Une Introduction a la Philosophie Marxiste 2209053773

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Une Introduction a la Philosophie Marxiste
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LUCIEN SÈVE

NE INTRODUCTION ALA PHILOSOPHIE MARXISTE SUIVIE D'UN VOCABULAIRE PHIWSOPHIQUE

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Editions Sociales

U N E INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE MARXISTE

DU MÊME AUTEUR

L'Ecole et la lalcité, anthologie commentée des grands textes laïques, EDSCO, 1956. Introduction au léninisme (La Différence), deux essais : sur Matérialisme et empiriocriti­ cisme de Lénine et sur La Somme et le Reste de H. Lefebvre, Ed. sociales, 1960. (épuisé) La conception marxiste de la responsabilité, La Pensée, n• 101, janvier 1962. (épuisé) La philosophie française contemporaine et sa genèse de 1789 à nos jours, Ed. sociales, 1962. (épuisé) Les « dons » n'existent pas, l'Ecole et la Nation, octobre 1964. (épuisé). Repris partielle­ ment dans l'Echec scolaire - Doué ou non doué?, Ed. sociales, 1974, et en entier dans le Dossier spécial n• 2 sur les" dons,. de l'Ecole et la Nation, septembre 1979. Méthode structurale et méthode dialectique, La Pensée, n• 135 sur Structuralisme et marxisme, octobre 1967. (épuisé) Marxisme et théorie de la personnalité, Ed. sociales, l" éd.: 1969, 4• éd.: 1975. Sur le structuralisme, La Nouvelle Revue internationale, n°' 6 et 7, juin et juillet 1971. Psychanalyse et matérialisme historique, dans Pour une critique marxiste de la théorie psychanalytique, avec C. Clément et P. Bruno, Ed. sociales, 1973. Sur la dialectique, dans Lénine et la pratique scientifique (Colloque d'Orsay), Ed. sociales, ·

1974.

Introduction, aux Textes sur la méthode de (édition bilingue), Ed. sociales, 1974. Analyses marxistes de l'aliénation : religion religion, Ed. sociales, 1974. Y a-t-il une morale révolutionnaire? dans marxiste), Ed. sociales, 1974. Les communistes et l'Etat, en collaboration

1977.

la science économique de Marx et Engels, et économie politique, dans Philosophie et

Morale et société (Semaine de la pensée

avec J. Fabre et F. Hincker, Ed. sociales,

Traœition et catégories dialectiques, La Pensée, n• 196, décembre 1977. Sur la catégorie de possibilité, La Pensée, n• 202, décembre 1978.

• LA loi du 11 mars 1979 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part que les • copies ou reproductions strictement rlservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective •. et d'autre part. que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, • toute reprlsentation ou reproduction intégrale, ou partie/le.faite sans le consente­ ment de l'auteur ou de ses ayants droits ou ayants cause, est illicite • (alinla /"de /'article 40). • Cette représentation ou reproduction par quelque procédé que ce soit constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. • Tous droits de production, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

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monde ». (E. Ph. , 1 04 ;C.C. , 1 67) Se plaçant d'emblée au point de vue de la transformation du monde, qui inclut la transfor­ mation des hommes eux-mêmes, la philosophie marxiste se lie d' autant plus essentiellement à la pratique sociale dans toutes ses dimensions, à l' activité productive, à la création artistique, à l'action politique. La présenter comme une science, ce serait perdre et. fa i re perdre de vue sa multilatéralité. Mais il y a plus grave encore : ce serait risquer d' accréditer, dans le contexte culturel d'aujourd' hui, la confusion désastreuse de la philoso­ phie comme forme gnoséologique durable de la conception du monde avec cette conception elle-même telle qu'elle se pré­ sente à u n moment donné, c' est-à-dire avec un état donné des connaissances scientifiques, et du tableau d' ensemble qu' elles dessinent. Ce risque n'a rien d'une hypothèse d'école. La philosophie marxiste a subi une profonde déformation de cette sorte avec la version vulgarisée qu'en donnait Staline au chapitre IV de l' Histoire du P. C. (b) de l 'URSS. Il y définissait Matérialisme et empiriocriticisme, ce l ivre de Lénine essentiel pou r bien comprendre e n quoi elle consiste et comment elle fonctionne, comme « une généralisation matérialiste de tout ce que la science, et avant tout la science de la nature, avait acquis d' important et de substantiel (. . . ) depuis la mort d' Engels. Croyant ainsi magnifier le travail de Lénine, un tel j ugement est en réalité un contre-sens complet sur sa nature, c' est-à-dire sur la nature de l' intervention philosophique marxiste. Car tout l'effort de Lénine ( � s . 5 ) consiste à combattre la confusion entre les conceptions scientifiques sans cesse changeantes sur les propriétés de la matière, dont le tableau vient d' être bouleversé au moment où il écrit, et la catégorie gnoseologique de matière, dont le contenu distinctif est seulement de désigner la r é a l i t é objective qui nous est connue en dernière analyse par les sens, contenu qui ne peut être affecté par les progrès de la physique et n e saurait donc vieillir. Bien loin de « généraliser » les acquis nouveaux des sciences au début du 20• siècle en un ta b leau modifié de nos connaissances sur le monde, Lénine s' attache de bout en bout à montrer qu' ils ne modifient en rien les catégories philosophiques définies de longue date, c' est-à­ dire à combattre la méconnaissance de la spécificité du philoso­ phique par rapport au scient(fique, qui restaure u ne conception ontologique, à la fois scientiste et spéculative, de la philosophie, annulant d'un coup le formidable effort critique des fo ndateurs »23

du marxisme.

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Chez Staline, confondue avec la conception matérialiste dialectique du monde dont elle n' est que la forme gnoséologi­ quc, la philosophie marxiste n'a presque plus rien d'une étude des catégories ; elle ressemble plutôt à un "système de la nature" additionnant la physico-chimie du 1 9• siècle, le darwi­ nisme et la physiologie nerveuse de Pavlov avec un matéria­ lisme historique compris lui-même à la· façon d' un transfor­ misme sociologique. Que viennent alors à surgir la théorie einsteinienne de la relativité, la génétique mendélienne ou la découverte freudienne de l' inconscient, et c' est le drame : n' étant pas congruentes avec les anciens "principes de philoso­ phie naturelle" faussement identifiés au matérialisme dialecti­ que, ces conquêtes scientifiques sont rejetées comme de pures lubies de l'idéologie bourgeoise. Drame qui en prépare un autre : lorsqu' il n' est décidément plus possible de maintenir le "front" des anciennes conceptions scientifiques, cette néces­ saire révision paraît entraîner celle de la philosophie marxiste elle-même - et cela, alors que Matérialisme et empiriocriti­ cisme montrait magistralement qu' il n'y avait nul besoin de réviser les principes du matérialisme dialectique pour penser les progrès inouïs des sciences de la nature au début du .siècle. Dogmatisme d' abord, révisionnisme ensuite : tel est le prix exorbitant à payer pour la confusion stalinienne entre la philosophie marxiste et la "généralisation" scientifique. I l faut bien le voir : le vocabulaire de la science est foncièrement inadéquat pour caractériser la philosophie au sens marxiste, telle qu'elle subsiste « à l' état indépendant » par rapport à la conception scientifique du monde. C' est pourquoi il est essentiel de distinguer, malgré leur unité dialectique, caté­ gorie philosophique et concept scientifique. C' est pourquoi aussi on est en droit de ne pas suivre Engels lorsqu'il appelle lois les énoncés philosophiques portant sur des rapports néces­ saires entre catégories - par exemple les "lois de la pensée", les "lois de la dialectique". La loi newtonienne de la gravitation universelle et la "loi" dialectique de l' identité des contraires, la loi chimique des proportions multiples et la "loi" dialectique de la transformation de la quantité en qualité ne diffèrent pas seulement par leur ordre tle généralité, mais plus encore par le fait que les premières portent sur les choses, les secondes sur le rapport de la pensée aux choses. Ainsi l' identité des contraires n' a de sens que si l'on considère le mouvement de négation de négation de la pensée qui doit d'abord procéder à la distinction analytique des contraires, puis rétablir dialectiquement leur 29 1

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identité pour s' approprier rationnellement le mouvement de la contradiction objective. Les "lois" de la dialectique ne sont pas des lois scientifiques mais des énoncés gnoséologiques ce qui ne veut pas dire que leur vérité soit posée en dehors de toute démonstration ou réfutation, mais que, comme le note très bien Engels lui-même, elles ont « pour condition préalable l'étude de la nature des concepts eux-mêmes », (D.N.,225) et non pas seulement de la réalité matérielle. Faudrait-il donc, comme cela a été proposé, désigner ces énoncés non plus comme des lois mais commes des thèses24 ? M ais ce faisant on n'écarterait leur interprétation scientiste qu'en refoulant leur fondement objectif. Une thèse, dans l' acception aujourd' hui courante du terme, c' est ce qu'on décide librement de poser et de soutenir, non sans raisons, certes, mais sans preuves contraignantes. Or la philosophie marxiste a pour règle de ne poser ses énoncés que dans la mesure où i ls s 'imposent à qui considère le mouvement d'ensemble du savoir et de la pratique du point de vue de leurs présuppositions réelles. Parler de thèses au lieu de lois, c' est vouloir corriger l'objectivisme par le subj ectivisme. Dans ce livre, on préfère à ces deux termes celui de principe, au reste fréquemment employé par Engels ou par Lénine en ce sens, quitte à rappeler autant qu' il le faut que les principes sont des -

résultats. (A.D. ,66) '



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U n e philosophie « réellement critique » .

Que l a philosophie marxiste n e puisse sans grave malen­ tendu être appelée science ne signifie pas pour autant qu'il faille minimiser sa parenté fondamentale avec la pensée scien­ tifique. Si elle n'est pas elle-même science, ce n'est pas parce qu' elle adopte un point de départ et une démarche étrangers à ceux de la science, mais au contraire parce qu' elle se refuse à leur en substituer d' autres, et par conséquent les présuppose. Mieux : en-deçà même des présuppositions de la science, elle prolonge son effort pour mettre au jour les présuppositions effectives de toute conscience comme de tout pratique. Selon un passage capital de L 'idéologie allemande, elle est solidaire d' « une conception matérialiste du monde qui n 'est pas dépour­ vue de présuppositions, mais qui observe empiriquement les conditions préalables matérielles réelles , considérées comme telles, et, de ce fait, est la première à être réellement une 292

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conception critique. » (l.A. ,233) Prise en ce sens, l' idée de critique n' a rien à voir avec l' idée courante de désaveu ou de dénigrement. Critiquer, c' est substituer au préjugé le jugement dont les titres ont été soumis à un doute méthodique, aussi bien pour les authentifier que pour les invalider. « Critiquer sa propre conception du monde signifie donc la rendre unitaire et cohérente. » (G.T. , 1 3 2 ) L'attitude critique s'oppose ainsi au dogmatisme, dont les affirmations sont des décrets qu' une autorité a jugé bon d' établir, mais aussi bien au scepticisme doctrinal, qui révoque en bloc les titres de tout jugement, ne voit partout que préjugé et finit par s' identifier à un dogma­ tisme retourné. Certes, formellement, la philosophie marxiste n'est pas non plus, tant s'en faut, la première à se présenter comme critique. "Philosophie critique" est même la désignation attitrée de l' idéalisme transcendantal de Kant. Mais une philosophie criti­ que - et celle de Kant l'est incontestablement jusqu' à un certain point - ne mérite pleinement cette appellation que si elle ne laisse aucune présupposition en dehors de son examen. Or c'est ce que ne parvient à faire aucune philosophie prémar­ xiste, puisqu'en l'absence d' une science effective de l' histoire, toutes reposent sur un postulat, c'est-à-dire demandent d'ad­ mettre sans preuve quelque a bstraction première, du "je pense" à l' Esprit, de la Nature à l'Homme. Le propre du matérialisme historique, c' est, en reconnaissant pour la pre­ mière fois le rôle primordial qui revient à l'activité matérielle de production des hommes eux-mêmes, de remonter à des présuppositions qui n'ont plus rien d' abstrait ni d'arbitraire, à des présuppositions réelles dont il est arbitraire de faire abs­ traction. Fondant en dernière analyse la philosophie sur la non­ philosophie, sur la vie réelle, autrement dit la remettant pour la première fois sur ses pieds, le marxisme échappe à la vaine quête de "premiers principes" qui ne soient pas en fait des postulats, au travestissement idéologique d'un savoir et d' une pratique historiquement relatifs en points de départ absolus non critiqués. La critique marxiste des catégories remonte du logique à l' historique et de l' histoire de la théorie à celle de la pratique. Ainsi le travail critique y est-il réellement mené à son terme : la traversée de toute l'épaisseur de l' idéologie jusqu'à toucher la terre ferme de la vie réelle - terme qui est un nouveau point de départ : celui de la pratique et du savoir conscients de leurs rapports avec l'ensemble de la réalité. D' une telle philosophie dans son ensemble vaut ce que 293

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\.1arx écrivait de la dialectique : rien ne peut lui en imposer, Jarce qu'elle est, dans son essence, . critique e ! révol � tion­ [laire. ( E. Ph., 1 5 5 ;Cap. , I , 1 , 29) De fait, elle est bien la revolu­ tion dans la philosophie. La philosophie classique était proprié­ taire d'objets bien à elle - les plus prestigieux de tous les obj ets : l' Etre et la Pensée, le Moi, le M·o nde et Dieu -, obj ets dont l'essence supérieure a ppelle spontanément la maj uscule. L' espace théorique déterminé par ces objets est son domaine réservé : nul n' entre ici s' il n' est philosophe. Articulée de façon variable selon les systèmes, sa topographie fait toujours appa­ raître les mêmes grandes démarcations de l' Etre et du Connaî­ tre, de la Théorie et de la Pratique, l' emplacement de grandes "Sciences philosophiques" : "Science" de l' Etre, de la Subs­ tance, que se réserve la Métaphysique, non sans éternels problèmes de mur mitoyen avec la Théologie ; "Science" du Monde naturel, Cosmologie ou Philosophie de la Nature ; "Science" de l' Ame, du Monde spirituel, Psychologie philoso­ phique ou Philosophie de l' Esprit - champs que jouxtent ceux de la Logique et de la Théorie de la connaissance, puis ceux de la Philosophie pratique : Ethique, Philosophie politique, etc. Révolutionnaire, le marxisme ne propose pas de redistri­ buer différemment ce champ philosophique à l'intérieur de ses clôtures : il les a bol it, mettant fi n par là- même à toute "Science" philosophique. Ontologie, Cosmologie et Psycholo­ gie philosophique, Philosophie de la Nature, de l' Esprit ou de l' Histoire : tous ces champs, par une réforme agraire décisive, sont reconnus comme appartenant de façon plénière à ceux qui les travaillent, c' est-à-dire aux formes de connaissance et de pratique, aux sciences positives qui en ont fait leur objet selon leur découpage et leur démarche propres, ou qui les ont rayés de leur cadastre. Comprise de manière marxiste, la philosophie ne se définit plus par un domaine réservé, mais par une tâche spécifique dans le champ infiniment divers de la connaissance et de la pratique scientifiques, artistiques, politiques, etc., tâche d' essence gnoséologique où vient se fondre avec la logique et la dialectique la ci-deva nt "théorie de la connaissance" . Ses moyens, catégories et principes inséparablement objectifs et subj ectifs, sont tous - à l' exception de ceux qui portent sur le philosophique pris lui-même comme obj et - des concepts qui fonctionnent d 'abord dans la connaissa nce et l a pratique concrètes. Ces objets théoriques ne deviennent siens que dans la mesure où el le fait porter sur eux l' analyse gnoséologique, analyse dont toute la fonction est de les restituer à leurs «

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champs concrets en tant que catégories et principes philosophi­ quement élucidés. La philosophie marxiste est donc consciem­ ment en position seconde par rapport à la connaissance positive et à la pratique, renonçant une fois pou r toutes à se prétendre "fondatrice". Elle n' a ni "matière" ni "expérience" qui lui soient propres : sa matière et son expérience ne sont autres que celles des savoirs et des pratiques où fonctionnent, explicite­ ment ou non, des catégories et des principes de portée univer­ selle. La source première de cette tâche n' est donc pas en elle­ même, mais dans le mouvement et les contradictions de la connaissance et de la pratique. Et le contenu de cette tâche n' est pas de construire un système, mais d' intervenir pour élucidation dans les problèmes que celles-ci soulèvent. La philosophie marxiste travaille à façon au lieu de fabriquer des modèles.

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Du critère de vérité en philosophie.

Mais si la philosophie ainsi comprise n'est pas une science,

à quelle sorte de vérité peut-elle prétendre ? Peut-on même dire qu' elle est vraie, et en quel sens ? Suffirait-il de la faire relever de la justesse, comme on dit d' une stratégie politique

qu' elle est j uste ? Tout en mettant en relief un important aspect des choses, cela ne ferait que repousser le problème sans le résoudre, car la j ustesse d' une politique, pour un parti marxiste, présuppose l'aptitude à atteindre au vrai dans l'ana­ lyse de la situation obj ective. Si la philosophie marxiste se définit comme une tâche, c'est une tâche qu'elle accomplit pour la connaissance, et ses moyens - catégories et principes ne sont pas de simples instruments de pensée, qu'on ne saurait pas plus considérer "comme "vrais" qu'un marteau ou une clef anglaise : ils sont eux a ussi des reflets de la matière en mouvement à travers le mouvement de la pensée. La tâche de la philosophie ne se résume pas plus en un praticism� qu' en un théoricisme : c' est une tâche de connaissance dans la pratique, qu' elle est en mesure de remplir parce qu'elle rend possible l' intervention de la pratique dans la connaissance. La philosophie marxiste n'est pas une de ces disciplines où l'on ne sait jamais de quoi l'on parle ni si ce qu'on dit est vrai. Elle relève du vrai et du faux, c'est-à-dire qu'elle se soumet aux critères universels de la rationalité expérimentale. C' est ce que 295

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la philosophie classique n' a jamais réellement admis pour elle­ même, se prétendant détentrice d' une certitude d' essence supé­ rieure. D' où son inlassable recherche d'un critère de vérité supra-scientifique - évidence immédiate des essences, transpa­ rence immédiate du "je pense", etc. - qui en fait se révèle toujours être infrascientifique, comme l' atteste toute son his­ toire : les vérités premières "indubitables" admises par un système sont régulièrement disqualifiées comme préjugés par les systèmes rivaux qui lui succèdent. Dans sa forme même, la prétendue intuition première sur laquelle se fonde la ci-devant philosophie est l' aveu direct de sa nature idéologique. Décisive est ici la critique de Feuerbach : le seul point de départ non hypothétique de la philosophie, c' est la non-philosophie, c' est le monde féel. Mais chez lui le monde réel est encore identifié à la "nature sensible" et à "l' homme concret" pris comme des abstractions en dehors de la pratique sociale et de l' histoire. C' est pourquoi, tout en montrant le chemin qui conduit hors de l'abstraction philosophique, il en reste encore prisonnier. Parce qu' elle se fonde sur et dans la seule "science de la vie réelle", la science de l'histoire dans son açception matérialiste, la philoso­ phie marxiste peut renoncer radicalement à toute abstraction initiale dont elle serait elle-même la "science", et reconnaître sans réserve comme critère de vérité philosophique celui de la rationalité expérimentale, c' est-à-dire celui de la science elle­ même. Mais comment cela est-il possible, puisque la philosophie n' a comme telle aucun accès direct à la connaissance et à la transformation de la réalité objective, puisqu' il n' existe aucune expérience, aucune pratique philosophiques ? Il faut mesurer toute la conséquence de la position seconde où se trouve la philosophie dans sa conception et son usage marxistes : la vérité d' aucune analyse, d' aucun énoncé ne peut y être établie de manière directe. D' où une difficulté majeure, et constitutive, de la recherche et de la discussion philosophiques marxistes, qui semblent d'abord enfermées dans les mêmes contradictions que la ci-devant philosophie : visant au vrai, elles demeurent un domaine où la vérité du discours n' est jamais acquise d' emblée, où le faux-semblant a dans un premier temps le champ librn - et l' histoire empirique de la philosophie marxiste montre que ce champ a toujours été bien rempli. Prétendre à éliminer cette "faiblesse" de la philosophie au sens marxiste pour en faire une "science rigoureuse" portant en elle-mêrne son critère ultime de vérité, c'est de l' idéalisme. Le critère premier du vrai dans la 296

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philosophie marxiste n e saurait être que second, tardif, indi­ rect. Mais pour être indirect, il n'en réside pas moins dans la critique de l' expérience, de la pratique : dans l'effet de connais­ sance empiriquement vérifiable qu'y opère ou non l' interven­ tion philosophique. Le champ de vérification ou d'infirmation de la philosophie marxiste, c' est le développement historique d'ensemble de la connaissance et de la pratique. Développement,

car la philosophie marxiste porte sur le mouvement dialectique des rapports entre la pensée et l'être, et ne saurait être vérifiée ou infirmée par une simple concordance ou discordance mo­ mentanée avec u n état temporaire du savoir et de la pratique ; développement d'ensemble, car, portant sur les aspects univer­ sels de ces rapports, elle ne saurait être vérifiée ou infirmée par une simple concordance ou discordance ponctuelle ou même sectorielle avec un aspect particulier du savoir et de la prati­ que. Prenons pour exemple l'affirmation gnoséologique centrale développée par Lénine en 1 908 dans Matérialisme et empirio­ criticisme : que l'électron n'ait pas de masse mécanique ne signifie pas que "la matière s'évanouit", contrairement à ce que d isent des savants comme Poincaré ; cela signifie au contraire que l' ancien concept scientifique de matière s'enrichit d'as­ pects nouveaux, dès lors que ces aspects nouveaux existent objectivement et relèvent donc de la catégorie gnoséologique de matière. Une assertion de cette sorte ne se démontre pas en laboratoire. Pour autant, elle n'a rien d' une "opinion" subjec­ tive et indécidable : elle opère des effets théoriques précis sur les concepts en jeu - matière, énergie, masse, éther, etc. - et leurs rapports, effets que le développement de la science valide ou invalide de façon tout aussi irrécusable à terme que la pratique expérimentale peut le faire au niveau du savoir positif. Enoncée à chaud, presque sans recul, contraire à l'avis de grands savants, l'affirmation de Lénine, qui se prononce pour une conception ouverte de la matérialité où ont place des formes inédites de matière incompatibles avec ses représenta­ tions purement mécaniques et corpusculaires, l'a emporté peu à peu de façon irrécusable, et n'est plus depuis longtemps contestée par personne. De même la critique du concept d"'essence" ou de "nature" humaine comme mauvaise abstrac­ tion et sa reformulation catégorielle comme "ensemble des rapports sociaux" dans la VI' Thèse sur Feuerbach peut être considérée comme irréversiblement validée par le mouvement d'ensemble des sciences humaines, même si l' importance prati297

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que autant que théorique de ce qui est ici en jeu se reflète dans l e caractère acharné des batailles d'arrière-garde de l' idéologie dominante à ce sujet, dans l' hégémonie des anciennes "éviden­ ces" sur une portion de l'opinion scientifique elle-même. On voit l' importance théorique fo ndamentale d' une réelle histoire des sciences et des pratiques comprise comme in­ cluant celle des formes universelles des rapports entre la pensée et l' être, des catégories : c' est tout simplement de la base de la philosophie marxiste qu' il s' agit - et l'on ne s'étonne pas que l' idéologie dominante montre peu d'empressement à dévelop­ per une telle histoire. Abstraction faite de cette base, la philosophie marxiste est toujours menacée de retomber au niveau des critères idéalistes - "l'accord de la pensée avec elle­ même", c' est-à-dire le vieil esprit spéculatif - ou à celui du pragmatisme, qui substitue le "succès pratique" , aveugle et ponctuel, à la validation continue de l' expérience raisonnée. On se contente alors de donner une affirma tian philosophique pour "vraie" parce qu' elle permet de tenir avec succès (idéologique) un discours justificatif des points de vue existants, réduit le p l u s souvent à une « somme d ' exemp les » . ( T . P h . , 2 7 l ; O. L. , 3 8,343 ) au nom de quoi l'on s' imagine pouvoir disquali­ fier les points de vue "non-conformes". C' est cette pente qu'a descendue la forme stalinisée de la philosophie marxiste, s'af­ fairant entre l' a pologie et l' ostracisme, par exemple lors du grand tournant de la biologie soviétique en 1 948 dans le sens des vues de Lyssenko. Le seul critère qui vaille pour la philoso­ phie marxiste est la concordance féconde en longue période de l'analyse gnoséologique avec le processus effectif de développe­ ment du savoir et de la pratique dans leur ensemble - concor­ dance qui n' est jamais complète ni achevée, et ouvre sans cesse la vérité acquise sur des problèmes nouveaux. En ce sens, la démarche de la philosophie marxiste est homologue à celle des sciences expérimentales. Ayant rompu dans le principe avec la construction spéculative qui soustrait arbitrairement ses asser­ tions à la validation ou invalidation pratique, avec l' idéologie qui demeure dans un rapport illusoire avec ses présuppositions réelles, elle ne renonce à s' identifier déclarativement à la science que pour en accepter au second degré, sous une forme spécifique, le critère fondamental. -

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L a philosophie com n1e tot a l ité organique.

Si le critère de sa vérité repose ainsi sur l' expérience historique, son indice réside dans sa cohérence rationnelle. La philosophie marxiste a clos dans le principe l'ère des systèmes métaphysiques, mais, comme toute pensée théorique, elle tend à la synthèse, à la systématicité ouverte : il y a une rationalité dialectique. Les catégories ne forment pas en effet une pluralité incoordonnée ; du fait même qu' elles reflètent des rapports universels, elles sont entre elles en rapport universel, elles constituent une totalité organique. Ce qui frappe dès qu'on en aborde l'étude avec un réel souci théorique, c'est l' exception­ nelle richesse et densité de leurs relations internes : à la limite, chaque catégorie porte en elle toutes les autres. Ainsi, contra­ diction ? La forme fondamentale des rapports et procès de la matière en mouvement se reflétant dans la pensée, dans la pratique ; l' identité des contraires, leur négation réciproque, leur passage l' un dans l' autre ou dans une unité ultérieure, qualitativement nouvelle ; le moteur d'un développement néces­ saire ; l' essence de ce développement toujours concret, se tra­ duisant en une pluralité de possibles devenant ou non réels ; etc. On peut dire que le rapport entre les objets philosophi­ ques est lui-même le principal objet philosophique : point trop souvent méconnu, alors qu'il est l'essentiel. Cette liaison dialectique de toutes les catégories entre elles, qui s' apparente à la cohésion d'un organisme vivant, est à l'origine de l'exceptionnelle fécondité heuristique de la philoso­ phie au sens marxiste : elle est un moyen irremplaçable de détection des problèmes théoriques fondamentaux et d' amplifi­ cation de la portée de leur résolution. En pensant les catégories non pas une à une mais comme réseau, elle impulse la critique de l'état où se trouve leur élaboration générale, met en lumière ses lacunes et ses contradictions, dessine de façon systématique les tâches qui lui incombent - ce dont l'émiettement des réflexions parcellaires est tout à fait incapable. Intervenant dans l'élucidation d'un concept, elle l'irradie de tout le réseau des catég o ries et en fait a pparaître la problématique sous des angles inédits. Si ce concept constitue un apport nouveau conduisant à opérer une transformation dans une catégorie donnée, elle pense l'effet de réseau de cette transformation, étendant les enseignements de chaque découverte à l' échelle du mode de pensée théorique en son ensemble. On a vu par "

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exemple comment les déplacements, rectifications et enrichis­ sements successifs de la pensée du jeune Marx sont, du point de vue philosophique, des effets de réseau produits par l'assimila­ tion de nouveaux concepts : l'aliénation et le renversement matérialiste au sens feuerbachien, qui bouleversent de fond en comble le mode de représentation hégélien ; puis la pratique, les rapports sociaux, qui bouleversent à leur tour en son entier l' humanisme feuerbachien. On comprend ainsi comment, mal­ gré sa position foncièrement seconde, la p h ilosophie peut de­ vancer le mouvement concret du savoir - comme le matéria­ lisme historique a devancé la formation de la science de l' histoire, et devance aujourd' hui encore bien des sciences humaines du point de vue de leur théorie fondamentale. C' est que l'étude systématique des catégories anticipe sur les problè­ mes que le développement de la connaissance positive et de la pratique n'a pas encore posés concrètement et leur propose des moyens théoriques pour le faire, participant ainsi au second degré à la compréhension et à la transformation du monde. Cela ne signifie pas qu' on puisse jamais déduire de la philosophie un savoir ou un savoir-faire quelconques. Répé­ tons-le : la philosophie ne porte pas sur les choses mêmes, mais sur le procès d' ensemble de leur réflexion dans la pensée et la pratique. Conséquence directe de la confusion entre la philoso­ phie et la connaissance positive du monde, le déductivisme, qui charpente par exemple tout le texte de Staline sur Matéria­ lisme dialectique et matérialisme historique, nous reconduit dans l' idéologie dont le marxisme a effectué la critique déci­ sive. Ainsi, de ce que le passage des changements quantitatifs lents à des changements qualitatifs rapides et brusques » serait une "loi de développement universelle" , Staline "déduit" que « pour ne pas se tromper en politique il faut être un révolution­ naire et non un réformiste ».25 On "déduirait" tout aussi juste­ ment de l' existence de transformations qualitatives lentes et graduelles dont les exemples abondent (-+6. 1 2) que, pour ne pas se tromper en politique » il faut être un réformiste et non un révolutionnaire. Cet usage apparemment "fondateur", et en réalité purement justificatif. de la philosophie par rapport à des assertions scientifiques ou politiques préalables qu' elle est bien incapable de prouver la ramène à une forme triviale de spécu­ lation. Ce n' est certes pas en ce sens que la philosophie est capable d' anticiper, mais en universalisant au niveau du mode de pensée théorique, et sous bénéfice d'inventaire, aussi bien la critique des échecs et des retards que l' enseignement des «

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avancées et des succès enregistrés par le développement tou­ jours inégal de la connaissance et de la pratique. La structure du réseau des catégories est donc elle-même déterminée en dernière analyse ·par le mouvement des problè­ mes gnoséologiques fondamentaux. Si, comme le dit Engels, le problème philosophique central est celui des rapports entre la pensée et l'être, on voit qu' il définit du même coup la structure centrale du réseau des catégories philosophiques. Le rapport entre la pensée et l'être se dédouble en effet en pensée de l 'être et être de la pensée, c'est-à-dire en catégories de la réalité objective reflétée par la pensée et en catégories de la réflexion subjective de l'être. Ce rapport n'est pas abstraitement immo­ bile, c'est un processus, lui-même double : mouvement de l'être et mouvement de la pensée. D'où déj à quatre pôles catégoriels : (Pensée de l') être en mouvement Conception matérialiste du monde (Etre de la) pensée en mouvement Conception matérialiste de la connaissance (Pensée du) mouvement de l'être Dialectique objective (Etre du) mouvement de la pensée Dialectique subjective Matière, contradiction, reflet, concret - telles sont les catégo­ ries cardinales de ces quatre pôles. Le reflet concret des contra­ dictions de la matière : telle est l' essence du rapport de connaissance de la pensée à l'être. Mais en s'en tenant ordinai­ rement là, on "oublie" tout simplement que le marxisme introduit dans la gnoséologie la dimension de la pratique sociale, de la lutte pour la transformation du monde. Comme le souligne Engels : Jusqu' ici la science de la nature, et de même la philosophie, ont absolument négligé l'influence de l 'activité de l' homme sur sa pensée. Elles ne connaissent d' un côté que la nature, de l' autre que la pensée. Or c'est précisément l a transformation de la nature par l 'homme, e t non la nature seule en tant que telle, qui est le fondement le plus essentiel et le plus direct de la pensée humaine, et l' intelligence de l' homme a grandi dans la mesure où il a appris à transformer la nature. » «

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(D.N .,233) Ce qui est vrai du monde naturel l' est davantage encore du monde social : la philosophie marxiste est née de la fondation de la science de l'histoire, condition préalable de la transformation révolutionnaire du monde. La catégorie de la pratique n'est pas à cet égard u ne catégorie à côté des autres, c 'est un opérateur universel dont la philosophie marxiste a à penser l'effet de réseau sur toutes les autres catégories. Ainsi, du point de vue de la pratique révolutionnaire, la matière c'est la situation historique objective ; la contradiction, c' est la lutte des classes ; le reflet, c' est la ligne politique ; son caractère concret, c' est sa justesse. Mener la lutte de classe dans une situation donnée selon une ligne juste, c' est l' essence de la pratique révolutionnaire - dont on voit combien est direct le lien avec le matérialisme dialectique. L' étude des catégories en tant que catégories non seulement de la théorie mais de la pratique, telle est la tâche qui s' impose à la philosophie marxiste tâche qui anticipe encore largement sur les connais­ sances philosophiques existantes. -

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Pou rquoi u n e philosophie « à l ' état indépendant » ? -

Mais si ce qui précède établit clairement que subsiste du

philosophique sous forme spécifique, est-ce suffisant pour en conclure que demeure - doit demeurer une philosophie à l 'état indépendant ? Si l'on parle avec précision, il y a beaucoup -

plus qu' une différence entre les deux formules, car la seconde ajoute à la première un élément de taille : que l' étude du philosophique constitue bien une tâche à part. N' est-ce pas passer trop vite du philosophique à la philosoph ie ? L' exemple de Marx et Engels eux-mêmes ne doit-il pas nous inciter à plus de prudence ? Dans toute leur œuvre il y a, à l'évidence, du philosophique. Mais la richesse philosophique n' est-elle pas tout aussi grande dans leurs travaux scientifiques, historiques et politiques, où le .tnaniement des catégories et des principes manifeste une haute conscience gnoséologique, que dans les écrits proprement philosophiques ? La "logique du Capital" n' est-elle pas pour nous au moins aussi précieuse que les développements consacrés de façon directe à la logique dans l' Introduction de 1 8 57 ou dans la première partie de l' Anti­ Dühring ? Mieux : n' est-ce pas précisément parce qu' ils ont 302

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consacré le principal de leur effort, après le tournant de 1 84546, non pas à la philosophie prise à part mais à l' avancement des connaissances scientifiques et à l'organisation de la lutte révolutionnaire qu' ils ont pu mener à bien du même coup leur tâche philosophique ? Cela ne veut-il pas dire qu' avec le marxisme, si le philosophique gagne en spécificité, la philoso­ phie perd sa raison d'être en tant que discipline distincte, ce qui expliquerait toute l'ambiguïté de l' expression philosophie mar­ xiste ?

Il faut donc revenir avec plus d'attention aux raisons pour lesquelles Engels affirme la persistance d'une philosophie à l'état indépendant. Que nous dit-il, par exemple à propos de la dialectique ? L' incohérence et la confusion règnent dans la pensée théorique de la fin du 1 9• siècle, dominée par un éclectisme fait de positivisme et de néo-kantisme, de sorte qu"'il est difficile de prendre en main un livre t héorique de science de la nature sans avoir l' impression que les savants sentent eux-mêmes à quel point ils sont dominés par cette incohérence et cette confusion, et comment la soi-disant philo­ sophie actuellement en vogue ne leur offre absolument aucune issue. Ici il n'y a désormais pas d'autre issue, pas d' autre possibilité de parvenir à la clarté que le retour, sous une forme ou sous une autre, de la pensée métaphysique à la pensée dialectique. (D.N.,5 1 ) Propos qui n'ont guère vieilli un siècle après avoir été écrits. De toute façon, la science de la nature a fait de tels progrès qu'elle ne peut plus échapper à la synthèse dialectique. ( 43) Mais comment ce passage de la science à la dialectique peut-il s' effectuer ? « Il peut se faire naturellement, par la simple puissance des découvertes des sciences de la nature elle-même, découvertes qui ne veulent plus.se laisser mettre de force dans le lit de Procuste de la vieille métaphysi­ que. » (5 1 ) Point important : Engels n'exclut pas une évolution sponta­ née de la science vers la dialectique. A force de tomber dans des contradictions, la science apprend à les ramasser dans la pensée théorique. C' est ce que fait Claude Bernard lorsqu'il découvre que la vie, c'est la mort, ou Einstein lorsqu' il nous représente un Univers à la fois fini et illimité autrement dit lorsque, par leur démarche propre, ils réinventent la contradic­ tion dialectique. La dialectique n' est pas une thèse subjective­ ment proposée par une philosophie particulière, elle est le résultat objectif incontestable du mouvement d'ensemble du savoir. C'est pourquoi toute science la rencontre nécessaire»

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ment sur son chemin quand elle élabore sa théorie. Oui, mais, ajoute Engels, « c'est là un processus long, pénible, dans lequel il faut venir à bout d'une masse énorme de frottements super­ flus », frottements que s'ingénie à accroître l' idéologie domi­ nante à mesure que grandit l'enjeu théorique et politique d'un passage général de la science à la dialectique. Or ce passage « peut être très abrégé si les savants adonnés à la théorie veulent s'intéresser d' un peu près à la philosophie dialectique sous ses formes historiques existantes : la philosophie grecque et surtout « la ph ilosophie classique allemande de Kant à Hegel » (52) ajoutons aujourd'hui : plus encore le marxisme et sa dialectique matérialiste, au regard de laquelle celle de Hegel est ce que « la théorie de la substance calorique est à la théorie mécanique de la chaleur. » (55) On peut en dire autant du matérialisme : ici encore, si le mouvement spontané de la science la porte en direction du matérialisme, que de déboires attendent le scientifique qui croirait pouvoir éconqmiser le recours à la ph ilosophie ! Certes « la conception matérialiste de la nature ne signifie rien d'autre qu' une simple intelligence de la nature telle qu' elle se présente, sans adjonction étrangère, et c' est pour cela qu' à l' origine elle était l'évidence même chez les philosophes grecs. Mais, entre ces anciens G recs et nous, il y a plus de deux millénaires de conception essentiellement idéaliste du monde ; aussi le retour à l'évidence est-il plus difficile qu' il apparaît au premier coup d'œil. Car il ne s' agit nullement de rejeter purement et sim­ plement tout le contenu de pensée de deux millénaires, mais de le critiquer, de dégager de cette forme passagère les résultats acquis au sein de la forme idéaliste fausse, mais iné­ vitable pour son temps et pour la marche du développement même. ( 1 98-9) »

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Les savants ont beau faire, ils sont dominés par la philosophie. » -

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L'assimilation critique des résultats acquis au cours de la longue histoire de la philosophie - une histoire qui s' est déroulée da façon "indépendante" et demeurera toujours irré­ ductible - voilà la . base nécessaire de toute compréhension correcte des catégories et principes de la pensée théorique, et voilà du même coup la première raison fondamentale pour 304

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laquelle l' étude de l a philosophie est indispensable pour qui veut atteindre à un maniement instruit du philosophique. D'où, chez Marx et Engels, en même temps que les déclarations apparemment les plus positivistes sur la fin de la ci-devant philosophie, les mises en garde les plus a nti-empiristes contre tout dédain à l'égard de la grande philosophie classique : pour faire de la science une science théorique, et de la pratique une pratique savante, « les méthodes empiriques écl}ouent, la pen­ sée théorique peut seule servir. » Or pour acquérir une culture réelle en matière de pensée théorique, « il n'y a jusqu' ici pas d' autre moyen que l'étude de la philosophie du passé. » (D.N.,49) A cela s' ajoute que pour comprendre une catégorie, il ne suffit pas de la mettre en rapport avec son histoire, il faut aussi, on l'a montré, la mettre en rapport avec toutes les autres. C'est seulement dans leur ensemble et dans leur relation que la vérité se réalise. (T.Ph.,254 ; O. L. , 3 8 , 1 86) Le philosophi­ que n' existe pas à l'état isolé. Ici encore, pas de philosophique sans philosophie. La subsistance de la philosophie à l'état indépendant repose donc sur la double spécificité de son évolu­ tion historique et de sa cohésion logique, qui requièrent toutes deux une étude systématique. Faire de la philosophie au niveau de compétence théorique que cela exige n'est pas et ne peut pas être une occupation épisodique. Lorsque Lénine par exemple, au début de 1 908, juge urgent de combattre la liquidation de la philosophie marxiste par des bolchéviks ralliés à l' empiriocriti­ cisme de Mach, il a bien conscience de n'être « pas suffisam­ me n t compé tent d a n s ces qu estions » ( T . Ph . , 1 00 ; O.L. , 1 3 ,469), et c'est pourquoi, « simple marxiste » se sachant « mal préparé dans ce domaine >> (O.L.,34,395), il s' est abstenu jusqu' ici d'intervenir publiquement. Mais personne n' engage cette bataille absolument nécessaire à ses yeux, pas même Plékhanov, qui a « entièrement raison >> contre cette révision du matérialisme mais qui « ne sait pas, ou ne veut pas, ou a la flemme de le dire concrètement, en détail, simplement, sans effrayer inutilement le public par des subtilités philosophi­ ques. » (402) Et c'est ce qui le décide à intervenir lui-même. Mais pour le faire, il se consacre au travail philosophique pendant près d 'un an, au point de négliger ses tâches politiques. Comment trouvez-vous le Prolétari ?, écrit-il à Gork\ en avril 1 908. Il est à l'abandon. Jamais je n' ai encore autant négligé mon journal : je lis à longueur de journée ces maudits machis­ tes, et j'écris au galop les articles pour le journal. » ( 405) «

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Quelques années plus tard, Lénine faisait l'effort considérable de lire de bout en bout la plume à la main la Science de la Logique de Hegel. I l n'y a pas de sérieux philosophique sans emploi du temps qui fasse toute sa place à la philosophie. De même la richesse philosophique de l'œuvre de Marx ou de G ramsci est inséparable des loisirs de recherche que les subsi­ des d' Engels ont permis au premier, des années de réclusion au cours desquels le second a écrit ses Cahiers de la prison. Le scientifique positiviste, le politique pragmatique son t tellement convaincus de l' inanité de l a philosophie en général qu' ils se persuadent de pouvoir tirer de leur propre activité et de lectures de rencontre toutes les lumières théoriques qui leu r sont nécessaires. Cette illusion est renforcée par le fait qu' une certaine généralisation est en effet possible sur cette base, celle par exemple qui concerne la méthodologie particulière d'une discipline scientifique. Mais la gnoséologie n' est pas une simple méthodologie, et le philosophique présuppose tout autre chose qu'une simple généralisation : il a pour condition l' étude « des formes de la pensée, des catégories logiques ». (D.N.,243) Il n'y a pas de gnoséologie "spontanée", pas de "voie courte" au ph i losoph ique. L' a m a t e u r i s m e e n c�s m a tières ne peut conduire qu' au bricolage théorique, dont Engels a si bien décrit les ravages : Les savants croient se libérer de la philosophie en l' ignorant ou en la vitupérant. Mais comme, sans pensée, ils ne progressent pas d' un pas et que, pour penser, ils ont besoin de catégories logiques, comme d'autre part ils prennent ces caté­ gories, sans en faire la critique, soit dans la conscience commune des gens soi-disant cultivés, conscience qui est domi­ née par des restes de philosophies depuis longtemps périmées, soit dans des bribes de philosophie recueillies dans les cours obligatoires de l'université (ce qui représente non seulement des vues fragmentaires, mais aussi un pêle-mêle des opinions de gens appartenant aux écoles les plus diverses, et la plupart du temps les plus mauvaises), soit encore dans la lecture désordonnée et sans critique de productions philosophiques de toute espèce, ils n' en sont pas moins sous le j oug de la philosophie, et la plupart du temps, hélas, de la plus mauvaise. Ceux qui vitupèrent le plus la philosophie sont précisément es