’indu… En revanche, sauf dispositions particulières, toutes les actions en nullité relative lui étaient en principe soumises : actions sanctionnant un vice du consentement ou une incapacité, expressément visées par le texte, mais aussi action pour vice de forme 1 ou pour violation de l’ordre public de protection, dès lors que ces irrégularités sont sanctionnées par une nullité relative 2. Des dispositions particulières prévoyaient toutefois des délais plus brefs pour certaines hypothèses. Le cas le plus notable est l’action en rescision de la vente d’immeuble pour lésion de plus des sept douzièmes qui est soumise par l’article 1676 à un délai de prescription de deux ans. Traditionnellement, on tendait à considérer que les dispositions de l’ancien article 1304 étant une exception au droit commun, devaient être interprétées strictement. On enseignait ainsi que l’ancien article 1304, en raison de la place qu’il occupe au milieu des dispositions consacrées au droit du patrimoine, ne s’appliquait pas à l’action en nullité dirigée contre les actes non patrimoniaux : mariage, adoption, reconnaissance d’enfant naturel. De même le texte de l’ancien article 1304 visant les conventions, on en déduisait parfois qu’il ne pouvait être appliqué à des actes juridiques unilatéraux – testament, option successorale – 3 pourtant susceptibles d’être affectés des mêmes vices que les conventions. Mais le souci de préserver la sécurité juridique se faisant sentir, là comme ailleurs, la jurisprudence a posé à propos du mariage que la prescription de l’article 1304 « constitue dans tous les cas où l’action en nullité n’est pas limitée à un moindre temps par une disposition particulière, la règle de droit commun en matière de nullité pour vice de consentement » 4. Et il a été ultérieurement fait application de l’ancien article 1304 à des actes unilatéraux 5.

Selon la conception traditionnelle des nullités, la prescription de l’ancien article 1304 aurait pour fondement une présomption de confirmation : la loi présumerait que le contractant a renoncé à intenter l’action s’il est resté inactif pendant le délai durant lequel il pouvait agir 6. Mais la doctrine dominante s’accordait à écarter cette justification et préférait mettre l’accent sur l’idée que le délai relativement bref de l’ancien article 1304 reposait sur le fondement général des nullités. Sanctionnant la transgression des règles protectrices des intérêts privés, la nullité relative ne pouvait être invoquée que par la personne dont les intérêts ont été atteints. La solution met le cocontractant et les tiers dans une position inconfortable, exposés qu’ils sont à la menace d’une nullité qu’ils ne 1. Civ. 2 août 1895, DP 98. 1. 553, note Glasson ; Com. 29 mars 1994, D. 1994. IR 109. 2. Civ. 1re, 10 juill. 1979, Bull. civ. I, no 202, p. 162 ; 10 janv. 1995, JCP 1995. I. 3843, no 10, obs. Virassamy, RTD civ. 1995. 881, obs. J. Mestre. 3. V. ainsi. Civ. 25 nov. 1857, DP 57. 1. 425, déclarant l’art. 1304 inapplicable au partage d’ascendant fait sous forme testamentaire. 4. Civ. 1re, 17 nov. 1958, D. 1959. 18, note G. Holleaux, Grands arrêts, t. 1, no 34. V. depuis C. civ., art. 181, réd. L. 4 avr. 2006. 5. Paris 21 mai 1986, D. 1987. IR 123, obs. D. Martin. V. depuis C. civ., art. 777, al. 2, réd. L. 23 juin 2006. 6. On peut citer en ce sens le rapport de Jaubert au Tribunat (Locré, t. XII, p. 493) : « Un laps de temps sans réclamation doit faire présumer la ratification. »

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peuvent provoquer. Aussi, faut-il que « la partie protégée prenne en main ses intérêts sans laisser le sort du contrat trop longtemps en balance » 1. À cet effet le Code limite assez strictement la durée du délai de prescription. Parfaitement cohérente tant que le délai de prescription de l’action en nullité absolue était de trente ans, cette explication porte à faux depuis que la loi du 17 juin 2008 l’a ramené à cinq ans. 562 β) Droit issu des réformes de 2008 et 2016 : l’article 2224 du code civil ¸ En abaissant le délai de droit commun de 30 (anc., art. 2262) à 5 ans (art. 2224), la loi du 17 juin 2008 a fait disparaître la principale spécificité de l'ancien article 1304 du Code civil. L'ordonnance du 10 février 2016 a entériné cet alignement, en supprimant cette disposition, et en se contentant de rappeler le point de départ du délai quinquennal en cas de vice du consentement ou d'incapacité (art. 1144 et 1152). 563 b) Point de départ du délai. α) Droit antérieur aux réformes de 2008 et 2016 ¸ La prescription prévue à l'article 1304 courait du jour où l'action en nullité ou en rescision pouvait être intentée, c'est-àdire du jour où l’acte a été passé 2. Ce principe comportait néanmoins plusieurs dérogations, que l’on retrouve sous l’empire du droit nouveau (v. ss 564) : 1) La prescription de l’action en nullité d’un acte annulable pour vice de consentement ne commence à courir, dans le cas de violence, que du jour où elle a cessé ; dans le cas d’erreur ou de dol, du jour où ils ont été découverts (anc. art. 1304, al. 2) 3. 2) La situation est plus complexe pour la prescription de l’action en nullité résultant d’une incapacité. – La prescription ne court contre les mineurs que du jour de leur majorité ou de leur émancipation (anc. art. 1304, al. 3) 4. – À l’égard des actes faits par un majeur protégé, la prescription ne court que du jour où il en a eu connaissance, alors qu’il est en situation de le refaire valablement (anv. art. 1304, al. 3) 5. – Le délai ne court contre les héritiers de l’incapable que du jour du décès, s’il n’avait commencé à courir auparavant (le délai court contre eux, même s’ils ignoraient l’acte ou le vive) 6. 1. Libchaber, Defrénois 2007. 464. 2. Civ. 1re, 16 mai 1972, D. 1972. 636 ; Civ. 1re, 26 janv. 1983, Bull. civ. I, no 39 ; R. p. 44, D. 1983. 317, note Breton ; RTD civ. 1983. 773, obs. Patarin et 749, note Chabas ; Com. 29 mars 1994, D. 1994. IR 10. 3. Et non simplement soupçonnés, Civ. 1re, 31 mai 1972, Bull. civ. I, no 142, p. 124. 4. Pour une application : Civ. 1re, 5 mars 2002, Bull. civ. I, no 76, D. 2002. 1513, note Gridel, Defrénois 2002. 1167, obs. Massip, RTD civ. 2002. 271, obs. J. Hauser. 5. Pau, 28 avr. 1976, JCP 1978. II. 18812, note J. Viatte, assimilant les actes faits avant l’ouverture de la tutelle à ceux qui sont postérieurs à celle-ci. 6. Pour une application de la règle à l’insanité d’esprit : Civ. 1re, 29 janv. 2014, no 12-35.341, P.

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564 β) Droit issu des réformes de 2008 et 2016 ¸ En application de l'article 2224 du code civil, l'action en nullité relative doit désormais être intentée dans le délai de cinq ans à compter, non plus de la conclusion du contrat, mais du jour où le cocontractant « a connu ou aurait dû connaître » le vice dont est affecté la convention 1. La règle propre aux vices du consentement, selon laquelle le délai ne court, « en cas d’erreur ou de dol, que du jour où ils ont été découverts 2 et, en cas de violence, que du jour où elle a cessé » (nouv. art. 1144), rejoint donc désormais peu ou prou la règle de droit commun. Quant aux règles propres à l’incapacité, le nouvel article 1152 reprend celles antérieures à la réforme de 2016 : 1° jour de la majorité ou émancipation pour le mineur ; 2° jour où il a eu connaissance de l’acte ou du vice alors qu’il était en état de le refaire valablement pour le majeur protégé ; 3° jour du décès du majeur protégé, si la prescription n’a pas commencé à courir avant, pour ses héritiers. 565 2°) Les nullités absolues : de 30 à 5 ans ¸ La doctrine classique enseignait que la nullité qui frappe les contrats inexistants était imprescriptible. Ignorant la notion d'inexistence 3, la jurisprudence considérait 1. Il appartient donc au magistrat de déterminer, au cas par cas, la date de connaissance avérée ou présumée du vice, qui peut être la date de conclusion du contrat si celui-ci apparaissait dès ce jour. V. par ex., pour la détermination du point de départ de l’action en nullité de la stipulation de l’intérêt conventionnel en cas de mention erronée du TEG : pour les crédits consentis aux professionnels, la date retenue est celle de la convention (Com. 10 juin 2008, 3 arrêts, Bull. civ. IV, no 116, no 117 et no 118, R. p. 290, D. 2008. 2200, note Gérard et Pinot, RTD com. 2008. 604, obs. Legeais) ; pour les crédits octroyés aux consommateurs et non-professionnels, la date est celle « de la convention lorsque l’examen de sa teneur permet de constater l’erreur, ou lorsque tel n’est pas le cas, la date de révélation de celle-ci à l’emprunteur » (Civ. 1re, 1er juin 2009, Bull. civ. I, no 125, R.  p. 399, D.  2009.  1689, V.  Avena-Robardet ; ibid. 2278, note  Grimonprez ; ibid. 2010.  1043, obs.  D.  R.  Martin, Defrénois 2009.  1929, obs.  S.  Piedelièvre ; RDC 2009.  1929, obs. D. Fenouillet, ibid. 1516, obs. Y.-M. Serinet). 2. V. par ex. : Civ. 1re, 7 mars 2006, Bull. civ. I, no 135 ; Civ. 1re, 11 sept. 2013, Bull. civ. I, no 172 ; D. 2014. 630, obs. Amarani-Mekki et Mekki, RTD civ. 2013, obs. P.-Y. Gautier. 3. Certaines décisions font certes parfois référence à l’inexistence (Civ.  6  oct. 1915, DP 1921. 1. 39, S. 1920. 1. 61, à propos d’une donation acceptée par une commune sans autorisation préfectorale ; 16 nov. 1932, DH 1933. 4, S. 1934. 1. 1, note P. Esmein ; 4 août 1952, JCP  N 1952. II.  7592, note  Rech ; Civ.  1re, 20  oct. 1981, D.  1983.  73, note C.  Larroumet, RTD civ. 1983. 171, obs. J. Patarin, à propos de ventes consenties à vil prix ; Com. 30 nov. 1983, Bull. civ. IV, no 332, P. 288 ; Paris, 2 mai 1986, JCP E 1986. II. 14787, note J. Ghestin, RTD civ. 1987. 107, obs. Ph. Rémy, à propos d’une vente dont le prix était indéterminé ; Paris, 1er déc. 1989, D. 1990. IR 19), mais elles ne sont guère probantes dans la mesure où certaines d’entre elles se réfèrent également au concept de nullité absolue (Civ.  16  nov. 1932, préc. ; 4  août 1952, préc.) et où les conséquences déduites de l’inexistence sont celles attachées habituellement à la seule nullité absolue, c’est-à-dire la prescription trentenaire de l’action (Civ. 26 oct. 1915, préc.), la faculté pour toute personne intéressée d’agir en nullité (Civ. 1re, 20 oct. 1981, préc.) ou l’inefficacité de toute confirmation (Com. 30 nov. 1983, préc.). Néanmoins, deux décisions ont fait appel à la notion d’inexistence en y attachant les conséquences qui lui sont propres. Ainsi dans un arrêt rendu le 10  juin 1986, la Première chambre civile s’est référée implicitement à la notion d’inexistence en y attachant des conséquences significatives, puisqu’elle a décidé que l’action en nullité était, en l’occurrence, imprescriptible (Bull. civ. I,

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au contraire que les actions en nullité absolue tombaient sous le coup de l’article 2262 du Code civil, d’après lequel « toutes les actions tant réelles que personnelles sont prescrites par trente ans » 1. Un tel allongement du délai par rapport à celui qui existe en matière de nullité relative était perçu comme tolérable dans la mesure où, en cas de nullité absolue, tous les intéressés sont placés dans une situation d’égalité puisqu’ils peuvent tous invoquer la nullité. Aussi bien, s’agissant de sanctionner la transgression de règles qui visent à la défense de l’intérêt général, on comprend que le délai de l’action en nullité soit accru afin de multiplier les chances d’anéantissement du contrat. Mais, même absolue, l’action en nullité ne saurait rester indéfiniment ouverte. La raison d’être de toute prescription – stabiliser les situations au bout d’un certain temps dans l’intérêt même du commerce juridique – se retrouve ici comme ailleurs. Aussi bien, sensible à ces considérations, la loi du 17 juin 2008 a-t-elle considérablement raccourci le délai de prescription de l’action en nullité absolue, puisque celui-ci relève désormais de l’article 2224 du Code civil, lequel dispose : « les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ». L’action en nullité absolue est donc, désormais, à l’instar de l’action en nullité relative, prescrite par cinq ans. Il est permis de se demander si un tel raccourcissement n’est pas excessif, dans la mesure où le risque de voir échapper à toute censure des actes choquants, en ce qu’ils offensent l’ordre public ou l’intérêt général, se trouve considérablement accru. La solution témoigne du peu de considération que notre société porte à la défense de l’intérêt général. Il se pourrait d’ailleurs que le délai de prescription de l’action en nullité absolue soit, en pratique, plus court que celui de l’action en nullité relative. L’article 2224 fait, en effet, courir ce délai « à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ». Si l’on considère qu’il suffit d’une connaissance supposée no 159, p. 159, RTD civ. 1987. 535, obs. J. Mestre) : une offre de donner n’ayant pas été acceptée par son destinataire, « il ne pouvait y avoir prescription de l’action en nullité d’un acte auquel faisait défaut l’un de ses éléments essentiels ». Il semble, au demeurant, que la seule application de la maxime quae temporalia… qui rend la nullité imprescriptible lorsqu’elle est invoquée à titre d’exception (v. ss 568) aurait suffi à résoudre le problème. Autre référence, explicite celle-là, à l’inexistence : par un arrêt du 5 mars 1991 (D. 1993. 508, 1re esp., note L. Collet), la Première chambre civile a affirmé qu’en l’absence d’échange des consentements, il n’y avait pas de contrat de prêt. Celui-ci ayant pour objet de financer l’acquisition d’une voiture, elle en a déduit que le prêteur ne pouvait inscrire un gage sur l’automobile du chef du contrat inexistant. L’inexistence du prêt entraîne l’inexistence de la sûreté légale à laquelle il était censé donner naissance. Le détour par l’inexistence s’explique ici par la volonté de tenir en échec une solution contestable, à savoir qu’en cas d’annulation d’un prêt, les sûretés accessoires conservent leur efficacité au titre de l’obligation « valable » de remboursement qui subsiste (v. ss 1820 s.). 1. V. not. Civ. 11 nov. 1845, DP 45. 1. 25 ; Req. 5 mai 1879, DP 80. 1. 145, note Beudant ; Civ. 1re, 26 janv. 1983, Bull. civ. I, no 39, p. 34, D. 1983. 317, note A. Breton, RTD civ. 1983. 749, obs. F. Chabas et 773, obs. J. Patarin.

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(« aurait dû connaître ») pour faire courir le jeu de la prescription, le point de départ du délai de prescription de l’action en nullité sera fréquemment concomitant à la passation de l’acte. Rappelons d’ailleurs que, dans le système antérieur, la prescription de l’action en nullité absolue courrait du jour de la conclusion du contrat 1. En revanche, s’agissant de la nullité relative pour vice du consentement, l’article 1144 prévoit que la prescription ne court pas contre une personne tant qu’elle ignore l’existence du vice qui affecte l’acte (v. ss 564). Le point de départ de la prescription peut alors se trouver considérablement retardé. D’où l’intérêt du délai butoir posé par l’article 2232. Avant d’étudier celui-ci, il importe de rappeler que la loi prévoit parfois, s’agissant de conventions donnant naissance à des personnes morales dont le fonctionnement intéresse largement les tiers, des délais beaucoup plus brefs. Ainsi les nullités ayant trait à la constitution des sociétés commerciales ou aux actes postérieurs à cette constitution se prescrivent par trois ans (C. com., art. L. 235-9 ; C. civ., art. 1844-14, réd. L. 4 janv. 1978). Dans un souci de raccourcissement des délais, la haute juridiction avait, quant à elle, jugé que les actions en nullité des actes mixtes relèvent de la prescription décennale prévue par l’article L 110-4 du Code de commerce (laquelle a été ramenée à cinq ans par la loi du 17 juin 2008) si elles ne sont pas soumises à des prescriptions plus courtes 2. 566 Le délai butoir de l’article 2232 ¸ Dans le système antérieur, le fait que

les deux prescriptions n'avaient parfois pas le même point de départ puisque la prescription de la nullité absolue partait toujours de la conclusion du contrat alors que la prescription de certaines nullités relatives courait du jour où la personne protégée a eu connaissance du vice, pouvait conduire à un résultat surprenant. La plus longue pouvait se terminer avant la plus courte. Ainsi en allait-il dans le cas d'une erreur découverte trente-deux ans après la conclusion du contrat : la prescription quinquennale courait encore cinq ans alors que la prescription trentenaire était achevée depuis déjà deux ans. Quelle solution retenir dans une telle hypothèse ? Fallait-il considérer, pour des raisons de sécurité juridique, que la prescription trentenaire constitue un butoir qui, en toute hypothèse, entraîne l'extinction de l'action en nullité relative ou au contraire considérer que celle-ci obéit exclusivement à ses règles propres, afin d'éviter qu'elle ne soit éteinte avant même d'être née ? La doctrine était partagée 3. Quant à la jurisprudence, peu abondante, elle

1. Il a été soutenu que, dans les contrats à exécution successive, « l’action en nullité dure aussi longtemps que l’exécution du contrat qui la fait renaître sans cesse » (Planiol et Ripert, t. II, par Esmein, no 310 p. 394). Il semble néanmoins que, même pour ces contrats, l’action en nullité soit prescrite au bout de cinq ans. Simplement l’exception de nullité qui est perpétuelle permet de faire échec aux effets futurs, l’exécution passée du contrat n’emportant pas confirmation lorsque la nullité est absolue (v. Ghestin, Le contrat : formation, 2e éd., no 857). 2. Civ.  1re, 27  juin 2006, D.  2006. AJ  1889, JCP  E 2006.  35, Defrénois 2007.  461, obs. Libchaber. 3. Pour le jeu de l’action en nullité relative au-delà du délai de trente ans, v. Ripert et Boulanger, no 783 ; Marty et Raynaud, no 232 ; contra : Ghestin, Le contrat : formation, 2e éd., no 865 ; Flour, Aubert et Savaux, no 355 ; J.-L. Aubert, note D. 1984. 343.

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était plutôt portée à refuser de découvrir dans l’écoulement du délai le plus long l’existence d’un butoir à l’exercice de l’action en nullité relative 1.

La loi du 17 juin 2008 a érigé le double délai en règle de principe. L’article 2232 dispose, en effet : « Le report du point de départ, la suspension ou l’interruption de la prescription ne peut avoir pour effet de porter le délai de la prescription extinctive au-delà de vingt ans du jour de la naissance du droit ». Dorénavant donc, une action en nullité ne pourra jamais être intentée plus de vingt ans après la conclusion du contrat (v. ss 1779). 567 3°) Effet de la prescription : extinction de l’action ¸ La prescription éteint l'action en nullité ou en rescision. Le contractant au profit duquel cette action existait ne pourra donc plus l'intenter. Cette prescription opère erga omnes, sans qu’on puisse lui opposer des droits acquis. Ainsi la prescription de la nullité d’une donation consentie sans respect des formes légales est opposable aux héritiers du donateur si elle a été entièrement accomplie du vivant de celui-ci 2. Autre exemple : « A » mineur a vendu un immeuble à « B » et lui en a fait délivrance ; devenu majeur, « A » revend le même immeuble à « C » ; cinq années s’écoulent depuis la majorité de « A » sans qu’il agisse en nullité : la première vente est inattaquable en vertu de l’article 1152 (anc. art. 1304), même par « C ».

b. L’exception de nullité

568 Perpétuité de l’exception : principe et conditions ¸ L'exception de nullité est perpétuelle 3. Concrètement, cela signifie que lorsqu’un contrat n’a pas été exécuté et qu’une des parties en exige l’exécution ou demande réparation pour sa non-exécution 4, après l’expiration de l’action en nullité, l’autre partie peut invoquer cette nullité comme moyen de 1. Par un arrêt du 24  janvier 2006 (D.  2006.  626, note  Wintgen, JCP  2006. II.  10036, note  Mekki, RDC 2006.  708, obs.  D.  Mazeaud, Defrénois 2006.  583, obs.  Savaux, RTD  civ. 2006. 320, obs. Mestre et Fages), la première chambre civile de la Cour de cassation a jugé non prescrite en 1998 une action en nullité pour dol d’un acte passé en 1961, au motif que la solution contraire aurait privé d’efficacité l’action en nullité pour un dol découvert 37 ans après l’acte (v. aussi Paris, 26 juin 2007, D. 2007. 2788, note F. Baillet Bouin). Comp. Paris, 22 juill. 1853 (D. 55. 2. 155, D. 54. 2. 49) avait décidé que l’action en nullité relative ne peut plus être intentée trente ans après la conclusion du contrat. 2. Civ. 1re, 26 janv. 1983, préc. 3. Desaux, L’article 1304 et le principe de la perpétuité de l’exception, thèse Paris, 1937 ; M. Storck, « L’exception de nullité en droit privé », D. 1987. Chron. 67 ; D. Vich-y-Llado, « L’exception de nullité du contrat », Defrénois 2000.  1265 ; M.  Bruschi, « L’exception de nullité du contrat », Dr.  et  patr. 2000.  69 ; J.-L.  Aubert, « Brèves réflexions sur le jeu de l’exception de nullité », Mélanges Ghestin, 2001, p. 19 ; N. Picod, « Le déclin de l’exception de nullité à l’époque contemporaine », RTD com. 2014. 509. 4. L’exception de nullité ne saurait en revanche être invoquée en réponse à une action tendant à faire constater la validité d’un acte (Civ. 1re, 15 mai 2012, Bull. civ. I, no 102, D. 2002. 1402, obs. A. Lienhard, ibid. 1856., note V. Barabé-Bouchard, AJ fam. 2012. 415, obs. P. Hilt).

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défense 1. C’est dire que, en pratique, le problème se pose lorsque l’expiration du délai pour agir en exécution est postérieure à celle du délai pour agir en nullité. L’application, dans un tel cas, de la règle selon laquelle l’exception de nullité est perpétuelle présente des avantages certains. Elle permet notamment d’éviter qu’une personne attende l’achèvement de la prescription et demande ensuite l’exécution d’un acte irrégulier. Techniquement, on peut la justifier par l’idée que la prescription n’a qu’un effet incomplet en ce qu’elle ne purge pas l’acte du vice dont il était et demeure entaché. Ce qui est éteint, c’est l’action en nullité et non la nullité, laquelle subsiste et pourra être invoquée par voie d’exception 2 (rappr. v. ss 1796). La solution joue pour tous les délais de prescription, même lorsqu’ils sont plus courts que le délai de droit commun 3, mais non pour les délais préfix ou de forclusion 4. Elle est réservée à la nullité, et ne s’étend pas à la déchéance 5. L’exception peut en revanche être invoquée tant pour la nullité relative que pour la nullité absolue 6. Sous l’empire du Code civil de 1804, la jurisprudence a fondé cette solution sur la lettre de la loi. Aux termes de l’ancien article 1304 et du nouvel article 2224 (issu de la loi du 17 juin 2008), ce sont les actions et non les exceptions qui sont déclarées prescrites. Mais l’argument était assez faible, le mot « action » étant parfois employé dans un sens large qui recouvre les deux acceptions. Aussi les arrêts invoquaient-ils également la vieille maxime « quae temporalia sunt ad agendum, perpetua sunt ad excipiendum » (L’action est temporaire, l’exception est perpétuelle) 7. Avant la réforme, une partie de la doctrine critiquait cette solution en faisant valoir que les raisons historiques qui étaient à l’origine de la maxime

1. Procéduralement, il s’agit bien d’une défense au fond, et non d’une exception de procédure (Civ. 3e, 16 mars 2010, Bull. civ. III, no 63). 2. Req. 21 juin 1880, S. 81. 1. 297 ; Civ. 1re, 19 déc. 1995, CCC 1996, no 38, obs. Leveneur. 3. Civ. 1re, 1er mars 1977, D. 1978. 21, note Berr et Groutel, RTD civ. 1977. 782, obs. G. Durry (nullité d’un contrat d’assurance) ; Com. 10 juill. 1978, Bull. civ. IV, no 195, p. 164, JCP 1978. IV. 295 (nullité d’une convention entre une société et un de ses dirigeants). Sur l’imprescriptibilité de l’exception même en matière extrapatrimoniale, v. Civ. 21 déc. 1982 (contestation d’état) Bull. civ. I, no 371, p. 319, JCP 1983. IV. 80. 4. Req. 6 mars 1939, DH 1939. 339 ; Civ. 29 mars 1950, Gaz. Pal. 1950. 2. 106 ; Civ. 3e, 6 mai 1980, Bull. civ. III, no 92, p. 67 ; Cass., avis, 9 oct. 1992, Bull. civ. I, no 4 ; Civ. 1re, 30 oct. 1995, CCC 1995, no 209, note Raymond ; Civ. 1re, 15 déc. 1998, JCP E 1999. 1106, note MonachonDuchêne, RTD  civ. 1999.  169, obs.  Mestre ; Civ.  3e, 4  nov. 2004, Bull.  civ.  III, no 186, RDI 2005. 61, obs. Ph. Malinvaud. Pour une critique de cette solution, v. Bruschi, « Pour l’application de la maxime quae temporalia aux délais préfix », Mélanges Savelli, 1998, p. 183. 5. Civ. 1re, 4 mai 1999, Bull. civ. I, no 150, CCC 1999, no 150, note G. Raymond (la règle quae temporalia ne s’applique pas à la demande tendant à voir constater la déchéance du droit aux intérêts de l’art. L. 312-33 C. consom. en matière de crédit immobilier) ; 16 oct. 2001, Bull. civ. I, no 258, CCC 2002, no 67, note G. Raymond (idem). 6. Civ. 1re, 24 avr. 2013, Bull. civ. I, no 84, RTD civ. 2013. 596, obs. H. Barbier ; CCC 2013, no 154, obs. L. Leveneur ; RDC 2013. 1310, obs. Y.-M. Laithier ; 15 janv. 2015, no 13-13.565, P. 7. Sur cette maxime, v. Roland et Boyer, Adages du droit français, 4e éd., no 347 ; pour une analyse renouvelée de cette maxime, v. M. Bandrac, La nature juridique de la prescription extinctive en matière civile, thèse Paris II, éd. 1986, no 149, p. 150.

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quae temporalia… avaient disparu 1. Un autre courant doctrinal soulignait que la question donnait lieu depuis quelques années à un flot de décisions, dont certaines difficilement intelligibles 2, ce qui serait le signe de l’inaptitude de la haute juridiction à définir un régime juridique stable et clair, en sorte qu’il serait préférable de la supprimer 3. Mais son maintien se justifiait par le fait qu’elle était en harmonie avec les impératifs qui soustendent l’existence même de la prescription extinctive. En faisant obstacle à l’exécution d’un contrat qui, par définition, n’a pas été exécuté 4, elle assure le maintien du statu quo, ce qui est l’objectif de toute prescription 5. De plus, au cas où la règle n’existerait pas, il suffirait au contractant peu scrupuleux d’attendre l’écoulement de la prescription avant d’agir en exécution du contrat vicié pour échapper à la nullité. Comme le préconisaient les avant-projets Catala (art. 1130, al. 2) et Terré (art. 84, al. 2), l’ensemble de ces considérations ont convaincu le législateur de consacrer la règle dans le Code civil (art. 1185). Ce choix est heureux : les difficultés à cerner les contours du mécanisme ne sauraient remettre en cause le bienfondé de son principe ; elles invitent seulement à approfondir la réflexion sur ce moyen de défense au régime encore imparfaitement défini. Admis, le jeu de l’exception de nullité est strictement encadré. Tout d’abord, les juges s’assurent que la nullité est bien invoquée par voie d’exception, et non par voie d’action 6. Ensuite, la règle ne s’applique que si l’action en exécution de l’obligation litigieuse est introduite après l’expiration du délai de prescription de la nullité 7. En outre, conçue pour l’hypothèse où le contrat n’a encore reçu aucune exécution, l’exception de nullité ne saurait s’appliquer en cas d’exécution totale de celui-ci ; le délai de prescription écoulé, l’exécution achevée, il n’y a plus de moyen de faire valoir la nullité 8. Mais qu’en est-il dans l’hypothèse intermédiaire : le contrat a été exécuté, mais il ne l’a été que partiellement. Le jeu de l’exception doit certainement être écarté, lorsque cette exécution partielle s’analyse en une confirmation tacite du contrat : l’acte était entaché d’une nullité relative

1. V. not. Roland et Boyer, op. cit., no 347 ; Mazeaud et Chabas, no 326. 2. Civ. 1re, 20 mai 2009, D. 2010. Pan. 231, obs. S. Amrani-Mekki, JCP 2009. 273, no 15, obs. Y.-M. Serinet, CCC 2009, no 213, note L. Leveneur, RDC 2009. 1348, obs. T. Genicon. 3. L. Aynès, note D. 2002. 2837 ; rappr. T. Genicon, RDC 2009. 1354. 4. Civ. 1re, 1er déc. 1998, Defrénois 1999. 364, obs. Aubert. 5. Flour, Aubert et Savaux no 356 ; Ghestin, no 868. 6. V. par ex. : Civ. 3e, 3 févr. 2010, Bull. civ II, no 27, RDC 2010. 1208, obs. Y.-M. Laithier (n’agit pas par voie d’exception le preneur d’un bail commercial qui, en réponse à un commandement de payer, assigne le bailleur en nullité de la clause relative au prix en formant opposition au paiement) ; Civ. 2e, 14 sept. 2006, Bull. civ. II, no 226, RTD civ. 2007. 174, obs. Ph. Théry (la caution qui, poursuivie en exécution forcée, agit par voie principale en annulation du cautionnement ne peut, n’ayant pas la qualité de défendeur, se prévaloir d’une quelconque exception de nullité) ; Civ. 3e, 4 avr. 2001, Bull. civ. III, no 46 (idem). 7. Com. 26 mai 2010, RDC 2010. 1208, note Y.-M. Laithier ; 3 déc. 2013, no 12-23.976. 8. Civ. 1re, 17 juin 2010, RDC 2010. 1208, obs. Y.-M. Laithier.

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et son exécution émane de la partie habilitée à confirmer 1. En dehors de cette hypothèse, la réponse n’est pas évidente dans la mesure où les cas d’exécution partielle recouvrent des situations variées qui ont donné lieu à une jurisprudence aussi abondante que fluctuante. Initialement, la haute juridiction considérait que le commencement d’exécution ne faisait pas obstacle au jeu de l’exception 2. Mais à partir de 1998, la Première chambre civile, changeant de doctrine, a affirmé qu’une exécution partielle du contrat prive les parties du droit d’opposer l’exception de nullité 3. Après avoir paru un temps vouloir résister à ce revirement de jurisprudence, la Troisième chambre civile 4 puis la Chambre commerciale 5 et la Deuxième chambre civile 6 se sont alignées sur les positions de la Première chambre. Une opinion particulièrement autorisée justifie cette solution par la considération que l’admission de l’exception de nullité en cas de commencement d’exécution risquerait de conduire à un résultat déséquilibré. Ainsi en irait-il dans l’hypothèse qui s’est le plus souvent rencontrée en jurisprudence : le prêteur a remis la somme promise à l’emprunteur qui n’a remboursé celle-ci que partiellement ou pas du tout. Décider que l’emprunteur peut opposer l’exception de nullité à l’action du prêteur tendant au remboursement des sommes prêtées serait alors consacrer une injustice flagrante, sauf à conférer à la nullité un effet rétroactif 7 ; mais l’exception de nullité produirait alors les mêmes effets que l’action en nullité, en sorte que la prescription extinctive serait méconnue 8. À suivre cette analyse, l’exception de nullité pourrait néanmoins recevoir application en cas d’exécution partielle équilibrée 9. Le législateur de 2016 n’a pas opéré cette distinction, en affirmant, sans autre condition, que l’exception de nullité ne se prescrit pas « si elle se rapporte à un contrat qui n’a reçu aucune exécution ». Toute exécution, 1. Ghestin, no 857. En dehors de cette hypothèse, il n’y a pas à distinguer entre nullité relative et nullité absolue (Civ. 1re, 24 avr. 2013, CCC 2013, no 154, note L. Leveneur). 2. Com. 20 nov. 1990, Bull. civ. IV, no 295, p. 204 ; Civ. 1re, 19 déc. 1995, CCC 1996, no 38, note Leveneur, D. 1996. Somm. com. 328, obs. Libchaber, RTD civ. 1996. 607, obs. Mestre. 3. Civ. 1re, 1er déc. 1998, Bull. civ. I, no 338, p. 234, JCP 1999. I. 171, no 5, obs. Fabre-Magnan, JCP  E 1999.  56, note P.  Morvan, Defrénois 1999.  364, obs.  Aubert, RTD  civ. 1999.  621, obs. Mestre ; 9 nov. 1999, JCP 2000. II. 10335, note Seraglini, CCC 2000, no 70, obs. Raymond, RTD  civ. 2000.  568, obs.  Mestre et Fages ; 13  mars 2001, Bull.  civ.  I, no 70 ; 5  mars 2002, Bull. civ. I, no 76 ; 25 mars 2003, D. 2003. IR 1077 ; 13 février 2007, D. 2007. AJ 726, 2334, obs. Chauvin et Creton. 4. Civ.  3e, 10  mai 2001, D.  2001.  3156, note  Lipinsky (à propos d’une vente à terme) ; 30 janv. 2002, D. 2002. Somm. 2837, obs. L. Aynés, CCC 2002, no 89 (à propos d’un contrat de crédit-bail) ; 8 févr. 2006, Bull. civ. III, no 30 (bail rural). 5. Com. 6 juin 2001, Bull. civ. IV, no 113, p. 104, Defrénois 2001. 1429, obs. Libchaber ; 3 juill. 2001, JCP 2001. 1. 370, no 14, obs. Serinet. 6. Civ. 2e, 19 oct. 2006, D. 2006. IR 2754 (contrat d’assurance). 7. Pour un tel effet, v.  Civ.  1re, 16  juill. 1998, Bull.  civ.  I, no 251, p. 175, D.  1999.  361, note Fronton, Defrénois 1998. 1413, obs. Aubert, RTD civ. 1999. 628, obs. Mestre. 8. J.-L. Aubert, art. préc., Mélanges Ghestin, 2001, p. 24. 9. J.-L. Aubert, art. préc., Mélanges Ghestin, 2001, p. 25.

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même partielle, fait donc obstacle au jeu de l’exception de nullité. Il n’est pas même nécessaire que cette exécution porte sur l’obligation touchée par la nullité 1. Il convient en revanche que cette exécution porte sur une des obligations participant à l’échange organisé par les parties, et non sur une obligation ou charge imposée par la loi à l’une d’entre elles 2. La Cour de cassation a par ailleurs jugé que la règle selon laquelle l’exception de nullité peut seulement jouer pour faire échec à la demande d’exécution d’un acte qui n’a pas encore été exécuté « ne s’applique qu’à compter de l’expiration du délai de prescription de l’action » 3.

§ 2. Les effets de la nullité

569 « Quod nullum est… » ¸ Ce qui est nul ne produit aucun effet : « Quod nullum est, nullum producit effectum » 4. Si cet adage exprimait toute la réalité, la question des conséquences de la nullité se réduirait à son seul énoncé. Il n’en est rien. La réalité est plus complexe. Si la décision du juge peut priver instantanément l’acte vicié d’efficacité juridique, elle ne peut en revanche aussi facilement effacer la situation de fait qui résulte de l’annulation. Plusieurs types de questions peuvent rester en suspens. Il se peut, d’abord, que l’annulation porte non sur l’acte tout entier, mais sur telle clause ou partie de l’acte. Se pose, alors, la question du sort de la partie non viciée, c’est-à-dire de l’étendue de la nullité (A). L’acte annulé a pu être entièrement ou partiellement exécuté dès avant l’annulation. Les prestations fournies doivent en principe être restituées… à supposer que cela soit encore possible (B). Abstraction faite d’éventuelles restitutions, l’anéantissement de l’acte peut, enfin, avoir causé à l’une des parties un préjudice imputable à l’autre. La nullité peut donc être source de responsabilité (C). Il importe de souligner d’emblée qu’à tous ces égards, les conséquences de la nullité sont identiques, que la nullité prononcée soit absolue ou

1. Com. 13 mai 2014, no 12-28.013, P, D. 2015. 529, obs. Amrani-Mekki et Mekki, RTD civ. 2014. 646, obs. H. Barbier ; JCP 2014, no 699, note J. Ghestin (emprunteur ayant demandé une affectation hypothécaire au profit de son créancier conformément aux prévisions contractuelles, ce qui caractérise un commencement d’exécution des contrats interdisant d’invoquer la nullité du taux d’intérêt). 2. Com. 8 avr. 2015, no 13-14.447, P, RTD civ. 2015. 432, obs. P. Crocq, ibid. 609, obs. H. Barbier ; JCP 2015, no 652, note M. Séjean (les diverses obligations mises à la charge du créancier profesionnel n’étant que des obligations légales sanctionnées par la déchéance du droit aux accessoires de la créance et non la contrepartie de l’obligation de la caution, il en résulte que le créancier ne peut se prévaloir de la seule délivrance de l’information annuelle légalement due à la caution pour considérer que le contrat de cautionnement a été exécuté). 3. Civ. 1re, 4 mai 2012, Bull. civ. I, no 99, RTD civ. 2012. 526, obs. B. Fages ; 15 janv. 2015, no 13-13.565, P ; JCP 2015, no 306, obs. Y.M. Serinet, ibid. no 326, note Hovasse. 4. V. A. Piédelièvre, « Quelques réflexions sur la règle “ce qui est nul ne peut produire aucun effet” », Mélanges Voirin, 1966, 638 ; J.  Schmidt, « Les conséquences de l’annulation d’un contrat », JCP 1989. I. 3397.

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relative. Ces deux sortes de nullités se différencient par leurs conditions de mise en œuvre (v. ss 539 s.), non par leurs effets.

A. Étendue de la nullité

570 1°) Principe : la nullité intégrale ¸ Lorsqu'un contrat est vicié, il l'est habituellement dans sa totalité. Tel est le principe rappelé par le nouvel article 1178 du code civil : « Un contrat qui ne remplit pas les conditions requises pour sa validité est nul ». Ainsi, si le consentement d'une partie fait défaut ou est entaché d'erreur, de dol ou de violence, ou si elle était incapable, on ne conçoit guère qu'un tel vice puisse n'affecter qu'une partie de l'acte 1. De même, l’absence ou l’illicéité de la cause ou de l’objet affectent le plus souvent le contrat dans son principe même. Plus généralement, la nullité est nécessairement intégrale si le vice touche un élément essentiel de l’acte. Dans tous ces cas, la nullité de l’acte emporte anéantissement de toutes les obligations auxquelles il a donné naissance. Celles-ci donnent lieu, le cas échéant, à restitution. De même, disparaissent par voie de conséquence les accessoires, notamment les sûretés 2. Sont pareillement privées d’effet les clauses accessoires, telles qu’une clause pénale 3, à l’exception des clauses relatives au règlement des litiges 4. Il arrive cependant – de plus en plus souvent, avec la législation interventionniste et pointilliste moderne – que telle clause seulement ou telle partie d’un acte soit nulle et que l’on puisse concevoir que cet acte, non vicié dans ses dispositions principales et qui reste par hypothèse objectivement viable, continue de produire ses effets pour le surplus. Se pose alors la question de l’étendue de la nullité. 1. À moins, cependant, qu’il ne s’agisse d’un acte complexe, tel un contrat de mariage, comprenant des conventions diverses, pour lesquelles les conditions de validité, en particulier de capacité, peuvent ne pas être les mêmes. 2. Il n’en est ainsi, cependant, que pour les sûretés revêtant un caractère accessoire (cautionnement, hypothèque, gage…). En revanche, une sûreté non accessoire peut conserver son effet (garantie autonome). Depuis 1982, la Cour de cassation décide, pourtant, qu’en cas d’annulation d’un prêt, le cautionnement conserve son efficacité au titre de l’obligation « valable » de remboursement, qui subsiste (Com. 17 nov. 1982, Bull. civ. IV, no 357, D. 1983. 527, note ContamineRaynaud, JCP 1984. II. 20216, note Ph. Delebecque et C. Mouly ; 18 avr. 1985, Bull. civ. IV, no 114, p. 99 ; 13 juin 1989, Bull. civ. IV, no 183, p. 121). La solution, qui peut paraître conforme à l’équité, s’accorde mal avec la théorie des nullités ainsi qu’avec le caractère essentiellement accessoire du cautionnement. 3. V. par ex., Com. 20  juill. 1983, D.  1984.  422, note J.-L.  Aubert, RTD  civ. 1974.  710, obs. J. Mestre. 4. Pour la clause attributive de compétence : Civ.  1re, 8  juill. 2010, Bull.  civ.  I, no 161, D. 2010. 1869, obs. X. Delpech, ibid. 2323, obs. d’Avout et Bollée, RDC 2011. 223, obs. Racine ; RTD civ. 2010. 780, obs. B. Fages. Pour la clause compromissoire : Civ. 1re, 7 mai 1963, Bull. civ. I, no 246, p. 208, D. 1963. 543, note J. Robert, JCP 1963. II. 13405, note B. Goldman (en matière internationale) ; Civ. 2e, 3 avr. 2002, Bull. civ. II, no 68 ; Com. 9 avr. 2002, Bull. civ. IV, no 69 (en droit interne). V. antérieurement, dans le sens de l’extension de la nullité à la clause compromissoire, Civ. 2e, 13 janv. 1966, Bull. civ. II, no 37, p. 25 ; Com. 19 mai 1969, JCP 1969. II. 16032, note P. Level).

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571 2°) Nullité partielle 1 ¸ Quel sort réservé au contrat lorsque l'une de ses clauses est nulle ou réputée non écrite ? Consacrant l'état du droit antérieur à la réforme, l'article 1184 pose une règle générale, accompagnée de deux tempéraments, qui expriment une règle concurrente, et finalement principale. 572 a) La règle générale : l’intention des parties ¸ Le nouvel article 1184, al. 1er, dispose que « lorsque la cause de nullité n’affecte qu’une ou plusieurs clauses du contrat, elle n’emporte nullité de l’acte tout entier que si cette ou ces clauses ont constitué un élément déterminant de l’engagement des parties ou de l’une d’elles ». Cette règle consacre une solution dégagée par la jurisprudence. Contrairement à d’autres législations 2, le Code civil de 1804 ne comportait aucune disposition générale relative à la question de l’étendue de la nullité. Ses rédacteurs ne s’étaient intéressés qu’aux conditions impossibles, illicites ou immorales dont un acte pouvait être affecté et avaient proposé des solutions diamétralement opposées selon que de telles conditions figurent dans les actes à titre gratuit ou dans les conventions à titre onéreux. Dans le premier cas, l’article 900 du Code civil disposait que les conditions viciées « seront réputées non écrites », alors que, dans le second, l’article 1172 décidait que la condition nulle « rend nulle la convention qui en dépend ». Ces solutions abruptes s’expliquaient par des considérations historiques, depuis longtemps obsolètes (v. ss 522). Aussi la jurisprudence, par une habile et audacieuse œuvre d’interprétation, a-t-elle, d’une part, étendu les dispositions de ces deux textes à toutes les clauses nulles pouvant figurer dans les conventions, d’autre part et surtout, réussi le tour de force d’unifier les solutions appliquées aux deux catégories d’actes. S’agissant des libéralités, elle a considéré que ne peuvent être réputées non écrites que les clauses et conditions n’ayant pas joué le rôle de « cause impulsive et déterminante », c’est-à-dire, en fait, les clauses non déterminantes dans l’intention des parties. Si une clause nulle était, au contraire, déterminante – si, en d’autres termes, il y a lieu d’admettre que, sans cette clause, le disposant aurait renoncé à son projet de libéralité – la libéralité ne peut être maintenue et doit donc être intégralement annulée. Inversement, pour les actes à titre onéreux, les tribunaux ont considéré qu’une clause nulle ne peut emporter nullité de l’acte tout entier que si celui-ci dépend réellement de cette clause, qui en constitue une « condition impulsive et 1. V. Ph. Simler, La nullité partielle des actes juridiques, thèse Strasbourg, LGDJ, 1969 ; B. Teyssié, « Quelques réflexions sur les conséquences de la nullité d’une clause d’un contrat », D. 1976. Chron. 281 ; Ghestin, Le contrat : formation, 2e éd., nos 872 s. 2. V. BGB, art. 139 : « Lorsqu’une partie d’un acte juridique est nul, l’acte tout entier est nul, à moins qu’il n’y ait lieu d’admettre que, sans la partie nulle, il aurait été cependant conclu » ; C. oblig. suiss, art. 20, al. 2 : « Si le contrat n’est vicié que dans certaines de ses clauses, ces clauses sont seules frappées de nullité à moins qu’il n’y ait lieu d’admettre que le contrat n’aurait pas été conclu sans elles ». Les droits allemand et suisse posent donc des principes opposés, que le même correctif subjectif rapproche sensiblement par convergence.

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déterminante », c’est-à-dire, concrètement, si la clause nulle était déterminante dans l’intention des parties 1 (v. ss 522). On constatait donc que, dans les deux domaines, c’est une recherche de l’intention des parties qui prévalait 2. Si la clause était essentielle dans l’esprit des parties, si elle constituait à leurs yeux la « cause » ou la « condition impulsive et déterminante », l’acte tout entier est nul. Si la clause ne revêtait pas un tel caractère, si, en d’autres termes, elle était secondaire dans leur esprit, de sorte que, si elles avaient su qu’elle était nulle, elles auraient vraisemblablement contracté néanmoins, l’acte mérite d’être maintenu. Ce point d’aboutissement d’une longue et subtile évolution jurisprudentielle ne saurait surprendre. Dans un système consensualiste, le fondement de la force obligatoire des conventions est la volonté des parties. Il est donc logique que l’on se réfère à cette même intention pour déterminer l’étendue de la nullité, lorsqu’une partie d’un acte seulement est viciée. Cette intention est, certes, parfois difficile à détecter. Les contractants déterminent rarement à l’avance le caractère essentiel ou secondaire de telle ou telle clause 3. Le juge doit alors se livrer à un « pronostic rétrospectif » : quelle aurait été l’attitude la plus probable des parties si elles avaient eu conscience de la nullité de la clause viciée ? Il n’est pas sans intérêt de relever qu’une troisième voie, relative à des hypothèses soulevant une difficulté de même nature, a conduit au même point d’arrivée. Il se peut qu’un même acte instrumentaire soit le support de plusieurs opérations juridiques. On parle, alors, d’opération complexe. Le contrat de mariage en est un exemple classique. Des liens étroits peuvent aussi relier dans l’esprit de leurs auteurs respectifs des conventions matériellement distinctes. Dans les deux hypothèses peut se poser la question de l’incidence de la nullité de l’une des opérations ou conventions sur les autres. Faute de pouvoir raisonner en termes 1. V., par exemple, en matière d’indexation, Civ. 3e, 13 févr. 1969, JCP 1969. II. 15942, 2e esp., note J.-Ph. Lévy (clause irrégulière en l’espèce, réputée non écrite, la convention – un bail – subsistant pour le surplus). – Comp. Civ. 3e, 6 juin 1972, D. 1973. 151, note Ph. Malaurie, JCP 1972. II.  17255, Defrénois 1973, art.  30293, p. 448, obs.  J.-L.  Aubert ; 9  juill. 1973, D.  1974.  24, note Ph. M. – V. en sens contraire : Civ. 3e, 24 juin 1971, JCP 1972. II. 17191, note J. Ghestin (nullité totale, dans une espèce où la clause valeur-or-insérée, pour la détermination du prix dans un contrat de vente dont l’exécution a été reportée à plusieurs années, a été considérée comme présentant un caractère impulsif et déterminant de la convention). 2. V. en matière de libéralités, l’arrêt décisif : Req. 3 juin 1863, DP 63. 1. 429 ; S. 64. 1. 269, Grands arrêts, t. 1, no 121. V. aussi, parmi de multiples arrêts, Cass. ch. réunies, 21 juin 1892, motifs, DP 92. 1. 369 ; Req. 31 oct. 1938, S. 1939. 1. 62 ; Civ. 22 mai 1951, JCP 1952. II. 6416, note Cavarroc ; Civ. 3e, 15 avr. 1980, Bull. civ. III, no 73, p. 53 ; Civ. 1re, 16 mars 1983, Bull. civ. I, no 100, p. 88, D. 1983. IR 282. 3. Si une telle précision figure dans l’acte, la volonté clairement exprimée par les parties doit en principe être respectée (v. Civ. 3e, 5 févr. 1971, D. 1973. 151, sous-note ; Com. 27 mars 1990, Bull. civ. IV, no 93, p. 62, RTD civ. 1991. 112, obs. J. Mestre). Il peut en être autrement, cependant, dans les cas où l’annulation de la seule clause nulle est requise par des impératifs de politique législative (cf. suite du texte), la stipulation conférant à telle clause un caractère déterminant pouvant apparaître comme une fraude à la loi (v. Civ. 3e, 6 juin 1972 et 9 juill. 1973, précités, et les commentaires).

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de clauses, la jurisprudence a fait appel au concept d’indivisibilité, dans sa dimension subjective (v. ss 592). Si les différentes parties de la convention complexe ou les différentes conventions, même matériellement distinctes, constituaient dans l’esprit des parties un ensemble indivisible, c’est encore l’ensemble qui doit être anéanti 1. Ces évolutions illustrent la vigueur persistante du principe d’autonomie des volontés, qui resurgit même là où le législateur avait voulu le bannir (art. 900 précité). Il ne saurait être question, cependant, ici comme ailleurs, de l’ériger en dogme absolu. 573 b) La règle concurrente : la finalité de la règle ¸ Il peut arriver en effet que l'ordre public impose des solutions s'écartant de celles qui résulteraient de l'application du critère subjectif de la recherche des intentions. Le nouvel article 1184, al. 2, prévoit ainsi que « le contrat est maintenu lorsque la loi répute la clause non écrite, ou lorsque les fins de la règle méconnue exigent son maintien ». Le plus souvent, ces deux hypothèses se rejoignent : si le législateur opte pour le réputé non écrit, c'est parce qu'il lui apparaît que la nullité serait contraire à la finalité poursuivie par la loi. De fait, si l’application du critère subjectif, l’intention des parties, conduit à priver d’efficacité la sanction de la disposition légale violée, il est certain que ce critère doit être écarté et que le juge doit appliquer la sanction appropriée. Il se trouve que celle-ci consiste le plus souvent dans le maintien impératif du contrat partiellement vicié, abstraction faite de toute considération tenant au caractère déterminant de la clause nulle. Ainsi, si un contrat de travail comporte une clause contraire aux exigences du salaire minimum ou violant un droit essentiel du travailleur, il est évident que le contrat doit être maintenu même si la clause était déterminante aux yeux de l’employeur ou si elle était expressément stipulée telle. La nullité totale du contrat se retournerait, en effet, contre celui que la loi entendait protéger. Les exemples de cette nature, dans le contexte de la législation instituant des mesures d’ordre public de protection, sont nombreux 2. On citera encore celui, classique, de la nullité attachée par

1. V. J. Boulanger, « Usage et abus de la notion d’indivisibilité des actes juridiques », RTD civ. 1950.  1 ; Simler, op.  cit., nos  131  s. et 291 ; Ghestin, Le contrat : formation, 2e  éd., no 888  s. ; J.-B. Seube, L’indivisibilité et les actes juridiques, thèse Montpellier, éd. 1999, nos 268 s., p. 305 s. Civ. 1re, 22 janv. 1975, JCP 1976. II. 18401, note Ph. Simler (nullité, pour violation des règles d’ordre public du contrôle des changes, d’une opération comportant entre parties différentes, un prêt et la stipulation d’un supplément d’intérêt). – Rappr. en matière de crédit à la consommation, la loi no 78-22 du 10 janv. 1978, art. 9, al. 2, devenu C. consom., art. L. 311-21, al. 1 ; v., à ce sujet, A.-C. Dana, « La sanction de l’interdépendance », in Le droit du crédit au consommateur, sous la direction de I. Fadlallah, 1982, p. 455 s. 2. V. par ex. Rouen, 16 nov. 1922, S. 1926. 2. 49, DP 1926. 2. 57, note Capitant ; Soc. 22 juin 1945, Gaz. Pal. 1945. 2. 75 ; Simler, op. cit., p. 397 s. ; G. Couturier, « La théorie des nullités dans la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation », Mélanges Ghestin, 2001, p. 273 s., sp. p. 281. – Rappr., en matière de contrat d’assurance, Civ. 1re, 14 mai 1974, D. 1975. 97, note Berr et Groutel ; 14 nov. 1979, Bull. civ. I, no 280, JCP 1980. IV. 31 ; en matière de vente

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l’article 1202 (C. civ., anc. 1321-1 ; CGI, anc. art. 1840) à toute convention ayant pour but de dissimuler partie du prix de vente d’un immeuble, fonds de commerce…, nullité qui ne s’applique qu’à la contre-lettre et ne porte pas atteinte à la validité de l’acte ostensible, « sans qu’il y ait lieu de rechercher s’il y a ou non indivisibilité entre les deux conventions » 1. Cette fois, c’est l’efficacité de la lutte contre la fraude fiscale qui justifie le maintien imposé du seul acte apparent (v. ss 743). Au nom du respect de la finalité de la règle violée, il arrive même que ce ne soit pas le contrat, mais la clause litigieuse elle-même, qui fasse l’objet d’une nullité partielle. Ainsi, la clause de non-concurrence qui minore la contrepartie financière dans le cas d’un mode déterminé de rupture (licenciement disciplinaire, démission) n’est pas nulle en son entier, mais réputée non écrite en ses seules dispositions minorant la contrepartie 2. La formule figurant abondamment dans la législation interventionniste contemporaine selon laquelle telle clause est « réputée non écrite » est habituellement révélatrice de la volonté du législateur de voir simplement supprimée ladite clause contraire, le contrat amputé étant maintenu pour le surplus 3 (v. ss 135). Fréquemment, d’ailleurs, la nullité partielle prononcée se traduit par l’application de la disposition impérative violée aux lieu et place de la clause nulle. Tel est le cas, en particulier, lorsque la loi entend imposer une solution « nonobstant toute clause contraire » 4. Parfois, même, le juge se reconnaît le droit de substituer à la clause nulle une solution équivalente 5. En définitive, sur cette question de l’étendue de la nullité en cas de vice affectant une ou plusieurs clauses du contrat, il faut conclure à une dualité de critères, entre lesquels existe un rapport de hiérarchie, qui ne correspond pas à l’ordre d’exposé du nouvel article 1184. Chaque fois que d’immeuble à construire, Civ. 3e, 8 déc. 1981, D. 1982. IR 469, obs. Magnin, JCP 1982. IV. 84 ; en matière de bail commercial renfermant une clause d’exclusivité illicite, Civ. 3e, 31 janv. 2001, JCP 2001. I. 354 no 1, obs. Serinet. 1. V. Cass. ch. mixte 12 juin 1981, Bull. civ., no 5, D. 1981. 413, note J.-L. Aubert, RTD civ. 182. 140, obs. F. Chabas, GAJC, t. 2, no 170. S’est trouvé ainsi tranché, en faveur de la solution déjà retenue par la Chambre commerciale (Com. 8 mai 1979, D. 1980. 283, note J. Ghestin, JCP 1979. II. 19192 ; 6 nov. 1979, D. 1980. 283, note Ghestin, JCP CI 1981. II. 13558) un conflit latent qui l’opposait à la 3e  chambre civile (Civ.  3e, 28  oct. 1974, JCP  1976. II.  1840, note Ph. Simler). V. aussi Civ. 3e, 25 juin 1985, Bull. civ. III, no 103, p. 78, D. 1985. 212, note E. Agostin. 2. Soc. 8  avr. 2010, Bull.  civ.  V, no 92, RDC 2010.  1199, obs.  T.  Genicon ; 25  janv. 2012, Bull. civ. V, no 20 ; 9 avr. 2015, no 13-25.847. 3. V. par ex. Civ. 3e, 2 déc. 1987, Bull. civ. III, no 198 ; rappr. Civ. 3e, 18 oct. 2006, Bull. civ. III, no 204, Defrénois 207. 1623, obs. Gelot (la Cour de cassation juge que la clause soumettant une promesse de vente de parcelles agricoles à la condition suspensive de non-préemption par la SAFER étant réputée non-écrite aux termes de l’art. L. 143-5 C. rur., la défaillance de cette condition n’affecte pas la validité de la vente). Cette lecture de la formule citée n’a cependant pas ellemême valeur absolue et définitive, ce que démontre le sort fait à l’art. 900 du C. civ. v. S. Gaudemet, La clause réputée non écrite, thèse Paris II, éd. 2006. 4. V. Ghestin, Le contrat : formation, 2e éd., nos 905 s. 5. Ghestin, op. cit., no 906.

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le but poursuivi par le législateur et l’efficacité de la sanction imposent une solution – en fait la nullité partielle, donc le maintien imposé de la partie non viciée de l’acte – cette solution doit l’emporter. C’est le critère téléologique. Si aucune considération de cette nature n’entre en jeu, le maintien ou la disparition du surplus de l’acte étant indifférent au regard des dispositions impératives violées, rien ne justifierait que l’on n’en revienne pas à une recherche des intentions, même hypothétiques, des parties. C’est le critère subjectif 1. 574 Réduction du quantum excessif ¸ L'amputation de l'acte, par la suppression de la clause nulle, ne constitue pas la seule technique de mise en œuvre du concept de nullité partielle. Le procédé de la réduction en est une autre manifestation, très fréquente : un élément d'un acte – l'objet (ex. libéralité portant atteinte à la réserve), la durée (ex. convention d'indivision excédant cinq ans : C. civ., art. 1873-3, al. 1er) 2, le prix (ex. loyers ou taux d’intérêts excessifs, certaines hypothèses de lésion) 3 – est réduit dans son quantum. La Cour de cassation autorise ainsi le juge, en présence d’une clause de non-concurrence portant excessivement atteinte aux intérêts du salarié, à en restreindre l’application en limitant l’effet dans le temps, l’espace ou ses autres modalités 4. Rien n’est supprimé dans un tel acte : une quantité en remplace simplement une autre, qui était excessive 5. On relèvera que la question de l’annulation intégrale de l’acte ne se pose pratiquement jamais, lorsque la sanction légale se traduit par une réduction, soit parce que personne n’a intérêt à la requérir (libéralité excessive), 1. Le recours à ce critère subjectif pour déterminer l’étendue de la nullité a été remis en cause dans une brillante thèse, ne traitant cependant pas principalement de ce problème (C. GuelfucciThibierge, Nullité, restitutions et responsabilité, thèse Paris I, 1992, nos 490 s.). Il est proposé de s’en tenir au critère objectif de l’étendue de la nullité : si l’acte n’est que partiellement vicié et s’il reste viable pour le surplus, il doit être en toute hypothèse maintenu (no 495). La proposition repose sur le postulat que cette solution est conforme aux objectifs du législateur. Elle méconnaît, en revanche, le constat que le maintien ou l’anéantissement de l’acte partiellement vicié est, bien souvent, indifférent au regard des objectifs de la « légalité transgressée » et qu’il serait alors « arbitraire » (reproche adressé par l’auteur au critère subjectif) d’imposer aux parties le maintien partiel d’un acte qu’elles n’auraient pas conclu, ainsi amputé. 2. V. en ce sens, sous l’empire de l’anc. art. 815, al. 2 C. civ. : Paris, 3 mars 1896, DP 97. 2. 54, S.  99. 2.  31 ; Civ.  27  janv. 1958 (impl.), Bull.  civ.  I, no 59, p. 47 ; v.  aussi Soc. 16  févr. 1979, Bull. civ. V, no 147, p. 104, JCP 1979. IV. 136 (durée d’un contrat de travail). 3. Exemples : Req. 13  juin 1910, S.  1913. 1.  347 (réduction du prix de cession des offices ministériels) ; L.  1er  sept. 1948, art.  35 (réduction des loyers excessifs) ; Soc. 29  juill. 1952, Bull. civ. IV, no 671, p. 483 ; 7 déc. 1961, D. 1962. 149 ; 26 mars 1980, Bull. civ. V, no 302, p. 231 ; 17  avr. 1980, Bull.  civ.  V, no 315, p. 241, D.  1980. IR  460, JCP  1980. IV.  239 ; 3  oct. 1980, Bull. civ. V, no 708, p. 522 (rémunération de salarié). 4. Civ. 1re, 18 sept. 2002, Bull. civ. V, no 272, R. p. 350, D. 2002. 3229, note Sera, JCP 2003. I. 130, no 2, obs. Morvan, Defrénois 2002. 1619, obs. R. Libchaber, RDC 2003. 150, obs. C. Radé. V. déjà Soc. 1er déc. 1982, Bull. civ. V, no 668, p. 493, D. 1983. IR 418, obs. Serra (clause de nonconcurrence excessive quant à son champ d’application territorial) ; 5. V. Simler, op. cit., no 174 s. ; Ghestin, no 908 s ; D. Bakouche, L’excès en droit civil, thèse Paris II, éd. 2005, no 226 s.

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soit, plus souvent, parce que, s’agissant de règles d’ordre public, le maintien de l’acte s’impose (loyers ou taux d’intérêts excessifs). 575 3°) Conversion par réduction ¸ Le terme conversion désigne une technique juridique marquant le passage d'une situation à une autre – conversion de la séparation de corps en divorce – ou d'un acte juridique à un autre – conversion du métayage en fermage. Et l'on peut s'interroger alors sur la portée de l'innovation (de la novation ?) que réalise la conversion 1. Au sujet de la nullité des actes juridiques, une sorte de conversion, singulièrement novatrice puisqu’elle va permettre de faire produire des effets à un acte nul – et parce qu’il est entièrement nul –, remplit une fonction salvatrice : c’est ce que l’on appelle la conversion par réduction des actes juridiques 2. Grâce à elle, un acte nul, mais qui remplit les conditions requises pour la validité d’un autre acte, produisant un résultat semblable et conforme à l’intention des parties, est, dans cette mesure, valable, on peut même dire validé 3. La notion de conversion « est à la théorie des nullités sur le plan qualitatif ce que la notion de nullité partielle lui est sur le plan quantitatif » 4. La double exigence d’une analogie des résultats et d’un respect de l’intention probable des parties limite l’ampleur du procédé de sauvetage. À ce prix, il est tout à la fois satisfaisant pour l’esprit et utile en pratique. Ainsi a-t-on pu de la sorte convertir un contrat de cautionnement nul en un contrat valable portant engagement de garantie 5, un prêt nul faute d’indication du taux effectif global (C. consom., art. L. 314-5) en une reconnaissance de dette valable 6, une lettre de change irrégulière en billet à ordre régulier 7, ou encore un testament authentique pour non-respect ne respectant pas le formalisme légal (C. civ., art. 971 à 975) en un testament international 8. Encore faut-il, naturellement, que l’acte annulable respecte 1. O. Cornaz, La conversion des actes juridiques, thèse Lausanne, 1937 ; A. Couret, « La notion juridique de conversion », Mélanges Vigreux, Toulouse, 1981, p. 220 s. 2. A. Boujeka, « La conversion par réduction : contribution à l’étude des nullités des actes juridiques formels », RTD com. 2002. 223. 3. J. Piédelièvre, Des effets produits par les actes nuls, thèse Paris, 1914 ; X. Perrin, La conversion par réduction des actes et des personnes juridiques. Essai d’une théorie en droit français, thèse Dijon, 1911 ; Ph. Simler, thèse préc., no 13, p. 12 ; H. Tandogan, La nullité, l’annulation et la résiliation partielle des contrats, thèse Genève, 1952, p. 22 ; D. Grillet-Ponton, Essai sur le contrat innommé, thèse ronéot. Lyon III, 1982, nos 266 s. 4. P. Simler, op. et loc. cit. 5. Req. 9 nov. 1875, D. 1876. 1. 117. 6. TI Laval, 28  mars 1977, rapporté par Gavalda et Stoufflet, chron. de droit bancaire, JCP 1979. I. 2965, no 63 ; comp. Civ. 1re, 24 juin 1981 (3 arrêts), Bull. civ. I, nos 233, 234 et 235, p. 189 s. D. 1982. 397, note Brizard, RTD civ. 1982. 429, obs. Ph. Rémy. 7. Com. 23 janv. 2007, no 05-14.036, Bull. civ. IV, no 9. 8. Civ.  1re, 12  juin 2014,  P, D.  2014.  1747, note N.  Laurent-Bonne, ibid. 2014.  2260, obs.  Noguero, ibid. 2015.  1061, obs.  Gaudemet-Tallon, AJ  fam. 2014.  433, obs.  C.  Vernières ; RTD civ. 2014. 927, obs. M. Grimaldi, Rev. crit. DIP 2014. 843, obs. Revillard, Defrénois 2014. 968, obs. Nicod, RDC 2014. 719, note S. Godechot-Patris ; 25 nov. 2015, no 14-21.287, Bull. civ. I, no 548, Gaz. Pal. 31 mai 2016, p. 72, note S. Deville, JCP N 2015, no 50, p. 24, note E. Fongaro,

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l’ensemble des conditions de l’acte salvateur. Un aval, nul pour vice de forme, ne saurait ainsi être converti en cautionnement, faute de respecter les mentions manuscrites imposées par le code de la consommation 1.

B. Restitutions

576 Rétroactivité de la nullité ¸ Lorsque la nullité est prononcée (et dans la mesure où elle l'est), l'acte est évidemment privé d'effets pour l'avenir. Mais la nullité remet aussi en cause les effets que l'acte a déjà produits. L'acte nul, dit-on, est anéanti rétroactivement. Consacrant une formule que le Cour de cassation avait érigée en principe 2, le nouvel article 1178, al. 2, dispose que « le contrat annulé est censé n’avoir jamais existé ». Une condition de validité faisant défaut ab initio, par hypothèse, c’est aussi ab initio que l’acte est privé d’effets. C’est ce qui distingue la nullité, d’un côté, de la caducité (v. ss 589 s.), de la résolution (v. ss 819 s.) et de la révocation par mutuus dissensus (v. ss 650), de l’autre, qui se contentent quant à elles, non pas d’anéantir, mais de « mettre fin au contrat » (C. civ., art. 1187, al. 1 ; art. 1229, al. 1). Il se peut cependant que, en fait, l’acte ait déjà été partiellement ou totalement exécuté. La rétroactivité de la nullité postule alors que les choses soient remises en l’état où elles se trouvaient au moment de la formation de l’acte. Il y a donc lieu à restitution des prestations déjà effectuées 3. Alors que l’action en nullité, action personnelle, est soumise à la prescription quinquennale (v. ss 561, 565), l’action en restitution, action réelle, est de cinq ans si elle concerne un bien meuble (art. 2224) de trente ans si elle porte sur un immeuble (art. 2227). Les difficultés devraient, néanmoins, être rares en pratique « la demande en restitution accompagnant généralement l’action en nullité » 4. Le principe concerne aussi bien les parties à l’acte annulé que les tiers qui ont pu traiter avec elles en corrélation avec l’objet du contrat annulé. L’acquéreur du bien a pu, par exemple, le revendre ou le louer. Il convient donc d’étudier les conséquences de l’annulation entre les parties et à l’égard des tiers. Dans les deux situations, la rétroactivité comporte d’importantes atténuations. AJ fam. 2016. 56, obs. J. Casey, 5 sept. 2018, n° 17-26.010, P+B+I. La conversion en testament international n’est en revanche naturellement pas possible si le défaut de forme s’accompagne d’une insanité d’esprit du testateur (Civ. 1re, 12 juin 2014, préc.). 1. Com. 27 sept. 2016, no 14-22.013, P. 2. Civ. 1re, 15 mai 2001, Bull. civ. I, no 133, RTD civ. 2001. 699, obs. Molfessis ; Civ. 3e, 2 oct. 2002, CCC 2002, no 23, obs. Leveneur, RTD civ. 2003. 284, obs. J. Mestre et B. Fages, utilisant tous deux le même visa : « Vu le principe selon lequel ce qui est nul est réputé n’avoir jamais existé ». 3. V. R. Jambu-Merlin, « Essai sur la rétroactivité des actes juridiques », RTD civ. 1948. 279. Sur l’analyse du fondement de cette obligation de restitution, v. C. Guelfucci-Thibierge, op. cit., os n  636 s. Selon cet auteur, la suppression des effets déjà produits par l’acte nul ne serait pas nécessairement tributaire d’une fiction de rétroactivité de la nullité (nos 729 s.). 4. Savaux, Defrénois 2008. 2526.

1. Rapports entre les parties

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577 a) Principe des restitutions : toutes prestations, tout contrat ¸ La rétroactivité de l'annulation est insensible lorsque l'acte n'a connu aucun commencement d'exécution : il n'y a plus ni dette, ni créance, et l'acte ne peut donner lieu à aucune action en exécution. Mais c'est bien, cependant, rétroactivement qu'il disparaît. Il est censé n'avoir jamais existé. S’il y a eu, au contraire, exécution, même seulement partielle, de l’acte annulé, les choses doivent être remises dans le même état que si l’acte n’avait pas existé. Il faut donc que chacun restitue ce qu’il a reçu de l’autre 1. Dans un contrat de vente, le vendeur, par exemple, doit restituer le prix ou la partie du prix perçu 2, l’acheteur doit restituer le bien acquis 3. Dans un contrat de prêt d’argent, l’emprunteur doit restituer la somme mise à sa disposition 4. Dans un contrat de construction de maison individuelle, le constructeur peut être tenu, non seulement de restituer les sommes reçues, mais également de remettre en état le terrain, le cas échéant en procédant à la démolition de l’ouvrage 5. Seules les parties à la convention sont tenues aux restitutions 6. Ce principe ne saurait d’ailleurs être contourné via la responsabilité. En effet, si le tiers qui commet une faute à l’origine de la conclusion du contrat peut engager sa responsabilité (v. ss 585 s.), la Cour de cassation considère que la restitution « ne constitue pas par elle-même un préjudice indemnisable ouvrant droit à réparation » 7. 1. V. A. Bouziges, Les restitutions après annulation ou résolution d’un contrat, thèse dactyl. Poitiers, 1982 ; E. Poisson-Drocourt, « Les restitutions entre les parties consécutives à l’annulation d’un contrat », D. 1983. Chron. 85 ; M. Malaurie, Les restitutions en droit civil, thèse Paris II, 1990 ; Ghestin, nos 919 s. 2. En cas de responsabilité du notaire qui a instrumenté, celui-ci peut, en cas d’insolvabilité du vendeur, être tenu de garantir la restitution (Civ. 1re, 1er juin 1999, Defrénois 1999. 1340, obs. Aubert). 3. V. Civ. 6 déc. 1967, Bull. civ. I, no 358, p. 269, RTD civ. 1968. 708, obs. J. Chevallier ; Com. 16 déc. 1975, Bull. civ. IV, no 308, p. 256, Defrénois 1977, art. 31343, p. 393, obs. J.-L. Aubert ; 11 mai 1976, Bull. civ. IV, no 162, p. 137 ; Civ. 1re, 12 déc. 1979, D. 1980. IR 390, obs. D. Martin, JCP 1980. II. 19464, 2e esp., note J. Prévault ; Com. 20 juill. 1983, Bull. civ. IV, no 230, p. 198, Defrénois 1984, art. 33326, p. 806, obs. J.-L. Aubert. 4. Civ. 3e, 5 nov. 2008, Defrénois 2008. 2510, obs. E. Savaux (l’hypothèque en considération de laquelle le prêt avait été consenti subsiste jusqu’à ce que l’obligation de restituer soit exécutée). 5. Civ.  1re, 26  juin 2013, Bull.  civ.  III, no 83, RDI 2013.  474, obs.  Garcia et Vennetier, RDC 2013. 1315, obs. Laithier ; v. cep. Civ. 3e, 15 oct. 2015, no 14-23.612 P, D. 2015. 2423, note C. Dubois, RTD civ. 2016. 107, obs. H. Barbier, ibid. 140, obs. P.-Y. Gautier, qui reproche aux juges du fond de ne pas avoir vérifié « si la démolition de l’ouvrage, à laquelle s’opposait le constructeur, constituait une sanction disproportionnée à la gravité des désordres et des non-conformités qui l’affectent ». 6. V. par ex. : Civ. 1re, 3 mai 2018, no 16-13.656, P+B+I, qui, après avoir rappelé que « l’annulation d’un contrat de vente entraîne les restitutions réciproques, entre les parties, de la chose et du prix », en déduit que le Crédit municipal, créancier gagiste du vendeur, mais tiers au contrat, ne saurait être tenu de restituer le prix de vente, alors même qu’une partie de celui-ci a servi à son désintéressement. 7. Civ. 3e, 8 avr. 2009, no 07-19.690, Bull. civ. I, no 86 (notaire) ; 14 déc. 2017, no 16-24.170, P+B+I (notaire et agent immobilier).

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Certaines prestations non monétaires ne peuvent, en raison de leur nature, donner lieu à restitution. Il en est ainsi du travail de l’ouvrier, de l’occupation d’un local par un locataire, des ouvrages réalisés par un entrepreneur… Une telle impossibilité de remise en l’état caractérise particulièrement les contrats successifs, c’est-à-dire ceux qui comportent des prestations périodiques ou continues : contrats de travail, de louage, de société… 1. Si un tel contrat est annulé après un certain temps d’exécution, on ne peut effacer le passé. Nul ne peut faire que l’occupation du local n’ait eu lieu. Nul ne peut restituer à l’ouvrier le travail fourni… Il est parfois dit – et jugé – que la nullité opère alors sans rétroactivité, comme une résiliation anticipée 2. La proposition n’est qu’approximativement juste : l’impossibilité de restituer en nature n’empêche pas l’effet rétroactif de l’annulation. Simplement, comme il ne saurait être question de n’exiger la restitution que de ce qui est restituable – le salaire pour l’ouvrier, le loyer pour le bailleur – en prenant simplement acte de l’impossibilité de la restitution de la prestation réciproque, car pareille solution procurerait un enrichissement injustifié à l’un au détriment de l’autre, une indemnité compensatrice est due à celui qui a fourni la prestation non restituable. Souvent elle est égale à la contrepartie que le contrat annulé prévoyait. En fait, la nullité peut sembler produire le même effet non rétroactif qu’une résiliation. En droit, la situation n’est pourtant pas la même. D’une part, car l’indemnité compensatrice – indemnité d’occupation, dans l’hypothèse du bail nul – n’est pas de nature contractuelle, le contrat étant nul. D’autre part, car elle n’est pas nécessairement du montant que le contrat nul prévoyait : le juge apprécie souverainement ce montant, sans être lié par les stipulations du contrat 3. 1. V. Civ. 3e, 29 mai 1970, Bull. civ. III, no 371, p. 103 : Com. 16 déc. 1975 et 11 mai 1976, préc. ; Ghestin, nos 922 s. ; Agostini et Dienier, note préc. 2. V., expressément en ce sens, en matière de société, C. civ., art. 1844-15, qui dispose que, « lorsque la nullité de la société est prononcée, elle met fin, sans rétroactivité, à l’exécution du contrat ». V. aussi C. trav., art. L. 8252-2, qui prévoit que le travailleur étranger irrégulièrement employé a droit au paiement de son salaire et de ses accessoires (v. Soc. 26 janv. 1983, Bull. civ. V, no 33, p. 23). 3. Soc. 8  avr. 1957, D.  1958.  221, note Ph.  Malaurie, Gaz.  Pal. 1957. I.  143 ; comp. Soc. 15 mars 1945, D. 1945. 303, Gaz. Pal. 1945. I. 204, RTD civ. 1945. 195, obs. Carbonnier (créance de salaires afférente à des heures supplémentaires exécutées en violation de la réglementation de la durée du travail) ; Soc. 2 févr. 1961, D. 1961. 236 (créance de salaires afférente à un travail fourni dans le cadre d’un contrat nul, faute de visa valable de la carte d’étranger du travailleur ; payement justifié par application des règles de l’enrichissement sans cause) ; Civ. 1re, 12 juill. 2012, D.  2012.  2050, note C.  Creton, JCP  2012.  1103, note Y.-M.  Serinet, RDC 2013.  36, obs. C. Pérès (les juges du second degré ont exactement retenu que la nullité déclarée de la clause d’adhésion avait pour effet de remettre à cet égard les parties dans leur situation initiale, de sorte que la société devait restituer en valeur les services dont elle avait bénéficié à ce titre, valeur qu’ils ont souverainement estimée). On a pu reprocher à cette jurisprudence ses incertitudes, notamment quant au montant de l’indemnité pécuniaire substituée à la prestation contractuelle et on a proposé d’écarter, en principe, toute rétroactivité en matière de nullité des contrats successifs, la nullité n’opérant que pour l’avenir, comme une résiliation (Ph.  Malaurie, note préc. ; Flour, Aubert et Savaux, no 366). Il paraît difficile d’admettre que soit écartée de la sorte la nullité dans le passé : on ne peut laisser le passé d’un contrat nul sous l’empire de ce contrat (V.  H.L. et

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La Cour de cassation rappelle ainsi régulièrement que la nullité opère rétroactivement même si le contrat est à exécution successive 1. 578 b) Régime des restitutions (renvoi) ¸ Faute de corps de règles dédiés aux restitutions dans le Code civil, les juges ont sollicité les ressources du droit des biens et des obligations. Ils puisèrent essentiellement dans le corps de règles applicables à la répétition de l'indu (C. civ., art. 1378 à 1381), même si, plus récemment, pour des raisons d'opportunité propres à l'affaire, la haute juridiction avait pu affirmer que « les restitutions consécutives à une annulation ne relèvent pas de la répétition de l'indu mais seulement des règles de nullité » (v. ss 1273) 2. L’ordonnance du 10 février 2016 a comblé ce vide en consacrant un chapitre entier aux restitutions (art. 1352 s.), qu’elles soient consécutives à une nullité, une caducité, une résolution ou encore un paiement de l’indu. Pour la nullité, le nouvel article 1178 dispose ainsi que les prestations exécutées « donnent lieu à restitution dans les conditions prévues aux articles 1352 à 1352-9 ». Nous renvoyons donc à l’étude ultérieure de ces dispositions (v. ss 1803 s.). Toutefois, il convient d’évoquer ici une règle propre à la nullité, qui n’a pas été consacrée dans le Code civil par l’ordonnance du 10 février 2016 : la règle « nemo auditur… » 579 c) L’exception d’immoralité : la règle « Nemo auditur… » ¸ Au principe selon lequel l'annulation du contrat oblige les parties à se restituer mutuellement ce qu'elles ont reçu en exécution de ce contrat, la jurisprudence apporte traditionnellement une exception importante, lorsque cette annulation est fondée sur le caractère immoral de cette convention. Cette exception – appelée parfois « exception d'indignité » – résulte de la mise

J. Mazeaud, t. II, 1er vol., par F. Chabas, no 332). Les difficultés d’évaluation de l’indemnité ne sont pas plus grandes que lorsqu’il s’agit des indemnités en matière de responsabilité délictuelle ou d’enrichissement sans cause (v. Com. 9 juin 1975, D. 1976. 220). – On doit cependant écarter l’anéantissement rétroactif systématique dans l’hypothèse d’un contrat de travail nul, afin d’assurer la protection du salarié ; ainsi il pourra, nonobstant la nullité, prétendre à l’indemnité compensatrice de congés payés correspondant au « travail effectif » antérieur dans l’entreprise (Soc. 9 févr. 1966, sol. impl., Dr. soc. 1966. 426, note J. Savatier), ainsi qu’à la délivrance d’un certificat de travail (Civ. 10 févr. 1926, DP 1927. 1. 20) (comp. C. trav., art. L. 3243-1 et 2) exigeant la délivrance du bulletin de paye même en cas de nullité du contrat. Ces solutions rejoignent celles du droit de la Sécurité sociale, le salarié bénéficiant, même en cas de nullité du contrat de travail, de la garantie en matière d’accidents du travail ou d’assurances sociales. On a pu justifier l’ensemble de ces solutions par la substitution de la notion de relation de travail à celle de contrat (v. C. Freyria, « Nullité du contrat de travail et relation de travail », Dr. soc. 1960. 619 ; G.H. Camerlynck, « Traité de Droit du travail », Contrat de travail, no 107). – V. aussi Soc. 9 mars 1978, Bull. civ. V, no 178, p. 134 ; 22 nov. 1979, Bull. civ. V, no 885, p. 651, D. 1980. IR 258 ; 3 oct. 1980, Bull.  civ.  V, no 704, p. 520, D.  1982.  68, note E.  Agostini, RTD  civ. 1982.  419, obs. F. Chabas. 1. V. par ex. : Civ. 3e, 13 juin 2001, no 99-18.676, CCC 2001, no 155, note L. Leveneur ; Soc. 9 déc. 2014, no 13-21.756. 2. Civ. 1re, 24 sept. 2002, D. 2003. 369, note J.-L. Aubert.

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en œuvre d'une règle traditionnelle, déjà connue en droit romain, appliquée par les Parlements, mais que les rédacteurs du Code civil ont passée sous silence. Deux maximes expriment cette règle : Nemo auditur propriam turpitudinem allegans (nul ne peut être entendu qui allègue sa propre turpitude) ; In pari causa turpitudinis cessat repetitio (il n’y a pas lieu à répétition si les deux parties sont pareillement associées à la turpitude). La règle aboutit à empêcher le contractant qui se prévaut de son immoralité d’obtenir la restitution de la prestation qu’il a fournie 1. Le bien-fondé de la règle nemo auditur a été discuté. On a objecté qu’elle aboutit à ajouter une injustice à une immoralité et qu’en fin de compte, elle donne effet à un contrat nul et consacre un enrichissement sans cause 2. Ainsi, l’acquéreur d’une maison de tolérance, entré en possession avant paiement du prix, pourra à la fois demander la nullité du contrat, ce qui lui évitera le versement du prix, et refuser la restitution de l’immeuble au vendeur qui se heurte à la règle nemo auditur. Cette règle a néanmoins un avantage pratique : en exposant les contractants à un danger redoutable, elle joue un rôle préventif, détournant les parties de passer des contrats immoraux dès lors que l’opération n’est pas dénouée en un trait de temps ; chaque contractant peut craindre que l’autre demande la nullité, ce qui le dispensera d’exécuter sa prestation, et invoque le bénéfice de la règle nemo auditur, ce qui lui permettra de conserver la prestation reçue. Mais, si tel est l’effet général de la mise en œuvre de la règle, il faut observer que, dans beaucoup de cas, on refuse son application, de sorte qu’il est en réalité très délicat d’en préciser le domaine exact, ainsi que le fondement. 580 Champ d’application de la règle ¸ Il est généralement enseigné que la règle Nemo auditur fait obstacle à la répétition des prestations fournies lorsque le contrat est annulé pour cause d’immoralité. De cette proposition il résulte d’abord que cette règle ne peut tenir en échec l’action en nullité elle-même, serait-elle exercée par l’instigateur de

1. Sur la règle nemo auditur… V.  Roland et Boyer, Adages du droit français, 4e  éd., no 246, p. 483 ; H.L. et J. Mazeaud, t. II, 1er vol. par F. Chabas, no 657 ; Marty et Raynaud, t. II, 1er vol., no 237 ; J. Carbonnier, t. 4, no 110 ; Julliot de la Morandière, t. II, no 792 ; Flour, Aubert et Savaux, no 369 s. ; Capitant, La cause des obligations, no 174 ; Ripert, La règle morale dans les obligations civiles, no 104 ; Béraud, L’exception d’indignité dans la jurisprudence récente, JCP 1952. 1. 1029 ; Cardahi, « L’exécution des conventions immorales et illicites, étude de la règle “nemo auditur” d’après le droit comparé, le droit musulman et les moralistes chrétiens », RID comp. 1951. 385 ; Hannequart, « L’adage nemo auditur », Annales de la Faculté de  Droit de  Liège, 1956, p. 163 ; Savey-Casard, Le refus d’action pour cause d’indignité, thèse Lyon, 1930 ; Saiget, Le contrat immoral, thèse Paris, 1939 ; Malaurie, L’ordre public et le contrat, thèse Paris, 1951 ; Ph. le Tourneau, La règle nemo auditur…, thèse Paris, éd. 1970. 2. Sur les rapports entre la maxime « Nemo auditur… » et l’enrichissement sans cause, v.  H.  Périnet-Marquet, « Le sort de l’action de in  rem  verso en cas de faute de l’appauvri », JCP 1982. I. 3075 ; Ph. Conte, « Faute de l’appauvri et cause de l’appauvrissement : réflexions hétérodoxes sur un aspect controversé de la théorie de l’enrichissement sans cause », RTD civ. 1987. 223.

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l’opération immorale 1. Prononcer la nullité n’est pas donner effet à la turpitude. C’est, au contraire, empêcher qu’elle puisse produire quelque effet. La maxime est corrélativement sans incidence en cas d’action en exécution du contrat nul : si celui-ci n’a pas été exécuté, il va de soi que, quelle que soit la cause de nullité, l’exception de nullité permet de faire échec à toute action en exécution. L’application de la règle Nemo auditur… suppose donc qu’un contrat nul ait déjà été exécuté, au moins partiellement. Ladite règle ne joue, dans ce cas, que si la nullité repose sur l’immoralité, plus précisément sur la cause immorale. Si le contrat est simplement illicite, la répétition des prestations fournies peut être réclamée 2. L’avantprojet Catala avait proposé de revenir sur cette exclusion, en fermant la voie des restitutions aux contractants contrevenant sciemment, non seulement aux bonnes mœurs, mais également à l’ordre public ou à une règle impérative (art. 1162-3). De plus, la règle ne trouve application qu’en matière de contrats à titre onéreux, et non pour les libéralités annulées pour cause immorale 3. Le refus de la restitution aurait pour résultat, cette fois, de donner effet à la libéralité nulle. Enfin, plus généralement, la règle Nemo auditur… est sans application hors du domaine contractuel 4. Même si le domaine de la maxime est ainsi sensiblement réduit, les exemples de son application ne manquent pas. L’illustration type, qui

1. Civ. 1re, 25 janv. 1972, Bull. civ. I, no 25, p. 22, D. 1972. 413, note Ph. le Tourneau ; 15 juin 1967, Bull. civ. I, no 218, JCP 1967. II. 15238, note R.L. ; Soc. 4 janv. 1979, Bull. civ. V, no 680, p. 500 ; Civ. 3e, 25 juin 1985, D. 1986. 212, note E. Agostini ; Civ. 1re, 22 juill. 1987, Bull. civ. I, no 252, p. 183 ; 22 juin 2004, JCP 2005. II. 10066, note A.-F. Eyraud, CCC 2004, no 136, note L. Leveneur, RTD civ. 2004. 503, obs. J. Mestre et B. Fages. – Pour un exemple de décision dissidente, v. Paris, 22 juin 1954, D. 1955. 662, note A. Weill, JCP 1954. II. 8263. 2. Ainsi jugé pour la restitution de suppléments illicites de prix, notamment de cession d’offices ministériels : Civ. 30 juill. 1844, S. 44. 1. 582 ; Req. 18 mars 1895, DP 95. 1. 346, S. 96. 1. 11 Civ. 3e, 25 févr. 2004, Bull. civ. III, no 42, D. 2005. 2205, note Tchendjou, JCP 2004. I. 149, no 9S, obs. Labarthe, AJDI 2004. 917, note Cohet-Cordey, RTD civ. 2004. 279, obs. J. Mestre et B. Fages, RDC 2004. 635, obs. D. Mazeaud, 689, obs. Ph. Brun ; pour des prestations fournies en exécution de contrats de « marché noir » : Civ.  25  oct. 1949, Gaz.  Pal. 1950. 1.  27, RTD  civ. 1950. 183, obs. H. et L. Mazeaud ; pour des sommes payées en exécution de clauses d’indexation illicites : Nîmes, 9 janv. 1928, DP 1928. 2. 28 ; pour la rémunération d’un trafic d’influence : Civ. 1re, 19 déc. 1960, Bull. civ. I, no 548, p. 447 ; pour les opérations consécutives à l’annulation d’une société : Com. 20 janv. 1987. IR 23, JCP 1988. II. 20987, note G. Goubeaux ; Com. 11 juill. 2006, Bull.  civ.  IV, no 180, JCP  2007. I.  107, no 3, obs.  Caussain, Deboissy et  Wicker, JCP  E 2006. 2595, note Y.-M. Serinet ; pour des sommes perçues en exécution de transactions annulées pour licenciement frauduleux : Soc. 10  nov. 2009, JCP  2010.  168, note J.  Mouly, RTD  civ. 2010. 104, obs. B. Fages. 3. V. Civ. 1re, 25 janv. 1972, sol. impl., D. 1972. 413, note Ph. le Tourneau, Defrénois 1972, art. 30197, p. 1331, obs. Aubert ; Rouen, 20 oct. 1973, D. 1974. 378, note Ph. le Tourneau ; Marty et Raynaud, no 237 ; Flour, Aubert et Savaux, no 370. 4. V. à propos d’une action en désaveu, TGI  Nice, 30  juin 1976, JCP  1977. II.  18597, note  Harichaux-Ramu ; en matière de responsabilité civile, Civ.  1re, 14  déc. 1982, Bull.  civ.  I, o n 355, p. 304, RTD civ. 1983. 342, obs. G. Durry. Contra, à tort, en matière d’accession immobilière, Nancy, 6 janv. 1981, JCP 1982. IV. 236.

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a donné lieu à une jurisprudence abondante, concerne les conventions relatives à la création ou à l’exploitation des maisons de tolérance 1. Les tribunaux ont ainsi refusé la restitution du prix de la vente d’un tel établissement 2, de loyers payés d’avance 3, du montant du prêt destiné au financement de l’acquisition 4. La même solution s’applique aux maisons de jeux 5 et, plus généralement, aux conventions de jeux 6, sauf, cependant, pour les opérations se rapportant à des établissements ou jeux officiellement autorisés, tels que les casinos ou le PMU 7. La répétition a également été refusée sur le fondement de la règle Nemo auditur… à propos de conventions ayant été annulées parce qu’elles avaient pour objet la création ou le maintien de relations de concubinage ou d’adultère 8, hypothèse classique, mais aujourd’hui disparue, de cause immorale (v. ss 500). Force est de reconnaître, cependant, que la distinction entre l’illicite et l’immoral est contestée 9 et n’est pas rigoureusement respectée. Certains arrêts ont refusé la restitution sur le fondement de la règle Nemo auditur… à propos de contrats simplement illicites 10. Quelques autres l’ont refusée alors pourtant que le contrat était immoral 11.

1. Cette jurisprudence s’est évidemment raréfiée postérieurement à la loi du 12 avr. 1946 qui a interdit les maisons de tolérance. Elle reste cependant d’actualité pour les opérations portant sur des établissements clandestins (v. Com. 27 avr. 1981, D. 1982. 51, note Ph. le Tourneau, RTD civ. 1982. 418, obs. F. Chabas). 2. V. ainsi Civ. 15 déc. 1873, DP 74. 1. 122, S. 74. 1. 241, note Dubois ; Req. 17 juill. 1905, DP 1906. 1. 72, S. 1909. 1. 188, RTD civ. 1906. 162, obs. Demogue ; T. civ. Seine, 14 déc. 1937, Gaz. Pal. 1938. 1. 399, RTD civ. 1938. 247, obs. H. et L. Mazeaud ; Req. 1er oct. 1940, Gaz. Pal. 1940. 2. 146, RTD civ. 1940-1941. 313, obs. Vizioz et Raynaud. 3. V. Civ. 15 nov. 1938, Gaz. Pal. 1939. 1. 194, RTD civ. 1939. 460, obs. H. et L. Mazeaud. 4. V. Req. 1er avr. 1895, DP 95. 1. 263, S. 96. 1. 289, note Appert. 5. V. Paris, 9 avr. 1897, DP 99. 2. 244 ; Paris, 5 juin 1901, S. 1902. 2. 275 ; Aix, 14 mai 1908, S. 1908. 2. 291. 6. V. à propos d’un mandat, Req. 3 mars 1875, DP 75. 1. 277 ; à propos de prêts, Req. 4 juill. 1892, S. 92. 1. 514 ; Crim. 19 nov. 1932, DP 1933. 1. 26, note Capitant ; Paris, 13 nov. 1909, S. 1910. 2. 270 ; Paris, 26 oct. 1932, Gaz. Pal. 1933. 1. 15. 7. PMU : Civ. 1re, 4 mai 1976, Bull. civ. I, no 154, p. 122, JCP 1977. II. 18540, note de Lestang, D. 1976. IR 202 ; casinos : Civ. ch. mixte, 14 mars 1980, D. 1980. IR 336, obs. M. Puech, 434, obs. Charles, Gaz. Pal. 1980. 1. 290, concl. J. Robin, RTD civ. 1980. 764, obs. Chabas. 8. V. Req. 17 avr. 1923, DP 1923. 1. 172 ; Paris, 16 août 1903, DP 1904. 2. 345. 9. V. par exemple, C. Guelfucci-Thibierge, thèse préc., nos 907 s., qui voit dans l’application de la règle Nemo auditur… une forme de peine privée, à la fois inopportune et inutile. 10. V. pour des opérations de coulisse faites en violation du monopole des agents de change, Req. 15 févr. 1877, DP 77. 1. 520 ; 6 janv. 1913, DP 1914. 1. 13 ; Civ. 1re, 16 juill. 1959, Bull. civ. I, no 358, p. 298 (ce dernier arrêt justifie l’application de la règle et le refus de restitution sur « des motifs impérieux d’ordre public ») ; Paris, 29 mai 1986, D. 1986. IR 308. 11. V. Crim. 7  juin 1945, D.  1946.  149, note  Savatier, JCP  1946. II.  2955, note  Hémard, RTD civ. 1946. 30, obs. H. et L. Mazeaud (cet arrêt, dit « du souteneur », est expliqué par l’application de la maxime précitée In pari causa…, l’immoralité du souteneur étant plus grave que celle de la prostituée) ; Besançon, 6 mars 1895, DP 96. 2. 233 (à propos du courtage matrimonial, autrefois jugé immoral) ; Poitiers, 8 févr. 1922, DP 1922. 2. 33, note Savatier.

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581 Fondement de la règle ¸ Les incertitudes de la délimitation du champ d'application de la règle Nemo auditur… peuvent partiellement s’expliquer par la difficulté de la détermination d’un fondement précis. On a voulu autrefois trouver ce fondement dans la sauvegarde de la dignité de la magistrature. Mais c’est alors l’action en nullité elle-même qui aurait dû être déclarée irrecevable. Au demeurant, les juges sont souvent saisis, notamment en matière pénale, de questions mettant en jeu les bonnes mœurs. On a suggéré que le fondement de la règle pourrait résider dans les exigences de l’ordre public, qui seraient mieux satisfaites, dans certains cas, par le refus de la restitution que par l’anéantissement intégral des effets de l’acte nul 1. Pour plausible qu’elle soit, cette explication s’accorde mal avec la distinction entre l’immoral et l’illicite. Il a été soutenu, plus récemment, que la règle Nemo auditur… était, en quelque sorte, une institution en trompe-l’œil, permettant de porter un jugement de valeur sur le comportement respectif des parties. En définitive, la clé de l’énigme se trouverait dans la seconde maxime : In pari causa turpitudinis cessat repetitio 2. L’appréciation du degré respectif des turpitudes permet d’expliquer un certain empirisme des solutions jurisprudentielles. Elle peut justifier, en effet, que la restitution ne soit pas systématiquement refusée lorsque le contrat est annulé pour cause immorale et qu’elle le soit parfois, au contraire, en présence d’une simple illicéité. Ces discussions et incertitudes expliquent peut-être pourquoi le législateur n’a pas souhaité consacrer la règle dans le Code civil à l’occasion de la réforme de 2016. 582 Avenir de la règle ¸ Comment interpréter ce silence ? Sans doute peuton y voir le prolongement, sur le terrain des restitutions, de la disparition des bonnes mœurs au titre des conditions de validité du contrat. Mais ce qui a été dit pour les bonnes mœurs (v. ss 498) vaut également pour cet adage : le silence du texte ne vaut pas condamnation 3. Les magistrats ont consacré l’exception d’immoralité dans le silence du Code civil ; ils pourront parfaitement la maintenir dans le silence de l’ordonnance de 2016. Le souvenir des raisons qui les avaient conduites à dégager cette règle morale pourrait les y encourager : en amont, dissuader les initiatives des personnes mues par des motifs immoraux ou illicites en les privant de leur droit à restitution ; en aval, encourager la dénonciation du contrat par leur cocontractant en les exonérant de leur devoir de restitution.

1. V. P. Kayser, « Les nullités d’ordre public », RTD civ. 1933. 1115, nos 14 s. ; Flour, Aubert et Savaux, no 370. – Rappr. les nullités partielles impératives, v. ss 573. 2. V. Ripert, La règle morale dans les obligations civiles, no 108 ; Ph.  le  Tourneau, thèse préc. nos 162 s., et note sous Com. 27 avr. 1981, D. 1982. 51. 3. En ce sens : v. J.-B. Seube, « Le juge et les restitutions », préc., p. 415, qui estime qu’il « ne fait nul doute que ces adages continueront à s’appliquer ». – V. aussi plus dubitatifs : O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 322-323 ; G. Chantepie et M. Latina, préc., no 1056.

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2. Rétroactivité à l’égard des tiers

583 a) Principe ¸ La rétroactivité de la nullité développe en principe ses effets non seulement dans les rapports entre les parties à l'acte nul, mais aussi à l'égard des tiers qui ont traité avec les parties et dont les droits sont dépendants de cet acte. Le silence gardé sur ce point par l'ordonnance de 2016 ne remet naturellement pas en cause cette solution. L'exemple type est celui de l'acte translatif de propriété, dont l'annulation emporte anéantissement des droits constitués par l'acquéreur sur le bien acquis au bénéfice de tiers. Ainsi, s'il a revendu le même bien (ou constitué tout autre droit réel sur ce bien : hypothèque, servitude, usufruit…), le droit conféré au sous-acquéreur (ou cocontractant) tombe ipso facto. Le premier acquéreur étant rétroactivement censé ne jamais avoir été propriétaire du bien, il n’a pas pu valablement transférer la propriété au sous-acquéreur ou constituer d’autres droits sur ce bien. Cette remise en cause des droits acquis par des tiers est la conséquence du principe selon lequel nul ne peut transférer à autrui plus de droits qu’il n’en a lui-même : Nemo plus juris ad alium transferre potest quam ipse habet 1. La même réalité est exprimée par un autre adage latin, de portée plus générale, puisqu’il vaut pour toutes les hypothèses de rétroactivité, telles que la résolution (v. ss 825) : Resoluto jure dantis resolvitur jus accipientis (littéralement : le droit de celui qui a reçu est résolu du fait de la résolution du droit de celui qui a donné) 2. Un tel anéantissement en cascade est à l’évidence fâcheux 3. Il est source d’insécurité dans le commerce juridique, tout acquéreur d’un droit risquant de voir sa situation remise en cause par suite de l’anéantissement du droit de son auteur. Cette insécurité est d’autant plus grande qu’il n’existe aucune preuve parfaite du droit de propriété 4. L’inconvénient est tel que certains proposent de remettre en cause le principe même de la rétroactivité de la nullité 5. Il convient cependant d’ajouter que la loi et la jurisprudence ont su efficacement corriger les inconvénients les plus criants du principe exposé. 584 b) Correctifs ¸ Il importe de relever d'abord que la rétroactivité ne saurait s'appliquer de plein droit aux tiers. Pour que la nullité ait un effet à leur égard, leur mise en cause dans l'instance d'annulation est nécessaire, faute de quoi le jugement qui interviendrait entre les seules parties à l'acte 1. Roland et Boyer, Adages du droit français, 4e éd., no 259. V. Req. 13 févr. 1900, DP 1905. 1. 305, S. 1900. 1. 450, note Tissier ; Civ. 1re, 23 avr. 1958, Gaz. Pal. 1958. 1. 416 ; Com. 24 janv. 1989, Bull. civ. IV, no 39, p. 23. 2. Roland et Boyer, op. cit., no 399. 3. V. par exemple, pour la nullité d’une assemblée générale de copropriété, emportant nullité de la nomination du syndic et d’une autre assemblée convoquée par ce même syndic., Civ. 3e, 7 déc. 1988, Bull. civ. III, no 179, D. 1988. IR 300, RDI 1989. 101, obs. Givord et Giverdon. 4. V. Les biens, no 536. 5. V. C. Guelfucci-Thibierge, op. cit., nos 735 s.

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nul leur serait inopposable. Cette précaution procédurale n'est cependant pas, par elle-même, une atténuation du principe de l'effet rétroactif. Les correctifs véritables procèdent d’un ensemble de solutions diverses, tantôt légales, tantôt jurisprudentielles 1. On observera que la bonne foi du tiers y tient souvent un rôle, en ce qu’elle constitue une condition du mécanisme protecteur, sans cependant qu’elle suffise à elle seule pour tenir en échec le principe de rétroactivité. a) En matière mobilière, les tiers de bonne foi sont efficacement protégés par la règle de l’article 2276, al. 1, du Code civil, en vertu de laquelle « En fait de meubles, la possession vaut titre. » Hormis l’hypothèse de l’acquisition d’un bien perdu ou volé, qui peut être revendiqué, dans certaines conditions et pendant trois ans, même contre le possesseur de bonne foi, les tiers acquéreurs (ou titulaires de droits réels, tels que le gage) sont à l’abri de toute revendication 2. En revanche, contre le tiers acquéreur de mauvaise foi, la revendication est toujours possible. b) En matière immobilière, le tiers acquéreur (ou titulaire de certains droits réels) n’est définitivement exempt de tout risque de contestation qu’à l’expiration du délai de la prescription acquisitive trentenaire. S’il est de bonne foi et s’il dispose d’un juste titre, ce qui sera habituellement le cas, il peut se prévaloir de la prescription abrégée de dix ans 3. Il n’est pas sans intérêt de relever que, si le droit du tiers n’est pas susceptible d’usucapion (par exemple, l’hypothèque), les conditions de la prescription acquisitive peuvent, dans les mêmes délais, se trouver accomplies en la personne de son auteur, resté possesseur. c) Qui doit garantie ne peut évincer. De cette règle, de portée générale, il résulte que le tiers titulaire de droits ne peut être évincé par son propre auteur agissant en nullité. Cela ne signifie pas que ce dernier ne puisse demander la nullité 4. Seule la restitution en nature est exclue, une restitution en valeur restant parfaitement possible 5. Dans l’hypothèse de la vente, cependant, cette restitution en équivalent se compensera avec la restitution du prix, ce qui est de nature à priver d’intérêt l’annulation ellemême. Il en va différemment, à l’évidence, dans le cas d’un échange. d) L’on admet que les actes d’administration passés avec des tiers de bonne foi subsistent en dépit de l’annulation des droits de celui qui a souscrit ces actes. Il en a ainsi été jugé en matière de bail, mais à une époque antérieure à la législation protectrice des droits des preneurs 6. La même solution ne pourrait sans doute pas être retenue actuellement, au moins 1. Rappr., à propos de la résolution, v. ss 825. 2. V. F. Terré et P. Simler, Les biens, nos 429 s. 3. Ibid., nos 464 s., 470 s. 4. Contra, cependant, Civ. 17 déc. 1928, DH 1929. 52. 5. V. Ghestin, op. cit., no 925 ; Com. 29 févr. 1972, D. 1972. 623. Dans le même sens, dans un autre cas d’impossibilité de restitution en nature, Com. 11 mai 1976, Bull. civ. IV, no 162, p. 137. 6. V. Civ. 7  nov. 1928, Gaz.  Pal. 1929. 1.  312 ; Soc. 14  déc. 1944, S.  1946. 1.  105, note R. Plaisant.

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pour les baux sujets à un droit de renouvellement, souvent qualifiés d’actes de disposition ou du moins assimilés à cette catégorie d’actes 1. e) Plus généralement, la théorie de l’apparence est de nature à protéger efficacement les tiers si les conditions en sont remplies, à savoir la bonne foi du tiers concerné et l’erreur commune (Error communis facit jus). Ainsi les actes accomplis par le propriétaire apparent, même les actes de disposition, ne peuvent être remis en cause 2. Les différents régimes de publicité, notamment la publicité foncière, ne protègent pas, en revanche, les tiers contre les risques d’annulation des droits de leur auteur, contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer 3. La publicité n’a pas, en effet, la vertu de purger les actes ou droits publiés des vices qui les affectent, ni de rendre leur annulation inopposable aux tiers 4.

C. Responsabilité consécutive à l’annulation 585 Nullité et responsabilité ¸ Consacrant l'état du droit antérieur, le nouvel article 1178, al. 4, dispose, qu'« indépendamment de l'annulation du contrat, la partie lésée peut demander réparation du dommage subi dans les conditions du droit commun de la responsabilité extracontractuelle ». L'annulation d'un contrat peut effectivement laisser subsister, abstraction faite de toute considération de restitutions, un préjudice à la charge de l'une ou de l'autre des parties : des frais ont pu être engagés inutilement ; du temps a été perdu ; la conclusion du contrat nul a pu conduire à écarter d'autres offres ou possibilités ; des bénéfices escomptés ont été perdus, le vendeur a été privé de l'usage de son bien… Si la nullité est imputable à son cocontractant, la partie lésée peut solliciter la réparation de son préjudice, et ce sans distinguer selon que la nullité a été prononcée à sa demande, à la demande du cocontractant fautif, ou encore à la demande d'un tiers. Le cocontractant lésé pourra également engager la responsabilité d’un tiers (ex. : notaire, agent immobilier, commissaire-priseur), si ce dernier a commis une faute à l’origine de la conclusion du contrat 5. 1. V. en ce sens, pour un bail commercial, à l’occasion d’une condition résoutoire, rétroactive comme la nullité, Civ.  3e, 14  mai 1974, Gaz.  Pal. 1974. 2.  879, note  Plancqueel ; contra, Aix, 22 mars 1983, JCP 1985. IV. 86. 2. V. Civ. 26 janv. 1897, DP 1900. 1. 33, note Sarrut, S. 97. 1. 313, Grands arrêts, t. 1, no 103 ; Req. 19 mars 1946, JCP 1946. II. 3125, note E. Becqué ; Civ. 1re, 2 nov. 1959, Bull. civ. I, no 448, p. 372, D. 1960. Somm. 65, JCP 1960. II. 11456, note P. Esmein ; 3 avr. 1963, D. 1964. 306, note J. Calais-Auloy. 3. V. Précis Dalloz, Les sûretés, La publicité foncière, par Ph. Simler et Ph. Delebecque, nos 739 s. 4. Il en est ainsi non seulement en droit français général, mais aussi sous le régime du Livre foncier en Alsace et Moselle. Tout au plus, les droits inscrits au Livre foncier, contrairement à ceux publiés à la Conservation des hypothèques, bénéficient-ils d’une présomption simple d’exactitude (L. 1er juin 1924, art. 41). Il en est autrement dans le système allemand du Livre foncier, qui confère aux droits inscrits, dans certaines conditions, une présomption irréfragable d’exactitude à l’égard des tiers de bonne foi. 5. Pour des illustrations récentes : Civ. 1re, 14 déc. 2017, no 16-24.170, P+B+I (responsabilité d’un notaire et d’un agent immobilier qui n’avait pas informé les acquéreurs de l’ampleur d’un

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586 Nature et fondement de la responsabilité ¸ Deux thèses principales 1 ont pu être soutenues quant à la nature de la responsabilité. a) Responsabilité contractuelle. La nature contractuelle a principalement été défendue par Ihering, dans une étude demeurée classique 2. L’illustre auteur allemand considère que le contractant qui fait annuler un contrat est de plein droit responsable du dommage causé en raison de la faute – culpa in contrahendo – commise par le seul fait de contester la validité du contrat, dont chaque contractant est, en quelque sorte, garant. L’action en nullité serait constitutive d’une violation de l’obligation de bonne foi résultant de l’accord tacite précontractuel portant sur la conclusion d’un contrat valable 3. Cette théorie s’explique par les fondements romains du droit allemand de l’époque, en l’absence de codification. Faute de principe général de responsabilité, le rattachement, moyennant un artifice, à la responsabilité contractuelle permettait de justifier la réparation du dommage consécutif à l’annulation. Le principe général de responsabilité formulé par l’ancien 1382, devenu l’article 1240 du Code civil rendait inutile, en France, le recours à une telle construction fondée sur un prétendu avant-contrat tacite. D’ailleurs, fréquemment, cet avant-contrat serait atteint du même vice que le contrat lui-même. b) Responsabilité extracontractuelle. À la veille de la réforme, la quasiunanimité de la doctrine se prononçait, comme la Cour de cassation 4, en faveur de la responsabilité extracontractuelle. Cette solution est désormais consacrée au nouvel article 1178, al. 4, qui prévoient que la réparation du préjudice subi intervient « dans les conditions du droit commun de la responsabilité extracontractuelle ». Elle permet notamment d’appliquer la même solution, que la nullité ait été demandée par l’une des parties ou par un tiers. De plus, elle implique qu’une faute soit prouvée, conformément

sinistre passé) ; Civ. 1re, 3 mai 2018, no 16-13.656, P+B+I (responsabilité d’un GIE de commissaires-priseurs qui n’avait pas fait part de son doute quant à l’authenticité de l’œuvre). Sur l’exclusion des restitutions des chefs de préjudices réparables : v. ss 577. 1. Sur d’autres idées, faisant appel aux notions de risque et de garantie légale, v. C. GuelfucciThibierge, op. cit., nos 17 s. 2. Ihering, De la culpa in contrahendo ou des dommages-intérêts dans les conventions nulles ou restées imparfaites (Œuvres choisies, trad. de Meulenaëre, t. II, p. 1-100) ; Saleilles, « De la responsabilité précontractuelle », RTD civ. 1907. 697 ; Roubier, La responsabilité précontractuelle, thèse Lyon, 1911. – Sur la théorie de la culpa in contrahendo, v. E. Gaudemet, p. 195 s. – V. aussi, dans le sens d’une responsabilité contractuelle, J. Huet, Responsabilité contractuelle et responsabilité délictuelle, thèse Paris II, 1978, nos 258 s. 3. Cette conception se retrouve partiellement dans les dispositions du BGB (art.  122). Le demandeur en nullité est de plein droit responsable des conséquences dommageables de l’annulation, sans que la preuve positive d’une faute soit exigée, l’intéressé pouvant seulement prouver qu’il n’a pas commis de faute dans la conclusion du contrat, c’est-à-dire, en fait, qu’il ignorait la cause de nullité. 4. V. par ex., Civ. 1re, 4 févr. 1975, Bull. civ. I, no 43, R., p. 69, D. 1975. 405, note Gaury, JCP 1975. II. 18100, note C. Larroumet, RTD civ. 1975. 537, obs. G. Durry.

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au droit commun 1. Cette faute ne peut résulter du seul fait de la demande en nullité. Elle doit trouver son origine dans la conclusion même du contrat et résulte habituellement du fait que le cocontractant a sciemment souscrit à un contrat nul, dont il connaissait le vice 2. En pratique, l’hypothèse du dol est de loin la plus fréquente. Mais cette faute peut également être partagée, notamment dans l’hypothèse où le but illicite du contrat est commun ou connu des deux parties. À préjudice égal, l’action en réparation est alors privée d’intérêt, les créances respectives se compensant. Dans le cas contraire, chacun pourra se voir condamné à réparer partiellement le préjudice de l’autre, la compensation opérant à due concurrence. En cas de faute partagée et de préjudice éprouvé par un seul, une réparation partielle, en raison de la faute de la victime, peut être ordonnée. 587 Réparation du préjudice : réparation intégrale, réparation en nature ¸ Conformément au principe de réparation intégrale applicable à la responsabilité extracontractuelle (v. ss 1127), la partie lésée peut solliciter la réparation de l’ensemble des préjudices causés par la faute de son cocontractant. Si la règle est simple à énoncer, elle est parfois délicate à appliquer, comme nous avons pu le voir lors de l’étude du dol, pour lequel les chefs de préjudice réparables demeurent discutés (v. ss 307). Les juges doivent notamment vérifier que le préjudice dont le contractant demande réparation n’est pas déjà compensé par le biais des restitutions 3. Le préjudice subi par la partie lésée est en principe réparé en équivalent, sous forme de dommages et intérêts. On peut, certes, être tenté de transposer en la matière l’option entre réparation en nature et réparation en équivalent. La réparation en nature consisterait dans le refus de l’annulation, puisque le préjudice à réparer est précisément celui résultant de cette annulation. Le droit positif en connaît au moins une application : celle de l’erreur inexcusable, sanctionnée par le refus de l’annulation (v. ss 290) 4. Cette solution particulière et, plus généralement, l’idée de maintien du contrat à titre de réparation en nature, qui répond approximativement aux impératifs de l’équité, sont contestables en droit. Comment un acte juridique vicié pourrait-il se trouver validé sous prétexte que le demandeur en nullité a commis une faute au moment de la conclusion du contrat ou, a fortiori, a été victime d’une erreur, fût-elle grossière ? Cette faute ou cette erreur ne peuvent effacer le vice dont est atteint l’acte. En toute hypothèse, 1. V. Civ.  1re, 14  nov. 1979, Bull.  civ.  I, no 279, p. 226, D.  1980. IR  264, obs.  J.  Ghestin, RTD civ. 1980. 763, obs. F. Chabas ; v. aussi Com. 13 oct. 1980, D. 1981. IR 309, obs. J. Ghestin ; 11 janv. 1984, Bull. civ. IV, no 16, p. 13 ; 25 févr. 1986, Bull. civ. IV, no 33, p. 28. 2. V. Req. 11 févr. 1878, S. 79. 1. 196 ; Paris, 14 mai 1970, JCP 1971. II. 16751. 3. V. par ex., Civ. 1re, 14 déc. 2017, no 16-24.170, P+B+I, qui juge, au visa du « principe de la réparation intégrale du préjudice », que « la restitution d’une partie du prix de vente et l’indemnité allouée pour la démolition et le reconstruction compensaient l’une et l’autre la perte de l’utilité de la chose ». 4. V. dans un autre domaine, Civ. 3e, 7 juin 1983, JCP 1983. IV. 259. – V. aussi infra, no suivant, et Ghestin, no 947.

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si un tel refus de l’annulation est éventuellement acceptable en matière de nullités relatives, il ne peut qu’être banni lorsque la nullité est absolue. 588 Cas particulier : faute de l’incapable ¸ La question de la responsabilité pour annulation du contrat peut se poser en particulier dans les cas où la nullité provient de l'incapacité de l'une des parties : ainsi un mineur, faisant croire qu'il est majeur, conclut seul irrégulièrement un contrat et, celui-ci ayant tourné à son désavantage, il en demande l'annulation 1. Il n’est pas douteux que, conformément aux principes généraux, il ne saurait être question de mettre à la charge de l’incapable la réparation du préjudice qu’il cause au cocontractant pour le seul motif qu’il a invoqué la nullité pour incapacité ; ce serait le priver de la protection que la loi lui accorde 2. Il ne peut y avoir lieu à responsabilité que si l’incapable a commis une faute, notamment en faisant croire à sa capacité. Le dol qui serait ainsi commis par l’incapable engagerait sa responsabilité (anc. art. 1310). Il y a toutefois lieu de tenir compte de la réserve importante contenue dans l’article 1149, al. 2 (anc. 1307) : la loi faillirait à sa mission protectrice du mineur s’il suffisait à ce dernier, pour s’engager, de faire une fausse déclaration de majorité. Pour qu’il y ait dol, il faut qu’il y ait des manœuvres frauduleuses, telle la production d’un faux acte de naissance (v. ss 299) 3.

SECTION 2. LA CADUCITÉ

589 Consécration légale ¸ Sur la suggestion des avant-projets Catala (art. 1131) et Terré (art. 89), la caducité a fait son entrée dans le Titre III du Livre III du Code civil à l'occasion de la réforme de 2016. Les nouveaux articles 1186 et 1187 en déterminent les conditions (§ 1) et les effets (§ 2).

§ 1. Les conditions de la caducité 590 Distinction ¸ La caducité peut intervenir tant pour un contrat isolé (A) qu'au sein d'un ensemble contractuel (B).

A. Caducité d’un contrat isolé

591 Disparition d’un élément essentiel ¸ Tandis que la nullité sanctionne l'absence initiale, au moment de la conclusion du contrat, d'une condition de validité, la caducité sanctionne la disparition, en cours d'exécution, de 1. M. Daury-Fauveau, « La faute de l’aliéné et le contrat », JCP 1998. I. 160. 2. Civ. 19 févr. 1856. 1. 86. On verra par ailleurs la mesure de protection que constitue pour l’incapable la limitation de l’obligation de restitution mise à sa charge en cas de nullité (v. ss 1817). 3. V. cep. Nancy, 25 janv. 1979, JCP 1980. IV. 231.

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l'un de ses « éléments essentiels » (art. 1186, al. 1er). Que faut-il entendre par « éléments essentiels » ? Il est tentant de les ramener aux conditions nécessaires à la validité du contrat 1. Il convient toutefois d’opérer un tri. Sauf faculté légale de révocation, la disparition du consentement ne peut justifier la caducité : les regrets d’une partie ne sauraient l’autoriser à mettre fin au contrat. Sauf disposition contraire (ex. : C. civ., art. 1160, pour la représentation), la survenance d’une incapacité ne devrait pas davantage entraîner la caducité de la convention. En revanche, la caducité devrait être admise en cas de décès de l’une des parties lorsque le contrat aura été conclu en considération de la personne 2. C’est donc essentiellement du côté du « contenu » qu’il conviendra de porter le regard 3. La caducité pourrait notamment intervenir en cas d’illicéité nouvelle de l’objet ou du but du contrat. La Cour de cassation ayant déjà admis que la disparition de la « cause » commandait la caducité du contrat 4, on peut penser que la disparition de la contrepartie dans les contrats à titre onéreux (v. ss 407 s.) 5 ou du motif dans les contrats à titre gratuit (v. ss 287, 405) justifiera elle aussi la caducité de l’acte 6. La même solution pourrait éventuellement être retenue en cas de disparition ou d’impossibilité nouvelle de l’objet, mais cette hypothèse, déjà prévue pour certains contrats spéciaux (C. civ., art. 1722 : disparition de la chose louée), est envisagée au titre de l’« impossibilité d’exécuter », qui fait désormais l’objet d’une réglementation spécifique (art. 1351 et 1351-1 ; v. ss 758 s.). On pourrait enfin songer à invoquer le nouvel article 1186 pour obtenir la caducité de contrats conclus en considération d’une situation par la suite disparue. Que l’on songe, par exemple, au dirigeant ou époux caution, qui sollicite sa libération en raison de la cessation de ses fonctions sociales ou de la disparition du lien conjugal. Il reste que l’on peine à croire que la Cour de cassation accepte sur le fondement de l’article 1186, ce qu’elle a toujours refusé sur le fondement de la cause (anc. art. 1131 ; v. ss 417). En définitive, il apparaît que la caducité de l’article 1186, alinéa 1er, devrait se réduire, pour l’essentiel, et comme avant la réforme, à la caducité pour disparition de la « cause » devenue « contrepartie » 7.

1. En ce sens : M. Mignot, « Commentaire article par article de l’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations », LPA, 30 mars 2016, p. 7. 2. Sur la convention d’arbitrage : Civ. 2e, 23 mai 1973, no 72-11.981, Bull. civ. I, no 172. 3. J.-B. Seube, Pratiques contractuelles, préc., p. 106 ; G. Chantepie et M. Latina, préc., no 493. 4. Civ. 1re, 30 oct. 2008, no 07-17.646, Bull. civ. I, no 24 ; D. 2008. 2937 ; D. 2009. 747, chron. P. Chauvin et C. Creton; RTD civ. 2009. 111, obs. J. Hauser; RTD civ. 2009. 118, obs. B. Fages – Com., 29 juin 2010, no 09-67.369, NP ; BICC 15 nov. 2010, no 173. 5. V. toutefois : B. Fages, Droit des obligations, préc., no 212. 6. V. toutefois, pour le refus de la caducité pour disparition de la cause en matière de testament : Civ. 1re, 15 déc. 2010, no 09-70.834, Bull. civ. I, no 270; D. 2011. 795, note E. Naudin ; AJ fam. 2011. 109, obs. C. Vernières; RTD civ. 2011. 165, obs. M. Grimaldi. 7. En ce sens : O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 350 s.

B. Caducité des contrats liés

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592 De la jurisprudence à la loi ¸ Le législateur a également profité de ce nouvel article sur la caducité pour réglementer le phénomène de l'interdépendance ou de l’indivisibilité contractuelle, c’est-à-dire l’hypothèse où plusieurs contrats participent à la réalisation d’une même opération économique. En présence d’un tel ensemble contractuel, la Cour de cassation avait déjà admis que la disparition de l’un des contrats (par nullité ou résolution) puisse entraîner l’extinction des contrats liés 1. Dans le prolongement de la loi 2, rappelons que la Cour de cassation a notamment consacré l’indivisibilité des contrats de financement et des contrats de vente ou de service auxquels ils sont affectés : si le second est anéanti, le premier tombe avec lui 3. Allant au-delà des crédits liés ou affectés, la Cour de cassation a admis cette interdépendance contractuelle dès lors que le contrat « moyen », dont on sollicite la caducité, avait été conclu en considération du contrat « final » ou « principal » préalablement disparu 4. Si la nature de cette extinction demeurait incertaine (les magistrats invoquant également la résiliation, voire la nullité), la haute juridiction s’était déjà prononcée, à différentes reprises, en faveur de la caducité 5. Il semble que la consécration de cette sanction par l’ordonnance du 10 février 2016 ait encouragé la Cour de cassation à l’adopter définitivement à son tour. Dans deux arrêts du même jour, promis à une publicité maximale, la chambre commerciale a ainsi pu juger « que, lorsque des contrats sont interdépendants, la résiliation de l’un quelconque d’entre eux entraîne la caducité, par voie de conséquence, des autres » 6. Opérant un revirement 1. Sur l’interdépendance contractuelle, v. not. C. Larroumet et S. Bros, Traité de droit civil, T. 3, Les obligations, Le contrat, Economica, 7e éd., 2014, no 487; S. Bros, « Les contrats interdépendants, actualité et perspectives », D.  2009. 960 ; S.  Bros, « L’interdépendance contractuelle, la Cour de cassation et la réforme du droit des contrats », D. 2016. 29. 2. Ex. : C. consom., art. L. 311-32, devenu L. 312-55 au 1er juillet, sur l’indivisibilité du crédit affecté. 3. Par ex. : pour le crédit-bail : Com., 15 févr. 2000, no 97-19.793, Bull. civ. IV, no 29; D. 2000. 364, obs. P. Delebecque ; RTD civ. 2000. 325, obs. J. Mestre et B. Fages ; pour la location financière : Civ. 1re, 28 oct. 2010, no 09-68.014, Bull. civ. I, no 213; D. 2011. 566, obs. X. Delpech, note D. Mazeaud ; D. 2011. 622, chron. N. Auroy et C. Creton ; RTD com. 2011. 400, obs. D. Legeais – pour un crédit affecté dont le montant dépassait le plafond prévu par la loi consumériste : Civ. 1re, 10 sept. 2015, 2 arrêts, no 14-17.772 et 14-13.658, P ; D. 2015. 1837, obs. V. AvenaRobardet; D. 2016. 566, obs. M. Mekki ; AJCA 2015. 469, obs. D. Mazeaud ; RTD civ. 2016. 111, obs. H. Barbier; RTD com. 2015. 723, obs. D. Legeais. 4. Par ex. : pour un ensemble formé d’un contrat d’exploitation de chaufferie et d’un contrat de fourniture de gaz : Civ. 1re, 4 avr. 2006, préc. 5. Not. Civ. 1re, 4 avr. 2006, no 02-18.277, Bull. civ. I, no 190 ; D. 2006. 2656, note R. Boffa ; D. 2006. 2638, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson ; RTD civ. 2007. 105, obs. J. Mestre et B. Fages ; Com., 5 juin 2007, no 04-20.380, Bull. civ. IV, no 156; D. 2007. 1723, obs. X. Delpech ; RTD civ. 2007. 569, obs. B. Fages ; RTD com. 2008. 173, obs. B. Bouloc. 6. Com., 12  juill. 2017, n° 15-23.252, P+B+R+I (contrat de surveillance électronique et contrat de location du matériel) ; 12 juill. 2017, n° 15-27.703, P+B+R+I (contrat de fourniture et d’entretien de photocopieurs et contrat de location financière).

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de jurisprudence, les hauts magistrats, réunis en chambre mixte pour l’occasion, ont encore plus récemment jugé que la résolution du contrat de vente entraînait, par voie de conséquence, non plus la résolution 1, mais la caducité du contrat de crédit-bail 2. Avant la réforme, de très nombreuses questions demeuraient irrésolues quant au fondement, au domaine, aux conditions ou encore aux effets de cette indivisibilité contractuelle. On peut d’ailleurs se demander si la consécration légale de cette figure prétorienne, aux contours encore largement indéterminés, n’est pas quelque peu prématurée. Les importantes modifications apportées au texte entre la présentation du projet et la publication de l’ordonnance attestent que le législateur, comme la doctrine 3, n’avaient pas les idées parfaitement claires sur cette question. La doctrine s’était surtout divisée sur les conditions de cette interdépendance : fallait-il s’appuyer sur la volonté expresse ou tacite des parties (approche subjective) ou s’en tenir à l’analyse économique de l’opération (approche objective) ? Cette question rejaillissait sur le fondement technique et textuel de cette indivisibilité : volonté ou cause, ancien article 1134 ou ancien article 1131 ? Ces interrogations n’ont plus lieu d’être : le siège de la solution est désormais l’article 1186 du Code civil. 593 Conditions légales et aménagements conventionnels ¸ L'article 1186 subordonne l'indivisibilité contractuelle à trois conditions. La première condition va de soi : les contrats liés doivent participer à la « réalisation d’une même opération ». Demain comme hier, cette condition sera toutefois insuffisante. Comme l’a rappelé la chambre commerciale, « le fait que (les contrats) participent d’une même opération économique ne suffit pas à lui seul à caractériser l’indivisibilité des contrats » 4. La seconde condition est alternative : le lien entre les contrats est, soit objectif, soit subjectif. Première possibilité : la disparition de la première convention (nullité, résolution, caducité) rend l’exécution du contrat dont on sollicite la caducité « impossible ». Tel est le cas, par exemple, de la résolution du contrat de fourniture de progiciel qui rend impossible l’exécution des contrats de maintenance, de formation et de mise en œuvre 5. Cette hypothèse d’interdépendance peut être qualifiée d’« objective » : elle s’imposera sans égard pour la volonté ou l’intention des parties. Seconde possibilité : l’exécution du contrat disparu était une « condition déterminante » du consentement au contrat dont on sollicite la cadu1. Ch. mixte, 23 nov. 1990, n° 86-19.396, n° 88-16.883 et n° 87-17.044, Bull. Ch. mixte, n° 1 et 2 ; Com., 12  octobre 1993, n° 91-17.621, Bull. civ., IV, n° 327 ; 28  janvier 2003, n° 01-00.330 ; 14 décembre 2010, n° 09-15.992. 2. Ch. mixte, 13 avr. 2018, n° 16-21.345 et n° 16-21.947, P+B+R+I, AJContrat 2018. 277, obs. C.-E. Bucher. 3. La comparaison des avant-projets Catala (art. 1172 s.) et Terré (art. 89) en atteste. 4. Com., 14 déc. 2010, no 09-15.796, NP. 5. Com., 13  févr. 2007, no 05-17.407, Bull. civ. IV, no 43; D.  2007. 654, obs. X.  Delpech; D. 2007. 2966, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson; RTD civ. 2007. 567, obs. B. Fages.

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cité. Bien qu’une clause d’indivisibilité ne soit pas exigée, cette hypothèse d’interdépendance peut être qualifiée, par opposition à la précédente, de « subjective » : elle nécessitera de convaincre le juge du caractère déterminant de l’exécution du contrat. Déjà posée en jurisprudence 1, la troisième et dernière condition est essentielle pour éviter de déjouer les prévisions légitimes des parties : qu’elle soit objective ou subjective, l’interdépendance ne produira ses effets que si le contractant à l’encontre duquel la caducité est invoquée avait la connaissance de l’existence de l’ensemble contractuel lors de la conclusion du contrat (al. 3). L’article 1186 n’envisage pas le sort des clauses de divisibilité insérées dans ses ensembles contractuels a priori liés. La jurisprudence n’est pas fixée. Si la Cour de cassation les a déclarées sans effet dans les ensembles de contrats interdépendants composés d’une location financière 2, elle n’a jamais étendu cette prohibition à tous les cas d’interdépendance contractuelle. Selon certains auteurs, l’interdiction générale des clauses de divisibilité serait imposée par le droit nouveau : l’un des contrats devenant un élément constitutif de l’autre, il serait inconcevable de les dissocier postérieurement à leur formation 3. Une autre solution, moins univoque, apparaît souhaitable : il serait possible de reconnaître l’efficacité de principe des clauses de divisibilité, au nom de la libre répartition des risques entre les parties 4, tout en réservant l’application de la protection contre les clauses abusives, et notamment des nouveaux articles 1170 5 et 1171 du Code civil dans les contrats d’adhésion 6, dont les contrats de location financière, mais également de fourniture et de maintenance de matériels informatiques, bureautiques ou de surveillance électronique, font assurément partie.

§ 2. Les effets de la caducité

594 Fin du contrat ¸ Quant aux effets de la caducité, le nouvel article 1187, alinéa 1er, prévoit qu’elle « met fin au contrat », sans préciser si cette 1. Civ. 3e, 29 janv. 2014, no 12-28.836, Bull. civ. I, no 14; D. 2014. 972, note V. Pezzella. 2. Cass. ch. mixte, 17 mai 2013, no 11-22927 et no 11-22768, Bull. ch. mixte, no 1 (2 arrêts); D. 2013. 1658, obs. X. Delpech, note D. Mazeaud; D. 2013. 2487, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny; D. 2014. 630, obs. S. Amrani-Mekki et M. Mekki; RTD civ. 2013. 597, obs. H. Barbier; RTD com. 2013. 569, obs. D. Legeais ; Com., 12 juill. 2017, n° 15-27.703, P+B+R+I. 3. V. not. : S. Bros, « L’interdépendance contractuelle, la Cour de cassation et la réforme du droit des contrats », D. 2016. 34 ; S. Bros, « Les contrats interdépendants dans l’ordonnance du 10 février 2016 », JCP 2016. 975. 4. En ce sens : Ph. Malaurie, L.  Aynès et Ph. Stoffel-Munck, Droit des obligations, préc., no 839 ; J.-B. Seube (dir.), Pratiques contractuelles, préc., p. 107 ; N. Dissaux et Ch. Jamin, Réforme du droit des contrats, Dix articles à connaître, Dalloz, 2018, p. 36-37. 5. En ce sens : A.-S. Choné, J. Darmon et J.-P. Grandjean, « Aménager le droit des contrats », JCP E 2016, 1374, no 29. 6. En ce sens : v. not. Y.-M. Laithier, obs. sous Civ. 1re, 10 sept. 2015 (2 arrêts), no 14-13.658 et no 14-17.772, RDC 2016. 19 ; O.  Deshayes, « La formation du contrat », RDC 2016, Hors série, p. 29.

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disparition opère rétroactivement ou non 1. Si l’on en croit le Rapport, ce silence est volontaire : « L’ordonnance prévoit donc que la caducité met fin au contrat, mais, dans un souci pragmatique, ne tranche pas la question de la rétroactivité : celle-ci n’est pas exclue dans certaines hypothèses puisque la caducité peut donner lieu à restitutions. Il appartiendra aux juges d’apprécier l’opportunité de la rétroactivité en fonction des circonstances de l’espèce ». Et effectivement, l’article 1187, alinéa 2, dispose que la caducité « peut donner lieu à restitution dans les conditions prévues aux articles 1352 à 1352-9 ». Il apparaît toutefois qu’une directive générale pourrait guider les praticiens et les magistrats. Transposant la règle adoptée pour la résolution (art. 1229 ; v. ss 822), ils pourraient en effet songer à distinguer selon que les prestations échangées en exécution du contrat caduc ont trouvé ou non leur utilité au fur et à mesure de l’exécution réciproque du contrat 2. En effet, comme la résolution – ou la révocation (sur le mutuus dissensus : v. ss 650) – et à la différence de la nullité, la caducité n’entraîne pas l’anéantissement, mais seulement l’extinction du contrat 3, dont les effets dans le temps, non nécessairement rétroactifs, pourront varier en fonction de la nature du contrat caduc et de la cause de la disparition du contrat lié. La Cour de cassation vient d’ailleurs d’émettre un signal en ce sens, en jugeant que la caducité du contrat de crédit-bail intervenait à la date d’effet de la résolution du contrat de vente, c’est-à-dire à la date de conclusion de ce contrat (caducité rétroactive), mais en ajoutant, dans une note explicative sous l’arrêt, qu’il pourrait en aller autrement, dans d’autres hypothèses, notamment dans « les cas où le contrat se réalise par tranches et où la caducité pourra être constatée à une date postérieure à celle de la conclusion du contrat » (caducité prospective) 4.

1. Sur cette incertitude, v. not. N. Dissaux et Ch. Jamin, Réforme du droit des contrats, Dix articles à connaître, Dalloz, 2018, p. 37. 2. En ce sens : M.  Fabre-Magnan, Droit des obligations. 1, Contrat et engagement unilatéral, préc., no 479 ; O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 363. 3. Tandis que le contrat nul est « censé n’avoir jamais existé » (art. 1178, al. 2 ; v. n° 575), la caducité, comme la résolution, se contente de « mettre fin au contrat » (art. 1187 et art. 1229). 4. Ch. mixte, 13 avr. 2018, n° 16-21.345 et n° 16-21.947, P+B+R+I, AJContrat 2018. 277, obs. C.-E. Bucher.

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SOUS-TITRE 2

Les effets du contrat 595 Généralités ¸ Parmi les dispositions du Code civil de 1804 relatives aux effets du contrat stricto sensu, deux textes se détachaient plus particulièrement : l’article 1134 qui dispose que « les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites » ; l’article 1165 qui énonce que « les conventions n’ont d’effet qu’entre les parties contractantes ». Le premier pose le principe de la force obligatoire du contrat, le second le principe de l’effet relatif du contrat (v. ss 26 s.). Pour l’essentiel, ces dispositions ont été reprises à l’occasion de la réforme de 2016. On sait que le principe de la force obligatoire du contrat a été déplacé, dans une rédaction quasi inchangée, de l’article 1134 à l’article 1103 et figure désormais parmi les dispositions liminaires qui structurent le droit des contrats (v. ss 127). Quant au principe de l’effet relatif du contrat, n’ayant pas eu l’honneur des dispositions liminaires, il est désormais énoncé à l’article 1199, alinéa 1 du code civil, dans une rédaction modifiée : « le contrat ne crée d’obligations qu’entre les parties ». Les auteurs de la réforme ne s’en sont pas, au reste, tenus à cette seule proposition puisqu’ils lui ont apporté dans les dispositions suivantes une triple précision : « les tiers ne peuvent ni demander l’exécution du contrat ni se voir contraints de l’exécuter » (art. 1199, al. 2) ; « les tiers doivent respecter la situation juridique créée par le contrat » (art. 1200, al. 1) ; « Ils peuvent s’en prévaloir notamment pour apporter la preuve d’un fait » (art. 1200, al. 2) On perçoit ainsi que l’approche traditionnelle s’est complexifiée : on ne saurait résumer la question à l’opposition entre deux catégories d’individus : les parties qui seraient liées par le contrat, les tiers à l’égard desquels le contrat n’aurait aucun effet. Outre qu’entre les parties aux contrats et les tiers, existent des catégories intermédiaires de personnes qui gravitent autour des contractants sans pouvoir être assimilés à ceux-ci (v. ss 682 s.), on constate que le contrat n’est pas sans avoir des effets à l’égard des tiers : opposable aux tiers, il est également opposable par eux. Aussi bien plutôt que de reprendre l’opposition traditionnelle des effets du contrat entre les parties et à l’égard des tiers, lui préfèrera-t-on une autre construction. Partant de la constatation que le contrat crée un véritable lien entre les intérêts des parties (v. ss 80), on s’interrogera d’abord sur la vigueur de ce lien (Chapitre 1) puis sur sa durée (Chapitre 2). Le « cœur » des effets du contrat ayant été ainsi identifié, on recherchera ensuite quelles sont, outre les parties, les personnes qui peuvent être affectées par l’existence du contrat et à quel degré. Ce sera l’étude du rayonnement du lien

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contractuel (Chapitre 3). Enfin, il arrive que le contrat ne soit pas respecté. On recherchera alors quelles sont les conséquences de la violation du lien contractuel (Chapitre 4).

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CHAPITRE 1

LA VIGUEUR DU LIEN CONTRACTUEL 596 Le contrat est la loi des parties ¸ Dans une formule lapidaire empruntée initialement à Domat 1, et reprise de l’ancien article 1134 du Code civil, l’article 1103 exprime le principe de la force obligatoire du contrat : « les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits ». Pour bien marquer la force des obligations nées de l’accord des volontés, les rédacteurs du Code civil ont utilisé une comparaison d’une très grande hauteur : le contrat s’impose aux parties comme la règle de droit s’impose à l’ensemble des citoyens. Aussi bien a-t-on parfois présenté ce texte comme l’expression même de l’autonomie de la volonté. Selon cette analyse, il y aurait entre la loi et le contrat une différence non de nature mais de degré. De même que la loi, expression de la volonté générale, serait le grand contrat que passent tous les hommes vivant en société, de même le contrat serait la loi que des volontés particulières se donnent à elles-mêmes. Mais en raisonnant ainsi, on procède à une assimilation, là où il n’y a qu’une comparaison. On sait, en effet, que le pouvoir reconnu aux volontés individuelles n’est pas originaire mais dérivé 2 (v. ss 29). L’article 1103 ne donne force obligatoire qu’aux conventions légalement formées, c’est-à-dire à celles qui respectent les conditions de validité posées par la loi. Contracter, c’est employer un instrument forgé par le droit : le Code apporte sa sanction au contrat en raison de l’utilité qu’il y a, pour la paix publique et le commerce, à ce que les hommes respectent la parole qu’ils se sont donnée 3. La constatation est d’importance en ce qu’elle commande, au moins pour partie, l’intensité de la force obligatoire du contrat. De fait, à suivre la théorie de l’autonomie de la volonté, le contrat est revêtu d’une force obligatoire extrêmement rigoureuse. Les parties sont libres de s’engager ou non. Mais une fois formé, le contrat doit être exécuté tel quel. Ce que les parties ont voulu s’impose à elles dans les conditions mêmes où elles l’ont voulu. Le contrat ne saurait donc être interprété 1. Domat, Les lois civiles dans leur ordre naturel, Livre I, Titre I, sec. II, VIII : « Les conventions étant formées, tout ce qui a été convenu tient lieu de loi à ceux qui les ont faites et elles ne peuvent être révoquées que de leur consentement commun. » 2. Rappr. C. Jamin, « Une brève histoire politique des interprétations de l’art. 1134 C. civ. », D. 2002. Chron. 901, montrant que les interprétations dominantes de l’art. 1134 qui se sont succédé n’ont jamais entendu affranchir le contrat de l’autorité de la loi. 3. H. Régis, « La force obligatoire du contrat. Réflexion sur l’intérêt au contrat », thèse, Paris II, 2015.

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que par référence à la commune intention des parties. Sa modification, sa suspension, sa révocation ne peuvent s’opérer que par le mutuel accord des volontés primitives. Ni le juge, ni même le législateur n’ont le pouvoir d’intervenir dans la vie contractuelle. Le juge ne peut réviser les contrats en cours, pas plus que ceux-ci ne peuvent être affectés par les changements législatifs. Si l’on fonde le contrat sur l’utilité sociale, la force obligatoire de celui-ci subsiste. Mais étant alors subordonnée aux nécessités sociales qui la justifient, elle s’impose avec une rigueur moindre, spécialement à l’encontre de la loi et du juge qui sont les interprètes naturels de ces nécessités. Il n’est, au demeurant, pas nécessaire de poursuivre longtemps la lecture du Code civil pour constater que ses rédacteurs n’ont pas entendu faire de la loi contractuelle une « loi d’airain », une loi implacable qui permettrait à l’une des parties d’imposer à l’autre avec la dernière rigueur le respect littéral du contrat, abstraction faite de toute autre considération. La force obligatoire que l’article 1103 imprime au contrat trouve, en effet, un « frein naturel », dans celui qui le suit immédiatement, l’article 1104, ainsi que dans l’article 1194 lequel reprend les dispositions de l’ancien article 1135 du Code civil. L’article 1104 dispose, que les contrats « doivent être (…) exécutés de bonne foi » ; quant à l’article 1194 il ajoute que les contrats obligent « à toutes les suites que leur donnent l’équité, l’usage ou la loi ». Il s’agit alors non plus d’apprécier la manière dont un contractant exécute ses obligations, mais de déterminer les engagements qui sont les siens, en vertu de la loi, de l’usage et de l’équité 1. Le juge ne peut faire application d’office des stipulations d’un contrat qu’après avoir invité au préalable les parties à s’en expliquer 2. Ainsi le veut le principe du contradictoire (C. pr. civ., art. 16). 597 La bonne foi ¸ Moyen de faire pénétrer la règle morale dans le droit positif 3, la référence à la bonne foi a suscité, en raison de son imprécision, de multiples interrogations 4.

1. Ph. Jacques, Regards sur l’article 1135 du Code civil, thèse Paris XII, 2003, no 170, p. 311. 2. Com. 4 oct. 2011, RDC 2012. 75, obs. Y.-M. Laithier. 3. G. Ripert, La règle morale dans les obligations civiles, no 157. 4. A. Breton, « Des effets civils de la bonne foi », Rev. crit. lég. et jurisp. 1926. 86 ; G. LyonCaen, « De l’évolution de la notion de bonne foi », RTD civ. 1946. 75 ; Gorphe, Le principe de bonne foi, thèse Paris, 1928 ; R. Vouin, La bonne foi, notion et rôle actuel en droit privé français, thèse Bordeaux, 1939 ; A. Chirez, De la confiance en droit contractuel, thèse ronéot. Nice, 1977 ; Y. Picod, Le devoir de loyauté dans l’exécution du contrat, thèse Dijon, éd. 1989 ; « L’exigence de bonne foi dans l’exécution du contrat », in Le juge et l’exécution du contrat, 1993, p. 57 s. ; Bénabent, « La bonne foi dans l’exécution du contrat », Trav. Ass. H. Capitant, 1992, p. 291 s. ; Desgorces, La bonne foi dans le droit des contrats : rôle actuel et perspectives, thèse multigr., Paris II, 1992 ; B. Jaluzot, La bonne foi dans les contrats. Étude comparative des droits français, allemand et japonais, thèse Lyon III, éd. 2001 ; R. Jabbour, La bonne foi dans l’exécution du contrat, thèse Paris I, éd. 2016. La législation communautaire fait également référence à la bonne foi. C’est ainsi que l’art. 3 de la directive CEE du 5 avr. 1993 prend appui sur celle-ci pour définir les clauses abusives. Mais la loi du 1er février 1995 a écarté cette référence à la bonne foi (v. ss 446).

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Longtemps, certains ont été portés à y voir une « disposition technique, dépourvue de signification substantielle » 1. Elle marquerait simplement l’abandon de la distinction romaine entre les contrats de droit strict, dont le contenu était déterminé par le sens littéral des termes employés, et les contrats de bonne foi dont l’interprétation pouvait être plus souple 2. Ce texte signifierait qu’il n’est plus de contrat que de bonne foi. Il ne concernerait donc que l’interprétation des contrats. C’était là, manifestement, une vision trop réductrice de l’ancien article 1134, alinéa 3, devenu l’article 1104 du code civil. S’il n’est pas douteux que cette disposition intéresse l’interprétation des contrats, elle concerne aussi certainement leur exécution qu’elle vise d’ailleurs expressément. Or interprétation et exécution sont des notions distinctes. La première répond à la question : « à quelles obligations les parties sont-elles tenues ? », la seconde à la question : « comment les parties doivent-elles remplir leurs obligations ? ». À l’opposé, d’autres auteurs ont proposé une interprétation amplifiante de l’ancien article 1134, alinéa 3. Selon eux, la référence à la bonne foi montrait que les rédacteurs du Code civil n’ont pas été totalement insensibles à une autre conception du contrat. Celui-ci serait « une sorte de microcosme », « une petite société où chacun doit travailler dans un but commun qui est la somme des buts individuels poursuivis par (les contractants), absolument comme dans la société civile et commerciale » 3 (v. ss 42). Ainsi qu’on l’a vu, une telle présentation est très certainement excessive. Bien loin d’être toujours le produit d’une entente cordiale, le contrat apparaît souvent comme le résultat d’une tension entre des intérêts antagonistes, comme un point d’équilibre entre des intérêts opposés. Il en résulte que si un contractant doit très certainement s’abstenir de tout comportement déloyal envers son cocontractant, il n’a pas en principe à prendre en charge, au nom de la bonne foi, les intérêts de celui-ci (v. ss 49). En réalité, poser que le contrat doit être exécuté de bonne foi implique que les parties doivent non seulement s’abstenir de tout ce qui pourrait constituer une entrave à la réalisation de l’opération contractuelle mais encore faire en sorte que celle-ci produise pleinement son effet utile (v. ss 128). La jurisprudence déduit de cette référence à la bonne foi l’existence d’un devoir de loyauté qui pèse sur chacun des contractants et qui permet, de manière en quelque sorte négative, de sanctionner la mauvaise foi, la mauvaise volonté de ceux-ci dans l’exécution des contrats, ainsi que d’un devoir de coopération entre les contractants, qui se limite, sauf dans les contrats d’intérêt commun où règne un véritable affectio contractus (v. ss 115, 355), à avertir l’autre, en cours de contrat, des événements qu’il a intérêt à connaître, afin d’en faciliter l’exécution. La bonne foi contractuelle étant 1. Flour et Aubert, 7e éd., no 374. 2. Volansky, Essai d’une définition expressive du droit basée sur l’idée de bonne foi, thèse Paris 1929, p. 325. 3. Demogue, Traité des obligations en général, t. VI, no 3, p. 9.

 

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présumée, c’est à celui qui invoque un manquement à la bonne foi de l’établir. Ainsi entendue, l’exigence de bonne foi est d’ordre public, en ce sens qu’aucune clause contractuelle ne saurait la mettre entre parenthèses directement ou indirectement 1. Les principes Unidroit relatifs aux contrats du commerce international précisent que « les parties sont tenues de se conformer aux exigences de la bonne foi dans le commerce international » 2. Le commentaire de ces principes indique que « la bonne foi est l’idée fondamentale à la base de ces principes ». Quant aux principes de droit européen du contrat, ils posent que « dans l’exercice de ses droits et l’exécution de ses obligations, chaque partie est tenue d’agir conformément aux exigences de la bonne foi » 3.

598 Devoir de loyauté ¸ Il concerne tant le débiteur que le créancier. a) Le devoir de loyauté impose au débiteur une exécution fidèle de son engagement. Mais la fidélité d’exécution ne doit pas être comprise comme une notion rigide. C’est ainsi que, si l’activité du débiteur a permis d’atteindre le but auquel tend le contrat, nul manquement à la bonne foi ne peut lui être reproché, même si les prestations effectuées ne sont pas strictement conformes aux stipulations contractuelles 4. Si le contrat laisse une certaine latitude au débiteur pour exécuter son obligation, la loyauté lui impose de retenir la solution la moins onéreuse pour le créancier. La jurisprudence décide ainsi qu’un installateur d’électricité a l’obligation de rechercher le branchement le plus court 5 ou qu’un transporteur doit adresser une marchandise par l’itinéraire le plus avantageux pour l’expéditeur 6 ou encore qu’un chauffeur de taxi doit prendre le trajet le moins onéreux pour mener son passager à destination. Le débiteur qui commettrait un dol dans l’exécution du contrat c’est-àdire qui intentionnellement n’exécuterait pas ses obligations, manquerait certainement à son devoir de loyauté. Il en irait de même de celui qui se mettrait volontairement dans une situation rendant impossible l’exécution de sa prestation par exemple en réservant, en louant ou en vendant plus de places qu’il n’en possède (pratique de la surréservation ou surbooking) 7. Il en irait encore ainsi de celui qui se livrerait à des manœuvres afin d’empêcher l’autre partie de retirer du contrat le bénéfice qu’elle en attend 8.

1. J. Mestre, « Pour un principe de bonne foi mieux précisé », RLDC, mars 2009, no 58, p. 9. 2. Art.  1.7,1 ; Unidroit, Principes relatifs aux contrats du commerce international, 1994, p. 16. 3. Les principes du droit européen du contrat, 1997, art. 1-106, p. 50 s. 4. Req. 31 janv. 1887, S. 87. 1. 420. 5. Req. 19 janv. 1925, DH 1925. 77. 6. Civ. 28 nov. 1905, DP 1909. 1. 193, S. 1909. 1. 269. 7. V. par ex. TI Niort, 17 janv. 2001, CCC 2001, no 77, note Raymond. 8. Civ., 17 janv. 1906, S. 1909. 1. 205 ; rappr. Versailles, 12 sept. 1996, Defrénois 1997. 735, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 1997. 656, obs. Mestre.

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Si la transgression du devoir de loyauté justifie la sanction qui frappe le contractant de mauvaise foi, son respect permet-il au débiteur défaillant de s’exonérer de tout ou partie de sa responsabilité en démontrant que, diligent et consciencieux, il a tout mis en œuvre pour remplir son obligation ? La réponse varie selon la nature de l’obligation qui pèse sur le débiteur. S’il s’agit d’une obligation de moyens, c’est-à-dire si le débiteur a promis non un résultat précis, mais de faire tout son possible pour atteindre ce résultat, son seul devoir est de porter à son obligation « tous les soins d’un bon père de famille », requalifié « personne raisonnable ». Autant dire que le débiteur de bonne foi, celui qui a loyalement essayé de fournir la prestation promise, échappera à sa responsabilité. S’il s’agit d’une obligation de résultat, c’est-à-dire si le débiteur a promis l’obtention d’un résultat précis, sa responsabilité sera engagée dès lors que celui-ci n’a pas été atteint. Peu importe alors que le débiteur se soit montré diligent. Seule l’existence d’une cause étrangère sera de nature à l’exonérer de sa responsabilité 1 (v. ss 846 s.). Il est, en outre, quelques rares hypothèses où le droit encourage le contractant à faire montre de loyauté en octroyant au débiteur de bonne foi certaines facilités. C’est ainsi que le juge peut accorder au débiteur de bonne foi un délai de grâce (anc. art. 1244-1, réd. L. 9 juillet 1991, devenu art. 1343-5) 2. C’est ainsi encore que la loi du 8 février 1995 sur le surendettement des particuliers et des familles (C. consom., art. L. 732-1, 733-1 s.) permet au particulier placé dans une telle situation, s’il est de bonne foi, de bénéficier de procédures qui facilitent le règlement de sa situation 3. b) Le créancier est également tenu d’un devoir de loyauté. Il doit s’abstenir de déloyauté, de manœuvres qui tendraient à rendre l’exécution du contrat impossible ou plus difficile. Ainsi en va-t-il du créancier qui délivre un commandement à son débiteur en son absence, pendant la période des vacances, dans l’unique dessein de le mettre dans l’impossibilité d’exécuter dans les délais. Manque aussi à son devoir de loyauté, le créancier qui, sous prétexte de fidélité dans l’exécution, impose au débiteur des sacrifices pécuniaires d’importance disproportionnée avec l’utilité du but à atteindre 4. 1. Picod, op. cit. no 56, p. 73. 2. V. ss 1548 s. Certaines décisions vont plus loin en paralysant l’exercice de la clause résolutoire aux motifs que le débiteur était de bonne foi (Civ. 1re, 22 juill. 1986, Bull. civ. I, no 223, p. 212 ; Civ. 3e, 8 avr. 1987, Bull. civ. III, no 88, p. 53, RTD civ. 1988. 122, obs. J. Mestre). La solution est critiquable car, comme on l’a justement souligné, l’art. 1134 al. 3 n’a pas pour fonction de permettre aux juges « de sauver les conventions inexécutées de bonne foi » (Mestre, obs. préc.). 3. V. ss 1388 s. ; v. aussi. J. Calais-Auloy et F. Steinmetz, Droit de la consommation, nos 462 s. ; B.  Oppetit, « L’endettement et le droit », Mélanges Breton et Derrida, 1991, p. 295 ; P.  Julien, « À propos du surendettement des particuliers et des familles », Mélanges Breton et Derrida, préc., p. 183 s. ; F. Rizzo, Le traitement juridique de l’endettement, thèse Aix, éd. 1996 ; S. Gjidara, L’endettement et le droit privé, thèse Paris II, éd. 1999. 4. Ainsi il a été jugé que, des travaux ayant été mal exécutés dans un immeuble, les juges du fond ont, à juste titre, refusé la réfection demandée, au motif que celle-ci « nécessiterait la démolition à peu près complète de l’immeuble et occasionnerait une dépense de beaucoup supérieure

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La jurisprudence considère que le maître de l’ouvrage doit faciliter le travail de l’entrepreneur, notamment en n’apportant pas au projet des modifications inconsidérées ou en ne provoquant pas des arrêts de travail 1. L’obligation de loyauté impose enfin au créancier de faire preuve d’une certaine cohérence dans son comportement 2. Le devoir de loyauté du créancier joue également à l’égard du garant. Le créancier doit faire son possible, en exerçant diligemment ses droits à l’encontre du débiteur, pour alléger au maximum le poids de la garantie consentie 3. Selon certaines décisions 4, l’obligation de loyauté impose aussi au créancier d’exercer diligemment ses droits contre le débiteur. Récemment, la haute juridiction a entrepris de cantonner le rôle de la bonne foi en précisant que « si la règle selon laquelle les conventions doivent être exécutées de bonne foi permet au juge de sanctionner l’usage déloyal d’une prérogative contractuelle, elle ne l’autorise pas à porter atteinte à la substance même des droits et obligations légalement convenues entre les parties » 5. À prendre la formule au pied de la lettre, elle signifierait que seules les prérogatives contractuelles, c’est-à-dire les « pouvoirs d’essence unilatérale » accordés à une partie, par une clause du contrat ou éventuellement par la loi et dont l’usage permet d’influer sur le contrat au stade de sa formation (clause de dédit, droit de repentir), de son contenu (clause de fixation unilatérale du prix, clause permettant de modifier unilatéralement l’objet du contrat), de sa dissolution (clause résolutoire de plein droit, clause de résiliation unilatérale), de sa cession (clause d’agrément du cessionnaire), etc. 6, verraient leur usage contrôlé par le au préjudice résultant de la défectuosité des dits travaux » (Req. 23 mars 1909, S. 1909. 1. 552 ; comp. Req. 31 janv. 1887, préc. ; Civ. 2e, févr. 1904, S. 1904. 1. 389).Sur ce que le devoir de restreindre le dommage peut être fondé sur celui qu’ont les parties d’exécuter la convention de bonne foi, v. Y.-M. Laithier, Étude comparative des sanctions de l’inexécution de contrat, thèse Paris I, éd. 2004, no 445, p. 351. 1. Civ. 3e, 5 juin 1968, D. 1970. 453, note Ph. Jestaz, RTD civ. 1969. 141, obs. G. Cornu. 2. Com. 8 mars 2005, RDC 2005. 1015, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 2005. 392, obs. J. Mestre et B. Fages ; Civ. 3e, 28 janv. 2009, D. 2010. 232, obs. S. Amrani-Mekki, JCP 2009. I. 138, no 22, obs.  P.  Grosser, RDC 2009.  999, obs. D.  Mazeaud. Rappr. Com. 20  sept. 2011, Bull.  civ.  IV, no 132, RTD civ. 2011. 760, obs. B. Fages (qui érige en principe l’interdiction de se contredire au détriment d’autrui). 3. Com. 31 mai 1994, RJDA 1994, no 1129, p. 871, RTD civ. 1995. 105, obs. Mestre ; 17 oct. 1995, Bull. civ. IV, no 238, p. 221, RTD civ. 1996. 398, obs. Mestre ; 5 déc. 1995, RJDA 1996, no 456, p. 336, RTD civ. 1996. 899, obs. Mestre. 4. Paris, 22 juin 2001, D. 2002. 843, note C. Coulon ; rappr. Civ. 3e, 21 mars 2012, RDC 2012. 763, obs. Y.-M. Laithier. Mais le devoir de loyauté n’impose pas à un fournisseur d’eau d’informer l’abonné de l’existence d’une consommation d’eau anormale (Com. 13 septembre 2016, RDC 2017. 14, obs. T. Genicon). De même, on ne saurait reprocher à un créancier le caractère tardif de son action, dès lors que celle-ci a été introduite dans le délai de prescription (Com. 2 novembre 2016, D. 2016. 2276, RTD civ. 2017. 136, obs. H. Barbier). 5. Com. 10 juill. 2007, D. 2007. 2839, note Stoffel-Munck et 2844, note Gautier, JCP 2007. II. 10154, note D. Houtcieff, CCC 2007, no 294, note Leveneur, Defrénois 2007. 1454, obs. Savaux, RDC 2007. 1107, obs. Aynès et 1110, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 2007. 773, obs. B. Fages, GAJC, t. 2, no 164 ; Civ. 3e, 9 déc. 2009, D. 2010. 476, note J. Billemont. 6. J. Rochfeld, « Les droits potestatifs accordés par le contrat », Mélanges Ghestin, 2001. 747 ; voir aussi Les prérogatives contractuelles, RDC 2011. 639 s., avec les contributions de T. Revet,

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juge et sanctionné lorsqu’il revêt un caractère déloyal. En revanche, « la substance même des droits et obligations légalement convenus entre les parties », par quoi il faut entendre les « termes de l’échange », c’est-à-dire « le cœur du contrat » serait intouchable 1. Pouvant en amont examiner les conditions de naissance de la créance sous l’angle de sa validité, les juges ne sauraient, une fois celle-ci admise, porter atteinte à la créance. Comme le précise la haute juridiction dans le communiqué accompagnant le signalement de cette décision : « le créancier, même de mauvaise foi, reste créancier et le juge ne peut, au seul motif que la créance a été mise en œuvre de mauvaise foi, porter atteinte à l’existence même de celle-ci en dispensant le débiteur de toute obligation » 2. Mais s’il est vrai que les prérogatives contractuelles constituent le domaine d’élection de l’article 1134 alinéa 3, il semble excessif de borner son intervention à celles-ci. Faisant montre d’une « extrême déloyauté », un créancier peut éventuellement être porté à abuser de son droit de créance 3. Si l’hypothèse est rare, elle n’est pas pour autant inexistante 4. À tout le moins, le débiteur devrait-il alors pouvoir obtenir des dommages-intérêts pour compenser le préjudice qu’il subit du fait de la mauvaise foi de son créancier 5. c) Le devoir de loyauté est assorti de diverses sanctions. D’une manière générale, la mauvaise foi devrait mettre le contractant coupable dans l’impossibilité de réclamer les droits nés du contrat, notamment d’invoquer le droit à l’exécution, aux dommages-intérêts, à la résolution 6. D.  Fenouillet, P.  Delebecque, L.  Aynès, D.  Mazeaud, J.  Raynard, F.  Chénedé, O.  Deshayes et A.  Bénabent ; P.  Ancel, « Les sanctions du manquement à la bonne foi dans l’exécution du contrat retour sur l’arrêt de la Chambre commerciale du 10 juillet 2007 », Mélanges D. Tricot, 2011, p. 61 s. 1. Aynès, RDC 2007. 1108 ; Stoffel-Munck, D. 2007. 2841. 2. Rappr. Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, Les obligations, no 764. Rappr. Civ. 3e, 21 mars 2012, RDC 2012. 763, obs. Y.-M. Laithier (qui décide que les dommages-intérêts sanctionnant la mauvaise foi peuvent être d’un montant supérieur à la valeur de la créance du contractant fautif, ce qui permet le contournement de la règle). 3. Sur cette question, v. Terré, Lequette et Chénedé, GAJC, t. 2, no 164, § 5 s. 4. V. par exemple, Pau, 15  févr. 1973, JCP  1973. II.  17584, note  J.B., RTD  civ. 1974.  152, obs. Durry. Des sociétés pétrolières avaient, à l’occasion de contrats de distribution conclus avec des pompistes, mis à la disposition de ceux-ci des cuves qui furent enfouies dans le sous-sol des stations-service. Certains de ces pompistes ayant mis fin au contrat de distribution qui les liait à leur fournisseur, les compagnies pétrolières exigèrent la restitution en nature des cuves prêtées en se fondant sur l’article 1875 du Code civil. La restitution en nature des cuves initialement prêtées imposant aux pompistes des travaux d’extraction importants dont le coût était considérable, ceux-ci proposèrent la restitution de cuves identiques neuves, proposition rejetée par les compagnies pétrolières. Certaines cours d’appel ont décidé que la demande de restitution des cuves en nature, très onéreuse pour le débiteur et sans intérêt pour le créancier, puisqu’une fois extraites celles-ci étaient totalement inutilisables et destinées à être ferraillées, constituait un usage abusif de leur droit de créance. 5. En ce sens Civ.  3e, 21  mars 2012, D.  2012.  946, obs. Y.  Rouquet, D.  2013 p.  XXX, obs. N. Damas, RDC 2012. 763, obs. Y.-M. Laithier ; contra Com. 8 novembre 2016, RTD civ. 2017. 133, obs. H. Barbier. 6. La jurisprudence refuse ainsi de faire produire effet à une clause résolutoire de plein droit : Civ. 3e, 15 déc. 1976, Bull. civ. III, no 465, p. 354, RTD civ. 1977. 340, obs. G. Cornu ; 8 avr. 1987,

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Inversement, les tribunaux accordent la résolution du contrat sur le fondement de l’article 1228 (anc. art. 1184) au partenaire de celui qui a contrevenu à l’obligation d’agir de bonne foi 1. Le législateur a, en outre, visé spécialement le dol du débiteur : l’article 1231-4 (anc. art. 1151) sanctionne celui-ci en permettant au juge de réparer les dommages imprévus qu’il a provoqués (v. ss 833). De leur côté, les tribunaux écartent les clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité lorsque le débiteur s’est rendu coupable d’une faute dolosive (v. ss 881). 599 Devoir de coopération ¸ La bonne foi implique un certain devoir de coopération entre les parties, qui peut être plus ou moins marqué selon la nature du contrat 2. Certains contrats en constituent la terre d’élection. C’est ainsi que, dans la société, doit régner le jus fraternitatis ; la loi tire une conséquence de cette idée en admettant la dissolution avant le terme convenu pour « justes motifs » (C. civ., art. 1844-7). Tel est le cas lorsque la conduite d’un associé rend toute collaboration impossible. De même, le contrat de travail ou le contrat d’édition ne peuvent se maintenir respectivement entre le chef d’entreprise et les salariés exerçant des responsabilités essentielles à l’intérieur de celle-ci ou entre l’éditeur et l’auteur 3 que si règnent entre eux de véritables rapports de confiance. À côté de ces exemples classiques, il a été souligné que la plupart des contrats récemment créés par la pratique commerciale (contrat de concession, franchise, contrat d’approvisionnement exclusif, ingénierie, transfert de technologie, affacturage…) reposaient sur une « sorte d’affectio contractus » 4. Ainsi, à raisonner sur les contrats de distribution, il existe entre fournisseur et distributeur un objectif commun : la conquête et l’exploitation d’une part de marché, c’est-à-dire d’une clientèle, destinataire finale du produit. Il en résulte que, si le fournisseur modifie l’équilibre du contrat de telle façon que le distributeur n’est plus en mesure d’affronter la concurrence, il manque à la bonne foi dans l’exécution du contrat 5. Prenant aujourd’hui un relief particulier avec les solutions qui prévalent désormais en matière de détermination du prix, les parties pouvant confier à l’une d’entre elles le soin de fixer celui-ci (art. 1164) Bull. civ. III, no 88, p. 53, JCP 1988. II. 21037 note Y. Picod ; Paris, 22 sept. 1992, D. 1992. IR 282 ; Civ. 1re, 16 févr. 1999, Bull. civ. I, no 52, p. 34, Defrénois 2000. 248, obs. D. Mazeaud. 1. Civ. 23 avr. 1898, DP 98. 1. 507 ; Req. 13 nov. 1928, DH 1928. 589. 2. Y. Picod, « L’obligation de coopération dans l’exécution du contrat », JCP 1988. I. 3318 ; S. Darmaisin, Le contrat moral, thèse Paris II, éd. 2000, no 233, p. 157. 3. Paris, 9 sept. 1998, JCP 1999. II. 10181, note A. Lucas. 4. J. Mestre, obs. RTD civ. 1986. 101 ; J.-M. Leloup, « La création de contrats par la pratique commerciale », in L’évolution contemporaine du droit des contrats, Journées René Savatier, 1985, p. 167 s. ; L. Aynès, chron. D. 1993. 25, sp. p. 27. 5. Com. 19 déc. 1989, Bull. civ. IV, no 327, p. 220, RTD civ. 1990. 649, obs. J. Mestre ; 3 nov. 1992, CCC 1993, no 45, RTD  civ. 1993.  124, obs. J.  Mestre ; Rappr. Com. 15  janv. 2002, D. Affaires 2002. 1974, note Ph. Stoffel-Munck.

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(v. ss 379 s.), cette considération est encore plus nette dans le domaine du commerce international où l’existence de contrats à long terme et l’importance des enjeux obligent les parties à coopérer au cours de l’exécution du contrat 1. Autre domaine où s’épanouit le devoir de coopération : les contrats relatifs à l’informatique. Fournisseur et client doivent y collaborer de façon active afin de mettre sur pied un système qui réponde au mieux au résultat recherché 2. Plus généralement, l’idée de collaboration entre les contractants a pour conséquence l’obligation pour chacun « d’avertir l’autre, en cours de contrat, des événements qu’il a intérêt à connaître pour l’exécution du contrat » 3. Distincte de l’obligation précontractuelle de renseignement, désormais dénommé devoir légal d’information (art. 1112-1) (v. ss 331 s.), cette obligation d’information relative à l’exécution du contrat 4 est parfois expressément prévue par les textes. Ainsi le Code des assurances (art. L. 113-4, 3o, réd. L. 31 déc. 1989) oblige l’assuré à tenir l’assureur au courant des événements qui se produisent pendant l’exécution du contrat et notamment de ceux qui sont de nature à aggraver les risques 5 ; de même, l’article 1768 du Code civil (C. rur., art. L. 411-26) oblige le preneur d’un bien rural à avertir le propriétaire des usurpations commises sur le fonds ; de même encore les lois successives des 22 juin 1982, 23 décembre 1986 et 6 juillet 1989 fixant les rapports entre bailleurs et locataires obligent le propriétaire à porter à la connaissance du locataire un certain nombre de renseignements, notamment quant aux charges et au préavis, au cours de l’exécution du contrat. En l’absence d’un texte spécial, la jurisprudence a maintes fois reconnu l’existence d’une obligation de renseignements 6 et même parfois de conseil. On en verra ultérieurement les principales manifestations (v. ss 614, 837, 857). Dans un certain nombre de contrats, le devoir de coopération implique également l’obligation pour un contractant de faciliter l’exécution du contrat à son partenaire : un expéditeur est tenu de faciliter le transport international en remettant aux entreprises de chemin de fer les pièces nécessaires pour la douane 7 ; le client du tailleur doit se plier aux essayages 8 ; le maître de l’ouvrage doit coopérer à la bonne exécution du contrat en obtenant les autorisations nécessaires et en renseignant 1. G. Morin, « Le devoir de coopération dans les contrats internationaux », Droit et pratique du commerce international 1980, p. 9 s. 2. V. par ex. Paris, 18 juin 1984 et 26 juin 1985, RTD civ. 1986. 102, obs. J. Mestre ; M. Vivant, « L’informatique dans la théorie générale du contrat », D. 1994. 117, sp. nos 11 s. 3. Demogue, Traité des obligations en général, t. VI, no 29. 4. De Juglart, « L’obligation de renseignement dans les contrats », RTD civ. 1945. 1 s. ; Alisse, L’obligation de renseignements dans les contrats, thèse Paris II, 1975 ; M. Fabre-Magnan, De l’obligation d’information dans les contrats, Essai d’une théorie, thèse Paris I, éd. 1992, nos 410 s., p. 332 s. 5. Rappr. Civ. 1re, 20 mars 1985, Bull. civ. I, no 102, p. 93. 6. V. par ex., Civ.  1re, 11  juin 1996, Bull.  civ.  I, no 245, p. 173, Defrénois 1996.  1007, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 1997. 425, obs. Mestre. 7. Civ. 10 avr. 1929, DP 1930. 1. 28. 8. T. civ. Bordeaux, 4 nov. 1908, DP 1910. 5. 19.

 

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l’entrepreneur sur les difficultés du marché 1 ; en matière de contrat d’édition, l’auteur doit corriger les épreuves et donner le bon à tirer ; il ne peut se plaindre de fautes, s’il ne corrige pas. Enfin, récemment, la Cour de cassation a décidé que le débiteur, tenu d’exécuter le contrat de bonne foi, doit vérifier que son créancier lui a bien facturé les prestations fournies et dans la négative, l’avertir de l’erreur qu’il commet 2. Le devoir de coopération se mue alors en un « devoir d’ingérence dans les affaires d’autrui » 3, qui apparaît tout à fait excessif dans la mesure où il a pour curieux résultat de « priver quasiment de toute portée, en matière contractuelle, les dispositions légales relatives à la prescription » qui sont faites pour jouer en faveur du débiteur 4. Les principes du droit européen du contrat énoncent que « chaque partie doit à l’autre une collaboration qui permette au contrat de produire son plein effet » 5.

600 Équité ¸ Dans la conception traditionnelle, la référence à l'équité n'a guère de portée, celle-ci étant comprise comme un simple rappel de l'exigence de bonne foi. Mais une telle lecture est certainement trop réductrice. Si les deux notions ont manifestement des fonctions voisines en ce qu'elles tendent toutes deux à éviter qu'« une partie ne puisse s'enfermer dans la lettre du contrat pour en éluder l'esprit », elles le font en se plaçant à des points de vue différents. Alors que la bonne foi agit en quelque sorte de l'intérieur en veillant à une exécution loyale de la part de chaque contractant, l'équité le fait de l'extérieur en se plaçant à un point de vue plus élevé, celui de la justice et en concourant à définir ce qui est dû 6. Au premier abord, une telle référence pourrait être de nature à conférer au juge des pouvoirs très importants, notamment celui de modifier le contrat pour le rééquilibrer. Mais une telle conception irait directement à l’encontre de la sécurité juridique, sans laquelle le contrat, qui est d’abord un acte de prévision sur l’avenir, perdrait sa nature profonde 7. Aussi bien le droit français ne remédiait-il que très exceptionnellement au déséquilibre des prestations, qu’il soit contemporain de la formation du contrat – c’est la lésion (v. ss 426 s.) – ou qu’il lui soit postérieur, c’est l’imprévision (v. ss 625 s.). Et la jurisprudence a affirmé à de multiples reprises qu’il ne 1. Civ. 1re, 11 mai 1966, Bull. civ. I, no 281, p. 215, (client ayant omis de prévenir un teinturier d’une tentative préalable de détachage) ; 17 mars 1969, D. 1969. 532 (client ayant omis de révéler à une entreprise de terrassement l’existence de canalisations souterraines). 2. Civ. 1re, 23 janv. 1996, Bull. civ. I, no 36, p. 23, D. 1997. 571 note Ph. Soustelle, CCC 1996, no 76, obs. Leveneur, Defrénois 1996. 744, obs. Delebecque, RTD civ. 1996. 900, obs. Mestre ; comp. Civ. 1re, 2 juin 1987, Bull. civ. I, no 182, p. 136, RTD civ. 1988. 118, obs. Mestre. 3. D. Mazeaud, « Loyauté, solidarité, fraternité : la nouvelle devise contractuelle ? », Mélanges F. Terré, 1999, p. 603. 4. L. Leveneur, CCC 1996, no 76. 5. Les principes du droit européen du contrat 1997, art. 1-107, p. 57 s. 6. Ph. Jacques, Regards sur l’art. 1135 du Code civil, thèse Paris XII, 2003, no 166, p. 288. 7. H. Lécuyer, « Le contrat, acte de prévision », Mélanges F. Terré, 1999, p. 643.

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saurait être question de soustraire au nom de l’équité un contractant à des engagements clairs et précis 1, pas plus qu’il ne saurait être question de les interpréter sauf à commettre une dénaturation. En bref, le juge n’est, sous réserve de textes particuliers, investi d’aucun pouvoir général de modération ni d’aucune mission de sauvegarde des équilibres du contrat. Toutefois, malgré la préférence traditionnellement donnée à l’impératif de stabilité, l’équité joue un rôle croissant dans le droit français des contrats. Si la jurisprudence ne se reconnaît pas le pouvoir de réécrire en son nom le contrat, elle puise de plus en plus dans celle-ci, celui d’adjoindre au contrat des conséquences que les parties n’avaient pas voulues. Elle ne fait d’ailleurs ainsi que se conformer aux textes. L’article 1194 (anc. art. 1135) ne dispose-t-il pas que les contrats obligent non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que l’équité donne à l’obligation d’après sa nature ? Allant plus loin, la jurisprudence puis le législateur ont conféré au juge le pouvoir de contrôler le prix lorsque les parties ont convenu que celui-ci pourrait être fixé unilatéralement par l’une d’elles (v. ss 388). De même, elles ont reconnu au juge le pouvoir de réputer non écrites les stipulations d’où résulte un « déséquilibre significatif » entre les droits et les obligations des parties (v. ss 466 s.). Mieux, revenant sur sa position traditionnelle, le droit français admet désormais que le juge puisse, en cas de changement des circonstances imprévisible, réviser le contrat (v. ss 634 s.). Enfin, en ce qui concerne l’exécution forcée, elle peut être tenue en échec en cas de « disproportion manifeste » entre le coût de la sanction pour le débiteur et l’intérêt qu’elle offre au créancier (art. 1221) (v. ss 778 s.). On le voit, irriguant de plus en plus en profondeur les effets du droit français des contrats, bonne foi et équité sont les instruments privilégiés de l’intervention du juge dans l’interprétation et l’exécution du contrat. Aussi bien étudiera-t-on la vigueur du lien contractuel en recherchant quel est l’équilibre qui s’instaure entre la force obligatoire du contrat, d’une part, l’exigence de bonne foi et l’équité, d’autre part, à propos de trois questions : l’interprétation du contrat (Section 1), sa modification (Section 2), sa révocation (Section 3).

SECTION 1. L’INTERPRÉTATION

DES CONTRATS

601 Définition ¸ Qu'il soit oral ou écrit, le langage n'est souvent qu'un véhicule imparfait de la pensée. Or, nombre de contractants ne maîtrisent que 1. Civ. 15 nov. 1933, Gaz. Pal. 1934. 1. 68 ; 2 déc. 1947, Gaz. Pal. 1948. 1. 36 ; 16 janv. 1961, Bull. civ. I, no 34, p. 27 ; Soc. 12 mai 1965, D. 1965. 652 ; Soc. 11 mai 1994, D. 1995. 626, note C. Puigelier.

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médiocrement la langue du droit en sorte que les contrats souffrent fréquemment de cette imperfection. En outre, il est rare que les parties aient envisagé et résolu la totalité des difficultés que le contrat est susceptible de soulever. C'est dire qu'à l'épreuve des faits, la rédaction du contrat peut apparaître maladroite ou incomplète 1. Il convient alors, soit d’en élucider le sens, c’est l’interprétation explicative, soit d’en combler les lacunes, c’est l’interprétation créatrice 2. 602 Interprétation et qualification ¸ Il ne faut pas confondre l'interprétation du contrat avec sa qualification. Interpréter, c’est déterminer le sens et la portée des obligations contractées. Qualifier, c’est rattacher l’opération à une catégorie juridique afin d’en déduire le régime. En stricte logique, interprétation et qualification s’inscrivent dans une chronologie où la première apparaît comme un préalable nécessaire de la seconde. Il convient, en effet, d’abord, de dissiper les obscurités du contrat lui-même avant de rechercher le régime juridique qui lui est applicable 3. Lorsqu’ils procèdent à la qualification du contrat, les juges ne sont pas liés par la dénomination que lui ont donnée les parties. S’ils constatent que celle-ci ne rend pas compte de l’économie réelle de l’accord, ils peuvent « requalifier » le contrat, afin de le soumettre au régime juridique qui lui est effectivement applicable 4. 603 Interprétation conventionnelle, interprétation judiciaire ¸ L'interprétation conventionnelle peut revêtir plusieurs formes. Il se peut d’abord que les parties inscrivent dans leur contrat des clauses destinées à en encadrer ou à en orienter l’interprétation 5. Fréquemment utilisées dans les contrats d’affaires, ces clauses limitent les pouvoirs de l’interprète. Tel est le cas de la clause d’intégralité, encore nommée clause 1. La question d’interprétation a presque toujours trait à une convention écrite. S’agissant des conventions verbales, le contentieux porte plus souvent sur le problème de la preuve de leur existence que sur celui de leur interprétation. Il reste que l’hypothèse de l’interprétation judiciaire d’une convention verbale n’est nullement inconcevable (par ex. : contrat verbal ayant donné lieu à un enregistrement non contesté). 2. – Thèses : Dereux, De l’interprétation des actes juridiques privés, Paris, 1905 ; G. Marty, La distinction du fait et du droit, Toulouse, nos 144 s. ; A. Rieg, Le rôle de la volonté dans l’acte juridique en droit civil français et allemand, Strasbourg, éd. 1961, nos 365 s. ; J. Lopez Santa Maria, Les systèmes d’interprétation des contrats, Paris, dactyl., 1968 ; Y.  Paclot, Recherches sur l’interprétation juridique, Paris II, ronéot., 1988, nos 241 s. – Articles : G. Marty, « Rôle du juge dans l’interprétation des contrats », in Trav. Ass. H. Capitant, t. V, 1949, p. 84 s. ; Th. Ivainer, « La lettre et l’esprit de la loi des parties », JCP 1981. I. 3023 ; Ph. Simler, J.-Cl. Droit civil, art. 1156 à 1164 ; F. Terré, « Interprétation : le fait et le droit, la lettre et l’esprit », Mélanges Ligeropoulos, 1985, p. 527. 3. F. Terré, L’influence de la volonté individuelle sur les qualifications, thèse Paris, éd. 1957, nos 12 et 674 ; X. Henry, La technique des qualifications contractuelles, thèse ronéot. 2 vol., Nancy II, 1992 ; sur les interactions entre interprétation et qualification, v. J. Rochfeld, Cause et type de contrat, thèse Paris I, éd. 1999, no 351, p. 319. 4. V. par exemple Com. 14 mai 1985, Bull. civ. IV, no 153, p. 130 ; 21 déc. 1987, Bull. civ. IV, no 281, p. 210. 5. Sur ces clauses, voir D. Mazeaud, « L’encadrement des pouvoirs du juge : l’efficacité des clauses relatives à l’interprétation », RDC 2015. 187, sp. p. 188.

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des « quatre coins », qui précise que l’accord signé par les parties renferme l’intégralité de leurs obligations en sorte qu’il ne peut être ajouté au contrat en prenant en compte les documents échangés durant la période de négociation 1. Tel est encore le cas de la clause de priorité qui institue une hiérarchie entre les documents échangés entre les parties au contrat afin de régler les contradictions qui pourraient exister entre eux. Il se peut aussi que le contrat confère à l’un des contractants le pouvoir exclusif d’interpréter certaines dispositions du contrat. L’existence de telles clauses d’interprétation soulève le problème de leur validité, lequel est lui-même relié au caractère impératif ou supplétif des directives d’interprétation posées par la loi. À envisager les trois clauses qui viennent d’être évoquées, il semble que la validité des deux premières ne soulève pas de difficulté. Si la recherche de la commune intention des parties constitue une règle de droit véritable et non un simple conseil (v. ss 608), cette règle est supplétive de volonté, en sorte que les parties peuvent encadrer ou orienter la recherche de cette commune intention. En revanche, on peut s’interroger sur la validité de la dernière ; à tout le moins, l’exercice d’un tel pouvoir devrait-il être soumis à un contrôle du juge qui risque de priver la clause d’une bonne part de son intérêt. Il se peut ensuite que, lorsqu’un problème d’interprétation surgit, les parties le résolvent en s’accordant sur l’interprétation à retenir. Une convention interprétative précisera la signification ou la portée du contrat. On est alors en présence d’une sorte d’avenant interprétatif. Mais la difficulté peut aussi s’exacerber. Le juge sera alors appelé par les parties à préciser la signification exacte de l’accord. Il ne saurait se dérober à cette tâche, quelles que soient ses difficultés, sous peine de déni de justice 2. C’est le contentieux de l’interprétation contractuelle qu’il ne faut confondre ni avec le contentieux de l’annulation relatif aux conditions de validité du contrat (v. ss 531 s.), ni avec le contentieux de l’exécution qui oscille entre la question de l’exécution forcée (v. ss 774, 1500 s.) et celle de la responsabilité contractuelle (v. ss 826 s.). 604 Interprétation de la loi, interprétation du contrat ¸ Afin de définir la mission du juge en matière d'interprétation du contrat, on a souvent souligné l'analogie qui existerait entre cette question et celle de l'interprétation de la loi. Il s'agirait dans les deux hypothèses de préciser le sens et éventuellement de combler les lacunes d'une norme, générale dans le cas de la loi, spéciale aux parties dans celui du contrat. Mais précisément, la différence profonde qui sépare ces deux catégories de normes n'est pas sans répercussion sur notre problème : si une certaine parenté se fait jour en ce qui concerne les méthodes d'interprétation utilisées par les juges 1. E. Rawach, « La portée des clauses tendant à exclure le rôle des documents précontractuels dans l’interprétation du contrat », D.  2001.  223 ; M.  Lamoureux, « La clause d’intégralité en droits français, anglais et américain », RLDC 2007. 75 (v. ss 252). 2. Civ. 3e, 16 avr. 1970, D. 1970. 474, note M. Contamine-Raynaud.

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du fond (§ 1), il en va tout autrement pour ce qui est du contrôle de la Cour de cassation (§ 2). Alors que l'unité d'interprétation de la loi est l'une des missions fondamentales de la haute juridiction, l'interprétation des actes juridiques relève du domaine du fait et est abandonnée à l'appréciation souveraine des juges du fond sous la seule réserve de la dénaturation.

§ 1. L’interprétation des contrats par les juges du fond 605 Division ¸ Deux méthodes antagonistes sont en présence. On les étudiera tour à tour (A), avant de voir comment le droit positif les combine (B).

A. Les méthodes en présence

606 Méthode subjective et méthode objective ¸ La première méthode, qualifiée de subjective, est directement inspirée par la théorie de l’autonomie de la volonté. Elle fait du juge le serviteur de la volonté des parties. Interpréter, c’est déterminer le contenu du contrat. Or celui-ci est le produit du libre accord des volontés. Il faut donc rechercher quelle a été la commune intention des parties. À cet effet, il convient de dépasser la lettre du contrat, pour découvrir leur volonté réelle. La doctrine classique limite le plus possible le rôle des différents éléments d’interprétation auxquels le Code fait référence en marge de la volonté des parties. Ainsi considérait-on dans cette vision des choses que l’ancien article 1134, alinéa 3, aux termes duquel les conventions « doivent être exécutées de bonne foi » ne devait être compris qu’à travers l’intention des parties : la bonne foi contractuelle n’est pas autre chose que le respect scrupuleux de ce qu’elles ont voulu. Quant à la loi, à l’usage et à l’équité auxquels renvoie l’ancien article 1135, ils sont conçus, pour la dernière comme un simple rappel de la bonne foi au sens précédemment évoqué, pour les deux premiers comme tirant leur force de la volonté tacite des parties. La seconde méthode, qualifiée d’objective, se développe en deux temps : critique de la méthode subjective ; proposition d’une méthode de remplacement. On a souligné qu’il est artificiel et vain de faire de la recherche de la commune intention des parties la règle d’interprétation unique des contrats. Bien souvent cette volonté commune est, en effet, inexistante. En présence d’une formule ambiguë, il est vraisemblable que chacune des parties lui a donné le sens qui lui est le plus favorable. Les parties n’ont pas eu une intention commune, mais des arrière-pensées différentes comme le sont leurs intérêts. En présence d’une lacune, il est vain de rechercher la solution dans l’intention commune des parties, car si cette difficulté avait été envisagée, chacune d’entre elles aurait essayé de la résoudre dans

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le sens qui lui est le plus favorable 1. Parfois même, les parties n’ont pas soulevé le problème délibérément, car sa prise en compte aurait risqué de mettre obstacle à la conclusion du contrat. C’est dire que la découverte de l’intention commune se ramène à la recherche divinatoire d’une volonté hypothétique. Aussi bien la méthode objective préconise-t-elle que le juge interprète le contrat, non en s’épuisant à rechercher une commune intention inexistante ou hypothétique, mais en faisant appel à la raison, à l’équité contractuelle et aux usages des affaires. Alors que, pour la doctrine classique, ces notions constituent un simple prolongement de la volonté des contractants, qui sont censés s’y être référés tacitement, elles acquièrent avec la doctrine moderne une existence propre. Plutôt que d’essayer de découvrir la commune intention des parties, on recherchera ce qui est raisonnable, ce qui est juste, ce qui est habituellement pratiqué.

B. Les solutions du droit positif 607 Complémentarité de ces méthodes ¸ Le droit positif ne retient pas l'une ou l'autre de ces méthodes à titre exclusif. Il les combine. Et de fait, elles sont complémentaires. Procédant de la volonté des parties, le contenu du contrat doit d’abord être défini par référence à celle-ci. C’est dire que l’interprétation explicative s’inspirera prioritairement de la méthode subjective et à titre subsidiaire de la méthode objective, celle-ci privilégiant alors l’appel à la raison ainsi qu’à l’équité (1o). Mais les parties n’ont, en général, pas tout prévu, spécialement lorsque le contrat est de quelque durée et que des difficultés surgissent au cours de son exécution. Dans son œuvre supplétive, le juge s’inspirera essentiellement de la méthode objective, en prenant alors appui sur l’équité et les usages (2o). 608 1°) Interprétation explicative. Directives de principe : commune intention, appel à la raison ¸ Lorsque le contrat se révèle obscur, ambigu ou est entaché de contradiction, le législateur donne comme première directive au juge de rechercher la commune intention des parties. Posée initialement par l'ancien article 1156 du Code civil, cette directive a été reprise en termes très voisins par l'article 1188 : « le contrat s'interprète d'après la commune intention des parties plutôt qu'en s'arrêtant au sens littéral des mots ». Placé en tête de série, cette disposition a incontestablement valeur de principe. Le texte délivre un double message : interpréter une convention, c’est avant tout rechercher la volonté des parties, c’est-à-dire leur intention commune, laquelle ne peut se découvrir qu’en se replaçant dans 1. G.  Marty, « Le rôle du juge dans l’interprétation des contrats », Trav. Ass. H.  Capitant, 1949, p. 84 s., sp. p. 90.

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les circonstances où elles se trouvaient à l’époque où elles ont contracté 1. Cette volonté est celle qu’ont réellement eue les parties au moment où elles ont contracté, plutôt que celle que suggère la formule littérale. En bref, l’esprit l’emporte sur la lettre 2. Mais en matière contractuelle, le juge ne dispose pas des moyens d’investigation qui se rencontrent, dans le domaine législatif, pour élucider l’intention de l’auteur de la norme ; il n’existe ni travaux préparatoires 3, ni généralement exposé des motifs 4. Afin de découvrir l’intention commune des parties, le juge peut prendre appui sur des éléments extrinsèques : comportement des parties avant et surtout après 5 la conclusion du contrat, par exemple un commencement d’exécution 6, documents précontractuels 7, correspondance 8, convention antérieurement conclue 9. La preuve est libre : s’il n’est en principe reçu aucune preuve par témoins ou présomptions contre et outre le contenu d’un écrit, cette preuve peut cependant être invoquée pour interpréter un acte obscur ou ambigu 10. De ce primat reconnu à la volonté réelle, il ne faudrait pas déduire une suspicion générale à l’égard des clauses dites « de style », c’est-à-dire des clauses usuelles ou encore des clauses empruntées routinièrement à un formulaire 11 ; ces clauses s’imposent en principe aux contractants qui les ont signées et sont supposés les avoir lues 12. Elles peuvent simplement être écartées si elles contredisent une autre clause qui paraît exprimer une volonté plus nette des parties 13. De même ne

1. G. Cornu, RTD civ. 1971. 668 et 1974. 836. 2. V. par exemple Civ. 1re, 16 mai 1995, D. 1995. 349, rapp. Sargos (La clause d’une police d’assurance excluant la garantie pour « les vols sans effraction du véhicule » ne saurait s’appliquer lorsque les clés du véhicule ont été volées par effraction et utilisées ensuite pour dérober celui-ci). Le souci de faire prévaloir la volonté réelle des contractants conduit la jurisprudence à écarter l’application littérale d’une clause, même claire et précise, qui paraît le résultat d’une erreur manifeste et est en contradiction avec leur intention commune et certaine ; v. par ex. : Req. 6 févr. 1945, Gaz. Pal. 1945. 1. 116. Il est encore admis que des clauses claires et précises peuvent faire l’objet d’une interprétation si, combinées, elles rendent ambigus le sens et la portée de l’acte considéré dans son ensemble (Civ. 1re, 26 nov. 1958, Bull. civ. I, no 520, p. 424). 3. Cep. v. ss 252, pour les accords préparatoires. Et il arrive que les juges se réfèrent à la négociation précontractuelle pour éclairer la volonté des parties (v. M.-H. Maleville, Pratique de l’interprétation des contrats, Études jurisprudentielles, Publ. Univ. Rouen, 1991, p. 240 s.). Mais le contrat peut renfermer une clause d’intégralité qui le leur interdit (v. ss 603). 4. En matière commerciale, les protocoles sont parfois précédés de préambules explicatifs. 5. Civ. 1re, 13 déc. 1988, Bull. civ. I, no 352 ; Com. 12 oct. 1993, Bull. civ. IV, no 330, p. 237. 6. V. par ex. Civ. 1re, 13 déc. 1988, Bull. civ. I, no 352, p. 239. 7. Civ. 1re, 18 févr. 1986, Bull. civ. I, no 31, p. 28, Defrénois 1187. 398, obs. J.-L. Aubert. – Sur cette question, v. F. Labarthe, La notion de document contractuel, thèse Paris I, éd. 1994, p. 187 s., no 295 s. ; v. ss 252. 8. Com. 8 déc. 1987, Bull. civ. IV, no 262, p. 197. 9. Soc. 21 févr. 1957, Bull. civ. IV, no 205, p. 141. 10. Civ. 1re, 26 janvier 2012, CCC 2012, no 87, RDC 2012. 819, obs. R. Libchaber, RTD civ. 2012. 119, obs. B. Fages. 11. A. Lecomte, « La clause de style », RTD civ. 1935. 305 s. ; D. Denis, « La clause de style », Études Flour, 1979, p. 117. 12. Civ. 3e, 3 mai 1968, Bull. civ. III, no 184, p. 146 ; 8 juill. 1971, Bull. civ. III, no 442, p. 316. 13. Civ. 26 avr. 1932, DH 1932. 315, S. 1932. 1. 227 ; Civ. 1re, 3 juill. 2001, RTD civ. 2001. 877, obs. Mestre et Fages ; Com. 14 oct. 2008, D. 2008. AJ 2718, RDC 2009. 56, obs. Y.-M. Laithier, Defrénois 2008. 2504, obs. Libchaber.

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peut-on considérer comme dénuées de valeur les clauses imprimées des contrats au prétexte que la partie qui n’a pas fourni l’imprimé ne les a pas lues 1. Simplement, en cas de discordance entre une clause imprimée et une clause manuscrite ou dactylographiée, il faut faire prévaloir la seconde car elle est plus révélatrice de l’intention commune 2. Toujours pour la même raison, en cas de contrariété entre les conditions générales d’une convention et les conditions particulières, ce sont les secondes qui sont préférées 3. Il en va de même en cas de contradiction entre le corps du contrat et ses annexes 4. Derrière l’intention commune, c’est alors en réalité la rencontre des volontés qui est recherchée. Celle-ci s’est opérée sur certains documents mais non sur d’autres. Aussi bien, l’article 1119, alinéa 3 traite-t-il de la solution à apporter à la discordance des conditions générales et des conditions particulières à propos de la rencontre de l’offre et de l’acceptation en donnant la préférence aux secondes (v. ss 184). De même, la jurisprudence fait primer les clauses des contrats d’application sur celles contraires du contrat-cadre 5.

Lorsque la volonté des parties ne peut être décelée, l’article 1188 dispose dans son alinéa second que le contrat doit alors s’interpréter « selon le sens que lui donnerait une personne raisonnable placée dans la même situation ». Sans équivalent dans le droit antérieur, cette directive est reprise du projet Terré 6, lequel a lui-même puisé ici son inspiration, comme bien souvent, dans les Principes Lando 7. Se trouve ainsi consacrée à titre subsidiaire l’interprétation objective. Dès lors que l’intention commune n’est pas décelable ou est absente, les juges vont se référer à ce qu’aurait été l’intention de feu le « bon père de famille », c’est-à-dire d’une « personne raisonnable placée dans la même situation ». La référence à la « même situation » invite à prendre en compte la nature de l’opération, la compétence des contractants, l’existence de relations antérieures… En pratique, il est probable que le juge sera appelé à se regarder « dans un miroir et il y découvrira la personne raisonnable qui lui viendra en aide » 8. À la différence de l’ancien article 1156 qui ne se différenciait des autres directives d’interprétation que par sa place en tête de section, l’article 1188 est agencé de telle façon qu’il confère à la recherche de l’intention commune des parties une véritable primauté. Ce n’est que lorsque l’intention des 1. Civ. 14 févr. 1921, S. 1922. 1. 102. 2. Soc. 27 févr. 1947, Gaz. Pal. 1947. 1. 205 ; Com. 7 janv. 1969, JCP 1969. II. 16121, 27 nov. 1973, Bull.  civ.  IV, no 341 p. 304 ; Paris, 22  nov. 1990, RD  banc. et  bourse, 1991.  108, obs. Contamine-Raynaud. 3. Civ. 22 avr. 1950, D. 1950. 613 ; Civ. 1re, 12 mai 1969, Bull. civ. I, no 174, p. 141 ; 17 juin 1986, Bull.  civ.  I, no 166, p. 167 ; 9  févr. 1999, Bull.  civ.  I, no 44, p. 29, RTD  civ. 1999.  836, obs. Mestre. V. cep. Com. 22 juin 1993, CCC 1993, no 187, obs. Raymond, RTD civ. 1994. 344, obs. J. Mestre. Parfois c’est la pratique des parties résultant de leur comportement que la jurisprudence fait prévaloir sur les conditions générales de vente (Paris 15 juin 2005, RTD civ. 2005. 592, obs. Mestre et Fages). 4. Com. 4 mai 1999, RTD civ. 1999. 837, obs. Mestre. 5. Com. 6 nov. 2013, RTD civ. 2014. 113, obs. H. Barbier. 6. Art. 136, al. 2 : « À défaut de déceler la commune intention des parties, le contrat s’interprète selon le sens que lui donnerait une personne raisonnable placée dans la même situation ». 7. Art. 5.101 (3) PEDC. 8. J. Richard de la Tour, « Les principes, les directives et les clauses relatives à l’interprétation », RDC 2016. 392.

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parties ne peut être décelée que le second alinéa autorise la recherche du sens qu’une personne raisonnable donnerait au contrat. Aussi bien a-t-il été relevé qu’il devrait y avoir là une vraie règle de droit, car la hiérarchie consacrée par l’article 1188 serait « dépourvue de sens si le juge pouvait choisir librement la méthode d’interprétation qu’il emploie » 1. 609 Directives complémentaires : cohérence, utilité ¸ Une fois posées les directives de principe, le législateur n'abandonne pas le juge à ses propres lumières et essaie de canaliser son intervention par quelques directives auxiliaires. Dans un souci de simplification, la réforme de 2016 en a restreint le nombre. Ont disparu les directives qui étaient posées par les articles 1158 à 1160, lesquels avaient d'ailleurs plutôt trait au comblement des lacunes, c'est-à-dire à l'interprétation créatrice qu'à l'interprétation explicative, ainsi que celles posées par les articles 1163 et 1164. Les directives complémentaires qui subsistent, figurent désormais aux articles 1189 à 1191. Donnant au juge des directives de bon sens pour essayer d'approcher la pensée des contractants, les articles 1189 et 1191 peuvent être regroupés autour de deux idées. L'article 1189 privilégie l'idée de cohérence, l'article 1191 celle d'utilité. Quant à l'article 1190, il obéit à une logique différente puisqu'il est inspiré par l'idée de faveur à l'un des contractants. Antérieurement à la réforme, on insistait sur ce qu’il ne fallait pas exagérer la portée de ces directives complémentaires 2. On y voyait, en effet, de simples conseils donnés aux juges, par des textes qui ne forment pas un ensemble cohérent et entre lesquels aucune hiérarchie ne peut être décelée 3. Les juges étaient appelés à régler la difficulté, espèce par espèce, en s’aidant des « recettes » données par le législateur, mais sans être liés par elles. Il ne saurait donc être question de fonder un pourvoi en cassation en invoquant la violation des textes précités 4. Il conviendra de rechercher si le resserrement des directives d’interprétation n’implique pas sur ce point un changement d’orientation. 1. A. Etienney de Sainte Marie, « Les principes, les directives et les clauses relatives à l’interprétation », RDC 2016. 384 s., sp. p. 388. 2. Sur ces textes, v. J. Dupichot, « Pour un retour aux textes : défense et illustration du “Petit guide-âne” des art. 1156 à 1164 », Études Flour, 1979, p. 179 s. ; J. Lopez Santa Maria, thèse préc., p. 45  s. ; H.  Trofinoff, « Les sources doctrinales de l’ordre de présentation des articles  1156 à 1164 du Code civil sur l’interprétation des contrats », RHD 1994. 203, qui tente de retrouver la cohérence logique de ces dispositions. 3. Req. 18 mars 1807, S. 1807. 1. 361 : « Les dispositions des articles 1156 et suivants sont plutôt des conseils donnés aux juges, en matière d’interprétation des contrats, que des règles rigoureuses et impératives, dont les circonstances, même les plus fortes, ne les autoriseraient pas à s’écarter ». 4. Req. 16 févr. 1892, S. 92. 1. 409. – V. aussi Civ. 1re, 10 mai 1948, Bull. civ. I, no 137, p. 470, RTD civ. 1948. 468, obs. H. et L. Mazeaud ; 17 oct. 1961, Bull. civ. I, no 464, p. 368 ; Civ. 1re, 16 mars 1979, Bull. civ. I, no 81, p. 66 ; Com. 19 janv. 1981, Bull. civ. IV, no 34, p. 25 ; Soc. 3 juin 1981, Bull. civ. V, no 490, p. 369 ; rappr. Civ. 1re, 13 oct. 1993, Bull. civ. I, no 287, p. 198, JCP 1994. I. 3757, no 6, obs. Billiau ; contra Civ. 1re, 20 janv. 1970, Bull. civ. I, no 24, p. 20. Sur cette question, voir C. Grimaldi, « La valeur normative des directives d’interprétation », RDC 2015. 154.

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L’article 1189 se relie aussi bien à la recherche de la commune intention des parties qu’au sens retenu par une personne raisonnable. S’inspirant très directement de l’ancien article 1161, il prévoit que « toutes les clauses d’un contrat s’interprètent les unes par rapport aux autres, en donnant à chacune le sens qui respecte la cohérence de l’acte tout entier ». Il marque ainsi que le contrat doit être envisagé non comme un « empilement de clauses » mais comme un ensemble qui a sa « cohérence » propre. Chaque clause étant perçue comme concourant à la réalisation globale de l’opération que le contrat se fixe pour objet, doit être envisagée et comprise dans la perspective de cette opération. En d’autres termes, l’exploration des zones obscures du contrat doit utiliser la lumière diffusée par les zones claires et par l’économie générale de l’acte, par son esprit et sa finalité 1. Une directive de même inspiration est déclinée à l’alinéa 2 à propos des ensembles contractuels : « Lorsque, dans l’intention commune des parties, plusieurs contrats concourent à une même opération, ils s’interprètent en fonction de celle-ci » 2. La directive ne prend tout son relief et toute sa signification que lorsque les différents contrats qui composent l’ensemble ont été conclus entre les mêmes parties. En bref, l’article 1189 insiste sur ce que l’interprétation repose sur la « compréhension d’une opération contractuelle d’ensemble, qu’elle résulte de la conciliation des différentes clauses d’un contrat ou des différents contrats d’un ensemble contractuel » 3. L’article 1191 reprend la teneur de l’ancien article 1157 : « lorsqu’une clause est susceptible de deux sens, celui qui lui confère un effet l’emporte sur celui qui ne lui en fait produire aucun ». C’est la règle de l’interprétation « utile » ou « validante » 4. Comme celle de l’interprétation globale, elle se relie aussi bien à l’interprétation subjective qu’objective. De fait, on peut raisonnablement présumer que, lorsque deux sens sont possibles, la commune intention des parties a plutôt été de retenir le sens qui confère une certaine efficacité à l’acte que celui qui conduit au résultat contraire. Il en va de même de la rationalité supposée des contractants. Bien qu’il ait été souhaité par certains que la réforme de 2016 soit l’occasion de transformer ces simples « recettes » adressées au juge en des règles de droit susceptibles de fonder un pourvoi en cassation 5, il est peu probable que la haute juridiction s’engage sur une voie qui la conduirait

1. V. par ex. : Com. 8 févr. 1965, Bull. civ. III, no 95, p. 80 ; Soc. 3 juin 1981, Bull. civ. V, no 490, p. 369. 2. Civ. 1re, 28 octobre 2015, RDC 2016. 207, obs. E. Savaux. Avant même l’entrée en vigueur de ce texte, la jurisprudence s’en inspirait en élevant au niveau de l’ensemble contractuel des principes posés pour un des contrats relevant de l’ensemble contractuel. 3. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 505, p. 425. 4. V. comme application : Rennes, 22 juin 1881, DP 81. 2. 238 ; Lyon, 8 nov. 1954, JCP 1955. IV. 43 ; v. cep. Civ. 3e, 19 déc. 1983, Bull. civ. III, no 267, p. 203, qui écarte comme dénaturante une interprétation qui avait permis à la Cour d’appel de valider un contrat de bail. 5. A. Etienney de Sainte Marie, art. préc., RDC 2016. 388.

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à s’ériger en juge du fait et à étendre son contrôle à un moment où elle cherche à restreindre et à recentrer celui-ci 1. 610 La faveur à l’une des parties : le débiteur, l’adhèrent ¸ L'article 1190 regroupe deux directives d'interprétation d'inspiration objective sous-tendue par l'idée de faveur à l'une des parties et donc de défaveur à l'autre : « Dans le doute, le contrat de gré à gré s'interprète contre le créancier et en faveur du débiteur, et le contrat d'adhésion contre celui qui l'a proposé ». Toute inspiration subjective est absente dans ce texte : l'interprétation contre l'un et en faveur de l'autre n'a, en effet, aucune espèce de rapport avec une recherche d'intention, et encore moins d'intentions communes. Dans tous ces cas, c'est, comme on va le voir, l'idée d'équité qui est sous-jacente. On passe ainsi, dans l'interprétation du contrat, de la méthode subjective à la méthode objective. L’article 1190 est une version modernisée de l’ancien article 1162, tel qu’il avait été compris par la doctrine et la jurisprudence. Celles-ci avaient dégagé de ce texte deux directives d’interprétation, lesquelles sont reprises et distinguées très clairement chacune ayant un domaine d’application propre. Dans les contrats de gré à gré, en cas de doute, l’interprète doit privilégier l’interprétation favorable au débiteur. Celui qui s’engage, le débiteur, est réputé dans une situation d’infériorité par rapport à celui qui stipule, le créancier, de sorte qu’une interprétation favorable au premier est perçue comme de nature à rétablir l’équilibre. Cette directive est évidemment subsidiaire 2. Dans les contrats de gré à gré, c’est-à-dire négociés ou du moins négociables, qui constituent le droit commun des contrats par excellence, la première directive est évidemment de rechercher l’intention commune des parties, puis à défaut le sens que donnerait une personne raisonnable. Mais, en cas de doute persistant, l’interprétation favorable au débiteur prend le relais. Dans les contrats d’adhésion, le contrat doit s’interpréter contre le rédacteur et au profit de l’adhérent. La solution avait été dégagée par la jurisprudence, en prenant appui sur une nouvelle lecture de l’article 1162 : dans ces contrats, le stipulant n’est plus nécessairement le créancier mais le rédacteur de l’acte 3. La solution s’appuie sur l’idée d’infériorité de l’adhérent par rapport au rédacteur du contrat, ainsi que sur la responsabilité particulière qui incombe à ce dernier en cas d’obscurité du contrat. Plusieurs textes précisent, au demeurant, cette directive à propos de certains contrats. C’est ainsi que l’article 1602 du Code civil dispose : « Le vendeur est tenu d’expliquer clairement ce à quoi il s’oblige. 1. N. Dissaux et C. Jamin, Réforme du droit des contrats, p. 90 ; F. Chénedé, Le nouveau droit des obligations et des contrats, no 24 61, p. 138 ; rappr. J. Richard de la Tour, art. préc., RDC 2016. 392. 2. La solution avait été posée très nettement pour l’art. 1162 C. civ., v. Reims, 7 janv. 2004, RDC 2004. 933, obs. Ph. Stoffel-Munck. 3. Civ. 1re, 22 oct. 1974, Bull. civ. I, no 271 ; voir déjà Req. 16 déc. 1895, S. 1899. 1. 387.

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Tout pacte obscur ou ambigu s’interprète contre le vendeur ». Quant à l’article L. 211-1 du Code de la consommation, après avoir rappelé que « les clauses des contrats proposés par les professionnels aux consommateurs doivent être présentées et rédigées de façon claire », il précise que ces clauses « s’interprètent en cas de doute dans le sens le plus favorable au consommateur ». L’articulation de la règle d’interprétation propre au contrat d’adhésion avec les directives de principe de l’article 1188 a suscité la controverse : l’interprétation en faveur de l’adhérent évince-t-elle les directives de principe 1 ou ne joue-t-elle par rapport à celles-ci qu’un rôle subsidiaire 2 ? La lettre de l’article 1190 plaide en faveur de la seconde solution, l’application de la règle d’interprétation favorable à l’adhérent étant conditionnée à la présence d’un doute 3. À défaut de volonté commune, difficile à identifier dans un contrat rédigé unilatéralement, il faudra donc rechercher le sens que donnerait au contrat une personne raisonnable et ce n’est qu’en cas d’échec de cette méthode d’interprétation objective qu’il convient d’appliquer la règle de faveur à l’adhérent. La disposition du code de la consommation posant une règle d’interprétation favorable au consommateur constitue une règle de droit qui peut servir de support à une cassation 4. Peut-être la jurisprudence attribuera-t-elle le même statut à celle favorable à l’adhérent. En raison de sa finalité protectrice, celle-ci pourrait également se voir reconnaître un caractère impératif. D’autres procédés d’interprétation objective non visés par le Code civil peuvent, au demeurant, être utilisés. Ainsi lorsque certaines clauses portent atteinte à des droits fondamentaux tels que le droit de gérer librement son patrimoine, d’agir en justice, la liberté de contracter, d’entreprendre, de commercer, de travailler…, l’interprétation restrictive est de règle. Sont ainsi interprétées restrictivement les clauses de non-concurrence 5, les clauses d’exclusivité 6, les clauses résolutoires 7, les clauses de domiciliation.

611 Réfaction des contrats défectueux ¸ Un contrat dont les clauses sont

claires et précises peut devenir défectueux parce que certaines bases sur lesquelles les parties ont édifié leur convention se dérobent. Tel est le cas lorsqu'un indice de référence contenu dans une clause cesse d'être publié ou même se révèle illicite. La jurisprudence a progressivement évolué dans le sens d'un libéralisme toujours plus 1. T.  Revet, « L’uniformisation de l’interprétation : contrats-types et contrats d’adhésion », RDC 2015. 199, no 10-11 ; A. Etienney de Sainte-Maris, art. préc., RDC 2016. 389 s. 2. O. Deshayes, « L’interprétation des contrats », JCP 2015, suppl. no 21, p. 39, sp. no 15. 3. F. Chénedé, Le nouveau droit des obligations et des contrats, no 24.43, p. 136. 4. Civ. 1re, 13 oct. 1993, Bull. civ. I, no 287, p. 198, JCP 1994. I. 3757, obs. Billiau ; 21 janv. 2003, D.  2003.  2600, note  Claret, RDC 2003.  91, obs. M.  Bruschi, RTD  civ. 2003.  292, obs. Mestre et Fages ; 13 juill. 2006, CCC 2006, no 209, note G. Raymond ; Civ. 2e, 1er juin 2011, Bull.  civ.  II, no 126, RCA 2011, no 307 ; 15  déc. 2011, RCA 2012, no 84 ; voir M.  Lamoureux, « L’interprétation des contrats de consommation », D. 2006. 2848. 5. V. par ex. Soc. 2 avr. 1981, Bull. civ. V, no 313, p. 236, D. 1982. IR 200, obs. Y. Serra. 6. Civ. 3e, 25 oct. 1972, Bull. civ. III, no 547, p. 400. 7. Civ. 1re, 25 nov. 1986, RTD civ. 1987. 313, obs. J. Mestre.

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grand, passant du refus d'application 1 au sauvetage de la clause, par substitution d’un indice de remplacement licite à l’indice disparu ou annulé (v. ss 1464) 2. La solution est aujourd’hui consacrée par l’article 1167 du Code civil. L’hypothèse est à mi-chemin de l’interprétation explicative et de l’interprétation créatrice : en substituant à des stipulations inefficaces ou défectueuses des modalités nouvelles d’exécution, le juge refait le contrat plutôt qu’il ne l’interprète, mais il le refait en prenant appui sur la volonté profonde des parties à laquelle il cherche à donner effet 3.

612 2°) Interprétation créatrice ¸ Il arrive que le contrat soit silencieux sur la question qui est l'objet du litige. Ce silence peut avoir des causes diverses : les parties n'ont pas perçu la difficulté ou encore elles ont craint en la soulevant de retarder ou de compromettre la conclusion du contrat. C'est dire qu'il devient alors difficile de résoudre le litige en prenant appui sur l'intention des parties sauf à se référer à leur volonté hypothétique, c'est-à-dire à la volonté qu'elles auraient eue si elles avaient envisagé la question. Aussi bien, délaissant la méthode subjective, le Code civil invitet-il l'interprète à combler les lacunes du contrat en prenant appui sur les suites que lui attachent « l'équité, l'usage ou la loi » (anc. art. 1135, devenu art. 1194). La loi. Pour les contrats les plus usuels, les contrats nommés, la loi définit l’essentiel du régime juridique de chacun d’eux au moyen de dispositions supplétives de volonté. Les parties peuvent les écarter, mais en cas de silence du contrat ces dispositions viennent le compléter. Spécifiques à chaque type de contrat, elles dépendent de la qualification donnée à celuici. De là, l’importance de cette question. Les usages. On entend par là les pratiques suivies dans certains contrats, lesquelles dérivent d’anciennes clauses de style aujourd’hui sousentendues ou encore les pratiques suivies dans certains milieux professionnels, notamment commerciaux. Présentant un caractère supplétif de volonté, ces usages ont vocation à compléter le contrat 4. Encore faut-il que le juge qui prendrait l’initiative de s’y référer respecte le principe du contradictoire 5. 1. Civ. 3e, 14 oct. 1975, Bull. civ. III, no 290, p. 219. V. en ce sens en doctrine : Ph. Malaurie, note D.  1974.  681 ; J.  Honorat, « Les indexations contractuelles et judiciaires », Études  Flour, 1979, p. 251 s., no 18. 2. Civ. 1re, 9 nov. 1981, Bull. civ. I, no 332, p. 281, RTD civ. 1982. 601, obs. F. Chabas ; Civ. 3e, 22 juill. 1987, Bull. civ. III, no 151, p. 88 ; 12 janvier 2005, RDC 2005. 1018, obs. D. Mazeaud ; Lyon, 9 juill. 1990, D. 1991. 47, note Ph. Malaurie, V. en ce sens en doctrine : J. Ghestin, note JCP 1972. II. 17191 et D. 1973. 417. 3. Civ. 3e, 22 juill. 1987, préc. 4. Paris, 7 févr. 1934, Gaz. Pal. 1934. 1. 443 ; Civ. 25 nov. 1936, Gaz. Pal. 1937. 1. 142 ; Com. 9 janv. 2001, JCP E 2001. 1337, note Leveneur ; 7 juill. 2001, D. 2001. 2738, note X. Delpech, RTD civ. 2001. 870, obs. Mestre et Fages. V. cep. pour les usages prévoyant une clause de conciliation préalable, Civ. 1re, 6 mai 2003, JCP 2003. I. 186, no 14, obs. Virassamy, 2004. II. 10021, note R. Colson. Sur la valeur des usages, v. A. Tunc, note DC 1943. 19 et D. 1946. 192. 5. Com. 17 mai 1988, Bull. civ. IV, no 167, p. 116, JCP 1988. IV. 256.

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L’équité. Plutôt que de rechercher ce que les parties auraient pu vouloir si elles s’étaient posé la question, le juge s’érige en ministre d’équité 1. Il fixe le contenu des obligations de chacune des parties en s’inspirant du sentiment de justice 2. Et de fait, prenant appui sur l’équité, la jurisprudence attache à de nombreux contrats des suites diverses 3. 613 L’obligation de sécurité ¸ Elle est certainement la meilleure illustration des

conséquences que la jurisprudence ajoute à certains contrats sans que les parties les aient prévues. Découverte dans le contrat de transport, elle a été ensuite étendue à de nombreux autres contrats. Le transport de choses est soumis par l’article 1784 du Code civil au droit commun résultant de l’ancien article 1147 du Code civil, devenu l’article 1231-1 ; il en résulte que le transporteur garantit les risques courus pendant le déplacement de la chose. En l’absence d’un pareil texte en matière de transport de personnes, la jurisprudence a adjoint à ce contrat l’obligation de sécurité conçue comme une obligation de résultat : alors qu’initialement la victime d’un accident de transport devait prouver la faute du transporteur, il est admis depuis un arrêt du 21 janvier 1911 que celui-ci assume l’obligation de conduire le passager à bon port, sain et sauf 4. Autrement dit, le transporteur garantit la sécurité du voyageur. Pour mettre en œuvre la responsabilité du transporteur, le voyageur n’a pas à prouver une faute que celui-ci aurait commise ; il lui suffit d’établir l’inexécution de l’obligation de sécurité. Bien qu’on justifie parfois cette solution par l’intention des parties, c’est le souci d’équité qui a commandé la décision des magistrats. Ceux-ci ont cherché à affranchir le voyageur de la charge d’une preuve souvent impossible à apporter, lorsqu’il est victime d’un accident dont il ne peut que difficilement contrôler les causes. La critique souvent développée selon laquelle la découverte de l’obligation de sécurité serait le fruit d’un « forçage du contenu du contrat » au moyen d’une « interprétation divinatoire » de celui-ci méconnaît le fait que la jurisprudence trouve le siège de ces obligations non dans la volonté des parties, mais dans la loi elle-même qui attache au contrat « toutes les suites que l’équité (…) donne à l’obligation d’après sa nature ». L’obligation de sécurité a vu son importance décroître dans les contrats de transport, les accidents dans lesquels est impliqué un véhicule à moteur autre qu’un « chemin de fer » ou un tramway circulant sur des voies qui leur sont propres (v. ss 1176) étant désormais indemnisés sur le fondement de la loi du 5 juillet 1985, qu’il y ait ou non contrat (v. ss 1168). Après avoir gagné un grand nombre de conventions mettant en jeu la sécurité, l’intégrité corporelle des personnes, elle a aujourd’hui tendance à reculer au bénéfice d’une extension corrélative de la responsabilité délictuelle (v. ss 836). L’avant-projet de réforme du droit de la responsabilité

1. En revanche, il ne saurait évidemment être question de soustraire, au nom de l’équité, un contractant à un engagement clair et précis (Civ. 2e, déc. 1947, Gaz. Pal. 1948. 1. 36 ; Soc. 12 mai 1965, D. 1965. 652). 2. Req. 30 oct. 1934, DH 1934. 572 (bail prévoyant la faculté de donner congé à la fin des périodes indiquées sans préciser quelle partie a cette faculté ; l’équité commande d’attribuer cette faculté aux deux parties). Pour une autre lecture de cette disposition, v.  J.  Rochfeld, op.  cit., no 364, p. 330. 3. L. Leveneur, « Le forçage du contrat », Dr. et patr. mars 1998, p. 69 ; R. Blough, Le forçage, du contrat à la théorie générale, thèse Paris XI, 2008. 4. Civ. 21 nov. 1911, DP 1913. 1. 249, note Sarrut, S. 1912. 1. 73, note Lyon-Caen, GAJC, t. 2, no 277.

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civile propose de « décontractualiser » la sécurité, en soumettant la réparation du dommage corporel aux règles de la responsabilité extracontractuelle « alors même qu’il serait causé à l’occasion de l’exécution du contrat » (art. 1234).

614 L’obligation d’information ¸ Protéiforme, elle intéresse aussi bien la for-

mation du contrat que son exécution. S'agissant de la formation du contrat, on a vu que les candidats au contrat doivent s'informer mutuellement des faits susceptibles de déterminer leur consentement, la violation d'une telle obligation étant sanctionnée par l'appel à la théorie des vices du consentement et à la responsabilité civile délictuelle (v. ss 337). S’agissant des effets du contrat, la jurisprudence découvre dans des contrats de plus en plus nombreux, l’obligation pour l’une des parties de délivrer à son partenaire les informations nécessaires à la bonne exécution du contrat 1. Elle se fonde à cet effet le plus souvent directement sur l’équité (anc. art. 1135, devenu art. 1194) 2, mais pourrait également s’appuyer sur l’exigence de bonne foi (anc. art. 1134, al. 3, devenu art. 1104), l’obligation d’information apparaissant comme l’une des manifestations du devoir de coopération existant entre les contractants (v. ss 599). La violation de cette obligation d’information relative à l’exécution du contrat est sanctionnée au moyen des règles de la responsabilité contractuelle 3 (v. ss 837, 857). Cette obligation peut, au reste, revêtir des intensités variables. Parfois, le débiteur de l’obligation d’information sera tenu de délivrer des informations à l’état brut, et on parle alors d’obligation de renseignement ; parfois, il sera en plus tenu d’appeler l’attention de son partenaire sur les risques encourus par celui-ci s’il ne se conforme pas aux indications fournies, et c’est l’obligation de mise en garde ; parfois enfin, il devra orienter positivement l’activité de son partenaire, et c’est le devoir de conseil 4. L’existence d’une obligation d’information dépend de la nature du contrat et de la qualité des contractants. Se rencontrant principalement dans les rapports professionnels-consommateurs, elle est de manière plus générale, appelée à jouer chaque fois que l’une des parties ignore légitimement des informations qui lui étaient utiles et que l’autre connaissait ou se devait de connaître 5. Concrètement, l’obligation d’information se rencontre dans de nombreux contrats. Le vendeur est tenu de mettre en garde l’acheteur contre les risques d’utilisation du produit vendu lorsque celui-ci présente un danger mais encore, plus généralement, de lui fournir des indications suffisamment détaillées pour lui

1. V.  not. M.  Fabre-Magnan, De l’obligation d’information dans les contrats, thèse Paris  I, éd. 1992, nos 410 s., p. 332 s. ; aussi bibliographie citée v. ss 331. Ces obligations d’information d’origine jurisprudentielle ont parfois été consacrées ultérieurement par le législateur… Ainsi en va-t-il en matière médicale (v. ss 1239 s.). 2. V. par ex. Civ. 1re, 14 déc. 1982, Bull. civ. I, no 361, p. 309, RTD civ. 1983. 544, obs. Durry ; 7 juin 1989, Bull. civ. I, no 232, p. 155, D. 1989. IR. 200 ; 28 févr. 1989, Bull. civ. I, no 102, p. 65, RTD civ. 1990. 651, obs. J. Mestre. 3. La jurisprudence a souvent tendance à confondre l’obligation d’information relative à la formation du contrat qui est destinée à éclairer le consentement des parties et celle qui est relative à son exécution ; v. par ex. Civ. 1re, 3 juill. 1985, Bull. civ. I, no 211, p. 191 ; Civ. 3e, 2 déc. 1992, CCC févr. 1993, no 24. 4. B. de Saint Affrique, « Du devoir de conseil », Defrénois 1995. 915, v. par ex. Com. 25 oct. 1994, CCC 1995, no 3, obs. Leveneur ; Civ. 1re, 15 déc. 1995, D. 1996. IR 28. 5. Viney et Jourdain, Les conditions de la responsabilité, no 512.

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permettre de retirer de celui-ci les avantages qu’il est en droit d’en attendre 1. De même, celui qui loue des appareils présentant une certaine complexité est tenu de fournir au preneur les renseignements nécessaires pour qu’il puisse utiliser ceux-ci au mieux 2. Mais c’est surtout dans le domaine des contrats ayant pour objet une prestation de services, que l’obligation d’information a connu ces dernières années un essor considérable : notaire, avocat, banquier, architecte, entrepreneur, assureur, agent immobilier, garagiste sont, parmi d’autres, tenus de renseigner, de mettre en garde et même de conseiller leur client 3 (v. ss 837, 857). Selon la haute juridiction, celui qui est légalement ou conventionnellement tenu d’une obligation particulière d’information doit rapporter la preuve de l’exécution de cette obligation 4. La jurisprudence relative à la responsabilité du notaire envers ses clients est très abondante et semble manifester une rigueur croissante (v. ss 857). De son analyse, se dégage il est vrai une impression d’incertitude quant à la nature – délictuelle ou contractuelle – de cette responsabilité 5. En outre, il convient d’observer que les obligations pesant sur les notaires dépendent des circonstances de la cause 6, notamment selon que le client est ou n’est pas un professionnel 7. À quoi il faut ajouter que la jurisprudence distingue à la charge du notaire une obligation de renseignement et un devoir de conseil 8. Ceci étant, l’essor que connaît actuellement l’obligation de renseignement ne signifie pas qu’elle se rencontre dans tous les contrats. Encore faut-il qu’elle constitue une suite raisonnable et équitable du contrat. C’est ainsi que la Cour de cassation a décidé que le banquier dépositaire de titres n’est obligé ni par les usages, ni par l’équité, ni par la loi à informer le déposant d’un événement affectant la vie de la société émettrice 9.

1. Com. 4 janv. 2005, CCC 2005, no 108, obs. L. Leveneur. 2. De même, encore le garagiste qui prête un véhicule de remplacement à un client est tenu de l’informer de l’étendue des garanties de son contrat d’assurance et de l’intérêt de souscrire des garanties complémentaires (Civ. 1re, 25 nov. 2003, CCC 2003, no 20, obs. L. Leveneur). 3. V. par exemple : Civ. 1re, 11 juin 1996, Bull. civ. I, no 245, p. 173, Defrénois 1996. 100 7, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 1997. 425, obs. J. Mestre (La société chargée par ses clients d’exploiter leur installation de chauffage est tenue de le faire au mieux de leurs intérêts et, en conséquence, de les informer de toute possibilité favorable de modification des tarifs de Gaz de France). 4. Civ. 1re, 25 févr. 1997, Bull. civ. I, no 75, p. 49, CCC 1997, no 76, obs. Leveneur, Defrénois 1997. 751, obs. Aubert, Gaz. Pal. 1997. 1. 22, rapp. Sargos, RTD civ. 1997. 924, obs. Mestre, GAJC, t. 1, no 17 ; 9 déc. 1997, Bull. civ. I, no 356, p. 240, RTD civ. 1999. 83, obs. Mestre ; 28 oct. 2010, CCC 2011, no 1, note L. Leveneur, RCA 2011, no 27, Defrénois 2010. 2309, note Rabu (il incombe au vendeur professionnel de prouver qu’il s’est acquitté de l’obligation de conseil lui imposant de se renseigner sur les besoins de l’acheteur afin d’être en mesure de l’informer quant à l’adéquation de la chose proposée à l’utilisation qui en est prévue). 5. Contractuelle : Civ. 1re, 1er juill. 1958, Bull. civ. I, no 351, p. 284 ; 24 juin 1963, D. 1963. 717 ; 13 juin 1972, Bull. civ. I, no 150, p. 132. – Délictuelle : Civ. 1re, 29 avr. 1965, D. 1965. 578 ; 5 janv. 1968, Bull. civ. I, no 5, p. 3 ; Com. 27 avr. 1976, Bull. civ. IV, no 139, p. 118, etc. – V. J.-L. Aubert, Responsabilité professionnelle des notaires, 4e éd. 2002, spéc. nos 13 s. – Comp. cep. J. de Poulpiquet, La responsabilité civile et disciplinaire des notaires, thèse Nice, 1973 ; rappr. Lotz, La responsabilité civile des notaires, 1971. 6. Civ. 1re, 7 oct. 1975, Bull. civ. I, no 259, p. 219 ; 7 févr. 1990, Bull. civ. I, no 37, p. 28. – V. en dernier lieu, J. Mestre, RTD civ. 1996. 385. 7. Civ. 1re, 2 juill. 1991, Bull. civ. I, no 228, p. 150, Defrénois 1991. 1272 s., obs. J.-L. Aubert, RTD civ. 1992. 758, obs. P. Jourdain. 8. Civ. 1re, 19 mai 1992, Bull. civ. I, no 147, p. 100, RTD civ. 1993. 134, obs. P. Jourdain. 9. Com. 9 janv. 1990, D. 1990. 173, note J.P. Brill, RTD civ. 1990. 649, obs. J. Mestre.

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§ 2. Rôle de la Cour de cassation en matière d’interprétation des contrats 615 Division ¸ L'interprétation des contrats relève-t-elle du pouvoir souverain des juges du fond ou les décisions rendues par ceux-ci en la matière sont-elles soumises au contrôle de la Cour de cassation ? Afin de répondre à cette question, il importe de distinguer l'interprétation explicative d'inspiration subjective (A) et l'interprétation créatrice d'inspiration objective (B).

A. Interprétation explicative d’inspiration subjective 616 1°) Principe ¸ On sait que la Cour de cassation n'est pas juge du fait mais qu'elle recherche uniquement si, eu égard aux faits souverainement constatés par les juges du fond, la loi a été correctement appliquée 1. Dès lors, l’interprétation des contrats soulève une interrogation : est-elle une question de droit susceptible d’être contrôlée par la Cour de cassation ou une question de fait tranchée souverainement par les juges du fond ? Dans les premières années de son existence, la haute juridiction, prenant à la lettre les expressions employées par l’ancien article 1134, alinéa 1er, du Code civil, considéra que les contrats et plus généralement les actes juridiques constituent des lois dont la violation est susceptible de donner ouverture à cassation ; elle se réservait donc le droit de contrôler si les juges du fond avaient bien ou mal interprété la volonté des parties 2. Mais très rapidement, la haute juridiction rompit avec cette jurisprudence. Par un arrêt du 2 février 1808 3, elle décida que les juges du fond ont un pouvoir souverain pour interpréter les clauses d’un acte de société et que, quand bien même il serait prouvé qu’ils ont mal jugé, c’est-à-dire mal interprété la volonté des parties, leur décision ne pourrait être censurée. Depuis cette décision, la haute juridiction a maintenu sa jurisprudence 4 ; il arrive, de la sorte, qu’elle admette des interprétations contradictoires d’une même convention 5. 1. Introduction générale au droit, nos 134 s. 2. Civ. 4 brumaire an VII, S. chron. 3. Cass., sect. réun., 2 févr. 1808, S. chron., GAJC, t. 2, no 160. 4. V. par ex. : Req. 22 nov. 1865, DP 66. 1. 108, S. 66. 1. 23, concl. av. gén. Fabre ; 31 oct. 1934, DH 1934. 602 ; Civ. 10 mai 1948 et Soc. 11 mai 1948, Gaz. Pal. 1948. 2. 41. 5. V. par exemple : Civ. 28 janv. 1907, 2 arrêts, DP 1908. 1. 5, S. 1912. 1. 22. Il s’agissait d’une clause contestée d’un contrat de mariage. Sur l’interprétation de cette clause, deux décisions en sens contraire ont été rendues concernant la ville de Paris au sujet du remploi consécutif à une aliénation d’obligations (Paris, 30 déc. 1903 et Toulouse, 8 févr. 1904, S. 1904. 2. 313). Un pourvoi fut formé contre chacun de ces arrêts. La Cour de cassation a purement et simplement refusé de se prononcer : par deux arrêts du 28 janvier 1907, la chambre civile a déclaré que la Cour de Paris, d’une part, la Cour de Toulouse, d’autre part, en interprétant chacune à sa façon les

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Plusieurs arguments peuvent être avancés à l’appui de cette position de principe. La première raison contraignante a disparu depuis. Elle tenait à l’existence du référé législatif. À l’époque, un conflit persistant entre le Tribunal de cassation et les juges du fond était tranché non par l’assemblée plénière, mais par le corps législatif qui rendait un décret déclaratoire de la loi. Une telle intervention parut inadmissible pour fixer l’interprétation d’un contrat de droit privé. Mais cette solution se recommande également de solides autres raisons qui en expliquent la pérennité. En premier lieu, la Cour de cassation a été instituée dans un dessein précis : maintenir l’unité de la loi par l’uniformité de la jurisprudence. Or, titre privé dont l’effet se limite aux parties et dont la signification dépend de la volonté de celles-ci, le contrat est une unité irréductible à toute autre. Moyen par lequel la diversité pénètre le monde juridique, il diffère radicalement de la loi – règle à portée générale – dont la garde a été confiée à la haute juridiction. En second lieu, pour déterminer quelle est cette volonté, il faudrait se livrer à des investigations qui sont du seul pouvoir des juges du fait. Cette volonté ne peut, en effet, être recherchée que dans les documents de la cause. Or la loi interdit à la Cour de cassation de connaître du fond des affaires et de procéder elle-même à l’examen des éléments de preuve. Le pouvoir ainsi laissé aux juridictions inférieures est d’autant plus important que la Cour de cassation n’a, on l’a vu, jamais admis que la violation des règles d’interprétation des contrats formulées aux anciens articles 1157 et suivants puisse donner ouverture à cassation. Ces dispositions n’ont pas, selon elle, un caractère impératif ; elles constituent des conseils donnés au juge par le législateur pour l’interprétation des conventions et non des règles absolues dont l’inobservation entraînerait l’annulation de la décision qui les aurait méconnues 1. On ajoutera que l’augmentation constante du nombre des pourvois auxquels la haute juridiction doit faire face ne peut que l’encourager à persister dans sa position de principe. L’admission du contrôle de l’interprétation que les juges du fond donnent du contrat entraînerait un alourdissement considérable des tâches de la Cour de cassation, en même temps qu’elle constituerait une dérogation flagrante à sa mission première de gardienne de la loi, pour la transformer en un véritable troisième degré de juridiction. 617 2°) Tempéraments ¸ Pouvoir souverain ne saurait signifier pouvoir arbitraire. Les juges du fond ne peuvent, sous couvert d'interprétation, modifier le sens ou le contenu d'un contrat dépourvu de toute ambiguïté. Leur clauses du contrat de mariage avaient usé de leur pouvoir souverain et n’avaient pas excédé le pouvoir d’appréciation qui appartient aux juges du fond en ce qui concerne l’interprétation des contrats. 1. V. ss 609.

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décision repose, sinon, sur une dénaturation du document interprété. En outre, on s’est demandé si pour certains actes juridiques standardisés, identiquement adoptés par de nombreux contractants ou pour les actes collectifs applicables à un grand nombre de personnes, il ne serait pas souhaitable que la Cour de cassation exerce un véritable contrôle afin d’assurer l’unité de leur interprétation. 618 Le contrôle de dénaturation ¸ La Cour de cassation se reconnaît, depuis un arrêt du 15 avril 1872, le droit de censurer les décisions des juges du fond lorsque les termes employés par les parties sont clairs et précis et que les obligations résultant du contrat ont été dénaturées par les magistrats 1. La Cour de cassation se donne ainsi les moyens d’empêcher les juges du fond de refaire le contrat en équité sous prétexte de l’interpréter. L’idée est simple : en interprétant un contrat qui n’avait pas lieu de l’être car sa lettre était claire et précise, les juges ont violé la volonté des parties et par là même l’ancien article 1134 du Code civil. Autrement dit, par le contrôle de dénaturation, la Cour de cassation vérifie s’il y avait bien lieu à interprétation, c’est-à-dire s’il existait un doute sur la signification du contrat 2. La solution est aujourd’hui consacrée par l’article 1192 du code civil : « on ne peut interpréter les clauses claires et précises à peine de dénaturation ». Apparemment simple, le critère de la distinction entre la dénaturation censurée et la fausse interprétation inattaquable n’est cependant pas d’une parfaite netteté. Dans les deux cas, l’opération intellectuelle est la même. Il s’agit toujours de rechercher le sens des dispositions litigieuses. La différence résulte de l’objet auquel cette opération s’applique : obscur en cas d’interprétation, le contrat est clair en cas de dénaturation. Encore faudrait-il, pour que la distinction joue sans difficulté, que la ligne de partage entre le doute et l’évidence soit elle-même dépourvue d’ambiguïté. En réalité, la différence est surtout de degré 3. Il n’en reste pas moins que la Cour de cassation affirme la distinction avec fermeté. La dénaturation lui permet ainsi de mettre un frein aux décisions arbitraires de certains tribunaux. Grâce à celle-ci, les juges du fond savent qu’ils ne peuvent se livrer aux interprétations les plus fantaisistes. Indiscuté dans son principe, le grief de dénaturation n’a cessé de voir son domaine s’étendre : contrats de toutes sortes 4 mais aussi actes

1. Civ. 15 avr. 1872, DP 72. 1. 176, S. 72. 1. 232, GAJC, t. 2, no 161. 2. Boré, « Un centenaire : le contrôle par la Cour de cassation de la dénaturation des actes », RTD civ. 1972. 249 s. ; Voulet, « Le grief de dénaturation », JCP 1971. I. 2410. 3. Carbonnier, t. 4, no 147 ; G. Cornu, Regards sur le titre III du Livre III du Code civil, 1977 p. 130. 4. V. par ex. : Civ.  23  avr. 1945 (2  arrêts), D.  1945.  261  note  P.  L.-P. ; 15  janv. 1948, D. 1948. 265 ; 22 avr. 1950, D. 1950. 615, note A.B. (contrats d’assurance) ; Soc. 3 août 1948, D.  1948.  536 ; 5  janv. 1956, D.  1956.  391 (contrat de travail) ; Civ.  10  juin 1949, D. 1949. 496 (contrat de bail) ; Civ. 1re, 24 mai 1989, Bull. civ. I, no 207, p. 138 (contrat d’agence de voyage).

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juridiques unilatéraux 1, sans oublier les documents de la cause (actes de procédure, éléments de preuve), y sont soumis. Au contrôle de dénaturation s’ajoute le contrôle de motivation par lequel la haute juridiction veille à ce que les juges du fond remplissent leur office.

 

619 Cas des actes juridiques standardisés ¸ La question est depuis longtemps posée de savoir si, dans certains cas – contrats standardisés reproduits à de multiples exemplaires, conventions s'appliquant à un grand nombre de personnes –, la Cour de cassation ne devrait pas aller au-delà du simple contrôle de dénaturation et admettre le contrôle de l'interprétation. En dépit de quelques arrêts isolés qui avaient pu laisser croire que la Cour de cassation s’orientait vers un contrôle de l’interprétation des contratstypes afin d’assurer l’uniformité de celle-ci 2, la jurisprudence s’était fixée en sens contraire 3. Mais se refusant à traiter de manière identique la « confection » et le « cousu main » 4, la Cour de cassation a récemment entrepris de procéder, sous couvert de dénaturation, à une interprétation unificatrice de clauses reproduites à des millions d’exemplaires dans des contrats d’assurance 5. Elle pratiquait déjà, au demeurant, un véritable contrôle de l’interprétation des conventions collectives de travail. Après avoir affirmé le principe de l’interprétation souveraine des juges du fond 6, elle accueille aujourd’hui les pourvois fondés directement sur la violation d’une convention collective en dehors de toute référence 1. Civ. 7 févr. 1912, DP 1912. 1. 433, S. 1914. 1. 305, note Hugueney ; Civ. 1re, 9 juill. 1958, D. 1958. 583 ; 25 juin 1968, D. 1968. 625 ; 30 juin 1976, Bull. civ. I, no 242, p. 196. 2. Civ. 3 juin, 9 juill. 1930 et 14 janv. 1931, DP 1931. 1 .5, concl. Matter, note Savatier ; Civ. 21 déc. 1952, Gaz. Pal. 1933. 1. 262 ; Com. 22 nov. 1948, JCP 1949. II. 4851 (emprunts obligataires) ; Req. 26 oct. 1942, Gaz. Pal. 1942. 2. 229, S. 1944. 1. 21, note R. Houin (règles dites « d’York et d’Anvers » en matière de connaissement maritime) ; Civ.  18  mars 1942, S.  1943. 1. 13, note Houin (contrat d’assurance) ; Civ. 20 juin 1950, Bull. civ. II, no 221, p. 151 (brevets d’invention) ; Req. 15 juin 1868, DP 68. 1. 433 ; Civ. 9 juill. 1952, Bull. civ. I, no 229, p. 188 (actes de procédure). 3. Com. 15  mai 1950, D.  1950.  773, note  Ripert (règles « d’York et d’Anvers ») ; Com. 24 mars 1965, Bull. civ. III, no 230, p. 204 ; 6 oct. 1965, Bull. civ. III, no 483, p. 437 ; 7 juill. 1981, Bull. civ. IV, no 310, p. 245 (brevets d’invention) ; Civ. 1re, 4 janv. 1960, Bull. civ. I, no 1, p. 1 ; Com. 18 juin 1991, Bull. civ. IV, no 221, p. 156 (actes de procédure) ; 17 déc. 1991, Bull. civ. IV, no 396, p. 274. 4. O. Kuhnmunch, « La Cour de cassation et l’assurance », RGAT 1992. 237, sp. 239. 5. Civ.  1re, 24  janv. 1984, Bull.  civ.  I, no 28, p. 23 (La formule « pénétration clandestine » inclut le cas de l’individu qui se laisse enfermer dans un local avec l’intention de voler lorsque ses occupants ne se trouvent pas dans les lieux) ; Civ. 1re, 2 mai 1990, Bull. civ. I, no 89, p. 67, RGAT 1990. 639, note J. Kullmann ; 17 juill. 1990, RGAT 1990. 639, note Kullmann (« le fait d’obtenir sous la menace l’ouverture d’un coffre-fort » équivaut à une effraction) ; Civ. 1re, 16 mai 1995, D. 1995. 349, RGAT 1995. 533, rappr. Sargos (le fait de voler par effraction les clefs d’un véhicule, puis de les utiliser pour le dérober, équivaut à l’effraction du véhicule lui-même) ; rappr. Civ. 2e, 12 mars 2009, RCA 2009, no 155 ; v. cep. Civ. 1re, 9 févr. 1999 (2 arrêts), D. 1999. 339, note M.-H. Malleville, qui refuse de contrôler les définitions contractuelles de l’invalidité et de l’incapacité. Pour l’exercice d’un véritable contrôle d’interprétation, v. J. Rochfeld, op. cit., no 381, p. 346. 6. Soc. 6 nov. 1942, JCP 1943. II. 6220.

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à une dénaturation de ses clauses 1. On justifie habituellement cette différence en soulignant que les conventions collectives renferment des dispositions quasi normatives et sont dotées d’une certaine stabilité. Il en va de même pour l’interprétation de certains contrats-types dont le contenu est fixé par l’autorité administrative. Mais il s’agit alors d’interprétation objective, ces contrats-types revêtant la qualification de règlements administratifs 2. L’article 258 de la loi Macron a modifié l’article L. 441-4 du code de l’organisation judiciaire, lequel prévoit désormais que les juridictions peuvent solliciter l’avis de la Cour de cassation avant de statuer sur l’interprétation d’une convention ou d’un accord collectif présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges. Permettant à la Cour de cassation d’interpréter ce type de contrat, pris dans leur dimension normative, cette procédure particulière d’interprétation pourrait être utile en matière de contrats d’adhésion afin d’éviter des divergences d’interprétation dans des contentieux à répétition.

B. Interprétation créatrice d’inspiration objective 620 Étendue du contrôle ¸ En se fondant sur l'équité, la Cour de cassation précise l'étendue des obligations résultant de certains contrats. Au cas où les juges du fond prétendraient, dans le silence des parties, soit découvrir des obligations que la Cour de cassation n'a pas entendu y placer, soit ne pas y découvrir les obligations que la Cour de cassation a entendu y placer, ils encourraient la censure de la haute juridiction. On ne saurait ainsi mieux établir que ces obligations ont leur source non dans une prétendue volonté des parties, mais dans la loi. De même, lorsque les juges du fond se réfèrent à une loi supplétive pour compléter le contrat, la Cour de cassation exerce un double contrôle. Un contrôle de qualification du contrat : il s’agit là, en effet, d’une question de droit ; au cas où la catégorie juridique à laquelle appartient le contrat serait déterminée de manière inexacte, ce ne serait pas seulement la convention qui serait violée, mais aussi la loi puisqu’on l’appliquerait à des hypothèses qu’elle ne vise pas. Un contrôle de l’interprétation des règles supplétives elles-mêmes. En revanche, la Cour de cassation ne contrôle ni la constatation, ni l’interprétation des usages, lesquelles relèvent du pouvoir souverain des juges du fond.

SECTION 2. LA MODIFICATION DES CONTRATS 621 Présentation ¸ À suivre la théorie de l'autonomie de la volonté, le contrat ne saurait être modifié ni par la loi, ni par le juge. Seules les parties

1. Cass., ass.  plén., 6  févr. 1976, JCP  1976. II.  14481, note  Groutel ; Soc. 6  mai 1985, Bull. civ. V, no 272, p. 195 ; Cass., ass. plén., 12 mai 1989 (3 arrêts), Bull. Ass. plén., no 1, p. 1, JCP 1989. II. 21322. 2. V. par ex. les contrats-types de baux ruraux établis par les commissions paritaires et soumis à l’approbation et à la publication par voie d’arrêté préfectoral, qui reçoivent la qualification de règlements administratifs (T.  confl. 5  juill. 1951, JCP  1951. II.  6623, D.  1952.  271, note Blaevoët).

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pourraient, par leur mutuel accord, procéder à cette modification. L'étude du droit positif révèle que la réalité est bien différente.

§ 1. Modification par la loi

622 La survie de la loi ancienne ¸ En cas de changement de législation, le principe de non-rétroactivité (C. civ., art. 2) fait obstacle à ce que la loi nouvelle revienne sur les situations qui se sont déjà constituées et modifie les effets qu'elles ont produits. Il en va ainsi du contrat comme des autres situations juridiques. En conséquence la validité et les effets passés des contrats conclus avant l'entrée en vigueur de la loi nouvelle restent soumis à la loi ancienne. Mais qu'en est-il des effets futurs de ces situations en cours ? Alors que la loi nouvelle s'applique en principe immédiatement à eux, il est dérogé à cette règle en matière contractuelle. Selon les principes traditionnels qui gouvernent les conflits de lois dans le temps, tels qu'ils ont été synthétisés par la jurisprudence et la doctrine, les effets futurs des contrats en cours restent soumis à la loi ancienne. Il y a, dit-on, survie de la loi ancienne 1. La solution a été expressément formulée par l’ordonnance de 2016 : « les contrats conclus avant cette date (le 1er octobre 2016) demeurent soumis à la loi ancienne ». Les raisons de cette solution sont multiples. La règle de l’effet immédiat de la loi nouvelle s’explique essentiellement par le souci d’assurer l’unité de la législation. Or celui-ci est moins pressant en matière contractuelle : le principe de la liberté contractuelle encourage le pluralisme juridique et confère à la réalité contractuelle une physionomie extrêmement variée. Le contrat est « le moyen par lequel la diversité pénètre dans le monde juridique » 2. L’application de la loi ancienne répond à la volonté de sauvegarder la sécurité juridique. Or les considérations propres à celle-ci sont, en matière contractuelle, particulièrement pressantes : le contrat repose sur la volonté des parties, laquelle s’est exprimée en contemplation d’un certain état du droit positif. Dès lors, soumettre le contrat à la loi nouvelle, ce serait modifier les bases sur la foi desquelles les parties ont édifié leur accord, ce serait risquer de rompre l’équilibre de celui-ci et par là même ruiner son fondement : peut-être l’une ou l’autre des parties se serait-elle dérobée devant la conclusion d’un contrat présentant les traits que lui confère la loi nouvelle. Il ne faudrait pas pour autant commettre un contresens : décider que le contrat échappe en principe à la loi nouvelle ne signifie en aucune façon

1. V. par ex. : Com. 15 juin 1962, Bull. civ. III, no 313, p. 258, GAJC, t. 1, no 8 ; Civ. 3e, 3 juill. 1979, JCP 1980. II. 19384, note F. Dekeuwer-Défossez ; Civ. 1re, 4 mai 1982, Bull. civ. I, no 156, p. 139. 2. P. Roubier, Le droit transitoire, no 70, p. 346, no 78, p. 391. Pour une analyse renouvelée, v. J. Héron, Principes du droit transitoire, 1996, nos 130 s., p. 119 s.

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une supériorité de celui-ci sur celle-là. La force obligatoire ne vient pas, en effet, de la promesse mais de la valeur attribuée par la loi à la promesse (v. ss 29). La loi ne s’incorpore pas au contrat, elle le régit. C’est dire qu’il est toujours possible au législateur et même au juge de déclarer qu’une loi nouvelle est immédiatement applicable au contrat en cours. Ne reposant, à la différence de la règle de la non-rétroactivité, sur aucun texte de portée générale, et dérogeant à la règle de l’effet immédiat de la loi nouvelle, la règle de la survie de la loi ancienne peut toujours être écartée par le législateur qui décide que tel ou tel texte est d’application immédiate et s’applique aux effets futurs du contrat en cours. L’ordonnance de 2016 l’a prévu pour trois dispositions, les articles 1123 al. 3 et 4, 1158 et 1183, lesquels consacrent une interpellation interrogatoire en matière de pacte de préférence, de représentation et de nullité. L’idée qui a été avancée pour justifier l’application immédiate de ces dispositions est que, loin de porter atteinte à la sécurité juridique, elle assurerait sa sauvegarde en promouvant des mécanismes qui permettent de dissiper l’incertitude dans laquelle se trouvent certaines personnes (v. ss 238, 260, 555). La règle de la survie de la loi ancienne peut être également écartée par le juge dès lors que les raisons qui la fondent font, dans telle ou telle circonstance, défaut. Il en va ainsi lorsque la loi nouvelle exprime un intérêt social tellement impérieux que la stabilité des conventions ne peut y faire échec. Le seul fait que la loi nouvelle soit impérative au sens de l’article 6 du Code civil ne saurait suffire à attester de l’existence d’un tel intérêt 1. C’est ainsi que le statut des agents commerciaux, bien qu’impératif, n’a pas été jugé applicable aux contrats en cours 2. En revanche, il a été décidé dans le passé que les textes prévoyant le cours forcé et édictant, par voie de conséquence, la nullité des clauses de paiement en or ou en monnaie étrangère étaient d’application immédiate 3. Récemment, la haute juridiction s’est prononcée par un avis 4 et une décision 5 pour l’application immédiate aux contrats en cours de dispositions nouvelles de la loi Alur du 24 mars 2014, relatives à l’allongement du délai de grâce et à la restitution du dépôt de garantie, alors même que cette loi avait rappelé la règle de la survie de la loi ancienne. Il est vrai qu’étaient alors en cause des textes qui poursuivaient une politique de protection d’une catégorie de contractants, les locataires en l’occurrence, et que la haute juridiction peut alors être guidée par le souci d’accélérer l’application de la nouvelle protection légale. Cet impératif est plus difficile à déceler dans des textes qui édictent un nouveau 1. Civ. 1re, 18 avr. 1989, JCP 1990. II. 21523, note M.T. ; Com. 26 févr. 1991, D. 1991. IR 90 ; contra Civ. 3e, 9 février 2017, RDC 2017. 227, obs. crit. Y.-M. Laithier. 2. V. par ex. : Com. 15 juin 1962, préc. ; v. la critique de Th. Bonneau, La Cour de cassation et l’application de la loi dans le temps, thèse Paris II, éd. 1990, nos 180 s., p. 161 s. 3. Civ. 11 févr. 1873, DP 73. 1. 177, note Boistel, S. 73. 1. 97, GAJC, t. 2, no 245. 4. Cass. avis 16  février 2015, D.  2015.  489 et 1178, obs.  N.  Damas, RTD  civ. 2015.  569, obs. P. Deumier. 5. Civ. 3e, 17 nov. 2016, AJ contrat 2017. 47, obs. V. Forti, RTD civ. 2017. 118, obs. H. Barbier.

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droit commun. À propos des dispositions nouvelles, on a pu néanmoins se demander si certaines de ses dispositions, tels l’article 1143 consacrant l’abus de dépendance ou l’article 1171 prévoyant une protection contre les clauses abusives ne pourraient pas être déclarées d’application immédiate par les juges 1. C’est donc au coup par coup, pour chaque disposition, que l’interprète devrait rechercher si les intérêts qu’elle défend sont si essentiels qu’ils justifient son application immédiate. Pour couper court à ces difficultés, la loi de ratification a modifié le texte de l’article 9, lequel dispose désormais : « les contrats conclus avant cette date (le 1er octobre 2016) demeurent soumis à la loi ancienne, y compris pour leurs effets légaux et pour les dispositions d’ordre public ». Reste aux magistrats la possibilité de faire évoluer leur jurisprudence en alignant l’ancien droit prétorien sur le nouveau droit légal 2. 623 Dispositions transitoires ¸ Assez fréquemment, le législateur coupe court

à cette difficulté, en posant par une disposition transitoire spéciale que la loi nouvelle s'applique aux contrats en cours et en prévoyant des mesures variées qui permettent la mise en harmonie des contrats existants avec la loi nouvelle 3. Parfois le législateur se borne à déclarer non écrite une stipulation, y compris dans les contrats en cours. Pour qu’un tel retranchement soit concevable, il faut qu’il porte sur une clause accessoire, relativement indépendante du reste de la convention 4. Parfois, allant plus loin, le législateur introduit dans le contrat une stipulation qui s’ajoute à celui-ci ou qui se substitue à certaines de ses clauses. Ces stipulations ont trait en général à l’objet 5 ou à la durée 6 du contrat. Elles peuvent

1. Sur cette question, voir S. Gaudemet, « Dits et non dits sur l’application dans le temps de l’ordonnance du 10 février 2016 », JCP 2016. 559 ; G. Chantepie, « L’application dans le temps de la réforme du droit des contrats », AJCA oct. 2016, p. 4 ; voir aussi D. Mainguy, « Pour l’entrée en vigueur immédiate des règles nouvelles du droit des contrats », D. 2016. 1762 ; J.-B. Seube, « Dispositions transitoires : l’ordonnance du 10  février 2016 a-t-elle tout prévu ? », in Ce que change la réforme du droit des obligations, 2016, p. 285. 2. N.  Molfessis, « Synthèse – Sur la mise en œuvre de la réforme du droit des contrats », JCP E 2016. 1377 ; C. François, « Application dans le temps et incidence sur la jurisprudence antérieure de l’ordonnance de réforme du droit des contrats », D. 2016. 508. Pour un exemple, voir Ch. mixte 24 février 2017, D. 2017. 793, obs. B. Fauvarque-Cosson, RTD civ. 2017. 376, obs. H. Barbier ; Civ. 1re, 8 novembre 2017, CCC 2018, no 39, note L. Leveneur. Sur les possibilités qui s’offrent à la jurisprudence en la matière, voir F. Chénedé, Le nouveau droit des contrats et des obligations, Dalloz, 2018. 3. Sur cette question v. F. Dekeuwer-Défossez, Les dispositions transitoires dans la législation civile contemporaine, thèse Lille II, éd. 1977, nos 18 s., p. 27 s. 4. V. par ex. les lois du 3 janv. 1969 et du 9 juill. 1970 réputant non écrites les clauses d’un bail interdisant de sous-louer (lorsqu’il s’agit de sous-location à une personne seule) et de détenir un animal familier. 5. V. par exemple les décrets-lois du 16 juill. 1935 et du 8 août 1935 qui ont, à l’époque, réduit de 10 % le montant des loyers, fermages et dettes hypothécaires ; la loi du 9 juill. 1970 relative aux clauses d’indexation dans les baux, qui décide, dans le 3e § de son article unique que « toute clause d’indexation rendue illicite par les dispositions du II ci-dessus est remplacée de plein droit… par une clause portant indexation sur la variation de l’indice du coût de la construction publié par l’INSEE ». 6. V. par ex. la loi du 11 juill. 1972 qui a réduit de dix à trois ans le délai au bout duquel l’assuré dispose d’un droit de résiliation annuel.

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prévoir des modifications régulières du contrat 1. Parfois enfin, le législateur impartit un délai aux parties pour qu’elles mettent leur contrat en conformité avec les exigences de la nouvelle loi 2. Ces dispositions transitoires ont été réduites à leur plus simple expression en ce qui concerne l’ordonnance du 10 février 2016, puisqu’elles se limitent à rappeler la règle de la survie de la loi ancienne (art. 9, al. 2) et à y apporter une dérogation pour les interpellations interrogatoires (art. 9, al. 3) (v. ss 622). Il est enfin précisé que l’introduction d’une instance avant le 1er octobre 2016 fige définitivement les règles au regard desquelles la contestation doit être tranchée ; seule la loi ancienne s’applique (art. 9, al. 4). L’ordonnance a été ratifiée par une loi en date du 20 avril 2018 qui doit entrer en vigueur le 1er octobre 2018. Certains des textes nouveaux ont un caractère interprétatif et s’appliquent donc aux contrats conclus depuis le 1er octobre 2016 3. Les autres s’appliquent aux contrats conclus 4 après le 1er octobre 2018 5.

§ 2. Modification par le juge

624 Présentation ¸ Les contrats peuvent-ils être modifiés par les juges ? La réponse est certainement positive lorsque le législateur leur en donne expressément le pouvoir. Et de fait, une application mécanique de la loi ne permettant que malaisément de tenir compte de l'infinie diversité du phénomène contractuel, le législateur préfère bien souvent agir par l'entremise du juge. C'est ainsi que l'article 1231-5, al. 2 du code civil (anc. art. 1152 al. 2) donne au juge le pouvoir de modérer ou d'augmenter une clause pénale si elle est manifestement excessive ou dérisoire (v. ss 893) ou encore que l’article 1343-5 du code civil (anc. art. 1244-1, réd. L. 9 juillet 1991) donne à celui-ci le pouvoir d’accorder un délai de grâce au débiteur (v. ss 1363 s.). C’est ainsi également que la loi du 8 février 1995 sur le surendettement des particuliers permet au juge de l’exécution de reporter ou d’échelonner le paiement de certaines dettes (v. ss 1548 s.). C’est ainsi enfin, que le déséquilibre de certains contrats peut donner lieu à une révision judiciaire de ceux-ci (v. ss 440) ou à l’éradication des clauses abusives qu’il renferme (v. ss 466 s.). Mais toutes ces interventions restent assez ponctuelles. Qu’en est-il lorsque le juge est sollicité de réécrire un contrat dont l’exécution s’échelonne dans le temps parce que la transformation du contexte économique, politique, monétaire, social ou technologique rompt l’équilibre initial des prestations ? Est-il alors possible au cocontractant 1. Loi du 28 mars 1949 (texte de base, modifié à plusieurs reprises) qui institue des mesures de révision légale en matière de rentes viagères dont le montant est périodiquement majoré. 2. Sur cette question v. F. Dekeuwer-Défossez, op. cit., nos 62 s., p. 82 s. 3. Art.  1112, 1143, 1165, 1216-3, 1217, 1221, 1304-4, 1304-5, 1327-1, 1328-1, 1352-4, 1347-6. 4. Art. 1110, 1117, 1137, 1145, 1161, 1171, 1223, 1327, 1343-3 et 1347-6. 5. A. Bénabent, « Application dans le temps de la loi de ratification de la réforme des contrats (art. 16, L. 20 avril 2018) », D. 2018. 1024.

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désavantagé d’obtenir la révision du contrat ? C’est le délicat problème de l’imprévision contractuelle qui focalise depuis longtemps l’attention de la doctrine 1 et qui a pris un relief accru du fait de la multiplication des contrats conclus pour une longue durée, soit que la complexité de la tâche à accomplir appelle d’importants délais d’exécution, soit encore que l’insécurité du monde environnant incite à s’assurer par des accords durables un approvisionnement en matières premières ou en énergie 2. En l’absence de dispositions législatives, la jurisprudence l’avait résolu par la négative au nom d’une certaine conception du contrat qui n’était pas sans mérites. N’ayant manifestement pas la perception de ceux-ci et soucieux de s’aligner sur ce qui pratique ailleurs, les auteurs de la réforme s’inspirant très directement du projet Terré, lequel avait lui-même puisé dans les Principes du droit européen du contrat, ont introduit une disposition qui consacre la révision pour imprévision. Symboliquement et idéologiquement, c’est là une mutation importante. Mais le caractère supplétif du texte pourrait, en pratique, conduire à ce qu’il ne revête qu’une portée assez modeste du fait des aménagements conventionnels dont il pourrait être l’objet. Après avoir rappelé l’état du droit antérieur et les principaux termes du débat auquel il a donné lieu (A), on étudiera le droit positif tel qu’il résulte du nouvel article 1195 du Code civil (B).

A. Le droit antérieur

625 1°) Principe : le refus de la révision pour imprévision par la jurisprudence judiciaire ¸ Aucune affaire n'illustre mieux la difficulté que celle du Canal de Craponne qui a donné l’occasion à la Cour de cassation de fixer fermement sa jurisprudence 3. Les conventions litigieuses avaient été conclues en 1560 et 1567. Elles avaient pour objet la fourniture d’eau destinée à alimenter des canaux d’irrigation de la plaine d’Arles, 1. Sur la théorie de l’imprévision, v. P. Voirin, De l’imprévision dans les rapports de droit privé, thèse Nancy, 1922 ; E. de Gaudin de Lagrange, La crise du contrat et le rôle du juge, thèse Montpellier, 1935 ; A. Rieg, thèse préc., p. 532 s. ; P. Azard, « L’instabilité monétaire et la notion d’équivalence dans les contrats », JCP 1953. I. 1092 ; M. EL Gammal, L’adaptation du contrat aux circonstances économiques, Paris, 1967 ; « Le rôle du juge en présence des problèmes économiques », Travaux Ass. H. Capitant, t. XXII, 1970 avec notamment le rapport sur le rôle du juge en présence des problèmes économiques en droit civil français par B. Oppetit, p. 185 s., et le rapport général par R. Perrot, p. 260 s., Les effets de la dépréciation monétaire sur les rapports juridiques contractuels en droit civil français, rapport de Pierre Catala, in Travaux Ass. H. Capitant, t. XXIII, 1971, p. 439 s. ; Ghestin et Billiau, Le prix dans les contrats de longue durée, 1990 ; J.-L. Delvolvé, « L’imprévision dans les contrats internationaux », Travaux comité fr. DIP 1988-1990, p. 147 ; L. Grynbaum, Le contrat contingent, thèse multigr. Paris II, 1998 ; C. Jamin, « Révision et intangibilité ou la double philosophie de l’art.  1134  du Code civil », Dr.  et  patr., mars  1998, no 58, p. 46  s. ; H. Lécuyer, « Le contrat, acte de prévision », Mélanges F. Terré, 1999, p. 643 ; D. Mazeaud, « La révision du contrat », LPA 30 juin 2005, p. 4 s. ; L. Aynès, « L’imprévision en droit privé », RJ com. 2005. 397 s. ; Y Lequette, « La destinée d’un grand arrêt : le canal de Craponne », in Les grands arrêts, éd. Thémis, Montréal, 2016, dir. B. Moore, p. 143 s. 2. Ghestin et Billiau, Le prix dans les contrats de longue durée, no 128, p. 172. 3. Civ. 6 mars 1876, DP 76. 1. 195, note Giboulot, S. 76. 1. 161, GAJC, t. 2, no 165.

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moyennant une redevance de 3 sols par carteirade (190 ares). Au cours du xixe siècle, l’entreprise qui exploitait le canal, faisant état de la baisse de la valeur de la monnaie et de la hausse du coût de la main-d’œuvre, demanda un relèvement de la taxe qui n’était plus en rapport avec les frais d’entretien. La Cour d’Aix ayant élevé cette redevance à soixante centimes, sa décision fut cassée. Aucune considération de temps ou d’équité ne peut, en effet, selon la Cour de cassation, permettre au juge de modifier la convention des parties. L’article 1134 du Code civil s’y oppose. La solution n’était pas sans précédent. À l’occasion des contrats de remplacement militaire rendus plus onéreux par la survenance de la guerre de Crimée, la Cour de cassation avait déjà censuré les décisions des cours d’appel qui avaient admis leur résiliation 1. La période d’inflation consécutive à la première guerre mondiale fut l’occasion pour la jurisprudence de réaffirmer la solution dans les domaines les plus divers : bail à cheptel (C. civ., art. 1821 à 1826) 2, livraison périodique de charbon à prix fixe 3, prix de série rendu insuffisant du fait d’une augmentation des salaires 4. Ultérieurement et encore très récemment, la Cour de cassation a maintenu son refus d’admettre la révision pour imprévision lorsque la question lui a été posée 5. 626 Admission de l’imprévision en matière administrative ¸ En dépit

de son ancienneté et de sa constance, la position de la Cour de cassation ne devait pas être suivie par la juridiction administrative. Dans l'arrêt Gaz de Bordeaux, le Conseil d’État consacre, en effet, la théorie de l’imprévision. Constatant qu’une hausse imprévisible du charbon avait bouleversé l’économie du contrat de

1. De jeunes conscrits avaient passé des contrats d’assurance avec des agences qui, moyennant le versement d’une prime, les avaient assurés contre les risques du tirage au sort et s’étaient obligées à procurer des remplaçants à ceux qui tiraient un mauvais numéro. Or, postérieurement à la conclusion de ces contrats, les charges incombant aux assureurs avaient été considérablement aggravées étant donné l’augmentation du contingent et l’imminence de la guerre de Crimée ; et les agences s’étaient trouvées dans l’obligation de recruter davantage de remplaçants et de les payer plus cher en raison du risque de guerre. Elles demandèrent et obtinrent de diverses cours d’appel la résiliation des contrats, celle-ci étant justifiée, d’après elles, soit par la force majeure (Douai, 3 mai 1851, DP 54. 2. 130 ; Grenoble, 18 août 1854, DP 55. 2. 78), soit par le changement des circonstances imprévisible pour les parties (Paris, 26 mai 1854, 3 arrêts, DP 54. 2. 129 ; Rouen, 3 juin 1854, DP 54. 2. 131). La Cour de cassation censura les arrêts qui lui furent déférés : l’augmentation du contingent n’était pas un cas de force majeure, car elle ne rendait nullement impossible l’exécution de l’obligation de l’assureur ; pas davantage l’augmentation du contingent par une loi nouvelle ne constituait un événement imprévisible, car elle relevait du domaine du pouvoir législatif (Civ. 9 janv. 1856, 3 arrêts, DP 56. 1. 33 ; 11 mars 1856, DP 56. 1. 100). 2. Civ. 6 juin 1921, DP 1921. 1. 73, rappr. Colin, S. 1921. 1. 193, note L. Hugueney. 3. Civ. 15 nov. 1933, Gaz. Pal. 1934. 1. 58 (en l’espèce, le contrat passé en 1845 avait fixé à 50 centimes le prix de 100 kilos de charbon). 4. Civ. 17  nov. 1925, S.  1926. 1.  37. –  Comp. dans le même sens, Com. 18  janv. 1950, Bull. civ. 1950, no 26, p. 18. Gaz. Pal. 1950. 1. 320. 5. Com. 18  déc. 1979, Bull.  civ.  IV, no 339, RTD  civ. 1980.  180, obs. G.  Cornu ; Civ.  3e, 18 mars 2009, Bull. civ. III, no 64, D. 2010. 235, obs. B. F.-C., RDC 2009. 1358, obs. D. Mazeaud ; Com. 7 janv. 2014, no 12-17154 : « le principe de la force obligatoire des conventions s’oppose à l’obligation qui pourrait être mise à la charge d’une partie, en l’absence de clause en ce sens, de renégocier un contrat en cours d’exécution ».

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concession, la haute juridiction administrative reconnaît au concessionnaire un droit à indemnité contre l’autorité concédante 1. En bref, pour éviter l’interruption du service public, la jurisprudence administrative a accueilli la révision pour imprévision. Selon la formule d’Hauriou, la rigidité du service public est assurée par la flexibilité du contrat. Encore faut-il que le bouleversement du contrat soit dû à un événement imprévisible, extérieur aux parties contractantes et qu’il ne présente qu’un caractère temporaire ; si le déséquilibre est définitif, il y a lieu de résilier le contrat 2.

627 La doctrine ¸ Sa position a évolué au fil du temps. Durant plus de cent ans un véritable consensus a régné au sein de la doctrine privatiste française pour approuver la jurisprudence du Canal de Craponne. Constatant que le droit positif offrait à la Cour de cassation de multiples outils pour admettre la révision pour imprévision – bonne foi, équité 3, clause rebus sic stantibus 4 en vertu de laquelle le consentement est subordonné à la persistance de l’état de fait qui existait au jour où il a été exprimé… –, elle insistait sur ce que la solution retenue par celle-ci était le produit d’un véritable choix de politique juridique qu’elle approuvait au nom du respect de la parole donnée, de la sécurité juridique et de l’idée que le juge est mal placé pour apprécier si sa décision, particulière par définition, sera au regard de l’économie nationale, bonne ou mauvaise 5. C’est au législateur, mieux armé pour déterminer les conséquences économiques de tel ou tel choix, d’y remédier. Aussi bien le législateur est-il intervenu à

1. CE 30 mars 1916, DP 1916. 3. 25, S. 1916. 3. 17, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 19e éd., no 30. 2. CE 9 déc. 1932, Cie des Tramways de Cherbourg, DP 1933. 3. 17. Sur les développements ultérieurs de la jurisprudence administrative, voir CE 12  mars 1976, AJDA 1976.  528 et 552, concl. Labetoulle. En admettant que le concessionnaire peut, alors même que la concession a pris fin, faire jouer à son profit la théorie de l’imprévision comme élément de règlement de la situation définitive, celui-ci ferait reposer sa jurisprudence plus sur le droit du cocontractant à un certain équilibre financier que sur la continuité du service public (Laubadère, Vénézia et Gaudemet, Droit administratif, t. I, 12e éd., no 1076). À quoi il est répondu que cette solution n’est nullement incompatible avec le fondement traditionnel : « la perspective d’obtenir une indemnité contribue à inciter le cocontractant à poursuivre l’exécution du contrat ; ses diligences doivent être compensées, pour ne pas dire récompensées rétrospectivement » (Long, Weil, Braibant, Delvolvé et Genevois, GAJA, p. 195).  3. Sur les mérites respectifs des art.  1134, al.  3 et 1135, c’est-à-dire de la bonne foi et de l’équité, pour fonder une telle solution, v. Ph. Jacques, Regards sur l’article 1135, thèse Paris XII, 2003, nos 169-1 s. 4. L’origine de cette clause remonte au droit canonique. Saint Thomas d’Aquin déclarait que ne pas tenir sa promesse, c’est mentir, mais seulement si les circonstances qu’on a pu prévoir lors du contrat se sont maintenues ; si au contraire, les circonstances sont profondément changées, celui qui a promis quelque chose ne commet aucune faute s’il refuse d’exécuter. Saint Thomas ne s’était placé qu’au point de vue de la morale ; sa doctrine fut juridicisée au xive siècle par Bartole et Balde. Elle n’exerça néanmoins aucune influence sur les grands juristes français du xvie au xviiie siècle. On trouve simplement quelques décisions judiciaires qui en font des applications éparses 5. En ce sens, Marty et Raynaud, no 250 ; J. Carbonnier, t. 4, no 149 ; Flour, Aubert et Savaux, nos 408 s.

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diverses reprises, et notamment à l’occasion des deux guerres mondiales 1, pour consacrer des solutions s’inspirant de la doctrine de l’imprévision. Ce consensus a été remis en cause sous la pression d’un double courant doctrinal. La première contestation significative de la jurisprudence du Canal de Craponne a été conduite par les comparatistes français. L’exemple du droit comparé montre, en effet, que, très largement admise au xixe siècle dans les autres pays d’Europe, cette position a été abandonnée depuis lors, tantôt à la suite d’une évolution jurisprudentielle (Grande-Bretagne, Allemagne, Espagne, Suisse), tantôt du fait d’une intervention du législateur (Italie, Grèce, Portugal), sans que l’admission de la révision pour imprévision ait engendré l’insécurité redoutée 2. Il en résulte que le droit français revêtirait sur ce point, selon ces auteurs, un caractère « isolé », « désuet », « périmé », « passéiste ». Dans un deuxième temps, la contestation doctrinale de la jurisprudence du Canal de craponne a été l’œuvre de la doctrine solidariste (v. ss 42). Mettant en avant une obligation de bonne foi renouvelée, un courant doctrinal très actif a milité pour une révision judiciaire des contrats dès lors que leur exécution risque, en raison de leur déséquilibre, d’emporter la ruine d’un des contractants 3. Outre la philosophie particulière qui les inspire (v. ss 48), on retrouve sous la plume de ces auteurs tous les arguments traditionnellement invoqués au soutien de la révision judiciaire pour imprévision. Positivement, la révision favorise la justice contractuelle et garantit la pérennité du contrat laquelle est économiquement préférable. Négativement, les critiques qui lui sont faites au nom de la sécurité juridique doivent être écartées, car l’expérience montre que les juges usent avec modération du pouvoir de révision lorsqu’ils en sont investis, par exemple en matière de clause pénale (v. ss 893).

1. À la suite de la guerre de 1914-1918, la loi du 21 janvier 1918, dite « loi Failliot » du nom de son promoteur, avait admis la résolution (mais non la révision) des contrats passés avant la guerre de 1914, si l’un des contractants subissait un préjudice dépassant les prévisions qui avaient pu être raisonnablement faites au moment de la convention. À la suite de la guerre de 19391945, le législateur a dû à nouveau intervenir. Une loi du 23 avril 1949 a repris des dispositions analogues à celles de la loi Failliot, en les appliquant à tous les contrats conclus avant le 2 septembre 1939 et comportant des prestations successives ou différées. La loi du 9 juin 1941 sur le bail à cheptel a obligé le fermier, contrairement à la jurisprudence antérieure, à laisser lors de la fin du bail un même fonds de bétail en nature. 2. R. David, « L’imprévision dans les droits européens », Mélanges Jauffret, 1974, p. 211 ; Les contrats en droit anglais, 2e éd., no 432, p. 316 ; D. Tallon, « La révision du contrat pour imprévision au regard des enseignements récents du droit comparé », Mélanges Sayag, 1997, p. 403 s., sp. 406 ; D.  Mazeaud, « La politique contractuelle de la Cour de cassation », Mélanges Jestaz, 2006, p. 370 s., sp. p. 395-396. 3. C. Jamin, « Révision et intangibilité du contrat ou la double philosophie de l’art. 1134 », Dr. et patr. 1998. 46 ; C. Thibierge-Guelfucci, « Libres propos sur la transformation du contrat », RTD civ. 1997. 380 ; D. Mazeaud, « Loyauté, solidarité, fraternité : la nouvelle devise contractuelle ? », Mélanges F.  Terré, 1999, p. 603 ; L.  Grynbaum, Le contrat contingent, thèse Paris  II, 1998 ; L. Fin-Langer, L’équilibre contractuel, thèse Orléans, 2000.

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Ces critiques n’ont pas entamé les certitudes des magistrats français qui ont, on l’a vu, persisté à réaffirmer à intervalles réguliers la solution traditionnelle (v. ss 625). Cette pérennité jurisprudentielle s’explique par le fait qu’elle était en harmonie avec la pratique contractuelle ainsi qu’avec une certaine vision du contrat. 628 La pratique contractuelle ¸ Plus d'un siècle de refus de la révision judiciaire pour imprévision a conduit à ce que s'ancrent en France certaines pratiques, à savoir que les contractants eux-mêmes remédient aux conséquences néfastes de l'instabilité économique, monétaire, politique, sociale au moyen de clauses conventionnelles d'adaptation dont on traitera en détail ultérieurement (v. ss 647 s.). C’est dire qu’en dénonçant le caractère intangible du contrat, la doctrine qui critique la jurisprudence du canal de Craponne se trompe de cible. La vraie question est, en effet, non de savoir si le contrat est intangible, ce que plus personne ne soutient, mais si sa révision doit être l’œuvre du juge ou celle des parties selon des modalités prédéfinies. En refusant la révision judiciaire pour imprévision, les hauts magistrats considèrent qu’il revient aux contractants eux-mêmes de se prendre en charge et de mettre en place au sein de leur contrat les moyens juridiques qui permettront son adaptation, conformément à l’idée que « contracter, c’est prévoir ». L’absence de révision judiciaire pour imprévision leur apparaît de ce point de vue préférable, en ce qu’elle est une puissante incitation à l’adoption par les parties de clauses qui apportent une réponse sur mesure aux difficultés nées de l’instabilité économique, monétaire ou sociale. Alors que les règles supplétives sont en général conçues pour incarner les valeurs idéales de l’ordre juridique qui les édicte, on est ici en présence d’une règle supplétive d’une nature particulière ; elle revêt, en effet, un « caractère répulsif », puisqu’elle a pour objet non de dispenser les parties d’inclure certaines stipulations dans leur contrat, mais de les inciter à adopter des stipulations dérogatoires 1. On perçoit ainsi clairement que la jurisprudence française préfère encourager les parties à l’effort et à la prévoyance plutôt que de se substituer à celles-ci au moyen d’une intervention du juge. Le « sur-mesure contractuel » est perçu comme supérieur au « judiciaire indifférencié ». L’équilibre auquel les parties parviennent d’un commun accord est préférable à celui qu’un juge aura déterminé. 629 Une certaine vision du contrat ¸ Il y a là une justification d'autant plus solide qu'elle est en pleine harmonie avec une certaine conception du contrat qui insiste sur ce que celui-ci relève par essence plus du juridique que du judiciaire. Dans cette vision des choses, qui est traditionnellement celle du droit français, le contrat est la loi que les parties se sont donnée et

1. C. Pérès, La règle supplétive, thèse Paris I, éd. 2004, no 588, p. 571 ; Y. Lequette, « Bilan des solidarismes contractuels », Mélanges Paul Didier, 2008, p. 47, sp. p. 273.

LES EffETS DU CONTRAT

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cette loi est présumée juste et utile dès lors qu'elle est le fruit d'un consentement libre et éclairé. D'où la présence du juge à l'entrée, pour vérifier que les conditions nécessaires à la validité du contrat sont réunies, et à la sortie pour s'assurer qu'aucune des parties ne se soustrait unilatéralement à la loi contractuelle. Les nullités comme la résolution sont judiciaires. Mais une fois le contrat né, si sa validité est indiscutée ou a été reconnue, il ne saurait être fait appel au juge pour remettre en cause son cœur, les termes de l'échange. Le juge « ne peut s'immiscer dans les relations contractuelles pour les conformer à ses propres conceptions de l'équité et de la justice économique » 1. Il appartient donc aux parties de prendre en main leurs affaires et d’inscrire dans le contrat les clauses qui permettront son adaptation en cas de changement de la conjoncture. Le système fonctionne avec une réelle efficacité puisque « vu de l’étranger, le droit français (apparait) comme un droit dont les solutions ont favorisé, en droit interne, le développement des clauses de révision du contrat » 2 et que, grâce à ces clauses, le contentieux est, en la matière, à peu près inexistant. En d’autres termes, en droit français, la révision du contrat est l’œuvre non du juge mais des parties, lesquelles opérant selon des méthodes préétablies démontrent ainsi qu’elles sont capables d’anticipation. Dans un tel contexte, la généralisation des clauses prévoyant une adaptation du contrat porte à considérer que lorsque les parties ont fait l’économie d’une telle clause, elles ont entendu assumer les risques inhérents à un changement de circonstances. 630 Contrats d’intérêt commun ¸ Pour brosser un tableau exhaustif du droit français antérieur à la réforme, il convient d'ajouter que la Cour de cassation avait dans les années quatre-vingt-dix rendu deux arrêts, les arrêts Huard et Chevassus par lesquels, dans des contrats de distribution devenus excessivement déséquilibrés, elle avait mis à la charge du fournisseur le devoir de renégocier le contrat au nom de la bonne foi, afin de permettre au distributeur de pratiquer des prix concurrentiels 3. 1. J.-L. Aubert, Le contrat, 2000, p. 116. 2. B.  Fauvarque-Cosson, « Le changement des circonstances », RDC 2004.  67, sp.  p. 84, citant K. Zweigert et H. Kötz, An introduction to comparative Law, 3e éd., 1998, p. 527. 3. Com. 3  nov. 1992, CCC 1993, no 45, JCP  1993. II.  22614, obs.  Virassamy, RTD  civ. 1993. 124, obs. J. Mestre : « en privant, en l’absence de tout cas de force majeure, un distributeur agréé des moyens de pratiquer des prix concurrentiels, une société pétrolière n’a pas exécuté le contrat de bonne foi et doit dédommager le contractant du préjudice subi » ; rappr. Com. 24 nov. 1998, Defrénois 1999. 371, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 1999. 98, obs. Mestre (manque à son obligation de loyauté et à son devoir de mettre son cocontractant en mesure d’exécuter son mandat, le mandant qui informé des difficultés de son agent commercial ne prend pas de mesures concrètes pour permettre à celui-ci de pratiquer des prix concurrentiels proches de ceux des produits vendus dans le cadre des ventes parallèles par les opérateurs concurrents). À  la même époque, la chambre sociale a consacré l’obligation de l’employeur d’assurer l’adaptation du salarié à l’évolution de son emploi, en se fondant sur l’exigence de bonne foi de l’article 1134 al. 3 du Code civil (Soc. 25 févr. 1992, D. 1992. 390, note M. Défossez, JCP 1992. I. 3610, no 8, obs. D. Gatumel, RTD civ. 1992. 762, obs. J. Mestre).

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Si certains auteurs solidaristes virent dans ces décisions le signe avantcoureur, mais jamais confirmé par la suite 1, de l’abandon de la jurisprudence du Canal de Craponne 2, d’autres auteurs soulignèrent, hors de tout a priori idéologique, que ces décisions étaient intervenues dans un cadre bien particulier, celui des contrats de distribution qui constituent des contrats d’intérêt commun. Or, comme on l’a vu, le ressort de ces contrats est très différent des traditionnels contrats-échange. Au lieu de procéder, comme les contrats-échange, à la conciliation d’intérêts contraires, en sorte qu’on est en présence d’un jeu à somme nulle où chacun gagne ce que l’autre perd, ces contrats sont sous-tendus par un jeu de coopération où les deux parties gagnent ou perdent ensemble car leurs intérêts sont convergents. On est ainsi en présence non de contrats-échange successifs qui donnent lieu à une sorte de « bégaiement de l’échange » dont les termes sont fixés ne variatur 3, sauf jeu d’une clause d’adaptation, en raison de l’opposition des intérêts qui les sous-tend, mais de contrats qui reposent sur un « rapport d’adéquation moyens-fins », procédant de l’enchainement d’une prestation instrumentale et d’une prestation finale, c’est-à-dire d’un contrat où l’une des parties fournit à l’autre des moyens afin que celle-ci les exploite dans leur intérêt partagé (v. ss 355). D’où la découverte pour ces contrats d’un devoir de renégociation, en cas de changement des circonstances, qui vise à faire en sorte que les moyens fournis puissent être adaptés au fil du temps à la finalité poursuivie 4, devoir fondé sur la bonne foi, comprise non comme une vague donnée morale, mais comme le moyen de faire produire au contrat son effet utile (v. ss 128). Aussi souligne-t-on parfois que ces contrats revêtent, à la différence des contrats-échange, non pas un caractère fermé mais un caractère ouvert, un caractère évolutif afin de leur permettre de réaliser l’opération économique à laquelle ils sont ordonnés 5.

1. Cette recherche à tout prix du revirement de jurisprudence ne fut pas sans entrainer des incidents cocasses. C’est ainsi qu’une lecture a  contrario d’un arrêt rendu par la Première chambre civile en 2004  permit à certains de découvrir l’arrêt tant attendu (Civ.  1re, 16  mars 2004, D. 2004. 1754, note D. Mazeaud, RDC 2004. 642, obs. D. Mazeaud). Mais le conseiller rapporteur publia immédiatement une mise au point pour souligner le caractère erroné d’une telle interprétation (JCP E 2004. 737, note Renard-Payen). D’où une guerre picrocholine au sein de la doctrine (J. Ghestin, « L’interprétation d’un arrêt de la Cour de cassation », D. 2004. 2239 ; A.  Bénabent, « Doctrine ou Dallas ? », D.  2005.  852). Voir  aussi Com. 29  juin 2010, D. 2010. 2481, note D. Mazeaud, note Genicon, RTD civ. 2010. 782, obs. B. Fages, dans lequel le même voulut découvrir le revirement annoncé, alors que, non publiée au Bulletin et rendue en formation restreinte à l’occasion d’une procédure de référé cette décision n’avait manifestement pas la portée qu’on voulait lui prêter. 2. J. Mestre , obs, RTD civ. 1993. 127. 3. R. Libchaber, « Réflexions sur les effets du contrat », Mélanges J.-L. Aubert, 2005, p. 211 s., sp. p. 22, no 14. 4. S. Lequette, Le contrat-coopération, contribution à la théorie générale du contrat, thèse Paris II, 2012, nos 451 s., p. 362 s. 5. S. Lequette, op. cit., nos 330 s., p. 243 s.

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Un courant doctrinal important préconisait, comme une sorte de moyen terme, de mettre à la charge des parties, de manière générale, une obligation de négocier afin d’adapter le contrat au changement des circonstances. Le juge interviendrait alors simplement afin de vérifier si le refus de négocier ne constitue pas un manquement à l’exigence de bonne foi susceptible d’être sanctionné sur le terrain de la responsabilité contractuelle 1.

631 Situation à la veille de la réforme ¸ On constate ainsi que le droit français issu de la jurisprudence du Canal de Craponne était, en dépit de l’ancienneté de celle-ci, parfaitement adapté aux besoins de la société moderne à condition de prendre en compte la pratique qui s’était développée sur son fondement et les tempéraments que la jurisprudence lui avait apportés. Mais curieusement la doctrine qui critiquait la jurisprudence du canal de Craponne occultait cette pratique et voyait dans ces aménagements le premier acte du revirement de jurisprudence qu’elle appelait de ses vœux. Pour mieux servir sa cause, elle n’hésitait pas à procéder à une présentation très caricaturale de la jurisprudence du canal de Craponne qui en permettait une critique aisée : « le monde peut évoluer et se métamorphoser, le contrat doit donc rester immuable, figé, si ce n’est pour l’éternité du moins pour la durée en vue de laquelle il a été conclu, imperméable aux mutations et aux bouleversements de son environnement » 2. Et enfonçant le clou, cette doctrine n’hésitait pas à citer de vieux auteurs, tel Jean-Paulin Niboyet, qui célébraient dans les années trente la jurisprudence du canal de Craponne en des termes qui n’ont plus rien à voir avec la réalité contemporaine : « la règle pacta sunt servanda reste (…) un rempart inviolable (…). Les individus doivent souffrir pour leurs engagements et au besoin disparaître s’ils sont insuffisants. C’est la loi de l’honneur qui le veut ainsi (…) » 3. À l’époque du droit au bonheur, il est évidemment difficile de trouver un discours plus contre-productif. Peu nombreux sont ceux qui, dans la société contemporaine, sont prêts à souffrir et à disparaître au nom de l’honneur qui s’attache au respect de la parole donnée. En réalité, on l’a vu, c’est de tout autre chose qu’il s’agit. La jurisprudence n’entendait nullement promouvoir un contrat intangible. Mais, loin du discours des théoriciens dogmatiques, elle sait les limites de l’intervention du juge et considère que le contrat est d’abord l’affaire des parties, en sorte qu’elle les incite à se prendre en charge et à inscrire dans leurs contrats des clauses qui apportent une réponse sur mesure aux difficultés nées de

1. L. Aynès, « Le devoir de renégocier », RJ com.1999. 11 s. ; P. Catala, « La renégociation des contrats », Mélanges Paul Didier, 2008, p. 91 ; L. Thibierge, Le contrat face à l’imprévu, thèse Paris I, éd. 2011, nos 796 s., p. 447 s. ; comp. Y. Picod, « L’exigence de bonne foi dans l’exécution du contrat », in Le juge et l’exécution du contrat, 1993, p. 68 s., ; M.-E. Pancrazi-Tian, La protection judiciaire du lien contractuel, 1996, nos 450 s., p. 361 ; D. Tallon, art. préc., Mélanges Sayag, p. 414 ; E. Savaux, « L’introduction de la révision ou de la résiliation pour imprévision », RDC 2010. 1057. 2. D. Mazeaud, « La révision du contrat », LPA 2005. 129, no 33. 3. J.-P. Niboyet, « La révision des contrats par le juge, rapport général », Rapports préparatoires à la semaine internationale de droit, Soc. lég. comp., p. 1, cité par D. Mazeaud, art. préc., no 2.

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l’instabilité économique, monétaire ou sociale. Quant aux comparatistes, on ne peut que regretter qu’ils ne sachent pas donner à leur comparaison l’ampleur requise : comparer des règles en les envisageant isolément et étroitement, sans les replacer dans leur contexte, n’a guère de sens. Comme y insistait Henri Batiffol, seule une approche qui prend en compte le « caractère systématique » du droit revêt une réelle pertinence 1. 632 La reprise du débat à l’occasion de la réforme de 2016 ¸ La réforme a été l'occasion d'une réouverture de ce débat classique du droit des contrats. Conformément à la philosophie propre à chacun, Projet Catala et Projet Terré ont ici suivi des voies opposées. Fidèle à la tradition française, le Projet Catala rappelait que les parties pouvaient inscrire dans les contrats à exécution successive ou échelonnée une clause par laquelle elles s'engageaient à négocier une modification de leur convention pour le cas où il adviendrait que, par l'effet des circonstances, l'équilibre initial des prestations fût perturbé au point que le contrat perde tout intérêt pour l'une d'entre elles. À défaut d'une telle clause, il était prévu que pouvait être demandé au président du Tribunal de grande instance d'ordonner une nouvelle négociation. Et en cas d'échec de la négociation, exempt de mauvaise foi, chaque partie se voyait ouvrir la faculté de résilier le contrat sans frais ni dommage (art. 1135-1 et 1135-2). Autrement dit, il appartient aux parties de prendre en main leurs affaires, le contrat reste leur chose. Tout autre était l'approche retenue par le Projet Terré (art. 92). Cherchant, comme à l'accoutumée, son inspiration dans les Principes du droit européen du contrat (art. 6.111), il pose, après avoir rappelé que « les parties sont tenues de remplir leurs obligations même si l'exécution de celles-ci est devenue plus onéreuse » que « les parties doivent renégocier le contrat en vue de l'adapter ou d'y mettre fin lorsque l'exécution devient excessivement onéreuse pour l'une d'elles par suite d'un changement imprévisible des circonstances et qu'elle n'a pas accepté d'en assumer le risque lors de la conclusion du contrat » et ajoute que « en l'absence d'accord des parties dans un délai raisonnable, le juge peut adapter le contrat en considération des attentes légitimes des parties ou y mettre fin à la date et aux conditions qu'il fixe ». En d'autres termes, le juge se voit reconnaître le pouvoir d'intervenir au cours de la vie du contrat pour le réviser. Il peut maintenir les parties dans les liens d'un contrat dont il aura réécrit les termes. En bref, il sait, mieux que les parties ce qui est bon pour elles. 633 La chancellerie ¸ Reprise de la jurisprudence du canal de Craponne en l’amendant à la marge ou condamnation de celle-ci ? Face à cette alternative, la position de la Chancellerie a évolué… à trois reprises. Dans son avant-projet de 2008, elle avait adopté la solution du projet Catala en

1. H. Batiffol, Aspects philosophiques du droit international privé, p. 19 s.

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conditionnant une éventuelle adaptation judiciaire à l’accord préalable des parties (art. 136). Dans sa version de 2009, elle avait, au contraire, privilégié la proposition du projet Terré en ouvrant la voie de la révision judiciaire en cas d’échec des négociations (art. 101). Retour à la case départ dans le projet d’ordonnance de 2015 qui avait de nouveau conditionné la révision judiciaire à l’accord des parties et n’admettait, à défaut, que la seule résiliation (art. 1196, al. 2). Approuvé par certains 1, ce choix fut contesté par d’autres 2. Finalement, l’ordonnance dans sa dernière version devait retenir un texte très directement inspiré du projet Terré et à travers lui des Principes du droit européen du contrat. Comme le dit fort clairement le rapport au Président de la République, la France était « l’un des derniers pays d’Europe à ne pas reconnaitre la théorie de l’imprévision ». C’était là manifestement une situation difficilement tolérable pour des responsables qui, ne voyant dans la tradition juridique française qu’un « vestige du passé » et dans son respect qu’un « repli identitaire », aspirent à en gommer les signes distinctifs (v. ss 62). L’irritante « exception française » a enfin disparu. Reste à savoir ce que donnera le système qui lui est substitué et ce qu’il adviendra de la pratique très riche qui s’était progressivement mise en place sous l’empire du système antérieur.

B. Le droit nouveau

634 Présentation ¸ « Disposition phare » 3 du droit nouveau, l’article 1195 marque une rupture idéologique avec le droit antérieur : la liberté et la responsabilité individuelles cèdent la place à l’« intervention providentielle du juge » 4. Pour cerner exactement l’ampleur de cette mutation, le mieux est encore de prendre le texte pour guide. L’article 1195 dispose : « Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la négociation. En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. À défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe ». 1. Ph. Dupichot, « La nouvelle résiliation judiciaire pour imprévision », in Réforme du droit des contrats et pratiques des affaires, 2015, p. 73 s., sp. p. 79. 2. N. Molfessis, « Le rôle du juge en cas d’imprévision dans la réforme du droit des contrats », JCP 2015. 1415. 3. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 384. 4. P. Stoffel-Munck, « L’imprévision et la réforme des effets du contrat », RDC 2016, horssérie, p. 30.

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On constate que, silencieux s’agissant de son champ d’application, le texte est assez prolixe en ce qui concerne les conditions qui doivent être réunies pour qu’il puisse être procédé à la révision judiciaire du contrat, et à nouveau très discret lorsqu’il s’agit de savoir selon quelles modalités s’opère la réécriture du contrat. On envisagera successivement chacun de ces points. 635 1°) Le champ d’application : la dimension temporelle ¸ À la différence du projet Catala qui visait les « contrats à exécution successive ou échelonnée », le texte ne précise pas les contrats auxquels il s'applique. Sont donc en principe visés tous les contrats dès lors qu'ils sont susceptibles d'être affectés par un changement de circonstances imprévisible du fait de l'étalement de leurs effets dans le temps : contrats successifs mais aussi contrat à exécution instantanée dont les parties ont organisé une exécution différée au moyen d'un terme suspensif ou d'une condition suspensive, contrats synallagmatiques mais aussi semble-t-il contrats unilatéraux, tels une promesse de contracter ou un cautionnement 1, contratéchange mais aussi contrat-coopération et contrat-organisation qui, à la différence du premier, doivent nécessairement déployer leurs effets dans le temps pour la réalisation de l’opération économique qu’ils poursuivent (v. ss 656). Seule limite, le texte ne saurait s’appliquer à un « contrat déjà achevé » lorsque survient l’évènement imprévisible. L’article 1195 visant l’exécution du contrat devenue excessivement onéreuse suppose une exécution « en cours ». Si l’exécution est achevée, il n’y a plus à y revenir, au moins à ce titre, au prétexte que la survenance d’un évènement ferait perdre son intérêt au contrat pour l’une des parties 2. 636 2°) Conditions de la révision judiciaire des contrats ¸ À envisager ces conditions à grands traits, deux séries de considérations se dégagent. Les unes ont trait à la survenance d'une situation imprévisible, les autres aux réactions des parties à la survenance de cette situation 3. 637 a) La survenance d’une situation imprévisible ¸ S'agissant de la survenance d'une situation, trois exigences sont requises : il faut 1) un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat, 2) qui rende l'exécution du contrat excessivement onéreuse, 3) pour une partie qui n'avait pas accepté d'en assumer le risque. 638 1) La cause : un changement de circonstances imprévisible au moment de la conclusion du contrat ¸ L'expression « changement

1. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. laithier, Réforme du droit des contrats, p. 387. 2. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 388. 3. M. Mekki, « Imprévisible changement de circonstances : analyse du nouvel article 1195 du code civil », BRDA mai 2016, no 10, p. 15 s.

 

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de circonstances » renvoie à tout type d'évènement susceptible de modifier l'environnement économique, monétaire, politique, social, juridique, technologique… dans lequel le contrat déploie ses effets. Seule limite, cet évènement doit présenter un caractère d'extériorité par rapport à la personne du débiteur. Un évènement qui serait imputable aux agissements du débiteur ne pourrait être pris en compte pour appuyer une demande de révision pour imprévision. La solution est parallèle à celle qui est retenue à propos de la force majeure (v. ss 748 s.). L’imprévisibilité qui caractérise ce changement de circonstances doitelle être comprise objectivement ou subjectivement ? Faut-il que la circonstance ait été imprévisible pour un homme avisé placé dans les mêmes conditions que les contractants ou suffit-il que le débiteur ne l’ait pas envisagée ? La première approche semble devoir être retenue. Le degré de probabilité de l’évènement sera un facteur d’appréciation important : plus la survenance d’un évènement était probable, moins il était imprévisible et plus le contractant aurait dû l’anticiper. Mais un évènement prévisible dans sa nature (hausse des prix des matières premières) peut ne pas l’être dans son ampleur (importance de la hausse). L’imprévisibilité s’apprécie au moment de la conclusion du contrat. En cas de tacite reconduction ou de renouvellement du contrat, elle s’apprécie au jour de la reconduction ou du renouvellement. On s’est interrogé sur le point de savoir si la différence de rédaction entre l’article 1195 qui, à propos de l’imprévision, vise un « changement de circonstances imprévisible » et l’article 1218 qui, à propos de la force majeure, vise un évènement « qui ne pouvait être raisonnablement prévu » tirait à conséquence, la première formulation pouvant être comprise comme requérant par opposition à la seconde un changement non pas seulement « raisonnablement » mais « radicalement imprévisible » 1. C’est là probablement attacher des conséquences excessives à la lettre du texte. Il n’en reste pas moins que, comme on l’a justement relevé, cette « différence de rédaction est regrettable » 2. Elle vient ici de ce que la Chancellerie a repris les formulations du projet Terré (art. 92 et 100), lequel s’était lui-même sur ce point un peu éloigné de son modèle puisque les Principes Lando utilisent une formule similaire pour l’imprévision (art. 6.111) et la force majeure (art. 8.108).

639 2) effet : une exécution du contrat rendue excessivement onéreuse ¸ La révision vise à remédier à une lésion énorme survenue en cours de contrat du fait d'un changement de circonstances imprévisible. L'exécution, sans être impossible car sinon il y aurait force majeure, représente une dépense très élevée en sorte que le contrat est gravement déséquilibré. Le Rapport au Président de la République parle de « déséquilibres contractuels majeurs ». La mise en œuvre d'une telle directive est délicate.

1. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 524, p. 445. 2. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 524, p. 445.

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L’excessive onérosité doit-elle s’apprécier subjectivement en fonction des facultés du débiteur ou objectivement en fonction de la valeur respective des prestations ? Comme pour la condition précédente, l’appréciation objective semble devoir prévaloir. Pour qu’il y ait onérosité, il faut que le contrat soit gravement déficitaire en raison de la hausse du coût d’une prestation ou de la diminution de la valeur de la contrepartie. En revanche, si une partie manque simplement une occasion de s’enrichir, sans que l’opération soit déficitaire, il ne saurait être fait application du texte. Comme cela a été justement relevé, « le manque à gagner, aussi considérable soit-il, n’est pas une onérosité » 1. S’agissant d’un contrat qui peut être de très longue durée, la question est posée de la séquence du contrat qui doit être prise en compte pour apprécier l’excessive onérosité de son exécution. Les retournements du marché peuvent faire que cette excessive onérosité ne correspond qu’à une période limitée dans le temps, celle-ci ayant existé mais pris fin avant que le juge n’ait statué. Qu’advient-il dans ce cas ? 640 Large pouvoir d’appréciation laissée au juge ¸ On constate ainsi, d'ores et déjà, que la latitude dont dispose le juge à propos des appréciations auxquelles il doit être procédé pour mettre en œuvre ces deux conditions, est considérable, en sorte qu'il sera difficile d'anticiper sur la décision qu'il rendra. Comment caractériser le seuil de déclenchement de ce texte en ce qui concerne l'imprévisibilité et l'excessive onérosité requises ? Cette incertitude s'accroit encore avec la troisième exigence posée par l'article 1195. 641 3) Un risque non assumé par le débiteur ¸ La survenance d'un évènement imprévisible rendant l'exécution excessivement onéreuse ne saurait entrainer la révision judiciaire du contrat si le débiteur a accepté de prendre à sa charge ce risque 2. L’acceptation d’un tel risque joue alors comme une sorte de « renonciation anticipée à invoquer l’imprévision » 3. La question de l’imprévision se ramenant à une question d’« allocation des risques », il n’y a pas lieu de procéder à la révision judiciaire du contrat, lorsque les parties ont réglé elles-mêmes dans leur contrat la charge des risques. En le prévoyant explicitement, les auteurs de l’article 1195 ont clairement marqué que ce texte était supplétif de volonté, ce que confirme le Rapport au Président de la République. Cette répartition des risques peut être expresse ou tacite. L’acceptation expresse résultera d’une clause par laquelle l’une des parties assumera tel ou tel risque de changement des circonstances. Par exemple, 1. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 397. L’affaire Hydro-Québec pendante devant les juridictions canadiennes illustre bien ce dernier type de situation. Voir Cour d’appel du Québec, 1er août 2016, RTD civ. 2017. 138, obs. D. Jutras. 2. H. Barbier, La liberté de prendre des risques, thèse Aix, éd. 2011, nos 397 s., p. 366 s. 3. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 400.

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il sera prévu dans un contrat de fourniture de produits à fabriquer que les variations du prix des matières premières nécessaires à la fabrication ne pourront entrainer la révision du contrat, ou encore dans un contrat de transport maritime que la variation du coût du carburant et celle des surestaries 1 ne pourront entrainer une révision de celui-ci. Mais, comme on l’a justement relevé, ces clauses risquent d’être interprétées strictement, du fait du changement du contexte dans lequel elles interviennent : la toile de fond n’est plus la jurisprudence du canal de Craponne mais l’article 1195. En conséquence, la clause d’acceptation ne vaudra que pour le risque spécifiquement visé et dans la mesure spécifiquement visée 2. L’acceptation du risque peut également être tacite et résulter notamment de la nature du contrat conclu. C’est ainsi que la conclusion d’un marché à forfait implique que le constructeur assume le risque du coût de l’augmentation de la main d’œuvre et des matériaux (C. civ., art. 1793) 3. De même, la conclusion d’un contrat aléatoire implique une prise de risque qui fait obstacle non seulement au jeu de la lésion (v. ss 439) mais aussi à celui de la révision pour imprévision. Encore faut-il qu’il s’agisse d’un aléa contractuel, entré dans le champ de prévision des parties ; s’il s’agit d’un aléa extracontractuel, c’est-à-dire d’un évènement qui est resté extérieur aux prévisions des parties, la révision pourra être demandée 4. La question devient particulièrement délicate dans les contrats d’affaires qui impliquent l’existence d’un risque spéculatif. À partir de quel seuil considèrera-t-on que le débiteur n’assumera plus la charge supplémentaire que le changement des circonstances fait peser sur lui ? Afin de dissiper certaines des incertitudes inhérentes à ces situations 5, la loi de ratification a introduit dans le code monétaire et financier une disposition qui prévoit que « l’article 1195 du code civil n’est pas applicable aux obligations qui résultent d’opérations sur les titres et contrats financiers mentionnés aux I à III de l’article L. 211-1 du présent code » (C. mon. fin., art. L. 211-40). 642 Incidence des clauses d’adaptation ¸ La pratique qui s'était développée sous l'empire de la jurisprudence du canal de Craponne d’inscrire dans les contrats des clauses d’indexation, d’adaptation, de révision du contrat soulève le problème de leur articulation avec l’article 1195 (v. ss 628). Faut-il y voir une renonciation au jeu de cette disposition, les parties ayant décidé de traiter la question par elles-mêmes ou, au contraire, fautil les comprendre comme la manifestation de l’attachement des parties à l’équilibre contractuel, en sorte que l’article 1195 jouerait le rôle d’une 1. Somme due par l’affréteur pour les droits de port correspondant au temps de chargement ou de déchargement du navire. 2. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 400. 3. M.  Lagelée-Heymann, Le contrat à forfait, thèse Paris  I, éd.  2016, nos  678  s., p. 388  s. ; L. Thibierge, Le contrat face à l’imprévu , thèse Paris I, éd. 2011, no 86, p. 51. 4. L. Thibierge, thèse préc., no 88, p. 52. 5. A. Gaudemet, « Imprévision : les contrats financiers aléatoires entrent-ils dans le domaine d’application de l’article 1195 du Code civil ? », Mélanges J.-J. Daigre, 2017, p. 533 s.

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sorte de « voiture-balais » qui pourrait être invoqué lorsque les mécanismes conventionnels ont échoué à rééquilibrer le contrat ou se sont révélés insuffisants 1 ? Pour couper court à toutes ces incertitudes, les parties pourraient être portées à énoncer laconiquement que l’application de l’article 1195 est exclue, sans autre stipulation 2. Comme cela a été relevé, « le remède aurait alors été pire que le mal » 3. Encore faut-il tempérer un tel propos en constatant qu’une telle clause serait fort probablement jugée abusive dans les contrats de consommation, dans les contrats de dépendance et dans les contrats d’adhésion (v. ss 441 s.). On ajoutera que toutes ces incertitudes pourraient bien agir comme un « repoussoir pour le choix du droit français » 4. On serait alors bien loin de l’attractivité que la réforme s’était fixée pour objectif. Mais qu’importe dès lors que le droit français est… européennement correct. 643 b) La réaction des parties : l’échec d’une tentative de règlement amiable ¸ À supposer les conditions de l'imprévision réunies, s'ouvre pour le débiteur, avant de parvenir à la révision judiciaire, un chemin semé d'embuches. Le juge n’intervient que « à défaut d’accord entre les parties dans un délai raisonnable ». Qu’entendre par là ? Il semble que la formule ne puisse être comprise comme visant le cas d’absence de négociation. Il faudra donc commencer par une négociation dont le texte détaille les différentes étapes. Le débiteur « peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant ». Le verbe pouvoir semble indiquer qu’il s’agit d’une simple faculté. Mais le refus ou l’échec de la négociation étant, semble-t-il, une étape indispensable sur la voie de la saisine du juge chargé de réviser le contrat, cette demande préalable apparaît comme une obligation. Cette demande pourra se heurter à un refus de négocier ou conduire à une négociation qui se soldera par un échec. Diverses condidérations peuvent porter le créancier à privilégier l’un ou l’autre parti. Le créancier pourra refuser la négociation car il estime que les conditions de la révision pour imprévision – caractère imprévisible du changement des circonstances, excessive onérosité, qui laissent place à une très grande marge d’appréciation – ne sont pas réunies et ce d’autant plus que son acceptation de négocier pourrait être comprise comme valant reconnaissance, pour la suite, de l’existence d’un cas d’imprévision. Il pourra aussi accepter de renégocier, tout en faisant durer cette négociation le plus longtemps possible, car pendant cette période le débiteur doit continuer d’exécuter ses obligations, alors même 1. Sur ces interrogations, voir Ph. Stoffel-Munck, « L’imprévision et la réforme des effets du contrat », RDC 2016, hors-série, p. 35. 2. C.-E. Bucher, « Le traitement des situations d’imprévisibilité dans l’ordonnance : il manque la notice », CCC 2016. Dossier 6, no 18. 3. N. Dissaux et C. Jamin, Réforme du droit des contrats, p. 96. 4. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 387.

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que le changement des circonstances les a rendues excessivement onéreuses. Une telle attitude aura pour butoir le délai raisonnable. Une fois le refus ou l’échec acté, le débiteur n’est pas au bout de ses peines. Les parties pourront alors convenir de la résolution du contrat aux conditions qu’elles détermineront ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. Ces deux possibilités ne sont que le rappel du droit commun du contrat : les parties peuvent toujours par leur mutuus dissensus mettre fin à un contrat (v. ss 650) ou convenir de confier au juge le soin de l’adapter ; dans ce cas, le juge n’aura pas besoin de vérifier que les conditions de la révision sont réunies puisqu’il tirera son pouvoir de révision de la demande des parties 1. Mais, du point de vue de l’article 1195, la recherche d’un accord constitue, semble-t-il, une étape supplémentaire à laquelle il devra être satisfait 2. Et ce n’est qu’à défaut d’accord que la partie qui souffre du changement des circonstances pourra demander au juge de réviser le contrat ou d’y mettre fin. Cette course d’obstacles est là, semble-t-il, pour marquer que l’intervention du juge à la demande d’une partie pour réécrire le contrat n’est pas une solution naturelle. Le texte obéirait ainsi à une “logique prophylactique” et serait destiné à inciter les parties à renégocier le contrat par elle-même, sous la menace du juge 3. Il est possible de penser que le système antérieur, en incitant à la mise en place de procédure prédéterminée favorisant l’élaboration d’une réponse sur mesure, était plus satisfaisant. 644 2°) L’intervention du juge ¸ Si le législateur a prévu que le juge n'intervenait qu'à titre très subsidiaire, il n'a pas pour autant encadré ses pouvoirs. Saisi à la demande d’une partie, le juge doit vérifier si les conditions de la révision sont réunies. Il « peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe ». Le juge semble donc pouvoir choisir librement entre la révision et la résolution. Mais qu’en estil lorsque le demandeur n’a saisi le juge que d’une demande de révision ? Si le juge refuse la révision, faudra-t-il une demande subsidiaire en résolution du demandeur ou une demande reconventionnelle de l’autre partie pour qu’il puisse la prononcer ? S’il est saisi uniquement d’une demande de révision et qu’il constate que les conditions de son intervention sont réunies, il ne semble pas qu’il soit pour autant obligé d’y procéder 4. On a vu que, en dépit de la relative précision des conditions posées par l’article 1195, le juge dispose d’une grande latitude en ce qui concerne leur mise en œuvre (v. ss 640). Sa liberté est encore plus grande en ce qui 1. Contra O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 410. 2. Sur l’ambiguité du texte à cet égard, voir G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 530, p. 450. 3. A. Gaudemet, art. préc., Mélanges J.-J. Daigre, 2017, p. 533. 4. O.  Deshayes, T.  Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, p. 413 ; contra Ph. Stoffel-Munck, art. préc., RDC 2016, hors-série, p. 34.

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concerne l’exercice du pouvoir de révision puisque le texte ne pose aucune directive. De sa lecture ne se dégage, en effet, aucune boussole qui serait susceptible de le guider dans ses choix et notamment dans sa tâche de réécriture du contrat. À la différence des Principes Lando et du projet Terré, l’article 1195 est totalement silencieux sur ce point. Pour les Principes Lando, l’adaptation doit viser « à distribuer équitablement entre les parties les pertes et profits qui résultent du changement de circonstances ». Pour le projet Terré, le juge peut « adapter le contrat en considération des attentes légitimes des parties ». D’inspiration plutôt objective pour la première, plutôt subjective pour la seconde, ces directives ont disparu dans l’article 1195 qui laisse donc au juge une liberté totale. Comme on l’a justement souligné, en l’absence de « garde-fou (…) tout semble donc possible et l’inventaire de ces possibles fait frissonner » : le juge pourra changer le prix mais aussi redéfinir le produit, modifier les conditions d’exécution-délai, critères de qualité, responsabilité encourue, garanties… Le juge est ainsi « érigé en corédacteur du contrat » ou à tout le moins en « correcteur ex post du contrat ». C’est là pour le juge un « rôle inédit », d’autant que sa décision va s’intégrer à un contrat qui peut se poursuivre longtemps. D’où des interrogations : l’obligation révisée est-elle de nature conventionnelle ou judiciaire ? Les parties sont-elles libres de l’amender par un avenant ? Quid si le marché se retourne à nouveau replaçant les parties dans leur position intiale 1 ? Outre les problèmes de technique juridique que ne manqueront pas de soulever ces interrogations, il est permis de se demander si les juges sont vraiment qualifiés pour s’immiscer dans la vie des affaires et prendre des décisions qui soulèveront de délicats choix de gestion. 645 Dispositions spéciales ¸ L'article 37 de la loi du 11 mars 1957 (CPI,

art. L. 131-5) dispose que l'auteur d'une œuvre de l'esprit qui, ayant cédé ses droits d'exploitation, subit un préjudice de plus des sept douzièmes, dû à une lésion ou à une prévision insuffisante, peut provoquer la révision du contrat. Dans le droit des successions et des libéralités, qu’il s’agisse alors non seulement de contrats (partage, donation) mais aussi d’actes unilatéraux (testaments), certaines dispositions législatives doivent aussi être signalées. Ainsi l’article 828 du Code civil, dû à une loi du 3 juillet 1971 (mod. L. 23 juin 2006), prévoit une réévaluation de la soulte due par un copartageant lorsque, « par suite des circonstances économiques, la valeur des biens mis dans son lot a augmenté ou diminué de plus d’un quart depuis le partage » ; dans ce cas, « les sommes restant dues augmentent ou diminuent dans la même proportion ». De l’article 900-2 du Code civil – dû à une loi du 4 juillet 1984 « permettant la révision des conditions et charges apposées à certaines libéralités » –, il résulte aussi que « tout gratifié peut demander que soient révisées en justice les conditions et charges des donations et legs qu’il a reçus, lorsque, par suite des circonstances, l’exécution en est devenue pour lui soit

1. Ph. Stoffel-Munck, art. préc., RDC 2016, hors-série, p. 32 ; L. Thibierge, Le contrat face à l’imprévu, thèse Paris I, éd. 2011, no 789.

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extrêmement difficile, soit sérieusement dommageable ». Les articles 900-5 et suivants aménagent ce mécanisme de révision du contrat 1.

§ 3. Modification par les parties

646 Présentation ¸ Les parties peuvent convenir de modifier leur contrat. Selon l'importance de la transformation apportée à l'opération initiale, on sera en présence soit d'un nouveau contrat qui éteint le premier et se substitue à lui, soit du premier contrat qui demeure, amendé 2. Mais il y faut l’accord des deux parties. Si l’une d’entre elles refuse toute modification, le contrat subsiste inchangé. Cette modification peut résulter d’un accord exprès. Elle peut aussi être le produit d’un accord tacite et résulter d’une pratique contractuelle contraire 3. Fréquemment, les parties se contentent d’inscrire dans leur contrat des clauses qui ont pour objet de permettre leur adaptation si le besoin s’en fait sentir 4. En déniant au juge le pouvoir de réviser le contrat, le droit antérieur était animé par une idée de faveur à l’égard de ces clauses. Il cherchait à inciter les parties à régler elles-mêmes le problème (v. ss 629). La consécration de la révision judiciaire pour imprévision a modifié la toile de fond sur laquelle se déploient ces clauses. Leur articulation avec le nouvel article 1195 n’est, en effet, nullement évidente (v. ss 642). Au cas où les parties entendraient s’en tenir au système antérieur, c’est-à-dire inscrire dans le contrat une clause qui leur permettrait de remodeler le contrat sans que le juge puisse s’y immiscer, elles devraient y ajouter une disposition excluant expressément le jeu de l’article 1195. Certaines de ces clauses procèdent à une adaptation automatique du contrat, d’autres prévoient simplement que les parties devront renégocier le contrat au cas où des données nouvelles se feraient jour. 647 Clauses d’adaptation automatique ¸ Le meilleur exemple de ces clauses est certainement la clause d’indexation qui fait varier le prix à payer par référence à la valeur de tel produit ou de tel service 5. On cite aussi parfois parmi les clauses d’adaptation automatique, la clause du client le plus favorisé et la clause de l’offre concurrente. En vertu de la première,

1. V. aussi, art. 98 al. 2 de la loi du 25 janv. 1985 relative au redressement et à la liquidation judiciaire des entreprises qui prend en considération le changement des circonstances en cas de location-gérance comportant engagement du locataire d’acquérir le fonds. 2. Sur la distinction entre novation et modification, v. ss 1710 : v. aussi Marty, Raynaud et Jestaz, Obligations, t. II, nos 405 s., 441 s. 3. B. Fages, Le comportement du contractant, 1997. Voir par exemple Civ. 3e, 7 avril 2016, Com. 18 mai 2016, RTD civ. 2016. 625, obs. H. Barbier. 4. R. Fabre, Les clauses d’adaptation dans les contrats, RTD civ. 1983. 1 ; M. Fontaine, « Les contrats internationaux à long terme », Études Houin, 1985, p. 263 ; Ph. Fouchard, « L’adaptation des contrats à la conjoncture économique », Rev. de l’arbitrage, 1979, p. 67 ; J.-M. Mousseron, « La gestion des risques par le contrat », RTD civ. 1988. 481, sp. p. 489 s. 5. Sur la validité et le régime des diverses clauses monétaires, v. ss 1459 s.

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l’une des parties prend l’engagement de faire bénéficier son cocontractant des conditions plus favorables qu’elle pourrait consentir à un tiers dans un contrat analogue. En vertu de la seconde, l’une des parties pourra faire valoir auprès de son partenaire, la proposition plus favorable reçue d’un tiers afin d’obtenir soit l’alignement sur celle-ci, soit la suspension ou la résiliation du contrat 1. Néanmoins bien souvent, l’application de ces clauses, notamment de la seconde, nécessite des discussions entre les parties car, en pratique, il est souvent difficile de déterminer ce qu’est une offre plus favorable 2. On passe ainsi insensiblement des clauses d’adaptation automatique aux clauses de renégociation. 648 Clauses de renégociation 3 ¸ Elles obligent les parties à négocier de nouveau le contrat si des données essentielles à son équilibre viennent à changer. La clause de hardship, encore nommée clause de sauvegarde, illustre le mieux cette réalité. Elle permet à l’une ou à l’autre des parties de demander un « réaménagement du contrat qui les lie si un changement intervenu dans les données initiales au regard desquelles elles s’étaient engagées vient à modifier l’équilibre de ce contrat au point de faire subir à l’une d’elles une rigueur (« hardship ») injuste » 4. Apparue initialement dans les contrats du commerce international, la clause se rencontre aussi aujourd’hui dans certains contrats internes, notamment les conventions collectives de travail 5. Autre exemple de ces clauses de renégociation, la clause de benchmarking qui, dans les contrats de service, permet de comparer et d’ajuster les prix avec ceux pratiqués par le prestataire avec d’autres clients 6. Dernier exemple, les clauses dites de « force majeure » 7. Cherchant à éviter que la survenance d’un tel événement n’aboutisse, comme le voudrait le droit commun, à la fin du contrat, elles prévoient que des négociations doivent se nouer entre les parties afin d’adapter la convention à la survenance de l’événement exonératoire. Ces clauses font naître à la charge des parties une double obligation : celle d’entrer en discussion, l’obligation est de résultat ; celle de négocier

1. M. Fontaine, Droit et pratique du commerce international, 1978, p. 186 s. 2. La loi LME du 4 août 2008 a remis en cause la validité des clauses d’offre concurrente (C. com., art. 442-6 II, d). 3. Ch. Jarrosson, « Les clauses de renégociation, de conciliation et de médiation », in Les principales clauses des contrats conclus entre professionnels, p. 141 ; « Ingénierie juridique : pratique des clauses de rencontre et renégociation », D. 2010. 1959. 4. B. Oppetit, L’adaptation des contrats internationaux aux changements de circonstances : la clause de hardship, JDI 1974. 794 s. ; v. aussi Droit et pratique du commerce international, 1972, p. 512 et 1976, p. 7 ; Y. Lequette, « De l’efficacité des clauses de hardship », Mélanges C. Larroumet, 2009, p. 267. 5. Soc. 30 mars 1982, Bull. civ. V, no 232, p. 171. 6. L. Szuskin et J.-L. Juhan, « La clause dite de benchmarking dans les contrats de prestation de services ou comment rendre un contrat compétitif ? », RLDC 2004, no 11, p. 5. 7. Droit et pratique du commerce international, 1979, p. 470  s. ; v.  aussi Ph.  Kahn, « Force majeure et contrats internationaux de longue durée », JDI 1975. 467.

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de bonne foi avec la volonté d’aboutir, l’obligation est de moyens 1. Le contrat continue en principe de produire ses effets pendant la renégociation, sauf si une clause prévoit sa suspension. En cas de succès de la renégociation, le contrat subsiste assorti des modifications que lui ont apportées les parties. En cas d’échec, le contrat continue en principe de produire ses effets aux conditions initiales, à moins que les circonstances qui ont motivé la renégociation s’analysent en un véritable cas de force majeure qui fait obstacle à son exécution. Certaines clauses prévoient que l’échec de la renégociation ouvre aux parties le droit de résilier le contrat. Dans le droit nouveau, en cas d’échec, il pourrait être fait appel à la révision judiciaire si les parties n’ont pas écarté le jeu de l’article 1195.

SECTION 3. LA RÉVOCATION DES CONTRATS 649 Présentation ¸ De même qu'une loi ne peut être abrogée que par une autre loi, de même les parties sont, en principe, liées par leur contrat jusqu'à ce qu'un nouvel accord entre elles vienne détruire le premier. Et de fait, tirant une conséquence logique du principe énoncé à l'article 1103 (anc. art. 1134, al. 1), l'article 1193 (anc. art. 1134, al. 2) dispose que les conventions ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel (§ 1) ou pour les causes que la loi autorise (§ 2).

§ 1. L’accord des parties

650 Mutuus dissensus ¸ Ce que les parties ont fait par leur accord mutuel, par leur mutuus consensus, elles peuvent le défaire par leur volonté commune, par leur mutuus dissensus 2, encore nommé distrat. La convention révocatoire obéit aux règles relatives aux conditions de validité des conventions en général 3. Elle suppose l’accord exprès ou tacite de toutes les personnes parties au contrat qu’on se propose de révoquer 4. Le

1. Cedras, L’obligation de négocier, RTD  com. 1985.  265, sp.  p. 284. Le contrôle très léger exercé, en la matière, par les tribunaux réduit à peu de chose cette obligation de moyens (Angers, 27 janvier 2004, RTD civ. 2006. 112, obs. Mestre et Fages ; Com. 3 oct. 2006, D. 2007. 765, note D.  Mazeaud). Sur cette question, v.  Y.  Lequette, « De l’efficacité des clauses de hardship », Mélanges C. Larroumet, 2009, p. 267. 2. R. Vatinet, « Le mutuus dissensus », RTD civ. 1987. 252 ; A. Siri, Le mutuus dissensus, notion, domaine, régime, thèse Aix, 2011. 3. Civ. 3e, 11 mai 2005, RTD civ. 2005. 590, obs. J. Mestre et B. Fages (les consentements sur lesquels repose la convention révocatoire doivent être exempts de vice). 4. Le mutuus dissensus peut découler, le cas échéant, d’un accord de volontés tacite et résulter de circonstances de fait souverainement appréciées par les juges du fond (Civ. 1re, 22  nov. 1960, Bull.  civ.  I, no 510, p. 417, D.  1961.  89, note G.  Holleaux ; 18  juin 1994, Bull.  civ.  I, no 175, p. 130, RTD  civ. 1995.  108, obs. J.  Mestre ; v.  Paris, 14  mars 1962,

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consensualisme restant la règle, il ne semble pas qu’existe, à l’image du droit romain, un véritable parallélisme des formes. Tout au plus convientil d’analyser les finalités protectrices de la forme édictée, afin de rechercher si celles-ci n’imposent pas son extension à la convention révocatoire. En revanche, la révocation amiable est soumise aux mêmes autorisations que la formation de l’accord 1. Les parties peuvent régler elles-mêmes l’étendue de la révocation. Celle-ci peut valoir simplement pour l’avenir, les effets passés subsistant intacts. On parle alors de résiliation conventionnelle. Elle peut également avoir une portée rétroactive. Dans le silence des parties, la jurisprudence posait que la « révocation produit le même effet que l’accomplissement d’une condition résolutoire, c’est-à-dire que les choses sont remises au même état que si l’obligation n’avait pas existé » 2, cette solution étant néanmoins écartée lorsque le contrat présente un caractère successif, la révocation ne joue alors que pour l’avenir 3. La question devrait désormais être résolue conformément aux directives posées par l’article 1229 du code civil (v. ss 822). L’anéantissement rétroactif de la convention opérera sans difficulté lorsque le contrat n’a encore sorti aucun effet. Dans le cas contraire, des restitutions seront dues 4 et les droits légitimement acquis par les tiers devront être respectés. En cas de vente, la convention révocatoire entraînera un nouveau transfert de propriété en sens contraire : au regard du fisc, un nouveau droit de mutation est exigible (CGI, art. 1961) ; si la vente a porté sur un immeuble, une nouvelle publication doit être effectuée ; tous les droits consentis par l’acquéreur dans l’intervalle entre la conclusion du contrat et sa révocation seront maintenus.

§ 2. La manifestation unilatérale de volonté 651 Division ¸ En principe, le contrat est un « temple de la bilatéralité » 5, en sorte que les contractants ne peuvent se dégager unilatéralement du lien

D.  1963.  104, note P.  Esmein, RTD  civ. 1963.  119, obs. G.  Cornu ; Paris, 22  juin 1974, Gaz. Pal. 1975. 1. 149, RTD civ. 1975. 325, obs. G. Cornu). 1. Com. 27 févr. 1996, Bull. civ. IV, no 69, p. 55, RTD civ. 1996. 909, obs. J. Mestre (autorisation du conseil d’administration d’une société en la circonstance). 2. Civ. 27 juill. 1892, DP 92. 1. 462 ; Com. 30 nov. 1983, Bull. civ. IV, no 337, p. 291, RTD civ. 1985. 166, obs. J. Mestre, RTD com. 1985. 149, obs. J. Hémard et B. Bouloc ; Civ. 3e, 15 juin 2017, RDC 2018. 16, obs. Y.M. Laithier. 3. Com. 1er février 1994, RTD civ. 1994. 356, obs. J. Mestre. 4. Civ. 3e, 27 juill. 1892, préc. (Les « restitutions, qui sont la cause l’une de l’autre, sont, en principe, exigibles au même moment, soit au moment de la révocation ».) 5. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 517, p. 436.

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contractuel 1. Il en va toutefois autrement lorsque la loi les y autorise (A) ou que l’une ou l’autre partie s’est réservée dans le contrat primitif le droit d’y mettre fin par sa seule volonté (B). Traitant pour l’instant uniquement de la rupture unilatérale du contrat en l’absence de tout manquement des parties à leurs obligations, on envisagera l’hypothèse contraire ultérieurement (v. ss 797 s.).

A. Les causes légales

652 Présentation ¸ Traditionnellement, le droit civil prévoit qu'un certain nombre de contrats peuvent être résiliés par la volonté d'une seule partie. Plus récemment, le législateur a multiplié les droits de repentir qui se manifestent peu après la conclusion du contrat. 1o Résiliation unilatérale d’origine légale. La possibilité de procéder à une résiliation unilatérale du contrat dépend au premier chef du point de savoir si l’on est en présence d’un contrat à durée indéterminée ou d’un contrat à durée déterminée. Les contrats à durée indéterminée, c’est-à-dire les contrats à exécution successive conclus sans détermination de durée, impliquent, en principe, le pouvoir de se dégager unilatéralement. Les contrats à durée déterminée, c’est-à-dire les contrats à exécution successive assortis d’un terme, ne peuvent, en principe, être l’objet d’une cessation anticipée résultant d’une manifestation unilatérale de volonté. Cette question sera envisagée à propos de l’étude de la durée des contrats (v. ss 660 s.). 2o Droit de repentir. Pour protéger certains contractants contre les suites d’un contrat trop hâtivement conclu, le législateur leur accorde, dans un certain nombre de cas, un droit de repentir. Ces hypothèses ayant déjà été exposées à l’occasion de l’étude de la protection du consentement, on se contentera ici d’y renvoyer (v. ss 341 s.).

B. Rétractation unilatérale d’origine conventionnelle 653 Clause de dédit, clause de résiliation ¸ Le contrat peut conférer soit à l'un des contractants, soit aux deux, la faculté de se délier, c'est-à-dire de se désengager 2. Une telle faculté ne constitue pas une véritable dérogation à la règle formulée à l’article 1194 : la partie qui se rétracte use d’un droit que le contrat lui a reconnu. Dans les contrats à exécution instantanée, la rétractation, généralement dénommée dédit, intervient avant l’exécution du contrat. Elle est 1. La règle vaut alors même que la rupture interviendrait avant que le contrat ne prenne effet (Paris, 12 sept. 2003, RTD civ. 2003. 704, obs. J. Mestre et B. Fages). 2. L. Boyer, « La clause de dédit », Mélanges P. Raynaud, 1985, p. 41 s. ; Y. Dagorne-Labbé, Contribution à l’étude de la faculté de dédit, thèse Paris II, 1984 ; Ph. Delebecque, « L’anéantissement unilatéral du contrat », in L’unilatéralisme et le droit des obligations, 1999, p. 61 s.

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fréquemment subordonnée au paiement d’une indemnité par celui qui en use 1. Elle connaît un renouveau en droit des affaires sous le nom de clause de « break-up-fees » 2. Ainsi, dans la vente avec arrhes, celui qui les remet à l’autre peut se départir du contrat en les perdant, la même faculté étant reconnue à celui qui les a reçues en restituant le double (C. civ., art. 1590). Encore fautil qu’il y ait clause de dédit, c’est-à-dire que le terme « arrhes » désigne, dans l’intention des parties, non un simple acompte venant s’imputer sur le prix, mais véritablement le prix du dédit. Afin de couper court à ces problèmes d’interprétation, la loi du 18 janvier 1992 (art. 3-I, devenu C. consom., art. L. 214-1) renforçant la protection des consommateurs a posé que, dans les contrats de vente d’un bien meuble et de fourniture de services conclus entre professionnel et consommateur, les sommes versées à l’avance sont, sauf stipulation contraire du contrat, des arrhes, ce qui a pour effet que chacun des contractants peut revenir sur son engagement, le consommateur en perdant les arrhes, le professionnel en les restituant au double 3. La jurisprudence a longtemps considéré que l’exercice du dédit constituait une faculté discrétionnaire. Néanmoins, plus récemment, des décisions ont refusé de prendre en compte un dédit exercé de mauvaise foi 4. Il ne faut confondre la clause de dédit ni avec l’indemnité d’immobilisation due par le bénéficiaire d’une promesse unilatérale de contracter (v. ss 257) qui ne lève pas l’option, ni avec la clause pénale (v. ss 887 s.). Faculté de se délier sous les conditions conventionnellement prévues, le dédit suppose qu’un engagement préalable ait été pris. Or précisément, la promesse unilatérale est caractérisée par l’absence d’un tel engagement en la personne du bénéficiaire. Prix de la rétractation, le dédit implique pour le débiteur le choix entre celle-ci et l’exécution. Évaluation forfaitaire des dommages-intérêts dus par le débiteur en cas d’inexécution de l’obligation, la clause pénale laisse au créancier le choix entre le jeu de celle-ci et le recours a l’exécution forcée. À la différence de la clause pénale, la clause de dédit ne saurait voir son montant modérer par le juge 5. Dans les contrats successifs, les parties peuvent stipuler des clauses de résiliation qui permettent à l’une ou l’autre d’entre elles de mettre fin au

1. Mais rien n’interdit la faculté de dédit gratuite (Com. 30 oct. 2000, D. 2001. Somm. 3241, obs. D. Mazeaud, CCC 2001, no 21, note Leveneur). 2. J. Granotier, « Le droit unilatéral de rompre le contrat : de la faculté de dédit à la clause de break-up-fees », D. 2014. 1960. 3. A. Triclin, « La renaissance des arrhes », JCP 1994. 1. 3732. 4. Civ.  3e, 11  mai 1976, Bull.  civ.  III, no 199, p. 155, D.  1978.  269, note  Taisne, Defrénois 1977. 456, note J.-L. Aubert ; 15 févr. 2000, Defrénois 2000. 1379, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 2000. 564, obs. Mestre et Fages. 5. Civ. 3e, 9 janv. 1991, D. 1991. 481, note Paisant ; Com. 14 oct. 1997, Defrénois 1998. 329, obs. D. Mazeaud ; Civ. 1re, 17 juin 2009, JCP 2009. 273, no 20, obs. P. Grosser ; 18 janvier 2011, CCC 2011, no 86, note L. Leveneur ; rappr. Civ. 3e, 10 mars 2015, RDC 2015. 449, obs. T. Genicon.

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contrat de manière unilatérale et discrétionnaire 1. Dans les contrats à durée déterminée, de telles clauses permettent au contractant de mettre fin au contrat avant l’arrivée du terme (v. ss 664). Dans les contrats à durée indéterminée, ces clauses ne sont que le rappel de la faculté reconnue par le droit commun à chaque contractant de mettre fin au contrat (v. ss 660).

1. Aux termes de l’art. R. 212-1 C. consom., sont de manière irréfragable présumées abusives, les clauses ayant pour effet de : (…) 8o Reconnaître au professionnel le droit de résilier discrétionnairement le contrat, sans reconnaître le même droit au non-professionnel ou au consommateur ; 9o Permettre au professionnel de retenir les sommes versées au titre de prestations non réalisées par lui, lorsque celui-ci résilie lui-même discrétionnairement le contrat ; 10o Soumettre, dans les contrats à durée indéterminée, la résiliation à un délai de préavis plus long pour le nonprofessionnel ou le consommateur que pour le professionnel ; 11o Subordonner, dans les contrats à durée indéterminée, la résiliation par le non-professionnel ou par le consommateur au versement d’une indemnité au profit du professionnel.

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CHAPITRE 2

LA DURÉE DU LIEN CONTRACTUEL 654 Présentation ¸ Beaucoup de contrats se forment et s'exécutent en un trait de temps. Ainsi en est-il de la plupart des contrats de la vie quotidienne, dont l'exécution suit immédiatement la conclusion. Formé par l'accord des volontés, le contrat s'éteint par la réalisation de son objet 1. Aussi bien a-t-on parfois souligné que les rédacteurs du Code civil ont élaboré le titre III du Livre III du Code civil, c’est-à-dire la théorie générale du contrat, en contemplation du contrat de vente, lui imprimant ainsi une physionomie particulière, celle de l’immédiateté et de l’instantanéité de l’opération économique que la vente réalise 2. On ne saurait néanmoins s’en tenir à un tel constat. Nombre des contrats auxquels le code consacre des dispositions spéciales ont une épaisseur temporelle et exercent une emprise sur l’avenir 3. Tel est le cas par exemple des contrats, au moyen desquels sont assurés la subsistance et le logement d’une part importante de la population : contrat de travail, contrat de bail. Afin de rendre compte de cette réalité, la doctrine a mis en évidence la distinction des contrats à exécution instantanée et des contrats à exécution successive que la réforme consacre (v. ss 105). Alors que les premiers donnent naissance à des obligations susceptibles d’être exécutées en une seule fois, les seconds emportent des obligations dont l’exécution s’échelonne dans le temps. Ce n’est pas à dire d’ailleurs que les contrats à exécution instantanée ne présentent pas parfois une dimension temporelle. Ainsi une vente peut être assortie d’une modalité – terme (v. ss 1354 s.) ou condition (v. ss 1335 s.) – qui intègrent le facteur temps dans le contrat. Par exemple, en cas de terme suspensif, la vente est immédiatement formée mais les obligations qu’elle engendre ne seront exigibles qu’à l’arrivée du terme. 655 Contrats discrets, contrats relationnels ¸ À essayer d'approfondir la distinction entre les contrats, selon que la dimension temporelle leur est essentielle ou non, on a parfois proposé de distinguer, s'inspirant de la 1. Civ. 3e, 16 mars 2011, Bull. civ. III, no XXX, RTD civ. 2011. 533, obs. B. Fages (lorsque les parties n’ont prévu aucun délai pour l’exécution, celle-ci doit intervenir dans un délai raisonnable). 2. G.  Rouhette, Contribution à l’étude critique de la notion de contrat, thèse Paris, 1965, p. 568 s., no 185 ; R. Libchaber, « Réflexions sur les effets du contrat », Mélanges J.-L. Aubert, 2005, p. 211 s., sp. p. 221 ; M.-E. Ancel, « La vente dans le Code civil : raisons et déraisons d’un modèle contractuel français », in Des modèles du code au code comme modèle, 2005, p. 285, no 6. 3. J. Azéma, La durée des contrats successifs, 1969 ; A. Etienney, La durée de la prestation, thèse Paris I, éd. 2007 ; Durée et contrats, colloque RDC 2004/1, no spéc.

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doctrine américaine 1, les contrats relationnels et les contrats discrets 2. Se comprenant par opposition aux contrats discrets qui organisent une opération ponctuelle, isolée, les contrats relationnels établiraient une relation durable entre les intéressés, sans que cette dimension temporelle suffise à les caractériser. S’ajouterait, en effet, à la considération de la durée, l’existence d’une relation forte entre les parties qui seraient appelées à « se connaître, à s’impliquer, à collaborer » 3 pour permettre au contrat de vivre. En effet, ayant vocation à durer, ces contrats peineraient à définir d’entrée de jeu la totalité des obligations en sorte qu’il serait fait appel pour les compléter aux « habitudes que les parties ont développées au cours de leur fréquentation » 4. On a reproché à la construction son imprécision. Catégorie « fourre-tout » 5, la notion serait « plus sociologique ou économique que juridique » 6, en sorte qu’il serait difficile de lui attacher un régime juridique. Aussi bien paraît-il préférable, pour une bonne compréhension du problème, de mettre en évidence que, parmi les contrats qui ne se conçoivent pas sans une dimension temporelle, il en existe différentes variétés, selon l’opération économique qu’ils réalisent. Pratique, jurisprudence et doctrine étaient parvenues à la veille de la réforme à cerner assez bien ces différentes figures et à en dessiner le régime juridique. 656 Bégaiement de l’échange, rapport d’adéquation moyens-fins ¸ Le plus souvent, les contrats successifs réalisent une opération d'échange qui s'étale dans le temps : travail subordonné contre salaire dans le contrat de travail, mise à disposition de la chose louée contre loyer dans le bail, etc. On est alors en présence de contrats qui sont placés sous le signe de la répétition : « l'exécution successive réitère périodiquement une permutation dont le principe et l'équilibre ont été définis dans l'accord initial ». On a pu parler à ce propos, selon une formule très suggestive, du « bégaiement » 7 d’un échange dont les termes étaient définis, une fois pour toutes, sauf à prévoir dans le contrat des clauses d’adaptation ou de renégociation. Le contrat-échange reposant sur la conciliation d’intérêts contraires, les permutations à venir s’opèraient traditionnellement selon un « équilibre intangible », car cette conciliation s’était faite lors de l’échange des consentements et il n’y avait plus à y revenir 8. Profondément différente est sur ce point la physionomie des contrats d’intérêt commun qui réalisent une opération de coopération. Le contrat 1. I.  Macneil, The new social contract, an inquiry into modern contractual relations, 1980. Compte rendu par G. Rouhette, JDI 1983. 960 s. 2. H. Muir Watt, « Du contrat relationnel », La relativité du contrat, Trav. Assoc. H. Capitant, 1999, p. 170 ; Y.-M. Laithier, « À propos de la réception du contrat relationnel en droit français », D. 2006. 1003 ; C. Boisman, Les contrats relationnels, 2005. 3. Y.-M. Laithier, art. préc., D. 2006. 1004. 4. R. Libchaber, art. préc., Mélanges J.-L. Aubert, p. 231. 5. F. Chénedé, Les commutations en droit privé, thèse Paris II, éd. 2008, p. 133, no 145. 6. J. Rochfeld, « Les modes temporels d’exécution du contrat », RDC 2004. 47 s., sp. no 27. 7. R. Libchaber, art. préc., Mélanges J.-L. Aubert, 2005, p. 211 s., spéc. p. 222. 8. R. Libchaber, art. préc., Mélanges J.-L. Aubert, p. 222.

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repose, on l’a vu, sur l’enchaînement d’une obligation instrumentale et d’une obligation finale, sur un rapport d’adéquation moyens-fins (v. ss 355). Par la première, l’obligation instrumentale, un des contractants met à la disposition de son partenaire des moyens afin que celui-ci les exploite, c’est l’obligation finale, dans leur intérêt partagé. On perçoit alors que, contrairement à l’échange qui peut être aussi bien instantané que successif, cette opération ne se conçoit pas sans l’épaisseur du temps : la première séquence, la fourniture des moyens, doit nécessairement être suivie de la seconde, leur exploitation, pour que l’opération puisse atteindre son objectif 1. Et si l’objectif des parties est en principe intangible, il pourra être nécessaire au fil du temps d’actualiser et d’adapter les moyens afin de maintenir leur adéquation. Cette actualisation pourra s’opérer grâce aux prérogatives unilatérales consenties par le contrat à une des parties, laquelle devra les utiliser dans l’intérêt commun des contractants, ce qui ne peut que faciliter le contrôle par le juge de l’usage qui en est fait 2. Parfois aussi cette adaptation s’opérera au moyen d’une renégociation, soit que celle-ci soit expressément prévue, soit qu’une telle obligation soit impliquée par l’économie de l’opération (v. ss 630). C’est dire qu’on n’est plus alors en face d’un contrat formé ne variatur sur les termes de l’échange, mais d’un contrat ouvert qui peut évoluer avec la conjoncture 3. Le contrat-organisation appelle des réflexions similaires : la mise en commun, l’exploitation et le partage inhérents au contrat de société, nécessitent à l’évidence l’écoulement du temps. Et ce seront les organes mis en place par le contrat-organisation qui définiront, au fil du temps, la stratégie à suivre pour atteindre l’intérêt collectif poursuivi par les associés. En d’autres termes, par-delà la dimension temporelle du contrat, prenaient corps des figures différentes pour lesquelles s’ébauchaient des régimes appropriés. C’est ainsi qu’en découvrant une obligation de renégocier uniquement dans les contrats d’intérêt commun (v. ss 630), la jurisprudence antérieure à la réforme avait su prendre en compte leur spécificité. 657 La réforme de 2016 ¸ Toute différente est l'approche choisie par les auteurs de la réforme. Désireux d'introduire la dimension temporelle au sein du droit commun du contrat, ils ont entendu s'en tenir à une approche assez superficielle du phénomène. Projet Catala, projet Terré, principes Lando étant restés silencieux ou très discrets sur ces questions, ils sont allés chercher leur inspiration dans les Principes contractuels communs, ce qui les a conduits à envisager trois questions : la prohibition des engagements perpétuels, les contrats à durée indéterminée et les contrats à durée déterminée. On envisagera successivement chacun de ces points, avant de présenter rapidement la période qui suit l'extinction du contrat, qu'on dénomme parfois l'après-contrat. 1. S. Lequette, Le contrat-coopération, contribution à la théorie générale du contrat, thèse Paris II, éd. 2012, no 330, p. 243. 2. S. Lequette, thèse préc., no 465, p. 377. 3. R. Libchaber, art. préc., Mélanges J.-L. Aubert, p. 222.

LES EffETS DU CONTRAT

SECTION 1. LA PROHIBITION

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DES ENGAGEMENTS PERPÉTUELS 658 Le principe ¸ Le nouvel article 1210 énonce de façon fort nette le principe de la prohibition des engagements perpétuels ainsi que la sanction qui s'applique en cas de transgression : « Les engagements perpétuels sont prohibés. Chaque contractant peut y mettre fin dans les conditions prévues pour le contrat à durée indéterminée ». Auparavant, ce principe ne figurait pas expressément dans le droit commun des contrats. La règle résultait d'un certain nombre de textes spéciaux : interdiction du louage de services à vie par l'article 1780 alinéa 1 du code civil, interdiction des sociétés de plus de 99 ans par l'article 1838, interdiction du bail perpétuel par l'article 1709, interdiction du dépôt à durée illimitée par l'article 1944, interdiction du mandat perpétuel par l'article 2003. Par induction, la jurisprudence était remontée de ces textes au principe 1. Sa pertinence avait néanmoins été mise en doute par certains auteurs 2. Dorénavant, la règle est énoncée sans ambiguité, y compris pour les personnes morales, à propos desquelles on avait émis des réserves sur son utilité 3. On justifie habituellement ce principe par des considérations qui tiennent à la protection de la liberté individuelle ainsi qu’à des raisons économiques : en figeant les relations contractuelles, les engagements perpétuels empêchent l’entrée sur le marché de nouveaux agents économiques et par là même entravent la création et la circulation des richesses 4. L’article 1210 ne définit pas ce qu’il faut entendre par engagement perpétuel. À privilégier le premier fondement, la jurisprudence met en avant l’idée qu’il s’agit d’un contrat d’une durée telle que la liberté du contractant est aliénée de façon définitive. Tel est le cas d’un engagement qui dépasse la durée habituelle d’une vie humaine 5, ou encore qui excède la durée moyenne de la vie professionnelle 6. L’appréciation peut être conduite de façon assez différente pour une personne physique et pour une personne morale. À l’envisager à la lumière du second fondement, la prohibition peut atteindre des contrats dont la durée est plus limitée mais qui excède les usages couramment admis 7.

1. Voir par exemple Civ. 1re, 19 mars 2002, JCP 2003. I. 122, no 15, obs. Constantin, RTD civ. 2002. 510, obs. Mestre et Fages. 2. J.  Ghestin, « Existe-t-il en droit positif français un principe général de prohibition des contrats perpétuels ? », Mélanges D. Tallon, 1999, p. 250. 3. R.  Libchaber, « Réflexions sur les engagements perpétuels et la durée des sociétés », Rev. sociétés 1995. 437 s. 4. L. et J. Vogel, « Vers un retour des contrats perpétuels ? Évolution récente du droit de la distribution », CCC août-sept. 1991, p. 1. 5. Civ. 1re, 19 mars 2002, préc. : 99 ans. 6. Civ.  1re, 18  janvier 2000, no 98-10.378 ; Civ.  1re, 20  mai 2003, Bull.  civ.  I, no 124, D. 2004. 598, obs. J. Penneau. 7. La notion de contrat perpétuel peut être entendue beaucoup plus largement dans des domaines où le matériel devient rapidement obsolète et où les besoins des intéressés peuvent évoluer. C’est

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659 La sanction ¸ La sanction de la prohibition des engagements perpétuels était incertaine sous l'empire du droit antérieur 1. Ce pouvait être la nullité du contrat, voire de la seule clause prévoyant la perpétuité 2. La nullité revêtait un caractère absolu 3, l’utilité sociale du contrat s’opposant à ce que celui-ci présente un caractère perpétuel, source de sclérose des échanges économiques 4. Ce pouvait être aussi la réduction de la durée du contrat lorsqu’il existait un plafond fixé par des textes spéciaux. C’est ainsi que la durée maximale des clauses d’exclusivité étant de dix ans, celles qui l’excédaient demeuraient valables dans cette limite 5. On s’était interrogé sur le point de savoir s’il ne serait pas préférable de requalifier ces contrats en contrat à durée indéterminée susceptibles de faire l’objet d’une résiliation unilatérale à tout moment 6. C’est la solution que consacre la réforme dans le deuxième alinéa de l’article 1210 : « chaque contractant peut y mettre fin dans les conditions prévues pour le contrat à durée indéterminée ».

SECTION 2. LE CONTRAT À DURÉE

INDÉTERMINÉE

660 La résiliation unilatérale des contrats à durée indéterminée ¸ On entend par contrats à durée indéterminée les contrats à exécution successive conclus sans terme extinctif. Ces contrats impliquent, en principe, le pouvoir de se dégager unilatéralement 7. Se reliant à la prohibition des engagements perpétuels, la règle a pour but la sauvegarde de la liberté individuelle et la préservation de la libre concurrence (v. ss 658) ; une personne ne doit pas être indéfiniment liée par un contrat. La règle revêt un caractère d’ordre public en sorte que toute clause contraire est nulle. À l’occasion de l’examen de la loi sur le PACS, le Conseil constitutionnel a, au reste, reconnu valeur constitutionnelle à cette règle 8. ainsi qu’est nul en tant qu’il présente un caractère « perpétuel » le contrat de location d’une photocopieuse pour une durée irrévocable de 90 mois (Chambéry, 4 février 1997, JCP 1999. IV. 2496). 1. Sur cette question, voir Ph. Simler, La nullité partielle des actes juridiques, thèse Strasbourg, éd. 1969, no 220 s. ; D. Bakouche, L’excès en droit civil, thèse Paris II, éd. 2001, no 208 s. 2. Il en allait ainsi lorsque la clause litigieuse n’était pas un élément déterminant de l’engagement des parties (v. ss 572). 3. Civ. 3e, 15 déc. 1999, Bull. civ. III, no 242, CCC 2000, no 77. 4. Ghestin, Jamin et Billiau, no 206 ; contra J. Azéma, La durée des contrats successifs, 1969, no 32, p. 25. 5. Com. 10 février 1998, Bull. civ. IV, no 71, p. 55, Defrénois 1998. 1460. 6. Ph. Simler, La nullité partielle des actes juridiques, thèse Strasbourg, éd. 1969, no 202. 7. B. Houin, La rupture unilatérale des contrats synallagmatiques, thèse ronéot. Paris II, 1973 ; I. Petel-Teyssié, Les durées d’efficacité du contrat, thèse ronéot. Montpellier, 1984, p. 355 s. 8. Cons. const. 9  nov. 1999, RTD  civ. 2000.  109, obs.  Mestre : « Si le contrat est la loi commune des parties, la liberté qui découle de l’art. 4 de la Déclaration de 1789 justifie qu’un contrat de droit privé à durée indéterminée puisse être rompu unilatéralement par l’un ou l’autre

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Posée expressément pour certains contrats à durée indéterminée – contrat de travail (C. trav., art. L. 1232-1 s.) ; contrat de bail (C. civ., art. 1736) –, cette faculté de résiliation unilatérale était étendue par la jurisprudence, même en l’absence de texte, à tous les contrats successifs dans lesquels aucun terme n’a été prévu 1. La solution est désormais formulée dans le droit commun du contrat à l’article 1211 : « Lorsque le contrat est conclu pour une durée indéterminée, chaque partie peut y mettre fin à tout moment, sous réserve de respecter le délai de préavis contractuellement prévu ou, à défaut, un délai raisonnable ». Justifiée par la prohibition des engagements perpétuels et par la protection de la liberté qui lui est corrélative, la faculté de mettre fin au contrat n’est subordonnée à aucune condition et notamment ne requiert pas que soit constatée une inexécution contractuelle. Lorsque l’un des contractants prend la décision de rompre le contrat, il lui appartient d’en avertir son cocontractant en respectant le « délai de préavis contractuellement prévu, ou, à défaut, un délai raisonnable ». La solution est classique et avait auparavant été consacrée par la jurisprudence 2. Tel que le texte est libellé, il semble qu’on ne puisse faire l’économie du délai de préavis. Ce délai a pour but de permettre au cocontractant de se retourner et de faire face à la situation en recherchant une solution de rechange. En cas de non-respect du préavis, la sanction est l’allocation de dommages-intérêts et non le maintien forcé du contrat. La faculté de rompre unilatéralement un contrat à durée indéterminée étant d’ordre public, toute clause contraire est nulle. En revanche, les parties peuvent évidemment inscrire dans leur contrat une clause de résiliation. Ces clauses, qui ne sont que le rappel de la faculté reconnue par le droit commun à chaque contractant de mettre fin aux contrats à durée indéterminée, présentent le plus souvent l’intérêt de régler les points délicats, tels que la durée du préavis ou le montant de l’indemnité de rupture 3.

des contractants, l’information du cocontractant, ainsi que la réparation du préjudice éventuel résultant des conditions de la rupture, devant toutefois être garanties ». 1. Civ. 1re, 5 févr. 1985, Bull. civ. I, no 54, p. 52, RTD civ. 1986. 105, obs. J. Mestre : « dans les contrats à exécution successive dans lesquels aucun terme n’a été prévu, la résiliation unilatérale est, sauf abus sanctionné par l’alinéa 3 du même texte (art. 1134), offerte aux deux parties » ; Civ. 1re, 11 juin 1996, CCC 1996, no 164, note Leveneur ; Civ. 1re, 11 mars 2014, RDC 2014. 357, obs. Y.-M. Laithier – V. déjà Com. 15 déc. 1969, Bull. civ. IV, no 384, p. 355, JCP 1970. II. 16391, note J.H. ; 19 juill. 1971, Bull. civ. IV, no 213, p. 198. 2. Com. 8 avr. 1986, préc. (contrat de concession) ; Com. 19 nov. 1985, Bull. civ. IV, no 275, p. 232 (ouverture de crédit) ; Com. 28 févr. 1995, Bull. civ. IV, no 63, p. 60, RTD civ. 1995. 885, obs. J. Mestre ; Paris, 16 janv. 1996, D. 1996. IR 66. À l’inverse, la méconnaissance du délai de préavis n’engage pas la responsabilité de l’auteur de la résiliation lorsque son partenaire a eu un comportement qui faisait obstacle à la poursuite des relations (Com. 5 mars 1996, RTD civ. 1996. 905, obs. J. Mestre ; v. aussi B. Fages, Le comportement du contractant, thèse Aix, éd. 1997, nos 812 s.) 3. En droit commun, les clauses qui reconnaissent aux parties une faculté de résiliation unilatérale discrétionnaire ne privent pas le juge de la possibilité de sanctionner l’intention de nuire qui animerait l’une des parties (Mestre et Fages, RTD civ. 2001. 586 ; rappr. Com.

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L’existence d’une faculté de résiliation unilatérale n’est pas sans présenter de réels dangers lorsque le contrat constitue un élément indispensable à la vie d’une des parties parce que ses conditions d’existence en dépendent. Aussi bien, la jurisprudence décidait traditionnellement que cette faculté de résiliation ne constitue pas une prérogative discrétionnaire ; la résiliation ne doit pas être abusive 1. Le projet d’ordonnance prévoyait que l’auteur de la résiliation unilatérale d’un contrat à durée indéterminée pouvait engager sa responsabilité en cas d’abus dans sa mise en œuvre. La solution n’a pas été reprise dans le texte final de l’ordonnance. Cela ne signifie pas pour autant que la solution ait été abandonnée. Les solutions rendues sous l’empire du droit antérieur, notamment celle selon laquelle le respect du délai de préavis n’exclut pas nécessairement l’existence d’un abus, devraient se maintenir 2. Se conformant à la jurisprudence qui considère que l’exigence de bonne foi n’impose pas à l’auteur de la rupture qu’il justifie d’un motif légitime 3, les auteurs de la réforme n’ont pas imposé l’obligation de motivation 4. 3  avr. 2001, D.  2001. Somm.  3240, obs. D.  Mazeaud, JCP  2001. I.  354, no 19, obs. J. Rochfeld, Defrénois 2001. 1048, obs. E. Savaux). 1. Com. 15 déc. 1969, préc. ; Civ. 1re, 5 févr. 1985, préc. ; Com. 8 avr. 1986, Bull. civ. IV, no 58, p. 50 ; Paris, 21 juin 1989, D. 1989. IR 215, RTD civ. 1990. 279, obs. J. Mestre ; Com. 13 mars 2001, CCC 2001, no 100 ; 5 oct. 2004, CCC 2005, no 1, obs. L. Leveneur, JCP 2005. I. 174, no 11, obs. M. Chagny, RDC 2005. 288, obs. Ph. Stoffel-Munck, RTD civ. 2005. 128, obs. J. Mestre et B. Fages. Sur cette question, v. M.-E. Pancrazi-Tian, La protection judiciaire du lien contractuel, thèse Aix, 1996, nos 230 s., p. 204 s. 2. Com. 8 octobre 2013, Bull. civ. IV, no 148, D. 2013. 2617, note D. Mazeaud, CCC 2014, no 1, note Leveneur, RTD civ. 2014. 117, obs. B. Fages. À quoi il convient d’ajouter que durant le préavis les parties et notamment celui qui a pris l’initiative de la rupture doivent continuer d’exécuter le contrat de bonne foi (Com. 7 octobre 2014, D. 2014. 2329, note F. Buy, 2015. 943, obs. D. Ferrier, RTD civ. 2015. 381, obs. H. Barbier). 3. La rupture de la relation contractuelle n’a pas à être motivée (Com. 15 déc. 1969, préc. ; 5 avr. 1994, préc. ; 7 oct. 1997, CCC 1998, no 20, note Leveneur ; 21 février 2006, RDC 2006. 704, obs. D. Mazeaud, CCC 2006, no 99, note Leveneur ; Civ. 1re, 30 oct. 2008, JCP 2009. II. 10052, note C. Chabas ; Com. 10 oct. 2009, CCC 2010, no 36, note L. Leveneur). Le caractère abusif de la rupture ne saurait résulter du fait qu’elle se produit hors des cas prévus au contrat (Com. 31  mai 1994, Bull.  civ.  IV, no 194, p. 155, JCP  1994. I.  3803, no 1, obs.  Virassamy, RTD  civ. 1993. 108, obs. Mestre). En revanche, il y a abus lorsque la mauvaise foi de l’auteur de la rupture est établie (Paris, 17 févr. 1992, CCC 1992, no 52, obs. Vogel) et notamment lorsque les motifs de rupture sont délibérément fallacieux (Paris, 8 juin 1994, D. 1995. Somm. 69, obs. Ferrier ; rappr. Com. 5 oct. 1993, JCP 1994. II. 22224, obs. Jamin, RTD civ. 1994. 604, obs. Mestre) ou que le concédant a fallacieusement laissé entendre au concessionnaire qu’il envisageait de poursuivre la relation contractuelle (Com. 13  mars 2001, préc.) ou encore que les circonstances qui ont entouré la rupture permettent d’établir l’existence d’une faute (Com. 21 févr. 2006, préc.). Certaines décisions récentes laissent à penser que les magistrats pourraient entendre plus largement la notion d’abus en cas de rupture d’un contrat à durée indéterminée (Com. 3  juin 1997, D. 1998. Somm. 113, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 1997. 936, obs. J. Mestre). Afin de déterminer si la faculté de résiliation a été exercée abusivement ou non, les juges du fond ne sont pas obligés de s’en tenir aux motifs invoqués par l’auteur de la rupture dans la lettre de dénonciation (Com. 4 juin 1996, RTD civ. 1996. 906, obs. J. Mestre). Le concédant n’est pas tenu d’une obligation d’assistance envers le concessionnaire afin de faciliter sa reconversion (Com. 6 mai 2002, CCC 2002, no 134, note Leveneur, D. 2002. Somm. 2842, obs. D. Mazeaud). 4. Pour la reconnaissance d’un véritable contrôle de motivation, v.  M.  Fabre-Magnan, « L’obligation de motivation en droit des contrats », Mélanges Ghestin, 2001, p. 301 s. ; du même

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661 Illustrations ¸ Ces exigences prennent un relief particulier lorsque les parties sont engagées dans une opération de coopération au moyen d'un contrat d’intérêt commun. En effet, réalisant une mise en relation d’actifs complémentaires, l’opération de coopération s’échelonne nécessairement dans le temps. Les séquences de l’opération – prestation instrumentale, c’est-à-dire fourniture des moyens, prestation finale, c’est-à-dire exploitation de ses moyens – doivent pouvoir se déployer successivement pour que le contrat atteigne ses objectifs. Dans le cas contraire, l’opération est vouée à l’échec. C’est dire qu’une rupture unilatérale, qui survient avant que le contrat ait pu développer ses effets le temps nécessaire à sa réussite, en ruine l’économie. La partie qui a réalisé des investissements importants doit raisonnablement pouvoir s’attendre à ce que le contrat continue à produire ses effets le temps qu’elle puisse en retirer les profits corrélatifs 1. La situation est différente dans les contrats successifs qui réalisent une simple opération d’échange. Reposant sur une réitération du même échange, ceux-ci peuvent s’interrompre à tout moment, sans que cette interruption cause un déséquilibre dans la mise en œuvre de l’opération qu’il recouvre. Ce qui ne veut pas dire que cette rupture ne puisse pas être gravement préjudiciable à celui qui la subit lorsque ce contrat constitue un élément essentiel à sa vie 2. Le souci contemporain de protéger certaines catégories de contractants – le salarié, le locataire… – conduit à infléchir ces principes de solution, en prévoyant notamment l’atténuation du caractère réciproque de la règle. Ainsi, à raisonner sur le contrat de travail, alors que le salarié n’a pas à motiver sa démission, l’employeur doit fonder le licenciement sur un juste motif, à défaut duquel la rupture du contrat est abusive. À l’inverse, le droit de la consommation considère comme abusive la clause qui, dans les contrats à durée indéterminée, soumet la résiliation à un délai de préavis plus long pour le consommateur que pour le professionnel, ainsi que celle qui subordonne dans les mêmes contrats la résiliation par le consommateur au versement d’une indemnité au profit du professionnel (C. consom., art. R. 212-1, 10e et 11e). Le droit civil doit compter, en la matière, de plus en plus, avec le droit de la concurrence. L’art. 36-5 de l’ordonnance de 1986, modifié par les lois du 1er juillet 1996, du 15 mai 2001 et du 4 août 2008 est, en effet, devenu l’art. L. 442-6-I, auteur, « Pour la reconnaissance d’une obligation de motiver la rupture des contrats de dépendance économique », RDC 2004. 573 ; P. Laurent, « La bonne foi et l’abus du droit de résilier unilatéralement les contrats de concession », LPA 8 mars 2000, p. 6 s. ; B. Le Bars, « La résiliation unilatérale du contrat pour cause d’intérêt légitime », D. Affaires 2002. 381. 1. En matière de contrat de concession, certains arrêts considérent que la rupture est abusive lorsque le concédant, tout en respectant le délai de préavis prévu au contrat, n’a pas informé son concessionnaire qui n’a pas démérité de son intention éventuelle de rompre alors qu’il l’a incité à effectuer des investissements qui ne peuvent être amortis durant la période de préavis (Com. 5  avr. 1994, JCP  1994. I.  3803, obs.  Jamin, CCC 1994, no 159, obs.  Leveneur, D.  1995. Somm.  com., p. 90, obs. D.  Mazeaud, RTD  civ. 1994.  603, obs. J.  Mestre ; 20  janv. 1998, Bull.  civ.  IV, no 40, p. 30, D.  1998.  413, note C.  Jamin, 1999. Somm. 114, obs. D.  Mazeaud, RTD civ. 1998. 675, obs. J. Mestre). 2. S. Lequette, Le contrat-coopération, contribution à la théorie générale du contrat, thèse Paris II, éd. 2012, nos 485 s., p. 399 s.

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LA DURÉE DU LIEN CONTRACTUEL

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5o°C. com., qui condamne une pratique abusive, celle de la rupture brutale des relations commerciales établies, sans qu’il soit nécessaire de démontrer son effet restrictif de concurrence sur le marché. Ce texte dispose désormais qu’« engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers : (…) 5o de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels » 1. Les règles spéciales priment, en principe, le droit commun 2.

SECTION 3. LE CONTRAT À DURÉE

DÉTERMINÉE

662 Sa force obligatoire jusqu’à l’arrivée du terme extinctif ¸ Les parties définissent la durée de leur contrat en fixant un terme extinctif. À l'arrivée de celui-ci le contrat prend, en principe, fin automatiquement. Le plus souvent le terme est certain. Il peut résulter de la fixation d'une date ou de l'écoulement d'un certain délai, par exemple tant d'années après la formation du contrat. Il peut aussi être incertain. On entend par là un événement dont on sait qu'il se réalisera, sans en connaître encore la date (v. ss 1356) 3. Par exemple une personne loue tel matériel pour la durée d’un chantier dont on ne sait pas exactement quand il prendra fin. Le contrat qui n’est pas assorti d’un terme exctinctif, certain ou incertain, est un contrat à durée indéterminée 4. 1. P. Vergucht, « La rupture brutale d’une relation commerciale établie », RJ com. 1997. 129. La responsabilité qui découle de la rupture d’une relation commerciale établie a été qualifiée de délictuelle (Com. 6  février 2007, D.  2007.  653, JCP  2007. II.  10108, note F.  Marmoz, RDC 2007. 731, obs. J.-S. Borghetti, RTD civ. 2007. 343, obs. J. Mestre et B. Fages ; 13 janvier 2009, RDC 2008. 1016, obs. D. Mazeaud). Sur la notion de relations commerciales établies, voir Com. 15  sept. 2009, Defrénois 2010.  114, obs. R.  Libchaber ; 6  sept. 2011, CCC 2011, no 238, note N. Mathey ; 25 sept. 2012, RTD civ. 2012. 721, obs. B. Fages. Sur la notion de rupture brutale, voir Com. 12 février 2013, CCC 2013, no 78, note N. Mathey. Sur ce que un tiers peut invoquer cette rupture brutale dès lors qu’elle lui cause un préjudice, voir Com. 6  sept. 2011, RDC 2012. 81, obs. J.-S. Borghetti. 2. Sur l’articulation du droit commun et du droit spécial, voir G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 584, p. 501. 3. Soc. 28  oct. 1992, Bull.  civ.  V, no 521, p. 329, JCP  E 1993. II.  461, note  Petit, RTD  civ. 1993. 355, obs. J. Mestre. Peu importe que l’on ignore la date de réalisation du terme, dès lors que sa survenance est certaine. Encore faut-il que sa détermination ne soit pas laissée à l’arbitraire d’une des parties. Sinon, le contrat serait en réalité à durée indéterminée ou risquerait de tomber sous le coup de la prohibition des engagements perpétuels ou de la nullité pour indétermination d’un de ses éléments essentiels (C.  civ., art.  1129 ; sur cette question, v.  Ghestin et Billiau, no 207). 4. La pratique révèle l’existence de catégories intermédiaires. Ainsi un contrat peut être à la fois à durée indéterminée et assorti d’un terme certain, à savoir la cessation de plein droit du contrat au soixante-sixième anniversaire du cocontractant (Civ. 1re, 2 déc. 1997,

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La loi réglemente parfois pour certains contrats l’utilisation de cette modalité. C’est ainsi que, soucieuse de stabiliser la situation de certains contractants, il lui arrive de prévoir une durée minimale. Par exemple, les baux d’habitation ne peuvent être inférieurs à trois ans, et les baux ruraux ainsi que les baux commerciaux à neuf ans. À l’opposé, soucieuse parfois d’éviter la pérennisation de certaines situations contractuelles, elle prévoit une durée maximale : le mandat des agents immobiliers ne peut dépasser trois mois et les contrats d’approvisionnement exclusif dix ans. Tant que le terme extinctif n’est pas survenu, le contrat déploie sa force obligatoire entre les parties. À l’arrivée du terme, il s’éteint, sans que celui qui entend que le contrat prenne fin ait en principe besoin de prévenir son cocontractant. La solution est aujourd’hui expressément consacrée par l’article 1212 : « Lorsque le contrat est conclu pour une durée déterminée, chaque partie doit l’exécuter jusqu’à son terme ». Le texte poursuit en précisant que « Nul ne peut exiger le renouvellement du contrat ». La règle n’est pas impérative, en sorte que les parties peuvent prévoir le renouvellement automatique du contrat. 663 Tempéraments ¸ L'une comme l'autre de ces règles est l'objet de tempéraments. 664 1) Résiliation unilatérale anticipée 1 ¸ Lorsque le contrat est conclu pour une durée déterminée, les contractants sont en principe tenus de l'exécuter jusqu'au terme prévu sans pouvoir le résilier unilatéralement. Au cas où l'un des contractants cesserait d'exécuter ses obligations, il engagerait sa responsabilité et pourrait éventuellement être contraint à leur exécution forcée (v. ss 774 s., 1500 s.). Néanmoins le législateur prévoit parfois, pour certains contrats, en raison de leur caractère particulier, la possibilité d’une résiliation anticipée, alors même qu’ils seraient à durée déterminée. C’est ainsi que le mandat, parce qu’il repose sur un rapport de confiance entre les parties, peut prendre fin par la volonté d’une des parties (C. civ., art. 2004 et 2007). Toutefois lorsqu’on est en présence d’un mandat d’intérêt commun, il ne peut être révoqué que du consentement commun des parties 2. De même le déposant peut mettre fin au contrat de dépôt alors même que le contrat aurait fixé un délai déterminé pour la restitution (C. civ., art. 1944), car le contrat est conçu dans l’intérêt du déposant. De même encore, le prêteur à usage peut demander la restitution anticipée de la chose prêtée, s’il en Defrénois  1998.  406, obs. A.  Bénabent). Dans un tel cas, chaque partie peut utiliser la faculté de résiliation unilatérale inhérente au contrat à durée indéterminée et, en l’absence d’utilisation de cette faculté, le contrat s’éteindra au terme prévu. 1. Ph. Simler, « L’article 1134 du Code civil et la résiliation unilatérale des contrats à durée déterminée », JCP 1971. I. 2413. 2. Civ. 13 mai 1889, DP 1885. I. 350, S. 1887. I. 220.

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éprouve un « besoin pressant et urgent » (C. civ., art. 1889) 1. Le législateur contemporain a tendance à accroître le nombre de ces cas de résiliation unilatérale. Ainsi la loi du 6 juillet 1989 relative aux baux prévoit que le locataire peut résilier le contrat de location à tout moment, moyennant préavis donné trois mois à l’avance par lettre recommandée avec accusé de réception (art. 12). En revanche, le bailleur ne peut donner congé qu’à l’arrivée du terme, avec préavis de six mois et en justifiant sa décision (art. 15). En matière d’assurances, l’assureur comme l’assuré peuvent se retirer du contrat tous les ans en prévenant l’autre partie deux mois à l’avance (C. assur., art. L. 113-12) 2. S’agissant du courtage matrimonial, la loi du 23 juin 1989 prévoit une faculté de résiliation pour motif légitime au profit des deux parties (art. 6-1, al. 3) 3. L’exercice du droit de résiliation donne souvent lieu à des difficultés. Fréquemment le contractant qui rompt le contrat par sa seule volonté sera redevable à son partenaire de certaines prestations contractuelles ou d’une indemnité. Ainsi le déposant qui résilie le contrat doit payer la rémunération promise au dépositaire salarié ou même des dommages-intérêts si ce dernier subit un préjudice du fait du retrait anticipé de la chose ; ainsi encore le mandant qui, sans motif légitime, révoque le mandat, doit réparer le préjudice causé au mandataire par cette révocation 4 ; de même, le mandataire doit indemniser le mandant du préjudice qu’il lui cause par sa renonciation. Les parties peuvent inclure dans un contrat à durée déterminée une clause qui leur accorde le droit de procéder à la résiliation unilatérale du contrat, avant la survenance du terme 5. 665 2) Prorogation, Renouvellement, Tacite reconduction ¸ Sur ces trois questions, la réforme reprend et éventuellement précise les solutions progressivement dégagées par la jurisprudence et synthétisées par la doctrine. La prorogation du contrat vise à prolonger le même contrat, en substituant au terme initialement prévu une date ultérieure. L’article 1213 prévoit que « le contrat peut être prorogé si les contractants en manifestent la volonté avant son expiration ». En pratique, la prorogation peut être automatique 1. Sur les hésitations jurisprudentielles auxquelles a donné lieu la règle, voir Civ. 1re, 19 nov. 1996 et 3 février 2004, GAJC, t. 2, no 287-288. 2. Le projet de loi Hamon ouvre au profit du consommateur d’assurances un droit de résiliation à tout moment à partir d’une première reconduction tacite. 3. Cette résiliation entraîne la réduction du prix convenu à proportion de la durée du contrat couru et de celle restant à courir (Décr. 16 mai 1990, art. 2). 4. V. par ex., Paris, 21 févr. 1989, RTD civ. 1989. 536, obs. J. Mestre ; rappr. à propos d’un contrat d’agent commercial : Com. 29 avr. 2003, CCC 2003, no 121, note L. Leveneur. 5. Sur la validité de ces clauses, v. Paris, 25 janv. 1995, RTD civ. 1996. 158, obs. Mestre. Dès lors que la clause ne l’exige pas, la décision de résiliation anticipée n’a pas à être motivée mais peut être sanctionnée au cas où celui qui la prend est de mauvaise foi : Civ. 1re, 30 oct. 2008, JCP 2009. II. 10052, note C. Chabas (rappr. ss 440) ; sur l’étendue des dommages-intérêts dus en cas de rupture abusive, voir Paris, 14 oct. 2005, RTD civ. 2006. 114, obs. Mestre et Fages.

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et résulter d’une clause du contrat initial prévoyant que le contrat sera prorogé en cas de survenance de tel ou de tel événement. Mais elle est le plus souvent le produit d’un nouvel accord des parties qui doit intervenir avant l’arrivée du terme 1. Dans ce cas, les parties précisent la durée de la prorogation. En l’absence d’indication, on pourrait considérer que le contrat a été prorogé pour une durée indéterminée, ce qui le rendrait librement résiliable 2. L’article 1213 ajoute que « la prorogation ne peut porter atteinte aux droits des tiers ». Il en résulte qu’une caution ne peut voir le risque qu’elle couvre augmenté parce que le contrat garanti verrait sa durée prolongée. Le renouvellement vise l’hypothèse où un nouveau contrat au contenu identique succède au précédent. Ce renouvellement est la conséquence soit d’une disposition législative soit d’une stipulation contractuelle. C’est ainsi qu’en matière de baux (baux commerciaux, baux ruraux), la loi prévoit que le preneur a un droit au renouvellement de son bail, le bailleur ne pouvant reprendre son bien, à l’arrivée du terme, que pour certains motifs et moyennant indemnité 3. Le fait qu’il s’agisse d’un nouveau contrat implique qu’il sera soumis au droit en vigueur non à la date de sa conclusion initiale mais à celle de son renouvellement. L’article 1214 précise que ce nouveau contrat est à durée indéterminée. Mettant fin à une certaine incertitude jurisprudentielle 4, cette dernière règle qui est supplétive de volonté peut être tenue en échec de deux façons. La loi qui prévoit le renouvellement peut poser que le nouveau contrat sera à durée déterminée. La règle spéciale l’emporte alors sur le droit commun. La clause qui prévoit le renouvellement décide que celui-ci opérera pour une durée déterminée. C’est ainsi qu’il est fréquemment prévu dans les contrats d’abonnement, par une clause du contrat, que le contrat se renouvellera d’année en année. La tacite reconduction : Le contrat s’éteint à l’arrivée du terme. Mais il arrive fréquemment que les relations contractuelles se prolongent après l’arrivée du terme entraînant tacite reconduction du contrat 5. Généralisant la disposition de l’article 1738 du Code civil qui prévoit que « si à l’expiration des baux écrits le preneur reste et est laissé en possession, il s’opère un nouveau bail », la jurisprudence décidait que la tacite reconduction 1. A. Bénabent, « La prolongation du contrat », RDC 2004. 117 s. 2. F. Chénedé, Le nouveau droit des obligations et des contrats, 2016, no 26.61, p. 165. 3. CEDH 12 juin 2012, D. 2012. 2007, note Marchadier, RDC 2013. 31, obs. J. Rochfeld a décidé qu’une législation qui permet aux locataires d’obtenir la prolongation de leurs baux d’habitation au même prix et sans limitation de durée porte atteinte au droit de propriété des bailleurs. 4. La jurisprudence antérieure manquait de clarté. Certaines décisions avaient retenu la durée déterminée (Com. 22  janv. 1980, Bull.  civ.  IV, no 36 ; 15  janv. 2008, Bull.  civ.  IV, no 4, D. 2008. 350, obs. Chevrier, RTD civ. 2008. 299, obs. B. Fages), d’autres la durée indéterminée (Civ.  1re, 15  nov. 2005, Bull.  civ.  I, no 413, D.  2006.  587, note  Mekki, RTD  civ. 2006.  114, obs. Mestre). 5. C.  Najm-Makhlouf, Tacite reconduction et volonté des parties, thèse Paris  II, éd.  2013 ; V. Amar-Layani, « La tacite reconduction », D. 1996. 143.

 

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d’un contrat à durée déterminée donne naissance à un contrat à durée indéterminée, lequel peut être résilié à tout moment par les parties 1. Le terme extinctif ayant joué, ce n’est pas le contrat initial qui continue mais un nouveau contrat qui lui fait suite, en principe aux mêmes conditions 2. La solution est désormais consacrée par le code à l’article 1215 : « Lorsqu’à l’expiration du terme d’un contrat conclu à durée déterminée, les contractants continuent d’en exécuter les obligations, il y a tacite reconduction. Celle-ci produit les mêmes effets que le renouvellement du contrat ». L’existence d’un nouveau contrat n’est pas cependant sans conséquences. C’est ainsi que, dans le cas d’un contrat de franchise, l’information préalable prévue par l’article L. 330-3 C. com. doit être renouvelée 3 ou encore que le nouveau contrat est soumis à la loi nouvelle entrée en vigueur dans l’intervalle 4. La tacite reconduction est écartée s’il existe, dans le contrat initial, une clause expresse en ce sens 5. Le droit de la consommation est susceptible d’infléchir ces solutions dans diverses directions. L’article L. 215-1 C. consom. dispose que le professionnel prestataire de services informe le consommateur par écrit, « au plus tôt trois mois et au plus tard un mois avant le terme de la période autorisant le rejet de la reconduction, de la possibilité de ne pas reconduire le contrat qu’il a conclu avec une clause de reconduction tacite » 6. Il cherche ainsi à préserver la liberté de ne pas contracter du consommateur. Inversement, l’article L. 121-11 C. consom. qui sanctionne le refus de vente ou de prestation de service est parfois invoqué au soutien d’une sorte de droit à la reconduction du contrat 7.

SECTION 4. LES OBLIGATIONS POST

CONTRACTUELLES : L’APRÈS-CONTRAT 666 Présentation ¸ Une fois l'objet du contrat réalisé, les obligations des contractants s'éteignent ainsi que le contrat qui leur avait donné 1. Com. 18 févr. 1992, Bull. civ. IV, no 78, D. 1993. 57, note Hannoun. 2. Civ.  1re, 17  juillet 1980, Bull.  civ.  I, no 220 ; 10  janvier 1984, Bull.  civ.  I, no 6, RTD  civ. 1985.  157, obs. J.  Mestre ; Com. 13  mars 1990, Bull.  civ.  IV, no 77, RTD  civ. 1990.  664, obs. J. Mestre ; rappr. Civ. 1re, 15 nov. 2005, D. 2006. 587, note Mekki, qui précise que « les autres éléments » de ce contrat « ne sont pas nécessairement identiques » ; comp. Civ. 1re, 4 juin 2009, D. 2009. 1694. 3. Com. 14 janv. 2003, D. 2003. 2304. 4. Civ. 3e, 27 sept. 2006, D. 2006. 2415. 5. Com. 6 juillet 1976, Bull. civ. IV, p. 199 ; rappr. Com. 17 nov. 1992, Bull. civ. IV, no 336. 6. Ph. Stoffel-Munck, « L’encadrement de la tacite reconduction dans les contrats de consommation après la loi Chatel du 28 janvier 2005 », JCP 2005. I. 129 ; C. Najm-Makhlouf, Tacite reconduction et volonté des parties, thèse Paris II, éd. 2013, nos 590 s. ; Civ. 1re, 10 avr. 2013, CCC 2013, no 196, note G. Raymond. 7. Civ.  3e, 13  mai 2009, CCC 2009, no 207, note G.  Raymond, RDC 2009.  1418, obs. D. Fenouillet.

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naissance. Les parties ne se retrouvent pas pour autant nécessairement dans la situation qui était la leur avant la conclusion du contrat. Il arrive, en effet, parfois que le contrat prévoit que certaines obligations survivront à son extinction. C'est ainsi que le contrat de travail peut stipuler que le salarié restera tenu, pendant un certain temps, d'une obligation de nonconcurrence qui lui interdit d'exercer la même activité qu'auparavant et de concurrencer ainsi son ancien employeur 1. C’est ainsi encore que les contrats qui emportent une communication de savoir-faire peuvent mettre à la charge des parties, une obligation de confidentialité qui se prolonge au-delà de leur terme. On est alors en présence d’obligations qui survivent à l’extinction du contrat. Afin de désigner cette situation, on emploie aujourd’hui fréquemment l’expression d’après-contrat 2.

1. F. Petit, L’après-contrat de travail, thèse Bordeaux, 1994. 2. G. Blanc-Jouvan, L’après-contrat, étude à partir du droit de la propriété littéraire et artistique, thèse Paris II, éd. 2003 ; C. Caseau-Roche, Les obligations postcontractuelles, contribution à l’étude des stipulations relatives à la rupture des relations contractuelles continues, thèse Paris  I, 2001 ; Ph. Stoffel-Munck, « L’après-contrat », RDC 2004. 159.

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CHAPITRE 3

LE RAYONNEMENT DU LIEN CONTRACTUEL 667 Généralités ¸ En droit public, l'acte juridique émanant de la volonté d'un ou de quelques individus a, en général, effet à l'égard d'un plus grand nombre, car ceux qui agissent le font en vertu d'un pouvoir réglementaire de commandement, correspondant aux intérêts collectifs dont ils ont la charge. En droit privé, où les considérations individualistes l'emportent, le contrat n'a en principe d'effets qu'à l'égard des individus qui l'ont voulu, car des volontés particulières ne peuvent commander à d'autres volontés particulières. L'ancien article 1165 l'exprimait en une formule lapidaire : « Les conventions n'ont d'effet qu'entre les parties contractantes ». C'est ce que l'on a coutume d'appeler le principe de l’effet relatif des conventions. Depuis la réforme de 2016, ce principe est posé par l’article 1199 sous une forme moins abrupte : « le contrat ne crée d’obligations qu’entre les parties ». La mise en œuvre de ce principe est plus ou moins aisée selon que les parties ont décidé de s’y conformer ou d’aller à son encontre. Le premier cas correspond à l’hypothèse la plus courante, celle des contrats pour soi-même : en contractant, les parties n’ont entendu créer d’obligations qu’à leur charge et à leur profit. Toutes les prestations sont destinées à bénéficier à l’un ou à l’autre des contractants. Ceux-ci ayant spontanément respecté le principe de l’effet relatif des conventions, toute la question est alors de savoir si, au-delà de l’effet obligatoire limité aux parties, le contrat est susceptible de produire des effets indirects à l’égard de personnes autres que les contractants. Le code de 1804 étant resté silencieux sur cette question, c’est à la jurisprudence et à la doctrine qu’était revenue la tâche de les systématiser : si le contrat ne crée d’obligations qu’entre les parties, il donne naissance à une situation juridique qui est opposable aux tiers et par les tiers. La solution est désormais consacrée par l’article 1200 du Code civil. Le second cas est plus rare. Il correspond à l’hypothèse des contrats pour autrui. Par leur contrat, les parties veulent faire naître une obligation au profit ou à la charge d’un tiers. Prenant le contre-pied du principe de l’effet relatif des conventions, ils promettent ou stipulent pour autrui. Visant spécialement cette hypothèse, l’ancien article 1119 du Code civil s’opposait en principe à ce que la volonté des parties soit efficace dans un tel cas : « on ne peut, en général, s’engager, ni stipuler en son propre nom que pour soimême ». Le nouvel article 1203 reprend la règle dans une formulation différente : « on ne peut s’engager en son propre nom que pour soi-même »

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et la fait suivre de deux aménagements qui peuvent lui être apportés, la promesse de porte-fort et la stipulation pour autrui. Aussi bien envisagera-t-on successivement les contrats pour soi-même (Section 1), puis les contrats pour autrui (Section 2), avant de rechercher quel est le rayonnement du lien contractuel dans une hypothèse très particulière, celle de la simulation (Section 3).

SECTION 1. LES CONTRATS POUR SOI-MÊME 668 Effet obligatoire et opposabilité du contrat ¸ Selon l'ancien article 1165 du Code civil, les conventions n'ont d'effet qu'entre les parties contractantes ; elles ne nuisent ni ne profitent aux tiers. Par la généralité même des termes qu'il emploie, ce texte pourrait porter à croire que le contrat est dépourvu de tout effet à l'égard des personnes autres que les parties contractantes. Et de fait, cette conception a prévalu pendant une partie du xixe siècle. Voué à un « splendide isolement », le contrat n’existait pas pour les tiers. Mais ce strict cloisonnement des effets du contrat a été ensuite abandonné au profit d’une autre lecture de ce texte. On considéra, en effet, que, si le contrat ne profite ni ne nuit aux tiers, c’est uniquement en ce qu’il ne peut les rendre créanciers ou débiteurs. Le contrat ne crée, en principe, de liens d’obligation qu’entre les parties contractantes. En revanche, on ne déduit plus de cette affirmation que le contrat n’a aucun effet, même indirect, à l’égard des tiers : le contrat crée entre les parties une situation juridique dont les tiers ne peuvent méconnaître l’existence. Afin d’exprimer cette réalité, on dit que le contrat est opposable aux tiers. Si l’on essaie d’illustrer la distinction par l’exemple de la vente d’un bien, cela signifie que seul le vendeur est tenu de délivrer la chose vendue et l’acheteur de payer le prix convenu – c’est l’effet obligatoire du contrat, mais que la situation juridique née de la vente, à savoir le transfert de propriété du bien à l’acheteur, doit être respectée par tous – c’est l’opposabilité du contrat. Les nouveaux textes issus de la réforme de 2016 rendent mieux compte de cette réalité. L’article 1199 pose que « le contrat ne crée d’obligations qu’entre les parties contractantes », l’article 1200 énonce que « les tiers doivent respecter la situation juridique créée par le contrat ». 669 Tiers et parties ¸ Limitation du lien obligatoire aux parties, opposabilité de la situation juridique aux tiers, telles sont donc les deux grandes directives qui gouvernent la définition de l'étendue du lien contractuel. Encore faut-il, pour avoir une vue complète de la question, préciser les notions de tiers et de partie. Si l'on peut, en effet, dans une première approche s'en tenir à une définition sommaire identifiant les parties à ceux qui ont conclu le contrat, et les tiers à tous les autres, l'existence de multiples personnes qui gravitent autour de l'un ou l'autre contractant

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– créancier, ayant cause, membres d'un groupe de contrats… –, soulève la question de leur position par rapport aux effets du contrat. Sont-elles tenues comme les contractants, par les obligations nées du contrat ou celui-ci leur est-il simplement opposable comme à des tiers ? La question a beaucoup agité la doctrine 1. Mais il s’est alors agi moins d’approfondir ou de remettre en cause les solutions traditionnelles que de les « habiller » en classant les personnes concernées dans la catégorie des tiers ou des parties. La démarche n’emporte pas totalement la conviction dans la mesure où la dichotomie partie-tiers ne rend qu’imparfaitement compte de ce que le rayonnement contractuel est susceptible de multiples degrés. Aussi envisagera-t-on successivement la relativité du lien obligatoire entre les parties (§ 1) et l’opposabilité de la situation contractuelle aux tiers (§ 2), avant de rechercher dans quelle mesure le contrat rejaillit sur les personnes qui sont placées dans une situation intermédiaire (§ 3).

§ 1. Limitation des effets obligatoires aux parties

A. L’effet relatif des conventions 670 Fondements ¸ Le principe de l'effet relatif signifie que le contrat ne saurait faire naître un droit au profit ou à l'encontre d'un tiers. Seules les parties au contrat peuvent devenir créanciers ou débiteurs par l’effet de celui-ci 2. La formule de l’ancien article 1165 était directement inspirée de l’adage latin res inter alios acta aliis neque nocere neque prodesse potest (les actes conclus par les uns ne peuvent ni nuire, ni profiter aux autres). En droit romain, la relativité du contrat procédait des conditions formalistes de sa création. Ne sont liées que les personnes qui ont accompli les rites créateurs d’obligations. Avec l’avènement du consensualisme, le fondement de l’effet relatif des conventions s’est modifié. Les auteurs classiques considéraient cette règle comme une vérité d’évidence. Ils y voyaient l’un des corollaires de la théorie de l’autonomie de la volonté : chaque individu étant indépendant, seule sa volonté peut 1. J.  Ghestin, « La distinction des parties et des tiers au contrat », JCP  1992. I.  3628 ; J.-L. Aubert, « À propos d’une distinction renouvelée des parties et des tiers », RTD civ. 1993. 263 ; C. Guelfucci-Thibierge, « De l’élargissement de la notion de partie au contrat… à l’élargissement de la portée du principe de l’effet relatif », RTD civ. 1994. 275 ; J. Ghestin, « Nouvelles propositions pour un renouvellement de la distinction des parties et des tiers », RTD civ. 1994. 777 ; Ph. Delmas Saint-Hilaire, Le tiers à l’acte juridique, la notion de partie, thèse Bordeaux IV, éd. 2000. 2. R.  Savatier, « Le prétendu principe de l’effet relatif des contrats », RTD  civ. 1934.  525 ; A. Weill, La relativité des conventions en droit privé français, thèse Strasbourg, 1938 ; S. Calastreng, La relativité des conventions, thèse Toulouse, 1939 ; J.-L. Goutal, Essai sur le principe de l’effet relatif des contrats, thèse Paris II, éd. 1981 ; Y. Flour, L’effet des contrats à l’égard des tiers en droit international privé, thèse ronéot., Paris II, 1977 ; Ph. Didier, « L’effet relatif », in Les concepts contractuels français à l’heure des Principes du droit européen du contrat, 2003, p. 187 ; M. Grimaldi, « Le contrat et les tiers », Mélanges Jeztaz, 2006, p. 161 ; D. Mazeaud, « Le contrat et les tiers : nouvelle leçon, nouvelle présentation », Mélanges F. Chabas, 2011, p. 605.

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restreindre sa liberté et le lier. Dès lors que l’obligation a sa source dans la volonté, ne peuvent être tenus que ceux qui l’ont voulue. La solution se concilie, au demeurant, parfaitement avec les postulats de la théorie de l’autonomie de la volonté : si le libre jeu des volontés individuelles conduit à la justice, chaque homme étant le meilleur juge de ses intérêts, on ne saurait en dire de même des intérêts d’autrui. Autant on peut compter sur chaque individu pour défendre ses propres intérêts, autant il apparaît peu réaliste d’attendre de chacun qu’il défende les intérêts d’autrui comme les siens propres. Par conséquent, admettre qu’une personne puisse en lier une autre sans que celle-ci l’ait voulu, ce serait non seulement porter atteinte au principe de l’indépendance juridique des individus, mais encore risquer de mettre en place des rapports injustes. Avec le recul de la théorie de l’autonomie de la volonté, le principe de l’effet relatif des conventions s’est maintenu, mais il a perdu son caractère absolu. Le contrat reposant sur l’accord des volontés, il est naturel que soient en principe exclusivement tenus ceux qui ont consenti. Mais, dès lors que la force obligatoire du contrat vient, non de la promesse, mais de la valeur que la loi attache à la promesse, on peut parfaitement admettre que le législateur ou même la jurisprudence décide, pour satisfaire à tel ou tel impératif, d’étendre le cercle des personnes obligées au-delà de ceux qui ont conclu le contrat 1. On verra que l’un comme l’autre n’ont pas hésité à user de cette possibilité (v. ss 672, 674, 688 s.).

B. Les personnes obligées

671 Définition ¸ Pour l'instant, on s'en tiendra à la définition de ce qu'on pourrait appeler le « noyau dur » des personnes obligées. Parmi ceux qui sont, sans conteste, liés par les obligations nées du contrat figurent d'abord ceux dont la volonté a participé à la création de celui-ci (1o). Mais le cercle des personnes obligées n’est pas définitivement fixé au moment de la formation du contrat : décès d’un des contractants, cession du contrat peuvent entraîner le remplacement du contractant initial par une autre personne, ayant cause universel ou à titre universel, cessionnaire du contrat (2o). 672 1°) Les parties au moment de la formation du contrat ¸ Ce sont les personnes qui ont conclu le contrat soit par elles-mêmes, soit par l'intermédiaire d'un représentant. S’agissant de la représentation (v. ss 229 s.), cette solution s’accorde parfaitement avec la conception classique, lorsque celle-ci est d’origine conventionnelle. La volonté du représenté a alors, en effet, concouru à la formation du contrat. En revanche, lorsque la représentation revêt un caractère légal ou judiciaire, la volonté du représenté est par définition 1. V. en ce sens Kelsen, « La théorie juridique de la convention », Archives de philosophie du droit 1940, p. 33 à 76 ; C. Guelfucci-Thibierge, art. préc., RTD civ. 1994. 275 s.

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absente. Il faut alors admettre que la loi confère à une personne la qualité de partie au contrat, en l’absence de toute volonté de s’engager de sa part. Elle le fait dans un souci de protection sociale afin d’éviter que ne soit paralysée la gestion du patrimoine d’une personne hors d’état de manifester une volonté juridiquement valable. Afin de délimiter le cercle des personnes obligées, on ne saurait s’en tenir à l’affirmation que les parties sont les personnes qui ont consenti au contrat ou ont été représentées à celui-ci et les tiers tous les autres. De fait, si une telle proposition suffit dans l’immense majorité des cas, au moins dans l’hypothèse du contrat pour soi-même, à désigner les personnes obligées, elle ne rend cependant pas compte de la totalité d’entre eux. Il existe, en effet, des personnes dont la volonté est indispensable à la formation du contrat sans que pour autant elles entendent être liées par celui-ci. Ainsi en va-t-il lorsqu’une personne participe à l’acte pour donner une autorisation nécessaire à sa validité, mais ne veut pas prendre personnellement d’engagement. Ainsi en va-t-il encore du notaire qui signe l’acte en sa qualité d’officier public 1. Dans de tels cas, la personne est présente à l’acte mais n’y est pas partie 2. Elle n’est donc pas liée par celui-ci. 673 2°) Les personnes qui acquièrent ultérieurement la qualité de partie. a) La transmission à cause de mort ¸ Lorsqu'un des contractants est décédé 3 à un moment où le contrat n’a pas épuisé ses effets, ses ayants cause universels lui succèdent et deviennent en ses lieu et place créanciers et débiteurs des obligations nées du contrat 4. On entend par ayant cause universel ou à titre universel, celui qui recueille la totalité ou une partie du patrimoine du défunt : héritier, légataire universel ou à titre universel. Recueillant l’actif, il bénéficie de tous les droits qui résultent des conventions passées par son auteur ; tenu du passif, il doit assumer tous les engagements nés de ces conventions. La solution était exprimée par l’ancien article 1122 en ces termes : « on est censé avoir stipulé pour soi et pour ses héritiers et ayants cause ». « Stipulé » doit s’entendre dans le sens de « contracté ». L’expression vise, en effet, non seulement les effets actifs du contrat, c’est-à-dire les droits qu’il fait naître, mais aussi les obligations auxquelles il donne naissance. Ce texte a été abrogé par l’ordonnance de 2016 sans que ses auteurs jugent utile de s’en expliquer 5. La solution traditionnelle n’en subsiste pas moins, 1. Civ. 3e, 28 oct. 1992, RTD civ. 1993. 123, obs. J. Mestre. 2. M. Vasseur, « Essai sur la présence d’une personne à un acte juridique accompli par d’autres », RTD civ. 1949. 1753. 3. Béhar-Touchais, Le décès du contractant, thèse Paris II, éd. 1988. 4. A.-S. Barthez, La transmission universelle des obligations, thèse Paris I, 2000. V. par ex. Com. 16  mars 1954, D.  1954.  474 ; Civ.  3e, 3  juill. 1999, Defrénois 1999.  1000, obs.  Delebecque, RTD civ. 1999. 834, obs. Mestre. 5. Sur cette question, voir X. Labbé, « Où sont passés les ayants cause ? », JCP 2016. 708, qui regrette à juste raison la disparition de l’article 1122 ; rappr. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 561, p. 480.

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mais elle prendra désormais son appui sur les principes posés dans le titre consacré aux successions 1, encore que celui-ci soit devenu assez discret sur ce point 2. Le principe de la continuation de la personne n’apparait plus, en effet, qu’en filigrane dans les dispositions relatives à la saisine et à l’obligation ultra vires hereditatis. On peut, là encore, s’interroger sur la logique qui a présidé à tout cela : la réforme de 2016 traite, à la différence du code de 1804, de l’incidence du décès sur l’offre mais c’est pour oublier l’incidence de ce même décès sur le contrat. Désormais, la cession de contrat entre vifs a pris place dans le code mais sa transmission à cause de mort a disparu. Au surplus, la règle posée par l’ancien article 1122 était assortie de deux exceptions fort utiles qui figuraient dans son texte même : « … à moins que le contraire ne soit exprimé ou ne résulte de la nature de la convention ». En dépit de l’abrogation du texte, ces exceptions devraient subsister puisqu’elles reposent, pour la première, sur le pouvoir de la volonté, pour la seconde, sur les exigences inhérentes à la nature de certains contrats. En premier lieu, les contractants peuvent valablement convenir que le contrat prendra fin à la mort d’un d’entre eux ; par exemple en stipulant que le bail est conclu pour la durée de la vie du locataire. En second lieu, les contrats qui sont conclus intuitu personae, c’est-àdire en considération des qualités mêmes du contractant, de ses aptitudes, de ses connaissances n’étendent pas leurs effets aux héritiers de celui-ci 3. De tels contrats donnent naissance à des rapports strictement personnels, soit du côté des deux parties – tel est le cas du mandat qui prend fin à la mort du mandant ou à celle du mandataire (art. 2003) –, soit du côté de l’une d’elles seulement (louage de services, louage d’ouvrage) ; le décès de la partie dont la personnalité avait été prise en considération – ouvrier, architecte, peintre, chirurgien, avocat – met alors fin au contrat 4. Au contraire, la loi ne considère pas le louage d’immeuble comme fait intuitu personae. L’article 1742 dispose formellement que le bail ne prend fin, ni par la mort du bailleur, ni par celle du preneur et qu’il continuera avec les héritiers de l’un ou de l’autre. Mais cette règle peut être écartée par les parties. Le contrat d’assurance n’est pas non plus résilié de plein droit par la mort de l’assuré ; celle-ci ouvre simplement à l’héritier et à l’assureur une faculté de résiliation (C. assur., art. L. 121-10).

1. F. Terré, Y. Lequette et S. Gaudemet, Droit civil, Les successions, les libéralités, no 900, p. 801. 2. I.  Dauriac et C.  Grare-Didier, « La disparition de l’article  1122 : entre inquiétudes et regrets », Études Ph. Neau-Leduc, 2018, p. 325. 3. Valleur, L’intuitus personae dans les contrats, thèse Paris, 1938 ; M. Contamine-Raynaud, L’intuitus personae dans les contrats, thèse Paris, ronéot., 1974 ; A.-S. Barthez, thèse préc., nos 474 s., p. 364 s. 4. On peut parfois hésiter sur le caractère personnel d’un engagement. V. ainsi au sujet de la question de savoir si une obligation de ne pas se rétablir contractée par un vétérinaire lie le fils de celui-ci, vétérinaire lui-même : Poitiers, 8 nov. 1949, Gaz. Pal. 1950. 1. 105.

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LE RAYONNEMENT DU LIEN CONTRACTUEL

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674 b) La cession de contrat ¸ La cession de contrat peut résulter d'une convention : une personne, le cédant, transfère sa qualité de contractant avec les droits et obligations qu’elle emporte, à une autre personne, le cessionnaire, qui lui est substituée dans le rapport contractuel. Le cessionnaire devient ainsi, pour l’avenir, partie au contrat : il recueille les droits du cédant et assume ses obligations. Encore faut-il, pour que la cession soit parfaite et que le cédant soit libéré de ses obligations, que le cocontractant cédé consente à la cession (v. ss 1665 s.). Le principe de la relativité des conventions classiquement entendu ne subit aucune altération dès lors que cessionnaire et cocontractant cédé ont consenti à l’opération. Alors que dans la cession de contrat un tiers succède à une partie à compter de la cession, dans la stipulation pour autrui le tiers bénéficiaire reste un tiers 1. Admise par la jurisprudence 2, la cession de contrat est depuis 2016 consacrée par le droit commun des contrats aux articles 1216 et suivants du code civil, qui l’envisagent comme une cession globale du contrat : un contractant cède sa position de partie au contrat. La cession de contrat réalise moins une « substitution » qu’une « succession » de parties au contrat 3. La cession de contrat est parfois imposée par la loi. Dans certains cas, la loi prévoit que si l’un des contractants cède sa situation contractuelle à un tiers, l’autre partie ne pourra s’opposer à cette substitution. Il y a alors cession légale forcée de contrat pour l’une des parties, puisque celle-ci s’opère sans que son consentement soit nécessaire. Ainsi, selon l’article 1601-4, al. 1 du Code civil (réd. L. 4 juillet 1967), « la cession par l’acquéreur des droits qu’il tient d’une vente d’immeuble à construire substitue de plein droit le cessionnaire dans les obligations de l’acquéreur envers le vendeur ». Et selon l’article 1831-3 du Code civil, « si avant l’achèvement du programme, le maître de l’ouvrage cède des droits qu’il a sur celui-ci, le cessionnaire lui est substitué de plein droit, activement et passivement, dans l’ensemble du contrat ». Dans d’autres cas, la transmission est imposée par la loi aux deux parties. Ainsi en va-t-il en cas d’aliénation d’une entreprise (obligation de continuer le contrat de travail, C. trav., art. L. 1224-1), d’une chose louée (obligation de continuer le contrat de bail, C. civ., art. 1743, al. 1) ou d’une chose assurée (obligation de continuer le contrat d’assurance, C. assur., art. L. 121-10). Ces solutions dérogent au principe de la relativité des conventions classiquement entendue, ces personnes devenant parties au contrat, non par l’effet de leur volonté mais par celui de la loi. Elles montrent que le législateur peut délimiter comme il l’entend le cercle des personnes obligées par le contrat. Ces cessions légales seront développées lorsqu’il sera traité des ayants cause à titre particulier (v. ss 687).

1. L. Aynès, La cession de contrat, nos 168 s., sp. p. 125 s. 2. Civ. 1re, 14 décembre 1982, Bull. civ. I, no 360, D. 1983. 416, note L. Aynès. 3. L. Aynès, « La cession de contrat », Dr. et patr. juillet-août 2016, p. 67.

LES EffETS DU CONTRAT

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§ 2. Opposabilité du contrat aux tiers

A. Le principe

675 Présentation ¸ Le principe de la relativité des conventions signifie que les tiers ne peuvent devenir créanciers ou débiteurs en raison d'un contrat auquel ils n'ont pas été parties. Mais il n'implique pas que ce contrat ne puisse avoir, à leur égard, aucune répercussion. Et de fait, le contrat crée une situation juridique dont les tiers, même s'ils ne sont pas personnellement liés par elle, ne peuvent méconnaître l'existence. Le contrat et la situation juridique qu'il a fait naître sont, dit-on, opposables aux tiers en tant que faits 1. La solution est désormais expressément posée par l’article 1200 du code civil : « les tiers doivent respecter la situation juridique créée par le contrat ». Subtile, la distinction entre l’effet obligatoire du contrat, limité aux parties, et la situation juridique née du contrat, opposable aux tiers, n’en est pas moins bien assise, au moins dans son principe. À la différence des parties, les tiers n’ont pas à exécuter la ou les prestations promises dans le contrat. En revanche, ils sont tenus de s’abstenir de tout comportement qui pourrait faire obstacle à l’exécution de ces prestations. Pèse donc sur eux, non l’obligation de donner ou de faire à laquelle le contrat a donné naissance, mais un devoir, celui de respecter la situation née du contrat. En cela, l’opposabilité de la situation contractuelle aux tiers apparaît comme le « complément nécessaire de la force obligatoire du contrat » 2. À défaut d’opposabilité, le contrat risquerait d’être privé d’efficacité puisque les tiers pourraient impunément méconnaître la situation juridique qui en est issue. C’est dire que l’opposabilité du contrat sera dans la dépendance directe de la nature des droits auxquels le contrat donne naissance. Destinée à assurer au contrat pleine efficacité, l’opposabilité ne saurait faire produire à celui-ci plus que ses effets. À s’en tenir à cette présentation de l’opposabilité du contrat, on risquerait néanmoins d’avoir de celle-ci une vue incomplète : opposable aux tiers par les parties, la situation juridique née du contrat l’est aussi par les tiers aux parties. Il est, en effet, on le verra, un certain nombre d’hypothèses où un tiers peut avoir intérêt à se prévaloir à l’encontre d’un contractant de l’existence de la situation née du contrat. 1. Ghestin, Jamin et Billiau, no 730 ; F.  Bertrand, L’opposabilité du contrat aux tiers, thèse Paris II, 1979 ; J. Duclos, L’opposabilité, essai d’une théorie générale, éd. 1984, nos 45 s. ; V. cep. R. Wintgen, Étude critique de la notion d’opposabilité, les effets du contrat à l’égard des tiers en droit français et allemand, thèse Paris I, éd. 2004, nos 96 s. L’auteur entend démontrer qu’il n’existe pas à proprement parler, un principe d’opposabilité à l’égard des tiers qui obligerait ceux-ci à respecter le contrat. « Si le contrat est opposable comme un fait, (cela) signifie seulement que le contrat et les faits liés à sa formation ou à son exécution sont susceptibles d’être pris en compte par des règles qui y attachent des conséquences juridiques ». 2. Ghestin, Jamin et Billiau, no 724.

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LE RAYONNEMENT DU LIEN CONTRACTUEL

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Là ne s’arrêtent pas, au demeurant, les effets indirects du contrat. Parfois celui-ci est simplement utilisé comme une source de renseignement permettant aux particuliers d’étayer leur thèse ou au juge de forger sa conviction. Comme le souligne la Cour de cassation dans une formule synthétique : « si, en principe, les conventions n’ont d’effet qu’à l’égard des parties, il ne s’ensuit pas que les juges ne puissent rechercher, dans des actes étrangers à l’une des parties en cause, des renseignements de nature à éclairer leurs décisions, ni ne puissent considérer comme créant une situation de fait à l’égard des tiers les stipulations d’un contrat » 1. Ces solutions sont désormais consacrées par l’article 1200 alinéa 2 : « Ils (les tiers) peuvent s’en prévaloir notamment pour apporter la preuve d’un fait ».

B. Applications

676 Division ¸ On envisagera le principe d'opposabilité dans trois cas de figure : 1o en tant que le contrat donne naissance à une situation juridique absolue, 2o en tant qu’il a pour objet un droit de créance, 3o en tant qu’il constitue un élément de preuve. 677 1°) Le contrat donne naissance à une situation juridique absolue ¸ L'opposabilité du contrat, c'est-à-dire la faculté pour les parties ou pour les tiers de se prévaloir de la situation juridique qu'il a engendrée, est évidente lorsque cette situation présente un caractère absolu, opposable à tous. Ainsi la jurisprudence a décidé très tôt que les contrats constitutifs ou translatifs de droits réels étaient opposables à tous et devaient être respectés par tous. L’acquéreur d’une chose pourra opposer le droit réel qu’il tient d’un contrat de vente à toute personne, réserve faite des règles de publicité ; il est acquis erga omnes que tel bien a été aliéné et est devenu la propriété de telle personne. Les tribunaux admettent d’ailleurs que, dans un procès en revendication, un contrat translatif de propriété puisse constituer un titre que son titulaire peut invoquer contre le tiers revendiquant, bien qu’à l’égard de celui-ci le contrat soit res inter alios acta 2. Le contrat de mariage crée une situation juridique opposable à tous, notamment en ce que ce contrat établit entre les époux un régime matrimonial et précise l’étendue des pouvoirs dont ils disposent sur leurs biens, régime et pouvoirs qui s’imposent dans les rapports des époux avec les tiers à dater de leur mariage 3. 1. Civ. 3e, 21 mars 1972, Bull. civ. III, no 193, p. 137. 2. Civ., 22 juin 1864, DP 64. 1. 142, S. 64. 1. 349, GAJC, t. 1, no 84 : « Les contrats qui servent de titre et de preuve (à la propriété) sont ceux qui sont passés entre l’acquéreur et le vendeur ; le droit de propriété serait perpétuellement ébranlé si les contrats destinés à l’établir n’avaient de valeur qu’à l’égard des personnes qui y auraient été parties ». V. aussi Req. 20 déc. 1900, DP 1900. 1. 250. 3. Req. 17 déc. 1873, S. 74. 1. 409, note Labbé : « Les conventions matrimoniales, en tant qu’elles transmettent ou modifient des droits réels, ou donnent au mari le pouvoir d’administrer

LES EffETS DU CONTRAT

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Dernier exemple : les conventions créant un groupement – contrat de société, contrat d’association – s’imposent à tous. De fait, une telle convention n’atteindrait pas son but si le groupement auquel elle donne naissance n’avait d’existence qu’au regard de ses membres et non à l’égard des tiers. 678 2°) Le contrat a pour objet un droit de créance ¸ La situation juridique que le contrat crée entre les parties peut être opposée aux tiers par les parties (a) ou aux parties par les tiers (b). 679 a) Opposabilité du contrat aux tiers par les parties ¸ Les tiers n'ont pas à exécuter les obligations nées du contrat mais il leur est interdit, alors même qu'ils n'y ont pas consenti, de faire obstacle consciemment à l'exécution de celui-ci. Le tiers qui aide en connaissance de cause le débiteur à ne pas exécuter le contrat, se rend complice de la violation par celui-ci de ses obligations contractuelles et commet ainsi une faute qui engage sa responsabilité 1. Aussi bien, la jurisprudence décide-t-elle que « le contractant victime d’un dommage né de l’inexécution d’un contrat (…) peut demander la réparation de ce préjudice au tiers à la faute duquel il estime que ce dommage est imputable » 2. À la différence du contractant qui n’exécute pas les obligations nées du contrat, la responsabilité du tiers n’est pas contractuelle mais délictuelle 3. Sa responsabilité résulte, en effet, non de l’inexécution de l’obligation contractuelle à laquelle il n’était pas tenu, mais de la violation d’un devoir, celui de respecter les droits nés du contrat (v. ss 675). Quelques exemples permettront de mieux cerner l’hypothèse. Le propriétaire d’un bien consent sur celui-ci une promesse de vente à un bénéficiaire, puis vend ce bien à une tierce personne en violation de la promesse. La responsabilité du promettant est contractuelle, celle du tiers qui a acquis le bien en connaissant l’existence de la promesse est délictuelle 4.

plus ou moins librement les biens de la femme, sont susceptibles de profiter aux tiers, ou de leur être opposées ; … les tiers ne peuvent, pour repousser cet effet, invoquer utilement l’art. 1165 C. civ. dont la disposition n’est relative qu’aux obligations que les conventions font naître entre les parties ». 1. Tel n’est pas le cas, en revanche, du tiers qui se rend complice de la rupture de pourparlers, sauf si son comportement est dicté par « l’intention de nuire ou s’accompagne de manœuvres frauduleuses » (Com. 26  nov. 2003, Bull.  civ.  IV, no 186, D.  2004.  869, obs. A.-S.  DupéDallemagne, JCP 2004. I. 163, nos 18 s., obs. G. Viney, GAJC, t. 2, no 142). 2. Civ.  1re, 26  janv. 1999, Bull.  civ.  I, no 32, D.  1999. Somm.  com.  263, obs.  Delebecque, RTD civ. 1999. 405, obs. Jourdain ; v. aussi Com. 8 juin 1993, Bull. civ. IV, no 228 ; Civ. 1re, 17 oct. 2000, D. 2000. 952, note Billiau et Moury, JCP 2001. I. 338, no 6, obs. Viney. Encore faut-il que ce dommage lui soit imputable. Tel n’est pas le cas lorsque le tiers a contracté avec un nouveau client qui avait précédemment rompu les contrats qui le liaient (Com. 9 juin 2009, JCP 2009. 312, note N. Dissaux). 3. Civ. 1re, 26 janv. 1999, préc. 4. Civ. 13 nov. 1927, DP 1929. 1. 131 ; 10 avr. 1948, D. 1948. 421, note Lenoan ; 7 oct. 1958, D. 1958. 763 ; Civ. 3e, 8 juill. 1975, Bull. civ. III, no 249, Gaz. Pal. 1975. 2. 781, note Plancqueel.

 

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LE RAYONNEMENT DU LIEN CONTRACTUEL

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Le patron qui débauche l’employé d’un concurrent et l’amène à rompre son premier contrat de manière abusive, se rend complice de cette rupture. La responsabilité de l’employé est contractuelle, celle du patron est délictuelle 1. La promesse de vente, le contrat de travail n’ont pas créé d’obligation à l’égard des tiers, mais ceux-ci ne peuvent en méconnaître l’existence. Or tel est précisément le cas lorsqu’un tiers, en concluant un contrat avec l’une des parties, entrave l’exécution des obligations que cette partie avait précédemment souscrites 2. Encore faut-il, pour que la responsabilité du tiers puisse être engagée, qu’il connaisse l’existence du contrat violé au moment où il conclut le contrat incompatible avec celui-ci 3. Cette connaissance ne se présume pas 4. La question de l’opposabilité du contrat revêt une importance toute particulière dans le domaine de la distribution. Lorsqu’un fournisseur confère à des distributeurs l’exclusivité de la vente de ses produits pour des zones géographiques déterminées, le tiers qui se procure auprès de ce même fournisseur ou d’un distributeur exclusif ces produits et qui les distribue en violation de la clause d’exclusivité engage certainement sa responsabilité délictuelle. Il aide, en effet, le fournisseur ou le distributeur à méconnaître ses propres engagements. Mais qu’en est-il lorsque ce tiers se fournit non auprès du fournisseur ou d’un des distributeurs liés par la clause d’exclusivité, mais sur un marché parallèle tout en connaissant l’existence du contrat de fournitures exclusives ? Dans un premier temps, la Cour de cassation a décidé que celui qui commercialisait des produits dans de telles conditions engageait sa responsabilité délictuelle 5. Elle raisonnait donc comme si la convention d’exclusivité créait une sorte de situation juridique absolue. Mais ultérieurement la Cour de cassation a abandonné cette position : le seul fait d’avoir commercialisé des produits relevant d’un réseau de distribution exclusive ne constitue pas en lui-même un acte fautif 6 ; les tiers n’engagent leur responsabilité délictuelle que s’ils ont contracté en connaissance de cause avec un fournisseur ou un distributeur tenu par la clause d’exclusivité et l’ont ainsi aidé à enfreindre les obligations

1. Civ. 27 mai 1908, DP 1908. 1. 459, S. 1910. 1. 118 ; Paris, 18 mars 1927, Gaz. Pal. 1927. 2. 804 ; Req. 17 juin 1927, Gaz. Pal. 1927. 2. 431. V. au sujet de la complicité de la violation d’engagements théâtraux : Req. 2 juin 1930, DH 1930. 377 ; Civ. 7 oct. 1958, préc. ; Paris, 7 juill. 1970, JCP 1971. II. 6611, note C.J. – V. aussi au sujet de la responsabilité du tiers complice de la violation d’une obligation de non-concurrence : Com. 13 mars 1979, Bull. civ. IV, no 100, p. 78, D. 1980. 1, note Serra ; sur la responsabilité de celui qui a usé d’une fausse identité pour visiter un bien immobilier et a ensuite traité directement avec les vendeurs, privant ainsi l’agent immobilier de sa commission : Cass., ass. plén., 9 mai 2008, RDC 2008. 1151, obs. Carval. 2. P. Hugueney, De la responsabilité du tiers complice de la violation d’une obligation contractuelle, thèse Dijon, 1910 ; H. Lalou, 1382 contre 1165, DH 1928. Chron. 69 ; B. Starck, « Des contrats conclus en violation des droits contractuels d’autrui », JCP 1954. I. 1180 ; A. Weill, thèse préc., nos 231 s. 3. Com. 11 oct. 1971, Bull. civ. IV, no 237, p. 221, D. 1972. 120 ; 13 mars 1979, préc. 4. Com. 12 mars 1963, D. 1963. 367, note J. Robert. 5. Com. 21 févr. 1978, Bull.  civ.  IV, no 73, p. 59, D.  1978. IR  425, RTD  civ. 1979.  312, obs. J. Hémard. 6. Com. 16 févr. et 12 juill. 1983, D. 1984. 489, note D. Ferrier, Bull. civ. IV, no 69, p. 59 (1er arrêt), no 207, p. 188 (2e arrêt). V. aussi à propos d’un réseau de distribution sélective : Com. 10 janv. 1989, Bull. civ. IV, no 18, p. 11, D. 1989. 337, obs. Ph. M.

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contractuelles qui pesaient sur lui 1. Au cas où ces tiers refuseraient d’indiquer leurs sources, on présumerait qu’elles sont illicites 2. Cette solution s’explique, semble-t-il, par le souci des tribunaux de favoriser le rétablissement de la concurrence 3.

680 b) Opposabilité du contrat aux parties par les tiers ¸ De même que les parties peuvent opposer aux tiers la situation née du contrat, de même en va-t-il des tiers lorsqu'ils y ont intérêt. – Un tiers peut invoquer un contrat pour rechercher la responsabilité d’une partie : il arrive qu’un tiers subisse un préjudice du fait de la mauvaise exécution d’un contrat. Par exemple, un vendeur livre une chose de mauvaise qualité qui blesse ultérieurement une personne avec laquelle il n’avait pas contracté. Le contractant défaillant engage-t-il sa responsabilité à l’égard de ce tiers en raison de la méconnaissance de son obligation contractuelle ? N’étant, par définition, pas partie au contrat, le tiers doit agir sur le terrain de la responsabilité délictuelle et non sur celui de la responsabilité contractuelle (v. ss 1101). Mais la seule méconnaissance de son obligation contractuelle par le vendeur suffit-elle à constituer une faute, au sens de l’ancien article 1382 du Code civil, devenu l’article 1240 ? Longtemps la Cour de cassation a distingué les deux notions. Le tiers ne pouvait, en effet, obtenir réparation que s’il démontrait l’existence d’« une faute délictuelle envisagée en elle-même, indépendamment de tout point de vue contractuel » 4. En d’autres termes, la responsabilité délictuelle n’était retenue que si le contractant défaillant avait violé une règle de portée générale. Il fallait une faute détachable du contrat. Mais progressivement, la jurisprudence en est venue à considérer que l’inexécution de l’obligation contractuelle suffisait à fonder l’existence d’une faute délictuelle 5. La solution a finalement été consacrée par l’assemblée plénière 1. V. par ex. à propos d’un réseau de distribution sélective : Com. 21 mars 1989, D. 1989. 428, note A. Bénabent : « un intermédiaire non agréé dans un réseau de distribution sélective licite commet une faute en tentant d’obtenir d’un distributeur agréé, en violation du contrat le liant au réseau, la vente de produits commercialisés selon ce mode de distribution ». 2. Com. 27 oct. 1992, D. 1992. 505, (3e arrêt) note A. Bénabent ; 15 mars 1994, Bull. civ. IV, no 108, p. 83. 3. V. not. D. Ferrier, note préc, D. 1989. 491 ; du même auteur, « La considération juridique du réseau », Mélanges C. Mouly, 1998, t. II, p. 95. ; P. Jourdain, « Les réseaux de distribution et la responsabilité du tiers revendant hors réseau (à propos des affaires Leclerc /parfumerie) », D. 1990. Chron. 43 ; N. Ferrier et L. Sautonie-Laguione, « La distribution parallèle à l’épreuve de l’opposabilité du réseau », RTD civ. 2011. 225. 4. Civ. 1re, 8 oct. 1962, Bull. civ. I, no 405, p. 349 ; 7 nov. 1962, Bull. civ. I, no 465, p. 398, JCP 1963. II. 12987, note P. Esmein ; Com. 17 juin 1997, Bull. civ. IV, no 187, p. 164, JCP 1998. 1. 144, obs. Viney, RTD civ. 1998. 113, obs. Jourdain ; 16 déc. 1997, JCP 1998. 1. 144, obs. Viney. 5. Retenue par la Première chambre civile (Civ. 1re, 15 déc. 1998, CCC 1999, no 37, note Leveneur, Defrénois 1999. 745, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 1999. 625, obs. Mestre ; 18 juill. 2000, Bull. civ. I, no 221, JCP 2000. II. 10415, rapp. Sargos, CCC 2000, no 175, note Leveneur, JCP 2001. I. 338, no 9, obs. Viney, RTD civ. 2001. 146, obs. Jourdain ; 13 févr. 2001, Bull. civ. I, no 35, Defrénois 2001. 712, obs. Savaux, CCC 2001, no 86, note Leveneur, JCP 2002. II. 10099, note LisantiKalczynski (dans les deux derniers cas, le tiers était une victime par ricochet) ; V.  déjà Soc. 21 mars 1972, JCP 1972. II. 17236, note Saint-Jours, RTD civ. 1973. 128, obs. G. Durry, cette

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dans un arrêt du 6 octobre 2006 : « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage » 1. En d’autres termes, toute faute contractuelle est délictuelle au regard des tiers étrangers au contrat. Ainsi une personne blessée par un ascenseur peut réclamer des dommages-intérêts en raison de la mauvaise exécution du contrat passé entre la société installatrice et le propriétaire de l’immeuble 2. Ainsi encore l’acheteur d’un véhicule peut demander des dommages-intérêts au centre qui, à l’initiative du vendeur, a procédé de manière défectueuse au contrôle technique de celui-ci 3. On relie généralement cette solution à l’opposabilité du contrat : de même que le contractant qui subit un dommage du fait de la violation d’un contrat à la suite de l’intervention d’un tiers peut agir contre celuici en responsabilité, de même le tiers qui subit un préjudice du fait de l’inexécution d’un contrat peut agir en responsabilité contre le contractant en faute 4. Il est néanmoins permis de s’interroger sur le bien-fondé d’une telle analyse. Permettre à un tiers d’invoquer la faute contractuelle du débiteur, c’est en effet lui permettre de réclamer à son profit le bénéfice d’un contrat auquel il n’est pourtant pas partie. Autrement dit, c’est, sous couvert d’opposabilité du contrat, porter directement atteinte au principe de l’effet relatif des contrats 5. Aussi bien, des décisions rendues récemment par des chambres différentes de la Cour de cassation montrent que solution se heurtait à la résistance de la Chambre commerciale (Com. 8 oct. 2002, RCA 2003, no 2, Defrénois 2003. 863, obs. E. Savaux, JCP 2003. I. 152, no 3 ; 5 avr. 2005, RDC 2005. 687, obs. D. Mazeaud, CCC 2005, no 149, note Leveneur, RCA 2005, no 174, note Groutel, RTD civ. 2005. 602, obs. Jourdain). 1. Cass., as. plén., 6 oct. 2006, D. 2006. 2825, note Viney, JCP 2006. II. 10181, avis Gariazzo, note M.  Billiau, I.115, no 4, obs. Ph.  Stoffel-Munck, RDC 2007.  375, obs.  Seube et chron. P. Ancel, p. 538, Ph. Delebecque, p. 556, P.-Y. Gautier, p. 558, C. Grimaldi, p. 563, Ph. Jacques, p. 569, J.-L. Sourioux, p. 583, Ph. Stoffel-Munck, p. 587, G. Wicker, p. 593, R. Wintgen, p. 609, CCC 2007, no 63, note Leveneur, RCA 2006. Étude 17, par L. Bloch, RTD civ. 2007. 123, obs. P. Jourdain, GAJC, t. 2, no 177. La solution a depuis été réaffirmée à de multiples reprises : Com. 6  mars 2007 ; Civ.  1re, 27  mars 2007 ; Civ.  2e, 10  mai 2007 ; Civ.  1re, 15  mai 2007, RDC 2007. 1137, obs. Carval ; Civ. 3e, 27 mars 2008, RDC 2008. 1152, obs. Carval ; Com. 21 oct. 2008 ; Civ. 3e, 22 oct. 2008, JCP 2009. I. 123, no 6, obs. Stoffel-Munck. Par un arrêt du 18 déc. 2012 (D. 2012. 746, note R. Boffa), la chambre commerciale, infléchissant la formulation traditionnelle, a décidé que « si un tiers peut se prévaloir du contrat en tant que situation de fait, c’est à la condition que celle-ci soit de nature à fonder l’application d’une règle juridique lui conférant le droit qu’il invoque ». 2. Civ. 8 juin 1949, JCP 1949. II. 4778, note R. Savatier. 3. Civ. 2e, 28 mars 2002, CCC 2002, no 105. 4. A. Weill, thèse préc., no 276, p. 495. 5. M. Bacache, La relativité des conventions et les groupes de contrats, thèse Paris II, éd. 1996, nos 88 s., p. 105 s. ; J. Huet, Responsabilité contractuelle et délictuelle, essai de délimitation entre les deux ordres de responsabilité, thèse multigr., Paris II, 1978, no 498 ; P. Jourdain, RTD civ. 1993. 362 ; Ph. Delebecque, « L’appréhension judiciaire des groupes de contrats », in Le juge et l’exécution du contrat, 1993, p. 130. Pour une proposition cherchant à borner la portée de cette jurisprudence, voir X. Lagarde, « Le manquement contractuel assimilable à une faute délictuelle », JCP 2008. I. 200.

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des divergences se réintroduisent entre ces formations, en sorte qu’une clarification apparaît en la matière nécessaire 1. À la différence des projets doctrinaux qui l’avait précédée, l’ordonnance de 2016 est restée silencieuse sur ce point, qui devrait être réglée à l’occasion de la réforme de la responsabilité civile extracontractuelle. L’avant-projet Catala prévoit que « lorsque l’inexécution d’une obligation contractuelle est la cause directe d’un dommage subi par un tiers » celuici peut agir soit sur le terrain de la responsabilité contractuelle en étant alors « soumis à toutes les limites et conditions qui s’imposent au créancier pour obtenir réparation de son propre dommage » soit sur celui de la responsabilité délictuelle « à charge pour lui de rapporter la preuve de l’un des faits générateurs » de cette responsabilité (art. 1342). Quant au projet Terré, il pose que « la seule existence d’un dommage subi par un tiers du fait de l’inexécution d’une obligation par un contractant n’engage pas la responsabilité délictuelle de celui-ci à l’égard du tiers » (art. 125, al. 2). Autrement dit, l’un comme l’autre prennent le contre-pied de la solution consacrée par l’arrêt précité du 6 octobre 2006. L’avant-projet de loi de réforme de la responsabilité civile rendu public le 13 mars 2017 retient, dans son article 1234, une solution assez directement inspirée de l’avantprojet Catala 2. – Un tiers peut également invoquer un contrat, non pour rechercher la responsabilité d’une partie, mais pour échapper à une obligation dont il serait sinon tenu. Une espèce permet d’illustrer l’hypothèse : le président de deux sociétés se porte caution des engagements de celles-ci envers une banque. À la suite d’une expropriation, les créances garanties par le cautionnement sont cédées à une autre banque. La première banque ayant poursuivi la caution en paiement, celle-ci réplique que la banque n’avait plus qualité pour agir en raison de la cession de créance intervenue. La cour d’appel ayant rejeté cette argumentation en observant que la caution ne pouvait se prévaloir de la convention de cession à laquelle elle n’avait pas été partie, la Cour de cassation la censure aux motifs que, « en statuant ainsi, alors que, s’ils ne peuvent être constitués ni débiteurs, ni créanciers, les tiers à un contrat peuvent invoquer, à leur profit, comme un fait juridique la situation créée par ce contrat, la cour d’appel a violé le texte susvisé » (C. civ., art. 1165) 3. On ne saurait dire plus nettement que les tiers peuvent opposer aux parties le contrat conclu en dehors d’eux, lorsque

1. Com. 18 janvier 2017, Civ. 3e, 18 mai 2017, Civ. 1re, 24 mai 2017 et 9 juin 2017, RDC 2017. 425, obs. Borghetti. 2. Voir O. Deshayes, « La nouvelle mouture de l’avant-projet de loi de réforme de la responsabilité civile : retour sur la responsabilité des parties à l’égard des tiers », RDC 2017. 238. 3. Com. 22  oct. 1991, Bull.  civ.  IV, no 302 p. 209, D.  1993.  181, note J.  Ghestin, JCP 1992. I. 3570 p. 148-149, obs. Billiau, La question de la signification de la cession de créance dans les termes de l’art. 1690 n’a, semble-t-il, pas été posée en raison du caractère global du transfert des créances réalisé par le protocole d’accord intervenu entre les deux établissements financiers.

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tel est leur intérêt 1. Il a été jugé qu’une partie pouvait invoquer, à titre de moyen de défense, la nullité du contrat qui lui est opposée 2. 681 3°) Le contrat, élément de preuve ¸ En tant qu'élément de preuve, un contrat peut être invoqué par une partie ou par un tiers afin d'étayer sa thèse, ainsi que par le juge pour forger sa conviction. Le contrat constitue alors une sorte de « banque de données pour les tiers » 3. Encore faut-il que ceux-ci en aient connaissance. En effet, si un tiers peut être particulièrement intéressé à connaître un rapport contractuel, l’intérêt à l’information n’implique pas le droit à l’information. Le tiers ne saurait donc prétendre imposer unilatéralement aux contractants une obligation d’information à son profit 4. Voici quelques exemples de cas dans lesquels un contrat peut être invoqué par un tiers comme élément de preuve. Lorsqu’il s’agit de déterminer la valeur d’un bien, il peut être fait état du contrat en vertu duquel ce bien a été acquis et qui précise le prix de celui-ci. Autre exemple, dans un litige opposant un bailleur et un preneur, il a été admis que le preneur qui, en l’absence d’état des lieux, était présumé les avoir reçus en bon état de réparations locatives (art. 1731) pouvait apporter la preuve contraire au moyen d’actes passés entre le bailleur et un précédent locataire. Comme le relève la Cour de cassation, « le preneur ne se proposait pas de dégager de l’acte auquel il n’avait pas été partie, un lien de droit à son profit mais seulement d’y puiser de simples renseignements susceptibles d’engendrer des présomptions favorables à sa cause » 5. Le législateur lui-même prévoit parfois que les particuliers doivent recourir aux conventions intervenues entre des tiers pour faire preuve de leurs prétentions. Ainsi en va-t-il de la loi du 6 juillet 1989 tendant à améliorer les rapports locatifs. Son article 17 prévoit, en effet, que le nouveau loyer doit être fixé par référence aux loyers habituellement constatés dans le voisinage pour des logements comparables et exige, à peine de nullité, que soit précisée la liste des références ayant servi à le déterminer. Ces solutions ont été consacrées par l’ordonnance de 2016 à l’article 1200, alinéa 2, qui 1. Pour d’autres exemples v. Com. 11 janv. 1956, Bull. civ. III, no 23, p. 28 ; Civ. 1re, 16 mai 1960, Bull. civ. I, no 258, p. 211 ; Soc. 17 mai 1962, Bull. civ. IV, no 452, p. 361. 2. Civ. 1re, 21 févr. 1995, Bull. civ. I, no 91, p. 65, CCC 1995, no 81, note Leveneur, JCP 1995. I. 3867, no 1, obs. Billiau, RTD civ. 1995. 883, obs. crit. J. Mestre. 3. Delebecque, Defrénois 1996. 1022 ; v. Civ. 1re, 3 janv. 1996, Bull. civ. I, no 7, p. 5, Defrénois 1996. 1022, obs. Delebecque. « Le principe de l’effet relatif du contrat n’interdit pas aux juges du fond de puiser dans un acte étranger à l’une des parties en cause des éléments d’appréciation de nature à éclairer leur décision » ; v. déjà Civ. 3e, 21 mars 1972, Bull. civ. III, no 193, p. 136 ; v. aussi Civ. 1re, 10 mai 2005, D. 2006. 1156, note A. Guegan-Lecuyer, RTD civ. 2005. 596, obs. Mestre et Fages. 4. Civ. 1re, 13 nov. 1997, Bull. civ. I, no 302, p. 206, Defrénois 1998. 333, note Delebecque, JCP 1998. I. 177, no 10, obs. Virassamy. 5. Req. 27 juill. 1896, DP 97. 1. 327 ; v. dans le même sens, Civ. 3e, janv. 1852, DP 53. 1. 133, S. 53. 1. 347 ; Req. 3 févr. 1879, DP 79. 1. 411 ; Com. 8 mai 1972, JCP 1972. II. 17193, note P.L., Defrénois 1972. 30917, no 59, obs. J.-L. Aubert.

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dispose que les tiers peuvent se prévaloir du contrat et de la situation qu’il crée « notamment pour apporter la preuve d’un fait ».

§ 3. Les personnes placées dans une situation intermédiaire 682 Présentation ¸ Entre les parties qui sont liées par les effets obligatoires nés du contrat et les tiers qui sont seulement tenus de respecter ces effets, sans en être les sujets actifs ou passifs, existent des personnes – créanciers chirographaires, ayants cause à titre particulier des contractants, membres du groupe contractuel auquel ceux-ci appartiennent – dont la situation est délicate à définir. De fait, sans avoir participé par leur volonté à la création du lien obligatoire, ces personnes n'en gravitent pas moins étroitement autour des contractants. Doit-on dès lors les traiter comme des parties et les réputer liées par les effets obligatoires du contrat ou celui-ci leur est-il seulement opposable comme à des tiers ? On envisagera tour à tour la situation de chacune de ces catégories.

A. Les créanciers chirographaires

683 Principes de solution ¸ Les créanciers chirographaires sont ceux qui, ne disposant d'aucune sûreté particulière, n'ont qu'un droit de gage général sur le patrimoine de leur débiteur (C. civ., art. 2284 et 2285) (v. ss 1509 s.). On les a parfois assimilés aux ayants cause universels. Et de fait, la situation des uns et des autres n’est pas sans présenter une certaine parenté : leurs droits sont directement affectés par les fluctuations du patrimoine sur lequel ils s’exercent. Plus celui-ci s’amenuise, et plus la vocation effective de l’héritier comme les chances d’être payé du créancier chirographaire diminuent. Mais à côté de cette similitude existent de profondes divergences 1. Alors que les ayants cause universels qui se trouvent substitués à leur auteur sont liés par les obligations nées des contrats passés par celui-ci, les créanciers chirographaires ne deviennent personnellement ni créanciers ni débiteurs de ces mêmes obligations. En réalité, la situation des créanciers chirographaires se rapproche beaucoup plus de celle des tiers que de celle des ayants cause universels : les contrats conclus par leur débiteur leur sont opposables comme ils le sont à toutes personnes. Simplement, cette opposabilité présente à leur égard une importance toute particulière. En raison du droit de gage général dont ils sont titulaires sur le patrimoine de leur débiteur, tous les contrats conclus par celui-ci se répercutent sur leur créance. Si ces contrats sont avantageux, leurs chances d’être payés augmentent, s’ils sont désavantageux, elles diminuent. 1. J. Bonnecase, « La condition juridique du créancier chirographaire », RTD civ. 1920. 103.

 

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En raison de l’importance de cet effet indirect et afin de protéger leur droit de gage général, les anciens articles 1166 et 1167 du Code civil avant la réforme, les articles 1341-1 et 1341-2 depuis la réforme, accordent aux créanciers chirographaires certaines actions spéciales : a) L’action oblique qui leur permet de se substituer à leur débiteur négligent et d’exercer les droits que celui-ci omet de faire valoir (v. ss 1558 s.). Agissant alors au nom du débiteur qu’il ne fait que représenter, le créancier ne devient pas titulaire des créances de son débiteur. Il n’y a donc pas dérogation au principe selon lequel les créanciers chirographaires ne deviennent pas sujets actifs des créances de leur débiteur. Il en va autrement, lorsqu’exceptionnellement la loi ou la jurisprudence permettent aux créanciers d’invoquer directement les créances de leur débiteur. Le créancier est alors titulaire d’une action directe contre le débiteur de son débiteur. Ainsi en va-t-il, par exemple, de l’action des ouvriers du bâtiment contre le client de l’entrepreneur (art. 1798) ou de celle du tiers lésé contre l’assureur de l’auteur du dommage (C. assur., art. L. 124-3) (v. ss 1607 s.). b) L’action paulienne qui permet au créancier dont le débiteur a agi en fraude de ses droits d’écarter les conséquences de cet acte en faisant déclarer celui-ci inopposable jusqu’à concurrence de ses intérêts légitimes (v. ss 1574 s.). De même, en matière de redressement ou de liquidation judiciaires d’une entreprise, des dispositions protectrices des intérêts de l’ensemble des créanciers font obstacle à des actes ou à des paiements effectués par le débiteur. Enfin, lorsque le contrat n’est pas sincère mais simulé, son autorité ne s’impose pas nécessairement aux créanciers du simulateur. Comme on le verra, la loi leur accorde alors une option de nature à sauvegarder leurs intérêts. Ils peuvent ou bien s’en tenir à l’apparence, au contrat ostensible, ou bien, à l’inverse, en récuser l’autorité en faisant la preuve de la simulation (v. ss 737 s.).

B. Les ayants cause à titre particulier 684 Position du problème ¸ À la différence des ayants cause universels ou à titre universel qui recueillent l'ensemble ou une fraction du patrimoine d'une personne, les ayants cause à titre particulier sont ceux à qui leur auteur ne transmet qu'un ou plusieurs droits ou biens déterminés. Ainsi l'acheteur est l'ayant cause du vendeur, le donataire celui du donateur, le légataire particulier celui du testateur. La question est de savoir quels sont à l’égard des ayants cause à titre particulier les effets des contrats conclus par leur auteur 1. Sont-ils tenus par les obligations nées de ces contrats ou ceux-ci leur sont-ils simplement opposables comme à des tiers ?

1. Lepargneur, « De l’effet à l’égard de l’ayant cause particulier des contrats générateurs d’obligation relatifs au bien transmis », RTD civ. 1924. 481 ; du Garreau de la Méchenie, « La vocation de l’ayant cause particulier aux droits et obligations de son auteur », RTD civ. 1944. 219 ; Laborde-Lacoste, La notion d’ayant cause à titre particulier, thèse Bordeaux, 1916 ; Mourgeon, Les effets des conventions à l’égard des ayants cause à titre particulier en droit français, thèse Paris, 1934 ; O. Deshayes, La transmission de plein droit des obligations à l’ayant cause à titre particulier, thèse Paris I, éd. 2005.

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La réponse de principe est simple. N’étant pas partie aux contrats conclus par leur auteur, les ayants cause à titre particulier sont tiers par rapport à ceux-ci. Ils ne deviennent donc pas créanciers ou débiteurs à la place de leur auteur. Ainsi l’acquéreur d’un immeuble ne saurait, à l’évidence, être tenu d’une dette chirographaire résultant d’un emprunt que son vendeur aurait contracté pour financer l’acquisition d’une automobile. Les contrats conclus par leur auteur leur sont simplement opposables comme à toute autre personne. Mais en va-t-il de même lorsque le contrat conclu par l’auteur entretient un rapport étroit avec le droit ou le bien transmis à l’ayant cause à titre particulier ? Il est d’abord certain que la situation juridique née de ce contrat leur est opposable. Or cette opposabilité a, à leur encontre, beaucoup plus d’importance qu’elle n’en a à l’égard d’autres personnes 1. Si la convention passée par l’auteur a eu pour conséquence de modifier ou de restreindre le droit qui a été ensuite transmis à titre particulier, l’opposabilité de cette convention à l’ayant cause a pour conséquence qu’il n’a pu acquérir que le droit restreint ou modifié. Ainsi l’acquéreur d’un immeuble doit supporter les charges (servitudes, hypothèques…) dont il est grevé à condition qu’aient été respectées les formalités d’opposabilité. De même, le cessionnaire d’une créance se verra opposer la remise d’une fraction de la créance par le cédant, à condition bien sûr que cette remise soit antérieure à la cession. Nul ne pouvant transférer à autrui plus de droits qu’il n’en a luimême, l’ayant cause à titre particulier ne saurait acquérir plus de droits que son auteur n’en avait (Nemo plus juris ad alium transferre potest quam ipse habet) 2. En revanche, une certaine perplexité se fait jour lorsqu’on se demande si l’ayant cause à titre particulier devient sujet actif ou passif des obligations nées des contrats passés par son auteur relativement au bien ou au droit transmis. Par exemple, à supposer qu’une personne ait conclu un contrat avec un entrepreneur afin de faire effectuer des réparations sur son immeuble et qu’elle le vende avant qu’elles aient été réalisées, l’acheteur pourra-t-il se prévaloir et sera-t-il tenu de l’exécution de ce contrat ? On perçoit que la question ne se pose pas pour ce contrat dans les mêmes termes que pour la généralité des contrats conclus par l’auteur ; ce contrat ne présente, en effet, d’intérêt que pour le propriétaire de l’immeuble. Mais cela suffit-il pour considérer que l’ayant cause à titre particulier est lié par ce contrat alors qu’il n’y a pas consenti ? La réponse ne fait pas difficulté lorsque les intéressés, par leur volonté expresse, ont entendu transmettre à l’ayant cause à titre particulier les obligations pesant sur son auteur ainsi que les droits dont il profitait. Si

1. J. Duclos, L’opposabilité (essai d’une théorie générale), thèse Rennes, éd. 1984, no 148, p. 177. 2. Roland et Boyer, Adages du droit français, 4e éd., no 259.

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une telle volonté s’est expressément manifestée, il n’y aura qu’à s’y conformer. Elle pourra se couler dans le moule d’une cession conventionnelle de contrat (v. ss 1665 s.), d’une subrogation personnelle (v. ss 1474 s.) ou d’une stipulation pour autrui (v. ss 705). Ainsi en va-t-il lorsque l’acquéreur d’un bien déclare « faire son affaire personnelle » des contrats antérieurement conclus par le vendeur 1. Dans le même ordre d’idées, un ayant cause à titre particulier peut, s’il l’accepte, profiter d’une stipulation pour autrui prévue par son auteur. Ainsi en est-il lorsque la vente d’un fonds de commerce comporte une clause de non-concurrence prévue au profit, non seulement de l’acquéreur, mais du sous-acquéreur du fonds. En revanche, en l’absence de manifestation de volonté, la réponse à la question de savoir dans quelle mesure l’ayant cause à titre particulier peut profiter ou souffrir des contrats conclus par son auteur est rien moins qu’évidente. À suivre le droit positif, la solution varie selon qu’on envisage le problème sous son aspect actif ou sous son aspect passif, c’est-à-dire selon que le contrat fait naître un droit ou une obligation. 685 L’ayant cause à titre particulier et les droits relatifs au bien transmis ¸ Dans quelle mesure l'ayant cause à titre particulier peutil invoquer à son profit des droits – réels ou personnels – relatifs au bien transmis ? Un courant doctrinal important enseigne que, parmi les droits relatifs au bien transmis, l’ayant cause à titre particulier peut invoquer ceux « qui se sont identifiés avec cette chose, comme qualités actives, ou qui en sont devenus des accessoires » 2. Pareille solution peut être rattachée à l’article 1615 du Code civil, aux termes duquel « l’obligation de délivrer la chose comprend ses accessoires et tout ce qui a été destiné à son usage perpétuel » (rappr. en matière de cession de créance, art. 1692 et 2112). Ainsi les servitudes établies au profit d’un immeuble, les sûretés qui garantissent une créance profitent à l’acquéreur de l’immeuble et au cessionnaire de la créance. Au reste, il est, dans un tel cas, difficile de dissocier les notions d’effets et d’objet du contrat. Ainsi admet-on encore, alors même qu’il s’agit de droits de créance et non de droits réels, qu’un ayant cause à titre particulier peut exercer « les droits et actions attachés à la chose » qui appartenaient à son auteur. Il en résulte qu’en cas de vente suivie de revente, le sous-acquéreur pourra exercer contre le vendeur fabricant

1. Req. 3 sept. 1940, DA 1941. 37, JCP 1940. II. 1557, note E. Becqué ; Civ. 1re, 18 févr. 1964, Bull.  civ.  I, no 92, p. 68. Certains arrêts décident qu’il s’agit d’une stipulation pour autrui. D’autres préfèrent y voir une cession de contrat (Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, Obligations, no 800) (comp. Civ. 1re, 23 janv. 1968, Bull. civ. I, no 31, p. 24, D. 1968. 472). En revanche, « la seule révélation faite à l’acquéreur de l’existence d’un contrat conclu entre le vendeur et un tiers n’est pas de nature à créer au profit de cet acquéreur un droit à l’exécution de ce contrat » (Civ.  3e, 15  mars 2006, D.  2007.  1581, note Perruchot-Triboulet, Defrénois 2006.  1229, obs. Libchaber). 2. Aubry et Rau, t. II, 7e éd. par P. Esmein, § 176, no 69.

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l’action en garantie dont était titulaire son auteur 1. Fréquemment encore, les tribunaux ont décidé qu’en cas de cession d’un fonds de commerce, l’obligation de garantie dont est tenu le cédant et qui lui impose de s’abstenir de toute action ultérieure de concurrence pouvant déprécier le fonds vendu le lie non seulement à l’égard du cessionnaire, mais à l’égard des acquéreurs postérieurs 2. Dans ces divers cas, on constate que, si ces droits réels ou personnels peuvent être invoqués par l’ayant cause à titre particulier, c’est parce qu’ils sont accessoires au bien transmis. Il a été suggéré qu’il faudrait étendre davantage, au profit de l’ayant cause à titre particulier, le rayonnement du contrat passé par son auteur relativement au bien transmis. À l’appui d’une telle solution, on avait parfois invoqué l’ancien article 1122 du Code civil aux termes duquel, sauf convention contraire, « on est censé avoir stipulé pour soi et pour ses héritiers et ayants cause ». La loi ne distinguant pas, il avait été soutenu que l’expression ayant cause désigne autant les ayants cause à titre particulier que les ayants cause à titre universel 3. Mais, écartée par la doctrine moderne 4, cette lecture a perdu tout appui depuis que ce texte a été abrogé par la réforme de 2016 (v. ss 673). Aussi bien, nombre d’auteurs préfèrent répondre à cette difficulté en retenant une conception extensive du lien qui doit exister entre le droit et le bien acquis. Le droit serait transmis avec le bien acquis dès lors qu’il en serait « indissociable », c’est-à-dire qu’il n’offrirait d’« intérêt que pour le propriétaire » du bien et ne serait « susceptible d’être exercé que par lui ». C’est le critère de l’intuitus rei 5. À suivre une telle analyse, l’ayant cause à titre particulier pourrait exiger d’un entrepreneur l’exécution du contrat d’entreprise que celui-ci avait conclu avec l’auteur relativement au bien vendu, ce que ne lui permet pas le critère de l’accessoire. La jurisprudence ne semble cependant pas s’être engagée dans cette voie. Ainsi l’acquéreur d’un immeuble loué ne peut, en l’absence de cession de créance ou de subrogation, agir en résiliation du bail en se fondant sur la violation de ses engagements par le locataire, antérieurement à la vente 6. Ainsi encore, l’acquéreur d’une entreprise ne peut réclamer aux clients le 1. Civ. 1re, 9 oct. 1979, Bull. civ. I, no 241, p. 192, Gaz. Pal. 1980. 1. 249, D. 1980. IR 222, obs. C. Larroumet, RTD civ. 1980. 354, obs. G. Durry ; Cass., ass. plén., 7 févr. 1986, D. 1986. 293, note A. Bénabent, JCP 1986. II. 20616, note Ph. Malinvaud, RTD civ. 1986. 605, note Ph. Rémy, Grands arrêts, t. 2, no 266 ; Civ. 1re, 21 janv. 2003, Bull. civ. I, no 18, D. 2003. 2993, note BazinBeust, Defrénois 2003. 1172, obs. J.-L. Aubert. 2. Req. 18 mai 1868, DP 69. 1. 366, S. 68. 1. 246 ; Paris, 24 févr. 1900, DP 1900. 2. 467 ; Angers, 9 juill. 1935, DH 1935. 513 ; Rouen, 15 nov. 1938, S. 1939. 2. 151 ; Lyon, 18 déc. 1952, D.  1952.  244 ; Civ.  1re, 3  déc. 1996, D.  1997.  151, rapp.  Chartier et note Y.  Serra, RTD  civ. 1994. 421, obs. Mestre. 3. J. Lepargneur, op. cit., p. 499 s. ; A. Weill, op. cit., no 506 ; Calastreng, op. cit., p. 49 s. 4. J.-L. Goutal, op. cit., no 25 ; L. Aynès, op. cit., no 204. 5. Flour, Aubert, et Savaux, no 446. 6. Civ. 8 mai 1917, DP 1917. 1. 25 ; Soc. 20 déc. 1957, D. 1958. 81, note R. Lindon ; 16 mai 1958, D. 1958. 464, RTD civ. 1958. 421, obs. J. Carbonnier ; v. Choteau, « À propos du refus à l’acquéreur de l’action en résiliation du bail pour manquements antérieurs du preneur », D. 1959. Chron. 271.

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paiement des dettes contractées envers son vendeur 1. De même l’acquéreur d’un immeuble ne peut réclamer au locataire le paiement d’indemnités pour détériorations antérieures à la cession 2. Elle n’en reste pas moins difficile à cerner : il n’est pas, en effet, évident de distinguer avec netteté les cas dans lesquels le droit est accessoire au bien transmis et suit donc son sort, et ceux dans lesquels il est seulement relatif à ce bien et reste personnel à l’auteur, alors même que le bien passe dans le patrimoine de l’ayant cause à titre particulier. 686 L’ayant cause à titre particulier et les obligations relatives au bien transmis ¸ Alors que la transmission des droits est admise dès lors que ceux-ci sont un accessoire de la chose acquise par l'ayant cause à titre particulier, celle des dettes est en principe exclue. Hormis les cas dans lesquels l'ayant cause à titre particulier est tenu d'exécuter les obligations contractées par son auteur parce qu'il les a acceptées explicitement ou implicitement 3, la Cour de cassation décide, en effet, que « le successeur ou ayant cause à titre particulier n’est pas de plein droit, et comme tel, directement tenu des obligations personnelles de son auteur ; que ce principe s’applique même aux conventions que ce dernier aurait passées par rapport à la chose formant l’objet de la transmission, à moins qu’elles n’aient eu pour effet de restreindre ou de modifier le droit transmis » 4. À l’appui de cette solution, on fait généralement valoir que l’ayant cause ne saurait devenir débiteur malgré lui. Seule limite à cette intransmissibilité, les conventions restreignant ou modifiant le droit transmis produisent effet à l’encontre de l’ayant cause à titre particulier. L’hypothèse vise essentiellement les droits réels qui grèvent les biens transmis. L’ayant cause à titre particulier est tenu de les respecter. Ainsi le veulent le principe de l’opposabilité du contrat et la règle nemo plus juris (v. ss 684). 1. Com. 6 mai 1997, D. 1997. 588, note Billiau et Jamin, Defrénois 1997. 977, obs. D. Mazeaud. 2. Civ. 3e, 18 juin 1997, CCC 1997, no 178, obs. Leveneur, Defrénois 1997. 1008, obs. Delebecque, RTD civ. 1997. 966, obs. Gautier ; Civ. 3e, 4 déc. 2002, JCP 2003. II. 10058, note P. Jourdain, Defrénois 2003. 245, obs. R. Libchaber. 3. Req. 3 sept. 1940, DA 1941. 37 ; 17 févr. 1931, Gaz. Pal. 1931. 1. 663 ; Com. 2 févr. 1971, D. 1971. Somm. 152 ; Civ. 3e, 4 avr. 2001, Defrénois 2001. 1034, note B. Gelot. 4. Civ. 15 janv. 1918, DP 1918. 1. 17 (la personne autorisée à exploiter la mine concédée n’est pas tenue de payer aux ouvriers les primes journalières promises dans un contrat collectif par le concessionnaire). V. dans le même sens : Civ. 18 déc. 1844, DP 45. 1. 15 (l’actif d’une société ayant été vendu globalement, c’est à tort que les juges du fond ont condamné l’acquéreur au paiement des dettes parce que détenant l’actif de la société) ; Dijon, 15 janv. 1908, DP 1911. 2. 128 (des commerçants ayant décidé, d’un commun accord, la fermeture de leurs magasins le dimanche, l’engagement de fermeture a été reconnu res inter alios acta à l’égard de l’acquéreur d’un fonds, alors que le vendeur ne lui avait nullement imposé la prescription de fermeture). – V.  encore Req. 3  sept. 1940, préc. ; Civ.  3e, 16  nov. 1988, D.  1989.  157, note Ph.  Malaurie (l’acquéreur d’un bien à titre particulier ne succède pas de plein droit aux obligations personnelles de son auteur, même si celles-ci sont nées à l’occasion du bien transmis) ; Civ. 3e, 30 juin 2004, D. 2004. IR 2766 (aucune clause dans l’acte de vente d’un terrain ne prévoyant le transfert des annuités d’un emprunt contracté par le vendeur pour le drainage de ce terrain, la charge des obligations ainsi contractées n’a pu être transférée à l’acquéreur).

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Aussi bien, pour étendre à l’ayant cause à titre particulier les engagements contractés par son auteur relativement au bien transmis, a-t-on parfois tenté d’analyser ces engagements comme ayant donné naissance soit à une servitude 1, soit à un droit réel original 2, soit à tout le moins à une obligation réelle dont le sort serait lié à celui du bien qu’elle concerne 3. 687 Critique du droit positif ¸ Si les solutions précédemment dégagées laissent l'esprit insatisfait, ce n'est pas seulement en raison de leur incertitude. C'est aussi parce que l'étude analytique du problème ne saurait masquer le fait que, surtout si le contrat est synallagmatique, l'opération contractuelle est un combiné de droits et d'obligations et qu'il est difficile de donner à la question posée une réponse qui ne soit pas unitaire. C'est en termes de transmission du contrat qu'il faut raisonner. a) Dans certains cas, le législateur a prévu celle-ci. Le plus souvent relatifs aux suites d’un contrat de vente, des textes spéciaux tendent à stabiliser diverses situations juridiques et à améliorer, le cas échéant, la position de certaines catégories de contractants. Ainsi, résulte-t-il de l’article 1743, alinéa 1, du Code civil que, si le bailleur vend la chose louée, l’acquéreur ne peut, en principe, expulser le locataire qui a un bail authentique ou dont la date est certaine 4 ; on en a déduit que le nouveau propriétaire devait assumer les obligations du bailleur, mais aussi que le locataire devait, à l’égard du nouveau propriétaire, respecter ses propres obligations 5. Mais il convient d’observer que le précédent propriétaire ne cesse pourtant pas d’être tenu : le locataire peut encore l’assigner pour non-exécution, même postérieure à la vente, de l’obligation d’entretien pesant sur le bailleur 6. En bref, la relation contractuelle se complique, plus qu’elle ne se transporte, ce qui n’est pas pleinement satisfaisant. Ainsi encore, bien que les contrats de travail ne fassent naître que des obligations personnelles ne concernant pas, du moins en l’état actuel du droit, la propriété du fonds de commerce, l’article L. 1224-1 du Code du travail dispose que, s’il survient une modification dans la situation juridique de l’employeur, notamment par succession, vente, fusion, transformation de fonds, mise en société, tous les

1. Grenoble, 28 mai 1858, S. 59. 2. 37. 2. Civ. 12 déc. 1899, DP 1900. 1. 361, S. 1901. 1. 497, note Tissier ; comp. Gény, « De l’effet des clauses d’irresponsabilité de la mine à l’égard des ayants cause particuliers du propriétaire qui les a consenties », Rev. bourguignonne 1897. 183 ; E. Gaudemet, Étude sur le transport de dettes à titre particulier, thèse Dijon, 1898, p. 385. Ainsi pour rendre opposable aux sous-acquéreurs d’un fonds de commerce la clause par laquelle l’acquéreur s’était engagé à ne pas vendre certains articles, une cour d’appel y a vu un « droit réel mobilier » (Rouen, 28 nov. 1925, DP 1927. 2. 172, note J. Lepargneur). 3. Civ. 3e, 13 oct. 2004, D. 2005. 934, note S. Mary ; v. aussi Les biens, nos 878 s. 4. Sur l’assimilation du bail connu de l’acquéreur au bail ayant date certaine : Civ. 3e, 12 mars 1969, Bull. civ. III, no 217 ; 20 juill. 1989, Bull. civ. III, no 169, RTD civ. 1990. 101, obs. Rémy ; 29 sept. 1999, CCC 2000, no 19, obs. Leveneur. 5. Marty et Raynaud, no 267. – Sur l’interprétation limitative de l’art.  1743, v.  cependant H. L. et J. Mazeaud, t. II, 1er vol., par F. Chabas, no 755. – V. aussi Dallant, « Les positions actuelles de l’article 1743 du Code civil », JCP 1958. I. 1431. 6. Civ. 3e, 9 juill. 1970, JCP 1971. II. 16475, note Mourgeon.

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contrats de travail en cours subsistent, le nouvel employeur devant les respecter 1. Corrélativement, le salarié est tenu, à l’égard de son nouvel employeur, de remplir ses obligations 2. Plus incertaine est la survivance de ses relations contractuelles avec le précédent employeur. Autre exemple : le contrat d’assurance qui garantit une chose est transmis à l’acquéreur de celle-ci (C. assur., art. L. 121-10). Ailleurs, le mécanisme de substitution d’un contractant à un autre, véritablement révélateur d’une cession de contrat, est plus net. Ainsi, la cession par l’acquéreur des droits qu’il tient d’une vente d’immeuble à construire substitue de plein droit le cessionnaire dans les obligations de l’acquéreur envers le vendeur (art. 1601-4, al. 4) 3.

b) Dans les cas non prévus par les textes, c’est au mécanisme de la cession conventionnelle de contrat qu’il faut avoir recours. Celui-ci est désormais expressément consacré par la réforme de 2016 (v. ss 1665 s.).

C. Les groupes de contrats : les contractants extrêmes 688 Position du problème ¸ L'évolution contemporaine du droit des contrats a été marquée par la découverte d'une figure juridique nouvelle, celle des groupes de contrats. On entend par là, les contrats qui sont liés entre eux soit parce qu'ils portent sur un même objet, soit parce qu'ils concourent à un même but (v. ss 118). La question s’est alors posée – essentiellement pour les contrats qui portent sur le même objet – de la nature des liens qui se nouent entre ceux qu’on appelle les « contractants extrêmes », c’est-à-dire les personnes qui font partie du même groupe contractuel mais qui n’ont pas échangé directement leur consentement : vendeur initial et sous-acquéreur dans une chaîne de ventes, maître de l’ouvrage et sous-entrepreneur dans une sousentreprise. Sont-ils les uns par rapport aux autres des tiers ou des parties ? Les enjeux pratiques, mais aussi théoriques, de la question sont considérables. Parmi d’autres conséquences pratiques, la réponse à cette question commande notamment la nature de l’action en responsabilité intentée entre contractants extrêmes lorsque l’un de ceux-ci se plaint de la mauvaise exécution de la prestation fournie par l’autre : le sous-acquéreur prétend que le vendeur initial a livré une chose affectée d’un vice, le maître de l’ouvrage prétend que la prestation du sous-entrepreneur est défectueuse. Si ces personnes sont considérées comme des tiers les unes par rapport aux

1. H. Sinay, « Stabilité de l’emploi et transfert d’entreprise », JCP 1961. I. 1647 ; Schaeffer, JCP 1963. I. 1753 ; Cass., ass. plén., 16 mars 1990, 3 arrêts, D. 1990. 305, note A. Lyon-Caen. 2. Soc. 27  janv. 1971, Bull.  civ.  V, no 50, p. 40 ; rappr., à propos d’obligations de nonconcurrence, Soc. 4 juill. 1974, 2 arrêts, Quot. juridique, 27 mai 1975, p. 8, note M.-H.R. 3. V. aussi en matière de contrat d’assurance l’art. L. 121-10, al. I C. assur. : en cas d’aliénation d’une chose assurée, l’assurance continue de plein droit avec l’assureur. – Rappr., à propos du règlement de copropriété, Les biens, nos 675 s.

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autres, la responsabilité est délictuelle ; si elles sont considérées comme des parties à un même contrat, la responsabilité est contractuelle. Au regard de la théorie juridique, la solution dépend de l’analyse que l’on fait du principe de l’effet relatif du contrat. Une lecture classique, qui identifie les contractants aux personnes qui ont entendu se lier en échangeant leurs consentements, conduit évidemment à considérer les contractants extrêmes comme des tiers les uns par rapport aux autres. Mais c’est là, on l’a vu (v. ss 670), une analyse étroitement liée à la théorie de l’autonomie de la volonté. La force obligatoire du contrat venant non de la promesse, mais de la valeur que la loi attribue à la promesse, rien n’empêche l’ordre juridique de décider que les effets obligatoires du contrat peuvent, si la nécessité s’en fait sentir, s’étendre à des personnes autres que les parties contractantes stricto sensu. Or tel pourrait être le cas des contractants extrêmes qu’il n’est, selon certains, « pas satisfaisant de considérer complètement comme des tiers » 1. 689 Contractants extrêmes et ayants cause à titre particulier ¸ La question n'est, au demeurant, pas aussi nouvelle qu'elle le paraît. Elle recoupe, en effet, assez largement celle des effets du contrat à l'égard des ayants cause à titre particulier. Dans ce cas aussi, on se trouve en présence de deux contrats, celui conclu entre l'auteur et l'ayant cause à titre particulier et celui antérieur conclu par l'auteur relativement au bien transmis et dont on se demande si son bénéfice est transmis à l'ayant cause à titre particulier (v. ss 684 s.). On se souvient que la jurisprudence a résolu la difficulté en faisant appel à la notion d’accessoire : les droits nés du contrat conclu antérieurement par l’auteur se transmettent à l’ayant cause à titre particulier lorsqu’ils sont les accessoires de la chose. Aussi bien, la jurisprudence a-t-elle utilisé cette analyse pour résoudre la question des rapports entre contractants extrêmes au sein de chaînes de contrats. Rappelons l’hypothèse : un même bien fait l’objet d’une série de transmissions par le truchement soit de contrats identiques – vente suivie de reventes –, la chaîne est homogène, soit de contrats de nature différente – vente, entreprise, vente –, la chaîne est hétérogène. De quel recours le sous-acquéreur dispose-t-il contre le vendeur fabricant ? Longtemps la jurisprudence a reconnu au sous-acquéreur le droit d’agir en dommagesintérêts en se plaçant soit sur le terrain contractuel, soit sur le terrain délictuel 2. Contraire à la règle du non-cumul des responsabilités (v. ss 1107), cette solution fut abandonnée par les arrêts du 9 octobre 1979 3 et du 7 février 1986 4. Par le premier, la Première chambre civile a affirmé la 1. G. Durry, RTD civ. 1969. 776. 2. Civ., 25 janv. 1820, S. 20. 1. 213. 3. Civ. 1re, 9 oct. 1979, Bull. civ. I, no 241, p. 192, D. 1980. IR 222, obs. C. Larroumet, RTD civ. 1980. 354, obs. G. Durry. 4. Cass., ass. plén., 7 févr. 1986 (deux arrêts), D. 1986. 293, note A. Bénabent, JCP 1986. II. 20616, note Ph. Malinvaud, RTD civ. 1986. 605, obs. Ph. Rémy, GAJC, t. 2, no 266.

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nature nécessairement contractuelle de l’action en garantie transmise aux acquéreurs successifs. Par le second, l’Assemblée plénière, brisant les résistances de la troisième chambre civile 1, a posé la même solution dans le cas où la chaîne ne présentait pas un caractère homogène. Mais la justification reste classique. Pour attribuer au sous-acquéreur une action exclusivement contractuelle, l’Assemblée plénière se fonde sur leur qualité d’ayant cause à titre particulier. Elle précise, en effet, qu’ils jouissent « de tous les droits et actions attachés à la chose qui appartenait à (leur) auteur » 2. Ainsi la garantie contractuelle dont peut se prévaloir le sous-acquéreur contre le vendeur initial est celle-là même qui résulte du premier contrat par lequel la propriété de la chose a été transmise au premier acquéreur. C’est dire que, ne reposant pas sur l’existence d’un éventuel rapport contractuel direct entre le débiteur initial de la garantie et le sous-acquéreur, la solution n’implique pas une remise en cause du principe de l’effet relatif des conventions. 690 Les contractants extrêmes ne sont pas liés contractuellement ¸ Tout autre est la situation en présence de groupes de contrats dans lesquels n'intervient aucun transfert de propriété d'une chose. Ainsi en va-t-il, en cas de sous-traitance, lorsque l'entrepreneur et le sousentrepreneur ne fournissent que leur travail. L'idée que les droits et actions se transmettent avec la chose dont ils sont l'accessoire ne pouvant alors recevoir application, il n'est plus possible d'éluder la question des rapports entre l'effet relatif des contrats et les groupes de contrats : les contractants extrêmes doivent-ils être traités comme des tiers ou comme des parties ? Rompant avec l’analyse traditionnelle qui considère qu’au sein d’un même groupe de contrats les contractants extrêmes sont étrangers les uns par rapport aux autres, la Première chambre civile a décidé, par un important arrêt du 21 juin 1988, que « dans un groupe de contrats, la responsabilité contractuelle régit nécessairement la demande en réparation de tous ceux qui n’ont souffert du dommage que parce qu’ils avaient un lien avec le contrat initial » 3. Elle avait donc considéré que l’ancien article 1165 ne faisait pas obstacle à ce que des rapports de nature contractuelle se développent, au sein d’un même ensemble contractuel, entre des personnes qui n’ont pas échangé leur consentement. La solution

1. Civ. 3e, 19 juin 1984, D. 1985. 213, note Bénabent, JCP 1985. II. 20387, note Ph. Malinvaud, RTD civ. 1985. 406, note Ph. Rémy. 2. Cass., ass. plén., 7 févr. 1986, préc. ; Civ. 1re, 26 mai 1999, CCC 1999, no 153, note Leveneur ; 3 nov. 2016, CCC 2017, no 27, note L. Leveneur. 3. Civ. 1re, 21 juin 1988, D. 1898. 5, note C. Larroumet, JCP 1988. II. 21125, note P. Jourdain, Defrénois 1989. 357, obs. J.-L. Aubert, RTD civ. 1989. 74, obs. J. Mestre, 107, obs. Ph. Rémy, GAJC, t.  2, no 174. –  V.  déjà Civ.  1re, 8  mars 1988, JCP  1988. II.  21070, note P.  Jourdain, RTD  civ. 1988. 551, obs. Ph. Rémy, 741, obs. J. Mestre, GAJC, t. 2, no 173 ; v. depuis Civ. 1re, 31 oct. 1989, JCP 1990. II. 21568, note de Quénaudon.

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était préconisée de longue date par une partie de la doctrine 1. Comme le soulignait M. Durry, « si l’on pose, en postulat, que la responsabilité contractuelle est justiciable d’un régime spécifique parce que le débiteur a dû prévoir à quoi il s’engageait et quelles règles lui sont applicables en cas de défaillance, il ne faut pas tolérer que la qualification de tiers au contrat permette de déjouer ces prévisions, du moins chaque fois que cette qualification est, pour une large part, artificielle » 2. Or tel serait précisément le cas lorsque les intéressés font partie d’un même ensemble contractuel. Aussi bien la Première chambre civile s’est-elle directement inspirée de cette doctrine puisqu’elle a fait sienne la formule par laquelle cet auteur insistait sur « la nécessité de soumettre à un même régime, celui de la responsabilité contractuelle, tous ceux qui n’ont souffert d’un dommage que parce qu’ils avaient un lien avec le contrat initial » 3. Mais cette innovation s’est heurtée à une vive résistance de la Troisième chambre civile qui, s’en tenant à une lecture classique de l’ancien article 1165, a considéré que les contractants extrêmes restent tiers les uns par rapport aux autres 4. Afin de mettre fin à cette divergence, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a rendu le 12 juillet 1991 un arrêt Besse par lequel elle décide, à propos d’une sous-traitance dans laquelle le maître de l’ouvrage se plaignait d’une mauvaise exécution de ses prestations par le sous-traitant, et après avoir visé l’ancien article 1165, que « le sous-traitant n’est pas contractuellement lié au maître de l’ouvrage » 5. C’est dire que la haute juridiction revient à une lecture classique de ce texte : il n’existe pas de lien contractuel direct entre les contractants extrêmes au sein des groupes de contrats 6. On s’est interrogé sur la portée de cette solution. Condamne-t-elle uniquement la jurisprudence issue de l’arrêt rendu par

1. V. not. B. Teyssié, Les groupes de contrats, thèse Montpellier, éd. 1975 ; J. Néret, Le souscontrat, thèse Paris  II, éd. 1979 ; J.  Huet, Responsabilité délictuelle et responsabilité contractuelle, thèse dactyl. Paris II, 1978 ; F. Bertrand, L’opposabilité des contrats aux tiers, thèse dactyl. Paris II, 1979 (spéc. 2e partie, Titre II) ; Espagnon, La règle du non-cumul des responsabilités délictuelle et contractuelle en droit civil français, thèse dactyl. Paris I, 1980 ; C. Larroumet, « L’action de nature nécessairement contractuelle et la responsabilité civile dans les ensembles contractuels », JCP 1988. I. 3357. 2. G. Durry, RTD civ. 1980. 355. 3. G. Durry, RTD civ. 1980. 355. 4. V. not. Civ. 3e, 22 juin 1988, JCP 1988. II. 21125, note P. Jourdain ; 13 déc. 1989 et 18 mars 1990, D. 1991. 25, note J. Kullmann, JCP 1990. II. 21154, note L. Bouilloux-Laffont, GAJC, t. 2, no 175. 5. Cass., ass. plén., 12 juill. 1991, D. 1991. 549, note J. Ghestin, JCP 1991. II. 21743, note G. Viney, RJDA 1991. 583, concl. Mounier, Defrénois 1991. 130, note J.-L. Aubert, CCC 1991, no 200, obs. L. Leveneur, RTD civ. 1991. 750, obs. P. Jourdain, 1992. 90, obs. J. Mestre, GAJC, t. 2, no 176 ; v. aussi C. Larroumet, « L’effet relatif des contrats et la négation d’une action nécessairement contractuelle dans les ensembles contractuels », JCP 1991. I. 3531 ; Ch. Jamin, « Une restauration de l’effet relatif du contrat », D. 1991. 257 s. ; P. Jourdain, « La nature de la responsabilité civile dans les chaînes de contrats après l’arrêt d’Assemblée plénière du 12  juill. 1991 », D. 1992. Chron. 149 ; Ph. Delebecque, « L’appréhension judiciaire des groupes de contrats », in Le juge et l’exécution du contrat, 1993, p. 117 s. 6. V. depuis Civ. 1re, 16 févr. 1994, Defrénois 1994. 798, obs. Delebecque.

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la Première chambre civile le 21 juin 1988 ou également celle qui prévoit, sur le fondement de l’accessoire, qu’au sein des chaînes de contrats l’action du sous-acquéreur contre le vendeur initial est de nature contractuelle ? Des décisions ultérieures de la haute juridiction émanant de ses différentes formations indiquent que seule la partie de la construction jurisprudentielle édifiée depuis 1988 a été remise en cause. Il en résulte que toutes les fois qu’une série contractuelle aboutit à un transfert de propriété, celui-ci s’accompagne de la transmission des accessoires juridiques en sorte que les recours entre contractants extrêmes revêtent, en principe, un caractère contractuel 1. À l’inverse, en l’absence de transfert de propriété, ces recours sont délictuels. Autrement dit, contractuelle dans les chaînes de contrats translatifs de propriété, l’action entre contractants extrêmes est délictuelle dans les autres groupes de contrats 2. On s’est demandé si les positions prises par la Cour de justice des communautés européennes, à l’occasion de l’interprétation des articles 5-1 et 5-3 de la Convention de Bruxelles, ne conduiraient pas la haute juridiction à revenir un jour, sur la première partie de sa construction 3. Mais la Cour de cassation a clairement marqué qu’elle n’entendait pas s’engager dans cette voie 4.

691 Appréciation et perspectives d’avenir ¸ Il semble que ce retour à une lecture traditionnelle de l'article 1165 s'explique par la crainte de la haute juridiction de ne pas maîtriser totalement la portée des innovations introduites par la Première chambre civile. De fait, la notion de « groupe de contrats » à laquelle celle-ci se référait dans son arrêt du 21 juin 1988, recouvre des réalités trop diverses pour fournir un cadre ferme aux solutions qu'elle posait. De plus, si la question de l'incidence de cette jurisprudence sur la nature de l'action en responsabilité avait été étudiée de manière assez complète, celle de son impact sur les autres actions – exécution forcée, résolution… – restait à faire. Il n'en reste pas moins que le droit positif qui résulte de cette jurisprudence laisse « une impression d'insatisfaction, pour ne pas dire de désarroi » en raison de la « grande complexité » et de « l'irrationalité » des solutions qui en sont issues 5. Et 1. Civ.  1re, 28  oct. 1991 et Civ.  3e, 30  oct. 1991, CCC 1992, no 25, note  Leveneur ; Com. 10  déc. 1991, CCC 1992, no 47, obs. L.  Leveneur ; Civ.  1re, 7  juin 1995, CCC 1995, no 159 ; 22 févr. 2000, CCC 2000, no 91, note Leveneur. V. cep. Civ. 3e, 28 nov. 2001, JCP 2002. II. 10037, note Menjucq et I. 186, no 2, obs. Viney, Defrénois 2002. 255, obs. Libchaber, RTD civ. 2002. 104, obs. Jourdain. V. aussi C. Lisanti-Kalizynski, « L’action directe dans les chaînes de contrats ? Plus de dix ans après l’arrêt Besse », JCP 2003. I. 102. 2. D. Mainguy, « L’actualité des actions directes dans les chaînes de contrats », Mélanges Béguin, 2005, p. 449. 3. CJCE 17 juin 1992, JCP E 1992. 363, note P. Jourdain, et G. II. 2. 21297, note C. Larroumet, JCP 1993. I. 3664, obs. G. Viney, D. 1993. Somm. 214, obs. J. Kullmann, Rev. crit. DIP 1992. 726, note H. Gaudemet-Tallon, RTD civ. 1993. 173, obs. Jourdain, RTD eur. 1992. 708, note P. de Vareilles-Sommières. 4. Civ. 1re, 27 janv. 1993, deux arrêts, CCC 1993, no 3, chron. L. Leveneur p. 1 ; 23 juin 1993, CCC 1993, no 190, obs. Leveneur. 5. P. Ancel, « Les arrêts de 1988 sur l’action en responsabilité contractuelle dans les groupes de contrats, 15 ans après », Mélanges A. Ponsard, 2003, p. 3 s., sp. p. 7.

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de fait, la distinction entre les chaînes de contrats translatifs de propriété et les autres groupes de contrats se révèle imprécise et artificielle 1. Surtout, bien loin d’apporter une réponse équilibrée au problème posé, la jurisprudence issue de l’arrêt Besse conduit à un système fort peu satisfaisant. Du fait de l’abandon de la règle de l’indépendance des fautes délictuelle et contractuelle, les tribunaux n’hésitent pas à déduire l’existence d’une faute délictuelle du manquement à une obligation contractuelle (v. ss 680). Il en résulte que le membre d’un groupe qui agit en réparation du dommage dont il a été victime contre un membre du même groupe autre que son cocontractant immédiat a à démontrer non la méconnaissance d’un devoir général de prudence et de diligence mais celle d’une obligation contractuelle dont le défendeur était le débiteur. Mais, se servant du contrat pour fonder son action, la victime ne devrait pas pouvoir répudier les clauses du contrat qui la gênent. Or tel est pourtant le cas, puisque les aménagements et limitations dont la responsabilité contractuelle peut être l’objet en raison de clauses inscrites dans le contrat ne pourront être valablement opposés à la victime, du fait de la nature délictuelle de la responsabilité dont elle se prévaut. Une solution cohérente passe par l’alternative suivante : ou bien « on autorise la victime à se prévaloir de l’inexécution contractuelle, mais il faut admettre réciproquement le débiteur à opposer son contrat, ce qui doit conduire à reconnaître une nature contractuelle à sa responsabilité » ; ou bien retenant une conception stricte de l’effet relatif des contrats, on décide que le débiteur ne peut pas opposer son propre contrat à la victime. Mais alors celle-ci ne saurait prendre appui sur ce contrat pour établir la faute de celui contre qui elle agit. Seule une faute délictuelle résultant d’un manquement à un devoir général de prudence et de diligence devrait être prise en compte 2. C’est cette solution que consacre l’avant-projet Catala dans son article 1342 (v. ss 680). Les motifs qui avaient conduit la Première chambre civile à innover subsistent donc et il est à souhaiter que la jurisprudence ou le législateur parvienne, en la matière, à un vrai point d’équilibre entre les intérêts en conflit 3. La réforme de 2016 est restée silencieuse sur ce point.

Afin de sortir de cette difficulté, un auteur a proposé une analyse renouvelée et d’une grande cohérence de la notion de groupe de contrats. Démontrant qu’un tiers ne peut être victime d’un dommage « strictement contractuel », que s’il est membre d’un groupe de contrats unis par une identité d’obligations, l’inexécution d’une des deux obligations se répercutant alors sur l’autre, il propose de reconnaître à ce tiers, et à lui seul, une action en responsabilité contractuelle contre le débiteur défaillant. Il en résulte une nouvelle définition des groupes de contrats, non plus calquée sur la réalité économique, mais directement ordonnée aux fins poursuivies. Instrument 1. P. Ancel, art. préc., Mélanges A. Ponsard, p. 21 ; C. Lisanti-Kalczynski, art. préc., JCP 2003. I. 102. 2. P. Jourdain, « La nature de la responsabilité civile dans les chaînes de contrats après l’arrêt de l’assemblée plénière du 12 juillet 1991 », D. 1992. 149. 3. Pour une recherche de celui-ci, v. M. Bacache, La relativité des conventions et les groupes de contrats, thèse Paris II, éd. 1996.

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d’identification des tiers victimes d’un dommage strictement contractuel, le critère de l’identité d’obligations dessine en même temps les contours des groupes au sein desquels se développent les actions en responsabilité contractuelle 1.

SECTION 2. LES CONTRATS POUR AUTRUI 692 Présentation ¸ D'inspiration individualiste, l'ancien article 1119 du Code civil disposait qu'« on ne peut, en général, s'engager, ni stipuler en son propre nom que pour soi-même ». Par ce texte, les rédacteurs du code avaient voulu marquer qu'on ne pouvait ni promettre pour autrui, c'est-àdire faire naitre une obligation à la charge d'un tiers sans son consentement, ni stipuler pour autrui, c'est-à-dire faire naitre une créance au profit d'un tiers sans son consentement. Le projet d'ordonnance avait repris à la lettre l'ancien article 1119 dans son nouvel article 1203. Mais une telle position n'était plus tenable du fait du changement du contexte : alors que, en 1804, la stipulation pour autrui était exceptionnellement autorisée à des conditions strictes, ce qui autorisait le maintien d'un principe prohibitif, le nouvel article 1205 posait : « on peut stipuler pour autrui ». Autrement dit, le projet d'ordonnance énonçait à deux articles de distance une règle et son contraire. Fort heureusement, l'ordonnance de 2016 a rectifié le tir, en prévoyant uniquement dans son article 1203 qu'« on ne peut s'engager en son propre nom que pour soi-même ». Il en résulte que si les promesses pour autrui restent prohibées, il n'en va plus de même des stipulations pour autrui. Mais tout en prohibant les promesses pour autrui, le code prévoit une institution qui, sans contredire la prohibition, permet certains aménagements qui apportent une certaine souplesse dans la vie juridique : la promesse de porte-fort. Enfin, la représentation permet d'engager autrui, sans pour autant contredire l'article 1205, puisqu'on s'engage alors, non en son propre nom mais au nom d'un tiers. Après avoir opéré un bref rappel à propos de la représentation, on envisagera la promesse pour autrui, puis la stipulation pour autrui. 693 La représentation. Rappel ¸ Celle-ci ayant déjà été traitée à l'occasion

de l'étude de la formation du contrat (v. ss 229 s.), on se contentera ici d’un bref rappel. Lorsque le contrat est conclu par l’intermédiaire d’un représentant, la personne obligée n’est pas celle qui a apparemment donné son consentement, mais celle au nom et pour le compte de laquelle le contrat a été conclu. En d’autres termes, c’est le représenté et non le représentant qui est obligé. Il est très généralement admis que le mécanisme de la représentation ne constitue qu’une exception apparente à l’article 1199 du Code civil. Parce qu’opérant la substitution du représenté au

1. M.  Bacache-Gibeili, La relativité des conventions et les groupes de contrats, thèse Paris  II, éd. 1996, no 105, p. 98 ; Droit civil, les obligations, la responsabilité civile extracontractuelle, nos 106 s.

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représentant, il confère au représenté, dès la conclusion du contrat, la qualité de partie. Encore faut-il pour cela que la représentation soit parfaite. Lorsque la représentation est imparfaite, c’est-à-dire que le représentant – commissionnaire, prête-nom – agit pour le compte d’autrui mais sans faire connaître au partenaire sa qualité de représentant, c’est ce dernier qui est partie au contrat et le représenté-commettant n’acquiert la qualité de partie que lorsque le commissionnaire lui en transmet le bénéfice.

§ 1. La promesse pour autrui

694 Nullité de la promesse pour autrui ¸ L'article 1203 dispose qu'on ne peut s'engager que pour soi-même. Il en résulte que, si X promet à Y que Z lui fournira telle prestation, Z n'est pas lié par cette promesse. C'est là une application du principe de l'effet relatif du contrat : le contrat ne peut faire naître d'obligation à la charge d'autrui. Et comme X a promis uniquement le fait d'autrui sans s'engager personnellement, il n'est pas tenu. C'est dire qu'une telle promesse ne produit aucun effet. 695 Validité de la clause de porte-fort ¸ L'article 1204 permet néanmoins que l'on se porte fort pour un tiers en promettant le fait de celui-ci : « On peut se porter fort en promettant le fait d'un tiers. Le promettant est libéré de toute obligation si le tiers accomplit le fait promis. Dans le cas contraire, il peut être condamné à des dommages et intérêts » 1. À côté du traditionnel porte-fort de ratification seul envisagé par le code de 1804, la pratique a donné naissance à un second type de porte-fort, le porte-fort d’exécution. 696 Le porte-fort de ratification ¸ Par promesse de porte-fort, on vise traditionnellement le porte-fort de ratification. C’est l’hypothèse classique d’une personne qui conclut un contrat pour un tiers en promettant que celui-ci le ratifiera par la suite. Autrement dit, se porter fort pour autrui, ce n’est pas engager autrui, c’est promettre qu’autrui s’engagera. Le porte-fort promet donc personnellement à son cocontractant d’obtenir l’engagement d’un tiers à l’égard de celui-ci. C’est dire que le tiers n’est pas lié par cette promesse. Et s’il refuse de faire ce qu’on attendait de lui, c’est le porte-fort qui sera seul tenu à des dommages-intérêts envers son cocontractant 2. 1. J. Boulanger, La promesse de porte-fort et les contrats pour autrui, thèse Caen, 1933 ; Vericel, « Désuétude ou actualité de la promesse de porte-fort ? », D. 1988. Chron. 123. 2. L’ancien art. 1157, devenu l’art. 1191, invitant les juges à interpréter le contrat dans le sens où il peut produire effet, les juges peuvent donner la valeur d’une promesse de porte-fort à une promesse pour autrui qui serait sinon inefficace (v. ainsi Civ. 28 déc. 1926, S. 1928. 1. 273, note H. Vialleton, DP 1930. 1. 73, note H. Lalou, les donateurs, dans une donation partage, ayant simplement déclaré accepter au nom de leur fille, la cour de cassation a approuvé l’arrêt d’avoir interprété cette déclaration comme une promesse de porte-fort). Selon Saleilles (Théorie générale de l’obligation, no 152), l’art. 1120 viderait ainsi de sa substance l’art. 1119 prohibant la promesse pour autrui, car toutes les fois qu’une personne promet le fait d’autrui, on devrait présumer qu’elle a entendu se porter fort. Cette opinion est toutefois discutable en raison de

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Au premier abord, il paraît curieux qu’une personne prenne ainsi le risque de se porter fort pour autrui. En pratique, la promesse de porte-fort est utilisée lorsque, d’une part, le porte-fort est intéressé à la réalisation du contrat promis et qu’il existe, d’autre part, entre le porte-fort et le tiers des relations telles que le porte-fort est en position de convaincre celui-ci de consentir au contrat promis. Deux exemples permettront de mieux le comprendre. 1) Deux personnes sont en procès : l’une d’elles décède. Un des héritiers transige avec l’adversaire pour mettre fin au litige et se porte fort envers lui de l’adhésion de ses cohéritiers à cette transaction. 2) Un tuteur veut vendre un immeuble appartenant à son pupille. Aux termes de l’article 505 du Code civil, cette vente doit être autorisée par le conseil de famille, l’autorisation de vendre ne pouvant être donnée qu’après la réalisation d’une mesure d’instruction ou le recueil de l’avis de deux professionnels qualifiés. Pour échapper à ces formalités, source de lenteur et de frais, le tuteur vend le bien à l’amiable en se portant fort que le mineur ratifiera cette aliénation lorsqu’il sera devenu majeur. Si les coïndivisaires dans le premier cas, le mineur dans le second, refusent de ratifier l’acte, celui-ci est privé d’efficacité et la responsabilité du porte-fort engagée. Il ne faut confondre la promesse de porte-fort avec la promesse de bons offices. Alors que celui qui promet ses bons offices s’engage simplement à user de tous les moyens en son pouvoir pour obtenir l’engagement du tiers, le porte-fort promet cet engagement. En d’autres termes, la promesse de bons offices a pour objet une obligation de moyens, la promesse de portefort une obligation de résultat 1. 697 Le porte-fort d’exécution ¸ La pratique a donné naissance à une seconde sorte de porte-fort, le porte-fort d’exécution. Dans cette hypothèse, le promettant ne s’engage pas à ce que le tiers conclut ou ratifie le contrat mais à ce qu’il exécute son obligation contractuelle. C’est le cas du cédant d’un fonds de commerce qui promet à son ancien fournisseur que le cessionnaire respectera les contrats d’approvisionnement et continuera à se fournir auprès de celui-ci. Mécanisme de garantie, le porte-fort d’exécution a pu être présenté comme un « substitut au cautionnement » 2. l’article 1162 : « Dans le doute, la convention s’interprète… en faveur de celui qui a contracté l’obligation ». Or la promesse de porte-fort constitue un engagement pour celui qui la prend ; et, à défaut de clause expresse de porte-fort, les juges doivent constater au moins « une intention certaine de s’engager » (Marty et Raynaud, no 276) ; v. en ce sens, Civ. 3e, 7 mars 1978, D. 1979. IR 478 ; Com. 17 juill. 2001, CCC 2001, no 170, note Leveneur. 1. Civ. 3e, 7 mars 1978, Bull. civ. III, no 108, p. 84. 2. Ph. Simler, « Les solutions de substitution au cautionnement », JCP 1990. II. 2427 ; voir aussi Ph. Dupichot, Le pouvoir des volontés individuelles en droit des sûretés, thèse Paris II, 2003, p. 326 s., nos 421 s.

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Non envisagé par le Code civil de 1804, cette création de la pratique a été officiellement reconnue par la jurisprudence 1. La formule utilisée par l’article 1204 est suffisamment compréhensive pour englober le porte-fort d’exécution en sorte qu’elle le « valide en creux » 2. Le régime du porte-fort d’exécution demeure néanmoins quelque peu incertain en jurisprudence. Après lui avoir reconnu un caractère accessoire ce qui le distinguait mal du cautionnement, la chambre commerciale a jugé que l’engagement du porte-fort constituait un « engagement de faire » 3 et, plus précisément, une « obligation de résultat autonome » en vertu de laquelle le portefort serait tenu « des conséquences de l’inexécution de l’engagement promis » 4. Si le tiers refuse de tenir l’engagement, celui qui s’est porté fort doit indemniser le créancier 5. Le porte-fort d’exécution, n’est pas, comme la caution, tenu de la dette même du débiteur. Son obligation est de nature indemnitaire et la garantie qu’il procure appartient à la catégorie des sûretés indemnitaires 6. On traitera maintenant ici uniquement des effets du porte-fort « de ratification ». 698 Effets de la clause de porte-fort ¸ 1) À l’égard du porte-fort. La clause oblige celui qui s’est porté fort à obtenir l’engagement du tiers. Dès lors de deux choses l’une : – ou bien le tiers ne veut pas prendre l’engagement. N’ayant pas rempli son obligation, le porte-fort est responsable envers son cocontractant 7 et lui doit des dommages-intérêts 8 ; au cas où l’on serait en présence d’une promesse de bons offices, il faudrait pour engager la responsabilité du promettant démontrer non seulement que le tiers ne s’est pas engagé mais que le promettant n’a pas fait diligence ; – ou bien le tiers s’engage. Ayant rempli son engagement, le porte-fort est libéré. À la différence de la caution, il ne sera pas responsable si le tiers n’exécute pas ensuite son engagement. Le porte-fort pourrait néanmoins 1. Com. 13 déc. 2005, Bull. civ. IV, no 256, D. 2006. 2855, obs. P. Crocq, JCP 2006. II. 10021, note Simler, Defrénois 2006. 414, note Savaux, RTD civ. 2006. 305, obs. Mestre et Fages ; voir déjà Civ. 1re, 25 janvier 2005, Bull. civ. I, no 43, CCC 2005, no 81, note Leveneur, RTD civ. 2005. 391, obs. Mestre et Fages. 2. G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, no 563, p. 482. 3. Com. 18 juin 2013, Bull. civ. IV, no 105, D. 2013. 1610, obs. Crocq, RTD civ. 2013. 842, obs. H. Barbier. 4. Com. 1er avril 2014, Bull. civ. IV, no 67, D. 2014. 1185, note Dondero, RDC 2014. 347, obs. T. Genicon, CCC 2014, no 150, note Leveneur. 5. Civ. 1re, 7 mars 2018, CCC 2018, no 104 (l’inexécution de la promesse de porte-fort ne peut être sanctionnée que par la condamnation de son auteur à des dommages-intérêts). 6. Simler et Delebecque, Les sûretés, la publicité foncière, nos 334 s. ; Ph. Dupichot, Le pouvoir des volontés individuelles en droit des sûretés, thèse Paris II, 2003, p. 326 s., nos 421 s. ; Civ. 1re, 25 janv. 2005, préc. ; Com. 13 déc. 2005, préc. 7. Il n’est pas nécessaire pour cela d’établir sa faute. Il suffit que le résultat promis n’ait pas été atteint (Paris 19 juin 1998, Bull. Joly 1998. 1952, RTD civ. 1999. 100, obs. Mestre). 8. À condition bien sûr que le bénéficiaire de la promesse ait subi un préjudice ; v. Soc. 9 déc. 1957, D. 1957. 355 ; Com. 14 janv. 1980, Bull. civ. IV, no 16, p. 13, JCP 1980. IV. 122 ; comp. Civ. 1re, 7 oct. 1964, Bull. civ. I, no 433, p. 335, RTD civ. 1965. 808, obs. J. Chevallier.

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promettre expressément ou tacitement, non seulement l’engagement d’autrui, mais encore l’exécution de cet engagement (v. ss 697). 2) À l’égard du tiers. Le tiers pour qui l’on s’est porté fort n’est pas engagé 1. Le porte-fort n’a pas promis le fait d’autrui mais le sien propre ; il s’est simplement engagé à ce que le tiers consente. Il n’y a donc pas dérogation à la règle suivant laquelle on ne peut pas rendre un tiers débiteur par un contrat auquel il n’aurait pas participé. La liberté du tiers comporte toutefois des limites. En premier lieu, le tiers est souvent moralement tenu de ratifier : le porte-fort étant fréquemment un proche, le tiers hésitera devant un refus de ratification qui engagerait la responsabilité du porte-fort. En second lieu, la liberté du tiers n’est plus juridiquement entière lorsqu’il est devenu l’héritier du porte-fort. À ce titre, il conserve certes, en principe, le droit de ne pas ratifier la promesse, mais il sera tenu de l’obligation d’indemniser qui incombait à son auteur 2. Il y a lieu, en outre, de réserver le cas où le porte-fort assume, outre l’obligation née de la promesse, une autre obligation, spécialement une obligation de garantie, elle aussi transmise à ses héritiers ; ainsi en va-t-il lorsque le porte-fort, propriétaire indivis d’un bien, a vendu la totalité du bien et a assumé de la sorte à l’égard de l’acquéreur, une obligation indivisible de garantie contre l’éviction 3. Lorsque le tiers ratifie, expressément ou tacitement 4, la promesse, la Cour de cassation considère qu’il s’agit là d’un acte unilatéral n’exigeant pas le concours des bénéficiaires de la promesse 5 et rétroagissant au jour de l’acte ratifié de telle sorte que le tiers est engagé dès cette date 6. Par sa ratification, le tiers se substitue rétroactivement au promettant. La solution est expressément consacrée par l’article 1204, alinéa 3 : « lorsque le portefort a pour objet la ratification d’un engagement, celui-ci est rétroactivement validé à la date à laquelle le porte-fort a été souscrit ». Heureuse en ce qu’elle fait remonter dans le temps les droits du cocontractant qui a traité avec le porte-fort et assure ainsi la sécurité juridique de ceux qui auraient contracté avec lui dans l’intervalle, cette solution ne se concilie qu’imparfaitement avec le principe de l’effet relatif des conventions 7.

1. Com. 25 janv. 1994, Bull. civ. IV, no 34, p. 26, D. 1994. Somm. 211, obs. Delebecque. Il en résulte notamment que, dans le temps qui précède une éventuelle ratification ou à défaut de celleci, le porte-fort a seul qualité pour demander, le cas échéant, la résolution de la vente (Civ. 3e, 25 mai 1976, Bull. civ. III, no 229, p. 177). 2. Req. 22 juill. 1879, S. 80. 1. 20 ; Req. 5 mars 1935, S. 1935. 1. 150 ; Civ. 1re, 26 nov. 1975, D. 1976. 353, note C. Larroumet, RTD civ. 1976. 575, obs. G. Cornu, 1977. 117, obs. Y. Loussouarn ; comp. Lyon, 11 mars 1980, D. 1981. 617, note Peyrard. 3. Civ. 23 juin 1859, DP 59. 1. 299 ; 28 déc. 1926, préc. ; Bordeaux, 11 févr. 1948, JCP 1948. II. 4092, note Hubrecht ; Rennes, 20 mars 1950, S. 1950. 2. 121, note G. Lagarde. 4. Civ. 24 oct. 1905, DP 1906. 1. 153 ; Com. 22 juill. 1986, préc. 5. Civ. 3e, 7 mars 1979, D. 1979. IR 395. 6. Civ. 22 janv. 1896, DP 97. 1. 476 ; Civ. 1re, 30 janv. 1957, D. 1957. 182, RTD civ. 1957. 682, obs. H. et L. Mazeaud ; 8 juill. 1964, D. 1964. 560 ; Civ. 3e, 2 déc. 1971, D. 1972. Somm. 86. 7. Carbonnier, t. 4, no 124.

LES EffETS DU CONTRAT

§ 2. La stipulation pour autrui

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699 Généralités ¸ Il y a stipulation pour autrui lorsque, dans un contrat, une des parties, appelée le stipulant, obtient de l’autre, appelée le promettant, l’engagement qu’elle donnera ou fera quelque chose au profit d’un tiers étranger, le bénéficiaire, qui devient ainsi créancier sans avoir été partie au contrat. Par exemple, un individu stipule d’une compagnie d’assurances, moyennant le payement d’une prime annuelle, qu’elle remettra, lors de son décès, un capital soit à sa veuve, soit à ses enfants ; ce faisant, l’assuré stipule, en son nom personnel, pour autrui. Ou bien encore une personne A fait une donation à B, en stipulant de celui-ci qu’il servira une rente viagère à C. Au premier abord, tout se passe comme si le tiers bénéficiaire avait été représenté par le stipulant. Mais la stipulation pour autrui diffère du mandat en ce que le stipulant contracte en son nom personnel, et non comme représentant du tiers bénéficiaire. Plus précisément, le stipulant contracte lui-même en faveur d’autrui sans en avoir reçu pouvoir, et la question se pose de savoir si l’effet de ce contrat peut se produire au profit d’autrui, c’est-à-dire si le tiers au profit duquel la stipulation a été faite acquiert une action contre le promettant pour réclamer la prestation stipulée en sa faveur. La stipulation pour autrui était, en principe, interdite par le Code de 1804 (art. 1119), qui, dans l’ancien article 1121, n’en admettait la validité que dans des cas exceptionnels et sans en préciser très nettement les conditions et les effets. Elle a pris, au cours du xixe siècle, une très grande importance pratique. C’est là un des exemples les plus caractéristiques de la transformation du droit sous l’influence de la jurisprudence, prenant elle-même en considération les besoins de la pratique 1. L’ordonnance de 2016 a consacré à la stipulation pour autrui des dispositions détaillées (art. 1205 à 1209) qui entérinent les solutions dégagées par la jurisprudence. 700 Division ¸ On retracera tout d'abord l'évolution historique aboutissant, en droit

moderne, à la liberté et à la validité des stipulations pour autrui, ce qui permettra d'en mieux comprendre les caractères généraux (A), on traitera ensuite du régime juridique de la stipulation pour autrui (B).

A. Évolution historique

701 Droit romain ¸ Le droit romain classique ne reconnaissait pas la stipulation pour autrui. Il en résultait que le contrat passé par une personne ne pouvait pas faire acquérir d'action à une autre : alteri stipulari nemo potest (nul ne peut stipuler

1. E. Lambert, Du contrat en faveur des tiers, thèse, Paris, 1893 ; Champeau, La stipulation pour autrui, thèse Paris, 1893 ; G.  Flattet, Les contrats pour le compte d’autrui, thèse Paris, 1950, os n  106 s. ; C. Larroumet, Les opérations juridiques à trois personnes, thèse ronéot., Bordeaux, 1968, nos 146 s. ; J. François, Les opérations juridiques triangulaires attributives (stipulation pour autrui, délégation de créance), thèse dactyl. Paris II, 1994.

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pour autrui) 1. L’engagement pris par un contractant au profit d’un tiers était totalement inefficace : non seulement, il n’engendrait pas de droit au profit du tiers, mais encore il n’en créait pas non plus pour le stipulant, celui-ci étant considéré comme n’ayant aucun intérêt à ce qu’une prestation soit fournie à autrui. La règle alteri stipulari nemo potest était toutefois gênante. Ainsi, un vendeur ne pouvait convenir que le prix serait payé à un tiers, par exemple à son créancier qu’il aurait voulu désintéresser, ou à une personne qu’il aurait voulu gratifier par ce procédé. Ainsi encore, un donateur ne pouvait imposer au donataire une charge au profit d’une tierce personne. Aussi, à une époque plus avancée du droit romain, la pratique d’abord, les constitutions impériales ensuite, apportèrent à cette règle des palliatifs, puis des exceptions. On se préoccupa d’abord de créer une action au profit du stipulant pour autrui, lui permettant de contraindre le promettant à exécuter son engagement au profit du tiers bénéficiaire du contrat. Le procédé employé à cet effet consista dans l’usage de la stipulatio poenae (clause pénale). Le stipulant pouvait convenir qu’à défaut d’exécution du contrat à l’égard du tiers, le promettant payerait une certaine somme (poena) au stipulant. Celui-ci avait ainsi un moyen indirect de contraindre le promettant à l’exécution, en le menaçant d’agir en payement de la poena. Mais le tiers lui-même continuait à n’avoir aucun droit propre, aucune action ne lui permettant d’exiger du promettant l’exécution de l’engagement pris à son profit. En outre, afin de faciliter les payements, la pratique imagina d’indiquer dans la stipulation que le promettant pourrait s’acquitter soit entre les mains du stipulant, soit entre les mains d’un tiers désigné : spondesne mihi aut Titio ? (promets-tu à moi, ou à Titius ?). Le tiers se trouvait ainsi adjectus solutionis gratia, c’est-à-dire autorisé, non pas à poursuivre le débiteur, mais à recevoir de lui le payement. C’était de nouveau un palliatif, non une dérogation à l’impossibilité de stipuler pour autrui. Enfin, au Bas-Empire, on arriva à accorder aux tiers une action, ce qui constituait alors une véritable dérogation à la prohibition de la stipulation pour autrui : dans l’hypothèse d’une donation sub modo, c’est-à-dire avec charge stipulée au profit d’un tiers bénéficiaire, celui-ci fut admis à agir en exécution contre le donataire 2.

702 Ancien droit français ¸ La prohibition de la stipulation pour autrui fut maintenue en principe, le fondement de la règle se trouvant dans la constatation que le stipulant n'avait aucun intérêt à l'exécution d'un contrat conclu au profit d'autrui 3.

1. Cette conception, à l’origine, excluait même l’idée de représentation ; on ne concevait pas qu’une action pût naître au profit d’une personne qui n’avait pas figuré au contrat. 2. Dioclétien, Frag. Vat., 286, et C.J. VIII.54 ; De donat, quae sub modo, c. 3. Pour une autre dérogation, voir Paul, D. XXIV.3, Solut. matr., 45 ; C.J. I.14.7. Dans tous les cas de dérogations à la règle de la prohibition de la stipulation pour autrui, le tiers bénéficiait d’une action utilis, non d’une action directe : ceci signifie que l’action était reconnue pour des considérations d’ordre pratique par dérogation aux principes généraux ; mais les effets de l’action utile étaient semblables à ceux d’une action directe. 3. Pothier (Obligations, no 54, éd. Bugnet, t. II, p. 32) justifie l’adage alteri stipulari nemo potest dans les termes suivants : « Une telle stipulation ne peut vous obliger ni envers le tiers, car les contrats n’ont d’effet qu’entre les parties contractantes, ni envers moi, car ce que j’ai stipulé de vous pour ce tiers, étant quelque chose à quoi je n’ai aucun intérêt qui puisse être appréciable à prix d’argent, il ne peut résulter aucuns dommages et intérêts envers moi du manquement de votre promesse ; vous y pouvez donc manquer impunément ».

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Mais en raison des entraves que la règle classique apportait à la satisfaction des besoins de la vie juridique, nos anciens auteurs élargirent le cercle des exceptions que comportait la règle. Le procédé de la clause pénale fut maintenu 1. D’autre part, on développa le système de l’adjectus solutionis gratia et de la donatio submodo. Plus particulièrement, on généralisa la solution particulière que le droit impérial avait admise pour les donations sub modo. Une action était reconnue au tiers dans tous les cas où la stipulation pour autrui apparaissait comme l’accessoire d’une prestation faite ou promise par l’une des parties à l’autre, même à titre onéreux 2. Dans les cas désormais nombreux où le tiers acquiert un droit par la stipulation faite à son profit, ce droit lui est acquis directement sans son intervention personnelle, par le seul effet du contrat passé entre le stipulant et le promettant ; la seule question controversée était de savoir si le droit ainsi acquis par le tiers était révocable 3. Finalement, la stipulation pour autrui était ainsi reconnue valable, toutes les fois qu’elle trouvait dans l’opération faite par les parties une base assez solide, une telle base existant dès lors qu’il y avait une donation ou une promesse faite par l’une des parties à l’autre. La règle alteri stipulari nemo potest n’avait plus de portée pratique : seule demeurait inefficace la stipulation pour autrui, intervenant à l’état isolé, faisant à elle seule l’objet du contrat, sans qu’aucune des parties n’ait rien promis ou donné à l’autre.

703 Code civil ¸ Reprenant la règle alteri stipulari nemo potest, celui-ci pose dans son

article 1119 qu’on ne peut, en général, s’engager ni stipuler en son propre nom que pour soi-même. Mais le Code admet exceptionnellement la validité de la stipulation (art. 1121) : 1o lorsqu’elle est la condition de la donation que l’on fait à un autre ; c’est la traditionnelle donation sub modo, c’est-à-dire la donation avec charge 4 ; 2o lorsqu’elle est la condition d’une stipulation que l’on fait pour soi-même. C’est l’hypothèse où le contrat fait naître, à la fois, une créance au profit du stipulant et une créance au profit du tiers.

704 Interprétation extensive de la jurisprudence ¸ La jurisprudence, sous

la poussée des nécessités pratiques, a étendu les deux exceptions énoncées par l'article 1121. Elle l'a fait essentiellement, à l'origine, en vue de consacrer la validité des assurances sur la vie, principalement l'assurance en cas de décès. Par ce contrat passé avec une compagnie d'assurances, l'assuré stipule, moyennant le 1. Obligations, no 70. Pothier en donne un exemple : « Si dans un tel temps vous ne faites pas présent à Jacques du Thesaurus de Maermann, vous me paierez 20 pistoles pour le pot-de-vin d’un marché que nous faisons ensemble ». 2. Pothier, Obligations, nos 71 s. 3. Pothier, Obligations, no 73. 4. Il y a lieu d’observer que le mot « condition » est impropre ; il est pris ici dans le sens de « charge » (Les successions, Les libéralités, no 324). Le Code civil n’a visé littéralement que la donation, comme le faisait le Droit romain (v.  ss  701), alors que, comme on l’a vu (v.  ss  702), l’Ancien droit admettait la validité de toute stipulation pour autrui jointe à une dation. Il ne semble pas que les rédacteurs du Code civil aient réellement voulu reproduire la solution romaine ; Pothier, qui a été leur inspirateur, ne proposait en l’espèce que des exemples relatifs à une donation (Obligations, nos 71 et 72) ; ils se sont référés aux développements de Pothier sans se rendre compte, semble-t-il, qu’ils introduisaient une restriction par rapport à l’Ancien droit (v. H., L. et J. Mazeaud, t. II, par F. Chabas, no 781).

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versement par lui de sommes appelées primes, que la compagnie payera un certain capital, lors de son décès, à telle personne désignée ou à désigner. L'assuré joue le rôle de stipulant, l'assureur de promettant, et la personne désignée de tiers bénéficiaire. Or ce contrat ne rentrait pas expressément dans les termes des exceptions de l'article 1121. L'assuré, en payant les primes, ne fait pas une donation à la compagnie, à l'égard de laquelle il n'a aucune intention libérale ; l'assuré, en outre, ne stipule rien pour lui-même, le capital n'étant payable qu'à son décès. L'assurance en cas de décès était cependant utile socialement. Aussi bien, la jurisprudence en reconnut-elle la validité par des arrêts célèbres 1. À l’argument selon lequel cette stipulation était nulle, parce que l’assuré ne stipulait pas pour lui-même mais seulement au profit du tiers, et que dès lors l’article 1121 ne pouvait pas s’appliquer, la chambre civile répond, d’une part, que l’assuré stipule à la fois pour lui et pour le tiers, car le bénéfice de l’assurance peut lui revenir dans certaines éventualités, par exemple au cas où il révoquerait la stipulation faite au profit du tiers, et, d’autre part, que le contrat présente pour lui un intérêt d’affection. La cour en conclut que la stipulation pour autrui est valable et qu’en conséquence, elle engendre au profit du tiers bénéficiaire un droit direct qui prend naissance au jour du contrar et devient irrévocable par son acceptation. Ainsi validé, ce mécanisme connut des applications pratiques nombreuses.

705 Applications pratiques ¸ En dehors de l'assurance en cas de décès et des

applications anciennes (donation avec charges, vente avec attribution du prix à un tiers), les applications modernes de la stipulation pour autrui sont extrêmement nombreuses 2. On citera : – l’assurance pour le compte de qui il appartiendra, par laquelle le propriétaire d’une chose l’assure, non seulement à son profit, mais au profit des propriétaires successifs, par exemple pendant le temps où une marchandise sera transportée ; – les stipulations faites par l’expéditeur au profit du destinataire, dans le contrat de transport 3 ; – les clauses insérées au profit des ouvriers dans les cahiers des charges des marchés de travaux publics ou de fournitures 4. – l’assurance de groupe par laquelle un établissement de crédit conclut avec un assureur un contrat permettant de couvrir les risques de décès, de chômage, d’invalidité des personnes qui contracteront auprès de lui un emprunt. L’opération présente par rapport à la stipulation pour autrui classique une certaine originalité. Un contrat cadre est conclu entre l’établissement de crédit et la compagnie d’assurance, lequel a pour objet d’encadrer les contrats individuels qui résulteront de l’adhésion

1. Civ. 16 janv. 1888, DP 88. 1. 77, S. 88. 1. 121, note T.C., GAJC, t. 2, no 171. 2. M. Tchendjou, Les applications contemporaines de la stipulation pour autrui, thèse multigr. Paris I, 1994. 3. Civ. 2e, déc. 1891, DP 92. 1. 161 ; 26 janv. 1913, DP 1916. 1. 47 ; 4 nov. 1930, DH 1931. 4 ; 12 avr. 1948, S. 1948. 1. 115. – Comp. au sujet d’une singulière extension du concept de stipulation pour autrui, en matière de transport de marchandises, le bénéficiaire – à charge de payer des factures – étant en l’occurrence l’expéditeur : Civ. 1re, 21 nov. 1978, D. 1980. 309, note C. Carreau, JCP 1980. II. 19315, note P. Rodière, Defrénois 1979. 1176, obs. J.-L. Aubert. 4. Les ouvriers peuvent, au cas où l’adjudicataire leur imposerait des conditions inférieures à celles qui sont prévues au cahier des charges, demander à l’administration de les indemniser au moyen de retenues opérées sur les sommes dues à l’entrepreneur et sur son cautionnement (Civ. 23 déc. 1908, DP 1909. 1. 88 ; 3 mars 1909, S. 1911. 1. 369, note R. Demogue ; 10 juin 1941, S. 1942. 1. 77).

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des emprunteurs au modèle qui leur est ainsi proposé 1. Les emprunteurs bénéficieront ainsi d’un contrat pré-négocié à des conditions en principe intéressantes, l’assureur disposant quant à lui d’un gisement de clientèle important. Pour marquer le caractère original de la figure, il a été proposé de la dénommer « stipulation de contrat pour autrui » 2. La stipulation pour autrui est aussi un des procédés employés pour transférer aux ayants cause à titre particulier les dettes et obligations accessoires à une chose aliénée (v. ss 684) 3. Enfin, la jurisprudence a admis que la volonté des parties qui fonde une stipulation pour autrui puisse être tacite 4. Elle a utilisé le procédé dans le transport de voyageurs en admettant que, lorsqu’un voyageur est victime d’un accident au cours du transport, non seulement le voyageur est censé avoir convenu que le transporteur serait tenu à son égard de l’obligation de sécurité, mais encore : 1o que ses héritiers succèdent à sa créance en dommages-intérêts, ce qui n’est que l’application des principes généraux sur l’effet des successions ; 2o que les personnes, envers lesquelles le voyageur pouvait être tenu d’un lien légal d’assistance, ont, en cas de mort du voyageur, un droit propre à réclamer des dommages-intérêts pour le préjudice matériel ou moral que cette mort leur a causé, le voyageur étant censé avoir stipulé pour eux à ce sujet 5. En revanche, les victimes par ricochet n’ayant pas la qualité d’ayant cause de leur parent décédé ne peuvent bénéficier d’une stipulation pour autrui implicite au titre du « contrat de voyage » 6. On observera que ces solutions conservent toute leur valeur en matière de transport par chemin de fer ou par tramways circulant sur des voies qui leur sont propres, mais qu’au sujet des autres transports de personnes par des véhicules à moteur, les solutions résultent du régime spécial de responsabilité instauré par la loi du 5 juillet 1985 (v. ss 1159 s.). Il a été admis également que le contrat conclu entre l’hôpital et le centre de transfusion comporte une stipulation pour autrui garantissant la pureté du sang aux bénéficiaires de la transfusion 7. Le plus souvent, c’est un droit de créance qui est conféré au tiers bénéficiaire. Mais la stipulation pour autrui permet également de faire acquérir au tiers un droit réel ; ainsi en est-il en cas de donation d’un immeuble avec réserve d’un droit

1. Rappr. Civ.  1re, 22  mai 2008, D.  2008.  1954, note D.  Martin, RDC 2008.  1135, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 2008. 477, obs. B. Fages qui pose que l’adhésion au contrat d’assurance de groupe, bien que conséquence d’une stipulation pour autrui, n’en crée pas moins entre l’adhérent et l’assureur qui l’agrée, un lien contractuel direct, de nature synallagmatique ; Com. 13 avr. 2010, D. 2010. 1208. 2. D. Martin, « La stipulation de contrat pour autrui », D. 1994. 145. 3. Il en est ainsi par exemple dans le cas où le vendeur d’un immeuble hypothéqué stipule de son acheteur que celui-ci se chargera personnellement de la dette à l’égard du créancier hypothécaire. 4. Civ. 1re, 14 juin 1989, Bull. civ. I, no 243, p. 162, RTD civ. 1990. 71, obs. J. Mestre. 5. Civ. 6 déc. 1932, DP 1933. 1. 137, note Josserand, S. 1934. 1. 81, note P. Esmein ; 24 mai 1933, D. 1933. 1. 137, note Josserand ; 23 janv. 1959, D. 1959. 281, note R. Rodière, S. 1959. 103, GAJC, t. 2, nos 278-280. 6. Civ. 1re, 28 oct. 2003, D. 2004. 233, note Ph. Delebecque, CCC 2004, no 1, note L. Leveneur, RTD civ. 2004. 496, obs. Jourdain. 7. Civ. 2e, 17 déc. 1954, D. 1955. 269, note R. Rodière, JCP 1955. II. 8490, note R. Savatier ; Civ. 1re, 14 nov. 1996, JCP 1996. I. 3985, no 7, obs. Viney ; Paris, 28 nov. 1991, D. 1992. 885, note A.  Dorsner-Dolivet, RTD  civ. 1992.  118, obs. P.  Jourdain ; Aix-en-Provence, 12  juill. 1993, D. 1994. 13, note D. Vidal. – Mais, sur le rejet de la stipulation pour autrui tacite dans l’hypothèse d’une action intentée par les héritiers d’une victime décédée consécutivement à un accident causé par le vice caché d’une chose vendue, v. Civ. 24 nov. 1954, JCP 1995. II. 8565, note H.B.

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d’habitation au profit d’un enfant du donateur ou de toute autre personne : le bénéficiaire du droit d’habitation obtient un droit réel grâce à la stipulation pour autrui greffée sur la donation.

On constate ainsi qu’il ne reste rien de la règle alteri stipulari nemo potest. Les exceptions consacrées par l’ancien article 1121 se sont trouvées si larges, grâce à l’interprétation de la jurisprudence, qu’elles ont fini par se transformer en règle. Le prétendu principe énoncé dans l’ancien article 1119 n’a plus eu de réalité. C’est dire que sa réaffirmation par le projet d’ordonnance apparaissait comme profondément anachronique. Fort heureusement, celle-ci pose dans sa version définitive à l’article 1205 : « on peut stipuler pour autrui ».

B. Régime juridique

706 Présentation ¸ Une fois le principe de la stipulation pour autrui acquis, il faut encore en définir le régime juridique. Le Code civil de 1804 était bien évidemment fort discret sur cette question. De son article 1121, il résultait simplement que « celui qui a fait cette stipulation ne peut plus la révoquer, si le tiers a déclaré vouloir en profiter ». Il en résultait 1) que pour que le tiers bénéficie de la stipulation faite à son profit, il faut qu'il l'accepte : nul ne peut acquérir un droit contre sa volonté ; 2) jusqu'à ce que le tiers ait accepté, le stipulant peut révoquer la stipulation. Restaient ainsi pendantes beaucoup de questions : quels sont au juste les conséquences de l'acceptation du bénéficiaire et de la révocation par le stipulant ? Quelle est la consistance exacte des rapports juridiques qui s'établissent entre les trois intéressés : stipulant, promettant, tiers bénéficiaire ? C'est à la jurisprudence qu'est revenu le soin de répondre à ces questions. Encore fallait-il pour cela maitriser le mécanisme juridique qui sous-tendait la stipulation pour autrui et qui expliquait qu'un tiers puisse acquérir un droit par l'effet d'une convention à laquelle il n'a pas été partie. Après avoir rappelé ces systèmes d'explication, on exposera les rapports juridiques qui se nouent entre les intéressés ainsi que les difficultés inhérentes à la personne du tiers bénéficiaire, à la lumière des dispositions issues de l'ordonnance de 2016.

1. Systèmes d’explication

707 Présentation ¸ Divers systèmes d'explication ont été proposés par la doctrine qui prennent appui sur l'offre, la gestion d'affaires ou l'engagement unilatéral de volonté. Aucun n'est pleinement satisfaisant.

708 Système de l’offre ¸ C'est la théorie classique, qui a prévalu dans la doctrine

ancienne et dans la jurisprudence jusqu'en 1888 : le stipulant contracte avec le promettant, puis il offre au tiers le bénéfice de la stipulation qu'il a faite à son intention. Cette offre de subrogation a besoin d'être acceptée pour que l'engagement devienne ferme ; par l'acceptation, le tiers bénéficiaire est substitué au stipulant comme créancier personnel du promettant.

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Cette conception cadrerait bien avec la révocabilité de la stipulation pour autrui : une offre est révocable tant qu’elle n’a pas été acceptée. Mais elle entraînerait des conséquences extrêmement regrettables au point de vue pratique : 1) L’acceptation ne pourrait plus intervenir après le décès du stipulant ; l’offre est en principe caduque, d’après la théorie classique elle-même, par le décès de son auteur. La solution est inadmissible pratiquement, spécialement en matière d’assurance en cas de décès, puisque souvent le bénéficiaire n’apprend l’existence de l’assurance contractée à son profit qu’après la mort de l’assuré. 2) L’acceptation ne pourrait pas émaner des héritiers du bénéficiaire, si celuici vient à mourir sans avoir accepté : l’offre est personnelle à celui auquel elle est adressée ; les héritiers ne succèdent pas aux pollicitations faites à leur auteur. 3) Enfin et surtout, le tiers bénéficiaire serait l’ayant cause du stipulant. Il y aurait en réalité deux conventions successives ; dès lors, la valeur stipulée passerait d’abord par le patrimoine du stipulant, avant d’arriver au tiers ; d’où cette conséquence particulièrement grave que le bénéfice de la stipulation, passant par le patrimoine du stipulant, s’y trouve exposé à l’action des héritiers ou des créanciers de celui-ci : notamment, si le stipulant meurt insolvable ou est mis « en faillite », le bénéfice de la stipulation tomberait dans la succession ou dans la masse du patrimoine du « failli », et le tiers bénéficiaire devrait subir le concours des créanciers du stipulant.

709 Système de la gestion d’affaires ¸ Pour échapper à ces conséquences inconciliables avec les nécessités de la pratique, on a proposé la théorie de la gestion d'affaires 1 : le stipulant agit dans l’intérêt du bénéficiaire ; il fait, sans mandat, pour le compte de celui-ci, une opération qu’il aurait pu faire comme mandataire s’il en avait reçu pouvoir ; il est donc gérant d’affaires (v. ss 1267 s.). Dès lors, la prétendue acceptation du tiers est en réalité une ratification, ce qui entraîne cette conséquence essentielle qu’elle a un effet rétroactif. Le bénéficiaire est censé tenir son droit directement du promettant ; il n’est en rien l’ayant cause du stipulant ; il se trouve, en vertu des principes de la représentation dans les actes juridiques, avoir traité lui-même avec le promettant, et son droit prend rétroactivement naissance du jour même de la stipulation. Cette conception aboutit à ce que la valeur stipulée ne tombera pas dans la « faillite » du stipulant, ni dans sa succession, et aussi à ce que la ratification pourra intervenir même après la mort du stipulant et émaner des héritiers du bénéficiaire : à tous ces points de vue, la théorie de la gestion d’affaires donne satisfaction aux nécessités pratiques.

Mais ce système ne pouvait triompher, car il dénature la stipulation pour autrui. Dans cette opération, le stipulant ne prétend pas agir au nom du tiers, mais « en son nom propre » ; c’est lui qui a l’initiative de l’affaire et qui entend en être le maître. Aussi deux conséquences normales de la gestion d’affaires sont-elles inapplicables ici. D’abord, le gérant d’affaires peut réclamer à celui pour le compte duquel il a agi le remboursement de ses dépenses ; au contraire, le stipulant ne peut réclamer au tiers ce qu’il a déboursé, notamment le tiers bénéficiaire d’une assurance sur la vie n’a pas à rembourser à la succession de l’assuré les primes payées par celui-ci. En outre, le gérant d’affaires doit continuer l’affaire commencée (anc. art. 1372), tandis que le stipulant conserve la faculté de révocation. Il y a une antinomie 1. Cette théorie a notamment été défendue par Labbé (notes S. 77. 1. 193 ; S. 88. 2. 49).

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irréductible entre la révocabilité de la stipulation pour autrui et les principes de la gestion d’affaires. Ainsi donc, la théorie de l’offre explique la révocabilité, mais elle est inconciliable avec la rétroactivité de l’acceptation ; la théorie de la gestion d’affaires explique cette rétroactivité, mais elle est inconciliable avec la révocabilité.

710 Système de l’engagement unilatéral de volonté ¸ La stipulation pour

autrui serait, dans une opinion, une des rares applications, en droit français, de l'engagement unilatéral de volonté (v. ss 83 s.). On y trouve l’exemple d’une obligation qui se forme sans que la volonté du futur créancier (le tiers bénéficiaire) se soit ajoutée à celle du débiteur (le promettant). La créance se forme sans le consentement du créancier : l’engagement du promettant envers le bénéficiaire résulte de sa seule volonté unilatérale de s’obliger envers lui ; l’acceptation du tiers ne détermine pas le moment auquel son droit prend naissance, elle consolide seulement sur sa tête une créance qui lui appartient dès l’origine sans son concours, et même à son insu. La création d’un droit direct du tiers contre le promettant serait donc une application de l’engagement par volonté unilatérale. Cette explication n’est pas non plus décisive. Quand on parle d’engagement unilatéral, on veut dire que l’obligation a sa source dans la manifestation isolée de la seule volonté du débiteur. Or, ici, la volonté du promettant n’engendre un lien obligatoire, à l’égard du bénéficiaire, que parce qu’elle se rattache à un contrat intervenu entre le stipulant et le promettant ; elle s’appuie sur ce contrat ; sans ce support, elle serait impuissante. La preuve que l’engagement du promettant à l’égard du tiers ne résulte pas de sa volonté isolée, c’est d’abord que le stipulant conserve le droit de révoquer ultérieurement cet engagement, de s’en attribuer le bénéfice ou de le transférer à un autre bénéficiaire ; l’explication est donc inconciliable avec le droit de révocation que l’ancien article 1121 accorde formellement au stipulant. Mais, pour établir que le droit du tiers bénéficiaire ne résulte pas de la volonté unilatérale du promettant, que la volonté du stipulant exerce sur ce droit une influence, on peut encore faire valoir un autre argument : si le promettant était vraiment obligé par sa volonté unilatérale, comment expliquer qu’il soit admis à opposer au tiers bénéficiaire les moyens de défense, par exemple les causes de nullité ou de résolution, qu’il pourrait invoquer contre le stipulant ; ainsi, la compagnie d’assurances peut opposer au tiers bénéficiaire le défaut de payement des primes par l’assuré. Le droit direct du bénéficiaire n’a donc pas sa source dans la volonté unilatérale, isolée du promettant, mais bien dans le concours des volontés du stipulant et du promettant.

711 Dérogation au principe de l’effet relatif des contrats ¸ Tous ces systèmes ont été imaginés pour concilier la stipulation pour autrui avec le principe posé à l'ancien article 1165 en vertu duquel les contrats n'ont pas effet à l'égard des tiers et qui figure désormais à l'article 1199. N'est-il pas dès lors plus simple de reconnaître, comme le faisait l'ancien article 1165 lui-même et comme le fait l'actuel article 1199, que la stipulation pour autrui est une exception au principe ? On ne doit plus répugner à l'heure actuelle à admettre que des parties à un contrat peuvent ne pas agir uniquement en vue de leur intérêt propre et peuvent, dans des cas nombreux faire naître une créance au profit d'un tiers. Aussi bien, la jurisprudence affirme-t-elle, depuis 1888, que le droit du tiers bénéficiaire naît directement au moment où le promettant s'oblige et par le fait même de cette promesse. Le tiers recueille le bénéfice de la stipulation sans

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interposition du stipulant, comme si le promettant le lui avait promis luimême ; la créance au profit du bénéficiaire naît immédiatement 1. La solution est désormais posée par les articles 1205 et 1206 du code civil : « On peut stipuler pour autrui. (…) Le bénéficiaire est investi d’un droit direct à la prestation contre le promettant dès la stipulation ». Longtemps, on a enseigné qu’on ne pouvait au moyen de la stipulation pour autrui faire peser, accessoirement au droit, une obligation sur un tiers 2. Mais par un arrêt du 8 décembre 1987, la haute juridiction a posé que « la stipulation pour autrui n’exclut pas dans le cas d’acceptation par le bénéficiaire, qu’il soit tenu de certaines obligations » 3. En d’autres termes, une stipulation pour autrui accompagnée de certaines obligations est valide, si ces obligations ont été acceptées par le tiers bénéficiaire. L’acceptation joue, en ce cas, un rôle différent de celui qu’elle remplit dans la stipulation pour autrui proprement dite. Alors qu’habituellement, l’acceptation ne fait que rendre irrévocable le droit né antérieurement, elle est ici nécessaire à la naissance même de l’obligation, ce qui limite l’entorse au principe de l’effet relatif des conventions. Les textes nouveaux sont restés silencieux sur ce point.

2. Rapports juridiques que la stipulation pour autrui établit entre les intéressés 712 Présentation ¸ Comme dans toute opération triangulaire, trois séries de rapport sont à envisager : les rapports entre le stipulant et le promettant, les rapports entre le promettant et le tiers bénéficiaire, les rapports entre le stipulant et le tiers bénéficiaire. 713 a) Rapports entre le stipulant et le promettant ¸ Le stipulant et le promettant sont liés par un contrat, sur lequel se greffe la stipulation pour autrui : ce “contrat de base” peut être une donation, une vente, une assurance sur la vie, un contrat de transport… Sa formation obéit aux conditions de validité de tout contrat : consentement, capacité, contenu 1. Thèse consacrée par 4 arrêts de la Cour de cassation : Civ. 6, 8, 22 févr. et 27 mars 1888, DP  88. 1.  193. La jurisprudence en conclut notamment : que, l’acceptation rétroagissant, la valeur stipulée ne figure pas – fût-ce un instant de raison – dans le patrimoine du stipulant, et par conséquent ne tombe pas dans sa faillite ni dans sa succession ; que l’acceptation peut intervenir même après le décès du stipulant. – Sur le caractère original de la stipulation pour autrui, V. C. Larroumet, Les opérations juridiques à trois personnes en droit privé, thèse ronéot., Bordeaux, 1968, p. 359 ; sur la distinction que cet auteur propose entre la stipulation pour autrui et l’assurance de responsabilité, v.  aussi p. 407  s. ; V.  aussi J.  François, thèse préc., nos  15  s., p. 20  s., nos 101 s., p. 77 s. 2. Civ. 3e, 10 avr. 1973, D. 1974. 21, note C. Larroumet. 3. Civ. 1re, 8 déc. 1987, Bull. civ. I, no 343, p. 246, D. 1989. Somm. 233, obs. J.-L. Aubert, RTD civ. 1988. 532, obs. J. Mestre ; rappr. Civ. 1re, 21 nov. 1978, préc. ; v. aussi, G. Venandet, « La stipulation pour autrui avec obligation acceptée par le tiers bénéficiaire », JCP 1989. 1. 3391 ; D. Martin, « La stipulation de contrat pour autrui », D. 1994. 145. Pour une critique de cette solution, v. J. François, thèse préc., nos 161 s., p. 119 s.

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licite et certain (v. ss 129 s.). Lorsque le contrat principal supporte une libéralité entre le stipulant et le tiers bénéficiaire, il échappe à l’exigence de l’authenticité posée par l’article 931 ; on est en présence d’une donation indirecte 1 (v. ss 208). Les effets de ce contrat restent soumis au droit commun ; la seule question qui se pose ici est de savoir quels sont les droits du stipulant au cas où le promettant n’exécute pas la prestation qu’il s’est engagé à accomplir en faveur du tiers bénéficiaire. Le stipulant peut d’abord agir en résolution du contrat principal pour inexécution des conditions, en vertu de l’article 953 si le contrat principal est une donation, et des articles 1224 et suivants s’il est à titre onéreux. S’il a eu soin de garantir l’exécution de la promesse faite en faveur du tiers par une clause pénale, il peut, normalement, en cas d’inexécution, réclamer la somme stipulée à titre de peine. Enfin, s’il le préfère, il peut contraindre le promettant à exécuter l’engagement qu’il a pris au profit du tiers. La solution a été dégagée par la jurisprudence 2. Elle est aujourd’hui consacrée par l’article 1209 : « Le stipulant peut lui-même exiger du promettant l’exécution de son engagement envers le bénéficiaire ». 714 b) Rapports entre le promettant et le tiers bénéficiaire ¸ Le tiers bénéficiaire acquiert un droit direct de créance contre le promettant dès la stipulation. La solution est désormais expressément formulée par l'article 1206 du Code civil. Ce droit naît par le seul effet de l’accord des volontés du stipulant et du promettant. L’acceptation du tiers bénéficiaire n’est pas une condition de l’acquisition de son droit contre le promettant 3. Son seul effet est de consolider définitivement la situation créée par la stipulation en privant le stipulant du droit de la révoquer (v. ss 716). L’acceptation émanera en principe du bénéficiaire. Mais elle peut aussi être effectuée, s’il était décédé sans avoir accepté, par ses héritiers. Elle peut être expresse ou tacite, c’est-à-dire résulter du comportement du tiers bénéficiaire et notamment de sa demande d’exécution de la promesse 4, adressée au promettant ou au stipulant et peut intervenir même après le décès du promettant ou du stipulant (art. 1208). 1. F.  Terré, Y. Lequette et S.  Gaudemet, Droit civil, les successions, les libéralités, nos  570  s., p. 511. 2. Civ. 12 juill. 1956, D. 1956. 749, note Radouant, Grands arrêts, t. 2, no 172 ; Com. 14 mai 1979, D. 1980. 157, note Larroumet ; Civ. 1re, 7 juin 1989, Bull. civ. I, no 233, p. 155, Defrénois 1989.  1057, obs.  Aubert, RTD  civ. 1990.  73, obs. J.  Mestre ; Com. 1er  avr. 1997, Defrénois 1997.  1438, obs.  Bénabent ; 14  déc. 1999, D.  2000. Somm.361, obs.  Delebecque, JCP  2000. IV. 1219. 3. Com. 23 févr. 1993, Defrénois 1993. 1060, obs. Aynès, RTD civ. 1994. 99, obs. J. Mestre ; contra : Civ. 1re, 10 juin 1992, D. 1992. 493, note J.-L. Aubert, JCP 1993. II. 22142, note J. Maury, RTD civ. 1994. 99, obs. J. Mestre. 4. Req. 2 avril 1912, DP 1912. 1. 524.

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La reconnaissance de ce droit direct conduit à donner au tiers une action pour exiger l’accomplissement de la prestation stipulée à son profit. En revanche, le tiers bénéficiaire, n’ayant pas été partie au contrat principal conclu entre le stipulant et le promettant, ne peut pas agir en résolution de ce contrat pour inexécution de la stipulation faite à son profit. De même, bénéficiaire d’une charge afférente à une donation, il n’a pas qualité pour demander la révocation de ladite donation pour inexécution des charges. Dire que le tiers bénéficiaire a un droit direct contre le promettant, c’est dire que ce droit naît sur sa tête sans passer par le patrimoine du stipulant et, par conséquent, sans être exposé, du fait d’un tel passage, à une saisie émanant des créanciers du stipulant (v. ss 717). Il n’en faut pourtant pas déduire que le droit du tiers bénéficiaire soit sans lien avec le contrat conclu entre le stipulant et le promettant. Le promettant s’est, en effet, engagé envers le tiers en considération et en contrepartie de la prestation que lui a promise le stipulant. Si celui-ci n’exécute pas ses propres engagements, le promettant doit pouvoir en faire état à l’encontre du tiers bénéficiaire. Il en résulte que le promettant peut, en principe, opposer au tiers bénéficiaire les causes de nullité, de caducité ou de résolution ainsi que les exceptions 1 qu’il aurait pu faire valoir contre le stipulant 2. 715 c) Rapports entre le tiers bénéficiaire et le stipulant ¸ Ces rapports peuvent se grouper autour de trois idées : 1) l’attribution du bénéfice de la stipulation est révocable ; 2) elle est rétroactive ; 3) elle réalise au profit du bénéficiaire une acquisition qui est, tantôt à titre onéreux, tantôt à titre gratuit. 716 1) Faculté de révocation du stipulant ¸ Le stipulant a le droit de révoquer la stipulation qu'il a faite au profit du tiers et d'en transporter le bénéfice à une autre personne 3 ou de se l’attribuer personnellement. Cette faculté de révocation s’explique dans le système du droit direct : le droit du tiers étant né du contrat, on comprend qu’un des contractants ait pu se réserver le droit d’en priver le bénéficiaire 4. Toutefois, cette faculté cesse 1. Civ. 1re, 29 nov. 1994, Bull. civ. I, no 353, p. 254, Defrénois 1995. 1405, obs. Delebecque, RTD civ. 1995. 622, obs. J. Mestre (exception de compensation dont les conditions n’avaient été réunies qu’après l’acceptation par le tiers bénéficiaire de la stipulation pour autrui). 2. Le Code des assurances consacre expressément cette solution au profit de l’assureur lorsque celui-ci est titulaire d’exceptions à l’encontre du souscripteur (art. L. 112-1 al. 3 et L. 112-6). 3. Dans les assurances sur la vie, l’assuré peut modifier jusqu’à son décès le nom du bénéficiaire dès lors que la volonté du stipulant est exprimée d’une manière certaine et non équivoque et que l’assureur en a eu connaissance (Civ.  1re, 13  mai 1980, JCP  1980. II.  19438, RGAT 1980. 527 ; 6 mai 1998, Dr. fam. 1997, no 109, obs. B.B). 4. Le droit de révocation appartient au stipulant et non au promettant. Il pourrait toutefois être stipulé dans le contrat que la révocation ne serait possible que du consentement des deux contractants. Une telle clause ne se rencontre jamais en matière d’assurance sur la vie. Mais on en trouve quelques exemples en d’autres domaines (v. Grenoble, 6 avr. 1881, DP 82. 2. 9, S. 82. 2. 13). Une telle clause peut d’ailleurs être considérée comme implicite lorsque le promettant a un intérêt à l’exécution de sa promesse (Req. 30 juill. 1877, S. 78. 1. 55).

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au moment de l’acceptation du tiers, car cette acceptation consolide au profit de celui-ci un droit qui ne peut plus être modifié sans sa volonté. Le droit de révocation est d’ailleurs strictement attaché à la personne du stipulant, au sens que l’article 1341-1 donne à ces mots. Cela signifie, avant tout, que ses créanciers ne peuvent exercer cette faculté en ses lieu et place. Que décider pour ses héritiers ? Peuvent-ils révoquer la désignation faite par leur auteur ? Il y aurait là, on le conçoit, un grand danger pour le bénéficiaire et il serait opportun de refuser aux héritiers du stipulant l’exercice du droit de révocation. Mais la jurisprudence s’était prononcée en sens contraire 1, exposant ainsi le tiers bénéficiaire au risque d’une révocation. S’inspirant d’une solution propre à l’assurance-vie 2, l’article 1207 prévoit que cette révocation ne peut intervenir qu’à l’expiration d’un délai de trois mois à compter du jour où ils ont mis le bénéficiaire en demeure d’accepter. Le texte précise que la révocation produit effet dès que le bénéficiaire ou le promettant en a eu connaissance (art. 1207, al. 3), ou, si elle est faite par testament au décès du stipulant (art. 1207, al. 4). La révocation détruit le droit du tiers bénéficiaire et lui substitue rétroactivement, comme si la nouvelle désignation avait été faite dès le début, un droit au profit, soit du nouveau destinataire, soit du stipulant (art. 1207, al. 5). En somme, l’assureur s’oblige envers le tiers désigné et en même temps envers celui qui pourrait lui être substitué par le stipulant au cas de révocation. 717 2) L’attribution du bénéfice de la stipulation est rétroactive ¸ Cette rétroactivité est fertile en conséquences. Ainsi, le bénéficiaire d'une assurance sur la vie recueille le capital assuré de son propre chef, et non comme ayant cause de l'assuré : toute idée de transmission de l'assuré au bénéficiaire est écartée comme contraire à l'intention des parties et aux besoins de la pratique. Le bénéficiaire doit être considéré comme ayant toujours été seul créancier de la compagnie d'assurances, son droit direct étant né immédiatement par l'effet du contrat d'assurance, auquel pourtant il n'a pas été partie. Il en résulte : – que l’acceptation du bénéficiaire peut intervenir même après la mort du stipulant ; cette solution est nécessaire, car souvent le tiers bénéficiaire ignore l’assurance contractée à son profit et ne l’apprendra qu’à la mort de l’assuré ; elle est expressément consacrée par l’article 1208 du code civil ; 1. Req. 22 juin 1859, DP 59. 1. 385, S. 61. 1. 151 ; 27 févr. 1884, DP 84. 1. 389, S. 86. 1. 422 ; Douai, 10 déc. 1895, DP 96. 2. 417, note Dupuich. 2. Art. L. 132-9 C. assur. : « le droit de révocation ne peut être exercé, après la mort du stipulant, par ses héritiers qu’après l’exigibilité de la somme assurée et au plus tôt trois mois après que le bénéficiaire de l’assurance a été mis en demeure, par acte extrajudiciaire, d’avoir à déclarer s’il accepte ».

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– que la créance contre le promettant (assureur) n’a jamais fait partie du patrimoine du stipulant (assuré) et n’est donc comprise ni dans son patrimoine faisant l’objet d’une procédure de redressement ou de liquidation judiciaires, ni dans sa succession. Si l’assuré est insolvable, s’il est soumis à une procédure de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire, le tiers bénéficiaire n’a pas à craindre le concours de ses créanciers, puisqu’il a un droit direct et personnel au capital assuré, qui ne fait pas partie du patrimoine de l’assuré insolvable. Si le bénéficiaire accepte après la mort de l’assuré, il n’a pas à craindre le concours des créanciers du défunt, le capital assuré ne faisant pas partie de la succession. Les créanciers de l’assuré en seront réduits à attaquer le contrat d’assurance par l’action paulienne, à la condition de pouvoir démontrer la fraude (v. ss 1574 s.), et encore, s’ils obtiennent gain de cause, le bénéficiaire ne sera tenu de leur rapporter que le montant des primes payées par l’assuré, et non le capital assuré (C. assur., art. L. 132-14). Enfin, si le bénéficiaire de la police d’assurance est un héritier du stipulant, il peut, tout en renonçant à la succession 1, accepter l’assurance faite à son profit, puisqu’elle ne fait pas partie de l’hérédité (C. assur., art. L. 132-11 et L. 132-12) 2. Lorsque l’assureur est informé du décès de l’assuré, l’assureur est tenu de rechercher le bénéficiaire et, si cette recherche aboutit, de l’aviser de la stipulation effectuée à son profit (art. L. 132-1, al. 5, réd. L. 17 déc. 2007). 718 3) Nature de l’acquisition faite par le tiers bénéficiaire ¸ Le tiers bénéficiaire réalise, grâce à la stipulation faite à son profit, une opération qui est tantôt à titre onéreux, tantôt à titre gratuit, le caractère de l’acquisition dépendant de la nature du rapport existant entre le stipulant et le tiers. Certes, il n’y a pas contrat entre le stipulant et le tiers, contrairement à ce que laisse entendre le système de l’offre ; mais il y a entre eux des rapports juridiques qui dépendent du but poursuivi par le stipulant. La stipulation pour autrui permet au stipulant soit de s’acquitter d’une dette envers le tiers bénéficiaire soit de le gratifier. En prenant l’initiative de la stipulation au profit du tiers, le stipulant a pu, par exemple, vouloir faire éteindre par le promettant une dette que lui, stipulant, avait à l’égard du tiers 3. Par exemple une personne vend un objet en s’engageant à ce qu’il soit livré à l’acheteur. Ne disposant pas des moyens nécessaires pour réaliser cette livraison, le vendeur conclut un contrat avec un transporteur en stipulant que la livraison doit 1. La renonciation à la succession lui permettra notamment d’échapper au passif qui pourrait la grever. 2. Sur le sort de l’assurance-vie lorsque l’attributaire est décédé avant d’avoir pu accepter la désignation faite en sa faveur, v. Civ. 2e, 23 oct. 2008 et Civ. 1re, 5 nov. 2008, JCP 2009. II. 10041, note Cannarsa, RCA 2009, nos 32 et 33, et Étude no 4, par Ph. Pierre, RCA 2009, no 33, Defrénois 2009. 657, obs. Libchaber 3. Dans un tel cas, le stipulant est libéré du seul fait que le bénéficiaire dispose d’un droit direct à l’encontre du promettant (Civ. 1re, 14 nov. 1995, Bull. civ. I, no 404, p. 282, D. 1996. 434, note Billiau, Defrénois 1996. 750, obs. Delebecque, RTD civ. 1997. 122, obs. Mestre).

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être effectuée au bénéfice de l’acheteur. Par cette stipulation, le vendeur s’acquitte de l’obligation qu’il avait contractée envers l’acheteur Ou encore, le stipulant veut procurer un enrichissement gratuit au tiers, comme dans l’assurance en cas de décès ou dans l’hypothèse d’un cadeau réalisé au moyen d’une liste de mariage 1. L’opération constitue alors une donation indirecte. Celle-ci échappe aux règles de forme des donations proprement dites : elle est valable, bien que le contrat principal soit constaté par acte sous seing privé. En revanche, on doit lui appliquer les règles de fond des donations entre vifs. Ce régime présente néanmoins certaines particularités. C’est ainsi que la loi dispose que le capital ou la rente payables au décès du contractant à un bénéficiaire déterminé ne sont soumis ni aux règles du rapport à succession, ni à celles de la réduction pour atteinte à la réserve ; et il en va de même des sommes versées par le stipulant à titre de primes, à moins que celles-ci n’aient été manifestement exagérées eu égard à ses facultés (C. assur., art. L. 132-13) 2.

3. La personne du tiers bénéficiaire 719 Question ¸ La stipulation pour autrui implique, par définition, l'existence d'un tiers bénéficiaire. À quelles conditions doit-il répondre ? L'article 1205 répond à cette interrogation : « ce dernier (le tiers bénéficiaire) peut être une personne future mais doit être précisément désigné ou pouvoir être déterminé lors de l'exécution de la promesse ». On envisagera ces différents cas. 720 a) Stipulation au profit d’une personne déterminée et vivante ¸ Ce cas ne soulève aucune difficulté. Il n'est pas douteux, tout d'abord, qu'on n'exigera pas de cette personne la capacité d’exercice : elle n’est pas partie au contrat, elle n’a pas de volonté à manifester en vue de l’acquisition de son droit ; peu importe donc que le tiers bénéficiaire soit mineur, ou majeur en tutelle ; de tels incapables peuvent devenir créanciers en vertu d’un contrat passé entre deux autres personnes. Les seules incapacités dont on est conduit à faire état sont les incapacités de jouissance, celles qui enlèvent l’aptitude à être titulaire d’un droit : il faudra notamment que le tiers bénéficiaire soit capable de recevoir à titre gratuit si, dans ses rapports avec le stipulant, la stipulation constitue une libéralité. 721 b) Stipulation au profit de personnes indéterminées ¸ On peut

aujourd'hui poser en principe qu'une stipulation au profit de personnes indéterminées est valable, à condition que le bénéficiaire, indéterminé au moment de la stipulation, soit déterminable lorsqu'elle doit recevoir effet. Dans cette perspective, il faut, mais il suffit, que le contrat conclu entre le stipulant et le promettant permette une détermination ultérieure.

1. C.  Beroujon, « Variations sur la nature juridique de la liste de mariage », D.  1998. Chron. 10, sp. p. 11. 2. Les successions, Les libéralités nos 1062 et 1176.

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Ainsi, certains contrats de concession de service public contiennent des stipulations au profit des futurs usagers : on ne sait pas, au moment du contrat, quels seront les usagers. Mais ceux-ci seront déterminés au fur et à mesure qu’ils se trouveront dans les conditions requises. De même la stipulation pour autrui est valable dans l’hypothèse de l’assurance pour le compte de qui il appartiendra. Le propriétaire d’une chose veut l’assurer contre le risque de perte, mais la chose est destinée à changer plusieurs fois de propriétaire. On veut que chaque propriétaire successif puisse se prévaloir de l’assurance, si la chose périt entre ses mains ; d’où l’assurance « pour le compte de qui il appartiendra », qui est très fréquente en droit maritime pour les marchandises expédiées par navire, souvent vendues plusieurs fois au cours du trajet. Cette assurance oblige l’assureur, non seulement envers le propriétaire présent, mais envers celui qui sera propriétaire au moment du sinistre. Le bénéficiaire est indéterminé au moment du contrat et l’assurance est pourtant valable 1. Il y a lieu d’admettre une solution semblable, dans l’assurance sur la vie, lorsque l’assuré contracte au profit de ses héritiers, sans autre précision. Les bénéficiaires seront connus, lors du décès d’après la composition de la famille à cette date et par application des règles de la dévolution successorale. Si, parmi ces héritiers, ils s’en trouvent qui n’ont été conçus que postérieurement à la stipulation, on se trouve face à la difficulté que soulève la stipulation au profit de personnes futures.

722 c) Stipulation au profit de personnes futures ¸ La validité d'une telle

stipulation paraît se heurter à une objection de principe, dès lors que l'on admet, avec notre droit positif, que le droit naît directement du contrat, sans intervention du bénéficiaire : on ne peut pas comprendre l'existence du droit tant que le bénéficiaire n'existe pas ; ce serait un droit sans titulaire. On répondait à cela que les effets du contrat seront retardés jusqu'à l'existence du bénéficiaire ; il n'y a à cela aucune impossibilité. Les choses futures peuvent être l'objet d'un contrat, les effets du contrat étant simplement retardés jusqu'à l'existence de la chose (v. ss 362). La jurisprudence n’a jamais hésité à reconnaître la validité des stipulations pour autrui au profit de personnes futures quand la stipulation est faite au profit d’un groupe indéfini de personnes appelées à en bénéficier au fur et à mesure qu’elles se trouveront dans les conditions requises. Ainsi, les stipulations au profit des usagers insérées dans les concessions de service public bénéficient, non seulement aux individus vivant au moment de la concession, mais même à ceux qui naissent postérieurement. De même, l’on peut stipuler au profit d’une personne future, lorsque la stipulation n’est pas faite avec l’intention de procurer un enrichissement gratuit au bénéficiaire ; aucun texte ne s’oppose à la validité d’une telle opération. Ainsi, l’assurance pour le compte de qui il appartiendra, l’assurance de responsabilité civile peuvent profiter à des personnes qui ne sont pas encore nées au moment de la conclusion du contrat d’assurance. Mais, d’après une ancienne jurisprudence, la solution serait différente lorsque le stipulant agit avec l’intention de procurer un enrichissement gratuit au bénéficiaire : la validité d’une telle stipulation au profit d’une personne future se heurterait à un texte formel, l’article 906, d’après lequel on ne peut recevoir une donation entre vifs qu’à la condition d’être conçu lors de la donation 2. De nombreuses décisions avaient, sur le fondement de ce texte, refusé de valider l’assurance sur la vie faite par 1. Civ. 5 mars 1888, DP 88. 1. 365, S. 88. 1. 313. 2. V. Les successions, Les libéralités, nos 313 s.

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un père de famille au profit de ses enfants nés et à naître, certains tribunaux ajoutant cette considération que les enfants à naître sont des personnes incertaines 1. Cette solution, éminemment regrettable en pratique, en ce qu’elle mettait obstacle à la prévoyance du père de famille, a été écartée en matière d’assurance : l’article L. 132-8, alinéa 3, du Code des assurances, relatif aux assurances sur la vie, admet la désignation comme bénéficiaires des « enfants nés ou à naître du contractant, de l’assuré ou de toute autre personne désignée », ainsi que des « héritiers ou ayants droit de l’assuré ou d’un bénéficiaire déterminé ». On avait argumenté par analogie pour admettre la validité, en thèse générale, de toute stipulation faite à titre gratuit au profit d’une personne future. La question est désormais tranchée par la réforme de 2006. L’article 1205 dispose que le bénéficiaire « peut être une personne future mais doit être précisément désigné ou pouvoir être déterminé lors de l’exécution de la promesse ».

723 d) Absence de tiers bénéficiaire ¸ Il y a lieu d'envisager l'éventualité où il

n'y a pas de tiers bénéficiaire, soit que le stipulant qui s'était réservé la possibilité de désigner le bénéficiaire décède sans l'avoir fait, soit qu'il ait désigné une personne n'existant pas, par exemple sa femme, alors qu'il décède sans s'être marié, ou n'existant plus, par exemple le bénéficiaire qui décède après le stipulant mais sans avoir déclaré son acceptation. Le législateur a prévu la situation pour l’assurance sur la vie : « Lorsque l’assurance en cas de décès est conclue sans désignation d’un bénéficiaire, le capital ou la rente garantis font partie du patrimoine ou de la succession du contractant » (C. assur., art. L. 132-11). La même règle doit être admise dans les autres cas de stipulation pour autrui. Elle est toutefois écartée lorsque le stipulant a désigné des bénéficiaires en sous ordre 2.

SECTION 3. LA SIMULATION

724 Présentation ¸ La simulation est un mensonge concerté entre des contractants qui dissimulent le contrat qui renferme leur volonté réelle derrière un contrat apparent. On se trouve donc en présence de deux conventions : l'une qui est ostensible mais mensongère, l'autre qui est sincère mais secrète 3. Opération complexe, la simulation intéresse aussi bien la formation que les effets du contrat. La formation, parce qu’elle suppose un montage réalisé dès l’origine ; de plus, lorsqu’elle est frauduleuse, elle soulève un problème de validité du contrat. Les effets, parce que l’article 1201 du Code civil l’envisage en précisant les effets de la contre-lettre, c’est-à-dire de 1. Civ. 7 févr. 1877, DP 77. 1. 337, S. 77. 1. 393 ; 7 mars 1893, DP 94. 1. 77, S. 94. 1. 161 ; Rennes, 5 déc. 1899, DP 1903. 2. 377, note Dupuich, S. 1902. 1. 165. 2. Civ. 1re, 9 juin 1998, Defrénois 1998. 1416, obs. Delebecque. 3. E. Bartin, Des contre-lettres, thèse Paris, 1885 ; Glasson, De la simulation, thèse Paris, 1897 ; J.-D.  Bredin, « Remarques sur la conception jurisprudentielle de l’acte simulé », RTD  civ. 1956. 261 ; Josserand, Les mobiles dans les actes juridiques, nos 192 s. ; M. Dagot, La simulation en droit privé, thèse Toulouse, éd.  1907 ; N.  Kisliakoff, La simulation en droit romain, thèse Paris, 1965 ; A. Himfray, « Du paradoxe juridique de la simulation », Administrer, nov. 1982, p. 11.

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l’acte caché, tant entre les parties qu’à l’égard des tiers. Pour ces derniers, l’action en déclaration de simulation constitue un « des moyens de protection de leur gage général » 1. C’est dire que le choix du lieu où la simulation est traitée présente une part d’artifice. Son étude a été, dans cet ouvrage, repoussée à la fin du développement consacré aux effets du contrat pour des raisons pédagogiques. Une bonne compréhension de celle-ci suppose acquise, du fait même de sa complexité, un certain nombre de connaissances. Aussi bien, toujours dans ce même souci, l’envisagera-t-on en deux temps : analyse de l’opération (§ 1), puis étude du régime juridique de celle-ci (§ 2).

§ 1. Analyse de l’opération

725 Division ¸ Après avoir décrit la structure de l'opération, son agencement abstrait (A), on s'interrogera sur ses buts, sa destination concrète (B).

A. Analyse structurelle

726 Dualité d’actes ¸ Le mécanisme de la simulation tient à la dualité des actes juridiques conclus relativement au même objet par les parties contractantes. La coexistence de deux actes juridiques distincts – l'un caché, venant contredire l'autre apparent – est inhérente à la structure de l'opération 2. 727 1°) L’acte apparent ou ostensible ¸ Destiné à servir de façade, l'acte ostensible apparaît seul au regard des tiers. Il pourra être passé par-devant notaire ou par acte sous seing privé. Il devra même l'être, chaque fois qu'on voudra faire apparaître un acte qui constate une opération dont la loi subordonne la validité à la rédaction d'un acte notarié ou à celle d'un acte sous seing privé. Lui seul fait l'objet de la publicité légale, lui seul est présenté à l'enregistrement. On le voit, tout se passe comme si cet acte régissait les rapports des parties signataires. Mais cette apparence est trompeuse, car il existe un acte secret ou occulte qui renferme la volonté réelle des parties. 728 2°) L’acte secret ou occulte ¸ Également nommé contre-lettre, l'acte caché 3 est le plus souvent un acte écrit, rédigé sous seing privé. Renfermant la volonté réelle des parties, la contre-lettre contredit l’acte apparent 1. Marty et Raynaud, Les obligations, t. 1, no 306. 2. Civ. 1re, 13 janv. 1953, Bull. civ. I, no 15, p. 12 : la simulation suppose « l’existence de deux conventions, l’une ostensible, l’autre occulte, intervenues entre les mêmes parties, dont la seconde est destinée à modifier ou annuler les stipulations de la première ». 3. Si l’existence de l’acte modificatif est révélée par l’acte apparent, il n’y a plus véritablement simulation. Tel est le cas de la déclaration de command par laquelle une personne déclare acheter pour le compte d’une autre sans faire connaître immédiatement le nom de cette dernière.

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– d’où son nom – et transforme parfois radicalement la situation juridique découlant de celui-ci. Les différentes combinaisons qui peuvent résulter de cette contradiction entre l’acte caché et l’acte apparent seront étudiées dans le développement suivant. Notons simplement pour l’instant, afin d’éviter toute confusion, que la contre-lettre ne constitue pas une modification a posteriori de l’acte apparent. Il ne s’agit pas d’actes successifs, l’acte caché venant modifier ou révoquer l’acte apparent qui lui serait antérieur. Il s’agit d’un « montage », d’une combinaison élaborée dès l’origine. Dès le départ, l’acte apparent est un « trompe-l’œil ». Aussi bien, les deux actes sont-ils, le plus souvent, contemporains. Mais cette simultanéité des deux actes n’est exigée qu’à titre intellectuel. La contre-lettre peut avoir été rédigée postérieurement 1 ou antérieurement 2 à l’acte apparent dès lors que les parties ont été, dès l’origine, d’accord sur la simulation 3. En d’autres termes, la simulation est un mensonge commun des parties à l’encontre des tiers : l’acte clandestin est le siège de l’accord réel des volontés. Mais les parties conviennent de faire croire que leur volonté est autre. La simulation se distingue ainsi nettement du dol. Alors qu’au cas de dol, il y a manœuvre d’une des parties pour tromper l’autre, en cas de simulation, il y a entente des parties pour tromper les tiers. Pourquoi les parties se livrent-elles à cette machination concertée ? c’est ce que l’on va rechercher en procédant à une analyse téléologique de l’opération.

B. Analyse téléologique

729 But immédiat et but lointain ¸ On recherchera successivement le but immédiat, l'objet de la simulation (1o), et le but lointain, les mobiles, les motifs qui animent les parties (2o). 730 1°) But immédiat : l’objet de la simulation ¸ La simulation peut porter sur un ou plusieurs éléments du contrat : consentement, cause, objet, identité des parties. Dans le premier cas, l'acte caché affecte l'existence même de l'acte apparent, on est en présence d'une opération fictive. Dans le deuxième cas, l'acte caché affecte la nature juridique véritable de l'opération, on est en présence d'une opération déguisée. Dans le troisième cas, l'acte caché modifie l'étendue des obligations qui découlent de l'acte apparent sans pour

1. Civ. 8 mars 1949, JCP 1949. II. 4973, note P. Voirin : « l’article 1321 du Code civil n’en est pas moins applicable dès lors que l’acte subséquent énonce un accord qui était arrêté entre les parties, au moment même de la rédaction du premier acte, en sorte que, dans la pensée des parties, celui-ci était destiné, ab origine, à présenter sous un jour inexact la véritable situation de droit ». 2. Req. 10 janv. 1939, Gaz. Pal. 1939. 1. 1480 ; Civ. 1re, 2 juin 1970, Bull. civ. I, no 186, p. 150. 3. Sinon l’acte postérieur serait un nouveau contrat mettant fin au premier et non une contre-lettre. V. Paris, 19 mai 1982, JCP 1983. IV. 210.

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autant changer sa nature juridique. Dans le quatrième cas enfin, l'acte caché déplace les effets de l'acte apparent ; il y a interposition de personnes. a) La simulation peut porter sur le consentement même des parties. L’acte secret affecte l’existence de l’acte apparent. Il en fait une opération fictive. Ainsi, lorsque l’acte apparent est une vente, les parties peuvent convenir dans l’acte secret – directement contraire au premier – que le vendeur ne cesse pas d’être propriétaire. La vente est purement fictive. Ainsi encore, une personne peut avec d’autres constituer une société fictive qui sera censée être propriétaire des biens apportés par les associés 1. b) La simulation peut porter sur la cause, désormais dénommée contrepartie (v. ss 410 s.). L’acte ostensible est alors destiné à masquer la véritable nature du contrat. C’est ce qu’on appelle un déguisement. Ainsi une personne feint de vendre à une autre un bien. Mais, dans l’acte caché, il est entendu entre les parties que le prétendu acquéreur n’aura rien à payer. On est en présence d’une donation déguisée sous forme d’une vente 2. c) La simulation peut porter sur l’objet. Les parties ont bien voulu faire un acte juridique de la nature mentionnée à l’acte apparent, mais par l’acte secret, elles modifient l’étendue des obligations qui découlent de celui-ci. La plus fréquente est celle qui porte sur le montant exact du prix dans une vente. Par exemple, l’acte passé devant notaire et présenté à l’enregistrement porte l’indication d’un certain prix (400 000 euros) mais par un accord secret il est entendu entre les parties que l’opération se traitera, non au prix déclaré, mais à un prix plus élevé (600 000 euros), la différence correspondant à ce que la pratique appelle un « dessous-de-table ». d) La simulation tend parfois à cacher la personne même d’une des parties. Une des personnes figure au contrat comme si elle en était le véritable bénéficiaire alors que celui-ci est désigné par l’acte secret. C’est l’hypothèse de l’interposition de personnes 3. Celle-ci peut être utilisée avec l’accord de l’autre partie à l’acte apparent. Mais elle peut l’être aussi à son insu. On parle alors de prête-nom. Ainsi en va-t-il de celui qui veut agrandir sa propriété en achetant des terrains voisins, mais qui craint que le propriétaire de ceux-ci n’exige de lui, s’il se présente en personne, un prix excessif. Il charge alors un tiers d’acheter les terrains comme s’il agissait pour son propre compte alors qu’il agit pour le compte de son mandant occulte à qui il retransférera le bien ainsi acquis. 731 2°) But lointain : la raison de la simulation ¸ Les mobiles qui animent les parties peuvent être extrêmement divers. Mais le droit ne s'en préoccupe qu'afin de déterminer si la simulation est ou non frauduleuse. 1. Pic, « De la simulation dans les actes de société », DH 1935. Chron. 33 ; pour des exemples, v. Com. 10 juin 1953. JCP 1954. II. 908, note Bastian ; 19 janv. 1970, D. 1970. 479, note C. Poulain ; Rouen, 6 juin 1973, Gaz. Pal. 1973. 2. 910, note Delaisi, RTD civ. 1974. 166, obs. G. Cornu. 2. Pour d’autres exemples de donations déguisées, v. Les successions, Les libéralités, nos 561 s. 3. Civ. 1re, 28 nov. 2000, JCP 2001. II. 10645, note T. Azzi, Defrénois 2001. 237, note Libchaber, D. 2001. Somm. 1139, obs. Delebecque, RTD civ. 2001. 134, obs. Mestre et Fages.

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Il arrive que la simulation tende à réaliser une fraude à la loi ou une fraude aux droits des tiers, notamment aux droits des créanciers. Fraude fiscale. On dissimule une partie du prix de vente pour permettre à l’acheteur de payer des droits de mutation moins élevés, et éventuellement au vendeur de se soustraire en tout ou partie à l’imposition des plus-values. Ou encore on dissimule une donation sous la forme d’une vente parce que les droits de mutation qui frappent la vente sont moins élevés que ceux dont la donation est l’objet. Fraude civile. Un débiteur organise son insolvabilité en vendant fictivement à un complice l’immeuble que voulaient saisir ses créanciers. Ou encore, l’on veut éviter l’application des règles d’ordre public qui frappent d’une incapacité de recevoir à titre gratuit certaines personnes. On pourra alors avoir recours à la technique des donations déguisées – la donation adressée à la personne incapable est déguisée derrière une vente – ou à celle de l’interposition de personnes – la donation est adressée à un donataire apparent, lequel s’engage à transmettre le bien à l’incapable désigné comme le véritable bénéficiaire par la contre-lettre. Dernier exemple : un disposant veut, en présence d’héritiers réservataires, avantager une personne au-delà de la quotité disponible. Au lieu de la gratifier ouvertement, il feindra de lui vendre le bien qu’il entend lui donner. Mais si l’ombre est propice à la fraude, la simulation n’est pas toujours frauduleuse. Elle peut avoir un but moralement neutre. Ainsi en va-t-il de celui qui a recours à un prête-nom afin d’acheter un terrain au meilleur prix ou encore de commerçants soucieux de ne pas révéler leur marché à des concurrents. Tel est également le cas de celui qui, en l’absence d’héritiers réservataires, dissimule une libéralité derrière une vente afin de sauvegarder sa tranquillité au regard de ses proches. La simulation peut même avoir un but digne d’éloges. Ainsi en vat-il du bienfaiteur qui désire dissimuler sa libéralité pour garder l’anonymat.

§ 2. Régime juridique

732 Division ¸ Arguant de ce que la simulation est souvent l'instrument d'une fraude, une partie de la doctrine préconise une nullité de principe des actes simulés 1. Ainsi sauvegarderait-on l’intérêt général et préviendrait-on les fraudes. Mais telle n’est pas la position du droit français : la fraude ne se présumant pas 2, la simulation n’est pas en elle-même une cause de nullité 3. Seule sera sanctionnée la simulation frauduleuse. Aussi bien étudiera-t-on le droit commun de la simulation (A), puis les règles particulières qui jouent en cas de simulation frauduleuse (B). 1. J. Carbonnier, t. IV, no 87 ; Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, Les obligations, no 765. 2. J. Vidal, Essai d’une théorie générale de la fraude, thèse Toulouse, éd. 1957, p. 437 s. 3. Civ. 13 août 1806, S. 1806. 2. 961 ; Req. 9 nov. 1891, DP 92. 1. 151, rapp. Rivière ; Civ. 1re, 22 oct. 1975, Bull. civ. I, no 291, p. 243, D. 1976. IR 6 ; 11 juill. 1979, Bull. civ. I, no 69, p. 53, D. 1979. IR 320. (« La simulation n’est pas en soi une cause de nullité de l’acte qui en est l’objet »).

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A. Droit commun de la simulation 733 Principe de solution ¸ Bien qu'impliquant nécessairement un mensonge, la simulation est neutre. Elle ne rend pas nul ce qui est valable, non plus qu'elle ne rend valable ce qui est nul. Dès lors un problème apparaît : l'acte ostensible et l'acte secret se contredisant en tout ou en partie, il faut rechercher celui qui va finalement l'emporter. Afin de répondre à cette question, il est nécessaire de remonter aux principes. L’autonomie de la volonté impose de respecter la volonté réelle des parties. Celle-ci étant renfermée dans l’acte secret, c’est celui-ci qui devrait prévaloir. Mais cette première considération se heurte aux exigences de la sécurité juridique. Il serait contraire à celle-ci que l’acte secret l’emportât, car les tiers n’ont connu que l’acte apparent. Le droit positif est le produit de la conciliation de ces deux impératifs contradictoires. Celle-ci est opérée par l’article 1201 du Code civil en une double proposition : le contrat occulte, « appelé aussi contre-lettre produit effet entre les parties ; il n’est pas opposable aux tiers ». En d’autres termes. l’autonomie de la volonté prévaut dans les rapports entre les parties, la sécurité juridique dans les rapports avec les tiers. Suivant la distinction suggérée par l’article 1201, on analysera les effets de la contre-lettre entre les parties, avant d’envisager la situation des tiers. 734 1°) L’effet de la contre-lettre entre les parties ¸ En prévoyant que la contre-lettre peut avoir effet entre les parties contractantes, l'article 1201 marque que la discordance entre l'acte apparent et l'acte secret se résout entre celles-ci au bénéfice du second. La primauté appartient à l'acte secret, en tant qu'il exprime le véritable accord des parties. La solution postule, à l'évidence, que l'acte secret n'est pas, du seul fait de son caractère occulte, frappé de nullité. On peut faire secrètement ce qu'on a le droit de faire ouvertement. Mais, à l'inverse, la simulation ne saurait évidemment conférer à l'acte une validité qu'il n'a pas. La simulation, dit-on, est neutre. Aussi bien est-il nécessaire de préciser les conditions de validité auxquelles doit satisfaire l’opération pour que la contre-lettre soit efficace entre les parties (a). De plus, caché par définition, l’acte secret ne pourra produire ses effets entre les parties, si l’une d’elles prétend s’en tenir à l’acte apparent, qu’à la condition de le prouver (b). 735 a) Conditions de validité ¸ L'acte secret l'emportant, toutes les conditions de fond auxquelles la loi subordonne la validité de l’acte juridique doivent être réunies dans celui-ci. Les conditions de fond – consentement, capacité, contenu certain et licite – s’apprécient donc dans l’acte occulte 1. 1. S’agissant de la cause, la preuve de sa fausseté faisant présumer son absence, il a été jugé que le bénéficiaire de la créance née de l’acte apparent doit démontrer l’existence d’une autre cause licite (Civ. 1re, 20 déc. 1988, Bull. civ. I, no 369, p. 249, D. 1990. 241, note J.P. Marguénaud,

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En revanche, les conditions de forme sont celles de l’acte apparent. Constituant la façade de l’opération, celui-ci doit pouvoir faire illusion. Il en résulte que l’acte caché emprunte, en quelque sorte, la forme de l’acte apparent. Par exemple en cas de donation déguisée derrière une vente, celle-ci sera valable bien qu’elle n’ait pas été constatée par un acte authentique comme l’exige l’article 931 du Code civil, car la seule forme à respecter est celle de l’acte apparent, la vente, laquelle est un contrat consensuel 1. Encore faut-il pour que l’acte caché l’emporte, que la simulation soit démontrée, que le caractère fictif de l’acte ostensible soit prouvé. 736 b) Preuve de l’acte secret ¸ L'existence de l'acte secret sera établie au moyen d'une action en déclaration de simulation 2. Se prescrivant traditionnellement par trente ans 3, celle-ci est soumise depuis la loi du 17 juin 2008 à la prescription de cinq ans (C. civ., art. 2224). Ce délai court, en principe, à compter du jour de l’acte argué de simulation, puisque les parties connaissaient à cette date les faits leur permettant de l’exercer. L’acte secret ne peut être établi, dans son existence et sa teneur, que conformément aux règles ordinaires de preuve des actes juridiques. Il faut dès lors distinguer selon que la convention ostensible a été ou non passée par écrit. Ou bien la convention ostensible est elle-même constatée par écrit et l’article 1359 s’oppose à ce que l’acte secret soit prouvé autrement que par un écrit car il s’agit de prouver outre ou contre le contenu de l’écrit 4. Ou bien la convention ostensible n’a pas été passée par écrit et la preuve devra être administrée dans les termes du droit commun (v. ss 1905 s.). Dès lors que l’acte met en jeu des intérêts supérieurs à 1 500 euros, ce qui est presque toujours le cas la simulation ne se justifiant guère lorsque l’enjeu est modeste, la preuve écrite sera requise, sauf tempéraments

Defrénois 1989. 759, obs. Aubert, RTD civ. 1989. 300, obs. J. Mestre). Autrement dit, l’art. 1132 ne joue pas car on est en présence non d’un acte silencieux quant à sa cause, mais d’un acte dont la fausseté de la cause est établie. 1. Civ.  1re, 29  mai 1980, Bull.  civ.  I, no 164, p. 131, (« les libéralités faites sous le couvert d’actes à titre onéreux sont valables lorsqu’elles réunissent les conditions de forme requises pour la constitution des actes dont elles empruntent l’apparence, les règles auxquelles elles sont assujetties quant au fond étant celles propres aux actes à titre gratuit ») ; 27 oct. 1993, JCP 1993. IV. 2728, D. 1994. IR 14. V. déjà Civ. 31 mai 1813, S. chron., GAJC, t. 1, no 130. 2. Civ. 1re, 9 mai 1955, D. 1955. 467. 3. Civ. 1re, 9 nov. 1971, D. 1972. 302. 4. Req. 10 juill. 1899, DP 99. 1. 368, S. 99. 1. 368 ; 31 janv. 1900, DP 1900. 1. 80, S. 1901. 1. 347 ; 25 nov. 1953, Gaz. Pal. 1954. 1. 233 ; Civ. 3e, 3 mai 1978, Bull. civ. III, no 186, p. 145, D. 1978. IR 489 ; Civ. 1re, 18 janv. 1988, Bull. civ. I, no 28, p. 19. La preuve de la simulation peut se faire à l’encontre d’un acte authentique sans qu’il soit besoin de recourir à l’inscription de faux dès lors qu’il s’agit non de remettre en cause la véracité de ce que le notaire a constaté par luimême, mais de faire état d’actes, notamment de contre-lettres, conclus hors de sa présence ou de son contrôle : Req. 8 déc. 1937, DH 1938. 114 ; Civ. 1re, 20 oct. 1971, Bull. civ. I, no 270, p. 228 ; Civ. 3e, 22 févr. 1972, Bull. civ. III, no 120, p. 88 ; Civ. 1re, 4 mars 1981, Bull. civ. I, no 79, p. 65 ; 11 mars 2009, JCP 2009. IV. 1627.

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(commencement de preuve par écrit 1, impossibilité de se procurer un écrit…) rendant recevable la preuve par tous moyens. 737 2°) La situation des tiers ¸ Aux termes de l'article 1201 du Code civil, la contre-lettre « n'est pas opposable aux tiers ». Autrement dit, non seulement les contre-lettres n'ont pas d’effets directs à l’égard des tiers comme le veut l’article 1199, mais aussi pas d’effets indirects, contrairement à ce que prévoit l’article 1200. Il en va ainsi à l’égard de tous les tiers c’est-à-dire de toutes les personnes autres que les parties 2 et celles qui leur sont assimilées, ayants cause universels ou à titre universel 3. Mais c’est évidemment au regard des tiers pour lesquels l’opposabilité du contrat présente un relief particulier – créancier chirographaire, ayant cause à titre particulier – que la solution prend toute son importance. Par cette solution, on entend sauvegarder la sécurité juridique. Tout en étant valable entre les parties parce qu’elle exprime leur volonté réelle, la contre-lettre ne sera pas opposable aux tiers parce que ceux-ci n’ayant connu que l’acte apparent n’ont pu se déterminer que par rapport à lui. Mais le fondement même de cette règle permet de lui apporter certains aménagements. Posée pour protéger les tiers, l’inopposabilité de la contrelettre ne va s’imposer que si celle-ci leur est défavorable. Au cas où la contre-lettre leur serait plus favorable, ils pourront s’en prévaloir, à condition bien sûr d’en démontrer l’existence au moyen d’une action en déclaration de simulation. En d’autres termes, les tiers ont en cas de simulation une option : selon leur intérêt, ils peuvent s’en tenir à l’acte apparent (a) ou faire prévaloir la contre-lettre si elle leur est plus favorable (b), ce qui n’est pas sans soulever des difficultés en présence de tiers dont les intérêts sont contradictoires (c). 738 a) L’inopposabilité aux tiers de l’acte secret ¸ Énoncée par l'article 1201, l'inopposabilité aux tiers de l'acte secret paraît s'imposer comme une évidence. Comment admettre que l'on puisse opposer à une personne un acte qui lui a été volontairement dissimulé et dont elle 1. Assouplissement important, certaines décisions paraissent admettre, en matière de simulation, que l’acte ostensible contre lequel il s’agit de prouver puisse être invoqué comme constituant un commencement de preuve par écrit (Req. 21 oct. 1935, S. 1936. 1. 27 ; Civ., 24 mars 1953, D. 1953. 367 ; Rappr. Civ. 1re, 15 juin 1966, Bull. civ. I, no 367, p. 283). 2. En cas de représentation, le mandant est évidemment partie à l’opération. Par conséquent, la contre-lettre passée par un représentant produit effet à l’encontre du représenté (rappr. Civ. 1re, 22 févr. 1983, Bull. civ. I, no 71, p. 62, JCP 1985. II. 20359, note J.P. Verschave). 3. Continuateurs de la personne de leur auteur, ils sont dans la même situation que lui. À leur égard, c’est donc la contre-lettre qui compte (Civ. 3e, 21 mai 1979, Bull. civ. III, no 112, p. 84, D. 1979. IR 472). Il en va toutefois différemment s’ils agissent en invoquant non un droit qui appartenait à leur auteur mais un droit propre qui aurait été lésé par la simulation. Tel est le cas des héritiers réservataires qui demandent la réduction d’une donation déguisée (v. Les successions, Les libéralités, no 1174). Dans cette perspective, on est porté à considérer que la notion de tiers, au sens de l’article 1321 C. civ., peut être conçue de manière plus large qu’au sujet de l’article 1165, et ceci d’autant plus que des héritiers peuvent très bien ne pas être « dans les papiers » de leur auteur.

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ignorait tout ? Plus juridiquement, deux séries de considérations sont invoquées pour fonder cette solution. D'une part, l'inopposabilité de l'acte secret serait une application de l'idée d'apparence. L’inopposabilité vise à protéger les tiers trompés par l’apparence créée par l’acte ostensible. Il en résulte que seuls les tiers de bonne foi peuvent prétendre s’en tenir à l’acte apparent 1. La contre-lettre peut donc être opposée aux tiers qui, au moment où ils ont traité, avaient connaissance de la simulation par un moyen quelconque. D’autre part, l’inopposabilité peut être considérée comme une sorte de sanction frappant le bénéficiaire de l’acte secret ; il ne lui sera pas permis d’invoquer des droits qu’il a dissimulés. En pratique, la contre-lettre ne sera pas opposable à ceux qui, faisant confiance à l’acte apparent, ont compté sur la situation qu’il créait : ayant cause à titre particulier, créancier chirographaire. Par exemple, le propriétaire d’un immeuble, pour obtenir dans une vente un prix plus élevé, passe avec son locataire un bail apparent aux termes duquel le loyer mensuel est de 5 000 euros, puis par une contre-lettre il est convenu entre le propriétaire et le locataire que le loyer est ramené à son montant véritable 3 000 euros. L’immeuble est vendu ; l’acheteur, ayant cause particulier tenu de respecter le bail, pourra réclamer au locataire le loyer fixé dans l’acte apparent, 5 000 euros, sans que le locataire puisse lui opposer la contre-lettre. Autre exemple : une personne conclut avec une autre une vente fictive. Les créanciers chirographaires de l’acheteur apparent, croyant que cet immeuble fait partie du patrimoine de leur débiteur, peuvent le saisir et sont à l’abri de la revendication de celui qui se prétendrait le véritable propriétaire du bien en vertu d’une contre-lettre. Il en va ainsi alors même que leur débiteur n’était pas propriétaire apparent lorsqu’ils sont devenus créanciers. L’inopposabilité de l’acte apparent s’explique alors non par l’idée d’apparence, mais par celle de sanction 2. Observons cependant que la contre-lettre est opposable aux créanciers qui agissent par la voie de l’action oblique, car ce sont alors les droits de leur débiteur qu’ils exercent 3. L’inopposabilité aux tiers de l’acte secret joue quelle que soit la forme de simulation. Elle s’applique également à la simulation par interposition de personnes, spécialement par recours à un mandataire prête-nom. Entre les parties, la convention véritable a effet obligatoire : le mandataire doit rendre compte au mandant comme tout mandataire doit le faire. Dans les rapports du prête-nom avec les tiers, la situation apparente l’emporte ; ainsi le prête-nom chargé d’acheter sera considéré comme titulaire du droit de propriété à l’égard des tiers. S’il dispose de la chose comme de son propre bien, le mandant ne pourra pas opposer aux tiers l’acte caché ; il en sera réduit à une action en dommages-intérêts contre son prête-nom. 1. Civ. 9 févr. 1848, S. 48. 1. 481 ; Req. 13 mars 1899, S. 1900. 1. 72. 2. Planiol et Ripert, t. VI par Esmein, no 337. 3. Req. 23 mai 1870, DP 71. 1. 109 ; Civ. 15 mai 1914, D. 1916. 1. 72 ; Civ. 1re, 12 oct. 1982, Bull. civ. I, no 284, p. 244, JCP 1983. IV. 3.

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L’hypothèse du prête-nom obéit néanmoins à des règles propres dans les rapports des parties à la simulation – mandant occulte, mandataire prêtenom – avec le cocontractant partie à l’acte apparent. Si l’interposition de personnes a été réalisée à son insu, il est évidemment tiers par rapport à la simulation et peut se prévaloir de l’inopposabilité de la convention de prête-nom. Mais, en raison de la particularité de la situation, la jurisprudence étend cette solution à l’hypothèse où le tiers savait que son cocontractant apparent représentait en fait une autre personne : quoiqu’ayant connaissance du prête-nom, il pourra s’en tenir à l’acte apparent 1. Il en va, en revanche, différemment s’il a lui-même activement contribué à la simulation ; il ne pourra alors se prévaloir de l’acte ostensible contre la personne ayant agi en qualité de prête-nom 2. 739 Simulation, publicité foncière et possession ¸ Dans certains cas, l'article 1201 fait double emploi avec d'autres mesures protectrices des intérêts des tiers. Il peut y avoir chevauchement de la règle consacrée à l'article 1201 avec les formalités de la publicité foncière. Supposons qu'une vente d'immeuble soit conclue dans un acte apparent, puis qu'elle soit annihilée par une contre-lettre. En pareil cas, l'acquéreur apparent procédera à la publicité de l'acte de vente, afin d'obtenir l'apparence complète d'une acquisition de propriété ; en revanche, la contre-lettre ne sera pas publiée, elle cesserait d'être occulte. Si l'acquéreur apparent consent à l'un de ses créanciers une hypothèque sur l'immeuble qu'il a ainsi acquis fictivement, le créancier hypothécaire qui aurait publié son hypothèque n'aura pas besoin d'invoquer l'article 1201 pour soutenir que la contre-lettre ne lui est pas opposable et que son hypothèque est valable. Il lui suffira d'invoquer les règles de publicité qui mettent son hypothèque à l'abri de toute contestation du véritable propriétaire, vendeur fictif 3. De même. les tiers n’ont pas besoin d’invoquer l’article 1201 quand, acquéreurs d’un meuble corporel, ils sont protégés par l’article 2276 du Code civil 4. 1. Req. 25 janv. 1864, DP 64. 1. 282, S. 64. 1. 105 ; Com. 26 avr. 1982, Bull. civ. IV, no 133, p. 118, et sur renvoi : Chambéry, 15 oct. 1984, D. 1986. 233, note D. Rambure. 2. Civ. 3e, 8 juill. 1992, JCP 1993. II. 21982, note G. Wiederkehr, RTD civ. 1993. 352, obs. J. Mestre. Sur les fondements de cette solution, v. la note préc. de G. Wiederkehr. 3. La question s’est posée de savoir ce qui arrive lorsque la contre-lettre a elle-même été l’objet d’une publicité, lorsqu’on a fait publier à la fois l’acte apparent et la contre-lettre en matière de vente d’immeubles. La Cour de cassation a décidé qu’en pareil cas la contre-lettre est opposable aux ayants cause particuliers et notamment aux créanciers hypothécaires (Civ.  18  mai 1897, DP 97. 1. 505, note de Loynes, S. 98. 1. 225, note Tissier). La solution a été critiquée : les mesures de publicité n’ont pas été instituées pour purger du vice de clandestinité les actes secrets ; leur faire produire cet effet serait permettre un nouveau moyen de fraude car l’acte apparent subsiste, qui peut induire les tiers en erreur (Tissier, note préc. ; Planiol et Ripert, t. VI par Esmein, no 337). Cette critique ne paraît pas fondée. La contre-lettre publiée est opposable aux tiers, puisqu’elle est portée à leur connaissance ; les tiers ayant eu connaissance de la contre-lettre, l’art. 1321 n’a plus de raison d’être. Mais la publication de la contre-lettre est inefficace si elle tend à réaliser une fraude au détriment d’un tiers (Civ. 10 mai 1949, D. 1949. 277, note Lenoan, S. 1949. 1. 189, note H. Bulté, JCP 1949. II. 4972, note E. Becqué). 4. Les biens, nos 425 s.

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740 b) La faculté pour les tiers d’invoquer l’acte secret ¸ Les tiers peuvent invoquer la contre-lettre lorsque celle-ci leur est plus favorable que l'acte apparent. Conforme à l'esprit de l'article 1201 qui vise à protéger les tiers, cette solution l'est également à sa lettre, puisque cette disposition prévoit que si la contre-lettre n'est pas opposable aux tiers, ceux-ci « peuvent néanmoins s'en prévaloir ». La solution est, au demeurant, logique. Dès lors que les tiers passent outre à la protection que leur offre l'article 1201, il est normal que l'acte secret qui exprime la réalité de l'accord conclu entre les parties et auquel l'article 1103 du Code civil confère efficacité, l'emporte. Reprenons les exemples précédemment utilisés, en les amendant quelque peu. En cas de majoration par contre-lettre du loyer indiqué dans le contrat de bail relatif à un immeuble ultérieurement cédé, l’acquéreur de celui-ci, ayant cause à titre particulier pourra se prévaloir de la contre-lettre 1. De même, en cas de vente fictive, les créanciers chirographaires du vendeur fictif pourront invoquer la contre-lettre qui maintenait le bien dans le patrimoine de leur débiteur et le saisir. De même encore, en cas de prête-nom, les tiers pourront invoquer l’acte occulte 2. Et le tiers cocontractant pourra faire valoir qu’il est lié non au prête-nom mais à celui qui s’est dissimulé derrière lui 3. S’ils entendent se prévaloir de la contre-lettre, les tiers devront intenter une action en déclaration de simulation et démontrer l’existence de celle-ci 4. Pour les tiers, la simulation est un fait dont on ne saurait songer à leur demander la preuve écrite, puisqu’il s’est passé sans eux et hors d’eux. Ils peuvent donc prouver par tous moyens la convention occulte 5 et ceci même si la convention apparente avait été constatée par écrit ; l’article 1359 qui prohibe la preuve par témoins contre le contenu des actes écrits ne concerne pas les tiers. Jadis soumise à la prescription trentenaire, laquelle courait en principe du jour de l’acte simulé 6, l’action en déclaration de simulation 1. Civ. 25 févr. 1946, D. 1946. 254. 2. Civ.  1re, 19  juin 1984, Bull.  civ.  I, no 205, p. 172, D.  1985. IR  66 ; Paris, 11  juill. 1990, D. 1991. 33, note C. Larroumet. 3. Ainsi encore, au cas où un notaire aurait fait figurer un prête-nom à sa place, afin de recevoir un acte dans lequel il est personnellement intéressé, ce qui est interdit, les tiers pourraient le cas échéant, si tel est leur intérêt, invoquer l’acte secret et faire annuler la convention. 4. Civ. 1re, 7 nov. 1979, D. 1980. IR 268, obs. J. Ghestin ; Versailles, 23 avr. 1992, D. 1992. Somm. 400, obs. Delebecque ; Civ. 3e, 4 juin 2003, JCP 2004. II. 10136, note M. Dagot. 5. Req. 12 nov. 1902, S. 1905. 1. 14 ; 7 juin. 1935, DH 1935. 131 ; 8 déc. 1937, DH 1938. 114 ; Com. 21 mars 1977, Bull. civ. IV, no 90, p. 77 ; 30 juin 1980, Bull. civ. IV, no 279, p. 226 ; Civ. 1re, 4 mars 1981, Bull. civ. I, no 79, p. 65, JCP 1981. IV. 181 ; Com. 30 juin 1987, Bull. civ. IV, no 168, p. 126 ; Paris, 11 juill. 1990, D. 1991. 33, note C. Larroumet. Les tiers ne bénéficient pas toutefois de la liberté de la preuve, lorsqu’ils agissent par la voie de l’action oblique (Civ. 15 mai 1914, DP 1916. 1. 72). 6. Le point de départ du délai de prescription peut néanmoins être retardé, l’action en déclaration de simulation restant tributaire de la demande principale qu’elle accompagne. V. par ex. à propos de l’action en déclaration de simulation exercée en vue d’obtenir la réduction d’une donation déguisée : Civ.  1re, 24  nov. 1987, JCP  1989. II.  21214, note  Testu, RTD  civ. 1989.  803, obs. Patarin ; 23 mars 1994, Bull. civ. I, no 113, p. 84, RTD civ. 1994. 920, obs. Patarin.

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relève, depuis la loi du 17 juin 2008, de la prescription quinquennale. Elle devrait désormais courir à l’égard des tiers non du jour de l’acte simulé mais de celui où le tiers a eu connaissance ou aurait dû connaître l’existence de la simulation. 741 c) Conflit entre les tiers ¸ Il résulte des développements précédents que la contre-lettre n'a pas d'effet contre les tiers, mais qu'elle peut être invoquée par eux quand ils y ont intérêt. Cette option peut faire surgir un conflit entre deux tiers, l'un prétendant ignorer la contre-lettre, l'autre voulant en profiter. Par exemple, un individu, débiteur insolvable, a vendu fictivement son immeuble à un tiers, qui a lui-même des créanciers. Il y a un conflit possible entre les créanciers du vendeur apparent qui invoquent la contre-lettre et les créanciers de l'acheteur apparent qui prétendent ne connaître que l'acte apparent. La question a été longtemps controversée. Un arrêt de la Cour de cassation qui a valeur de décision de principe, paraît avoir définitivement fixé la jurisprudence : en cas de conflit entre les tiers, la préférence doit être donnée à celui qui invoque l’acte ostensible 1. Cette solution a pour elle le texte et l’esprit de l’article 1201. Il y est dit, non que les tiers doivent nécessairement profiter de la contre-lettre, mais que la contre-lettre ne saurait leur être opposable, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas leur nuire ; or elle nuirait aux tiers si certains d’entre eux pouvaient l’opposer aux autres. Au surplus, la solution consacrée par la Cour de cassation a le mérite de préserver la sécurité juridique en faisant prévaloir aux yeux des tiers, les situations apparentes sur les situations occultes. Elle protège celui qui a été victime des apparences. Encore faut-il préciser la nature de l’erreur commise par le tiers qui demande à bénéficier de cette protection. En faisant référence à la « force invincible des apparences », l’arrêt du 25 avril 1939 paraît subordonner cette solution à l’existence d’une erreur invincible ou du moins qualifiée. Mais ultérieurement, la haute juridiction a précisé que la seule bonne foi suffisait 2.

B. Simulation frauduleuse

742 Fraus omnia corrumpit ¸ Lorsque la simulation est frauduleuse, le droit s'emploie à rendre inefficace le subterfuge en rétablissant l'autorité de la loi tournée. Ce rétablissement passe tantôt par l'inopposabilité 3, tantôt par la nullité de tout ou partie de la combinaison illicite. Et de fait, si la fraude est la cause impulsive et déterminante de la simulation, l’acte 1. Civ. 25 avr. 1939, DP 1940. 1. 12, note G.L., GAJC, t. 2, no 169. 2. Civ. 1re, 21 févr. 1983, JCP 1985. II. 20359, note Verschave. 3. Sur les rapports entre l’action en déclaration de simulation et l’action paulienne, v. ss 1576 s. ; v. aussi Ghestin, Jamin et Billiau, no 819 ; J. Mestre, obs., RTD civ. 1985. 370.

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est entaché de nullité pour but illicite. Aussi bien les textes prévoient-ils cette nullité expressément dans certains cas.

 

 

743 Droit fiscal ¸ En matière fiscale, l’article 1202 du Code civil (CGI, anc. art. 1840) dispose : « Est nulle toute contre-lettre ayant pour objet une augmentation du prix stipulé dans le traité de cession d’un office ministériel. Est également nul tout contrat ayant pour but de dissimuler une partie du prix, lorsqu’elle porte sur une vente d’immeuble, une cession de fonds de commerce ou de clientèle, une cession d’un droit à un bail, ou le bénéfice d’une promesse de bail portant sur tout ou partie d’un immeuble et tout ou partie de la soulte d’un échange ou d’un partage comprenant des biens immeubles, un fonds de commerce ou une clientèle ». Ce texte est le produit d’une longue histoire. Avant la rédaction du Code civil, l’article 40 de la loi du 22 frimaire an VII déclarait nulle toute contre-lettre ayant pour but une dissimulation fiscale. Mais ce texte fut considéré comme abrogé par l’article 1321 du Code civil. Ultérieurement, la jurisprudence décida que les contre-lettres portant augmentation du prix stipulé dans le traité de cession d’un office ministériel 1 étaient nulles comme plaçant l’Administration dans l’impossibilité d’exercer le contrôle que la loi du 28 avril 1816 lui avait réservé et comme n’ayant pas reçu l’approbation du gouvernement 2. Cette solution fut consacrée par la loi de finance du 27 février 1912 (art. 6), laquelle l’étendit à une série d’actes à titre onéreux : vente d’immeuble, cession d’un fonds de commerce ou d’une clientèle, cession d’un droit au bail immobilier ou du bénéfice d’une promesse de bail immobilier, échange ou partage avec soulte, du moins lorsque ces opérations portent elles-mêmes sur des immeubles, des fonds de commerce ou des clientèles. La disposition est devenue l’article 1840 CGI en 1965, puis l’article 1321-1 du Code civil (Ord. 7 déc. 2005) et enfin l’article 1202 du code civil (Ord. 10 février 2016).

Toute dissimulation de prix ou de soulte commise à l’occasion de ces actes comporte : 1o une sanction fiscale revêtant la forme d’une amende 3 ; 2o une sanction civile consistant dans la nullité de la seule contre-lettre,

1. Rappelons que les titulaires d’offices ministériels – notaires, avoués d’appel, huissiers de justice notamment – ont le droit de présenter leur successeur à la nomination du gouvernement et qu’ils peuvent ainsi exiger le versement d’une somme d’argent au titre de ce droit de présentation. 2. Civ. 30 juill. 1844, S. 44. 1. 528. L’Administration doit, en effet, veiller à ce que le cessionnaire de l’office ne s’oblige pas à payer un prix trop élevé à son prédécesseur. Pour cela, on recherche quel a été le produit de l’office pendant un certain nombre d’années antérieures à la cession et, si le prix paraît exagéré, la Chancellerie exige une réduction du prix de cession. Cela présente un intérêt d’ordre public ; il y aurait lieu de craindre que le cessionnaire ne soit tenté de récupérer le prix excessif par des moyens répréhensibles sur la clientèle. 3. En cas d’intervention d’un notaire, celui-ci est passible d’une sanction pénale lorsqu’il affirme faussement qu’à sa connaissance l’acte n’est modifié par aucune contre-lettre contenant une augmentation du prix (sur cette question, V. R.-N. Schütz, « Le notaire et la loi pénale », Defrénois 1994. 273 s., sp. p. 284).

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nullité d’ordre public 1. En prévoyant que la nullité n’atteint que la contrelettre, c’est-à-dire l’obligation pour l’acheteur de payer la fraction du prix qui ne figure pas dans l’acte apparent 2, et laisse intact l’acte même de cession, on espère inciter l’acheteur à dénoncer celle-ci. Il pourra en effet se refuser à exécuter la contre-lettre ou répéter ce qu’il a payé en sus du prix porté à l’acte apparent 3, si on lui a fait payer d’avance le supplément convenu, tout en conservant le bénéfice du contrat. La disposition de l’article 1302, alinéa 2 du Code civil, aux termes duquel « la répétition n’est pas admise à l’égard des obligations naturelles qui ont été volontairement acquittées », ne s’applique pas en pareil cas, car elle suppose que seuls des intérêts privés soient en jeu 4. Et l’on ne peut opposer la maxime In pari causa turpidinis cessat repetitio ; car cette règle ne s’applique que lorsqu’il s’agit de conventions immorales (v. ss 580). Il a néanmoins été soutenu que l’opération devrait être anéantie dans son ensemble en raison de l’indivisibilité existant entre l’acte ostensible et l’acte secret ; la convention secrète étant la cause impulsive et déterminante de l’acte ostensible, celui-ci devrait tomber faute de cause. Rendant mieux compte de la volonté des parties, cette solution n’est pas conforme à l’intention du législateur, désireux dans un dessein de dissuasion, de donner effet au seul acte ostensible. Aussi bien, après s’être divisée sur la question 5, la jurisprudence a finalement décidé que la nullité édictée par l’article 1202 du Code civil (CGI, anc. art. 1840) « ne s’applique qu’à la convention secrète et ne porte pas atteinte à la validité de l’acte ostensible » 6. 1. Civ. 25 juill. 1928, S. 1928. 1. 351 ; 23 juill. 1934, DH 1934. 505, Gaz. Pal. 1934. 2. 488 ; 12 nov. 1940, Gaz. Pal. 1941. 1. 39 ; Com. 18 janv. 1994, D. 1996. 233, note Orsini. L’acheteur peut faire valoir la nullité après y avoir renoncé et ne commet alors aucune faute (Civ. 23 juill. 1934, préc.). 2. La nullité n’atteint pas les conventions qui ont pu être conclues en vue de permettre l’exécution de la contre-lettre, par exemple le prêt consenti à l’acheteur afin de lui permettre de payer la fraction dissimulée du prix (Com. 3 mars 1964, Gaz. Pal. 1964. 2. 213). En revanche, est nulle la lettre de change qui a pour objet de payer la partie du prix dissimulée (Civ. 3e, 25 juin 1985, Bull. civ. III, no 103, p. 78, D. 1986. 212, note E. Agostini). 3. Civ. 5 janv. 1846, DP 46. 1. 14 ; Civ. 10 juill. 1929, DH 1929. 142 ; Civ. 1re, août 1936, Gaz. Pal. 1936. 2. 847 ; Req. 29 avr. 1942, S. 1942. 1. 42 ; Toulouse, 12 déc. 1946, JCP 1947. II. 3573, note Toujas. 4. Civ. 30 juill. 1844, préc. 5. V. dans le sens de la nullité totale : Civ.  3e, 28  oct. 1974, JCP  1976. II.  18401, 1re  esp., note Simler ; Civ. 1re, 13 janv. 1981, Bull. civ. I, no 10, p. 7, JCP 1981. II. 19537, concl. Gulphe ; v. dans le sens de la nullité de la seule contre-lettre : Com. 26 févr. 1973, Bull. civ. IV, no 99, p. 84 ; 22 déc. 1975, Bull. civ. IV, no 316, p. 263 ; 8 mai 1979, D. 1980. 283, note Ghestin, JCP 1979. II. 19192, note A. S. 6. Cass. ch. mixte, 12 juin 1981, Bull. civ., no 5 p. 7, D. 1981. 413, concl. Cabannes, GAJC, t. 2, no 170 ; Com. 18 janv. 1994, Bull. civ. IV, no 29, p. 23, Defrénois 1994. 808, obs. Delebecque. Dans la matière voisine du contrôle des changes, la Cour de cassation s’est prononcée au contraire pour la nullité de l’opération dans son ensemble, lorsque celle-ci a pour but de faire échec aux règles d’ordre public qui régissaient cette question (Civ. 1re, 22 janv. 1975, JCP 1976. II.  18401, 2e  esp., note Ph.  Simler, JDI  1976.  105, obs.  B.  Audit, Rev.  crit.  DIP 1975.  633, note Drakidès).

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LE RAYONNEMENT DU LIEN CONTRACTUEL

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Il ne faut cependant pas se faire trop d’illusions sur l’efficacité de la sanction posée par l’article 1202 du Code civil. Pour tourner la difficulté, le vendeur exige de l’acheteur, lors de la vente et, bien entendu sans quittance, la remise en espèces de la partie occulte du prix ; peu lui importe dès lors qu’ultérieurement l’acheteur ne veuille payer que le prix apparent puisqu’il ne doit plus rien d’autre et qu’il lui sera difficile de prouver le paiement fait 1. Il n’en reste pas moins que les parties courent certains risques si le prix dissimulé est important. D’une part, l’acheteur de l’immeuble qui a payé un supplément occulte risque de voir le vendeur intenter une action en rescision pour lésion de plus des sept douzièmes en se fondant sur le seul prix déclaré. La contre-lettre étant nulle, la Cour de cassation refuse à l’acheteur d’en faire état pour établir que, grâce au supplément occulte, il n’y a pas lésion 2. D’autre part, le fisc s’est réservé un droit de préemption qui lui permet de se porter acquéreur pour le prix déclaré majoré de 10 % (CGI, art. 668) 3. 744 Droit civil ¸ En droit civil, certains textes frappent de nullité l’ensemble de l’opération lorsqu’elle a pour but de tourner certaines règles impératives. Ainsi en va-t-il de l’article 911, alinéa 1er pour les donations faites à une personne incapable de recevoir lorsqu’elles sont réalisées par personnes interposées 4. Mais parfois la nullité de l’opération n’est pas nécessaire au rétablissement de l’autorité de la loi bafouée. Tel est le cas lorsque les parties à la simulation entendent tourner les règles relatives à la réserve héréditaire. Pour pouvoir disposer, au-delà de la quotité disponible, au profit soit de l’un de ses successibles, soit d’un tiers, l’auteur de la libéralité la déguise sous les apparences d’un acte à titre onéreux. La sanction adéquate est alors, non la nullité de l’opération déguisée mais le rétablissement de la véritable qualification juridique de l’acte. Analysé en une donation, celui-ci s’imputera sur le disponible et sera réduit s’il empiète sur la réserve héréditaire 5.

1. V. cep. Civ. 1re, 17 déc. 2009, CCC 2010, no 65. 2. Req. 10 déc. 1930, DH 1931. 17, S. 1931. 1. 103. 3. Les vendeurs d’immeuble s’efforcent de paralyser le droit de préemption de l’État en utilisant l’action en rescision pour lésion lorsque l’Administration, exerçant le droit de préemption, acquiert l’immeuble pour un prix inférieur de plus de 7/12es à la valeur de l’immeuble. En principe, l’Administration n’est pas à l’abri de l’action en rescision (Com. 15 juin 1952, JCP 1952 .II. 7114, 1re esp.). Mais l’action est refusée au vendeur s’il est établi qu’elle est exercée dans le but d’éluder les conséquences d’une fraude fiscale (Com. 18 juill. 1950, 2 arrêts, JCP 1950. II. 5753 ; 15 janv. 1952, JCP 1952. II. 7114, 2e esp.). V. Starck, « Droit de préemption de l’enregistrement et action en rescision pour lésion », Rép. gén. notariat, 1951, p. 121 s. Sur l’ensemble des sanctions, V.  Cozian, « Crime et châtiment : fulminations fiscales contre les dessous-de-table en cas de vente d’immeuble ou de fonds de commerce », Defrénois 1994. 1426. 4. V. F. Terré, Y. Lequette et S. Gaudemet, Les successions, Les libéralités, nos 333 s. 5. V. F. Terré, Y. Lequette et S. Gaudemet, Les successions, Les libéralités, no 1174. Si postérieurement au décès du donateur, le donataire persiste à dissimuler la donation, il se rend coupable de recel successoral (v.  Les successions, Les libéralités, nos  919  s.) et perd ainsi le droit de « garder

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Ainsi en va-t-il encore au cas de simulation – opération fictive – ayant pour but de frauder les droits des créanciers. La faculté reconnue à ceux-ci d’invoquer l’acte caché suffit à défendre leurs droits. Prononcer la nullité de l’opération aurait, au demeurant, l’inconvénient de sacrifier les droits des tiers – créanciers chirographaires ou ayants cause à titre particulier du bénéficiaire apparent de celle-ci – qui s’en sont tenus à l’apparence et qui méritent protection. Aussi bien, cette situation donnant lieu à l’application des règles du droit commun de la simulation a-t-elle été étudiée avec lui (v. ss 740). Entraînant l’application de sanctions diverses, le caractère frauduleux de la simulation a un effet constant : la preuve est libre ; la fraude et la contrelettre peuvent être établies par tous moyens quelle que soit la forme de l’acte apparent 1. La jurisprudence l’admet même lorsqu’il s’agit de prouver le caractère simulé d’un acte authentique 2. Pour faciliter l’application de certaines des sanctions prévues par le Code civil, le législateur pose des présomptions légales de simulation : présomption légale d’interposition de personnes en matière de donations (art. 911), présomption de gratuité de certaines opérations (art. 918) 3.

les biens à lui donnés, sans qu’il y ait à rechercher si ces biens excèdent ou non la mesure de la quotité disponible » (v.  Civ.  1re, 30  mai 1974, D.  1974.  1, note  A.B., JCP  1975. II.  17921, note Thuillier, RTD civ. 1974. 439, obs. R. Savatier). 1. Req. 16 mai 1933, DH 1933. 346, S. 1934. 1. 294 ; Civ. 1re, 13 nov. 1968, Bull. civ. I, no 275, p. 209 ; 14 janv. 1971, JCP 1971. IV. 45 ; Civ. 3e, 3 mai 1978, Bull. civ. III, no 186, p. 145 ; Civ. 1re, 21 juill. 1980, Bull. civ. I, no 232, p. 186 ; 17 déc. 2009, CCC 2010, no 65, note L. Leveneur. 2. Req. 30 mai 1900, S. 1901. 1. 27. 3. Les successions, Les libéralités, no 1175.

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CHAPITRE 4

LA VIOLATION DU LIEN CONTRACTUEL 745 Code civil de 1804 : désordre légal, systématisation doctrinale, rénovation jurisprudentielle ¸ Le contrat ayant force obligatoire 1, son inexécution appelle normalement une sanction 2, à moins que l’exécution n’ait été rendue impossible par la force majeure, c’est-à-dire par un événement non imputable au débiteur. Dans le Code civil de 1804, ces sanctions étaient éparpillées à différents endroits du Titre III du Livre III. La section III du Chapitre III énonçait les sanctions propres aux obligations de faire et de ne pas faire, en proclamant le principe de la condamnation aux dommages-intérêts (anc. art. 1142) et les facultés de substitution, également qualifiées d’« exécution forcée indirecte », qui permettent au créancier d’obtenir l’exécution de la prestation par un tiers aux frais du débiteur (anc. art. 1143-1144). La section IV du même chapitre contenait quant à elle les règles relatives aux dommages et intérêts résultant de l’inexécution du contrat, classiquement qualifiée de responsabilité contractuelle pour l’opposer à la responsabilité délictuelle des anciens articles 1382 et s. du code civil (anc. art. 1146 à 1155). Quant à l’exécution forcée directe, c’est-àdire la possibilité de forcer le débiteur à réaliser la prestation, et la résolution du contrat, qui permet d’y mettre un terme, elles étaient simplement énoncées, sans autre précision, à l’ancien article 1184, alinéas 1 et 2. Non prévue de manière générale, l’exception d’inexécution, c’est-à-dire la possibilité offerte au créancier de suspendre la réalisation de sa propre prestation en cas de défaut d’exécution du débiteur, a quant à elle été induite de quelques dispositions propres à certains contrats spéciaux. Prenant appui sur la lettre de l’ancien article 1184, et tenant compte de la structure singulière des contrats synallagmatiques, la doctrine prit l’habitude de distinguer, parmi ces sanctions, celles applicables à tous les contrats (exécution forcée, directe ou indirecte ; dommages-intérêts contractuels), et celles réservées à ces contrats bilatéraux, dans lesquels la réciprocité et l’interdépendance des obligations font que l’inexécution 1. V. A.-S. Dupré-Dallemagne, La force contraignante du rapport d’obligation (Recherche sur la notion d’obligation), thèse Paris I, éd. 2004. 2. F. Rouvière, Le contenu du contrat : Essai sur la notion d’inexécution, thèse Aix-Marseille III, éd. 2005, spéc. nos 233 s., p. 197 s. ; Y.-M. Laithier, Étude comparative des sanctions de l’inexécution du contrat, thèse Paris I, éd. 2004 ; R. Rolland, « Responsabilité contractuelle ou responsabilité à dommages contractuels », RRJ 2004. 2199. Pour un panorama de l’état du droit français avant la réforme de 2016 : J.-P. Gridel et Y.-M. Laithier, « Les sanctions civiles de l’inexécution du contrat imputable au débiteur : état des lieux », JCP 2008. 1. 143.

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de l’obligation de l’une des parties a une incidence sur l’obligation de l’autre, qui peut donc suspendre l’exécution de sa propre prestation (exception d’inexécution) ou solliciter la fin du contrat (résolution). Toutefois, la jurisprudence révéla par la suite que cette césure n’était pas d’une parfaite étanchéité, et que ces sanctions avaient également vocation à s’appliquer à certains contrats unilatéraux à titre onéreux ou encore au sein de groupes de contrats (pour l’exception d’inexécution ; v. ss 766 ; pour la résolution : v. ss 813). Chacune de ces sanctions a fait l’objet d’un important travail de précision et de rénovation. À côté des clauses pénales, seules régies par le Code civil, sont ainsi apparus d’autres aménagements conventionnels, et notamment les clauses limitatives et exclusives de responsabilité, qui donnèrent lieu à un contentieux récurrent, et pour partie renouvelé à la fin du XXe siècle (v. ss 875 s.). Les tribunaux durent également préciser les contours et la portée du droit à l’exécution forcée en nature, en dégageant des limites propres à assurer la protection des intérêts du débiteur. Enfin, à côté de la traditionnelle résolution judiciaire du contrat, seule prévue par le Code civil, la jurisprudence admit, non seulement la validité des clauses résolutoires de plein droit (v. ss 797), mais également la résolution du contrat par simple notification du débiteur (v. ss 803). 746 Ordonnance de 2016 : ordonnancement formel et innovations substantielles ¸ La réforme était l'occasion de remettre de l'ordre au sein des sanctions de l'inexécution du contrat, en tenant compte de l'œuvre prétorienne passée et des nouveaux besoins des contractants. Comme le rappelle le Rapport au Président de la République, « le régime de l’inexécution contractuelle constitu(ait) assurément l’une des carences du code civil, dont les règles en la matière (étaient) éparses et incomplètes ». Cette lacune était regrettable tant l’inexécution des obligations, sa prévention comme son anticipation, sont au cœur de la pratique et du contentieux contractuels. Dans un louable effort de clarification, le législateur de 2016 a rassemblé ses sanctions – qu’il imagina un temps qualifier de « remèdes » (projet d’ordonnance) 1 – dans une section dédiée à l’« inexécution du contrat » (art. 1217 s.). Abandonnant, au moins en apparence, le traitement singulier des obligations de faire et de ne pas faire, l’ordonnance n’a pas davantage réservé l’exception d’inexécution et la résolution aux contrats synallagmatiques. Sur le fond, l’ordonnance du 10 février 2016 a consolidé l’essentiel des solutions antérieures, en réglementant notamment l’exception d’inexécution, le droit à l’exécution forcée, ou encore les trois modes de résolution 1. Ne rendant que très imparfaitement compte de certains mécanismes, et notamment de la résolution qui emporte anéantissement du contrat, cet anglicisme a été judicieusement abandonné lors de l’élaboration finale de l’ordonnance au profit de la terminologie traditionnelle des « sanctions » (sur ce point : Y.-M. Laithier, « Les règles relatives à l’inexécution des obligations contractuelles », JCP 2015, suppl. no 21, p. 50).

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(judiciaire, conventionnelle et unilatérale). Elle s’est par ailleurs contentée de retoucher formellement les textes applicables à la responsabilité contractuelle, la réforme de cette dernière étant reportée à la refonte du droit de la responsabilité civile (v. ss 827, 896). Loin de s’en tenir à une codification à jurisprudence constante, le législateur a également innové, d’une part, en modernisant certaines sanctions traditionnelles (ex. : admission de l’exception d’inexécution à venir), d’autre part, en consacrant une nouvelle voie de droit : la réduction du prix. Le nouvel article 1217 énonce ces différentes sanctions dans un ordre qui peut rendre compte des réactions successives d’un créancier victime d’inexécution. Dans un premier temps, pour laisser une dernière chance à son partenaire tout en l’incitant à s’exécuter, il peut décider de suspendre sa propre prestation : c’est l’exception d’inexécution (Section I). Dans un second temps, face à l’inertie prolongée de son débiteur, il peut, soit solliciter l’exécution forcée de la convention (Section II), soit se résoudre à accepter son exécution défectueuse moyennant une réduction du prix (Section III), soit encore préférer obtenir la résolution du contrat (Section IV). En tout état de cause, il pourra toujours engager la responsabilité contractuelle du débiteur, en sollicitant la réparation du préjudice causé par l’inexécution (Section V). Comme sous l’empire du Code civil de 1804, ces sanctions, du moins certaines d’entre elles, demeurent soumises à l’exigence d’une inexécution imputable au débiteur, c’est-à-dire ne résultant pas de la force majeure, à laquelle le législateur de 2016 a réservé l’article liminaire de la section, et par laquelle il nous faut également commencer (Section préliminaire).

SECTION PRÉLIMINAIRE. LA FORCE MAJEURE 747 Plan ¸ L'inexécution n'est pas imputable au débiteur lorsqu'elle trouve sa source dans une cause étrangère traditionnellement qualifiée de « cas fortuit » ou de « force majeure » 1. Cette dernière était évoquée aux anciens articles 1147 et 1148, qui se contentaient de prévoir l’exonération 1. On a été tenté de déduire de l’ancien article 1148 une distinction entre le cas fortuit et la force majeure : le cas fortuit serait un événement interne se rattachant à l’activité du débiteur ou de son entreprise –  incendie, avarie de matériel, déraillement…  – tandis que la force majeure serait un événement extérieur – inondation, foudre, ouragan –, ce qui correspondrait à une différence prise en considération par certains textes, y compris dans le Code civil (ex. : art. 1772). Mais le plus souvent, les auteurs du Code ont employé indifféremment les deux expressions (anc. art. 1148, anc. art. 1302, art. 1722, 1733, 1769, 1882, 1929, 1934, etc.) et, de façon générale, la jurisprudence n’admet pas la distinction du cas fortuit et de la force majeure (v. J. Radouant, Du cas fortuit et de la force majeure, thèse Paris, 1919 ; L. Josserand, « Force majeure et cas fortuit », DH 1934. Chron. 25 ; A. Tunc, « Force majeure et absence de faute en matière contractuelle », RTD civ. 1935. 19 ; P.H. Antonmattéi, Contribution à l’étude de la force majeure, thèse Montpellier, éd. 1992).

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de responsabilité du débiteur lorsque l’inexécution provient d’une cause étrangère au débiteur. Le Code civil de 1804 souffrait d’une double lacune. D’une part, il ne définissait pas, ou trop sommairement, les contours de la force majeure. D’autre part, il ne précisait qu’un seul de ses effets, l’exonération de responsabilité, alors que l’impossibilité d’exécuter le contrat en raison d’une cause étrangère au débiteur peut entraîner d’autres conséquences. L’ordonnance de 2016 a tenté d’y remédier en précisant la notion (§ 1) et les effets de la force majeure (§ 2).

§ 1. Notion

748 Présentation ¸ La force majeure peut être sommairement définie comme l'événement qui rend impossible la réalisation de la prestation promise. Cet événement peut être un fait de la nature (ex. : ouragan, inondation, foudre) ou un fait de l’homme (du créancier ou d’un tiers). Pour être constitutif de force majeure, cet évènement doit être, enseigne-t-on classiquement, extérieur, imprévisible et irrésistible (1°). Contesté en doctrine, ce triptyque a été un temps abandonné par différentes formations de la Cour de cassation (2°), avant que cette dernière se réunisse en Assemblée plénière pour réaffirmer solennellement son attachement à la conception classique (3°). Non sans imprécision et incertitude, l’ordonnance du 10 février 2016 a souhaité consacrer cette solution dans le Code civil (4°). 749 1°) Conception classique : extériorité, imprévisibilité et irrésistibilité ¸ Le premier caractère traditionnel de la force majeure est l'extériorité : le fait doit être extérieur ou étranger au débiteur contractuel. Cette exigence n’est pas satisfaite lorsque le défendeur est lui-même à l’origine de l’évènement 1. Elle ne l’est pas davantage lorsque cet événement est le fait d’un préposé ou substitué 2, d’une autorité de tutelle 3 ou encore de dirigeants de fait 4. La Cour de cassation considère également que le vice de la chose employée pour l’exécution d’un contrat 5 n’est pas constitutif de force majeure, ce qui incite à parler de responsabilité contractuelle du fait des choses 6. Elle a ainsi jugé, par exemple, que le vice interne du sang, même indécelable, n’était pas une cause étrangère à l’organisme fournisseur 7. 1. Civ. 3e, 20 nov. 1985, Bull. civ. III, no 148, faute ayant provoqué la fermeture administrative de l’établissement. 2. Civ. 1re, 3 oct. 1967, Bull. civ. I, no 272 ; Ch. mixte, 4 déc. 1981, Bull. civ. no 8 ; Civ. 1re, 14 oct. 2010, Bull. civ. I, no 198. 3. Soc. 15 avr. 1970, Bull. civ. V, no 249. 4. Civ.  1re, 3  févr. 1993, Bull.  civ.  I, no 61, RTD  civ. 1994.  596, obs.  J.  Mestre ; ibid.  873, obs. P. Jourdain. 5. Civ. 26 mars 1934. DH 1934. 266 ; Civ. 3e, 2 avr. 2003, Bull. civ. III, no 74. 6. V. F. Leduc, « La spécificité de la responsabilité contractuelle du fait des choses », D. 1996. Chron. 164 s. 7. Civ. 1re, 12 avr. 1995, Bull. civ. I, no 179 et no 180 ; JCP 1995. II. 22467, note P. Jourdain.

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Le deuxième critère classique de la force majeure est l’imprévisibilité : l’événement extérieur ne devait pas pouvoir être prévu par le défendeur. En matière contractuelle, cette exigence paraît naturelle. Si l’événement était prévisible au moment de la formation du contrat, les parties, et spécialement le débiteur, devaient en tenir compte dans la convention (augmentation du prix, clauses limitatives de responsabilité, etc.). À défaut, le débiteur contractuel doit assumer les conséquences de cet événement prévisible 1. De façon plus étonnante, la condition d’imprévisibilité s’est également imposée en matière délictuelle (v. ss 752, 1023). L’imprévisibilité ne s’apprécie toutefois pas au même moment dans les deux cas : au jour du fait dommageable en matière délictuelle (v. ss 1023) ; au jour de la conclusion du contrat en matière contractuelle 2. Tous les évènements, y compris les pires catastrophes (guerre, tremblement de terre, etc.), étant dans l’absolu prévisibles, c’est-à-dire concevables ou imaginables, cette exigence doit être appliquée avec discernement. La Cour de cassation rappelle ainsi régulièrement que l’événement doit être « normalement » ou « raisonnablement » imprévisible 3. Cette appréciation se réalise in concreto, c’est-à-dire en tenant compte des spécificités (géographiques, climatiques, économiques, politiques ou sociales) de l’espèce, et des critères accessoires d’anormalité, de soudaineté, ou encore de rareté. Selon les circonstances, un cyclone pourra ainsi être jugé, tantôt normalement imprévisible 4, tantôt raisonnablement prévisible 5. Le troisième caractère classique de la force majeure est l’irrésistibilité : l’événement extérieur et imprévisible doit empêcher le débiteur contractuel de réaliser sa prestation. Nous sommes ici au cœur de la force majeure. « À l’impossible, nul n’est tenu » : telle est l’idée de bon sens qui commande l’exonération de responsabilité en cas de force majeure. En réalité, cette condition se dédouble. L’événement doit d’abord être « insurmontable » : le défendeur ne doit pas pouvoir, en aval, dominer ses effets (c’est l’irrésistibilité stricto sensu). Mais il doit être également « inévitable » : le défendeur ne devait pas pouvoir, en amont cette fois, prévenir sa survenance. Essentielle, cette condition d’irrésistibilité est appréciée avec rigueur en jurisprudence 6. 1. V. par ex., Civ. 1re, 26 nov. 1963, Bull. civ. I, no 513 ; Com. 25 mars 1982, Bull. civ. IV, no 102 ; Soc. 19 mai 1988, Bull. civ. V, no 297. 2. Civ. 1re, 20 juin 1962, Bull. civ. I, no 323 ; Com. 3 oct. 1989, Bull. civ. IV, no 246. 3. V. par ex., Civ. 1re, 7 mars 1966, Bull. civ. I, no 166. 4. Civ. 3e, 29 juin 1988, Bull. civ. III, no 119. 5. Civ. 2e, 18 mars 1998, Bull. civ. II, no 97. 6. Cette sévérité s’est notamment manifestée à l’encontre de la SNCF. La Cour de cassation a ainsi jugé à différentes reprises que l’agression d’un voyageur ne pouvait être considérée comme irrésistible, faute pour la SNCF d’apporter la preuve de mesures de prévention suffisantes : contrôle de l’accès au train, présence de contrôleurs en nombre suffisant, visite régulière des wagons, etc. (Civ. 1re, 3 juill. 2002, Bull. civ. I, no 183 ; 21 nov. 2006, Bull. civ. I, no 511). Dans des décisions plus récentes, la Cour de cassation a su faire preuve d’une moins grande sévérité, en concédant qu’une agression soudaine, sans aucun signe avant-coureur (Civ. 1re, 23 juin 2011, Bull. civ. I, no 123), comme le fait qu’une personne pousse volontairement un passager sur les voies (Civ. 2e, 8 févr. 2108, 2 arrêts, no 17-10.516 et no 16-26.198), ne pouvaient être empêchés par la SNCF et la RATP.

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L’impossibilité d’exécuter le contrat doit être absolue 1. La jurisprudence ne se contente pas d’un fait rendant pour le débiteur l’exécution de son obligation plus difficile ou – ce qui est encore un accroissement de la difficulté – plus onéreuse. Plus difficile : ainsi, en temps de guerre (surtout si elle est « chaude », mondiale, etc.), les relations patrimoniales sont perturbées (mobilisation, restrictions, etc.) ; mais cet état de choses n’est pas en soi un cas fortuit ou de force majeure, s’il rend seulement plus difficile l’exécution d’un contrat 2 ; il reste que certains événements précis (bombardements, destructions, évacuations…) peuvent revêtir les caractères de la force majeure. – Plus onéreuse : la jurisprudence ne se contente pas d’un événement rendant pour le débiteur l’exécution de son obligation plus onéreuse ; même si le débiteur doit se ruiner en exécutant son obligation, il n’y a pas force majeure, dès lors que l’exécution demeure matériellement possible 3. La stabilité des contrats a été pour notre jurisprudence le principe essentiel. Essentielle, la condition d’irrésistibilité ne pourrait-elle pas devenir la condition exclusive de la force majeure ? Défendue en doctrine, cette thèse a rencontré un certain écho en jurisprudence. 750 2°) Contestation ¸ Quant à l'extériorité, une partie de la doctrine a suggéré son abandon pur et simple, en prétendant qu’elle ne présentait aucune autonomie, et était le plus souvent un simple indice de l’inévitabilité de l’événement (ex. : grève, maladie) 4. La Cour de cassation l’a explicitement écartée dans l’hypothèse de la maladie, en estimant qu’elle pouvait constituer un événement de force majeure « bien que n’étant pas extérieure » au débiteur 5. Quant à l’imprévisibilité, on a soutenu qu’elle n’était pas davantage « de l’essence de la force majeure » 6. Bien que prévisible, un événement devrait être reconnu de force majeure dès lors qu’il est établi que le défendeur ne pouvait éviter sa survenance et surmonter ses conséquences. Refuser sa

1. L’événement, dit-on, doit avoir « rendu absolument impossible l’exécution de l’obligation contractée » (Soc. 25 févr. 1954, Bull. civ. IV, no 107, p. 105). – Sur la sévérité de la jurisprudence, v. par ex. Civ. 2e, 4 mars 1954, JCP 1954. II. 8122, note R. Rodière (une tempête de neige entraînant l’accumulation de neige fondue dans un couloir du métropolitain à la station « Concorde » ne suffit pas) ; V.  aussi Civ.  3e, 3  mai 1977, Bull.  civ.  III, no 203, p. 160, RTD  civ. 1977.  777, obs. G. Durry ; Civ. 2e, 23 janv. 2003, préc. 2. Civ. 4 août 1915, DP 1916. 1. 22, S. 1916. 1. 17, note A. Wahl ; 16 mai 1922, DP 1922. 1. 130 ; Orléans, 20 juill. 1942, DC 1943. 17, note A. Tunc ; Civ. 1re, 8 déc. 1998, D. Affaires. 1999. 167, CCC 1999, no 36, obs. L. Leveneur (guerre du Golfe). 3. Civ. 17 nov. 1925, DH 1925. 35 ; 5 déc. 1927, DH 1928. 84 ; Req. 27 déc. 1937, S. 1938. 1. 52. – La constatation d’un état de catastrophe naturelle n’implique pas nécessairement l’existence d’un cas de force majeure (Civ. 3e, 24 mars 1993, RTD civ. 1993. 594, obs. P. Jourdain). 4. P.-H. Antonmattei, Contribution à l’étude de la force majeure, LGDJ, 1992, no 33  s., spéc. no 54 ; du même auteur, « Ouragan sur la force majeure », JCP 1996. I. 3907. 5. Civ. 1re, 10 févr. 1998, Bull. civ. I, no 53 ; D. 1998. 539, note D. Mazeaud ; JCP 1998. I. 185, no 16, obs. G. Viney ; CCC 1998, no 70, note Leveneur ; RTD civ. 1998. 689, obs. Jourdain ; 6 nov. 2002, Bull. civ. I, no 258. 6. P. Jourdain, RTD civ. 1994. 871 ; P.-H. Antonmattei, thèse préc., no 76.

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libération en présence de telles circonstances irrésistibles serait « injuste » 1 ou « inéquitable » 2. Au mieux, là encore, l’imprévisibilité ne serait qu’un « indice » de l’irrésistibilité, et, plus exactement, de l’inévitabilité 3 : n’ayant pu prévoir l’événement, le responsable pouvait difficilement en prévenir la réalisation. Cette conception dite « moderne » de la force majeure, centrée sur l’irrésistibilité, a été adoptée par différentes chambres de la Cour de cassation. La première chambre civile abandonna la condition d’imprévisibilité, en énonçant que « si l’irrésistibilité est, à elle seule, constitutive de force majeure, lorsque sa prévision ne saurait permettre d’en empêcher les effets, encore faut-il que le débiteur ait pris toutes les mesures requises pour éviter la réalisation de cet événement » 4. Quelques années plus tard, la même formation alla plus loin encore en affirmant que « la seule irrésistibilité de l’événement caractérise la force majeure » 5. L’abandon de l’imprévisibilité au profit de l’inévitabilité fut néanmoins confirmé par la chambre commerciale 6. La chambre sociale l’écarta à son tour en affirmant que la force majeure s’entendait « de la survenance d’un événement extérieur irrésistible ayant pour effet de rendre impossible la poursuite du (contrat de travail) » 7. Ce mouvement rencontra en revanche la résistance de la deuxième chambre civile, qui rappela à différentes reprises que « l’imprévisibilité de l’événement (…) est exigée au titre des éléments constitutifs de la force majeure » 8. Une assemblée plénière fut réunie pour mettre fin à cette divergence au sein de la Cour de cassation. 751 3°) Réaffirmation ¸ Contre l'avis de son premier avocat général, qui suggérait la consécration de la conception moderne, l'Assemblée plénière a réaffirmé, dans deux arrêts en date du 14 avril 2006, son attachement à la conception classique de la force majeure 9. Dans le premier arrêt, relatif à la responsabilité contractuelle, la Cour de cassation a approuvé les juges du fond d’avoir considéré que la maladie du débiteur était constitutive 1. P. Jourdain, RTD civ. 2000. 847. 2. P.-H. Antonmattei, « Ouragan sur la force majeure », préc., no 7. 3. P. Jourdain, RTD civ. 1994. 871 ; P.-H. Antonmattei, thèse préc., no 87. 4. Civ. 1re, 9 mars 1994, Bull. civ. I, no 91 ; JCP 1994. I. 3773, no 6, obs. G. Viney ; RTD civ. 1994. 871, obs. P. Jourdain. 5. Civ. 1re, 6 nov. 2002, Bull. civ. I, no 258 ; JCP 2003. I. 152, no 32, obs. G. Viney ; RTD civ. 2003. 301, obs. P. Jourdain ; RDC 2003. 59, obs. Ph. Stoffel-Munck. 6. Com. 1er oct. 1997, Bull. civ. IV, no 240 ; JCP 1998. I. 144, no 13, obs. G. Viney ; RTD civ. 1998. 121, obs. P. Jourdain ; CCC 1998, no 4, note L. Leveneur ; 29 mai 2001, Bull. civ. IV, no 109. 7. Soc. 12 févr. 2003, 3 arrêts, Bull. civ. V, no 50 ; RDC 2003. 59, obs. Ph. Stoffel-Munck. 8. V. par ex. Civ. 2e, 13 juill. 2000, Bull. civ. II, no 126 ; RTD civ. 2000. 847, obs. crit. P. Jourdain ; 12 déc. 2002, Bull. civ. II, no 287 ; 23 janvier 2003, 2 arrêts, Bull. civ. II, no 17 et no 18 ; RTD civ. 2003. 301, obs. crit. P. Jourdain. 9. Ass. plén., 14  avr. 2006, Bull.  civ. no 5 et  6 ; BICC 1er  juill. 2006, rapp. C.  Petit, concl. R.  de  Gouttes ; D.  2006.  1577, note P.  Jourdain ; ibid. Chron.  1566, par D.  Noguéro ; ibid. Pan. 1933, obs. Ph. Brun, et 2645, obs. B. Fauvarque-Cosson ; JCP 2006. II. 10087, note P. Grosser ; JCP E 2006. 2224, no 11, obs. R. Legros ; Defrénois 2006. 1212, obs. E. Savaux ; CCC 2006, no 152, note L.  Leveneur ; RLDC 2006/29, no 2129, note M.  Mekki ; RDC 2006.  1083, obs. Y.-M. Laithier, et 1207, obs. G. Viney.

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d’un cas de force majeure dès lors qu’elle présentait « un caractère imprévisible lors de la conclusion du contrat et irrésistible dans son exécution ». Dans le second arrêt, relatif à la responsabilité extracontractuelle, elle a également reconnu que la chute volontaire de la victime sur les voies était un cas de force majeure dès lors que ce comportement présentait « lors de l’accident, un caractère imprévisible et irrésistible » pour la SNCF. D’une lecture rapide de ces deux décisions, deux enseignements semblent pouvoir être tirés : d’une part, l’abandon de la condition d’extériorité 1 ; d’autre part, le maintien de l’exigence d’imprévisibilité 2. Chacune de ces deux interprétations a pourtant été contestée. Quant à l’abandon de l’extériorité, de nombreux commentateurs ont fait observer, à raison, qu’il ne pouvait être déduit du simple silence de la Cour de cassation, qui pouvait s’expliquer par le simple fait que l’extériorité de la maladie (1er arrêt) et de la chute (2nd arrêt) n’était nullement discutée devant elle 3. L’interprétation abolitionniste semble d’ailleurs condamnée par le communiqué officiel de la Cour de cassation 4, qui affirme, après avoir mentionné l’extériorité parmi les critères traditionnels, que les hauts magistrats ont « réaffirmé la conception classique de la force majeure » 5. Quant à l’imprévisibilité, on avait pu relever que les deux arrêts se contentaient d’admettre l’existence d’un cas de force majeure en présence d’un événement irrésistible et imprévisible, mais n’affirmaient nullement « que l’imprévisibilité (était) toujours requise comme condition de la force majeure » 6. La définition moderne de la force majeure n’aurait donc pas été condamnée par les deux arrêts commentés. Astucieuse, cette interprétation minimaliste était toutefois là encore contredite par le communiqué de la Cour de cassation, selon lequel « les critères cumulés conservaient toute leur pertinence pour caractériser la force majeure », et condamnée par la note au Rapport annuel, selon laquelle l’Assemblée plénière avait réaffirmé « la nécessité des deux caractères classiques » : « la force majeure (totalement) libératoire s’entend d’un événement non seulement irrésistible mais aussi imprévisible » 7. En matière contractuelle 8, son maintien – ou son retour – ne peut qu’être salué, tant la condition d’imprévisibilité est commandée par la nature même du contrat : acte de prévision entre les parties, la convention doit être établie en tenant compte des circonstances envisageables au moment de sa conclusion. Comme l’écrivait le doyen Carbonnier : « il n’est de force majeure qu’autant que l’obstacle échappait, 1. En ce sens, v. P. Jourdain, préc. 2. En ce sens, v. L. Leveneur, E. Savaux, P. Grosser, préc. 3. En ce sens, P. Grosser, L. Leveneur, E. Savaux, M. Mekki, Y.-M. Laithier, préc. 4. Sur la valeur d’un tel communiqué, v. P. Deumier, RTDciv. 2006. 510. 5. En ce sens, E. Savaux, Ph. Brun. Pour la défense de la condition d’extériorité, entendue comme une extériorité, non pas matérielle, mais juridique : v. la note au GAJC, t. II, no 183-184, spéc. no 12. 6. P. Jourdain, préc., l’auteur souligne ; dans le même sens, M. Mekki, G. Viney, Ph. Brun. 7. Rapport Annuel 2006, La Documentation française, 2007, p. 397. 8. Sur la force majeure en matière délictuelle : v. ss 1022 s.

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lors de la conclusion du contrat, à toutes les prévisions humaines. Car, s’il était prévisible, le débiteur avait le devoir de prendre le surcroît de précautions qui auraient pu l’éviter ; à la limite, il devait s’abstenir de contracter, plutôt que de braver le risque » 1. C’est à cette position que se sont ralliées les différentes chambres de la Cour de cassation, en exigeant, non seulement l’irrésistibilité, mais également l’imprévisibilité de l’événement, et, plus rarement toutefois, l’extériorité. Sans surprise, la deuxième chambre civile confirma son attachement à cette double exigence 2. Elle fut suivie par la chambre criminelle 3 et la troisième chambre civile 4, restées elles aussi fidèles à la conception classique. Abandonnant sa position novatrice, la chambre commerciale ne tarda pas quant à elle à réintroduire l’imprévisibilité parmi les conditions nécessaires à la reconnaissance de la force majeure 5. La chambre sociale renoua elle aussi avec la présentation la plus traditionnelle de la force majeure, d’abord en exigeant les critères d’imprévisibilité et d’irrésistibilité 6, puis en ajoutant le critère d’extériorité : la force majeure « s’entend de la survenance d’un événement extérieur, imprévisible lors de la conclusion du contrat et irrésistible dans son exécution » 7. À l’initiative de la relégation de l’imprévisibilité, la première chambre civile s’inclina à son tour, en affirmant que « seul un événement présentant un caractère imprévisible, lors de la conclusion du contrat, et irrésistible dans son exécution, est constitutif de force majeure » 8. 752 4°) Consécration légale ¸ La réforme a été l'occasion d'une réouverture de la discussion, qui fut finalement tranchée en faveur de la conception classique de la force majeure. Chacun des avant-projets de réforme a proposé une ou plusieurs définitions de la force majeure. Selon l’avant-projet Catala, la force majeure, tant en matière contractuelle que délictuelle, devait s’entendre d’un « évènement irrésistible que l’agent ne pouvait prévoir ou dont on ne pouvait éviter les effets par des mesures appropriées » (art. 1349, al. 3). Conformément à la théorie moderne défendue par ses rédacteurs, la force majeure serait donc, soit un événement irrésistible et imprévisible, soit un événement irrésistible et inévitable. L’avant-projet Terré innovait quant à lui en proposant deux définitions de la force majeure : l’une pour la responsabilité

1. J. Carbonnier, Droit civil, t. 4, Les obligations, PUF, 22e éd., 2000, no 162. 2. V. par ex., Civ. 2e, 21 décembre 2006, 3 arrêts, RTD civ. 2007. 574, obs. P. Jourdain. 3. V. par ex., Crim. 31 oct. 2007, no 07-82 ?035. 4. V. par ex., Civ. 3e, 27 février 2008, no 06-19.348 et no 06-19.415. 5. V. par ex., Com. 26 sept. 2006, CCC 2007, no 3, note L. Leveneur. 6. Soc. 19 juin 2007, no 06-44.236. 7. Soc. 16 mai 2012, Bull. civ. V, no 151 ; D. 2012. 1864, note O. Fardoux. 8. Civ. 1re, 30 oct. 2008, Bull. civ. I, no 243 ; D. 2010. 49, obs. O. Gout ; RTD civ. 2009. 126, obs.  P.  Jourdain ; JCP  2009. I.  123, no 10, obs.  Ph.  Stoffel-Munck ; JCP  2009. II.  10198, note P. Grosser ; CCC 2009, no 3, note L. Leveneur ; Defrénois 2008. 2509, obs. E. Savaux ; RCA 2008, no 351, obs. L. Bloch ; RDC 2009. 62, obs. T. Genicon.

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contractuelle ; l’autre pour la responsabilité délictuelle (sur laquelle : v. ss 1022 s.). En matière contractuelle (art. 100, al. 1er), il y aurait force majeure « lorsque le débiteur établit qu’il a été empêché d’exécuter par un évènement échappant à son contrôle, et que les parties ne pouvaient raisonnablement prévoir, lors de la conclusion du contrat, qu’il le préviendrait ou le surmonterait, ou qu’il en préviendrait ou surmonterait les conséquences » 1. Directement inspirée des Principes Unidroit (art. 7. 1. 7) et Landö (art. 8. 108), cette définition analytique, dont la clarté n’était pas le principal mérite, rejoignait la conception classique de la force majeure en exigeant l’imprévisibilité de l’évènement et de ses conséquences. Tel fut le choix opéré par le législateur dans l’ordonnance du 10 février 2016. Le nouvel article 1218, alinéa 1er, dispose ainsi : « Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur ». Le Rapport au Président de la République rappelle la raison d’être de l’exigence d’imprévisibilité : « si l’événement était prévisible au moment de la formation du contrat, le débiteur a entendu en supporter le risque de ne pas pouvoir exécuter son obligation » 2. Il confirme également la consécration des deux composantes de l’« irrésistibilité », en soulignant que l’événement doit être « irrésistible, tant dans sa survenance (inévitable) que dans ses effets (insurmontable) ». En revanche, et de façon étonnante, le Rapport indique que la définition nouvelle n’exige que l’imprévisibilité et l’irrésistibilité, et non l’extériorité. L’exigence d’un événement « échappant au contrôle du débiteur », qui correspond très exactement à la condition d’extériorité, est pourtant inscrite dans le texte 3. 1. Sur ce texte, v.  Ph.  Rémy, « L’inexécution du contrat », in Pour une réforme du droit des contrats, dir. F. Terré, Dalloz, 2008, p. 258-259. 2. Comp. S. Bros, « La force majeure », Dr. et patr. juin 2016. 41, qui préconise, au nom d’une interprétation souple de cette exigence, que les juges admettent la force majeure, alors même que l’évènement était prévisible lors de la formation du contrat, « si le débiteur n’aurait de toute façon rien pu faire pour empêcher sa survenance ou ses effets ». Contraire à lettre de la loi et à la volonté explicite du législateur, cette interprétation, qui ferait retour à la jurisprudence condamnée par l’Assemblée plénière, paraît difficilement défendable. 3. En ce sens : M. Mignot, « Commentaire article par article de l’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations », LPA 4 avr. 2016, p. 5 ; M. Fabre-Magnan, Droit des obligations. 1, Contrat et engagement unilatéral, 4e  éd., PUF, coll.  « Thémis », 2016, no 666 ; A.  Bénabent, Droit des obligations, préc., no 349 ; B. Fages, Droit des obligations, préc., no 320 ; G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, préc., no 619 ; N. Dissaux et Ch. Jamin, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, Dalloz, 2016, p. 126. Comp. S. Bros, « La force majeure », préc., p. 41-42, qui reconnaît que la condition d’« extériorité » pourrait réapparaître sous l’exigence de la non-imputabilité au débiteur, tout en estimant que cette dernière rejoint surtout la condition d’« irrésistibilité », et plus précisément d’« inévitabilité » ; – dans le même sens : Ph. Malaurie, L. Aynès et Ph. Stoffel-Munck, Droit des obligations, préc., no 956 ; A. Hontebeyrie, « Quelques incidences de la réforme du droit des obligations en matière de responsabilité civile », Dr. et patr. juin 2016. 58, qui estime que la condition d’« extériorité » est abandonnée.

§ 2. Effets

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753 Présentation ¸ Si l'on excepte le traitement particulier de la charge des risques en cas de transfert de propriété d'une chose (anc. art. 1138, 1302 et 1303 ; art. 1196 et 1351-1 : v. ss 349 s.), le Code civil de 1804 se contentait de proclamer l’effet exonératoire de responsabilité de la force majeure (anc. art. 1147 et 1148 ; art. 1231-1) (A). L’ordonnance du 10 février 2016 a également envisagé son effet suspensif ou extinctif (B).

A. Effet exonératoire

754 Principe et limites ¸ Comme les anciens articles 1147 et 1148, le nouvel article 1231-1 du code civil, dispose que le débiteur défaillant n'engage pas sa responsabilité, s'il justifie que « l'exécution a été empêchée par la force majeure ». Il en va cependant autrement lorsque le débiteur a pris conventionnellement la charge des cas fortuits ou de force majeure 1, ou lorsque la loi la lui impose 2. Lorsque l’impossibilité n’est que momentanée, l’événement ne constitue pas, en principe, un cas de force majeure exonérant définitivement le débiteur 3. Les conditions de la force majeure, précédemment indiquées, expliquent assez facilement qu’il n’y ait pas non plus d’exonération si l’événement – présenterait-il les aspects de la cause étrangère – peut être rattaché à une faute, même non intentionnelle, commise par le débiteur 4. Des événements d’origine externe, mais provoqués par le débiteur, ne sauraient l’exonérer 5 ; ils ne lui sont plus alors étrangers ; il aurait pu les éviter en ne commettant pas de faute.

1. Cette clause est valable (art. 1351 ; art. 1772 et 1773), ce qui différencie, dans l’opinion dominante, la responsabilité contractuelle de la responsabilité délictuelle (v.  ss  897). Mais la clause d’exonération des conséquences de la force majeure doit être expresse (Civ. 3e, 31 oct. 2006, JCP 2007. I. 115, obs. Stoffel-Munck). Encore convient-il d’ajouter que la clause pourrait être jugée abusive (v. ss 341 s.). – Il arrive aussi, à l’inverse, que la convention, allégeant le sort du débiteur, assimile à un cas de force majeure un événement ne présentant pas les conditions objectives de celle-ci (Com. 8 juill. 1981, Bull. civ. IV, no 312, p. 247, RTD civ. 1982. 426, obs. G. Durry). Et ce, là encore, sous réserve des règles relatives aux clauses abusives. 2. Ainsi, en matière de prêt à usage, les cas fortuits sont à la charge de l’emprunteur s’il a employé la chose à un autre usage ou pour un temps plus long qu’il ne devait (art. 1881), ou s’il l’a laissée périr par cas fortuit, alors qu’il aurait pu la préserver en employant la sienne propre. Comp., en sens inverse, A. Sériaux, La faute du transporteur, thèse Aix, éd. 1984, spéc. nos 15 s. ; Com. 27 janv. 1981, D. 1982. 110, note A. Sériaux, RTD civ. 1982. 425, obs. G. Durry. 3. Civ. 3e, 22 février 2006, no 05-12.032, Bull. civ. III, no 46 ; RDC 2006. 763, obs. Seube, RTD civ. 2006. 764, obs. Mestre et Fages, « La force majeure n’exonère le débiteur de ses obligations que pendant le temps où elle l’empêche de donner ou de faire ce à quoi il s’est obligé » ; voir aussi Req. 15 nov. 1921, DP 1922. 1. 14 ; Civ. 19 juin 1923, DP 1923. 1. 94 (pour les réquisitions militaires) ; Paris, 3 mars 1927, DH 1927. 293 (pour la fermeture de la Bourse). 4. Civ. 1er févr. 1937, DP 1937. 1. 41, note R. Roger. 5. Soc. 30 déc. 1954, D. 1955. Somm. 77 ; 10 nov. 1955, D. 1956. Somm. 101.

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B. Effet suspensif ou extinctif

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755 Distinction ¸ Quant à l'effet suspensif ou extinctif de la force majeure, le nouvel article 1218, al. 2, distingue selon que l'empêchement est temporaire (1) ou définitif (2). 756 1) Empêchement temporaire ¸ Lorsque l'empêchement est temporaire, l'article 1218 prévoit que l'exécution de l'obligation « est suspendue ». Cette solution n'est pas nouvelle : l'effet simplement suspensif de la force majeure temporaire avait été admis en jurisprudence 1. À titre d’exception, l’article 1218 prévoit que l’empêchement temporaire permet, non pas la suspension, mais l’extinction du contrat, lorsque le retard « justifie sa résolution ». Bien que le texte ne le précise pas, on peut imaginer qu’il vise l’hypothèse où l’exécution tardive de l’obligation ne présente plus aucun intérêt pour le créancier. Cette interprétation, retenue pour les principes Landö (8 : 108), est confirmée par le Rapport au Président de la République, qui donne l’exemple « d’une prestation ne pouvant être délivrée utilement à un jour autre que celui déterminé pour un événement non reportable ». 757 2) Empêchement définitif ¸ Lorsque l'empêchement est définitif, la force majeure commande, non seulement la libération du débiteur (a), mais également la résolution automatique du contrat (b). 758 a) Libération du débiteur ¸ Dans le Code civil de 1804, l'effet extinctif de la force majeure n'était envisagé que dans l'hypothèse particulière de la « perte de la chose due » (anc. art. 1302 et 1303). Privilégiant le genre à l'espèce, le législateur de 2016, suivant une suggestion de l'avant-projet Terré (art. 107 et 108), lui a substitué l'« impossibilité d'exécuter », qui a vocation à s'appliquer à tout type d'obligations, et pas seulement à celles qui portent sur une chose (art. 1351 et 1351-1) 2. L’article 1351 pose la règle générale en affirmant que l’impossibilité d’exécuter libère le débiteur « lorsqu’elle procède d’un cas de force majeure et qu’elle est définitive ». C’est rappeler que la force majeure n’est pas seulement une cause d’exonération, qui évite au débiteur les sanctions de l’inexécution, mais également une cause d’extinction, qui autorise sa libération pour l’avenir. Le texte précise que cette libération s’opère « à due concurrence ». C’est rappeler cette fois que, lorsqu’il n’existe qu’une 1. V.  not. Civ.  1re, 24  févr. 1981, no 79-12.710, Bull.  civ.  I, no 65 ; Civ.  3e, 22  févr. 2006, no 05-12.032, Bull.  civ.  III, no 56 ; D.  2006.  2972, obs.  Y.  Rouquet, note S.  Beaugendre ; D.  2007.  1827, obs.  L.  Rozès ; AJDI 2006.  640, obs.  M.-P.  Dumont ; RTD  civ. 2006.  764, obs. J. Mestre et B. Fages. 2. sur cette « nouvelle » cause d’extinction : M. Mignot, « L’impossibilité d’exécuter », in Le nouveau régime général des obligations, dir. V. Forti et L. Andreu, Dalloz, coll. « Thèmes & commentaires », 2016, p. 173 s.

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impossibilité partielle d’exécution, qui ne concerne que quelques obligations du débiteur, celui-ci n’est libéré que dans la mesure de l’impossibilité. Ses autres obligations subsistent. Dans ce cas, il y aura lieu de rechercher si les obligations qui demeurent exécutables présentent un intérêt suffisant pour le créancier et si l’intention des contractants a été de laisser subsister pour partie le contrat conclu 1. Comme l’ancien article 1302, l’article 1351 pose deux exceptions à la libération du débiteur. Il demeurera tenu, d’une part, s’il s’était engagé à assumer les conséquences de la force majeure 2. Il assumera son engagement, d’autre part, s’il avait été « préalablement » mis en demeure par le créancier 3. Par exception, l’article 1351-1 prévoit que le débiteur préalablement mis en demeure sera tout de même libéré, s’il apporte la preuve que la chose due aurait également péri si l’obligation avait été exécutée. Dans ce cas, il demeure seulement tenu de céder au créancier les droits et actions attachées à la chose perdue (art. 1351, al. 2). 759 b) Résolution du contrat. Principe : la théorie des risques ¸ Audelà de l'obligation du débiteur, quel est l'effet de la force majeure sur le contrat ? Si cette obligation est issue d'un contrat unilatéral, la situation est relativement simple : il n'y a qu'une obligation dans ce type de contrat ; elle s'éteint nécessairement quand survient un cas de force majeure ; c'est ainsi que le dépositaire est libéré par la perte fortuite de la chose déposée (rappr., art. 1933). Mais la situation se complique si l'obligation, dont l'exécution est rendue impossible par la force majeure, découle d'un contrat synallagmatique : la question se pose de savoir si l'autre contractant reste tenu de son obligation, bien qu'il ne puisse plus obtenir la contre-prestation sur laquelle il comptait, ou si, au contraire, il est lui-même libéré. Supposons qu'un immeuble que son propriétaire a donné à bail soit détruit par suite d'un cas de force majeure ; le bailleur est libéré de son obligation de procurer la jouissance des lieux loués à son locataire. En résulte-t-il que le locataire soit libéré de l'obligation de payer le loyer ? Ou, au contraire, la libération du bailleur est-elle sans influence sur l'obligation du locataire qui resterait tenu de payer ses loyers pendant le temps que devait durer le bail ? Autre exemple : une agence de voyages organise une croisière dont la réalisation est empêchée au dernier moment par la force majeure : épidémie, grève, guerre. L'agence est libérée de ses 1. Req. 26 juill. 1909, DP 1911. 1. 55. 2. Selon les circonstances, une telle clause pourrait toutefois être jugée abusive (v. ss 341 s.). Ainsi, la clause faisant supporter dans un contrat de location de longue durée la totalité du risque de perte de la chose louée au preneur, même lorsque ceux-ci sont dus à un cas de force majeure et qu’aucune faute ne peut être imputée au preneur, a été jugée abusive (Civ.  1re, 6  janv. 1994, no 91-19.424, Bull. civ. I, no 8, D. 1994. Somm. 209, obs. Ph. Delebecque). 3. L’ajout de cet adverbe lors de la réécriture finale de l’ordonnance vise vraisemblablement à rassurer ceux qui avaient redouté que la mise en demeure, même postérieure à l’empêchement, puisse interdire la libération (v. not. la réponse de l’AFJE à la consultation organisée par la Chancellerie suite à la publication du projet d’ordonnance).

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engagements pour impossibilité d'exécution. Que décider pour les obligations assumées par ses clients ? Ceux-ci doivent-ils néanmoins payer le prix convenu ? À supposer qu'ils l'aient déjà versé, pourront-ils en obtenir la restitution ? Ce problème n’est autre que celui des risques. Il s’agit de savoir quelle est, des deux parties en présence, celle qui doit finalement supporter les conséquences dommageables de l’impossibilité d’exécution. Ce sera le débiteur de la prestation devenue impossible – bailleur, agence de voyages… –, si l’on décide qu’il ne peut plus poursuivre l’exécution de l’obligation correspondante ; les risques sont alors pour le bailleur qui, perdant son immeuble et ayant inutilement pris en charge des frais d’entretien ou d’amélioration, ne recevra plus ses loyers, tout comme les risques sont pour l’agence de voyages qui aura déjà exposé des frais pour l’organisation de la croisière sans pouvoir demander ou conserver une contribution des clients. Les risques seront pour le créancier de la prestation devenue impossible – locataire, touriste… –, si on l’oblige à exécuter bien qu’il ne reçoive rien en échange. La première solution s’impose : quand un cas de force majeure empêche l’un des contractants d’accomplir sa prestation, non seulement celui-ci est exonéré, mais l’autre contractant est également libéré. Les risques sont donc pour le débiteur de la prestation devenue impossible : res perit debitori. Il serait d’ailleurs injuste que le contractant qui ne reçoit pas la prestation qu’il avait stipulée à son profit soit néanmoins obligé d’exécuter sa propre obligation 1. Le Code civil de 1804 n’énonçait pas ce principe général, mais il en faisait déjà plusieurs applications. L’article 1722 dispose ainsi, dans le droit commun du bail, que, si la chose louée est détruite en totalité, par cas fortuit pendant la durée du bail, celui-ci est résilié de plein droit : l’obligation du bailleur et celle du locataire s’éteignent en même temps pour l’avenir. De même, l’ouvrier qui s’engage à fabriquer un objet avec la matière que lui fournit son client n’a pas droit à son salaire si l’objet vient à périr avant qu’il l’ait livré (art. 1790). De même encore, en matière de société, si l’un des associés devait effectuer un apport et si la chose promise périt par cas de force majeure avant que la remise en soit effectuée, il se trouve bien libéré par impossibilité d’exécution, mais il y a là une cause de dissolution – judiciaire, il est vrai – de la société pour justes motifs (C. civ., art. 1844-7, 5o). Ces divers textes, relatifs à des contrats différents, ne sont que des applications du principe général de l’extinction simultanée des deux obligations 2. 1. Cette solution était traditionnellement justifiée par la notion de « cause » : les obligations réciproques des parties dans les contrats synallagmatiques se servant mutuellement de cause, quand l’une disparaît par impossibilité fortuite d’exécution, l’autre s’éteignait également, faute de cause. Pour une critique de cette conception, voit Th. Genicon, La résolution du contrat pour inexécution, no 127 s., p. 91 s. 2. V. ainsi au sujet de la résiliation d’un bail à complant, le fermier ne pouvant plus exécuter son obligation en raison d’un cas de force majeure (invasion du phylloxéra) : Civ. 14 avr. 1891, DP 91. 1. 329, note Planiol, Grands arrêts, t. 2 no 179. – V. encore Civ. 13 mars et 4 juin 1907,

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Cet effet extinctif est désormais consacré à l’article 1218, alinéa 2, du code civil, qui prévoit que, en cas d’empêchement définitif du débiteur, « le contrat est résolu ». 760 Mise en œuvre : automaticité ¸ Mais l'article 1218, al. 2, ne se contente pas de consacrer le principe de la résolution, il indique également qu'elle opère « de plein droit ». Quoiqu'en dise le Rapport au Président de la République, cette solution n'est pas la « codification de solutions dégagées par la jurisprudence » 1. Elle revient au contraire sur une solution classique et répétée de la Cour de cassation, selon laquelle la résolution doit être prononcée en justice même si l’inexécution résulte, non pas de la faute du débiteur, mais d’un cas de force majeure 2. Il est vrai que cette solution était généralement critiquée par la doctrine, qui estimait que la Cour de cassation confondait la résolution judiciaire et la théorie des risques 3. Cette interprétation jurisprudentielle ne contredisait cependant pas l’ancien article 1184. Tout d’abord, son alinéa 1re évoquait le contractant qui « ne satisfera pas à un engagement », ce qui suppose seulement une absence de satisfaction. Ensuite, si l’alinéa 2 accordait au créancier le choix entre l’exécution et la résolution avec dommages-intérêts, ce qui ne se conçoit qu’en cas d’inexécution fautive 4, cela n’impose pas nécessairement, en l’absence de disposition contraire (ex. : art. 1722), une résolution ou une résiliation de plein droit dans l’éventualité d’un cas fortuit. Enfin, l’on pouvait concevoir, en application de l’alinéa 3, l’octroi d’un délai par le tribunal en cas d’impossibilité temporaire d’exécution.

En prévoyant que la résolution opère de « plein droit », c’est-à-dire automatiquement, sans décision du juge, le droit nouveau rejoint les solutions préconisées par différents projets européens d’harmonisation, et notamment par les principes Landö (art. 9 : 303, 4), qui distinguent formellement la « théorie des risques » (inexécution causée par la force majeure) et la résolution (inexécution causée par la faute du débiteur). La voie judiciaire avait pourtant le double mérite de permettre au juge de vérifier, DP 1907. 1. 281, note Planiol, S. 1907. 1. 321, note Chavegrin : à la suite de la dissolution des congrégations religieuses par la loi du 1er juill. 1901, des religieuses qui, lors de leur entrée dans une congrégation, lui avaient apporté une dot en échange de l’engagement pris de les nourrir leur vie durant, ont formé contre les liquidateurs de la congrégation une demande en restitution de leur dot moniale, en arguant de ce qu’elles ne bénéficiaient plus de la contre-prestation par l’effet du cas de force majeure que constituait la loi prononçant la dissolution des congrégations. La Cour de cassation, se plaçant sur le terrain de la force majeure et de la théorie des risques, a admis le bien-fondé de la demande en restitution. 1. En ce sens : S. Bros, « La force majeure », préc., p. 42-43. 2. V. l’arrêt de principe : Civ. 14 avr. 1881, GAJC, t. II, 13e éd., Dalloz, 2015, no 180. Dans le même sens depuis : Civ. 11 avr. 1918, DP 1921. 1. 224 ; Civ. 1re, 4 févr. 1976, Bull. civ. I, no 53, p. 43 ; 2 juin 1982, Bull. civ. I, no 205, p. 178, RTD civ. 1983. 340, obs. F. Chabas ; Aix, 15 oct. 1991, RTD civ. 1993. 119, obs. J. Mestre. – V. contra : Com. 28 avr. 1982, Bull. civ. IV, no 145, p. 128, RTD civ. 1983. 340, obs. F. Chabas ; Civ. 1re, 13 nov. 2104, no 13-24.633, NP, D. 2015. 529, obs. S. Amrani-Mekki et M. Mekki. 3. Carbonnier, t. 4, no 191 ; Mazeaud et Chabas, no 1100 ; Marty et Raynaud, no 329. En sens contraire, v. Th. Genicon, La résolution du contrat pour inexécution, LGDJ, 2007, no 128 s., 4. V. cep. Com. 30  juin 1992, Bull.  civ.  IV, no 258, p. 179, D.  1994.  454, note critique A. Bénabent.

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d’une part, que les conditions de la force majeure étaient remplies, et, d’autre part, que l’empêchement était total et non partiel, définitif et non temporaire. Il appartiendra désormais au créancier insatisfait de contester la résolution invoquée par le débiteur prétendument empêché, et de souffrir, le temps de la procédure, l’inexécution par celui-ci de ses obligations.

SECTION 1. L’EXCEPTION D’INEXÉCUTION 761 Définition ¸ En principe, les prestations promises par les contractants doivent être exécutées simultanément, trait pour trait. Par exemple, l'acheteur doit payer le prix en même temps qu'il prend livraison de la chose, ou encore chaque coéchangiste doit livrer la chose au même moment. Il en résulte que, si l'un des contractants réclame l'exécution de ce qui lui est dû sans pour autant payer ce qu'il doit, l'autre contractant peut refuser d'exécuter sa propre prestation en lui opposant l'exception d'inexécution, encore nommée exceptio non adimpleti contractus (exception du contrat inexécuté) 1. En d’autres termes, l’exception d’inexécution est le droit qu’a chaque partie à un contrat synallagmatique de refuser d’exécuter la prestation à laquelle elle est tenue tant qu’elle n’a pas reçu la prestation qui lui est due. L’institution présente des traits originaux. C’est une voie de justice privée. Celui qui invoque l’exception d’inexécution le fait de sa propre autorité, sans décision préalable du juge. Chaque contractant n’est cependant pas livré à l’arbitraire de son partenaire. Il peut, en effet, saisir le juge pour faire constater que l’exception d’inexécution lui a été opposée à tort, les conditions n’en étant pas réunies, et obtenir des dommages-intérêts. En bref, le juge n’a pas à autoriser le recours à l’exception d’inexécution, mais peut contrôler la régularité de son exercice. L’exception d’inexécution entraîne non la disparition des obligations, mais un simple ajournement de leur exécution. Elle ne détruit pas le contrat, mais en suspend l’exécution. Le contractant entend ainsi se garantir contre la situation très défavorable dans laquelle le placerait une exécution unilatérale de ses obligations et faire pression sur son partenaire pour l’amener à s’exécuter. La situation qui résulte du jeu de l’exception d’inexécution est provisoire : soit le moyen de pression se révèle efficace et chaque partenaire exécute finalement ses obligations, soit l’inexécution apparaît définitive et on aura recours, afin de dénouer la situation, soit à la résolution pour inexécution (v. ss 793 s.), soit à la réduction du prix (v. ss 784 s.).

1. R. Cassin, De l’exception tirée de l’inexécution dans les rapports synallagmatiques, thèse Paris, 1914 ; R. Saleilles, « Exception de refus de paiement ou exception non adimpleti contractus », Ann.  dr. com. 1892 et 1893 ; J.-F. Pillebout, Recherches sur l’exception d’inexécution, thèse Paris, éd. 1971 ; C. Malecki, L’exception d’inexécution, thèse Paris I, éd. 1999.

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Il ne faut pas confondre l’exception d’inexécution avec d’autres causes de suspension du contrat. Plusieurs textes permettent, en effet, au débiteur, empêché d’exécuter normalement son obligation, d’obtenir un délai du juge. C’est ainsi que le nouvel article 1228, comme l’ancien article 1184, dispose que le juge saisi d’une action en résolution d’un contrat peut éventuellement accorder « un délai au débiteur » 1. L’exécution de l’obligation est alors suspendue. Mais cette suspension apparaît non comme une garantie pour le créancier, mais comme une faveur consentie au débiteur. 762 Origine de l’exceptio non adimpleti contractus ¸ En dépit de sa for-

mulation latine, l'exceptio non adimpleti contractus n’a pas son origine dans les textes du droit romain. Celui-ci permettait au défendeur assigné en exécution d’opposer l’exception de dol au demandeur qui n’offrait pas d’accomplir sa propre prestation ; mais ce n’était qu’une application spéciale de l’exception de dol, dont le domaine, très large, n’était pas limité aux contrats synallagmatiques. L’exceptio non adimpleti contractus a été créée par les canonistes et les postglossateurs pour les contrats synallagmatiques. Les considérations d’ordre moral qui inspiraient les premiers justifiaient, à leurs yeux, en la matière, l’application du principe : non servanti fidem non est fides servanda (À celui qui ne garde pas la foi, foi n’est plus due) 2. Une partie ne peut pas prétendre au bénéfice du contrat si elle ne remet pas à son partenaire ce qu’elle s’était engagée à lui donner en échange. Quant aux seconds, ils ont conçu le procédé comme une exception procédurale, autonome, dérivée de l’exception de dol : sans prétendre être dégagé définitivement, celui qui l’invoque met obstacle à l’action en exécution aussi longtemps que celui qui intente celle-ci n’offre pas d’exécuter sa propre prestation. Ultérieurement, Domat et Pothier 3 ont généralisé l’exception en matière de contrats synallagmatiques.

763 Des applications spéciales à la règle générale ¸ Signe d'une certaine justice, mais aussi procédé quelque peu archaïque et fruste, l'exceptio non adimpleti contractus n’était pas affirmée de manière générale et en la forme d’un principe dans le Code civil de 1804 4. Celui-ci en consacrait seulement quelques applications à propos de certains contrats, par exemple au sujet de la vente : ayant, sauf clause contraire, le droit d’être payé par l’acheteur au lieu et dans le temps où doit se faire la délivrance (art. 1651), le vendeur peut refuser celle-ci quand l’acheteur ne paye pas le prix (art. 1612) ; et l’acheteur troublé ou menacé d’être troublé par une 1. Comp. art. 1655 relatif au délai susceptible d’être accordé à l’acquéreur d’un immeuble contre lequel a été introduit une action en résolution de la vente ; art. 1900, en matière de prêt ; C. consom., art. L. 311-21 et 312-19 qui, à propos du crédit à la consommation et du crédit immobilier, prévoient qu’en cas de contestation sur l’exécution du contrat principal, le tribunal pourra, jusqu’à la résolution du litige, suspendre l’exécution du contrat de crédit. On est alors en présence d’obligations nées de contrats distincts mais interdépendants. 2. H. Roland et L. Boyer, Adages du droit français, 4e éd., no 272. 3. Domat, Lois civiles, Livre I, tit. I, sect. 3, no 2 ; Pothier, De la vente, nos 279 et 327. 4. Elle est expressément formulée dans le BGB (art. 320 al. 1) et dans le Code suisse des obligations (art. 82). Qualifiée par la jurisprudence allemande d’Erfülung Zug um Zug (exécution trait pour trait), la règle y apparaît nettement comme une illustration du principe de la bonne foi qui doit présider à l’exécution des contrats.

LES EffETS DU CONTRAT

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action soit hypothécaire, soit en revendication, peut suspendre le payement du prix jusqu’à ce que le vendeur ait fait cesser le trouble (art. 1653). Le Code civil consacrait encore l’exception en matière d’échange (art. 1704) et de dépôt salarié (art. 1948). Longtemps la jurisprudence a hésité à étendre l’exception d’inexécution en dehors des cas prévus par le Code de 1804, parce qu’il ne lui paraissait pas possible, en l’absence de texte, de permettre à un contractant de se faire justice à lui-même 1. Puis, abandonnant au xxe siècle cette position, elle a généralisé l’exception en l’appliquant à tous les rapports synallagmatiques 2. Ce mécanisme général de suspension des obligations a été consacré à l’occasion de la réforme de 2016. Le législateur a toutefois innové en admettant, à côté de la traditionnelle exception pour inexécution avérée (C. civ., art. 1219), une nouvelle exception pour inexécution à venir (C. civ., art. 1220). Si leurs effets sont identiques (§ 2), ces deux mécanismes ne sont pas soumis aux mêmes conditions (§ 1).

§ 1. Conditions de l’exception d’inexécution 764 Distinction ¸ On oppose traditionnellement en la matière les conditions de fond (A) et les conditions d'exercice (B). Certaines sont communes aux deux formes d'exception d'inexécution, d'autres sont propres à chacune d'elles.

A. Conditions de fond

765 Plan ¸ S'agissant des conditions de fond, il en existe deux : l'interdépendance des obligations (1°) et l'inexécution, avérée ou à venir, de l'une d'entre elles (2°). 766 1°) Obligations interdépendantes ¸ L'exception d'inexécution a pour domaine d'élection les contrats synallagmatiques. Cette concordance se comprend aisément : l'application de l'exception ne se conçoit pas en ce qui concerne l'exécution des obligations nées d'un contrat unilatéral, celui-ci ne créant, par définition, d'obligations qu'à la charge d'une

1. J. Béguin, Rapport sur l’adage « Nul ne peut se faire justice à soi-même » en droit français, Trav. Ass. H. Capitant, t. XVIII, 1966, p. 41 s., sp. p. 52 ; v. encore Req. 1er déc. 1897, S. 99. 1. 174. 2. V. ainsi en matière de louage de choses, Soc. 31  mai 1956, Bull.  civ.  IV, no 503, p. 371 (« l’interdépendance des obligations réciproques résultant d’un contrat synallagmatique comme le bail, permet à l’une des parties de ne pas exécuter son obligation lorsque l’autre n’exécute pas la sienne…, en conséquence le preneur est fondé à refuser le paiement des loyers dès lors que le bailleur refuse les réparations nécessitées par l’état des lieux ») ; v. dans le même sens, Civ. 11 févr. 1889, DP 90. 1. 121 ; Soc. 10 avr. 1959, D. 1960. 61 ; Civ. 1re, 27 déc. 1961, Bull. civ. I, no 630, p. 499 ; v.  pour le louage de services, Soc. 12  mars 1959, D.  1960.  8 ; Com. 19  déc. 1962, Bull. civ. III, no 523, p. 431 ; pour le mandat, Com. 16 juin 1981, JCP 1981. IV. 318.

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des parties ; elle s'explique, au contraire, facilement en ce qui concerne les contrats synallagmatiques, caractérisés par la réciprocité et l'interdépendance des obligations auxquelles ils donnent naissance 1. Dans cette perspective, on avait pu rattacher l’exception d’inexécution à la notion de cause : « dans les contrats synallagmatiques, l’obligation de l’une des parties a pour cause l’obligation de l’autre, de telle sorte que, si l’obligation de l’une n’est pas exécutée quel qu’en soit le motif, l’obligation de l’autre devient sans cause » 2. La cause était alors conçue non comme l’obligation de l’autre, mais comme l’exécution de l’obligation de l’autre (v. ss 411). Utile pour expliquer le rôle de l’exceptio non adimpleti contractus en cas d’inexécution d’un contrat synallagmatique, la référence à la théorie contractuelle de la cause n’avait cependant pas pour effet de limiter son application à cette hypothèse. La jurisprudence étend, en effet, son domaine à tous les rapports synallagmatiques 3, y compris ceux qui ne naissent pas directement d’un contrat. Ainsi en va-t-il des restitutions réciproques dues à la suite de la nullité ou de la résolution d’un contrat synallagmatique 4. Tout en le refusant au cas d’espèce, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a également admis le principe de l’exception d’inexécution pour des obligations, nées de conventions distinctes, à la condition toutefois qu’elles soient liées entre elles, c’est-à-dire interdépendantes 5. En effet, l’exception d’inexécution ne saurait jouer entre deux personnes qui sont respectivement créancières et débitrices l’une de l’autre, mais dont les obligations ne sont pas interdépendantes. Si, par exemple, un bailleur devient débiteur du preneur en raison d’un emprunt sans rapport avec le contrat de bail, le preneur ne peut suspendre le paiement des loyers 1. Encore faut-il qu’il s’agisse de deux obligations personnelles. L’exception d’inexécution ne joue pas dans le cadre d’un contrat prévoyant une servitude non aedificandi en contrepartie d’une obligation personnelle (Civ. 3e, 21 janv. 1998, D. 1999. 571, note Mallet-Bricout). 2. Civ. 5 mai 1920, DP 1926. 1. 37 ; Req. 17 mai 1938, DH 1938. 419. 3. Au-delà du caractère d’ordre public des dispositions de la loi du 10 juillet 1965, l’exigence d’un rapport synallagmatique pourrait également justifier que la Cour de cassation refuse aux copropriétaires de refuser de payer les charges en opposant l’inexécution de travaux préalablement décidés (Civ. 3e, 19 déc. 2007, no 06-21.012, Bull. civ. III, no 227). 4. Civ. 17 déc. 1928, DH 1929. 52. 5. Com. 12 juill. 2005, no 03-12.507, JCP 2005. I. 2311, no 19, obs. Constantin, Defrénois 2006.  610, obs.  Libchaber, RTD  civ. 2006.  307, obs.  Mestre et Fages : « L’inexécution d’une convention peut être justifiée, si le cocontractant n’a lui-même pas satisfait à une obligation contractuelle, même découlant d’une convention distinte, dès lors que l’exécution de cette dernière est liée à celle de la première ». En l’espèce, la Cour de cassation a toutefois approuvé les juges du fond d’avoir conclu à l’« absence d’un lien de cette nature entre les obligations résultant du contrat de franchise, d’une part, et celles découlant des ventes conclues entre les parties à ce contrat, d’autre part, en relevant que l’obligation de payer le prix d’une marchandise n’est pas la contrepartie de la bonne exécution du contrat de franchise, mais seulement celle de la délivrance d’une chose conforme à la commande en exécution du contrat de vente ». V. déjà, refusant le jeu de l’exception d’inexécution pour des obligations nées de contrats distincts : Req. 14 mai 1938, DH  1938.  419 ; Com. 26  nov. 1973, Bull.  civ.  IV, no 340, p. 303, Defrénois 1975.  388, obs. J.-L. Aubert. Rappr. pour l’application de l’exception d’inexécution à l’hypothèse des obligations nées d’un groupe de contrats interdépendants, S. Bros, L’interdépendance contractuelle, thèse Paris II, 2001, no 614.

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au motif que la somme empruntée ne lui est pas remboursée 1. Si le nouvel article 1219 ne la mentionne pas explicitement, en se contentant de prévoir qu’une partie « peut refuser d’exécuter son obligation (…) si l’autre n’exécute pas la sienne », rien n’indique que le législateur ait souhaité remettre en cause cette exigence d’interdépendance. Il n’est, par ailleurs, pas toujours aisé de tracer les frontières exactes qui séparent l’exception d’inexécution de notions voisines. Ainsi en vat-il tout particulièrement lorsqu’on est en présence d’obligations qui ont leur source dans un contrat synallagmatique imparfait ou dans un quasicontrat : le dépositaire ou le gérant d’affaires 2 qui ont engagé des frais pour la conservation de la chose déposée ou gérée peuvent certainement la retenir jusqu’au remboursement de ceux-ci. Mais s’agit-il alors d’exception d’inexécution ou de droit de rétention ? 767 Exception d’inexécution et droit de rétention ¸ S'inspirant de certaines

analyses doctrinales du xixe siècle, la jurisprudence a été, pendant un certain temps, portée à ne pas utiliser l’expression « exception d’inexécution » et à rattacher ces solutions, ainsi que celles des textes du Code civil, au mécanisme du droit de rétention 3, lequel permet au créancier, aussi longtemps qu’il n’est pas payé, de refuser de restituer une chose appartenant à son débiteur. Mais dans des décisions plus récentes, elle a fait directement appel à l’exception d’inexécution 4. Cette évolution conduit à s’interroger sur la distinction de l’exception d’inexécution et du droit de rétention. Signes l’un et l’autre d’une certaine justice privée, ces deux mécanismes ne sont pas sans entretenir une étroite parenté en ce qu’ils permettent à une personne de conserver au moins provisoirement ce qu’elle doit afin de garantir ce qui lui est dû. Aussi bien, la frontière qui les sépare n’est-elle pas aisée à tracer. À la lumière d’analyses doctrinales pénétrantes 5, il a été suggéré que l’exception d’inexécution reposerait sur le lien d’interdépendance existant entre les obligations issues d’un même rapport synallagmatique, alors que le droit de rétention procéderait du lien de connexité existant entre une créance et la détention d’une chose 6. Le critère joue sans difficulté, lorsque l’obligation dont on se propose de suspendre l’exécution n’a pas pour objet la restitution d’une chose. Ainsi en va-t-il, par exemple, lorsque le mandataire refuse de rendre compte au mandant de sa mission tant qu’il n’aura pas été indemnisé des frais qu’il a engagés pour la remplir. Seule l’exception d’inexécution peut alors recevoir application. En revanche,

1. Rouen, 1er févr. 1854, S. 56. 2. 398. Mais s’agissant, de part et d’autre, de dettes liquides et exigibles, les conditions de la compensation légale sont réunies ; Civ. 3e, 1er juill. 1998, D. 1999. Somm. 117, obs. L. Aynès (v. ss 1680 s.). 2. Civ. 8 déc. 1868, DP 69. 1. 76 ; Civ. 15 janv. 1904, DP 1904. 1. 601, note Guénée, S. 1910. 1. 142. 3. V. ainsi Civ. 5 déc. 1934, S. 1934. 1. 46. 4. V. par ex. Soc. 12 janv. 1945, Gaz. Pal. 1945. I. 88 ; v. déjà Civ. 17 janv. 1866, DP 66. 1. 76. 5. Rodière, notes, D. 1965. 58 et 78 ; N. Catala, « De la nature juridique du droit de rétention », RTD civ. 1967, sp. p. 9 s., et p. 15 s. ; J. Mandé-Djapou, « La notion étroite du droit de rétention », JCP 1976. I. 2760 ; Gabet-Sabatier, « Le rôle de la connexité dans l’évolution du droit des obligations », RTD civ. 1980. 39 s., sp. p. 40. 6. Les sûretés, La publicité foncière, no 580 ; A.  Aynès, Le droit de rétention, thèse Paris  II, éd. 2005, no 194 s., p. 153 s.

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le choix est beaucoup plus malaisé lorsque l’objet de l’obligation suspendue est le transfert ou la restitution d’une chose. De fait, si on admet l’existence d’un lien d’interdépendance même dans les contrats synallagmatiques imparfaits (v. ss 100), les domaines d’application de chacune de ces notions se superposent alors assez largement. On enseigne généralement que le vendeur non payé qui refuse pour cette raison de livrer la chose use non d’un droit de rétention mais de l’exception d’inexécution. À l’inverse, on tend à faire état du droit de rétention lorsque le détenteur de la chose d’autrui a engagé des dépenses pour assurer la conservation ou l’amélioration de cette chose et refuse de s’en dessaisir aussi longtemps qu’il n’est pas payé, ou encore lorsque la chose a provoqué un dommage dont il demande réparation 1. Issue de la réforme du droit des sûretés de 2006, l’article 2286 reconnaît quant à lui un droit de rétention, tant à « celui dont la créance impayée est née à l’occasion de la détention de la chose », qu’à « celui dont la créance impayée résulte du contrat qui l’oblige à la livrer ».

768 2°) Inexécution de l’obligation ¸ Avec la réforme de 2016, il conviendra désormais de distinguer selon que l'inexécution est d'ores et déjà avérée (a) ou simplement à venir (b). 769 a) Solution classique : inexécution avérée (art. 1119) ¸ Pour que l'exception d'inexécution puisse être invoquée utilement, il faut traditionnellement une inexécution de l'obligation corrélative. Peu importe la source de cette inexécution. Ce peut être la faute du débiteur. Mais il peut s’agir aussi d’un événement de force majeure 2 empêchant l’exécution d’une obligation et permettant une suspension corrélative. Peu importe qu’il s’agisse d’une inexécution totale ou simplement partielle. Exécuter partiellement, ce n’est pas juridiquement parlant exécuter. Encore faut-il que le créancier ne prenne pas prétexte d’une inexécution qui lui serait imputable 3 ou d’une inexécution minime 4 pour suspendre sa propre prestation. Ainsi le veut la bonne foi contractuelle. Moyen de pression, l’exception d’inexécution ne doit pas devenir un moyen de chantage. La réplique ne doit pas être disproportionnée au mal, tout comme en droit pénal la légitime défense doit être proportionnée à l’attaque. C’est ainsi que la jurisprudence refuse au locataire le droit de ne pas payer son loyer lorsqu’il se plaint du non-accomplissement de réparations qui ne l’empêchent pas de jouir des lieux loués 5. Cette exigence prétorienne est 1. Sur cette question, voir G. Cornu, obs. RTD civ. 1973. 789. 2. V. J. Carbonnier, obs. RTD civ. 1957. 327 ; rappr. Civ. 1re, 24 févr. 1981, Bull. civ. I, no 65, p. 53, D. 1982. 479, note D. Martin, JCP 1981. IV. 165. 3. Civ. 3e, 5 mars 1970, Bull. civ. III, no 173, p. 129. 4. Soc. 12 janv. 1945, préc. ; 21 oct. 1954, JCP 1955. II. 8563, note Ourliac et de Juglart, RTD civ. 1957. 143, obs. J. Carbonnier ; Civ. 1re, 23 oct. 1963, D. 1964. 33, note Voirin, JCP 1964. II. 13485, note J. Mazeaud ; Com. 30 janv. 1979, D. 1979. IR 317. – Sur le pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond, v. Civ. 1re, 27 déc. 1961, Bull. civ. I, no 630, p. 499 ; 5 mars 1974, JCP 1974. II. 17707, note Voulet ; Com. 29 janv. 2013, CCC 2013, no 74. 5. Civ. 21 déc. 1927, DH 1928. 82 ; Soc. 7 juill. 1955, D. 1957. 1, note Savatier, RTD civ. 1957. 143, note J. Carbonnier ; Civ. 1re, 26 mai 1961, Bull. civ. I, no 264, p. 209 ; Soc. 6 mars 1964, Bull. civ. IV, no 215, p. 174 ; Civ. 3e, 21 nov. 1973, Bull. civ. III, no 593, p. 432. En revanche, le locataire n’est pas

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désormais consacrée au nouvel article 1219, qui exige que l’inexécution soit « suffisamment grave ». Comme le rappelle le Rapport au Président de la République, l’exception d’inexécution ne peut être opposée « comme moyen de pression sur le débiteur que de façon proportionnée ». La jurisprudence écarte également traditionnellement le jeu de l’exception d’inexécution lorsque celui-ci est de nature à mettre en péril l’entreprise du partenaire 1 ou à porter atteinte à l’intégrité physique de celui-ci 2. 770 b) Solution nouvelle : inexécution à venir (art. 1120) ¸ Avant la réforme de 2016, pour que l'exception d'inexécution puisse jouer, il fallait impérativement, non seulement que les obligations soient réciproques et interdépendantes, mais encore qu'elles s'exécutent simultanément, trait pour trait. Ainsi en va-t-il de la vente au comptant : l'acheteur paie au moment même où le vendeur lui livre la chose. Par conséquent, si l'un n'exécute pas son obligation, l'autre peut suspendre l'exécution de la sienne. Cette exigence de simultanéité des exécutions expliquait le fait que l'exception d'inexécution soit nécessairement écartée lorsque l'un des contractants avait accordé à l'autre un délai pour l'exécution de son obligation. Ainsi en allait-il dans le cas de vente à crédit : le vendeur ne peut refuser de livrer la chose au prétexte que l'acheteur ne l'a pas payé, puisque celui-ci n'a pas à payer comptant. Traduisant la réaction instinctive d'un contractant qui ne fait pas confiance à son partenaire, l'exception d'inexécution est fort logiquement écartée lorsqu'un contractant a, par une clause du contrat, fait crédit (confiance) à l'autre. Dans le même ordre d'idées, certains usages peuvent imposer à l'un des contractants l'obligation d'exécuter le premier, ce qui le prive de la possibilité d'invoquer l'exception : l'hôtelier ne présente sa note qu'au départ du voyageur, ou après un certain temps de séjour ; au restaurant, l'on ne paye généralement qu'après consommation. Certaines décisions avaient néanmoins admis le jeu de l'exception d'inexécution alors que la créance de l'excipiens n’était ni liquide ni exigible 3. De manière plus générale, lorsqu’il existe tenu de payer le loyer quand il se trouve dans l’impossibilité d’utiliser les lieux loués (Civ. 3e, 21 déc. 1987, Bull. civ. III, no 212, p. 125, RTD civ. 1988. 371, obs. Ph. Rémy) ou encore d’exploiter les locaux loués conformément aux stipulations du bail (Civ. 15 déc. 1993, D. 1994. 462, note M. Storck) ; le bailleur peut refuser d’exécuter son obligation d’entretien si le locataire ne paye pas ses loyers, car il s’agit là de son obligation essentielle (Civ. 26 mars 1951, Gaz. Pal. 1952. I. 72, RTD civ. 1952. 241, obs. J. Carbonnier ; Paris, 27 juin 1980, D. 1981. IR 102). Dans le même ordre d’idées, une compagnie d’électricité est mal venue à suspendre la fourniture de courant à un de ses abonnés, directeur d’un grand hôtel, sous prétexte que celui-ci, sans contester le principe de sa dette, a soulevé une contestation de 22 francs (Req. 1er déc. 1897, DP 1898. 1. 289, note Planiol, S. 1899. 1. 174). 1. Toulouse, 30 oct. 1985, RTD civ. 1986. 591, obs. J. Mestre ; rappr. Civ. 1re, 18 juill. 1995, Bull. civ. I, no 322, p. 225, RTD civ. 1996. 592, obs. J. Mestre. 2. Civ. 1re, 9 oct. 1985, RTD civ. 1986. 592, obs. J. Mestre. 3. Com. 2 févr. 1993, RTD civ. 1993. 819, obs. J. Mestre qui autorise un cessionnaire de parts sociales à suspendre le paiement du prix d’acquisition au motif qu’il sera probablement fondé à faire bientôt jouer une clause de garantie stipulée en sa faveur ce qui revient à doter l’effet suspensif de l’exception d’inexécution d’une « force d’anticipation ».

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un doute quant à l’exécution de l’obligation à terme, le créancier de cette obligation pouvait déjà, par le détour des règles de procédure civile, et plus précisément des textes relatifs aux référés spéciaux, obtenir la suspension de l’exécution de sa propre obligation, en sorte que l’exception d’inexécution était alors admise par anticipation 1. Sur la suggestion de l’avant-projet Terré (art. 104), et sur le modèle de la Convention de Vienne (art. 71) et des Principes Landö (art. 9 : 201, 2), l’ordonnance du 10 février 2016 a consacré l’exception d’inexécution par anticipation à l’article 1220 du code civil : « Une partie peut suspendre l’exécution de son engagement dès lors qu’il est manifeste que son cocontractant ne s’exécutera pas à l’échéance et que les conséquences de cette inexécution sont suffisamment graves pour elle ». Cette innovation n’est pas dénuée d’utilité : convaincu de l’inexécution à venir de son débiteur, le créancier pourra refuser le paiement de sa propre prestation et s’éviter le risque – et le coût – d’un défaut de remboursement ultérieur. Cette faculté est toutefois doublement conditionnée. L’article 1220 exige tout d’abord que l’inexécution à venir soit « manifeste », c’est-à-dire évidente, certaine ou, à tout le moins, « quasi-certaine » 2. Certains auteurs estiment néanmoins qu’il serait « plus pertinent (et surtout plus réaliste) d’exiger du créancier qu’il démontre (plus modestement) l’existence d’un risque manifeste et élevé de défaillance à terme de la part du débiteur » 3. L’article 1220 ajoute que les « conséquences de cette inexécution » doivent être « suffisamment graves ». L’exécution n’étant pas avérée, mais seulement à venir, ce n’est plus l’inexécution, mais ses conséquences, qui devront être suffisamment importantes. Si cette condition devrait être établie en cas de mise en péril de l’activité du créancier, le simple fait de ne pas pouvoir espérer recevoir sa prestation à l’échéance devrait être en revanche jugé insuffisant, sauf à ramener l’exigence de « gravité des conséquences » à celle du caractère « manifeste » de l’inexécution à venir. Il appartiendra donc au créancier d’apporter la preuve des conséquences dommageables : soit du manquement à venir du débiteur, tel le coût d’une éventuelle solution de remplacement, ou encore l’impossibilité d’exécution d’un contrat lié ; soit de sa propre exécution à l’échéance, notamment en mettant en avant le risque de ne jamais pouvoir obtenir la restitution de la prestation par lui versée, et notamment le prix.

B. Conditions d’exercice

771 Voie de justice privée et contrôle judiciaire ¸ Opérant comme une voie de justice privée, hors de toute instance (rappr. les art. 1612 et 1. Sur cette question, V.  A.  Pinna, « L’exception pour risque d’inexécution », RTD  civ. 2003. 31 s. 2. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 482. 3. J.-D. Bretzner, « Les conditions de l’exception d’inexécution par anticipation », JCP 2016. 999.

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1653), l'exception d'inexécution n'est, en principe, subordonnée ni à une demande en justice, ni même à une mise en demeure 1. Il suffit que l’excipiens oppose l’exception à son protagoniste lorsque celui-ci réclame l’exécution de sa créance. Pour la nouvelle exception d’inexécution à venir, l’article 1220 exige toutefois que la décision de suspension soit notifiée « dans les meilleurs délais » à l’autre partie. Le texte ne dit rien du contenu de cette notification. Comme pour la résolution par notification (art. 1226 ; v. ss 806), on pourrait imaginer que les magistrats imposent à l’excipiens d’indiquer les raisons de sa décision préventive. L’article 1220 ne prévoit pas non plus les conséquences de l’absence ou de la tardiveté de la notification, qui pourrait justifier l’engagement de la responsabilité du créancier 2, et ne pas être neutre dans l’appréciation judiciaire de la mise en œuvre de l’exception d’inexécution. Car, et bien que ni l’article 1119 ni l’article 1220 ne le précise, il va de soi que le débiteur pourra toujours contester en justice le bien-fondé de la suspension mise en œuvre par le créancier. Le Rapport au Président de la République rappelle en ce sens que l’« usage de mauvaise foi de l’exception d’inexécution par un créancier face à une inexécution insignifiante constituera (…) un abus ou à tout le moins une faute susceptible d’engager sa responsabilité contractuelle ». La charge de la preuve pèse d’ailleurs sur l’excipiens, qui doit prouver l’inexécution qu’il invoque 3. L’excipiens qui ne parvient pas à apporter cette preuve pourra être condamné à indemniser son partenaire du préjudice qu’il lui a causé. Par précaution, pour éviter tout risque de contestation ultérieure, l’excipiens peut prendre l’initiative de s’adresser préalablement à la justice 4.

§ 2. Effets de l’exception d’inexécution

A. Effets de l’exception entre les parties 772 Suspension de l’exécution ¸ Lorsqu'elle répond aux conditions prévues, l'exception suspend l'exécution de la prestation de celui qui l'invoque 5, 1. Com. 27 janv. 1970, JCP 1970. II. 16554, note A. Huet, RTD civ. 1971. 136, obs. Y. Loussouarn ; 10 déc. 1979, Bull. civ. IV, no 327, p. 258, JCP 1980. IV. 81 ; v. cep. Civ. 3e, 26 mai 1992, Bull. civ. III, no 176, p. 107, RTD civ. 1993. 377, obs. Gautier. Des textes particuliers prévoient néanmoins, parfois, la nécessité d’une mise en demeure. C’est ainsi qu’en matière d’assurances, l’article L. 113-3 du Code des assurances pose qu’en cas de non-paiement des primes par l’assuré, la garantie ne peut être suspendue que trente jours après la mise en demeure de l’assuré. 2. En ce sens : J.-D. Bretzner, préc., jugeant cette sanction préférable à la déchéance du droit d’invoquer l’exception d’inexécution anticipée. 3. Civ. 1re, 18 déc. 1990, Bull. civ. I, no 296 ; Civ. 1re, 4 févr. 2015, no 13-28.808. 4. Soc. 10 avr. 1959, D. 1960. 61. 5. Encore faut-il que le contrat n’ait pas déjà été anéanti par l’effet d’une clause résolutoire (Civ. 3e, 28 janv. 2015, no 14-10.963 : l’acheteur d’un appartement vendu en état futur d’achèvement ne peut s’opposer, en invoquant une exception d’inexécution, au jeu d’une clause résolutoire déjà acquise).

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comme s’il bénéficiait d’un terme 1. Mais le contrat subsiste 2. Les parties ne sont libérées de leurs obligations qu’après que le contrat a été résolu 3. Cette situation entraîne des conséquences, tant en ce qui concerne les contraintes que les garanties. 1o Envisagée au sujet des contraintes, l’exceptio non adimpleti contractus appelle deux sortes d’observations. Négativement tout d’abord, celui qui l’invoque met obstacle à toute mesure d’exécution contre lui-même, même si sa dette est échue. Mais cette situation est éphémère : il suffit que le débiteur exécute, pour que s’évanouisse la protection du créancier 4. L’incertitude qui en résulte peut gêner le créancier, de sorte que, pour y mettre fin, on lui reconnaît le droit de demander la résolution du contrat, voire même de la prononcer luimême en cas de manquement grave (v. ss 802 s.). Positivement, celui qui use à bon escient de l’exception d’inexécution se sert, à l’égard du débiteur, d’une mesure qui présente un caractère comminatoire 5 ; il fait pression sur son cocontractant pour le contraindre à exécuter. 2o Envisagée au sujet des garanties, l’exceptio non adimpleti contractus n’est pas négligeable, surtout si la prestation due par le créancier insatisfait consiste dans la remise d’une chose (ex. le vendeur non payé, qui retient la chose vendue aussi longtemps qu’il n’est pas payé).

B. Effets de l’exception à l’égard des tiers 773 Opposabilité de l’exception ¸ L'exception est opposable à tous ceux dont la prétention est fondée sur le contrat, et à eux seuls. Lorsque la prétention d’un tiers est nécessairement fondée sur le contrat, l’exceptio non adimpleti contractus peut être invoquée contre lui ; si, par exemple, il exerce l’action oblique, en agissant du chef de son débiteur, il peut, comme ce dernier, se voir opposer l’exception. Celle-ci peut aussi être opposée aux créanciers chirographaires du contractant qui n’exécute pas, lorsque, invoquant leur droit de gage général, ils veulent saisir, entre les mains de l’autre contractant, un bien que celui-ci détient à l’occasion du contrat : il est alors possible à ce dernier de subordonner au paiement 1. Sur la suspension du contrat, v. R. Sarrante, De la suspension de l’exécution des contrats, thèse Paris, 1929 ; Lebret, « Suspension et résolution des contrats », Rev. crit. lég. et jur. 1924. 581 ; Artz, « La suspension du contrat à exécution successive », D. 1979. Chron. 5 ; Yamaguchi, La théorie de la suspension du contrat du travail et ses applications pratiques dans le droit des pays membres de la communauté européenne, thèse, 1963. Durant la période de suspension du contrat, chaque contractant reste tenu envers l’autre d’une obligation de loyauté (v. à propos du contrat de travail, Soc. 6 févr. 2001, JCP 2001. II. 10576 ; 10 mai 2001, Bull. civ. V, no 159, RTD civ. 2001. 880, obs. Mestre et Fages). 2. Com. 15 janv. 1973, Bull. civ. IV, no 24, p. 18, D. 1973. 473. 3. Com. 1er déc. 1992, RTD civ. 1993. 578, obs. J. Mestre. 4. Orléans, 23 oct. 1975, JCP 1977. II. 18653, note Ph. le Tourneau. 5. V. J.-F. Pillebout, op. cit. p. 224 s. – Comp., au sujet de l’astreinte, v. ss 1536 s.

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de sa créance la restitution du bien que, par hypothèse, il détient. De même le cessionnaire du contrat (art. 1216-2 ; v. ss 1673) ou de la dette née de celui-ci (art. 1328 ; v. ss 1663) peut opposer l’exception d’inexécution au créancier cédé, tout comme le débiteur cédé peut l’opposer au cessionnaire de la créance (art. 1324, al. 2 ; v. ss 1641), l’exception d’inexécution étant considérée comme une exception « inhérente à la dette ». En revanche, l’exception ne peut être opposée aux tiers qui invoquent un droit propre absolument distinct du contrat 1.

SECTION 2. L’EXÉCUTION FORCÉE EN NATURE 774 Présentation ¸ En évoquant l'« exécution forcée en nature », le législateur de 2016 l’oppose implicitement à l’« exécution forcée en équivalent », expression habituellement employée pour désigner la responsabilité contractuelle, c’est-à-dire la condamnation, non pas à exécuter la prestation promise, mais à verser au créancier des dommages-intérêts compensatoires (v. ss 826 s.). Si l’ordonnance a repris, pour l’essentiel, les solutions du droit antérieur, elle a également apporté quelques innovations, qui ne vont pas toutes dans le sens d’un renforcement du droit du créancier et de la force obligatoire des conventions. Suivant le nouvel ordre du Code, il convient d’envisager successivement l’exécution forcée directe (§ 1) et l’exécution forcée indirecte du contrat (§ 2).

§ 1. Exécution forcée directe

775 Présentation ¸ L'emploi de l'expression « exécution forcée » ne doit pas tromper. À ce stade, il ne s'agit pas encore d'assurer la réalisation effective, sous la contrainte, de l'obligation (sur ces mesures d'exécution forcée, v. ss 1522 s.), mais simplement d’obtenir du juge la condamnation du débiteur à exécuter sa prestation. Après avoir réaffirmé le principe du droit à l’exécution forcée (A), le nouvel article 1221 en précise les limites (B).

A. Principe

776 Consécration légale ¸ Le droit à l’exécution forcée était imparfaitement énoncé dans le Code civil de 1804, et ce, à un double titre. D’une part, l’ancien article 1184, alinéa 2, se contentait de l’évoquer, en passant, comme une simple alternative en cas de refus judiciaire de la résolution. D’autre part, et surtout, l’ancien article 1142 semblait l’interdire pour 1. Rappr. Civ. 29 janv. 1877, DP 77. 1. 280, S. 77. 1. 250.

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les obligations de faire et de ne pas faire, c’est-à-dire pour l’ensemble des prestations contractuelles qui n’emportent pas le transfert de la propriété d’une chose (sur la distinction des obligations de faire, de ne pas faire et de donner ; v. ss 346). Inspirée de l’adage Nemo praecise cogi potest ad factum (« Pas de contrainte directe dans l’obligation de faire »), cette disposition était en réalité trompeuse. À l’exception de prestations singulières, pour lesquelles l’exécution forcée apparaîtrait comme une atteinte inacceptable à la liberté corporelle ou morale du débiteur (v. ss 777), et sous réserve de son ancienne jurisprudence, brisée par l’ordonnance, relative à la promesse unilatérale (art. 1123 ; v. ss 257), la Cour de cassation a en effet reconnu un droit à l’exécution forcée pour l’ensemble des prestations contractuelles, en affirmant que « la partie envers laquelle l’engagement n’a point été exécuté peut forcer l’autre à l’exécution lorsque celle-ci est possible » 1. Comme cela avait pu être relevé, le juge « a progressivement mis entre parenthèses les termes de l’article 1142 pour faire du droit à l’exécution forcée le principe » 2. Ce droit à l’exécution forcée est désormais clairement énoncé au nouvel article 1221 du Code civil, qui dispose, sans aucune distinction selon la nature de la prestation, que « le créancier d’une obligation peut, après mise en demeure, en poursuivre l’exécution en nature ». Conformément à la jurisprudence antérieure, le texte ne subordonne l’exécution forcée, ni à la preuve d’une « inexécution suffisamment grave » 3, ni à l’existence d’un préjudice pour le créancier 4. Le créancier peut en revanche renoncer à son droit à l’exécution forcée. Cette renonciation peut intervenir en aval, une fois l’inexécution consommée. Elle doit alors être certaine. Ainsi, la Cour de cassation a-t-elle pu juger que les conclusions prises à fin de résolution n’impliquaient pas nécessairement, à elles seules, une renonciation définitive au droit d’exiger la chose ou le fait promis 5. Par la suite, elle a pu préciser que le créancier avait la faculté de modifier son choix, entre la résolution et l’exécution, tant qu’il n’a pas été statué sur sa demande initiale par une décision passée en force de chose jugée 6. La renonciation au droit à l’exécution forcée pourrait également être prévue, en amont, dans le contrat lui-même. Sous réserve de l’application du droit des clauses abusives (v. ss 341 s.), les parties

1. V.  not. Civ.  3e, 11  mai 2005, no 03-21.136, Bull.  civ.  III, no 103 ; D.  2005.  1504 ; RDI 2005.  299, obs.  P.  Malinvaud ; RDI 2006.  307, obs.  O.  Tournafond ; RTD  civ. 2005.  596, obs. J. Mestre et B. Fages ; Civ. 1re, 16 janv. 2007, Bull. civ. I, no 19 ; D. 2007. 1119, note O. Gout ; CCC 2007, no 144, note L. Leveneur ; RDC 2007. 719, obs. D. Mazeaud ; ibid. 741, obs. G. Viney ; Civ. 3e, 22 mai 2013, no 12-16.217 ; RDC 2014. 22, obs. Y.-M. Laithier ; JCP 2013. 974, no 11, obs. P. Grosser. 2. J. Mestre, « Le juge face aux difficultés d’exécution du contrat », in Le juge et l’exécution du contrat, PUAM 1993, p. 91 s. 3. Civ. 3e, 22 mai 2013, préc. 4. Civ. 3e, 6 mai 1980, no 78-16.390, Bull. civ. III, no 91. 5. Civ. 6 janv. 1932, DH 1932. 114. 6. Civ. 3e, 25 mars 2009, Bull. civ. III, no 67 ; D. 2010. Pan. 224, obs. B. Fauvarque-Cosson ; Defrénois 2009. 2318, obs. E. Savaux ; RDC 2009. 1004, obs. T. Genicon.

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demeurent en effet libres d’évincer l’exécution forcée en nature, au profit de la seule responsabilité contractuelle 1. Là encore, cette renonciation doit être, sinon expresse, du moins certaine. Ainsi, la stipulation d’une clause résolutoire ne saurait priver le créancier, à elle seule, de son droit d’exiger l’exécution du contrat 2.

B. Limites

777 1°) Limite classique : l’impossibilité ¸ L'article 1221 rappelle la limite classique de l'impossibilité, qui était déjà énoncée par l’ancien article 1184, alinéa 2. Bien que le texte ne le précise pas, le Rapport au Président de la République confirme qu’il pourra s’agir, comme sous l’empire du droit antérieur, d’une impossibilité matérielle (ex. : la chose promise a été détruite ou n’est plus commercialisée) 3, d’une impossibilité juridique (ex. : non remise en cause des droits d’un tiers) 4, ou encore d’une simple impossibilité morale, lorsque la prestation due présente un caractère éminemment personnel pour le débiteur 5, et que son exécution forcée porterait exagérément atteinte à sa liberté individuelle (c’est l’exemple classique de la réalisation d’une œuvre artistique) 6. 778 2°) Limite nouvelle : la disproportion. a) Principe ¸ Mais l'ordonnance de 2016 a également innové en posant une nouvelle limite à l'exécution forcée en nature : la disproportion manifeste entre son coût pour le débiteur et son intérêt pour le créancier. Selon le Rapport au Président de la République, cette nouvelle exception « vise à éviter certaines décisions jurisprudentielles très contestées : lorsque l'exécution forcée en nature est extrêmement onéreuse pour le débiteur sans que le créancier y ait vraiment intérêt, il apparaît en effet inéquitable et injustifié que celui-ci puisse l'exiger, alors qu'une condamnation à des dommages et intérêts pourrait lui fournir une compensation adéquate pour un prix beaucoup plus réduit ». La Chancellerie fait ici référence à quelques décisions remarquées de la Cour de cassation, dans lesquelles les hauts magistrats avaient reproché aux juges du fond d'avoir refusé d'ordonner la démolition et la

1. B. Mercadal, Réforme du droit des contrats, préc., no 704 ; Ph. Delebecque, « L’articulation et l’aménagement des sanctions de l’inexécution du contrat », Dr.  et  patr. juin  2016, p. 62  s., spéc. p. 65. 2. Civ. 1re, 11 janv. 1967, Bull. civ. I, no 15. 3. Com. 5 oct. 1993, Bull. civ. IV, no 313 (impossibilité de livrer un véhicule dont la fabrication a été arrêtée). 4. Civ. 1re, 27 nov. 2008, no 07-11.282, Bull. civ. I, no 269 ; AJDI 2009. 218, obs. F. de La Vaissière (impossibilité d’ordonner la délivrance d’un local objet d’un contrat de bail, local entretemps loué à un tiers). 5. Sur lesquelles, v.  A.  Lebois, Les obligations contractuelles de faire à caractère personnel, JCP 2008. I. 210. 6. Req. 14 mars 1900, DP 1900. 1. 497.

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reconstruction d'une maison, dont le niveau présentait une insuffisance de quelques centimètres par rapport aux stipulations contractuelles 1. Inspirée des Principes Landö (art. 9 : 102, 2, b), connue du droit de la consommation (C. consom., art. L. 211-9), cette nouvelle limite à l’exécution forcée a fait l’objet d’appréciations contrastées. Si certains ont vanté les mérites d’une solution empêchant l’exécution forcée « d’un contrat trop onéreux et conduisant à la ruine » d’un débiteur à la merci d’un « créancier obtus » 2, les autres ont dénoncé un « affaissement des droits du créancier contractuel » qui marquerait l’influence de l’analyse économique du droit et des droits de common law 3. En réalité, la portée de cette exception, et partant son opportunité, dépendra de l’appréciation qui sera faite des conditions de sa mise en œuvre. Or, tant la lettre de la disposition, que son interprétation « officielle », permettent d’espérer une application mesurée de cette entorse à l’exécution forcée en nature. 779 b) Conditions ¸ Les conditions de mise en œuvre de cette exception ont été précisées lors de la rédaction finale de l'ordonnance, ainsi qu'à l'occasion de sa procédure de ratification. Tout en approuvant le principe de cette exception, certains auteurs avaient en effet regretté l’imprécision initiale du texte 4. Dans le projet d’ordonnance, l’exécution forcée était en effet exclue dès lors que le « coût (était) manifestement déraisonnable » 5. Le coût de l’exécution devait être raisonnable, mais raisonnable par rapport à quoi ? Au préjudice subi par le créancier ? À la capacité financière du débiteur ? N’était-ce pas alors ouvrir la voie à une appréciation judiciaire de l’équilibre contractuel en dehors de l’hypothèse particulière de l’imprévision, pourtant seule envisagée et réglementée par le législateur au titre des atteintes à la force obligatoire (art. 1195 ; v. ss 624 s.). Le législateur s’est montré sensible à cette critique en précisant, lors de la réécriture finale de l’ordonnance, que le coût de l’exécution devait être, non plus déraisonnable, mais, comme 1. V. not., Civ. 3e, 11 mai 2005, préc. Cette position intransigeante à l’égard du débiteur se manifestait également en matière d’exécution forcée en équivalent, la Cour de cassation ayant pu reprocher aux juges du fond d’avoir refusé de faire droit à une demande d’indemnisation – d’un « montant exorbitant » – pour réaliser la démolition-reconstruction de l’ouvrage (Civ. 3e, 16 juin 2015, no 14-14.612 ; RDC 2015. 839, obs. T. Genicon). 2. D. Mainguy, « Du “coût manifestement déraisonnable” à la reconnaissance d’un “droit d’option” », Dr. et patr. oct. 2014, no 240, 62. 3. T.  Genicon, « Contre l’introduction du “coût manifestement déraisonnable” comme exception à l’exécution forcée en nature », Dr. et patr., no 240, oct. 2014. 64. Dans le même sens : L.  Leveneur, « La réforme du droit des obligations : incidences sur la pratique notariale », JCP N 2015. 1236, no 24 ; M. Mekki, « Les remèdes à l’inexécution dans le projet d’ordonnance portant réforme du droit des obligations », Gaz. Pal., 30 avr. 2015, spéc. no 10 ; P. Chauviré, « Les dispositions relatives aux effets du contrat », in La réforme du droit des contrats : du projet à l’ordonnance, Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », 2016, p. 43 s., spéc. p. 56-57. 4. Y.-M.  Laithier, « Les règles relatives à l’inexécution des obligations contractuelles », JCP 2015, suppl. no 21, p. 52 – J. Le Bourg et Ch. Quézel-Ambrunaz, « Article 1221 : l’exécution forcée en nature des obligations », RDC 2015. 783. 5. Cette formulation était inspirée des Principes Landö (art. 9 : 101, 2, b).

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le préconisait l’avant-projet Terré (art. 105), « manifestement disproportionné par rapport à son intérêt pour le créancier ». De prime abord, les termes du rapport sont désormais clairement définis : il s’agit de comparer le coût de l’exécution pour le débiteur à son intérêt pour le créancier. Différentes questions demeurent toutefois en suspens 1. Quant au coût de l’exécution, faut-il s’en tenir au seul coût de la prestation ou prendre également en compte la situation financière du débiteur ? Sauf à doter cette limite d’une philosophie qui lui est étrangère, celle de la prévention et du traitement de l’insolvabilité, la première solution apparaît préférable 2. Quant à l’intérêt pour le créancier, faut-il l’apprécier objectivement ou subjectivement ? L’exécution forcée pouvant présenter un intérêt supérieur pour certains créanciers, une analyse circonstanciée devrait sans doute être privilégiée. Enfin, faudra-t-il évaluer cet intérêt à l’aune de l’avantage immédiatement attendu (la prestation) ou en tenant également compte des suites profitables de l’exécution ? En visant l’« intérêt » de l’exécution, et non la « valeur » de la prestation, l’article 1221 encourage à tenir compte de l’ensemble des avantages escomptés par le créancier, à charge pour lui de convaincre de leur réalité. Une chose apparaît en revanche certaine : cette réserve ne saurait être détournée de sa finalité et devenir un instrument de rééquilibrage des termes du contrat 3. Si le déséquilibre est initial, le principe de non-prise en compte de la lésion y fera obstacle (C. civ., art. 1168 ; v. ss 426 s.). Si le déséquilibre survient en cours d’inexécution, son traitement sera subordonné à la réunion des conditions et au respect de la procédure de la nouvelle révision pour imprévision (C. civ., art. 1195 ; v. ss 624 s.). Quant à l’ampleur de la disproportion, l’exigence d’une disproportion « manifeste », ne pourra qu’encourager les juges à la plus grande prudence. L’exécution forcée ne devrait être écartée qu’en présence d’un coût, sinon exorbitant, du moins considérable pour le débiteur, au regard d’un intérêt, non pas inexistant, mais tout de même insignifiant pour le créancier 4. Le Rapport au Président de la République est en ce sens, qui évoque l’exécution « extrêmement onéreuse pour le débiteur sans que le créancier y ait vraiment intérêt », en précisant que cette limite n’est qu’« une déclinaison de l’abus de droit, formulée de façon plus précise, pour encadrer l’appréciation du juge et offrir une sécurité juridique accrue ». Sans exiger l’intention de nuire, la demande du créancier devra donc à tout le moins être perçu 1. P. Grosser, « Observations sur l’inexécution du contrat », in Observations sur le projet de réforme du droit des contrats et des obligations (dir. J. Ghestin), LPA 3-4 sept. 2015, no 176-177, p. 78 s., spéc. p. 8 ; Y.-M. Laithier, « Les sanctions de l’inexécution du contrat », RDC 2016. 42. 2. Comp. N. Dissaux et Ch. Jamin, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, préc., p. 130. 3. En ce sens : Y.-M. Laithier, « Les sanctions de l’inexécution du contrat », RDC 2016. 42 ; O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 487. 4. En faveur de cette interprétation stricte : P. Grosser, « L’exécution forcée en nature », AJCA 2016. 119, spéc. no 1.2.2., qui estime que cette limite ne devra sanctionner que « les abus manifestes de la part de certains créanciers ».

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comme un détournement ou une utilisation anormale du droit à l’exécution forcée 1. Ainsi interprétée, l’exception de disproportion ne ferait d’ailleurs que renouer avec la jurisprudence la plus classique de la Cour de cassation 2, qui avait déjà accepté de soumettre le droit à l’exécution forcée, comme toutes les autres prérogatives contractuelles, au contrôle de l’abus 3. Mais, tout comme un créancier peut être amené à abuser de son droit à l’exécution forcée, un débiteur pourrait être tenté de profiter indûment de cette nouvelle limite légale. Relayant les craintes exprimées par la doctrine et la pratique, les sénateurs ont ainsi redouté que cette disposition soit une « incitation pour le débiteur à exécuter de manière imparfaite toutes les fois où le gain attendu de cette inexécution sera supérieur aux dommages et intérêts qu’il pourrait être amené à verser, c’est-à-dire permettre au débiteur de mauvaise foi de profiter de sa “faute lucrative” ». Aussi ont-ils proposé de conditionner la mise en œuvre de cette exception à la « bonne foi » du débiteur. Tout en considérant que la précision était inutile, le principe général de bonne foi commandant déjà cette condition (art. 1104 ; v. ss 128), le gouvernement et l’assemblée nationale ont accepté de l’indiquer explicitement dans le texte de la loi. Cette précision a au moins le mérite « de condamner la fameuse théorie américaine de la violation efficace du contrat (c’est-à-dire de la rupture de contrat à des fins purement lucratives) » 4. 780 c) Éviction conventionnelle ¸ Pour conjurer le risque de son invocation abusive, ou tout simplement pour éviter les incertitudes de son application (reconnaissance ou non d'une disproportion par le juge), les contractants peuvent-ils écarter conventionnellement cette limite nouvelle à l'exécution forcée ? La réponse à cette question ne va pas de soi. Cette limite étant présentée comme une application de la théorie de l’abus de droit, on peut se demander si l’impérativité du devoir de bonne foi (art. 1104 ; v. ss 128), dont la prohibition de l’abus n’est qu’une déclinaison, ne vient pas faire obstacle à cette exclusion conventionnelle 5. De manière plus générale, on a fait valoir que cette éviction « irait à l’encontre 1. M. Fabre-Magnan, Droit des obligations. 1, Contrat et engagement unilatéral, préc., no 680 in fine. 2. Par ex. : Civ. 1re, 30 juin 1965, no 63-10.566, Bull. civ. I, no 347. 3. En ce sens : Y.-M. Laithier, « Le droit à l’exécution forcée : extension ou réduction ? », in Réforme du droit des contrats et pratique des affaires, Dalloz, coll.  « Thèmes &  commentaires », 2015, p. 99-100 ; A.  Bénabent, Droit des obligations, préc., no 372 ; Ph.  Malaurie, L.  Aynès et Ph.  Stoffel-Munck, Droit des obligations, préc., no 880 ; B.  Fages, Droit des obligations, préc., no 295 ; N. Dissaux et Ch. Jamin, préc., p. 130 ; L. Andreu, V. Forti et E. Savaux, « Chronique de régime général des obligations », LPA 1er août 2016, p. 7. 4. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, « Ratification de l’ordonnance portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations », JCP 2018. 529, spéc. o n 19. 5. C.  Pérès, « Règles impératives et supplétives dans le nouveau droit des contrats », JCP 2016.  454 ; S.  Choné, J.  Darmon et J.-P.  Grandjean, « Aménager le droit des contrats », JCP E 2016. 1374, no 43.

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de la volonté du législateur qui a été de trouver, en l’occurrence, une solution respectant les intérêts du créancier, tout en ménageant le point de vue du débiteur » 1. Au soutien de sa validité 2, on peut toutefois rappeler que les clauses aménageant les sanctions de l’inexécution (clauses limitatives de responsabilité, de non-résolution, d’exécution forcée en nature, etc.) sont traditionnellement admises en droit français. Comme l’a relevé un auteur, les raisons pouvant justifier son efficacité existent : « la validité de cette clause pourrait être défendue en tant qu’elle constitue un moyen de répartir et d’accepter les risques, ou un moyen de faire échec aux fautes lucratives, ou encore, plus généralement, un indicateur de la valeur ou de l’importance subjective que le créancier accorde à l’exécution forcée en nature escomptée et qui est (ou a pu être) la raison de son engagement » 3. C’est à cette seconde opinion que se sont rangés les sénateurs qui, à l’occasion de la ratification de l’ordonnance, ont « entendu préciser explicitement que l’application de cette exception pouvait être écartée par les parties au contrat » 4. Les juges pourraient néanmoins être amenés à distinguer selon la nature du contrat dans lequel la clause sera insérée : valable dans les contrats de gré à gré, elle pourrait être réputée non écrite en application du droit des clauses abusives (v. ss 466 s.). Sans évincer purement et simplement l’exception de disproportion, les parties pourraient quant à elles se contenter de l’aménager, en indiquant « l’intérêt que le créancier attend de l’exécution en nature afin que le rapport de proportionnalité (…) ne soit pas abandonné à la libre appréciation du juge » 5.

§ 2. Exécution forcée indirecte

781 Facultés de substitution et de destruction ¸ Dans la sous-section relative à l'« exécution forcée en nature », le législateur de 2016 a également inséré les traditionnelles facultés de substitution ou de destruction offertes au créancier d'une obligation de faire ou de ne pas faire (anc. art. 1143 et 1144), qui lui permettent d'obtenir, non plus la condamnation du débiteur à exécuter son obligation (exécution forcée directe), mais la réalisation de la prestation, ou la destruction de ce qui a été fait en violation de celle-ci, par un tiers au frais du débiteur (exécution forcée indirecte). Sans les nommer, sans doute pour accréditer l'idée d'un 1. Ph.  Delebecque, « L’articulation et l’aménagement des sanctions de l’inexécution du contrat », Dr. et patr. juin 2016, p. 62 s., spéc. p. 65. 2. En ce sens : Ph. Malaurie, L. Aynès et Ph. Stoffel-Munck, Droit des obligations, préc., no 880, selon lesquels les parties « peuvent écarter cette réserve par une convention redonnant au contrat sa stricte force obligatoire ». 3. Y.-M. Laithier, « Les sanctions de l’inexécution du contrat », RDC 2016, hors-série, p. 42. 4. F. Pillet, Rapport Sénat, 1re lecture, préc., p. 71. 5. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, préc., p. 488.

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abandon de la distinction (v. ss 347), l’ordonnance a, non pas maintenu, mais accentué l’opposition des obligations de faire et de ne pas faire, en ne soumettant plus les facultés de substitution et de destruction au même régime procédural. 782 Conditions ¸ Certaines conditions sont communes aux deux mécanismes. Comme le rappelle le nouvel article 1222, avant de mettre en œuvre sa faculté de substitution (obligation de faire) ou de destruction (obligation de ne pas faire), le créancier doit offrir au débiteur une dernière chance d'honorer sa promesse en le mettant en demeure de s’exécuter. Le texte précise ensuite que ces mesures doivent intervenir « dans un délai et à un coût raisonnables ». Le créancier ne saurait en effet abuser de son droit, en profitant de cette faculté de substitution pour réaliser des travaux dont le coût se révèlerait, sinon exorbitant, du moins sensiblement supérieur à celui convenu au contrat. Opportune, cette dernière exigence « tend à maintenir une certaine équivalence économique entre l’exécution par le débiteur, qui était celle initialement prévue, et celle opérée par un tiers » 1. En revanche, conformément à la jurisprudence répétée de la Cour de cassation, l’exercice de ces facultés de substitution et de destruction, mesures d’exécution et non de réparation, ne devrait toujours pas être conditionné à la preuve d’un préjudice subi par le créancier 2. On peut néanmoins se demander si la nouvelle limite à l’exécution forcée directe, la disproportion manifeste entre le coût pour le débiteur et l’intérêt pour le créancier (art. 1221 ; v. ss 778 s.), ne pourrait pas venir, non pas remettre en cause, mais tout de même tempérer cette solution. Les juges pourraient en effet être tentés de transposer cette exigence de « proportionnalité » à l’article 1222, en vérifiant que le coût de la substitution ou de la destruction n’est pas manifestement disproportionné par rapport à son intérêt pour le créancier. On comprendrait mal en effet que cette exception de disproportion, de nature à faire obstacle à l’exécution forcée directe, ne puisse jouer en cas d’exécution forcée indirecte. Au-delà du contrôle traditionnel de l’abus, l’exigence d’un « coût raisonnable » pourrait servir de fondement textuel à cette extension prétorienne. 783 Rôle du juge ¸ Avant la réforme de 2016, la faculté de substitution et la faculté de destruction étaient en principe soumises à une autorisation judiciaire préalable 3. Pour la première, le créancier pouvait toutefois s’en 1. A. Aynès, « Accroissement du pouvoir de la volonté individuelle », Dr. et patr. juin 2016. 49 s., spéc. p. 50. 2. V. par ex. : Civ. 3e, 23 mai 1978, Bull. civ. III, no 213 ; Civ. 3e, 19 mai 1981, Bull. civ. III, no 101 ; Civ. 3e, 13 nov. 1997, Bull. civ. III, no 202 ; RTD civ. 1998. 124, obs. P. Jourdain ; ibid. 696, obs. P.-Y. Gautier ; Civ. 3e, 21 juin 2000, Bull. civ. III, no 124 ; Civ. 3e, 9 mai 2007, RDI 2007. 336, obs. Trébulle. 3. V. Soc. 5 juin 1953, D. 1953. 601 ; Civ. 3e, 29 nov. 1972, Bull. civ. III, no 642, Gaz. Pal. 1973. 1. 223 ; Civ. 3e, 5 mars 1997, Bull. civ. III, no 45, Defrénois 1997, art. 36634. 1005, obs. Delebecque. V. cependant Civ. 3e, 28 juin 1988, Bull. civ. I, no 208, RTD civ. 1989. 315, obs. Mestre.

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dispenser, soit par autorisation spéciale de la loi (C. civ., art. 1792-6, al. 4 : garantie de parfait achèvement), soit en vertu d’un usage en matière commerciale 1, soit enfin en cas d’urgence 2. Sur le modèle de l’avantprojet Terré (art. 106), le projet d’ordonnance prévoyait une déjudiciarisation complète de ces mesures d’exécution forcée indirecte, en laissant au créancier le soin de décider la substitution ou la destruction. Tenant compte des réserves exprimées à l’encontre de cette nouvelle manifestation de l’unilatéralisme, et du risque d’abus qui l’accompagne, la chancellerie a finalement fait marche arrière, en « déjudiciarisant » uniquement la faculté de substitution. Compte tenu de son « caractère irrémédiable » (dixit le Rapport au Président de la République), la destruction devra toujours faire l’objet d’une autorisation judiciaire préalable. Bien que le nouvel article 1222 ne le précise pas, le créancier qui prend l’initiative de la substitution le fera désormais, comme en matière de résolution extrajudiciaire (art. 1226 ; v. ss 807), à ses « risques et périls ». Le débiteur pourra en effet saisir le juge pour contester le principe (faute d’inexécution grave avérée) ou les modalités (arguant de sa précocité ou de son onérosité) de cette décision unilatérale. Pour repousser le risque d’une telle contestation, le créancier pourrait d’ailleurs préférer solliciter, comme hier, l’autorisation préalable du juge. Si l’article 1222 lui permet de s’en dispenser, il ne lui impose pas de s’en passer 3. L’article 1222, al. 2, rappelle d’ailleurs, comme l’ancien article 1144, que le créancier peut solliciter la condamnation du débiteur à faire l’avance des sommes nécessaires à l’exécution ou à la destruction.

SECTION 3. LA RÉDUCTION DU PRIX 784 Innovation, inspiration, incertitudes 4. ¸ Parmi les sanctions de l'inexécution du contrat, la réduction du prix a été justement présentée Le pouvoir d’appréciation de l’opportunité de la mesure n’était d’ailleurs pas contesté : v. Req. 18 juin 1883, DP 1884. 5. 353 ; Civ. 2e, févr. 1904, DP 1904. 1. 271. Pour une évolution de la règle, voir G. Lardeux, « Plaidoyer pour un droit contractuel efficace », D. 2006. 1406. 1. V.  D. Plantamp, « Le particularisme du remplacement dans la vente commerciale », D. 2000. 1406. 2. Civ.  2e,  juill. 1945, D.  1946.  4, RTD  civ. 1946.  39, obs.  Carbonnier ; Civ.  7  déc. 1951, D.  1952.  144, RTD  civ. 1952.  242 ; Civ.  3e, 23  mai 2013, no 11-29.011, Bull.  civ.  III, no 59 ; D. 2013. 1348 ; AJDI 2013. 824, obs. Y. Rouquet. 3. En ce sens : M. Faure-Abbad, « Article 1222 : la faculté de remplacement », RDC 2015. 785. 4. Sur cette nouvelle sanction : v.  not. A.  Bénabent, Droit des obligations, préc., no 375  s. ; J.-B. Seube (dir.), Pratiques contractuelles, préc., p. 150 s. ; B. Mercadal, Réforme du droit des contrats, préc., no 712 s. ; G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, Commentaire théorique et pratique dans l’ordre du Code civil, préc., no 641 s. ; N. Dissaux et Ch. Jamin, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, préc., p. 132 s. ; O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, préc., p. 493 s. ; P.-Y. Gautier, « La réduction proportionnelle du prix. Exercices critiques de vocabulaire

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comme l'innovation « la plus importante » 1 de la réforme de 2016. Comme le relève le Rapport au Président de la République, « il s’agit d’une sanction intermédiaire entre l’exception d’inexécution et la résolution, qui permet de procéder à une révision du contrat à hauteur de ce à quoi il a réellement été exécuté en lieu et place de ce qui était contractuellement prévu ». Si cette sanction n’était pas totalement inconnue du droit français 2, elle était jusque-là réservée à certains contrats spéciaux, tels que le contrat de vente, en cas de défaut de contenance (C. civ., art. 1617), de vices cachés (C. civ., art. 1644) ou de défaut de conformité (C. consom., art. L. 211-10), ou encore le contrat de mandat en cas de faute du mandataire (C. civ. 1999, al. 2) 3. En dehors de ces hypothèses, la Cour de cassation avait toujours refusé de généraliser l’actio quanti minoris, en privilégiant la voie indirecte de la réparation, les dommages-intérêts accordés au créancier insatisfait venant alors se compenser avec sa dette de prix 4. Or, en dépit des apparences, nous aurons l’occasion d’en rendre compte, ces deux mécanismes n’emportent pas les mêmes conséquences (sur la sanction de l’inexécution fortuite : v. ss 786 ; sur les modalités de calcul du prix réduit : v. ss 790). Cette nouvelle sanction est prévue au nouvel article 1223 du code civil. Sa source immédiate est l’article 107 de l’avant-projet Terré. Mais, comme l’ont rappelé ses rédacteurs 5, ce dernier se contente de reprendre, en le simplifiant, l’article 9:401 des Principes du droit européen des contrats (Principes Landö), article qui est lui-même inspiré, comme le rappellent ses commentateurs 6, de l’article 50 de la Convention de Vienne sur les contrats de vente internationale de marchandises 7. Le rappel de cette généalogie n’est pas inutile, et ce, à un double titre. D’une part, c’est et de cohérence », in Libres propos sur la réforme du droit des contrats, LexisNexis, 2016, p. 11 ; A.-S. Choné-Grimaldi, « Article 1223 », in La réforme du droit des contrats. Commentaire article par article, dir. Th. Douville, Gualino, 2016, p. 227 ; G. Chantepie, « Réduction du prix et résolution par notification », in La réforme du droit des contrats en pratique, Dalloz, 2016, p. 83 s. ; P. Lemay, « L’inexécution du contrat : la réduction du prix », in Projet de réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations. Analyses et propositions, dir. M. Latina et G. Chantepie, Dalloz, 2015, p. 78 ; F. Chénedé, « La réduction du prix », RDC 2017. 571. 1. A. Bénabent, Droit des obligations, 15e éd., LGDJ, Montchrestien, 2016, no 375. 2. Sur ce point, v. not. P. Jourdain, « À la recherche de la réfaction du contrat, sanction méconnue de l’inexécution », in Mélanges en l’honneur de Philippe le Tourneau, Dalloz, 2008, p. 449 s. 3. V. not. Civ. 1re, 14 janv. 2016, RTD civ. 2016. 391, obs. P.-Y. Gautier, où la Cour de cassation se fonde sur une lecture a contrario de l’article 1999, al. 2, du code civil, pour admettre la réduction de la rémunération et du remboursement des frais en cas de faute imputable au mandataire. 4. V. not. Civ. 3e, 29 janv. 2003, no 01-02.759, Bull. civ. III, no 23. 5. P. Rémy-Corlay, « La réduction du prix », in Pour une réforme du droit des contrats, Dalloz, 2009, p. 267-268. 6. G. Rouhette, note sous art. 9:401, in Principes du droit européen du contrat, SLC, 2003, p. 393 s. 7. Convention de Vienne qui a également inspiré le Code européen des contrats (art. 113), le projet de cadre commun de référence (art. 3 : 601), ou encore le projet de règlement pour un droit commun européen de la vente (art. 120).

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le versant négatif, parce qu’il permet de saisir immédiatement la cause première des difficultés d’application à venir du texte. Pensée pour le seul contrat de vente internationale de marchandises, et même pour la seule obligation de conformité du vendeur, la réduction du prix est devenue, via une généralisation européaniste un peu hâtive, une sanction applicable à l’inexécution de toutes les obligations contractuelles. Impensé, ce passage du droit spécial, voire très spécial, au droit commun ne sera pas sans poser des difficultés. Comme l’a justement relevé un auteur : « Sur le fondement d’un article généralisant inconsidérément un moyen spécial, c’est tout le droit de l’inexécution contractuelle qui risque d’être désordonné, en pratique et en théorie » 1. Ensuite, c’est l’aspect positif, parce que l’article 50 de la Convention de Vienne, à la différence des Principes Landö ou de simples propositions doctrinales, est un texte de droit positif, qui bénéficie déjà d’une doctrine, et plus encore d’une jurisprudence. La consultation des recueils officiels 2, des ouvrages spécialisés et des chroniques régulières consacrées à l’application de la Convention, pourrait se révéler à ce titre fort utile. Imparfaite 3, la lettre de l’article 1223 a été retouchée à l’occasion de la procédure de ratification de l’ordonnance. Bienvenu, cet amendement n’a toutefois pas suffi à lever tous les doutes relatifs aux conditions (§ 1) et aux effets de la réduction du prix (§ 2).

§ 1. Conditions de la réduction

785 Plan ¸ Il convient de distinguer la condition de fond, l'exécution imparfaite (A), et les conditions de mise en œuvre, judiciaire ou extrajudiciaire, de la réduction du prix (B).

A. Condition de fond

786 Exécution imparfaite ¸ Selon l'article 1223, la réduction du prix suppose une « exécution imparfaite » du débiteur. À la différence de la suspension (C. civ., art. 1219) et de la résolution (C. civ., art. 1224), il n’est pas exigé que cette inexécution soit « suffisamment grave » : toute inexécution, même modeste, peut justifier la réduction, alors minime, du prix (sur les modalités de calcul : v. ss 790). Selon les hypothèses, elle prendra la forme, soit d’un défaut de quantité (ex. : une partie de la commande n’a pas été honorée), soit d’un défaut de qualité (ex. : la marchandise livrée est abîmée ; la prestation réalisée est insuffisante). Deux questions demeurent en suspens, pour lesquelles le détour par la Convention de Vienne se révèle instructif. 1. E. Savaux, « Article 1223 : la réduction du prix », RDC 2015. 786, spéc. no 7 in fine. 2. Et notamment le Précis de jurisprudence régulièrement mis à jour par la CNUDCI. 3. Sur ces imperfections, v. not. P.-Y. Gautier, « La réduction proportionnelle du prix. Exercices critiques de vocabulaire et de cohérence », préc.

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Première question : l’inexécution tardive peut-elle être considérée comme une exécution imparfaite au sens de l’article 1223 ? Le texte n’opérant aucune exclusion, différents commentateurs ont pu l’imaginer 1. Telle n’est pas la solution retenue en application de l’article 50 de la Convention de Vienne 2. Il est vrai que l’exécution tardive semble bénéficier d’une sanction idoine : les dommages-intérêts moratoires. Il reste que l’existence de cette sanction n’a jamais fait obstacle à l’admission de la résolution du contrat pour exécution tardive (v. ss 815). Il pourrait en aller de même de la réduction. Deuxième question : l’inexécution fortuite, non imputable au débiteur, peut-elle donner lieu à réduction du prix ? La lettre de l’article 1223 ne permet pas de répondre avec certitude à cette question. Les textes relatifs à la force majeure ne sont pas plus explicites. Le nouvel article 1231-1 prévoit que la force majeure est une cause d’exonération de responsabilité. A contrario, il est tentant d’en déduire qu’elle n’est pas une cause d’exclusion de la réduction du prix, dont l’ordonnance a officiellement consacré l’autonomie par rapport à la réparation. En sens inverse, on pourra néanmoins faire observer que, parmi les effets de l’impossibilité d’exécuter pour cause de force majeure, les nouveaux articles 1351 et 1351-1 n’évoquent que la suspension et la résolution du contrat, sans mot dire de la réduction du prix. Son exclusion serait pourtant inopportune, tant la suspension et la résolution pourront parfois se révéler inadaptées en cas d’inexécution simplement partielle, pour laquelle le créancier insatisfait pourrait légitimement vouloir se contenter d’une diminution du prix 3. Telle est d’ailleurs la solution retenue en application de l’article 50 de la Convention de Vienne 4.

B. Conditions d’exercice

787 Sanction judiciaire ou extrajudiciaire : discussion et distinction ¸ Avant comme après l'adoption de l'article 1223, l'essentiel de la discussion tourna autour du caractère judiciaire ou extrajudiciaire 1. V. not. J.-B. Seube (dir.), Pratiques contractuelles, préc., p. 151 ; G. Chantepie, « Réduction du prix et résolution par notification », préc., p. 87 ; F. Chénedé, Le nouveau droit des obligations et des contrats, préc., no 28.134. Adde pour l’article 9:401 des Principes Landö : G. Rouhette, préc., p. 394. 2. Prenant notamment appui sur la jurisprudence allemande, le Précis de la CNUDCI indique en effet que la réduction du prix ne s’applique pas en cas de retard dans l’exécution (préc., p. 264, no 3). 3. En faveur de l’ouverture de la réduction du prix en cas d’exécution imparfaite fortuite : O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 493 ; F. Chénedé, Le nouveau droit des obligations et des contrats, préc., no 28.134. 4. Précis de jurisprudence concernant la Convention des Nations Unies sur les contrats de vente internationale de marchandises, éd.  des Nations  Unies, 2012, p. 264, no 3. V.  égal. en ce sens : P. Schlechtriem et Cl. Witz, Convention de Vienne sur les contrats de vente internationale de marchandises, Dalloz, 2008, no 269 ; V. Heuzé, La vente internationale de marchandises, LGDJ, 2000, no 460. Dans le même sens, pour l’article 9:401 des principes Landö, G. Rouhette, préc., p. 394.

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de la réduction du prix. Nécessite-t-elle, comme pour l'octroi des dommages-intérêts, une décision préalable du juge (v. ss 860 s.), ou peut-elle être laissée, comme la résolution, à l’initiative du créancier, sous la réserve du contrôle a posteriori de sa mise en œuvre (v. ss 802 s.) ? Le projet d’ordonnance était pour le moins ambigu. Si le créancier pouvait « notifier » la réduction du prix en cas de paiement préalable (art. 1223, al. 2), il était autorisé à « réduire » le prix en l’absence de versement. Si l’emploi de ces deux termes plaidait en faveur de la nature extrajudiciaire de la réduction, l’article 1217, qui dressait déjà la liste des sanctions de l’inexécution, laissait planer un doute en prévoyant que le créancier pouvait « solliciter une réduction du prix ». La solliciter auprès de qui ? Du débiteur ? Il ne s’agirait alors que d’une simple offre de modification conventionnelle du contrat. Du juge ? Mais comment concilier cette interprétation de l’article 1217 avec celle de l’article 1223 qui semblait consacrer la nature extrajudiciaire de la réduction du prix 1 ? Sur le fond, la pertinence de cette nouvelle avancée de l’unilatéralisme n’apparaissait surtout guère évidente. Si la réduction du prix est sans doute la voie idoine pour rétablir l’équilibre contractuel en cas d’inexécution imparfaite, on peut sérieusement douter de l’opportunité de la laisser à l’appréciation d’un seul contractant, fût-il la victime de l’inexécution, tant l’appréciation de l’imperfection de l’exécution est délicate et le risque d’abus grand 2. Une réécriture des textes était assurément la bienvenue. Malheureusement, l’ordonnance n’était pas plus claire que le projet 3. L’article 1217 était resté inchangé : il prévoyait toujours que le créancier insatisfait peut « solliciter » la réduction du prix. Solliciter à qui ? L’incertitude demeurait. Mais la même question se posait désormais pour l’article 1223. En effet, si son alinéa 2 prévoyait toujours que le créancier qui n’avait pas encore payé pouvait se contenter de « notifier » sa décision de réduire le prix, son alinéa 1er prévoyait désormais quant à lui que celui qui avait déjà payé pouvait, non plus « réduire », mais « solliciter » la réduction. La lettre de l’article 1223 invitait ainsi à opérer une distinction. Lorsque le prix n’a 1. Cette conciliation n’était pas impossible. Il suffisait de considérer que l’article 1223, et la réduction extrajudiciaire, ne concernait que l’hypothèse où le prix n’avait pas été payé, en prévoyant que le créancier insatisfait peut « réduire » unilatéralement le prix (al. 1) en « notifiant » sa décision au débiteur (al. 2). Sur cette interprétation : E. Savaux, préc., spéc. no 4, qui relève que la « réduction du prix serait alors une rétention, pas une restitution ». 2. En ce sens, v. not. P. Grosser, « Observations sur l’inexécution du contrat », in Observations sur le projet de réforme du droit des contrats et des obligations (dir. J. Ghestin), LPA 3-4 sept. 2015, no 176-177, p. 78  s.  ; N.  Randoux, « La réfaction du contrat bientôt en droit positif : quelles conséquences pour le notaire ? », JCP N 2015. 813 ; adde les propos de R. Rougeron, directeur juridique de Thalès, in Ph. Stoffel-Munck (dir.), Réforme du droit des contrats et pratique des affaires, Dalloz, coll. « Thèmes & commentaires », 2015, p. 125 : « légaliser la possibilité de procéder à des réductions unilatérales, sans contrôle préalable, c’est à mon sens ouvrir un outil à la rouerie ». 3. Sur ce point, v. parmi d’autres : P.-Y. Gautier, préc. ; T. Revet, « Le juge et la révision du contrat », RDC 2016. 380 ; G. Chantepie et M. Latina, préc., no 642 ; O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 493-495.

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pas été payé, sa réduction, comme la résolution, serait extrajudiciaire : le créancier pourrait se contenter de la notifier à son débiteur. En revanche, lorsque le prix a déjà été versé, sa réduction, qui devrait être sollicitée, ne pourrait plus être unilatérale et extrajudiciaire, mais toujours conventionnelle ou judiciaire 1. On ne pouvait malheureusement certifier que cette distinction de la réduction-rétention (extrajudiciaire) et de la réductionrestitution (conventionnelle ou judiciaire) était conforme à la volonté des rédacteurs de l’ordonnance. Sans distinguer selon que le prix a été ou non payé, le Rapport au Président de la République prévoyait en effet que « l’article 1223 offre la possibilité au créancier d’une obligation imparfaitement exécutée d’accepter cette réduction sans devoir saisir le juge en diminution du prix ». Non sans atermoiements, la procédure de ratification de l’ordonnance a été l’occasion de résoudre cette question. Tout en observant que la solution érigeait le créancier en « véritable juge de l’exécution du contrat », et en soulignant le risque d’« abus » attaché à ce pouvoir unilatéral, les sénateurs avaient consacré, en première lecture, le caractère pleinement extrajudiciaire de la réduction du prix, en estimant « qu’il n’existait pas de justification légitime à prévoir un régime différent selon que le prix a déjà été payé ou non » : dans le premier cas, la réduction serait « décidée » (art. 1223, al. 1) ; dans le second, elle serait « notifiée » (art. 1223, al. 2) 2. Prenant le contre-pied de cette solution, les députés ont au contraire souhaité distinguer les deux situations, en prévoyant que la réduction serait « notifiée » au débiteur en l’absence de paiement préalable (art. 1223, al. 1), mais « demandée » au juge dans le cas inverse (art. 1223, al. 2). Les sénateurs se sont finalement ralliés à cette solution, que le gouvernement a par ailleurs déclarée conforme à son intention originelle. Unilatérale lorsque le prix n’a pas été payé (1), la réduction devient judiciaire lorsque les sommes ont été versées (2). 788 1°) Prix non versé : réduction unilatérale ¸ Selon l'article 1223, al. 1, en cas d'exécution imparfaite, « le créancier peut, après mise en demeure et s'il n'a pas encore payé tout ou partie de la prestation, notifier dans les meilleurs délais au débiteur sa décision d'en réduire de manière proportionnelle le prix ». Pour pouvoir emprunter cette voie extrajudiciaire, le créancier doit donc ne rien avoir préalablement versé à son débiteur : le simple paiement partiel, aussi faible soit-il, l’obligera à saisir le juge pour obtenir la réduction du prix. Absente du projet, l’exigence d’une mise en demeure préalable a été introduite, sur la suggestion de différents auteurs 3, lors de la réécriture 1. En faveur de cette interprétation, v. B. Mercadal, préc., no 715 ; N. Dissaux et Ch. Jamin, préc., p. 133 ; G. Chantepie, préc., p. 89. 2. F. Pillet, Rapport Sénat, 1re lecture, préc., p. 73. 3. V. not. Y.-M. Laithier, « Les règles relatives à l’inexécution des obligations contractuelles », JCP 2015, suppl. no 21, p. 53 ; E. Savaux, « Article 1223 : la réduction du prix », préc., 786-787.

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finale de l’ordonnance, afin d’offrir au débiteur une dernière chance d’exécuter parfaitement son engagement. Le Rapport au Président de la République précise toutefois que cette exigence peut ne pas être satisfaite en cas d’urgence. Faute d’exécution du débiteur, le créancier lui notifie sa décision de réduire le prix. Le texte ne dit rien du contenu de cette notification. À tout le moins, elle doit indiquer le nouveau prix proposé par le créancier. Doitelle également justifier le principe et la mesure de la réduction ? Prévue pour la résolution extrajudiciaire (art. 1226, al. 3 ; v. ss 806), cette obligation de motivation, qui est la contrepartie du pouvoir unilatéral offert au créancier, serait bienvenue 1. À l’occasion de la ratification de l’ordonnance, les parlementaires ont ajouté une précision, qui a pu susciter l’interrogation de ses commentateurs : « L’acceptation par le débiteur de la décision de réduction du prix du créancier doit être rédigée par écrit ». Faut-il comprendre que la réduction du prix, pour être effective, peut être extrajudiciaire, mais doit être « conventionnelle » 2 ? Tel n’est pas le sens de cet ajout, la consultation des travaux parlementaires confirmant la volonté du législateur de consacrer le caractère extrajudiciaire et unilatéral de la réduction dès lors que le prix n’a pas encore été versé 3. L’acceptation du débiteur n’est donc pas constitutive, mais seulement approbative, de la décision du créancier. Mais alors, quel sera l’effet de cette approbation ? À l’origine, les députés avaient précisé que l’acceptation du débiteur « met(tait) définitivement fin à la contestation » 4. Cette précision a toutefois été supprimée à l’initiative des sénateurs, qui ont estimé que cette solution, si elle avait le mérite d’empêcher la naissance de contentieux, apparaissait trop sévère pour le débiteur : « En effet, il est possible d’imaginer des hypothèses dans lesquelles le débiteur de la prestation, un entrepreneur ou un artisan par exemple, en situation financière délicate, accepterait une réduction abusive du prix, n’ayant pas d’autre choix immédiat. Le priver de tout recours judiciaire contre la décision du créancier qu’il aurait acceptée pourrait paraître excessif » 5. C’est dire que l’acceptation du débiteur devrait être dénuée de tout effet, du moins de tout effet de droit, car, de fait, cet accord 1. En ce sens : P. Lemay, « L’inexécution du contrat : la réduction du prix », in Projet de réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations. Analyses et propositions, dir. M. Latina et G. Chantepie, Dalloz, 2015, p. 78 ; G. Chantepie, préc., no 14 ; F. Chénedé, préc., no 28.135. 2. Sur ce point : P. Lemay, « La réduction du prix du contrat en cas d’inexécution imparfaite : un pas en avant, deux pas en arrière ? », D. 2018. 567 ; O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, « Ratification de l’ordonnance portant réforme du droit des contrats et de la preuve des obligations », JCP 2018. 529, spéc. no 18 ; D. Houtcieff, « Loi de ratification de l’ordonnance de réforme du droit des contrats, de la preuve et du régime général des obligations : le droit schizophrène », Gaz. Pal., 17 avr. 2018, p. 14 s. ; A. Tadros, « La ratification de l’ordonnance de la réforme du droit des contrats », D. 2018. 1162, spéc. no 28 s. 3. D. Houtcieff, préc. ; A. Tadros, préc. 4. S. Houlié, Rapport AN, 1re lecture, p. 88. 5. F. Pillet, Rapport Sénat, 2nde lecture, p. 28.

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préalable à la réduction du prix créera une apparence favorable au créancier en cas de contestation ultérieure du débiteur. 789 2°) Prix versé : réduction judiciaire ¸ Si le prix a déjà été payé (en tout ou partie), l'article 1223, al. 2, dispose, qu'à défaut d'accord entre les parties, le créancier peut « demander au juge » sa réduction. Bien que le texte ne le précise pas, il va de soi que cette action judiciaire doit être précédée, sauf urgence, d'une mise en demeure du débiteur. Saisie d'une telle demande, il appartiendra au magistrat d'apprécier son bien-fondé, c'est-à-dire la réalité et l'ampleur de l'inexécution avancée, afin de se prononcer sur le principe et l'étendue de la réduction.

§ 2. Effets de la réduction

790 Réduction proportionnelle du prix ¸ Article unique d'une section consacrée à la « réduction du prix », l'article 1223 du code civil envisage exclusivement la révision de la prestation monétaire. Sauf prévision contraire des parties 1, le débiteur d’une obligation de livrer une chose ou de réaliser un service ne saurait se prévaloir de ce texte pour obtenir la réduction de sa prestation, en arguant de l’inexécution imparfaite de son cocontractant 2 ; il devra emprunter la voie traditionnelle de la responsabilité contractuelle et solliciter l’indemnisation de son préjudice. L’article 1223 évoque la réduction « proportionnelle » du prix, proportionnelle « à la gravité de (l’)inexécution » ajoute le Rapport au Président de la République 3. Les sources d’inspiration de l’article 1223 (Principes Landö, Convention de Vienne), plus précises, pourraient devenir, à ce titre, un guide précieux pour les contractants et les magistrats. L’article 50 de la Convention de Vienne prévoit en effet que le créancier peut réduire le prix « proportionnellement à la différence entre la valeur que les marchandises effectivement livrées avaient au moment de la livraison et la valeur que des marchandises conformes auraient eue à ce moment ». Généralisant cette sanction à l’ensemble des obligations contractuelles, l’article 9:401 des Principes dispose quant à lui que la réduction est « proportionnelle à la différence entre la valeur de la prestation au moment où elle a été offerte et celle qu’une offre d’exécution conforme aurait eue à ce moment ». Bien que l’évocation de la « différence » puisse laisser penser le contraire, cette formule ne commande pas un rapport arithmétique 1. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 496, qui envisagent cette faculté pour les parties d’étendre la sanction de l’article 1223 aux prestations non monétaires. 2. Y.-M. Laithier, « Les règles relatives à l’inexécution du contrat », JCP 2015, suppl. no 21, p. 47 s., spéc. no 18. Comp. G. Chantepie et M. Latina, préc., no 645. 3. En ce sens, à propos de l’article  107  de l’avant-projet Terré, qui a inspiré le texte final, v. P. Rémy-Corlay, préc., p. 268 : « La réduction du prix s’opère à la proportion de la mauvaise exécution ».

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(dit « par différence »), mais bien un rapport géométrique (dit « par quotient »). Autrement dit, il s’agit d’opérer, non pas une simple soustraction, mais une véritable proportion 1. Cette observation n’est pas neutre, car elle permet de comprendre que la réduction du prix n’a, non seulement pas la même nature, mais également, par prolongement, pas le même effet que la réparation. Pour le calcul des dommages-intérêts, qui visent à compenser le préjudice subi par le créancier, le juge est amené à réaliser une « soustraction » entre la valeur de la prestation promise et la valeur de la prestation reçue. La formule permettant de déterminer le nouveau prix, indirectement réduit par l’effet de la compensation, est alors la suivante : Prix réduit = prix convenu – (valeur de marché de la prestation promise – valeur de marché de la prestation reçue). Pour la réduction du prix, les contractants – et, le cas échéant, le juge – sont au contraire invités à opérer une véritable « proportion » entre la valeur de la prestation reçue et la valeur de la prestation promise. La formule permettant de déterminer le prix réduit est alors la suivante : Prix réduit = prix convenu x (valeur de marché de la prestation reçue / valeur de marché la prestation promise).

Illustrons l’intérêt pratique de cette distinction à travers deux exemples chiffrés, qui permettront de formuler quelques observations plus générales. Premier exemple, relatif à la vente d’une marchandise. A commande à B 10 kilotonnes de riz (10 000 tonnes) de qualité maximale (qualité no 1) à 30 euros la tonne. B livre le volume promis, mais un riz de qualité inférieure (qualité no 3). Le prix du marché de la tonne de riz de qualité no 1 et de qualité no 3 est respectivement de 26 et 13 euros. Première voie : A choisit d’engager la responsabilité de B. Il pourra obtenir la somme de 130 000 euros à titre de dommages-intérêts (260 000 – 130 000). Par l’effet de la compensation, il ne devra donc plus que 170 000 euros à B (300 000 – 170 000). Seconde voie : A opte pour la réduction du prix. En application de la formule précitée, le nouveau prix serait fixé à 150 000 euros (300 000 x (130 000 / 260 000)). À travers cet exemple, on comprend que la réduction du prix est plus avantageuse que la réparation lorsque le prix du marché est inférieur au prix convenu entre les parties, et, réciproquement, que la réparation est plus intéressante que la réduction lorsque le prix du marché est supérieur au prix convenu. Si cette disparité entre le prix convenu et le prix du marché peut être initiale, elle peut également apparaître ou évoluer en cours d’exécution. Le créancier insatisfait aura donc tout intérêt à prendre en compte l’évolution des prix entre la conclusion et l’inexécution du contrat : tandis que la baisse des cours pourrait donner l’avantage à la réduction du prix, sa hausse pourrait l’encourager à solliciter des dommages-intérêts. Second exemple, relatif à la construction d’un immeuble. C s’est engagé à construire une piscine au profit de D pour un prix de 60 000 euros. Si les travaux avaient été correctement exécutés, la piscine aurait été évaluée à 40 000 euros. En raison de malfaçons, elle ne vaut aujourd’hui que 30 000 euros. Si D engage la responsabilité de C, il pourra prétendre au versement de dommages-intérêts d’un montant de 10 000 euros (40 000 – 30 000). Par compensation, le prix

1. Pour la Convention de Vienne, v. V. Heuzé, préc., no 460 ; P. Schlechtriem et Cl. Witz, préc., no 271. Pour les principes Landö, v. G. Rouhette, préc., p. 394.

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indirectement réduit sera donc de 50 000 euros. Si D opte pour la réduction, en application de la formule précitée, le prix directement réduit sera fixé à 45 000 euros (60 000 x (30 000 / 40 000)). Dans ce type de contrats, on l’aura compris, c’est la disparité entre le coût et la valeur de l’ouvrage, entre la dépense et le profit, qui doit être prise en compte. La dépense consentie (60 000) étant plus importante que le profit espéré (40 000), la voie de la réduction se révèle plus avantageuse. À l’inverse, si le profit avait été supérieur à la dépense, la voie des dommages-intérêts aurait pu être privilégiée. Une question se pose : la réduction pourrait-elle aller jusqu’à la suppression du prix lorsque la chose ou la prestation reçue ne présente aucune valeur en raison de ses défauts ou malfaçons ? La question s’est posée pour l’application de la Convention de Vienne. À la suite de la doctrine majoritaire 1, différentes juridictions, dont la Cour suprême autrichienne et la Cour fédérale de justice allemande 2, ont répondu par l’affirmative, en considérant, notamment, que l’acheteur d’une marchandise dépourvue de toute valeur ne saurait être placé dans une situation moins favorable que celle de l’acheteur d’une chose imparfaite. En droit français, l’intérêt pour le créancier de recourir à la réduction du prix, et non à la résolution du contrat, pourrait apparaître au niveau des restitutions 3 : à la différence de la résolution (v. ss 821 s.), la réduction n’oblige pas le créancier à restituer – en nature ou en valeur – les prestations par lui reçues en contrepartie du prix 4. Quant à la restitution du surplus de prix versé par le créancier de la prestation imparfaitement exécutée, elle devrait être soumise aux dispositions qui régissent les restitutions de sommes d’argent (C. civ., art. 1352-6 et 1352-7). Le point de départ des intérêts au taux légal devrait donc être fixé, soit au jour de la demande en remboursement, soit au jour du paiement, selon que l’accipiens était de bonne ou de mauvaise foi.

791 Complément d’indemnisation ¸ Des dommages-intérêts pourront-ils s'ajouter à la réduction du prix ? L'article 1223 n'en dit rien. Sans doute le législateur a-t-il estimé cette précision inutile, puisque l'article 1217 prévoit que les dommages-intérêts peuvent toujours s'ajouter aux autres sanctions de l'inexécution, dont la réduction. Encore faut-il s'assurer que le préjudice subi par le créancier n'ait pas déjà été compensé par la réduction. L'article 9:401 des principes Landö, qui a inspiré le législateur, prévoit en ce sens que « la partie qui réduit le prix ne peut de surcroît obtenir des dommages et intérêts pour diminution de valeur de la prestation ; mais elle conserve son droit à dommages et intérêts pour tout autre préjudice qu’elle a souffert ». Victime de l’inexécution défectueuse, le créancier insatisfait doit donc choisir entre la compensation de la perte 1. En ce sens, P. Schlechtriem et Cl. Witz, préc., no 271, et les réf. citées. 2. Cour supr. aut., 23  mai 2005, et Cour. féd. just. all., 2  mars 2005, D.  2007.  530, obs. Cl. Witz. 3. Dans le cadre de la Convention de Vienne, la réduction du prix à zéro présente un autre avantage par rapport à la résolution : la réduction peut être sollicitée au-delà du délai raisonnable durant lequel la résolution doit être impérativement mise en œuvre (art. 49, a. 2, b). Sur ce point, v. P. Schlechtriem et Cl. Witz, préc., no 270. 4. Sur ce point, v. V. Heuzé, préc., no 459 in fine, et la note 398, qui illustre cet intérêt de la réduction par rapport à la résolution, dans une hypothèse où une partie seulement de la commande ne serait pas exécutée.

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de valeur de la prestation due et la réduction du montant de sa propre prestation monétaire 1. Pour obtenir le versement de dommages-intérêts complémentaires, il doit nécessairement apporter la preuve d’un préjudice distinct 2. Tel est également la solution adoptée en application de la Convention de Vienne 3. 792 Aménagements conventionnels ¸ L'article 1223 n'ayant pas été déclaré d'ordre public, il convient enfin de se demander, non seulement dans quelles limites, mais également dans quelles directions, peut s'exercer la liberté d'aménagement des contractants. Les parties pourront-elles aller jusqu’à exclure purement et simplement la réduction du prix du panel des sanctions de l’inexécution de leur contrat ? Sous réserve d’un contrôle judiciaire au titre du droit des clauses abusives (v. ss 341 s.) 4, la réponse semble devoir être positive 5. S’ils ne peuvent priver leur engagement de toute sanction 6, les contractants sont en principe libres de supprimer l’une ou l’autre d’entre elles 7. L’éviction de la réduction du prix ne saurait d’ailleurs être présumée abusive, tant il existe de solides raisons de la prévoir, à commencer par la volonté de prévenir sa mise en œuvre légère ou déloyale par le créancier, ou encore d’éviter les incertitudes entourant son évaluation. En ce sens, les sénateurs ont souhaité déclarer, à l’occasion de la ratification de l’ordonnance, que l’article 1223 n’était pas d’ordre public et que « les parties pourront toujours convenir d’écarter l’application de ce mécanisme à leur contrat » 8.

1. En ce sens, v. G. Rouhette, préc., p. 394 in fine. 2. G. Rouhette, préc., qui prend l’exemple de l’acheteur d’une maison individuelle, contraint de payer un loyer, faute de pouvoir y habiter le temps des travaux de réfection. 3. Précis de jurisprudence concernant la Convention des Nations-Unies sur les contrats de vente internationale de marchandises, préc., no 8, qui cite en ce sens une décision du Tribunal fédéral suisse en date du 28  octobre 1998. À  titre d’illustrations, les commentateurs de l’article  50 évoquent le cas de l’acheteur qui a perdu un marché, qui a été contraint d’interrompre sa production, ou dont les installations ont été endommagées par les marchandises défectueuses (V. Heuzé, préc., no 460 in fine). 4. En ce sens : A. Bénabent, préc., no 380. 5. En ce sens : A. Bénabent, op. loc. cit ; B. Mercadal, préc., no 716 ; O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 496 ; B. Fages, Droit des obligations, préc., no 297 in fine ; Ph. Delebecque, « L’articulation et l’aménagement des sanctions de l’inexécution du contrat », Dr.  et  patr. juin 2016, p. 62 s., spéc. p. 67 ; A.-S. Choné-Grimaldi, préc., p. 227 ; G. Chantepie, préc., no 16 ; F. Chénedé, préc., no 28.138. 6. Une telle stipulation devrait être réputée non-écrite sur le fondement de l’article 1170, qui, prenant le relais de la jurisprudence Chronopost, prohibe toute clause qui prive de sa substance l’obligation essentielle (v. ss 465). 7. À la suite de la Cour de cassation (Civ. 3e, 3 nov. 2011, no 10-26.203, Bull. civ. III, no 178), le Rapport au Président de la République reconnaît notamment la validité des clauses de renonciation anticipée à la résolution. 8. F. Pillet, Rapport Sénat, 1re lecture, préc., p. 73, qui ajoute que l’inexécution d’une obligation ou son exécution imparfaite « se résoudra alors par l’allocation éventuelle de dommages et intérêts sur décision du juge ».

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À défaut de vouloir l’exclure, les parties peuvent souhaiter aménager les conditions et les effets de la réduction du prix. Du côté des conditions de fond, d’abord, elles peuvent limiter son exercice à certains types ou à certains degrés d’inexécution imparfaite 1. Du côté des conditions d’exercice, ensuite, outre l’exclusion de la mise en demeure 2, ou la stipulation d’une obligation de motivation 3, les contractants pourraient songer à prévoir le recours préalable à une expertise amiable 4, voire, au rebours de l’intention du législateur, la saisine impérative du juge même lorsque le prix n’a pas été payé. Du côté des effets, enfin, les parties peuvent souhaiter préciser les modalités de calcul de la réduction 5, fixer un plafond en deçà duquel le prix ne saurait être abaissé 6, voire déterminer à l’avance le montant de la réduction 7.

SECTION 4. LA RÉSOLUTION DU CONTRAT 793 Présentation ¸ Lorsque l'exécution forcée se révèle impossible ou difficile, que la mise en œuvre de l'exception d'inexécution ne permet pas de vaincre la résistance du débiteur, et que le créancier ne souhaite pas se contenter d'une exécution imparfaite moyennant la réduction du prix, ce dernier peut solliciter la résolution de la convention, c'est-à-dire la fin de la relation contractuelle. Avant de détailler l'état du droit issu de l'ordonnance du 10 février 2016, il n'est pas inutile de retracer l'origine et l'évolution de cette sanction. 794 Origines et évolution de la résolution 8 ¸ 1°) Aux sources de l’ancien article 1184 du code civil ¸ À la différence de l'exception d'inexécution, le principe de la résolution judiciaire du contrat était posé de façon générale par le Code civil de 1804 9. Aux termes de l’ancien 1. A. Bénabent, préc. ; O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 495, qui donnent l’exemple de la clause de tolérance prévoyant une marge à l’intérieur de laquelle l’exécution est réputée parfaite, ou encore de la clause précisant la durée d’un retard en deçà de laquelle toute réduction du prix serait interdite (ce qui suppose acquis que le retard puisse être une exécution imparfaite au sens de l’article 1223, v. ss 786). 2. V. ss 787. 3. G. Chantepie, préc. 4. A. Bénabent, préc. 5. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 496. 6. B. Mercadal, préc. ; A. Bénabent, préc. ; Ph. Delebecque, préc. ; G. Chantepie, préc. 7. A. Bénabent, préc., observant toutefois que cette clause pourrait être requalifiée en clause pénale. 8. G. Boyer, Recherches historiques sur la résolution des contrats, thèse Toulouse, 1924. 9. Picard et Prud’homme, « La résolution judiciaire des contrats pour inexécution des obligations », RTD civ. 1912. 61 ; R. Cassin, « La résolution judiciaire pour inexécution », Ass. H. Capitant 1938, p. 64 ; « Réflexions sur la résolution judiciaire pour inexécution », RTD civ. 1945. 159 ; Lepeltier, La résolution judiciaire des contrats pour inexécution, thèse Caen 1934 ; D. Tallon, « La

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article 1184 : « La condition résolutoire est toujours sous-entendue dans les contrats synallagmatiques, pour le cas où l’une des deux parties ne satisferait point à son engagement » (al. 1er). « Dans ce cas, le contrat n’est point résolu de plein droit. La partie envers laquelle l’engagement n’a point été exécuté a le choix, ou de forcer l’autre à l’exécution de la convention lorsqu’elle est possible ou d’en demander la résolution avec dommagesintérêts » (al. 2). « La résolution doit être demandée en justice, et il peut être accordé au défendeur un délai selon les circonstances » (al. 3).

Ce droit de demander la résolution du contrat pour cause d’inexécution n’existait pas en droit romain dans les contrats consensuels dont la vente était le type. Il en résultait que le vendeur, qui avait concédé un terme à son acheteur, ne pouvait pas lui réclamer la restitution de sa chose et se trouvait exposé à son insolvabilité. Pour éviter ce risque, la pratique romaine avait imaginé d’insérer dans les actes de vente une clause dite lex commissoria – que nous appelons pacte commissoire – qui donnait au vendeur le droit, pour le cas où l’acheteur ne payait pas le prix au terme convenu, de résoudre le contrat. C’était la résolution, mais la résolution résultait de la convention des parties. La rédaction de l’ancien article 1184 – « la condition résolutoire est toujours sous-entendue dans les contrats synallagmatiques » – prouve que les rédacteurs du Code civil se sont inspirés de cette pratique, qui s’était maintenue du reste dans notre Ancien droit. Mais ils se sont mépris sur la véritable origine de la faculté de résolution judiciaire, en la considérant comme une lex commissoria tacite, car il y a entre ces deux règles des différences caractéristiques. Ainsi, la faculté de résolution existe dans tous les contrats synallagmatiques et peut être invoquée par l’un quelconque des contractants, tandis que c’est seulement dans le contrat de vente et au profit du vendeur que l’on insérait la lex commissoria. De plus, celle-ci opérait de plein droit, tandis que, d’après l’ancien article 1184, c’est la justice qui décide s’il y a lieu ou non de prononcer la résolution. En réalité, la résolution judiciaire des contrats synallagmatiques a son origine, non dans le droit romain, mais dans le droit canonique. Les canonistes ont mis en lumière le lien qui unit les obligations réciproques engendrées par les contrats synallagmatiques et ils en ont déduit cette règle que le contractant qui ne tient pas sa promesse perd le droit d’exiger l’exécution de celle qui lui a été faite en retour : Frangenti fidem non est fides servanda (À celui qui rompt la foi, la foi n’est plus due) 1. De cette règle, ils ont conclu que le contractant qui ne pouvait obtenir l’exécution de la prestation de son adversaire avait le droit, non seulement de ne pas exécuter la sienne (exceptio non adimpleti contractus), mais aussi de demander la résolution du contrat. Seulement, pour obtenir cette résolution, le contractant devait s’adresser à la justice, car seul le tribunal pouvait le délier de sa propre obligation. Le juge avait d’ailleurs un large pouvoir de décision, de manière à prendre en considération non seulement la volonté des parties, mais aussi leur moralité et les circonstances économiques dans lesquelles elles s’étaient trouvées. Le juge pouvait ainsi, suivant les circonstances, prononcer ou rejeter la résolution et, s’il la rejetait, accorder parfois un délai d’exécution ; s’il la prononçait, il pouvait ajouter des sanctions complémentaires, à savoir des peines ecclésiastiques. La résolution des contrats fut ainsi comprise par les canonistes avant tout comme une sanction, la première punition

résolution du contrat aux torts réciproques », Mélanges Freyria, p. 232 s. ; Th. Genicon, La résolution du contrat pour inexécution, thèse Paris II, éd. 2007. 1. H. Roland et L. Boyer, Adages du droit français, 4e éd., no 146.

 

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pour le contractant fautif consistant d’ailleurs à perdre le bénéfice du contrat passé : sanction en raison du serment auquel on a manqué, sanction étendue ensuite au cas où il y a une promesse sans serment, en vertu de l’idée que le manquement à une promesse est un mensonge, donc un péché (v. ss 194). Du droit canonique, l’institution de la résolution passa peu à peu au droit civil. La transposition fut cependant longue en raison de la résistance des romanistes qui prétendaient notamment maintenir pour la vente les solutions très nettes du droit romain, lequel ne faisait jouer la résolution qu’au profit du vendeur en cas d’insertion de la lex commissoria. Les auteurs des pays de droit écrit se montrèrent particulièrement fidèles aux traditions romaines. En pays de coutumes, on fut moins strict sur ce point et, au xvie siècle, sous l’influence de Dumoulin, on admit la théorie de la résolution telle que le droit canonique l’avait construite. La jurisprudence coutumière suivit cette théorie 1. Au xviie siècle, Domat énonce d’une manière générale le principe de la résolution des contrats toutes les fois qu’une obligation réciproque n’est pas exécutée. Il en est ainsi même dans la vente, affirme-t-il ; il est inutile, dans la vente, qu’il y ait une condition résolutoire pour que joue la résolution ; en effet, ajoute-t-il, les contractants veulent que le contrat subsiste uniquement dans le cas où chacun exécute son engagement ; l’idée de cause est nettement dégagée. Cette tradition fut maintenue au xviiie siècle, et Pothier l’a recueillie. L’auteur constate que, dans notre droit, à la différence du droit romain, la résolution en matière de vente profite aussi bien à l’acheteur qu’au vendeur. Et pour justifier la résolution, il ne parle pas de condition résolutoire sous-entendue ; il rattache directement la résolution à la volonté des parties. « L’inexécution des obligations du vendeur ou de l’acheteur donne lieu à la résolution lorsque ce qu’on a promis est tel qu’on n’eût pas voulu contracter sans cela ». Ainsi apparaît l’idée plus nettement dégagée de cause comme fondement de la résolution. Comment, après cela, les rédacteurs du Code civil, qui ont toujours suivi fidèlement Pothier, ont-ils pu rattacher la résolution à la condition résolutoire, en disant qu’elle est « toujours sous-entendue dans les contrats synallagmatiques » ? Simplement parce que Pothier, revenant sur la théorie de la résolution dans son chapitre de la condition résolutoire, dit qu’il est inutile d’insérer une condition résolutoire, étant donné que le juge peut d’office prononcer la résolution. Et les rédacteurs du Code civil, au lieu de dire que l’insertion de la condition était inutile, ont posé qu’il y avait condition résolutoire sous-entendue, ce qui est tout à fait différent.

En conclusion, bien qu’il était fait état, à l’ancien article 1184, de condition résolutoire sous-entendue dans les contrats synallagmatiques, le droit du contractant qui n’avait pas reçu sa prestation de demander la résolution du contrat trouvait son fondement dans le lien qui unit les obligations créées par les contrats synallagmatiques. 795 2°) Du Code civil de 1804 à l’ordonnance de 2016 ¸ L'ancien article 1184 était loin d'épuiser toutes les questions posées par la résolution 1. Le caractère de peine civile qu’avait la résolution fut atténué. On y vit moins une peine pour celui qui n’exécute pas qu’un moyen de défense au profit du créancier qui a à se plaindre de cette inexécution, mais l’idée de sanction ne disparut pourtant pas. Les jurisconsultes maintinrent toujours au juge un large pouvoir d’appréciation ; spécialement, il pouvait, en prononçant la résolution, ajouter des sanctions complémentaires, des dommages-intérêts.

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du contrat. Il est revenu à la jurisprudence, c'est-à-dire à l'œuvre mêlée de la pratique, de la doctrine et de la magistrature, de combler les lacunes du texte et de répondre aux besoins des contractants. Elle a notamment précisé les effets de la résolution, tant entre les parties qu'à l'égard des tiers, que l'on ne saurait résumer à l'effet rétroactif de la condition résolutoire. Elle a également admis l'efficacité, à côté de la résolution judiciaire, de la résolution conventionnelle, c'est-à-dire de la clause résolutoire, et, plus récemment, de la résolution unilatérale directement notifiée par le créancier au débiteur défaillant. Pour l'essentiel, l'ordonnance du 10 février 2016 a consolidé ces solutions, tout en apportant des précisions non négligeables tant sur les conditions (§ 1) que sur les effets de la résolution (§ 2).

§ 1. Conditions de la résolution

796 De la résolution judiciaire à la résolution à la carte ¸ En application de l'ancien article 1184 du code civil, la résolution du contrat devait impérativement être prononcée par le juge. Manifestation du refus de la justice privée – nul ne doit se faire justice à soi-même –, le passage obligé par le juge pour prononcer la résolution du contrat présentait néanmoins certains inconvénients. Outre son coût, la nécessité d'une intervention judiciaire plaçait le contractant qui se plaint de l'inexécution du contrat dans l'impossibilité de recouvrer sa liberté d'action tant qu'une décision n'était pas rendue. Il y avait là une entrave à la vie des affaires. Aussi les parties ont-elles pris l'habitude de stipuler une clause résolutoire, prévoyant qu'en cas de manquement à la foi contractuelle, le contrat serait résolu de plein droit. Dans un dessein de célérité et de simplification, la loi et, plus récemment, la jurisprudence, ont admis à leur tour, que le créancier de l'obligation inexécutée pouvait se libérer de son obligation, dans certains cas et à certaines conditions, sans avoir recours au juge, par simple décision unilatérale 1. Le législateur de 2016 a consacré ces trois voies de résolution. De façon significative, c’est la résolution judiciaire, seule prévue par le Code civil de 1804, qui ferme désormais la marche (C), la loi nouvelle réglementant avant elle la résolution conventionnelle (A) et la résolution unilatérale (B).

A. Résolution conventionnelle

797 Les clauses résolutoires : efficacité et contrôle ¸ Le désir des contractants de favoriser la résolution du contrat en cas d'inexécution peut se 1. A. Brès, La résolution par dénonciation unilatérale, thèse Montpellier, 2009 ; M. Jaouen, La sanction prononcée par les parties au contrat, Étude sur la justice privée dans les rapports contractuels de droit privé, thèse Paris II, éd. 2013 ; D. Mazeaud, « Les sanctions en droit des contrats, Brèves réflexions sur quelques tendances lourdes », in Les sanctions en droit contemporain, vol. 1, 2012, p. 235, sp. p. 240.

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traduire par l'insertion d'une clause dans le contrat qui rend la résolution plus ou moins automatique. Très tôt, la jurisprudence a admis la validité des clauses résolutoires, encore nommées pactes commissoires exprès 1, qui prévoient qu’en présence de manquements à la foi contractuelle, la résolution interviendra de plein droit 2. Le rôle du juge en sort singulièrement réduit : il ne lui appartient plus de rechercher si la gravité de la défaillance justifie ou non le prononcé de la résolution 3. Tout au plus lui revient-il, en cas de contestation 4, de constater que la résolution s’est opérée automatiquement après avoir vérifié que les conditions posées par la clause sont réunies 5. Permettant d’éviter les inconvénients plus ou moins inhérents à l’intervention judiciaire – frais à engager, attente plus ou moins longue, relatif aléa quant à l’issue de l’instance – les avantages de la clause sont évidents. Mais les dangers ne le sont pas moins. Dans l’ordre économique, il n’est pas satisfaisant de favoriser outre mesure la destruction des contrats, surtout (mais pas seulement) en matière commerciale. En outre, à l’égard des tiers, pareil anéantissement n’est pas sans inconvénients. Enfin, dans les rapports entre contractants, il y a lieu de craindre que la partie dominante n’impose à l’autre des clauses prévoyant une sanction automatique qui peut se révéler disproportionnée par rapport au manquement constaté. Aussi bien un important courant doctrinal avait-il pu souhaiter que soit reconnu au juge un pouvoir modérateur, à l’image de celui que lui avait accordé la loi du 9 juillet 1975 au sujet des clauses pénales (v. ss 893) 6. Si le législateur n’a pas emprunté cette voie, il est néanmoins intervenu, dans divers secteurs contractuels, soit pour interdire les clauses de résolution, soit pour en réduire plus ou moins la portée. Ces dispositions attestent en la matière une sorte de refoulement du droit commun des contrats. a) En matière d’assurance, la loi protège les assurés contre les clauses de résolution de plein droit que les compagnies d’assurances inséraient habituellement dans leurs polices. Elle a d’ailleurs organisé un système simplifié de résiliation, l’assureur pouvant résilier le contrat à défaut de paiement de

1. Paulin, La clause résolutoire, thèse Toulouse I, éd. 1996 ; J. Borricand, « La clause résolutoire expresse dans les contrats », RTD civ. 1957. 433 ; B. Teyssié, « Les clauses de résiliation et de résolution », Cah. dr. entr. 1975. 1. 13. 2. Civ. 2 juill. 1860, DP 1860. 1. 284. 3. Com. 14 déc. 2004, CCC 2005, no 61, obs. L. Leveneur ; Com. 10 juill. 2012, RTD civ. 2012. 726, obs. B. Fages. 4. Ainsi, celui contre qui la résolution est invoquée peut faire valoir qu’il n’y a pas lieu de la prononcer, parce que l’inexécution provient, en réalité, du créancier qui a refusé les offres d’exécution. 5. Lorsque l’inexécution est due à un cas de force majeure, les conditions nécessaires au jeu de la clause résolutoire ne sont évidemment pas réunies (Civ. 3e, 17 févr. 2010, RDC 2010. 818, obs. T. Genicon). 6. V. not. Picod, « La clause résolutoire et la règle morale », JCP 1990. I. 3447 ; F. Osman, « Le pouvoir modérateur du juge dans la mise en œuvre de la clause résolutoire de plein droit », Defrénois 1993. 65.

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la prime d’échéance, mais en soumettant la résiliation à des conditions de forme et de délai (C. assur., art. L. 113-3 ; v. ss 802). b) En matière locative, les solutions sont plus ou moins strictes et varient selon les types de baux. Dans les baux à ferme, la clause résolutoire est interdite (C. rur., art. L. 411-31) ; tenu de s’adresser au juge, le bailleur ne peut obtenir la résiliation que dans des cas déterminés. Dans le cadre de la législation sur les loyers d’habitation et les baux commerciaux, des dispositions minutieuses ont aménagé, dans un sens restrictif, au profit du locataire, les clauses de résiliation pour non-exécution par celui-ci de ses obligations (L. 1er sept. 1948, art. 80 ; Décr. 30 sept. 1953, art. 25 ; L. 6 juillet 1989, art. 24). c) Des textes ont aussi, dans le secteur de la construction immobilière, renforcée de manière comparable la situation des consommateurs. Ainsi, nonobstant toute stipulation contraire, les clauses de résolution de plein droit concernant les obligations de versement ou de dépôt mises à la charge de l’acquéreur par les articles L. 261-10, L. 261-11 et L. 261-12 du Code de la construction et de l’habitation, ou à la charge du maître de l’ouvrage, par le contrat de promotion immobilière, ne produisent effet qu’un mois après mise en demeure restée infructueuse, un délai pouvant être demandé pendant le mois ainsi imparti, conformément à l’article 1244-1 du Code civil (v. ss 1363 s. ; v. aussi CCH, art. L. 261-13 pour la vente d’immeuble à construire, et L. 222-4, pour le contrat de promotion immobilière). Les clauses résolutoires peuvent également être soumises au contrôle des clauses abusives (v. ss 341 s.). Les clauses résolutoires ne figurent toutefois pas dans les listes noires et grises figurant aux articles R. 212-1 et R. 212-2 du Code de la consommation. Tout au plus, est-il prévu à l’article R. 212-2 qu’est présumée abusive, sauf au professionnel à rapporter la preuve contraire, la clause ayant pour objet ou pour effet de « soumettre la résolution ou la résiliation du contrat à des conditions ou modalités plus rigoureuses pour le non-professionnel ou le consommateur que pour le professionnel ». Quant à la Commission des clauses abusives, elle considère dans ses recommandations que les clauses résolutoires ne sont pas abusives par cela seul qu’elles dérogent aux dispositions du droit commun. Elles le deviennent lorsque leurs modalités ou leurs conditions d’application sont telles qu’elles mettent le professionnel en mesure de décider de la rupture du contrat sous prétexte de la plus légère infraction 1. Ce contrôle de l’abus pourra désormais prospérer dans les contrats d’adhésion conclus entre particuliers ou entre professionnels (non partenaires commerciaux au sens de l’article L. 442-6 du code de commerce ; sur ce point, v. ss 478) sur le fondement de l’article 1171 du code civil. 1. Paulin, thèse préc., no 56, p. 59 ; M.-S. Payet, thèse préc., no 149. Rappr. Civ. 1re, 8 nov. 2007, JCP  2008. I.  104, no 12, obs.  Grosser ; Civ.  3e, 11  juin 2009, JCP  2009.  273, no 25, obs. P. Grosser.

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En dehors de ces réglementations spéciales, voire très spéciales, c’est à la jurisprudence qu’est revenue la charge d’assurer l’équilibre des intérêts en présence, en garantissant l’efficacité de la clause tout en prévenant les abus éventuels. Une partie de ce travail prétorien a été consacrée au nouvel article 1225 du code civil, qui encadre la stipulation (1) et la mise en œuvre de la clause résolutoire (2). 798 1°) Stipulation ¸ Si l'article 1225 ne le précise pas, il est acquis en jurisprudence que la clause résolutoire doit être stipulée de manière non équivoque 1. Les parties ne sauraient ainsi se borner à prévoir la résolution en cas de défaut d’exécution. Les juges seraient alors amenés à considérer qu’il ne s’agit que d’un simple rappel de la faculté donnée par la loi au créancier de notifier ou de demander la résolution 2. Il convient donc de stipuler que la résolution opèrera « de plein droit ». Le nouvel article 1125 exige par ailleurs que la clause résolutoire « précise les engagements dont l’inexécution entraînera la résolution du contrat ». La portée de cette condition est incertaine. Elle impose a minima, dans le sillage de la jurisprudence antérieure, que l’obligation violée soit expressément visée par le contrat 3. Condamne-t-elle également l’efficacité des clauses dites « balais », qui prévoient la résolution de plein droit du contrat en cas d’inexécution de l’une quelconque des obligations nées du contrat 4 ? Rejoignant l’opinion de certains commentateurs 5, les sénateurs se sont opposés à cette interprétation, en affirmant que l’article 1225 « exige seulement que la clause exprime les cas dans lesquels elle jouera, et ne s’oppose donc pas à l’insertion d’une clause qui préciserait qu’elle jouera en cas d’inexécution de toute obligation prévue au contrat » 6.

1. Civ. 1re, 25 nov. 1986, Bull. civ. I, no 279, p. 267, RTD civ. 1987. 313, obs. J. Mestre ; Civ. 3e, 7 déc. 1988, Bull. civ. III, no 176, p. 96. V. cep. Civ. 1re, 17 mai 1993, D. 1994. 483, note Paulin, qui sous couvert de l’interprétation souveraine des juges du fond admet que l’emploi du seul terme « résilié » vaille « résiliation de plein droit ». 2. Req. 3 mai 1937, DH 1937. 364, S. 1937. 1. 371 ; Civ. 3e, 12 oct. 1994, JCP 1994. I. 3828, no 13, obs. Jamin ; 24 févr. 1999, CCC 1999, no 85, obs. L. Leveneur. 3. Civ.  3e, 8  janv. 1985, no 83-15132, Bull.  civ.  III, no 6 ; 18  mai 1988, no 87-11.669, Bull.  civ.  III, no 94 ; Civ.  3e, 24  févr. 1999, Bull.  civ.  III, no 47 ; 13  déc. 2006, no 06-12.323, Bull. civ. III, no 248 ; D. 2007. 158, obs. Y. Rouquet ; 15 sept. 2010, no 09-10.339, Bull. civ. III, no 157 ; D. 2010. 2225, obs. Y. Rouquet ; D. 2011. 1786, obs. M.-P. Dumont-Lefrand ; RTD com. 2011. 57, obs. F. Kendérian. 4. En ce sens : M. Mekki, « L’ordonnance no 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations. Le volet droit des contrats : l’art de refaire sans défaire », D. 2016. 504. Dubitatifs : O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 499. 5. V. not. B. Mercadal, Réforme du droit des contrats, préc., no 721, qui estime que « les parties peuvent continuer à prévoir que la clause est applicable à « tout manquement aux obligations du présent contrat » car l’article  1225  impose de préciser les obligations du contrat, sans exiger l’individualisation des manquements eux-mêmes ». 6. F. Pillet, Rapport Sénat, 1re lecture, préc., p. 74.

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799 2°) Mise en œuvre. Inexécution ¸ A la différence de la résolution unilatérale (v. ss 804) ou judiciaire (v. ss 815), l’invocation de la clause résolutoire n’est nullement subordonnée à l’existence d’une « inexécution suffisamment grave ». Il faut, mais il suffit, que l’obligation visée par la clause n’ait pas été parfaitement exécutée à l’échéance. En revanche, si l’article 1225 n’exclut pas le jeu de la clause résolutoire en cas d’inexécution fortuite, c’est-à-dire due à un cas de force majeure, rien n’indique que le législateur ait souhaité revenir sur la position de la Cour de cassation, qui s’est opposée à la mise en œuvre de la clause dans cette hypothèse 1. 800 Formes et procédure ¸ À cette condition de fond qu'est l'inexécution, s'ajoutent des conditions de forme ou de procédure lato sensu. Pour que la résolution opère, il faut déjà qu’elle soit invoquée, non par le débiteur défaillant, mais par le créancier de l’obligation inexécutée 2. Celui-ci conserve, en effet, une liberté de choix aussi bien entre la résolution et l’exécution forcée 3, qu’entre la résolution conventionnelle et la résolution judiciaire 4 ou unilatérale 5. Conformément à la jurisprudence antérieure 6, le nouvel article 1225 rappelle que la résolution est subordonnée à la mise en demeure préalable 1. Civ.  3e, 17  févr. 2010, no 08-20.943, Bull.  civ.  III, no 47 ; D.  2010.  653 ; D.  2011.  472, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson ; AJDI 2010. 546, obs. Y. Rouquet (en l’espèce, le cas de force majeure était un « bogue informatique »). Faute de pouvoir invoquer la clause résolutoire, le créancier devra désormais se soumettre aux conditions propres à la force majeure (C. civ., art. 1218, al. 2) et à l’impossibilité d’exécuter (C. civ., art. 1351 et 1351-1) (v. ss 754 s.). 2. Civ. 8 juill. 1936, DH 1936. 554. Mais les clauses de résolution ne retirent pas au débiteur le droit d’opposer l’exception d’inexécution pourvu qu’il agisse de bonne foi, et la résolution n’est pas encourue quand, sur ce fondement, il a refusé provisoirement l’exécution (Req. 3 janv. 1883, DP  83. 1.  45, S.  84. 1.  432 ; 11  juin 1928, Gaz.  Pal. 1928. 2.  477 ; Civ.  1re, 19  juill. 1965, Bull. civ. I, no 489, p. 367 ; Civ. 3e, 21 nov. 1990, Bull. civ. III, no 238, p. 136 ; sur cette question, v. Paulin, thèse préc., no 79, p. 84). 3. Com. 26 janv. 1953, Bull. civ. II, no 38, p. 28. Pas davantage le créancier n’a renoncé à demander des dommages-intérêts. – L’acceptation de sommes postérieurement à un commandement et à une assignation n’implique d’ailleurs pas la volonté de renoncer au bénéfice déjà acquis d’une clause résolutoire (Civ. 3e, 22 févr. 1978, Bull. civ. III, no 99, p. 77, D. 1978. IR 402). 4. Com. 29 juin 1954, Bull. civ. III, no 235, p. 176 ; Civ. 1re, 23 mars 1971, Bull. civ. I, no 97, p. 79 ; Com. 7  mars 1984, Bull.  civ.  IV, no 93, p. 78, JCP  1985. II.  20407, note  Delebecque, RTD civ. 1985. 164, obs. J. Mestre ; Civ. 3e, 8 juin 2006, Bull. civ. III, no 143 ; Defrénois 2006. 1495, note Dagorne-Labbé ; Soc. 22 juin 2011, Bull. civ. V, no 165. Cette faculté subsiste dans le cas où le créancier s’est prévalu de la clause résolutoire en mettant en demeure le débiteur d’exécuter et a obtenu satisfaction par cette voie pour l’avenir mais non pour le passé (Civ. 3e, 4 mai 1994, JCP 1995. II. 22380, note critique Boccara, RTD civ. 1995. 367, obs. approbatives J. Mestre). En cas de conflit entre une demande en résolution judiciaire pour défaut de conformité formée par l’acheteur et la résolution conventionnelle pour défaut de paiement invoquée par le vendeur, la résolution judiciaire prime, car elle entraîne l’anéantissement du contrat au jour de sa conclusion et la clause résolutoire disparaît avec lui (Civ. 3e, 24 nov. 1999, JCP 2000. IV. 1058). 5. Com. 4  févr. 2004, no 99-21.480 ; JCP  2004. I.  149, no 15, obs.  J.  Rochfeld, RTD  civ. 2004. 731, obs. J. Mestre et B. Fages, qui semble indiquer que l’invocation préalable de la clause résolutoire ne fait pas obstacle à la résolution unilatérale à l’initiative du créancier. 6. V. par ex. : Civ. 3e, 28 nov. 1968, Bull. civ. III, no 498, p. 382 ; 1er oct. 1975, Bull. civ. III, no 268, p. 204 ; 24 nov. 1976, Bull. civ. III, no 424 ; RTD civ. 1977. 341, obs. G. Cornu ; 11 oct. 1977, Bull. civ. III, no 331 ; 31 oct. 1989, Bull. civ. III, no 200 ; Com. 17 mars 1992, Bull. civ. IV,

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du débiteur, sommation qui doit mentionner « expressément » la clause résolutoire, c’est-à-dire non seulement son existence 1, mais également ses termes 2, l’intention du créancier de s’en prévaloir 3, ainsi que le délai dont dispose le débiteur pour y faire obstacle 4. L’article 1225 rappelle toutefois que les parties ont la possibilité d’écarter cette exigence 5, en stipulant que la résolution résultera « du seul fait de l’inexécution », ou encore, selon une formule usuelle, que la résolution opèrera « de plein droit et sans sommation » 6. Les parties sont également libres de préciser les modalités de mise en œuvre de la clause résolutoire, en exigeant le respect d’un certain formalisme (ex. : lettre recommandée, commandement payer), d’une procédure (ex. : un certain nombre de relances), ou encore d’un délai de préavis. Traditionnellement, ces exigences s’imposaient aux contractants 7. Il n’en va plus toujours de même aujourd’hui. La Cour de cassation semble en effet admettre que le créancier puisse ne pas respecter les conditions de forme ou de procédure prévues au contrat, non seulement lorsqu’il privilégie la voie de la résolution judiciaire 8, mais également lorsqu’il opte pour la résolution unilatérale extrajudiciaire (sur laquelle, v. ss 802 s.). Selon la Cour de cassation, la gravité du comportement ou du manquement d’une partie au contrat « peut justifier que l’autre partie y mette fin de façon unilatérale à ses risques et périls, peu important les modalités formelles de résiliation conventionnelle » 9. L’opportunité de cette jurisprudence apparaît peu évidente, tant elle offre à l’une des parties le moyen commode de ne pas respecter les termes du contrat et de déjouer les prévisions légitimes de son cocontractant. Pour contourner les exigences de la clause

no 122 ; JCP 1992. I. 3608, obs. Virassamy ; Civ. 1re, 3 févr. 2004, CCC 2004, no 55, obs. L. Leveneur ; Civ. 1re, 3 févr. 2004, no 01-02.020, Bull. civ. I, no 27. 1. V.  déjà Civ.  3e, 11  juin 1986, Bull.  civ.  III, no 94 ; Civ.  3e, 3  oct. 2007, no 06-16.361, Bull.  civ.  III, no 161 ; D.  2007.  2612, obs.  Y.  Rouquet ; Civ.  3e, 1er  juin 2011, no 09-70.502, Bull. civ. III, no 89. 2. Civ. 3e, 31 oct. 1989, Bull. civ. III, no 200. 3. Civ. 3e, 1er juin 2011, Bull. civ. III, no 89 ; RDI 2011. 447, obs. Poumarède 4. V.  en dernier lieu : Civ.  1re, 3  juin 2015, no 14-15.655, Bull.  civ.  I, no 131 ; RTD  civ. 2015. 875, obs. H. Barbier ; RDC 2015. 836, obs. Y.-M. Laithier. 5. En revanche, même lorsque l’exigence de mise en demeure est conventionnellement écartée, le jeu de la clause résolutoire demeure conditionné à la manifestation de volonté du créancier de s’en prévaloir (Civ. 3e, 30 juin 2015, no 14-16.929, NP). 6. Civ. 3e, 29 juin 1977, Bull. civ. III, no 293, p. 223. 7. V. not. Civ. 1re, 15 juin 1994, no 92-14907, Bull. civ. I, no 217 ; JCP 1995. I. 3828, no 11, obs. Ch. Jamin. 8. V. par ex., Com. 6 déc. 2017, 16-19.615, P+B+I. 9. V.  not., Com. 10  févr. 2009, no 08-12415, NP ; CCC 2009, no 123, note L.  Leveneur ; RTD civ. 2009. 318, obs. B. Fages (non-respect de l’envoi de trois lettres recommandées) ; 20 oct. 2015, no 14-20416, NP ; CCC 2016, no 3, note L.  Leveneur ; Gaz.  Pal. 2  févr. 2016, no 5, obs.  D.  Mazeaud (non-respect du délai de préavis conventionnel) ; Civ.  3e, 8  févr. 2018, no 16-24.641, P+B ; JCP 2018. 453, note A. Etienney de Sainte Marie (non-respect du délai de préavis conventionnel). Comp. Com. 15  nov. 2011, no 10-27.838, NP ; RDC 2012.  787, obs. T. Genicon (nécessaire respect du délai de préavis conventionnel).

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résolutoire, le créancier ne pourra toutefois pas se contenter d’apporter la preuve de l’inexécution de l’obligation. Il lui faudra respecter les conditions de mise en œuvre de la résolution unilatérale, qui ont été sensiblement alourdies par l’ordonnance du 10 février 2016. À la condition de fond de l’« inexécution suffisamment grave » (v. ss 804), s’ajoutent désormais diverses exigences formelles : la mise en demeure du débiteur, l’octroi d’un délai raisonnable, ainsi qu’une obligation de motivation à la charge du créancier (art. 1226 ; v. ss 805 s.). 801 Bonne foi ¸ Sur le fondement de l'ancien article 1134, alinéa 3, la Cour de cassation a très tôt exigé que la clause résolutoire soit mise en œuvre de bonne foi. Ainsi, selon la formule même de la Haute juridiction, « si les clauses résolutoires s'imposent aux juges, leur application reste néanmoins subordonnée aux exigences de la bonne foi, par application de l'article 1134 du Code civil » 1. En d’autres termes, les juges du fond peuvent refuser de constater la résolution du contrat invoquée par le créancier lorsque celui-ci est de mauvaise foi, c’est-à-dire lorsqu’il a été animé par une intention malveillante. Ainsi en va-t-il du créancier qui met en demeure son débiteur dans des conditions telles que celui-ci est dans l’impossibilité de remédier à ses manquements 2 ou encore qui omet de réclamer le montant de sa créance durant une période fort longue 3. Là s’arrête pour l’instant le pouvoir modérateur des juges : ceux-ci se refusent en effet, en l’absence de texte, à pratiquer un contrôle de proportionnalité entre la résolution et les manquements qui la justifient 4. Cette distinction paraît conforme à la directive énoncée par l’arrêt Les Maréchaux 5 : si le juge peut contrôler l’exercice d’une prérogative contractuelle, au nom du devoir de loyauté, il ne saurait remettre en cause, en dehors de toute habilitation législative, son existence ou son contenu, conformément au principe de la force obligatoire. Non expressément consacré à l’article 1225, 1. Civ. 1re, 14 mars 1956, Bull. civ. I, no 133, p. 107 ; Com. 7 janv. 1963, Bull. civ. III, no 16, p. 14 ; Civ. 3e, 25 janv. 1983, Bull. civ. III, no 21, p. 16, RTD civ. 1985. 163, obs. J. Mestre ; 27 mai 1987, Bull. civ. III, no 108, p. 63 ; 17 juill. 1992, D. 1992. Somm. 399, obs. J.-L. Aubert ; Civ. 1re, 16 févr. 1999, D. 1999. IR 75, JCP 1999. IV. 1661 ; 7 févr. 2006, D. 2006. 1796, note A. Penneau. 2. Ainsi plusieurs arrêts de la Cour de cassation approuvent les juges du fond d’avoir décidé que les sommations d’exécuter l’obligation prévue dans la mise en œuvre de la clause résolutoire, devaient être réputées sans effet lorsque le bailleur avait manqué à la bonne foi en les faisant effectuer pendant les vacances d’été (Civ. 3e, 16 oct. 1973, Bull. civ. III, no 529, p. 386 ; 29 juin et 15 déc. 1976, RTD civ. 1977. 340, obs. G. Cornu, Bull. civ., no 465, p. 354). – Rappr. Civ. 3e, 25 janv. 1983, préc. qui fait référence à l’équité. 3. Com. 7 janv. 1963, Bull. civ. III, no 16, p. 14 ; Civ. 3e, 8 avr. 1987, Bull. civ. III, no 88, p. 53, JCP 1988. II. 21037, note Picod ; rappr. Civ. 1re, 31 janv. 1995, D. 1995. 389, note Jamin ; 16 avr. 1997, RTD  civ. 1996.  900, obs.  Mestre ; 16  févr. 1999, Bull.  civ.  I, no 52, p. 34, D.  2000. Somm. 360, obs. D. Mazeaud ; Defrénois 2000. 248, obs. D. Mazeaud. Pour une explication fondée sur le principe de cohérence, v. D. Houtcieff, Le principe de cohérence en matière contractuelle, thèse Paris XI, éd. 2001, nos 814 s. 4. Civ. 3e, 5 févr. 1992, RJDA 1992. 249, no 317, RTD civ. 1992. 763, obs. Mestre. – Rappr. Civ. 3e, 20 juill. 1989, Bull. civ. III, no 172, p. 93 déclarant l’anc. art. 1152 inapplicable. 5. Com. 10 juill. 2007, GAJC, t. II, no 164, et les réf. citées.

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ce contrôle de la mise en œuvre loyale de la clause résolutoire se réalisera désormais sur le fondement du nouvel article 1104 du Code civil, qui impose le devoir de bonne foi à tous les stades de la vie du contrat (v. ss 128). En revanche, et en dépit d’un arrêt isolé en sens contraire 1, il est aujourd’hui acquis que la bonne foi du débiteur est inopérante, dès lors que le manquement spécialement mentionné par la clause résolutoire est avéré 2. Une question reste néanmoins en suspens : l’article 1343-5 (anc. art. 1244-3, issu de la loi du 9 juillet 1991), affirmant que les dispositions sur le délai de grâce sont d’ordre public, les juges peuvent-ils désormais suspendre le jeu de la clause résolutoire en accordant au débiteur défaillant un tel délai ? 3. La doctrine est partagée 4. Une réponse négative paraît s’imposer. Le délai de grâce de l’article 1343-5 du Code civil ne peut être octroyé que par un jugement condamnant le débiteur à exécuter son obligation. Or la mise en demeure ne saurait s’analyser en une action en exécution forcée et, lorsque le juge est saisi en application d’une clause résolutoire, c’est afin d’ordonner la résolution du contrat et non l’exécution de l’obligation 5

B. Résolution unilatérale

802 Des exceptions légales… ¸ On a vu précédemment que, par dérogation au principe selon lequel seul un dissentiment mutuel (mutuus dissensus) peut défaire un contrat (v. ss 650), la loi admet que certains contrats – contrats à durée indéterminée, contrat à durée déterminée reposant sur un rapport de confiance – peuvent être rompus par une manifestation de volonté unilatérale, abstraction faite du comportement des contractants (v. ss 652, 664). L’hypothèse ici envisagée est différente. Pour certains contrats particuliers, dérogeant à l’ancien article 1184 du Code civil, qui imposait l’intervention du juge pour le prononcé de la résolution, 1. Civ. 3e, 13 avr. 1988, Bull. civ. III, no 68, p. 39, D. 1989. 334, note J.-L. Aubert, Defrénois 1989. 356, note J.-L. Aubert. 2. Civ. 3e, 10 mars 1993, D. 1993. 357, note Bihr, CCC 1994, no 149, JCP 1993. I. 3725, no 15, obs.  Jamin, Defrénois 1994.  347, obs.  Delebecque, RTD  civ. 1994.  100, obs.  J.  Mestre ; Com. 16 mars 1997, D. Affaires 1997. 629 ; 24 sept. 2003, Defrénois 2004. 139, note Dagorne-Labbé et p. 382, obs. J.-L. Aubert, CCC 2003, no 174, obs. L. Leveneur, RDC 2004. 644, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 2003. 707, obs. J. Mestre et B. Fages ; 22 juin 2011, RTD civ. 2011. 534, obs. B. Fages, qui posent que la seule constatation de la bonne foi du débiteur ne permet pas de faire échec au jeu de la clause résolutoire. – Sur cette question, v. J. Mestre, obs. RTD civ. 1988. 121 ; F. Osman, art. préc. p. 76. 3. Auparavant la jurisprudence décidait que le juge était dépourvu d’un tel pouvoir : Civ. 10 mars 1919, S. 1920. 1. 105 ; Civ. 3e, 4 juin 1986, RTD civ. 1987. 318, obs. J. Mestre ; Com. 17 déc. 1991, CCC 1992, no 23, obs. L. Leveneur. 4. Pour la reconnaissance au juge d’une telle possibilité, v. Bénabent, no 292 ; G. Paisant, « La réforme du délai de grâce par la loi du 9  juill. 1991  relative aux procédures civiles », CCC déc.  1991, p. 4 ; contra : J.  Mestre, obs.  RTD  civ. 1992.  764, RTD  civ. 1994.  100 ; F.  Osman, art. préc. Defrénois 1993. 80, note 77 ; Paulin, thèse préc. no 198, p. 211. 5. Sur les solutions propres au bail, v. Civ. 3e, 16 févr. 2011, D. 2011. 677.

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le législateur a admis qu’un contractant qui se plaint de l’inexécution de ses obligations par l’autre partie pouvait, par une manifestation unilatérale de volonté, procéder à la résolution du contrat. Alors que l’hypothèse précédemment envisagée est, en principe, étrangère au contentieux de l’exécution, il s’agit ici de tirer les conséquences du comportement d’un contractant qui n’a pas rempli ses obligations 1. Encore fallait-il qu’existe un impératif de célérité particulier pour que le législateur décide de passer outre à l’exigence d’une intervention du juge. Sans prétendre à l’exhaustivité, on signalera quelques hypothèses particulièrement significatives.

Un exemple typique est donné par l’article 1657 du Code civil, qui dispose que la résolution de la vente a lieu de plein droit et sans sommation, au profit du vendeur de denrées ou d’effets mobiliers, après l’expiration du terme convenu pour leur retirement 2. Cette disposition s’explique par un désir de simplification dans des ventes qui souvent sont de peu d’importance, et pour éviter un dépérissement des choses vendues pendant la durée d’une action en justice ; la loi permet au vendeur de se libérer tout de suite de son engagement et de chercher pour ses produits un autre amateur. L’article L. 113-3 du Code des assurances permet aussi à l’assureur, en cas de non-paiement de la prime par l’assuré, de faire tomber le contrat sans recourir à la justice. Mais la mise en demeure ici n’est pas supprimée et l’assureur est même tenu d’observer un certain délai (v. ss 802). La résolution est donc ici entourée de formalités, mais l’assureur est dispensé de recourir à la justice. L’article L. 221-18 du Code de la consommation prévoit, quant à lui, que le consommateur, qui conclut un contrat à distance, « dispose d’un délai de quatorze jours pour exercer son droit de rétractation ». Il y a également des cas où la loi a prévu la possibilité d’une dénonciation unilatérale du contrat à tout moment. Il en est ainsi dans les contrats de collaboration comme le mandat, la société, le louage de services à durée indéterminée. Dans ces cas, la dénonciation est souvent permise pour n’importe quel motif ; à plus forte raison est-elle permise en cas d’inexécution de ses obligations par l’une des parties. Mais ce droit de dénonciation, quelque libre qu’en soit le jeu, ne doit pas être utilisé abusivement. Lorsqu’il y a abus, notamment lorsque la dénonciation est injustifiée ou lorsqu’elle a été faite sans observation des délais stipulés ou prévus par les usages, il y aura lieu à dommages-intérêts (v. ss 664). Peut également être rangée parmi ces exceptions, la faculté de substitution de l’ancien article 1144 du code civil, devenu l’article 1222, qui permet au créancier de l’obligation inexécutée de se procurer chez un concurrent de son partenaire les marchandises que celui-ci ne lui avait pas livrées, la différence de prix étant supportée par le débiteur défaillant. Certes, sous l’empire du Code civil de 1804, l’utilisation de cette faculté était en principe subordonnée par l’ancien article 1144 à l’autorisation du juge (v. ss 783), en sorte qu’elle ne rentrait pas dans l’hypothèse d’une dérogation légale au jeu de l’ancien article 1184 du Code civil. Il n’en va toutefois 1. La propension croissante des juges à contrôler les motifs qui, dans la première hypothèse, ont conduit un contractant à rompre unilatéralement un contrat (v. ss 660) pourrait cependant à terme conduire à un rapprochement des deux hypothèses. 2. À la condition, bien sûr, que l’acheteur ait eu la possibilité de procéder au retirement (Civ. 1re, 24 oct. 2000, CCC 2001, no 5, obs. Leveneur).

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plus de même depuis l’ordonnance de 2016, qui a déjudiciarisé cette forme d’exécution forcée indirecte (v. ss 783). La solution était déjà appliquée en matière commerciale, où le créancier pouvait mettre en œuvre la faculté de remplacement après une simple mise en demeure du débiteur restée infructueuse. Ces mêmes usages commerciaux connaissent également la pratique du laissé pour compte qui permet à l’acheteur de refuser la livraison de la marchandise non conforme à ce qui avait été promis 1.

803 … au principe prétorien, puis légal ¸ En dépit de la lettre de l'ancien article 1184 du Code civil, qui prévoyait expressément le recours au juge, la jurisprudence a admis assez tôt la rupture unilatérale et extrajudiciaire du contrat, sans qu'une disposition légale ou une clause conventionnelle l'autorise, dès lors que l'intérêt d'un des contractants le commandait impérieusement. Il avait ainsi été décidé que lorsque les relations contractuelles impliquent une dose particulière d'entente, voire de confiance, une faute particulièrement grave d'un des contractants pouvait, sinon justifier, du moins expliquer que l'autre contractant prenne les devants et mette un terme à l'exécution du contrat, sans attendre une décision de justice 2. Il en allait de même, en cas de péril imminent, lorsque le maintien du contrat est susceptible de causer à l’une des parties un préjudice irréparable 3. Plus récemment, englobant ces situations particulières et les dépassant, la haute juridiction, dans un arrêt Tocqueville, a consacré une dérogation à l’ancien article 1184 du Code civil, dont la portée est sensiblement plus étendue : « la gravité du comportement d’une partie à un contrat peut justifier que l’autre partie y mette fin de façon unilatérale à ses risques et périls » 4, « peu important que le contrat soit à durée déterminée ou indéterminée » 5. En d’autres termes, dès qu’un contractant a manqué 1. Ripert et Roblot, Traité de droit commercial, t.  2, par Delebecque et Germain, no 2737 ; Y.-M.  Laithier, Étude comparative des sanctions de l’inexécution du contrat, thèse Paris  I, 2004, no 189, p. 268. 2. Civ. 26  févr. 1896, S.  97. 1.  187 ; 25  avr. 1936, DH  1936.  331 ; Soc. 22  oct. 1991, D. 1992. 189, note Karaquillo. 3. T. civ. Seine, 31 juill. 1897, S. 98. 2. 85 (expulsion d’un spectateur qui trouble une représentation) ; Civ. 28 janv. 1941, S. 1941. 1. 60 ; Paris, 14 oct. 1982, D. 1983. IR 494, obs. J. Penneau (clinique interdisant l’accès d’un malade parce qu’il menace sa sécurité en raison de son ébriété). 4. Civ. 1re, 13 oct. 1998, Bull. civ. I, no 300, D. 1999. 198, note C. Jamin, D. 1999. Somm. 115, obs.  Delebecque, JCP  1999. II.  10133, note  Rzepecki, Defrénois 1999.  374, obs.  D.  Mazeaud, RTD  civ. obs.  Mestre, Grands arrêts, t.  2, no 180 ; v.  déjà Civ.  1re, 28  avr. 1987, D.  1988.  1, note Delebecque ; v. cep. contra, Com. 25 mars 1991, CCC 1991, no 162, obs. Leveneur ; 1er déc. 1992, RTD civ. 1993. 518, obs. Mestre. 5. Civ. 1re, 20 févr. 2001, Bull. civ. I, no 40, D. 2001. 1568, note Jamin, D. 2001. Somm. 3239, obs. D. Mazeaud, Defrénois 2001. 705, obs. Savaux, RTD civ. 2001. 363, obs. Mestre et Fages ; 28 oct. 2003, JCP 2004. II. 10108, note C. Lachierze, CCC 2004, no 4, obs. L. Leveneur, Defrénois 2004. 378, obs. R. Libchaber, RDC 2004. 273, obs. L. Aynès et D. Mazeaud, RTD civ. 2004. 89, obs. J. Mestre et B. Fages ; v. aussi Com. 13 mars 2007, JCP 207. I. 161, no 12, obs. Grosser ; 5 nov. 2008, RTD civ. 2009. 119, obs. Fages. La chambre commerciale qui avait, dans le passé, marqué son attachement au caractère judiciaire de la résolution (v. par ex. Com. 9 juill. 1996, RJDA 1996, no 1438) s’est ralliée à la position de la Première chambre civile (Com. 10 févr. 2009, CCC 2009,

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gravement à ses obligations, son partenaire peut prendre l’initiative de rompre unilatéralement le contrat, que celui-ci soit à exécution instantanée ou à exécution successive et, dans ce dernier cas, à durée indéterminée ou déterminée 1. Par cette nouvelle jurisprudence, on entendait permettre à un contractant de clore rapidement une relation contractuelle, privée de toute vitalité économique par la gravité des manquements dont elle était l’objet, afin qu’il puisse conclure un nouveau contrat indispensable à la réalisation de l’opération économique qu’il poursuit. Dans une économie d’abondance, il est bon de donner au contractant désappointé les moyens de recouvrer sa liberté, car il lui sera aisé de trouver un contractant qui réponde à ses attentes 2. Il ne faudrait cependant pas exagérer l’importance de ce type de considération : dans l’ordre économique, les contrats représentent une valeur dont il faut éviter de favoriser la disparition ; la préférence aujourd’hui donnée, en ce qui concerne la formation du contrat, aux sanctions qui en favorisent la survie l’illustre. Au surplus, il serait regrettable qu’au prétexte d’efficacité économique, un contractant puisse exploiter la moindre défaillance de son partenaire pour se délier unilatéralement de ses propres engagements et placer son débiteur dans une situation difficile. D’où les conditions et le contrôle judiciaire a posteriori mis en place pour encadrer l’exercice de cette résolution unilatérale. Ce système jurisprudentiel rejoignait finalement certaines législations étrangères, comme le Code civil allemand (art. 324, 325 BGB), ainsi que les principes du droit européen du contrat (art. 4.301) 3, comme les Principes Unidroit (art. 7.3.1) 4 ou la Convention de Vienne sur la vente

no 123, note Leveneur) dans un cas où il existait entre les parties une clause résolutoire expresse dont la mise en œuvre nécessitait le respect d’exigences formelles que le recours à la résolution unilatérale aux risques et périls du créancier permettait d’éluder. Civ. 3e, 20 juin 2012, RTD civ. 2012. 724, obs. B. Fages fait application de cette jurisprudence à une promesse synallagmatique de vente. 1. S. Amrani-Mekki, « La résiliation unilatérale des contrats à durée indéterminée », Defrénois 2003. 369. 2. C. Jamin, « Les sanctions unilatérales de l’inexécution du contrat », in L’unilatéralisme et le droit des obligations, 1999, p. 71 s., sp. p. 76. 3. Ce texte dispose que « une partie peut résoudre le contrat s’il y a inexécution essentielle de la part du cocontractant ». Aux termes de l’article 3.103, l’inexécution est essentielle, d’abord lorsque « a)  la stricte observation de l’obligation est de l’essence du contrat », ensuite quand « b) elle prive substantiellement le créancier de ce qu’il était en droit d’attendre du contrat (…) », enfin lorsqu’elle est « c)  intentionnelle ». Les principes européens du droit des contrats vont néanmoins beaucoup plus loin que le droit français, en ce qu’ils accordent un pouvoir de résolution unilatérale au créancier confronté au simple risque d’inexécution essentielle ou grave. L’article 4.304 dispose, en effet : « Lorsque, dès avant la date à laquelle une partie doit exécuter, il est manifeste qu’il y aura inexécution essentielle de sa part, le cocontractant est fondé à résoudre le contrat ». Une telle règle apparaît tout à fait excessive, en ce qu’elle sacrifie entièrement les considérations juridiques au souci d’efficacité économique. 4. Ce texte dispose qu’« Une partie peut résoudre le contrat s’il y a inexécution essentielle de la part de l’autre partie » et précise ensuite ce qu’il faut entendre par inexécution essentielle.

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internationale de marchandises 1, qui admettent la résolution par déclaration unilatérale, le juge n’ayant pas à prononcer la résolution, mais seulement à contrôler l’attitude des contractants. Souhaitant l’alignement de la loi sur la jurisprudence, des auteurs avaient ainsi préconisé une réécriture de l’ancien article 1184 pour ouvrir le choix entre une demande judiciaire et une résolution par déclaration unilatérale aux risques de son auteur 2. Préconisée par les avant-projets Catala (art. 1158) et Terré (art. 108 et 110), la consécration légale de la résolution unilatérale (extrajudiciaire, ou encore par notification) a été réalisée par l’ordonnance du 10 février 2016. Comme le relève le Rapport au Président de la République, la résolution unilatérale n’est « plus appréhendée comme une exception au principe de la résolution judiciaire, mais est traitée comme une faculté autonome offerte au créancier qui, victime de l’inexécution, aura désormais le choix, en particulier en l’absence de clause résolutoire expresse, entre les deux modes de résolution, judiciaire ou unilatérale » 3. Soucieux de garantir la célérité nécessaire à la bonne marche des affaires sans sacrifier les intérêts légitimes du débiteur, le législateur a toutefois, non seulement consacré, mais également encadré cette faculté de résolution extrajudiciaire au nouvel article 1226 du code civil. 804 1°) Conditions. Inexécution suffisamment grave ¸ La mise en œuvre de la résolution unilatérale suppose tout d'abord une inexécution avérée de l’obligation. Connue de certains projets d’harmonisation européens, tels les Principes Landö (art. 9:304), suggérée par l’avant-projet Terré (art. 111), la résolution par anticipation – pour simple risque d’inexécution ou inexécution à venir – n’a pas été admise par le législateur de 2016 4. Sous l’empire du droit antérieur à la réforme, une incertitude existait quant à la nature et l’intensité de ce manquement. On se demandait si l’inexécution exigée pour la résolution extrajudiciaire devait être plus grave, ou ses conséquences plus importantes, que celle exigée pour la résolution 1. Les articles  49 et 64  de la Convention de  Vienne sur la vente internationale de marchandises confèrent à l’acheteur et au vendeur le droit de « déclarer le contrat résolu » à condition d’établir que l’inexécution « constitue une contravention essentielle au contrat ». 2. D. Tallon, « L’article 1184 du Code civil, un texte à rénover ? », Clés pour le siècle, 2000, p. 253 s. 3. Au soutien de cette solution, le Rapport ajoute : « Cette innovation s’inscrit dans une perspective d’efficacité économique du droit. Elle repose en effet sur l’idée que le créancier victime de l’inexécution, au lieu de subir l’attente aléatoire du procès et de supporter les frais inhérents à l’intervention du juge, peut tout de suite ou dans un délai raisonnable, conclure un nouveau contrat avec un tiers ». 4. Approuvant ce choix : P. Grosser, « Observations sur l’inexécution du contrat », in Observations sur le projet de réforme du droit des contrats et des obligations (dir. J. Ghestin), LPA 3-4 sept. 2015, no 176-177, p. 78 s., spéc. p. 87 ; M. Mekki, « Les remèdes à l’inexécution dans le projet d’ordonnance portant réforme du droit des obligations », Gaz. Pal. 30 avr. 2015, spéc. no 18. Le regrettant : Y.-M. Laithier, « Les règles relatives à l’inexécution des obligations contractuelles », JCP 2015, suppl. no 21, p. 55.

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judiciaire. La Cour de cassation n’avait jamais eu l’occasion de se prononcer clairement sur cette question. En visant, dans ces premières décisions, la « gravité du comportement » du débiteur, la Haute juridiction avait semblé exiger la preuve de manquements particulièrement caractérisés 1 mettant gravement en péril les intérêts du créancier 2. Dans cette conception, il y aurait eu lieu à résiliation unilatérale lorsqu’il aurait été manqué à l’obligation essentielle du contrat ou lorsque le manquement aurait sa source dans une faute intentionnelle ou lourde 3. Mais, à la réflexion, on percevait mal pourquoi le juge sanctionnerait un contractant pour avoir procédé à la résolution unilatérale d’un contrat dans un cas où lui-même l’aurait prononcée 4. Il semblait donc que la gravité du comportement du débiteur défaillant devait être appréciée de manière identique dans les deux cas. La référence, dans certaines décisions plus récentes de la Cour de cassation, non plus à la « gravité du comportement », mais, comme en matière de résolution judiciaire, à la « gravité du manquement », pouvait être perçue comme un indice en faveur de cette solution 5. L’ordonnance du 10 février 2016 a mis fin à cette incertitude, en exigeant, tant pour la voie judiciaire qu’extrajudiciaire, une « inexécution suffisamment grave » (art. 1224) 6. Dégagée de toute exigence supplémentaire, telle l’urgence de la situation, la relation de confiance entre les parties, le caractère irrémédiable de l’inexécution, ou encore la gravité particulière du comportement du débiteur, la résolution unilatérale est ainsi officiellement élevée au rang, non pas d’exception, mais de principe concurrent à la résolution judiciaire. 805 Mise en demeure ¸ Si le créancier opte pour cette voie extrajudiciaire, il lui appartiendra préalablement de mettre en demeure le débiteur de s'exécuter, comme le rappelle le nouvel article 1226 du code civil. En application de cette disposition, cette mise en demeure devra lui laisser un « délai 1. Leveneur, CCC 2004, no 4 ; Lachièze, JCP E 2003. 717. 2. V. Douai, 6 juill. 1999, JCP 1999. I. 191, no 14, obs. Jamin, qui estime qu’il n’existait pas en la circonstance de manquements d’une réelle gravité justifiant une rupture unilatérale du contrat ; Nancy, 20  nov. 2000, JCP  2002. IV.  1189  qui requiert, outre le manquement grave, l’urgence pour justifier le prononcé de la résolution unilatérale. 3. S. Amrani-Mekki, « La résiliation unilatérale des contrats à durée déterminée », Defrénois 2003. 383. 4. E.  Savaux, Defrénois 2001.  706 ; D.  Mazeaud, RDC 2004.  279 ; comp. R.  Libchaber qui considère que la « gravité (…) doit s’entendre d’une menace de dommage important », à laquelle pourrait se mêler, au moins pour les contrats à durée déterminée une « préoccupation d’urgence » (Defrénois 2003. 382). 5. V. par ex. : Civ. 1re, 13 mars 2007, JCP 2007. I. 161, no 12, obs. P. Grosser ; Civ. 3e, 8 févr. 2018, no 16-24.641, P+B. Comp. toutefois : Com. 10 févr. 2009, no 08-12.415 ; Civ. 1re, 31 mars 2009, D. 2009. 233, obs. B. F.-C, RTD civ. 2009. 320, obs. B. Fages ; 30 juin 2009, D. 2009. 234, obs. B. F.-C. ; Com. 20 oct. 2015, no 14-20.416. 6. P. Grosser, « Les sanctions de l’inexécution », Dr. et patr. mai 2016. 71 ; A. Aynès, « Accroissement du pouvoir de la volonté individuelle », Dr.  et  patr. juin  2016.  53 ; G.  Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations : commentaire théorique et pratique dans l’ordre du Code civil, préc., no 655.

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raisonnable » pour s'exécuter (al. 1) et mentionner expressément que le créancier sera en droit de résoudre le contrat à défaut d'exécution dans ce délai (al. 2). Sur les recommandations de la doctrine 1 et de la pratique 2, le législateur de 2016 a précisé, conformément à la jurisprudence antérieure 3, que cette mise en demeure n’était pas nécessaire en cas d’urgence. Les parties peuvent-elles également prendre l’initiative de son éviction dans le contrat ? En faveur de cette solution 4, on pourrait songer à invoquer, non seulement l’affirmation du Rapport au Président de la République, selon laquelle l’article 1226 n’est pas d’ordre public, mais également l’admission de cette dispense conventionnelle pour la clause résolutoire (art. 1225 ; v. ss 800). À quoi l’on peut toutefois rétorquer que, si le principe de la résolution extrajudiciaire est bien supplétif de volonté, et que les parties peuvent y renoncer par avance au profit de la seule résolution judiciaire (v. ss 808), il est en revanche moins évident que les conditions de sa mise en œuvre puissent être librement évincées, alors que celles-ci apparaissent comme la contrepartie protectrice de ce pouvoir de résolution unilatérale 5. Quant à la comparaison avec la clause résolutoire, elle n’est pas non plus pleinement convaincante, car « la résolution par notification couvrant un spectre bien moins précis, une dispense conventionnelle serait ici plus dangereuse » 6. 806 Notification ¸ Faute d'exécution du débiteur dans le délai raisonnable laissé par la mise en demeure, le créancier sera en droit de lui notifier la résolution 7. L’article 1226, alinéa 3, précise utilement que cette notification devra contenir les « raisons » qui la motivent (al. 3) 8. Cette obligation de motivation est bienvenue, car elle facilitera la tâche du débiteur et le contrôle du juge en cas de contestation de la résolution. Une question se pose toutefois : le créancier peut-il invoquer d’autres motifs que ceux indiqués dans la notification ? Il faut l’espérer tant on ne perçoit pas pourquoi le juge devrait être privé de ces éléments

1. P.  Grosser, « Observations sur l’inexécution du contrat », préc., p. 88 ; C.  Pelletier, « Article  1226 : les conditions d’exercice de la résolution unilatérale aux risques et périls du créancier », RDC 2015. 789. 2. V. not les observations de la CCI Paris Ile-de-France lors de la consultation organisée par la Chancellerie sur le projet d’ordonnance. 3. Par ex. : Civ. 1re, 24 sept. 2009, no 08-14.524, NP ; Civ. 1re, 20 mars 2014, no 12-27.943, NP. 4. v. A. Bénabent, Droit des obligations, préc., no 389. 5. En ce sens : O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 507. 6. Ph. Malaurie, L. Aynès et Ph. Stoffel-Munck, Droit des obligations, préc., no 895. 7. Envisageant la possibilité d’un acte portant à la fois mise en demeure et prononcé de la résolution pour le cas où le débiteur ne s’exécuterait pas : O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 504, note 360. 8. En faveur de cette obligation de motivation, avant la réforme : v.  S.  Amrani-Mekki, art. préc., Defrénois 2003. 394 ; D. Mazeaud, RDC 2004. 278 ; rappr. M. Fabre-Magnan, « L’obligation de motivation en droit des contrats », Mélanges Ghestin, 2001, p. 301.

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d’appréciation, et notamment des circonstances survenues postérieurement à la notification, pour prendre sa décision 1. 807 2°) Contrôle a posteriori du juge ¸ L'article 1226 précise en effet que le créancier notifie la résolution à ses « risques et périls ». Inspirée de la jurisprudence Tocqueville, cette formule rappelle que le débiteur pourra contester en justice le bien-fondé de la décision unilatérale du créancier. Le texte précise que la saisine du juge peut intervenir « à tout moment » (al. 4), c’est-à-dire, pratiquement, dès le stade de la mise en demeure. La charge de la preuve de la « gravité de l’inexécution » pèse alors sur le créancier (al. 4). L’article 1226 ne dit rien des sanctions éventuelles en cas de résolution abusive. De toute évidence, la responsabilité de son auteur peut être engagée. Mais il est souhaitable que le juge puisse, non seulement allouer des dommages-intérêts afin de réparer le préjudice subi, mais éventuellement ordonner le maintien ou la reprise du contrat abusivement résolu 2. Au cas contraire, en effet, ce serait remettre en cause le principe de la force obligatoire du contrat tel qu’il est traditionnellement conçu en droit français. Sauf impossibilité, rien ne devrait faire obstacle à la poursuite forcée du contrat dans les termes initialement prévus par les parties 3, et encore moins, bien sûr, au maintien d’un contrat achevé résolu à tort par l’un des contractants 4. Pourquoi priver un contractant qui s’est vu notifier une résolution injustifiée de son droit à l’exécution forcée du contrat ? Une telle demande pourrait d’ailleurs être fondée sur le nouvel article 1228, qui autorise le juge à « ordonner l’exécution du contrat », sans distinguer selon le type de résolution dont il a à connaître (saisine a priori d’une résolution judiciaire, ou saisine a posteriori d’une résolution extrajudiciaire) 5. Pour que la poursuite ou la reprise forcée du contrat soit encore envisageable, la 1. En ce sens : Ph. Stoffel-Munck, « La résolution par notification : question en suspens », Dr. et patr. 2014. 67 s., spéc. p. 69 ; P. Grosser, « Observations sur l’inexécution du contrat », préc., p. 88 ; B. Fages, Droit des obligations, préc., no 303 ; O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 504. Comp. P.-Y.  Gautier, « La hiérarchie inversée des modes de résolution du contrat », Dr. et patr. 2014. 70 s., spéc. p. 71 ; G. Chantepie et M. Latina, préc., no 659. 2. Avant la réforme : D. Mazeaud, D. 2001. Somm. 3240 ; S. Amrani-Mekki, art. préc., Defrénois 2003. 390. Depuis la réforme : M. Fabre-Magnan, Droit des obligations. 1, Contrat et engagement unilatéral, préc., no 690 ; Ph. Malaurie, L. Aynès et Ph. Stoffel-Munck, Droit des obligations, préc., no 894 ; O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 505 ; G. Chantepie et M. Latina, préc., no 656 ; Ph.  Stoffel-Munck, « La résolution par notification : questions en suspens », Dr. et patr. oct. 2014, p. 68. Contra : B. Mercadal, Réforme du droit des contrats, préc., no 734, qui considère que le juge ne devrait pouvoir accorder que des dommages-intérêts, la résolution étant définitivement acquise au jour de la notification. 3. Pour un exemple de maintien du contrat, voir Com. 18 nov. 2008, no 07-20.304 ; RDC 2009. 484, obs. D. Mazeaud, où la Cour de cassation considère que la résolution unilatérale, faute pour le créancier d’avoir établi la preuve d’un manquement grave, n’avait pas rendu le protocole d’accord caduc. 4. Sur ce point : O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 505. 5. En ce sens : B.  Fages, Droit des obligations, préc., no 305 ; O.  Deshayes, T.  Genicon et Y.-M. Laithier, préc.

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victime de la résolution doit naturellement agir rapidement 1. Comme cela a pu être suggéré 2, le débiteur peut notamment songer à saisir le juge des référés, en démontrant que la cessation de la relation contractuelle constitue un « trouble manifestement illicite » ou l’expose à un « dommage imminent » (C. proc. civ., art. 809 et 873) 3. 808 3°) Eviction conventionnelle ¸ Les parties ont-elles la possibilité d'exclure dans leur contrat cette faculté de résolution unilatérale, soit pour imposer la saisine préalable du juge, soit pour assurer le respect des termes d'une clause résolutoire ? Le Rapport au Président de la République répond par l'affirmative, en indiquant que : « Dans le silence du texte sur son caractère impératif, il doit être considéré que cette disposition n'est pas d'ordre public, y compris en cas d'urgence ». À l'occasion de la procédure de ratification, les sénateurs se sont également prononcés en ce sens, en affirmant « que cette disposition n'est pas d'ordre public, et que les parties pourront décider de rendre ce mécanisme inapplicable à leur contrat » 4. Sous réserve d’un éventuel contrôle de son caractère abusif, la clause d’éviction de la résolution unilatérale, comme celle de la résolution judiciaire (v. ss 818), doit donc être considérée comme valable et pleinement efficace 5.

C. Résolution judiciaire

809 Présentation ¸ Seule prévue par le Code civil de 1804 (anc. art. 1184), la résolution judiciaire est désormais énoncée, en bout de course, après la résolution conventionnelle et la résolution unilatérale, par le simple rappel que la « résolution peut, en toute hypothèse, être demandée en justice » (art. 1227). Il convient de combler les lacunes du texte, en présentant les conditions de fond et d'exercice de la résolution judiciaire, avant d'envisager son éventuelle éviction conventionnelle. 810 1°) Conditions de fond ¸ S'agissant des conditions de fond, il convient de distinguer celles relatives au contrat inexécuté (a), et celles relatives à l'inexécution de celui-ci (b).

1. Ph. Stoffel-Munck, « Le contrôle a  posteriori de la résiliation unilatérale », Dr.  et  patr. mai 2004, no 126, p. 70 s., sp. p. 75. 2. V. not. : S. Amrani-Mekki, art. préc., Defrénois 2003. 390 ; Th. Genicon, thèse préc., no 621, p. 444. 3. Sur la possibilité pour le juge des référés d’enjoindre la poursuite d’une relation contractuelle : Civ. 1re, 29 mai 2001, no 99-12.478, NP ; RTD civ. 2001. 590, obs. J. Mestre et B. Fages ; Aix, 22 janv. 2004, RTD civ. 2004. 731, obs. J. Mestre et B. Fages. 4. F. Pillet, Rapport Sénat, 1re lecture, préc., p. 74. 5. En ce sens : O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 507. En sens contraire : B.  Mercadal, Réforme du droit des contrats, préc., no 725, qui estime que l’article  1226  est d’ordre public et que les parties ne sauraient renoncer par avance à la résolution par notification.

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811 a) Conditions relatives au contrat inexécuté ¸ Un temps considérée comme essentielle, la considération de la nature synallagmatique ou unilatérale du contrat a été progressivement délaissée, au profit d'une application généralisée de la résolution à tous les contrats à titre onéreux, à l'exception de certaines contrats particuliers, dont la nature ou l'économie fait obstacle à son application. À s’en tenir aux termes de l’ancien article 1184, la résolution ne semblait devoir jouer que dans les contrats synallagmatiques. Non respectée en jurisprudence, cette limitation n’a pas été reprise dans l’ordonnance de 2016. De fait, si les contrats synallagmatiques constituent le domaine d’élection de l’institution, la concordance entre les deux notions n’est pas totale. Il est, en effet, des contrats synallagmatiques qui ne peuvent être résolus et il est des contrats qui peuvent être résolus bien qu’ils ne soient pas synallagmatiques 1. 812 Application aux contrats synallagmatiques ¸ L'application privilégiée de la résolution aux contrats synallagmatiques résulte de ce que le droit de résolution, comme l'exception d'inexécution (v. ss 766), trouvait son fondement, non pas exclusif, mais principal, dans la notion de « cause » (v. ss 411). Dès lors que l’un des contractants n’exécute pas son obligation, il apparaît juste de donner à l’autre le droit de se dégager. En effet, l’exécution forcée est longue et coûteuse ; de plus, elle n’est pas toujours possible et le demandeur devrait alors se contenter de dommagesintérêts tout en restant lui-même tenu d’exécuter son obligation, ce qui n’est pas le résultat qu’il escomptait. Autant dire que le droit de faire résoudre le contrat procède de l’idée que le contractant s’est obligé en vue d’obtenir l’exécution de la prestation qui lui a été promise en retour et qu’en cas de défaillance de celle-ci, son obligation devient « sans cause » 2. 813 Extension aux contrats unilatéraux à titre onéreux ¸ Mais la résolution est également admise pour des contrats traditionnellement 1. V. Larribau-Terneyre, Le domaine de l’action résolutoire : Recherches sur le contrat synallagmatique, thèse ronéot. Pau, 1988 ; Th. Genicon, La résolution du contrat pour inexécution, thèse Paris II, éd. 2007, p. 193 s., no 259 s. 2. Civ. 14 avr. 1891, DP 91. 1. 329, note Planiol, S. 94. 1. 391, Grands arrêts, t. 2, no 179 ; 5 mai 1920, S. 1922. 1. 298 ; 30 déc. 1941, DH 1942. 98. – Capitant, De la cause, nos 147 s. ; R. Savatier, note D. 1950. 566 ; Wicker, Les fictions juridiques, contribution à l’analyse de l’acte juridique, thèse Perpignan, éd. 1997, no 305 s., p. 285 s. D’autres explications ont été proposées. Ainsi le recours à la notion d’équivalence : dans le contrat synallagmatique, l’exigence se manifeste au moment de la formation du contrat par la nécessité d’une cause définie comme l’équivalent voulu ; dans l’exécution du contrat, l’exigence d’équivalence est sanctionnée tant par l’exception d’inexécution que par la résolution du contrat (Maury, Essai sur le rôle de la notion d’équivalence, thèse Toulouse 1920). Dans une autre conception, la résolution serait une sanction de la mauvaise foi (Josserand, t. II, no 379 s.). On a également proposé de voir dans le droit de résolution une application de la notion de responsabilité : le juge a le pouvoir d’ordonner les mesures (par exemple, les destructions) propres à empêcher un dommage : le créancier de l’obligation inexécutée, s’il n’était pas libéré de sa propre obligation, serait exposé à un dommage ; le juge préviendra ce dommage en anéantissant l’ensemble du contrat (Carbonnier, t. 4, no 186).

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considérés, non pas comme des contrats synallagmatiques, mais comme des contrats unilatéraux à titre onéreux. Ainis, lorsque l'emprunteur ne paye pas les intérêts convenus, lorsque le gagiste ne remplit pas son obligation de veiller à la conservation de la chose (anc. art. 2080), le prêteur ou le constituant du gage peut demander la résolution du contrat. La solution a été contestée au motif que ces contrats ne sont pas synallagmatiques. Mais la jurisprudence n'a pas hésité à leur appliquer l'ancien article 1184 1. Au reste, la solution est consacrée par l’article 2344, alinéa 1er, qui autorise le constituant à se faire restituer le gage quand le créancier ne satisfait pas à son obligation de conservation (rappr. anc. art. 2082, al. 1), et par l’article 1912, qui dispose que le créancier d’une rente perpétuelle peut demander le remboursement du capital constitutif quand le débiteur cesse de payer les arrérages pendant deux ans ou manque de fournir les sûretés promises par le contrat. Certains auteurs ont cependant soutenu que l’article 1912 et l’ancien article 2082, alinéa 1er, n’étaient pas des applications de l’ancien article 1184, et que par suite, il n’y avait pas lieu d’admettre la résolution pour d’autres contrats unilatéraux. Ces articles seraient des textes exceptionnels édictant des déchéances et il faudrait les rapprocher, non de l’ancien article 1184, mais de l’ancien article 1188, devenu l’article 1305-4, qui prononce la déchéance du terme lorsque le débiteur se rend coupable de certains faits 2. À cette objection, on peut répondre que les articles en question accordent au créancier une faculté d’option qui n’est pas compatible avec la notion de déchéance et qui s’inspire de l’option admise par l’ancien article 1184 3. Au reste, comment faire appel à la déchéance du terme dans un contrat de rente perpétuelle qui ne comporte pas le remboursement du capital constitutif ? 814 Non-application à certains contrats synallagmatiques ¸ Par exception, la résolution ne s'applique pas à quelques contrats synallagmatiques. Tel est le cas de : 1) Certains contrats aléatoires. Malgré le caractère plus ou moins aléatoire de telle ou telle prestation, les contrats aléatoires peuvent être considérés comme des contrats synallagmatiques ; mais, l’existence même de l’aléa perturbant le mécanisme de la résolution, la loi a, dans divers cas, écarté son application. En matière d’assurance, le droit positif substitue à la résolution un système de déchéances 4. En matière de rente viagère, l’article 1978 du Code 1. Paris, 29 juin 1893, DP 94. 2. 437 ; T. civ. Seine, 17 oct. 1928, DP 1929. 2. 141. 2. Baudry-Lacantinerie et Barde, t. II, no 904 ; comp. Josserand, t. II, no 386. 3. Ophèle, L’exécution anticipée d’une obligation contractuelle, thèse multigr., Tours, 1993, no 55, p. 51. 4. Lorsque l’assuré ne paye pas sa prime, l’assurance ne peut être suspendue que trente jours après une mise en demeure restée infructueuse. Dix jours après l’expiration de ce délai, l’assureur a le droit de résilier la police ou d’en poursuivre l’exécution en justice (C. assur., art. L. 113-3).

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civil dispose que le seul défaut de paiement des arrérages d’une rente viagère n’autorise point le crédirentier à demander le remboursement du capital ou la restitution des fonds ; le crédirentier doit saisir des biens du débiteur, les faire vendre pour obtenir un capital qui sera placé afin d’assurer le service des arrérages. Les rédacteurs du Code civil ont estimé qu’il est impossible, si l’on rompt ce contrat, de remettre les parties dans la même situation que si le contrat n’avait pas été conclu. Datant d’une époque où l’on maîtrisait mal le mécanisme des contrats aléatoires liés à la durée incertaine de la vie humaine 1, cette raison n’emporte plus aujourd’hui la conviction. Aussi bien, la jurisprudence limite-t-elle la portée de la règle en lui conférant un caractère exceptionnel 2 et non impératif 3. Au caractère exceptionnel, peut être rattaché le fait que la jurisprudence n’étend pas l’article 1978 à un contrat aléatoire voisin, tel le bail à nourriture 4. En outre, l’article 1978 n’étant pas impératif, la pratique l’écarte presque toujours ; il n’y a guère de contrat de rente dans lequel le praticien rédacteur de l’acte omette d’insérer la clause résolutoire pour défaut de paiement des arrérages 5.

2) La cession d’office ministériel. Ce qui met ici obstacle à la résolution, c’est la participation de l’autorité publique à cette opération complexe et, en quelque sorte, triangulaire qui constitue ce que l’on appelle, à tort d’ailleurs, la cession d’un office ministériel. En réalité, la vénalité des offices, telle qu’elle existait dans l’ancienne France, a disparu à l’époque révolutionnaire. Ne lui a survécu que la seule patrimonialité de certains offices ; à proprement parler, le cédant cède à son successeur un droit de présentation d’un successeur ultérieur, et ainsi de suite, à l’agrément de l’autorité publique ; et c’est celle-ci qui investit, s’il y a lieu, de ses fonctions le nouveau titulaire, en le nommant. Les tribunaux judiciaires n’ayant pas le pouvoir de mettre à néant la décision de la Chancellerie qui nomme un nouvel officier ministériel, on en déduit que le cédant, non payé, peut seulement procéder à une voie d’exécution sur les biens du débiteur, ou attendre que le cessionnaire cède à

1. Le crédirentier ne peut évidemment pas exiger la restitution de l’intégralité du capital versé ; le taux de rachat d’une rente après plusieurs années diffère du taux de constitution de cette rente. Pour une rente égale, le capital nécessaire est d’autant plus important que le crédirentier est plus jeune. Mais ce n’est pas une difficulté insurmontable : grâce aux barèmes des compagnies d’assurances, on peut déterminer le montant du remboursement auquel devrait être tenu le débiteur en cas de résolution. 2. Civ. 1re, 8 févr. 1960, D. 1960. 417. 3. Civ. 2 déc. 1856, DP 56. 1. 443 ; 24 juin 1913, DP 1917. 1. 38. 4. C’est un contrat par lequel une personne abandonne à une autre tout ou partie de ses biens, en retour de quoi celle-ci s’engage à la loger et à la nourrir sa vie durant. Si le débiteur ne s’acquitte pas de son obligation ou s’en acquitte mal, le contrat peut être résolu en vertu de l’article 1184 : le débiteur restituera les biens qu’il a reçus et il sera dispensé par là même de nourrir et d’entretenir le créancier (Civ.  27  nov. 1950, motifs, Gaz.  Pal. 1951. 1.  132, Bull.  civ.  I, no 237). Les juges du fond avaient refusé de prononcer la résolution, l’inexécution partielle des obligations n’étant pas, dans l’espèce, assez importante pour justifier la résolution, et étant suffisamment réparée par des dommages-intérêts. La Cour de cassation a rejeté le pourvoi compte tenu du pouvoir d’appréciation souverain des juges du fond. Pour une illustration récente, voir Civ. 3e, 14 avr. 2010, CCC 2010, no 173, note L. Leveneur. 5. D. Arlic, « La résolution du contrat de rente viagère », RTD civ. 1997. 855.

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son tour la charge et procéder à une saisie-attribution entre les mains du sousacquéreur. La pratique remédie, il est vrai, au risque envisagé.

3) Le partage. Aucun texte n’excluant la résolution en matière de partage, on pourrait penser qu’il y a lieu d’y recourir lorsque la soulte due par un copartageant n’est pas versée ou lorsque, une adjudication ayant été prononcée au profit d’un cohéritier, celui-ci ne paye pas le prix de licitation. Cependant, la doctrine et la jurisprudence 1 rejettent la résolution du partage, sauf clause spéciale dans l’acte. La solution s’explique par le fait que le partage touche à des intérêts multiples, notamment à des intérêts familiaux, et que sa résolution serait cause d’une grande perturbation 2. C’est pour la même raison que l’action paulienne est écartée en matière de partage (v. ss 1583). 815 b) Condition relative à l’inexécution ¸ S'il n'est pas nécessaire, pour que la résolution soit obtenue, que le créancier ait subi un préjudice 3, encore faut-il qu’il y ait eu une inexécution de son obligation par le débiteur 4. Cette inexécution doit revêtir certains caractères. Depuis la réforme de 2016, cette inexécution doit en principe être fautive, c’est-à-dire imputable au débiteur. En effet, si un évènement de force majeure empêche l’exécution du contrat, sa résolution pourra intervenir « de plein droit » (art. 1218, al. 2), c’est-à-dire en dehors de toute décision judiciaire (sur cette solution et sa discussion : v. ss 760). Rien ne devrait toutefois empêcher le créancier, s’il le souhaite, de privilégier la voie judiciaire, notamment pour éviter la contestation ultérieure du débiteur défaillant. Conformément au droit antérieur, le nouvel article 1224 exige que cette inexécution soit « suffisamment grave ». Laissée à l’appréciation souveraine des juges du fond, cette condition fait obstacle à ce qu’un créancier prétexte du moindre manquement du débiteur à ses obligations pour se soustraire à ses propres engagements. Moins qu’un comportement blâmable du débiteur (faute lourde, dolosive), ce sont les conséquences néfastes de l’inexécution sur l’économie et/ou l’avenir du contrat, qui sont le plus souvent prises en compte par les magistrats. À ce titre, le manquement à une obligation principale, voire essentielle, sera plus facilement jugé « suffisamment grave », que l’inexécution d’une obligation accessoire ou secondaire dont les conséquences pécuniaires pourraient être suffisamment compensées par l’octroi de dommages-intérêts. Le simple retard peut justifier, selon les circonstances, la résolution du contrat 5. Il n’est pas davantage nécessaire que l’inexécution soit totale. Elle 1. Civ. 14  mai 1833, Dalloz, Jur.  gén., vo  Succession, no 2095, S.  33. 1.  381 ; Montpellier, 23 mai 1951, JCP 1951. IV. 165. 2. Sur les sanctions admises en matière de partage, v. Les successions, Les libéralités, nos 1136 s. 3. Civ. 3e, 5 févr. 1971, Bull. civ. III, no 90, p. 65. 4. Pour le rappel de l’exigence d’un manquement contractuel, v. par ex. : Soc. 25 sept. 2013, Bull. civ. V, no 205. 5. Civ. 1re, 4 janv. 1995, Bull. civ. I, no 14 ; Defrénois 1995. 1408, obs. D. Mazeaud.

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peut être simplement partielle. On peut supposer notamment que la prestation soit défectueuse, ou que le débiteur, tenu de plusieurs obligations, ne s’acquitte que de l’une d’elles, principale ou accessoire. Il va de soi que, dans de tels cas, le créancier peut réclamer l’exécution forcée des engagements contractés et, s’il n’y parvient pas, obtenir le cas échéant des dommagesintérêts ou une réduction du prix. Mais lui est-il possible de provoquer aussi la résolution du contrat ? De la lettre de l’ancien article 1184 al. 1, qui exigeait que l’autre contractant n’ait pas satisfait à son engagement, paraissait résulter une réponse positive. Très large, l’expression semblait viser aussi bien l’inexécution partielle que l’inexécution totale. La jurisprudence s’est prononcée en ce sens 1. Il appartient seulement aux tribunaux de vérifier que cette inexécution partielle « a assez d’importance pour que la résolution doive être immédiatement prononcée, ou si elle ne sera pas suffisamment réparée par une condamnation à des dommages-intérêts » 2. C’est dire à quel point l’intervention du juge apparaît, en la circonstance, particulièrement utile, mais également, en contrepoint, à quel point la généralisation de la résolution unilatérale extrajudiciaire n’est pas sans dangers (v. ss 803). Si l’inexécution d’une obligation est nécessaire à la résolution des contrats-échange (ex. : contrat de vente, de bail), pour lesquels ont été pensés tant les articles du Code civil de 1804 que les dispositions de l’ordonnance de 2016 (sur ce point : v. ss 72, 73), elle ne s’impose pas pour la résolution des contrats-organisation (ex. : contrat de société, d’association, de métayage). En effet, dans ces contrats, rappelons-le, la cause de l’engagement des parties n’est pas la contre-prestation attendue, mais la réalisation de leur entreprise commune. Cette spécificité explique que ces contrats puissent être résolus dès lors que cet objectif partagé se révèle impossible. Certaines hypothèses sont directement prévues par la loi. Tel est le cas de l’article 1844-7, 5° du Code civil, qui prévoit qu’un associé peut demander la résolution judiciaire de la société « pour justes motifs », et notamment « en cas de mésentente entre associés paralysant le fonctionnement de la société ». Cette cause de résolution est également prévue pour la convention d’indivision (C. civ., art. 1873-3, al. 1) et le GIE (C. com., art. L. 251-19, 4°). Mais la Cour de cassation n’a pas hésité à l’étendre, en dehors de toute prévision légale, à d’autres contrats-organisation ou d’intérêt commun, tels que le contrat de métayage 3 ou encore le contrat d’association 4. 1. V. en ce sens, Civ. 1re, 27 nov. 1950, D. 1951. Somm. 24 ; Com. 2 juill. 1996, Dr. et patr. oct. 1996, p. 77, obs. Chauvel, Defrénois 1996. 1364, obs. D. Mazeaud, JCP 1996. I. 3983, no 14, obs. Jamin (la résolution peut être prononcée par le juge en cas d’inexécution partielle, dès lors qu’elle porte sur une obligation déterminante de la conclusion du contrat). 2. Civ. 14 avr. 1891, DP 1891. 1. 329, note Planiol ; GAJC, t. II, no 180. 3. Civ. 3e, 29 avr. 1987, RTD civ. 1988. 536, obs. J. Mestre, qui décide, en l’absence de toute inexécution que le contrat peut être résolu lorsque la mésintelligence des contractants rend « impossible la poursuite des relations contractuelles normales entre eux ». 4. Com. 13 mars 2007, no 05-21.658 ; JCP 2007. II. 10105, note Fl. Deboissy et G. Wicker ; Dr. sociétés 2007, comm. 91, note F.-X. Lucas.

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816 2°) Condition d’exercice. a) La demande du créancier ¸ L'article 1227 précise que le créancier peut, « en toute hypothèse », demander la résolution en justice. Selon le Rapport au Président de la République, cette disposition rappelle « la possibilité de saisir le juge pour solliciter la résolution du contrat, même si une clause résolutoire a été prévue au contrat, ou même si une procédure de résolution par notification a été engagée, conformément à la jurisprudence ». Le créancier n’a pas, avant d’intenter l’action, à mettre le débiteur en demeure d’exécuter : l’assignation en résolution suffit à avertir le débiteur défaillant 1. Cette demande n’est pas davantage soumise à une condition de délai : les juges ne peuvent déclarer l’action irrecevable en raison de sa tardiveté 2. En revanche, si le contrat institue un préalable obligatoire de conciliation, le non-respect de cette clause rend irrecevable la demande en résolution 3. La nature de la sanction, l’anéantissement du contrat, impose également différentes limites à sa libre invocation. Ainsi, la résolution ne saurait s’abattre sur un contrat qui est déjà arrivé à son terme, et qui a donc déjà pris fin 4. De même, le créancier ne saurait solliciter tout à la fois la résolution du contrat et l’exécution des obligations qu’il renferme 5. Il doit choisir. Longtemps, la jurisprudence a décidé que ce choix ne revêtait pas un caractère irréversible ; le créancier pouvait le modifier tant qu’il n’avait pas été statué sur sa demande initiale par une décision passée en force de chose jugée 6. Ainsi, après avoir réclamé l’exécution forcée, le créancier

1. Civ. 28 mars 1904, DP 1904. 1. 315 ; Civ. 19 oct. 1931, DH 1931. 537 ; Com. 28 févr. 1972, D.  1972. Somm.  140, RTD  civ. 1972.  775, obs.  Y.  Loussouarn ; Civ.  3e, 2  mars 1977, Bull. civ. III, no 105, p. 82 ; Com. 26 avr. 1977, Bull. civ. IV, no 118 ; 11 juin 1992, CCC 1992, no 219, obs. L. Leveneur ; Civ. 1re, 23 mai 2000, Bull. civ. I, no 150 ; Civ. 1re, 23 janv. 2001, CCC 2001, no 69, obs.  L.  Leveneur ; rappr. Cass. ch.  mixte, 6  juill. 2007, JCP  2007. II.  10175, note  Mekki, CCC 2007, no 295, note  Leveneur, RCA 2007, no 300 (l’inexécution du contrat étant acquise, le créancier a droit à des dommages-intérêts compensatoires en dehors de toute mise en demeure). 2. Com. 3 mai 1983, Gaz. Pal. 1983. 2. Pan. 240, obs. J. Dupichot ; Civ. 1re, 5 nov. 1985, Bull. civ. I, no 287 ; RTD civ. 1986. 370, obs. Ph. Rémy ; Civ. 1re, 14 févr. 1989, Bull. civ. I, no 83. 3. Civ. 1re, 30 oct. 2007, Bull. civ. I, no 329 ; 8 avr. 2009, Bull. civ. I, no 78 ; Civ. 2e, 16 déc. 2010, Bull. civ. II, no 212 ; RTD civ. 2011. 170, obs. R. Perrot ; RDC 2011. 916, obs. Pelletier ; Com. 13 oct. 2015, no 14-19.734. Encore faut-il toutefois que la clause institue une véritable procédure de conciliation obligatoire : Com. 29  avr. 2014, AJCA 2014.  176, obs.  N.  Fricero ; RTD  civ. 2014. 655, obs. H. Barbier, jugeant que la clause prévoyant une tentative de règlement amiable, non assortie de conditions particulières de mise en œuvre, ne constitue pas une procédure de conciliation obligatoire préalable à la saisine du juge, dont le non-respect caractérise une fin de non-recevoir s’imposant à celui-ci. 4. Civ. 3e, 19 mai 2010, D. 2010. 1757, note O. Deshayes ; RTD civ. 2010. 554, obs. B. Fages. Comp. Civ. 1re, 14 févr. 1989, Bull. civ. I, no 83 ; Com. 19 sept. 2006, CCC 2007, no 2, note L. Leveneur ; RTD civ. 2007. 117, obs. J. Mestre et B. Fages. 5. Civ.  3e, 7  juin 1989, RTD  civ. 1990.  473, obs.  J.  Mestre ; Civ.  1re, 5  juillet 2005, RDC 2006. 312, obs. D. Mazeaud. 6. Civ.  3e, 25  mars 2009, D.  2010.  233, obs.  S.  Amrani-Mekki, RDC 2009.  1004, obs. T. Genicon, Defrénois 2009. 2319, obs. E. Savaux.

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pouvait, en cours d’instance, demander la résolution 1. Mais, renversant sa jurisprudence, elle retient aujourd’hui la solution contraire 2. À s’en tenir à la lettre de l’ancien article 1184, alinéa 2, seul le contractant insatisfait pouvait demander la résolution. Et de fait, le contractant défaillant ne saurait agir en résolution 3, sauf à reprocher lui-même à son partenaire une défaillance 4. Mais la jurisprudence a étendu de manière notable le cercle des personnes qui peuvent demander la résolution. Elle accorde, en effet, ce droit, non seulement au subrogé 5 et au créancier exerçant l’action oblique 6, mais aussi au sous-acquéreur en cas de ventes successives 7, à la caution 8, ainsi qu’au porte-fort tant que la ratification n’est pas intervenue 9. Dans l’hypothèse d’une stipulation pour autrui, seul le stipulant peut agir en résolution en cas d’inexécution par le promettant de son obligation (v. ss 713, 714). 817 b) L’appréciation du juge ¸ Appelé à prononcer la résolution (et non pas simplement à la constater ou l'approuver), le juge dispose d'un assez large pouvoir d'appréciation, comme le rappelle le nouvel article 1228 du Code civil. Il est tout d’abord naturel que le tribunal vérifie si les conditions relatives à l’inexécution sont réunies, c’est-à-dire si les manquements du débiteur sont suffisamment graves pour justifier la résolution. À cet effet le juge doit « prendre en compte toutes les circonstances de la cause intervenues jusqu’au jour de la décision » 10. S’il y a inexécution totale, ce contrôle est relativement facile. S’il y a inexécution partielle ou retard dans l’exécution 1. Com. 27 oct. 1953, D. 1953. 20, note H.L. ; Soc. 25 juin 1954, D. 1954. Somm. 73 ; Paris, 20 déc. 1968, D. 1969. Somm. 33. 2. Civ. 3e, 20 janv. 2010, RDC 2010. 825, obs. T. Genicon ; Civ. 2e, 8 sept. 2011, RTD civ. 2011. 762, obs. B. Fages. 3. Req. 22  févr. 1932, DH  1932.  203 ; Com. 28  avr. 1982, Bull.  civ.  IV, no 144, p. 127, JCP 1982. IV. 240. 4. Civ. 3e, 25 mai 1976, Bull. civ. III, no 229, p. 177, Defrénois 1977. 397 note J.-L. Aubert. – Sur la résolution aux torts réciproques, v.  Civ.  3e, 22  juin 1982, Gaz.  Pal. 1983. 1.  Pan.  jur.  6, note A.P. ; 21 févr. 1984, Bull. civ. III, no 43, p. 33, JCP 1984. IV. 134. Sur l’attention que les juges portent à la cohérence du comportement des contractants-plaideurs, v.  Mestre, RTD  civ. 1999. 838. 5. Civ. 13  févr. 1963, D.  1963.  316, note P.  Voirin ; 1er  févr. 1965, JCP  1965. II.  14187, note J.A. 6. Civ. 3e, 14 nov. 1985, Bull. civ. III, no 143, p. 109, D. 1986. 386, note J.-L. Aubert, RTD civ. 1986. 599, obs. J. Mestre. 7. Com. 17 mai 1982, Bull. civ. IV, no 182, p. 162, RTD civ. 1983. 135, obs. G. Durry. 8. Civ. 1re, 20 déc. 1988, Bull. civ. I, no 368, p. 249, D. 1989. 166, note L. Aynès, RTD civ. 1989. 538, obs. J. Mestre. La caution peut poursuivre la résolution du contrat dont elle garantit l’exécution, ce qui la libérera de son obligation. 9. Civ. 3e, 25 mai. 1988, Bull. civ. III, no 229, p. 177. 10. Civ. 3e, 22 mars 1983, préc. ; 26 juin 1991, Bull. civ. II, no 188 ; 5 mai 1993, CCC 1993, no 173, note L. Leveneur, RTD civ. 1994. 353, obs. J. Mestre ; 9 juill. 2014, no 13-14.802, P. V. cep. Civ. 3e, 6 déc. 1995, Bull. civ. III, no 250, p. 169, Defrénois 1996. 813, obs. Bénabent, décidant, en matière du bail rural, que c’est au jour de la demande en résiliation que doivent être appréciés les manquements du preneur invoqués par le bailleur.

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(v. ss 815), l’office du juge augmente, car il est alors conduit à apprécier si la partie de l’obligation inexécutée, l’inexécution d’une obligation accessoire ou le retard dans l’exécution 1, justifie la résolution 2. En règle générale, le juge prononce la résolution s’il estime que l’altération du lien contractuel est telle que le demandeur n’aurait pas contracté s’il l’avait prévue 3. En d’autres termes, il doit s’assurer que la prestation non exécutée constitue bien la « cause » de l’obligation du demandeur 4. En pratique, le juge tient compte aussi des circonstances économiques qui peuvent rendre la résolution plus ou moins opportune, ainsi que de l’importance d’une faute commise par le débiteur 5, bien que la résolution judiciaire ne soit pas subordonnée à la preuve de la mauvaise foi de celui-ci. Appréciant souverainement s’il y a lieu de prononcer la résolution du contrat 6, le juge peut, s’il s’y refuse, prendre d’autres mesures. L’ancien article 1184, alinéa 3, ne paraissait lui accorder que le droit d’ajourner la résolution, en concédant au défendeur un délai de grâce pour s’exécuter. Mais, prenant appui sur d’autres dispositions du Code civil (art. 1636, 1638, 1729), ainsi que sur l’idée que celui qui peut le plus peut le moins, la jurisprudence a justement élargi l’éventail des solutions possibles. Entre le rejet pur et simple de la demande et la prononciation de la résolution totale, il y a place, en effet, pour des mesures intermédiaires, particulièrement utiles en cas d’inexécution partielle. Le juge peut accorder au défendeur un délai de grâce (art. 1343-5 ; anc. art. 1244-1) 7, de sorte que c’est seulement s’il ne s’exécute pas avant l’expiration de ce délai que le contrat sera résolu 8. Il peut aussi, tout en rejetant la demande en résolution, accorder au demandeur des dommages-intérêts 9. Ces deux solutions alternatives 1. Civ. 1re, 4 janv. 1995, Bull. civ. I, no 14, p. 10, Defrénois 1995. 1408, obs. D. Mazeaud. 2. Ex. : Civ.  1re, 27  oct. 1981, Bull.  civ.  I, no 315, JCP  1982. IV.  27, RTD  civ. 1982.  616, obs.  Ph.  Rémy (obligation de renseignement) ; Com. 3  février 2009, JCP  2009. I.  138, no 29, obs. Grosser (obligation d’information et de conseil) ; Com. 11 déc. 1990, Bull. civ. IV, no 316, p. 218, RTD civ. 1991. 526, obs. J. Mestre ; Com. 25 oct. 1994, CCC 1995, no 3, note L. Leveneur ; 11 avr. 1995, CCC 1995, no 125, note L. Leveneur (défaut d’assistance dans la mise en marche d’un système informatique) ; Paris, 21 janv. 1991, CCC 1991, no 77, note L. Leveneur ; rappr. Paris, 4 janv. 1980, JCP 1982. II. 19734, note J.-L. Goutal. 3. La gravité de l’inexécution est appréciée au moment du jugement : Civ. 3e, 22 mars 1983, préc. ; 5 mai 1993, préc. 4. Civ. 31 oct. 1962, D. 1963. 363. 5. Req. 13 nov. 1928, DH 1928. 589 ; 7 juill. 1930, S. 1931. 1. 19 ; 18 déc. 1934, Gaz. Pal. 1935. 1. 271. 6. Civ. 27  févr. 1950, Bull.  civ., no 237, p. 182, Gaz.  Pal. 1951. 1.  132 ; 13  févr. 1963, D. 1963. 316 ; Civ. 1re, 5 mars 1974, Bull. civ. I, no 70 ; 15 juill. 1999, Bull. civ. I, no 245. 7. Civ. 1re, 19 déc. 1984, Bull. civ. I, no 343, p. 291, RTD civ. 1986. 107, obs. J. Mestre. 8. En fait, la résolution est le plus souvent prononcée, d’avance et éventuellement, par le tribunal, en prévision d’une inexécution à l’expiration du délai ; on évite ainsi au créancier les lenteurs et les frais d’une nouvelle instance ; – rappr. l’art. 1655, en matière de vente. 9. Req. 5  juin 1872, DP  73. 1.  27, S.  73. 1.  156 ; Civ.  5  mai 1920, S.  1921. 1.  298 ; Civ. 30 nov. 1949, préc. ; 27 nov. 1950, préc. ; 8 déc. 1956, Gaz. Pal. 1956. 1. 250. – Le juge pouvant se contenter d’accorder des dommages-intérêts alors que le demandeur réclame la résolution et pas autre chose (ex. Civ. 1re, 27 nov. 1950, préc.), certains auteurs justifient cette solution en observant que l’action en résolution est une action en responsabilité et qu’en

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– l’octroi d’un délai et l’allocation de dommages-intérêts – sont désormais consacrées à l’article 1228 du Code civil. Sous l’empire du droit antérieur, la Cour de cassation avait également pu sembler admettre la résolution partielle, en réduisant la prestation due, par exemple, par l’acheteur d’une marchandise de mauvaise qualité ou le locataire d’un immeuble défectueux 1. On a objecté à cette dernière solution qu’elle constituait une véritable modification judiciaire de la convention. Mais la bonne foi empêche un contractant d’exiger une résolution totale, lorsque l’exécution partielle lui procure une réelle satisfaction. Il en est ainsi quand il manque seulement une partie accessoire par rapport au tout 2, quand il s’agit de prestations divisibles comme dans les marchés de denrées ou marchandise 3. Plus réaliste et, dans cette mesure, moins négatif, le droit commercial de la vente a consacré le mécanisme de la réfaction, en vertu duquel le juge peut, dans certaines conditions, refaire le contrat en modifiant le prix 4. Et il ne paraissait donc pas nécessairement contraire à une vision plus dynamique du rôle du juge, spécialement en matière économique 5, d’étendre le domaine de ce mécanisme. Si le nouvel article 1228 ne prévoit pas cette faculté, la consécration de la réduction du prix par l’ordonnance de 2016 (art. 1223 ; v. ss 784 s.) invite à l’ajouter à la palette des options offertes au juge : saisi par le créancier d’une demande en résolution du contrat, il devrait pouvoir se contenter, si le débiteur le lui demande et qu’il le juge opportun, de réduire le prix de la prestation imparfaitement exécutée. Le débiteur peut également écarter la résolution en offrant d’exécuter 6. Il lui est possible d’opérer ce choix en cours d’instance, voire après le jugement ayant résolu le contrat, le jugement étant alors réformé et le contrat maintenu 7. Si de telles solutions peuvent – probablement plus aujourd’hui que par le passé – être conciliées avec les règles procédurales,

accordant des dommages-intérêts au lieu de prononcer la résolution, le juge se borne, dans les limites de son office, à choisir un mode de réparation plutôt qu’un autre (H.L. et J. Mazeaud, t. II, 1er vol., par F. Chabas, no 1094). 1. Civ. 5 mars 1894, DP 1894. 1. 508, S. 1897. 1. 74 ; 1er avr. 1924, S. 1925. 1. 37 ; Soc. 6 avr. 1951, D. 1951. 505. – V. aussi, sur le pouvoir souverain des juges du fond quant à la fixation de la réparation due en cas de fautes respectives des parties : Com. 6  mars 1984, JCP 1984. IV. 152. – Sur cette question, v. Y.-M. Serinet, Les régimes comparés des sanctions de l’erreur, des vices cachés et de l’obligation de délivrance et dans la vente, thèse multigr. Paris I, 1996, no 362, p. 393. 2. Req. 4 mars 1872, S. 72. 1. 431 ; Besançon, 8 févr. 1928, Gaz. Pal. 1928. 2. 32. 3. Req. 21 déc. 1927, DH 1928. 82. – V. aussi, au sujet de la modification d’un marché à forfait devenant un marché sur devis, Dijon, 17 févr. 1971, D. 1971. 371. 4. V. Ripert et Roblot, Droit commercial, t.  2, 15e éd.  par Ph.  Delebecque et M.  Germain, no 2537. 5. V. Le rôle du juge en présence des problèmes économiques, Trav. Ass. H. Capitant, t. XXII, Journées de 1970, éd. 1975 ; Y.-M. Serinet, op. cit., nos 358 s., p. 385 s. 6. Civ. 1re, 17 mai 1954, Gaz. Pal. 1954. 2. 83 ; Civ. 3e, 22 mars 1983, Bull. civ. III, no 84, p. 67, Defrénois 1984. 296, obs. J.-L. Aubert. 7. Civ. 27 mars 1911, DP 1915. 1. 97, note Cézar-Bru ; 6 janv. 1932, DH 1932. 114.

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encore faut-il éviter que le débiteur ne les détourne de leur fin ; aussi bien est-il loisible au juge d’estimer tardive l’offre d’exécution et de prononcer en conséquence la résolution 1. 818 3°) Éviction conventionnelle : principe et limites ¸ Avant la réforme de 2016, le point de savoir si les parties peuvent renoncer par avance au droit de demander la résolution judiciaire était controversé. On enseignait généralement qu'une pareille clause devrait être interdite : l'ancien article 1184 étant étroitement lié au pouvoir du juge de veiller à la bonne foi entre contractants, il ne serait pas possible d'y renoncer, ni expressément, ni tacitement 2 ; en particulier, le fait d’avoir préalablement demandé l’exécution forcée ne vaut pas renonciation à réclamer postérieurement la résolution 3. L’opinion contraire apparaît cependant préférable : la résolution n’est nullement d’ordre public ; il doit être permis aux parties de convenir qu’elles se contenteront de l’action en exécution et qu’elles ne demanderont pas la résolution 4. C’est en ce sens que s’est prononcée la Cour de cassation, qui a considéré qu’un contractant pouvait renoncer à son droit de demander la résolution du contrat en justice par anticipation, à condition que cette renonciation ne soit pas équivoque 5. Non consacrée par l’ordonnance de 2016, cette solution est néanmoins confirmée par le Rapport au Président de la République, qui indique que les parties pourront renoncer par avance à la voie judiciaire 6. Le domaine de validité et d’efficacité de la clause de non-résolution doit toutefois être circonscrit. Dans les relations consommateurs/ professionnels, cette clause sera toujours réputée abusive, en application 1. Civ. 30 nov. 1949, JCP 1952. II. 6802, note Rech, Gaz. Pal. 1950. 1. 38, RTD civ. 1956. 183, obs. H. et L. Mazeaud. 2. Req. 9 mars 1903, DP 1904. 1. 89 ; v. en ce sens, Mazeaud et Chabas, no 1104 ; Bénabent, no 289. 3. Com. 27 oct. 1953, D. 1944. 201. – La stipulation d’une clause pénale n’emporte pas de plein droit renonciation du créancier à poursuivre la résolution de la convention (Civ. 3e, 22 févr. 1978, Bull. civ. III, no 99, p. 77). 4. Req. 24 mars 1931, JCP 1931. II. 784, RTD civ. 1931. 889, obs. Demogue. 5. Civ. 3e, 3 nov. 2011, no 10-26.203, Bull. civ. III, no 178 ; D. 2011. 2795 ; D. 2012. 459, obs. S. Amrani-Mekki et M. Mekki ; AJDI 2012. 780, obs. F. Cohet-Cordey ; RTD civ. 2012. 114, obs. B. Fages. V. déjà Com. 7 mars 1984, (sol. impl.) Bull. civ. IV, no 93 ; JCP 1985. II. 20407, note Ph. Delebecque, RTD civ. 1985. 164, obs. J. Mestre. Ainsi la réception sans réserves de marchandises par un commerçant emporte-t-elle cette renonciation : Com. 12 févr. 1980, Bull. civ. IV, no 80 ; D. 1981. 278, note Aubertin. 6. Ph. Delebecque, « L’articulation et l’aménagement des sanctions de l’inexécution du contrat », Dr. et patr. juin 2016, p. 62 s., spéc. p. 66 ; O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 509. Comp. P. Grosser, « L’exécution forcée en nature », AJCA 2016. 119, spéc. note 54, qui estime que la rédaction finalement retenue par l’ordonnance peut être comprise « comme prohibant les clauses de renonciation anticipée à la résolution judiciaire » ; B. Mercadal, Réforme du droit des contrats, préc., no 734, qui estime que, quoi qu’en dise le Rapport, l’article 1227 devrait faire obstacle à l’exclusion conventionnelle de la résolution judiciaire, et encourage les parties et les rédacteurs d’actes à s’en abstenir pour éviter le « contentieux en germe dans la faculté de renoncer », notamment au regard de sa conformité douteuse au droit d’agir en justice. Dubitatifs : G. Chantepie et M. Latina, préc., no 662.

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de l’article R. 212-1, 7° du code de la consommation. Les juges pourraient être tentés de généraliser cette solution à tous les contrats d’adhésion, sans distinguer selon la qualité de consommateur ou de professionnel de l’adhérent, en application du nouvel article 1171. Le Rapport précité suggère par ailleurs deux autres voies de contestation, en affirmant qu’il appartiendra « aux juridictions saisies de vérifier au cas par cas que la restriction ainsi consentie ne porte pas atteinte à la substance même du droit et au droit d’agir en justice ». La première hypothèse (atteinte à la « substance même du droit ») renvoie au nouvel article 1170, qui consacre la jurisprudence Chronopost (v. ss 465). La seconde (atteinte au « droit d’agir en justice ») pourrait faire référence à la police des clauses contractuelles menée au nom des libertés fondamentales (v. ss 501 s.).

§ 2. Effets de la résolution

819 De l’« anéantissement » à la « fin » du contrat ¸ La résolution étant présentée, dans le Code civil de 1804, comme une espèce particulière de condition résolutoire (anc. art. 1184), il était tentant de lui reconnaître le même effet, c'est-à-dire l'anéantissement rétroactif du contrat et des obligations auxquelles il donne naissance (anc. art. 1183, al. 1) 1. Cependant, ce principe, qui avait vocation à s’appliquer tant dans les rapports entre les parties qu’à l’égard des tiers, connaissait un certain nombre de tempéraments. Aussi, plutôt que de raisonner en termes de principe et d’exceptions, il a été plus récemment proposé de redéfinir la portée de l’effet résolutoire 2. La résolution n’est effectivement pas la nullité. Alors que la seconde sanctionne un défaut de formation du contrat, et commande donc naturellement son anéantissement rétroactif, la première se contente de réagir au défaut d’exécution de la convention, non seulement valablement formée, mais également, parfois, convenablement exécutée pendant une certaine période. Si le contrat nul est « censé n’avoir jamais existé », il n’en va pas de même du contrat résolu, qui se contente de prendre fin, sans que son existence soit rétrospectivement remise en cause. L’ordonnance du 10 février 2016 insiste à juste titre sur cette distinction. Alors que l’article 1178 dispose que le contrat nul « est censé n’avoir jamais existé », l’article 1229, al. 1er, comme l’article 1187 pour la caducité, prévoit que la résolution « met fin au contrat ». L’alinéa 2 précise la date de cette disparition, en distinguant selon la nature de la résolution : à la date

1. Sur l’affirmation jurisprudentielle de l’anéantissement ab initio du contrat : v. par ex. Com. 12 oct. 1982, JCP 1984. II. 20166, note Signoret ; Civ. 3e, 22 juin 2005, Bull. civ. III, no 143 ; D. 2005. 3003, note Rakotovahiny ; JCP 2005. II. 10149, note Dagorne-Labbé. 2. Th. Genicon, La résolution du contrat pour inexécution, no 768, p. 551 qui présente la résolution comme « un mécanisme permettant en droit le retrait effectif de l’opération économique des parties aux fins de corriger l’inexécution »

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fixée par la clause résolutoire pour la résolution conventionnelle 1 ; à la date de la notification pour la résolution unilatérale ; à la date fixée par le juge ou, à défaut, au jour de l’assignation en justice, pour la résolution judiciaire 2. Il ne faudrait toutefois pas déduire de cette disposition que la résolution est purement prospective et sans incidence sur le passé. En cela, l’affirmation du Rapport au Président de la République, selon laquelle l’ordonnance « abandonne la fiction juridique de la rétroactivité traditionnellement attachée à la résolution par la doctrine et la jurisprudence » est trompeuse. Cela se vérifie tant entre les parties (1°) qu’à l’égard des tiers (2°). 820 1°) Effets de la résolution entre les parties. ¸ Le contrat résolu cesse de produire effet dans l'avenir. Si le créancier n'a pas exécuté sa propre obligation, il ne peut plus y être contraint. La situation d'attente qui résultait de l'exception non adimpleti contractus (v. ss 772) se consolide et devient définitive. En conséquence, le juge ne peut prononcer la résolution et condamner l’une des parties à payer à son cocontractant les échéances contractuelles restant dues 3. Il n’est pas rare que le contrat résolu ait fait l’objet d’une exécution partielle, soit que l’une des parties ait exécuté ses obligations, soit que les deux contractants aient un temps respecté leurs engagements réciproques. Si la restitution des prestations échangées n’est pas, à la différence de la nullité, automatique, elle demeure une situation courante en cas de résolution (a). De même, si la résolution emporte en principe la disparition totale du contrat, certaines clauses ont vocation à survivre à son extinction (b). La résolution d’un contrat peut enfin entraîner la caducité en cascade d’une ou plusieurs conventions liées (c). 821 a) Sort des prestations. Droit antérieur : contrat à exécution instantanée et contrat à exécution successive ou échelonnée ¸ L'effet rétroactif traditionnellement attaché à la résolution (v. ss 819) avait pu conduire la doctrine et la jurisprudence à affirmer que les contractants étaient tenus de restituer ce qu’ils avaient reçu, afin de remettre les choses dans le même état que si le contrat n’avait pas existé 4. 1. Dans le silence de la clause, il conviendrait de retenir, soit le terme du délai fixé dans la mise en demeure, soit, à défaut, la date de la notification définitive de la résolution par le créancier. 2. Sur la date de prise d’effet de la résolution judiciaire, la jurisprudence était pour le moins confuse : en faveur de la date de l’inexécution du contrat ; Civ. 1re, 1er juill. 1963, Gaz. Pal. 1963. 2. 388 ; Civ. 1re, 6 mars 1996, Bull. civ. I, no 118 ; Defrénois 1998. 1025, obs. Ph. Delebecque ; en faveur de la date de la décision qui la prononce : Civ. 3e, 13 mai 1998, Bull. civ. III, no 98 ; CCC 1998, no 113, note L. Leveneur ; affirmant au contraire que la résiliation judiciaire d’un contrat à exécution successive ne prend pas nécessairement effet à la date de la décision : Civ. 1re, 1er oct. 2008, Bull.  civ.  III, no 144 ; Defrénois 2008.  2499, obs.  R.  Libchaber ; RDC 2009.  70, obs. T. Genicon ; ibid. 168, J.-B. Seube. 3. Civ. 1re, 5 juill. 2005, D. 2005. 2176. 4. Civ. 3e, 29 janv. 2003, JCP 2003. II. 10116, note Y.-M. Serinet, RTD civ. 2003. 501, obs.  J.  Mestre et B.  Fages (La restitution est un effet direct et nécessaire de la décision

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Une telle solution apparut toutefois excessive, spécialement en présence de contrats s’inscrivant dans le temps, soit en raison de la continuité des prestations, c’est le contrat à exécution successive stricto sensu (ex. : le bail, l’abonnement à un journal), soit en raison de l’échelonnement des prestations, c’est le contrat à exécution échelonnée (ex. : contrat de construction de maison individuelle) (sur ces catégories : v. ss 105) 1. L’anéantissement de la convention se fondant, non sur un vice affectant sa formation, mais sur un incident d’exécution, il n’y a alors aucune raison de remettre en cause un contrat, au prétexte de manquements ultérieurs, pour toute la période durant laquelle il a reçu une exécution paisible. Selon cette analyse, la nature de ces contrats interdit que la résolution produise à leur égard son effet habituel d’anéantissement rétroactif de la relation juridique. Les contrats à exécution successive ou échelonnée étaient ainsi, à proprement parler, non pas résolus, mais résiliés pour l’avenir 2. Le caractère simplement prospectif de la résolution connaissait toutefois deux tempéraments, eux aussi commandés par la « nature des choses ». D’une part, pour que la résolution n’opère pas rétroactivement, encore faut-il, bien sûr, que le contrat à exécution successive ou échelonnée ait été correctement exécuté pendant un certain temps. Lorsque le défaut d’exécution est initial, si l’une des parties n’a jamais rempli ses engagements, la résolution opère alors nécessairement rétroactivement. Un arrêt de la Cour de cassation avait synthétisé cette solution dans un attendu de principe ciselé : « Si, dans un contrat synallagmatique à exécution successive, la résiliation judiciaire n’opère pas pour le temps où le contrat a été régulièrement exécuté, la résolution judiciaire pour absence d’exécution ou exécution imparfaite dès l’origine entraîne anéantissement rétroactif du contrat » 3. Par cette décision, la Cour de cassation posait moins un principe (résiliation prospective) assortie d’une exception (résolution rétroactive), qu’une règle unique : la résolution du contrat à exécution successive opère pour le temps où il n’a pas été exécuté. D’autre part, il est apparu que l’anéantissement uniquement pour l’avenir pourrait conduire à un résultat injuste en présence d’un contrat à exécution successive ou échelonnée formant un tout indivisible 4. La Cour d’anéantissement. Elle peut être ordonnée par le tribunal alors même qu’elle n’a pas été sollicitée). Il en est autrement toutefois des arrhes qui ont pu être versées au moment du contrat et qui demeurent acquises au vendeur (art. 1590). V. aussi Com. 12 oct. 1982, Bull. civ. IV, no 309, JCP 1984. II. 20116, note Signoret, Defrénois 1983. I. 786, obs. J.-L. Aubert. 1. V.  J. Ghestin, « L’effet rétroactif de la résolution des contrats à exécution successive », Mélanges Raynaud, 1985, p. 203. 2. Req. 18 mai 1839, DP 1839. 1. 230 ; Civ. 2 mars 1938, DP 1938. 1. 89, note Besson ; Soc. 23 févr. 1957, D. 1957. 466 pour un contrat de travail ; Com. 3 janv. 1972, Bull. civ. IV, no 1, pour un contrat de crédit-bail. Sur cette question, v. Th. Genicon, La résolution du contrat pour inexécution, no 29 s., p. 21 s. 3. Civ. 3e, 30 avr. 2003, JCP 2004. II. 10031, note C amin et 2003.I.170, no 15, obs. Constantin, RTD civ. 2003. 501, obs. J. Mestre et B. Fages : rappr. Civ. 3e, 1er oct. 2008, préc. 4. Ghestin, Jamin et Billiau, no 578.

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de cassation l’a compris, en affirmant, que, « dans les contrats à exécution échelonnée, la résolution pour inexécution partielle atteint l’ensemble du contrat ou certaines de ses tranches seulement, suivant que les parties ont voulu faire une convention indivisible ou fractionnée en une série de contrats » 1. En d’autres termes, soit le contrat s’exécute par « tranches successives » et la résolution n’atteindra pas les tranches déjà exécutées, soit les parties ont voulu faire une convention indivisible et la résolution entraîne l’anéantissement total et rétroactif du contrat. Si le critère de la divisibilité de la convention n’avait été appliqué par la jurisprudence qu’aux contrats à exécution échelonnée, à l’exclusion des contrats à exécution successive, certains auteurs étaient favorables à sa généralisation 2, sous réserve que soit prise en compte lors du règlement final la valeur des services fournis. 822 Ordonnance de 2016 : contrat à utilité finale et contrat à utilité continue ¸ Les deux avant-projets doctrinaux ont tenté, chacun à leur manière, d'exprimer cet état du droit positif. L'avant-projet Catala proposait ainsi de distinguer les contrats à exécution instantanée, soumis à une résolution rétroactive commandant la restitution de toutes les prestations exécutées, et les contrats à exécution successive ou échelonnée, soumis à une résiliation prospective justifiant le maintien des prestations en cas d'exécution partielle (art. 1160-1). Délaissant la distinction des contrats instantanés ou successifs, l'avant-projet Terré se contentait d'indiquer qu'il y avait lieu à restitution, « d'une part, lorsqu'une partie a exécuté une obligation sans recevoir la prestation due par le débiteur, et, d'autre part, lorsque les parties ont envisagé l'exécution du contrat formant un tout » (art. 116). C'est à cette présentation que s'était ralliée, dans un premier temps, la Chancellerie, en prévoyant, dans le projet d'ordonnance, que la résolution « oblige à restituer les prestations échangées lorsque leur exécution n'a pas été conforme aux obligations respectives des parties ou lorsque l'économie du contrat le commande » (art. 1229, al. 3). Suivant une suggestion doctrinale 3, le législateur de 2016 a finalement adopté une présentation renouvelée de la question, en distinguant les contrats dont les prestations échangées ne trouvent leur utilité que « par l’exécution complète » du contrat, et les contrats dont les prestations 1. Civ. 1re, 3 nov. 1983, Bull. civ. I, no 252 ; Defrénois 1984. 1014 obs. J.-L. Aubert, RTD civ. 1985. 166, obs. J. Mestre ; 13 janv. 1987, Bull. civ. I, no 11 ; JCP 1987. II. 20860, note Goubeaux ; Civ. 3e, 20 nov. 1991, no 89-16.552, Bull. civ. III, no 285 ; Paris, 24 janv. 1991, CCC avr. 1991 no 77, obs.  L.  Leveneur, RTD  civ. 1991.  527, obs.  J.  Mestre ; Civ.  1re, 8  oct. 2009, no  08-17.437 ; JCP 2009. 574, no 14, obs. P. Grosser. – V. J.-B. Seube, L’indivisibilité et les actes juridiques, thèse Aix, 1999, nos 349 s., p. 379 s. 2. J. Mestre, obs. RTD civ. 1985. 168 ; G. Goubeaux, note préc. 3. T. Genicon, « “Résolution” et “résiliation” dans le projet d’ordonnance portant réforme du droit des contrats », JCP 2015. 960 ; du même auteur, La résolution du contrat pour inexécution, LGDJ, 2007, spéc. no 855 s.

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trouvent leur utilité « au fur et à mesure » de son exécution (art. 1229, al. 3). Cette distinction des contrats à utilité finale et des contrats à utilité continue se substitue à la distinction des contrats à exécution instantanée et des contrats à exécution successive 1, qui, comme le relève le Rapport, n’apparaissait « pas toujours adaptée pour déterminer dans quelle mesure les restitutions doivent avoir lieu » 2. Son application ne devrait toutefois pas modifier l’état du droit positif. Pour les contrats à utilité finale, qui correspondent essentiellement aux contrats à exécution instantanée stricto sensu (ex. : vente au comptant), mais également à certains contrats à exécution successive ou échelonnée (ex. : contrat d’audit, contrat d’édition), les parties seront tenues de restituer l’intégralité des prestations reçues. L’article 1229, al. 3, rejoint ici la jurisprudence précédemment évoquée, selon laquelle la résolution impose la restitution de toutes les prestations échangées lorsque les parties ont voulu faire une convention « indivisible et non fractionnée » 3. Tel est le cas, à titre d’exemple, d’un contrat d’édition 4, d’un contrat de formation d’auto-école 5, d’un contrat d’étude de métreurs-vérificateurs 6, ou encore d’un contrat d’architecte 7. Pour les contrats à utilité continue, qui recouvre essentiellement les contrats à exécution successive (ex. : contrat de bail, contrat de travail), mais également quelques contrats à exécution échelonnée (ex. : vente de choses à produire avec livraison régulière), il n’y a pas lieu à restitution « pour la période antérieure à la dernière prestation n’ayant pas reçu sa contrepartie », c’est-à-dire, concrètement, pour les prestations antérieures à l’inexécution. Dans un contrat de bail, par exemple, le propriétaire ne devra restituer que les loyers perçus postérieurement au défaut de jouissance subi par le locataire. Là encore, avec des mots nouveaux, cet article consacre la jurisprudence selon laquelle la résiliation des contrats à exécution successive n’opère pas pour le temps où le contrat a été régulièrement exécuté 8. À la demande des praticiens, visiblement attachés à cette terminologie 9, le législateur a précisé, lors de la réécriture finale de l’ordonnance, que la résolution est alors qualifiée de « résiliation » (art. 1229, al. 3).

1. Sur laquelle, v. ss 13. 2. Cette difficulté tient essentiellement au fait que cette dualité ne rend pas compte de l’ensemble de la réalité contractuelle, et notamment de la catégorie particulière des contrats à exécution échelonnée (sur ce point, v. ss 105). 3. Civ. 1re, 3 nov. 1983, préc. 4. Ibid. 5. Civ. 1re, 13 janv. 1987, préc. 6. Civ. 3e, 20 nov. 1991, préc. 7. Civ. 1re, 8 oct. 2009, préc. 8. Civ. 3e, 30 avr. 2003, préc. 9. V.  not. les observations de l’AFJE lors de la procédure de consultation organisée par la Chancellerie sur le projet d’ordonnance.

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L’article 1229, al. 4, précise in fine que les restitutions devront s’opérer dans les conditions prévues aux articles 1352 et suivants du Code civil, qui fixent les règles applicables aux restitutions indépendamment de leurs sources. 823 b) Sort des clauses ¸ Si le contrat résolu disparaît pour l'avenir, certaines de ses clauses, appelées à régir les suites de l'inexécution et la période post-conctractuelle, ont vocation à lui survivre. De fait, à la différence de la nullité, la résolution anéantit un contrat valablement conclu. Il n'y a donc pas de raison de faire obstacle à l'application des clauses légalement formées régissant les suites de la fin du contrat 1. Avant la réforme, la jurisprudence apparaissait néanmoins tout à la fois prudente et peu cohérente. Si la Cour de cassation avait admis que la résolution du contrat ne faisait pas obstacle à l’application d’une clause compromissoire 2, d’une clause attributive de juridiction 3, d’une clause pénale stipulée pour le cas d’inexécution 4, elle avait en revanche écarté le jeu de la clause de non-concurrence 5 et de la clause limitative de responsabilité 6. Il était également acquis qu’on ne saurait faire application, en cas de résolution judiciaire, de la clause stipulée pour jouer avec une clause de résiliation unilatérale anticipée 7. Issu de l’ordonnance du 10 février 2016, le nouvel article 1230 prévoit désormais la survie de deux types de clauses. Conformément à la jurisprudence antérieure, il rappelle que la résolution n’affecte pas les « clauses relatives au règlement des différends », c’est-à-dire, pratiquement, les clauses compromissoires et attributives de compétence. Il ajoute, dans une formule tautologique, que la résolution n’affecte pas non plus les clauses « destinées à produire effet même en cas de résolution »… L’article 1230 en donne deux exemples : la clause de confidentialité et la clause de non-concurrence, qui survivra donc désormais, sauf stipulation contraire, à la résolution du contrat. Bien que le texte ne les évoque pas, les clauses indemnitaires (clauses pénales, clauses de responsabilité), appelées 1. Sur ce point, voir Th. Genicon, La résolution du contrat pour inexécution, no 769 s., p. 551 s. 2. Com. 12 nov. 1968, Bull. civ. IV, no 316. 3. Civ. 1re, 11 janv. 1978, Bull. civ. II, no 13 ; Civ. 2e, 11 janv. 1978, no 76-11.237, Bull. civ. II, no 13. 4. Com. 22 mars 2011, no 09-16.660, Bull. civ. IV, no 49 ; D. 2011. 2179, obs. X. Delpech ; ibid.  2179, note  Hontebeyrie, RTD  civ. 2011.  345, obs.  B.  Fages, Rev.  sociétés 2011.  626, note J. Moury. 5. Civ. 1re, 29 nov. 1989, Bull. civ. I, no 245, RTD civ. 1990. 474, obs. Mestre ; 6 mars 1996, Bull. civ. I, no 118, Defrénois 1996. 1025, obs. Delebecque, RTD civ. 1996. 207, obs. Mestre. – Sur cette question v. Paulin, La clause résolutoire, thèse Toulouse, éd. 1996, no 98, p. 105. D. Houtcieff, Le principe de cohérence en matière contractuelle, thèse Paris XI, éd. 2001, nos 1375 s., favorable à la jurisprudence ; G. Blanc-Jouvan, L’après-contrat, thèse Paris II, éd. 2003, no 56 s., p. 68 s. 6. Com. 5  oct. 2010, no 08-11.630,  NP ; RDC 2011.  431, obs.  T.  Genicon, JCP  2011.  63, obs. P. Grosser. 7. Com. 3  mai 2012, no 11-17.779 ; Bull.  civ.  IV, no 86 ; D.  2012.  1719, note A.  Etienney de Sainte-Marie, JCP 2012. 601, note A. Hontebeyrie, RTD civ. 2012. 527, obs. B. Fages.

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à régir les conséquences de l’inexécution du contrat, appartiennent également à cette catégorie. Les sénateurs l’ont confirmé à l’occasion de la ratification de l’ordonnance, en affirmant que l’article 1230 commandait « sans contestation » le maintien, non seulement des clauses pénales, mais également des clauses limitatives de responsabilité 1. C’est d’ailleurs à cette solution que s’est ralliée plus récemment la chambre commerciale, en jugeant, sous l’empire du droit ancien, que les clauses limitatives de réparation demeuraient applicables en cas de résolution du contrat 2. 824 c) Sort des contrats liés : renvoi ¸ La résolution peut également atteindre des contrats étroitement liés au contrat anéanti 3. Cette extinction en cascade des contrats, pour laquelle avait également été sollicitée la « cause », est désormais régie par le nouvel article 1186, qui prévoit la caducité des conventions dont l’exécution est rendue impossible par la disparition du contrat résolu ou pour lesquels l’exécution du contrat résolu était la condition déterminante du consentement d’une partie (v. ss 592). Tantôt il s’agit de conventions conclues entre les mêmes parties, tantôt de contrats conclus entre des parties différentes, ce qui nous amène à évoquer les effets de la résolution à l’égard des tiers. 825 2°) Effets de la résolution à l’égard des tiers ¸ L'ordonnance du 10 février 2016 n'en dit rien. La résolution n'est pourtant pas sans incidence pour les tiers : elle anéantit non seulement les droits des parties, mais également les droits de leurs ayants cause. Resoluto jure dantis resolvitur jus accipientis. L’application de ce principe entraîne pour les tiers une dangereuse insécurité, dont le législateur s’est efforcé d’atténuer les inconvénients :

a) En matière de vente d’immeuble, une protection particulière des tiers résulte du droit des sûretés réelles. Le vendeur dispose d’un privilège spécial destiné à garantir le paiement du prix, mais il doit faire inscrire ce privilège s’il veut l’opposer aux tiers (art. 2379, al. 1, ord. 23 mars 2006 ; anc. art. 2108, al. 1) ; or il résulte de l’article 2379, alinéa 2, qui a lié les deux garanties, que l’action résolutoire, prévue au profit du vendeur à l’article 1654 (qui n’est qu’une illustration de l’ancien article 1184), ne peut être exercée à défaut d’inscription du privilège dans le délai de deux mois à compter de l’acte de vente, au préjudice des tiers qui ont acquis des droits sur l’immeuble du chef de l’acquéreur et qui les ont publiés 4 ; en outre, les demandes de résolution et les jugements prononçant la résolution doivent être publiés (Décr. 4 janv. 1955, art. 28-4o). 1. F. Pillet, Rapport Sénat, 1re lecture, p. 74. 2. Com. 7 févr. 2018, no 16-20.352, RDC 2018. 196, obs. J. Knetsch. 3. Ph. Reigné, « La résolution pour inexécution au sein des groupes de contrats », in La cessation des relations contractuelles d’affaires, 1997, p. 151 ; S. Bros, L’interdépendance contractuelle, thèse Paris II, 2001, no 645. 4. Des dispositions semblables régissent l’action résolutoire de la vente d’un fonds de commerce : pour produire effet, l’action résolutoire doit être mentionnée et réservée expressément dans l’inscription du privilège du vendeur d’un fonds de commerce. L’action ne peut être exercée au préjudice des tiers après l’extinction du privilège (C. com., art. L. 141-13).

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b) En matière mobilière, le sous-acquéreur de bonne foi est protégé par l’article 2276 (anc. art. 2279) : « En fait de meubles, la possession vaut titre ». c) Un tempérament est admis quant à l’effet rétroactif de la résolution à l’égard des tiers ; une tradition bien établie maintient les actes d’administration faits sur la chose par celui dont le droit est résolu (arg. art. 1673) 1. Ce tempérament diminue l’inconvénient de la résolution du contrat. La résolution entraîne cependant souvent un trouble économique sérieux, ce qui fait comprendre l’utilité des larges pouvoirs donnés au juge pour la prononcer suivant les circonstances.

SECTION 5. LA RESPONSABILITÉ CONTRACTUELLE 826 Le concept de responsabilité contractuelle ¸ Sous l'empire du Code civil de 1804, ce qu'on étudie sous la rubrique « responsabilité contractuelle », était traité au titre III du Livre III du Code civil, dans un chapitre intitulé « De l'effet des obligations », et plus précisément dans une section qui avait pour titre « Des dommages et intérêts résultant de l'inexécution de l'obligation ». C'est dire que les rédacteurs du Code civil avaient envisagé le droit du créancier à des dommages-intérêts en cas d'inexécution du contrat comme un effet de l'obligation contractée. Selon cette conception, le débiteur est, sauf en cas de faute dolosive, tenu de procurer au créancier l'équivalent de l'avantage qu'il attendait du contrat et non de réparer le dommage qui lui a été injustement causé. Mais, à partir du xixe siècle, l’habitude s’est prise – au cours d’une évolution qui a été magistralement retracée 2 – de raisonner non plus en termes d’exécution par équivalent, mais de responsabilité contractuelle. Cette évolution a entraîné une certaine déformation du régime du contrat et l’on a notamment déploré la « présentation éclatée » des conséquences de l’inexécution du contrat, et invité la doctrine française à prendre modèle sur les juristes de common law 3. Aussi bien un important courant doctrinal a-t-il préconisé l’abandon du « faux concept » de responsabilité contractuelle et le retour à la tradition : les dommages-intérêts versés en 1. Des dispositions spéciales limitent le jeu de l’action résolutoire ou d’une condition résolutoire d’une vente, dans le cadre des procédures de redressement et de liquidation judiciaires des entreprises (v., plus spécialement au sujet de l’arrêt des poursuites individuelles et des droits du vendeur de meubles les art. L. 621-40 et L. 621-118 C. com.). La protection du crédit ainsi que le rôle joué par l’apparence, spécialement en droit commercial (v. J. Calais-Auloy, Essai sur la notion d’apparence en droit commercial, thèse Montpellier, éd. 1959), justifient ces solutions. 2. Ph.  Rémy, « La “responsabilité contractuelle”, histoire d’un faux concept », RTD  civ. 1997.  323  s. ; v.  aussi P.  Rémy-Corlay, « Exécution et réparation : deux concepts ? », RDC 2005. 13 s. 3. D. Tallon, « L’inexécution du contrat : pour une autre présentation », RTD civ. 1994. 223 s., et « Pourquoi parler de faute contractuelle ? », Mélanges G. Cornu, 1994, p. 429 s. – V. L. Reiss, Le juge et le préjudice, Étude comparée des droits français et anglais, thèse Panthéon-Sorbonne (Paris I), 2002.

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cas d’inexécution de l’obligation contractuelle auraient pour objet non de réparer un dommage, mais de procurer au créancier, par équivalent, l’avantage qu’il attendait du contrat. Il en est résulté une controverse doctrinale 1, qui s’est développée par mélanges interposés 2, et qui a trouvé une expression dans les deux avant-projets doctrinaux. L’avant-projet dit Catala s’en tient à une analyse en termes de responsabilité contractuelle 3 ; l’avant-projet élaboré sous l’égide de l’Académie des sciences morales et politiques analyse au contraire les dommages-intérêts en un mode d’exécution par équivalent 4. Les rédacteurs de l’ordonnance de 2016 semblent avoir opté pour la thèse classique de la responsabilité contractuelle, en rebaptisant la sous-section consacrée aux dommages-intérêts contractuels : « La réparation du préjudice résultant de l’inexécution du contrat » (C. civ., art. 1231 s.). Cet attachement à la responsabilité contractuelle est encore plus évident dans le projet de réforme du droit de la responsabilité civile, qui propose de consacrer officiellement le concept, en soumettant la responsabilité contractuelle à des dispositions, non seulement propres, mais également partagées avec la responsabilité extracontractuelle 5. Le domaine et le régime des deux responsabilités doivent pourtant être soigneusement distingués (v. ss 897). 827 Toilettage et réforme à venir ¸ La loi d'habilitation du 16 février 2015 n'avait pas confié au gouvernement le soin de modifier le droit de la responsabilité contractuelle, dont la réforme a été renvoyée à celle plus générale de la responsabilité civile. L'ordonnance du 10 février 2016 a néanmoins procédé à un toilettage des textes de 1804, en modernisant leur lettre, mais également en consacrant quelques solutions jurisprudentielles acquises de longue date (C. civ., art. 1231 s. ; anc. 1146 s.). Présenté le 13 mars 2017 par le gouvernement, le projet de réforme du droit de la 1. P. Jourdain, Réflexions sur la notion de responsabilité contractuelle, Les métamorphoses de la responsabilité, PUF, 1998, p. 65 ; L.  Leturmy, « La responsabilité délictuelle du contractant », RTD  civ. 1998.  839  s. ; E.  Savaux, « La fin de la responsabilité contractuelle ? », RTD  civ. 1999.  1  s. ; G.  Durry, « Responsabilité délictuelle et responsabilité contractuelle : dualité ou unité ? », Colloque Univ. Savoie, déc. 2000, RCA juin 2001, p. 20 s. ; P. Grosser, Les remèdes à l’inexécution du contrat : essai de classification, thèse Paris I, 2000 ; v. aussi Ph. le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz Action, 2012/2013, no 802 s. 2. Ph. Rémy, « Observations sur le cumul de la résolution et des dommages-intérêts en cas d’inexécution du contrat », Mélanges Couvrat, 2001, p. 121 ; G.  Viney, « La responsabilité contractuelle en question », Mélanges Ghestin, 2001, p. 920 ; C. Larroumet, « Pour la responsabilité contractuelle », Mélanges Catala, 2001, p. 543. 3. Avant-projet de réforme du droit des obligations, P. Catala : Chap. 2, Section 1. Dispositions communes aux responsabilités contractuelle et délictuelle ; Section 3. Dispositions propres à la responsabilité contractuelle. 4. Pour une réforme du droit des contrats, dir. F. Terré, art. 97, 117 et 118. 5. Projet de loi présenté par le gouvernement le 13  mars 2017. Expulsant les dommagesintérêts contractuels du droit des contrats, l’article 1231 se contenterait de renvoyer au sous-titre consacré à la responsabilité civile : « Le créancier d’une obligation issue d’un contrat valablement formé peut, en cas d’inexécution, demander au débiteur réparation de son préjudice dans les conditions prévues au sous-titre II ».

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responsabilité civile prévoit une refonte d'une tout autre ampleur, dont nous aurons l'occasion de rendre compte, chemin faisant. On suivra pour cela la présentation habituelle qui porte à calquer les problèmes que suscite la responsabilité contractuelle sur ceux qui se posent à propos de la responsabilité civile délictuelle. On envisagera donc successivement le fait dommageable (Sous-Section 1), la réparation du dommage (SousSection 2) et les clauses relatives à la responsabilité (Sous-Section 3).

Sous-section 1. Le fait dommageable 828 Conditions requises ¸ L'existence du droit à réparation dépend de trois conditions : un dommage (§ 1) ; une faute contractuelle (§ 2) ; un lien de causalité entre cette faute et ce dommage (§ 3).

§ 1. Le dommage

829 Existence du dommage ¸ Une chose est l'exécution, volontaire ou forcée, d'une obligation, autre chose est la réparation du dommage causé, par l'inexécution – partielle ou totale, temporaire ou définitive – de l'obligation, dès lors qu'il en est résulté un dommage ou un préjudice. Non sans avoir hésité 1, la Cour de cassation s’est nettement prononcée, décidant que l’inexécution d’une obligation contractuelle ne suffit pas à fonder l’octroi d’une réparation 2. Point de dommage, point de réparation 3. Pourtant, la réalité n’est pas aussi simple. Tout d’abord, on ne peut pleinement exclure, de la part du juge, appelé à apprécier souverainement – du moins en principe – l’étendue du préjudice, la considération implicite du comportement plus ou moins fautif de l’auteur du dommage (rappr., sur les dommages-intérêts punitifs, v. ss 913). En outre, et surtout, aux confins des notions de dommage et de fait dommageable, la considération de données impalpables aboutit à diluer la précision du préjudice sans écarter vraiment l’exigence de celui-ci. C’est au sujet de l’inexécution des obligations de ne pas faire que la difficulté s’est manifestée. Si le débiteur a fait ce qu’il ne devait pas faire, la sanction est encourue « par le seul fait de la contravention », sans qu’une 1. Civ.  3e, 13  nov. 1997, Bull.  civ.  III, no 202, RTD  civ. 1998.  124, obs.  P.  Jourdain, 696, obs.  P.-Y. Gautier ; 30  janv. 2002, Bull.  civ.  III, no 17, RTD  civ. 2002.  816, obs.  Jourdain, 321, obs. P.-Y. Gautier, JCP 2002. 1. 186, obs. G. Viney. 2. Soc. 4  déc. 2002, Bull.  civ.  V, no 368, RDC 2003.  54, obs.  Ph. Stoffel-Munck, RTD  civ. 2003. 711, obs. P. Jourdain ; Civ. 1re, 9 juill. 2003, RTD civ. 2003. 709, obs. Mestre et B. Fages, JCP 2003. 1. 163, no 4, obs. G. Viney ; Civ. 3e, 3 déc. 2003, JCP 2003. 1. 163, no 2, obs. G. Viney, CCC 2004.  38, note L.  Leveneur, RDC 2004.  280, obs.  D.  Mazeaud, RTD  civ. 2004.  295, obs. P. Jourdain ; Civ. 2e, 11 sept. 2008, RDC 2009. 77, obs. O. Deshayes ; Civ. 1re, 22 nov. 2017, CCC 2018, no 23, note L. Leveneur. 3. V. au sujet de la restitution d’une fraction d’un prix de vente, Civ.  3e, 8  nov. 2006, JCP 2006. IV. 3351, 2007. I. 115, no 1, obs. Ph. Stoffel-Munck.

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mise en demeure soit nécessaire (C. civ., anc. art. 1145). De ce seul texte ne résulte pas l’absence d’exigence d’un préjudice dû à l’inexécution. Aussi bien la Cour de cassation avait-elle affirmé que cet article, qui dispense alors de la mise en demeure, ne dispense pas celui qui demande réparation d’établir le principe et le montant de son préjudice 1. Opérant un revirement de jurisprudence, la Cour de cassation a depuis jugé, au visa de l’ancien article 1145 du Code civil, que « si l’obligation est de ne pas faire, celui qui y contrevient doit des dommages-intérêts par le seul fait de la contravention » 2. Outre qu’elle contrevient au principe selon lequel la responsabilité est subordonnée à l’existence d’un dommage, cette affirmation laisse entière la question de la fixation d’une réparation, pratiquement d’un montant, même approximatif, de dommages-intérêts. Observons au surplus que la Cour de cassation ne peut plus désormais s’abriter derrière la lettre de l’ancien article 1145, détournée par elle de son esprit, puisque cette disposition a été supprimée, avec la catégorie des obligations de ne pas faire, par l’ordonnance du 10 février 2016. Les hauts magistrats pourraient y voir une invitation à abandonner une jurisprudence, qui pourrait, quant à elle, disparaître sans aucun dommage. 830 Caractères du dommage. Renvoi ¸ La plupart des règles relatives à la détermination du dommage réparable en matière contractuelle sont les mêmes qu'au sujet de la responsabilité délictuelle auxquelles il suffit présentement de renvoyer (v. ss 921 s.). Dans le passé, s’étaient manifestées des résistances à l’admission du dommage moral, mais cette disparité a disparu. Les textes n’établissent d’ailleurs aucune distinction ; la teneur des anciens articles 1147 à 1149, comme des nouveaux articles 1231-1 et 1231-2, est assez large pour englober les dommages moraux comme les dommages matériels. On va voir qu’il existe cependant une particularité essentielle en matière contractuelle. 831 Exclusion du dommage imprévisible ¸ Aux termes du nouvel article 1231-2 (anc. art. 1150), « le débiteur n'est tenu que des dommages et intérêts qui ont été prévus ou qui pouvaient être prévus lors de la conclusion du contrat, sauf lorsque l’inexécution est due à une faute lourde ou dolosive » 3. 1. Civ.  1re, 26  févr. 2002, Bull.  civ.  I, no 68, LPA 18  nov. 2002, note Ph.  Stoffel-Munck, RTD civ. 2002. 809, obs. Mestre et Fages. 2. Civ. 1re, 10 mai, 2005, Bull. civ. 2005, I, no 201, JCP 2006. I. 111, no 5, obs. Ph. StoffelMunck, RTD civ. 2005. 600, obs. P. Jourdain, Defrénois 2005. 1247, obs. J.-L. Aubert, RTD civ. 2005. 594, obs. J. Mestre et B. Fages, CCC 2005, no 184, note L. Leveneur ; Civ. 1re, 31 mai 2007, Bull.  civ.  I, no 212, D.  2007.  2784, note C.  Lisanti, JCP  2007. I.  185, obs.  Ph.  Stoffel-Munck, RTD  civ. 2007.  776, obs.  P.  Jourdain, CCC 2007, no 230, note L.  Leveneur, RDC 2007.  1118, obs.  Y.-M.  Laithier ; ibid. 1140, obs.  S.  Carval ; RTD  civ. 2007.  568, obs.  B.  Fages ; ibid.  776, obs. P. Jourdain ; Civ. 1re, 14 déc. 2010, Bull. civ. I, no 197 ; RTD civ. 2010. 781, obs. B. Fages. 3. V. I. Souleau, La prévisibilité du dommage contractuel, thèse ronéot. Paris II, 1979. L’auteur développe spécialement la thèse selon laquelle la règle formulée à l’anc. art.  1150 C.  civ. ne constitue pas une particularité de la responsabilité contractuelle, mais une conséquence normale

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Il ne faut pas confondre la notion d’imprévision (v. ss 624 s.) et celle de dommage imprévisible. Il ne s’agit pas ici de dégager le débiteur de sa responsabilité, il s’agit de la mesurer. L’article 1231-2 n’est donc pas une application de la théorie de l’imprévision. La disposition qu’il contient est simplement destinée à permettre à celui qui passe un contrat de mesurer l’étendue de sa responsabilité éventuelle pour qu’il sache s’il doit accepter ou non les aléas que le contrat peut comporter pour lui, aléas qui tiennent sans doute aux circonstances extérieures, mais aussi aux négligences, aux maladresses dont lui-même ou ses subordonnés peuvent se rendre coupables. Le débiteur doit pouvoir évaluer le risque qu’il court du chef du contrat. S’il est trop considérable, il hésitera peut-être à conclure le contrat, ou il demandera un supplément de prix, destiné à le couvrir d’une assurance qu’il peut contracter à cet effet, à moins qu’il ne préfère, en percevant le supplément, rester son propre assureur. Ces considérations expliquent que, dans les dommages-intérêts qui seront prononcés contre le débiteur, auquel on ne peut pas reprocher un dol et qui n’est coupable en définitive que d’imprudences ou de négligences plus ou moins graves, on ne tienne compte que de ce qui avait pu être prévu lors du contrat. 832 À quoi s’applique la prévisibilité ? ¸ Si la Cour de cassation reconnaît un pouvoir souverain aux juges du fond pour constater les faits sur lesquels repose l'appréciation du caractère prévisible ou non du dommage, la notion de dommage prévisible est une notion juridique que la Cour de cassation a définie et à laquelle les juges doivent se référer lorsqu'ils caractérisent les faits souverainement constatés par eux. Est-ce la cause du dommage (c’est-à-dire sa nature) ou encore sa quotité (c’est-à-dire son montant) que le débiteur doit avoir prévues ou pu prévoir, pour que le créancier ait droit à indemnisation ? Par exemple, un expéditeur a envoyé dans une caisse, sans indication particulière, des bijoux et objets d’art de grande valeur. Le professionnel qui accepte le transport de cette caisse sait quel genre de dommage peut être causé au cours de l’exécution du contrat : détériorations extérieures, bris intérieur, perte complète ; mais il ne sait pas que les choses contenues dans cette caisse ont une valeur dépassant la valeur normale des objets transportés. Peut-il refuser de payer des dommages-intérêts équivalant à cette valeur, en faisant observer qu’il n’a pu prévoir l’importance du dommage ? Ou peut-on lui répondre que le genre de dommage pouvait parfaitement être prévu par lui, sa qualité lui permettant de prévoir les avaries pouvant survenir ? En général, une ancienne jurisprudence se contentait d’exiger la prévision de la cause du dommage et non celle de sa quotité. On faisait valoir en ce sens que l’ancien article 1150 (art. 1231-3) constituait une exception de la justice contractuelle. Les juges du fond ne sont pas tenus de rechercher d’office si le dommage était prévisible : Civ. 1re, 15 juillet 1999, Bull. civ. I, no 242, D. Affaires 1999. 1239, RTD civ. 1999. 843, obs. P. Jourdain.

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au principe fondamental posé par l’ancien article 1149 (art. 1231-2), aux termes duquel les dommages-intérêts doivent réparer toute la perte subie par le créancier ; les exceptions doivent être interprétées strictement ; il fallait donner à l’ancien article 1150 une interprétation qui laissait à l’ancien article 1149 le plus large champ d’application ; c’est ce qu’on fait en l’interprétant comme visant la cause du dommage 1. Mais, à la suite d’une évolution, la jurisprudence a fait prévaloir la solution inverse : c’est la quotité du dommage qui doit être prise en considération pour savoir ce que l’on entend par dommage prévisible 2. Cette interprétation est préférable, car elle répond à l’idée fondamentale qui a inspiré l’ancien article 1150 : il faut que celui qui s’engage puisse savoir à quoi il s’expose éventuellement si, dans l’exécution du contrat, il cause un dommage au créancier ; or, il est bien évident que la prévision du genre de dommage qu’il peut causer est tout à fait insuffisante pour lui permettre de se faire une idée du montant des dommages-intérêts qu’il devra éventuellement verser. Il faut donc qu’il connaisse la valeur de la chose qui est l’objet du contrat. La jurisprudence adopte parfois à ce propos une conception de la prévisibilité favorable au débiteur 3. La question a connu récemment un regain d’intérêt en cas de retard dans l’exécution d’un contrat de transport de personne. Lorsque le transporté éprouve un dommage parce que le retard le met dans l’impossibilité de réaliser le projet qu’il avait formé, peut-il en obtenir réparation ? Tel est le cas lorsqu’il manque, du fait de ce retard, une correspondance (ferroviaire, aérienne) qui le prive d’un séjour de vacances ou le handicape dans son activité professionnelle ; s’agit-il pour le transporteur d’un dommage prévisible ? Dans le passé, la Cour de cassation avait décidé que le transporteur ferroviaire ne pouvait normalement prévoir l’objet du voyage et les conséquences particulières d’un retard 4. Persistant dans cette analyse, la haute juridiction a décidé que le transporteur ne pouvait prévoir, sauf indications particulières lors de la conclusion du contrat, les conséquences pour chaque

1. Pau 11 août 1903, DP 1904. 2. 302 ; Paris, 22 déc. 1910, Gaz. Pal. 1911. 1. 606. 2. Civ. 3 août 1932, DH 1932. 572, S. 1932. 1. 351 ; 31 juill. 1944, DC 1944. 96, note A.C. ; 2 déc. 1947, Gaz. Pal. 1948. 1. 84 ; Civ. 1re, 3 juin 1998, Bull. civ. I, no 199, JCP 1999. II. 10010, note N. Rzepecki – La même attitude est adoptée dans la rédaction de certains textes : voir à propos de la responsabilité des aubergistes ou hôteliers, l’art. 1953, al. 3, C. civ. qui dispose que les dommages-intérêts dus au voyageur, en raison du vol ou du dommage causé aux effets qu’il n’a pas déposés entre leurs mains sont limités à l’équivalent de 100 fois le prix de location du logement par journée, sauf lorsque le voyageur démontre que le préjudice subi résulte d’une faute de celui qui l’héberge ou des personnes dont ce dernier doit répondre. 3. Civ.  1re, 11  mai 1982, Gaz.  Pal. 1982. 2.  612, note F.  Chabas, RTD  civ. 1983.  145, obs. G. Durry ; 3 juin 1998, préc. 4. Civ. 9 juill. 1913, DP 1915. 1. 35, S. 1913. 1. 460 (par suite d’un retard de chemin de fer, un voyageur avait manqué une adjudication ; les juges avaient condamné la compagnie à réparer le préjudice que cette affaire manquée avait causé au voyageur ; la Cour de cassation a censuré cette décision parce que la compagnie de chemin de fer n’avait pas été en état de prévoir ce préjudice très particulier qui consiste pour un voyageur à manquer une adjudication).

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client d’un retard, et notamment celles qui s’attachent au fait que terme du voyage en train n’était pas la destination finale du transporté 1. Les juges du fond n’étant pas tenus de rechercher d’office si le dommage était prévisible, il appartient au débiteur de solliciter la mise en œuvre de l’article 1231-3 2. 833 Faute dolostive ou lourde du débiteur ¸ Comme l'ancien article 1150, le nouvel article 1231-3 prévoit, qu'en cas de faute dolosive du débiteur, celui-ci est tenu non seulement du dommage prévisible, mais encore du dommage imprévisible. En effet, les conventions doivent être exécutées de bonne foi (art. 1104 ; anc. art. 1134, al. 3). Le dommage causé intentionnellement par le débiteur doit être réparé par lui en totalité, quand même il n’en aurait pas prévu l’étendue au jour où il contractait 3. C’est la sanction de sa mauvaise foi. On explique parfois autrement ce résultat, en disant qu’en cas de faute dolosive le débiteur engage sa responsabilité délictuelle et que cette dernière ne connaît pas la limitation de l’article 1231-3. Mais cette explication est contraire au principe du non-cumul de la responsabilité contractuelle et de la responsabilité délictuelle (v. ss 1107). En outre, à suivre cette analyse, on ne voit pas pourquoi, en cas de faute non dolosive, ne subsisterait pas également la responsabilité délictuelle, l’article 1241 (anc. art. 1383) retenant le quasi-délit d’imprudence. La jurisprudence a assimilé la faute lourde à la faute dolosive 4. Il faut pourtant reconnaître qu’il devient plus difficile de justifier l’aggravation 1. Civ. 1re, 28 avr. 2011, D. 2011. 1725, note M. Bacache, D. 2012. 459, obs. S et M. Mekki, CCC 2011, no 154, note L. Leveneur, RDC 2011. 1156, note Y.-M. Laithier, RDC 2011. 1163, note G. Viney, RTD civ. 2011. 547, obs. P. Jourdain (Un train arrive en retard en sorte que deux passagers manquent leur vol pour Cuba ainsi que le séjour qu’ils y avaient programmé ; ils demandent réparation de ce préjudice. Le juge de proximité la leur accorde ; la Cour de cassation reproche aux juges du fond de ne pas avoir donné de base légale à leur décision, au regard de l’article 1150 c. civ., en se déterminant par des motifs généraux et « sans expliquer en quoi la SNCF pouvait prévoir lors de la conclusion du contrat, que le terme du voyage en train n’était pas la destination finale ») ; Civ. 1re, 23 juin 2011, no 10-11.539, RDC 2011. 1157, obs. Y.M. Laithier (même solution) ; Civ. 1re, 26 sept. 2012, D. 2012. 2305, CCC 2012, no 275, RCA 2012, no 330, note S. Hocquet-Berg (avocat n’ayant pu assister son client en raison du retard du train ; outre le coût du transport, le juge de proximité l’indemnise pour compenser sa perte d’honoraires, sa perte de crédibilité ainsi que l’énervement éprouvé ; La Cour de cassation censure car il n’était pas établi que le dommage subi était prévisible lors de la conclusion du contrat de transport, sauf en ce qui concerne le coût de celui-ci rendu inutile par l’effet du retard subi) ; Civ. 1re, 31 oct. 2012, RCA 2013, no 7 ; rappr. Civ. 3e, 14 mars 2012, RDC 2012. 768, obs. Y.-M. Laithier. Sur cette question, voir M. Tchendjou, « À propos du dommage prévisible réparable par la SNCF », Revue de droit des transports, oct. 2011, p. 8 ; J.-P. Gridel, « La responsabilité contractuelle du transporteur ferroviaire de personnes », RLDC mai 2012, p. 19 ; O. Bustin, « Les présomptions de prévisibilité du dommage contractuel », D. 2012. 238. 2. Civ. 1re, 15 juill. 1999, Bull. civ. I, no 242, R., p. 401, RTD civ. 1999. 843, obs. P. Jourdain. 3. V. Civ. 1re, 31 janv. 2018, no 16-25522, RDC 2018. 187, obs. Y.-M. Laithier : « commet une faute dolosive le débiteur qui, de propos délibéré, se refuse à exécuter ses obligations contractuelles, peu important qu’il n’ait pas une connaissance précise de l’étendue du dommage qu’il cause ». 4. Civ. 29 juin 1932, DP 1933. 1. 49, note L. Josserand ; Req. 24 oct. 1932, DP 1932. 1. 176 ; Civ. 29 juin 1948, JCP 1949. II. 4660, note R. Rodière.

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de la responsabilité lorsqu’elle n’est pas réservée au débiteur de mauvaise foi. Cette solution a néanmoins été consolidée par l’ordonnance du 10 février 2016, le nouvel article 1231-3 admettant la réparation du préjudice imprévisible, « sauf lorsque l’inexécution est due à une faute lourde ou dolosive ».

§ 2. La faute contractuelle

834 Définition ¸ Le dommage subi par la victime doit être apprécié à l'aune de la responsabilité contractuelle, ce qui implique tout à la fois : l'existence d'une obligation contractuelle (A) ; une inexécution de cette obligation (B) et une inexécution fautive (C).

A. L’existence de l’obligation contractuelle 835 Les diverses obligations contractuelles ¸ Le contrat oblige le débiteur à accomplir envers le créancier une prestation à laquelle il n'aurait pas été tenu en l'absence de toute convention. Ne tendant pas à réitérer les devoirs généraux auxquels toute personne est tenue en vertu de la vie en société, le contrat apparaît « comme ce qui oblige à quelque chose de plus que la normale ». Aussi appelle-t-on parfois l'obligation qui en résulte le « plus contractuel » 1. On a précédemment étudié de quelle manière les contractants déterminent le contenu des obligations contractuelles : obligations de donner, de faire, de ne pas faire ; obligations en nature et obligations monétaires (v. ss 344 s.). On a vu aussi comment les tribunaux, usant de leur pouvoir d’appréciation, ont, dans le silence ou l’ambiguïté du contrat conclu, entendu de manière plus ou moins large l’étendue des obligations contractées, n’hésitant pas à y découvrir, liées aux obligations souscrites, des engagements eux-mêmes de nature contractuelle, obligation d’information ou de conseil (v. ss 612 s.). La responsabilité contractuelle se propose de réparer le dommage subi par le créancier et consécutif à l’inexécution de ces obligations. Mais en créant une situation nouvelle, la convention fournit aux parties l’occasion de causer des dommages à l’intégrité physique. Le client d’un hôtel peut se blesser en circulant dans celui-ci. L’acheteur pourra subir, outre le dommage résultant de l’inaptitude de la chose à remplir l’usage auquel elle est destinée, une atteinte à son intégrité physique résultant du fait que celle-ci présente un vice. Il s’agit alors de dommages qui ne s’identifient pas, à proprement parler, à l’absence du « plus contractuel ». Chaque individu doit en effet éviter de causer un dommage à une autre 1. M. Bacache, La relativité des conventions et les groupes de contrats, thèse Paris II, éd. 1996, nos 55 s. ; J. Huet, Responsabilité contractuelle et délictuelle : Essai de délimitation entre les deux ordres de responsabilité, thèse multigr. Paris II, 1978, p. 637, no 672.

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personne, qu’il soit ou non lié à celle-ci par un contrat. On pourrait dès lors imaginer que la victime de ce type de dommage cherche à en obtenir réparation sur le terrain de la responsabilité délictuelle. Celle-ci se propose, en effet, de réparer les préjudices qui ont leur source dans une violation des devoirs généraux existant entre tous les hommes. Mais la jurisprudence dans le désir de soumettre la réparation de ces dommages au régime contractuel a parfois procédé à un « forçage » du contrat, en intégrant à celui-ci certains devoirs généraux, ce qui lui a permis d’y découvrir une obligation de sécurité 1 (v. ss 613). 836 L’obligation de sécurité ¸ Quand se développèrent, au siècle dernier, les accidents du travail et lorsque, à l'époque, les dispositions du Code civil relatives à la responsabilité extra-contractuelle ne parurent pas suffire pour permettre une réparation satisfaisante des dommages, on proposa d'étendre l'empire, alors plus protecteur, des règles régissant la responsabilité contractuelle, en considérant que le contrat de travail faisait naître, à la charge de l'employeur, une obligation de sécurité corporelle à l'égard du salarié. Cette solution n'a pas été retenue 2 et l’on verra que la protection des victimes devait être, dans la suite, autrement assurée (v. ss 980 s.). L’idée n’en a pas moins produit d’importantes conséquences en d’autres domaines. C’est ainsi qu’en matière de contrat de transport, la Cour de cassation décida que le transporteur de personnes est tenu de l’obligation de conduire le voyageur sain et sauf à destination 3 (v. ss 613). Reposant sur l’intégration quelque peu arbitraire de devoirs généraux dans la convention 4, cette démarche a soulevé de délicats problèmes quant à la délimitation de son domaine d’application. De manière générale, il faut noter que la pénétration d’une personne dans un local ou une enceinte dépendant plus ou moins de l’autorité ou de l’emprise du débiteur ne peut servir de critère quant à l’existence, à la charge de celui-ci, d’une obligation contractuelle de sécurité. C’est ainsi que la jurisprudence a, en ce qui concerne la vente, écarté l’existence d’une telle obligation au sujet des accidents survenus aux clients dans les magasins 5, ce qui n’empêche pas le plus souvent les victimes d’obtenir quand même réparation des préjudices

1. V. sur l’obligation de sécurité, Gaz. Pal. no spéc. 1997. 2. Doctr. 1176 s. par J.-L. Halpérin, Ph. Delebecque, G. Paisant, P. Jourdain, D. Mazeaud, G. Viney ; v. aussi D. Mazeaud, « Le régime de l’obligation de sécurité », Gaz. Pal. 1997. 2. Doctr. 1201 ; C. Bloch, L’obligation contractuelle de sécurité, thèse Aix-en-Provence, éd. 2002. 2. Comp. cep. dans le sens d’une approche contractuelle (contestable) de l’obligation de sécurité, Soc. 14 oct. 1984, D. 1985. IR 442, obs. A. Lyon-Caen ; Com. 11 oct. 1994, Bull. civ. IV, no 269, D. 1995. 440, note C. Radé, RTD civ. 1995. 890, obs. P. Jourdain, JCP 1995. I. 3893, no 19, obs. G. Viney. 3. Civ. 21 nov. 1911, DP 1913. 1. 249, note L. Sarrut, S. 1912. 1. 73, note C. Lyon-Caen, Grands arrêts, t. 2, no 276. 4. R. Blough, Le forçage, du contrat à la thèse générale, thèse Paris XI, 2008. 5. Civ. 1re, 7 nov. 1961, D. 1962. 146, note P. Esmein ; Civ. 2e, 19 nov. 1964, D. 1965. 93, note P. Esmein, JCP 1965. II. 14022, note R. Rodière ; 11 mai 1966, D. 1966. 735, note P. Azard.

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subis sur le terrain de la responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle 1. Si le contrat de vente ne comporte pas d’obligation contractuelle de sécurité quant à la protection du client dans le magasin, il crée en revanche une obligation de sécurité attachée au produit vendu et distincte de l’obligation de garantie des vices cachés (C. civ., art. 1641 s. ; sur l’avenir de cette jurisprudence depuis la consécration de la responsabilité spéciale du fait des produits défectueux : v. ss 1220) 2 et de l’obligation de renseignements pouvant peser sur le vendeur professionnel (v. ss 614, 857), ainsi que sur des personnes liées par un contrat d’entreprise, par exemple sur des garagistes (v. ss 614). Dans nombre d’autres contrats, l’existence d’une obligation de sécurité a été admise afin d’améliorer la situation des victimes. On y reviendra lorsqu’on se demandera si ces obligations sont des obligations de moyens ou de résultat (v. ss 856). On observe d’ailleurs dans la jurisprudence récente un reflux de l’obligation de sécurité au bénéfice d’une extension corrélative de la responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle 3, laquelle est, avec le développement des responsabilités objectives, plus avantageuse pour les victimes. Ce mouvement se manifeste soit par une réduction dans le temps de l’obligation de sécurité pesant sur le transporteur de personnes, soit par son exclusion dans des cas où elle avait été accueillie 4. Il se manifeste également par l’apparition de régimes spéciaux de responsabilité qui dépasse la distinction des responsabilités contractuelle et délictuelle 1. Ex. : Civ. 2e, 14 févr. 1979, Bull. civ. II, no 51, p. 37 (glissade sur un détritus) ; 20 mars 1968, Bull. civ. II, no 91, p. 61 (heurt d’un tabouret) ; 24 mai 1978, JCP 1979. II. 19237, note N. Dejean de la Bâtie (chute dans un grand magasin sur un débris de pâtisserie) ; 16 mai 1984, Bull. civ. II, no 86, p. 61, RTD civ. 1985. 585, obs. J. Huet (blessure au pied par un éclat de bouteille lors du passage à la caisse enregistreuse). – Mais l’existence d’une obligation de sécurité a été admise à propos d’un accident survenu dans une entreprise de laverie automatique (Civ. 1re, 16 nov. 1976, Bull. civ. I, no 350, p. 277, RTD civ. 1977. 323, obs. G. Durry) ; v. dans le même sens, au sujet d’un laboratoire d’analyses médicales, Civ.  1re, 6  déc. 1972, Bull.  civ.  I, no 277, p. 245, D.  1973. Somm. 31, RTD civ. 1973. 783, obs. G. Durry. 2. Civ. 1re, 11 déc. 1990, Bull. civ. I, no 289, p. 203 ; 22 janv. 1991, Bull. civ. I, no 30, p. 18, RTD civ. 1991. 539, obs. P. Jourdain ; 11 juin 1991, Bull. civ. I, no 201, p. 132, D. 1993. Somm. 24, obs.  O.  Tournafond, JCP  1993. I.  3572, obs.  G.  Viney, RTD  civ. 1992.  114, obs.  P.  Jourdain, Grands arrêts, t. 2, no 265 ; 27 janv. 1993, Bull. civ. I, no 44, RCA 1993, no 130, obs. H. Groutel, RTD  civ. 1993.  592, obs.  P.  Jourdain ; 15  oct. 1996, Bull.  civ.  I, no 354, p. 248, D.  Affaires 1996. 1288, RCA 1997, no 28, D. 1997. Somm. 287, obs. P. Jourdain, JCP 1997. I. 4025, no 13, chron. G.  Viney ; 3  mars 1998, Bull.  civ.  I, no 95, p. 63, JCP  1998. II.  10049, rapp. P.  Sargos, RTD civ. 1998. 683, obs. P. Jourdain, D. 1999. 36, note G. Pignarre et Ph. Brun. – V. aussi, « La naissance de l’obligation de sécurité », Gaz. Pal. 1997. 2. Doctr. 1176 s. ; H. Groutel, « Vers un “chambardement” de l’obligation de sécurité dans les contrats ? », RCA déc.  1998.  125  s. ; D. Mainguy, « L’avenir de l’obligation de sécurité dans la vente », Dr. et patr. déc. 1998, p. 68 s. 3. Ex. : Civ. 2e, 4 juill. 1990, Bull. civ. II, no 165, p. 83, JCP 1990. IV. 236 (accident dans un salon de coiffure) ; comp. antérieurement, Civ. 1re, 4 oct. 1967, D. 1967. 652, RTD civ. 1968. 163, obs. G. Durry ; Civ. 2e, 10 janv. 1990, RCA 1990, no 102, RTD civ. 1990. 481, obs. P. Jourdain (accident survenu dans un centre médical) ; Versailles, 26 févr. 1988, D. 1988. IR 103 (accident survenu dans une station-service). 4. Pour une analyse et une critique de l’obligation de sécurité, v.  M.  Bacache, thèse préc., nos 64 s. – Comp. Y. Lambert-Faivre, « Fondement et régime de l’obligation de sécurité », D. 1994. Chron. 81 s. ; Ph. Rémy, art. préc., RTD civ. 1997. 339 s.

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(v. ss 1159 s. pour les accidents de la circulation routière ; v. ss 1219 s., pour la responsabilité du fait des produits défectueux). De toute façon, s’il y a obligation de sécurité, encore faut-il que le fait dommageable se rattache par un lien nécessaire à l’exécution du contrat. Si, par exemple, un client glisse sur un tapis posé sur le carrelage ciré du lieu de travail d’une infirmière 1, il doit être traité de la même manière qu’un tiers venu, par exemple, rendre visite à l’infirmière sans avoir besoin de soins d’ordre médical 2. L’avenir de cette obligation contractuelle de sécurité s’inscrit désormais en pointillé, le projet de réforme du droit de la responsabilité civile proposant de soumettre la réparation des dommages corporels à la responsabilité extracontractuelle « alors même qu’ils seraient causés à l’occasion de l’exécution du contrat » (art. 1233-1, al. 1er) 3. 837 L’obligation d’information ou de conseil ¸ Soulignant qu'un esprit de loyauté et même de coopération devait présider à la conclusion du contrat, on a indiqué qu'indépendamment de tout un courant législatif et réglementaire favorable à l'information et à la protection des consommateurs, la jurisprudence a développé l'importance de l'obligation de renseignement et d'information dans la phase de conclusion du contrat (v. ss 330 s.) ; la responsabilité éventuellement engagée est alors de nature délictuelle ou quasi délictuelle, le contrat n’étant pas encore conclu. Mais il se peut aussi que l’obligation d’information ou de conseil persiste au cours de l’exécution du contrat (v. ss 614). Ainsi en est-il notamment lorsque le devoir de conseil se relie de manière particulièrement étroite aux obligations assumées, par exemple par un notaire, un avocat, un architecte, un fournisseur de matériaux techniques sophistiqués appelant une initiation du cocontractant (pour 1. Civ.  1re, 28  avr. 1981, Bull.  civ.  I, no 137, p. 114, D.  1981. IR  438, RTD  civ. 1982.  144, obs. G. Durry. 2. Comp., au sujet d’obligations de sécurité dans le contrat d’entreprise, à la charge tant du maître de l’ouvrage que de l’entrepreneur, Civ. 1re, 13 avr. 1992, RCA 1992, comm. 261, et 26 mai 1992, JCP 1992. IV. 2145, RTD civ. 1992. 766, obs. P. Jourdain ; v. aussi sur la responsabilité contractuelle d’un restaurateur pour un dommage subi par un mineur sur une aire de jeux, Civ.  1re, 28  juin 2012, Gaz.  Pal. 26-27  sept. 2012, obs.  M.  Mekki, RTD  civ. 2012.  729, obs. P. Jourdain. 3. Le projet autorise seulement la victime à invoquer « les stipulations expresses du contrat qui lui sont plus favorables que l’application des règles de la responsabilité extracontractuelle » (art. 1233-1). C’est dire que l’obligation contractuelle de sécurité serait cantonnée aux quelques contrats qui ont pour objet principal d’assurer la sécurité du cocontractant (ex. : contrat de garde du corps). Pour l’analyse critique du principe ou de l’étendue de cette « décontractualisation » de la sécurité : J. Knetsch, « Faut-il décontractualiser la réparation du dommage corporel ? », RDC 2016.  801 ; P.  Brun, « Regard cursif sur l’avant-projet de réforme de la responsabilité civile », RLDC sept.  2016, no 140, spéc. no 16-17 ; M.  Fabre-Magnan, « Un projet à refaire », RDC 2016. 782, spéc. p. 784 ; J.-S. Borghetti, « L’avant-projet de réforme de la responsabilité civile », D. 2016. 1386, spéc. nos 33 s. ; F. Chénedé, « Responsabilité contractuelle et responsabilité extracontractuelle : une summa divisio ? », Vers une réforme de la responsabilité civile française, Regards franco-québécois, Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », 2018.

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une présentation plus détaillée des contours et du régime de l’obligation d’information ou de conseil, v. ss 857).

B. L’inexécution de l’obligation contractuelle 838 Variétés d’inexécutions ¸ Largement entendue, l'inexécution de l'obligation, source du dommage, est à l'origine de deux distinctions importantes. a) La distinction du défaut d’exécution et du retard dans l’exécution résulte du texte même de l’article 1231-1 (anc. art. 1147). Signe d’un manquement définitif, le défaut d’exécution, total ou partiel, donne lieu à l’octroi de dommages-intérêts compensatoires (qui concernent d’ailleurs, s’il y a lieu, outre le manquement principal, le temps perdu à attendre que celui-ci soit certain). À supposer, au contraire, que le débiteur ait exécuté son obligation, mais tardivement, le seul retard (mora) dans l’exécution donne lieu à l’attribution de dommages-intérêts moratoires, s’il en est résulté un dommage dont le créancier doit rapporter la preuve. Ainsi peut-il faire valoir le trouble apporté au fonctionnement de son entreprise par le retard du débiteur dans la fourniture des prestations promises. La preuve du dommage causé par le retard n’est pourtant pas nécessaire lorsque la créance porte sur une somme d’argent : réclamant des dommages-intérêts moratoires, le créancier n’a alors à justifier d’aucune perte (art. 1231-6, al. 2 ; anc. art. 1152, al. 2) ; la loi considère que le préjudice existe toujours en pareil cas, puisque, payé à l’échéance, le créancier aurait pu – penset-elle – replacer à intérêts la somme perçue, et c’est elle-même, on le verra (v. ss 867 s.), qui en détermine le montant. b) La distinction de l’inexécution totale et de l’inexécution partielle ne coïncide pas avec la précédente : ainsi, le défaut d’exécution peut-il n’être que partiel et le retard peut-il concerner l’obligation en son entier. Selon que l’inexécution est partielle ou totale, le montant des dommagesintérêts, évidemment, varie ; en outre, la résolution du contrat est exclue en cas d’inexécution partielle, si ce qui a été exécuté laisse subsister une cause suffisante de l’engagement de l’autre partie, auquel cas une condamnation à des dommages-intérêts suffit (v. ss 817). L’exécution défectueuse de l’obligation est traitée comme une inexécution (totale ou partielle).

C. Une inexécution fautive

839 La distinction tripartite de l’Ancien droit ¸ À quelles conditions le débiteur est-il responsable à l'égard du créancier s'il n'exécute pas son obligation comme il était prévu au contrat ? La relation entre ce qui est dû et le manquement du débiteur avait été traitée dans l’Ancien droit par une distinction des comportements fautifs entre, d’une part, le dol, faute intentionnelle qui implique la mauvaise foi

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du débiteur, et, d’autre part, parmi les fautes non intentionnelles, trois catégories de faute : la faute lourde, la faute légère, la faute très légère. La prise en compte de cette trilogie des fautes était articulée sur la finalité de l’obligation inexécutée ou mal exécutée : la faute lourde, si grave qu’elle équivaut au dol (culpa lata dolo aequiparatur) engage la responsabilité de tout débiteur, quelle que soit son obligation ; la faute légère (culpa levis) est celle dont le débiteur répond lorsque le contrat a été conclu dans l’intérêt des deux contractants (ex. dépôt salarié) ; la faute très légère (culpa levissima) est celle dont le débiteur ne répond que si le contrat a été passé dans son intérêt exclusif (ex. prêt à usage). Exposée par Domat, systématisée par Pothier 1, cette théorie de la gradation des fautes a été vivement critiquée au e xviii siècle par Lebrun, avocat au Parlement de Paris. Quoique séduisante, cette construction aboutissait à une catégorisation quelque peu artificielle qui compliquait la tâche des juges. 840 Son abandon par les rédacteurs du code civil de 1804 ¸ Aux termes de l'ancien article 1137 du code civil, situé dans une section consacrée à l'obligation de donner, « l'obligation de veiller à la conservation de la chose, soit que la convention n'ait pour objet que l'utilité d'une des parties, soit qu'elle ait pour objet leur utilité commune, soumet celui qui en est chargé à y apporter tous les soins d'un bon père de famille ». En précisant que le débiteur est tenu d'apporter tous les soins d'un bon père de famille à la conservation de la chose qu'il doit livrer, que la convention n'ait pour objet que « l'utilité d'une des parties » ou qu'elle ait pour objet « leur utilité commune », ce texte marque la volonté des rédacteurs du code de prendre leur distance avec la construction intellectuelle des trois fautes en honneur sous l'Ancien droit. À lire l'alinéa 2 de l'ancien article 1137, qui dispose « cette obligation » de veiller à la conservation est « plus ou moins étendue relativement à certains contrats, dont les effets à cet égard sont expliqués sous les titres qui les concernent », on pourrait être porté à considérer que ce rejet est purement théorique. En réalité, il n'en est rien, car, comme l'indique cette disposition, il s'agit alors de faire varier l'étendue de l'obligation qui pèse sur le débiteur. Autrement dit, toute faute engage la responsabilité contractuelle, mais le contenu de l'obligation est variable. Si le code a coupé le lien entre l'utilité de l'obligation et la question du seuil de la faute à prendre en considération, l'esprit du contrat n'en influe pas moins sur l'étendue des obligations qui pèsent sur les parties (par ex. en matière de dépôt, C. civ., art. 1927 et 1928 ; en matière de mandat, C. civ., art. 1992, al. 2 ; en matière d'emprunt, C. civ., art. 1882). 841 Distinction ¸ Ainsi, négativement, l'ancien article 1137 marquait l'abandon de la division tripartite des fautes de l'Ancien droit. Ce n'est pas à 1. Traité des obligations, éd. Bugnet, t. II, p. 497.

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dire qu'une certaine casuistique des fautes ne se soit pas réintroduite au fil du temps. À côté de la faute dolosive et de la faute lourde, sont en effet apparues d'autres fautes qualifiées qu'il conviendra d'étudier (1°). Positivement, le sens véritable de cette disposition est que, sauf clause contraire du contrat et dispositions légales contraires régissant le contrat, le contenu de l'obligation de prudence et de diligence qui incombe au débiteur est de se comporter en bon père de famille, c'est-à-dire de faire preuve de prudence et de diligence à l'instar d'un bon père de famille, l'expression étant entendue non dans son sens de parangon des vertus familiales mais dans celui de débiteur modèle. C'était là, en quelque sorte le critère de référence de la faute ordinaire. La substitution de la « personne raisonnable » au « bon père de famille », expression jugée « discriminatoire », par la loi no 2014-873 du 4 août 2014 sur l’égalité réelle entre les hommes et les femmes, n’a absolument rien changé sur ce point. Reste qu’il existait dans le code civil une autre disposition, l’ancien article 1147 du code civil, qui dispose que « le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages-intérêts, soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, toutes les fois qu’il ne justifie pas que l’inexécution provient d’une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu’il n’y ait aucune mauvaise foi de sa part ». Ce texte faisant référence à l’inexécution et non à la faute, il en résulte une contradiction, au moins apparente, puisque, à le suivre, il suffirait que l’obligation ait été inexécutée pour que la responsabilité du débiteur puisse être engagée. La doctrine et la jurisprudence ont résolu la difficulté, en se plaçant sur le terrain de la preuve, au moyen de la distinction des obligations de moyens et des obligations de résultat, qu’on envisagera en second lieu (2°). 842 1°) La casuistique des fautes qualifiées ¸ Tout en abandonnant la gradation des fautes non intentionnelles pratiquée par l'Ancien droit, les rédacteurs du code civil ne s'en sont pas tenus à une vision unitaire de la faute. Ils ont, en effet, conservé la catégorie du dol. Ultérieurement, de nombreuses fautes qualifiées sont apparues ou ont resurgi, qui ont compliqué le paysage. Il faut, en effet, tenir compte aujourd'hui non seulement de la faute dolosive et de la faute lourde, mais aussi de la faute grave, par exemple celle du salarié, de la faute inexcusable, par exemple en matière de transport, de la faute personnelle, de la faute caractérisée, de la faute lucrative… 1. Ce développement s’est aussi manifesté en matière de responsabilité délictuelle (v. ss 954 s.). On s’interroge sur cette casuistique envahissante. Sans doute cette tendance peut s’expliquer par un mouvement perpétuel d’adaptation du droit au fait, afin de sanctionner des comportements fautifs en perpétuelle diversification. Reste à savoir si la coexistence de 1. L. Sichel, La gravité de la faute en droit de la responsabilité civile, thèse Paris I, éd. 2011.

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catégories souvent proches n’appelle pas une certaine mise en ordre de ces dernières, y compris dans la fonction de prévention qui anime de plus en plus le droit en la matière 1 843 L’incidence de la faute dolosive ¸ Si les rédacteurs du Code civil ont rejeté la corrélation antérieure entre l'intérêt qui anime les contractants et les comportements qui engagent leurs responsabilités respectives, y compris au sujet du dol, ils n'en ont pas moins attaché à celui-ci des conséquences. Le Code civil distingue incontestablement le dol de la faute non intentionnelle ou faute simple (v. par ex., art. 1231-3 ; anc. art. 1150, v. ss 833). Il ne faut pas confondre le dol dans l’exécution du contrat avec le dol dans la formation du contrat, spécialement lorsqu’il entraîne un vice du consentement (v. ss 295 s.). Le dol est tout acte intentionnel et illicite par lequel le débiteur refuse d’exécuter son obligation. Il s’agit de l’inexécution intentionnelle d’un débiteur qui se sait obligé, ainsi que de tous les actes destinés à faire croire que la chose a été détruite par cas fortuit 2. Le débiteur commet une faute dolosive lorsque, de propos délibéré, il se refuse à exécuter son obligation, même si ce refus n’est pas dicté par l’intention de nuire 3. Il est nécessaire, mais suffisant, que le débiteur ait eu la certitude de provoquer le dommage par son action ou son inaction 4. Le dol se constate concrètement. En effet, puisque la bonne foi se présume toujours, il faut démontrer la mauvaise foi quand on l’invoque et l’on ne peut la démontrer qu’en relation avec la conscience même de celui à qui on l’impute. Le débiteur qui a commis une faute dolosive ne peut se prévaloir d’une clause de non-responsabilité (v. ss 881) 5, ni d’une clause limitative de responsabilité (v. ss 883) 6. 844 La notion de la faute lourde ¸ De même que l'abandon de la théorie de la gradation des fautes, établissant une corrélation entre l'intérêt 1. V. la démonstration de L. Sichel, thèse préc. 2. V. G. Brière de l’Isle, « La faute intentionnelle (À propos de l’assurance de responsabilité civile professionnelle) », D. 1973. Chron. 259 s., et « La faute dolosive. Tentative de clarification », D. 1980. Chron. 133 ; D. Nguyen Thanh-Bourgeais, « Contribution à l’étude de la faute contractuelle : la faute dolosive et sa place dans la gamme des fautes », RTD civ. 1974. 414 s. ; G. Viney, « Remarques sur la distinction entre faute intentionnelle, faute inexcusable et faute lourde », D. 1975. Chron. 263 ; C. Radé, « L’impossible divorce de la faute et de la responsabilité civile », D. 1998. Chron. 301 s., spéc. 304 s. 3. Civ. 1re, 4 févr. 1969, Gaz. Pal. 1969. 1. 204 ; v., au sujet d’un notaire, Civ. 1re, 24 oct. 1973, D. 1974. 90, note J. Ghestin. 4. Comp., sur l’application de l’art. L. 113-1 C. assur. (anc. art. 12 de la loi 13 juillet 1930), en matière d’assurance de responsabilité, Civ. 1re, 8 oct. 1975, Bull. civ. I, no 262, p. 221, RTD civ. 1976. 361, obs. G. Durry ; v. aussi Civ. 1re, 15 oct. 1975, D. 1976. 149, note J.-L. Aubert ; 22 oct. 1975, D. 1976. 151, note J. Mazeaud. 5. Com. 15 juin 1959, D. 1960. 97, note R. Rodière ; 25 juin 1980, JCP 1980. IV. 338, RTD civ. 1981. 165, obs. G. Durry. 6. Civ. 1re, 24 nov. 1982, D. 1983. 384, 3e esp., note C. Larroumet.

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animant les contractants et le seuil de leur responsabilité, n'a pas entraîné l'abandon de la prise en considération de la faute dolosive dans l'exécution du contrat, de même la notion de faute lourde n'a pas été évacuée du droit positif 1. Contrôlée par la Cour de cassation 2, la notion de faute lourde doit être distinguée d’autres notions, ce qui est d’autant plus délicat que le législateur a multiplié les catégories, parfois de manière incertaine, voire inutile. C’est ce qui oblige à dresser un inventaire explicatif. Loin de se simplifier au fil des années, la panoplie s’est amplifiée, suscitant d’ingénieuses investigations doctrinales. 1) Parmi les fautes qualifiées figure notamment la faute grave (v. par ex. : C. rur., art. L. 415-3). La difficulté suscitée par son analyse illustre une difficile conceptualisation oscillant entre une conception subjective tenant à la gravité de la faute dans la conscience de l’agent et une conception objective tenant à l’ampleur des conséquences prévisibles de l’acte. C’est dire que l’éventail des fautes qualifiées ne facilite pas nécessairement l’approche causale. 2) La faute lourde s’oppose au dol parce qu’elle est non intentionnelle 3. La distinction est rationnelle : la faute dolosive implique la mauvaise foi ; la faute lourde, si énorme soit-elle, n’implique aucune mauvaise foi. Certes il ne faut pas exagérer et dire que la faute dolosive suppose que, délibérément, on cherche à nuire à autrui dans l’exécution du contrat. Il y a aussi faute dolosive dès lors que le débiteur agit d’une manière qu’il sait devoir nuire à autrui 4. La faute dolosive suppose au moins la connaissance du tort que l’on cause à autrui, ce qui suffit à constituer la mauvaise foi. Or la faute lourde est une erreur, une négligence énorme, impardonnable, mais son auteur n’avait ni l’intention de nuire, ni même la connaissance du tort qui en résulterait pour le créancier ; il est encore de bonne foi. Bonne foi et mauvaise foi, telle est la différence fondamentale entre les deux notions 3) La distinction est plus délicate lorsque, entre la faute dolosive et la faute lourde, le législateur intercale la faute inexcusable, ce qu’il a fait notamment en matière d’accidents du travail (v. ss 1155), d’accidents de la circulation (v. ss 1205) ou de transport de marchandises. Cette faute atteste, par rapport à la faute lourde, l’existence d’un manquement plus grave. Non intentionnelle, la faute inexcusable se distingue pourtant de la faute lourde par sa gravité exceptionnelle et parce que, sans qu’il y 1. R. Roblot, « De la faute lourde en droit privé français », RTD civ. 1943. 1 s. ; R. JambuMerlin, « Dol et faute lourde », D. 1955. Chron. 89 ; A. Ghafourian, Faute lourde et faute inexcusable, thèse Paris II, 1977. 2. Civ. 29 juin 1932, DP 1933. 1. 49 ; 8 janv. 1945, Gaz. Pal. 1945. 1. 100. 3. V.  par ex., Civ.  3e, 12  juill. 2018, no 17-19.701, P+B+I, qui reproche aux juges du fond d’avoir qualifié de « dolosive » une faute lourde sans avoir caractérisé que le débiteur avait « violé ses obligations contractuelles par dissimulation ou par fraude ». 4. Civ. 1re, 4 févr. 1969, D. 1969. 601, note J. Mazeaud, JCP 1969. II. 16030, note R. Prieur.

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ait un élément intentionnel, elle suppose une conscience du danger que l’action peut entraîner, conscience que son auteur devait avoir 1, ce qui conduit la jurisprudence à retenir une appréciation in concreto 2. C’est cette conscience qui, à la limite, doit permettre encore la distinction de la faute inexcusable et de la faute lourde. 4) Il y a lieu ensuite de déterminer le critère distinctif de la faute lourde par rapport à la faute ordinaire. Traditionnellement, on caractérise la faute lourde par l’énormité de la faute. Il s’agit d’une faute grossière du débiteur qui témoigne de son inaptitude à accomplir la mission dont il était chargé 3. Parfois, on tient compte, pour caractériser la faute lourde, de la sottise que révèle un acte 4, la faute lourde étant le signe de l’extrême défectuosité d’un comportement. Un mouvement s’est développé en droit positif – loi ou jurisprudence – dans le sens d’une plus facile admission de l’existence de fautes lourdes, spécialement de la part de professionnels 5, avec les conséquences qui en résultent sur le terrain de la responsabilité. À cet effet, d’autres considérations ont été retenues, par exemple la répétition des manquements 6, ou encore l’importance des intérêts atteints – intégrité de la personne, valeur élevée d’un bien – ou de l’obligation contractée 7. À la suite de cette évolution, la notion de faute lourde est longtemps demeurée incertaine, les tribunaux tenant compte à la fois de données subjectives, liées au comportement du débiteur 8, et de données objectives, parmi lesquelles figure – ce qui atteste une confusion des notions propre à entretenir l’incertitude – le fait qu’il y ait eu, de la part du débiteur, manquement à une « obligation fondamentale eu égard à la nature

1. Ch. réunies, 15 juill. 1941, DC 1941. 117, note A. Rouast. – V. aussi Paris, 26 mai 1973, D. 1974. 48, note J. Cabannes (erreur grave de navigation). – Comp. E. Douard, La faute inexcusable dans le régime de la sécurité sociale, 1961. – V. plus généralement, G. Brière de l’Isle, « La faute inexcusable (Bilan et perspectives) », D. 1970. Chron. 73 s. ; G. Viney, chron. préc. 2. Com. 21 mars 2006, JCP 2006. II. 10090, note Mekki, RTD civ. 2006. 569, obs. P. Jourdain (en matière de transport aérien). Initialement, la jurisprudence s’était prononcée pour une appréciation in abstracto : Ch. réunies, 15 juill. 1941, préc. (en matière d’accidents du travail) ; Civ. 1re, 24 juin 1968, D. 1968. 745, note P. Chauveau, JCP 1969. II. 15704, note M. de Juglart et E. du Pontavice (transport aérien). 3. Com. 3 mai 1988, Bull. civ. IV, no 150, p. 104 ; 3 avr. 1990, Bull. civ. IV, no 108, p. 71 ; Ass.  plén.  30  juin 1998, JCP  1998. II.  10146, note Ph.  Delebecque, CCC 1998, no 143, obs. L. Leveneur. 4. V. ainsi Req. 24 avr. 1928, S. 1928. 1. 258. 5. L. Josserand, « La renaissance de la faute lourde sous le signe de la profession », DH 1939. Chron. 29 ; v. Civ. 1re, 22 nov. 1978, JCP 1979. II. 19139, note G. Viney ; Com. 4 janv. 1979, D. 1979. IR 357, obs. M. Vasseur. 6. Civ. 29 juin 1932, S. 1932. 1. 351 (les vols, en outre, étaient importants) ; Req. 4 avr. 1933, S. 1933. 1. 188. 7. Civ. 11 janv. 1932, DH 1932. 131 ; Roblot, op. cit., nos 22 s. ; Marty et Raynaud, t. II, 1er vol., no 413. – V. cep., Ch. mixte 22 avr. 2005, v. ss 885, en note. 8. Com. 5  janv. 1988, Bull.  civ.  IV, no 8, p. 6 ; 3  oct. 1989, Bull.  civ.  IV, no 246, p. 165, D. 1990. 81, concl. M. Jéol ; 3 avr. 1990, Bull. civ. IV, no 108, p. 71.

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du contrat » 1. Cependant, une définition s’est récemment dégagée, dans le sens d’une conception principalement subjective de la faute lourde. Celle-ci s’entend désormais d’une négligence d’une extrême gravité, confinant au dol et dénotant l’inaptitude du débiteur, maître de son action, à l’accomplissement de la mission qu’il a acceptée (v. ss 885) 2. 845 Les effets de la faute lourde ¸ Ils peuvent être aménagés de deux manières, la prise en considération de la faute lourde étant opérée soit favorablement, pour l'auteur du dommage, pour élever le seuil de responsabilité ; soit défavorablement, dans le sens de l'assimilation de la faute lourde à la faute dolosive. La première démarche a été utilisée à une certaine époque afin d’éviter une mise en jeu trop facile de la responsabilité des professionnels 3. Mais c’est davantage dans le sens d’une aggravation des conséquences de la responsabilité en cas de faute lourde que l’on s’est orienté. L’exemple le plus caractéristique, bien qu’il s’agisse principalement de la rupture du lien contractuel, figure à l’article L. 2511-1, alinéa 1, du Code du travail (anc. art. 521-1) : « L’exercice du droit de grève ne peut justifier la rupture du contrat de travail, sauf faute lourde imputable au salarié ». Plus généralement on a, dans le sens d’une assimilation des effets de la faute lourde à ceux du dol, invoqué un vieil adage : culpa lata dolo aequiparatur 4. À l’appui d’un tel principe, on fait valoir que l’auteur d’un dol, c’est-à-dire d’une faute intentionnelle, prend facilement le masque de la bêtise pour échapper aux conséquences de son acte ou de son abstention. On coupe court à ce moyen de défense trop facile en lui objectant qu’en tout cas, il a commis une faute lourde, laquelle équivaut au dol, et qu’elle est présumée intentionnelle. En d’autres termes, la maxime culpa lata… signifierait simplement que l’auteur d’une faute lourde est présumé avoir commis un dol et que c’est à lui qu’il appartient de prouver qu’il n’a pas commis de faute intentionnelle. Cette thèse est contraire au principe selon lequel la bonne foi se présume, donc à la nécessité, pour le créancier, d’établir que le débiteur a agi de mauvaise foi. En outre, une telle présomption ne serait tolérable qu’à la condition de permettre à l’auteur de la faute lourde de la faire tomber en 1. Civ. 1re, 15 nov. 1988, D. 1989. 349, RTD civ. 1990. 666, obs. P. Jourdain (faute lourde d’un banquier) ; Com. 9 mai 1990, Bull. civ. IV, no 142, p. 95, RTD civ. 1990. 666, obs. P. Jourdain (faute lourde de l’éditeur de l’annuaire téléphonique) ; Civ.  1re, 2  déc. 1997, Defrénois 1998. 342, obs. D. Mazeaud, JCP 1998. I. 144, no 10, obs. G. Viney (faute lourde d’une société de télésurveillance). – V. ss 886. 2. En matière de transport, Ch.  mixte 22  avr. 2005, D.  2005.  1864, note  Tosi, JCP  2005. II. 10066, note G. Loiseau, CCC 2005, no 50, note Leveneur, RDC 2005. 673, obs. D. Mazeaud ; Com. 28 juin 2005, JCP 2005. II. 10150, I. 111, no 14, obs. Stoffel-Munck, CCC 2005, no 201, note Leveneur ; v. ss 885 s., au sujet des clauses limitatives de responsabilité. 3. Ch. réunies, 4 août 1874, DP 1875. 1. 478 ; Req. 8 juin 1901, DP 1903. 1. 344 (avocats) ; Civ. 24 déc. 1888, DP 1889. 1. 165 (notaires). 4. V. L. Mazeaud, « L’assimilation de la faute lourde au dol », DH 1933. Chron. 44.

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prouvant qu’il n’a pas voulu nuire ou n’a pas connu le tort pouvant résulter de son comportement défectueux, ce qui n’est pas admis dans les cas où, précisément, les conséquences attachées au dol le sont aussi à la faute lourde, spécialement quant à la portée des clauses de non-responsabilité (v. ss 881) ou limitatives de responsabilité (v. ss 883 s.). D’ailleurs, alors que la jurisprudence avait, dans le passé, décidé que le contrat d’assurance ne pouvait couvrir que les fautes légères 1, le législateur est intervenu et l’article L. 113-1, alinéa 2, du Code des assurances ne prohibe que l’assurance des fautes intentionnelles 2 ou dolosives 3. Dès lors, il faut, en tant que principe, rejeter l’adage culpa lata dolo aequiparatur. Il ne peut servir que de guide lorsque la prudence commande au législateur, voire à la jurisprudence, de donner à la faute lourde les mêmes effets qu’à la faute dolosive, même si cela aboutit, mais exceptionnellement, à porter atteinte à la règle de liberté suivant laquelle la bonne foi se présume (v. ss 885). 846 2°) La distinction des obligations de moyens et des obligations de résultat. Son invention ¸ Déjà évoquée (v. ss 6), elle commande le régime de la responsabilité contractuelle, relativement à la preuve de la faute du débiteur et s’ordonne à partir d’une combinaison des anciens articles 1137 et 1147 du Code civil et sur leur contradiction apparente : tandis que le premier donne à penser qu’il appartient au créancier de prouver non seulement que le débiteur n’a pas exécuté son obligation, mais encore que, s’il en a été ainsi, c’est parce qu’il ne s’est pas comporté en « bon père de famille », selon la formule de 1804, comme une « personne raisonnable », depuis 2006, le second ne mettrait à la charge du créancier insatisfait que la preuve de l’inexécution ; et c’est au débiteur qu’il appartiendrait, sur le terrain de la preuve, de se dégager, en démontrant l’existence d’une cause étrangère (sur la cause étrangère, v. ss 747). Longtemps, cette discordance a embarrassé, la tendance dominante consistant à faire prévaloir l’ancien article 1147 ; cette relative rigueur à l’égard du débiteur pouvait s’expliquer par la place de ce texte dans le Code civil et par le fait que la jurisprudence n’avait pas encore notablement élargi le domaine des obligations contractuelles, spécialement à la faveur de la reconnaissance, en maintes circonstances, de l’existence d’obligations de sécurité (v. ss 613). Cela ne pouvait suffire. Demogue 4 montra que la preuve de la faute contractuelle est liée à une distinction suivant l’objet de l’obligation, selon 1. Civ. 15 mars 1876, DP 1876. 1. 449, S. 1876. 1. 337, note J.-E. Labbé. 2. Civ. 2e, 18 oct. 2012, RCA 2013, no 36, note H. Groutel (la faute intentionnelle visée par l’art. L. 113-1 C. assur. suppose la volonté de l’assuré de causer le dommage tel qu’il est réalisé et pas seulement d’en créer le risque). 3. Rappr. J. Ghestin, « La faute intentionnelle du notaire dans l’exécution de ses obligations contractuelles et l’assurance de responsabilité », D.  1974. Chron.  31 ; Civ.  1re, 24  oct. 1973, D. 1974. 90, note J. Ghestin. 4. Traité des obligations, t. V, no 1237.

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que l’obligation est de résultat ou de moyens (v. ss 6) 1. L’idée fondamentale consiste à examiner ce que le débiteur a promis, ce que le créancier peut raisonnablement attendre. Tantôt le débiteur s’engage à procurer au créancier un résultat précis : ainsi, dans un marché de fournitures, le fournisseur s’engage à livrer telle marchandise, à telle date, l’acheteur s’engage à payer le prix ; dans le contrat de transport, le transporteur s’engage à faire parvenir la chose transportée – ou le voyageur – à destination. Tantôt, au contraire, le débiteur s’engage seulement à employer les moyens appropriés dans une tâche à accomplir, qui permettront au créancier d’atteindre peutêtre le résultat qu’il souhaite. Mais ce résultat n’est en rien garanti par le débiteur. Par exemple, le médecin ne promet pas au malade de le guérir, il s’engage à lui apporter des soins consciencieux, attentifs, conformes, au moment où il le soigne, aux données acquises de la science. De la sorte l’explication de Demogue, appelée à un grand succès, a permis de rétablir la cohérence. Lorsque l’obligation est de moyens, il appartient au créancier de prouver que son débiteur n’a pas déployé la diligence inhérente à l’objet de son obligation ; en d’autres termes, il n’y a pas de présomption de faute contractuelle. Si, au contraire, l’obligation est de résultat, la faute du débiteur consiste à ne pas avoir exécuté ce à quoi il s’était engagé ; et il ne pourra combattre la présomption pesant sur lui, du fait de cette inexécution, qu’en démontrant qu’il a été empêché de satisfaire à son obligation par une cause étrangère. 847 a) Intérêt de la distinction ¸ La coordination des anciens articles 1137 et 1147 du Code civil, inventée par Demogue, admirée par nombre d'auteurs et fréquemment utilisée par les tribunaux est, sinon exclusivement du moins principalement, employée sur le terrain du fardeau de la preuve de la faute contractuelle. L’intérêt de la distinction se manifeste alors en relation avec le processus de l’exonération. 848 Les obligations de moyens et la preuve de la faute du débiteur par le créancier ¸ Lorsque le débiteur est tenu d'une obligation de moyens, il ne suffit pas au créancier, pour engager sa responsabilité, de prouver que l'obligation n'a pas été exécutée. Il faut encore qu'il établisse que cette inexécution est due à un manquement du débiteur à ses obligations, c'est-à-dire que, par référence à un modèle de conduite, le débiteur ne s'est pas comporté comme il fallait, c'est-à-dire comme un « bon père de famille » ou comme une « personne raisonnable ». Figurant à l'ancien 1. P.  Esmein, « Remarques sur de nouvelles classifications d’obligations », Études Capitant, p. 235 ; « Obligation et responsabilité contractuelles », Études Ripert, t.  II, p. 101 ; R.  Rodière, « Une notion menacée, la faute ordinaire dans les contrats », RTD civ. 1954. 201 ; Frossard, La distinction des obligations de moyens et des obligations de résultat, thèse Lyon, 1965 ; Ph. Brun, Les présomptions dans le droit de la responsabilité civile, thèse ronéot. Grenoble  II, 1993, p. 220  s. ; J. Bellissent, Contribution à l’analyse de la distinction des obligations de moyens et des obligations de résultat, À propos de l’évolution des ordres de responsabilité, thèse Montpellier, éd. 2001.

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article 1137 du Code civil, qui vise l'obligation contractuelle de veiller à la conservation d'une chose (ex. dans les contrats : de vente – jusqu'à la livraison –, de louage, de prêt, etc.), la formule n'est pas limitée à ce type d'obligation ou de contrat. À supposer qu'il s'agisse de soins à donner à une personne (c'est le cas du médecin) ou à une affaire (c'est le cas du mandataire), il n'y a pas de raison de ne pas retenir la même solution que pour les soins donnés à la conservation d'une chose. Qu’est-ce que ce « bon père de famille » ou cette « personne raisonnable », par rapport à laquelle s’apprécie le comportement du débiteur ? La première expression pouvait prêter à confusion. Elle désignait non le parangon des vertus familiales, mais l’homme soigneux, avisé, diligent, ce qu’exprime peut-être plus clairement la « personne raisonnable ». Le débiteur sera donc considéré comme fautif s’il est établi, à son encontre, des faits de négligence ou d’impéritie que le contractant diligent, placé dans les mêmes conditions, n’aurait pas commis. Le débat se noue alors sur le terrain de la preuve de la faute. Lorsque celle-ci est établie, le débiteur ne peut s’exonérer qu’en démontrant l’existence d’une cause étrangère ou d’une faute de la victime. L’appréciation de la faute du débiteur pourra être conduite de manière plus ou moins sévère. Il suffit, en effet, de changer le modèle de référence pour accroître la rigueur des responsabilités encourues et étendre par là même leur domaine. Les tribunaux peuvent notamment user de cette méthode pour aggraver les responsabilités professionnelles – surtout si elles sont assorties d’assurances, obligatoires ou non. Alors on fait état d’obligations de moyens renforcées ou aggravées. Et progressivement, insensiblement parfois, on se rapproche de l’autre versant, surtout si l’on estime que le débiteur, qui dit n’avoir pas su, se voit dire qu’il ne pouvait pas ne pas savoir… Alors, le voici presque sur la ligne de crête, tout prêt à se retrouver, dans cette randonnée périlleuse, sur le versant des obligations de résultat. 849 Les obligations de résultat et la preuve de l’exonération par le débiteur ¸ La gamme est d'autant plus riche qu'il n'y a pas une seule sorte d'obligations de résultat. Il existe en effet des cas dans lesquels la preuve de l’inexécution étant établie par le créancier, le débiteur peut se dégager en se contentant de rapporter la preuve qu’il n’a pas commis de faute, qu’il s’est comporté comme un débiteur normalement prudent et diligent par rapport au modèle de référence du « bon père de famille » ou de la « personne raisonnable ». Ainsi, aux termes de l’article 1732 du Code civil, le locataire « répond des pertes qui arrivent pendant sa jouissance, à moins qu’il ne prouve qu’elles ont eu lieu sans sa faute » (v. ss 596) 1. On fait état en pareil cas

1. V. les obs.  de  G. Durry, RTD  civ. 1973.  363. –  Rappr., Civ.  1er  mars 1954, JCP  1954. II.  8083, note P.  Esmein ; 15  mars 1960, D.  1960. Somm.  102. –  Il peut arriver aussi que

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d’obligations de résultat allégées. En sens inverse, il y a des obligations de résultat aggravées, notamment par l’effet d’une stipulation contractuelle (ex. : C. civ., art. 1772, 1773, en matière de louage) lorsque le débiteur ne peut se dégager qu’en prouvant certains cas de force majeure. À la limite, il arrive qu’aucune cause étrangère ne puisse dégager le débiteur ; mais l’on peut estimer qu’il s’agit alors d’une obligation de garantie 1. Quant aux obligations de résultat classiques – ni allégées, ni aggravées, suivant les indications qui précèdent –, on retiendra que, l’inexécution de l’obligation ayant été établie par le créancier, cette inexécution implique la faute contractuelle ; on dit aussi qu’elle permet de présumer l’existence de celle-ci, bien qu’en réalité le débiteur ne puisse se dégager par la seule preuve contraire de l’absence de faute. La Cour de cassation affirme même que « l’obligation de résultat emporte à la fois présomption de faute et présomption de causalité entre la prestation fournie et le dommage invoqué » 2. Le débiteur ne peut alors se libérer qu’en établissant positivement et précisément l’existence d’une cause étrangère. 850 Cause étrangère : force majeure (renvoi), fait d’un tiers ou fait de la victime ¸ Cette cause étrangère correspond, soit un événement de force majeure (sur laquelle, v. ss 747 s.), soit à un fait d’un tiers ou un fait de la victime. a) Pour que le débiteur soit exonéré, en raison du fait d’un tiers, il faut que ce fait présente les caractères de la force majeure 3, c’est-à-dire, en matière contractuelle, un événement extérieur, imprévisible et irrésistible (art. 1218 ; v. ss 802) . Ce tiers ne doit pas être le représentant, légal ou conventionnel, du débiteur ou son préposé chargé d’exécuter pour lui le contrat ou de l’aider dans cette exécution (v. art. 1735, 1782, 1797, 1953, 1994, 1998 ; et v. ss 851 au sujet de la responsabilité contractuelle du fait d’autrui) 4. Comme en matière de responsabilité du fait des choses, si le fait du tiers ne présente pas les caractères de la force majeure, il n’entraîne ni exonération totale, ni exonération partielle du débiteur 5.

le contrat définisse – éventuellement dans un sens favorable au débiteur – les cas de « force majeure » ayant pour effet d’exonérer le débiteur ; v. Paris, 28 févr. 1990, Gaz. Pal. 1990. 2. Somm. 461, RTD civ. 1990. 669, obs. P. Jourdain. 1. V. B. Gross, La notion d’obligation de garantie dans le droit des contrats, thèse Nancy, éd. 1964. Pour un exemple, v. Civ. 1re, 8 mars 2012, D. 2012. 733, CCC 2012, no 145, note L. Leveneur, et Étude 8, par A. Batteur, D. Bazin-Beust et L. Raschel, RCA 2012, no 142. 2. Civ. 1re, 16 févr. 1988, Bull. civ. I, no 42, p. 27, RTD civ. 1988. 767, obs. P. Jourdain ; 2 févr. 1994, D. 1994. IR 55, JCP 1994. IV. 892 ; 21 oct. 1997, D. 1998. 271, note Ph. Brun, JCP 1998. II. 10103, note V. Varet. 3. Civ. 21 févr. 1940, JCP 1940. II. 1556, note A. Besson ; 21 janv. 1946, D. 1946. 131 ; Com. 26 oct. 1954, D. 1955. 213, note R. Radouant. 4. Civ. 1re, 14 oct. 2010, RDC 2011. 454, obs. G. Viney (à propos d’un dépositaire : le fait du débiteur ou de son préposé ou substitué ne peut constituer la force majeure). 5. Le projet de réforme du droit de la responsabilité civile propose de consacrer cette solution (art. 1253).

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Il se peut que la cause étrangère soit le fait d’une pluralité de tiers 1, Après avoir hésité, la jurisprudence s’est orientée en ce sens qu’une grève à laquelle le débiteur ne peut parer l’exonère de sa responsabilité 2. L’on constate à ce sujet à quel point la condition d’imprévisibilité de la force majeure est importante (v. ss 751) 3. Le fait du prince occupe une place spéciale en la matière. Initialement dégagé en droit administratif, ce fait n’est pas inconnu en droit privé 4. Là encore, pour qu’il puisse entraîner exonération, il est nécessaire que ce fait soit imprévisible et irrésistible. Des circonstances de caractère relativement général peuvent être à l’origine de l’intervention de l’autorité publique. A été notamment jugé irrésistible l’ordre d’évacuation émanant de l’Administration et obligeant une clinique à déplacer ses activités en raison des risques d’une éruption volcanique en Guadeloupe 5. Dans d’autres circonstances, le fait du prince peut aussi, de manière plus particulière, être pris en considération 6. b) Pour qu’il y ait exonération du fait de la victime, il convient de distinguer l’exonération totale de l’exonération partielle. Ce fait, fautif ou non, entraîne exonération totale s’il présente les caractères de la force majeure et a été la cause exclusive du dommage 7. Il y a, en principe, exonération partielle en cas de faute et non plus simplement de fait de la victime 8. Cette affirmation doit être tempérée de trois manières. Tout d’abord, certains auteurs estiment que, pour qu’il y ait exonération partielle, « une faute relativement grave de la victime est nécessaire » 9. Ensuite, dans des situations plus particulières, 1. V. en ce que des attentats ou agressions à main armée n’exonèrent pas un camionneur : Com. 5 janv. 1988, Bull. civ. IV, no 246, RTD civ. 1990. 489, obs. P. Jourdain ; contra Com. 29 mai 2001, RCA 2001, no 271. 2. Ch. mixte, 4 févr. 1983, Bull. civ., no 1 et 2, RTD civ. 1983. 549, obs. G. Durry. 3. Civ.  1re, 6  oct. 1993, JCP  1993. II.  22154, note P.  Waquet, 1994. 1.  3773, no 7, obs. G. Viney, CCC 1994, no 3, obs. L. Leveneur, RTD civ. 1994. 873, obs. P. Jourdain ; 24 janv. 1995, Bull. civ. I, no 54, JCP 1995. I. 3893, obs. G. Viney, no 1. Sur la prise en charge conventionnelle des risques de grève, v. Paris, 13 févr. 1970, JCP 1971. II. 16791, note M. de Juglart et E. du Pontavice – A. Bouziges, « L’évolution de la force majeure en droit du travail », Mélanges J. Savatier, 1992, p. 79 s. 4. F. Luxembourg, « Le fait du prince ; convergence du droit privé et du droit public », JCP 2008. 1. 119. 5. Soc. 19 nov. 1980, Bull. civ. V, no 834 ; contra Soc. 8 mai 1974, Bull. civ. V, no 282. – V. aussi P. Grelon et Th. Dal Farral, « Le sort des contrats en cas d’embargo », CCC 1994. Chron. 2. 6. Ex. : Soc. 4 juill. 1978, Bull. civ. V, no 545, D. 1980. 30, note G. Lyon-Caen (refus de renouvellement du permis de travail d’un étranger) ; 7 mai 2002, Bull. civ. V, no 143, D. 1994. 306, note I. Vacarie (retrait d’agrément). 7. Soc. 21 mai 1974, Bull. civ. V, no 318. 8. Civ.  2e, 11  févr. 1976, D.  1976.  609, note C.  Larroumet ; 9  déc. 1992, Bull.  civ.  II, no 305 ; Civ. 1re, 28 nov. 2012, CCC 2012, no 26, obs. L. Leveneur. Le projet de réforme du droit de la responsabilité civile propose de consacrer cette solution (art. 1254, al. 1er : « Le manquement de la victime à ses obligations contractuelles, sa faute ou celle d’une personne dont elle doit répondre sont partiellement exonératoires lorsqu’ils ont contribué à la réalisation du dommage »). 9. Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, Les obligations, no 958.

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la Cour de cassation n’a pas pris en considération un comportement incontestablement illicite de la victime. Ainsi en a-t-elle décidé dans un cas où la victime était un enfant privé du discernement suffisant 1, ce qui, malgré les affirmations de la Cour de cassation, était contestable sur le terrain de la causalité 2. En réalité, on voit bien réapparaître la considération subjective de la faute quand il s’agit d’apprécier le comportement de la victime et non plus celui de l’auteur du dommage (v. ss 960, au sujet de la responsabilité de l’infans). Enfin, la Cour de cassation ferme parfois la voie à l’exonération partielle, spécialement en matière de transport de personnes, où elle considère que « le transporteur tenu d’une obligation de sécurité de résultat envers un voyageur ne peut s’exonérer partiellement », mais seulement totalement en prouvant que la faute de la victime revêt les caractères de la force majeure 3. Elle a toutefois par la suite expressément cantonné cette solution au « transporteur ferroviaire » 4, en admettant par exemple l’exonération partielle d’un transporteur fluvial 5. 851 La responsabilité contractuelle du fait d’autrui ¸ Le concept de tiers est relatif, on peut même dire protéiforme. Ce qui a été constaté à propos des effets des contrats à l'égard des tiers (v. ss 669 s.), s’observe aussi quant à la responsabilité contractuelle, toutes les fois, que pour l’exécution de ses obligations, le débiteur a recours à d’autres personnes, à supposer qu’implicitement ou explicitement le contrat l’y autorise. Suivant un cheminement intellectuel familier au juriste, on est conduit ici à opérer des distinctions parmi les tiers. Tout d’abord, il convient d’éliminer le tiers qui, par une intervention spontanée, met obstacle à l’exécution des engagements souscrits par un contractant. Pour que se pose le problème de la responsabilité contractuelle du fait d’autrui, il faut que le débiteur ait volontairement introduit un tiers dans l’exécution de son obligation, soit par exemple qu’il confie celle-ci à un préposé, à un mandataire ou à un auxiliaire, soit encore qu’il s’en remette au concours d’un collaborateur indépendant 6. La pratique montre qu’il s’agit là d’une situation 1. Crim. 14 juin 2005, RCA 2005, com. no 275, JCP 2006. I. 111, obs. G. Viney. 2. V. M. Bacache-Gibeili, La responsabilité civile extracontractuelle, no 437. 3. Civ. 1re, 13 mars 2008, D. 2009. 920, note I. Gallmeister, ibid. 1582, note G. Viney, CCC 2008, no 173, note L. Leveneur, RTD civ. 2008. 321, obs. P. Jourdain, LPA 6 août 2008, p. 18, obs. Quézel-Ambrunaz ; JCP 2008. I. 186, no 8 s., obs. Ph. Stoffel-Munck, RCA 2008, no 159, obs. F. Leduc. 4. Ch. mixte, 28 nov. 2008, Bull. civ., no 3, R. p. 314, D. 2009. 461, note G. Viney, ibid. 2010. 49, obs.  O.  Gout, JCP  2009. I.  123, no 12, obs.  Ph.  Stoffel-Munck, Gaz.  Pal. 2009.  491, avis Domingo, note Oudot, RLDC 2009, no 3415, note J. Julien, RTD civ. 2009. 129, obs. P. Jourdain, RDC 2009. 487, obs. T. Genicon. Cette solution semble toutefois cantonnée à la responsabilité contractuelle du transporteur ferroviaire : Civ. 2e, 13 mars 2016, no 15-12.217 P, où la Cour de cassation censure une cour d’appel, au visa de l’ancien article 1384, al. 1er, du code civil (responsabilité du fait des choses), pour avoir refusé l’exonération partielle de la SNCF en présence d’une faute de la victime. 5. Civ. 1re, 16 avr. 2015, no 14-13.440 P, D. 2015. 1137, note D. Mazeaud. 6. Ainsi en va-t-il en cas de concours entre membres de professions libérales. V.  par ex. Civ. 1re, 18 juill. 1983, Bull. civ. I, no 209, D. 1984. 149, note J. Penneau. Encore faut-il que le

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fréquente 1. En dépit de la similitude que la première hypothèse présente avec la responsabilité du commettant du fait de son préposé, la question ne saurait trouver de réponse dans l’article 1242 al. 5 (anc. art. 1384, al. 5), car ce serait violer la règle du non-cumul des responsabilités 2. Face à de telles situations, une première réaction peut consister à considérer que le principe étant celui de la responsabilité personnelle, il ne saurait exister de responsabilité contractuelle du fait d’autrui que dans les cas où la loi le prévoit 3. En dehors de ces hypothèses, le débiteur n’engagerait sa responsabilité que s’il s’était obligé à exécuter personnellement ses obligations ou s’il avait commis une faute dans le choix de l’exécutant. Cette analyse restrictive a été justement rejetée. Fondée sur une conception prééminente de la responsabilité personnelle assez largement battue en brèche aujourd’hui (v. ss 1033 s., au sujet de la responsabilité délictuelle du fait d’autrui), elle aboutit curieusement à mieux traiter le débiteur qui confie à d’autres le soin d’exécuter ses obligations que celui qui les exécute personnellement. Écartée en doctrine 4, cette position négative l’a aussi été en jurisprudence. Ainsi, émanant d’un autre, mais non extérieure, la faute commise par un salarié du débiteur ne constitue pas pour celui-ci, son employeur, une cause d’exonération ; il répond des personnes qu’il emploie pour exécuter ses obligations 5. Il en va de même d’un entrepreneur pour la faute commise par un sous-traitant 6, d’un avocat pour les actes professionnels accomplis par un collaborateur 7, ou encore d’un médecin pour les fautes

débiteur ait choisi lui-même ses collaborateurs (Civ.  1re, 20  juill. 1988, Bull.  civ.  I, no 258, RTD civ. 1989. 35, obs. P. Jourdain) ; v. aussi en matière de sous-entreprise ou de sous-traitance Civ. 3e, 29 juin 1999, Bull. civ. III, no 148. 1. E.  Becqué, « De la responsabilité du fait d’autrui en matière contractuelle », RTD  civ. 1914. 251 ; R. Rodière, « Y a-t-il une responsabilité contractuelle du fait d’autrui ? », D. 1952. Chron. 79 ; D. Rebut, « De la responsabilité contractuelle du fait d’autrui et de son caractère autonome », RRJ 1996. 409. 2. On constate ainsi entre la responsabilité délictuelle du commettant du fait de son préposé et la responsabilité contractuelle du fait d’autrui, une différence de domaine, la seconde étant entendue plus largement que la première. La différence entre l’une et l’autre responsabilités résulte aussi de l’évolution de la jurisprudence en matière délictuelle relativement à l’effacement de la responsabilité du préposé (v. ss 1068), mais il y a tout lieu de penser que la jurisprudence adoptera tôt ou tard cette solution en matière contractuelle. 3. R. Rodière, chron. préc. – Ex. : art. 1735 (bail à ferme), 1782 (transport), 1797 (contrat d’entreprise), 1831-1 (promotion immobilière), 1953 (hôtellerie), 1994 (mandat), etc. 4. G.  Viney, « Existe-t-il une responsabilité contractuelle du fait d’autrui ? », in Colloque Univ. Maine, juin 2000, RCA nov. 2000, p. 31 s., et les références citées. 5. Civ.  1re, 3  oct. 1967, JCP  1968. II.  15365, note P.M.F.  Durand, RTD  civ. 1968.  383, obs. G. Durry (responsabilité de la SNCF à la suite d’un déraillement) ; 18 janv. 1989, Bull. civ. I, no 32, D. 1989. IR 34, JCP 1989.IV.104, RTD civ. 1989. 330, obs. P. Jourdain (responsabilité d’une entreprise de gardiennage du fait intentionnel d’un préposé) ; Com.3 oct. 1989, D. 1990. 81, concl. Jéol ; RTD civ. 1990. 87, obs. Jourdain ; Soc. 10 mai 2001, Bull. civ. V, no 158 ; 19 oct. 2011, Bull. civ. V, no 235 ; 21 juin 2006, Bull. civ. V, no 223, R., p. 280 (harcèlement moral). 6. Civ. 3e, 11 mai 2006, Bull. civ. III, no 119 ; RDC 2006. 1214, obs. G. Viney. 7. Civ. 1re, 17 mars 2011, D. 2011. 1483, note B. Dondero.

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commises par un confrère qu’il s’est substitué 1. A également été consacrée la responsabilité des agences de voyages, non seulement pour faute personnelle dans le choix, voire la surveillance, des prestataires de services auxquels elles ont recours, mais du fait d’une mauvaise exécution de leurs tâches par ceux-ci 2. Si l’on essaie de préciser les conditions auxquelles la responsabilité du débiteur peut être en pareil cas engagée, il semble qu’il faille distinguer selon la nature des obligations souscrites. S’il s’agit d’une obligation de résultat, il ne sera nul besoin de démontrer la faute de l’exécutant ; il suffira que le résultat promis n’ait pas été atteint. S’il s’agit d’une obligation de moyens, il faudra prouver une faute de l’exécutant 3. On perçoit ainsi toute l’ambiguïté de la responsabilité contractuelle du fait d’autrui. Il s’agit d’une responsabilité qui a sa source dans le lien de droit existant entre le créancier et le débiteur ; le débiteur s’est engagé et n’a pas rempli ses obligations 4. Mais cette responsabilité est encourue à la suite de l’intervention du tiers. C’est en appréciant le comportement de celui-ci que l’on pourra déterminer si le débiteur est ou non responsable. On doit, en effet, se demander s’il aurait engagé sa responsabilité en agissant de la même manière que son préposé ou son substitut 5. 852 b) Critère de la distinction ¸ De la distinction présentée, il résulte que les charges pesant sur le débiteur sont moindres lorsqu'il y a obligation de moyens que lorsqu'il est tenu d'une obligation de résultat. Afin de discerner si l’obligation est de moyens ou de résultat, il a été souvent fait référence au critère de l’aléa 6. L’obligation est de moyens lorsque sa réalisation est entachée d’une forte part d’aléa ; elle est de résultat dans le cas contraire. Sans doute, le critère est-il assez flou. Mais on le pratique quand on distingue les contrats commutatifs et les contrats aléatoires (v. ss 103). Alors pourquoi pas ailleurs et justement ici, sur le terrain de la responsabilité contractuelle ? Reste que les circonstances de conclusion et d’exécution de l’obligation conduisent à nuancer à tel point le critère retenu qu’assez vite certains 1. Civ. 1re, 18 oct. 1960, Bull. civ. I, no 442 ; JCP 1960. II. 21730, note J. Savatier ; Civ. 1re, 18 juill. 1983, Bull. civ. I, no 209. 2. Avant la loi du 13 juillet 1982 : v. P. Jourdain, obs. RTD civ. 1989. 753 s. ; H. Groutel, obs. RCA 1989, comm. 266. Sur la loi du 13 juillet 1982 (art. 23, devenu art. L. 211-17, al. 1, C. tourisme) : A. Batteur, « De la responsabilité des agences de voyages organisés, Vers un cas de responsabilité contractuelle du fait d’autrui », JCP E 1992. I. 131. Pour des applications jurisprudentielles : Civ.  1re, 15  mars 2015, Bull.  civ.  I, no 138 ; RTD  civ. 2006.  132, obs.  P.  Jourdain ; Civ. 1re, 13 déc. 2005, Bull. civ. I, no 504 ; RTD civ. 2006. 329, obs. P. Jourdain. 3. G. Viney, chron. préc., RCA nov. 2000, p. 34. 4. Rappr. G. Durry, « Rapport de synthèse », RCA nov. 2000, p. 63. 5. Civ. 3e, 5 janv. 1978, JCP 1978. IV. 78 ; Civ. 1re, 18 juill. 1983, Bull. civ. I, no 209 ; Com. 30 nov. 1983, D. 1984. IR 308 ; Civ. 1re, 9 oct. 1984, Bull. civ. I, no 251. 6. V. not. A. Tunc, « La distinction des obligations de résultat et des obligations de diligence », JCP  1945. I.  449 ; v.  cep. G.  Marton, « Obligations de résultat et obligations de moyens », RTD civ. 1935. 499.

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auteurs en sont venus à contester la distinction dans son principe même 1. Si cette contestation n’est pas générale, du moins dans la doctrine française, l’on s’accorde quand même à reconnaître la nécessité de nuancer la distinction, d’une double manière. Tout d’abord, si l’on s’emploie à démêler les lignes d’orientation de la jurisprudence, on doit bien admettre qu’au critère de l’aléa peuvent s’ajouter au moins trois autres considérations, qui lui sont plus ou moins liées. En premier lieu, la part d’initiative laissée au créancier dans l’exécution de la prestation qui lui est due est de nature à faire prévaloir la référence à l’obligation de moyens, spécialement lorsqu’on attend de lui une certaine participation. En deuxième lieu, la volonté des parties n’est pas indifférente : la volonté contractuelle peut ériger en obligation de résultat l’obligation de moyens, ou l’inverse. En troisième lieu, il se manifeste de plus en plus une politique jurisprudentielle qui conduit les tribunaux, avec la bénédiction – faut-il dire la complicité ? – de la Cour de cassation, à cultiver en ce domaine les plus purs délices de l’impressionnisme. 853 c) Applications de la distinction ¸ On ne saurait considérer que l'application de la distinction puisse s'opérer sans nuances suivant les contrats, compte tenu des diverses obligations qu'ils peuvent contenir. 854 Quant aux obligations de donner ou de ne pas faire ¸ Pour les obligations de donner ou de ne pas faire (sur ces obligations, v. ss 345 s.), la distinction des obligations de moyens et des obligations de résultat ne suscite guère de difficulté. L’obligation de donner, c’est-à-dire de transférer un droit réel, notamment la propriété, est une obligation de résultat : le vendeur s’engage à un résultat déterminé ; personne ne traiterait avec lui s’il se contentait de proposer une simple probabilité de devenir propriétaire ; on sait d’ailleurs que le transfert de propriété (ou de tout autre droit réel) s’opère en principe instantanément par le seul échange des consentements (art. 1196, al 1er ; anc. art. 1138, al. 1er), si bien que l’acquéreur est assuré de devenir propriétaire dès lors que le vendeur l’était, quelle que soit la négligence ou la mauvaise volonté de ce dernier sur le terrain de la livraison. De même, l’obligation de ne pas faire est toujours une obligation de résultat. Elle consiste dans l’interdiction d’un fait précis : ne pas faire concurrence, ne pas construire. Le débiteur s’engage à ne pas déployer telle activité, à ne pas accomplir tel acte ; le débiteur ne s’engage pas seulement à faire son possible pour éviter ces faits. Il serait absurde que le cédant d’un fonds de commerce précise qu’il fera de son mieux pour éviter de concurrencer l’acquéreur du fonds ; il doit garantir qu’il ne fera pas concurrence, il promet un résultat. Rappelons que ce n’est pas seulement la preuve 1. V. not. P. Esmein, « Remarques sur de nouvelles classifications d’obligations », Études Capitant, p. 235 ; J. Belissent, Contribution à l’analyse de la distinction des obligations de moyens et des obligations de résultat, thèse Montpellier, éd. 2001.

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d’une faute, mais également celle du dommage, que la Cour de cassation a écartée, sur le fondement de l’ancien article 1145, en cas de manquement à une obligation de ne pas faire (v. ss 829). 855 Quant aux obligations de faire ¸ La distinction des obligations de moyens et des obligations de résultat ne pose de réels problèmes qu'en ce qui concerne les obligations de faire ; c’est à leur propos qu’on peut se demander quel est le contenu exact de l’engagement du débiteur. Celui-ci doit déployer une certaine activité en vue de fournir la prestation promise. En quoi consiste l’engagement du débiteur ? On conçoit qu’à la diversité des situations corresponde une variété de solutions : on ne saurait exiger du médecin qui soigne un malade un résultat aussi déterminé que celui demandé au transporteur ou au vendeur, débiteur d’une obligation de livraison. Au demeurant la distinction est d’autant plus délicate qu’un même contrat, générateur d’obligations de faire, peut à ce titre donner naissance tantôt à des obligations de moyens, tantôt à des obligations de résultat. Les solutions varient en fonction des contrats, de leur nature et de leurs stipulations. L’obligation de faire peut se manifester de manière très directe au sujet d’un bien. Ainsi en est-il en matière de vente. L’obligation de délivrance de la chose vendue est distincte du transfert de la propriété (v. ss 6). Mais elle en est très proche. Le vendeur doit livrer une chose conforme, c’est-à-dire apte à l’usage auquel on la destinait et il est à ce titre tenu d’une obligation de résultat 1. On est, en outre, porté à considérer que l’obligation de sécurité pouvant exister à la charge du vendeur, relativement à la chose vendue, est une obligation de résultat 2. De même, une commune est tenue d’une obligation de résultat de fournir une eau propre à la consommation 3. De plus grandes difficultés existent dès lors qu’il y a lieu de distinguer, au moins abstraitement, une obligation de conservation et une obligation de délivrance et surtout de restitution d’une chose. C’est déjà le cas du vendeur, dans la mesure où il est tenu de conserver la chose vendue avant sa livraison. C’est surtout le cas du locataire, du dépositaire, de l’emprunteur, tenus de restituer la chose à l’expiration du contrat et qui doivent évidemment la conserver pendant la période d’exécution au cours de laquelle ils la détiennent. 1. J. Ghestin, Conformité et garantie dans la vente, Economica, 1983, nos 207 s. ; rappr., au sujet d’un contrat de fourniture d’électricité, TGI Angers, 11 mars 1986, JCP 1987. II. 20789, note J.-P. Gridel ; v. cep. Douai, 17 mars 1989, JCP 1989. II. 21386, note O. Sachs. – En outre le vendeur doit livrer une chose exempte de vice (v. J. Huet, Responsabilité du vendeur et garantie contre les vices cachés, 1987). – Rappr. v. ss 613 ; sur la responsabilité du fait des produits défectueux, v. ss 1219 s. 2. Civ. 1re, 11 juin 1991, Bull. civ. I, no 201, p. 132, JCP 1992. I. 3578, obs. G. Viney, CCC 1991, no 219, obs. L. Leveneur, RTD civ. 1992. 114, obs. P. Jourdain, Grands arrêts, t. 2, no 265 ; v. cep. Civ. 1re, 16 mai 1984, Bull. civ. I, no 165, p. 140, D. 1985. 485, obs. J. Huet. - Sur la responsabilité du fait des produits défectueux, v. ss 1219 s. 3. Civ. 1re, 28 nov. 2012, Bull. civ. I, no 248 ; RTD civ. 2013. 128, obs. P. Jourdain.

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Cette dualité d’obligations suscite une difficulté quant à la preuve de la faute contractuelle, lorsque la chose est restituée en mauvais état. Si les obligations sont jumelées, on se demande, en effet, si le débiteur est tenu d’une obligation de moyens ou d’une obligation de résultat. La difficulté provient de ce que l’obligation de livraison ou de restitution est généralement considérée comme une obligation de résultat, tandis que la solution contraire prévaut quant à l’obligation de conservation. La distinction est commode lorsque l’on parvient à séparer concrètement l’obligation de livrer la chose dans l’état où elle se trouve le jour de la livraison (obligation de résultat) et l’obligation de la livrer en bon état (obligation de moyens). D’ailleurs, support textuel de la catégorie des obligations de moyens (v. ss 572), l’ancien article 1137 du Code civil concerne l’obligation de veiller à la conservation de la chose. On doit constater que, pour des raisons de textes ou de fait, les solutions retenues sont plus nuancées. En matière de louage d’immeuble, le preneur, tenu de restituer le bien, « excepté ce qui a péri ou a été dégradé par vétusté ou force majeure » (C. civ., art. 1730), est, quant à la conservation de la chose, lié par une obligation de résultat atténuée, car « il répond des dégradations ou des pertes qui arrivent pendant sa jouissance, à moins qu’il ne prouve qu’elles ont eu lieu sans sa faute » (C. civ., art. 1732) ; pour se libérer, il ne lui est donc pas nécessaire de rapporter la preuve d’une cause étrangère 1. En principe, le dépositaire d’une chose est tenu, quant à sa restitution, d’une obligation de résultat (C. civ., art. 1933), que la jurisprudence tend à atténuer 2, et quant à sa conservation, d’une obligation de moyens (C. civ., art. 1927 et 1928), mais renforcée 3 ; on comprend alors que la Cour de cassation s’y perde elle-même et qu’il lui arrive d’employer l’expression d’obligation de restitution alors qu’il s’agit d’obligation de conservation 4. Quant à l’emprunteur d’une chose en vertu d’un prêt à usage, il est tenu d’une obligation de moyens quant à la conservation (art. 1880) et d’une obligation de résultat quant à la restitution de la chose 5. 1. V. cep., au sujet de l’incendie, l’art. 1733 C. civ. – La solution consacrée à l’art. 1732 au sujet du louage d’immeuble a été étendue au louage de meubles (Civ.  1re, 22  juill. 1968, D. 1969. 622). Mais une « banque est débitrice d’une obligation de résultat à l’égard de celui qui a loué chez elle un compartiment de coffre-fort » (Civ. 1re, 29 mars 1989, Bull. civ. I, no 142, p. 94, D. 1989. IR 130, RTD civ. 1989. 560, obs. P. Jourdain). 2. Paris, 16 avr. 1986, Gaz. Pal. 1986. 2. Somm. 359. 3. Civ. 1re, 29 janv. 2002, RCA 2002, no 174. Elle fait peser sur le dépositaire la charge de prouver qu’il est étranger à la détérioration de la chose déposée (Civ. 1re, 28 mai 1984, Bull. civ. I, no 173, p. 147 ; v. aussi Civ. 1re, 24 juin 1981, Bull. civ. I, no 232, p. 189, RTD civ. 1982. 430, obs. P. Rémy ; 7 février 2006, CCC 2006, no 101, note Leveneur ; 22 mai 2008, D. 2008. 1550, RDC 2008. 1271, obs. Puig, Defrénois 2008. 1953, obs. Libchaber). 4. Com. 22  nov. 1988, Bull.  civ.  IV, no 316, p. 212, Gaz.  Pal. 1989. 1. Pan  24, RTD  civ. 1989. 328, obs. P. Jourdain. 5. Civ. 1re, 5 juill. 1960, D. 1960. 709 ; 29 avr. 1985, Bull. civ. I, no 133, p. 124 ; v. aussi Com. 5 juill. 1977, D. 1978. IR 43 ; Civ. 1re, 10 oct. 1995, D. 1996. Somm. 118, JCP 1995. IV. 2508 ; 28 juin 2012, RCA 2013, no 313.

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Lorsque les contrats ont pour objet des prestations de services, les solutions sont aussi très nuancées. Au sujet de la responsabilité du mandataire, une distinction domine : s’il y a inexécution totale, il est présumé en faute et ne peut se dégager que par la preuve d’une cause étrangère 1. Mais cette présomption ne saurait être étendue à l’hypothèse d’une mauvaise exécution du mandat, le mandant devant alors prouver que le mandataire a commis des fautes qu’un mandataire prudent et diligent n’aurait pas commises 2 ; « la responsabilité relative aux fautes est appliquée moins rigoureusement lorsque le mandat est gratuit » (art. 1992, al. 2). Quant aux agences de publicité, si leur obligation est en principe de moyens, en ce qui concerne le succès d’une campagne 3, elle devient de résultat si elle s’engage à apporter à son client un budget supplémentaire d’un certain montant 4. La Cour de cassation a également jugé que les arbitres étaient tenus d’une obligation de résultat de ne pas laisser expirer le délai d’arbitrage sans demander sa prorogation au juge d’appui 5. Une grande diversité existe aussi en matière de contrat d’entreprise, compte tenu notamment de l’existence de régimes spéciaux, par exemple en matière de promotion immobilière. Mais l’on peut considérer, d’une manière générale, que le contrat d’entreprise met à la charge de l’entrepreneur une obligation de résultat 6. 1. Soc. 30 nov. 1945, D. 1946. 155. 2. Civ. 1re, 24 juin 1964, Gaz. Pal. 1964. 2. 200 ; Com. 13 déc. 1982, Bull. civ. IV, no 413, p. 345 ; Civ. 1re, 9 juill. 1985, D. 1986. 116 ; 18 janv. 1989, Bull. civ. I, no 26, p. 18, D. 1989. 302, note C. Larroumet, JCP 1989. IV. 102, RTD civ. 1989. 558, obs. P. Jourdain. – V. cep. sur l’incidence plus générale de la mission du mandataire, P. Pétel, Les obligations du mandataire, thèse Montpellier, éd. 1988, no 10. 3. Com. 24 juin 1986, Bull. civ. IV, no 143. 4. Com. 8 janv. 2002, D. 2002. 2708, obs. Karaquillo. 5. Civ.  1re, 6  déc. 2005, Bull.  civ.  I, no 462 ; RTD  civ. 2006.  274, obs.  Gautier ; ibid.  144, obs. Théry ; RDC 2006. 812, obs. G. Viney ; RTD com. 2006. 299, obs. Loquin. 6. Civ. 3e, 19 mars 1986, RTD civ. 1987. 115, obs. Ph. Rémy, RDI 1986. 368, obs. P. Malinvaud ; comp. Civ. 3e, 13 déc. 1995, Defrénois 1996. I. 400, obs. Ph. Dubois. De toute façon, la garantie de parfait achèvement n’exclut pas l’application de la responsabilité contractuelle de droit commun pour faute prouvée (Civ. 3e, 22 mars 1995, D. 1995. IR. 102, JCP 1995. II. 22416, note Joëlle Fossereau). – V., en ce sens, au sujet de l’installation d’un système de protection antivol : Com. 11 juin 1985, Bull. civ. IV, no 188, p. 157, JCP 1985. IV. 296 ; au sujet des réparateurs, notamment des garagistes, Civ. 1re, 16 févr. 1988, Bull. civ. I, no 42, p. 27, RTD civ. 1988. 767, obs. P. Jourdain ; 19 juill. 1988, Bull. civ. I, no 245, p. 170 ; 21 oct. 1997, JCP 1997. IV. 2395, RCA 1997, no 354 ; 8 déc. 1998, D. 1999. IR 35 ; 4 mai 2012, RCA 2012. 1200, obs. O. Deshayes ; v. cep., dans le sens d’une obligation de moyens, Civ. 1re, 11 mai 1971, Bull. civ. I, no 155, p. 139, D.  1971.  477 ; ou d’une obligation de moyens renforcée : Com. 20  mars 1985, Bull.  civ.  IV, no 105, p. 91, RTD civ. 1986. 362, obs. J. Huet ; ou d’une obligation de résultat atténuée : Civ. 1re, 2 févr. 1994, CCC 1994, no 70, obs. L. Leveneur ; comp. obs. P. Jourdain, RTD civ. 1993. 828 s., 1994, 613 s. ; après quoi, renouant avec la sévérité, la Cour de cassation fait purement et simplement état d’une « responsabilité de plein droit qui pèse sur le garagiste » (Civ. 1re, 14 mars 1995, CCC 1995, no 94, obs. G. Raymond, RTD civ. 1995. 635, obs. P. Jourdain). Est-ce encore de la jurisprudence ! Au sujet des teinturiers, la solution varie selon que le préjudice provient de la détérioration en cours de nettoyage ou de la perte du bien donné à nettoyer. En cas de détérioration, le teinturier est tenu d’une obligation de résultat atténuée (plutôt que d’une obligation de moyens renforcée) ; sa responsabilité est présumée, mais il peut s’exonérer en prouvant son

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856 Quant aux obligations de sécurité ¸ La distinction des obligations de moyens et des obligations de résultat trouve un domaine d'application privilégié avec l'obligation de sécurité. Tel est notamment le cas en matière de contrat de transport 1. Après avoir, dans un premier temps, considéré que l’obligation de sécurité-résultat pesait sur le transporteur dès que le voyageur se trouvait dans l’enceinte de la gare et jusqu’à ce qu’il la quitte 2, la Cour de cassation, sensible à de pertinentes critiques doctrinales, décida que l’obligation de sécurité attachée au transport n’existait que pendant la durée de celui-ci, c’est-à-dire depuis le moment où le voyageur commence à monter dans le véhicule jusqu’à celui où il achève d’en descendre 3. Cela donna à penser que, pendant les périodes qui précèdent ou suivent le transport proprement dit, la sécurité du voyageur qui va partir ou qui vient d’arriver ne devait plus être assurée qu’au moyen des règles de la responsabilité délictuelle, y compris celles qui résultent de l’article 1242, al. 1er du Code civil (anc. art. 1384, alinéa 1). La Cour de cassation décida pourtant que, le contrat étant déjà conclu et pas encore complètement exécuté, le transporteur était, pendant ces périodes ante-transport et post-transport, tenu d’une obligation de sécurité, mais de moindre portée, puisqu’il ne s’agissait plus que d’une « obligation générale de prudence et de diligence », c’est-à-dire d’une obligation de moyens 4. Conséquence : en cas d’accident dû au fait d’une chose – un wagonnet, par exemple –, le voyageur était moins bien traité que dans le cadre de la responsabilité délictuelle (v. ss 881 s.), puisqu’il lui fallait prouver la faute du transporteur 5. Mais l’incohérence du système a été, depuis absence de faute (Civ. 1re, 20 déc. 1993, Bull. civ. I, no 376, D. 1994. IR 28, JCP 1994. IV. 525, CCC 1994, no 34, obs. G. Raymond, RTD civ. 1994. 611, obs. P. Jourdain) ; en cas de perte, le teinturier est traité comme un dépositaire : s’il ne peut restituer le vêtement, il engage sa responsabilité, sauf à démontrer que cette perte est due à une cause étrangère (Versailles, 28 oct. 1983, Gaz. Pal. 1984. 2. Somm. 354). – V. obs. P. Jourdain, RTD civ. 1994. 611 s. 1. Encore faut-il qu’il y ait contrat de transport, (ce qui exclut, semble-t-il, le cas du voyageur en situation irrégulière, Civ. 1re, 12 déc. 1978, Bull. civ. I, no 386, p. 301 ; TGI Paris, 5 mai 1982, Gaz. Pal. 1982. 1. Somm. 188, RTD civ. 1982. 604, obs. G. Durry) et que l’accident soit survenu dans l’exécution du contrat convenu entre les parties (Civ. 1re, 1er déc. 2011, CCC 2012, no 59, note L. Leveneur, LPA 17 févr. 2012, p. 6, note M. Boucaron-Nardettoni, RTD civ. 2012. 119, obs. P. Jourdain). Pourtant la Cour de cassation a encore censuré les juges du fond ayant refusé d’indemniser un voyageur non muni d’un billet de chemin de fer, dès lors que l’illégitimité de son intérêt à demander réparation n’était pas établie (Civ. 2e, 19 févr. 1992, JCP 1993. II. 22170, note G.  Casile-Hugues, RCA 1992. Somm.  165, obs.  H.G.). –  Sur l’obligation de ponctualité de la SNCF, secondaire par rapport à son obligation de sécurité, v.  Paris, 1re  ch.  B, 4  oct. 1996, JCP 1997. II. 22811, note G. Paisant et Ph. Brun ; rappr. Paris, 1re ch. B, 31 mars 1994, D. 1994. IR 134, Bull. Transp. 1995, p. 105. 2. Civ. 1re, 17 mai 1961, JCP 1961. II. 12217 bis, RTD civ. 1961. 689, obs. A. Tunc. 3. Civ. 1re, 1er juill. 1969, D. 1969. 640, note G.C.-M., JCP 1969. II. 16091, concl. R. Lindon, note M.B. et A.R., RTD civ. 1970. 184, obs. G. Durry. 4. Civ.  1re, 21  juill. 1970, D.  1970.  767, note R.  Abadir, JCP  1970. II.  16488, RTD  civ. 1971. 163, obs. G. Durry. 5. Il est vrai que cette faute a, en l’espèce, été admise dans des circonstances (bousculade) qui permettaient de douter très sérieusement de son existence (Civ. 1re, 21 juill. 1970, préc.), ce qui n’avait pas contribué à clarifier le problème (comp. Civ. 1re, 23 févr. 1971, JCP 1971. IV. 88).

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lors, supprimée ; la Cour de cassation a opéré un revirement en décidant que l’obligation de sécurité pesant sur le transporteur n’existe à sa charge que pendant l’exécution du contrat de transport, c’est-à-dire à partir du moment où le voyageur commence à monter dans le véhicule et jusqu’au moment où il achève d’en descendre. Durant cette période, la responsabilité du transporteur est soumise à des règles rigoureuses. Ainsi, alors même que la victime a eu un comportement délibérément dangereux, la Cour de cassation a pu considérer que la SNCF ne pouvait s’exonérer de sa responsabilité, les wagons ne comportant pas de systèmes de verrouillage 1. Plus récemment, la haute juridiction a toutefois rappelé à diverses reprises que la responsabilité du transporteur pouvait être écartée en cas d’agression commise contre un voyageur, dès lors que cette agression est, pour la SNCF, imprévisible et, dans son exécution, inévitable 2. En dehors du transport proprement dit, la responsabilité du transporteur, quant à la sécurité du voyageur, est soumise aux règles de la responsabilité délictuelle 3. Ce cantonnement appelle deux observations propres au transport de voyageurs. D’une part, les règles de la responsabilité délictuelle sont applicables dès lors que le voyageur ne se trouve pas dans le cadre du transport proprement dit, de la montée à la sortie de l’engin de transport, tel que celui-ci a été convenu ; ainsi en va-t-il d’un voyageur, pourtant titulaire d’un abonnement, qui se trompe de rame 4. D’autre part, le passage d’une obligation de sécurité, envisagée comme une obligation de moyens, à une responsabilité délictuelle du fait des choses est propre à améliorer la situation de la victime. Au sujet d’autres déplacements, on peut être porté à raisonner en s’inspirant des solutions retenues dans le passé à propos du contrat de transport 5, non sans tenir éventuellement compte de la liberté de manœuvre plus ou moins grande du créancier et de la coopération normalement attendue de lui dans l’exécution du contrat. Une obligation de

1. Ch. mixte 28 nov. 2008, D. 2009. 461, note G. Viney, JCP 2009. II. 10011, note P. Grosser, et I. 123, no 12, obs. Ph. Stoffel-Munck, RCA 2009, no 4, note S. Hocquet-Berg. 2. Civ.  1re, 23  juin 2011, D.  2011.  1817, CCC 2011, no 230, RCA 2011, no 314, RDC 2011. 1183, obs. O. Deshayes, RTD civ. 2011. 772, obs. P. Jourdain ; Civ. 2e, 8 févr. 2018, 2 arrêts, no 17-10.516 et no 16-26.198, P+B+I ; Civ. 2e, comp. Civ. 1re, 21 nov. 2006, CCC 2007, no 89, note L. Leveneur. 3. Civ.  1re, 7  mars 1989, Bull.  civ.  I, no 118, p. 77, Gaz.  Pal. 1989. 2.  632, note G.  Paire, D. 1991. 1, note P. Malaurie, RTD civ. 1989. 548, obs. P. Jourdain, RCA 1989, no 200, chron. 16, par H. Groutel ; v. aussi C. Mascala, « Accidents de gare : le “déraillement” de l’obligation de sécurité », D. 1991. Chron. 80. – La solution demeure importante, même depuis la loi du 5 juillet 1985 relative à l’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation, puisque les dispositions de cette loi ne s’appliquent pas aux accidents causés par des chemins de fer ou des tramways circulant sur des voies qui leur sont propres (v. ss 1176). – R. Nérac-Croisier, « Soliloque sur la responsabilité du transporteur de personnes », D. 1995. Chron. 35 s. 4. Civ. 1re, 1er déc. 2012, préc. 5. V. cep. au sujet d’un accident survenu lors d’une escale aérienne, Civ. 1re, 15 juill. 1999, D. Affaires. 1999. 1239, obs. J.F., RTD civ. 1999. 843, obs. P. Jourdain.

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résultat pèse sur le tenancier d’un manège d’autos-tamponneuses entre le moment où l’usager s’installe dans le véhicule et le moment où il en sort ; avant et après, il ne s’agit que d’une obligation de moyens 1. On constate, malgré les fluctuations, des solutions comparables au sujet des remontées mécaniques ; si le transport par téléphérique ou télécabine fait peser sur l’exploitant une obligation de résultat se rattachant à l’existence d’un contrat de transport, il a été finalement décidé que l’usager d’un remontepente (ou téléski) « tiré sur ses skis, était tenu d’apporter à l’opération, spécialement » – donc pas uniquement – « au départ et à l’arrivée », une « participation active » et que, par conséquent, l’obligation de sécurité pesant sur l’exploitant était une obligation de moyens 2. L’exploitant d’un télésiège est soumis, quant à lui, à des obligations dont la césure est bien tranchée : obligation de moyens au départ et à l’arrivée, obligation de résultat pendant le trajet 3. Le fait que le créancier conserve une importante part d’initiative explique que nombre d’obligations de sécurité aient été considérées comme des obligations de moyens. Ainsi en a-t-il été décidé au sujet de la responsabilité de l’exploitant d’une attraction ou l’organisateur d’une activité 4, même non dépourvue de dangers 5, ou d’une agence de voyages 6. De même,

1. Civ. 1re, 30 oct. 1968, D. 1969. 650, note G.C.-M., RTD civ. 1969. 343, note G. Durry : obligation de moyens avant ; Civ.  1re, 28  avr. 1969, D.  1969.  650, note G.C.-M., JCP  1970. II. 16166, note A. Rabut, RTD civ. 1970. 186, obs. G. Durry ; 3 avr. 1973, D. 1974. Somm. 91 ; 12 févr. 1975, D. 1975. 212, note P. le Tourneau : obligation de résultat pendant ; Civ. 1re, 2 nov. 1972, D. 1972. 723, note G.C.-M., RTD civ. 1973. 362, obs. G. Durry : obligation de moyens après. – Sur l’exclusion de la loi du 5 juill. 1985 en la matière, v. ss 1174, en note. 2. Civ.  1re, 4  nov. 1992, JCP  1993. II.  22058, note P.  Sarraz-Bournet, D.  1994.  45, note Ph. Brun et Somm. com. 15, obs. E. Fortis, RTD civ. 1993. 364, obs. P. Jourdain. 3. Civ. 1re, 11 mars 1986, Bull. civ. I, no 65, Gaz. Pal. 1986. 2. Pan. jur. 333, obs. F. Chabas, JCP 1986. IV. 146, RTD civ. 1986. 767, obs. J. Huet ; 10 mars 1998, D. 1998. 505, note J. Mouly ; v. cep. Civ. 1re, 4 juill. 1995 (arrêt Nercessian), D. 1995. IR 222, JCP 1995. IV. 2191, et 1996. II.  22620, note G.  Paisant et Ph.  Brun. –  Rappr. au sujet d’un utilisateur de télésiège occupé irrégulièrement, mais la faute de l’exploitant n’est pas considérée comme prouvée, Civ. 2e, 2 nov. 1994, D.  1996. Somm. 28, obs.  J.  Mouly ; comp. Civ.  1re, 17  nov. 1993, RTD  civ. 1994.  115, obs. P. Jourdain. 4. Civ. 1re, 5 janv. 1959, D. 1959. 106 ; comp. Civ. 1re, 7 févr. 1966, D. 1966. 265. – V., au sujet d’une promenade à dos d’animal (cheval, âne) : Civ. 1re, 9 janv. 1968, JCP 1968. II. 15405 ; 16 mars 1970, D. 1970. 421, note R. Rodière ; au sujet d’une piste de bob-luge : Civ. 1re, 17 mars 1993, D. 1993. IR 103 ; au sujet d’un parc zoologique : Civ. 1re, 30 mars 1994, D. 1994. IR 104, JCP 1994. IV. 1488 ; de leçons d’équitation : Civ. 1re, 28 nov. 2000, JCP 2002. II. 10010, note C. Lievremont. 5. Civ. 1re, 29 nov. 1994, Bull. civ. I, no 351 (stage d’initiation au vol en ULM) ; Civ. 2e, 27 mai 1999, Bull. civ. II, no 14 (rallye automobile) ; Civ. 1re, 1er déc. 1999, Bull. civ. I, no 330 (karting) ; Civ. 1re, 22 juin 2004, Bull. civ. I, no 176 (parachutisme) ; Civ. 1re, 5 nov. 1996, Bull. civ. I, no 380 (parapente) ; Civ. 1re, 22 janv. 2009, LPA 6 avr. 2009, note Corpart (parcours d’aventure avec tyroliennes). 6. Civ. 13 nov. 1956, JCP 1957. II. 9799, note R. Rodière ; Civ. 1re, 23 févr. 1983, D. 1983. 481, note P. Couvrat, JCP 1983. II. 19967, concl. P. Gulphe ; 29 janv. 1991, Bull. civ. I, no 40, p. 24. Voir aussi Civ. 1re, 2 nov. 2005, Bull. civ. I, no 401, JCP 2006. II. 10018, note M. Poumarède ; 13 déc. 2005, Bull. civ. I, no 504, RTD civ. 2006. 329, obs. Jourdain.

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tant le club sportif que ses moniteurs ne sont en principe tenus que d’une obligation de moyens en ce qui concerne la sécurité des adhérents 1. On constate toutefois, surtout dans la jurisprudence récente, une tendance à une sévérité accrue se manifestant soit par l’admission d’obligations de résultat 2, soit par celle d’obligations de moyens renforcées 3, soit même au moyen d’un dépassement de la distinction des obligations de moyens et des obligations de résultat 4. La jurisprudence a aussi considéré comme une obligation de moyens, l’obligation de sécurité pesant sur les hôteliers ou restaurateurs 5, ce qui peut aller de pair avec une certaine rigueur à l’égard du débiteur quant à l’appréciation du caractère fautif de son comportement, et signifie que l’obligation de moyens est renforcée 6. Une obligation de moyens, quant à la sécurité, est aussi incluse dans le cadre plus général des engagements impliqués par l’activité d’une entreprise de spectacles 7 ou de soins, voire, plus largement, là où l’exécution de l’obligation principale du débiteur

1. Civ. 1re, 21 nov. 1995, Bull. civ. I, no 424 ; 16 nov. 2004, Bull. civ. I, no 278 ; Civ. 1re, 16 mai 2006, Bull. civ. I, no 249 ; Civ. 1re, 15 déc. 2011, Bull. civ. I, no 219. 2. V., au sujet de la responsabilité d’un parc de jeux pour enfants : Civ. 1re, 18 févr. 1986, Bull. civ. I, no 32, p. 28, RTD civ. 1986. 770, obs. J. Huet ; d’un parc de loisirs aquatiques : Civ. 1re, 28 oct. 1991, Bull. civ. I, no 289, p. 190, D. 1992. Somm. 271, obs. E. Fortis, RTD civ. 1992. 397, obs. P. Jourdain ; d’un bob-luge : Civ. 1re, 17 mars 1993, JCP 1993. IV. 1317, D. 1995. Somm. 66, obs. J. Mouly ; de l’exploitant d’un parapente : Civ. 1re, 21 oct. 1997, JCP 1998. II. 10103, note V. Varet, D. 1998. Somm. 199, obs. P. Jourdain, Gaz. Pal. 1999. 1. 236, note J. Mouly ; d’un club de vacances organisant des plongées sous-marines : Civ. 1re, 1er juill. 1997, D. 1998. Somm. 199, obs. P. Jourdain, RTD civ. 1998. 117, obs. P. Jourdain. Sur l’obligation de sécurité relative aux manèges, voir la loi du 13 février 2008 relative aux manèges, machines et installations pour fêtes foraines et parcs d’attraction. 3. Civ. 1re, 11 mars 1986, Bull. civ. I, no 64, p. 61, RTD civ. 1986. 768, obs. J. Huet ; 16 oct. 2001, Bull.  civ.  I, no 260, D.  2001. IR  3252, CCC 2002, no 21, obs.  L.  Leveneur, RTD  civ. 2002. 107, obs. P. Jourdain (moniteur d’un sport dangereux). 4. Civ. 1re, 4 juill. 1995, JCP 1996. II. 22620, note G. Paisant et Ph. Brun. – Rappr. Civ. 1re, 14 mars 1995, Bull. civ. I, no 129, D. 1995. IR 90, JCP 1995. I. 3944, chron. G. Viney, no 7 (restaurateur) ; Civ. 2e, 18 déc. 1995, D. 1996. IR 35, JCP 1996. IV. 380 (association de randonnée pédestre). – V. d’ailleurs J. Bellissent, Contribution à l’analyse de la distinction des obligations de moyens et des obligations de résultat. À propos de l’évolution des ordres de responsabilité civile, thèse Montpellier, éd. 2001. 5. Civ. 6 mai 1946, JCP 1946. II. 3236, note R. Rodière ; Civ. 1re, 7 févr. 1966, D. 1966. 314 ; 9 mars 1970, Bull. civ. I, no 87, p. 71 ; 22 mai 1973, JCP 1973. IV. 220 ; 22 mai 1991, Bull. civ. I, no 163, p. 108, RTD civ. 1991. 757, obs. P. Jourdain. – Le restaurateur est aussi tenu par une obligation de résultat, en ce qui concerne les vices des aliments consommés par des clients (Poitiers, 16 déc. 1970, Gaz. Pal. 1971. 1. 264, JCP 1972. II. 17127, note G. Mémeteau, RTD civ. 1971. 665, obs. G. Durry, 670, obs. G. Cornu). 6. Civ. 1re, 2 juin 1981, Bull. civ. I, no 189, p. 155 ; 19 juill. 1983, Bull. civ. I, no 211, p. 188, RTD civ. 1984. 729, obs. J. Huet ; 14 mars 1995, préc. 7. Civ. 1re, 11 févr. 1975, Bull. civ. I, no 59, p. 54, D. 1975. 533, note P. le Tourneau ; 10 juin 1986, Bull. civ. I, no 164, p. 165 ; Civ. 1re, 18 juin 2014, no 13-14.883 ; D. 2015. 124, obs. Gout ; RTD civ. 2014. 663 (association organisant une soirée pour les élèves d’une école) – V. aussi dans le même sens, au sujet d’une entreprise de spectacle, même sportif : Civ.  1re, 18  nov. 1975, Bull.  civ.  I, no 336, p. 277 ; 29  nov. 1989, Bull.  civ.  I, no 371, p. 349, JCP  1990. IV.  32 ; Lyon, 16 déc. 1988, JCP 1990. II. 21510, note P. Collomb.

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implique un hébergement 1 ou un accueil 2. On discerne cependant un courant plus sévère à l’égard du débiteur qui se manifeste, non pas dans une substitution de l’obligation de résultat à l’obligation de moyens, mais dans une préférence donnée aujourd’hui à la responsabilité délictuelle ou quasi-délictuelle, finalement plus protectrice des victimes. Plus récemment, la Cour de cassation a admis l’existence d’une obligation de sécurité de résultat à la charge de l’employeur, en ce qui concerne les maladies professionnelles contractées par le salarié du fait des produits fabriqués ou utilisés par l’entreprise 3, les accidents de travail 4, ainsi que les violences physiques ou morales exercés entre salariés 5. 857 Quant aux obligations d’information ou de conseil ¸ L'obligation d'information ou de conseil (v. ss 258 s., 455, 570) relève d’activités d’ordre intellectuel, donc souvent plus ou moins aléatoires, ce qui, à leur sujet, fait prévaloir l’obligation de moyens 6. a) Il arrive que l’obligation d’information ou de conseil accompagne une fourniture d’un matériel plus ou moins sophistiqué, de sorte que l’appréciation des comportements s’opère en termes d’ingénierie ou d’assistance 7. On a observé alors un mouvement de sévérité se manifestant par des exigences plus rigoureuses quant au comportement du professionnel 8, 1. Garde d’enfant par une assistante maternelle : Civ. 1re, 18 nov. 1997, JCP 1998. I. 144, no 9, obs. G. Viney, D. 1998. Somm. 197, obs. Ph. Delebecque, RTD civ. 1998. 119, obs. P. Jourdain ; contra Civ. 1re, 13 janv. 1982, Bull. civ. I, no 24, p. 20, D. 1982. IR 363, obs. C. Larroumet. 2. Colonie ou centre de vacances, de sports ou de loisirs : Civ. 1re, 13 mai 1968, JCP 1968. II. 15524 bis ; 18 févr. 1981, Gaz. Pal. 1981. 2, Pan. 174, obs. F. Chabas ; 27 janv. 1982, 2 arrêts, Bull. civ. I, nos 47 et 52, p. 41 et 44 ; 1er févr. 1983, JCP 1984. II. 20129, obs. F. Chabas ; 25 mai 1987, D. 1987. IR 144 ; 19 juill. 1988, Bull. civ. I, no 251, p. 174, JCP 1988. IV. 349 ; 10 févr. 1993, D. 1993. 605, note J. Bonnard ; 9 févr. 1994, JCP 1994. II. 22313, note D. Veaux (moniteur de ski) ; 11 mars 1997, JCP 1997. IV. 981 ; 10 févr. 1998, JCP 1998. IV. 1752 (obligation de surveillance, obligation de moyens). – Piscine : Civ. 1re, 20 oct. 1971, Bull. civ. I, no 269, p. 277, RTD civ. 1972. 608, obs. G. Durry ; 2 mars 1983, Bull. civ. I, no 85, p. 75, JCP 1983. IV. 158. – Laverie automatique : Civ. 1re, 16 nov. 1976, Bull. civ. I, no 350, p. 277. – Entreprise organisant un stage : Civ. 1re, 7 nov. 1984, Bull. civ. I, no 297, p. 253, RTD civ. 1986. 357, obs. J. Huet ; Paris 6 avr. 1995, D.  1996. Somm. 118, obs.  Ph.  Delebecque. –  Établissement thermal : Riom, 15  oct. 1998, JCP 1999. IV. 1498. – Salon d’esthétique : Civ. 1re, 8 déc. 1998, JCP 1999. IV. 1198. 3. Soc. 28 févr. 2002, Bull. civ. V, no 81 ; Civ. 2e, 6 avr. 2004, Bull. civ. I, no 153 ; 8 nov. 2007, Bull. civ. I, no 248. 4. Soc. 11 avr. 2002, Bull. civ. V, no 127 ; Civ. 2e, 16 sept. 2003, RCA 2003, no 318, note Groutel ; Ass. plén., 24 juin 2005, Bull. civ. no 7, R., p. 280. 5. Soc. 21 juin 2006, Bull. civ. V, no 223, R., p. 280 (harcèlement moral) ; Civ. 2e, 22 févr. 2007, Bull. civ. II, no 54, R., p. 380 (idem) ; 1er mars 2011, no 09-69.616 (idem) ; Soc. 29 juin 2011, Bull.  civ.  V, no 168 (responsabilité de l’employeur quand bien même il aurait pris des mesures en vue de faire cesser ces agissements). 6. V. cep., dans les relations entre un professionnel et un profane, Civ.  1re, 16  juin 1993, CCC nov. 1993, p. 5, obs. L. Leveneur. 7. V. par ex. Civ. 1re, 4 déc. 2002, Bull. civ. I, no 361 ; Civ. 2e, 2 déc. 1997, Bull. civ. I, no 339 ; Civ. 2e, 18 juin 2004, no 13-16.585, P. 8. Com. 3 déc. 1985, Bull. civ. IV, no 284, p. 212, RTD civ. 1986. 372, obs. Ph. Rémy, 765, obs. J. Huet ; Civ. 1re, 7 avr. 1998, JCP 1998. IV. 2290. Y compris lorsque le créancier de l’obligation d’information est un professionnel moins averti quand à la chose achetée

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et même par l’admission d’une obligation de résultat 1. Une évolution semblable s’est produite au sujet des obligations médicales (v. ss 1240 s.). b) Ce sont aussi des obligations de moyens qui pèsent, normalement, sur les fournisseurs de renseignements 2, les conseils en organisation et les entreprises de banque ou de traitement de la comptabilité 3. L’obligation de moyens l’emporte aussi quant à l’information et au conseil dus par les notaires à leurs clients et plus généralement à toutes les parties à l’acte 4 (v. ss 614). Ils sont tenus de leur fournir tous les renseignements nécessaires à une compréhension de la situation juridique, et de les éclairer sur la portée des actes par eux dressés et sur la valeur des garanties qui peuvent y être attachées 5. La Cour de cassation a précisé que les notaires ne pouvaient décliner leur responsabilité en alléguant qu’ils se sont bornés à donner la forme authentique aux déclarations reçues 6. On constate en la matière une rigueur croissante de la jurisprudence à l’égard de la profession 7, qui a ou son caractère complexe, nouveau, dangereux… (v., au sujet d’un agriculteur acheteur de graines, Civ. 1re, 4 mai 1994, D. 1994. Somm. 236). 1. Civ. 1re, 8 janv. 1985, Bull. civ. I, no 12, p. 12, RTD civ. 1986. 138, obs. J. Huet. – Rappr., au sujet des contrats de transfert de technologie, Com. 12 déc. 1984, Bull. civ. IV, no 346, p. 281, RTD civ. 1986. 141, obs. J. Huet. – Et quant au fournisseur d’un système d’alarme : Com. 25 mai 1993, D. 1994. Somm. 10. 2. Agences de renseignements : Com. 30 janv. 1974, D. 1974. 428, note R. Tendler, cassant Lyon, 27 oct. 1971, JCP 1972. II. 17012, note R. Savatier, D. 1972. 327, note R. Tendler ; Com. 14 mars 1978, D. 1978. 549, note R. Tendler. – Banques : Com. 24 nov. 1983, Bull. civ. IV, no 322, p. 279, RTD civ. 1984. 517, obs. J. Huet (responsabilité). Voir sur le devoir de mise en garde du banquier dispensateur d’un crédit excessif : Ch. mixte 29 juin 2007, D. 2007. 2081, note S. Piedelièvre, JCP 2007. II. 10146, note A. Gourio, RTD civ. 2007. 779, obs. Jourdain ; Civ. 1re, 18 sept. 2008, D.  2008.  2343 ; 18  févr. 2009, JCP  2009. II.  10051, note A.  Gourio, RTD  civ. 2009.  536, obs.  P.  Jourdain ; 19  nov. 2009, JCP  2009.  509, obs.  L.  Dumoulin, RTD  civ. 2010.  109, obs. P. Jourdain. 3. V. M.-F.  Mialon, « Contribution à l’étude juridique d’un contrat de conseil », RTD  civ. 1973. 5 s. – V. aussi sur l’obligation de moyens d’un conseil en gestion ou en organisation : Paris, 30 mars 1989, D. 1989. IR 146 ; 23 janv. 1990, D. 1990. IR 50 ; d’un conseil en recrutement : Paris, 11 janv. 1990, D. 1990. IR 54 ; 2 mars 1990, D. 1990. IR 87 ; 18 oct. 1990, D. 1990. IR 284. 4. Civ.  1re, 15  mai 2007, Defrénois 2007.  1464, obs.  R.  Libchaber ; rappr. pour les avocats Civ. 1re, 27 nov. 2008, D. 2009. 19 ; 5 févr. 2009 et 14 mai 2009, RTD civ. 2009. 725, obs. P. Jourdain ; 15  déc. 2011, RCA 2012, no 104, obs.  S.  Hocquet-Berg, RTD  civ. 2012.  318, obs. P. Jourdain 5. Civ. 1re, 6 avr. 1995, Bull. civ. I, no 252 ; 7 nov. 2000, Bull. civ. I, no 282 ; ass. plén, 5 déc. 2014, no 13-19.674 ; D. 2015. 287, obs. Fricero ; JCP 2015, no 424, obs. Y.-M. Serinet ; Defrénois 2015. 428, note H. Perinet-Marquet. 6. Civ. 1re, 4 janv. 1966, Bull. civ. I, no 7 ; Civ. 3e, 18 oct. 2005, Bull. civ. III, no 196 ; Civ. 1re, 3 avr. 2007, Bull. civ. I, no 143. 7. Contrôle de l’identité des déclarants : Civ. 1re, 6 févr. 1979, Bull. civ. I, no 45, p. 39, Defrénois 1980. I. 386, obs. J.-L. Aubert. – Contrôle de l’efficacité tant pratique que juridique de l’opération passée : Civ. 1re, 16 juin 1981, Bull. civ. I, no 218, p. 179, Defrénois 1982. I. 999, obs. J.-L. Aubert. – Recherche des origines de propriété : Civ. 1re, 3 mai 1983, D. 1983. 558, note J.-L. Aubert, JCP 1984. II. 20200, note M. Dagot ; 12 févr. 2002, Bull. civ. I, no 54 ; 3 avr. 2007, Bull. civ. I, no 144. – Information sur évolution du droit en cours : Civ. 1re, 9 févr. 1997, Bull. civ. I, no 362 ; Civ. 1re, 7 mars 2006, Bull. civ. I, no 136 ; D. 2006. 2984, note F. Marmoz ; RDC 2006. 1234, obs. S. Carval ; RTD civ. 2006. 521, obs. P. Deumier ; ibid. 580, obs. P.-Y. Gautier ; RTD civ. 2007. 103, obs. J. Mestre et B. Fages – Vérification élémentaire des facultés mentales du disposant : Civ. 1re, 13 nov. 1997, Bull. civ. I, no 309 ; 2 oct.

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évolué vers un renversement de la charge de la preuve 1. De relatif – variant en fonction des circonstances 2 – le devoir de conseil est devenu absolu, les notaires n’en étant plus dispensés par la compétence professionnelle de leurs clients ou par le fait que ceux-ci bénéficient de l’assistance d’un tiers 3. Toutefois la connaissance certaine par le client des informations omises reste de nature à limiter la portée de l’obligation de conseil 4, tout comme, plus largement, conformément au droit commun de la responsabilité, une faute quelconque de la victime 5. L’aggravation de la situation des professionnels se manifeste aussi sur le terrain de la preuve, dans la mesure où, une obligation d’information existant à leur charge, c’est à eux qu’il incombe de prouver qu’ils l’ont exécutée, il est vrai par tous moyens 6. 858 d) Contestation et avenir de la distinction ¸ Adoptée par la majorité de la doctrine, appliquée quotidiennement en jurisprudence, la distinction 2013, AJ fam. 2013. 718, obs. Raoul-Cormeil – Contrôle de la compréhension de la langue française par son client : Civ. 1re, 13 mai 2014, no 13-13.509. Mais le notaire n’est pas responsable des erreurs ou omissions affectant un certificat d’urbanisme : Civ. 1re, 15 avr. 1980, Bull. civ. I, no 112, p. 93, Defrénois 1980. I. 1214, obs. J.-L. Aubert. – V. aussi, sur l’obligation de moyens de l’avocat (Civ. 1re, 15  oct. 1985, Bull.  civ.  I, no 257, p. 230, RTD  civ. 1986.  759, obs.  J.  Huet ; M.  Bourry d’Antin, « L’avocat doit-il prouver qu’il est de bon conseil ? », Gaz. Pal. 1997. 2. Doctr. 1477), de l’expertcomptable (Com. 2 juin 1987, D. 1987. 500, note A. Viandier), du courtier en assurances (Civ. 1re, 6 nov. 1984, Bull. civ. I, no 291, p. 249, RTD civ. 1986. 761, obs. J. Huet), de l’agent immobilier (Civ.  1re, 20  déc. 2000, Bull.  civ.  I, no 335), de l’assureur (Civ.  1re, 30  janv. 2001, Bull.  civ.  I, no 14), etc. 1. Devoir de conseil des professions libérales : Civ.  1re, 25  févr. 1997, Bull.  civ.  I, no 75, D. 1997. Somm. 319, JCP 1997. IV. 881 et I, 4025, no 7, chron. G. Viney, RTD civ. 1997. 434. 2. Civ. 1re, 7 févr. 1990, Bull. civ. I, no 37, p. 28, D. 1990. IR 53 ; 2 juill. 1991, Bull. civ. I, no 228, D. 1991. IR 219. 3. Civ. 1re, 10 juill. 1995, Bull. civ. I, no 312, p. 217, D. 1995. IR 195, Defrénois 1995. 1413, obs. J.-L. Aubert ; 12 déc. 1995, Bull. civ. I, no 459, p. 320 ; 19 mars 1996, RCA 1996, no 325 ; 26 nov. 1996, Bull. civ. I, no 419, p. 292, D. 1997. IR 7 ; 4 avr. 2001, Bull. civ. I, no 104 ; 3 avr. 2007, Bull. civ. I, no 142 (client notaire lui-même) ; 16 oct. 2008, Bull. civ. I, no 226 ; Defrénois 2008. 2526, obs. R. Libchaber ; Civ. 3e, 23 sept. 2009, Bull. civ. III, no 201 ; Civ. 1re, 2 oct. 2013, no 12-24.754 (indifférence de la présence de l’agent immobilier lors de la signature de la promesse). – Solution étendue au devoir de conseil des avocats (Civ. 1re, 29 avr. 1997, Bull. civ. I, no 132, JCP 1997. II. 22948, note R. Martin et I. 4025, no 11, chron. G. Viney, CCC 1997, no 111, obs. L. Leveneur, D. Affaires 1997. 729, RCA 1997. Chron. 19, obs. H. Groutel : présence d’un avoué ne l’exonère pas ; Civ.  1re, 12  janv. 1999, Bull.  civ.  I, no 15 ; 27  févr. 2001, RCA 2001, nº 150) et des avoués (Civ. 1re, 24 juin 1997, Bull. civ. I, no 214, p. 142, JCP 1997. II. 22970, note E. du Rusquec, CCC 1997, comm. 162, obs. L. Leveneur, D. Affaires 1997. 957, RCA 1997, no 339, D. 1998. Somm. 198, obs. P. Jourdain : présence d’un avocat ne l’exonère pas ; 1er févr. 2005, Bull. civ. I, no 56). 4. Civ. 1re, 9 mai 1996, Bull. civ. I, no 194, p. 136, Defrénois 1996. 1029, obs. J.-L. Aubert ; 26 nov. 1996, Bull. civ. I, no 423, p. 294, RCA 1997, no 58. 5. Civ. 1re, 30 janv. 1996, Defrénois 1996. 361, no 22, obs. J.-L. Aubert ; Civ. 3e, 21 nov. 2001, JCP N 2002. 1266, note J.-P. Kuhn. 6. Sur les conditions de preuve de l’accomplissement par le notaire de son devoir de conseil, Civ. 1re, 3 févr. 1998, D. Affaires 1998. 413, RTD civ. 1998. 381, obs. P. Jourdain ; 6 juill. 2004, JCP N 2005. 1072, note Cécile Biguenet-Maurel. – Au sujet d’un avocat, Civ. 1re, 27 févr. 2001, RCA 2001, no 151.

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des obligations de moyens et des obligations de résultat n'en fait pas moins l'objet de fortes critiques, qui pourraient amener le législateur à la remettre en cause à l'occasion de la réforme à venir du droit de la responsabilité civile. Les critiques adressées à la distinction sont de deux ordres. On dénonce, d’une part, les incertitudes auxquelles elle donne lieu, en mettant en avant le caractère flou de ses critères d’application (aléa, rôle de la victime : v. ss 852), le développement de catégories intermédiaires (moyens renforcés, résultat allégé, etc. : v. ss 848), ou encore l’évolution anarchique de l’intensité conférée à certaines obligations, notamment de sécurité (v. ss 856). Plus fondamentalement, d’autre part, on a pu dénoncer son caractère factice ou erroné 1. Il n’est guère évident, en effet, que ces deux obligations soient soumises à des régimes juridiques distincts, spécialement au niveau de la charge de la preuve. Dans les deux cas, il appartient au créancier d’apporter la preuve de l’inexécution de l’obligation : jamais rien de moins, mais jamais rien de plus. Simplement, selon l’objet de l’obligation assumée par le débiteur, l’objet de la preuve de l’inexécution, et non sa charge, sera plus ou moins délicat à établir. Pour le dire par l’exemple, il est plus aisé de prouver qu’un train n’est pas arrivé à l’heure, que d’apporter la preuve que le médecin n’a pas soigné son patient selon les données acquises de la science. Cette différence de fait, aussi importante soit-elle, ne vaut pas disparité de droit. À la réflexion, le seul cas où cette distinction semble pouvoir présenter un intérêt est celui de l’obligation de sécurité. Transposant à la matière contractuelle le raisonnement applicable en matière délictuelle, la jurisprudence a pu recréer, par la consécration de cette obligation et l’emploi de cette distinction, des régimes de responsabilité contractuelle pour faute (obligation de sécurité de moyens) et sans faute (obligation de sécurité de résultat). Sur ce point, les avant-projets Catala et Terré ont adopté des points de vue opposés. Le premier a proposé de consacrer la distinction dans le marbre du Code civil : « L’obligation est dite de résultat lorsque le débiteur est tenu, sauf cas de force majeure, de procurer au créancier la satisfaction promise, de telle sorte que, ce cas excepté, sa responsabilité est engagée du seul fait qu’il n’a pas réussi à atteindre le but fixé (al. 1). L’obligation est dite de moyens lorsque le débiteur est seulement tenu d’apporter les soins et diligences normalement nécessaires pour atteindre un certain but, de telle sorte que sa responsabilité est subordonnée à la preuve qu’il a manqué de prudence ou de diligence (al. 2) » 2. À l’inverse, le silence gardé par l’avant-projet Terré traduisait la défiance de ses rédacteurs à l’égard de la

1. V. not., J. Bellisent, Contribution à l’analyse de la distinction des obligations de moyens et des obligations de résultat, préf. R. Cabrillac, LGDJ, 2001. 2. Exactes, ces deux définitions rendaient compte de l’identité de régime des deux obligations : dans les deux cas, il appartient au créancier de prouver l’inexécution de la prestation promise (résultat ou diligence).

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distinction 1. Cette opposition n’est pas sans lien avec le sort réservé par les deux avant-projets à l’obligation contractuelle de sécurité : tandis que l’avant-projet Catala proposait sa consécration légale (art. 1150) 2, l’avantprojet Terré suggérait son abandon, en soumettant la réparation du dommage corporel à la seule responsabilité extracontractuelle (art. 3). Privé de son principal terrain de jeu, la distinction des obligations de moyens et de résultat perdrait effectivement, sinon tout, du moins assurément une grande partie de son intérêt. Telle est la voie proposée par le projet de réforme du droit de la responsabilité civile. « Décontractualisant » la sécurité, en soumettant la réparation du dommage corporel à la responsabilité extracontractuelle (art. 1233-1), le texte gouvernemental ne dit rien des obligations de moyens et de résultat. Dans l’esprit de la chancellerie, ce silence vaut abandon de la distinction. Dans un entretien présentant les grands axes de la réforme, l’ancien garde des Sceaux a confirmé cette intention, en synthétisant les critiques adressées à la distinction : « Les raisons de l’abandon de cette distinction demeurent les mêmes : cette distinction a conduit à l’élaboration d’une jurisprudence éminemment complexe et peu prévisible, en raison de l’imprécision et l’incertitude de ses critères, et de la création de catégories intermédiaires. En outre, cette distinction n’a pas un réel apport en termes de charge de la preuve : cette charge incombe toujours au créancier qui réclame l’exécution de son obligation, quelle que soit l’étendue de son obligation » 3. Il reste à savoir si une telle déclaration d’intention législative pourrait suffire à remettre en cause une habitude prétorienne aussi bien ancrée à l’École comme au Palais.

§ 3. Le lien de causalité

859 Exclusion du dommage indirect ¸ La nécessité d'un lien de cause à effet entre la faute et le dommage s'impose quelle que soit la nature de la responsabilité, délictuelle (v. ss 1089 s.) ou contractuelle 4. À propos de celle-ci, l’exigence d’un lien suffisant de causalité résulte nettement de l’article 1231-4 (anc. art. 1151) : « Dans le cas même où l’inexécution du contrat résulte d’une faute lourde ou dolosive, les dommagesintérêts ne comprennent que ce qui est une suite immédiate et directe de l’inexécution ». C’est une règle que nous retrouverons d’ailleurs à 1. V. not. Ph. Rémy, « Les dommages et intérêts », in Pour une réforme du droit des contrats, Dalloz, coll. « Thèmes & commentaires », 2009, p. 281 s., spéc. no 2, qui relève que les deux obligations ne sont pas soumises à des régimes juridiques distincts : dans les deux cas, il faut, et il suffit, de prouver que la prestation promise n’a pas été exécutée. 2. Art.  1150 : « L’obligation de sécurité, inhérente à certains engagements contractuels, impose de veiller à l’intégrité de la personne du créancier et de ses biens ». 3. J.-J. Urvoas, « Entretien », RLDC, no 138, 1er juin 2016. 4. V. not. Com. 15 mars 1976, JCP 1977. II. 18632, note J. Ghestin ; Civ. 1re, 17 nov. 1982, JCP 1983. II. 20056, note M. Saluden.

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propos de la responsabilité délictuelle, en dépit de l’absence de texte (v. ss 1089 s.). Elle a pour base cette idée essentielle qu’il doit y avoir une relation de cause à effet entre le dommage, dont on réclame réparation, et la faute du débiteur, c’est-à-dire l’inexécution par lui de son obligation. Mais on sait qu’un événement (ici le dommage réalisé) n’a pas qu’une seule cause ; il se rattache à des causes multiples. Deux systèmes pouvaient alors être soutenus. Le système de l’équivalence des conditions : il consiste à dire que toutes les causes doivent être considérées comme équivalentes en ce qui concerne la production de l’effet. Il suffit donc que le dommage puisse être rattaché par un lien quelconque à la faute du débiteur pour que celui-ci en soit déclaré responsable. Le système de la cause adéquate ou cause générique ; parmi les causes qui ont produit un événement, il faut distinguer : les unes sont prépondérantes ; sans elles, il est certain, évident, que l’effet ne se serait pas produit ; les autres ne sont que secondaires ; même sans leur réalisation il est possible que l’effet se soit produit. Pour que le débiteur soit responsable, il faut que l’inexécution de l’obligation soit vraiment la cause générique du dommage. En utilisant les termes « suite immédiate et directe de l’inexécution », le Code semble bien avoir consacré le second système. Et c’est en général la position de la jurisprudence. Le débiteur doit réparation du dommage et de tout le dommage qui, sans sa faute, ne se serait pas immédiatement réalisé 1. En revanche, il ne doit pas réparation de toutes les conséquences indirectes, qui normalement auraient pu se produire sans sa faute. En d’autres termes, le système de la cause adéquate conduit à considérer comme préjudice direct tout dommage objectivement prévisible à partir du fait, le juge tenant compte du degré de probabilité que pouvait présenter telle conséquence. Ainsi, disait déjà Pothier, dans un exemple devenu classique, si un marchand a vendu une bête malade, il devra non seulement en rembourser le prix, mais aussi celui des bestiaux qui ont péri par contamination. En revanche l’acheteur ne peut réclamer des dommages-intérêts en soutenant que, par suite de la mort de ses bêtes, il n’a pu cultiver ses terres, en tirer un revenu, ce qui a entraîné la saisie de ses biens, car bien d’autres événements auraient pu l’empêcher de cultiver ou diminuer son revenu. L’exemple montre bien que l’on ne peut aller trop loin dans la chaîne des conséquences : il serait, en effet, illogique et injuste de faire supporter à une personne les conséquences indirectes de ses actes. Reste à savoir où finit le direct, où commence l’indirect. La réponse dépend très largement de l’opinion du juge 2, la Cour de cassation considérant généralement qu’elle 1. Civ. 9 nov. 1953, D. 1954. 5 ; 5 mars 1963, JCP 1965. II. 13148. 2. V. comme exemples : Civ. 3 mars 1897, DP 1898. 1. 118, S. 1897. 1. 411 ; Req. 18 mai 1915, S. 1917. 1. 38 ; Civ. 16 mai 1922, S. 1922. 1. 358 ; Paris 19 déc. 1949, D. 1950. Somm. 53 ; Lyon,

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relève du pouvoir souverain des juges du fond 1. Pendant un temps, la Cour de cassation a posé que l’obligation de résultat qui pèse sur le garagiste réparateur d’un véhicule « emporte à la fois présomption de faute et présomption de causalité entre la faute et le dommage » 2. C’était prendre des libertés avec la notion d’obligation de résultat. De manière plus orthodoxe, la jurisprudence affirme désormais que « la responsabilité de plein droit qui pèse sur le garagiste réparateur ne s’étend qu’aux dommages causés par le manquement à son obligation de résultat » et écarte la double présomption 3. L’on constate, au demeurant, l’existence d’une tendance extensive à l’admission de la relation de cause à effet en matière de responsabilité médicale et de responsabilité du fait des produits défectueux (v. ss 1253 s.).

Sous-section 2. La réparation du dommage 860 Questions ¸ À quels procédés de réparation a-t-on recours ? Et si la réparation s'opère par l'octroi de dommages-intérêts, comment procède-t-on à l'évaluation du dommage ?

§ 1. Procédés de réparation

861 Réparation en nature et exécution forcée ¸ Lorsque l'obligation contractuelle peut encore être exécutée en nature, il est normal que le débiteur puisse être condamné à cette exécution et que le créancier soit en mesure de la réclamer et de l'obtenir (sur l'exécution forcée, v. ss 774 s.). La réparation en nature doit être distinguée de l’exécution forcée 4. Il faut supposer ici que l’exécution de l’obligation en nature n’est plus possible, qu’il y a, d’ores et déjà, inexécution ; il s’agit alors de savoir dans quelle mesure la réparation de l’inexécution peut être opérée en nature, et pas seulement sous la forme de dommages-intérêts. Quelle que soit l’obligation inexécutée, le juge peut-il contraindre le débiteur à autre chose qu’à un versement en argent ?

13 nov. 1950, D. 1951. 99 ; Civ. 1re, 16 juin 1969, Bull. civ. I, no 230, p. 184 ; Com. 30 juin 1969, Bull. civ. IV, no 249, p. 235 ; sur ces deux arrêts, dont le premier concerne d’ailleurs la responsabilité délictuelle, V. G. Durry, obs. RTD civ. 1970. 356. – Rappr., en matière d’interruption volontaire de grossesse : Civ.  1re, 16  juill. 1991, JCP  1991. II.  21947, note A.  Dorsner-Dolivet ; TGI Montpellier, 15 déc. 1989, JCP 1990. II. 21556, note J.-P. Gridel. 1. Civ. 20 janv. 1880, DP 1880. 1. 382 ; 6 févr. 1894, DP 1894. 1. 192 ; Req. 27 nov. 1911, DP 1913. 1. 111. 2. Voir par exemple Civ. 1re, 16 février 1988, Bull. civ. I, no 42 ; 2 févr. 1994, Bull. civ. I, no 41, RTD civ. 1994. 613, obs. Jourdain ; 21 oct. 1997, Bull. civ. I, no 279 ; 8 déc. 1998, Bull. civ. I, no 343. 3. Civ. 1re, 28 mars 2008, RDC 2008. 757, obs. Carval. 4. V., sur la distinction de l’exécution et de la réparation en nature, M.-E. Roujou de Boubée, Essai sur la notion de réparation, thèse Toulouse, éd. 1974, spéc. p. 139 s.

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La question ne prend son vrai relief que lorsque l’obligation inexécutée ne porte pas sur une somme d’argent, la réparation en argent aboutissant à satisfaire, dans un premier temps, le créancier autrement qu’il ne l’avait voulu initialement. Pourtant, il a été soutenu autrefois que la réparation du dommage ne pouvait en principe résulter que de l’octroi de dommagesintérêts 1. Ainsi ne serait-il pas possible au juge d’imposer au débiteur la réparation en nature, par exemple en condamnant le dépositaire qui a perdu la chose – ce qui entraîne l’inexécution de son obligation de restitution – à fournir, en réparation, une chose semblable au déposant. Sans doute pourrait-on tenir compte d’un accord amiable entre les intéressés ou encore du cas dans lequel le débiteur prendrait les devants en offrant une réparation en nature. Mais, en dehors de ces cas et en l’absence de disposition législative, une réparation en nature pouvant d’autant moins être imposée au débiteur qu’aux termes de l’ancien article 1142 du Code civil, « toute obligation de faire ou de ne pas faire se résout en dommages et intérêts, en cas d’inexécution de la part du débiteur ». Si cette thèse, d’ailleurs limitée à la responsabilité contractuelle (sur la responsabilité délictuelle, v. ss 1126), a autrefois reçu un accueil favorable en jurisprudence 2, on ne pouvait cependant en déduire que l’exclusion de la réparation en nature soit absolue. Des textes mêmes du Code civil résultaient d’ailleurs des exceptions à l’ancien article 1142. Ainsi l’ancien article 1143 disposait : « Néanmoins le créancier a le droit de demander que ce qui aurait été fait par contravention à l’engagement, soit détruit ; et il peut se faire autoriser à le détruire aux dépens du débiteur, sans préjudice des dommages et intérêts, s’il y a lieu » 3. Dans le même ordre d’idées, l’ancien article 1144 dispose : « Le créancier peut aussi, en cas d’inexécution, être autorisé à faire exécuter lui-même l’obligation aux

1. V. L.  Ripert, La réparation du préjudice dans la responsabilité délictuelle, thèse Paris, 1933, nos 12 s. ; rappr. J.-H. Robert, Les sanctions prétoriennes en droit privé français, thèse ronéot. Paris, 1973, spéc. p. 377 s. – En sens contraire : Marty et G. Raynaud, t. II, 1er vol., no 511. 2. Civ. 9 juill. 1888, DP 1889. 1. 156 ; 4 juin 1924, DP 1927. 1. 136, S. 1925. 1. 27, note L. Hugueney. 3. V. Civ. 25 juill. 1922, S. 1923. 1. 111. – On a estimé que le recours à la réparation en nature dépend de l’appréciation du juge, libre, si elle était disproportionnée au dommage, de préférer l’octroi de dommages et intérêts (Civ. 1re, 24 mai 1960, Bull. civ. I, no 283, p. 231 ; Civ. 3e, 8 oct. 1970, Bull. civ. III, no 501, p. 336). – V. cependant, dans le sens d’une obligation, pour le juge, d’ordonner la démolition de constructions édifiées en violation d’une interdiction de construire : Civ. 1re, 1er mars 1965, D. 1965. 560 ; 6 févr. 1967, D. 1967. Somm. 61 ; rappr. Civ. 3e, 19 avr. 1977, D. 1977. 487, note E. Frank ; v. aussi Civ. 3e, 15 févr. 1978, JCP 1978. IV. 126 ; 18 févr. 1981, Bull. civ. III, no 38, p. 28 ; Versailles, 27 juillet 2010, RTD civ. 2010. 780, obs. B. Fages. – Sur l’évolution jurisprudentielle tendant à favoriser la reconnaissance, au profit de la victime d’un dommage immobilier, du droit d’obtenir une réparation en nature en faisant disparaître l’ouvrage qui lui porte préjudice, v. Civ. 3e, 22 mai 1997, JCP 1997. I. 4070, no 26, obs. G. Viney ; Comp. Com. 24 mai 2011, RDC 2011. 1170, note S. Carval (la Cour d’appel qui, pour réparer en nature les conséquences de l’inexécution d’une obligation de ne pas faire, condamne une société à céder des parts sociales à son cocontractant, viole le principe de la réparation intégrale du préjudice ainsi que l’article 1144 du Code civil).

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dépens du débiteur » 1. Mesure d’exécution forcée indirecte, ces facultés de destruction et de substitution, consacrées au nouvel article 1222, peuvent effectivement être perçues comme des hypothèses de réparation en nature. Au-delà de ces dérogations, expressément prévues, le principe même du rejet de la réparation en nature a été, à diverses reprises, sérieusement contesté. Reposant implicitement sur l’idée que l’argent permet en définitive à la victime d’obtenir ce qu’elle voulait, le procédé est nécessairement remis en cause en période de pénurie et de réglementation des prix 2 et a incité assez fréquemment les tribunaux à ordonner la réparation en nature par la fourniture d’un objet équivalent 3. En réalité, le choix entre les modalités de réparation dépend de leur aptitude à satisfaire la fin poursuivie. Le juge a le pouvoir d’ordonner une mesure de réparation en nature pourvu que le créancier en fasse la demande. Inversement, il peut la lui imposer si le débiteur en fait l’offre 4. 862 Réparation en équivalent : les dommages-intérêts ¸ En vue de réparer le dommage subi par le créancier, l'octroi, à ce dernier, d'une indemnité en argent est moins satisfaisant 5 : d’une consistance différente de la prestation promise – sauf s’il s’agissait d’une somme d’argent – l’indemnité versée (les dommages-intérêts), en raison de la valeur marchande de l’argent, offre, en période normale, à la victime le moyen de se procurer la satisfaction à laquelle elle a droit. Libre à elle, d’ailleurs, de décider comme elle l’entend de l’utilisation de la somme versée : non seulement en réparant ce qui a été endommagé ou en remplaçant ce qui a été perdu, mais aussi en utilisant à d’autres fins l’indemnité allouée 6. Les juges sont libres de donner à l’indemnité pécuniaire la forme la plus opportune, soit celle d’une somme globale unique, soit celle d’une rente viagère, soit celle d’une somme principale et d’une allocation d’intérêts.

§ 2. Évaluation des dommages-intérêts 863 Distinction ¸ L'objet de l'obligation inexécutée n'est pas indifférent au mécanisme de l'évaluation : si celui-ci est, en effet, inspiré en général par un principe de réparation intégrale, l'évaluation des dommages-intérêts 1. Civ. 31 déc. 1900, DP 1901. 1. 134. 2. V. A. Tunc, « Comment réparer dans une économie de taxation et de rationnement le préjudice résultant de la perte d’un bien ? », D. 1946. Chron. 57. 3. V. Req. 4 mars 1947, JCP 1947. II. 4612, note M. Fréjaville. – V. aussi J. Carbonnier, note JCP 1945. II. 2795. 4. Com. 10 janv. 2012, RDC 2012. 782, obs. Y-M. Laithier ; Civ. 3e, 27 mars 2013, Gaz. Pal. 6 juin 2013, p. 17, note M. Mekki. 5. Sur les réparations en équivalent, mais non en argent, v. M.-E. Roujou de Boubée, thèse préc., p. 139 s. – Sur la possibilité de réparer pour partie en nature et pour partie en équivalent, v. Civ. 3e, 6 janv. 1976, D. 1976. IR 95. 6. C. Le Gallou, La notion d’indemnité en droit privé, thèse Aix, éd. 2007.

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en cas d'inexécution d'une obligation ayant pour objet une somme d'argent relève cependant d'un régime spécifique, qui fait place à l'idée d'évaluation forfaitaire. 864 1°) La réparation intégrale du dommage ¸ Le montant des dommages-intérêts alloués par le juge doit couvrir l'intégralité du préjudice réparable par le créancier, mais ne doit pas le dépasser. C'est là une règle fondamentale, qui s'applique aussi bien à la responsabilité contractuelle qu'à la responsabilité délictuelle 1, sauf l’exception, essentielle, de l’exclusion de la réparation du préjudice imprévisible en matière contractuelle (v. ss 831 s.). Il appartient donc aux juges d’évaluer le montant du préjudice subi par le créancier, sans pouvoir accorder une indemnisation forfaitaire 2 ou fixée en équité 3. Ils doivent également veiller à ne pas indemniser deux fois le même dommage 4. Le principe de la réparation intégrale du préjudice entraîne trois conséquences principales, que nous approfondirons à propos de la responsabilité délictuelle, car elles sont communes à la responsabilité contractuelle et à la responsabilité délictuelle (Sur l’absence d’obligation pour la victime de minimiser le dommage, v. ss 1128). Le montant des dommages-intérêts doit comprendre : a) aussi bien la réparation du préjudice moral que du préjudice matériel (v. ss 830, 936 s., 1131) ; b) aussi bien, pour le préjudice matériel, selon la règle fondamentale de l’article 1231-2 (anc. art. 1149), le gain manqué (lucrum cessans) 5 que la perte subie (damnum emergens). Exemples : l’acheteur qui, ne recevant pas livraison des marchandises commandées, est obligé de se les procurer ailleurs à un prix plus élevé aura droit au remboursement du supplément de prix qu’il a dû payer et au bénéfice de la revente qu’il a pu manquer 6 ; si un artiste engagé pour une représentation manque à sa parole, l’entrepreneur de spectacle, avec lequel il a traité, pourra lui réclamer, à supposer que la représentation annoncée n’ait pu avoir lieu, d’une part les dépenses faites

1. Civ. 30 juill. 1877, DP 1878. 1. 24 ; 16 févr. 1948, S. 1949. 1. 69, note R. Jambu-Merlin ; 9 nov. 1953, D. 1954. 5 ; 15 janv. 1957, D. 1957. 161. 2. Civ. 1re, 2 avr. 1996, Bull. civ. I, no 166. 3. Com. 16 avr. 1996, CCC 1996. 122, obs. L. Leveneur. 4. Civ. 3e, 21 juin 2005, CCC 2005, no 189, note Leveneur (indemnisation des conséquences des manquements de l’entrepreneur, qui s’ajoutait à la dispense pour le client de payer les travaux exécutés) ; Soc. 29 mai 2013, Bull. civ. V, no 135 (attribution d’une indemnité au titre de la perte d’emploi, alors que l’indemnisation de ce préjudice était comprise dans la réparation du préjudice résultant de la méconnaissance par l’employeur de son obligation de reclassement) ; Com. 5 mai 2015, no 14-11.148, RTD com. 2015. 584, obs. Bouloc, RDC 2015. 845, obs. Savaux (condamnation du vendeur dont le produit a pollué la cuve de l’acheteur à dépolluer celle-ci, tout en lui accordant une somme destinée à remplacer la cuve devenue inutilisable). 5. Com. 5 nov. 1951, D. 1952. 3. 6. Civ. 3  janv. 1893, DP  1893. 1.  223 ; 21  nov. 1905, DP  1908. 5.  42 ; Soc. 9  avr. 1957, D. 1957. 335.

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en vue du spectacle (frais de publicité, location de la salle, etc.), d’autre part le bénéfice net qui aurait été réalisé si la représentation avait eu lieu ; c) aussi bien le préjudice futur que le préjudice actuel, à condition cependant qu’au jour du jugement, le préjudice soit d’ores et déjà certain 1 (sur l’exclusion du préjudice éventuel : v. ss 923 ; sur le cas particulier de la « perte de chance » : v. ss 924). Au cas où il y aurait fautes respectives du débiteur et du créancier à l’origine de l’inexécution, la responsabilité serait partagée et l’indemnité pourrait être réduite 2. 865 Pouvoirs des juges du fait ¸ La Cour de cassation décide depuis longtemps que la fixation de l'indemnité échappe à son contrôle, qu'il s'agisse de l'existence constatée par les juges du fait des éléments du préjudice ou de l'évaluation pécuniaire de ces éléments 3. Elle vérifie seulement si les juges du fond ont tenu compte du double élément de préjudice que l’article 1231-2 prescrit de considérer (gain manqué, perte subie) et des deux limitations qu’y apportent les articles 1231-3 (dommage prévisible) et 1231-4 (dommage direct) 4. L’indemnité doit représenter aussi exactement que possible le dommage réel subi par le créancier, mais ne doit rien comprendre de plus 5. Tout ce qui serait accordé au-delà constituerait un bénéfice illégal pour le créancier. Notamment, la gravité de la faute commise par le débiteur doit être sans influence 6. Il appartient au demandeur de faire devant le juge la preuve des éléments du préjudice qu’il a subi. Le juge ne peut allouer des dommages-intérêts au-delà du chiffre que le demandeur aurait pu fixer dans ses conclusions, sinon il statuerait ultra petita. 866 Moment de l’évaluation des dommages-intérêts ¸ À quel moment le tribunal doit-il se placer pour évaluer le montant de l'indemnité ? On peut hésiter entre la date où le contrat aurait dû être exécuté et ne l'a pas été, c'est-à-dire la date de la réalisation du préjudice, et la date où intervient la condamnation définitive du débiteur. Le choix du moment est important, car les instances tendant à la fixation des dommages-intérêts peuvent, malgré des efforts d'accélération de la procédure, être assez longues ; or, pendant ce temps, peuvent survenir des faits nouveaux de nature 1. V. Civ. 1re, 16 juin 1998, JCP 1998. IV. 2808. 2. Paris, 3 juin 1926, DH 1926. 368 ; Req. 12 avr. 1929, S. 1929. 1. 232. 3. Civ. 29 juin 1853, DP 1854. 1. 188 ; 16 mai 1922, S. 1922. 1. 358 ; Req. 25 juin 1928, S. 1928. 1. 351 ; Civ. 18 janv. 1943, DC 1943. 45. 4. Civ. 3 janv. 1893, 16 mai 1922, préc. – La décision des juges du fond est d’ailleurs présumée conforme aux dispositions légales et elle ne sera censurée que s’il résulte du dispositif ou des motifs que les juges ne les ont pas respectées (Req. 29 juin 1926, DH 1926. 420). 5. Civ. 3e, 27 mars 2012 et Com. 7 févr. 2012, RDC 2012. 723, obs. T. Genicon. 6. Rappelons toutefois que le dol du débiteur ne permet pas aux juges d’appliquer la disposition modératrice de l’art. 1150 concernant le dommage imprévisible (v. ss 833).

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à modifier, compte tenu notamment des fluctuations monétaires 1, soit le quantum du dommage, soit l’opportunité de la réparation. La jurisprudence, après quelques hésitations 2, s’est prononcée en faveur de l’évaluation au jour du jugement définitif 3, solution qui avait précédemment été aussi consacrée pour la responsabilité délictuelle (v. ss 1132). Cette solution doit être pleinement approuvée. Il ne faut pas confondre le dommage subi et sa valeur. C’est le dommage subi au jour de l’inexécution qui est pris en considération, mais la valeur de ce dommage peut s’être modifiée postérieurement. Et, si l’on veut par exemple permettre au créancier de se procurer une chose en remplacement de celle qui devait lui être remise, il faut bien se référer au jour du jugement, car c’est ce jour-là que le créancier pourra être fixé sur ses droits. Si on ne lui accorde que la valeur de la chose au jour où l’exécution devait avoir lieu, il sera obligé de dépenser davantage au jour du jugement si, dans l’intervalle, il y a eu une hausse des prix. Le principe de la réparation intégrale impose donc l’évaluation du préjudice au jour du jugement définitif 4. De ce principe, il résulte que le juge doit tenir compte des variations du dommage intervenues depuis sa survenance, qu’il s’agisse de changements intrinsèques ou de modifications de son expression monétaire, dues aux fluctuations de la monnaie 5. L’évaluation au jour de la décision, simple illustration du principe de réparation intégrale, n’a qu’une portée relative. Elle est écartée dans deux cas. Il arrive, en premier lieu, que, sans attendre le jugement, le créancier remplace la prestation défectueuse ou remette en état la chose livrée en mauvais état. Le débiteur devant réparer tout le préjudice, mais rien que le préjudice, on risquerait, si l’on se plaçait, pour déterminer le montant des dommages-intérêts, au jour du jugement, de procurer au créancier un bénéfice injustifié en cas de hausse des prix. C’est pourquoi le juge retient 1. G. Pierre-François, La notion de dette de valeur en droit civil. Essai d’une théorie, thèse Paris, éd. 1975, nos 83 s. – V. aussi C. Bruneau, La distinction entre les obligations monétaires et les obligations en nature. Essai de détermination de l’objet, thèse ronéot., Paris II, 1984. 2. Civ. 27 juin 1928, Gaz. Pal. 1928. 2. 520 ; Aix, 27 juin 1949, S. 1949. 2. 167. 3. Civ. 16 févr. 1948, S. 1949. 1. 69, note R. Jambu-Merlin ; Soc. 19 nov. 1953, D. 1954. 361, note R. Savatier ; Com. 16 févr. 1954, D. 1954. 534, note R. Rodière, JCP 1954. II. 8062. Ce qui n’exclut pas une actualisation du montant de la réparation au jour de la décision en fonction d’un indice : Com. 2 nov. 1993, D. 1994. Somm. 212, obs. Ph. Delebecque. – V. aussi Civ. 3e, 16 juin 1993, 2 arrêts, Bull. civ. III, nos 85 et 86, RDI 1994. 503, obs. P. Malinvaud et B. Boubli, RTD civ. 1994. 118, obs. P. Jourdain ; P. Jourdain, « La réparation des dommages immobiliers et l’enrichissement de la victime », RDI 1995. 51 s. 4. V. H., L. et J. Mazeaud, t. II, 1er vol., par F. Chabas, no 625 (qui proposent toutefois un léger correctif : plutôt qu’au jour du jugement, c’est au jour où l’indemnité est payée qu’il y aurait lieu d’évaluer le préjudice) ; Marty et Raynaud, t. II, 1er vol., no 515 ; J. Carbonnier, t. 4, nos 169 et 174. – La jurisprudence a généralement refusé d’opérer une déduction du vieux au neuf : v. ss 1130 ; Ch. mixte, 25 avr. 1975, Gaz. Pal. 1975. 2. 510 ; M. Guittard, « La réparation du dommage en matière contractuelle », Gaz. Pal. 1978. 1. Doctr. 10. 5. Soc. 19 nov. 1953, préc. ; Com. 16 févr. 1954, préc. ; 24 juin 1955, D. 1956. Somm. 12 ; Crim. 26 déc. 1960, S. 1961. 1. 137, note R. Meurisse.

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la somme effectivement dépensée 1, à condition, évidemment, qu’elle l’ait été à un prix normal. En pareil cas, l’attitude du créancier consiste à substituer à une créance de réparation la créance de la somme d’argent déjà dépensée pour réaliser la réparation. Encore faut-il vraiment qu’il s’agisse de réparation, donc que le créancier se soit, d’une manière ou d’une autre, procuré une prestation semblable à celle qui lui avait été promise ; sinon, faute de réparation antérieure au jugement, c’est à la date de celui-ci qu’il faudrait s’en tenir. Il faut, en second lieu, observer que, si le créancier n’est pas tenu d’anticiper de la sorte sur la décision judiciaire 2, d’autant plus qu’il ne dispose pas nécessairement des sommes disponibles, il peut néanmoins lui être utilement reproché d’avoir tardé à demander réparation ou d’avoir refusé, à tort, une offre raisonnable du débiteur. De telles circonstances peuvent entraîner l’abandon de la référence au jour du jugement 3. Il n’existe pourtant pas, à sa charge, une obligation de minimiser le dommage (v. ss 1128). 867 2°) Fixation des dommages-intérêts en cas d’obligations ayant pour objet une somme d’argent ¸ Lorsque l'obligation inexécutée avait pour objet une somme d'argent, il ne peut être question, en principe, que de dommages-intérêts moratoires, et non de dommages-intérêts compensatoires 4. Ceux-ci sont la compensation pour le créancier du préjudice qui lui est causé par l’inexécution. Cette compensation s’effectue par la transformation du droit du créancier en une créance de somme d’argent dont le recouvrement peut être poursuivi sur les biens du débiteur. Mais, lorsque le droit du créancier avait déjà pour objet une somme d’argent, il ne peut être question de transformer cette somme d’argent en une autre somme d’argent qui ne peut qu’être égale à la première. À supposer qu’un débiteur doive 1 000 euros et qu’il ne les paye pas, le préjudice ainsi causé au créancier est égal à 1 000 euros. De deux choses l’une : ou le débiteur est solvable, et le créancier saisira ses biens pour être payé, le débiteur devant des dommages-intérêts moratoires à la condition d’avoir été mis en demeure ; ou bien le débiteur est insolvable, et alors à quoi servirait-il de le condamner à 1 000 euros de dommages-intérêts ? Il ne peut donc s’agir de dommages-intérêts compensatoires, mais simplement de dommages-intérêts moratoires. Les particularités que présentent en ce cas les dommages-intérêts visent : a) leur mode de fixation ; b) les intérêts des intérêts dus par le débiteur. 1. Civ. 2e, 24 mars 1953, D. 1953. 354 (responsabilité délictuelle). 2. Civ. 10 mars 1950, D. 1950. 465 (responsabilité délictuelle). 3. Civ. 1re, 7 déc. 1955, Bull. civ. I, no 433, p. 347 ; Soc. 1er mars 1957, Bull. civ. IV, no 259, p. 183. 4. Montel, « Considérations sur la réparation du dommage dérivant de l’inexécution d’une obligation de somme d’argent », RTD  civ. 1932.  1017 ; Balis, « Dommages-intérêts dus pour retard dans l’exécution d’une obligation de somme d’argent », Rev. crit. lég. et jurispr. 1934, 5 ; G. Sousi, « La spécificité juridique de l’obligation de somme d’argent », RTD civ. 1982. 514 s., spéc. p. 535 s. ; rappr. C. Bruneau, thèse préc.

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868 a) Fixation des dommages-intérêts pour défaut de paiement de la somme due ¸ L'article 1231-6 fixe d'une façon uniforme le montant de ces dommages-intérêts et dispense, en outre, le créancier de la charge de prouver le préjudice que lui cause le retard dans l'exécution. 869 Fixation forfaitaire d’après le taux de l’intérêt légal ¸ « Les dommages et intérêts dus en raison du retard dans le paiement d'une obligation de somme d'argent consistent dans l'intérêt au taux légal, à compter de la mise en demeure » (art. 1231-6, al. 1) 1. « Ces dommages et intérêts sont dus sans que le créancier soit tenu de justifier d’aucune perte » (art. 1231-6, al. 2) 2. La raison de ce forfait tient, a-t-on souvent dit, au fait que le dommage résultant de la privation de la somme promise varie suivant l’emploi qu’en voulait faire le créancier. Pour éviter cette recherche compliquée et les contestations qu’elle entraînerait, il est plus simple d’admettre une règle uniforme et d’attribuer au créancier, à titre de dédommagement, l’intérêt légal de cette somme 3. Encore faut-il que le taux de cet intérêt légal soit fixé de manière réaliste et satisfaisante pour le créancier. Pendant tout le xixe siècle, il a été fixé, en vertu de la loi du 3 septembre 1807, à 5 % en matière civile et 6 % en matière commerciale. Abaissé au début du xxe siècle, par la loi du 7 avril 1900, à 4 % en matière civile et 5 % en matière commerciale, il a été rétabli à 5 % et 6 % par la loi du 18 avril 1918, puis à 4 % et 5 % par le décret-loi du 8 août 1935 4. Mais l’on a bien dû, à la longue, reconnaître que ces taux n’étaient pas en harmonie avec les fluctuations monétaires et en rapport suffisant avec les taux d’intérêt conventionnels pratiqués. De ce fait, il était beaucoup plus avantageux, pour le débiteur, de prêter à 17, 18, voire 19 %… plutôt que de régler son créancier. C’est pourquoi, une plus grande souplesse a été retenue. De l’article L. 313-2 du Code monétaire et financier, il résulte que le taux de l’intérêt légal, fixé en toute matière 5 par décret pour la durée de l’année civile, « est égal, pour l’année considérée, à la moyenne arithmétique

1. Civ. 3e, 31 janv. 1978, D. 1978. IR 393. 2. Il n’y a pas lieu de distinguer selon que l’indemnité allouée par le juge est de nature délictuelle ou contractuelle (Com. 8 nov. 1988, Bull. civ. IV, no 301, p. 203, JCP 1989. IV. 13). 3. Le dommage résultant du retard apporté au règlement d’une dette ne peut être réparé, sauf clause conventionnelle particulière, que par l’allocation d’intérêts moratoires ; le juge ne saurait affecter la créance d’un coefficient de variation lié à des indices économiques (Civ. 1re, 11 janv. 1989, Bull. civ. I, no 8, p. 5). 4. La distinction, d’ailleurs faible, du taux civil et du taux commercial était due au fait que le préjudice subi par le créancier, en matière commerciale, est plus élevé, dans la mesure où, normalement, il peut toujours employer ses fonds. L’argument valait… ce qu’il valait. 5. Il résulte de cette formule que la règle concerne aussi la responsabilité extracontractuelle. Le montant de la dette de somme d’argent n’étant normalement, en matière de responsabilité extracontractuelle, déterminé qu’après le jugement de condamnation, c’est après ce jugement que produit effet le principe d’assimilation ; V. P. Collomb, Demeure et mise en demeure en droit privé, thèse ronéot. Nice, 1974, p. 53 s.

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des douze dernières moyennes mensuelles des taux de rendement actuariel des adjudications de bons du Trésor à taux fixe à treize semaines » 1. 870 Point de départ des intérêts légaux ¸ a) D’après le Code civil, les intérêts légaux n’étaient dus que du jour où le créancier avait assigné le débiteur en justice. Supprimant cette exigence peu justifiée, la loi du 7 avril 1900 a disposé que les intérêts sont dus à partir du jour de la mise en demeure, c’est-à-dire de la sommation de payer 2, excepté les cas (ex. mandat, art. 1996) dans lesquels la loi les fait courir de plein droit (art. 1231-6, al. 1). Le même effet est attaché à tout acte équivalent (arg. art. 1344 ; v. ss 1439). La règle selon laquelle les intérêts ne sont dus qu’après mise en demeure est un moyen de pur droit recevable pour la première fois devant la Cour de cassation 3. b) Afin de combattre les manœuvres de retardement, il est, en outre, prévu qu’« en cas de condamnation pécuniaire par décision de justice, le taux de l’intérêt légal est majoré de cinq points à l’expiration d’un délai de deux mois à compter du jour où la décision de justice est devenue exécutoire, fût-ce par provision. Toutefois, le juge de l’exécution peut, à la demande du débiteur ou du créancier, et en considération de la situation du débiteur, exonérer celui-ci de cette majoration ou en réduire le montant » (C. mon. fin., art. L. 313-3). c) Il est traditionnellement admis que les intérêts moratoires relatifs à une indemnité judiciairement allouée, en matière contractuelle comme en matière délictuelle, ne courent que du jour où la créance de réparation est judiciairement déterminée 4. La loi du 5 juillet 1985, relative aux accidents de la circulation (v. ss 1159 s.) a consacré une règle de principe, à l’article 1231-7, alinéa 1er (anc. art. 1153-1, al. 1er) : « En toute matière, la condamnation à une indemnité emporte intérêts au taux légal même en l’absence de demande ou de disposition spéciale du jugement 5. Sauf 1. Le taux de l’intérêt légal pour 2018 est de 0,89 % pour les professionnels, et 3,73 % pour les particuliers (arrêté 28 déc. 2017). 2. V. Civ. 3e, 14 févr. 1973, Bull. civ. III, no 131, p. 93 ; Soc. 29 mars 1973, Bull. civ. V, no 207, p. 188 ; Civ. 1re, 2 avr. 1974, D. 1974. 473, note P. Malaurie ; 4 mai 1982, Bull. civ. I, no 154, p. 137, D.  1982. IR  353, JCP  1982. IV.  247 ; Soc. 12  mai 1982, Bull.  civ.  V, no 292, p. 218, JCP 1982. IV. 256. – Une personne peut être condamnée à payer les intérêts légaux, à compter de la demande en nullité d’un contrat, d’une somme déboursée par son cocontractant (Civ. 1re, 27 avr. 1976, JCP 1977. II. 18635, note J.H.). Le fait que les sommes dues aient été réduites par le juge ne met pas obstacle à la règle suivant laquelle le débiteur doit l’intérêt des sommes dues à compter du jour où il est mis en demeure (Civ. 1re, 13 mai 1981, Bull. civ. I, no 164, p. 133, JCP 1981. IV. 267, mandat ; Civ. 3e, 16 févr. 1983, D. 1983. IR 220, entreprise). 3. Civ. 2e, 7 déc. 2006, Bull. civ. II, no 348. 4. Civ. 3e, 17 juin 1975, Bull. civ. III, no 203, p. 156 ; 17 juill. 1975, Bull. civ. III, no 261, p. 197. – V. Y. Lobin, « Le point de départ des intérêts légaux après une décision de condamnation », D. 1978. Chron. 13. 5. Le texte s’applique aux condamnations prononcées par une décision étrangère (Civ. 1re, 6  mars 2007, Bull.  civ.  I, no 96 ; Rev.  crit.  DIP 2007.  784, note R.  Libchaber ; 19  nov. 2015, no 14-25.162) ou par une sentence arbitrale (Civ. 1re, 9 janv. 2007, Bull. civ. I, no 1 ; JCP 2007. 168, obs. Ortscheit).

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disposition contraire de la loi, ces intérêts courent à compter du prononcé du jugement à moins que le juge n’en décide autrement » 1. Les applications de cette disposition sont variées 2. Contrairement à ce que pourrait faire croire la formule « en toute matière », l’article 1231-7 du Code civil est également applicable aux créances de sommes d’argent déjà liquides au moment où le juge statue, même s’il s’agit de créances de nature indemnitaire 3. 871 Cas où le créancier peut obtenir une indemnité supplémen-

taire ¸ En

principe, le créancier ne peut demander plus que les intérêts légaux produits par la somme qui lui est due, même s'il soutient que le préjudice qu'il subit est supérieur. Cependant, il est apporté à cette règle deux sortes de dérogations : a) L’ancien article 1153, alinéa 1er, annonçait l’une d’elles lorsqu’il disposait : « sauf les règles particulières au commerce et au cautionnement ». Si cette exception n’est plus mentionnée au nouvel article 1231-7, elle demeure en application de la règle specialia generalibus derogant (art. 1105, al. 3 ; v. ss 122 s.). – En matière commerciale, la dérogation concerne notamment la lettre de change, au cas de non-paiement de celle-ci (C. com., art. L. 511-62 à L. 511-64) : la nouvelle lettre de change (retraite), tirée faute de payement de la première à l’échéance, peut comprendre, en sus du capital dû et de l’intérêt légal, le prix du rechange et les frais supportés par le tireur. – Des dispositions particulières ont aussi été retenues dans le cadre du droit de la concurrence. De l’article L. 441-6 du Code de commerce, il résulte que « tout producteur, prestataire de services, grossiste ou importateur est tenu de communiquer ses conditions générales de vente à tout acheteur de produit ou demandeur de prestation de services pour une activité professionnelle qui en fait la demande pour une

1. « En cas de confirmation pure et simple par le juge d’appel d’une décision allouant une indemnité en réparation d’un dommage, celle-ci porte de plein droit intérêt au taux légal à compter du jugement de première instance. Dans les autres cas, l’indemnité allouée en appel porte intérêt à compter de la décision d’appel. Le juge d’appel peut toujours déroger aux dispositions du présent alinéa » (C. civ., art. 1153-1, al. 2). – La condamnation à indemnité emporte intérêts au taux légal, même en l’absence de demande ; et il semble normal de considérer que le juge fixe souverainement le point de départ des intérêts légaux sans avoir à provoquer des explications des parties sur ce point (Civ. 2e, 20 juin 1990, Bull. civ. II, no 141, p. 72 ; v. aussi Civ. 1re, 18 mai 1989, Bull. civ. I, no 204, p. 136 ; Civ. 2e, 21 nov. 1989, Bull. civ. II, no 294, p. 198). – Si le juge décide de faire courir les dommages-intérêts avant la date du jugement, il ne lui est pas nécessaire de motiver sa décision (Ass.  plén., 3  juill. 1992, Bull.  civ., no 7, p. 15, JCP  1992. II.  21898, concl. D.-H. Dontenwille, note A. Perdriau). Ces dommages-intérêts sont moratoires (Civ. 1re, 28 avr. 1998, Bull. civ. I, no 152, p. 100, Defrénois 1998. 1049, obs. J.-L. Aubert). 2. V. par ex : indemnité des victimes d’infractions : Civ. 2e, 11 févr. 1998, Bull. civ. II, no 53 ; indemnité d’éviction : Civ. 3e, 4 juill. 2001, Bull. civ. III, no 93 ; prestation compensatoire : Civ. 1re, 8 juill. 2010, Bull. civ. I, no 166 ; octroi d’une prévision : Civ. 2e, 19 oct. 2000, Bull. civ. II, no 143. 3. Créances : des caisses de sécurité sociale (Civ. 2e, 25 janv. 1989, Bull. civ. II, no 23, p. 11) ; d’un assureur de dommages (Civ. 1re, 21 juin 1989, Bull. civ. I, no 250, p. 166). – Indemnités : de réparation, fixées par une transaction (Civ. 3e, 22 nov. 1989, Gaz. Pal. 1990. 1. Pan. 12) ; de nonconcurrence, fixées aux termes d’une convention collective de travail (Soc. 19  juill. 1988, JCP 1988. IV. 348. – V. P. Jourdain, RTD civ. 1991. 351). Il en va de même des intérêts d’une somme indûment perçue (Civ. 3e, 18 févr. 1987, Bull. civ. III, no 27, p. 16). Mais une créance née d’un enrichissement sans cause ne peut normalement produire d’intérêts moratoires que du jour où elle est judiciairement constatée : Com. 6 janv. 1987, Bull. civ. IV, no 6, p. 4, RTD civ. 1987. 754, obs. J. Mestre ; v. cep. Civ. 1re, 16 nov. 1983, Bull. civ. I, no 275, p. 247.

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activité professionnelle son barème de prix et ses conditions de vente », notamment les conditions de règlement (al. 1er), lesquelles portent entre autres sur les pénalités de retard. Celles-ci « doivent obligatoirement préciser les conditions d’application et le taux d’intérêt des pénalités de retard exigibles » (al. 8). – Deux autres exceptions existent en matière civile : 1) la caution qui a payé pour le débiteur principal a un recours contre lui et peut lui demander, outre la somme versée et ses intérêts depuis le jour du versement (donc sans sommation), des dommages-intérêts s’il y a lieu (C. civ., art. 2305, al. 3) ; cette règle de faveur a pour origine l’une des idées qui ont inspiré la réglementation du cautionnement : celle d’un service gratuit rendu par la caution au débiteur principal ; 2) il existe une règle du même genre, à l’article 1843-3, alinéa 5, du Code civil en matière de société : si un associé n’a pas apporté en temps voulu une somme qu’il s’était engagé à verser, il devient de plein droit débiteur des intérêts de cette somme à compter du jour où elle devait être payée ; c’est dire que, dans une telle circonstance, la loi estime inutile qu’il y ait une sommation, et le texte ajoute : « le tout sans préjudice de plus amples dommages-intérêts, s’il y a lieu ». b) Une seconde sorte de dérogation figure au quatrième alinéa à l’article 1231-6 du Code civil : « Le créancier auquel son débiteur en retard a causé, par sa mauvaise foi, un préjudice indépendant de ce retard, peut obtenir des dommages et intérêts distincts des intérêts moratoires de la créance ». Ceux-ci devant, à titre forfaitaire, suffire à réparer le préjudice inhérent au retard, on est porté à considérer que les dommages-intérêts supplémentaires ont un caractère compensatoire. Il n’en reste pas moins délicat de préciser ce que doit être le préjudice indépendant du retard 1. Le texte exige, en outre, la mauvaise foi du débiteur, ce qui ne suppose pas nécessairement une intention de nuire, mais, tout au moins, la conscience que le débiteur a de porter au créancier un tort particulier 2. On hésite à assimiler en la circonstance la faute lourde ou la faute inexcusable à la mauvaise foi (v. ss 844).

872 Fixation de l’intérêt par la convention des parties ¸ Il ne faut pas confondre avec l'intérêt légal, fixé par la loi dans le silence des parties, l'intérêt conventionnel prévu par le contrat lui-même 3. Le taux de l’intérêt conventionnel, que le Code n’avait pas réglementé (art. 1907), avait été limité, par la loi précitée du 3 septembre 1807, au même chiffre que le taux légal. On voulait ainsi lutter contre l’usure. La liberté du taux de l’intérêt conventionnel fut établie en matière commerciale par la loi du 12 janvier 1886 et en matière civile par celle du 18 avril 1918. Ultérieurement d’autres textes ont modifié le droit positif (Décr. L. 8 août 1935, L. 28 déc. 1966, L. 31 déc. 1989), ce qui a 1. Les juges doivent constater l’existence du préjudice indépendant du retard : Civ. 1re, 21 juin 1989, Bull. civ. I, no 251, p. 167 ; 9 mai 1990, D. 1990. IR. 135 ; Soc. 26 janv. 2000, Bull. civ. V, no 39 ; Civ. 1re, 28 juin 2005, Bull. civ. I, no 277 ; Com. 2 févr. 2010, Bull. civ. V, no 32 ; RTD civ. 2010. 322, obs. B. Fages ; Soc. 9 juill. 2015, no 14-12.779, P. 2. Civ. 16  juin 1903, DP  1903. 1.  407, S.  1905. 1.  206 ; 29  juill. 1942, DC  1944.  3, note  P.L.-P. ; Com. 19  nov. 1952, S.  1953. 1.  115 ; rappr. Civ.  1re, 9  déc. 1970, JCP  1971. II.  16920, note  M.D.P.S. ; Com. 7  oct. 1980, Bull.  civ.  IV, no 325, p. 261 ; 15  juin 1981, Bull. civ. IV, no 271, p. 215. 3. Les intérêts conventionnels dus après l’échéance d’une dette réparent le retard dans l’exécution et ne peuvent pas être cumulés avec les intérêts légaux moratoires (Civ. 1re, 25 nov. 1975, JCP 1976. II. 18328, note H.T.).

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conduit à substituer une modulation variable à une limitation fixe. De l’article L. 315-6, alinéa 1, du Code de la consommation, il résulte désormais que : « Constitue un prêt usuraire tout prêt conventionnel consenti à un taux effectif global qui excède, au moment où il est consenti, de plus du tiers, le taux effectif moyen pratiqué au cours du trimestre précédent par les établissements de crédit pour des opérations de même nature comportant des risques analogues, telles que définies par l’autorité administrative après avis du Conseil national du crédit ». En outre, « les crédits accordés à l’occasion de ventes à tempérament sont, pour l’application de la présente section, assimilés à des prêts conventionnels et considérés comme usuraires dans les mêmes conditions que les prêts d’argent ayant le même objet » (al. 2). 873 b) Intérêts des intérêts dus par le débiteur. L’anatocisme 1 ¸ Un débiteur a emprunté une certaine somme pour dix ans, avec intérêts payables tous les trois mois au taux de 6 % l'an. Les parties peuvent-elles convenir, à l'avance, au moment du prêt, que, à chaque échéance et sans qu'il soit besoin de mise en demeure, les intérêts dus et non payés produiront eux-mêmes intérêt au taux de 6 % ? Cette capitalisation des intérêts s'appelle anatocisme. Elle a pour résultat d’accroître rapidement le montant de la dette. Si, dans l’exemple choisi, le débiteur reste dix ans sans payer les intérêts, il devra, par le fait de la capitalisation, une somme presque double de celle qu’il a empruntée. L’anatocisme est donc fort dangereux pour le débiteur, étant donné surtout qu’en cas de prêt d’une somme d’argent, celui-ci peut être porté à consentir à tout ce qu’exige le prêteur qui fait la loi du contrat. Il accepte d’autant plus facilement qu’il y voit l’avantage de ne pas être obligé de payer les intérêts au jour de l’échéance ; il ne songe qu’au capital dont il a besoin, et il ne pense pas au jour où il faudra rendre un capital considérablement accru par accession des intérêts impayés. C’est pourquoi le Code civil, sans interdire absolument l’anatocisme 2, comme par le passé, a édicté des mesures restrictives destinées à protéger le débiteur. 874 Régime de droit commun ¸ Afin de protéger le débiteur contre les dangers de l'anatocisme, l'article 1343-2 (anc. art. 1154), qui est d'ordre public 3, dispose que « les intérêts échus, dus au moins pour une année entière, produisent intérêt si le contrat l’a prévu ou si une décision de justice le précise ». 1. O.  Gout, « La capitalisation des intérêts : éclairage sur un mécanisme réputé obscur », Dr. et patr. déc. 2000, no 88, p. 26 ; Ph. Emy, « Les deux visages de la capitalisation des intérêts », RTD com. 2006. 549. 2. Il est en revanche interdit dans les prêts consentis aux consommateurs sur le fondement de l’article  L.  311-23 du code de la consommation : Civ.  1re, 9  févr. 2012, no 11-14.605, RDC 2012. 827, obs. J. Klein. 3. Civ. 21 juin 1920, DP 1924. 1. 102 ; Civ. 1re, 1er juin 1960, Bull. civ. I, no 305 ; Civ. 2e, 22 mai 2014, no 13-14.698, P.

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Ce texte faisant état d’intérêts échus 1, il semblait bien en résulter que la convention de capitalisation n’était valable qu’à la condition d’intervenir au moment de l’échéance annuelle des intérêts que le débiteur n’acquitte pas. En d’autres termes, l’article 1343-2 interdirait la clause d’anatocisme insérée à l’avance dans le contrat pour les intérêts annuels à échoir. Il faudrait renouveler la convention à propos de chaque échéance annuelle, de telle manière que, chaque année, le débiteur soit averti grâce à une convention spéciale que sa dette grossit toujours 2. Mais la Cour de cassation a, en sens contraire, interprété de manière laxiste les mots « intérêts échus ». D’après elle, le texte n’interdit pas de stipuler dans le contrat la capitalisation des intérêts à échoir ; il précise tout simplement, ce qui est une vérité d’évidence, que les intérêts ne peuvent se capitaliser qu’autant qu’ils sont échus. Implicitement confirmée par le législateur de 2016, qui a abandonné l’exigence d’une « convention spéciale » (anc. art. 1154), cette interprétation 3 a grandement réduit l’efficacité au texte 4. La capitalisation ne peut commencer qu’autant qu’il y a au moins une année d’intérêts échus. On ne peut donc pas stipuler que la capitalisation commencera à chaque échéance trimestrielle ou semestrielle. Enfin, en dehors d’une convention d’anatocisme, une simple sommation de payer ne suffit pas pour faire courir les intérêts des intérêts 5. L’ancien article 1154 exigeait une demande en justice. Le nouvel article 1343-2 vise quant à lui une « décision de justice ». Il reste que cette décision suppose une demande préalable du créancier, demande qui peut d’ailleurs être formulée avant l’écoulement d’un an, c’est-à-dire de manière préventive 6. Elle devrait en revanche avoir pour conséquence que la capitalisation aura désormais lieu à la date de la décision et non de la demande 7. Bien qu’elle ne soit pas mentionnée par le nouvel article 1343-2, il ne fait aucun doute que l’exception admise pour les comptes courants se maintienne sous l’empire du droit nouveau. Le compte courant est une convention par laquelle deux personnes, en relations habituelles d’affaires – notamment une banque et son client –, conviennent d’inscrire toutes les créances qu’elles acquerront l’une contre l’autre au crédit et au débit d’un compte unique qui se réglera à des échéances déterminées. Une

1. Le texte s’applique aux intérêts moratoires qu’ils soient judiciaires ou conventionnels (Civ. 1re, 10 mai 1978, Bull. civ. I, no 187 ; Civ. 2e, 22 mai 2014, no 13-14.698, P). 2. En ce sens : Nancy, 16 déc. 1880, DP 1882. 2. 140 ; Paris 4 mai 1905, DP 1905. 2. 463, S. 1905. 2. 280. 3. Req. 10 août 1859, DP 1859. 1. 141, S. 1860. 1. 456 ; Civ. 15 juill. 1913, DP 1917. 1. 50 ; 19  oct. 1938, DH  1938.  561 ; Paris, 21  janv. 1941, DC  1941.  47, note H.  Lalou ; V.  note G. Gabolde, sous Soc. 15 juill. 1943, JCP 1943. II. 2443. 4. La formule « intérêts échus » peut, il est vrai, signifier au moins que, si les intérêts étaient stipulés payables in fine, il ne pourrait y avoir de capitalisation. 5. Civ. 2 mai 1900, DP 1900. 1. 363. 6. Civ. 2e, 3 juill. 1991, Bull. civ. II, no 208, p. 110 ; comp., antérieurement, Civ. 1re, 25 janv. 1978, JCP 1978. II. 18821, concl. P. Gulphe. 7. O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, préc., p. 729.

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jurisprudence bien établie admet que, lors de chaque arrêté de compte, ordinairement tous les trois ou tous les six mois, le solde du compte qui est reporté à nouveau (solde débiteur pour l’une des parties et créditeur pour l’autre) devient immédiatement et de plein droit productif d’intérêts, même si les parties n’ont conclu aucune convention sur ce point, bien que ce solde provienne tout à la fois des capitaux remis et des intérêts des capitaux 1. Toutefois, lorsque le compte courant prend fin définitivement, la capitalisation des intérêts du solde ne peut se faire que dans les conditions prévues par l’article 1343-2 2.

Sous-section 3. Clauses relatives

à la responsabilité contractuelle 875 Distinction : clauses relatives aux obligations et clauses relatives à la responsabilité ¸ Il est possible de modifier, par voie conventionnelle, le régime de la responsabilité contractuelle. Cette modification peut être directe ou indirecte 3. Elle est indirecte lorsqu’elle est la conséquence d’une modification du contenu des obligations assumées par le débiteur. Dans toute la mesure, en effet, où les parties sont libres d’aménager, comme elles l’entendent, leur accord, elles peuvent, en principe, délimiter, en plus ou en moins, par rapport aux règles habituelles, la consistance des engagements assumés. Il arrive que les contractants modifient, dans le sens de leur extension, les obligations habituellement attachées au contrat conclu. Dans le cadre de la liberté contractuelle, cette possibilité paraît logique et naturelle. Ainsi est-il, en principe, possible, dans le droit commun du bail, de mettre à la charge d’un locataire toutes les réparations, alors qu’il n’est normalement tenu que des réparations locatives (art. 1720, al. 2) 4. Des difficultés plus sérieuses apparaissent lorsque les contractants modifient dans le sens de la réduction ou de l’allégement les obligations

1. Civ. 14 mars 1850, DP 1850. 1. 157, S. 1850. 1. 441 ; 21 juill. 1931, DP 1932. 1. 49, note J. Hamel ; 22 mai 1991, D. 1991. 428, note C. Gavalda, JCP E 1991. II. 190, note J. Stoufflet, RTD civ. 1991. 736, obs. J. Mestre ; la dérogation ne concerne que les seuls comptes bancaires présentant le caractère de comptes courants. – V. M.-Th. Rives-Lange, Le compte courant en droit français, thèse Montpellier, éd. 1969, no 336, pour qui l’article 1154 « ne concerne que les intérêts échus des capitaux alors que les sommes comprises dans un compte courant ne doivent pas être considérées comme des capitaux ». 2. Civ. 30 juill. 1928, DP 1930. 1. 24. 3. M. Leveneur-Azémar, Étude sur les clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité, thèse, Paris II, éd. 2017 ; P. Durand, Des conventions d’irresponsabilité, thèse Paris, 1931 ; V. aussi Robino, « Les conventions d’irresponsabilité dans la jurisprudence contemporaine », RTD civ. 1951. 1 s. 4. Civ. 28 mai 1945, D. 1945. 331 ; Com. 9 avr. 1964, Bull. civ. III, no 167, p. 143.

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habituelles 1. Là encore, la validité des clauses a été dans le passé fondée sur le principe de la liberté contractuelle et sur le fait que, pouvant ne pas s’engager du tout, le contractant peut ne s’engager que modérément, en écartant telle ou telle disposition supplétive de volonté : on peut, par exemple, tout en vendant un bien, préciser que la vente ne porte pas sur les accessoires du bien 2. Il faut cependant observer que le désir croissant de protéger certaines catégories de contractants, spécialement les nonprofessionnels ou consommateurs (v. ss 112 s., 442 s.), porte le droit récent à restreindre notablement, par des lois spéciales, la liberté contractuelle, même en ce qui concerne la détermination du contenu des obligations (v. ss 446) 3. Il devrait en aller de même demain en application du nouvel article 1171, qui généralise la lutte contre les clauses abusives à tous les contrats d’adhésion (v. ss 466 s.). 876 Clauses portant atteinte à l’obligation essentielle ¸ De toute façon, il arrive un moment à partir duquel le retranchement atteint l'essence du contrat, on dit aussi : l'obligation essentielle ou l'obligation fondamentale 4. Dans un système de liberté contractuelle, où l’influence de la volonté individuelle sur les qualifications se développe tout à loisir 5, le retranchement ainsi analysé aboutit normalement à une requalification du contrat, car suivant une règle non écrite mais commandée par la logique et le bon sens, « ce que font les parties prévaut sur ce qu’elles disent », bien que ce qu’elles disent fasse partie de ce qu’elles font. Dans la conception libérale du siècle dernier, la distinction, d’origine byzantine, des accidentalia, des naturalia et des essentialia des contrats conserve son utilité : les contractants peuvent porter atteinte aux éléments naturels (naturalia) d’un contrat sans que ce contrat soit altéré en profondeur ; si, au contraire, son essence est affectée, il s’agit alors d’un autre contrat, serait-ce d’un contrat innommé (v. ss 95). Même dans cette perspective, il arrive que les contractants se heurtent à un obstacle infranchissable, car 1. V. P. Delebecque, Les clauses allégeant les obligations dans les contrats, thèse ronéot. AixMarseille III, 1981 ; « Les clauses de responsabilité », in Les principales clauses des contrats conclus entre professionnels, Colloque Aix-en-Provence, 1990 ; v. aussi Les clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité en Europe, Colloque 13-14 déc. 1990, LGDJ, 1991. – Sur la validité et la portée des clauses affectant l’obligation de garantie pesant sur certains contractants (vendeur, bailleur, etc.), v. not. P. Malinvaud, « Pour ou contre la validité des clauses limitatives de la garantie des vices cachés dans la vente », JCP  1975. I.  2690 ; rappr., dans le sens de la validité des conventions sur la garantie entre professionnels d’une même spécialité : Com. 3  déc. 1985, Bull. civ. IV, no 287, p. 244, RTD civ. 1986. 775. 2. Rappr. Req. 3 avr. 1933, Gaz. Pal. 1933. 1. 1029. 3. V. en matière de transport aérien de marchandises, Com. 17 févr. 2009, D. 2009. 1308, note Ph. Delebecque, RDC 2009. 1377, obs. O. Deshayes. 4. Ph.  Jestaz, « L’obligation et la sanction : à la recherche de l’obligation fondamentale », Mélanges Raynaud, 1985, p. 273 s. 5. Ce qui ne signifie aucunement que la qualification des contrats soit inutile, v.  F.  Terré, L’influence de la volonté individuelle sur les qualifications, thèse Paris, 1955, éd. 1957, not. nos 212 s., p. 198 s.

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l’on ne peut pas, à la fois, s’engager et ne pas s’engager, sous peine de porter atteinte au principe de la bonne foi et d’introduire dans le contrat une dose de potestativité trop contraire au principe pacta sunt servanda (rappr. C. civ., art. 1304-2 ; anc. art. 1174 ; v. ss 1339 s.) 1. Le recul de la liberté contractuelle et le développement de nombreuses dispositions ou réglementations impératives ont modifié les données du problème. Dans un tel contexte, nombre de stipulations contractuelles pouvant servir d’échappatoires ont été envisagées avec méfiance, puis avec sévérité par les tribunaux. Leur politique a consisté à combattre des fraudes voire des habiletés suspectes consistant à qualifier de contrats innommés des contrats qui ne l’étaient guère ou ne l’étaient qu’en apparence (v. ss 95). Une autre défense a consisté à considérer, que, quelles qu’aient été les stipulations d’un contrat, un manquement à une obligation essentielle du contrat – dont, par hypothèse, la qualification devait être et était maintenue – constituait une faute lourde, ce qui pratiquement privait d’effet les clauses considérées, la faute dolosive faisant exception à la règle suivant laquelle « le débiteur n’est tenu que des dommages et intérêts qui ont été prévus ou qu’on a pu prévoir lors du contrat » (C. civ., art. 1231-3 ; anc. art. 1150) et la faute lourde étant, le plus souvent, assimilée au dol (v. ss 833). La démarche ainsi adoptée était tout de même singulière, car logiquement la détermination du contenu des obligations précède l’appréciation du comportement d’un débiteur. Pourtant c’est du caractère essentiel d’une obligation – expressément exclue du contenu du contrat – que l’on déduisait alors l’existence d’une faute contractuelle lourde 2. La Cour de cassation n’avait d’ailleurs pas hésité à abandonner le passage intellectuel par la notion de faute lourde, au sujet de la responsabilité d’un exploitant d’un parc de stationnement souterrain. Bien que le billet d’accès ait mentionné que « l’utilisation du présent ticket donne droit au stationnement du véhicule mais ne constitue nullement un droit de garde et de dépôt du véhicule, de ses accessoires et des objets laissés à l’intérieur », la Cour de cassation a estimé, notamment quant aux biens contenus dans le véhicule, que l’exploitant était contractuellement responsable, ayant « manqué à son obligation essentielle de mettre à la disposition de l’utilisateur la jouissance paisible d’un emplacement pour lui permettre de laisser sa voiture en stationnement » 3. Ces deux raccourcis successifs ont depuis été remis en cause en jurisprudence, comme nous allons le voir, en évoquant le sort des clauses relatives à la responsabilité (v. ss 885). 1. V. S. Gaudemet, La clause réputée non écrite, thèse Paris II, éd. 2006. 2. V. spéc. Civ. 1re, 15 nov. 1988, Bull. civ. I, no 318 ; Ph. Delebecque, thèse préc. 3. Civ. 1re, 23 févr. 1994, Bull. civ. I, no 76, D. 1994. 214, note N. Dion, RTD civ. 1994. 616, obs. P. Jourdain, CCC 1994, no 82, obs. G. Raymond, no 94, obs. L. Leveneur, JCP 1994. I. 3809, no 15, obs. G. Viney. – Comp., en ce sens qu’en cas de transport de voyageurs par la SNCF, l’acheminement des bagages à main est hors contrat : Civ. 2e, 29 avr. 1994, Bull. civ. II, no 122, RTD civ. 1994. 869, RCA 1994, no 269.

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877 Fréquence et diversité des clauses relatives à la responsabilité ¸ Dès qu'il ne s'agit plus de définir le contenu des obligations d'après leur objet, c'est-à-dire à partir du moment où, la prestation étant définie, l'on aménage la nature ou la portée de l'obligation – et, à plus forte raison, la détermination des dommages-intérêts –, l'on passe, plus ou moins insensiblement d'ailleurs 1, du domaine des clauses relatives au contenu des obligations à celui des clauses relatives à la responsabilité. a) Il existe des clauses extensives de responsabilité. Leur validité est généralement admise. Ainsi paraît-il possible de substituer une obligation de résultat ou même de garantie à une obligation de moyens en faisant peser sur le débiteur la charge de tous les cas fortuits ou de certains d’entre eux ; le Code civil fournit des exemples de ces clauses dans les articles 1772 et 1773, d’après lesquels le preneur d’un bail à ferme peut être chargé des cas fortuits par une stipulation expresse. Ces clauses n’appellent pas ici d’autres commentaires. b) Plus souvent, les clauses diminuent (clauses limitatives de responsabilité) ou même suppriment (clauses de non-responsabilité) la responsabilité du débiteur. Ainsi certains sont-ils enclins à analyser de la sorte les clauses par lesquelles un vendeur réduit, s’il en a le droit, les obligations de garantie (d’éviction ou des vices cachés) pesant sur lui (art. 1627 et 1643) 2. Relèvent en tout cas de la même catégorie des clauses fréquentes dans les contrats de transport plafonnant la responsabilité du transporteur. Lorsque les risques de pertes ou d’avaries peuvent être importants, leur utilité n’est pas douteuse, car elles permettent au débiteur, spécialement au transporteur, exonéré en tout ou partie de sa responsabilité éventuelle, de payer des primes d’assurance moins élevées, d’exiger de son contractant un prix moins fort, d’abaisser par conséquent ses tarifs et de mieux supporter la concurrence internationale. Mais la pleine liberté a, en ces matières, engendrées des abus. Ces clauses sont une menace pour la bonne foi, qui doit être le fondement des rapports contractuels 3. Notamment, lorsqu’elles sont insérées dans un contrat d’adhésion, comme le contrat de transport, elles risquent d’être imposées au client, dans des conditions léonines, par le transporteur qui fait la loi du contrat. En outre, la généralisation de ces clauses est de nature à favoriser la négligence des débiteurs dans l’exécution de leurs obligations. C’est pourquoi les solutions jurisprudentielles qui admettent la validité de ces clauses ne vont pas sans restrictions et, dans certains cas, la loi ou le juge 1. V. les obs. de  J.  Mestre, RTD  civ. 1992. 95 ; Terré et Lequette, Grands arrêts, t.  2, no 166-167, § 1. 2. V. B. Starck, « Observations sur le régime juridique des clauses de non-responsabilité ou limitatives de responsabilité », D. 1974. Chron. 157, no 16. 3. Il faut d’ailleurs observer, dans le même ordre d’idées, que des précautions ont été retenues quant au contrôle de l’acceptation de la clause par le créancier, la preuve de cette acceptation incombant à celui qui s’en prévaut (Civ. 1re, 4 juill. 1967, Gaz. Pal. 1967. 2. 133 ; Com. 3 déc. 1985, Bull. civ. IV, no 289, p. 246, RTD civ. 1987. 565, obs. J. Huet).

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ont dû intervenir 1. Ainsi en a-t-il été en vue de protéger, non seulement les consommateurs sur le fondement du droit de la consommation (v. ss 448), mais également les professionnels sur le fondement du droit commun (sur la jurisprudence Chronopost : v. ss 400, 465). La même démarche devrait être empruntée demain sur le fondement du nouvel article 1171 du Code civil (v. ss 466 s.). c) Au gré des hypothèses, les clauses pénales, prévues par le Code civil (art. 1231-5 ; anc. art. 1152, 1226 à 1233), diminuent ou augmentent, par rapport au préjudice, le montant des dommages-intérêts en le fixant forfaitairement à l’avance. À la différence des clauses de non-responsabilité, elles n’affectent pas le principe du droit à des dommages-intérêts. À la différence des clauses limitatives de responsabilité, elles n’entraînent pas nécessairement une réduction de l’indemnité normalement due. Comme les clauses relatives à la responsabilité, les clauses pénales sont en principe valables. Comme les premières, elles font néanmoins l’objet d’un contrôle, tant sur le fondement du droit de la consommation, que du droit commun des contrats (v. ss 893, 894).

§ 1. Clauses de non-responsabilité 878 Généralités ¸ Les clauses de non-responsabilité sont celles par lesquelles il est stipulé dans le contrat que le débiteur ne sera pas responsable et ne devra pas de dommages-intérêts en cas d'inexécution, d'exécution tardive ou défectueuse de ses obligations ou de certaines d'entre elles. Alors que la validité des clauses pénales ou limitatives de responsabilité n'a jamais fait de doute, celle des clauses de non-responsabilité a, dans le silence du Code civil, donné lieu à de graves controverses. La jurisprudence admet, en principe, la validité des clauses de non-responsabilité, sauf dans certains cas où des raisons diverses la conduisent à les annuler. Cependant, la portée de la règle de validité a été longtemps limitée par des atténuations, la jurisprudence admettant initialement que la clause de non-responsabilité n'exonérait pas définitivement le débiteur et qu'elle valait simplement renversement de la charge de la preuve. Enfin, la loi est intervenue expressément au sujet de certains contrats particuliers, ceux à propos desquels la question s'était posée avec le plus d'acuité. 879 Validité de principe des clauses de non-responsabilité ¸ La jurisprudence oppose en cette matière la responsabilité contractuelle à la responsabilité délictuelle. Elle décide que, sur le terrain de l'article 1240 (anc. art. 1382 ; responsabilité délictuelle), les clauses de non-responsabilité

1. Parfois de manière incertaine. – Sur le caractère supplétif de dispositions de la loi du 3 janvier 1969  en matière de remorquage maritime, v.  Com. 3  janv. 1996, D.  1996.  197, note Ph. Delebecque.

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sont contraires à l'ordre public 1 ; qu’à l’inverse elles sont valables en ce qui concerne la responsabilité contractuelle 2. En l’état, le projet de réforme du droit de la responsabilité civile propose d’admettre leur validité, tant en matière contractuelle qu’en matière extracontractuelle, sauf en cas de dommage corporel (art. 1281) ou de faute du responsable (art. 1283). Il a parfois été objecté que, sur le terrain contractuel, comme sur le terrain délictuel, les clauses d’exonération ont pour effet d’inciter le débiteur à se montrer imprudent, à commettre des fautes, puisqu’il sait qu’il n’aura pas à en supporter les conséquences 3. On peut néanmoins avancer, en faveur de la validité, les arguments suivants : a) Un contrat fait naître pour le débiteur une obligation supplémentaire, qui s’ajoute à celles qui, de droit commun, pèsent sur lui : il est juste que la volonté qui fait naître cette obligation puisse librement en définir les effets ; b) De pareilles clauses sont favorables au développement du commerce : le créancier, en général, obtiendra de payer une contrepartie moins forte ; c) Enfin, la loi elle-même permet et encourage les assurances de responsabilité (sauf pour la faute intentionnelle). Une personne qui a assumé des obligations peut s’assurer auprès d’une compagnie d’assurances contre les conséquences de ses fautes, la compagnie s’engageant, si l’assuré est condamné, à payer des dommages-intérêts, à assumer la condamnation. Or un pareil contrat peut avoir pour effet, autant qu’une clause de nonresponsabilité, d’inciter l’assuré à se départir de la diligence qu’il doit apporter dans l’exécution de ses contrats. Si la loi le valide, c’est qu’elle ne craint pas ce résultat. Ce dernier argument n’est pas très convaincant. Entre la clause de nonresponsabilité et l’assurance de responsabilité, on peut en effet relever des différences : a) dans l’assurance de responsabilité, la victime du préjudice ne reste pas sans être indemnisée, comme cela se produit par le jeu de la clause de non-responsabilité ; au contraire, le droit lui donne une action directe contre l’assureur de son débiteur. Elle a donc deux débiteurs au lieu d’un ; b) la clause de non-responsabilité aboutissant seulement à déplacer le risque du préjudice éventuel du patrimoine du débiteur au patrimoine du créancier, l’ordre social n’a pas, a priori, d’avantages à ce déplacement ; l’assurance de responsabilité fait supporter le dommage par la compagnie 1. Civ. 2e, 17 févr. 1955, D. 1956. 17, note P. Esmein, JCP 1955. II. 8951, note R. Rodière, Grands arrêts, t. 2, no 182 ; v. ss 963. 2. V. ainsi Civ. 24 janv. 1874, DP 1876. 1. 133 ; 4 févr. 1874, DP 1874. 1. 305 ; Req. 15 mai 1923, S. 1924. 1. 81, note H. Rousseau ; Civ. 12 mai 1930, DH 1930. 345. 3. Initialement, d’ailleurs, la jurisprudence, en vue de ne pas encourager les négligences, s’était montrée hostile à ces clauses qu’elle a tenues pour nulles (Civ. 26 janv. 1859, DP 1859. 1. 66 ; 13 août 1872, DP 1872. 1. 228). – V. encore, mais de manière spéciale cette fois, Civ. 3e, 7 mai 1971, JCP 1972. II. 16992, note G. Liet-Veaux (une clause de non-responsabilité concernant des architectes ou entrepreneurs doit être considérée comme non écrite).

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d’assurances : or celle-ci, en réalité, gère une mutualité d’assurés et, par le jeu des primes, il y a fractionnement et dilution du risque entre un grand nombre de patrimoines, ce qui est un avantage social considérable. Il n’en reste pas moins que la jurisprudence a été influencée par le rapprochement que l’on peut faire entre les deux sortes de contrats. 880 Portée des clauses de non-responsabilité ¸ Puisque les clauses de nonresponsabilité sont valables 4, elles doivent décharger le débiteur de l’obligation de réparer le dommage causé au créancier par l’inexécution. Ce ne fut cependant pas la solution retenue initialement par la jurisprudence. Celle-ci a, en effet, longtemps admis que la clause de non-responsabilité n’exonérait pas définitivement le débiteur et qu’elle valait seulement renversement de la charge de la preuve 5. En principe, lorsqu’un débiteur n’exécute pas son obligation, il est présumé en faute ; pour être exonéré de sa responsabilité, il lui faut prouver que l’inexécution est due à une cause étrangère qui ne lui est pas imputable ; la clause de non-responsabilité le dispensait de cette nécessité ; le débiteur, en cas d’inexécution, n’était plus présumé en faute, mais il demeurait responsable si le créancier prouvait que cette inexécution était due à la faute du débiteur. On expliquait le résultat en disant que la convention a pu exonérer le débiteur de la responsabilité contractuelle, mais que, si le créancier prouve la faute, l’article 1240 (anc. art. 1382) et la responsabilité délictuelle peuvent être invoqués et que ce sont là matières d’ordre public, dans lesquelles la convention est inopérante. C’était admettre le cumul possible de la responsabilité contractuelle et de la responsabilité délictuelle, que pourtant la jurisprudence repousse à juste titre (v. ss 1107). En outre, l’analyse s’accordait mal avec les régimes respectifs de la responsabilité contractuelle et de la responsabilité délictuelle : du côté de la responsabilité contractuelle, elle aboutissait, dans la plupart des cas, à retirer effet aux clauses relatives aux obligations de moyens, puisque, en principe, à leur sujet (v. ss 848), la responsabilité du débiteur est, de toute façon, subordonnée à la preuve de sa faute ; du côté de la responsabilité délictuelle, elle reposait sur l’idée fausse selon laquelle cette responsabilité aurait été nécessairement subordonnée à la preuve d’une faute commise par l’auteur du dommage, analyse contredite en partie par le droit de la responsabilité extracontractuelle (v. ss 905 s.). Le caractère défectueux du fondement retenu ne commandait pas nécessairement, en droit, l’abandon de la solution classique 6. Cependant, aux critiques rappelées s’en sont ajoutées d’autres, d’ordre économique : ainsi, a-t-on fait valoir que la jurisprudence classique paralysait le jeu de clauses 4. V. encore, au sujet d’une clause de non-responsabilité relative à une croisière en mer : Civ. 1re, 28 juin 1989, Bull. civ. I, no 265, p. 165. 5. Civ. 9 nov. 1915, DP 1921. 1. 23, Grands arrêts, t. 2, no 166. 6. V. B. Starck, chron. préc., no 32.

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qui doivent permettre une réduction des frais généraux et par suite du prix des services rendus, et favoriser ainsi, dans des tâches difficiles, l’activité et l’esprit d’initiative. Ces critiques ont entraîné un revirement de jurisprudence : celle-ci a, en effet, décidé que la clause de non-responsabilité ne vaut pas seulement renversement de la charge de la preuve, mais exonère le débiteur de ses fautes même prouvées, au moins si ce sont des fautes légères 1. 881 Exceptions à la validité des clauses ¸ a) On ne peut, par avance, s’exonérer de sa faute dolosive ou intentionnelle, à laquelle, en général, on assimile la faute lourde 2. Pour expliquer cette solution, on fait souvent appel à l’idée que la faute dolosive est un délit civil et que l’article 1240 (anc. art. 1382), d’ordre public, serait alors applicable. Il paraît préférable de rester sur le terrain contractuel et de dire que les clauses par lesquelles un contractant entend s’exonérer des conséquences d’une faute dolosive ou d’une faute lourde sont, même sur le terrain de l’inexécution contractuelle, contraires à l’ordre public. S’exonérer de son dol, c’est se réserver la possibilité d’être de mauvaise foi. Au demeurant, si la clause de non-responsabilité s’appliquait à la faute volontaire, le contractant conserverait la faculté d’exécuter ou de ne pas exécuter à sa guise, ce qui rapprocherait singulièrement de la condition purement potestative, prohibée par l’article 1304-4 (anc. art. 1174) 3 (v. ss 1339 s.). Le même souci d’ordre public anime la jurisprudence lorsqu’elle assimile la faute lourde à la faute dolosive ; cette assimilation évite que le bénéficiaire d’une clause de non-responsabilité se conduise sans aucune prudence. Dans cette perspective, les tribunaux qualifient de faute lourde « un comportement d’une extrême gravité confinant au dol et dénotant l’inaptitude du débiteur de l’obligation à l’accomplissement de sa mission contractuelle » 4. La faute lourde, c’est l’incurie, l’impéritie du débiteur. On est alors en présence d’une acception subjective de la faute lourde. Afin de l’apprécier, les magistrats prennent notamment en compte le caractère 1. Soc. 3 août 1948, D. 1950. 536 ; 15 juill. 1949, S. 1950. 1. 19, JCP 1949. II. 5181, 2e esp., note G.B. ; Com. 6 juill. 1955, Gaz. Pal. 1955. 2. 253 ; 15 juin 1959, D. 1960. 97, note R. Rodière, Grands arrêts, t. 2, no 167 ; Civ. 1re, 12 déc. 1984, Bull. civ. I, no 335, p. 285, RTD civ. 1986. 772, obs. J. Huet. 2. Civ. 29 juin 1948, JCP 1949. II. 4660 ; Com. 7 juin 1952, D. 1952. 651 ; 15 juin 1959, préc. ; Civ. 1re, 4 févr. 1969, D. 1969. 601, note J. Mazeaud ; Ass. plén., 30 juin 1998, JCP 1998. II.  10146, note P.  Delebecque, CCC 1998, no 143, obs.  L.  Leveneur, RTD  civ. 1999.  119, obs. P. Jourdain (évitant en cas de faute lourde les dispositions exonératoires de responsabilité posées par l’art. L. 13 du Code des postes et des communications électroniques) ; Com. 3 avr. 2001, Bull. civ. IV, no 70, JCP 2001. I. 354, no 11, obs. Labarthe. 3. B. Starck, « Observations sur le régime juridique des clauses de non-responsabilité ou limitative de responsabilité », D. 1974. 157, no 30. 4. Com. 3 avr. 1990, Bull. civ. IV, no 108 ; rappr. Civ. 3e, 21 janvier 2009, CCC 2009, no 94, note Leveneur.

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professionnel ou non de l’activité du débiteur, le caractère répété de ses manquements ainsi que la probabilité du dommage. Dans le même ordre de préoccupations, on observera que la jurisprudence prévoit que le débiteur ne peut s’exonérer de sa responsabilité au moyen d’une clause en cas de faute dolosive ou de faute lourde des préposés 1. La jurisprudence a toutefois un temps étendu la notion de faute lourde, en se fondant pour la caractériser, non plus sur la gravité de l’inexécution, mais sur l’importance de l’obligation inexécutée. Elle a ainsi décidé qu’il y avait faute lourde dès lors qu’il y a manquement à une obligation « essentielle » du contrat 2 ou encore à une « condition essentielle » de celui-ci 3. Les tribunaux n’appréciaient plus alors la faute lourde en considérant l’écart entre la conduite requise du débiteur et celle qu’il avait effectivement observée. Ils s’attachaient au fait que l’inexécution portait sur une obligation fondamentale du contrat, de telle sorte que celui-ci, vidé de sa substance, perdait tout intérêt pour le créancier de cette obligation. À suivre cette analyse, la notion de faute lourde pourrait être retenue alors même qu’il ne serait reproché au débiteur qu’une imprudence ou une négligence bénigne. On est alors en présence d’une acception objective de la faute lourde. L’émergence d’une acception objective de la faute lourde à côté de l’acception subjective traditionnelle a conduit à reconsidérer en profondeur le régime des clauses relatives à la responsabilité. Fondée sur l’attente légitime du créancier, lequel se plaint de ce que la clause d’irresponsabilité fait perdre au contrat toute utilité parce qu’elle en contredit l’obligation essentielle, la faute lourde conduit, en réalité, à une remise en cause de la validité de la clause litigieuse dans toute la mesure où elle porte atteinte à cette obligation. Aussi bien, la jurisprudence a-t-elle ultérieurement consacré directement ce résultat au moyen de la fameuse jurisprudence Chronopost de 1996 (v. ss 400, 465) : en contredisant l’obligation essentielle du contrat, la clause qui exclut la responsabilité du débiteur, ruine la cohérence de celui-ci, et doit à ce titre être réputée non écrite. Appliquée à diverses reprises aux clauses exclusives de responsabilité 4, rappelons que cette jurisprudence a été consacrée, à l’occasion de l’ordonnance du 10 février 2016, au nouvel article 1170 du Code civil (v. ss 465) 5. 1. Civ. 1re, 31 mars 1981, Bull. civ. I, no 112, p. 95, RTD civ. 1981. 859, obs. G. Durry. Aussi bien, l’on estime habituellement que le débiteur doit répondre de ses « auxiliaires d’exécution » comme s’il agissait lui-même (Civ. 27 nov. 1911, DP 1913. 1. 111, S. 1915. 1. 113, note L. Hugueney ; Req. 21  mars 1933, DP  1933. 1.  190 ; Civ.  1re, 5  janv. 1961, D.  1961.  341, JCP  1961. II. 11979, RTD civ. 1961. 487, obs. A. Tunc). 2. Civ. 1re, 18 janv. 1984, JCP 1985. II. 20372, note J. Mouly, RTD civ. 1984. 727, obs. J. Huet ; 15 nov. 1988, D. 1989. 348, note Delebecque, RTD civ. 1990. 666, obs. Jourdain. 3. Civ. 1re, 22 nov. 1978, JCP 1979. II. 19139. 4. V.  not. Com. 9  juin 2009, RDC 2009.  1359, obs.  D.  Mazeaud ; Com. 18  déc. 2007, Bull. civ. IV, no 265 ; D. 2008. AJ 154, obs. X. Delpech ; JCP 2008. I. 125, no 13 s., obs. Ph. StoffelMunck ; RTD civ. 2008. 310, obs. P. Jourdain ; Civ. 1re, 22 juin 2004, LPA 7 juin 2006, note C. Grimaldi ; RDC 2005. 270, obs. D. Mazeaud. 5. Le projet de réforme du droit de la responsabilité civile propose de doubler le nouvel article  1170 d’une disposition propre aux clauses exclusives ou limitatives de responsabilité :

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Il en est résulté une « désactivation » de la faute lourde objectivement entendue. Et de fait, soit il y avait manquement à une obligation essentielle et le recours à la cause rendait inutile l’utilisation de la faute lourde, soit il n’y avait pas de manquement à une obligation essentielle, et les éléments constitutifs de la faute lourde objectivement entendue n’étaient pas réunis. Devenue inutile, la conception objective de la faute lourde pouvait disparaître sans dommage pour le cocontractant victime de l’inexécution. Telle fut bien la suite de l’histoire, la Cour de cassation ayant plus récemment renoué avec l’acception subjective de la faute lourde, comme nous le verrons à propos des clauses limitatives de responsabilité (v. ss 885) 1. b) Une clause de non-responsabilité est-elle valable si elle vise les dommages causés à l’intégrité physique du corps humain ? Certains contrats sont relatifs à la personne humaine (contrat médical, contrat de transport de voyageurs, contrat d’hôtellerie, contrats relatifs aux jeux et spectacles…). Au sujet de beaucoup d’entre eux, la jurisprudence reconnaît à la charge du débiteur une obligation de veiller à la sécurité de la personne en cause, obligation plus ou moins stricte d’ailleurs, « de résultat » ou « de moyens » selon les cas (v. ss 836). Parce que l’intégrité de la personne est matière d’ordre public, on a pu être porté à considérer qu’une convention ne pouvait ni écarter cette obligation accessoire, ni écarter la responsabilité du débiteur pour inexécution. Ainsi a-t-il été décidé qu’un médecin ne peut valablement convenir avec son client qu’il ne sera pas responsable de ses erreurs de diagnostic ou de ses fautes opératoires, qu’un tenancier de jeux forains ne peut pas stipuler son irresponsabilité en cas d’accident 2. Force est pourtant de constater que, sur ce point, les opinions sont divisées, certains soulignant que de telles clauses n’ont pas pour objet la personne, mais uniquement la réparation du préjudice dont celle-ci peut souffrir 3. Le projet de réforme de la responsabilité civile propose néanmoins de les interdire, et ce, tant en matière contractuelle qu’en matière extracontractuelle (art. 1281, al. 2). 882 Lois spéciales ¸ De certaines lois résulte la nullité complète, dans des cas par-

ticuliers, des clauses de non-responsabilité, cette solution étant essentiellement inspirée par le désir de protéger certaines catégories de contractants. Les cas les plus nombreux concernent le contrat de transport, mais ce ne sont pas les seuls.

« (Les clauses limitatives ou exclusives de responsabilité) sont réputées non écrites lorsqu’elles privent de sa substance l’obligation essentielle du débiteur » (art. 1282). 1. V.  pour une clause exclusive stipulée dans un contrat de bail : Civ.  3e, 21  janv. 2009, Bull. civ. III, no 13 ; Defrénois 2009. 1264, note Ruet ; RDC 2009. 1044, obs. S. Carval ; ibid. 1103, obs. Seube. 2. Toulouse, 23  oct. 1934, DP  1935. 2.  49, note L.  Mazeaud ; Paris, 25  mars 1954, D. 1954. 295, JCP 1954. II. 8094, note R. Rodière. 3. Sur la question, v. P. Esmein, « Méditation sur les conventions d’irresponsabilité en cas de dommage causé à la personne », Mélanges R. Savatier, 1965, p. 271 s. ; D. Mazeaud, « Les clauses limitatives de réparation », in Les obligations en droit français et en droit belge, Convergences et divergences, p. 155 s., spéc. p. 168.

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a) Diverses dispositions sont relatives au transport de marchandises. Ainsi l’article L. 133-1, alinéa 3, du Code de commerce, prohibe la clause de nonresponsabilité dans les contrats de transport terrestre de marchandises 1. – Quant aux transports internes et internationaux de marchandises par air, l’article L. 6421-3 du Code des transports prohibe les clauses de non-responsabilité par argument a fortiori, en renvoyant aux dispositions de la Convention de Varsovie du 12 octobre 1929 dont l’article 23 interdit les conventions qui assigneraient à la responsabilité du transporteur une limite inférieure à celle qu’elle établit elle-même (art. 22). – Ainsi encore, en matière de transports maritimes de marchandises, l’art. L. 5422-15 du Code des transports frappe de nullité toute clause ayant directement ou indirectement pour objet ou pour effet de soustraire le transporteur à la responsabilité de l’article L. 5422-12, ou de limiter sa responsabilité à une somme inférieure à celle fixée en application de l’article L. 5422-13. De même, divers textes concernent la nullité de la clause de non-responsabilité insérée dans un contrat de transport de personnes : le législateur, limitant lui-même la responsabilité, édicte expressément la nullité des conventions fixant la responsabilité à une somme inférieure à celle visée par les textes. Il en est ainsi dans tous les transports aériens de voyageurs, qu’ils soient internes ou internationaux, et dans les transports maritimes nationaux ou internationaux de passagers. b) Dans d’autres contrats, les conventions de non-responsabilité sont aussi écartées. Ainsi l’article 1231-4 du Code du travail prohibe toute renonciation au droit éventuel de demander des dommages-intérêts à l’occasion de la rupture du contrat de travail. Ainsi sont prohibées les clauses par lesquelles les aubergistes et hôteliers entendraient écarter les responsabilités qui pèsent sur eux en cas de vol ou de détérioration des objets de toute nature déposés entre leurs mains ou qu’ils ont refusé de recevoir sans motif légitime (C. civ., art. 1953, al. 2). c) Il est des dispositions qui prohibent non seulement les clauses de nonresponsabilité mais aussi les clauses limitatives de responsabilité. On en citera deux dont l’importance est grande. Sont prohibées les clauses qui visent à écarter ou à limiter la responsabilité du fait des produits défectueux, sauf pour les dommages causés aux biens professionnels (C. civ., art. 1245-14 ; anc. 1386-15, réd. L. 19 mai 1998). – V. ss 1231. S’agissant des contrats conclus entre professionnels et non-professionnels ou consommateurs, le décret du 18 mars 2009 a inscrit, au sein de la « liste noire » des clauses abusives, la clause ayant pour objet ou pour effet de « supprimer ou réduire le droit à réparation du préjudice subi par le non-professionnel ou le consommateur en cas de manquement par le professionnel à l’une quelconque de ses obligations » (C. consom., art. R. 212-1). Dans les contrats de consommation, les clauses de non-responsabilité sont donc irréfragablement présumées abusives et réputées non écrites (v. ss 448). Les juges pourraient étendre demain cette solution à tous les contrats d’adhésion sur le fondement du nouvel article 1171 du code civil.

1. Com. 3 avr. 1968, JCP 1968. II. 15575, note R. Rodière. – Bien que le texte annule « toute clause » par laquelle le transporteur écarte sa responsabilité pour pertes ou avaries des objets à transporter, la jurisprudence ne prohibe que les clauses d’exonération totale, admettant, au contraire, la validité des clauses limitatives de responsabilité, à condition que la limite fixée n’aboutisse pas à allouer une réparation dérisoire, auquel cas la clause serait nulle comme équivalant à une clause d’exonération totale (Com. 21 nov. 1950, Gaz. Pal. 1951. 1. 69 ; 4 mai 1959, Gaz. Pal. 1959. 2. 191).

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§ 2. Clauses limitatives de responsabilité 883 Objet et validité des clauses ¸ Ce sont des clauses qui, supposant la faute contractuelle établie, fixent le maximum possible des dommagesintérêts, telle la clause spécifiant qu'en cas de perte d'un colis, le transporteur ne sera, au maximum, tenu de verser qu'une certaine somme 1. Ainsi, alors que les clauses de non-responsabilité exonèrent entièrement le débiteur de l’obligation inexécutée de sa responsabilité, les clauses limitatives se contentent de plafonner le montant de la réparation. On comprend dès lors qu’elles soient parfois considérées par le droit positif avec une faveur plus grande que les clauses de non-responsabilité. Permettant de réaliser une répartition équitable des risques du contrat entre les parties, elles sont l’instrument d’une responsabilité maitrisée alors que les clauses de nonresponsabilité sont de nature à favoriser l’impéritie et la négligence en donnant au débiteur le sentiment de son irresponsabilité. On en relèvera deux manifestations. En premier lieu, il convient de souligner que les objections qui ont empêché pendant un certain temps d’admettre la validité des clauses de non-responsabilité ont été assez vite écartées s’agissant des clauses limitatives de responsabilité 2. En second lieu, on a vu que nombre des dispositions spéciales ayant trait aux clauses relatives à la responsabilité prohibent les clauses de nonresponsabilité (v. ss 882, a et b), mais non les clauses limitatives de responsabilité. Encore faut-il que la prohibition des premières ne soit pas tournée en usant de clauses limitatives prévoyant des indemnités très insuffisantes. C’est pourquoi la jurisprudence exige que la limite ne soit pas trop basse et ne rende pas insignifiant le montant possible des dommages-intérêts 3. Cette différence de régime juridique entre clause de non-responsabilité et clause limitative de responsabilité est néanmoins assez fréquemment écartée. C’est ainsi que la jurisprudence valide aujourd’hui l’une et l’autre 1. V. aussi H.  Bitan, « Les clauses limitatives de responsabilité dans les contrats informatiques », CCE 2004. Chron. 2. 2. On notera qu’à l’époque où la jurisprudence se bornait à limiter l’effet des clauses de nonresponsabilité à un renversement de la charge de la preuve (v. ss 880), elle n’avait jamais appliqué cette solution aux clauses limitatives de responsabilité : elle a toujours admis que ces clauses ont, en principe, pour effet d’exonérer le responsable de la fraction du dommage qui dépasse la limite convenue, même si une faute personnelle du débiteur est établie, à condition toutefois que cette faute ne soit pas dolosive ou lourde. Ex. : Paris, 3 juin 1993, D. 1994. 255, note B. M. ; 11 janv. 1996, D. 1996. IR 76 (transports de marchandises). 3. Civ. 14 avr. 1924, DH 1924. 293 ; 23 févr. 1948, préc. ; 7 juin 1952, D. 1952. 113. Toutefois, s’agissant de transports terrestres, alors que les clauses de non-responsabilité sont nulles et que les clauses prévoyant un montant indemnitaire dérisoire devraient subir le même sort, la Cour de cassation a admis la validité d’une clause prévoyant une indemnité sans commune mesure avec la valeur du colis perdu, telle qu’on pouvait normalement la prévoir, parce que l’expéditeur avait eu le choix entre la clause limitative et l’expédition « valeur déclarée » (Com. 4 juill. 1951, Bull. transp. 1951. 559). – Il appartient à celui qui invoque une clause limitative de responsabilité de rapporter la preuve que son cocontractant en a effectivement pris connaissance et l’a acceptée (Com. 24 janv. 1983, Gaz. Pal. 1984. 1. Pan. 57, obs. F.C.).

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catégorie de clause au nom du principe de la liberté contractuelle (v. ss 879). C’est ainsi encore que certaines dispositions spéciales prohibent aussi bien les clauses limitatives de responsabilité que les clauses de non-responsabilité (v. ss 882, c). À cet égard, il convient de citer tout particulièrement, en raison de leur importance, les dispositions propres aux contrats de consommation. On a vu en effet que, dans les contrats conclus entre professionnels et non-professionnels ou consommateurs, les clauses qui ont pour objet ou pour effet de « supprimer ou réduire le droit à réparation du préjudice subi par le non-professionnel ou consommateur en cas de manquement par le professionnel à l’une quelconque de ses obligations » sont irréfragablement présumées abusives et donc réputées non écrites (C. consom., art. R. 212-1). Il est, au reste, permis de s’interroger sur le bien-fondé de cette solution. Autant les clauses de non-responsabilité ont vocation à figurer sur la liste noire des clauses abusives, autant les clauses limitatives de responsabilité seraient plus à leur place sur la liste grise. Elles seraient alors, en effet, présumées abusives, sauf à ce que le professionnel démontre que, eu égard à l’économie du contrat, elles ne revêtent pas ce caractère. On peut d’ailleurs espérer que cette rigueur soit cantonnée à l’avenir aux contrats de consommation, et que les juges n’éradiquent pas systématiquement les clauses limitatives de responsabilité dans tous les contrats d’adhésion sur le fondement du nouvel article 1171 du Code civil (v. ss 466 s.). Dans ces contrats, il leur appartiendra de contrôler, au cas par cas, le caractère déséquilibré de la clause, en tenant compte de son montant, qui ne devra pas être dérisoire, et de ses éventuelles contreparties (sur l’appréciation du déséquilibre significatif : v. ss 473). La similitude de traitement des deux sortes de clauses se retrouve en ce qui concerne l’effet qui est reconnu par la jurisprudence à la faute dolosive et à la faute lourde. Les clauses limitatives de responsabilité sont comme les clauses de non-responsabilité tenues en échec par la faute dolosive du débiteur ou de son préposé 1, c’est-à-dire par leur faute intentionnelle, ainsi que par leur faute lourde entendue dans son acception subjective 2 (v. ss 881, 885). La faute lourde qui met en échec une limitation de responsabilité est, en effet, « une négligence d’une extrême gravité confinant au dol et dénotant l’inaptitude du débiteur à l’accomplissement de sa mission contractuelle ». L’assimilation apparaît, au reste, parfaitement justifiée, les arguments avancés pour tenir en échec les clauses de non-responsabilité, en cas de faute dolosive ou de faute lourde, valant tout autant en présence d’une simple limitation de responsabilité (v. ss 881). Il est, en revanche, permis de s’interroger sur la légitimité de l’assimilation qui a été opérée par la jurisprudence entre les deux sortes de clause lorsqu’il y a atteinte à une obligation essentielle. 1. Civ. 1re, 4 févr. 1969, D. 1969. 601, note J. Mazeaud ; 22 oct. 1975, D. 1976. 151, note J. Mazeaud, RTD civ. 1976. 352, obs. G. Durry ; Com. 4 mars 2008, JCP 2008. II. 10079, note L. Guignard, RTD civ. 2008. 490, obs. P. Jourdain. 2. Civ. 16 mars 1936, S. 1936. 1. 205 ; Com. 12 juin 1950, Gaz. Pal. 1950. 2. 195 ; 7 juin 1952, D. 1952. 651.

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884 Obligation essentielle et clause limitative de responsabilité ¸ Parmi les divers moyens qui ont été mobilisés par les magistrats pour tenir en échec les clauses limitatives de responsabilité 1, aucun n’a autant donné lieu à controverse que la jurisprudence Chronopost (sur lequel, v. ss 400, 465) 2. Par cet arrêt, la Chambre commerciale a décidé que « la clause limitative de réparation qui contredit la portée de l’obligation essentielle souscrite par le débiteur » devait être réputée non écrite par application de l’ancien article 1131 du Code civil, c’est-à-dire sur le fondement de la cause. En conséquence, elle a privé d’effet la clause du contrat limitant au prix du transport l’indemnisation du préjudice né du retard dans l’acheminement du courrier. L’arrêt Chronopost a suscité un très vif débat dont l’âpreté s’explique, semble-t-il, moins par la solution elle-même, que par le fait qu’il ait été recouru à la théorie de la cause pour la fonder. S’appuyant sur une conception classique de la cause, envisagée comme l’exigence d’une contrepartie réelle, certains auteurs ont critiqué l’arrêt Chronopost en faisant valoir que la contrepartie existait bien puisque le courrier avait été acheminé, même s’il l’avait été avec retard 3. D’autres, au contraire, l’ont approuvé au nom d’une conception moderne de la cause, permettant une sorte de police renforcée du contrat. Érigée en un instrument de contrôle de la cohérence du contrat, la cause permet de neutraliser les clauses qui en contredisent l’économie 4. En dépit des critiques qui ont été adressées à cette jurisprudence, la Cour de cassation l’a nettement réaffirmée. À de multiples reprises, prenant appui sur l’ancien article 1131 du Code civil, elle a écarté des clauses limitatives de réparation, au motif qu’il résulte du comportement imputable au débiteur « un manquement à une obligation essentielle de nature à faire échec » à leur application 5. Autrement dit, allant plus loin que ce que laissait entendre le premier arrêt Chronopost, les magistrats considéraient que toute clause limitative de réparation devait être écartée dès lors qu’elle était invoquée en présence d’un manquement à une obligation essentielle.

1. Pour une exclusion de la clause limitative de responsabilité en prenant appui sur la garantie des vices cachés prévue aux art.  1641  s. C.  civ., v.  Com. 19  mars 2013, JCP  2013.  705, note G. Pillet. 2. Civ. 1re, 22 oct. 1996, D. 1997. 121, note A. Sériaux, D. 1997. Somm. 175, obs. P. Delebecque et chron. C. Larroumet, p. 145, JCP 1997. II. 22881, note D. Cohen, JCP 1997. I. 4002, no 1, obs. M. Fabre-Magnan, I. 4025, no 177, obs. G. Viney, CCC 1997, no 24, obs. L. Leveneur, Defrénois 1997. 333, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 1997. 418, obs. Mestre, Grands arrêts, t. 2, no 157. 3. A. Sériaux, note préc. ; D. Cohen, note préc. 4. D. Mazeaud, obs. préc. 5. Com. 13 févr. 2007, Bull. civ. I, no 43, JCP 2007. II. 10163, note Y.-M. Serinet, I. 185, no 10, obs. Stoffel-Munck, RDC 2007. 707, obs. D. Mazeaud, 746, obs. S. Carval, Defrénois 2007. 1042, obs.  R.  Libchaber, RTD  civ. 2007.  567, obs.  B.  Fages ; 5  juin 2007, D.  2007.  1720, JCP  2007. II. 10145, note D. Houtcieff, RDC 2007. 1121, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 2007. 567, obs. Fages ; voir déjà Com. 30  mai 2006, Bull.  civ.  IV, no 132, D.  2006.  2288, note D.  Mazeaud, RDC 2006.  1075, obs.  Y.-M.  Laithier, 1225, obs.  S.  Carval ; rappr. Civ.  1re, 22  juin 2004, RDC 2005. 270, obs. D. Mazeaud (transport aérien de personnes) ; Com. 17 juill. 2001, JCP 2001 .I. 148, no 17, obs. G. Loiseau (contrat de prestation informatique requérant célérité).

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Les juges s’arrogeaient ainsi le pouvoir d’écarter des clauses librement consenties par les parties et de bouleverser l’équilibre économique voulu par celles-ci, sans avoir été investis de ce pouvoir par la loi et alors qu’il n’existe entre les parties aucun déséquilibre structurel tel que celui qui se rencontre entre professionnels et consommateurs. Certes, une telle démarche est justifiée quand il s’agit de clauses exonératoires de responsabilité ayant trait à une obligation essentielle ; sinon celle-ci deviendrait purement potestative. En revanche, elle n’a rien d’évident en ce qui concerne les clauses limitatives lesquelles constituent bien souvent une pièce essentielle de l’économie d’un contrat. En nombre de domaines et notamment en matière de transport « la répartition des risques de l’inexécution exerce une influence importante sur le tarif proposé par le transporteur » 1. La Cour de cassation a pris en compte ces objections dans un arrêt Faurecia II (sur lequel, v. ss 465) 2. Rompant avec la jurisprudence qui réputait mécaniquement non écrite toute clause limitative de réparation relative à l’inexécution d’une obligation essentielle 3 et renouant ainsi avec l’esprit du premier arrêt Chronopost, elle pose que seule est réputée non écrite la clause limitative de réparation qui contredit la portée de l’obligation essentielle souscrite par le débiteur. Autrement dit, il faut rechercher au cas par cas si la clause limitative vide ou non de sa substance l’obligation essentielle. En la circonstance, la haute juridiction a estimé que la clause ne contredisait pas l’obligation essentielle, car la limitation de responsabilité n’était pas dérisoire et avait valu au cocontratant une remise de 49 %. Rappelons que cette jurisprudence a été consacrée, et même étendue à l’ensemble des stipulations contractuelles, par l’ordonnance du 10 février 2016. Le nouvel article 1170 du Code civil prévoit désormais que : « Toute clause qui prive de sa substance l’obligation essentielle du débiteur est réputée non écrite » 4. On peut toutefois imaginer que le contrôle des clauses limitatives de responsabilité se réalisera plus fréquemment sur le fondement de l’article 1171, qui réputent non écrites les clauses qui créent un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties (v. ss 466 s.). Adoptée pour protéger les adhérents professionnels ne pouvant se prévaloir 1. F. Chénedé, Les commutations en droit privé, thèse Paris II, éd. 2007, no 270, p. 274. La meilleure preuve en a été donnée par l’évolution des offres contractuelles émises par la société Chronopost depuis sa condamnation en 1996. Celle-ci a modifié ses conditions générales et a prévu, moyennant un supplément de prix, un service spécial « exclusivement réservé aux envois contenant des documents pour appel d’offres » et en prévoyant en cas de retard « une indemnité globale, forfaitaire et définitive de 7 500 euros ». 2. Com. 29 juin 2010, Bull. civ. IV, no 115, D. 2010. 1832, note D. Mazeaud, JCP 2010. 787, note D. Houtcieff, RDC 2010. 1220, obs. Y.-M. Laithier, 1253, obs. O. Deshayes ; v. déjà Com. 9 juin 2009, RDC 2009. 1359, obs. D. Mazeaud. 3. Jurisprudence qu’illustre parfaitement la première décision rendue dans l’affaire Faurecia : Com. 13 févr. 2007, préc. 4. Rappelons également que le projet de réforme du droit de la responsabilité civile propose de doubler le nouvel article 1170 d’une disposition propre aux clauses exclusives ou limitatives de responsabilité : « (Les clauses limitatives ou exclusives de responsabilité) sont réputées non écrites lorsqu’elles privent de sa substance l’obligation essentielle du débiteur » (art. 1282).

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du droit de la consommation, la jurisprudence Chronopost et son successeur légal, le nouvel article 1170, devraient en effet perdre une grande partie de leur intérêt sous l’empire du droit nouveau (sur ce point, v. ss 479). 885 Effet de la clause limitative en cas d’atteinte à une obligation essentielle et faute lourde ¸ Si la clause limitative contredit une obligation essentielle, elle doit être réputée non écrite décide la Cour de cassation. Au premier abord, la solution peut surprendre : s'il y avait atteinte à l'obligation essentielle d'un des contractants, ne convenait-il pas d'annuler le contrat en son entier ? À moins que choisissant de respecter à la lettre la volonté des parties telle qu'elle résultait des stipulations du contrat, les juges ne valident la clause quitte à requalifier le contrat 1. À la requalification et à la nullité totale, la Cour de cassation a préféré l’amputation du contrat de la clause litigieuse. Mais celle-ci ne suffit pas à résoudre le problème. En effet, une fois réputée non écrite la clause limitative de responsabilité, reste à savoir « à quelle hauteur le juge devra fixer le préjudice indemnisable » ? Amputé d’une clause, le contrat a vocation à être complété par les dispositions supplétives qui, dans le droit spécial propre à ce type de contrat ou à défaut en droit commun, régissent la question dont elle traitait 2. Dans un nouvel arrêt Chronopost, la Cour de cassation a décidé que la suppression de la clause limitative litigieuse conduisait à l’application du droit spécial des transports en vue de déterminer l’indemnisation du préjudice subi par l’expéditeur, lequel prévoyait un plafond légal de réparation fixé au prix du transport qui pouvait être écarté en cas de faute dolosive ou de faute lourde imputable au transporteur 3. Mais qu’entendre alors par faute lourde ? S’agissait-il uniquement de la faute lourde subjectivement comprise comme « une négligence d’une extrême gravité confinant au dol et dénotant l’inaptitude du débiteur de l’obligation à l’accomplissement de la mission contractuelle qu’il a acceptée » ou également de la faute lourde objectivement entendue comme le manquement à une obligation essentielle, ce qui aurait privé le plafond légal de toute effectivité ? À la suite d’un partage de voix au sein de la chambre commerciale, c’est à une chambre mixte qu’il est revenu de prendre position sur cette qualification, ce qui a donné lieu à deux arrêts du 22 avril 2005, d’où il est résulté que le manquement à l’obligation essentielle n’était pas de nature à constituer une faute lourde de nature à

1. F.  Terré, L’influence de la volonté individuelle sur les qualifications, thèse Paris, éd.  1957, no 224 s., p. 209 s. ; J. Rochfeld, Cause et type de contrat, thèse Paris I, éd. 1999, no 169, p. 167 ; M.-E. Ancel, La prestation caractéristique du contrat, thèse Paris I, 2000, no 275 s. ; C. Grimaldi, « La clause portant sur une obligation essentielle », RDC 2008. 1095. 2. Sur ce mécanisme, v. S. Gaudemet, La clause réputée non écrite, thèse Paris II, éd. 2006, no 530 s., p. 270 s. 3. Com. 9 juill. 2002, D. 2003. 457, note D. Mazeaud, CCC 2003, no 2, note Leveneur.

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écarter la clause limitative de réparation du contrat-type 1. La solution a été réaffirmée à diverses reprises 2, et notamment dans le deuxième arrêt Faurecia 3 : la faute lourde ne peut résulter du manquement à une obligation contractuelle, fût-elle essentielle, mais doit se déduire de la gravité du comportement du débiteur. En l’absence d’une disposition spéciale, c’est le droit commun du contrat qu’il aurait fallu appliquer, c’est-à-dire l’ancien article 1150, devenu l’article 1231-3 du Code civil, lequel dispose que « le débiteur n’est tenu que des dommages-intérêts qui ont été prévus ou qui pouvaient être prévus lors de la conclusion du contrat » 4. Autrement dit, seul le préjudice prévisible lors de la formation du contrat doit être indemnisé, sauf faute dolosive ou faute lourde subjectivement entendue. On perçoit ainsi la question sur laquelle l’arrêt Chronopost a, semble-t-il, trop rapidement fait l’impasse : en droit français, dans le domaine de la responsabilité contractuelle, seuls les dommages prévisibles sont réparables (v. ss 831). Cette prévision peut être opérée par les parties elles-mêmes au moyen d’une clause fixant un plafond de réparation, laquelle contribue à définir l’économie de l’opération. À défaut d’une telle clause, il appartient aux juges de déterminer ce qu’il faut entendre par dommage prévisible ce qui ne va pas sans difficulté. Il est manifestement peu cohérent de considérer qu’une clause limitative de réparation doit être réputée non écrite dès qu’il y a manquement à une obligation essentielle, l’exigence d’un dommage prévisible posé par l’article 1231-3 venant immédiatement relayer la clause réputée non écrite et ne pouvant à son tour être surmontée qu’au moyen de la démonstration de l’existence d’une faute dolosive ou d’une faute lourde subjectivement entendue ? Il est préférable de considérer que l’inexécution d’une obligation essentielle n’emporte pas à elle seule l’éradication de la clause limitative d’indemnisation, dès lors que son montant n’est pas dérisoire par rapport au préjudice prévisible lors de la conclusion du contrat et que les parties trouvent intérêt à se lier dans les conditions stipulées au contrat 5. 1. Ch. mixte, 22  avr. 2005, D.  2005.  1864, note J.-P.  Tosi, JCP  2005. II.  10066, note G. Loiseau, I. 149, nº 3, obs. G. Viney, CCC 2005, no 150, note Leveneur, RCA 2005, no 175, note S. Hocquet-Berg, RDC 2005. 651, avis de Gouttes, 673, obs. D. Mazeaud, 753, obs. Delebecque, RTD civ. 2005. 604, obs. P. Jourdain. 2. Com. 21 févr. 2006, Bull. civ. IV, no 48 ; D. 2006. AJ 717, obs. E. Chevrier ; ibid. 2007. 114, obs. H. Kenfack ; CCC 2006, no 103, note L. Leveneur ; RDC 2006. 694, obs. D. Mazeaud ; RTD civ. 2006. 322, obs. P. Jourdain ; 13 juin 2016, Bull. civ. IV, no 143, R., p. 391, D. 2006. 1680, obs. X. Delpech, ibid. 2007. 114, obs. H. Kenfack, JCP 2006. II. 10123, note G. Loiseau, RTD civ. 2006. 773, obs. P. Jourdain. 3. Com. 29 juin 2010, Bull. civ. IV, no 115, D. 2010. 1832, note D. Mazeaud, JCP 2010. 787, note D. Houtcieff, RDC 2010. 1220, obs. Y.-M. Laithier, 1253, obs. O. Deshayes ; v. déjà Com. 9 juin 2009, RDC 2009. 1359, obs. D. Mazeaud. 4. Rappr. Civ. 9 juill. 1913, DP 1915. 1. 35, S. 1913. 1. 460 : par suite d’un retard de chemin de fer un voyageur avait manqué une adjudication. Les juges du fond ayant condamné la compagnie à réparer le préjudice que l’échec de cette affaire avait causé au voyageur, la Cour de cassation les censure parce que la compagnie de chemin de fer n’avait pas été en état de prévoir ce préjudice très particulier qui consiste pour un voyageur à manquer une adjudication. 5. Y.-M. Laithier, RDC 2006. 1079, RDC 2010. 1124.

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C’est ce contrôle au cas par cas que les juges seront amenés à réaliser sur le fondement de l’article 1171 du Code civil (v. ss 466 s., 473). 886 Opposabilité aux héritiers et aux parents ¸ Les clauses limitatives de

responsabilité, comme d'ailleurs les clauses de non-responsabilité, dans la mesure où elles sont valables, ne lient pas seulement la partie qui les a consenties, mais aussi ses héritiers agissant en cette qualité, c’est-à-dire ayant recueilli, par l’effet de la transmission successorale, l’action de la victime et exerçant celle-ci. Lorsque les proches demandent, non plus de manière dérivée mais à titre propre, réparation du préjudice personnel que leur a causé le décès, les clauses contractuelles afférentes à la responsabilité du transporteur leur sont pareillement opposables dans la mesure où le contrat de transport contient à leur profit une stipulation pour autrui (v. ss 705). Mais il leur est loisible de renoncer au bénéfice d’une telle stipulation, auquel cas ils invoqueront contre le transporteur les règles de la responsabilité délictuelle et échapperont ainsi aux clauses restrictives de la responsabilité contractuelle. Cette solution a été consacrée par la jurisprudence aussi bien en matière de transports maritimes 1 que de transports aériens 2. Mais l’article L. 322-3 du Code de l’aviation civile a permis au transporteur aérien de personnes de se prévaloir des limitations légales ou conventionnelles de responsabilité, « quelles que soient les personnes » qui agissent contre lui et « quel que soit le titre auquel elles prétendent agir ». Et la même solution a été adoptée en matière de transports maritimes, nationaux ou internationaux, de passagers (L. 18 juin 1966, art. 42).

§ 3. Clauses pénales

887 Définition. Validité ¸ La clause pénale est celle par laquelle les contractants évaluent par avance les dommages-intérêts dus par le débiteur, en cas de retard ou d'inexécution 3. On trouve des stipulations de ce genre, par exemple, dans les contrats d’entreprise pour le cas de retard dans l’exécution (un entrepreneur s’engage à construire un bâtiment, mais il est convenu que, si le bâtiment n’est pas achevé dans le délai convenu, il payera telle somme par jour de retard), dans les conventions passées entre directeurs de théâtres et artistes, ainsi que dans des contrats tels que le crédit-bail (leasing). Le Code civil admet la validité de ces clauses, réglementées, depuis la réforme de 2016, à l’article 1231-5 du Code civil (anc. art. 1152 ; et anc. art. 1226 à 1233). Il faut signaler toutefois que la clause pénale est interdite dans certains cas. Ainsi l’article L. 1331-2 du Code du travail prohibe, dans le cadre du contrat de travail, les amendes ou autres sanctions pécuniaires, toute 1. Civ. 2e, 23 janv. 1959, D. 1959. 281, note R. Rodière, S. 1959. 103, Grands arrêts, t. 2, no 279. 2. Civ. 2e, 23 janv. 1959, 2e et 3e esp., D. 1959. 101, note R. Savatier, JCP 1959. II. 11002, note M. de Juglart. 3. C. Maruani, La clause pénale, thèse Paris, 1935 ; D. Mazeaud, La notion de clause pénale, thèse Paris XII, éd. 1992 ; A. Pinto-Monteiro, « La clause pénale en Europe », Mélanges Ghestin, 2001, p. 719 s.

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disposition ou stipulation contraire étant réputée non écrite 1. La nécessité de protéger certaines catégories de contractants contre des clauses trop rigoureuses, par exemple en matière de construction ou d’opérations de crédit, inspire aussi des textes limitant le forfait à un maximum. (Sur la clause pénale dans les contrats de consommation, v. ss 448). 888 Avantages et inconvénients ¸ La clause pénale, en tant qu'elle fixe par anticipation le montant de l'indemnité due par le débiteur défaillant, présente divers avantages : 1o Elle permet d’éviter les contestations sur l’importance du dommage ; elle tarit ainsi une source de procès. 2o Elle évite au créancier les lenteurs et les difficultés qu’entraîne la fixation des dommages-intérêts : le créancier n’a pas à prouver la réalité même du dommage. 3o En convenant d’un montant modéré (mais non dérisoire, v. ss 893), la responsabilité du débiteur pourra être allégée par le jeu de la clause pénale (v. ss 891). 4o La clause pénale permet, à l’inverse, aux parties de donner à leur accord une force obligatoire accrue, en stipulant, pour le cas d’inexécution, une peine élevée (sans pouvoir être excessive, v. ss 893) : le débiteur aura le plus grand intérêt à respecter ses engagements, dont l’inexécution risquerait d’être lourde pour lui. Elle joue, à cet égard, le même rôle que l’astreinte (v. ss 1536 s.), mais ce seront les parties qui la fixeront d’avance au lieu du tribunal. C’est sous cet aspect que la clause pénale est le moyen employé parfois par des organismes collectifs (associations, syndicats), afin d’obliger leurs membres à respecter leurs décisions 2. 5o La clause pénale est parfois aussi utilisée, avec un caractère comminatoire de véritable peine 3, dans des actes à titre gratuit, donation ou testament ; elle a pour objet d’assurer l’exécution des volontés du disposant : une peine est stipulée, par exemple en cas de non-exécution d’une charge. De telles clauses sont en principe valables, à moins toutefois qu’elles n’aient pour but d’assurer l’exécution de dispositions contraires à des règles impératives 4 ou attentatoires aux droits et libertés du contractant (v. ss 501 s.) 5. 1. G. Paisant, « Les clauses pénales sont-elles encore licites dans les contrats de bail et de travail ? », JCP 1985. I. 3238. – V. aussi l’art. L. 7313-16 du Code du travail interdisant toute détermination forfaitaire à l’avance de l’indemnité de clientèle des représentants de commerce. – La loi du 3 juill. 1971 a introduit dans le Code civil un article 900-1 réglementant les clauses d’inaliénabilité dans les donations et les legs ; dans cette perspective, est réputée non écrite toute clause par laquelle le disposant prive de la libéralité celui qui mettrait en cause la validité de la clause d’inaliénabilité ou demanderait l’autorisation d’aliéner (art. 900-8). 2. Civ. 23 mai 1940, S. 1940. 1. 80 (cartel) ; 27 juin 1944, S. 1944. 1. 143 (association). 3. Cette fonction comminatoire est d’ailleurs présentée comme un élément caractéristique de la clause pénale en jurisprudence (v. par ex., Com. 14 juin 2016, no 15-12.734, D. 2016. 1628, note D. Mazeaud). 4. V. Civ. 1re, 10 mars 1970, D. 1970. 584, note A.B., Defrénois 1971. I. 229. 5. Civ.  1re, 16  déc. 2015, no 14-29.285,  P ; D.  2016.  578, note T.  Le  Bars ; ibid. 566, obs. M. Mekki ; RTD civ. 2016. 424, obs. M. Grimaldi ; AJ fam. 2016. 105, obs. J. Casey (atteinte

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Si ces avantages de la clause pénale ne sont pas douteux, elle peut présenter des dangers. Il ne faut pas, en effet, que le procédé puisse permettre de porter atteinte à des règles impératives, par exemple en matière d’usure 1 ou de droit du travail 2. En outre, la fixation d’un forfait trop faible ou trop élevé est de nature à susciter des inconvénients, sur l’existence desquels l’attention a été appelée, surtout depuis une trentaine d’années. Ils sont liés à l’un des caractères de la clause pénale. 889 Caractères de la clause pénale ¸ La clause pénale présente deux caractères : 1o elle tient lieu de dommages-intérêts ; 2o elle comporte un forfait 3. 890 1°) La clause pénale tient lieu de dommages-intérêts ¸ L'évaluation conventionnelle 4 des dommages-intérêts est substituée à l’évaluation judiciaire qu’elle rend inutile ; elle ne modifie pas la nature juridique de la réparation. De là résultent plusieurs conséquences : a) La clause pénale implique l’existence d’une « inexécution illicite » 5, d’un manquement du débiteur à ses obligations 6. Ne sauraient donc être qualifiées de clauses pénales, les indemnités compensant l’exercice d’une faculté (clause de dédit 7, indemnité d’immobilisation dans la promesse unilatérale de vente 8,

au droit d’agir en justice garanti par l’article 6 § 1 de la Conv. EDH). Rappr. Civ. 1re, 13 avr. 2016, no 15-13.312, P, RTD civ. 2016. 424, obs. M. Grimaldi, qui approuve les juges du fond d’avoir considéré que la clause d’un testament imposant le partage amiable des biens du de cujus et privant de ses droits sur la quotité disponible l’héritier qui intenterait une action judiciaire, « avait pour effet de porter une atteinte excessive au droit absolu, reconnu à tout indivisaire, de demander le partage, devait être réputée non écrite ». 1. T. com. Dunkerque, 25  janv. 1963, D.  1963. Somm.  76 ; T.  com. Seine, 24  oct. 1967, JCP 1968. II. 15450, note H.B. ; comp. Civ. 1re, 10 oct. 1967, JCP 1968. II. 15450, note H.B. La clause pénale, fixant les dommages-intérêts dus par le débiteur qui n’exécute pas son obligation, ne joue que comme la sanction de cette inexécution et n’est donc pas soumise aux dispositions des textes réprimant l’usure (Com. 22 févr. 1977, D. 1977. IR 244, Bull. civ. IV, no 58, p. 51). 2. Civ. 12 juill. 1923, DP 1926. 1. 229 ; Com. 3 janv. 1950, D. 1950. 225. 3. Civ. 1re, 10 oct. 1995, D. 1996. 486, note Fillion-Dufouleur, JCP 1996. II. 22580, note G. Paisant, I. 3914, no 9, obs. Billiau ; Civ. 3e, 21 mai 2008, RDC 2008. 1158, obs. J.-S. Borghetti, 1257, obs. J.-B. Seube. 4. Sur le caractère conventionnel de la clause pénale, voir S. Borghetti, RDC 2008. 1162, RDC 2009. 88. 5. V. D. Mazeaud, préc., spéc. p. 185 s. 6. Pour un rappel de cette exigence, v. Civ. 3e, 1er juin 2017, no 16-15.237 : non-application de la clause pénale en cas de caducité de la promesse de vente décidée d’un commun accord par les parties. 7. V. Civ. 3e, 9 janv. 1991, Bull. civ. III, no 19, p. 12, D. 1991. 481, note G. Paisant ; Com. 2 avr. 1996, D.  1996. IR  114. Somm.  329, obs.  D.  Mazeaud ; 14  oct. 1997, Defrénois 1998.  328, obs.  D.  Mazeaud ; 3  juin 2003, RDC 2004.  930, obs.  D.  Mazeaud ; Civ.  3e, 15  févr. 2006, Bull. civ. III, no 43 ; Com. 18 janv. 2011, Bull. civ. IV, no 4, CCC 2011, no 86, note L. Leveneur, RDC 2011. 812, obs. E. Savaux ; v. L. Boyer, « La clause de dédit », Mélanges Raynaud, 1985, p. 41 s. 8. Civ.  3e, 5  déc. 1984, Bull.  civ.  III, no 208, p. 162, D.  1985.  544, note J.  Bénac-Schmidt, JCP 1986. II. 20555, note G. Paisant, RTD civ. 1985. 372, obs. J. Mestre, 592, obs. Ph. Rémy, Defrénois 1986. 126, obs. J.-M. Olivier.

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indemnité de résiliation unilatérale 1, indemnité de remboursement anticipé d’un emprunt 2, reprise d’intérêts en cas de transfert d’un compte d’épargne dans un autre établissement 3, dépôt de garantie conventionnel 4), ou constituant la contrepartie d’une obligation ou d’un avantage (indemnité d’immobilisation dans une vente conditionnelle 5, indemnité de non-concurrence 6). En revanche, constitue une clause pénale, l’indemnité due en cas de résiliation pour inexécution du contrat de crédit-bail 7, la stipulation prévoyant que les droits d’inscription restent dus en cas de rupture du contrat d’enseignement 8, l’indemnité conventionnelle sanctionnant la défaillance fautive de la condition (v. ss 1344) 9, la clause fixant une indemnité en cas de non-respect d’une obligation de non-concurrence 10, la clause prévoyant que la partie du prix versé restera acquise au vendeur en cas de résolution due à la défaillance de l’acheteur 11, la clause prévoyant une majoration du taux 12, des pénalités de retard 13, ou encore le paiement d’une indemnité de recouvrement 14 en cas de défaut de remboursement, celle fixant une indemnité d’occupation au double du loyer prévu au contrat de bail 15, celle prévoyant que toutes les sommes versées par l’acheteur seront définitivement et de plein droit acquises au vendeur 16, l’astreinte conventionnelle 1. Civ. 1re, 6 mars 2001, Bull. civ. I, no 56 ; CCC 2001, no 102, note L. Leveneur ; RTD civ. 2001. 589, obs. J. Mestre et B. Fages ; Civ. 1re, 4 avr. 2006, LPA 25 sept. 2006, concl. J. SainteRose. Rappr. pour la clause par laquelle un agent général d’assurances s’engage, en cas de fin prématurée de son mandat, à rembourser les avances sur commissions consenties par sa compagnie (Civ. 2e, 19 juin 2003, Bull. civ. II, no 202). 2. Civ. 1re, 24 nov. 1993, Defrénois 1994. 800, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 1994. 857, obs. J. Mestre. 3. Civ. 1re, 12 juill. 2005, Bull. civ. I, no 320, D. 2005. 3021, note Pastré-Boyer, ibid. 2218, obs. X. Delpech ; RTD civ. 2005. 781, obs. J. Mestre et B. Fages. 4. Civ. 3e, 28 mars 1990, D. 1991. 187, note R. Cabrillac. 5. Civ.  2e, 29  juin 1994, Bull.  civ.  III, no 139, JCP  1994. I.  2809, obs.  G.  Viney, Defrénois 1994.  1459, obs.  D.  Mazeaud ; 30  avr. 2002, Bull.  civ.  III, nº  90, Defrénois 2002.  1257, obs. E. Savaux, JCP E 2003. 585, note J.-B. Seube, RDC 2003. 99, obs. F. Collart-Dutilleul. 6. Soc. 17 oct. 1984, Bull. civ. V, no 385 ; 9 avr. 2015, no 13-25.847, P. 7. Com. 5 juill. 1994, Bull. civ. IV, no 253, R., p. 344, JCP 1994. I. 3809, obs. G. Viney ; Civ. 3e, 21 mai 2008, Bull. civ. III, no 94 ; RDC 2008. 1158, obs. J.-S. Borghetti ; ibid. 1257, obs. J.-B. Seube. 8. Civ. 1re, 10 oct. 1995, Bull. civ. I, no 347, JCP 1996. II. 22580, note G. Paisant, D. 1996. Somm. 116, obs. Ph. Delebecque. 9. Civ.  3e, 24  sept. 2008, Bull.  civ.  III, no 139 ; RDC 2009.  60, obs.  D.  Mazeaud ; ibid.  88, obs. J.-S. Borghetti ; RTD civ. 2008. 675, obs. B. Fages. 10. Soc. 3  mai 1989, Bull.  civ.  V, no 325 ; RTD  civ. 1990.  74, obs.  J.  Mestre ; 5  juin 1996, Bull. civ. V, no 226, Defrénois 1997. 737, obs. D. Mazeaud ; Civ. 1re, 17 déc. 2015, no 14-18.378, P. 11. Com. 10 juill. 1990, Bull. civ. IV, no 204. 12. Com. 18 mai 2005, Bull. civ. IV, no 106 ; 5 avr. 2016, no 14-0.169, P. 13. Civ. 1re, 19 juin 2013, Bull. civ. I, no 131 ; D. 2013. 1615, obs. V. Avena-Robardet. 14. Com. 4 mai 2017, no 15-19141 P, AJ Contrat 2017. 335, obs. S. Bros : « cette indemnité était stipulée à la fois comme un moyen de contraindre l’emprunteur à l’exécution spontanée, moins coûteuse pour lui, et comme l’évaluation conventionnelle et forfaitaire du préjudice futur subi par le prêteur du fait de l’obligation d’engager une procédure, la cour d’appel en a exactement déduit que la clause prévoyant cette indemnité devait être qualifiée de clause pénale ». 15. Civ. 3e, 8 avr. 2010, Bull. civ. III, no 75. 16. Civ.  3e, 26  janv. 2011, Bull.  civ.  III, no 12 ; D.  2011.  2298, obs.  N.  Reboul-Maupin ; JCP 2011. 561, obs. H. Périnet-Marquet ; CCC 2011, no 87, note L. Leveneur ; RTD civ. 2011. 373, obs. T. Revet ; RDC 2011. 817, obs. Y.-M. Laithier.

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en cas d’exécution tardive 1, ou encore l’indemnité conventionnelle de licenciement 2. L’enjeu principal de la qualification, celui qui est à l’origine de l’essentiel du contentieux, est la possibilité reconnue au juge de modifier le montant de la clause pénale sur le fondement de l’article 1231-5 (anc. art. 1152). b) La clause pénale implique l’existence d’une indemnité tenant lieu de dommages-intérêts. En conséquence une clause de garantie d’emploi sans stipulation d’indemnité 3 ou une clause résolutoire 4 n’est pas une clause pénale, dont le magistrat pourrait apprécier le caractère proportionné. c) Le débiteur n’est tenu de subir la clause pénale que dans le cas où il peut être condamné à des dommages-intérêts. Cela suppose tout d’abord que le débiteur ait été préalablement mis en demeure L’article 1321-5, al. 5, écarte toutefois cette exigence en cas d’« inexécution définitive ». Tel est le cas du manquement à une obligation de ne pas faire, ou encore de l’inexécution d’une prestation qui ne pouvait être exécutée que pendant un certain temps. Le Rapport au Président de la République confirme également la possibilité pour les parties d’écarter conventionnellement l’exigence de mise en demeure 5. La mise en œuvre de la clause pénale suppose ensuite que l’inexécution est imputable au débiteur : elle ne saurait recevoir exécution si le débiteur est libéré par l’impossibilité d’exécuter, par exemple en raison d’un cas de force majeure. En revanche, le créancier n’est pas obligé de prouver que l’inexécution lui cause préjudice, puisque ce préjudice a été à l’avance présumé et évalué dans le contrat 6. d) Le créancier n’en est pas réduit à faire jouer la clause pénale contre le débiteur qui est en demeure ; il peut, s’il le préfère, poursuivre l’exécution de l’obligation en nature, par tous les moyens possibles, comme il peut demander la résolution du contrat pour inexécution des obligations 7 (v. ss 793 s.) 8.

1. Civ. 2e, 3 sept. 2015, no 14-20.431 P, RTD civ. 2016. 102, obs. H. Barbier ; RDC 2016. 30, note G. Viney ; JCP 2015, no 1130, note Y. Dagorne-Labbé. 2. Soc. 17 mars 1998, Bull. civ. V, no 142, R., p. 205 ; Soc. 22 juin 2011, Bull. civ. V, no 160 ; Soc. 16 mars 2015, no 14-23.861. 3. Soc. 23 oct. 2007, Bull. civ. V, no 172 ; 4 mars 2008, JCP 2008. II. 10095, note J. Mouly, RDC 2008. 1158, obs. J.-S. Borghetti. Il en va différemment de la clause contractuelle qui prévoit le versement d’une indemnité forfaitaire en cas de violation de la garantie d’emploi, qui constitue une clause pénale (Soc. 15 avr. 2015, no 13.21.306, P). 4. Civ. 3e, 12 juill. 1989, Bull. civ. III, no 172 ; Defrénois 1990. 361, obs. J.-L. Aubert ; RTD civ. 1990. 74, obs. J. Mestre. 5. V. Soc. 3  juill. 1953, D.  1954.  615 ; Civ.  3e, 7  mars 1969, JCP  1970. II.  16461, note R. Prieur ; 22 janv. 1971, JCP 1971. IV. 49 ; Com. 28 nov. 1978, D. 1979. IR 131 ; Civ. 3e, 9 juin 1999, CCC 1999, no 154, obs. L. Leveneur. 6. Civ.  3e, 12  janv. 1994, Defrénois 1994.  804, obs.  D.  Mazeaud, RTD  civ. 1994.  605, obs. J. Mestre ; Civ. 3e, 20 déc. 2006, Bull. civ. III, no 256, JCP 2007. II. 10024, note D. Bakouche ; RDC 2007. 749, obs. S. Carval. 7. Civ. 3e, 22 févr. 1978, Bull. civ. III, no 99, p. 77. 8. Sur la distinction des clauses pénales et des clauses résolutoires, depuis la loi du 9 juillet 1975 (v. ss 893), v. Civ. 3e, 20 juill. 1989, Bull. civ. III, no 172, p. 93.

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Encore convient-il d’observer que le créancier ne peut demander en même temps le principal, c’est-à-dire l’exécution de la prestation promise, et la peine, à moins que cette dernière n’ait été stipulée pour le simple retard 1. On comprend, en effet, qu’il ne soit pas possible d’obtenir à la fois l’exécution et, en quelque sorte, son contraire : les dommages-intérêts pour inexécution. De cette règle, on a voulu tirer argument pour mettre obstacle, spécialement en matière de crédit-bail, à des clauses pénales fort rigoureuses imposant à titre de dommages-intérêts au locataire en faute le paiement de tous les loyers à échoir ou de leur quasi-totalité ; on a soutenu, en effet, qu’en pareil cas, la résiliation du contrat s’accompagnait, en définitive, d’une exécution de ce contrat, le locataire acquittant le prix ou devant l’acquitter 2. La Cour de cassation a, par un argument très convaincant en droit, écarté cette objection : quel que soit le montant de la pénalité, il n’y a pas, en effet, atteinte à la règle d’option, et cumul d’une résiliation (ou résolution) et d’une exécution ; il y a seulement cumul entre une résiliation et des dommages-intérêts, ce que la loi permet, même si ces dommages-intérêts sont conventionnellement fixés 3. 891 2°) La clause pénale comporte un forfait ¸ À la différence de la clause limitative de responsabilité, qui prévoit un plafond d’indemnisation dans la limite du préjudice subi par le créancier 4, la clause pénale fixe quant à elle un forfait, en déterminant de façon définitive le chiffre des dommages-intérêts pour le cas d’inexécution ou de retard 5. En conséquence, il ne peut pas être alloué au créancier une somme plus forte ni moindre par le juge 6. Dans l’analyse traditionnelle (v. ss 893, sur la réforme de 1975), le juge ne peut accorder plus que ne prévoit la clause. En ce sens, la clause pénale ressemble à la clause limitative de responsabilité. Celle-ci, dont la validité est, en principe, admise (v. ss 883), fixe, en effet, un maximum 1. Sur la possibilité de cumuler une pénalité pour retard dans la terminaison de travaux avec des dommages-intérêts pour malfaçon, v. Civ. 1re, 31 mai 1958, Bull. civ. I, no 277, p. 220 ; Civ. 3e, 7 mars 1969, préc. ; rappr. Toulouse, 28 janv. 1975, JCP 1975. II. 18160, note Y. Guyon. 2. V. B. Boccara, notes JCP 1970. II. 16155, 1971. II. 16581 ; v., en ce sens, Paris, 27 juin 1970, JCP 1970. II. 16576, note B. Boubli. 3. Com. 4  juill. 1972, D.  1972.  732, note P.  Malaurie ; 30  avr. 1974, Bull.  civ.  IV, no 138, p. 110 ; 21 oct. 1974, Bull. civ. IV, no 225, p. 207. 4. Sur cette distinction : Com. 18 déc. 2007, Bull. civ. IV, no 265, D. 2008. AJ 154, obs. X. Delpech ; JCP 2008. I. 125, obs. Ph. Stoffel-Munck. Sur l’éventuelle mise en œuvre du pouvoir de révision judiciaire pour les clauses limitatives de responsabilité, v. Ph. Malinvaud, « De l’application de l’article 1152 du Code civil aux clauses limitatives de responsabilité », Mélanges F. Terré, 1999, p. 689 s. 5. N’est donc pas une clause pénale, la clause qui se contente de prévoir le versement d’une somme à titre d’avance sur des dommages-intérêts à fixer (Com. 5 avr. 1994, JCP 1995. II. 22384, note Dagorne-Labbé ; Defrénois 1994. 1128, obs. Ph. Delebecque). 6. Des dommages-intérêts supplémentaires pourront néanmoins être alloués lorsque la clause pénale a été stipulée pour réparer le préjudice résultant de l’inexécution d’une obligation précise et que d’autres obligations ont été inexécutées (Com. 20 mai 1997, JCP 1998. II. 10125, note J.-F. Kamdem).

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aux dommages-intérêts qui peuvent être réclamés au débiteur et restreint la responsabilité de celui-ci. Par exemple, il est convenu que l’on ne pourra pas réclamer « plus qu’un certain montant » de dommages-intérêts, alors même que le dommage serait plus élevé. Or il en va pareillement en cas de clause pénale et il est normal, par conséquent, que ce procédé ne puisse servir à tourner les restrictions apportées par le droit positif à la validité des clauses limitatives de responsabilité. En l’absence même de fraude, on comprend d’ailleurs que des règles applicables aux clauses limitatives soient étendues aux clauses pénales 1. La portée de cette extension n’en suscite pas moins quelque hésitation. Si l’on s’accorde à reconnaître qu’en cas de faute dolosive, le débiteur ne peut invoquer à son avantage une clause pénale 2, cette solution peut être rattachée moins à une assimilation des régimes des divers types de clauses qu’aux dispositions plus générales de l’article 1231-3 (anc. art. 1150) du Code civil 3, ce qui, d’ailleurs, conduit à adopter la même solution en cas de faute lourde (v. ss 833). À vrai dire, de formules assez générales de la jurisprudence peut être déduit, plus directement, le refoulement des clauses pénales en cas de faute dolosive ou de faute lourde du débiteur 4, à supposer, bien entendu, que le préjudice soit supérieur au montant prévu. Sinon, le créancier s’en tiendra évidemment à celui-ci, ce qui est de nature à conférer à la clause pénale un caractère comminatoire. Et c’est là qu’apparaît, irréductible, la différence entre les clauses pénales et les clauses limitatives de responsabilité : hormis le cas de faute dolosive et de faute lourde, celles-ci ne s’appliquent en principe que lorsque le débiteur y trouve son intérêt, tandis que les clauses pénales, en raison de leur caractère forfaitaire, peuvent avantager, le cas échéant, le créancier et pas seulement le débiteur 5. 892 La crise de la clause pénale ¸ Des excès ont finalement suscité une « crise » de la clause pénale et l'intervention du législateur. Lorsque

1. Cette extension n’est pas douteuse en ce qui concerne les clauses pénales incluses dans les contrats conclus entre professionnels et non-professionnels ou consommateurs (v. ss 448). Elle pourrait s’étendre encore demain à l’ensemble des contrats d’adhésion sur le fondement de l’article 1171 du Code civil (v. ss 466 s.). 2. Civ. 1re, 4 févr. 1969, D. 1969. 601, note J. Mazeaud, JCP 1969. II. 16030, note R. Prieur, RTD civ. 1969. 798, obs. G. Durry. Cet arrêt a précisé la notion de faute dolosive en jugeant que le débiteur commet une telle faute lorsque, de propos délibéré, il se refuse à exécuter ses obligations contractuelles, même si le refus n’est pas dicté par l’intention de nuire à son cocontractant ; V. aussi Civ. 1re, 22 oct. 1975, D. 1976. 151, note J. Mazeaud. 3. En ce sens, v. Civ. 1re, 4 févr. 1969, préc. ; G. Durry, obs. préc. p. 799 ; l’art. 1150 disposant que le débiteur n’est tenu que des dommages-intérêts qui ont été prévus ou qu’on a pu prévoir lors du contrat, lorsque ce n’est point par son dol que l’obligation n’est point exécutée, la Cour de cassation procède ici par argument a contrario. 4. Arg. Civ. 15 mars 1876, DP 1876. 1. 449 ; rappr., Civ. 19 juin 1948, JCP 1949. II. 4660, note R. Rodière. 5. V., dans le même sens, du moins en l’état du droit positif, Ph.  Malinvaud, art.  préc., Mélanges Terré, 1999, p. 689 s.

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le contrat contient une clause limitative de responsabilité et que le préjudice subi est inférieur au maximum prévu, le créancier ne peut obtenir qu'une indemnité égale au préjudice subi. Au contraire, la clause pénale fixe un chiffre à forfait : l'indemnité sera due, en principe, quel que soit le montant du dommage ; le débiteur ne pourra pas se refuser à payer le montant de la clause pénale, sous prétexte que le préjudice est inférieur au chiffre fixé. Tel qu’il avait été prévu en 1804, le forfait s’imposait, en principe et avec rigueur, non seulement au débiteur, mais aussi au juge, dépourvu ici de tout pouvoir modérateur 1 ou charismatique (comp. art. 1228 ; anc. art. 1184, al. 3, pour l’octroi d’un délai en cas de demande de résolution ; art. 1343-5 anc. art. 1244-1, pour le report ou l’échelonnement des dettes). Tandis que, dans l’Ancien droit, le tribunal pouvait réduire la peine quand il la trouvait exagérée, les rédacteurs du Code civil en ont décidé autrement (anc. art. 1152), sans doute pour éviter des procès. Et la jurisprudence appliqua strictement le principe 2. Le caractère excessif de certaines clauses pénales, véritablement draconiennes, imposant au débiteur, spécialement dans les contrats de crédit-bail (leasing) ou de renting 3, serait-ce à défaut de paiement d’un seul terme, outre la résiliation du contrat, le versement éventuel de la totalité ou de la quasi-totalité des loyers à échoir, a provoqué une offensive contre ces excès 4. On pouvait imaginer une première voie, qui aurait consisté à annuler de telles clauses. C’eût été d’ailleurs s’inspirer des solutions qui ont été dégagées en Belgique à partir des textes identiques aux nôtres et ont permis à la jurisprudence belge d’annuler ces clauses en se référant aux notions de cause illicite ou d’ordre public 5. Mais la jurisprudence française ne s’était pas engagée dans cette voie, pas plus qu’elle n’avait, malgré certaines tentatives de juridictions du fond, annulé des clauses disproportionnées en se référant à l’absence de cause, à l’abus du droit, à la fraude à la loi ou à la lésion 6. 1. V. C. Brunet, Le pouvoir modérateur du juge en droit civil français, thèse dactyl. Paris, 1973. 2. Civ. 14 févr. 1866, DP 1866. 1. 84, S. 1866. 1. 194, Grands arrêts, t. 2 no 168. – V. également : Civ. 1er juin 1937, S. 1937. 1. 192 ; 23 mai 1940, DH 1940. 161, S. 1940. 1. 80 ; Douai, 25 févr. 1954, D. 1954. 579 ; Com. 2 nov. 1967, Bull. civ. III, no 351, p. 333, RTD civ. 1969. 116, obs. J. Chevallier. 3. Le renting est une location de matériel mobilier, avec obligation d’entretien à la charge du bailleur. 4. V. not. G. Cornu, « De l’énormité des peines stipulées en cas d’inexécution partielle du contrat de crédit-bail », RTD civ. 1971. 167. 5. Cause illicite : Bruxelles, 15 mai 1963, RTD civ. 1964. 406, obs. E. Vieujean ; violation de l’ordre public : Cass. Belge, 17 avr. 1970, Pasicrisie belge 1970. I. 711 ; Bruxelles, 1er avr. 1971, ibid. 1971. 147. – V. P. Malaurie, note D. 1972. 733. 6. V. G. Cornu, préc., RTD civ. 1971. 170. – En outre, on pouvait difficilement se fonder, faute de texte, sur le caractère léonin de la clause ; rappr. cep. TGI Bergerac, 26 mars 1969, Gaz. Pal. 1969. 2. 67. – V. une annulation de clause pénale pour cause de dol in Civ. 1re, 5 juin 1971, Bull. civ. I, no 182, p. 152.

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Plus que d’un anéantissement de la clause pénale draconienne, c’est d’une possibilité de réduction judiciaire du montant des dommagesintérêts prévus que le droit positif avait besoin. À l’exemple de divers droits étrangers 1 un pouvoir modérateur devait être reconnu au juge 2. Le Code civil n’excluait pas totalement cette voie, car, dans sa rédaction initiale, l’ancien article 1231 accordait au juge le pouvoir de modifier la peine « lorsque l’obligation principale a été exécutée en partie », ce qui semblait être précisément le cas, en matière de crédit-bail, lorsque l’utilisateur, plus ou moins longtemps après le versement initial, cesse de payer 3. Seulement, cela n’empêchait pas les contractants de stipuler l’indivisibilité des obligations et par là même d’écarter, à l’avance, l’application de l’ancien article 1231 4, auquel la jurisprudence n’avait pas reconnu un caractère impératif 5. Au reste, il n’était pas nécessaire de stipuler l’indivisibilité des obligations pour exclure l’application du texte ; il suffisait de prévoir les conséquences de l’inexécution partielle quant au montant de la clause 6. 893 Modération ou augmentation de la peine par le juge ¸ La réforme qui s'imposait a été réalisée par la loi du 9 juillet 1975 7. a) À l’ancien article 1152 du Code civil, précisant qu’il ne peut, en principe, être alloué une somme plus forte ni moindre que celle que prévoit la convention, il a été ajouté un deuxième alinéa autorisant le juge à modérer ou augmenter la peine convenue, si elle est manifestement excessive ou dérisoire. Ce pouvoir de modération est désormais prévu au nouvel article 1231-5, al. 2, selon lequel « le juge peut, même d’office, modérer ou augmenter la pénalité ainsi convenue si elle est manifestement excessive ou dérisoire ». S’exerçant donc non seulement dans le sens de la diminution de la peine 8, mais aussi dans celui de son augmentation, le pouvoir du juge est 1. V. P. Malaurie, note D. 1972. 585. 2. E. Alfandari, « Le contrôle des clauses pénales par le juge », JCP 1971. I. 2395. 3. Com. 10 juill. 1972 (impl.), D. 1972. 728, note P. Malaurie. 4. V. P. Malaurie, note D. 1972. 729. 5. Civ. 4  juin 1860, DP  1860. 1.  257 ; Com. 13  nov. 1969, JCP  1970. II.  16376, note B. Boccara. 6. Com. 10 juill. 1972, D. 1972. 728, note P. Malaurie, RTD civ. 1973. 367, obs. G. Cornu. 7. B. Boccara, « La réforme de la clause pénale : conditions et limites de l’intervention judiciaire », JCP  1975.I.2742 ; P.  Malaurie, « La révision judiciaire de la clause pénale », Defrénois 1976. 533 s. ; F. Chabas, « La réforme de la clause pénale », D. 1976. Chron. 229 ; P. Nectoux, « La révision judiciaire des clauses pénales, Bilan des premières années d’application de la loi du 9 juillet 1975 par l’informatique juridique », JCP 1978. I. 2913 ; S. Sanz, « La consécration du pouvoir judiciaire par la loi du 9 juillet 1975 et ses incidences sur la théorie générale de la clause pénale », RTD civ. 1977. 268 s. ; G. Paisant, « Dix ans d’application de la réforme des articles 1152 et 1231 du Code civil relative à la clause pénale », RTD civ. 1985. 647 s. ; F. Pasqualini, « La révision des clauses pénales », Defrénois 1995. 769. 8. La modération judiciaire d’une clause pénale ne lui fait pas perdre son caractère de réparation forfaitaire (Paris, 24 oct. 1975, D. 1976. Somm. 25), de sorte que les intérêts au taux légal de la somme retenue par le juge sont dus à compter du jour de la sommation de payer (Com. 12 févr. 1979, D. 1979. IR 198).

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subordonné à l’existence, à la date de sa décision 1, du caractère manifestement excessif 2 ou manifestement dérisoire 3 de la peine convenue par rapport au préjudice effectivement subi. Si les juges n’ont pas à motiver spécialement leur décision lorsqu’ils refusent de modifier le montant de la clause pénale 4, ils doivent, lorsqu’ils modèrent ou augmentent la peine, préciser en quoi le montant de celle-ci est manifestement excessif ou dérisoire 5. La marge de manœuvre du juge se situe entre la peine et le dommage. S’il décide d’user de son pouvoir, il n’est pas obligé d’aligner le montant de la peine sur celui du préjudice 6, ce qui retirerait sa signification à la clause pénale. Il ne peut, s’il augmente une peine manifestement dérisoire, l’élever jusqu’à un montant supérieur au préjudice subi et, s’il réduit une peine manifestement excessive, la réduire à un montant inférieur au préjudice 7, mais il lui est permis, à la limite, d’exonérer totalement un contractant du poids d’une clause pénale en constatant l’absence de préjudice 8. La règle est impérative : « Toute stipulation contraire (…) est réputée non écrite » (art. 1231-5, al. 4). En application de ce texte, seule la stipulation supprimant le pouvoir du juge est réputée non écrite, sans que soit remis en cause le contrat en son entier ou même la seule clause pénale.

1. Civ. 1re, 19 mars 1980, Bull. civ. I, no 95, p. 79, JCP 1980. IV. 213, RTD civ. 1981. 154, obs. F. Chabas, Defrénois 1980. I. 1475, obs. J.-L. Aubert ; Com. 27 mars 1990, Bull. civ. IV, no 90, p. 60, D. 1990. 390, note E.S. de la Marnierre, RTD civ. 1990. 665, obs. J. Mestre. 2. V. Paris, 5 janv. 1977, D. 1977. 262, note M. Vasseur (peine non manifestement excessive) ; Paris, 15  nov. 1977, Gaz.  Pal. 1978. 1.  97, note  G.F. (peine manifestement excessive) ; Com. 11  févr. 1997, CCC 1997, no 75, obs.  L.  Leveneur, Defrénois 1999.  740, obs.  Ph.  Delebecque, RTD civ. 1997. 654, obs. Mestre ; Civ. 1re, 10 mars 1998, JCP 1998. IV. 1978 (critères du caractère manifestement excessif). 3. Soc. 5 juin 1996, RJDA 1997, no 322, Defrénois 1997. 737, obs. D. Mazeaud. 4. Civ. 3e, 17 juill. 1978, D. 1979. IR 151, obs. D. Landraud ; 6 déc. 1978, D. 1979. IR 198, Bull. civ. III, no 294, p. 226 ; 17 janv. 1979, JCP 1979. IV. 98 ; Civ. 1re, 23 févr. 1982, Bull. civ. I, no 85, p. 74, JCP  1982. IV.  168, RTD  civ. 1982.  603, obs.  F.  Chabas ; Com. 26  févr. 1991, Bull.  civ.  IV, no 91, p. 61 ; Civ.  1re, 12  juill. 2001, JCP  E 2002.459, 1re  esp., note L.  Leveneur ; 31 oct. 2007, CCC 2008, no 34, note L. Leveneur. 5. Civ. 3e, 26 avr. 1978, D. 1978. 349 ; 17 janv. 1979, préc. ; 1er juill. 1980, JCP 1980. IV. 351 ; Com. 10  juill. 2001, CCC 2001, no 168, JCP  E 2002.  459, 2e  esp., note L.  Leveneur ; Civ.  3e, 12 janv. 2011, Bull. civ. III, no 3 ; RTD civ. 2011. 122, obs. B. Fages. – La Cour de cassation a décidé que ne donne pas de base légale à sa décision la Cour d’appel qui, pour réduire de deux tiers le montant de la peine, se borne à énoncer que le montant est « un peu élevé », sans rechercher en quoi il est manifestement excessif (Ch. mixte, 20 janv. 1978, D. 1978. IR 229, obs. M. Vasseur, RTD civ. 1978. 377 et 672, obs. G. Cornu). – V. M. Saluden, « L’étendue du contrôle exercé par la Cour de cassation sur les juges du fond en matière de clause pénale », Gaz.  Pal. 1984. 1. Doctr. 262. 6. Com. 23 janv. 1979, JCP 1979. IV. 106. 7. Civ. 1re, 24  juill. 1978, D.  1979. IR  151, obs.  D.  Landraud, RTD  civ. 1979.  150, obs. G. Cornu ; Com. 9 juin 1980, Bull. civ. IV, no 245, p. 198 ; 3 févr. 1982, D. 1982. IR 240, JCP 1982. IV. 139. – Il ne peut exonérer totalement un contractant du poids d’une clause pénale qu’à la condition de constater expressément l’absence de préjudice (Com. 28  avr. 1980, Bull. civ. IV, no 167, p. 132, Gaz. Pal. 1980. 2. Pan. 430, Defrénois 1980. I. 1477, obs. J.-L. Aubert). 8. Com. 28 avr. 1980, préc. ; 16 juill. 1991, D. 1992. 365, note D. Mazeaud ; rappr., Civ. 3e, 9 janv. 1991, D. 1991. 481, note G. Paisant.

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b) Susceptible d’être exercé non seulement en cas d’inexécution totale, mais aussi en cas d’inexécution partielle, le pouvoir modérateur du juge est, au surplus, canalisé par l’article 1231-5, al. 3 : « Lorsque l’engagement a été exécuté en partie, la pénalité convenue peut être diminuée par le juge, même d’office, à proportion de l’intérêt que l’exécution partielle a procuré au créancier ». En précisant également, pour cette règle particulière, que toute stipulation contraire sera « réputée non écrite » (art. 1231-5, al. 4), le législateur a entendu mettre aussi un terme aux inconvénients de la jurisprudence antérieure. Il n’y est pas pleinement parvenu : comme on avait pu le craindre, la jurisprudence a décidé que le juge ne pouvait appliquer le texte lorsque les parties ont elles-mêmes prévu une diminution de la peine convenue à proportion de l’intérêt que l’exécution de l’engagement aura procuré au créancier 1. 894 Clauses pénales et clauses abusives ¸ Le développement du droit de la consommation a entraîné un refoulement important des clauses pénales. Sous l'empire de la loi du 10 janvier 1978, dont l'article 35 réservait à l'autorité administrative le soin de déclarer abusive une clause déterminée, un tel risque était limité. Seules, en effet, les clauses pénales fixant un forfait d'indemnisation inférieur à la valeur réelle du dommage pouvaient éventuellement être réputées non écrites en vertu de l'article 2 du décret du 24 juin 1978 (v. ss 447). Mais en reconnaissant aux juges le pouvoir de déclarer une clause abusive, au sens de l’article 35, alors même qu’elle n’était visée par aucun décret, l’arrêt rendu par la Cour de cassation, le 14 mai 1991, a ouvert la voie à de nouveaux développements 2. La réduction des pénalités manifestement excessives prévue par l’ancien article 1152 du Code civil ne leur paraissant pas suffisante à enrayer les abus, certains auteurs ont souhaité que les magistrats n’hésitent pas à réputer non écrites les clauses pénales excessives 3. À l’opposé d’autres ont souligné les complications auxquelles une telle démarche ne manquerait pas de conduire. Réputer la clause pénale non écrite au motif qu’elle est abusive n’implique pas en effet que le créancier de l’obligation inexécutée soit privé du droit à réparation de son préjudice. Partant, « le créancier obtiendra les dommages-intérêts qui lui auraient été alloués en application

1. Com. 21 juill. 1980, Bull. civ. IV, no 309, p. 250, D. 1981. 335, note F. Chabas, JCP 1982. II.  19778, note B.  Boccara, RTD  civ. 1981.  399, obs.  F.  Chabas, Defrénois 1981.  861, obs. J.-L. Aubert ; 19 nov. 1991, D. 1993. 56, note G. Paisant. 2. Civ. 1re, 14 mai 1991, D. 1991. 449, note J. Ghestin, JCP 1991. II. 21763, note G. Paisant, Grands arrêts, t. 2, no 159. 3. A. Sinay-Cytermann, « Clauses pénales et clauses abusives : vers un rapprochement », in Les clauses abusives dans les contrats types en France et en Europe, LGDJ, 1991, p. 167 ; « Protection ou surprotection du consommateur ? », JCP 1994.I.3804, no 9 ; note sous Paris, 8e ch. B, 20 sept. 1991, JCP 1992. II. 21866. Selon cet auteur, le recours aux clauses abusives présenterait l’avantage de mettre fin aux délicats problèmes de qualification que soulève la distinction des clauses pénales, des clauses de dédit, des clauses de résiliation anticipée…, seule la première permettant au juge d’user de son pouvoir modérateur.

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de la clause pénale si celle-ci avait été réduite au montant du préjudice effectif » 1. En dépit de ces réserves, les magistrats se sont engagés dans la voie du contrôle 2. Les données du problème ont été sensiblement renouvelées par le décret du 18 mars 2009 3. Celui-ci a inscrit, sur la « liste grise » des clauses abusives, les clauses ayant pour objet ou pour effet d’« imposer au nonprofessionnel ou au consommateur qui n’exécute pas ses obligations une indemnité d’un montant manifestement disproportionné » (C. consom., art. R. 212-2) 4. La clause pénale est donc présumée abusive dans les contrats de consommation, sauf au professionnel à rapporter la preuve contraire. Une fois de plus il est permis de se demander s’il était vraiment indispensable de perturber le jeu des mécanismes traditionnels du droit des obligations alors que ceux-ci, raisonnablement entendus, auraient permis d’assurer la protection du débiteur. Hier cantonnée aux contrats de consommation, cette double sanction (réduction en application du droit commun / éradication en application du droit de la consommation) pourrait s’étendre demain à tous les contrats d’adhésion : réductibles sur le fondement de l’article 1231-5, les clauses pénales excessives pourraient être également réputées non écrites sur le fondement du nouvel article 1171 (v. ss 466 s.).

1. J. Kullmann, D. 1992. Somm. 269 ; D. Mazeaud, Gaz. Pal. 1993. 1.211. 2. Paris, 20 sept. 1991, JCP 1991. II. 21866, note Anne Sinay-Cytermann, D. 1992. Somm. 268, obs. J. Kullmann, Gaz. Pal. 1993. 1. 211, note D. Mazeaud ; Civ. 1re, 6 janv. 1994, JCP 1994. II.  22237, note G.  Paisant, D.  1994. Somm.  209, obs.  Ph.  Delebecque, CCC 1994, no 58, obs. G. Raymond. 3. G. Paisant, « Clauses pénales et clauses abusives après la loi no 95-96 du 1er février 1995 », D. 1995. Chron. 223. 4. Vingt ans plus tôt, la commission de refonte du droit de la consommation avait proposé, de son côté, d’inscrire sur la liste « grise » des clauses présumées abusives, celles « qui déterminent le montant de l’indemnité due par le consommateur qui n’exécute pas ses obligations, sans prévoir une indemnité de même ordre à la charge du professionnel qui n’exécute pas les siennes » (J. Calais-Auloy, Propositions pour un nouveau droit de la consommation, La Documentation française, avr. 1985, p. 56 à 61).

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TITRE 2

LA RESPONSABILITÉ EXTRACONTRACTUELLE 895 Importance du problème ¸ Tel qu'il avait été aménagé par le Code civil, le régime de la responsabilité délictuelle et quasi délictuelle reposait sur deux textes qui rattachaient la responsabilité civile à la faute. D'abord et surtout l'ancien article 1382, relatif au délit civil, c'est-à-dire au fait illicite et dommageable commis avec l'intention de nuire : « Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ». Puis l'ancien article 1383, relatif au quasi-délit civil, au fait illicite dommageable commis sans intention de nuire : « Chacun est responsable du dommage qu'il a causé, non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence ». Ces textes auraient sans doute suffi parce que, hors les dommages causés par une faute délictuelle ou quasi délictuelle, la plupart des accidents ne résultaient que d'événements très exceptionnels, liés à des forces imprévisibles de la nature, face auxquelles le droit ne paraissait pas en mesure d'assurer une réparation contraire à la colère des dieux ou aux mystères du destin. Le machinisme et la technologie ont profondément bouleversé la situation. Ils ont nécessité une rénovation profonde de la matière, un effort continu de réflexion créatrice de la jurisprudence et de la doctrine, une réponse du législateur face aux progrès des sciences de la matière et de la vie, ainsi que la recherche d’une transition améliorée de la responsabilité à la solidarité. Ce passage variable de l’individuel au collectif s’est tardivement accompagné d’un recours bien nécessaire à l’analyse économique du droit 1. 1. V. spéc. G. Maitre, La responsabilité civile à l’épreuve de l’analyse économique du droit, thèse Paris I, éd. 2005. – V. aussi Les mondes du droit et de la responsabilité, dir. Th. Kirat, éd. LGDJ, 2003.

LA RESPONSABILITÉ EXTRACONTRACTUELLE

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L’exposé des règles relatives à la responsabilité – y compris d’ailleurs lorsqu’elle est contractuelle (v. ss 826 s.) – est rendu à notre époque plus difficile que par le passé du fait d’une multitude de règles placées hors du Code civil, que ce soit dans d’autres codes ou dans des lois particulières 1. Les inspirations de ces textes, sur lesquels nous reviendrons lors de l’étude des régimes spéciaux de responsabilité : v. ss 1136 s.), sont variables et reflètent, par strates successives et enchevêtrées, tous les mouvements qui ont influencé la géologie juridique. La diversité des techniques retenues illustre aussi l’évolution de la pensée depuis la réparation individuelle jusqu’à la prise en charge par des collectivités assez diverses, de droit privé, de droit public, voire de droit mixte. La logique n’y trouve pas nécessairement son compte 2, ni quant aux sources des règles, ni quant à une harmonie disparue 3. À quoi s’ajoute une évolution significative en matière de conflits de lois et une remise en cause du rattachement traditionnel de la responsabilité extracontractuelle à la loi du lieu du délit (lex loci delicti commissi) 4. 896 Refonte à venir ¸ Le droit de la responsabilité, qu'elle soit contractuelle ou extracontractuelle, a été placée en dehors de la réforme du droit des obligations réalisée par l'ordonnance du 10 février 2016. Après la prescription (2008), le contrat, le quasi-contrat, le régime et la preuve (2016), la responsabilité civile constituera la dernière pierre d'une réforme initiée au début des années 2000. Face à des textes qui, pour l’essentiel, servent de base à la responsabilité, tant contractuelle que délictuelle depuis plus de deux siècles, le moment semble bien venu de légiférer à nouveau. Ainsi en est-il spécialement au sujet des délits et des quasi-délits en matière civile. Sans doute, la jurisprudence a, pendant plus d’un siècle, opéré une œuvre d’adaptation imposante ; sans doute aussi, le législateur est intervenu pour aménager des régimes spéciaux de responsabilité et de garantie (v. ss 1136 s.), non sans corrélation plus ou moins satisfaisante, spécialement avec le droit européen. Il n’en demeure pas moins que la vétusté des textes applicables 1. F. Leduc, « Le droit de la responsabilité civile hors le code civil », LPA 6 juill. 2005 ; v. aussi Le concours des responsabilités entre dialogue et conflits, colloque. Univ. de  Savoie, 2011, RCA févr. 2012, dossier, p. 7 s. 2. C. Grare, Recherches sur la cohérence de la responsabilité délictuelle, thèse Paris  II, 2003, éd. Dalloz, 2005 ; rappr. M. Poumarède, Régimes de droit commun et régimes particuliers de responsabilité civile, thèse Toulouse, 2003 ; S. Mauclair, Recherche sur l’articulation entre le droit commun et le droit spécial en droit de la responsabilité civile extracontractuelle, thèse Orléans, 2011. 3. F. Pollaud-Dulian, « Du droit commun au droit spécial », Mélanges Guyon, 2003, p. 925 s. ; M. Mekki, « Les fonctions de la responsabilité civile à l’épreuve des fonds d’indemnisation des dommages corporels », LPA 12 janv. 2005, p. 3 s. 4. V. not. en droit communautaire sur le règlement no 864/2007 du 11 juillet 2007, l’étude de L. d’Avout et T. Azzi, D. 2009. 1619 s. ; F. Leduc, « L’influence de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme sur le droit de la responsabilité civile », LPA 23 janv. 2013, p. 5 s., H. Gaudemet, « Protection de la victime et évolution du droit international privé de la responsabilité délictuelle », Mélanges Oppetit 2009, p. 261 s.

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est apparue à certains regrettable, d’autant plus que des pays voisins de la France ont bien pris en considération la nécessité d’une modernisation. En suivant ces modèles, la France pourrait retrouver un rôle majeur. De surcroît, une réforme de caractère suffisamment général des règles de son droit interne se situe dans la logique des réformes législatives qui ont marqué le droit français depuis la décennie 1960. Comme pour la matière contractuelle, deux avant-projets ont été confectionnés par la doctrine. Le texte préparé par le groupe dirigé par Pierre Catala comporte un certain nombre d’articles consacrés, dans un souci de respect des numérotations préexistantes, à la responsabilité civile, non sans nécessaire prise en compte notamment des règles propres à la responsabilité contractuelle et, dans un autre ordre d’idées, à la faveur qu’appelle particulièrement l’état des victimes de préjudices corporels ou d’atteintes à la personne. Au sujet tant de « l’activité d’autrui par une personne qui profite de cette activité », que du rôle du juge ou des conventions portant sur la réparation, les textes proposés renouvellent heureusement la matière. Inspirées par un souci analogue, des propositions ont été élaborées dans le cadre des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques et en présence de représentants du Ministère de la Justice, par un groupe de travail présidé par François Terré 1. En la forme, le texte a été ordonné sur une numérotation nouvelle, les structures formelles du code civil ne correspondant plus à la logique des réformes déjà intervenues en la matière. Surtout, les auteurs de ces propositions ont estimé nécessaire un renversement de l’approche encore applicable en tant qu’elle est principalement axée sur les faits générateurs du dommage, en ce qu’il a été jugé préférable de se placer, bien davantage à partir de la distinction des dommages selon que ceux-ci sont physiques ou psychiques ou ne le sont pas. La chancellerie s’est inspirée de chacune de ces deux propositions. Après avoir publié et soumis à la consultation un premier avant-projet le 29 avril 2016, elle a présenté un projet amendé le 13 mars 2017, qui a déjà donné lieu à de nombreux commentaires. Dans l’attente du dépôt de ce projet de loi, les sénateurs se sont d’ores et déjà mis au travail, en créant une mission d’information sur la réforme et en ouvrant un espace participatif pour recueillir les observations de la pratique et de la doctrine. Novatrice à bien des égards, la réforme préfigurée par le projet gouvernemental emportera des modifications profondes de la matière et commandera sans nul doute la refonte de sa présentation. Dans cette attente, nous nous contenterons d’indiquer et de discuter chemin faisant les innovations portées par le projet actuellement en discussion. 897 Responsabilité contractuelle et responsabilité extra-contractuelle : distinction et non-cumul ¸ La réforme à venir devrait être l'occasion de consacrer la summa divisio de la responsabilité contractuelle et 1. Pour une réforme du droit de la responsabilité civile, éd. Dalloz, 2011.

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de la responsabilité extracontractuelle dans le marbre du Code civil 1. De prime abord, la distinction apparaît naturelle : tandis que la première sanctionne le manquement d’une partie à ses obligations contractuelles (art. 1231 s. ; v. ss 826 s.), la seconde répare le préjudice subi par la victime d’un fait dommageable extérieur à toute relation contractuelle (art. 1240 s.). Cette distinction des notions se prolonge au niveau de leur régime. Ainsi, au principe de compétence territoriale de la juridiction du domicile du défendeur s’ajoute une option, en matière contractuelle, pour la juridiction du lieu d’exécution de l’obligation, et, en matière extracontractuelle, pour la juridiction du lieu de réalisation du dommage (C. pr. civ., art. 46). Cette spécificité apparaît également à l’échelle internationale. Quant aux règles de conflit de juridictions, au principe de compétence des tribunaux de l’État membre de l’Union dans lequel le demandeur à son domicile (Règlement Bruxelles I bis, 12 déc. 2002, art. 4.1), s’ajoute la compétence des juridictions, en matière contractuelle, du lieu où l’obligation qui sert de base à la demande doit être exécutée (art. 7.1), et, en matière extracontractuelle, du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire (art. 7.2). Quant aux règles de conflit de lois, tandis que la responsabilité contractuelle est soumise à la loi du contrat choisie par les parties (Règlement Rome I, 17 juin 2008, art. 3.1), la responsabilité extracontractuelle est régie par la loi du pays où le dommage survient (Règlement Rome II, 11 juill. 2007, art. 4.1). Certes, certaines spécificités de régime ont reculé, voir disparu, ces dernières années. Longtemps soumises à des prescriptions distinctes (30 ans pour la matière contractuelle, 10 ans pour la matière extracontractuelle), les actions en responsabilités contractuelle et extracontractuelle sont ainsi toutes deux soumises, depuis la loi du 17 juin 2008, à un délai de prescription de cinq ans (C. civ., art. 2224) ou de dix ans en cas de dommage corporel (C. civ., art. 2226). D’autres singularités pourraient encore disparaître avec la réforme à venir du droit de la responsabilité civile. Le projet gouvernemental propose notamment d’abandonner la responsabilité in solidum des coresponsables délictuels (v. ss 1095) au profit de la responsabilité solidaire (art. 1265). Il suggère surtout l’abandon de la prohibition des clauses exclusives ou limitatives de responsabilité en matière extracontractuelle, sauf en cas de dommage corporel (art. 1281, al. 1). L’essentiel de la distinction demeurera néanmoins. Du côté du créancier, c’est la limitation de son indemnisation au seul dommage prévisible (art. 1231-3 ; v. ss 831 s.), que le projet de la Chancellerie propose de consacrer (art. 1251). Du côté du débiteur, c’est la subordination de la force majeure à l’imprévisibilité de l’événement (art. 1218 ; v. ss 752), que le texte

1. F. Chénedé, « Responsabilité contractuelle et responsabilité extracontractuelle : une summa divisio ? », in Vers une réforme de la responsabilité civile française, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2018, p. 31 s.

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du gouvernement confirme en adoptant une définition distincte de la force majeure en matière extracontractuelle (art. 1252). Ces deux règles n’ont rien d’anecdotiques. Elles rendent compte de la spécificité irréductible de la responsabilité contractuelle, qui réside dans la préexistence d’une relation convenue entre les parties dont il convient de respecter les prévisions légitimes. Ce respect est assuré, entre les contractants, par le principe dit de « noncumul » ou, plus précisément, de « non-option », qui interdit au créancier contractuel de se prévaloir des règles de la responsabilité délictuelle en cas de manquement du débiteur à ses obligations contractuelles. Dégagée par la jurisprudence 1, cette règle est essentielle. L’admission de l’option en faveur de la responsabilité extracontractuelle reviendrait en effet très souvent à tenir en échec les règles de la responsabilité contractuelle et méconnaîtrait de ce fait le respect dû à la volonté des parties. Pour s’en tenir à cet exemple, l’appel aux règles de la responsabilité civile délictuelle permettrait au contractant mécontent d’échapper à la limitation de responsabilité édicitée par le législateur (art. 1231-3) ou une clause limitative de responsabilité. Le projet de réforme propose opportunément de consacrer ce principe fondamental dans le Code civil : « En cas d’inexécution contractuelle, ni le débiteur ni le créancier ne peuvent se soustraire à l’application des dispositions propres à la responsabilité contractuelle pour opter en faveur des règles spécifiques à la responsabilité extracontractuelle » (art. 1233). À l’égard des tiers, le respect de la prévision des parties est garanti par le principe dit de « la relativité de la faute contractuelle », que l’article 1234 du projet se propose également de consacrer, non sans maladresses toutefois 2, en brisant opportunément la fameuse jurisprudence Bootshop, qui autorise le tiers à invoquer un manquement contractuel, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, dès lors que celui-ci lui a causé un dommage (v. ss 680, 1101) 3. Récemment délaissée par différentes formations de la Cour de cassation 4, cette solution, trop abrupte pour être juste, vit sans doute ses derniers jours. 1. Civ., 11 janv. 1922, GAJC, t.2, n° 182. 2. Sur ce point, v. sur l’avant-projet : M. Bacache, « Relativité de la faute contractuelle et responsabilité des parties à l’égard des tiers », D. 2016. 1454 ; J.-S. Borghetti, « L’articulation des responsabilités contractuelle et extracontractuelle », JCP  2016, suppl. no 30-35, p. 15  s., spéc. nos  16  s. ; G.  Viney, « L’espoir d’une recodification du droit de la responsabilité civile », D. 2016. 1378, spéc. p. 1383-1384 ; A. Caston, « Nouveau droit de la responsabilité et action du tiers victime d’un manquement au contrat d’entreprise : danger ? », Gaz.  Pal. 22  nov. 2016, p. 55 ; sur le projet : O. Deshayes, « La nouvelle mouture de l’avant-projet de loi de réforme de la responsabilité civile : retour sur la responsabilité des parties à l’égard des tiers », RDC 2017. 238 ; E. Juen, « Le droit des tiers à la réparation du dommage causé par une faute contractuelle », RDC 2017. 533 ; A. Caston, « Nouveau droit de la responsabilité et tiers victime d’un manquement au contrat de construction : danger toujours ? », Gaz. Pal. 16 mai 2017, p. 48 ; J.-S. Borghetti, « La responsabilité des contractants à l’égard des tiers dans le projet de réforme de la responsabilité civile », D. 2017. 1846 ; F. Chénedé, « La relativité de la faute contractuelle : revirement ou bris de jurisprudence à l’horizon ? », AJContrat 2017. 377. 3. Ass. plén., 6 oct. 2006, GAJC, t. 2, Dalloz, 13e éd., 2015, et les réf. citées. 4. V. surtout la prise de position très nette de la troisième chambre civile : Civ. 3, 18 mai 2017, no 26-11203, P+B+R+I ; RDC 2017. 425, obs. J.-S. Borghetti ; D. 2007. 1225, note D. Houtcieff ; Gaz. Pal. 27 juin 2017, p. 14, note D. Mazeaud ; AJ Contrat 2017. 377, note F. Chénedé.

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En réalité, si la distinction de la responsabilité contractuelle et de la responsabilité extracontractuelle a pu être, sinon remise en cause, du moins perturbée, c’est essentiellement en raison de l’avènement et de l’expansion de l’obligation « contractuelle » de sécurité. La majorité des entorses à cette summa divisio sont en effet apparues dans le sillage de cette contractualisation de la sécurité des personnes, pour la protection de laquelle les limites imposées par le régime contractuel ont été écartées : découverte de stipulations pour autrui tacites au profit des proches des victimes (v. ss 705), abandon du principe de relativité de la faute contractuelle (v. ss 680, 1101), ou encore création de régimes spéciaux indifférents à la qualité de contractant ou de tiers de la victime (accidents de la circulation : v. ss 1159 s. ; produits défectueux : v. ss 1219 s. ; responsabilité médicale : v. ss 1233 s.). En cela, la réforme à venir du droit de la responsabilité civile devrait favoriser la pérennité de la distinction, en soumettant la réparation du dommage corporel, en dehors des régimes spéciaux, à la seule responsabilité extracontractuelle : les « préjudices résultant d’un dommage corporel sont réparés sur le fondement des règles de la responsabilité extracontractuelle, alors même qu’ils seraient causés à l’occasion de l’exécution du contrat » (art. 1233-1) 1. On peut en revanche regretter que ce choix de fond, en faveur de la distinction des deux responsabilités, ne rejaillisse pas sur la structure de la réforme annoncée. La chancellerie se propose en effet de réglementer les responsabilités contractuelle et extracontractuelles de front, dans un même sous-titre consacré à la responsabilité civile, en alternant les « dispositions communes » et les « dispositions propres » aux deux ordres de responsabilité. La singularité des dommages-intérêts contractuels justifierait pourtant qu’ils soient réglementés, non pas au sous-titre II sur la responsabilité civile, mais au sous-titre I sur le contrat, à la suite des autres sanctions de l’inexécution 2. Cette voie présenterait différents avantages. Le premier est d’ordre formel, tant la succession des dispositions communes et des dispositions propres aux deux ordres de responsabilité rend la lecture du projet malaisée, au détriment de l’accessibilité et de l’intelligibilité de la règle de droit pourtant présentées comme des objectifs majeurs de la réforme. Le deuxième est d’ordre dogmatique, tant cette place rendrait mieux compte de la spécificité de la responsabilité contractuelle, en insistant sur ce qui la sépare de la responsabilité extracontractuelle : l’existence d’un contrat qui commande l’essentiel de son régime. Le troisième est d’ordre pratique, puisque le maintien d’une sous-section propre à la « réparation du préjudice 1. Sur l’appréciation critique du principe et/ou de l’étendue de la « décontractualisation » de la sécurité proposée par le projet : J. Knetsch, « Faut-il décontractualiser la réparation du dommage corporel ? », RDC 2016. 801 ; P. Brun, « Regard cursif sur l’avant-projet de réforme de la responsabilité civile », RLDC sept. 2016, no 140, spéc. no 16-17 ; M. Fabre-Magnan, « Un projet à refaire », RDC 2016. 782, spéc. p. 784 ; J.-S. Borghetti, « L’avant-projet de réforme de la responsabilité civile », D. 2016. 1386, spéc. nos 33 s. ; F. Chénedé, préc., spéc. n° 5. 2. En faveur d’un traitement séparé des deux types de responsabilité, v. J.-S. Borghetti, préc., no 49.

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résultant de l’inexécution du contrat » (actuels articles 1231 et suivants du Code civil) ne pourrait qu’encourager à combler les lacunes d’un projet, pour l’essentiel pensé à l’aune de la responsabilité extracontractuelle, qui néglige la réglementation des dommages-intérêts contractuels en laissant de nombreuses questions en suspens. La justesse de ce choix « légistique » pourrait d’ailleurs être jugée demain à l’aune des habitudes pédagogiques. Les enseignants abandonneront-ils la présentation traditionnelle et séparée des deux responsabilités, la première au titre du droit des contrats, la seconde au titre de la responsabilité civile, au profit d’une étude frontale des deux ordres en alternant la présentation des règles communes et des règles propres ? Il est permis d’en douter. Après avoir consacré un chapitre préliminaire à des généralités indispensables à la compréhension des lignes de force du droit de la responsabilité civile extracontractuelle, on étudiera les deux pôles de la matière : le fait dommageable (Sous-Titre 1) ; la réparation du dommage (Sous-Titre 2).

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CHAPITRE PRÉLIMINAIRE

898 Les grands courants ¸ L'évolution sociologique de la responsabilité a suscité, de la part des spécialistes, de précieuses analyses. L'ethnologie juridique ne la néglige pas. En s'attachant à l'étude de la responsabilité archaïque, on discerne divers traits fondamentaux. Les civilisations primitives s’efforcent de découvrir, derrière tout événement, l’existence d’une ou de plusieurs volontés. En ce sens, les dommages anonymes leur paraissent inconcevables. Même dans ce contexte, l’aspect mécaniste de la responsabilité s’affirme, dans la mesure où la responsabilité archaïque « retient l’acteur, celui par le fait duquel le préjudice a été causé, plutôt que l’auteur, celui par la faute duquel il y a eu dommage » 1. En outre, l’aspect collectif de la culpabilité se manifeste alors, à la fois par le caractère contagieux de celle-ci, notamment à l’égard de l’entourage, et par la nature des réactions que suscite, dans le groupe, le comportement déviant. À partir de là, les sociologues, les historiens du droit, voire les comparatistes 2, unissent leurs efforts en vue de dégager l’existence de certaines lignes d’évolution 3. Lesquelles ? La peine et la faute (Section 1), la faute et le risque (Section 2), la garantie et la réparation (Section 3), la responsabilité et la temporalité (Section 4).

SECTION 1. LA PEINE ET LA FAUTE 899 Leur origine commune ¸ Il est difficile, dès qu'on tente de remonter aux

origines – et a fortiori aux origines comparées –, de préciser l’historique de la responsabilité civile. Sans nul doute, le civil ne s’est dégagé qu’à grand-peine du pénal. Reste que, même à une époque où ces deux approches demeuraient difficilement dissociables, la souillure qui marque le responsable a pu être effacée de maintes manières. Certains droits évolués ont conservé, à notre époque, quelque répugnance quant à la recherche par voie judiciaire de la condamnation du responsable : l’équilibre est alors rétabli selon des rites et non des règles de droit, le riche étant davantage tenu 1. J. Poirier, Les caractères de la responsabilité archaïque, in La responsabilité pénale, Ann. Fac. Droit de Strasbourg, t. VIII, 1961, p. 22. 2. V. H. Lécuyer, « Les tendances contemporaines du droit de la responsabilité civile en France et au Liban », Univ. Beyrouth, Travaux et jours no 68, automne 2001, p. 131 s. 3. V. aussi, dans une perspective philosophique, L. Husson, Les transformations de la responsabilité, Étude sur la pensée juridique, 1947 ; Arch. phil. droit, t. 22, 1977, La responsabilité.

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que le pauvre 1. Ailleurs, la loi du talion, loin d’apparaître comme une règle barbare, a tendu à mieux adapter la peine au délit, la sanction à la faute. De toute façon, il apparaît, la plupart du temps, que, du moins à l’origine, la distinction de la réparation et de la répression est demeurée incertaine. Mieux vaut dire que la réparation du dommage subi par la victime s’est présentée, dans cette perspective, comme l’une des formes de la peine infligée au coupable 2. Peut-être est-il illusoire de rechercher quel a été, en la matière, le phénomène initial. Réparation ou répression ? Dans une large mesure, il ne s’agit que des deux aspects d’un même phénomène.

900 Droit romain et Ancien droit ¸ Une convergence des tendances marque

l'évolution du droit romain et de l'Ancien droit. Qu’il s’agisse du droit romain primitif ou des plus anciennes coutumes françaises, voire germaniques, la communauté d’origine du délit pénal et du délit civil semble généralement admise. Quand prit fin l’ère de la vengeance privée – déjà cantonnée par la nécessité de respecter la loi du talion (œil pour œil, mais non deux yeux pour un) – une sorte d’intellectualisation (de juridicisation ?) s’est opérée avec la consécration du système des compositions volontaires : désormais, la victime ne frappe plus le coupable, elle obtient de lui une somme, variable selon les personnes et au gré des circonstances. Dès lors, l’idée de réparation prend du relief. Ultérieurement, l’autorité sociale fixera une sorte de tarif des compositions pécuniaires dues à la victime ou à sa famille. Et puis, lorsque l’autorité étatique s’est affirmée davantage à l’époque moderne, une nette distinction des responsabilités s’est opérée : dans le plan de la responsabilité pénale, l’État inflige des peines corporelles ou pécuniaires (amendes) ; dans le plan de la responsabilité civile, la victime peut obtenir, en nature ou en argent, la réparation du dommage subi. Sans doute ne convient-il pas de schématiser cette loi d’évolution. Ainsi, en droit romain, la séparation des deux types de responsabilité n’a jamais été complète. Entre l’un et l’autre, il existait des recoupements : la victime pouvait, au moyen d’actions pénales ou d’actions mixtes (réipersécutoires et pénales), obtenir une réparation atteignant le double et parfois le quadruple du préjudice subi. En outre, même après que la loi Aquilia eut élargi le domaine de la responsabilité civile, la réparation de tous les dommages ne fut pas assurée, comme si l’on avait encore conservé, dans une certaine mesure, à l’image du droit pénal, une attitude limitative. Plus tard, à partir du xvie siècle, interprétant désormais la loi Aquilia en s’inspirant des idées des canonistes, nos anciens auteurs ont nettement dégagé la distinction de l’époque moderne, en faisant valoir qu’à côté de l’action publique intentée au nom du Roi et tendant à la punition du coupable, la victime du dommage avait droit à réparation « de toutes les pertes et de tous les dommages » 3.

901 Responsabilité pénale et responsabilité civile 4 ¸ La codification napoléonienne a consacré la séparation de la responsabilité pénale et de la responsabilité civile. 1. R. David, Traité élémentaire de droit civil comparé, 1950, p. 24, note 1 ; Y. Noda, Introduction au droit japonais, 1966, p. 198. 2. Dans certaines tribus indiennes du nord de l’Amérique, le coupable est adopté par la famille de la victime : v. H. Lévy-Bruhl, « Le point de vue de l’historien du droit », in La responsabilité pénale, p. 39. 3. V. M. Boulet-Sautel et a., La responsabilité à travers les âges, Economica, 1989. 4. Pour une étude d’ensemble récente : C. Dubois, Responsabilité civile et responsabilité pénale, A la recherche d’une cohérence perdue, préf. Y. Lequette, LGDJ, 2016.

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1o Leurs domaines sont différents, car les mêmes faits répréhensibles n’entraînent pas nécessairement une responsabilité pénale et une responsabilité civile. Le domaine du délit civil est plus large : tandis que seuls constituent des infractions pénales les comportements dangereux pour la société et prévus par la loi ou, dit-on encore, par le « catalogue répressif » (pas d’infraction sans texte) 1, le délit ou quasi-délit civil, c’est tout fait quelconque, serait-il d’imprudence ou de négligence, voire tout fait normal, qui cause à autrui un dommage. Inversement, il peut y avoir délit pénal sans délit civil : même s’ils ne causent pas de dommage individuel ou n’en ont pas effectivement causé, des comportements qui troublent la collectivité ou menacent l’ordre public ou la sécurité publique sont pénalement sanctionnés (ex. : vagabondage, mendicité, port d’arme prohibée, etc.). À vrai dire, il arrive assez souvent que les domaines des deux responsabilités se recoupent et qu’un même fait soit contraire à la loi répressive et cause un dommage individuel 2. 2o La différence des domaines n’est que le signe d’une différence de fonctions. Il existe certaines fonctions de la responsabilité pénale que l’on conçoit mal en matière de responsabilité civile : ainsi la fonction d’élimination de certains condamnés ou encore la fonction de réadaptation. À l’inverse, la fonction de réparation du trouble causé a, en matière de responsabilité pénale, un rôle infiniment moindre qu’en matière de responsabilité civile. N’exagérons pas, là non plus, les disparités. Quoique de manière différente, la sanction pénale et la sanction civile répondent aussi l’une et l’autre à un double désir de punition et d’intimidation, ou de dissuasion 3. 3o Les démarches juridiques qui tendent à affirmer les responsabilités ne sont pas les mêmes. C’est par l’action publique, intentée devant les juridictions répressives (tribunal de police, tribunal correctionnel, cour d’assises), qu’est déclenchée, par le ministère public, la démarche, nécessairement judiciaire, qui tend à sanctionner les auteurs d’infractions pénales. C’est devant les juridictions civiles que, s’il y a procès, la victime d’un délit civil porte son action civile pour obtenir réparation 4. 4o Les sanctions attachées aux deux responsabilités sont conçues et fixées de manière différente. Supposant en principe une faute, tantôt intentionnelle, tantôt attestant seulement une imprudence ou une négligence, la sanction pénale, visant essentiellement le coupable, est proportionnée à sa 1. V. F.  Chabas, Responsabilité civile et responsabilité pénale, 1975 ; « Responsabilité civile et responsabilité pénale : regards croisés (Colloque du 22  mars 2013) », RCA  2013. Dossiers  21 à 35. 2. Rappr. sur le terrain des sanctions, F. Luxembourg, La déchéance des droits, Contribution à l’étude des sanctions civiles, thèse Paris II, éd. 2008. 3. V. A. Tunc, « Responsabilité civile et dissuasion des comportements antisociaux, Aspects nouveaux de la pensée juridique », Mélanges Ancel, 1975, t. I, p. 407 s. 4. Encore faut-il tenir compte de la compétence des juridictions de l’ordre administratif, en cas de dommages dus au fonctionnement des services publics. – V. J. Moreau, « L’évolution des sources du droit de la responsabilité administrative », Mélanges F. Terré, 1999, p. 719 s.

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faute. Principalement orientée dans le sens de la réparation intégrale des dommages subis par les victimes de faits illicites, la sanction de la responsabilité civile néglige ordinairement le degré de gravité de la faute commise par le responsable. 902 Le Code civil. Délits et quasi-délits ¸ À l'époque où elle se détache le plus nettement de la responsabilité pénale, la responsabilité civile peut reposer sur un équilibre très satisfaisant pour l'esprit : par les mêmes textes, au moyen des mêmes techniques juridiques, on réussit, dans une large mesure, à faire coïncider la sanction du responsable et la compensation apportée à la victime sous la forme d'une réparation. L’importance du préjudice correspondant souvent à la gravité de la faute, il est alors satisfaisant de faire d’une pierre deux coups, sinon trois : en réparant le dommage subi ; en punissant la faute commise ; et en assurant, autant qu’il est possible, de l’une et de l’autre manières, la dissuasion. Dès 1804, pourtant, la faute morale et la faute civile ne coïncident pas. Il suffit, pour s’en convaincre, de se référer aux anciens articles 1382 et 1383 du Code civil. Relatifs l’un aux délits, l’autre aux quasi-délits, ces textes ne les définissent pas. Le délit civil visé à l’ancien article 1382, c’est le fait illicite et dommageable commis volontairement 1 ; le quasi-délit, visé à l’ancien article 1383, c’est un acte dommageable non intentionnel résultant d’une simple faute d’imprudence ou de négligence, si légère soit-elle. Or, dans le plan de la responsabilité civile, et malgré la différence des deux comportements dans l’ordre de la morale, le Code civil leur attache les mêmes conséquences : dans l’un comme dans l’autre cas, le responsable est tenu de réparer intégralement le dommage qu’il a causé. D’ores et déjà, à la source pourrait-on dire, le droit français s’éloigne, en matière de responsabilité civile, d’un subjectivisme à l’état pur ; la nécessité de réparer les dommages l’emporte déjà, dans cette mesure, sur la pesée des culpabilités 2. Traitant de la même manière les délits civils et les quasi-délits civils, des codes plus modernes les désignent globalement par l’expression d’actes illicites (art. 823, C. civ. all. ; art. 41, C. féd. suisse obl.). 903 Preuve de la faute et présomptions ¸ En attachant les mêmes conséquences à la faute intentionnelle, d'une part, aux fautes d'imprudence et de négligence, d'autre part, on faisait déjà prévaloir, sur la seule idée de punition des coupables, la nécessité impérieuse de la réparation des dommages. À tout le moins était-il nécessaire, quelle que soit la gravité de la faute – très légère, légère, lourde, intentionnelle –, que la victime du dommage en rapportât la preuve. 1. En matière pénale, le terme de délit vise, selon les cas, soit toutes les infractions, soit certaines infractions moins graves que les crimes, mais plus graves que les contraventions. 2. Il est vrai qu’une différence essentielle opposera, tôt ou tard, le délit et le quasi-délit, dans la mesure où l’on peut s’assurer de ses fautes sauf lorsqu’elles sont intentionnelles.

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Dès cette époque, par l’effet de mesures de faveur à l’intention des victimes d’accidents, la loi en a, fort heureusement, avantagé certaines en les dispensant de prouver la faute du défendeur, c’est-à-dire en présumant celle-ci. Ainsi en va-t-il des cas de responsabilité du fait d’autrui ou du fait des choses prévus aux anciens articles 1384, 1385 et 1386 du Code civil. Un dommage ayant été causé par une personne ou une chose, animée ou inanimée, un individu peut être plus facilement jugé responsable, parce qu’il est présumé, plus ou moins rigoureusement, avoir mal veillé sur cette personne ou sur cette chose. Et il lui est plus ou moins facile de se décharger de la présomption qui pèse sur lui. Moins il lui est facile de se dégager des charges qui l’atteignent, plus il apparaît que le primat de la réparation l’emporte. 904 Les distorsions ultérieures. Dommages anonymes ¸ Même s'il pouvait être difficile à telle ou telle personne, d'entière bonne foi, de prouver, sinon, négativement, qu'elle n'avait pas commis de faute – preuve négative difficile entre toutes –, du moins, positivement, que les faits démontraient, plus ou moins directement, qu'elle avait adopté un comportement correct, on pouvait encore, dans le cadre des dispositions du Code civil, estimer qu'au prix d'une relative inclination en faveur des victimes, l'équilibre initial demeurait assez solide : les victimes étaient indemnisées ; les coupables – ou présumés tels de manière suffisante – étaient condamnés à réparer. La technique juridique de la responsabilité satisfaisait également deux préoccupations distinctes. On pouvait encore, du même coup, réparer et punir 1. Mais lorsque le développement du machinisme a entraîné la multiplication des dommages causés par les choses (accidents du travail, accidents d’automobiles, etc.), il a paru, au fil des décennies, de moins en moins possible de se contenter des solutions d’une époque révolue. La justice et l’équité commandèrent d’assurer aux victimes la réparation de dommages anonymes, mais qui n’étaient tels que parce qu’il était devenu souvent irréaliste d’en imputer la survenance à des erreurs humaines. Trop inhérents aux choses pour être rattachés aux fureurs du sort ou au choix du destin, pas assez liés aux hommes pour être le signe d’une nature sinon pécheresse, du moins faillible, ils appelaient, d’une société plus humaine, une juste réparation. Fatalement, une conclusion s’imposait : la réparation allait, plus ou moins, distendre les liens qui l’avaient précédemment unie à la culpabilité. On était désormais responsable du fait des choses dont on a la garde, même si, à l’évidence, on n’avait pas commis de faute. Où fallait-il donc situer, dans un monde si changeant, les fondements d’une responsabilité civile obligée de tenir de plus en plus compte des dommages de masse ? 2. 1. Sur cette cohérence initiale et sa disparition progressive, v. l’analyse de Clothilde Grare, préc. 2. A. Guégan-Lécuyer, Les dommages de masse et la responsabilité civile, thèse Paris I, 2006.

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SECTION 2. LA FAUTE ET LE RISQUE 905 Fonctions et fondements ¸ Il est souvent difficile d'utiliser de manière satisfaisante une seule technique juridique pour atteindre plusieurs objectifs. On ne le sait que trop en droit pénal : il est exclu que l'on puisse à la fois éliminer et amender, et souvent le désir d'assurer le reclassement refoule les fonctions d'expiation et d'intimidation attachées à la répression pénale. Il en va de même en matière de responsabilité civile. S'il était possible, par la même technique, de prévenir, de punir et de réparer, on serait moins embarrassé dans la recherche du ou des fondements de la responsabilité civile. 906 Le fondement classique : la faute ¸ Longtemps, il a paru suffisant de fonder la responsabilité de l'auteur d'un dommage sur la faute commise par lui. Le texte de base, c'est-à-dire l'ancien article 1382 du Code civil, répondait à cette idée simple et traditionnelle : « Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ». À la victime, il appartient donc, pour obtenir réparation du dommage qu’elle a subi, de prouver la faute de l’auteur du dommage, conformément au droit commun de la preuve. Si elle n’y parvient pas, c’est qu’elle est la victime d’un mauvais sort. Dans cette mesure, il existe donc des dommages que le système ne permet pas de réparer, mais ils sont très exceptionnels (la foudre, le cataclysme naturel…). Et l’on admet cette canalisation de la réparation à travers la culpabilité du responsable. Dès le Code civil, force est de constater que la victimologie est en germe et qu’un désir de favoriser les victimes oblige à distinguer la faute juridique et la faute morale. Si elles avaient coïncidé, il aurait fallu peser les consciences et ne pas attacher les mêmes effets à la faute intentionnelle (délit) et à la faute non intentionnelle (quasi-délit) : telle n’est pas la solution consacrée à l’ancien article 1383 du Code civil, qui fait produire à la négligence ou à l’imprudence les mêmes conséquences qu’à la faute intentionnelle. Dès 1804, la faute la plus légère engage, en matière extra-contractuelle, la responsabilité de son auteur. Il est vrai que les juges peuvent être enclins à user de leur pouvoir souverain d’évaluation des indemnités pour graduer le montant de celles-ci en fonction de la gravité des fautes. Ajoutons que, dès 1804, le Code civil favorise aussi la situation de la victime, en la dispensant, dans certains cas (anc. art. 1384, 1385, 1386), de prouver la faute du responsable, formulant à cet effet des présomptions 1. Mais l’on s’accordait encore à considérer qu’il s’agissait là de présomptions de faute.

1. V. Ph. Brun, Les présomptions dans le droit de la responsabilité civile, thèse. Grenoble, 1993. –  Comp. C.  Radé, « L’impossible divorce de la faute et de la responsabilité civile », D.  1998, chron.  301  s. G.  Viney, « Modernités ou obsolescence du Code civil », Mélanges le  Tourneau, 2008, p. 1041 s.

LA RESPONSABILITÉ EXTRACONTRACTUELLE

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907 Les atteintes portées au fondement classique ¸ La domination quasi exclusive de la faute, ainsi entendue, comme fondement de la responsabilité civile, a pris fin. Plusieurs considérations éclairent cette évolution. Son origine est due à la multiplication des accidents, matériels ou corporels, que le développement de la société industrielle a entraînés dans son sillage. Sans doute pouvait-on songer à appliquer, dans de tels cas, les solutions consacrées par le Code civil. Mais l’expérience démontra assez vite que la distinction des dommages causés par une faute – réparés par leurs auteurs – et des dommages dus aux coups du sort – assumés par leurs victimes – convenait mal à ces situations nouvelles. Dans celles-ci, en effet, spécialement en matière d’accidents du travail, la cause de l’accident, si tant est qu’elle ait été connue, n’était pas la conséquence d’une erreur humaine (ex. une paille dans l’acier) ; et même si c’était le cas, la victime était mal armée pour en rapporter la preuve, faute de présomption admise à son profit. Allait-on, dans ces conditions, lui refuser réparation, en l’absence de culpabilité, prouvée ou présumée, d’un responsable ? La jurisprudence s’orientait en faveur des victimes, lorsque le législateur la devança dans une certaine mesure en réglementant l’indemnisation des accidents du travail (L. 9 avr. 1898). Restèrent d’autres cas, ensuite multipliés par l’essor de l’automobile. À leur sujet, accomplissant une œuvre considérable en faveur des victimes d’accidents, la jurisprudence a dégagé une nouvelle source de responsabilité et imposé aux gardiens des choses inanimées l’obligation de réparer les dommages qu’ils causaient en les utilisant, du moins lorsque l’accident n’était pas provoqué par un événement exceptionnel (v. ss 1018 s.). En bref, le droit tendait à compenser l’envers du progrès technique, tandis que, parallèlement, le développement de l’assurance allégeait la situation des responsables et garantissait mieux aux victimes leurs indemnités. L’évolution du droit positif a imposé une nouvelle réflexion sur le fondement de la responsabilité, dans la mesure où la notion traditionnelle de faute ne permettait plus d’expliquer toutes les solutions 1. On observe d’ailleurs aussi un mouvement inverse consistant à reconnaître plus que par le passé l’existence de fautes sans responsabilité (v. ss 1069, au sujet de la responsabilité du fait d’autrui) 2. L’approfondissement des analyses a conduit certains à soutenir qu’il n’y avait pas lieu d’abandonner l’idée de faute. Ils ont fait valoir, à l’appui de cette opinion, que la faute, telle qu’elle est envisagée par le droit civil, c’est-à-dire la faute civile, ne devait être identifiée ni à la faute morale, ni à la faute pénale, que le Code civil en fournissait lui-même la preuve,

1. V. tout spécialement, dans une perspective de droit comparé : A.  Tunc, La responsabilité civile, 2e éd., 1990 ; A. Jolowicz, « Les accidents de la circulation en droit anglais », RID comp. 1985. 275 s. 2. V. B. de Bernier-Lestrade, « Des fautes sans responsabilité », LPA 25 janv. 2005, p. 5 s.

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puisqu’il fait produire les mêmes effets au délit et au quasi-délit, et que, dans la même ligne, devait être considéré comme fautif celui qui cause un accident en ne se comportant pas de la même manière qu’une personne normale placée dans la même situation 1 ; mais l’on a pu objecter avec pertinence que c’était, justement dans les cas difficiles, jouer sur les mots 2. On ne peut plus parler de faute lorsque le gardien d’une chose engage sa responsabilité en raison d’un vice de cette chose qui ne lui est aucunement imputable (v. ss 1023) ; et la loi évite soigneusement de faire état de faute lorsqu’elle oblige à réparation celui qui a causé un dommage à autrui alors qu’il était sous l’empire d’un trouble mental (C. civ., art. 489-2). 908 La théorie du risque ¸ L'idée de faute étant pour partie défaillante, une théorie objective et non plus subjective de la responsabilité a été proposée, notamment par Saleilles 3. Rompant avec l’analyse classique, elle fait reposer la responsabilité sur le risque. On parle de risque-profit, dans la mesure où la charge doit aller de pair avec le profit économique d’une activité (Ubi emolumentum ibi onus), tout comme le passif fait pendant à l’actif ; c’était alors, avant la lettre, une vision de droit économique trop étriquée, parce que trop relative aux activités des entreprises et pas assez aux innombrables comportements des individus auteurs d’accidents, domestiques ou autres. D’où son élargissement dans la perspective du risque créé par celui qui a agi et doit donc assumer les suites de son action, y compris, justement, l’automobiliste qui se promène pour son plaisir. L’influence de la théorie du risque est loin d’être négligeable. Elle explique, certains régimes spéciaux de responsabilité, en particulier le régime de réparation des accidents du travail (v. ss 1140 s.), la loi du 5 juillet 1985, relative à l’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation (v. ss 1159 s.), la loi du 19 mai 1998, relative à la responsabilité du fait des produits défectueux (v. ss 1219 s.), ou encore la loi du 4 mars 2002, relative aux risques sanitaires (v. ss 1233 s.). Mais, si elle a pu aussi inspirer une évolution de la jurisprudence en faveur des victimes, l’opinion qui tendait à la généraliser s’est heurtée à des objections décisives. Si l’on envisage plus spécialement la situation du responsable, la théorie est de nature à entraîner, à la limite, la paralysie de l’activité humaine. Et, si l’on examine plus particulièrement le sort de la victime, il apparaît bien que celle-ci, elle aussi, a créé un risque. À partir de cette dernière observation, on trouve – ou retrouve – des considérations d’ordre général qui sont essentielles et tiennent tout simplement aux exigences et aux aléas de l’action des hommes. En ce sens, la notion de risque est une donnée 1. V. encore, en ce sens, H., L. et J. Mazeaud, t. II, 1er vol., par F. Chabas, no 539 ; v. L. Bach, « Réflexions sur le problème du fondement de la responsabilité civile en droit français », RTD civ. 1977. 17 s., 221 s. 2. B. Starck, H. Roland et L. Boyer, Obligations, 1. Responsabilité délictuelle, no 55. 3. V. R. Saleilles, Les accidents du travail et la responsabilité civile, 1897, et note D. 1897. 1. 437 ; v. aussi L. Josserand, De la responsabilité du fait des choses inanimées, 1897.

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fondamentale du droit de la responsabilité en amont de la réalisation des dommages et en termes de liberté d’entreprendre 1.

SECTION 3. LA GARANTIE ET LA PEINE PRIVÉE 909 La théorie de la garantie et de la peine privée ¸ Soutenue par Boris Starck 2, reprise par lui en diverses occasions 3, elle reproche aux deux thèses précédemment exposées de chercher la solution du problème du seul côté de l’auteur du dommage, qu’il soit fautif ou créateur de risque, et d’omettre en conséquence « le point de vue de la victime » 4. Or cette perspective conduit l’auteur à soutenir que, tout comme il a un droit à l’honneur, un droit à sa propre image, un droit à l’intimité de sa vie privée, protégés en eux-mêmes, chacun a droit à la sécurité, et qu’il faut concilier ce droit avec le droit d’agir accordé à chacun. Comment s’opère la conciliation ? À partir, soutient-on, d’une distinction : s’il y a dommage corporel ou matériel, il existe au profit de la victime une garantie objective, sans qu’il soit nécessaire que le responsable ait commis une faute ; sinon, s’il s’agit d’un dommage « de nature purement économique ou morale », il n’y a de responsabilité de l’auteur du dommage que s’il a commis une faute. N’entendant pas proposer des solutions, mais constater celles du droit positif actuel, la théorie de la garantie n’en repose pas moins sur une distinction fondamentale, dont ni le critère ni les conséquences ne se trouvent, à proprement parler, confirmés par lui. D’une part, elle tend à imaginer certains droits subjectifs nouveaux là où il peut être préférable de ne parler que de simples libertés. Et, lorsque cette création entraîne des conséquences excessives, l’on s’empresse de créer des droits subjectifs en sens inverse : ainsi, pour expliquer que seuls les inconvénients excessifs de voisinage donnent lieu à responsabilité, bien qu’ils portent atteinte à la sécurité, on découvre un « droit de nuire » sur la tête de l’auteur du dommage, ce qui, en définitive, ne justifie rien. D’autre part, on peut estimer que cette théorie, de lege lata et même de lege ferenda, fait encore, quant au fondement de la réparation, une part excessive à l’idée de faute. D’ores et déjà, le dommage moral peut donner lieu à réparation, alors même que son auteur n’a pas véritablement 1. V. spéc. H. Barbier, La liberté de prendre des risques, thèse Aix-Marseille III, 2009, éd. PUAM ; v. aussi V. Lasserre, Le risque, D. 2011. Chron. 1632 s. ; Le risque juridique dans l’entreprise : diagnostic et remèdes, colloque Aix-Marseille, 15 juin 2012, Journ. sociétés, janv. 2013. 2. B. Starck, Essai d’une théorie générale de la responsabilité civile considérée en sa double fonction de garantie et de peine privée, thèse Paris, 1947. 3. « Domaine et fondement de la responsabilité sans faute », RTD civ. 1958. 475 s. ; « Les rayons et les ombres d’une esquisse de loi sur les accidents de la circulation », RTD civ. 1966. 635 s. 4. B. Starck, H. Roland et L. Boyer, op. cit., nos 57 s.

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commis de faute, au sens classique du mot. Sans doute les juges sont plus facilement enclins à réparer le dommage moral lorsque le comportement de l’auteur de l’accident est nettement répréhensible. Mais, d’un usage contestable de leurs pouvoirs par les tribunaux, on peut difficilement déduire l’existence d’une donnée fondamentale. Au demeurant, ce serait trahir la pensée de Boris Starck que de passer sous silence l’importance attachée par celui-ci à la seconde fonction de la responsabilité : celle de peine privée permettant aux juges de majorer les dommages-intérêts sous le couvert de leurs pouvoirs d’appréciation des fautes et surtout des dommages, spécialement là où la fonction de garantie ne serait pas de mise. La jurisprudence atteste la force de cette idée, spécialement en matière de dommages incorporels 1.

SECTION 4. LA RESPONSABILITÉ

ET LA RÉPARATION

910 Toute faute dommageable appelle réparation. Une règle constitutionnelle ¸ Il ne s'agit pas là seulement d'une règle de nature législative (C. civ., art. 1240 ; anc. art. 1382). Par une décision du 22 octobre 1982, le Conseil constitutionnel lui a reconnu valeur constitutionnelle 2. Saisi d’un recours contre un article d’une des lois Auroux, relative au développement des institutions représentatives du personnel, il s’est nettement prononcé. L’article contesté était ainsi rédigé : « Aucune action ne peut être intentée à l’encontre de salariés, de représentants du personnel élus ou désignés ou d’organisations syndicales de salariés, en réparation des dommages causés par un conflit collectif de travail ou à l’occasion de celui-ci, hormis les actions en réparation du dommage causé par une infraction pénale et du dommage causé par des faits manifestement insusceptibles de se rattacher à l’exercice du droit de grève ou du droit syndical ». Le maintien de ce texte aurait laissé sans réparation de la part de leurs auteurs ou, en l’absence de toute disposition spéciale en ce sens, de la part d’autres personnes physiques ou morales, des dommages causés par des fautes, même graves, commises à l’occasion d’un conflit du travail. 1. Ex. : Civ. 2e, 18 déc. 1995, Bull. civ. II, no 314, p. 184, JCP 1996. IV. 381 ; 24 janv. 1996, Bull. civ. II, no 14, p. 10, JCP 1996. I. 3985, obs. G. Viney. 2. Cons. const. 22 oct. 1982, D. 1983. 189, note F. Luchaire, Gaz. Pal. 1983. 1. 60, obs. F. Chabas ; v. aussi F. Luchaire, « Les fondements constitutionnels du droit civil », RTD civ. 1982. 245 s., spéc. p. 325 ; La protection constitutionnelle des droits et des libertés, Economica, 1987, p. 247 ; S. Dion Loye, « Les impératifs constitutionnels du droit de la responsabilité », LPA no 91, 29 juill. 1992, p. 11  s. ; N.  Molfessis, Le Conseil constitutionnel et le droit privé, thèse Panthéon-Assas (Paris II), éd. 1997, nos 370 s. ; J. de Salve de Bruneton, « Les principes constitutionnels relatifs à la responsabilité civile », Mélanges Boré, Dalloz 2007, p. 407 s. Adde : J. Moreau, « L’évolution des sources du droit de la responsabilité administrative », Mélanges F.  Terré, 1999, p. 719  s., spéc. p. 722 s.

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Le Conseil constitutionnel, se référant implicitement à l’article 4 de la Déclaration de 1789 selon lequel « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », s’y est justement opposé : « Considérant que, nul n’ayant le droit de nuire à autrui, en principe tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ; – Considérant que, sans doute, en certaines matières, le législateur a institué des régimes de réparation dérogeant partiellement à ce principe, notamment en adjoignant ou en substituant à la responsabilité de l’auteur du dommage la responsabilité ou la garantie d’une autre personne physique ou morale… ». Se fondant sur ces considérations et ajoutant que le droit français ne comportait, « en aucune matière, de régime soustrayant à toute réparation les dommages résultant de fautes civiles imputables à des personnes physiques ou morales de droit privé, quelle que soit la gravité de leurs fautes », le Conseil constitutionnel a donc déclaré non conforme à la Constitution la disposition contestée. Il a observé en outre que le souci d’assurer l’exercice effectif du droit de grève et du droit syndical ne pouvait justifier l’atteinte portée, en l’occurrence, au « principe d’égalité » 1. Cette fidélité à la considération de la faute a persisté fort heureusement (v. cep. sur les fautes sans réparation, v. ss 1069). Le lien, ainsi réaffirmé, entre la faute et la réparation – la faute obligeant à réparer même s’il peut y avoir réparation sans faute, responsabilité objective – a été ultérieurement répété : un principe de responsabilité « impose à l’auteur de toute faute d’en répondre civilement » ; et, s’il existe un droit à réparation indépendamment de la responsabilité de l’auteur du dommage (v. ss 1136 s.), ce droit « s’opposerait au refus absolu de toute réparation sans égard à la gravité de la faute » 2. Le Conseil constitutionnel, à nouveau fidèle à l’article 4 de la Déclaration de 1789, a affirmé qu’il résulte de ce texte « que tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer » 3. Cette reprise, quelque peu anachronique, ne peut que réjouir les partisans de l’idée de faute. Elle suscitera une réaction, à juste titre nous semble-t-il, de ceux qui déplorent une constitutionnalisation – donc une rigidification – du droit privé.

1. Du principe d’égalité, le Conseil constitutionnel a dégagé en la matière d’importantes conséquences par une décision no 88-248 du 17 janvier 1989 (Rec. Cons. const. 18) : non seulement les victimes d’actes fautifs doivent bénéficier d’un traitement identique, mais en outre, « nul ne saurait, par une disposition générale de la loi, être exonéré de toute responsabilité personnelle quelle que soit la nature ou la gravité de l’acte qui lui est imputé ». – V. aussi, en droit européen, O. Lucas, « La convention européenne des droits de l’homme et les fondements de la responsabilité civile », JCP 2002. I. 111. 2. Cons. const., déc. no 83-162, 19 et 20 juill. 1983, Rec. Cons. const. 49. – Mais l’exigence constitutionnelle « ne fait pas obstacle à ce que, en certaines matières, le législateur aménage les conditions dans lesquelles la responsabilité peut être engagée » : Cons.  const. 22  juill. 2005, déc. no 2005-522, § 10 et 12, JCP 2006. I. 111, no 8, obs. Ph. Stoffel-Munck. 3. Cons.  const.,  déc. no 99-419  DC, 9  nov. 1999, JO  16  nov. 1999, JCP  2000. I.  280, obs. G. Viney.

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911 Responsabilité ou solidarité ¸ L'importance démesurée des dommages et des dangers ainsi que la charge qui, fatalement, concerne la collectivité se sont manifestées avec une ampleur sans précédent du fait du développement du SIDA (v. ss 1252 s.) et, plus généralement, de la prise en considération de l’aléa thérapeutique, en tant que tel. On a vu aussi se manifester, sous la pression du droit communautaire, une approche renouvelée en ce qui concerne la sécurité des produits (v. ss 1219 s.). Ce mouvement appelle deux sortes de réflexions, d’inégale importance. On observera tout d’abord que, s’agissant essentiellement de responsabilités professionnelles, tout spécialement en matière d’environnement et de santé, il se produit une contagion dangereuse – souvent via le droit communautaire d’inspiration anglo-saxonne – d’un américanisme qui exacerbe les antagonismes en termes de responsabilité et porte en germe une paralysie de l’activité pourtant nécessaire au progrès du corps social 1. Plus fondamentale doit être la constatation d’un nécessaire dépassement des oppositions traditionnelles : faute-risque, point de vue de l’auteur du dommage, point de vue de la victime. Les sociologues et les philosophes s’en préoccupent 2 et on ne peut que tenir compte de leurs réflexions fondamentales 3. Si l’on est porté plus que par le passé à traiter les immenses dommages que peut causer la société moderne au moyen de législations tenant compte de la solidarité (transfusion d’un sang contaminé, produits défectueux, risques sanitaires) 4, l’on observe de plus en plus que les charges qui en découlent pour la collectivité affectent l’économie de la société dans son entier, la mettant en péril si l’on n’a pas conscience du fait que toute entreprise est porteuse de risque. « Il n’y a plus d’entreprise innocente », écrit un auteur 5. En outre, si la part d’incertitude attachée à l’innovation mérite une attention accrue, en même temps que la nécessité de ne pas décourager les initiatives par un système de réparation assez automatique et généralisé, les comportements individuels – auteurs ou victimes des dommages – doivent être davantage pris en considération, y compris en termes de prévention 6. 1. V. L. Engel, « Vers une nouvelle approche de la responsabilité, Le droit français face à la dérive américaine », Esprit, juin 1993, p. 5 s. ; B. Kende, « La dérive aux États-Unis », in Responsabilité et indemnisation, Colloque Assemblée nationale, 16 avr. 1992, suppl. no 2 à Rev. Risques ; A.  Tunc, « Évolution du concept juridique de responsabilité », Droit et cultures 1996, no 31, p. 19 s. 2. V. not. Esprit, nov.  1994, « Les équivoques de la responsabilité, avec les art.  d’O.  Abel, H. Jonas, Y. Leibovitz, M. Revault d’Allonnes, P. Ricœur ; R. Polin », La responsabilité et le risque, Actes Colloques du Bicentenaire de l’Institut de France, 1795-1995, p. 178 s. 3. V. not. A. Tunc, « Évolution du concept juridique de responsabilité », préc. 4. V. en dernier lieu, Rapport du Conseil d’État, La documentation française, 2005, 2e partie ; v. LPA 1er juin 2005, p. 3 s. 5. F. Ewald, « La situation en France », in Responsabilité et indemnisation, préc., p. 17. 6. V. Esprit, juin  1993, préc. Pour une tentative originale de conciliation de ces diverses données, v.  C.  Grare, thèse préc. nos  306  s., p. 223  s. –  V.  aussi sur les dommages de masse A. Guégan-Lécuyer, Dommages de masse et responsabilité civile, thèse Paris I, éd. 2006 ; C. Lacroix, La réparation des dommages de masse en cas de catastrophes, thèse éd. 2008.

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912 Réparation et faute ¸ Deux courants caractérisent l'évolution du droit de la responsabilité civile quant aux rapports entre la réparation et la faute. Le premier est marqué par une distanciation de la réparation par rapport à la faute ; le deuxième est marqué par une résistance de la faute. 1) L’auteur du dommage étant très souvent relayé par un assureur, un glissement s’est produit qui profite à la victime mieux assurée d’obtenir une réparation. En ce sens, celle-ci s’est détachée de l’idée de faute. Des mécanismes d’ordre collectif – assurances, sécurité sociale, fonds de garantie… – détachent alors la réparation de la responsabilité individuelle 1. 2) Il convient d’observer aussitôt une persistance de l’idée de faute, étant constaté que la responsabilité tend à réparer, mais aussi à sanctionner et, ce faisant, à dissuader. À ce titre, ce n’est pas d’hier que l’on a reconnu l’existence d’une fonction de peine privée de la responsabilité, d’une peine privée dont profite la victime (ou ses ayants droit), à travers la réparation qu’elle obtient 2. Il ne faudrait donc pas croire que la considération de la faute et de sa sanction ait disparu. Même du côté de la victime, on verra que la faute de celle-ci n’est pas sans conséquence (v. ss 963, 1026) 3. Mais c’est surtout du côté de l’auteur du dommage qu’il faut observer un certain retour à l’idée de faute qui ne remet pourtant pas en cause les acquis de la réparation. Au reste les assureurs tiennent compte de l’attitude de certains de leurs assurés pour calculer le montant de leurs primes, en avantageant les uns (bonus) et en pénalisant les autres (malus) 4. S’il est vrai que les articles 1240 et 1241 (anc. art. 1382 et 1383) assimilent, en matière civile, le délit et le quasi-délit, marquant de la sorte une vision large de la faute, approche accentuée en responsabilité du fait des choses, il serait faux de considérer que le comportement fautif, au sens moral du mot, a été ignoré par le droit positif. Ainsi, dans les recours entre coresponsables, l’on prend en compte les actions fautives et celles qui ne le sont pas (v. ss 1117). Sans être ostensible, la peine privée est souvent présente dans l’activité des tribunaux, à travers l’appréciation des dommages incorporels et des dommages moraux. D’où l’intérêt retrouvé par la doctrine dans l’analyse de la peine privée fondant une réparation au profit de

1. V. G. Viney, « Le déclin de la responsabilité individuelle », thèse Paris, 1965. 2. L. Hugueney, « L’idée de peine privée en droit contemporain », thèse Paris, 1904 ; B. Starck, thèse préc. ; S. Carval, « La responsabilité civile dans sa fonction de peine privée », thèse Paris I, éd. 1995. 3. Sur l’éventuelle obligation de minimiser son dommage, v. ss 1128. 4. V. B. S. Markesinis, « La perversion des notions de responsabilité civile par la pratique de l’assurance », RID comp. 1983. 301 s. ; Y. Lambert-Faivre, « L’évolution de la responsabilité à une créance d’indemnisation : d’une dette de responsabilité à une créance d’indemnisation », RTD civ. 1987. 1s. ; « L’éthique de la responsabilité », RTD civ. 1998. 1 s. ; Ch. Radé, « L’impossibilité du divorce de la faute et de la responsabilité civile », D. 1998. Chron. 301 s. ; C. Mouly, « Responsabilité objective ou responsabilité pour faute », LPA no 79, juill. 1992.

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la victime 1. Si le désir de combattre l’insécurité résultant de ce phénomène en légiférant peut se comprendre dans son principe, il faut reconnaître que le moyen de le satisfaire est malaisé. On comprend, à travers le débat actuel, une préoccupation de moralisation 2. Et dans cette direction, il n’est pas du tout exclu, de prime abord, que l’on ne puisse pas faire du bon droit avec de bons sentiments. Cette préoccupation ne doit pourtant pas être observée par la confusion des situations en cause, plus ou moins éloignées de la notion classique de réparation, perçue à partir de la seule situation de la victime. Une compréhension renouvelée et cohérente de la matière peut justement consister à élargir cette notion en distinguant la réparation-compensation tendant à compenser les dommages, abstraction faite de l’existence d’une faute subjective, et de la réparation-expiation, reposant sur l’idée, plus ou moins accusée, de peines. 913 Au-delà de la réparation ¸ Les développements qui précèdent demeurent ordonnés à partir de la réparation, même si sont souvent prises en considération la faute de l'auteur du dommage, notamment par le biais implicite de la peine privée, ainsi que le comportement fautif de la victime. Deux courants de pensée se sont pourtant développés dans le sens d’un dépassement du concept classique de réparation. S’il arrive qu’ils soient retenus cumulativement, du moins en doctrine, ils demeurent pourtant distincts. Tandis que l’un relève d’une donnée subjective, l’autre se relie à une considération objective, en termes de profits et de proportion. 1) Les dommages-intérêts punitifs, inspirés des punitives damages des droits de common law sont ceux supérieurs au montant du préjudice auxquels le juge civil peut condamner le responsable. Entre la sanction pénale canalisée par le principe de la légalité des délits et des peines et la seule réparation du préjudice subi, la condamnation à des dommages-intérêts punitifs constitue « la voie moyenne de la peine privée » 3. Indépendamment des excès auxquels ces dommages-intérêts punitifs – inassurables par hypothèse – ont donné lieu à l’étranger, le principe même de leur octroi suscite, pour l’heure, de sérieuses questions, y compris du côté de l’analyse économique du droit 4. Ainsi en est-il du sort de l’attribution du surplus 1. S. Carval, La responsabilité civile dans sa fonction de peine privée, thèse Paris  I, éd.  1995 ; A. Jault, La notion de peine privée, thèse Paris XII, éd. 2005 ; C. Grare, Recherche sur la cohérence de la responsabilité délictuelle, thèse Paris II, éd. 2005 ; B. Mazabraud, La peine privée, aspects de droit interne et international, thèse Paris II, 2006. 2. Faut-il moraliser le droit français de la réparation des dommages ?, Colloque Paris V, LPA spéc. no 232, nov. 2002. 3. S. Carval, op. cit. no 262 s. ; v. aussi C. Grare, op. cit. no 492 s. ; S. Piédelièvre, « Les dommages-intérêts punitifs : une solution d’avenir ? », RCA hors-série, juin 2001, p. 68 ; A. GuéganLécuyer, op. cit. no 417 s. ; Faut-il moraliser…, préc. M. Béhar-Touchais, L’amende civile est-elle un substitut satisfaisant à l’absence de dommages-intérêts punitifs ?, p. 36. 4. M. Chagny, « La notion des dommages-intérêts punitifs et ses répercussions sur le droit de la concurrence », JCP 2006. I. 149.

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de condamnation imposé au responsable. Plus proche de notre tradition à ce sujet que les autres droits de common law, le droit anglais n’admet les punitives dammages que dans des cas particuliers 1. En l’état du droit positif français, qui n’a pas accueilli le recours à des dommages-intérêts punitifs, le problème de l’effet en France des décisions étrangères accordant de tels dommages-intérêts se pose. À vrai dire, certaines condamnations à des sommes astronomiques prononcées en France incitent quand même à s’interroger 2. Dans une autre direction, il faut relever, là où sont connus les dommages-intérêts punitifs, spécialement aux États-Unis, une tendance affirmée au contrôle de la proportionnalité des dommages-intérêts punitifs. La même position est adoptée par la jurisprudence française au sujet de la reconnaissance en France, au regard de l’ordre public international, de décisions étrangères ayant accordé des dommages-intérêts punitifs, dès lors que ceux-ci ne sont pas disproportionnés 3. Sous des formes différentes, authentiques dommages-intérêts punitifs pour le premier, dommages-intérêts dits « restitutoires » pour le second, les deux avant-projets doctrinaux ont proposé leur consécration en droit français. Selon l’article 1371 de l’avant-projet Catala, l’« auteur d’une faute manifestement délibérée, et notamment d’une faute lucrative, peut être condamné, outre les dommages-intérêts compensatoires, à des dommages-intérêts punitifs dont le juge a la faculté de faire bénéficier pour une part le Trésor public ». Quant à l’article 120 de l’avant-projet Terré, il prévoit, qu’« en cas de dol, le créancier de l’obligation inexécutée peut préférer demander au juge que le débiteur soit condamné à lui verser tout ou partie du profit retiré de l’inexécution ». Le projet de réforme du 13 mars 2017 propose quant à lui la consécration, non pas des dommages-intérêts punitifs, mais d’une « amende civile » qui en ferait office 4. Ainsi, selon l’article 1266-1 du projet « lorsque l’auteur du dommage a délibérément commis une faute en vue d’obtenir un gain ou une économie, le juge peut le condamner, à la demande de la victime ou du ministère public et par une décision spécialement motivée, au paiement d’une amende civile », d’un montant maximum de 2 millions d’euros ou du décuple du profit pour les personnes physiques et de 10 % du montant du chiffre d’affaires mondial pour les personnes morales, et qui serait affectée au financement d’un fonds d’indemnisation en lien avec la nature du dommage subi ou, à 1. V. G. Maitre, La responsabilité civile à l’épreuve de l’analyse économique du droit, thèse Paris I, LGDJ, 2005, spéc. no 299 s. 2. Sur la condamnation de Jérome Kerviel à la somme de 4 915 610 154 € de dommagesintérêts, v. les obs. de B. Fages, RTD civ. 2011. 125 ; N. Rontchevsky, Bull. Joly Bourse 2011. 37. 3. Civ. 1re, 1re déc. 2010, D. 2011. 423, obs. I. Gallmeister, note F.-X. Licari, RTD civ. 2011. 317, obs.  P.  Jourdain, RDC  2011, note  S.  Carval, JCP  2010. Chron.  435, no 11, par Ph.  StoffelMunck. – V. aussi, Ph. Pierre, rapp. RDC 2010. 1117 s. 4. Sur les mérites et inconvénients respectifs des deux mécanismes : M.  Béhar-Touchais, « L’amende civile est-elle un substitut satisfaisant à l’absence de dommages-intérêts punitifs ? », LPA 2002, no 232, p. 36.

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défaut, au Trésor public » 1. Nul doute que cette disposition sera l’une des plus discutées de la réforme, tant dans l’Hémicycle, que dans les coursives arpentées par les lobbyistes. 2) Comme le relèvent les avant-projets doctrinaux et le projet gouvernemental, les fautes lucratives sont les premières visées par les dommagesintérêts punitifs ou l’amende civile 2, De manière générale, la situation tient au déséquilibre entre la perte subie par la victime, faisant l’objet d’une réparation, et le gain obtenu par l’auteur du dommage. Damnum emergens et lucrum cessans sont des notions connues du droit de la responsabilité, quand il s’agit de la situation de la victime. Pourquoi ne le seraient-elles pas du côté du responsable ? Cette symétrie laisse place à la critique car elle est bancale. Aussi haut que peuvent correspondre l’indemnisation et le dommage, il n’y a rien à redire sur l’analyse classique de la responsabilité 3. Mais si le profit dépasse le dommage, si, pour transposer une notion du droit pénal, on peut faire état de profits illicites et si, en conséquence, on veut en priver le responsable, on ne voit pas pourquoi on en ferait bénéficier la victime 4. C’est bien pourquoi l’on préconise parfois, comme le retient d’ailleurs l’avant-projet de réforme, le versement de l’indemnité supplémentaire à un fonds collectif. De toute façon, une confusion favorisée par l’utilisation du mot « faute » doit être évitée en la matière, tout particulièrement du fait du contrepoint avancé par certains par rapport à l’idée de peine privée attachée à une faute intentionnelle ou caractérisée. Il n’est aucunement exclu qu’une faute non intentionnelle puisse être lucrative, car le résultat avantageux peut ne pas avoir été recherché par le « fautif ». Et l’on voit bien alors que le rétablissement d’un équilibre relève moins d’une moralisation que de l’existence sous-jacente d’une justice commutative 5.

1. Sur cette proposition, v.  N.  Rias, « L’amende civile : une fausse bonne idée ? », D.  2016.  2072 ; E.  Dreyer, « La sanction de la faute lucrative par l’amende civile », D. 2017. 1136 ; du même auteur, « L’amende civile concurrente de l’amende pénale ? », JCP E 2017. 1344 ; Fl. Graziani, « La généralisation de l’amende civile : entre progrès et confusions », D. 2018. 428. 2. D. Fasquelle, « L’existence des fautes lucratives en droit français », LPA coll. Préc. p. 27 ; R. Mésa, Les fautes lucratives en droit privé, thèse Univ. du Littoral, 2006 ; « La consécration d’une responsabilité civile punitive : une solution au problème des fautes lucratives », Gaz. Pal. 21 nov. 2009, p. 15 ; « La faute lucrative dans le dernier projet de réforme du droit de la responsabilité civile », LPA 27  févr. 2012, p. 5  s. ; E.  Dreyer, « La faute lucrative des médias, Prétexte à une réflexion sur la peine privée », JCP 2008. 1. 201 ; N. Fournier De Crouy, La faute lucrative, thèse, Paris Descartes, 2015. 3. Comp. les critiques d’ordre économique avancées à rencontre de l’exécution forcée en nature comme sanction efficace des fautes lucratives contractuelles, R.  Mésa, thèse préc., os n  840 s. V., plus largement, en termes d’analyse économique du droit, R. Coase, Le coût du droit, trad. PUF, 2000, p. 25 s. 4. V.  cep. R.  Mésa, « Précision sur la notion de faute lucrative et son régime », JCP 2012. 1017 s. 5. V. F. Chénedé, Les commutations en droit privé, Contribution à la théorie générale des obligations, thèse Paris II, Economica, 2008.

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SECTION 5. LA RESPONSABILITÉ

ET LA TEMPORALITÉ

914 L’ébranlement du temps ¸ Les articles du Code civil relatifs à la responsabilité, contractuelle ou délictuelle, ont survécu, tant bien que mal, aux atteintes du temps. La jurisprudence a joué un rôle créateur très important surtout pendant le xxe siècle. Puis le législateur, déjà intervenu à la fin du siècle précédent afin de traiter des accidents du travail (1898), s’est manifesté de plus en plus souvent à mesure surtout que s’éloignait l’époque du Code civil (v. ss 1136 s., au sujet des responsabilités spéciales). À telle enseigne que l’on s’est demandé si les textes fondateurs n’appelaient pas une véritable remise en cause. Alors l’on s’aperçoit que l’édifice patiemment construit a fait de tous côtés problème 1, y compris dans sa cohérence interne, qu’il s’agisse des divers régimes liés à la diversité des faits générateurs de responsabilité (fait personnel, fait des choses, fait d’autrui, responsabilité contractuelle…) ou du développement de régimes spéciaux de responsabilité 2. a) En premier lieu quant au dommage et à sa réparation. À son sujet l’équilibre trouvé impliquait, initialement puis pendant de longues décennies, que tout dommage né de la vie en société n’appelait pas nécessairement, comme dans les sociétés archaïques, une réaction du corps social en termes de commutativité. Certaines exigences étaient posées quant à la détermination du dommage réparable. Et puis, voire surtout, il était nécessaire d’imputer le dommage à un comportement fautif et d’établir, dans cette remontée, une passerelle indispensable en termes de causalité juridique. Un mouvement puissant des idées et des faits a singulièrement ébranlé l’édifice dans le sens d’une extension des dommages réparables, notamment en termes de consistance (ex. : le dommage moral) ou de légitimité (ex. : la concubine). Plus profondément encore, il est apparu souhaitable que, de diverses manières, le malheur des uns soit compensé par voie individuelle ou collective, privée ou publique. Sans doute n’est-il plus soutenable que, face à des « dommages anonymes », on puisse encore avancer qu’il ne faut pas « contrarier le choix du destin ». Reste qu’on a vu se développer une « idéologie de la réparation » dont les excès sont patents 3.

1. V. Les métamorphoses de la responsabilité, 6es Journées René Savalier, PUF, 1998 ; « La responsabilité civile à l’aube du xxie siècle », Bilan prospectif, Colloque Univ. Savoie, RCA juin 2001, no 6 bis. 2. M. Poumarède, Régimes de droit commun et régimes particuliers de responsabilité civile, thèse Toulouse, 2003. 3. L. Cadiet, « Sur les faits et les méfaits de l’idéologie de la réparation », Mélanges P. Drai, 1999, p. 495  s. ; D.  Mazeaud, « Famille et responsabilité (Réflexions sur quelques aspects de l’“idéologie de la réparation”) », Mélanges Catala, 2001, p. 569 s. ; v. aussi, dans le sens de la persistance de l’article 1382, la thèse convaincante de Julie Traullé, L’éviction de l’article 1382 du Code civil en matière extracontractuelle, thèse Paris I, LGDJ, 2007.

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b) En deuxième lieu, un mouvement capital a entraîné, dans le sens même d’une amélioration de la situation des victimes, une interprétation de plus en plus large de la notion de faute objective de l’auteur du dommage. L’expérience révèle pourtant que l’idée de faute demeure essentielle en termes subjectifs de culpabilité, qu’elle a finalement résisté dans les textes et dans les opinions à une offensive constante de certains. c) En troisième lieu, plus récent que les précédents, un courant important a abouti, en jurisprudence comme en législation, à une évolution des analyses relatives au lien de causalité tel qu’il était précédemment entendu. Certes la détermination du lien de cause à effet entre la faute – puis le fait illicite – et le dommage, a très souvent donné lieu à des hésitations illustrées par la distinction de l’équivalence des conditions et de la causalité adéquate, voire par la notion d’implication (v. ss 1253 s.). Certes, on s’est interrogé sur les interférences délicates entre lien de causalité, d’une part et, d’autre part, dommage direct, perte d’une chance ou notion d’exonération. Mais, aujourd’hui, ce débat se trouve doublement renouvelé : du fait de l’apparition de nouvelles formes de causalité 1 ; du fait de l’évolution des rapports entre droit, science et technologie. 915 Responsabilité, science, technologie ¸ Des retrouvailles progressives du droit et de la philosophie, illustrant les profonds changements de notre temps, découle inéluctablement une approche renouvelée de la responsabilité : en amont, du côté des causalités, en aval, du côté des suites parfois incalculables des accidents, ou même simplement des risques. Les expressions nouvelles sont significatives : risques de développement, générations futures, développement durable, principe de précaution… Une appréhension d’ordre temporel reste au cœur de la pensée. Est-ce singulier ? Pas tellement quand on sait la place de la temporalité dans la philosophie du xxe siècle. Bergson et Heidegger. Mais qu’y a-t-il alors de particulièrement neuf ? Hans Jonas l’a superbement analysé dans Le principe de responsabilité, Une éthique pour la civilisation technologique 2. L’idée initiale ? Bien au-delà de la distinction classique des bénéfices et des maléfices de la science, c’est le fait que « la promesse de la technique moderne s’est inversée en menace… Ce que l’homme peut faire aujourd’hui et ce que, par la suite, il sera contraint de continuer à faire de ce pouvoir, n’a pas son équivalent dans l’expérience passée. La terre nouvelle de la pratique collective, dans laquelle nous sommes entrés avec la technologie de pointe, est encore vierge de la théorie éthique » 3. 1. V. C.  Thibierge, « Libres propos sur l’évolution du droit de la responsabilité », RTD  civ. 1999. 561 s., spéc. p. 578, note 38 ; « Avenir de la responsabilité civile, responsabilité de l’avenir », D. 2004. Chron. 577 s. – Comp. S. Aboudrar, Responsabilité et sujet, Pour une responsabilité personnelle objective, thèse ronéot. Inst. Univ. Florence, 2002. – V. aussi G. Maitre, La responsabilité civile à l’épreuve de l’analyse économique du droit, thèse Paris I, LGDJ, 2005. 2. Trad. éd. Cerf, 3e éd., 1995. 3. Op. cit., no 13.

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Dans ce monde auquel le scientifique, plus que tout autre, est confronté en termes de responsabilité, il est vital de recourir à une anticipation de la menace elle-même. On peut vraiment parler d’un étalement de la vision temporelle, conforme à l’idée et au concept d’espace-temps et à un renouvellement corrélatif de la signification de la nature de l’univers, dont la vulnérabilité n’était généralement prise en considération, sinon en compte, qu’à partir de dommages déjà réalisés. Le rôle des astrophysiciens, l’ampleur de découvertes majeures en matière de chimie, la compréhension de l’environnement, le combat contre les pollutions, tout cela illustre et impose la nécessité d’une nouvelle intelligence : celle de l’extension spatiale et temporelle des séries causales, ce qui est au cœur de la responsabilité du scientifique. Au carrefour des savoirs, on discerne bien les nécessités : considération des générations futures, dépassement du public et du privé dans le sens de l’universalisme, substitution d’un droit de la prévision à un droit de la simultanéité et de l’immédiateté, élaboration d’une « casuistique imaginative », voire prudence par rapport à un bon pronostic. Et, pour ne pas finir, le conseil ultime du philosophe au juriste autant qu’au savant et au moraliste : « Nous n’avons pas tant à veiller sur le droit des hommes à venir, à savoir leur droit au bonheur, que sur leur obligation d’être une humanité véritable » (Hans Jonas). Étroite est la porte entre un excès de peur et un excès d’espérance 1. 916 Le principe de précaution ¸ Dans l'ensemble des principes qui, de plus en plus nombreux, nourrissent la réflexion doctrinale, y compris en ce qu'ils sont ou ne sont pas fondamentaux ou généraux, le « principe de précaution », un des derniers nés, présente des traits originaux. Principe d'action, il implique que sa mise en œuvre comporte, face aux risques compris les risques de développement (v. ss 1230) – la succession de deux attitudes : quant à l’évaluation, puis quant à la gestion des risques. En cela il se relie aux préoccupations temporelles nées de l’évolution des technologies et des sciences, rejoignant les considérations tenant au futur, ce qui n’exclut pas, dans la compréhension du passé, par flash-back étendu, un retour à des sources ou à des causes évidemment renouvelé. Rien d’étonnant si cette approche a suscité de multiples et considérables études sur le droit positif mais, de quelque manière, au-delà du droit positif, strictement entendu 2.

1. C. Thibierge, art.  préc., p. 577. V.  E.  Sébileau, Générations futures en droit privé, thèse Orléans, 2008. 2. V. not. Ph. Kourilsky et G. Viney, Le principe de précaution, Rapport au Premier ministre, La Documentation française, éd. O. Jacob, 2000 ; D. Truchet, « Le principe de précaution », RJ envir. avr. 2000 ; N. de Sadeleer, « Les avatars du principe de précaution en droit public. Effet de mode ou révolution silencieuse », RJDA 2001. 547 s. ; Ph. Kourilsky, Du bon usage du principe

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Le rapprochement présent de l’histoire des sciences et de la philosophie a conduit à axer désormais le raisonnement sur la peur autant que sur le risque. Loin de pouvoir être encore affrontée avec un certain esprit d’aventure, l’exploration de l’inconnu s’est accompagnée de légitimes inquiétudes. Dès lors, l’on s’est employé à distinguer le court terme et le moyen terme et à discerner à partir d’un principe directeur agissant sous le couvert de l’article 1382 du Code civil un principe normatif invocable directement par les particuliers comme fondement légal d’une action en justice permettant aux victimes potentielles et pas seulement actuelles d’obtenir des mesures de prévention afin d’éviter la réalisation de dommages graves et collectifs – qu’ils soient écologiques, sanitaires, génétiques… Le mouvement se réalise par le passage de la considération des risques hypothétiques à celui des risques avérés 1. Au centre d’un problème concernant, de large manière, la technologie, la science et le droit de la responsabilité civile, la prévention est mise évidemment en rapport avec le progrès, le maléfice avec le bénéfice, et avec le fait incontournable que le « risque zéro » n’existe pas. Exprimé en droit communautaire (TUE, art. 174), le principe de précaution a été introduit en même temps que le principe d’action préventive et de correction en droit français de l’environnement, par la loi Barnier du 2 février 1995. L’article L. 110-1 du Code de l’environnement, après avoir délimité les espaces ressources, espèces… protégées (I), dispose (II) que « leur protection, leur mise en valeur… sont d’intérêt général et concourent à l’objectif de développement durable qui vise à satisfaire les besoins de développement et la santé des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. Elles s’inspirent, dans le cadre des lois qui en définissent la portée, des principes suivants : 1) le principe de précaution selon lequel l’absence de certitudes, compte tenu des connaissance scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable ; 2) le principe d’action préventive et de convention, par priorité à la source, des atteintes à l’environnement, en utilisant les meilleures techniques disponibles à un coût économiquement acceptable ». Du côté du droit privé comme du côté du droit public 2, l’intérêt porté au principe de précaution a conduit à se demander s’il convenait de précaution, éd. O. Jacob, 2002 ; M. Prieur, « Le principe de précaution au service des générations futures », Mélanges Bazex, LGDJ 2009, p. 283 s. 1. V. les pénétrantes analyses de Mathilde Boutonnet, Le principe de précaution en droit de la responsabilité civile, thèse Orléans, éd. 2005 et « Bilan et avenir du principe de précaution en droit de la responsabilité civile », D. 2010. 2262 s. ; v. aussi les études novatrices de Catherine Thibierge : art. préc. RTD civ. 1999. 561 s., chron. préc. D. 2004. 577 s., et D. Tapinos, Prévention, précaution et responsabilité civile, thèse Paris, éd. 2008 ; rappr. L. Neyret, Atteintes au vivant et responsabilité civile, thèse Orléans, éd. 2006. 2. D. Truchet, « Douze remarques simples sur le principe de précaution », JCP 2002, Art. 138, p. 533 ; J.-P.  Desider, « La précaution en droit privé », D.  2000. Chron.  238  s. ; B.  Mathieu, « L’avenir du principe de précaution », JCP 2001. Act. 2025.

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d’attacher à celui-ci une portée plus générale, liée au développement du droit de l’environnement. Face à une telle idée, la Cour de cassation exprima sa réticence 1. 917 L’environnement ¸ Précédemment envisagée dans le cadre du principe de précaution, la protection de l'environnement occupe une place grandissante dans le système juridique 2. D’une part, une réforme a été opérée par la loi constitutionnelle du 1er mars 2005. Il en est résulté, par renvoi du préambule de la Constitution de 1958 (al. 1er) à la Charte de l’environnement dans une nouvelle rédaction, un certain nombre de dispositions, spécialement un article 4 ainsi rédigé : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertain en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption des mesures probatoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage » 3. À partir de là, on a constaté une réticence de la jurisprudence, surtout administrative, devant la mise en œuvre du principe de précaution 4. D’autre part, la directive communautaire no 2004/35/CE du 21 avril 2004, relative à la responsabilité environnementale 5, a été transposée en droit français par la loi du 1er août 2008 6, qui a institué en la matière 1. Ex. : Civ. 2e, 18 déc. 2003, Bull. civ. II, no 405, RTD civ. 2004. 294, obs. P. Jourdain. 2. V.  M.  Boutonnet, « La reconnaissance du préjudice environnemental », Environnement. 2008. Chron. 2, p. 11 ; L. Neyret, « La réparation des dommages à l’environnement par le juge judiciaire », D. 2008. Chron. 170 s. ; J.-H. Robert, « Le droit de l’environnement », in Responsabilité civile et responsabilité pénale : regards croisés, RCA 2013. Dossier 28. – V. aussi « Pour un droit économique de l’environnement », Mélanges Gilles J. Martin (à paraître). 3. Un tribunal administratif n’a pas tardé à en déduire que le législateur avait érigé le droit à l’environnement en liberté fondamentale de nature constitutionnelle. – V. Ch. Huglo, « Pour la première fois de son histoire, le droit de l’environnement est reconnu comme un droit fondamental », Envir. juin  2005, chron. no 6 et TA  Châlons-en-Champagne, 29  avril 2005, AJDA 2005. 1357. 4. J.  Raynaud, « Regard critique sur les réticences envers le principe de précaution », JCP E 208. 2532. – V. aussi M. de Guillenchmidt et D. Bandon, « Des réticences du juge français envers la référence au principe de précaution en matière de santé », Gaz. Pal. 6 avr. 2007, p. 19. – V. cep., au sujet du principe de prévention, CE 4 août 2006, LPA 14 mars 2007. 5. I. Doussan, « Le droit de la responsabilité française à l’épreuve de la responsabilité environnementale instaurée par la directive du 21 avril 2004 », LPA 2005, no 169, p. 3 ; P. Kromack et M. Jacqueau, « Réflexions autour de la transposition de la directive… », Envir. 2004. Étude 18. 6. Loi complétée par une ordonnance du 26 févr. 2009. – V. L. Fonbaustier, « Les nouvelles orientations du principe de responsabilité environnementale sous la dictée du droit communautaire. À propos de la loi du 1er août 2008 », JCP 2008. Act. 544 ; B. Parance, « À propos de la loi relative à la responsabilité environnementale », RLFC nov. 2008, p. 15, s. ; Ch. Huglo, « La prévention et la réparation des dommages de l’environnement après la loi du 1er août 2008 », LPA 24 nov. 2008, p. 6  s. Puis, à propos du décret du 23  avril 2009, L.  Fonbaustier, JCP  2009. Actu.  252 ; F.-G. Trébulle, « La loi du 1er août 2009 relative à la responsabilité environnementale et le droit privé », BDEI 2008, no 18, p. 37 ; C. Grare-Didier, « La responsabilité civile par atteinte à l’environnement », in Le droit de l’environnement, Journées nationales Capitant, Caen, 2010, p. 149 s.

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GÉNÉRALITÉS

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un régime de police administrative et a été complétée par un décret du 24 avril 2009 1. Le système retenu révèle bien un dépassement des frontières habituelles des disciplines juridiques dans les relations entre le droit public et le droit privé. Dans la ligne des dispositions de la directive, l’on a considéré que, si la loi de 2008 a bien considéré l’instauration d’une certaine police administrative, c’est cependant en utilisant les concepts et les règles du droit privé, plus précisément de la responsabilité civile, qu’elle a aménagé les règles applicables 2. Cette tendance s’est confirmée avec la loi no 2016-1087 du 8 août 2016 sur la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, qui a créé un nouveau chapitre, au sein du Titre relatif à la responsabilité civile, consacré à la « réparation du préjudice écologique » (art. 1246 à 1252). Sur le préjudice écologique et sa réparation, v. ss 940 s. Les orfèvres, face au développement d’une branche nouvelle et nécessaire du droit de la responsabilité, n’ont pu que constater que les terrains nouveaux des fautes, des risques et des dommages, lorsqu’ils sont découverts et compris dans leurs originalités, appellent une reprise éventuelle des techniques habituelles. Il est vrai que, si la politique de défense de l’environnement a emprunté une voie de réflexion et d’aménagement inspirée du droit de la responsabilité, cela n’a pas été sans une adaptation, voire un renouvellement des concepts et des règles classiques 3. Le fait est que le principe pollueur-payeur, s’il a pu paraître insolite dans un premier temps, a bien marqué une fidélité à une constante habituelle du lien entre un comportement dommageable et une relation anticipée ou subséquente avec la prise en compte d’un préjudice, y compris d’un préjudice collectif. Nombre de notions sont en outre empruntées aux développements du droit civil de la responsabilité quant à la nature, objective ou subjective, du fait dommageable et de sa réparation, ainsi que sur la causalité, sur la coactivité et sur ce qui est réparation ou ce qui rend celleci nécessaire. Mais dans quelles limites, faute de prévention suffisamment bien articulée ? Le tout s’accompagne, par l’effet d’une sorte implicite d’échange intellectuel, de ce que l’on a justement appelé un « enrichissement des notions de dommage et de réparation » 4. 918 De la réparation à la prévention ¸ L'on est bien conscient, à notre époque, d'une dissociation bien plus importante que dans le passé, entre l'aspiration à une protection accrue contre les incidences des nouvelles technologies, autant qu'il est possible, la prise en compte par 1. V. le décret du 24 mars 2009 relatif à la prévention et à la réparation de certains dommages causés à l’environnement : les contours d’un régime enfin précisés, LPA 15 juill. 2009, p. 9 s. 2. V. S. Carval, « Un intéressant hybride de “la responsabilité environnementale” de la loi no 2000-757 du 1er août 2008 », D. 2009. Chron. 1652 s. 3. V. S. Carval, chron. préc., spéc. no 8 s. 4. S. Carval, chron. préc., no 11 s.

LA RESPONSABILITÉ EXTRACONTRACTUELLE

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la collectivité 1, plus profondément par le droit, des mésaventures de la vie en sociétés. À cet égard, on voit bien que c’est tout l’esprit d’une société qui est en cause 2. C’est dans un ordre d’idées semblable que l’on a été conduit à s’interroger davantage que par le passé sur le domaine de la réparation du dommage. L’équité étant rarement absente, la réparation intégrale toujours plus ou moins forfaitaire, la prise en compte du temps et de la temporalité est inévitable et les données économiques et environnementales sont de plus en plus prégnantes 3. Il est constaté que la responsabilité civile ne peut pas – ne peut plus ? – être uniquement axée sur la réparation ou ce qui en tient lieu, et qu’il est aussi de son essence de mettre fin à des comportements ou à des situations illicites, même s’il n’en résulte pas – ou pas encore – des préjudices avérés et certains, traités alors en termes de réparation. 4 La remontée dans le temps, de la réparation du passé à la prévention des préjudices possibles de l’avenir a conféré une importance grandissante à des exigences de prévention, accompagnées de sanctions appropriées 5. Une réflexion renouvelée des mesures retenues en termes de prévention peut aboutir à des réparations anticipées des préjudices, à un dépassement de l’idée classique de sanction, trop longtemps attachée à une violation tardive des exigences du droit positif, à la reconnaissance du risque de préjudice, à l’admission d’un principe de prévention proportionnelle, le tout aboutissant, non sans regard comparatif, à une conception nouvelle de la sanction 6.

1. V. not, dans une littérature très nourrie, C. Castets-Renard, « Le renouveau de la responsabilité délictuelle des intermédiaires de l’internet », D. 2012. Chron. 827 s., et les réf. 2. V. G. Erner, « La société des victimes », La Découverte, 2006 et, sur ce livre, R. Boudon, « Effets pervers de la compassion », Revue Commentaire 2007. 287 s. 3. V.  « Les limites de la réparation du préjudice », dossier d’un séminaire « Risques, assurances, responsabilités », éd. Dalloz, 2009. 4. V. C. Bloch, La cessation de l’illicite, recherche sur une fonction méconnue de la responsabilité civile extracontractuelle, thèse Aix-Marseille, 2007 ; G. Viney, « Cessation de l’illicite et responsabilité civile », Mélanges Goubeaux, 2009, p. 000 s. – V. aussi M. Mekki, « La cohérence sociologique en droit de la responsabilité civile », Mélanges Viney, 2008, p. 759 s. ; D. Tapinos, Prévention, précaution et repsonsabilité civile, thèse préc. 5. V. C. Sintez, La sanction préventive en droit de la responsabilité civile, contribution à la théorie de l’interprétation et de la mise en effet des normes, thèse Orléans, 2009, éd. 2011. 6. V. C. Sintez, op. cit., et la préf. de C. Thibierge et de P. Norean.

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SOUS-TITRE 1

Le fait dommageable 919 La nécessité d’un fait dommageable ¸ À la différence de la responsabilité pénale, laquelle peut être engagée du seul fait de la tentative, la responsabilité civile suppose, dans sa vision traditionnelle, un fait dommageable, c'est-à-dire un fait ayant porté préjudice. Encore faut-il observer – et là est la difficulté – que, du moins en l'état actuel du droit positif, tous les faits dommageables ne donnent pas lieu à réparation 1. En effet, tel qu’il est pris en considération aujourd’hui par le droit positif, le phénomène de la responsabilité civile implique la réunion de diverses conditions : quant au préjudice (Chapitre 1) ; quant au fait générateur de responsabilité (Chapitre 2) ; quant au lien de causalité entre le fait et le dommage (Chapitre 3).

1. V. J.-S. Borghetti, Les intérêts protégés et l’étendue des préjudices réparables en droit de la responsabilité civile extracontractuelle, Mélanges Viney, 2008, p. 145 s. ; J. Lagoutte, Les conditions de la responsabilité en droit privé : éléments pour une théorie générale de la responsabilité juridique, thèse Bordeaux 2012.

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LE PRÉJUDICE

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CHAPITRE 1

920 Dommage et préjudice ¸ La vie en société n'est pas toujours paisible. Elle peut entraîner des ennuis, des désagréments, des contretemps. Cela ne suffit pas pour déclencher, même en temps de paix ou du moins de tranquillité, des processus de remise en ordre de la vie sociale par un recours à l'invocation du droit, sinon à un recours à la police. Il n'est pas exclu au demeurant que les contrariétés et les ennuis soient dans certaines circonstances admis par la société, au grand dam de ceux qui sont exposés à en subir les conséquences. Dès lors qu'une attitude est ordinaire – par exemple entre voisins –, ou loyale – par exemple entre concurrents dans la vie commerciale –, on peut difficilement considérer que ce que fait l'un ne porte pas tort à l'autre, disons qu'il lui cause ce qu'on est tout naturellement porté à considérer comme un dommage appelant réparation. Mais l'évolution de la vie sociale conduit à distinguer les dommages et les préjudices, en ce que ceux-ci sont parmi tous les dommages ceux qui sont, à certaines conditions, des éléments constitutifs de la responsabilité civile 1. S’il est vrai que la distinction du dommage et du préjudice n’est pas admise par tous les auteurs 2 et que dans des droits étrangers, elle est importante 3, il est à tout le moins opportun de la retenir en droit français, en observant notamment la prise en considération des « troubles anormaux du voisinage » à l’article 1244 du projet de réforme, ce qui – sans être novateur –, illustre bien l’existence de troubles normaux et pas seulement anormaux du voisinage. La distinction du dommage et du préjudice retient aujourd’hui bien plus que par le passé l’attention des auteurs. Tandis que le dommage serait « défini comme toute lésion subie, atteinte à un bien ou à une personne… », le préjudice « en serait la conséquence » 4. Plus précisément, « une chose est la lésion, l’atteinte, celle des corps (dommage corporel), des choses (dommages matériels), des sentiments (dommage moral) ; autre chose sont les répercussions de la lésion, de l’atteinte, répercussions 1. V. cep. F. Leduc, Faut-il distinguer le dommage et le préjudice ? Point de vue privatiste in Dossier : Le préjudice, Regards croisés privatistes et publicistes, Colloque Tours 2009, RCA mars 2010, dossiers 1 à 34 ; Ph. Stoffel-Munck, obs. sous Civ. 3e, 8 nov. 2006, JCP 2007, I, 116, no 1 (resp. contractuelle). 2. V.  not. G.  Viney, in Le préjudice : entre tradition et modernité, Ass. H.  Capitant, Journées franco-japonaises, t. I, 2013, p. 199. 3. V. not. Les Journées franco-japonaises, préc. 4. M. Mekki, La place du préjudice en droit de la responsabilité civile, in Le préjudice entre tradition et modernité, Assoc. H.  Capitant, Journées franco-japonaises, 2013, p. 9 ; S.  Rouxel, Recherches sur la distinction du dommage et du préjudice en droit civil français, thèse Grenoble, 1994.

LE fAIT DOMMAGEABLE

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de ces événements ». Certains auteurs, amateurs d’observations séduisantes, ont ajouté que le dommage relève de la réparation, tandis qu’au sujet du préjudice il s’agit de compensation 1.

SECTION 1. LES CARACTÈRES DU PRÉJUDICE 921 Existence d’un préjudice ¸ L'existence de ce préjudice peut susciter diverses difficultés. Ainsi en est-il lorsque, ayant d'ores et déjà été indemnisée par un autre que le responsable, la victime prétend obtenir aussi de celui-ci une indemnité. Est-ce possible, bien que le préjudice, s'il a existé, a disparu, ou, à tout le moins, a été déjà indemnisé par un assureur, par la Sécurité sociale ou par une autre entité ? La réponse est, en principe, affirmative, car l'on estime que les sommes reçues par la victime de la part d'un autre que le responsable le sont à un autre titre que celui de la réparation, de sorte que l'on peut soutenir que le préjudice n'est pas encore réparé. Mais cette réponse est largement dépourvue de conséquences dans la mesure où des textes spéciaux ont soit admis la transmission à l'assureur du droit à réparation de la victime (en cas d'assurances de dommages, mais non en cas d'assurances de personnes, v. ss 1119), soit subrogé les caisses de sécurité sociale ou d’autres entités qui ont pu avoir à verser des pensions dans les droits de la victime de l’accident (v. ss 1122 s.) Plus délicate est la question posée lorsque la victime exposée à un risque de préjudice tenant à un produit défectueux prend l’initiative, à titre préventif, de faire procéder à un remplacement générateur de dommage. La question, du moins telle qu’elle est envisagée ici, ne concerne pas la détermination du lien de causalité en rapport avec l’intervention de la victime, mais, en tant que telle, la situation dommageable dans laquelle se trouve celui qui se prétend victime, sans qu’il s’agisse de raisonner en termes de responsabilité préventive. En d’autres termes, le risque de préjudice, s’il est suffisant, équivaut à un préjudice certain et non éventuel 2. Dans cette voie, la crainte de subir d’autres atteintes graves constitue un préjudice moral dont il n’y a pas lieu d’exclure la réparation 3, ce qui, progressivement, conduit à envisager la question sur le terrain du principe de précaution.

1. M.  Mekki, art. préc., p. 10 ; C.  Bloch, La cessation de l’illicite. Recherche sur une fonction méconnue de la responsabilité extra-contractuelle, thèse, 2018, no 120. 2. Rappr. sur le risque d’éboulement d’une falaise, Civ. 2e, 26 sept. 2002, D. 2003. 1257, note O. Audic, RTD civ. 2003. 100, obs. P. Jourdain, JCP 2003. I. 154, obs. G. Viney. 3. V.  au sujet de sondes cardiaques défectueuses, Civ.  1re, 19 déc. 2006, no 05-15.719 et no 05-15721, RTD civ. 2007. 352, obs. P.  Jourdain, RCA 2007, comm. no 64, obs. C.  Radé, D. 2007. 2897 s., obs. P. Brun, JCP 2007. II. 10052, note S. Hocquet-Berg ; 28 nov. 2007, Bull. civ. I, no 372, JCP 2008. I. 125, no 7, obs. Ph. Stoffel-Munck ; Civ. 2e, 15 mai 2008, RCA 2008, comm. 214, JCP 2008. I. 186, no 1, obs. Ph. Stoffel-Munck, RTD civ. 2008. 679, obs. P. Jourdain.

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LE PRÉJUDICE

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L’existence d’un préjudice, condition nécessaire, n’est pas une condition suffisante. S’il n’est pas indispensable, comme en matière de responsabilité contractuelle (v. ss 564), que le préjudice soit prévisible 1, encore faut-il qu’il soit certain et direct. Il arrive que la réalisation d’un événement fautif conduise à considérer qu’un préjudice en résulte nécessairement, sans que l’on s’interroge à proprement parler sur l’existence véritable d’un préjudice. Il en résulte alors qu’un préjudice « est automatiquement déduit de l’existence d’une faute » 2. Sur le chemin de la présomption de préjudice, faisant en quelque sorte pendant aux présomptions de faute, les exemples tendent à se développer. Ainsi peut-il en être en cas de violation d’une obligation contractuelle de ne pas faire 3, de prise de possession prématurée d’un terrain privé en vue de la construction d’une école 4 ou encore d’absence de mise en place d’institutions représentatives du personnel 5. On peut être tout naturellement porté, dans ces divers cas, à faire état d’un recours camouflé à la sanction de la peine privée 6. 922 Le préjudice collectif ¸ Il arrive que plusieurs personnes soient victimes d'un même accident et que le préjudice soit subi de manière identique par elles. Dans d'autres hypothèses, les règles applicables peuvent varier, par exemple en cas d'interférence du droit public et du droit privé selon les victimes ou encore qu'il y ait lieu de tenir compte de la responsabilité contractuelle et de la responsabilité délictuelle. L'individualisation des victimes n'entraîne pas, même si la situation peut être complexe, un abandon des raisonnements habituels. Il arrive aussi que l’importance d’une masse de victimes entraîne une nouveauté, le quantitatif en s’amplifiant entraînant un changement d’ordre qualitatif. Ainsi en est-il en cas de survenance d’un dommage [ou préjudice] de masse 7. L’on est conduit à retenir tous les cas où « un fait générateur analogue cause des dommages à un grand nombre de personnes, ces dommages étant le plus souvent mais pas automatiquement de même nature » 8. Pratiquement ignoré du Code civil, le changement 1. En l’absence ici de contrat, d’accord préalable, il ne peut être question d’une distinction du préjudice prévisible – au sens de l’art. 1150 – et du préjudice imprévisible ; comp. sur l’imprévisibilité en matière d’exonération, v. ss 1023. 2. Ph. Stoffel-Munck, obs. JCP 2011, p. 2375, sur Soc. 17 mai 2011, JCP 2011, act. 694, obs. N. Dedessus-Le-Moustier. 3. Civ. 1re, 31 mai 2007, JCP 2007. I. 185, obs. Ph. Stoffel-Munck. 4. Civ. 3e, 9 sept. 2009, Bull. civ. III, no 185, D. 2010. 49, obs. Ph. Brun, Dr. et patr. 2010, no 188, obs. J. B. Seube. 5. Soc. 17 mai 2011, JCP 2011. 6. Ph. Stoffel-Munck, obs. préc. JCP 2011. 2376. 7. A. Guégan-Lécuyer, Dommages de masse et responsabilité civile, thèse Paris I, éd. LGDJ 2006, préface P. Jourdain, avant-propos G. Viney ; J.-S. Borghetti, Le préjudice de masse, Journées francojaponnaises, t. I, 2013, éd. Bruylant et LBLV, p. 153 s. 8. J.-S. Borghetti, art. préc., p. 154.

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de dimension avait déjà été considéré par Geneviève Viney, dès 1965 dans sa thèse de doctorat 1, mais c’est après quelques décennies que le traitement juridique des dommages de masse s’est affirmé, d’abord dans une ligne de pensée individuelle 2, puis dans une perspective collective, que ce soit en procédure 3, et même, quoique de manière encore timide, en droit substantiel 4.

§ 1. Le préjudice doit être certain 923 Préjudice actuel et préjudice futur ¸ Sans préjudice, pas de droit à réparation 5. L’existence de ce droit ne fait pas, à ce propos, difficulté, si le préjudice s’est déjà réalisé, soit parce que la victime a éprouvé une perte (damnum emergens), soit parce qu’elle a manqué un gain (lucrum cessans). Ce manque à gagner, tout comme les pertes, est d’ailleurs actuel. Mais on ne saurait se contenter de cristalliser de la sorte la situation ; il faut aller plus loin et considérer qu’un préjudice futur peut, lui aussi, être considéré comme certain, surtout si son évaluation judiciaire est possible. Lorsque, par exemple, un préjudice appelé à se prolonger dans le temps donne lieu à la condamnation du responsable au versement d’une rente viagère, il est bien évident que l’on tend de la sorte à assurer la réparation d’un préjudice certain, mais futur 6. Tous deux certains et donnant donc lieu à réparation (actuelle ou future, mais de toute façon certaine, du moins dans l’intention de ceux qui l’accordent), le préjudice actuel et le préjudice futur s’opposent au préjudice éventuel, dont la réalisation n’est pas certaine et qui ne peut donner lieu à réparation, tant que l’éventualité ne s’est pas transformée en certitude 7. Les discussions relatives à l’exigence du caractère actuel du préjudice sont bien connues quand on envisage la prise en compte de suites certaines de faits dont la réalisation est d’ores et déjà acquise. Mais il peut aussi, du 1. Le déclin de la responsabilité individuelle, thèse Paris 1965. 2. Ex. : J. Knetsch, Le droit de la responsabilité et les fonds d’indemnisation, thèse Paris, éd. LGDJ 2013 ; J.-S. Borghetti, art. préc., p. 157. 3. V. M. Bacache, Introduction à l’action de groupe en droit français. À propos de la loi du 17 mars 2014, JCP 2014. 177 ; S. Amrani-Mekki, L’action de groupe. Un pas en avant, un pas en arrière !, in M.  Bourassin et J.  Revel (dir.), Réformes du droit civil des affaires, Dalloz, 2014, p. 283. 4. J.-S. Borghetti, art. préc., p. 163. 5. Cela ne peut manquer d’évoquer la règle procédurale : « Pas d’intérêt, pas d’action ». – Sur la nécessité d’une constatation du dommage par les juges, v.  Civ. 19  avr. 1956, D.  1956, somm. 108 ; Crim. 5 janv. 1963, D. 1963. 263. 6. V.  aussi, sur un préjudice temporaire mais certain, Crim. 13  nov. 2013, RCA  2014, comm. 38, obs. C. Corgas-Bernard, RTD civ. 2014. 130, obs. P. Jourdain. 7. Civ. 19  mars 1947, D.  1947.313 ; Crim. 21  nov. 1968, Gaz. Pal. 1969.1.100, RTD civ. 1969.778, obs. G. Durry ; Civ. 3e, 11 juill. 1968, JCP 1969. II. 15721, note B. Boccara, RTD civ. 1969. 778, obs. G. Durry ; 13 déc. 1977, Bull. civ. III, no 440, p. 334, RTD civ. 1978. 652, obs. G. Durry.

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fait du seul rayonnement d’un dommage, exister un processus d’exemplarité de nature à fonder une politique juridique de prévention. Cette perspective suffisamment raisonnable explique le recours à des sanctions, voire à des mesures de caractère plus général 1. 924 La perte d’une chance ¸ La distinction du préjudice futur (réparable) et du préjudice éventuel (non réparable) se manifeste en cas de perte d'une chance même minime 2. Est, par exemple, perdue la chance qu’avait un plaideur de gagner son procès, dès lors qu’un auxiliaire de justice a négligé d’accomplir un acte de procédure 3. Est encore perdue la chance, pour le propriétaire d’un cheval, de gagner une course si, du fait d’un retard ou d’un accident, l’animal ne peut prendre le départ. Est aussi perdue la chance, pour un candidat, de réussir à un examen ou à un concours, si un accident l’empêche de s’y présenter. Dans de tels cas, il y a une perte actuelle. Mais, dans la mesure où la réussite n’était pas assurée, ce qui a été perdu ne présentait-il pas un caractère éventuel ? Il ne s’agit pas, dans de tels cas, d’accorder à la victime l’avantage que la survenance de l’accident l’a irrémédiablement privée de la possibilité de briguer, car ce serait supposer qu’à coup sûr, le plaideur aurait gagné son procès, l’éleveur sa course, le candidat son examen ou son concours. Il s’agit seulement de considérer que la chance perdue valait quelque chose, ce dont la victime a été privée. Ainsi, à travers la prise en considération de la perte d’une chance, plusieurs questions se présentent. Il convient tout d’abord de déterminer l’existence d’un préjudice. Celui-ci n’équivaut pas, normalement, à l’hypothèse d’une pleine réalisation d’une chance, laquelle n’est par hypothèse jamais certaine. La perte d’une chance étant supposée acquise, il s’agit ensuite d’établir un lien de causalité entre un comportement déterminé et cette perte de chance. C’est dire qu’il s’agit, en quelque sorte, de discerner une relation particulière entre une perte certaine et un préjudice incertain. Ce n’est d’ailleurs pas le seul cas dans lequel il faut, surtout en droit de la responsabilité, accorder le certain et l’incertain. La jurisprudence considère que la perte d’une chance réelle et sérieuse constitue un préjudice certain appelant réparation et qu’elle consiste dans

1. V. Cyril Sinthez, La sanction préventive en droit de la responsabilité civile, Contribution à la théorie de l’interprétation des normes, thèse Poitiers-Montréal, 2009. 2. V. P. Esmein, Le prix d’une espérance de vie, D. 1962.Chron. 151 ; C. Ruellan, La perte d’une chance en droit privé, RRJ 1999.729 ; M. Bacache, La réparation de la perte de chance : quelles limites ?, comm sous Civ. 1re, 16 juin 2013, D. 2013. 619 s. ; O. Deshayes, note RDC 2009. 1032 s. ; La perte de chance, coll. Orléans 12 févr. 2013, dir. Olivia Sabord, LPA 2013, no 218 ; P.  Jourdain, La perte d’une chance en droit français, in Le préjudice entre tradition et modernité Trav. Capitant, 2013, t.  I, p. 107  s. ; Civ.  1re, 12  oct. 2016, D.  2017. 47, obs. J.-S. Borghetti. 3. V. sur la perte d’une chance provenant de la faute d’un avocat, Civ. 1re, 19 déc. 2013, LPA 2014, no 66, p. 7.

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la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable 1. On observera que la solution est traitée dans les mêmes termes en matière contractuelle et en matière délictuelle 2. A été notamment indemnisée la perte de la chance d’acquérir un immeuble par la faute d’un notaire ou la perte de la chance de gagner un procès par la faute d’un huissier, d’un avoué, d’un avocat 3. Appelle aussi indemnisation la perte de la chance, de participer à une course 4. Au sujet de la perte de la chance de la réussite professionnelle, les décisions sont nombreuses, spécialement quant à la perte de la chance de réussir à un examen ou à un concours 5, d’embrasser une carrière lucrative 6, d’obtenir une promotion 7. Le critère auquel se réfère volontiers la jurisprudence est d’ordre temporel : pour que la perte de la chance de réussir, spécialement à un examen ou à un concours, soit indemnisable, il faut que l’avantage escompté ait été à bref délai 8. Au sujet d’un accident entraînant la mort d’une personne âgée de 16 ans, la Cour de cassation a écarté la réparation d’une perte de chance de vie 9.

1. Civ. 1re, 26 nov. 2006, JCP 2006, IV, 3475, JCP 2007. I. 115, no 2, obs. Ph. Stoffel-Munck ; 4 juin 2007, Bull. civ. I, no 217, JCP 2007, I, 185, no 2, obs. Ph. Stoffel-Munck ; v. aussi Civ. 1re, 27  mars 2012, RLDC, mai  2012, p. 22. – V.  aussi, au sujet de la perte d’une chance, même minime (5 %), Civ. 2e, 1er juill. 2010, RDC 2011. 83, note S. Carval ; Civ. 1re, 16 janv. 2013, no 12-14. 339, RTD civ. 2013. 380 s., note P. Jourdain. 2. Civ. 2e, 19 oct. 1976, Gaz. Pal. 1976, 2, Somm. 274 ; Civ. 1re, 17 nov. 1982, JCP 1983. II. 20056, note M. Saluden, D. 1984. 305, note A. Dorsner-Dolivet. 3. Civ. 29 avr. 1963, JCP 1963. II. 13226, concl. R. Lindon ; 16 mars 1965, D. 1965. 423 ; 18 juill. 1972, Bull. civ., no 188, p. 164 ; 16 juill. 1998, JCP 1998. II. 10143, note R. Martin. – Mais le plaideur n’ayant aucune chance d’obtenir la cassation d’un arrêt ne subit pas de dommage du fait que l’avocat au conseil a omis de soutenir un pourvoi : Ass. plén., 3 juin 1988, Bull. Ass. plén., no 6, p. 9, Gaz. Pal. 1988, 2, Pan. jur. 180, RTD civ. 1989.81, obs. P. Jourdain – Comp. Civ. 1re, 10 juin 1986, Bull. civ. I, no 162, p. 163 ; Soc. 14 févr. 2001, RCA 2001, comm. 152 ; Civ. 26 nov. 2006 préc. ; v. aussi Civ. 1re, 14 mai 2009, RDC 2009. 1373, note S. Carval. 4. Rappr. : au sujet de la faute d’un jockey, Civ. 2e, 4 mai 1972, D. 1972. 596, note P. Le Tourneau, Gaz. pal. 1972.2. 521, RTD. civ. 1972.783, obs. G. Durry ; 25 janv. 1973, D. 1974.230, note P. Porcher, JCP 1974. II. 17641, note A. Bénabent, RTD civ. 1973.573, obs. G. Durry ; au sujet d’un risque d’augmentation des saillies d’un étalon, Civ. 1re, 16 juin 1998, JCP E 1998.2077, note Leveneur. 5. Civ. 2e, 17 févr. 1961, no 137, p. 100, Gaz. Pal 1961.1.400 ; 9 avr. 2009, LPA 23 juill. 2009, no 146, p. 18. 6. Civ. 2e, 17 févr. 1961, préc. ; Crim. 23 févr. 1971, D. 1972.225, note P. Lecourtier ; Soc. 28 févr. 1973, Bull. civ. V, no 126, p. 111, D. 1973.IR.62 ; Civ. 2e, 9 nov. 1983, JCP 1985.II.20360, note Y. Chartier ; 27 févr. 1985, Bull. civ. II, no 52, p. 36, JCP 1985.IV.172, RTD civ. 1986.117, obs. J. Huet. 7. Civ. 2e, 9 juill. 1954, D. 1954.627 ; 20 déc. 1966, D. 1967.669, note M. Le Roy ; 31 janv. 1974, Bull. civ.  II, no 49, p. 38 ; Crim. 18  mars 1975, Bull. crim. no 79, p. 223 ; 9 déc. 1980, JCP 1981.IV.80. 8. Civ. 2e, 12 mai 1966, Bull. civ. II, no 564, p. 404, D. 1967. 3, Grands arrêts, t. 2 no 187 ; 10 oct. 1973, Bull. civ. II, no 254, p. 203. – En ce sens que l’appréciation de la perte de cette chance est une question de fait, v. Civ. 1re, 18 juill. 1972, Bull. civ. I, no 188, p. 164, RTD civ. 1973.344, obs. G. Durry ; Civ. 2e, 27 févr. 1985, préc. 9. Crim. 26 mars 2013, LPA 2013, no 168-169, p. 7.

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La jurisprudence est particulièrement liée aux données de fait : exclusion de la perte de chance de vie du fait d’une personne âgée de seize ans, ou encore d’un manquement à une obligation d’information 1. Il n’est pas douteux que la notion de perte de chance suscite, spécialement en droit français, une approche délicate, qu’il s’agisse de causalité ou de dommage 2. Les exemples précédemment indiqués correspondent bien à l’idée retenue. Mais à côté de cette démarche classique, la référence à la perte d’une chance a aussi été utilisée, par exemple en matière médicale, dans l’hypothèse d’une incertitude concernant l’existence d’un lien de causalité entre un fait imputable à une personne et la lésion subie par une autre. Et la jurisprudence indemnise alors la perte d’une chance, ce que des auteurs critiquent en faisant valoir qu’à la différence des hypothèses précédentes, où il y a bien une perte – par exemple celle de la chance de réussir à un examen ou de gagner à une loterie en cas de perte d’un billet –, il y a alors incertitude sur la causalité, faute de savoir si l’état de santé de la victime aurait ou non suivi son cours normal. Il se peut d’ailleurs que le degré d’incertitude augmente spécialement lorsqu’une personne manque à une obligation d’information destinée à permettre à une autre de procéder à un choix éclairé 3. Et l’on ne peut que constater alors à tel point tant d’événements de la vie peuvent affecter la probabilité si variable des événements 4. À partir de ces réflexions liminaires, il faut bien dégager des solutions. La Cour de cassation a décidé que la perte d’une chance consiste en « la disparition actuelle et certaine d’une causalité favorable » 5, pareille éventualité étant entendue largement, qu’il s’agisse d’un procès, d’un examen, d’un traitement. Et la Cour de cassation précise que « la réparation d’une perte de chance doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée » 6. L’interprète est nécessairement confronté aux charmes de la causalité et à ses subtilités très nécessaires. Faute de certitude au cœur du lien causal avec un préjudice hypothétique, il y a bel et bien « un préjudice de substitution » ou « palliatif » permettant de satisfaire une exigence de réparation 7. C’est ce qui explique tant une exigence de causalité que l’existence d’un préjudice certain 8. Dans le projet officiel de réforme déposé au Parlement, un article 1238 y est contenu, restrictif : « Seule constitue une perte de chance réparable, 1. Cass., ch. mixte, 8 juill. 2015, D. 2015. 2155, note V. Mazeaud. 2. V. J.-S. Borghetti, coll. préc., p. 3 s. 3. V. J.-S. Borghetti, Les intérêts protégés et l’étendue des préjudices réparables en droit de la responsabilité civile extra-contractuelle, Mélanges Viney, 2008, p. 145 ; O. Deshays, obs. RDC 2009. 1032. 4. V. J.-S. Borghetti, art. préc., LPA no 218, p. 145. Mais, « sur la perte de chance en quête d’unité », v. C. Sintez, coll. préc., p. 9 s. 5. Civ. 1re, 21 nov. 2006, JCP 2007. I. 115, note P. Stoffel-Munck. 6. Ex. Civ. 1re, 9 avr. 2002, Gaz. Pal. 2003, 2, Somm. 1289, obs. F. Chabas ; Civ. 2e, 17 févr. 2011, no 09-42.741, Gaz. Pal. 18 mai 2011. V. Anne Guégan-Lécuyer, coll. préc., no 4. 7. A. Guégan-Lécuyer, art. préc., no 4. 8. Crim. 6 juin 1990, no 87-12.433, RTD civ. 1991. 81, obs. P. Jourdain.

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la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable » (al. 1er). « Ce préjudice doit être mesuré à la chance perdue et ne peut être égal à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée » (al. 2). 925 La perte d’une créance ¸ Au sujet de la responsabilité des professionnels (rappr. v. ss 857), notamment des professionnels du droit 1, et plus spécialement des notaires ou de rédacteurs d’actes, on s’est demandé si, lorsqu’à la suite d’une faute du professionnel, le créancier perd une garantie ou se trouve privé d’une possibilité de recouvrer une créance, il en résulte à coup sûr un préjudice certain. Ce qui ne l’est pas, en tout cas, c’est la jurisprudence 2. Sans doute existe-t-il quand même un courant dominant suivant lequel la réparation du préjudice représenté par la perte d’une créance ou d’une garantie est subordonnée à la preuve d’une impossibilité d’obtenir le montant de cette réparation, par d’autres voies de droit 3. Or, à ce sujet, la marge de réflexion appelle quelques précisions 4 qui illustrent, en dépit du caractère souverain des juges du fond dans l’évaluation de la chance perdue 5, l’usage de ses pouvoirs par la Cour de cassation 6. Longtemps assez réservée quant aux règles gouvernant la réparation de la perte d’une chance, la Cour de cassation a, depuis quelques années, adopté en la matière, une attitude plus libérale, plus spécialement dans le cadre de la responsabilité médicale 7, y compris en cas de pluralité de responsables 8. Le terrain du débat demeure suspect lorsque la réparation de la perte d’une chance devient le remède apporté à une incertitude quant à l’exigence d’une causalité entre la perte d’une chance et le préjudice subi 9. Dans le même ordre d’idées, il a été décidé que le manquement du médecin à son obligation d’information du malade cause un préjudice que le juge peut laisser sans réparation 10. Sur les relations entre la perte d’une chance et l’imprévisibilité du préjudice, v. ss 924.

1. V. C. Brière, La certitude du préjudice dans la responsabilité des professionnels du droit, RCA 2004, comm. 17. 2. Sur les revirements de jurisprudence, v. Introduction générale, no 531 s. 3. Civ. 1re, 7 nov. 2000, Bull. civ. I, no 277, D. 2000. AJ. 435, obs. V. Avena-Robardet, RCA 2001, comm. 47, RTD civ. 2001, 370, obs. P. Jourdain. V. aussi civ. 1re, 1er juin 1999, Bull. civ. I, no 184, RTD civ. 2000, 121, obs. P. Jourdain. 4. Sur l’éventail de chance paraissant aller de 1 % à 99 %, v. Civ. 2e, 1er juill. 2010, Bull. civ. II, 2010, no 128, RDC 2011. 83, obs. S. Carval. 5. Civ. 1re, 28 janv. 2010, JCP 2010, no 474, note S. Hocquet-Berg, D. 2010, 947, G. Maître, RTD civ. 2010. 330, obs. P. Jourdain. 6. V. au sujet de l’objet même de la demande relativement à la perte d’une chance, Civ. 1re, 13 nov. 2008, Bull. civ. I, 257. V., sur ce point, Ph. Stoffel-Munck, obs. JCP 2012, I, 860, sur Com. 29 mars 2011. 7. V. les obs. de P. Jourdain, RTD civ. 2010. 331 sur Civ. 1re, 28 janv. 2019 préc. 8. Civ. 1re, 28 janv. 2010, préc. 9. V. Civ. 1re, 14 janv. 2010 et les obs. de P. Jourdain, préc. p. 332 s. 10. Civ. 1re, 3 juin 2010, D. 2010. 1484, obs. I. Gallmeister, 1522, note P. Sargos, JCP 2010. I. 1015, obs. Ph. Stoffel-Munck. – Comp. antérieurement, Civ. 1re, 13 nov. 2002, Bull. civ. I, 2002, no 265, RTD civ. 2003, 09, obs. P. Jourdain, RDC 2003. 47, obs. D. Mazeaud.

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§ 2. Le préjudice doit être direct 926 Signification de cette exigence ¸ En matière délictuelle comme en matière contractuelle (v. ss 859), le préjudice doit être la suite directe de l’accident. Dans une perspective voisine, le Code de procédure pénale (art. 2, al. 1) dispose expressément que l’action civile en réparation du préjudice causé par une infraction est accordée à tous ceux qui en ont souffert directement. Assez généralement, une idée simple explique ces diverses règles : il est peu conforme à la justice, à l’équité et au bon sens de faire supporter par quelqu’un toutes les conséquences, y compris les plus lointaines, de ses actes, même fautifs ; sur cette voie, d’ailleurs, on ne sait plus où l’on s’arrêterait. Au-delà de cette observation, l’exigence du caractère direct du préjudice appelle deux sortes de précisions : a) Négativement, il ne faut pas en déduire qu’à côté de la victime principale du préjudice, le chargé de famille par exemple, il ne puisse pas exister d’autres victimes, plus éloignées et qui souffrent de ses blessures ou de sa mort, matériellement ou moralement. Bien que l’on parle, en pareil cas, de préjudices par ricochet (v. ss 935), on doit considérer que ces victimes se prévalent à titre personnel (ou propre, dit-on encore) de préjudices directs. Sans doute, en cas de mort de la principale victime et si elles sont ses héritières, leur est-il possible d’invoquer aussi le droit à réparation né dans son patrimoine avant qu’elle ne meure, puis transmis à ses héritiers ; mais, même lorsqu’il y a, de la sorte, des actions exercées à titre dérivé (et non à titre propre), ce n’en est pas moins un dommage direct qui, dans un premier temps, si court soit-il, a fondé le droit à réparation 1. b) Positivement, on peut estimer que l’exigence d’un dommage direct n’est qu’une des faces d’un autre problème qui sera ultérieurement étudié (v. ss 1089 s.) : celui de la relation de causalité entre le fait dommageable et le préjudice. En ce sens, dire que le préjudice doit être direct, c’est dire qu’il doit y avoir entre l’un et l’autre un lien suffisant de causalité. Nul doute que les réflexions relatives à l’exigence de ce lien (v. ss 1090 s.) et à celle du caractère direct du préjudice se rejoignent. Nul doute que la causalité juridique soit différente de la causalité scientifique. Quand plusieurs données sont à l’origine d’un préjudice, la dose de causalité que le droit peut être porté à attribuer aux unes plutôt qu’aux autres, montre qu’une explication uniquement mécaniste des événements humains est souvent écartée et que la définition du caractère direct du préjudice s’en ressent. Or la pluralité des antécédents peut se manifester dans le temps et dans l’espace, le successif et le simultané. Pour illustrer cette question, on s’en tiendra ici à l’incidence des prédispositions de la victime (sur l’approche de ces questions à partir 1. Sur le préjudice spécifique de contamination, v. Civ. 2e, 4 juill. 2013, no 12-23.915, 1°, RTD civ. 2013, 846, obs. P. Jourdain ; v. aussi B. Walz, Réflexion autour de la notion de préjudice spécifique de contamination, RCA 2013, étude 5.

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de la responsabilité contractuelle, v. ss 859 ; du lien de causalité, v. ss 1090). S’il est normal de considérer que l’appréciation du préjudice s’opère in concreto, on peut cependant hésiter à tenir compte de l’état antérieur de la victime, de ses antécédents, dont on ne peut imputer la responsabilité à l’auteur du préjudice 1. Un équilibre quelque peu incertain a été réalisé par la jurisprudence qui semble actuellement distinguer trois hypothèses. Si les prédispositions de la personne ne se sont pas traduites par des manifestations extérieures attestant l’existence d’incapacités ou d’infirmités antérieures, le préjudice doit être intégralement réparé 2. Si, au contraire, les états pathologiques antérieurs étaient déterminés et extériorisés lors de l’accident, il en est tenu compte de sorte que la réparation mise à la charge du responsable ne doit porter que sur le nouveau préjudice 3 ; toutefois, ces prédispositions sont négligées et la réparation est intégrale lorsque l’accident a transformé radicalement la nature d’une invalidité préexistante 4.

§ 3. Le caractère légitime du préjudice 927 L’exigence d’un intérêt légitime ¸ En affirmant que la victime doit se prévaloir d'un intérêt légitime, on rejoint la définition même du droit subjectif : un intérêt juridiquement protégé, de sorte que l'on pourrait être conduit à se demander si le raisonnement ne relève pas de la tautologie. Pourtant, le droit processuel rend perplexe car il est dit à l'article 31 du Code de procédure civile que « l'action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention » 5. 1. J.-C. Montanier, L’incidence des prédispositions de la victime sur la causalité du dommage, thèse Grenoble, 1978, éd. 1981 ; J. Nguyen-Thann-Nha, L’influence des prédispositions de la victime sur l’obligation à réparation du défendeur à l’action en responsabilité, RTD civ. 1976.1 s. ; S. Hocquet-Berg, Les prédispositions de la victime, Mélanges H. Groutel, LGDJ, 2006, p. 169 s. – Rappr. A. Marais, La prédisposition génétique, thèse ronéot. Panthéon-Assas (Paris II), 2000, spéc. p. 391  s.  – Comp. au sujet des troubles de voisinage, Les biens, par F. Terré et Ph. Simler, no 315 s. 2. Civ. 2e, 13 oct. 1976, D. 1977.IR.37 ; 13 janv. 1982, JCP 1983.II.20025, note N. Dejean de la Bâtie ; 20 juill. 1983, Gaz. Pal. 1984.1, Pan. jur. 63, obs. F. Chabas ; Crim. 12 avr. 1994, Bull. crim. no 326 ; 14 févr. 1996, ibid. no 78 ; Civ.  2e, 28 févr. 1996, RCA 1996, comm. 163, JCP 1996.I.3985, no 15, obs. G. Viney. 3. Soc. 10 févr. 1966, Bull. civ. IV, no 168, p. 142 ; Civ. 2e, 14 déc. 1972, Gaz. Pal. 1973.2.587 ; Crim. 10 févr. 1976, D. 1976.297, rapp. E. Robert ; Civ. 2e, 11 oct. 1989, Bull. civ. II, no 178, p. 91. – Il en a été décidé de même au sujet d’un état pathologique préexistant et devant nécessairement provoquer une incapacité (Ass. plén. 27 nov. 1970, D. 1970.181, note R. Lindon) ; v. aussi Civ.  2e, 28 févr. 1996, D.  1996.IR.91 ; comp. Crim. 12  avr. 1994, Bull. crim. no 147, JCP 1994.I.3809, no 10, obs. G. Viney. 4. Civ. 2e, 19 juill. 1966, D. 1966.598, note M. Le Roy, JCP 1966.II.14902, note R. Meurisse, RTD civ. 1967.154, obs. G. Durry (borgne rendu aveugle à la suite de l’accident) ; Crim. 15 déc. 1965, JCP  1967.II.15162, note R. Meurisse ; Civ.  1re, 28  oct. 1997, Bull. civ.  I, no 298, p. 200, D. 1998.IR.8, RTD civ. 1998.123, obs. P. Jourdain. – V. au sujet du préjudice subi par des victimes par ricochet, Civ. 2e, 6 mai 1987, Bull. civ. II, no 107, p. 62, RTD civ. 1991.127, obs. P. Jourdain. 5. V. G. Wicker, La légitimité de l’intérêt à agir, Mélanges Y. Serra, 2006, p. 455 s.

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La notion de légitimité, approfondie en droit public ou en science politique, plus qu’en droit privé, surtout depuis que la distinction des enfants légitimes et des enfants naturels a disparu des textes 1, exprime l’existence d’une distinction entre légitimité et légalité. Par rapport aux règles régissant la responsabilité civile, le concept d’intérêt légitime peut servir à comprendre que la reconnaissance d’un droit subjectif n’est pas la seule voie par laquelle il est possible à la victime d’un préjudice de saisir les tribunaux, car il en va souvent ainsi lorsqu’il est causé un préjudice. Dans cette perspective, l’évolution du droit civil a marqué l’ampleur grandissante du recours à la notion de droit subjectif pour régir les conséquences des préjudices. Par rapport à cette évolution, l’article 1240 (anc. art. 1382) du Code civil et sa formulation générale suivant laquelle « tout fait quelconque de l’homme oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer » se maintient, mais en quelque sorte, accompagné de droits subjectifs nombreux qui modifient l’approche des choses 2. 928 Application quant aux obligations ¸ Certaines applications de la règle ne semblent pas faire difficulté, même lorsqu'il ne s'agit pas de la réparation d'un préjudice. On peut, à ce propos, tenir compte de la maxime nemo auditur… (v. ss 579), dont les tenants du matérialisme juridique le plus vigoureux, sinon le plus rigoureux, semblent fort bien s’accommoder. D’ailleurs il est normal de considérer que, lorsqu’un criminel est, du fait d’un tiers, découvert par la police, il ne peut demander réparation à ce tiers 3. C’est-à-dire qu’un préjudice incontestable ne donne pas nécessairement lieu à réparation. Tout comme un préjudice peut être légitime, par exemple en matière de concurrence loyale, un préjudice illégitime, dans telle ou telle de ses composantes, peut mettre obstacle à une réparation 4. Aussi bien le comportement fautif de la victime est-il tout naturellement pris en considération dans la détermination et l’aménagement de la réparation. On ne saurait oublier qu’on ne pourrait purement et simplement affirmer que la victime ne doit pas être laissée à son sort si dans son attitude elle s’est comportée de telle ou telle manière. Bref, ni la morale, ni l’équité, ni le droit, ne sauraient se satisfaire d’une illogique sélectivité.

1. F. Terré et D. Fenouillet, La famille, 8e éd. 2018, no 397 s. (ord. 4 juill. 2005). 2. V.  J. Séverin, La protection des droits subjectifs par la responsabilité civile, thèse Toulouse, 2012. – Sur la reconnaissance à un interdit de jeu de la possibilité d’agir contre le casino qui le laisse jouer et perdre, v. cep. Civ. 2e, 30 juin 2011, RCA 2011, comm. 313, obs. H. Groutel, CCC 2011, comm. 2107, obs. L. Leveneur, RTD civ. 2011. 770, obs. P. Jourdain. 3. Rappr., sur l’utilisation de la permission de la loi (fait justificatif) prévue à l’art. 73 C. pr. pén., pour parvenir à un résultat analogue, Civ. 2e, 10 juin 1970, D. 1970. 691, RTD civ. 1971. 146, obs. G. Durry ; v. aussi J.-B. Denis, L’action civile de la victime en situation illicite, D. 19975. Chron. 241 ; P. Jourdain, obs. RTD civ. 1994. 116 s. 4. Rappr. L. Cadiet, Sur les faits et les méfaits de l’idéologie de la réparation, Mélanges Drai, 2000, p. 495 s.

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L’irrégularité de la situation d’une personne dont les rémunérations n’ont pas été déclarées au fisc ou à l’URSSAF a justement conduit la Cour de cassation à refuser réparation d’un préjudice subi par une société du fait de l’absence d’une salariée à la suite d’un accident, au motif que jamais la victime n’avait figuré sur la liste du personnel et n’avait été déclarée à l’URSSAF 1. 929 Application quant aux personnes ¸ a) Du fait de la mort de l’un des concubins, l’autre subit la perte d’une chance – celle de continuer la vie commune – mais l’intérêt dont il se prévaut alors à l’encontre de l’auteur de l’accident est-il légitime ? Dans un arrêt de principe en date du 27 juillet 1937, la Chambre civile de la Cour de cassation ne l’avait pas pensé : elle décida que la concubine n’avait pas droit à des dommages-intérêts, parce que les relations de concubinage « ne peuvent, à raison de leur irrégularité même, présenter la valeur d’intérêts légitimes, juridiquement protégés » 2. Mais la Chambre criminelle de la Cour de cassation – appelée à se prononcer en la matière lorsque l’action civile est jointe à l’action publique – adopta ensuite une attitude différente en reconnaissant que le concubin survivant pouvait prétendre à des dommages-intérêts, sinon dans tous les cas, du moins lorsque le concubinage était suffisamment stable et n’impliquait pas de relations adultères 3. Après quoi la Cour de cassation a, en 1970, affirmé qu’un lien de droit n’était pas nécessaire pour permettre l’indemnisation du demandeur et relevé qu’en l’espèce le concubinage ne présentait pas de caractère délictueux 4. Dans la voie du libéralisme, elle s’est encore manifestée en décidant que le seul concubinage rendant illégitime l’intérêt à agir était celui où l’un ou l’autre concubin commettait l’adultère non pas au sens civil mais au sens pénal du mot 5. Puis l’on put considérer qu’en la matière, nulle restriction n’est finalement restée attachée au caractère légitime de l’intérêt (du préjudice), ce qui a été de pair avec la suppression par la loi du 15 juillet 1975 du délit pénal d’adultère. D’ailleurs la loi du 15 novembre 1999 qui a introduit en

1. Civ. 2e, 27 mai 1999, Bull. civ. II, no 105, p. 76, JCP 2000.I.197, no 4, obs. G. Viney, RTD civ. 1999.637, obs. P. Jourdain ; v. aussi Civ. 2e, 24 janv. 2002, D. 2002. 2559, note D. Mazeaud, JCP 2002.II.10118, note C. Boillot, Dr. et patr., avr. 2002, no 3061, p. 92, obs. F. Chabas, Defrénois 2002.789, obs. crit. R. Libchaber, RTD civ. 2002.306, obs. P. Jourdain. Grands arrêts, t. 2, no 191 ; Crim. 4 nov. 2008, JCP 2009, I, 123, no 1, obs. Ph Stoffel-Munck. V. aussi Civ. 2e, 22 févr. 2007, Bull. civ. II, no 49, RCA 2007, comm. 145, obs. S. Hocquet-Berg, RTD civ. 2007, 572, obs. P. Jourdain, JCP 2007, I, 185, no 1, obs. Ph Stoffel-Munck. 2. Civ. 27  juill. 1937, DP 1938.1.5, note R. Savatier, S.  1938.1.321, note G. Marty, Grands arrêts, t. 2 no 188. 3. Crim. 26 juin 1958, Gaz. Pal. 1958.2.160 ; 20 janv. 1959, Gaz. Pal. 1959.1.210 ; 20 janv. 1966, D.  1966.184, rapp. R.  Combaldieu, JCP  1966.II.14870, note G. Wiederkehr, RTD civ. 1966.536, obs. R. Rodière. 4. Ch. mixte, 27 févr. 1970, D. 1970.201, note R. Combaldieu, JCP 1970.II, 16305, concl. R. Lindon, note P. Parlange, Grands arrêts, t. 2 no 189. 5. V. J. Vidal, L’arrêt de la Chambre mixte du 27 février 1970, le droit à réparation de la concubine et le concept de dommage réparable, JCP 1971.I.2390.

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droit français le pacte civil de solidarité (Pacs) a aussi accordé au concubinage droit de cité dans le Code civil (art. 515-8). b) La naissance d’un enfant peut-elle, en tant que telle, constituer un préjudice dont il peut être demandé réparation ? Le développement de la contraception et la reconnaissance progressive du « droit à l’avortement » (Lois Veil et Neiertz) ont favorisé l’idée suivant laquelle la naissance d’un enfant, pour qui n’en désire pas et a cru faire, médicalement, le nécessaire pour ne pas en avoir, constitue un préjudice. Ne fût-ce que sur le terrain des intérêts matériels, l’octroi d’allocations familiales atteste, s’il en était besoin, que l’entretien et l’éducation d’un enfant ne sont pas gratuits. À supposer qu’un enfant soit, à sa naissance, parfaitement constitué, sans handicap, la question se présente dans sa netteté première. Affirmer alors que toute naissance est un événement heureux et que, lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris, ce n’est pas nécessairement affaire de droit. A priori, par rapport à un souhait de non-paternité ou de non-maternité, l’existence d’un préjudice n’est guère contestable. Reste à savoir si c’est un préjudice réparable, autrement qu’en termes de perte d’une chance… ou d’une malchance – Sur les conséquences attachées à la naissance d’un enfant handicapé, v. ss 1235 s. La Cour de cassation ne le pense pas. Elle a précisé que l’existence de l’enfant conçu ne peut, à elle seule, constituer pour sa mère un préjudice juridiquement réparable, même si la naissance est survenue après une intervention pratiquée sans succès en vue de l’interruption de grossesse 1. Cette simple formule porte à considérer que, s’il y a un préjudice, celui-ci n’est pas réparable parce qu’il n’y a pas d’intérêt légitime à en demander la réparation 2, bien que l’interruption volontaire de grossesse soit, dans certaines conditions, devenue légale 3. Qui ne voit d’ailleurs sur quelle voie l’on s’aventurerait en considérant que l’enfant parfaitement constitué peut être un préjudice ? Ni ses parents, ni d’ailleurs lui-même, ne sauraient à notre avis se plaindre d’un préjudice dû à la seule naissance d’un être humain, même si, pour beaucoup, la vie et la mort sont indissociables. Tout autre est la question de savoir si l’enfant handicapé peut s’en prendre à ceux par l’intermédiaire desquels il lui a été donné la vie (v. ss 1235).

1. Civ. 1re, 25  juin 1991, Bull. civ.  I, no 213, p. 140, D.  1991.566, note P. le Tourneau, JCP 1991.II.21784, note J.-F. Barbièri, RTD civ. 1991.753, obs. P. Jourdain ; v. aussi, dans le même sens, CE 2  juill. 1982, D.  1984.425, note J.-B.  d’Onorio, D.  1984.IR.21, obs. F.  Moderne et P. Bon, Gaz. Pal. 1993.1.193, note F. Moderne. 2. La Cour de cassation s’est bien gardée, en rejetant le pourvoi formé contre l’arrêt de la Cour d’appel de Riom (6 juill. 1989, D. 1990.284, note P. le Tourneau, D. 1991, somm. 179, obs. J. Penneau, JCP 1989.IV.342), de retenir les raisons utilisées par celle-ci : que le préjudice pouvait de toute façon être évité par un abandon de l’enfant, que le préjudice avait été volontairement recherché, etc. 3. V. cep. P. Jourdain, obs. préc., p. 754.

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Une référence à la légitimité de l’intérêt pour agir en justice, évoquée en d’autres temps à d’autres fins, passe par une distinction, bien connue des processualistes, entre le droit subjectif (intérêt juridiquement protégé) et le droit d’agir en justice en vue de sa protection, relatif à la légitimité de l’action en réparation de la naissance. Deux arguments sont avancés contre cette référence 1. D’abord « la connotation morale d’une telle explication », mais depuis quand une connotation morale – à supposer qu’il s’agisse de cela – entraînerait ipso facto la « fragilité » d’un raisonnement juridique ? L’on dénonce aussi une « hostilité à l’égard de l’avortement ». Sans contradiction logique on peut admettre l’interruption volontaire de grossesse, pourvu qu’elle soit réalisée sous certaines garanties, et considérer qu’en son absence, la naissance d’un enfant n’est pas un préjudice, pas plus que la mort, en elle-même et indépendamment des circonstances qui l’ont causée 2. Penser le contraire, c’est ouvrir la voie à des procès intentés un jour ou l’autre par des enfants aux parents qui les ont mis au monde, sans qu’aucune parade juridique puisse être trouvée.

SECTION 2. LES SORTES DE PRÉJUDICES 930 Diversité ¸ Les sortes de préjudices sont assez diverses, dans la mesure où les accidents peuvent être plus ou moins graves (l'on blesse ou l'on tue ; l'on abîme ou l'on détruit) et où ils peuvent atteindre des biens ou des personnes. Qu'il y ait ou qu'il n'y ait même pas de préjudice corporel ou matériel, il peut aussi arriver qu'une personne réclame réparation d'un préjudice moral. L'évolution de notre civilisation donne même à penser qu'il existe une sorte d'augmentation des types de dommages (des chefs de préjudice, dit-on aussi). On étudiera successivement les préjudices corporels, matériels, moraux, écologiques 3 et environnementaux.

§ 1. Le préjudice corporel

931 Les atteintes à l’intégrité physique ¸ Le préjudice corporel est avant tout l'atteinte portée à l'intégrité physique de la personne : les blessures

1. D. Mazeaud, Famille et responsabilité (Réflexions sur quelques aspects de « l’idéologie de la réparation »), Mélanges Catala 2001, p. 587. ; v. aussi Ch. Quézel-Ambrunaz, La responsabilité civile et les droits du titre I du livre I du Code civil, A la découverte d’une hiérarchie des intérêts protégés, RTD civ. 2012. 251 s. 2. V. en ce sens que la charge financière d’un enfant non désiré n’est pas une charge pour sa mère, Civ. 2e, 12 juill. 2007, RCA 2007, comm. 236 et repère 4 Groutel, JCP 2008. I. 125, no 1, obs. Ph. Stoffel-Munck. 3. V. aussi Les contours du préjudice à caractère professionnel, dossier RCA janv. 2013. 6 s.

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plus ou moins graves et plus forte raison de la mort 1. Ces préjudices appellent bien entendu l’indemnisation de la victime. Mieux vaut dire indemnisation plutôt que réparation, ce qui est évident en cas de décès. Pendant longtemps, ce préjudice corporel s’est difficilement distingué de l’incapacité partielle ou totale – c’est-à-dire d’un préjudice matériel qu’il entraîne le plus souvent (v. ss 932). Surtout depuis que la loi du 27 décembre 1973 a exclu le recours de la Sécurité sociale (v. ss 1120) sur la part d’indemnité de caractère personnel, correspondant aux souffrances physiques ou morales endurées par la victime et au préjudice esthétique et d’agrément 2, on a bien pris conscience que des espèces diverses de préjudices dits corporels ont appelé des observations particulières. Parmi eux, on retiendra, par exemple, le préjudice d’établissement, celui-ci consistant « en la perte d’espoir et de chance de réaliser un projet de vie familiale en raison de la gravité du handicap » 3 et se distinguant du déficit fonctionnel permanent 4. Pendant un certain temps, la définition du préjudice d’agrément a fait problème 5. La Cour de cassation considérait qu’il consiste dans la privation, totale ou partielle, provisoire ou définitive, des « plaisirs de la vie », des « joies de l’existence » ou encore des « agréments normaux de l’existence », ce qui correspondait à une notion large et objective, notamment par rapport aux joies que procure la pratique d’un sport 6. Cette conception large a été remise en cause lorsque la Cour de cassation a, en 2003, défini le préjudice d’agrément comme « le préjudice subjectif à caractère personnel résultant des troubles ressentis dans les conditions d’existence » 7, ce qui suscita l’hésitation quant au caractère subjectif de ce préjudice qui paraissait marquer une distinction avec le préjudice fonctionnel. Ultérieurement, cette conception restrictive a été atténuée par la Cour de cassation lorsque celle-ci a retenu la référence à la « privation des agréments de la vie normale… » 8. Bien que rendus dans le domaine des accidents du travail,

1. V.  L.  Morlet-Haïdara, Vers la reconnaissance d’un droit spécial du dommage corporel, RCA 2010, étude, no 13 ; Ph. Brun, Le dommage corporel en droit français, in Le préjudice entre tradition et modernité, Travaux Capitant, 2013, t. I, p. 75 s. ; M. et J.-D. Le Roy, L’évaluation du préjudice corporel, 20e éd. 2015. 2. J. Bedoura, Les incidences de la loi du 27 décembre 1973 sur les concepts traditionnels relatifs au préjudice, D. 1980, chron. 139. 3. Civ. 2e, 12 mai 2011, RCA 2011, comm. 277, D. 2012. 47, obs. Ph. Brun. 4. Civ. 2e, 13 janv. 2012, D. 2012. 281, obs. V. Da Silva, RTD civ. 2012, 316, obs. P. Jourdain. 5. V. L. Cadiet, Le préjudice d’agrément, thèse Poitiers 1983. 6. Civ. 2e, 22 févr. 1995, Bull. civ., II, no 61, arrêt no 1, D. 1995, 69, note Y. Chartier, somm. Com. 233, obs. D. Mazeaud, JCP 1996.11.225-70, note Dagorne-Labbé ; Bull. civ. II, no 61, arrêt no 2, JCP 1996.11.22570, note Dagorne-Labbé ; v. obs. P. Jourdain, RTD civ. 1995.629 S. – V. aussi Crim. 11 oct. 1988, Bull. Crim. no 338, p. 908, RTD civ. 1989.324, obs. P. Jourdain. 7. Ass. plén. 19 déc. 2003, Bull. civ. no 8, D. 2004. 161, note Lambert-Faivre, JCP 2004, II, 10008, note P. Jourdain, RTD civ. 2004. 300, obs. P. Jourdain. 8. Civ. 2e, 19 avr. 2005, Bull. civ. II, no 99, RCA 2005, comm. 2311, obs. H. Groutel, RTD civ. 2006, 119, obs. P.  Jourdain ; 11  oct. 2005, RCA 2005, comm. 345, RTD civ. 2006, 119, obs. P. Jourdain ; 5 oct. 2006, RTD civ. 2007, 127, RTD civ. 207, 127, obs. P. Jourdain.

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des arrêts ultérieurs de la Cour de cassation ont marqué un retour à une conception objective du préjudice d’agrément 1. Distingué du préjudice d’agrément, bien qu’il fasse « partie des agréments normaux de l’existence » 2, mais dans la ligne de la nomenclature Dintilhac (v. ss 1122), le préjudice sexuel est distingué du préjudice d’agrément 3. La réparation du préjudice corporel repose sur ce que l’indemnisation d’un dommage n’est pas fonction de la représentation que s’en fait la victime, mais de sa constatation par les juges et de son évaluation objective, cette interprétation a été adoptée de manière extensive : l’état végétatif d’une personne humaine n’excluant aucun chef d’indemnisation, son préjudice doit être réparé dans tous ses éléments 4. Il en est de même de la gêne dans la vie courante ou troubles dans les conditions d’existence de la victime 5. On peut dire aussi que « le préjudice est défini largement comme la diminution du bien-être de la victime » 6. Relèvent encore de la catégorie des préjudices corporels, indemnisés au titre du pretium doloris, les souffrances physiques, passées ou futures, subies par la victime 7. Il faut en dire autant du préjudice esthétique, même lorsqu’il n’est pas porté atteinte aux conditions matérielles d’existence 8.

1. Civ. 2e, 8 avr. 2010, 2 arrêts (09-11.634 et 09-14.047), RTD civ. 2010. 559, obs. P. Jourdain. – V. aussi, en ce sens que la réparation du préjudice d’agrément a exclusivement pour objet « l’impossibilité pour la victime de pratiquer régulièrement une activité spécifique sportive ou de loisirs », Civ. 2e, 28 mai 2009. RTD civ. 2009. 534, obs. P. Jourdain ; Civ. 2e, 29 mars 2018, LPA 26 juin 2018, note. Y. Dagorne-Labbé. 2. P. Jourdain, obs. RTD civ. 2010, p. 564. 3. Civ. 2e, 28 mai 2008, préc. ; 17 juin 2010, no 09-15-842, RTD civ. 2010, 562, précisant que « le préjudice sexuel comprend tous les préjudices touchant à la sphère sexuelle… ». 4. V. Civ. 2e, 22 févr. 1995, D. 1995. Somm. 233, obs. D. Mazeaud, JCP 1995.1.3853, no 20, obs. G. Viney ; 28 juin 1995. D. 1995.IR.215, RCA 1995, chron. 13, par M.-A. Péano. 5. Sur le fait que la réparation n’est pas subordonnée à des blessures de la victime, v. Crim. 21 oct. 2014, Gaz. Pal. 7-8 janv. 2015, note A. Guégan-Lécuyer, et 14-15 janv. 2015, obs. M. Jaonen, RTD civ. 2015. 140, obs. P. Jourdain. 6. L.  Cadiet, Le préjudice d’agrément, thèse Poitiers, 1983, p. 551 : P.  Jourdain, Le préjudice d’agrément, in Le préjudice : questions choisies, RCA, mai 1998, p. 11. – V. Soc. 5 janv. 1995, Bull. civ.  V, no 10, JCP  1995.I.3853, no 22, obs. G.  Viney, RTD civ. 1995.892, obs. P.  Jourdain. – V. aussi, sur la distinction du préjudice d’agrément et du préjudice esthétique : Soc. 16 nov. 1983, D. 1984.466, note Y. Chartier et les obs. de P. Jourdain, préc. – Sur le préjudice sexuel considéré comme un préjudice d’agrément, v. Crim. 29 oct. 1991. RCA 1992, comm. 5 ; sur l’utilité de leur distinction, non pas en droit social mais en droit processuel, v. Civ. 2e, 6 janv. 1993, Bull. civ. II, no 6, RCA 1993.chron. 7, par H. Groutel, RTD civ. 1993.587, obs. P. Jourdain. – Sur la distinction du préjudice d’agrément et du préjudice physiologique, v. ss 1122. 7. Sur la distinction du pretium doloris, préjudice corporel, et du préjudice moral constitué par la souffrance morale, v. Civ. 2e, 19 avr. 2005 et 11 oct. 2005, préc. RTD civ. 2006, 121, obs. P. Jourdain. En cas de décès de la victime, l’action se transmet aux héritiers, même en ce qui concerne le pretium doloris (Civ. 18 janv. 1943. DC 1943.45, note L. Mazeaud, JCP 1943.11.2203 ; 4 janv. 1944, DA 1944.106), à moins que la victime ne soit décédée dans un état comateux, peu après l’accident et n’ait donc de ce chef subi… aucun préjudice (Civ. 2e, 21 déc. 1965, D. 1966.181, note P. Esmein). – V. ss 935. 8. V. M. Guidoni, Le préjudice esthétique, thèse dactyl. Paris I, 1977 ; v. aussi le dossier sur le préjudice esthétique, in Gaz. Pal. 21-22 juin 2013, p. 5 s.

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§ 2. Le préjudice matériel ou économique 932 Présentation ¸ Distincts des préjudices corporels, mais pouvant coexister avec eux, le préjudice matériel, économique 1 ou encore professionnel en termes d’incapacité de travail, a pris une grande ampleur 2. Au fil des années, l’économie développe son influence et ses exigences. Ainsi en est-il du temps, cet argent de la vie des affaires, qui peut s’écouler entre les dommages et les réparations à travers une vision si souvent dépassée des dommages-intérêts compensatoires, tant il est vrai que les intérêts au taux légal peuvent se révéler dérisoires 3. Ne soyons donc pas étonnés que, notamment en droit communautaire, spécialement du fait de pratiques anticoncurrentielles, la durée du dommage soit prise en considération en tant que telle et non pas seulement en tant que base uniforme de calcul 4. En d’autres termes, il ne suffit pas de s’en tenir à la distinction du moratoire et du compensatoire, telle qu’elle est couramment utilisée, de manière abstraite et bien trop catégorique, en faisant abstraction du comportement de l’intéressé dans la situation et la période considérées 5. « Un préjudice qui dure, écrit alors Mme Suzanne Carval, c’est un préjudice qui s’aggrave » 6. 933 Concurrence ¸ L'histoire de la responsabilité civile s'est édifiée en France en continuation formelle de cinq articles du Code civil, dans un contexte qui, au tout début du xixe siècle, tenait à cet égard, du moins les activités commerciales, comme secondaires. C’est-à-dire que les dommages provoqués par l’activité commerciale occupaient une place secondaire dans l’approche des délits ou quasi-délits civils. Et si la concurrence a retenu l’attention dans un passé lointain, c’est en tant que la concurrence déloyale suscita de légitimes réactions, c’est tant du fait de sa déloyauté que de l’activité corrompue de celle-ci. Il en est resté quelque chose dans l’approche juridique de la matière en ce que l’analyse doctrinale de la concurrence s’est naturellement présentée, au moins dans un premier temps, à partir de l’étude de ses manifestations contestables comme si, fut-ce inconsciemment, le déloyal était normal et le loyal anormal 7. 1. V. A. Vialard, Le préjudice économique pur, Variations maritimistes, Mélanges Lapoyade-Deschamps 2003, p. 283 s. V. aussi Les limites de la réparation du préjudice, ouvrage collectif, éd. Dalloz, 2009, v. spéc. sur la réparation du préjudice économique, p. 279 s. par M. Nussenbaum et alii. ; Mireille Bacache, Le préjudice économique pur, in Le préjudice entre tradition et modernité, Trav. Capitant, 2013, t. 1. 2. Civ. 2e, 25 janv. 2015, RCA 2015, comm. 252, obs. S. Hocquet-Berg, RTD civ. 2015, 887, obs. P. Jourdain. 3. V. Suzanne Carval, Les intérêts compensatoires (La réparation de la dimension temporelle des préjudices économiques), D. 2017, chron. p. 414. 4. S. Carval, chron. préc. p. 415. 5. Ex. : T. com. Paris 16 mars 2015, no 2010/073867 ; TGI Paris 26 août 2015, no 13/11562. V. aussi G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Les conditions de la responsabilité, 2013, no 434-3. 6. Chron. préc. p. 418. 7. V. J.-S. Borghetti, chron. D. 2017, p. 775.

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Si cette approche n’est plus de mise aujourd’hui, c’est évidemment sans l’influence d’une vision justement dominante d’une régulation de l’activité des opérateurs économiques. Il en est résulté un développement des plus remarquables d’un droit original à plus d’un titre, à commencer par l’analyse de ses composantes en forme de régulation, notamment à partir de situations de monopole, mais aussi d’aménagement d’une concurrence satisfaisante, à la lumière d’une politique économique 1. Nombre d’observations s’imposent tant en ce qui concerne 2 l’interpénétration du droit privé et du droit public, du droit substantiel et du droit processuel. Il en va de même des composantes classiques de leur spécificité, qu’il s’agisse des autorités compétentes du passé, mais surtout, de la démarche prédictive et même de la signification de la sanction, de son point de chute et même de son existence 3 (sur les régimes spéciaux de responsabilité, v. ss 1136 s). 934 Les victimes immédiates ¸ La victime immédiate du préjudice matériel subit une perte (damnum emergens) ou un manque à gagner (lucrum cessans). Comme en matière contractuelle (v. ss 830), de tels préjudices appellent réparation. Il en va de même, en cas d’accidents corporels, des frais de transport, ainsi que des frais médicaux et pharmaceutiques engagés par la victime. Dans la mesure où l’accident corporel entraîne une incapacité de travail, il y a lieu aussi à une indemnisation des pertes de salaires, de traitements ou de gains qui en résultent, ces pertes étant liées aux revenus réels de la victime, ainsi qu’à ses perspectives normales de carrière. Il peut donc en résulter l’octroi de très fortes indemnités, par exemple à des célébrités, en réparation de ces préjudices d’ordre essentiellement économique. 935 Les préjudices par ricochet ¸ Si la réparation du préjudice est subordonnée au caractère direct de celui-ci (v. ss 926), il n’en faut pas déduire que d’autres personnes que la victime immédiate du préjudice ne puissent pas, elles aussi à titre personnel, se prévaloir, à l’égard de l’auteur de l’accident, des préjudices qui en résultent pour elles. Tout en étant une victime médiate, la personne à charge, par exemple, n’en est pas moins une victime directe, dès lors que la mort d’un parent la prive de subsides sur lesquels elle pouvait suffisamment compter. Bien entendu, la difficulté consiste à savoir jusqu’où il convient d’aller dans cette voie 4. 1. Rappr. Trav. Assoc. H. Capitant, Journées marocaines, t. L VI, 2006. 2. V. Marie Malaurie-Vignal, Droit de la concurrence interne et européen, 7e éd. 2017, spéc. p. 36 s. 3. V. F. Prunet, La sanction adéquate en droit de la concurrence, CDE no 1, janv.-févr. 2017, p. 30 s. 4. V. Y. Lambert-Faivre, De la responsabilité encourue envers les personnes autres que la victime initiale : le problème dit du « dommage par ricochet », thèse Lyon, 1959 ; J. Dupichot, Des préjudices réfléchis nés de l’atteinte à la vie ou à l’intégrité corporelle, thèse Paris, 1967, éd. 1969 ; G. Viney, L’autonomie du droit à réparation de la victime par ricochet par rapport à celui de la victime initiale, D. 1974, chron. 3.

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Encore faut-il exclure du débat un certain nombre de solutions qui ne relèvent pas, à proprement parler, de la théorie des préjudices par ricochet. Ainsi des recours que peuvent, dans certaines conditions, exercer contre l’auteur du préjudice qu’ils ont dû, partiellement ou totalement, indemniser, l’assureur (dans l’assurance de choses) ou diverses collectivités publiques (v. ss 1118 s.). Constitue au contraire un préjudice par ricochet, donnant droit à réparation, la perte des subsides qu’un proche obtenait antérieurement de celui qui a été tué dans un accident. Constitue également un préjudice par ricochet la perte de l’assistance dont bénéficiait un conjoint handicapé en raison du décès de la victime tuée par un accident 1. Les solutions précédemment rappelées au sujet des droits de la concubine (v. ss 929) attestent que, du moins dans le droit actuel, il n’est nécessaire de se prévaloir ni d’un lien de caractère alimentaire, ni d’un lien de parenté ou d’alliance, pour obtenir réparation d’un préjudice par ricochet 2 ; encore faut-il que le préjudice réponde à la condition de certitude (v. ss 923 s.) : de manière suffisamment probable, le demandeur aurait reçu des subsides de la victime immédiate, si elle avait vécu 3. On voit bien ici que les questions d’existence du préjudice par ricochet et le lien de causalité sont indissociables lorsqu’il s’agit de savoir si l’aide du parent, vu sa nécessité, appelle normalement réparation tant que la situation de la victime est en cause 4. À mesure que l’on s’éloigne de liens de parenté ou de cohabitation 5, la certitude du préjudice tend de plus en plus à s’estomper 6. Si le décès d’un client fidèle peut difficilement permettre au commerçant de se prévaloir d’un préjudice par ricochet 7, il n’est pas exclu que l’intuitus personae imprègne un contrat à tel point que le décès

1. Crim. 27  mai 2014, JCP 2014, no 842, note A.  Bascoulergue, RTD civ. 2014, 659, obs. P. Jourdain. 2. Crim. 5 janv. 1956, D. 1956.216 (fiancée) ; 30 janv. 1958, Gaz. Pal. 1958.1.367 (parents nourriciers) ; 17  oct. 2000, Bull. crim. no 297, RCA 2001, comm. 1, RTD civ. 2001.379, obs. P. Jourdain (enfant naturel du conjoint). 3. Crim. 21 nov. 1968, Gaz. Pal. 1969.1.100, note H.M. ; Civ. 2e, 3 nov. 1971, D. 1972.667, note C. Lapoyade-Deschamps ; Crim. 5 janv. 1974, Gaz. Pal. 1974.1.240. 4. V. au sujet de parents qui cessent leur activité pour assister un enfant handicapé, Civ. 2e, 14 avr. 2016, D. 2016, 895, RTD civ. 2016, 637, obs. P. Jourdain. 5. V. sur l’absence de réparation du préjudice du conjoint en cas de séparation de fait, Civ. 2e, 29 janv. 1997, RCA 1997, comm. 119, RTD civ. 1997.955, obs. P. Jourdain. 6. Sur la possibilité pour la femme obligée de porter assistance à son mari, victime d’un grave accident, d’obtenir réparation du préjudice subi par elle, v. Civ. 2e, 13 déc. 1978, Bull. civ. II, no 271, p. 208, RTD civ. 1979.613, obs. G. Durry. – Sur la prise en considération de la perte d’une chance par la victime directe et décédée, v. Civ. 2e, 14 oct. 1992, Bull. civ. II, no 241, p. 120, RCA 1992, comm. 433, RTD civ. 1993.148, obs. P. Jourdain ; sur la perte d’une chance, v. ss 924. 7. Rappr. Paris, 6 mars 1964, D. 1964.642, note P. Esmein, RTD civ. 1965.113, obs. R. Rodière. – V. sur l’absence de préjudice direct d’un prêteur souffrant de l’insolvabilité de la succession de son débiteur : Civ.  2e, 21 févr. 1979, JCP  1979.IV.145. – Comp. sur le préjudice subi par les employés d’un salon de coiffure dont la devanture a été défoncée par un automobiliste : TGI Nanterre (Ord. prés.), 22 oct. 1975, Gaz. Pal. 1976.1.392, note A. Plancqueel, RTD civ. 1976.551, obs. G. Durry.

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d’un contractant puisse, dans la perspective étudiée, fonder une action en responsabilité exercée par son cocontractant contre l’auteur de l’accident 1. Ajoutons que certaines personnes – plus précisément les héritiers du défunt, s’ils acceptent sa succession – peuvent être conduites à agir à deux titres différents, à titre propre et à titre d’héritiers, lorsqu’elles réclament réparation à la fois de leur préjudice par ricochet et du préjudice subi par le défunt avant qu’il ne meure. On ajoutera que le préjudice par ricochet peut résulter, non pas négativement de la perte de subsides, mais positivement, pour les parents d’un enfant handicapé, d’une faute médicale 2.

§ 3. Le préjudice moral

936 Le préjudice moral est réparable ¸ Lorsque le préjudice subi cesse d'être corporel ou matériel et revêt un caractère extrapatrimonial, sa réparation peut susciter des objections, soit d'une manière générale, parce qu'il est alors singulièrement difficile d'aménager une réparation adéquate, soit de manière plus particulière, lorsqu'il s'agit d'une douleur morale, car il peut être choquant d'aller en quelque sorte monnayer ses larmes devant les tribunaux 3. À quoi il a été répondu que, de toute façon, et même lorsqu’il ne s’agit pas de préjudice moral, l’octroi de dommages-intérêts tend moins à réparer qu’à compenser l’irréparable, y compris la douleur subie à la mort d’un être cher. Il a été souligné par certains auteurs l’intérêt que peut présenter dans certains cas, la distinction du préjudice, qui consiste dans l’atteinte à un intérêt juridiquement protégé, et du préjudice relatif aux conséquences défavorables qui en sont résultées pour l’intéressé (v. ss 920, en note). La distinction est éclairante lorsqu’un préjudice moral est causé, plus encore lorsque celui-ci coexiste avec un préjudice matériel, car sa réparation a souvent permis aux tribunaux, sans le dire, d’user de ce « chef de préjudice » pour augmenter des dommages-intérêts mis à la charge du responsable, dans la mesure où, faisant remplir par l’indemnité une fonction de peine privée, ils ont estimé que l’attitude du responsable était nettement répréhensible. Même envisagé sans coexistence avec un préjudice matériel – ou corporel –, le préjudice moral a été pris en considération en cas d’atteinte à 1. Encore convient-il de tenir compte des règles propres à l’action civile devant la juridiction répressive. 2. Civ. 1re, 26 mars 1996, RCA 1996, comm. 231, RTD civ. 1996.626, obs. P. Jourdain. 3. G. Ripert, Le prix de la douleur, D. 1948. Chron. 1 ; F. Givord, La réparation du préjudice moral, thèse Grenoble, 1939 ; P. Kayser, Remarques sur l’indemnisation du dommage moral dans le droit contemporain, Mélanges Macqueron, 1974, p. 411 s. C.  Corgas-Bernard, Le préjudice extrapatrimonial à l’épreuve des réformes, RCA juill-août 2012, p. 7 s. V. Les limites de la réparation du préjudice, préc., sur la réparation du préjudice extrapatrimonial, p. 395 par N. Molfessis et alii.

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l’honneur ou à la considération 1 d’une personne 2. Des indemnités ont même été accordées en réparation du préjudice d’affection subi du fait de la mort d’un animal 3. L’enfant conçu est en droit de demander réparation du préjudice moral qu’il a subi en raison du décès de son père avant sa naissance 4. La détermination du préjudice peut naturellement varier en fonction de la sensibilité, et plus largement, de l’esprit et du caractère de la victime possible, ce qui ne peut être indifférent à la décision du juge. La diversité des préjudices moraux illustre évidemment cette diversité, que les études de sociologie éclairent de manière significative au sujet des inconvénients normaux ou anormaux du voisinage, ce qui atteste un passage fréquent de l’objectif au subjectif. Prenant le cas de la France, Raymond Boudon a relevé que « les voisins les plus mal tolérés, toutes catégories confondues, sont les buveurs : 50 % les refusent. Leur comportement trahit une absence de contrôle de soi, donc viole une valeur ; ils entraînent des nuisances… Les toxicomanes sont également rejetés, toutes catégories confondues. Le voisin émotionnellement instable peut être difficile à vivre, mais il n’a pas lieu de le tenir pour nécessairement responsable de son comportement ». Quant à la famille nombreuse elle « est acceptée, malgré les inconvénients qu’entraîne son voisinage » 5. Il avait été décidé autrefois que la réparation d’un préjudice moral était exclue, mais cette exclusion a été abandonnée 6. 937 Préjudices d’anxiété ou d’angoisse ¸ Depuis quelques années, avec ou sans rapport avec l'existence d'un principe de précaution, la prise en considération du préjudice d'anxiété a fait son apparition en doctrine et en jurisprudence. Son classement dans les catégories reconnues peut susciter l'hésitation. Pourtant, même s'il arrive que ce préjudice s'accompagne d'un préjudice corporel, matériel ou économique, ce n'est pas là une relation nécessaire. Certes, lorsqu'il y a corrélation avec un

1. Civ. 2e, 13 oct. 1955, D. 1956. Somm. 32 ; Civ. 1re, 26 oct. 1965, D. 1966, 356 ; Civ. 2e, 28 mars 1966, JCP 1966, II, 14835, note J. Bigot (diffamation, injures). 2. Lorsqu’une personne décède, ses proches peuvent demander réparation du préjudice moral subi par leur auteur, mais dont celui-ci n’a pas demandé réparation de son vivant (Ch. Mixte 30 avr. 1976, D. 1977, 185, note M. Contamine-Raynaud, RTD civ. 1976, 556, obs. G. Durry. – V.  cep. Crim. 5  oct. 2010, JCP 2011, 712, obs. Ph. Stoffel-Munck, RTD civ. 2011, 353, obs. P. Jourdain). Il a aussi été décidé que l’angoisse d’une mort imminente constituait un préjudice moral réparable : Crim. 23 oct. 2012, RCA 2013, comm. 2, RTD civ. 2013, 125, obs. P. Jourdain. 3. Civ. 1re, 16 janv. 1962, D. 1962, 199, note R. Rodière, JCP 1962. II. 12557, note P. Esmein, RTD civ. 1962.  316, obs. P.  Tunc (mort d’une jument) ; v.  aussi Civ.  1re, 27  janv. 1982, JCP 1983. II. 19989, note F. Chabas. – Sur le préjudice d’anxiété, v. ss 937. – Et, plus généralement, d’un point de vue comparatif, M. Fabre-Magnan, D. 2010. 2376 4. Civ. 2e, 14 déc. 2017, D. 2018, 326, note M. Bacache, JCP 2018, 204, note J.-R. Binet, RTD civ. 2018, 72, obs. D. Mazeaud, et 92, obs. A.-M. Leroyer. 5. Civ. 13 févr. 1923, DP 1923, 1, 52, note Lalou, D. 1926, 1, 325, Grands arrêts no 186. 6. Déclin de la morale ? Déclin des valeurs ?, PUF 2002, p. 58.

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préjudice corporel que l'anxiété accompagne, celle-ci est plus facilement admissible sous le couvert d'une aggravation de ce préjudice 1. Reste qu’en lui-même, l’on doit bien admettre l’existence d’un préjudice moral, disons aussi extrapatrimonial lié à une anticipation des manifestations d’une causalité. Dans le domaine du préjudice moral, mais là où l’on côtoie le psychologique, toujours en attente – du moins en France – de réflexions nécessaires, l’angoisse prolonge l’anxiété, si tant est qu’elle ne la rejoigne, au point de se confondre avec elle. Les droits européens proches du nôtre – allemand, italien, notamment – sont fort réservés à ce sujet 2. L’émiettement des préjudices extra-patrimoniaux a favorisé le plus souvent de dommages corporels cette diversification : préjudices de contamination, souffrances dues à des atteintes corporelles, préjudices évolutifs. Et la portée de la nomenclature Dintilhac a été assortie de limites (v. ss 1122), tandis que le recours à des mesures préventives appelle une réflexion renouvelée en droit de la responsabilité civile. L’angoisse de mort imminente est réparable et autonome par rapport aux postes des souffrances endurées et de déficit personnel 3. L’indemnisation du préjudice d’anxiété n’a pas été écartée dans son principe, mais sa réparation entraîne, de proche en proche, la réparation de multiples préjudices. Cela oblige naturellement à attendre du demandeur des éléments suffisants de preuve de la part du défendeur 4, ce qui n’est pas facile et porte à tenir compte des circonstances, par exemple d’une impréparation de la part d’un professionnel 5. Les difficultés de preuve permettent de comprendre que les risques sanitaires auxquels seraient exposés les voisins et l’anxiété qui en résulteraient pour ceux-ci 6 n’ont pas, pour l’heure été couronnés de succès 7, les demandes en démantèlement des antennes-relais 1. Civ. 1re, 19 déc. 2006, JCP 2007. II. 10052, note S. Hocquet-Berg : v. aussi Civ. 2e, 24 févr. 2005, JCP 2005. II. 10100, note F. G. Tébulle. 2. M. Fabre-Magnan, Le dommage existentiel, D. 2010, p. 2376 ; P. Jourdain, Les préjudices d’angoisse, JCP 2015, p. 1221  s. V.  au sujet de l’angoisse de mort imminente en cas d’effroi devant son propre décès, Civ. 2e, 2 févr. 2017, LPA 2 juin 2017, no 110. 3. Crim. 27 sept. 2016, no 15-84.238, inédit (la chambre criminelle impose au préalable de vérifier que la victime décédée avait la conscience nécessaire pour ressentir ce préjudice) ; en sens contraire de cette autonomie, Civ. 2e, 29 juin 2017, Juris Data no 2017-013129. 4. Civ. 1re, 2 juill. 2014, Juris-Data no 2014-015291 (diéthylstibestrol) ; 11 janv. 2017, JurisData no 2017-000742 (cancer) ; CE 9 nov. 2016, communiqué, D. 2016, p. 2346. 5. V. Civ. 1re, 23 janv. 2014, Juris-Data no 2014-000680 ; 25 janv. 2017, Juris-Data no 2017000976 ; v. aussi CE 16 juin 2016, D. 2016, p. 2187, note M. Bacache. V. aussi Soc. 22 juill. 2016, D. 2016, Act. 1436 ; 11 janv. 2017, D. 2017, p. 164. 6. V. Ph. Stoffel-Munck, La théorie des troubles du voisinage à l’épreuve du principe de précaution : observations sur le cas des antennes-relais, D. 2009. Chron. 2817 ; G. Viney, D. 2013. Chron. 1489 s. 7. Chambéry, 4 févr. 2010, JCP 2010, 531, note B. Parance, JCP 2010. 1919, obs. C. Bloch ; contra Versailles, 4 févr. 2009. JCP 2009, act. 83, obs. C. Bloch, RTD civ. 2009. 327, obs. P. Jourdain ; comp. Paris, 2  sept. 2008, 2429, obs. I.  Gallmeister, au sujet de sondes gastriques. – V. aussi, C. Corgas-Bernard, Le préjudice d’angoisse consécutif à un dommage corporel : quel avenir ? RCP 2010, études, no 4.

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ayant d’ailleurs été jugées de la compétence des juridictions administratives allergiques, c’est le moins qu’on puisse dire, au principe de précaution 1. L’anxiété entraînée par l’amiante a suscité à la fin du siècle dernier l’intervention du législateur : c’est ainsi qu’une loi du 23 décembre 1998 en faveur des travailleurs exposés à l’amiante (art. 41) a institué un mécanisme de départ anticipé à la retraite. En contrepartie d’une allocation représentant 65 % de leur salaire antérieur, la possibilité de ce départ était accordée aux travailleurs dans un établissement inscrit sur une liste établie par arrêté ministériel. L’accueil de cette mesure a été suivi par d’autres actions intentées en vue d’améliorer la situation des intéressés, au sujet de la perte de leurs revenus ou encore de la réparation du préjudice d’anxiété. Et la Cour de cassation a censuré l’indemnisation pour pertes de revenus, mais a suivi les juges du fond au sujet du préjudice d’anxiété 2. Au lendemain des arrêts fondateurs de 2010, la réparation du préjudice d’anxiété était subordonnée à trois conditions : a) inscription de l’établissement sur la liste de ceux ouvrant droit à la cessation anticipée d’activité ; b) fautes de l’employeur n’ayant pas pris les mesures nécessaires à la protection des salariés ; c) situation d’inquiétude permanente face au risque attesté par l’existence d’un suivi médical. Mais cette troisième condition a été abandonnée 3, ce qui a conduit à considérer que le travail dans un établissement ouvrant droit à la préretraite amiante suffirait à caractériser – à présumer – l’existence d’un préjudice… spécifique. La situation des victimes de l’amiante pouvait, dans l’esprit de certains, s’améliorer aussi au profit de salariés exposés à l’amiante, mais dont l’établissement ne figure pas sur la liste des établissements prévue dans le cadre de la loi du 23 décembre 1998. Mais la Cour de cassation a rejeté cette possibilité, aboutissant de la sorte à une dualité de régimes contestable et discriminatoire 4. La Cour de cassation est passée de la sorte d’une règle probatoire à une règle substantielle 5. Et, ultérieurement la conception restrictive du préjudice d’anxiété s’est accentuée en jurisprudence, y compris au sujet du préjudice par ricochet 6.

1. T. confl. 14 mai 2012, JCP 2012. 819, concl. J. D. Sarcelet et note M. Baccache, D. 2012. 2978, chron. S.  Moreil ; Civ.  1re, 17  oct. 2012, 2523 ; v.  aussi, au sujet des travailleurs de l’amiante, Soc. 3 mars 2015, 3 arrêts, les obs. de P. Jourdain, RTD civ. 2015, p. 393 s. 2. Soc. 11  mai 2010, JCP 2010, no 733, note J.  Colonna et V.  Renaux-Personnie, RTD civ. 2010, 564, obs. P. Jourdain 3. Soc. 4 déc. 2012, JCP E, 2013, 1061, note M. Voxeur, Gaz. Pal. 22-23 mars 2013, p. 33, note J. Colonna. V. aussi sur Soc. 25 sept. 2013, les obs. de P. Jourdain, RTD civ. 2013, 844 s. ; J. Colonna et V. Renaux-Personnie, JCP E, 2013, no 1649. 4. Soc. 3 mars 2015, Juris-Data no 2015-003765 ; 25 mars 2015, Juris-Data no 2015-006340. 5. V.  les obs. de  C.  Bloch, JCP 2015, chron. 1117 ; v.  aussi Soc. 17  févr. 2016, Juris-Data no 2016-002498. 6. V. C. Bloch, chron. préc., p. 1936. Sur la distinction du préjudice d’angoisse et de la perte de chance d’une vie, v. Crim. 26 mars 2013, RCA 2013, comm. 167, obs. L. Bloch ; Civ. 2e, 18 avr. 2013, comm. préc., RTD civ. 2013, 614, obs. P. Jourdain.

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938 Le préjudice moral d’une personne morale ¸ L'on s'est demandé si une personne morale, qui est dans son essence un être abstrait pouvait obtenir réparation d'un préjudice moral 1. En se référant à ce que peut être à l’égard d’un groupement doté de la personnalité une atteinte à l’honneur et à la considération de celle-ci ou encore aux conséquences, à son égard, d’une concurrence déloyale, une réponse positive s’est imposée 2. L’on doit bien s’interroger sur les limites de cette admission lorsque l’on pense à ce qu’est l’atteinte aux émotions dans le monde des personnes « morales » 3. 939 Le préjudice moral par ricochet. Le « préjudice d’affection » ¸ C'est surtout à propos de la réparation de la douleur éprouvée en raison de la mort d'un être cher ou même des seules souffrances physiques subies par lui que l'on a pu se demander si la jurisprudence n'a pas été trop loin dans le sens de l'indemnisation des préjudices d'affection. En effet, après avoir adopté en termes assez généraux une solution libérale 4, elle voulut, d’une part, subordonner la réparation du préjudice d’affection à l’existence d’un lien de parenté ou d’alliance et, d’autre part, ne l’admettre qu’en cas de décès de la victime immédiate ou, à tout le moins, que si les proches souffrent d’un dommage de gravité exceptionnelle 5. Mais ces restrictions ont été abandonnées 6. La Cour de cassation a cependant écarté l’action d’enfants nés après l’accident dont leur père avait été victime, au motif que le handicap de ce dernier les avait empêchés de partager avec lui les joies normales de la vie quotidienne 7.

1. V. Ph. Stoffel-Munck, Le préjudice moral des personnes morales, Mélanges le Tourneau, 2008, p. 959 s. ; Com. 15 mai 2012, LPA 2012, no 174, note A. Bascoulergue (société victime d’actes de concurrence déloyale) ; Crim. 11  déc. 2013, RTD civ. 2014, 122, obs. P. Jourdain. 2. Com. 9 févr. 1993. Bull. civ. IV, no 53 ; 15 mai 2012, D. 2012. 2285, note B. Dondero, Rev. soc. 2012. 620, note Ph. Stoffel-Munck, JCP. 2012, 6004, obs. Ph. Stoffel-Munck. RTD civ. 2013, 85, obs. J. Hauser. 3. V.  sur l’atteinte à la vie privée d’une personne morale, Aix-en-Provence, 10  mai 2001, D. 2002, somm. 2299, obs. A. Lepage. 4. Civ. 13 févr. 1923, DP 1923.1.52, note H. Lalou, S. 1926.1.325, Grands arrêts, t. 2 no 186. 5. Exigence d’un lien de parenté ou d’alliance, donc refus aux fiancés : Civ. 19 oct. 1943, DC 1944. 14, note H. Lalou, S. 1945. 1. 1, note J.-M. Chartrou. 6. Civ. 2e, 20  janv. 1967, JCP  1968.  II.  15510, note P. Dupichot, RTD civ. 1967.  815, obs. G. Durry (pupille) ; 23 mai 1977, Bull. civ. II, no 139, p. 96, RTD civ. 1977.768, obs. G. Durry (incapacité permanente totale). – Comp., sur les divers dommages subis par la femme dont le mari est devenu impuissant à la suite d’un grave accident, TGI Valence, 6 juill. 1972, Gaz. Pal. 1972. 2. 857, RTD civ. 1973. 130, obs. G. Durry. – Sur la réparation du préjudice d’affection des oncle et tante, v.  Civ. 2e, 16  avr. 1996, RTD civ. 1996.627, JCP  1996.I.3985, obs. G.  Viney, D. 1997. Somm. 31, obs. P. Jourdain. – Au sujet du préjudice par ricochet, lié à la perte d’une chance, v. ss 926. 7. Civ. 2e, 24 févr. 2005, Bull. civ. I, no 53, p. 50.

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L’enfant conçu est en droit de demander réparation du préjudice moral qu’il subit en raison du décès de son père avant sa naissance 1. L’angoisse de mort imminente est réparable et autonome par rapport aux postes des souffrances endurées 2. Si la mort n’est pas, de nature, un préjudice 3, les circonstances qui l’entourent en font, bien trop souvent, des préjudices. Pendant longtemps, le montant des dommages et intérêts demandés, donc alloués en réparation d’un préjudice moral, était peu élevé, voire minime. Il y avait quelque chose de symbolique dans cette position, comme si l’opinion répandue suivant laquelle « les larmes ne se monnayent pas » conservait une conscience ou non. Mais les esprits, voire les sentiments, ont évolué, tandis que l’octroi de dommages et intérêts pouvait servir aussi à pallier les difficultés d’évaluation de préjudices parfois très élevés. Toujours est-il que la signification du processus retenu devant les juges et par ceux-ci a renouvelé la réflexion, alors que le préjudice moral est si difficile non seulement à objectiver, mais aussi à quantifier. Les exemples abondent, non seulement en droit de la famille ou en droit du travail, par exemple à la suite de licenciements et il en va de même dans le domaine de l’arbitrage. Bien que la sentence ait été annulée, il a été, il y a quelques années, alloué 45 millions d’euros à Bernard Tapie au titre du préjudice moral subi dans le cadre du litige l’opposant au Crédit Lyonnais. S’agit-il d’une tension, parmi tant d’autres, entre l’économique et le juridique, voire entre la finance et le droit ? Les dispositions de l’avant-projet de réforme relatives au préjudice réparateur sont communes aux responsabilités contractuelle et extracontractuelle et sont d’une facture classique : « Est réparable tout préjudice certain résultant d’un dommage et consistant en la lésion d’un intérêt licite, patrimonial ou extrapatrimonial » (art. 1235). Les partisans de la distinction du dommage et du préjudice seront satisfaits. « Le préjudice futur est réparable lorsqu’il est la prolongation certaine et directe d’un état de choses actuel » (art. 1236). « Les dépenses exposées par le demandeur pour prévenir la réalisation imminente d’un dommage ou pour éviter son aggravation, ainsi que pour en réduire les conséquences, constituent un préjudice réparable dès lors qu’elles ont été raisonnablement engagées » (art. 1237). « Seule constitue une perte de chance la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable » (art. 1238, al. 1er), formulation pour le moins fort restrictive…, la suite aussi, semble-t-il : « Le préjudice doit être mesuré à la chance perdue et ne peut être égal à l’avantage qui aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée » (al. 2).

1. Civ. 2e, 14 déc. 2017, JCP 2018, 204, note J.-R. Binet. 2. Crim. 27  sept. 2016, inédit ; mais en sens contraire, Civ.  2e, 29  janv. 2017, Juris-Data no 2017-013129. – V. RTD civ. 2018, t. 2. 3. Perte d’un père par un enfant conçu, Civ. 2e, 14 déc. 2017, D. 2018, 386, note M. Bacache, RTD civ. 2018, 72, obs. D. Mazeaud, et 92, obs. A.-M. Leroyer [préjudice moral].

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§ 4. Le préjudice environnemental 940 L’environnement ¸ L'importance de l'environnement est nécessaire dans ses rapports avec les responsabilités précédemment envisagées, d'autant plus que des précisions complémentaires s'adaptent bien à leur sujet, non sans lien avec le préjudice écologique 1. La protection de l’environnement occupe une place grandissante dans le système juridique. De la loi constitutionnelle du 1er mars 2005, il est résulté, par renvoi du Préambule de la Constitution de 1958 à la Charte de l’environnement, un article 4 ainsi rédigé : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertain en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attribution, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption des mesures probatoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage » 2. En outre, la directive communautaire du 21 avril 2004 relative à la responsabilité environnementale a été transposée en droit français par la loi du 1er août 2008 3. La jurisprudence a confirmé l’importance de cette évolution 4. Par son arrêt du 22 mars 2016, la Cour de cassation précisa notamment que les dispositions de police administrative applicables n’avaient pas pour effet d’écarter le droit commun de la responsabilité civile 5. La suite a été marquée par la loi du 8 août 2016 « pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages » 6, un nouveau chapitre étant à 1. L.  Neyret, La consécration du préjudice écologique dans le code civil, D.  2017, chron. p. 924. 2. D. Truchet, Douze remarques simples sur le principe de précaution, JCP 2012, art. 138, p. 533 ; J.-P. Desider, La précaution en droit privé, D. 2000, chron. 238 s. ; B. Matthieu, L’avenir du principe de précaution, JCP 2001, Act. 2025. 3. Loi complétée par une ordonnance du 26 février 2009. V. L. Fonbaustier, Les nouvelles orientations du principe de responsabilité environnementale sous la dictée du droit communautaire. À propos de la loi du 1er août 2008, JCP 2008, Act. 544 ; B. Parance, À propos de la loi relative à la responsabilité environnementale, RLDC nov. 2008, p. 15 s. ; C. Huglo, La prévention et la réparation des dommages de l’environnement après la loi du 1er août 2008, LPA 24 nov. 2008, p. 6 s. Puis à propos du décret du 23 avril 2009, L. Fonbaustier, JCP 2009, Act. no 252. Adde, F.G. Trébulle, La loi du 1er août 2008 relative à la responsabilité environnementale et le droit privé, BDEI 2008, no 18, p. 37 ; C. Grare-Didier, La responsabilité par atteinte à l’environnement, in Le droit de l’environnement, Journées nationales Capitant, Caen 2010, p. 149 s. ; L. Neyret, Le préjudice écologique au lendemain de l’arrêt Erika in Le préjudice entre tradition et modernité, Trav. Capitant, 2013, t. I, p. 177 s. 4. Crim. 25 sept. 2012, Gaz. Pal. 2012, sept.-oct. 2012, p. 2757, note B. Parance, D. 2012, 2711, note P.A.  Delebecque, RTD civ. 2013, 119, obs. P.  Jourdain ; 23  mars 2016, 647, note M. Baccaché, note B. Parance, RTD civ. 2016, 634, obs. P. Jourdain. 5. V. not. C. Bloch, obs. JCP 2016, no 1117, p. 1937. 6. V. M. Hautereau-Boutonnet, La reconquête de la biodiversité par la conquête du droit civil, JCP 2016, art. 948 ; v. aussi, du même auteur, Quel modèle pour le procès environnemental ?, D. 2017, chron. p. 827 s.

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cet effet introduit dans le Code civil, dont l’article 1247 comporte la définition suivante du préjudice écologique : « une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement ». L’action en réparation est ouverte à toute personne ayant qualité à agir. L’action est ouverte pendant un délai de dix ans à compter du jour où le titulaire de l’action a connu ou aurait dû connaître la manifestation du préjudice écologique (art. 2226-1 C. civ.). Deux particularités notables : prédominance de la réparation en nature (art. 1249, al. 1er, C. civ.) ; affectation des dommages-intérêts – voire des astreintes (art. 1250) – à la réparation. Et il est, à cet égard, formulé une précision : « En cas d’impossibilité de droit ou de fait ou d’insuffisance des mesures de réparation » (en nature), « le juge condamne le responsable à verser des dommages et intérêts, affectés à la réparation de l’environnement, au demandeur ou, si celui-ci ne peut prendre les mesures utiles à cette fin, à l’État » (art. 1249, al. 2). Il était naturel que ces développements aillent de pair avec un souci croissant de discerner ce que peut être dans sa pureté le préjudice écologique 1. 941 Le préjudice environnemental ¸ Parmi les réformes qu'appelle le droit des obligations et de la responsabilité, à partir des manifestations de notre époque, l'environnement occupe une place grandissante propre à justifier sa reconnaissance, y compris dans le Code civil 2. Une directive communautaire du 21 avril 2004, relative à la responsabilité environnementale, introduite en droit français par une loi du 1er août 2008, suivie par une ordonnance du 26 février 2009, avaient déjà comblé les attentes 3. Le tout a été accompagné par un renvoi (loi const. du 1er mars 2005) inséré dans le Préambule de la Constitution (art. 1er) à la Charte de l’environnement 4. Il y avait déjà là matière à réflexion 5. Cela n’a pourtant pas suffi. D’où une nouvelle loi du 8 août 2016 introduisant de nouveaux articles 1246 à 1252 dans le Code civil, dont 1. V. Y. Aguila, De l’intérêt d’inscrire dans le Code civil le principe de la réparation du préjudice écologique, JCP 2012, no 531 ; M. Boutonnet, Préjudice moral et atteinte à l’environnement, D. 2010, chron. p. 912 s. ; L. Neyret, Le préjudice écologique : un levier pour la réforme du droit des obligations, D. 2012, chron. p. 2673 s. ; Club des juristes, Environnement juill. 2012, no 1 s. ; Aude-Solveig Epstein, La réparation du préjudice écologique en droit commun de la responsabilité civile, D. 2016, chron. p. 1236 s. 2. V. J.-Cl. Environnement et développement durable, no 7, juill. 2012, Dossier spécial : « Mieux réparer le dommage environnemental », Réflexions autour du rapport de la Commission Environnement du Club des juristes, Études par Y.  Aguilla et  s. ; v.  aussi dans le même fascicule, F.-G.  Trébulle, Et si le Code civil consacrait (enfin) la prise en compte du dommage environnemental ? 3. V. B. Parance, Commentaire de la loi relative à la responsabilité environnementale, RLDC nov. 2008, p. 15 ; F.-G. Trébulle, BREI, 2008, no 18, p. 37 ; Journées Capitant, Caen 2010. 4. V. C. Huglo, art. Environnement, chron. no 4. 5. V. S. Carval, Un intéressant hybride : la « responsabilité environnementale » de la loi du 1er août 2008, D. 2009, chron. 1652 s.

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l’avant-projet de réforme de la responsabilité civile présenté le 13 mars 2017, prévoit le déplacement, avec quelques modifications mineures destinées pour l’essentiel à éviter des doublons. Ces textes illustrent pleinement la parenté de l’écologique et de l’environnemental : « Toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer » (art 1279-1) 1. « Est réparable, dans les conditions prévues par la présente sous-section, le préjudice écologique consistant en une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement » (art. 1279-2). « L’action en réparation du préjudice écologique est ouverte à toute personne ayant qualité et intérêt à agir, telle que l’État, l’Agence française pour la biodiversité, les collectivités territoriales et leurs groupements dont le territoire est concerné, ainsi que les établissements publics et les associations agréées ou créées depuis au moins cinq ans à la date d’introduction de l’instance qui ont pour objet la protection de la nature et la défense de l’environnement » (art. 1279-3). « La réparation du préjudice écologique s’effectue par priorité en nature » (art. 1279-4, al. 1er). « En cas d’impossibilité ou d’insuffisance des mesures de réparation, le juge condamne le responsable à verser des dommages et intérêts, affectés à la réparation de l’environnement, au demandeur ou, si celui-ci ne peut prendre les mesures utiles à cette fin, à l’État » (al. 2). « L’évaluation du préjudice tient compte, le cas échéant, des mesures de réparation déjà intervenues, en particulier dans le cadre de la mise en œuvre du titre VI du livre Ier du Code de l’environnement » (al. 3). « En cas d’astreinte, celle-ci est liquidée par le juge au profit du demandeur, qui l’affecte à la réparation de l’environnement ou, si le demandeur ne peut prendre les mesures utiles à cette fin, au profit de l’État, qui l’affecte à cette même fin » (art. 1279-5, al. 1er). « Le juge se réserve le pouvoir de la liquider » (al. 2). « Les dispositions de l’article 1266 sont applicables au trouble illicite auquel est exposé l’environnement » (art. 1279-6), c’est-à-dire à la possibilité reconnue au juge de prescrire des mesures préventives. On rejoint ici encore un mouvement propre à la modernisation du droit des obligations. Le préjudice environnemental serait dans le projet de réforme de la responsabilité civile accueilli dans le Code civil, de manière quasi exacte, les dispositions relatives au dommage environnemental, nées de la loi du 8 août 2016. D’un nouvel article 1279-1 du Code civil, il résulterait donc que « toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer », les articles suivants explicitent les effets de dommages et non de préjudices dans les catégories du projet 2. 1. Rappr. À  propos du naufrage du paquebot Erika, Crim. 25  sept. 2012, Gaz. Pal. 2012, p. 2757, note B.  Parance, D.  2012, 2711, note Ph.  Delebecque, RTD civ. 2013, 119, obs. P. Jourdain. 2. V. J.-S. Borghetti, chron. D. 2017, 8 avr. 2017, p. 775.

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CHAPITRE 2

LE FAIT GÉNÉRATEUR DE RESPONSABILITÉ 942 Plan ¸ L'article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, du Code civil dispose : « On est responsable non seulement du dommage que l'on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l'on a sous sa garde ». De cette disposition se dégage déjà une distinction tripartite, que l'évolution du droit français, depuis 1804, n'a pas reniée, mais qu'elle a singulièrement enrichie et complétée. On étudiera successivement trois sortes de faits générateurs de responsabilité : le fait personnel (Section 1), le fait des choses (Section 2) et le fait d’autrui (Section 3).

SECTION 1. LE FAIT PERSONNEL 943 Importance de ce fait générateur. L’idée de faute ¸ Lorsque le fait de l'homme est envisagé en lui-même, il n'engage, en principe, la responsabilité de son auteur que si celui-ci a commis une faute et à la condition que la victime rapporte la preuve de celle-ci. Cette solution assez naturelle résulte, dans notre droit, de l'article 1240 (anc. art. 1382) du Code civil : « Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ». Bien que le terme de faute ne figure que dans une proposition incidente et quels qu’aient été ensuite les efforts déployés pour tirer argument de cette position subordonnée, la lettre et l’esprit de la loi ne sont pas, à ce sujet, douteux. L’importance de cette règle traditionnelle se manifeste à plus d’un titre. D’une part, on doit, en principe, considérer que le fait de nature à engager la responsabilité personnelle de son auteur n’est pas n’importe quel fait, mais seulement le fait fautif ; le principe a subsisté même si, dans des cas de plus en plus nombreux, à partir et au-delà des textes du Code civil, la responsabilité d’une personne a pu être engagée alors même qu’elle n’avait pas commis de faute, au sens classique et naturel du mot. D’autre part, dans les cas où la responsabilité d’une personne pourrait être engagée même sans faute de sa part, mais bien entendu à certaines conditions, spécialement en cas de responsabilité du fait des choses inanimées, il demeure

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toujours possible d’établir sa responsabilité en établissant sa faute sur le fondement de la disposition précitée de l’article 1240 (anc. art. 1382) 1. 944 Absence de définition dans le Code civil ¸ On ne peut déduire du Code civil une définition précise de la faute civile (rappr., en matière contractuelle, v. ss 573 s.). À proprement parler, il résulte du seul article 1240 (anc. art. 1382) que la faute oblige à réparation. Mais, l’article 1383 affirmant le principe de la responsabilité en cas de négligence ou d’imprudence, il est habituel et naturel de considérer qu’il s’agit là aussi de fautes et que celles-ci peuvent donc être volontaires (art. 1240 – anc. art. 1382) : délit civil) ou non volontaires (art. 1241 – anc. art. 1283 : quasi-délit civil). Il faut, à l’évidence, approfondir l’analyse, spécialement à la lumière (parfois hésitante) des arrêts de la Cour de cassation : celle-ci soumet, en effet, à son contrôle, en le considérant comme une question de droit, le point de savoir si des faits, souverainement constatés par les juges du fond, peuvent recevoir la qualification de faute 2. À partir de là, une double démarche paraît s’imposer, en quelque sorte positive, puis négative, car si les éléments constitutifs de la faute doivent, tout d’abord, être précisés, il n’est pas exclu que certaines données la fassent disparaître ou la limitent (la faute commise dans l’exercice d’un droit).

§ 1. Les éléments constitutifs de la faute 945 Diversité des éléments ¸ Fait illicite ? Violation d'une obligation préexistante – législative, réglementaire, coutumière… ? Atteinte à une confiance légitime ? Il y a là autant de définitions dont les contours sont incertains ou contestables et qui ne semblent pas avoir jusqu'à présent apporté à la matière toute la clarté désirable. Mieux vaut se contenter d'observer qu'à défaut de la délimitation que les principaux intéressés peuvent lui donner en matière contractuelle (v. ss 616), l’analyse traditionnelle de la faute délictuelle ou quasi délictuelle repose, tout à la fois, sur des considérations d’ordre moral et d’ordre social, liées aux diverses fonctions de la responsabilité civile. 946 1°) Caractère général de l’élément légal ¸ Les formules très générales des articles 1240 (anc. art. 1382) et 1241 (anc. art. 1383) du Code civil 1. V.  Civ. 2e, 11  juin 1969, Bull. civ.  II, no 196, p. 141 ; rappr. RTD civ. 1971.644, obs. G. Durry. 2. Civ. 28 févr. 1910, DP 1913.1.43, S. 1911.1.329, note G. Appert, Grands arrêts, t. 2 no 195 ; Soc., 22 juill. 1957, D. 1957.674 ; Civ. 2e, 7 juin 1962, D. 1962.721, note R. Savatier ; 25 nov. 1965, Gaz. Pal. 1966.1.184, RTD civ. 1966.295, obs. R. Rodière. – La Cour de cassation a été aussi conduite à exercer son contrôle sur la gravité d’une faute lorsqu’elle est prise en considération (Civ.  8  janv. 1945, Gaz. Pal. 1945.1.100 ; Soc. 22  juill. 1957, préc. ; Civ.  1re, 4 févr. 1969, D. 1969.601, note J. Mazeaud).

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suffisent à fonder la responsabilité des auteurs des faits qu'ils visent, sans qu'il soit nécessaire que le fait reproché ait été commis en violation d'une disposition suffisamment précise d’un texte législatif, voire réglementaire 1. La faute civile se distingue donc, en ce sens (v. ss 951), de la faute pénale (nullum crimen sine lege). Il n’en reste pas moins qu’assez fréquemment, l’autorité législative ou réglementaire formule des exigences plus précises, à caractère impératif, dont la violation permet de considérer le contrevenant comme fautif. Qu’il s’agisse d’un texte de droit administratif, de droit privé ou de droit pénal 2, de telles dispositions, en précisant, de quelque manière, le modèle de référence, facilitent la tâche du juge. L’abondance accrue de certaines réglementations, jointe à une réflexion nouvelle sur leurs finalités, a pourtant conduit certains auteurs à soutenir qu’à elle seule, une méconnaissance des contraintes d’urbanisme ne suffisait pas à constituer les contrevenants en faute et à les obliger, soit à verser des dommages-intérêts, soit à démolir, dès lors que l’administration, restant inactive, avait laissé faire 3. Mais la jurisprudence n’a pas consacré cette solution 4. Elle aurait exposé à l’arbitraire de l’administration des particuliers qui, ayant par hypothèse subi un dommage, doivent pouvoir obtenir réparation 5. Ajoutons que, « lorsqu’une construction a été édifiée conformément à un permis de construire, le propriétaire ne peut être condamné par un tribunal de l’ordre judiciaire à la démolir du fait de la méconnaissance des règles d’urbanisme ou des servitudes d’utilité publique que si, préalablement, le permis a été annulé pour excès de pouvoir par la juridiction administrative… L’action en démolition doit être engagée dans le délai de deux ans qui suit la décision définitive de la juridiction administrative » (C. urb., art. L. 480-13, réd. L. 27 janv. 2017). 947 2°) Élément matériel. Faute de commission et faute d’omission ¸ Si la responsabilité du fait personnel suppose, en principe, une faute, celle-ci implique à son tour un comportement répréhensible. Pareil

1. Civ. 16  mars 1955, D.  1955.323. – Les tribunaux peuvent aussi tenir compte des règles déontologiques ; v. J. Moret-Bailly, Règles déontologiques et fautes civiles, D. 2002, chron. p. 2820 s. 2. Rappr. sur la responsabilité du centre de contrôle technique automobile, compte tenu, notamment, des limites de sa mission légale : Civ. 1re, 19 oct. 2004, RCA 2004, comm. 373, LPA, 9 févr. 2005, p. 12 s., D. 2005, 1974, note H. Causse, RTD civ. 2005, 136, obs. P. Jourdain. – Aussi, quant aux exigences d’information pesant sur les fabricants de tabac, v. ss 1092. 3. V.  en ce sens, R.  Savatier, Propriété immobilière et contraintes d’urbanisme, D.  1974, chron. 59. 4. Civ. 2e, 1er mars 1961, Bull. civ. II, no 168, p. 122 ; Civ. 1re, 1er mars 1965, D. 1965.560, JCP 1965.II.14134 ; Civ. 3e, 10 déc. 1969, D. 1970.323, rapp. Frank ; 20 nov. 1973 et 19 févr. 1974, Gaz. Pal. 1974.2.807. – Rappr. cep. Civ. 1re, 8 mai 1963, JCP 1963.II.13314, note P. Esmein ; Civ. 3e, 23 juin 1971, JCP 1972.II.16965, note G. Goubeaux. 5. V. en ce sens, J. Patarin, note JCP 1968.II.15597, sous Poitiers, 2 nov. 1966 ; G. Durry, obs. RTD civ. 1969.123 et 1975.110. – Rappr. Civ. 3e, 9 mai 2001, RCA sept. 2001.comm. 262 (la dégradation du paysage et de l’environnement urbain constituent un trouble anormal et excessif de voisinage).

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comportement peut avoir été adopté soit en agissant (faute de commission), soit en s'abstenant d'agir (faute d'omission ou, dit-on encore, faute d'abstention). L'abstention fautive n'en a pas moins suscité des réticences spéciales, mais aujourd'hui atténuées. 948 a) Abstention dans l’action ¸ On n'a jamais nié, semble-t-il, l'existence d'une responsabilité dans le cas où, s'insérant dans une activité, le comportement répréhensible atteste une abstention dans l’action. Aussi bien conçoit-on mal qu’il soit, dans cette perspective, établi une différence entre l’automobiliste qui accélère et celui qui s’abstient de freiner. Comme à propos des fautes de commission, les tribunaux se sont, en la matière, référés à ce qu’aurait dû être, dans les mêmes circonstances, le comportement d’un être raisonnable 1. Même lorsque des textes précisent diverses précautions à prendre, dans une activité déterminée, il peut y avoir, le cas échéant, faute d’omission à n’en pas prendre d’autres si elles sont nécessaires 2. Bien que cela ait été parfois considéré comme contraire à la liberté de l’esprit inhérente au métier d’écrivain, il a encore été décidé qu’un auteur commettait une faute en s’abstenant systématiquement de citer Branly dans un ouvrage sur la TSF 3. 949 b) Abstention pure et simple ¸ L'abstention est pure et simple lorsqu'elle ne se relie pas à une activité de celui à qui l'on fait pourtant reproche de son comportement. Toutes les fois que celui-ci est pénalement réprimé, spécialement en cas d'omission de porter secours 1. Civ. 8  avr. 1932, DH 1932.297 (non-signalisation d’un passage à niveau non gardé) ; Civ.  2e, 18  mai 1955, D.  1955.520 (insuffisance de précautions par des chasseurs lors d’une chasse ; comp., à propos d’un chasseur à l’affût et confondu avec le gibier, Crim. 13 nov. 1974, Gaz. Pal. 1975.1.173, note J. Jenny, RTD civ. 1975. 309, obs. G. Durry) ; 6 oct. 1960, D. 1960. 721, RTD civ. 1961.  315, obs. A.  Tunc (trou laissé par un entrepreneur) ; Civ.  1re, 6  juin 1966, D.  1966.481, note J. Voulet, RTD civ. 1966.809, obs. G.  Durry (non-réparation d’une brèche dans une digue) ; 18 avr. 2000, Bull. civ. I, no 117, D. 2000. IR. 144 (absence de sable sur un trottoir verglacé). 2. Ex. : précautions supplémentaires (en sus, notamment, de l’exigence d’un signal spécial) quant aux passages à niveau non gardés (ex. élagage d’arbres gênant le mécanicien) : Poitiers 2 févr. 1943, DC 1944.44, note H. Desbois. – Il en va de même des précautions à prendre à l’occasion de l’organisation d’une manifestation sportive (v. ss 569, 1084). 3. Civ. 27 févr. 1951, D. 1951.329, note H. Desbois, S. 1951.1.158, JCP 1951.II.6193, note J. Mihura ; J. Carbonnier, Le silence et la gloire, D. 1951, chron. 119. – V. aussi T. civ. Nantes, 23 oct. 1953, JCP 1954.II.7993, note P. Esmein (responsabilité de l’historien ne rapportant que les excès de certains résistants et omettant d’informer du patriotisme des autres) ; Civ. 1re, 15 juin 1994, Bull. civ. I, no 218, p. 159, D. 1994.IR.189, JCP 1994.IV.2077 (dénaturation, falsification ou négligence grave manifestant un mépris flagrant pour la recherche de la vérité). – Rappr. v. ss 967. – Comp. Civ. 2e, 31 janv. 1964, D. 1964, somm. 82 ; TGI Paris, 8 juill. 1981, D. 1982.59, note B. Edelman ; J.-D. Bredin, Le droit, le juge et l’histoire, Rev. Le Débat, 1983, p. 93 s. – À propos de l’annotateur d’un jugement de condamnation d’un prévenu omettant d’indiquer que ce jugement n’est pas définitif : TGI Seine, 19 avr. 1967, D. 1968.253, note P. Voirin, RTD civ. 1968.547, obs. G. Durry. – Mais v. Civ. 2e, 17 juill. 1953, D. 1954.533, note J. Carbonnier, JCP 1953.II.7751 (il n’y a pas, à la charge d’un journal, une obligation de citer le nom des avocats dans des chroniques ou comptes rendus d’audience).

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(C. pén., art. 223-6), il y a sans doute lieu de faire état de fautes civiles. Mais que faut-il décider en dehors de ces cas ? Hors ceux dans lesquels il y a intention de nuire (délit civil) et où la responsabilité de celui qui s’abstient ne semble pas susciter d’objection 1, l’hésitation n’est pas exclue. Sans doute peut-on être enclin à penser, de manière assez générale, que la vie en société peut obliger, dans certaines conditions, un homme raisonnable à agir, afin d’éviter que ses semblables ne subissent de dommages, et le rendent responsable s’il reste inactif. Mais la jurisprudence semble confirmer cette opinion lorsqu’une personne, spécialement à même de surveiller une autre personne ou une chose, s’abstient de le faire 2. De quelque faute d’abstention qu’il s’agisse, on observera, il est vrai, qu’en visant la négligence, l’article 1241 (anc. art. 1383) du Code civil prend en considération les fautes d’omission. Il reste que, lorsqu’il s’agit de celles-ci, la détermination du modèle de référence peut être éventuellement plus délicate qu’en ce qui concerne les fautes de commission, spécialement au sujet des responsabilités professionnelles. 950 3°) Élément moral ¸ À moins de jouer sur les mots et d'en arriver à dépouiller la notion de faute de tout contenu d'ordre psychologique, la faute civile comporte un élément moral 3. Le comportement anormal peut être reproché à son auteur car il était conscient de ce qu’il faisait. Usant de son livre arbitre, il aurait pu décider d’agir autrement. C’est là, au reste, une condition indispensable pour que l’article 1240 (anc. art. 1382) du Code civil puisse remplir le rôle de moralisation des conduites et de prévention des dommages qui lui a été assigné. Comment imaginer qu’un individu qui ne sait pas ce qu’il fait puisse être incité à agir avec le maximum de prudence au motif qu’il devra réparer les dommages qu’il cause ? Cette constatation se vérifie d’ailleurs, non seulement lorsque l’on envisage un fait personnel isolé, mais aussi lorsqu’il y a pluralité de fautes, soit des auteurs d’un dommage (rappr. v. ss 1117), soit de l’auteur et de la victime (rappr. v. ss 964, 1028). De ce que la faute civile comporte nécessairement un élément moral, il ne faut pourtant pas déduire qu’elle ne présente pas d’originalité par rapport à la faute pénale ou à la faute morale. Cette originalité se manifeste non seulement quant au domaine de la faute civile, mais aussi par l’unité et la diversité des fautes civiles 4. 1. V.  Civ. 2e, 13 déc. 1972, D.  1973.493, note C. Larroumet, Gaz. Pal. 1973.1.416, note J.-P.D. 2. Civ. 2e, 18 janv. 1963, JCP 1963. II. 13316, note C. Blaevoet ; 18 oct. 1967, Bull. civ. II, no 288, p. 201 (parents) ; 22  mai 1968, D.  1968, somm. 102 (propriétaire) ; 9  nov. 1971, D. 1972.75 (parents). 3. V. P. Jourdain, Recherche sur l’imputabilité en matière civile et pénale, thèse. Paris II, 1982. 4. Sur la conception subjective retenue dans le projet en cours, v. J.-S. Borghetti, chron. préc. D. 2016, no 17.

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951 a) Domaine. Faute civile et faute pénale ¸ Essentielle, la distinction de la faute civile et de la faute pénale n'est qu'une des illustrations de la distinction de la responsabilité civile et de la responsabilité pénale, qui s'est progressivement opérée au long des siècles (v. ss 685). Elle se manifeste de deux manières. En premier lieu, il faut évidemment insister sur le fait que nombre de fautes civiles ne constituent pas des infractions pénales. Ainsi en est-il toutes les fois qu’il n’existe pas de texte pénal réprimant avec une suffisante précision un comportement délictueux (nullum crimen sine lege) ; même si l’on a pu constater une augmentation des dispositions d’ordre pénal, il reste que le domaine des fautes civiles demeure infiniment plus vaste, compte tenu des articles 1240 et 1241 (anc. art. 1382 et 1383) du Code civil 1. Cette différence semble, il est vrai, corrigée en partie par la distorsion suivante : si une faute pénale constitue, en principe, une faute au point de vue civil, elle n’entraîne pourtant pas nécessairement réparation, c’est-àdire responsabilité civile. Ainsi en est-il de toutes les infractions pénales qui ne causent pas de dommage à autrui (mendicité, port d’arme prohibée) ou, en fait, n’en ont pas causé (tentative manquée de meurtre ou de vol). La différence ne concerne pas la notion de faute ; elle résulte du fait que la responsabilité civile suppose un dommage, ce qui n’est pas nécessairement le cas de la responsabilité pénale. Là même, en second lieu, où un fait est à la fois constitutif d’une faute civile et d’une faute pénale, là où ces deux notions se recouvrent le plus nettement, on peut encore être porté à penser que la dualité des responsabilités pénales et civile, axées l’une principalement sur la répression, l’autre principalement sur la réparation, entraîne une sorte d’irréductible dualité des fautes 2. Les difficultés que peut, dans de tels cas, susciter la réparation du dommage étayent une pareille opinion. 952 Faute civile et faute morale ¸ Pas plus en droit civil qu'en droit pénal, il ne faut confondre élément moral et faute morale. La distinction de la faute morale et de la faute civile est l’illustration la plus évidente de la distinction de la morale et du droit. Parce que le droit ne régit la conduite des hommes qu’en tant qu’ils vivent en société, le droit civil est, au sujet de la faute, tantôt moins strict, tantôt plus strict que la morale. Moins strict en ce qu’il se désintéresse de nombreuses fautes morales, plus précisément de celles qui sont commises envers soi-même ou envers la divinité. Plus strict en ce que les besoins de la vie en société l’ont 1. V. par ex., au sujet du propos de M. Le Pen sur le mode d’extermination des juifs et des tziganes dans les camps de la mort (« point de détail »), Civ.  2e, 18 déc. 1995, D.  1996.IR.35, JCP 1996.IV.381. 2. V. en ce sens A. Pirovano, Faute civile et faute pénale, Essai de contribution à l’étude des rapports entre la faute des articles 1382-1383 du Code civil et la faute des articles 319-320 du Code pénal, thèse Aix, éd. 1966.

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porté à attacher, en principe, aux fautes les plus légères les mêmes conséquences qu’aux comportements intentionnellement méchants. 953 Élément moral et responsabilité civile des personnes morales ¸ Malgré la réalité des personnes morales et malgré l'utilisation du même mot, on a longtemps considéré qu'une personne morale n'a pas de volonté propre et, en ce sens, ne peut pas commettre de faute. Même si le domaine de la responsabilité civile est, en maintes occasions, plus vaste que celui de la responsabilité pénale, on aurait pu adopter une attitude analogue en ce qui concerne la responsabilité civile du fait personnel et considérer que les personnes morales ne peuvent être directement responsables dans les termes des articles 1240 et 1241 (anc art. 1382 et 1383) du Code civil. Si séduisante que puisse paraître cette analyse, elle n’a pas été consacrée par la jurisprudence. Bien entendu, les personnes morales (sociétés, associations, syndicats…) peuvent, comme les personnes physiques, engager leur responsabilité du fait d’autrui, spécialement en qualité de commettants du fait de leurs préposés (v. ss 1059 s.). Mais elles engagent aussi leurs propres responsabilités, du fait personnel, en raison des actes illicites commis par leurs organes, les actes de ces personnes étant considérés comme les leurs 1 ou lorsqu’un défaut de structure a permis la réalisation du dommage, et ce alors que les personnes ayant agi au nom et pour le compte de la personne morale ont correctement rempli leur mission 2. Après tout, il est peut-être dans la logique de la réalité des personnes morales de faire considérer ici comme réel ce qui ne l’est pas vraiment 3. Sur la responsabilité des sociétés du fait des dirigeants sociaux, v. ss 1075 s. 954 b) Unité et diversité des fautes civiles ¸ Tandis qu'en matière contractuelle, la théorie de la gradation des fautes a exercé, à une certaine époque, une grande influence et que l'existence d'un contrat continue d'influer, de manière variable, sur la fixation des modèles de comportement, les solutions retenues à propos de la faute délictuelle sont notablement plus simples. Elles reposent sur un principe d’assimilation des effets du délit civil, prévu à l’article 1240 (anc. art. 1382) et par lequel on a causé 1. Civ. 2e, 17  juill. 1967, Gaz. Pal. 1967.2.235, note C. Blaevoet, RTD civ. 1968.149, obs. G. Durry. Il n’est pas nécessaire de mettre en cause les organes (Civ. 2e, 17 juill. 1967, préc.), ce qui n’exclut pas la possibilité de demander réparation à ceux-ci : Soc. 6 janv. 1972, D. 1972.141, JCP 1972.II.17045, RTD civ. 1972.600, obs. G. Durry ; Com. 4 oct. 1988, Bull. civ. IV, no 265, p. 182, D. 1988.IR.259, RTD civ. 1989.86, obs. P. Jourdain ; comp. cep. Soc. 9 avr. 1975, Bull. civ. V, no 174, p. 155, RTD civ. 1976.137, obs. G. Durry. Le projet de loi déposé à l’Assemblée nationale est muet sur ce point (v. J.-S. Borghetti, chron. préc. D. 2016, p. 1444, no 18). 2. Civ. 1re, 15 déc. 1999, Bull. civ. I, no 351, JCP 2000.I.241, no 6, obs. G. Viney, II.10384, note G. Mémeteau. 3. Et il en va de même au sujet des art. 1384, al. 1er, ou 1385 et de la responsabilité du fait des choses : v. Civ. 2e, 22 févr. 1984, D. 1985.19, note E. Agostini. – V. plus généralement, Véronique Wester-Ouisse, La jurisprudence et les personnes morales, Du propre de l’homme aux droits de l’homme, JCP 2009.I.121.

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intentionnellement un dommage à autrui, et du quasi-délit civil, prévu à l’article 1241 (ancien article 1383) et visant l’imprudence ou la négligence ayant causé un dommage. Malgré le principe d’assimilation des effets de toutes ces fautes, de la plus intentionnelle à la plus légère, leur diversité n’est pourtant pas sans incidence en matière de responsabilité délictuelle. On verra que, dans le plan de la réparation du dommage, le degré de gravité de la faute n’est pas sans conséquence, soit en fait, en ce qui concerne l’évaluation du dommage (v. ss 1131), soit en droit, dans la mesure par exemple où la faute intentionnelle n’est pas assurable 1. En outre, il arrive exceptionnellement que telle ou telle responsabilité soit subordonnée à l’existence d’une faute plus ou moins caractérisée, « qualifiée » 2. Enfin, on va le voir, la faute intentionnelle et la faute non intentionnelle ne sont pas saisies de la même manière par le droit. 955 La faute intentionnelle ¸ Cette faute, dite aussi délictuelle, doit être définie de la même manière que la faute dolosive en matière contractuelle. Elle existe lorsque l'auteur du dommage a agi intentionnellement en vue de causer un préjudice à autrui et probablement aussi lorsqu'il a agi d'une manière qu'il savait devoir nuire à autrui 3. Il est naturellement et traditionnellement admis que, pour savoir s’il y a faute intentionnelle, le juge doit se livrer à une analyse subjective du comportement concret de l’individu, compte tenu de ses particularités, de sa force physique, de son caractère, de sa profession, etc. On dit alors que la faute intentionnelle s’apprécie in concreto 4. 956 La faute d’imprudence ou de négligence ¸ Quand il s'agit d'apprécier la faute d'imprudence ou de négligence, les difficultés d'analyse sont plus grandes. Sans doute convient-il d’observer, tout d’abord, qu’une tradition, remontant au droit romain et à la loi Aquilia, conduit à considérer que l’on engage sa responsabilité civile, non seulement en cas de faute légère, mais même en cas de faute très légère (et levissima culpa venit). On a pu voir là une différence avec la responsabilité contractuelle, dans la mesure où le 1. Formulée à l’art. 12, al. 2, de la loi du 13 juill. 1930 (aujourd’hui C. assur., art. L. 113-1, al. 2), cette solution entraîne la nécessité de préciser la notion de faute intentionnelle : V. Civ. 1re, 5 janv. 1970, D. 1970.155 ; 24 oct. 1973, D. 1974.90, note J. Ghestin, RTD civ. 1974.414, obs. G. Durry ; 7 juin 1974, Bull. civ. I, no 168, p. 147, et 12 juin 1974, Bull. civ. I, no 181, p. 158, RTD civ. 1975.120, obs. G.  Durry ; G.  Brière de l’Isle, La faute dolosive, Tentative de clarification, D. 1980. chron. 133, et les références. 2. Rappr. v. ss 949, à propos de la faute intentionnelle d’abstention. 3. V. sur l’extension de la notion de faute intentionnelle, au sens de l’art. L. 113-1 C. assur., les réf. v. ss 954. 4. V. N. Dejean de la Bâtie, Appréciation in abstracto et appréciation in concreto en droit civil français, 1965. – Sur ce que la prise en considération de faits justificatifs (v. ss 982 s.) réintroduit une dose d’appréciation in abstracto, v. F. Chabas, Responsabilité civile et responsabilité pénale, 1975, p. 55. – Sur l’appréciation de la faute lourde et de la faute inexcusable, v. ss 844.

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débiteur est seulement tenu de sa faute légère (culpa levis), appréciée in abstracto 1. Cette diligence particulière serait plus nécessaire lorsqu’il s’agit de rapports ordinaires entre les hommes que lorsque des liens contractuels s’ajoutent à leurs relations de base. Sans doute ne convient-il pas d’exagérer cette distinction de l’homme simplement diligent, envisagé en matière de responsabilité contractuelle (v. ss 840 s.), et de l’homme très diligent, tel que l’appréhende la responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle. Dans l’une et l’autre perspectives, le juge, appelé à apprécier l’existence d’une faute, recherche ce que, dans les mêmes circonstances, il aurait fait ou ce qu’aurait fait un homme raisonnable, d’après l’image qu’il peut s’en faire. 957 Appréciation in abstracto ¸ L'affirmation d'une responsabilité impliquant une comparaison entre ce qui a été et, éventuellement, ce qui aurait dû être, on constate donc qu'en ce qui concerne les fautes d'imprudence ou de négligence, les tribunaux se réfèrent au modèle abstrait que peut représenter le bon père de famille, c'est-à-dire l'homme raisonnable placé dans la même situation. À vrai dire, le type de référence choisi peut être plus ou moins général et abstrait. À mesure que, par adjonction d’un certain nombre de données ou, pourrait-on dire, de paramètres, l’on affine davantage le portrait-robot, l’on s’éloigne évidemment, sur la pente de l’individualisation des sanctions, d’une attitude trop rudimentaire. Ainsi est-il assez normal qu’on diversifie les types, pour être, par exemple, plus exigeant à l’égard du professionnel qu’à l’égard du profane. Du même coup d’ailleurs, pour articuler la comparaison, l’on tient compte d’un des traits spécifiques de l’agent. Et, de fait, l’on peut en venir à constater que les tribunaux ne négligent en la matière ni certaines données physiques de l’individu, par exemple son âge 2, ni les aptitudes professionnelles de l’intéressé, serait-ce hors du cadre de sa profession 3. À la limite, il y a, entre l’appréciation in concreto et l’appréciation in abstracto, moins une différence de nature qu’une différence de degré.

§ 2. La disparition de la faute

958 Absence de faute et disparition de la faute ¸ L'expression de disparition de la faute appelle diverses précisions. Il ne peut y avoir disparition de la faute là où, de toute façon, l’idée même d’une faute de la personne dont on veut engager la responsabilité ne peut correspondre à la réalité par exemple en cas de concurrene loyale. 1. Civ. 11 janv. 1922, DP 1922.1.16, S. 1924.1.105, note R. Demogue, Gaz. Pal. 1922.1.344, Grands arrêts, t. 2 no 182. 2. Civ. 1re, 7 mars 1989, Bull. civ. I, no 116, p. 75, JCP 1990.II.21403, note N. Dejean de la Bâtie ; Civ. 2e, 4 juill. 1990, Bull. civ. II, no 167, p. 84, RCA 1990, comm. 363, RTD civ. 1991.123, obs. P. Jourdain. Cette jurisprudence ne contredit pas l’évolution opérée au sujet de la responsabilité de l’infans (v. ss 960) ; v., à ce sujet, les obs. P. Jourdain, préc. 3. Civ. 2e, 15 mars 1956, D. 1956.445, 2e esp.

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Il arrive, en outre, qu’en matière de responsabilité du fait personnel, l’attitude de l’auteur de l’accident n’engage pas sa responsabilité en raison de l’existence d’une cause étrangère qui l’exonère. Il va de soi, en effet, que – ce qui peut le plus pouvant le moins – la cause étrangère exonérant le gardien en cas de responsabilité du fait des choses (v. ss 1018 s.) exonère aussi celui que l’on a pu croire fautif, sur le terrain de la responsabilité du fait personnel 1. Entendue de manière plus étroite, l’expression de disparition de la faute peut servir à désigner des cas dans lesquels des comportements a priori fautifs perdent ce caractère, parce que les circonstances portent à considérer qu’il existe, à l’image du droit pénal, soit une cause de non-imputabilité, soit un fait justificatif. Il n’en faut pas déduire qu’en la matière, la responsabilité civile se conforme nécessairement aux solutions de la responsabilité pénale 2. Leur discordance ne fait d’ailleurs que s’accentuer.

A. Non-imputabilité

959 Non-imputabilité et personnes privées de raison ¸ Il est bien vrai que la faute civile ne coïncide pas avec la faute morale, lorsqu'il s'agit d'apprécier le fait personnel. Mais, de la constatation d'une absence de coïncidence de leurs domaines, on ne saurait, sans a priori, déduire nécessairement que la faute civile peut être établie sans le moindre support subjectif. En d’autres termes, il peut exister une responsabilité sans faute ; mais il n’y a pas de faute sans faute. À partir d’une définition particulière de la faute, envisagée alors in abstracto d’une manière très poussée, et dépouillée des éléments subjectifs inhérents à l’auteur du dommage, on a pourtant soutenu que le dément ou l’enfant en bas âge pouvaient commettre des fautes 3. Mais la référence à un modèle abstrait se fonde sur la croyance dans le libre arbitre, lequel est par hypothèse exclu lorsqu’il s’agit de l’infans ou du dément. Pourtant, au fil des années, elle a progressivement étendu son empire. 960 Responsabilité de l’infans ¸ Il était traditionnellement admis que l'infans, c’est-à-dire l’enfant en bas âge, n’ayant pas atteint l’âge de raison, n’engage pas sa responsabilité personnelle, lorsqu’il cause un dommage à autrui 4. 1. V. G. Durry, obs. RTD civ. 1971.643, sur Civ. 2e, 21 oct. 1970, Bull. civ. II, no 279, p. 210. 2. V. B. Bonjean, Le fait personnel non fautif dans le droit de la responsabilité civile, thèse ronéot. Grenoble, 1973. 3. H., L. et J. Mazeaud, t. II, 1er vol. par F. Chabas, no 449 ; Aubry et Rau, t. VI, 7e éd., par A. Ponsard et N. Dejean de la Bâtie, § 444 bis, no 345. 4. V. X. Blanc-Jouvan, La responsabilité de l’« infans », RTD civ. 1957.28 s. ; Françoise Warembourg-Auque, Irresponsabilité ou responsabilité civile de l’« infans », RTD civ. 1982.329 s. ; C. Lapoyade-Deschamps, Les petits responsables, D. 1988, chron. p. 299 s. ; v. aussi, dans les Mélanges Lapoyade-Deschamps (2003), Ph. Brun, Le nouveau visage de la responsabilité du fait

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Il n’était pas question, lorsqu’il est si jeune, d’invoquer contre lui l’article 1310 du Code civil, dont on déduit que le mineur sorti de la première enfance est responsable de ses délits et de ses quasi-délits. Encore ne fallait-il pas exagérer la portée du principe d’irresponsabilité de l’infans, résultant des règles relatives à la responsabilité du fait d’autrui (a fortiori depuis lors : v. ss 1044 s.), ainsi que d’une tendance, aisément explicable, des tribunaux à admettre plus vite que par le passé les progrès de la raison dans son esprit et, par voie de conséquence, à affirmer davantage sa responsabilité personnelle 1. Cependant, la jurisprudence persista longtemps à décider que, si le mineur répondait à l’égard des tiers de son fait personnel, « s’il a la faculté de discerner les conséquences des actes fautifs qu’il commet » 2, le très jeune enfant « dont le discernement n’est pas démontré » ne répondait pas lui-même de ses actes sur le fondement de l’article 1240 (anc. art. 1382) du Code civil 3. Mais ensuite, opérant un net revirement, la Cour de cassation a affirmé, dans le cadre de la responsabilité du fait personnel, qu’il n’y avait pas lieu de vérifier si un mineur est capable de discerner les conséquences de ses actes pour décider que, victime d’un accident, son comportement fautif justifiait la réduction de l’indemnité due, sur le fondement de la responsabilité pour faute 4. Les termes de ces décisions étaient tels que la solution nouvelle devait aussi être admise dans les cas où le mineur est uniquement auteur du dommage 5. Cette nouvelle extension du domaine de la responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle était contestable. L’atteinte profonde qu’elle portait au fondement de la responsabilité civile s’est accompagnée de deux maux d’autrui, p. 105 s., Jocelyne Castaignede, Les petits responsables, Réflexions sur la responsabilité pénale et la responsabilité civile du mineur, p. 119 s. 1. Civ. 2e, 1er déc. 1965, JCP 1966.II.14567 (enfant de neuf ans jouant à la balle et donnant un coup de pied dans une motte de terre) ; V. A. Tunc, L’enfant et la balle, JCP 1966.I.1983. 2. Civ. 2e, 6 juill. 1978, D. 1979.IR.64, Bull. civ. II, no 179, p. 140, RTD civ. 1979.387, obs. G. Durry. 3. Civ. 2e, 7 déc. 1977, Bull. civ.  II, no 233, p. 170, D.  1978.IR.205, obs. C.  Larroumet, JCP 1980.II.19339, note J. Wibault, RTD civ. 1978.653, obs. G. Durry ; v. aussi Civ. 2e, 11 juin 1980, Bull. civ. II, no 140, p. 97 ; 15 déc. 1980, JCP 1981.IV.89. 4. Ass. plén., 9 mai 1984, Bull. civ. no 2 et 3, arrêts Époux Derguini (fillette de 5 ans renversée) et Lemaire et autres (enfant de 13 ans électrocuté), D. 1984.525, concl. J. Cabannes, note F. Chabas, JCP 1984.II.20256, note P. Jourdain, Grands arrêts, t. 2 no 196, RTD civ. 1984.508 s., obs. J. Huet. – V. aussi, G. Viney, La faute de la victime d’un accident corporel : le présent et l’avenir, JCP 1984.I.3155, La réparation des dommages causés sous l’empire d’un état d’inconscience : un transfert nécessaire de la responsabilité vers l’assurance, JCP 1985.I.3189 ; H. Mazeaud, La faute objective et la responsabilité sans faute, D. 1985, chron. 13 s. ; C. Lapoyade-Deschamps, Les petits responsables, D.  1989, chron.  299 s. ; R.  Legeais, Le mineur et la responsabilité civile, À la recherche de la véritable portée des arrêts de l’Assemblée plénière du 9 mai 1984, Mélanges Cornu, 1994, p. 253 s. – V. cep. Civ. 2e, 7 mai 2002, Bull. civ. II, no 94, p. 75. 5. Rappr., au sujet de l’arrêt Djouab, du même jour : J. Huet, obs. préc., p. 509 ; Civ. 2e, 28 févr. 1996, Bull. civ.  II, no 54, p. 34, RCA 1996, comm. 157, RTD civ. 1996.628, obs. P.  Jourdain, D. 1996.602, obs. M. Duquesne, JCP 1996.I.3985, obs. G. Viney, D. 1997, Somm. 28, et les obs. vigoureuses de D. Mazeaud. – V. cep., sur les positions plus nuancées de la 1re ch. civ. en matière contractuelle, G. Viney, chron., JCP 1997.I.4068, no 16.

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fort graves. Lorsque l’on envisage, tout d’abord, l’éventualité de dommages subis par des enfants privés de discernement, parce que – sains d’esprit ou non – ils n’ont pas atteint l’âge normal du discernement, la nouvelle jurisprudence peut entraîner à leur détriment l’abandon d’une réparation intégrale. Et s’il s’agit de dommages causés par ces enfants, la consécration de leur responsabilité personnelle, distincte de celle que leurs parents peuvent engager en application de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 4, du Code civil (v. ss 1045 s.), aboutit à faire peser sur eux le poids de réparations exagérément lourdes. De toute évidence, ces solutions appelaient une intervention législative qui consisterait à substituer à ces nouvelles responsabilités des mécanismes d’assurance obligatoire, et non pas à les en assortir 1. 961 Personnes atteintes d’un trouble mental. Obligation de réparer ¸ À propos des accidents causés par des aliénés, la jurisprudence s'est, dans le passé, prononcée dans le sens de l'irresponsabilité. S'agissant de la responsabilité du fait personnel, c'est-à-dire d'une responsabilité en principe fondée sur la faute, au sens classique du mot, elle a estimé, en effet, que, n'ayant pas conscience de leurs actes, les aliénés ou déments ne pouvaient engager leur responsabilité 2. Aboutissant évidemment à priver les victimes de la réparation à laquelle elles auraient pu prétendre si l’auteur du préjudice avait été sain d’esprit, cette position a fait l’objet d’assez vives critiques. Sensible à l’iniquité de la solution, la jurisprudence s’est d’ailleurs efforcée d’en tempérer les conséquences : en la limitant au cas d’inconscience totale et en l’écartant, y compris sous la forme d’une simple atténuation de la responsabilité, en cas de demi-folie 3 ; en affirmant la responsabilité du dément, au prix d’un étirement du lien de causalité, lorsque la démence avait son origine dans une faute de l’aliéné (ex. : alcoolisme) 4 ; en estimant que la preuve de l’état de démence au moment de l’acte n’était pas rapportée 5. Même si les dommages causés par les déments pouvaient, en outre, donner lieu à réparation, soit en raison de la responsabilité d’autres personnes ayant manqué à un devoir de surveillance 6, soit en raison de la responsabilité du fait des choses éventuellement utilisées par le dément (v. ss 1016), il n’en restait pas moins que la jurisprudence avait maintenu la règle de principe selon laquelle un dément n’était pas responsable de son fait personnel.

1. G. Viney, chron. préc., JCP 1985.I.3189, no 22 s. 2. Req. 21  oct. 1901, DP 1901.1.524, note Letellier, S.  1902.1.32 ; Civ.  2e, 11  mars 1965, D. 1965.575, note P. Esmein. 3. Req. 13 avr. 1892, DP 1892.1.303 ; 21 janv. 1929, Gaz. Pal. 1929.1.656 ; Civ. 2e, 28 avr. 1965, D. 1965.758, note P. Esmein, JCP 1966.II.14495 bis, note M.P. Vié. 4. Nancy, 28 nov. 1955, D. 1956, somm. 30 ; Civ. 2e, 15 déc. 1965, D. 1966.397. 5. Montpellier, 21 janv. 1935, DH 1935.140. 6. Civ. 2e, 25 janv. 1957, D. 1957.163.

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Lors de la réforme du droit des incapables majeurs, réalisée par la loi du 3 janvier 1968, la solution traditionnelle a été abandonnée : l’article 489-2 du Code civil a disposé, en effet, que « celui qui a causé un dommage à autrui alors qu’il était sous l’empire d’un trouble mental n’en est pas moins obligé à réparation », rédaction reprise à l’article 414-3 (par la loi du 5 mars 2007) 1. Sont visées de la sorte toutes les personnes – majeures ou mineures 2 – privées de raison, que ce soit ou non par leur faute, que la privation soit temporaire ou définitive 3, qu’elles soient ou non soumises à un régime particulier de protection, ces diverses extensions du cadre de la réparation n’empêchant pas la victime de s’adresser, le cas échéant, à d’autres personnes qui auraient dû mieux garder l’auteur du préjudice et peuvent présenter l’avantage d’être plus solvables que lui. Le rayonnement du texte déborde le cadre des articles 1240 et 1241 (anc. art. 1382 et 1383), puisqu’il est applicable aussi en matière contractuelle 4. Envisageant la situation de certains auteurs de préjudices, la loi ne les déclare ni fautifs, ni même responsables, et se borne à disposer que celui qui a causé le préjudice sous l’emprise d’un trouble mental « n’en est pas moins obligé à réparation », ce qui n’est pas dire qu’il est responsable 5.

B. Faits justificatifs

962 1°) Circonstances extérieures ¸ En s'inspirant notamment des solutions ou des catégories du droit pénal, on peut imaginer que certaines données, sans être imprévisibles, retirent au fait son caractère fautif. Certaines – liées à des circonstances plus ou moins extérieures – peuvent avoir pour conséquence d'effacer le caractère blâmable de l'acte 6. Traditionnellement, dans le Code pénal de 1810 (art. 327), l’ordre de la loi et le commandement de l’autorité légitime constituent, en droit pénal, des faits justificatifs produisant des conséquences analogues en ce qui 1. R. Savatier, Le risque pour l’homme de perdre l’esprit et ses conséquences en droit civil, D. 1968, chron. 109 ; G. Viney, Réflexions sur l’article 489-2 du Code civil, RTD civ. 1970.251 ; J.-J. Burst, La réforme du droit des incapables majeurs et ses conséquences sur le droit de la responsabilité civile extra-contractuelle, JCP 1970.I.2307 ; v. aussi M. Daury-Fauveau, La faute de l’aliéné et le contrat, JCP 1998.I.160. 2. Bien que l’art. 489-2 figure parmi des dispositions du Code civil relatives aux majeurs, la Cour de cassation a, fort opportunément, décidé que la règle nouvelle était applicable au mineur dément, lorsqu’il a atteint l’âge (théorique) du discernement (Civ. 1re, 20 juill. 1976, Bull. civ. I, no 270, p. 218, D. 1977.IR.114, JCP 1978.II.18793, note N. Dejean de la Bâtie, RTD civ. 1976.783, obs. G. Durry). 3. V. Civ. 2e, 21 avr. 1982, D. 1982.403, note C. Larroumet. 4. Civ. 1re, 21  janv. 2003, Dr.  fam. 2003, no 152, note T. Fossier, LPA, 24  oct. 2003, note J. Massip. 5. V. en ce sens que l’art. 414-3 (L. no 2007-308, 5 mars 2007, art. 7) ne consacre pas l’existence d’une responsabilité particulière distincte de celles qui sont encourues au titre des art. 1240 s. (anciens art. 1382 s.), C. civ. et a seulement pour objet d’assimiler, en la matière, la personne atteinte d’un trouble mental à une personne sensée : Civ. 2e, 4 mai 1977, D. 1978.393, note R. Legeais, RTD civ. 1977.772, obs. G. Durry. 6. V. Dingome, Le fait justificatif en matière de responsabilité civile, thèse Paris I, 1986.

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concerne la faute civile. Encore convient-il de formuler deux remarques : d’une part, une simple autorisation de l’Administration, spécialement à l’occasion de certaines constructions, ne décharge pas le bénéficiaire de la responsabilité qu’il peut, de ce fait, engager ; d’autre part, l’illégalité d’un ordre est de nature à lui retirer son caractère de fait justificatif 1. – Rappr. v. ss 946. 963 2°) Conventions de non-responsabilité ¸ Si les conventions relatives à la responsabilité contractuelle sont, en principe, valables (v. ss 620 s.), il semble qu’en matière délictuelle, ces conventions, qu’elles suppriment la responsabilité ou se bornent à la limiter, soient nulles, de nullité absolue, comme contraires à l’ordre public, dans la mesure où il paraît choquant de pouvoir à l’avance s’exonérer d’une telle responsabilité 2. Sans doute imagine-t-on mal, de prime abord, de telles conventions entre personnes étrangères l’une à l’autre. L’expérience prouve pourtant que, dans la perspective d’une responsabilité extra-contractuelle, des accords préalables avec les victimes potentielles peuvent tendre à décharger une personne de tout ou partie de ses responsabilités éventuelles. Pour les combattre, on fait valoir qu’il importe de protéger les victimes éventuelles contre des renonciations à réparation dont elles ne peuvent, par hypothèse, déterminer la portée précise 3. Si, pour condamner ces conventions, la jurisprudence a utilisé des formules assez générales, il semble qu’en fait, la solution n’ait été véritablement consacrée qu’à propos de cas de responsabilité pour faute à prouver – c’est-à-dire de cas de responsabilité du fait personnel – et non de cas de responsabilité pour faute présumée ou de responsabilité sans faute 4. Et l’on peut donc penser que la responsabilité délictuelle n’est pas nécessairement réfractaire à ces conventions, mais seulement à certaines d’entre elles : celles qui auraient pour effet de décharger des conséquences de ses fautes prouvées – quelle qu’en soit l’importance – voire celles ou certaines de celles qui concerneraient la responsabilité engagée du fait d’atteintes à l’intégrité physique de la personne. Au titre des contrats portant sur la réparation d’un préjudice, le projet de réforme renverse la position jurisprudentielle puisqu’il est prévu que « les clauses ayant pour objet ou pour effet d’exclure ou de limiter la responsabilité sont en principe valables aussi bien en matière contractuelle 1. Civ. 2e, 18 mars 1955, JCP 1955.II.8909, note P. Esmein. 2. Civ. 27  juill. 1925, DP 1926.1.5 ; Civ.  2e, 17 févr. 1955, D.  1956.17, note P. Esmein, JCP 1955.II.8951, note R. Rodière, Grands arrêts, t. 2 no 185 ; 28 nov. 1962, D. 1963.465, note J. Borricand, JCP 1964.II.13710, note M. de Juglart, RTD civ. 1963.756, obs. R. Rodière. 3. De la solution indiquée, il a été déduit, à une certaine époque, qu’en matière contractuelle, les conventions de non-responsabilité ne pouvaient valoir que renversement du fardeau de la preuve (v. ss 621). 4. V., en ce sens, P. Esmein, note D. 1956.17, préc. ; J. Honorat, L’idée d’acceptation des risques dans la responsabilité civile, thèse Paris, éd. 1969, p. 206 ; Civ. 27 juill. 1938, Gaz. Pal. 1938.2.669 ; rappr. Civ. 3e, 23 avr. 1970, JCP 1970.II.16522, note J. Personnaz.

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qu’extracontractuelle » (art. 1281, al. 1er). Cette admission est cependant écartée dans trois hypothèses : 1° « en cas de dommage corporel » (al. 2) ; 2° en ce qu’on ne peut exclure ou limiter le dommage qu’on a causé par sa faute (art. 1283) ; 3° en ce que, dans « les régimes de responsabilité sans faute, le contrat n’a d’effet que si celui qui l’invoque prouve que la victime l’avait accepté de manière non équivoque ». 964 3°) Attitudes de la victime ¸ a) De manière générale, même en l’absence de toute convention, le comportement de la victime est de nature soit à entraîner un partage de responsabilité, par exemple lorsque la victime d’une faute en a été l’instigatrice 1, soit même à effacer la faute, n’est pas indifférent (Rappr. quant aux causes d’exonération du gardien d’une chose, suivant l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil, v. ss 1026 s). À l’inverse, il arrive que le comportement de la victime en état de légitime défense efface sa culpabilité (C. pén., art. 122-5, al. 1er). L’auteur du préjudice n’est pas fautif sauf si, compte tenu des circonstances, il ne pouvait agir autrement pour se défendre contre une attaque injuste et si sa défense était proportionnée à l’attaque. Si elle ne l’est pas, plus précisément si elle est plus forte que l’attaque, la jurisprudence retient un partage de responsabilité 2. Plus problématique est la situation dans laquelle l’auteur du préjudice se prévaut du consentement de la victime. Vient aussitôt à l’esprit le vieil adage : volenti non fit injuria (on ne fait pas tort à qui consent). Pourtant la solution qu’il exprime est loin d’être satisfaisante sur le terrain même des responsabilités. Au-delà d’une distinction du contenu des obligations et du traitement des conséquences de leurs violations, le raisonnement peut être situé sur le terrain de la distinction des préjudices suivant qu’ils sont matériels ou corporels. La seconde catégorie met en effet en cause l’existence des droits d’une personne sur son corps 3. C’est ce que l’on observe au sujet de l’acceptation des risques. b) Quelle est l’incidence de la faute de la victime en cas d’infraction pénale ? Après diverses fluctuations, la jurisprudence s’est fixée, au sujet des infractions contre les biens, sur la distinction suivante : tandis que les chambres civiles ont consacré le principe de partage des responsabilités (civiles) 4, la Chambre criminelle est restée fidèle à l’indemnisation intégrale en cas d’infraction intentionnelle contre les biens, dès lors que

1. Civ.  1re, 14  déc. 1982, Bull. civ. I, no 355, p. 304, RTD civ. 1983, 342, obs. G.  Durry. V. C. Lapoyade-Deschamps, La responsabilité de la victime, thèse Bordeaux 1975, 2e pub. 1977. La faute de la victime d’une infraction intentionnelle contre les biens ne réduit pas son droit à l’indemnisation (Crim. 4 oct. 1990, JCP 1992, I, 7372, obs. G. Viney ; 7 nov. 2002, D. 2003, IR 138, RTD civ. 2003, 374, obs. P. Jourdain). 2. Crim. 31 oct. 1979, Gaz. Pal. 1980,1, 707, RTD civ. 1980, 575, obs. G. Durry. 3. Civ. 2e, 20 mai 1969, D. 1969, 645 ; Ch. Mixte, 28 janv. 1972, JCP 1972, II, 17050, conci. R. Lindon ; Crim. 8 mars 1973, Gaz. Pal. 1973, 2, 589. 4. Ch. Mixte, 28 janv. 1972, RTD civ. 1972, 405, obs. G. Durry.

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la victime n’avait commis qu’une simple négligence ni participé à l’infraction 1. Or la Chambre criminelle a opéré un revirement, depuis lors, en décidant un partage de responsabilité sans tenir compte de la restriction antérieurement admise en cas d’infraction intentionnelle 2. 965 L’acceptation des risques ¸ La théorie du risque a connu son heure de gloire. Elle n'est pas morte. Mais le mot, en passant du singulier au pluriel, renvoie à des réflexions élargies sur le comportement des sujets de droit face aux aléas de l'action responsable. C'est dire qu'en matière de responsabilité, il ne suffit pas de s'interroger sur l'existence ou l'absence de faute de tel ou tel acteur ou la détermination de celui sur lequel pèse finalement une obligation d'indemniser l'autre. Encore convient-il, pour se prononcer, de s'interroger sur l'attitude de l'un ou de l'autre acteur face aux risques de l'activité considérée. A priori, il est normal de considérer que celui qui agit assume les risques attachés à son action 3. C’est là une conséquence si naturelle qu’il a fallu se demander s’il était normal de faire, en matière de responsabilité civile, une place particulière à l’acceptation des risques. Et il est naturel, à partir de là, de considérer que l’acteur est tenu d’assumer les risques qu’il a vraiment acceptés, même nombre de risques acceptés implicitement 4, compte tenu naturellement de l’existence d’une information satisfaisante et de risques prévisibles. Tant pis pour la victime si son acceptation des risques a été fautive et si, notamment, elle a porté sur un risque excessif. L’attribution d’effets propres à l’acceptation des risques a pris un relief particulier dans certaines situations. Cette attitude conduit à considérer que, du fait de cette acceptation et des conséquences que la réalisation du risque entraîne, la victime pourra réclamer réparation. Ainsi en est-il en matière médicale (v. ss 1247 s., au sujet de l’aléa thérapeutique, la victime dûment informée ayant alors accepté, en vue de se guérir, des risques de dommages corporels).

§ 3. La faute dans l’exercice d’un droit 966 Abus des libertés et abus des droits 5 ¸ Dans la mouvance des libertés publiques ou des droits dits fondamentaux, la sanction des compor1. Ex. : Crim. 7 nov. 2001, RTD civ. 2002, 341 (escroquerie) ; 4 nov. 1990, Bull. crim. no 331, D. 1990, IR 284, obs. G. Viney (chèque sans provision), etc. 2. Crim. 19 mars 2014, D. 2014, 952, obs. T. Coustet, note J. Lasserre Capdeville, RTD civ. 2014, 389, obs. P. Jourdain (aff. Kerviel). 3. V.  plus généralement, H.  Barbier, La liberté de prendre les risques, thèse Aix-Marseille  III, 2000 4. H. Barbier, thèse préc., no 365 s. 5. L. Josserand, De l’esprit des droits et de leur relativité, Théorie dite de l’abus des droits, 2e éd., 1939 ; G. Ripert, La règle morale dans les obligations civiles, no 89 s. ; H. Capitant, Sur l’abus des droits, RTD civ. 1928.365 ; H. de la Massue, Responsabilité contractuelle et responsabilité délictuelle sous la notion de l’abus du droit, RTD civ. 1948.1 ; A. Pirovano, La fonction sociale des

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tements abusifs dans l'exercice des droits subjectifs peut être d'autant plus délicate que ces droits eux-mêmes peuvent s'appuyer sur des libertés contraires ou du moins antagonistes. Toujours est-il que l'exercice d'une liberté publique – liberté d'aller et de venir, liberté de parole, d'expression, de réunion, etc. – peut quand même être sanctionné lorsqu'il en est fait un usage abusif 1. 967 Abus dans la liberté d’expression ¸ Cet abus appelle des observations particulières tenant à la difficile conciliation de deux libertés, celle de la personne, celle de l'expression, donc de l'information 2. Une tendance assez générale au recul de la responsabilité pour cause d’abus caractérise la matière, qu’il s’agisse des faits considérés ou de l’existence 3 de fautes. 1°) Abandonnant une solution antérieure 4, la Cour de cassation a décidé, en 2000, que « les abus de la liberté d’expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur le fondement de l’article 1382 du Code civil » 5 peu important que ces faits eux-mêmes aient été effectivement réprimés. Ce démantèlement partiel fut aussi pratiqué, par exclusion de l’article 1240 (anc. art. 1382), en cas d’atteinte à la présomption d’innocence 6. La délimitation opérée en 2000 par la Cour de cassation n’excluait l’application de l’article 1240 (anc. art. 1382) que lorsque les faits matériels en cause rentraient dans le cadre des incriminations pénales considérées, ce qui laissait place à l’hésitation 7. Mais en 2005, elle a prolongé le mouvement en décidant « que les abus de la liberté d’expression envers

droits : Réflexions sur le destin des théories de Josserand, D. 1972, chron. 67 ; J. Lemée, Essai sur la théorie de l’abus du droit, thèse ronéot. Paris XII, 1977. 1. Com. 5 juill. 1994, sol. impl., Bull. civ. IV, no 258, JCP. 1994.II.22323, note J. Léonnet, RTD civ. 1995.119, obs. P. Jourdain, au sujet de la liberté du commerce. 2. V.  Introduction générale, no 282 ; G.  Lécuyer, Liberté d’expression et responsabilité, Étude de droit privé, thèse Paris I, LGDJ. 2006. 3. Plus encore que la liberté d’expression, dont elle est pourtant une manifestation spécifique, la liberté de critique appelle aussi la réflexion (v. La liberté de critique, dir. Danielle Corrigan-Carsin, Lexis-Nexis, 2007), qu’elle soit politique, littéraire, morale, etc. L’importance d’une vérité, plus objective qu’ailleurs, peut favoriser, au-delà des controverses, le dénigrement, plus ou moins ravageur, d’une personne ou d’une œuvre. 4. Civ. 2e, 22 juin 1994, Bull. civ. II, no 165, Erulin. 5. Ass. plén., 12 juill. 2000 (Erulin, Collard), RCA 2000, comm. 335, RTD civ. 2000.845, obs. P. Jourdain, JCP 2000.1.280, no 2 s., obs. G. Viney ; Civ. 2e, 10 mars 2004, Bull. civ. II, no 114, p. 94 ; 18 mars 2004, Bull. civ. II, no 135, p. 113 ; 23 sept. 2004, Bull. civ. II, no 425, p. 359. 6. Civ. 2e, 8 mars 2001, Bull. civ. II, no 46, Gaz. Pal. 2001.1, 831, note P. Guerder, JCP 2001, II, 122, no 3, obs. G. Viney ; 8 juill. 2004, Bull. civ. II, no 387. – V. aussi en matière de diffamation et d’injures non publiques, Civ. 2e, 10 mars 2005, Bull. civ. II, no 114. 7. Ass. plén., 12  juill. 2000 (Guignols de l’info), JCP  2000.11.10439, note A. Lepage, JCP 2000.I.280, no 77 s., obs. G. Viney, RTD civ. 2000.842, obs. P. Jourdain, Defrénois 2002.602, obs. Ph. Brun et S. Piédelièvre ; dans le même sens, Paris 14 mars 1995, D. 1996, somm. 252, obs. Marie-Laure Izorche, D. 1997, somm. 75, obs. C. Bigot ; v. aussi J.-P. Gridel, Brèves remarques approbatives de la cassation intervenue dans l’affaire dite des Guignols de l’Info, D.  1988, chron. 183.

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les personnes ne peuvent être poursuivis sur le fondement de ce texte », c’est-à-dire de l’article 1240 (anc. art. 1382) du Code civil 1. En conséquence, l’interprétation ultérieure va reposer sur la distinction des dommages aux personnes et des dommages aux biens. Au sujet des dommages aux personnes, la position extrême adoptée en 2005 par la Cour de cassation a été abandonnée. En 2008, elle a décidé, dans un cas où des dispositions de la loi de 1881 (art. 29 et 53) n’avaient pas lieu d’être appliquées, que, néanmoins, l’article 1240 (anc. art. 1382) du Code civil 2 demeurait applicable. Mais la question devait ensuite susciter des fluctuations de jurisprudence 3, avant que la Cour de cassation ne consolide l’exclusion de l’article 1240 (anc. art. 1382) du Code civil, en estimant que « hors restriction légalement prévue, la liberté d’expression est un droit dont l’exercice, sauf dénigrement de produits ou services, ne peut être contesté sur le fondement de l’article 1240 (anc. art. 1382) du Code civil » 4. 2°) Que ce soit dans le cadre des dispositions de la loi de 1881 sur la presse, ou de l’article 1240 (anc. art. 1382) du Code civil, là où son application est conservée, il faut constater une résistance de la jurisprudence face à l’admission d’une responsabilité pour abus de la liberté d’expression. Là même où étaient en cause des faits distincts de ceux que réprime la loi de 1881, a été reconnu un recul du seuil de la faute, certains comportements n’emportant pas responsabilité civile, notamment lorsqu’il s’agit d’émissions satiriques n’entraînant aucun risque de confusion avec la réalité 5. Moyennant quoi, de dérive en dérive, la Cour de cassation a considéré que des dessins tournant « en dérision la religion catholique, les croyances et les rites de la pratique religieuse, mais (n’ayant) pas pour finalité de susciter un état d’esprit de nature à provoquer la discrimination, la haine ou la violence… ne caractérisent pas l’infraction prévue par l’article 24, alinéa 6, de la loi du 29 juillet 1881 » et qu’en l’état de ces seuls motifs, aucune faute ne peut être retenue sur le fondement de l’article 1240 (anc. art. 1382) du Code civil 6. 1. Civ. 1re, 27 sept. 2005 (Le Figaro), D. 2006. 485, note Th. Hassler, 768, note G. Lécuyer, Gaz. Pal. 16-17 déc. 2005, note S. Lasfargeas, RTD civ. 2006, 126, obs. P. Jourdain ; 10 avr. 2013, Gaz. Pal. 2013, 19-23 mai 2013, p. 5 s., note E. Dreyer. 2. V. J. Traullé, L’éviction de l’article 1382 du Code civil en matière extracontractuelle, thèse Paris I, LGDJ 2007, no 88, p. 79. 3. Civ. 1re, 30 oct. 2008, JCP 2009. II. 10006, note E. Dreyer, RTD civ. 2009, 331, obs. P. Jourdain ; 16 janv. 2013, D. 2013, 555, note E. Dreyer. 4. Civ. 1re, 2 juill. 2014, D. 2014,1498 ; v. aussi, Civ. 1re, 29 oct. 2014, D. 2015, 342, obs. E. Dreyer ; sur ces deux arrêts, v. P. Jourdain, obs. RTD civ. 2015,142. 5. V. Ass. plén., 12 juill. 2000 (Guignols de l’Info.) préc. 6. Civ., 2e, 8 mars 2001, Bull. civ. II, no 47, JCP 2001, IV, 1799, Gaz. Pal. 2001,1, 821, rapp. P.  Guerder, concl. Ph. Chemithe ; v.  aussi, au sujet des caricatures de  Mahomet, TGI Paris 22 mars 2007, JCP 2007, II, 10079, note E. Dreyer. – Rappr. Crim. 12 nov. 2008, D. 2009, 402, note J. Pradel, rappelant, au vu des articles 29 de la loi du 29 juill. 1881 et 10 de la Conv. EDH « que les restrictions à la liberté d’expression sont d’interprétation stricte » (au sujet de propos relatifs à l’orientation sexuelle).

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968 Théorie de l’abus des droits ¸ Plus encore qu'une simple liberté, le droit subjectif, tout particulièrement lorsqu'il revêt la forme d'un droit réel exclusif, tel que le droit de propriété, confère un pouvoir de nuire et justifie en quelque sorte un comportement qui, sans lui, serait fautif. Seulement, cet effet justificatif est nuancé par la théorie de l’abus des droits. De prime abord, il y a, dans cette théorie, de quoi surprendre, car la reconnaissance d’un droit positif subjectif paraît valoir attribution à son titulaire d’une sphère de pleine et entière liberté. De certains textes du Digeste, dont elle a probablement exagéré la portée, la doctrine classique a justement tiré argument en ce sens, estimant que celui qui use de son droit ne nuit à personne (nemimen laedit qui suo jure utitur). Dans une telle perspective, la distinction est simple : tant que l’on reste dans le cadre de son droit, l’on peut nuire à autrui sans se voir reprocher un abus ; et si, audelà, on peut engager sa responsabilité, c’est que, précisément, les limites du droit ont été dépassées. Le droit cesse là où l’abus commence 1, car la loi ne peut défendre ce qu’elle permet. Trop sommaire, l’objection n’a pas arrêté la jurisprudence, qui a été sensible non seulement à certains abus particulièrement criants, mais aussi au fait que les droits subjectifs, secrétés par le groupe social et probablement indispensables à celui-ci, ne peuvent être envisagés isolément. Replacés dans le contexte global, ils s’y trouvent, dans leur lettre et dans leur esprit, limités par diverses considérations, en particulier par la règle suivant laquelle on est responsable de ses délits et de ses quasi-délits, y compris dans l’exercice des libertés publiques (v. ss 967). Certes, face aux ambitions de la théorie, il a été considéré que certains droits discrétionnaires 2 échappaient à son emprise. L’on estimait difficile d’apprécier leur exercice, spécialement en matière familiale, mais cette barrière prétorienne semble aujourd’hui désuète et, en tout cas, fortement contestée 3. Mieux vaut admettre que suivant les libertés publiques ou les droits subjectifs, le seuil de la responsabilité, plus précisément du caractère illicite du comportement en cause, est variable. 969 Critères de l’abus des droits ¸ La théorie de l'abus des droits s'applique à la plupart de ceux-ci. Mais les difficultés les plus sérieuses apparaissent 1. C’est l’objection formulée par Planiol (Traité élémentaire de droit civil, t. II, no 871) : « Le droit cesse où l’abus commence, et il ne peut y avoir “usage abusif” d’un droit quelconque, par la raison irréfutable qu’un seul et même acte ne peut être, tout à la fois, conforme au droit et contraire au droit ». 2. A. Rouast, Droits discrétionnaires et droits contrôlés, RTD civ. 1944.1 s. 3. Rouen, 26 juill. 1949, D. 1951.532, note A. Lebrun (vieille jurisprudence). – Sur la rétractation du consentement, v. cep. ss 970. – Comp., sur le refus abusif, de la part d’un mari, de confession israélite, de délivrer à sa femme, à la suite d’un divorce, la lettre de répudiation ou « gueth » lui permettant de se remarier religieusement : Civ. 2e, 5 juin 1985, JCP 1985.II.20728, note E. Agostini, Gaz. Pal. 1986.1.9, note F. Chabas ; 15  juin 1988, Bull. civ.  II, no 146, p. 78, D. 1988.IR.191, RTD civ. 1988.770, obs. P. Jourdain ; 21 nov. 1990, D. 1991.435, note E. Agostini, JCP 1991.IV.26.

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alors, car il s'agit de déterminer le moment après lequel l'exercice d'un droit devient abusif. Nécessairement dominées par des considérations d'ordre philosophique ou politique, les opinions sont assez diverses. Schématiquement, il est possible de distinguer deux courants de pensée. 1o Certains auteurs s’en tiennent à des critères subjectifs, liés à la recherche de la faute dans l’exercice des droits. Le seuil de l’abus peut être situé à deux niveaux différents : a) ou bien, de manière assez restrictive, on estime que seule la faute, intentionnelle – c’est-à-dire le délit – rend abusif l’exercice d’un droit ; il ne serait tel que s’il était exercé dans l’intention malicieuse, voire dans la seule intention malicieuse de nuire à autrui 1 ; b) ou bien, plus largement, tenant compte de l’assimilation de principe du délit et du quasi-délit, l’on admet qu’il puisse y avoir abus du seul fait que le droit a été exercé avec imprudence ou négligence, sans les précautions nécessaires qu’aurait prises un être raisonnable, envisagé in abstracto (v. ss 957). 2o Un autre courant de pensée fait valoir que les droits subjectifs, à supposer qu’on en admette l’existence, ne sont reconnus aux individus que comme des fonctions sociales ou, tout au moins, à certaines fins sociales. Dès lors, si le titulaire du droit le détourne de son but, il commet un abus et ne mérite plus protection. Là encore, on peut constater l’existence de variantes : sans délaisser les considérations d’ordre subjectif, il est possible de déduire le détournement d’une analyse des mobiles qui l’ont inspiré, s’ils ne sont pas conformes à la finalité du droit subjectif ; mais on peut aussi retenir un critère plus objectif, en estimant qu’il y a abus dès que l’acte, en lui-même, est anormal, par ses éléments et ses résultats. De proche en proche, il faut bien convenir qu’en recherchant l’abus dans l’exercice d’un droit subjectif, on évite difficilement de remettre en cause les contours de ce droit. Peut-être jointe à d’autres, cette dernière considération a probablement inspiré la jurisprudence, qui s’en tient le plus souvent à des critères subjectifs. 970 Applications ¸ Si, dans la plupart des cas, la jurisprudence s'en tient à ces critères, elle n'en reste pas moins rebelle à une systématisation 2. Diverses raisons sont à l’origine de cette variété, voire de cette casuistique. Raisons juridiques : les droits subjectifs sont plus ou moins structurés, plus ou moins « accusés », ce qui peut mettre de manière variable obstacle à la condamnation des exercices abusifs. Raisons philosophiques, notamment dans la mesure où l’équité imprègne les situations. Raisons sociologiques, 1. Quant à la preuve, il est d’ailleurs possible, sans abandonner l’idée, d’assurer davantage la protection de la victime, en déduisant l’intention malicieuse du fait que le titulaire du droit n’avait pas d’intérêt personnel à agir comme il l’a fait. 2. V. G. Durry, obs. RTD civ. 1972.398. – Le caractère nettement « fonctionnel » de la notion d’abus de droit, parente de celles de détournement de pouvoir, de fraude ou d’abus de majorité, n’est sans doute pas étranger à cette plasticité.

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car l’analyse des relations entre les « rôles » et les « statuts » varie selon les situations ; ainsi peut-il y avoir plus facilement un abus dans l’action que dans l’abstention. Il en résulte que, selon les cas, la jurisprudence subordonne la condamnation pour abus du droit qui peut résulter non seulement d’une action, mais aussi d’une abstention 1, à l’existence d’une intention de nuire ou à la mauvaise foi patente, ou, au contraire, se montrant plus libérale, se contente d’erreurs de conduite graves, de l’absence de motifs sérieux ou d’une faute légère, celle que ne commettrait pas un être raisonnable, envisagé in abstracto. 971 L’abus du droit d’agir en justice ¸ Sans qu'il y ait lieu d'en être surpris, la théorie de l'abus du droit donne lieu à un abondant contentieux 2. Cette litigiosité a des causes diverses, la justice des juges étant peut-être par nature génératrice de ressentiments 3. Elle suscite des observations et des attitudes particulières dans la mesure où se trouve en cause une liberté essentielle, la liberté d’ester en justice qu’il est nécessaire de prendre en considération face aux abus que peuvent commettre, par le recours aux tribunaux, ceux qui luttent à tort et à travers pour leurs droits et causent, de ce fait, des dommages à autrui. C’est pourquoi le Code de procédure civile comporte un certain nombre de dispositions relatives à l’abus des droits processuels (art. 32-1, 559, 560, 581, 628) 4. Tenue de concilier une liberté essentielle avec la nécessité de prévenir les ardeurs dommageables, la jurisprudence a d’abord manifesté une préférence durable en subordonnant la sanction de l’abus à l’existence d’une mauvaise foi, d’une « attitude malicieuse » ou d’une faute grossière équipollente au dol 5. Tout en reconnaissant que l’appréciation inexacte qu’une partie fait de ses droits n’est pas en soi constitutive d’une faute, le droit d’agir en justice exprimant en quelque sorte le droit d’avoir tort, un autre courant jurisprudentiel manifeste un assouplissement, puisque les tribunaux se contentent alors d’une simple faute 6. Simple, c’est beaucoup dire, car 1. Civ. 3e, 17 janv. 1978, Bull. civ. III, no 41, p. 33, D. 1978. IR 322, RTD civ. 1978.655, obs. G. Durry. 2. R. Morel, Les dommages-intérêts au cas d’exercice abusif des actions en justice, thèse Paris 1910 ; Y. Desdevises, L’abus du droit d’agir en justice avec succès, D.  1979, chron. 21 ; J.  Mestre, Réflexions sur l’abus du droit de recouvrer sa créance, Mélanges Raynaud 1985, p. 439 s. 3. Il arrive que soit en cause une durée exagérée des procédures, mais le débat est généralement déplacé alors sur le terrain du procès équitable, v. Introduction générale au droit, no 234 s. 4. V. aussi, en matière pénale, C. pr. pén., art. 425 (abus de citation directe), art. 472 (abus de constitution de partie civile). – Et, en matière d’exécution, L. 9 juill. 1991, art. 22. 5. Com. 4 juill. 1995, Gaz. Pal. 1995, 2, pan. 231 (action) ; Civ. 2e, 12 nov. 1997, Bull. civ. II, no 274 (défense) ; Civ. 1re, 8 mars 1978, Bull. civ. I, no 100 (voie de recours) ; Civ. 2e, 7 oct. 2004, Bull. civ. II, no 451, p. 383 (plainte avec constitution de partie civile, « légèreté et témérité »). 6. Com. 30 oct. 1968, JCP 1969.II.15964, note R. Prieur ; 12 janv. 1976, D. 1977, 141, note Y. Chartier (action) ; Civ. 3e, 25 janv. 1969, Bull. civ. III, no 515 (défense) ; Civ. 2e, 5 mai 1978, Bull. civ. II, no 116 (voie de recours) ; 9 juill. 1997, RCA 1997.comm. 324.

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cette jurisprudence exige quand même, implicitement ou explicitement, l’existence de « circonstances particulières » ou d’une « faute caractérisée » dont les juges du fond ont à constater l’existence, ce qui conduit à une délimitation restrictive de l’abus malgré l’abondance du contentieux 1. Tout cela révèle une dialectique subtile du fond et de la procédure, le recours à celle-ci ne pouvant être vraiment dissocié d’une appréciation de celui-là. D’où l’hésitation que peuvent susciter les décisions divergentes rendues aux diverses étapes de la procédure, spécialement en cause d’appel 2. D’où, aussi, la pénétration d’un concept issu du droit public et lié à la notion de comportement manifeste 3. 972 Sanctions de l’abus des droits ¸ Partie intégrante du droit de la responsabilité civile, axée principalement sur la recherche d'une faute, délictuelle ou quasi délictuelle, la théorie de l'abus du droit porte à considérer que cet abus peut entraîner, à la charge de son auteur, soit une réparation en équivalent (dommages-intérêts), soit une réparation en nature, le juge ordonnant alors les mesures propres à supprimer le dommage, voire à l'empêcher de naître. Ainsi, le propriétaire qui a construit une fausse cheminée à seule fin de nuire à son voisin peut être condamné à la démolir. Il se peut, cependant, que le choix de la réparation en nature se heurte à des obstacles, par exemple en cas d'abus du droit de résiliation du contrat de travail (rappr. v. ss 971).

SECTION 2. LE FAIT DES CHOSES 973 Élargissement de l’éventail des responsabilités ¸ La prise en considération, non seulement du fait personnel, mais aussi du fait des choses améliore la situation de la victime en lui offrant éventuellement d’autres moyens de réclamer réparation du dommage qu’elle a subi. C’est au sujet de la responsabilité du fait des choses que s’est d’ailleurs produit un bouleversement profond, mais inachevé, du droit français. On peut même penser que le système de responsabilité du fait des choses élaboré par la jurisprudence et complété par diverses lois (sur les responsabilités spéciales, v. ss 1137 s.) pourrait être abandonné 4. 1. Com. 14 janv. 2004, Bull. civ. IV, no 9, p. 10 ; Civ. 3e, 21 janv. 2004, Bull. civ. III, no 11, p. 9 ; Civ. 1re, 24 févr. 2004, Bull. civ. I, no 58, p. 45 ; 22 juin 2004, Bull. civ. I, no 177, p. 146 ; Civ. 2e, 7 oct. 2004, Bull. civ. II, no 450, p. 382. 2. Une Cour d’appel peut même, à certaines conditions, condamner, pour procédure abusive une partie à la demande ou à la défense de qui il avait été fait droit en première instance (Civ. 1re, 7 nov. 1995, Bull. civ. I, no 388 ; 1er nov. 1997, Gaz. Pal. 1997, 2, pan. 315 ; Com. 5 janv. 1999, Bull. civ. IV, no 5). 3. L’exercice d’un recours manifestement irrecevable constitue un abus du droit d’agir en justice : Com. 11 mai 1999, Bull. civ. IV, no 101. 4. V.  J.-S. Borghetti, La responsabilité du fait des choses, un système qui a fait son temps, à paraître.

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À vrai dire, le désir de protéger les victimes n’oblige pas nécessairement à donner en toutes circonstances au fait de la chose une signification juridique propre. En effet, toutes les fois qu’une faute (délit ou quasidélit) est établie à l’encontre d’une personne – que celle-ci se soit ou non servie d’une chose en causant le dommage – sa responsabilité peut être engagée en application des articles 1240 et 1241 (anc. art. 1382 et 1383) du Code civil. En ce sens, une portée particulièrement générale reste attachée à ces textes. Toutefois, dès qu’intervient une chose dans la réalisation d’un dommage, il y a éventuellement place, si ses autres conditions sont réunies, pour une responsabilité du fait des choses, même si celles-ci – ce qui est alors le plus souvent le cas (rappr., v. ss 998) – ont été actionnées par l’homme. Et cette nouvelle source de responsabilité offre à la victime, spécialement sur le terrain de la preuve, de meilleures possibilités que si elle devait s’en tenir à la responsabilité du fait personnel. 974 Sources ¸ Les rédacteurs du Code civil n'ont estimé nécessaire d'améliorer la situation de la victime qu'à propos des accidents causés soit par des animaux (art. 1243 – anc. art. 1385) 1, soit du fait de la ruine d’un bâtiment (art. 1244 – anc. art. 1386). Seuls ces cas leur avaient paru dignes de retenir une attention particulière. Sans doute était-il écrit, à l’article 1242 (ancien art. 1384), alinéa 1er, qu’« on est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde ». Mais, dans la pensée de leurs auteurs, ces formules n’avaient pas de valeur autre qu’annonciatrice des cas particuliers de responsabilité du fait d’autrui ou du fait des choses prévus aux articles 1242, 1243 et 1244 (anciens art. 1384, 1385 et 1386). Ultérieurement a été dégagée, à partir de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, une règle générale de la responsabilité du fait des choses, dont l’article 1243 (anc. art. 1385), relatif à la responsabilité du fait des animaux, n’est plus apparu que comme une illustration et par rapport à laquelle se définissent les régimes spéciaux de responsabilité résultant soit de survivances (art. 1244 – anc. art. 1386) : responsabilité du fait de la ruine d’un bâtiment ; v. ss 1002), soit de lois spéciales d’importance grandissante (v. ss 1136 s.). 975 Position de la question ¸ Un accident est causé par une chose : morsure d'un animal, chute d'un arbre, explosion d'une machine, inflammation de matières, pneu qui éclate, heurt d'un véhicule, etc. Pour obtenir réparation, la victime doit-elle, conformément aux articles 1240 et 1241 (anc. art. 1382 1. Les dispositions du projet de réforme (art. 1243, al. 1er à 4) sont, pour l’essentiel, conformes aux solutions exposées dans la présente section. Sur les choses incorporelles, v. ss 992.

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et 1383), prouver la faute du détenteur de la chose ? Peut-elle, au contraire, se prévaloir d'une présomption la dispensant de la preuve de cette faute 1 ? 976 Plan ¸ Sur cette question, il s'est produit une célèbre évolution, commandée par des nécessités pratiques et inspirée assez largement par la doctrine. Après en avoir étudié les grandes phases (§ 1), on examinera successivement les conditions d'application de l'article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, relativement au fait (§ 2) et à la garde de la chose (§ 3) causant le dommage, puis les causes d’exonération du gardien (§ 4).

§ 1. Évolution jurisprudentielle

977 Première phase : application des seules solutions initiales ¸ Jusqu'à

la fin du xixe siècle, les tribunaux s’en sont tenus aux seules catégories initiales prévues : sauf si les dommages étaient causés par des animaux (art. 1243, anc. art. 1385) ou par la ruine d’un bâtiment (art. 1244 – anc. art. 1386)), les tribunaux appliquaient aux accidents causés par des choses les articles 1240 et 1241 (anc. art. 1382 et 1383).

978 Les choses animées (les animaux) : l’article 1243 (anc.

art. 1385) du Code civil ¸ S'agissant

des animaux, l'article 1243 (anc. art. 1385) formulait une règle de caractère général : « Le propriétaire d'un animal, ou celui qui s'en sert, pendant qu'il est à son usage, est responsable du dommage que l'animal a causé, soit que l'animal fût sous sa garde, soit qu'il fût égaré ou échappé ». Initialement, l'on considéra que cette règle reposait sur l'idée d'une présomption de faute pesant sur le gardien – propriétaire ou non – de l'animal et que, par conséquent, celui-ci pouvait se dégager en rapportant la preuve contraire d'une absence de faute 2. Mais, devançant l’évolution qui devait se produire à propos des choses inanimées, la Cour de cassation décida dès 1885, par l’arrêt Montagnié, qu’il ne suffisait pas au gardien de rapporter la preuve d’une absence de faute – c’est-à-dire la preuve d’un comportement normal –, mais, plus rigoureusement, que la présomption de faute édictée par l’article 1243 (anc. art. 1385) « ne peut céder que devant la preuve soit d’un cas fortuit, soit d’une faute commise par la partie lésée » 3. L’article 1243 (anc art. 1385) a, ultérieurement, compte tenu de l’invention et de l’essor de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, perdu son originalité (v. ss 984).

979 Les choses inanimées. Application de l’article 1244 (anc.

art. 1386) et, sinon, des articles 1240 et 1241 (anc. art. 1382 et 1383) ¸ Au sujet des choses inanimées, les ressources offertes aux victimes

par les dispositions du Code civil paraissaient, de prime abord, bien moindres. Certes, l'article 1244 (anc. art. 1386) comportait une règle favorable, pour l'époque, aux victimes, en cas de ruine d'un bâtiment. Il disposait, en effet, et il dispose encore (v. ss 1002 s.) : « Le propriétaire d’un bâtiment est responsable du 1. V. spéc., La responsabilité du fait des choses, Réflexions autour d’un centenaire, par F. Leduc et alli, éd. Economica 1997. 2. Req. 23 déc. 1879, DP 1880.1.134, S. 1880.1.462. 3. Civ. 27 oct. 1885, DP 1886.1.207, S. 1886.1.33, Grands arrêts, t. 2 no 199.

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dommage causé par sa ruine, lorsqu’elle est arrivée par suite du défaut d’entretien ou par le vice de sa construction ». Mais, hormis ce cas, il paraissait bien nécessaire de s’en tenir, à propos des autres accidents causés par les choses inanimées, aux seules règles des articles 1240 et 1241 (anc. art. 1382 et 1383).

980 Point d’irruption des changements ¸ Le développement du machinisme,

multipliant notamment les accidents du travail anonymes, pour lesquels les victimes, se trouvant dans l'impossibilité de démontrer l'existence d'une faute à l'origine du dommage, étaient privées d'indemnité, fut à l'origine des théories nouvelles. Comment dispenser la victime de la charge de la preuve de la faute ? Certains proposèrent la responsabilité contractuelle ; à cet effet, on s'attacha à développer le contenu de certains contrats, et notamment du contrat de travail ; on tenta de démontrer qu'il comprenait une obligation de sécurité absolue à la charge du patron, ce qui dispensait l'ouvrier victime d'un accident du travail de la preuve de la faute de l'employeur, la responsabilité de ce dernier étant engagée du seul fait de l'inexécution de son obligation contractuelle 1. Mais cette théorie n’a jamais pénétré dans la jurisprudence, celle-ci étant assez timide au point de vue de l’extension des obligations contractuelles. D’ailleurs, le procédé n’était secourable qu’aux parties contractantes, il n’améliorait pas la situation des tiers, victimes d’accidents causés par des choses inanimées. Finalement la théorie perdit à peu près tout intérêt pratique, depuis une législation inaugurée par la loi du 9 avril 1898 (v. ss 1140 s.). On eut encore l’idée d’utiliser l’article 1244 (anc. art. 1386) en faisant régir par lui les dommages causés non seulement par la ruine d’un bâtiment, mais aussi par une chose inanimée quelconque : les machines sont plus dangereuses que les animaux et les bâtiments ; si le Code énonce une responsabilité pour ceux-ci, a fortiori doit-il en être ainsi pour les machines. Mais il fallut bien reconnaître que ce qui concernait les bâtiments ne pourrait servir de support sérieux.

981 L’article 1384 (nouv. art. 1242), alinéa 1 ¸ Vers la fin du xixe siècle, quelques auteurs, Saleilles et Josserand 2, que préoccupait la question de la responsabilité des accidents du travail – ceux-ci, on se le rappelle, étaient encore à cette époque régis par l’article 1382 (nouv. art. 1240) – crurent pouvoir tirer parti d’un membre de phrase du premier alinéa de l’article 1384 (nouv. art. 1242), qui est ainsi conçu : « On est responsable… du dommage… qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde ». Jusqu’alors, on avait admis que le mot « choses » annonçait uniquement les animaux et les bâtiments dont il est question dans les deux articles suivants. Mais ces auteurs soutinrent qu’il fallait donner à ce mot un sens général et qu’une personne devait être déclarée responsable de plein droit de tout accident causé par les choses, meubles ou immeubles, dont elle a la garde. Ils en concluaient que le chef d’entreprise était responsable de tous les accidents causés par l’outillage à son personnel. 1. V.  en faveur de cette théorie : M.  Sauzet, De la responsabilité des patrons vis-à-vis des ouvriers dans les accidents industriels, Rev. crit. lég. et jur. 1883, p. 596 s., 677 s. 2. R. Saleilles, Les accidents du travail et la responsabilité civile, 1897 ; L. Josserand, De la responsabilité du fait des choses inanimées, 1897.

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982 La thèse de la responsabilité objective ¸ Après avoir vainement imaginé de faire état du mot chose figurant à l’article 1384 (nouv. art. 1240), alinéa 1er, du Code civil, qui fut alors considéré comme ne visant que les animaux et les bâtiments, l’on imagina de retenir une autre idée, celle de la responsabilité objective, c’est-à-dire fondée, non pas sur une présomption de faute, mais sur le seul fait de la propriété de la chose cause du dommage. Cette thèse transformait la base traditionnelle de la responsabilité, en substituant à l’idée de faute celle de risque, et par là, elle l’élargissait singulièrement, car le propriétaire devenait ainsi responsable de tous les cas fortuits. Seule la faute de la victime pouvait être invoquée par lui pour écarter cette responsabilité. En 1896, un arrêt de la Cour de cassation vint donner des espérances aux partisans de la responsabilité générale du fait des choses. Un des tubes de la machine à vapeur d’un remorqueur avait fait explosion sur la Loire, et cet accident avait causé la mort du mécanicien. Les juges du fond avaient, après enquête, attribué l’explosion à un défaut de soudure, qui constituait un vice de construction ; on était d’accord pour reconnaître que le propriétaire du remorqueur ignorait ce vice et ne pouvait pas le connaître. La Cour de Paris accorda cependant une indemnité à la veuve, en appliquant par analogie l’article 1386. La Chambre civile a rejeté le pourvoi, l’article 1384, alinéa 1, d’après lequel on est responsable des choses que l’on a sous sa garde, ayant une portée générale et pouvant être invoqué à défaut de l’article 1386 1. Cette décision s’expliquait : c’était avant la loi de 1898, et la Cour de cassation avait trouvé dans la responsabilité du fait des choses le moyen de justifier une indemnité qu’elle jugeait équitable. Un important mouvement doctrinal et jurisprudentiel fut créé, dans lequel on prétendit envisager cette responsabilité comme une application du principe général de la responsabilité des choses que l’on a sous sa garde : les risques d’accidents industriels doivent rester à la charge du patron parce qu’il a la garde des machines dont le fonctionnement cause un accident ; il ne peut échapper à cette responsabilité, même en prouvant qu’il n’a pas commis de faute.

983 L’existence d’une présomption ¸ La suite devait démentir les espérances des

partisans du risque, en permettant au propriétaire d'une chose inanimée de s'exonérer en prouvant l'absence de faute : c'était abandonner la théorie du risque pour s'en tenir à une présomption de faute 2. La loi de 1898 sur les accidents du travail ayant consacré la théorie du risque professionnel en matière d’accidents du travail et donné ainsi satisfaction aux préoccupations qui dominaient chez les défenseurs de la responsabilité du fait des choses, on aurait pu croire que la théorie nouvelle allait voir diminuer singulièrement son importance. Cependant, il n’en a rien été. Revenant sur la question, elle a d’abord condamné la conception qui prétend faire reposer la responsabilité du fait des choses sur l’idée du risque créé. Mais, par de nombreux arrêts, la jurisprudence a admis que, sur le fondement d’une présomption de faute, établie par l’article 1384, alinéa 1, l’on est responsable « des choses que l’on a sous sa garde » 3. 1. Civ. 16 juin 1896, Teffaine, DP 1897.1.433, cond. L. Sarrut, note R. Saleilles, S. 1897.1.17, note A. Esmein. – V.  La responsabilité du fait des choses, Réflexions autour d’un centenaire, par F. Leduc et alli, préc. 2. Req. 30 mars 1987, S. 1898.1.71. 3. V. ainsi Req. 25 mars 1908, DP 1909.1.73 ; 29 avr. 1913, DP 1913.1.427.

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Longtemps, les tribunaux ne se contentèrent d’ailleurs pas d’invoquer cette présomption de faute et s’attachèrent à démontrer qu’en fait, et dans l’espèce, elle était justifiée. D’autre part et surtout, la jurisprudence en concluait logiquement que l’application de cet article devait être écartée toutes les fois que le gardien de la chose parvenait à démontrer qu’il n’avait commis aucune faute ; la présomption de faute tombait devant la preuve de l’absence de faute ; il suffisait que le gardien démontre qu’il avait pris toutes les précautions nécessaires pour qu’il échappe à toute responsabilité. C’était néanmoins une solution protectrice de la victime : le gardien de la chose était responsable de plein droit, à moins qu’il ne fît la preuve contraire ; ce n’était plus à la victime qu’incombait la charge de la preuve d’une faute de son adversaire. Peu à peu, cependant, la jurisprudence se montra plus stricte. Elle ne se contenta plus de la preuve négative que le gardien de la chose n’avait commis aucune imprudence ou négligence ; elle exigea qu’il apportât la preuve positive d’un fait extérieur générateur du dommage – cas fortuit ou force majeure, faute de la victime ou d’un tiers –, de sorte qu’il restait responsable toutes les fois qu’il n’apportait pas la preuve précise d’une cause étrangère ayant déterminé le dommage, notamment que l’accident avait une cause inconnue 1. Tout en admettant la preuve contraire, la jurisprudence la rendait ainsi si malaisée que la présomption de faute devenait presque irréfragable ; bien qu’elle se refusât à consacrer l’idée de risque, en réalité elle s’en rapprochait singulièrement ; le lien qui rattachait la solution à la notion de faute était tellement ténu qu’il devenait presque théorique. Deux arrêts importants devaient marquer une évolution essentielle. Le premier concernait l’hypothèse de la communication d’un incendie d’un immeuble à un autre. Un incendie, né dans la gare maritime de Bordeaux et dont la cause resta inconnue, avait été alimenté par des fûts de résine qui y étaient entreposés en vue de leur transfert sur le réseau du Midi ; le feu, par suite de cette circonstance, gagna la voie publique et endommagea des immeubles et des matériaux appartenant à des tiers. La Compagnie du Midi fut déclarée responsable parce qu’elle avait les fûts de résine sous sa garde : « La présomption de faute édictée par l’article 1384, alinéa 1, à l’encontre de celui qui a sous sa garde la chose inanimée qui a causé le dommage ne peut être détruite que par la preuve d’un cas fortuit ou de force majeure, ou d’une cause étrangère qui ne lui soit pas imputable. Il ne suffit pas de prouver qu’il n’a commis aucune faute, ni que la cause du dommage est demeurée inconnue » 2. Le second s’intéressait au cas de l’accident d’automobile. La jurisprudence a finalement étendu le champ de la responsabilité du fait des choses au sujet des accidents d’automobiles. Initialement, la Cour de cassation refusait d’appliquer l’article 1384 aux dommages causés matériellement par une chose quand celle-ci était mue ou dirigée par la main de l’homme, notamment une voiture automobile sous la maîtrise de son conducteur ou une bicyclette ; elle décidait qu’en pareil cas, l’accident était dû au fait de l’homme et que l’article 1382 était seul applicable 3. Certaines cours d’appel sont restées longtemps fidèles à cette conception, qui aboutissait à distinguer deux situations : si l’accident était dû au fait de la chose elle-même (défectuosité de l’automobile telle qu’une rupture de la direction), l’article 1384 était applicable ; si, au contraire, l’accident était survenu au moment où le véhicule était actionné par la main de l’homme, c’était l’article 1382 qu’il 1. Civ. 21  janv. 1919, S.  1921.1.265 (explosion d’une locomotive) ; Civ.  16  nov. 1920, DP 1920.1.169, note R. Savatier, S. 1922.1.97, note L. Hugueney. 2. Civ. 15 mars 1921, DP 1922.1.25, note G. Ripert. 3. Req. 22 mars 1911, DP 1911. 1. 354.

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fallait appliquer. On aboutissait ainsi à cette conséquence singulière que la victime avait une situation plus difficile quand elle avait été blessée par une machine dirigée au moment de l’accident par la main de l’homme, que quand la blessure provenait d’une chose qui n’était pas soumise à cette action. La Chambre civile cassa cette décision, en déclarant l’article 1384 applicable au cas du piéton écrasé par une automobile en marche 1. Mais l’arrêt précisait que le gardien n’est responsable « que s’il s’agit d’une chose soumise à la nécessité d’une garde en raison des dangers qu’elle peut faire courir à autrui ». À la distinction du fait de la chose et du fait de l’homme, la Chambre civile substituait la distinction des choses dangereuses, parmi lesquelles elle rangeait les automobiles en marche, et des choses dont on ne peut pas normalement prévoir qu’elles sont susceptibles de nuire à autrui. L’article 1384 n’était déclaré applicable qu’aux premières, ce qui, malgré le caractère à peu près irréfragable donné à la présomption, manifestait un retour à la théorie de la faute : si le gardien est responsable, c’est parce que la chose, dangereuse par elle-même, aurait dû être mieux gardée et faire l’objet d’une surveillance particulière ; l’accident démontre que cette surveillance n’a pas été exercée. Cet arrêt souleva les critiques des partisans de la responsabilité objective : la notion de chose dangereuse est difficile à déterminer, la chose la plus inoffensive en apparence pouvant, suivant les circonstances, devenir dangereuse. Il fallait donc, selon eux, ne pas subordonner à cette condition l’application de l’article 1384. L’affaire Jand’heur fut portée devant les Chambres réunies. L’arrêt solennel du 13 février 1930 2 commence par condamner, comme l’avait fait en 1927 la Chambre civile, la distinction du fait de la chose et du fait de l’homme. Mais, tandis que l’arrêt de 1927 exigeait pour l’application de l’article 1384 qu’il s’agisse d’une chose soumise à la nécessité d’une garde en raison des dangers qu’elle peut faire courir à autrui, les Chambres réunies écartent cette distinction des choses dangereuses et de celles qui ne le sont pas : « il n’est pas nécessaire que la chose ait un vice inhérent à sa nature et susceptible de causer un dommage, l’article 1384 rattachant la responsabilité à la garde de la chose, non à la chose elle-même ». Enfin, tandis que les arrêts antérieurs parlaient de présomption de faute, l’arrêt des Chambres réunies substitue à cette formule celle de présomption de responsabilité : « La présomption établie par l’article 1384, alinéa 1, à l’encontre de celui qui a sous sa garde la chose inanimée qui a causé un dommage à autrui ne peut être détruite que par la preuve d’un cas fortuit ou de force majeure ou d’une cause étrangère qui ne lui soit pas imputable ; il ne suffit pas de prouver qu’il n’a commis aucune faute ou que la cause du fait dommageable est demeurée inconnue ». Il n’était pas fait état, dans l’arrêt du 13 février 1930, de présomption de faute, mais de « présomption de responsabilité » établie par l’article 1384. On a voulu en déduire que la Cour de cassation avait abandonné le fondement traditionnel de la responsabilité et s’était ralliée à la théorie objective de la responsabilité fondée sur le fait, sur le risque. La pensée de la Cour n’apparaissait pas nettement au travers de l’expression un peu énigmatique qu’elle avait employée et dont elle continua à se servir après 1930 3, certains arrêts utilisant même souvent l’expression « responsabilité de droit » ou « de plein droit » 4.

1. Civ. 21 févr. 1927, DP 1927. 1. 97, note G. Ripert. 2. DP 1930.1.57, rapp. cons. Le Marc’Hadour, concl. proc. gén. Matter, note G. Ripert, S. 1930. 1. 121, note P. Esmein, Grands arrêts, t. 2 no 202. 3. Civ. 11 juin 1953, D. 1954. 21 ; 23 oct. 1964, D. 1965. 169. 4. Civ. 24 nov. 1959, JCP 1959. II. 10935, note R. Rodière ; 17 janv. 1962, D. 1962. 533 ; 16 juin 1965, D. 1965. 662.

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Une réaction a paru néanmoins se manifester et un certain nombre de décisions semblaient montrer que la Cour de cassation entendait conserver à la présomption de l’article 1384 le fondement traditionnel de la faute. On peut rattacher à ce courant la jurisprudence d’après laquelle le propriétaire d’une automobile volée, se trouvant dans l’impossibilité d’exercer sur sa voiture aucune surveillance et par suite étant privé de la garde, n’est plus soumis à la présomption de responsabilité édictée par l’article 1384 (nouv. art. 1242), alinéa 1 (v. ss 1012), celle aussi selon laquelle un individu privé de raison ne pouvait pas plus être responsable au titre de l’article 1384 (nouv. art. 1242), alinéa 1, que sur le fondement de l’article 1382 ; en outre, la jurisprudence avait apporté des limitations au domaine de la responsabilité du fait des choses (v. ss 1017) ; enfin, elle chercha à éviter une extension indéfinie du champ d’application de l’article 1384 (nouv. art. 1242) par une analyse du lien de causalité qui doit exister entre la chose et le dommage, la chose devant être « la cause génératrice du dommage » (v. ss 1020). Mais l’évolution ultérieure du droit positif se manifesta dans le sens d’un recul de l’idée de faute, notamment au sujet des dommages causés par des personnes privées de discernement (v. ss 1016).

984 Persistance d’un principe de responsabilité du fait des choses ¸ Le débat s'est poursuivi de diverses manières, indépendamment même de considérations que l'on pouvait observer en droit comparé ou communautaire. La considération de l'intervention des choses dans la survenance de dommages, courante dans les raisonnements, laissait d'ailleurs place à maintes situations, par exemple du côté de la victime, au moins sinon plus que du côté de l'auteur du dommage. Indépendamment de cette observation nécessaire, la rénovation des règles applicables appelle trois observations à partir de l’avant-projet de loi : 1°) l’article 1243, alinéa 1er, de ce texte dispose qu’« on est responsable de plein droit des dommages causés par le fait des choses corporelles que l’on a sous sa garde ». Les choses de l’esprit relèvent, en ce sens, d’un autre domaine, ce que l’on pensait déjà, mais qui n’est pas plus simple (v. ss 992) 1. 2°) Assez logique, dans la perspective d’une ratification du projet gouvernemental, un article nouveau serait consacré à la responsabilité pour « dommage excédant les inconvénients normaux du voisinage » (art. 1244, al. 1er, C. civ.) 2.

§ 2. Le fait d’une chose

985 Une première condition : la nécessaire intervention d’une chose ¸ À partir de l'article 1384 (nouvel art. 1242) alinéa 1er, du Code civil, inventé et interprété par la jurisprudence, un ensemble de solutions a été dégagé.

1. V.  not. sur « le droit des biens supplanté », P.-Y.  Gautier, Propriété littéraire et artistique, 10e éd. 2017, no 264. V. aussi L’immatériel, Trav. Assoc. Capitant, t. LXIV, 2014, no 28 s. 2. V.  Mireille Bacache, La recodification des principes classiques, in JCP 2016, suppl. au no 30-35, 25 juill. 2016, no 24. Rappr. F. Terré, Proximité, Espace, Espace-Temps, Mélanges Malinvaud, 2007, p. 595 s.

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L’ordonnance du 10 février 2016, tout en réalisant une refonte du droit applicable, spécialement mais pas uniquement en matière contractuelle, a différé la réforme du droit de la responsabilité civile. Mais l’aménagement de la numérotation applicable et de la place des dispositions nouvelles a contraint les auteurs des textes à déplacer, tels quels, certains articles. Ainsi en est-il du nouvel article 1243 du Code civil, dont il résulte : « On est responsable de plein droit des dommages causés par le fait des choses corporelles que l’on a sous sa garde » (al. 1er). Cette dernière formulation, perpétuant le droit en vigueur, y compris dans ce qu’il pourrait entraîner en tant que tel, repose sur deux conditions : une chose ; un fait de cette chose.

A. Une chose

986 1°) L’article 1243 (anc. art. 1385) : les animaux ¸ « Le propriétaire d'un animal, ou celui qui s'en sert, pendant qu'il est à son usage, est responsable du dommage que l'animal a causé, soit que l'animal fût sous sa garde, soit qu'il fût égaré ou échappé » (art. 1243 C. civ.). Lorsque fût consacré et renforcé le principe de la responsabilité du fait des choses inanimées, la jurisprudence a progressivement aligné dans le passé, les solutions relatives aux animaux sur celles applicables aux choses 1. L’animal que vise l’article 1243 (anc. art. 1385), en rendant responsable des dommages qu’il cause son propriétaire ou celui qui s’en sert, peut être dangereux ou inoffensif 2 ; il peut être domestique ou sauvage, à supposer, dans ce dernier cas, qu’il ait été capturé. Le texte concernant, au moins au premier rang, la responsabilité du propriétaire ne s’applique, en effet, qu’aux animaux appropriés, à l’exclusion des animaux sauvages, qui vivent à l’état libre comme le gibier, et qui sont des res nullius 3. Ainsi, le propriétaire d’une chasse gardée n’est pas responsable du dommage que le gibier peut causer aux voisins, en vertu de l’article 1243 (anc. art. 1385), mais il peut l’être en vertu de l’article 1240 (anc. art. 1382). Le plaignant doit donc prouver que le propriétaire a commis une faute en ne détruisant pas le gibier, comme il aurait dû le faire. Il en serait autrement s’il s’agissait des

1. Civ. 2e, 5 mars 1953, D. 1953, 473, note R. Savatier ; 21 juill. 1954, Bull. civ. II, no 293, p. 200. L’unité de plein droit de ces deux cas ont été affirmés : Civ. 2e, 14 févr. 1957, Bull. civ. II, no 154, p. 96 (quant aux causes d’exonération). 2. L’espèce zoologique de l’animal est indifférente ; le texte s’applique aussi bien à des bovins (Nîmes, 1er  mars 1980, Gaz. Pal. 1980.1.374, RTD civ. 1980.578, obs. G.  Durry) et chevaux qu’aux : volailles ; fauves des ménageries (Dijon, 16 oct. 1930, Gaz. Pal. 1930.2.749) ; abeilles (Civ.  2  nov. 1955, JCP  1955.II.8996) ; une abeille égarée (Civ.  2e, 6  mai 1970, D.  1970.528, JCP 1970.IV.168, RTD civ. 1971.160, obs. G. Durry) ; pigeons des pigeonniers (Civ. 2e, 24 mai 1991, Bull. civ. II, no 155, p. 83, RCA 1991.comm. 321). 3. V. not. au sujet du gibier, Civ. 2e, 9 janv. 1991, Bull. civ. II, no 3, p. 2 ; Paris, 1er juill. 1963, D. 1964.370, note P. Azard et M. Bouché.

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lapins de garenne, c’est-à-dire d’un terrain spécialement aménagé pour leur reproduction, car ils sont immeubles par destination (art. 524) 1. Encore convient-il d’ajouter que le propriétaire de l’animal ou celui qui s’en sert, est responsable même lorsque l’animal s’est égaré ou échappé, cette formule concernant sans doute l’animal à propos duquel l’usage ou la recherche du profit commande de laisser une certaine liberté de mouvement (chien non méchant, chat, abeille…). L’évacuation de l’incorporel peut être considérée dans la perspective retenue comme celle de l’immatériel. Et l’on doit bien comprendre que la puissance grandissante d’Internet – avec encore une majuscule – ne s’accorde pas avec la vision traditionnelle de la responsabilité. On se contentera ici de l’analyse décisive de M. Pierre-Yves Gauthier, observant que, « dans ce monde immatériel, il est ardu, voire impossible, de retrouver les auteurs des fautes, de les attraire devant les tribunaux du monde réel, puis de faire exécuter les jugements de condamnation » 2. Le droit de l’internet a ses raisons que la raison juridique ne connaît pas. 987 2°) L’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1 : les choses inanimées ¸ Les choses dont le fait peut rendre responsable celui qui en a la garde sont fort nombreuses. L'histoire de l'article atteste, à ce propos, une série de conquêtes successives, ce qui permet d'affirmer aujourd'hui qu'en principe, toutes les choses inanimées peuvent donner lieu à l’application de ce texte. Il n’en existe pas moins certaines limites. 988 Le principe : application à toutes les choses inanimées ¸ La consécration du principe peut être illustrée d'une double manière : négativement, dans la mesure où diverses restrictions, retenues tout d’abord, plus ou moins, par la jurisprudence, ont été, les unes et les autres, abandonnées ; positivement, dans la mesure où les tribunaux sont appelés à appliquer la règle aux choses les plus diverses 3. 989 Rejet de la distinction des choses sans vice et des choses qui en sont atteintes ¸ On a pu tout d'abord se demander, spécialement à la suite de l'arrêt initialement rendu par la Cour de cassation en 1896 (v. ss 982), si, cet arrêt ayant relevé l’existence d’un vice de la chose, l’application de la règle ne devait pas être limitée à la catégorie des choses atteintes d’un vice de construction 4, ce qui aurait obligé la victime à rapporter la preuve, pas nécessairement facile, d’un tel vice. 1. TGI Bordeaux, 24 mai 1961, S. 1962.116, note M. Bouché. 2. L’immatériel, Trav. Capitant, t. LXIX, 2014, p. 464. 3. Il ne peut s’agir de res nullius (Civ. 2e, 18 juin 1997, D. 1997. IR 169 ; rappr. v. ss 978, 986, quant aux animaux), ce qui n’empêche pas un enfant, s’il donne volontairement un coup de pied dans un objet abandonné, d’en être alors considéré comme le gardien (Civ. 2e, 10 févr. 1982, JCP 1983.II.20069, note A. Couret). 4. V. encore, Req. 3 juin 1904, D. 1907.1.177.

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Déjà condamnée en 1920 par la Chambre civile de la Cour de cassation 1, cette restriction a été catégoriquement refoulée par les Chambres réunies, dans l’arrêt Jand’heur (v. ss 983). 990 Rejet de la distinction des choses mobilières et des choses immobilières ¸ Il n'y a pas lieu, non plus, de limiter l'application de l'article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, aux seules choses mobilières. Cette solution a été pourtant, à une époque, retenue par la jurisprudence 2. On la fondait, principalement, sur un argument de texte : en prévoyant, à l’article 1244 (anc. art. 1386), une règle relative à la responsabilité du propriétaire du fait d’une ruine d’un bâtiment, les auteurs du Code civil auraient entendu limiter de la sorte, en matière immobilière, le domaine des présomptions favorables aux victimes. À l’évidence, l’argument ne pouvait convaincre car, si l’on voulait s’en tenir à l’intention des rédacteurs du Code civil, il faudrait aussi rappeler que l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, n’avait pas, dans l’esprit de ses auteurs, la signification que la jurisprudence lui donnait en ce qui concerne les choses mobilières inanimées. Et, d’ailleurs, argument de texte pour argument de texte, l’on pouvait observer qu’en faisant échapper à l’emprise de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, les dommages causés par une chose, immobilière ou mobilière, dans laquelle un incendie a pris naissance, la loi du 7 novembre 1922 (v. ss 983) supposait que les dommages causés par les immeubles relevaient bien de l’article 1242 (anc. art 1384), alinéa 1. On comprend donc que la Cour de cassation, en 1928, ait, à propos d’un accident d’ascenseur, condamné ici l’application de la distinction des meubles et des immeubles 3. Initialement appliquée à un accident d’ascenseur 4, la solution l’a été ensuite, par exemple, en cas de chute d’arbre 5, de glissement de terrain 6, d’accident d’escalier 7, etc. Il est encore possible que l’article 1242 (anc.

1. V. Civ. 16 nov. 1920, DP 1920.1.169, note R. Savatier, S. 1922.1.97, note L. Hugueney. 2. Civ. 26  juin 1924 et Req. 19 févr. 1925, S.  1925.1.65, note R. Morel, D.  1924.1.519 et 1925.1.97, note L. Josserand. 3. Req. 6  mars 1928, DP 1928.1.97, note L. Josserand, S.  1928.1.225, note L. Hugueney. – Ultérieurement, les Chambres réunies, dans l’arrêt Jand’heur (sur cet arrêt, v. ss 983), ont substitué à propos de l’art. 1242 (anc. art. 1384), al. 1, l’expression de chose inanimée à celle de choses mobilières. 4. V. Magnin, La responsabilité des accidents causés par les ascenseurs et l’article 1384 du Code civil, RTD civ. 1930.1 ; R. Rodière, Les accidents d’ascenseurs, D. 1956, chron. 13. 5. Civ. 30 avr. 1952, D. 1952.471, JCP 1952.II.7111, note C. Blaevoet ; Civ. 2e, 12 mai 1966, D. 1966.700, note P. Azard. 6. Civ. 2e, 15  nov. 1984, Gaz. Pal. 1985.1.296, note F. Chabas ; 17  mai 1995, Bull. civ.  II, no 142 ; 26 sept. 2002, Bull. civ. II, no 198, D. 2003.1257, note O. Audic, JCP 2003.I.154, no 34 s., obs. G. Viney, RTD civ. 2003.100, obs. P. Jourdain ; 19 juin 2003, Bull. civ. II, no 200, D. 2003. IR.2053, RTD civ. 2003.715, obs. P. Jourdain. 7. V. P. Esmein, La chute dans l’escalier, JCP 1956.I.1321.

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art. 1384), alinéa 1, soit appliqué en cas d’accident causé par un bâtiment ; c’est seulement si l’accident est dû à une ruine du bâtiment qu’il cède son empire à l’article 1244 (anc. art. 1386) 1. 991 Rejet de la distinction des choses dangereuses et des choses non

dangereuses ¸ Par un autre procédé encore, les adversaires de la théorie nouvelle ont voulu freiner la jurisprudence : l'article 1242 (anc. art. 1384), alinéa l, ne serait invoqué que pour les choses dangereuses ; celles-ci, en raison de leur caractère, nécessitent, de la part de celui qui les détient, une garde effective, par exemple les automobiles, les fusils ; au contraire, des choses inoffensives, tels des meubles meublants, ne sont pas visées par l'article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, car elles ne nécessitent pas, à vrai dire, une garde ; leur propriétaire ne pourrait être déclaré responsable des dommages causés par de telles choses que sur le fondement des articles 1240 et 1241 (anc. art. 1382 et 1383). Cette interprétation a été repoussée par l’arrêt des Chambres réunies du 13 février 1930. Dans le contexte où elle était soutenue la distinction était irrationnelle – du seul fait qu’une chose a occasionné un dommage, c’est qu’elle était dangereuse – et d’une mise en œuvre bien difficile – comment distinguer entre les choses dangereuses et les choses inoffensives ? La distinction se heurte, en outre, aux textes : l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, ne la comporte pas ; certes, il y est question de la garde, mais c’est uniquement pour préciser que la responsabilité du dommage incombe au gardien, non au propriétaire. La responsabilité du fait des choses et celle du fait des animaux (art. 1243 – anc. art. 1385) sont parallèles et relèvent du même statut ; or, pour cette dernière, on ne distingue pas entre les animaux considérés comme inoffensifs et les animaux dangereux (v. ss 986) ; on ne doit pas distinguer davantage, pour la responsabilité de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, entre les choses inoffensives et les choses dangereuses. En réalité, la distinction ramène aux recherches subjectives que la jurisprudence a voulu éviter en édictant une responsabilité de plein droit : le demandeur devrait prouver que la chose dommageable nécessitait une garde, c’est-à-dire, finalement, que son détenteur a commis une faute ; c’est tout le système de la responsabilité de plein droit qui s’effondrerait 2. La distinction entre les choses dangereuses et non dangereuses a incontestablement été rejetée par l’arrêt des Chambres réunies du 13 février 1930. Il n’en reste pas moins qu’en législation, le caractère particulièrement dangereux de certaines choses a pu rendre nécessaire l’élaboration de régimes spéciaux de responsabilité (v. ss 1136 s.) 3 et que le caractère dangereux de la chose est un élément dont les juges sont conduits quand même à tenir compte 4.

992 Les choses incorporelles ¸ De ce qui précède, il résulte que nombreuses sont les choses au sens de l'article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er. Peu

1. Civ. 4  août 1942, DC 1943.1, note G. Ripert, S.  1943.1.89, note R. Houin, JCP  1943. II.2006, note P.L.-P., Grands arrêts, t. 2 no 200 ; v. ss 1006. – L’article 1384, al. 1, est notamment appliqué, on l’a vu, en cas d’accident d’ascenseur. 2. V. notamment L. Josserand, notes DP 1928.1.97 et 1929.2.41. 3. V. aussi, au sujet de la distinction de la garde de la structure et de la garde du comportement, v. ss 1013 in fine. 4. V. not. Civ. 2e, 14 nov. 2002, Bull. civ. II, no 259, D. 2002.IR.3245, Gaz. Pal. 2003.somm. 1287, obs. F. Chabas.

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importe leurs dimensions, leurs caractères, inoffensifs ou dangereux ou leur substance 1, que celle-ci soit solide, liquide ou gazeuse 2. Plus significatif encore est le fait, aujourd’hui reconnu, que l’article 1242 (anc. art 1384), alinéa 1er, a vocation à s’appliquer notamment aux inconvénients provoqués par des ondes sonores ou des impulsions électromagnétiques, ce qui peut être de nature à entraîner, sinon une absorption de la responsabilité pour troubles de voisinage par la responsabilité du fait des choses, du moins un rapprochement partiel de leurs domaines d’application. À partir de ces observations sur l’étendue du fait général étudié, on observe une force d’expansion devenue inhérente aux choses incorporelles. Celle-ci est évidente dans tout le domaine de l’information et du développement, du fait des réseaux de communication de plus en plus présents et techniques issus notamment de l’Internet 3. Les discussions suscitées par les responsabilités des divers agents de la communication, par exemple des hébergeurs, révèlent l’existence de domaines, parfois encore insuffisamment explorés 4. Le projet de réforme supprime fort heureusement l’une et l’autre distinctioin (v. ss 986, 1002). 993 Et l’incorporel ? Limites ¸ Si nombreuses que soient les choses soumises à l'application de l'article 1242, alinéa 1er, successeur de l’article 1384, alinéa 1er, extension illustrée au sujet notamment des liquides corrosifs, aux gaz, aux substances rétroactives, aux fumées, aux ondes, aux impulsions électromagnétiques, etc., il a quand même bien fallu s’interroger sur certaines « choses ». La question trouvait de toute façon sa réponse dans certains cas spéciaux de responsabilité du fait des choses ou encore au sujet des choses non appropriées ni détenues par personne. 1. Ainsi, l’article  1242 (anc. art 1384), alinéa  1er, a été appliqué : aux véhicules automobiles (Ch. Réunies, 13 févr. 1930, préc.) ; motocyclettes (Req. 20 janv. 1937, RGAT 1937, 383, note Besson) ; bicyclettes (R. Savatier, Les accidents de bicyclettes et l’article 1384, DH 1929, chron. 65 ; Civ. 2e, 22 mars 1995, D. 1995.IR.99, JCP 1995, IV. 1265) ; …aux armes à feu (Civ. 2e, 21 déc. 1962, Bull. civ. II, no 832, p. 608) ; …aux projectiles, plombs de chasse (Civ. 2e, 5 févr. 1960, D. 1960.365, note H. Aberkane), caillou projeté par le pneu d’un véhicule (Civ. 2e, 4 oct. 1961, D. 1961.755, note P. Esmein), balle de tennis (Civ. 2e, 28 mars 2002, Bull. civ. II, no 67, D. 2002.3237, note Zerouki, LPA, 25-26 déc. 2002, note M.-L. Cicile-Delfosse, RTD civ. 2002520, obs. P. Jourdain ; v. ss 1013, 1026) ; …aux allumettes (Civ. 2e, 21 févr. 1977, RTD civ. 1977.560, obs. G. Durry) ; …aux particules d’amiante (Caen, 20 nov. 2001, JCP 2003.11.10045, note F.G. Trébulle) ; etc. – V. aussi, au sujet d’un vêtement imperméable, Civ. 2e, 11 mai 1977, D. 1977. IR.439, obs. C. Larroumet. 2. Ainsi, l’article  1242 (anc. art 1384), alinéa  1er, est-il applicable aux accidents dus : aux liquides, essence (Civ. 2e, 27 nov. 1963, JCP 1964.IV.2), liquide corrosif (Civ. 2e, 26 juin 1953, D. 1954.181, note R. Savatier, S. 1954.1.61, note H. Mazeaud, JPC 1953.II.7801, note R. Rodière) ; …aux gaz (T. civ. Rouen, 8 nov. 1954, préc.) ; …aux substances radioactives (T. civ. Marseille, 8  juin 1950, Gaz. Pal.1950.2.137) ; …aux fumées (Civ.  9  nov. 1955, D.  1956.320, note J. Radouant) ou fumerolles (Civ.  2e, 11  juin 1975, D.  1975.IR.211, JCP 1975.IV.252) ; …aux images télévisées (TGI Paris, 27 févr. 1991, JCP 1992.II.21809, note P. le Tourneau). 3. V. Céline Castets-Renard. Le renouveau de la responsabilité délictuelle des intermédiaires de l’internet, D. 2012, chron, p. 827 s. 4. Sur le traitement juridique des innovations, v. A. Lucas, La responsabilité des « choses immatérielles », Mélanges P. Catala, 2002, p. 817 s. ; F.  Tricoire, La responsabilité du fait des choses immatérielles, Mélanges le Tourneau, 2008, p. 983 s.

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Certaines circonstances ont suscité des discussions, d’ailleurs à partir de la notion de res nullius, notamment pour exclure la responsabilité du fait des choses, par exemple de la neige qui tombe du ciel, comme de la pluie qui en provient, l’accumulation de ces éléments leur faisant perdre ce caractère 1. L’évacuation de l’incorporel peut être considérée dans la perspective retenue comme celle de l’immatériel. Et l’on doit bien comprendre que la puissance grandissante d’Internet – avec encore une majuscule – ne s’accorde pas avec la vision traditionnelle de la responsabilité. On se contentera ici de l’analyse décisive de M. Pierre-Yves Gauthier, observant que, « dans ce monde immatériel, il est ardu, voire impossible, de retrouver les auteurs des fautes, de les attraire devant les tribunaux du monde réel, puis de faire exécuter les jugements de condamnation » 2. Le droit de l’internet a ses raisons que la raison juridique ne connaît pas. 994 Corps humain et chose ¸ Le corps humain, du moins s'il est vivant, ne peut évidemment être considéré comme une chose 3. Et, par conséquent, il semble devoir échapper, en toutes circonstances, à l’application de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er 4, même quand le dommage a été causé par la chute d’une personne évanouie ou endormie, mais vivante 5. Antérieurement à la loi du 5 juillet 1985, relative à l’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation – désormais applicable dans le cas considéré (sur les personnes transportées, v. ss 1200 s.) –, la Cour de cassation a pourtant décidé qu’un automobiliste pouvait être condamné, en application de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er, lorsque sa passagère, réifiée en quelque sorte, avait, en descendant du côté de la circulation et alors qu’elle tenait encore la poignée de la portière, surpris un cycliste qui s’était grièvement blessé 6. Depuis lors, à la suite d’une collision qui s’était produite entre les corps de deux cyclistes, l’un dépassant l’autre, l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er, a été appliqué, la Cour de cassation estimant que le cycliste auteur du dommage « formait un ensemble avec la bicyclette sur laquelle il se tenait et que la collision survenue entre lui-même et l’autre cycliste impliquait que sa propre machine avait été l’instrument du dommage » 7. 1. V. G. Durry, obs. RTD civ. 1973, 781. – v. M.-A. Chardeaux, Les choses communes, thèse Paris I, 2004. 2. L’immatériel, Trav. Assoc. Capitant, t. LXIX, 2014, p. 464. 3. F. Terré, L’être et l’avoir, La personne et la chose, Mélanges H. Groutel, LGDJ 2006, p. 459 s., F. Terré et D. Fenouillet, Droit civil, Les personnes, 8e éd., no 54 s. 4. Civ. 22 juin 1942, DC 1944.16, note H. Lalou, S. 1943.1.25, note J.-M. Chartrou (chute d’un passager de manège forain sur un spectateur). 5. V. Colmar, 18 déc. 1947, JCP 1947.II.4013, note R. Rodière ; T. civ. Dieppe, 27 juill. 1950, D. 1950.somm. 76. 6. Civ. 2e, 2 mai 1968, Gaz. Pal. 1968.2.109, RTD civ. 1968.721, obs. G. Durry. 7. Crim. 21 juin 1990, Bull. crim. no 257, p. 662, RCA 1990.comm. 317, RTD civ. 1991.124, obs. P. Jourdain. L’article 1384 (devenu art. 1242), al. 1er, avait déjà été appliqué dans un accident causé par le choc des coudes de deux scootéristes, sans que leurs véhicules se soient touchés

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B. Un fait de la chose

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995 1°) Nécessité d’un fait de la chose ¸ Les articles 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, et 1243 (anc. art. 1385) ne sont applicables que s'il y a eu fait de la chose, animée ou inanimée. Sans se demander encore directement dans quelle mesure ce fait de la chose est une cause du dommage (v. ss 1089 s.), il importe de définir le fait de la chose et, à cet effet, d’écarter notamment un certain nombre d’exigences. 996 Un contact entre la chose et la victime n’est pas exigé ¸ Fréquemment, l'accident est dû au heurt de la victime par la chose : le chien la mord, la voiture la renverse. Mais ce contact matériel n'est pas une condition d'application de l'article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1. En effet, la réalisation du dommage peut être moins directe, sans que le lien de causalité cesse de l'être. Il en résulte que la projection d'une chose (par la chose) suffit : le caillou est projeté par le pneu ; la voiture tamponnée en heurte une autre 1. Encore y a-t-il, dans de tels cas, une chose intermédiaire, qui sert, en quelque sorte, de relais. Mais son existence n’est pas, en toutes circonstances, nécessaire ; sans même qu’il y ait contact, le fait de la chose, en lui-même, peut suffire : tel le fait d’un taureau, qui cause à une femme, sans la toucher, un choc nerveux 2 ; tel le fait d’un véhicule qui, par sa seule présence ou son passage, provoque un comportement dommageable 3. 997 Il n’est pas nécessaire que la chose ait été en mouvement ¸ On s'est demandé s'il ne fallait pas écarter l'application de l'article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, lorsque la chose, au moment de l'accident, était inerte 4. Et cette distinction des choses inertes et des choses en mouvement n’a pas été sans écho en jurisprudence 5. Si cette tendance s’était confirmée, il aurait fallu exclure l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, (Civ.  2e, 21 déc. 1962, D.  1963.somm. 70, Gaz. Pal. 1963.1.285, RTD civ. 1963.732, obs. A. Tunc), ou dans une collision entre deux skieurs (Grenoble, 9 mars 1962, JCP 1962.II.12697, note W. Rabinovitch ; Lyon, 29  janv. 1962, Gaz. Pal. 1962.1.172, RTD civ. 1962.320, obs. A. Tunc), au motif que l’homme et la machine forment un tout. 1. Civ. 2e., 4 oct. 1961, D. 1961.755, note P. Esmein ; 3 févr. 1966, D. 1966.349, note A. Tunc. 2. Req., 2 déc. 1940, Gaz. Pal. 1940.2.302. 3. Civ. 2e, 12 nov. 1958, JCP 1959.II.11011, note R. Rodière ; 10 janv. 1962, D. 1962.somm. 49 ; TGI Lyon, 24 févr. 1971, D. 1971.somm. 219, JCP 1971.II.16822, RTD civ. 1971.647, obs. G. Durry (passage rapide d’un skieur). – Comp. sur le fait que la seule concomitance entre le passage d’un train et l’accident subi par un ouvrier réparant la voie ne suffit pas à établir un lien de cause à effet entre ces deux faits : Civ. 2e, 8 juill. 1971, D. 1971.690, RTD civ. 1972.401, obs. G. Durry. 4. P. Esmein, L’article 1384 du Code civil est-il applicable à celui qui heurte une chose immobile ?, DH 1937, chron. 65. 5. Ex. : Paris, 17 nov. 1933, Gaz. Pal. 1934.1.80 ; 14 janv. 1935, Gaz. Pal. 1935.2.157. – Rappr. au sujet de la fosse d’un trampoline, Civ. 2e, 8 juin 1994, Bull. civ. II, no 152, D. 1996. Somm. 31, obs. F. Lagarde, JCP 1994.IV.2013, RCA 1994, chron. 28, par H. Groutel, RTD civ. 1995.121, obs. P. Jourdain ; v. ss 1020.

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dans les cas, par exemple, où une personne glisse dans un escalier (non roulant) ou encore heurte un mur, un arbre, une voiture à l’arrêt, etc. Force a été de considérer que l’immobilité de la chose au moment de l’accident n’excluait pas, à elle seule, son intervention dans celui-ci, au sens de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1 1, même si cette inertie pouvait, à condition d’être jointe à d’autres circonstances (cep. au sujet du rôle passif de la chose v. ss 1000), conduire à exclure la responsabilité de son gardien. En d’autres termes, l’inertie de la chose, à elle seule, n’est pas plus éclairante, dans une certaine mesure, que l’abstention de la personne (v. ss 947 s.) 2. 998 Rejet de la distinction des choses dotées d’un dynamisme propre et des choses actionnées par l’homme ¸ L'une des tentatives déployées pour limiter l'ampleur de la responsabilité du fait des choses a consisté à proposer la distinction des choses dotées d'un dynamisme propre – les seules auxquelles aurait été appliqué l'article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1 – et des choses actionnées par la main de l'homme, les accidents causés par celles-ci et, derrière elles, par l'homme continuant de relever de l'application des articles 1240 et 1241 (anc. art. 1382 et 1383). Cette distinction ne semble pas avoir été sérieusement proposée en ce qui concerne l’article 1243 (anc. art. 1385) et la responsabilité du fait des animaux. Est-ce parce que, de par leur nature même, ceux-ci sont dotés d’un dynamisme propre ? Il reste que l’homme est plus ou moins près… de l’animal, mais la jurisprudence n’est pas disposée à distinguer à ce sujet le chien en laisse et le chien lâché, le cheval qui gambade et celui qui est attelé. S’agissant des animaux, la distinction n’a pas été admise 3. Elle ne l’a pas été non plus en ce qui concerne les choses inanimées. S’il en avait été autrement, la portée de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, aurait été singulièrement réduite, compte tenu du faible nombre des choses dotées d’un dynamisme propre. Si la prise en considération de l’existence de celles-ci n’est pas sans incidence quant à l’application de la distinction 1. Req., 19 févr. 1941 et 26  mars 1941, S.  1941.1.89, note R. Houin ; 19 et 24 févr. 1941, DC 1941.85, note J. Flour, S. 1941.1.201, note P. Esmein (l’arrêt du 19 févr. 1941 concerne un accident survenu dans un établissement de bains, une cliente étant tombée en syncope sur un tuyau brûlant) ; Civ. 23 janv. 1945, D. 1945.317, note R. Savatier, S. 1946.1.47, note P. Hébraud ; 4 mars 1954, JCP 1954.II.8122 ; Civ. 2e, 16 mars 1994, D. 1994.IR.88, JCP 1994.IV.1330 (verrière) ; 30 nov. 1994, D. 1995.IR. 39, JCP 1995.IV.283, I.3853, no 7, obs. G. Viney (fil de fer barbelé) ; 11 janv. 1995, D. 1995.IR.39, JCP 1995.IV.625 (toiture) ; 29 mars 2012, JCP 2012, 701, note A. Duméry. 2. Aux termes de l’article 1243, alinéas 2 et 3 du projet : « Le fait de la chose est présumé dès lors que celle-ci, en mouvement, est entrée en contact avec le siège du dommage » (al. 2). « Dans les autres cas, il appartient à la victime de prouver le fait de la chose, en établissant soit le vice de celle-ci, soit l’anormalité de sa position, de son état ou de son comportement » (al. 3). 3. Civ. 30  janv. 1928, S.  1928.1.177, note H. Mazeaud ; Req. 29  nov. 1932, Gaz. Pal. 1933.1.244.

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de la garde de la structure et de la garde du comportement (v. ss 1013) 1, il en est autrement quant au domaine d’application de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er ; liée à la garde de la chose et non à la chose ellemême, la responsabilité extraite de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, tend toujours à atteindre l’homme, même si c’est derrière la chose. De là à faire place à l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, toutes les fois qu’une chose intervient dans le dommage, si proche soit-elle de celui qui la garde, il y avait un pas qu’on aurait pu, théoriquement, ne pas franchir. À la recherche d’un nouveau critère servant à départager les domaines de l’article 1384, alinéa 1, et des articles 1240 et 1241 (anc. art. 1382 et 1383), il n’aurait pas été inconcevable d’aménager, d’une manière ou d’une autre, la notion de fait autonome de la chose. Mais la distinction, en elle-même défavorable aux victimes, se révèle difficile, artificielle, voire byzantine. On approuvera donc la position de la jurisprudence française, qui a donné à l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, vocation à s’appliquer toutes les fois qu’une chose est intervenue dans la réalisation du dommage, y compris, notamment, lorsqu’il s’agit du porte-aiguille que manie un chirurgien 2, du casier à bouteille que porte un livreur 3, du ski au pied du skieur 4. Conformément à la signification fondamentale de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er, cette expansion de la règle augmente donc le nombre des cas dans lesquels l’on améliore le sort de la victime en la dispensant de prouver la faute de l’auteur du dommage, conformément aux articles 1240 et 1241 (anc. art. 1382 et 1383). Après avoir décidé que l’existence d’une faute intentionnelle 5 ou d’une faute constatée par une décision ayant l’autorité de la chose jugée 6 excluaient, à l’encontre du gardien fautif, l’application de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, la jurisprudence a opéré un revirement et décidé que les articles 1240 et 1242 (anc. art. 1382 et 1384), alinéa 1, ne s’excluaient pas et que, si leurs conditions respectives étaient remplies, la victime pouvait opérer un choix entre eux 7 et même obtenir un cumul de leurs applications (v. ss 1114). Ajoutons que ce qui est vrai de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, l’est, pour les mêmes raisons, de l’article 1243 (anc. art. 1385) 8.

1. V. aussi Civ. 2e, 20 juill. 1981, Bull. civ. II, no 170, p. 109, RTD civ. 1982.423, obs. G. Durry. 2. Civ.  30 déc. 1936, DP 1937.1.5, rapp. L.  Josserand, note R. Savatier, S.  1937.1.137, note H. Mazeaud, Grands arrêts, t. 2 no 226 3. Poitiers, 3 juill. 1935, DH 1935.502. 4. Chambéry, 19 oct. 1954, D. 1954.761 ; Lyon, 29 janv. 1962 et Grenoble, 9 mars 1962, D. 1962.580 ; Grenoble, 8 juin 1966, JCP 1967.II.14928, note W.R. 5. Req. 16 avr. 1945, S. 1945.1.73, JCP 1946.II.3178, note R. Houin. 6. Civ. 2e, 23 janv. 1959, Gaz. Pal. 1959.1.162. – Rappr. cep., Civ. 2e, 5 févr. 1958, D. 1958.586. 7. Civ. 2e, 3 juin 1959, Gaz. Pal. 1959.2.100 ; 8 déc. 1961, JCP 1962.II.12856, note R. Rodière, Gaz. Pal. 1962.1.324 ; 26 mars 1965, JCP 1965.II.14456, note A.-M. Larguier ; 28 mars 1974, Bull. civ. II, no 115, p. 96 ; 20 mai 1974, Bull. civ. II, no 178, p. 149, RTD civ. 1975.112, obs. G. Durry. 8. Comp. Civ. 2e, 6 févr. 1974, D. 1974.723, note C. Larroumet ; Civ. 19 févr. 1941, DC 1941.85, note J. Flour, Grands arrêts t.  2 no 209 ; 23  janv. 1945, D.  1945, 317, note R. Savatier ; Civ.  2e, 12 févr. 1964, D. 1964.358, note P. Esmein, JCP 1964.II.13650, concl. R. Lindon, note R. Rodière.

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999 La chose doit avoir été l’instrument du dommage. Présomption de ce rôle ¸ Pour définir le fait de la chose, les arrêts emploient des formules variées mais qui mettent toutes l'accent sur la causalité. Après avoir longtemps parlé, à l'image du premier arrêt ci-dessus reproduit, de la « cause génératrice », la jurisprudence a préféré aujourd'hui employer la périphrase « chose qui a été ne fût-ce que pour partie l'instrument du dommage » 1. De fait, la première expression présente un caractère pléonastique. Il n’en reste pas moins qu’au-delà des formules, la réalité visée est toujours la même : il faut que la chose ait joué un « rôle actif » dans la production du dommage. La démonstration de ce rôle actif a été présumée lorsque la chose en mouvement est entrée en contact avec le siège du dommage. Il est alors, en effet, fortement vraisemblable que la chose a été l’instrument du dommage. Mais, un tel rôle actif est-il concevable lorsque la chose dont on prétend qu’elle a causé le dommage était « inerte » au moment de l’accident, c’est-à-dire immobile, non actionnée par la main de l’homme, et occupant une position normale ? Tel est le cas, par exemple, comme en l’espèce, du tuyau de chauffage central courant le long de plinthes. Tel est aussi celui de l’automobile à l’arrêt dont le conducteur observe toutes les prescriptions du Code de la route et que vient heurter un motocycliste. Cause de l’accident, au sens de la théorie de l’équivalence des conditions, puisque le dommage ne se serait pas réalisé sans sa présence, la chose peutelle en être dite la « cause génératrice » ? Bien que certains auteurs aient soutenu que la présomption de responsabilité de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er devait être écartée, en ce cas, car le dommage ne pouvait être le « fait de la chose », celle-ci n’ayant joué qu’un rôle purement passif, la Cour de cassation appliqua dans un premier temps cette disposition au gardien de la chose inerte 2. Allant plus loin, elle dispensa la victime de prouver la relation de causalité entre la chose et le dommage dès lors qu’il était démontré que cette chose y avait matériellement participé 3 et décida que la chose devait alors être présumée la cause génératrice du dommage 4. C’est cette solution que réaffirma la Cour de cassation le 19 février 1941 5 en l’assortissant d’un tempérament qui en constitue l’apport original : « si (la chose) est présumée (…) être la cause génératrice (du dommage) dès lors qu’inerte ou non elle est intervenue dans sa réalisation, le gardien peut détruire cette présomption en prouvant que la chose n’a joué qu’un rôle purement passif ». Ainsi, présumé du seul fait de l’intervention matérielle de la chose dans la réalisation du dommage, le lien de causalité 1. Civ. 2e, 8 juill. 1971, D. 1971. 690 ; 28 nov. 1984, JCP 1985. II. 20477, 2e esp., note Dejean de La Bâtie ; 16 févr. 1994, RCA 1994, no 164. 2. Req. 14 avr. 1930, DP 1930. 1. 81, note R. Savatier. 3. Civ. 21 juin 1937, 2 arrêts, S. 1937. 1. 350 et 1938. 1. 16. 4. Civ. 9 juin 1939, DH 1939. 449 ; 16 janv. 1940, S. 1940. 1. 97, note H. Mazeaud. 5. D. 1941, 45, note J. Flour, Grands arrêts, t. 2 no 209.

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peut être contredit par la preuve que la chose n’a eu qu’un rôle passif. La jurisprudence ultérieure décida que ce tempérament peut s’appliquer alors même que la chose est en mouvement. Tel était par exemple le cas d’une voiture roulant correctement à droite contre laquelle était venue se jeter, après dérapage, une moto 1. La notion de rôle passif se précisait : le gardien pouvait faire échec à l’application de l’article 1384 (devenu 1242) alinéa 1 en démontrant que la chose était placée et utilisée dans des conditions normales au moment de l’accident 2. 1000 Domaine de la présomption ¸ Renonçant pour les choses inertes à l'existence d'une présomption de causalité, la haute juridiction a, à compter des années soixante, imposé à la victime la preuve de leur rôle actif dans la réalisation du dommage 3. Et de fait, l’immobilité de la chose rend peu vraisemblable qu’elle a été l’instrument du dommage. Il appartient donc alors au demandeur d’établir positivement le fait de la chose, en démontrant une anomalie dans son état ou dans sa position. Tel est le cas, par exemple, d’une piscine dont le niveau d’eau a été réduit par une fuite 4 ou d’un câble tendu à quelques centimètres au-dessus du sol et non signalé 5. Néanmoins, au tournant des années 2000, certaines décisions purent faire douter du maintien de cette exigence. Par deux arrêts des 23 mars et 15 juin 2000, la deuxième chambre civile décida en effet que, dans l’hypothèse où une personne heurte une paroi vitrée, il n’est pas nécessaire pour qu’elle puisse obtenir réparation de son dommage sur le fondement de l’article 1384 (devenu 1242), alinéa 1er, qu’elle démontre le rôle actif de la chose en établissant que celle-ci occupait une position anormale ou présentait un défaut 6. Encore fallait-il savoir si cette solution n’était pas propre à l’hypothèse très spécifique des parois vitrées (en ce sens G. Viney, obs. préc.) ? Par deux arrêts très remarqués des 25 octobre 2001 7 et 18 septembre 2003 8, la haute juridiction parut vouloir donner une portée générale à cette solution. Dans la première espèce, la deuxième chambre civile casse un jugement qui avait rejeté la demande d’indemnisation d’une passante, laquelle s’était blessée en heurtant une boîte aux lettres qui, répondant aux prescriptions de l’administration, occupait une position normale et ne présentait aucun débordement excessif. Dans la seconde

1. Civ. 23 janv. 1945, DC 1945. 317, note Savatier. 2. V. par ex., Civ. 15 nov. 1949, JCP 1950. II. 5296 ; 14 mai 1956, JCP 1956. II. 9446. 3. Civ. 2e, 19 oct. 1961, Bull. civ. II, no 675 ; 6 juin 1962, Bull. civ. II, no 501 ; 19 nov. 1964, JCP 1965. II.14022, note R. Rodière, D. 1965.93, note P. Esmein. 4. Civ. 2e, 16 nov. 1994, RCA 1995, no 7. 5. Civ. 2e, 25 janv. 1995, RCA 1995, no 87. 6. Civ. 2e, 23 mars 2000, Bull. civ. II, no 51 ; 15 juin 2000, Bull. civ. II, no 103, D. 2001.886, note G. Blanc, JCP 2000.I.280, obs. Viney, RTD civ. 2000.849, obs. Jourdain. 7. D. 2002.1450, note C. Prat, JCP 2002.I.122, obs. G. Viney, RTD civ. 2002.108, obs. Jourdain. 8. D. 2004. 25, note N. Damas, JCP 2004.II.10013, note Le Tertre, I. 101, obs. G. Viney, RCA 2003, no 286, note Groutel.

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affaire, elle censure une cour d’appel qui avait rejeté l’action intentée par un client d’une grande surface contre celle-ci pour obtenir réparation du dommage qu’il s’était causé en heurtant un plot en ciment peint en blanc dont la position ne pouvait être considérée comme anormale puisqu’il délimitait un passage pour piétons. Il semblait bien en résulter que la seule intervention matérielle, le seul contact entre la victime et la chose inerte, sa position fut-elle normale, suffisait à présumer le rôle actif de la chose et à déclencher le jeu de l’article 1384 (devenu 1242), alinéa 1er. La « responsabilité de l’anormalité » cédait ainsi la place à la « responsabilité de la normalité » 1. Une telle évolution, à la supposer réalisée, n’était pas sans susciter des interrogations. Est-ce que la responsabilité de plein droit doit permettre de réparer des dommages qui résultent d’une situation parfaitement normale ? Ne faut-il pas limiter la définition du fait générateur de responsabilité fondé sur l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er aux faits présentant un certain caractère d’anormalité ? Comme on l’a justement souligné, « la question est politique ». Il s’agit de savoir si « la responsabilité sans faute est en charge de tous les aléas de la vie ou si elle est un simple correctif des risques que génère la vie en société ? ». Vouloir à toute force indemniser tous les dommages, y compris ceux qui résultent d’une situation parfaitement normale, c’est probablement « aller trop loin ». Le dommage résultant du comportement normal de l’autre n’étant que la contrepartie de la vie en société, obliger à le réparer, c’est avoir une vision négative de cette même vie en société 2. Rompant avec cette pente fatale, la haute juridiction a clairement décidé, par l’arrêt du 24 février 2005 3 ainsi que par deux autres arrêts rendus le même jour 4, que la responsabilité du gardien de la chose est subordonnée à la démonstration de son rôle actif lequel requiert que soit prouvée l’anormalité de son état ou de sa position. En la circonstance, les hauts magistrats sanctionnent les juges du fond qui avaient rejeté l’action intentée contre le propriétaire d’un appartement par une visiteuse qui avait heurté et brisé une porte vitrée coulissante donnant sur une terrasse, au motif que « la porte vitrée, qui s’était brisée, était fragile, ce dont il résultait que la chose, en raison de son anormalité, avait été l’instrument du dommage ». Autrement dit, l’arrêt réaffirme l’exigence traditionnelle de la preuve du rôle actif des choses inertes, y compris pour l’hypothèse qui paraissait faire le plus problème, à savoir le heurt contre une baie vitrée. Ces choses sont l’instrument du dommage dès lors qu’elles présentent un caractère 1. C. Grare, Recherches sur la cohérence de la responsabilité délictuelle, thèse Paris II, LGDJ 2005, no 65, p. 51. 2. C. Grare, thèse préc., no 66 ; v. aussi J.-C. Saint-Pau, « Responsabilité civile et anormalité », Études Lapoyade-Deschamps, 2003, p. 249 s. 3. Bull. civ.  II, no 51, p. 48, D.  2005. 1395, note N. Damas, JCP  2005, I, 149, no 6, obs. G. Viney, RCA 2005, no 121, note H. Groutel, LPA 23 nov. 2005, p. 10 s. RTD civ. 2005. 407 s., obs. P. Jourdain, Grands arrêts t. 2 no 210. 4. Sur lesquels, v. Viney, JCP 2005.I.149, no 6.

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anormal. Mais, s’agissant des baies vitrées, la Cour apporte « une précision importante », en indiquant que « cette anormalité résulte ipso facto de la fragilité de la baie qui s’est brisée au contact de la victime ». Comme on l’a justement souligné, elle peut ainsi « maintenir sa jurisprudence récente sur le bris de vitre tout en réaffirmant son attachement aux solutions traditionnelles relatives à la preuve du rôle actif des choses inertes » 1. La jurisprudence est depuis lors constante 2. Certains seront sans doute portés à voir dans cette exigence d’anormalité la résurgence de la faute du gardien. Une telle assimilation serait excessive. Outre que la situation anormale de la chose peut être le fait d’une personne autre que le gardien, « la nécessaire preuve du rôle actif de la chose peut s’analyser comme une manifestation supplémentaire du rattachement de la responsabilité du fait des choses au risque créé » 3. Et de fait « la preuve de la position ou de l’état anormal de la chose joue le rôle de révélateur du danger, autrement dit du risque que la chose crée à l’égard des tiers » 4. Corrélativement, la preuve du rôle passif de la chose comme cause d’exonération de la responsabilité du fait des choses disparaît. La causalité n’étant plus présumée, la victime doit prouver que la chose inerte a participé au dommage. Le débat se noue alors sur le terrain de la preuve de la causalité, le gardien combattant les éléments apportés par le demandeur pour établir le rôle actif de la chose, et non sur celui de l’exonération 5. La cause d’exonération tirée du rôle passif de la chose aurait pu conserver une utilité lorsqu’il y a mouvement et contact, le rapport de causalité étant alors présumé. Mais le fait qu’il y ait eu mouvement et contact rend peu vraisemblable que la chose n’ait joué qu’un rôle passif dans la réalisation du dommage. Aussi, la haute juridiction a-t-elle progressivement écarté, dans ce cas, toute référence au rôle passif de la chose en tant que cause d’exonération. Elle décide que seule la preuve que le dommage est dû à une cause étrangère est exonératoire pour le gardien 6. Une chose en mouvement ne paraît plus pouvoir être tenue pour passive dès lors qu’elle a été heurtée de quelque manière que ce soit 7. Quant à l’article 1243, alinéa 2, du projet de réforme, il dispose que : « Le fait de la chose est présumé

1. M. Bacache-Gibeili, La responsabilité civile extra-contractuelle, Economica, 2007, no 204. 2. V. par ex. Civ. 2e, 29 mars 2006, RCA 2006, no 184, heurt contre une porte automatique n’ayant pas fonctionné au passage de la cliente ; 5 juill. 2006, RCA 2006 no 326, chute due aux défauts du revêtement du sol ; Civ. 2e, 26 oct. 2006, RCA 2007, no 5, chute due à la surélévation de quelques centimètres d’un seuil conduisant à des toilettes ; Civ. 2e, 13 déc. 2012, LPA 28 févr. 2013, p. 11 note A.-M. Romoni. – V. aussi A. Vignon-Barrault, L’anormalité dans la responsabilité du fait des choses inertes, RCA 2012, étude no 7 (à propos de Civ. 2e, 29 mars 2012). 3. S. Godechot, note D. 2004.2183. 4. F. Leduc, « L’état actuel du principe général de responsabilité délictuelle du fait des choses », in La responsabilité du fait des choses, réflexions autour d’un centenaire, Economica 1997, p. 43. 5. V. par ex. Civ. 2e, 11 juill. 2002, D. 2003, somm. 460 obs. Jourdain ; 14 déc. 2000, RCA 2001, no 76, note Groutel. 6. Civ. 2e, 1er févr. 1973, Bull. civ. II, no 40. 7. Civ 2e, 28 nov. 1984, JCP 1985.II.20477, 2e esp., note Dejean de La Bâtie.

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dès lors que celle-ci, en mouvement, est entrée en contact avec le siège du dommage ». À l’alinéa 3, il est en outre précisé que : « Dans les autres cas, il appartient à la victime de prouver le fait de la chose, en établissant soit le vice de celle-ci, soit l’anormalité de sa position, de son état ou de son comportement ». 1001 2°) Exclusion de certains faits des choses ¸ Pour des raisons diverses, fort discutables, deux faits des choses échappent à l'application du régime de droit commun. L'attention du législateur a été appelée sur l'un et sur l'autre à des époques différentes. Actuellement, ni l'une ni l'autre dérogation ne se justifie. L'une concerne la ruine d'un bâtiment ; l'autre est relative à la chose dans laquelle un incendie a pris naissance. Combien de temps faudra-t-il attendre leur disparition ? Le projet de réforme de la responsabilité, déposé à l'Assemblée nationale, ne les prévoit pas. 1002 a) La ruine d’un bâtiment ¸ Issue du droit romain à travers diverses variantes de l'Ancien droit, une règle particulière a tendu à protéger les passants contre les conséquences de la ruine des bâtiments. Elle figure à l'article 1244 (anc. art. 1386) du Code civil : « Le propriétaire d'un bâtiment est responsable du dommage causé par sa ruine, lorsqu'elle est arrivée par suite du défaut d'entretien ou par le vice de sa construction ». Aussi longtemps que la jurisprudence n’a pas découvert, puis exploité l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1 (v. ss 979 s.), l’article 1244 (anc. art. 1386) a été le seul texte du Code civil qui, à propos des choses inanimées, améliorait la situation de la victime par rapport aux règles générales des articles 1240 et 1241 (anc. art. 1382 et 1383) ; aussi bien, à une certaine époque, a-t-on songé à en étendre le rayonnement, pour mieux protéger les victimes d’accidents (v. ss 980). Ultérieurement, la situation s’est renversée. De plus favorable que le régime général, l’article 1244 (anc. art. 1386) est devenu moins avantageux, à mesure que les entraves successivement imaginées pour limiter le rayonnement de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, s’atténuaient, voire disparaissaient, les unes après les autres. D’où l’anachronisme et la disparité actuelle des solutions : tandis que, lorsqu’elles invoquent l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, les victimes peuvent, dans un premier temps au moins, se borner à établir l’intervention (éventuellement active) de la chose, il leur est nécessaire, si elles se prévalent de l’article 1244 (anc. art. 1386), de prouver que la ruine d’un bâtiment, dont elles subissent les conséquences dommageables, est due à un défaut d’entretien ou à un vice de sa construction. 1003 Fondement de la responsabilité ¸ Comment expliquer la responsabilité pesant sur le propriétaire – c'est de lui seul qu'il s'agit ici – en cas de ruine de son bâtiment ? D'une manière qui satisfaisait évidemment l'analyse classique – et une morale non moins classique – on a longtemps répondu à cette question en faisant valoir que le propriétaire devait s'assurer que

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son immeuble avait été construit conformément aux règles de l'art et veiller ensuite à ce qu'il soit correctement entretenu. Pareille explication, pourtant, n'était pas satisfaisante, car il ne lui suffisait pas, pour se dégager, de démontrer qu'il n'avait pas commis de faute, qu'il s'était comporté comme un propriétaire normalement prudent et diligent et, plus précisément, soit qu'il avait été dans l'impossibilité de déceler le vice de la construction, soit qu'il s'était adressé, pour l'entretien du bâtiment, à un professionnel qualifié. Valait-il mieux, à la recherche d’une explication, substituer la perspective de la responsabilité du fait d’autrui à celle de la responsabilité du fait personnel ? Alors, le propriétaire aurait pu être responsable, de manière médiate, en raison des faits imputables à d’autres qu’à lui : architectes, entrepreneurs, locataires, etc., contre lesquels, au reste, des recours peuvent lui être ouverts. À quoi l’on pouvait objecter que la ruine du bâtiment n’était pas toujours imputable à un autre qu’au propriétaire et que l’article 1244 (anc. art. 1386) n’illustrait donc pas nécessairement l’existence d’une responsabilité ou d’une garantie du fait d’autrui. Ni fait personnel, ni fait d’autrui. N’était-ce donc pas d’une responsabilité du fait des choses qu’il s’agissait là, tout comme à l’article 1243 (anc. art. 1385), relatif à la responsabilité du fait des animaux ? La réponse, aujourd’hui du moins, est difficilement contestable. On a même pu en venir à considérer, sinon que l’article 1244 (anc. art. 1386) pouvait relever de la théorie des troubles du voisinage, envisagée peut-être lato sensu, du moins de la théorie du risque, celui qui fait bâtir, même ailleurs que sur du sable, devant supporter une charge particulière de sa propriété bâtie. Et l’on ne peut, en définitive, que regretter davantage l’absence d’absorption de l’article 1244 (anc. art. 1386) par l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1 1. 1004 Personnes responsables ¸ Seul le propriétaire en tant que tel, et non pas le gardien – serait-il propriétaire ; disons même : le propriétaire serait-il présumé gardien – est visé par l'article 1244 (anc. art. 1386), puisque, dans l'esprit du législateur, c'est à lui qu'il incombe de surveiller son immeuble et d'en empêcher la ruine 2. De ce que les présomptions sont – ou seraient – de droit étroit, on a déduit que d’autres que le propriétaire n’étaient pas exposés à l’application de l’article 1244 (anc. art. 1386), ce qui, compte tenu de la lettre de cet article, était parfaitement fondé 3. 1. V. V. Depadt-Sebag, La justification du maintien de l’article 1386 du Code civil, thèse Paris II, éd. 2000. – Rappr. La jurisprudence relative à l’articulation des articles 1386 et 1384 al. 1er, du code civil, l’instrumentalisation de la règle Specialia generalibus derogant, par C. Desnoyer, RTD civ. 2012.461 s. 2. Req. 4 juill. 1905, DP 1906.1.245. – Peu importe que le propriétaire soit ou non en possession (Civ. 2e, 3 mars 1964, D. 1964.245, note R. Savatier, JCP 1964.II.13662, note P. Esmein, RTD civ. 1964.552, obs. A. Tunc). 3. Civ. 4  août 1942, DC 1943.1, note G. Ripert, S.  1943.1.89, note R. Houin, JCP  1942. II.2006, note P.L.-P., Grands arrêts, t. 2, no 200 ; Civ. 2e, 16 janv. 1974, Bull. civ. II, no 24, RTD civ. 1975, 314, obs. Durry ; 23 janv. 2003, RCA 2003, no 93.

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Encore fallait-il savoir si, en conséquence, il convenait d’en revenir à l’application des articles 1240 et 1241 (anc. art. 1382 et 1383), ou au contraire, d’admettre, le cas échéant, l’application de l’article 1242 (anc. art 1384), alinéa 1er, contre un autre que le propriétaire du bâtiment, en particulier son gardien. Après avoir écarté cette solution 1, la Cour de cassation, opérant un revirement, a décidé que l’article 1244 (anc. art. 1386) n’exclut pas que les dispositions de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er, puissent être invoquées à l’encontre du gardien non propriétaire 2. La victime peut d’ailleurs s’en tenir à l’application de l’un ou l’autre de ces textes 3. 1005 Un bâtiment ¸ L'article 1244 (anc. art. 1386) ne s'applique que si le dommage

a été causé par un bâtiment. Pour les autres immeubles, la victime peut se prévaloir de la présomption générale de responsabilité de l'article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1. À l’époque où cette présomption générale n’était pas encore admise, la jurisprudence tendait à élargir la notion de bâtiment, l’article 1244 (anc. art. 1386) constituant un régime de faveur pour la victime par rapport à la responsabilité de droit commun des articles 1240 et 1241 (anc. art. 1382 et 1383). C’est ainsi que la qualification de bâtiment a été donnée à une chaudière de bateau 4. Ultérieurement, les conditions de l’article 1244 (anc art. 1386) étant au contraire plus rigoureuses que celles de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, la tendance de la jurisprudence a consisté à réduire le domaine du premier texte en définissant restrictivement la notion de bâtiment. Il faut qu’il s’agisse d’une construction, c’est-à-dire d’un ouvrage fait par la main de l’homme. Cette condition exclut le dommage causé par la ruine des arbres 5, par la chute de rochers, les éboulements ou les glissements de terrain survenus en l’absence de tous travaux 6. Il faut qu’il s’agisse d’une construction immobilière, ce qui exclut, par exemple, un baraquement 7 ou une palissade maintenue au sol par de simples pièces de bois 8. Il faut encore que la construction comprenne un assemblage de matériaux durables, quels que soient d’ailleurs ces matériaux, pierres, briques, bois, ciment, etc. 9. Mais l’article 1244 (anc. art. 1386) s’applique aussi 1. Civ. 2e, 30 nov. 1988, JCP 1989.II.21319, note C. Giraudel, RTD civ. 1989.333, obs. P. Jourdain ; 17 déc. 1997, Bull. civ. II, no 323, RCA 1998.comm. 75. 2. Civ. 2e, 23 mars 2000, Bull. civ. II, no 54, RCA 2000.chron. 16, par H. Groutel, RTD civ. 2000. 581, obs. P. Jourdain, JCP 2000.I.280, no 22, obs. G. Viney, 2000.II.10379, note Y. DagorneLabbé, D. 2000.somm. 467, obs. D. Mazeaud ; 2001, 586, note Garçon, Grands arrêts, t. 2 no 201. 3. Civ. 2e, 8 févr. 2006, RCA 2006, no 110. 4. Paris, 19 mai 1893, sous Civ. 16 juin 1896.DP 1897.1.433, note R. Saleilles. 5. Civ. 11 juin 1936, S. 1936.1.346. 6. Civ. 25 juin 1952, D. 1952.614, JCP 1952.II.7338, note P. Esmein (éboulement de terres et rochers, même dû au mauvais entretien d’une fosse de drainage) ; Civ.  2e, 2  nov. 1967, Bull. civ.  II, no 311, p. 134 (effondrement du sol d’une cour de ferme) ; 20  nov. 1968, JCP  1970. II.16567, note N. Dejean de la Bâtie. – V. aussi Civ. 2e, 21 janv. 1981, JCP 1982.II.19814, note N. Dejean de la Bâtie. 7. Lyon, 30 nov. 1953, D. 1954.172. 8. Paris, 26 nov. 1946, JCP 1947.II.3444, concl. Dupin, note A.S. ; et sur pourvoi, Civ. 23 oct. 1950, D. 1950.774, Gaz. Pal. 1950.2.424. 9. Civ. 2e, 30 nov. 1960, Bull. civ. II, no 722, p. 493. – Mais peu importe l’affectation ou l’usage du bâtiment ; il n’est pas nécessaire qu’il serve au logement ; ainsi ont été considérés

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bien aux immeubles par nature qu’aux immeubles par destination en tant qu’attachés à perpétuelle demeure 1. S’essayant à une définition plus générale, la Cour de cassation a décidé que le bâtiment « s’entend d’une construction quelconque incorporée au sol de manière durable » 2.

1006 La ruine de ce bâtiment ¸ Par ruine du bâtiment, la jurisprudence entend

la dégradation de toute partie de la construction ou de tout élément mobilier ou immobilier qui y est incorporé de façon indissoluble 3. La ruine partielle est assimilée à la ruine totale 4. Mais pour qu’il y ait ruine, il faut nécessairement qu’il y ait chute de matériaux 5. Des précisions s’imposent quant à l’origine de la ruine : l’article 1244 (anc. art. 1386) prévoit la responsabilité du propriétaire dans deux cas : 1o quand la ruine est arrivée par défaut d’entretien 6 ; 2o quand elle est arrivée par l’effet d’un vice de construction 7. Il appartient à la victime d’établir le défaut d’entretien ou le vice de construction et le lien de causalité entre le défaut d’entretien ou le vice de construction et le dommage. Mais cela suffit. Elle n’a pas à démontrer que le défaut d’entretien ou le vice de construction est imputable au propriétaire. S’il est établi que le dommage résulte de la ruine d’un bâtiment, mais sans qu’il soit possible de prouver l’existence d’un défaut d’entretien ou d’un vice de la construction, la victime ne peut, faute de pouvoir invoquer utilement l’article 1244 (anc. art. 1386), se replier sur l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1 8. Là se marque à quel point l’article 1244 (anc. art. 1386), initialement comme des bâtiments : un barrage (Civ. 2e, 3 déc. 1964, Bull. civ. II, no 776, p. 572), un pont (Civ. 2e, 10 nov. 1967, Bull. civ. II, no 324, p. 228). 1. La jurisprudence condamne, pour l’application de l’article 1244 (anc. art. 1386), la distinction entre les immeubles par nature et les immeubles par destination en tant qu’attachés à perpétuelle demeure ; v.  ainsi : Civ.  2e, 19  mai 1953, D.  1953.515, JCP  1953.II.7879, note P. Esmein. – Pour les ascenseurs cependant, elle applique l’art. 1242 (anc. art. 1384), al. 1, plutôt que l’art. 1244 (anc. art. 1386), ce qui dispense le demandeur de prouver le vice de construction ou le défaut d’entretien (V. ainsi Req. 6 mars 1928, DP 1928.1.97, note L. Josserand). 2. Civ. 2e, 19 oct. 2006, JCP 2007.I.115, no 9, obs. Ph. Stoffel-Munck. 3. Civ. 2e, 19 mai 1953, préc. ; 12 juill. 1966, D. 1966.632, JCP 1967.II.15185, note N. Dejean de la Bâtie, RTD civ. 1968.362, obs. G. Durry. 4. Exemples : Civ. 2e, 12 juill. 1966, D. 1966.632, JCP 1967.II.15185, note N. Dejean de la Bâtie, RTD civ. 1968.362, obs. G. Durry (effondrement d’un balcon) ; 17 oct. 1990, Bull. civ. II, no 201, p. 102 (porte de hangar) ; 4 mai 2000, RCA 2000.comm. 218, obs. H. Groutel. 5. L’art. 1244 (anc. art. 1386) est inapplicable si le bâtiment reste entier, quels que soient le degré d’usure ou les malfaçons des éléments qui le composent. Exemples : Civ. 2e, 30 nov. 1977, D. 1978.IR.201, obs. C. Larroumet (chute dans un escalier dont les marches sont usées) ; Civ. 1re, 5 janv. 1962.JCP 1962.II.12571, note P. Esmein (victime précipitée dans le vide, la porte-fenêtre ouvrant sur l’extérieur et dépourvue de barre d’appui, contre laquelle elle s’appuyait, s’étant ouverte) ; v. aussi, au sujet d’une verrière, Civ. 2e, 16 mars 1994, préc. 6. Civ. 28 janv. 1936.DH 1936.148, S. 1936.1.125. 7. V. Angers, 4 nov. 1971, D. 1972.169, note J.L., RTD civ. 1972.787, obs. G. Durry. 8. Civ. 4  août 1942, DC 1943, 1, note G. Ripert, S.  1943.1.89, note R. Houin, JCP  1942. II.2006, note P.L.-P., Grands arrêts, t. 2 no 200. – Mais le dommage provoqué par la chute d’un bâtiment, alors que nul vice de construction ni défaut d’entretien de l’immeuble n’avait pu être établi, n’exclut pas la responsabilité du propriétaire pour toute autre faute prouvée (par ex. : n’avoir pas interdit l’accès d’un balcon à des amis trop nombreux qui avaient envahi la maison : Civ. 2e, 7 mai 1969, D. 1969.somm. 81, RTD civ. 1970.180, obs. G. Durry). – V. aussi Civ. 2e, 16 janv. 1974, D. 1974.somm. 52, Bull. civ. II, no 24, p. 18, RTD civ. 1975.314, obs. G. Durry.

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conçu en faveur des victimes, s’est retourné contre elles 1, en les obligeant à subir les conséquences d’une ruine dont l’origine est inconnue.

1007 Force de la présomption ¸ Si les conditions de la présomption sont réunies, le

propriétaire ne peut se dégager en prouvant simplement qu'il n'a pas commis de faute ; que, par exemple, dans le choix des professionnels auxquels il s'est adressé, il s'est comporté comme un homme normalement prudent et diligent ou encore qu'il n'était pas possible de découvrir le vice de construction 2. Un tel mode d’exonération est exclu. Il en est d’autres qui semblent aussi écartés, mais pour une tout autre raison : la présomption de l’article 1244 (anc. art. 1386), supposant la preuve d’un défaut d’entretien ou d’un vice de la construction, on est porté à penser que, par hypothèse, le dommage ne doit pas avoir été provoqué par une cause étrangère, spécialement par la force majeure 3, ou par la faute de la victime 4. Pourtant, il n’est pas exclu que – un défaut d’entretien ou un vice de construction étant, par hypothèse, établi – la force majeure puisse constituer pour le propriétaire une véritable cause d’exonération ; ainsi en va-t-il lorsque, la ruine d’un bâtiment étant effectivement due à un défaut d’entretien, l’invasion du territoire par l’ennemi ou les ordres de l’État ont empêché le propriétaire de faire les réparations utiles 5. Alors qu’il y a défaut d’entretien ou vice de construction, une exonération, totale ou partielle, du propriétaire peut encore résulter d’une faute de la victime 6. Mais s’il ne présente pas les caractères de la cause étrangère, le fait non fautif de la victime n’est pas, en la matière (comp. v. ss 1028), de nature à exonérer le propriétaire 7.

1008 Recours du propriétaire ¸ Lorsque le dommage est dû au comportement

défectueux d'un autre que le propriétaire, il est assez naturel que celui-ci puisse se retourner contre lui. Si sa responsabilité est due à un défaut d’entretien, il n’est pas exclu qu’il puisse se retourner par exemple contre un locataire ou un usufruitier, voire un précédent vendeur, à supposer – ce qui est plutôt rare – que la ruine soit due à l’absence de réparations dont la charge leur incombait 8.

1. V.  en faveur de la position de la Cour de cassation, P.  Roubier, L’article  1244 (anc. art. 1386) C. civ. et sa portée dans le droit contemporain, JCP 1949.I.768. 2. Civ. 19  avr. 1887, DP 1888.1.217 ; Req. 26  juill. 1909, DP 1909.1.533, S.  1909.1.446 ; Civ. 2e, 11 juin 1960, Bull. civ. II, no 373, p. 260. – De même, le propriétaire ne pourrait s’exonérer en prouvant que le défaut d’entretien est dû à la faute d’un locataire (Amiens, 7 juill. 1949, JCP 1950.II.5244). 3. V. ainsi : Paris, 29 oct. 1956, D. 1957. Somm. 59 (fort coup de vent) ; Civ. 2e, 3 déc. 1964, D. 1965.326, RTD civ. 1965.360, obs. R. Rodière. 4. Soc. 5 févr. 1953, Bull. civ. IV, no 107, p. 81 ; Civ. 2e, 14 déc. 1956, D. 1957.72 ; Paris, 2 févr. 1968, Gaz. Pal. 1968.1.332. 5. Req. 18 janv. 1926, Gaz. Pal. 1926.1.430 ; Civ. 21 juin 1930, Gaz. Pal. 1930.2.337. 6. Req. 8 janv. 1919, Gaz. Pal. 1918-1919.1.717 ; Riom, 16 janv. 1962, D. 1962.140, RTD civ. 1962.338, obs. A. Tunc. – V. J. Carbonnier, t. 4, no 254. 7. Civ. 3e, 1er juill. 1971, D. 1971.672, RTD civ. 1972.405, obs. G. Durry. – V. cep., contre l’idée de présomption, Ph.  Brun, Les présomptions dans le droit de la responsabilité civile, thèse Grenoble, 1993, p. 57 s. 8. Req., 28 févr. 1899, DP 1899.1.228, S. 1899.1.400 ; Poitiers, 4 févr. 1942, DA 1942.87 ; Paris, 20 janv. 1958, Gaz. Pal. 1958.1.269.

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Si sa responsabilité est due à un vice de construction, il peut éventuellement disposer de recours contre le vendeur du bien, en cas de vice caché (art. 1641) du bâtiment, ou contre les architectes ou entrepreneurs qui l’ont construit (art. 1792) 1.

1009 b) L’incendie né dans une chose ¸ La Cour de cassation avait étendu la pré-

somption de l'article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, au cas où un incendie, ayant pris naissance dans une chose, causait un dommage aux voisins, alors qu'initialement le voisin devait prouver la faute du propriétaire des lieux où avait commencé l'incendie. C'est pour éviter une forte augmentation des primes des contrats d'assurances relatifs au recours des voisins en cas d'incendie qu'a été votée la loi du 7 novembre 1922. De cette loi, dont le texte a été inséré dans l’article 1242 (anc. art. 1384) (al. 2), il résulte, en matière délictuelle 2, que celui qui détient, à un titre quelconque, tout ou partie de l’immeuble ou des biens mobiliers dans lesquels un incendie a pris naissance 3 ne sera responsable, à l’égard des tiers, des dommages causés par cet incendie que s’il est prouvé qu’il doit être attribué à sa faute ou à la faute des personnes dont il est responsable. En l’absence de faute prouvée, et notamment si l’origine de l’incendie demeure inconnue, le gardien n’encourt aucune responsabilité 4. La jurisprudence a interprété restrictivement les conditions d’application du texte, afin d’écarter le moins souvent possible, malgré les assureurs, la protection résultant de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1. L’on a assez longtemps considéré que, pour que la dérogation soit admise, il fallait qu’il y ait, tout d’abord incendie, c’est-à-dire, matériellement, embrasement ou combustion de la chose ; si un incendie initial provoque ensuite une explosion, l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 2, s’applique 5 ; à l’inverse, il n’y a pas dérogation en cas d’explosion même si celle-ci a provoqué un incendie 6. Mais ultérieurement la jurisprudence s’est contentée du fait que l’incendie soit né dans l’immeuble ou les biens mobiliers du défendeur pour que l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 2, soit applicable 7. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire 1. Civ. 1re, 5 juill. 1956, D. 1956.719. 2. Il résulte des termes mêmes de la loi de 1922 (art. 1242 (anc. art. 1384), al. 3, C. civ.), que celle-ci ne s’applique pas aux rapports entre propriétaire et locataire d’un immeuble. Dans le cadre contractuel, l’incendie n’est d’ailleurs pas traité de la même manière selon qu’il s’agit d’un bail urbain ou d’un bail rural. 3. Civ. 2e, 3  juill. 1953, D.  1953.595. Les choses dangereuses, pas plus que les autres, ne demeurent soumises à l’art. 1242 (anc. art. 1384), al. 1, en cas d’incendie (Civ. 23 mars 1926, DP 1926.1.129, note L. Josserand) (fabrique d’explosifs). 4. Civ. 2e, 12  juill. 1955, D.  1955.685 (poêle imprudemment porté au rouge). Lorsque la cause de l’incendie n’est pas connue ou imputable au gardien, la responsabilité de celui-ci peut néanmoins être retenue partiellement si, par sa faute, il en a facilité la propagation et l’aggravation (Civ. 19 mars 1952, D. 1952.399, S. 1953.1.7 ; 3 juill. 1953 et 12 juill. 1955, préc.). – Sur l’exigence d’un lien de causalité, v. Civ. 2e, 18 juin 1997, D. 1997.IR.169 ; sur la charge de la preuve, v. aussi Civ. 2e, 4 mars 1982, JCP 1984.II.20154, note F. Chabas. 5. Civ. 23  nov. 1925, Gaz. Pal. 1926.1.133 ; 23  mars 1926, préc. ; Req., 14 févr. 1928, DP 1928.1.129, rapp. Célice, note L. Josserand, S. 1928.1.199 ; Civ. 2e, 5 déc. 1984, Bull. civ. II, no 187, p. 132. – V. R. Savatier, L’explosion et le droit, Mélanges Marty, 1978, 1019 s. 6. Req. 14 févr. 1928, préc. ; Civ. 2e, 30 oct. 1989, Bull. civ. II, no 197, p. 100, RTD civ. 1990.90, obs. P.  Jourdain ; Civ.  3e, 30  mai 1990, Bull. civ.  III, no 129, p. 71, RTD civ. 1990.668, obs. P. Jourdain. 7. Civ. 2e, 13 févr. 1991, Bull. civ. II, no 54, p. 28, RTD civ. 1991.343, obs. P. Jourdain ; 13 mars 1991, Bull. civ. II, no 85, p. 46, JCP 1991.IV.184 ; 19 mars 1997, Bull. civ. II, no 84, p. 47, RCA 1997. comm. 185, RTD civ. 1997.951, obs. P. Jourdain.

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qu’il y ait eu communication de l’incendie, l’essentiel étant que l’incendie dommageable soit né chez le défendeur 1. En outre, intellectuellement, le feu volontairement allumé (ex. : pour brûler des branches) « ne constitue pas un incendie au sens de l’alinéa 2 de l’article 1242 (anc. art. 1384) » 2, comme si, en la matière, le mystère du droit n’avait d’égal que le mystère du feu. Ajoutons qu’il doit y avoir eu un incendie dans la chose : lorsque celle-ci, sans être elle-même incendiée, projette des étincelles ou des flammèches, qui provoquent un incendie, l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, conserve son empire 3. Le refoulement de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 2, dans le cadre de l’interprétation des dispositions de la loi du 5 juillet 1985, relative à l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation 4, renforce le souhait d’une abrogation de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 2, du Code civil 5.

§ 3. La garde de la chose

1010 Originalité de la notion de garde ¸ La responsabilité n'étant pas attachée aux choses elles-mêmes mais à leur garde 6, la définition de ce rapport entre la personne et la chose est nécessaire. Comparée aux relations qui peuvent les unir dans le droit des biens ou le droit des obligations et des contrats (propriété, possession, détention, détention précaire, occupation,

1. Civ. 2e, 16 avr. 1996, Bull. civ. II, no 93, RCA 1996, chron. 38, par H. Groutel ; 19 mars 1997, Bull. civ. II, no 84, RTD civ. 1997.951, obs. P. Jourdain ; 24 juin 1999, RCA 1999.comm. 285, obs. H.  Groutel, RTD civ. 2000.124, obs. P.  Jourdain ; 13  mars 2003, Bull. civ.  II, no 62, D. 2003.IR.1009 (communication souterraine). 2. Civ. 2e, 17 déc. 1970, Bull. civ. II, no 352, p. 269, RTD civ. 1971.859, obs. G. Durry. 3. Soc. 4 janv. 1945, Gaz. Pal. 1945.1.61 ; Civ. 20 janv. 1948, D. 1948.201. – Mais si l’étincelle provenant du moteur enflamme un champ ou un bois, ce champ ou ce bois est alors la chose incendiée qui cause le dommage et l’art. 1242 (anc. art. 1384), al. 2, est applicable (Ass. plén., 25 févr. 1966, D. 1966.389, note P. Esmein, Gaz. Pal. 1966.1.327 ; Civ. 2e, 13 mars 1991, Bull. civ. II, no 85, p. 46 ; comp. Civ. 2e, 14 févr. 1990, Bull. civ. II, no 35, p. 20, JCP 1990.IV.142, RTD civ. 1990.291, obs. P. Jourdain). – La jurisprudence est assez restrictive, ce qui est heureux : v. Civ. 2e, 11 juin 1975, D. 1975.IR.211, JCP 1975.IV.252 ; 9 mars 1978, D. 1978.IR.406, obs. C. Larroumet. L’implosion ou l’explosion d’un poste de télévision a suscité des hésitations : Civ. 2e, 3 oct. 1979, Gaz. Pal. 1980.1.191, RTD civ. 1980.358, obs. G.  Durry (application de l’art.  1242 (anc. art. 1384), al. 2) ; 16 janv. 1991, Bull. civ. II, no 20, p. 10, JCP 1991.IV.97, RTD civ. 1991.343, obs. P. Jourdain (application de l’art. 1242 (anc. art. 1384), al. 1er). – V. aussi Civ. 2e, 4 mars 1998, Bull. civ.  II, no 75, D.  1999.217, note Dagorne-Labbé, RTD. civ. 1998, 686, obs. P.  Jourdain (explosion, matériaux projetés, l’habitant de la maison n’étant pas gardien). 4. L’incendie provoqué par un véhicule terrestre à moteur, ce dernier fût-il en stationnement, est un accident de la circulation (v. ss 1172), au sens de l’art. 1er de la loi du 5 juillet 1985 et non une communication d’incendie au sens de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 2, du Code civil (Civ. 2e, 8 janv. 2009, LPA 18 juin 2009, p. 11, note A.L. Ondo, JCP 2009, IV, 1209). 5. V. M.-F. Feuerbach-Steinle, De l’opportunité de la suppression de l’alinéa 2 de l’article 1384 du Code civil, JCP N 1993. p. 38 s. ; S. Szames, L’abrogation de l’article 1384, alinéa 2 du Code civil : une nécessité aujourd’hui impérieuse, LPA, 27  mars 2002, p. 6 s. ; contra H. Groutel, L’article 1384, al. 2 du code civil se porte bien, RCA 1996, chron. 38 ; comp. S. Rétif, Faut-il abroger le régime spécial de responsabilité de la communication d’incendie ?, RCA 2006, chron. 38 ; V. Egéa, note D. 2008, 1532, sous Civ. 2e, 25 oct. 2007. 6. Jurisprudence constante, surtout depuis Ch. réunies, 13 févr. 1930, préc, v. ss 983.

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mise à la disposition, etc.), la garde d’une chose, au sens des articles 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, et 1243 (anc. art. 1385), occupe sans doute une place originale 1. Il est précisé, à l’article 1243, alinéa 4, du projet de réforme, que « le gardien est celui qui a l’usage, le contrôle et la direction de la chose au moment du fait dommageable. Le propriétaire est présumé gardien ». Cette rédaction s’accorde avec les développements qui suivent. 1011 1°) Éléments objectifs ¸ C'est essentiellement au sujet des éléments objectifs que se manifeste cette originalité. L'article 1243 (anc. art. 1385) offrait déjà à la jurisprudence de précieux éléments de solution : il vise, en effet, « le propriétaire d'un animal ou celui qui s'en sert… ». Précisant davantage la définition – qu'il s'agisse de l'article 1243 (anc. art. 1385) ou de l'article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er – la jurisprudence a fixé, puis retenu de manière constante, en dépit de quelques variantes, une définition en vertu de laquelle la garde est caractérisée par l’usage, le contrôle et la direction de la chose 2. La responsabilité est, dans cette mesure, attachée à l’autorité. a) De cette formule qui tend à définir un certain corpus, on doit, en premier lieu, déduire que la garde coïncidera très souvent avec le droit réel de propriété 3. Leur parenté est d’ailleurs si naturelle que le propriétaire est présumé gardien de la chose 4, ce qui ne l’empêche pas de se dégager en prouvant par tous moyens qu’au moment de l’accident, il avait cessé d’être gardien 5. b) L’on doit, en deuxième lieu, observer que le propriétaire de la chose peut perdre sa qualité de gardien, sans perdre celle de propriétaire 6. Ainsi en est-il, notamment, dans tous les cas de transfert de la garde d’une chose 1. A. Besson, La notion de garde dans la responsabilité du fait des choses, thèse Dijon, 1927 ; B. Goldman, La détermination du gardien responsable du fait des choses inanimées, thèse Lyon, 1946 ; A.  Tunc, La détermination du gardien dans la responsabilité du fait des choses inanimées, JCP 1960.I.1592. 2. Ce critère a été dégagé par l’arrêt des Chambres réunies de la Cour de cassation du 2 déc. 1941 (v. ss 1012), refusant de considérer le propriétaire d’une automobile volée comme gardien « parce qu’il était privé de l’usage, de la direction et du contrôle de la chose ». 3. En cas d’usufruit, c’est l’usufruitier qui, normalement, est gardien ; v. Aubry et Rau, 7e éd., t. VI, par A. Ponsard et N. Dejean de la Bâtie, p. 696, note 64. 4. V.  Ph.  Brun, thèse préc., p. 106  s. – Civ.  2e, 10  juin 1960, D.  1960.609, note R. Rodière, JCP 1960.II.11824, note P. Esmein ; 22 mai 1964, D. 1965.705, note P. Azard ; 11 déc. 1968, Bull. civ. II, no 303, p. 216, RTD civ. 1969.574, obs. G. Durry ; 9 mai 1990, JCP 1990.IV.259 ; Civ. 1re, 16 juin 1998, Bull. civ. I, no 217, JCP 1998.I.185, no 17, obs. G. Viney, RTD. civ. 1998.917, obs. P. Jourdain ; Civ. 2e, 22 mai 2003, Bull. civ. II, no 155, RD imm. 2003, 327, obs. Jégouzo et F.G. Trébulle. – Une présomption de garde pèse sur l’utilisateur lorsque le propriétaire de la chose reste indéterminé : Civ. 2e, 28 nov. 2002, Bull. civ. II, no 273, D. 2003.IR.253, RTD civ. 2003.303, obs. P. Jourdain. 5. Ex. : Civ. 10 nov. 1961, D. 1962.202 ; 22 mai 1964, D. 1965.705. 6. En cas de vente, le transfert de la garde ne coïncide pas nécessairement avec le transfert de propriété, soit qu’il le précède, ex. en cas d’essai de la chose par l’acheteur livré à lui-même (V. Civ. 2e, 17  mars 1965, D.  1965.628, JCP  1965.II.14436, note P. Esmein, à propos de l’art. 1385), soit qu’il le suive, si la livraison est postérieure au transfert de propriété (Civ. 2e, 8 juill. 1970, D. 1970.704 ; 27 sept. 2001, Bull. civ. II, no 148, D. 2001.IR.2948).

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inanimée, par l’effet de contrats de location, prêt, dépôt, transport de marchandises, etc., la garde incombant alors à l’emprunteur, au dépositaire, au transporteur 1. De la même manière, au sujet de l’article 1243 (anc. art. 1385), la jurisprudence décide qu’est responsable celui qui, professionnellement, assume la garde, la surveillance, sans se servir nécessairement de l’animal : l’aubergiste, le transporteur, le vétérinaire qui soigne la bête, le maréchal-ferrant, l’entraîneur 2. Et si, dans tous ces cas [art. 1242 (anc. art. 1384), al. 1er, ou 1243 (anc. art. 1385)], l’une ou l’autre de ces personnes prétend qu’elle a, à son tour, transféré à autrui la garde de la chose, c’est à elle qu’il appartient d’en rapporter la preuve 3. Encore convient-il d’observer la nécessité de tenir compte, au sujet du transfert de la garde, de données tant objectives que subjectives, d’autant plus que le transfert, lorsqu’il est conventionnel, ne saurait de toute façon créer d’obligations à l’égard des tiers, la situation découlant de celui-ci ne leur étant opposable qu’à certaines conditions. La Cour de cassation a précisé, en ce sens, que le propriétaire de la chose ne cesse d’en être responsable que s’il est établi que ce tiers a reçu corrélativement toute possibilité de prévenir lui-même le préjudice qu’elle peut causer, ce qui implique, à la charge du professionnel, s’il veut que se réalise le transfert de la garde, l’obligation d’informer de manière suffisante son cocontractant 4. De ces diverses solutions, on pourrait être conduit à conclure que seules auraient vocation à prendre la qualité de gardien, à la place des propriétaires, les diverses personnes qui peuvent être considérées comme des détenteurs précaires. En réalité, pour que, même dans les cas précédemment cités, 1. Prêt : Ch. mixte, 26 mars 1971, JCP 1972.II.16957, note Dejean de la Bâtie ; Civ. 2e, 13 déc. 1973, Gaz. Pal. 1974, 2, 551, note Plancqueel ; 14 janv. 1999, Bull. civ. II, no 13, RTD. civ. 1999, 630, obs. P. Jourdain. – Louage : Civ. 2e, 12 déc. 2002, Bull. civ. II, no 288, D. 2003, 454, note Damas ; 18 déc. 2003, Bull. civ. II, no 392, Gaz. Pal. 2004.1.1059, concl. M. Domingo ; v. cep. en cas de location d’un aéronef, Civ. 1re, 6 juin 1990, Bull. civ. I, no 151, d’un camion de ravitaillement, Civ. 2e, 19 oct. 2006, Bull. civ. II, no 275, RTD civ. 2007, 133, obs. P. Jourdain et v. ss 1062 ; rappr. Civ. 2e, 25 sept. 2002, Gaz. Pal. 2003, 1002, note Lalaut. – Sur le point de savoir qui, du propriétaire ou du constructeur, est, en cours de construction, gardien du terrain et des constructions, v. Civ. 3e, 10 déc. 1970, Bull. civ. III, no 690, p. 501, RTD civ. 1971.859, obs. G. Durry ; 20 oct. 1971, D. 1972.414, note C. Lapoyade-Deschamps ; 4 nov. 1971, JCP 1972.II.17070, note B. Boubli ; v. G. Durry, obs. RTD civ. 1972.785 ; v. aussi Civ. 2e, 23 janv. 2003, Bull. civ. II, no 19, RTD civ. 2003, 304. 2. Civ. 4  janv. 1949, Bull. civ.  I, no 5, p. 3 (aubergiste) ; Civ.  2e, 3  juill. 1963, D.  1964.104, S.  1964.127 (transporteur) ; 25  ct. 1957, JCP  1957.IV.173, Gaz. Pal. 1958.1.25 ; 4  oct. 1972, JCP 1973.II.17450, note B. Starck (vétérinaire) ; 4 oct. 1962, JCP 1962.IV.142, Gaz. Pal. 1962.2.275 ; 17 juill. 1967, JCP 1967.IV.134, Bull. civ. II, no 262, p. 182 ; 13 juin 1985, Bull. civ. II, no 118, p. 79 (maréchal-ferrant) ; chien confié à un voisin durant une absence de plusieurs jours (Versailles 13 févr. 1998, D. 1998.IR.125). L’entraîneur cesse toutefois, pendant la course, d’être le gardien du cheval (Civ. 2e, 15 janv. 1954, D. 1954.159 ; Pau, 7 juill. 1963, D. 1964.43, note P. Azard). 3. Civ. 2e, 22 janv. 1970, D. 1970.228, RTD civ. 1971.150, obs. G. Durry. 4. Civ. 1re, 9 juin 1993, D. 1994.80, note Dagorne-Labbé JCP 1994.II.22202, note G. Viney, RTD civ. 1993.833, obs. P. Jourdain ; Civ. 2e, 19 juin 2003, Bull. civ. II, no 201, D. 2003.IR.1881. Tel n’est pas le cas lorsque c’est seulement une mission de surveillance qui a été conférée à une entreprise de gardiennage (Civ.  2e, 16  juin 1998, D.  1998.IR.180, JCP  1998.I.185, no 17, obs. G.  Viney, RTD civ. 1998.917, obs. P.  Jourdain). V.  aussi, au sujet de l’entretien d’un animal, Civ. 2e, 15 avr. 2010, JCP 2010, note no 725, par A. Zelcevic-Duhamel.

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la garde soit transférée, il ne suffit pas généralement d’un titre contractuel ; encore faut-il qu’au moment de l’accident, le détenteur de la chose en ait le gouvernement de fait 1. c) De proche en proche, on en vient à se demander si la garde d’une chose, réduite alors à un pur et simple corpus, ne tend pas à se confondre avec la détention matérielle, d’autant plus qu’un transfert de la garde peut résulter de circonstances extra-contractuelles, notamment en cas de simple mise à disposition d’autrui 2. Il faut cependant observer que la garde est différente de la seule détention : en effet, celui qui détient une chose n’en est pas nécessairement gardien. Tel est le plus souvent le cas du préposé – par exemple du chauffeur – qui détient la chose de son patron, mais n’en a pas la garde. C’est ce qui a expliqué une solution importante, dégagée par la Cour de cassation en 1936 3, d’où il est résulté une incompatibilité des fonctions de préposé et de gardien, la subordination à laquelle se trouve soumis le préposé l’empêchant d’avoir, sur la chose dont il se sert dans l’exercice ou à l’occasion de ses fonctions, des pouvoirs, sinon d’usage, du moins de contrôle et de direction. En d’autres termes, la qualité de gardien ne pourrait naître que là où cesse celle de préposé. On peut cependant être enclin à penser que, dans certaines circonstances, tout comme un enfant peut être gardien (v. ss 1051), un préposé peut acquérir assez d’indépendance pour devenir gardien, mais pas assez pour cesser d’être préposé et, en tout cas, d’engager à ce titre son commettant 4. 1012 Perte de la garde. Vol de la chose ¸ Le transfert de la garde, tel qu'il a été précédemment analysé, reposait sur la volonté du gardien. Plus 1. La jurisprudence est nourrie. Exemple : la cliente d’un magasin est gardienne du chariot (« caddy ») mis à sa disposition (Civ.  2e, 6  avr. 1987, D.  1987.IR.113, Gaz. Pal. 1987.1.Pan. jur. 140 ; 14 janv. 1999, JCP 1999.IV.1418, RCA 1999.comm. 14, RTD civ. 1999.631, obs. P. Jourdain), mais, dans un magasin où la clientèle peut se servir elle-même, il ne suffit pas qu’un client manipule un objet offert à la vente pour qu’il y ait transfert de la garde (Civ. 2e, 28 févr. 1996, D. 1996.IR.92, JCP 1996.IV.940, RTD civ. 1996.631, obs. P. Jourdain, D. 1997.Somm. 29, obs. P. Jourdain). – Le propriétaire d’une villa qui prête une échelle à un voisin pour que celui-ci remplace des tuiles, demeure gardien de l’échelle (Civ. 2e., 13 févr. 1991, Bull. civ. II, no 55, p. 29) ; mais lorsqu’un ami monte sur une échelle pour montrer à son ami, qui ne la tient pas, comment peindre son mur, il en devient gardien… (Civ. 2e, 10 juin 1998, JCP 1999.II.10042, note F. Mandin) ! V. encore, relativement au prêt d’une échelle, Civ. 2e, 11 févr. 1999, RCA 1999.comm. 95, obs. H. Groutel, RTD civ. 1999.632, obs. P. Jourdain ; V. aussi, Civ. 2e, 7 mai 2002, Bull. civ. II, no 93, D. 2003.somm. 463, obs. P. Jourdain, Dr. et patr. déc. 2002, p. 80, obs. F. Chabas ; Civ. 2e, 10 avr. 2008, LPA 4 juill. 2008, p. 19, note J.-B. Laydu. 2. Rappr. Civ. 2e, 20 nov. 1970, D. 1971.187, Gaz. Pal. 1971.1.179, RTD civ. 1971.646, obs. G. Durry (chien fréquemment accueilli et nourri). – Le sommeil ne retire pas nécessairement la garde (Civ. 1re, 8 nov. 1989, Bull. civ. I, no 344, RTD civ. 1990.92 obs. P. Jourdain). 3. Civ. 30 déc. 1936, DP 1937.1.5, rapp. L.  Josserand, note R. Savatier, S.  1937.1.137, note H. Mazeaud, Grands arrêts, t. 2 no 226 ; Civ. 2e, 1er avr. 1998, RCA 1998.comm. 223 ; 15 mars 2001, RCA 2001.comm. 183, note H. Groutel ; M.-A. Péano, L’incompatibilité entre les fonctions de gardien et de préposé, D. 1991.chron. 51. 4. Rappr. Civ.  17  juin 1946, JCP  1947.II.3382, note E. Coste ; Civ.  2e, 23  mars 1953, D. 1953.337, JCP 1953.II. 7761, note P. Esmein ; Civ. 1re, 17 juill. 1962, Gaz. Pal. 1962.2.281 ; Civ. 2e, 12 avr. 2012, JCP 2012. 2067 (skipper d’un voilier). – Comp. cep. les obs. de P. Jourdain, RTD civ. 1998.914, sur Civ. 2e, 1er avr. 1998, RCA 1998.comm. 223, qui réaffirme l’incompatibilité. – V. cep. ss 1073, au sujet des rapports entre la victime et le préposé.

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difficiles sont les cas dans lesquels la chose échappe, sans sa volonté, à son usage, à son contrôle, à sa direction. Il peut être tout d'abord difficile de distinguer les cas dans lesquels une personne n'a pas eu la garde d'une chose de ceux dans lesquels, l'ayant eue, elle l'a perdue. En outre, il convient d’observer que si, en cas de perte de la chose, le gardien semble bien perdre la garde de la chose, l’article 1243 (anc. art. 1385) n’en laisse pas moins subsister la responsabilité du gardien d’un animal, même égaré ou échappé. Mieux vaut alors constater que ce qui met, le cas échéant, fin à la garde, c’est moins la perte de la chose que l’exercice sur celle-ci, par un autre, de pouvoirs d’usage, de contrôle et de direction 1. À s’en tenir au cas le plus typique, celui du vol, il s’agit le plus souvent d’une automobile avec laquelle le voleur cause un accident. On a hésité sur le point de savoir sur qui, du propriétaire ou du voleur, pesait la présomption de l’article 1242 (anc. art. 1384). On avait soutenu que ce devait toujours être sur le propriétaire, car il conserve, disait-on, la garde juridique de la chose 2. La Cour de cassation, Chambre civile, consacra cette solution, le 3 mars 1936 3. Mais les cours d’appel résistèrent. Et les Chambres réunies de la Cour de cassation, le 2 décembre 1941 4, se sont prononcées en sens contraire : le propriétaire « privé de l’usage, de la direction et du contrôle » de sa voiture, n’en a plus la garde. Le voleur sera considéré comme gardien. Il n’est donc pas besoin d’avoir un pouvoir juridique sur la chose pour en être gardien responsable 5. La Cour de cassation admit toutefois que la victime conserve contre le propriétaire de la voiture volée une action fondée sur l’article 1240 (anc. art. 1382), mais à charge d’établir une faute personnelle, ayant entraîné directement le préjudice 6 ; toutefois, ne constitue pas une faute directement liée au 1. Il a été décidé que la Compagnie Générale Transatlantique n’avait pas cessé d’être gardienne du « France » que, sous la contrainte de l’équipage, le capitaine du paquebot avait mouillé au milieu du grand chenal d’accès au port du Havre (Ch. mixte, 4 déc. 1981, D. 1982.365, concl. J.  Cabannes, note F. Chabas, JCP  1982.II.19748, note H. Mazeaud, RTD civ. 1982.609, obs. G. Durry). – V. aussi Civ. 2e, 17 oct. 1990, Bull. civ. II, no 204, p. 103 et 21 nov. 1990, Bull. civ. II, no 241, p. 122, RTD civ. 1991.345, obs. P. Jourdain. 2. Dans une opinion, on a distingué la garde juridique et la garde matérielle : le gardien juridique est celui qui est titulaire d’un droit sur la chose, le gardien matériel celui qui n’a aucun droit sur la chose, par exemple le voleur. 3. DP 1936.1.81 ; L. Josserand, Le gardien de l’automobile, le voleur et la victime d’un accident, DH 1936, chron. 37. 4. DC 1942.25, note G. Ripert, S. 1941.1.217, note H. Mazeaud, JCP 1942.II.1766, note J. Mihura, Grands arrêts, t. 2, no 203. – Cette décision a marqué un recul des thèses objectives fondant la responsabilité sur le risque et la rattachant au « profit » que procure la propriété. Mais elle pourrait encore se concilier avec cette thèse, car le voleur a non seulement le pouvoir de fait sur la chose, il en a juridiquement la possession animo domini ; il agit pour son propre compte et dans l’espoir d’en tirer profit. 5. V. aussi, à propos d’un préposé usant, à des fins personnelles, de la chose de son commettant, qu’il s’agisse de l’art.  1242 (anc. art.  1384), al.  1, ou de l’art.  1243 (anc. art.  1385) : Civ. 17 avr. 1947, Gaz. Pal. 1947.1.252, JCP 1947.II.3642 ; Civ. 2e, 23 mars 1953, D. 1953.337, Gaz. Pal. 1953.1.389 ; rappr. v. ss 1066. – Reste que le propriétaire d’une chose en demeure gardien, donc responsable même si des inconnus sont intervenus dans la réalisation du dommage : Civ. 2e, 22 mai 2003, Bull. civ. II, no 155. 6. Civ. 6  janv. 1943, D.  1945.117, note A. Tunc, JCP  1943.II.2185, note J.-M.  Chartrou ; 1er avr. 1963, D. 1963.403, JCP 1963.II.13199.

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préjudice le seul fait, de la part du propriétaire, de n’avoir pas pris les précautions normales pour éviter le vol 1. – Sur les solutions applicables depuis la loi du 5 juillet 1985, relative aux accidents de la circulation, v. ss 1199. 1013 Caractère alternatif de la garde. Garde de la structure et garde du comportement ¸ Si un propriétaire transfère à autrui la garde de la chose ou si on lui vole celle-ci, il cesse d'être gardien au moment même où une autre personne le devient. Autre exemple : si un préposé acquiert assez d'indépendance pour devenir gardien de la chose de son commettant, il se peut que celui-ci conserve tout de même sa qualité de commettant (v. ss 1011), mais il cesse de toute façon d’être gardien. Ces exemples illustrent une règle assez souvent affirmée et selon laquelle la garde est alternative et non cumulative 2. La formule est ambiguë. Elle donne, en effet, à penser qu’à un moment donné, une même chose ne peut être que sous la garde d’une seule personne, ce qui est inexact. Il se peut que la garde d’une chose soit exercée en commun par plusieurs personnes, chacun des cogardiens étant alors tenu à réparation intégrale à l’égard de la victime, la garde étant alors collective 3. Il a été notamment décidé que des copropriétaires pouvaient être cogardiens 4 ou encore que des chasseurs pouvaient être cogardiens de leurs fusils 5. Une approche plus précise des circonstances de l’accident permet d’éviter l’idée de garde en commun, qui présente souvent le caractère d’une solution de facilité 6, les gardiens exerçant alors généralement leurs pouvoirs en vertu d’un même titre 7. 1. Civ. 5 avr. 1963, D. 1965.737, note P. Azard ; Civ. 2e, 17 mars 1977, D. 1977.631, note A. Robert, RTD civ. 1977.770, obs. G. Durry ; 7 déc. 1988, Bull. civ. II, no 246, p. 133, D. 1989. IR.303, JCP  1989.IV.50, RTD civ. 1989.557, obs. P.  Jourdain. – Dans des circonstances particulières, la faute du volé peut être la cause génératrice de l’accident (Civ.  20  nov. 1951, D. 1952.268 ; T. civ. Seine, 14 nov. 1956, D. 1957.somm. 59). 2. V. not., au sujet de l’art. 1385 (nouvel art. 1243), Req. 10 nov. 1924, DP 1926.1.49, note R. Savatier. 3. Civ. 2e, 7 nov. 1988, Bull. civ. II, no 214, p. 116. 4. Civ. 2e, 3 janv. 1963, S. 1963.161, note A. Plancqueel, Gaz. Pal. 1963.1.335 ; v. aussi au sujet de deux époux recueillant un animal, Civ.  2e, 20  nov. 1970, D.  1971.187, Gaz. Pal. 1971.1.179. – V. de manière générale, D. Mayer, La « garde » en commun, RTD civ. 1975.197 s. – En conséquence, v. ss 1015, quant à l’impossibilité, pour l’un des gardiens, d’invoquer à son profit l’article 1242 (anc. art. 1384), al. 1. 5. Civ. 2e, 15 déc. 1980, Bull. civ. II, no 269, D. 1981, 455, note Poisson-Drocourt. – Rappr. au sujet de flèches lancées par des tireurs non identifiés, Civ. 2e, 7 nov. 1988, Bull. civ. II, no 214. 6. Ainsi, la Cour de cassation a décidé au sujet d’un jeu collectif inspiré du base-ball, que c’est la raquette du joueur ayant projeté la balle qui a été l’instrument du dommage (Civ. 2e, 28 mars 2002, Bull. civ. II, no 67, D. 2002, 3237, note D. Zerouki, LPA, 25-26 déc. 2002, note Marie-Laure Cicile-Delfosse, RTD. civ. 2002, 520, obs. P. Jourdain ; 13 janv. 2005, D. 2005, 2435, note E. Cornut (football : tous les joueurs ont l’usage du ballon, mais aucun n’en a individuellement le contrôle et la direction)). – V. aussi, au sujet d’enfants jouant avec un briquet, Civ.  2e, 11  juill. 2002, Bull. civ.  II, no 176, D.  2002.3297, note Y. Dagorne-Labbé, RTD. civ. 2002.823, obs. P.  Jourdain ; ou avec des torches Civ.  2e, 19  oct. 2006, Bull. civ.  II, no 281, JCP 2007, II, 10030, note M. Mekki, RTD civ. 2007, 130, obs. P. Jourdain. 7. Une activité coordonnée et d’ensemble des membres d’un équipage ne suffit pas à constituer une garde commune, dès lors que le « skipper », propriétaire du voilier, était un marin particulièrement qualifié et que le rôle de chacun des équipiers, au moment de l’accident, est resté

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Il n’est pas certain que la similitude des titres soit le seul critère de la possibilité d’une pluralité de gardiens, à un même moment, sur une même chose. Aussi bien a-t-on proposé, spécialement au sujet des cas dans lesquels la détention d’une chose passe de mains en mains, de distinguer garde de la structure et garde du comportement, suivant que, par sa nature, l’accident ressortit au comportement, à l’utilisation de la chose ou, au contraire, à sa structure, à son état interne 1. Cette distinction paraît correspondre à la notion même de garde, comprise comme un pouvoir de commandement, de contrôle : le propriétaire est gardien de la structure, parce que seul il peut la connaître et, le cas échéant, en faire disparaître les dangers, au besoin en détruisant la chose. Exemple : un transporteur blesse un passant en déchargeant une caisse ; il est normal de considérer comme gardien responsable celui qui maniait la chose, ou son commettant, en d’autres termes d’attribuer la responsabilité au gardien du comportement de la chose ; à supposer, en revanche, que des récipients transportés explosent par suite d’une malformation probable, il est normal, cette fois, de faire peser sur le propriétaire, gardien de la structure, l’obligation de garantir le dommage causé par le vice interne de la chose. Fort ingénieuse, la distinction de la garde de la structure et de la garde du comportement n’était pas de nature à remettre nécessairement en cause l’affirmation du caractère alternatif, et non cumulatif, de la garde. Pour peu, en effet, qu’il résulte simplement de ce caractère qu’au sujet du dommage causé, à un moment donné, une chose n’ait pu avoir qu’un seul gardien – ou, encore plus précisément, un seul type de gardien –, il n’est pas exclu que celui-ci puisse varier selon les circonstances de l’accident. On a fait valoir une objection d’ordre pratique : il n’est pas toujours aisé de distinguer les risques inhérents à la technique d’un matériel et ceux provenant de l’activité déployée à l’aide de ce matériel ; après tout, le gardien du comportement, intéressé voire s’intéressant à la structure de la chose, en utilise les éléments, et souvent un accident est dû autant au manque de contrôle qu’au vice de la chose. La difficulté de faire la part entre ce qui est dû à la technique du matériel et ce qui résulte de son utilisation est d’ailleurs périlleuse pour la victime d’un accident, celle-ci pouvant hésiter sur la personne à assigner. L’accident est-il dû à un vice de la chose ou faut-il en imputer l’origine à un manque de contrôle dans son usage ? Si l’on oblige totalement ignoré (Civ. 2e, 9 mai 1990, Bull. civ. II, no 93, p. 49, D. 1991.367, note Y. DagorneLabbé, RTD civ. 1990.492 et, sur second pourvoi, Civ. 2e, 8 mars 1995, JCP 1995.II.22499, note J. Gardach, D. 1995.IR.99, RCA 1995.comm. 228, JCP 1995.I.3893, no 17, obs. G. Viney, RTD civ. 1995.904, obs. P. Jourdain. – Comp. Civ. 2e, 14 avr. 2016, JCP 2016, II, 610, note Ph. Brun ; v. ss 1027. – Rappr. v. ss 1093. – Comp., au sujet d’une action commune d’animaux appartenant à plusieurs propriétaires, Civ.  2e, 15  mars 2001, Bull. civ.  II, no 55, JCP  2001.IV.1869, JCP 2002.I.122, no 11, obs. G. Viney). 1. B.  Goldman, thèse préc. et, Garde de la structure et garde du comportement, Mélanges Roubier, 1961, t. II, p. 51 ; A. Tunc, Garde du comportement et garde de la structure dans la responsabilité du fait des choses inanimées, JCP 1957.I.1384 ; La détermination du gardien dans la responsabilité du fait des choses, JCP 1960.I.1592.

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la victime à justifier les raisons qui l’ont conduite à assigner l’un plutôt que l’autre des deux gardiens possibles, n’est-ce pas l’exposer à devoir rechercher les causes précises de l’accident et lui imposer la charge d’une preuve qui ne doit pas être la sienne, au sens de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1 ? Sans doute est-il vrai qu’une présomption de garde pèse sur le propriétaire de la chose, mais il peut la détruire (v. ss 1011), ce qui aboutit à empêcher la victime d’avoir satisfaction à son encontre et l’oblige à se retourner contre le véritable gardien. Pour prévenir ce risque, mieux vaut pour elle, en cas de doute, assigner initialement les deux gardiens possibles, quitte à supporter – ce qui n’est évidemment pas satisfaisant pour l’esprit – les frais d’une mise en cause inutile. Si, à diverses reprises, la jurisprudence a écarté la distinction de la garde de la structure et de la garde du comportement 1, on doit pourtant constater qu’en d’autres occasions, elle l’a accueillie, au sujet d’accidents causés par des conduits ou des récipients, surtout après l’arrêt rendu par la Cour de cassation dans l’affaire de l’Oxygène liquide 2. Appelés dans ces divers cas à déterminer qui doit être responsable des vices d’une chose dotée ordinairement d’un dynamisme propre et dangereux 3, les tribunaux semblent principalement rechercher quelle était la personne la mieux à même de déceler le vice et de contrôler l’état de la chose 4, non sans réaménager à cette occasion la notion de choses dotées d’un dynamisme propre

1. Civ. 2e, 11 juin 1953, D. 1954.21, note R. Rodière, JCP 1953.II.7825, note A. Weill, Grands arrêts, t. 2 no 204 (accident survenu au cours d’un transport effectué dans une voiture donnée en location ; la Chambre civile a cassé l’arrêt attaqué qui avait retenu la responsabilité du propriétaire du véhicule en tant que gardien, au motif que l’accident était dû aux défauts de ce véhicule) ; 11 déc. 1968, Bull. civ. II, no 304, p. 217, RTD civ. 1970.361, obs. G. Durry (explosion, au cours du ravitaillement en gaz comprimé d’un véhicule, de la bouteille dont celui-ci était équipé). – Il a même fallu décider que la distinction n’était pas applicable aux cigarettes fumées par un fumeur : Civ. 2e, 20 nov. 2003, Bull. civ. II, no 355, D. 2003, 2902, concl. Kessous, note L. Grynbaum, D. 2004.1344, obs. D. Mazeaud, JCP 2004.II.10004, note B. Daille-Duclos, RTD civ. 2004, 103, obs. P. Jourdain. 2. Civ. 2e, 5 janv. 1956, D. 1957.261, note R. Rodière, JCP 1956.II.9095, note R. Savatier, Grands arrêts, t. 2 no 205 ; sur renvoi, Angers 15 mai 1957, D. 1957.438, JCP 1957.II.10058, concl. Lecrivain, cassé par Civ.  2e, 10  juin 1960, D.  1960.609, note R. Rodière, JCP  1960. II.11824, note P. Esmein (explosion d’une bouteille métallique d’oxygène comprimé au moment où un transporteur la livrait à l’acheteur ; la Cour de cassation n’a pas retenu la responsabilité du transporteur) ; Civ.  3e, 12  juin 1969, Bull. civ.  III, no 473, p. 358, RTD civ. 1970.361, obs. G.  Durry ; Civ.  2e, 5  juin 1971, D.  1972.534, note J. Penneau, Bull. civ.  II, no 204, p. 145, RTD civ. 1972.139, obs. G. Durry ; Civ. 1re, 12 nov. 1975, JCP 1976.II.18479, note G. Viney, Gaz. Pal. 1976.1.174, note Blanche Héno, RTD civ. 1976.787, obs. G. Durry (le fabricant d’une boisson dont une bouteille explose entre les mains d’une débitante est resté gardien de sa structure). 3. Comp., au sujet de l’explosion d’une ampoule contenant un médicament : Civ. 2e, 15 juin 1972, Bull. civ. II, no 186, p. 150, RTD civ. 1973.135, obs. G. Durry (le médecin est considéré comme le gardien ; il est vrai que le vice pouvait être facilement décelé). 4. Ex. : Civ. 2e, 12 oct. 2000, RCA 2001.357, RTD civ. 2001.372, obs. P. Jourdain (cuves de carburant d’une station-service gardées par la société pétrolière). – La détermination des choses dotées d’un dynamisme propre et dangereux relève de l’appréciation des juges du fond, v. Civ. 1re, 12 nov. 1975, préc.

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(v. ss 998) 1. Il existe aussi, en jurisprudence, une tendance consistant à faire prévaloir, en cas de pluralité de causes, la garde de la structure sur la garde du comportement 2. Pareille tendance aboutit à détacher, au moins en partie, la notion de garde, au sens de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, du critère objectif de la seule détention – ce corpus sans nuances. On a vu qu’un commettant peut garder une chose par l’intermédiaire de son préposé (v. ss 1011). On voit ici qu’une personne peut rester gardienne de la structure d’une chose matériellement détenue par une autre. En recherchant, derrière le détenteur de la chose, gardien de son comportement, le gardien de sa structure, on peut vouloir aussi s’en prendre directement, et par la voie de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, au fabricant de la chose. À l’issue de l’évolution de la jurisprudence, l’on constate un recul significatif de la distinction. Même lorsque les parties ou l’une d’elles en font état, la Cour de cassation ne s’y réfère plus « explicitement dans ses motifs propres » 3, même si elle peut être amenée à reprendre à ce sujet des motifs des juges du fond 4. S’il est vrai que la référence à la garde de la structure a pu servir à maintenir la responsabilité du propriétaire de celle-ci, il a été observé que cette référence était superfétatoire, du fait de la présomption de garde attachée à la qualité de propriétaire 5. À partir de là, la Cour de cassation a bel et bien écarté la distinction des gardes là où elle aurait antérieurement décidé qu’il s’agissait, en la cause, d’une garde du comportement 6. Cet ensemble de règles et de solutions est assez largement recouvert par le système instauré, sous l’influence communautaire, quant à la responsabilité du fait des produits défectueux (v. ss 1219 s.) 7.

1. En ce sens que la distinction ne devrait être retenue qu’au sujet de choses « ayant un dynamisme propre et dangereux », v. Civ. 2e, 5 juin 1971, préc. ; Civ. 1re, 12 nov. 1975, préc. ; Civ. 2e, 14 nov. 1979, D. 1980.325, note C. Larroumet, Gaz. Pal. 1980.1.191, note J.V., RTD civ. 1980.358, obs. G. Durry ; Versailles, 27 janv. 1983, JCP 1983.II.20094, note J. Dupichot ; J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, Les obligations, t. II, no 259 ; G. Viney et P. Jourdain, La responsabilité civile : conditions, no 693. 2. Civ. 2e, 4  nov. 1987, Gaz. Pal. 1988.1.Pan. jur. 15, obs. F.  Chabas ; comp. cep. Civ.  2e, 26 mars 1985, Gaz. Pal. 1986.1.somm. 250, obs. F. Chabas. – V. aussi, dans le sens de la considération d’une faute, Civ. 2e, 13 déc. 1989, Bull. civ. II, no 222, p. 115, RTD civ. 1990.292, obs. P. Jourdain. 3. P. Jourdain, obs. RTD civ. 2007, 132. 4. Civ. 2e, 11 avr. 2002, RTD civ. 2002, 519 ; 23 sept. 2004, RCA 2004, no 317 ; 23 nov. 2006, RCA 2007, no 62. 5. V.  Civ. 2e, 12  oct. 2000, RTD civ. 2001, 372, obs. P.  Jourdain ; 11  avr. 2002, préc. ; 19 oct. 2006, JCP 2007. I. 115, no 9, obs. Stoffel-Munck. 6. Civ. 2e, 5 oct. 2006, RCA 2006, comm. 368, RTD civ. 2007, 132, obs. P. Jourdain ; rappr. Civ. 1re, 27 févr. 2007, Bull. civ. I, no 89, p. 78, excluant la responsabilité d’un aéro-club mettant un appareil en bon état à la disposition de ses membres. 7. V. J. Calais-Auloy, D. 2002. 2460 ; M. Bacache-Gibeili, La responsabilité civile extracontractuelle, Economica, 2007, no 613.

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1014 La responsabilité du fait des robots ¸ Les avancées, souvent spectaculaires, des sciences ont été à l'origine de la découverte de l'article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er, du Code civil, et des problèmes posés par la nécessaire distinction, précédemment analysée, de la garde de la structure d’une chose, imputée à son fabricant, et de l’utilisation de cette chose, imputée à son usage. À mesure que les progrès se développent, plus particulièrement en raison de la fabrication de robots qui remplacent les choix de l’homme par ceux des machines de plus en plus complexes, la détermination des responsabilités se révèle de plus en plus problématique. Rien d’étonnant, dès lors, si les géants de l’Internet, tels que Google, s’emploient à racheter des entreprises d’intelligence artificielle appelées à se substituer aux hommes en leur fournissant des outils polyglottes dans des domaines très divers, que ce soit en médecine, dans le commerce, en matière de sport. Les conquêtes majeures du xxie siècle conduisent à considérer que les robots sont de nouveaux êtres et pas seulement de purs et simples automates. Ils apprennent à l’infini les techniques, les langues, les lois, les gestes qui accompagnent la vie des gens au point de souhaiter l’octroi à ces robots d’une personnalité juridique 1 spécifique. Cette démarche suscite, pour le moment, des réactions pour le moins réservées, encore axées sur une préférence pour un classement parmi les choses 2. On comprend dans ces conditions que le débat en soit venu à porter sur la reconnaissance d’une « personnalité robotique » 3. 1015 2°) Considérations d’ordre subjectif ¸ Cette relative dématérialisation de la garde incite à s'interroger sur les données d'ordre subjectif qui peuvent en éclairer l'analyse. S’agissant de considérations tenant à la personne, il convient d’observer, tout d’abord, qu’une personne morale – et pas seulement une personne physique – peut être gardienne, au sens des articles 1242 (ancien art. 1384), alinéa 1er, et 1243 (ancien art. 1385) 4. On relèvera, en outre, qu’il existe une sorte d’incompatibilité entre les qualités de gardien et de victime 5. D’où les conséquences suivantes : s’il n’y

1. V. Sophie Huet et Me A. Bensoussan, sur la robohumanité, Le Figaro 24 mars 2017, p. 16 ; L. Sillig, Donnons des droits aux robots, www.lemonde.fr 14 févr. 2013 ; A. Bensoussan, Droit des robots, 2015. 2. T.  Daups, Le robot, bien ou personne ? Un enjeu de civilisation ? LPA 11  mai. 2017 ; M. Croze, De l’intelligence artificielle à la morale artificielle. Les dilemmes de la voiture autonome, JCP G 2018, no 378. 3. T. Daups, Pour une charte constitutionnelle de la robotique et des nouvelles technologies, LPA 6 oct. 2017, no 200 ; rappr. P.-Y. Gautier, De l’utilité des « mock trials », D. 2017, 2024. 4. Civ. 2e, 22 févr. 1984, D. 1985.19, note E. Agostini, RTD civ. 1985.399, obs. J. Huet. 5. Les dispositions des articles 1242 (ancien art. 1384), al. 1er, ou 1243 (ancien art. 1385) ne peuvent être invoquées que par la victime ; elles ne peuvent l’être par le gardien : Civ. 2e, 2 déc. 1982, Bull. civ.  II, no 156, p. 113, JCP  1984.II.20136, note F. Chabas, RTD civ. 1983.543, obs. G. Durry.

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a qu’un seul gardien, il ne peut invoquer l’article 1242 (ancien art. 1384), alinéa 1, ou l’article 1243 (ancien art. 1385) contre lui-même ; et, si la chose est soumise à la garde de plusieurs personnes (v. ss 1013), celle qui subit un dommage du fait de la chose ne peut – serait-ce pour partie – invoquer contre les autres ces dispositions 1. Dans un système fondé sur l’idée de faute, au sens classique du mot, on discerne aisément la signification de cette solution : fautive, la victime ne doit-elle pas s’en prendre à ellemême ? Et puis, pourrait-on être tenté d’ajouter, en raisonnant sur le cas autrefois le plus typique – celui du conducteur qui, ayant perdu le contrôle de sa voiture, se tue ou se blesse – ne lui appartenait-il pas de se prémunir, à l’avance, au moyen d’une assurance, contre de tels risques ? – Sur la situation de ce conducteur depuis la loi du 5 juillet 1985, v. ss 1195 s. D’autres difficultés, elles aussi d’ordre subjectif, ont été relatives à la mentalité du gardien et, en quelque sorte, à son esprit (animus ?), soit parce que celui-ci est dérangé, soit parce qu’il est complaisant. 1016 Gardiens privés de discernement : le dément et l’infans ¸ Au sujet de ces personnes, la persistance d'une considération d'ordre subjectif est plus que douteuse, qu'il s'agisse du dément ou de l'infans, c’est-à-dire de l’enfant qui n’a pas encore atteint le seuil du discernement. a) Gardien sous l’empire d’un trouble mental. Appelée à se prononcer sur le point de savoir si un individu privé de raison pouvait être responsable en tant que gardien, la Cour de cassation a, tout d’abord, répondu par la négative, en décidant que « tant l’usage et les pouvoirs de direction et de contrôle, fondements de l’obligation de garde, que l’imputation d’une responsabilité présumée impliquent la faculté de discernement » 2. Cette solution était proche de celle qui avait aussi été admise au sujet de la responsabilité du fait personnel (v. ss 961). L’évolution des idées et des solutions en matière de responsabilité, jointe aux critiques d’ordre pratique qu’une partie de la doctrine adressait à la jurisprudence, a été à l’origine d’un revirement important. Au reste, la définition de la garde, telle qu’elle avait été, dans ses éléments essentiels, arrêtée par la Cour de cassation, n’excluait pas le passage à une analyse plus objective ; après tout le dément qui conduit une automobile en a l’usage, le contrôle et la direction. C’était, à vrai dire, jouer un peu sur les mots : sinon d’usage, voire de direction, du moins de contrôle. Toujours 1. Civ. 2e, 20 nov. 1968, Bull. civ. II, no 277, p. 194, RTD civ. 1968.335, obs. G. Durry ; 22 mai 2014, D. 2014, 1201, RTD civ. 2014, 665, obs. P. Jourdan ; Versailles, 12 juin 1979, Gaz. Pal. 1980.1.83, note R. Rodière, RTD civ. 1980.118, obs. G. Durry. – V. aussi en cas de pluralité de responsables, notamment en cas de collision, v. ss 1096. – Mais, à l’encontre du commettant, gardien d’une chose par l’intermédiaire d’un préposé, l’art. 1242 (ancien art. 1384), al. 1 – ou l’art. 1243 (ancien art. 1385) – peut être invoqué par le préposé ou ses ayants cause : Civ. 2e, 21  oct. 1971, Bull. civ.  II, no 282, p. 204 ; 9  nov. 1972, Bull. civ.  II, no 275, p. 226, RTD civ. 1973.574, obs. G. Durry. 2. Civ. 28  avr. 1947, D.  1947.329, concl. Lenoan, note H. Lalou, S.  1947.1.115, JCP  1947. II.3601, note J.D., Gaz. Pal. 1947.1.279, Grands arrêts, t. 2 no 206.

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est-il que, sensible aux objections, la Cour de cassation a décidé, en 1964, « qu’une obnubilation passagère des facultés intellectuelles… n’est pas un événement susceptible de constituer une cause de dommage extérieure ou étrangère au gardien » 1. Rappelons qu’ultérieurement, a été inséré dans le Code civil, un article 489-2 (devenu l’art. 449-1, L. 5 mars 2007), aux termes duquel « celui qui a causé un dommage à autrui alors qu’il était sous l’empire d’un trouble mental, n’en est pas moins obligé à réparation ». b) Gardien infans. Être un enfant mineur ne met pas obstacle au fait d’être gardien, dès lors que l’on a atteint le niveau de discernement requis (v. ss 1058). En va-t-il de même de l’infans, c’est-à-dire de l’enfant en bas âge ? Jusqu’à un certain temps, la jurisprudence répondit négativement à cette question, parce qu’on ne pouvait « constater chez lui le pouvoir de maîtriser la chose » 2. Mais, par l’arrêt Gabillet, l’Assemblée plénière a opéré, le 9 mai 1984, un revirement spectaculaire 3. Dans le cadre d’un vaste retournement relatif à la responsabilité de l’infans (sur sa responsabilité du fait personnel, v. ss 960) ou de ses parents, elle a, en effet, décidé aussi qu’un enfant de trois ans, qui avait blessé un camarade avec un bâton en tombant d’une balançoire, était responsable en tant que gardien, et que les juges du fond avaient pu considérer que l’enfant « avait l’usage, la direction et le contrôle du bâton » et qu’ils n’avaient pas, « malgré le très jeune âge de ce mineur, à rechercher si celui-ci avait un discernement ». Quand on en arrive là, force est de convenir qu’il ne reste pratiquement plus rien des données subjectives qui ont servi de support à la responsabilité civile. Pour l’infans, la solution est bien sévère. Alors vive l’assurance ! 1017 Gardien complaisant. Le transport bénévole ¸ Ayant, à tort ou à rai-

son, décidé que le transport bénévole n'était pas un contrat (v. ss 55), la jurisprudence n’a pu admettre qu’en cas d’accident, la responsabilité du transporteur puisse être engagée dans le cadre des règles régissant la responsabilité contractuelle. À s’en tenir, par conséquent, aux règles de la responsabilité délictuelle, il faut, en outre, observer que, pendant longtemps, la jurisprudence a refusé au transporté, victime d’un accident, le droit de se prévaloir de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, ce qui l’obligeait à s’en tenir aux articles 1240 et 1241 (anc. art. 1382 et 1383) et à prouver la faute du transporteur 4. Les arguments avancés à l’appui de cette solution défavorable à la victime n’étaient pas probants. Était-ce la

1. Civ. 2e, 18 déc. 1964, D. 1965.191, concl. av. gén. Schmelck, note P. Esmein, JCP 1965. II.14304, note N. Dejean de la Bâtie, Gaz. Pal. 1965.1.202, Grands arrêts, t. 2 no 207, RTD civ. 1965.351, obs. R. Rodière. 2. Civ. 2e, 23 nov. 1972, Bull. civ. II, no 297, p. 245, JCP 1973.IV.9 ; 7 déc. 1977, Bull. civ. II, no 223, p. 170, D. 1978.IR.205, obs. C. Larroumet, JCP 1980.II.19339, note J. Wibault, RTD civ. 1978.653, obs. G. Durry. 3. Ass. plén., 9  mai 1984, Bull. civ. no 1, JCP  1984.II.20255, note N. Dejean de la Bâtie, D. 1984.525, concl. Cabannes, note F. Chabas, Grands arrêts, t. 2 no 208, RTD civ. 1984.510, obs. J. Huet. – V. R. Legeais, Un gardien sans discernement. Progrès ou régression dans le droit de la responsabilité civile ?, D. 1984.chron. 237 ; Le mineur et la responsabilité civile, À la recherche de la véritable portée des arrêts de l’Assemblée plénière du 9 mai 1984, Mélanges Cornu 1994, p. 253 s. 4. Civ. 27 mars 1928, DP 1928.1.145, note G. Ripert, S. 1928.1.353, note F. Gény, Grands arrêts, t. 2 no 212.

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participation de la victime à l’usage de la chose ? Mais alors, l’argument prouvait trop, car, a priori, il n’y aurait pas eu de raison de limiter la solution à l’usage gratuit d’une chose, et d’ailleurs, plus spécialement, d’une chose parmi d’autres : un moyen de transport, animé ou inanimé. Était-ce le fait que la victime avait accepté les risques de la chose ? Mais, là aussi, l’argument n’expliquait pas le caractère isolé de la solution 1. Était-ce parce qu’il y aurait eu renonciation par la victime au bénéfice de l’article 1384, alinéa 1 ? Mais, à supposer qu’elle ait été valable (rappr. v. ss 965), il se serait agi – et pourquoi dans ce seul cas ? – d’une renonciation singulièrement implicite. En réalité, source d’un abondant contentieux, marqué dans les dernières années par une tendance à admettre de plus en plus facilement l’existence d’une faute 2, la solution classique – et qui n’était pas pour déplaire aux assureurs – reposait surtout sur une considération d’équité, liée au fait qu’il pouvait paraître déplaisant d’invoquer l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, contre celui qui vous rend service. L’évolution progressive de notre droit de la responsabilité, dans le sens d’une réparation plus fréquente des dommages, a mis heureusement un terme à cette jurisprudence. Par trois arrêts de Chambre mixte, du 20 décembre 1968, la Cour de cassation, opérant un revirement 3, a décidé qu’en l’absence de texte contraire, l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, s’appliquait en matière de transport bénévole. Cette question a perdu une grande part de son intérêt depuis la réforme opérée par la loi du 5 juillet 1985 sur l’indemnisation des victimes – y compris les personnes transportées – des accidents de la circulation (v. ss 1159 s.).

§ 4. Causes d’exonération du gardien 1018 Notion d’exonération ¸ Qui dit exonération envisage la situation dans laquelle le gardien se dégage de la réparation pesant sur lui en rapportant la preuve de tel ou tel événement, plus ou moins caractérisé, d'où résulte soit, négativement, son absence de faute, soit, positivement, l'existence d'une cause étrangère exonératoire. – Sur la distinction de l'exonération et de l'exclusion dans le droit en projet. La preuve judiciaire étant le signe d’une simple vraisemblance et résultant d’approximations, voire de tâtonnements liés aux attitudes adoptées par les parties au cours d’un procès, il paraît pourtant nécessaire de présenter la notion d’exonération de manière plus extensive, en visant de la sorte les divers moyens par lesquels celui auquel on impute la garde d’une chose dommageable peut cependant soutenir qu’il n’est pas responsable du fait de cette chose, en application des articles 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, ou 1243 (anc. art. 1385). 1. Ainsi, la jurisprudence a écarté cette notion au bénéfice du sauveteur blessé en essayant d’éviter le dommage dû à la chose et a admis que le gardien est tenu à son égard par la présomption de l’article 1384, al. 1 (Civ. 2e, 11 juill. 1962, D. 1963.40). 2. La jurisprudence avait eu recours au système dit de la faute virtuelle, déduisant la faute du transporteur de la simple constatation de la direction anormale prise par son véhicule (Civ. 2e, 21 déc. 1962, D. 1963.418, note J. Boré). 3. Ch. mixte, 20 déc. 1968 (3 arrêts), D. 1969.37, concl. av. gén. Schmelck, Grands arrêts, t. 2 no 213, RTD civ. 1969.333, obs. G. Durry.

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Les diverses règles qui ont été précédemment analysées au sujet de la responsabilité du fait des choses permettent d’illustrer assez facilement l’attitude présentement évoquée, sous réserve des règles relatives à l’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation (v. ss 1159 s.). Sous cette réserve, on peut imaginer, de la part du défendeur, diverses répliques, qui tendent à mettre obstacle à une réclamation judiciaire fondée sur les articles précités, parce que les conditions d’application de ceux-ci ne seraient pas réunies. On peut supposer, notamment, que l’auteur de l’accident, parce qu’il était lié à la victime en vertu d’un contrat, soutienne qu’il échappe, à son égard – ainsi qu’à l’égard de ses ayants cause agissant ès qualités – à l’application des règles régissant la responsabilité délictuelle (v. ss 1107). À supposer même que l’action se situe bien sur le seul terrain de la responsabilité délictuelle, on peut encore imaginer, par exemple, que le défendeur soutienne que la chose à l’origine du dommage n’est pas de celles dont l’intervention entraîne l’application des articles 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, ou 1243 (anc. art. 1385) (v. ss 993) ou que le fait de la chose est de ceux qui sont soumis à des règles spéciales (v. ss 1136 s.) ou encore qu’au moment de l’accident, la garde avait été transférée à autrui (v. ss 1011). Stricto sensu, ces répliques se situent en amont de la notion d’exonération ; mais, pratiquement, elles en sont très proches, surtout dans une perspective judiciaire. Si l’on s’en tient plus directement au problème de l’exonération du gardien, il convient d’observer : 1o que la seule preuve de l’absence de faute ne peut avoir un effet exonératoire ; 2o que, lorsque le demandeur n’est pas tenu de rapporter la preuve du rôle actif de la chose, la jurisprudence a longtemps admis que le défendeur pouvait se dégager en établissant que la chose intervenue dans le dommage n’a rempli qu’un rôle passif dans sa réalisation ; 3o que l’exonération du gardien ne peut résulter principalement que de la preuve d’une cause étrangère (cas fortuit ou de force majeure ; fait d’un tiers ou de la victime), que le gardien peut ignorer qu’il est propriétaire et engager sa responsabilité sans le savoir 1. 1019 1°) Un moyen inopérant : la seule preuve de l’absence de faute ¸ À l'opposé des répliques qui viennent d'être évoquées, la seule preuve de l'absence de faute constituerait évidemment, si elle était admise, une cause d'exonération ; tel fut, d'ailleurs, longtemps le rôle attaché en principe à cette preuve au sujet de la responsabilité des père et mère (v. ss 1052). Mais, précisément, à propos de la responsabilité du fait des choses, l’évolution a consisté à écarter cette solution et – comme à propos des obligations de résultat, en matière contractuelle (v. ss 582 s.) – à ne pas permettre au gardien, pour se dégager, de se contenter d’établir qu’il n’a commis aucune faute ou que la cause de l’accident est inconnue. Consacrée, en 1885, par l’arrêt Montagnié au sujet de la responsabilité du fait des animaux 1. Civ. 3e, 5 nov. 2015, LPA 17 mars 2016, p. 10, note C. Lardaud-Clerc.

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(v. ss 978), cette solution constitue l’une des composantes essentielles de la responsabilité du fait des choses telle qu’elle a été affirmée par l’arrêt Jand’heur. La jurisprudence est formelle : le gardien ne peut s’exonérer en démontrant seulement qu’il a pris toutes les précautions nécessaires, qu’il s’est conduit en homme prudent et diligent. L’arrêt du 13 février 1930 a d’ailleurs précisé que la présomption de responsabilité établie par l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, « ne peut être détruite que par la preuve d’un cas fortuit ou de force majeure ou d’une cause étrangère qui ne lui est pas imputable ; il ne suffit pas de prouver qu’il (le gardien) n’a commis aucune faute ou que la cause du fait dommageable est demeurée inconnue… ». C’est précisément pourquoi l’arrêt a qualifié, dans un premier temps, de présomption de responsabilité, et non plus de présomption de faute, la règle de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1 1. Pas plus que l’absence de faute ou, pourrait-on dire alors, parce que cela équivaut à une absence de faute, lorsque la cause est inconnue, cela ne peut suffire à exonérer le gardien 2. 1020 2°) Rôle passif de la chose ¸ Lorsqu'il devient, à certaines conditions, possible au défendeur d'échapper aux conséquences d'une éventuelle responsabilité, la distinction des diverses répliques peut devenir malaisée, ainsi que la délimitation de la notion de cause d'exonération. Ainsi en est-il lorsque ce défendeur, sans prétendre faire la preuve positive de l'existence d'une cause étrangère de nature à l’exonérer (v. ss 1021 s.), soutient que la chose dont il avait la garde lors de l’accident n’a eu qu’un rôle passif dans la réalisation de celui-ci. Là où l’on admet que la victime doit rapporter la preuve du rôle actif de la chose (v. ss 1000), il ne paraît pas nécessaire de se demander, théoriquement, si le défendeur peut se dégager en démontrant que le rôle de la chose a été, en réalité, passif. De fait, si la causalité n’est pas présumée, la victime devra prouver que la chose a participé au dommage. Le débat se noue alors sur le terrain de la causalité, le gardien combattant les éléments apportés par le demandeur pour établir le rôle actif. À supposer que ce rôle soit établi, il ne pourra s’exonérer qu’en rapportant, comme on le verra, la preuve d’une cause étrangère (v. ss 1021 s.).

1. Ajoutons que, précisément parce que la seule preuve de l’absence de faute ne suffit pas à exonérer le gardien, celui-ci ne peut, pour échapper à l’application de l’article 1384, alinéa 1, invoquer son acquittement par une juridiction répressive. Bien entendu, il existe une autorité de la chose jugée au criminel sur le civil, dont il résulte que, là où le juge pénal a nié l’existence d’une faute, le juge civil ne peut la constater. Mais l’acquittement, par le juge pénal, n’empêche pas nécessairement une condamnation au civil, notamment l’octroi d’une indemnité fondée sur l’article 1384, alinéa 1 : Req. 16 juill. 1928, DP 1929.1.33, note R. Savatier, Gaz. Pal. 1928.2.370 ; Civ. 24 avr. 1929, DP 1930.1.41, note R. Savatier ; 28 oct. 1954, D. 1955.18 ; Civ. 2e, 9 janv. 1975, Bull. civ. II, no 5, p. 4, RTD civ. 1975.716, obs. G. Durry. – V. aussi C. Benayoum, De l’autorité de la chose jugée au pénal en matière de cause étrangère, D. 1999, chron. p. 476 s. 2. Ch. Réunies, 13 févr. 1930 (arrêt Jand’heur), v.  ss 983 – Rappr., au sujet d’un accident d’ascenseur, Civ. 2e, 29 mai 1996, Bull. civ. II, no 117.

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La preuve du rôle passif de la chose, en tant qu’elle serait rapportée par le gardien pour se dégager, ne revêt un réel intérêt que là où l’on admet que la victime peut se dispenser de rapporter celle de son rôle actif. Reste encore à savoir comment cette preuve peut être rapportée. Si c’est uniquement par celle d’une cause étrangère, la preuve du rôle passif se dilue dans celle de la cause étrangère. Sinon, elle conserve une signification propre. Plus ou moins nette, une jurisprudence a, dans cette perspective, pris naissance vers 1940 et admis que le gardien pouvait s’exonérer en prouvant que la chose n’a joué qu’un rôle purement passif, qu’elle a seulement subi l’action étrangère génératrice du dommage ou encore l’« instrument du dommage » 1 (v. ss 999). La formule n’est pas exempte d’équivoque. Bien entendu, il est fréquent que la constatation du rôle passif de la chose soit intimement liée à celle d’une action étrangère, véritable cause du dommage. Ainsi en est-il lorsque l’exploitant d’un établissement de bains, actionné en responsabilité en raison de la brûlure d’une cliente par un tuyau de chauffage central, se dégage en prouvant que la cliente était tombée sur le tuyau à la suite d’une syncope 2. Il n’en existe pas moins une frange de cas dans lesquels l’on peut se demander si le défendeur est en mesure de se dégager en se contentant de prouver le rôle passif de la chose et sans avoir à rapporter la preuve d’une cause étrangère. L’intérêt de la question n’est pas douteux, car, de l’une à l’autre attitude, l’objet de la preuve varie : la cause étrangère n’exonère, en principe (v. ss 1021 s.), que si l’événement, dont le gardien doit établir la cause précise, présente certains caractères d’extériorité, d’imprévisibilité et d’irrésistibilité ; si, au contraire, il lui suffit, pour se dégager, de prouver le rôle passif de la chose, il peut se libérer même s’il se heurte à une impossibilité de fait de démontrer la cause précise de l’accident 3. La place occupée par la notion de rôle passif de la chose dépend directement de la compréhension que l’on a de la présomption de causalité : plus celle-ci est strictement entendue et moins la cause d’exonération déduite du rôle passif est de nature à jouer. Or, on a assisté à un recul progressif de la présomption de causalité en jurisprudence. Initialement, il suffisait qu’une chose, même inerte, soit intervenue matériellement dans la réalisation du dommage pour que la causalité soit présumée 4 ; le gardien pouvait alors s’exonérer en démontrant que sa chose n’avait eu qu’un rôle passif dans la réalisation du dommage. Aujourd’hui, cette présomption ne subsiste plus que lorsqu’une chose, en mouvement au moment de la réalisation du dommage, est entrée en contact avec la personne ou le bien endommagé. Elle est en effet écartée en cas d’absence de contact entre la chose et le siège du dommage ou 1. Civ. 19 févr. 1941, DC 1941.85, note J. Flour, Grands arrêts, t. 2 no 209 ; 23 janv. 1945, D. 1945.317, note R. Savatier ; Civ. 2e, 3 mars et 31 mai 1965, JCP 1966.II.14672, note J. Boré ; 30 juin 1971, D. 1972.462, note A.D. 2. Civ. 19 févr. 1941, préc. 3. Rappr. Civ. 2e, 13 oct. 1971, D. 1972.75, RTD civ. 1972.403, obs. G. Durry. 4. Req., 14 avr. 1930, DP 1930.1.81, note R. Savatier.

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lorsque la chose est restée inerte. On a vu (v. ss 1000) que la jurisprudence s’est-elle alors montrée de plus en plus réticente pour considérer comme passif le rôle d’une chose en mouvement qui vient heurter une chose inerte ou le corps de la victime. Elle a exigé alors, pour dégager le gardien, la preuve d’une « cause étrangère irrésistible et imprévisible ». En revanche, dans l’hypothèse de la collision de deux choses en mouvement, elle continuait à reconnaître à chaque gardien la possibilité de s’exonérer en démontrant que sa chose a eu un rôle passif 1. Mais la Cour de cassation a sans doute mis fin à cette possibilité 2. Il reste qu’il est difficile de dégager une solution certaine et claire des arabesques de la jurisprudence. – Sur les règles applicables en matière d’accidents de la circulation, depuis la réforme de 1985, v. ss 1191 s. 1021 3°) La cause étrangère ¸ Lorsque la seule preuve d'un comportement normal ne suffit pas à exonérer le gardien, on exige, en principe, que celui-ci établisse l'existence d'une cause étrangère, c’est-à-dire d’un fait positif caractérisé, s’il entend échapper à l’obligation de réparer qui pèse sur lui, car si la cause est inconnue, cela ne suffit pas (v. ss 1019). Le tout est alors de savoir en quoi consiste cet événement exonératoire. Si on l’admet facilement, on rejoint – ou on n’abandonne pas trop – une conception classique de la responsabilité fondée sur l’idée de faute, l’exigence d’un fait positif constitutif de cause étrangère tendant surtout, au plan de la preuve, à mieux établir l’absence de faute du gardien. Si, au contraire, on n’admet que difficilement l’existence d’une cause étrangère, force est bien de considérer qu’à moins de jouer sur les mots et de prendre le bon père de famille pour un surhomme, un héros ou un champion des temps dits modernes, la responsabilité se détache de l’idée de faute, toutes contorsions intellectuelles exclues. Au-delà de cette alternative, c’est en réalité tout le droit de la responsabilité qui est en cause 3. Aussi bien, est-ce là que se situe le test du droit de la responsabilité délictuelle. Quand donc le gardien est-il exonéré ? Quand il y a cause étrangère ? Et quand y a-t-il donc cause étrangère ? On a déjà, à propos de la responsabilité contractuelle, observé que le débiteur d’une obligation de résultat échappe, en cas d’inexécution, à l’obligation de réparer, s’il établit l’existence d’une cause étrangère qui ne lui est pas imputable (v. ss 582 s.). Mais, déjà constatée à ce propos, la casuistique paraît encore plus manifeste dans le droit de la responsabilité délictuelle. Il convient d’envisager successivement, à cet égard : a) l’incidence du cas fortuit ou de force majeure ; b) l’incidence du fait d’un tiers ; c) l’incidence du fait ou de la faute de la victime.

1. Civ. 2e, 3 oct. 1973, Bull. civ. II, no 238, p. 188. 2. Civ. 2e, 28 nov. 1984, JCP 1985.II.20477, 2e esp., note N. Dejean de la Bâtie. 3. V. C. Caillié, Les causes d’exonération de la responsabilité civile délictuelle, thèse ronéot. Paris I, 1988 ; Ph. Brun, Les présomptions dans le droit de la responsabilité civile, thèse Grenoble, 1993, spéc. p. 311 s. ; P.-H. Antonmattéi, La notion de force majeure, thèse Montpellier, éd. 1992, Ouragan sur la force majeure, JCP 1996, I, 3907. – V. cep., sur les catastrophes naturelles, F. Leduc, Catastrophe naturelle et force majeure, RGDA 1997, 409 s., La cause exclusive, RCA sept. 1999.chron. 17.

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1022 a) Cas fortuit ou de force majeure ¸ De nature à exonérer, en matière contractuelle, le débiteur d'une obligation de résultat inexécutée (v. ss 583 s.), le cas fortuit ou de force majeure présente, en matière délictuelle, une portée comparable. 1023 Conditions du cas fortuit ou de force majeure ¸ On a longtemps soutenu que plusieurs conditions devaient être retenues pour que l'on puisse admettre l'existence d'une exonération du gardien. S'il convient de tenir encore compte des exigences d'imprévisibilité et d’insurmontabilité, il en va sans doute autrement au sujet de l’extériorité 1. 1) Plus nettement qu’en matière contractuelle, le cas fortuit ou de force majeure doit, tout d’abord, présenter un caractère d’extériorité 2. Pour qu’il y ait exonération, il faut, en quelque sorte, une perturbation d’origine externe. C’est dire que les vices de la chose, inhérents à son existence, si cachés qu’ils aient pu être, ne peuvent entraîner l’exonération du gardien. Ainsi a-t-il été notamment décidé qu’un glissement de terrain dû à la nature du sol n’était pas extérieur 3. On doit en dire autant du vice, même subit, d’un animal 4 (comp. sur le risque de développement en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, v. ss 1230). Au moyen de critères relativement objectifs, on peut assez facilement faire le départ entre ce qui est intérieur et ce qui ne l’est pas. Mais là où l’homme prend plus d’importance derrière la chose, la distinction peut devenir plus difficile. Assez naturellement, il est alors considéré qu’une défaillance, physique ou mentale, du gardien 5 ou de son préposé 6 ne peut constituer une cause étrangère et entraîner, par conséquent, l’exonération. 2) Il faut que l’événement ait été imprévisible. S’il pouvait être prévu au moment de l’accident, le gardien n’aurait-il pas dû, en effet, en tenir 1. V. Ch. Radé, La force majeure, in Les concepts contractuels français à l’heure des Principes du droit européen des contrats, dir. P. Rémy-Corlay et Dominique Fenouillet, 2003, p. 201 s. – La Cour de cassation veille à ce que les juges du fond relèvent nettement les faits d’où ils déduisent l’existence d’une cause étrangère (Civ. 2e, 3 févr. 1966, D. 1966.349, note A. Tunc, JCP 1966.II.14976, note A. Plancqueel ; 17 avr. 1975, D. 1975.465, note A.D., RTD civ. 1975.717, obs. G. Durry), « au temps et au lieu de l’accident » (Civ. 2e, 17 avr. 1975, préc.). – V. aussi Civ. 2e, 18 mars 1998, Bull. civ. II, no 97, JCP 1998.I.144, no 13, obs. G. Viney. 2. Il n’appartient pas à la victime d’établir que l’explosion est imputable à un fait extérieur à la chose : Civ. 2e, 20 juill. 1981, JCP 1982.II.19848, note F. Chabas, Gaz. Pal. 1982.1.Pan. 148, RTD civ. 1982.423, obs. G.  Durry ; 4  juin 1984, Gaz. Pal. 1984.2.634, note F. Chabas. – V. Y. Guyot, Le caractère extérieur à la force majeure, RRJ 2002, 213 s. 3. Civ. 2e, 20 nov. 1968, JCP 1970.II.16567, note N. Dejean de la Bâtie, Gaz. Pal. 1969.1.119 ; 27 févr. 1991, D. 1991.somm. 324, obs. J.-L. Aubert ; 12 déc. 2002, Bull. civ. II, no 287, CCC 2003, no 53, obs. L. Leveneur, RTD civ. 2003, 301, obs. P. Jourdain (instabilité d’un sol). 4. Civ. 2e ; 28  nov. 1904, DP 1905.1.253, S.  1906.1.488 ; 19  janv. 1910, DP 1912.1.131, S. 1910.1.375. 5. Civ. 2e, 18 déc. 1964, D. 1965.191, concl. R. Schmelck, note P. Esmein, JCP 1965.II.14304 ; 21 janv. 1966, Gaz. Pal. 1966.1.384. 6. Civ. 2e, 4 nov. 1965, D. 1966.394, note A. Plancqueel, RTD civ. 1966.299, obs. R. Rodière ; 24  oct. 1973, Bull. civ.  II, no 269, p. 215, Gaz. Pal. 1974.1.105, note A. Plancqueel, RTD civ. 1974.422, obs. G. Durry.

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compte ? Mais de quelle imprévisibilité doit-il plus précisément s’agir ? Les fluctuations et les incertitudes de la jurisprudence sont semblables à celles que l’on observe, en matière contractuelle, au sujet des obligations de résultat (v. ss 582). Il semble bien que, dans un premier temps, la jurisprudence ait été particulièrement sévère, subordonnant l’exonération à l’existence d’un fait absolument imprévisible 1. Ensuite elle parut avoir atténué sa rigueur, en complétant la notion d’imprévisibilité par celle de normalité : l’on en a déduit que, pour être doté de la portée exonératoire, il suffit que l’événement soit normalement imprévisible. À vrai dire, on a pu observer une divergence de jurisprudence à ce sujet entre les chambres de la Cour de cassation, dans la mesure où la première chambre civile affirmait même que « l’irrésistibilité est seule constitutive de la force majeure 2 ». Mais par deux arrêts de l’Assemblée plénière rendus le 14 avril 2006, l’un en matière délictuelle (pourvoi no 04-18.902), l’autre en matière contractuelle (pourvoi no 02-11.168), la Cour de cassation, soucieuse de mettre un terme aux divergences, tant en matière contractuelle qu’en matière délictuelle, a réaffirmé l’exigence, en tant que telle, de l’imprévisibilité distinguée de l’irrésistibilité (ou de l’insurmontabilité) 3, ce qui n’exclut pas la référence à la date du contrat pour se prononcer sur l’imprévisibilité 4. 3) Des remarques analogues peuvent être présentées au sujet de la troisième condition du cas fortuit ou de la force majeure ; il faut que le gardien ait été dans l’impossibilité d’éviter le dommage. Ce caractère irrésistible doit être apprécié in abstracto. Après avoir adopté, semble-t-il, une attitude très stricte à l’encontre du gardien, en retenant une appréciation objective, voire physique, de l’irrésistibilité 5, la jurisprudence a tenu compte davantage des circonstances. Il semble même que le caractère irrésistible de l’événement puisse, le cas échéant, être, « à lui seul, constitutif de la force majeure lorsque sa prévision ne saurait permettre d’en empêcher les effets » 6 (rappr. v. ss 583).

1. Il n’y aurait exonération, notamment, que si la frayeur d’un animal a été causée par un événement imprévisible exclusif de la responsabilité du gardien (chute fortuite d’un arbre, foudre tombant près de l’animal). V. Civ. 2e, 16 mars 1964, Bull. civ. II, no 245, p. 183 ; Caen, 23 janv. 1907, DP 1908.5.29. 2. Civ. 1re, 9 mars 1994, RTD civ. 1994, 870, obs. P. Jourdain ; 6 nov. 2002, Bull. civ. I, no 256, RTD civ 2003, 301, obs. P. Jourdain – Contra Civ. 2e, 12 déc. 2002, Bull. civ. II, no 287 ; 23 janv. 2003, Bull. civ.  II, no 18, D.  2003. 2465, note V. Depadt-Sebag, RTD civ. 2003, 301, obs. P. Jourdain. 3. Bull. civ. 2006, Ass. plén. no 5 et 6, D. 2006, 1577, note P. Jourdain, 1566, chron. Noguéro, Defrénois, 1216, note E. Savaux, JCP  2006. II. 10087, note P. Grosser, RDC 2006, 1207, note G. Viney, JCP E 2006. 2224, obs. Ch. Stoffel-Munck, RTD civ. 2006, 776, obs. P. Jourdain, Grands arrêts, t. 2, no 183-184 ; v. aussi Civ. 1re, 30 oct. 2008, JCP 2008, II, 10198, note P. Grosser, CCC janv. 2003, Comm. L. Leveneur, D. 2008, 7935, obs. I. Gallmeister, RCA 2008, comm. 351, obs. L. Bloch, RTD civ. 2009. 126, obs. P. Jourdain. 4. V. P. Jourdain, obs. préc. 5. Rappr. Crim. 27 mars 1936, préc. 6. Com. 1er oct. 1997, Bull. civ. IV, no 240, p. 209, RTD civ. 1998.121, obs. P. Jourdain (en matière contractuelle).

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1024 Conséquences du cas fortuit ou de force majeure ¸ Des conditions précédemment indiquées, on a déduit pendant longtemps des conséquences assez simples : ou bien les conditions du cas fortuit ou de force majeure sont réunies, et le gardien est totalement exonéré ; ou bien elles ne le sont pas, et il n'est pas exonéré du tout. La solution est simple, voire logique, et de nature à satisfaire l'esprit de géométrie. À cette opposition, on parvient à rattacher des cas difficiles. Si, par exemple, un événement présentant à tout le moins les signes extérieurs du cas fortuit ou de force majeure était imputable au défendeur, c'est-à-dire avait été provoqué ou aggravé par sa faute initiale, l'on considérait qu'il doit en répondre totalement, la faute commise couvrant en quelque sorte la cause étrangère, se l'appropriant ; la solution semble avoir pour l'essentiel satisfait autant les adversaires de la théorie de la faute que ses partisans. L’évolution ultérieure de la jurisprudence a cependant entraîné l’adoption de solutions plus nuancées. La Cour de cassation a estimé, tout d’abord, qu’un événement de force majeure pouvait coexister avec un fait de la chose de nature à entraîner la responsabilité, et elle en a déduit qu’il pouvait en résulter une exonération partielle du gardien de cette chose 1. De décisions ultérieures, rendues à propos d’affaires dans lesquelles une faute du défendeur était nettement établie, on a cru pouvoir déduire, a fortiori en quelque sorte, que la responsabilité du gardien d’une chose, dans le cadre de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, pouvait être simplement atténuée par un événement présentant pourtant 2, voire ne présentant même pas 3, les caractères de la cause étrangère. Ces diverses solutions révèlent sans doute l’importance accrue que l’on attache, du fait même de la faillite de la théorie de la faute, à l’analyse des causalités, totales ou partielles (v. ss 1094). Par rapport à la politique du tout ou rien (exonération totale ou absence d’exonération), elles ont moins marqué une rupture qu’un affinement des solutions antérieures, lequel n’a pas été nettement abandonné ultérieurement par la jurisprudence en dépit des critiques qu’il a suscitées de la part de la doctrine. Aussi bien les forces de la nature sont-elles plus ou moins extérieures, imprévisibles ou insurmontables. Et il n’est pas exclu que le calcul d’une causalité partielle puisse être scientifiquement établi (rappr. v. ss 376). 1025 b) Fait d’un tiers ¸ Lorsque l'événement de nature à exonérer le gardien est constitué par le fait d'un tiers, la victime se trouve dans une meilleure 1. Com. 19 juin 1951, D. 1951.717, note G. Ripert, S. 1952.1.89, note R. Nerson, JCP 1951. II.6426, note E. Becqué (naufrage du paquebot Lamoricière : violent cyclone, cause du dommage pour 4/5 ; charbon défectueux : 1/5, ce qui, bien que l’on raisonnât sur la responsabilité d’un armateur-gardien, rapprochait de la considération d’une faute personnelle). 2. Civ. 2e, 13 mars 1957, D. 1958.73, note J. Radouant, JCP 1957.II.10084, note P. Esmein, et sur renvoi Amiens, 4 mai 1959, JCP 1960.IV.21 (affaire des Houillères du Bassin du Nord et du Pas-de-Calais). 3. Com. 14 févr. 1973, D. 1973.562, note G. Viney, JCP 1973.II.17451, note B. Starck (amarrage défectueux et tempête prévisible). – V.  sur cet arrêt, RTD civ. 1973.578, obs. G.  Durry ; comp., antérieurement, Civ. 5 janv. 1962, D. 1962.somm. 98.

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situation, parce que, désemparée lorsqu'on la laisse seule face aux coups imprévisibles du sort, elle peut se retourner contre le tiers, si c'est lui l'auteur véritable du dommage. Sous cette réserve, les solutions du droit positif sont proches de celles qui ont été décrites à propos du cas fortuit ou de force majeure (v. ss 1022 s.) : le gardien de la chose est totalement exonéré s’il réussit à établir que le fait d’un tiers – à supposer qu’il ne l’ait pas lui-même provoqué 1 – présentait, lors de l’accident, les caractères de la cause étrangère, tels qu’ils ont été précédemment décrits au sujet du cas fortuit ou de force majeure (v. ss 1023), et que, par conséquent, il était extérieur 2, normalement insurmontable 3. Même si le caractère fautif du comportement du tiers peut accroître, en pratique, son caractère imprévisible, la force exonératoire du fait du tiers est, en principe, la même, que ce fait soit fautif ou non 4. On peut observer, comme en cas de force majeure (v. ss 1023), un recul significatif de l’exigence d’imprévisibilité, en un temps de développement de l’insécurité et de fréquence retrouvée des violences et des agressions 5 (v. cep. ss 1028, au sujet du fait de la victime, une persistance de la trilogie). S’il présente les caractères requis, le fait du tiers entraîne normalement l’exonération totale du gardien. Pourtant, comme au sujet du cas fortuit ou de force majeure, on a pu se demander si la politique du tout ou rien était, en la matière, suffisamment nuancée. Mais, après avoir admis la possibilité d’une exonération partielle du gardien par le fait d’un tiers, même prévisible et évitable, à condition que ce fait ait contribué à la production du dommage 6, la jurisprudence a abandonné cette solution et considéré que le fait d’un tiers, à moins de présenter tous les caractères de la cause étrangère totalement exonératoire, obligeait le gardien, à l’égard de la victime, à une réparation intégrale, sauf son recours éventuel contre le tiers qui aurait concouru à la production de ce dommage, à supposer même qu’ils n’aient pas été condamnés in solidum 7.

1. Civ. 19 déc. 1934, Gaz. Pal. 1935.1.234 ; Paris 9 nov. 1963, JCP 1964.IV.40. 2. Le défendeur ne saurait d’ailleurs être exonéré par le fait d’une personne dont il répond civilement en vertu de la loi : d’un enfant, en qualité de parent, d’un préposé, en qualité de commettant (Req. 22 janv. 1945, Gaz. Pal. 1945.1.84 ; Paris, 4 mai 1962, JCP 1962.II.12958, note P.E.). – V. aussi, au sujet de la responsabilité de la Compagnie Générale Transatlantique, contrainte par l’équipage du « France » de mouiller le paquebot au milieu du grand chenal d’accès au port du Havre, Ch. mixte, 4 déc. 1981, D. 1982.365, concl. J. Cabannes, note F. Chabas, JCP 1982.II.19748, note H. Mazeaud, RTD civ. 1982.609, obs. G. Durry. 3. Le gardien ne peut être exonéré dès lors qu’il ne justifie pas « avoir poursuivi l’exercice des voies de droit » (Ch. mixte, 4 déc. 1981, préc.). 4. Civ. 2e, 20 janv. 1961, Bull. civ. II, no 60, p. 43 ; 14 nov. 1963, JCP 1964.II.13490, note P. Esmein. 5. Rappr. Civ. 1re, 12 déc. 2000, Bull. civ. I, no 323 ; 3 juill. 2002, D. 2002, 2631, note Gridel. 6. Civ. 2e, 15 janv. 1960, D. 1961.681, note J. Radouant, S. 1962.2, note R. Meurisse ; 9 mars 1962, D. 1962.625, note R. Savatier, JCP 1962.II.12728, note P. Esmein ; 24 avr. 1964, Bull. civ. II, no 328, p. 247 ; 28 oct. 1968, Bull. civ. II, no 264, p. 178. 7. Civ. 2e, 4 mars 1970, Bull. civ. II, no 76 à 78 et 80, p. 59 à 63 ; 21 mai 1970, JCP 1971.II.16584 ; 23 avr. 1971, JCP 1972.II.17086, note J. Boré ; 6 déc. 1995, Bull. civ. II, no 307, D. 1996.IR.33.

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1026 c) Attitudes de la victime ¸ Comme au sujet de la responsabilité du fait personnel (v. ss 964 s.), elles ont suscité un contentieux relativement abondant. Les solutions varient selon les formes que revêt l’intervention de celui qui subit, en définitive, le dommage. 1) On admet la validité de conventions par lesquelles, à l’avance, la victime renonce à se prévaloir de l’article 1240 (anc. art. 1384), alinéa 1, ou de l’article 1243 (anc. art. 1385), ce qui laisse intacte la possibilité de se prévaloir de l’article 1240 (anc. art. 1382), voire de renoncer au bénéfice de cette disposition, si tant est qu’une telle renonciation soit possible (v. ss 965). 2) Dans la mesure où la jurisprudence, forçant quelque peu la réalité, a reconnu, en matière d’actes de dévouement, l’existence d’une convention d’assistance entre l’assisté et le sauveteur qui peut subir à cette occasion un dommage 1, les solutions relèvent des règles de la responsabilité contractuelle (v. ss 560 s.). Pour qui persisterait à penser que la convention d’assistance est trop imaginaire et que la question devrait relever plutôt de la responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle 2, la victime d’un acte de dévouement paraît devoir être traitée de la même manière que les autres victimes du fait des choses. 1027 Acceptation des risques ¸ On a vu quelle pouvait être, en matière de responsabilité fondée sur les articles 1240 (anc. art. 1382) ou 1241 (anc. art. 1383), l'incidence d'une acceptation des risques par la victime (v. ss 966). Qu’en est-il en matière de responsabilité du fait des choses ? Dans la ligne de solutions relatives à la renonciation au bénéfice des articles 1342 (anc. art. 1384), alinéa 1er, ou 1343 (anc. art. 1385), la jurisprudence a admis que l’application de ces textes était écartée en raison de l’acceptation des risques sportifs 3, plus précisément des risques sportifs 1. Civ. 1re, 27 mai 1959, D. 1959.524, note R. Savatier, JCP 1959.II.11187, note P. Esmein ; Civ.  2e, 23  mai 1962, Gaz. Pal. 1962.2.210 ; v.  les obs. de  P. Jourdain, RTD civ. 1993.584 s. ; v. aussi Civ. 1re, 17 déc. 1996, D. 1997, Somm. 288, obs. Ph. Delebecque ; 16 juill. 1997, Bull. civ.  I, no 243, JCP  1997.IV.1997, D.  1997.566, note Farida Arhab, JCP  1998.I.144, no 6, obs. G. Viney. – V. dans cette perspective, en ce sens qu’une faute de l’assistant, quelle qu’en soit la gravité, décharge l’assisté de son obligation de réparer les conséquences du dommage : Civ. 2e, 30  avr. 1970, Bull. civ.  II, no 149, p. 144, Gaz. Pal. 1970.2.somm. 5, RTD civ. 1971.164, obs. G. Durry ; v. aussi Civ. 1re, 13 janv. 1998, D. 1998.580, note Monique Viala, JCP 1998.IV.1351. – V. M. Riou, L’acte de dévouement, RTD civ. 1957.221 ; M.F. Soinne-Barrat, L’assistance bénévole portée à autrui, thèse Lille, multigr., 1975. – Rappr. v. ss 1156. 2. V.  sur une analyse plus séduisante, qui reposerait sur la notion de gestion d’affaires, R. Bout, La gestion d’affaires en droit français contemporain, thèse Aix, éd. 1972, no 282 s., et, du même auteur, La convention dite d’assistance, Mélanges Kayser, 1979, t. I, p. 157 s. – Rappr., sur les actes de courtoisie, Civ. 2e, 26 janv. 1994, RCA 1994.comm. 114, RTD civ. 1994.864, obs. P. Jourdain, JCP 1994.I.3809, no 1, obs. G. Viney. 3. Civ. 2e, 8 oct. 1975, D. 1975. IR. 247, Bull. civ. II, no 246, p. 198, Gaz. Pal. 1975. 2. Somm. 265, RTD civ. 1976. 357, obs. G. Durry ; 15 avr. 1999, Bull. civ. 1999, II, no 76, RTD civ. 1999. 633, obs. P. Jourdain. – Rappr. L. Lorvellec, Les aspects juridiques de la violence sportive, Mélanges Bouzat, 1980, p. 285 s. ; F. Alaphilippe et J.-P. Karaquillo, L’activité sportive dans les balances de la justice, Dalloz-CNOSF, 1991.

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que l’on peut estimer normaux 1. Après quoi elle a amorcé un mouvement de retrait en limitant le jeu de l’acceptation des risques aux seules compétitions sportives 2, ce qui était singulier, car les données sont analogues en cas d’entraînement. Puis, la Cour de cassation a abandonné la prise en considération de l’acceptation des risques au sujet d’une collision entre deux coureurs automobiles ou au cours d’un entraînement 3, affirmant sans réserve que « la victime d’un dommage causé par une chose peut invoquer la responsabilité résultant de l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil, à l’encontre du gardien de la chose instrument du dommage, sans que puisse lui être opposée son acceptation des risques ». C’était, au sujet d’un accident sportif, rejeter de manière catégorique l’acceptation des risques en matière de responsabilité du fait des choses 4. La réaction du milieu sportif n’a pas tardé, car une loi du 12 mars 2012 a introduit une disposition nouvelle dans le Code du sport, plus précisément un article L. 321-3-1 ainsi rédigé : « Les pratiquants ne peuvent être tenus pour responsables des dommages matériels causés à un pratiquant par le fait d’une chose qu’ils ont sous leur garde, au sens du premier alinéa de l’article 1242 (anc. art. 1384) du Code civil à l’occasion de l’exercice d’une pratique sportive au cours d’une manifestation sportive ou d’un entraînement en vue de cette manifestation sportive sur un lieu réservé de manière permanente ou temporaire à cette pratique » 5. Il est douteux que ce charabia législatif soit, en matière sportive, de nature à supprimer toute difficulté 6. Il est notamment significatif qu’il ne vise que les dommages matériels, ce qui place les dommages corporels, en l’état de la jurisprudence, dans le droit résultant d’une suppression de la considération de l’acceptation des risques. Et cela conduit à s’interroger sur la place qu’il convient de donner à la liberté et la nécessité de prendre des risques 7. Cela peut porter certains auteurs à remettre en cause l’attachement à l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er, du Code civil, tel qu’il est entendu par la Cour de cassation (v. ss 984). 1028 Incidence du fait ou de la faute de la victime ¸ Même lorsqu'elle ne se manifeste pas à travers le moule d'une convention plus ou moins ostensible, l'attitude de la victime peut être, en principe, de nature à faire 1. Civ. 2e, 25 juin 1980, Bull. civ. II, no 163, p. 112 ; v. aussi, Civ. 2e, 8 mars 1995, JCP 1995, II, 22499, note J. Gardach, RCA, 1995, comm. 228 (compétition en haute mer). 2. Civ.  2e, 28  mars 2002, D.  2002, 3237, note D. Zerouki, RTD civ. 2002, 520, obs. P. Jourdain. 3. Civ.  2e, 4  nov. 2010, JCP 2011, note 12, obs. D.  Bakouche, D.  2011, étude 3, par S. Hocquet-Berg. 4. V. Civ. 2e, 14 avr. 2016, JCP 2016, II, 610, note Ph. Brun, Feu l’acceptation des risques. Feu la garde en commun ? (au sujet d’un accident de side-car cross). 5. V.  not. J.  Balle et A. Boisgrollier, JCP 2012, Libre propos ; p. 826 ; A.  Cayol, La théorie de l’acceptation des risques du sport, LPA 28 juin 2012, p. 17. 6. V. F. Leduc, La loi du 5 juillet 1985 s’applique-t-elle entre participants à une compétition de sport mécanique ?, RCA, déc. 2012, Étude no 10. 7. V. les obs. préc. de C. Bloch, JCP 2011. 715.

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disparaître l'obligation de réparer pesant sur le gardien 1. Si le comportement de la victime, fautif ou non, et non imputable au gardien de la chose 2, présente, à l’égard de celui-ci, un caractère extérieur 3, un caractère normalement imprévisible et un caractère insurmontable, il entraîne, comme le cas fortuit ou de force majeure (v. ss 1024), ou le fait d’un tiers (v. ss 1025), l’exonération totale du gardien 4. En va-t-il de même lorsque le comportement de la victime – fautif ou non – ne présente pas les caractères requis pour constituer une cause étrangère ? Peut-il alors entraîner une exonération partielle du gardien ? C’est la plupart du temps à la suite d’accidents de la circulation que la jurisprudence a été appelée à répondre à ces questions, avant que le contentieux correspondant ne soit soumis au régime spécial d’indemnisation issu de la loi du 5 juillet 1985. Après avoir, dans un premier temps, considéré que le gardien qui prouve la faute de la victime était totalement exonéré de sa responsabilité, même si cette faute ne présentait pas les caractères de la force majeure 5, la jurisprudence, plus sensible à la situation de la victime, décida que la faute de celleci n’a plus qu’un effet partiellement exonératoire dès lors qu’elle ne revêt pas les caractères de la force majeure 6. Mais comment déterminer l’étendue de cette exonération ? Le partage s’effectuant entre une responsabilité de plein droit et une responsabilité pour faute, il ne saurait être question de comparer la gravité des fautes. Aucune méthode ne s’imposant de manière décisive, la jurisprudence estima que la part de responsabilité pesant sur la victime serait d’autant plus forte que sa faute serait plus grave. Le souci de canaliser la responsabilité du gardien devait conduire la jurisprudence à retenir une conception assez laxiste. Ainsi la Cour de cassation décida que le fait, même non fautif, de la victime pouvait exonérer

1. V. C. Lapoyade-Deschamps, thèse préc. ; F. Chabas, Fait ou faute de la victime, D. 1973, chron. 207 ; B. Bonjean, Le fait personnel non fautif dans le droit de la responsabilité civile, thèse ronéot. Grenoble, 1973 ; B. Puill, Les caractères du fait non fautif de la victime, D. 1980, chron. 157. – Il a été décidé, même au sujet de l’application de l’art. 1384, al. 1 (rappr. au sujet de la responsabilité pour faute, v. ss 966), que « la légitime défense reconnue par le juge pénal ne peut donner lieu devant la juridiction civile à aucune action en dommages-intérêts de la part de celui qui l’a rendue nécessaire » (Civ. 2e, 22 avr. 1992, D. 1992.353, note J.-F. Burgelin, RCA 1992. comm. 257, chron. 24, obs. H. Groutel, RTD civ. 1992.768, obs. P. Jourdain). 2. Civ. 12 janv. 1956, JCP 1956. IV. 26. 3. V., en ce sens que la faute d’un préposé de la victime doit être traitée comme une faute de la victime, Civ. 2e, 14 nov. 1973, JCP 1973.IV.423. 4. Exemple : individu se faisant mordre par un chien de garde, alors qu’il a pénétré sans motifs plausibles dans une propriété close et alors qu’il était prévenu du danger par un écriteau (Req. 20 janv. 1904, DP 1904.1.568. – V. dans le même sens, Civ. 2e, 15 mars 1956, D. 1956.445, note R. Savatier, S. 1956.6 ; 12 mars 1965, D. 1965.390). 5. Req. 10  juill. 1923, S.  1926.1.297, note P. Esmein ; 19 déc. 1927, S.  1928.1.177, note H. Mazeaud ; Civ. 7 déc. 1931, Gaz. Pal. 1932.1.363. 6. Req. 13  avr. 1934, DP 1934.1.41, rapp. Gazeau, note R. Savatier, S.  1934.1.313, note H. Mazeaud ; Civ. 8 févr. 1938, DH 1938.194, S. 1938.1.136, Gaz. Pal. 1938.1.558, Grands arrêts, t. 2 no 214 ; Civ. 2e, 23 avr. 1971, JCP 1972.II.17086, note J. Boré.

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partiellement le gardien 1. La jurisprudence prenait ainsi en compte le comportement anormal de la victime même s’il ne pouvait être déclaré fautif en raison de l’autorité de la chose jugée au pénal 2 ou de l’incertitude que laissaient planer les circonstances de l’accident quant à l’existence d’une faute 3. 1029 L’intermède de la jurisprudence « Desmares » ¸ Les inconvénients de ces solutions, observés essentiellement dans le domaine des accidents de la circulation routière, ont favorisé un revirement jurisprudentiel opéré par l'arrêt Desmares, rendu par la Cour de cassation le 21 juillet 1982 : par cette décision de provocation à une réforme législative, la Cour de cassation a écarté la possibilité d’une exonération partielle, seul un comportement de la victime présentant un caractère imprévisible et irrésistible pouvant exonérer le gardien et ce totalement 4. L’objectif visé a été atteint : une réforme a été réalisée par la loi du 5 juillet 1985 sur l’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation (v. ss 1159 s.). La portée de l’arrêt Desmares n’était pas, il est vrai, limitée au domaine des accidents de la circulation. Mais l’intervention législative s’étant réalisée, on s’est demandé ce qu’il allait advenir de la « jurisprudence Desmares » hors du domaine régi par la loi de 1985. La réponse ne s’est pas fait attendre. Par trois arrêts rendus le 6 avril 1987, la Cour de cassation a affirmé que « le gardien de la chose instrument du dommage est partiellement exonéré de sa responsabilité s’il prouve que la faute de la victime a contribué à la production du dommage » 5. Ultérieurement, la Cour de cassation s’est conformée à ce revirement de 1987 : la faute de la victime, mais non, semble-t-il le fait non fautif de celle-ci, peut entraîner soit une exonération totale si elle constitue un cas de force majeure 6, soit une exonération partielle 7. Bien qu’il s’agisse, à proprement parler de responsabilité contractuelle, d’ailleurs relative à la SNCF (v. ss 585), la Cour de cassation a pourtant

1. Civ. 2e, 17 déc. 1963, D. 1964.569, note A. Tunc, JCP 1965.II.14075, note N. Dejean de la Bâtie ; 6 avr. 1965, JCP 1966.II.14485, note P. Esmein ; 12 mai 1971, JCP 1972.II.17086, note J. Boré ; 4 oct. 1972, JCP 1973.II.17450, note B. Starck. 2. Civ. 2e, 20 mai 1978, Bull. civ. II, no 132, p. 106. 3. Civ. 2e, 17 déc. 1963, préc. ; 22 janv. 1975, Bull. civ. II, no 20, p. 15. 4. Civ. 2e, 21  juill. 1982, D.  1982.449, rapp. Charbonnier, note C. Larroumet, JCP  1982. II.19861, note F. Chabas, Grands arrêts, t. 2 no 215, RTD civ. 1982.607, obs. G. Durry, Defrénois 1982.I.1689, obs. J.-L. Aubert. 5. Civ. 2e, 6 avr. 1987, Bull. civ. II, no 86, p. 49, D. 1988.32, note C. Mouly, JCP 1987.II.20828, note F. Chabas, Defrénois 1987.1136, note J.-L. Aubert, RTD civ. 1987.767, note J. Huet, Grands arrêts, t. 2 no 216. 6. Civ. 2e, 11 avr. 2002, Bull. civ. II, no 77 ; 22 mai 2003, Bull. civ. II, no 154 ; 18 mars 2004, D. 2005, 125, note Isabelle Corpart. 7. Civ. 2e, 8 juin 1994, D. 1994. IR.181, JCP 1994.IV.2012 ; 8 mars 1995, D. 1995. Somm. 232, RCA 1995.comm. 196 ; 22 mars 1995, D. 1995. IR.99, JCP 1995.IV.1265, RCA 1995.comm. 195 ; 18 déc. 1995, D. 1996.IR.35, JCP 1996.IV.380 ; comp. cep., Civ. 2e, 25 juin 1998, JCP 1998. II.10191, note B. Fromion-Hébrard.

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récidivé en 2008, décidant alors que « le transporteur tenu d’une obligation de sécurité de résultat envers un voyageur ne peut s’exonérer partiellement » 1. 1030 Projet de réforme ¸ Les dispositions retenues dans ce projet relèvent plus d'une codification à droit constant que d'un esprit novateur 2 : « On est responsable de plein droit des dommages causés par le fait des choses corporelles que l’on a sous sa garde » (art. 1243, al. 1er). « Le fait de la chose est présumé dès lors que celle-ci, en mouvement, est entrée en contact avec le siège du dommage » (art. 1243, al. 2). « Dans les autres cas, il appartient à la victime de prouver le fait de la chose, en établissant soit le vice de celle-ci, soit l’anormalité de sa position, de son état ou de son comportement » (art. 1243, al. 3). « Le gardien est celui qui a l’usage, le contrôle et la direction de la chose au moment du fait dommageable. Le propriétaire est présumé gardien » (art. 1243, al. 4) 3. 1031 Les causes d’exonération de la responsabilité dans le projet de réforme ¸ L'article 1253 comporte deux sortes de causes. L'alinéa 1er de cet article précise que : « Le cas fortuit, le fait du tiers ou de la victime sont totalement exonératoires s’ils revêtent les caractères de la force majeure » (al. 1er), ce qui, au passage, réveille un instant une spécificité du cas fortuit. La force majeure est, en matière contractuelle, définie à l’article 1218 du Code civil auquel il est renvoyé par l’alinéa 3 de l’article 1253. S’agissant de la « matière extracontractuelle, la force majeure est l’événement échappant au contrôle du défendeur ou de la personne dont il doit répondre, et dont ceux-ci ne pouvaient éviter ni la réalisation ni les conséquences par des mesures appropriées » (art. 1253, al. 2). L’explication résultant de cette rédaction a été vue comme un retour à l’exigence d’extériorité précédemment abandonnée par la jurisprudence 4, mais cette interprétation est douteuse. À l’article 1255 du Code civil, il est en outre précisé que, « Sauf si elle revêt les caractères de la force majeure, la faute de la victime privée de discernement n’a pas d’effet exonératoire ». 1. Civ. 1re, 13 mars 2008, Bull. civ. I, no 163, D. 2008, 920, note I. Gallmeister, 1582, note G. Viney, JCP 2008, II, 10085, note P. Grosser, I, 186, no 8, obs. Ph. Stoffel-Munck ; v. S. HocquetBerg, Mauvais remake du scénario Desmares en matière contractuelle, RCA 2008, chron. no 6. – Comp., depuis l’arrêt cité Ch. mixte, 28 nov. 2008, JCP 2009, II, 10011, note P. Grosser, D. 2008, 3079, note I. Gallmeister, RCA 2009, com. 4, note S. Hocquet-Berg. V. aussi Civ. 1re, 16 avr. 2015, D. 2015, 1137, note D. Mazeaud, RTD civ. 2015, 628, obs. P. Jourdain ; v. cep. dans le sens d’un partage, Civ. 2e, 3 mars 2016, D. 2016, p. 766 s., note N. Rias. 2. V.  M. Bacache, La recodification des principes classiques, in JCP 2016, suppl. no 30-35, 25 juill. 2016, p. 15 s., spéc. no 23. 3. Bien que la responsabilité de la personne morale ne soit envisagée que dans le cas de la faute, il convient naturellement que la personne morale puisse engager sa responsabilité en tant que gardienne d’une chose (v. Civ., 2e, 22 févr. 1984, D. 1985, 19, note Agostini, RTD civ. 1985, 399, obs. J. Huet). 4. V. Belinda Waltz-Teracol, Regard critique sur les causes d’exonération de la responsabilité, D. 2017, chron. p. 16 s.

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1032 Les causes d’exclusion de la responsabilité dans le projet de réforme ¸ Dans l'approche du droit positif, qui dit exonération, dit qu'au moins dans un instant de raison, la charge de la réparation pèse sur le gardien qui s'en dégage. Ainsi, « le fait dommageable ne donne pas lieu à responsabilité lorsque l'auteur se trouve dans l'une des situations prévues aux articles 122-4 à 122-7 du Code pénal » (art. 1257), cet alignement sur le droit pénal ne comportant pas d'autre indication 1. Il est aussi prévu que « ne donne pas non plus lieu à responsabilité le fait dommageable portant atteinte à un droit ou à un intérêt dont la victime pouvait disposer, si celle-ci y a consenti » (art. 1257-1).

SECTION 3. LE FAIT D’AUTRUI 1033 Extension des responsabilités ¸ Plus il y a, pour la victime d'un dommage, de possibilités de s'en prendre à des responsables, mieux la réparation de son dommage est assurée. Cette augmentation du nombre des responsabilités se réalise d'elle-même, lorsque plusieurs personnes, les unes et les autres responsables d'un même dommage, se trouvent tenues de réparer. La victime peut alors s'adresser à plusieurs responsables ; il lui est même, dans certaines conditions, possible de ne s'adresser qu'à l'un d'eux, quitte à ce que celui-ci, s'il le peut, se retourne ensuite contre les autres (v. ss 1095). Dans de telles perspectives, il y a sans doute pluralité de responsables ; mais c’est parce qu’il y a pluralité de faits directement répréhensibles et non pas, pour l’un, responsabilité de son fait personnel, pour l’autre (ou pour d’autres), responsabilité du fait d’autrui. On peut conserver cette analyse dans tous les cas où il existe, à la charge d’une personne, l’obligation d’en surveiller une autre et où les circonstances de l’accident permettent à la victime de prouver à la fois la faute de celui qui a été mal surveillé et la faute de celui qui a mal surveillé. Il n’y a véritablement responsabilité du fait d’autrui que dans les cas où le fait d’une personne met en jeu, provisoirement ou définitivement, à la charge d’une autre, une responsabilité, destinée à améliorer, au profit de la victime, les chances de réparation. 1034 Des cas spéciaux vers un principe général ¸ Plusieurs considérations peuvent tendre à faire supporter par d'autres personnes, à côté, derrière, voire à la place du principal auteur, la charge de la réparation. Les cas essentiels, c'est-à-dire ceux qui ont été prévus à l'article 1384 du Code civil (parents, artisans, maîtres et commettants) ont été rattachés à l'idée que les responsables du fait d'autrui seront probablement plus fortunés que ceux dont ils auront à répondre. 1. V. à ce sujet, J.-S. Borghetti, chron. D. 2017, p. 773.

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En 1804, la traduction technique de cette idée s’est manifestée principalement au moyen d’un renversement de la charge de la preuve, la victime bénéficiant d’une présomption légale et trouvant là un avantage particulier, prévu par les textes, s’ajoutant – sans, en principe, les supprimer – aux règles relatives à la mise en œuvre de la responsabilité du fait personnel. L’on n’abandonnait d’ailleurs pas nécessairement, par ce renversement, le fondement classique de la responsabilité civile, car l’on pouvait alors rattacher les présomptions pesant sur les personnes visées à l’existence présumée d’un défaut de surveillance (culpa in vigilando) ou d’un défaut de choix (culpa in eligendo) des auteurs du dommage 1. Ultérieurement, cette analyse subjective a reculé. Dans la mesure où s’agissant de présomptions – et de présomptions légales – il est tout naturel que la liste des cas de responsabilité du fait d’autrui ait été fort longtemps considérée comme limitative 2. D’ailleurs, l’esprit individualiste inspirant le Code civil fondait une interprétation restrictive. Tout comme la technique des cas d’ouverture a expliqué, en matière contractuelle, la limitation des vices du consentement pris en considération aux fins d’annulation du contrat (v. ss 269 s.), seuls des cas spécifiques de responsabilité du fait d’autrui ont été longtemps retenus ; et il faut bien convenir qu’en général les besoins appelant une protection de cette nature étaient satisfaits. Pourtant, les décennies ayant passé, un besoin accru de solidarité s’est manifesté dans le sens d’une meilleure protection des victimes, de sorte qu’à une époque récente une évolution importante s’est produite dans le sens d’une responsabilité générale du fait d’autrui (v. ss 1080 s.) 3. 1035 Le recul de la faute ¸ S'il existe en ce sens une évolution notable, il n'en demeure pas moins que les cas de responsabilité spéciale du fait d'autrui conservent une grande importance. Leur diversité apparaît même à certains d'autant plus significative qu'ils envisagent l'avenir moins dans le sens d'une absorption des cas spéciaux venant se fondre dans un régime général que dans une multiplication des cas spéciaux liés aux diversités des rapports sociaux 4. 1. V. Ph. Brun, Les présomptions dans le droit de la responsabilité civile, thèse Grenoble, 1993, p. 177 s. 2. Ainsi a-t-il été jugé que le mari n’est pas, en tant que mari, responsable des délits et quasidélits commis par sa femme (Civ. 6 févr. 1939, JCP 1939.II.1158). – Sur le lien de commettant à préposé pouvant exister entre époux, v. cep. ss 1061. – Autres exemples d’interprétation limitative, v. ss 1045. 3. V. La responsabilité du fait d’autrui, Actualité et évolutions, Colloque Université du Maine, 2 juin 2000, RCA nov. 2000, no 11 bis. – V. aussi R. Rolland, La double nature de la responsabilité délictuelle du fait d’autrui : garde ou surveillance d’autrui ?, LPA, 19 sept. 2000, p. 4 s. ; P. Jourdain, La responsabilité du fait d’autrui à la recherche de ses fondements, Mélanges Lapoyade-Deschamps, 2003, p. 67 s. 4. V. Ph. Brun, L’évolution des régimes particuliers de responsabilité du fait d’autrui, RCA préc., p. 10 s., spéc. no 8. – V. encore M. Josselin-Gall, La responsabilité du fait d’autrui sur le fondement de l’article 1384, alinéa 1er. Une théorie générale est-elle possible ? JCP 2000.I.2011.

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Ce qui n’est pas douteux, en tout cas, c’est un mouvement puissant qui, en faveur des victimes, a profondément modifié, voire bouleversé, les régimes de responsabilité du fait d’autrui. Cette tendance générale s’est caractérisée par un recul de la prise en considération de la faute, et ceci de deux manières qui peuvent, de prime abord, paraître sinon contradictoires, du moins paradoxales, en rendant responsable du fait d’autrui une personne qui n’a pas commis de faute, mais aussi en faisant échapper à sa responsabilité l’autrui qui en a pourtant commis une. 1036 Plan ¸ La complexité de la matière tient à une pluralité de causes : règles stratifiées s'ajoutant les unes aux autres et coexistant dans des conditions n'illustrant pas leur cohérence, préoccupations variant avec le temps en fonction de mouvements d'opinion et de groupes de pression, variations agaçantes de la jurisprudence, absence d'une conception générale des principes de référence, perplexités de la doctrine 1. La référence à la faute, au sens ordinaire et subjectif du mot, est appréciée différemment suivant que l’on envisage celui dont on est responsable et celui qui est responsable. À telle enseigne que la protection de la victime est différente suivant les situations et que celle du responsable s’accompagne dans certains cas mais pas dans d’autres, souvent similaires, d’une substitution de responsabilité (§ 1). Dans la plupart des autres cas, il y a une corrélation variable des responsabilités du fait personnel et du fait d’autrui (§ 2). On envisagera aussi l’évolution jurisprudentielle opérée vers une responsabilité générale du fait d’autrui (§ 3), ainsi que le développement des conflits de présomptions (§ 4).

§ 1. Les substitutions de responsabilité 1037 Présentation ¸ Même si l'on doit se borner ici à renvoyer aux règles du droit public gouvernant la responsabilité administrative 2, il convient cependant d’examiner tout d’abord certains sous-ensembles qui, tout en se manifestant dans la mouvance du droit privé, se caractérisent par la prégnance de considérations proches du droit public. C’est ce qui explique l’existence de divers processus de substitution de responsabilité relatifs aux instituteurs (A) et aux juges (B). On envisagera aussi à ce propos la responsabilité des personnes morales de droit public du fait des véhicules utilisés par leurs agents (C).

1. V. not. M. Marteau-Petit, La dualité des critères de mise en œuvre du principe de responsabilité du fait d’autrui (La distinction entre le contrôle du mode de vie des personnes et le contrôle exercé sur une activité), RRJ 2002-1, p. 1 s. 2. V. A. de Laubadère, J.-C. Venézia et Y. Gaudemet, Traité de droit administratif, t. 1, 16e éd. 2001, no 1614 s.

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A. Responsabilité de l’État du fait de membres de l’enseignement public 1038 Évolution ¸ À côté des présomptions concernant les parents ou les artisans,

proche d'elles par l'idée qui l'inspirait, à savoir le devoir de garde ou de surveillance, il existait initialement, dans le Code civil, une présomption analogue visant les « instituteurs », c'est-à-dire, en réalité, presque tous les enseignants, à quelque catégorie de l'enseignement public ou privé qu'ils appartiennent (primaire, secondaire ou technique) 1. Présumés responsables des dommages causés – soit à des tiers, soit à d’autres élèves – pendant le temps que ceux-ci étaient sous leur surveillance, les instituteurs pouvaient cependant faire tomber la présomption, en prouvant qu’ils n’avaient pas commis de faute et, plus spécialement, qu’une surveillance attentive n’aurait pas pu empêcher le dommage. La situation des instituteurs fut jugée ensuite trop dure, surtout dans la mesure où ils ne choisissent pas leurs élèves, généralement pas leurs auxiliaires, et où, d’ordinaire, les locaux dans lesquels ils opèrent leur sont imposés. L’émotion suscitée par la fameuse affaire Le Blanc 2 entraîna, avec le vote de la loi du 20 juillet 1899, la substitution de la responsabilité de l’État à celle des membres de l’enseignement public. Tandis que les solutions antérieures subsistaient en ce qui concerne les membres de l’enseignement privé, la situation des membres de l’enseignement public reposa sur les deux règles suivantes : la présomption subsistait, mais le procès devait, en principe, être fait à l’État, qui pouvait se dégager en prouvant que l’instituteur n’avait pu empêcher le fait dommageable. La loi du 5 avril 1937 a prolongé le mouvement en faisant disparaître la présomption, de quelque catégorie d’« instituteurs » qu’il s’agisse ; la distinction des deux catégories d’enseignements n’en subsiste pas moins, la loi de 1937 ayant maintenu et même étendu le mécanisme de substitution de l’État aux instituteurs publics.

1039 Exclusion de la présomption de faute par la loi du 5 avril 1937 ¸ La présomption que comportait l'article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 6, du Code civil au sujet des « instituteurs » a disparu en 1937. Certes, cet alinéa n'a pas été modifié, mais il a été ajouté à l'article 1242 (anc. art. 1384) du Code civil un huitième alinéa, ainsi rédigé : « En ce qui concerne les instituteurs, les fautes, imprudences ou négligences invoquées contre eux comme ayant causé le fait dommageable, devront être prouvées, conformément au droit commun, par le demandeur à l’instance ». S’agissant par hypothèse de dommages dus à une faute de l’instituteur – et non à une carence de l’établissement d’enseignement 3 – la victime doit en conséquence prouver, outre le dommage et le lien de causalité entre 1. V. J. Julien, Accidents scolaires et responsabilité civile, aperçu jurisprudentiel, Dr. famille 2002.chron. no 21. – Sur l’enseignement supérieur, v. ss 1040. 2. Celui-ci fut si ébranlé par la condamnation le frappant qu’il en perdit la raison. Le jugement fut d’ailleurs infirmé par la Cour de Paris (31 mai 1892, DP 1892.2.490). 3. Civ. 2e, 8 févr. 1978, Bull. civ.  II, no 34, p. 28 ; 3 déc. 1980, Bull. civ.  II, no 250, p. 171, D. 1981.IR.320, obs. C. Larroumet. – Rappr. Civ. 1re, 20 déc. 1982, Bull. civ. I, no 361, p. 309, RTD civ. 1983.544, obs. G. Durry.

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celui-ci et la faute, cette faute elle-même, que la victime soit un élève ou un tiers, qu’il s’agisse d’enseignement public ou d’enseignement privé, qu’il soit gratuit ou onéreux 1. Sur ce terrain de la faute, on recherche comment aurait agi un instituteur diligent. Responsable s’il a laissé les enfants se livrer à des jeux dangereux ou brutaux 2, laissé s’organiser un désordre à l’occasion d’un changement de classe 3 ou laissé sciemment sans surveillance des élèves de quinze ans 4, l’instituteur cesserait notamment de l’être si l’acte de l’élève a été trop soudain 5. Du fait de l’évolution du droit positif depuis 1937, on formulera au sujet de la présomption de faute, deux observations complémentaires. Tout d’abord, conformément à l’intention des auteurs de la loi de 1937 et à l’exigence d’une faute prouvée, on exclut l’application, à l’encontre de l’instituteur, de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er, du Code civil, relatif à la responsabilité du fait des choses 6. En outre l’exigence de la preuve d’une faute a été formulée en un temps où le caractère limitatif des cas de responsabilité du fait d’autrui conservait toute sa force. C’est dans ce contexte que l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéas 6 et 8, a été appliqué à des institutions voisines des établissements d’enseignement 7, car cela permettait, la faute étant prouvée, la substitution de l’État aux instituteurs publics. Mais, depuis que semble avoir été dégagée une responsabilité générale du fait d’autrui (v. ss 1081), l’interprétation de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéas 6 et 8, du Code civil ne se pose plus dans les mêmes termes.

1. V. Dabezies, Loi de 1937 et orientations nouvelles en matière de responsabilité des membres de l’enseignement public, AJDA 1969.391 s. 2. Comp. Civ. 2e, 3 oct. 1978, Bull. civ. II, no 242, p. 192. – V. cep., à propos du rugby, Civ. 2e, 22 déc. 1969, D. 1970.somm. 79, Bull. civ. II, no 363, p. 268, RTD civ. 1971.153, obs. G. Durry ; 6 juill. 1994, RCA 1994.comm. 163. 3. Civ. 2e, 5 déc. 1979, Bull. civ. II, no 285, p. 196. 4. Civ. 1re, 20 déc. 1982, Bull. civ. I, no 369, p. 317, RTD civ. 1983.544, obs. G. Durry ; v. aussi Civ. 2e, 14 déc. 1987, Bull. civ. II, no 266, p. 147 ; v. aussi Civ. 2e, 16 nov. 1994, RCA 1995.comm. 1. Aix-en-Provence, 5 janv. 2005, Gaz. Pal. 14-18 août 2005, p. 13, note Isabelle Corpart – Rappr. Civ. 2e, 5 nov. 1998, Bull. civ. II, no 263, D. 2000. Somm. 229, obs. J. Mouly. 5. Civ. 2e, 3 févr. 1972, Bull. civ. II, no 37, p. 28, D. 1972.somm. 157, et 10 oct. 1973, Bull. civ. II, no 255, p. 204, D. 1973.somm. 156, RTD civ. 1974.606, obs. G. Durry. – N’est pas non plus fautif le fait d’omettre de prévenir les parents de l’absence répétée de leur fille (Civ. 2e, 3 déc. 1980, Bull. civ. II, no 250, p. 171). 6. Civ. 2e, 11 mars 1981, Bull. civ. II, no 55, p. 37, D. 1981.IR.320, obs. C. Larroumet. – Mais il a été décidé que l’obligation de réparation du conducteur d’un véhicule terrestre à moteur (sur la loi du 5 juill. 1985, v. ss 1149 s.) impliqué dans l’accident survenu à un élève qui, profitant de l’absence momentanée de l’instituteur, s’est élancé dans la rue, n’exclut pas la responsabilité de l’État, définie par l’article 2 de la loi du 5 avr. 1937 (Civ. 2e, 14 déc. 1987, Bull. civ. II, no 266, p. 147). En attendant que se pose un problème d’indemnisation des victimes d’un instituteur-conducteur… 7. Sur la responsabilité des centres de garde, de surveillance, d’éducation et de dépistage, v. Crim., 20 févr. 1964, Gaz. Pal. 1964.2.76 ; des établissements de rééducation, v. Civ. 2e, 2 févr. 1966, D. 1966.691, note J. Vincent et J. Prévault.

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1040 Substitution de l’État aux instituteurs publics ¸ Remplaçant la loi

de 1899, la loi du 5 avril 1937 dont les dispositions ont été reprises, avec quelques adaptations, à l'article L. 911-4 du Code de l'éducation, a conservé et même renforcé – puisqu'elle produit effet, par hypothèse, en cas de faute prouvée – la substitution de l'État aux instituteurs publics. Plus précisément, il résulte de cet article (al. 1), que : « Dans tous les cas où la responsabilité des membres de l'enseignement public se trouve engagée à la suite ou à l'occasion d'un fait dommageable commis, soit par les élèves ou les étudiants qui leur sont confiés à raison de leurs fonctions, soit au détriment de ces élèves ou de ces étudiants dans les mêmes conditions 1, la responsabilité de l’État est substituée à celle desdits membres de l’enseignement… ». Pour qu’il y ait substitution, encore faut-il que soit engagée la responsabilité d’un enseignant déterminé 2. La substitution n’est pas sans limites. Couvrant les membres de l’enseignement public même si l’enseignement est organisé par des collectivités publiques autres que l’État 3, elle se produit « toutes les fois que, pendant la scolarité ou en dehors de la scolarité, dans un but d’enseignement ou d’éducation physique, non interdit par les règlements, les élèves et les étudiants 4 confiés ainsi aux membres de l’enseignement public se trouvent sous la surveillance de ces derniers » (art. L. 911-4, al. 2) 5. De cette formule, on déduit que la substitution perd sa raison d’être là où l’éducateur n’est pas investi d’une fonction de surveillance, par exemple, en principe, dans le cadre de l’enseignement supérieur 6. Bien qu’il s’agisse normalement d’agents publics et que l’État leur soit substitué, l’action en responsabilité intentée contre l’État est de la compétence des juridictions civiles, que la faute commise par l’instituteur ait, pour reprendre les classifications du droit administratif, un caractère « personnel » ou « de service » 7.

1. Peu importe alors que l’auteur soit un tiers ; et il y a substitution même lorsque l’instituteur est l’auteur du dommage causé à l’élève : Civ. 2e, 28 mars 1966, Gaz. Pal. 1966.1.424, RTD civ. 1966.817, obs. G. Durry (propos injurieux tenus par un professeur d’éducation physique). 2. Civ. 2e, 4 mars 1987, Bull. civ. II, no 63, p. 75. 3. Civ. 2e, 27 janv. 1961, Gaz. Pal. 1961.1.316, RTD civ. 1961.500, obs. A. Tunc. – L’article 10 du décret no 60-389 du 22 avr. 1960, relatif au contrat d’association à l’enseignement public passé par des établissements d’enseignement privé, dispose qu’en matière d’accidents scolaires, « la responsabilité de l’État est appréciée dans le cadre des dispositions de la loi du 5 avr. 1937 » (v. Civ. 2e, 24 avr. 1981, JCP 1981.IV.24 ; 16 mars 1994, JCP 1994.II.22336, note H. Merger et C. Feddal, JCP 1994.I.3373, no 8, obs. G. Viney, et IV, 1326). 4. Il y a substitution même si l’élève est majeur (Civ. 2e, 15 avr. 1961, Bull. civ. II, no 276, p. 202). 5. V. aussi pour les colonies de vacances : Civ. 30 oct. 1957, D. 1958.423, note R. Chapus, JCP 1958.II.10418 bis ; Civ. 2e, 13 janv. 1988, Bull. civ. II, no 21, p. 11 ; pour un professeur d’éducation physique moniteur temporaire d’un centre nautique, Civ. 2e, 4 juin 1970, D. 1970.somm. 187, Bull. civ. II, no 199, p. 151 ; 23 avr. 1971, Bull. civ. II, no 159, p. 110 ; pour un moniteur non instituteur, mais participant à l’encadrement d’une classe de gymnastique, Civ. 2e, 13 déc. 2001, D. 2002.1517, note M. Hunter-Hénin, RTD civ. 2002.312, obs. P. Jourdain ; v. aussi T. confl. 15 févr. 1999, D. 1999.IR.118. 6. Civ. 2e, 31  mars 1978, JCP  1980.II.19348, note Cl. et Ch.  Bryon. – Il en va autrement lorsque les circonstances permettent de discerner une fonction de surveillance : Civ. 2e, 15 avr. 1961, préc. – Les agents de l’éducation surveillée n’ont pas la qualité d’instituteurs : T. confl., 25 mars 1968, D. 1968.534, concl. O. Dutheillet de Lamothe, JCP 1969.II.15819, note P. Robert. 7. T.  confl., 31  mars 1950, D.  1950.331, concl. Dupuich, S.  1950.3.85, note H. Galland, JCP  1950.II.5579, note G. Vedel. – La compétence est encore judiciaire en ce qui concerne l’action récursoire éventuellement exercée par l’État contre l’instituteur : Civ. 2e, 25 mars 1954, D. 1954.400.

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La compétence des juridictions civiles n’est d’ailleurs pas sans limites : elle n’exclut pas la constitution de partie civile devant les juridictions pénales 1, même si la loi interdit toute condamnation pécuniaire contre l’instituteur ; et bien entendu, elle laisse intacte la compétence des juridictions administratives, si le dommage résulte d’une faute d’une personne morale publique (ex. : entretien défectueux des locaux, vice du matériel…) ou si les parents agissent non pas au nom de l’enfant, mais afin d’obtenir réparation du dommage qu’ils subissent personnellement 2. Le désir de préserver l’autorité du corps enseignant explique d’autres règles, de caractère procédural. Ainsi, les membres de l’enseignement ne peuvent être mis en cause (art. L. 911-4, al. 1er) devant les juridictions civiles par la victime ou ses représentants 3, ce qui ne les empêche pourtant pas d’être attraits devant les juridictions répressives ; en outre, toujours dans l’action principale, les membres de l’enseignement public ne peuvent être entendus comme témoins (al. 4). – L’action de la victime est enfermée dans une prescription spéciale de trois ans à compter du jour où le fait dommageable s’est produit (al. 6), suspendue, il est vrai, en faveur de la victime mineure 4, la jurisprudence décidant qu’il s’agit là non d’un délai préfix, mais d’un délai de prescription 5. L’État condamné dispose d’une action récursoire contre l’instituteur ; il ne l’exerce pratiquement qu’en cas de faute grave, alignant de ce fait, dans une large mesure, la situation du membre de l’enseignement public sur celle des agents de l’Administration 6.

B. Responsabilité de l’État du fait des juges 1041 Présentation ¸ Les dommages causés par l’organisation défectueuse du service judiciaire donnent lieu à réparation conformément aux règles du droit administratif et à la suite de procès relevant de la compétence des juridictions administratives 7. Les autres dommages provoqués par le service judiciaire ont été soumis à un régime plus complexe 8. Le contentieux des dommages causés par le fonctionnement défectueux du service de la justice relève de la compétence des juridictions judiciaires,

1. Crim. 8  juin 1971, D.  1971.594, note J. Maury ; 24  mai 1973, JCP  1974.II.17855, note C. Dupeyron ; 30 nov. 1994, D. 1995.IR.30 ; 20 sept. 2006, LPA 8 juin 2007, p. 13, note M. Brusorio, D. 2007, 187, note C. Ambroise Castérot. 2. Civ. 2e, 28 mars 1966, préc. 3. Ce qui n’empêche pourtant pas l’État, assigné par la victime, d’appeler en cause l’instituteur : Civ. 2e, 25 mars 1954, préc. 4. Civ. 2e, 19 mars 1954, JCP 1954.II.8138, note G.M., Gaz. Pal. 1954.1.344 ; 12 mai 1955, D. 1955.485, JCP 1955.II.8822. 5. L’action récursoire de l’État est soumise à la prescription trentenaire : Nîmes, 18 avr. 1953, D. 1955.somm. 42, JCP 1953.II.7694, note H. Gal. 6. Un tiers déclaré responsable avec l’État tenu de réparer les dommages causés à un élève peut demander au juge de statuer sur la contribution à la dette des deux débiteurs dans leurs rapports réciproques (Civ. 2e, 18 janv. 1989, JCP 1989.IV.104). 7. T. confl. 27 nov. 1952, JCP 1953.II.7598, note G. Vedel. 8. V. Ph. Ardant, La responsabilité de l’État du fait de la fonction juridictionnelle, thèse Paris, éd. 1956 ; J.-M. Auby, La responsabilité de l’État en matière de justice judiciaire (l’article 11 de la loi o n 72-626 du 5 juillet 1972), AJDA 1973.I.4 s. ; Dysfonctionnements du service de la justice et responsabilité de l’État, Colloque Nice 2007, LPA 12 juill. 2007.

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la responsabilité de l’État étant engagée conformément aux règles habituelles qui régissent la responsabilité de l’Administration 1. Il résulte de l’article L. 141, alinéa 1er, du Code de l’organisation judiciaire que « L’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice ». « Sauf dispositions particulières, cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice » (al. 2) 2. Si, dans le passé, c’était le comportement du juge – erreur grossière, animosité personnelle, intention de nuire – qui était pris en considération, le déni de justice est aussi envisagé par rapport au fonctionnement du service public de la justice. En effet, constitue une faute lourde toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi 3. Les règles analysées ne concernent que les usagers du service public et ne s’appliquent pas aux collaborateurs de ce service dont les dommages subis en cette qualité sont soumis aux principes de responsabilité sans faute de l’État lorsque le préjudice est anormal, spécial et d’une certaine gravité 4. La nécessité de protéger contre des actions en responsabilité intentées par des justiciables trop prompts au mécontentement inspire encore le droit positif. « La responsabilité des juges, à raison de leur faute personnelle, est régie : – s’agissant des magistrats du corps judiciaire, par le statut de la magistrature ; – s’agissant des autres juges, par des lois spéciales ou, à défaut, par la prise à partie » (COJ, art. L. 141-2). Fort compréhensible dans le contexte d’un droit contenant les pouvoirs du juge, au civil comme au pénal, dans des limites raisonnables, ce système a cessé de l’être ou de le paraître à partir du temps où ces pouvoirs n’ont cessé d’être accrus alors que l’étendue des moyens mis à leur disposition est demeurée inadéquate. Dès lors de deux choses l’une : ou bien l’on réduit les pouvoirs des juges, ou bien l’on augmente leurs moyens 5.

1. Semblable dissociation de la compétence et du fond que l’on observe en bien d’autres domaines – et pas seulement en droit international privé – est intellectuellement stimulante ; v. not. P. Weill. À propos de l’application par les tribunaux judiciaires des règles du droit public ou les surprises de la jurisprudence Giry, Mélanges Eisenmann, 1975, p. 379 s. 2. Faute lourde : Civ. 1re, 20 févr. 1996, JCP 1996.I.3938, no 1, obs. L. Cadiet ; Paris, 1er avr. 1994, D. 1994.IR.125, JCP 1994.I.3805, no 2, obs. L. Cadiet ; Déni de justice : TGI Paris, 6 juill. 1994, JCP 1994.I.3805, no 2, obs. L. Cadiet ; 5 nov. 1997, D. 1998.9, note M.-A. Frison-Roche. – L’article L. 781-1, alinéa 1er, ne s’applique pas en cas de fonctionnement défectueux de la justice administrative : Civ. 1re, 22 mars 2005, JCP 2005.IV.2065, JCP 2005.I.149, no 11, obs. G. Viney ; v.  Shirley Leturcq, Le fonctionnement défectueux du service de la justice dans les juridictions administrative et judiciaire françaises, LPA, 9 août 2005, p. 5 s. 3. Ass. plén. 23 févr. 2001, Bull. civ. no 5, JCP 2001.II.10583, note J.-J. Menuret, RCA 2001. chron.  10, par P. Vaillier, JCP  2001.I.340, no 7, obs. G.  Viney ; v.  aussi Paris 25  oct. 2000, D. 2001.580, note C. Lienhard. 4. Civ. 1re, 30 janv. 1996, D. 1997.83, note A. Legrand, JCP 1996.II.22608, rapp. P. Sargos. 5. V. Y. Lequette, Des juges littéralement irresponsables, Mélanges Héron, 2008, p. 309 s.

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C. Responsabilité des personnes morales de droit public du fait des véhicules utilisés par leurs agents 1042 Compétence et fond ¸ Dérogeant aux règles de répartition des compétences, une loi du 31 décembre 1957 a attribué compétence aux tribunaux de l'ordre judiciaire 1 pour statuer sur toute action en responsabilité tendant à la réparation des dommages de toute nature causés par un véhicule quelconque (art. 1, al. 1er) ; ainsi en est-il notamment des véhicules de l’administration 2. – Sur la notion de véhicule, v. ss 1176. Cette loi a, en outre, disposé que l’action serait jugée conformément aux règles du droit civil, la responsabilité de la personne morale de droit public étant, à l’égard des tiers, substituée à celle de son agent, auteur des dommages causés dans l’exercice de ses fonctions (art. 1, al. 2). L’application de ces règles du droit civil conduit à se référer aux régimes de la responsabilité du fait personnel, de la responsabilité des commettants du fait de leurs préposés 3 ou encore – et surtout – de la responsabilité du fait des choses et de la loi du 5 juillet 1985 s’il s’agit d’un accident de la circulation dans lequel est impliqué un véhicule de l’Administration 4. La substitution de responsabilité empêche la victime d’actionner l’agent de la personne morale de droit public même s’il a commis une « faute personnelle ». En outre, l’action, pouvant être intentée devant les tribunaux de l’ordre judiciaire en application de la loi du 31 décembre 1957, n’est pas exposée à la déchéance quadriennale ; elle a donc été soumise à la prescription trentenaire 5 jusqu’à ce que, par l’effet de la loi du 5 juillet 1985, le temps de la prescription des actions en responsabilité civile délictuelle ait été réduit à dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation puis, en principe, à cinq ans, par la loi du 17 juin 2008 (C. civ., art. 2224 ; v. ss 1112). Dans les rapports entre l’Administration et l’agent auteur du dommage, les règles du droit administratif reprennent leur empire, tant pour la compétence que pour le fond 6, spécialement dans la perspective d’un recours exercé par l’Administration contre son agent, en cas de « faute personnelle » de celui-ci 7. 1. Sur le fait que cette expression vise aussi les juridictions répressives, v. Crim. 19 nov. 1959, D. 1960.112, JCP 1960.II.11386 ; T. confl., 25 nov. 1963, JCP 1964.II.13473, note O.D. 2. Il n’est fait expressément exception qu’en ce qui concerne les dommages causés au domaine public (art. 1er, al. 3). – Le Tribunal des conflits a pourtant décidé que l’action récursoire éventuellement exercée par la personne morale de droit public était de la compétence des juridictions administratives : T. confl., 22 nov. 1965, D. 1966.195, concl. R. Lindon. 3. T. confl., 5 mars 1962, JCP 1962.II.12593, concl. R. Lindon, Gaz. Pal. 1962.2.42. – On évacue bien difficilement les conflits de compétences. L’agent était-il dans l’exercice de ses fonctions… ? La réponse à cette question relève des juridictions administratives (T. confl., 25 nov. 1963, préc.). 4. V. Civ. 1re, 24 avr. 1964, D. 1964.585, note C. Blaevoet. 5. Civ. 2e, 21 avr. 1982, Bull. civ. II, no 58, p. 40, RTD civ. 1983.141, obs. G. Durry. 6. T. confl., 22 nov. 1965, préc. 7. T. confl., 22 nov. 1965, préc.

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§ 2. La corrélation des responsabilités 1043 Présentation ¸ Dans un certain nombre de cas, une personne est responsable du fait d'une autre sans que cela fasse disparaître, serait-ce partiellement, en fonction des situations, la responsabilité de celle-ci 1. Cet état de choses se relie à des personnes considérées. Ces responsabilités spéciales se relient à l’existence d’une relation de parenté (A) ou d’activité (B) ; elles peuvent tenir aussi au fait que le responsable du fait d’autrui est une personne morale (C). C’est essentiellement à ces principes que sont consacrés les articles 1245 à 1249 du projet de réforme de la responsabilité civile. « On est responsable du dommage causé par autrui dans les cas et aux conditions posés par les articles 1246 à 1249 » (C. civ., art. 1245, al. 1er), cette formulation étant implicitement restrictive. « Cette responsabilité suppose la preuve d’un fait de nature à engager la responsabilité de l’auteur direct du dommage » (art. 1245, al. 2).

A. Responsabilité du fait d’autrui et parenté 1044 1°) Qui sont les responsables ? Les père set mère ¸ « Le père et la mère, en tant qu'ils exercent l'autorité parentale, sont solidairement responsables du dommage causé par leurs enfants mineurs habitant avec eux » (C. civ., art. 1242 ; al. 4, anc. art. 1384, al. 4) 2. Jusqu’à la réforme réalisée par la loi du 4 mars 2002, relative à l’autorité parentale, la présentation des règles relatives à l’exercice de celle-ci reposait sur la distinction des diverses sortes de filiation : légitime, naturelle, adoptive. L’étrange et corrosive idéologie qui a inspiré cette loi, implicitement mais nécessairement adversaire du mariage, s’est concrétisée par une disposition psychologiquement indéfendable, consistant sans trop avoir l’air d’y toucher, à dissocier du divorce – donc du mariage qui le précède – les conséquences de la dislocation plus ou moins forte du lien conjugal. D’où les articles 256 et 286 du Code civil : « Les mesures provisoires relatives aux enfants sont réglées selon les dispositions du chapitre Ier du titre IX du présent livre » (art. 256, réd. L. 26 mai 2004) et « Les conséquences du divorce pour les enfants sont réglées selon les dispositions du chapitre Ier du titre IX du présent livre » (art. 286, réd. L. 4 mars 2002). Critiquer ce déplacement, qui n’est évidemment pas 1. V. La responsabilité du fait d’autrui, RCA no spécial préc., not. Ph. Brun, p. 10, F. Leduc, p. 18 ; J.  Julien, La responsabilité civile du fait d’autrui, Rupture et continuités, thèse Toulouse, éd. 2001. 2. D. Layré, La responsabilité du fait du mineur, thèse Paris I, 1983 ; R. Legeais, La responsabilité civile introuvable ou les problèmes de la réparation des dommages causés par les mineurs, Mélanges Marty 1978, p. 775 s. ; F. Alt-Maes, La garde, fondement de la responsabilité du fait du mineur, JCP  1998.I.154 ; C.  Siffrein-Blanc, Vers une réforme de la responsabilité civile des parents, RTD civ. 2011. 479 s.

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neutre, ce n’est aucunement souhaiter pour les enfants naturels une situation défavorable par rapport aux enfants légitimes, c’est considérer seulement qu’à des situations différentes doivent correspondre, le cas échéant, des règles juridiques différentes. D’ailleurs… chassez le naturel, il revient au galop. Certes, « les père et mère exercent en commun l’autorité parentale » (C. civ., art. 372, al. 1), ce qui correspond bien à la famille légitime et, dans la famille naturelle, à la situation de l’enfant dont la filiation est établie en même temps à l’égard des père et mère. Il en va différemment, dans la famille naturelle, « lorsque la filiation est établie à l’égard de l’un d’eux plus d’un an après la naissance d’un enfant dont la filiation est déjà établie à l’égard de l’autre », car « celui-ci reste seul investi de l’exercice de l’autorité parentale. Il en est de même lorsque la filiation est judiciairement déclarée à l’égard du second parent de l’enfant » (art. 372, al. 2). « L’autorité parentale pourra néanmoins être exercée en commun en cas de déclaration conjointe des père et mère devant le greffier en chef du tribunal de grande instance ou sur décision du juge aux affaires familiales » (art. 372, al. 3). La séparation des parents – légitimes, naturels ou adoptifs – « est sans incidence sur les règles de dévolution de l’exercice de l’autorité parentale » (art. 373-2, al. 1er). C’est en pareille occurrence que revêt son principal intérêt l’article 373-2-1 aux termes duquel, « si l’intérêt de l’enfant le commande, le juge peut confier l’exercice de l’autorité parentale à l’un des deux parents ». C’est alors sur ce parent que pèsera la présomption, tout simplement parce qu’il exerce l’autorité parentale. De plus l’enfant habitera habituellement chez ce parent (sur la condition d’habitation, v. ss 1048). De l’article 373-3, alinéa 2 du Code civil, il résulte que « le juge peut, à titre exceptionnel et si l’intérêt de l’enfant l’exige, notamment lorsque l’un des parents est privé de l’exercice de l’autorité parentale, décider de confier l’enfant à un tiers, choisi de préférence dans sa parenté… » 1. En pareil cas, quels que puissent être ses pouvoirs, l’article 1384, alinéa 4, n’est pas applicable dès lors que le tiers n’est ni le père, ni la mère, ni le tuteur (v. le no suivant). 1045 Responsabilité d’autres personnes ? ¸ Nécessaire l'exercice de l'autorité parentale n'est pas, en l'état du droit positif, suffisant ; encore faut-il qu'il s'agisse des père et mère. On avait pourtant soutenu dans le passé que ce qui comptait, c'était la garde de l'enfant plutôt que le lien de parenté et que, tout spécialement, la présomption prévue à l'article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 4, pouvait peser, par voie d'analogie, sur d'autres personnes (tuteur, grands-parents…). S'en tenant aux termes de la loi,

1. V. A.-M. Leroyer, L’enfant confié à un tiers : de l’autorité parentale à l’autorité familiale, RTD civ. 1998.587 s., spéc. p. 593.

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la jurisprudence écarta cette extension 1. La victime ne peut donc présentement, en application de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 4, engager la responsabilité d’autres personnes que les père et mère. On a pu considérer que cette interprétation était trop restrictive 2. La Cour de cassation a de nouveau décidé, en 1996, que la responsabilité prévue à l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 4, n’était pas applicable à un enfant en vacances d’été chez sa grand-mère et sa tante 3. Il a aussi été exclu que la responsabilité de celles-ci puisse relever de l’application de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er (v. ss 1085), ce qui laisse donc subsister l’exigence de la preuve d’une faute. Mais il a été décidé que le tuteur du mineur était soumis à l’application de ce texte (v. ss 1085 s.). Depuis que la Cour de cassation a affirmé que la responsabilité prévue à l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 4, était une responsabilité de plein droit, on s’interroge à nouveau (v. ss 1051). À quand une assurance grands-parents, oncles et tantes, etc. ? 1046 2°) Trois conditions de la présomption. a) Enfant mineur 4 ¸ Les père et mère sont responsables de cet enfant – « en tant qu'ils exercent le droit de garde » avait-il été écrit, en 1804, à l'article 1384, alinéa 4, du Code civil. La loi du 4 mars 2002 a substitué à cette expression, qui portait à comparer sinon à rapprocher garde d'une personne et garde d'une chose, celle d'« autorité parentale ». L’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 4, cesse d’être applicable lorsque l’enfant, même aliéné ou hors d’état de comprendre ce qu’il fait, atteint l’âge de dix-huit ans. À l’enfant majeur, il convient d’assimiler l’enfant émancipé : « les père et mère ne sont pas responsables de plein droit, en leur qualité de père ou de mère, du dommage qu’il pourra causer à autrui postérieurement à son émancipation » (C. civ., art. 482, al. 2). 1047 b) Enfant habitant avec ses parents ¸ Les père et mère, en tant qu'ils exercent l'autorité parentale, sont responsables « du dommage causé par leurs enfants mineurs habitant avec eux ». Cette formulation figure toujours à l'article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 4. Longtemps on a pu la relier au fait que la responsabilité reposait sur une présomption tombant 1. Civ. 2e, 9 déc. 1954, Gaz. Pal. 1955.1.87 ; 24 avr. 1989, Bull. civ. II, no 99, p. 48, D. 1990.519, note Y. Dagorne-Labbé ; 20 janv. 2000, JCP 2000.II.10374, note A. Gouttenoire-Cornut (grandsparents), RTD civ. 2000, 340, obs. P.  Jourdain ; Civ.  1re., 9  nov. 1971, D.  1972.75, RTD civ. 1972.400, obs. G. Durry ; Civ. 2e, 25 janv. 1995, D. 1995.IR.99. Somm. 232, obs. Ph. Delebecque, JCP 1995.I.3853, no 15, obs. G. Viney. 2. G. Durry, obs. RTD civ. 1975.313 ; v. aussi R. Legeais, art. préc. 3. Civ 2e, 18 sept. 1996, Bull. civ. II, no 217, p. 133, D. 1998.118, note M. Rebourg, RTD civ. 1997.436, obs. P. Jourdain ; v. aussi G. Viney, obs. sous Civ. 2e, 19 févr. 1997, JCP 1997.II.22848, Procédures 1996.comm. 359 ; Civ. 2e, 15 mars 2001, RCA 2001.comm. no 177, note H. Groutel (tante), et, de manière plus générale, G. Blanc, À propos de la responsabilité des grands-parents, D. 1997.chron. 327 s. 4. V. E. Leverbe, Le civilement responsable du fait du mineur, RCA 2005.chron. 4.

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par la preuve de l'absence de faute, liée à la nécessaire approche concrète d'une situation assez continue 1. C’est pourquoi l’on décidait que la cohabitation cessait lorsque l’enfant était en pension dans un établissement scolaire 2 ou se trouvait en vacances chez ses grands-parents 3. Il en allait de même en cas de divorce et d’attribution de la garde de l’enfant à un des ex-époux, lorsque, au moment des faits, l’enfant était hébergé par l’autre, dans le cadre du droit de visite et d’hébergement reconnu à celui-ci 4. Le lien implicite avec la portée de la présomption pesant sur les père et mère s’est manifesté le jour même où la Cour de cassation accrut cette force en décidant que seule la force majeure ou la faute de la victime pouvait exonérer le père de la responsabilité de plein droit encourue du fait des dommages causés par son fils mineur habitant avec lui (v. ss 1051). Par un arrêt rendu le même jour, en 1997, mais au sujet d’un enfant hébergé par le parent non gardien, elle a décidé que cette situation ne faisait pas cesser la cohabitation du mineur avec celui de ses parents exerçant sur lui le « droit de garde » 5. L’exigence de la cohabitation a été nettement évacuée au sujet d’enfants confiés à des grands-parents, parfois depuis des années 6. Il en va de même au sujet d’enfants confiés à des centres médicaux ou à des établissements scolaires 7, y compris lorsque l’enfant est en régime d’internat, ordinaire ou spécialisé 8. 1048 Une cohabitation abstraite ¸ Afin de favoriser la réparation des dommages, on en vient donc à priver la condition de cohabitation de sa 1. Encore a-t-il été décidé que la présomption subsiste lorsque la cohabitation n’a pas cessé pour une cause légitime : Crim. 21 août 1996, Bull. crim. no 309, D. 1996.IR.235 ; 28 juin 2000, Bull. crim. no 256, p. 753. – V., de manière plus générale, Ph. Simler, La notion de garde de l’enfant, RTD civ. 1972.689 s. ; G. Proutière-Maulion, La notion de cohabitation dans la responsabilité des père et mère, LPA, 26 sept. 2002, p. 6 s. ; A. Ponseille, Le sort de la cohabitation dans la responsabilité civile des père et mère du fait de leurs enfants, RTD civ. 2003.645 s. 2. Civ. 1re, 2 juill. 1991, Bull. civ. I, no 224, p. 147, RTD civ. 1991.759, obs. P. Jourdain. 3. Civ. 2e, 9 déc. 1954, préc. ; 24 avr. 1989, préc. 4. Crim. 13 déc. 1982, Bull. crim. no 282, p. 758, RTD civ. 1983, 539, obs. G. Durry. 5. Civ. 2e, 19 févr. 1997, D. 1997.265, note P. Jourdain, chron. 279 par C. Radé, JCP 1997. II.22848, concl. Kessous, note G. Viney, Gaz. Pal. 1997.1.572, note F. Chabas, RTD civ. 1997.670, obs. P. Jourdain, Grands arrêts no 218 ; v. A.-M. Galliou-Scanvion, Une responsabilité civile enfin trouvable ou les voies de l’indemnisation de victimes d’enfants de parents divorcés, Gaz. Pal. 1997.1.doctr. 658. 6. Civ. 2e, 20 juin 2000, préc. ; Crim. 8 févr. 2005, JCP 2005.II.10049, note M.-F. SteinléFeuerbach, JCP 2005.I.149, no 5, obs. G. Viney (enfant habitant depuis douze ans chez sa grandmère). – V. aussi Civ. 2e, 5 févr. 2004, RCA 2004.comm. 127, Dr. et patrimoine oct. 2004.103, obs. F. Chabas ; Crim. 6 nov. 2012, D. 2013. 124, note C. Roth, RCA 2013, étude no 2, par S. Moracchini-Zeidenberg, JCP 2013. 838, obs. C. Bloch. 7. Civ. 2e, 9 mars 2000, JCP 2000.II.10374, note A. Gouttenoire-Cornut ; 20 avr. 2000, Bull. civ. II, no 66. – V. aussi, au sujet d’un établissement de vacances, Crim. 29 oct. 2002, Bull. crim. no 197, D. 2003.2112, note L. Manger-Vielpeau, JCP 2003.I.154, no 41 s., obs. G. Viney, RTD civ. 2003, 101, obs. P. Jourdain. 8. Civ. 2e, 29 mars 2001, Bull. civ. II, no 69, RCA 2001.comm. no 177, obs. H.G., JCP 2002. II.10071, note S. Prigent, RTD civ. 2001, 603, obs. P. Jourdain ; 18 mai 2004, RCA 2004.comm. no 249, LPA, 3 nov. 2004, p. 7, note J.-B. Laydu ; rappr. Civ. 2e, 10 mai 2001, Dr. famille 2002, no 7, chron. J. Julien.

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consistance concrète, comme si, sur la voie de l'abstraction, la notion d'habitation devait subir le même sort que les notions de domicile ou de résidence 1. À l’inverse, l’évolution de la jurisprudence, en matière de responsabilité du fait des choses, a fait prévaloir la garde matérielle (usage, contrôle, direction) sur la garde juridique, non sans retenir une présomption de garde attachée à la qualité de propriétaire (v. ss 1011 s.) 2. Or, pas plus que lorsqu’il s’agit d’une chose, on ne saurait faire abstraction des données matérielles de la cause pour la vider de son contenu. Celui-ci est le substrat d’une exigence naturelle et logique d’un lien de responsabilité qu’il soit de garde, de contrôle, de direction ou d’autorité. Au reste l’exigence de cohabitation est toujours maintenue dans la loi. L’excès de juridisme a même conduit la Cour de cassation à considérer que l’annulation d’une reconnaissance d’enfant naturel, donc de l’autorité parentale qui le couvrait, faisait même disparaître la responsabilité de ses père et mère, du moins dans les termes de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 4, relativement à des faits délictueux commis par l’enfant antérieurement à l’anéantissement du passé 3, ce qui manifeste, au détriment ici des tiers victimes, une position excessive en termes de rétroactivité d’une annulation 4. Ce n’est pas parce que la vente d’une automobile est annulée que l’accident causé antérieurement par son acquéreur fait échapper celui-ci à la responsabilité du fait des choses. Et l’on pourrait, à cet égard, s’interroger sur ce qu’il adviendrait d’une approche plus concrète dégagée d’un attachement excessif au lien officiel d’autorité parentale 5. Au demeurant, quand cesse l’empire de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 4, il n’est pas exclu qu’il soit recouru à l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er, et à la responsabilité générale du fait d’autrui (v. ss 1083) 6. Là aussi, la jurisprudence a retenu une conception juridiquement abstraite des situations 7. De toute façon, il n’est pas exclu que le comportement répréhensible, parce qu’il est dû à une mauvaise éducation, engage la 1. V. M. Bacache-Gibeili, La responsabilité civile extra-contractuelle, Economica, 2007, no 279. 2. V. précisément, D. Mazeaud, Famille et responsabilité (Réflexions sur quelques aspects de « l’idéologie de la réparation »), Mélanges Catala, 2001, p. 568 s., spéc. no 14 s., sur la réification de l’enfant. V. aussi E. Leverbe, chron. préc., no 16 s. 3. Crim. 8 déc. 2004, Bull. crim. no 315, Dr. fam. 2005.comm. 50, par P. Murat, Gaz. Pal. 22-23  juill. 2005, note M. Nicoletti, JCP  2005.I.132, no 6, obs. G.  Viney, LPA, 18  juill. 2005, p. 17 s., par I. Corpart-Oulerich. 4. M. Nicoletti, note préc. ; v. cep. G. Viney, loc. cit. 5. V. spéc. P. Gourdon, La « garde de fait » du mineur dans le contexte de la responsabilité civile du fait d’autrui, Dr. famille 2003. Chron. 20. 6. V., au contraire, en ce que – solution discutable mais conforme à une idée de non-cumul – la responsabilité des parents exclut celle des tiers fondée sur l’article 1384, al. 1er : Crim. 18 mai 2004, Bull. crim. no 123, RCA 2004.comm. 249, RTD civ. 2005.140, obs. P. Jourdain. 7. Une association chargée par décision d’un juge des enfants d’organiser et de contrôler à titre permanent le mode de vie d’un mineur demeure, en application de l’art. 1384, al. 1er, responsable du fait dommageable commis par ce mineur, même lorsque celui-ci habite avec ses parents, dès lors qu’aucune décision judiciaire n’a suspendu ou interrompu cette mission éducative (Civ. 2e, 6 juin 2002, JCP 2003.II.10068, note A. Gouttenoire et N. Rogat, Dr. fam. sept. 2002. comm. 109, par J. Julien). De là est résultée une distinction de l’encadrement de l’activité du

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responsabilité des père et mère sur le fondement des articles 1240 et 1241 (anc. art. 1382 et 1383) du Code civil 1. À l’appui de l’évolution jurisprudentielle qui a abouti à « neutraliser » la condition de cohabitation suivant une évolution rattachée à une « idéologie de la réparation » 2, on a aussi invoqué la substitution de l’expression d’« autorité parentale » à celle de « droit de garde » opérée par la loi du 4 mars 2002 à l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 4, du Code civil : « Le droit de garde, impliquait concrètement la cohabitation avec celui des parents qui en était légalement ou judiciairement le titulaire. Désormais, l’autorité parentale étant en principe dévolue conjointement au père et à la mère, et son exercice, détaché ou détachable de la domiciliation de l’enfant, étant normalement pratiqué en commun, la cohabitation n’est plus qu’une condition, très secondaire, voire purement virtuelle de la mise en jeu de la responsabilité de plein droit “solidaire” du père et de la mère » 3. Cette interprétation paraît critiquable. Deux exigences étant formulées, l’une d’ordre plus juridique que l’autre. Ce n’est pas le changement d’expression de l’une qui justifie, au moins en l’occurrence, l’interprétation de l’expression inchangée de l’autre. La nécessité d’une cohabitation subsiste, même si, en vue d’améliorer la situation des victimes – compte tenu, d’ailleurs, de la fréquence de l’assurance de responsabilité des parents –, on favorise en définitive le rattachement à ceux-ci de leur enfant. En outre l’éviction de l’expression de garde au profit de celle d’autorité a répondu à des considérations plus formelles que réelles, liées à une coordination des formulations. Il en est même découlé, par une sorte de contagion du juridisme, mais cette fois au détriment des victimes, une exagération de l’importance attachée à la nécessité d’un lien d’autorité parentale. Non point que celui-ci doive aucunement disparaître du tableau, ni même qu’on puisse faire place à des relations de parenté de fait, mais parce qu’on pourrait notamment invoquer en la matière un courant inspiré du droit européen 4. On comprend aisément que l’exigence de la cohabitation ne figure pas dans le projet de réforme. mineur et de son mode de vie, qui oriente irrésistiblement l’esprit vers la distinction, si mal commode, de la garde de la structure et de la garde du comportement (v. ss 1013). 1. Rappr. Civ.  2e, 4  janv. 1980, JCP  1981.II.19599, RTD civ. 1982, 146, obs. G.  Durry. – V.  aussi, au sujet des grands-parents, Civ.  2e, 18  mars 2004, JCP  2004.II.10123, note S. Moisdon-Chataignier. 2. V.  L. Cadiet, Sur les faits et les méfaits d’une idéologie de la réparation, Mélanges Drai, 1999, p. 495 s. ; A. Ponseille, Le sort de la cohabitation dans la responsabilité civile des père et mère du fait dommageable de leur enfant mineur, RTD civ. 2003. 645 s. 3. Rapport Cour de cassation 2002, La responsabilité, La documentation française, spéc. J.-C. Bizet, La responsabilité civile des père et mère du fait de leur enfant mineur : de la faute au risque, p. 169. 4. Rappr. A. Debet, L’influence de la Convention européenne des droits de l’homme sur le droit civil, éd. 2002, no 656, p. 608.

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1049 c) Nécessité d’un fait de l’enfant ¸ Aux conditions précédemment étudiées, les père et mère sont responsables du « dommage causé par leur enfant ». Mais que signifie l'expression de « dommage causé » ? Suffitil, pour le déclenchement de la présomption qu'un fait quelconque de l'homme ait causé un dommage ou faut-il que ce fait soit de nature à engager sa responsabilité personnelle ? Longtemps, la jurisprudence s’est prononcée, assez naturellement, dans le sens de la seconde solution, la responsabilité des parents étant engagée lorsque le dommage a sa source dans une faute de l’enfant. Encore fautil préciser la compréhension que l’on en a. Si, retenant une conception subjective de la faute, on exige une volonté consciente, cette condition sera difficilement remplie par des enfants trop jeunes pour être doués de discernement. Or ce sont précisément ceux pour lesquels le besoin de surveillance est le plus pressant ! Afin de tourner cette difficulté, la jurisprudence a, dans un premier temps, soit admis assez aisément l’existence d’un discernement chez de jeunes enfants 5, soit retenu la responsabilité directe des parents pour faute prouvée et non plus présumée 6. Dans un deuxième temps, elle a décidé qu’un acte objectivement illicite du mineur permettait d’engager la responsabilité de ses parents, alors même qu’il ne lui était pas subjectivement reprochable 7. La responsabilité des parents a ensuite été également engagée lorsque le dommage a sa source dans le fait d’une chose dont le mineur a la garde. Par un arrêt du 10 février 1966 8, la Cour de cassation a, en effet, décidé que, « si la responsabilité du père suppose que celle de l’enfant ait été établie, la loi ne distingue pas entre les causes qui ont pu donner naissance à la responsabilité de l’enfant ». Partant, les présomptions de responsabilité posées par les alinéas 1er et 4 de l’article 1242 (anc. art. 1384) peuvent être mises bout à bout. En décidant que les enfants en bas âge pouvaient être gardiens ou commettre des fautes du seul fait de l’anormalité de leur conduite, les arrêts Gabillet 9 et Lemaire 10 du 9 mai 1984 ont levé les difficultés qui pouvaient résulter de la nécessité de démontrer que le fait du mineur était de nature à engager sa responsabilité. Or curieusement, c’est au moment même où le système atteignait sa pleine efficacité que la Cour de cassation l’a remis en cause en décidant, par l’arrêt Fullenwarth, que, « pour que soit présumée la responsabilité des père et mère d’un mineur habitant avec eux, il suffit que 5. Civ. 2e, 30 mai 1956, D. 1956.680 ; Civ. 1re, 20 déc. 1960, D. 1961.141, note P. Esmein, JCP 1961.II.12031, note A. Tunc. 6. Civ. 2e, 25 janv. 1957, D. 1957.163. 7. Civ. 2e, 16 juill. 1969, Bull. civ. II, no 255, p. 183, RTD civ. 1970.575, obs. G. Durry ; 13 juin 1974, Bull. civ. II, no 198, p. 166, RTD civ. 1975.311, obs. G. Durry. 8. D. 1966.333, concl. av. gén. Schmelck, JCP 1968.II.15506, note A. Plancqueel. 9. Ass. plén., 9 mai 1984, D. 1984.525, 3e arrêt, concl. J. Cabannes, note F. Chabas, JCP 1984. II.20255, 1er arrêt, note N. Dejean de la Bâtie, Grands arrêts, t. 2 no 208. 10. Ass. plén., 9 mai 1984, D. 1984.525, 5e arrêt, concl. J. Cabannes, note F. Chabas, JCP 1984. II.20256, 2e arrêt, note P. Jourdain, RTD civ. 1984.508, obs. J. Huet, Grands arrêts, t. 2 no 217.

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celui-ci ait commis un acte qui soit la cause directe du dommage invoqué par la victime » 1. À s’en tenir à la lettre de la formule, le changement est considérable : il n’est plus besoin que l’acte du mineur soit de nature à engager sa responsabilité ; du seul fait qu’il a causé un dommage, ses parents sont tenus d’indemniser la victime. En d’autres termes, il n’y aurait plus lieu d’apprécier le comportement de l’enfant, la seule causalité – voire la seule implication au sens de la loi du 5 juillet 1985 (v. ss 1179 s.) – suffisant à déclencher la responsabilité pesant sur les parents 2. C’est d’ailleurs en ce sens que, prolongeant le mouvement, la Cour de cassation a affirmé, en 2001, « que la responsabilité de plein droit encourue par les père et mère des dommages causés par leur enfant mineur habitant avec eux n’est pas subordonnée à l’existence d’une faute de l’enfant » 3, seule subsistant compte tenu des faits de l’espèce – partie de rugby organisée par des élèves dans la cour de récréation d’une école privée – l’exigence d’un fait causal (« causés »). La responsabilité de l’anormalité cède la place à la responsabilité de la normalité 4. 1050 3°) Portée de la présomption ¸ Quels moyens les parents doiventils invoquer pour se soustraire à la responsabilité que fait peser sur eux l'article 1384, alinéa 4 ? Leur suffit-il de prouver qu'ils n'ont pas failli au devoir de surveillance que la loi leur impose à l'égard de leurs enfants ou doivent-ils prouver le fait étranger – cause étrangère ou fait de la victime – dans les termes d'une responsabilité de plein droit ? Un très important revirement de jurisprudence s'est opéré à ce sujet en 1997. a) Après un temps de relative sévérité 5, la Cour de cassation avait affirmé nettement qu’il suffisait aux parents d’établir que le dommage n’est pas dû à une faute de surveillance ou d’éducation de leur part pour s’exonérer, ce qui paraissait bien correspondre aux termes de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 7, du Code civil : « La responsabilité ci-dessus a lieu, à moins que les père et mère… ne prouvent qu’ils n’ont pu empêcher le fait qui donne lieu 1. Ass. plén., 9 mai 1984, D. 1984.525, 2e arrêt, concl. J. Cabannes, note F. Chabas, JCP 1984. II.20255, 2e arrêt, note N. Dejean de la Bâtie, Grands arrêts, t. 2 no 215. 2. V. J. Huet, obs. RTD civ. 1986.121. – V. en ce sens Civ. 2e, 14 nov. 1984, Bull. civ. II, no 168, p. 118 ; v.  cep. relevant le caractère « répréhensible » du comportement de l’enfant, Civ.  2e, 3 mars 1988, Bull. civ. II, no 58, p. 31, RTD civ. 1988.772, obs. P. Jourdain ; 25 janv. 1989, Bull. civ. II, no 21, p. 10 ; Caen, 4 févr. 1988, D. 1989.295, note Evelyne Prieur ; comp. Lyon, 16 nov. 1989, D. 1990.207, note A. Vialard. 3. Civ. 2e, 10 mai 2001, Bull. civ. II, no 96, JCP 2001.II.10613, note J. Mouly, D. 2002.somm. 1315, obs. D. Mazeaud, JCP 2002.I.124, no 20, par G. Viney, RTD civ. 2001.601, obs. P. Jourdain ; Ass. plén. 13 déc. 2002, D. 2003, 231, note P. Jourdain, JCP 2003.II.10010, note A. Hervio-Lelong I, 154, obs. G. Viney, RCA 2003, chron. no 4, par H. Groutel, Gaz. Pal. 7-8 mars 2003, p. 52, note F. Chabas, Grands arrêts, t. 2 no 219 ; – Rappr. Civ. 1re, 20 oct. 2016, LPA 12 févr. 2017, note B. de  Bertier-Lestrade. H.  Groutel, Responsabilité du fait d’autrui : l’inexorable progression, RCA 2003.chron. 4 ; Civ. 2e, 3 juillet 2003, Bull. civ. II, 2003, D. 2003.IR.2207, JCP 2004.II.10009, note R. Desforges (où ne sont visés que les alinéas 4 et 7 de l’article 1384, et non l’alinéa 1er ; v. ss 1078 s.). – V. aussi F. Leduc, Le spectre du fait causal, RCA 2001.chron. 20 ; H. Groutel, L’enfant mineur ravalé au rang de simple chose, RCA 2001.chron. 18. 4. C. Grare, thèse préc. no 65, p. 51. 5. Ex. : Civ. 31 oct. 1921, DP 1922.1.12.

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à cette responsabilité » 1. Rattachée à l’idée de faute, la responsabilité des parents découlait de leur obligation de surveillance et de direction. D’une abondante jurisprudence on déduisait que le débat portait principalement sur l’absence de faute de surveillance. La simple défense faite aux enfants d’effectuer l’action dommageable ne suffisait pas à disculper les parents, dès lors qu’ils ne prouvaient pas avoir pris toutes les mesures nécessaires à son respect. Inversement, le seul fait de ne pas s’être opposé à l’activité dommageable ne suffisait pas à établir la responsabilité des parents. Diverses données étaient prises en considération : caractère dangereux de l’activité 2, caractère de l’enfant 3. L’âge de l’enfant n’était pas indifférent. b) Plusieurs étapes dans l’évolution jurisprudentielle laissèrent présager une évolution importante. Tout d’abord, la persistance des solutions jurisprudentielles a été singulièrement remise en cause à la suite de l’arrêt Fullenwarth (v. ss 1049). Celle précédemment retenue rendait improbable le maintien de l’interprétation traditionnelle de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 4. En substituant à l’expression « présomption de faute » celle de « responsabilité présumée », en se désintéressant ostensiblement de la conduite de l’enfant, en affirmant que la seule condition de la responsabilité des parents réside dans le lien de causalité entre l’acte de l’enfant et le dommage, la Cour de cassation semblait annoncer, en 1984, qu’elle abandonnerait, tôt ou tard, l’idée de faute présumée pour lui substituer celle de responsabilité objective, de sorte que les parents ne pourraient plus échapper à leur responsabilité que par la preuve d’une cause étrangère 4. En outre, la consécration, en 1991, par l’arrêt Blieck, d’un principe de responsabilité de plein droit du fait d’autrui (v. ss 1081) inclina à l’adoption d’une solution identique, au sujet de la responsabilité des père et mère du fait de leurs enfants mineurs 5. Enfin, on pouvait remarquer – surtout depuis l’abaissement de l’âge de la majorité civile en 1974 – que la jurisprudence se montrait assez sévère à l’égard des parents, retenant leur responsabilité même lorsque leur faute était des plus douteuses 6. 1. Civ. 2e, 12  oct. 1955, D.  1956.301, note R. Rodière, JCP  1955.II.9003, note P. Esmein ; 13 juin 1968, Bull. civ. II, no 176, p. 124. 2. Civ. 2e, 16 oct. 1968, Bull. civ. II, no 246, p. 172 ; 4 nov. 1970, D. 1971.205 ; 1er déc. 1971, Gaz. Pal. 1972.1.292. 3. Civ. 1re, 26 nov. 1991, Bull. civ. I, no 337, p. 219 (enfant à la limite de la débilité ; responsabilité des parents) ; Civ. 2e, 4 mars 1987, Bull. civ. II, no 63, p. 35, D. 1987. IR. 63 (jet malencontreux d’une équerre par un enfant docile et studieux ; absence de responsabilité des parents, mais responsabilité de l’institution scolaire pour faute de surveillance). 4. G. Viney, La réparation des dommages causés sous l’empire d’un état d’inconscience : un transfert nécessaire de la responsabilité vers l’assurance, JCP 1985.I.3189, no 12 ; rappr. Civ. 2e, 3 mars 1988, Bull. civ. II, no 58, p. 31, JCP 1988.IV.176, RTD civ. 1988.772, obs. P. Jourdain ; v., depuis lors, vers la persistance de la perplexité, Civ. 2e, 13 avr. 1992, Bull. civ. II, no 122, p. 60, RCA 1992.comm. 256, RTD civ. 1992.771, obs. P. Jourdain. 5. V.  cep., même depuis l’arrêt Blieck, Civ.  2e, 16  mars 1994, JCP  1994.I.3775, no 9, obs. G. Viney, et IV.1326. 6. Ex. : Civ. 2e, 3 mars 1988, préc. ; 25 janv. 1989, Bull. civ. II, no 21.

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1051 Le revirement de 1997 ¸ À la suite d'une collision entre une motocyclette et une bicyclette conduite par un enfant de douze ans, le conducteur de la motocyclette blessé demanda réparation au père de l'enfant, qui se prévalut de la solution, encore admise à l'époque, et suivant laquelle la présomption pesant sur les parents pouvait être écartée lorsque ceux-ci rapportaient la preuve de n'avoir pas commis de faute dans la surveillance et l'éducation de l'enfant. Or, par l'arrêt Bertrand, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a approuvé la Cour d’appel de Bordeaux d’avoir « exactement énoncé que seule la force majeure ou la faute de la victime pouvait exonérer le père de la responsabilité de plein droit encourue du fait des dommages causés par son fils mineur habitant avec lui », en ajoutant que « la Cour d’appel n’avait pas à rechercher l’existence d’un défaut de surveillance du père » 1. La destinée de l’ancien article 1384 – aujourd’hui article 1242 – du Code civil illustre l’existence de deux méthodes d’interprétation, liées à l’écoulement du temps : généraliste ou casuistique 2. Initialement, cet article visait des cas de responsabilité dérogeant – comme les articles 1243 et 1244 (anc. art. 1385 et 1386) – au principe général inscrit aux anciens articles 1382 et 1383 (art. 1240 et 1241). La suite voulut qu’on inventât un bout de phrase de l’ancien article 1384, alinéa 1er (art. 1242) (v. ss 1078 s.). 1052 4°) Effets ¸ Dès lors que sont remplies les conditions étudiées, la victime du dommage se trouve, si la présomption de l'article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 4, ne tombe pas, en mesure de réclamer réparation soit à l'enfant (art. 1240, 1241 – anc. art. 1382, 1383) : fait personnel ; art. 1242 (anc. art. 1384), al. 1, 1243 (anc. art. 1385) : fait des choses), soit à ses père et mère (art. 1242 – anc. art. 1384), al. 4 et 7 : fait d'autrui). Ceux-ci sont même solidairement responsables si, à l'égard de l'un comme de l'autre, les conditions de la présomption se trouvent remplies. Dans le cadre des actions récursoires 3, il n’est pas exclu, bien que cela soit rare, que le père ou la mère exercent un recours contre le mineur, du moins s’il est fautif 4.

1. Civ. 2e, 19 févr. 1997, Bull. civ. II, no 56, p. 32, JCP 1997.II.22848, concl. R. Kessous, note G. Viney, D. 1997.265, note P. Jourdain, Gaz. Pal. 1997.1.572, note F. Chabas, LPA, 15 sept. 1997, p. 12, note M.-C. Lebreton, Grands arrêts, t.  2 no 218 ; F.  Leduc, La responsabilité des père et mère : changement de nature, RCA 1997.chron. 9. – V. dans le même sens, Civ. 2e, 4 juin 1997, Bull. civ. II, no 168, p. 100, D. 1997.IR.159 ; 2 déc. 1998, Dr. et patr., 5 janv. 1999, p. 1 ; 20 avr. 2000, Bull. civ. II, no 66, D. 2000. Somm. 468, obs. P. Jourdain ; 18 mai 2000, Bull. civ. II, no 86, D. 2000, somm. 468, obs. P. Jourdain ; Ass. plén. 13 déc. 2002, préc. ; H. Groutel, Responsabilités du fait d’autrui, L’inexorable progression, RCA 2003.chron. 4 ; Civ. 2e, 3 juill. 2003, JCP 2003. II.10009, note R. Desgorges, 17 févr. 2011, D. 2011. 1117, note M. Bouteille, RCA 2011. Comm. 164, obs. F. Leduc, RTD civ. 2011. 544, obs. P. Jourdain. 2. À ne pas savoir choisir, on favorise en droit de la responsabilité civile ce qu’un auteur a justement appelé un « épouvantable byzantinisme » (H. Croze, Procédures 1996, chron.  359, p. 15). 3. V. Civ. 2e, 13 janv. 2005. 4. Rouen, 7 mai 2003, RCA oct. 2003.comm. 54, par Ch. Radé.

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1053 Réforme ¸ Le projet comporte l'article suivant, bien fidèle, pour l'essentiel, au droit en vigueur, y compris en ce qu'il ne prévoit même plus les conditions de cohabitation « devenue très formelle » 1 : « Sont responsables de plein droit du fait du mineur : – ses parents, en tant qu’ils exercent l’autorité parentale ; – son ou ses tuteurs, en tant qu’ils sont chargés de la personne du mineur ; – la personne physique ou morale chargée par décision judiciaire ou administrative, d’organiser et contrôler à titre permanent le mode de vie du mineur. Dans cette hypothèse, la responsabilité des parents de ce mineur ne peut être engagée » (art. 1246 C. civ). 1054 L’arrêt Blieck et l’article 1247 du projet ¸ Non sans discussions et certaines hésitations, la Cour de cassation a admis l'existence de responsabilités comparables aux précédentes au sujet de mineurs dans l'arrêt Blieck (v. ss 1081). Excluant une généralisation, au demeurant discutable et, en tout cas discutée, le projet de réforme a admis la nécessité d’un article comparable au précédent, mais relatif aux majeurs : « Est responsable de plein droit du fait du majeur placé sous sa surveillance la personne physique ou morale chargée, par décision judiciaire ou administrative, d’organiser et contrôler à titre permanent son mode de vie » (art. 1247). 1055 Un nouveau cas de responsabilité du fait d’autrui ¸ Aux termes d'un éventuel article 1248, il est prévu que : « Les autres personnes qui, par contrat assument, à titre professionnel, une mission de surveillance d'autrui ou d'organisation et de contrôle de l'activité d'autrui, répondent du fait de la personne physique surveillée à moins qu'elles ne démontrent qu'elles n'ont pas commis de faute ». Il pourrait s'agir, par exemple de gardes d'enfants, ce qui en l'absence de disposition contraire, ne mettrait pas obstacle à un cumul avec les responsabilités voisines 2.

B. Responsabilité du fait d’autrui et fonction 1056 Responsabilité des artisans du fait de leurs apprentis ¸ Les artisans

sont responsables du dommage causé par leurs apprentis, « pendant le temps qu'ils sont sous leur surveillance » 3. Pareille présomption a été traditionnellement rapprochée de celle qui concerne les pères et mère : d’une part, elle laisse subsister la responsabilité personnelle de l’apprenti, ce qui permet un éventuel cumul des actions et des indemnités jusqu’à concurrence de la réparation intégrale du dommage ; d’autre part, aussi longtemps qu’il a été décidé que la présomption pesant sur les pères et mère tombait devant la preuve contraire de l’absence de faute,

1. J.-S. Borghetti, art. préc. sur l’avant-projet, D. 2016, p. 1446. 2. J.-S. Borghetti, loc. cit. 3. V. É. Paillet, La responsabilité de l’artisan du fait de l’apprenti (Actualité de l’art. 1384, al. 6, du Code civil), JCP E 1981, II.13627 ; C. Meyer-Royere, La responsabilité des artisans du fait des apprentis, une évolution dans la logique des choses, LPA, 2000, no 91, p. 5, et no 92, p. 11 ; v. Crim. 6 janv. 1953, S. 1954.1.9 ; 5 oct. 1961, D. 1962.somm. 26.

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on en a décidé de même au sujet de la présomption pesant sur l’artisan. L’une et l’autre relèvent expressément du même texte : « La responsabilité ci-dessus a lieu, à moins que les père et mère et les artisans ne prouvent qu’ils n’ont pu empêcher le fait qui donne lieu à cette responsabilité » (art. 1242 – anc. art. 1384 –, al. 7) 1. On doit donc considérer, par transposition de l’arrêt Bertrand (v. ss 1051), que seule la force majeure ou la faute de la victime peuvent exonérer l’artisan de la responsabilité de plein droit encourue du fait de l’apprenti. L’artisan est un employeur qui s’engage, outre le versement d’un salaire, à donner ou à faire donner une formation professionnelle à un jeune travailleur ou apprenti (v. C. trav., art. L. 6211-1 et 2, anc. art. L. 115-1 s.) ; pour l’application de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 6, il n’est pas nécessaire que l’artisan soit inscrit au registre des métiers 2 ; en outre, le jeu de la présomption n’est pas subordonné à la preuve d’un contrat régulier d’apprentissage 3. Point n’est besoin que l’apprenti soit mineur 4. S’il loge chez l’artisan, la présomption est continue ; sinon, elle ne couvre que le temps de la surveillance 5. Lorsque, par la loi du 16 juillet 1971, on a modifié les règles relatives à l’apprentissage et fait de celui-ci un contrat de travail de type particulier, on aurait été bien inspiré en supprimant les dispositions qui viennent d’être analysées et en assimilant la situation de l’artisan à celle du commettant, qui est plus protectrice des victimes, ainsi qu’on va le voir.

On s’en tiendra, dans la suite des présents développements à la responsabilité des commettants.

1057 La responsabilité des commettants du fait de leurs préposés ¸ Il se peut que par un renforcement dans le sens de la garantie, puis de l'élimination de celle-ci, cet « autrui » dont on est responsable cesse de l'être, tandis que dans le même temps la responsabilité de celui qui était précédemment considéré comme responsable pour autrui voit sa responsabilité accrue. On ne peut même plus faire référence à la qualité de garant, puisque celle-ci implique corrélativement un garanti – auteur en quelque sorte immédiat du fait illicite. La triade (v. ss 1043) fait place à la dyade, du moins dans la plupart des cas et sous réserve notamment d’infractions pénales intentionnelles commises par l’intermédiaire. On ne peut pas davantage faire état ici de substitutions de responsabilités, ce qui supposerait, au moins dans un premier temps du raisonnement, une responsabilité originaire, d’ailleurs plus ou moins refoulée (v. ss 1037). De proche en proche, il est vrai, la responsabilité du fait d’autrui se dilue dans la responsabilité du fait personnel. Il y a un esprit civiliste ou travailliste dans l’approche classique des rapports de commettant à préposé, qui se manifeste là où dominent les 1. Civ. 8 déc. 1961, JCP 1962.II.12658 ; Crim. 14 mai 1980, Bull. crim. no 146, p. 353, RTD civ. 1981.158, obs. G. Durry. 2. Un jardinier peut être un artisan au sens de l’art. 1384 (T. corr. Pontoise, 27 mars 1936, JCP 1936.II.809) ; de même, un hôtelier (Crim. 30 juin 1943, DA 1943.71, JCP 1943.II.2383 ; 18 févr. 1959, Gaz. Pal. 1959.1.somm. 26). 3. Crim. 30 juin 1943, préc. 4. Contra, Aubry et Rau, t. VI, 7e éd., par A. Ponsard et N. Dejean de la Bâtie, § 447, no 422. 5. Amiens, 12 déc. 1949, Gaz. Pal. 1950.1.237 ; Aix-en-Provence, 28 avr. 1952, D. 1952.714.

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nécessités de la vie d’entreprise, notamment lorsqu’il s’agit de la responsabilité des sociétés mères du fait de leurs filiales ou encore des relations entre un entrepreneur principal et un sous-traitant 1. Il aurait été concevable d’étendre la responsabilité des commettants de diverses manières. Le moment était propice même si, dans le vaste domaine des entreprises et de la vie des affaires, certains courants se manifestaient en ce sens de manière opportune à l’occasion de la préparation du projet de loi sur la responsabilité civile. Mais de fortes résistances se sont manifestées dans le monde de l’économie. Certaines avancées, alors proposées, n’ont pas été retenues : ni la responsabilité de celui qui aménage ou encore l’activité professionnelle d’autrui et, de ce fait, un avantage économique, ni responsabilité des sociétés mères du fait de leurs filiales 2, ce qui ramène cinquante ans en arrière, au temps de la réforme des sociétés commerciales (L. 24 juill. 1966). Un recul du droit positif résulte d’ailleurs, en droit du sport, d’un éventuel abandon implicite de la responsabilité des associations sportives du fait de leurs membres (v. ss 1085 s.) Un article 1249 (issu du projet de réforme de la responsabilité civile) traduirait bien cet esprit plutôt conservateur : « Le commettant est responsable de plein droit des dommages causés par son préposé. Est commettant celui qui a le pouvoir de donner au préposé des ordres ou des instructions en relation avec l’accomplissement de ses fonctions » (al. 1er). « En cas de transfert du lien de préposition, cette responsabilité pèse sur le bénéficiaire du transfert » (al. 2). « Le commettant ou le bénéficiaire du transfert n’est pas responsable s’il prouve que le préposé a agi hors des fonctions auxquelles il était employé, sans autorisation et à des fins étrangères à ses attributions. Il ne l’est pas davantage s’il établit une collusion du préposé et de la victime » (al. 3). « Le préposé n’engage sa responsabilité personnelle qu’en cas de faute intentionnelle, ou lorsque, sans autorisation, il a agi à des fins étrangères à ses attributions » (al. 4). 1058 L’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 5, du Code civil ¸ Propre à la responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle 3, ce texte dispose : « Les maîtres et les commettants (sont responsables) du dommage causé par leurs domestiques et préposés dans les fonctions auxquelles ils les ont employés ». La formule appelle, d’emblée, deux séries de remarques. Les unes ont trait à l’expression de la règle. Il importe, d’une part, d’observer que le mot « commettant » n’a pas ici le sens étroit qui lui est donné dans le droit des contrats, lorsque l’on envisage le contrat de 1. V. not. Civ. 3e, 8 sept. 2009, D. 2010, 239, note N. Dissaux. 2. V. not. D. de Saint-Affrique, De l’opportunité de légiférer sur le devoir de vigilance : choix compassionnel pertinent ou inadapté, JCP E, 2017, Étude 1064. 3. Civ. 2e, 11 janv. 1989, JCP 1989.II.21326, 1re esp., note C. Larroumet ; v. cep. Paris, 26 févr. 1986, D. 1986.397, note A. Vialard ; comp. Com. 3 oct. 1989, Bull. civ. IV, no 246, p. 165, RTD civ. 1990.87, obs. P. Jourdain.

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commission – lequel constitue une variété des mécanismes de représentation contractuelle – et les relations que ce contrat fait naître notamment entre le commettant et le commissionnaire (v. ss 242). Il faut, d’autre part, remarquer que, s’il est fait état, à l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 5, des maîtres et commettants – et corrélativement des domestiques et préposés –, l’on peut se contenter du binôme commettant-préposé, qui inclut le binôme maître-domestique. D’autres réflexions concernent la portée de la responsabilité : tandis que le père, la mère ou l’artisan peuvent, à certaines conditions, se dégager de la présomption pesant sur eux, il en va autrement des commettants. Si les conditions prévues à l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 5, sont réunies, ils ne peuvent pas se dégager en rapportant une preuve contraire, ce qui – on le devine – n’est pas sans influence sur la détermination du fondement de leur responsabilité 1. 1059 1°) Conditions de la responsabilité des commettants ¸ Elles concernent deux éléments : d'une part, le lien devant unir le commettant et le préposé ; d'autre part, le fait dommageable imputable à ce dernier. Qu'il s'agisse de l'un ou de l'autre, la jurisprudence ne facilite pas l'interprétation doctrinale 2. 1060 a) Le lien de commettant à préposé. Préposition et subordination ¸ Il y a lien de préposition lorsque le commettant a « le droit de donner au préposé des ordres ou des instructions sur la manière de remplir les fonctions auxquelles il est employé » 3. La jurisprudence fonde donc la responsabilité du commettant du fait de son préposé sur la notion d’« autorité » et de « subordination » 4. C’est parce que le commettant commande ou du moins use d’une autorité à la fois légitime et raisonnable qu’il a la responsabilité des actes de son préposé 5. Le pouvoir de donner des ordres 1. J. Flour, Les rapports de commettant à préposé dans l’article 1384 du Code civil, thèse Caen, 1933 ; E.  Bertrand, Les aspects nouveaux de la notion de préposé ; l’idée de représentation dans l’article 1384, alinéa 5, du Code civil, thèse Aix, 1935 ; R. Legeais, L’évolution de la responsabilité civile des maîtres et commettants du fait de leurs préposés en droit français et en droit allemand, Mélanges J. Savatier, 1992, 303 s. ; E. Ayissi Manga, Préposé et responsabilité, RRJ 2002-2, p. 715 s. ; A.-C. Benoît-Renaudin, La responsabilité du préposé, éd. LGDJ, 2010 ; Th. Lasne et L. Leviaux, La reponsabilité du salarié, LPA no spéc. févr. 2008 ; Responsabilité civile : le fait du préposé, Dossier RCA, mars 2013, no 11 à 20, spéc. no 12 par L. Leveneur. 2. N. Molfessis, La jurisprudence relative à la responsabilité des commettants du fait de leurs préposés ou l’irrésistible enlisement de la Cour de cassation, Mélanges Gobert, 2004, p. 495 s. 3. Civ. 4 mai 1937, DH 1937, 363, Grands arrêts, t. 2 no 220. 4. V. Civ. 2e, 9 nov. 1967, Bull. civ. II, no 321 ; Crim. 15 févr. 1972, D. 1972, 368, JCP 1972, II, 17159, note D. Mayer ; Com. 26 janv. 1976, Bull. civ. IV, no 29, D. 1976, 449, rapport Mérimée ; Soc. 12 juin, Bull. civ. V, no 524. 5. II peut se faire que celui qui commande ne soit pas son propre maître, qu’il soit, dans son activité, le subordonné d’un autre, qu’il ne soit qu’un intermédiaire. Même s’il dispose d’une marge de liberté plus ou moins grande, ce n’est pas lui le commettant ; le contremaître n’est pas le commettant des ouvriers qui travaillent sous ses ordres ; cette qualité reste attachée au chef d’entreprise.

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suffit à constituer le rapport de préposition, même s’il ne s’accompagne pas de connaissances techniques suffisantes 1. D’autres critères avaient été proposés en doctrine : choix du préposé par le commettant pour ceux qui voient dans l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 5 une présomption de faute in eligendo, dépendance économique et sociale du préposé pour les partisans de la théorie du risque. Après avoir décidé qu’une personne n’est pas responsable de ceux qui travaillent sous ses ordres, si elle ne les a pas choisis 2, la jurisprudence a abandonné l’exigence du libre choix 3 ; quant au critère déduit de la dépendance du préposé, elle l’a condamné en termes fort nets : « la condition d’un travailleur à l’égard de la personne pour laquelle il travaille ne saurait être déterminée par la faiblesse ou la dépendance économique dudit travailleur » 4. Plus récemment, il a été soutenu que le lien de préposition serait caractérisé moins par la subordination que par le fait pour le préposé d’agir pour le compte d’autrui 5. Aussi bien, selon ces auteurs, si la jurisprudence continue à se référer au pouvoir du commettant sur le préposé, insistant sur ce que l’autorité et la subordination « doivent être réelles et ne peuvent résulter d’une situation purement apparente » 6, cette référence à la subordination serait, dans les décisions les plus récentes, de plus en plus « incantatoire » 7. 1061 Préposition et contrat ¸ Le lien de préposition n'a pas nécessairement une source contractuelle. Il peut, en effet, résulter de liens de famille, de concubinage, d’amitié ou de complaisance occasionnelle, sans qu’au demeurant il corresponde nécessairement, dans telle ou telle situation, à la notion d’autorité (ex. : autorité parentale), telle du moins que le droit tente de la définir 8. Mais il est nécessaire que la relation d’autorité, telle qu’elle est, ici, prise en considération, ne soit pas le seul effet de l’apparence 9. En pratique, l’hypothèse la plus fréquente d’existence d’un rapport de préposition est celle du contrat de travail. Le critère de la subordination 1. Civ. 2e, 12 janv. 1977, D. 1977, IR 330, obs. Larroumet ; 11 oct. 1989, Bull. civ. II, no 175. 2. Civ. 8 mai 1908, DP 1909. 1. 130. 3. Req. 6 août 1908, S. 1908. 1. 281, DP 1910. 1.524. 4. Civ. 6 juill. 1931, DP 1931. 1. 121, note Pic. 5. Viney et Jourdain, Les conditions de la responsabilité, no 792. 6. Crim. 15 févr. 1972, préc. 7. Viney et Jourdain, op. et loc. cit 8. Ex. : Req. 12 juill. 1887, S. 1887.1.384 (mari préposé de sa femme) ; Civ. 8 nov. 1937, Gaz. Pal. 1938.1.43 (gendre préposé du beau-père) ; rappr. Civ. 4 déc. 1945, JCP 1946.11.3110 (fils préposé du père ?) ; v. Civ. 2e, 28 avr. 1955, Bull. civ. II, no 219, p. 132 (père préposé du fils). – Rappr. à propos de la concubine, Crim. 6 mars 1931, Gaz. Pal. 1931.1.537. – Est préposé l’ami du propriétaire d’une automobile, à qui celui-ci la confie pour un usage déterminé : Req. 1er mai 1930, DP 1930.1.137, note R. Savatier ; 18 avr. 1932, DH 1932.282 ; v. aussi, à propos d’un service rendu sans contrat ou par complaisance : Civ. 4 déc. 1945, JCP 1946.11.3110 ; Crim., 26 nov. 1957, D. 1958 somm. 74 (la preuve doit être rapportée qu’il y avait bien lien de subordination). 9. Sur le fait que le commettant apparent n’est pas responsable, du moins en application de l’article 1384, al. 5, v. Crim. 15 févr. 1972, D. 1972.368, JCP 1972.11.17159, note D. Mayer, RTD civ. 1973.350, obs. G. Durry.

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qui fonde le lien de préposition est, en effet, le même que celui qui sert à définir ce contrat. À l’inverse, les contrats qui impliquent que l’activité est exercée de façon indépendante ne donnent pas en principe naissance à un rapport de préposition. Tel est le cas, par exemple, du louage d’ouvrage 1, du bail 2. Néanmoins, la jurisprudence semble, depuis quelques années, s’orienter vers une définition plus large du lien de préposition. Alors que traditionnellement on enseignait que l’exercice des professions indépendantes, et notamment médicales, était incompatible avec l’autorité et la subordination corrélatives qui caractérisent les liens de préposition, la Cour de cassation a ensuite posé que « l’indépendance professionnelle dont jouit le médecin dans l’exercice même de son art n’est pas incompatible avec l’état de subordination qui résulte d’un contrat de louage de services le liant à un tiers » 3. Cette évolution s’explique, semble-t-il, par un assouplissement de la notion de subordination juridique en tant que critère du contrat de travail. Aujourd’hui, c’est plutôt « l’appartenance à une entreprise et l’intégration du subordonné dans un service organisé qui caractérisent la relation de travail » 4, de telle sorte que l’indépendance de certains professionnels, et notamment du médecin dans l’exercice de son art, n’est plus incompatible avec sa soumission à une organisation des fonctions conduisant à la qualification de relation du travail. Ces décisions pourraient bien préfigurer une évolution vers les conceptions défendues par Mlle Viney et M. Jourdain : le préposé serait celui qui agit pour le compte du commettant. 1062 La mise d’une personne à la disposition d’une autre ¸ Il n'est pas exclu qu'une personne serve plusieurs commettants responsables en cette qualité 5. Plus fréquemment on se demande qui est commettant lorsqu’une personne placée ordinairement sous les ordres d’un patron est momentanément mise à la disposition d’une autre personne. Exemples : un employé est mis avec le camion qu’il conduit à la disposition d’un client ; une équipe d’ouvriers est mise par l’employeur à la disposition d’une autre entreprise. Servant à qualifier la notion de commettant, l’idée d’autorité permet aussi de résoudre cette difficulté : il faut rechercher 1. Req. 4 févr. 1880, DP 80. 1. 392. 2. Req. 19 janv. 1898, DP 98. 1. 175. 3. Crim. 5 mars 1992, JCP 1993. II. 22013, note Chabas, RTD civ. 1993. 137, obs. Jourdain ; Civ. 1re, 26 mai 1999, JCP 1999. II. 10112, rapp. Sargos ; v. déjà Crim. 19 déc. 1983, Bull. crim. o n 342, D. 1984. IR. 459, obs. J. Penneau ; v. aussi Crim. 22 mars 1988, RTD civ. 1988. 774, à propos d’un artisan indépendant installant des appareils pour le compte d’une société ; Civ. 2e, 11 déc. 1996, RCA 1997, no 83 décidant qu’un entrepreneur peut être préposé car le lien de préposition peut se déduire de l’intérêt d’une personne à utiliser les services d’une autre personne pour les besoins de son entreprise. 4. Jourdain, RTD civ. 1993. 138 ; Ph. Didier, De la représentation en droit privé, thèse Paris II, éd. 2000, no 199, p. 147. 5. V., à propos d’un berger préposé de plusieurs propriétaires de moutons, Civ. 2e, 9 févr. 1967, Gaz. Pal 1967.1.224, RTD civ. 1967.634, obs. G. Durry. – Rappr. H Groutel. La responsabilité des entreprises de gardiennage, RCA 1989, chron. 8.

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lequel des deux avait, au moment de l’accident, l’autorité effective, le droit de donner des instructions. Ainsi, en cas de prêt bénévole d’une voiture et du chauffeur, le patron ne perd pas nécessairement l’autorité et la direction du chauffeur pour la conduite de la voiture 1. Il n’est pas toujours aisé de mettre en œuvre le principe selon lequel la responsabilité pèse sur celui des deux qui avait l’autorité effective, le droit de donner des instructions 2. À défaut d’une clause expresse ou tacite dans la convention passée entre les deux commettants 3, il faut tenir compte de toutes les circonstances de la cause, en particulier de la durée de la mise à la disposition et de la compétence technique respective des parties. On a ainsi pu soutenir, dans l’hypothèse où un employé a été mis avec le camion qu’il conduit à la disposition d’un client, que l’employé devenait le préposé de celui-ci pour l’utilisation du véhicule, mais demeurait le préposé de son employeur habituel pour tout ce qui touche au fonctionnement du camion 4. La question est particulièrement délicate lorsque le transfert n’est que partiel, le préposé pouvant recevoir des ordres de plusieurs personnes. Il convient alors de rechercher celui qui, parmi les commettants, avait le pouvoir effectif de donner des instructions au moment du fait dommageable, ou du moins, en cas de division de ce pouvoir, celui qui avait l’autorité principale sur le préposé 5. Fréquemment, la responsabilité du fait des actes commis par un salarié mis temporairement à la disposition d’une autre personne, notamment pour conduire un véhicule ou manier un engin, continue de peser sur l’employeur habituel, car il n’est pas démontré que celui-ci a abdiqué toute autorité sur son salarié au moment où il a causé le dommage 6. Il en va cependant différemment en cas de mise à disposition par une entreprise de travail temporaire. L’entreprise utilisatrice est alors, en général, considérée comme commettante, car c’est elle qui exerce les pouvoirs de direction et de contrôle sur le salarié 7. Dans ces cas, comme dans les précédents – sous réserve de l’éventualité de co-commettants (v. ci-dessus) –, on 1. Civ. 4 mai 1937, DH 1937.363, Grands arrêts, t. 2 no 220 ; 3 nov. 1942, D. 1947.145, note A. Tunc ; Com. 16 juin 1966, JCP 1966.11.15330, note J. Bigot, RTD civ. 1968.372, obs. G. Durry ; Civ. 2e, 19 oct. 2006, Bull. civ. II, no 275, RTD civ. 2007, 133, obs. P. Jourdain. 2. V.  ainsi Req. 24  janv. 1938, DP 1938.1.50, note signée E.P. ; 21  oct. 1942, Gaz. Pal. 1942.2.243 ; 3 nov. 1942, D. 1947.145, note A. Tunc ; Civ. 15 juill. 1948, D. 1948.471 ; Crim. 25 janv. 1951, S. 1951.1.298 ; 1er juin 1954, JCP 1954.II.8345, note R. Rodière ; Civ. 15 nov. 1955, Gaz. Pal. 1956.1.32 ; Civ.  2e, 11  mai 1956, D.  1957.121, note R. Rodière ; 2  juin 1956, D. 1956 somm. 84 ; Crim. 28 oct. 1958, D. 1959, somm. 21. 3. V. par ex., Com. 26 janv. 1976, D. 1976.449, rapp. Mérimée. 4. Civ. 2e, 17  juill. 1962, Gaz. Pal. 1962.2.309 ; 17 déc. 1964, JCP  1965.II.14125, note R. Rodière ; Paris 1er déc. 1977, D.  1978.IR.407, obs. C.  Larroumet. – Contra : Civ.  2e, 20  juill. 1955, D. 1956.somm. 151, JCP 1956.II.9052, note R. Savatier. 5. F. Gaudu, La responsabilité civile du prêteur de main-d’œuvre, D. 1988.chron. 235. 6. Com. 16 juin 1966, JCP 1968.II.15330, note J. Bigot ; 18 juin 1969, Bull. civ. IV, no 233, p. 221 ; Civ. 2e, 22 avr. 1970, Bull. civ. II, no 136, p. 104 ; 9 nov. 1976, D. 1977.IR.107 ; Crim. 28 nov. 1979, D. 1980.IR.311 ; Com. 13 mai 1980, JCP 1980.IV.281. 7. Crim. 10 mai 1976, D. 1976.IR.182, RTD civ. 1976.785, obs. G. Durry ; 15 janv. 1985, Bull. crim. no 24, p. 59 ; Soc. 30 janv. 1985, Bull. civ. V, no 71, p. 51, RTD civ. 1986.132, obs. J. Huet.

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raisonne en s’attachant à déterminer quel était, au moment de l’accident, le commettant doté de l’autorité effective. Tel est notamment le cas du médecin répondant des personnes qui l’assistent lors de l’acte médical, même lorsque ces personnes sont les préposés de l’établissement de santé où il exerce 1. La Cour de cassation a pourtant décidé qu’« il n’en est pas de même lorsque la victime est le praticien lui-même » 2. Il en résulterait une dissociation appelant une comparaison avec la distinction de la garde d’une chose en garde de la structure et garde du comportement (v. ss 1013), avec tous les inconvénients qui en découlent 3. Au demeurant, les difficultés sont de manière plus générale inhérentes au cumul sur la même tête, des qualités de responsable et de victime (rappr., quant aux conducteurs de véhicules, v. ss 1185). – Sur l’incompatibilité entre les fonctions de gardien et de préposé, v. ss 1011. 1063 b) Le fait du préposé ¸ Deux conditions sont nécessaires pour que le fait dommageable du préposé entraîne la responsabilité du commettant : 1) il doit s'agir d'un fait illicite ; 2) ce fait doit avoir été causé dans l’exercice des fonctions, voire à l’occasion de ces fonctions 4. 1064 Le fait illicite ¸ Bien que cette exigence ne soit pas expressément formulée, il est admis que le fait du préposé doit être illicite. Envisagé en lui-même, comme mécanisme de déclenchement de la responsabilité des commettants, il doit présenter, en la personne du préposé, les caractères du fait générateur de responsabilité, voire d'un fait générateur d'obligation à réparation. Il en résulte que le commettant engage sa responsabilité même du fait du préposé dément 5. On est aussi porté à estimer que, dans les cas exceptionnels où le préposé, tout en étant dans l’exercice de ses fonctions, pourrait être gardien d’une chose et engager sa responsabilité à ce titre (v. ss 1011, 1073), il y aurait fait illicite de nature à entraîner la responsabilité du commettant, sans qu’il soit besoin de rapporter la preuve positive d’une faute du préposé 6. De ce que, depuis le revirement opéré par 1. Civ. 2e, 15 mars 1976, Bull. civ. II, no 100, D. 1977.27. 2. Civ. 1re. 13 mars 2001, Bull. civ. I, no 72, Gaz. Pal. 21-23 avr. 2002, note Dominique GencyTandonnet, RCA 2001.comm. 194, RTD civ. 2001.599, obs. P. Jourdain. – V. depuis la loi du 4 mars 2002 sur les risques sanitaires, v. ss 1237. 3. V. P. Jourdain, obs. préc., remarquant qu’en l’occurrence il aurait été à la fois plus commode et plus juridique (contrat avec une clinique) de se placer sur le terrain de la responsabilité contractuelle du fait d’autrui (V. ss 586). 4. V. le dossier préc., Le fait du préposé, no 13, par D. Bacouche, no 4 par Ph. Brun et no 16, par H. Matsopoulou. 5. Civ. 2e, 7 mars 1977, D. 1977.501, note C. Larroumet, RTD civ. 1977.556, obs. G. Durry. – Le contraire avait été décidé par la jurisprudence, mais à une époque où les auteurs de dommages causés sous l’empire d’un trouble mental n’étaient pas tenus à réparation : Civ. 2e, 15 mars 1956, JCP 1956.II.9297, note P. Esmein ; v., depuis la loi du 3 janv. 1968, v. ss 961 et J.-J. Burst, La réforme du droit des incapables majeurs et ses conséquences sur le droit de la responsabilité civile extra-contractuelle (JCP 1970.I.2307, no 51). 6. Certes, par un arrêt célèbre, la Cour de cassation a décidé que « la responsabilité d’un accident causé par une chose ne saurait incomber à la fois à celui qui en use, envisagé comme son

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la Cour de cassation en 2000 (v. ss 1069), suivant lequel le préposé qui agit sans excéder les limites de sa mission n’engage pas sa responsabilité à l’égard des tiers, d’aucuns ont cru pouvoir déduire que l’exigence d’un fait illicite devrait disparaître 1. S’agissant de la responsabilité du commettant à l’égard des tiers, cet allégement, inspiré du régime de la responsabilité des père et mère, ne se justifie pas 2. 1065 Le dommage doit avoir été causé dans l’exercice des fonctions

du préposé. Fluctuations de la jurisprudence ¸ En

posant que les commettants sont responsables du dommage causé par leurs préposés « dans les fonctions auxquelles ils les ont employés » et non pas à l'occasion des fonctions, l'article 1384, alinéa 5, paraît bien indiquer que ses rédacteurs ont entendu assez strictement la responsabilité du commettant du fait de son préposé. Mais l'argument ne porte plus guère si l'on considère l'ancienneté de cette disposition et l'ampleur des changements qui ont affecté les situations économiques et sociales auxquelles elle s'applique. Responsable des dommages causés par ses préposés dans l’exercice de leurs fonctions, le commettant ne l’est pas a contrario de ceux que ces mêmes préposés commettent en dehors de leurs fonctions. De fait, si le préposé accomplit un acte dommageable, en dehors des lieux et heures de travail, avec des moyens qui lui sont propres et dans un dessein étranger au service de l’employeur, on voit mal comment la responsabilité de celui-ci pourrait être engagée. Ainsi il est bien évident qu’un patron n’est pas responsable du meurtre commis par son préposé en dehors de l’entreprise dans un désir de vengeance, du délit ou quasi-délit commis un jour de congé au cours d’une partie de chasse ou d’une randonnée en voiture. En revanche, il est plus délicat de se prononcer lorsque l’acte constitue seulement un abus de fonction ; sans entrer dans le cadre de l’accomplissement des fonctions, l’acte dommageable a été provoqué ou facilité par celles-ci. C’est l’hypothèse – source d’un contentieux abondant, aujourd’hui tari par la loi du 5 juillet 1985, relative à l’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation qui en a fait disparaître l’enjeu – du chauffeur qui, à l’heure du travail, cause un dommage à une personne qu’il avait laissé monter par camaraderie ou simple complaisance dans le camion de son patron ; c’est le préposé d’un loueur de voiture qui, profitant d’une absence des clients de son patron, s’empare des objets qu’ils avaient laissés à sa garde dans la voiture ; c’est encore l’employé de banque du service des titres qui spécule avec les titres des clients de la banque. Dans ces divers cas, la responsabilité du commettant peut-elle, ou non, être engagée ? En dépit du libellé assez restrictif de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 5, la jurisprudence retint initialement une solution favorable à la victime ; elle admit que le commettant était responsable des actes dommageables de son préposé,

gardien, et à celui qui la lui a confiée, envisagé non comme en ayant conservé la garde, mais comme le commettant du premier » (Civ. 30 déc. 1936, DP 1937.1.5, rapp. L. Josserand, note R. Savatier, S. 1937.1.137, note H. Mazeaud, Grands arrêts, t. 2 no 226 ; v. ss 1011). Mais, depuis lors, l’incompatibilité a paru moins absolue et, dans cette mesure, on est porté à admettre, comme pour la responsabilité des parents (v. ss 1045 s., 1051), que le fait d’autrui peut être le fait d’un gardien (rappr. M. Puech, L’illicéité dans la responsabilité civile extra-contractuelle, thèse Strasbourg, éd. 1973, no 227). 1. M. Billiau, JCP 2000.II.10295. 2. P. Jourdain, RTD civ. 2000.584.

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même s’ils sortaient du cadre normal de sa fonction, dès lors que leur accomplissement avait été facilité par l’exercice de celle-ci 1. Mais à partir des années cinquante, une divergence se fit jour entre la Chambre criminelle et la Chambre civile. Alors que la première faisait preuve d’un libéralisme de plus en plus grand, en admettant la responsabilité du commettant pour des délits intentionnels commis hors fonctions dès lors que le préposé avait trouvé dans l’exercice de celles-ci des moyens facilitant leur réalisation 2, la seconde marquait une réaction sensible, en écartant la responsabilité du commettant « lorsque l’acte dommageable a trouvé sa source dans un abus de fonction de la part du préposé, ledit abus supposant nécessairement que cet acte est étranger à la fonction » 3. C’est en cet état de la jurisprudence qu’est intervenu l’arrêt des Chambres réunies rendu le 9 mars 1960 4. En l’espèce, un accident avait été causé par un préposé qui, dépourvu de permis de conduire, s’était emparé d’un véhicule au mépris des ordres et à l’insu du commettant ; la Chambre criminelle avait admis une conception très extensive de la relation de l’acte dommageable avec la fonction, estimant qu’il suffit que le fait dommageable ait été commis par le préposé, au moyen des facilités que lui procuraient ses fonctions ; la cour de renvoi ayant refusé de s’incliner, les Chambres réunies lui ont donné raison en décidant que ne peut suffire, pour engager la responsabilité du commettant, le seul fait que l’auteur de l’accident ait accès en raison de son emploi au hangar où se trouvait l’instrument du dommage, l’acte ayant été « indépendant du rapport de préposition qui l’unissait à son employeur ». La décision semblait plutôt consacrer l’interprétation restrictive de la Chambre civile. Néanmoins, la motivation des Chambres réunies manquant de netteté, la Chambre criminelle estima qu’elle pouvait persister dans sa jurisprudence antérieure ; elle continua donc à affirmer la responsabilité du commettant dès lors que le fait dommageable avait été accompli à l’occasion des fonctions 5. Quant aux Chambres civiles, elles maintinrent leur conception restrictive 6. On put espérer en 1977 que ce désaccord persistant allait être tranché grâce à une intervention de l’Assemblée plénière. Celle-ci fut en effet saisie d’une affaire assez proche de celle qui avait donné lieu à l’arrêt des Chambres réunies. Un chauffeur disposant habituellement d’une camionnette de service l’avait utilisée pour se promener avec des camarades. Un accident étant survenu et le chauffeur étant insolvable, les victimes furent indemnisées par le Fonds de garantie automobile qui se retourna ensuite contre le commettant. Après une première cassation, la Cour de Bourges, cour de renvoi, décida que le commettant n’était pas responsable, car il avait interdit à son préposé d’utiliser la voiture à des fins personnelles. Le problème était donc nettement posé devant l’Assemblée plénière, le demandeur invoquant la jurisprudence de la Chambre criminelle, le défendeur 1. Crim. 25 févr. 1907, DP 1907.1.413 ; 20  juill. 1931, DH 1931.493 ; 18  oct. 1946, S. 1947.1.30. 2. V. par ex. Crim. 20 mars 1958, Bull. crim. no 280, p. 484. 3. Civ. 2e, 14 juin 1957, D. 1958.53, note R. Savatier ; v. déjà Civ. 1er juill. 1954, D. 1954.628, JCP 1954.II.8352. 4. D. 1960.329, note R. Savatier, JCP 1960.II.11559, note R. Rodière, Gaz. Pal. 1960.1.313, Grands arrêts, t. 2, no 221. 5. Crim. 5 oct. 1961, Bull. crim. no 220, p. 420 ; 21 nov. 1968, Gaz. Pal. 1969.1.40 ; 9 juin 1970, JCP 1970.IV.204 ; 27 janv. 1971, Bull. crim. no 30 et 31, p. 69 s. 6. Civ. 2e, 18  janv. 1963, D.  1963.somm. 65 ; 1er déc. 1966, Bull. civ.  II, no 935, p. 655 ; 15 janv. 1970, D. 1970.somm. 55 ; 15 déc. 1975, D. 1976.IR.86.

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celle de la deuxième Chambre civile. Par un arrêt du 10 juin 1977 1, l’Assemblée plénière rejeta le pourvoi. La motivation retenue est plus nette que celle de l’arrêt du 9 mars 1960 : « le commettant n’est pas responsable du dommage causé par le préposé qui utilise, sans autorisation, à des fins personnelles, le véhicule à lui confié pour l’exercice de ses fonctions ». Cependant, ainsi que l’ont souligné certains des commentateurs 2, la cour envisage exclusivement le cas de l’emprunt abusif de véhicule. Profitant de cette formulation restrictive, la Chambre criminelle ne s’est alignée sur la solution exprimée par l’Assemblée plénière que dans les espèces où le préposé utilise à des fins personnelles le véhicule de l’employeur 3. Dans toutes les autres hypothèses d’abus de fonction, elle persista à retenir la responsabilité du commettant 4. D’où une deuxième intervention de l’Assemblée plénière à propos d’une espèce qui, contrairement aux précédentes, n’avait pas trait aux emprunts abusifs de véhicules. Un livreur de fuel découvert alors qu’il tentait de détourner sa cargaison avait déversé celle-ci dans une carrière. Il en était résulté la pollution de plusieurs points d’eau. Les communes victimes de cette pollution ayant demandé réparation au commettant, les Cours d’appel de Chambéry (1er juin 1978) et de Grenoble (20 décembre 1979) avaient successivement décidé que sa responsabilité n’était pas engagée. Mais ces décisions avaient été censurées par la Chambre criminelle 5. La Cour de Lyon, cour de renvoi, ayant par un arrêt en date du 26 mars 1982, refusé de s’incliner, les conditions d’une nouvelle intervention de l’Assemblée plénière étaient réunies. Par un arrêt rendu le 17 juin 1983 6, celle-ci a condamné la position de la Chambre criminelle : « les dispositions de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 5, du Code civil ne s’appliquent pas au commettant en cas de dommages causés par le préposé qui, agissant sans autorisation à des fins étrangères à ses attributions, s’est placé hors des fonctions auxquelles il est employé ». Cette décision a été comprise de façon assez différente par les principaux commentateurs. Pour les uns, il en résulte que la présomption de l’article 1384, alinéa 5, n’est écartée que lorsque le commettant démontre l’existence de trois conditions cumulatives : l’absence d’autorisation, la poursuite par le préposé d’une fin étrangère à ses attributions et le dépassement objectif des fonctions 7. Pour d’autres, seules les deux premières conditions devraient être remplies pour que le commettant puisse échapper à sa responsabilité, le fait que le préposé se soit placé hors des fonctions n’étant qu’une « conséquence nécessaire de la seconde condition » 8. On le voit, s’il y a accord sur ce que la responsabilité du commettant est engagée lorsqu’il a autorisé, même tacitement, l’activité qui est à l’origine du dommage ou 1. D. 1977.465, note C. Larroumet, JCP 1977.II.18730, concl. P. Gulphe, Defrénois 1977.1517, obs. J.-L. Aubert, RTD civ. 1977.74, obs. G. Durry, Grands arrêts, t. 2 no 222. 2. C. Larroumet, note préc. D. 1977.446, col. 2. 3. Crim. 18 juill. 1978, Bull. crim. no 237, p. 627 ; comp. Crim. 13 mai 1980, JCP 1980.IV.281, RTD civ. 1981.159, obs. G. Durry, qui même en ce domaine semble marquer un retour aux solutions antérieures. 4. Crim. 18 juin 1979, Bull. crim. no 212, p. 582, D. 1980.IR.36, obs. C. Larroumet ; T. Hassler, La responsabilité des commettants, La jurisprudence de la Chambre criminelle depuis l’arrêt de l’Assemblée plénière du 10 juin 1977, D. 1980, chron. 125. 5. Crim. 3 mai 1979, Bull. crim. no 157, p. 157. 6. JCP 1983.II.20120, concl. P.-A. Sadon, note F. Chabas, RTD civ. 1983.749, obs. G. Durry, Grands arrêts, t. 2 no 223. 7. G. Durry, obs. RTD civ. 1983.749 ; G. Viney, note JCP 1986.II.20568. 8. C. Larroumet, note D. 1984.170.

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encore lorsque la finalité de celle-ci était conforme aux attributions du préposé, les divergences apparaissent en ce qui concerne la troisième condition : ayant une valeur propre pour les uns, elle est redondante pour les autres car, si le préposé agit dans un but autre que l’intérêt de son commettant, l’acte est selon eux nécessairement accompli hors des fonctions. À peine deux ans plus tard, une troisième intervention de l’Assemblée plénière permit de penser que les préférences de la Haute juridiction allaient à la seconde interprétation. En effet, après avoir rappelé mot pour mot la formule de l’arrêt de 1983, la Cour de cassation décida, à propos d’un incendie volontairement allumé par un préposé dans les locaux qu’il était chargé de surveiller, afin, disait-il, d’appeler l’attention de la société de surveillance qui l’employait sur l’insuffisance des mesures de sécurité, que les juges du fond « ayant souverainement retenu que le préposé avait agi de façon délibérée, quels que fussent ses mobiles, à l’encontre de l’objet de sa mission, à des fins contraires à ses attributions, la juridiction du second degré en a justement déduit qu’il s’était placé hors des fonctions dans lesquelles il était employé » 1. On ne pouvait affirmer plus clairement que pour la Cour de cassation l’indication selon laquelle « le préposé doit s’être placé hors des fonctions auxquelles il était employé » n’est pas une condition autonome mais un « constat » établi en conséquence de la réunion des deux premières conditions 2. La responsabilité du commettant paraissait donc devoir être écartée lorsque le préposé avait détourné ses fonctions de leur finalité, considérée d’ailleurs objectivement, c’est-à-dire en cas d’abus de fonctions. Telle fut, au demeurant, l’interprétation retenue par la Chambre criminelle 3, laquelle ajouta à la formule de l’Assemblée plénière l’adverbe « ainsi » (« et ainsi s’est placé hors des fonctions auxquelles il était employé »). Mais le triomphe des partisans de cette analyse fut de courte durée. Par un arrêt du 19 mai 1988 4, l’Assemblée plénière, une nouvelle fois saisie à l’occasion d’un détournement de fonds réalisé par un préposé qui avait utilisé ses fonctions pour percevoir de l’argent et se l’approprier, affirme que « le commettant ne s’exonère de sa responsabilité que si son préposé a agi hors des fonctions auxquelles il était employé, sans autorisation et à des fins étrangères à ses attributions ». La formule diffère assez sensiblement de celle utilisée en 1983 et 1985. Passant au premier plan et prenant par là même un relief certain, la référence à l’action hors des fonctions n’apparaît plus comme une conséquence des deux autres conditions, mais bien comme une condition autonome. Dorénavant le commettant ne pourra se soustraire à sa responsabilité qu’en établissant la réunion des trois conditions ci-dessus énumérées. La solution paraît justifiée, car on peut agir à des fins étrangères à ses fonctions, tout en restant dans les limites matérielles de celles-ci. Tel est le cas, par exemple, du préposé qui détourne des fonds ou des objets qui lui ont été confiés dans l’exercice de sa fonction.

1. Ass. plén., 17 nov. 1985, D. 1986.81, note J.-L. Aubert, JCP 1986.II.20568, note G. Viney, RTD civ. 1986.128, obs. J. Huet, Grands arrêts, t. 2, no 224. 2. J.-L. Aubert, note préc. D. 1986.82 ; C. Larroumet, note D. 1988.515. 3. Crim. 15 mai 1986, Gaz. Pal. 1986.2.682 ; 22 janv. 1987, Bull. crim. no 37, p. 91 ; 10 nov. 1987, D. 1988.IR.23. 4. Ass. plén., 19  mai 1988, D.  1988.513, note C. Larroumet, Gaz. Pal. 1988.2.640, concl. M. Dorwling-Carter, Defrénois 1988.1097, obs. J.-L. Aubert, RTD civ. 1989.89, obs. P. Jourdain, Grands arrêts, t. 2, no 225 ; rappr., au sujet de vols commis par des bagagistes d’une compagnie aérienne pendant leurs heures de service, Civ. 2e, 22 janv. 1997, D. 1997.IR.53. V. aussi Civ. 2e, 12 mai 2011, D. 2011. 1412, obs. I. Gallmeister et 1938, note O. Gout.

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1066 Explication de la jurisprudence. Distinction et suggestions ¸ Il importe en réalité de distinguer selon que le fait illicite de celui-ci cause un dommage à un tiers ou à un client du commettant. Dans la première série de cas à laquelle appartiennent les décisions des Chambres réunies du 9 mars 1960, de l’Assemblée plénière du 10 juin 1977 et du 17 juin 1983 – et qui a perdu une partie de son importance du fait de l’entrée en vigueur de la loi du 5 juillet 1985 sur les accidents de la circulation routière – le préposé cause un dommage à une personne qui n’est unie au commettant par aucun lien contractuel. Se posant alors à l’état pur, la question de la responsabilité du commettant doit recevoir une réponse qui dépend des intérêts que l’on entend privilégier. Si l’intérêt économique prévaut, l’entrepreneur ne devrait pas supporter des charges autres que celles qui découlent du risque normal de l’entreprise ; d’où le refus de faire peser sur lui les dommages survenus à l’occasion d’un abus de fonction. Si le souci de la protection des victimes l’emporte, la solution contraire devrait prévaloir. Encore faut-il préciser dans ce cas les bornes de cette responsabilité. À cet effet, il a été souligné qu’il serait préférable de s’attacher aux éléments matériels – l’acte dommageable a été accompli avec des moyens fournis par le commettant – plutôt qu’aux fins poursuivies par le préposé, celles-ci étant le plus souvent ignorées de la victime que l’on veut précisément protéger 1. Ainsi le choix devrait-il s’opérer entre deux réponses dont on peut espérer que leur caractère tranché éviterait les arabesques d’une jurisprudence source de conflits persistants : limitation de la responsabilité du commettant aux actes de la fonction à l’exclusion de tous les dépassements, détournements et abus ; extension de la responsabilité du commettant à tous les actes dommageables réalisés à l’aide de moyens fournis par l’employeur dans des conditions permettant aux tiers de croire qu’il s’agit d’actes de fonction 2. C’est manifestement dans cette dernière direction que s’est orientée la jurisprudence de la Cour de cassation, à la suite de l’arrêt d’Assemblée plénière du 19 mai 1988. Dans le domaine strictement délictuel, elle affirme, en effet, désormais qu’il suffit pour engager la responsabilité du commettant, que le préposé ait trouvé dans son emploi « l’occasion et les moyens de sa faute » 3. Elle rejoint ainsi la position traditionnelle de la chambre criminelle. Toute différente est la deuxième série d’hypothèses qu’illustrent les décisions de l’Assemblée plénière du 17 novembre 1985 et du 19 mai 1988. Le dommage causé par le préposé est la violation d’une obligation contractuelle précise conclue entre la victime et le commettant. Ainsi, 1. G. Viney et P. Jourdain, La responsabilité : conditions, no 805. 2. Comp. cep. C. Larroumet, note D. 1988.513 s. 3. Civ. 2e, 3 juill. 1991, Bull. civ. II, no 209, p. 111 ; 13 nov. 1991, Bull. civ. II, no 304, p. 160. – V. cep. sur le cas d’un salarié trop envieux devenant, dans l’exercice de ses fonctions, gardien occasionnel d’un véhicule d’autrui : Civ. 2e, 3 juin 2004, Bull. civ. 2004, no 275, p. 233, Gaz. Pal. 2004.2.3857, note F. Gréau, RTD civ. 2004, 742, obs. P. Jourdain.

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en incendiant l’immeuble dont il devait assurer la protection, le préposé transgresse la sécurité que l’entreprise de gardiennage avait promise à son client ; ainsi encore, en détournant les sommes qui lui avaient été confiées, le préposé méconnaît les obligations conventionnellement souscrites par son commettant. Or, comme on y a justement insisté, il n’est, dans ce cas, pas concevable que le commettant puisse s’exonérer de sa responsabilité au prétexte par exemple que le préposé aurait agi à des fins exclusivement personnelles 1. Au cas, en effet, où une telle exonération serait admise, il ne resterait plus grand-chose de la force obligatoire du contrat. Au prétexte qu’il a confié l’exécution du contrat à un préposé, le débiteur de l’obligation inexécutée pourrait se soustraire à sa responsabilité en invoquant tel ou tel comportement de celui-ci. Mieux, plus la faute du préposé serait grave, faute intentionnelle par exemple, et plus l’abus de fonction serait aisément établi et avec lui l’absence de responsabilité du commettant ! Ainsi les entreprises de transport ou de convoyage échapperaient-elles à toute responsabilité du fait des détournements réalisés par leurs préposés, alors que l’obligation qu’elles souscrivent est en principe une obligation de résultat. Afin de répondre au mieux aux difficultés soulevées par la question de la responsabilité contractuelle du fait d’autrui, la deuxième Chambre civile a élaboré des solutions propres à celle-ci en faisant appel aux critères de l’apparence ou de la croyance légitime. Lorsqu’une personne s’adresse à un préposé dans le dessein de contracter avec son commettant, elle décide, en effet, que ce dernier doit répondre de l’inexécution du contrat dès lors que les circonstances ont permis à la victime de croire légitimement que son interlocuteur agissait dans l’exercice de ses fonctions même si, en fait, il n’en allait pas ainsi 2. Il en résulte que la responsabilité du commettant sera écartée ou retenue selon que l’opération projetée présente ou non un caractère suspect 3. « Cet appel à la notion d’apparence paraît, en l’occurrence, tout à fait justifié car il assure une protection raisonnable aux victimes tout en les incitant à la vigilance et en permettant de déjouer d’éventuelles collusions avec le préposé malhonnête » 4. S’agissant de la chambre criminelle, son attitude a été, dans un premier temps, « surprenante » 5. Tout en considérant conformément à 1. G. Viney, note JCP 1986.II.20568 ; Y. Lambert-Faivre, chron. D. 1986.145. 2. Civ. 2e, 11 juin 1992, Bull. civ. II, no 164, JCP 1992.I.3625, no 21, obs. G. Viney ; 8 nov. 1993, JCP 1994.IV.87 ; 29 mai 1996, Bull. civ. II, no 118, p. 73 ; 29 avr. 1997, RCA 1997.Comm. 214 ; v.  aussi Civ.  2e, 21  mai 1997, Bull. civ.  II, no 154, p. 89, RTD civ. 1997. 953, obs. P. Jourdain. 3. Civ. 1re, 23 juin 1993, JCP 1993.IV.2190, RCA 1993.comm. 329 ; 7 juill. 1993 (4 arrêts), RCA 1993.comm. 330, JCP  1993. IV. 2325 ; v.  aussi Civ.  2e, 22  mai 1995, D.  1995.IR.172, JCP 1995.IV.1740, RTD civ. 1996.181, obs. P. Jourdain. – V. S. Euzen, La distinction des responsabilités civiles contractuelle et délictuelle à l’épreuve de l’abus de fonction, LPA, 30 mai 1997, p. 4 s. 4. G. Viney, JCP 1993.I.3727, no 24. 5. G. Viney et P. Jourdain, op. cit., no 805.

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sa jurisprudence traditionnelle, que l’emploi par le préposé de moyens matériels mis à sa disposition par le commettant suffit à justifier la responsabilité de ce dernier 1, elle a écarté cette responsabilité dans des espèces où des employés de gardiennage avaient soit commis des vols dans les locaux qu’ils étaient chargés de surveiller, soit incendié volontairement ceux-ci, en posant que « le préposé se place nécessairement hors des fonctions lorsqu’il agit à des fins non seulement étrangères, mais encore contraires à ses attributions » 2. Écartant la responsabilité du commettant dans des hypothèses où celle-ci s’impose manifestement, la solution apparaît éminemment contestable. Mais, renversant sa jurisprudence, la chambre criminelle a ultérieurement décidé que le commettant était civilement responsable du vol de marchandises qui lui avaient été confiées, commis par son préposé pendant son temps de travail, dans les locaux dont il avait la garde, en usant de moyens matériels procurés par sa fonction, car le commettant ne s’exonère de sa responsabilité qu’à la triple condition que son préposé ait agi en dehors des fonctions auxquelles il était employé, sans autorisation et à des fins étrangères à ses attributions 3. 1067 Vie professionnelle et vie personnelle ¸ Le droit des personnes a plusieurs visages. Lorsque, dans le plus pur droit civil, on s'interroge sur le domaine de la vie privée qui appelle protection, on se demande dans quelle mesure s’opère son articulation avec la vie professionnelle. En droit des obligations, la responsabilité des commettants appelle un raccord avec les concepts du droit du travail relatifs à la vie personnelle – on ne dit plus privée – et professionnelle du préposé 4. Si la question est posée, c’est en raison de la jurisprudence dégagée au sujet de l’abus de fonction (v. le no précédent), puisque des faits relevant de la vie personnelle d’un préposé n’excluent pas nécessairement la responsabilité du commettant 5. En ce sens il n’y a pas coïncidence des concepts entre l’absence de fait du préposé et la vie personnelle de celui-ci qui s’accommode d’un lien de préposition. À l’inverse, s’agissant de sa vie professionnelle, le détournement commis par le préposé, « à l’occasion de l’exercice de son activité professionnelle, ne constitue pas un fait relevant » de sa vie personnelle 6. L’exercice de droit comparé interne est intéressant car il révèle deux sortes

1. Crim. 23 juin 1988, Bull. crim. no 289, p. 772, arrêts 1 à 6. 2. Crim. 23 juin 1988, Bull. crim. no 289, p. 781, arrêts 7 à 9, RTD civ. 1989.94, obs. P. Jourdain ; 8 nov. 1993, RGAT 1994.242, note J. Beauchard. 3. Crim. 16 févr. 1999, JCP 1999, IV, 1954, RTD civ. 1999. 409, obs. P. Jourdain ; rappr. Com. 14 déc. 1999, Bull. civ. IV, no 233, D. 2000.81, obs. J. Faddoul, RCA 2000.comm. 75, RTD civ. 2000. 336, obs. P. Jourdain. 4. N. Molfessis, Vie professionnelle, vie personnelle et responsabilité des commettants du fait de leurs préposés, Dr. social 2004.31 s. 5. Ex. : Civ. 2e, 3 juill. 1991, préc. ; v. aussi Civ. 2e, 24 janv. 1996, Bull. civ. II, no 6. 6. Soc. 21 mai 2002, arrêt no 1680 ; N. Molfessis, art. préc., no 12, p. 34.

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de discordances possibles : « absence de responsabilité du salarié et responsabilité du commettant »… « absence de responsabilité du salarié et responsabilité du salarié » 1. 1068 2°) Recul de la responsabilité des préposés ¸ Longtemps, en jurisprudence, a prévalu l'idée que, simple garantie de la solvabilité du préposé la responsabilité du commettant laisse ouverte la possibilité de mettre en cause la responsabilité du préposé soit sur l'action de la victime, soit sur appel en garantie du commettant, soit sur action récursoire. Si la victime choisissait d'agir uniquement contre le préposé, celui-ci ne pouvait exiger la mise en cause du commettant, sauf à démontrer la faute personnelle de celui-ci ou sa responsabilité sur le terrain de la responsabilité du fait des choses. La doctrine dénonça le caractère excessivement sévère du système 2. En premier lieu, on a fait valoir que rendre le préposé personnellement responsable des dommages causés dans l’exercice de ses fonctions, alors qu’il travaille pour le compte et sous l’autorité de son commettant en usant des moyens que lui donne celui-ci, c’était « lui faire supporter les conséquences d’éventuels défauts d’organisation de l’entreprise qui ne lui sont pourtant pas imputables » 3. En second lieu, il fut souligné que, depuis un arrêt de la chambre sociale du 27 septembre 1958 4, la responsabilité contractuelle du salarié à l’égard de son employeur était subordonnée à la preuve d’une « faute lourde équipollente au dol ». Ne devrait-on pas en déduire que, si le salarié cause, dans l’exercice de ses fonctions, un dommage à un tiers, son commettant condamné sur le fondement de l’article 1384, alinéa 5, ne pourra exercer un recours contre lui qu’à la condition d’établir qu’il avait commis une faute lourde équipollente au dol ? Raisonner autrement c’était, en effet, admettre qu’interfère entre les contractants une action délictuelle pour un fait résultant de l’exécution du contrat 5. Il y a là une atteinte manifeste à la règle du non-cumul des deux ordres de responsabilité. Dans la pratique, cette sévérité était tolérable par toute une série de tempéraments qui adoucissent la position du préposé. Tempérament législatif : l’article 36, alinéa 3, de la loi du 13 juillet 1930 sur le contrat d’assurance, devenu l’article L. 121-12, alinéa 3, du Code des assurances, refuse à l’assureur du commettant la possibilité d’exercer contre le préposé, sauf malveillance de celui-ci, le recours subrogatoire dont il dispose habituellement contre les tiers qui assument tout ou partie de la responsabilité du dommage qu’il garantit. Tempérament jurisprudentiel : le préposé 1. N. Molfessis, art. préc., no 18 s., p. 36 s. 2. G. Viney et P. Jourdain, Les conditions de la responsabilité civile, no 812 ; v. aussi M.-Th. RivesLange, Contribution à l’étude de la responsabilité des maîtres et commettants, JCP 1970.I.2309. 3. G. Viney, note D. 1994.126. 4. D. 1959.20, note R. Lindon, JCP 1959.II.11143, note J. Brèthe de la Gressaye. 5. Ph. Didier, De la représentation en droit privé, thèse Paris II, éd. 2000, no 194 ; G. Viney et P. Jourdain, Les conditions de la responsabilité civile, no 811-1.

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n’acquérant pas la garde des choses qui sont mises à sa disposition dans l’exercice de ses fonctions, par le commettant, celui-ci est directement responsable des dommages dont elles sont l’instrument sur le fondement de l’article 1384, alinéa 1. Même ainsi aménagée, la situation du préposé n’en demeurait pas moins très rigoureuse, surtout si on la compare à celle des fonctionnaires et agents publics lesquels, garantis par l’administration pour leurs fautes de service, ne peuvent voir leur responsabilité directement engagée qu’au cas où ils auraient commis une « faute personnelle » 1. 1069 Le revirement de 2000 ¸ Désireuse de rompre avec cette situation et s'inspirant à cet effet très directement de la jurisprudence administrative, la chambre commerciale de la Cour de cassation a posé, par un arrêt du 12 octobre 1993, que la responsabilité du préposé ne peut être engagée lorsqu'il agit dans le cadre de la mission qui lui est impartie par son employeur et qu'il n'en outrepasse pas les limites ; il est, en effet, permis de déduire de ces constatations qu'aucune faute personnelle n'est caractérisée à son encontre 2. D’aucuns avaient déjà pu y voir un arrêt qui renouvelait en profondeur les règles régissant la responsabilité des commettants 3. Après un temps d’incertitudes 4, la Cour de cassation consacrant l’évolution a manifestement rompu avec la conception traditionnelle d’un commettant garant de la solvabilité du préposé. Elle a en effet décidé, par l’arrêt Costedoat rendu le 25 février 2000 en Assemblée plénière 5, que « n’engage pas sa responsabilité à l’égard des tiers le préposé qui agit sans excéder les limites de la mission qui lui a été impartie par son commettant ». Alors que la victime avait jusqu’à présent deux débiteurs, le préposé et le commettant, elle n’en a plus qu’un, le commettant, dès lors que le préposé n’outrepasse pas les limites de sa mission. Allant directement à l’encontre des tendances générales du droit de la responsabilité qui cherche à favoriser toujours plus la réparation des dommages, cette nouvelle solution s’explique par un changement complet de perspective. La responsabilité du commettant a désormais pour objet de garantir, moins la victime contre l’insolvabilité du préposé, que le préposé lui-même pour les actes accomplis dans le cadre de ses fonctions. Corrélativement, la responsabilité 1. CE 30 juill. 1873, Pelletier, GAJA, 17e éd. 2009, no 2. 2. Com. 12 oct. 1993, D. 1994.124, note G. Viney, JCP 1995.II.22493, note F. Chabas, Defrénois 1994.812, obs. J.-L. Aubert, RTD civ. 1994.111, obs. Jourdain ; v. aussi S. Fournier, La « faute personnelle » du préposé, LPA, 1997, no 88 ; G. Auzero, chron. D. Affaires 1998.502. 3. G. Viney, D. 1994.128 ; P. Jourdain, RTD civ. 1994.111. 4. Ex. Civ. 1re, 30 oct. 1995, JCP 1996.I.3944, no 13, obs. G. Viney. 5. D. 2000.673, note Ph. Brun, RCA chron. no 11, obs. H. Groutel, Dr. et patrimoine 2000, no 82, p. 107, obs. F. Chabas, RTD civ. 2000.582, obs. P. Jourdain, JCP 2000.I.241, obs. G. Viney et II.10295, concl. R. Kessous et note M. Billiau, Gaz. Pal. 2000.2.1462, note F. Rinaldi, Grands arrêts, t. 2, no 227 ; v. aussi Crim. 23 janv. 2001, RCA 2001.212, obs. H. Groutel. – Rapport C. cass. 2000, p. 257.

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du commettant devient le moyen de « désigner la personne chargée de prendre, pour le compte de l’entreprise, l’assurance destinée à protéger les tiers et d’inciter l’entreprise elle-même à une action de prévention » 1. La situation de la victime n’en sort pas améliorée. Il suffit d’imaginer un commettant insolvable 2. Curieusement l’on assiste en jurisprudence à des mouvements contraires. Dans le même temps que la responsabilité des père et mère devient une véritable garantie d’indemnisation au profit de la victime, la Cour de cassation refoule une telle garantie au sujet du commettant. Partant, là où certains voient « l’œuvre d’adaptation des principes de la responsabilité aux réalités de notre temps » 3, il nous paraît plus exact de découvrir des mouvements dictés par des effets de mode : attention portée au salarié d’un côté, désaffection pour les familles de l’autre, chaque personne ne se définissant plus dans notre société que par son aptitude à produire et à consommer 4. 1070 Une alternative problématique ¸ Privée de la possibilité d'agir contre le préposé lorsque celui-ci cause un dommage dans les limites de la mission qui lui a été impartie par son commettant, la victime ne pourra en revanche agir que contre le préposé lorsque le dommage a été causé par celui-ci hors des fonctions auxquelles il est employé, sans autorisation et à des fins étrangères à ses attributions. Le lien de préposition cesse alors, en effet, de produire ses effets. C'est là l'enseignement direct d'un autre arrêt de l'Assemblée plénière, celui du 19 mai 1988 5. À suivre la présentation précédente, il existerait pour la victime d’un dommage causé par un préposé une alternative. Ou bien le préposé agit sans excéder les limites de la mission que lui a impartie son commettant et seule la responsabilité du commettant peut être mise en cause ; c’est d’ailleurs bien la solution consacrée par la Cour de cassation lorsque le préposé, agissant dans les limites de sa mission, cause un accident comme conducteur d’un véhicule, au sens de la loi du 5 juillet 1985 6. Ou bien le préposé agit hors des fonctions auxquelles il était employé, sans autorisation, et à des fins étrangères à ses attributions, et seule la responsabilité 1. G. Viney et P. Jourdain, Les conditions de la responsabilité, no 791-1. 2. Rappr. Ph. Brun, note préc., p. 675. 3. R. Kessous, JCP 2000.II.10295. 4. V. aussi, dans le sens critique de la jurisprudence, J.-L. Aubert et E. Savaux, Le fait juridique, o n 222 ; Ph. Brun, L’évolution des régimes particuliers de responsabilité du fait d’autrui, in La responsabilité du fait d’autrui, Actualité et évolutions, RCA numéro spécial, nov. 2000, p. 10, spéc. p. 14 ; G. Durry, Plaidoyer pour une révision de la jurisprudence (ou : une hérésie facile à abjurer), Mélanges Gobert 2004, p. 548 s. ; contra C. Radé, Il faut sauver l’arrêt Costedoat, RCA 2002. chron. 13. 5. D.  1988.513, note Larroumet, Gaz. Pal. 1988.2.640, concl. Dorwling-Carter, Defrénois 1988.1097, obs. Aubert, RTD civ. 1989.89, obs. Jourdain, Grands arrêts, t. 2, no 225. 6. Civ. 2e, 28 mai 2009, D. 2009, Act. p. 1606, obs. I. Gallmeister. C’est dire qu’en pareil cas le droit commun (art. 1384, al. 1er et 5), refoule le droit spécial (L. 5 juill. 1985). – Sur la situation, du conducteur victime, v. ss 1186.

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du préposé peut être mise en cause par la victime. Autrement dit, la responsabilité du commettant et celle du préposé seraient toujours alternatives. Mais pour qu’une telle présentation rende compte de la réalité, il faudrait que le fait d’outrepasser les limites de sa mission, d’une part, celui d’agir hors des fonctions sans autorisation et à des fins étrangères aux attributions, d’autre part, coïncident très exactement. Or, si la haute juridiction a jugé opportun d’employer des formules différentes, ce n’est sans doute pas par inadvertance, mais parce qu’elle entendait marquer qu’il existe des cas où coexistent responsabilité du commettant et responsabilité du préposé : lorsque le préposé cause un dommage en excédant les limites de sa mission, mais n’agit pas pour autant hors de ses fonctions 1. À quoi il faut ajouter l’hypothèse d’une infraction pénale commise dans les limites de la mission, fût-ce sur l’ordre du commettant (v. ss 1071). Existerait-il donc en droit civil un triptyque voisin de celui que connaît le droit administratif ? À la faute personnelle dépourvue de tout lien avec le service engageant la seule responsabilité de l’agent correspondrait la faute du salarié commise hors des fonctions, sans autorisation, à des fins étrangères à ses attributions qui n’engage pas la responsabilité de l’employeur mais celle du salarié. À la faute personnelle présentant un lien avec le service qui engage la responsabilité de l’agent et celle de l’administration correspondrait la faute étrangère aux fins de l’entreprise commise dans l’exercice des fonctions qui peut engager in solidum la responsabilité du préposé et celle du commettant. À la faute de service dont seule l’administration doit répondre correspondrait la faute commise dans l’exercice des fonctions sans outrepasser les limites de la mission impartie par le commettant dont seul ce dernier répondrait. L’alignement ne saurait cependant être total, chaque situation présentant des spécificités irréductibles. Si, par exemple, l’État n’est jamais considéré ou du moins traité comme insolvable, il peut en aller différemment d’un commettant. 1071 La dérive jurisprudentielle ¸ Le revirement de l'année 2000 n'a pas fini d'alimenter les réflexions, obscurcies à loisir, non seulement parce que la jurisprudence administrative n'était pas absente de l'esprit de la Cour de cassation, mais parce que des réflexions comparables s'étaient développées dans le cadre de la responsabilité des sociétés commerciales et de leurs salariés (v. ss 1077) 2. Peu après que l’arrêt Costedoat fut rendu, la chambre criminelle, fidèle à la nouvelle orientation, décida qu’un salarié poursuivi pour tromperie et publicité mensongère n’était pas civilement responsable parce que « le prévenu a agi dans l’exercice normal de ses attributions et que son employeur

1. RCA 2000, no 11, chron. par H. Groutel ; Ph. Brun, note préc. D. 2000.676, art. préc. RCA nov. 2000, p. 14, no 32. 2. V. N. Molfessis, art. préc., no 37 s.

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est seul responsable des conséquences civiles de l’infraction » 1. Ce que voyant, par l’arrêt Cousin, l’Assemblée plénière a réagi en corrigeant l’arrêt Costedoat et en décidant que la responsabilité civile du préposé à l’égard du tiers subsistait dès lors qu’il aura été condamné pénalement pour avoir intentionnellement commis, fût-ce sur l’ordre du commettant, une infraction ayant causé préjudice à ce tiers 2. Poursuivant dans cette voie, la chambre criminelle a décidé que la responsabilité du préposé pouvait être également engagée lorsqu’il a commis une faute pénale non intentionnelle qualifiée : « le préposé titulaire d’une délégation de pouvoir, auteur d’une faute qualifiée au sens de l’article 121-3 du Code pénal » – mise en danger délibérée d’autrui, manquement à certaines obligations de prudence ou de sécurité, etc. – « engage sa responsabilité à l’égard du tiers victime de l’infraction, celle-ci fut-elle commise dans l’exercice des fonctions » 3. Comme pour la faute intentionnelle, peu importe que la faute non-intentionnelle qualifiée du préposé ait été commise dans l’exercice des fonctions car, du fait même de la gravité de sa faute, il apparaît qu’il n’a pas agi dans l’exercice normal de ses attributions. Enfin, poursuivant dans cette voie, la deuxième chambre civile a décidé que la responsabilité du préposé peut être engagée lorsque le préjudice de la victime résulte d’une faute pénale ou d’une faute intentionnelle 4. Il existe décidément en la matière une réelle ambiguïté, pour ne pas dire plus : peut-on considérer que des actes accomplis « dans l’exercice des fonctions », parfois à l’initiative du commettant, sortent des limites de la mission confiée au préposé ? Certains auteurs y ont vu le signe de « l’inintelligibilité de la jurisprudence » et de « l’absence d’accord sur le fondement de la responsabilité du commettant » 5. Manifestement, la haute juridiction peine à dégager clairement les critères de l’acte excédant les limites de la mission confiée au préposé 6. 1. Crim. 23 janv. 2001, Bull. crim. 2001, no 21, RCA 2001.comm. 212. 2. Ass. plén.  14 déc. 2001, Bull. no 2, D.  2002.somm. 1317, obs. D.  Mazeaud, JCP  2002. II.10026, note M. Billiau, I.124, no 7, par G. Viney, RTD civ. 2002, 109, obs. P. Jourdain rappr. dans le même sens, alors même que le juge pénal n’avait été saisi que de l’action civile : Crim. 7 avr. 2004, Bull. crim. no 94, p. 365 ; Soc. 21 juin 2006, D. 2006, 2831, note Mill. 3. Crim. 28 mars 2006. Bull. crim. no 91, JCP 2006, II. 10188, note J. Mouly, RCA, no 289, note H. Groutel, RTD civ. 2007. 135, obs. P. Jourdain. 4. Civ. 2e, 21 févr. 2008, D. 2008, 2125, note J.-B. Laydu, JCP 2008.1, 186, no 5, obs. Ph. Stoffel-Munck, LPA 16 juill. 2008, p. 22 s., note F. Julienne – V. aussi J. Mouly. Quelle faute pour la responsabilité civile du salarié, D. 2006. chron. p. 2756 s. 5. N. Molfessis, La jurisprudence relative à la responsabilité des commettants du fait de leurs préposés ou l’irrésistible enlisement de la Cour de cassation, Mélanges Michelle Gobert, p. 455 s., spéc. p. 535 s. ; v. aussi G. Durry, Plaidoyer, mêmes Mélanges, p. 549 ; Ph. Brun, note D. 2000, 673. 6. Civ. 1re, 13 nov. 2002, Bull. civ. I, no 263, D. 2003. 580, note S. Deis-Beauquesne, JCP 2003, II. 10096, note M. Billiau, LPA 29 mai 2003, note Barbiéri ; C. Radé, Il faut sauver la jurisprudence Costedoat, RCA 2002, chron. no 3, et favorable à une immunité pour toute personne agissant sous l’autorité d’autrui. Plaidoyer en faveur d’une réforme de la responsabilité civile, D. 2003, chron. 2247 S. ; G. Viney, La responsabilité personnelle du préposé. Mélanges LapoyadeDeschamp, 2003. p. 83 s.

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On observera, dans le même ordre d’idées, que l’articulation de la solution étudiée affecte l’incidence de la loi du 5 juillet 1985 (v. ss 1159 s.), puisque l’immunité du préposé profite à celui-ci en tant qu’il est, en cette qualité, conducteur d’un véhicule terrestre à moteur 1. La complexité des situations envisagées s’est encore manifestée lorsqu’il s’est agi de savoir ce qu’il fallait décider lorsque le préposé est lui aussi victime de l’événement générateur du dommage. Et la Cour de cassation a décidé que son « immunité ne lui profite qu’en tant qu’auteur du dommage, mais pas en tant que victime » 2. 1072 L’immunité d’un préposé ¸ L'ambiguïté ne concerne pas seulement l'importance variable de faute, pénale voire civile, du préposé. Elle concerne aussi la marge de liberté des préposés, spécialement lorsque ceux-ci disposent d'une certaine indépendance professionnelle. L'idée sous-jacente était qu'il convenait d'éviter « une déresponsabilisation excessive des professions investies de pouvoirs de décisions propres » 3. Mais ultérieurement, par deux arrêts du 9 novembre 2004, la première chambre civile est revenue sur cette solution. Elle a, en effet, décidé, au visa des articles 1240 et 1242 (anc. art. 1382 et 1384), alinéa 5 du Code civil, bien que l’on fût en matière contractuelle, que « le médecin salarié ou la sage-femme salariée qui agit sans excéder les limites de la mission qui lui est confiée par l’établissement de santé privé n’engage pas sa responsabilité à l’égard de sa patiente » 4. Dans le domaine dégagé à l’avantage du préposé, il n’y a pas lieu de parler d’irresponsabilité. C’est d’une immunité qu’il s’agit seulement, ce qui, du point de vue conceptuel, s’accorde difficilement avec l’expression « n’engage pas sa responsabilité » utilisée par la Cour de cassation. On est responsable (ou présumé tel) ou on ne l’est pas. Mais l’on sait qu’en droit, deux et deux ne font pas toujours quatre. La question, brièvement résumée, a été posée relativement à la situation de l’assureur de la responsabilité du préposé, car celui-ci demeure exposé au recours de l’assureur du commettant subrogé dans les droits de celui-ci, c’est-à-dire de son assuré 5.

1. Civ.  2e, 28  mai 2009, JCP 2009, no 28, p. 18, note J. Mouly, RTD civ. 2009. 541, obs. P. Jourdain. 2. Com. 10 déc. 2013, D. 2014, 91, RTD civ. 2014, 386, obs. P. Jourdain. 3. Flour, Aubert et Savaux, Les obligations, vol. 2, no 220 ; v. aussi au sujet de la responsabilité de l’agent général d’assurance, Civ. 1re, 10 déc. 2003, Bull, civ., I, no 299, D. 2003, 510, note J. Sainte-Rose. 4. Civ.  1re, 9  nov. 2004, D.  2005. 253, note F. Chabas, JCP 2005.II.10020, rapp. DuvalArnould, note Porchy-Simon, RCA 2004, no 364, RTD civ. 2005.143, obs. Jourdain ; v.  aussi S. Picasso, La responsabilité contractuelle du fait d’autrui dans la jurisprudence récente, en particulier dans le droit médical, Gaz. Pal. 2004.1, doctr, 1461. 5. Civ. 1re, 12  juill. 2007, Bull. civ.  I, no 270, JCP  2007. 2908. note S. Porchy-Simon, RCA 2007, com. 334, obs. H. Groutel, RTD civ. 2008, 109, obs. P. Jourdain, JCP 2008, I, 125, no 8, obs. P. Stoffel-Munck.

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1073 La situation de la victime ¸ Elle dépend tout d'abord de son comportement lors de l'événement dommageable. Les responsabilités du commettant et du préposé sont totalement écartées lorsque le comportement de la victime ne l'en rend pas digne 1. Cela étant, la situation de la victime par rapport au préposé a été exposée du fait de la jurisprudence Costedoat-Cousin (v. ss 1068 s.). C’est cependant en ayant présente à l’esprit cette évolution qu’il faut préciser ce qu’est la situation de la victime par rapport au commettant. Notamment, on ne saurait déduire de la « mise hors jeu » du préposé qui n’outrepasse pas sa mission que la preuve d’une faute commise par celui-ci n’est plus nécessaire à la mise en cause de la responsabilité du commettant sur le fondement de la responsabilité de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 5, comme cela a pu être suggéré par certains 2. Transposer ici la jurisprudence Fullenwarth-Poullet (v. ss 1049 s.) relative à la responsabilité des parents sur le terrain de la responsabilité du commettant ne pourrait aboutir qu’à des résultats absurdes : l’action d’un employé particulièrement diligent et efficace se traduisant par une perte de clientèle pour le concurrent direct de son employeur, ce concurrent ne pourrait, s’il y a quand même un dommage réparable, agir contre l’employeur en réparation du dommage que lui cause la diligence de son salarié ! La nécessité d’une faute du salarié à l’effet d’engager la responsabilité du commettant a été, au reste, réaffirmée ultérieurement par la Cour de cassation 3. 1074 Le commettant et le préposé ¸ L'article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 5 du Code civil s'applique seulement en faveur des victimes, ce qui signifie que le préposé ne peut mettre en cause son commettant 4. Cette solution s’expliquait à l’époque où les responsabilités du commettant et du préposé étaient superposées. Or il en va autrement aujourd’hui (v. ss 1068 s.). Quant au commettant, dispose-t-il d’un recours contre le préposé ? Sans doute, ce ne peut être un recours subrogatoire dans l’action de la victime, car le commettant ne paie pas la dette d’autrui, mais une dette qui lui est propre. Cela dit, la réponse à la question posée doit tenir compte de deux considérations 5. En premier lieu, l’esprit inspirant la jurisprudence inaugurée en 2000 par l’arrêt Costedoat conduit

1. Civ. 2e, 13 nov. 1992, RCA 1993, comm. 110 ; M.-A. Péano, Le bénéfice de l’article 1384, alinéa 5, du Code civil, se mérite, RCA 1993, chron. 14. – Rappr. les obs. préc. de P. Jourdain, RTD civ. 1993, 371 s. 2. Billiau, JCP 2000, II, no 17. 3. Civ. 2e, 8 avr. 2004, D. 2004, 2601, note Y.-M. Sérinet, JCP 2004, II, 10131, note Imbert, RTD civ. 2004, 517, obs. P. Jourdain ; 21 oct. 2004, D. 2005, 40, note J.-B. Laydu. – V. aussi, I. Gallmeister, L’incidence de la faute du préposé sur la responsabilité de son commettant, Gaz. Pal. 18-20, sept. 2005. 4. Civ. 2e, 28 oct. 1987, Bull. civ. 1987, II, no 214 ; 6 févr. 2013, RCA 2013, comm. no 111 par S. Hocquet-Berg. 5. I. Gallmeister, L’incidence de la faute du préposé sur la responsabilité de son commettant, Gaz. Pal. 18-20 sept. 2005, doctr. p. 8 s.

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à éviter qu’à la faveur d’une action récursoire, le préposé soit finalement condamné à réparer, alors qu’il ne le serait pas sur l’action de la victime. En second lieu, bien qu’une confusion persistante entre responsabilité délictuelle et responsabilité contractuelle imprègne la matière, il convient d’analyser les rapports entre le commettant et le préposé. S’ils ne sont pas de nature contractuelle, on sera enclin à mettre obstacle à l’action récursoire du commettant sous réserve de l’infraction pénale intentionnelle du préposé ; et encore faudra-t-il tenir compte de l’autorité exercée en l’occurrence par le commettant. Mais, si les rapports donnant naissance au lien de préposition sont contractuels, il est normal, du moins a priori, de tenir compte de cette nature et du contrat dont il résulte. Ainsi l’employeur pourra agir contre le salarié en cas d’infraction pénale intentionnelle de celui-ci, à moins qu’elle ne l’ait été sur son ordre ; l’évolution de la jurisprudence incline à penser qu’il en sera de même en cas de faute intentionnelle civile 1. Plus délicate est la réflexion qu’impose l’action ou le recours en garantie du préposé contre son commettant. Normalement, si la question se pose en cas de responsabilité pénale du salarié, le principe de la personnalité des peines porte à mettre obstacle au recours 2, ce qui n’exclut pas la responsabilité pénale du commettant.

C. Responsabilité du fait d’autrui et personnes morales. Dirigeants sociaux ou salariés 1075 Présentation ¸ Une personne morale peut engager personnellement sa responsabilité, civile ou pénale (v. ss 953). C’est en quelque sorte la contrepartie de la reconnaissance de sa personnalité. Mais comme, dans la réalité, il est bien nécessaire qu’une association ou une société agisse par l’intermédiaire de personnes physiques, la situation de celles-ci, que ce soit dans les relations avec la personne morale ou dans les relations avec les tiers, appelle des observations plus précises. À vrai dire, une distinction s’impose alors, car l’intermédiaire peut être, suivant les cas, un préposé ou un dirigeant de celle-ci. Dans le premier cas, les règles relatives à la responsabilité du fait des préposés sont normalement applicables compte tenu de ce qui a été précédemment décrit (v. ss 1058 s.). C’est dans l’autre cas que des solutions originales ont été dégagées en droit positif. On raisonnera principalement en droit civil ou commercial, disons en droit des affaires 3, sans considérer, quant à la situation des dirigeants sociaux, les incidences possibles des règles du droit fiscal ou du droit social. La situation doit être appréhendée essentiellement au sujet des dirigeants 1. Civ. 2e, 20 déc. 2007, RCA 2008, no 50, note Groutel, RTD civ. 2008. 315, obs. P. Jourdain. 2. Bordeaux, 18 nov. 2003, RCA 2004, comm. 128, note Ch. Radé. 3. V. A. Ballot-Léna, La responsabilité civile en droit des affaires, thèse Paris X, LGDJ, 2008.

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de sociétés civiles et commerciales, dotées de la personnalité morale 1, sans tenir compte de règles propres à nombre de sociétés spéciales. Dans le cadre des sociétés commerciales, la situation des dirigeants de sociétés à responsabilité limitée, des présidents, administrateurs, membres du directoire ou du conseil de surveillance de sociétés anonymes, a notamment justifié l’adoption de dispositions particulières figurant aux articles L. 225-251, L. 225-256, L. 226-7, L. 227-7, L. 227-8 du Code de commerce. L’existence de ces textes ne fait pourtant pas obstacle à la reprise des conditions habituelles de la responsabilité civile et va de pair avec l’idée de pouvoirs légaux reconnus à ces dirigeants. Quelles que puissent être les degrés ou les limites de la personnalité morale, les sociétés qui en sont dotées peuvent constituer des écrans par rapport aux tiers. Reste ici à analyser la situation des divers protagonistes – la personne morale, les dirigeants et les tiers – et de constater l’existence de situations équivoques, surtout dans le cadre des groupes de sociétés 2. On s’en tiendra ici à l’hypothèse la plus courante, celle des administrateurs directeurs généraux de sociétés anonymes. À partir des dispositions relatives à la responsabilité des dirigeants sociaux, il convient d’indiquer les responsabilités que ceux-ci peuvent engager. À l’article L. 225-251, alinéa 1er, du code de commerce, il est précisé que « les administrateurs et le directeur général sont responsables individuellement ou solidairement selon le cas, envers la société ou envers les tiers, soit des infractions aux dispositions législatives ou réglementaires applicables aux sociétés anonymes, soit des violations des statuts, soit des fautes commises dans leur gestion ». Par rapport à la société – voire aux autres associés (actionnaires) –, le texte cité se suffit à lui-même. Ainsi n’est-il aucunement exclu que le dirigeant fautif soit responsable, sans qu’il y ait lieu de se demander si la faute qu’il a pu commettre est ou non détachable de ses fonctions. La Cour de cassation a, en effet, décidé que « la mise en œuvre de la responsabilité des administrateurs et du directeur général à l’égard des actionnaires agissant en réparation du préjudice qu’ils ont personnellement subi, n’est pas soumise à la condition que les fautes imputées à ces dirigeants soient intentionnelles, d’une particulière gravité et incompatibles avec l’exercice normal des fonctions sociales » 3. Dans son dernier état (mars 2017), le projet de réforme de la responsabilité civile envisage d’ajouter un article 1242-1 au Code civil : « La faute de la personne morale résulte de celle de ses organes ou d’un défaut d’organisation ou de fonctionnement ». Cette rédaction, quant à l’existence de la responsabilité, est nouvelle. La situation des groupements dépourvus de la personnalité morale, par exemple de groupes de sociétés, est inchangée. 1. Comp., sur les sociétés en participation, Com. 6 mai 2008, D. 2008, 2113, note Dondero. 2. V. not. J. Schmeidler, La responsabilité de la société mère pour les actes de sa filiale, D. 2013. Chron. 5841 3. Com. 9 mars 2010, D. 2010. 761, note A. Lienhard, JCP E 2010. 1483, note Sophie Schiller.

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Mais s’agissant plus précisément de la responsabilité de la personne morale résultant du fait de ses organes, elle est présentée au titre de la faute (art. 1241) et non de « l’imputation du dommage causé à autrui » (art. 1245 à 1249), l’imputation attachée à la notion d’organe ne pouvant être sans conséquences, indépendamment des questions posées par l’existence de groupements de fait. 1076 À l’égard des tiers. Exigence d’une faute séparable des fonctions ¸ La jurisprudence a décidé que le tiers victime d'une faute du dirigeant ne peut en principe agir que contre la société et ne peut agir contre le dirigeant, sauf si la faute de celui-ci est séparable de ses fonctions 1. La solution a été adoptée par la Cour de cassation sous le visa des textes propres à la responsabilité des dirigeants et non plus sous celui de l’article 1240 (anc. art. 1382) du Code civil 2. D’une manière qui rappelle l’évolution observée au sujet de la responsabilité des préposés 3 se trouve aussi introduite une distinction comparable à celle qui, en matière de responsabilité, sépare la faute de service n’engageant que l’Administration et la faute personnelle engageant l’agent public. N’était-ce une différence de solvabilité des répondants, que l’assurance de responsabilité peut ou pourrait atténuer 4, on comprend le recours à une distinction d’inspiration publiciste, bien que les situations traitées soient différentes 5. 1077 La faute détachable des fonctions ¸ La jurisprudence a tout d'abord considéré que la responsabilité civile du dirigeant social suppose une faute détachable (ou séparable) de ses fonctions et qui lui soit « imputable personnellement ». Cette position a suscité des résistances de la part des auteurs en raison non seulement des effets contestables de la solution retenue, mais aussi du fait des difficultés suscitées par la définition de la faute détachable (ou séparable) 6. 1. Com. 27 janv. 1998, Bull. civ. IV, no 48, RTD civ. 1999, obs. J. Mestre ; 20 oct. 1998, Bull. civ. IV, no 254. – V. aussi, au sujet d’un dirigeant d’association, Com. 31 mars 2004, D. 2004. Actu. 1961,note D. Caramalli. 2. Civ. 2e, 7 oct. 2004, JCP 2005, I, 132, obs. G. Viney ; v. aussi Civ. 2e, 1er févr. 1997, Bull. civ. II, no 53. – V. J. Traullé, L’éviction de l’article 1382 du code civil en matière extracontractuelle, thèse Paris I, éd. 2007. 3. V. V. Magnier, La responsabilité des dirigeants sociaux à l’égard des tiers : le dirigeant est-il un préposé ?, RCA mars  2013, Dossier Responsabilité civile : le fait du préposé no 18. – Rappr. F.  Descors-Declère, Pour une réhabilitation de la responsabilité civile des dirigeants sociaux, RTD com. 2003. 25 s. – Il peut même se faire que la faute séparable… d’un associé soit prise en considération : Com. 12 mars 2013, Rev. sociétés 2013. 346, note B. Dondéro. 4. V. C. Ruellan, Essai sur les conditions d’assurabilité des fautes commises par les mandataires et dirigeants sociaux, Mélanges Philippe Merle, 2012, p. 617 s. 5. V. B. Delaunay, Le point de vue du publiciste : la faute de service de l’agent public, Dossier préc., no 17. 6. V. Wester-Ouisse, Critique d’une notion imprécise : la faute du dirigeant de société séparable de ses fonctions, D. affaires 1999, 782 s. ; J.-F. Barbier, Responsabilité civile des personnes morales, précisions sur les contours de la « faute séparable », Rev. sociétés, 2003. 473  et, du même auteur, La

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Étant observé qu’il doit exister un lien de causalité entre le préjudice et la faute détachable du dirigeant social 1, la difficulté a consisté à définir en quoi consiste cette faute. Après avoir hésité à la définir, la jurisprudence sembla s’orienter dans un sens restrictif en ne se contentant pas d’exiger une gravité de la faute 2, ce qui était de nature à exclure la responsabilité personnelle des dirigeants sociaux, réserve faite évidemment des règles relatives au traitement des entreprises en difficulté. Toujours est-il que, pour peu que la société soit insolvable, les tiers pouvaient en être pour leurs frais. Sensible aux critiques, la Cour de cassation a décidé qu’il y a faute détachable « lorsque le dirigeant commet intentionnellement une faute d’une particulière gravité incompatible avec l’exercice normal des fonctions sociales » 3. Ultérieurement, la Cour de cassation a, dans la même ligne, décidé que commet une faute détachable chacun des membres d’un conseil d’administration « qui par son action ou son abstention participe à la prise d’une décision fautive de ces organes sauf à démontrer qu’il s’est comporté en administrateur prudent en et diligent, notamment en s’opposant à cette décision » 4

§ 3. Une responsabilité générale du fait d’autrui ? 5 1078 Les ressources de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er, du Code civil ¸ Le pouvoir créateur de la jurisprudence ne peut plus guère être sérieusement contesté, car les ressources des textes, à condition que ceux-ci soient correctement rédigés, se révèlent très grandes, même si, en dépit des apparences, elles se dérobent parfois à l'attention des interprètes pendant un temps plus ou moins long. L’un des morceaux les plus joués du Code civil est, à cet égard, des plus révélateurs : « On est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde ». Ce passage ne servait que d’annonce, en forme d’ouverture (de principium)

responsabilité personnelle à la dérive, Mélanges Guyon 2003, p. 41 s. ; S. Hadji-Artignan et S. Reifegerste, notes JCP E 2003. 1398 et 10178 ; J. Abbas, Responsabilité extra-contractuelle des dirigeants sociaux, L’exigence d’une faute séparable des fonctions entendue restrictivement : présent offert aux dirigeants ou nécessité ? JCP 2008. II. 1912 ; V. Magnier, art. préc. 1. Com. 27 sept. 2005, Dr. Soc. 2005, comm. no 221, par J. Monnet. 2. Com. 27 janv. 1998, préc. 3. Crim. 20  mai 2003, D.  2003. 2623, note B. Dondéro, Rev. sociétés 2003, 479, note J.-F. Barbier, RTD civ. 2003, 509, obs. P. Jourdain ; Com. 10 févr. 2009, JCP E 209. 1602, note B. Dondéro, RTD civ. 2009, 537, obs. P. Jourdain. 4. Com. 30  mars 2010, D.  2010. 1678, note A. Couret. – V.  aussi, au sujet d’un gérant de SARL, Com. 28 sept. 2010, RTD civ. 2009. 785, note P. Jourdain. 5. Sur son exclusion dans le projet de réforme.

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aux dispositions suivantes, soit de l’article 1242 (anc. art. 1384), soit des articles 1243 et 1244 (anc. art. 1385 et 1386). Mais, sous l’influence de Saleilles et de Josserand, on découvrit tout le profit que l’on pouvait tirer d’un passage du texte : « on est responsable du dommage qui est causé par le fait des choses que l’on a sous sa garde » (v. ss 981). Par le célèbre arrêt Teffaine, la Cour de cassation décida, en effet, que l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er, d’après lequel on est responsable des choses que l’on a sous sa garde, avait une portée générale et pouvait être invoqué à défaut de l’article 1386 1. Près d’un siècle plus tard, en 1991, la Cour de cassation, animant un nouveau morceau de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er, du Code civil, a admis l’existence d’une responsabilité générale du fait d’autrui 2.

A. Évolution jurisprudentielle

1079 Naissance de l’idée ¸ Celle-ci est intéressante en théorie générale du droit, car il s'agit de choisir entre le caractère limitatif et le caractère énonciatif des catégories consacrées par la loi, ce qui oblige à se référer constamment à la distinction du général et du spécial, du droit commun et de l'exception, de l'induction et de la déduction ; non sans les articulations qu'entre celles-ci ordonne la logique juridique. Tout comme certains cas de responsabilité du fait des choses avaient été prévus par les rédacteurs du Code civil, certains cas de responsabilité du fait d’autrui avaient été retenus en 1804 à l’article 1242 (anc. art. 1384). Le temps ayant passé, on s’est demandé s’il n’y avait pas lieu d’admettre, outre les cas d’ouverture à la responsabilité du fait d’autrui prévus à l’article 1242 (anc. art. 1384) du Code civil, l’existence d’une responsabilité générale du fait d’autrui dont le support textuel – ni plus ni moins qu’au sujet de la responsabilité du fait des choses – figurerait à l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er, du Code civil. Avancée en 1930 par le procureur général Matter, dans les conclusions présentées lors de l’affaire Jand’heur 3, l’idée a été surtout soutenue par René Savatier, délibérément favorable à une sorte de parallélisme des formes 4. Dès lors qu’au sujet des choses, l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er, cessait de n’être qu’une disposition d’annonce, il était logique qu’il en soit de même en ce qui concerne les personnes. 1. Civ. 16  juin 1896, DP 1897.1.433, concl. L.  Sarrut, note R. Saleilles, S.  1897.1.17, note A. Esmein. 2. Rappr. La responsabilité du fait d’autrui, Colloque Université du Maine, 2 juin 2000, RCA nov. 2000, Hors-série no 11 bis ; M. Poumarède, L’avènement de la responsabilité du fait d’autrui, Mélanges le Tourneau, 2008. 3. Ch. réunies, 13 févr. 1930, DP 1930.1.57, rapp. Le Marc’Hadour, concl. Matter, note G. Ripert, S. 1930.1.121, note P. Esmein, Grands arrêts, t. 2 no 202. 4. R. Savatier, La responsabilité générale du fait des choses que l’on a sous sa garde a-t-elle pour pendant une responsabilité générale du fait des personnes dont on doit répondre ?, DH 1933.chron. 81 s.

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1080 Controverse doctrinale ¸ Si séduisante que puisse être la symétrie, elle doit cependant rester en rapport avec la réalité juridique (au sujet des quasi-contrats, v. ss 15). Encore fallait-il donc savoir si, à l’appel du texte, répondaient les aspirations de la société. De fait, la plupart des auteurs se sont montrés défavorables à la théorie de René Savatier. À la pointe du combat, Henri et Léon Mazeaud ont avancé deux sortes d’arguments à l’appui d’une interprétation limitative de l’article 1242 (anc. art. 1384) du Code civil quant à la responsabilité du fait d’autrui 1. Une première sorte d’arguments était principalement d’ordre technique. Ils ne nous semblent pas décisifs. Premier argument : à la différence des « choses que l’on a sous sa garde », la notion de « personnes dont on doit répondre » ne pourrait se suffire à elle-même – ce qui établirait un lien nécessaire avec les cas spéciaux de responsabilité du fait d’autrui prévus à l’article 1242 (anc. art. 1384) du Code civil – et ne se comprendrait que par référence aux alinéas 4 et suivants de l’article 1242 (anc. art. 1384). À quoi on répondra que, s’agissant de la garde des choses, on aurait tout aussi bien pu soutenir que la notion de choses dont on a la garde ne pouvait se suffire à elle-même, qu’au contraire il n’en a rien été, même s’il y a eu lieu de tenir compte de cas spéciaux (art. 1243, 1244 – anc. art. 1385, 1386), que la jurisprudence s’y est employée suivant cette démarche immémoriale et fructueuse qui permet au juriste, artisan de cohérence, d’accorder le spécial et le général 2. Deuxième argument : si l’on consacrait un principe général de responsabilité du fait d’autrui, on ne saurait pas quelle portée reconnaître à la présomption dégagée par la jurisprudence, compte tenu notamment de la diversité des solutions retenues dans les divers cas de responsabilité du fait d’autrui admis par les rédacteurs du Code civil. À quoi on répondra qu’il en a été de même en matière de responsabilité du fait des choses et que cela n’a pas empêché la jurisprudence de préciser, par une suite de grands arrêts (v. ss 979 s.), la portée de la responsabilité du fait des choses 3. Plus impressionnant a été l’argument de fond : tandis que des nécessités sociales, liées au développement du machinisme, avaient rendu nécessaire une évolution profonde du droit positif en matière de responsabilité du fait des choses, des exigences comparables ne se manifestaient pas au sujet de la responsabilité du fait d’autrui. Lorsque cet argument fut avancé, il était loin d’être dépourvu de pertinence. De surcroît, à la faveur d’une 1. V. encore H. et L. Mazeaud, A. Tunc, t. I, 5e éd. 1957, no 712 s. 2. Il a encore été fait état de la « nature même des textes » en cause : au sujet de la responsabilité du fait des choses, il y aurait une « norme », au sujet de la responsabilité du fait d’autrui, il y aurait seulement une « constatation » (F. Chabas, obs. Gaz. Pal. 1992.2.513). Vaste problème ! En l’occurrence, que l’on fasse état de « nature des textes » ou de distinction d’une « norme » et d’une constatation laisse, au seuil du mystère, l’interprète intrigué. 3. Rappr. M. Puech, L’illicéité dans la responsabilité civile extra-contractuelle, thèse Strasbourg, éd. 1973, no 121 s.

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interprétation assez large de la notion de lien de préposition, donc de la responsabilité des commettants prévue à l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 5, du Code civil (v. ss 1065 s.), on pouvait tant bien que mal répondre à des besoins nouveaux. En conséquence, la plupart des auteurs écartèrent la responsabilité générale du fait d’autrui 1. 1081 Le revirement de 1991 ¸ Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que la jurisprudence ait, pendant assez longtemps, rejeté l'admission d'une responsabilité générale du fait d'autrui 2. Mais, le temps passant, des nécessités sociales se sont manifestées dans le sens d’un changement : développement des activités d’ordre éducatif exercées par des mineurs en dehors de la famille ou de l’école, ce qui n’exclut pas nécessairement une certaine surveillance ; expériences et méthodes nouvelles destinées aux inadaptés, aux handicapés, aux délinquants en « milieu libre », ce qui ne va pas sans l’instauration de modes de contrôle spécifiques ; fréquence accrue des cas dans lesquels des enfants sont confiés à d’autres que leurs père et mère, soit en raison de mesures d’assistance éducative, soit – tout simplement – parce que les parents exercent tous deux une profession, ce qui les oblige à confier leurs enfants – en dehors même des temps passés dans les écoles, lycées ou collèges (sur la responsabilité des instituteurs, v. ss 1038 s.) – à des tiers : nourrices, grandsparents, colonies de vacances, centres de loisirs 3. Tels étaient du moins, à la veille du revirement de la Cour de cassation, en 1991, les cas au sujet desquels la question était essentiellement débattue. Subordonner, dans tous ces cas, la réparation de dommages subis par les victimes intéressées à la preuve d’une faute de surveillance commise par les personnes ou les autorités appelées à les contrôler, voire à les garder, est apparu, au fil des années, contraire aux exigences de la responsabilité et de la solidarité, d’autant plus que la jurisprudence n’a pas pu – au sujet de la responsabilité des instituteurs –, n’a pas su – quant à la responsabilité des commettants du fait des préposés – ou n’a pas voulu – à propos de la responsabilité des père et mère du fait de leurs enfants mineurs – élargir les domaines des cas déjà existants de responsabilité du fait d’autrui. Précédé par quelques signes avant-coureurs – admission de la responsabilité contractuelle du fait d’autrui (v. ss 586), développement d’un régime spécial de responsabilité de la puissance publique 4 –, le revirement de la 1. B. Starck, H. Roland et L. Boyer, Droit civil, Obligations, 1. Responsabilité délictuelle, no 646 et 647. 2. Crim. 15 juin 1934, S. 1935.1.397, Gaz. Pal. 1934.2.477 ; Civ. 2e, 15 févr. 1956, D. 1956.410, note E. Blanc, JCP 1956.II.9564. 3. V. G. Viney, Vers un élargissement de la catégorie des « personnes dont on doit répondre » : la porte entrouverte sur une nouvelle interprétation de l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil, D. 1991, chron. 157 s., spéc. p. 158. 4. V., au sujet de délinquants : CE 3 févr. 1956, Thousellier, D. 1956.596, note J.-M. Auby, JCP 1956.II.9608, note D. Lévy ; 29 avr. 1987, JCP 1988.II.20920, note B. Pacteau ; de malades mentaux au cours d’une sortie d’essai : CE 13 juill. 1967, Département de la Moselle, Rec. p. 341,

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Cour de cassation ne s’est pas opéré sans résistances 1. Mais, au sujet d’un handicapé mental confié à un centre d’aide par le travail, qui avait mis le feu à une forêt appartenant aux consorts Blieck au cours d’un travail qu’il effectuait en milieu libre, la Cour d’appel de Limoges a condamné le centre en estimant que le risque social créé par les méthodes libérales de rééducation permet d’appliquer « les dispositions de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er, du Code civil, qui énoncent le principe d’une présomption de responsabilité du fait de personnes dont on doit répondre » 2. Or la Cour de cassation, par un arrêt Blieck de l’Assemblée plénière rendu le 29 mars 1991 3, a rejeté le pourvoi formé contre l’arrêt de la Cour de Limoges.

B. Domaine de la présomption

1082 Abandon du caractère limitatif des cas de responsabilité du fait d’autrui ¸ Étant admis qu'il existe d'autres cas de responsabilité délictuelle du fait d'autrui que ceux prévus à l'article 1242 (anc. art. 1384), alinéas 4 et suivants, du Code civil, mais sans que la Cour de cassation eût énoncé « le principe d'une présomption de responsabilité du fait d'autrui » 4, voire d’une responsabilité du fait d’autrui, on s’est assez vite interrogé sur le domaine d’application de la règle nouvelle, essentiellement quant aux personnes 5. S’agissant de déterminer l’auteur du dommage, l’on s’est demandé si la nouvelle règle embrassait toutes les personnes dépendantes d’autrui, ou seulement les personnes dangereuses, ou même, parmi celles-ci, uniquement celles qui créent un risque social particulier parce qu’elles bénéficient d’un régime de libre circulation. S’agissant de déterminer les personnes responsables pour autrui, on s’est interrogé sur les notions d’acceptation, d’organisation, de contrôle, de permanence. La D. 1967.675, note F. Moderne ; de personnes en placement familial surveillé : CE 13 mai 1987, D. 1988.somm. 163, obs. F. Moderne et P. Bon. 1. V. encore, dans le sens d’un rejet d’un principe général de responsabilité de plein droit pour le fait des personnes dont on a la « garde » : Civ.  2e, 24  nov. 1976, D.  1977.595, note C. Larroumet. 2. Limoges, 23 mars 1989, RCA 1989.comm. 361. 3. Ass. plén., 29 mars 1991, D. 1991.324, note C. Larroumet, somm. 324, obs. J.-L. Aubert, JCP  1991.II.21673, concl. Dontenwille, note J. Ghestin, Gaz. Pal. 1992.2.513, obs. F.  Chabas, Defrénois 1991.729, obs. J.-L. Aubert, G. Viney, chron. préc., RTD civ. 1991.541, obs. P. Jourdain, Grands arrêts, t. 2 no 229 ; v. aussi, dans le même sens et dans un cas voisin de celui de l’arrêt Blieck : Civ.  2e, 6  janv. 1993, Bull. civ.  II, no 7, D.  1994.95, note Sallé de la Marnierre, JCP 1993.I.3727, no 21, obs. G. Viney et IV, 598. 4. Comp., sur l’audace de la Cour de cassation dans l’arrêt Teffaine, en matière de responsabilité du fait des choses, v. ss 982. 5. V.  not. M.  Béhar-Touchais, Nouvelles orientations en matière de responsabilité du fait d’autrui, RJDA 1991.487 ; M. Josselin-Gall, La responsabilité du fait d’autrui sur le fondement de l’article  1384, alinéa  1er. Une théorie générale est-elle possible ?, JCP  2000.I.268 ; J.-P.  Gridel, Glose d’un article imaginaire inséré dans le Code civil en suite de l’arrêt Blieck : « Chacun répond, de plein droit, du dommage causé par celui dont il avait mission de régler le mode de vie ou contrôler l’activité », Mélanges Drai, 2000, p. 609 s.

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discussion a été en partie renouvelée par le fait que la responsabilité du fait d’autrui fondée sur l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, paraissait acquérir une nature objective (v. ss 1085). Alors que l’idée de présomption de faute requiert plutôt l’exercice effectif d’un pouvoir de surveillance, c’est-à-dire une garde matérielle, celle de responsabilité de plein droit s’accommode plus facilement d’un pouvoir théorique de garde, c’est-àdire d’une garde juridique 1. On retrouve ainsi des concepts – dangerosité, vice… – et des débats – garde juridique, garde matérielle… – antérieurs comparables (v. ss 1138 ; v. ss 1012). 1083 Personnes handicapées et mineurs ¸ Une première vague jurisprudentielle, née de l'arrêt Blieck, a concerné les dommages causés par les personnes handicapées ou les mineurs en danger (ou dangereux) dont la garde a été confiée à des organismes privés, y compris à des associations 2. Présentant une certaine dangerosité, ces personnes appellent une surveillance particulière, en même temps qu’un effort d’insertion et de réadaptation justifiant le traitement dont elles sont l’objet. À cet effet, leur garde est souvent confiée à des personnes morales qui remplissent tout à la fois une fonction de surveillance et d’éducation, ce qui fonde une responsabilité du fait d’autrui 3. Mais une mesure d’action éducative en milieu ouvert ayant pour objet d’apporter aide et conseil à la famille, sans pouvoir effectif de direction et de surveillance sur un mineur, ne pouvait conduire à une responsabilité des dommages causés par celui-ci 4. Plus délicate a été la prise en considération de la qualité de professionnel ou de non-professionnel de la personne à laquelle des enfants sont confiés à titre temporaire et occasionnel, spécialement à des membres de la famille – grands parents, oncle, tante… – ou à des amis. Dans un premier temps, il a été décidé que ces personnes qui agissent à titre bénévole et, le plus souvent, ne sont pas assurées pour de tels dommages et n’ont au surplus aucune garde juridique, ne pouvaient voir leur responsabilité engagée sur le fondement de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er 5. 1. P. Jourdain, RTD civ. 1998.389. 2. Sur les dommages causés par un mineur confié par ses parents à l’Aide sociale à l’enfance, CE, 26 mai 2008, LPA 29 sept. 2008. p. 6. – Rappr. sur la responsabilité de l’État du fait d’un mineur en liberté surveillée, CE 16 juin 2008, JCP 2008, Act. 474. Et sur la responsabilité sans faute de l’État du fait de la décision judiciaire confiant l’enfant à ses grands parents, CE 26 juill. 2007, LPA 6 mai 2008, p. 6, note A. Desrameaux ; v. aussi CE 13 févr. 2009, D. 2009, Act. P. 631, obs. J.-M. Pastor. 3. Crim. 10 oct. 1996, JCP 1997.11.22833, note F. Chabas, D. 1997.309, note M. Huyette : Civ. 2e, 9 déc. 1999, D. 2000.713, note A.-M. Galliou-Scanvion (liberté surveillée) ; 15 juin 2000, D. 2001.653, note M. Huyette ; 20 janv. 2000, Bull. civ. II, no 15, D. 2000.571, JCP 2000.I.241, no 14. obs. G. Viney, RCA 2000 comm. 111, obs. P. Vaillier, RTD civ. 2000.588. obs. P. Jourdain (dommages causés aux autres enfants placés dans l’établissement). 4. Civ. 2e, 19 juin 2008. D. 2008, 2205, note M. Huyette. 5. Civ. 2e, 18 sept. 1996, Bull. civ. II, no 217, D. 1998.118, note Rebourg, RTD civ. 1997.436, obs. P. Jourdain ; 5 févr. 2004, LPA, 24 juin 2005. p. 14 s., note D. Bertol, 5 févr. 2004, RCA 2004, no 127.

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Dans le sens de cette exclusion, la Cour de cassation s’est aussi, à l’époque, prononcée au sujet du tuteur ou de l’administrateur légal sous contrôle judiciaire d’un jeune majeur, handicapé mental 1. Mais, ensuite, probablement suivant l’évolution opérée au sujet de la responsabilité des père et mère (v. ss 1045), la Cour de cassation a retenu la responsabilité d’un tuteur pour les dommages causés par son pupille, au motif qu’il avait la charge d’organiser et de contrôler à titre permanent son mode de vie 2. Au demeurant, il ne faut pas attacher trop d’importance à la considération de ce « titre permanent ». Il apparaît que la garde prise en compte pour fonder ici la responsabilité du fait d’autrui est une garde juridique qui puise sa source dans une décision judiciaire, ou dans une disposition légale, sans qu’il soit besoin que cette garde se traduise par un pouvoir effectif exercé sur la personne protégée. Ayant le plus souvent pour titulaire une personne morale, elle peut néanmoins peser sur une personne physique. Dans un cas où la tutelle d’une jeune fille avait été confiée par décision judiciaire au département du Maine-et-Loire qui l’avait placée dans un foyer d’accueil géré par une association privée, la Cour de cassation a décidé qu’au moment des faits dommageables, le département était responsable, parce que, étant tuteur chargé par le juge des tutelles d’organiser, de diriger et de contrôler à titre permanent le mode de vie du mineur, aucune décision judiciaire n’avait mis fin à cette mission éducative 3. Reste à savoir si cette garde juridique peut aussi trouver sa source dans un titre conventionnel. La synthèse de la jurisprudence est difficile. La Cour de cassation a refusé d’appliquer l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, à une grand-mère à laquelle l’enfant avait été confié à titre permanent par ses parents 4. De même, elle a estimé qu’il n’y avait pas lieu de faire application de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, lorsque des parents confient un enfant à un tiers sur la base d’un contrat 5. Mais d’autres décisions paraissaient admettre la solution contraire 6. Une conciliation a été tentée : il serait impossible de se décharger, par convention, de la garde juridique d’autrui, en revanche, il serait possible, par convention, de déléguer temporairement à un tiers la mission d’organiser, de diriger et de contrôler

1. Civ. 2e, 25 févr. 1998, Bull. civ. II, no 62, D. 1998, 315. concl. Kessous, RTD civ. 1998, 345. obs. J. Hauser, 388, obs. P. Jourdain – V. aussi Ma.-P. Blin-Franchomme, chron. LPA 24 nov. 1997. 2. Crim. 28 mars 2000, Bull. crim. no 140, D. 2000, somm. 466, obs. D. Mazeaud, JCP 2000, I, 241, obs. G. Viney, 2001. II, 10457, note C. Robaczewski, RTD civ. 2000 ; 8 janv. 2008, sol impl. Bull. crim., no 3 ; v. aussi Civ. 2e, 7 oct. 2004, Bull. Civ. II, no 453. 3. V. aussi. Civ. 2e, 24 mai 2006, LPA 7 févr. 2007, p. 6, obs. O. Dufour. 4. Civ. 2e, 25 janv. 1995, Bull. civ. II, no 29 ; Crim. 8 févr. 2005, JCP 2005, II, 10049, note M.-F. Steinlé-Feuerbach, I, 149, obs. G. Viney, RCA 2005, no 118. 5. Crim. 18  mai 2004, Bull. crim., no 123, RCA 2004, no 249, RTD civ. 205, 140 (enfant mineur handicapé, scolarisé dans un institut spécialisé géré par une association sous le régime de l’internat). 6. Civ. 2e, 25 févr. 1998, préc. (handicapé mental confié à mi-temps par sa famille, sur une base contractuelle, à un institut médico-pédagogique géré par une association).

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le mode de vie d’autrui 1. Mais la Cour de cassation a décidé que, lorsqu’un enfant mineur a été confié par ses parents à un institut médico-pédagogique et y blesse un autre enfant, la responsabilité de l’association gérant cet institut à qui l’enfant n’avait pas été confié par décision de justice ne pouvait être recherchée que sur un fondement contractuel 2. Enfin, complétant les solutions, la Cour de cassation a décidé que la responsabilité générale du fait d’autrui ne peut avoir un fondement contractuel 3. 1084 Associations sportives et autres groupements ¸ Il n'est pas exclu qu'en matière sportive, l'application de la responsabilité d'un commettant du fait d'un préposé soit retenue, en application de l'article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 5, du Code civil ; c'est le cas, le plus souvent, des sportifs salariés, notamment des sportifs professionnels. Mais là même où l'article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 5 ne serait pas applicable, la responsabilité peut être engagée en application de la jurisprudence Blieck 4. La Cour de cassation a, en effet, décidé, en 1995, que « les associations sportives ayant pour mission d’organiser, de diriger et de contrôler l’activité de leurs membres au cours des compétitions sportives auxquelles ils participent sont responsables des dommages qu’ils causent à cette occasion » 5. Surprenantes, ces solutions ont suscité de multiples interrogations. Du côté des participants : victimes mais aussi auteurs de dommages, les sportifs sont en pleine possession de leurs moyens physiques et mentaux et ne sont soumis à aucune incapacité juridique et à aucune restriction de liberté. Autrement dit, le danger a sa source ici non plus dans la personne de celui qui a causé le dommage, mais dans la nature de l’activité à laquelle elle se livre et dont elle accepte les risques, ce qui est de nature à modifier le domaine d’appréciation de leurs fautes, voire de leurs faits 6. Du côté du responsable du fait d’autrui, c’est-à-dire, généralement, du club sportif, l’emprise qu’exerce celui-ci sur les joueurs est désignée par la même trilogie qu’au sujet des personnes handicapées – organisation, direction, 1. Flour, Aubert et Savaux, Les obligations, vol.  2, no 221 ; pour une autre explication, v. M. Bacache-Gibeili, La responsabilité civile extra-contractuelle, 2007, no 295. 2. Civ.  1re, 24  mai 2006, comm. 217, RTD civ. 2006, 779, obs. Jourdain, ; rappr. Civ.  2e, 19 juin 2008, D. 2008.2205, note M. Huyette, RCA 2008, com. 248, RTD civ. 2008, 682, obs. P. Jourdain. 3. Civ. 1re, 15 déc. 2011, D. 2012. 539, note M. Develay, RTD civ. 2012. 290, obs. J. Hauser, JCP 2012. 205 note J. Bakouche et 530, obs. Ph. Stoffel-Munck ; B. Waltz Regard critique sur les critères de désignation du responsable du fait d’autrui, RCA 2012. 12. 4. V. J. Mouly, Les paradoxes du droit de la responsabilité civile dans le domaine des activités sportives, JCP 2005.I.134. – Sur l’exclusion – parmi d’autres – de cette solution dans le projet de réforme déposé à l’Assemblée nationale, v. J.-S. Borghetti, obs. D. 2016, p. 1447. 5. Civ. 2e, 22 mai 1995, JCP 1995, II, 22550, note J. Mouly, I, 3895, no 5, obs. G. Viney, RTD civ. 1995, 899, obs. P. Jourdain ; v. aussi Civ. 2e, 3 févr. 2000, Bull. civ. II, no 26, JCP 2000, II, 10136, note J. Mouly, Defrénois 2004, 724, obs. D.  Mazeaud, RCA 2000, chron. 110, par H. Groutel. 6. F. Millet, L’acceptation des risques réhabilitée ? Une application aux responsabilités du fait d’autrui, D. 2005, 2830.

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contrôle –, mais la réalité que celle-ci recouvre est très différente. Bien loin d’être permanent, le pouvoir exercé sur les joueurs non salariés n’est qu’intermittent. Et il n’existe, à la charge du club, aucun devoir de contrôle lié à l’état physique ou mental de la personne surveillée 1. Observant la liberté et la spontanéité inhérentes au jeu, les joueurs acceptent de se plier à une sorte de discipline collective qui n’est pas sans rappeler les liens du préposé et du commettant (v. ss 218), mais qui s’en distingue 2. Indifférente aux critiques que la solution retenue en 1995 avait suscitées, la Cour de cassation a décidé que la responsabilité de l’association était engagée même si un accident survenait au cours d’un entraînement 3. Mais elle a précisé qu’elle ne l’était que du fait de ses membres, même non identifiés 4. Quoi qu’il en soit, on retiendra qu’outre les cas de responsabilités fondées sur un contrôle permanent de la vie d’autrui, il y en aurait d’autres ayant pour objet le contrôle périodique d’activités temporaires à risques exercées par autrui au sein d’un groupement 5.

C. Portée de la présomption

1085 Responsabilité de plein droit ¸ En 1991, la Cour de cassation avait laissé ouverte la question de savoir si la responsabilité du fait d'autrui reposait sur une présomption de faute, laissant place à la preuve contraire de l'absence de faute, ou sur une responsabilité de plein droit supportant ou ne supportant pas de preuve contraire tenant à la cause étrangère. Les questions de responsabilité étant de plus en plus envisagées à l'ombre des questions d'assurance, on pouvait évidemment s'interroger sur l'éventuelle responsabilité du fait d'autrui de personnes non obligatoirement assurées (v. ss 1044 s. au sujet de la responsabilité des père et mère du fait de leurs enfants mineurs). Six années après l’arrêt Blieck, par trois arrêts de la chambre criminelle en date du 26 mars 1997, la Cour de cassation s’était prononcée en décidant que « les personnes tenues de répondre du fait d’autrui au sens de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er, du Code civil ne peuvent 1. G. Viney, JCP 1955,I, 3893, no 9. 2. V. J. Mouly, JCP 1995, II, 22550, no 5 ; P. Jourdain, obs. RTD civ. 1995. 900. 3. Civ., 2e, 21 oct. 2004, no 03-17.910 et 03-18.942. 4. Civ. 2e, 22 sept. 2005, JCP 2006, II, 10.000, note D. Bakouche ; sur la portée de la responsabilité, v. ss 1085 s. – V., en ce sens, qu’une fédération sportive n’emploie ni les arbitres, ni les joueurs, du moins en droit social, Civ. 2e, 22 janv. 2009, JCP 2009, II, 10046, note F. et G. Buy ; comp. sur les arbitres, considérés comme des préposés au sens de l’art. 1384, al. 5 C. civ., Civ. 2e, 5 oct. 2006, D. 2006, 2004. 5. Les exemples sont variés et se rattachent à la civilisation des loisirs : Civ. 2e, 12 déc. 2002, Bull. civ. II, no 289, D. 2003, somm. 2541, obs. F. Lagarde, RTD civ. 2003.305, obs. P. Jourdain (association de majorettes) ; Aix-en-Provence, 9  oct. 2003, RCA avr. 2004, comm. 89, note Ch. Radé (association de supporters d’un club de football) ; rappr. CE 29 oct. 2007, D. 2008, 1381, note M. Maisonneuve (sur la violence des supporters et la responsabilité disciplinaire des clubs).

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s’exonérer de la responsabilité de plein droit résultant de ce texte en démontrant qu’elles n’ont commis aucune faute » 1. Mais, au sujet de la responsabilité des associations sportives, la Cour de cassation a atténué la rigueur de sa position en décidant que celles-ci n’étaient pas responsables lorsqu’aucune faute caractérisée par une violation des règles du jeu et imputable à un joueur, même non identifié, membre de l’association n’est établie 2. Cette évolution, au demeurant compréhensible, n’en appelle pas moins d’ultérieures précisions par rapport aux diverses sortes de responsabilités et même sur le terrain de la distinction souvent délicate entre domaine et force d’une présomption 3. 1086 Justification ¸ Reste à préciser les arguments qui, positivement, expliquent la solution favorable aux victimes qu'a adoptée la Cour de cassation par ses arrêts du 26 mars 1997. On en discerne trois. Le premier est d’ordre textuel. On concevrait mal que des régimes différents soient appliqués au sujet du même alinéa de l’article 1384, alinéa 1er 4. Et pourtant on le conçoit d’autant mieux que, pendant des dizaines d’années, on s’en est bien accommodé. Au surplus, il y a quelques différences entre une chose et une personne. Le deuxième est de fond. Il se relie à l’idée de risque social inhérent aux principaux cas dans lesquels il y a lieu de considérer l’admission d’une responsabilité de plein droit. S’il faut quelque peu solliciter l’idée au sujet des groupements sportifs, on admettra que « le danger n’a certes plus sa source dans la personne de l’auteur, mais (qu’il) naît de l’activité pratiquée par ses membres » 5. Ailleurs, on est tenté de parler, faute de mieux, d’un risque de l’autorité.

1. Crim. 26 mars 1997 (3 arrêts) : (1er arrêt) JCP 1998.II.10015, note M. Huyette, (2e arrêt) JCP 1997.II.22868, rapp. F. Desportes, Grands arrêts, t. 2 no 230, (3e arrêt) D. 1997.496, note P. Jourdain (dans ces divers cas, il s’agissait de la responsabilité retenue à l’encontre d’établissements d’éducation dans lesquels des enfants avaient été placés par le juge des enfants en application de l’article 375 du Code civil. – V. aussi sur la responsabilité sans faute de l’État au titre de l’éducation surveillée, CE 11 févr. 2005, JCP  2005.II.10070, concl. C.  Devys, note M.-C. Rouault). 2. Civ. 2e, 20 nov. 2003, Bull. civ. II, no 356, D. 2004.300, note Bouché, JCP 2004.II.10017, note J. Mouly, RTD civ. 2004, 106, obs. P. Jourdain ; 13 mai 2004, Bull. civ. II, no 232, RCA 2004. chron. 15, par C. Radé, RTD civ. 2005.137, obs. P. Jourdain, LPA, 3 janv. 2005, note Nathalie Cote (absence de responsabilité) ; 21 oct. 2004, Bull. civ. II, no 477, D. 2005.40, note J.-B. Laydu, RCA 2005.comm. 9, RTD civ. 2005.412, obs. P. Jourdain, Gaz. Pal. 2005.1.1234, note P. Polère (responsabilité) ; Ass. plén. 29 juin 2007, JCP 2007, II, 1050, note J. Marmayou, RTD civ. 2007, 782, obs. P. Jourdain, Grands arrêts no 231. La victime peut être membre de la même association que l’auteur du dommage (Civ. 2e, 12 déc. 2002, préc.), à supposer que celui-ci ait agi dans le cadre de l’activité sportive (Aix-en-Provence 16 mars 2004, RCA 2004.comm. 248, obs. Ch. Radé). 3. V. J. Mouly, Les paradoxes du droit de la responsabilité civile dans le domaine des activités sportives, JCP 2005.I.134. – La situation du sportif professionnel salarié d’une société sportive a d’ailleurs appelé l’attention du législateur, notamment quant à sa mise à disposition d’une fédération sportive (v. C. sport, art. L. 222-2). 4. V. P. Jourdain, note D. 1997.497, préc. 5. P. Jourdain, ibid.

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Le troisième est d’ordre logique. Il relève d’un souci de cohérence : mises à part les règles propres à la responsabilité de l’État du fait des membres de l’enseignement public, toutes les règles relatives aux responsabilités du fait d’autrui présenteraient désormais un caractère objectif. Cet état du droit suscite une question et une observation. Question : est-il nécessairement cohérent de traiter de la même manière des situations différentes ? De surcroît, indépendamment même du cas des « instituteurs », les régimes de responsabilité du fait d’autrui prévus à l’article 1242 (anc. art. 1384) du Code civil diffèrent tout spécialement quant aux causes d’exonération. 1087 Causes d’exonération ¸ Par ses arrêts du 26 mars 1997, la Cour de cassation a affirmé que les personnes responsables ne pouvaient s'exonérer de la responsabilité de plein droit résultant de ce texte en démontrant qu'elles n'ont commis aucune faute 1. Un mois plus tôt, au sujet de la responsabilité des père et mère, opérant un revirement très important, la deuxième Chambre civile de la Cour de cassation a décidé dans le même sens que la responsabilité engagée en application de l’article 1384, alinéa 4, au sujet des enfants mineurs, habitant avec leurs père et mère, était une responsabilité de plein droit (v. ss 1048). Les causes d’exonération doivent être envisagées successivement du côté de l’auteur du dommage et du côté du responsable pour autrui. Au sujet de l’auteur du dommage, dont la responsabilité personnelle peut être engagée même en cas de non-imputabilité, y compris au sujet de personnes atteintes d’un trouble mental (v. ss 959 s.), on s’est demandé s’il ne serait pas trop dur d’admettre, à la charge d’autrui, une responsabilité dont l’assiette serait trop large. D’où l’idée qu’il faudrait exiger un fait fautif, voire intentionnel 2. Dès la lecture des premiers arrêts, on devait bien admettre que la jurisprudence ne s’interrogeait pas, fût-ce implicitement, à ce sujet 3. Mais il y a tout lieu de penser que, comme au sujet de la responsabilité des parents du fait de leurs enfants, la responsabilité pour autrui peut être engagée lorsque le dommage a sa source dans le fait d’une chose dont le mineur a la garde (v. ss 1016). Dès lors étant admis que cet « autrui » est tenu à réparation, n’est-il pas normal que « son responsable » du fait d’autrui soit tenu ? On voit mal par quel raisonnement il puisse en être autrement. Il est donc difficile que ces solutions ne soient pas, en quelque sorte, « répercutées » sur la responsabilité pour autrui. Reste à savoir si le responsable pour autrui pourrait, à partir de là, se dégager. Par la preuve de l’absence de faute, sûrement pas, compte tenu des arrêts de la Cour de cassation. Par la preuve de la cause étrangère,

1. Crim. 26 mars 1997 (3 arrêts), préc. 2. V. H. Groutel, Joueurs ou voyous ? À propos de deux arrêts sur la responsabilité civile des associations sportives, RCA 1995, chron. 36. 3. V. not., F. Chabas, note Gaz. Pal. 1996.1.16.

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probablement en l’état du droit positif 1. Cela introduit dans le débat les discussions attachées à l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er, sur la responsabilité du fait des choses, quant au comportement de la victime (v. ss 1026 s.). Reste qu’il existe une différence importante par rapport à la situation du commettant : la responsabilité du préposé étant établie, la responsabilité du commettant l’est aussi, sans qu’il puisse se dégager comme en matière de responsabilité de plein droit (v. ss 1058). Ainsi, nécessairement, tôt ou tard, l’assurance paiera.

§ 4. Conflits de présomptions

1088 Présentation ¸ La diversification croissante des cas ou des régimes de responsabilité du fait d'autrui a favorisé le développement de conflits entre ces divers régimes. Si les domaines respectifs d'application de ces régimes étaient délimités de telle manière qu'il n'y ait entre eux aucun recoupement, s'ils ne se recouvraient en aucun point, les solutions seraient relativement simples. La réalité montre qu'il en va tout autrement pour deux raisons majeures : d'abord parce que le même événement dommageable peut donner lieu à des responsabilités pour autrui de nature différente 2 à la charge de plusieurs personnes ; ensuite parce qu’une même personne peut être éventuellement tenue pour responsable au titre de plus d’un régime de responsabilité du fait d’autrui prévus à l’article 1242 (anc. art. 1384) du Code civil 3. Le caractère encore incertain de la responsabilité « générale » du fait d’autrui laisse d’ailleurs subsister en la matière une marge inévitable d’approximations. Il n’en faut pas moins discerner un critère de règlement des problèmes posés : application concurrente des responsabilités – ce qui ne signifie pas cumul des réparations –, application alternative des responsabilités. L’existence d’une pluralité de responsables d’un même événement est chose courante qui donne lieu à des solutions ordonnées autour de deux questions, relatives à l’obligation à la dette, c’est-à-dire à la détermination des personnes auxquelles la victime peut demander réparation, puis à la contribution à la dette, c’est-à-dire à la détermination des parts de responsabilité incombant en définitive aux divers responsables.

1. V., en ce sens, réservant, au sujet de la responsabilité des père et mère, la preuve de la force majeure ou de la faute de la victime, Civ.  2e, 19 févr. 1997, D.  1997.265, note P. Jourdain, v. ss 1051 s. 2. Si elles sont de même nature, par exemple quant aux parents ou dans le cas où il y aurait pluralité de commettants (v. ss 1062), il y aurait lieu de s’en tenir, en principe, aux règles du droit commun relatives à la pluralité de responsables. 3. V. F. Leduc, Les rapports entre les différentes responsabilités du fait d’autrui, in Coll. Univ. du Maine, 2000, préc., p. 18 s. ; v. aussi Ph. Brun, Les présomptions dans le droit de la responsabilité civile, thèse Grenoble, 1993 ; M. Poumarède, Régimes de droit commun et régimes particuliers de responsabilité civile, thèse ronéot. Toulouse, 2003.

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Lorsqu’il y a pluralité de responsables du fait d’autrui, un raisonnement comparable se justifie. Les cas possibles sont divers. Étant aujourd’hui admis qu’un enfant mineur ne cesse pas nécessairement de cohabiter avec ses parents même lorsqu’il est en pension dans un établissement scolaire (v. ss 1048), la victime est en droit de se prévaloir tant de la responsabilité des parents que de celle des instituteurs, à supposer que les autres conditions de ces responsabilités – d’ailleurs différentes – soient réunies. Compte tenu de l’extension de la notion de cohabitation, il n’est pas non plus exclu que puissent être invoquées par la victime la responsabilité des parents et celle des commettants. L’extension du domaine de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er, du Code civil a nécessairement augmenté le nombre des cas problématiques au sujet des mineurs handicapés mentaux (v. ss 1083), des mineurs appartenant à des clubs sportifs (v. ss 1084) ou encore de ceux qui, placés dans un foyer par l’effet d’une mesure d’assistance éducative, sont en même temps préposés 1. Dans de tels cas, il paraît normal de reconnaître à la victime la possibilité de poursuivre tous les responsables, aux fins d’une condamnation in solidum, soit de n’en poursuivre qu’un seul, celui-ci ayant en principe la possibilité d’attraire les autres en la cause, soit d’exercer contre eux des actions récursoires en vue de la répartition finale du poids de la réparation. Pratiquement cette solution s’accorde avec le souci assez général de favoriser les victimes. S’agissant de l’obligation à la dette, cette solution peut même être considérée comme l’application d’un mécanisme plus général dont on retrouve d’autres applications là où peuvent aussi interférer la responsabilité contractuelle du fait d’autrui (v. ss 586), les diverses catégories de responsabilité du fait des choses ou encore, tout simplement, la responsabilité du fait personnel 2. Il est précisément significatif que la Cour de cassation ait adopté cette solution au sujet des dommages causés par un mineur à l’école 3. Dans d’autres circonstances, la jurisprudence semble avoir retenu la même solution, c’est-à-dire admis, au profit de la victime, une liberté de cumul ou d’option 4. Pourtant la Cour de cassation s’est, dans d’autres circonstances, orientée dans un sens différent au sujet du concours entre responsabilités 1. V. F. Leduc, chron. préc., no 5 ; v. aussi Civ. 2e, 9 déc. 1999, préc. 2. V. not. Civ. 2e, 9 nov. 1971, D. 1972.75, RTD civ. 1972.400, obs. G. Durry. 3. Action contre l’instituteur ou contre les parents : Civ. 2e, 12 févr. 1976, D. 1976.IR.140 ; 16 mai 1988, Gaz. Pal. 1989.1.somm. 371, obs. F. Chabas ; action contre tous : Civ. 2e, 4 juin 1997, Bull. civ. II, no 168, LPA, 29 oct. 1997, p. 23 note A.-M. Galliou-Scanvion. – Comp., dans le sens de l’alternative, relativement aux responsabilités respectives des parents et d’un établissement médico-éducatif : Crim. 15  juin 2000, Bull. crim. no 232, JCP  2000.I.280, no 4, obs. G.  Viney. – Dire qu’en pareil cas ces décisions ne sont pas pertinentes parce que l’une des branches de l’alternative (responsabilité des instituteurs) ne relève plus de la notion de responsabilité du fait d’autrui mais de la responsabilité de l’État nous paraît indifférent, en termes d’obligation à la dette (v. cep. F. Leduc, chron. préc., no 6). 4. Crim. 5 oct. 1977, Bull. crim. no 292, D. 1978.IR.246 ; Colmar 25 juill. 1952, JCP 1952. II.7285, RTD civ. 1953.102, obs. H. et L. Mazeaud ; rappr. Nancy 29 avr. 1998, JCP 1999.IV.1546. – En matière d’accidents de la circulation, v. ss 1189.

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des parents, des artisans et des commettants. Elle a, en effet, affirmé que « les différentes responsabilités du fait d’autrui ne sont pas cumulatives mais alternatives » 1, de sorte qu’en cas de concours apparent des responsabilités l’une d’entre elles prévaudrait soit de manière exclusive, soit de manière préférentielle, l’autre ou les autres ne pouvant être reconnues que dans l’hypothèse où elle ne serait pas satisfactoire. Il y aurait donc une application hiérarchisée 2. Cette complication, en forme de classement des responsabilités – de premier rang, de deuxième rang, etc. – présente l’inconvénient majeur d’obscurcir, sur le terrain de l’obligation à la dette, la situation de la victime, exposée alors au risque de procédure sans effet mais pas sans coûts contre l’un ou l’autre des responsables apparents. Cette analyse s’impose d’autant plus que la consécration du caractère général de la responsabilité du fait d’autrui inventée à partir de l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1, du Code civil demeure encore incertaine (v. ss 1082) 3. En termes de contribution à la dette, une hiérarchisation des responsabilités est au contraire naturelle, en fonction du degré variable de prise en considération de la faute : faute prouvée du responsable plutôt que faute présumée (ou responsabilité de plein droit), responsabilité de plein droit plutôt que garantie (des commettants). Encore convient-il de considérer que ceux-ci ne sauraient exercer de recours contre les préposés que dans certaines circonstances limitées (v. ss 1075) 4.

1. Civ. 2e, 18 mars 1981, Bull. civ. II, no 69, D. 1981.somm. 319, obs. C. Larroumet, RTD civ. 1981.855, obs. G. Durry ; Crim. 2 oct. 1985, Bull. crim. no 294. 2. V., en ce dernier sens, F. Leduc (op. cit.) qui présente son analyse en termes d’explication de la jurisprudence. 3. V. G. Viney et P. Jourdain, Les conditions de la responsabilité, 2e éd., no 893. 4. Sur les cas dans lesquels une même personne peut être poursuivie au titre de plusieurs responsabilités, v. F. Leduc, chron. préc., no 9 s.

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CHAPITRE 3

LE LIEN DE CAUSALITÉ 1089 Problème de la causalité ¸ La réparation du dommage, préoccupation dominante en la matière, n'est pas subordonnée seulement à la double existence d'un dommage et d'un fait générateur de responsabilité. Encore faut-il que ce dommage se rattache à ce fait générateur par un lien de cause à effet, par un lien de causalité. Il faut essentiellement que le fait générateur de responsabilité ait été la cause du dommage, sa cause efficiente (comp. v. ss 331 s., au sujet de la cause finale de l’obligation contractuelle, c’est-àdire de son but), ce qui n’exclut pourtant pas, en droit de la responsabilité délictuelle ou quasi contractuelle, la prise en considération des intentions pouvant présider aux comportements délictueux. Les choses seraient relativement simples si tout événement relevait nécessairement d’une cause isolée et facilement décelable. Mais la réalité montre tout à la fois l’existence de chaînes de données qui se suivent et se conditionnent, ainsi que, lorsqu’un événement accidentel se produit, le concours fréquent de causes multiples dans la réalisation d’un accident. Bien souvent, à un moment donné, un événement peut résulter de plusieurs causes qui ont pu concourir à des degrés divers à la réalisation du dommage. Or c’est là, justement, que gît l’obstacle, car, sitôt quitté le seul domaine des sciences positives pour celui des sciences normatives, et que l’on est conduit à émettre des jugements de valeur sur les comportements humains – c’est le cas en matière de responsabilité –, il n’est guère possible de s’en tenir à une analyse mécaniste plus ou moins raffinée. Parce que l’on entend trouver, si possible, un responsable, disons une personne chargée de réparer, on ne peut ni remonter trop loin dans le temps, ni aller trop loin dans l’espace, pour répondre aux fonctions de la responsabilité civile. D’où une observation classique toujours assez répandue : parmi les divers antécédents d’un événement accidentel, il faut faire un tri, car toute cause physique de celui-ci n’en est pas nécessairement une cause juridique fondant une responsabilité 1. Il faut bien reconnaître que cette présentation, qui paraît bien fidèle dans sa ligne principale à un acquis du passé, se ressent pourtant des mouvements qui ont affecté depuis un certain nombre de décennies le 1. V. en ce sens G. Marty, De la relation de cause à effet comme condition de la responsabilité civile, RTD civ. 1939.685 ; F. Chabas, L’influence de la pluralité des causes sur le droit à réparation, thèse Paris 1965 ; G. Canselier, De l’explication causale en droit de la responsabilité civile délictuelle, RTD civ. 2010. 41 s. ; Marie Lamoureux, La causalité juridique à l’épreuve des algorithmes, JCP 2016, Étude 831.

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droit de la responsabilité civile. Indépendamment des nombreuses études suscitées par l’analyse de la force majeure et des modes d’exonération (v. ss 582 s., 1022 s.), d’importants travaux ont renouvelé de manière pénétrante la causalité 1. Il est une question parmi d’autres à propos de laquelle on saisit l’actualité du problème de la causalité ; il s’agit de l’embarras observé lorsque l’on s’interroge sur les sortes d’exonération possible de l’auteur d’un dommage compte tenu du comportement, fautif ou non, de la victime (v. ss 1026). Lorsque l’on se demande si ce comportement, s’il est fautif, doit entraîner suivant sa force exonération partielle ou totale de l’auteur de l’accident, le choix est possible entre deux solutions : déduire de cette faute l’existence nécessaire d’une relation causale ou, au contraire, rechercher si cette faute a ou n’a pas exercé un rôle causal dans la réalisation du dommage. C’est bien dire alors que la cause, dans une vision d’ordre physique et mécanique, n’est quand même pas ignorée dans la sphère du droit. Et l’on comprend bien, dans cet ordre d’idées, que la causalité, sans doute unique, ait « une double fonction », à la fois « condition de la responsabilité civile » et « cause de l’obligation de réparation » 2.

SECTION 1. L’EXIGENCE D’UN LIEN

DE CAUSALITÉ

1090 Nécessité d’un lien de causalité ¸ L'exigence d'un lien de causalité n'est pas une création de la jurisprudence ou de la doctrine ; elle résulte des textes mêmes du Code civil (art. 1242 à 1248 – anc. art. 1382 à 1386), qui l'expriment, mais sans la définir. Ce faisant, ils isolent une donnée juridique, qui constitue non une simple relation de fait (l'intervention dans la réalisation d'un dommage), mais une notion de droit (cause génératrice d'un dommage), sur laquelle – malaisément, mais nécessairement – la Cour de cassation exerce son contrôle 3. Un article du projet de la Direction des Affaires civiles formalise davantage l’exigence : « La responsabilité suppose l’existence d’un lien de causalité entre le fait imputé au défendeur et le dommage » (art. 1239, al. 1er). « Le lien de causalité s’établit par tout moyen » (art. 1239, al. 2). 1. V. F. G’Sell-Macrez, Recherches sur la notion de causalité, thèse Paris I, 2005 ; C. Beaudeux, La causalité, fondement pour une théorie générale de la responsabilité civile, thèse Strasbourg, 2006 ; Les distorsions du lien de causalité en droit de la responsabilité civile. RLDC 2007/40 suppl. ; Ch. Quézel-Ambrunaz, Essai sur la causalité en droit de la responsabilité civile, thèse Univ. de Savoie, 2008 – Rappr. P.-A. Bon, La causalité en droit pénal, thèse Poitiers, éd. 2006 ; A. Nasri, Contribution l’étude de la notion de causalité en droit pénal, thèse Paris I, 2006. 2. Ch. Quézel-Ambrunaz, op. cit., in fine, no 659. 3. Civ. 2e, 20 févr. 1963, JCP 1963.II.13199 ; 5 avr. 1965, D. 1965.737, note P. Azard ; 29 avr. 1969, Gaz. Pal. 1969.2.215.

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L’exigence d’un lien de causalité s’impose quel que soit le fait générateur de responsabilité : fait personnel, fait d’autrui, fait des choses. Ainsi ne suffit-il pas à la victime d’un dommage d’établir la faute du défendeur et le préjudice subi pour obtenir réparation ; encore faut-il un lien de causalité entre cette faute et ce préjudice 1 ; c’est dire que, parmi les antécédents du dommage, il peut y avoir une faute, mais une faute non causale. La même remarque vaut en ce qui concerne d’autres faits générateurs de responsabilité : envisagés en eux-mêmes, ils sont apparemment générateurs de responsabilité ; mais, pour que cette responsabilité soit engendrée, encore faut-il qu’il existe vraiment un lien de causalité avec le dommage. Il est vrai que, lorsqu’il s’agit de la responsabilité engagée en application des articles 1242, alinéa 1er, et 1243 (anc. art. 1384 et 1385), l’exigence d’un lien de causalité semble recouverte par les règles relatives à l’exonération du gardien (v. ss 1018 s.), au point de se confondre avec elles, la preuve, par le gardien, d’une cause d’exonération ne semblant pas autre que la preuve d’une absence de lien de causalité. Cependant, une coïncidence n’est pas une identité ; au surplus, lorsque l’on exige de la victime du fait d’une chose qu’elle rapporte la preuve du rôle actif de cette chose (v. ss 1020), on conserve son relief à l’exigence d’un lien de causalité 2. 1091 Caractère du lien de causalité ¸ S'il y a, en matière de responsabilité du fait des choses, comme on vient de le voir, une coïncidence très fréquente de l'exonération et de l'absence de lien de causalité, cela tient sans doute à l'existence de deux mouvements en sens contraire. L’un caractérise, sinon exclusivement du moins principalement, la responsabilité du fait des choses : il est lié au fait que la preuve de l’absence de faute ne suffit pas à exonérer le gardien (v. ss 1019) et, plus largement, à la réduction du nombre des cas d’exonération, ce qui rapproche singulièrement de la seule recherche des causes purement physiques des dommages. – Au sujet de la notion d’implication en matière d’accidents de la circulation, v. ss 1179 s. L’autre, déjà évoqué (v. ss 1089) et commun à tous les types de responsabilités, semble faciliter la coïncidence, puisqu’il tend à opérer une distinction parmi les causes du dommage, pour ne retenir, comme cause génératrice, que l’une d’elles (ou certaines d’entre elles). Encore faut-il préciser, dans la mesure du possible 3, à quelles conditions un antécédent d’un dommage doit en être considéré comme une cause génératrice 4. 1. Civ. 14 mars 1892, DP 1892, 1, 523 ; 6 janv. 1945, D. 1945.117, note A. Tunc ; 17 juill. 1947, D. 1947.474 ; Civ. 2e, 20 déc. 1972, JCP 1973.II.17541, note N. Dejean de la Batie, RTD civ. 1974.411, obs. G. Durry. 2. Sur une attitude moins exigeante de la Cour de cassation quant à la démonstration de l’absence de faute causale (C.  civ., art.  1382), par rapport à celle de l’absence de fait causal (C. civ., art. 1242, al. 1er), v. les obs. de G. Durry, RTD civ. 1972.136, sur Civ. 2e, 22 avr. 1971, Bull. civ. II, no 150, p. 103. 3. V. P. Esmein, Le nez de Cléopâtre ou les affres de la causalité, D. 1964.chron. 205. 4. Sur la causalité alternative spécialement en matière médicale, v. ss 1253 s.

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Évitant au moins sur ce point d’établir, en principe, une différence entre la responsabilité délictuelle et la responsabilité contractuelle, la jurisprudence, sans avoir besoin d’un texte identique à l’article 1151 (v. ss 599), exclut la réparation du dommage indirect, ce qui signifie qu’il n’y a pas alors de lien de causalité suffisant. Ainsi l’article 1240 (ancien art. 1382) ou l’article 1241 (anc. art. 1383) ne peut, en principe, être invoqué utilement contre le propriétaire d’une automobile volée, alors que le voleur a causé un accident avec celle-ci 1. On a pu remarquer qu’une initiative prise en toute liberté par la victime ou un tiers est de nature à donner à la causalité un caractère indirect. Comme en matière de responsabilité contractuelle 2, la détermination du rapport direct de cause à effet a donné lieu à de vives controverses doctrinales et à maintes hésitations en jurisprudence. Fallait-il admettre la théorie de l’équivalence des conditions – mieux vaut dire des causes – et décider qu’il y a responsabilité dès que le fait illicite a concouru à la réalisation du dommage ? Alors, aurait-on considéré que tout événement intervenu dans la réalisation du dommage et sans lequel le dommage ne se serait pas produit en est nécessairement la cause, ce qui – au moins à l’égard de la victime – oblige son auteur à la réparation de l’intégralité du dommage ? La jurisprudence s’est généralement orientée dans une autre voie, en consacrant, de préférence, la théorie de la causalité adéquate : elle s’efforce donc de rattacher le dommage à celui de ses antécédents qui, normalement, d’après la suite naturelle des événements, était de nature à le produire, à la différence d’autres antécédents du dommage, n’ayant entraîné celui-ci qu’en raison de circonstances exceptionnelles 3. Cette position est généralement adoptée 4. Il arrive que lorsque, parmi les antécédents du 1. V. ss 1012 et les références ; rappr. v. ss 1199, dans le cadre de la loi du 5 juill. 1985. Ainsi encore n’y a-t-il pas relation suffisante de cause à effet entre la mauvaise fermeture d’un cabanon, dans lequel ont été déposés des détonateurs par un tiers, et les blessures subies par un mineur qui les y a dérobés et les a manipulés : Civ. 2e, 20 déc. 1972, préc. – Observons que la jurisprudence est parfois fort exigeante : ainsi a-t-il été considéré que l’auteur d’un accident est responsable de l’avortement de la femme de la victime, si c’est la vue de celle-ci, blessée qui a entraîné le processus abortif : Civ.  2e, 17  mai 1973, Gaz. Pal.  1974.1.71, note H.M., RTD civ. 1974.409, obs. G. Durry ; comp. cep. Lyon 26 juin 1973, Gaz. Pal. 1974.1.9, obs. G. Durry, préc. – Rappr., en matière de SIDA, v. ss 1252. 2. Ex. : la victime d’un léger dommage meurt d’une crise cardiaque en courant inconsidérément après son adversaire : v. Crim. 2 déc. 1965, Gaz. Pal. 1966.1.132 ; 25 avr. 1967, Gaz. Pal. 1967.1.343. – Mais le suicide de la victime, provoqué par le trouble psychique dû à un accident, ne constitue pas un dommage indirect : Crim. 24 nov. 1965, Gaz. Pal. 1966.1.293 ; comp. Caen, 2 nov. 1976, Gaz. Pal. 1977.1.121, RTD civ. 1977.326, obs. G. Durry. 3. V. notamment Com. 30 juin 1969, Bull. civ. IV, no 249, p. 235 ; sur cet arrêt, v. G. Durry, obs. RTD civ. 1970.356 ; Crim. 14  janv. 1970, D.  1970, somm. 97, RTD civ. 1970.574, obs. G. Durry ; Civ. 2e, 8 nov. 2007, Bull. civ. Il, no 246, RCA 2008, comm. 3, RTD civ. 2008, 307, obs. Jourdain ; v. cep., dans le sens de l’équivalence des conditions, Civ. 2e, 27 janv. 2000, Bull. civ. Il, no 20, D. 2000.IR.86, RTD. civ. 2000.335, obs. P. Jourdain. 4. V.  not. Civ.  2e, 25  oct. 1973, Bull. civ.  Il, no 277, p. 222, D.  1974, somm. 8, RTD civ. 1974.602, obs. G. Durry. – V. cep., affirmant l’existence d’un lien de causalité entre un accident à l’origine d’un dommage corporel et le dommage subi par les parents de la victime qui l’ont hébergée : Civ. 2e, 12 mai 2005, RCA 2005, comm. 207, RTD civ. 2005, 786, obs. P. Jourdain.

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dommage, il existe une faute prouvée, les tribunaux puissent être tentés d’entendre plus largement qu’ailleurs la notion de lien direct 1. 1092 Preuve du lien de causalité ¸ À qui incombe-t-il de rapporter la preuve du lien de causalité ? Est-ce la victime qui doit prouver l'existence de cette relation ? Celle-ci est-elle, au contraire, présumée, de sorte qu'il appartiendrait au défendeur, frappé, dans certaines conditions, par une présomption, de se dégager de celle-ci en prouvant l'absence de lien de causalité suffisant ? Entre le dommage, qu'en principe (la douleur ?) l'on ne présume pas, et le fait générateur de responsabilité, lequel peut être présumé, comment situer le lien de causalité ? La réponse de principe n’est guère douteuse ; c’est au demandeur qu’il incombe d’établir la relation de cause à effet entre le fait illicite et le dommage 2. C’est dire que le doute sur l’existence de ce lien profite, en principe, au défendeur 3. Il ne faut pourtant pas exagérer l’importance de la preuve exigée de la sorte de la victime (v. ss 699). En effet, il peut n’être exigé, dans un premier temps, de la victime qu’une preuve assez élémentaire, suffisante pour renverser le fardeau de la preuve, mais laissant assez largement place à la possibilité, pour le défendeur, de démontrer, qu’en réalité, le lien de causalité exigé pour l’obtention d’une réparation fait défaut 4. Dans la ligne de cette recherche nécessairement réaliste, on doit en effet admettre qu’il est difficile de s’en tenir, au sujet de comportements humains, à la seule causalité scientifique. Si, notamment une coïncidence n’équivaut évidemment pas à une causalité, il faut raisonner autrement s’il y a concomitance. Même si l’on fait abstraction de cette donnée, même en appliquant normalement la théorie de la causalité adéquate, les tribunaux sont amenés à

1. V. Civ. 2e, 24 mai 1971, Bull. civ. Il, no 186, p. 132. 2. Civ. 2e, 1er avr. 1963, D. 1963.403. – V. sur l’absence de lien de causalité entre un défaut d’information sur les dangers du tabac et le cancer imputable au tabac, Civ. 2e, 20 nov. 2003, Bull. civ. Il, no 355, D, 2003, 2902, concl. R. Kessous, note L. Grynbaum, JCP 2004.11.10004, note B. Daille-Duclos, JCP 2004.1.163, no 36 s., obs. G. Viney, RTD civ. 2004, 103, obs. P. Jourdain ; C. Radé, Responsabilité de la SEITA : les espoirs des victimes du tabagisme s’évanouissent en fumée, RCA févr. 2004, chron. 5 ; v. aussi B. Daille-Duclos, Le rejet général des actions en responsabilité engagées contre les fabricants de tabac par les juridictions européennes, LPA 5 avr. 2005, p. 6 s ; Civ.  1re, 8  nov. 2007, D.  2008, 50, note J. Revel, RCA 2007, comm. 361, obs. Rade, JCP 2005,1, 125, no 6, obs. Ph. Stoffel-Munck, RTD civ. 2008, 107, obs. Jourdain. 3. Ex. : Civ. 2e, 21 avr. 1966, JCP 1966.II.14710 (il n’est pas établi que l’accident survenu à une femme enceinte ait été la cause du psychisme fragile de son enfant). Dans un ordre d’idées voisin, il n’y a pas de lien de causalité entre l’accident ayant provoqué un handicap et le préjudice moral des enfants de la victime lorsqu’ils n’ont été conçus qu’après l’accident : Civ. 2e, 24 févr. 2005, JCP 2005.IV.1737, I.149, nº 1, obs. G. Viney, D. 2005.IR.671, obs. F. Chénedé, RTD civ. 2005.404, obs. P. Jourdain. – Sur la prestation de compensation du préjudice de handicap créé par la loi du 11 février 2005, Civ. 2e, 2 juill. 2005 et Crim. 1er sept. 2015, v. les obs. de P. Jourdain, RTD civ. 2015, p. 899 s. 4. Comp., au sujet d’accidents provoqués par le bruit d’avions, Civ.  2e, 13  oct. 1971, D. 1972.117, JCP 1972.II.17044, note M. de Juglart et E. du Pontavice ; 28 mai 1973, Bull. civ. II, no 184, p. 146, D. 1973. Somm. 127.

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pratiquer un tri et, dans cette voie, à s’attacher à une cause plus adéquate que les autres, en constatant que la cause retenue a joué un rôle prépondérant dans la production du dommage, spécialement lorsque, des fautes de gravité très inégale ayant concouru à la réalisation du dommage, les plus légères sont, en quelque sorte, absorbées par la faute la plus grave. Une succession d’événements suscite naturellement des hésitations lorsque la réalisation d’un dommage résulte d’une suite de décisions génératrices d’effets. Il s’agit alors de savoir dans quelle mesure il convient de rattacher le dommage final à une cause initiale, alors que d’autres causes se sont ajoutées à celle-ci dans l’intervalle. Si la cause initiale est un antécédent nécessaire du dommage, la responsabilité de l’auteur initial est retenue, parmi d’autres 1. Plus généralement, il arrive que les tribunaux fondent, en fait, leurs décisions sur des présomptions de causalité 2. On va voir qu’il peut en être ainsi en cas de dommages causés en groupe. 1093 Dommages causés en groupe ¸ L'absence de présomption de causalité a cependant suscité des difficultés au sujet des dommages causés en groupe. Nombreux sont les cas dans lesquels des personnes, en groupe, causent des dommages. Il arrive que ce groupe (ou groupement) soit doté de la personnalité morale, ce qui est de nature à entraîner, le cas échéant, la responsabilité de la personne morale (v. ss 953). Lorsqu’il s’agit d’un groupement de fait, chacun n’est, en principe, responsable que de ses actes illicites. Mais que faut-il décider lorsqu’un dommage est causé par une personne qui est certainement un des membres d’un groupe délimité de personnes, mais sans que l’on puisse déterminer son identité 3. L’on sait que le dommage est dû à l’un des membres du groupe, mais l’on ne réussit pas à déterminer quel est ce membre. La question a été notamment posée à la suite d’accidents de chasse en battue, lorsque, plusieurs chasseurs ayant tiré simultanément, il s’est révélé impossible de déterminer le véritable auteur du dommage 4. L’impossibilité de démontrer l’existence d’un lien de causalité a conduit la Cour de cassation à décider, assez logiquement, compte tenu de l’absence 1. Civ. 1re, 13 mai 1998, Bull. civ. I, nº 174 ; Civ. 2e, 12 oct. 2000, RCA 2001, comm. 7 ; 2 juill. 2002, RCA 2002, comm. 320 ; 27 mars 2003, RCA 2003, comm. 162. – V., dans la situation contraire, Civ.  2e, 24 févr. 2000, RCA 2000.comm. 144 ; Civ.  3e, 19 févr. 2003, RCA 2003, comm. 125, RTD civ. 2003.508, obs. P. Jourdain. 2. On a pu soutenir qu’il en était parfois ainsi lorsqu’une contravention au Code de la route a précédé un accident pouvant logiquement en résulter : Civ. 2e, 19 févr. 1964, Bull. civ. II, no 150, p. 113 ; 7 déc. 1967, Bull. civ. II, no 369, p. 264 ; v. F. Chabas, note D. 1971.642, sous TGI Montpellier, 21 déc. 1970. 3. V. Postacioglu, Les faits simultanés et le problème de la responsabilité collective, RTD civ. 1954.438 ; H. Aberkane, Du dommage causé par une personne indéterminée dans un groupe déterminé de personnes, RTD civ. 1958.516 ; Demarez, L’indemnisation du dommage occasionné par un membre inconnu d’un groupe déterminé, LGDJ 1967. 4. Comp. au sujet du fait d’un tiers non identifié, v. ss 1025.

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de présomption en faveur de la victime 1, qu’aucun chasseur ne pouvait être condamné 2. Si logique que soit cette solution de principe, elle heurte si évidemment l’équité que la Cour de cassation s’est efforcée, chaque fois qu’elle le pouvait, d’en réduire la portée à l’aide de divers procédés 3, soit en considérant qu’il y a eu une faute commune commise par les divers participants, soit en estimant que ceux-ci exercent une garde en commun des choses ou de la chose par le fait de laquelle est survenu le dommage 4. Le moins artificiel est celui qui consiste à remonter d’un maillon dans la chaîne des événements, pour peu que l’on puisse, de cette manière, discerner une faute commune à tous les intéressés – on dit encore dans une plus récente motivation une faute commise par chacun des participants –, faute de nature à permettre la réparation du dommage 5, sans risque de condamnation d’une personne qui n’aurait pas commis d’acte illicite. Que cette démarche étire le lien de causalité, que le caractère véritablement direct du dommage puisse alors prêter à discussion, on peut le penser ; le résultat atteint n’en est pas moins satisfaisant. Encore faut-il signaler les limites du procédé : celui-ci cesse de pouvoir être utilisé contre une personne, lorsqu’il n’est pas certain qu’elle était membre du groupe 6 ; il cesse aussi de pouvoir l’être, semble-til, lorsque l’on sait effectivement quel est, parmi les membres d’un groupe qui s’est pourtant livré à une activité dangereuse, celui qui a fait le coup 7.

1. Comp. cep., Civ. 2e, 5 févr. 1960, D. 1960.365, note H. Aberkane. 2. Civ. 2e, 4 janv. 1957, D. 1957.264, S. 1957.218 ; 9 oct. 1957, D. 1957.708. – Rappr. : Crim. 22 mars 1966, Gaz. Pal. 1966.2.46 (relaxe de quatre personnes à la suite de l’incendie involontaire d’une grange où elles avaient passé la nuit, l’auteur de l’incendie n’ayant pu être déterminé). 3. Civ. 2e, 19 mai 1976, 3 arrêts, Bull. civ. II, no 163, 165 et 166, p. 127 et 129, D. 1976.629, note D. Mayer, RTD civ. 1977.129, obs. G. Durry ; 29 nov. 1978, Bull. civ. II, no 257, p. 197 ; 15 déc. 1980, Bull. civ. II, no 269, p. 183, RTD civ. 1981.638, obs. G. Durry. – Ex. : les chasseurs auraient la garde, en commun : de leurs fusils (Cour d’appel de l’A.O.F., 5 avr. 1957, JCP 1957. II.10308, note R. Savatier) ; …ou même de la gerbe de plombs (!) (Civ. 2e, 5 févr. 1960, préc. ; 13 mars 1975, D. 1975, IR.124, RTD civ. 1975.543, obs. G. Durry), la victime n’aurait-elle été atteinte que par un plomb (Civ. 2e, 11 févr. 1966, D. 1966.228, note R. Schmelck ; Lyon, 3 avr. 1980, Gaz. Pal. 1980.1.384, RTD civ. 1980.577, obs. G. Durry). L’impératif de la réparation prend peut-être encore plus de relief lorsque, les chasseurs étant tous assurés par la même compagnie, la victime peut alors s’en tenir à son action directe contre l’assureur : Civ. 28 févr. 1939, Gaz. Pal. 1939.1.698, RGAT 1939, 509, note Besson. – Comp. au sujet de l’activité des membres d’un équipage et du rôle prédominant d’un « skipper », propriétaire du voilier, v. ss 1013. 4. Rappr. Civ. 2e, 13 janv. 2005, RCA 2005.comm. 78, RTD civ. 2005.410, obs. P. Jourdain. 5. Civ. 2e, 18 mai 1955, D. 1955.520, JCP 1955.II.8793, note P. Esmein (mauvaise organisation de la chasse) ; 6 mars 1968, Bull. civ. II, no 76, p. 52, RTD civ. 1968.718, obs. G. Durry (faute collective d’une bande de jeunes gens) ; 12 juill. 1971, Bull. civ. II, no 258, p. 184. – V. cep., dans le sens de la recherche des fautes individuelles, Civ. 2e, 4 mai 1988, Bull. civ. II, no 103, p. 55, JCP 1988.IV.238, RTD civ. 1988.769, obs. P. Jourdain. – Comp. aussi, assez curieusement, dans le sens de l’absence de preuve d’une faute collective – ainsi que d’un lien de causalité – dans un cas où quatorze personnes étaient montées dans un ascenseur dont la capacité d’accueil était limitée à huit… Civ. 2e, 18 nov. 1987, Bull. civ. II, no 237, p. 131. 6. Civ. 2e, 11 juin 1969, Bull. civ. II, no 200, p. 144, RTD civ. 1970.359, obs. G. Durry. 7. Civ. 2e, 10 janv. 1973, Bull. civ. II, no 15, p. 11, RTD civ. 1973.779, obs. G. Durry ; v. aussi Civ.  2e, 19  mai 1976, préc. – Rappr. au sujet d’un groupe d’enfants, Civ.  2e, 29  nov. 1978, D. 1979. IR.345, obs. C. Larroumet, RTD civ. 1979.804, obs. G. Durry.

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Peu importe, en revanche, que tous les membres du groupe n’aient pas été identifiés 1. (sur les infections nosocomiales, v. ss 1245). Depuis la loi du 11 juillet 1966, le Fonds de garantie (v. ss 1121) couvre en cas d’accident de chasse l’indemnisation de ces dommages. Ce fonds « est chargé d’indemniser les dommages corporels occasionnés par tous actes de chasse ou de destruction des animaux susceptibles d’occasionner des dégâts…, même si ces actes ne sont pas compris dans l’obligation d’assurance, dès lors qu’ils sont le fait d’un auteur demeuré inconnu, ou non assuré » (C. assur., art. L. 421-8, al. 1er) 2. La jurisprudence analysée conserve sa portée dans les autres cas (cep. en matière médicale, v. ss 1245). De l’article 1240 du projet de réforme, contenant une formule fidèle au droit positif, il résulte que : « Lorsqu’un dommage corporel est causé par une personne indéterminée parmi des personnes identifiées agissant de concert ou exerçant une activité similaire, chacune en répond pour le tout, sauf à démontrer qu’elle ne peut l’avoir causé » (al. 1er). « Les responsables contribuent alors entre eux à proportion de la probabilité que chacun ait causé le dommage » (al. 2). Le tout est de déterminer jusqu’à quel point l’on peut faire état d’une activité similaire 3.

SECTION 2. LA PLURALITÉ DE CAUSES 1094 Pluralité de causes et exonération ¸ Lorsque, en matière de responsabilité du fait personnel, le défendeur établit des faits de nature à entraîner la disparition de l'idée de faute, on peut déjà être porté à penser que la disparition de la culpabilité – donc, en matière de responsabilité du fait personnel, de la condamnation éventuelle du défendeur – n'exclut pas nécessairement l'existence d'une pluralité de causes du dommage, par exemple s'il y a état de nécessité (v. ss 963). À s’en tenir à la responsabilité du fait des choses, l’existence de causes d’exonération partielle, qu’il s’agisse, semble-t-il, du cas fortuit ou de force majeure (v. ss 1024) ou, en tout cas, du fait de la victime (v. ss 1028), a été

1. V. Civ. 2e, 14 déc. 1983, JCP 1984.IV.65, RTD civ. 1984.316, obs. G. Durry. – Rappr. dans le même sens, au sujet d’un règlement de comptes mortel entre bandes de jeunes gens, Civ. 2e, 2 avr. 1997, RCA 1997.chron. 11 par H. Groutel, G. Viney, JCP 1997.I.4068, no 11. 2. Sur l’exclusion de l’intervention du Fonds de garantie lorsque, en matière de chasse, la responsabilité collective des chasseurs est prononcée, v. Civ. 2e, 13 mars 1975, Bull. civ. II, no 88, p. 73 ; 19  mai 1976, préc. ; comp. cep. Rouen, 31  mars 1981, Gaz. Pal. 1982.2.507, RTD civ. 1983.138, obs. G. Durry ; sur l’exclusion de la mise en cause du fonds de garantie lorsque l’auteur du tir dommage est déterminé, v. Civ. 2e, 26 avr. 2007, JCP 2007, IV, 2094. 3. Rappr. Versailles 14 avr. 2016, JCP 2016, 1117, no 8, obs. P. Stoffel-Munck, RDC 2017, 36, obs. J.-S. Borghetti, et, du même auteur, obs. D. 2017, p. 777.

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rattachée à l’idée, critiquée vivement par certains 1, suivant laquelle, à une causalité partielle doit correspondre une responsabilité partielle. Les conséquences d’une telle attitude ne sont pourtant pas les mêmes pour la victime suivant la cause d’exonération qui entraîne l’atténuation de la responsabilité de son adversaire. S’il s’agit d’un cas fortuit ou de force majeure, il est encore, dans une large mesure, vrai de dire que c’est, en définitive, la victime qui supportera, au moins partiellement, les conséquences du… choix du destin. S’il s’agit d’un fait de la victime, c’est encore celle-ci qui supportera les conséquences de l’exonération partielle du défendeur, mais, cette fois, parce qu’elle n’aura pas été elle-même étrangère à la réalisation du dommage. On est tenté de poser alors la question suivante : et que se passe-t-il en cas d’exonération partielle du fait d’un tiers ? Mais l’on a vu qu’après avoir admis la possibilité d’une exonération partielle du fait d’un tiers, lorsque ce fait ne présente pas tous les caractères de la force majeure totalement exonératoire, la Cour de cassation l’a écartée (v. ss 1025). Elle a pu, de cette manière, conserver toute sa force à la règle en vertu de laquelle, en cas de pluralité d’auteurs d’un même dommage, la victime peut réclamer à l’un d’entre eux, indifféremment, sa réparation intégrale. 1095 La responsabilité in solidum des coresponsables d’un dommage ¸ Lorsque les éléments d'un dommage sont, les uns et les autres 2, les conséquences de faits, fautifs ou non, de plusieurs personnes, la victime peut, à sa guise, réclamer à l’une quelconque d’entre elles – en assignant ou non les autres – la réparation intégrale du dommage (si elle y a droit) 3, ce qui n’empêche évidemment pas celle qui a été condamnée sur l’action de la victime d’exercer contre les autres des actions récursoires (v. ss 1117) 4. Cette responsabilité disparaîtra du droit positif si la reforme projetée est votée ; il y aura alors un régime unifié : celui de la responsabilité solidaire. Dans certains cas, expressément prévus par des textes, la loi a d’ailleurs organisé la responsabilité solidaire des coauteurs d’un dommage ; les dispositions les plus connues sont, en ce sens, héritières de l’article 55 de l’ancien Code pénal, celles qui figurent aujourd’hui aux articles 375-2 (crimes), 480-1 (délits) et 543 (contraventions de 5e classe) du Code de procédure pénale 5. 1. B. Starck, La pluralité des causes de dommages et la responsabilité civile, JCP 1970.I.2339 ; v. aussi, du même auteur, notes JCP 1973.II.17450 et 17451. – Comp. J. Boré, La causalité partielle en noir et en blanc ou les deux visages de l’obligation « in solidum », JCP 1971.I.2369. 2. Lorsque l’on peut attribuer à telle ou telle d’entre elles la réalisation de tel ou tel élément du préjudice, il n’y a pas, en revanche, obligation in solidum : Civ. 2e, 19 avr. 1956, D. 1956.538, JCP 1956.II.9381. 3. Autres ex. : art.  389-5, al.  4 C.  civ. (administrateur légal et son conjoint) ; art.  451, al. 3 C. civ. (tuteur et subrogé tuteur) ; art. 1384, al. 4 (nouvel art. 1242, al. 4) C. civ. (père et mère ; v. ss 1056). 4. V. P. Raynaud, La nature de l’obligation des coauteurs d’un dommage. Obligation « in solidum » ou solidarité ?, Mélanges Vincent, 1981, p. 317 s. 5. V. Crim. 15 déc. 1982, Bull. crim. no 291, p. 783, RTD civ. 1983.535, obs. G. Durry.

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Malgré l’absence de texte comparable et bien que la solidarité ne se présume pas (v. ss 1504), la jurisprudence a décidé, à une certaine époque 1, que les coresponsables étaient solidairement tenus, ce qui avait pour conséquence d’entraîner les effets secondaires de la solidarité (v. ss 1511 s.). Mais, ultérieurement, elle a considéré qu’il y a seulement obligation in solidum entre les coresponsables 2, ce qui exclut les effets secondaires de la solidarité (v. ss 1519). Cette solution est consacrée par la jurisprudence, non seulement si les faits illicites relèvent de la même catégorie 3, mais aussi lorsque l’un des coresponsables est responsable de son fait personnel, tandis que l’autre l’est du fait des choses, lorsque l’un est personnellement responsable, tandis que l’autre est civilement responsable 4, lorsque l’un est responsable d’une perte de chance, tandis que l’autre est responsable de l’entier dommage 5 lorsque la responsabilité de l’un est délictuelle, tandis que celle de l’autre est contractuelle. L’obligation, pour chaque responsable d’un même dommage, d’en assurer l’entière réparation a été appliquée au sujet de piquets de grève entraînant un préjudice économique du fait du blocage de l’entreprise 6 Propre à améliorer la situation de la victime et ne pouvant être écartée par une convention de partage de responsabilité conclue entre les coresponsables 7, l’obligation in solidum de ceux-ci est parfois exclue par certains textes. Liant l’existence de l’obligation in solidum à la possibilité d’une action récursoire permettant au responsable condamné de réclamer ensuite indifféremment aux autres la part leur incombant dans la dette commune, la Cour de cassation a, en outre, à une certaine époque, décidé que l’obligation in solidum devait être écartée toutes les fois que cette possibilité se heurtait à un obstacle juridique 8. Mais cette solution semble bien 1. Ex. au sujet des effets d’une voie de recours (l’appel) : Req. 10 nov. 1890, DP 1892.1.8 ; Civ. 25 oct. 1931, DH 1931.569, Gaz. Pal. 1932.1.76. 2. Civ. 4 déc. 1939, DC 1941.124, note G. Holleaux, S. 1940.1.14 ; 15 févr. 1942, DC 1942.96 ; rappr. Ch. mixte, 26 mars 1971, JCP 1971.II.16762, note Y. Lambert-Faivre. – Sur la nécessité, pour les juges du fond, d’énoncer le motif justifiant la condamnation in solidum, v.  Civ. 2e, 22 juin 1994, D. 1996.Somm. 27, obs. A. Lacabarats. 3. Art. 1382 et 1383 (nouveaux art. 1240 et 1241) C. civ. : Civ. 20 mai 1935, DH 1935. 394 ; 4  déc. 1939, préc. – Art.  1384, al.  1er (nouvel art.  1242, al.  1er) C.  civ. : Civ.  29  nov. 1948, D. 1948.117, note H. Lalou. 4. Civ. 1re, 23 févr. 1972, JCP 1972.II.17135. Civ. 1er févr. 1937, DP 1937.1.41, note R. Roger, JCP 1937.II.205, note R. Dallant ; Civ. 3e, 5 déc. 1972, D. 1973.401, note J. Mazeaud. 5. Civ.  1re, 17 févr. 2011, D.  2011. 675, obs. I.  Gallmeister, RTD civ. 2011.356, obs. P. Jourdain. 6. Civ. 2e, 28 juin 2007, JCP 2007, I, 185, obs. Ph. Stoffel-Munck ; il s’agissait de tiers extérieures à l’entreprise ; comp. au sujet de salariés de celle-ci, Soc., 30 janv. 1991, Bull. civ. V, no 40 ; 18 janv. 1995, Bull. civ. 1995, v. no 27. 7. Civ. 2e, 11 févr. 1954, Bull. civ. II, no 56, p. 37 ; Civ. 1re, 24 févr. 1954, Bull. civ. I, no 74, p. 62. 8. Civ. 2e, 9  mars 1962, D.  1962.625, note R. Savatier, JCP  1962.II.12728, note P. Esmein, S. 1963.2, note R. Meurisse (arrêt Pilastre) ; Civ. 2e, 27 janv. 1966, Gaz. Pal. 1966.1.206 (prescription). Un obstacle de fait, de toute façon, ne suffisait pas : Civ. 2e, 15 déc. 1966, Gaz. Pal. 1967.1.216, note C. Blaevoet ; rappr. dans le même sens, même lorsque tous les membres d’un groupe n’ont pu être identifiés : Civ. 2e, 14 déc. 1983, JCP 1984.IV.65, RTD civ. 1984.316, obs. G. Durry.

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avoir été, depuis lors, abandonnée 1, ce qui est évidemment préférable pour la victime. – Sur les recours entre les coresponsables, v. ss 1117. La rédaction retenue dans le projet de réforme de la responsabilité civile appelle d’emblée deux remarques. La première se relie à l’article 1245, alinéa 2. Le fait pris en considération doit être de nature à engager la responsabilité de l’auteur direct du dommage (v. ss 1044), ce qui renvoie à la nature proprement dite de ce fait, non à la conscience de son auteur. Plus important est le changement résultant d’un nouvel article 1246, proposé dans la réforme : « Sont responsables de plein droit du fait du mineur : ses parents, en tant qu’ils exercent l’autorité parentale… », ce qui élargit fort heureusement le domaine de la règle. Et il est heureusement ajouté à la liste : « la personne physique ou morale chargée par décision judiciaire ou administrative d’organiser et contrôler à titre permanent le mode de vie du mineur. Dans cette hypothèse, la responsabilité des parents de ce mineur ne peut être engagée » (art. 1246, al. 3). Qu’il s’agisse d’un mineur ou d’un majeur, les autres personnes qui, par contrat, assument, à titre professionnel, une mission de surveillance d’autrui ou d’organisation et de contrôle de l’activité d’autrui, répondent du fait de la personne surveillée, à moins qu’elles ne démontrent qu’elles n’ont pas commis de faute (art. 1248). Au sujet, plus particulièrement du majeur, il est proposé un article 1247 destiné à combler une lacune : « Est responsable de plein droit du fait du majeur placé sous sa surveillance la personne physique ou morale chargée par décision judiciaire ou administrative, d’organiser et contrôler à titre permanent son mode de vie ». 1096 Les collisions ¸ Le phénomène de la pluralité des causes se présente d'une manière un peu particulière, lorsque l'accident revêt – et c'est fréquent – la forme d'une collision. À vrai dire, les collisions de piétons sont plutôt rares et n'entraînent généralement pas des dommages intéressant le droit de la responsabilité civile. Résultant suivant les cas du heurt de deux pots de fer ou du heurt du pot de fer et du pot de terre, les très fréquentes collisions de choses ont assez vite appelé l’attention, qu’il s’agisse de collisions entre deux véhicules ou entre un animal et un véhicule 2. Le problème particulier qui a été posé à leur propos n’a pas concerné, du moins essentiellement, les dommages causés à un tiers du fait de la collision, les gardiens des choses étant, à son égard, tenus in solidum, conformément aux règles déjà indiquées (v. ss 1095).

1. Civ. 2e, 2  juill. 1969, Gaz. Pal. 1969.2.265 et 311, JCP  1971.II.16582 ; 17  mars 1971, D.  1971.494, note F. Chabas ; 15  nov. 1972, D.  1973.533, note F. Chabas ; rappr. Cass. Ch. mixte, 26 mars 1971, JCP 1971.II.16762, note R. Lindon ; v. aussi la note de J. Boré, JCP 1972. II.17086. – Sur l’incidence de la loi du 5 juill. 1985, en matière d’accidents de la circulation, v. ss 1214 s. 2. L. Josserand, Les collisions entre véhicules et la responsabilité civile, DH 1928, chron. 33 ; Les collisions entre véhicules et entre présomptions de responsabilité, DH 1935, chron. 41.

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Certains auteurs ont soutenu que, chacun des gardiens étant « présumé responsable » envers l’autre en vertu de l’article 1242 (anc. art 1384), alinéa 1, ces deux présomptions se neutralisaient, de sorte que chaque partie supporterait la charge du dommage que lui a causé l’accident, à moins qu’elle ne prouve que la collision est due à la faute de l’autre 1. La jurisprudence a, au contraire, admis que la présomption de responsabilité édictée par l’article 1384, alinéa 1, « ne saurait être détruite en tout ou en partie du fait que les deux gardiens se sont réciproquement causé des dommages » 2, ce qui est de nature à protéger davantage le faible contre le fort. Il en résulte que chacun, pouvant évidemment, à l’égard de l’autre, invoquer telle ou telle cause d’exonération, partielle ou totale, du gardien, est tenu sous cette réserve de réparer le dommage causé par sa chose, ce qui permet de faire produire pleinement leur effet aux assurances de responsabilité contractées par les gardiens respectifs. La fréquence du phénomène des collisions d’automobiles n’est pas l’un des moindres problèmes posés par les accidents de la circulation 3, non seulement quant à la prévention, mais aussi quant à la réparation. Mais les règles dégagées par la jurisprudence ont cessé d’être, en tant que telles, applicables en ce domaine depuis que la loi du 5 juillet 1985 a soumis à un régime spécial d’indemnisation la situation des victimes d’accidents de la circulation (v. ss 1159 s.).

1. M. Planiol et G. Ripert, t. VI, par P. Esmein, no 621 ; L. Josserand, DH 1938, chron. préc. 2. Civ. 20 mars 1933, DP 1933.1.57, note R. Savatier, S. 1933.1.257, note H. Mazeaud, Grands arrêts, no 211 ; v. aussi Civ. 5 mars 1947, D. 1947.296 ; 14 nov. 1958, JCP 1959.II.10934, note R. Rodière ; Civ. 2e, 11 févr. 1976, D. 1976.609, note C. Larroumet. 3. V. aussi sur l’influence des fautes commises lors d’une première collision, en cas de collisions successives : Civ. 2e, 1er févr. 1973, JCP 1974.II.17882, note N. Dejean de la Bâtie.

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SOUS-TITRE 2

La réparation du dommage 1097 Question de langage ¸ À un double titre, c'est le cas de le dire, l'expression retenue, des plus habituelles, n'exclut pas des réserves, sinon des critiques. Celle que suscite la notion de dommage, en tant que certains auteurs analyseront, à leur manière, ces deux concepts, en distinguant les approches, et en considérant que les seuls dommages réparables attendront la fin de la réforme en cours pour se prononcer. Le terme de réparation est au contraire critiquable car il se relie à une vision passéiste consistant principalement, voire uniquement, à un rétablissement de la situation de la victime de l’événement répréhensible. Deux objections doivent alors être retenues. La première tient à la nécessité de ne pas – de ne plus – considérer que seul le passé est en cause, qu’il n’y a pas de responsabilité que du passé, hors le futur. La seconde tient à la nécessité d’élargir l’office du juge. 1098 Ordres judiciaires. Faute pénale et faute civile ¸ Dans les divers ordres judiciaires, internationaux ou nationaux, apparaît l'extension des procès en responsabilité. Au sujet de la faute pénale, quelques développements sont cependant nécessaires. En effet, certains comportements n’entraînent pas nécessairement des responsabilités analogues. Le domaine du délit civil est plus large, tandis que seuls constituent des infractions pénales les comportements dangereux pour la société et prévus par la loi ou, dit-on encore, par le « catalogue répressif », la faute civile concerne tout fait quelconque, serait-il d’imprudence ou de négligence, qui cause à autrui un dommage. Inversement, il peut y avoir délit pénal sans délit civil : même s’ils ne causent pas de dommage individuel ou n’en ont pas effectivement causé, des comportements qui troublent la collectivité ou menacent l’ordre public ou la sécurité publique sont pénalement sanctionnés (ex. : vagabondage, mendicité, port d’arme prohibée, etc.). Il arrive assez souvent que les domaines des deux responsabilités se recoupent et qu’un même fait soit contraire à la loi répressive et cause un dommage individuel 1. À la différence des domaines correspond celle des fonctions dont certaines au pénal. N’exagérons pas, là non plus, les disparités. Quoique de manière différente, la sanction pénale et la sanction civile répondent aussi l’une et l’autre à un double désir de punition et 1. Rappr. sur le terrain des sanctions, F. Luxembourg, La déchéance des droits, Contribution à l’étude des sanctions civiles, thèse Paris II, éd. 2008.

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d’intimidation, ou de dissuasion 1. Les démarches juridiques ne sont pas les mêmes. C’est par l’action publique, intentée devant les juridictions répressives (tribunal de police, tribunal correctionnel, Cour d’assises), qu’est déclenchée, par le ministère public, la démarche, nécessairement judiciaire, qui tend à sanctionner les auteurs d’infractions pénales. C’est devant les juridictions civiles que, s’il y a procès, la victime d’un délit civil porte son action civile pour obtenir réparation 2. Les sanctions attachées aux deux responsabilités sont conçues et fixées de manière différente. Supposant en principe une faute, tantôt intentionnelle, tantôt attestant seulement une imprudence ou une négligence, la sanction pénale, visant essentiellement le coupable, est proportionnée à la faute. Orientée principalement dans le passé dans le sens de la réparation intégrale des dommages subis par les victimes de faits illicites, la sanction de la responsabilité civile néglige notamment le degré de gravité de la faute commise par le responsable. Les difficultés suscitées par la réparation s’ordonnent autour de deux questions essentielles : d’une part, les voies de la réparation (Chapitre 1), d’autre part, les résultats obtenus (Chapitre 2).

1. V.  A.  Tunc, Responsabilité civile et dissuasion des comportements antisociaux, Aspects nouveaux de la pensée juridique, Mélanges Ancel, 1975, t. I, p. 407 s. 2. Encore faut-il tenir compte de la compétence des juridictions de l’ordre administratif, en cas de dommages dus au fonctionnement des services publics. V.  I.  Moreau, L’évolution des sources du droit de la responsabilité administrative, Mélanges F. Terré, 1999, p. 719 s.

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CHAPITRE 1

LES VOIES DE LA RÉPARATION 1099 Réparer et guérir ¸ Il y a, qu'on le veuille ou non, une parenté entre les deux termes. L'un comme l'autre ne sauraient être écartés du propos. Mais l'un comme l'autre ne sauraient suffire. Pourquoi ? Parce que l'expérience – disons la pratique – évolue à la lumière du passé, sans négliger les leçons de l'expérience. Reste le passé en termes d'application des progrès : ni le temps, ni la durée, ni l'expérience ne sont généralement vécus de la même manière en matière de santé et de droit. Certains « cas » seront rappelés (Section 1) ; ils serviront de base aux questions actuelles, « Du spécial et du général » (Section 2).

SECTION 1. DES CAS

1100 Un choix ¸ On ne saurait raisonnablement multiplier ici les exemples, qu'il s'agisse de relations entre droits nationaux ou entre nationaux, étrangers ou internationaux, de sexe ou d'âge, du citadin ou du rural ou de l'habitant des banlieues, de la distinction du régime des accidents de chemins de fer. Trois cas ont été retenus. Ils ont trait à un droit singulièrement troublé tenant à une distinction fortement immuable : le contractant et le tiers, dans le cadre des domaines respectifs des responsabilités.

§ 1. Présentation

1101 a) Premier cas : Faute commise par un contractant et tiers étranger au contrat ¸ Un même fait, commis par un contractant peutil constituer une faute contractuelle à l'égard de l'autre contractant et un fait générateur de responsabilité délictuelle à l'égard d'un tiers ? Allant du simple – si l'on peut dire – au complexe – si l'on doit dire –, on supposera, ici, que le tiers est étranger au contrat, c'est-à-dire qu'il n'est ni ayant cause à titre particulier, ni ayant cause à titre universel du contractant créancier de l'obligation inexécutée. À supposer que le tiers ne puisse se placer que sur le terrain délictuel pour obtenir réparation du dommage qu’il subit, ce qui suppose qu’il ne peut invoquer le bénéfice d’une stipulation pour autrui (v. ss 517), il faut s’interroger sur la définition de la faute délictuelle de nature à engager la responsabilité du débiteur à son égard.

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Qu’un tiers étranger au contrat puisse subir un dommage du fait de l’inexécution de ses obligations par l’un des contractants et obtenir réparation sur le terrain de la responsabilité délictuelle, cela est admis depuis longtemps 1. Mais très vite s’est posée la question de savoir si le tiers agissant en responsabilité délictuelle contre le contractant défaillant devait apporter la preuve d’une faute délictuelle spécifique, distincte de la faute contractuelle, ou s’il lui suffisait d’établir que son dommage procédait d’une mauvaise exécution du contrat. Non sans hésitation ni repentir, la première chambre civile a progressivement abandonné le système de la relativité de la faute contractuelle pour lui préférer celui de l’identité des fautes contractuelle et délictuelle. Visant les articles 1165 et 1382 du Code civil, elle a énoncé que « les tiers à un contrat sont fondés à invoquer l’exécution défectueuse de celui-ci lorsqu’elle leur a causé un dommage » 2. Formule à laquelle elle a ultérieurement ajouté la précision « sans avoir à rapporter d’autre preuve » 3. Ainsi était-il devenu inutile de démontrer l’existence d’une faute délictuelle indépendante de la faute contractuelle et détachable de celle-ci. L’Assemblée plénière de la Cour de cassation a ultérieurement consacré cette solution en affirmant « que le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage » 4. La position actuelle de la Cour de cassation, car celle-ci repose sur une contradiction irréductible : afin de paraître respecter l’effet relatif des contrats, l’on donne à l’action en responsabilité du tiers, victime de l’inexécution du contrat, une nature délictuelle. Mais ensuite, sous couvert d’une faute délictuelle en fait inexistante, on permet au tiers de se prévaloir

1. Req. 23 févr. 1898, S. 1898, 1, 65 ; 9 mars 1936, DH 1936, 233. 2. Civ. 1re, 15 déc. 1998, Bull. civ. I, no 368, RTD civ. 1999, 683, obs. J. Mestre. 3. Civ. 1re, 18 juin 2000, Bull. civ. I, no 221, JCP 2000, II, 10415, rapp. Sargos, CCC 2000, no 175, obs. L. Leveneur, RTD civ., 2001, 146, obs. Jourdain ; 13 févr. 2001, D. 2001, 2234, note Ph. Delebecque ; rappr. Civ. 2e, 28 mars 2002, CCC 2002, no 105, obs. L. Leveneur. 4. Ass. plén. 6 oct. 2006, 2825, note G. Viney, JCP 2006, II, 10181, avis Gariazzo, note M. Billiau, I, 115, no 4, obs. Ph. Stoffel-Munck, RDC 207, 375, obs. J.-B. Seube, RTD civ. 2007. 123, obs. P.  Jourdain, Grands arrêts, t.  2, no 177 ; S.  Carval, La faute délictuelle du débiteur défaillant : quelques observations sur les pistes ouvertes par l’arrêt d’assemblée plénière du 6  oct. 2006, Mélanges Viney 2008, p. 229 s. ; X. Lagarde, Le manquement contractuel assimilable à une faute délictuelle, JCP 2008, I, 200. – En l’espèce, un immeuble à usage commercial avait été donné à bail par ses propriétaires à une société qui, sans les en informer, avait donné en gérance le fonds de commerce à un tiers qui, en raison d’un défaut d’entretien, a assigné avec succès les propriétaires. L’Assemblée plénière n’a pas repris la formule « sans avoir à rapporter d’autres preuves. Mais, compte tenu de l’obligation en cause, strictement contractuelle, cette précision était implicite » (v. cep. L. Bloch, Relative relativité de la faute contractuelle ou absolue généralité de la faute délictuelle ? RCA 2006, Étude no 17 ; Ph. Stoffel-Munck, JCP 2007, I, 115, no 4) ; Civ. 1re, 15 déc. 2011, D. 2012. 659, note D. Mazeaud, JCP 2012. 844, obs. Ph. Stoffel-Munck. – Rappr. Ambrunaz, thèse Chambéry 2008, no 163 s. – V.  aussi Civ.  1re, 28  sept. 2016, D.  2017, 341, note C. Lachièze.

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de la faute contractuelle résultant de la méconnaissance d’une obligation souscrite au profit de son seul contractant. Mieux encore, la solution retenue par la Cour de cassation présente un caractère incohérent et injuste. En raison de l’assimilation des fautes contractuelle et délictuelle, le tiers va pouvoir se prévaloir de l’inexécution d’une obligation strictement contractuelle, sans que le débiteur puisse lui opposer les aménagements et limitations dont sa responsabilité contractuelle peut être l’objet en raison de clauses du contrat. Devait-on, pour surmonter la difficulté, placer entièrement sur le terrain contractuel l’action d’un tiers ? Le mélange des genres, malgré des critiques, s’est maintenu jusqu’à ce que la Cour de cassation, en 2017, parût le remettre en cause, non sans prudence, bien qu’en l’espèce le raisonnement ait conduit à opérer une distinction parmi les obligations du débiteur 1. Le projet de réforme du droit de la responsabilité civile a traité de la question. D’un article 1233, il résulte qu’« en cas d’inexécution d’une obligation contractuelle, ni le débiteur ni le créancier ne peuvent se soustraire à l’application des dispositions propres à la responsabilité contractuelle pour opter en faveur des règles spécifiques à la responsabilité extracontractuelle » 2. 1102 b) Deuxième cas : Faute commise par un contractant et ayant cause à titre particulier de l’autre ¸ La question s'est posée en cas de ventes successives d’un bien et à propos de l’action exercée par un sous-acquéreur victime de la faute contractuelle. Plutôt que d’agir, notamment en garantie des vices cachés (C. civ., art. 1641 s.), contre son vendeur, voire contre l’un quelconque des vendeurs intermédiaires 3, le sous-acquéreur de la chose viciée a pu aussi agir contre le fabricant. Dans un premier temps, en effet, la jurisprudence a admis que le sous-acquéreur, agissant contre le fabricant, pouvait exercer librement soit l’action contractuelle en garantie des vices 4, soit une action délictuelle 5. 1. Civ.  3e, 18  mai 2017, D.  2017, 1225, note D.  Houtcieff, RTD civ. 2017, 666, obs. P. Jourdain. 2. L’article 1233-1 du Code civil, dispose que « Les préjudices résultant d’un dommage corporel sont réparés sur le fondement des règles de la responsabilité extracontractuelle, alors même qu’ils seraient causés à l’occasion de l’exécution du contrat » (al. 1er). « Toutefois, la victime peut invoquer les stipulations expresses du contrat qui lui sont plus favorables que l’application des règles de la responsabilité extracontractuelle » (al. 2). 3. Ex. : Civ. 1re, 4 févr. 1963, D. 1963.somm. 75, JCP 1963.II.13159, note R. Savatier ; 5 janv. 1972, JCP  1973.II.17340, note P. Malinvaud, Gaz. Pal. 1973.2.773, note A. Plancqueel ; Com. 18 oct. 1982, Bull. civ. IV, no 318, p. 268. 4. Ce qui inclut, outre une action en dommages-intérêts, une éventuelle action en résolution de la vente : Com. 17 mai 1982, D. 1983.IR 479, obs. C. Larroumet, Bull. civ. IV, no 182, p. 162, RTD civ. 1983.135, obs. G. Durry. 5. Pour faute : Com. 26 juin 1978, Bull. civ. IV, no 177, p. 150, D. 1978.IR 453. – Pour garde de la chose : Civ. 1re, 12 nov. 1975 et Paris, 5 déc. 1975, JCP 1976.II.18479, note G. Viney, Gaz. Pal. 1976.1.174, note B. Heno.

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Mais la Cour de cassation a ensuite décidé que « l’action directe dont dispose le sous-acquéreur contre le fabricant ou un vendeur intermédiaire, pour la garantie du vice caché affectant la chose vendue dès sa fabrication, est nécessairement de nature contractuelle » 1, ce qui barre au sous-acquéreur la route de l’action en responsabilité délictuelle. L’Assemblée plénière de la Cour de cassation a étendu cette solution à l’hypothèse des chaînes de contrats hétérogènes (vente + entreprise) 2 : l’action du maître de l’ouvrage contre le fabricant est de nature nécessairement contractuelle. En outre, alors que la première Chambre civile se contentait d’affirmer la nature contractuelle de l’action du sous-acquéreur contre le vendeur initial, l’Assemblée plénière a tenté de lui trouver un fondement, en faisant appel à la notion d’accessoire : « le maître de l’ouvrage, comme le sous-acquéreur, jouit de tous les droits et actions attachés à la chose qui appartenaient à son auteur ». Autrement dit, ne reposant pas sur l’existence d’un éventuel rapport contractuel direct entre l’auteur initial et le sous-acquéreur, ayant cause à titre particulier, la solution n’implique pas une remise en cause du principe de l’effet relatif des conventions. On sait que la jurisprudence ultérieure a été marquée par un double mouvement, de flux puis de reflux (v. ss 505 s.). Dans un premier temps, la première Chambre civile a décidé que la victime d’un dommage résultant de l’inexécution d’une convention à laquelle elle n’est pas partie peut néanmoins agir sur le terrain contractuel lorsqu’elle-même et le débiteur de l’obligation inexécutée sont membres d’un même groupe contractuel 3. Impliquant une redéfinition du principe de l’effet relatif des contrats, cette jurisprudence audacieuse de la première Chambre civile a été brisée par le fameux arrêt Besse rendu par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation le 12 juillet 1991 4. 1103 c) Troisième cas : Faute commise par un contractant et ayant cause universel ou à titre universel de l’autre ¸ Les solutions sont encore différentes lorsque celui qui agit est un ayant cause universel ou à titre universel (v. ss 488 s.) du contractant décédé. Certes, en tant qu’ils recueillent dans sa succession son action en réparation et agissent, en conséquence, à titre dérivé, ses ayants cause exercent encore une action en

1. Civ. 1re, 9  oct. 1979, D.  1980.IR 222, obs. C.  Larroumet, Gaz. Pal. 1980.1.249, note A. Plancqueel. 2. Ass. plén., 7 févr. 1986, 2 arrêts, D. 1986.293, note A. Bénabent, JCP 1986.II.20616, note P. Malinvaud, RTD civ. 1986.605, obs. P. Rémy, Grands arrêts, t. 2 no 268 ; rappr. Civ. 3e, 12 déc. 2001, RD imm. 2002.92, obs. Ph. Malinvaud, RTD civ. 2002.303, obs. P. Jourdain. 3. Civ. 1re, 8 mars 1988, JCP 1988.II.21070, note P. Jourdain, RTD civ. 1988.551, obs. P. Rémy, 741, obs. J.  Mestre, Grands arrêts, t.  2 no 173 ; 21  juin 1988, D.  1989.5, note C. Larroumet, JCP 1988.II.21125, note P. Jourdain, Defrénois 1989.357, obs. J.-L. Aubert, RTD civ. 1989.74, obs. J. Mestre, 107, obs. P. Remy, Grands arrêts, t. 2 no 174. 4. Ass. plén., 12 juill. 1991, D. 1991.549, note J. Ghestin, JCP 1991.II.21743, note G. Viney, RJDA 1991, p. 583 et 623, concl. R. Mourier, Defrénois 1991.130, note J.-L. Aubert, CCC oct. 1991, no 200, obs. L. Leveneur, RTD civ. 1991.750, obs. P. Jourdain, Grands arrêts, t. 2 no 176.

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responsabilité contractuelle 1. Mais, s’ils prétendent obtenir réparation, à titre propre, du préjudice personnel qu’ils peuvent subir ou, dit-on encore, du dommage par ricochet (v. ss 932, 939), ils ne peuvent, en principe, s’en prendre à l’auteur du dommage que par la voie de l’action en responsabilité délictuelle, ce qui peut aboutir – mais la matière, on le sait, n’est pas exempte de paradoxes ou d’illogismes – à mieux traiter les ayants cause que le contractant 2. – Sur la responsabilité du fait des produits défectueux, v. ss 1221, d.

§ 2. Une interdépendance

1104 Présentation ¸ L'existence de l'interdépendance est une condition du consentement d'une partie. Est-ce là, au demeurant, une solution propre à mettre un terme aux débats suscités par l'importance croissante des contrats, notamment en matière de crédit-bail ou de location financière ? Il y a lieu d'en douter étant observé que la défaillance d'une partie – et laquelle ? – à un contrat commun, est de nature à susciter autant de difficultés qu'à en résoudre 3. La perspective est apparemment admise à l’article 1186, alinéa 2, du Code civil, précisant que « Lorsque l’exécution de plusieurs contrats est nécessaire à la réalisation d’une même opération et que l’un d’eux disparaît, sont caducs les contrats dont l’exécution est rendue impossible par cette disparition et ceux pour lesquels l’exécution du contrat disparu était une condition déterminante du consentement d’une partie ». La caducité atteste l’existence d’une interdépendance des contrats. Qu’il s’agisse de personnes – préposés, dirigeants d’entreprises ou proches – voire d’auteurs de fautes qualifiées, l’évolution du droit de la responsabilité a révélé, à travers une vision à revoir de la distinction des parties du contrat et des tiers, une remise en cause de l’état du droit des obligations 4. 1. Il en va de même de l’assureur de dommages, lorsque, ayant indemnisé la victime et se trouvant subrogé dans ses droits, il se retourne contre l’auteur du dommage : Civ. 1re, 9 févr. 1966, D. 1966.247. 2. Ainsi, à propos de la responsabilité médicale, la Cour de cassation a-t-elle décidé que les héritiers, agissant en leur nom propre, étaient des tiers par rapport au contrat passé par leur auteur et pouvaient donc invoquer l’art. 1242 (anc. art. 1384), al. 1er, lorsque le décès était résulté de l’explosion d’un appareil d’anesthésie au cours d’une intervention chirurgicale (Civ.  1re, 1er avr. 1968, JCP 1968.II.15547, note A. Rabut, RTD civ. 1968.714, obs. G. Durry) ; mais v. cep. un certain refoulement in Civ.  1re, 25  mai 1971, D.  1972.534, note J. Penneau, Gaz. Pal. 1971.2.696, note P.-J. Doll, RTD civ. 1972.133, obs. G. Durry. – Sur l’indemnisation des victimes de risques sanitaires depuis la loi du 4 mars 2002, v. ss 1233 s. 3. V. S. Bros, Les contrats interdépendants dans l’ordonnance du 10 février 2016, p. 975 ; rappr. Civ. 1re, 28 févr. 2010, D. 210, 2703, note X. Delpech, 2016, 566, note D. Mazeaud, RTD com. 2010, 400, obs. D. Legeais. – V. aussi sur les effets juridiques de l’interdépendance des contrats concomitants ou successifs, Journ. Sociétés, no 162, avr. 2018. 4. V. Les immunités de responsabilité civile, colloque Ceprisca, dir. O. Deshayes, éd. PUF, 2009. – V. aussi sur la condamnation d’un tiers à des dommages-intérêts pour réticence dolosive, Com. 1er mars 2017, JCP 2017, somm. 118.

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1105 Actualité de la question ¸ L'existence de tiers qui, en dépit de cette situation, peuvent avoir intérêt à intervenir en cours d'instance, voire dans le contexte d'une voie de recours, se déroulant entre les seules parties au contrat, suscite des difficultés et des réactions. À telle enseigne qu'on a vu s'affirmer une tendance suivant laquelle une faute contractuelle n'est pas toujours délictuelle à l'égard des tiers 1, qu’ils soient créanciers ou débiteurs. La constatation assez fréquente de situations contractuelles explique la prise de conscience à l’article 1186, alinéa 2, du Code civil. Il y est précisé que « lorsque l’exécution de plusieurs contrats est nécessaire à la réalisation d’une même opération et que l’un des deux disparaît, sont caducs les contrats dont l’exécution est rendue impossible par cette disparition et ceux pour lesquels l’exécution du contrat disparu était une condition déterminante du consentement. Est-ce là, au demeurant, une solution propre à mettre un terme aux débats suscités par l’importance croissante dépendant des contrats, notamment en matière de crédit-bail ou de location financière ? Il y a lieu d’en douter étant observé que la défaillance d’une partie – et laquelle ? – est de nature à susciter autant de difficultés qu’à en résoudre. À partir de considérations soucieuses d’une compréhension approfondie, c’est à l’évidence un besoin pratique d’approfondissement de la question de la coexistence élargie des sortes de conjonction des comportements dans le monde des affaires. Pratiquement, c’est l’interdépendance contractuelle qui requiert un élargissement de la réflexion en matière de crédit 2. Sur un signe d’interdépendance implicite, v. l’art. 1234 du projet de réforme de la responsabilité civile (mars 2017) 3.

SECTION 2. DU SPÉCIAL ET DU GÉNÉRAL 1106 Exposé ¸ À mesure que s'affirme la diversité des cas, se complique la coexistence des régimes spéciaux qui les accompagnent et des conflits de lois même internes, pas seulement en raison de l'écoulement du temps 4 ou des règles en cause (droit sanitaire, produits défectueux) 5. 1. Civ. 1re, 24 mai 2017, Gaz. Pal. 2017, no 32, p. 33 ; v. aussi Sarah Bros, obs. D. 2016, p. 29 ; Mireille Bacache, obs. D. 2016. 1454 s. ; D. Houtcieff, note sous Civ. 3e, 18 mai 2017, et Civ. 2e, 26 mars 2015, D. 2017. 1475 s. 2. V. not Sarah Bros, L’interdépendance contractuelle, La Cour de cassation et la réforme du droit des contrats, D. 2016, chron. p. 29 ; D. Houtcieff, Toute faute contractuelle n’est pas nécessairement délictuelle à l’égard du tiers, D. 2017, 1225 ; J.-B. Seube, L’interdépendance des contrats concomitants ou successifs dans une opération financière : Baroud d’honneur avant la réforme, RDC 2017, p. 627 s. 3. Com. 1er mars 2017, JCP 2017, comm. 118 ; M. Bacache, D. 2016, p. 1454 s. ; v. Les immunités de responsabilité civile, dir. O. Deshayes, éd. PUF 2009. 4. V.  D.  Mazeaud, Mystères et paradoxes de la période précontractuelle, Mélanges Ghestin, 2001, p. 697 s. 5. V. not. G. Cornu, Le problème du cumul de la responsabilité contractuelle et de la responsabilité délictuelle, in Études de droit contemporain, Trav. Inst. Droit comparé Paris, t. XXIII, 1967, p. 239 s. ; M. Espagnon, La règle du non-cumul des responsabilités délictuelle et contractuelle en droit français, thèse Paris I, 1980.

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Lorsqu’un fait du débiteur a mis en jeu la responsabilité contractuelle, le créancier peut-il, au lieu de faire valoir la responsabilité contractuelle du débiteur, demander l’application des règles de la responsabilité délictuelle dans les cas où cette application lui paraîtrait plus avantageuse ? L’expression « cumul des responsabilités » est mal choisie. On pourrait croire que le même individu pourrait obtenir double réparation, l’une fondée sur la responsabilité contractuelle, l’autre sur la responsabilité délictuelle ; cela, évidemment, n’est pas possible. Mais, de même, il n’est pas possible de permettre à la victime de demander une seule réparation du préjudice subi, à l’aide d’une action hybride, à la fois contractuelle et délictuelle, dans laquelle elle choisirait respectivement les règles de la responsabilité contractuelle ou délictuelle qui lui sont favorables, par exemple les unes du point de vue de la charge de la preuve, les autres pour obtenir réparation d’un dommage imprévisible. Ce sont ou bien les règles de la responsabilité délictuelle qui jouent, ou bien celles de la responsabilité contractuelle. On ne peut les combiner ; il faut choisir. Aussi, le maximum de ce que l’on peut envisager en faveur de la victime, c’est de lui donner une option, un choix. Mais cette option est-elle possible ? La question doit être posée de la manière suivante : le créancier, qui se plaint de l’inexécution fautive du contrat par son cocontractant, pourrat-il invoquer, à son choix, soit les règles de la responsabilité contractuelle, soit celles de la responsabilité délictuelle, si celles-ci ou celles-là lui sont favorables ? Ne peut-on soutenir que, même à l’égard du créancier, la faute commise par le débiteur peut donner lieu à application de l’article 1240 (anc. art. 1382), ce texte étant général et visant une faute « quelconque » ? Ou bien le domaine de la responsabilité délictuelle s’arrête-t-il là où commence la responsabilité contractuelle, de même qu’à l’inverse, un fait qui n’est pas la violation d’une obligation contractuelle par le débiteur ne peut donner lieu qu’à l’application de la responsabilité délictuelle ? 1107 Jurisprudence ¸ La jurisprudence s'est prononcée contre le « cumul » des responsabilités. Elle a décidé que les dispositions des articles 1240 et suivants (anc. art. 1382) sont sans application lorsqu'il s'agit d'une faute commise dans l'exécution d'une obligation résultant d'un contrat 1. Indépendamment des raisons théoriques tirées de la nature différente des fautes contractuelle et délictuelle, cette solution s’explique par le fait que le régime de la responsabilité contractuelle est généralement moins favorable à la victime que celui de la responsabilité délictuelle (limitation, par exemple, de la réparation au dommage prévisible). Si le créancier pouvait, 1. Civ. 11  janv. 1922, DP 1922.1.16, S.  1924.1.105, note R. Demogue, Grands arrêts, t.  2, no 182 ; Civ. 1re, 24 nov. 1954, JCP 1955.II.8625 ; 7 déc. 1955, D. 1956.136, JCP 1956.II.9246 ; 30 oct. 1962, D. 1963.57, note P. Esmein ; 23 nov. 1966, D. 1966.313, note M. Cabrillac ; 9 mars 1970, Bull. civ. I, no 87, p. 71, RTD civ. 1971.139, obs. G. Durry ; Civ. 2e, 9 avr. 1970, JCP 1970. IV.136 ; 9  juin 1993, JCP  1994.II.22264, note F. Roussel ; Civ.  1re, 19  mars 2002, CCC 2002. comm. 106, obs. L. Leveneur.

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à son gré, invoquer la responsabilité délictuelle, ces limitations deviendraient lettre morte. Enfin, le principe même de la force obligatoire du contrat condamne le cumul des responsabilités : lorsque les parties ont décidé, par exemple, qu’il n’y aurait pas de responsabilité dans tel ou tel cas, permettre cependant au créancier d’invoquer alors la responsabilité délictuelle, serait, en quelque sorte, l’autoriser à violer le contrat, en tournant les clauses conventionnelles relatives à la responsabilité. D’aucuns considèrent cependant que la question demeure douteuse à divers égards, certaines solutions paraissant impliquer la possibilité du cumul 1. On a parfois proposé d’admettre le cumul des responsabilités en cas de faute intentionnelle d’un contractant, le dol permettant alors l’application des règles délictuelles. On remarquera d’ailleurs que l’intérêt pratique du débat se restreint dans la mesure où, s’il y a eu précisément un dol, le particularisme du régime de la responsabilité contractuelle se réduit – ainsi l’article 1150 écarte dans ce cas la limitation de la responsabilité au dommage prévisible. Des partisans du « cumul » ont prétendu que les règles ordinaires de la responsabilité contractuelle ne jouent pas en cas de dol, celui-ci faisant naître une responsabilité délictuelle. Le raisonnement est inexact : en cas d’inexécution dolosive, les règles de la responsabilité sont certes différentes, mais cela ne tient pas à ce que la responsabilité cesse d’être contractuelle. Comment le cesserait-elle, puisqu’il y a toujours inexécution du contrat ? L’explication est autre : en cas de dol, à titre de sanction, le législateur écarte toutes les règles qui atténuent la responsabilité du débiteur contractuel. La Cour de cassation a d’ailleurs condamné le « cumul » des responsabilités en cas de dol 2, ainsi que de faute lourde 3.

SECTION 3. LES ACTIONS EN RESPONSABILITÉ 1108 Position de la question. Plan ¸ En faisant abstraction des considérations propres soit à la responsabilité contractuelle, soit à l'action civile portée devant la juridiction répressive, il convient d'analyser les règles relatives aux actions en responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle, en observant que la complexification croissante du droit français, déjà

1. La Cour de cassation hésite sur certains points. Ainsi en est-il quant au recours du maître de l’ouvrage contre le constructeur, à la suite de recours de voisins pour troubles de voisinage : option entre action contractuelle ou action délictuelle par subrogation dans les droits de la victime. Opérant un revirement, la Cour de cassation a exclu le terrain délictuel (Civ. 3e, 24 mars 1999, D. Affaires. 1999.866, obs. J.F., RCA 1999.comm. 177, RTD civ. 1999. 640, obs. P. Jourdain ; 21 juill. 1999, 3 arrêts, Bull. civ. III, no 182, RCA 1999.chron. 23, par H. Groutel, RTD civ. 2000.120, obs. P. Jourdain). 2. Civ. 23 juin 1936, Gaz. Pal. 1936.2.353. 3. Civ. 3e, 13 nov. 1970, Bull. civ. III, no 596.

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constatée en ce qui concerne le fait dommageable, s'est manifestée aussi dans le plan des recours judiciaires 1. Il ne suffit plus de raisonner à partir d’un schéma relativement simple, où l’on voit s’affronter une ou plusieurs victimes et un ou plusieurs responsables. Il faut encore tenir compte de schémas complexes liés à l’apparition d’un certain nombre de relais dans la réparation des dommages 2. On étudiera successivement le schéma simple (§ 1) et les schémas complexes (§ 2).

§ 1. Le schéma simple

1109 1°) Le droit à réparation. Sa naissance ¸ Si toute personne qui a souffert d'un dommage suffisamment direct, par suite d'un délit ou d'un quasidélit, peut en demander réparation, encore faut-il déterminer à quelle date prend naissance le droit à réparation. La question ainsi posée a suscité deux opinions contraires, auxquelles correspondent, dans l'esprit de beaucoup 3, deux analyses de la portée des jugements de condamnation : ou bien l’on considère que le droit à réparation ne naît qu’au jour du jugement définitif de condamnation et que ce jugement est constitutif de droit ; ou bien l’on considère que le droit à réparation existe dès la réalisation du dommage et que le jugement de condamnation ne présente qu’un caractère déclaratif, cette deuxième analyse devant, selon nous, prévaloir (v. ss 1115). Liées à des incertitudes inhérentes à la genèse des droits subjectifs ou à l’analyse de l’acte juridictionnel, les hésitations, voire les contradictions de la jurisprudence ont pu être, en la matière, source de perplexité. En faveur de la naissance du droit à réparation au jour du jugement, on a pu être tenté d’invoquer la règle jurisprudentielle en vertu de laquelle les dommages-intérêts moratoires ne courent, en principe, que du jour du jugement de condamnation 4, la victime ne pouvant jusque-là se prévaloir d’un droit reconnu. Mieux vaut observer que, jusqu’au jugement, la traduction monétaire d’un droit à réparation d’ores et déjà existant n’est pas encore assez précisée 5. Il n’empêche que le droit à réparation, sans 1. V. sur l’équité sous la séparation du préjudice, Les limites… préc., no 5 s., par F. Ewald et alii. 2. V.  S. Amrani-Mekki, Le droit processuel de la responsabilité civile, Mélanges Viney, 2008, p. 1 s. ; v. aussi, sur les diverses imperfections du droit en la matière et les moyens d’y remédier, L. Raschel, Le droit processuel de la responsabilité civile, thèse Paris I, éd. 2010. – V. aussi, sur l’équité, Les limites… (préc.), no 5 s. par F. Ewald et alii ; sur le temps, Les limites… (préc.), par P. Matet, no 149 s. 3. V. L. Mazeaud, De la distinction des jugements déclaratifs et des jugements constitutifs de droits, RTD civ. 1929.17 s. ; H. Lalou, Déclaratifs ou attributifs, DH 1938, chron. 69 ; P. Raynaud, La distinction des jugements déclaratifs et des jugements constitutifs, Études de droit contemporain, Travaux et rech. de l’Inst. de droit comp. de Paris, t. XV, 1959, 2e vol., p. 377 s. 4. Civ. 5 nov. 1936, DH 1936.585, S. 1937.1.26 ; 12 nov. 1941, DC 1942.97, note M. Nast ; Civ. 2e, 8 juill. 1970, Gaz. Pal. 1970.2.213 ; 18 janv. 1973, JCP 1973.II.17455, note M.A. ; 8 févr. 1973, D. 1973.somm. 96. – S’il y a confirmation en appel, la date du jugement est à bon droit retenue par la Cour : Civ. 2e, 26 avr. 1967, Bull. civ. II, no 157, p. 110. 5. Rappr., à propos de l’évaluation du dommage au jour du jugement, v. ss 1134.

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présenter nécessairement la forme d’une créance liquide, a cependant, dès ce moment, la consistance d’un droit subjectif appelant en tant que tel protection et susceptible d’être transmis ou cédé. D’ailleurs, il résulte aujourd’hui de l’article 1153-1 du Code civil (réd. L. 5 juill. 1985), applicable tant en matière délictuelle qu’en matière contractuelle, qu’« en toute matière, la condamnation à une indemnité emporte intérêts au taux légal même en l’absence de demande ou de disposition spéciale du jugement. Sauf disposition contraire de la loi, ces intérêts courent à compter du prononcé du jugement à moins que le juge n’en décide autrement » (al. 1er). « En cas de confirmation pure et simple par le juge d’appel d’une décision allouant une indemnité en réparation d’un dommage, celle-ci porte de plein droit intérêt au taux légal à compter du jugement de première instance. Dans les autres cas, l’indemnité allouée en appel porte intérêt à compter de la décision d’appel. Le juge d’appel peut toujours déroger aux dispositions du présent alinéa » (al. 2). 1110 Transmission et cession du droit à réparation ¸ La consistance du droit à réparation, né dès la réalisation du dommage, est telle qu'il peut, même avant le jugement de condamnation, être transmis ou cédé. 1) Les héritiers. Au cas où la personne lésée décède après avoir intenté l’action, ses héritiers légaux ou testamentaires lui succèdent, si l’instance n’est pas périmée 1. Si la personne lésée décède avant d’avoir fait sa demande, ses héritiers trouvent le droit à réparation dans son patrimoine et peuvent, du chef du défunt, intenter l’action, qu’il s’agisse d’un dommage matériel ou d’un dommage moral, d’un pretium doloris par exemple, point qui a donné lieu à controverse, mais a été tranché en ce sens par la Cour de cassation 2. La jurisprudence s’était parfois divisée sur la question de savoir si les héritiers peuvent, en tant que tels, intenter l’action quand la victime a été tuée sur le coup. Plusieurs décisions admirent que, dans ce cas, les héritiers n’ont l’action qu’autant que cette mort leur cause un préjudice direct et personnel 3. L’opinion contraire était préférable : en dépit de la rapidité de la mort, il s’est forcément écoulé, entre elle et la blessure reçue, un instant ; 1. Civ. 2  août 1933, S.  1933.1.365 ; Req. 8  mars 1937, DH 1937.217, S.  1937.1.241, rapp. E. Pilon. 2. Civ. 18  janv. 1943, DC 1943.45, note L. Mazeaud ; 4  janv. 1944, DA 1944.106 ; Paris, 25 oct. 1949, D. 1950.somm. 19. – Compte tenu des solutions admises quant à la réparation du préjudice moral (v. ss 936 s.), la solution retenue par la Chambre civile doit être pleinement approuvée : certes il peut être choquant de voir les héritiers « monnayer » la douleur de leur parent ; mais il serait plus choquant encore que l’auteur de l’accident bénéficie d’une mort rapide de la victime qui a été dans l’impossibilité d’intenter l’action. – V. M.-M. Guilhou, La réparation des souffrances morales d’une victime décédée, Gaz. Pal. 1937.2.doctr. 36 ; A. Charaf Eldine, Le droit à réparation de préjudices corporels stricto sensu résultant d’accident mortel, et sa transmission, JCP 1974.I.2647. 3. Civ. 6 déc. 1932 et 24 mai 1933, DP 1933.1.137, note L. Josserand ; T. corr. Albi, 9 mars 1956, JCP 1956.II.9367, note J. Braud ; Civ. 2e, 23 janv. 1959, 1er arrêt, Gaz. Pal. 1959.1.183 ; 21 déc. 1965, D. 1966.181, note P. Esmein, RTD civ. 1966.543, obs. R. Rodière.

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cela suffit pour que le droit à réparation soit né en la personne de la victime et se trouve par suite dans sa succession. C’est en faveur de cette solution que la Cour de cassation a tranché le débat 1. 2) Les cessionnaires. Il est en principe 2 loisible à la victime de céder son droit à réparation à un tiers, soit à titre gratuit, soit à titre onéreux. Certains auteurs répugnent pourtant à admettre la possibilité d’une telle cession, lorsqu’elle concerne le droit à la réparation du pretium doloris ou du dommage purement moral, parce qu’il s’agirait alors de la cession d’un droit « exclusivement attaché à la personne » 3. Pourtant, quelles que soient les objections que peut susciter la réparation de certains dommages moraux (v. ss 936), force est de considérer que le droit positif en admet l’existence sans affirmer l’indisponibilité du droit à réparation. Quant à la notion de « droits et actions… exclusivement attachés à la personne », utilisée en la matière, elle concerne le pouvoir d’exercer l’action oblique (v. ss 1400), tel que la loi le reconnaît aux créanciers chirographaires. Mais, de ce que ces créanciers ne peuvent, par l’action oblique, exercer l’action en réparation dans les cas envisagés (v. ss 1111), on ne peut déduire que des cessionnaires du droit à réparation, ayants cause à titre particulier de la victime, ne le peuvent pas. Peut aussi être cédée une cession d’action tendant à la mise en jeu d’une responsabilité civile 4. 1111 2°) L’action en réparation. La victime. Ses créanciers ¸ Comme l'est, en principe, toute action en justice, l'action en réparation est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention (art. 31 C. pr. civ.) 5, celle-ci tendant, en matière de responsabilité, à l’obtention d’une réparation. L’analyse des conditions dans lesquelles un dommage est réparable (v. ss 920 s.) a permis de déterminer dans quelle mesure une victime pouvait, en la matière, se prévaloir d’un intérêt légitime au succès ou au rejet de sa prétention à une réparation. Il ne lui suffit d’ailleurs pas d’établir l’existence d’un droit à réparation, et, de surcroît, d’un droit d’agir en justice en vue d’obtenir cette réparation, encore lui faut-il satisfaire aux conditions procédurales de l’exercice de l’action en justice. Et il peut arriver, dans cette perspective, indépendamment même du recours, plus ou moins obligatoire, à des auxiliaires de la justice, spécialement à des mandataires ad litem, que l’exercice de l’action en justice de la victime ne puisse être assuré qu’avec la participation 1. Ch. mixte, 30 avr. 1976, D. 1977.185, note M. Contamine-Raynaud, RTD civ. 1976.556, obs. G. Durry ; Crim. 6 oct. 1977, D. 1977.IR.415, Gaz. Pal. 1978.1.33 ; Aix-en-Provence, 15 déc. 1976, D. 1978.IR.29, obs. C. Larroumet. 2. V. cep. ss 1097, sur la loi du 3 avr. 1942, dont il faut notamment déduire l’impossibilité d’une cession partielle du droit à indemnité par la victime à des intermédiaires. 3. H., L. et J. Mazeaud, t. II, 1er vol., par F. Chabas, no 608. 4. V. D. Bert, Regards sur la transmission de l’action en justice (à propos de Civ. 1re, 10 janv. 2006), D. 2006, chron. 2129 s 5. V. Y. Desdevises, Le contrôle de l’intérêt légitime (Essai sur les limites de la distinction du droit et de l’action), thèse ronéot. Nantes, 1973.

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d’intermédiaires. Ainsi en est-il lorsque la victime est incapable : l’action est alors exercée par son représentant légal (ex. : le tuteur d’un mineur) ; dans un ordre d’idées voisin, l’exercice de l’action en réparation du dommage subi par une personne morale n’incombe généralement qu’à certaines personnes, surtout s’il résulte des textes que seules certaines personnes physiques sont qualifiées pour jouer le rôle de représentant légal de la personne morale. Dans une perspective qui demeure d’ordre procédural, on doit observer que les créanciers de la victime peuvent éventuellement agir en réparation du dommage subi par elle, par la voie oblique de l’article 1166. Toutefois, la jurisprudence a tendance à décider que l’action en dommages-intérêts pour préjudice moral, et même pour préjudice matériel résultant d’une atteinte au corps même de la victime, est exclusivement attachée à la personne (v. ss 1400). 1112 Causes d’extinction de l’action ¸ L'action peut s'éteindre : a) par la prescription. Antérieurement à la loi du 17 juin 2008, les actions en responsabilité civile extracontractuelle se prescrivaient par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation (C. civ., anc. art. 2270-1, al. 1er), les actions en responsabilité contractuelle étant exposées à des prescriptions de durée variable. Dans le sens d’un raccourcissement des délais, une disposition nouvelle figure au nouvel article 2224 du Code civil : « Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ». Mais, qu’il s’agisse de responsabilité contractuelle ou de responsabilité délictuelle, « l’action en responsabilité née à raison d’un événement ayant entraîné un dommage corporel, engagée par la victime directe ou indirecte des préjudices qui en résultent, se prescrit par dix ans à compter de la date de la consolidation du dommage initial ou aggravé » (art. 2226, al. 1er, nouv.) 1 ; b) par la renonciation de la victime. Une fois le dommage réalisé, le droit à réparation (ou le droit d’agir en justice pour obtenir réparation) peut faire l’objet d’une renonciation, même s’il s’agit d’un dommage moral. La renonciation pourrait être tacite, mais la preuve en serait difficile, car les renonciations ne se présument pas 2 ; c) par la transaction. Victime et auteur du fait dommageable s’entendent pour fixer eux-mêmes le chiffre des dommages-intérêts. Ce contrat est valable (art. 2046). Il s’impose aux héritiers de la victime, mais en ce qui

1. « Toutefois, en cas de préjudice causé par des tortures ou des actes de barbarie, ou par des violences ou des agressions sexuelles commises contre un mineur, l’action en responsabilité civile est prescrite par vingt ans » (art. 2226, al. 2). Sur l’affirmation de ces règles à l’action des victimes par ricochet, v. Civ. 2e, 3 nov. 2011, RCA 2012, comm. 6, obs. S. Hocquet-Berg, RTD civ. 2012. 122, obs. P. Jourdain. – V. G. Viney, Les modifications apportées par la loi du 17 juin 2008 à la prescription extinctive des actions en responsabilité civile, RDC 2009. 493 s. 2. Sur l’incidence de conventions antérieures à la réalisation du dommage, v. ss 965.

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concerne seulement la créance à laquelle ils succèdent, et non la créance propre pour le dommage personnel qu’ils invoquent. 1113 Compétences ¸ On peut, à propos des règles applicables, sur ces points, aux

actions en responsabilité délictuelle, renvoyer aux solutions ordinaires de la procédure civile, sous réserve des observations suivantes qui attestent un certain particularisme de la matière 1. Au sujet de la compétence d’attribution, il faut observer que le tribunal de grande instance est doté d’une compétence exclusive pour connaître des actions en responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle tendant à la réparation des dommages de toute nature causés par un véhicule quelconque (rappr. v. ss 1176). – Au sujet de la compétence territoriale, la demande en réparation du dommage causé par un délit ou un quasi-délit peut être, au choix de la victime, portée soit devant le tribunal du domicile du défendeur, en application d’une règle générale (actor sequitur forum rei), soit devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit, soit devant le tribunal dans le ressort duquel le dommage est subi (C. pr. civ., art. 46) 2.

1114 Prétentions des parties et office du juge 3 ¸ Ce sont les prétentions res-

pectives des parties qui déterminent l'objet du litige. À s'en tenir à l'attitude de la victime, il faut observer que sa prétention, c'est l'obtention de la réparation du dommage subi. On lui demande cependant, ce qui correspond à la pratique la plus fréquente, d’exposer ses moyens en fait et en droit (art. 56, al. 1er, 3o, C. pr. civ., réd. décr. 28 déc. 1998 ; v. aussi plus spécialement, au sujet du tribunal de grande instance, art. 753 C. pr. civ.). Son attitude est liée, selon les cas, au choix d’un itinéraire, au cumul d’itinéraires ou encore à leur combinaison. La victime est portée à choisir, lorsque les remèdes offerts par le droit positif sont exclusifs l’un de l’autre : lorsqu’il y a, par exemple, ruine d’un bâtiment, sans qu’il soit possible de prouver l’existence d’un défaut d’entretien ou d’un vice de la construction, la victime ne peut invoquer l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er (v. ss 1002 s.). On peut encore imaginer qu’elle opère un choix lorsque, ne s’estimant pas en mesure de rapporter la preuve d’une faute du défendeur (art. 1240 ou 1241, anc. art. 1382 ou 1383), elle fonde son action sur l’article 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er, ou sur l’article 1243 (anc. art. 1385). Ailleurs, la victime peut être portée à cumuler, non pas les réparations, mais les fondements juridiques permettant d’obtenir réparation, par exemple en agissant à la fois contre le mineur fautif et ses père et mère, présumés en faute (v. ss 1045 s.), contre le préposé particulièrement fautif et son commettant (v. ss 1059 s.) ou contre une même personne, en invoquant à la fois contre elle, alors même que sa faute ne serait guère douteuse, les articles 1240 (anc. art. 1382),

1. Le légitime souci d’améliorer aussi rapidement que possible la situation des victimes d’accident est à l’origine des règles en vertu desquelles un juge des référés ou un juge de la mise en état peut accorder des provisions à la victime lorsque l’existence de l’obligation de réparer n’est pas sérieusement contestable : V. G. Durry, obs. RTD civ. 1974.613 ; 1982.424. – La direction du procès de l’assuré par son assureur illustre aussi l’influence de l’assurance sur la responsabilité et de la responsabilité civile sur la procédure : V. Précis Dalloz, Droit des assurances, par Y. LambertFaivre et L. Leveneur, 13e éd. 2011, no 663 s. ; B. Beignier, Droit des assurances 2011, no 558 s. 2. G. Légier, La compétence du tribunal du lieu où le dommage est subi, D. 1979, chron. 161 ; v.  not. au sujet du préjudice par ricochet, Civ.  2e, 11  janv. 1984, JCP  1984.IV.85, RTD civ. 1984.360, obs. J. Normand. 3. V. Mireille Bacache, Office du juge et responsabilité civile, Mélanges Héron 2008, p. 23 s.

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ou 1241, anc. art. 1383 et 1242 (anc. art. 1384), alinéa 1er 1. Enfin, il arrive que la victime combine les itinéraires, par exemple en tenant le père ou la mère pour responsable (art. 1242 – anc. art. 1384, al. 4) du fait d’un mineur devenu gardien (art. 1242 – anc. art. 1384 –, al. 1er) (v. ss 1051) 2. Ces diverses attitudes limitent-elles l’office du juge dans la recherche du droit applicable ? Une vision trop formaliste des choses et un attachement à une maîtrise des parties sur le droit ont, semble-t-il, incité la jurisprudence à répondre à la question par l’affirmative. Ainsi, elle en a déduit que, même si les faits soumis à son examen le permettaient, le juge ne pouvait substituer la responsabilité contractuelle à la responsabilité délictuelle 3 ou passer soit de la responsabilité du fait des choses à la responsabilité pour faute 4, soit de la responsabilité pour faute à la responsabilité du fait des choses 5. Telle qu’elle résulte du Code de procédure civile (art. 4, 5 et 12), la répartition des rôles du juge et des parties dans le procès civil aurait dû entraîner un abandon de ces solutions. Le nouvel équilibre repose en effet sur les règles suivantes : l’objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties, le juge devant se prononcer sur tout ce qui est demandé et seulement sur ce qui est demandé ; quant au droit applicable, le juge a le pouvoir de relever d’office les moyens de pur droit et de changer le fondement juridique invoqué, à moins qu’il ne soit lié par un accord exprès des parties (pour les droits dont elles ont la libre disposition). Non sans avoir d’abord résisté, la jurisprudence s’est rendue, semble-t-il, à ces raisons, en admettant qu’à condition d’avoir invité les parties à présenter leurs observations (art. 16, al. 3, C. pr. civ.), il était possible de passer d’un régime de responsabilité à un autre 6.

1115 Caractère déclaratif du jugement ¸ On a discuté le point de savoir si le

jugement accordant une indemnité était attributif de droit, c’est-à-dire donnait lui-même naissance à la créance, ou s’il avait un caractère déclaratif, ne faisant que constater l’existence d’une créance antérieure née le jour où le fait dommageable a été commis (v. ss 1109). Nous croyons la seconde thèse seule exacte : la loi fait naître la créance du fait illicite et dommageable. Le juge ne peut condamner s’il ne constate pas que les éléments légaux de ce fait juridique se sont réalisés ; et son

1. V. J. Boré, Le cumul de la responsabilité du fait personnel et de la responsabilité du fait des choses, JCP  1965.I.1961. – Mais la jurisprudence a décidé qu’une personne ne pouvait être condamnée à la fois en tant que gardienne de la chose et en tant que père (ou mère) ou que commettant : Civ. 2e, 9 nov. 1960, D. 1961.somm. 27 ; 24 oct. 1963, Bull. civ. II, no 673, p. 502. – Sur le caractère alternatif et non cumulatif des responsabilités du fait d’autrui, v. Civ. 2e, 18 mars 1981, Bull. civ.  II, no 69, p. 44, D.  1981.IR.319, obs. C.  Larroumet, RTD civ. 1981.855, obs. G. Durry. 2. Aussi, au sujet de la responsabilité des commettants, v. ss 1065. 3. Civ. 1re, 29 nov. 1978, Bull. civ. I, no 369, p. 287, D. 1979.381, note A. Bénabent, IR.344, note C. Larroumet ; Com. 7 janv. 1981, Bull. civ. IV, no 11, p. 9. 4. Civ. 2e, 27 oct. 1982, Bull. civ. II, no 135, p. 98, D. 1984.292, note R. Martin, JCP 1984. II.20552, note P. Jourdain. 5. Civ. 14 mai 1935, DH 1935.362 ; Civ. 2e, 21 nov. 1956, D. 1957.209, note R. Savatier ; Civ. 3e, 8 févr. 1984, Bull. civ. III, no 34, p. 27, JCP 1984.IV.121. 6. Civ. 2e, 26 avr. 1984, Bull. civ. II, no 71, p. 50, JCP 1984.IV.210 (passage de 1384, al. 1er à 1386 C. civ.) ; Civ. 1re, 19 mars 1985, JCP 1985.IV.197, Gaz. Pal. 1985.2.somm. 270, RTD civ. 1987.393, obs. J. Normand (de la responsabilité délictuelle à la responsabilité contractuelle). – V.  aussi Civ.  1re, 21  juin 1988, JCP  1988.II.21125, note P. Jourdain. – Rappr. Florence BussyDunand, Le concours d’actions en justice entre les mêmes parties, thèse Paris  I, éd. 1988, spéc. no 487 s., p. 233 s.

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intervention n’est nécessaire que parce qu’il n’y a pas accord des parties sur cette réalisation et l’évaluation du préjudice. Il en résulte : 1o que la créance est cessible avant toute décision de justice (v. ss 1110) ; 2o que les héritiers de la victime trouvent la créance dans le patrimoine du défunt, quoique le jugement n’ait pas été rendu et même si l’action n’a pas encore été intentée ; 3o que l’on doit appliquer à la détermination de la créance la loi en vigueur au jour où le fait dommageable s’est produit 1 ; 4o que, pour juger si le créancier de dommages-intérêts est, au point de vue de l’action paulienne, un créancier antérieur à l’acte qu’il veut attaquer (v. ss 1425), il faut se placer au jour où le fait dommageable s’est produit ; 5o que la prescription extinctive court à compter des faits permettant d’exercer l’action (art. 2224 C. civ.).

§ 2. Les schémas complexes

1116 1°) Complexité et pluralité des responsabilités individuelles ¸ Déjà subtile lorsque l'on envisage un schéma simplement dualiste, un binôme victime-responsable, la technique de la responsabilité civile se complique dès que, face à une, voire à plusieurs victimes, se trouvent plusieurs responsables, au même titre ou à des titres différents, tenus in solidum de le réparer (v. ss 1095). Qu’elle agisse contre tous les responsables ou contre l’un d’entre eux, que celui-ci, dans la mesure où cette réaction est admise, appelle ou n’appelle pas les autres dans l’instance, la victime est envisagée avec faveur par le droit, puisqu’il lui est possible de faire état, à l’égard des uns et des autres, de la responsabilité in solidum des coresponsables d’un dommage et d’obtenir, s’il y a lieu, de l’un d’entre eux, l’entière réparation à laquelle elle peut prétendre. Dans le projet de réforme, l’article 1265 du Code civil est ainsi rédigé : « Lorsque plusieurs personnes sont responsables d’un même dommage, elles sont solidairement tenues à réparation envers la victime » (al. 1er). « Si toutes ou certaines d’entre elles ont commis une faute, elles contribuent entre elles à proportion de la gravité et du rôle causal du fait générateur qui leur est imputable. Si aucune d’elles n’a commis de faute, elles contribuent à proportion du rôle causal du fait générateur qui leur est imputable, ou à défaut par parts égales » (al. 2). 1117 Actions récursoires ¸ Tenu avec d'autres ou pour d'autres, celui des coresponsables qui a été condamné à indemniser la victime dispose, conformément à l'article 1251, 3o, du Code civil, d’un recours contre les autres, qui présente, pour l’essentiel, un caractère subrogatoire (sur

1. Civ. 17 oct. 1939, DH 1940.2.

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la subrogation légale, v. ss 1630 s.) 1. Encore convient-il d’observer que les solutions retenues varient, compte tenu de la diversité possible des fondements des responsabilités des uns et des autres 2. Sont-ils identiques ? Quant à la clé de répartition, les solutions reposent, pour l’essentiel, sur la distinction suivante : répartition en fonction de la gravité respective des fautes ayant causé le dommage 3, s’il s’agit de fautes prouvées 4 ; dans la mesure des responsabilités ou, à défaut de précisions, par parts viriles 5, donc de manière purement objective, s’il s’agit de responsabilités de plein droit (ex. : art. 1242, anc. art. 1384, al. 1er). Sont-ils différents ? Une sorte de hiérarchie des responsabilités s’impose alors. Ainsi, le commettant peut exercer un recours total contre le préposé 6, en cas de faute intentionnelle, pénale voire civile, de celuici (v. ss 1075). Ainsi encore, l’auteur d’une faute prouvée (art. 1240, 1241 – anc. art. 1382, 1383) ne peut exercer une action récursoire contre un coresponsable en vertu de l’article 1242, anc. art. 1384, alinéa 1er 7, tandis qu’un gardien, condamné en application de ce texte, peut se retourner pour le tout contre un coresponsable, auteur d’une faute prouvée 8. 1118 2°) Coexistence de la responsabilité individuelle et des systèmes de réparation collective. a) Les facteurs de diversité ¸ La collectivisation progressive de la responsabilité civile ne résulte pas seulement de

1. V.  J. Boré, Le recours entre coobligés in solidum, JCP  1967.I.2126 ; P.  Canin, Les actions récursoires entre coresponsables, éd. Litec, 1996. – De ce caractère subrogatoire, il a été déduit : 1o que la renonciation de la victime à ses droits contre l’un des coauteurs limite la portée du recours ; 2o que le recours se prescrit dans le même temps que l’action de la victime ; 3o que la chose jugée entre la victime et le coauteur actionné est opposable au coauteur exerçant l’action récursoire ; v. Civ. 2e, 22 oct. 1975, JCP 1977.II.18517, note F. Chabas et M. Saluden. 2. Quant au point de départ du cours des intérêts moratoires dus sur les recours en contribution des coauteurs, v. Civ. 1re, 7 avr. 1999, Bull. civ. I, no 123, RCA 1999.comm. 172, rapp. P. Sargos, RTD civ. 1999.849, obs. P. Jourdain. 3. Civ. 2e, 1er oct. 1975, D. 1975.IR.256 ; rappr. Civ. 1re, 17 déc. 1996, Bull. civ. I, no 458, Defrénois 1997, 343, obs. J.-L. Aubert, JCP 1997.I.4068, no 14, obs. G. Viney ; 21 avr. 2005, RCA 2005, comm. 213, RTD civ. 2005, 610, obs. P. Jourdain ; 13 janv. 2011, no 09-71.196, RTD civ. 2011. 359, obs. P. Jourdain. 4. Ce qui peut même aboutir à mettre l’entière réparation à la charge de l’un des responsables : Civ. 1re, 23 nov. 1999, Bull. civ. I, no 320, RCA 2000.comm. 58, obs. H. Groutel, Defrénois 2000.258, obs. J.-L. Aubert, RTD civ. 2000.345, obs. P. Jourdain. 5. Civ. 28 nov. 1948, D. 1949.117 ; Civ. 2e, 16 févr. 1962, Bull. civ. II, no 208, p. 145 ; 2 juill. 1969, Gaz. Pal. 1969.2.220, JCP 1971.II.16588 ; 15 nov. 1972, D. 1973.533, note F. Chabas. 6. Soc. 10 mai 1939, DH 1939.477 ; Civ. 2e, 13 mars 1963, Bull. civ. II, no 244, p. 179. 7. Civ. 2e, 9 oct. 1963, Bull. civ. II, no 597, p. 446 ; 19 nov. 1970, JCP 1971.II.16748 ; 31 janv. 1973, JCP 1973.IV.106 ; v. C. Larroumet, obs. D. 1978.IR.439, sous Civ. 2e, 11 mai 1977. 8. Civ. 2e, 11  juill. 1977, D.  1978.581, note E. Agostini ; 8  mai 1978, D.  1979.IR.61, obs. C. Larroumet. – Rappr. Civ. 1re, 17 mars 1969, D. 1969.532. Il a aussi été décidé que le défendeur dont la faute est présumée ne peut pas se prévaloir de l’obligation contractuelle de résultat d’un tiers coauteur (Civ. 1re, 2 mai 1989, Bull. civ. I, no 182, p. 121, D. 1989.IR.162, RTD civ. 1989.758, obs. P. Jourdain). – Sur l’incidence de la loi du 5 juill. 1985, en matière d’accidents de la circulation, v. ss 1214 s.

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la part grandissante prise par les groupements dans la réalisation des dommages. Elle se manifeste surtout par une espèce de socialisation des mécanismes de réparation. Ainsi, l'assurance couvre d'innombrables risques ; ainsi, la sécurité sociale amplifie et renforce le système de la mutualité et déborde, de plusieurs côtés, le domaine classique de la responsabilité civile ; ainsi encore, des fonds de garantie voire d'indemnisation relayent des responsabilités défaillantes ou insuffisantes. La coexistence de la responsabilité individuelle et de la réparation collective est généralement illustrée par une option accordée à la victime – entre le déclenchement du mécanisme de réparation collective et la poursuite du responsable – et par un recours de la collectivité, en vue de récupérer l’indemnité qu’elle a prise en charge. Mais le dosage de l’élément collectif et de l’élément individuel varie singulièrement d’une catégorie à l’autre. Et il en est résulté une grande diversité, accompagnée, le cas échéant, par une singulière déformation des concepts 9. 1119 Recours des compagnies d’assurances ¸ Selon qu'un assuré est la victime

ou l'auteur d'un accident, l'existence d'un contrat d'assurance modifie plus ou moins, au niveau de la réparation, le rapport délictuel. Si la victime d’un dommage concernant la personne ou les biens avait pris, antérieurement à l’accident, la précaution de s’assurer (assurance de personnes : ex. assurance accident, assurance-vie… ; assurance de choses : ex. assurance dégâts des eaux, assurance incendie…), elle peut, tout naturellement, obtenir de la compagnie d’assurances, en exécution du contrat, le versement de l’indemnité d’assurance prévue. Mais lui est-il possible de cumuler cette indemnité avec celle qu’elle peut réclamer à l’auteur du dommage ? La réponse repose sur une distinction. S’il s’agit d’une assurance de personnes, la victime est en droit de cumuler les indemnités 10 et l’assureur, après payement de la somme assurée, ne peut être subrogé aux droits du contractant ou du bénéficiaire contre des tiers en raison du sinistre ; toutefois, dans les contrats garantissant l’indemnisation des préjudices résultant d’une atteinte à la personne, l’assureur peut être subrogé dans les droits du contractant ou des ayants droit contre le tiers responsable, pour le remboursement des prestations à caractère indemnitaire prévues au contrat (C. assur., art. L. 131-2) 11. S’il s’agit d’une assurance de choses, il résulte du caractère fondamentalement indemnitaire de ce type d’assurances que la victime du dommage ne peut cumuler les indemnités. Elle ne peut donc s’en prendre à la fois à son propre assureur, puis à l’auteur du dommage, pour la partie du dommage couverte par l’assurance. En principe, « l’assureur qui a payé l’indemnité d’assurance est subrogé, jusqu’à concurrence de cette indemnité, dans les droits et actions de l’assuré contre les tiers qui, par

9. V. not. Y. Lambert-Faivre, De la dégradation des concepts de « responsable » et de « victime » (à propos des arrêts de l’Assemblée plénière du 3  juin 1983), D.  1984, chron.  51 s. ; F. Leduc, Le droit de la responsabilité civile hors le Code civil, LPA 6 juill. 2005, p. 3 s. 10. Civ. 2e, 23 sept. 1999, RCA 1999.comm. 376, obs. H. Groutel, RTD civ. 2000.126, obs. P. Jourdain. 11. Civ. 1re, 15 déc. 1998, Bull. civ.  I, no 355, D.  1999.523, note P. Fadenilhe, RCA 1999, chron.  5, par H. Groutel, RTD civ. 2000.128, obs. P.  Jourdain ; Ass. plén.  19 déc. 2003 (0110.670), JCP 2004.I.163, no 34 s., obs. G. Viney.

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leur fait, ont causé le dommage ayant donné lieu à la responsabilité de l’assureur » (C. assur., art. L. 121-12, al. 1er) 1. Toutefois, l’assureur n’a aucun recours contre les enfants, descendants, ascendants, alliés en ligne directe, préposés, employés, ouvriers ou domestiques, et généralement toute personne vivant habituellement au foyer de l’assuré, sauf le cas de malveillance commise par une de ces personnes (art. L. 121-12, al. 3) 2. Si l’auteur d’un dommage concernant la personne ou les biens avait pris, antérieurement à l’accident, la précaution de s’assurer contre les conséquences de la responsabilité qu’il pourrait éventuellement engager 3, cette assurance de responsabilité, relevant, comme les assurances de choses, de la catégorie plus générale des assurances de dommages et, à ce titre, marquée elle aussi par un caractère indemnitaire, entraîne les conséquences suivantes : la victime, sans pouvoir cumuler les indemnités, dispose d’une action directe (v. ss 1445), qui lui permet, à condition, en principe, de mettre en cause l’assuré, de s’en prendre directement à l’assureur 4 ; « l’assureur ne peut payer à un autre que le tiers lésé tout ou partie de la somme due par lui, tant que ce tiers n’a pas été désintéressé, jusqu’à concurrence de ladite somme, des conséquences pécuniaires du fait dommageable ayant entraîné la responsabilité de l’assuré » (C. assur., art. L. 124-3) 5.

1120 Recours de la Sécurité sociale ¸ Si l'on avait, au sujet des prestations de

sécurité sociale, raisonné par analogie avec les règles relatives aux assurances de personnes (v. ss 1119), on aurait été conduit à décider que l’assuré social pouvait cumuler les indemnités et que les caisses de Sécurité sociale ne disposaient d’aucun recours contre le tiers auteur des dommages dont souffrent l’assuré social ou ses proches. Telle n’est pas la solution, cela se comprend aisément, ne serait-ce que parce qu’il ne s’agit pas d’enrichir la victime (v. ss 1127). Encore faut-il que celle-ci obtienne une réparation intégrale, ce qui oblige à satisfaire à deux exigences : quant à l’action récursoire de la Sécurité sociale, relativement aux prestations couvertes par elle, quant au recours direct de la victime – assuré social – ou de ses proches, relativement aux préjudices non couverts. La question a fait l’objet de plusieurs

1. Cette subrogation est distincte de celle que concerne l’art. 1251, 3o, C. civ. (v. ss 1122), en ce que l’assureur n’est, à proprement parler, tenu ni avec d’autres, ni pour d’autres. Mais l’évolution de la subrogation, admise même en cas de paiement d’une dette personnelle (v. ss 1631), dissipe cette spécificité. 2. L’assureur qui a payé l’indemnité d’assurance ne recouvre son action subrogatoire contre l’auteur du dommage, lorsque celui-ci est l’une des personnes énumérées par l’art  L.  121-12, qu’en cas de malveillance dirigée contre l’assuré (Ass. plén. 13 nov. 1987, Bull. civ., no 5, p. 5). 3. On doit aussi tenir compte de l’existence d’assurances obligatoires. La plus connue concerne les véhicules terrestres à moteur (v. ss 1160). 4. Civ. 13 déc. 1938, DP 1939.1.33, note M.P., Gaz. Pal. 1939.1.107. 5. L’existence de nouveaux risques ainsi que l’importance grandissante et même catastrophique de risques anciens (pollutions, risques bio-médicaux, terrorisme) ont « bouleversé l’univers des risques » (D. Kessler, L’assurance française en 2001, Féd. franç. soc. ass. 2002, p. 4) expliquent « un relatif déclin de l’assurance de responsabilité civile rendue plus souvent obligatoire que par le passé, mais s’accompagnant désormais de deux sortes de limitations : l’une, indirecte, tenant au plafonnement des responsabilités (installations nucléaires, pollution des mers par les hydrocarbures), l’autre directe, tenant à la limitation du montant garanti par l’assurance de responsabilité civile, alors que cette responsabilité n’est pas elle-même garantie », du moins là où l’assurance intégrale n’est pas obligatoire (L. Leveneur, L’assurance et les nouveaux risques, in Trav. Ass. Capitant, L’indemnisation, Québec, 2004).

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interventions législatives, principalement une loi du 27 septembre 1973 et une loi du 21 décembre 2006 de financement de la Sécurité sociale (art. 25) 1. La réforme réalisée par la loi du 21 décembre 2006 a eu pour objet de remédier à une articulation défectueuse des recours quant à leur assiette. Il y avait lieu, en effet, de mieux tenir compte de la distinction, d’une part, des indemnités réparant l’atteinte à l’intégrité physique, caractérisées par un recours dans leur intégralité exercé par les tiers payeurs, donc par la Sécurité sociale, et, d’autre part, d’indemnités compensant d’autres préjudices (préjudice esthétique, préjudice d’agrément, pretium doloris…) non couverts par les tiers payeurs. Malgré cette distinction, ceuxci se faisaient rembourser sur la totalité des sommes dues par le responsable, privant ainsi l’assuré social de droits correspondant à des préjudices au titre desquels ils ne versaient aucune prestation. Il en résultait un manque de réparation pour la victime. Ces considérations expliquent le changement opéré en 2006 et consistant à modifier la rédaction des articles L. 376-1 du Code de la Sécurité sociale et 31 de la loi du 5 juillet 1985 2. Désormais, l’article L. 376-1, alinéas 3, 4 et 5 est ainsi rédigé : « Les recours subrogatoires des caisses contre les tiers s’exercent poste par poste sur les seules indemnités qui réparent des préjudices qu’elles ont pris en charge, à l’exclusion des préjudices à caractère personnel (al. 1er) ». « Conformément à l’article 1252 du Code civil, la subrogation ne peut nuire à la victime subrogeante, créancière de l’indemnisation, lorsqu’elle n’a été prise en charge que partiellement par les prestations sociales ; en ce cas, l’assuré social peut exercer ses droits contre le responsable, par préférence à la caisse subrogée » (al. 2). « Cependant, si le tiers payeur établit qu’il a effectivement et préalablement versé à la victime une prestation indemnisant de manière incontestable un poste de préjudice personnel, son recours peut s’exercer sur ce poste de préjudice. ». Il convient d’observer que, même en l’absence d’une modification corrélative de l’article L. 454-1 du Code de la sécurité sociale (accidents du travail), celle de l’article 31, alinéa 1er, de la loi du 5 juillet 1985 présente un caractère général et couvre aussi le cas des accidents du travail 3.

1121 Recours de collectivités publiques, de caisses de retraite et du

Fonds de garantie ¸ 1) Des difficultés analogues sont apparues au sujet des

recours exercés par les collectivités publiques, en cas de dommages subis par leurs agents et déclenchant le versement de prestations par ces collectivités. Des incertitudes étant nées quant à la portée de l’action subrogatoire des administrations, spécialement en ce qui concerne la délimitation exacte des prestations

1. V. not. pour le droit applicable avant la réforme de 2006, C. Boudoux-Bruant, Les recours des tiers payeurs, thèse Paris I, 1993 ; H. Groutel, Le recours des organismes sociaux contre le responsable d’un accident, éd. Litec, 1988 ; P. Jourdain, À propos de l’assiette des recours des tiers payeurs, Mélanges Groutel, 2006, p. 189 s. 2. V. not. P. Guiomard, Recours des tiers payeurs sur les indemnités versées à la victime : la réforme, enfin !, D. 2007. 143 s. ; H. Groutel, Le recours des tiers payeurs : une réforme bâclée, RCA, 2007, étude 1 ; C. Lienhard, Recours des tiers payeurs : une avancée législative significative, D. 2007, chron. p. 452 s. ; P. Jourdain, La réforme des recours des tiers payeurs : des victimes favorisées, D. 2007, chron. p. 454 s. ; Ph. Casson, Le recours des tiers payeurs, une réforme en demi-teinte, JCP 2007, I, 144. 3. V. cep. Crim. 5 févr. 2008, D. 2008, 1800, note Y. Saint-Jours ; sur l’article 31 de la loi du 5 juillet 1985, modifiée par la loi du 21 déc. 2006, v. ss 1122. – Sur l’application des dispositions nouvelles dans le temps, v. CE, avis 4 juin 2007, RTD civ. 2007, 577, obs. P. Jourdain ; Cass. avis, 29 oct. 2007, D. 2007 AJ. obs. I. Gallmeister ; Civ. 2e, 21 févr. 2008, D. 2008. 2384.

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ou dépenses récupérables 1, les administrations ont soutenu que, sur le fondement des articles 1382 et suivants, elles avaient une action personnelle pour réclamer au tiers responsable toutes les prestations et dépenses supportées à la suite de l’accident survenu à un membre de leur personnel, car ces dépenses constituent pour elles un préjudice, ayant été acquittées alors que l’agent était par hypothèse dans l’impossibilité de fournir son travail en contrepartie. La Chambre sociale a admis le raisonnement 2 ; il a été rejeté par la Deuxième Chambre civile 3 et par la Chambre criminelle, cette dernière ayant toujours jugé que les dépenses ainsi faites par l’administration n’ont pu constituer qu’un préjudice indirect n’ayant pas sa source dans la faute du tiers, mais dans le statut même liant l’État ou l’entreprise à la victime 4. Une ordonnance du 7 janvier 1959, tranchant la difficulté lorsque la victime est un agent de l’État, disposa que l’État est subrogé aux droits de la victime et de ses ayants droit pour le remboursement de toutes les prestations versées ou maintenues à ceux-ci. Et la loi prit soin de préciser en outre que l’État ne dispose d’aucune autre action personnelle contre le tiers responsable. Mais l’ordonnance n’a visé que le cas où l’État est en cause ; elle a laissé subsister le problème pour les entreprises nationalisées, EDF par exemple. Les controverses ont subsisté en ce domaine 5. L’Assemblée plénière civile de la Cour de cassation devait admettre la thèse soutenue par les entreprises, d’après laquelle le préjudice qu’elles subissent en payant les charges sociales pour un de leurs employés qui, blessé, ne leur fournit aucun travail est la conséquence directe de la faute de l’auteur de l’accident. En réalité, l’entreprise ne subit aucun préjudice, ni direct, ni indirect ; car, en acquittant les charges sociales, elle ne paie pas une dette assumée en vue du travail que doit fournir le salarié dont il s’agit, mais en vue des avantages que ce régime lui procure pour le bon recrutement de son personnel dans son ensemble et la bonne marche de ses affaires. La vérité, d’ailleurs, est que les administrations et entreprises ne luttent pas contre les tiers responsables isolés, mais contre leurs compagnies d’assurances. Il s’agit de savoir si ce sont tels organismes de garantie collective ou tels autres qui supporteront la charge de certains risques. On se trouve donc sur un terrain entièrement différent de celui des articles 1240 (anc. art. 1382) et suivants, celui de la responsabilité civile individuelle. L’ordonnance du 7 janvier 1959 devait être ensuite modifiée par la loi du 2 janvier 1968, ses dispositions étant désormais applicables aux recours exercés par : 1o les collectivités locales ; 2o les établissements publics à caractère administratif ; 3o la Caisse des dépôts et consignations agissant tant pour son propre compte que comme gérante du fonds spécial de retraite des ouvriers des établissements industriels de l’État et comme gérante de la Caisse nationale des retraites des agents des collectivités locales 6. 1. V. Ass. plén., 16 juill. 1952, D. 1953.147 ; 30 juin 1960, D. 1961.1, concl. av. gén. Lindon. 2. Soc. 12 avr. 1956, Gaz. Pal. 1957.2.269. 3. Civ. 2e, 10 mars 1955, JCP 1955.II.8732 ; 19 déc. 1956, S. 1957.127, note R. Meurisse. 4. Crim. 29 avr. 1958, JCP 1958.II.10801. 5. V.  Ass. plén., 30  juin 1960, préc. ; Civ.  2e, 9  nov. 1960, D.  1961.17, note L. Mazeaud ; 30 avr. 1964, D. 1965.149, JCP 1964.II.13734, note P. Esmein. 6. De l’art. 3 de l’ordonnance no 59-76, 7 janv. 1959 (réd. art. 42, loi 5 juill. 1985), sur les accidents de la circulation, il résulte que : « Lorsque la victime ou ses ayants droit engagent une action contre le tiers responsable, ils doivent appeler en déclaration de jugement commun la personne publique intéressée et indiquer la qualité qui leur ouvre droit aux prestations de celle-ci à peine de nullité du jugement fixant l’indemnité. À défaut de cette indication, la nullité du jugement sur le fond pourra être demandée par toute personne intéressée pendant deux ans à

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2) Des discussions analogues se sont développées au sujet des prétentions de caisses de retraite appelées notamment, à la suite d’accidents, à payer des pensions de réversion à des veuves des victimes. La Cour de cassation a admis ces recours exercés par des caisses de retraite ou d’allocation vieillesse et fondés sur l’article 1382 du Code civil 1, non sans préciser que l’indemnité globale due par le tiers n’en était pas accrue d’autant. En d’autres termes, par l’effet d’une règle de non-cumul, l’indemnité due par le tiers venait, suivant cette jurisprudence, en déduction de celle dont il est redevable envers la victime 2. 3) Issu d’une loi du 31 décembre 1951, réaménagé à diverses reprises (v. ss 1213), un Fonds de garantie a été chargé, lorsque le responsable demeure inconnu ou n’est pas assuré, sauf par l’effet d’une dérogation légale à l’obligation d’assurance, ou lorsque son assureur est totalement ou partiellement responsable, d’indemniser les victimes d’accidents de la circulation dans lesquels est impliqué un véhicule terrestre à moteur. Sa mission fut étendue aux accidents de chasse (v. ss 1093). Cette vision parcellaire devait d’autant plus être repensée qu’on a pu recenser une centaine d’assurances obligatoires. Un utile regroupement a été opéré par l’effet de la loi du 30 juillet 2003, relative à la prévention des risques technologiques et naturels et de la loi de « sécurité financière » du 1er août 2003, ce qui a abouti à une extension de la fonction de l’ancien Fonds de garantie, rebaptisé Fonds de garantie des assurances obligatoires de dommages (C. assur., art. L. 421-1) 3. Dans les limites d’un plafond, le Fonds indemnise aussi, pour les dommages immobiliers de leur résidence principale, les victimes d’une catastrophe technologique qui n’auraient pas assuré leur logement (C. assur., art. L. 421-16). À ce Fonds s’en ajoutent bien d’autres : Fonds international d’indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures (FIPOL), créé par une convention internationale de 1971, Fonds de garantie des victimes d’actes de terrorisme et d’autres infractions (v. ss 1137), Fonds de garantie des assurés contre la défaillance des sociétés d’assurance de personnes (L. 25 juin 1999), Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (v. ss 1136), Fonds d’indemnisation des transfusés et hémophiles (FITH, 1991 ; v. ss 1252), Office national d’indemnisation des accidents médicaux, affections iatrogènes et infections nosocomiales (ONIAM ; v. ss 1258) 4, etc. compter de la date à partir de laquelle ledit jugement est devenu définitif » (al. 1er). « Le règlement amiable pouvant intervenir entre le tiers et la victime ou ses ayants droit ne peut être opposé à l’État qu’autant que celui-ci a été invité à y participer par lettre recommandée avec demande d’avis de réception et ne devient définitif, en cas de silence de l’administration, que deux mois après la réception de cette lettre » (al. 2). 1. Civ. 2e, 17 janv. 1979, Bull. civ. II, no 26, p. 18 ; 21 mai 1979, Bull. civ. II, no 148, p. 102 ; 28 mai 1979, Bull. civ. II, no 158, p. 109 ; 10 oct. 1979, Bull. civ. II, no 237 et 238, p. 163 et 164 ; 14 nov. 1979, Bull. civ. II, no 265, p. 183 ; 28 nov. 1979, Bull. civ. II, no 277, p. 190. – V. les obs. de G. Durry, RTD civ. 1980.572. 2. Ass. plén., 9 mai 1980, Gaz. Pal. 1980.2.488, RTD civ. 1980.572, obs. G. Durry ; H. Groutel, Le recours des caisses de retraite contre le tiers responsable (brèves remarques à la suite de l’arrêt de l’Assemblée plénière du 9 mai 1980), D. 1981, chron. 191. 3. V. S. Abravanel-Jolly, Le fonds de garantie des accidents de circulation et de chasse rebaptisé Fonds de garantie des assurances obligatoires de dommages, RCA 2004.chron. 4. – Sont cependant exclues d’indemnisation les personnes assurées pour leur activité professionnelle (C. assur., art. L. 421-9, réd. L. 30 juill. 2003). 4. V. M. Mekki, Les fonctions de la responsabilité civile à l’épreuve des fonds d’indemnisation des dommages corporels, LPA 12 janv. 2005, p. 3 s. ; v. aussi F. Leduc, Le droit de la responsabilité civile hors le Code civil, LPA, 6 juill. 2005, p. 3 s.

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Tandis que le mécanisme de l’assurance repose sur un contrat même si une contrainte s’exerce dans la formation du rapport contractuel, la technique des Fonds de garantie « ne repose sur aucun fondement contractuel » 1, ce qui n’exclut pas nécessairement tout lien avec l’assurance quant au financement des fonds. Lorsque l’indemnisation par le Fonds est plafonnée, celui-ci peut certes, par subrogation dans les droits de la victime, se retourner contre le responsable, mais la victime peut aussi agir contre ce dernier afin d’obtenir la différence correspondant à ce que doit être la réparation intégrale. Si l’indemnisation due par le Fonds est intégrale, et sous réserve d’une analyse plus approfondie de cette « intégralité », on ne devrait pas permettre aux victimes d’obtenir davantage 2. Une coordination est, en outre, prévue, entre couverture intégrale et limitation éventuelle de responsabilité ou d’assurance 3.

1122 b) Des recours des tiers payeurs en cas d’atteinte à la personne ¸ Les diversités et incertitudes affectant le recours des tiers payeurs ont suscité à plusieurs reprises l'intervention du législateur, le tiers payeur étant tout organisme versant ou susceptible de verser, en application d'une disposition légale, statuaire et conventionnelle des prestations à une personne qui a été victime d'un accident. La loi du 5 juillet 1985 relative à l'indemnisation des victimes d'accidents de la circulation (v. ss 1159 s.), ainsi qu’à l’accélération des procédures d’indemnisation a prévu en ce sens diverses dispositions 4. Celles-ci ont été modifiées par la loi du 21 décembre 2006 (spéc. son art. 25) relative au financement de la sécurité sociale, laquelle a rendu obligatoire un exercice (poste par poste) de ces recours, en accordant à la victime un droit de préférence lorsque, pour l’exercice de ses droits, elle est en concours avec les tiers payeurs. Cette imputation « poste par poste » a été facilitée par la nomenclature Dintilhac 5. C’est aux articles 28 à 34 de la loi de 1985, dans leur rédaction actuelle qu’il convient de se référer. Ces dispositions du chapitre qu’ils constituent s’appliquent « aux relations entre les tiers payeurs et la personne tenue à réparation d’un dommage résultant d’une atteinte à la personne, quelle que soit la nature de l’événement ayant occasionné ce dommage » (L. 5 juill. 1985, art. 28).

1. L. Leveneur, op. cit. 2. V. cep., s’agissant de la victime d’un terroriste, Crim. 20 oct. 1993, D. 1994, 280, note A. d’Hauteville ; v. aussi au sujet de victimes de contamination transfusionnelle (SIDA), CEDH 30 oct. 1998, RCA 1999.comm. 37. – Des règles satisfaisantes sont au demeurant retenues au sujet du FIPOL et de l’ONIAM. 3. L. Leveneur, op. cit. 4. Comp. H. Groutel, Le recours à des organismes sociaux contre les responsables d’un accident, Litec 1988. 5. La Documentation française, rapport publié en juillet 2005. – V. l’avis du Conseil d’État en date du 4  juin 2007 (AJDA 2007, 1800, obs. J.  Boucher et B. Bourjeois-Machureau, RTD civ. 2007. 577, obs. P. Jourdain). – Sur l’application dans le temps de la loi de 2006, v. not. Civ. 2e, 21 févr. 2008, D. 2008. 2384, note J.-M. Sommer et C. Nicoletis.

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Les règles ainsi retenues ont été aussi appliquées aux accidents de travail 1. La loi limite tout d’abord le domaine des recours : « Seules les prestations énumérées ci-après versées à la victime d’un dommage résultant des atteintes à sa personne ouvrent droit à un recours contre la personne tenue à réparation ou son assureur : « 1. Les prestations versées par les organismes, établissements et services gérant un régime obligatoire de sécurité sociale et par ceux qui sont mentionnés aux articles L. 731-30, L. 752-13 et L. 752-23 du Code rural 2 ; « 2. Les prestations énumérées au II de l’article 1er de l’ordonnance no 59-76 du 7 janvier 1959 relative aux actions en réparation civile de l’État et de certaines autres personnes publiques 3 ; « 3. Les sommes versées en remboursement des frais de traitement médical et de rééducation ; « 4. Les salaires et les accessoires du salaire maintenus par l’employeur pendant la période d’inactivité consécutive à l’événement qui a occasionné le dommage 4 ; « 5. Les indemnités journalières de maladie et les prestations d’invalidité versées par les groupements mutualistes régis par le Code de la mutualité, les institutions de prévoyance régies par le Code de la sécurité sociale ou le Code rural et les sociétés d’assurance régies par le Code des assurances » (art. 29, mod. L. 8 août 1994). Il est désormais expressément affirmé que ces recours ont « un caractère subrogatoire » (L. 5 juill. 1985, art. 30). Ils « s’exercent poste par poste sur les seules indemnités qui réparent des préjudices qu’elles ont pris en charge à l’exclusion des préjudices à caractère personnel » (art. 31, al. 1er). « Conformément à l’article 1252 du Code civil, la subrogation ne peut nuire à la victime subrogeante, créancière de l’indemnisation, lorsqu’elle n’a été indemnisée qu’en partie ; en ce cas, elle peut exercer ses droits contre le responsable, pour ce qui lui reste dû, par préférence au tiers payeur dont elle n’a reçu qu’une indemnisation partielle » (al. 2 – v. ss 1120). « Les employeurs sont admis à poursuivre directement contre le responsable des dommages ou son assureur le remboursement des charges patronales afférentes aux rémunérations maintenues ou versées à la victime pendant la période d’indisponibilité de celle-ci. Ces dispositions

1. V. not. Civ. 2e, 23 oct. 2008, D. 2009. 303, note P. Sargos ; CE 5 mars 2008, D. 2008. 921. – V. aussi. H. Adidas-Canac, Le contrôle de la nomenclature Dintilhac par la Cour de cassation, D. 2011. Chron. 1497 s. 2. V. not. Crim. 24 sept. 1991, Bull. crim. no 318, p. 792, RCA 1991.comm. 413, chron. 29, par H. Groutel, RTD civ. 1992.399, obs. P. Jourdain ; Soc. 19 mars 1998, D. 1998.IR.109. 3. V. not. Civ. 2e, 19 juin 1996, D. 1996.IR. 175 ; 13 mai 1998, D. 1998.IR.152 ; v. aussi les obs. de P. Jourdain, RTD civ. 1996.922. 4. Rappr. sur le fait qu’une indemnité de licenciement consécutive à un accident ayant rendu la victime inapte à l’emploi, ne doit pas être incluse dans le cadre du dommage corporel, v. Civ. e 2 , 11 oct. 2007, RCA 2007, comm. 344, JCP 2008, I, 125, no 2, obs. Ph. Stoffel-Munck, RTD civ. 2008, 111, obs. P. Jourdain.

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sont applicables à l’État par dérogation aux dispositions de l’article 2 de l’ordonnance no 59-76 du 7 janvier 1959 » (art. 32) 1. « Hormis les prestations mentionnées aux articles 29 et 32, aucun versement effectué au profit d’une victime en vertu d’une obligation légale, conventionnelle ou statutaire n’ouvre droit à une action contre la personne tenue à réparation du dommage ou son assureur » (art. 33, al. 1er). « Toute disposition contraire aux prescriptions des articles 29 à 32 et du présent article est réputée non écrite à moins qu’elle ne soit plus favorable à la victime » (al. 2). Il en résulte, par exemple, que les caisses de retraite complémentaire, ne bénéficiant pas de la subrogation, sont privées de tout recours, la loi excluant expressément toute action contre le responsable. « Lorsqu’il est prévu par contrat, le recours subrogatoire de l’assureur qui a versé à la victime une avance sur indemnité du fait de l’accident peut être exercé contre l’assureur de la personne tenue à réparation dans la limite du solde subsistant après paiements aux tiers visés à l’article 29 de la loi du 5 juillet 1985. Il doit être exercé, s’il y a lieu, dans les délais impartis par la loi aux tiers payeurs pour produire leurs créances » (C. assur., art. L. 211-25, al. 2). À partir de ces solutions, on s’est demandé si, dans les cas où les tiers payeurs ne disposaient pas de recours, tels que prévus à l’article 29 de la loi du 5 juillet 1985, la victime pouvait cumuler les sommes perçues de ces tiers payeurs avec l’indemnité due par le responsable ou si elle devait les imputer sur cette indemnité. En d’autres termes y a-t-il un lien entre la subrogation et le caractère indemnitaire des prestations, de telle sorte que ce caractère disparaîtrait là où il n’y a pas subrogation, et que par conséquent la victime pourrait cumuler sommes versées et indemnité due, ce qui serait tout à son avantage ? 2. C’est en ce sens que s’est prononcée la jurisprudence 3. 1123 L’exercice « poste par poste » ¸ Cet exercice a suscité des difficultés d'interprétation dans l'éventualité de prestations hybrides tendant, à en juger par leurs modes de calcul, à réparer à la fois un préjudice 1. Sur l’exigence d’un lien de causalité entre les prestations versées et le dommage qu’elles tendent à réparer, v. Crim. 1er juin 1994, Bull. crim., no 222, RCA 1994, chron. 33, par H. Groutel, RTD civ. 1995.379, obs. P. Jourdain ; Ass. plén. 7 févr. 1997, Bull. civ. no 1, JCP 1997.II.22838, note X. Prétot, RTD civ. 1997.679, obs. P.  Jourdain ; rappr., au sujet de la perte d’une chance Civ. 1re, 8 juill. 1997, Bull. civ. I, no 238, JCP 1997.II.22921, rapp. P. Sargos. – L’employeur peut obtenir le remboursement des charges salariales correspondant aux salaires maintenus pendant la période d’inactivité (Crim. 23  mai 1995, Bull. crim. no 184, RTD civ. 1996.184, obs. P. Jourdain). 2. V. Y. Lambert-Faivre, Le lien entre la subrogation et le caractère indemnitaire des prestations des tiers payeurs, D. 1987.chron. 97 s. 3. Civ. 2e, 5 juill. 1989, Bull. civ. II, no 145, p. 73, D. 1989.IR.235, RTD civ. 1989.761, obs. P. Jourdain (au sujet de versements de caisses de retraite et de prévoyance) ; v. aussi, au sujet des pensions de réversion et des retraites complémentaires, obs. P. Jourdain, RTD civ. 1995.907 s. ; et au sujet du capital-décès, la jurisprudence commentée par P. Jourdain, RTD civ. 1990.504, 1991.544, 1994.618. – Comp., sur la nécessité pour le juge d’imputer les prestations sociales dues à la victime même lorsque la caisse ne comparaît pas et ne fait pas connaître le montant de ses prestations, P. Jourdain, obs. RTD civ. 1991.128, 1992.400.

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professionnel et un préjudice personnel, ce qui est notamment le cas des rentes d'invalidité versées par les caisses de sécurité sociale aux victimes d'accidents du travail ou de maladies professionnelles 1. L’on pouvait être porté à déduire des textes précités (v. ss 1122), que les clauses considérées étaient présumées couvrir, sauf preuve contraire des préjudices professionnels 2, et qu’il y avait lieu alors à une imputation prioritaire sur les pertes préjudices de caractère professionnel, la caisse de sécurité sociale devant prouver, le cas échéant, que la victime a subi un préjudice de caractère personnel. Cette interprétation correspondait bien aux dispositions de l’article 31 de la loi de 1985 (réd. 2006). Pourtant la Cour de cassation, a abandonné la position adoptée dans ses avis de 2007 3. Il est expressément précisé dans les arrêts du 11 juin 2009 que la rente ou l’allocation versée « indemnise d’une part, les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité, d’autre part le déficit fonctionnel permanent ». Cela conduit à considérer que les rentes ou allocations « sont censées indemniser également les préjudices professionnels et le déficit fonctionnel permanent » 4. Il en résulte que, en l’absence de perte ou d’incidence professionnelle, la preuve que la prestation répare le déficit fonctionnel est irrévocable 5. Sur la nomenclature Dintilhac, v. ss 1122. Après avoir adopté une position différente au sujet de l’imputation des prestations sociales, en estimant que les rentes n’indemnisaient que les préjudices patrimoniaux 6, le Conseil d’État a rejoint la position de la Cour de cassation, non sans précisions particulières 7.

1. V. P. Jourdain, obs. RTD civ. 2009. 545 sur Crim. 19 mai 2009 et Civ. 2e, 11 juin 2009. 2. En ce sens les avis de la Cour de cassation, 29 oct. 2007, JCP 2007, II, 10194, note P. Jourdain, RCA 2008, comm. 57 ; CE, avis, 5 mars 2008, AJDA 2008, note C. Bernfeld et F. Bibal. 3. V. Crim. 19 mai 2009, 3 arrêts ; Civ. 2e, 11 juin 2009, 5 arrêts, D. 2009, 1789, note P. Jourdain, et sur ces huit arrêts, les obs. de P. Jourdain, RTD civ. 2009. 545 s. 4. P. Jourdain, obs, RTD civ. 2009. 547 5. P. Jourdain ibid. 6. CE 5 mars 2008, préc. 7. CE 7 oct. 2013, RCA 2014, comm. 10, obs. G. Groutel, RTD civ. 2014, obs. P. Jourdain.

LES RÉSULTATS

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CHAPITRE 2

1124 L’obtention de la réparation ¸ L'évolution du droit de la responsabilité civile a été marquée à l'époque contemporaine par l'affirmation du primat de la réparation sur la sanction des comportements illicites (v. ss 689) 1. Ce qui a été précédemment constaté quant à la détermination du dommage réparable (v. ss 920 s.) vaut aussi à l’étape de la réparation de ceux-ci. Certes, l’on a pu constater souvent que, sous le couvert de leur appréciation souveraine en la matière, les juges du fond pouvaient ne pas être implicitement insensibles au comportement plus ou moins fautif des auteurs de dommages, ce qui laisse place à la persistance de l’idée de peine, mais d’une peine privée, c’est-à-dire dont le produit est, en principe, attribué à un particulier, pratiquement à la victime (v. ss 697). Une autre distorsion, celle-là explicite, entre le dommage subi et la réparation obtenue peut tenir à l’apparition et au développement de mécanismes de garantie collective qui n’excluent pas un cumul d’indemnités au profit de la victime (v. ss 1116 s.). L’évolution du droit positif révèle l’abandon d’une cohérence initiale, telle qu’on la constatait à l’époque du code civil entre ce que l’on a pu appeler une fonction indemnitaire et une fonction normative de la responsabilité 2. Malgré les secousses subies par le système, il convient de conserver la distinction de deux questions : caractères de la réparation (Section 1), sortes de réparations (Section 2). 1125 Continuité ¸ Si le projet de réforme en cours de discussion a, pour l'essentiel, opté vers une vision principalement unitaire des responsabilités contractuelle et délictuelle, non sans objectif englobant celle-ci, il n'en demeure pas moins que la voie contractuelle conserve une originalité irréductible, tenant à la signification même de la volonté et au dynamisme inégalable de celle-ci. D'où, en cas d'inexécution d'une obligation contractuelle, des conséquences variables suivant les diverses formes ou les divers degrés de celles-ci. Là encore, la diversité se manifeste en ce que la personne même de l'éventuel responsable est réfractaire à certaines formes de contraintes auxquelles le droit privé est plus qu'allergique. Fini l'esclavage, mais aussi finie la contrainte par corps. Quant au dommage corporel, il a ses raisons que la raison comprend, mieux que par le passé. 1. V. M.-E. Roujou de Boubée, Essai sur la notion de réparation, thèse Toulouse, éd. 1974. 2. V.  spéc. à ce sujet, C.  Grare, Recherches sur la cohérence de la responsabilité délictuelle, L’influence des fondements de la responsabilité sur la réparation, thèse Paris II, éd. 2005 et v. ss 698.

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LES RÉSULTATS

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Fidèle à la tradition dominante et aux modèles du passé, le projet de réforme de la responsabilité civile dispose : « La réparation a pour objet de replacer la victime autant qu’il est possible dans la situation où elle se serait trouvée si le fait dommageable n’avait pas eu lieu. Il ne doit en résulter pour elle ni perte ni profit » (art. 1258). Cette vision n’en est pas moins en mal d’adaptation du seul fait que selon une orientation heureusement dominante, il n’y a pas de responsabilité que du passé et que l’avenir de la responsabilité prédictive est aujourd’hui inhérent, plus que jamais, à la destinée humaine, ainsi d’ailleurs qu’aux leçons mêmes de l’histoire. Ce n’est pas à dire, évidemment, que le besoin de réparer ne soit pas fondamental, surtout compte tenu d’une distinction large de la notion de réparation, héritée du passé, figurant à l’article 1259 du Code civil proposé au Parlement : « La réparation peut prendre la forme d’une réparation en nature ou de dommages et intérêts, ces deux types de mesures pouvant se cumuler afin d’assurer la réparation intégrale du préjudice ». La formulation est classique. On laissera ici aux lendemains une question : pourquoi ne pas substituer à l’expression, d’ailleurs contestable, de dommages-intérêts, celle de réparation en valeur ou par équivalent.

SECTION 1. LES CARACTÈRES

DE LA RÉPARATION

1126 1°) Caractère compensatoire de la réparation. Réparation en nature et réparation par équivalent ¸ De prime abord, on peut estimer que réparer un dommage, c'est faire en sorte qu'il n'ait pas existé et rétablir la situation antérieure. Force est pourtant de constater qu'un tel effacement est loin d'être toujours possible : ainsi le droit ne ressuscitet-il pas les morts. Réparer, c'est déjà, dans de tels cas, non pas rétablir une situation, mais compenser un dommage. Il se peut aussi que, comme en matière de responsabilité contractuelle (v. ss 602), le juge ne puisse ordonner la mesure la plus adéquate 1, parce qu’elle impliquerait, compte tenu de l’attitude de l’auteur du dommage, une mesure de contrainte sur la personne. Plus généralement, l’on peut estimer que le caractère compensatoire de la réparation marque encore celle-ci lorsqu’elle a lieu en nature et non par équivalent, dans la mesure où, même en pareil cas, la condamnation ne tend pas véritablement à un effacement de la situation dommageable, à un rétablissement de l’état des choses perturbé par le fait dommageable 2. 1. Rappr. J.-H.  Robert, Les sanctions prétoriennes en droit privé français, thèse ronéot. Paris, 1973, p. 377 s. 2. V., en ce sens, M.-E. Roujou de Boubée, op. cit., spéc., p. 135 s.

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À s’en tenir à la réparation proprement dite, on est alors porté à considérer que le juge est assez libre d’ordonner, selon les cas et à condition qu’il ne puisse résulter de sa décision une contrainte sur la personne, une réparation en nature 1 ou une réparation en équivalent. Si les deux parties sont d’accord sur le principe d’une réparation en nature, mais non sur ses modalités, il est normal que le juge puisse l’ordonner. Si l’auteur du dommage offre une réparation en nature, elle peut être imposée à la victime, dès lors que le juge l’estime adéquate. Et si c’est la victime qui réclame une réparation en nature, le juge peut l’imposer au responsable, s’il n’en résulte pas une contrainte sur la personne. Dans cette perspective, les décisions du juge peuvent être assez diverses : il peut, notamment, ordonner des mesures de publicité du jugement en matière de dommage moral ou commercial 2 ou condamner à la fourniture de biens autres que des sommes d’argent 3. La Cour de cassation se réserve cependant le pouvoir de contrôler l’adéquation des mesures ordonnées à la réparation du préjudice constaté 4. 1127 2°) Caractère intégral de la réparation : tout le dommage ¸ La victime a droit, en principe, à une réparation intégrale 5, même si l’évaluation du préjudice est difficile 6. Il en résulte notamment que, si un dommage, même modeste, causé à un immeuble entraîne, du fait de la réaction de l’autorité administrative, la mise à l’alignement, l’auteur du dommage doit en supporter la charge 7. Certes, il se peut que, postérieurement au dommage, la victime obtienne plus que ce qu’elle a perdu, si le surplus relève, à proprement parler, d’autres techniques que de celle de la réparation ; ainsi en est-il 1. Sur le fait qu’en cas d’exécution en nature tendant – là où elle est admise – à un rétablissement de la situation à laquelle il a été porté atteinte, le juge serait, au contraire, tenu d’ordonner l’exécution en nature si elle est réclamée, v. M.-E. Roujou de Boubée, op. et loc. cit., et p. 256. 2. Req. 6 juin 1896, DP 1897.1.72 ; 25 mars 1902, DP 1902.1.247, S. 1903.1.23. – Rappr., sur la suppression d’écrits injurieux ou diffamatoires : Req. 18 déc. 1900, DP 1901.1.135 ; sur la possibilité de rédiger un texte en ordonnant sa lecture après une émission de télévision, afin d’éviter une confusion dans l’esprit des téléspectateurs : Paris, 5 janv. 1972, D. 1972.445, note J. Dutertre, RTD civ. 1973.358, obs. G. Durry. 3. Civ. 20 janv. 1953, D. 1953.222, JCP 1953.II.7677, note P. Esmein. 4. Com. 25 avr. 1983, Bull. civ. IV, no 123, p. 104, D. 1984.449, note G. Daverat, JCP 1983. II.20090, note A. Chavanne ; Civ. 1re, 14 mai 1992, Bull. civ. I, no 138, p. 94, RCA 1992.comm. 107, RTD civ. 1992.772, obs. P. Jourdain. 5. V. C. Coutant-Lapalus, Le principe de la réparation intégrale en droit privé, thèse Paris I, éd. 2002 ; C. Grare, thèse préc. no 272 s., p. 197 s. – Il n’est pas possible à une Cour d’appel de fixer le préjudice en équité à une somme forfaitaire (Civ. 1re, 3 juin 1996, Bull. civ. I, no 296, p. 206, JCP 1996.IV.2020). – Sur le point de savoir si le refus de se soumettre à un traitement ou à une opération peut diminuer le droit à réparation, V. Précis Droit civil. Les personnes, par F. Terré et D. Fenouillet, no 60. 6. Crim. 15 mai 1957, D. 1957.530, Gaz. Pal. 1957.2.155 ; 19 oct. 1971, Gaz. Pal. 1971.2.828. – Not. sur le fait que, l’état végétatif d’une personne humaine n’excluant aucun chef d’indemnisation, son préjudice doit être réparé dans tous ses éléments, v. ss 931. – V. aussi quant à l’incidence des ressources de la victime, au sujet du préjudice économique, les obs. de P. Jourdain, RTD civ. 1995. 128 s. 7. Civ. 2e, 8 avr. 1970, préc.

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LES RÉSULTATS

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lorsqu’elle tire avantage de l’existence d’une peine privée (v. ss 1124) ou de la possibilité de cumuler la réparation versée par l’auteur du dommage et l’indemnité d’assurance versée par l’assureur, en cas d’assurance de personnes (v. ss 1119) 1. Beaucoup plus nettes sont les atténuations ou exceptions que l’on constate dans les cas où la victime obtient moins que la valeur correspondant à l’intégralité du dommage. Ainsi en est-il lorsqu’il existe une limitation légale de responsabilité 2. 1128 Obligation de minimiser le dommage ¸ Des observations qui précèdent, il résulte que la victime n'est pas obligée de procéder à la reconstitution du bien usagé lorsque ce bien ne peut être remplacé que par un bien neuf 3. Cela veut dire qu’une coopération n’est pas exigée d’elle. Pourtant, d’une manière plus générale, on s’est demandé s’il ne convenait pas d’attendre d’elle un comportement plus positif avant la fixation de la réparation définitive, c’est-à-dire si elle n’était pas tenue, dans la mesure du possible, de minimiser, sans attendre, le montant de son dommage. Cette question a fait l’objet d’une littérature nourrie 4 (sur les variations du préjudice entre la réalisation du dommage et le jugement ou l’arrêt, v. ss 1133). Convenait-il donc d’introduire en droit français, à l’image des droits anglo-saxons, l’obligation, pour la victime, de minimiser son dommage ? On la retrouve dans nombre d’instruments internationaux : convention de La Haye du 1er juillet 1964 portant loi uniforme sur la vente internationale d’objets mobiliers corporels ; Principes Unidroit relatifs aux contrats du commerce international (art. 7-4-8) ; Principes du droit européen du contrat (art. 9-55). Mais c’est alors de responsabilité contractuelle et non, comme dans l’espèce présente, de responsabilité délictuelle qu’il est question. Significative est, dans cet ordre d’idées, la convention de Vienne du 11 avril 1980 sur la vente internationale de marchandises en vigueur en France. Aux termes de son article 77, « la partie qui invoque la contravention au contrat doit prendre les mesures raisonnables, eu égard aux

1. Rappr. S. Yamthieu, Les dommages et intérêts forfaitaires à l’épreuve de l’exigence de la réparation intégrale, LPA 21 déc. 2016. 2. Rappr., sur le fait que les déclarations des contribuables leur sont opposables lorsqu’il s’agit des indemnités réclamées par eux aux personnes morales de droit public : LPF, art. L. 122 ; Com. 4 janv. 1965, JCP 1965.II.14333. 3. Civ. 2e, 28 avril 1975, Bull. civ. II, no 121, p. 99, RTD civ. II, no 121, p. 99, RTD civ. 1976, 150, obs. Durry ; 31 mars 1993, Bull. civ. II, no 130, RTD civ. 1993, 838, obs. P. Jourdain ; 19 juin 2003, D.  2003, 2326, note Chazal, Somm. 134, obs. D.  Mazeaud, RTD civ. 2003, 716, obs. P. Jourdain, Grands arrêts, no 193. 4. V. princ., S. Reifegerste, Pour une obligation de minimiser le dommage, thèse Paris I, éd. 2002, préface H. Muit Watt, compte rendu de E. Putman, RTD civ. 2003.393 ; Faut-il moraliser le droit français de la réparation du dommage ?, colloque Paris V, LPA no spéc. 20 nov. 2002 ; D. GencyTandonnet, L’obligation de modérer le dommage dans la responsabilité extra-contractuelle, Gaz. Pal. 2004.1. doctr. 1485. Rappr. H. Muir Watt, La modération des dommages en droit angloaméricain ; A. Laude, L’obligation de minimiser son propre dommage existe-t-elle en droit français ? Colloque Paris V, LPA, 20 nov. 2005.

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circonstances, pour limiter la perte, y compris le gain manqué résultant de la contravention. Si elle a négligé de le faire, la partie en défaut peut demander une réduction des dommages-intérêts égale au montant de la perte qui aurait dû être évitée ». Ainsi le droit français connaît, dans un domaine important d’activités, une codification de la minimisation des dommages 1. En droit interne français, la question s’est posée essentiellement à propos du refus de soins. Initialement, la Cour de cassation a décidé que, lorsque les soins proposés sont bénins, leur refus peut justifier une réduction de l’indemnité 2. Mais, introduisant ultérieurement dans le débat l’article 16-1, alinéa 2 du Code civil qui affirme l’inviolabilité du corps humain et l’article 16-3 qui pose la nécessité du consentement du malade en cas d’intervention chirurgicale, la Cour de cassation, appelée à se prononcer sur le comportement négatif d’une victime d’accident de la route qui refusait la pose d’une prothèse, décida que « nul ne peut être contraint, hors les cas prévus par la loi, de subir une opération chirurgicale » 3. Mais le visa de l’article 16-3 limitait a priori la portée de la décision. En revanche, visant le seul article 1240 (anc. art. 1382) du Code civil, bien qu’il se soit agi d’accidents de la circulation, la Cour de cassation a décidé que « l’auteur d’un accident est tenu d’en réparer toutes les conséquences dommageables ; (que) la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable » 4 (comp. cep. en matière d’assurances, C. assur., art. L. 172-23). La solution négative retenue alors par la Cour de cassation a suscité des critiques. D’abord en ce qu’elle marquerait une différence par rapport aux tendances dominantes du droit contemporain. Et surtout, parce que la solution consacrée présente un caractère trop général 5. La motivation de l’arrêt, suivant laquelle la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans « l’intérêt du responsable », n’est guère convaincante. Au-dessus de l’intérêt du responsable existe l’intérêt social, l’intérêt général, lequel commande que l’on canalise le coût de la responsabilité pesant sur l’ensemble du corps social. On comprend donc aisément que l’arrêt rendu en 2003 par la Cour de cassation n’ait pas mis un terme au débat. D’ailleurs, on a pu discerner dans la jurisprudence les signes d’une évolution, que ce soit en matière délictuelle 6, ou en matière contractuelle, 1. Sur les difficultés d’application de cette norme, v. C. Witz, L’obligation de minimiser son propre dommage dans les conventions internationales, colloque préc., LPA 22 nov. 2002, p. 50. 2. Civ.  2e, 13  janv. 1966, Gaz. Pal. 1966.1.325. RTD civ. 1966.806, obs. G.  Durry ; Crim. 30 oct. 1974, D. 1975.178, note R. Savatier, JCP 1975.II.18038, note L. Mourgeon. 3. Civ. 2e, 19 mars 1997, Bull. civ. II, no 86, LPA 8 mars 1999, note Lucas-Gallay, RTD civ. 1997.632, obs. Hauser, 675, obs. Jourdain. 4. D. 2003.2326, note Chazal, 2004, somm. 1346, obs. D. Mazeaud, JCP 2004.I.101 no 9, obs. G. Viney, RCA 2004, chron. no 2 par M.-A. Agard, Defrénois 2003.1574, obs. J.-L. Aubert, LPA 2003, no 218, p. 5, note S. Refeugersten, RTD civ. 2003. 716, obs. P. Jourdain. 5. Les propositions récentes de réforme tendent à la restriction du domaine de la solution dégagée : avant-projet Catala, art. 1373, projets Terré (Resp. civ. art. 53, Contrats, art. 120) 6. Civ. 2e, 22 janv. 2009, Bull. civ. II, no 26, D. 2009. 1114, note R. Loir, RTD civ. 2009. 334, obs. P. Jourdain.

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dans un cas d’aggravation du préjudice 1. Mais la Cour de cassation, par un arrêt du 25 octobre 2012, a, de nouveau adopté une position négative en précisant dans un attendu de principe que « l’auteur d’un accident doit en réparer toutes les conséquences dommageables » et en ajoutant que « la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable » 2. Il s’agissait certes de responsabilité délictuelle et d’un dommage corporel, ce qui peut laisser pour l’heure subsister une interrogation au sujet du dommage matériel en matière de responsabilité contractuelle. L’introduction en droit français d’une obligation de minimiser son préjudice, du moins en matière contractuelle, dans la ligne de droits voisins du nôtre, serait-ce de manière souple, n’a pas vaincu la résistance de la Cour de cassation 3. Et l’on a pu regretter que le projet de réforme du droit de la responsabilité, dans sa formulation initiale, ne comporte aucune disposition en ce sens, mais ce silence a cessé puisque, dans sa rédaction de 2017, l’avant-projet comporte une disposition nouvelle, concernant le délictuel comme le contractuel, aux termes de laquelle : « Sauf en cas de dommage corporel, les dommages et intérêts sont réduits lorsque la victime n’a pas pris les mesures sûres et raisonnables, notamment au regard de ses facultés contributives, propres à éviter l’aggravation de son préjudice » (art. 1263) 4. 1129 L’amende civile ¸ La distinction traditionnelle, mais cependant objet de réflexion, de la responsabilité civile et de la responsabilité pénale, se manifeste de diverses manières, indépendamment même de l'appréciation des dommages moraux par le juge. Le droit des affaires est concerné, notamment en matière de concurrence, en raison de la nécessité de sanctionner les pratiques restrictives, ce qui élargit les fonctions tant punitives que dissuasives de la responsabilité 5. Cette préoccupation inspire l’article 1266-1 du projet de réforme de la responsabilité civile : « En matière extracontractuelle, lorsque l’auteur du dommage a délibérément commis une faute en vue d’obtenir un gain ou 1. Civ.  2e, 24  nov. 2011, Bull. civ.  II, no 217, D.  2012.  141, note Adida-Canac, RTD civ. 2012.  324, obs. P.  Jourdain, JCP 2012, no 530, obs. Ph. Stoffel-Munck, RCA 2012.  437, note S. Carval. 2. Civ. 2e, 25 oct. 2012, D. 2013. 415, note A. Guégan-Lécuyer. JCP 2013. 838, obs. Ph. Stoffel-Munck. – Rappr. O. Deshayes, L’introduction de l’obligation de modérer son dommage en matière contractuelle, RDC 2010. 1139 ; F. Leduc, La réparation intégrale du dommage en matière contractuelle et délictuelle, Séminaire Paris I-Louvain (2012-2013). 3. Civ. 1re, 15 janv. 2015, RCA 2015, comm. 134, obs. S. Hocquet-Berg, D. 2015. 1075, note Th. Gisolard ; Civ. 2e, 26 mars 2015, RCA 2015, comm. 172, 2e esp. V. aussi, S. Tisseyre, RCA 2016, Étude no 1 ; S.  Reifegerste, Pour une obligation de minimiser le dommage, PUAM 2002 ; O. Deshayes, note RDC 2014, p. 27, sous Civ. 3e, 10 juill. 2013. F. Deluc, L’obligation de minimiser le dommage, in Le préjudice : entre tradition et modernité, Trav. Ass. Capitant, 2013, p. 127 s. 4. Sur l’application extrajudiciaire de la règle, v. J.-S. Borghetti, chron. D. 2017, p. 774, no 19. 5. V., note C. Decocq, La sanction adéquate en droit des affaires, Cahiers de droit de l’entreprise, janv.-févr. 2017, dossier no 19. V. aussi, au sujet d’une filiale commune, CJUE 18 janv. 2017, CCC 2017, 86, note G. Decocq.

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une économie, le juge peut le condamner, à la demande de la victime ou du ministère public et par une décision spécialement motivée, au paiement d’une amende civile » (al. 1er). « Cette amende est proportionnée à la gravité de la faute commise, aux facultés contributives de l’auteur et aux profits qu’il en aura retirés » (al. 2). « L’amende ne peut être supérieure au décuple du montant du profit réalisé » (al. 3). « Si le responsable est une personne morale, l’amende peut être portée à 5 % du montant du chiffre d’affaires hors taxes le plus élevé réalisé en France au cours d’un des exercices clos depuis l’exercice précédant celui au cours duquel la faute a été commise » (al. 4). « Cette amende est affectée au financement d’un fonds d’indemnisation en lien avec la nature du dommage subi ou, à défaut, au Trésor public » (al. 5). « Elle n’est pas assurable » (al. 6) 1. Sans attendre, la préoccupation attachée depuis si longtemps à la détermination de la sanction adéquate, tout particulièrement en droit des affaires, est, à l’ordre du jour, au sujet de la responsabilité des « sociétés mères et des sociétés donneurs d’ordres », assortie d’amende. 1130 3°) Caractère limité de la réparation du dommage : rien que le dommage ¸ Concrètement, que faut-il décider, par exemple, lorsque, un dommage ayant été causé à un bien usagé – comme un bâtiment vétuste –, ce bien ne peut être remplacé que par un bien neuf ? Ne peut-on pas soutenir qu'en pareil cas, la victime bénéficierait finalement d'un enrichissement, si l'on ne pratiquait pas, dans l'évaluation de l'indemnité destinée à compenser le dommage, une déduction du vieux au neuf ? Mais, en sens inverse, on a pu faire valoir que, faute de pouvoir obtenir, avec la seule indemnité, le bien de remplacement, cette indemnité ne serait pas compensatoire. Et la jurisprudence a généralement refusé d'opérer toute déduction du vieux au neuf 2. Cette solution ne se justifie plus lorsqu’il est possible de se procurer un bien usagé équivalent à celui qui a été endommagé 3. La même idée d’équivalence a porté la jurisprudence civile à décider que, lorsque le coût de remise en état d’une chose endommagée – une voiture, par exemple – excède la valeur de remplacement de cette chose sur

1. V. L. Ferry et D. Lapillone, Réforme de la responsabilité civile : influence des principes issus de la common law, JCP E 2016, Étude no 1598. 2. Civ. 2e, 16 déc. 1970, Gaz. Pal. 1971.1.156, RTD civ. 1971.661, obs. G. Durry ; 9 mai 1972, D. 1972.somm. 167, Gaz. Pal. 1972.2.540, RTD civ. 1972.790, obs. G. Durry ; Civ. 3e, 12 déc. 1973, JCP  1974.II.17697, note G. Goubeaux. – Comp. Civ.  2e, 12  oct. 1971, D. 1972.117, JCP 1972.II.17044, note M. de Juglart et E. du Pontavice, RTD civ. 1972.602, obs. G. Durry. Comp. A. Hontebeyrie, Un cas d’enrichissement dans la responsabilité civile délictuelle : à propos de la vétusté dans l’évaluation du dommage aux biens, D. 2007, 675 s. – En cas de remise en état d’un véhicule, non de remplacement, il n’y a pas lieu d’appliquer un coefficient de vétusté aux pièces remplacées (Civ.  2e, 8  juill. 1987, Bull. civ.  II, no 152, p. 87). – Si la victime a procédé aux réparations, il ne doit pas y avoir d’abattement sur son indemnité : Civ. 2e, 19 nov. 1975, D. 1976.137, note P. Le Tourneau ; 23 juin 1976, Gaz. Pal. 1976.2.586. 3. Crim. 9 nov. 1972, D. 1973.somm. 9, Gaz. Pal. 1973.1.somm. 153.

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le marché, la victime doit en principe se contenter de cette valeur 1. Dans le même ordre d’idées, lorsque la reconstruction d’un immeuble détruit est impossible, l’indemnisation de la victime doit seulement lui permettre d’acquérir un immeuble équivalent 2.

SECTION 2. LES SORTES DE RÉPARATION 1131 1°) Diversité des préjudices ¸ a) Au sujet de la réparation du dommage matériel, on a vu que des difficultés particulières peuvent apparaître, notamment à propos de la différence du vieux au neuf (v. ss 1130). En période de pénurie et de taxation, la jurisprudence, peut-être assez embarrassée compte tenu de l’existence, en marge du marché officiel, de marchés parallèles, a admis l’octroi aux victimes d’indemnités supérieures à la taxe 3. Plus récente la considération du préjudice économique est apparue fort délicate, dès lors qu’il ne s’agit aucunement d’instiller de la sorte une réparation indirecte du préjudice moral. Il s’agit de savoir quelles ont pu être les causes du dommage et le montant de celui-ci, ce qui implique une suffisante précision. Ainsi la portée exacte du dénigrement est nécessaire, mais sa détermination est malaisée 4. b) Est-il besoin d’observer que, souvent fort impalpable, le dommage moral donne lieu à une appréciation permettant au juge, bien entendu sans le dire, de tenir compte de la culpabilité de l’auteur du dommage, afin d’augmenter la charge pesant sur lui ? Mais est-ce la bonne démarche lorsqu’il est assuré ? 5. 1132 2°) Diversité liée aux variations du dommage. Détermination de sa date d’évaluation ¸ Si la consistance du dommage demeure constante et si sa traduction en termes monétaires le reste aussi parce que la monnaie est stable, il importe assez peu de savoir à quelle date (jour du dommage, jour de la demande, jour du jugement…) le juge doit se placer pour apprécier le dommage. Mais que faut-il décider s'il en va autrement ?

1. Civ. 2e, 31 oct. 1957, Gaz. Pal. 1958.1.5 ; 25 mai 1960, Gaz. Pal. 1960.2.161 ; 18 janv. 1973, Gaz. Pal. 1973.2.495, JCP 1973.II.17545, note M.A., RTD civ. 1974.159, obs. G. Durry ; v. aussi Civ. 2e, 17 mars 1977, D. 1977. IR.407, obs. C. Larroumet ; Crim. 22 sept. 2009, Bull. crim. no 157, RCA 2010, comm. 8, obs. S. Hocquet-Berg, RTD civ. 2010. 338, obs. P. Jourdain 2. Civ. 2e, 23 nov. 1988, Bull. civ. II, no 228, p. 123, RCA 1989.comm. 46, obs. H. Groutel, RTD civ. 1989.339, obs. P. Jourdain. 3. Req. 4 mars 1947, S. 1947.1.84, JCP 1948.II.4162, note M. Fréjaville ; Civ. 26 juill. 1948, D. 1948.535, JCP 1948.II.4518. 4. V. not. F. Belot, L’évaluation du préjudice économique, D. 2007, chron. p. 1681 s. 5. V.  aussi, dans un domaine voisin, Lî-My Duong, Le traitement juridique du préjudice immatériel, JCP E 2005. 525.

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1133 Variations intrinsèques ¸ La consistance même du préjudice peut varier avant ou après le jugement ou l'arrêt, dans le sens de l'aggravation ou de l'atténuation. Il en va souvent ainsi du dommage corporel, spécialement lorsque celui-ci n'est pas encore consolidé. Dans quelle mesure le juge doit-il en tenir compte ? 1) Lorsque des variations se sont produites entre le jour du dommage et le jour où le juge se prononce, il est normal qu’il en tienne compte si elles sont une conséquence du fait générateur. En effet, c’est au moment où il se prononce qu’il est le mieux placé pour apprécier ce qu’a pu être, ce qu’est, voire ce que sera le dommage 1. S’il y a eu soit atténuation, soit même disparition du préjudice, par exemple par la guérison de l’accidenté, il ne faut pourtant pas déduire de la règle indiquée que le juge ne devra pas accorder une réparation du dommage passé ; mais, pour le présent ou l’avenir, il prendra en considération la situation qu’il constate au jour où il se prononce 2. Et il en va de même lorsque la situation de la victime s’est aggravée, par exemple du fait de soins défectueux 3. Il n’en demeure pas moins nécessaire de s’interroger sur les événements ou les circonstances ayant entraîné des modifications intrinsèques, surtout en l’absence d’articulation par rapport aux mécanismes collectifs de prise en charge des réparations. Ainsi, lorsqu’une entreprise a subi des dommages, mais a bénéficié, avant que le juge ne se prononce, d’un renflouement provenant d’apports extérieurs, il serait critiquable que l’auteur du dommage en profite indirectement 4. Il faut bien constater ici une récurrence de la causalité et des hésitations qu’elle suscite. 2) Lorsque des variations se produisent postérieurement au jugement, il y a lieu de tenir compte de l’autorité de la chose jugée. Il en résulte qu’à moins que le juge ait, dans son jugement, réservé à telle ou telle partie le droit de revenir éventuellement devant lui afin d’obtenir une diminution ou une 1. Civ. 15 juill. 1943, DA 1943.81, JCP 1943.II.2500, 1re esp., note G. Hubrecht, Grands arrêts, t. 2 no 192 ; comp. sur la prise en compte du préjudice subi par l’acquéreur d’un meuble s’étant révélé inauthentique, de la valeur d’un bien équivalent à la date de leur décision et de celle de celui se trouvant dans son patrimoine, Civ. 1re, 3 juin 1997, D. 1998.148, note S. Crevel. – Sur la nécessité d’une relation causale, v. Civ. 2e, 18 déc. 1996, Bull. civ. II, no 287, RCA 1997.comm. 79, RTD civ. 1997.440, obs. P. Jourdain, JCP 1997.IV.349. – Sur l’incidence d’un décès en cours d’instance, comp. cep. Civ. 2e, 21 févr. 1990, Bull. civ. II, no 41, p. 23, RTD civ. 1990.502, obs. P. Jourdain ; 19 févr. 1992, Bull. civ. II, no 62. 2. Prise en compte de la valeur vénale en cas de vente du bien avant la fixation des dommagesintérêts : Civ. 3e, 8 avr. 2010, LPA 1er févr. 2012. – V., aussi dans le cas où le conjoint de la victime a repris le poste de dirigeant occupé, Civ. 2e, 3 oct. 1990, RTD civ. 1991.349, obs. P. Jourdain. – V. aussi : dans le sens de l’actualisation de pertes de recettes, Com. 2 nov. 1993, Bull. civ. IV, no 380, JCP 1994.I.3773, no 20, obs. G. Viney, RTD civ. 1994.622, obs. P. Jourdain ; et de l’utilisation d’un indice, Civ. 3e, 5 avr. 1978, Bull. civ. III, no 155. 3. Crim. 15 janv. 1958, JCP 1959.II.11026, note P. Esmein ; 14 janv. 1970, Gaz. Pal. 1970.2.5, note P.-J. Doll. 4. D’où, en pareil cas, l’appréciation au jour du dommage : Crim. 28 janv. 2004, Bull. crim. no 18, D. 2004.AJ. 704, RTD. civ. 2004.299, obs. P. Jourdain. V. aussi, en cas de reconstitution d’un foyer par une concubine après le décès accidentel de son concubin, Crim. 29 juin 2010, JCP 2011. 713, obs. Ph. Stoffel-Munck.

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augmentation de la réparation 1, la révision de l’indemnité est exclue en cas d’atténuation 2, mais admise en cas d’aggravation du dommage, même si celle-ci n’est pas due à une aggravation de son état (soins, traitements, séjours, aide ménagère) et même si cette aggravation était prévisible et connue au jour où le préjudice initial a été envisagé antérieurement par les juges 3, le seul obstacle tenant, le cas échéant, à l’autorité de la chose jugée. Dans les cas considérés, une indemnité supplémentaire peut être obtenue même si celle qui l’avait été précédemment avait été calculée sur la base d’une incapacité permanente partielle à 100 % 4. 1134 Fluctuations monétaires ¸ Même lorsque la consistance du dommage est constante, son expression monétaire est liée aux fluctuations de la monnaie, de sorte qu'il est important de savoir, notamment mais pas uniquement en cas de dépréciation monétaire, à quelle date le juge doit se placer pour évaluer le montant d’un préjudice, pour transformer en dette de dommages-intérêts la dette de valeur que le fait dommageable a fait naître à la charge du responsable 5. Comme en matière de responsabilité contractuelle (v. ss 602), il y a lieu de procéder, en principe, à une évaluation au jour du jugement ou de l’arrêt 6. Cette solution est une illustration du principe de la réparation intégrale (v. ss 1127). Elle cesse de se justifier si elle entraîne des conséquences contraires. Ainsi, la victime n’a droit qu’à la somme déboursée par elle si, sans attendre la décision du juge, elle a procédé à la réparation 7.

1. V. Civ. 2e, 12 oct. 1972, sol. impl., D. 1974.536, note P. Malaurie, JCP 1974.II.17609, note S. Brousseau, Gaz. Pal. 1973.1.69, note H. M. On a même vu des juges accorder une provision et surseoir à statuer, même pour un temps indéterminé, sur l’évaluation définitive du dommage : Crim. 10 mai 1979, Gaz. Pal. 1980.1.127, RTD civ. 1980.579, obs. G. Durry. – Mais semblable attitude ne pourrait-elle pas, à la limite, exposer au reproche de porter atteinte au droit à un procès équitable (v. Introduction générale au droit, no 176) ? – Le montant d’une indemnité allouée au titre de l’assistance d’une tierce personne ne saurait être réduit en cas d’assistance par un membre de la famille (Civ. 2e, 4 mai 2000, JCP 2001.II.10489, note Y. Dagorne-Labbé). 2. Req. 30 déc. 1946, préc. ; Civ. 2e, 12 oct. 1972, préc. 3. Civ. 2e, 19 févr. 2004, RTD civ. 2005.147, obs. P.  Jourdain ; 29  mars 2012, RCA 2012, comm. 164, RTD civ. 2012. 535, obs. P. Jourdain, rappr. Ass. plén. 9 juin 1978, Bull. Ass. plén. no 3. 4. Civ. 2e, 17  janv. 1974, JCP  1975.II.18063, note S. Brousseau, RTD civ. 1975.542, obs. G. Durry. – Rappr. Civ. 2e, 12 oct. 2000, Bull. civ. II, no 141, RCA 2000.comm. 361, 1re esp., obs. H. Groutel, RTD civ. 2001.158, obs. P. Jourdain. 5. G.-L. Pierre-François, La notion de dette de valeur en droit civil, Essai d’une théorie, thèse Paris, éd. 1974, spéc. p. 54 s. ; comp. R. Libchaber, Recherches sur la monnaie en droit privé, thèse Paris I, éd. 1992, no 212 s., p. 171 s. 6. Req. 24 mars 1942, DA 1942.118, Gaz. Pal. 1942.1.224 ; Civ. 15 juill. 1943, DA 1943.81, S. 1943.1.130. 7. Civ. 2e, 24 mars 1953, D. 1953.354 ; 18 juin 1953, Gaz. Pal. 1953.2.240. – Au demeurant, rien, en principe, ne l’y oblige : Civ. 10 mai 1950, D. 1950.465 ; 2 août 1950, Gaz. Pal. 1950.2.337. – En cas de dommages subis par des choses dont la valeur a ultérieurement baissé, le juge se réfère à une date antérieure au jugement, s’il est établi que la victime aurait vendu les biens en temps utile : Crim. 6 juin 1946, D. 1947.234, note R. Savatier, Gaz. Pal. 1946.2.97.

LA RÉPARATION DU DOMMAGE

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1135 Rente ou capital. Les rentes indexées ¸ Selon les circonstances, les juges peuvent accorder réparation à la victime sous la forme qu'ils estiment la plus adéquate, sans être obligés de s'en tenir au mode d'indemnisation réclamé par elle 1. Le juge pouvait être tenté de préférer une réparation sous forme de capital à une réparation au moyen d’une rente, à une époque de dépréciation monétaire où, de manière fort contestable 2, la Cour de cassation, surtout sensible, semble-t-il, à la défense du Franc, ne lui reconnaissait pas le droit d’accorder aux victimes d’accidents des rentes « flottantes », ajustées sur des indices et servant à prémunir les victimes contre les méfaits de la dépréciation monétaire 3. Mais force était de constater que la réparation sous forme d’un capital, que l’on peut – en principe – faire fructifier, ne convenait pas aux accidentés plus graves, aux grabataires, atteints d’invalidité permanente totale, dans l’impossibilité d’exercer une activité rémunérée et dépendant de l’assistance d’autrui. Les critiques adressées à l’interdiction et la résistance de certaines juridictions 4 ont finalement entraîné un revirement de la Cour de cassation 5 qui a admis l’octroi de rentes flottantes en réparation des dommages. – Sur l’aménagement législatif de cette solution au sujet du préjudice causé par un véhicule terrestre à moteur, v. ss 1218.

1. Crim. 25 févr. 1928, DH 1928.239, S. 1928.1.153 ; Civ. 2e, 19 avr. 1958, Bull. civ. II, no 264, p. 177 ; 22 nov. 1973, Bull. civ. II, no 304, p. 244, JCP 1974.II.17897, note S. Brousseau, RTD civ. 1974. 821, obs. G. Durry ; 29 avr. 1994, RCA 1994, no 243, JCP 1994.I.3809, no 12, obs. G. Viney. 2. V. H. Mazeaud, Les rentes « flottantes » et la réparation des accidents, D. 1951. Chron. 17 s. 3. Soc. 2 mai 1952, D. 1952. 413, note R. Savatier, JCP 1952.II.6974, note M. Fréjaville. – Certes le législateur avait à diverses reprises revalorisé les rentes viagères, mais de manière insuffisante. 4. V. not. G. Durry, obs. RTD civ. 1972.603, 1974.157 et les références ; G.-L. Pierre-François, L’indexation judiciaire des rentes viagères allouées en réparation d’un préjudice de responsabilité délictuelle, D. 1972, chron. 573 s. ; R. Savatier, notes JCP 1973.II.17493 ; 1974, II, 17802 ; v. cep. S. Brousseau, L’indexation des rentes indemnitaires, JCP 1973.I.2562. 5. Ch. mixte, 6 nov. 1974, JCP 1975.II.17978, concl. av. gén. Gégout, note R. Savatier, Grands arrêts, t. 2 no 191, RTD civ. 1975.114, obs. G. Durry ; rappr. TGI Fontainebleau, 27 nov. 1974, JCP  1975.II.18036, note R. Savatier, et Orléans 9  janv. 1975, D.  1975. Somm. 52, RTD civ. 1975.549, obs. G. Durry ; v. aussi Crim. 22 janv. 1976, Gaz. Pal. 1976.1.256, RTD civ. 1976. 557, obs. G. Durry.

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TITRE 3

LES RÉGIMES SPÉCIAUX DE RESPONSABILITÉ 1136 Atteintes au droit commun de la responsabilité ¸ Des processus d'éclatement atteignent le droit des obligations. En matière contractuelle, les règles du Code civil propres aux contrats spéciaux expriment moins que jamais le régime applicable. De nouvelles combinaisons contractuelles, plus ou moins originales, se sont développées, souvent à la faveur de lois particulières. D’où le travail de la jurisprudence et de la doctrine qui s’emploient – plus ou moins – à restaurer des cohérences et à faciliter l’élaboration d’une théorie générale des contrats spéciaux. Indépendamment même des régimes spéciaux de responsabilité qui ne datent pas d’hier, par exemple en matière de transport – terrestre, maritime, aérien, de marchandises ou de voyageurs –, la reconnaissance de régimes spéciaux de responsabilité, à un rythme qui s’est accéléré, s’est aussi manifestée : dommages causés par les téléphériques (L. 8 juill. 1941), responsabilité civile des exploitants de navires nucléaires (L. 12 nov. 1965), responsabilité civile dans le domaine de l’énergie nucléaire (L. 30 oct. 1968), prévention et répression de la pollution marine (C. envir., art. L. 218-42 s.), responsabilité des propriétaires de navires pour la réparation des dommages dus à la pollution par les hydrocarbures (C. envir., art. L. 218-1 s.) 1, droit à réparation intégrale des victimes de l’amiante (L. 23 déc. 2000, art. 53, I) 2, prévention des risques technologiques et naturels (L. 30 juill. 1. V. not. Karine Le Couviour, Après l’Erika : réformer d’urgence le régime international de responsabilité et d’indemnisation des dommages de pollution par les hydrocarbures, JCP 2008, I, 126. 2. V. J. Hardy, La création d’un fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante, JCP E 2001. 605. – Loi précédée, accompagnée ou suivie par une collection impressionnante de décrets

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2003) 1, en attendant d’autres textes… Le droit de l’environnement et le code du même nom se développent jour après jour (L. 1er août 2008, décr. 23 avr. 2009). Et le droit médical n’a pas échappé à ce mouvement centrifuge (v. ss 1233 s.). À mesure que les textes s’accumulent, l’indemnisation des victimes s’efface devant le recours à la solidarité 2. 1137 Les victimes d’infractions ¸ À mi-chemin d'une spécialité pleine et entière, la situation de certaines victimes de dommages résultant d'une infraction a suscité une attention particulière du législateur 3. Initialement, certaines victimes de dommages corporels, de viols ou d’attentats à la pudeur (L. 30 déc. 1985) ou d’un dommage matériel résultant d’un vol, d’une escroquerie ou d’un abus de confiance (L. 2 févr. 1981, art. 96 ; C. pr. pén., art. 706-14), ont pu exercer un recours en indemnité devant une commission (CIVI) juridictionnelle instituée dans le ressort de chaque tribunal de grande instance (L. 3 janv. 1977). Le recours possible, c’est-à-dire l’action en réparation d’un dommage corporel ou matériel, n’est pas intenté contre ceux qui sont pénalement ou civilement responsables ; c’est en effet un recours en indemnité exercé contre un Fonds de garantie par la victime si celle-ci n’a pu obtenir, à un titre quelconque, la réparation ou une indemnisation effective et suffisante (C. pr. pén., art. 706-3, 3o et 706-14). L’infraction n’est prise en considération qu’en tant qu’élément objectif, indépendamment de la personne de son auteur, (décr. 7 févr. 1996, 12 sept. 1997, 13 sept. 2001, 23 oct. 2001, 3 mai 2002…), V. T. Kéravec, Amiante, Un nouveau décret !, JCP 2002. 861. 1. V. B. Hagège, Vers une harmonisation des techniques de prévention des risques majeurs : la loi sur la prévention des risques technologiques et naturels et la réparation des dommages, LPA 19 oct. 2004, p. 3 s. 2. V., attestant les difficultés d’harmonisation d’un régime spécial tant avec le droit commun qu’avec d’autres régimes spéciaux ; CE 3  mars 2004, D.  2004. 973, JCP 2004.II.10098, note F.G. Trébulle, RCA 2004.comm. 234 ; A. Guégan-Lécuyer, Le nouveau régime d’indemnisation des victimes de catastrophes technologiques, D. 2004. Chron. 17 s., À propos de la confrontation des offres d’indemnisation des victimes de l’amiante au pouvoir judiciaire, D. 2005. Chron. 531 s. ; Ch.  André, L’indemnisation des victimes de l’amiante, Mélanges Viney, 2008, p. 39 s. ; Isabelle Doussan, Le droit de la responsabilité civile française à l’épreuve de la « responsabilité environnementale » instaurée par la directive du 21 avr. 2004, LPA 25 août 2005, p. 3. 3. Lois 8 janv. 1977, 2 févr. 1981, 8 juill. 1983 et 6 juill. 1990, dans leurs dispositions relatives à la protection et à l’indemnisation des victimes d’infractions (C. pr. pén., art. 706-3 à 706-15) ; v. not. D. Garreau et D. Laurier, L’indemnisation des victimes d’infractions selon la loi du 6 juillet 1990, Les premières décisions de la Cour de cassation, Gaz. Pal. 1992. 2.doctr. 857 ; H. Groutel, Le rôle du Fonds d’indemnisation des victimes d’infractions : permanence et changement, RCA janv. 1997, p. 4 s., L’indemnisation des victimes d’infractions et l’assurance de responsabilité civile, Mélanges Lapoyade-Deschamps, 2003, p. 293 s. ; A. Guégan-Lécuyer, chron. préc. – Ex. : au sujet de la réparation du préjudice moral de victimes par ricochet, Civ. 2e, 14 janv. 1998, D. 1998. IR 53 ; 5 nov. 1998, D. 1998. IR 263 ; au sujet du lien de causalité, Civ. 2e, 11 juin 1998, D. 1998. IR 185. – V. aussi, sur l’application aux accidents du travail de la législation sur l’indemnisation des victimes d’infractions, Bull. resp. civ. 1997. Chron. 21 ; cep. la commission d’indemnisation est incompétente lorsque l’accident du travail est aussi un accident de la circulation, Civ.  2e, 7 mai 2002, D. 2002. IR 1733 – V. aussi la loi 9 sept. 1986 relative à la lutte contre le terrorisme (C. pr. pén., art. 706-16 à 706-25-1) ; T. Renoux et A. Roux, Responsabilité de l’État et droits des victimes d’actes de terrorisme, AJDA 1993. Doctr. 75 s.

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et il est indifférent que l’auteur présumé de l’infraction ne puisse être poursuivi en raison d’une cause de non-imputabilité 1. Le recours en indemnité est subordonné à certaines conditions génératrices d’inégalités 2. Au sujet du préjudice corporel, le recours n’est admis que si les faits ont entraîné soit la mort, soit une incapacité permanente, soit une incapacité totale de travail personnel égale ou supérieure à un mois, à moins qu’il ne s’agisse d’une agression ou d’une atteinte sexuelle (C. pr. pén., art. 706-3, 1o et 2o). Au sujet d’un dommage matériel, le recours est admis si le préjudice résulte d’un vol, d’une escroquerie, d’un abus de confiance, d’une extorsion de fonds, d’une destruction, d’une dégradation ou d’une détérioration d’un bien. Encore faut-il que la victime se trouve dans une situation matérielle et psychologique grave 3. S’agissant des conditions relatives à la victime, il faut supposer que celle-ci soit dans l’impossibilité d’obtenir, à un titre quelconque, une indemnité effective et suffisante (C. pr. pén., art. 706-14), cette impossibilité ne concernant que l’indemnisation du préjudice matériel ou du préjudice corporel en cas d’incapacité totale de travail inférieure à un mois. 1138 Quel régime général des responsabilités spéciales ? ¸ Ordre et désordre du monde juridique ? Flux et reflux ? Mouvements centrifuges ou centripètes ? Yin et Yang ? Lois de la thermodynamique ? On pourrait épiloguer longtemps. Ce qui n'est guère douteux, c'est la nécessité d'une suffisante cohérence permettant de reconstituer des sous-ensembles accessibles à la compréhension. Quant aux choses, on ne peut que constater la fréquente résurgence de la considération des choses dangereuses. L’observation peut surprendre. On se souvient que la prise en considération du caractère dangereux des automobiles a été proposée sans succès, afin de canaliser l’« invention » de l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil par la jurisprudence (v. ss 991). Des réflexions ultérieures devaient révéler que la notion de « choses dangereuses » appelait des régimes juridiques particuliers, sur le terrain de la prévention et de la réparation des accidents 4. Le passé ne pouvait manquer de montrer que l’essor du machinisme entraîna, à la fin du xixe siècle, une réaction du législateur en matière d’accidents du travail. Neuf décennies plus tard, le développement de la circulation routière a abouti au vote de la loi Badinter, du 5 juillet 1985, sur les accidents de la circulation terrestre. Dans un ordre d’idées comparable, un régime de responsabilité du fait des produits défectueux a été adopté (v. ss 1219 s.), tout comme un système de « réparation des conséquences des risques sanitaires » (v. ss 1233 s.). 1. Civ. 2e, 30 nov. 2000, D. 2001. 1979, note A. Schneider. 2. V. B. Penaud, L’inégalité des victimes devant la commission d’indemnisation des victimes d’infractions (CIVI), Gaz. Pal. 2000. 2.doctr. 1366. 3. Civ. 2e, 3 févr. 1988, Bull. civ. II, no 32 ; 30 nov. 1988, Bull. civ. II, no 235. 4. V. Les choses dangereuses, Trav. Assoc. H. Capitant, t. XIX, 1967 ; Y. Saint-Jours, De la garantie des victimes d’accidents corporels par les générateurs de risques, D.  1999. Chron.  211.  – V. ss 1210 s.

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Quant aux dommages, il est frappant que l’inspiration vers une réparation intégrale de ceux-ci a été en diverses occasions battue en brèche au moyen de forfaits (accidents du travail), de plafonnements (risques sanitaires), de discriminations : conducteur ou piéton, petit dommage ou grand dommage (risques sanitaires, victimes d’infractions). Et derrière tout cela s’exerce l’influence des catégories professionnelles : assureurs, constructeurs automobiles, médecins, laboratoires pharmaceutiques. Quant aux règles, il y a sans doute de grands flottements nés d’une inculture juridique grandissante. Pourquoi l’intégration dans le Code civil de certaines règles (produits défectueux), mais pas des autres ? Pourquoi le glissement vers le Code de la santé publique de règles qui auraient leur place dans le Code civil ? Pourquoi, faute de réflexion suffisante, avoir favorisé conflits et télescopages ? 1. Cela étant il faut se féliciter que, dans des domaines essentiels, notre droit ait été débarrassé des distinctions des responsabilités délictuelle ou contractuelle – pas toujours hélas, par exemple en matière d’accidents du travail (v. ss 1140 s.) – ainsi que des secteurs privés ou publics. Il y a là des progrès incontestables et d’ailleurs incontestés. Mais le droit public chassé par la porte revient par la fenêtre, grâce à une multiplication des Fonds d’indemnisation institués par diverses lois (victimes d’infractions, SIDA, risques sanitaires, amiante), ce qui atteste un passage du plan de la responsabilité à celui de la solidarité 2. Quant aux procédures, on observe la faveur attachée aux démarches tendant à l’obtention, a priori satisfaisante, d’accords amiables nés d’offres supposées loyales (accidents de la circulation, SIDA, risques sanitaires). De telles mesures rejoignent tout un mouvement en faveur des modes alternatifs de règlement des conflits. Souvent considérés comme des « lois de transaction », les textes nouveaux sont, pour le droit civil, d’importance variable 3. 1139 Plan ¸ On se bornera ici à envisager successivement : – L’indemnisation des victimes d’accidents du travail (Chapitre 1) ; – L’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation (Chapitre 2) ; – La responsabilité du fait des produits défectueux (Chapitre 3) ; – L’indemnisation des victimes de risques sanitaires (Chapitre 4). 1. Accidents du travail et accidents de la circulation : v. ss 1140 s., 1159 s. – V. aussi Amiante : quelles responsabilités, étude du Cridon, JCP N 2001. 731 s. 2. V. le Rapport du Conseil d’État pour 2005, spéc. 2e partie : « Responsabilité et socialisation du risque », Doc. fr. 2005. 3. G. Viney, L’avenir des régimes d’indemnisation indépendants de la responsabilité civile, Mélanges Drai, 2000, p. 671 s. ; rappr. Ph. Remy, Critique du système français de responsabilité civile, Droits et cultures, 1996, p. 31 s. ; M. Poumarède, Régimes de droit commun et régimes particuliers de responsabilité, thèse Toulouse, 2003 ; L. Clerc-Renaud, Du droit commun et des régimes spéciaux en droit extracontractuel de la réparation, RTD civ. 2006. 853 s. ; C.  Pérès, L’intérêt général et les lois restrictives de responsabilité civile, Mélanges Viney, 2008, p. 805  s. – Rappr. J.  Ph.  Bugnicourt, J.-S.  Borghetti et F.  Collart-Durtilleul, Le droit civil de la responsabilité à l’épreuve du droit spécial de l’alimentation : premières questions, D. 2010. 1099 s. ; F. CollartDutilleul, in Mélanges Gilles J. Martin – v. ss 984.

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CHAPITRE 1

L’INDEMNISATION DES VICTIMES D’ACCIDENTS DU TRAVAIL 1140 Le rejet de la responsabilité contractuelle ¸ Lorsque se développèrent, au xxe siècle, le nombre et l’importance des accidents du travail entraînés par le machinisme, le besoin d’améliorer la situation des victimes de dommages souvent anonymes avait suscité des efforts divers notamment sur le terrain de la preuve. À l’époque, compte tenu des dispositions des articles 1382 et 1383 du Code civil, relatifs à la responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle, l’idée d’une protection liée aux règles applicables en matière de responsabilité contractuelle avait été avancée. On avait soutenu qu’il existait une obligation de sécurité à la charge du patron, la responsabilité de ce dernier étant engagée du seul fait de l’inexécution de son obligation contractuelle 1. Mais cette solution n’avait pas été consacrée par la jurisprudence, alors très timide quant à l’extension du domaine de la responsabilité contractuelle (v. ss 980). Aussi bien, pour atteindre le but visé, aurait-il fallu que l’obligation contractuelle retenue fût une obligation de résultat relevant de l’application de l’article 1147 du Code civil, la victime n’ayant pas à prouver la faute de l’auteur du dommage, et celui-ci ne pouvant se dégager qu’en prouvant l’existence d’une cause étrangère (v. ss 582). Pendant très longtemps, la jurisprudence n’a pas admis que le contrat de travail comporte à la charge de l’employeur l’obligation contractuelle de restituer l’ouvrier sain et sauf après son travail 2. C’est seulement à une époque récente qu’elle a, non sans brouiller le système issu de la loi du 9 avril 1898 (v. ss 1141), reconnu qu’« en vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l’employeur est tenu envers celui-ci d’une obligation de sécurité de résultat » 3, mais une tendance moins rigoureuse s’est dégagée en jurisprudence 4.

1. V.  M. Sauzet, De la responsabilité des patrons vis-à-vis des ouvriers dans les accidents industriels, Rev. crit. lég. et jur. 1883, 596 s., 677 s. 2. Req. 2 déc. 1884, S. 1886.1.367, DP 1885.1.223 ; 5 avr. 1894, DP 1894.1.478, S. 1897.1.229 ; 15 juill. 1896, S. 1897.1.229 ; Civ. 27 févr. 1929, DP 1929.1.129, note G. Ripert, S. 1929.1.297, note L. Hugueney (accident survenu aux colonies). 3. Pour établir la preuve d’une faute ordinaire : Soc. 28 oct. 1997, D. 1998. 219, note C. Radé, JCP 1998.I.185, obs. G. Viney ; et même d’une faute inexcusable. V. cep., évitant de faire état d’une responsabilité contractuelle et de viser l’art. 1147 C. civ., au sujet de la protection de la santé et de la sécurité des salariés, Soc. 21 juin 2006, JCP 2006, II, 10166, (harcèlement moral) ; Y. SaintJours, chron. D. 2007. 3024 s. – V. ss 1144. 4. Rappr. Soc.  1er  juin 2016, JCP  2016, no 822, note J.  Mouly, RTD civ.  2016, 869, obs. P. Jourdain.

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1141 La loi du 9 avril 1898 et la sécurité sociale ¸ Pour l'essentiel, il est vrai, l'indemnisation des accidents du travail fut assurée autrement : d'abord par l'invention de l'article 1384, alinéa 1er, du Code civil illustrée par l’arrêt Teffaine, en 1896 (v. ss 946), puis par la loi du 9 avril 1898 sur la responsabilité des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail, loi qui a été substituée deux ans plus tard à cette jurisprudence, puis progressivement étendue à tous les salariés 1. Cette loi reposait sur l’idée que l’accident est un risque de la profession et que, les suites dommageables des accidents qui peuvent frapper les salariés à l’occasion de leur travail doivent être supportées à la fois par les deux parties, l’employeur pour la plus grande part, le salarié pour le surplus. En conséquence, la loi mettait à la charge de l’employeur, au profit de la victime de l’accident ou de ses représentants, une indemnité forfaitaire, c’est-à-dire dont le montant, fixé par elle à l’avance suivant la gravité de la blessure, représentait, non la totalité, mais une partie du préjudice subi. La victime d’un accident du travail a droit à cette indemnité, quelle que soit la cause de l’accident, à moins que celle-ci ne réside dans une force majeure. Elle y a droit même si l’accident est imputable à sa faute ; en revanche, l’indemnité n’est pas augmentée s’il y a eu faute du patron. Toutefois, en cas de faute inexcusable, soit de la victime, soit du patron, le chiffre de l’indemnité peut être diminué ou augmenté. La loi du 9 avril 1898 a été abrogée par une ordonnance du 19 octobre 1945. La réparation des accidents du travail a été intégrée dans l’organisation générale de la sécurité sociale et la loi du 30 octobre 1946, qui a réalisé cette intégration, ne fait plus état de « responsabilité » de l’employeur : elle laisse à la charge de celui-ci la cotisation de sécurité sociale due au titre des accidents du travail, mais ce sont les caisses de sécurité sociale qui sont débitrices des indemnités, sauf leur recours contre l’auteur de l’accident (CSS, art. L. 452-5 et L. 454-1). Il n’est guère douteux qu’une réforme tendant à moderniser la matière soit nécessaire. 1142 Division ¸ Il n'est pas inutile, ne serait-ce qu'à des fins de comparaison avec d'autres régimes spéciaux de responsabilité, instaurés depuis lors, d'évoquer les grandes lignes du système inauguré par la loi de 1898 : quant au domaine (Section 1) et quant au régime (Section 2) de l’indemnisation.

SECTION 1. DOMAINE DE L’INDEMNISATION 1143 Accidents et maladies ¸ La loi du 9 avril 1898 avait été conçue pour les accidents du travail. Mais le régime imaginé a été étendu aux

1. J.J. Lerosier et M. Basle, Les premières lois sociales, RF aff. soc. janv. 1981.

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maladies professionnelles dont la définition a suscité des hésitations 1, de sorte que seules sont considérées comme professionnelles, en application de l’article R. 461-3 du Code de la sécurité sociale, les maladies figurant dans une liste annexée à la fin du livre IV de ce Code. Encore faut-il qu’au cours de son travail, le malade ait été exposé d’une façon habituelle à l’action d’agents nocifs limitativement énumérés et que ne se soit pas écoulé un délai entre la fin de cette exposition au risque et la constatation de la maladie. Cette manière de légiférer, en ce qu’elle repose sur une liste limitative ou indicative des principaux travaux susceptibles de provoquer la maladie, est critiquable. Mieux vaudrait ne prévoir une liste qu’à titre de présomption légale et permettre à la victime de prouver le caractère professionnel de la maladie dont elle peut être atteinte. On s’en tiendra aux seuls accidents du travail, quant aux victimes (§ 1) et quant aux accidents (§ 2).

§ 1. Les victimes

1144 Le dépassement de la distinction des responsabilités contractuelle et délictuelle ¸ Il n'est pas étonnant que, dans un premier temps de la réflexion, on ait envisagé de se référer, faute de texte spécifique, au droit de la responsabilité contractuelle. Cette démarche ayant échoué (v. ss 980), au profit de l’emprise éphémère de la responsabilité délictuelle, il n’en demeure pas moins que la survenance et l’indemnisation des accidents du travail se situe dans l’orbite de relations contractuelles de travail. Cet arrière-plan contractuel s’éloigne pourtant si l’on observe que d’autres personnes que celles qui sont liées par un contrat de travail bénéficient des règles considérées, par exemple les délégués à la sécurité des ouvriers mineurs, les pupilles de l’éducation surveillée, pour les accidents survenus par le fait ou à l’occasion d’un travail commandé, les détenus exécutant un travail pénal ou les condamnés exécutant un travail d’intérêt général… (CSS, art. L. 412-8). Ainsi se trouve renforcé, en la matière, le dépassement de la distinction de la responsabilité contractuelle et de la responsabilité délictuelle. D’ailleurs, c’est l’idée même de responsabilité qui s’efface au profit de celle d’indemnisation. 1. Y. Lambert-Faivre, S. Porchy-Simon, Droit du dommage corporel, systèmes d’indemnisation, Dalloz, 6e éd. 2009, no 272 – V. not. CE 6 nov. 1968, Dame Saulze, JCP 1969.II.16054, RD publ. 1969. 505, concl. Bertrand (réponse affirmative au sujet d’une rubéole contractée par une institutrice enceinte). – Sur la distinction entre l’accident et la maladie, v., dans le sens de l’exclusion de l’idée d’accident dans le cas d’une poliomyélite contractée par un médecin hospitalier, Soc. 24 juin 1964, D. 1964. 529, note J.-J. Dupeyroux ; Ass. plén., 21 mars 1969, D. 1969. 531, JCP 1971.II.16682.

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§ 2. Les accidents

A. L’accident du travail

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1145 Généralités ¸ De l'article L. 411-1 du Code de la sécurité sociale, il résulte qu'est considéré comme un accident du travail, quelle qu'en soit la cause, l'accident survenu par le fait ou à l'occasion du travail 1. Une abondante jurisprudence s’est développée à ce sujet. Primordial semble bien être en la matière le critère de l’autorité patronale, la qualification d’accident du travail s’appliquant à tout accident subi par un travailleur alors qu’il se trouve soumis à l’autorité d’un employeur 2. Si l’accident survient dans l’entreprise et pendant le temps du travail, il est relativement facile d’y voir un accident du travail 3. La même solution prévaut lorsque le lieu du travail est situé hors de l’entreprise et que l’accident s’y produit pendant le temps ou à l’occasion du travail (CSS, art. L. 412-2). 1146 L’accident de mission ¸ La qualification d'accident du travail doit aussi être retenue lorsque l'événement accidentel se produit au cours de déplacements professionnels tels que ceux qu'effectuent des voyageurs, représentants et placiers (VRP), des livreurs… L'accident de mission est considéré comme un accident du travail proprement dit, et non comme un accident de trajet (v. ss 1147). Ainsi en est-il « lorsque l’accident survient alors que la victime se rend sur les lieux de la mission dans un véhicule de l’employeur, dès lors que le déplacement professionnel est effectué sur ordre de l’employeur, dans l’intérêt de l’entreprise, même si le sinistre survient alors que, le travail commandé étant achevé, l’envoyé en mission revient à son point de départ » 4. Semblable qualification exclut, en principe, tout recours en responsabilité civile contre l’employeur, les caisses de sécurité sociale lui étant, en la matière, substituées. Or, par le fait même qu’il y a déplacement, l’accident est assez fréquemment imputable, totalement ou partiellement, au fait d’un tiers. D’où la question suivante : le travailleur victime de l’accident peut-il exercer un recours contre le tiers et, se prévalant de l’existence d’une obligation in solidum (v. ss 1095), lui demander réparation de son entier dommage, au moins dans la mesure où celui-ci n’est pas indemnisé par les prestations de sécurité sociale ? De la sorte, il pourrait obtenir du

1. J.-J.  Dupeyroux, La notion d’accident du travail, D.  1964. Chron.  23 s. ; M. Kessous, Réflexions sur l’accident de trajet, l’accident de travail et l’accident de mission, Rapport Cour de cassation, 1992, p. 119. 2. Ch. réunies, 28 juin 1962, JCP 1962.II.12822, concl. R. Lindon. 3. La qualification d’accident du travail est retenue même s’il se produit sur un parc de stationnement aménagé par l’entrepreneur hors de l’enceinte de l’entreprise : Ass. plén., 3  juill. 1987, JCP 1988.II.20933, obs. O. Godard. 4. Crim. 24 janv. 1989, Bull. crim. no 29, p. 88, RCA 1989.comm. 9.

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tiers une indemnisation correspondant à la différence entre ces prestations et le montant intégral du dommage. Longtemps la jurisprudence a considéré qu’il y avait lieu de tenir compte de l’absence de recours de la victime contre son employeur et que celle-ci ne pouvait donc poursuivre le tiers que pour sa seule part contributive 1. C’était faire peser sur la victime le risque du forfait. Cette solution, favorable aux tiers, est apparue critiquable, surtout depuis que la loi du 5 juillet 1985 a fortement amélioré, notamment quant à l’incidence du fait d’un tiers, la situation des victimes d’accidents de la circulation causés par des véhicules terrestres à moteur (v. ss 1159 s.). Il en est résulté, tout d’abord, un revirement de la jurisprudence opéré par trois arrêts de l’Assemblée plénière, le 22 décembre 1988 2 : lorsque la responsabilité de l’accident du travail est partagée entre l’employeur (ou son préposé) et un tiers étranger à l’entreprise, la victime est en droit d’obtenir de ce tiers, dans les conditions du droit commun, la réparation de la totalité du préjudice non compensé par les prestations de sécurité sociale. Ces décisions ont explicité l’article L. 454-1, alinéa 1er, du Code de la sécurité sociale, aux termes duquel, « si la lésion dont est atteint l’assuré social est imputable à une personne autre que l’employeur ou ses préposés, la victime ou ses ayants droit conservent contre l’auteur de l’accident le droit de demander la réparation du préjudice causé, conformément aux règles de droit commun, dans la mesure où ce préjudice n’est pas réparé par application du présent livre ». Or, dans les espèces au sujet desquelles la Cour de cassation s’est prononcée en 1988, il s’était agi de savoir si les dispositions de la loi du 5 juillet 1985 relevaient du « droit commun » au sens de l’article L. 454-1 du Code de la sécurité sociale. Et la Cour de cassation avait répondu à cette question par l’affirmative 3. Depuis lors, il résulte expressément de l’article L. 455-1-1 du Code de la sécurité sociale (réd. L. 27 janv. 1993 et 18 janv. 1994) que « la victime ou ses ayants droit et la Caisse peuvent se prévaloir des articles L. 454-1 et L. 455-2 lorsque l’accident défini à l’article L. 411-1 » – c’est-à-dire 1. Soc. 13 nov. 1970, D. 1971. 17, note J.-J. Dupeyroux, JCP 1971.II.16583 ; 8 juill. 1971, JCP 1973.II.17303, note L. Mourgeon ; 3 mai 1974, JCP 1975.II.18050, note Y. Saint-Jours ; 26 févr. 1975, JCP 1975.II.18194, note H. Groutel. 2. Ass. plén., 22 déc. 1988, D. 1989. 105, concl. Y. Monnet, note G. Paire, RTD civ. 1989. 333, obs. P. Jourdain ; v. aussi Soc. 28 mars 1996, D. 1996. 544, note Ch. Radé ; 28 oct. 1997, D. 1998. 219, JCP 1997.IV.2439, JCP 1998.I.185, no 6, obs. G. Viney. – Mais l’application de la législation sur les accidents du travail est exclusive de celle de la loi du 5 juill. 1985 dans les rapports entre l’employeur – ou ses préposés – et le salarié – ou ses ayants droit : Soc. 18 avr. 1991, Bull. civ.  V, no 211, p. 128, JCP 1991.II.21714, note Y. Saint-Jours, RTD civ. 1991. 760, obs. P.  Jourdain ; 27  juin 1991, Bull. civ.  V, no 334, p. 206, RTD civ. 1991. 760, obs. P.  Jourdain ; Civ. 2e, 5 févr. 2015, Gaz. Pal. 28 avr. 2015, p. 13, obs. M. Ehrenfeld, RTD civ. 2015, 633, obs, P. Jourdain. 3. Ass. plén., 22 déc. 1988, préc. ; Soc. 28 mars 1996, D. 1996. 544, note C. Radé, RTD civ. 1997. 151, obs. P. Jourdain ; G. Viney, De l’application de la loi du 5 juill. 1985 à l’accident de la circulation qui est en même temps un accident du travail, D. 1989. Chron. 231 s. ; N. Dejean de la Bâtie, La responsabilité du tiers coauteur d’un accident du travail, JCP 1989.I.3402.

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l’accident du travail – « survient sur une voie ouverte à la circulation publique et implique un véhicule terrestre à moteur » (al. 1er). La réparation complémentaire prévue au premier alinéa est régie par les dispositions de la loi du 5 juillet 1985 (al. 2). Dans la ligne de ce qui précède, on s’est demandé si, après avoir indemnisé la victime ou ses ayants droit, le tiers pourrait se retourner contre l’employeur par une action en contribution tendant à lui faire supporter pour partie la réparation mise à sa charge. Semblable recours aboutissant indirectement à faire peser sur l’employeur une réparation dont la loi a voulu le décharger, la Cour de cassation s’est prononcée négativement 1. Il en résulte que, sauf en cas de faute intentionnelle de l’employeur ou de l’un de ses préposés (CSS, art. L. 452-5 ; v. ss 1154), le tiers supporte seul la réparation des dommages dont l’indemnisation n’est pas prise en charge par les caisses de sécurité sociale, notamment celle des dommages moraux.

B. L’accident de trajet

1147 Régime ¸ Que se passe-t-il si, hors de tout déplacement professionnel, le travailleur est victime d'un accident alors qu'il se rend à son travail ou qu'il en revient, par quelque moyen que ce soit ? Pour désigner cet événement, on parle d'accident de trajet. Par des lois du 30 octobre 1946 et du 23 juillet 1957, l’on a instauré des règles protectrices particulières, liées à la relative fréquence de ce type d’accidents, mais en tenant compte du fait que, pendant les périodes considérées et sur la voie publique, l’autorité de l’employeur ne s’exerce pas. Dans le droit positif actuel, aux termes de l’article L. 411-2 du Code de la sécurité sociale, « est également considéré comme accident du travail, lorsque la victime ou ses ayants droit apportent la preuve que l’ensemble des conditions ci-après sont remplies ou lorsque l’enquête permet à la caisse de disposer sur ce point de présomptions suffisantes, l’accident survenu à un travailleur mentionné par le présent livre, pendant le trajet d’aller et de retour, entre : 1o la résidence principale, une résidence secondaire présentant un caractère de stabilité ou tout autre lieu où le travailleur se rend de façon habituelle pour des motifs d’ordre familial et le lieu du travail ; 2o le lieu du travail et le restaurant, la cantine ou, d’une manière plus générale, le lieu où le travailleur prend habituellement ses repas, et dans la mesure où le parcours n’a pas été interrompu ou détourné pour un motif dicté par l’intérêt personnel et étranger aux nécessités essentielles de la vie courante ou indépendant de l’emploi » 2. Dans les rapports avec la sécurité sociale, la victime se trouve, 1. Ass. plén., 31 oct. 1991, 3 arrêts, Bull. civ., no 6, p. 9, D. 1992. 19, JCP 1992.II.21800, note Y. Saint-Jours, RCA 1991.comm. 148 et chron. 30  par H. Groutel, RTD civ. 1992. 129, obs. P. Jourdain, D. 1993. Somm. 271, obs. X. Prétot ; H. Groutel, Les recours entre coauteurs (suite et fin ?), D. 1991. Chron. 19. 2. La Cour de cassation avait reconnu aux juges du fond un pouvoir souverain d’appréciation de la qualification d’accident de trajet (Ass. plén. 13 déc. 1985, D. 1986. 225, concl. J. Cabannes,

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en conséquence, placée dans la même situation que celle résultant d’un accident du travail. Mais il en va autrement sur le terrain du droit de la responsabilité civile. Alors que, s’agissant des accidents du travail, la victime est, en principe, privée de recours contre l’employeur, en application de l’article L. 451-1 du Code de la sécurité sociale, sous réserve des dispositions de l’article L. 455-1-1 (v. ss 1146), il en va autrement de l’accident de trajet. Par l’effet d’une loi du 6 août 1963, qui a fait prévaloir le droit commun des accidents, la victime d’un accident de trajet conserve sa vocation à une réparation intégrale, même si le tiers responsable est son employeur ou un copréposé 1.

SECTION 2. RÉGIME DE L’INDEMNISATION 1148 Réparation et indemnisation ¸ Dans le droit commun de la responsabilité civile domine la référence à la faute : quelle que soit son importance – faute intentionnelle ou non, faute très légère, légère ou lourde, voire inexcusable –, la responsabilité se caractérise par l'obligation de réparer l'intégralité du dommage (v. ss 1130). Il en va autrement en matière d’accidents du travail. La consécration de la théorie du risque s’y est traduite par un recul de la faute (§ 1), assorti éventuellement d’un retour de la faute (§ 2).

§ 1. Le recul de la faute

1149 Le risque du travail ¸ De la triple exigence classique – dommage, faute, lien de causalité –, la deuxième composante est évacuée. L'accident note A. Dunes, JCP 1986.II.20636, note Y. Saint-Jours, Dr. soc. 1986. 158, note P. Le Tallec). Mais, par deux arrêts ultérieurs, la Cour de cassation s’est reconnu le pouvoir de contrôler la distinction de l’accident du travail et de l’accident de trajet (Ass. plén., 3 juill. 1987, préc.). Depuis, constitue un accident de trajet tout accident dont est victime le travailleur à l’aller et au retour entre le lieu où s’accomplit le travail et sa résidence dans des conditions où il n’est pas encore ou n’est plus soumis aux instructions de l’employeur, notamment lors d’un retour de mission (Ass. plén. 5 nov. 1992, 2 arrêts, Bull. civ., no 11, D. 1993. Somm. 272, obs. X. Prétot ; Soc. 17 févr. 1994, D. 1994. IR 69, JCP 1994.IV.1019). Rappr. Soc. 13 oct. 1994, D. 1994. IR 255, JCP 1995.II.22428, note Y. Saint-Jours ; 16  mars 1995, 3  arrêts, D.  1996. Somm.  41, obs. X.  Prétot ; v.  dans le sens de l’appréciation souveraine des juges du fond. Civ. 2e, 24 mai 2005, D. 2005. 2996. 1. La victime d’un accident de trajet est avantagée par rapport à celle d’un accident de droit commun dans la mesure où elle bénéficie de toutes les garanties assurées par la sécurité sociale aux victimes d’accidents du travail ; elle est avantagée par rapport à la victime d’un accident du travail proprement dit dans la mesure où elle peut agir même contre un membre de la même entreprise et conserve donc vocation à une réparation intégrale. – Dans le sens de l’amélioration de la situation du salarié, il a été décidé que le salarié effectuant une mission a droit à la protection pendant tout le temps d’une mission qu’il accomplit pour son employeur ; peu importe que l’accident survienne à l’occasion d’un acte professionnel ou d’un acte de la vie courante (Soc. 19 juill. 2001 (2 arrêts), D. 2002. 28, note Y. Saint-Jours, JCP 2001. 1796, note F. Taquet). Solution importante pour les expatriés.

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du travail, quelle qu'en soit la cause – fautive ou non – se rattache par un lien de causalité, même distendu, à l'accomplissement du travail. Mais cette extension du domaine de la réparation est compensée par diverses limitations relatives au préjudice et à son indemnisation.

A. Le préjudice

1150 Distinctions ¸ Quant aux caractères du préjudice, on peut s’en tenir aux règles ordinaires, sous une réserve qui manifeste l’aspect restrictif du système. Tandis qu’en droit commun, la jurisprudence ne tient pas compte, quant à l’exigence d’un préjudice direct, des prédispositions de la victime (v. ss 926), il en va autrement ici. La Cour de cassation a, en effet, décidé que la victime d’un accident du travail atteinte d’une invalidité antérieure ne doit être indemnisée que dans la mesure de son état imputable à l’accident du travail 1. Des observations analogues s’imposent au sujet des sortes de dommages. Tout d’abord, au titre des accidents du travail, la prise en considération des dommages moraux n’est pas, en principe, retenue. S’agissant des dommages matériels, spécialement des dommages aux biens, la même interprétation restrictive s’impose, d’autant plus qu’une dérogation a tout de même été prévue ; en effet, suivant l’article L. 432-5 du Code de la sécurité sociale, « la victime a droit à la fourniture, à la réparation et au renouvellement des appareils de prothèse ou d’orthopédie nécessaires à raison de son infirmité, à la réparation ou au remplacement de ceux que l’accident a rendus inutilisables, dans les conditions fixées par décret en Conseil d’État » (comp., au sujet des accidents de la circulation, l’article 5 de la loi du 5 juillet 1985, v. ss 1201). C’est dire que, sous cette réserve, seul le dommage corporel est indemnisé dans le cadre du droit des accidents du travail, qu’il s’agisse des victimes immédiates ou des victimes par ricochet, c’est-à-dire des ayants droit au sens des articles L. 434-7 et suivants du Code de la sécurité sociale. Encore convient-il d’observer que, soucieuse d’améliorer le sort des victimes par ricochet d’un accident du travail, la jurisprudence a reconnu à celles-ci le droit d’agir en responsabilité suivant le droit commun afin d’obtenir réparation du préjudice par ricochet subi par elles 2.

B. L’indemnisation

1151 Son caractère forfaitaire ¸ Aux prestations en nature tenant à la gratuité tant des soins médicaux, dont la victime n’a pas, généralement, à faire

1. Ass. plén., 27 nov. 1970, D. 1971. 181, concl. R. Lindon, JCP 1972.II.17063, note J.-P. Brunet ; J.-J.  Dupeyroux, Le déclin de la présomption d’imputabilité (à propos de l’affaire Billy), D.  1971. Chron.  81 s. ; R.  Mellottée, Les états préexistants aux accidents du travail, D.  1973. Chron. 173 s. 2. Ass. plén., 2 févr. 1990, Bull. civ., no 2, p. 2.

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l’avance, qu’aux modes de réadaptation fonctionnelle et de rééducation professionnelle, s’ajoutent des prestations en espèces. Suivant un système complexe et fréquemment aménagé, celles-ci consistent en : a) indemnités journalières tendant à compenser l’incapacité temporaire (CSS, art. L. 433-1 s.) ; b) indemnités ayant pour objet de compenser l’incapacité permanente, sous forme d’un capital si l’incapacité est minime, sinon, généralement, sous forme d’une rente (CSS, art. L. 434-1 s.) ; c) rentes au profit des survivants, en cas de décès du travailleur (CSS, art. L. 434-7 s.). Ce qui caractérise le système ainsi aménagé, c’est, s’agissant au demeurant du seul dommage corporel, le caractère forfaitaire de l’indemnisation. Accompagnant, en 1898, un progrès évident de notre droit dans le sens de la protection des victimes, cette restriction avait été assez facilement acceptée à l’époque. Depuis lors, l’évolution du droit de la responsabilité civile a modifié les perspectives, de sorte que, malgré des améliorations, ce caractère a suscité des critiques persistantes. Et de fait, ce système de réparation forfaitaire n’a pas été retenu lors de la réforme du droit des accidents de la circulation routière. Encore convient-il d’observer qu’au sujet des accidents du travail, des circonstances particulières atténuent le caractère forfaitaire de l’indemnisation et manifestent corrélativement un retour de la faute.

§ 2. Le retour de la faute

1152 Présentation ¸ Ce retour se manifeste différemment suivant que la faute a été commise par l'employeur, par la victime ou par un tiers, sans que l'on aboutisse nécessairement dans toutes les circonstances considérées à une réparation intégrale du dommage.

A. La faute de l’employeur

1153 Distinction ¸ Elle peut être intentionnelle ou inexcusable. 1154 1°) Faute intentionnelle ¸ « Si l'accident est dû à la faute intentionnelle de l'employeur ou de l'un de ses préposés, la victime ou ses ayants droit conserve contre l'auteur de l'accident le droit de demander la réparation du préjudice causé, conformément aux règles du droit commun, dans la mesure où ce préjudice n'est pas réparé par application du présent Livre » (CSS, art. L. 452-5, al. 1er, réd. L. 27 janv. 1987). – Sur la notion de préposé, (v. ss 1061 s.). Dans les cas considérés, les caisses de sécurité sociale, évidemment tenues de servir à la victime ou à ses ayants droit les prestations et indemnités qu’elles doivent, « sont admises de plein droit à intenter contre l’auteur de l’accident une action en remboursement des sommes payées par elles » (art. L. 452-5, al. 2).

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1155 2°) Faute inexcusable ¸ Il s'agit là d'un concept qui n'est pas propre au droit des accidents du travail (v. ss 576, au sujet de la responsabilité contractuelle). Mais celui-ci a puissamment contribué à en délimiter les contours 1. D’un important arrêt de la Cour de cassation rendu le 16 juillet 1941 – et dont les termes ont été depuis lors tant repris au sujet des accidents du travail qu’étendus en matière d’accidents de la circulation (v. ss 1205) –, il est résulté tout d’abord que la faute inexcusable « doit s’entendre d’une faute d’une gravité exceptionnelle, dérivant d’un acte ou d’une omission volontaire, de la conscience du danger que devait en avoir son auteur, de l’absence de toute cause justificative, et se distinguant par le défaut d’intention de la faute intentionnelle » 2. À partir de cette position, on a vu la jurisprudence améliorer, à ce sujet, la situation des victimes en favorisant un passage progressif de la faute prouvée à la faute présumée 3, et même en admettant que la violation de l’obligation de sécurité de résultat pesant sur l’employeur (v. ss 1140) pouvait correspondre à une faute inexcusable 4. De proche en proche, les conditions d’existence d’une faute inexcusable de l’employeur ont été allégées, par faveur pour la victime, de sorte que cette faute inexcusable est désormais admise même si la faute n’est pas d’une exceptionnelle gravité 5. Quant au cercle des personnes envisagées, on observera que sont visés ici, outre l’employeur, non pas les préposés de celui-ci, comme en cas de faute intentionnelle, mais seulement « ceux qu’il s’est substitués dans la direction » (v. CSS, art. L. 452-1). Dans certains cas particuliers, la situation des salariés est améliorée par rapport à ces exigences.

1. J.-J.  Dupeyroux, M. Borgetto, R.  Lafore, Précis Dalloz, Droit de la sécurité sociale, 17e  éd. 2011, no 902 s. 2. Ch. réunies, 15 juill. 1941, DC 1941.117, note A. Rouast, JCP 1941.II.1705, note J. Mihura. Retouchant cette définition, sans en modifier la substance, la Cour de cassation a affirmé son pouvoir de contrôle de la gravité de la faute (Ass. plén., 18  juill. 1980, Bull. civ., no 5, p. 9, D. 1980. 394, concl. Picca, note P.G., JCP 1981.II.19642, note Y. Saint-Jours). – Sur l’appréciation in concreto de l’exigence d’une conscience du danger, v. Soc. 21 juill. 1986 et 6 mai 1987, D. 1987. 420, note Y. Saint-Jours. 3. Au sujet des maladies professionnelles, il a, en effet, été décidé qu’il y a faute inexcusable lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir connaissance du danger auquel était exposé le salarié et n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver (Soc. 28 févr. 2002, JCP E 2002, 643, note Ghislaine Strebelle, 668, note F. Taquet [amiante] ; v. aussi [hors amiante], Soc. 11 avr. 2002, JCP 2002, Act. 93, Gaz. Pal. 2002. 1.598, concl. A. Benmakhlouf, note S. Petit, RTD civ. 2002. 310, obs. P. Jourdain ; Ph. Coursier, Risques professionnels et faute inexcusable en matière d’amiante, JCP E 2002. 68). Contenu et indemnisation des préjudices permanents exceptionnels et d’établissement, v. Civ. 2e, 2 mars 2017, CDE no 2, mars-avr. 2017, p. 8. 4. Soc. 28 févr. 2002, préc. ; 11 avr. 2002, D. 2002. 2215, note Y. Saint-Jours ; Ass. plén. 24 juin 2005, JCP E 2005. 1343, note P. Morvan. 5. Civ. 2e, 14 oct. 2003, Bull. civ. II, no 300. – Rappr., dans le sens d’une admission facilitée de cette faute inexcusable, Soc. 28 mars 2002, Bull. civ. V, no 110 ; Civ. 2e, 16 sept. 2003, Bull. civ. II, no 463, RCA 2003.comm. 289. – V. aussi les art. L. 231-8-1 et L. 231-8-2, al. 3, C. trav. (C. trav., nouv. art. L. 4131-4 et C. trav., nouv. art. L. 4132-1).

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Ajoutons qu’à défaut de faire reconnaître l’existence d’une faute inexcusable, le salarié peut recourir au droit commun de la responsabilité contractuelle 1. 1156 Incidence de cette faute inexcusable ¸ L'évolution a tendu vers un rétablissement, dans les cas envisagés, du droit commun de la responsabilité. Ce mouvement a été spécialement illustré par une loi du 6 décembre 1976 2. Aux termes de l’article L. 452-1 du Code de la sécurité sociale : « Lorsque l’accident est dû à la faute inexcusable de l’employeur ou de ceux qu’il s’est substitués dans la direction, la victime ou ses ayants droit ont droit à une indemnisation complémentaire dans les conditions définies aux articles suivants » qui ont été modifiés par les lois du 21 décembre 2011 et du 17 décembre 2012 3. Il n’est plus nécessaire que la faute inexcusable de l’employeur ait été la cause déterminante de l’accident survenu au salarié ; il suffit qu’elle en soit la cause nécessaire pour que la responsabilité de l’employeur soit engagée, alors même que d’autres fautes auraient concouru au dommage 4. Améliorant encore la situation de la victime, la Cour de cassation a décidé que seule la faute inexcusable du salarié pouvait entraîner la réduction des majorations 5. En outre, la victime a le droit d’obtenir alors réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales par elle endurées, de ses préjudices esthétiques et d’agrément, ainsi que celle du préjudice résultant de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle (CSS, art. L. 452-3, al. 1er). Et si l’accident a été suivi de mort, le droit à réparation du préjudice moral est attribué aux ayants droit de la victime bénéficiaires de rentes mais aussi éventuellement à d’autres ascendants et descendants (CSS, art. L. 452-3, al. 2). « La réparation de ces préjudices est versée directement aux bénéficiaires par la caisse qui en récupère le montant auprès de l’employeur » (al. 3). Saisie par la Cour de cassation d’une question prioritaire de constitutionnalité relative au système examiné, le Conseil constitutionnel a décidé que, dans son principe, ce système était valable, mais il a accompagné cette affirmation d’une réserve d’interprétation de l’article L. 452-3 du Code de la sécurité sociale, en énonçant que les dispositions de cet 1. Soc. 7 déc. 2011, D. 2012.103. 2. N. Catala et J.-C. Soyer, La loi du 6 décembre 1976 relative au développement de la prévention des accidents du travail, JCP 1977.I.2868. 3. Sur les ambiguïtés persistantes en jurisprudence, v.  H.  Groutel, La faute inexcusable de l’employeur (trop !) à l’honneur, RCA 2013. étude, no 4. Sur le préjudice d’anxiété, v. Civ. 2e, 2 mars 2017, JCP E 2017, Soc. 213. 4. Soc. 31 oct. 2002, D. 2003. Somm. 644, note Y. Saint-Jours, somm. 382, obs. F. Signoretto. – V. Civ. 2e, 2 nov. 2004, D. 2005. 823, note Y. Saint-Jours (la faute d’un tiers n’est pas susceptible d’entraîner la majoration de rente allouée au salarié en cas de faute inexcusable de l’employeur). 5. Soc. 19 déc. 2002, Bull. civ.  V, no 400, D.  2003. 1792, note Y. Saint-Jours, JCP 2003. II.10084, note O. Fardoux.

LES RÉGIMES SPÉCIAUX DE RESPONSABILITÉ

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article ne sauraient mettre obstacle à ce que la victime puisse demander à l’employeur réparation, non seulement des chefs de préjudice prévus par le texte de l’article L. 452-3 du Code de la sécurité sociale, mais aussi de « l’ensemble des dommages non couverts par le livre V du code de la sécurité sociale » 1. Il s’en est suivi une controverse sur le sens de formulation utilisée par le Conseil constitutionnel, car l’on s’est alors demandé ce qu’il en était exactement de la portée de la faute inexcusable au sujet des dommages non couverts, plus précisément si la protection retenue en cas de faute inexcusable concernait aussi bien les dommages prévus par la loi, à l’article L. 452-3 du Code de la sécurité sociale, mais partiellement couverts ou seulement de ceux que l’article en cause ne prévoyait pas. Le fait est que la rédaction prudente adoptée par le Conseil Constitutionnel sembla ne pas permettre à elle seule, l’abandon du caractère forfaitaire des chefs d’indemnisation prévue à l’article évoqué du Code de la sécurité sociale. La Cour de cassation s’est prononcée ultérieurement dans ce dernier sens 2. On a regretté le caractère minimaliste de cette position. « L’employeur peut s’assurer contre les conséquences financières de sa propre faute inexcusable ou de la faute de ceux qu’il s’est substitués dans la direction de l’entreprise ou de l’établissement » (CSS, art. L. 452-4, al. 3) 3.

B. La faute de la victime

1157 Incidence ¸ À supposer qu'elle soit prouvée, la faute intentionnelle de la victime ne donne lieu à aucune prestation ou indemnité au titre du droit des accidents du travail (CSS, art. L. 453-1, al. 1er ; v. cep. cet alinéa in fine). Sans qu’il soit exigé qu’elle soit la cause exclusive de l’accident (comp. v. ss 1208, au sujet des accidents de la circulation), sa faute inexcusable peut entraîner une diminution de l’indemnisation (CSS, art. L. 453-1, al. 2), y compris le rejet de la majoration de rente imposée à l’employeur lorsque celui-ci a lui-même commis une faute inexcusable 4. La Cour de cassation, adoptant une interprétation variable de la notion de

1. Cons. const. 18 juin 2010, QPC, Cah. Cons. const. 2010, no 29, JCP S 2010, no 1361, note G. Vachet ; v. aussi S. Porchy-Simon, l’indemnisation des préjudices des victimes de faute inexcusable à la suite de la décision du Conseil constitutionnel du 18 juin 2010 : réelle avancée ou esprit déçu ? D. 2011. 459. 2. Civ. 2e, 4 avr. 2012 (4 arrêts), D. 2002. 1089, note S. Porchy-Simon, Ph. Brun, D. 2013. 52, RTD civ. 2012. 39, obs. P. Jourdain ; v. aussi, Ch. Mixte, 9 janv. 2015, JCP 2015, 186, note G. Vachet. 3. Aux termes de l’art. L. 452-4, al. 2, du Code de la sécurité sociale, l’auteur d’une faute inexcusable est responsable sur son patrimoine personnel des conséquences de celle-ci. Par suite, c’est à bon droit qu’une Cour d’appel condamne l’auteur d’une faute inexcusable à réparer à titre personnel les conséquences du dommage en résultant (Soc. 31 mars 1994, D. 1994. 439, note Y. Saint-Jours). 4. Soc. 19 déc. 2002, D.  2003. 1792, note Y. Saint-Jours, Dr.  soc. 2003. 243, obs. P. Chaumette.

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faute inexcusable selon qu’il s’agit de celle de l’employeur (v. ss 1155) ou de celle du salarié, a maintenu à ce sujet l’exigence d’une faute volontaire d’une exceptionnelle gravité 1.

C. La faute d’un tiers

1158 Régime ¸ On a déjà dit que, si le dommage dont est atteint l'assuré social est imputable à une personne autre que l’employeur ou ses préposés, la victime ou ses ayants droit conservent contre l’auteur de l’accident le droit de demander réparation conformément au droit commun, dans la mesure où ce préjudice n’est pas réparé par l’indemnisation des accidents du travail, ce qui leur permet d’obtenir la différence entre le montant de la réparation intégrale et le montant de la réparation forfaitaire que les caisses de sécurité sociale sont tenues de verser à la victime ou à ses ayants droit. « Si la responsabilité du tiers auteur de l’accident est entière ou si elle est partagée avec la victime, la caisse est admise à poursuivre le remboursement des prestations mises à sa charge à due concurrence de la part d’indemnité mise à la charge du tiers qui répare l’atteinte à l’intégrité physique de la victime, à l’exclusion de la part d’indemnité, de caractère personnel, correspondant aux souffrances physiques ou morales par elle endurées et au préjudice esthétique et d’agrément. De même, en cas d’accident suivi de mort, la part d’indemnité correspondant au préjudice moral des ayants droit leur demeure acquise » (CSS, art. L. 454-1, al. 3). « Si la responsabilité du tiers est partagée avec l’employeur, la caisse ne peut poursuivre un remboursement que dans la mesure où les indemnités dues par elle en vertu du présent Livre dépassent celles qui auraient été mises à la charge de l’employeur en vertu du droit commun » (CSS, art. L. 454-1, al. 6) 2. – Sur l’exclusion d’une action récursoire du tiers contre l’employeur, v. ss 1146.

1. Civ. 2e, 27 janv. 2004, Bull. civ. II, no 25, D. 2004. Somm. 2185, obs. L. Noël, Dr. soc. 2004. 436, obs. X. Prétot, RTD civ. 2004. 296, obs. P. Jourdain ; Ass. plén. 24 juin 2005, préc. 2. Crim. 2 nov. 2011, RCA 2012, comm. no 38, par H. Groutel.

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CHAPITRE 2

L’INDEMNISATION DES VICTIMES D’ACCIDENTS DE LA CIRCULATION 1159 Présentation : demain, aujourd’hui, hier ¸ Si l'on peut être tenté au sujet des accidents de la circulation de s'interroger d'abord en considération de l'avenir, c'est en raison de données nouvelles, déjà abordées précédemment au sujet des robots (v. ss 1014). La perspective d’une confection de véhicules autonomes ne peut plus être écartée des analyses juridiques. La réflexion était devenue progressivement latente, lorsque le développement de l’automobile avait réveillé, du fait des innovations techniques de la conduite automobile, des distinctions innovantes. Restait néanmoins un personnage central, le conducteur. Mais à partir du temps où l’on a envisagé de rendre les véhicules autonomes, c’est à nouveau posée – ou reposée – la considération de ceux-ci en droit de la responsabilité. On comprend donc qu’à tout le moins une considération du régime de ces véhicules soit envisagée en doctrine 1. Pour l’heure, le temps de la voiture sans chauffeur n’en est qu’à la voiture semi-autonome, compte tenu de l’existence d’accidents. Entre l’arrêt Teffaine de 1896, qui a marqué l’émergence de l’article 1384, alinéa 1er, dans la jurisprudence de la Cour de cassation et la loi du 9 avril 1898, sur les accidents du travail, il a suffi de deux années. Beaucoup plus long a été le temps s’écoulant entre les premiers arrêts rendus au sujet des accidents d’automobiles et la loi du 5 juillet 1985 tendant à l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation. Dans l’intervalle, la jurisprudence a réalisé une construction très importante dont les composantes conservent toute leur valeur hors du domaine désormais régi par la loi de 1985 (v. ss 973 s.). Rompant avec la logique traditionnelle du droit de la responsabilité, la loi du 5 juillet 1985 met en place, dans le domaine des accidents de la circulation, un système d’indemnisation. Il s’agit de savoir, tout d’abord, non plus si une personne est responsable d’un dommage, mais si la victime remplit les conditions d’ouverture du droit à indemnisation (Section 2). Le principe du droit à indemnisation acquis, il convient ensuite de mettre en œuvre celui-ci (Section 3), en précisant les débiteurs de l’indemnité, les causes d’exonération qu’ils peuvent invoquer, ainsi que les modalités 1. V. spéc. M. Monot-Fouletier, Véhicule autonome : vers une autonomie du régime de responsabilité applicable, D. 2018, chron. p. 129 s.

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