Transitions et subordinations au capitalisme

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Transitions et subordinations au capitalisme Maurice Godelier

DOI : 10.4000/books.editionsmsh.6229 Éditeur : Éditions de la Maison des sciences de l’homme Année d'édition : 1991 Date de mise en ligne : 28 juin 2017 Collection : Hors collection ISBN électronique : 9782735119738

http://books.openedition.org

Édition imprimée ISBN : 9782735104284 Nombre de pages : 428

Référence électronique GODELIER, Maurice. Transitions et subordinations au capitalisme. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1991 (généré le 10 juillet 2017). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782735119738. DOI : 10.4000/books.editionsmsh.6229. Ce document a été généré automatiquement le 10 juillet 2017. Il est issu d'une numérisation par reconnaissance optique de caractères. © Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1991 Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

Aujourd'hui que le capitalisme va connaître une nouvelle expansion mondiale sur les débris du système « socialiste » qui se présentait comme son alternative, une dizaine d'anthropologues analysent des mécanismes et des formes de subordination et même de transition au capitalisme au sein de diverses sociétés locales d'Europe, d'Amérique latine, d'Asie et d'Océanie. Ils montrent comment le développement de la production marchande et de l'usage de la monnaie décompose d'anciennes formes d'organisation sociale qui peuvent disparaître entièrement, végéter pendant des siècles dans un faux archaïsme, ou se réorganiser sur d'autres bases fournies par le capitalisme lui-même. Un processus mondial commencé il y a plusieurs siècles mais plus que jamais d'actualité.

Note de l’éditeur Nous remercions l'UNESCO ainsi que Sage Publications d'avoir autorisé la reproduction d'articles publiés dans le numéro 114 (1987) de la Revue internationale des sciences sociales et dans les volumes 26 (n° 2 1987) et 27 (n° 4, 1988) de la revue Information sur les sciences sociales. Nous informons par ailleurs les lecteurs que la revue catalane d'ethnographie, Arxiu, a publié en 1988 un numéro spécial le n° 6 rassemblant une douzaine d'autres textes de chercheurs du groupe « Transition ». Les travaux présentés dans cet ouvrage ont été réalisés dans le cadre des programmes Transition et Europe du Sud du Centre Coopératif de Recherche et de Diffusion en Anthropologie de la Maison des Sciences de l'Homme. Ils ont bénéficié du concours du Ministère des Affaires Etrangères et de l'UNESCO.

Sommaire 1. L’objet et les enjeux Maurice Godelier

1. L’ŒUVRE DE MARX 2. QUELQUES CAS DE TRANSITION OU DE SUBORDINATION AU CAPITALISME 2. L’étau idéologique : casa, famille et coopération dans le processus de transition Susana Narotzky

1. UNE ÉTUDE DE CAS 2. L’IDÉOLOGIE DE LA CASA ET CELLE DE LA FAMILLE 3. HOMMES, FEMMES ET TRAVAIL 4. IDÉOLOGIE ET TRANSITION 5. ÉCONOMIE « SOUTERRAINE » ET COOPÉRATIVES OUVRIÈRES 6. L’IDÉOLOGIE DE LA COOPÉRATION ET LE NOUVEAU CAPITALISME 7. REPRODUCTION SOCIALE ET TRANSITION 8. CONCLUSION 3. Formes de subsistance et reproduction sociale du prolétariat urbain de Tarragone Juan J. Pujadas

1. L’INDUSTRIALISATION DE TARRAGONE 2. LA MARCHÉ DU TRAVAIL ET LA SITUATION SOCIALE DE LA CLASSE OUVRIÈRE À TARRAGONE 3. LE RÔLE DU GROUPE DOMESTIQUE ET DE LA PARENTÈLE FACE À LA PRÉCARITÉ ÉCONOMIQUE 4. CONCLUSION 4. Changement et continuité : la paysannerie en transition dans une paroisse galicienne Raúl Iturra

1. 2. 3. 4. 5. 6.

LE PROBLÈME L’HYPOTHÈSE DE TRAVAIL LE CONTEXTE VILATUXE, LE MILIEU LOCAL ET LE RESTE DE LA SOCIÉTÉ LE CHANGEMENT UNE GRANDE ENTREPRISE PÉNÈTRE UNE SOCIÉTÉ LOCALE LA SOCIÉTÉ NESTLÉ ET LES ATTITUDES DES PAYSANS LA CONTINUITÉ LE RECENTRAGE DES RESSOURCES, DES LIENS DE PARENTÉ ET DU TRAVAIL AUTOUR DES TECHNIQUES NOUVELLES

7. LES STRATÉGIES D’ADAPTATION AUX MOYENS DE PRODUCTION 8. LE CHANGEMENT ET LA CONTINUITÉ DANS LA LOGIQUE DE LA TRANSITION 5. Structures agraires et migrations pendulaires : une région du nord-ouest du Portugal João Ferreira de Almeida

1. QUELQUES RÉFÉRENCES HISTORIQUES 2. LA COMMUNE DE FONTE ARCADA 3. CONCLUSION 6. Pluri-activité et stratégies paysannes d’abandon de l’agriculture : deux exemples Manuel Villaverde Cabral

1. LES MÉTAYERS DU NORD-OUEST : FERMIERS OU LOCATAIRES ? 2. LES PAYSANS AISÉS DE L’OUEST : AGRICULTEURS OU MARCHANDS ? 7. Scénarios de la transition dans les Pyrénées catalanes françaises

Louis Assier-Andrieu

1. TRANSFORMATIONS DE LA PROPRIÉTÉ ET REPRODUCTION DES COMMUNAUTÉS 2. VERS UN NOUVEAU SYSTÈME SOCIAL 3. CONCLUSION. CONTRADICTIONS ET PERSPECTIVES ACTUELLES 8. La transformation des formes d’organisation sociale de la production dans un ejido mexicain (1924-1981) Gail Mummert

1. 2. 3.

LE CADRE GÉNÉRAL DE L’EJIDO DE NARANJA LE TRAVAIL SUR LE TERRAIN L’ÉVENTAIL DES FORMES D’ORGANISATION SOCIALE DE LA PRODUCTION DANS L’EJIDO DE NARANJA EN 1981

4.

ESSAI DE RECONSTITUTION DU PROCESSUS DE TRANSFORMATION DES FORMES D’ORGANISATION SOCIALE DE LA PRODUCTION DANS L’EJIDO DE NARANJA (1924-1981)

9. La communauté indienne une survivance ?

Une municipalité mexicaine du xixe siècle à nos jours Danièle Dehouve

1. LA COMMUNAUTÉ INDIENNE AU SIÈCLE DERNIER 2. LA COMMUNAUTÉ INDIENNE AUJOURD’HUI 3. CONCLUSION 4. ARCHIVES 10. La terre et les hommes au Pérou : la vallée du Chancay du xvie au xxe siècle Olinda Celestino

1.

TERRITOIRE ET IDENTITÉ LE RAPPORT SYMBIOTIQUE DE L’HOMME À LA TERRE AVANT LA CONQUÊTE ESPAGNOLE

2.

LE CHOC COLONIAL (XVIe

SIÈCLE)

3. 4.

LE DÉVELOPPEMENT DU SYSTÈME COLONIAL (XVIe-XVIIIe

SIÈCLE)

LA TRANSITION : LA FIN DU COLONIALISME ESPAGNOL ET L’APPARITION DU CAPITALISME PÉRIPHÉRIQUE 1780-1920

5. VERS LA DOMINATION D’UN CAPITALISME AGRAIRE (1920-1972) 6. L’APPARITION PRÉCOCE ( ?) DU MODE DE PRODUCTION DES TRAVAILLEURS ASSOCIÉS 11. Capitalisme et travail à domicile : le cas de l’industrie du vêtement au Brésil Alice de Paiva Abreu

1. L’INDUSTRIE DU VÊTEMENT LA MISE EN PLACE DU PRÊT-À-PORTER FÉMININ AU BRÉSIL 2. LA PRODUCTION « AU DEHORS » L’ALTERNATIVE DES ENTREPRISES 3. TRAVAIL ET CONDITIONS DE TRAVAIL DES EXTERNES 4. CONCLUSION 12. Transitions à Sumatra : capitalisme colonial et théories de la subsomption Ann Stoler

1. LES DIVERSES CONCEPTIONS DE LA SUBSOMPTION 2. LA CONQUÊTE COLONIALE ET L’ASPECT « REPRODUCTION » DE LA SUBSOMPTION 3. LA PÉRIPHÉRIE DES PLANTATIONS DE SUMATRA À L’ÉPOQUE ACTUELLE 4. LA DYNAMIQUE DE LA SUBSOMPTION 13. Les Baruya de Nouvelle-Guinée : un exemple récent de subordination économique, politique et culturelle d’une société « primitive » à l’Occident Maurice Godelier

14. Les contextes illusoires de la transition au socialisme Maurice Godelier

15. Erratum

L’objet et les enjeux 1 Maurice Godelier

Par l’expression « période de transition », on désigne une phase particulière de l’évolution d’une société, la phase où celle-ci rencontre de plus en plus de difficultés, internes ou externes, à reproduire les rapports économiques et sociaux sur lesquels elle repose et qui lui donnent une logique de fonctionnement et des formes d’évolution spécifiques et où, en même temps, apparaissent de nouveaux rapports économiques et sociaux qui vont, plus ou moins vite, plus ou moins violemment, se généraliser et devenir les conditions de fonctionnement d’une nouvelle société. Il ressort immédiatement de cette définition approximative, que les phases de transition constituent des époques d’une exceptionnelle importance dans la vie concrète des sociétés. C’est le moment où des manières de produire, des manières de penser, d’agir individuellement ou collectivement se trouvent confrontées à des limites soit internes, soit externes et commençent à se décomposer, à se fissurer, à perdre de leur importance sociale quitte à végéter pendant des siècles à des places mineures et subordonnées avant parfois de s’éteindre d’elles-mêmes. Mais le plus souvent leur subordination et leur disparition sont accélérées par l’action de groupes sociaux qui veulent le développement d’autres manières de penser, d’agir, de produire. Analyser donc des processus et des époques de transition, c’est se confronter à des moments charnières de l’histoire, des moments qui, plus que d’autres, font ou résument l’histoire. Sur le plan théorique, cette analyse exige la mobilisation de toutes les disciplines des sciences sociales, qui se trouvent ainsi confrontées aux limites de leurs capacités d’interpréter l’histoire. Bien entendu quand il s’agit de processus terminés ou commencés il y a des siècles, les historiens et leur discipline se retrouvent au premier rang. A l’inverse, quand il s’agit de sociétés et d’hommes de notre temps, les autres sciences sociales, l’économie, l’ethnologie, la sociologie, la démographie, etc., se portent à la tâche chacune à sa manière. Mais aucune – dès qu’il faut tenter une synthèse – ne peut se contenter d’elle-même. Chacune emprunte à d’autres, hypothèses et résultats. De toutes, l’histoire est peut-être à l’épreuve la plus rude puisque son but avoué est de proposer des synthèses de ce que l’on sait des sociétés qui se sont succédé dans le passé et une explication de cette succession. Analyser des processus de transition c’est chercher à mesurer les parts de hasards et de nécessités qui rendraient compte de l’apparition et de la disparition des diverses formes de société qui se sont succédé dans le temps. C’est supposer que tout n’est pas contingent dans la nature des rapports sociaux qui coexistent au sein d’une société à une époque donnée et lui impriment une logique originale de fonctionnement, présente aussi bien dans les conduites des individus et des groupes qui composent cette société que dans les effets, locaux ou globaux, à court terme ou durables qu’entraînent ces actions sur sa reproduction. C’est supposer que pour une large part le fonctionnement des sociétés forme des « systèmes ». C’est supposer également que tout n’est pas nécessaire, prédéterminé dans l’évolution d’une

société ce qui implique qu’il existe plusieurs manières d’interpréter les événements qui y surviennent, les problèmes qui se posent. Ce qui signifie aussi que la compatibilité qui existe entre les rapports sociaux qui composent une société n’est que partielle et provisoire, qu’elle n’exclut pas l’existence de contradictions entre ces rapports ni les oppositions d’intérêts entre les groupes et les individus qui les personnifient. Bref, en se confrontant à l’analyse de processus de transition entre des sociétés aux logiques distinctes, les sciences sociales affrontent des problèmes d’une certaine manière analogues à ceux que rencontrent les sciences de la nature lorsqu’elles cherchent à rendre compte de l’apparition de nouvelles structures et de nouvelles formes d’organisation de la manière vivante ou inanimée. On comprend que le travail scientifique soit alors confronté non seulement aux limites objectives de ses instruments d’analyse mais aussi aux effets subjectifs du surinvestissement idéologique que ce type de problème provoque en chacun de nous. L’évolution des formes de vie, la succession des formes de société ont-elles un sens, ou plusieurs, ou aucun ? A quel niveau sont elles intelligibles ? Et si elles le sont, par référence à quels mécanismes, contingents ou récurrents, le sont-elles ? Et pourtant, malgré des difficultés, sans cesse des chercheurs s’embarquent dans ce genre d’entreprise. Depuis le début du XIXe siècle, on s’interroge sur les origines du mode capitaliste de production et d’échange et sur les conditions qui ont mené à l’accumulation primitive du capital. De Marx à Weber, le débat s’est poursuivi, relancé en 1946 par la publication de l’ouvrage de Maurice Dobb Studies in the Development of Capitalism qui fut à l’origine d’une vaste discussion internationale dont les pièces essentielles ont été rassemblées par les soins de Rodney Hilton dans The Transition from Feudalism to Capitalism (1976). Et depuis 1979 se sont ajoutés les trois épais volumes de Civilisation matérielle, économie, capitalisme, XVe-XVIIIe siècle de Fernand Braudel. Des problèmes analogues étaient depuis longtemps posés en ce qui concerne la longue période de transition de l’Antiquité gréco-romaine au Moyen Age. Là encore les interprétations divergent et les œuvres s’accumulent. De l’History of the Decline and Fall of the Roman Empire de Gibbon (1776-1788) au Passages from Antiquity to Feudalism de Perry Anderson (1974), en passant par Dopsch (1918-1924), Weber (1924), Rostovtseff (1926, 1941), Jones (1964) et bien entendu Marc Bloch, Duby ou Finley (1963, 1973), etc. Mais ici les difficultés semblent redoublées, puisque la transition vers la société féodale apparaît aussi comme le produit de la rencontre de deux mondes, germanique et romain, et qu’il faut, à partir de sources qui restent rares, pouvoir évaluer le rôle réel des invasions germaniques dans ce processus. Un troisième exemple qui n’est pas le dernier nous renvoie à des époques et à des difficultés toutes différentes. Ce sont les recherches entreprises depuis quelques décennies par les archéologues pour reconstituer les conditions du passage des sociétés sans classe du néolithique aux premières formes de sociétés de classes ou de castes qui semblent être associées dans le Proche-Orient antique, en Chine ou en Amérique à certaines formes de développement de l’agriculture et de l’élevage. Créé en 1984, dans le cadre de la Maison des sciences de l’homme, le groupe de recherche sur les « Formes et processus de transition entre systèmes socio-économiques » est un réseau international de chercheurs de France, d’Espagne, du Portugal et de Grèce, ouvert bien entendu à des chercheurs et à des équipes d’autres pays. Tout en s’efforçant de se tenir informé des recherches et des débats concernant les processus et périodes de transitions que nous venons d’évoquer, ses objectifs sont beaucoup plus limités. Il se propose d’analyser à l’époque

d’aujourd’hui ou dans un passé proche ne remontant pas au-delà du XIXe siècle deux types de phénomènes d’ailleurs intimement associés : d’une part, la disparition de certaines formes précapitalistes de production et d’échange et leur remplacement par des formes capitalistes ; d’autre part, la subordination et le remodelage de formes non capitalistes de production et d’échange sous les effets de l’expansion de l’économie marchande et monétaire induite par le développement puis la domination du mode de production capitaliste sur une part de plus en plus grande des économies et des sociétés du monde. Sur le plan méthodologique le groupe avait choisi de prendre une série de points d’appui dans un inventaire critique des analyses de quelques penseurs majeurs, Marx, Weber etc., des processus de passage du féodalisme au capitalisme. Je fus volontaire pour examiner de près l’œuvre de Marx sur ce thème. Ce sont les résultats de cet examen que je présenterai dans la première partie de cette introduction. Le bilan est complexe. Beaucoup d’hypothèses ou de schémas d’explication avancés par Marx constituent, semble-t-il, des suggestions toujours fécondes mais beaucoup d’autres font problème. Voilà à grands traits notre bilan en espérant pouvoir faire un jour la même chose à propos de Max Weber.

L’ŒUVRE DE MARX Les idées-forces et le mouvement d’ensemble Plusieurs idées sont au foyer de la pensée de Marx. La première est que l’apparition de nouvelles formes de société est liée au développement, à certaines époques et au sein de certains groupes humains, de nouvelles capacités (matérielles et intellectuelles) d’agir sur la nature pour en extraire les moyens matériels de leur existence. A terme, ces développements viendraient mettre en cause la reproduction des formes de travail, des formes de propriété, des formes de richesse bref les rapports sociaux au sein desquels s’étaient déroulés jusque-là les procès de production. Pour Marx, comme pour beaucoup d’auteurs de son temps, la manière dont au sein d’une société est organisé et dirigé le procès de production, la manière dont les individus et les groupes qui la composent, s’approprient les conditions de ce procès, (un territoire, des ressources naturelles, la force humaine de travail) ainsi que ses résultats, les produits du travail humain, jouent un rôle essentiel dans le fonctionnement de cette société et son évolution. Pour lui et c’est là une autre idée-force, le développement de nouvelles capacités d’agir sur la nature a entraîné l’apparition de sociétés fondées non plus sur des inégalités liées au sexe, à l’âge ou à la parenté comme dans les sociétés primitives, mais sur des inégalités associées à l’existence de castes ou classes dominantes et à celle de l’État. C’est dans le jeu combiné de deux sortes de contradictions, les unes nées de l’incompatibilité à terme entre le développement de nouvelles capacités productives et la reproduction d’anciens rapports sociaux de production, les autres nées d’inégalités et de contradictions sociales contenues dès le départ dans la texture des rapports de production et qui se développent avec leur développement, que Marx voyait la raison principale de l’apparition de nouvelles formes de société, le « premier moteur » de l’histoire des hommes et de l’évolution de l’humanité. Idées puissantes et en rupture avec les manières anciennes d’écrire l’histoire qui, pour la plupart privilégiaient parmi les forces donc parmi les faits, soit le politique, mais réduit aux actions des castes ou classes dominantes voire aux seuls « hauts-faits » des grands et des puissants, soit la religion qui, par ses grandes doctrines et son pouvoir de convaincre les esprits et les volontés, semblait livrer le secret de l’histoire de nombreuses sociétés, de l’Orient notamment. Marx, sans nier le rôle de ces forces, pensait qu’elles s’ajoutent à d’autres plus fortes, les forces des réalités matérielles et économiques, auxquelles elles lui paraissaient en général étroitement associées. Et c’est précisément parce que les réalités matérielles et les rapports économiques concernent tout autant la survie physique des hommes, leur subsistance que la production des richesses matérielles, aussi bien l’exercice du pouvoir que la pratique d’une religion, qu’elles pèsent plus lourd que d’autres sur le fonctionnement des sociétés, sur leur reproduction ou leur disparition, bref, sur l’histoire des hommes et l’évolution de l’humanité. On voit ce que Marx doit aux idées élaborées en Europe par des penseurs issus pour la plupart de la bourgeoisie des nations où, depuis le XVIe siècle, s’étaient développées à des degrés divers de nouvelles formes de richesse liées au commerce et à la production marchande. C’est dans ce contexte que s’était constituée, des mercantilistes aux physiocrates, puis de Quesnay à Ricardo, une science nouvelle ayant pour objet la production et la répartition des richesses, l’économie politique.

Mais on mesure aussi clairement la rupture de Marx avec ses prédécesseurs ou ses contemporains. On ne retrouve pas chez lui les hymnes au rôle civilisateur du commerce et de l’industrie, ni non plus les oraisons funèbres pleurant la disparition des rapports personnels et des vertus régnant dans l’ancienne société féodale européenne. Et cette rupture découlait logiquement de l’idée qu’avait Marx que derrière les inégalités de pouvoir et de richesse existent une forme ou une autre d’exploitation de l’homme par l’homme, des mécanismes directs ou indirects d’appropriation des produits du travail d’autrui voire même de sa personne. Il n’y a pas chez lui de vue idéalisée, unilatérale, des effets du développement des formes productrices et la rupture de Marx, son audace, est là dans ce double élargissement analytique et critique d’idées qui à première vue ne semblaient valoir surtout que pour les sociétés occidentales et pour l’époque qui les avait vues naître. Élargissement analytique puisque l’idée de l’importance première des forces matérielles et économiques ne servait plus seulement à comprendre la naissance du capitalisme en Occident et son expansion mondiale mais servait maintenant pour réexaminer toute l’histoire de l’homme. Élargissement critique et pas seulement parce que cette vue générale, matérialiste, de l’histoire impliquait une critique théorique des autres manières de voir l’histoire. Car, en prétendant que derrière les inégalités de pouvoir et de richesse on doit découvrir des mécanismes divers d’exploitation de l’homme par l’homme, en affirmant que l’exploitation de l’homme par l’homme a joué et continue de jouer un rôle essentiel dans l’évolution de l’humanité, Marx jetait un doute critique général sur tous les systèmes d’idées et de valeurs, philosophiques ou religieux qui légitiment l’ordre régnant dans et sur une société tout en faisant silence sur l’existence des formes d’exploitation impliquées par cet ordre ou en en minimisant l’importance. Pour les mêmes raisons se trouvait également critiquée la notion de progrès, chère aux penseurs du Siècle des lumières et qui, au XIXe siècle, culminait dans la vision auto-satisfaite de l’Occident, apothéose de la civilisation, terme de tous les progrès que l’humanité avait réalisés depuis ses origines, et sa « sauvagerie » primitive. Marx, à plusieurs reprises a montré le caractère unilatéral, partisan, de la notion de progrès et ceci parce que, selon lui, les progrès des forces productives, bien loin d’avoir contribué à supprimer les inégalités sociales les avaient fait naître et développées. Par ces thèses, la pensée de Marx, allait devenir dans le champ des sciences de l’homme la source d’une critique des idées et des idéologies, la plus radicale peut-être qu’un penseur ait jusqu’à lui jamais proposée. Il faudra attendre Freud pour qu’un autre pas immense soit franchi dans l’interprétation critique des représentations et des formes de conscience fantasmatiques que les hommes se font d’eux-mêmes. Mais il ne faut jamais oublier la déclaration passionnée de Marx qu’il ne voulait pas seulement interpréter le monde autrement mais qu’il voulait aussi que ses idées servent à le transformer. De fait les thèses de Marx débordaient le champ des théories et des débats d’idées. Elles l’amenaient à se faire le porte-parole de tous les damnés de la terre, donc à rejoindre leurs luttes et avant tout celles du prolétariat, de la classe ouvrière directement soumise à la nouvelle classe dominante de son temps, la bourgeoisie industrielle. C’est pourquoi Marx, dès qu’il eut achevé, en 1845-1846, d’élaborer ses idées fondamentales en rédigeant avec Engels L’Idéologie allemande, consacra le reste de sa vie et toutes ses forces non pas à tenter de réinterpréter selon ses vues toute l’histoire passée de l’humanité (qu’il ne cessa cependant jamais d’étudier) mais à analyser avant tout la société bourgeoise de son temps, ses

origines, son fonctionnement et sa manière spécifique de produire des richesses et de les échanger, la manière capitaliste qui déjà, depuis l’apparition du machinisme et le développement de la grande production industrielle, dominait une large part de l’économie mondiale. Mais le travail scientifique de Marx n’avait pas pour seul but de percer les secrets de l’origine du profit capitaliste et de l’accumulation du capital – ce qu’il crut avoir fait en démontrant que le salaire payé aux travailleurs n’est pas, contrairement aux théories des économistes, le prix de leur travail parce qu’il ne correspond qu’à une partie de la valeur marchande créée par ces travailleurs lorsqu’ils dépensent leur force de travail au service du capital. Marx espérait plus : découvrir par l’analyse du développement même du capital, de son mouvement d’ensemble comme de ses formes locales, de ses contradictions internes et externes, les conditions et les forces qui mèneraient à terme à la disparition de la société bourgeoise et du mode capitaliste de production et à leur remplacement par un mode de production et de vie supérieur parce que ne reposant plus sur l’exploitation du travail humain et sur les formes de domination et d’oppression qui l’accompagnent. De cette tendance du système capitaliste vers sa disparition il crut voir les signes et la preuve dans l’apparition, vers la seconde moitié du XIXe siècle, des coopératives ouvrières qu’il considéra comme des points de rupture (Durchbrechungspunkt) de la forme capitaliste de production, comme l’abolition locale de cette forme, même si ces coopératives restaient soumises à la logique générale du système, à la logique du profit. Il y crut voir la préfiguration, l’esquisse du mode de production qui allait lui succéder. D’autres indices encore lui semblèrent signifier que le capitalisme était déjà – du moins là où il était le plus développé – entré dans une époque de transition vers un autre mode de production. L’apparition des trusts et des cartels, la multiplication des sociétés anonymes par actions, la concentration des moyens financiers, etc., lui paraissaient démontrer que la grande production moderne se trouvait de plus en plus à l’étroit dans le cadre de la propriété privée capitaliste sur la base de laquelle elle s’était développée. Il vit, dans le développement de ces institutions, diverses manières de surmonter les limites imposées par cette forme de propriété mais sans vouloir l’abolir. Il y vit donc diverses formes de transition (Übergangsform, Durchgangsform) vers un autre mode d’organisation de la production et de la société qui reposerait cette fois sur la propriété sociale des moyens de production et sur l’action concertée des travailleurs associés qui répartiraient entre eux et dans toute la société les produits de leur travail. Mais pour en arriver là, il fallait plus qu’une évolution de l’économie capitaliste. Il fallait une révolution politique des classes exploitées par le capitalisme, avec à leur tête le prolétariat industriel, qui chaque jour apprenait à mieux s’organiser, à mieux lutter. On mesure les espoirs que Marx plaçait dans son travail scientifique. Il espérait tirer de ses résultats une stratégie qui rendrait plus efficaces les luttes révolutionnaires du prolétariat et des masses exploitées et les mènerait plus vite au succès, plus vite en fait que ne le promettaient les thèses des anarchistes qui prônaient la destruction immédiate de l’État bourgeois et de tout État, et plus sûrement que par les programmes des socialistes utopistes qui voulaient eux réaliser tout de suite les aspirations, les rêves égalitaires des masses populaires. Marx, cependant, malgré sa volonté de s’en tenir à un discours « scientifique », n’a pu échapper à la tentation utopique. Ici ou là, dans Le Capital ou dans la Critique du Programme de Gotha, il nous fait en quelques phrases entrevoir, dans un futur très lointain un âge d’or où les classes

sociales et l’État auraient disparu, où le travail aurait cessé d’être une nécessité, où chacun recevrait selon ses besoins, bref, un âge où l’humanité, ferait enfin ses premiers pas dans le royaume de la liberté. Comme toute théorie qui franchit les limites de l’expérience, le matérialisme historique se transformait en fiction généreuse qui ne nous apprenait plus rien d’autre que les désirs et les rêves de son auteur. Liberté, égalité, fraternité. Tels sont, grossièrement résumés, ce qui nous semble avoir été le dessein et le mouvement de l’œuvre de Marx. Nous en indiquerons, tout aussi brièvement, les limites.

Les limites Nous ne nous attarderons pas sur la dimension utopique de la pensée de Marx, sur sa vision d’une société sans classe et sans État où les rapports entre les hommes seraient enfin devenus transparents. Elle a un sens et nous n’en nions pas l’importance mais nous préférons revenir à l’intuition centrale qui en est le foyer : l’idée que l’homme, à la différence des autres animaux sociaux, a la capacité de transformer ses rapports sociaux, d’agir sur son histoire parce que, seul, il a la capacité de transformer consciemment la nature qui l’entoure. Dans cette perspective, les diverses formes de société qui, dans l’histoire se sont succédé correspondraient à différents moments et différents niveaux du développement de leurs capacités matérielles et intellectuelles d’agir sur la nature. Exprimée ainsi, cette idée semble avoir la force d’une sorte d’évidence globale, de jugement synthétique qui résumerait en très gros le mouvement de l’histoire, de l’âge de pierre à l’âge nucléaire. Mais l’idée a tendance à se brouiller dès qu’on en fait un usage analytique pour explorer telle ou telle société à telle ou telle époque de l’histoire. Que recouvre donc la notion de détermination en dernière instance des sociétés par les forces matérielles et l’économie ? A quels types de rapports, d’enchaînements, de mécanismes, Marx se référait-il ? A lire ses textes méthodiques et particulièrement la Préface et l’Introduction à la Contribution à la critique de l’économie politique (1857), on constate que Marx se représentait le mécanisme de cette détermination comme l’action combinée de deux séries de rapports : les uns exprimés par la métaphore des relations entre un édifice et ses fondations, les autres par les notions de correspondance ou de non-correspondance entre les diverses parties d’un tout. Examinons d’abord la métaphore. Marx employait en allemand les termes Grundlagen/Überbau traduits la plupart du temps par infrastructure et superstructure alors que, littéralement, ils signifient les « fondations » d’un édifice et « l’édifice » qui s’élève par-dessus. Il est certain que si l’on veut construire une maison il faut d’abord en construire les fondations et l’édifice sera d’autant plus durable que les fondations seront plus solides. La métaphore de Marx nous renvoie donc à des relations d’un certain type, aux relations de dépendance qui existent entre des réalités lorsque les unes sont une condition de possibilité de l’existence des autres. Elle ne renvoie donc aucunement à des rapports mécaniques et linéaires de cause à effet. Si on voulait jouer un peu avec cette métaphore, on pourrait faire remarquer qu’on ne construit pas une maison pour vivre dans ses fondations. On la construit pour certains usages qui commandent d’ailleurs son espace intérieur. On devrait donc conclure qu’en ce qui concerne l’usage d’un édifice, la priorité appartient à ses « superstructures » et non à son infrastructure. Mais laissons ces images. La question est de savoir à quels éléments de la société Marx se réfère quand il parle de Grundlagen/Überbau, que range-t-il sous ces deux concepts ? Pour faire bref, appartiendraient aux « fondements » matériels et économiques d’une société deux ensembles d’éléments qui sont distincts mais ne peuvent exister séparément, les forces productives et les rapports sociaux au sein desquels est organisé le procès de production. Quant à « l’édifice » qui s’élève sur ces fondations c’est tout le reste de la société, les rapports de parenté, les rapports politiques et religieux qui peuvent être distincts ou fusionnés, les idées et les arts, etc. Cette énumération donne l’impression que ces rapports existent en vrac au sein d’une société mais en fait pour Marx une société est une totalité organique qui suppose l’existence d’un certain ordre

fonctionnel entre les parties qui la composent. Cet ordre lui semblait engendré par les rapports plus ou moins étroits ou lointains que les diverses institutions non économiques par leurs fonctions propres entretiennent avec le procès social et matériel de production. Pour Marx, le politique au sens large de la Souveraineté exercée par une société sur un Territoire et sur tout ce qui le peuple, ce qui comprend mais déborde le gouvernement des hommes, est le domaine des institutions et de la pratique le plus étroitement associé aux conditions matérielles et sociales de la production. Le droit ou la coutume leur sont également liés de très près tout en débordant largement la sphère de la production. Pour la religion, la question est complexe car, sans nier que les représentations et institutions religieuses sont liées dans leur développement à l’évolution des formes d’action de l’homme sur la nature et des formes de pouvoir, Marx ne cherchait pas de lien direct entre telle ou telle grande religion comme le christianisme, le bouddhisme ou l’islam et tel ou tel mode de production. Et en ce qui concerne l’art, il allait jusqu’à déclarer que « pour l’art, on sait que certaines époques de floraison artistique ne sont nullement en rapport avec le développement général de la société ni par conséquence avec celui de ses fondements matériels ». Tout se passe comme si les relations de correspondance que tous ces éléments de la vie sociale peuvent avoir avec un mode matériel et social de production étaient de plus en plus ténues à mesure que diminuent leurs liens directs avec le procès de production. Nous en venons ainsi à l’examen de la deuxième série de relations qui rendraient déterminante, en dernière instance, l’action des bases matérielles et économiques sur l’organisation et l’évolution des sociétés. Ce sont des relations que Marx appelle de « correspondance » (Entsprechung). Dans la notion de correspondance, il y a d’abord l’idée que des rapports sociaux doivent être ou doivent devenir jusqu’à un certain point compatibles entre eux pour coexister dans la même société, au sein d’une totalité nouvelle que Marx appelle une « formation sociale ». Mais parmi toutes les transformations internes qui amènent des rapports sociaux distincts à devenir de plus en plus compatibles, celles qui, survenant dans certains rapports favorisent le plus le développement d’autres rapports qui leur sont associés constituent des transformations qui mettent les premiers en correspondance avec les seconds. Ces mises en correspondance ne peuvent donc être un pur effet du hasard et Marx parle même à leur propos de l’existence de véritables « lois de correspondance » qu’il est de la tâche des sciences sociales de découvrir. Il n’y aurait d’ailleurs pas de science si on ne supposait l’existence de telles lois. Bien entendu, Marx n’ignorait pas que des transformations peuvent apparaître au sein d’une société pour des raisons très variées et sans lien direct avec des changements dans les forces productives et les rapports de production. Mais, pour lui – et c’est un véritable postulat-, parmi toutes les transformations qui surviennent et enchevêtrent leurs conséquences seules celles qui naissent de transformations significatives des forces productives ont la capacité de modifier à terme la structure d’ensemble de la société. Et nous avons vu pourquoi. Ces transformations vont agir sur les rapports de propriété, sur les conditions de différenciation matérielle et donc sociale des groupes, sur les formes de richesse et de pouvoir qui peuvent à la longue entraîner des remaniements importants dans les représentations religieuses ou philosophiques de la nature et de la société, etc. Bref, ces transformations sont source de contraintes qui pèsent sur d’autres éléments de la société et les poussent à se modifier dans un sens qui corresponde aux conditions du développement des nouvelles forces productives et des nouveaux rapports sociaux de production.

La pensée de Marx est qu’il y a toujours des changements au sein d’une société, mais que ces changements, pour la plupart, ne font point changer de société. Ils contribuent à maintenir la même structure d’ensemble de la société, au contraire et, ils en assurent la perpétuation. Par contre, certains changements, mènent à terme à la disparition d’une forme de société et à son remplacement par une autre, et seuls ils constituent les éléments d’un processus de transition d’un système social à un autre. Pour Marx, les changements qui font changer de société n’apparaissent pas n’importe où ni n’importe quand, mais à certaines époques le long d’une chaîne dont l’origine serait du côté des forces productives et des rapports de production. Pour Marx, l’art, les pratiques artistiques, n’ont pas vraiment la capacité de faire changer de société. Et même les changements dans les doctrines et les pratiques religieuses ne lui semblent pas avoir par eux-mêmes le pouvoir de réaliser de tels changements. Le christianisme, par exemple, né dans une province orientale de l’Empire romain d’une transformation du judaïsme, n’a pas, par son existence et son développement, entraîné la disparition des formes esclavagistes de production et de société. Il ne fut pas non plus la raison de l’apparition, sept ou huit siècles plus tard, des formes féodales de production et de pouvoir, et, seize siècles plus tard, des formes capitalistes. Tels sont résumés, les éléments théoriques principaux de sa vision de la société, qui semblaient à Marx conférer un caractère « scientifique » à la thèse du rôle déterminant des rapports matériels et économiques. Nous allons en examiner rapidement les limites et les faiblesses et voir s’il subsiste aujourd’hui quelque chose de cette théorie dans la science de notre époque. Tout d’abord, mais cela est désormais évident après avoir été si longtemps contesté par la plupart des marxistes, la distinction entre infrastructure et superstructure pour faire sens doit être interprétée comme une distinction entre des fonctions et non des institutions. Parler des rapports de production comme de rapports existant séparément des autres rapports sociaux, rapports de parenté ou rapports de souveraineté, c’est se référer à des situations exceptionnelles dans l’histoire. Le mode de production capitaliste est une de ces exceptions puisque la production est organisée pour l’essentiel sur la base de la propriété privée des moyens de production et de l’argent et sur la vente de la force de travail d’individus qui sont libres de leur personne et n’ont aucune obligation religieuse, familiale ou autre, à travailler pour d’autres. Ils n’y sont forçés que par une contrainte matérielle. Ce n’était pas le cas dans le cadre de la société et de la production féodales et Marx le savait autant que quiconque. Or le fait que les rapports de production capitalistes existent séparément des autres rapports sociaux est une exception, mais qui a eu pour le développement des sciences sociales une grande importance. Elle a permis à la pensée occidentale de prendre conscience plus clairement du rôle des forces matérielles et économiques dans le fonctionnement des sociétés, plus facilement qu’à d’autres époques où la production était organisée à l’intérieur de rapports sociaux assumant en même temps d’autres fonctions, rapports de parenté comme dans les sociétés tribales sans classe ou rapports politico-religieux comme dans les théocraties orientales antiques. Mais si la distinction infrastructure/superstructure garde un sens à condition d’être entendue entre des fonctions sociales distinctes, elle fait aussi immédiatement problème. Lorsque, par exemple, dans une société tribale les rapports de parenté fonctionnent aussi de l’intérieur comme rapports de production, donc à la fois comme infrastructure et superstructure, il faut expliquer pourquoi. Nous sommes alors renvoyés par Marx à la nature des forces productives et à leur

niveau de développement, c’est-à-dire à la productivité du travail social. Mais, nous le verrons plus loin, ceci ne permet pas d’expliquer la nature ni la structure interne de ces rapports de parenté. La question de fond est donc de vérifier si, comme le postule Marx, les conditions matérielles et économiques de la vie sociale sont bien les seules conditions de l’existence des autres rapports sociaux, et fonctionnent comme les conditions générales de la vie sociale. Mais générales non pas seulement au sens d’être la condition incontournable de la survie physique des individus ni même du développement matériel de l’humanité, mais au sens d’être la condition de l’émergence des autres aspects de la vie sociale, des autres rapports sociaux, d’en être d’une certaine manière, la source. Or, prenons l’exemple des rapports de parenté. Ce sont des rapports sociaux qui naissent entre les groupes et les individus de l’application de trois sortes de règles, de descendance, d’alliance et de résidence. Les règles d’alliance déterminent avec qui dans la société, un individu, homme ou femme, peut se marier et les règles de descendance définissent à qui appartiendront les enfants nés de cette union et cette règle peut être patrilinéaire, matrilinéaire, bilinéaire ou non linéaire, constituant ainsi autant de systèmes distincts de parenté. Il va de soi qu’il y a des liens multiples entre le fonctionnement des rapports de parenté et les formes de richesse et de pouvoir qui existent dans une société mais en aucune façon « un système » de parenté ne se présente comme la superstructure d’un « mode » de production, en aucune façon les rapports de parenté ne se réduisent à n’être que l’une des superstructures de rapports sociaux particuliers de production. L’anthropologie sociale n’a jamais découvert jusqu’à ce jour de rapport direct de causalité entre un mode de production et un mode de descendance et d’alliance. En fait, si les rapports de parenté ne dépendent pas directement, pour leurs apparitions, d’un mode de production, c’est parce qu’ils ont leurs fonctions propres et possèdent – ce n’est un paradoxe qu’en apparence une base matérielle indépendante : les rapports biologiques entre les sexes et entre les générations, conditions matérielles de la production de nouveaux individus auxquels les règles de la descendance et de l’alliance des divers systèmes de parenté donnent un sens et des usages sociaux. En ce qui concerne les religions, on vient de voir qu’elles ne s’expliquent pas seulement ni même directement par les transformations des modes de production et de pouvoir qui se succèdent pendant une certaine période de l’histoire. Le christianisme, bien entendu doit une grande part de son succès à ce qu’il s’est associé au pouvoir impérial romain puis au pouvoir féodal, enfin au pouvoir bourgeois. Au cours de deux millénaires, il a évolué, a été menacé par des sectes, des hérésies pour finalement, avec le développement de la société bourgeoise, se scinder en deux branches, catholique et protestante aux multiples rameaux. En aucun cas il ne doit à ces divers modes de production son existence ; mais il leur doit son évolution. En fait, comme toute religion, le christianisme c’est d’abord un code et des symboles qui, par leur abstraction, sont capables d’intégrer des situations tout à fait distinctes de celles auxquelles il fut associé à son origine, la situation du peuple juif dans les derniers siècles avant la naissance de Jésus-Christ. Et un aspect essentiel de ce code, qui le différencie d’autres grandes religions et le met en consonance avec des formes particulières d’évolution économique et politique où l’individu se voit reconnu un grand rôle, est l’affirmation qu’il n’existe qu’un seul Dieu qui gouverne l’univers et est mort sur la croix pour sauver chacun des humains. Ainsi, l’hypothèse centrale de Marx faisant des modes matériels et sociaux de production le

fondement général de la vie sociale n’est pas confirmée. Mais elle garde une capacité plus restreinte mais toujours impressionnante d’explication du fonctionnement et de l’évolution des sociétés. Elle n’a donc pas perdu tout sens. Car l’expérience montre de façon indéniable qu’il existe un domaine de la réalité pour lequel l’hypothèse de Marx fait toujours sens, c’est celui des rapports étroits existant entre les formes de production des moyens de subsistance des hommes et de leurs richesses, et les formes de pouvoir exercées par certains sur les autres, tout cela, bien sûr, impliquant des formes de pensée, des idées, des doctrines qui les légitiment ou les combattent. Production et pouvoir forment un couple de réalités et de forces qui se nourrissent l’une de l’autre et se développent ensemble jusque dans leurs oppositions mêmes. Bien entendu, pour rendre compte des liens étroits qui se tissent entre ces réalités, de leur développement réciproque, ni la métaphore de la base et de l’édifice, ni la notion de « correspondance » ne suffisent. Pour prendre l’exemple de l’Inde des castes, il ne suffit pas de découvrir des correspondances entre les formes de pouvoir des castes supérieures et l’organisation de la production et de la répartition des moyens de subsistance et des richesses redistribués. Il faut expliquer pourquoi dans cette société le pouvoir suprême appartient à la caste de ceux qui accomplissent les sacrifices et les rites, les brahmanes qui détiennent le monopole des moyens imaginaires (à nos yeux) de la reproduction de l’univers et de la société. C’est ce qui fonde leur droit au travail, aux produits et aux services des paysans et des autres castes inférieures. Cela suffirait déjà presque à expliquer pourquoi pouvoir et production dans l’Inde ancienne étaient organisés selon des formes qui se correspondaient. Mais cela n’explique pas le monopole du sacré entre les mains des brahmanes que ces formes présupposent. Or, à nos yeux, c’est ce couple associant formes de la production et formes du pouvoir qui est à la source des forces qui peuvent plus que d’autres entraîner à terme des changements non pas seulement de la société, mais des changements de société. Dernière question alors : quel rôle jouent, dans ce couple production-pouvoir, les forces productives ? Avons-nous là le point de départ ultime du mouvement qui mène à d’autres formes de société ? A lire certaines formules de Marx on le croirait : « Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur la société avec le capitaliste industriel ». (Misère de la philosophie (1847), Paris, Éditions sociales, 1977 : 119.)

De telles formules lapidaires, souvent polémiques (comme celle-ci lancée contre Proudhon, mais il y en a beaucoup d’autres chez Marx tout aussi réductrices) furent une manne providentielle aussi bien pour ses partisans les plus dogmatiques que pour ses adversaires les plus acharnés. Mais est-ce là le dernier mot de la pensée de Marx, la thèse centrale de son matérialisme ? On peut certes l’affirmer, mais c’est au prix de nier ou de négliger tous les textes où Marx soulignait que les forces productives n’existent pas séparément des rapports sociaux qui organisent la production, qu’elles ne sont susceptibles en aucune façon de s’auto-développer. Les forces productives se développent ou stagnent à partir d’impulsions ou d’inhibitions qui viennent d’ailleurs, qui ont leurs sources dans les rapports sociaux spécifiques qui organisent la production et qui eux-mêmes ne sont pas indépendants des autres rapports sociaux. Les forces productives ne peuvent en aucun cas être la cause première ou dernière du mouvement de l’histoire, parce qu’une réalité qui trouve à l’extérieur d’elle-même une grande partie des conditions de son développement ne peut être une cause première. Il n’y a pas non plus de cause dernière ni de point de départ unique au mouvement des sociétés. Le problème est certes de

comprendre pourquoi et comment se modifie la productivité du travail humain, comment et pourquoi se créent de nouvelles capacités productives. Mais les réponses ne sont pas dans les forces productives elles-mêmes, même si la nature des forces productives existant dans une société éclaire les obstacles qu’il faut surmonter pour en créer de nouvelles. C’est d’ailleurs ainsi que Marx a analysé le rôle des forces productives dans le processus de transition du mode féodal au mode capitaliste de production. Au départ, nous le verrons plus loin, ce qui fut nouveau fut la manière capitaliste de produire, et non les forces productives subsumées, subordonnées de façon d’abord formelle sous ces rapports de production nouveaux. Aux yeux de Marx, la transition au capitalisme s’est achevée quand les forces productives anciennes, héritées du passé, ont été remplacées par des formes nouvelles suscitées précisément par le développement des rapports de production nouveaux. Et c’est un processus inverse de celui décrit dans la citation précédente de Marx. Marx n’est pas à prendre en bloc et il n’avait certainement jamais voulu l’être. Son œuvre n’est pas la Bible ou tout autre texte sacré d’une religion révélée. Mais utilisée de façon critique, à la lumière des développements scientifiques et sociaux de notre siècle, elle garde une importance majeure car c’est Marx qui le premier a mis en lumière des forces et des mécanismes qu’auparavant les hommes n’avaient que confusément entrevus. Marx n’est certainement pas ce qu’on affirme maintenant à grands cris, un accident stérile de la pensée occidentale, le chien crevé d’une théorie depuis longtemps déjà enterrée. Ce n’est d’ailleurs pas en mettant sans cesse l’accent, sur l’importance de l’économie, sur le rôle de l’État dans le développement social, que notre époque lui a apporté un démenti. Le doute, le rejet sont nés d’autre chose, de ce qui s’est passé concrètement quand certains ont entrepris de réaliser l’espoir le plus cher de Marx, le passage à un mode de production et à une société « socialistes » et que se sont développées la dictature des partis communistes contre leurs peuples, une économie bureaucratique et inefficace, la misère, etc. L’histoire n’a pas pris le chemin prévu par Marx et le socialisme n’est pas né là où on l’attendait, dans les pays capitalistes les plus développés, mais là où le mode de production capitaliste et la société bourgeoise étaient absents ou ne jouaient encore qu’un rôle secondaire, submergés sous le poids de sociétés en décomposition, la Russie, la Chine où ce qui se décomposait n’était pas du capitalisme mais des formes de production et de pouvoir plus anciennes qui avaient fait longtemps la force de l’État russe ou de l’État chinois mais appartenaient désormais au passé. Or, et c’est là le paradoxe, cette histoire récente, vient confirmer du moins démontrer l’intérêt théorique d’une part essentielle de la pensée de Marx : son analyse des processus de transition.

Bilan rapide des analyses de Marx des processus de transition des formes féodales aux formes capitalistes de production et d’échange En préalable à ce bilan, il nous semble nécessaire de rappeler les limites que Marx avait luimême posées à son entreprise. Ce qu’il voulait avant tout était découvrir les lois du mouvement économique de la société bourgeoise qui s’était développée en synergie avec les diverses phases du développement des échanges et de la production capitalistes. Marx a ainsi laissé de côté l’analyse des transformations des structures familiales (l’évolution de la famille bourgeoise, de la famille ouvrière, de la famille paysanne), des régimes politiques (républiques ou monarchies constitutionnelles), des systèmes de pensées et de valeurs (apparition du protestantisme, développement des philosophies rationalistes, etc.) qui ont pu marquer diverses phases du développement des formes capitalistes de production et de la société bourgeoise. On trouve, bien entendu, beaucoup de remarques sur ces problèmes mais ils ne sont traités ni dans le détail, ni pour eux-mêmes.

Périodisation des processus de passage des formes féodales aux formes capitalistes de production Pour Marx qui se référait sur ce point à Lyell, le fondateur de la géologie, dans l’histoire de l’homme pas plus que dans l’histoire de la terre n’existe de coupure nette entre les diverses formations socio-économiques qui s’y succèdent. Le point est fondamental car, dans une telle perspective, les révolutions politiques et sociales que furent la Révolution française ou la Révolution russe ne peuvent constituer le point de départ du passage à une nouvelle formation économique et sociale. Ce sont des moments exceptionnels dans l’histoire en ce sens qu’ils accélèrent des processus déjà commencés, et ceci en faisant arriver au pouvoir des classes sociales qui ont précisément intérêt à ce que ces processus se poursuivent plus rapidement, plus amplement. La remarque a son importance. En ce qui concerne l’apparition et le développement des formes capitalistes de production, Marx a distingué trois étapes qui constituaient à ses yeux une périodisation très grossière de ces processus. La première période, qu’il appelle le « prélude » ou les « prémisses », commencée au dernier tiers du XVe siècle se serait prolongée jusqu’à la fin du XVIe ; lui aurait succédé la période de « jeunesse » et de « développement » du mode de production capitaliste avec la constitution du marché mondial et la multiplication des manufactures. Enfin, des dernières années du XVIIIe siècle à la seconde moitié du XIXe, les manufactures peu à peu ont fait place au machinisme et à la grande industrie, qui ont entraîné des révolutions aussi bien dans la production industrielle qu’agricole, ainsi qu’une gigantesque urbanisation des pays industriels et un bouleversement des rapports ville-campagne. Cette périodisation ne pouvait être que très approximative aux yeux de Marx pour qui n’existaient pas de frontières nettes entre une époque historique où dominent un mode de production et les formes d’organisation sociales et de pensée qui lui correspondent et une autre époque où ce mode de production est en voie de disparition et ne joue plus qu’un rôle secondaire dans la reproduction de la société, un rôle subordonné à l’expansion d’un nouveau mode de production dominant.

Revenons à la première étape, à la naissance, au prélude, aux prémisses, moment essentiel dans l’histoire. L’hypothèse de Marx est que de nouvelles formes sociales de production apparaissent spontanément et sporadiquement lorsqu’un système économique commence à se fissurer et à se désagréger. Ces nouvelles formes sociales se mettent alors à grandir sur la base de savoir-faire, de techniques et de procès de travail hérités du passé, jusqu’au point où, pour continuer leur développement, elles doivent détruire leur point de départ et le remplacer par de nouvelles techniques et manières de produire plus adéquates et qui sont le produit de leur propre développement. C’est ce que Marx a appelé le passage de la subsomption formelle d’un procès de travail ancien sous des rapports de production nouveaux à la subsomption réelle d’un procès de travail nouveau sous ces rapports de production nouveaux.

Priorité méthodologique de l’analyse de la structure des rapports sociaux nouveaux sur l’analyse de leur genèse Le problème était donc pour lui d’identifier ce qu’était la nouvelle manière sociale d’organiser la production et les échanges, la manière « capitaliste » apparue spontanément ici et là en Europe vers les débuts du XVIe siècle. Du point de vue méthodologique, l’analyse des processus de transition doit d’abord découvrir la structure des rapports de production nouveaux avant d’en reconstituer la genèse et l’évolution. On peut avancer qu’à partir des Grundrisse, Marx s’est fait du mode capitaliste de production la définition suivante. C’est une manière de produire et d’échanger qui est née et se reproduit de la rencontre et de la combinaison de quatre éléments dont chacun renvoie à un ensemble distinct de rapports sociaux : 1. C’est une forme, la plus développée historiquement, de production marchande, 2. qui repose sur la propriété privée des moyens de production et de l’argent. 3. Ces moyens de production et l’argent fonctionnent comme du capital, c’est-à-dire sont utilisés pour produire une valeur en plus de celle investie au départ dans le procès de production, valeur en plus qui correspond aux diverses formes du profit capitaliste. 4. Cette mise en valeur du capital se réalise par la mise au travail et l’exploitation de travailleurs salariés, libres de leur personne mais dépourvus de moyens de production et de subsistance, ce qui les oblige à vendre l’usage de leur force de travail à ceux qui les possèdent. On remarque immédiatement qu’aucun de ces quatre éléments n’a commencé à exister aux Temps modernes. Produire des marchandises, faire de l’argent avec de l’argent, utiliser des travailleurs salariés, produire sur la base de la propriété privée des moyens de production, ce sont des rapports sociaux qui se retrouvent dans diverses sociétés et à diverses époques. Le caractère spécifique de la manière capitaliste de produire réside dans le fait que ces divers éléments en sont venus à se combiner. Et chaque fois que cette combinaison se réalisait, naissait localement la manière capitaliste de produire, la forme capitaliste de production. Dès lors, analyser la genèse des rapports capitalistes de production, ce n’est pas faire la généalogie historique des formes de production marchande, du salariat, etc., dans toutes les sociétés et à toutes les époques où on les rencontre. C’est analyser leur développement au sein de l’évolution en Europe occidentale du mode de production féodal, et les circonstances et les

raisons qui les ont amenées, à se combiner là. Faire ces analyses, c’est rendre compte de ce que les économistes classiques avaient appelé le processus de l’accumulation primitive du capital, un processus qui avait abouti dans certains pays d’Europe, au premier rang desquels l’Angleterre et la Hollande, à la concentration à un pôle de la société de la fortune en argent, des moyens de production et de subsistance, et à la formation à un autre pôle de masses d’individus libérés des liens de dépendance personnels de type féodal, mais séparés en même temps des moyens de production et de subsistance nécessaires à leur existence.

Le retour vers les origines : la méthode régressive L’enquête sur les processus de transition procède donc tout d’abord « à reculons », de façon régressive, puisque l’on doit chercher à distinguer dans le passé les raisons de la décomposition des anciens rapports de production féodaux dans l’agriculture, l’industrie et le commerce et de l’extinction partielle de ces rapports. Dans cette démarche régressive, on cherche à découvrir les raisons et forces qui ont mené à la décomposition de l’ancien système et à la recombinaison de certains de ces éléments. Pour Marx, semble-t-il, comme pour Braudel un siècle plus tard, ces forces sont nées de l’expansion du commerce et de la production marchande qui commence dès le XVe siècle, sur la base et dans le cadre même des rapports de production féodaux profondément altérés par la grande crise du XIVe siècle. Commencée avant la découverte des Amériques, cette expansion a revêtu après cette découverte, une ampleur et une intensité démultipliées par la formation progressive d’un marché mondial. C’est elle qui a poussé les artisans à devenir marchands ; les marchands à organiser ou à se subordonner la production artisanale, bref, qui a poussé les uns et les autres à contredire les règlements des corporations et des guildes auxquelles ils appartenaient, c’est-à-dire à dépasser les limites que faisait peser l’organisation féodale de la production et des échanges sur le développement même du commerce et de la production marchande. Dans ces processus, les anciennes formes de la production artisanale ou agricole, les anciennes formes de commerce se sont fissurées et ont commencé à se désagréger. Certains éléments ont disparu, d’autres ont été conservés et recombinés. C’est ce que montre Marx, lorsqu’il analyse dans le chapitre 6 dit « inédit », du Capital, le passage de l’atelier artisanal corporatif à l’atelier capitaliste. Sa démonstration est particulièrement exemplaire et nous en résumerons les points principaux. Dans l’atelier corporatif, maître, compagnons, apprentis sont libres de leur personne comme le seront le capitaliste et les ouvriers. Le maître-artisan est propriétaire de la matière première et d’une partie des outils tandis qu’une autre partie est propriété des compagnons. Le maître est maître parce qu’il a la maîtrise de son métier et participe directement à la production. Compagnons et apprentis sont liés à lui par des rapports personnels et forment avec lui en quelque sorte une famille élargie, puisqu’ils mangent à sa table et reçoivent une partie de leur rémunération en nature et l’autre en argent. Le maître, comme le sera le capitaliste, est propriétaire du produit du travail, du sien et de celui de ses compagnons et il est aussi marchand ; il achète, il vend. Son but est à la fois de s’enrichir et de conserver son statut social de maître de métier. Car ce métier, il le pratique au sein d’une corporation qui exerce son contrôle sur la qualité et sur la quantité des biens qu’il produit ; ainsi le maître-artisan et ses compagnons produisent en agissant de telle sorte qu’ils reproduisent en même temps leurs rapports sociaux de

production, la corporation, la guilde à laquelle ils appartiennent. Quels sont les éléments de l’ancienne organisation corporative qui ont été éliminés dans le processus de formation des rapports capitalistes de production ? Ont été éliminés, par exemple, le paiement en nature des ouvriers et, dès que la taille de l’entreprise l’a permis, la participation directe du patron au procès de travail. Ce dernier a pu se consacrer entièrement à la direction de ce procès et aux tâches marchandes d’acheter et de vendre. En termes d’histoire et de société, éliminer certains éléments d’un rapport social ne se fait pas sans luttes sociales, sans tensions, sans conflits, sans batailles d’idées et de valeurs, bref, sans changements socioculturels orientés. La formation des rapports capitalistes de production ne se réduit donc pas à des phénomènes « économiques ». Elle implique tout un ensemble de luttes sociales, de conflits d’intérêts et d’idées. Mais, et cette remarque est très importante sur le plan théorique, tout changement social et culturel n’appartient pas à la catégorie des processus de transition. En sont exclus tous les changements dont la finalité est de reproduire l’ancien système de production et d’organisation sociale en l’adaptant aux changements internes ou externes issus de son évolution, bref tous les changements accomplis pour ne pas changer.

Les trois moments du processus de naissance d’un nouveau rapport social de production La naissance d’un nouveau rapport social de production surviendrait ainsi au terme d’un processus de désagrégation entraînant la disparition de certains éléments des rapports anciens et la recombinaison des éléments conservés, qui commencent alors un nouveau développement. Tout se passe comme si les trois aspects de ce processus, scission, élimination et conservation, libéraient un potentiel historique nouveau pour mener plus loin des transformations, des mouvements déjà commencés. Aussi, après avoir régressé vers le passé, l’analyse doit-elle procéder à l’inverse et progresser le long des siècles depuis les formes naissantes des nouveaux rapports de production jusqu’à leurs formes épanouies.

De la naissance à l’épanouissement des nouveaux rapports de production : la méthode progressive La méthode, de régressive, devient « progressive ». L’analyse se met à suivre le cours de l’histoire et les développements dans le temps et l’espace du nouveau mode de production. C’est ainsi que l’on voit Marx décrire à grands traits dans quelques chapitres du Capital la conquête ou la destruction progressives par le capitalisme des diverses branches traditionnelles de la production industrielle ou agricole et du commerce international ou national. Il décrit aussi la création peu à peu de branches tout à fait nouvelles de la production ou de formes de commerce qui ne doivent rien au passé. L’Angleterre fournit la plupart des exemples de ces transformations, et ceci parce qu’elle est au XIXe siècle le premier pays industriel et capitaliste du monde. Marx s’en explique clairement. Son but, dans ces chapitres, n’est pas d’écrire une histoire de l’Angleterre ni même l’histoire du développement du capitalisme en Angleterre. Sa démarche est celle d’un théoricien de l’économie qui veut, par l’analyse d’exemples choisis, découvrir les conditions matérielles et les mécanismes économiques qui ont permis ces développements.

De son étude, Marx a conclu que le système capitaliste était passé par deux stades, deux étapes. Pendant longtemps – en gros jusqu’à la fin du XVIIIe siècle et la naissance du machinisme et de la grande industrie – la production, tout en étant réorganisée sur la base de rapports capitalistes, continuait à reposer largement sur une base matérielle, des procédés, des savoir-faire hérités des modes précapitalistes de production. Mais avec le machinisme, apparu dans le cadre des manufactures, la grande industrie est devenue possible et la production a continué à se développer plus vigoureusement encore, mais cette fois sur une base matérielle et à l’aide de forces productives nouvelles engendrées par le développement même du capitalisme. Et ce procès, bien loin d’être achevé au XIXe siècle, recommençait sans cesse à chaque fois qu’une branche ou une activité économique passait sous le contrôle du capital. Pour désigner la différence existant entre ces deux stades dans les rapports entre les conditions sociales et les conditions matérielles de la production, Marx a eu recours à un vocabulaire juridicophilosophique assez « hermétique » en parlant du passage d’un stade où la « subsomption » des procès de travail sous des rapports capitalistes nouveaux était encore « formelle » à un stade où elle était devenue « réelle ». (Il parle aussi plus simplement de subordination – Unterordnung – formelle ou réelle.) Or, et ceci est un point central de sa conception théorique de la genèse et du développement des systèmes économiques et sociaux – aux yeux de Marx c’est ce passage de la subsomption formelle à la subsomption réelle qui témoigne que la transition de formes précapitalistes de production (quelles qu’elles soient – féodales, esclavagistes, communautaires, etc.) à la forme capitaliste de production était achevée. Or, cette transition pouvait être achevée dans une branche ou plusieurs sans l’être au niveau de l’ensemble de l’économie d’un pays. Pour qu’elle le devienne – et c’est une thèse de Marx que n’avait pas désavouée Braudel-, il fallait que ce pays occupe une place de premier rang dans le commerce international, bref, occupe une place au centre de la nouvelle division internationale du travail, dans la nouvelle économie mondiale qui avait commencé à se mettre en place dès le XVIe siècle. C’est dans ces pays du centre que le passage au mode de production moderne, capitaliste, s’était opéré plus complètement et plus rapidement que dans les sociétés à la périphérie du nouveau système. Marx a donc distingué les formes que prennent les procès de transition d’une part dans les pays où surgit pour la première fois le mode capitaliste de production, et d’autre part dans les pays qui sont peu à peu subordonnés à ce ou ces centres.

Dans les pays du centre, passage de la subsomption formelle à la subsomption réelle Reprenons ces divers points. Selon Marx, à ses débuts et pendant longtemps, la subsomption de divers procès de travail sous la forme capitaliste de production n’a pas bouleversé profondément les techniques, les savoir-faire, la base matérielle de la production hérités du développement des formes féodales de production. Cependant, une modification fondamentale s’est opérée rapidement dans l’organisation sociale de la production : le travail est devenu plus intense, plus continu, et l’exploitation de la force du travail fut accrue par la suppression d’un grand nombre de jours fériés et l’allongement de la journée de travail. Bref, la subsomption formelle a entraîné une augmentation absolue de la plus-value appropriée par le propriétaire du capital. L’évolution ultérieure des formes capitalistes de production est allée ensuite dans le sens de la création d’une base matérielle nouvelle, propre, impliquant un bouleversement général des conditions de la production et de la productivité du travail.

Pour Marx, le passage des formes artisanales de production industrielle aux manufactures aurait ouvert la voie à l’apparition ultérieure du machinisme et de la grande industrie à partir d’inventions et de transformations réalisées au sein même des manufactures. La manufacture avait déjà créé le travailleur parcellaire, spécialisé dans une seule tâche, mais cela tout en gardant comme base technique le travail et les métiers manuels. Le machinisme par contre a complètement bouleversé les conditions de la production. Peu à peu, la machine a remplacé le travailleur, en tant qu’instrument de travail d’abord, en tant que source d’énergie, que moteur ensuite, et ceci par l’application de plus en plus systématique des connaissances scientifiques aux processus de fabrication, analysés désormais en eux-mêmes selon les lois de la chimie, de la physique, etc., c’est-à-dire sans partir comme référence première du corps humain et de ses possibilités. Avec le machinisme et la grande industrie, le mode capitaliste a créé les conditions modernes de la production qui a reposé de plus en plus sur des systèmes de machines couplés à des collectifs ouvriers. Les producteurs directs sont devenus le complément, le prolongement, voire l’appendice d’un système de machines et de machines à faire des machines. Avec l’apparition et le développement de la grande industrie s’est achevée la transition des diverses formes précapitalistes de production existant en Europe à la forme capitaliste, et ceci s’est accompli en Angleterre d’abord, en France, en Hollande et en Allemagne ensuite, bref, dans les pays qui constituaient alors le centre du système mondial capitaliste. Mais ces sociétés se sont elles-mêmes divisées en zones centrales et en zones périphériques, en zones industrielles et urbaines nouvelles, et en zones rurales fournissant la main-d’œuvre des usines et une partie de la population des tissus urbains nouveaux. Au cours de ces processus, dans les pays du « centre » et dans les centres industriels de ces pays, l’exploitation des travailleurs salariés a peu à peu changé de nature et de forme. Pendant les premières étapes de la production capitaliste, tant que celle-ci avait continué à reposer sur les anciens procédés de fabrication, l’augmentation des profits était venue avant tout de l’allongement de la journée de travail, de la multiplication des jours de travail par la suppression d’un très grand nombre de jours fériés, de l’intensification des rythmes du travail, bref, de l’extraction de ce que Marx appelait de la plus-value « absolue ». Celle-ci est caractéristique de toutes les formes de « subsomption formelle » du travail sous le capital. Mais avec les bouleversements survenus dans les procédés et les moyens de production, la productivité du travail social a augmenté dans des proportions énormes, entraînant une baisse de la valeur relative des coûts de reproduction de la force de travail. La plus-value « relative » est devenue la source principale du profit et la caractéristique des sociétés où la subsomption du travail sous le capital était devenue « réelle ». Avec la grande industrie, la manière capitaliste de produire a pu conquérir, bouleverser ou éliminer peu à peu les anciennes branches de la production industrielle et agricole, et elle en a créé de nouvelles en même temps qu’elle opérait une révolution dans les moyens de transports. Dès lors s’intensifient les relations contradictoires entre zones industrielles et zones rurales. Sous la concurrence des produits industriels, l’artisanat domestique des familles paysannes et l’artisanat rural villageois s’effondrent et, pour la première fois dans l’histoire, l’agriculture se met à exister séparée des industries qui lui sont nécessaires. Un double mouvement contradictoire se développe : d’une part, la forme capitaliste de production détruit ou décompose sous sa concurrence les formes anciennes de production en rendant caduques leurs bases matérielles ou comme nous allons le voir, avec les exemples de métayage, de fermage ou de faire-valoir direct contemporains, elle les reproduit sur une base matérielle qu’elle fournit elle-

même et les place par là et par la domination qu’elle exerce sur toute production marchande, sous sa dépendance. Marx aurait pu arrêter là son analyse, aux formes que présentait à son époque le capitalisme dans quelques pays européens où il semblait avoir atteint déjà la maturité, s’épanouir au milieu de toutes les formes de production précapitalistes désormais enchaînées à lui pour survivre ou condamnées à disparaître. Mais pour lui, l’histoire ne s’arrêtait pas là. A ses yeux, les faits montraient qu’une autre transition était déjà commencée en cette seconde moitié du XIXe siècle, dans la mesure où, au centre du système mondial capitaliste, le développement de la grande industrie et de la production de masse avait commencé à entrer en conflit avec le caractère privé de la propriété des moyens de production, des produits, de l’argent et du capital. Il en voyait la preuve aussi bien dans l’apparition des coopératives ouvrières que dans la multiplication des sociétés par actions et des grands monopoles. L’Europe, du moins celle des pays capitalistes avancés, était désormais en transition vers « la reconversion du capital en propriété des producteurs associés, en propriété directement sociale » (Das Kapital, 1964 : 453). Mais cette reconversion ne pouvait se faire par des transformations purement économiques. Il fallait de formidables luttes sociales et politiques. Il fallait que les classes exploitées prennent le pouvoir. Il fallait une ou des révolutions. Nous ne poursuivrons pas plus loin l’analyse des idées de Marx sur ces processus de transition vers une nouvelle forme de production et de société, sauf pour remarquer que le passage au « mode de production des travailleurs associés » n’est pas survenu, comme il l’anticipait, au centre du système capitaliste mais à la périphérie de l’Europe, en Russie. Certes Marx, à la fin de sa vie – on le sait par ses lettres à Choukovski (1877) et à Vera Zassoulitch (1881) (cf. Sur les sociétés précapitalistes…) – avait prévu cette possibilité, mais comme une exception. Or l’exception devint la règle et les autres ruptures qui, un demi-siècle plus tard, après la Seconde Guerre mondiale, allaient suivre la révolution russe s’accomplirent plus loin encore du centre, en Chine, au Vietnam, au Mozambique, à Cuba…

Retour sur la « méthode progressive » suivre l’histoire dans tous ses déroulements L’histoire économique des quatre derniers siècles de l’Europe occidentale ne se réduit pas aux étapes du développement de la production industrielle capitaliste, même si ce développement est devenu l’aspect dominant de cette histoire. D’autres formes de production étaient issues également de l’évolution du système féodal, la petite production marchande agricole ou artisanale par exemple, affranchie elle aussi des contraintes communautaires ou corporatives. Ces formes se sont développées ou ont disparu au bout d’un certain temps, et celles qui coexistent encore aujourd’hui avec la forme capitaliste de production lui sont subordonnées. Bref, c’est seulement en suivant l’histoire dans tous ses déroulements que l’historien peut expliquer pourquoi et comment la forme capitaliste de production, au départ une forme sociale de production parmi d’autres, est finalement devenue la forme dominante d’organisation de la production et des échanges. Nous ne prendrons qu’un exemple, celui des formes d’organisation de la propriété et de la production agricoles qui ont succédé aux formes féodales. L’évolution du rapport féodal de production, sous les effets de l’expansion de l’économie marchande et monétaire, a d’abord poussé les propriétaires fonciers, nobles et bourgeois, à substituer de plus en plus la rente en

argent aux autres formes de rentes féodales dans les pays qui étaient liés au marché mondial. Peu à peu, la rente a cessé d’être un rapport personnel pour devenir de plus en plus un rapport contractuel. Cette évolution s’est poursuivie dans plusieurs directions. Elle a donné naissance à diverses formes de métayage et de fermage non capitalistes ou, si les paysans avaient la possibilité de racheter les terres ou de les obtenir par une réforme agraire, elle a abouti à la multiplication des paysans propriétaires de leurs terres et les travaillant eux-mêmes en fairevaloir direct. C’est cette dernière forme que Marx a appelée le mode de production parcellaire. Mais en Angleterre et dans certaines régions de France ou des Pays-Bas, cette évolution a entraîné l’apparition de fermiers capitalistes, c’est-à-dire une forme de production au sein de laquelle la terre reste propriété d’un propriétaire absentéiste et est mise en valeur par un fermier qui, lui, est propriétaire des instruments de production et du capital, et emploie à son service non plus des paysans asservis, mais des travailleurs agricoles salariés. La terre est devenue dans ce rapport de production une réalité seulement matérielle et économique et sa propriété s’est dépouillée de tous les attributs politiques et idéologiques qui faisaient la substance des formes précapitalistes de propriété de la terre. Aujourd’hui, en cette fin du XXe siècle, coexistent encore en Europe ces diverses formes de production agricole.

Le centre, les centres et les deux périphéries Mais une pièce manque dans ces analyses : celle des formes de production qui se sont développées dans les pays périphériques à la zone de création et d’expansion du mode de production capitaliste. Il faut en fait distinguer deux périphéries, les pays d’Europe centrale et orientale qui commercent avec l’Angleterre, la France, les Pays-Bas, et les pays non européens que l’Europe colonise peu à peu ou subordonne à ses propres intérêts. Là encore, une analyse attentive des textes de Marx nous montre qu’il ne pensait pas, comme certains (Wallenstein, Samir Amin entre autres) le lui prêtent aujourd’hui, que dans les périphéries du système capitaliste se développait un capitalisme périphérique. En Europe de l’Est, en Prusse orientale, en Pologne, en Hongrie, le développement de la production agricole destinée à l’exportation vers les villes et les populations des centres capitalistes de l’Europe de l’Ouest entraîne la mise en place en grand et un développement nouveau du servage. C’est le fameux problème du second servage mis en évidence par les historiens allemands du XIXe siècle. Dans les provinces danubiennes par contre, comme Marx le notait déjà à la suite des enquêtes ethnographiques faites dans cette région, on assista après l’effondrement de la domination turque sous les coups des Anglais et des Français, à l’accaparement d’une partie des terres des communautés valaques ou autres par les aristocraties locales et à la naissance pour la première fois, d’une forme de servage individuel. Dans la seconde périphérie, les choses devaient se passer très différemment selon que les pays allaient être transformés en colonies ou allaient subir seulement les pressions commerciales et politiques des pays européens. Au Mexique, au Pérou, les anciennes formes de production et d’organisation sociales allaient être détruites et remplacées par une économie de mines et de plantations exploitant au profit de l’Europe ou de colons européens – par la corvée et d’autres formes de servitude collective et individuelle, ainsi que par l’obligation à payer tribut et impôts – la main-d’œuvre de communautés indigènes profondément altérées par l’anéantissement de leurs élites, la christianisation forcée et l’exploitation d’une partie de leurs terres.

Mais ailleurs, au sud des États-Unis par exemple, lorsque les populations indiennes locales disparaissaient ou refusaient de travailler sur les plantations, il fallut importer d’Afrique une main-d’œuvre déracinée de ses communautés d’origine et de sa culture et remettre en marche des formes esclavagistes de production. Second servage dans la partie orientale de l’Europe, premier servage en Roumanie, économie de plantations reposant sur l’esclavage comme en Amérique du Nord ou sur des formes de servitude collective et individuelle « pseudo-féodales » en Amérique du Sud et au Mexique, autant d’exemples des structures qui se développèrent dans les diverses périphéries du système mondial capitaliste au cours des premiers siècles de sa formation et de son expansion. Il faudra attendre une autre époque et d’autres conditions pour que des formes réellement, directement capitalistes de production y apparaissent. Ici s’achève le résumé d’une des dernières pièces de l’analyse de Marx des formes de transition ou de subordination au capitalisme. Nous allons tenter de faire un bilan de tout cet ensemble.

Vue d’ensemble des analyses théoriques de Marx des processus de transition Fécondité des hypothèses, des méthodes et des modèles Au terme de cet examen des manières dont Marx a pensé les processus de passage d’un système socio-économique dominant à un autre qui lui succède, on voit l’intérêt de sa méthode qui combine démarches régressives et progressives, théorie économique et recherches historiques, analyses micro- et macro-sociologiques. Pour Marx, un processus de transition est un aspect d’un processus plus vaste de décomposition d’un système socio-économique jusqu’alors dominant. Ce processus de décomposition à la fois détruit certains éléments des rapports de production anciens et en conserve d’autres, et un processus de transition commence lorsque les éléments conservés se combinent d’une manière nouvelle, originale. Ces idées ont été élaborées avant tout dans un effort poursuivi pendant de nombreuses années pour expliquer la naissance et les phases du développement du mode capitaliste de production et d’échanges qui finalement s’était imposé au milieu du XIXe siècle à une partie de l’Europe et du monde. En tant qu’explication de la genèse du capitalisme, il revient aux historiens et aux économistes de confronter ce modèle à ce que l’on sait aujourd’hui d’autre ou de plus sur les origines du capitalisme. Mais il nous semble que ce modèle a une portée plus générale et peut servir à analyser d’autres processus de transition qui ont eu lieu dans l’histoire ou se déroulent aujourd’hui. Par ailleurs, l’idée qu’un système économique ne se développe qu’en détruisant la base matérielle, technique, sur laquelle il a pris appui au départ et qu’il a héritée du système dominant antérieur, l’idée que cette destruction s’opère à mesure que les nouveaux rapports de production sont capables de susciter la création d’une nouvelle base matérielle, de nouvelles forces de production matérielles et intellectuelles – bref, l’idée du passage d’une subsomption « formelle » d’une base technique ancienne sous des rapports de production nouveaux à la subsomption « réelle » sous ces rapports d’une base nouvelle qu’ils ont suscitée – sont des hypothèses très intéressantes pour éclairer non plus la naissance mais le développement d’un système économique nouveau. Mais ce même processus de création d’une base nouvelle, d’une base propre à assurer en partie l’autodéveloppement du système nouveau, fournit aussi une explication des conditions par lesquelles un système nouveau de production en vient à dominer les autres formes de production qui continuent à coexister à ses côtés, et qui peu à peu se subordonnent à lui jusqu’au point de survivre sur des bases techniques qu’il leur fournit et dans des limites qu’il leur impose. Notons que dans cette perspective, ce n’est pas le développement de nouvelles forces productives qui fait naître de nouvelles formes sociales de production, mais c’est l’apparition et le développement de nouvelles formes sociales de production qui entraînent le développement de nouvelles forces productives. De façon générale, les forces productives, matérielles et intellectuelles ne se développent pas par elles-mêmes, mais dans un contexte historique précis et pour des raisons sociales, quelle qu’en soit la nature. Importante également est l’idée qu’un processus de transition est un phénomène à la fois microet macro-sociologique, qu’il est fait d’une multitude de naissances spontanées, de développements locaux dont beaucoup seront éphémères mais qui s’additionnent peu à peu et

dont les effets convergent sous forme de structures globales nouvelles qui entreront en conflit avec la reproduction des structures globales du système dominant. Soulignons combien Marx, lorsqu’il analyse la genèse du capitalisme, met l’accent sur le caractère d’abord spontané, sporadique, puis de plus en plus massif, confluent, de la naissance des rapports de production capitalistes. C’est pour cette raison qu’il pensait que le mode de production des travailleurs associés, dont il prévoyait qu’il allait succéder au mode de production capitaliste, devait se développer là où ses prémisses étaient déjà apparues spontanément sous l’aspect des coopératives ouvrières de production et là où ses conditions matérielles, les forces productives modernes, gigantesques et socialisées, existaient. D’autres naissances, mais cette fois « volontaires », « imposées » par une révolution et permettant à une société d’inaugurer « un processus de développement » lui semblaient possibles, en Russie notamment, mais comme des exceptions qui n’auraient de chance de durer que si les travailleurs réussissaient ensuite à prendre la direction de la production et de la société dans les pays capitalistes avancés, dans les pays du centre. Car, et c’est une idée de Marx devenue aujourd’hui banale, un système socio-économique se développe à partir d’un ou de plusieurs centres en direction d’une ou de plusieurs périphéries qui englobent d’autres systèmes socio-économiques qui, plus ou moins vite, plus ou moins brutalement, doivent disparaître ou se transformer pour continuer à exister dans les limites et sous des formes imposées par leur subordination à la logique du système dominant et aux intérêts des pays où ce système domine.

Lacunes et problèmes Mais à côté de ces thèses fécondes, de ces instruments d’analyse utiles, existent chez Marx des lacunes sérieuses et des problèmes redoutables. On pourrait par exemple conclure à l’inverse de Marx, que si la France fut le pays « classique » des révolutions bourgeoises, ce fut parce que la manière capitaliste de produire et de commencer s’y était moins développée qu’en Angleterre et que la bourgeoisie française, pour atteindre ses fins, a dû s’allier politiquement et pour un temps à la paysannerie et aux artisans, ce qui a radicalisé sa lutte. De là est sortie, après la vente des biens nationaux et des biens de l’Église, la multiplication de paysans propriétaires et producteurs directs qu’allaient éroder ensuite les processus d’industrialisation et d’urbanisation. Autre point : on ne trouvera pas chez Marx l’analyse de l’évolution de la famille paysanne ou de la famille ouvrière, pour ne citer que cet aspect de l’évolution de la société moderne. Un autre grand domaine resté en friche chez Marx, est celui du rôle très important de l’État dans les processus de transition. Marx a certes l’immense mérite d’avoir souligné l’importance qu’avaient eue dans ces processus la création de banques nationales, la généralisation de la fiscalité d’État, les politiques protectionnistes, les politiques coloniales, guerres et conquêtes, les législations du travail, le soutien aux manufactures, etc. Mais Marx n’a pas poussé plus loin l’analyse. Il s’était fixé d’y consacrer un volume du Capital, qui ne fut jamais écrit. Or l’État, aujourd’hui plus qu’au temps de Marx, intervient sans cesse dans l’évolution des structures économiques, que ce soit par les systèmes de crédit, les politiques des prix et, dans les pays sousdéveloppés, par des plans de développement assortis ou non de réformes agraires, etc. Mais les questions les plus brûlantes que pose la théorie de Marx ne concernent pas ses lacunes

ou ses erreurs dans l’interprétation de la genèse du capitalisme en Europe occidentale. Elles naissent du tour qu’a pris l’histoire après la mort de Marx, avec l’apparition de formes de production et de société « socialistes » non pas au centre mais à la périphérie du système capitaliste, formes nées soit à l’issue d’une révolution victorieuse (Russie, Chine, Cuba), soit à la suite d’un partage du monde entre grandes puissances (pays de l’Europe de l’Est), et qui toutes aujourd’hui sont au bord de la faillite ou en ruines. En fait, quand elles eurent lieu, ces révolutions coïncidèrent comme en Chine, en Angola, au Vietnam, avec des luttes pour reconquérir une indépendance nationale contre des puissances étrangères occupantes (Chine) ou coloniales (Vietnam, Angola). Dans ces luttes, les partis révolutionnaires se montrèrent les plus résolus et les plus capables face à d’autres mouvements appuyés par les classes dirigeantes locales. Mais, au-delà de ces circonstances historiques particulières et de ces luttes politiques et militaires contre des puissances étrangères et leurs alliés locaux, dans aucune de ces sociétés, si différentes par leur taille, leur histoire, leurs traditions, « les conditions matérielles d’existence de rapports de production nouveaux et supérieurs n’étaient écloses », ce qui pour Marx était une condition indispensable pour le passage au « mode de production des travailleurs associés ». Au lieu de l’association volontaire, libre, des travailleurs, on a eu la collectivisation forcée de la propriété et de la production. Au lieu d’une socialisation progressive des procès de production imposée par le développement de forces productives intégrées dans une division du travail de plus en plus complexe, on a eu la nationalisation des moyens de production. Au lieu de l’autogestion démocratique du procès de production, on a eu la bureaucratisation générale des appareils de production. Au lieu d’une démocratie politique et culturelle au service du peuple et plus riche que la démocratie bourgeoise des pays capitalistes avancés, on a eu la dictature d’un parti contre le peuple et d’une poignée de dirigeants sur ce parti avec pour conséquence inéluctable l’institution et la généralisation de la terreur. Au lieu de construire une base matérielle propre qui démontre la supériorité du socialisme sur le capitalisme, les pays socialistes sont parvenus, au prix de quels sacrifices, à construire une base matérielle qui les situe très loin derrière les pays capitalistes les plus avancés. Le passage au socialisme dans les pays où ne s’était pas ou s’était peu développé le capitalisme a précipité sinon la pensée de Marx, du moins les divers marxismes inventés par des hommes qui s’en réclamaient dans une crise théorique et pratique, profonde, générale. Crise théorique puisque aucune analyse « marxiste » n’a encore pu fournir une explication convaincante de ce qui s’est passé. Crise dans tous les aspects de la pratique, économique, sociale, politique, culturelle, puisque aujourd’hui en URSS (et en Chine, du moins jusqu’aux massacres de la place Tiannamen en mai 1989) on fait publiquement le procès de la collectivisation forcée, de la terreur, de la bureaucratie, et on fonde ses espoirs sur les vertus d’une économie mêlant les principes d’une économie privée à réinventer et qui ne porterait plus en elle les maux du capitalisme, et d’une économie étatique qui aurait perdu ses monopoles et se serait amputée de sa bureaucratie et de son inefficacité : formule miracle qui trouverait ses chances de succès dans une démocratie pourtant encore à peine en train de naître. A une transition manquée dans laquelle ont sombré les espoirs et les forces d’une révolution, va-t-on voir succéder une transition sans révolution soutenue par les seules vertus d’un pragmatisme prudent mais têtu au service des intérêts de peuples confrontés à l’imminence d’un désastre ? A l’histoire chaude des révolutions va-t-on voir succéder une histoire froide d’évolutions qui feront

mieux qu’elles ?

QUELQUES CAS DE TRANSITION OU DE SUBORDINATION AU CAPITALISME Nous avons choisi une dizaine de textes parmi les travaux du groupe « Transition ». Ces textes analysent les transformations récentes ou l’évolution à plus long terme de formes de production agricoles ou artisanales non capitalistes qui se sont trouvées de plus en plus subordonnées au développement du système capitaliste de production et d’échanges. A l’exception de J. Pujadas qui traite de phénomènes urbains liés à l’industrialisation récente de Tarragone et à l’arrivée d’une abondante main-d’œuvre immigrée d’Andalousie, à l’exception également d’Alice de Paiva Abreu qui analyse le travail au noir des couturières employées dans la confection des vêtements de mode de haut de gamme qui achalandent les boutiques de luxe de Rio de Janeiro ou de Sao Paulo, la plupart des exemples concernent des communautés rurales d’Europe du Sud, du Mexique, du Pérou et de Sumatra. On ne s’en étonnera pas quand on connaît les préférences des anthropologues pour ce qui subsisterait de « traditionnel » à la périphérie des zones du développement industriel et urbain du capitalisme contemporain. Mais l’exemple des paysans catalans qui ne peuvent se contenter des revenus qu’ils tirent de la production d’huile d’olive et dont les épouses font du travail au noir à domicile pour de grandes firmes internationales de vêtements montre clairement que les mêmes processus se développent à la campagne comme à la ville. Des formes de propriété commune ou des formes d’entraide qui avaient subsisté jusqu’à nos jours dans l’agriculture de montagne des Pyrénées ou dans les communautés indiennes du Mexique et du Pérou ont désormais disparu ou presque pour faire place à des formes de propriété et de production parcellaires qui ne suffisent pas à faire vivre les familles qui les exploitent. Celles-ci sont contraintes pour se reproduire de combiner plusieurs sortes d’activités économiques, légales ou « submergées » entre lesquelles se répartissent les divers membres des familles qui souvent mettent en commun leurs revenus. Tous ces phénomènes se sont accentués ou ont repris vigueur dans le contexte de la crise qui a touché à des degrés inégaux les pays avancés comme les pays subordonnés du système capitaliste mondial. Un bref résumé de chacun des textes qui suivent suffira pour mettre en évidence la diversité de ces processus et leur convergence. Ce n’est pas un paradoxe de dire que le système capitaliste à la fois ressuscite et détruit sans cesse des formes de production parcellaire qui ont perdu depuis longtemps toute base propre de développement. Susana Narotsky montre comment de petits et moyens propriétaires ruraux de Catalogne arrivent à maintenir leur exploitation tout en subordonnant toujours plus leur production et leur mode de vie aux exigences du marché capitaliste. Ils y parviennent en combinant plusieurs bases matérielles et économiques : la propriété privée du sol et le travail indépendant, la propriété coopérative et le travail en commun auxquels s’ajoute le travail des femmes dans l’industrie de la confection, soit à domicile et de façon clandestine, soit de façon légale dans des coopératives ouvrières. S. Narotsky montre comment l’ancienne logique de la casa, ne peut plus se reproduire sans l’entrée des femmes dans le travail industriel, travail féminin qui en même temps est dévalorisé par l’idéologie toujours vivante de la casa. Une casa, c’est traditionnellement l’union au travers des générations d’une exploitation agricole (qui est un patrimoine hérité) et d’une famille. C’est donc à la fois une unité de production économique et une unité de reproduction sociale. La casa

catalane appartient aux formes de production parcellaire qui existaient en Europe. Mais aujourd’hui, la casa ne peut plus être les deux choses à la fois. La nécessité d’investir dans les équipements coûteux, et en même temps de diminuer les coûts de production pour faire face à la concurrence, fait que la casa ne fournit plus de ressources financières nécessaires à la reproduction de la famille. De plus en plus, cette reproduction est assurée par le travail des femmes. Travail à domicile, illégal, mal payé, mais indispensable. Malgré cela, ce travail continue à n’apparaître que comme une aide provisoire en attendant que des circonstances meilleures permettent au travail masculin d’assurer à la fois la reproduction de la famille et de la casa. C’est cette « tenaille » idéologique que décrit S. Narotsky. Mais son analyse, comme celle de J. Pujadas pose une question générale : assistons-nous, avec le développement de l’économie informelle à une nouvelle étape du développement du capitalisme qui veut diminuer le coût de la main-d’œuvre et renforcer la flexibilité de l’emploi, ou sommes-nous en transition vers un autre système productif ne reposant plus sur la subordination du travail au capital ? Les deux analyses suggèrent que la première réponse semble la bonne. Quoi qu’il en soit, les processus décrits correspondent au phénomène répandu de l’autoexploitation des producteurs parcellaires par eux-mêmes. Nous avons affaire à des travailleurs qui sont en même temps propriétaires de leurs moyens de travail, et même si tous leurs efforts sont désormais de faire le plus de « profit » possible et si leur mentalité est par force soumise à la logique capitaliste, il ne nous semble pas que l’on puisse, comme le fait S. Narotsky, voir dans ces efforts pour diminuer les coûts de reproduction de leur force de travail, une stratégie d’augmentation de leur « plus-value relative ». Ce concept nous semble ici hors contexte puisque stricto sensu il ne s’applique qu’à des entreprises reposant entièrement sur des rapports capitalistes de production, et sur la séparation du capital et du travail. Juan Pujadas reconstitue les diverses étapes de l’industrialisation récente de la région de Tarragone et les transformations du tissu urbain et des modes de vie qui les ont accompagnées. Le processus a pris la forme d’une arrivée continue et massive d’individus, puis de leurs familles, venus d’Andalousie, poussés par la décomposition finale des rapports seigneuriaux dans le monde rural du sud de l’Espagne. Cette main-d’œuvre, en général peu qualifiée, trouva de l’emploi dans la construction du complexe pétro-chimique et des nouvelles zones résidentielles de Tarragone. Mais cette étape franchie, il lui fallut chercher d’autres emplois. J. Pujadas décrit les stratégies qui permettent aux individus et aux familles de survivre : pluriactivité, entrée dans diverses formes d’économies souterraines et pratique systématique de l’entraide entre familles apparentées ou de même origine géographique et ethnique. Après deux générations, ces anciens paysans et leurs descendants ont pris une place précaire dans un prolétariat industriel et urbain soumis désormais à la crise. Dans un autre contexte, celui de l’implantation à partir des années 60 d’une multinationale, Nestlé, dans une région de la Galice, Raúl Iturra ouvre de larges perspectives théoriques, avec son analyse des stratégies économiques mises en œuvre par les paysans de Vilatuxe pour reproduire leurs exploitations familiales en combinant plusieurs moyens – le travail salarié partiel, la réactivation des rapports de parenté et des services réciproques entre voisins – pour disposer au bon moment d’une main-d’œuvre que l’on ne paye pas en argent mais que l’on dédommage en travail ou en produits de la campagne, etc.

Peu à peu, les petits propriétaires se spécialisent dans la production de viande et de lait en manipulant ces diverses bases pour accumuler les moyens nécessaires à la modernisation de leurs exploitations. Mais dans le processus, une partie de ces agriculteurs glisse vers un statut de producteurs marginaux, dont les activités agricoles se transforment en une sorte d’assurance venant compléter des ressources issues de l’entrée de ces individus dans de nouveaux rapports de production (travail salarié, petit commerce, émigration temporaire, etc.). L’analyse est d’autant plus passionnante que ces développements d’un mode de production parcellaire font suite à l’abolition, en 1926, du système du foro, système de bail de terres par de grands propriétaires fonciers dont l’origine remonterait très loin, jusqu’au Xe siècle, et qui fut une forme originale de la propriété foncière « féodale » dans la péninsule Ibérique. L’analyse de João Ferreira de Almeida porte sur la situation contemporaine de la population d’une petite commune du nord-ouest du Portugal, Fonte Arcada, proche de la banlieue de Porto. Cette commune n’a pas été touchée autant que d’autres par l’émigration massive des années 60 des Portugais vers les pays d’Europe du Nord et elle a trouvé des solutions dans le marché du travail de la région de Porto. Nous sommes là devant un régime de petites exploitations, puisque la superficie moyenne des propriétés est de 1,29 ha. Mais sur 268 propriétaires, huit d’entre eux possèdent 43,4 % de la surface productive, qui est travaillée par des petits fermiers et métayers. L’évolution récente a amené la multiplication des paysans petits propriétaires et des fermiers qui combinent leurs activités agricoles avec un travail salarié. On est donc en présence d’un processus de décomposition de la petite production parcellaire et d’un processus en même temps de maintien et de reproduction de cette petite production comme appendice d’autres formes de travail. La même évolution est décrite par Manuel Cabrai qui analyse plus en détail les stratégies d’adaptation des petits métayers du district de Porto qui combinent travail agricole et travail salarié. Il montre comment ces métayers entrent en conflit avec les propriétaires lorsque ceux-ci veulent les expulser, non pour continuer à produire avec d’autres métayers des produits agricoles mais pour transformer leur terre en marchandise avec laquelle ils veulent spéculer sur le marché immobilier. Peu à peu, l’activité agricole devient « résiduelle ». Finalement, dans la campagne, trois catégories d’exploitants agricoles se dessinent, des exploitants à temps complet mais en voie de prolétarisation, des exploitants à temps partiel qui cherchent à cumuler les avantages relatifs du travail salarié et les quelques avantages que leur offre le statut de métayer : logement bon marché à la campagne, production de moyens de subsistance, vente sur le marché de quelques produits agricoles ou maraîchers. Enfin, des exploitants résiduels, hommes ou femmes âgés sur l’exploitation desquels personne, après leur décès, ne succédera. De façon générale, c’est donc dans le contexte actuel de crise de la production capitaliste que se maintiennent ou même ressuscitent ces formes non capitalistes de production agricole, mais elles n’offrent sur le plan de l’économie globale du pays que des solutions provisoires pour les individus et non un cadre général pour le développement des forces productives et pour la solution des grands problèmes économiques qui se posent aux nations modernes. Mais dans ce même contexte et en contraste avec l’évolution des métayers et petits propriétaires des alentours de Porto, Manuel Cabrai décrit l’évolution des paysans aisés qui fréquentent les foires et les marchés ruraux de la région de Lisbonne, et qui eux aussi combinent, dans une stratégie complexe, plusieurs bases économiques. Ils sont, plus souvent que dans le Nord-Ouest, propriétaires de leurs terres et leurs exploitations sont d’une taille plus vaste. Ils sont aussi

bouchers, commerçants, transporteurs, restaurateurs, etc. Ils combinent donc plusieurs sources de revenus et entrent, ainsi, dans plusieurs rapports de production et d’échanges qui s’articulent à travers leurs pratiques. Certains d’entre eux, les plus riches, commencent à quitter la paysannerie par le haut et se transforment en commerçants, voire en industriels à part entière. A travers ces processus qui recomposent le tissu économique du Portugal en une zone littorale du Centre et du Nord, active, en contraste avec les régions de l’intérieur en voie de dépeuplement, le Portugal apparaît comme une nation qui, moins que beaucoup d’autres en Europe, a les capacités de se reproduire pour une large part, en s’appuyant sur ses propres bases. C’est probablement ce qui explique sa politique délibérée et organisée d’émigration à l’étranger. Louis Assier-Andrieu analyse l’évolution récente des communautés villageoises des PyrénéesOrientales sous l’effet du développement rapide des stations de haute montagne et du capitalisme touristique, et montre d’abord comment, depuis le début du XIXe siècle, elles avaient su contourner les contraintes imposées par les nouvelles règles de la propriété privée du Code civil. Chaque communauté était composée d’unités domestiques d’exploitation plus ou moins riches en terres cultivées (casas grandes, casas pequenãs) qui, par le biais de leur appartenance à la communauté, avaient l’usage de ressources forestières et de pâturages montagnards, propriété de la commune. Chaque casa se maintenait à travers le temps par une règle d’héritage qui transmettait la terre à un seul héritier parmi tous les enfants des maîtres de maisons. Cette règle qui contredisait les principes du Code civil, s’était maintenue grâce à la complicité active des notaires et de la population. Ce système qui reposait sur une agriculture de montagne combinant étroitement l’élevage et la production agricole, avait pu se reproduire par l’expulsion systématique des descendants non héritiers qui émigraient dans les villes et dans les plaines du sud de la France pour trouver un emploi, ou louaient leur force de travail aux maisons riches en manque saisonnier ou permanent de main-d’œuvre. Or, ce système qui avait résisté jusque dans les années 1960, commença à se fissurer et à se désagréger avec l’irruption soudaine du capitalisme touristique. Des terres incultes vendues aux stations de montagne devenaient une marchandise qui rapportait d’un seul coup beaucoup plus que son usage productif. Dans ces circonstances, les anciennes solidarités villageoises et familiales, qui avaient permis de reproduire le système plus ou moins souterrainement, s’effondrèrent. Mais là encore, plusieurs évolutions semblent possibles, soit qu’un capital extérieur à la communauté s’investisse dans le tourisme, créant une zone de capitalisme de service, soit que les communautés organisent elles-mêmes, sur des bases matérielles nouvelles, des stations dont elles redistribuent ensuite les profits. Une alternative existe, mais les forces qui poussent vers le capitalisme privé semblent l’emporter. D’autant que, dans les communautés, des paysans plus riches que d’autres et qui combinaient à leurs activités agricoles d’autres sources de revenus (boucherie, scierie, restaurant) avaient accumulé un capital qui trouve dans le tourisme l’occasion de s’investir et de fructifier sur place. C’est à d’autres mésaventures et métamorphoses de la petite exploitation agricole que Gail Mummert consacre son analyse de la transformation interne des règles de fonctionnement d’un ejido mexicain. Cette organisation supposait, en principe, l’égalité des producteurs. Mais elle en est venue rapidement à reproduire en son sein et à recouvrir des formes anciennes ou modernes d’exploitation du travail humain. Cinquante ans après la révolution mexicaine, l’ejido, point central de la réforme agraire, est presque totalement travesti. A côté de quelques exploitations

familiales agissant encore selon les principes de l’ejido, se multiplient des stratégies familiales combinant les ressources de plusieurs activités et ressuscitant au passage, de façon cachée parce qu’illégale, des formes diverses de métayage ou de location de parcelles entre ejidatarios. Une partie de ceux-ci émigre en ville ou dans les entreprises capitalistes du sud des États-Unis, louant leur terre avant leur départ à des voisins ou à des amis, ou la confiant aux soins d’un petit capitaliste propriétaire d’un tracteur qui prend en charge tous les travaux agricoles contre une rémunération en argent payée sur le salaire même des émigrés. L’analyse de Gail Mummert est une dissection minutieuse des formes de production qui se sont développées spontanément sous la surface apparemment égalitaire de l’ejido, et qui sont nées des difficultés auxquelles ont dû faire face les paysans et leurs familles, dans les conditions matérielles et sociales de la petite production agricole. C’est à l’analyse d’une autre combinaison d’activités de subsistance et d’activités marchandes que s’attache Danièle Dehouve lorsqu’elle décrit l’évolution récente de la municipalité de Malinaltepec appartenant au groupe Tlapanec vivant sur le versant de la Sierra Madre del Sur qui descend vers l’océan Pacifique. L’organisation de cette communauté est le produit de la fusion d’éléments coloniaux et précoloniaux, qui composent son système religieux et politique. Il semble qu’elle se soit maintenue parce que cette région du Mexique ne comportait pas de mines ou de terres irrigables qui auraient pu inciter des colons espagnols à s’y installer et à intervenir directement sur son évolution. La forme communautaire d’organisation de la société avait deux bases : d’une part la propriété commune des terres et d’autre part la gestion des rites et des fêtes religieuses par lesquels s’exprimait et se reproduisait l’identité du groupe. Un lien entre ces deux bases semble d’ailleurs avoir existé puisque les individus et leur famille n’étant pas propriétaires privés de la terre, ne pouvaient accéder à son usage qu’en réaffirmant sans cesse leur appartenance à la communauté qui détient ces droits de propriété et donc en reproduisant la communauté comme telle à travers des pratiques politiques et rituelles. Sur le plan économique, très tôt, ces communautés avaient développé des formes de production marchande, production de cochenille et de cotonnades au XVIIIe, du bétail au XIXe, du sucre et du café au XXe siècle. Au XVIIIe et au XIXe siècle, les producteurs tlapanèques avaient été exploités par les négociants espagnols des villes et leurs intermédiaires métis dans les campagnes. On retrouve là une structure qui caractérisait les premiers siècles de développement du capitalisme, particulièrement dans les sociétés coloniales, à savoir la domination du capital commercial sur les producteurs locaux. Au sein de cette communauté existait une certaine accumulation de capital à travers le fonctionnement des confréries et l’emploi du capital des « saints patrons » dans des investissements productifs. Cette structure communautaire se trouve aujourd’hui articulée directement sur l’évolution du mode de production capitaliste au sein de la société mexicaine. L’État au Mexique s’appuie sur les habitudes de travail en commun des indigènes pour leur faire accomplir les travaux d’infrastructure nécessaires à l’expansion de la production moderne et à la scolarisation indispensable des individus qui l’accompagne. Ce n’est donc pas à une survivance que nous avons affaire, mais à une communauté humaine qui modifie son organisation interne de façon active et consciente pour se reproduire sous la domination du mode de production capitaliste qui l’enveloppe de toutes parts. C’est une analyse plus ambitieuse et une vue plus vaste que nous donne Olinda Celestino, de l’évolution des communautés de la vallée du Chancay (Pérou) du XVIe au XXe siècle. Elle

montre comment les formes de production et d’organisation sociale préincaïques et incaïques qui, comme l’avait démontré John Murra, permettaient aux communautés d’exploiter plusieurs étages écologiques sans s’affronter, ont été rapidement détruites par les Espagnols qui ont forcé, par la politique des reducciones, chaque communauté à se replier sur son espace proche, autour d’une église et d’un centre administratif. Après ces bouleversements initiaux, les groupes ethniques et les communautés de la vallée du Chancay devaient connaître des évolutions divergentes. Les communautés du haut de la vallée allaient garder un contrôle collectif de leurs terres tout en servant de réservoir de main-d’œuvre pour les mines et pour les haciendas des hautes terres. Quant aux communautés de la côte, elles allaient être décimées par les maladies et peu à peu leurs terres allaient passer entre les mains d’hacendados espagnols qui furent alors contraints d’organiser leur production avec de la main-d’œuvre importée. C’est la série des transformations des rapports de production dans ces haciendas côtières que nous décrit l’auteur. Elle nous montre comment s’éteignent progressivement des rapports de production esclavagistes exploitant de la main-d’œuvre africaine importée et comment se développent des rapports de métayage appelés yanaconazgo. A ceux-ci succéderont des formes de contrats de travail, lorsqu’une main-d’œuvre asiatique, chinoise d’abord, japonaise ensuite, sera importée à la fin du XIXe siècle. Finalement, avant la Deuxième Guerre mondiale, les haciendas commencèrent à se moderniser sur le plan technique et à employer une main-d’œuvre salariée, permanente et occasionnelle, venue des communautés andines en pleine mutation sous les effets de la pression démographique et de la nécessité de se procurer des ressources monétaires. Ainsi, au milieu du XXe siècle, les deux parties du Pérou, les populations des hautes terres et celles du littoral ont commencé à se fusionner en une économie nationale. Mais, dernier épisode, en 1972, une loi de réforme agraire « d’inspiration socialiste » faisait passer les haciendas sous le contrôle de l’État, et les transformait en coopératives de production gérées par les ingénieurs et les ouvriers. A peine née, cette forme « socialiste » de production allait être ensuite rapidement contestée par une société qui se tournait à nouveau vers les principes de la propriété privée. Alice de Paiva Abreu analyse brièvement le travail au noir dans l’industrie de la confection de Rio de Janeiro et Sao Paulo. Sa description met en évidence plusieurs faits importants et rejoint celle de S. Narotsky sur le travail au noir en Catalogne. En Catalogne, les épouses des petits producteurs d’olive étaient payées à la pièce pour coudre des centaines de vêtements « fantaisie » produits en masse pour une multinationale italienne. Mais au Brésil, nous avons à faire à des couturières qualifiées, et fières de l’être, qui travaillent à domicile, sur des machines à coudre perfectionnées qu’elles ont achetées elles-mêmes, pour le compte de petites et moyennes entreprises produisant chacune plusieurs milliers de pièces de vêtements pour les collections saisonnières vendues dans les boutiques de luxe de Rio et de Sao Paulo. Nous avons donc là une sous-branche particulière de l’industrie de la confection, mais ce n’est pas l’emploi du travail au noir qui la particularise. Jusqu’en 1980, selon A. de Paiva Abreu, dans l’industrie de la confection, un travailleur sur trois travaillait en usine, les autres à domicile et 90 % de ces travailleurs à domicile étaient des femmes. On voit donc combien la production réelle dans cette branche repose sur la combinaison permanente du travail salarié, continu et légal et du travail aux pièces, discontinu, non déclaré et illégal. Le premier se déroule dans l’atelier ou des ateliers de l’entreprise, le second au domicile des « externes ». Celles-ci ne se connaissent pas les unes les autres et n’ont de rapport avec

l’entreprise que par la responsable de l’atelier qui leur fournit du travail. On devine l’importance d’être en bons termes avec cette personne pour continuer à travailler. L’intégration permanente du travail à domicile dans le procès capitaliste de production n’est possible que parce que certaines phases bien précises de ce procès peuvent être détachées de l’entreprise et accomplies en dehors d’elle par des travailleurs isolés et propriétaires d’un moyen de production, une machine à coudre perfectionnée. Dans le procès de production d’un nouveau modèle et sa reproduction à plusieurs milliers d’exemplaires, quatre phases se succèdent, la conception du modèle, sa préparation (traçage, découpe du tissu), le montage et la finition. Seules la troisième phase, le montage et une partie de la quatrième, la finition, se prêtent au travail à la pièce. Ce sont elles que l’on transfère à l’extérieur pour être réalisées « à domicile ». Bien entendu, l’ensemble du procès de production et la commercialisation de ses produits se trouvent sous le contrôle direct ou indirect de l’entreprise. A tout instant, un travailleur salarié peut être licencié et une travailleuse au noir remerciée. Le prix payé à la pièce aux « externes » est calculé sur des bases rudimentaires et la plupart doivent travailler de 10 à 12 heures par jour pour se faire l’équivalent d’un « salaire ». Bien entendu, elles assument par ailleurs dans la journée la plupart des tâches domestiques quitte à prendre en période de pointe une aide, pour les gros travaux ménagers. On retrouve là le phénomène classique d’auto-exploitation du travailleur « indépendant », subordonné, intégré à un procès global de production qui lui échappe. Mais là encore le travail au noir à domicile, malgré ses aspects négatifs que n’ignorent pas celles qui les subissent, semble mieux s’accorder que le travail salarié avec les représentations traditionnelles que la société brésilienne se fait de la femme et des activités qui lui reviennent normalement sous peine de déchoir. Là comme en Europe et dans bien d’autres parties du monde, une femme ne devrait pas travailler en usine et si elle se met à travailler comme salariée cela devrait être provisoire jusqu’à ce qu’elle ait des enfants. Sa place est à la maison et celle de l’homme est au dehors, car c’est à lui que revient de gagner de quoi faire vivre la famille. On comprend que dans ce contexte idéologique, même si le travail salarié ou à domicile de la femme est indispensable dans le budget familial, sa contribution réelle ne peut jamais être réellement reconnue et sa valeur appréciée ou acceptée. Bien entendu, le travail à domicile pour un patron n’est pas une invention des temps modernes ni du capitalisme. On le retrouve à toutes les phases du développement de celui-ci. A ses débuts ou pendant sa jeunesse il en fut même un levier essentiel. Et aujourd’hui, au-delà des millions de personnes qui en Europe cherchent un emploi à plein temps ou à temps partiel, le capitalisme peut puiser sans compter dans le réservoir immense des centaines de millions d’habitants d’Asie, d’Amérique latine ou d’Afrique qui sont prêts à travailler à n’importe quel prix pour acheter de quoi subsister. C’est sur le travail au noir, dans le textile ou l’informatique, que sont bâties pour une large part la richesse et la force des quatre dragons d’Asie au premier desquels Hong-Kong et ses milliers d’ateliers familiaux clandestins. En Europe, d’ailleurs, pendant des siècles avant que ne se mette en place une législation du travail pour lutter contre les formes les plus abusives d’exploitation de la main d’œuvre employée dans les mines et les usines, la distinction entre travail légal et travail au noir n’avait pas encore de sens. Et, sur un autre plan, il n’est pas sûr que les différentes variétés de travail à domicile qui sous le nom de sweating system ou de Heimarbeit ont fleuri au XIXe siècle en Angleterre et sur le continent, aient engendré moins de misère que le travail pour un salaire de subsistance des ouvriers et ouvrières de tous âges entassés de 12 à 14 heures par jour dans les

ateliers des premières manufactures ou des fabriques qui leur ont succédé. Mais c’est bien évidemment lorsque les besoins de plus en plus pressants que connaissait l’industrie d’une main d’œuvre plus qualifiée, mieux éduquée, se conjuguèrent avec les pressions exercées par la résistance ouvrière et les luttes syndicales qu’il devint nécessaire de réglementer les formes de travail salarié ouvrant ainsi à l’État un nouveau domaine d’action sur la société, le droit d’intervenir dans les rapports entre travailleurs et employeurs. A partir de ce moment, le fossé entre les formes déclarées et les formes clandestines du travail allait se creuser et pénétrer profondément dans les couches populaires. Mais, malgré cela, jamais le travail à domicile « indépendant » n’a perdu un de ses attraits qui continue à l’opposer à son avantage au travail salarié : « Là personne ne vous contrôle. On travaille vite mais bien et quand on le veut. On s’organise soi-même. On est libre. Etc. » Enfin, une remarque faite en passant par Alice de Paiva Abreu mériterait d’autres développements. C’est lorsqu’elle note que les tailleurs ou couturières pour hommes et pour dames, petits artisans indépendants qui restent encore nombreux au Brésil, ont du mal à se lancer dans l’industrie de la mode et cela non pas seulement par manque de capitaux ou d’habileté dans la gestion d’une entreprise mais par manque d’accès aux modèles culturels des classes moyennes auxquelles sont destinés des produits de qualité, sans cesse renouvelés mais qui pourtant n’ont rien à voir avec la « haute-couture ». Il est, en effet, difficile de créer pour des classes dont on ne partage ni le mode de vie ni les goûts ni les aspirations. Comment savoir ce qu’il faut créer pour permettre aux membres des classes moyennes de se distinguer les uns des autres et donc finalement d’affirmer leur commune identité, tout en la niant dans l’apparence. Le problème existe depuis qu’il existe des ordres, des rangs, des classes, des riches et des puissants qui ne peuvent s’affirmer et se reconnaître qu’en se distinguant à la fois de ceux qui appartiennent au même rang, au même ordre, etc., et de ceux qui n’y appartiennent pas. Point n’est besoin de lire de pesantes dissertations sur « La Distinction » pour savoir que, au sein d’une société hiérarchisée et divisée en ordres, classes, strates ou rangs, inférieurs et supérieurs, si cette société n’est pas enserrée dans le corset rigide d’un système de castes héréditaires, des individus vont se trouver, par suite de transformations importantes (négatives ou positives pour eux) de leurs conditions de vie, contraints d’adopter des attitudes sociales opposées ; soit ils vont s’efforcer de continuer à ressembler autant que faire se peut aux personnes de la même condition et masquer par là leur fortune ou leur infortune ; soit, au contraire, au bout d’un certain temps s’affirmer différents d’elles en adoptant les attitudes et les habitudes de ceux avec lesquels ils veulent ou croient pouvoir s’identifier. Mais le problème se complique du fait que, par-delà les individus et leurs bonnes ou mauvaises fortunes, certaines couches sociales affirment leur identité collective en forçant les ressemblances qui doivent exister entre leurs membres, alors que d’autres qui se situent souvent à des niveaux plus élevés de la société font de l’affirmation des différences entre leurs membres un moyen essentiel pour réaffirmer en même temps leur commune appartenance, leur même identité surtout si par dessus ce rang, cette strate, cet ordre ou cette classe, il en existe d’autres, supérieurs, auxquels on aspire d’accéder et auxquels on s’efforce déjà à l’avance de s’intégrer en les imitant. De la première attitude, le protestantisme aux débuts du capitalisme, avait su faire à la fois une vertu et un moyen d’accumuler du capital. De la seconde, on ne compte plus depuis l’Antiquité

ceux qui ont fait de l’exaltation des différences et de son marquage sous les formes les plus excentriques non point une maxime morale ce qui aurait été difficile mais un point d’honneur et un mode de vie qui était aussi une manière de gouverner. Autre exemple, celui de la paysannerie « manquée » de Sumatra, analysée par Ann Stoler. Celleci nous montre comment, au milieu du XIXe siècle, les grandes plantations hollandaises de Sumatra ont cherché dans l’île de Java surpeuplée, la main-d’œuvre qui leur manquait. Là encore, la formule commença par des contrats de travail qui engageaient pour plusieurs années des hommes, avec promesse de retour au pays une fois enrichis. Puis, peu à peu, il fallut importer des femmes, et cette main-d’œuvre de culture et d’origine javanaises commença à recréer ses conditions traditionnelles d’existence, ses villages, ses rites. Mais dans le même temps, dès avant la Deuxième Guerre mondiale, les propriétaires avaient entrepris de réorienter et de réorganiser leur production ; des milliers d’employés qui avaient déjà depuis longtemps commencé à s’établir plus ou moins illégalement et clandestinement aux bordures ou sur certaines parties inexploitées des plantations, avec l’espoir de reconstituer un mode de vie paysan, de redevenir des tani, perdirent leur travail. Ann Stoler montre comment ces villages ne sont plus aujourd’hui que des lieux de résidence et non de production, où les jeunes générations sont condamnées à offrir leur force de travail aux plantations qui en usent selon leurs besoins. Cette population, elle aussi, est forcée de combiner, plusieurs activités, y compris la prostitution et le vol, pour compléter des emplois précaires. Ainsi, en se livrant à des études minutieuses de cas, l’anthropologie nous permet de faire apparaître des processus qui se reproduisent dans de nombreux contextes, avec des variations qui peuvent s’expliquer. Cette présence répétée, à un niveau local mais aussi aux niveaux national, régional et international, de processus similaires ou convergents impose aux spécialistes des sciences sociales d’articuler des analyses micro- et macrosociologiques et économiques, et dans chaque cas de reconstituer le déroulement historique des processus de passage ou de subordination à l’économie monétaire et marchande, économie qui constitue en quelque sorte à la fois l’avant et l’arrière-garde des formes capitalistes de production qui la dominent comme elles dominent au-delà d’elle l’économie mondiale. Enfin, dans l’avant-dernier chapitre, de ce livre, j’analyse les transformations, désormais irréversibles, induites dans les modes de vie et de pensée des Baruya, une population vivant dans les montagnes de la Nouvelle-Guinée, par leur rencontre avec l’Occident. Les Baruya sont une des nombreuses sociétés qu’on a pris l’habitude de baptiser « primitives » parce qu’elles fonctionnent sans État et ne connaissent pas les divisions en castes ou en classes, supérieures et inférieures, qui caractérisent les sociétés « civilisées » d’Europe ou d’Asie. Or cette rencontre d’une société primitive avec l’Occident ne remonte pas au XVIe ou XIXe siècle. Elle date d’hier, de 1951, soit après la Seconde Guerre mondiale et s’est traduite pour les Baruya par leur passage forcé sous le contrôle de l’ordre colonial australien, puis, après qu’en 1975, l’Australie ait octroyé l’indépendance à cette ex-colonie britannique et allemande, par leur métamorphose en citoyens d’un État nouveau, membre de l’O.N.U. et doté par ses anciens maîtres d’un régime de démocratie parlementaire à l’occidentale. Il m’est apparu que le processus d’occidentalisation de cette petite société vivant aux antipodes de l’Europe s’était développé le long de trois axes : la monétarisation de leur économie, l’évangélisation par des missionnaires appartenant à diverses sectes et églises chrétiennes, enfin

sur le plan politique, la perte par la tribu de sa souveraineté sur son territoire et sur la conduite de ses propres affaires. Les Baruya désormais appartiennent à notre système mondial même s’ils sont logés à sa périphérie. Ils ne pourront à l’avenir se reproduire qu’en lui, par lui, donc avec lui. Le chapitre suivant qui clôt le livre s’intitule « les contextes illusoires de la transition au socialisme » et peut surprendre dans un ouvrage consacré à l’analyse de quelques cas actuels de subordination ou de transition au capitalisme. Et pourtant il nous semble être tout à fait à sa place et voici pourquoi. Ce texte, ainsi que celui sur les Baruya qui le précède, fut écrit alors que le livre était, depuis longtemps déjà, composé, bouclé. C’est la chute du mur de Berlin et tout ce qui s’en est suivi en Europe de l’Est et au-delà qui m’ont poussé à les écrire et penser qu’ils avaient leur place dans ce livre. Berlin, ville où depuis 1989 je vis et travaille dans le cadre du Wissenschaftskolleg. L’évolution de la société Baruya comme celle de l’Europe de l’Est, apportaient deux preuves de plus, l’une exotique, microscopique et inconnue du public, l’autre toute proche, gigantesque et impossible à ignorer du fait que, sans relâche, se poursuit à l’échelle mondiale, l’expansion du capitalisme, un système tout à fait particulier né en Occident il y a quelques siècles mais qui n’appartient plus désormais à l’Occident seul. Or, et c’est ceci qui recoupait directement les analyses de notre groupe – l’expansion future du capitalisme ne précipitera plus seulement la décomposition de multiples systèmes qui en Afrique, en Asie ou en Amérique avaient vu le jour bien avant que ne naisse le capitalisme en Occident mais elle va désormais s’édifier sur les ruines du seul système économique et social qui, se réclamant des thèses de Marx, s’était présenté au départ comme une alternative au développement du capitalisme. Ce système dit « socialiste » était, comme le capitalisme, né en Occident avant de se répandre rapidement dans une partie du tiers monde. Or, quelques décennies à peine après son apparition – temps exceptionnellement court si on admet que le rythme de l’histoire se mesure plutôt en millénaires et en siècles qu’en dizaines d’années – ce système est déjà décomposé, prêt à disparaître, rejeté de façon massive et souvent farouche par les populations qui l’ont subi. Ce n’était pas la première fois cependant que des alternatives à la forme capitaliste du développement de la société étaient imaginées. Aujourd’hui, en Asie ou en Afrique, certains cherchent dans un retour à l’islam des moyens de contrecarrer les forces qui pèsent sur leurs sociétés, d’arrêter ou d’infléchir le mouvement qui les intègre toujours plus, mais à une place subordonnée, dans le système capitaliste mondial. A d’autres époques, les communautés indiennes du Pérou attendaient le réveil et le retour de l’Inca pour les débarrasser de leurs maîtres espagnols. A Sumatra, les travailleurs javanais rêvaient hier encore de reconstituer, aux marges des plantations qui les employaient comme salariés, des communautés villageoises (desa) et redevenir des paysans indépendants (tani). Bref, il n’y a pas d’analyse sérieuse du système mondial capitaliste si l’on passe sous silence les raisons, les forces qui poussent des groupes ou des individus à s’opposer à son développement et à lui chercher des alternatives. Mais la faillite de l’alternative « socialiste » n’entraîne-t-elle pas celle de Marx qui s’en était fait l’avocat ? Pour beaucoup l’histoire a tranché et la chose est jugée. Le seul problème est que l’histoire pas plus aujourd’hui qu’hier, ne dit rien sur elle-même. Ce sont toujours des individus qui l’interprètent et parlent en son nom, à regarder les textes de près,

rien n’est moins sûr que le « mode de production des travailleurs associés » imaginé par Marx soit la source et le modèle du socialisme bureaucratico-policier réalisé en son nom. C’est parce qu’aujourd’hui on peut mieux mesurer la distance entre l’imaginé et le réalisé que je suis revenu sur les brouillons de la réponse de Marx à une lettre de Vera Zassoulitch qui lui avait écrit en 1881, vers la fin de sa vie, pour lui demander si une révolution était possible en Russie ou s’il fallait que ce pays parcoure lui aussi toutes les étapes qu’avait franchies le capitalisme depuis sa naissance en Europe occidentale. Cette analyse a permis de corriger et de compléter l’usage que notre groupe avait fait de Marx. Car il est vrai que nous avions coupé Marx en deux ou en trois avant de nous en servir. Nous avions rapidement laissé de côté le Marx visionnaire qui entrevoyait le moment où l’humanité entrerait dans le Royaume de la Liberté quittant définitivement le règne de la nécessité qui avait été le sien depuis ses origines jusqu’à y compris « le monde de production des travailleurs associés », forme d’organisation de l’économie et de la société « supérieure » au capitalisme mais engendrée par lui. Nous ne nous étions pas non plus beaucoup attardés sur le Marx qui prétendait déceler autour de lui, dans son époque même, les signes que la transition à ce mode de production et de vie supérieur au capitalisme était déjà commencée et affirmait qu’elle exigerait pour s’accomplir une ou plusieurs révolutions dirigées par le prolétariat des pays capitalistes industriels les plus avancés. Mais ce qui était important dans sa lettre à Vera Zassoulitch c’est que Marx, tout en affirmant qu’une telle révolution était possible en Russie, la présenta comme une exception qui n’aurait de chance de succès que si, en Occident, à cette révolution paysanne succédaient rapidement des révolutions prolétariennes qui se porteraient à son aide. Il n’en fut rien. Et ce qui s’est développé en Russie après la révolution, notre groupe ne l’avait jamais considéré comme la conséquence nécessaire des thèses de Marx. En fait nous avions, de façon très utilitaire et trop rigide, coupé Marx en deux, laissant de côté le Marx théoricien de l’avenir pour voir ce qu’on pouvait « tirer » du Marx théoricien du passé, principalement de celui qui s’était efforcé de comprendre les raisons et les mécanismes de la genèse du capitalisme en Europe et de son expansion mondiale. L’inventaire de ce Marx-là fut fructueux et nous considérons comme utiles des distinctions telles que démarche régressive, démarche progressive ; subsomption formelle ou subsomption réelle d’un processus de travail sous des rapports de production nouveaux, la notion de formes hybrides, l’idée du maintien et de la métamorphose d’anciens rapports de production articulés à de nouveaux rapports dominants et fonctionnant sur une base matérielle nouvelle, etc. Mais malgré notre usage pragmatique de Marx aucun d’entre nous n’avait considéré comme dépourvue de sens et vaine la tentative intellectuelle, politique, culturelle, que Marx avait menée jusqu’à l’épuisement de ses forces pour imaginer une alternative réelle au développement du capitalisme. Qui peut prétendre que le problème ne se pose plus ? ne se posera plus ? Berlin, 20 mai 1991.

Bibliographie

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Notes de fin 1 D’après les articles publiés dans Information sur les sciences sociales (26, 2, 1987 : 265-283) et dans la Revue internationale des sciences sociales (114, 1987 : 501-512).

L’étau idéologique : casa, famille et coopération dans le processus de transition 1 Susana Narotzky

Cet article se propose de montrer le rôle que joue l’idéologie dans le processus de transition vers des relations de production pleinement capitalistes. Notre réflexion s’appuie sur un travail de terrain qui s’est déroulé à Les Garrigues et ses environs, en Catalogne intérieure. Il s’agit d’une région sèche où prédomine la production d’olives dans le cadre de petites exploitations directes et qui présente pour notre problématique un intérêt particulier à plusieurs titres : 1. Les relations de production et de propriété des moyens de production – au moins au début du XXe siècle – appartiennent à la sphère du capitalisme. Les fermes familiales étaient spécialisées dans la production d’olives pour le marché national et international. La transition au capitalisme est-elle achevée et, en ce cas, dans quelles conditions ? 2. Une forte idéologie de la casa prévalait dans toute la région (Assier-Andrieu 1984, Iszaevitch 1981, Terradas 1984, Bestard 1986, Harding 1984). C’était le facteur qui intégrait production et reproduction – la division du travail, la transmission des biens, les alliances matrimoniales, etc. Que recouvrait donc le concept de casa et comment a-t-il été rattaché au processus de transition et transformé par lui ? 3. Dès le début du siècle, il existait dans cette région des coopératives de fabrication et de commercialisation de l’huile (Castaño 1987), mouvement coopératif qui prit de l’ampleur après la loi de 1906 sur les sindicatos agrarios. Comment ce mouvement était-il relié à la transition au mode de production capitaliste ? 4. Dans cette région la participation croissante des femmes de la campagne à la production de vêtements de confection pour le marché national et international, et ceci sous la forme d’une économie souterraine, est un signe de l’intégration de certains membres du groupe domestique au marché capitaliste de la main-d’œuvre. Comment s’articule ce phénomène avec la petite exploitation familiale ? Ne faut-il pas voir dans cette situation un processus de transition unique plutôt qu’une série de transformations sectorielles distinctes ? 5. Dernier point, on assiste depuis peu à deux mouvements parallèles : un développement de coopératives de travailleurs, de femmes spécialisées dans la confection et une politique gouvernementale tendant – en vue de mieux la contrôler – à légaliser une production qui s’était organisée de façon décentralisée. Quelle est la signification idéologique du concept de « coopération » dans un tel contexte de transition ? L’analyse se développera donc autour de deux concepts clés, celui de casa et celui de coopération. Les transformations de leurs significations et de leur contexte sont les matériaux idéologiques que nous étudierons. Ouvrons une parenthèse : notre analyse se limite à la période s’étendant de 1900 à 1987, ce qui ne présuppose aucunement qu’avant cela aurait prévalu une situation « traditionnelle » statique mais le champ de cette étude est limité au XXe siècle. Notre

principal objectif est d’analyser la transition vers des relations de production pleinement capitalistes à travers des concepts idéologiques qui sont des constructions historiques (Godelier 1978). Nous avons aussi un deuxième but : comprendre l’exploitation du travail des femmes et les moyens par lesquels l’idéologie définit un segment spécifique de la force de travail et dévalue le travail abstrait que celle-ci formait. Une même hypothèse a suscité ces deux interrogations, hypothèse selon laquelle, dans le cas des petites exploitations indépendantes, il faut que s’opèrent une séparation de la force de travail féminin – une séparation des tâches agricoles – et son intégration au marché du travail pour que s’accomplisse totalement la transition vers le mode de production capitaliste. L’idéologie est cruciale pour une telle transformation.

UNE ÉTUDE DE CAS Cal Xic est une casa paysanne, de taille moyenne, à Les Garrigues. On y produit principalement des olives et, dans une moindre mesure, des amandes. Le groupe domestique comprend un couple d’âge mûr, la mère du mari et deux filles célibataires âgées respectivement de 27 et 24 ans. La résidence est patrilocale et le mari, un fils unique, donc un héritier, est l’unique propriétaire 1 . Il est membre de la coopérative agricole et cela lui donne le droit d’y faire presser ses olives au moulin et de commercialiser sa production d’huile à travers elle. Sa mère, retraitée, reçoit une pension mensuelle. Ses deux filles travaillent à la maison, faisant de la confection « au noir ». Son épouse s’occupe de la maison et travaille encore souvent aux champs et au jardin potager. Chaque année, le revenu de la campagne agricole est déposé sur un compte « caisse crédit » de la coopérative. De temps en temps, en fonction des besoins, une femme du groupe domestique habituellement il s’agit de l’épouse – se rend à la coopérative pour retirer de l’argent liquide pour les dépenses journalières. Par contre, la retraite de la grand-mère et les salaires, payés aux pièces, des deux filles sont mis dans une même bourse que contrôle la mère. Cet argent est également utilisé pour les dépenses quotidiennes, la nourriture, les vêtements, les factures d’électricité et d’eau ; quelques frais extraordinaires telles des réparations à faire pour la maison ou l’achat d’appareils électro-ménagers ; quelques dépenses personnelles comme aller chez le coiffeur ; le soutien enfin d’un réseau de sociabilité par l’achat de cadeaux et la constitution d’un trousseau pour chacune des deux jeunes filles. Il y a toutefois une différence dans la gestion des revenus des deux sœurs : l’aînée participe aux dépenses communes avec une partie de son salaire et économise le reste qu’elle dépose à la banque ; la plus jeune remet tout le sien à sa mère qui en met une partie de côté pour elle. Les deux sœurs disent d’ailleurs que cela revient au même ; pourtant, cela me semble s’expliquer par le fait que l’aînée s’apprête à se marier à l’extérieur du village – à un professeur de lycée – tandis que la cadette compte se marier à l’intérieur du village – à un boulanger qui est l’héritier présomptif d’une propriété de moyenne importance ; de plus, c’est probablement elle qui, à terme, reprendra la casa et héritera des terres, etc. Insistons sur le fait que les membres du groupe domestique vivent sur des revenus qui ne proviennent pas de l’agriculture ; le groupe domestique vit sur les revenus de ses membres féminins dont l’une est âgée. Les revenus de la ferme sont employés à couvrir les coûts de production et les investissements indispensables à l’entretien et à la modernisation de l’équipement agricole, que ce soit au niveau de l’exploitation individuelle ou à celui de la coopérative. Par exemple, en ce moment, la coopérative s’est engagée dans un processus – très onéreux – de modernisation technique. Il s’agit de l’achat d’un nouveau moulin dont le fonctionnement est géré par ordinateur pour faire face aux demandes d’amélioration de la qualité de l’huile qui résultent de l’entrée de l’Espagne dans le Marché commun. Ce n’est que lorsque les revenus féminins sont insuffisants que les revenus agricoles de la casa sont mobilisés. L’excédent est gardé « en réserve », en prévision soit de mauvaises récoltes, soit des dépenses à des fins de prestige ou encore d’ambition de mobilité sociale. Interrogées sur la nature de leur travail, les deux sœurs y voient une « aide » pour la casa ; elles précisent que les conditions de production de vêtements ont toujours été « mauvaises » et mal payées bien que ce soit pire d’année en année. Quand on leur demande pourquoi elles présentent

comme une « aide » un revenu sur lequel on vit réellement, elles répondent que l’essentiel des revenus de la casa provient de l’exploitation agricole. Elles ajoutent que le travail agricole est plus important pour la casa que le leur. Elles insistent sur le fait que le principal revenu de la famille vient du travail de leur père dans l’exploitation agricole. Si nous examinons la situation de ce groupe domestique particulier – typique des propriétaires moyens -, nous nous apercevons en fait 1° que la production agricole est orientée vers le marché ; 2° qu’être membre de la coopérative est déterminant afin de produire et contrôler une marchandise (l’huile d’olive) et sa commercialisation sur le marché capitaliste ; 3° que la force de travail utilisée sur l’exploitation est celle du groupe domestique (seule la récolte nécessite de recruter de la main-d’œuvre extérieure) ; 4° que les revenus qui couvrent les dépenses quotidiennes proviennent d’autres sources que l’agriculture ; 5° que les femmes assurent ces revenus par leur travail « au noir » dans la confection de vêtements ; 6° que les revenus de l’agriculture tendent à être réinvestis dans des améliorations techniques, dans l’exploitation ou à la coopérative et, enfin, 7° que les femmes ont le sentiment que leur travail de confection de vêtements est une « aide ». D’un point de vue diachronique, il apparaît que pour permettre la reproduction d’une unité de production dans un environnement capitaliste, les propriétaires moyens doivent diversifier leur base économique. Ainsi, au début du siècle, cette catégorie sociale produisait-elle déjà des olives mais, faute de moyens, elle ne pouvait pas les transformer en huile. Elle était donc contrainte de vendre sa production aux grands propriétaires qui, possesseurs des moulins, contrôlaient de fait l’accès au marché. La propriété privée était la base économique des relations de production. Les propriétaires moyens cependant ne demandaient qu’à s’affranchir des grands propriétaires et à vendre directement leur huile sur le marché national ou international. En 1914, ils fondèrent une coopérative agricole autour d’un moulin à huile. Propriété collective, le moulin forma une deuxième base économique et introduisit ainsi de nouvelles relations de production dans le procès de fabrication de l’huile et sa commercialisation. La coopérative permit en fait aux propriétaires moyens de devenir des unités de production indépendantes et d’entrer pleinement dans la logique du capitalisme par le biais des rapports marchands. A ce stade, l’articulation de deux bases économiques, une propriété privée et une propriété collective, est désormais nécessaire à la reproduction de l’unité de production, la casa. Cette intégration à la logique capitaliste conduit l’exploitation à devenir une « entreprise » orientée vers la production et la maximisation des profits. Afin de devenir une entreprise économiquement viable, il est impératif d’accroître la productivité en modernisant les techniques et les revenus et en réduisant les coûts d’exploitation, ce qui entraîne une disjonction des fonctions de la casa : l’unité de production et de reproduction qu’elle constitue se scinde. La réduction des coûts de production se fait en réduisant les coûts de main-d’œuvre – on n’emploie que la force-travail des membres de la famille – et en plus en s’appuyant sur d’autres sources de revenus en ce qui regarde les coûts de la reproduction du groupe domestique. C’est là que nous rencontrons une troisième base économique : le travail salarié des femmes dans l’industrie de la confection. Ainsi apparaît-il clairement que l’impossibilité d’avoir un accès direct au marché capitaliste poussa les unités productives fondées sur la propriété privée de la terre à s’organiser de façon collective en créant une coopérative agricole. C’était l’impossibilité de reproduire la force de travail de l’unité de production (les membres du groupe domestique) tout en maintenant une

exploitation économiquement viable qui conduisit les femmes du groupe domestique à entrer dans des relations de production de type salarié dans le secteur dit de l’économie souterraine. La reproduction de l’unité de production, la casa avec sa ferme et la cellule famille, est rendue possible grâce à l’articulation et l’interpénétration de trois bases économiques distinctes : la propriété privée de la terre, la propriété collective de facilités de service (moulin à huile, etc.) et l’aliénation de la force de travail des membres féminins du groupe domestique.

L’IDÉOLOGIE DE LA CASA ET CELLE DE LA FAMILLE Les concepts de casa et de famille sont fondamentalement différents et demandent à être clarifiés si nous voulons comprendre les groupes domestiques paysans de Les Garrigues. La casa (la « maison ») structure une idéologie de la production. Le groupe de personnes qui vivent sous le même toit varie en fonction des impératifs de la production agricole et de l’accès aux ressources (Berkner 1972, 1973, 1976 ; Mittenauer et Seider 1979 ; Terradas 1984). Les personnes qui corésident au sein d’une casa, qu’ils soient parents ou non, ont la production pour objectif principal. Situation que l’on rencontre dans le contexte d’une économie rurale caractérisée par la petite ou la moyenne propriété, et où la production et la reproduction constituent les deux facettes d’une même réalité et ne sont donc pas conçues comme des faits différents. Les individus n’appartiennent à la casa qu’en tant qu’ils travaillent pour elle tandis qu’elle n’est jamais qu’un groupe fluide, résultante de la tension entre les besoins en force de travail de l’exploitation agricole et des opportunités existant sur le marché du travail. Le concept de famille d’aujourd’hui structure une idéologie de la reproduction physique et sociale de la force de travail. C’est l’expression d’un système où la production des marchandises a pour but l’expansion de l’entreprise et est séparée idéologiquement des autres relations sociales. Pendant le processus d’industrialisation, la reproduction est devenue, de façon toujours plus forte, le noyau d’un nouveau concept de famille (Ehrenreich et English 1979 ; Narotzky 1988). Simultanément, le travail, producteur de marchandises, s’est identifié à une sphère distincte de celle du groupe familial. Au cœur du concept large de reproduction, la dimension biologique de la procréation (Edholm et al. 1977) tend à « naturaliser » toutes les activités relevant de la reproduction de l’unité familiale. La rupture entre un monde extérieur de la production, conçu comme public, et un monde intérieur de la reproduction, conçu comme privé, est l’un des faits essentiels dans la constitution de l’idéologie capitaliste du travail. Une division sexuelle du travail prévaut à l’intérieur de l’unité de reproduction idéale : la famille. Le maripère fournit les moyens de subsistance tandis que l’épouse-mère a la charge de l’entretien au jour le jour, de la procréation et de la socialisation des membres de la famille. Cette idéologie de la famille comme quelque chose de distinct du procès de production et – ce qui se présente fréquemment – de la reproduction comme finalité première de n’importe quel groupe (serait-il productif) constitué en famille est souvent utilisée de façon non critique comme outil d’analyse (par exemple dans l’interprétation que donne Chayanov de la maisonnée paysanne). Les concepts de casa et de famille sont les expressions idéologiques de différentes formes d’organisation de la production. A travers eux, les relations de production non seulement se reproduisent mais elles peuvent être manipulées dans le procès de production et transformées. Dans le contexte précis de Les Garrigues, lorsque le groupe domestique paysan est conceptualisé en termes de casa il renvoie à l’exploitation agricole, entreprise et unité de production ; lorsque ce même groupe est défini en termes de famille, il renvoie à un groupe de parents centré autour d’un couple marié et ayant pour objet la reproduction. L’exploitation est orientée vers la production, pour le marché, d’huile d’olive extra vierge. La finalité explicite de ceux qui la gèrent est d’accroître les profits tirés des investissements. En même temps, le groupe domestique en tant que famille assume les fonctions de maintenir et de reproduire la force de travail par la consommation de diverses marchandises, ce qui implique des gains en argent liquide.

L’ambivalence de la casa/famille ne signifie pas nécessairement qu’il faille interpréter les fonctions du groupe domestique en termes de complémentarité. Cependant les activités de chacun de ses membres prennent une signification toute différente selon qu’on les envisage dans le cadre idéologique de la casa ou dans celui de la famille. Le capitalisme introduit un concept de famille comme groupe domestique exclusivement destiné à la reproduction et relègue la production à l’extérieur, dans un domaine différent et spécifique. Cela nous amène à reconnaître une distinction très tranchée entre un travail lié à la production de marchandises – de l’huile extra vierge dans le cas de Les Garrigues qui prend place sur l’exploitation agricole et un travail lié à la reproduction de la force de travail qui prend place à l’intérieur de la sphère domestique. Avec les progrès de la mécanisation depuis les années 60 les femmes ont été peu à peu exclues du cycle annuel des travaux agricoles, à l’exception toutefois de la récolte des olives. Les tâches ménagères, en particulier le nettoyage, ont en revanche considérablement augmenté durant la même période. Ainsi le concept de casa a-t-il connu une transformation décisive (Harding 1984 : 161-168). Au lieu d’être un effort collectif de production et de reproduction où chacun des membres investit sa force de travail – le jornal – la casa est désormais de plus en plus souvent identifiée avec la ferme et la production agricole. De même, l’objectif de la production agricole de chaque casa est de plus en plus conçu comme relevant du travail des hommes, source pour eux d’un revenu qui se rattache au royaume de la production. Cette perception des choses s’éloigne de l’idéologie de travail en commun caractéristique de la casa et se rapproche en revanche du concept – associé à la famille – de division du travail selon les sexes. La diminution de la part du travail féminin entrant directement dans la production agricole tend à identifier les profits de l’exploitation à un revenu obtenu par le travail masculin. Grâce à l’idéologie de la casa chaque membre du groupe domestique se sent toujours concerné par l’exploitation agricole bien que que cette dernière soit de plus en plus vue comme un lieu où vont travailler les hommes de la famille. Voilà qui reflète une cassure progressive entre une sphère de la production, qui renvoie au business de l’exploitation et a pour objectif des profits accrus, et une sphère de la reproduction qui renvoie à un groupe de parents – la famille nucléaire – et à son maintien.

HOMMES, FEMMES ET TRAVAIL Quoi qu’il en soit, les femmes entrent à nouveau dans la production – par le biais de la confection à façon – au moment où on insiste principalement sur leurs responsabilités familiales, autrement dit reproductives, en tant que distinctes de leur implication dans le système productif et reproductif de la casa. Un examen attentif des revenus de chacun des membres de la maison devrait nous aider à comprendre comment la combinaison des idéologies de la casa et de la famille joue un rôle crucial dans le consentement des femmes aux conditions particulières de la production décentralisée. Premièrement on doit faire une distinction entre l’apport en travail, ou jornal, investi dans le système productif-reproductif de la casa et les revenus gagnés par les membres de la maison dans différentes activités. Le travail n’est pas conçu de la même façon quand il est perçu comme une contribution au projet économique commun de la casa – en fait, l’exploitation agricole-, ou comme une contribution au revenu nécessaire à la vie quotidienne de la famille. Dans le contexte de l’idéologie de la casa, la responsabilité de chaque membre de la maisonnée consiste à apporter sa contribution en fournissant un jornal. Celui des femmes réside dans les tâches ménagères non pas parce qu’il y aurait une sorte de responsabilité féminine, fondée en nature, d’assurer le bien-être d’une famille mais parce que cela représente, pour la casa, la valeur la plus grande de sa force de travail. Aussi le jornal féminin varie-t-il : durant la récolte des olives, c’est dans les champs que le travail a le plus de valeur : il devient alors leur jornal et les femmes, du même coup, négligent leur ménage. Le reste de l’année, le jornal féminin est bien le travail de la maison car, ainsi que l’explique une informatrice « s’ils [les hommes] devaient payer une femme, ils devraient la payer 300 à 400 pesetas l’heure ; ce n’est même pas ce que je gagne en travaux de confection, car, là, la paye est misérable. Pour gagner l’équivalent de ce que je gagne chez moi, je devrais travailler jour et nuit, et encore je n’y parviendrais pas. » Réaction qui appelle deux remarques : premier point, le jornal est évalué à son prix sur le marché du travail. Cela est vrai en ce qui concerne le travail agricole des hommes, investi dans la ferme de la casa ; cela est vrai aussi du travail des femmes investi dans les tâches domestiques de la casa. Mais, dans les deux cas, cette valeur ne se concrétise jamais sur le marché. C’est de la force de travail directement mobilisée pour les objectifs de production et de reproduction qui sont exprimés dans l’idéologie. La valeur de la force de travail se réfère toujours à son prix sur le marché qui n’est pas la même pour toutes les activités, productives ou reproductives. Deuxième point, le jornal de chacun est de travailler pour la casa mais d’une certaine façon la ferme et la production agricole sont ce à quoi renvoie maintenant la casa et cela devient explicitement la responsabilité des hommes. Et c’est pourquoi le jornal des femmes en tant que travail domestique est vu comme une contribution à eux, les hommes. Cette ambiguïté de l’idéologie actuelle de la casa apparaît avec plus de netteté lorsque nous analysons les revenus de chacun de ses membres et leur utilisation. Un revenu, c’est de l’argent. Or, quelles sont les sources d’argent pour un groupe domestique paysan possédant une petite ou de moyenne propriété (de 10 à 30 ha) ? L’agriculture – la production d’huile pour le marché – produit de l’argent liquide une ou deux fois par an quand la coopérative, après avoir vendu toute l’huile, fait ses comptes et redistribue les profits. Ce revenu est directement déposé sur le compte privé des membres de la coopérative. Chaque compte est au nom de tous les membres de chaque

maisonnée. Les bénéfices de l’exploitation sont le revenu de la casa. Cependant seuls les membres masculins de la casa sont considérés comme les sources de ce revenu comme si c’était leur travail seulement qui l’avait généré. Le travail des femmes dans l’entretien de la force de travail n’est pas pris en considération. En fait, les revenus de l’exploitation agricole sont de moins en moins considérés comme l’expression monétaire de la finalité de la casa. Ils prennent un caractère ambivalent (Barthez 1982). D’un côté, on les perçoit comme le revenu que le mari-père obtient par son travail dans le royaume de la production en conformité avec le modèle des revenus que l’homme doit gagner dans la famille. Ces revenus représentent ses responsabilités vis-à-vis de l’objectif de reproduction de la famille. D’un autre côté, on voit dans ces revenus les profits d’une entreprise qui doivent être réinvestis sous le contrôle de ceux qui la gèrent pour en favoriser l’expansion et en augmenter les profits. L’affectation de ces revenus traduit cette ambivalence : d’abord – et c’est ce qui se passe le plus souvent-, ils sont réinvestis dans la production agricole ; en second lieu, ils sont employés au service de la mobilité sociale des membres de la famille, par exemple, pour payer les études supérieures d’enfants studieux. Quoi qu’il en soit, cette situation n’est possible que parce que d’autres revenus couvrent les dépenses quotidiennes, en l’occurrence l’argent provenant des retraites ou encore celui que gagnent les femmes avec le travail de confection de vêtements à la pièce, soit à domicile, soit en atelier ou, plus récemment, dans le cadre de coopératives ouvrières. C’est avec cet argent que l’on achète la nourriture, les vêtements, les produits d’entretien ménager et, même bien souvent, les appareils électroménagers. Pareillement, de nombreuses améliorations apportées à la maison n’auraient pu l’être si les revenus « d’appoint » n’avaient pas en fait couvert les dépenses de base. Il existe un dernier type de revenus, ceux qu’individuellement des membres gagnent à l’extérieur de la casa : travail agricole salarié pour d’autres casa et payé aux tarifs du marché du travail, travail temporaire non qualifié dans la construction ou travail dans le secteur tertiaire, tels les emplois saisonniers dans les stations balnéaires, l’été, ou de montagne, l’hiver. C’est là une pratique commune chez les enfants mâles de la casa et ces salaires, gagnés individuellement, ne sont pas joints aux revenus globaux du groupe domestique mais restent sous le contrôle exclusif de ceux qui l’ont gagné. Les femmes, les épouses et les filles, gagnent elles aussi leur propre argent en travaillant à la confection et, dans quelques cas, en tenant boutique. Mais, en général, elles tendent à mettre en commun leurs revenus individuels, du moins en partie. Il arrive fréquemment que cela soit le résultat d’un petit groupe impliqué dans le travail de couture : une femme et sa fille, deux sœurs, une belle-mère et sa bru. Dans l’idéologie de la casa, les revenus gagnés et contrôlés individuellement devraient être dépensés pour des usages privés et non au bénéfice de la casa elle-même. C’est l’argent de poche pour les malgastos. Les jeunes gens peuvent ainsi se payer à boire dans un bar, ou plus récemment, s’acheter une chaîne hi-fi, une moto ou une voiture. Pour les femmes, c’est de l’argent pour s’acheter des toilettes un peu recherchées ou aller chez le coiffeur. En réalité, cet argent « de poche » passe dans l’achat de la nourriture et des vêtements de tous les jours. C’est aussi cet argent qui permet aux jeunes filles de se constituer un trousseau. C’est encore cet argent que l’on retrouve à l’origine des dépenses qu’occasionnent fêtes et cérémonies : noëls, anniversaires, fêtes du saint éponyme, baptêmes, premières communions, mariages. La fonction « reproductive » des revenus féminins ne fait aucun doute. D’un côté, ils sont affectés à

l’entretien physique des membres de la maisonnée (nourriture, vêtements, biens ménagers et réparations), d’un autre côté, ils servent à la reproduction sociale à travers leur emploi pour acheter des biens nécessaires au mariage ou les cadeaux qui soutiennent un réseau de relations sociales. Ainsi l’idéologie assimile l’argent que gagnent les femmes dans le travail de confection à de l’argent de poche, de l’argent gagné et contrôlé individuellement extra casa alors même qu’il est utilisé à des fins de reproduction. Ainsi qu’une femme l’explique : « Travailler à la confection est, économiquement parlant, une petite aide… Oui, nous [une mère et sa fille] l’avons toujours mise de côté. On s’est fait des petites épargnes avec. Si la machine à laver tombe en panne, je ne me fais pas de souci d’avoir à appeler le réparateur. Quel que sera le prix, ce sera moi qui payerai…. quant à ma fille si elle désire une belle paire de chaussures ou un manteau ; nous n’avons pas à demander à qui que ce soit. On peut se l’offrir nous-mêmes. Il y a tant de dépenses à la casa que nous ne voulons pas être une charge supplémentaire pour eux, les hommes ; ils ont déjà tant de choses à payer avec leurs tracteurs et le reste des machines. »

Déclaration qui met bien en relief plusieurs points. Premièrement, on assimile les dépenses de la casa aux dépenses productives des hommes. Deuxièmement, on assimile les dépenses à des fins de reproduction aux dépenses privées, « extra », des femmes. Enfin, on perçoit les revenus provenant des travaux de confection comme une « aide » pour le groupe domestique. Ce dernier point présente une intérêt particulier dans la mesure où il révèle une coïncidence idéologique entre les concepts distincts de casa et de famille. A l’intérieur du concept de casa, le travail des femmes dans la confection est défini comme une aide parce que, d’un point de vue économique, l’input de la force de travail des femmes qui a le plus de valeur est celui du travail domestique ; de ce point de vue, la production de vêtement fait figure de second jornal, second par rapport au travail domestique considéré comme premier. A l’intérieur du concept de famille, les revenus que les femmes tirent de ces travaux sont toujours perçus comme un complément au revenu principal « normal », celui que rapporte l’homme – conjoint et père – et qui est censé soutenir la famille dans son objectif de reproduction. Le travail « normal », « naturel », des femmes n’est pas de gagner de l’argent dans le domaine de la production, à l’exception de sa transformation en consommation dans le domaine de la reproduction. Ainsi, le revenu du travail des femmes est-il une aide, un appoint, à celui des hommes. Cette confluence des idéologies différentes de la casa et de la famille contribue à dévaluer le travail productif des femmes dans l’industrie de la confection. D’autre part, l’exploitation agricole qui demeure le cœur de l’idéologie de la casa (même si celle-ci est aujourd’hui exclusivement tournée vers les hommes et vers la production) ne peut accroître sa rentabilité en termes économiques que si elle peut diminuer ses coûts et augmenter ses profits. Réduire les coûts signifie investir afin de rationaliser le procès de production, et essentiellement la partie extraction de l’huile, de ce procès et cela par l’acquisition par la coopérative d’une technologie nouvelle et coûteuse et par la réduction des coûts de maind’œuvre. Ces derniers sont réduits par suite de la tendance à faire de moins en moins appel à de la main-d’œuvre salariée à tous les stades de la production et à se débrouiller avec la force de travail disponible au sein du groupe domestique tout en réduisant les coûts de reproduction de cette force de travail. C’est ce que font les femmes pour la casa en faisant un second jornal dans l’industrie de confection et en utilisant ce revenu pour reproduire la famille, autrement dit pour reproduire la force de travail. C’est leur adhésion à l’idéologie de la casa qui pousse les femmes à travailler dans l’industrie de la confection. Elles libèrent le revenu principal, masculin, de sa fonction de reproduire la famille et permettent ainsi qu’il soit investi dans la partie « entreprise

agricole » de la casa. Par ailleurs c’est la prise en charge sans cesse croissante par les femmes de la responsabilité de reproduire la famille qui leur reviendrait « naturellement » qui les pousse à assumer les coûts de cette reproduction. Mais parce qu’elles sont les seules à dépenser l’argent, c’est parfois perçu comme s’il s’agissait de dépenses privées. Cette combinaison paradoxale de deux idéologies : celle de la casa, à la fois unité de production et de reproduction, et celle de la famille comme instance reproductive joue un rôle crucial dans le problème de la transition.

IDÉOLOGIE ET TRANSITION En cassant idéologiquement le continuum production-reproduction, le mode de production capitaliste sépare dans les faits la production de la force du travail de celle des autres marchandises. C’est ce fait idéologique qui permet la subsomption réelle du travail au capital. La production de la force de travail est le seul but d’une institution spécifique, en l’occurrence la famille. Elle est perçue comme un processus biologico-social « naturel » qui n’est pas lié à la production, comme une part de son procès. Les gens entrent dans la sphère de la production pour gagner de quoi nourrir leur famille. Idéologiquement, ceux qui forment la force de travail ne produisent pas des marchandises mais un revenu, individuel ou « familial », mais dans tous les cas ayant pour but la reproduction. En réalité, ils travaillent pour produire de la force de travail en même temps qu’ils produisent des marchandises. C’est grâce à une telle perception du processus de production que le capitaliste organise l’extraction de la plus-value 2 . La subsomption réelle du travail au capital repose aussi sur cette cassure idéologique. Que le travail soit l’instrument de valorisation du capital à l’intérieur d’un procès de production spécifiquement capitaliste repose sur l’extraction de la plus-value relative à travers une organisation spécifique de la production qui tend à réduire la proportion du capital variable. Cela se fait en réduisant la quantité de travail incorporé nécessaire à la reconstitution d’une masse donnée de force de travail. Cela peut se faire soit en accroissant la productivité du travail grâce à des changements technologiques et par l’expansion du capital constant, soit en diminuant dans ce qui est payé au travailleur la part consacrée à la reproduction qui doit alors être prise en charge « en dehors » du domaine de la production. Ou en faisant les deux choix. Le travail est assujetti à la logique du capital quand les moyens de reproduire la force de travail ne sont pas entre les mains des producteurs directs, même si les moyens de production le sont encore. La transition vers le mode de production capitaliste s’accomplit précisément alors. Notre exemple ethnographique illustre une telle situation. La casa comme expression d’un procès de travail à la fois productif et reproductif n’existe plus quand bien même son idéologie lui survit partiellement et peut être manipulée et utilisée en la réinterprétant. Quoi qu’il en soit l’exploitation-entreprise est désormais l’expression productive de la casa. Conformément à la logique de la valorisation du capital, il s’agit de dégager de la plus-value relative 3 . Les deux façons de le faire sont pratiquées : accroissement de la productivité et réduction des coûts de production. En fait, parce que l’exploitation est « familiale » et que ses propriétaires-travailleursgestionnaires sont membres d’une même famille, cela se fait simultanément. En réduisant le champ de la reproduction – en termes de champ du travail, c’est-à-dire de capital variable- on peut investir en capital constant (on mécanise) et espérer ainsi un accroissement de la productivité du travail. Mais cela signifie que le coût de la reproduction de la force de travail n’est pas couvert par l’entreprise agricole. Maintenant, si cela s’avère bénéfique pour la casa cela n’est pas nécessairement le cas pour la famille. Or, la casa est et n’est pas la famille. Dans le processus capitaliste plus vaste où ces unités de production sont intégrées, leur viabilité économique repose sur une extraction dramatique de travail non-payé. Ainsi, les moyens de reproduction ne sont plus dans les mains des producteurs directs. Ceux-ci possèdent les moyens de production mais, soumis aux conditions de production capitalistes, ils ne peuvent plus reproduire leur force de travail, pourtant essentielle à la valorisation de leur capital. En définitive,

l’« exploitation familiale » n’est pas une « entreprise capitaliste » mais la plus-value dont elle permet l’extraction est accumulée et transformée en capital. Cependant cela n’est possible que si la reproduction de la force de travail est assurée par d’autres ressources, ici les retraites et le travail féminin dans l’industrie de la confection. Ces revenus couvrent les coûts de reproduction de la force de travail de l’exploitation. Paradoxalement, l’idéologie de la famille fait, en termes de revenus, des hommes (et non des femmes) et des jeunes adultes (et non des personnes âgées) ses principaux soutiens. Leurs revenus devraient, comme c’est le cas d’un « salaire familial », permettre la reproduction de toute la famille : la reproduction dans le temps de la force de travail. Ainsi dans leurs efforts en vue de réduire la part de leur capital variable, autrement dit les coûts de la main-d’œuvre, les industriels capitalistes de la confection tendent à jouer sur cette dimension de l’idéologie « familiale » pour payer leurs ouvrières moins que la valeur de la force de travail, moins que le travail incorporé dans la reconstitution de la force de travail. Dans ces conditions, la force de travail de l’ensemble du groupe domestique est reproduit en dessous de sa valeur.

ÉCONOMIE « SOUTERRAINE » ET COOPÉRATIVES OUVRIÈRES Les femmes travaillent pour l’industrie de la confection à l’intérieur d’une structure décentralisée du procès de production. Dans l’économie souterraine, les intermédiaires sont les personnages clés d’un réseau hiérarchisé. Au sommet de la hiérarchie, les relations entre les entreprises et leurs intermédiaires régionaux sont de nature strictement économique, professionnelle, mais elles reposent aux stades de la production eux-mêmes, pour rassembler la force de travail et la contrôler, sur des relations sociales préexistantes, tels que les liens de parenté, d’amitié ou de voisinage. Une telle organisation fait que certaines des étapes de la production exigeant une forte dépense en travail échappent au contrôle fiscal, ce qui permet le développement de la concurrence régionale et nationale dans le cadre de la division internationale du travail. L’économie souterraine participe également d’un processus beaucoup plus large de restructuration de la production capitaliste, un processus visant à transformer les relations de production. Le cas de Les Garrigues illustre cette restructuration avec le développement rapide de coopératives ouvrières pour remplacer, du moins en partie, la production « au noir ». C’est le cas pour tout la Catalogne et ce mouvement a le soutien aussi bien du gouvernement central espagnol que celui du gouvernement autonome de la province (Ministerio de Trabajo y Seguridad Social 1986a, b ; BOE, 8 abril 1987 ; Generalitat de Catalunya 1984). Cela est directement lié aux politiques de l’État visant au contrôle de l’économie à travers la taxe à la valeur ajoutée (la TVA). Les intermédiaires dans le secteur de la confection se tournent vers la solution des coopératives ouvrières comme forme d’entreprise permettant de faire apparaître partiellement au jour le réseau de travail au noir. La coopérative ouvrière présente en effet quelques avantages. D’abord, on peut immédiatement faire des demandes pour des subventions gouvernementales et des déductions fiscales. Mais, et c’est là le plus important, cette formule transforme le cadre idéologique de la production. L’idéologie coopérative met fortement l’accent sur les objectifs communs et les responsabilités collectives. Ainsi que l’explique un intermédiaire au noir qui s’est métamorphosé en entrepreneur de coopérative : « Si les affaires ne vont pas je ne suis pas le seul tenu pour responsable. Elles (les ouvrières) doivent comprendre que c’est l’affaire de tous ; elles doivent travailler dur et faire des sacrifices pour que ça marche. »

Ceci crée une forte poussée pour accroître la productivité par auto-exploitation et empêche structurellement toute syndicalisation. En définitive, les coopératives ouvrières jouissent d’un cadre légal très souple qui leur permettent de détourner la norme coopérative qui voudrait que les profits proviennent du travail investi plutôt que du capital. La coopérative que j’ai étudiée de près n’est rien d’autre qu’une façade pour un atelier de soustraitance. Même si les femmes qui y travaillent sont légalement membres de la coopérative et participent aux bénéfices, elles sont en fait payées aux pièces tandis que les cotisations de sécurité sociale sont déduites de leurs salaires. La coopérative ne dégage aucun profit parce qu’elle loue son capital fixe – l’atelier et ses machines – à une société dont l’intermédiaire et sa femme sont les propriétaires. Ainsi tous les profits sont-ils absorbés par la location des moyens de production. L’intermédiaire, membre de la coopérative, est le capitaliste et les ouvrières sont sa force de travail (toutes ne sont d’ailleurs pas membres de la coopérative car il est légalement

possible d’employer sans limite des travailleurs temporaires). Selon les termes mêmes de l’intermédiaire-entrepreneur : « Nous coopérons : je fournis le capital ; elles fournissent le travail. » Aussi, bien que cette coopérative ouvrière respecte la loi à la lettre, on ne saurait dire pour autant qu’elle en respecte l’esprit… Les principes de coopération qui ont inspiré ce type d’organisation ouvrière de la production sont ceux de la solidarité et de l’aide mutuelle (Ballestero 1983). Ils sont mentionnés dans la législation (Ministerio de Trabajo 1986a : 11, 55 ; Generalitat de Catalunya 1984 : 8, 10) bien que le gouvernement espagnol cherchât par la suite à en atténuer la portée que ce soit par son projet de 1986 ou par sa loi de 1987 (Ministerio de Trabajo 1986b : 16 ; BOE, 8 abril 1987). Ces principes sont à l’œuvre dans la structure normative de base de toute coopérative qui implique : 1° le droit égal de chaque membre à contrôler l’affaire ; 2° un plafonnement des intérêts payés au capital ; 3° une redistribution des bénéfices nets en fonction de l’activité de chacun et non en fonction de sa participation au capital social détenu ; 4° un investissement minimum de 10 % des bénéfices dans un fonds spécial à vocation sociale et éducative. Les coopératives ouvrières sont néanmoins clairement définies comme « des entreprises fonctionnant à l’intérieur du système de production capitaliste ». Ce n’est que dans sa structure programmatique que la loi se montre égalitaire en matière de coopératives. En réalité, certains éléments permettent leur fonctionnement à l’instar d’une entreprise capitaliste classique, ainsi : 1° la possibilité d’une participation inégale au capital social (limitée à 25 % par individu selon la loi espagnole [loi 3/1987, art. 72.4] et catalane [loi 4/1987, art. 48]) ; 2° la possibilité offerte par la législation espagnole d’introduire des membres « associés » qui contribuent uniquement au capital (la somme du capital des membres associés ne doit pas dépasser 33 % du capital total) mais qui, bien que ne travaillant pas, ont le droit de vote (la somme des votes de ces « associés » ne pouvant toutefois pas dépasser 20 % de l’ensemble), (loi 3/1987, art. 40.3 ; loi 52/1974, art. 15 ; décret 1978, art. 39) ; 3° la possibilité pour la coopérative d’avoir recours au travail temporaire sans aucune restriction concernant la proportion entre les membres de la coopérative et la force de travail embauchée dans ces conditions. A l’exclusion de ce dernier point, tout cela est exprimé dans la loi comme limites à la capitalisation de la coopérative et renforcement de la norme de base d’une organisation de la production où le capital est explicitement subordonné au travail (Barrera Cerezal 1985). En réalité, cela révèle l’ambiguïté de la loi et permet explicitement la concentration du capital dans quelques mains. Par exemple, deux membres peuvent détenir 50 % du capital, d’autant que ces derniers sont souvent des proches : époux ou épouse, parents, enfants, beaux-parents, etc. Les coopératives peuvent être en fait, pour certaines entreprises familiales, un cadre utile et non compromettant, fonctionnant comme des ateliers de sous-traitement de production intensive et utilisés pour canaliser la production à travers des réseaux souterrains. C’est le cas dans la région de Les Garrigues. Des petits entrepreneurs-intermédiaires – qui ne sont pas eux-mêmes des travailleurs – sont à l’origine de coopératives ouvrières dans l’industrie du vêtement de confection. Ce sont les mêmes intermédiaires qui distribuaient autrefois le travail aux pièces à domicile aux mêmes femmes qui maintenant entrent dans les coopératives ouvrières en tant que membres ou, fréquemment, comme travailleuses louées pour un temps. Ces entrepreneurs intermédiaires continuent toujours à donner une part du travail à domicile. Les femmes qui entrent dans ces coopératives n’ont jamais eu d’autre expérience que l’économie souterraine où n’existent ni cadre formel ni protection institutionnelle. Elles sont conscientes du

fait que la structure de coopérative ne signifie pas « co-opération » mais seulement les mêmes tarifs du travail aux pièces dans un environnement d’atelier. Cependant cela veut dire une certaine protection légale.

L’IDÉOLOGIE DE LA COOPÉRATION ET LE NOUVEAU CAPITALISME Gardons en mémoire que le mouvement coopératif dans le secteur de la production d’huile d’olive a émergé au début du siècle et demeure un élément clé de cette zone agricole. Historiquement, les coopératives agricoles ont joué un rôle déterminant pour façonner les fermes familiales d’aujourd’hui en des entreprises complètement intégrées aux relations de marché capitaliste. Grâce aux moulins à huile des coopératives, les petits et moyens propriétaires ont eu accès à un moyen de transformer leur produit agricole (les olives) en un produit commercial (l’huile). Ils ont alors été capables de se libérer des relations de production oppressives les attachant aux grands propriétaires qui jusque-là étaient les seuls possesseurs de moulins à huile et, de ce fait, contrôlaient la production à travers la propriété exclusive des moyens de transformer les olives en une marchandise. Dans un tel contexte, le concept de coopération traduit une idéologie démocratique de petits producteurs indépendants qui tirent des bénéfices naturels de leur coopération aux stades du procès de production qui exigent une plus grande intensité de capital. En revanche, l’expérience que les femmes de Les Garrigues ont de la coopération à l’intérieur des coopératives agricoles est très différente de celle qu’elles ont à l’intérieur des coopératives ouvrières et elles sont parfaitement conscientes qu’il s’agit de formes d’organisation de la production structurellement différentes. Pourtant une idéologie de la coopération fonctionne dans la construction des relations de production, idéologie que résument deux principes : d’une part, la solidarité et l’entraide, d’autre part, le primat du travail sur le capital. La coopérative ouvrière en tant qu’entreprise se sert de ces principes comme base (Ballestero 1983). Avec l’appui explicite des politiciens, décideurs et législateurs, les firmes industrielles sont en train de modifier le procès de production ; on cherche non seulement à décentraliser la production mais on veut y voir aussi la transition vers un ensemble différent de relations de production. C’est à la fin des années 70, aux États-Unis, qu’a commencé à se faire sentir le besoin d’une restructuration du mode de production capitaliste, mouvement qui n’a fait que s’amplifier depuis lors. Confrontés au succès du modèle japonais, des économistes (Foote Whyte 1983 ; Lindenfeld and Rothschild-Whitt 1982 ; Zwerdling 1984 ; Helland Hammer et al. 1983 ; Greenberg 1986 ; Russell 1985), des décideurs, des syndicalistes et des législateurs ont essayé de résoudre les importants problèmes structuraux dont souffre le mode de production capitaliste en Occident, à savoir : 1° moindre productivité ; 2° qualité inférieure ; 3° plus de conflits de travail ; 4° plus d’agitation sociale et de chômage. On ressent le besoin de construire un nouveau capitalisme (Rothschild-Whitt and Lindenfeld 1982 ; Foote Whyte 1983), mais la question est de définir ce qui devrait être nouveau dans ce capitalisme. Les problèmes essentiels semblent être les hommes et le pouvoir. Les tenants du nouveau capitalisme se proposent de changer les rapports hiérarchiques qui régissent la production. Avant tout, le rapport structurel qui lie travail et capital devrait être inversé : dans le processus de production, ce n’est pas le capital mais le travail qui devrait avoir la préséance. Tout cela se trouve résumé dans l’accent que l’on met aujourd’hui sur la notion de « capital humain » – concept idéologique s’il en est – dans les stratégies de gestion. Le besoin d’associer les ouvriers au processus de décision est une autre expression de cette idée, le besoin – ainsi parlent les nouveaux idéologues – d’une démocratie d’atelier. Les concepts

utilisés ont leur importance : « capital humain » permet la confusion entre capital et travail ; « démocratie d’atelier » parle de micropolitique, de pouvoir de décision en référence à un contexte idéologique, dont la valeur centrale, la démocratie, est admise par tous. Il semble qu’il y ait une tendance à confondre idéologiquement les hommes et les choses aussi bien que les gens appartenant à des différentes classes. Mais comment y arrive-t-on ? De telles transformations exigent un changement radical dans la propriété des moyens de production (Russell 1985). Le nouveau système peut seulement prendre place à l’intérieur d’un changement dans les rapports de propriété. D’une part, la propriété de la force de travail doit disparaître : le capital n’achètera plus de la force de travail. D’autre part, la propriété du capital doit être distribuée. La loi autorise deux formules applicables à ces objectifs révolutionnaires : la détention des parts du capital d’une société par ses employés (par exemple les ESOP aux ÉtatsUnis et les SAL en Espagne) ou la coopérative ouvrière. La première formule répartit le capital mais ne subvertit aucunement la relation capital/travail. Il n’y a pas de réel changement structurel. La propriété du capital y est inégalement distribuée ; concentrée dans les mains de la direction, elle exerce son contrôle et les décisions sont prises de façon hiérarchique. Ce système tend pourtant à atténuer la tension sociale et à accroître la productivité en intégrant idéologiquement les travailleurs aux objectifs de l’entreprise à travers le concept de propriété. La seconde formule est celle des coopératives ouvrières. D’emblée, dans la relation de production, elle accorde la préséance au travail sur le capital. Le capital est conçu uniquement comme l’ensemble des moyens de production partagés de façon égale entre les membres et possédés collectivement. En théorie, les parts de capital sont inaliénables. Idéologiquement, ce qui reste habituellement des principes des coopératives est d’une part, travail intense et responsabilité partagée quand la production est déficiente (mauvaise qualité et faible productivité), mais d’autre part, en cas de faillite, non-responsabilité de la direction vis-àvis des ouvriers. La plupart des coopératives qui se montent dans la région que j’ai étudiée, sous l’impulsion de la nouvelle législation, sont loin de correspondre au modèle de révolution que l’on prête au « nouveau capitalisme ». Ces coopératives n’en sont pas moins révélatrices d’une sérieuse tentative de restructurer les fondements du capitalisme. Mais une telle restructuration est-elle une réelle révolution dans le procès de production ou n’est-elle qu’un nouveau et vigoureux influx d’idéologie destiné à surmonter la crise économique ? Quoi qu’il en soit, les coopératives ouvrières ne sont pas seulement un phénomène local mais participent d’un large mouvement de restructuration de l’organisation capitaliste de la production par le biais de la décentralisation et peut-être d’un mouvement qui viserait à la transformation des relations de production capitalistes.

REPRODUCTION SOCIALE ET TRANSITION Dans la situation de petites exploitations agricoles que nous avons analysée, la transition vers le mode de production capitaliste semble directement liée aux difficultés de reproduire la force de travail. La reproduction sociale de la casa, unité de production et de reproduction, devient impossible. Grâce aux coopératives agricoles, la production s’est totalement intégrée au marché capitaliste, forçant les membres masculins du groupe domestique d’agir en entrepreneurs et rendant par ailleurs de plus en plus difficile la reproduction de tous les membres du groupe domestique (c’est-à-dire la force de travail de l’exploitation) grâce aux seuls revenus agricoles. La séparation qu’opère l’idéologie entre la production et la reproduction telle qu’elle s’exprime dans les concepts de casa et de famille est cruciale pour la transition au mode de production capitaliste. L’identification de la casa avec la dimension productive de l’exploitation agricole, sa séparation de la sphère, familiale, de la reproduction et l’attribution distincte de ces sphères à chacun des sexes engendrent une situation paradoxale pour ces « exploitations familiales » ; soit elles sont des entreprises agricoles et elles doivent réduire leurs coûts de reproduction de la force de travail afin d’accroître leur productivité, soit elles sont des familles dont la reproduction repose sur les revenus tirés de l’agriculture et dans ce cas, étant petites, elles s’avèrent précaires économiquement. Dans les deux cas, les membres de ces maisonnées et de ces familles sont piégés dans l’intérieur du mode de production capitaliste. La viabilité économique de l’exploitation agricole n’est possible que si les femmes entrent dans la production du vêtement de confection, c’est-à-dire vendent leur force de travail pour être à même de reproduire celle de l’ensemble de la casa. Mais la valeur de leur force de travail est sous-estimée par suite de l’idéologie qui veut que c’est l’homme qui gagne le revenu de la famille. Cela permet une surexploitation du travail des femmes par le capital. Cependant la force de travail masculine qui gère la ferme est également exploitée par le capital. Les hommes ne sont pas eux-mêmes des capitalistes puisqu’ils ne peuvent pas acheter de la force de travail ni même reproduire la leur. Ces entreprises agricoles fonctionnent avec un coût en capital variable minimum et ainsi elles incorporent dans la circulation des marchandises une quantité réduite de force de travail et elles accroissent leur plus-value. La même chose se passe avec le travail des femmes dans la confection. Ces deux faits sont liés par le désir qui tenaille les membres de chaque famille de permettre la reproduction sociale de la casa comme unité de production et de reproduction alors que celle-ci possède désormais un sens double et ambigu : celui d’exploitation agricole, de ferme et celui de famille. On ne doit donc pas assimiler le processus de transition avec les transformations économiques d’une branche spécifique de la production. Il est lié à la reproduction sociale et à la dépossession des moyens de la reproduction d’un tel système. Et c’est la pression exercée pour se conformer à la logique du capital qui fait que cette reproduction ne peut plus être assumée. Dans le cas que nous venons d’analyser la transition se traduit par la nécessité pour les femmes d’entrer sur le marché du travail afin de permettre à l’exploitation agricole de devenir une entreprise « capitaliste » viable. Un autre paradoxe surgit avec le soi-disant « nouveau capitalisme » et le développement du « front » des coopératives ouvrières : la formalisation juridique du vieux rapport capitaliste travail/capital se concrétise pour ces femmes dans une structure de production qui, en théorie, est

censée subsumer le capital au travail. La question reste ouverte de savoir si l’idéologie de la coopération peut jouer un rôle clé en apportant la flexibilité nécessaire au passage vers un nouveau capitalisme ou si, au contraire, elle n’est jamais qu’un procédé parmi d’autres de la vieille stratégie capitaliste. Le cas local que j’ai étudié semble plutôt pointer dans cette direction. Il est possible néanmoins qu’une vue plus large, internationale, pointe dans la première.

CONCLUSION Un problème théorique peut se poser à la vue d’un capitalisme en train de revenir à des stratégies qui impliquent un accroissement de la demande en travail. L’accroissement de la plus-value tend à être obtenu moins par des investissements portant sur la productivité des facteurs que par une réduction des coûts de reproduction de la force de travail (cela est vrai essentiellement dans les secteurs traditionnels qui exigent un travail intensif mais pas seulement). Les deux systèmes réduisent la valeur de la force de travail incorporé dans les marchandises. Cependant le second pèse beaucoup plus lourd sur le travail parce qu’il tire sa capacité de reproduction à l’intérieur du système et rend la force de travail beaucoup plus vulnérable. L’importance des facteurs idéologiques dans cette restructuration sociale des exigences et des responsabilités en matière de reproduction est fondamentale. On ne doit pas la prendre en considération seulement dans le contexte des petites exploitations agricoles ou du travail « au noir » féminin sur toute l’étendue de ses diverses manifestations. Il nous faut une perspective qui articule la production de marchandises et la reproduction de la force de travail en un processus unique au sein duquel les hommes et les femmes, les vieux et les jeunes essayent de vivre le mieux possible.

Bibliographie

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Notes 1 Cette région est une région où l’héritage indivis est préféré. Les hommes en général sont favorisés par rapport aux femmes. Mais en fait celles-ci héritent souvent. Le jeune couple réside en règle générale dans le groupe domestique d’origine de celui ou de celle qui va hériter de ses parents. 2 Cette vue emprunte à la distinction que fait Marx entre la force de travail – ce que l’ouvrier vend – et le travail – la valeur d’usage qu’en obtient celui qui l’achète (Le Capital, Livre I, chap. XIX). Marx interprète comme une mystification le fait que la rétribution de la force de travail soit faite sous forme de salaire pour le travail. L’illusion que donne le capitaliste de payer la valeur du travail et non la force de travail est ce qui explique l’erreur d’interprétation concernant l’origine de la plus-value, origine qui résiderait dans le capital et non dans le travail. Sans être pour autant en contradiction avec ce point de vue, le mien en diverge légèrement. Je soutiens qu’il y a une mystification supplémentaire au sein des relations de production en ce que la forme salariale de rétribution du travail se transforme en revenu familial : salaires dans le domaine de la production, revenu dans celui de la reproduction. 3 Ce n’est pas très orthodoxe de considérer cela comme une seconde façon d’obtenir de la « plus-value relative ». Marx se réfère à la plus-value relative uniquement dans le contexte où la force de travail s’aliène et dans le contexte des relations de production qui en découlent. Ici « j’étends » l’usage de ce concept à une situation de producteurs indépendants. En réalité, mon analyse porte sur les autres méthodes que l’accroissement de la productivité mises en œuvre par le capital pour extraire de la plus-value en réduisant le capital variable. Ces autres méthodes (à savoir la réduction du coût de la reproduction) réduisent idéologiquement la valeur « relative » des moyens de subsistance nécessaires à la reproduction de la force de travail. La valeur de la force de travail incorporée dans les marchandises diminue. Dans le cas étudié, cela se passe grâce à la logique d’entreprise de l’exploitation agricole qui vise à augmenter les bénéfices et à travers l’idéologie de la famille laquelle, en ce qui concerne la responsabilité de chaque sexe dans l’apport d’un revenu, dévalue la force de travail féminine. Cela s’articule au sein de l’idéologie de la casa et se matérialise dans le procès de circulation. Les marchandises produites par les hommes et les femmes de Les Garrigues (produits agricoles ou industriels) incorporent une part plus petite de la valeur de la force de travail. Ainsi de façon « relative » la part du travail non payé augmente dans le système.

Notes de fin 1 Texte original publié en anglais dans Information sur les sciences sociales (27, 4, 1988 : 559-581).

Formes de subsistance et reproduction sociale du prolétariat urbain de Tarragone 1 Juan J. Pujadas

Depuis une quinzaine d’années, la littérature s’accumule sur les changements des marchés du travail et sur ces pratiques économiques que l’on désigne comme « souterraines », « cachées », « au noir » ou comme « occasionnelles », « alternatives ». En Europe, c’est en Italie que le phénomène se manifeste de façon la plus frappante et ce sont donc les Italiens qui en ont eu le plus à dire. Dans leurs analyses, les économistes se sont tournés fondamentalement vers deux objectifs : a) évaluer le pourcentage pris par cette économie cachée dans le produit national brut et b) calculer le nombre approximatif des travailleurs impliqués dans ces pratiques économiques alternatives (Frey 1974, 1979 ; Bagnasco 1977 ; Cantelli 1980 ; censis 1976 ; Fuà 1976 ; Gallino 1975 ; Martini 1978). L’approche des sociologues italiens s’est progressivement tournée vers des analyses empiriques détaillées et plus solides, l’échelle régionale servant de base dans l’analyse et la comparaison. L’une des régions les plus étudiées est l’Emilie-Romagne qui fait partie de ce que Bagnasco (1977) appelle la « troisième Italie », région où prédominent des petites, voire de très petites entreprises soutenues par une tradition agricole de petites propriétés et de métairies, c’est-à-dire par des relations de production autonome qui supposent la production domestique et l’utilisation de la famille comme lieu de leurs stratégies économiques (Bergonzini 1979 ; Brusco 1980 ; Capecchi 1979, Capecchi et Pugliese 1978 ; Pesce et Sabel 1980). Les travaux espagnols les plus importants sur la question sont ceux de E. Sanchis (1984, 1986) sur la région de Valence, région similaire à l’Emilie. L’économie informelle y est en effet beaucoup plus développée que partout ailleurs en Espagne. Le reste de la littérature hispanique consacrée au sujet et qui commence à se faire volumineuse insiste surtout sur le fait que ce type de pratiques économiques est le résultat direct de la crise du marché du travail et des nouvelles stratégies que mettent en œuvre les employeurs afin de réduire les coûts sociaux de la production (Cáritas Española 1986 ; Casai et Vidal 1983 ; Castro 1985 ; Garcia de Blas et Ruesga 1982 ; Garcia Nieto et Rojo Torrecilla 1984 Jódar et Lope 1985 ; Lorente 1986 ; Rodriguez 1986 ; Rojo Torrecilla 1986 ; Saba 1981 ; Sanchis et Picó 1983 ; Ruesga 1986 ; Trigo et Vázquez 1983). Le travail pionnier de Dœringer et de Piore (1985) sur la dualité du marché du travail est une référence obligée dans le débat théorique portant sur le rôle et la signification de l’emploi souterrain soit au sein du marché du travail et dans le contexte plus vaste de l’économie nationale. Selon ces deux auteurs, deux marchés du travail coexistent : le marché primaire où il y a des syndicats, des salaires garantis et la stabilité de l’emploi pour les travailleurs et un marché secondaire que caractérisent l’absence des syndicats, une qualification professionnelle très basse, des salaires moindres, des conditions de travail plus mauvaises et peu de garanties en matière de stabilité de l’emploi. La nature duelle du marché du travail résulte des changements et de l’insécurité qui

accompagnent l’adaptation à de nouvelles conditions de production. Les groupes minoritaires, politiquement faibles, tendent à être les victimes de telles crises : les femmes, les minorités ethniques, les immigrés, les étudiants et les retraités, en bref, tous ceux qui appartiennent aux secteurs les moins bien protégés du marché du travail. Les employeurs se servent de ce marché secondaire pour contrer la pression qu’exercent les syndicats et les avancées sociales en matière de salaires et de conditions de travail qui en résultent et dont bénéficient les travailleurs « légaux » (cf. Piore 1983 : 193 et suivantes). Capecchi (1983 : 48-49) remet cette dualité en question, du moins partiellement. Si, à ses yeux, « dans l’économie alternative de nombreux emplois sont mal payés et sous-qualifiés », il reconnaît que ce n’est pas nécessairement toujours le cas. Citant en exemple l’Emilie, il prétend qu’il « existe aussi des emplois hautement qualifiés et bien payés » dans le secteur nonsyndicalisé du travail et dans l’économie alternative. Il insiste sur l’aspect « second job » de ce secteur tertiaire où l’on trouve souvent que le deuxième travail est plus lucratif et avantageux que le premier. En conclusion, Capecchi en arrive à relativiser le caractère distinct et l’homogénéité des deux secteurs du marché du travail « car les raisons des travailleurs pour rester sur le marché ‘alternatif’ du travail sont nombreuses et variées ». Selon lui, « à côté de situations d’exploitation manifeste et de chantage personnel il existe des attitudes de complicité et d’identification avec l’employeur, propriétaire de sa petite entreprise, ainsi qu’une recherche authentique de plus de flexibilité dans les horaires de travail ». Dans le même ordre d’idées, Bagnasco (1983) montre que la plupart des analystes de l’économie souterraine tendent à ne mettre l’accent que sur un seul aspect des choses, à savoir la « résistance » dont doit faire preuve un secteur du prolétariat face à la crise généralisée du marché du travail. Raisonnant lui aussi à partir de l’exemple émilien et basant son analyse sur l’expérience exubérante des pratiques alternatives en Italie, il propose que nous examinions l’économie alternative comme une sorte de processus inventif au sein duquel de nouveaux agents sociaux et économiques créent de nouveaux espaces autonomes en marge du fonctionnement normal du marché de travail (ibid. : 17). L’exemple italien semble démontrer que ce type de pratiques équivaut à « un processus d’accumulation concrète au sein d’une phase de croissance économique » et que sa nouveauté réside précisément en ce qu’il inaugure une nouvelle articulation entre l’économie officielle et l’économie parallèle. Le cas d’un pays ne peut certes pas être transposé tel quel à d’autres pays. Cela étant, il est clair que la participation de ce secteur informel de l’économie au processus d’accumulation suggère quelque chose de plus vaste que ce que l’on peut voir à partir du seul exemple italien et qui constitue une plus large tendance au sein de l’économie mondiale. Cette tendance marche main dans la main avec l’effondrement de l’État providence et du syndicalisme traditionnel comme elle traduit la présence aux quatre coins du globe des intérêts tentaculaires des compagnies multinationales. Aussi, le débat principal tournet-il autour de la question suivante : l’importance grandissante de ce secteur alternatif au sein de nombreuses économies nationales n’est-elle qu’un simple réajustement du système économique actuel ou est-elle plutôt le germe d’un nouvel ordre économique (c’est-à-dire l’ébauche d’un véritable processus de transition, voir Godelier 1987a, b) ? Notre étude de cas peut servir, dans une certaine mesure, de contrepoint aux situations de l’Emilie, en Italie, et de la région de Valence, en Espagne. La comarca de Tarragone, affectée par l’effondrement total du secteur agricole, n’a pas vu l’épanouissement d’une myriade de petits entrepreneurs qui auraient remplacé le travail rural par l’artisanat, l’industrie, le commerce ou

des services. La seule exception à cela – nous y reviendrons – est l’industrie du tourisme bien que, même dans ce secteur, les entreprises soient peu nombreuses et loin d’être florissantes. Par ailleurs, il faut bien retenir le rôle très important d’un facteur démographique et économique : plus de la moitié de la population de la comarca de Tarragone est composée d’immigrants de la première ou de la deuxième génération qui vinrent s’installer là en masse durant les années 60 et 70, protégés par le grand boum économique généré à l’époque par les investissements dans l’industrie pétrochimique et, dans une moindre mesure, par le tourisme. Le marché du travail à Tarragone est dominé par l’industrie pétrochimique à grande échelle. C’est un secteur où la production décentralisée est impossible à cause des contraintes techniques et dans lequel il est difficile de déceler une éventuelle dualité du marché du travail. Pourtant, une certaine précarité existe bel et bien pour une partie des forces productives, pour autant qu’un certain nombre de travailleurs n’appartiennent pas à la force de travail normale des firmes et soient recrutés, le plus souvent sur une base temporaire, par des compagnies affiliées ou dépendantes des grandes multinationales. Mais de tels emplois intermittents ou à temps partiel restent totalement immergés à l’intérieur du secteur officiel, formel de l’économie industrielle. De nouveau il faut bien comprendre que la grande majorité de la force de travail de Tarragone possède une très faible qualification professionnelle, ayant pour la plupart travaillé dans la construction, tantôt des usines, tantôt des complexes touristiques des environs de la ville. C’est ce secteur social particulier qui nous intéresse dans la mesure où c’est lui qui subit le plus durement les contrecoups de la crise. Posons au départ l’hypothèse que la clé pour expliquer la reproduction de ce groupe social – dont près d’un quart de la partie active est frappé par le chômage – réside plus dans la solidarité active de réseaux de parenté ou de commune origine ethnique que dans un développement significatif d’un marché secondaire ou alternatif lié à une économie informelle. Du reste, celle-ci est peu développée à Tarragone du fait de la faiblesse traditionnelle de cette cité en matière d’entreprise commerciale. Tarragone était avant tout une ville impliquée dans les services gouvernementaux plutôt que dans un quelconque processus d’industrialisation. C’est dans certaines zones habitées par la classe ouvrière à la périphérie de Tarragone que l’on trouve ces processus de solidarité et d’assistance mutuelle entre membres d’une même famille et c’est là que l’on peut observer un processus constant de recomposition au sein de ces familles : les unités familiales tentent de s’adapter à des conditions toujours changeantes dues à une plus ou à moins grande instabilité économique. Ce sont ces mêmes schémas de recomposition qui agissent comme des filtres lors des crises de reproduction des groupes domestiques et ils entraînent la formation de ce que j’appelle des « conglomérats familiaux » (voir Pujadas et Comas 1984).

L’INDUSTRIALISATION DE TARRAGONE Jusqu’à il y a une trentaine d’années Tarragone était une petite capitale provinciale, siège du gouvernement local et de l’évêché. La ville possédait des industries modestes dans trois domaines : textile, mise en bouteille d’huile et de vin, industrie chimique reposant sur des produits agricoles, principalement des fertilisants et des essences naturelles. Le seul secteur développé était le port, Tarragone étant le principal centre d’exportation de la production régionale d’amandes et de noisettes. Avec Barcelone, Tarragone est le seul port de quelque importance dans toute la Catalogne. Jusqu’à seulement quelques années, 20 % de la population recensée de la ville appartenait au secteur primaire, c’est-à-dire à l’agriculture et à la pêche. On peut dire que dans les années 50 son économie – comme d’ailleurs sa population – était complètement stagnante. Un indicateur clair de cette situation était le manque total d’activité de la construction, secteur qui souffrait encore des déséquilibres structuraux causés par la guerre civile (1936-1939). Entre 1957 et 1960, la ville connut plusieurs tentatives officielles de revitaliser son économie. Le gouvernement espagnol promut un « Plan pour la stabilisation économique » qui devait encourager et protéger la création de « pôles industriels » par l’octroi de facilités de crédit et de déductions fiscales aux sociétés nouvelles qui s’y implanteraient. Dans ce contexte et tirant avantage d’une brusque diminution de l’espace rural autour de leur cité, les autorités municipales créèrent deux « polygones » industriels à l’intérieur même des limites du territoire municipal. L’hiver de 1956 avait connu, en effet, de telles gelées que les paysans furent forcés de détruire la plus grande partie de leurs plantations d’amandes et d’algarroba qui se trouvaient à l’intérieur de ce territoire. C’est ainsi que les ceintures industrielles de Entrevias et de Francoli virent le jour. Situées au sud de Tarragone, elles attirèrent rapidement quelques petites entreprises situées précédemment au centre ville. L’arrivée de ces nouvelles entreprises, quoique modeste, est le signe d’un certain dynamisme économique, surtout étant donné le manque de tradition industrielle de Tarragone comparée aux autres centres industriels de Catalogne. Beaucoup de ces nouvelles entreprises ne connurent qu’une brève existence et l’acquisition de propriété industrielle à l’intérieur de ces ceintures urbaines fut l’objet de beaucoup de spéculations sur la propriété foncière, faisant bondir les prix de la terre. Toute cette première phase très importante pour l’avenir du processus d’industrialisation de Tarragone dans la mesure où, d’une part, elle a préparé le terrain pour la création de toute une série d’infrastructures, et d’autre part, elle attira un grand nombre de travailleurs à la recherche d’un emploi, en provenance d’autres régions d’Espagne encore plus démunies. En bref, cette première tentative d’industrialisation, bien qu’elle ne fut qu’un succès partiel, n’en prépara pas moins favorablement le terrain pour ce qui était encore à venir. L’implantation de l’industrie pétrochimique à Tarragone fut déclenchée par l’annonce officielle qu’une raffinerie de pétrole allait être construite incessamment à proximité de la ville. En l’espace d’une quinzaine d’années, de 1961 à 1976, dix-huit importantes usines pétrochimiques sortirent de terre, dont la raffinerie elle-même et trois autres entreprises – appartenant à l’État – qui fournissaient aux autres les matières premières nécessaires à leurs propres processus industriels : éthylène, propylène, naphte et polyéthylène. A la même époque, on assiste à des investissements massifs de la puissance publique dans l’infrastructure : on construit l’autoroute

qui relie Valence à la frontière française ; on développe et on élargit le port afin que les navires pétroliers puissent charger et décharger, et un réseau compliqué d’oléoducs souterrains fut construit pour transporter les matières brutes de la raffinerie aux autres industries, éliminant ainsi le problème du transport terrestre des produits pétroliers. De même, l’aéroport militaire de Reus fut réaménagé pour un usage civil. Tous ces développements durent beaucoup aux avantages fiscaux et de crédits mentionnés plus haut mais surtout à la « fièvre de vendre » qui s’était emparée de tous les petits propriétaires ruraux, influencés par une habile campagne de « modernisation » lancée par les autorités municipales et les industriels. Pendant toute cette phase d’industrialisation la seule fausse note vint d’un autre secteur des affaires qui se trouvait en conflit d’intérêts, à savoir le tourisme. Entre 1965 et 1970, un débat important agita la presse locale concernant la meilleure localisation possible de la raffinerie et de ses installations annexes (le cœur même de l’industrie pétrochimique). A l’origine on prévoyait de l’implanter au sud-ouest de la ville, directement sur la côte, à l’intérieur du périmètre d’extension du port. Les représentants des industries touristiques s’opposèrent à cette localisation, y voyant un désastre pour l’image de Tarragone. Les villes voisines de Salou et de Cambrils firent pression pour que le complexe industriel soit situé plus haut sur la rivière Francoli. Finalement, un accord fut atteint : on construisit la raffinerie au nord de Tarragone empiétant d’une quinzaine hectares sur le lit d’une rivière, au cœur de la zone où se trouvaient les plus riches vergers de la comarca et qui traditionnellement fournissait toute la population en fruits. Ce sacrifice de l’agriculture n’empêcha pas de toute façon plusieurs compagnies multinationales de s’installer le long de la côte, à proximité du port industriel. Aussi deux zones aux vocations totalement contradictoires, sites occupés par de l’industrie lourde d’une part, espaces destinés au tourisme de masse de l’autre, se juxtaposent-elles, sans pouvoir, ni l’une, ni l’autre, se développer faute de place. Durant les dernières années du régime de Franco, le pouvoir politique et économique de la paquita (Patronal Quimica de Tarragona) fut sans aucun doute immense mais il est également vrai que sa capacité d’agir en toute indépendance (sans se soucier des restrictions légales) demeure presque intacte dix ans après la proclamation de la constitution espagnole. Tous les politiciens municipaux qui ont essayé de corriger ces erreurs structurelles d’urbanisme, de réviser et d’améliorer le plaseqta (Plan pour la sécurité de l’industrie chimique de Tarragone) et, plus osé encore, de s’attaquer à la pollution, notamment aux pluies acides, véritable menace pour la santé publique, ont été remplacés les uns après les autres.

LA MARCHÉ DU TRAVAIL ET LA SITUATION SOCIALE DE LA CLASSE OUVRIÈRE À TARRAGONE Au tout début du procès d’industrialisation, le marché du travail était limité à Tarragone aux activités liées au secteur primaire (pêche et agriculture), au port, à quelques industries textiles, alimentaires, mécaniques, chimiques (fertilisants) et à la fabrication de meubles. Il existait de nombreux petits ateliers artisanaux (habituellement familiaux) et de nombreux petits commerces. Près de vingt ans après la fin de la guerre civile, la ville, bien que sa population fût encore relativement restreinte, n’avait toujours pas réglé son problème de logement à cause d’un arrêt complet de la construction. Les seuls secteurs bien représentés étaient les services publics (Tarragone étant la capitale de la province pour tous les services de l’État), l’armée (des casernes bien entretenues) et l’Église (le siège de l’épiscopat et une multitude d’ordres religieux, la plupart d’entre eux se consacrant à l’enseignement et continuant ainsi à dominer comme auparavant toute l’éducation primaire et secondaire). La population de Tarragone passa de 43 519 habitants en 1960 à 78 238 en 1970 et à 109 112 en 1981, ce qui signifie une croissante urbaine moyenne de 79,6 % durant la première décennie et de 39,5 % durant la seconde. Cette augmentation spectaculaire toucha également les villes et les villages adjacents : Vilaseca, Reus, Cambrils, Torredembarra et Valls et résulta non seulement de l’embauche de travailleurs par l’industrie pétrochimique mais aussi de l’afflux de travailleurs saisonniers attirés dans le secteur du tourisme. Plus de trente ans après sa création, le marché du travail est toujours en expansion dans ce dernier secteur, ce qui n’est plus le cas dans l’industrie pétrochimique. Dans ce secteur l’emploi est passé par deux phases très différentes qui ont abouti à la création d’un nombre relativement réduit d’emplois si l’on tient compte de la grande taille des entreprises de ce secteur. La première phase de l’expansion de la population est allée de pair avec la construction des ceintures industrielles de Entrevias et de Francoli, la construction des premières industries pendant cette phase préliminaire d’industrialisation tandis qu’on construisait sur la côte des grands hôtels et des ensembles résidentiels (de Vendrell à l’Hospitalet del Infante). Cette même époque – qui dure de 1956 à 1965 – voit le développement des premiers quartiers ouvriers de Tarragone et, plus généralement, des zones de logements pour la première vague de travailleurs immigrés. La deuxième phase d’immigration correspond à la poursuite du développement touristique et résidentiel et au lancement de la troisième zone industrielle, la plus d’importante, celle de Trebol, où quelque vingt-cinq entreprises pétrochimiques se sont implantées. Cette activité fiévreuse de construction et de développement fut complétée par celle, beaucoup plus spécialisée, de mise en place de firmes de montage industriel dont la tâche était d’installer une technologie sophistiquée et de veiller à son bon fonctionnement. Aux très nombreux emplois que représentent déjà ces activités, il faut ajouter, datant du milieu des années 60, la force de travail déjà employée dans les industries déjà abondantes des secteurs de la chimie, de la mécanique, du bois, de l’alimentation ainsi que celle des secteurs traditionnels du textile et de la production viticole. Cette deuxième phase qui dura approximativement de 1965 à la fin des années 70 fut incontestablement un succès et c’est la seule pendant laquelle a existé le plein-emploi de la population de Tarragone. (On doit se souvenir qu’à Tarragone l’impact de la crise industrielle

des années 70 ne se fit pas réellement sentir avant la décade suivante puisque ce fut en plein milieu de cette crise internationale que furent installées les industries pétrolières les plus importantes.) Le début des années 80 marque la troisième phase qui se caractérise avant tout par un arrêt total dans la construction, impliquant un rétrécissement très net de l’ensemble du marché du travail puisque dans la décade précédente plus de 50 % de la classe ouvrière était employé dans ce secteur. Le taux de chômage actuel à Tarragone tourne autour des 20 %, selon des recensements officiels, et des 25 %, selon nos propres estimations fondées sur nos enquêtes dans les douze quartiers ouvriers de la ville. Le taux est encore plus élevé parmi les moins de 25 ans (35 % des jeunes sont toujours à la recherche d’un premier emploi) et les plus de 50 ans (surtout dans le secteur de la construction). Cette contraction drastique du marché du travail a cependant peu à voir avec un processus d’émigration qui lui est parallèle puisque entre 1981 et 1986, la population de Tarragone n’a diminué que de 2,7 %, passant de 109 112 habitants à 106 141. La question qui se pose immédiatement à nous est celle-ci : comment tous ces hommes et toutes ces femmes de la classe ouvrière, appartenant à la catégorie la plus défavorisée du point de vue socio-économique, la plus défavorisée du point de vue de la qualification professionnelle aussi, sont-ils parvenus à survivre ? Quels sont leurs moyens et leurs stratégies ? Comment ont-ils réussi à tenir face à la crise de l’emploi ? Pourquoi, en dépit de leurs affirmations – d’une grande constance d’une enquête à l’autre – que leur désir le plus fort est de retourner dans leur lieu d’origine, n’en ont-ils, dans leur écrasante majorité, jamais rien fait ? Quels sont les mécanismes et les stratégies adoptées dans la reproduction des groupes domestiques, des parentèles ou des groupes de même origine ethnique qui habitent dans les quartiers les plus pauvres de Tarragone ?

LE RÔLE DU GROUPE DOMESTIQUE ET DE LA PARENTÈLE FACE À LA PRÉCARITÉ ÉCONOMIQUE Parmi plus de deux cents familles ouvrières que nous avons étudiées, nous avons choisi pour notre présente analyse, celles au sein desquelles un ou plusieurs groupes domestiques à l’intérieur d’un réseau de parenté ont besoin d’aide à cause du chômage. Un de nos premiers problèmes fut de bien distinguer entre ce qu’on peut considérer comme « une famille où chacun aide les autres » face à l’adversité et ce que certains auteurs appellent une « économie familiale » ou une « économie domestique » reposant sur l’échange de travail et d’argent entre parents. Autrement dit, ce que nous essayons de faire c’est de mettre en lumière, dans une approche dynamique et en terme de processus, la mobilisation ou « la mise en veilleuse » de mécanismes « exceptionnels » à travers lesquels des individus utilisent des réseaux familiaux (ou parfois des réseaux « ethniques » ou des réseaux de « gens du même pays ») pour s’entraider dans des situations économiques précaires. Ainsi que nous allons le voir, cette aide de la famille prend des formes nombreuses en fonction de la situation économico-sociale du groupe que j’ai désigné plus haut comme un « conglomérat familial » et du, ou des groupes domestiques où se fait sentir le besoin. Nous allons commencer par montrer qu’il existe à l’intérieur d’un même groupe domestique appartenant à la classe ouvrière une pluri-activité à laquelle prennent part tous les membres du groupe qui le peuvent. En dépit de l’image culturelle traditionnelle – que soulignent presque tous nos entretiens – selon laquelle la femme s’occupe exclusivement des enfants et de la maison, il est certain que, dans presque tous les cas, l’aide économique apportée au foyer par les femmes est considérée comme importante, sinon même indispensable parfois à la reproduction sociale du groupe face à une situation d’adversité constante. Ainsi que d’autres membres du Groupe international pour l’étude des transitions sociales l’ont souligné, la participation des femmes au marché du travail officiel ou parallèle n’apparaît jamais aux yeux de ces catégories sociales comme une véritable activité professionnelle mais plutôt comme une activité provisoire ou une simple « aide » à l’économie domestique. On n’attribue jamais à ce type d’activité une valeur propre, indépendante ; on y voit un expédient lorsque les hommes sont au chômage ou un supplément lorsque leurs salaires s’avèrent insuffisants (voir Narotzky 1988 et Sanz 1988). Nous allons voir que les femmes jouent un rôle fondamental en garantissant la continuation, dans des conditions économiques adverses, du procès de reproduction du groupe domestique et, audelà, de tous les autres groupes qui constituent les groupements plus vastes dénommés « conglomérats familiaux ». D’une part, il faut bien comprendre que le rôle des femmes est un rôle productif mais qu’il a une capacité spéciale pour s’adapter à des circonstances multiples et variées : sans négliger leur travail domestique auquel elles sont attachées par convention et par tradition, elles s’engagent dans des activités extérieures supplémentaires afin de gagner de l’argent. D’autre part, il est important de souligner leur rôle dans la cohésion de la famille et la coordination entre les différentes unités domestiques durant les périodes difficiles où il est nécessaire de faire jouer les mécanismes de solidarité et d’aide mutuelle. Le rôle de figure centrale d’un réseau de parentèle est habituellement tenu par des personnages féminins « charismatiques », par exemple, des femmes, plus âgées, fortes, qui ont vécu dans ses débuts le processus de migration et qui ont eu l’occasion de faire preuve dans leur jeunesse de

tout leur potentiel de « combativité » et de leur capacité au travail. Et c’est ainsi qu’elles se sont entourées d’un réseau complexe de bonnes volontés et de solidarité qui peut être mobilisé à chaque fois qu’il y a des objectifs communs à atteindre. Tout différent est le rôle joué par les vieux immigrants qui, après leur retraite, auraient plutôt tendance à se retrouver marginalisés et étrangers à la société, eux qui ont abandonné la campagne qui les a vus naître pour passer les dernières années de leur vie auprès de leurs enfants. Toute autorité morale leur est déniée ainsi que toute fonction de cohésion dans les réseaux de parenté. Cette autorité et cette fonction passent directement à la génération intermédiaire qui a la délicate tâche de servir de médiateurs culturels entre deux générations très différentes, aux modes de penser radicalement dissociés. Bien qu’il soit difficile de tirer une vue générale de la variété très grande des histoires de cas et des histoires de familles que nous avons étudiées, il pourrait être utile d’en dresser une typologie provisoire, ce qui, de surcroît, devrait nous permettre de comprendre la grande multiplicité des ressources et des stratégies engendrées dans les contextes d’adversité que j’ai étudiés. En premier lieu, il faut souligner les caractéristiques des différents types de groupes de parenté ; quelques-uns des caractères morphologiques les plus importants sont les suivants : a) le nombre de membres d’un groupe de parentèle ; b) le fait qu’ils vivent proches les uns des autres ou séparés ; c) la nature ouverte ou fermée de la composition « ethnique » du groupe et, en général, la taille des réseaux sociaux au sein desquels ses membres se meuvent ; d) le degré de différenciation socio-économique et professionnelle interne entre les membres du groupe ; e) la prédominance du travail salarié ou d’un travail « caché », informel, associé à une pluri-activité comme source principale de revenus et f) la présence ou l’absence d’une sorte de catalyseur à l’intérieur de l’unité familiale comme dans le cas d’une figure charismatique centrale. Il faut encore prendre en considération deux autres facteurs d’ordre chronologique qui peuvent être utilisés pour différencier les divers types de regroupements familiaux, compte tenu du fait que nous avons affaire principalement à des immigrés : a) l’ancienneté de leur présence et leur degré d’implication dans la formation et la cristallisation de l’identité communautaire ; b) l’âge des membres de la première génération qui avaient joué un rôle leader dans le processus de l’immigration et dans l’installation du groupe dans sa résidence actuelle. Le genre de situations qui ont toutes les chances de déclencher la mobilisation de la famille constitue le second critère de notre typologie. Ici nous butons sur une grande diversité de ce qui, en termes emic, est perçu comme un malheur ou une calamité et qui dépend largement du degré de précarité atteint précédemment dans chacun des cas analysés. Pour José Antonio, un travailleur âgé de trente-six ans, qui avait participé à la construction de cette zone, être sans travail est presque un état normal puisque, en près de 20 ans de vie laborieuse, il n’a, en fait, jamais occupé plus de deux ans un emploi dans la même compagnie. Pour Miguel, cousin de José Antonio, qui a son certificat d’étude et a été capable de suivre pour un temps des cours de formation professionnelle, ce fut un véritable traumatisme que d’être licencié par la société d’équipement industriel pour laquelle il avait travaillé pendant douze ans. Il sombra dans la dépression. Pour lui et sa famille, c’est là une situation qu’ils considèrent comme très difficile à surmonter. Il est clair qu’il existe plusieurs valeurs que toute la communauté que nous avons étudiée partage et qui sont associées avec la chance et l’effort personnel comme moyens d’accéder à cette marchandise rare qu’est un « emploi stable ». Miguel, aux yeux de sa famille et de ses amis, représentait l’exemple de la réussite personnelle due à son intelligence et à une grande détermination à se forger un avenir. Il était le seul de sa famille à avoir fait des études et il

semblait tout à fait normal qu’il parviendrait à se hisser hors du ghetto de l’emploi dans le secteur de la construction ou du travail saisonnier dans l’hôtellerie qui était le lot des autres membres de son groupe le plus proche. Une troisième catégorie se rapporte aux types d’individus touchés par la crise du marché du travail et notamment par l’absence d’emplois permanents existant dans le secteur officiel de l’économie. Il est clair ici que les gens les plus touchés par cet état de fait sont les jeunes à la recherche d’un premier emploi, les travailleurs âgés de plus de cinquante ans et, bien entendu, les femmes de tous âges et il est curieux de noter comment les familles acceptent d’aider ceux qui sont leurs premiers fournisseurs de pain, à savoir les hommes adultes ou les pères lorsque ceux-ci sont touchés par la crise. Phénomène d’autant plus important qu’en dépit de l’instabilité du marché du travail et de l’existence d’une légion de stratégies de survie qui font que, d’une façon ou d’une autre, toute personne valide finit par se trouver une occupation un tant soit peu rémunératrice, les gens considèrent toujours que le principal rôle économique revient exclusivement au père ou à un autre homme qui est chef de famille. Plusieurs informateurs au chômage, âgés entre quarante et cinquante-cinq ans, n’ont pas caché l’humiliation et la honte qu’ils ressentent à survivre sur le salaire de leur épouse ou même sur celui de l’un des aînés de leurs enfants. D’autres se sont résolus au fait qu’ils ne trouveront probablement plus de travail et ils se sont donc « établis à leur compte ». L’un d’entre eux a monté une petite affaire de matériaux de construction tandis que deux autres ont fondé ensemble une société pour effectuer des petits travaux de maçonnerie chez les gens. Un autre, enfin, a loué un bar et pour lui les choses vont mieux que jamais. Une phase cruciale dans la mobilisation des réseaux de parenté est le moment de l’arrivée à Tarragone. Nous disposons d’un grand nombre de témoignages sur ce que furent les conditions de logement des « pionniers » de ce processus massif d’immigration. Maria, âgée de trente-neuf ans, est arrivée en 1961 avec ses parents et ses cinq frères et sœurs plus jeunes qu’elle. Des cousins de ses parents avaient réussi à leur avoir une chabola (un abri, une cabane) à proximité de la future ceinture industrielle de Entrevias : « L’endroit n’était pas horrible, sinon qu’il n’y avait qu’une seule pièce et, bien sûr, pas d’eau courante ni de toilettes. » Le père de Maria trouva immédiatement du travail comme maçon chez l’entrepreneur qui employait déjà ses cousins ; sa mère trouva une place de bonne à Tarragone. Maria dut s’occuper de ses cinq frères et sœurs et il lui fallait marcher plus d’un kilomètre pour aller chercher de l’eau à la fontaine la plus proche. Les samedis, avec sa tante et l’une de ses filles aînées qui avait le même âge qu’elle, Maria devait faire la lessive de la semaine : « Nous y passions pratiquement toute la journée parce que c’était plein de femmes de Entrevias et d’ailleurs, qui venaient utiliser les citernes de La Canonja. Ce n’était pas comme maintenant où tout le monde a sa machine à laver. » Pour résumer, quand Maria fit une estimation de tous ses parents du premier et du deuxième degrés du côté de son père et de sa mère, elle calcula une cinquantaine de personnes environ, arrivées en l’espace d’une dizaine d’années – ce nombre a quadruplé depuis, sans qu’on prenne en compte les parents par alliance. A chaque fois, le type d’entraide est le même : les nouveaux arrivants logent quelques jours dans la même chabola à moins qu’on ne leur trouve immédiatement une résidence permanente. Puis on se met à la recherche d’emplois pour les parents prêts à travailler, de préférence dans les mêmes places ou industries que les premiers immigrés. Sans aucun doute, il existe d’innombrables variations sur le thème de l’arrivée à Tarragone,

surtout en ce qui concerne ces pionniers urbains. Sinfo et Jesús sont arrivés avec leurs parents et leurs frères et sœurs à la fin des années 50 et ils ont été aidés par quelques personnes, originaires comme eux du Sud. Ces derniers s’étaient débrouillés pour leur procurer à tous un emploi mais n’avaient pas été capables de leur trouver un endroit où vivre. Après avoir passé deux jours dans une pension et s’être trouvés à court d’argent, ils durent aller s’installer dans des grottes près de l’Hermitage de Loreto. Ils durent rester là jusqu’à ce qu’ils parviennent à trouver un endroit un peu plus décent, en l’occurrence une chabola : « Il y avait plusieurs familles à vivre là ; dans la première grotte où nous avons véçu, nous étions deux familles à la partager et nous devions, la nuit, tirer un rideau fait de toile à sac pour faire une séparation. » Le cas de Serafina illustre un troisième type de situation. Immigrée du Bas-Aragon, elle arriva avec son mari et ses deux petites filles dans un village près de Tarragone où son mari obtint une place de masover (concierge-jardinier). Quelques années plus tard, Serafina, devenue veuve, vint vivre à Tarragone avec une tante, veuve elle aussi, qui résidait avec son fils unique. Elle trouva un emploi chez les sœurs de la Pitié comme femme de compagnie auprès des personnes âgées ou malades. Après l’école, les filles de Serafina participaient aux tâches ménagères tandis que la tante faisait la cuisine pour toute la famille. Son fils rapportait à la maison un salaire qui aidait à faire marcher l’économie de la famille. Les gens qui avaient immigré en même temps que Serafina et qui continuaient à vivre comme journaliers dans la petite communauté rurale où elle s’était installée la première fois, continuèrent à les aider en leur envoyant des pommes de terre et des légumes. Une autre phase digne d’être notée dans le processus d’intégration urbaine est l’abandon des logements provisoires et l’achat ou la construction, en le faisant soi-même, de son propre logement. Maria – mariée à quatorze ans après être tombée enceinte – quitta le quartier des chabolas au moment où ses beaux-parents eux-mêmes l’abandonnaient car, de leur côté, ils étaient engagés dans la phase de transition entre une cabane et la possession de sa propre maison. Ce processus fut long pour eux comme pour plusieurs autres de leurs parents parce qu’ils ne pouvaient travailler à la construction que durant les fins de semaine. Étant pratiquement tous maçons, ils pouvaient s’entraider. Ainsi, en l’espace de trois ans, ce groupe de familles, travaillant ensemble, a construit quatre maisons dans lesquelles vécurent sept familles (certains de ces groupes domestiques comprenaient d’ailleurs deux couples mariés ou plus, comme dans le cas de Maria). Durant les années 70, tout le quartier de Bonavista fut le centre d’une telle activité de construction faite par les gens eux-mêmes. Pratiquement toutes les nouvelles maisons furent construites sur le même modèle, typique de l’Andalousie, province d’origine de la plupart des gens du quartier. Il s’agit de maisons à un seul étage avec une cour derrière pour élever des poules et des lapins. Cette phase de formation valut à Bonavista le surnom de « ville sans loi » parmi les autres habitants de Tarragone. Pendant cette période, des bagarres y éclataient souvent parce qu’il n’y avait qu’une seule fontaine publique pour subvenir aux besoins en eau – besoins domestiques et pour la construction de leurs maisons – de deux à deux mille cinq cents habitants. Le surpeuplement et la pauvreté dans lesquels chacun continuait à vivre aussi bien qu’un certain nombre de cas de délinquance et de meurtres – dont la presse locale fit ses gros titres – donna au quartier une très mauvaise réputation dont ses habitants n’ont toujours pas réussi à se défaire. Aux yeux des autres Tarragonais, Bonavista ne jouit pas d’une réputation très salubre. Cette exclusion sociale, à laquelle répond un haut degré de cohésion interne parmi ses habitants (unis

par des liens de famille, de camaraderie et d’un lieu d’origine commun), explique le caractère fermé et la nature singulière de Bonavista : ses habitants ne se considèrent pas comme faisant partie de Tarragone mais plutôt comme les membres d’une communauté séparée et existant comme telle. Beaucoup de gens interviewés parlent de Bonavista comme de « leur propre village » auquel les attachent désormais de solides racines. Maria déclare « pour rien au monde je ne voudrais quitter cet endroit ». Pour ceux qui ont quitté leur village natal en Andalousie, Bonavista est maintenant leur chez soi et l’endroit où vivent tous leurs amis et leur famille. A l’époque où les gens construisaient leurs maisons eux-mêmes, la solidarité familiale était fondée sur la façon dont les divers groupes domestiques s’entraidaient dans cette tâche et surtout sur la façon dont toute la force de travail était mobilisée collectivement pour que le travail soit fait. Même les enfants participaient car ils trouvaient excitant et amusant d’être impliqués dans la construction de leur future maison. Quelques familles s’engagèrent dans des projets à plus long terme. Dans le cas de deux frères mariés, chacun avec plusieurs enfants, une telle entreprise fut un processus qui ne s’arrêta pas avant longtemps. Ils commencèrent par construire le rez-dechaussée de leur maison et continuèrent à ajouter des étages quand leurs économies le leur permettaient. Finalement ils complétèrent leur tâche au bout de vingt ans. Ils possèdent maintenant un appartement au rez-de-chaussée et deux au-dessus, un garage et un local commercial où les deux épouses tiennent ensemble une boutique de produits de beauté. De même, Maria a ouvert un petit magasin d’alimentation au rez-de-chaussée de sa maison et elle envisage de le céder à sa fille pour que celle-ci puisse mettre de l’argent de côté en vue de se marier. Le fiancé de sa fille ne parvient d’ailleurs pas à trouver un emploi stable et le magasin devrait pouvoir leur assurer un revenu. La période allant de 1965 à 1980 coïncide, ainsi que je l’ai déjà dit plus haut, avec la phase la plus exubérante de l’industrialisation de Tarragone. Tout le monde avait un travail. Durant cette période, Bonavista a vu sa taille quadrupler mais en même temps cette croissance démographique fut marquée par certains traits spéciaux qui renforcèrent la nature « séparée » de la ville et son caractère « fermé » socialement et culturellement qui en firent une « véritable ville andalouse au cœur de la Catalogne » selon les mots d’un commentateur local de l’époque. Cette particularité s’explique par le fait qu’à de rares exceptions près, presque tous les 10 000 habitants qui arrivèrent dans ce quartier pendant cette période étaient soit des parents des premiers arrivants, soit venaient des mêmes endroits. Ce fait ajouté à un très haut degré d’endogamie au sein de la communauté créa un réseau serré de relations et de sentiments « d’appartenir » à une structure sociale déterminée tout autant par des liens de parenté que par la même origine ethnique. Ainsi la cohésion sociale s’est-elle maintenue même face à l’attitude de rejet et de marginalisation de la part de leurs « voisins de Tarragone ». Nous observons le même type de relations sociales imbriquées les unes dans les autres dans la sphère des activités économiques. Bien que l’on soit ici encore dans une phase de plein emploi, la construction et l’élargissement continuels des maisons pour de nouvelles arrivées de parents pèsent très lourdement sur les budgets familiaux et créent le besoin de recourir à plusieurs types d’activités à l’intérieur de l’unité domestique. La plupart des femmes de cette zone travaillent comme femmes de ménage soit chez des particuliers soit dans des entreprises. Les jeunes femmes deviennent vendeuses ou trouvent de l’emploi dans l’industrie textile locale tandis que les jeunes hommes sont embauchés par les sociétés de construction locales ou tentent leurs chances auprès des restaurateurs qui, pendant les mois d’été, sont toujours à la recherche de

serveurs. A côté de ces activités salariées, il y en a nombre d’autres pour lesquelles le réseau de parenté joue un rôle important. Nous avons été témoin de l’apparition dans le quartier d’ateliers de construction mécanique, de petits commerces vendant des matériaux de construction, de la peinture ou du bric-à-brac pour la maison (commerces qui répondent à la forte demande suscitée par la fièvre d’autoconstruction que connaît le quartier), d’un nombre incalculable de bars et de toutes sortes d’autres commerces. Pratiquement toutes ces petites affaires sont aux mains de gens du quartier qui utilisent le rez-de-chaussée de leur maison comme local commercial et rentabilisent ainsi ce que leur a coûté leur installation. Cette sphère d’activité économique résulte en général de l’association de plusieurs groupes domestiques qui partagent les coûts et les profits et maximisent l’usage de la force de travail disponible à l’intérieur de chaque groupe respectif. Un exemple qui date de la fin des années 60 illustre parfaitement cette phase particulière de l’histoire de Bonavista. A la suite d’un incendie, une famille andalouse perdit sa maison. C’était une des familles du voisinage avec très peu de parenté sur place donc peu de perspective de pouvoir se sortir de ce désastre (bien entendu la propriété n’était pas assurée et l’argent emprunté à la banque pour sa construction n’était pas encore remboursé). Devant ces circonstances, leurs voisins immédiats leur offrirent un abri provisoire chez eux et une collecte fut organisée dans le quartier afin d’acheter les matériaux nécessaires à la construction d’une nouvelle maison. De plus, leurs voisins consacrèrent à tour de rôle leurs fins de semaine à construire la maison et, comme c’était la coutume, tout le travail fut terminé avant même que l’année fut achevée. Cette histoire – dont on peut facilement vérifier la véracité – s’est transformée en légende : j’en ai entendu plusieurs versions par des gens vivant dans le quartier ou en dehors. Ce genre d’événements qui allaient de pair avec les solides progrès faits par les mouvements syndicaux et de citoyens ont contribué à convertir graduellement l’image d’une « ville sans loi » en celle d’un district urbain respecté. Cette histoire est même devenue un mythe surtout pour les autres immigrés de la classe ouvrière qui habitent des quartiers moins mobilisés et moins charismatiques que ne l’est Bonavista. La décennie présente, qui vit le choc de la crise de la construction et la fermeture de plusieurs usines importantes dans l’alimentation, le textile et les pièces de mécanique, devait mettre dramatiquement à l’épreuve toute cette organisation et cette cohésion. La fermeture, qui a mis longtemps à se faire, de l’usine de l’alena (une usine de traitement du bois) illustre parfaitement cette crise généralisée, ainsi que la capacité de lutte et le courage avec lesquels la classe ouvrière de Tarragone a réagi. Après plus d’un an de manifestations, les ouvriers, soutenus par la municipalité et le gouvernement régional de Catalogne, ont réussi à obtenir la réouverture de l’usine. Ils ont fondé leur propre société dans laquelle ils ont investi leurs indemnités de licenciement ainsi qu’une grande partie de leurs économies. Ce même esprit d’entreprise et de coopération est devenu de plus en plus visible au cours des dernières années. De vieux liens de solidarité familiale dont certains avaient déjà commencé à s’affaiblir à cause du processus lent mais net de rupture des individus d’avec les noyaux familiaux et leur départ, sont une fois de plus revenus sur le devant de la scène pour aider à survivre pendant les temps difficiles que beaucoup subissent et ceci dans la plupart des familles. La pluri-activité et le partage des « combines » permettent de tirer le maximum de disponibilités financières souvent très maigres. Les gens ont recommencé à cultiver leur jardin potager à l’intérieur même des limites de la ville, régénérant ainsi une vocation pour cultiver la terre qui semblait presque définitivement oubliée. De petites affaires se sont développées et beaucoup de

gens, hommes et femmes, sont devenus des voyageurs de commerce. Le travail saisonnier dans les hôtels et les restaurants, une pratique établie depuis longtemps déjà, a pris plus d’importance et désormais les femmes sont employées à faire le ménage dans ces genres d’établissements. A l’heure actuelle, où les possibilités qu’offre l’« économie informelle » sont de mieux en mieux connues, de nombreuses femmes de divers quartiers ont installé chez elles des machines à coudre ou à tricoter et travaillent pour des sociétés de confection implantées à Reus, à Vila-Seca et, même, à Barcelone. Dans quelques cas extrêmes, certaines familles ont recours à des activités traditionnellement pratiquées par les gitans, la cueillette et la vente de champignons ou d’asperges sauvages. Tous ces efforts pour faire de l’argent, ayant la famille pour perspective, exploitent la force de travail de cette famille jusqu’à ses limites. Aucune main-d’œuvre n’est négligée quand bien même ceci se fait au prix de « diviser la misère » elle-même. N’oublions pas non plus les pensions que touchent les personnes âgées : elles sont d’autant plus importantes dans l’économie de la famille qu’elles constituent souvent l’unique revenu mensuel régulier sur lequel celle-ci peut compter. Les femmes et les étudiants forment les deux groupes sociaux les plus souples et les plus inventifs sur ce second marché du travail. L’étendue des travaux qu’ils peuvent faire est très vaste. En ce qui concerne les étudiants nous avons noté les activités suivantes : livrer des bouteilles de gaz ou des journaux, vendre des boissons rafraîchissantes, servir de coursier pour les banques et les commerçants, faire de la vente de produits d’épicerie au porte-à-porte, travailler les week-ends dans les cinémas, les clubs, les restaurants ou les bars de la côte, travailler à l’occasion pour les recensements, les sondages d’opinion à motivation commerciale ou politique, travailler à mi-temps dans les laboratoires des hôpitaux, dans les magasins ou les centres d’informatique, travailler pour les agences de voyage comme coursier ou comme guide. Les jeunes filles peuvent aussi être hôtesses dans les congrès ou les réunions d’affaires. Le travail fait par les femmes est un peu moins qualifié et repose surtout sur des activités qui peuvent être faites à la maison, principalement dans l’industrie de la confection. En cas de difficultés extrêmes, des mères « normales », appartenant à des familles normales, peuvent être amenées à se prostituer de façon plus ou moins clandestine. Il reste qu’en règle générale le travail le plus facile à trouver est du travail domestique, comme faire des ménages, garder des enfants ou s’occuper de malades et de personnes âgées. Les réseaux de parenté sont essentiels pour trouver ce genre d’emplois. A tel point, en fait, que n’importe quelle famille de la classe moyenne à Tarragone qui emploie quelqu’un à domicile peut être assurée que toute personne qui à l’avenir travaillera pour elle appartiendra à la même famille, au même quartier ou au même réseau ethnique que la personne qu’elle avait employée. Un ou deux autres exemples d’assistance mutuelle et d’échange de services méritent d’être mentionnés. C’est le cas d’un commerçant du quartier de San Pedro y San Pablo qui possède un supermarché. Il y a quelques années l’un de ses cousins perdit son travail et, après avoir travaillé deux ans dans le supermarché, il décida, avec l’accord de son cousin qui est aussi son patron, de monter sa propre affaire. L’idée était de produire tous les fruits et les légumes que vend le supermarché. Après avoir loué à bas prix ce qu’il lui fallait de terre irriguée (à proximité d’une propriété que sa famille possède dans un autre village) il réussit non seulement à produire assez pour fournir le supermarché de son cousin mais aussi à devenir le fournisseur principal de deux ou trois autres magasins locaux. Sa femme fait des ménages le matin et tient une caisse dans le supermarché l’après-midi et pendant les week-ends ; sa fille aînée se fait un peu d’argent en

gardant le petit enfant du cousin. Il est difficile de trouver un exemple plus parlant de symbiose d’intérêts économiques divers et de maximisation des ressources disponibles. On pourrait citer de nombreux autres exemples de ce type de pluri-activité et de diversification des activités productives, jouant sur les différents registres du travail au noir, de l’auto-emploi et de la création d’affaires qui impliquent la famille. Et pourtant, en dépit de cette pluri-activité, il reste que l’ambition et le désir de la majorité des ouvriers de Tarragone sont de trouver un travail stable dans une grande usine ou une grande société, d’avoir un salaire fixe et un contrat à durée indéterminée, ce qui permettrait à leur épouse de ne plus travailler.

CONCLUSION Comme tous ces exemples le prouvent, il y a une dialectique continuelle entre, d’une part, les conditions changeantes du marché du travail, d’autre part, la capacité des conglomérats familiaux (par l’intermédiaire des réseaux de voisinage et de commune origine ethnique) à s’adapter à ces changements. On ne peut pas imputer à une nouvelle logique productive, mais plutôt à la persistance d’une ancienne logique reproductive, la multiplicité des stratégies auxquelles ont recours les résidents de la périphérie urbaine de Tarragone et les trésors d’intelligence et d’imagination qu’ils déploient pour développer des pratiques productives relevant de l’économie souterraine. Quand les circonstances l’imposent, cette vieille logique reproductive révèle l’existence de loyautés qui sont primordiales. On n’a pas l’impression d’être confrontés à des tendances structurelles nouvelles au sein du système de production ni à une redéfinition (par les habitants eux-mêmes) des relations de production comme le suggèrent les travaux de Bagnasco et de Sanchis. On serait plutôt en train d’assister à un processus de recomposition des forces productives à l’intérieur du cycle de reproduction du système économique dominant. Plus encore, notre objet d’analyse – la périphérie sociale et économique engendrée par l’implantation à Tarragone d’une enclave industrielle – met au jour les interconnexions qui existent entre les différentes sphères productives qui composent un système économique en transition. Les processus de migration de grande ampleur qui ont eu lieu en Espagne au cours des vingt-cinq dernières années et qui ont conduit aux phénomènes de périphérie urbaine tels que ceux que nous venons de décrire s’expliquent par un fait socio-économique, structurel qui s’est passé dans l’économie nationale : l’industrialisation pendant ces années de trois ou quatre grands centres urbains a déclenché la crise ultime qui a mis fin à la reproduction des vieux rapports seigneuriaux qui prévalaient encore dans l’Espagne rurale. C’est cela qui a conduit à l’émergence de nouvelles formes de production capitaliste et qui, à son tour, a permis le transfert d’une armée de réserve de force de travail des zones rurales aux zones urbaines (voir Pujadas et Bardaji 1987). Jusqu’à un certain point, la délimitation de l’espace social à l’intérieur des quartiers de Tarragone représente une sorte de « ruralisation » de l’espace urbain : de nouvelles relations sociales reposent sur des valeurs, des pratiques sociales et des répertoires cognitifs propres rassemblant des groupes qui – par suite de leur situation économique marginale comme immigrés – restent d’une certaine manière en marge des relations intenses caractérisant la société urbaine qui les environne. Dans le cas extrême d’un quartier autoconstruit comme Bonavista, la délimitation physique de l’espace a laissé des sites spécifiques pour la sociabilité locale – plazas, rues, bars-, pour la vie familiale – patios intérieurs, maisons à plusieurs étages où cohabitent des groupes domestiques étroitement apparentés – et pour des activités économiques d’autosubsistance – poulaillers et jardins. Toutefois, cette tendance à la reproduction de l’espace social dans la vie de tous les jours – qui sert comme une protection contre l’anomie qu’engendrent la confrontation culturelle et la marginalisation sociale – n’empêche pas l’altération profonde du processus de reproduction sociale et cela même dans ces quartiers où se reproduisent des liens communautaires fondés sur une identité « ethnique » commune et un contexte général de liens de parenté ayant pour bases

des conglomérats de familles. A l’intérieur de l’espace social d’un quartier, de nouveaux rapports sociaux définis par le voisinage, le syndicalisme et la politique coexistent avec des liens nés de l’ethnicité et d’une origine géographique commune. Diverses formes d’organisation et de mobilisation des « citoyens » présupposent une altération profonde des répertoires cognitifs et, surtout, de la nature des relations interpersonnelles entre agents sociaux. Le clientélisme politique et les liens d’interdépendance économique entre parents et voisins impliqués dans des activités productives prennent de nouvelles significations dans le contexte de la ville. Les relations patrons/clients sont remplacées par des attitudes de plus grande indépendance personnelle, avec un haut degré de conscience de classe dans la plupart des cas. On constate également des différences notables dans la sphère des liens domestiques et des rapports de parenté urbains, comparé à ce qui se passe dans les zones rurales d’où proviennent les immigrés. Le facteur le plus marquant ici et l’égalité croissante entre les sexes et les générations. Le fait que les femmes et les jeunes adultes soient constamment impliqués en tant qu’agents productifs contribue à laisser au chef de famille le rôle de leader bien que ce schéma présuppose habituellement quelques degrés de résistance et de conflit. Dans ce contexte, le prestige des jeunes réside dans leur éducation et leur accès à des professions au-delà du cercle étroit du travail sous-qualifié. Mais les plus grandes frustrations dérivent justement du chômage structurel qui affecte la jeunesse et relègue ce secteur de la population dans le cercle fermé de leur univers, protecteur mais marginal. Tous les habitants du quartier insistent fortement sur la nécessité pour leurs enfants d’obtenir un bon emploi stable. Ce désir s’accompagne d’un système de représentations selon lequel résider au centre de la ville est signe de prestige et de réussite sociale. Nous devons donc conclure qu’il n’est pas possible de voir dans les stratégies de reproduction que nous avons décrites des formes d’organisation sociale authentiques et stables mais simplement des structures sociales provisoires. Là où la reproduction sociale ne parvient pas à s’opérer selon les modèles urbains de référence, ces structures assument une fonction de substitution. Les modèles urbains eux-mêmes – quoique, en théorie ils ne soient pas accessibles – cessent d’être des objectifs sociaux, réels et quotidiens.

Bibliographie

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Notes de fin 1 Texte original publié en anglais dans Information sur les sciences sociales (27, 4, 1988 : 583-605).

Changement et continuité : la paysannerie en transition dans une paroisse galicienne 1 Raúl Iturra

LE PROBLÈME Maurice Godelier soutient qu’une société entreprend de se réorganiser selon des orientations nouvelles quand la reproduction de son système socio-économique se heurte à des difficultés. Comme le montre l’histoire, un nouveau système se met en place pour servir de fondement à la nouvelle situation. Dans le cas de la paysannerie européenne 1 , cette hypothèse mériterait d’être étudiée plus avant. On peut en effet se demander comment il se fait que la petite propriété européenne, dont on pensait qu’elle était en voie de disparaître (Marx 1894) ou de se transformer pour donner naissance à des relations de type capitaliste (Lénine 1899), qu’elle limitait sa production aux besoins de la famille (Chayanov 1925), qu’elle vivait ses derniers instants, qu’elle remplaçait la terre et le travail par la machine (Tepicht 1973), qu’elle se transformait en entreprise commerciale sur la base d’un projet familial (Galeski 1977), que ses fondements économiques naturels étaient sapés (Bradby 1975), étranglés (Gudeman 1978), par le capitalisme ou encore que sa logique avait été articulée (Rey 1973), absorbée (Servolin 1972), maintenue (Meillassoux 1972), dominée (Shanin 1973) par l’expansion capitaliste, comment, donc, il se fait que la petite propriété reste un producteur dynamique et qu’elle fasse preuve d’originalité dans sa façon de surmonter les contraintes financières et de s’adapter aux conditions extérieures (Iturra 1980 ; Godelier 1981). A cet égard, si l’on considère le nombre d’interprétations et de prévisions dont ce secteur a fait l’objet, on peut se demander s’il reste des aspects inconnus des relations sociales dans la campagne européenne – et même dans la condition paysanne telle qu’on la décrit classiquement en Amérique latine. Les auteurs qui nous ont précédé et la réalité des faits nous ont appris que toute question vaut d’être posée, et que toutes les réponses indiquent des axes de solution, multiples mais complémentaires. Il est donc possible de ramener ces différents axes à une problématique unique, qui sous-entend toutes les autres : quelle est la situation des relations sociales dans la paysannerie européenne compte tenu de la réorganisation industrielle de la base économique ? A quels problèmes se heurte la paysannerie et que fait-elle pour les résoudre ? Voilà, me semble-t-il la question pertinente qui ressort du grand débat relatif à la sociologie rurale, et l’oriente dans le sens de notre recherche : que savons-nous des phénomènes de transition en zone rurale ? Quel en est l’élément moteur ? Quelles en sont les caractéristiques ? M’appuyant sur ces analyses théoriques et sur mes propres observations sur le terrain, au Chili (1967-1968 et 1971-1973), en Ecosse (1969), en Espagne (1975-1979) et au Portugal (19811982), je proposerai une hypothèse générale d’interprétation, pour l’étudier ensuite à la lumière des données que j’ai réunies en Espagne.

L’HYPOTHÈSE DE TRAVAIL L’avantage que présente la production de biens à échanger par rapport à la production de biens à consommer semble avoir la plus grande importance dans l’organisation de l’économie paysanne. L’utilisation des terres, les techniques mises en œuvre, l’organisation des relations de travail, c’est-à-dire en bref la logique de l’utilisation et de la distribution des ressources humaines et naturelles, semblent inspirées par la rationalité des relations commerciales avec le reste de l’économie et des potentialités économiques du producteur lui-même. Les échanges paysans se fondent sur deux types de ressources utiles à la production rurale : la base matérielle fournie par l’industrie à la paysannerie – machines et autres facteurs de production dont les agriculteurs ont besoin pour améliorer la production et, du même coup, leur compétitivité ; l’économie, les connaissances et les techniques agricoles élaborées au cours des siècles qui, même modifiées par la technologie industrielle, restent le pilier de la rationalité de la production paysanne. La production de denrées agricoles par le recours simultané à ces deux sources engendre une contradiction : les denrées produites par la technologie paysanne et l’organisation du travail en tant que fondement de la reproduction aboutissent à la production de biens dont le prix reste faible et n’autorise ni l’accumulation de richesses ni même l’épargne qui permettrait de payer les factures de productions industrielles. De cette contradiction naissent de multiples contraintes qui pèsent sur les ressources des petites exploitations, rendent leur travail plus difficile et ne pourront être résolues que par les paysans eux-mêmes. Les solutions adoptées dans la pratique montrent que la production de denrées de base est le résultat d’un processus permanent de répartition et de redistribution des ressources dans l’économie paysanne. L’objectif en est de compenser les disparités que font apparaître les échanges avec l’économie de marché quand il s’agit d’acquérir, par achat direct ou par une solution indirecte – prêt permanent, et échange entre parents et voisins-, un nouveau matériel de production. Ce mécanisme conduit à un état transitoire caractérisé par la continuité des relations sociales, que la recherche de solution fait évoluer entre groupes de producteurs spécialisés. Tel est exactement le problème qu’on observe chez les petits exploitants de Galice, au nord-ouest de l’Espagne, qui me serviront d’exemple. L’autorité extérieure émane de l’État espagnol – interdiction, pendant plus de quarante ans, des syndicats, des grèves et des manifestations en général, limitation des prix et des salaires, imposition de taxes et de redevances, organisation de la production par spécialisation des régions, concentration des terres et centralisation du crédit, des facteurs de production et des services consultatifs-, ainsi que d’un certain nombre de sociétés multinationales qui traitent avec les producteurs ruraux en leur double qualité de vendeurs de produits et d’acheteurs d’équipements. Cette sujétion limite la formation de capital et oblige la paysannerie à résoudre ses problèmes à l’aide de ses propres ressources. Leur subordination au capital laisse aux paysans de Galice le soin de trouver une solution au problème de leurs échanges avec le marché. Les ressources et les structures économiques de cette paysannerie fournissent à la fois l’élément de base du travail et les connaissances nécessaires à la mise en place de nouveaux modes d’organisation économique et sociale. Mon hypothèse est que la pénurie de capital et les autres contraintes internes à l’économie paysanne ont pour effet de dynamiser les comportements sociaux de recherche de solutions. Pour les producteurs, en effet, ces contraintes doivent être surmontées s’ils veulent atteindre les

objectifs de production qui assurent leur reproduction et leur survie. Cette dynamisation se traduit par toute une série de décisions ou de stratégies rationnelles grâce auxquelles les producteurs déterminent leurs relations de travail, concentrent leur patrimoine et modifient les rapports à l’intérieur de la famille et avec le voisinage selon les buts qu’ils poursuivent et le matériel qu’ils utilisent. La dynamique de cette évolution déplace l’assiette du calcul de la production, qui passe du domaine purement domestique à une autre sphère – celle où s’offrent les chances de commercialiser les denrées. C’est au regard de cette base élargie de calcul que les paysans adaptent leurs rapports sociaux et leurs relations de travail. Voilà le sujet que je me propose d’étudier, à partir des données que j’ai recueillies en Galice, dans la paroisse de Vilatuxe, entre 1975 et 1979, et que j’ai organisées afin de tenter de répondre à la question soulevée au premier paragraphe. Ces données historiques et empiriques permettent d’expliquer le mécanisme des échanges : la transition de la paysannerie suppose un changement commandé par les échanges et destiné à résoudre les problèmes soulevés par la production de denrées de base. Cela se démontre facilement si l’on conçoit les échanges comme un processus de développement aboutissant à la différenciation du paysannat ; cette évolution est reflétée par la structure du régime foncier et la diversité des activités économiques des unités rurales. Comme je l’ai fait remarquer ailleurs (Iturra 1980), il y a, à une extrémité de ce que l’on pourrait concevoir comme l’échelle des modalités d’organisation ou d’agencement des terres et du travail, des producteurs qui entretiennent des relations de production indéniablement capitalistes. Au milieu, se trouve un certain nombre d’unités qui fonctionnent sur la base du travail des membres de la famille et des voisins, la production étant destinée en partie au marché, en partie à l’autoconsommation ; elles constituent la majorité. A l’autre extrémité enfin, il reste un nombre considérable d’agents qui produisent essentiellement pour leur propre consommation et ne vendent qu’accessoirement sur le marché. C’est entre ces deux modes de production que l’on peut constater un mouvement suivi allant de la continuité vers le changement, mouvement qui ressort à l’évidence de l’utilisation faite de la technologie produite par l’industrie pour l’agriculture et de la technologie paysanne elle-même ; Vilatuxe offre un bon exemple de ce phénomène 2 .

LE CONTEXTE VILATUXE, LE MILIEU LOCAL ET LE RESTE DE LA SOCIÉTÉ La Galice, située dans le nord-ouest de l’Espagne, occupe 29 400 km2 et compte environ 2 600 000 habitants. La population rurale comprend 1 900 000 habitants répartis sur quelque 2 400 000 hectares, superficie qui représente la totalité des terres productives. Bien qu’elle n’ait aucun statut administratif strictement fixé par la loi, la parroquia (paroisse) est l’unité fondamentale d’organisation. Chaque paroisse se répartit en un certain nombre d’agglomérations connues sous le nom de lugares (localités), elles-mêmes composées d’un nombre variable de foyers appelés simplement casas (maisons). Pour la population locale, une « maison » comprend les bâtiments, les terres et le groupe de personnes qui composent la famille nucléaire ou une famille plus ou moins élargie. Les habitants de Vilatuxe vivent de la terre, travaillent comme ouvriers agricoles migrants ou exercent un métier ou un artisanat. Chaque maison, ou groupe domestique, dispose d’un certain fonds divisé en fincas (parcelles) disséminées dans toute la paroisse, et parfois même à l’extérieur. L’un des traits caractéristiques de la structure foncière est l’extrême dispersion des parcelles. Il existe aussi des terres communes à la paroisse (el monte) qui permettent de compléter la production des terres privées. Chaque groupe domestique peut utiliser les terres paroissiales pendant le temps qui lui semble nécessaire, mais il n’a pas le droit de les clôturer. L’accès aux terres privées se fait par héritage, achat, contrat de métayage (caseiro), location et donation. Pour ce qui est du monte, il suffit d’avoir une casa dans la parroquia, comme on dit en Galice. La paroisse de Vilatuxe située dans la plaine centrale, s’étend sur une superficie d’environ 40 km2 ; la terre est répartie entre les 188 groupes domestiques des 17 localités, qui comptent au total 623 habitants (800 si l’on inclut les travailleurs migrants). Jusqu’en 1926, il y avait trois catégories d’exploitations : la grande propriété (80 à 200 ha), la propriété moyenne (10 à 20 ha) et quelques petites propriétés inférieures à un hectare. Les grandes propriétés appartenaient à quatre familles, qui possédaient à elles seules la majorité des terres. Les champs étaient cultivés sous couvert de différents contrats ; les plus courants étaient le métayage et le foro, régime courant en Galice dont les origines remontent au Xe siècle, et dont le principe est qu’une famille possédant une vaste propriété cède des terres et un logement à une famille nucléaire qui lui verse en loyer un volume convenu de produits agricoles, qu’elle cultive ou non les espaces considérés ou qu’elle en produise ou non la quantité voulue. En général, ce type de contrat courait sur trois générations. La surface de la terre cédée et son emplacement dépendaient de la décision arbitraire du propriétaire. Telle est l’origine du casar, ensemble de bâtiments, de terres et de paysans, connu aujourd’hui sous le nom de casa. Les casares étaient regroupés en exploitations distinctes, selon le schéma de la répartition des terres, ce qui a donné naissance aux localités actuelles. Les groupes familiaux possédant de 10 à 20 hectares cultivaient leurs champs eux-mêmes avec l’aide de paysans sans terre, rémunérés essentiellement en nature. Ces groupes constituaient les casas de labradores (cultivateurs). Il y en avait une dizaine à Vilatuxe, auxquelles il faut ajouter un propriétaire institutionnel de taille moyenne, l’Église catholique romaine locale. Quant aux petits propriétaires, enfin, on peut les considérer, à toutes fins pratiques, comme des

paysans sans terre. A l’époque de mon séjour, il y avait 134 casas à Vilatuxe, et la population totale s’établissait aux environs de 1 200 habitants. En 1926, le régime du foro a été légalement aboli et les grands propriétaires ont été obligés de vendre les terres qui y étaient alors assujetties. Comme, cependant, les acheteurs potentiels – petits propriétaires et paysans sans terre – n’avaient pas d’argent, ils durent émigrer temporairement pour s’en procurer. D’autre part, la possibilité de trouver du travail à l’extérieur entraîna le départ de ceux qui étaient trop pauvres pour songer à se porter acquéreurs ou à qui l’abolition du foro avait fermé l’accès à la terre. Ces mouvements se traduisirent par une grave pénurie de main-d’œuvre qui, jointe au retour des migrants possédant maintenant suffisamment d’argent pour pouvoir acheter, amena les grands propriétaires à vendre peu à peu la plupart des terres qui leur restaient. C’est ainsi que, dès les années 1960, le régime foncier reposant essentiellement sur la grande propriété et la propriété moyenne cultivées par des métayers, des salariés ou des titulaires d’un contrat de foro, avait cédé la place à un système de petites parcelles individuelles, disséminées dans la paroisse et au-delà. La transition s’est faite aussi par le biais des innombrables décisions qu’ont dû prendre les producteurs pour répondre à des questions telles que celles-ci : où trouver de l’argent pour acheter des parcelles ? Faut-il rester sur place ou émigrer ? Comment faire face aux exigences du marché ? Comment moderniser l’exploitation ? Comment utiliser les réseaux sociaux pour améliorer la productivité des exploitations ? L’instauration du régime de petite propriété résulte donc, non seulement d’un changement législatif, mais aussi de l’action entreprise par les producteurs pour modifier les données sociales et économiques de manière à tirer le meilleur parti de leurs ressources limitées. Cette transition a eu plusieurs conséquences importantes. D’abord, avec l’abolition du foro, la seule façon d’acquérir des terres à titre permanent fut d’en acheter ou d’en hériter. L’argent étant rare à Vilatuxe, comme dans le reste de la Galice rurale, les paysans émigrèrent pour réunir les montants nécessaires. Ensuite, l’épargne et les revenus furent absorbés par l’achat des terres. En l’absence de toute aide de l’État, la totalité de l’effort reposa sur les épaules des producteurs, incapables de se doter de matériels modernes – tracteurs, faucheuses motorisées, batteuses et autres machines – qui n’apparurent que plus tard, et en très petite quantité. C’est pourquoi on vit se maintenir, pratiquement inchangé, l’inefficace matériel traditionnel composé de chars à bœufs, d’araires de bois, de houes, etc. Aussi les revenus que les petits propriétaires peuvent tirer de la production laitière qu’ils ont entreprise à des fins commerciales sont-ils limités. En troisième lieu, enfin, les petites propriétés nouvellement constituées n’étaient pas assez vastes pour faire vivre des familles souvent nombreuses, du fait notamment des techniques de culture ; le mouvement de migration s’est donc poursuivi. La migration est actuellement considérée comme la meilleure façon, sinon la seule, de se procurer de l’argent, puisque la production laitière impose, de toutes manières, une limite économique au nombre des personnes qu’une exploitation peut faire vivre. Les gens étant de plus en plus nombreux à quitter la paroisse, la population qui reste doit assumer une très lourde charge de travaux agricoles. L’économie de la paroisse est fondée sur la culture de la pomme de terre, du seigle, du blé, du maïs, et sur l’élevage des animaux de trait, du bétail de boucherie et, surtout, des vaches laitières. Ces quinze dernières années, la production laitière a pris de plus en plus d’importance du fait qu’il est possible de l’écouler auprès d’une usine locale de la société Nestlé. 70 % environ des

maisons vendent au moins un litre de lait par jour, et sept d’entre elles ont entièrement organisé leurs activités autour de ce produit, avec une vente moyenne de cent litres par jour chacune. Depuis que la société Nestlé a ouvert son établissement, la production des biens à échanger a dépassé celle des biens à consommer localement, ce qui a entraîné un certain nombre de changements dans les techniques sociales. La population rurale se répartit en plusieurs grandes catégories qui se différencient par le régime de propriété des terres et les activités commerciales : les petits propriétaires engagés dans la production spécialisée de viande et de lait ; les petits propriétaires qui produisent essentiellement pour la consommation domestique et ne vendent qu’un petit excédent de lait ou d’autres denrées ; les corps de métiers et les artisans qui n’ont qu’une activité agricole marginale ; enfin, les commerçants, ouvriers du bâtiment et autres travailleurs qui n’ont pas de terre et vivent entièrement de leur activité et de leur salaire. Toutes les maisons, quelle que soit l’activité productive essentielle de leurs membres, complètent leur revenu par une activité supplémentaire au moins, comme la vente d’alcool et de produits d’épicerie, l’artisanat et les travaux saisonniers en dehors de la région, ou grâce aux prestations de sécurité sociale versées aux personnes qui sont âgées de plus de 65 ans ou qui sont incapables de travailler pour raisons de santé.

LE CHANGEMENT UNE GRANDE ENTREPRISE PÉNÈTRE UNE SOCIÉTÉ LOCALE Une fois qu’ils ont acheté leurs terres, les producteurs ruraux sont obligés de modifier leurs comportements sociaux. Il leur faut d’abord renforcer leurs moyens de production. Ils doivent ensuite alléger la famille d’un certain nombre de ses membres, pour éviter une nouvelle fragmentation de la propriété par le jeu des successions. Enfin, ils doivent instaurer de nouvelles modalités de collaboration entre les différentes maisons. La collaboration existait déjà du temps du foro, mais l’abolition de celui-ci a marqué la disparition du fondement de cette collaboration : la communauté villageoise en tant qu’unité sociale de production s’est disloquée et la spécialisation artisanale des diverses maisons a perdu son objet 3 . La nouvelle forme de collaboration qui commence à apparaître veut être une réponse aux exigences du marché, qui dominent maintenant la vie des producteurs ruraux. Le système agricole traditionnel survit cependant et, malgré les perturbations que l’introduction du capital et du matériel agricole a apportées au schéma traditionnel de l’organisation du travail et de l’utilisation du sol, il reste à la base de la démarche suivie pour assurer l’équilibre entre ressources matérielles et bouches à nourrir. De tous les facteurs générateurs de changement dans les relations sociales à Vilatuxe, c’est le commerce du lait qui fait le plus sentir ses effets, puisqu’il fournit un revenu monétaire, modeste peut-être, mais régulier. D’emblée, le visiteur qui arrive à Vilatuxe a l’impression que toute la population participe à la production laitière. En fait, toutes les maisons n’en ont pas fait leur spécialité ; nombre d’entre elles ont aussi d’autres activités. Néanmoins, une étude attentive de la paroisse révèle que, malgré cette diversité d’activités, toutes les familles qui ont un tant soit peu de terre pour y faire paître un troupeau sont engagées, à des degrés divers, dans la production commerciale du lait. On peut dire, en tout cas, que malgré les autres activités, le tissu des relations sociales a pour trame la production laitière. Cet intérêt pour le commerce du lait a modifié la vie économique des petits exploitants. Les cultures ont, dans une bonne mesure, cédé le pas au lait et à la viande, de nouvelles techniques sont apparues, les schémas de travail se sont modifiés. C’est dans les années 50 que la société Nestlé a commencé, à petite échelle, à exercer ses activités à Vilatuxe et dans les paroisses d’alentour. Son implantation a été bien accueillie par les petits exploitants à qui elle fournissait les revenus monétaires qui leur permettaient d’acheter des terres et d’investir dans l’agriculture. Ils orientèrent de plus en plus leur travail vers le marché, ce qui réduisait d’autant la consommation domestique. Au terme d’une étude antérieure à la guerre civile de 1936, Nestlé avait conclu que la production commerciale de lait ne serait possible en Galice que si l’on améliorait les pâturages et le cheptel. Dans un premier temps, la société créa une installation frigorifique à Lalín, ville voisine, mais elle ne put guère aller de l’avant dans les années 30, du fait des réquisitions militaires du bétail et des récoltes, ainsi que de la conscription. Après la guerre civile, dans les années 40, la dictature de Franco continua à réquisitionner le lait des petits exploitants et acquit la mainmise sur l’usine frigorifique. Les petits exploitants vendaient aux autorités tout l’excédent de lait dont ils disposaient, mais comme la plupart d’entre eux n’avaient pas de terres à l’époque, et que ceux qui en avaient utilisaient leur bétail aux champs, le niveau de la production était très faible. C’est

seulement lorsque l’usine fit retour à Nestlé, en 1953, que s’engagèrent des échanges directs entre Nestlé et les producteurs. La société Nestlé considérait que les niveaux de production du passé étaient trop faibles et trop irréguliers pour rentabiliser ses opérations. Afin d’accroître la production, elle commença par financer une série de stages de formation à la production laitière, administrés par le ministère de l’Agriculture ; ces stages se poursuivent encore aujourd’hui. Deux ou trois personnes choisies dans chaque paroisse de la région furent conduites aux fermes pilotes où se donnaient les cours. L’objectif était de surmonter la résistance des petits exploitants à l’innovation, et d’encourager la population à s’intéresser plus activement à la production commerciale. A cette fin, la société choisit des propriétaires d’exploitations petites mais susceptibles d’expansion et présentant ce qu’elle se plaisait à appeler « l’esprit d’entreprise » (ceux que la terminologie locale désignait sous le terme de labriegos listos, c’est-à-dire paysans madrés). Pour les aider à agrandir leurs propriétés, Nestlé leur versa des dons pouvant atteindre 50 000 pesetas. Le boulanger Panadeiro était, du point de vue de la société, le candidat idéal : il avait non seulement « l’esprit d’entreprise », mais aussi l’habitude de manier des sommes d’argent relativement importantes dans ses rapports avec la clientèle. Ses activités ne se bornaient pas à la vente en boulangerie : il échangeait aussi son pain contre du blé avec les petits paysans et des établissements commerciaux ; comme, en outre, il se déplaçait beaucoup dans la région pour ses affaires, il était bien connu à l’échelon local. D’autre part, il était du même milieu social que les petits exploitants et n’était donc pas homme à se laisser entraîner dans un projet déraisonnable. Tout cela en faisait un bon exemple pour les autres paroissiens qui pouvaient facilement s’identifier à lui. Eligio, petit exploitant, devait son « esprit d’entreprise » à la formation qu’il avait reçue dans des écoles privées de la ville et aux moyens financiers qu’il tenait d’une famille relativement aisée, qui avait déjà des activités commerciales. En d’autres termes donc, ils étaient tous deux capables de manier les chiffres, d’utiliser le crédit et de traiter les questions administratives, et ils jouissaient d’un certain prestige dans la paroisse. Aujourd’hui encore, les paroissiens les citant en exemple, disent : « Le boulanger et Eligio nous ont ouvert les yeux et nous ont montré comment on pouvait gagner sa vie en vendant du lait. » Aucun des deux n’était issu de l’une des quelques grandes familles de propriétaires. Celles-ci ne se sont associées au projet de la société Nestlé que plus tard, car leurs fonds étaient assez vastes pour que la vente de cultures commerciales suffise à les faire vivre et à entretenir les terres. Selon les inspecteurs de la société, Nestlé a délibérément évité de faire entrer ces grandes exploitations dans ses projets, car elles auraient éloigné les producteurs moins bien nantis en leur donnant à penser qu’il ne s’agissait que d’« une affaire de riches », hors de portée donc du simple mortel de Vilatuxe. Au demeurant, tout au long de cette période, les grands propriétaires perdaient de l’argent et étaient forcés de vendre des fractions de leur domaine aux petits exploitants qui possédèrent en fin de compte l’essentiel des terres de la paroisse. Comme c’était l’argent qu’ils tiraient de la commercialisation du lait qui leur permettait d’acheter les terres, ils finirent par se convaincre de la validité des objectifs de la compagnie. Aucune de ces considérations n’a dû échapper aux calculs d’une grande société multinationale qui cherchait à tirer des profits élevés et durables de la commercialisation d’un produit bon marché. L’aspect de son projet qui demanda à la société Nestlé le plus gros effort de persuasion fut l’introduction des techniques modernes. Le cheptel local est de race dite rubia do pais, parfois appelée rubia gallega, apte à tirer la charrue ou à aider à d’autres travaux agricoles, qui réduisent

cependant son rendement laitier. Les troupeaux, réunissant les animaux de plusieurs maisons, étaient mis à paître sur les terres communales, où ils trouvaient en abondance des ajoncs et de l’herbe à faible acidité. Les bêtes avaient à marcher cinq kilomètres pour atteindre leurs pâturages, ce qui donnait une viande extrêmement dure. Leur régime alimentaire, complété par la paille de seigle et de blé, en faisait des animaux robustes mais n’augmentait pas le rendement laitier. La gestion du cheptel répondait à certains principes d’utilisation du sol qui tenaient compte de toutes les activités de subsistance traditionnelles. Le jardin potager et les parcelles proches de la maison étaient plantés en céréales, en pommes de terre et en légumes destinés à la consommation humaine, les terres communales servant au bétail. Le « champ intérieur » de la maison, où se trouvait le jardin potager, était appelé campo interior ; les champs les plus proches de la maison, qui étaient emblavés, étaient connus sous le nom de eidos ; les champs de pommes de terre clôturés, sous celui de zarras ; enfin, les bosquets clôturés qui fournissaient la maison en bois de feu et en eau s’appelaient carballeiras. Ces différentes parcelles se trouvaient dans la vallée ou sur de petites hauteurs. Quant au « champ extérieur », il comprenait les terres communales où allait paître le bétail et où l’on plantait parfois du blé et du seigle. Le sol de la vallée était plus friable et donc favorable aux cultures exigeant un labour profond qu’il aurait été difficile de réaliser sur les terres collectives avec le matériel dont on disposait. Tout l’outillage que les producteurs avaient à leur disposition était hérité du régime du foro et se composait essentiellement de l’araire, de la herse et d’un matériel archaïque, comme les charrettes et leurs accessoires, le tout mû par les agriculteurs eux-mêmes ou par des vaches. Le bétail était logé, comme il l’est encore dans la majorité des casas, dans des abris sombres et surpeuplés, adossés aux maisons. On jonchait le sol de cet abri de feuilles d’ajoncs pour accélérer la décomposition des déjections. Le fumier était ensuite utilisé comme engrais. Lorsqu’elle voulut modifier l’économie des producteurs ruraux de Galice, la société Nestlé eut à faire face à deux grands obstacles : d’abord, la plupart des producteurs n’avaient aucun capital à investir dans l’infrastructure technique nécessaire à la rentabilisation de leur activité ; ensuite, ils avaient une attitude particulière à l’égard du changement. Ce qu’il me paraît intéressant d’examiner, de ce point de vue, c’est la corrélation entre l’attitude des producteurs face aux nouvelles méthodes de production et l’évolution du régime de propriété. Si l’on ne peut nier que la société Nestlé a effectivement réussi à accroître la production laitière, elle le doit surtout à un petit nombre de maisons : jusqu’à présent, la majorité de la population n’y participe que de manière négligeable.

LA SOCIÉTÉ NESTLÉ ET LES ATTITUDES DES PAYSANS Les paysans sont loin d’avoir tous été convaincus des avantages qu’ils pouvaient tirer de la production laitière commerciale et de l’adoption des techniques nouvelles. Comme certains d’entre eux l’ont signalé, on dit souvent que les pommes de terre de Castille ne sont pas aussi bonnes que celles de Galice, et que les semences de la variété castillane sont toujours infestées d’insectes. On soupçonne la compagnie Bayer d’y être pour quelque chose, puisqu’elle vend aux producteurs l’insecticide qui permet de se débarrasser des parasites. On raconte aussi que cette même compagnie fait couramment lancer de la vermine par ses avions quand ils survolent le village, pour que chacun ait à acheter le désinfectant qui l’en débarrassera. Des rumeurs de ce genre ont souvent cours dans le village, où toute interprétation des événements, si fantaisiste qu’elle soit, circule de bouche à oreille. Les opinions divergent sur les soins à donner au bétail, sur la manière de labourer, sur ce qu’il convient de faire de tel ou tel sol ou des tracteurs. Les opinions divergeaient encore plus au moment où Eligio et le boulanger ont commencé à utiliser du matériel moderne. Ni la volonté de la société Nestlé de modifier les méthodes de production, ni les besoins des exploitants d’améliorer leur situation économique ne semblent avoir suffi à provoquer l’évolution que l’entreprise désirait. En outre, il fallait agir sur les attitudes des producteurs pour arriver à mettre en place un système de production rentable. Si les gens disent souvent : « Nous vivons du lait », ils ajoutent en règle générale : « Il nous a fallu du temps pour faire entrer cette idée dans nos crânes épais – mais il y en a qui ont le crâne encore plus épais que nous et qui ne sont pas encore convaincus. » Au départ, les paysans se méfiaient, pour la plupart, des nouvelles méthodes et restaient attachés aux anciennes qui étaient le produit de l’expérience directe. Les unités de poids et de mesure, par exemple, étaient fondées sur la capacité individuelle de travail. Le ferrado, qui équivaut à un vingtième d’hectare, est à la fois une unité de poids et de superficie, puisqu’il désigne le poids de la semence qu’un homme peut porter pendant qu’il sème, ainsi que la surface qu’il peut ensemencer avec cette quantité. Les liquides se mesurent en olas, récipient traditionnel pour l’eau, le vin et le lait, et le raisin en canastos, panier traditionnel des vendanges. Seule la libra, unité traditionnelle de poids qui vaut environ 900 grammes, n’était pas directement liée à l’activité humaine. Des connaissances traditionnelles de cet ordre ne devaient pas céder facilement devant les méthodes nouvelles que la compagnie s’efforçait de répandre. Le problème tient en partie au fait que la société galicienne est restée fermée sur elle-même et isolée des événements qui bouleversaient le reste de l’Europe pendant la révolution industrielle. En Galice, la formation d’une classe de petits propriétaires et la naissance des attitudes et des rapports de production correspondants furent, comme Hobsbawn (1973) et d’autres auteurs ont pu le montrer pour le reste de l’Europe, le résultat fondamental de l’introduction du libéralisme économique 4 . Le processus a été quelque peu retardé en Galice, et il a exercé des effets moins marqués parce que les paysans ont été immédiatement aspirés par une économie industrielle exogène plus développée. En outre, dans la phase qui suit immédiatement le passage du grand domaine à la petite propriété, on constate des différences importantes entre la Galice et les autres régimes d’Europe. En Angleterre, par exemple, les paysans ont été dépossédés, alors qu’en Galice ils ont gardé leurs propriétés et sont entrés en relation directe avec l’appareil du capitalisme

international, en tant que producteurs de lait et d’autres produits commercialisables. (Il convient cependant de remarquer que, dans un cas comme dans l’autre, un grand nombre de paysans ont dû quitter la terre.) Cette évolution du régime du foro vers un régime de production spécialisée à destination commerciale s’est faite très rapidement, et la culture des campagnes galiciennes n’a pas pu suivre le rythme. A Vilatuxe, une bonne part de la population a conservé ses pratiques traditionnelles, estimant sans doute qu’on ne lui avait pas donné de motifs suffisants d’y renoncer. L’exemple du boulanger fut, à cet égard, d’une grande importance. A l’aide du prêt que lui consentait la société Nestlé, Panadeiro acheta un champ près de la rivière, construisit une étable moderne et acheta ses premières frisonnes laitières. Ses premières expériences de labour avec le tracteur d’Eligio furent observées de près par les autres habitants de la paroisse qui vinrent, montre en main, mesurer le temps nécessaire à l’opération. Et, comme l’intéressé le dit lui-même, les gens suivirent ses progrès pendant plusieurs mois comme s’ils s’offraient un spectacle. Ses concitoyens ne cessaient de dire que les nouvelles vaches ne valaient rien, qu’elles étaient trop faibles pour travailler et mourraient de froid dans leur étable de ciment, parce qu’elles ne pourraient bouger à cause de la chaîne, ni se coucher et se tenir au chaud sur une litière de feuilles et d’ajoncs. Les critiques les plus pessimistes affirmaient que Panadeiro était devenu fou, et que les « facéties auxquelles il se livrait » valaient le coup d’œil. On annonçait que les minéraux qui servaient d’engrais tueraient les plantes ou ceux qui les consommeraient, ou encore qu’ils empoisonneraient le bétail. Certains paysans discutent encore aujourd’hui de ces questions, mais quelques-uns se sont constitués en équipes de travail et ont suivi l’exemple du boulanger, convaincus qu’ils pouvaient en retirer des avantages. Mais l’événement qui poussa finalement les producteurs à acheter des vaches frisonnes en plus grand nombre fut l’ouverture des possibilités de crédit par le ministère de l’Agriculture et les banques. Or, ces facilités étaient refusées à ceux qui voulaient acheter des bêtes de la race locale. Ainsi que l’a fait remarquer Pedre do Cabo qui, comme bien d’autres, attelle ses vaches à la charrette, il revenait moins cher à l’époque d’acheter du bétail importé que du bétail indigène. Ceux qui s’occupaient correctement de leurs vaches frisonnes finirent par former un groupe distinct au sein de la paroisse. Aujourd’hui, c’est entre ce groupe de producteurs laitiers et ceux qui ne se sont pas spécialisés dans la production du lait qu’il y a discussion. Les premiers prétendent que les autres sont incapables de distinguer une vache d’un porc, et qu’ils traitent la première comme le second : il leur est rétorqué qu’ils ne savent pas eux-mêmes distinguer une vache d’un être humain, puisqu’ils leur prodiguent les mêmes soins. La polémique atteint un point tel que certaines maisons ont rompu leurs relations et que deux lieux de rencontre différents un pour chaque groupe – se sont constitués dans la paroisse. Les travaux et les jours faisant l’ordinaire des conversations à Vilatuxe, l’apparition de ces divergences complique l’interaction sociale. Les producteurs de lait commercial sont dits « intelligents » et « progressistes » ; les autres, « stupides » et « arriérés ». Quant aux familles dont les membres ont émigré au lieu de se mettre à la production laitière, on les dit composées de gens à la « tête dure » (tolos, duros de cabeza). Ces partis pris ont influé sur la constitution des groupes de travail qui assurent le cycle annuel d’activités. Nombreux sont les producteurs qui résistent à l’adoption des nouvelles méthodes et qui justifient leur position par des arguments qu’ils puisent dans leur expérience de l’agriculture de subsistance, mais qui n’ont plus guère de sens aujourd’hui. Tel est le cas, par exemple, des motifs invoqués pour expliquer le mauvais accueil réservé au tracteur. Pour préparer un champ

de pommes de terre, les gens de Vilatuxe attelaient traditionnellement à la charrue le cheval de préférence à la vache. Ils disaient en effet que les vaches « abîmaient » la terre parce qu’elles la piétinaient plus profondément à cause de leur poids ; elles n’étaient donc utilisées que pour les labours profonds. Cependant, le tracteur est considéré comme « abîmant » la terre encore plus que les bovins, d’abord parce que ses grandes roues compactent beaucoup trop la terre, ensuite parce que le revers de soc projette la terre si loin du sillon qu’elle retombe souvent dans le champ d’à côté. Pourtant, ces critiques ne semblent pas empêcher leurs auteurs d’utiliser le tracteur quand ils en ont besoin. Un subtil changement d’attitude s’est produit : au début ils étaient tout à fait opposés à l’emploi des machines agricoles, aujourd’hui ils se contentent de discuter de la manière de s’en servir. Des considérations économiques d’ordre pratique sous-tendent souvent les rationalisations de ce genre ; le cas de Ferreirinho qui, en 1965, a introduit un deuxième tracteur dans la paroisse, fournit à cet égard un bon exemple. Ferreirinho ne se sert pas de son tracteur pour planter les pommes de terre parce qu’il ne trouve personne qui partage avec lui le coût du gazole en échange d’un service qu’il pourrait rendre à son tour. Cette manière de rationaliser les attitudes et les comportements en invoquant la tradition sert à justifier à la fois le maintien et l’abandon des conduites traditionnelles. En réalité, la survivance de telle ou telle pratique dépend des avantages économiques que le paysan peut en escompter. Quelles que soient cependant leurs conclusions, les gens font volontiers appel à la tradition pour justifier leurs décisions. Ainsi, la tradition sert en quelque sorte – selon l’expression de Stuchlik (1977) – de « réserve » idéologique où l’on peut puiser pour motiver quelque décision que ce soit. Voilà pourquoi notre boulanger, qui a pourtant fait œuvre de pionnier, utilise le tracteur pour préparer la terre mais l’ensemence avec l’aide d’une équipe locale. A un premier niveau, la raison de cette conduite est toute simple : la herse du tracteur ne peut recouvrir les graines une fois qu’on les a semées. Mais il y a aussi une autre raison qui n’est pas purement technique : en contrepartie de l’aide qu’il reçoit, le boulanger devra à son tour prêter main forte à ceux qui l’ont secondé. La tradition de collaboration entre paysans de la paroisse se perpétue ainsi. Le capital n’étant apparu dans l’économie rurale des paroisses galiciennes qu’il y a peu d’années, la transformation n’est pas achevée. A l’heure actuelle, les producteurs ruraux ont recours à n’importe quelle solution, ancienne ou inédite, pourvu qu’elle règle leurs problèmes. La justification de leur choix n’est donc qu’une construction idéologique a posteriori. Aujourd’hui, Vilatuxe dispose de vingt faucheuses mécaniques, de huit tracteurs et d’une moissonneuse mécanique. Ces machines ont été acquises, pour la plupart, entre 1960 et 1975, à l’époque où je me trouvais sur place. Cette acquisition a été rendue possible, d’une part par les facilités d’emprunt, et d’autre part, par la dissolution des attitudes conservatrices. Et pourtant, parce qu’elles sont fondées sur un savoir paysan généralement en conflit avec un savoir industriel exogène et aux finalités différentes, ces attitudes continuent d’influer sur les stratégies de production. Malgré le passage de Vilatuxe d’une agriculture de subsistance, dans le cadre de laquelle les familles travaillent ensemble, à un système de production commerciale où chaque famille poursuit isolément ses propres objectifs, la « réserve » idéologique de la communauté permet à ses membres de continuer de croire à ce que font leurs partenaires. En fait, c’est une combinaison de pratique classique « individuelle » et de pratique féodale « communale » qui se maintient, parce qu’elle permet de répondre aux besoins en main-d’œuvre. En même temps, on peut puiser

dans cette idéologie pour justifier la rupture des relations entre parents et voisins qui travaillaient naguère ensemble.

LA CONTINUITÉ LE RECENTRAGE DES RESSOURCES, DES LIENS DE PARENTÉ ET DU TRAVAIL AUTOUR DES TECHNIQUES NOUVELLES L’organisation du travail productif à Vilatuxe a des aspects qui relèvent de deux ordres économiques distincts que l’on saisit mieux si l’on examine les effets qu’ils exercent en se combinant sur les différentes familles. Chaque maison définit le mode d’exploitation de ses propres ressources selon les relations qu’elle a avec les marchés du lait, de la viande et des céréales, ou avec celui de la main-d’œuvre. Les différents modes de combinaison des ressources sont suffisamment évidents pour permettre de dégager une typologie des maisons de la paroisse à partir de la manière dont chacune adapte ces ressources aux nécessités précises du travail. Toutes les maisons productrices vendent au moins une denrée de base ; la production de lait semble une activité quasi générale, mais toutes les maisons ne vendent pas les mêmes choses, ni de la même façon. On pourrait dire que les activités se hiérarchisent autour de ventes avec, à un extrême, les maisons qui ne vendent guère. Entre les deux se situent un grand nombre de familles organisées autour de la vente d’un produit principal, le plus souvent des céréales ou des légumes. D’autre part, toutes les maisons comptent au moins un membre qui a émigré définitivement ou qui travaille à l’extérieur comme ouvrier agricole, maçon, etc. L’échelonnement des activités va donc des maisons spécialisées dans la production des biens à échanger, sous réserve d’un prélèvement pour la consommation domestique, aux maisons qui disposent d’un excédent de biens à vendre. On peut distinguer trois groupes : a) les producteurs laitiers, ou producteurs relativement spécialisés ; b) les producteurs qui pratiquent l’agriculture de subsistance ; c) les producteurs marginaux. Il faut en ajouter un quatrième, celui des maisons qui ont une activité commerciale (épicerie, droguerie, chaussures, matériaux de construction, alcools, etc.). Cette activité est rendue possible par le récent afflux d’argent frais dans la paroisse et par la situation géographique de Vilatuxe qui se trouve au carrefour d’autres paroisses et des bourgades avoisinantes. Il faudrait aussi ranger dans ce quatrième groupe les familles qui vivent des prestations de sécurité sociale, et celles qui ont abandonné l’agriculture et loué leurs terres. Les producteurs ruraux se heurtent tous à des contraintes externes et internes qui pèsent sur leur travail : ils doivent améliorer la relation entre le travail et les autres moyens de production et, pour cela, produire selon certaines stratégies. Ces stratégies varient selon les ressources que chacun d’eux peut mettre en œuvre et qui s’ordonnent elles-mêmes autour des objectifs de production de la maison. Le produit des ventes, les envois de fonds des migrants, l’argent obtenu par d’autres moyens, la composition du groupe domestique, le niveau de la technologie utilisée, le matériel disponible et les autres sources de revenus sont autant d’éléments qui favorisent ou découragent l’adoption de telle ou telle des différentes solutions qui s’offrent en matière d’exploitation des terres, de définition des objectifs économiques et des méthodes à suivre pour les atteindre. La terre elle-même est un facteur qui élargit ou rétrécit cet éventail, dans la mesure où les petites propriétés ne sont pas administrées de manière à obtenir un rendement optimum visant à gérer le travail pour obtenir le meilleur rendement d’une superficie limitée à l’aide de l’outillage disponible, ou à trouver des débouchés nouveaux.

LES STRATÉGIES D’ADAPTATION AUX MOYENS DE PRODUCTION Elles constituent à organiser les ressources de la famille et à trouver des produits de substitution par échange intraparoissial. Ces aménagements s’inscrivent dans un processus général d’allocation des ressources qui vise à améliorer la base technique de production et à concilier continuité et changement.

Les producteurs laitiers : condition et stratégie Le groupe des producteurs laitiers est formé par les 36 familles dispersées dans plusieurs hameaux de la paroisse qui se spécialisent dans cette activité. On trouve, derrière elles, les entreprises clientes qui les encouragent en mettant à leur disposition crédits et innovations techniques. Le travail, l’utilisation des terres et l’outillage s’organisent selon la nature des ressources avec lesquelles chaque famille espère survivre et reproduire son cycle de production. Considérés ensemble, les producteurs laitiers possèdent la plus grande partie des surfaces cultivées de la paroisse ; les propriétés vont de 300 ferrados (15 hectares) à 20 ferrados (un hectare). S’ils sont touchés par l’éparpillement des parcelles qui caractérise la paroisse de Vilatuxe, leur production n’en souffre pas trop car les champs sont tout de même d’une certaine étendue. Ces champs ont, d’autre part, servi à garantir les emprunts contractés auprès de la société Nestlé ou du ministère de l’Agriculture. Le régime de propriété et l’accès aux sources de financement dont les producteurs ont profité grâce à leurs terres ont facilité la production et différencié certaines familles du reste des agriculteurs. Les parcelles combinent pâturages (prés) et terres labourées. En ce qui concerne les maisons productrices de lait, la division est très nette : les parcelles les plus proches servent au pacage du bétail et à l’affouragement, les plus éloignées ou celles qui se trouvent en terrain montagneux (monte) sont consacrées à la pomme de terre (pour la consommation humaine et animale), au seigle et au blé. A l’exception de ceux qui ne possèdent qu’une petite superficie, les producteurs de lait n’utilisent pas les terrains de montagne comme pâturage, afin d’éviter les longues journées de travail qu’exigent le transport du foin et la nécessité de mener le bétail si loin, ce qui réduit son rendement laitier. Les proportions varient selon la taille des étables, la superficie détenue et les possibilités d’amélioration qu’offre la technologie moderne. C’est ainsi que les producteurs disposant de propriétés exiguës consacrent davantage de terres au pâturage et à l’affouragement, et utilisent des techniques avancées, alors que ceux qui ont des propriétés plus vastes cherchent à reproduire leur cycle de production avec ce qu’elles leur fournissent. La mise en valeur de ces champs permet d’avoir des étables abritant un nombre variable de bêtes. Le rapport entre la superficie du domaine et la production laitière quotidienne répond aussi à d’autres variables : les familles qui disposent de moins de terre produisent plus de lait que celles qui en ont davantage, du fait que les premières ne vivent que de leurs ventes alors que les autres peuvent aussi produire pour leur propre consommation, ou pour vendre des excédents d’autres denrées (céréales par exemple). Le matériel utilisé par les familles productrices de lait est le plus perfectionné de la paroisse. Elles disposent, pour la plupart, d’étables modernes qui simplifient le travail et n’exigent les soins que de quelques personnes. Huit de ces familles ont des tracteurs qui servent à exploiter leurs propres champs et ceux des autres, car leurs propriétaires les louent ou en échangent l’usage contre d’autres services. Quatre autres producteurs possèdent des faucheuses à moteur qu’ils utilisent de la même façon. Pour le reste, la machinerie est ancienne, comme celle des autres groupes, avec cependant deux différences : d’abord, les producteurs laitiers n’ont pas de bovins de trait ; ensuite, ceux qui ont acheté des terres en retour de l’émigration n’ont pas la panoplie complète de l’outillage ancien. Ils entretiennent donc, avec d’autres, des relations d’échanges.

Le groupe laitier est celui qui a le mieux réussi à remplacer la force physique par la force mécanique et à améliorer ses terres, dans une mesure variable et chaque famille à sa façon. Le processus de substitution est lent, à cause des problèmes de financement, et inégalement réparti entre les 36 maisons ; ainsi s’expliquent les différences d’organisation du travail et de gestion des ressources. En ce qui concerne tout d’abord les problèmes de financement, les bénéfices réalisés sur les ventes sont faibles et limitent le progrès technologique. La production se caractérise donc par son association avec d’autres activités économiques. Le ministère espagnol de l’Agriculture recommande les normes suivantes : pour qu’une entreprise laitière soit rentable, elle doit compter au moins dix vaches laitières pleinement productives. Cent ferrados (cinq hectares) de prés sont nécessaires à l’alimentation du troupeau (fourrage vert et sec), soit un demi-hectare par vache. Selon Grigg (1974), cette surface est comprise entre 0,6 et 0,89 hectare par bête, mais la fertilité de la région permet de réduire son estimation à 0,5 hectare. Le reste des terres sert à cultiver des espèces fourragères comme le maïs (25 % de la superficie) et aux labours (25 %). Si la surface des prés est portée à 150 ferrados, on peut élever une quinzaine de vaches et quelques veaux. L’exploitation idéale dispose d’une étable moderne, d’un tracteur et d’une citerne pour vidanger la fosse à purin où s’accumulent les déjections, et de divers autres outils pour les labours, les cultures et les moissons. Deux personnes seulement suffiraient à diriger une exploitation organisée selon ces principes. L’État a déjà prêté 1,5 million de pesetas pour permettre à l’agriculture de s’aligner sur ces normes. Sous certaines conditions, il peut être accordé un prêt à long terme à 5 % l’an, le montant du principal étant calculé en fonction des prix fixés par le ministère pour diverses machines. En fait, pour recevoir l’aide de l’État, une exploitation doit avoir au moins 10 vaches, et 10 hectares dans la vallée pour les faire paître. Le ménage doit compter au moins deux personnes jeunes : la situation idéale est celle d’un couple de 25 ans environ qui se lance dans l’agriculture. Compte tenu de la situation qui règne en fait dans la paroisse, ces conditions semblent impossibles à remplir. Il y a, au plus, une dizaine de familles qui possèdent ou exploitent la surface nécessaire, et leurs champs ne sont en aucun cas contigus. Le programme national de remembrement (concentración parcelaria) administré par l’iryda, n’est pas appliqué à Vilatuxe, à cause de l’opposition des paysans. Il s’agit essentiellement d’interchanger des parcelles de qualité équivalente à dire d’expert, les champs de telle famille étant échangés contre ceux d’autres familles qui sont voisines de sa maison. Des différends ont surgi à propos de la valeur des terres, chacun prétendant que les siennes étaient de la meilleure qualité. Le programme de l’iryda n’a pas encore pu être mis en application pour cette raison précise : les maisons de Vilatuxe n’ont pas toutes les mêmes conditions de production ni les mêmes intérêts, de sorte que, même si les producteurs laitiers sont disposés à procéder à l’échange, ils se heurtent à la majorité des producteurs marginaux et de ceux qui vivent en économie de subsistance, lesquels sont satisfaits de la répartition de leurs propres parcelles. Pendant les séjours que j’ai faits, en 1977 et 1978, la paroisse a été déclarée « zone de remembrement », mais les producteurs ont fait savoir qu’ils n’appliqueraient le programme que dans la mesure où il faciliterait le ramassage du lait par une amélioration des itinéraires. Il semble qu’un programme expressément conçu à l’intention des agriculteurs vivant en économie de subsistance devrait être mis en chantier dès que possible, afin d’éviter qu’arrive ce qu’un paysan me disait en confidence : « Il nous faut attendre la mort de tous ces vieux arriérés pour

acheter leur bien à leurs enfants qui ne veulent pas revenir, et faire de cette paroisse ce qu’elle devrait être : un vaste pâturage. » Comment l’activité des paysans est-elle orientée par les possibilités que leur offrent la paroisse et le marché de pratiquer une agriculture exigeant une modernisation plus poussée ? Les prix du matériel fixés par le ministère de l’Agriculture ne correspondent à rien, puisqu’ils sont délibérément sous-estimés pour des raisons de propagande, ce qui incline les intéressés à conclure que le programme n’est qu’une mystification. Une exploitation spécialisée exige, d’autre part, des apports tels qu’engrais, pesticides et autres produits qui ne sont pas pris en compte dans les calculs. Du point de vue des paysans, c’est là une agriculture « de riche ». Les stratégies de production sont fondées sur l’exploitation intensive des terres, l’acquisition de techniques et de matériels modernes, les modifications apportées au cycle agricole et la conjugaison de diverses activités génératrices de revenus en espèces. L’exploitation des ressources humaines et matérielles de chaque maison répond, soit à une stratégie de valorisation des ressources déjà disponibles et de concentration de l’activité sur ces ressources, soit à une stratégie d’acquisition de ressources extérieures qui s’accompagne d’une dispersion des membres de la famille. Les modes d’organisation des familles associent des éléments empruntés aux secteurs non monétaire et monétaire de l’économie, selon les possibilités et les objectifs de production de la famille considérée. La première stratégie se concentre sur la terre, dont la plus grande partie est réservée aux pâturages et reçoit tous les deux ans des semences améliorées. Le maïs est semé sur deux ou trois ferrados, ainsi que la pomme de terre. Le seigle et le blé sont semés en terrain montagneux. Les champs ne sont pas laissés en jachère ; les sols sont reconstitués par apports de fumier et d’engrais chimiques. De ces deux méthodes, la plus utilisée, pour des raisons d’économie, consiste à mélanger le fumier avec des ajoncs (toxo). Pour assurer la rotation des cultures, on plante de la pomme de terre et du maïs dans les champs semés en blé et en seigle pendant l’hiver ; à l’occasion, les cultures sont interchangées entre terre de montagne et terre de vallée. Dans les champs de pommes de terre et de maïs, on sème temporairement de l’avoine ou de l’herbe pour la ferraia, c’est-à-dire le fourrage frais d’hiver. Les champs produisent donc constamment grâce à l’assolement et à l’amendement par apport d’engrais. Ce système ne varie pas selon la taille de la propriété, parce que tous les producteurs sont soumis à la même contrainte, à savoir le très faible revenu qu’ils tirent de la société laitière, et que certaines parcelles sont réservées à la production de denrées susceptibles d’être échangées contre d’autres ressources indispensables. La deuxième façon d’augmenter la production est d’accroître la surface productive de la propriété, surtout si elle est petite : on louera ou on empruntera les parcelles des émigrants, ou l’on utilisera des terrains de montagne. On peut aussi acheter des terres, mais c’est une stratégie d’application très réduite compte tenu de la pénurie tant d’argent que de terres. Enfin, on peut acheter des produits aux agriculteurs vivant en économie de subsistance ou échanger des terres contre du travail. Le contrat de métayage, qui se perpétue sous de nouvelles formes, fait aussi partie des méthodes qui permettent d’augmenter la surface de la propriété. Ce contrat (aparcería) est limité dans le temps : il est possible de le proroger ou d’y mettre un terme selon les ressources du propriétaire et les besoins de l’emprunteur. Les producteurs qui n’exploitent pas toutes leurs terres garantissent donc le niveau de production par l’intermédiaire

d’autres familles. A l’intérieur de chaque propriété familiale, la gestion des terres tend à favoriser la production de foin et de fourrage. Les grands propriétaires s’efforcent de libérer certaines parcelles, mais il est plus rentable de conserver quelques cultures vivrières que de tout mettre en prés ; c’est là une réponse rationnelle aux aléas de la production laitière. Parmi ces aléas, il y a d’abord les fluctuations des cours qui, en règle générale, tendent à baisser. Ensuite, le lait tourne très facilement en été, ce qui fait perdre aux paysans une ou deux journées de vente. Il arrive aussi que – sans que le producteur puisse le prévoir – le lait ne soit pas ramassé, soit que l’entreprise ait donné des instructions dans ce sens, soit qu’il ne réponde pas aux conditions d’hygiène. De plus, les volumes traits ne sont pas les mêmes que ceux qu’indiquent les ramasseurs de lait qui, en général, enregistrent moins de litres que n’en contiennent leurs bidons. La principale raison pour laquelle les paysans évitent de consacrer trop de terre au bétail a été formulée par l’un d’eux dans ces termes : « Les entreprises laitières peuvent disparaître du jour au lendemain, comme elles sont apparues ; si je n’ai plus personne pour me payer, il ne me restera rien à manger, à moins que je ne constitue une réserve de mes propres produits. » Les paysans maintiennent donc une production de subsistance, fondée sur la rotation des cultures. Il y a une autre façon, secrète celle-là, d’accroître la production : elle consiste à mouiller le lait, ce que l’on fait avec une certaine prudence car on risque de perdre la prime versée pour le lait, soit qu’on ajoute trop d’eau, soit que les ramasseurs en rajoutent à leur tour avant la livraison à l’usine, espérant gagner plus en livrant davantage. Modifier le cycle agricole est une troisième façon d’augmenter la superficie consacrée aux produits à commercialiser. L’élimination du blé est caractéristique des grands producteurs laitiers, car c’est une culture qui exige de grandes surfaces et des opérations de fauchage, de battage et d’entreposage qui obligent à leur tour à diverses autres activités à forte intensité de main-d’œuvre. En outre, le blé n’a plus l’importance qu’il avait pour l’élevage, puisque le rôle qu’il jouait dans l’affouragement frais et l’amendement des terres en hiver peut être aujourd’hui assuré par d’autres fourrages et par les engrais chimiques. D’autres corvées, comme le nettoyage des étables ou le fumage des champs, sont plus faciles à exécuter, grâce aux étables modernes et à l’utilisation de citernes attelées aux tracteurs. Cette modification a entraîné la réduction des surfaces autrefois boisées, où l’on pouvait ramasser les feuilles qui entraient dans la composition des engrais. Les recettes monétaires permettent actuellement d’acheter le bois de feu ; il est devenu plus rentable de remplacer les anciens bois par des pâturages. L’élimination de ces activités est liée au prix payé pour les nouveaux produits et à l’évolution du volume des ventes d’une année à l’autre. Même si la décision de déboiser est lourde de conséquences, étant donné la lenteur du repeuplement, les autres activités et travaux agricoles sont faciles à réorganiser en modifiant la répartition des terres et de la main-d’œuvre familiale. C’est une autre stratégie encore qui s’applique à l’exploitation du matériel. Les machines sont absolument indispensables pour labourer les prairies artificielles. Cependant, même des exploitants qui disposent de tracteurs ne les emploient pas à toutes fins ; ils combinent équipement moderne et outillage ancien, pour des raisons qui touchent aux dépenses de fonctionnement et aux bénéfices réels. Mais la raison la plus importante reste la nécessité de procéder à des échanges à tous les niveaux (travail, animaux, outils, connaissances) pour combler le déficit de main-d’œuvre. C’est ainsi que les propriétaires de tracteurs continuent de recourir à la traction animale pour entretenir ces échanges. Des calculs de réciprocité interviennent : chaque

fois qu’un service peut être obtenu en contrepartie d’un autre sans versement d’argent, c’est l’équipement agricole qui sert de monnaie d’échange. Mais cette utilisation de l’outillage agricole ne répond par seulement à une logique « mathématique » : elle est coordonnée avec d’autres stratégies d’échange. Ainsi, les stratégies de maximisation se combinent avec les stratégies de réciprocité pour renforcer les moyens de production, c’est-à-dire que la logique capitaliste individuelle s’associe aux pratiques communautaires 5 . Les contraintes monétaires et technologiques sont en partie surmontées par une autre voie, à savoir la rotation permanente entre matériel ancien, machines modernes et main-d’œuvre, rotation qui est une manière d’utiliser les moyens de production. Une autre tient à l’exploitation que les propriétaires de machines ou de grands domaines font de ces moyens de production dans le cadre des échanges. Il y a des maisons qui prêtent leur matériel et certains champs afin de les remplacer par d’autres éléments dans leurs propres systèmes de production. Comme la technique ne peut entièrement remplacer la main-d’œuvre, un des aspects essentiels des moyens de production est leur valeur d’échange. Pour ce qui est du bétail, la préoccupation principale de chaque agriculteur est la reproduction de son cheptel. Il conserve tous les ans un ou deux veaux, selon la taille de l’étable, et vend les autres qui constituent une source supplémentaire de revenus. Quand il est particulièrement urgent de reconstituer le troupeau, il n’est pas rare que les vaches soient achetées « de deuxième main », comme disent les paysans à propos des animaux qu’ils achètent à autrui. Cette solution repose sur la certitude que le bétail a été bien traité et sur la confiance placée en ceux qui l’ont élevé. Il y a enfin les stratégies fondées sur des activités non agricoles complémentaires, qui sont de deux types : les activités quotidiennes et les activités saisonnières. Les premières comprennent le petit commerce et l’artisanat ; les deuxièmes, les migrations saisonnières et la vente des excédents du village, qui ne sont pas conservés pour les échanges intraparoissiaux. On pourrait y ajouter les prestations de sécurité sociale. Enfin, il faut songer aux propriétaires de machines agricoles qui les donnent en location. Mais la capacité de poursuivre à la fois deux types d’activités suppose une certaine importance numérique du groupe domestique et une division du travail rigoureuse en son sein. La migration saisonnière est une des sources les plus courantes de revenu monétaire : plus de la moitié des producteurs laitiers y ont recours, à un moment ou à un autre. Là encore, il existe une certaine répartition des tâches, notamment dans les groupes domestiques les moins nombreux. La France, avec ses vendanges d’automne, est la destination principale, et ce sont les femmes qui constituent la majorité des migrants saisonniers. L’honneur, valeur qui, selon Pitt-Rivers (1977) et Peristiany (1968), régit l’accès sexuel aux femmes et dont la protection est assurée par les maris et les pères, est sauvegardé de manière différente dans le cas de ces migrantes. Les femmes voyagent en groupe dans un autocar qui les conduit directement de leur village aux vignobles français ; le contrat est dressé dans la paroisse par l’un des villageois qui sert d’intermédiaire entre les vignerons français et les travailleurs saisonniers. En France, les femmes travaillent toute la journée et le soir ; la nuit, leur présence est contrôlée par la femme de leur employeur ou quelque remplaçante. Tout cela est connu dans la paroisse et chacun s’en fait l’écho ; si tel n’était pas le cas, il est évident que les femmes ne pourraient s’en aller ainsi. Cette migration saisonnière est rendue possible par un réajustement des fonctions entre les membres d’une même famille et entre les diverses maisons, selon des arrangements qui permettent aux hommes dont les femmes sont parties pour la France de se faire assister par des parentes qui s’installent chez

eux afin d’aider à la cuisine ou au potager. Bien que le revenu des vendanges (30 000 pesetas par mois) soit deux fois plus important que le revenu moyen des ventes de lait, la perte de maind’œuvre que l’émigration entraîne fait qu’elle n’est qu’un expédient occasionnel. Les prestations de sécurité sociale sont la dernière source de revenu complémentaire non agricole. Les pensions de vieillesse ou les indemnités de maladie s’ajoutent aux fonds consacrés à la production laitière ou à des activités de substitution, si la production est particulièrement faible. D’une manière générale, les prestations, pour modiques qu’elles soient, compensent en partie la faiblesse des prix et encouragent la poursuite de la production.

L’agriculture de subsistance Les producteurs qui pratiquent l’agriculture de subsistance 6 sont ceux qui ont le plus largement recours aux anciennes techniques. Ils ne peuvent pénétrer le marché du lait, ce qui explique que la société Nestlé ne se soit pas intéressée à leur cas. Les 58 maisons qui entrent dans cette catégorie produisent pour leur propre consommation et ne vendent qu’épisodiquement du lait ou d’autres denrées sur le marché local. Comme cela ne leur permet pas, bien souvent, de subvenir aux besoins de la famille, ces producteurs ont aussi d’autres activités, agricoles ou non. Pour ces familles, la terre est plus rare que pour les autres groupes : si certaines propriétés atteignent 140 ferrados (7 hectares), la plupart n’ont que de 15 à 60 ferrados. Leur éparpillement en nombreuses parcelles fait que les champs sont beaucoup trop petits pour être exploités en prairies artificielles aux fins de la production laitière. Ces bandes de terre – appelées getos – servent de garantie pour les emprunts contractés auprès de la société Nestlé ou du ministère de l’Agriculture. Ces petites propriétés servent à la polyculture de subsistance : pomme de terre, maïs, seigle, blé, plantes potagères, le tout destiné à la consommation humaine et animale. La volaille, les lapins et les porcs élevés par la famille forment la base de son alimentation, avec la pomme de terre et les légumes du jardin. Une fraction seulement de la propriété est constituée de prés. Les terrains de montagne servent à l’occasion à faire paître le bétail et fournissent des ajoncs pour les étables ou du bois de feu. Dans les propriétés les plus importantes, il existe des parcelles boisées. L’amendement des sols est assuré à l’aide de fumier animal. En vertu des systèmes de rotation des cultures, le blé et le seigle sont cultivés l’hiver, suivis par la pomme de terre et le maïs au printemps ; les haricots (judias) et les autres céréales sont semés dans l’espoir d’un rendement meilleur. Les propriétaires des grandes exploitations utilisent la jachère et l’assolement biennal. Ceux des exploitations plus petites utilisent leurs parcelles intensivement sans discontinuer, et emploient des engrais chimiques pour la pomme de terre et le maïs. Certains producteurs pratiquant l’agriculture de subsistance n’exploitent pas toutes leurs terres, laissant certains champs à l’état « sauvage » (a monte) pour y faire paître le bétail de temps à autre 7 . Les agriculteurs utilisent un matériel que l’on peut considérer comme traditionnel en Galice. La machine est rarement employée et seulement pour des tâches très précises. L’utilisation des terrains de montagne (monte), des produits chimiques et des machines ne se justifie pas dans la logique de ces producteurs qui s’efforcent de gagner de l’argent pour poursuivre leur production et maintenir leur autoconsommation. Les échanges commerciaux de ces produits prennent la forme de ventes sporadiques des excédents de lait, de porcins, de céréales et de pommes de terre. En ce qui concerne les propriétés les plus petites, les seuls produits commercialisables sont ceux tirés de l’élevage de porcs, de volailles et de lapins. La société Nestlé se fournit aussi auprès de ces producteurs qui, ensemble, assurent une bonne part de la production laitière de Vilatuxe. Si la société Nestlé y trouve son compte, les intéressés n’en doivent pas moins se procurer d’autres sources de revenu. Les maisons pratiquant l’agriculture de subsistance adoptent diverses stratégies pour subvenir à leurs besoins, en combinant différentes formes d’utilisation de la main-d’œuvre, dont aucune ne prédomine dans l’organisation du travail agricole.

D’abord, il y a les maisons qui bénéficient de pensions versées par l’État. Ces versements dissuadent de travailler la terre, d’autant que les maisons qui en bénéficient comptent en général des personnes âgées. L’absence d’héritiers peut être considérée comme un autre élément dissuasif. Ces familles ne peuvent vivre des seules pensions qu’elles complètent par un travail agricole minimal. Les activités des parents qui résident dans la paroisse ne sont pas suffisamment rémunératrices pour que les enfants puissent revenir ; ceux-ci n’en ont d’ailleurs guère envie, s’étant habitués au mode de vie de la ville (Greenwood 1976). Les parents utilisent donc au minimum les ressources dont ils disposent, et se contentent d’exploiter les parcelles les plus proches de leur maison, en utilisant le matériel en coopérative avec leurs voisins. L’utilisation de ces terres et de ce matériel est souvent activement axée sur les échanges intraparoissiaux. Les producteurs qui pratiquent l’agriculture de subsistance sont ceux qui entretiennent les bois les plus importants. D’une part, ils vendent le bois lui-même, d’autre part, les terrains boisés sont une réserve de terre et de ressources inexploitées pour les producteurs laitiers ou pour les maisons qui ont peu de terres et qui cherchent à les étendre par location ou métayage. La stratégie adoptée par les retraités n’est possible que pour les groupes domestiques composés de personnes âgées. Les champs peuvent être abandonnés, puis, si les enfants reviennent au pays, être remis en valeur. L’utilisation des terres et des autres facteurs de production est réglée par la relation entre les recettes monétaires et la composition du groupe domestique. Vient ensuite le groupe de familles qui, en raison de l’exiguïté de leur propriété ou de la composition du groupe domestique, ou faute d’autres sources de revenu monétaire que leur propre travail, ont acheté des machines pour les louer ensuite ; cette stratégie est un effet direct de l’émigration prolongée. Les terres servent essentiellement à la production autoconsommée, complétée par les revenus tirés d’une autre activité. Tous les producteurs de ce groupe pratiquent le même système d’utilisation du sol, sauf lorsqu’il n’y a pas assez de terre pour permettre la jachère. La nécessité de réserver des heures pour exercer un travail rémunéré à l’extérieur de la propriété détermine la répartition du temps de travail entre ces deux sphères d’activité. Le travail rémunéré étant précaire, l’exploitation agricole se maintient parce qu’elle offre un moyen de subvenir aux besoins de la famille si les machines venaient à se louer moins bien. C’est ce risque qui a poussé certains producteurs à investir dans l’amélioration de leurs terres. Le matériel déjà acquis est un facteur incitatif, dans la mesure où il compense les heures consacrées au travail extérieur. Ces opérations de subsistance introduites dans l’exploitation des ressources permettent une évolution lente et qualitative du schéma d’activité agricole du groupe. Elles sont favorisées, d’autre part, par le niveau minimum de subsistance, qui encourage les changements, et par la présence des jeunes dans le groupe domestique, qui facilite à la fois une utilisation intensive de la main-d’œuvre et la répartition des tâches entre la propriété et l’extérieur. Quant au groupe des métayers et des journaliers, la nature de leurs ressources leur permet d’appliquer un schéma de production différent, dont la principale caractéristique est la relative absence de parcelles à faire valoir. Le contrat de métayage n’est plus très courant aujourd’hui et ses clauses ont évolué au fil des années. Si un propriétaire a besoin de main-d’œuvre pour mettre ses parcelles en valeur, il accepte en général les conditions du métayer, ce qui impose à l’agriculture un rythme particulier.

Le métayer détient sur la terre un titre précaire, la parcelle devant être rendue : a) à une certaine échéance ; b) quand le propriétaire juge qu’il y a eu infraction à l’une des clauses du contrat ; c) s’il y a un changement de propriétaire. Voilà pourquoi aucun métayer n’apportera d’amélioration sensible aux parcelles louées normalement pour de courtes périodes. A l’expiration du contrat, tout investissement dont la terre a bénéficié est évalué à prix coûtant, ce qui dévalorise nettement le montant dépensé par le métayer. Le contrat de métayage dispose que toute la production doit être partagée par moitié ; en règle générale, le propriétaire vend sa part. Ce système encourage le métayer à produire essentiellement des végétaux. Il l’oblige, en outre, à travailler aux champs sans pouvoir exercer d’autres activités complémentaires que celles qui découlent de son contrat. Il s’ensuit aussi que les produits de son travail ne peuvent s’intégrer facilement aux échanges intraparoissiaux, soit parce qu’ils appartiennent au propriétaire, soit parce qu’ils sont consommés ou vendus. Les investissements rentables pour les métayers sont ceux qui ont un caractère direct et immédiat, c’est-à-dire qui permettent de régler les comptes avec les propriétaires année après année, alors que les autres paysans les modulent sur plusieurs années par le biais des échanges différés. Ainsi, le système de production du métayer est plus isolé et plus monétarisé que celui des autres producteurs qui pratiquent l’agriculture de subsistance, et rend indispensable l’entretien de relations avec les membres d’une famille élargie. Il est paradoxal de constater que les métayers conservent les anciennes méthodes agricoles concurremment aux systèmes économiques « modernes » que, justement, les agriculteurs « modernes » remplacent par des méthodes « anciennes » pour rationaliser leur utilisation du capital. En 1976, vingt familles de la paroisse au moins vendaient leur capacité de travail. Les ouvriers journaliers n’ont pas assez de terres par rapport au nombre de personnes de leur groupe domestique ; aussi consacrent-ils toutes les terres qu’ils peuvent se procurer à la culture de la pomme de terre et de plantes potagères. Certains ont des propriétés plus étendues mais éparpillées, et n’en tirent au total qu’une maigre production. Le travail salarié assure cependant une certaine souplesse, grâce aux revenus en espèces qu’il procure immédiatement, et répond en partie aux besoins de la consommation familiale, complété en cela par la vente occasionnelle du lait des quelques bêtes que possède la famille, et qu’elle utilise essentiellement pour la traction. Le revenu du travail salarié dépend de la répartition des tâches entre ceux qui travaillent sur la propriété et ceux qui travaillent à l’extérieur ; la stratégie de ce groupe de producteurs se concentre donc sur la répartition des tâches et la gestion du temps. Le travail salarié est saisonnier et reste tributaire de l’aide dont les grands propriétaires ont besoin, de temps à autre, pour des travaux d’entretien. Certains journaliers contractent des engagements aux termes desquels ils renoncent à leur salaire contre le droit de faire appel à l’aide des familles, fournie sous la forme, soit de temps de travail, soit de temps de machine. Le travail rémunéré est ainsi une façon d’assurer une partie de la subsistance ; le travail nécessaire est évalué au regard des besoins de la production. La rationalité de l’utilisation des terres et du matériel est subordonnée aux recettes monétaires ; afin de se procurer les recettes, un certain nombre de paysans pauvres abandonnent certaines de leurs parcelles et consacrent l’essentiel de leur temps à travailler pour autrui. C’est ce qui se produit quand les champs sont trop vastes pour que le travail rémunéré à plein temps laisse le loisir d’en prendre soin, et quand leur rendement ne permet pas de répondre aux besoins de la consommation familiale et de la reproduction du cycle agricole. Le travail salarié ne supposant

aucune réciprocité, le temps consacré au travail extérieur fait de plus en plus concurrence au temps de production qui continue à se réduire jusqu’à disparition complète de l’agriculture de subsistance.

Les producteurs marginaux Les producteurs marginaux sont un groupe de paysans propriétaires qui tirent l’essentiel de leur subsistance, soit de la vente d’objets d’artisanat, soit d’activités non agricoles. Pour eux, donc, l’agriculture est une activité à temps partiel, un appoint par rapport à leur occupation principale. Il y avait naguère des tailleurs, des boutiquiers, des forgerons et d’autres spécialistes qui prêtaient leurs services à la population de la paroisse, tandis que leur famille travaillait aux champs. Aujourd’hui, les chances qui s’offrent à ce groupe de gagner davantage le mettent dans une position avantageuse. A Vilatuxe, treize familles relèvent de cette catégorie. Outre les artisans, elle comprend les propriétaires et gérants de tavernes, cafés et boutiques de confection. Ces familles, dont certaines possèdent suffisamment de terres pour pouvoir produire du lait ou de la viande, se contentent d’entretenir un jardin potager. Le matériel est ancien et elles l’utilisent de la même manière que les producteurs qui pratiquent l’agriculture de subsistance employant la charrue ou la traction animale, avec cette différence que l’activité agricole est d’autant plus réduite que les gains tirés des autres activités sont plus importants. Alors que ni les producteurs en question ni même les journaliers ne peuvent négliger les parcelles familiales, les producteurs marginaux peuvent se le permettre, pour les remettre ensuite en production de manière plus intensive si leurs autres sources de revenus se tarissent. Mais, même exploitée au minimum, la terre exige un certain outillage et l’intervention d’autres personnes. Au moment des moissons, et dans le cas des familles dont les activités professionnelles sont en régression ou dont la maisonnée est nombreuse, cet outillage et cette assistance sont indispensables et font l’objet d’échanges intraparoissiaux. Même si ce besoin reste minime, il suffit à maintenir les ressources des maisons considérées dans le cadre général de l’entraide ; ainsi, par exemple, ils consentiront des prêts d’outillage en échange desquels ils obtiendront du temps de travail.

LE CHANGEMENT ET LA CONTINUITÉ DANS LA LOGIQUE DE LA TRANSITION L’utilisation de la terre, du matériel et de la technologie montre que les contraintes internes et externes qui, à Vilatuxe, pèsent sur la production offrent aux paysans la possibilité d’améliorer leur situation en agissant sur les facteurs du travail. L’utilisation des moyens de production dans de telles circonstances découle de toute une série de décisions (Firth 1955 et 1965). Pour atteindre les objectifs économiques précis qui permettent la reproduction de l’assistance humaine et de la force de travail, l’imagination des agriculteurs joue un rôle primordial, par rapport à leurs possibilités matérielles. Le processus logique de prise de décisions par lequel les producteurs déterminent l’utilisation de leurs ressources se concrétise par diverses stratégies qui se reproduisent avec une régularité remarquable (Bourdieu 1976). La rationalité du système se fonde essentiellement sur les possibilités concrètes qu’offrent, à chaque producteur, les ressources dont il dispose pour produire une denrée donnée. L’équilibre entre les situations individuelles contraste avec les conditions auxquelles le marché absorbe les produits et rémunère les producteurs. C’est ce qu’illustrent les différentes activités des producteurs laitiers, des producteurs qui pratiquent l’agriculture de subsistance et des producteurs marginaux. Les premiers concentrent leurs activités sur la terre : a) en cultivant intensivement, ou en mettant en œuvre les ressources techniques de l’économie paysanne et de l’économie capitaliste ; b) en réinvestissant dans la terre tout ce qu’ils gagnent. Le problème particulier à chaque famille trouve une solution dans la mesure où les familles s’entraident ou collaborent aux mêmes résultats. Ce système a pour corollaire l’instauration d’un régime économique d’échanges intraparoissiaux où l’argent ne joue qu’un rôle secondaire et le partage des ressources se fait en fonction à la fois des schémas de parenté et des besoins matériels. Les moyens de production deviennent donc des valeurs d’échange entre familles et à l’intérieur du réseau social qui les relie. Dans toutes les catégories de familles que nous avons examinées, la nécessité du recours à autrui est constante, non seulement pour utiliser ou compléter le matériel, mais aussi pour assurer un appoint en main-d’œuvre. Les relations d’échange sont un élément essentiel de la régulation de l’utilisation du sol, du matériel et des techniques. Un producteur ne peut exploiter ses ressources que grâce aux relations qu’il entretient avec ses homologues, qui ont eux aussi des ressources qu’ils gèrent, et qui connaissent bien les conditions locales. L’insuffisance des forces de production au niveau individuel est compensée par des relations sociales établies rationnellement en fonction des objectifs de production à atteindre, à deux niveaux : dans l’organisation de la famille en tant qu’unité de production ; dans les relations d’entraide au niveau du voisinage, qui complètent les relations intrafamiliales. Les autres catégories d’agriculteurs se consacrent à une forme de production qui suffit tout juste à nourrir ceux qui vendent leur travail ou leurs objets d’artisanat en dehors de leur propriété ou de l’économie paroissiale. L’activité productive des familles de Vilatuxe se déploie sur deux registres, qui élargissent les perspectives offertes à l’individu. Le choix des éléments de chaque registre à utiliser à tel ou tel moment est subordonné à la nécessité de maintenir une agriculture viable en augmentant les ventes, en poursuivant simultanément des activités dans d’autres domaines économiques (ce que font tous les groupes de producteurs) ou en travaillant contre salaire ou contre la possibilité d’utiliser la terre

(journaliers et métayers). L’entretien et l’amélioration du système de production par des mécanismes aussi précisément limités est un besoin si pressant et qui comporte tant de risques – puisque les choix dépendent exclusivement des producteurs – que la gestion du matériel suppose une rationalité qui ne laisse rien au hasard, pas même l’influence complexe et fluctuante que la structure sociale de la paroisse exerce sur ces choix. Le problème de « l’harmonisation des besoins publics et des besoins privés » (Firth 1965) se résout sous la pression considérable exercée par l’économie extérieure sur les relations sociales locales (Nash 1961). Un faisceau de rapports sociaux s’établit à partir de l’utilisation des instruments de travail, ou, pour mieux dire, les rapports sont transformés par une série de relations de travail axées sur l’utilisation du matériel, étant donné que le niveau de développement technique exige un recours constant à la main-d’œuvre : c’est le niveau de développement technique qui explique l’utilisation particulière des moyens de production à Vilatuxe et la nécessité de faire appel à autrui. L’utilisation des machines agricoles d’une maison sur les parcelles d’une autre, le remplacement du matériel par les charrues et les animaux de trait des voisins, et le refus de recevoir de l’argent en paiement de l’aide accordée sont autant d’exemples des mécanismes d’utilisation des moyens de production sur la base desquels s’élaborent des relations sociales qui viennent se substituer au facteur travail. Il ressort des stratégies que les comportements en matière de production ne suivent pas de règle rigide ; c’est la nécessité économique qui oriente les décisions, permettant à la structure sociale de se reproduire en étant constamment réinventée. Dans le cas des producteurs laitiers et de la plupart des agriculteurs vivant en économie de subsistance, la nécessité d’utiliser les machines au maximum pour réaliser un bénéfice et assurer la reconduction du cycle de production oblige à entretenir des relations particulières avec ceux qui font fonctionner les machines. Les croyances, les connaissances techniques, le choix du matériel ancien ou nouveau, le prêt de parcelles, l’utilisation des prestations de sécurité sociale aux fins de la consommation familiale en complément des produits de la terre sont autant d’éléments qui interviennent dans ce phénomène mais sont subordonnés à la recherche de la combinaison optimale des ressources de production. L’utilité maximale que l’on cherche à réaliser dans le cadre de l’exploitation des ressources s’obtient d’abord par une utilisation intensive, se poursuit par des calculs portant sur toutes les autres activités que la famille peut entreprendre pour améliorer son revenu, et culmine dans les transactions dont la paroisse est le lieu (Iturra 1977 et 1982). L’utilité recherchée s’oriente vers la satisfaction économique du producteur sur le plan monétaire, grâce à son travail ou aux échanges dont ses moyens de production font l’objet. Ce comportement de maximisation est caractéristique d’une utilisation des ressources où la recherche de l’optimum s’exprime – en ce qui concerne les producteurs laitiers – sous forme de substitutions de capitaux et de maind’œuvre, pour ce qui est des producteurs pratiquant l’agriculture de subsistance et des producteurs marginaux, par des substitutions de terres et de main-d’œuvre et, enfin, chez tous les producteurs de Vilatuxe, par l’utilisation intensive des terres et de la main-d’œuvre en plus du matériel disponible. Ces substitutions, dans lesquelles on pourrait voir une forme de régression, un obstacle au développement ou une manifestation de la résistance au changement (Foster 1962), sont un des traits caractéristiques d’une maximisation qui trouve en l’occurrence ses éléments les plus utiles au sein de l’économie paysanne. La volonté de maximisation se manifeste par l’application de méthodes de production plus économiques qui évitent les substitutions de capital ; ce comportement est particulièrement caractéristique parmi les producteurs laitiers. Comme Kahn l’a fait remarquer (1978), il n’aboutit

pas à des applications fructueuses dans le cadre de la production paysanne, c’est ce que nous avons vu à propos des producteurs de Vilatuxe. Si l’on suppose que les producteurs comprennent bien ce qu’ils font et pourquoi ils le font, les comportements observés à Vilatuxe ne peuvent s’expliquer que par le fait que la recherche de l’utilisation optimale des moyens de production est motivée par la nécessité de produire avec les facteurs disponibles, compte tenu de l’emprise des sociétés laitières sur l’économie paroissiale. Cette tactique ne vise pas à modifier les structures du pouvoir ou les modes de commercialisation, de formation des prix ou d’accès aux capitaux permettant de mobiliser les ressources. Elle est une façon d’organiser le travail de l’homme qui exprime le désir des producteurs d’utiliser leurs propres ressources matérielles et culturelles pour mettre en place un système de travail qui assure à la fois leur subsistance et la reproduction d’une agriculture essentiellement pauvre. Il est donc clair : a) que les ressources peuvent être utilisées intensivement par certains producteurs pour adopter d’autres formes de travail et subsistance ; b) que d’autres encore combinent toutes les méthodes possibles. Enfin, les techniques agricoles modernes peuvent être abandonnées en faveur de techniques traditionnelles. Les structures économiques qui dominent la production paysanne et qui se traduisent d’une manière générale par l’incapacité du petit producteur d’accéder au capital qui lui permettrait d’améliorer son matériel, empêchent tout progrès de la productivité (Geertz 1963). Cependant, loin d’entraîner une involution de l’agriculture, ces structures dynamisent au contraire l’emploi des éléments locaux, par la mobilisation des ressources. Il s’ensuit que la maximisation vise à exploiter au mieux des ressources peu nombreuses, à l’utilisation optimale desquelles doit nécessairement répondre une stratégie de réciprocité. La combinaison de diverses options en matière d’utilisation des terres et du matériel oriente l’activité des familles vers les échanges paroissiaux. Le travail personnel ne permet pas, à lui seul, de gérer une petite propriété, étant donné le déséquilibre entre moyens de production et main-d’œuvre disponible. Ces disparités dans la composition du capital agricole de la paroisse donnent naissance à une rationalité visant à compléter les ressources en matériel, en terres et en main-d’œuvre, et (à travers elles) le revenu monétaire, dans laquelle l’utilisation des moyens de production constitue la base de la réussite du processus de travail dans la mesure où ces moyens de production peuvent être remplacés. Ce remplacement ne peut augmenter la productivité du travail aussi longtemps que ce dernier ne s’accroît pas lui-même en même temps que la maind’œuvre disponible ; c’est pourquoi l’utilisation stratégique et optimale des moyens de production ne peut être en fin de compte assurée qu’aux deux autres niveaux : famille et voisinage. Les principes de la maximisation et de la réciprocité sont donc deux formes stratégiques du comportement paysan qui se complètent l’une l’autre, dans le sens d’une meilleure utilisation du capital de production. La maximisation est une logique de calcul qui découle de la situation socio-économique individualiste des paysans dans un système capitaliste européen qui préside à la répartition des ressources aux fins de la production. L’échange est une logique d’offres des ressources qui découle d’un système de relations communautaires, lequel répartit les ressources privées en fonction, à la fois, des réseaux de relations de parenté et de voisinage. Ces ressources sont réorganisées selon les spécialités des travailleurs. Ces deux logiques, individualiste et communautaire, entraînent, sur le plan structurel, une hiérarchie des relations sociales de production, tandis que la persistance des schémas de pensée traditionnels, jointe à la création de nouveaux modes de répartition de la technologie, provoque le passage à un état transitoire qui peut durer indéfiniment. Cela s’explique à son tour par la réciprocité qui lie la

base paysanne et la base industrielle, au gré des fluctuations du marché capitaliste auquel le travail paysan est assujetti, fluctuations sur lesquelles les paysans n’ont aucun pouvoir mais que leur impuissance politique les contraint à accepter. Il s’ensuit que les paysans n’ont pas la maîtrise, d’un certain nombre de ressources, notamment les capitaux, et qu’ils doivent s’appuyer sur des pratiques et une symbolique traditionnelles qui leur sont familières. Si les paysans ne peuvent gérer leur propre condition qu’en procédant à une manipulation tactique ou stratégique de leurs ressources, la réorganisation du paysannat en tant que système dont la reproduction se heurte à des difficultés dépend essentiellement de l’évolution de ce que j’ai appelé « le reste de la société ». Traduit de l’anglais

La carte de la région de Galice, au nord-ouest de l’Espagne.

Bibliographie

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Vincens Vives, J. 1960. Historia economica de España. Barcelona, Editorial Teide.

Notes 1 J’entends par « paysannerie européenne » la fraction apparemment non transformée d’une société elle-même très transformée, qui continue à travailler par unités familiales, parfois à la charrue, parfois avec du matériel agricole, sur des parcelles tantôt éparpillées, tantôt remembrées sur intervention de l’État. Cette définition, qui ne cadre pas avec la définition classique fondée sur la production domestique, permet d’englober des situations où les paysans travaillent pour des sociétés multinationales tout en assurant une production de subsistance pour la famille et les voisins. 2 J’étudie actuellement ces hypothèses dans un groupe de villages portugais. Bien que les données ne soient pas encore publiables, elles concordent d’une manière générale avec les conditions actuelles de la documentation espagnole. 3 L’expression « communauté villageoise » correspond ici à la notion de comunidad aldeana telle qu’elle a été définie par Galesky (1977) : il s’agit d’un groupe de familles dont chacune exploite sa propre parcelle de terre. Bien que les familles considérées ne travaillent jamais les unes pour les autres contre salaire, elles collaborent à certaines tâches de production et pratiquent une certaine spécialisation qui sert de base aux échanges entre elles. Ce système de relation est fondé sur les rapports interpersonnels. 4 Voir, Vincens Vives (1960) et Beiras (1967). Selon ce dernier, « il est plus qu’évident que notre société paysanne a une économie de subsistance qui est tournée vers elle-même, orientée vers la satisfaction de ses propres besoins en quasi-autonomie » (ibid., p. 32). Un certain nombre d’autres auteurs partagent ce point de vue. A mon avis, cependant, il conviendrait de faire quelques réserves : sur le plan strictement économique, la campagne galicienne est toujours restée ouverte au monde extérieur et sa production a toujours été axée sur la création d’un excédent. Le produit nécessaire pour répondre aux besoins essentiels des producteurs leur a été lui-même, à l’occasion, confisqué sous la forme d’un loyer ou par vente directe. Dans le cas de Vilatuxe, les archives de la paroisse révèlent que les denrées sont exportées du village selon l’une ou l’autre de ces deux modalités depuis 1600. Seul le producteur lui-même est contraint, par la nature de son travail, à rester lié à la paroisse pendant la plus grande partie de sa vie (sauf émigration). C’est un point qu’il faut conserver à l’esprit quand on cherche à évaluer la rationalité des stratégies de producteurs, puisque l’image qu’ils se font du monde est diffractée par les conditions matérielles de leur travail. Ce n’est que ces toutes dernières années que les producteurs de Vilatuxe ont pu faire l’expérience directe de phénomènes dépassant largement les confins de la paroisse : marché, banques, télévision, etc. 5 On constate la même chose dans le groupe de villages que j’étudie actuellement à Beira Alta (Portugal). 6 L’expression n’est pas très précise dans son acception générale (Tepicht 1973), les auteurs mettent en avant divers aspects pour mieux définir le concept qu’elle recouvre. Dans l’utilisation que j’en fais, j’essaie d’établir une distinction entre deux considérations : la première est que la production est orientée essentiellement, sinon totalement, vers la consommation domestique, avec des ventes occasionnelles ; la deuxième est que – tant que demeure un besoin objectif le niveau de consommation, quelle que soit son importance, oriente l’organisation du travail et fait le partage entre le travail domestique et le travail d’échange (Gudeman 1978). 7 Le travail à temps partiel sur la propriété familiale est en train de devenir un trait distinctif de cette catégorie de producteurs. C’est un phénomène d’ampleur régionale en Galice rurale, surtout dans les régions proches des zones industrielles ; un certain nombre d’hommes et de femmes travaillent à la fois en ville et à la campagne. López-Suevos (1975) a élaboré la notion de trabajador simbiótico (travailleur symbiotique), expression qui lui sert à désigner ce phénomène en Galice. Hann (1980) et Shanin (1973) entre autres auteurs, mentionnent cette tendance du travail rural ailleurs dans le monde.

Notes de fin 1 Revue internationale des sciences sociales (n° 114, 1987 : 535-560).

Structures agraires et migrations pendulaires : une région du nordouest du Portugal 1 João Ferreira de Almeida

Cet article a pour objet l’analyse d’une commune (freguesia) rurale du Nord-Ouest portugais, Fonte Arcada, située dans une région typiquement agricole, mais proche géographiquement et socialement du pôle urbain et industriel de Porto, la deuxième ville du pays. Il ne sera fait que brièvement allusion aux problèmes de délimitation spatiale et temporelle que pose toute recherche monographique. Les frontières administratives de la commune ne constituent qu’un élément de référence, qu’il est nécessaire de préciser. L’espace rural est déterminé par un ensemble de processus sociaux dépendant d’espaces plus vastes, englobants ou discontinus, eux-mêmes définis en fonction de la diversité des champs théoriques à l’œuvre. Cela signifie que toute monographie, dans la mesure où elle cherche à circonscrire un espace social multiforme, devra nécessairement transgresser les limites administratives qui lui servent de référence globale. De même en ce qui concerne la temporalité, les référents historiques sont nombreux et ne coïncident pas forcément. En France, par exemple, on admet que les sociétés rurales ont développé une logique propre jusqu’au XIXe siècle, avant d’amorcer une désagrégation progressive. Dès lors, il serait possible d’utiliser un indicateur démographique – par exemple le point culminant de courbe démographique – comme limite du recul historique dans telle ou telle recherche monographique. Au Portugal, si le déclin en pourcentage de la population agricole remonte au début du XXe siècle, ce n’est qu’à partir des années 50 que commence sa chute en termes absolus. Régionalement, pourtant, les comportements démographiques sont loin d’être homogènes, et Fonte Arcada en offre un exemple : le maintien jusqu’à nos jours du nombre de ses habitants, phénomène que nous tenterons d’expliquer.

QUELQUES RÉFÉRENCES HISTORIQUES De la fondation de la nation (XIIe siècle) et jusqu’au XVe siècle, la croissance de la population portugaise a été lente et a connu des phases de dépeuplement dues aux guerres de reconquête du territoire sur les musulmans, aux famines et épidémies, et surtout à la peste noire du milieu du XIVe siècle. Après une période de stabilisation liée, entre autres facteurs, aux découvertes maritimes (Indes, Brésil), la croissance reprend. Elle s’accélère après la deuxième moitié du XIXe siècle, quoique de façon moins remarquable qu’en Angleterre et en Allemagne, par exemple. A partir de 1900, elle se poursuit, malgré une stagnation dans les années 10, conséquence de la Première Guerre mondiale, de la grippe espagnole, et d’une importante émigration. Ce n’est qu’en 1960-1970 que ce mouvement s’inverse : le solde naturel positif ne compense plus le flux migratoire, ce qui entraîne une chute de la population dans la métropole. Avec le retour de plusieurs milliers de résidents des ex-colonies après 1974, et les restrictions qu’impose l’Europe à l’immigration périphérique, la croissance reprend : la population atteignait en 1977, 9 245 000 habitants. En ce qui concerne la natalité, ce n’est qu’à partir de 1930, postérieurement à l’Allemagne ou à l’Angleterre (sans compter la France où ce mouvement commence bien auparavant) qu’on constate une nette tendance à la baisse corrélative à une forte réduction de la mortalité infantile. L’évolution démographique au Portugal a été affectée de façon pratiquement continue – bien que variable quant à l’incidence régionale – par des mouvements migratoires pluriséculaires. L’émigration colonisatrice qui débuta dans le deuxième quart du XVe siècle vers les îles atlantiques, s’étend au Maroc, à l’Orient, se canalise vers le Brésil plus fortement à partir de la seconde moitié du XVIe siècle et culmine à la fin du XIXe siècle jusqu’à 1930 environ. Dans les années 50, et surtout 60 (avec près de 1 400 000 départs), l’émigration reprend avec cependant une différence importante : la destination est dorénavant l’Europe, et tout le pays, du nord au sud, fournit des contingents de travailleurs migrants, qui ne sont plus d’ailleurs, comme auparavant, presque exclusivement des hommes jeunes, paysans ou salariés agricoles. Si l’émigration est une composante de l’histoire portugaise dont les effets profonds et multiples furent parfois dramatiques, n’oublions pas l’autre dimension de la « mobilité géographique » : les mouvements à l’intérieur du territoire. Il existe, on le sait, de nombreuses modalités migratoires au sein d’un même tissu social, déterminées par des conditions historiques spécifiques et des mécanismes structuraux de distribution de la force de travail. A côté des migrations pendulaires, dont on parlera plus tard, il faut mentionner les migrations saisonnières et les migrations définitives, dont l’exode rural et agricole constituent, en général, les manifestations les plus saillantes. Les migrations saisonnières ont eu une importance considérable du dernier quart du XIXe siècle jusqu’au début de la Deuxième Guerre mondiale. Les plus importantes venaient de l’Algarve (à l’extrême sud du pays) et surtout des montagnes du centre et du nord du territoire. Les gens allaient par bandes (ranchos) faire les moissons dans le Ribatejo et l’Alentejo, régions de grande propriété et de culture extensive, après quoi ils retournaient à leurs terres où il leur était impossible de vivre sans ce complément de revenu. Les mouvements avec fixation dans la région d’accueil ont augmenté dès le siècle dernier. Les

flux de grande ampleur suivirent deux directions principales : du nord au sud et de l’est à l’ouest du territoire. La première, liée notamment au peuplement rural de certaines régions méridionales, remonte aux temps médiévaux de la reconquête et se poursuit avec une intensité variable jusqu’au tarissement récent. Dans une période plus proche, la croissance industrielle et l’urbanisation ont attiré vers les régions du littoral (essentiellement dans les départements de Lisbonne, Setubal et Porto) la population des montagnes du Nord puis de l’intérieur rural du pays. Mais la plupart des migrants, prenant parfois les zones urbaines comme étape, se sont dirigés vers l’extérieur (voir Annexe, tableaux 1A et 2A). La première période postmédiévale, phase de plein développement de l’empire, montre que ni les effets de l’expansion territoriale ni les contrastes géographiques qui opposent l’humidité atlantique du Nord à la sécheresse méridionale, la fertilité des vallées et des bas versants littoraux à la pauvreté des plateaux et des montagnes intérieures, n’avaient encore entraîné de forts clivages quant au peuplement. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, si la situation littoral-intérieur n’est pas considérablement altérée, la répartition entre Nord et Centre-Nord d’une part, et le reste du territoire de l’autre, présente des différences considérables : la moindre croissance dans le Centre et le Centre-Sud contraste en effet avec la forte augmentation des densités et l’importance relative de la population plus septentrionale. Sur le plan agricole, l’introduction du maïs américain au XIVe siècle devait amener des transformations profondes dans les régions où il s’est diffusé. Bien que l’espace rural du NordOuest présente déjà, dès le haut Moyen Age, une forme morcelée, due à l’exiguïté des unités productives, alliées à un peuplement dense mais dispersé, le développement de la vigne et l’introduction du maïs comme polyculture complexe, éliminant les jachères et exigeant une force de travail considérable, ont sans doute contribué au nouvel essor démographique septentrional. L’expansion postérieure de la culture de la pomme de terre, le développement de la monoculture viticole spéculative du Douro et la prospérité relative des secteurs non agricoles y ont aussi leur part. Plus au sud, dans la zone intérieure qui va des montagnes centrales à l’Algarve, les conditions écologiques et la structure des latifundia aux racines anciennes ont laissé intacts les champs de blé dispersés, les longues jachères, les espaces de terres incultes et le système de la vaine pâture. Ainsi se maintenaient dans cette partie du territoire de grands espaces sans présence humaine régulière, un peuplement concentré mais de faible densité. Cent ans plus tard se confirmait la décroissance démographique relative de l’intérieur méridional, dans un espace social pénétré par un capitalisme extensif, s’appuyant sur les structures sclérosées de la très grande propriété. Ni les mesures protectionnistes de la fin du XIXe siècle, ni la « campagne du blé » de l’entre-deux-guerres n’ont pu durablement éliminer le chômage chronique dans la région. Plus au nord, la pénétration du capitalisme, sur le mode d’une soumission formelle du travail paysan au capital, s’était poursuivie dans le cadre de la polyculture-élevage traditionnelle. Le modèle de croissance industrielle s’appuyait sur le maintien de bas salaires et sur le gel des prix agricoles afin d’éviter la hausse des produits alimentaires : ses effets sur des structures agraires déséquilibrées et figées se traduisaient par le blocage de l’investissement, de la rationalisation de la production, de l’innovation technologique. Le produit agricole stagnait, tandis que l’importation croissante de produits alimentaires était la

seule réponse à une demande intérieure en augmentation continue. Sur le plan industriel, en revanche, le deuxième après-guerre donna lieu à un nouvel essor qui s’affirma dans les années 60. Mais cette croissance, dans le cadre d’un capitalisme dépendant et fragile, entravait le développement de l’industrie lourde et des biens d’équipement ; la concentration de puissants groupes financiers s’opérait parallèlement au saupoudrage d’innombrables micro-unités artisanales, soutenues par une relative autarcie et par la répression exercée sur les organisations ouvrières. La prospérité des secteurs industriels et des services aggravait les disparités régionales, produisant un développement inégal dont l’inégale répartition démographique constitue un des indicateurs. On assiste, globalement, à une poussée vers le littoral : à l’équilibre relatif des dernières décennies du XIXe siècle succède, en 1970, une situation où pour un habitant de l’intérieur on en compte trois sur le littoral (soit 28 % contre 72 %), avec une proportion des aires respectives de l’ordre de 2 pour 1. C’est justement l’espace intérieur, avec une productivité agricole en perte relative continue par rapport au Nord et au Centre littoraux, et où travaille plus de la moitié de la population active agricole, qui, de 1960 à 1970, a subi les pertes démographiques les plus spectaculaires. Ces pertes, à leur tour, contribuèrent à accentuer la spirale de la pauvreté dans des régions auxquelles seuls l’envoi d’argent des émigrants ou leur retour laissaient encore l’apparence d’un certain dynamisme. Si, après avril 1974, il n’y a pas eu de transformations en profondeur dans les structures agraires du nord du territoire, l’exode massif des dix années antérieures a été compensé par un large reflux vers les régions rurales, dû à la décolonisation et au chômage urbain. Cela montre bien, malgré toutes les difficultés rencontrées, la capacité adaptative, la plasticité de l’espace rural, en particulier celui que structure la paysannerie. L’économie paysanne, fragile du point de vue de la rationalité capitaliste, se révèle en même temps un refuge, une soupape, en cas de crise : si l’espace rural est bien un réservoir et un pourvoyeur de main-d’œuvre, il possède aussi une remarquable capacité de réabsorption des « excédents » démographiques. Mais justement la région qui nous occupe est restée relativement à l’abri et de la dernière vague d’émigration, et de l’inversion de tendance vérifiée, au niveau national, en 1974 et 1975. La commune de Fonte Arcada se situe dans une région caractérisée par des taux très élevés de natalité et de mortalité, de forts pourcentages de jeunes et de femmes, un peuplement dense et dispersé. Ces caractéristiques se sont maintenues au long des siècles avec une remarquable constance. Comment expliquer cette relative « indifférence » de la commune de Fonte Arcada aux grands flux migratoires des vingt dernières années ? S’agirait-il d’un développement économique endogène, capable de fixer sur place l’essentiel de ses habitants ? On verra que l’explication en devra être fondamentalement recherchée dans l’incidence, visible aussi dans certaines régions environnantes et ailleurs dans le pays, des migrations pendulaires. Cerner l’importance de ce type de migrations et de l’agriculture à temps partiel qui lui est associée impose d’élargir la problématique aux structures agraires régionales, aux classes sociales et à leur dynamique, aux dimensions (économiques, politiques, idéologiques) du processus social global, dont les espaces ruraux ne constituent qu’un élément.

LA COMMUNE DE FONTE ARCADA Fonte Arcada est l’une des trente-sept communes qui appartiennent au canton (concelho) de Penafiel, dans le département (distrito) de Porto. Elle a une surface totale d’environ 600 ha et une aire productive de 480 ha dont 45 % de superficie agricole et le reste de superficie forestière avec très peu de friches. Le sol offre de bonnes conditions pour la culture du maïs, du haricot, du seigle et de la pomme de terre. L’aire réservée aux deux premières cultures, qui alternent fréquemment l’hiver avec la prairie, atteint près de 139 ha. La vigne et quelques vergers, en général en bordure des champs, complètent les cultures les plus importantes, tandis que le gros bétail perd de plus en plus son ancienne fonction de trait. Ce n’est pas seulement la commune mais aussi le canton de Penafiel qui révèlent des caractéristiques agricoles dominantes. Les indicateurs usuels comme la part du produit agricole brut dans le produit intérieur brut, le nombre d’établissements industriels au kilomètre carré, la production industrielle par tête, la formation brute de capital fixe par établissement, l’apport du canton à la valeur ajoutée industrielle du département de Porto confirment l’inadéquation des structures non agricoles de la région. Bien que l’on constate aussi la diminution, en termes absolus et relatifs, des actifs agricoles à Penafiel (qui représentaient néanmoins encore plus de 31 % de la population en 1970), il est indéniable que l’on est en présence d’une région qui présente les traits spécifiques du « monde rural ». Mais il s’agit d’une région d’où sont également absentes, pour l’essentiel, les caractéristiques d’une agriculture moderne, susceptible de supporter un procès endogène de croissance économique. Sur 5 009 exploitations à Penafiel en 1968, seules 19 comptaient plus de 20 ha, la superficie moyenne ne dépassant pas 1,72 ha. Environ 29 % seulement de ces exploitations destinaient plus de la moitié de la valeur de leur production au marché. Le petit fermage et le métayage, rapports de production non capitalistes, intéressaient encore, à la même date, près de 45 % du total des exploitations et plus de 80 % d’entre elles restaient des entreprises familiales. Finalement, entre 1950 et 1970, les « isolés » – ceux qui, étant propriétaires ou fermiers, n’employaient pas de salariés – ont vu croître leur importance au détriment des salariés et des patrons agricoles. Vu ces traits génériques, tirés des statistiques officielles, on pourra se demander s’il existe bien, dans cette région dite de minifundia, une tendance à la distribution égalitaire de la propriété foncière.

Structure de la propriété foncière Rappelons la distinction entre propriété juridique et propriété économique. Si la première confère un droit reconnu dans un ordre juridique déterminé, la propriété économique se caractérise par le pouvoir d’affecter des ressources (les moyens de production) à des fins économiques et de s’approprier des produits et d’en disposer. L’une et l’autre ne coïncident pas nécessairement. L’étude de la propriété formelle de la terre est insuffisante pour analyser la dimension économique des classes sociales à la campagne ; elle est néanmoins indispensable si l’on veut examiner la répartition des exploitations (au sens statistique d’« unités techniques et économiques »), puisque rien n’empêche, par exemple, qu’un seul propriétaire en ait une, deux ou plusieurs (voir Annexe, où les tableaux 3A et 4A montrent la répartition de la superficie agricole et forestière de la commune entre propriétaires résidents et non résidents ; la Figure 1, à l’aide des courbes de Lorenz et des indices de Gini, condense l’information sur la concentration de la terre). (Notons que les propriétaires non résidents détiennent plus du quart de la superficie productive totale.) Les superficies les plus petites ont une importance économique supérieure à la moyenne, ce qui implique, comme le registre fiscal le confirme, une valeur supérieure du produit par unité de surface : il faut donc un peu nuancer la lecture économique des courbes de concentration. Mais les différences restent bien accentuées. Etre propriétaire à Fonte Arcada signifie ainsi le plus souvent (pour 67 % d’entre eux) posséder un lopin de terre n’atteignant pas un demi-hectare, donc un tout petit jardin potager qui n’est évidemment pas susceptible d’assurer la subsistance d’une famille. A l’autre bout de l’échelle, huit propriétaires en 1968 contrôlent 43,4 % de la superficie productive. Qu’en est-il de l’affirmation, si souvent répétée, selon laquelle la propriété foncière représente, dans le Nord-Ouest, un puissant facteur économique d’homogénéité ? Ces micropropriétaires n’ont en général d’autre recours que de se procurer du travail salarié ou d’accepter le fermage dans les exploitations appartenant à des grands propriétaires. Lorsque le mécanisme des migrations pendulaires ne permettait pas encore l’écoulement régulier de la force de travail excédentaire, la pression de la demande d’emploi des journaliers sur les propriétaires était forte et constante. Les gens les plus âgés de la commune rapportent combien il était nécessaire, pour arriver à la situation de fermier ou de métayer, d’utiliser toutes sortes de « pistons ». On comprend alors la nature de ces contrats de fermage dans le cadre qu’un quasimonopole de la terre, lorsque, de leur côté, les conditions politiques globales ne permettaient pas d’infléchir, à niveau local, l’inégalité du rapport de forces entre propriétaire et fermier. Mais même après le 25 avril, alors que la conjoncture politique tournait en faveur du pôle le plus faible, le pouvoir des fermiers et des métayers resta limité, malgré l’action du marn, leur mouvement revendicatif : peu de contrats écrits furent accordés et les rentes continuèrent le plus souvent à être payées en nature. Pour expliquer cet échec relatif, il faut sans doute tenir compte de la cristallisation de mécanismes complexes de dépendance, associés à des rapports très anciens. Cependant, l’incidence même des migrations pendulaires et le processus de transformation sociale qui les sous-tend et qu’elles renforcent, auront peu à peu créé une autre logique, tout en plaçant le problème du fermage dans une position peut-être moins critique au sein des rapports de forces locaux.

Population, travail et démographie La pyramide des âges de la commune (cf. Annexe, figure 2), révèle un creux assez net dans le groupe des hommes pour les classes comprises entre vingt et soixante-quatre ans, résultant, en partie au moins, de la très forte émigration des actifs. Le tableau 1 fait apparaître un vieillissement et une féminisation de la population de Fonte Arcada supérieurs à ceux du canton de Penafiel, y compris dans les classes les plus jeunes. Ce fait aura sans nul doute des conséquences importantes sur tous les plans de l’organisation sociale de la collectivité : pour n’en citer qu’une, notons la forte incidence du célibat féminin (cf. Annexe, tableau 6A). TABLEAU 1. Vieillissement et taux de masculinité

*1970; b1978. L’information a été obtenue à partir de l'enquête exhaustive que l'on nommera P2, effectuée dans la commune en 1978. TABLEAUX 2. Lieu d’exercice de la profession et répartition selon les sexes et l’âge des actifs

Le petit nombre d’hommes pour 100 femmes à Fonte Arcasa dans la population jeune doit s’expliquer peut-être par la semi-prolétarisation qui se développe avec les migrations pendulaires, et qui a peut-être épargné la migration à bon nombre de jeunes filles, contrairement à ce qui se passe – en règle générale – dans le canton. L’analyse de la population active nous aidera à mieux cerner la situation. Sur les résidents de Fonte Arcada, 661 appartiennent à la « population exerçant une activité économique » dans l’acceptation restrictive que donnent à cette catégorie les recensements officiels. Mais si l’on prenait en considération la profession secondaire de ceux que leur activité principale exclut de cette catégorie (ménagères, étudiants, etc.), le nombre des actifs s’élevait à

878. Selon l’un ou l’autre critère, on obtient des pourcentages d’actifs de 44,5 et 59,2 respectivement ; toutefois nous utilisons le critère officiel pour pouvoir procéder à des comparaisons. Le nombre des actifs par famille (Fonte Arcada compte 320 groupes domestiques) atteint 2 065, chiffre considérablement supérieur à celui de Penafiel pour 1970 (cf. tableau 2). On notera l’impact des migrations pendulaires sur le pourcentage de ceux qui, bien que résidant dans la commune, travaillent à l’extérieur dans l’industrie ou les services (la plupart à Porto ou dans sa banlieue), soit 35,9 % du total, c’est-à-dire 70,9 % des « postes de travail » non agricoles recensés. Le processus de prolétarisation n’ayant apporté ni une réduction sensible du nombre des exploitations agricoles, ni une reconversion ou une modernisation des systèmes de cultures et des procès de travail, l’indice élevé d’activité traduit l’entrée massive des femmes dans la sphère de la production agricole. Un même processus – la semi-prolétarisation des familles paysannes – induit ainsi simultanément et de façon cumulative un fort taux d’activité et une féminisation de la population de la commune et spécifiquement de sa population active. On notera également un fort pourcentage de personnes âgées et de jeunes dans l’agriculture, ce qui corrobore nos données de départ. Examinons maintenant de plus près l’ensemble des actifs agricoles, qui correspond à près de la moitié de la population. Le tableau 3 – montre que les femmes occupent les deux catégories les plus importantes : aides familiaux (où les jeunes sont nombreux) et isolés fermiers (sensiblement plus âgés). TABLEAU 3. Répartition par sexe et par âges des actifs agricoles selon le statut professionnel

Tableau 4 Répartition selon le statut professionnel (complémentaire) et l’occupation ou l’activité économique principale des actifs ayant une profession secondaire agricole

On notera également le pourcentage très élevé de personnes âgées dans l’ensemble des isoléspropriétaires : si la détention de la terre leur a permis de résister à la prolétarisation, ils sont néanmoins obligés de prolonger leur activité productive et, faute de renouvellement par des

membres plus jeunes, c’est le groupe même qui se trouve menacé de disparition. Pourtant s’il est un aspect sur lequel il convient d’insister, c’est bien l’exercice fréquent et généralisé d’activités secondaires et l’incidence de l’agriculture à temps partiel. Le nombre de ceux qui la pratiquent (367) est même supérieur, à Fonte Arcada, aux actifs agricoles définis en termes de profession principale (cf. tableau 4). Ils se répartissent pour la plupart en aides familiaux et fermiers. Notons outre le nombre de ménagères – ce qui confirme la féminisation agricole – le fort pourcentage de ceux qui travaillent à titre principal dans l’industrie et les services, dont le lieu d’activité est massivement extérieur à la commune : il s’agit de l’articulation typique migrations pendulaires-agriculture à temps partiel. Étudions de plus près l’influence du phénomène migratoire parmi les indicateurs relevant de l’analyse démographique. Le Nord-Ouest, avons-nous dit, a constitué depuis très longtemps une source de grands flux migratoires : cela reste vrai de Fonte Arcada. La commune n’a pas fourni, toutefois, beaucoup d’émigrants au XXe siècle, si l’on exclut les premières décennies et une courte période du deuxième après-guerre, où les départs pour le Brésil ont été encore nombreux. Ce sont les migrations internes qui ont eu le plus d’importance. La chute des années 60, qui va à l’envers du mouvement au niveau national, paraît confirmer l’hypothèse selon laquelle c’est à cette époque que s’est généralisé le transfert pendulaire de la force de travail (cf. Annexe, tableau 5A). Une autre source, le recensement électoral de 1979, permet de préciser l’information, en dénombrant les majeurs de dix-huit ans nés à Fonte Arcada et résidant à l’extérieur (cf. Annexe, tableaux 7A, 8A et 9A). Sur les 857 individus ainsi identifiés, le pourcentage des adultes (vingt à soixante-quatre ans) s’élève à 86 %, avec une prédominance de jeunes (jusqu’à quarante-quatre ans), ce qui traduit des départs encore récents. Globalement, les femmes sont sur-représentées. En ce qui concerne la répartition par lieux d’accueil, le plus grand nombre se rende dans les communes voisines (ce mouvement peu significatif, du point de vue des flux migratoires, est probablement lié à l’extension de l’aire d’endogamie) et dans le Grand Porto, qui voit ainsi se confirmer son rôle polarisateur. Si, en outre, on observe que la fixation de la classe d’âge des quarante-cinq à soixante-quatre ans y est aussi relativement plus importante, l’hypothèse selon laquelle les migrations pendulaires se sont en partie récemment substituées aux migrations définitives – toutefois selon une direction identique – sera confirmée. Il ressort, finalement, que les fixations à l’étranger sont insignifiantes, bien qu’elles soient probablement sous-estimées. Le tableau 10A (Annexe) montre que le nombre des immigrants qui se sont fixés dans la commune ne compense pas, même de loin, celui des départs : on compte, en 1974, 235 arrivées contre 839 départs pour les classes d’âges de vingt ans et plus. En ce qui concerne les lieux d’origine, notons l’effacement de Porto et de sa banlieue.

Classes sociales : les agents et les familles Lorsqu’on a essayé de caractériser la population active à Fonte Arcada, on a fait allusion aux phénomènes de prolétarisation et de semi-prolétarisation des actifs agricoles eux-mêmes, séparés en quatre catégories, en fonction de la situation différente des agents économiques face aux moyens de production et aux produits : le passage d’une classification empirique, à partir des professions déclarées, à l’analyse des dimensions économiques des classes sociales, y était implicite. On ne montrera pas ici les logiques à l’œuvre dans ces deux types d’approche. C’est essentiellement sur les classes des propriétaires fonciers, des rentiers capitalistes et des salariés agricoles que la tradition marxiste s’appuie pour analyser la pénétration du capitalisme dans les campagnes. La dissociation entre propriété juridique et propriété économique de la terre, et la séparation du producteur direct d’avec les moyens de production impliquant l’expropriation généralisée des paysans, constitueraient, dans cette perspective, des tendances irréversibles. Or, l’évolution historique des cent dernières années, du moins en ce qui concerne les formations sociales capitalistes du Centre et de la première périphérie, invalide partiellement cette hypothèse. Si la formule trinitaire conserve un pouvoir explicatif pour un certain secteur agraire portugais (globalement le sud du territoire où s’est faite la réforme agraire), dans le cas de la soumission formelle du travail au capital, dont rien ne permet de dire qu’il s’agit d’une simple survivance, ce modèle est insuffisant. L’étude des classes sociales dans l’agriculture portugaise ne saurait se référer aux seuls salariés, fermiers capitalistes et propriétaires fonciers absentéistes : d’autres catégories, relatives aux exploitations familiales, ont beaucoup plus de poids dans certaines régions. C’est, d’un côté, celle des producteurs agricoles directs pour qui la capacité de mettre en action les moyens de production (possession) se prolonge par la propriété économique, sans recourir à une importante force de travail salariée ; d’un autre, celle des aides familiaux. Ensemble, ils constituent la classe des paysans, détenant ou non la propriété juridique de la terre. Paysans-propriétaires et paysansfermiers peuvent encore se distinguer selon leur capacité d’accéder à des niveaux de reproduction économique élargie. Le semi-prolétariat agricole comprend, à son tour, des paysans qui doivent aussi vendre leur force de travail en plus de l’exercice d’une activité agricole « indépendante ». On peut employer l’expression paysans partiels, dans un sens plus large, pour désigner tous les types d’activités combinées à l’activité paysanne. Il s’agit, d’ailleurs, d’une position de double appartenance de classe qui, dans certaines conditions, peut être durable. Tout d’abord, il est frappant de constater dans le tableau 5 l’absence d’entrepreneurs agricoles capitalistes, ce qui est apparemment contradictoire avec la présence vérifiée de plus d’une trentaine de salariés agricoles : c’est que ceux-ci sont des salariés éventuels, dont l’utilisation de la force de travail est sporadique ou secondaire par rapport à la masse de travail requise dans les exploitations. D’ailleurs, même au niveau du canton de Penafiel, il n’y avait en 1970 que trente « patrons agricoles », soit 0,7 % de la population agricole active. La proportion de salariés dans l’agriculture de Fonte Arcada était bien plus élevée il y a quelques décennies : l’exode agricole a fortement entamé ce groupe. L’importance numérique des paysans « purs » mérite aussi un bref commentaire. Bien que la commune soit située dans une région où dominent les exploitations familiales, on ne s’attendrait

pas pour autant à ce que le nombre de ces paysans soit si élevé, tant y est forte la semiprolétarisation. Pour mieux cerner ce phénomène il nous faut maintenant passer des agents sociaux individuellement considérés à l’analyse des classes prenant pour base des familles. Nous proposerons une classification des familles paysannes qui n’intègre pas un certain nombre de facteurs pertinents tels que la distribution des rôles, la structure interne du pouvoir, les styles de vie ou les mécanismes de socialisation. Notre objectif étant en effet de dépasser le côté atomisant de ce qui vient d’être dit et d’examiner les mécanismes de prolétarisation et de résistance à la prolétarisation, nous nous en tiendrons à une combinaison des différentes places des individus dans les groupes domestiques locaux. Seront dites familles paysannes celle qui sont globalement liées au travail agricole et dont les membres ont été tenus à l’écart de toutes les formes de salariat ou de n’importe quelle activité économique extra-agricole. On classera dans les familles de paysans partiels celles dont l’un des membres au moins est paysan partiel ; ou dont un membre au moins est salarié ou exerce une activité économique extérieure, tandis qu’un ou plusieurs autre(s) est (sont) paysan(s). On appellera prolétaires les familles dont un élément au moins appartient à cette catégorie et on distinguera le prolétariat agricole du prolétariat industriel. L’existence d’un élément de la bourgeoisie suffira à considérer une famille bourgeoise. Petites bourgeoises seront celles qui comprennent au moins un membre petit bourgeois, les autres n’exerçant aucune activité économique qui puisse les caractériser. Dans le cas, peu nombreux, où ces critères ne conduisent pas à une classification univoque (par exemple, lorsqu’un membre est prolétaire et un autre petitbourgeois), on fait prévaloir la situation de classe du chef de famille. Enfin les familles dans lesquelles aucun membre n’entre dans les catégories ci-dessus appartiennent aux « catégories résiduelles » (cf. tableau 6). TABLEAU 5. Les classes sociales à Fonte Arcada

Source : Enquête P2.

La forte proportion de groupes domestiques qui restent liés à l’agriculture, bien qu’occupant des places différentes dans la structure des rapports locaux de production, est frappante. Aux cinquante-quatre familles paysannes pour lesquelles ce lien passe non seulement par le fairevaloir direct, mais aussi par l’organisation même du procès de travail, s’ajoutent seize familles qui fondent sur le travail salarié leur reproduction sociale ; la propriété de la terre permet à quinze autres familles de vivre, au moins partiellement, de l’activité agricole par le biais de rentes, sans participation aucune aux procès de travail ; ce sont toutefois les familles des paysans partiels (166, c’est-à-dire, un peu plus de la moitié du total des groupes domestiques) qui donnent l’image la plus représentative de l’agriculture et des structures sociales de la commune. Le « mystère », pour l’observateur, que représente à Fonte Arcada un paysage surtout agricole sans qu’on voie une participation régulière de la population à ce genre d’activités se dissipe donc, une fois reconnu le rôle de l’agriculture à temps partiel. L’une des conséquences de la diversité des situations de classe des familles a trait à la dimension même des ménages. Sans écarter d’autres facteurs, ce sont les formes diverses de résistance des groupes domestiques à l’exode définitif de leurs membres qui expliqueraient les différences entre familles paysannes et familles de paysans partiels (cf. Annexe, tableau 11 A). C’est ainsi que les familles de paysans et de prolétaires sont de dimension réduite et que la moyenne d’âge de leurs chefs est élevée : face aux problèmes économiques aigus à une époque où le mécanisme des migrations pendulaires n’était pas si efficace, elles auraient fourni une partie de leurs membres à la migration sans retour.

Si cela vaut pour la « catégorie résiduelle » (qui comprend la majeure partie des retraités âgés), la situation est différente pour les autres groupes domestiques : il est probable que le prolétariat industriel et la nouvelle petite bourgeoisie ont subi l’influence des modèles urbains de contrôle des naissances, tandis que pour les familles petites-bourgeoises traditionnelles et bourgeoises agraires, on peut admettre la prévalence de stratégies de préservation/expansion patrimoniale. TABLEAU 6. Classification des familles à Fonte Arcada

On peut multiplier les exemples où s’opèrent d’autres stratégies de reproduction/reconversion des classes et des fractions de classe. Schématiquement, on dira que de tels comportements se diversifient, à long terme, en fonction de la mutation historique des structures sociales (tout en contribuant à cette mutation), et dans la même conjoncture, en fonction des spécificités de telles classes ou fractions de classes, catalysatrices de clivages dans leur « habitus ». On illustrera chacune de ces situations à Fonte Arcada en ayant recours, pour la première, à la structure des mariages selon l’âge des conjoints et, pour la seconde, aux stratégies face à l’instruction (cf. Annexe, tableau 11A et figures 3a et 3b). Les mariages dans lesquels l’âge de la femme dépassait de plus de deux années celui du mari et les mariages tardifs de l’un ou des deux conjoints sont nombreux jusqu’à la fin des années 20, tandis que, pour la période récente, ils revêtent un caractère exceptionnel. Il faut encore noter, entre les deux périodes, l’abaissement de l’âge moyen au mariage tant des hommes que des femmes, ainsi que les différences dans la dispersion et dans l’intensité par tranche d’âge des mariages. Sans ignorer la complexité des facteurs en ce domaine, comment ne pas voir dans le modèle plus ancien la manifestation de stratégies patrimoniales au sein d’une collectivité relativement autarcique ? La constitution de la famille y est non seulement conditionnée par le marché matrimonial (endogamie géographique), mais aussi par l’héritage et la dot, ou encore par le projet de chacun des fiancés d’augmenter ses biens fonciers (endogamie de classe). L’ouverture à des choix à l’extérieur, comme la diversification des possibilités d’emploi et l’importation de nouveaux modèles culturels ont favorisé en revanche, dans les années récentes, l’influence des stratégies matrimoniales et patrimoniales de type urbain en partie révélées par l’indicateur choisi. Le « niveau d’instruction », dans la mesure où il rend compte d’une compétence technicosymbolique « de droit », constitue à son tour un indicateur d’autant plus irremplaçable, qu’il a

une incidence non seulement sur l’accès aux postes de travail salarié, mais encore sur l’appropriation des « biens de culture » jouant un rôle important dans la reproduction sociale. Le tableau 11A de l’Annexe souligne le fort pourcentage de membres des familles bourgeoises qui dépassent le niveau élémentaire d’instruction (colonnes C + D) : ceci atteste et les possibilités supérieures de cette classe, et l’usage qu’elle en fait, ce qui n’est pas sans incidence sur la reproduction de ses conditions de domination symbolico-culturelle articulées, évidemment, aux autres formes de domination produites par le capital économique et le capital social. A l’autre bout, les familles appartenant au prolétariat agricole sont les plus démunies en capital scolaire, ce qui va de pair avec leur vieillissement et la réduction numérique de leurs membres. Autant de symptômes de l’échec (et du renoncement ?) de toute stratégie de reconversion et, à terme, de la disparition de ce groupe dans la configuration de la commune, au moins sous sa forme actuelle. La logique de reproduction de la petite bourgeoisie traditionnelle est déjà moins conditionnée par le capital scolaire ; c’est pourquoi sa faible position sur ce point et la relative vitalité que révèlent non seulement la dimension moyenne des groupes domestiques, mais encore l’âge des chefs de famille, ne sont contradictoires qu’en apparence. Cependant, la comparaison qui nous intéresse le plus est celle entre les familles paysannes et les familles de paysans à temps partiel. Bien que la distinction ne soit pas aussi nette que pour la dimension moyenne du groupe domestique ou l’âge du chef de famille, on constate aussi quant à l’instruction une situation plus favorable dans la deuxième catégorie (voir l’inversion des valeurs dans les colonnes A et B). A l’âge le plus bas de leurs chefs, à la dimension plus grande rendue possible par les revenus extérieurs à l’activité agricole, s’ajoute donc pour les familles de paysans partiels la supériorité des niveaux d’instruction nécessaire, justement, à l’efficacité de leurs stratégies de reconversion. Que dire des familles paysannes « pures » ? Pour les individus qui occupent cette position à Fonte Arcada, et mis à part les cas exceptionnels de viabilité économique stable, il paraît clair que leur trajectoire sociale marque un déclin. On peut même prévoir qu’avec l’extinction de la génération actuelle, incapable de reconversion, très souvent sans successeurs susceptibles d’assurer la transformation des structures productives de l’unité agricole, c’est la place même des paysans qui va se réduire dans la commune : la logique globale force à la modernisation ou à la disparition ; et la modernisation des uns signifiera, inexorablement, la disparition des autres. Il va sans dire qu’une analyse des stratégies familiales en termes d’instruction devrait nécessairement tenir compte des différences générationnelles, puisqu’on peut y voir, soit les mutations temporelles des conditions objectives, soit les réponses que les générations plus anciennes donnent à ces mutations, notamment en ce qui concerne leurs enfants. Mais l’illustration aura en tout cas été suffisante : elle montre que sur cette question spécifique, ni les conditions dans lesquelles elles se trouvent ni l’adaptation à ces conditions ne sont, pour les différentes familles de classe à Fonte Arcada, identiques.

CONCLUSION Nous avons vu à grands traits comment a pu survivre jusqu’à présent une économie paysanne de basse productivité dans une région de minifundia du Nord-Ouest portugais. Il s’agit, bien entendu, d’une survie qui a connu de nombreuses adaptations et transformations : la thèse de l’immutabilité des collectivités paysannes qui tirait jadis une certaine vraisemblance de leur relatif isolement économique, démographique, culturel, de la prépondérance de la logique et des fonctions internes de cohésion de l’espace rural, constitue aujourd’hui un mythe bien plus résistant que la réalité qu’il prétend décrire. Il n’est évidemment pas possible d’énoncer les facteurs complexes qui ont conduit à la situation actuelle. Si certains d’entre eux ont trait à la spécificité écologique de la région, il en est d’autres qu’on ne peut dissocier des caractéristiques globales du développement capitaliste portugais, parmi lesquelles, sur le plan politique, la modération de sa révolution bourgeoise. Les forces porteuses de l’industrialisation et du « progrès » ont dû, au XIXe siècle, s’allier à l’aristocratie seigneuriale et/ou à la bourgeoisie « territorialisée », tout en ébranlant le moins possible les structures paysannes. Il en est résulté la préservation, à des niveaux encore aujourd’hui significatifs, de la rente comme rapport de production, elle-même contribuant au blocage de la croissance agricole ; il en est aussi résulté, également dans le cadre d’une non-viabilité économique progressive, la conservation de petites exploitations en faire-valoir direct, incapables de s’agrandir en raison à la fois des mécanismes de soumission formelle du travail paysan au capital et de la rigidité du marché foncier, dont le contrôle revient globalement à un groupe de propriétaires absentéistes relativement puissants. Ces deux facteurs sont à l’origine de très fortes tensions que les années 50 et 60, à la faveur d’un changement dans la logique et dans le rythme de développement de la formation sociale portugaise, ont converti en un exode rural intense. Le départ massif à l’étranger constitua alors la réponse la plus générale des paysans des régions de l’intérieur du territoire ; en ce qui concerne celle qui nous occupe, située à une trentaine de kilomètres de Porto, la ville offrait une voie privilégiée à ses migrants définitifs. L’information recueillie en a montré les traces, les conséquences selon le sexe et l’âge sur la population qui est restée à Fonte Arcada, notamment le faible pourcentage relatif d’adultes et le fort taux de féminisation dans tous les groupes d’âge. Le Nord-Ouest connaît aussi des formes de migrations pendulaires qui remontent à la fin du XIXe siècle ; elles coexistaient avec les migrations définitives à la ville ou à l’étranger et avec la prolétarisation entraînée par diffusion du tissage à domicile. Mais, à Fonte Arcada, c’est à partir des années 50 que ces migrations pendulaires ont été déterminantes, en tant qu’alternative soit au développement agricole, soit à l’industrialisation locale, soit à l’émigration, et même, en partie, aux migrations internes définitives. De multiples facteurs ont contribué à cette forme spécifique de mobilité de la force de travail qui se traduit par la multiplication des exploitations à temps partiel, outre l’attraction du centre industriel proche et les facilités de transport introduites par le chemin de fer. La semiprolétarisation offre, en effet, à la famille paysanne, une soupape de sécurité en cas de crise et s’intègre dans sa stratégie de préservation/expansion du patrimoine, éventuellement menacé ; elle contribue à assurer ses besoins alimentaires ; elle lui évite les dépenses liées au transfert de résidence, tout en maintenant les liens avec la collectivité locale ; elle rend possible la séparation,

au sein du groupe domestique, de la force de travail « excédentaire » susceptible d’apporter un revenu complémentaire ; finalement, elle confirme, non sans contradictions d’ailleurs, la prévalence d’éléments idéologiques apparemment récurrents dans les campagnes : valorisation de la propriété, attachement à la parcelle de terre, refus d’une prolétarisation totale. L’analyse de la structure de la population active de la commune a révélé que c’est à Porto que la plupart des actifs de l’industrie et des services exercent leur métier. L’agriculture, occupant encore près de la moitié des actifs, est de plus en plus aux mains des jeunes (particulièrement des jeunes filles, aides familiales), des personnes âgées des deux sexes, et, dans le groupe des adultes, des femmes qui sont presque toujours aussi ménagères. L’ensemble de ces caractéristiques, liées à l’agriculture à temps partiel et aux migrations pendulaires, explique le taux élevé d’activité de la commune. On a vu qu’un important contingent de paysans « purs » se répartissait dans les groupes domestiques qui dépendaient déjà des ressources extra-agricoles, ce qui veut dire qu’il reste finalement peu de familles strictement paysannes. D’une façon quelque peu paradoxale, la survivance de la paysannerie a pour contrepartie la prolétarisation « équilibrée » de nombreuses familles. Si l’on peut parler de « chômage déguisé » à Fonte Arcada, chez les jeunes garçons par exemple qui, la scolarité finie, attendent un premier travail en ville tout en restant liés à des activités agricoles, que dire d’une agriculture vivant dans une large mesure de la force de travail de femmes qui sont aussi des ménagères, de vieux et d’enfants, d’adultes qui y sacrifient le peu de temps disponible hors l’exercice d’autres activités ? Il s’agit, à notre avis, d’un réel sur-emploi, de la constitution d’une « armée agricole de secours », (selon l’heureuse expression proposée par J. Madureira Pinto) dont l’activité temporaire s’accommode du court temps de service de la plupart de ses recrues. Tout comme l’armée industrielle de réserve, elle est un produit de l’accumulation dont la logique implique la domination de l’espace rural par l’espace urbain. Disposant d’une base de recrutement partiellement commune, les deux « armées », fonctionnellement articulées l’une à l’autre, remplissent des fonctions historiquement dévolues à l’espace rural dans les formations sociales capitalistes : d’un côté le maintien d’une force de travail disponible (donnant lieu parfois à des exodes ruraux spectaculaires), de l’autre la production à bas prix de denrées alimentaires. Cette situation évite de recourir aux reconversions soudaines et coûteuses des structures productives, comme l’exige, dans d’autres contextes, la pénétration du capitalisme dans l’agriculture. Les changements apportés par les flux migratoires à la population de Fonte Arcada, à la structure des classes dans la commune, ont modifié les références symboliques et les pratiques. Nouveaux médiateurs, ceux qui travaillent quotidiennement à la ville y participent largement : ils se substituent aux anciens notables, occupent les postes de gestion locale, contribuent à une socialisation lente mais dont les effets sont déjà visibles au niveau idéologique et politique. C’est sans doute également à leur capacité de mobilisation qu’est due la très forte poussée à gauche qui se poursuit depuis les premières élections libres de 1975, tendance qui contraste avec la majorité de droite dont font état les régions voisines. Je crois en tout cas avoir montré la pertinence d’une analyse des classes sur la base des groupes domestiques face aux conceptions traditionnelles qui, par une approche fragmentaire des processus sociaux, manquent ou déforment certaines de leurs dimensions. Comment rendre compte autrement de la situation des paysans à temps partiel, des stratégies de

conversion/reproduction face aux diverses composantes du capital (économique, tout d’abord, mais aussi culturel et social), et d’autres facteurs indispensables à la compréhension des pratiques et du destin social des différentes classes et fractions dont le mouvement, conditionné par l’« état des choses », le met en perpétuel bouleversement ?

Annexes

Annexe TABLEAU 1A. Répartition démographique par régions

TABLEAU 2A. Répartition démographique (littoral-intérieur)

TABLEAU 3A. Répartition de la superficie productive par classes de superficie — Propriétaires résidents à Fonte Arcada

Superficie moyenne par propriétaire : 1,287 ha (344,935 : 268). TABLEAU 4A. Répartition de la superficie productive par classes de superficie — Propriétaires non résidents

Superficie moyenne par propriétaire : 2,647 ha (135,011 : 51). FIGURE 1. Répartition de la propriété foncière (courbes de Lorenz et indices de Gini)

Propriétaires résidents à Fonte Arcada A—Sup. F—Sup. Forestière T—Total

Propriétaires non résidents FIGURE 2. Pyramide des âges à Fonte Arcada

TABLEAU 5A. Taux d’attraction/répulsion entre 1901 et 1970

TABLEAU 6A. Répartition des célibataires par sexes et par classe d’âges (1978)

TABLEAU 7A. Population masculine de 18 ans et plus née à Fonte Arcada et résidant ailleurs

TABLEAU 8A Population féminine de 18ans et plus née à Fonte Arcada et résidant ailleurs

TABLEAU 9A. Population de 18 ans et plus née à Fonte Arcada et résidant ailleurs.

TABLEAU 10A. Population de 20 ans et plus résidant à Fonte Arcada et née hors de la commune, par sexes (1978)

TABLEAU 11A. Dimension, âges et niveaux d’instruction dans les familles de classe

A : Illettré ; sait lire ; B : Primaire ; C : Secondaire ou technique incomplet ; D : Secondaire ou technique et plus. Fugure 3a. Mariages à Fonte Arcada selon l’âge des conjoints (1901-30)

Figure 3b. Mariages à Fonte Arcada selon l’âge des conjoints (1960-78

Notes de fin 1Information sur les sciences sociales (26, 2, 1987 : 285-318).

Pluri-activité et stratégies paysannes d’abandon de l’agriculture : deux exemples 1 Manuel Villaverde Cabral

Les études rurales et paysannes prennent actuellement au Portugal une ampleur inconnue jusqu’ici. Cet essor a lieu au moment même où l’agriculture et la condition paysanne connaissent depuis deux ou trois décennies un déclin notoire dans la vie économique et sociale du pays (Cabral 1978, 1981). Rien de surprenant à cela : Teodor Shanin (1971) ne signalait-il pas, il y a plus de dix ans, la tendance générale des études paysannes à se développer alors même que les paysans disparaissent dans les pays les plus avancés ? Cela ne veut pas dire que l’agriculture n’ait pas fait l’objet de nombreux travaux auparavant. Depuis la fin du XVIIIe siècle, avec la diffusion de la pensée physiocratique au Portugal, elle a suscité une littérature copieuse, mais qui s’est caractérisée tout au long du XIXe et jusqu’à cette date récente, par un intérêt presque exclusif pour le développement de la production agricole, le plus souvent du point du vue de la croissance de l’économie marchande à l’échelle nationale, voire internationale (Cabral 1974). Toute cette littérature – à l’exception de quelques études de type ethnographique marquées par une tendance folkloriste d’inspiration romantique tardive, puis par les courants positivistes et nationalistes visant à idéaliser le monde rural par opposition aux « méfaits » de l’urbanisation et 1

de l’industrialisation – tendait implicitement ou explicitement à refouler, sinon à dénier toute spécificité de l’économie paysanne et de la collectivité rurale. C’est ainsi qu’Albert Silbert (1960) constatait la faiblesse du « populisme agraire » au Portugal, à l’exception de l’œuvre de Basilio Teles (1902, 1904), sur laquelle il ne s’est d’ailleurs pas penché. Quand le poids de l’agriculture dans les stratégies de croissance économique s’est considérablement amenuisé, en raison de la diminution de la population agricole, on a commencé à s’interroger sur les modalités spécifiques de la pénétration capitaliste dans les campagnes, en prenant en compte pour la première fois les stratégies paysannes de survie et d’adaptation. On a constaté alors que celles-ci s’étaient souvent révélées en contradiction, voire en opposition avec la croissance économique globale du pays, introduisant des distorsions profondes par rapport aux modèles linéaires tant de l’économie classique que du marxisme (Freitas et al., 1976, notamment l’introduction). Cet article se propose d’attirer l’attention sur le fait qu’au Portugal, au moment où les stratégies nationales de développement économique cherchent à éliminer ou à réduire la dépendance alimentaire du pays (Rocha 1979), les stratégies paysannes semblent dans une large mesure refuser, en particulier par la multiplication des formes de pluri-activité, le rôle que les planificateurs et les décideurs entendent faire jouer à l’agriculture et mettre en échec les projets de maintien d’une paysannerie nombreuse. Tout se passe comme si ce qui était considéré par les villes comme une « crise de l’agriculture » correspondait dans les campagnes à des niveaux de prospérité, relative certes, mais encore inconnue il y a quinze ou vingt ans.

Plusieurs facteurs se sont combinés au cours des dernières décennies pour aboutir, chez les paysans, à une double stratégie d’abandon au moins partiel de l’agriculture. Cette double stratégie est contraire au maintien d’une population agricole nombreuse et à l’approvisionnement du marché intérieur en produits alimentaires variés et bon marché, dans la mesure où la part la plus importante de la production agricole se concentre entre les mains d’une couche relativement réduite de paysans aisés, de plus en plus ouverts à la spécialisation dans les productions rentables, y compris les produits forestiers pour l’exportation (Cordovil 1979). Certes, ces processus ne se déroulent pas sans contradictions. Il suffit de rappeler la chute récente du prix du bétail due à la sécheresse prolongée de 1980-1981 et à l’augmentation du prix de la paille, du foin et des aliments industriels – enchaînement de causes et d’effets tout à fait dans la ligne de ce que rapportait Chayanov (1974 : 196-199) au début du siècle – pour mesurer l’ampleur des anciens mécanismes encore à l’œuvre dans l’agriculture portugaise 2 . C’est là un exemple frappant d’une situation où les comportements paysans des uns se combinent aux stratégies spéculatives des autres – maquignons, bouchers, marchands de paille et de foin, souvent eux-mêmes agriculteurs aisés – pour faire échec à l’augmentation de la production et à la baisse des prix à la consommation. Pour nous, la « variable indépendante » de tous ces processus, est l’émigration massive qui a repris à la fin des années 50. Il s’agit non seulement d’un exode rural et agricole souvent définitif, comme cela avait été le cas dans le passé, mais aussi et surtout d’un phénomène générateur depuis deux décennies d’une véritable réaction en chaîne qui a profondément et irréversiblement bouleversé les valeurs, les aspirations, les attitudes et les comportements des campagnes portugaises, tout particulièrement au nord du Tage où sont concentrés les terres les plus fertiles et les plus forts contingents d’agriculteurs. L’argent frais brusquement introduit en quantités massives par les mandats des émigrés – dont le montant dépasse le produit agricole brut – a simultanément développé les aspirations de la population rurale, des jeunes en particulier, et dévalorisé le travail agricole, plus symboliquement encore qu’économiquement. La scolarisation généralisée, liée à l’abandon des champs et à l’afflux d’argent frais, a renforcé à son tour les attitudes de refus à l’égard du travail agricole. Ceci a contribué à faire des inégalités et de la soumission traditionnelles des paysans – y compris des paysans aisés – autant de motivations supplémentaires à l’abandon, au moins partiel, du travail des champs, si bien que celui-ci incombe à une population de plus en plus âgée et « féminisée ». L’abandon matériel et culturel, tout comme la répression politique dans lesquels le régime de Salazar a maintenu les collectivités rurales expliquent que, sauf pour un petit nombre de notabilités locales liées au pouvoir central, les inégalités entre la ville et la campagne ont affecté toutes les couches rurales, en ce qui concerne notamment l’accès à des biens tels que l’éducation, la santé et les loisirs 3 . A partir du moment où ces biens sont apparus à l’horizon des aspirations paysannes, presque toute la collectivité rurale a rejeté sa condition et cherché à en sortir par l’exode, ou du moins l’abandon partiel de l’agriculture. Ces aspirations se combinent enfin avec le processus d’industrialisation et d’urbanisation des campagnes, entraînant un exode agricole partiel qui caractérise à l’heure actuelle toute la campagne littorale entre Braga et Sétubal, cette région étant avec le Sud touristique, la seule qui connaisse depuis vingt ans une certaine croissance démographique. Nous tenterons ici d’illustrer certains aspects des stratégies paysannes visant à améliorer la

condition matérielle et sociale des familles rurales. Nous nous appuierons sur deux enquêtes menées, l’une par nos étudiants dans le nord-ouest du pays auprès des petits fermiers et métayers du district de Porto (Matos et al., 1980), l’autre par nous-même sur les foires et marchés du sud de l’Estrémadoure 4 . Il s’agit d’études encore fort incomplètes, mais dont nous souhaitons tirer des indications pour les recherches à venir.

LES MÉTAYERS DU NORD-OUEST : FERMIERS OU LOCATAIRES ? L’objet de l’enquête menée auprès des petits métayers du district de Porto ne concernait pas nos préoccupations actuelles. En réalité, celles-ci ont pris forme au cours d’une recherche sur les activités du Mouvement des agriculteurs et fermiers du Nord (marn) – mouvement à tendance gauchisante, très proche du Parti communiste portugais, créé au lendemain de la révolution du 25 avril 1974 afin, notamment, de veiller à l’application rigoureuse de la nouvelle loi relative aux baux et loyers ruraux, favorable aux petits fermiers et visant à l’extinction du métayage. Il est apparu très vite que si le marn ne revendiquait en 1979-1980 que quelque 2 130 membres pour cinq districts (équivalents des départements français) du nord du pays, le plus gros contingent d’adhérents était fourni par le district de Porto (82 %). Cela pouvait s’expliquer par la combinaison de deux types de facteurs : des facteurs structurels, le district de Porto étant celui où l’on observe le taux le plus fort d’exploitations en régime de fermage ou de métayage (39,1 % selon l’enquête agricole de 1968) et des facteurs conjoncturels liés à la façon dont l’organisation du marn s’était développée à partir de la ville de Porto, où était publié le mensuel du mouvement, A Terra. En effet, il existe une certaine corrélation entre les taux d’incidence du fermage et du métayage dans d’autres districts du Nord-Ouest (Braga, 25,8 % ; Aveiro, 18,5 %) et le nombre d’adhérents au marn (respectivement, 9,3 % et 5,6 %). Cependant, les choses se compliquent si l’on sait (toujours d’après les données fournies par le marn, tableau 1, que plus de 40 % des 1 750 adhérents du district de Porto proviennent des cinq cantons (concelhos) les plus urbanisés, sur les dix-sept que compte le district ; inversement on trouve une corrélation négative entre les cantons les plus agricoles et le faible nombre d’adhérents que le marn y a recrutés. TABLEAU 1

Cantons

Associés du MARN (%) Pop. Agricole en 1970 (%) Exploitation affermées en 1968

Urbanisés : Vila Nova de Gaia

13,7

4,8

43

Matosinhos

9,8

7,0

49

Gondomar

7,8

4,6

35

Maia

6,0

7,2

35

Porto

3,4

0,8

53

2,1

57,2

57

Ruraux : Baião

Amarante

3,5

42,9

59

Valongo

3,2

39,0

31

Póvoa do Varzim

0,5

38,3

58

Marco de Canavezes 3,2

36,4

60

Sources : Recensement de la population, 1970 ; Enquête agricole, 1968 ; Fichiers du MARN.

Seuls les cantons de Penafiel et Paredes font exception à cette règle paradoxale selon laquelle les cantons urbanisés – où le taux d’incidence du fermage est par ailleurs tendanciellement plus faible – sont ceux qui comptent le plus grand nombre d’adhérents à un mouvement de fermiers et métayers. En réalité, si l’on n’est pas en mesure, en l’état actuel de la recherche, d’« expliquer » par l’urbanisation et l’industrialisation le fort taux de terres affermées dans le district de Porto (ainsi que de Braga et d’Aveiro), du moins peut-on faire deux suppositions. La survie du régime de petit fermage et métayage est peut-être due à la proximité de la grande ville et à la possibilité d’y trouver un emploi, notamment un emploi salarié dans l’industrie, se combinant avec le travail agricole. En outre, la terre affermée à proximité de la ville offre un avantage qui prime sur l’accès direct aux denrées alimentaires ou le revenu d’appoint que procure la vente des produits agricoles, à savoir le coût relativement bas du logement par rapport aux loyers urbains. La survie du petit fermage et du métayage dans ces districts tiendrait donc, en partie du moins, à leur double effet positif sur les revenus des ouvriers-paysans de la ceinture urbaine de Porto et, sans doute aussi, des agglomérations anciennement ou récemment industrialisées des districts de Braga et d’Aveiro. On en a une preuve supplémentaire dans le fait que la plupart des conflits entre propriétaires et locataires – conflits qui constituent la raison la plus souvent invoquée par les adhérents du marn pour justifier leur adhésion au Mouvement – ont eu lieu dans les cantons voisins de la grande ville. Pourtant ces litiges, presque toujours déclenchés par les propriétaires, n’ont pas pour but de remplacer un fermier par un autre disposé à payer un loyer plus important. Il s’agit avant tout pour les propriétaires d’expulser le fermier actuel de façon à libérer la terre et à la rendre disponible, à court ou à moyen terme, pour la spéculation immobilière : dans la logique de la rente foncière, le terrain constructible a pris le pas sur le terrain agricole 5 . Joao Castro Caldas (1981) confirme a contrario cette interprétation dans une étude récente sur le canton très rural d’Arcos et Valdevez (district de Viana) : on n’y décèle aucune tendance à l’expulsion des locataires et ce malgré la baisse des fermages. Toutefois, pour en savoir davantage sur les fermiers et métayers du district de Porto, nous avons recueilli des données plus précises auprès d’une cinquantaine d’adhérents du marn au siège du Mouvement à Porto. En outre, nous avons établi une comparaison entre les adhérents du marn et une trentaine de fermiers et métayers de la région où le Mouvement n’était pas encore parvenu à s’implanter. Bien qu’il s’agisse d’un échantillon peu significatif, il apparaît clairement que les adhérents du marn sont en moyenne plus jeunes et plus scolarisés que les non-adhérents. Si l’écart entre les âges moyens est important – il est de plus de dix ans : les adhérents du marn ayant en moyenne 46,4 ans et les non-adhérents 59,5 ans – l’écart entre les niveaux de scolarisation est plus grand encore. Certes, au Portugal, âge et niveau de scolarisation sont

fortement corrélés, puisque l’école ne s’est généralisée qu’après la Deuxième Guerre mondiale, mais alors que 14,5 % des adhérents du marn n’ont pas fréquenté l’école, ce pourcentage atteint presque 85 % pour les non-adhérents. On peut donc, sans trop s’avancer, conclure qu’on a affaire à deux groupes sociaux distincts et que, à l’origine de cette « distinction » – comme le dirait P. Bourdieu – se trouve sans doute l’accès différentiel au « capital scolaire ». Bien que nous n’ayons pas poursuivi ce type de recherche auprès des enquêtés, il est possible de formuler quelques hypothèses. D’une part, on décèle une variable pour ainsi dire indépendante, quelle que soit la situation initiale de chaque famille d’agriculteurs, qui résulte de la lente implantation de l’appareil scolaire dans les campagnes. D’autre part, et indépendamment des possibilités physiques d’accès à l’appareil scolaire, il n’est pas exclu que les paysans aisés aient gardé auprès d’eux leurs enfants pour les faire travailler à la terre, les privant ainsi de l’école, alors que les paysans insuffisamment pourvus en terre scolarisaient les leurs, précisément parce qu’ils n’avaient pas de quoi les occuper. Ce type de « renversement » a souvent été constaté dans les pays qui ont connu une importante émigration 6 . Le fait que le marn recrute ses adhérents parmi les métayers les plus jeunes et les plus instruits de la région tient peut-être aussi à ce que les travailleurs jeunes, instruits et habitant près de la grande ville, sont plus militants que les personnes âgées et démunies de toute culture scolaire. Enfin, un troisième indicateur corrobore l’idée qu’il s’agit de deux groupes socialement distincts, et non d’un même groupe social scindé en deux générations aux attitudes et aux comportements différents : alors que 46 % de l’ensemble de l’échantillon – adhérents et non-adhérents au marn confondus – déclarent avoir une occupation professionnelle principale en dehors de leurs exploitations agricoles (et pour la grande majorité d’entre eux, extérieure à l’agriculture), les pourcentages de double activité sont très différents selon qu’il s’agit ou non du groupe des adhérents au marn, 60 % pour les uns et 14 % pour les autres. Ainsi, non seulement les adhérents du marn sont plus jeunes et plus instruits que la plupart des petits fermiers et métayers de la région, mais en outre ils sont beaucoup moins liés à l’agriculture. Nous retrouvons là le paradoxe que nous signalions au début, selon lequel les adhérents du marn étaient plus nombreux dans les cantons urbanisés et industrialisés du district que dans les cantons ruraux proprement dits. Pour expliquer leur adhésion au marn, les fermiers et les métayers interrogés invoquent principalement l’aide judiciaire fournie par le Mouvement aux métayers menacés d’expulsion. Et l’un de ces métayers – quarante-quatre ans, six ans de scolarité, ouvrier de l’industrie laitière à Vila do Conde – en litige avec son propriétaire d’ajouter : « Depuis bien des années déjà, j’ai exercé plusieurs métiers à titre principal hors de l’agriculture. Mon activité agricole est un moyen d’avoir un logement bon marché et quelques denrées alimentaires essentielles. » Son comportement et son attitude, comme ceux de nombreux autres fermiers et métayers de l’échantillon, sont donc davantage ceux d’un locataire que d’un agriculteur. On a vu que 60 % des adhérents du marn – auxquels il conviendrait d’ajouter dans de nombreux cas d’autres membres de leurs groupes domestiques – exercent une activité principale hors de l’exploitation agricole. A telle enseigne que nombre d’entre eux ont déclaré avoir eu connaissance de l’existence du Mouvement par leur syndicat ouvrier. Mais un élément supplémentaire permet de mieux saisir les différences qui séparent le groupe social au sein duquel le marn tend à recruter ses adhérents de celui dont le profil nous est suggéré par les entretiens conduits auprès des fermiers et des métayers qui n’adhéraient par au marn et qui, pour

la plupart, en ignoraient l’existence. J. Ferreira de Almeida et J. Madureira Pinto, dans une étude monographique menée dans une commune du canton de Penafiel reliée à la ville de Porto par le chemin de fer, montrent qu’on ne peut se limiter, lorsqu’on cherche à caractériser les groupes domestiques, c’est-à-dire « les familles de classe » (Bertaux 1977, notamment chap. 3 ; Almeida 1981), à la seule situation individuelle du « chef de famille », ou même à celle de chaque membre du groupe domestique. Ils ont ainsi constaté que selon qu’on prend en compte les situations individuelles ou celles des « familles de classe », on passe d’un peu plus de 20 % des actifs de la commune étudiée exerçant une double activité (agricole et non agricole) à près de 52 % des groupes domestiques de la même commune (Almeida et Pinto, 1980 : 150-167, notamment tableaux 14 et 15). Le pourcentage de groupes domestiques adhérents du marn et pratiquant la double activité s’élève donc non pas à 60 % mais à près de 80 %. Malgré la faiblesse de notre échantillon, on peut légitimement conclure que la majorité des adhérents du marn appartiennent à des groupes domestiques qui n’exercent plus d’activité agricole qu’à temps partiel, un simple potager servant à valoriser un logement bon marché et relativement proche du lieu de travail. Enfin, en ce qui concerne le petit groupe de fermiers et de métayers n’ayant pas adhéré au marn, s’il est vrai que quatre d’entre eux seulement exerçaient une activité principale en dehors des exploitations agricoles, en revanche le nombre des groupes domestiques en situation de double activité s’élevait à quatorze, soit à près de la moitié des familles de ce groupe, ce qui porte à 55 % de l’ensemble de l’échantillon (adhérents et non-adhérents du marn) les groupes domestiques en situation d’activité double, voire multiple. La similitude de ce taux avec celui trouvé par Almeida et Pinto est frappante. L’image qui se dégage du groupe des non-adhérents au marn et, sans doute, d’un grand nombre de petits fermiers et métayers du Nord-Ouest, est soit celle d’une couche d’agriculteurs âgés (soixante ans en moyenne pour les chefs d’exploitation) dont les exploitations ne survivent que grâce à l’apport d’argent gagné par les femmes et surtout par les enfants restés à la ferme, mais qui travaillent dans les usines alentour ; soit celle d’individus isolés ou de couples très âgés dont on peut penser que les exploitations ne seront pas reprises. On rejoint ainsi les conclusions de J.C. Caldas à propos des métayers d’Arcos : « Il ne semble donc pas exagéré de conclure que, dans la plupart des cas, l’exploitation fonctionne comme appoint des pensions de vieillesse payées par l’État (et qui représenterait jusqu’à 30 % du revenu brut de l’exploitation), assurant ainsi la survie d’une population âgée de caseiros qui, sans autre possibilité d’emploi et sans les ressources ou le crédit qui leur permettrait de transformer le système de production, adaptent ce dernier aux conditions nouvelles. Ils réduisent la surface cultivée et orientent une parcelle vers le marché. Ils obtiennent ainsi les liquidités nécessaires à la viabilité de leur exploitation et peuvent alors payer la rente en nature grâce à laquelle sont assurés leur logement et une partie de leur subsistance alimentaire. » (Caldas 1981 : 216.)

Cette situation a été qualifiée par certains auteurs de résiduelle, soulignant ainsi la faible contribution de telles exploitations au produit agricole, ainsi que leur manque d’avenir économique, voire leur condamnation à l’extinction démographique. Il nous paraît utile de préciser maintenant quelques définitions. La plupart des fermiers et des métayers affiliés au marn sont en réalité des salariés exerçant l’agriculture à temps partiel. Répondant pour la plupart à l’image classique de l’ouvrier-paysan (par exemple Barberis 1973), ils entrent parfaitement dans le cadre de l’inventaire cartographié que Carminda Cavaco a dressé de l’agriculture à temps partiel à l’échelle nationale. Cet inventaire fait en effet apparaître de très nettes taches noires – correspondant aux exploitations de moins de 20 ha dont les chefs avaient

en 1968-1970 un emploi extérieur à la ferme – autour des implantations industrielles du NordOuest, allant de Viana jusqu’à Aveiro en passant par Braga et Porto (Cavaco 1980, 1981a, 1981b). Nous ne sommes pas en mesure d’affirmer avec certitude que ces exploitations à temps partiel, prises en location, sont utilisées de façon nettement moins intensive que celles dont le chef de famille est employé à temps complet dans l’exploitation familiale. On peut penser cependant, que le nombre réduit d’aides-familiaux qui travaillent dans les exploitations à temps partiel, dû sans doute à l’allongement de la scolarité et à l’engagement des enfants dans les circuits postscolaires, constitue un indicateur de sous-utilisation du patrimoine foncier de la part de cette catégorie d’agriculteurs. Le sous-emploi des ressources agricoles se retrouve aussi dans les exploitations de la paysannerie semi-prolétarisée. Contrairement à l’image traditionnelle que l’on s’en fait et selon laquelle ces exploitations utiliseraient la totalité de leurs ressources humaines et matérielles, il semble que désormais l’âge avancé des agriculteurs se combine avec les revenus monétaires obtenus hors de l’agriculture (salaires des enfants, retraites, mandats des émigrés, intérêts de l’épargne) pour réduire l’intensité du travail. C’est en tout cas ce que suggère J.C. Caldas (1981) lorsqu’il signale l’apparition récente des jachères dans une région où elles avaient disparu depuis près de deux siècles. L’agriculture à temps partiel doit être distinguée de la semi-prolétarisation classique, de même que ces situations doivent l’être de l’agriculture résiduelle ; elles recouvrent en effet non seulement des stratégies différentes en ce qui concerne l’obtention des revenus, mais encore des conditions d’existence et des comportements sociaux de plus en plus diversifiés. Alors que l’agriculture à temps partiel correspond à une amélioration sensible des conditions de vie, voire à une promotion sociale, du moins en ce qui concerne l’accès aux biens et aux capitaux symboliques produits en ville et à l’école, la semi-prolétarisation traduit le déclin, du moins relatif, des revenus agricoles et la dévalorisation du travail des champs. Enfin, chacune de ces situations est marquée par un destin différent : le vieillissement des exploitants, le départ des jeunes et le célibat de beaucoup d’aides-familiaux en sont les indicateurs les plus fréquents chez les paysans résiduels et même certains groupes domestiques semi-prolétarisés. Un autre groupe d’étudiants du Séminaire de sociologie rurale de l’iscte ayant travaillé sous la direction d’Afonso de Barros, dans une tout autre région, a noté l’existence d’une ligne de partage entre les groupes domestiques à double activité, familiale et salariée, selon que le père est resté à la ferme ou qu’il exerce un emploi salarié hors de l’exploitation (Serrador et al. 1981). En effet, lorsqu’on parle de stratégies familiales et de destins de classe, on pense aux rôles distribués au sein du groupe domestique entre ascendants et descendants et, notamment, à l’avenir que les agriculteurs cherchent à assurer à leurs enfants, ainsi qu’aux aspirations de ceux-ci. Enfin, de ces stratégies dépend aussi l’avenir agricole du pays. Or, nos entretiens ont donné lieu à des réponses fort intéressantes qu’il faudrait pouvoir comparer à des réponses similaires recueillies dans d’autres régions afin de se faire une idée générale de la situation du pays en ce qui concerne les stratégies paysannes d’abandon, au moins partiel de l’agriculture. Sur les quelque 280 descendants des quatre-vingts fermiers et métayers interrogés, il y a très peu d’enfants en bas âge et nombreux sont les descendants adultes ayant déjà abandonné le foyer familial. Parmi ces derniers, à l’exception d’un petit nombre dont on ne connaît pas l’activité, 14 % seulement sont établis comme agriculteurs, ce qui témoigne du très

faible degré de reproduction de la classe des fermiers et métayers du Nord-Ouest. Ce dernier résultat est confirmé par le fait que seuls 5,5 % des descendants présents au foyer familial sont classés comme aides-familiaux, alors que 22 % poursuivent leurs études. Il est vrai qu’ils sont nombreux à « aider » aux travaux de la ferme même lorsqu’ils ont déjà une occupation principale extérieure : c’est le cas de près de 40 % d’entre eux, dont plus de la moitié travaillent dans l’industrie et le restant dans le commerce, les transports, les services, etc. L’émigration est négligeable dans la région couverte par l’échantillon, puisqu’on ne compte que deux descendants émigrés sur 280. On a là une confirmation de la thèse d’Almeida et Pinto selon laquelle la proximité des implantations urbaines et industrielles fonctionne, en quelque sorte, comme solution de remplacement à l’émigration et à la migration elle-même. La situation des femmes – épouses et filles des agriculteurs – est plus confuse. Les premières travaillent rarement hors de l’exploitation ; bien qu’elles se présentent le plus souvent comme « ménagères », il s’avère que, sauf en cas de maladie explicitement mentionnée, elles aident toutes au travail de la ferme, confirmant par là les données de l’Enquête permanente sur l’emploi de l’Institut national de la statistique, données qui font apparaître le rôle crucial des épouses d’agriculteurs dans le maintien de l’activité agricole portugaise 7 . Présentées par la statistique comme des « ménagères avec activité partielle agricole non rémunérée », les épouses d’agriculteurs nous renvoient d’emblée au « mode de production paysan » selon l’expression de J. Tepicht (1971), qui se caractérise par la symbiose entre l’économie ménagère et celle de la ferme, entre ce que les anglo-saxons appellent household et landhold. Plus difficile encore à saisir est la situation des filles d’agriculteurs. Plus de 17 % d’entre elles se disent également « ménagères », mais on ne sait pas toujours si elles sont mariées et, le cas échéant, avec qui ou si elles sont restées célibataires, comme cela semble être traditionnellement le cas de nombre d’entre elles dans cette région. Quoi qu’il en soit, dans les groupes domestiques semi-prolétarisés notamment, la condition des filles célibataires paraît bien être celle de servantes de leurs parents et demain, peut-être, de leurs frères ou sœurs mariés. Cette situation archaïque, bien que résiduelle, semble néanmoins menacer au moins 5 à 10 % des filles d’agriculteurs de la population étudiée. En conclusion, tout donne à penser que, même en ajoutant au nombre des descendants des fermiers et des métayers qui ont poursuivi une activité agricole celui des filles d’agriculteurs qui ont épousé ou épouseront éventuellement des exploitants agricoles, ainsi que les aides familiaux susceptibles de succéder à leurs parents à la tête de l’exploitation familiale, 75 % au moins des descendants des fermiers et métayers actuels quitteront totalement ou partiellement l’agriculture, ce qui revient à dire que trois fermes sur quatre se verront abandonnées ou du moins sousutilisées dans un avenir relativement proche. Il va sans dire que le statut précaire de l’exploitation en régime de fermage et surtout de métayage est pour beaucoup dans cet abandon, et que chez les agriculteurs-propriétaires le taux d’abandon sera sans doute moins fort. En revanche, le recul de la législation sur les baux et les loyers ruraux par rapport à la loi de 1975, en rétablissant le « contrat verbal » pour les exploitations de moins de 2 ha (la majorité dans la région) et en renonçant à l’abolition du métayage, n’est pas fait pour retenir les enfants désormais scolarisés d’une paysannerie qui s’accroche encore à la terre pour des raisons qui relèvent davantage des insuffisances du système national de protection sociale et de logement que d’un quelconque attachement symbolique au terroir.

Enfin, quand on parle d’abandon, il ne s’agit pas d’une nouvelle forme d’abandon au sens classique du terme, mais d’un véritable « choix » stratégique compte tenu, naturellement, des possibilités objectives offertes à ces travailleurs. Car ce qui est à l’origine de ces processus, sous l’influence de l’urbanisation et de l’industrialisation combinées à l’émigration massive de la fin des années 50 jusqu’à la crise économique internationale à l’aube des années 70, ce n’est plus le poids insupportable de la rente foncière, ni le resserrement du ciseau des prix en amont et en aval de la production agricole, mais avant tout le double effet des aspirations toujours croissantes des familles rurales et des rémunérations structurellement faibles du travail agricole.

LES PAYSANS AISÉS DE L’OUEST : AGRICULTEURS OU MARCHANDS ? Nous avions déjà rencontré parmi les paysans du Nord-Ouest interrogés, plus d’une vingtaine d’individus actifs à la fois dans l’agriculture, le commerce et les transports : depuis les maquignons jusqu’aux vendeuses de denrées agricoles sur les marchés urbains et péri-urbains, en passant par les chauffeurs de petits camions familiaux, nombreux étaient ceux qui cherchaient à échapper à la condition paysanne pour ainsi dire « par le haut ». Le propre de la production paysanne est en effet, selon J. Tepicht (1971) d’en écarter à la fois les couches les plus aisées et les plus pauvres, les unes « par le haut », les autres « par le bas ». Ainsi se reconstituerait, de manière presque cyclique, le « noyau moyen » durable de la paysannerie par élimination totale ou partielle de la production directe aussi bien des groupes domestiques disposant d’un capital que des groupes prolétarisés. Dans le Nord-Ouest, c’était l’élimination « par le bas » qui prédominait, bien que les descendants des agriculteurs employés dans le tertiaire – du petit fonctionnaire à l’institutrice, en passant par l’employé de bureau – aient effectué une sorte de sortie « par le haut » : stratégie de la paysannerie moyenne qui commence par constituer un petit capital scolaire pour l’enfant, et finit par abandonner l’agriculture. En revanche, plus au sud, dans cette zone du pays qu’on nomme l’Ouest et qui touche déjà au grand marché de Lisbonne, nous nous sommes très souvent trouvés confrontés à des situations de sortie « par le haut » selon des stratégies qui passent par le maintien, voire l’intensification de l’exploitation familiale combinée à une activité non moins intense dans toutes sortes d’entreprises commerciales ou industrielles. L’exploitation en régime de faire-valoir direct est ici beaucoup plus fréquente que dans le Nord-Ouest, et il est frappant de constater que le maintien de l’exploitation familiale fonctionne souvent comme relais d’une activité commerciale des membres du groupe domestique. Si les analyses proposées plus haut au sujet du Nord-Ouest se fondaient sur une enquête partielle et des données statistiquement non significatives, l’analyse des agriculteurs-marchands de l’Ouest que nous allons tenter maintenant est fondée sur un travail d’observation semiparticipante mené depuis 1980 dans les foires et marchés ruraux de la région de Lisbonne (dans un rayon d’environ 100 km autour de la capitale). Cette recherche s’inscrit dans un projet plus ample visant à étudier du point de vue empirique et théorique les rapports qu’entretient la paysannerie avec le marché. Nous avons privilégié l’observation systématique d’une foire de dimensions moyennes qui se tient le premier dimanche de chaque mois dans la commune d’Encarnaçao (3 400 habitants), située à environ 60 km de Lisbonne et 12 km des chefs-lieux des cantons de Mafra (près de 10 000 habitants) et de Torres Vedras (environ 20 000 habitants). Nous y avions déjà conduit un grand nombre d’entretiens qualitatifs auprès des forains et des acheteurs, notamment de la foire au bétail. Ce matériel a été rapproché d’un matériel similaire recueilli de façon moins systématique dans une dizaine d’autres foires de la région, notamment le gros marché hebdomadaire de Malveira, également dans le canton de Mafra, à environ 30 km de Lisbonne, marché qui fait fonction depuis longtemps de « bourse » des valeurs agricoles non réglementées

par l’État pour le sud du pays. La foire d’Encarnaçao, qui remonte à la fin de la Première Guerre mondiale, doit son succès, remarquable eu égard à la petite taille de la commune, au fait qu’elle se tient le dimanche – ce qui pourtant semble lui avoir valu dans le passé l’opposition des autorités ecclésiastiques – et surtout à son implantation sur un petit plateau côtier, à la frontière entre les riches vignobles et vergers du canton de Torres et les cantons du pays saloio (Mafra, Sintra, Loures), sous-région tournée depuis fort longtemps vers le marché de Lisbonne, dont elle assurait jusqu’à cette date récente la consommation horticole et laitière (M. de Lourdes Pereira 1949 ; Alfreda Cruz 1973). Les paysans des cantons saloios accomplissaient traditionnellement de multiples activités de colportage et de services – les femmes en tant que lavandières – dans la grande ville. Le paysan et la paysanne de la région saloia, se déplaçant à dos d’âne et avec leurs baluchons, sont restés longtemps des figures typiques du folklore de Lisbonne et de ses alentours. Les foires et les fêtes du pays ont fait l’objet d’innombrables représentations littéraires et artistiques, parfois idéalisées et le plus souvent caricaturales 8 . Ce qui nous a le plus frappé dans les foires et marchés ruraux de la région, c’est la multiplicité des activités productives et commerciales auxquelles se livrent sans exception, bien qu’à des degré divers, tous les participants du marché. Il n’est pas rare de trouver combinées chez le même individu des activités salariales dans l’industrie, des activités agricoles de type familial et des activités commerciales notamment dans l’élevage. Il n’y a pour ainsi dire pas de barrières – structurelles ou fonctionnelles – entre chaque activité. C’est un peu comme si chacun faisait de tout, guidé essentiellement par une stratégie consistant à saisir des occasions offertes par l’échange de biens et de services, de façon à maximiser les avantages du marché et à minimiser ses effets négatifs. En revanche, on a constaté une séparation de plus en plus nette entre le producteur et le consommateur chez les habitants des communes rurales, y compris les agriculteurs. Séparation semblable à celle qu’a observée Bernard Royer (1978) sur les foires et marchés de Provence. A telle enseigne que la récente interdiction temporaire des foires au bétail pour des motifs sanitaires n’a porté aucun préjudice important aux activités des forains, les habitants des communes rurales continuant de se présenter comme à l’accoutumée sur le marché en tant qu’acheteurs de biens de consommation courante produits par l’industrie. La séparation de plus en plus nette, imposée ces dernières années par les autorités communales, entre les foires au bétail et les marchés forains atteste la dichotomie entre fonctions de production et de consommation au sein des groupes domestiques ruraux. On constate aussi, dans cette région, une tendance à la disparition de toute production artisanale ou villageoise sur le champ de foire. Cela est d’autant plus remarquable que la région de Mafra, notamment les lieux-dits de Sobreiro et Achada, reste célèbre pour ses potiers. Ces derniers ont aujourd’hui une vocation essentiellement « artistique » et il est plus fréquent de trouver leurs produits dans les marchés fréquentés par les citadins, voire par les touristes, que dans les foires de leur région. Tout au plus les artisans villageois – ferblantiers, forgerons, tonneliers, selliers, cordeliers, etc. – présentent-ils leurs produits en même temps que des produits manufacturés qu’ils se procurent auprès de l’industrie, au besoin par l’importation. Aussi le marché forain se présente-t-il désormais, selon les termes de B. Royer, comme le prolongement, adapté à l’isolement relatif des communes rurales, du réseau de distribution normal des produits industriels.

En revanche, les fêtes villageoises, auxquelles nous faisons allusion dans la mesure où les pratiques symboliques tendent à codifier et à légitimer les changements intervenus dans les structures économiques et sociales, sont encore loin d’avoir subi le type d’évolution « folklorisante » signalée, par exemple, par Patrick Champagne (1979). S’il est vrai que, dans l’Ouest, ces fêtes ont tendance à se « moderniser », elles restent cependant, comme J. Ferreira de Almeida (1980) le signalait pour le Nord-Ouest, des événements essentiellement locaux, contrôlés par les ruraux pour leur propre bénéfice. A la grande fête religieuse de la commune d’Encarnaçao, qui se tient tous les dix-sept ans dans le cadre d’un cycle où interviennent seize autres communes, l’énorme investissement financier consenti (4 millions d’escudos obtenus en 1980 exclusivement dans la paroisse) et la modernisation des divertissements (chanteurs à la mode, groupes rock, etc.) n’enlèvent rien à l’émotion et à l’identification communautaire des cérémonies religieuses. Ainsi les fêtes villageoises ont-elles été pour nous une source d’informations en montrant, par exemple, que l’abandon de l’agriculture ainsi que l’industrialisation et l’urbanisation des campagnes ne s’accompagnaient pas nécessairement de la disparition des formes traditionnelles sous lesquelles se manifeste la cohésion sociale rurale. Nous avons pu l’observer de manière particulièrement frappante lors de la fête du Saint-Esprit à Penedo (canton de Sintra), village par ailleurs déjà voué à la consommation urbaine, ou encore à S. Joao das Lampas, également dans le canton de Sintra ; ce village a été étudié dans les années 60 par l’anthropologue américaine Joyce Riegelhaupt : avant la révolution du 25 avril, les autorités administratives et religieuses locales s’étaient entendues pour interdire aux villageois de célébrer leur fête annuelle et de tenir le marché mensuel ; or, depuis la révolution, la population a réussi à imposer ces deux institutions malgré l’apparition d’une grande usine métallurgique créée par un ancien artisan local. Enfin, l’observation des fêtes s’est aussi révélée fort utile dans la mesure où elle nous a permis de faire la part de la fonction économique et de la fonction socioculturelle des foires et marchés. Contrairement à ce que suggèrent de nombreux collaborateurs du numéro spécial des Etudes rurales consacré aux foires et marchés en France, (Chiva et al. 1980), au Portugal, du moins dans la région que nous avons étudiée, la séparation entre la foire et la fête est assez nette. Si les formes et les rituels de la sociabilité villageoise sont présents dans les mécanismes économiques du marché, il suffit d’observer une fête foraine comme celle qui se tient deux fois par an à Mercês (canton de Sintra) pour se convaincre de la séparation entre économie et loisirs dans la société rurale. La foire d’Encarnaçao est, de son côté, dénuée d’activités ludiques. Ayant surtout observé les activités des pépiniéristes, y compris les producteurs-vendeurs de ceps, et les transactions portant sur le bétail et les produits de basse-cour, nous avons constaté, en ce qui concerne les échanges liés à la production agricole, que, quel que soit le niveau de la circulation, bien évidemment limitée à l’enceinte des foires, il n’y a presque jamais coupure totale entre producteurs et marchands, les deux pôles du circuit n’étant que les moments d’une même échelle de spécialisation progressive. On ne peut séparer le marchand du producteur, ni ces derniers des activités salariales dans lesquelles ils sont souvent impliqués. L’activité des marchands proprement dits, dont le rattachement à la production et à la collectivité rurale reste fonctionnel pour l’exercice même de leur métier, est souvent intériorisée par les petits producteurs, en principe écartés du marché final, comme relevant d’un « don particulier », souvent un « don de famille », à saisir les occasions de vendre et d’acheter. C’est ainsi que nous

avons pu voir un gros marchand de bétail, membre d’une grande famille villageoise de commerçants, bouchers et entrepreneurs en bâtiment, se présenter comme éleveur dans le minuscule concours agricole qui a remplacé la traditionnelle bénédiction du bétail à la fête de la Saint-Mamede à Janas (canton de Sintra). S’il est indiscutable que la division du travail au sein des différentes régions du pays et même au sein des villages se double d’une division sociale au niveau des revenus et des comportements, il n’en reste pas moins que la typologie des marchands ne présente pas de nettes solutions de continuité entre petits et gros maquignons, entre petits et gros pépiniéristes. Il s’agit plutôt d’une structure verticale – telle une pyramide corporative – que d’une structure horizontale segmentaire. La disponibilité des vendeurs et des acheteurs, des producteurs et des marchands à s’engager dans toute transaction quelle qu’elle soit offre, ou semble offrir à chaque participant toute la gamme des possibilités et égaliser les chances de chacun sur le marché. Il n’est pas rare en effet de voir des agriculteurs aisés, employant souvent des travailleurs salariés et exerçant régulièrement des activités marchandes – notamment en mettant en œuvre la division du travail au sein du groupe domestique – engagés dans des transactions minuscules qui n’amortissent même pas leurs frais de déplacement. Il n’est pas rare non plus de trouver à côté de ces véritables koulaks des gens au statut parfois bien modeste, comme les ouvriers agricoles qui, cumulant activité commerciale ou production pour le marché avec toutes sortes d’activités, effectuent des transactions pouvant représenter jusqu’à plusieurs fois le salaire minimum national. Enfin, sur les grandes foires comme celle de Malveira, des agriculteurs des régions éloignées viennent parfois vendre leur production et celle de leurs voisins, et retournent dans leur région avec des produits achetés sur place pour les revendre localement. Ces opérations volumineuses sont menées le plus souvent sans l’aide d’aucun salarié : « Ça ne rapporte que si on fait tout soimême ! » Ici, c’est la possession d’un moyen de transport – et donc du certificat d’études (capital scolaire) autrefois indispensable à l’obtention du permis de conduire – qui fait toute la différence entre ceux qui ont accès au grand marché et ceux qui en sont écartés. Il faut aussi, on s’en doute, des relations personnelles pour pénétrer dans les réseaux du grand marché, mais celles-ci semblent recouper, même dans les foires distantes, les réseaux de la sociabilité villageoise. Si l’on attribue souvent aux maquignons une organisation interne oligopolistique de type quasi mafieux, les réseaux de connaissances n’en sont pas moins ouverts à tous ceux qui participent de la sociabilité villageoise. Donc, si d’un côté, le « ticket d’entrée » dans l’activité marchande n’est pas inaccessible, de l’autre on a vu plusieurs maquignons moyens, qui avait acheté à bas prix le bétail que les producteurs étaient pressés de vendre à cause de la sécheresse, se plaindre de se trouver face aux mêmes problèmes que les éleveurs dans la mesure où ils ne parvenaient pas à écouler rapidement leur marchandise. Les femmes – le fait a souvent été signalé par les sociétés archaïques – jouent un grand rôle dans les foires et marchés, surtout de petite envergure comme à Encarnaçao. Ainsi que nous l’avons noté pour la région du Nord-Ouest, il est fréquent que l’épouse et la fille de l’agriculteur soient chargées des activités marchandes au sein du groupe domestique : elles conduisent le petit camion ou la fourgonnette de la famille et se rendent aux grands marchés de la région pour y acheter des produits complémentaires à ceux de la production familiale pour vendre le tout. Les femmes jouent ici un tel rôle dans l’élevage que la stratégie économique familiale dépend souvent de la composition féminine du groupe domestique : c’est ainsi que le décès de l’épouse

ou le mariage avec une citadine entraîne souvent l’abandon du lait au profit de la viande… Toutes ces observations conduisent à penser que les deux pôles de la production et du commerce, du moins au niveau du champ de foire, se rejoignent dans l’appartenance commune à la société villageoise, ce qui tend à estomper les clivages de classe. On a affaire à un univers marqué par une forte cohésion, fait de contiguïtés et de compromis beaucoup plus que de ruptures et de conflits. C’est à peine si, dans les petits marchés, on décèle des solutions de continuité entre producteurs qui sont toujours les premiers à saisir les chances offertes par le marché, et les marchands qui ne dédaignent jamais l’affaire en apparence la plus insignifiante. C’est pourquoi les protestations des petits producteurs à l’encontre du bas niveau des prix, protestations souvent reprises par les marchands eux-mêmes, visent essentiellement les prix fixés en dehors du marché local par l’État (comme le prix du lait) ou par la grande industrie (comme celui des aliments du bétail) plutôt que ceux à la formation desquels ils ont l’impression de participer. Mais si le sentiment d’être « exploité » transparaît parfois dans le discours de bien des producteurs, il n’en est pas moins vrai que le jeu en apparence libre de la foire est considéré comme préférable à l’absence de tout jeu. Si les paysans se font concurrence, c’est aussi le cas, dans une certaine mesure, des marchands acheteurs. La préférence pour le marché concurrentiel est apparue clairement lors de la fermeture temporaire des foires au bétail, certains éleveurs allant jusqu’à dire qu’il s’agissait d’un « coup monté » par les maquignons… Le prix de la viande étant soutenu par l’État, la foire permettrait donc au producteur de faire jouer à son avantage les aléas conjoncturels de l’offre et de la demande. Ce qui n’empêche pas les éleveurs de conserver des rapports plus ou moins privilégiés – de type patron-client – avec certains maquignons : c’est que la logique paysanne de la maximisation n’est pas purement conjoncturelle, mais doit aussi ménager l’avenir. Enfin les transactions entre producteurs voisins, que nous avons pu observer à Encarnaçao, mais qui sont rares, sont évitées précisément pour sauvegarder la transparence des rapports de voisinage. Aussi, la fonction du marchand se trouvet-elle intériorisée et rationalisée par l’économie paysanne. Cela dit, il est un mécanisme global extérieur à l’économie paysanne qui pèse sur tous les calculs qu’on peut observer sur le champ de foire : c’est le marché du travail. Ce n’est pas tant la pénétration des rapports capitalistes dans les exploitations agricoles que l’absorption des groupes domestiques ruraux par le marché du travail non agricole qui a bouleversé, plutôt que détruit, les fondements de la rationalité économique paysanne. Autrement dit, c’est l’existence d’un marché du travail, c’est la valeur horaire du travail salarié qui conditionnent la formation des prix agricoles, notamment les prix du bétail, et déterminent l’orientation de l’exploitation familiale selon une gamme de possibilités qui va de l’orientation marchande, voire spéculative, à l’orientation purement résiduelle en passant par l’agriculture à temps partiel. Il s’agit là évidemment d’un calcul économique très imprécis, médiatisé par la valeur quasi nulle affectée aux loisirs ainsi qu’au travail des membres du groupe domestique sans débouché sur le marché du travail, mais on peut faire confiance à nos interlocuteurs pour refuser, toutes choses égales par ailleurs, une rémunération horaire trop inférieure au salaire minimum national. La fixation du prix minimum par l’État pour certains produits tels que le lait, facilite l’estimation de la valeur horaire du temps passé à la ferme. Nous avons même vu un éleveur se livrer à des calculs qui prenaient en compte les prix à la consommation en vue de vendre à l’abattoir des bêtes dont il se réserverait une partie, de manière à ne pas avoir à se fournir en viande au prix de

boucherie… Les agriculteurs orientent leurs stratégies en fonction des conditions d’accès au marché du travail. Tendanciellement, ils abandonneront ou n’abandonneront pas l’activité agricole selon que le travail des champs leur procurera ou non une rémunération comparable à celle du secteur du marché du travail auquel ils ont accès, le secteur du bâtiment servant en quelque sorte d’étalon. Certes, les pressions actuelles que constituent le chômage et les compétences inadéquates des paysans les plus âgés sur le marché du travail font que beaucoup de groupes domestiques gardent une activité agricole plus importante qu’ils ne le feraient dans des circonstances plus favorables. Mais la tendance à s’engager dans des activités non agricoles plus rémunératrices est désormais irréversible : l’agriculture à temps partiel apparaît donc comme une solution de compromis durable – plutôt que comme une transition linéaire de la campagne à la ville – entre l’abandon définitif au profit des seuls revenus salariaux et l’exploitation familiale en tant que revenu exclusif. De même que la multiplicité des activités économiques déployées par les groupements familiaux – lesquels se composent presque toujours de deux générations actives mais résidant séparément – coexiste souvent avec la production agricole et l’élevage. Autrement dit, non seulement il serait erroné de penser ces processus en termes de transition d’un mode de production à un autre, mais beaucoup de mécanismes de l’économie paysanne restent à l’œuvre dans la région. En effet, la contiguïté même des stratégies menées sur le champ de foire par les différents groupes sociaux laisse à penser que si la majorité des paysans sont en train d’abandonner l’agriculture « par le bas », comme dans le Nord-Ouest, un nombre non négligeable d’entre eux se sont lancés dans des activités marchandes qui valorisent l’exploitation familiale tout en permettant d’investir une partie des gains commerciaux hors de la production agricole, ne seraitce que dans l’éducation des enfants. Au moins en ce qui concerne les paysans aisés, la stratégie principale ne semble pas être celle de l’abandon même partiel de l’agriculture, mais l’engagement simultané dans des activités agricoles et des activités à l’amont ou à l’aval – parfois les deux – de l’agriculture : en somme, dans les activités dont ils escomptent des gains substantiels. Toutefois, si telle semble être la stratégie d’une couche aisée d’agriculteurs-marchands, on n’observe pas de solution de continuité entre cette stratégie et celles des paysans plus faiblement intégrés au marché, ou celles de ceux qui investissent leurs surplus agricoles dans des affaires extérieures à l’agriculture (cafés, épiceries, garages, etc.). Inversement, nous avons rencontré plus d’un cas de « retour à la terre », généralement induit par une alliance matrimoniale, en vue de pratiquer une agriculture spéculative, notamment de la part des retraités des villes et surtout d’artisans de métiers en déclin, sans débouché « artistique » ou « touristique », tels les selliers ou les forgerons. Contrairement à ce qui se passe pour les agriculteurs à temps partiel et les exploitations semiprolétarisées du Nord-Ouest, où les jeunes ont tendance à quitter les fermes en masse, on assiste ici à la formation de véritables entreprises familiales, la jeune génération étant partie prenante d’une division du travail et d’une gestion des affaires toujours complexes. Ces tâches exigent un niveau de scolarité de plus en plus élevé, mais à la différence des paysans pauvres du NordOuest qui s’empressent d’investir sur le marché du travail le moindre capital scolaire péniblement acquis, les jeunes de l’Ouest subordonnent leur capital scolaire à la reproduction du capital économique de l’entreprise familiale.

Ici, le travail agricole n’est pas dévalorisé puisqu’il tend désormais à apparaître tant aux yeux des paysans aisés qu’à ceux de la communauté villageoise comme du travail qui contribue à l’expansion de l’entreprise familiale. Le succès de leurs voisins plus fortunés est souvent intériorisé par les petits agriculteurs comme le fruit du « travail acharné ». De fait, si l’on divisait le revenu familial par le nombre d’heures effectuées par tous ses membres, on découvrirait que la rémunération horaire individuelle des membres de bien des familles aisées n’est guère élevée. Il arrive par ailleurs que des rapports de type patronal finissent par s’instaurer au sein de certaines entreprises familiales. En effet, les avantages que présente le fait de se lancer dans les activités marchandes peuvent être tels, qu’il devient rentable d’embaucher de la main-d’œuvre salariée pour permettre à un ou plusieurs membres de la famille de se consacrer au commerce. C’est là un type embryonnaire de capitalisme marchand qu’illustre bien l’épisode de cette pépiniériste installée derrière son modeste étalage de plants d’oignons et qui, tout en montrant avec orgueil ses mains calleuses de travailleuse des champs, nous parlait de ses trois ouvrières employées à plein temps dans ses pépinières. Toutefois, il ne s’agit pas là d’un type transitionnel entre l’économie paysanne et le capitalisme agraire, car le recours au travail salarié n’est souvent qu’une phase temporaire précédant l’intensification de la mécanisation et le retour à la force de travail familiale, ou encore une phase conjoncturelle du cycle familial selon le modèle de Chayanov. Quoi qu’il en soit, c’est à la naissance et au renforcement d’une paysannerie franchement aisée que l’on assiste dans cette région, comme d’ailleurs dans d’autres régions côtières du pays, mais d’une paysannerie dont l’aisance économique et le prestige symbolique semblent ne pouvoir se maintenir et se reproduire que dans la mesure où elle se laisse, pour ainsi dire, éliminer de la production directe « par le haut ». Elle doit en effet consolider son statut au moyen de positions soit déjà acquises, soit à acquérir en amont et en aval de la production proprement dite, autrement dit dans les sphères des facteurs de production et de la circulation des produits. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les moyens utilisés n’excluent donc pas l’intégration verticale (par exemple, l’élevage sous contrat), le paysan aisé servant d’intermédiaire entre les très grosses entreprises de l’agri-business et les petits producteurs ou les consommateurs. Au point du vue social, on est en présence d’une bourgeoisie rurale de type relativement nouveau au Portugal. Son dynamisme n’est sans doute pas sans rapport avec les succès récents des forces de la droite libérale sur la scène politique du pays. La commune d’Encarnaçao en est un exemple frappant par la cohésion politique dont elle fait preuve, notamment au niveau local, autour de ces nouveaux notables et du parti social-démocrate, placé au centre-droite de la politique portugaise. Et ce à l’inverse, encore une fois, des ouvriers-paysans du Nord-Ouest, dont la lente évolution politique et idéologique de la droite vers la gauche, constatée au cours des dernières consultations électorales, est en fait d’autant plus remarquable qu’elle va à l’encontre de la tendance générale de l’électorat. Enfin, on peut se demander dans quelle mesure cette couche de paysans-marchands contribuera à la croissance de la production agricole et au développement économique du pays. Il semble évident, comme on l’a dit au début, que leur politique d’investissement dépendra avant tout des indications du marché, y compris le marché international. La tendance actuelle va donc à l’encontre de tout repliement sur soi de l’économie portugaise et de toute réduction du déficit alimentaire, auquel il ne pourrait être mis fin, à entendre ce qui se dit sur les champs de foire, que par le renforcement du protectionnisme et par la hausse des prix, notamment ceux des produits

de l’élevage. Pour résumer, il semble au vu de ces deux enquêtes, que la conjonction des aspirations nouvelles de la population rurale et des rémunérations structurellement basses du travail agricole a joué comme une sorte d’accélérateur de la tendance spontanée de l’économie paysanne à éliminer de la production les couches les plus aisées et les couches les plus pauvres. Au cours de ces dernières années, surtout après l’arrêt de l’émigration et le retour de nombreux colons des anciens territoires d’outre-mer, ces processus se sont déroulés dans le cadre d’une urbanisation et d’une industrialisation croissantes des campagnes du littoral qui ont favorisé l’opposition de deux groupes sociaux de type relativement nouveau au Portugal : une couche importante de paysans aisés davantage tournés vers le commerce que vers la modernisation de leurs exploitations et une couche nombreuse d’ouvriers-paysans pour lesquels l’agriculture à temps partiel semble représenter une solution durable. La crise économique mondiale, qui impose notamment des limites à l’émigration et aux exportations portugaises, tend à contrarier la tendance à l’abandon du travail agricole. Malgré une très nette dévalorisation symbolique du travail des champs, l’exode rural et agricole s’est mué en abandon partiel. La pluri-activité nous apparaît donc moins comme une étape vers l’abandon de l’agriculture que comme l’orchestration autour de l’agriculture d’une multiplicité d’activités – productives et non productives – pour une population rurale dont chaque membre reste encore largement à la fois instigateur et instrument de stratégies d’accroissement du revenu global indivis de groupes domestiques paysans. Il s’agit, par certains côtés, d’une variante du modèle de Chayanov d’accroissement du revenu familial indivis aux dépens de la rémunération horaire de chaque membre du groupe domestique. Il va sans dire qu’une partie considérable de cette économie reste cachée aux yeux des statisticiens et des collecteurs d’impôts. Enfin, il ne semble pas faire de doute que l’épargne obtenue par ces gains indivis, comme par les mandats des émigrés, sera utilisée comme tremplin pour abandonner le travail agricole, sauf dans le cas où il s’avère indispensable au développement d’activités plus rémunératrices. Selon l’ampleur de cette épargne, la « sortie » s’effectuera par l’acquisition du capital scolaire le plus important possible, autrement dit par la prolongation de la formation professionnelle des enfants en vue d’emplois salariés dans les secteurs secondaire ou de préférence tertiaire, ou encore par l’accumulation d’un capital économique hors de la sphère de la production agricole proprement dite.

Bibliographie

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Notes 1 Les travaux de Jorge Dias – et notamment ses deux monographies de village Vilarinho da Furna (1948) et Rio de Onor (1952) restent paradigmatiques des vertus et des limitations de l’ethnographie portugaise traditionnelle. 2 Nous nous baserons pour la définition de l’économie paysanne sur les travaux de Jerzy Tepicht et notamment son Marxisme et agriculture. Le cas du paysan polonais (1971) ; voir en particulier l’introduction. 3 Cette problématique a rarement été étudiée du temps du régime autoritaire, et pour cause ; l’exception la plus remarquable a été l’anthropologue américaine Joyce Riegelhaupt dans sa thèse non publiée « In the Shadow of the City » (1964) ; du même auteur, voir « Camponeses e politica no Portugal de Salazar », Análise Social, 1979. 4 Dans ma recherche ont collaboré aussi les jeunes sociologues J.P. Catarino Tavares, Madalena de Andrade et Luisa Schmidt ; j’ai également bénéficié de l’accompagnement sur le terrain et des remarques de mon collègue à l’iscte, l’anthropologue chilien, Raúl Iturra Redondo. 5 Cf. Matos et al. 1980 : 195 passim, notamment l’interview avec l’un des avocats du marn. 6 Plus que l’interprétation fonctionnaliste de Victor Pérez-Diaz (1978) nos observations sont à rapprocher des conclusions de Stanley Brandes (1978) ; un autre « renversement de valeurs » semblable à celui constaté par nous est celui qui ressort de l’article de Bernard Vernier, « Émigration et dérèglement du marché matrimonial » (Actes de la recherche, 1977). 7 F.C. Cordovil, communication orale au Séminaire de sociologie rurale de l’iscte. 8 Nous sommes redevables du travail de fin de séminaire de Ma Joao Figueiredo Forte, « Uma feira na região saloia », dactylogramme, iscte, 1981.

Notes de fin 1 Information sur les sciences sociales (26, 2, 1987 : 319-344).

Scénarios de la transition dans les Pyrénées catalanes françaises 1 Louis Assier-Andrieu

Charles Parain considérait en 1970 que « les formes de communauté villageoise aujourd’hui observables ne peuvent être considérées que comme des formes de transition avec des phénomènes internes en apparence contradictoires, qui obligent à une observation minutieuse et rendent l’analyse délicate à manier » (Parain [1970] 1979 : 420). Ainsi préconisait-il à l’ethnologue de ces communautés en Europe de dégager « les structures qui ont servi de soubassement historique à l’état présent » ; privilégiant, semble-t-il, de préférence à la thèse grossière qui prétend expliquer le changement par la pénétration de l’économie de marché, de la modernité dans des groupes sociaux archaïques et préservés par l’isolement, la recherche dynamique des conditions qui, au sein des communautés villageoises, ont suscité ou permis la maturation des contradictions et l’accomplissement des transformations visibles de nos jours. Le pays de Capcir 1 offre à ce regard un terrain de choix puisqu’on y observe, à côté des reliquats d’une agriculture employant l’énergie animale et des instruments aratoires de fabrication artisanale, les manifestations d’une industrie des loisirs florissante par la multiplication des résidences secondaires, des commerces et des structures hôtelières, des stations de sports d’hiver et autres équipements touristiques. La disparité que présente cette situation avec celle des pays contigus de Sault ou de Donnezan, non moins pourvus de pentes enneigées, mais peu touristiques, ne pouvait être abandonnée sans abus au hasard du choix des investisseurs ou aux découpages opérés par une succession de schémas administratifs d’aménagement du territoire. Comprendre les conditions de l’apparition et de la domination croissante du capitalisme touristique dans une société de producteurs agro-pastoraux groupés en communautés de village constitue l’objet de ce travail. La structure de ces communautés repose sur un mode dualiste d’appropriation d’un territoire comprenant un haut plateau cerclé de versants boisés, surmontés à l’étage alpin, de vastes étendues gazonnées. Comme l’écrit Fernand Butel en 1892 (p. 220) à propos des Pyrénées centrales : « Tout chef de famille est propriétaire, d’un côté de pâturages communs, qui sont l’élément le plus important, et de l’autre, d’un peu de terre arable, d’un peu de prairies à faucher, qui sont l’élément complémentaire possédé individuellement. » Autrement dit, chaque unité domestique est propriétaire exclusive d’une certaine quantité de terres cultivées en famille mais soumises à un certain nombre de servitudes collectives (vaine pâture, passage…), et usagère, par le biais de son appartenance au village, des ressources forestières (par attribution individuelle de coupes affouagères) et des pâturages montagnards. Les terres privées produisent essentiellement du seigle et des pommes de terre, alors que les pâturages accueillent pour Festive la vacherie (vacada) communale et le troupeau ovin, placés sous la garde du vacher et du pâtre communaux. La nature collective du travail pastoral entraîne, naturellement, comme le nota pertinemment Butel, la propriété collective des pâturages, alors

que l’exploitation familiale des terres de culture entourant les villages facilite leur appropriation privée. Les concepts qui servent à caractériser cette structure dualiste (propriété, communauté, appropriation privée, maison) peuvent recouvrir, dirons-nous avec Marx, des rapports concrets différents et des capacités d’évolution inégales, selon le milieu historique où elle se trouve placée 2 . Aussi l’étude des transformations du contenu de cette structure, en tant qu’elles puissent être révélatrices d’un processus de transition sociale, passe-t-elle par la compréhension du sens accordé à ces concepts aux différentes étapes de l’évolution historique qui a produit le visage actuel du pays. Dans les limites matérielles et scientifiques de cette étude de cas, il n’est évidemment pas concevable d’embrasser l’ensemble de la genèse et du dépérissement des communautés du Capcir. Le butoir érigé par la discontinuité des sources historiques suffirait à brider une telle ambition. Au risque de négliger certains aspects essentiels, nous ne pourrons que succinctement définir les composantes de la contradiction initiatrice du processus contemporain de transition, produit d’un développement pourtant pluriséculaire, pour tenter de dégager les lignes de force du processus lui-même et en caractériser les manifestations aujourd’hui observables. Ce processus semble recouvrir deux ordres de réalités, étroitement liées par un rapport de causalité, mais qu’il convient de distinguer pour l’analyse : 1. La cause la plus visible de la situation présente se situe dans un mouvement économique, que l’on peut résumer comme le rôle de certaines catégories d’agents du système local de la production, bénéficiant du dépérissement de l’agriculture traditionnelle et du développement des rapports marchands pour accumuler une richesse qui forme le point de départ des premiers investissements orientés dans le sens d’un tourisme de masse. Il s’agit donc de mettre à nu la façon dont se créent, à l’intérieur des rapports sociaux qui structurent la société capciroise, ces points d’accumulation de richesses dont la conversion en argent et l’utilisation comme capital ont permis la création et l’élargissement d’une nouvelle base économique orientée vers la satisfaction des besoins vacanciers de populations urbaines saisonnières. 2. Ce mouvement économique ne peut se développer que sur un territoire libéré du rapport de propriété inhérent à la forme sociale liée à l’exploitation du sol sur une base agro-pastorale. Cette forme sociale est, nous l’avons vu, duelle (maison/communauté villageoise) et lui correspond une forme dualiste de propriété (propriété privée domestique/propriété collective). Il convient donc d’envisager : a) d’une part, la façon dont s’opère la transformation des conditions juridiques de la relation des communautés aux terres possédées en commun, et des maisons aux terres privées ; b) comment, d’autre part, les communautés villageoises ont pu préserver les conditions minimales de leur reproduction à l’intérieur d’un rapport juridique de propriété contredisant, pour l’essentiel, la reproduction des formes sociales de production (maison/communauté) adéquates à la base matérielle agro-pastorale, alors dominante. L’examen des conditions du mouvement économique récent suppose donc que l’on réponde à la question préalable suivante : dans quelles circonstances les communautés du Capcir parviennentelles à réussir leur reproduction dans une phase historique où les institutions et les cadres juridiques engendrés par l’État, en vertu de sa souveraineté, offrent au capitalisme national et

régional les moyens de son épanouissement, et remettent précisément en cause la perpétuation de leur rapport concret de propriété ? Si l’émergence historique des aspects juridiques de cette contradiction appartient à la très longue durée, les phases essentielles de la réalisation du mouvement transitionnel s’insèrent dans la chronologie des deux derniers siècles. Seul nous importe ici d’esquisser la logique du déroulement de ce processus, et non de développer toute la matière socio-historique qui peut y être rapportée : les phénomènes de conjoncture ne sauraient être pris en compte que dans la mesure où ils affectent le comportement ou le contenu de la structure des communautés villageoises.

TRANSFORMATIONS DE LA PROPRIÉTÉ ET REPRODUCTION DES COMMUNAUTÉS Rapport collectif d’appropriation des ressources L’utilisation, par les communautés du Capcir, des ressources situées sur leurs terres d’usage commun prend, de nos jours, deux formes juridiques distinctes : la jouissance de propriétés communales et l’exercice de droits d’usage. Depuis une loi de 1837, réformée en 1848, les « biens patrimoniaux » des communes ainsi que le produit de leurs droits forestiers sont « dans des conditions qui rapprochent [leur] nature de celle de la propriété privée » (Cauchy 1848 : 56), et servent d’instrument de financement de la politique économique de diverses municipalités. Les droits d’usage sur des forêts ou pâturages appartenant au Domaine public de l’État ou à des propriétaires privés s’exercent à divers titres par les communautés. Dix-sept communes de Cerdagne, Capcir et haut Confient jouissent ainsi collectivement du droit de faire dépaître leur bétail sur divers territoires domaniaux. D’autres cas de figure peuvent être envisagés : usage indivis de deux communes administratives mitoyennes sur les mêmes bois ou pâturages, ou d’une section distincte (hameau) d’une autre commune. Le bénéfice de ces droits est soumis au paiement de redevances et à l’observance de règlements particuliers. Cette distinction entre usage et propriété est absente des principes qui, au Moyen Age, régissent l’accès des communautés de haute Catalogne aux mêmes ressources concrètes. L’image la plus nette en est fournie par la coutume catalane, rédigée au XIIe siècle qui, en même temps qu’elle affirme la souveraineté du comte, garantit la jouissance des bois, des prés et des terres vacantes par les populations des campagnes contre d’éventuelles interférences seigneuriales 3 . Ouverte par sa libérale imprécision aux subtiles exégèses destinées à réduire la latitude accordée aux communautés, cette coutume n’en demeure pas moins, en dépit de la sédimentation de souverainetés qui sépare le Capcir actuel de celui du XIIe siècle, toujours reconnue par le droit positif français 4 . Or, l’accès réel des habitants aux ressources collectives de leur territoire est aujourd’hui subordonné à une distinction juridique dont la conséquence est d’en limiter l’étendue. L’évolution qui sépare l’usage médiéval de cette distinction abstraite relève de l’évolution globale de la théorie du droit dont deux aspects eurent, en tant qu’instruments d’expropriation, un singulier impact sur le fonctionnement des communautés du Capcir. Il s’agit, aux XVIIe et XVIIIe siècles, de l’application de la théorie du domaine public de l’État, et surtout, dans la première moitié du XIXe siècle, de l’emploi de procédures de cantonnement des droits d’usage. 1° Par son ordonnance de 1669 sur les eaux et forêts, Colbert inaugure, en France, une politique d’exploitation du domaine public dans l’intérêt de l’État. Après l’enquête de Froidour sur l’état des forêts du royaume, qui souligne l’aptitude particulière des forêts pyrénéennes pour la construction navale, commencent les coupes sombres qui, en 1667, permettent de reconstituer une flotte de guerre réduite quasiment à néant en 1663. Dans les forêts pyrénéennes, tout particulièrement à l’est, vont se creuser jusqu’au Premier Empire et à la Restauration, de véritables « chemins de mâture » qui en épuisent « jusqu’au tréfonds » les capacités (RoquetteBuisson 1921 : 175).

Cette affectation guerrière de forêts, d’où les habitants des communautés environnantes tiraient leur bois de chauffe et leur matériau de construction et de réparation des bâtiments, du mobilier ou des instruments aratoires, se double, au XVIIIe siècle, en Roussillon comme en pays de Foix, d’un intérêt industriel. Vers le milieu du XVIIIe siècle, on multiplie les créations de forges productrices de fer à proximité de gisements de minerai et, bien sûr, de l’immense source d’énergie que constituent les forêts domaniales. En 1763, le roi autorise ainsi la création d’une forge située « au pied des forêts ou pasquiers royaux du Capcir dont elle s’alimente pour les charbons 5 », et, peut-on ajouter, dont elle consomme d’énormes quantités de bois. Concurremment, les officiers royaux assistés des gardes locaux interdisent autoritairement aux paysans l’accès de ces immenses étendues de bois et de pâturages, « le bois vif et mort des Pasquiers royaux du Capcir étant spécialement destiné pour l’affouage de la forge dont le Roi a permis la construction 6 », alors que leur usage effectif en est reconnu, depuis les XIe et XIIe siècles aux communautés par la loi Stratae d’une part, et d’autre part, par des actes émanant de l’autorité comtale, alors souveraine (Alart 1874, I). Les véritables dévastations des forêts « causées par la marine, les forges et que le troupeau pyrénéen a empêché la nature de réparer » (Roquette-Buisson 1921 : 142) vont justifier les réglementations draconiennes et les moyens répressifs mis en place à l’encontre des usagers locaux, au début du XIXe siècle, et cautionnés dans la législation par le code forestier de 1827. Dépouillées par des règlements de plus en plus restrictifs de leurs facultés d’usage, les communautés tentent de s’affranchir, par le moyen du droit, du carcan administratif qui entrave leur subsistance. A la recherche des conditions juridiques adéquates au déploiement satisfaisant des rapports agro-pastoraux, la communauté de Formiguères intente, en 1819, un procès contre l’État à fin de voir reconnaître que telles et telles forêts sont comprises dans son « territoire, […] qu’elle est seule et légitime propriétaire de la première et usage [de l’autre] par exclusion à tous autres habitants 7 ». Or, en vertu d’une mesure préfectorale de 1808, la commune avait acquitté à l’État une redevance pour l’entrée de ses troupeaux sur les mêmes terres comprises comme relevant du domaine public. Condition d’une dépaissance vitale pour la survie des villageois, ce paiement, auquel elle n’aurait pu se soustraire sans sanctions, fut, en droit, interprété à l’encontre des revendications de la communauté qui se vit opposer en appel sa qualité de simple usagère, soumise aux règlements : « Il y a [par ce paiement] traité formel entre le propriétaire et l’usager, pour l’exercice de l’usage. L’usage est exclusif de la propriété : il y a donc traité formel par lequel la commune de Formiguères a reconnu que l’État était propriétaire 8 ». Autrement dit, selon que le rapport de dépaissance est abstraitement qualifié d’usage ou de propriété, il sera soumis à l’application de la logique d’un système particulier de normes qui en limitera ou en abolira la réalisation concrète. La reconnaissance d’une propriété de la communauté n’offre, en ce début du XIXe siècle, aucune garantie contre la dépossession. Généralement antérieur à l’apparition dans ces hauts pays des droits éminents des seigneurs sur les terres villageoises, le statut des propriétés communales subit les effets d’une évolution juridique de prime importance pour la compréhension des voies d’une subsomption effective des communautés dans leurs droits. Formiguères est ainsi privée, en 1822, de la jouissance des trois quarts d’une terre dont le roi d’Aragon et le monastère de Corneilla, alors propriétaires indivis, lui avaient, en 1392, accordé la pleine propriété 9 . Cette mutation singulièrement abrupte apparaît comme l’une des conséquences de l’abolition de

la féodalité, suivie, en 1814, de la réintégration des anciens aristocrates dans leurs biens : alors que l’inconsistance des droits seigneuriaux est patente dans la zone de montagne du Roussillon à la fin de l’Ancien Régime 10 , la vente, en 1820, par l’héritière du dernier seigneur de Formiguères d’une forêt communale prend la forme de l’aliénation d’une propriété privée, certes grevée de droits d’usage, mais que l’acheteur, marchand de bois à Perpignan, entend exploiter pour en retirer un profit marchand. A la suite de la violente opposition des villageois, conduits par les notables, à l’exploitation de « leur » forêt, le nouveau « propriétaire » introduit en justice une action visant à libérer le sol, dont il entend librement exploiter le produit en vertu de son droit de propriété, des droits concurrents des villageois sur le même sol. Faisant application de la procédure de cantonnement des droits d’usage jouis collectivement par une communauté sur un fonds privé, le tribunal civil de Prades, par plusieurs décisions confirmées en appel par la cour de Montpellier 11 , déclare l’acheteur propriétaire, la commune simplement usagère, et décide l’attribution à celle-ci de la propriété du quart de la terre visée, attendu qu’elle sera privée de la jouissance des trois quarts restants. L’effet d’une telle procédure est crûment résumé par un éminent juriste : « L’usager perd en revenu l’équivalent de ce qu’il gagne en consolidant son droit de propriété » (Fuzier-Herman 1905). La communauté troque, en somme, une abstraction, un droit « consolidé », contre son bois de chauffe désormais mué en marchandise et aliéné au profit d’un commerçant urbain. Cette « inversion du titre » est le produit d’une maturation rhétorique de très longue durée, qui a permis aux auteurs du bas Moyen Age de transformer l’exercice, par le seigneur, de son pouvoir de commandement des pratiques coutumières en une procédure formelle fondée sur les principes de droit romain (Antonetti 1963 : 248). Les juristes des XIIIe, XIVe et XVe siècles, qui s’efforçaient de faire endosser par la pratique sociale de leur temps le vêtement du droit romain renaissant, classèrent la jouissance par les communautés villageoises de leurs possessions collectives dans la catégorie romaine des servitudes, ou bien l’interprétèrent comme l’exercice d’un droit de copropriété avec le seigneur ou le souverain. L’une et l’autre acceptions devaient ultérieurement permettre l’ouverture de procédures légales de représentation, de limitation ou de privation de cette jouissance, dont les principales furent le triage, aboli sous la Révolution, et le cantonnement, maintenu par décret en 1792. Pour des résultats sensiblement identiques, ces procédures impliquaient des cheminements juridiques et théoriques distincts. Le triage, interprétant l’usage comme une copropriété, procédait de l’idée que les communautés villageoises étaient antérieures à la féodalité, et accordait à celles-ci la propriété des deux tiers de la terre en usage. Le cantonnement, en revanche, s’appuya sur le fait que les communautés ont été, à un moment donné, usagères en vertu d’une concession seigneuriale, gratuite ou onéreuse, qu’une simple reconnaissance de la part des usagers suffisait à prouver. Le seigneur qui réglemente les coupes de bois est assimilé au dominus ou proprietarius romain, et obtient la propriété des deux tiers du fonds. La communauté dont l’origine historique est ici réputée consécutive à la formation des seigneuries, n’a droit, au titre de sa servitude, qu’au tiers restant. C’est autour de cet important enjeu juridique qu’émerge, au XVIIIe siècle, la controverse entre le pouvoir royal et les seigneurs sur la propriété des communaux, abondamment nourrie par le débat entre feudistes et romanistes sur l’origine des communautés villageoises, que les médiévistes d’aujourd’hui n’ont pas encore tranché. Le marchand de bois qui s’approprie concrètement et légalement l’une des forêts communales de Formiguères recueille ainsi l’héritage d’une évolution continue des représentations juridiques du rapport de propriété. Cette

évolution se fait dans le sens de la dissolution d’une forme ancienne par l’emploi de concepts inaptes à rendre compte des aspects spécifiquement communautaires de l’appropriation concrète des ressources collectives : l’émergence de la notion de propriété crée, en dernière analyse, les conditions abstraites de l’expropriation. 2° Après avoir suggéré la nature et les formes de la contradiction qui se concrétise en ce début du XIXe siècle entre la place des communaux dans le système agro-pastoral et les conditions juridiques de leur utilisation, il convient d’examiner, par quelques hypothèses, les moyens qu’eurent, sous ce rapport, les communautés du Capcir de se reproduire. Les caractéristiques de la situation capciroise apparaissent plus nettement à la lumière d’une comparaison avec le pays voisin de Donnezan 12 , ancienne dépendance de la couronne d’Aragon, qui subit au XIXe siècle une transformation analogue des rapports de propriété, avec, toutefois, des effets sociaux divergents. En Capcir, l’exercice par un propriétaire capitaliste, ayant droit d’anciens seigneurs absentéistes, de son droit de propriété aboutit à déposséder la communauté tout entière d’une partie du territoire d’où elle tirait ses moyens de subsistance. La transition juridique heurte de front la forme la plus stable de l’organisation sociale en milieu agro-pastoral, et échoue à transformer le contenu réel des rapports de production. L’instrument de la concrétisation de la mutation juridique est l’initiative d’un marchand urbain qui entreprend d’exploiter la forêt en employant le travail de bûcherons et de charbonniers, eux aussi étrangers à la communauté spoliée de son usage. Cette remarque appelle deux constatations plus larges : on doit, d’une part, relever l’absence, en Capcir, d’une catégorie autochtone disposant des moyens pécuniaires suffisants pour effectuer pour elle-même le rachat de terres collectives dès lors libérées ou libérables des pesanteurs communautaires et féodales, et d’autre part, constater que les conséquences du rachat effectué par un capitaliste extérieur ne semblent aucunement s’orienter vers une transformation interne, par un éventuel développement du salariat, de l’état des rapports sociaux dans la communauté. En Donnezan, en revanche 13 , ce sont des notables locaux, médecins, notaires ou propriétairesmaîtres de forge, qui acquièrent, dans la première moitié du XIXe siècle, les forêts et pacages du domaine royal engagés depuis 1711 auprès d’une famille aristocratique. L’appropriation des forêts par cette élite sociale correspond à l’essor considérable de la production métallurgique en haute Ariège, qui troque son aspect d’activité traditionnelle très ancienne – qu’encourageait la cohabitation du minerai, du bois et de l’eau – pour le visage d’une industrie rurale fondée sur l’emploi d’une main-d’œuvre qualifiée dans le cadre des forges à la catalane, et l’animation d’une série d’activités en amont et en aval du procès de production : mines, charbonnages, transports du bois, clouteries, etc. On voit se dessiner ainsi une base matérielle adéquate au développement d’un nouveau mode matériel de produire. Qu’en est-il des formes sociales de ce développement ? La pression exercée par ces notables, maîtres de forge qui sont donc aussi propriétaires des forêts, et grands propriétaires fonciers agricoles, sur les producteurs agro-pastoraux du pays, est d’autant plus intense que, pour développer la production métallurgique, ils cantonnent les usages au bois et interdisent la dépaissance ordinaire alors que, parallèlement, ils s’efforcent d’accroître les profits marchands du pastoralisme. Ainsi le propriétaire des forges d’Orlu et de Mijanès, qui exploite les domaines fonciers attenants comme ayant droit de l’ancien seigneur, en interdit, vers 1840, l’accès aux

habitants pour y envoyer paître ses propres troupeaux et vendre par ailleurs de l’herbe en abondance à des muletiers catalans qui la revendent à leur tour dans le Capcir plus élevé et plus démuni. Les multiples entraves imposées par l’État ou les maîtres de forge à la dépaissance des troupeaux paysans et à l’exercice des droits d’affouage enserrent, d’autre part, les activités agropastorales dans un carcan si étroit que les communautés ne peuvent survivre sans y contrevenir et s’exposer aux sanctions que les gardes privés ou gouvernementaux ne manquent pas d’appliquer aux délinquants. Les amendes pleuvent, avec elles les condamnations correctionnelles au paiement de dommages-intérêts ; pour s’en acquitter le paysan est enclin à puiser dans une ressource dont s’accroît la valeur marchande, le bois, et ainsi rétrécir un peu plus le cordon qui l’étouffe. Dans la même période, pour payer ses amendes ou simplement acheter la semence ou le cochon qui lui permettront d’effectuer sa « soudure annuelle », le paysan s’endette, auprès, naturellement, des notables du lieu, ceux-là mêmes qui l’ont exclu des forêts et au nom de qui les gardes exercent leur répression : « Et l’on voit, vers la fin de l’été, tel propriétaire riche parcourir à cheval le canton, commune par commune, pour prélever sa part de récolte, de bénéfice sur le bétail » (Morène 1918 : 60), c’est-à-dire percevoir la rente en nature d’un capital dont la dépossession des terres collectives a créé, dans les rapports de production existant, une base d’utilisation. La pérennisation, d’année en année, de cet endettement en numéraire amorce ainsi un mouvement d’appropriation du produit agro-pastoral des producteurs directs, et permet d’envisager, à terme, une séparation du producteur de ses moyens privés de production, par laquelle il n’aurait plus d’autre choix que d’offrir son travail en guise de rente. Le développement du travail salarié lié à la croissance de l’industrie des forges, et la création d’une nouvelle base pour la rente foncière par l’éviction des paysans de leurs terres collectives apparaissent comme deux germes d’une décomposition réelle des rapports sociaux agropastoraux, décomposition instrumentée, à l’intérieur du cadre de la communauté villageoise, par une catégorie de notables à qui la prépondérance économique a permis d’utiliser les nouvelles conditions juridiques créées au début du XIXe siècle pour multiplier les bases d’accumulation du profit. Trois phénomènes de conjoncture vont enrayer ce processus : le dépérissement rapide de l’industrie métallurgique en montagne sous l’effet de l’épuisement local des forêts et du minerai, et surtout du fait de la concurrence des grands bassins houillers languedociens mécanisés ; la surpopulation de la montagne et le mouvement constant d’émigration vers la plaine, intensifié par les disettes du milieu du siècle ; et sur le plan le plus visible, les révoltes de 1848 qui interrompent l’infernale spirale de l’oppression. Les deux premiers facteurs appartiennent à un vaste mouvement régional dont l’analyse dépasse le cadre de ce travail. Coupe opérée dans une sédimentation sociale, la révolte informe tant par son contenu événementiel que par son influence sur le cours d’une évolution : en Capcir et en Donnezan, les mouvements paysans de la première moitié du XIXe siècle divergent ainsi doublement. Le point culminant de l’insurrection de 1848 qui, selon Albert Soboul (1948), parvient à un « paroxysme » dans les Pyrénées de l’Est, est atteint dans le canton de Quérigut par l’attaque des demeures des notables, riches propriétaires et usuriers, par les paysans en armes qui se tournent ensuite vers le logis des gardes forestiers dont ils pillent les réserves alimentaires. Leur but : obtenir que soient brûlées des reconnaissances de dettes et autres hypothèques, fruits de trois décennies de dépossession territoriale. De mars à juillet, les paysans redeviennent maîtres de la forêt et, dit-on, comblent leur retard en l’exploitant jour et nuit. Dans les mouvements violents

qui accompagnèrent, entre 1820 et 1828, la lutte de Formiguères contre le marchand de bois perpignanais puis, en 1848, de tout le Capcir contre les représentants civils et militaires de l’État qui, par ses domaniaux, était alors comme aujourd’hui le plus grand propriétaire de forêts et pâturages du pays, les notables ne sont pas les cibles mais les animateurs du ressentiment populaire. Derrière maire, curé, notaire, la communauté ne cesse de harceler le propriétaire, ses représentants et les autorités venues rétablir l’ordre, interdisant toute exploitation de la forêt en litige. Si bien qu’en 1828, trois ans seulement après le dernier jugement de cantonnement, le marchand de bois était contraint, pour recouvrer la propriété utile de la forêt qu’il avait acquise, d’abandonner le fondement juridique de son droit de propriété : le 3 février, il conclut avec la commune une convention en vertu de laquelle il lui concède, moyennant cinq cents francs, la propriété du sol des trois quarts de la forêt que les décisions juridiciaires lui avaient attribués, sous réserve d’y exploiter 33 000 arbres dans un délai de vingt ans. La transformation survenant dans la nature du rapport de propriété suscite, en Capcir, le resserrement des liens communautaires pour faire face à l’agression extérieure. L’acharnement opiniâtre de la communauté unie, en dépit de ses hiérarchies et de ses dissensions, parvient à faire régresser l’acquis d’une évolution juridique qui, au contraire, en Donnezan, provoque l’éclatement des sociétés villageoises en factions opposées : face aux habitants en armes, les notables ne formentils pas, en 1848, une milice bourgeoise ? Nous nous garderons d’épiloguer sur des faits plus indicatifs que démonstratifs. Dans les Pyrénées du XIXe siècle s’expriment, dans un espace géographique restreint, aussi bien le combat séculaire pour le communal, à même de « matérialiser l’unité du groupe » (Soboul 1976 : 187) qu’une opposition entre paysans pauvres, attachés à la communauté comme cadre traditionnel de subsistance, et notables ruraux, auxquels une accumulation préalable de richesses permet de s’approprier les terres collectives. C’est donc l’histoire des conditions de l’accumulation des richesses nécessaires, à l’intérieur des communautés villageoises, pour permettre à une fraction de la population de ces communautés de transformer un nouveau rapport abstrait de propriété en rapport concret d’appropriation des ressources collectives et de subordination des procès de travail agro-pastoraux, c’est donc cette histoire qu’il conviendrait d’entreprendre pour saisir les causes endogènes du démarrage puis de l’avortement, par désindustrialisation et exode vers les plaines, des mouvements transitionnels du XIXe siècle dans les Pyrénées. L’existence, ou l’absence, de telles conditions d’accumulation nous semble cependant, à titre d’hypothèse, constituer un facteur décisif des différences d’orientation manifestées par les sociétés capciroise et donnazanaise placées sous l’influence d’une même mutation juridique. Comme le suggérait Pierre Vilar à propos des articles de Marx sur la transformation en vol du droit d’usage du bois en Rhénanie, qui possède son équivalent pyrénéen 14 , « presque tout a été dit, sinon tout, sur un processus de transition, et l’a été à propos du droit » (Vilar 1982 : 275). Mais le droit n’est que le code d’un mouvement historique dont le déroulement concret appartient à la réalité des rapports sociaux : on ne peut décréter la transition sociale.

Rapport domestique de propriété foncière Poursuivons donc l’exploration du code et de ses effets. Le maintien, dans le Capcir du XIXe siècle, des conditions sociales de la reproduction des communautés villageoises suppose également que soit préservée l’autre composante de leur dualisme : la propriété « privée » et le mode d’héritage qui découle de la combinaison de cette forme de propriété avec la propriété collective. La structure des communautés villageoises suppose la coexistence de deux éléments différents mais non équivalents et non réductibles l’un à l’autre, car « l’appropriation du sol implique […] que l’individu particulier soit membre de la communauté mais, en sa qualité de membre de la communauté, il est propriétaire privé 15 ». Cette remarque de Marx nous semble fort bien dépeindre le modèle capcirois par lequel la reproduction de l’individu présuppose la reproduction de la communauté qui est la condition de la reproduction du rapport d’appropriation privée du sol. C’est le contenu de ce rapport qu’il nous faut à présent définir, avant d’envisager la mesure dans laquelle il peut constituer l’horizon d’une dynamique interne des communautés. Sa conversion en propriété bourgeoise au début du XIXe siècle peut-elle enfin être considérée comme un facteur de dissolution du système social ? Les attributs contemporains de la propriété privée ne sauraient convenir pour caractériser, en Capcir, l’appropriation non collective du territoire. Celle-ci passe par le cadre de la maison, forme sociale qu’une très abondante littérature pyrénéenne a mise en évidence sans qu’il en émerge pour autant une claire notion de sa place dans la logique du système social. Qu’il nous suffise ici d’en définir la spécificité comme condition d’appropriation des ressources. La cohérence du système domestique de reproduction repose sur la double contrainte exercée, d’une part, par l’héritage de l’ensemble du patrimoine immobilier, terres arables et bâtiments, dévolu à un seul des enfants, et d’autre part, par l’inaliénabilité virtuelle qui pèse corrélativement sur ces mêmes biens. C’est une constante, semble-t-il, transpyrénéenne que l’intégrité des patrimoines immobiliers servent de principe unitaire aux règles de l’organisation domestique et à leurs représentations juridiques : en domaine catalan, la transmission des biens productifs à l’un des enfants, suivant la volonté paternelle, se combine – sous certaines conditions – avec le retour des biens de la fille dotée, et l’impossibilité pour l’héritier d’aliéner définitivement une parcelle de terre 16 . Compte tenu de la pérennité du patrimoine, ce qui se transmet, c’est donc plus une fonction politique, le pouvoir du chef de la maison (cap de casa), qu’un droit individuel de propriété. Conséquence de l’unicité d’héritier du fonds, les non-héritiers sont appelés à alimenter le marché matrimonial villageois et intervillageois, moyen statutaire, avec l’apprentissage d’un métier, d’acquérir dans la communauté une place que la naissance ne confère qu’à l’héritier. Cette propension lignagère à l’émigration a pour corrélat le recrutement régulier d’une partie des membres du groupe domestique hors de la parenté proche, voire hors de la parenté tout court : si tant est que la première fonction de la maisonnée soit de constituer un groupe de travail, l’agrégation d’une cousine comme servante, ou simplement la conservation d’un frère qui reste célibataire et se soumet au nouveau chef et la maison, a le mérite d’y souscrire. Filiation, alliance et résidence expriment la subordination du lignage au patrimoine foncier, de la famille à la maison. Les composantes du système catalan de la casa, eu égard à leurs multiples variantes et adaptations historiques et géographiques, suggèrent qu’il ne s’agit pas de reproduire

un groupe de parenté mais un rapport de propriété : c’est la constance historique de la répartition des terres arables entre les maisons et de leur transmission indivise qui fonde l’unité spécifique de la forme domestique. Les conséquences de cette idéologie de la propriété sont multiples. Du point de vue de la logique interne du système, on peut affirmer qu’elle légitime aux yeux de tous un double clivage : tout d’abord entre héritiers et exclus qui consentent à cette exclusion, ensuite entre « grandes maisons » possédant d’importantes surfaces arables et maisons plus pauvres, en constant déséquilibre. Plus nous importe ici sa signification à l’égard de l’ensemble du système. Le périmètre symbolique, rituel, économique et juridique que définit la maison s’impose comme un butoir structurel des possibilités d’appropriation privée de l’espace productif 17 . Déductible du mode d’héritage, ce butoir est notamment sensible dans le champ matrimonial : pour maintenir les conditions nécessaires au déroulement des cycles d’échanges de conjoints, un héritier ne doit pas épouser une héritière, ce qui, à terme, aboutirait à la fusion des maisons en une seule entité. Autrement dit, la combinaison d’un mode d’héritage et des orientations matrimoniales qui, idéalement, en découlent, apparaît liée à une contrainte d’ordre plus général qui suppose que, pour se reproduire séparément, selon une cohérence maintes fois attestée par l’ethnologie pyrénéenne 18 , les maisons doivent, en même temps, reproduire les conditions de leur association, soit la forme communautaire de l’existence des individus. Existe-t-il un rapport contradictoire entre la propriété collective et la propriété privée ainsi définie ? Nos communautés pyrénéennes de l’aire catalane endossent-elles, à l’instar de la commune russe de Kovalewski ou de la communauté germanique de Maurer, la forme de la « commune rurale », « forme où s’opère la transition vers la propriété privée du sol » (Godelier 1970, préface : 79) ? Le problème soulevé par Marx est, dans l’historiographie française, d’une considérable acuité : la recherche dans la structure interne des communautés villageoises, des contradictions déterminantes dans un milieu historique donné de leur évolution passe-t-elle par l’opposition entre propriété collective et propriété (privée) domestique ? La question du partage des communaux, encouragé par les idées physiocratiques de la seconde moitié du XVIIIe siècle, a été, la plupart du temps, posée au niveau des communautés locales en termes d’accaparement pur et simple de biens collectifs par certains de leurs membres. Faute de pouvoir établir l’origine de l’appropriation privée du territoire en Capcir, c’est sous cet angle, plus documenté, que nous nous placerons. A la fin du XVIIIe siècle, plusieurs tentatives de mise en culture et d’appropriation des prairies communales par des particuliers surviennent en divers points du Capcir 19 . Que signifie ce mouvement ? Dans sa lettre à Vera Zassoulitch, Marx considère le dualisme de la communauté rurale comme une source de décomposition, sur le principe que la propriété privée peut servir de base à l’accumulation de richesses mobilières et transformer les possessions collectives en simples « annexes communales » de la propriété privée (Godelier 1970 : 322). Autrement dit, la propriété privée servirait de base à l’accroissement de la production marchande, dont l’un des effets serait de dissoudre l’égalité économique et sociale dans la communauté (ibid.). Ce schéma embrasse une large perspective historique dont la reconstitution demeure, en Capcir, du domaine de l’hypothèse. Dans ses épisodes connus ou, plus généralement, dans la conscience locale, le mouvement d’appropriation des communaux semble le fait des couches les plus pauvres de la communauté, qui tentent ainsi de se constituer ou d’élargir leur base agricole, et non pas le fait des producteurs aptes à accroître la production d’un surplus commercial en augmentant la proportion des terres qu’ils cultivent, attendu que le seigle est, à cette époque, la principale

denrée marchande de la région. Elles en sont empêchées par les autorités locales, soit la frange la moins pauvre de la paysannerie qui justifie son action par une défense du pastoralisme, avec lequel s’identifient les intérêts de la communauté dans son ensemble. A Formiguères, en 1787, on demande au juge local de « prévenir et […] empêcher les entreprises, défrichements et dépaissances […] qui porteraient un si grand préjudice à la communauté qu’elle ne pourrait pas faire subsister ni soutenir ses bestiaux, qui sont l’essentielle ressource des habitants » 20 . L’argument est généralisé, en 1843, par le Conseil général du département qui estime, pour la zone de montagne, que « la mise en culture y serait-elle possible, l’intérêt de la commune et des habitants commanderait la destination du sol au mode de jouissance consacré par l’usage et sollicité par les besoins du pays » (cité in Cauchy 1848 : 135136). Symétriquement, les rares tentatives d’utilisation des communaux par des maisons aisées, à l’encontre de l’usage collectif, sont annihilées par souci de préserver les rapports pastoraux. En 1890, plusieurs maisons alliées avaient fait entrer dans les dépaissances collectives le vaste troupeau ovin d’un éleveur de la plaine, à charge pour celui-ci de leur accorder, à l’exclusion des autres maisons du village, le bénéfice de la fumure. Le tollé fut général, tant en Cerdagne qu’en Capcir, parmi les municipalités, lesquelles condamnèrent vigoureusement cette entrave à un ordre censé autant consacrer l’intégrité des terres communes que celle des patrimoines. Les réactions à ces exactions tracent les limites du système, et ses priorités. Compte tenu des contraintes climatiques et de la faible fertilité des sols, le volume de la production agricole dépend grandement du taux de fumure des terres cultivées. L’effectif du cheptel ovin conditionne donc l’ensemble du procès de travail agro-pastoral. Or, aussi bien la dépaissance des troupeaux que le fumage des terres sont organisés sous une forme communautaire : chaque cheptel privé est placé, pour la pâture des terres communes, sous la garde d’un berger communal, et, à l’automne, chaque maison bénéficie sur les terres de la fumure du parc ovin tout entier – ce qui suppose droit de passage et vaine pâture –, en proportion de son cheptel. La stabilité de cette forme sociale, qui organise l’amont du procès de production, semble avoir préservé l’équilibre existant entre propriété collective et propriété privée, nouant une complémentarité que le faible niveau des forces productives était inapte à bouleverser de l’intérieur. L’incapacité des unités domestiques les plus aisées à soumettre les communaux à une logique marchande trouve peut-être un élément d’explication dans le faible développement de la part marchande du produit au sein de ces mêmes exploitations, qui, en revanche, n’entendaient pas amoindrir au bénéfice de maisons pauvres ou marginales le primat de fait qu’elles exerçaient dans la jouissance des biens communaux. La dominance persistante d’une forme sociale communautaire mériterait, en outre, d’être explorée dans le champ intellectuel et idéologique : n’est-il pas fondamental, au-delà du cadre domestique, de tenter d’expliquer sous cet angle, à l’instar de Butel, comment « toute la vie locale pivote autour de cette propriété commune des pâturages, et comment cette communauté a dû frapper à sa puissante empreinte toute la série des phénomènes sociaux, spécialement la constitution de la famille » (1892 : 221-222) ? Qu’en est-il de l’harmonie de cette structure, dont la reproduction semble assurée au sein d’une opposition non contradictoire, lorsqu’elle se trouve contrariée par une mutation juridique survenue au niveau de l’État englobant. On a pu entrevoir comment la dissolution juridique du rapport communautaire d’appropriation du terroir collectif, au début du XIXe siècle, procédait partiellement de l’émergence, dans le droit, d’une conception bourgeoise de la propriété. L’individualisation d’un droit abstraitement détenu par l’entité domestique devient, au niveau de

la propriété privée, un redoutable instrument de décomposition des rapports qui s’en trouvent solidaires. Dans la logique du Code civil de 1804, « l’autonomie de l’individu conduit à l’autonomie de la propriété ; droit, philosophie et économie sont d’accord pour faire du fonds de terre le royaume, un et indivisible, du propriétaire » (Ourliac et Malafosse 1971, II : 188). Les conséquences de l’esprit du Code à l’égard du système catalan de la maison sont extrêmement corrosives. 1. Au niveau de l’exercice subjectif du droit de propriété, le Code introduit une faculté de disposition qu’ignoraient les principes fondamentaux du rapport domestique d’appropriation, protégeant la durée de l’association d’un patrimoine et d’une lignée. 2. Au niveau particulier de la transmission de la propriété foncière par héritage, le Code autorise et encourage par ailleurs le partage des patrimoines entre tous les enfants issus du propriétaire, ouvrant ainsi la voie à la contestation du privilège de l’héritier unique et, par conséquent, de l’autorité paternelle elle-même. 3. Ces deux innovations substituent le droit d’un individu sur un bien à la transcendance du bien sur les individus : le code de fonctionnement du système domestique de reproduction s’en trouve rigoureusement inversé. Or, l’observation directe et contemporaine révèle qu’en Capcir le système coutumier a continué de produire concrètement ses effets en dépit d’un obstacle légal apparemment contraignant. La contradiction née dans le champ juridique a été réduite, par le biais des études de notaires. C’est à cette constatation que permet d’aboutir l’étude de la variété de stratégies empruntées pour reproduire le système ancien à l’intérieur de la forme légale nouvelle. Nous avons déjà eu l’opportunité d’en détailler les modalités (Assier-Andrieu 1981b) ; qu’il nous soit donc permis d’attirer l’attention sur ce que ces stratégies révèlent sur l’incapacité de la nouvelle forme des rapports de propriété privée à subsumer, par elle-même et réellement, le contenu des rapports concrets nés de la structure des communautés villageoises. Si le point de rencontre et d’opposition des représentations nationale et locale de la propriété privée se situe autour de la fonction successorale, il est bien évident que, dans le système catalan, le mode d’héritage n’est qu’un segment, qu’une conséquence, d’un système plus vaste, domestique, qui lui-même participe d’une forme d’ensemble, la communauté villageoise, à laquelle peut être identifiée la société montagnarde. Or, il semble précisément que ce soit dans la place occupée par la fonction successorale à l’intérieur de la forme domestique que doive être recherché le fondement de la résistance du système. Expliquons-nous. Le moteur réel du système de reproduction de la maison n’est pas l’attribution de l’intégralité du patrimoine foncier à un seul enfant, mais le consentement des autres enfants nés et élevés dans la même maison à l’application de la volonté paternelle qui les voue au départ ou à un statut subalterne dans la maisonnée. Autrement dit, l’aisance relative avec laquelle les communautés du Capcir parviennent, avec l’active complicité des notaires locaux, à contourner la loi peut s’expliquer par le fait que l’héritage n’est que le maillon d’une chaîne de reproduction dont l’unité n’est pas objet de droit. L’agression demeure formelle et se repousse par des formes ou formulaires notariés. A partir du début du XIXe siècle, la reproduction des communautés villageoises du Capcir doit donc s’effectuer, en ce qui concerne la jouissance effective des terres privées, à l’intérieur d’un cadre juridique qui est une condition virtuelle de leur dissolution. Pour schématiser, nous dirons

que les armes du droit nouveau contre l’ordre traditionnel sont principalement le partage successoral et la disposition des biens patrimoniaux. Par des stratégies formelles, le système d’héritage lié à l’organisation domestique a persisté car persistait la nature des rapports de production agropastoraux. Il n’est pas dans ce propos d’analyser les vicissitudes du développement du capitalisme en Languedoc et Roussillon au XIXe siècle. On peut, grossièrement, en proposer deux traits, liés à cette continuité d’une économie agro-pastorale produisant peu pour le marché : a) la désindustrialisation de la montagne et le repositionnement du capital dans les manufactures de piémont et surtout dans l’« industrie viticole » des grands domaines de la plaine ; b) la transformation des migrations saisonnières des populations des montagnes en émigration définitive dans le cadre de la formation, en plaine, d’un prolétariat urbain et agricole, et, bien sûr, du développement colonial. Alors que les pays pyrénéens de la zone orientale connaissent leur apogée démographique dans la première moitié du XIXe siècle, l’accroissement des besoins en travail que suscitent les mutations économiques de la plaine, et l’avortement corrélatif des tentatives d’exploitation industrielle de la montagne permettent aux communautés agro-pastorales de se perpétuer à l’intérieur des mêmes formes économiques. On peut penser que le développement du capitalisme agraire dans les zones de plaine et, dans une moindre mesure, la croissance des manufactures dans les pays de piémont, aient permis le relâchement des contraintes de subsistance pesant sur les maisons villageoises de montagne et, dans notre exemple, favorisé le maintien des consensus familiaux qui ont été à la base de la reproduction du système ancien. S’il n’est pas douteux qu’il y eût en Capcir, du Code civil aux années 1960, des mouvements de partages successoraux des patrimoines fonciers 21 , l’ensemble du système de reproduction ne semble pas en avoir été affecté de façon décisive, singulièrement, et pour des raisons qu’il convient à présent d’examiner, la dissolution réelle de la forme sociale de la production agropastorale est survenue par le moyen juridiquement créé en 1804 de l’aliénabilité du sol privé, lorsque sa conversion en marchandise fut devenue une condition du développement du capitalisme touristique.

VERS UN NOUVEAU SYSTÈME SOCIAL Le tourisme demeure, dans la société pyrénéenne, une terre vaine de l’anthropologie. Notre regard sur le vaste ensemble de phénomènes impliqués par le développement du tourisme dans un milieu montagnard agro-pastoral ne saurait en restituer la complexité ni la globalité. Il pourrait cependant contribuer à nuancer le stéréotype qui subordonne à l’initiative extérieure la croissance d’une économie de loisirs au sein d’une société paysanne. En Capcir, comme dans toute la chaîne pyrénéenne, le tourisme n’est pas un fait nouveau. Le grand mouvement « excursionniste » de la bourgeoisie, au XIXe siècle, possédait un courant spécifiquement « pyrénéiste » par lequel les botanistes, les entomologistes et autres minéralogistes des académies locales découvraient la vie des vallées les plus isolées. La vogue du thermalisme puis des cures d’ensoleillement en prit plus tard le relais, sans oublier les courses en montagne, depuis la fin du siècle dernier. L’exode rural et l’accession des migrants montagnards aux moyennes classes citadines fut, par ailleurs, un facteur non négligeable d’accroissement de la population estivale sous la forme d’un retour vacancier au pays. La fortune relative de quelques hôteliers, l’achat ou la construction de quelques résidences secondaires en étaient les principales retombées économiques, sans entraver outre mesure le bon fonctionnement du système local. Il n’en fut rien, en revanche, de l’ouverture, en 1964, de la station de sports d’hiver des Angles qui inaugura, en Capcir, l’ère du tourisme de masse. L’aménagement des équipements récréatifs ou sportifs (remontées mécaniques) et l’établissement d’une infrastructure immobilière destinée à accueillir les vacanciers supposa un renouvellement du mode concret d’appropriation du territoire. Le produit de la vente des coupes communales de bois fut, d’autre part, utilisé comme un moyen de financer les installations nécessaires, et notamment l’équipement des pistes de ski, une politique de rachat de certaines parcelles fut, d’autre part, engagée à l’initiative de la commune, puis d’investisseurs privés, pour entreprendre la construction de lotissements immobiliers ou d’équipements d’intérêt collectif (voies d’accès, parkings, courts de tennis…). La station des Angles fut ainsi, en Capcir, l’épicentre historique d’un mouvement d’expansion du capitalisme touristique dont quatre stations de sports d’hiver (pour six communes) concrétisent l’ampleur actuelle. On peut corrélativement affirmer que la création de la station de ski des Angles matérialisa la dissolution du rapport ancien de propriété domestique, entravant ainsi, parfois de façon décisive, la perpétuation des activités agro-pastorales. Nous examinerons la teneur de ce point de rupture pour centrer ensuite notre attention, en amont, sur la formation du capital originaire du démarrage d’un tourisme de masse à partir du village des Angles.

L’impact d’une contradiction juridique La création, en Capcir, d’une nouvelle base économique par le moyen de l’utilisation de capital rencontra la situation foncière qu’un siècle et demi de distorsion entre la possession réelle de la terre privée et ses représentations légales avait produite. Quelquefois les actes notariés et le cadastre s’écartaient totalement de la réalité ; le plus souvent, ils en présentaient un visage déformé (Assier-Andrieu 1981b). Les indivisions étaient fréquentes, peut-être plus encore les partages fictifs par lesquels un patrimoine était divisé par un jeu d’écritures et reconstitué, avec le consentement général des intéressés, entre les mains d’un seul qui l’exploitait concrètement à charge de leur verser une soulte généralement symbolique, et de veiller au grand âge du couple parental. Au-delà des biens familiaux, l’usage patrimonial des exploitants agricoles sur les terres du plateau s’est fréquemment étendu, après 1945, où l’exode agrandit la friche, aux parcelles incultes des propriétés voisines. Cette double distorsion à l’égard du rapport légal de propriété privée correspond au maintien ou à l’augmentation des surfaces utilisées indispensables à l’accroissement de la production pour l’échange, concomitant de l’amenuisement du traitement local des produits. La fermeture de la filature de Formiguères, au début du siècle, a favorisé le développement de l’élevage des ovins, non plus pour la laine, mais pour la viande et donc pour le commerce. Le dépérissement des moulins fariniers locaux et l’émergence de minoteries électrifiées ont également encouragé la production du seigle pour la vente, de même les fours domestiques se sont éteints et on dut acheter le pain chez le boulanger. En 1948, fut créée, en haut Confient, une coopérative laitière à laquelle la quasi-totalité des exploitants du Capcir livraient, en 1956, un lait de vache qui n’était précédemment que l’objet d’une consommation domestique. L’exode, le vieillissement de la population, la scolarisation généralisée et rajeunie des enfants privaient également le pays de main-d’œuvre et imposaient aux casas les plus dynamiques les frais d’une coûteuse mécanisation. Fragiles, les fondements sociaux de cette économie furent ébranlés entre 1950 et 1958 par une initiative extérieure. A la suite de la décision prise par l’Électricité de France d’aménager un barrage hydro-électrique au creux du haut-bassin 22 , il fut procédé à l’expropriation de 235 hectares situés sur les communes des Angles et de Matemale. Dépouillée d’une partie de la précieuse forêt communale de la Matte, la commune des Angles obtint la somme, considérable en regard des budgets municipaux du Capcir de l’époque, de 23,3 millions de centimes. Malgré la modicité de la base d’indemnisation – de 20 à 40 centimes par mètre carré –, les expropriations des terrains privés marquèrent fortement les esprits car leurs bénéficiaires furent principalement ces migrants à qui l’on avait attribué, dans les partages, ces parcelles éloignées du village parce que précisément « elles ne valaient rien », alors que leurs germains qui vivaient la monétarisation croissante des échanges regardaient avec envie un gain en numéraire qu’une nouvelle et circonstancielle valeur économique de la terre avait si aisément procuré aux titulaires scripturaux du droit de propriété. Lorsque le maire des Angles dut racheter à un particulier un terrain inculte essentiel à la construction du premier télésiège de la station, il en proposa cinq francs le mètre carré et, significativement, on lui en demanda huit. A partir de 1966, la commune élabora un programme de constructions immobilières, définit les zones constructibles et amorça la réalisation d’une

première tranche de lotissements communaux. Celle-ci supposa le rachat de nombreuses parcelles, incultes pour la plupart. Parallèlement, certaines sociétés privées extérieures au pays menaient de semblables opérations de rachat foncier hors des limites que l’initiative communale s’était assignées. Pour racheter la terre, encore fallait-il qu’elle pût être aliénée. Or, l’enchevêtrement des liens de possession et d’usage par lesquels s’exprimait, nous l’avons vu, le rapport domestique de propriété éliminait toute faculté de disposition du sol. La conception civiliste de la propriété dont se prévalaient les acheteurs réclamait en revanche que l’on établisse une relation légale entre l’objet du droit et son titulaire. La dispersion des ayants droit, la multiplication des indivisions et l’écart entre l’usage et la représentation juridique de la propriété par les actes notariés imposa fréquemment – et impose toujours – soit une reconnaissance légale du rapport d’usage, soit que l’on établisse le droit de propriété sur une base notoire. De la première solution relèvent les nombreuses procédures visant à fonder le titre de propriété d’une parcelle par le témoignage de ceux qui ont vu les membres de telle maison l’utiliser depuis plusieurs générations : il s’agit, en fait, de valider à l’égard du droit national de rapport d’usage, dans le but d’en transformer l’objet en bien aliénable. La seconde solution semble, en revanche, issue des problèmes posés par l’émigration des ayants droit, particulièrement en cas d’abandon total de terres. Lorsque la mairie des Angles voulut acheter un terrain réputé appartenant à un insoumis de la guerre de 1914-1918, décédé en 1920 à Barcelone, il trouva comme interlocuteurs les membres de trois maisons du village, apparentés au défunt par des relations imprécises de cousinage, qui revendiquaient la propriété de la parcelle. La mémoire villageoise des réseaux de parenté fit le droit : on « s’arrangea » avec le notaire, et l’acte d’achat fut dressé au bénéfice collectif de ces cousins éloignés. La conséquence majeure de cette politique de rachats fonciers, à l’égard du système social local, fut toutefois d’avoir encouragé la rupture des arrangements consensuels qui étaient à la base de la perpétuation du rapport coutumier d’usage du terroir privé. L’assentiment de leurs cohéritiers au maintien de la coutume était le fondement le plus sûr de l’accès des producteurs capcirois aux biens domestiques, dont la seule valeur économique était le fruit d’un travail qui parvenait souvent avec peine à assurer leur subsistance. La présence au pays d’un capital en argent investi dans l’achat de terres transfigura dans certains exemples saillants la physionomie du rapport de propriété ; la terre fut regardée comme une surface constructible, non plus comme l’objet du travail paysan. Quelques rachats spectaculairement lucratifs pour les vendeurs favorisèrent la diffusion de cette représentation nouvelle, allant bien au-delà de la progression réelle des investissements. Dans plusieurs cas, la survie d’exploitations dont l’unité, dépourvue de base légale, reposait sur la pérennité d’une image monolithique de la casa, fut remise en question à la fois par les prétentions de cohéritiers s’estimant lésés ou réclamant le partage, et par les propriétaires légaux de parcelles qu’ils souhaitaient affranchir de l’usage d’un voisin. Indépendamment de leur ampleur, difficile à mesurer pour des matières aussi délicates, ces manifestations semblent révélatrices d’une corrosion décisive de la forme sociale domestique. L’influx d’un capital en argent dans l’économie des communautés a déterminé la conversion des parcelles du terroir agricole en marchandises, privant ainsi de leur base matérielle les unités domestiques de production. L’utilisation d’argent comme capital dans la perspective d’un aménagement touristique du territoire est donc un facteur de libération réelle de la terre du rapport domestique de propriété, c’est-à-dire du rapport de propriété dans la forme de sa combinaison avec la propriété collective. Il est clair, en outre, que le capital trouve dans la forme

juridique de la propriété privée, telle qu’énoncée par l’État depuis le début du XIXe siècle, une condition préalable de la désagrégation des procès de travail anciens. Autrement dit, il semble possible de considérer la dissolution des arrangements familiaux anciennement déterminants de la reproduction des exploitations dans la forme sociale de la casa, comme l’effet des progrès d’une soumission réelle des rapports de production issus de l’agro-pastoralisme à la logique du développement des formes capitalistes de production. Il nous est cependant nécessaire de comprendre comment le mouvement interne du système agro-pastoral a permis, par l’accumulation d’un capital, la création de cette nouvelle base économique dont le développement se nourrit du dépérissement de l’ancienne.

L’émergence d’un capital autochtone Deux démarches peuvent se présenter pour décomposer la logique interne des rapports sociaux de production qui, en Capcir, fut, selon notre hypothèse, une cause efficiente du démarrage d’une économie de loisirs s’appuyant sur la dissolution de formes sociales anciennes. L’une voudrait que l’on parcoure avec minutie chaque segment du système de production pour en envisager les transformations et les conséquences de ces transformations à l’égard des autres segments : postulant l’unité du système, il s’agirait alors d’établir une image exhaustive de ses possibilités d’évolution, compte tenu de la diversité des bases matérielles mises en œuvre – agropastorale, artisanale, commerciale – et de leurs différentes combinaisons à l’intérieur d’unités domestiques particulières. Cette démarche progressive suppose une lecture très fine de la réalité des rapports de production : à partir, notamment, du dépouillement de plusieurs livres des comptes de forgerons villageois, nous avons ainsi pu mettre en évidence les conditions de la disparition graduelle de ces artisans, à l’exception d’un seul qui, ayant hérité une exploitation relativement importante, parvint à créer la base d’une activité commerciale aujourd’hui exclusivement orientée vers la satisfaction des besoins vacanciers (Assier-Andrieu 1982). La discontinuité de l’information interdit pour l’instant d’appliquer cette méthode à l’ensemble des catégories d’agents économiques. Des conditions de leur dépérissement, de leur maintien à l’intérieur de nouveaux rapports ou d’une accumulation de richesses leur permettant de transformer les rapports existants, seules les lignes de force nous apparaissent clairement 23 . La cohérence de l’exposé comme l’état de la recherche nous imposent d’emprunter la voie régressive, qui propose de lier le développement actuel du mouvement de transition à l’enchaînement des causes qui en forment l’origine la plus directe. La transformation, initiée en 1964, de la communauté paysanne des Angles en un pôle de développement du tourisme montagnard est intimement liée à l’histoire particulière d’une maison de village dont la trajectoire illustre parfaitement un mouvement interne de la société capciroise se nourrissant du dépérissement du système ancien et favorisant l’émergence de nouveaux rapports sociaux. Cette casa appartient, à la fin du XIXe siècle, à la catégorie des « grandes maisons », soit des unités domestiques dotées d’une assise foncière privée de quinze à vingt hectares, qui leur assure généralement un statut éminent, dont la faculté de drainer le travail d’autrui, contre nourriture ou un maigre salaire, ainsi que de marier certains de leurs enfants, dotés en proportion, dans des maisons de même niveau assure socialement la reproduction. A la différence, cependant, de ses congénères, la maison dite cal Ascarol ne fut pas balayée par le mouvement d’émigration qui priva la plupart de ces maisons dominantes du surcroît de main-d’œuvre quasi gratuite, distrait des maisons moins nanties, nécessaire à l’exploitation de superficies et donc de troupeaux plus vastes. On sait, par ailleurs, que l’exode des filles devança largement en ampleur comme en précocité celui des garçons : au niveau de l’élite, le champ des conjoints possibles s’est ainsi rétréci comme une peau de chagrin, les épouses potentielles des héritiers de grandes maisons ayant trouvé de meilleurs partis en milieu urbain. Il est courant, en Capcir, d’évoquer l’agonie des grandes maisons qui, dès avant la grande guerre, s’éteignaient, par l’image d’un vieux célibataire confiné dans la grandeur passée de sa casa. Dès cette époque, cal Ascarol reste, cependant, en prise avec l’évolution du pays car, depuis déjà longtemps, son activité agro-

pastorale se double de l’exploitation d’une auberge, à la fois café et pension de famille. Plus qu’un lieu de prestations de services, l’auberge est, en haute Catalogne, une véritable institution, au point d’être dans les hameaux andorrans du XIXe siècle, directement gérée par la communauté (Castillon d’Aspet 1852 : 446, pièces). C’est, en outre, un point du système économique villageois accoutumé à la pluralité des bases – James Erskine Murray (1837) trouva, en 1835, à loger à Latour de Carol chez un aubergiste qui faisait également fonction de boucher. Deux catégories de personnes fréquentent principalement, au début du siècle, l’auberge des Angles : irrégulièrement des excursionnistes, et régulièrement des rouliers. Le contact des premiers, comme l’expérience familière à seuls quelques spécialistes par village de la transgression hivernale de l’espace sauvage de la montagne pour y chasser à skis, ont sans doute leur importance pour comprendre l’esprit qui anima plus tard l’héritier de la maison dans ses efforts pour promouvoir le tourisme. Les moyens matériels de son initiative semblent néanmoins poindre dans la relation entretenue par cette maison avec les rouliers, transporteurs dont l’activité s’intensifie avec l’amélioration des communications et qui ravitaillent les différents villages du Capcir en produits de première nécessité (vin, sel, morue salée, fruits) en échange d’une part de la production de pommes de terre et de quelques planches de bois distraites de la coupe affouagère. Les comptes de ce système de troc se soldaient, comme pour tous les commerces et artisanats locaux, à l’automne, après la vente du croît du bétail. Par son intermédiaire, s’est développé un commerce local du bois fondé au départ sur la vente du matériau, une fois transformé en planches dans une scierie artisanale, directement par l’affouagiste au roulier qui, à son tour, le revendait aux importantes menuiseries de la plaine. En diminuant le nombre d’usagers, la constante dépopulation augmenta la proportion de bois pouvant être vendue tant au profit des particuliers qu’à celui des communes, d’où une croissance du nombre et de l’activité des scieries du Capcir. En une cinquantaine d’années (1880-1930), le traitement local du bois d’œuvre a, par ailleurs, subi une révolution technique : la fonction des scieurs de long fut progressivement assurée par les scieries dites au fil de l’eau, équipées de scies battantes, supplantées à leur tour par des scieries électriques dotées de systèmes à ruban, après que la construction, entre 1924 et 1930, du barrage hydro-électrique du Puyvalor ait permis une rapide électrification du pays. Cette transition décupla le volume du bois traité mais, surtout, transforma la structure d’un artisanat traditionnellement saisonnier, complémentaire de l’agriculture et exercé en proportion des besoins de la communauté villageoise. L’électricité libéra la scierie des contraintes climatiques qui, l’hiver, paralysent les cours d’eau et fondent, pour la subsistance domestique, la pluralité des bases économiques. Ainsi purent se constituer des ateliers capitalistes d’exploitation forestière, achetant le bois sur pied aux affouagistes pour le transformer en planches et le revendre aux négociants de la plaine, et employant pour cela quatre à six salariés à plein temps pour le processus de transformation, le double pour la coupe et le transport des troncs hors de la saison d’enneigement. L’amenuisement de la valeur locale d’usage du bois semble avoir facilité la pénétration de l’innovation technique et la naissance d’une forme capitaliste d’exploitation de la forêt sur une base artisanale et commerciale. En 1948, les bénéfices monétaires réalisés grâce à l’exploitation combinée de la terre, du troupeau et de l’auberge, ont permis à P., l’héritier de la maison, d’aménager, en association avec un cousin, une scierie électrique. Ses deux filles sont alors scolarisées en ville, l’une pour apprendre la couture, l’autre la comptabilité, dans l’hypothèse d’un retour au service du père. Dès cette époque, le bois du Capcir s’écoule régulièrement vers les colonies françaises d’Afrique

où il est très apprécié car il résiste aux moisissures et « ne bleutte pas dans les cales des bateaux ». L’entreprise croît rapidement, employant sept salariés à plein temps et effectuant ellemême la livraison des planches par camion aux négociants de Prades et Quillan. Au décès de l’associé, un gendre assume le partage des responsabilités de la scierie, le reste de la famille se répartit à l’auberge ou aux champs, suivant les besoins. Lorsqu’il obtient, en 1953, la charge de la mairie des Angles – que son grand-père avait occupée quelques années auparavant – P. est ainsi à la tête d’une unité de production à l’aspect multiforme qui fonctionne, en employant membres de la parenté et travailleurs salariés, grâce à la combinaison de trois bases économiques : agro-pastorale, par l’exploitation de l’assise foncière de la casa ; artisanale, par la transformation au service des usagers villageois des arbres en bois de menuiserie ; commerciale, enfin, par le revenu des prestations hôtelières et la vente des planches au niveau du marché extra-villageois. Cette logique de l’accumulation de capital à l’intérieur des rapports sociaux issus de la forme des communautés villageoises n’exerce, jusqu’au début des années 1960, qu’une influence restreinte sur le fonctionnement de l’ensemble du système social. Si, en divers points du système, la propension à l’émigration se trouve parfois inversée, comme dans notre exemple avec le retour des filles mariées, ce mouvement sporadique, que l’on peut également observer dans la combinaison agriculture-élevage/boucherie/commerce du bétail, n’est pas susceptible de transformer globalement la nature des rapports de production, et notamment les formes d’appropriation concrète du sol. L’exceptionnelle acuité des choix économiques effectués par P., comme les contacts informatifs que lui a procurés sa position d’intermédiaire et de médiateur, au carrefour des échanges économiques et comme maire des relations politiques et administratives de la communauté avec l’État, éclairent le sens de l’initiative qui oriente, en 1964, de façon durable et profonde l’histoire du pays. Lorsque, fasciné par l’exemplaire réussite de FontRomeu, complexe touristique créé ex nihilo en Cerdagne, il envisage de financer par la vente de coupes forestières communales les remontées mécaniques et les équipements nécessaires au démarrage d’une station de sports d’hiver, les autorités départementales de tutelle lui opposent le défaut d’existence de structures d’accueil adéquates. Il faut construire un hôtel supplémentaire. En tant que personne privée, le maire lui-même va concrétiser cette opération destinée à rendre possible le projet qu’il met en place comme gestionnaire de la communauté. Il vend la scierie familiale à un important menuisier implanté à Madagascar, qui passe régulièrement ses vacances à l’auberge des Angles, mais achève d’en utiliser les ressources pour dresser la charpente du futur hôtel qu’il parvient à financer avec l’aide d’un prêt du crédit hôtelier obtenu grâce au capital de la vente de l’entreprise. Le 15 décembre 1963, le nouvel hôtel était inauguré ; deux mois plus tard, on fêtait au village la mise en service du premier remonte-pentes des Angles.

CONCLUSION. CONTRADICTIONS ET PERSPECTIVES ACTUELLES Le propos de cet article était d’éprouver les lignes maîtresses de l’insertion dans le capitalisme touristique de formes sociales antérieures à la féodalité. Qu’il nous soit permis, en lieu de conclusion, de suggérer par l’examen des formes actuelles du tourisme, des contradictions nouvelles qu’elles engendrent et des perspectives d’évolution qu’elles laissent entrevoir, le canevas d’un développement ultérieur de l’enquête. Trois types de promotion du nouvel ordre économique de la montagne distinguent aujourd’hui les initiatives en matière d’aménagement du territoire capcirois, entretenant trois espèces distinctes de relations avec les rapports sociaux et les activités issus du cadre de la communauté villageoise.

Nouvelle base dans nouvelle forme : aménagement touristique par introduction d’un capital privé d’origine extérieure dont l’utilisation développe une relation d’incompatibilité avec la perturbation des anciens rapports de production La situation de Puyvalador-Rieutort, inaugurée à l’hiver 1981-1982, procède de ce schéma vectoriel, avec lequel on a parfois trop tendance à confondre l’ensemble des formes de développement du tourisme en montagne. Depuis 1969, date du premier projet d’installation d’un complexe de sports d’hiver, les villages de Rieutort et de Puyvalador, englobés dans la même commune administrative ont connu plusieurs phases de tensions et de violences entre partisans du tourisme et agriculteurs-éleveurs traditionnels. Aliénations de communaux et expropriations à très bon marché des terres privées ont facilité les opérations d’une société toulousaine de promotion qui, en l’absence, à notre connaissance, de toute participation communale au capital social, recueillera la totalité des profits de l’opération. Un seul villageois est salarié de la station, il reste aussi un seul troupeau, qui est à vendre. Le principal problème est aujourd’hui de savoir le prix que l’on obtiendra des terrains dont le promoteur aura besoin pour construire une nouvelle route pour accéder aux pistes de ski.

Nouvelle base dans forme ancienne : maîtrise communale du développement du tourisme C’est l’option adoptée par Matemale ou, en pays de Sault, par Escouloubre, où l’ensemble des initiatives appartiennent à la municipalité, aussi bien en matière de construction de logements (lotissements communaux, gîtes ruraux, studios hlm destinés à accueillir les travailleurs du bâtiment) qu’en ce qui concerne les structures à vocation sportive ou récréative. Un centre-école de ski de fond, fondé en 1975 par une initiative privée et placé en régie municipale depuis 1976, a permis à la mairie de créer des emplois, mais surtout de marquer sa volonté de conserver la maîtrise d’une nouvelle orientation économique que l’on souhaite explicitement maintenir hors du champ incontrôlable du capitalisme sauvage, inséparable, dit-on au village, de la logique engendrée par le ski alpin et les investissements qu’il réclame. Cette politique a permis d’endiguer puis d’inverser le processus de dépopulation : l’effectif de la commune est passé de 106 habitants en 1975, à 168 en 1982 et, signe d’une authentique revitalisation, on a réouvert l’école en 1978. Malgré l’alternative offerte par ce « socialisme municipal », dont les efforts pour limiter la montée des prix immobiliers n’ont pas empêché la prolifération des résidences secondaires, il semble que le reliquat d’activités agro-pastorales sur la commune, victime de la multiplication des rachats de terres ou de maisons, ne doive pas survivre à ce tourisme pourtant soucieux d’une immersion douce dans l’environnement naturel et social. Si la forme communautaire de la structure sociale traditionnelle semble pour l’instant convenir au développement d’une nouvelle base économique, la municipalité elle-même contribue, par les rachats de maisons restées en indivision, à accélérer la dynamique du dépérissement de la forme domestique.

Coexistence base nouvelle-forme ancienne / base nouvelle-forme nouvelle : le cas des Angles Sous l’autorité de son ancien maire, de 1953 à 1977, la commune utilisait la vente de ses coupes de bois pour créer des lotissements communaux. Elle fixait le prix de l’achat des terrains ainsi que les conditions de la vente des lots de façon à éviter la spéculation. Enfin, elle s’efforçait de préserver l’intérêt de la communauté dans les créations d’emplois et dans la jouissance des équipements touristiques municipaux : ainsi, des vieillards du village trouvaient-ils leur place aux pistes à des travaux peu exposés au froid, et les membres de la communauté exerçaient-ils, en vertu d’une simple reconnaissance par les employés de la station, un véritable droit d’usage gratuit sur les remontées mécaniques. En 1977, une nouvelle municipalité accède au pouvoir. Conduite par le propriétaire d’un commerce d’articles de sport, elle semble minimiser l’emprise communale sur les structures touristiques au profit le plus direct de certaines entreprises privées, d’ailleurs parfois gérées par des membres du conseil municipal. Certains restaurants des pistes, anciennement administrés par la commune, ont été cédés par adjudication. De façon peut-être plus marquante, le cinéma communal, aux tarifs très modestes, qui occupait les locaux de l’ancienne entreprise communale de dépiquage du seigle, a cessé de fonctionner en août 1982 pour permettre la rentabilisation d’un nouveau complexe, à capitaux privés et aux prix nettement plus citadins. Cet infléchissement de la pratique du pouvoir villageois, qui mérite naturellement de plus amples investigations, semble plus l’effet d’une évolution structurelle qu’un problème de personnes. Une tendance se fait jour qui semble récuser la forme sociale par laquelle le maire antérieur, initiateur de la station, refusait d’aliéner la moindre parcelle de territoire collectif en arguant de la précarité de l’économie du tourisme et de la pérennité de la vocation agro-pastorale du pays. Comme en témoigne cette différenciation, qui caractérise la soumission progressive mais non pas uniforme du Capcir à la logique d’un mode nouveau de production, la transition sociale doit s’analyser comme un processus animé d’un mouvement permanent. Si la dissolution des fondements domestiques des rapports de propriété paraît fort entamée, en revanche l’assise foncière que lui confère son emprise territoriale propre conforte l’institution de la communauté, sous son aspect de commune administrative, car elle s’avère la première bénéficiaire de l’aliénation du produit forestier. On assiste ainsi, sous certaines conditions et dans certaines proportions, au développement de la nouvelle base économique à l’intérieur d’une forme sociale ancienne : ce n’est pas un hasard si les formes du « socialisme communal » prirent naissance aux Angles et à Matemale, villages pourvus d’importantes forêts communales, et à l’initiative de maires, tous deux exploitants forestiers, alors que Rieutort et Puyvalador, communautés quasiment dépourvues de ces ressources, ne pouvaient assumer en tant que telles la charge de l’expansion de formes nouvelles d’exploitation du territoire. Enfin, lorsque la communauté villageoise (forme ancienne) et l’entreprise privée capitaliste (forme nouvelle) coexistent pour assumer le développement d’une base touristique sur un même territoire, on note une tendance à la subsomption progressive (subsomption formelle) de l’ancienne forme par la nouvelle : la maîtrise communale de la logique du profit n’est-elle pas, elle aussi, un phénomène transitoire ?

La carte des Pyrénées catalanes françaises.

Bibliographie

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Notes 1 Haut bassin du département des Pyrénées-Orientales (Catalogne française) comprenant dix villages et hameaux à une altitude moyenne de 1 500 mètres. 2 [La forme constitutive de la « commune agricole »] admet cette alternative : ou l’élément de propriété privée qu’elle implique l’emportera sur l’élément collectif, ou celui-ci l’emportera sur celui-là. Tout dépend de son milieu historique où elle se trouve placée... Ces deux solutions sont a priori possibles, mais pour l’une ou l’autre, il faut évidemment des milieux historiques tout à fait différents » (Karl Marx, « Lettre à Vera Zassoulitch (1881) », in Godelier 1970 : 323) ; voir aussi Godelier : 1981. 3 L’article 72 (loi Stratae) des Usatges de Barcelona dit : « Les routes et chemins publics, les eaux courantes, les fontaines vives, les prés, les pâturages, les forêts, les garrigues et les rochers qui se trouvent en ce pays, sont aux puissances, non pas qu’elles les aient en alleu, ni qu’elles les possèdent en toute propriété, mais pour qu’ils soient en tout temps à l’usage de leurs peuples, sans contradiction ni obstacle, et sans charge d’aucune sorte », notre traduction d’après l’édition Rovira I. Ermengol, Barcelona, 1933. Cf. notre ouvrage, Le peuple et la loi, 1987. 4 Cf. l’arrêt de la Cour de cassation du 3 mai 1876 qui débute ainsi : « Attendu que dans le pays de Roussillon (Catalogne française), aux termes de la constitution usatge stratae demeurée toujours en vigueur... », Dalloz, I, 305. 5 Rapport du Viguier de Conflent et Capcir à l’Intendant du Roussillon, Archives départementales des Pyrénées-Orientales, C 1241. 6 Réponse du Viguier aux Bayle et consuls de la communauté de Formiguères, 1773, Archives départementales des PyrénéesOrientales, série O, Formiguères. 7Mémoires dans le domaine de l’État..., Montpellier, 1829. 8 Ibid., p. 68. 9 Les différentes étapes de ce processus sont détaillées dans le second chapitre de la première partie de notre ouvrage, (AssierAndrieu, 1981a). 10 Brutails (1889 : 162) souligne qu’il n’est pas rare que le vendeur d’une terre ignore à qui est soumise la tenure. 11 Jugements du tribunal civil de Prades, des 12 février 1822, 3 mai 1824, 28 novembre 1825 ; arrêt de la cour de Montpellier du 6 août 1825. 12 Canton de Quérigut, département de l’Ariège. 13 Les données relatives à cet exemple proviennent principalement de : Vandelet Malves-Pons (s.d.), contenant les pièces des différents litiges à propos des territoires collectifs ; Philippe Morère (1918, 1919) ; A. Armengaud (1975) ; M. Chevalier (1956). 14 Le Play considérait, dans le Lavedan de 1856, que « la maraude dans les bois communaux ne constitue pas, dans l’opinion du pays, une action honteuse, et qu’elle se concilie même chez toutes les familles avec un développement prononcé du sentiment religieux » (1871 : 137). 15 Karl Marx, Formen, Paris, ed. cerm, p. 186, souligné par nous. 16 Jusqu’aux années 1970, toute vente de terre était, en Andorre – où vit toujours l’ancien droit catalan –, implicitement assortie d’une faculté perpétuelle de rachat au bénéfice du vendeur. 17 Ce point a été développé dans notre article « L’esprit de la maison pyrénéenne », (Assier-Andrieu 1986). 18 On peut se reporter notamment au chapitre 2 de l’ouvrage d’Emmanuel Le Roy Ladurie, Montaillou, village occitan de 1294 à 1324 (1975). 19 Notamment, La Llagonne, Formiguères et Puyvalador. 20 Archives départementales des Pyrénées-Orientales, série O, Formiguères. 21 G. Gavignaud (1980) relève de telles tendances dans les actes notariés de la seconde moitié du XIXe siècle en Roussillon. 22 Un premier barrage avait été édifié entre 1924 et 1930, en aval de l’Aude, entre Puyvalador et Réal, par une société régionale de transport de force. 23 Cf. le chapitre préliminaire de la seconde partie de Coutume et rapports sociaux, (Assier-Andrieu 1981a).

Notes de fin 1 Revue internationale des sciences sociales (n° 114, 1987 : 513-534).

La transformation des formes d’organisation sociale de la production dans un ejido mexicain (1924-1981)

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Gail Mummert

Depuis sa naissance parmi les décombres de la révolution mexicaine au début du siècle, l’ejido a été proclamé comme une forme égalitaire de possession foncière qui éliminerait les immenses disparités sociales inhérentes au système d’haciendas. En démantelant les grandes extensions de terre contrôlées par des haciendas pour en distribuer des lopins aux paysans insurgés, l’État répondrait aux demandes de « Terre et liberté » et « La terre pour ceux qui la travaillent ». Il créerait par là une unité de possession et de production agricole homogène et égalitaire : l’ejido. Or, un tel état d’égalité, où chaque paysan cultive sa parcelle de terre pour faire vivre sa famille, est loin d’être la réalité de l’ejido d’aujourdui. Sur la base d’une étude anthropologique menée au sein de l’ejido de Naranja, je démontrerai que, sous son apparence homogène, cet ejido cache une multiplicité de formes d’organisation sociale de la production, qui vont de l’exploitation familiale de la parcelle jusqu’à la location de la parcelle, en passant par l’embauchage de la main-d’œuvre journalière, le métayage, l’exploitation à la tâche, l’arrangement monétaire avec le propriétaire d’un tracteur, voire la combinaison de cette dernière forme avec une autre. En analysant le fonctionnement interne de chacune des sept formes qui composaient l’éventail des formes d’organisation sociale de la production de l’ejido de Naranja en 1981, je ferai apparaître les différents types de rapports sociaux de production noués, ainsi que les diverses forces productives mises en œuvre au sein de l’ejido. Cette analyse révèlera l’existence d’un réseau complexe d’agents sociaux autres que l’ejidatario, assumant des fonctions incombant légalement à celui-ci. Par ailleurs, cette multiplicité de formes d’organisation sociale de la production au sein de l’ejido de Naranja n’est pas nouvelle. Dès sa naissance en 1924, cet ejido en a renfermé plusieurs préexistantes. D’autres formes surgies par la suite se sont introduites dans un cadre déjà hétérogène. En remontant dans le passé afin de reconstituer le processus de transformation de ces formes anciennes et nouvelles, je montrerai comment l’ébranlement de l’exploitation familiale de la parcelle et son remplacement progressif par d’autres formes fondées sur des rapports capitalistes de production impliquent le travestissement de l’ejido.

LE CADRE GÉNÉRAL DE L’EJIDO DE NARANJA Origines et caractéristiques de l’ejido Dans une vallée lacustre de l’État de Michoacán, au centre-ouest du Mexique, se trouve l’ejido de Naranja de Tapia. Comme des milliers d’autres ejidos, celui-ci produit du maïs, fondamentalement pour l’autoconsommation. Chacun de ses 217 membres compte avec deux hectares et demi de terres humides, dans une vaste plaine qui a connu une histoire mouvementée. Les origines de l’ejido de Naranja remontent au XIIIe siècle, à l’époque de l’empire purépecha. D’après la relation faite au vice-roi espagnol Mendoza par un religieux franciscain, cet empire indigène se divisait en quatre tribus dont « les habitants de Tzacapu, assis sur les ruines de Naranxhan » (cité par Ruiz 1979 : 15). La relation raconte comment les Purépecha, venus du sud, ont pris possession de plus de cent hameaux de chasseurs qui composaient le royaume de Naranxhan (aujourd’hui Naranja) pour les annexer à leur territoire plus vaste. L’ejido de Naranja incarne la récupération d’une partie de ce territoire purépecha, car à la fin du XIXe siècle, deux frères espagnols l’ont exproprié et ont asséché le lac de Zacapu. Résultat : une lucrative hacienda de plusieurs milliers d’hectares très fertiles pour les Espagnols et la destruction d’un habitat et d’un mode d’existence lacustre pour les villages expropriés, parmi lesquels Naranja. Même avec la promulgation d’une réforme agraire visant à la répartition des haciendas aux paysans – fruit de la mobilisation paysanne de la révolution mexicaine (19101920) –, les villageois de Naranja ont dû mener une lutte sanglante pour récupérer les terres dont les entrepreneurs espagnols les avaient dépouillés. La dotation, en 1924, de 716 hectares à l’ejido de Naranja a marqué le début d’une nouvelle forme d’appropriation foncière dans ce village. L’État s’étant déclaré propriétaire des terres libérées par le démantèlement des haciendas, les a distribuées à des communautés qui en avaient été illégalement expropriées. Les communautés paysannes qui, comme Naranja, ont bénéficié de cette loi du 7 janvier 1915 possèdent leur ejido en tant que collectivité et exercent les droits d’usage et de jouissance des fruits du sol. La loi stipule que l’ejido peut être exploité de façon individuelle ou collective, mais ne peut pas être loué, vendu, hypothéqué, ni aliéné d’aucune manière. Comme la plupart des ejidos, celui de Naranja a opté pour une exploitation individuelle. Donc, le processus de parcellement a réparti deux hectares et demi (en deux morceaux) de terres humides à chacun des 217 solliciteurs, dits ejidatarios. La dotation comprenait également des terres communales, seuls vestiges de l’ancienne organisation sociale purépecha. Ces bois et pâturages, accessibles aux ejidatarios et non-ejidatarios, servent toujours aujourd’hui à l’élevage d’animaux ainsi qu’à la récolte de plantes sauvages, de petit bois à brûler et de résine. Un commissariat et un comité de surveillance, élus par l’assemblée générale des membres de l’ejido, sont chargés de l’administration de ces biens communaux. La création de l’ejido comme nouvelle forme d’appropriation foncière n’a pas impliqué l’abolition de l’appropriation privée de la terre et des moyens de travail agricole. Celle-ci a pris son essor à partir de la seconde moitié du XIXe siècle avec une série de lois d’esprit libéral incitant à la répartition des terres communales en petites propriétés et à la colonisation de terres

non cultivées. Aujourd’hui, à Naranja comme ailleurs, l’ejido et la propriété privée de la terre coexistent. Au moins la moitié des ejidatarios sont en même temps propriétaires de lopins de terre qui relèvent du régime foncier privé, l’étendue de la parcelle de l’ejido étant insuffisante pour faire vivre une famille entre deux récoltes. Il y a aussi des propriétaires privés parmi les quelque cent cinquante familles de Naranja, qui n’ont pas de parcelle dans l’ejido. A travers cet aperçu rapide des formes d’appropriation terrienne qui ont précédé et qui accompagnent l’ejido, se dessine le cadre général de la communauté qui fait l’objet de cet article, à Naranja de Tapia, Michoacán, un village agricole de quelque 2 200 habitants, situé dans une vallée lacustre du Mexique occidental. La vie de ces cultivateurs de maïs est fondée sur trois différents types d’appropriation foncière : la propriété communale, la propriété privée et l’ejido. Des trois types, témoins du passage du temps et de systèmes socio-économiques, c’est l’ejido qui a un poids décisif dans la production agricole et qui façonne largement la vie villageoise de Naranja.

LE TRAVAIL SUR LE TERRAIN J’ai effectué deux séjours à Naranja. En juin 1977, j’ai réalisé un recensement du village, ainsi qu’une enquête sur les travaux manuels des enfants et des personnes âgées. Quatre ans plus tard, pendant l’été 1981, je suis retournée à Naranja pour mener une étude des diverses formes d’organisation sociale de la production dans l’ejido, et le rapport entre celles-ci et la division familiale du travail. Hébergée dans une famille dont le chef est ejidatario, j’ai commencé mes recherches de 1981 par prendre contact avec les autorités de l’ejido et ensuite par interviewer ses membres. Dans ces entretiens avec la presque totalité des 217 ejidatarios (dont 134 hommes et 83 femmes) de Naranja, j’ai cherché surtout à connaître les circonstances d’acquisition de la parcelle, la forme actuelle (et le cas échéant, antérieure) d’exploitation de la parcelle, ainsi que sa durée et les moyens de travail utilisés. J’ai également posé des questions concernant la destination du produit 1

du sol, la productivité, la propriété de terres privées et l’existence d’un travail complémentaire . Même si je me suis présentée comme simple étudiante venue pour connaître la vie des paysans, mes questions concernant la culture de la parcelle ont provoqué une attitude de méfiance chez certains ejidatarios qui se trouvaient en situation illégale. Cette méfiance a certainement entraîné quelques distorsions dans les résultats globaux du poids relatif de chaque forme d’organisation de la production. Consciente de cette distorsion – particulièrement prononcée dans le cas des données sur la location de la parcelle –, j’ai enquêté sur ce phénomène auprès de quelques informateurs clés, afin d’avoir des renseignements supplémentaires. Sur la base des résultats de ces entretiens, j’ai choisi vingt familles (treize où le chef de famille est ejidatario lui-même et sept où le chef de famille laboure, en tant que métayer, péon, locataire ou autre, dans la parcelle d’autrui) pour une étude approfondie. En choisissant des familles ayant recours à des formes différentes d’exploitation de la parcelle (propre ou d’autrui), j’ai voulu pénétrer dans la division familiale du travail impliquée par chaque forme, afin de comprendre la logique et le fonctionnement de cette répartition des tâches à l’intérieur de l’unité familiale.

La carte de l’Etat de Michoacán, centre-ouest du Mexique, où se trouve l’ejido de Naranja de Tapia.

L’ÉVENTAIL DES FORMES D’ORGANISATION SOCIALE DE LA PRODUCTION DANS L’EJIDO DE NARANJA EN 1981 Prenez les centaines d’hectares de terres contrôlées par des haciendas ; donnez-en l’usufruit à une communauté de paysans dépouillés de leurs terres ancestrales. Divisez cette dotation en parcelles égales et répartissez-les entre les chefs de famille. Baptisez le tout « ejido » et voilà, en apparence, une communauté égalitaire où règne la justice sociale de la réforme agraire mexicaine. Mes recherches au sein de l’ejido ont clairement montré qu’il y a une grande part de mythe dans cette recette. J’ai constaté, dans l’ensemble de plus de deux cents parcelles, l’existence d’un large éventail de formes d’organisation sociale de la production – éventail qui repose sur des rapports sociaux de production et des forces productives les plus divers. Ici, il sera question de mettre en valeur la diversité de ces formes d’organisation sociale de la production, diversité cachée derrière le mythe d’une forme unique : celle de l’exploitation familiale. TABLEAU 1. Poids relatif des formes d’organisation sociale de la production dans l’ejido de Naranja, en 1981, par sexe

Forme d’organisation sociale de la production Nombre de Hommes Femmes sans cas conjoint

Femmes avec conjoint

Femmes (état civil inconnu)

L’usage du tracteur

L’exploitation familiale de la parcelle

La combinaison de l’usage du tracteur avec une autre forme

Le métayage

L’exploitation à la tâche

La location de la parcelle

89

57

25

6

1

44%

45%

21%

35%

100%

35

30

4

1

17%

24%

7%

5%

29

18

8

3

14%

14%

14%

18%

25

9

13

3

12%

7%

22%

18%

17

7

8

2

8%

5%

14%

12%

5

2

1

2

3%

2%

1%

12%

L’embauchage de la main-d’œuvre journalière 3

3

Total

2%

3%

203

126

59

17

1

100%

100%

100%

100%

100%

Effectivement, l’exploitation familiale – avoir un lopin de terre pour le cultiver soi-même avec de la main-d’œuvre familiale, satisfaisant ainsi aux besoins du groupe familial – fut la demande des paysans insurgés de la révolution mexicaine. Cette forme « originelle » d’organisation de la production agricole existe aujourd’hui à côté de toute une série d’autres formes : la location de la parcelle en échange d’une rente monétaire, l’embauchage de la main-d’œuvre journalière contre un salaire, le métayage avec son partage égalitaire du produit entre l’ejidatario et l’exploitant, et finalement le contrat verbal avec un tiers qui, ayant les moyens matériels de labourer la parcelle, s’engage à le faire pour une somme d’argent déterminée. C’est, précisément, cette coexistence de différentes formes d’organisation sociale de la production qui constitue la réalité et la complexité de l’ejido de Naranja d’aujourd’hui. Afin de mieux saisir cette réalité concrète, je présenterai d’abord l’ensemble des formes d’organisation sociale de la production trouvées dans cet ejido ; ensuite, j’examinerai les rapports sociaux de production noués à l’intérieur de chacune de ces formes ainsi que les forces productives mises en œuvre. D’après mes entretiens avec les ejidatarios de Naranja, il existe un éventail de six différentes formes d’organisation sociale de la production ainsi qu’une forme hybride où deux de celles-ci se combinent (voir tableau 1). La forme la plus répandue est, de loin, le contrat verbal conclu entre le possesseur d’une parcelle et le propriétaire d’un tracteur. L’ejidatario donne une somme d’argent au propriétaire du véhicule pour que celui-ci s’occupe de l’ensemble des travaux agricoles nécessaires à l’exploitation de la parcelle. Le propriétaire du tracteur, à son tour, embauche un tractoriste pour effectuer les labours. L’usage du tracteur, introduit au cours des vingt dernières années, est en plein essor. Si le plus grand nombre d’ejidatarios s’arrangent avec le propriétaire du tracteur pour que celui-ci s’occupe de la totalité des travaux agricoles, d’autres y ont recours seulement pendant certaines phases du processus de production. Ainsi, l’on voit surgir des formes hybrides où un contrat verbal est conclu avec le propriétaire du tracteur pour une ou plusieurs phases du cycle agricole, alors que pour d’autres phases, l’ejidatario a recours à l’exploitation familiale, le métayage, le travail à la tâche ou l’embauchage de journaliers. A côté de cette forme mécanisée en expansion continue subsiste l’exploitation exclusivement familiale de la parcelle. Ici, l’ejidatario laboure lui-même sa parcelle avec une charrue tirée par une paire de bœufs ou de chevaux. D’autres membres de la famille qui l’aident aux champs – le fils, le frère, le neveu – travaillent, non pas pour une rémunération monétaire, mais pour assurer la reproduction matérielle et sociale du groupe familial. L’exploitation familiale, autrefois la règle générale, tend à disparaître avec la nécessité de plus en plus aiguë d’avoir des ressources monétaires, et le sentiment de la part des ejidatarios que le travail salarié leur est plus profitable que le travail agricole. Ces deux formes – l’usage du tracteur et l’exploitation familiale de la parcelle – sont opposées, à la fois sur le plan technologique et en ce qui concerne la nature des rapports noués entre le possesseur et l’exploitant, c’est-à-dire le responsable de l’exécution des travaux. La dynamique

de ces deux formes permet d’établir les deux grands axes de l’organisation de la production dans l’ejido de Naranja. Il s’agit, d’une part, de la dissolution de l’exploitation familiale et, d’autre part, de l’essor de la forme mécanisée. Ce recours à l’usage du tracteur fait partie d’une tendance plus générale : celle de confier la culture de la parcelle à un tiers qui, généralement, n’est pas ejidatario. Une forme d’engagement d’un tiers pour labourer la parcelle consiste à le payer « à la tâche » (al destajo). L’exploitant, qui apporte ses propres moyens de travail, est payé à un prix convenu entre l’ejidatario et lui-même pour son travail. A la différence de la forme mécanisée décrite plus haut, ici l’exploitant utilise des animaux de trait et établit un lien direct avec le possesseur de la parcelle qu’il cultive. Dans la forme du métayage pratiquée dans l’ejido de Naranja, le possesseur et l’exploitant partagent équitablement le produit du sol. Ce partage est fondé sur le fait que le premier apporte la terre et les autres moyens de travail alors que le second fournit son travail. Ce type d’accord non monétaire est souvent conclu entre des personnes déjà liées par la parenté. Parfois, un ejidatario, n’arrivant pas à cultiver lui-même sa parcelle, embauche de la maind’œuvre journalière pour l’aider à accomplir certaines tâches comme, par exemple, la récolte du maïs. Cette main-d’œuvre, souvent sans terres, laboure sous la direction de l’ejidatario pour un salaire journalier. La location de la parcelle pour des périodes de plusieurs années représente une aliénation atténuée de l’usufruit de la parcelle dont jouit l’ejidatario. Dans cette pratique strictement défendue par la loi, l’ejidatario qui se trouve dans une nécessité impérieuse d’argent, et sans les moyens nécessaires pour cultiver sa parcelle, donne l’usufruit de celle-ci temporairement à autrui. En échange, il reçoit du locataire une rente annuelle en argent. Apparemment, la location est le résultat, d’une part, du désespoir de l’ejidatario qui ne voit pas d’autre solution à son problème et, d’autre part, de l’existence de beaucoup de non-ejidatarios ayant les moyens matériels de faire produire les parcelles qu’ils louent. L’usage du tracteur, la location de la parcelle, l’exploitation familiale de la parcelle, l’exploitation à la tâche, le métayage, l’embauchage de la main-d’œuvre journalière, et la combinaison de l’usage du tracteur avec l’une des quatre dernières formes : ceci est l’éventail des formes d’organisation sociale de la production que j’ai constatées dans l’ejido de Naranja, en 1981. Un éventail dont la combinaison particulière dans un même ejido témoigne de toute une série de faits nationaux : des politiques favorisant l’industrie au détriment de l’agriculture, l’exode rural, la construction massive de routes, une croissance démographique sans précédent, et l’expansion du marché de produits fabriqués industriellement. Face à l’insuffisance de la parcelle pour faire vivre sa famille entre deux récoltes, l’ejidatario cherche d’autres sources de revenus. Il est souvent – et vraisemblablement de plus en plus – conduit à exercer un travail salarié ailleurs et à engager un tiers pour la culture de la parcelle. Ce faisant, l’ejidatario se sépare de sa parcelle et noue un rapport généralement monétarisé avec celui qui la cultive. L’objectif de cette analyse est précisément de chercher les causes de ce divorce entre le possesseur de la parcelle et l’exploitant d’une part, et de la prolifération de rapports monétaires entre eux d’autre part. L’examen du fonctionnement interne de chacune des sept formes d’organisation sociale de la production ainsi que leurs rapports réciproques éclairera aussi, par la suite, l’étude de l’évolution de l’éventail des formes tout entier.

FIG. 1. L’éventail des formes d’organisation sociale de la production dans l’ejido de Naranja, en 1981.

La figure 1 est disposée en un éventail de formes d’organisation sociale de la production, de façon à apprécier leur coexistence et à visualiser leur poids relatif au sein de l’ejido de Naranja en 1981. La disposition particulière des sept formes est faite en termes de trois critères qui, eux, découlent de mon objectif global d’étudier la transformation, au cours des années, de l’éventail des formes d’organisation selon : a) le degré de séparation de l’ejidatario d’avec la culture de sa parcelle ; b) le type de rapports sociaux noués entre l’ejidatario (possesseur de la parcelle) et l’exploitant (que celui-ci soit le travailleur familial, le journalier, le métayer, le travailleur à la tâche, le propriétaire du tracteur ou le locataire) ; et c) la destination sociale du produit du sol. En analysant la logique interne de chaque forme, ainsi que des rapports réciproques entre elles, on peut voir comment, à mesure que l’on passe de l’une des extrémités de l’éventail à l’autre, de l’exploitation familiale de la parcelle vers la location de la parcelle : L’ejidatario s’éloigne de la culture de sa parcelle, en confiant les travaux agricoles à un tiers et en cherchant du travail rémunéré (surtout salarié) ailleurs ; Les rapports sociaux de production noués entre l’ejidatario et l’exploitant perdent leur caractère de rapports de parenté de deviennent monétaires ; Le produit du sol, au lieu d’être destiné à la consommation familiale et à la satisfaction d’autres besoins fondamentaux, est placé sur le marché afin de produire un profit.

L’exploitation familiale de la parcelle Il s’agit d’une forme où chaque ejidatario cultive sa parcelle lui-même ou avec de la maind’œuvre familiale. C’est la situation envisagée par les architectes de l’ejido. Or, l’exploitation familiale, autrefois la forme prédominante dans l’ejido de Naranja, est aujourd’hui pratiquée par seulement 17 % de l’ensemble d’ejidatarios. Lorsqu’un ejidatario accompagné d’un fils, d’un frère ou d’un neveu laboure ses terres avec ses propres moyens de travail (une charrue en bois ou en acier, une paire de bœufs ou de chevaux, des semences sélectionnées de la moisson précédente, éventuellement des engrais chimiques ou du fumier), il est motivé par la nécessité d’assurer la reproduction matérielle et sociale du groupe familial. Ici, il n’est question ni de contrat verbal ni de rapport monétaire entre possesseur et exploitant de la parcelle, mais de rapports de parenté fonctionnant en même temps comme des rapports de production. La plus grande partie de la récolte est consommée directement par la famille tout au long de l’année, en tant que base de l’alimentation. Le reste de la récolte doit satisfaire aux besoins non alimentaires du groupe familial, en entrant dans un circuit commercial très restreint. La famille vend du maïs au détail (par litre ou par hectolitre, suivant ses nécessités), soit dans les magasins d’alimentation du village, soit directement aux voisins qui en demandent. « Il faut que tout vienne de là – de quoi manger, de quoi s’habiller, de quoi envoyer les enfants à l’école, de quoi payer le médecin quand il y a un malade », disent les ejidatarios en se référant à la récolte du maïs. Toutefois, si le temps n’a pas été favorable, le maïs ne suffit même pas pour servir de base à l’alimentation familiale. Dans ce cas-là, la famille doit « acheter » du maïs dans les magasins du village ou bien chez d’autres villageois en promettant de rendre le double au moment de la moisson prochaine. Souvent, cette pratique de vendre la récolte de maïs « sur pied » (al tiempo) aux créanciers entraîne le groupe familial dans un cercle vicieux d’endettement. Les ejidatarios sont unanimes : « La parcelle ne suffit plus ! » Face à cette insuffisance, ils voient une solution : avoir une source supplémentaire de revenus. Un peu plus d’un tiers des ejidatarios adoptant l’exploitation familiale de la parcelle exercent un autre travail afin d’avoir de l’argent liquide. Derrière ces essais de surmonter l’insuffisance de la parcelle pour faire vivre la famille, on constate l’ébranlement de l’exploitation familiale de la parcelle, forme sur laquelle l’ejido a été fondé.

L’embauchage de la main-d’œuvre journalière La loi fédérale de réforme agraire (Ley Federal de Reforma Agraria, 1981 : 106-107, articulo 76, fracción IV) autorise l’ejidatario à embaucher des journaliers qui travailleront sous sa direction, en échange d’un salaire. C’est le cas de beaucoup de familles à l’époque de la moisson, mais seulement 2 % des ejidatarios y ont recours régulièrement tout au long du cycle de culture. Le rapport monétaire entre l’ejidatario et le journalier est direct : celui-ci accomplit des tâches concrètes (par exemple, retourner la terre, semer les graines de maïs, sarcler, etc.) sous l’œil de l’ejidatario et avec les animaux de ce dernier. En contrepartie, le journalier reçoit, à la fin de la journée de travail, une somme d’argent établie préalablement. Choisi en fonction de sa réputation de bon travailleur, le journalier est généralement un paysan non-membre de l’ejido. Payer la main-d’œuvre journalière implique que l’ejidatario ait de l’argent liquide. Cet argent peut venir de la vente de maïs si la famille a un excédent après en avoir mis de côté une quantité pour sa propre consommation. Or, le plus souvent, il vient d’un travail supplémentaire exercé par l’ejidatario lui-même ou par un autre membre de la famille.

Le métayage Le métayage dans l’ejido de Naranja consiste dans le partage égalitaire du produit du sol entre celui qui possède la parcelle et celui qui la cultive effectivement (le métayer). Selon l’accord verbal entre ces deux personnes, le métayer laboure la terre avec les moyens de travail (animaux de trait, charrue, semailles, et éventuellement des engrais) fournis généralement par le possesseur, et lui rend la moitié du maïs récolté. Donc, sans entrer dans un rapport monétarisé, le métayer « paye » le possesseur de la terre en denrées pour l’usufruit de la terre. Comme le paiement est fixé à la moitié du maïs récolté, les deux parties concernées partagent ainsi le risque toujours présent d’une mauvaise récolte. Précisément à cause de son caractère de rapport non monétarisé et de risque partagé, le métayage est souvent arrangé entre personnes liées par la parenté. Pratiqué par 12 % des ejidatarios, il l’est surtout par les femmes possédant une parcelle, particulièrement celles qui n’ont pas de conjoint. En fait, les femmes ayant hérité une parcelle de leurs pères ou maris se trouvent dans une position contradictoire. Représentant 38 % de l’ensemble d’ejidatarios à Naranja, ces femmes exercent légalement un droit de décision sur leur parcelle qui, socialement, est réservé aux hommes, puisque l’agriculture constitue un savoir masculin. Consciente de cette contradiction, la loi fédérale de réforme agraire (Ley Federal…, 1981 : 107, fracción I) permet la pratique du métayage ou d’autres formes d’exploitation de la parcelle par un tiers lorsque l’ejidatario est une femme avec des enfants mineurs et donc incapable de labourer directement la terre. Par exemple, un cas commun de métayage est celui d’une veuve qui « donne » la parcelle en métayage à un fils marié, chef de famille lui-même. Dans ce cas-là, le rapport social de production entre possesseur et exploitant fait partie d’une série de rapports d’entraide familiale ; le partage du produit est donc plus souple et peut se faire en fonction des besoins inégaux de la veuve et de la famille du fils.

L’exploitation à la tâche 8 % des ejidatarios engagent un tiers à cultiver la parcelle avec une charrue et des animaux de trait contre une somme d’argent déterminée d’avance. Dans cette forme d’organisation sociale de la production dite « à la tâche » (al destajo), l’exploitant (destajero) reçoit les semailles et quelquefois d’autres moyens de travail du possesseur de la parcelle. Au moment de la moisson, l’exploitant donne la totalité du maïs à l’ejidatario qui lui paye une somme d’argent pour avoir exécuté l’ensemble des travaux agricoles. Donc, il s’agit d’une forme caractérisée, premièrement, par la séparation de l’ejidatario d’avec la culture de sa terre, et deuxièmement, par un rapport monétaire direct entre ce dernier et l’exploitant. L’ejidatario reçoit simplement la récolte à la fin de l’année sans avoir participé aucunement à sa production. A Naranja, ce sont davantage les femmes membres de l’ejido qui ont recours à cette forme d’organisation sociale de la production. Comme dans le cas du métayage, la loi autorise, en tant qu’exception, cette exploitation de la parcelle par une tierce personne pourvu que la femme ait des enfants mineurs à sa charge (Ley Federal…, 1981 : 107, fracción I).

Les combinaisons de l’usage du tracteur avec une autre forme La forme d’organisation sociale de la production adoptée par l’ejidatario peut varier d’une phase du processus de culture du maïs à une autre, créant ainsi des combinaisons de formes. Pour parler de ces formes hybrides où l’ejidatario noue deux différents types de rapports sociaux et met en œuvre des forces productives de niveau distinct, il faudra préciser les diverses phases de la culture du maïs. Le cycle agricole, dans les terres humides de l’ejido de Naranja, commence en février-mars avec la préparation de la terre après la période de gel. On retourne la terre et on la laisse aérer pendant un mois. Ensuite, c’est le traçage des sillons et les semailles vers la fin mars ou la première quinzaine d’avril. A peu près un mois après les semis, il faut sarcler les plants de maïs qui poussent et, pour les renforcer, approcher davantage de terre autour de leurs tiges. Il y a un resarclage en juillet-août. A partir de la fin août, les paysans peuvent commencer à récolter quelques tendres épis de maïs, mais la véritable moisson a lieu à la fin de l’année, en décembre, et parfois en janvier. Après le prélèvement par l’État des 5 % de la production, les épis aux grains durcis sont rangés au grenier et seront mangés ou vendus en fonction des besoins familiaux tout au long de l’année.

Fig.2. Variantes de la hybride combinant l’usage du tracteur avec une autre forme dans l’ejido de Naranja, en 1981.

Dans l’ejido de Naranja, j’ai constaté, chez 14 % des ejidatarios, la combinaison de l’usage du tracteur avec l’une des quatre formes suivantes : l’exploitation familiale, l’embauchage de journaliers, le métayage et le travail à la tâche. Ces combinaisons de formes ont abouti à onze variantes (fig. 2). La combinaison la plus répandue est celle de l’usage du tracteur avec l’exploitation familiale. Elle comporte plusieurs variantes, allant de celle où la famille s’occupe de tous les travaux, sauf le retournement de la terre, jusqu’à celle où le groupe familial se borne à

semer et à récolter. Donc, le degré d’utilisation de la main-d’œuvre familiale ou du tracteur varie selon le cas, mais dans toutes les variantes l’on trouve des rapports monétarisés à côté de rapports non monétarisés, des machines à côté d’animaux de trait. L’interpénétration de deux différentes formes d’organisation sociale de la production dans un même processus de production montre comment la décomposition d’une forme peut engendrer d’autres formes hybrides.

L’usage du tracteur En adoptant la forme mécanisée pour l’ensemble des travaux agricoles, 44 % des ejidatarios de Naranja mettent en mouvement une chaîne de rapports monétarisés : d’abord entre eux-mêmes et les propriétaires de tracteurs, et ensuite entre ceux-ci et leurs tractoristes. Le possesseur d’une parcelle prend contact avec le propriétaire d’un tracteur pour le charger de toutes les tâches à accomplir dans la parcelle en échange d’une somme d’argent. A son tour, le propriétaire du tracteur, qui peut s’occuper de dizaines de parcelles, embauche des tractoristes qui perçoivent un salaire journalier pour conduire le véhicule. Ainsi, cette dernière-née des formes d’organisation sociale de la production est fondée sur l’établissement d’un contrat verbal entre le possesseur de la parcelle et l’exploitant, contrat qui cache une deuxième série de rapports monétarisés. Pour payer le propriétaire du tracteur et pour acheter des engrais chimiques (qui seront appliqués au moment des semailles par le tracteur), l’ejidatario a besoin d’une source de revenus. Presque la moitié des ejidatarios ayant adopté cette forme-là exerce un travail rémunéré (voir tableau 4). Le plus souvent, il s’agit de nouer un rapport salarial en dehors de l’ejido (comme ouvrier, enseignant, musicien, aide-maçon, etc.), tout en conservant un lien avec la terre, ne serait-ce que légalement et par le produit du sol. Ce lien devient de plus en plus flou lorsque, dans sa recherche d’un travail salarié, l’ejidatario est conduit à quitter le village pour s’installer en ville. Presque une sur cinq des personnes possédant une parcelle de l’ejido n’habite plus Naranja. La plupart de ces ejidatarios absents nouent un rapport monétaire avec le propriétaire du tracteur, se rendant au village seulement deux fois par an, aux époques des semailles et de la moisson. Dans de telles circonstances, la vente du produit récolté – inexistante ou éventuelle dans les cas d’exploitation familiale de la parcelle ou avec l’aide de la main-d’œuvre journalière – prend un caractère significatif. 37 % des ejidatarios ayant noué un rapport avec le propriétaire du tracteur vendent au moins la moitié de leur maïs, voire même la totalité sur le marché local. Ceci représente une rupture complète avec la production, principalement pour l’autoconsommation telle qu’elle est pratiquée par la famille qui exploite elle-même la parcelle. Voilà donc, presque à l’autre extrémité de l’éventail, la convergence des éléments cités plus haut : la séparation de l’ejidatario d’avec la culture de la parcelle, l’établissement de rapports monétaires entre ce dernier et l’exploitant de la terre, la recherche – de la part du possesseur – du travail salarié en dehors de l’ejido, et la vente sur le marché du produit du sol.

La location de la parcelle Lorsque l’ejidatario loue, pour un temps déterminé, l’usufruit de sa parcelle à autrui, la rupture du possesseur avec la culture de sa terre est complète. En échange d’une rente annuelle en argent, l’ejidatario cède temporairement les droits d’usage et de jouissance des fruits du sol au locataire. Étant donné la nature illégale de la location d’une parcelle censée être inaliénable, il est très difficile d’obtenir des informations sur cette pratique. En effet, au cours de mes entretiens, j’ai trouvé seulement cinq cas déclarés de location, soit 3 % du total. Ce chiffre sous-estime certainement l’ampleur de la location comme forme d’organisation sociale de la production. Un informateur clé, en citant le nom d’un tel qui est locataire de quatorze parcelles, un autre de cinq parcelles, etc., a estimé qu’en 1981, 30 % des ejidatarios louaient la parcelle à autrui. Sur la base des quelques cas que j’ai pu constater, la location apparaît comme une dernière solution de l’ejidatario qui ne possède pas les moyens matériels nécessaires à la culture de la parcelle, et qui se trouve face à une nécessité impérieuse d’argent. Conscient du fait que la rente annuelle qu’il perçoit est très inférieure à la valeur potentielle de la récolte de maïs, il s’en plaint, mais se sent coincé par l’impossibilité de cultiver lui-même sa parcelle, et par son besoin d’argent pour vivre. Resté sans le maïs de sa parcelle pendant trois, quatre ou cinq ans, l’ejidatario cherche un complément à sa rente par des revenus obtenus d’un autre travail, et rêve du jour où sa parcelle lui sera « rendue ». 2

Le locataire, de son côté, fait une bonne affaire. Le cas suivant en est une illustration . Nonmembre de l’ejido et disposant des ressources monétaires nécessaires pour payer la rente de plusieurs parcelles, il s’arrange avec le propriétaire d’un tracteur, les fait cultiver toutes de façon mécanisée, et vend la quasi-totalité de la récolte au marché local ou parfois dans son propre magasin d’alimentation. Ce n’est pas par hasard si plusieurs des grands locataires de parcelles à Naranja sont des ouvriers d’une usine de la ville voisine avec un salaire au moins deux fois supérieur à celui d’un journalier agricole. Donc, avec la location de la parcelle, comme dans le cas d’usage du tracteur, s’établit toute une chaîne de rapports monétarisés : d’abord entre l’ejidatario et le locataire ; ensuite entre ce dernier et le propriétaire du tracteur ; et finalement entre celui-ci et le tractoriste. Le produit du sol revient au locataire (usufruitier temporaire) qui le place sur le marché local.

L’ensemble des agents sociaux dans l’ejido A partir de l’inventaire des différentes formes et d’une analyse de leur fonctionnement interne, il faudra prendre en considération les rapports réciproques entre ces formes, et essayer d’appréhender l’ejido en tant qu’ensemble de formes d’organisation de la production adoptées par des individus vivant en société. En présentant l’ensemble des relations sociales de production mises en œuvre par les sept formes d’organisation sociale de la production, la figure 3 permet de visualiser le réseau complexe d’acteurs sociaux qui se mettent en rapport les uns avec les autres pour faire produire les terres de l’ejido de Naranja. En même temps, il délimite les fonctions de chaque acteur social, en répondant à ces trois questions :

Fig. 3. L’ensemble des rapports sociaux de production noués à l’intérieur de l’ejido de Naranja, en 1981

Qui est le véritable usufruitier de la parcelle, c’est-à-dire celui qui prend le risque de 3

produire et jouit des fruits éventuels ? Qui est le responsable de l’exécution des travaux agricoles, le contremaître en quelque sorte ? Qui est l’exécutant des travaux agricoles, c’est-à-dire celui qui les accomplit physiquement ? Dans les formes de l’exploitation familiale de la parcelle et de l’embauchage de la main-d’œuvre journalière, l’ejidatario est à la fois usufruitier effectif, responsable de l’exécution des labours et exécutant. Autrement dit, le même agent social recouvre les trois fonctions. Par contre, dans le cas des cinq formes restantes d’organisation sociale de la production, cette plurifonctionnalité de l’ejidatario s’effrite. Celui-ci, en se séparant d’avec le travail physique de la terre, noue un

rapport avec un autre agent social, voire avec d’autres agents sociaux qui vont, eux, assumer des fonctions incombant légalement à l’ejidatario. La présence d’agents sociaux autres que l’ejidatario dans l’ejido de Naranja est un phénomène qui frappe par son ampleur. En 1981, trois ejidatarios sur quatre se trouvaient complètement séparés de la culture de leur parcelle, donnant ainsi lieu à la pénétration d’acteurs sociaux dont les objectifs sont contraires à l’esprit de l’ejido. Une telle pénétration est d’autant plus significative qu’elle va à l’encontre non seulement du but social de la loi de réforme agraire, mais aussi de la consigne des paysans insurgés de la révolution mexicaine : « La terre à ceux qui la travaillent ! »

ESSAI DE RECONSTITUTION DU PROCESSUS DE TRANSFORMATION DES FORMES D’ORGANISATION SOCIALE DE LA PRODUCTION DANS L’EJIDO DE NARANJA (1924-1981) En remontant dans le passé, il convient de chercher la genèse des formes actuelles d’organisation des travaux agricoles afin de comprendre les conditions aussi bien que les raisons de leur combinaison présente. L’étude des bouleversements subis par l’éventail des formes d’organisation sociale de la production, des modifications du poids relatif de chacune d’entre elles, éclairera pourquoi, en 1981, au lieu de trouver un ejido où chaque possesseur d’une parcelle travaille sa terre avec l’aide de sa famille, on rencontre une multiplicité de formes d’exploitation de la terre et de répartition de ses fruits, une multiplicité de rapports sociaux de production différents noués autour de l’ejido. Cette multiplicité de formes dans l’ejido de Naranja n’est pas nouvelle. Plusieurs formes ont existé, non seulement dès le début, mais avant même l’implantation de l’ejido en 1924. C’est-àdire qu’avant d’être ejidatarios, les paysans de Naranja avaient été des salariés, des péons, de l’hacienda usurpatrice de leurs terres ancestrales, et des usufruitiers de terres communales. Ils avaient été aussi – au moins quelques familles métisses – des propriétaires de lopins de terres privées. Donc, l’ejido – ce nouveau système de tenure fondé sur l’exploitation familiale de la parcelle – naît au milieu d’une multiplicité de formes d’organisation sociale de la production et ne peut pas rester à l’écart de ces formes préexistantes. Cet essai de reconstitution témoignera de la dissolution de l’exploitation familiale de la parcelle, face au surgissement de rapports capitalistes de production au sein de l’ejido. Cette apparition de formes fondées sur une rationalité capitaliste va dénaturer le but social de l’ejido. Par ailleurs, certains documents écrits jettent une lumière sur la question de l’évolution des diverses formes d’organisation sociale de la production à Naranja. Le dossier de l’ejido de Naranja, qui se trouve aux archives du ministère de la Réforme agraire, contient des centaines de pages écrites par les deux parties en litige : d’un côté, le groupe de villageois revendiquant leurs droits aux terres expropriées par l’hacienda, et de l’autre côté, les hacendados espagnols réclamant leurs droits de propriétaires légitimes des terres résultant de l’assèchement du lac – entreprise qu’ils disaient avoir menée à bonne fin au bénéfice de la région tout entière. Ces documents renferment de nombreux renseignements utiles pour cette étude, pourvu que l’on tienne compte de leur nature polémique et des intérêts sur lesquels reposent les arguments présentés. Dans son analyse des origines, développement, éruption et dénouement de la révolte des paysans de Naranja dans les années 20, Friedrich (1970) relate les divers aspects de la vie villageoise qui ont été bouleversés par l’implantation de l’hacienda sur les terres ancestrales du village. Lors de son séjour à Naranja en 1955-1956, Friedrich a pu recueillir auprès de personnes aujourd’hui disparues des témoignages portant sur des formes d’organisation sociale de la production avant, durant et après l’époque de l’hacienda. Sans doute la tendance la plus frappante qui se dégage de l’analyse de l’évolution de l’éventail des formes d’organisation sociale de la production le long de la vie de l’ejido est-elle la

décomposition de la forme où l’ejidatario travaille lui-même la terre avec l’aide de la maind’œuvre familiale. Or, l’exploitation familiale était autrefois le cas général dans l’ejido de Naranja. Parmi les 34 ejidatarios continuant aujourd’hui à cultiver leur parcelle avec de la maind’œuvre familiale, près de la moitié ont commencé à le faire il y a plus de vingt ans (voir tableau 2). Selon Friedrich, en 1956 (trois décennies après la formation de l’ejido), sur 218 familles possédant une parcelle « environ 200 habitaient le village et s’occupaient elles-mêmes des 4

semailles et des autres travaux » . Donc, tout porte à croire que la décomposition dramatique de cette forme fondée sur une rationalité visant à la reproduction physique et sociale du groupe familial s’est produite dans le dernier quart de siècle. Cette perte de terrain de l’exploitation familiale par rapport à d’autres formes d’organisation sociale de la production implique le remplacement de rapports de parenté fonctionnant en même temps comme des rapports de production par d’autres types de relations sociales de production. Quels sont ces autres types de relations sociales de production ? Dans quelle mesure s’agit-il de rapports déjà présents dans l’ejido, qui prennent de l’importance, qui se généralisent ? Dans quelle mesure s’agit-il de rapports nouveaux qui surgissent ailleurs et s’introduisent dans la structure de l’ejido ?

Formes existant depuis la naissance de l’ejido D’après les déclarations des ejidatarios sur le nombre d’années d’utilisation de leur forme actuelle, trois formes d’organisation sociale de la production ont coexisté avec l’exploitation familiale de la parcelle depuis la naissance de l’ejido : l’exploitation avec de la main-d’œuvre journalière, le métayage, et l’exploitation à la tâche (voir tableau 2). Donc, dès le départ, l’ejido de Naranja a renfermé quatre différentes formes d’organisation sociale de la production fondées sur des rapports sociaux de nature différente et ayant des trajectoires divergentes. Le déclin de l’exploitation familiale de la parcelle a impliqué également la quasi-disparition de la forme où l’ejidatario embauche de la main-d’œuvre journalière qui l’aide à accomplir les travaux agricoles. Le nombre très réduit de cas d’ejidatarios qui, aujourd’hui, établissent un rapport monétarisé avec des journaliers travaillant sous leur direction témoigne de cette disparition. Par contre, l’importance relative des formules « métayage » et « à la tâche » comme formes d’organisation sociale de la production s’est accrue au cours de la vie de l’ejido. (Le tableau 3 montre les glissements des ejidatarios vers ces deux formes.) L’essor de ces deux formes où le possesseur d’une parcelle se sépare du travail physique de la terre en nouant un rapport avec un tiers qui prête ses services contre un paiement en nature ou en argent est certainement lié à la croissance spectaculaire du nombre de femmes dans les rangs des ejidatarios. En 1981, il y avait quatre fois plus de femmes ayant droits qu’il y a un quart de siècle : 83 (soit 38 %) contre « environ vingt » en 1956 (Friedrich 1965 : 193). Ce phénomène, dû à une surmortalité masculine, va à l’encontre de l’usage social qui veut que les ejidatarios soient des hommes puisque le travail agricole est un savoir-faire exclusivement masculin. Néanmoins, ce sont de plus en plus des femmes, en tant qu’héritières des droits d’usufruit des parcelles, qui (juridiquement au moins) doivent prendre des décisions concernant ces terres – par exemple, sur la forme d’organisation sociale de la production à adopter. Étant donné que les femmes ne participent normalement pas aux labeurs, elles ont recours au métayage et à l’exploitation à la tâche plus souvent que leurs homologues mâles.

Formes précédant la naissance de l’ejido Mes recherches sur des documents écrits ont fait apparaître des traces de trois formes d’entre elles – l’exploitation familiale, l’embauchage de la main-d’œuvre journalière et le métayage –, à des époques plus ou moins lointaines. Bien sûr, étant donné leur insertion dans des systèmes sociaux et juridiques autres que l’ejido, ces formes n’ont pas le même contenu que celles constatées dans l’ejido de Naranja en 1981. Les traces de la petite exploitation familiale à Naranja remontent au moins jusqu’au XVIIIe siècle, c’est-à-dire jusqu’à l’époque coloniale quand l’Espagne gouvernait encore le pays. Aux Archives de la nation, dans la section histoire, un dossier réunissant des données statistiques des villages de la zone lacustre de l’État de Michoacán fait mention de l’ejido d’Asunción Naranja qui a « quatre-vingt-dix-neuf tributaires semant des terres propres et celles qu’ils louent à 5

l’hacienda de Bellas Fuentes ». On constate par là l’existence – dans un système colonial fondé sur le paiement à la vice-royauté de contributions imposées – non seulement de la petite exploitation familiale, mais aussi de la location de la terre, à Naranja, au milieu du XVIIIe siècle. TABLEAU 2. Ancienneté dans la forme actuelle d’organisation sociale de la production chez les ejidatarios de Naranja, en 1981

Forme d’organisation sociale de la production

L’exploitation familiale de la parcelle

L’embauchage de la main-d’œuvre journalière

Le métayage

L’exploitation à la tâche

La combinaison de l’usage du tracteur avec une autre forme

L’usage du tracteur

Nombre de cas

Nombre d’annees d’anciennete

Toujours

1-5

6-10

11-20

21-30

31-54

34

5

7

6

1

14

1

100%

15%

20%

18%

3%

41%

3%

3

1

2

100%

33%

67%

23

5

9

5

1

3

100%

22%

39%

22%

4%

13%

17

5

4

3

3

1

1

100%

29%

23%

18%

18%

6%

6%

29

17

4

5

1

2

100%

59%

14%

17%

3%

7%

82

46

14

18

1

2

1

100%

56%

17%

22%

1%

3%

1%

2

La location de la parcelle

Total

4

3

1

100%

75%

25%

192

81

39

38

7

24

3

100%

42%

20%

20%

4%

12%

2%

TABLEAU 3. Formes antérieures d’organisation sociale de la production dans l’ejido de Naranja, en 1981, selon les formes actuelles

Le travail journalier contre un salaire est aussi une forme d’organisation sociale de la production précédant l’ejido à Naranja. Elle date au moins du début du siècle quand l’économie régionale était dominée par des haciendas dont celles dénommées « Cantabria », « Buenavista », et « Bellas Fuentes ». Ces vastes domaines agricoles embauchaient de la main-d’œuvre paysanne (des péons) pour les labeurs. Selon Friedrich, « à peu près un tiers des hommes (de Naranja) ont pu trouver du travail pendant quelques mois de l’année en labourant pour les hacendados régionaux du lever jusqu’au coucher du soleil, pour un salaire qui s’élevait jusqu’à 50 % audessus du salaire moyen national (du péon) » (1970 : 45-46). Mais, remplacées dans les haciendas de la région par des péons métis venus d’ailleurs, la plupart des familles de Naranja, au début du siècle, vivaient grâce à la migration temporaire vers le travail salarié dans les raffineries de sucre au sud de Michoacán, voire dans les mines, vergers ou champs aux ÉtatsUnis. Le métayage a également existé dans le cadre du système d’haciendas de la vallée de Zacapu,

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comme celui de Cantabria, depuis au moins la fin du XIXe siècle . Friedrich (1970 : 44) indique que deux tiers de la récolte revenaient aux hacendados de Cantabria, alors que les paysans disposaient uniquement d’un tiers. En outre, il signale que parmi les 800 familles de métayers à Cantabria, il y en avait seulement « environ vingt » qui venaient de Naranja ; ces vingt familles comptaient parmi les plus aisées du village. En suivant les traces des formes d’organisation sociale de la production ayant précédé la création de l’ejido, cette brève digression permet d’apprécier le cadre de formes multiples dans lequel naît l’ejido de Naranja en 1924. Donc, loin d’être un système homogène qui, par la suite, s’est travesti par l’introduction d’autres formes, l’ejido – surgi parmi plusieurs formes – a renfermé, 7

dès le début au moins, quatre formes différentes d’organisations sociales de la production . De ces quatre, les deux formes où l’ejidatario participe physiquement à la culture de la terre – l’exploitation familiale de la parcelle et l’embauchage de la main d’œuvre journalière – se trouvent aujourd’hui en processus de décomposition, remplacées progressivement par d’autres formes telles que le métayage et le travail à la tâche où le possesseur de la terre n’est plus celui qui la travaille. L’on assiste par là à l’éclatement de l’ejidatario qui est à la fois usufruitier, responsable de l’exécution des travaux et exécutant. Ces deux derniers rôles sont assumés par un autre agent social avec lequel l’ejidatario noue un rapport fondé sur un échange monétaire ou en nature. Toutefois, malgré cet éclatement, la rationalité qui régit la production de part et d’autre n’a pas changé. Il s’agit, dans les quatre formes, d’une rationalité qui cherche à assurer la reproduction physique et sociale du groupe familial. Autrement dit, l’objectif poursuivi par les deux agents sociaux se mettant en rapport dans le processus de production qu’il s’agisse de l’ejidatario et ses journaliers, ou de l’ejidatario et le métayer, ou encore de l’ejidatario et le travailleur à la tâche » est le même que celui visé par l’ejidatario qui travaille avec d’autres membres de sa famille : se procurer les moyens d’existence et de reproduction de la famille. En conclusion, les rapports sociaux de production sur lesquels reposent les quatre formes d’organisation sociale de la production présentes dans l’ejido de Naranja dès sa naissance sont de type non capitaliste – ce qui ne sera pas le cas avec de nouveaux rapports qui, par la suite, s’introduisent dans la structure de l’ejido.

L’introduction de formes capitalistes dans l’ejido Lors de mes entretiens avec des ejidatarios de Naranja, une phrase revenait toujours : « Aujourd’hui la plupart des gens font cultiver leur parcelle avec le tracteur. » Les résultats de mon enquête corroborent cette appréciation collective : 58 % des ejidatarios ont recours au tracteur, dont 44 % pour la totalité des travaux et 14 % pour au moins l’une des étapes du cycle agricole. Quelle est la nature de ces relations sociales de production nouées autour de l’usage du tracteur dans l’ejido ? A quel moment et dans quelles circonstances apparaît ce nouvel agent social – le propriétaire du tracteur qui offre ses services aux ejidatarios – dans la vie de l’ejido ? En répondant à ces questions, je montrerai comment le surgissement de cette forme – à la différence des autres formes préexistantes séparant le possesseur d’avec la culture de sa terre – a signifié la pénétration d’une rationalité capitaliste dans un cadre jusque-là non capitaliste. En choisissant, pour une raison ou une autre, de faire cultiver sa parcelle de façon mécanisée, l’ejidatario établit un contrat verbal avec le propriétaire du tracteur, dans lequel celui-ci s’engage à faire les travaux agricoles avec sa machine en échange d’une somme d’argent. Pour sa part, le propriétaire du tracteur est un capitaliste qui, ayant investi de l’argent dans sa machine, offre ses services aux ejidatarios en vue d’en tirer un profit. Bien sûr, le propriétaire ne fait pas le travail physique lui-même ; il embauche un tractoriste et lui paye un salaire journalier. La logique du profit s’incruste dans un cadre jusque-là régi exclusivement par le besoin de chaque famille de produire ses moyens d’existence matérielle et sociale. L’apparition du capitaliste propriétaire d’un tracteur et de nouveaux rapports capitalistes de production est un phénomène relativement récent dans l’ejido de Naranja. Les déclarations des ejidatarios suggèrent qu’il date d’environ 1960, et a pris progressivement son essor au cours des vingt dernières années (voir tableau 2). L’essor de cette forme d’organisation sociale de la production va de pair avec les mouvements qui suivent le modèle des vases communicants d’ejidatarios qui auparavant cultivaient eux-mêmes leurs parcelles (avec l’aide de la maind’œuvre familiale ou journalière) et, dans une moindre mesure, d’ejidatarios qui s’étaient déjà séparés du travail physique de la terre en adoptant le métayage ou la culture à la tâche (voir tableau 3). Le développement, le long des deux dernières décennies, de cette nouvelle forme capitaliste d’organisation sociale de la production dans l’ejido de Naranja est intimement lié à la monétarisation croissante des rapports sociaux de production en général, et à l’expansion du travail salarié en dehors de l’ejido. Evidemment, les échanges d’argent en paiement de services fournis ont eu lieu avant l’introduction du tracteur du capitaliste ; l’existence préalable du travail journalier et du travail à la tâche en témoigne. Mais le recours, chaque fois plus répandu, au capitaliste propriétaire d’un tracteur a entraîné la généralisation de relations sociales monétarisées entre le possesseur et l’exploitant pour assurer la culture des terres. La mécanisation des travaux agricoles a impliqué également la réduction des possibilités de travail aux champs, car une poignée de propriétaires de tracteurs avec leurs tractoristes peuvent s’occuper de dizaines de parcelles jusque-là cultivées par au moins autant de métayers ou de travailleurs familiaux, journaliers ou à la tâche. Donc, parallèlement à l’essor de cette forme capitaliste, se produit un mouvement d’ejidatarios vers d’autres sources de revenus en dehors de l’ejido, voire en dehors du village. En 1981, trois quarts des ejidatarios ayant noué un rapport

avec le propriétaire du tracteur avaient une source de revenus qui venait s’ajouter aux fruits de leur parcelle (voir tableau 4). Devant l’insuffisance de la récolte pour, non seulement nourrir, mais faire vivre une population croissante, depuis longtemps les ejidatarios ont cherché à accroître leurs revenus par divers travaux : le petit commerce, l’élevage, la vente de la cueillette, l’artisanat, le travail journalier dans les champs d’autrui. Or, de plus en plus, ces revenus supplémentaires viennent du travail salarié dans la ville voisine qui a connu une expansion industrielle et commerciale à partir de l’inauguration d’une usine à fibres synthétiques en 1948. Donc, l’introduction de la forme mettant en rapport l’ejidatario et le capitaliste propriétaire d’un tracteur a juxtaposé une nouvelle rationalité à celle qui avait orienté la production dans l’ejido jusque-là : une rationalité visant la production d’une plus-value. Du point de vue de l’ejidatario en tant qu’individu, ces deux rationalités ne sont pas contradictoires. C’est pourquoi l’on trouve des ejidatarios qui, ayant noué un rapport avec le capitaliste pour certaines phases du cycle agricole, établissent un rapport social non capitaliste pour d’autres phases. Ces combinaisons de relations sociales de production capitalistes et non capitalistes, incarnées à Naranja dans la forme « usage du tracteur/exploitation familiale, avec journaliers, métayage, ou à la tâche » ont suivi de près la trajectoire décrite par l’usage du tracteur pour l’ensemble des travaux, prenant de plus en plus d’importance au cours des vingt dernières années. Néanmoins, d’un point de vue global, il s’agit de formes hybrides transitoires car cette interpénétration de deux rationalités opposées n’est pas viable à longue échéance. La nouvelle rationalité capitaliste s’est introduite aussi dans la forme d’organisation sociale de la production où l’ejidatario loue sa parcelle à autrui pour une rente annuelle en argent. Evidemment, le silence que les ejidatarios gardent sur cette pratique illégale rend difficile l’établissement du moment précis et des circonstances dans lesquelles elle a fait irruption dans le cadre de l’ejido. Toutefois, les informations que j’ai pu obtenir suggèrent que la location de parcelles de l’ejido de Naranja est une pratique récente, imbriquée avec l’apparition du capitaliste propriétaire d’un tracteur, la généralisation des rapports de production monétarisés et l’expansion du travail salarié qui ont accompagné celle-ci. L’objectif du locataire est de produire une récolte d’une valeur supérieure à la somme qu’il a investie – c’est-à-dire ses dépenses dans le processus de production ajoutées à la rente en argent qu’il a payée au possesseur de la terre. Pour ce faire, il ne participe pas personnellement à la culture de la terre, mais noue un rapport monétaire avec le capitaliste propriétaire d’un tracteur. Souvent, le locataire a l’usufruit temporaire de plusieurs parcelles à la fois. Cultiver, de façon mécanisée, plusieurs parcelles en même temps implique que le locataire dispose d’importantes sommes d’argent – sommes qui, pour la plupart, ont leur origine dans le travail salarié en dehors du village. Donc, le locataire, en investissant des capitaux dans l’agriculture, agit selon une rationalité capitaliste visant la production d’une plus-value, et non pas selon une rationalité orientée vers la reproduction matérielle et sociale du groupe familial, comme le fait l’ejidatario loueur. TABLEAU 4. Nature du travail complémentaire effectué par des ejidatarios de Naranja selon la forme d’organisation sociale de la production adoptée en 1981

En conclusion, les trois formes d’organisation sociale de la production qui ont pénétré dans le cadre de l’ejido vraisemblablement au cours des deux dernières décennies renferment des rapports sociaux de production nouveaux : des rapports capitalistes régis par une logique qui vise la mise en valeur du capital. Ce sont ces rapports et cette logique qui se combinent avec des rapports non capitalistes fondés sur une rationalité visant la reproduction physique et sociale de la famille qu’ils remplacent de plus en plus. C’est dire que l’ejido, système de possession foncière dont le but social originel était d’assurer la reproduction matérielle et sociale du paysan et de sa famille en lui donnant une parcelle de terre inaliénable, répond de moins en moins à ce but et de plus en plus à d’autres objectifs contradictoires.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE Friedrich , P. 1965. « A Mexican Cacicazgo », Ethnology, 4, (2). – 1970. Agrarian revolt in a Mexican village. Englewoods Cliffs, NJ, Prentice Hall. Ley federal de reforma agraria. Mexico, Editorial Porrua. Ruiz, E. 1979. Michoacán : paisajes, tradiciones y leyendas. Mexico, Editorial Innovación.

Annexes

ANNEXE : Grille d’entretien avec les ejidatarios Nom _______ Nombre de résidents ___ Rue _______ Quartier ______________ 1. Comment êtes-vous devenu ejidatario ? Quand ? —— héritage de (personnes) en 19 (l’année) ou il y a années —— achat en 19 —— parcellement originel en 1927 2. Quelles graines semez-vous dans votre parcelle ? —— maïs —— luzerne 3. Comment travaillez-vous dans votre parcelle ? —— moi-même ou avec de la main-d’œuvre familiale non rémunérée monétairement (allez à la question 5) —— paye le tractoriste —— cède l’usage au métayer —— paye un tiers à la tâche —— paye des journaliers qui travaillent sous ma direction —— loue à autrui 4. Celui qui sème votre parcelle. Est-il —— parent ? —— compere ? 5. Lequels de ceux-ci fournissez-vous ? —— semailles —— animaux de traction —— charrue —— engrais 6. Que faites-vous avec la récolte ? —— consomme toute —— vends toute —— consomme plus que je vends

—— vends plus que je consomme —— consomme la moitié, vends la moitié 7. Combien d’anegas

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avez-vous récolté cette année ?

8. Depuis combien d’années travaillez-vous votre parcelle ainsi ? (Voir réponse à la question 3) —— toujours (aller à la question 10) —— années 9 Avant comment l’avez-vous travaillée ? —— moi-même ou avec de la main-d’œuvre familiale non rémunérée monétairement —— payais le tractoriste —— cédais l’usage au métayer —— payais un tiers à la tâche —— payais des journaliers qui travaillaient sous ma direction —— louais à autrui 10. Travaillez-vous dans d’autres parcelles de l’ejido ? Comment ? —— métayer —— à la tâche —— locataire 11. Possédez-vous d’autres lopins de terre ? (propriété privée) —— non (allez à la question 14) —— oui 12. Comment travaillez-vous ces lopins de terre ? —— moi-même ou avec de la main-d’œuvre familiale non rémunérée monétairement (allez à la question 14) —— paye le tractoriste —— cède l’usage au métayer —— paye un tiers à la tâche —— paye des journaliers qui travaillent sous ma direction —— loue à autrui 13. Celui qui sème vos lopins de terre, est-il —— parent ? —— compère ? 14. Outre votre travail comme ejidatario, travaillez-vous ailleurs ? —— ouvrier de l’usine à fibres synthétiques —— commerçant

—— enseignant —— migrant —— tâches domestiques —— autres

Notes 1 Pour une traduction du questionnaire qui m’a servi de grille d’entretien auprès des ejidatarios, voir annexe. 2 Il s’agit d’un cas que j’ai pu constater, ce qui ne veut pas dire que tous les locataires agissent de la même manière. Théoriquement plusieurs formes sont possibles : le métayage, l’exploitation à la tâche ou la combinaison de l’usage du tracteur avec celles-ci. Néanmoins, l’existence de locataires contrôlant jusqu’à quinze parcelles porte à croire qu’il s’agit plutôt d’un investissement capitaliste comme dans le cas décrit ici. 3 Bien sûr, devant la loi, l’usufruitier de la parcelle ne peut être que l’ejidatario. Or, ici, il importe d’identifier l’usufruitier effectif – et celui-ci peut ne pas être l’ejidatario. 4 Malheureusement, Friedrich (1970 : 146) n’indique rien sur le sort des dix-huit parcelles restantes. On peut simplement inférer que ces familles-là ne travaillaient pas elles-mêmes la terre. 5 Cité dans le rapport du 29 novembre 1919 de Tomas Alarcón, expert paléographe de la Commission nationale agraire, dossier 2738 de l’ejido de Naranja, archives du ministère de la Réforme agraire à Toluca, Mexique. 6 Mémorandum du 10 mars 1922 des frères Noriega, propriétaires de l’hacienda de Cantabrid, au ministère des Affaires étrangères, Mexico, dossier 2738 de l’ejido de Naranja. 7 Il ne faut pas écarter l’éventuelle existence, au cours de la vie de l’ejido, d’autres formes d’organisation sociale de la production dont cette méthode régressive – en suivant la piste de ces formes qui sont toujours pratiquées aujourd’hui – ne peut pas rendre compte.

Notes de fin 1 Revue internationale des sciences sociales (n° 114, 1987 : 581-602). 2 Sans spécifier le nombre d’années 3 Une anega = 82 kilos d’épis de maïs.

La communauté indienne une survivance ? Une municipalité mexicaine du xixe siècle à nos jours

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Danièle Dehouve

Dans de nombreuses régions du Mexique, la population indienne se rassemble en communautés villageoises dont l’organisation interne paraît étonnamment stable dans le temps : des autorités communales représentent la collectivité auprès du gouvernement, gèrent un terroir collectif et organisent la célébration des fêtes patronales annuelles au moyen d’une participation financière individuelle. Pourquoi les paysans restent-ils attachés à une telle structure collective et contraignante, qui demeure imprégnée de nombreuses valeurs traditionnelles ? Pour répondre à cette question, de nombreux anthropologues font appel à deux concepts, la survivance et la résistance. Leur raisonnement en forme de tautologie affirme que l’organisation communautaire survit parce que les indiens ont résisté à la société globale, et que, d’ailleurs, la meilleure preuve de leur résistance est bien la survivance de l’organisation traditionnelle. Cette explication est d’autant plus commode qu’elle peut s’appliquer sans risque à toutes les régions et à toutes les époques, puisque l’on peut supposer que la résistance commence avec la conquête espagnole. A cette réponse universelle, nous préférons une démarche visant à analyser les formes et les fonctions précises de l’organisation communautaire, dans chaque cas concret et à chaque moment de son évolution historique. La communauté apparaît, certes, toujours grevée de servitudes collectives, mais une perspective historique montre que l’organisation interne du groupe local, loin d’être inerte, ne cesse d’évoluer, et que, loin d’être imperméable au monde extérieur, elle est toujours en prise directe sur les réalités de son temps. La communauté en transition, comprise dans des systèmes plus vastes qui apparaissent, se désorganisent, se reconstituent différemment, telle est notre perspective. Nous essaierons ainsi de montrer que la communauté indienne n’est jamais une simple survivance du passé, mais au contraire une structure du présent, assurant, dans une situation donnée, l’intégration de la population indienne à la société nationale. L’exemple que nous allons prendre est celui d’une région du Mexique : dans l’actuel État de Guerrero, entre le Plateau central où se dresse la ville de Mexico et la côte Pacifique, s’étend la région de Tlapa. Durant la période coloniale, cette zone montagneuse, dépourvue de ressources minières et de plaines irrigables, est restée terre indienne. Elle est aujourd’hui peuplée de plus de 400 000 Indiens parlant trois langues, le nahuatl, le mixtèque et le tlapanèque. Le versant Pacifique de la Sierra Madre del Sur, situé entre 2 000 et 1 000 mètres d’altitude, débute à une centaine de kilomètres de la ville de Tlapa. Avant l’ouverture d’une route en 1980, il fallait marcher plusieurs jours pour l’atteindre. La grosse municipalité de Malinaltepec, de langue tlapanèque, y contrôle un terroir qui s’étend sur une soixantaine de kilomètres en direction de la côte Pacifique et compte une dizaine d’agglomérations subordonnées. C’est elle qui fera l’objet de cet article. Le travail de terrain a été réalisé entre 1974 et 1978 et complété ensuite par l’étude des archives des XIXe et XXe siècles.

Dans une végétation dense, en partie respectée par les défrichages, au milieu des forêts de pins et de plantes épiphytes, les demeures indiennes forment de petits îlots de verdure qui témoignent d’un habitat dispersé. Chaque groupe de résidence, séparé du plus proche voisin par une marche de dix minutes à une heure, est formé de deux à trois maisons de branchages entourées de quelques arbres fruitiers, d’un champ de maïs et, aujourd’hui, d’une petite plantation de café. Un enclos abrite les chèvres pour la nuit et permet de fumer les alentours de la maison. Chaque groupe résidentiel est formé d’une unité domestique comprenant un homme et sa femme, accompagnés de leurs fils et filles célibataires ou mariés : les enfants les plus jeunes résident dans la même hutte que leurs parents ou dans une maison contiguë. Les fils mariés habitent de préférence dans une demeure un peu plus lointaine, entourée de ses propres plantations. Les filles mariées sont susceptibles de demeurer auprès de leurs parents, lorsque leur époux effectue le « service du gendre » dans les années qui suivent le mariage, ou lorsque ce dernier choisit de « résider en gendre » de façon permanente. Les unités domestiques cultivent des champs de maïs, haricots, piment et cucurbitacées parfois assez éloignés de leur lieu de résidence, et élèvent des bovins et des caprins sur un territoire encore plus étendu. Les groupes domestiques sont dispersés autour d’un centre villageois nommé Šuahi qui correspond au modèle méso-américain des « centres cérémoniels vides ». Le Šuahi abrite en effet un certain nombre d’édifices religieux (église, presbytère) et communaux (mairie principale ou annexe, prison, école) ainsi que le cimetière. Tout autour, s’étendent quelques maisons particulières, vides la plupart du temps. En semaine, on ne trouve dans le centre que les autorités municipales. Le dimanche, le village s’anime quelque peu, mais c’est lors des fêtes religieuses que tous ses habitants se réunissent. Le système politico-religieux assure donc, de façon plus évidente encore que dans un village groupé, la cohésion du groupe local. Il est constitué par un certain nombre de « charges », qui sont des postes de responsabilité assumées, par rotation, par les hommes de la communauté. Certaines de ces charges sont prévues par l’actuelle constitution de l’État de Guerrero (dont fait partie Tlapa) : ce sont celles de président municipal (sorte de maire) et adjoints, dans les « mairies principales » nommées « chefs-lieux de municipalité », et celles de comisario et adjoints, dans les unités administratives subalternes nommées comisaria municipal. Ces représentants officiels sont assistés de messagers (topiles) et de policiers. Les communautés détiennent aussi un certain nombre de charges religieuses : le fiscal et ses adjoints sont responsables du service domestique du curé ; les chantres et les sacristains assistent le prêtre dans l’exercice du culte ; des confréries religieuses préparent la fête annuelle d’un saint patron. Enfin, des musiciens forment une fanfare communale. La communauté ainsi constituée contrôle un certain terroir dont elle justifie la possession par des documents fonciers coloniaux ou modernes. C’est sur celui-ci que sont dispersées les unités domestiques qui, sur le plan coutumier, reconnaissent la propriété individuelle des terres d’habitation et de culture. Cependant, les animaux d’élevage peuvent paître sur la totalité du terroir attribué à la communauté, sous réserve d’un respect des champs en culture. Malinaltepec formait au XVIIIe siècle une seule communauté de 500 habitants, dotée d’un centre villageois unique. Aujourd’hui, le chef-lieu de municipalité de Malinaltepec compte 4 700 habitants (en 1974), et étend sa juridiction sur onze comisarias, pourvue chacune d’un centre villageois et d’un système politico-religieux propre, qui toutes ensemble détiennent quelque 17 000 habitants.

Ainsi rapidement résumée, l’organisation sociale de cette municipalité semble assez représentative des communautés indiennes les plus traditionnelles du Mexique. Le spécialiste peut même reconnaître dans cette description de nombreuses coutumes d’origine coloniale : en particulier la double organisation du village autour de son église et de sa maison communale, le nom des charges religieuses, la cohésion communautaire rythmée par le calendrier des fêtes patronales, etc. D’autres responsabilités sont au contraire clairement modernes : les autorités municipales dont le nombre et les fonctions sont stipulés par la législation de l’État. Pourtant, nous l’avons dit, cette situation ne nous paraît pas pouvoir être expliquée par une théorie de la « survivance-résistance » en fonction de laquelle l’essentiel de l’organisation sociale serait ancienne et se conserverait par la puissance de la volonté indienne. Pour comprendre les fonctions, bien actuelles, de la communauté, pour appréhender quelques-unes de ses transformations historiques, il faut dépasser la simple description. Dans le cadre de cet article, il n’est pas possible de brosser la fresque complète de la formation coloniale de cette communauté et de ses transformations successives jusqu’à nos jours. (On trouvera cette analyse dans Dehouve 1985.) Afin de donner un exemple représentatif de notre approche, nous nous contenterons de retracer les bouleversements subis depuis la fin du XIXe siècle. Au terme de la présidence de Porfirio Diaz, quelques années avant l’explosion de la révolution mexicaine, nous assistons, nous semble-t-il, à l’un de ces moments privilégiés dans l’histoire, au cours desquels se stabilise un système étonnamment cohérent, combinant de façon harmonieuse et efficace des formes spécifiques de production et un système politique et idéologique stable. La révolution ne parviendra pas à ébranler durablement ce système et ce n’est qu’au terme d’une longue période de gestation que surgira, vers les années 1970, un type de communauté plus conforme au développement de l’économie mexicaine moderne.

LA COMMUNAUTÉ INDIENNE AU SIÈCLE DERNIER A la fin du XIXe siècle, la sierra offre un tableau assez comparable à celui que nous avons brossé pour la période actuelle, à ceci près que les forêts sont bien plus étendues qu’aujourd’hui. Sur le versant Pacifique, des heures ou des journées de marche séparent les habitations domestiques. La population, bien qu’en constante augmentation depuis le siècle précédent, est encore clairsemée : la communauté de Malinaltepec compte près de 7 000 habitants. CARTE 1. La sierra de Tlapa

CARTE 2. La municipalité de Malinaltepec

Les unités domestiques obtiennent par la culture sur brûlis leurs aliments de base : le maïs, les haricots, les piments et les cucurbitacées. Elles élèvent quelques animaux de basse-cour auprès de leurs maisons. La cueillette, la chasse et, auprès des rivières, la pêche, fournissent une part importante de la diète quotidienne. Les bananes, les mangues et les ananas complètent les repas. Il ne faudrait pourtant pas croire que les Indiens vivent en économie fermée. Déjà un siècle plus tôt, ils produisaient pour le marché des cotonnades et de la cochenille. La fabrication de ces marchandises est abandonnée en 1840 et 1870, par suite de l’essor de l’industrie textile européenne. Elle est remplacée par l’élevage. A la fin du XIXe siècle en effet, le Mexique subit l’impact de l’expansion mondiale des échanges de biens de consommation – que Wolf (1982) appelle the movement of commodities. La demande européenne et nord-américaine pousse alors le pays à exporter le sucre, le café, la viande et le bétail, le bois, le hennequen et les métaux, que les quelques colonies africaines existantes ne peuvent fournir en quantités suffisantes. C’est l’âge d’or des grandes plantations de hennequen, de café et de coton dans le sud du Mexique, et du

développement de l’élevage bovin dans les vastes déserts du Nord.

Une priorité : l’élevage De la côte au cœur de la sierra, la région de Tlapa se spécialise dans l’élevage. La côte est le domaine des grandes haciendas productrices de bovins. La sierra, peuplée d’Indiens, fournit des caprins et des bovins, sous deux formes : pour une part, d’immenses troupeaux de chèvres, appartenant à des propriétaires espagnols de la ville de Puebla, paissent dans la montagne, sous la garde de pasteurs indiens originaires d’autres régions. Ces haciendas itinérantes, dépourvues de propriété foncière, versent une rente aux communautés indiennes dont elles traversent le territoire. Mais, pour une autre part, l’élevage représente aussi l’activité principale des unités domestiques indiennes. La richesse est synonyme de bétail, et les paysans d’aujourd’hui se souviennent avec nostalgie du temps où les plus riches d’entre eux possédaient une quarantaine de têtes de bétail bovin, et disposaient de cuves de lait, de piles de fromage et de viande fraîche ou séchée : ils ne souffraient pas de la faim et ne manquaient de rien. Autour du bétail, s’étendait tout un réseau de spécialisations communautaires : les villages nahuas du Nord, contraints par leur environnement de limiter l’élevage, se consacraient au commerce des troupeaux de bovins de la côte. En d’incessants voyages, ils acheminaient ceux-ci jusqu’à la ville de Tlapa. Après la révolution, le vol de bétail sera couramment pratiqué de façon complémentaire par les Nahuas et les Mixtèques, chaque village se spécialisant dans le pillage, la boucherie ou le maquillage des bêtes. Parmi les spécialisations qui leur étaient offertes, les communautés tlapanèques qui nous occupent préféraient l’élevage. C’étaient en effet elles qui détenaient les terroirs les plus étendus et la végétation la plus touffue. De ce fait, les plus riches de leurs éleveurs comptaient certainement parmi les Indiens les plus favorisés de la sierra. Mais tous leurs habitants n’étaient pas si heureux, car la commercialisation du bétail se trouvait aux mains de commerçants espagnols aux méthodes rigoureuses. Un groupe influent de négociants de la cité de Puebla, recevant à chaque génération un sang neuf venu d’Espagne, maintenait en effet comme un monopole le commerce de bestiaux. Des commerçants espagnols qui leur étaient inféodés habitaient la ville de Tlapa et organisaient la vente des bovins et des caprins provenant de la côte et de la sierra. Les négociants désignaient leurs pratiques commerciales sous le nom d’« habilitations ». Il s’agissait d’achats différés : l’éleveur recevait l’argent de la transaction huit à neuf mois avant de livrer effectivement le bétail. La somme qui lui était versée équivalait à peine à 30 % de la valeur réelle des caprins et 40 % de celle des bovins. A cette occasion, un contrat de vente était rédigé : « J’ai reçu à mon entière satisfaction et en effectif de Monsieur…, habitant de cette ville de Tlapa, la quantité de…, valeur de… têtes de bétail, que je m’engage à lui livrer le jour… du mois de… Si, à l’expiration du délai fixé, je n’ai pas livré à Monsieur… la totalité ou une partie des têtes de bétail en question, outre les sanctions légales qui pourraient s’exercer contre moi, je m’engage à payer en monnaie métallique effective et au prix courant du dit bétail, le jour auquel aurait dû avoir lieu la livraison, la valeur du bétail, plus l’intérêt légal, ceci depuis l’expiration du délai jusqu’au paiement total de la dette, me soumettant volontairement pour ces effets à la juridiction des tribunaux du District et de la Municipalité de Tlapa, renonçant expressément au droit à mon domicile que me concède l’article 27 du Code civil, Tlapa, Gro, le… 193… Le vendeur. »

(Ce contrat date des années 30, mais on peut supposer qu’il n’est guère éloigné dans sa forme de ceux qui étaient établis à la fin du XIXe siècle.) Une autre forme de transaction consistait à payer le bétail en biens de consommation eux aussi

fournis à crédit. Pour que les achats puissent se réaliser, les négociants de Tlapa fournissaient des sommes d’argent à des intermédiaires habitant les villages ou s’y déplaçant, et ces derniers acquéraient à leur profit la production locale.

Une municipalité puissante et unifiée Pour comprendre le rôle que joue la communauté indienne dans ce cadre, il faut dépasser la simple description de son organisation sociale. A la fin du XIXe siècle, les « communautés » se coulent dans le cadre administratif des « municipalités » établies par les jeunes États de la république mexicaine, sur le modèle de celles que Tocqueville avait admirées aux États-Unis. Mises en place au milieu du siècle, ces municipalités prennent leur aspect le plus rigoureux durant la présidence de Porfirio Diaz (1876-1910). L’administration publique, extrêmement centralisée, contrôle alors étroitement les autorités civiles, jusque dans le dernier village du pays. Dans l’État de Guerrero, le chef-lieu de la municipalité, ou mairie principale, est administré par plusieurs titulaires au nom encore actuel (président municipal et adjoints). Les comisarias (sortes de mairies annexes) sont des villages plus petits dont les responsables (comisario et adjoints) sont subordonnés aux autorités du chef-lieu. Les attributions de chacun sont clairement spécifiées : les autorités municipales établissent les registres civils et perçoivent les contributions directes. Elles veillent à la scolarisation des enfants (la sierra compte alors une école publique par unité administrative) et à l’établissement de cimetières laïques. Elles rendent enfin la justice la plus stricte ; plusieurs sources orales et écrites évoquent les saisies au moyen desquelles étaient confisqués les biens des débiteurs insolvables, victimes du système des habilitations. Les vols et les infractions étaient sévèrement réprimés par des châtiments corporels et des peines de prison. Comment étaient donc recrutés les responsables chargés de cette stricte administration porfirienne ? La réponse est simple : dans tous les cas, il s’agissait d’hommes qui détenaient le pouvoir économique. Ceux-ci étaient dans certains cas des commerçants intermédiaires dans le système des habilitations : ainsi, à Malinaltepec, un boutiquier, coutumier de la vente de marchandises à crédit et de la saisie des biens de ses débiteurs, occupait les responsabilités de collecteur d’impôts et d’employé du registre civil. Les présidents municipaux (ou maires) comptaient pour leur part parmi les éleveurs bovins les plus riches. Il en allait de même dans les comisarias de la juridiction de Malinaltepec : ainsi, El Rincon parvint à acquérir la catégorie administrative de « comisaria majeure », dotée de plus amples attributions que les autres, par suite des efforts d’un riche éleveur, « l’homme qui dirigeait le village ». Après son assassinat survenu pendant la révolution, le village conserva sa catégorie, mais perdit définitivement sa fonction centralisatrice qui en faisait le cœur juridique du sud de la municipalité : « L’homme influent était mort ! » On pourrait encore citer d’autres cas, mais il importe surtout de souligner que la municipalité joua le rôle qu’attendait d’elle les classes privilégiées de la région, à une époque où la sierra offrait une réserve de pâturages aux troupeaux des grands propriétaires et un débouché commercial aux négociants de Puebla et de Tlapa : les autorités civiles assuraient le maintien de l’ordre et de la paix sociale, essentiel pour prévenir le banditisme dans une région d’élevage, et garantissaient le respect d’une législation destinée à favoriser la pratique du crédit. Il faut surtout remarquer que cette « élite » locale n’était pas étrangère à l’organisation communautaire traditionnelle fondée sur la maîtrise collective du terroir, le culte des saints et la rotation des charges religieuses. Bien au contraire, elle était le pivot de cette tradition qu’elle utilisait et transformait au gré de ses intérêts. C’est cet aspect, absolument fondamental pour comprendre les formes et les fonctions de la communauté indienne de cette époque que nous

allons développer.

La maîtrise collective des terres Les communautés indiennes coloniales étaient dotées d’un terroir communal concédé par la Couronne espagnole. A l’issue de la guerre d’indépendance, la propriété communale du sol fut interdite par les « Libéraux » de la jeune nation mexicaine, au moyen de la fameuse « loi de démembrement » du 25 juin 1856, qui abolissait également la propriété ecclésiastique. Les lois de 1889-1890, réitérant cette prohibition, ordonnèrent la division des terres communales et l’octroi de titres de propriété privée aux villageois. Quelles en furent les conséquences pour la sierra de Tlapa ? Les grosses communautés indiennes se plièrent à ces injonctions : ainsi, Malinaltepec fit fractionner son terroir en une soixantaine de parcelles, attribuées en propriété privée à certains de ses membres. On pourrait penser que cette décision consacra le triomphe de la propriété privée du sol. Il n’en fut rien car le démembrement apparent ne représenta qu’un artifice juridique. Les autorités municipales conservèrent en leur pouvoir les titres fonciers et maintinrent leur contrôle effectif sur le sol. Si bien que les représentants municipaux sortirent de cette épreuve avec des pouvoirs accrus, puisqu’ils détenaient désormais en leur nom propre les documents agraires de la collectivité.

La gestion des rites Les communautés coloniales fêtaient un certain nombre de « saints ». Sous ce nom, on désignait aussi bien les statues et les tableaux de saints catholiques (la Vierge de l’Immaculée Conception ou les apôtres Pierre et Paul par exemple), que des « idoles » de pierre de facture précolombienne. Les rites eux-mêmes étaient le résultat d’un syncrétisme entre des coutumes traditionnelles et des préceptes catholiques : ainsi, dans les guirlandes de fleurs et les croix de feuillage offertes aux saints, se cachaient des chiffres divinatoires soigneusement calculés par les shaman. Autre exemple : les banquets donnés en l’honneur des saints véhiculaient toute l’idéologie indienne liée à l’ivresse, ainsi qu’à la préparation et à la consommation de nourriture. Les fêtes où se manifestait un tel syncrétisme étaient préparées et organisées par des groupes rituels voués à un saint patron et nommés « confréries religieuses ». Dans la sierra indienne, tous les hommes d’une communauté étaient membres de la confrérie de leur village. Ils se réunissaient une fois par an à l’église, sous la tutelle de leur curé, afin d’élire les responsables annuels de la fête : un « majordome » (mayordomo) assisté de plusieurs « députés » (diputados). Les responsables sortants remettaient aux entrants le « capital du saint » formé de plusieurs centaines de pesos, et le nouveau majordome avait à cœur d’investir cette somme dans des opérations commerciales ou financières qui devaient, à la fin de l’année, rapporter des bénéfices : ceux-ci servaient à financer les frais de la fête patronale (messe, cire, pétards, repas…) et, éventuellement, accroître le capital du saint. La municipalité porfirienne, aux mains des riches commerçants et éleveurs, donna à ce support de l’organisation rituelle un essor sans précédent. Pour ne prendre qu’un exemple, à Malinaltepec, les 100 tributaires (soit 500 à 600 habitants) de 1 770 devinrent, un siècle plus tard, 6 891 individus répartis en trois villages. Leurs trois confréries, qui possédaient un capital

total de 750 pesos en 1810, passèrent au nombre de 33 avec un capital de 1 196 pesos, à la fin du XIXe siècle : chaque village détenait désormais une dizaine de confréries au lieu d’une seule. Mais l’élite paysanne des municipalités ne se contenta pas d’accroître le nombre des confréries et le montant de leurs capitaux. Elle fit de ces dernières un appendice du système des habilitations. En effet, nous avons dit que les majordomes devaient investir le capital du saint dans des opérations commerciales et financières. A la fin du XIXe siècle, dans la municipalité de Malinaltepec, ils prirent l’habitude de prêter cet argent à crédit à des personnes privées : le soir de la fête patronale, les majordomes proposaient aux membres de la confrérie et aux habitants du village de montrer leur piété en empruntant de petites sommes d’argent, qu’ils remboursaient l’année suivante, majorées d’un intérêt de 25 à 100 %. Le majordome pouvait se faire aider de la justice, au cas où le débiteur était insolvable. Mais il était aussi responsable devant le curé, avec lequel il signait un contrat qui témoignait de la même rigueur que les contrats commerciaux : Il resta en liquide 100 pesos de capital qui furent mis en rotation ; (le majordome) s’engage à utiliser les bénéfices pour célébrer la fête de saint Jean l’Evangéliste et accroître le capital de 25 pesos pour le culte divin, ce qui fait la somme de 125 pesos, qu’il remettra le 9 décembre de l’an 1881 ; il engage pour ce paiement les biens en sa possession présente et future, renonçant à toute loi qui pourrait le favoriser ; la remise du capital doit se faire dans le presbytère, et, en cas contraire, il s’engage à payer les dommages et intérêts pouvant résulter ; toutes les personnes présentes signèrent comme il se doit. (Livres de confréries de Tlaquilcingo, 9 octobre 1881, AP de Tlapa.)

Les années suivantes, le clergé perdit son emprise sur les confréries dont les responsables cessèrent de signer ce type de contrat. Mais les majordomes continuèrent à prêter à crédit le capital du saint, de façon tout aussi rigoureuse que les négociants de Tlapa pratiquaient les habilitations commerciales. Un curé put même se plaindre que les « […] majordomes aient pris l’habitude de percevoir sur les capitaux des taux exagérément usuraires, prêtant à des taux de 100 %, 50 %, et les plus modérés de 25 %… D’autres oppriment les pauvres qui ne peuvent rembourser leurs dettes, les assignant en justice et les châtiant, ou saisissant leurs biens à l’exception des plus nécessaires. » (Livre de confréries, 1881, AP d’Alcozauca.)

Bien que manifestement inspirée par la déception du clergé de ne plus contrôler cet argent, cette remarque reflète certainement la réalité. Enfin, les majordomes et les autorités municipales (il s’agissait généralement des mêmes personnes) finirent par utiliser les capitaux des saints à des fins bien peu religieuses : « Dans les villages, se plaignit un prêtre en 1883, les majordomes dépensent leurs gains et aussi leurs capitaux, que dans certains cas ils ont détruit, en ivrogneries, en procès agraires ; ils les utilisent pour payer leurs contributions, et aussi leurs fêtes de taureaux, et d’autres choses qui ne parviennent pas aux oreilles du curé. » (Ibid., 1883.)

Les « ivrogneries » et les « fêtes de taureaux », ce sont les manifestations traditionnelles qui accompagnent les fêtes patronales ; les « contributions » et les « procès agraires », ce sont les dépenses qui grèvent un budget municipal. Les autorités villageoises récupérèrent donc à la fin du XIXe siècle le contrôle des capitaux des saints qu’elles utilisèrent dorénavant à des fins communautaires et non plus ecclésiastiques. Tout ceci montre bien que la force des élites paysannes de la sierra résida dans leur capacité à gérer à la fois les aspects rituels et les pouvoirs administratifs, agraires et juridiques que leur conférait la législation porfirienne. Il nous reste à montrer comment les autorités municipales mirent ces pouvoirs au service de leurs intérêts économiques.

La stratégie des gros éleveurs Dans la municipalité de Malinaltepec, les décisions prises par les élites dirigeantes n’avaient qu’une seule finalité : créer les meilleures conditions possibles pour l’activité pastorale des gros

éleveurs. Entre les hauts sommets de la sierra et la côte Pacifique, s’étendaient encore au XIXe siècle de grandes étendues de terres non peuplées, seulement parcourues par les pasteurs itinérants des haciendas. Les gros éleveurs de Malinaltepec entreprirent de les coloniser. Ils fondèrent ainsi plusieurs villages subordonnés au chef-lieu de Malinaltepec. Colombia de Guadalupe fut l’un des premiers endroits où s’établirent des éleveurs de Malinaltepec entre 1820 et 1830. El Rincon fut peuplé à peu près vers la même date et sa chapelle fut bâtie en 1847. Puis vint le tour de Tilapa. Les premiers bâtiments communaux d’Iliatenco furent édifiés vers 1870. La fondation de ces centres villageois subordonnés s’effectua de la même façon : des groupes domestiques, éparpillés en habitat dispersé avec leurs troupeaux d’une quarantaine de têtes, décidaient de coopérer : il s’agissait souvent d’exploitations paysannes liées par des relations de parenté (un homme, ses fils et ses gendres, par exemple), auxquelles se joignaient des familles nucléaires isolées. Celles-ci s’associaient pour constituer des confréries religieuses (dont la première était toujours dédiée à saint Marc, représentation catholique de Wuigo, le dieu tlapanèque de la foudre), et bâtir des chapelles. Pendant ce temps, les chefs de ces groupes domestiques prenaient part au système politicoreligieux de Malinaltepec : c’est-à-dire qu’en dehors de leur participation à des groupes rituels locaux, ils remplissaient les charges civiles (de la mairie) et religieuses (de l’église et des confréries) du chef-lieu. Ils mirent à profit cette situation pour engager, au nom de Malinaltepec, des procès agraires contre les communautés voisines : en effet, les terres qu’ils colonisaient appartenaient de droit à d’autres villages (Zitlaltepec et Totomixtlahuaca). Grâce à leur ténacité et aux sommes d’argent employées dans les procès (en partie versées par les confréries religieuses), ils parvinrent à se faire attribuer par le gouvernement un terroir bien plus étendu qu’au siècle précédent, et comprenant tous les villages de colonisation récente. Cependant, aux confins du piémont côtier, les Mixtèques résistaient avec acharnement à l’expansionnisme de Malinaltepec. Ainsi, ils assassinèrent l’un de ses colons, Bentura Flores, et détruisirent le petit hameau qu’il avait formé vers 1830 au lieu dit Hondura Tigre. Pour renforcer cette frontière, les autorités municipales de Malinaltepec prirent, vers 1880, la décision d’envoyer soixante-dix familles fonder, sur l’un des points les plus menacés, l’agglomération de Pueblo Hidalgo. Quelques années plus tard, les responsables civils parsemèrent le terroir de nouveaux centres villageois subordonnés, dotés d’une autre finalité : ils établirent systématiquement des points de garde le long des principaux chemins muletiers, afin de surveiller le transit du bétail volé. En 1890, un « garde » fut envoyé au lieu dit Paraje Montero, situé à plus de 2 000 m d’altitude. Puis au début du XXe siècle, ils établirent trois autres postes de garde, à San José Vista Hermosa, San Miguel Progreso et Ojo de Agua. En 1890, cinq des centres méridionaux, où n’existaient jusqu’alors que des confréries religieuses et des chapelles, acquirent la catégorie de « mairies » annexes (comisarias) dotées de charges civiles (comisario et adjoints) et religieuses autonomes par rapport à Malinaltepec, ainsi que de leurs propres cimetières. D’autres créations de comisarias suivirent en 1897, 1919, 1921 et 1922, mais sans que les liens qui les unissaient à la municipalité de Malinaltepec en fussent relâchés pour autant : les autorités municipales du chef-lieu conservaient en particulier en leur pouvoir les documents fonciers des comisarias et convoquaient chaque année tous leurs habitants à assister à

la fête patronale. La « communauté » indienne, qui se confond dans le cas présent avec la municipalité porfirienne, est donc loin d’être une simple survivance du passé. C’est l’élevage, lui-même directement suscité par les besoins du marché mondial, qui permet de comprendre la forme concrète qu’elle revêt à Malinaltepec (nombreux centres villageois, confréries religieuses multiples), et sa fonction (colonisation-surveillance du terroir). Ces formes et ces fonctions vont se transformer au XXe siècle.

LA COMMUNAUTÉ INDIENNE AUJOURD’HUI La présidence de Porfirio Diaz se caractérisa par l’exploitation rigoureuse des producteurs directs par les négociants des villes, détenteurs du pouvoir politique ; des intermédiaires contrôlaient la campagne. Cette situation, qui n’était pas propre à Tlapa, se retrouvait dans bien d’autres régions indiennes. Elle survécut à la révolution mexicaine, et se maintint, presque inchangée, durant la première moitié du XXe siècle. Nombreux sont alors ceux qui vont dénoncer cet état de fait, sous des termes divers : on parle de « caciquisme » pour désigner le pouvoir économique et politique des élites. On élabore le concept de « marginalisme » pour évoquer la pauvreté, le monolinguisme, l’analphabétisme des paysans indiens. D’autres préfèrent parler de « colonialisme interne » pour stigmatiser l’exploitation des producteurs indiens par les commerçants « métis » des villes. Les discussions entre anthropologues sociaux tournent autour de ces concepts, tandis que s’élabore une politique résolument dirigiste, qui se fixe pour but de changer cet état de choses.

De nouvelles tâches pour la communauté Des courants dits « indigénistes » élaborent les fondements théoriques de leur action : les Indiens souffrent d’un retard économique et culturel qui les maintient en marge du progrès et sous la domination des métis des villes. Il convient donc de promouvoir leur intégration à l’économie et à la culture nationales ; dans ce but, il faut enseigner l’espagnol, alphabétiser, soigner, introduire des espèces végétales et animales sélectionnées, construire des routes, des réseaux d’eau courante, et électrifier. Tâches nombreuses que se partageront les organismes officiels : l’Institut national indigéniste fera œuvre de pionnier dans le pays à partir de 1948, et à Tlapa à partir de 1964, avant d’être assisté, dans les années 70, par de nombreuses institutions, spécialisées dans l’un ou l’autre de ces domaines. Il n’est pas dans notre intention de présenter le « mouvement indigéniste » qui a fait l’objet de bien d’autres publications, mais de développer l’un de ses aspects qui a sans doute assez peu attiré l’attention des commentateurs : sa conception de la « communauté » indienne et l’impact qu’il a eu sur elle. La communauté indienne est en effet au centre de toute action indigéniste, dont les promoteurs se défendent de s’adresser à des individus isolés : « L’Institut indigéniste, écrit Alfonso Caso, l’un de ses fondateurs, a tenu à ne pas se transformer en institution de bienfaisance, traitant les indigènes comme des indigents, mais à exercer une action sociale… en s’appuyant sur la coopération de la communauté même, et l’effort et le travail de ses membres. » (Caso 1958 : 5.)

Les indigénistes ne cachent pas leur admiration pour le « sentiment communautaire » des Indiens, qui respectent leurs autorités et travaillent pour la collectivité. L’usage qui a fait couler le plus d’encre est sans conteste la « coopération », ou corvée communale désignée sous le nom de tequio, hérité du terme tequitl, qui faisait référence aux travaux collectifs fournis par les anciens Aztèques : « Le tequio est la colonne vertébrale du progrès, non seulement matériel, mais général de nombreuses communautés » (J. de la Fuente 1964 : 259). C’est grâce à lui que se mettent en place les changements économiques et culturels promus par l’État, sans presque rien coûter à celui-ci : « Au Chiapas, écrit encore Alfonso Caso, de nombreux villages et même de petits hameaux nous ont offert le travail communal gratuit, le tequio, pour bâtir leurs écoles, arranger leurs rues, ouvrir des pistes qui les relient au réseau routier, protéger leurs puits […] et l’Institut national indigéniste n’a eu qu’à leur fournir les matériaux qu’ils ne peuvent se procurer eux-mêmes (chaux, briques et tuiles, tuyauterie…) et ses propres connaissances. » (Caso 1958 : 71.)

Les États de la République mexicaine, surtout récemment, encouragent également les travaux collectifs. Ainsi, l’État de Guerrero a placé la notion de « progrès » au cœur de sa législation ; celle-ci fixe comme condition d’obtention d’une catégorie administrative la construction d’ouvrages « modernes » ; le statut de comisaria, par exemple, est susceptible d’être attribué aux hameaux (cuadrillas) c’est-à-dire aux localités qui, selon la « loi de division territoriale », possèdent « des édifices administratifs, un cimetière, une école ». En outre, la comisaria doit posséder « au moins 30 % d’habitants alphabétisés ». Pour qu’une agglomération soit susceptible d’acquérir la catégorie de chef-lieu de municipalité, elle doit « disposer de ressources économiques suffisantes », « posséder des édifices municipaux, et une école ». Il lui est indispensable de « tracer des rues pavées, électrifier, construire et conserver des fontaines et des lavoirs publics,… promouvoir l’établissement d’hôpitaux municipaux,… et enfin, adopter des projets d’ornement et d’embellissement » (extraits de la loi de division territoriale, agge Chilpancingo, 26 janvier 1969).

Par des biais divers, l’État mexicain fixe donc à la communauté indienne, dans la deuxième moitié du XXe siècle, de nouvelles tâches : la mise en place d’une infrastructure pour le développement des régions rurales repose désormais sur elle. Il reste à voir quel est l’impact de cette politique sur les communautés de la région de Tlapa.

La communauté face au « progrès » A la fin du XIXe siècle, dans le cadre de la municipalité porfirienne dirigée par les gros éleveurs, les Indiens offraient à la collectivité leur travail gratuit, sous certaines formes acceptées de tous : ils assumaient les charges civiles et religieuses que leur désignaient les autorités, participaient à la construction des édifices civils et religieux, et enfin se mobilisaient les armes à la main pour défendre leurs terres contre les communautés voisines. Précisons que le terme de tequio n’existait pas. L’usage qui se rapprochait le plus de la conception que s’en faisaient les indigénistes était l’obligation de participer à la construction des édifices publics. Dans la région tlapanèque, ce service communal revêtait des aspects originaux : seuls les hommes étaient mobilisés, par rotation, pour transporter les pierres, la chaux, l’eau, faire les briques et monter les murs ; contrairement aux coutumes des Mixtèques de l’État de Oaxaca, par exemple, les femmes et les enfants ne prenaient pas part aux travaux. Mais surtout, il faut remarquer que la construction des édifices publics représentait un effort exceptionnel de la communauté et non une habitude : les unités administratives devaient posséder un nombre restreint de bâtiments, et lorsque ceux-ci étaient terminés, les travaux prenaient fin. D’ailleurs, dans la municipalité de Malinaltepec, l’achèvement de la colonisation des terres méridionales entraîna, entre 1930 et 1960, une diminution du travail gratuit exigé des Indiens : on n’édifiait plus de nouveaux centres villageois ; les charges civiles et religieuses nominales représentaient l’essentiel des servitudes communautaires. Pourtant, sous cette pesanteur sociale, mûrissaient de nombreuses contradictions ; l’une d’elles est la diffusion de cultures commerciales dans la sierra, tout au long de la première moitié du XXe siècle : auprès du piémont côtier, les Indiens de la municipalité de Malinaltepec adoptent la culture de la canne à sucre ; sur de petits moulins domestiques mus par des bovins, ils élaborent de la mélasse qu’ils vendent à Tlapa et dans les villes côtières. Entre 1 200 et 1 800 m d’altitude, ils cultivent des caféiers, dont ils commercialisent la récolte à Tlapa. Il y a, dans ces nouvelles productions, des caractères anciens et nouveaux. Anciens, car leur commercialisation continue à s’effectuer au moyen du système des habilitations. Des négociants commanditent des intermédiaires dans la sierra afin qu’ils achètent à crédit la future récolte des paysans. Centralisation, monopole, usure, caractérisent encore à tous les niveaux les relations commerciales. Cependant, les cultures de café et de canne à sucre transforment les rapports des exploitations paysannes à leur environnement spatial ; alors que l’élevage requérait un vaste terroir doté de pâturages collectifs, les cultures de café et de canne à sucre accordent une valeur aux terres irriguées et de basse altitude sur lesquelles prospèrent les nouvelles plantes. Ces attitudes par rapport à l’espace préparent les réactions des paysans face au « progrès » : la pénétration du réseau routier notamment représente pour ceux-ci l’espoir de mieux commercialiser leur sucre et leur café et, pourquoi pas, d’investir leurs bénéfices dans des boutiques, des restaurants ou des camions. Or la route ne peut traverser toutes les agglomérations. Son tracé futur fait donc l’objet de nombreuses transactions entre l’État et les communautés qui cherchent à montrer leur dynamisme en réalisant de multiples travaux de modernisation. On comprend donc que les plus riches agriculteurs et les petits accapareurs locaux soient les premiers intéressés par la mise en place d’une infrastructure rurale. Les instituteurs, imprégnés de l’idéologie indigéniste, sont également disposés à coopérer. Ce sont

eux – gros agriculteurs, instituteurs (qui sont parfois les mêmes personnes) – que l’on retrouve souvent dans les postes dirigeants des municipalités. Et, sous leur tutelle, l’organisation communautaire va subir une profonde transformation.

Les « améliorations » dans le travail communal La communauté doit réaliser des « améliorations » (mejoras) : telle est la préoccupation principale des fonctionnaires chargés du développement et des autorités municipales. Les chiffres sont là pour démontrer l’efficacité des uns et des autres : en pays tlapanèque, 91 écoles publiques ont été bâties dans de nouvelles agglomérations entre 1964 et 1976 ! Chaque année, plusieurs villages ou hameaux mènent à bien leurs réalisations : en 1966, par exemple, c’est le cas de trente-huit localités (construction de huit terrains de sport, de dix-sept salles de classe, de quinze maisons d’instituteurs et de six parcelles scolaires) ; en 1974, ce sont vingt-huit agglomérations qui bâtissent sept internats, six salles de classe, trois dispensaires, trois vergers expérimentaux, trois terrains de sport et trois ponts suspendus ! (Pacheco, 1976). Ces travaux collectifs se fondent, certes, sur une coutume ancienne : l’édification par les villageois des bâtiments publics. Dans la tradition, ceux-ci restaient cependant en nombre limité : une chapelle de torchis et deux ou trois cabanes suffisaient à signaler l’emplacement d’un nouveau centre villageois. Une église en briques, une mairie d’adobe et deux ou trois cabanes indiquaient la présence du centre villageois des mairies. Désormais, l’« amélioration » ne connaît jamais de fin : la mairie trace des rues, les pave, crée son réseau d’eau courante, ses fontaines, son « palais municipal » de ciment, pose l’électricité, ne cesse de chercher de nouveaux ornements pour sa place centrale, et peut aller, pourquoi pas, jusqu’à édifier un monument. Quant au centre villageois de formation récente qui désire accroître son prestige, il dispose d’une longue liste de travaux potentiels. Pourtant le travail communal gratuit que les hommes peuvent fournir en sus du soin de leurs propres exploitations agricoles est nécessairement limité. Il existe un seuil au-delà duquel les travaux collectifs perturbent le bon fonctionnement des unités paysannes. En 1976 (date de notre travail de terrain), chaque communauté recherche sa propre solution à ce problème : Apetzuca, agglomération traditionaliste, peu préoccupée par le « progrès », conserve un système de charges typique du siècle dernier : le fiscal (chargé du service domestique du curé) dirige au moins une quarantaine de topiles. Un nombre égal de ces responsables subalternes assiste le comisario. En revanche, les communautés plus progressistes, comme Malinaltepec, ont radicalement diminué le nombre des topiles pour augmenter celui des journées de travail gratuit exigé de chaque unité domestique, effectuant ainsi un transfert des servitudes communautaires en direction du tequio. Les autorités administratives cherchent également à accroître leurs rentrées d’argent : d’une part, en percevant des contributions auprès des commerçants locaux ou forains ; d’autre part, en utilisant les capitaux des confréries. Ces groupes rituels, dont le nombre n’a fait que croître au XXe siècle, continuent de prêter leurs capitaux aux paysans, à un taux annuel qui varie de 25 à 50 %. Dans la municipalité de Malinaltepec, les dévots ont coutume de financer les frais des fêtes patronales au moyen d’une contribution individuelle. La totalité des bénéfices issus de la rotation des capitaux vient donc s’ajouter aux sommes d’argent prêtées, si bien que celles-ci finissent par atteindre des valeurs considérables. Les confréries, riches de plusieurs centaines de milliers de pesos, peuvent décider de dépenser ces sommes dans des travaux d’embellissement

du centre villageois. Le chef-lieu de Malinaltepec a même inventé un mode original de financement de la municipalité : aux côtés de Γ « argent du saint » (mbuko santo), les confréries gèrent un autre capital nommé « argent du président » (mbuko presidente), dont elles remettent chaque année les bénéfices à la mairie. Enfin, les communautés méridionales, riches commerçantes et proches du réseau routier, choisissent pour leur part d’asseoir leur budget sur un important financement monétaire : leurs membres sont aisés et versent des contributions financières ; les confréries sont particulièrement riches et disposées à coopérer. Ce choix s’effectue aux dépens des charges nominales et des travaux collectifs gratuits, que chacun tend aujourd’hui à refuser : on préfère réduire au minimum le nombre des charges civiles et rétribuer les tâches réalisées pour la collectivité. La multiplication des « améliorations » effectuées par les municipalités n’a donc pas été sans effet sur l’organisation politico-religieuse. Partout s’affirment deux tendances paradoxales : la réduction du nombre des charges nominales et le renforcement des confréries religieuses.

L’éclatement des intérêts locaux Les stratégies mises en œuvre par les unités administratives ont profondément évolué depuis l’époque où la colonisation des terres vierges par les gros éleveurs inspirait toutes les décisions municipales. Deux préoccupations guident aujourd’hui les paysans : l’accès aux terres chaudes et irriguées qui se prêtent aux cultures commerciales, et la proximité du réseau routier. Or toutes deux développent des contradictions entre agglomérations en fonction de leur situation géographique. Pour illustrer la première source de conflits (l’accès aux terres de rapport commercial), nous prendrons l’exemple des rapports entre le chef-lieu de Malinaltepec et deux de ses comisarias subordonnées, Colombia (de Guadalupe) et San Miguel (Progreso). Malinaltepec se situe à 1 800 m d’altitude, tandis que, non loin de ses deux mairies annexes, s’étendent des zones irriguées de basse altitude. Or, vers 1950, les paysans appartenant au chef-lieu de Malinaltepec ont coutume de cultiver sur les terres « chaudes » de Colombia, situées à cinq heures de marche de leur résidence, du maïs et des haricots précoces. Cependant, les habitants de Colombia obtiennent du gouvernement l’attribution d’un terroir autonome, situé autour de leur centre villageois. Cela ne fait pas l’affaire des paysans de Malinaltepec qui y cultivent des champs, mais qui doivent finalement se soumettre à la législation et abandonner les cultures comprises dans le terroir de Colombia. Les agriculteurs déçus se reportent alors sur les terres chaudes proches du village de San Miguel. Par location, ils en obtiennent un droit de culture, jusqu’à ce que San Miguel à son tour et pour les mêmes raisons que Colombia, sollicite l’attribution d’un terroir autonome. L’importance de l’enjeu explique que les autorités municipales de Malinaltepec aient été, en 1968, à l’origine d’une attaque contre les représentants de San Miguel qui fit plusieurs morts parmi ces derniers. Envisageons maintenant ce qu’il est advenu de Colombia, après le départ des paysans de Malinaltepec. En 1967 s’est constituée une unité administrative subalterne nommée « hameau » ou guarderia de Meson, qui regroupe les paysans vivant de façon permanente dans les terres les plus chaudes et irriguées du terroir de Colombia. Or, une partie des paysans de Colombia (dont le centre villageois est bâti sur des terres d’altitude plus élevée) cultivent aussi quelques plantations de café autour de Meson. Comme l’ont fait jadis les paysans de Malinaltepec qui désiraient

conserver l’accès à deux niveaux écologiques, ceux de Colombia qui cultivent à la fois les parcelles situées à 1 800 m et les terres chaudes de Meson, tentent d’empêcher la guarderia d’acquérir la catégorie de comisaria. En revanche, les agriculteurs qui ne cultivent que les terres de Meson, désirent obtenir la catégorie administrative qui leur permettrait de chasser les habitants de Colombia, et peut-être même de récupérer pour eux-mêmes les plantations de café de ces derniers. Cet exemple est significatif : ce qui fait la valeur d’un terroir communal n’est plus son extension (qui jadis permettait l’élevage) mais la présence de parcelles chaudes et irriguées. Il y a là un premier élément qui favorise l’éclatement des communautés sur une base géographique. La proximité du réseau routier en fournit un autre prétexte. Dans le sud de la municipalité de Malinaltepec, la comisaria d’Iliatenco a terminé, depuis les années 80, la construction de la route qui la relie à la côte. Cet ouvrage n’a pas été réalisé sans difficulté : les autorités civiles d’Iliatenco ont en effet invité les membres d’unités administratives subalternes (les guarderias de Tlahuitepec et Cruz Tomahuac) à participer à la construction. Or, ces paysans, habitant à plusieurs heures de marche de la future route, ne voyaient pas quels avantages celle-ci leur apporterait. En revanche, ils voyaient fort bien les inconvénients qu’il y avait à offrir à d’autres un nombre considérable d’heures de travail gratuit. Cependant, les habitants d’Iliatenco cherchaient pour leur part à obtenir la participation de ces travailleurs à la construction de la route et l’embellissement de leur centre villageois en expansion, où ils ouvrent des commerces et contrôlent le transport du café vers les villes côtières. Le second facteur qui fait la valeur d’un centre villageois est donc la proximité du réseau routier. Mais si l’appartenance à une agglomération dynamique apporte des avantages aux paysans, elle impose également une augmentation des travaux de modernisation. Ceci multiplie tous les prétextes d’éclatement des anciennes communautés et favorise à l’infini les conflits entre groupes locaux de taille réduite. Ainsi se dessine une nouvelle forme de communauté indienne caractérisée par sa taille réduite et l’importance des travaux collectifs de « modernisation » dans son organisation interne. Cette forme correspond à sa fonction principale qui réside désormais dans la mise en place d’une infrastructure rurale.

CONCLUSION On peut s’estimer frappé de la continuité de l’organisation sociale propre à la communauté de Malinaltepec : la maîtrise collective du terroir subsiste jusqu’à nos jours, le système des charges civiles et religieuses également, et, qui plus est, les confréries religieuses se renforcent. Cependant, cette simple constatation est incapable de rendre compte des raisons de cette permanence. Pour le faire, il ne faut pas craindre de retracer les plus petites péripéties de l’histoire locale en rentrant dans le détail du fonctionnement communautaire, et les plus grands bouleversements de l’histoire mondiale qui en fournissent le cadre économique, politique et social. Au XIXe siècle, l’importance de l’élevage de bétail commercialisé à l’aide du système des habilitations fournit la clef de l’organisation sociale locale. Sans doute chaque village de la sierra de Tlapa choisit-il dans ce cadre sa propre spécialisation qui permet d’expliquer nombre de ses caractéristiques. Malinaltepec pour sa part compte des éleveurs dynamiques qui entreprennent la colonisation des terres peu peuplées du versant Pacifique. L’extension du terroir communal aux dépens des communautés voisines et la lutte contre les voleurs de bétail constituent les deux préoccupations des autorités municipales. La législation administrative et agraire, aussi bien que les groupes de dévotion traditionnels sont mis au service d’un même mode d’exploitation agropastoral, ce qui explique la forme revêtue par la communauté indienne de la fin du siècle : la municipalité est puissante et unifiée malgré la fondation de nouveaux centres villageois sur son terroir ; les confréries religieuses passent sous le contrôle des autorités municipales et sont en expansion. Un nouveau mode d’exploitation agro-pastoral, fondé sur les cultures commerciales, se développe au XXe siècle. Situation locale qui prépare la réaction des paysans aux récentes décisions gouvernementales qui ont pour but de doter les campagnes d’une infrastructure pour un nouveau modèle de développement économique. La « modernisation » – terme sous lequel les paysans désignent un équilibre agricole fondé sur le développement des échanges commerciaux et des moyens de communication – domine désormais toutes les décisions et les conflits régionaux. La municipalité éclate en une multitude d’agglomérations autonomes : la communauté actuelle est de taille réduite et non plus étendue comme au siècle dernier. Des conflits interminables opposent les groupes locaux : la communauté actuelle est déchirée de contradictions internes et non plus puissante et unifiée contre les communautés voisines comme au siècle dernier. Enfin, son système politico-religieux se restructure autour des priorités de l’heure (la réalisation de travaux d’embellissement), supprimant certaines charges héritées du passé telles que le fiscal, tout en donnant une nouvelle impulsion aux confréries religieuses. Telles étaient du moins les tendances qui se dessinaient à la fin des années 70. L’irruption de la crise mondiale, l’émigration paysanne massive vers les villes, la baisse du prix du pétrole et l’endettement du gouvernement mexicain sont sans doute autant de facteurs qui vont de nouveau brouiller cette image de la communauté et requérir une nouvelle analyse.

ARCHIVES aip : Archivo del Ingeniero Pauzic (Biblioteca del agora-fonapas, Acapulco). ap : Archives Paroissiales de la région de Tlapa. agge : Archivo General del Gobierno del Estado (Palacio de Gobierno, Chilpancingo).

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE Caso, A. 1958. Indigenismo. Mexico, ini. Dehouve, D. 1985. Production marchande et organisation sociale dans une province mexicaine (XVIe-XXe siècles), Thèse de doctorat d’Etat, Paris, Ecole des hautes études en sciences sociales. La Fuente, J. de. 1964. Educación, antropologia y desarrollo de la comunidad. Mexico, ini, Colección de Antropologia Social. Pacheco Marin, E. 1976. Informe de labores de la sección de educación, 1973-75. Tlapa (Gro), ini. Wolf, Ε. 1982. Europe and the people without history. Berkeley, Los Angeles and London, University of California Press.

Notes de fin 1Information sur les sciences sociales (26, 2, 1987 : 345-368).

La terre et les hommes au Pérou : la vallée du Chancay du xvie au xxe siècle 1 Olinda Celestino

L’étude des processus de transition en Amérique latine tourne souvent autour du caractère imposé du changement social. Il est vrai que le changement y commence par une conquête et se poursuit par ce qu’il est convenu d’appeler la dépendance et la domination ; il est effectivement difficile d’y éluder le rôle de la violence. Cependant, il convient aussi de ne pas systématiquement exclure les formes plus « douces » de transformation sociale sur ce continent. Notre article porte sur la vallée du Chancay, située à une centaine de kilomètres en aval de Lima, 1

un territoire vaste, une population nombreuse et couvre une très longue période historique . Il tente de dégager le fil conducteur et de découvrir une certaine logique dans la succession des différentes formes des rapports de l’homme à la terre pour montrer que celui-ci n’avait rien d’éternel ou d’immuable, comme certains types d’études tendent à le faire croire.

TERRITOIRE ET IDENTITÉ LE RAPPORT SYMBIOTIQUE DE L’HOMME À LA TERRE AVANT LA CONQUÊTE ESPAGNOLE Avant l’arrivée des Espagnols, à partir de 1531, la terre était considérée comme la « mère nourricière », la Pachamama, de la collectivité. Celle-ci s’identifiait avec son territoire et la terre n’appartenait à personne ; elle était l’identité du groupe et de l’individu. La configuration physique de la vallée du Chancay, avec sa rivière qui creuse la vallée et dévale des sommets de la cordillère pour se jeter dans le Pacifique, avait conduit la population à une partition de cet espace : une première division se faisait entre la rive droite et la rive gauche de la rivière, une seconde entre la partie montagneuse et la partie côtière. Le territoire de la vallée du Chancay était donc ainsi divisé en quatre parties distinctes, et les habitants, identifiés aux territoires qu’ils occupaient, se trouvaient eux-mêmes répartis en quatre « chefferies » ou « ethnies ». La partie andine de la rive droite ou allauja de la rivière Chancay, formait le territoire de la chefferie des Pircas ; les Huarales s’identifiaient quant à eux au territoire côtier situé sur cette même rive. La chefferie des Atavillos contrôlait la partie andine de la rive gauche ou ichoc du Chancay, et l’on trouvait enfin les Pasamayos installés dans la partie côtière de cette rive. La plus grande diversité des paliers écologiques dans la partie andine qui couvrait tout les étages écologiques entre la chaupi yunga et les sommets de la cordillère avait conduit à une sousdivision de cette partie. Les Pircas et les Atavillos se trouvaient en effet sous-divisés en deux sayas 2 : les Hurin habitaient les étages inférieurs de cette partie andine, et les Hanan, les étages supérieurs de ce même territoire. Avant la conquête espagnole, la population de la vallée se distribuait donc de la façon suivante :

Cependant, il faut mentionner que cette division de l’espace et cette répartition des hommes n’étaient pas aussi tranchées ; en effet, pour permettre aux différentes chefferies d’avoir accès à un maximum de produits différents offerts par l’écologie verticale de la vallée, chacune d’entre elles contrôlait des îlots de terre à des étages écologiques qu’elle ne recouvrait pas, en y installant régulièrement quelques-uns de ses membres, les mitimaes, sorte de colons temporaires (Murra 1975). Cette idéologie qui unissait l’individu à un espace déterminé interdisant donc toute séparation de l’homme de ses moyens de reproduction impliquait l’existence d’une organisation sociale en accord avec cette conception et interdisait toute accumulation et différenciation dans le rapport

de la collectivité à ses ressources. Cette organisation sociale fonctionnait sur le principe de la redistribution et de la réciprocité entre différents groupes (Murra 1975 ; Wachtel 1971 ; Ortiz de Zuñiya 1967-1972). Dans l’ayllu, structure sociale de base de la société pré-coloniale, un personnage était chargé de l’application et du respect de ce principe, le kuraka. Sa fonction était d’attribuer chaque année la parcelle de terre qui revenait à chaque famille de l’ayllu, « d’assurer la paix interne, organiser les rites religieux, veiller à la redistribution des produits... » (Alberti 1974 : 17). En contrepartie de l’exercice de sa fonction, le kuraka recevait le fruit du travail des membres de l’ayllu sur les terres qui lui revenaient. Les avantages de sa position devaient en principe être annulés par l’obligation qu’il avait de redistribuer, lors des fêtes ou en cas de nécessité, tout ce qu’il avait pu accumuler en exerçant sa fonction. Ce système de redistribution annuelle de la terre à chaque famille de la collectivité à travers le kuraka interdisait toute conception d’appropriation privée de la terre et renforçait l’identification de la collectivité avec son territoire. La conquête des chefferies de la vallée par les Incas, modifia peu cette organisation. Aux travaux collectifs ou mit’a que les membres de chaque ayllu réalisaient sur les terres des Huacas 3 et du kuraka, vinrent s’ajouter les corvées sur les terres que le conquérant inca avait désignées pour le maintien de l’État et l’entretien de son culte au soleil. La littérature américaniste désigna souvent ces deux parties réduites du territoire de l’ayllu comme « terres de l’Inca » et « terres du culte solaire » leur conférant ainsi un contenu d’appropriation que, selon nous, elles ne présentaient pas. En effet, seule la production issue du travail collectif qui était réalisé sur ces terres allait éventuellement remplir les caisses de l’État inca et pourvoir aux nécessités du culte. La conquête inca ne se traduisit donc, pour les chefferies de la vallée, que par l’obligation d’accomplir un surtravail collectif sur leur territoire 4 . Elle ne modifia donc ni la conception du rapport de l’homme andin à la terre, ni son organisation sociale fondamentale. Elle entraîna éventuellement un développement de la productivité dans la vallée, mais l’arrivée du conquérant espagnol brisa cette forme d’évolution.

LE CHOC COLONIAL (XVIe SIÈCLE) Le conquérant espagnol amena au Pérou toute la conception du monde féodal espagnol, et en particulier le mode féodal d’appropriation de la terre. Dans la vallée du Chancay, il s’installa tout d’abord sur la côte décimant, presque par sa seule présence, une grande partie de la population des deux chefferies côtières des Huarales et des Pasamayos 5 . Dans la partie andine, la population résista mieux aux contacts, d’ailleurs moins fréquents, avec l’Espagnol et cette différence initiale créa les conditions d’une double forme d’évolution entre les parties côtière et andine de la vallée.

L’apparition de la propriété foncière et du marché de la terre Jusqu’aux alentours des années 1550, il semble que l’Espagnol, encomendero 6 ou non, n’ait pas eu un intérêt très poussé à devenir propriétaire foncier ; il se contenta de s’approprier richesses, hommes et espaces. Les dotaciones de tierras 7 étaient peu appréciées, surtout lorsqu’elles étaient loin de Lima. La majorité des encomenderos de la vallée du Chancay possédaient d’ailleurs des chacras 8 dans la vallée du Rimac, près de Lima, et ne voyaient pas encore l’utilité d’en posséder légalement d’autres sur leurs lointaines encomiendas. Cependant, comme il leur fallait d’abord vivre, que la chute démographique sur la côte, ensuite, rendait impossible tout projet d’agriculture mais que le paysage de la partie côtière de la vallée, avec ses collines et ses bosquets 9 , paraissait favorable à l’élevage, le conquérant devint éleveur. Rapidement, le ganado de Castilla, bovins et ovins, qui se reproduisit bien sur ce nouveau continent, vint modifier le paysage initial. La région côtière fut parsemée de zones destinées à l’élevage et perdit sa physionomie antérieure. Pour illustrer ce développement de l’élevage, nous pouvons citer l’exemple d’un des plus grands éleveurs de la vallée, Ruy Barba. Ce dernier se consacra à l’élevage vraisemblablement au début des années 1540, c’est-à-dire peu après l’obtention de son titre d’encomendero. En 1553, Garci Barba, fils de Ruy apparaît comme le propriétaire d’un troupeau d’ovins considérable, en pâture près de l’ayllu de Huaral, puisqu’il vend 5 000 têtes à un autre éleveur. Vers 1550, le pillage des richesses immédiatement accessibles toucha à sa fin et la politique des conquérants se transforma en un projet colonialiste. Les encomenderos, et plus spécialement ceux de la côte, commencèrent à s’inquiéter de la diminution démographique, et désirant devenir moins dépendants des produits de l’économie indigène, s’intéressèrent, à l’agriculture. A partir de 1550, on assista donc à une subite montée de l’intérêt espagnol pour l’acquisition de terres. Les demandes de dotaciones de tierras affluèrent au Cabildo de Lima. C’est ainsi que l’ordre des Dominicains qui avait reçu l’encomienda côtière de Palpa en 1539, obtient sa transformation en dotación de tierras. Du simple pillage des hommes, de leurs richesses et de leur territoire, on était passé au stade de la propriété foncière coloniale. Ruy Barba, Hernando Montenegro et Diego Pizarro reçoivent également des dons de terres de 25 à 30 fanegadas 10 . Entre 1554 et 1562, trois dons de terres au moins sont attribués à Francisco Camacho, Juan Garcia et au Père Hidalgo, lesquels revendent ces fanegadas à Juan Martinez Rengifo qui amorça ainsi la création de ce qui sera plus tard la grande hacienda Jesus del Valle. En même temps que la propriété privée de la terre, on voit donc apparaître ce qui fut le moteur du développement futur de la partie côtière de la vallée : le marché de la terre. Cependant, durant les vingt premières années de la colonisation, les seules terres de culture exploitées furent celles des cinq encomenderos, l’ordre des Dominicains, Ruy Barba, Garci Barba, Aliaga et Ventura Beltran, car eux seuls pouvaient avoir accès à la force de travail indigène à travers le système précolonial de la mit’a transformée par les Espagnols. L’indigène découvrit ainsi le travail forcé sur l’ensemble des terres qui n’étaient plus les siennes ; il découvrit alors que l’on pouvait le séparer de son territoire, c’est-à-dire de lui-même, et que la

terre pouvait devenir la « mère nourricière » exclusive d’un « autre ». Cette confrontation directe de l’indigène avec la propriété privée ne fut pas la seule cause de bouleversement dans la conception du rapport que l’indigène entretenait jusqu’alors avec la terre. Le réaménagement de son espace par l’Espagnol contribua aussi à rompre le rapport symbiotique de l’indigène avec son territoire.

Les transformations imposées dans la base matérielle et l’organisation sociale de la société indigène : le tributo et les reducciones Dès l’arrivée des Espagnols dans la vallée, ceux-ci décomposèrent la mit’a précoloniale en deux parties différenciées ; celle-ci qui n’était que le prélèvement du produit d’un sur-travail sur un territoire déterminé, se dédoubla en obligation pour une partie de la force de travail indigène de se rendre sur les unités de production indiquées par les Espagnols, principalement les mines et les obrages de Canta pour les indigènes de la sierra et les propriétés des encomenderos pour ceux de la partie côtière, et en obligation de fournir annuellement une certaine quantité de la production locale : le tributo. En décomposant la forme double de la mit’a précoloniale entre l’obligation de fournir un sur-travail et la captation d’un sur-produit, l’Espagnol poussait considérablement au developpement de la force de travail indigène à peine commencé avec les Incas. Les lois tolédaniennes de 1572 marquèrent le début de transformations qualitatives décisives dans la population indigène ; celles-ci se réalisèrent à travers la création des reducciones d’abord, la monétarisation d’une partie du tributo ensuite, et enfin l’apparition précoce d’un salariat forcé, dont l’objectif unique était d’introduire progressivement dans la société indigène une économie de marché, devenue nécessaire au développement global de la société coloniale. Pour cela, il fallait d’abord arrêter l’effondrement démographique de la société indigène en lui offrant la protection de la Couronne. L’Espagnol procéda alors à un aménagement de la population indigène de la vallée. L’objectif des Espagnols, essentiellement politique et économique, était de concentrer la population indigène survivante sur un territoire bien délimité, et d’instaurer les structures agraires et sociales des communes espagnoles. L’indigène se vit donc attribuer une parcelle de terre pour son propre usage, et la collectivité, des terres communales situées autour d’un village de type espagnol. Le résultat de cette imposition en fut de rompre le fonctionnement de l’ancien système de production et d’échange andin, et de pousser inéluctablement la société indigène vers le marché. C’est ainsi que furent créées dans la partie côtière de la vallée les deux reducciones de San Juan de Huaral et de Santo Domingo de Aucallama. Dans le haut Chancay, les chefferies furent morcelées et rattachées à d’autres. Les Hanan Pircas furent ainsi divisés en huit reducciones, et rattachés à un autre groupe, les Llacuaces de Yauricocha ; les Hurin Pircas furent regroupés en quatre villages. Sur la rive gauche du Chancay, les Atavillos furent regroupés indistinctement en treize villages. Cette division des chefferies Pircas et Atavillos eut pour conséquence que les sayas Hanan Atavillos et Pircas se virent enfermées sur des terres de pâturage ou sur des terres en majorité non irrigables, à l’exception d’une petite frange située à la limite des yungas froides. Ils perdirent ainsi l’accès aux yungas chaudes où ils cultivaient le maïs, et à l’étage chaupi yunga où ils cultivaient la coca puisque leurs zones avaient été administrativement attribuées aux Hurin Pircas et Atavillos par les Espagnols. Plaqué sur la base matérielle indigène qui impliquait une liberté d’accès à un vaste territoire vertical, le modèle féodal de la commune rurale espagnole, qui supposait un certain niveau de la division sociale, ne pouvait fonctionner tant que la forme de l’organisation sociale qui devait l’accompagner ne s’était pas développée sur cette nouvelle base matérielle. L’organisation sociale de l’ayllu continua donc à fonctionner pendant un temps, dans le cadre nouveau de la

reducción. Cependant, l’idée de la propriété privée de la terre et l’obligation de passer par un marché commençaient à pénétrer la collectivité indigène marquant ainsi le signe d’une première transformation. Pour illustrer ce début de transformation, nous pouvons citer un procès en 1596, au cours duquel les Hanan Pircas tentèrent de récupérer l’accès aux terres de maïs qu’ils cultivaient avant l’arrivée des Espagnols, et qui étaient devenues « propriété » des Hurin Pircas 11 . Dans ce même procès, les Hanan Pircas revendiquent également leur droit à l’accès aux terres de maïs qu’ils cultivaient avant, mais le modèle préhispanique de l’accès libre à l’ensemble du territoire avait été brisé par la reducción ; les Hurin Pircas, se comportant déjà en véritables propriétaires, acceptèrent de céder aux Hanan Pircas un champ de maïs dans la région de Rauri, en échange de la réparation et de l’entretien du pont de Bilcachaca par ces derniers. Parallèlement à cette première mesure qui poussait la société indigène vers la pratique du marché, l’Espagnol en imposa une seconde : la monétarisation du tributo. Jusqu’en 1572, le tribute était versé en productos de la tierra, c’est-à-dire produits agricoles ou artisanaux autochtones tels que maïs, pommes de terre, tissus, et en ganado de la tierra, les camélides. Postérieurement, il fut exigé pour une partie en argent, pour une autre en produits d’origine européenne, et pour une dernière enfin en produits autochtones : Tributes Hanan Pircas et Hurin Atavillos: 1572 12 Hanan Pircas Hurin Atavillos Argent

963 pesos

875 pesos

Ganado de la tierra 81 têtes

46 têtes

Tissu

46 têtes

65 pièces

Maïs

186 fanegas 13

Pommes de terre

58 fanegas

Volailles

350 têtes

Cette transformation dans la forme de règlement du tributo constitua une singulière pression sur la société indigène pour l’introduire, de force, dans le fonctionnement du marché et la pousser vers la production marchande. Pour pouvoir satisfaire à la monétarisation du tributo, l’indigène devait donc, soit vendre une partie de sa production sur un marché, soit vendre une partie de sa force de travail. Pour favoriser le respect et l’accomplissement de la mit’a coloniale, qui était haïe et parfois détournée par la société indigène, les lois tolédaniennes établirent la suppression du caractère gratuit du travail forcé en obligeant à payer un salaire aux mitayos. Ce premier salaire forcé ne constitua pas cependant un premier pas vers l’établissement d’un marché libre du travail, qui n’apparaîtra que beaucoup plus tardivement. La monétarisation du tributo et son complément, l’attribution d’un salaire pour un travail forcé (mais souvent détourné), traduisaient

une unique préoccupation pour le pouvoir espagnol : le dégagement d’une force de travail qui lui faisait défaut. Quelques dizaines d’années après la conquête, les bases d’un futur développement socioéconomique étaient mises en place dans la vallée. Dans la partie côtière, la désertification progressive due à la chute démographique indigène laissait le champ libre au développement de la propriété foncière coloniale. Dans la partie andine, les mécanismes d’exploitation de la réserve de main-d’œuvre indigène étaient lancés. Cependant l’articulation entre ces deux secteurs mit plusieurs siècles à se réaliser.

LE DÉVELOPPEMENT DU SYSTÈME COLONIAL (XVIe-XVIIIe SIÈCLE) L’agent principal du développement colonial dans la vallée entre les XVIe et XVIIIe siècles fut le marché de la terre qui se subordonna toutes les autres formes de transformation qui apparurent pendant cette époque.

Le développement de la propriété foncière individuelle sur la côte : dotaciones de tierras, composiciones de tierras, villa et haciendas L’effondrement démographique de la population indigène de la côte avait été catastrophique. Une grande partie du territoire avait été vidée de ses habitants, laissant ainsi un vaste espace pour l’installation d’une ville rassemblant tous les Espagnols de la vallée et devenant ainsi centre administratif et politique de l’ensemble de la vallée. La villa fut créée en 1561, sous le gouvernement du vice-roi, le comte de Nieva. Elle comptait alors vingt Espagnols et le pouvoir royal voulut consolider l’implantation des Espagnols dans la vallée en leur attribuant des dotaciones de tierras. En effet, chaque fondateur de la villa reçut un solar pour la construction de sa maison, une cuadra (4 solares) pour son jardin, 40 fanegadas de terres cultivables et un certain nombre d’indigènes qui devaient recevoir un salaire d’un tomin par jour de travail pour les adultes, et d’un demi tomin pour ceux de moins de 18 ans. Paroisses et couvents bénéficiaient également de ce même avantage. A la date de la fondation de la villa de Arnedo ou Chancay, il n’existait que deux grandes propriétés espagnoles : Palpa qui appartenait aux dominicains, et Zupillan, propriété de Ruy Barba. Le reste du territoire était réparti entre les vingt fondateurs de la villa – qui avaient donc reçu 40 fanegadas de terres chacun-, les autres encomenderos et les Indiens regroupés sur les deux reducciones qui occupaient encore un vaste territoire. Cependant, le processus de formation des haciendas semble devoir peu au système des dotaciones de tierras qui constituait la forme féodale principale d’accès à la terre pour l’Espagnol jusqu’à la deuxième moitié du XVIe siècle. Il semble en effet, que peu de vecinos originales parvinrent à maintenir et à transmettre leur propriété à leurs héritiers, et on pourrait citer de nombreux cas où le domaine d’un vecino fut vendu avant ou peu après sa mort. Le processus de formation des haciendas démarra en fait avec la disparition des familles de vicinos originales. Ces premiers arrivants étaient pauvres, pour la majorité, et malgré l’aide de la Couronne qui les avait fait propriétaires fonciers, ceux-ci ne possédaient même pas le capital minimum pour faire exploiter et fructifier leurs terres. La seconde moitié du XVIe siècle vit alors l’arrivée sur le continent d’une vague de nouveaux colons plus fortunés et demandeurs de terres : vendeurs et acheteurs potentiels se rencontrèrent donc sur le marché côtier de la terre. Ces nouveaux vecinos ne se limitèrent d’ailleurs pas à l’achat des terres octroyées aux Espagnols premiers fondateurs de la villa ; ils acquirent également des terres indiennes, c’est-à-dire des terres de propriété collective. La première façon, directe, d’acheter des terres indiennes était de s’adresser aux curacas qui tendaient à contrôler plus de terres qu’ils n’en pouvaient exploiter du fait du déclin démographique de la force de travail indigène de la côte à laquelle ils avaient traditionnellement droit. Martinez Rengifo utilisa par exemple ce procédé en 1562, et acheta 40 fanegadas de terre au curaca de Zupillan. Parfois également, des terres de indios del común, c’est-à-dire de la collectivité, étaient mises en vente à la demande du curaca, et le produit de la vente allait, sous forme de censos 14 , remplir la caisse de la communauté et servait à payer le tributo qui commençait à être monétarisé. Une autre façon, indirecte, d’acquérir des terres indiennes était d’acheter les terres considérées comme vides ou baldias par les inspecteurs de la Couronne. Ce procédé d’achat par vente aux enchères des tierras baldias était appelé la composición de tierras, et le produit de la vente allait à la Couronne.

A partir de 1590, les composiciones de tierras devinrent des moyens de légaliser la propriété puisque, contre une certaine somme, la Couronne attribuait à l’acheteur des titres de propriété qui le garantissaient contre d’autres acheteurs éventuels des mêmes terres. Bien qu’il n’existe que peu de traces de ces actes de vente, on peut considérer que la majorité des futures grandes haciendas de la vallée naquirent de l’achat des terres indigènes. En 1600, le noyau de toutes les futures haciendas : Chancayllo, Galeano, Esquivel, Jesus del Valle, Cuyo, Huallan, était formé et elles allaient se développer rapidement jusqu’en 1650. En fait, il conviendrait d’établir une petite distinction, d’ordre chronologique, dans le processus de formation des haciendas des rives droite et gauche de la vallée côtière. Il semble, en effet, que dans la partie gauche, les haciendas, à l’exception de Palpa, se soient développées un peu plus tardivement, à partir de 1600. Ce décalage fut peut-être dû à la présence des deux reducciones de Huaral et d’Aucallama. Cependant, là aussi, le système d’haciendas se trouva solidement implanté à la fin du XVIIe siècle, et à cette époque il n’existait plus que huit propriétés de moins de 50 fanegadas et 97 % de la surface totale de la partie côtière appartiennent à 22 haciendas. On constate donc que la formation des haciendas et le développement de la propriété privée individuelle aux dépens de la propriété collective indigène, sont liés à l’apparition du marché de la terre. Nous n’avons malheureusement que peu d’informations sur le prix de la terre à cette époque. En 1578, les terres proches de la ville pouvaient se vendre 38 pesos par fanegada, en 1641 de 170 à 440 pesos, en 1657 la fanegada atteignait 1 000 pesos 15 . L’apparition et le développement du marché de la terre constitua sans nul doute possible l’élément déterminant de toutes les transformations postérieures, et toutes les directions prises par le changement résultèrent de son action.

La maturité du système d’haciendas XVIIe et XVIIIe siècles Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le système des haciendas connut un développement considérable tant au niveau de leur expansion territoriale qu’à celui du développement de leurs forces productives. Le marché de la terre est toujours alimenté par les ventes à bas prix des terres indigènes. Bien qu’il n’existe que quelques traces écrites de ces actes de vente, nous pouvons citer, à titre d’exemple, un de ces cas qui furent sans doute nombreux. Dans la description d’une petite parcelle de terre située près de la villa de Arnedo, en 1618, on peut voir par exemple qu’un terrain appartenant aux indigènes de Zupillan avait été vendu à Pedro de Santillan. La chute démographique d’Aucallama, autre exemple, entraîna la déclaration de ce territoire comme vide, et celui-ci passa dans le domaine royal qui le vendit aux enchères en 1712 16 . A cette date, Aucallama ne comptait plus que huit Indiens « originaires » et dix Indiens « étrangers ». Devant la véhémente protestation du maire indien d’Aucallama, la Couronne finit par donner deux fanegadas de terre à chacun des dix huit Indiens. Les 39 fanegadas de terre restantes furent acquises par le capitaine A. Casaverde, habitant de la villa de Arnedo. En 1723, les quelques Indiens qui restaient encore sur la communauté s’éteignirent et leurs terres furent acquises par Matias de Villavicencio, propriétaire de Boza et San Jose. En 1738, 43 fanegadas, situées autour de la reducción de San Juan de Huaral, qui appartenaient au comun de ce village sont vendues aux enchères à Diego Sanz Dorador, déjà propriétaire de l’hacienda Garcia Alonso. La même année, la Couronne réalise le reparto et venta de tierras de l’encomienda de Retes entre les métis et indigènes de la nouvelle communauté Los Naturales 17 , qui s’était établie à côté de la reducción de Huaral. En 1748, Diego Sanz Dorado vend à B. Rodriguez Altamirano ses deux haciendas connues sous le nom de Garcia Alonso. D’autres haciendas souffrent d’un processus de division soit par cause d’héritage, soit parce qu’elles avaient atteint un tel gigantisme qu’il était impossible d’en cultiver toutes les terres. Ces quelques exemples suffisent à montrer l’essor de la propriété privée individuelle dans la vallée côtière à travers le développement du marché de la terre, animé alors par les débouchés commerciaux pour la canne à sucre. Ce développement de la base territoriale des haciendas fut rendu possible grâce à l’importation d’esclaves. Jusqu’à cette époque, en effet, la seule main-d’œuvre disponible sur les haciendas provenait de la mit’a de deux reducciones de Huaral et Aucallama, qui, chaque année, devaient envoyer sur les domaines espagnols un groupe de travailleurs un nombre de mois déterminé. Ces travailleurs devaient être rétribués, mais les salaires étaient si bas qu’ils couvraient à peine le montant du tributo que devaient verser les deux reducciones. Une grande partie des travailleurs n’était d’ailleurs pas payée en argent mais possédait un compte dans le magasin du propriétaire, appelé Tambo, où les travailleurs étaient obligés de s’approvisionner. Le système de l’endettement de la force de travail indigène fonctionna si bien que le propriétaire parvint à s’attacher presque gratuitement cette main-d’œuvre, puisqu’il finit par ne plus payer que la part du tributo de ses Indiens mitayos qui ne pouvaient plus dès lors revenir à la reducción. Cependant cette force de travail indienne était minime et était loin de combler les nécessités entraînées par le développement des entreprises agricoles naissantes. A partir de 1600, date à laquelle les jésuites introduisent la culture de la canne à sucre sur leurs haciendas Jesus del Valle, les demandes au roi d’Espagne de libre importation d’esclaves noirs se font nombreuses.

L’importance des esclaves devint telle qu’en 1723, ceux-ci constituaient 80 % de la population des haciendas de la vallée. L’hacienda Palpa par exemple, propriété des dominicains, était composée de 266 esclaves noirs, 11 Indiens et 5 Espagnols. Le nombre des esclaves noirs sur les différentes haciendas de la côte de Chancay allait de 4 à 60. Les propriétés des ordres religieux furent celles qui concentrèrent le plus d’esclaves à cause de leur plus grande capacité financière ; elles furent également à l’origine d’une organisation plus rationnelle du travail 18 . Cependant, la dynamique du développement des haciendas, fut bientôt arrêtée par l’élévation du coût des investissements nécessaires à la continuité du développement des forces productives (prix des esclaves), et à la diminution des demandes sur le marché de la canne à sucre.

Protection royale et enfermement social de la société andine Très rapidement après la conquête, le pouvoir royal, sous prétexte de la protéger, enferma la société indienne sur elle-même pour pouvoir mieux la diriger et l’exploiter. Essentiellement regroupée dans la partie andine de la vallée, la société indienne paraissait immobile, enfermée sur les territoires qui lui avaient été attribués lors des reducciones. Cependant, les nécessités croissantes du développement colonial poussèrent la Couronne à activer la participation indienne dans la production de marché pour la consommation alimentaire des villes et des centres miniers. Maïs, viande, blé, pommes de terre, produits par la société indienne furent absorbés directement par le tributo, ou indirectement par l’intermédiaire du marché, mais toujours pour obtenir l’argent de ce même tributo. La pression constante du tributo sur un nombre toujours décroissant de tributarios 19 , incita les communautés indiennes à forcer l’accès aux territoires les plus productifs, entraînant une série de litiges et de procès pour obtenir de l’eau, des terres irriguées ou des pâturages. Les procès portés devant la justice royale devinrent alors monnaie courante. Le nombre de procès augmenta et s’étala dans le temps. Un procès comme celui qui oppose San Agustin de Pariac à San Luis de Chaupis commença au XVIIe siècle et se prolongea jusqu’au XXe. La reconnaissance juridique légale du territoire de la communauté devint le souci majeur pour la collectivité. Les comuneros, réunis en assemblée, définirent selon leur propre usage les limites de leur territoire et utilisèrent ces actes dans les conflits qui les opposaient à d’autres communautés. Ces actes sont connus comme titulos madres de chaque village. La fréquence de ces procès ira en augmentant durant tout le XVIIIe siècle, suivant en cela la reprise démographique qui se confirme à cette époque 20 . La reprise démographique dans la partie andine au XVIIIe siècle entraîna un développement des capacités des forces productives. Les communautés tentèrent donc de développer leur base matérielle en améliorant leur capacité d’accès à l’eau ou en tentant d’étendre leur territoire afin de développer leur participation dans la production marchande. Ce développement des forces productives indiennes s’effectua nécessairement dans un contexte très conflictuel puisque la société andine restait limitée et enserrée sur le territoire qu’on lui avait attribué. Cependant, la participation de la société andine à l’économie du marché agricole se développa tellement qu’elle finit par produire des excédents monétaires qui permirent à la Couronne de développer un autre système de prélèvement supplémentaire, le reparto de especies, et de maintenir ainsi la société andine à son niveau limite de simple reproduction. Le reparto de especies consistait à obliger l’Indien à l’achat de marchandises, parfois sans usage pour lui, produites souvent en métropole, mais aussi des mules et des tissus fabriqués localement. Ce marché forcé présentait plusieurs avantages pour la Couronne : il permettait d’abord d’accaparer les excédents monétaires de la société indigène, tout en soutenant la manufacture métropolitaine en difficulté, et il poussait également l’indigène à vendre une partie de sa force de travail. Le développement de ce système de prélèvement qui bloquait toute transformation de la société andine en la maintenant à son niveau de reproduction simple fut l’objet de nombreux soulèvements indigènes qui montraient que le système colonial avait atteint ses limites.

LA TRANSITION : LA FIN DU COLONIALISME ESPAGNOL ET L’APPARITION DU CAPITALISME PÉRIPHÉRIQUE 17801920 A la fin du XVIIIe siècle, la situation coloniale dans la vallée du Chancay laisse entrevoir sa fin prochaine : l’expansion territoriale qui avait été pendant des siècles le moteur du développement des haciendas dans la partie côtière de la vallée, va se bloquer après avoir atteint ses limites extrêmes. A la même époque, dans la partie andine, le développement de la force de travail indigène tend à dépasser les capacités de la base matérielle sur laquelle elle est enfermée. Le pouvoir colonial qui s’acharnait à maintenir séparées les deux composantes de la société coloniale de la vallée dont la complémentarité s’avérait pourtant de plus en plus inéluctable, devient alors le seul obstacle au passage vers un nouveau système.

La fin du domaine agricole soumis au mode de développement territorial et la naissance de l’exploitation agricole capitaliste soumise à l’intensification du développement de ses moyens de production La fin de l’époque coloniale et les premières décennies républicaines marquèrent la fin du fonctionnement du moteur du développement de la société agraire de la côte : le marché de la terre. A partir de cette époque, le développement territorial des domaines fonciers formés durant la colonisation ne peut plus se poursuivre. D’une situation de marché de la terre ouvert et libre, on passait à une situation d’oligopole foncier. Le développement territorial – qui, jusqu’à cette époque, avait été la source de l’accumulation foncière, à l’exception des expériences de rentabilisation et d’organisation du travail sur les domaines des ordres religieux – s’arrête car le prix de la terre tend désormais à dépasser le bénéfice que pourrait rapporter l’augmentation territoriale de la propriété. De plus, les guerres d’indépendance et les conflits des factions militaires détruisent périodiquement la base matérielle des domaines agricoles qui ne retiennent plus guère l’attention des propriétaires résidant de plus en plus à Lima, où leur domaine leur sert surtout de carte de présentation. Le grand domaine devient même parfois un cadeau que la République offre à ses héros tel le cas de l’hacienda la Huaca, ex-propriété des jésuites, puis de la Couronne, qui fut remise au maréchal Sucre en 1824, pour son action dans la bataille d’Ayacucho ; ou celle de l’hacienda Huando qui fut également donnée en 1829 au docteur Andres de Los Reyes pour son comportement pendant les guerres d’indépendance. L’hacienda, ancienne source de richesses, tend à ne plus être qu’un signe de la puissance sociale de son propriétaire. Depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la première moitié du XIXe siècle, le domaine foncier de la côte rencontra une double difficulté : le rapport de production esclavagiste s’éteint progressivement, accentuant le problème de la main-d’œuvre, alors que la montée progressive de la demande en produits agricoles sur le marché mondial pousse les propriétaires à développer leurs capacités productives. Jusqu’aux environs de 1850, la réponse unique des propriétaires à cette double difficulté consista à développer une forme de métayage, appelée yanaconazgo, qui assure la transition entre le dépérissement du système colonial et la naissance d’un capitalisme périphérique. Il semble que l’apparition du yanaconaje remonte en fait au XVIIe siècle, avec la naissance d’une couche sociale composite formée d’Espagnols pauvres, de métis, de Noirs affranchis, de mulâtres, qui ne bénéficiaient d’aucun privilège et ne possédaient pas une fortune suffisante qui leur permette d’accéder au marché de la terre. Ils survécurent donc en offrant leurs services aux hacendados qui manquaient de main-d’œuvre à certaines périodes de l’année, et surtout, en affermant des petites parcelles de terre comme métayers. Cette forme sociale de production était présente dans l’organisation de la production depuis le XVIIe siècle, mais ne s’était pas développée jusqu’à ce que le système esclavagiste entre en crise, c’est-à-dire jusqu’à ce que le prix d’achat et le maintien de la force productive esclave dépassent la part de la production que le propriétaire aurait dû concéder à un métayer. Dans la première moitié du XIXe siècle, l’accroissement de la demande mondiale en produits agricoles pousse les hacendados à développer leur base matérielle de production. Les haciendas,

ne pouvant plus étendre leur base territoriale doivent mettre en culture la totalité des terres de leur domaine, dont une partie est encore inculte ou partiellement attribuée à des yanaconas. Ceux-ci se maintenaient sur les marges des propriétés, où ils cultivaient quelques hectares de mauvaise terre au prix d’un travail intensif. Abandonnant leur ancienne politique de développement territorial, les hacendados se consacrèrent à intensifier la culture sur leur propre domaine, en favorisant l’installation des yanaconas. Pendant un temps, la disparition progressive du rapport esclavagiste fut donc compensée par le développement du métayage qui permettait de gagner de nouvelles terres de culture et d’élargir ainsi la base matérielle de la production à ses dimensions maximales. Cette fonction d’ouverture de culture attribuée aux yanaconas, impliquait la précarité de leur situation. Leur statut était réglé par le principe de l’habilitación, qui consistait en l’attribution par le propriétaire des moyens de production et d’existence nécessaires au yanacón pour la durée du contrat de fermage des terres. Ce contrat pouvait se présenter sous diverses formes : le propriétaire pouvait louer des parcelles de terre inculte et fournir au yanacón de quoi subsister jusqu’à la première récolte dont il devait alors donner la moitié au propriétaire comme rente de la terre et en plus payer l’habilitación fournie ; une autre forme était d’attribuer au yanacón pour sa subsistance une petite parcelle de terre déjà cultivée, et placée à côté de terres en friche que le yanacón devait ouvrir à la culture. Cette fonction faisait qu’après avoir rendu cultivable la terre qu’il avait loué, tout contrat et toute habilitación lui étaient alors souvent refusés par le propriétaire et le yanacón se voyait dans l’obligation d’aller défricher d’autres terres. Cependant, la main-d’œuvre yanaconizada de cette période ne pouvait pas suffire. Pour satisfaire l’augmentation de la demande internationale en canne à sucre jusqu’en 1900, et puis en coton, et faire face à la disparition totale de l’esclavage en 1854, il fallait renouveler la main-d’œuvre et instaurer de nouveaux rapports de production, par le biais du contrat de travail temporaire.

Propriété privée et production marchande dans les communautés (1825-1920) Lorsque en 1824 (Tarazona 1946), Bolivar décrète la propriété privée des parcelles cultivées par les comuneros, le fonctionnement interne du rapport d’appropriation collective de la terre était déjà très altéré dans les communautés. Cette altération du caractère collectif de la propriété, résultait de la pénétration de la production marchande, et de la pression interne créées par l’augmentation démographique des collectivités elles-mêmes. Si bien que lorsqu’en 1839, la Constitution achève la décollectivisation en abolissant le régime des terres communales, cette mesure ne suscite pas un grand émoi parmi la population concernée, signe de l’état de dégradation déjà atteint dans cette forme de propriété. Nous verrons qu’en généralisant le régime de la propriété privée, et en instituant l’héritage familial – son corollaire –, le pouvoir républicain visait sans doute moins à offrir de nouveaux territoires d’expansion à la propriété privée de la côte – même si le contenu de la loi autorisait désormais chaque membre de la communauté à vendre sa parcelle –, qu’à développer la pénétration de l’économie marchande, et surtout à libérer la main-d’œuvre rurale andine pour la faire descendre sur les grands domaines de la côte. En introduisant un marché de la terre potentiel dans une société théoriquement communautaire, mais qui était déjà traversée par des conditions inégales d’accès à la terre, le pouvoir républicain espérait, d’une part, retenir dans la partie haute du Chancay une couche de petits et moyens propriétaires individuels, et l’orienter vers la production agricole pour le marché et, d’autre part, prolétariser sur la côte le « trop-plein » démographique de la partie andine pour remplacer la main-d’œuvre esclave. Ce projet républicain ne fut jamais totalement réalisé puisque la communauté paysanne continue d’exister encore aujourd’hui. Mais, il n’en n’est pas moins vrai qu’il entraîna de profondes transformations dans cette société. Dans les années 1830, lorsque les décrets de la République visèrent à privatiser totalement les territoires des communautés, la pression démographique sur les terres était encore supportable par l’organisation communale ; chaque comunero et sa famille pouvaient avoir accès à des parcelles de terre nécessaires à leur reproduction, et les terres communales de fundos, les pâturages collectifs étaient encore suffisants pour satisfaire aux besoins financiers de la communauté. Cependant, l’accès à l’eau pour les terres irriguées et la forme extensive de l’élevage ne pouvaient être organisés que par la communauté dans son ensemble. La dépendance vis-à-vis de l’eau et la propriété nécessairement collective des pâturages furent des éléments décisifs pour le maintien de la communauté. L’appropriation privée des terres de culture se réalisa, mais l’eau et le pâturage ne pouvaient que rester sous le contrôle de la collectivité dans son ensemble. Si l’identité communale demeura, l’appropriation privée des parcelles renforçait le fonctionnement de l’héritage familial. La communauté fut donc déchargée de son obligation de fournir des terres aux jeunes qui devenaient comuneros à part entière, et rejeta cette charge sur les familles. Les cellules familiales purent, dans la plupart des cas, s’adapter à ce nouveau système d’accès à la terre mais un processus de différenciation socio-économique était apparu, puisque cette charge familiale nouvelle pouvait être d’un poids fort différent selon chaque famille. D’une façon générale, cette charge familiale put être assurée par l’ensemble des comuneros

pendant une génération, mais dès 1860 apparut le problème des jeunes comuneros sans terre. Certaines familles se retournèrent alors vers la communauté à qui elles demandèrent une solution. Ces jeunes comuneros furent d’abord dirigés vers les eriazos, terres en friches, non cultivées par la communauté parce que faiblement productives et non irrigables. Cependant, pour assurer leur reproduction sur des terres si pauvres, ces jeunes comuneros durent commencer à émigrer saisonnièrement vers la côte, répondant ainsi à la demande de maind’œuvre temporaire des haciendas. Mais, dans la seconde moitié du XIXe siècle, la demande de main-d’œuvre côtière fut rapidement satisfaite par l’arrivée de la main-d’œuvre asiatique. Le courant migratoire andin fut donc refoulé vers ses origines. Cette fois encore, la communauté se vit dans l’obligation de distribuer une partie des ultimes terres de culture communes : les fundos. Au début du XXe siècle, le même problème se posa aux communautés qui, cette fois, ne purent plus répondre à cette demande, les terres agricoles encore collectives étant à peine suffisantes aux exigences économiques du fonctionnement communautaire. Migrations saisonnières et accès à l’éducation devinrent, donc les seules réponses possibles pour une partie de la population des communautés. Jusqu’en 1920, l’État poussa à la privatisation complète des terres communales dans un double but : développer la production agricole marchande dans les communautés pour combler les insuffisances créées par la tendance à la monoculture des grandes exploitations côtières, et libérer une partie de la force de travail des communautés pour l’affecter précisément au développement de la monoculture commerciale. Ces deux objectifs ne furent qu’en partie réalisés à cause des limitations de la base matérielle des communautés elles-mêmes : accès nécessairement collectif à l’eau et aux pâturages. Cependant, la production agricole des communautés destinée au marché se développa effectivement pendant tout le XXe siècle, permettant aux haciendas de s’orienter résolument vers les cultures d’exportation. Le caractère temporaire des migrations permit le maintien de l’entité communautaire tout en offrant une certaine souplesse financière aux grandes exploitations pour accentuer leur orientation vers la monoculture d’exportation. La relativité de la privatisation des terres collectives apparaît donc comme le résultat de deux facteurs conjoints : les limites structurelles de la base matérielle des communautés et les besoins du développement du capitalisme agraire de l’époque. Cet équilibre réalisé se modifia à partir de 1920.

L’apparition du contrat de travail temporaire : le peón asiatique (1850-1920) Face au manque de main-d’œuvre sur les grandes propriétés, en 1848, la Société d’agriculture de Lima conseilla au gouvernement et au Congrès d’édicter une loi autorisant l’émigration asiatique au Pérou. Cette loi promulguée par le président Castilla en 1849, mentionnait que tout importateur de plus de 50 colons étrangers âgés de 10 à 40 ans se verrait attribuer une prime de 30 pesos par tête (Tarazona 1946). Entre 1849 et 1875, 99 000 coolies arrivèrent au Pérou, dont 70 000 travaillèrent sur les domaines sucriers. Lorsqu’il était embarqué à Macao, le coolie chinois avait signé un contrat rédigé dans sa langue. Les clauses étaient les suivantes : enrôlé pour une durée de huit ans, le coolie devait toucher au terme du contrat, un pécule constitué par l’accumulation d’un salaire de quatre piastres par mois, pour six jours de travail par semaine, du lever au coucher du soleil. Le contrat stipulait que si le contractant s’était endetté, il devait continuer à travailler jusqu’à l’extinction de sa dette. A Chancay, les Chinois prirent les postes occupés auparavant par la population esclave. Une fois les huit ans accomplis, les Chinois refusèrent dans la majorité des cas, de renouveler leur contrat et préférèrent s’installer sur les anciennes reducciones de Huaral et d’Aucallama. Avec son arrivée sur les haciendas en 1858, le groupe chinois contribua au développement agricole de la vallée, et permit le maintien et parfois même la croissance de la production. Arrivés comme peones, les Chinois, une fois leur contrat réalisé, devinrent yanaconas ou propriétaires de petites parcelles, mais la majorité passa au petit commerce soit à Chancay, soit à Huaral, ou encore a Aucallama. Pendant une quarantaine d’années, l’émigration chinoise assura donc le développement des haciendas en y introduisant une nouvelle forme de rapport, le contrat de salaire temporaire. L’arrêt de cette émigration entraîna une nouvelle fois une pénurie de main-d’œuvre sur les haciendas. Le yanaconaje et les équipes de peones temporaires de la région andine restaient insuffisants pour maintenir le niveau de la production agricole et, a fortiori, pour développer la productivité des terres cultivées. Le gouvernement se tourna alors vers l’émigration japonaise qui avait déjà fait ses preuves sur les plantations de café brésiliennes, mais qui à cette époque connaissait des difficultés. Le courant migratoire japonais put ainsi être détourné vers le Pérou. Entre 1899 et 1922, quelque 20 000 Japonais émigrèrent vers les haciendas de la côte du Pérou (Matos Mar 1976). Arrivant par équipes de 50, encadrés par un inspecteur, ils s’engageaient pour une durée de quatre ans. Ils recevaient dès leur arrivée une avance sur le salaire qui devait leur revenir au terme de la durée de leur contrat de travail. Le premier contingent japonais dans la vallée du Chancay s’installa sur l’hacienda Palpa en 1899. Un deuxième contingent le suivit en 1903 sur l’hacienda Caqui, et un troisième en 1906 sur l’hacienda Esquivel. Cependant, comme dans le cas de l’émigration chinoise, les salariés agricoles japonais ne prolongèrent pas la durée de leur contrat de travail ; ils se convertirent en commerçants, petits propriétaires, mais surtout en yanaconas (Matos Mar 1976). En 1920, une grande partie des haciendas est « yanaconisée ». L’apparition du salariat avec l’émigration asiatique avait donc été brève et n’avait conduit qu’à la domination du yanaconaje. Les raisons du non-développement du rapport salarial à cette époque sont complexes mais la principale demeure sans doute l’absence de création d’un véritable marché libre de la force de travail. En 1920, la seule maind’œuvre disponible pour les haciendas restait encore celle des émigrés asiatiques.

VERS LA DOMINATION D’UN CAPITALISME AGRAIRE (1920-1972) Le demi-siècle entre 1920 et 1970 semble avoir été, dans la vallée du Chancay, une période de télescopage accéléré des divers rapports de production qui étaient apparus lentement au cours des siècles. L’accélération des transformations aidant, certains rapports nouveaux surgirent et tendirent à s’imposer avant que d’autres, beaucoup plus anciens, ne soient totalement éteints.

La généralisation du yanaconaje et la transformation de l’hacendado en commerçant (1920-1942) La fin de la Première Guerre mondiale entraîna une baisse de la demande agricole sur le marché international. Les capitaux jusqu’alors abondants commencèrent à faire défaut aux propriétaires de la côte qui choisirent de satisfaire aux demandes de yanaconisación de leur domaine et de se décharger ainsi du poids de l’organisation de la production. La séparation et l’autonomisation des procès de production et de commercialisation conduisirent à la disparition de l’hacendado traditionnel, à la fois producteur et distributeur. Entre 1920 et 1942, toutes les haciendas de la côte de la vallée du Chancay furent complètement yanaconizadas. L’hacienda Pasamayo fut la première à connaître la généralisation de ce rapport en 1920 ; elle fut suivie, en 1923 par les haciendas Palpa, La Huaca et Laure, en 1924 par Boza et San Jose ; en 1926 par Caqui, Miraflores en 1927, Retes et Garcia Alonso en 1930, etc. Les Chinois et surtout les Japonais devinrent les grands métayers de la vallée côtière. La généralisation du métayage dans la partie côtière de la vallée du Chancay se réalisa par l’application successive de ce même rapport à des niveaux décroissants de l’organisation sociale. A l’origine du système se situait le propriétaire qui louait la plus grande partie de son hacienda à des associations d’asiatiques qui, à leur tour, sous-louaient des parcelles, de préférence à leurs compatriotes. La perception de la rente foncière s’établissait donc à deux niveaux. Le premier contrat, entre les propriétaires et les associations, portait en général sur une période de dix ans renouvelable ; la rente foncière était toujours exigée en nature par le propriétaire de l’hacienda qui se chargeait de la commercialisation. Mais une des clauses du contrat exigeait que le reste de la production lui soit vendu à un prix qui pouvait être négocié entre les parties. Vers 1930, la rente foncière de l’hacienda La Huaca s’élevait au quart de la production totale, et rapportait à elle seule au propriétaire la somme d’environ 44 000 soles, ce à quoi il fallait ajouter le profit obtenu par la vente du reste de la production soit environ 65 000 soles. Le rapport de la fonction commerciale monopolisé par l’hacendado apparaissait donc supérieur à celui de la simple ponction de la rente. Cela permet d’abord de mieux comprendre pourquoi l’hacendado avait accepté la yanaconización de sa propriété : le retour généralisé à ce rapport de production ancien lui procurait le moyen de monopoliser à son profit l’ensemble du procès de commercialisation. C’est sans doute cette transformation réussie de l’hacendado en marchand qui permit sa reproduction pendant un temps et interdit la formation d’une classe spécifiquement bourgeoise au Pérou (Godelier 1981 : 28). Ce type de rapport « archaïsant » a également permis à l’hacendado d’éviter de passer des alliances ou de se confondre avec la classe politique. Le second niveau de contrat, entre les associations d’asiatiques et les yanacón était en général établi pour cinq ans. La rente foncière globale que chaque yanacón devait verser annuellement était fonction de la superficie et de la fertilité de la parcelle qu’il louait. Le prix de la rente variait ainsi entre 20 et 35 quintaux de coton par fanegada. Pour devenir yanacón, le candidat devait payer le juanillo, sorte de droit d’entrée à l’association ; il devait également accepter la monoculture du coton et se soumettre à l’habilitación vis-à-vis de la direction de l’association. Le taux de la rente foncière que le yanacón devait verser à l’association s’élevait environ à la

moitié de la production, sans parler du remboursement de l’habilitación, ni de l’obligation qu’il avait de vendre à l’association le reste de sa production tout comme l’association devait le faire vis-à-vis de l’hacendado, mais sans pouvoir en négocier le prix. La simple soustraction des deux taux de rente successifs permet de constater que l’association gardait à son profit le quart de la production totale, soit autant que l’hacendado, mais nous ignorons le bénéfice qu’elle pouvait réaliser en jouant le rôle d’intermédiaire dans la distribution du reste de la production. Les progrès économiques résultants de l’accumulation du capital induit par la généralisation de ce rapport de production et de son organisation par les Japonais élevèrent la production cotonnière dans les années 1930-1940 à un niveau qui n’a jamais pu être dépassé. Le capital accumulé par les associations fut réinvesti en partie dans l’amélioration des techniques agricoles : utilisation intensive de la traction animale, drainage et contrôle systématique des réseaux d’irrigation, achat des premières machines à dénouer le coton, etc. Cette amélioration des techniques de production fut accompagnée par le développement de l’infrastructure sociale dans la vallée : création d’écoles dans plusieurs haciendas, installations électriques et circuit de distribution d’eau potable, développement du réseau de communication, etc. Cependant, il faut remarquer que ce développement fut acquis par l’intensification des mécanismes d’exploitation de la main-d’œuvre rurale et accompagné par une différenciation sociale entre les groupes engagés dans les procès de production et de distribution. Les grands bénéficiaires de ce système furent, bien sûr, ceux qui occupaient le sommet de cette nouvelle organisation : les hacendados désormais commerçants, mais aussi les quelques grands administrateurs d’associations, premiers capitalistes agraires stricto sensu du Pérou.

La République à la conquête des Andes (1920-1942) L’accumulation du capital qui, nous venons de le voir, se réalisait sur la partie côtière, poussait au désenclavement de la population de la vallée haute. Le pouvoir politique républicain devint dès lors l’agent de la transformation. Son action s’organisa selon deux axes : conquête géographique de la région andine par un développement des voies de communication, conquête idéologique par les progrès de l’éducation, ces deux axes visant à la réalisation d’un même projet : renforcer le capitalisme national naissant. Cet objectif nécessitait le développement d’une certaine mobilité sociale dans la population andine et la création d’un marché libre de la force de travail, qualifiée si possible et l’élargissement du marché intérieur, encore très limité. Parallèlement aux migrations temporaires vers la côte et à l’expansion des mines, la monétarisation des communautés paysannes se développa. Ce salariat temporaire débouche sur une esquisse d’accumulation de capital cherchant à s’investir. Dans la partie andine, la période 1920-1940 correspondit donc à l’établissement d’une situation potentielle de transformation. Les voies matérielles et culturelles de l’émigration vers la ville et la côte étaient tracées, et un capital monétaire accumulé n’attendait que la libération d’une partie des terres pour s’investir. Le départ des yanaconas asiatiques de la côte et l’attraction grandissante de la vie urbaine marquèrent les débuts des transformations dans les communautés.

La fin du métayage : deyanaconización, enganche, généralisation du salariat agricole et petite propriété (1942-1964) En 1942, le gouvernement du Pérou expulse tous les Japonais résidant dans le pays sous prétexte du conflit mondial. En fait, les profits croissants rapportés par la culture du coton, poussent les hacendados nationaux à reprendre le contrôle direct de la production agricole, et à se débarrasser de ces capteurs intermédiaires du profit qu’étaient les Japonais. Le métayage asiatique disparaît donc avec cette expulsion. Cependant, la disparition du yanaconaje fut progressive ; jusqu’en 1942, on comptait 3 000 yanaconas dans la basse vallée ; en 1945 il en restait encore 2 000 et ce chiffre tombera à 800 dans les années 1950. En effet, la disparition de ce rapport de production devait être compensée par l’apparition d’un autre rapport, le salariat agricole permanent. La disparition du métayage dut donc suivre le rythme de la libération de la force de travail des communautés andines. Pour accélérer ce rythme, déterminé par une trop lente transformation interne des communautés, un système de recrutement semi-forcé de paysans est mis en place : l’enganche. Des individus sont chargés par les hacendados de parcourir les communautés les plus éloignées dans les départements les plus pauvres du Pérou, Ancash, Ayacucho, Huancavelica, Apurimac. Ils installaient également des bureaux de recrutement dans les villes principales de ces départements. L’enganchador recrutait les paysans en leur faisant accepter un contrat de travail d’un an qui les liait à l’enganchador. Ce dernier proposait donc ensuite les services de son équipe aux hacendados qui le rétribuaient. Le recours au système de l’enganche fut de courte durée car son rôle principal était de forcer le potentiel migratoire des régions andines à explorer. En effet, le canal de la migration une fois mis en place par l’enganchador, l’hacendado n’avait plus besoin de cet intermédiaire, le flux migratoire suivit le cours déjà tracé. Un marché libre de la main-d’œuvre venait de se réaliser pour la première fois entre un acheteur côtier et un vendeur andin, et des rapports de production totalement capitalistes apparaissaient dans la société agraire de la vallée du Chancay. L’implantation de ce mode de production capitaliste entraîna l’accélération de nombreuses transformations déjà en cours dans l’ensemble de la vallée. Dans la partie côtière, l’hacienda après avoir été un domaine féodal, une propriété éclatée par le métayage, devint une exploitation agricole capitaliste. La qualification de la force de travail obtenue par le développement de l’éducation permit la mise en place, dans les exploitations, d’une division sociale de la production : agronomes, comptables, vétérinaires, techniciens, ouvriers agricoles spécialisés, etc., rationalisant la production et développant la productivité. Les profits réalisés furent en partie investis dans la modernisation de l’exploitation : tracteurs, dénoueuses de coton, insecticides, raffineries d’huile de coton, apparurent dans la vallée côtière. Les pressions accrues exercées par les hacendados sur les métayers péruviens les délogèrent définitivement des grands domaines. Pour résister à ces pressions, les yanaconas, grâce à l’appui du parti apriste, s’organisèrent en syndicat (Mejia, Diaz 1975), la Federación sindical del valle, et menèrent une lutte aboutissant, grâce à l’appui du parti apriste, au vote d’une loi reconnaissant et définissant les droits du yanacón, en 1948. Cependant, les pressions des hacendados sur les métayers ne cessèrent pas malgré la loi. Les conditions des contrats de métayage devinrent de plus en plus étouffantes pour le yanacón, les

contrats l’habilitación incluant par exemple la participation du yanacón, aux dépenses de l’administration de l’hacienda à Lima et le prix de location des machines et outils de l’hacienda devenant prohibitif. Pourtant, en 1964, on comptait encore 787 yanaconas qui cultivaient 5 000 hectares dans la vallée côtière. C’est à cette époque que se développèrent des luttes agraires dans le centre et le sud du Pérou au cours desquelles se réalisèrent des prises d’haciendas, circulèrent des mots d’ordre exigeant d’attribuer la propriété des terres aux paysans qui les cultivaient. Le gouvernement adopta alors une première loi de réforme agraire, dans un climat qui n’excluait pas encore la négociation. La loi concéda aux yanaconas le droit d’acheter aux propriétaires la terre qu’ils cultivaient en métayage pour un prix variant de 20 à 30 000 soles par hectare. Des titres provisoires de propriété furent attribués aux candidats propriétaires, jusqu’à l’extinction totale de leur dette agraire. Plus qu’une réforme, il s’agissait donc plutôt d’une réapparition du marché de la terre et d’une habile concession politique. La dernière conséquence du développement du capitalisme agraire sur la côte fut la création d’un marché de la terre dans les communautés andines. Le courant migratoire permanent de la force de travail andine vers la côte libéra une partie des terres des communautés. Un processus d’accumulation foncière commença à voir le jour et entraîna une stratification sociale parmi les comuneros.

La mercantilisation de la société communautaire andine La nouvelle possibilité d’accumulation de terres fit germer dans l’esprit de certains comuneros l’idée que le travail de la terre pouvait servir, au-delà de la subsistance de leur famille, à la reproduction de la collectivité ou à payer l’impôt. Tout comme le marché de la terre avait été le moteur de l’expansion dans la partie côtière espagnole au XVIe siècle, il le deviendra au XXe siècle dans la partie andine et indigène : pour les comuneros, la terre sera source de pouvoir et de profit. La conception de l’agriculture de subsistance explosera sous l’effet de ce nouveau phénomène et de l’ouverture au marché déjà réalisée. Le terroir de chaque communauté tendra à se spécialiser dans la production agricole qui est la mieux adaptée écologiquement. Les communautés de yungas chaudes abandonneront la culture du maïs pour passer à celle des fruits, demandés par le marché liménien ; les communautés de yungas froides passeront de la pomme de terre aux légumes et les communautés de punas se spécialiseront dans l’élevage bovin (Celestino 1972 ; Degregori et al. 1973 ; Fuenzalida et al. 1968). Tout comme le marché extérieur déterminait la production des haciendas, le marché national intérieur déterminera la production agricole des communautés. Pour répondre à la demande croissante de ce marché, les comuneros développeront la productivité de leurs terres, en y incorporant capitaux et techniques. Le salariat temporaire fera son apparition chez les comuneros « riches » au moment des périodes de récolte, et deviendra salariat permanent à partir des années 1960. Un nombre de 20 à 30 peones permanents sera fréquent dans les communautés andines. En 1975, la communauté de Huayopampa qui comptait 400 habitants, employait 310 peones temporaires au moment des récoltes. L’apparition du salariat dans la partie andine aura suivi immédiatement l’apparition du marché de la terre. L’accès à l’eau qui devient fondamental, et le maintien de l’accès aux pâturages demeurent cependant les deux dernières barrières contre le passage complet de la communauté au mode de production capitaliste.

L’APPARITION PRÉCOCE ( ?) DU MODE DE PRODUCTION DES TRAVAILLEURS ASSOCIÉS En 1968, le gouvernement libéral du Pérou était-il incapable de canaliser le flux des mécontentements et des laissés-pour-compte du développement capitaliste brutal ? Toujours estil que cette année-là, une équipe de militaires prétendant parvenir à une restructuration du pays désarticulé, s’empara du pouvoir politique et imposa des réformes. En 1969, une loi de réforme agraire imposa le transfert de la propriété des domaines de plus de 150 hectares de l’hacendado à ses travailleurs réunis en coopérative. Dans l’intervalle, entre cette décision et sa réalisation en 1972, les propriétaires tentèrent d’échapper à ces mesures en morcelant leurs domaines en unités inférieures au seuil de superficie touchée par la réforme, et en vendant fictivement ces unités à des alliés. Cette tentative de détournement de la réforme n’eut cependant pour effet que de radicaliser les directions syndicales, qui organisèrent des marches de protestation et des grèves, souvent dures, pour dénoncer la manœuvre foncière. Le gouvernement se vit donc dans l’obligation d’accélérer l’application de la réforme dans cette région. Fin 1971 et début 1972, l’ensemble des haciendas passa sous le contrôle de l’État. Sur 12 000 hectares de terre, cultivées par 2 600 travailleurs, 14 coopératives de production furent créées. L’accès à la propriété sociale des moyens de production coûta cependant aux travailleurs associés la somme de 368 millions de soles, dont une dette agraire de 227 millions remboursable à l’État en vingt ans. Sachant que le salaire moyen d’un travailleur agricole s’élevait à 90 soles par jour à cette époque, la dette agraire de chaque travailleur équivalait donc à quatre ans et demi de travail. L’État était chargé de dédommager les propriétaires de la perte de leurs domaines. Ce remboursement cependant se fit sous forme de bons, uniquement convertibles en investissements industriels. Le but de la réforme agraire était-il réellement d’améliorer les conditions d’existence du salarié agricole en lui imposant une dette de plus de quatre ans de travail ou visait-il plus concrètement à transférer autoritairement les capitaux du secteur agricole d’exportation à la formation d’un secteur industriel national devenu nécessaire au rééquilibrage du marché du travail dont l’offre était devenue nettement excédentaire ? Quoi qu’il en soit, les premières formes d’un autre mode de production étaient apparues ; l’amorce d’une nouvelle période de transition était mise en place.

La carte de la vallée du Chancay, sur la côte centrale du Pérou.

Bibliographie

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Notes 1 Pour une information géographique plus complète de la vallée, consulter Vidal 1946. 2Sayas : terme quechua qui se réfère à des divisions territoriales dualistes ; dans le cas présent le terme équivaut à moitié. 3Huacas : lieu ou objet sacré auquel sont rendus des cultes locaux. 4 Pour le concept de « sur-travail », voir Godelier 1985. 5 La partie côtière comptait approximativement 50 000 habitants avant la conquête. Calcul de Willey, en utilisant la proportion d’un homme par acre, soit deux personnes et demie par hectare sur les 21 541 hectares de la vallée (Keith 1970). La population indienne est passée de 50 000 personnes avant la conquête à 1 000 personnes en 1551, pour la basse vallée, concentrées dans les villages de Huaral et Aucallama (Archivo de Aucallama, lista de tributarios 1579, et titulos et propriedad rústica sobre el valle de Chancay, sección historica del Archivo General de la Nation, 1551, Pérou). 6Encomendero : Espagnol qui reçoit une faveur royale par laquelle le roi lui confiait les habitants d’une région indigène et le chargeait de faire payer le tribut. 7Dotaciones de tierras : les terres d’Indiens décédés revenaient de droit à la Couronne qui les octroyait ensuite à quelques privilégiés. Toute la documentation sur ces premières propriétés de terres provient de Archivo General de la Nación, Sección títulos de propriedad, cuadernos y registros, XVI-XVII, Pérou. 8Chacras : parcelles de terre cultivées. 9 Il est probable qu’il s’agisse des lomas et des collines bien entretenues où avait lieu le culte des Huacas. 10Fanegada : 2,85 hectares. 11 Archivo Comunal de Pacaraos, 1596. 12 Archivo General de la Nación, Sección tributos, cuadernos Hanan Pircas, Hurin Atavillos, Contada Toledana 1590. 13Fanegas : 55 litres environ. 14Censos : dépôt d’un bien ou d’argent à la caisse d’une communauté dont l’utilisation est bien spécifiée. 15 Títulos de propriedad rústica sobre el valle de Chancay, Sección Histórica del Archivo General de la Nación, Pérou. 16 Archivo de la Real audiencia de Lima, Sección Histórica, Títulos de propriedad, cuaderno n° 4, testimonio de la diligencia del remate, legajo n° 76. 17 Toutes les données sur l’évolution de la propriété proviennent de Títulos de propriedad rústica sobre el valle de Chancay, Sección Histórica del Archivo General de la Nación, Pérou. 18 Pour les propriétés jésuites, voir le travail de Pablo Macera, Instrucción para el manejo de haciendas jesuitas en el Perú.

19 Nombre de tributarios :

Source : Archivo Comunal Pacaraos. 20 Population de la partie andine :

Source : Archivo Comunal de Huayopampa.

Notes de fin 1Revue internationale des sciences sociales (n° 114, 1987 : 561-579).

Capitalisme et travail à domicile : le cas de l’industrie du vêtement au Brésil 1 Alice de Paiva Abreu

Dans cet article, nous analysons un exemple particulier de rapport entre différentes formes d’organisation de la production : le travail industriel à domicile dans un secteur de l’industrie du vêtement au Brésil. De nos jours, le travail industriel à domicile est intimement associé au développement de la production capitaliste. Bien que l’automation et l’expansion des manufactures l’aient relégué à une place secondaire dans la structure industrielle contemporaine, sa persistance en tant qu’appoint de la production manufacturière peut être constatée à diverses occasions. L’enquête réalisée sur un secteur spécifique de l’industrie du vêtement à Rio de Janeiro nous a permis de mettre en lumière certains des facteurs qui conditionnent la persistance de ce phénomène dans le capitalisme contemporain 1 . La demande de travail industriel à domicile résulte de ce que l’organisation de la production dans ce secteur, tournée vers la fabrication d’un produit extrêmement diversifié et présentant de grandes disparités saisonnières pour un marché national hautement individualiste, doit rester flexible. L’emploi du travail industriel à domicile comme main-d’œuvre d’appoint permet aussi de faire des économies sur les coûts de production fixes, en particulier sur ceux qui se rapportent au facteur travail. D’autres facteurs influencent le maintien d’une offre importante de ce type de rapport productif. Aux facteurs d’ordre général, liés au degré de développement de sociétés comme le Brésil, s’ajoutent des facteurs liés au degré de développement à la position de la femme sur le marché urbain brésilien. La féminisation croissante des occupations ne relevant pas du secteur industriel proprement dit rend indispensable la prise en considération de la position de la femme dans le contexte familial. Cette articulation de diverses formes de production mène à une segmentation extrême de la force de travail du secteur et à la persistance de rapports sociaux traditionnels entre l’entreprise et les travailleuses à domicile.

L’INDUSTRIE DU VÊTEMENT LA MISE EN PLACE DU PRÊTÀ-PORTER FÉMININ AU BRÉSIL Comme cela semble être aussi le cas de quelques autres pays industrialisés, l’industrie du vêtement au Brésil a pris une extension considérable dans les années 70. Cependant, cette croissance n’a pas fondamentalement modifié la structure hautement hétérogène du secteur où l’essentiel de la production industrielle de vêtements provient encore des petites et moyennes entreprises. La présence des grandes entreprises se limite aux domaines où il est possible de standardiser la production et de tirer profit des économies d’échelle. Néanmoins, il existe encore au Brésil en dehors de la structure industrielle, un grand secteur consacré à la fabrication de vêtements, qui englobe les couturières et les tailleurs travaillant sur commande pour des consommateurs individuels, les petites entreprises familiales, souvent clandestines qui œuvrent à leur propre compte ou dans un système de sous-traitance, et les couturières industrielles à domicile. Une estimation réalisée à partir des données du recensement de 1980 montre que pour un travailleur en usine, on en trouve presque deux qui produisent des vêtements au dehors. En outre, sur dix travailleurs produisant des vêtements en dehors des établissements industriels, neuf sont des femmes 2 . En fait, les innovations techniques récentes ont faiblement pénétré ce secteur, y compris dans les grandes entreprises, jusqu’au début des années 80, époque à laquelle nous avons réalisé cette recherche. Le trait caractéristique du secteur dans les années 70 a été l’apparition de petites entreprises de confection féminine haut-de-gamme, qui se sont multipliées dans les principaux centres de la mode – Rio de Janeiro et São Paulo. Sans être véritablement des vêtements de haute couture, le principal produit de ces ateliers de prêt-à-porter était « la mode » et approvisionnait les boutiques les plus renommées du pays. L’influence de la mode, si fondamentale pour le prêt-à-porter féminin en général, semble y avoir atteint son paroxysme, imposant le lancement de trois collections par an et, souvent, le renouvellement des modèles dans une même saison. Cette diversification poussée à l’extrême des produits, ainsi que l’accent mis sur la qualité et la sophistication des articles, sont en partie la conséquence du système de distribution et de vente de ce type d’entreprise. Leurs principaux clients sont les boutiques qui, par tout le pays, achètent trois ou quatre pièces par modèle et demandent aux producteurs un approvisionnement constant en nouveautés. Maintenir les niveaux de qualité, de diversification et de sophistication exigés par ce type de marché est incompatible avec une entreprise de grande taille. On a donc vu apparaître des entreprises relativement petites qui ne fabriquent que de deux à cinq mille pièces par mois, ce qui rend plus facile leur gestion financière et commerciale, le plus souvent prise en charge par leur propriétaire 3 . En ce qui concerne la production proprement dite, ces entreprises disposaient d’une petite équipe interne pour les tâches spécialisées, ainsi que d’un nombre relativement réduit de couturières, encadrées par un responsable d’atelier. L’équipe interne était aussi composée de quelques opératrices de machines spécialisées, machines à surfiler, à faire des boutonnières ou à poser des boutons. Les tâches de finition comme le repassage et l’emballage du vêtement se faisaient aussi

en atelier. Les couturières internes étaient toutes déclarées et avaient généralement d’autres avantages. Quelques ateliers de confection payaient jusqu’à quatorze mois de salaire, d’autres instauraient un système de primes à la production ou fournissaient une aide financière pour le transport et les frais médicaux : tous offraient le petit déjeuner et le goûter. Ces ouvrières participaient au montage de la pièce entière, étant considérées comme hautement qualifiées. Aucune des entreprises où nous avons enquêté n’acceptait les apprenties. L’équipe de production était complétée par les couturières industrielles à domicile, les externes, responsables du piquage du vêtement. La proportion d’externes par rapport aux couturières internes dans les entreprises visitées était très élevée, en moyenne de huit externes par interne. L’utilisation à grande échelle des services rendus par les couturières externes est à la base du fonctionnement de ce type d’entreprise. Elle permet de réduire substantiellement le capital immobilisé en lieux, machines, etc., ainsi que les coûts de main-d’œuvre, puisqu’en tant qu’externes, ces couturières ne sont pas déclarées et, par conséquent, ne bénéficient d’aucun des avantages sociaux comme les vacances, la sécurité sociale, le treizième mois de salaire. Les problèmes créés par le caractère saisonnier de la production se trouvaient ainsi résolus par l’embauche de main-d’œuvre supplémentaire uniquement dans les mois de grande affluence. En outre, cela permet aux entreprises de demeurer dans les quartiers centraux, proches du marché consommateur, où les loyers très élevés limitent l’expansion de l’espace physique des entreprises.

LA PRODUCTION « AU DEHORS » L’ALTERNATIVE DES ENTREPRISES L’utilisation des services externes par les petits ateliers de prêt-à-porter s’intègre parfaitement à la stratégie de croissance et d’accumulation d’une entreprise capitaliste. Si l’on reprend les points discutés par Frey (1973), le transfert à l’extérieur de l’usine de certains procès productifs peut se faire de deux manières. La première implique la sous-traitance du produit final, la seconde l’extériorité de certaines phases du procès productif uniquement. La première suppose un contrôle du marché tandis que la seconde privilégie une réduction du coût de la production, notamment du coût du facteur travail. Comme l’auteur lui-même le fait bien remarquer, bien souvent ces deux formes de transfert coexistent. Dans les ateliers où nous avons mené notre enquête, on a pu constater le recours à ces deux types de sous-traitance. Le premier type de transfert, i.e. la sous-traitance du produit final, était adopté épisodiquement par les entreprises pour les produits qui échappaient à la ligne principale de production. La fabrication de ces articles devenait importante à partir d’un certain niveau de croissance et de diversification du marché : en atteste le fait qu’un certain nombre d’ateliers de confection ouvrent des boutiques pour écouler leur produit final. Parmi ces ateliers, plusieurs avaient recours aux services externes pour passer commande de divers accessoires vestimentaires (ceintures, sacs à main, chapeaux de paille) qui impliquaient une diversification difficile du procès de production, mais qui constituaient des points d’attrait importants dans leur politique de vente. On pouvait aussi avoir recours à la sous-traitance du produit final pour un produit semblable à celui qui était fabriqué – c’est-à-dire le prêt-à-porter féminin proprement dit – s’il nécessitait des matières premières et/ou des procès de production différents : c’était le cas, par exemple, des tee-shirts. On y avait également recours pour des articles entrant dans la gamme des produits fabriqués mais dont la production à un niveau de qualité considéré adéquat exigeait une grande spécialisation que le système productif mis en place ne permettait pas. C’était le cas par exemple de certains types de pantalons, que l’on commandait souvent à des ateliers spécialisés, même si les modèles avaient été créés par l’entreprise. Cependant, le plus souvent, les entreprises faisaient appel aux services externes pour la soustraitance de certaines phases de la production. Etant donné que le travail de confection d’un vêtement peut être divisé en différentes étapes, il sera important de définir pour quelle phase de production le travail à domicile est utilisé. La confection d’une pièce de vêtement est réalisée en quatre étapes : 1° conception ; 2° préparation ; 3° montage et 4° finition. La première étape, celle de la conception des modèles qui seront produits au cours d’une saison, est généralement prise en charge par les entrepreneurs et implique non seulement l’ébauche du modèle proprement dit, mais aussi le choix des tissus, des couleurs et des patrons dans lesquels celui-ci sera fabriqué. La deuxième étape, le début de la transposition de ce qui a été idéalisé à la production, implique les tâches associées au traçage du patron de base, à sa gradation pour des tailles diverses et à la coupe, toutes extrêmement importantes pour la qualité du produit final. C’est d’ailleurs pour cela que ces tâches sont centralisées à l’atelier sous la supervision constante des entrepreneurs, et prises en charge par des personnes spécialisées et, dans la plupart des cas, hautement qualifiées.

Le traçage, tâche qui exige des rectifications constantes jusqu’au patron de base considéré adéquat, place la modéliste dans une position clé. Les entretiens avec les entrepreneurs ont montré que ce poste était très souvent occupé par des personnes professionnellement qualifiées ou, autrement dit, qui avaient suivi des cours spécialisés. Mais, en réalité, la pratique est plus importante que la formation proprement dite et, souvent, une longue expérience comme couturière privée l’emporte sur un diplôme récemment obtenu. Les tâches associées à la coupe sont aussi exécutées par des personnes spécialisées. Dans les grandes usines, le matelassage du tissu, le placement des patrons et la découpe sont répartis entre plusieurs ouvriers ; dans les ateliers de confection semblables à ceux que nous avons étudiés, ces tâches sont le plus souvent exécutées par la même personne, aidée d’un ou de quelques auxiliaires. Les coupeurs doivent avoir un niveau de qualification élevé, puisque leurs tâches exigent beaucoup d’adresse : les couches superposées de tissu doivent être parfaitement alignées, surtout s’il s’agit d’un imprimé ; les éléments du patron doivent être placés et imbriqués de façon à utiliser le moins de tissu possible et la découpe doit être très précise, toute erreur impliquant la perte d’une quantité considérable de tissu. L’utilisation de matières très délicates comme la soie, par exemple, qui est extrêmement glissante, augmente les difficultés de la coupe. La découpe se fait généralement à la machine, que ce soit à la scie circulaire ou à la scie verticale, toutes deux très répandues de nos jours et relativement bon marché. Plus précise est la découpe, plus facile est le travail à l’étape suivante : en effet, des défauts au niveau de la découpe imposent des rectifications au moment du montage, ce qui implique une perte de temps et donc une production moindre. A ce stade de préparation on peut aussi recourir aux services externes pour des tâches bien précises – par exemple, broder la poche d’un chemisier ou le devant d’une robe – que l’on fait généralement exécuter avant le montage, dans des ateliers spécialisés ou par des brodeuses. Le montage est la troisième étape de la confection d’un vêtement : les différents morceaux découpés sont alors assemblés et piqués à la machine. C’est au niveau du montage que l’on perçoit le mieux les différences entre les formes d’organisation de la production des petites et des grandes entreprises. Étant donné la grande diversité des modèles et le fait qu’ils sortent en petites séries, la division des tâches ne s’impose pas dans les petits ateliers. Le montage se fait par pièce entière, et chaque couturière s’occupe du montage complet des pièces. Les couturières utilisent généralement la machine à coudre industrielle et la machine à surfiler, celle-ci étant la seule machine spécialisée que l’on considère indispensable. Elle permet de surfiler les bords du tissu pour éviter qu’il ne s’effiloche, et cette tâche est souvent réalisée avant le montage proprement dit. La surfileuse reçoit les petits lots de tissu découpé, surfile toutes les parties qui risqueraient de s’effilocher après le montage et refait les lots qui sont alors répartis entre les couturières. Étant donné que les machines à surfiler sont d’un coût élevé et qu’aucune machine à coudre courante ne peut exécuter parfaitement la même tâche, le surfilage des morceaux découpés se fait à l’atelier. La quatrième étape de confection d’un vêtement, la finition, consiste à faire les boutonnières, poser les boutons, faire les ourlets, tailler les coutures, couper les fils et repasser. A ce stade, l’utilisation de la main-d’œuvre externe varie d’une entreprise à une autre. Certaines confient aux externes une partie des travaux de finition tels que faire les boutonnières et poser les boutons. Avec n’importe quelle machine à coudre, on peut, moyennant le remplacement d’une petite pièce, faire des boutonnières parfaitement adéquates et cette tâche est donc souvent considérée

comme faisant partie de l’assemblage. Dans quelques entreprises cependant, on l’exécute avec des machines spécialisées, dont l’achat, compte tenu de leur coût élevé, ne se justifie qu’à partir d’un certain niveau de production. On exige généralement que les pièces assemblées en dehors de l’atelier soient rendues propres et avec tous les fils coupés, mais le repassage se fait à l’atelier, généralement après le contrôle final de qualité. L’utilisation à grande échelle des services externes a donc lieu au stade du piquage proprement dit et pour quelques tâches de finition. Les entreprises peuvent aussi avoir recours aux services des « façonniers », qui ne sont spécialisés que pour certains stades de la production. Cependant, les entrepreneurs que nous avons interviewés ne les utilisaient pas très souvent. En effet, les façonniers ont à assumer eux-mêmes les coûts de la main-d’œuvre salariée et finissent toujours par sacrifier la qualité au profit de la quantité. C’est pourquoi le gros du travail de piquage est exécuté par des couturières à domicile, les externes, qui travaillent seules, et qui – du moins étaitce le cas de celles que nous avons interviewées – sont généralement directement en contact avec l’entreprise.

TRAVAIL ET CONDITIONS DE TRAVAIL DES EXTERNES Au moment des entretiens, toutes les couturières interviewées travaillaient au montage, à assembler les morceaux de tissu coupés et surfilés à l’atelier. Plusieurs d’entre elles s’occupaient aussi des finitions. Elles utilisaient toutes à un moment ou à un autre le fer à repasser, pour aplatir les coutures et préparer les petites pièces. Si le traçage des patrons et la coupe ont une influence décisive sur la qualité du produit final, les couturières externes chargées du montage n’en ont pas pour autant une tâche simple ou automatique. Bien que l’on donne à chacune en exemple un modèle déjà monté, l’assemblage des pièces demande une certaine expérience. Les couturières recevaient de petits lots contenant un certain nombre de pièces de modèle et de taille identiques, qu’elles devaient identifier et assembler correctement. Les petits détails, comme les plis et les pinces, n’étaient pas indiqués et elles devaient les copier du modèle monté. Aussi, si les externes n’avaient en principe qu’à piquer, elles passaient, comme dans tout travail de couture, encore plus de temps à préparer et à mettre en ordre les différentes pièces. Les modèles changeaient constamment, presque toutes les semaines et, souvent, les couturières devaient réaliser plus d’un modèle par semaine. Ce qui se conçoit, car les entreprises pour lesquelles elles travaillaient sortaient les modèles en séries limitées – de 100 à 150 unités – qui n’étaient jamais exécutés tous par la même couturière, mais plutôt répartis entre les externes. On réservait quelques modèles particulièrement difficiles aux couturières les plus habiles : celles-ci exécutaient alors le même modèle pendant deux ou trois semaines de suite. A chaque nouveau modèle, le temps consacré au montage était plus long jusqu’à ce que tous les détails soient mis au point. Ce n’est qu’après avoir monté trois ou quatre fois le même modèle qu’il est possible d’atteindre une vitesse régulière de travail. Un lot contenant plusieurs tailles différentes implique aussi un ralentissement du rythme de travail ; si les couturières sortent tous les morceaux en même temps, elles risquent de mélanger les tailles. Dans ce cas, le montage est réalisé par groupes de modèles et de tailles. Elles semblaient toutes adopter une certaine méthode de montage, afin, dans la mesure du possible, de rationaliser le travail. Quand le modèle était relativement simple, elles préparaient à l’avance toutes les petites pièces et assemblaient ensuite les plus grandes, jusqu’à monter le vêtement entier. Quand il était particulièrement compliqué, elles faisaient d’abord un premier montage complet avant de toucher au reste du lot. En règle générale, l’entreprise fournissait toutes les garnitures : les biais, les élastiques et les boutons ; pour le fil à coudre, cela variait d’une entreprise à l’autre. Un bon nombre d’interviewées devaient acheter elles-mêmes leur fil, ce qui constituait un problème supplémentaire, en particulier pour celles qui habitaient loin des grands centres commerciaux 4 . Étant donné que les grosses bobines utilisées par les couturières ne se trouvent pas facilement dans les petites merceries, celles-ci devaient parfois faire de longs trajets pour en acheter. Beaucoup d’externes posaient d’ailleurs, comme condition sine qua non pour travailler, que l’entreprise fournisse le fil à coudre. Toutes les couturières interviewées possédaient leurs machines à coudre et la plupart d’entre elles avaient plus d’une machine. Sur dix-huit, cinq avaient une seule machine ; douze en avaient deux et une en avait trois. Le fait d’avoir deux machines à coudre et, surtout, la combinaison

machine courante/machine industrielle a de nombreux avantages pour l’externe. La machine industrielle permet une vitesse beaucoup plus grande et, par conséquent, une productivité accrue, alors que la machine courante est essentielle pour les tâches de finitions. Sur dix-huit couturières, onze avaient acheté une machine industrielle, pour la plupart d’occasion ; toutes les machines industrielles avaient été achetées dans les quatre dernières années, leur acquisition étant le signe d’un plus grand engagement à l’égard de la situation d’externe. On peut ajouter que ces achats avaient été généralement le fait des couturières ellesmêmes, ou, autrement dit, qu’ils avaient été payés sur leurs gains. Par ailleurs, avoir une deuxième machine permettait aussi de pouvoir compter sur une aide aux moments de grande pression. Avoir une auxiliaire en permanence et payée de façon régulière n’était pas courant chez les couturières que nous avons interviewées. Quatre d’entre elles seulement travaillaient avec des auxiliaires au moment de l’entretien. Leur choix de travailler seules était dicté – disaient-elles, en règle générale – par la qualité exigée par les entreprises et le risque qu’un travail mal fait soit refusé. Le fait de ne pas avoir d’auxiliaire ne les empêchait pas, cependant, de compter sur l’aide de leurs mères, filles, amies ou voisines et, même, de leurs compagnons et maris lorsqu’il le fallait. A ces moments-là, avoir à sa disposition une deuxième machine se révélait providentiel. Avoir une auxiliaire, néanmoins, n’impliquait pas qu’elles travaillent en équipe et que certaines couturières aient alors, par rapport à d’autres, le statut officiel d’intermédiaires. Aucune des couturières interviewées ne se trouvait dans une telle situation, mais elles en faisaient fréquemment mention, soit qu’elles l’aient connue par le passé comme intermédiaires ou comme membres d’une équipe. Bien souvent, ce type de relation était transitoire et ne concernait qu’une ou deux personnes de connaissance. Il s’agissait d’un artifice employé pour entrer en contact avec une entreprise : au départ, les auxiliaires cousent d’abord une partie des lots apportés par la couturière qui est déjà connue de l’entreprise ; au fur et à mesure qu’elles se rendent compte que leur travail ne présente pas de défauts et est accepté, elles se sentent de plus en plus aptes à entrer directement en contact avec l’entreprise et à être personnellement responsables de lots.

La subordination individualisée : les rapports avec l’entreprise Le recrutement d’une couturière externe se faisait par l’intermédiaire des petites annonces ou par l’intermédiaire des couturières qui travaillaient déjà pour l’entreprise. Les candidates laissaient leurs noms et adresses, une pièce d’identité, et devaient se soumettre à un test. Celui-ci consistait généralement à leur donner un modèle à réaliser chez elles, dans un délai d’un ou deux jours. Si elles réussissaient leur test, les couturières pouvaient alors commencer à travailler régulièrement avec l’entreprise. Il n’y avait aucun lien légal entre l’entreprise et les couturières externes. Celles-ci étaient rémunérées à la pièce, et elles emportaient avec chaque lot une facture pro forma où figurait le nombre de pièces de chaque modèle emporté. Les modalités de paiement variaient d’une entreprise à l’autre ; certaines rémunéraient les couturières au retour de chaque lot, d’autres les rémunéraient mensuellement. Théoriquement, la rémunération à la pièce était calculée par l’entreprise sur la base du rendement des couturières internes. Cependant, il faut rappeler que l’organisation du travail dans des entreprises de cette taille n’était pas rationalisée au point de permettre le calcul exact du temps passé à monter chaque pièce. Le travail des couturières internes n’était pas chronométré et leur production minimale journalière était fixée de façon très flexible. Apparemment, donc, le calcul du prix à payer pour chaque pièce était fait sur des bases très rudimentaires, les facteurs déterminants étant le prix payé par les concurrents, le besoin plus ou moins grand de recruter des couturières externes, et même le coût du transport. Parmi les entreprises étudiées, une tendance à légaliser la relation de travail en exigeant une carte de travailleur indépendant – ce qui transformait le rapport de subordination en une relation légale d’achat et de vente de services – se dessinait. Dans ce cas, la couturière devait prendre à sa charge les cotisations lui permettant de bénéficier de certains droits sociaux. C’est pourquoi la grande majorité des couturières interviewées n’avaient pas cette carte. Les entreprises étudiées avaient un rapport relativement stable avec leurs couturières externes. Cependant, au cours d’entretiens avec les dirigeants, nous nous sommes rendu compte que les employées externes pouvaient bénéficier de statuts différents. Ainsi, on pouvait distinguer un noyau de couturières plus ancien, dont le travail était considéré excellent par l’entreprise et auquel celle-ci réservait un traitement relativement privilégié. Même dans les périodes de moindre demande, lorsque la plupart des externes étaient congédiées, l’entreprise gardait ces couturières en leur donnant des lots moins importants. Les contacts directs des externes avec l’entreprise se faisaient presque toujours par l’intermédiaire de la responsable d’atelier. Celle-ci était chargée de la distribution des tâches et du contrôle de la qualité des pièces terminées ; ainsi, se trouvait-elle aussi au centre d’éventuels conflits s’il y avait du retard dans la livraison des vêtements, s’il fallait corriger des erreurs de montage ou, enfin, si l’entreprise elle-même était responsable de malfaçons. Dans ces cas précis, les entretiens révélaient la précarité de la position de la couturière externe, qui affirmait ne jamais protester. En fait, son seul recours était d’établir une relation personnelle avec la responsable d’atelier, de façon à minimiser les problèmes mentionnés. Cette relation était si importante que, dans certains cas, les externes ne changeaient d’entreprise que pour suivre une responsable d’atelier avec laquelle elles avaient noué des liens d’amitié et de loyauté. De tous les entretiens, ressortait une constante : l’idée qu’une externe peut faire plus qu’une

couturière interne, si elle travaille dur à la machine. Autrement dit, l’augmentation du revenu apparaît toujours associée à l’effort individuel, comme si elle en était le corollaire nécessaire. Mais en réalité, gagner plus n’était pas du ressort exclusif des couturières ; il leur fallait avoir une quantité de travail suffisante, ce qui n’était le cas que quelques mois par an, vu le mode de fonctionnement des entreprises qui les recrutaient. Or, dans les mois de grande affluence, travailler dur à la machine signifiait une dépense substantielle de force de travail, coudre toutes les nuits et même pendant les week-ends. Cependant, d’après nos estimations, faire plus en étant couturière externe semble être l’exception plutôt que la règle, tout au moins pour le groupe interviewé. Il ressort, cependant, du discours des couturières, certains éléments qui expliquent leur représentation de l’augmentation ou de la réduction de leurs revenus. Les principaux facteurs qu’elles énoncent sont : la quantité de travail, la qualité du travail et la rémunération à la pièce. Les couturières cherchaient bien sûr les options les plus favorables, mais leur prise de décision était rendue difficile par des enjeux souvent contradictoires et qui, surtout, se trouvaient hors de leur contrôle direct. Bien entendu, un des facteurs déterminants de leurs revenus était la quantité de travail réalisée, mesurée en général par le nombre de pièces. Déterminer le volume de leur production était un enjeu contradictoire. Si la quantité de travail obtenu était importante, le nombre d’heures de couture était excessivement élevé ; par contre, si elle était réduite, le revenu s’en ressentait. D’un autre point de vue, leur production était aussi obligatoirement limitée non seulement par la quantité de pièces que la couturière pouvait effectivement réaliser dans le délai fixé, mais aussi par la quantité de vêtements qu’elle pouvait transporter. Les vêtements montés sont considérablement plus volumineux que les petits lots de tissu découpé, ce qui pose un problème lorsqu’on fait les livraisons en utilisant les transports en commun. Beaucoup d’interviewées mentionnaient qu’aux moments de grande production, elles avaient besoin de l’aide de leurs enfants pour transporter les vêtements montés. Les plus âgées, notamment, considéraient le problème du transport comme un facteur limitatif de leur capacité de production. Aucune ne travaillait, au moment des interviews, pour des entreprises prenant en charge la répartition et la reprise des paquets à domicile, mais certaines mentionnaient qu’elles avaient connu ce système lors de précédentes situations de travail. Un autre facteur déterminant de leurs revenus était la qualité du travail. Le travail des couturières que nous avons interviewées impliquait le montage de vêtements de luxe : la confection de chaque pièce leur prenait donc plus de temps que pour un vêtement de qualité inférieure. Cependant, plusieurs d’entre elles rechignaient à accepter du travail provenant de plus grosses entreprises ayant des critères de qualité inférieurs. Cette résistance était intimement liée à la qualification de la couturière et à sa propre perception de cette qualification. Ainsi, plusieurs d’entre elles disaient, qu’étant habituées à exécuter un travail plus qualifié, elles n’arrivaient pas à réduire le temps nécessaire à la confection de chaque pièce de façon à compenser la rémunération unitaire inférieure. Le troisième facteur déterminant était la rémunération à la pièce. A cet égard, non seulement les couturières ignoraient presque toujours les critères déterminant la rémunération, mais la répartition des pièces les mieux payées entre plusieurs couturières faisait partie d’une tactique bien orchestrée de l’entreprise. Il a été très rare que l’on puisse établir une comparaison entre la rémunération par pièce et le prix de vente en gros du vêtement, inconnu de la couturière. Dans

les six cas où il nous a été possible de le faire, la rémunération de la couturière externe pour le montage variait entre 3 % et 4 % du prix de gros. Les trois facteurs mentionnés – quantité, qualité et rémunération à la pièce – sont étroitement liés ; il s’agit pour les couturières de trouver la combinaison optimale en termes de conditions de travail. Autrement dit, de trouver des entreprises qui paient bien chaque pièce, qui fournissent une quantité de travail adéquate et qui demandent un niveau de qualité d’exécution conforme à leur habileté. Le problème est tranché dans le choix de l’entreprise mais, une fois la relation de travail établie, l’influence de la couturière sur ces facteurs est presque nulle. Probablement, le fait que les couturières ne pouvaient peser sur les décisions de l’entreprise était directement lié à l’individualisation et l’isolement du travail à domicile. Il était très difficile de coordonner quelque revendication que ce soit. Seule devant l’entreprise, la couturière externe se trouvait dans une position de faiblesse et en avait pleinement conscience. Sa seule possibilité d’action – et elle s’en servait en cas de crise – était d’abandonner le travail et de s’adresser à une autre entreprise. Cependant, il n’était pas toujours facile de changer d’entreprise et ceci pouvait impliquer la perte de plusieurs journées de travail.

Le monde de la couture : la persistance de la diversité L’étude de terrain, basée sur des entretiens avec des couturières se trouvant dans des situations de travail très différentes, a permis de vérifier que le secteur du prêt-à-porter se caractérise par une diversité importante en ce qui concerne le travail rémunéré. Le monde de la couture offre une multiplicité de situations potentielles ouvrant un large éventail de relations de travail possibles aux couturières. La couture en tant que savoir semble s’adapter aux besoins des femmes dans des circonstances diverses et des étapes différentes de leur cycle de vie. La pratique de ce savoir peut assumer plusieurs formes : depuis celle exclusivement domestique, du ressort de la ménagère, en passant par la forme artisanale dans le cas des couturières ayant une clientèle propre, jusqu’aux formes plus directement liées au capital – soit dans une relation salariale typique dans une grande usine ou dans de petites entreprises, soit sous la forme du travail industriel à domicile que nous avons examiné ici. Les études sur le travail féminin au Brésil, qui se sont multipliées dans les dernières années, mettent presque toujours l’accent sur l’opposition entre la sphère domestique et la sphère publique dans la vie productive de la femme 5 . Depuis toujours socialisée pour rester dans le domaine privé à se consacrer aux tâches du foyer et aux soins de la famille, la femme des couches laborieuses ne fait son entrée dans la sphère publique qu’après une restructuration du modèle idéal, dictée par des raisons économiques. Le travail extra-domestique, défini comme obligation masculine, revêt en général pour la femme un caractère transitoire – jusqu’au mariage ou la venue des enfants. Cependant, on observe de plus en plus, et il ressort clairement des entretiens que nous avons eus, que ce caractère transitoire n’est le fait que du travail salarié, puisque pour une grande majorité de femmes, le besoin d’une forme quelconque de travail rémunéré s’impose presque tout au long de la vie utile. Ce qui se passe donc, c’est qu’à partir d’un certain moment, sous la pression des difficultés inhérentes à la double journée de travail, la femme se lance dans un grand nombre d’activités socialement invisibles, qui lui permettent de conserver une activité rémunérée tout en écartant les conflits les plus aigus occasionnés par la situation de véritable salariat. De façon générale, ce transfert implique aussi un changement du type d’activités, surtout pour les femmes qui étaient employées dans l’industrie de transformation. La couture a, cependant, une spécificité par rapport à l’ensemble des activités considérées « adéquates » pour la femme. A la différence des activités plus directement assimilées aux tâches domestiques comme le lavage du linge et le nettoyage, qui voient leur champ restreint à la prestation de services, ou à quelques activités industrielles généralement réservées aux femmes, la couture offre une grande flexibilité par rapport à la situation de travail sans l’abandon du métier. L’analyse des trajectoires professionnelles de quelques couturières interviewées permettra de développer ce point. Les noms propres, adoptés pour faciliter le récit, sont évidemment fictifs. Marcia est italienne, elle est venue au Brésil à l’âge de treize ans pour habiter chez ses grandsparents après le décès de ses parents. Elle a travaillé comme apprentie entre treize et dix-sept ans dans un atelier de couture situé à côté de son domicile. La famille a, ensuite, déménagé et ses grands-parents ne lui ont pas permis de continuer à travailler à l’atelier. Elle est alors devenue couturière externe pour la même entreprise, jusqu’à ce que la famille déménage à nouveau pour s’installer dans un quartier plus éloigné ; son grand-père lui a alors interdit de continuer à

travailler, en raison des trajets qu’elle aurait à faire seule pour aller chercher et livrer le travail. Peu de temps après, grâce à l’intervention d’une tante, son grand-père l’a autorisée à travailler comme interne dans une usine de prêt-à-porter masculin située à cinq minutes de chez elle. C’est là qu’elle a rencontré son futur époux, un tailleur, et ils se sont mariés assez vite. Après le mariage, elle est encore restée deux ans comme interne dans l’entreprise. Son mari le lui permettait « parce que c’était tout près et nous travaillions ensemble ». Par la suite, Marcia a eu des problèmes avec le responsable de sa section : « Nous nous sommes disputés parce qu’il voulait que je travaille mais que ma production soit notée sur la carte d’une autre [...] Un autre sous-responsable avait recruté une fille et comme je posais 150 cols par heure, je devais noter 75 pour moi et 75 pour elle, comme si elle avait fait le même boulot puisque, selon lui, elle aidait à faire le service. C’était une fille qui ne savait rien, qui ne comprenait rien aux machines industrielles. »

A ce moment-là, Marcia attendait déjà son deuxième enfant. Lorsqu’elle travaillait à l’usine, le premier était « gardé par une dame. Je le lui déposais le matin et je passais le chercher le soir, puisqu’elle habitait à côté ». Après la dispute, elle s’est fait renvoyer et, avec l’argent qu’elle a touché, ils ont « acheté un terrain bien loin ». Ils ont construit un petit pavillon devant et, petit à petit, ils ont bâti une maison derrière. Elle est restée cinq mois sans travailler, jusqu’à la naissance du deuxième enfant. Elle a alors décidé de faire de la couture externe, plutôt que de retravailler comme interne « parce qu’il ne voulait pas. Après il ne m’a plus permis. » Elle était alors âgée de vingt-quatre ou vingt-cinq ans environ ; au moment de l’entretien, elle avait quarante-deux ans. Nilda a cinquante-quatre ans, elle vient de la zone rurale du département de l’Espirito Santo et petite, elle savait déjà coudre. Elle a travaillé comme bonne à tout faire entre quinze et vingtcinq ans et a commencé très tôt à faire de la couture pour toute la famille de sa patronne. A vingtcinq ans, elle s’est mariée et s’est rendue à Rio de Janeiro. Ne connaissant personne là-bas, elle s’est mise à faire des objets artisanaux en tissu pour une voisine qui en vendait au marché. Elle a connu ensuite une autre voisine qui faisait de la couture avec ses deux filles, et elles se sont mises à travailler ensemble. Puis elle a déménagé et a dû rester un certain temps sans travailler, faute de machine. Mais elle a loué celle d’une voisine, en échange d’un peu de couture tous les mois, et a recommencé à coudre pour une clientèle privée. Après la naissance de son troisième enfant, il y a eu une crise dans son ménage et elle a confié ses deux premiers enfants à sa mère, gardant seulement le cadet. C’est alors qu’elle a commencé à travailler dans une usine de prêt-àporter. Pendant trois ans « au noir », « car ils voulaient me déclarer comme apprentie et je n’ai pas accepté ». Par la suite, elle a changé d’entreprise, son salaire a augmenté et elle a récupéré ses deux enfants. Son mari aussi est revenu un peu plus tard et, grâce à son travail comme interne, ils ont pu acheter un terrain et construire une maison. A l’âge de quarante ans environ, elle se blessa un pied et ne put plus continuer à travailler à l’usine mais, avec l’aide d’une voisine, elle trouva du travail comme externe. Dalva a appris à coudre très tôt. Célibataire, elle travaillait comme externe, faisant équipe avec ses deux sœurs et une cousine. Mariée, elle est devenue interne à vingt-quatre ans en remplacement d’une de ses sœurs. Son mari et elle ne s’entendaient pas, aussi se sont-ils séparés ; elle avait deux petits enfants et a travaillé comme interne pendant quatorze ans. « Ma cousine habitait chez moi, c’est elle à vrai dire qui a élevé mes enfants. » Plus tard, elle s’est remise à vivre avec quelqu’un et a décidé de travailler à la maison en essayant de s’établir à son compte et de faire des vêtements pour les vendre au marché. Mais cela n’a pas marché et c’est alors qu’elle est devenue externe.

Les récits de ces femmes permettent de mettre en évidence quelques points importants. Premièrement, le travail salarié après le mariage semble n’être envisagé que lorsqu’il y a des contraintes économiques très fortes dues à l’absence du soutien économique du mari. En effet, si l’on reprend non seulement les récits mentionnés mais aussi presque tous les entretiens, la motivation des femmes pour le travail salarié a été le fait qu’elles devaient assumer seules leur propre subsistance et celle de leurs enfants. Dès lors que cette nécessité n’existait plus, elles semblaient avoir tendance à laisser tomber le travail salarié aussitôt que possible au profit d’un travail qui leur permette de rester chez elles. Le travail salarié implique souvent une transformation du groupe familial, soit que celui-ci éclate, soit qu’il s’y agrège de nouveaux membres, pour faire face aux problèmes créés par l’absence permanente de la femme. Le travail industriel à domicile apparaît comme une solution intermédiaire entre l’exercice du métier de couturière, en tant que productrice indépendante et autonome, et la situation salariée dans une entreprise. Il garantit une production plus stable et mieux rémunérée que celle de la couture pour une clientèle privée, tout en gardant des horaires de travail flexibles, ce qui est impossible dans le travail salarié. Au cours des entretiens, nous nous sommes rendu compte que la plupart des couturières avaient beaucoup de mal à évaluer le nombre exact d’heures dévolues à la couture. Cela tenait principalement à une superposition des tâches et à ce que le rythme de travail était subordonné au rythme des tâches domestiques, et des devoirs de ménagère et de mère. Si cette subordination impliquait que le travail de couture soit constamment interrompu, cela ne signifiait pas pour autant que le temps total qui lui était imparti fût réduit. Les récits des couturières sur leur routine journalière montrent qu’elles passaient souvent de dix à douze heures par jour à coudre. Au fil des entretiens, le sens concret de l’expression s’occuper de la maison et des enfants nous est devenu de plus en plus clair ; il est devenu explicite que même aux périodes « normales », certaines tâches pouvaient être déléguées à d’autres membres du groupe domestique ou bien accomplies par d’autres personnes, sous la forme de prestations de services rémunérés. Le lavage du linge, par exemple, ainsi que le gros ménage semblaient le plus souvent être réservés à des personnes rémunérées n’appartenant pas au groupe domestique. Néanmoins, les tâches qui touchaient à la préparation et à la répartition de la nourriture demeuraient presque toujours sous la supervision directe de la maîtresse de maison, et ce davantage encore si elle avait des enfants très jeunes ou scolarisés. Plus que le nombre d’heures passées à la machine, c’est la place du revenu de la couturière dans le budget familial qui aide à la définition des différentes connotations du travail de la femme. Dans la construction des rôles conjugaux tels qu’ils sont perçus au travers des entretiens, on relève quelques grands traits caractéristiques. Lorsqu’on analyse la distribution des différents postes du budget familial, le clivage entre les obligations de l’homme et celles de la femme quant à l’allocation des ressources disponibles apparaît très nettement. Le modèle, selon lequel il revient à l’homme de « pourvoir aux besoins de la famille » était constamment affirmé et réaffirmé par les interviewées, selon lesquelles le mari ou le compagnon « ne permettait pas qu’il manque quoi que ce soit à la maison ». Si l’on y regarde de plus près, l’accomplissement par l’homme des devoirs qui lui étaient obligatoirement dévolus se résumait en réalité à quelques éléments bien précis du carnet de dépenses de la famille. Il lui incombait de faire les courses du mois – l’achat des denrées non périssables comme le riz, les haricots, l’huile,

la farine – et de payer l’électricité et l’eau. Le complément alimentaire, représenté par la viande et les légumes, ainsi que les dépenses d’habillement et les frais scolaires étaient pris en charge par la femme. Bien que ces dépenses aient eu une importance fondamentale pour le bien-être familial, la plupart des interviewées se les représentaient comme une « aide ». Lorsque le travail de la femme avait pour objectif de répondre à des besoins bien précis et importants à un moment déterminé de la vie familiale, tels la construction d’une maison ou des dépenses pour les enfants, il était clairement perçu comme tel, mais ce n’était pas le cas de leur contribution aux dépenses domestiques journalières.

CONCLUSION L’étude de cas que nous avons faite nous autorise à présenter certaines considérations sur les rapports entre les différents modes d’organisation de la production dans le système capitaliste. L’appropriation par le capital d’activités jusqu’alors réservées aux petits producteurs indépendants – comme c’était le cas pour les vêtements féminins de luxe – a certaines conséquences qu’on a essayé de mettre en évidence dans le cas que nous avons étudié. Le développement capitaliste du secteur n’a pas, cependant, entraîné une destruction complète des formes productives antérieures, mais plutôt une adaptation de ces formes, de sorte que les producteurs indépendants ont été englobés dans les entreprises, en subissant une forte réduction de leur autonomie, mais en gardant quelques traits caractéristiques hérités de leur situation antérieure 6 . Le travail industriel à domicile implique l’articulation de deux formes d’organisation productive : l’organisation capitaliste et la production simple de marchandises, cette dernière subissant quelques transformations. Dans le secteur étudié, le développement du capitalisme a conduit à l’appropriation immédiate par le capital des principales étapes de la production et, principalement, de la commercialisation du produit final. La monopolisation de ces étapes par le capital rend difficile la compétition directe des producteurs indépendants. Le marché étant contrôlé, la demande de services aux producteurs indépendants par des clients privés diminue considérablement, et reste limitée aux couches sociales inférieures. Compte tenu de l’organisation capitaliste du secteur, les producteurs indépendants n’ont qu’une alternative : devenir des salariés de l’industrie ou continuer à produire en se subordonnant au capital, dans un système de sous-traitance de services pour les entreprises. La deuxième stratégie est sans aucun doute la plus facile à mettre en œuvre étant donné les caractéristiques techniques de l’industrie du prêt-à-porter ; celle-ci reste en effet fortement dépendante de la main-d’œuvre directe à certaines étapes de la production, qui ne nécessitent par ailleurs qu’un équipement encore relativement bon marché et très courant, ce qui est le cas de la machine à coudre. Ainsi, dans le cas étudié, la relation de subordination des producteurs indépendants ne tient pas à la possession des moyens de production par les entreprises, ni à la conversion immédiate des producteurs indépendants en salariés dépossédés de leurs moyens de production ; elle se manifeste autrement. Elle se manifeste tout d’abord par la monopolisation de certaines étapes de la production et de la commercialisation du produit final, comme nous l’avons mentionné. Mais dans ce cas précis, y participe aussi un problème plus large, celui de la domination de classe : en effet, les couches dominantes mettent en place et reproduisent des critères, des goûts et des modèles de consommation propres, qui deviennent un capital social et culturel que les couches laborieuses ont du mal à s’approprier. Les producteurs indépendants se heurtent à des écueils incontournables, résultant du monopole « culturel » des couches dominantes, ce qui limite leur compétitivité sur le marché. L’appropriation par le capital de l’organisation des étapes initiales de la production entraîne également une spécialisation croissante des fonctions qui leur sont associées, ne laissant aux producteurs directs que les tâches les moins qualifiées. En deuxième lieu, la relation de subordination est définie par le type même des rapports établis entre l’entreprise et les producteurs directs. Le contrôle par l’entreprise de l’approvisionnement en matière première et, principalement, du revenu à la pièce, réduit substantiellement

l’autonomie du producteur direct et est favorisé par une atomisation des rapports entre les producteurs directs et l’entreprise. Le mode de rémunération à la pièce contraint le producteur à travailler plus intensément et continuellement ; il entraîne aussi une large dispersion des revenus entre les divers producteurs. Un revenu supérieur ne pourra être obtenu qu’au prix d’un épuisement de la force de travail et d’un prolongement excessif des heures de production. Cependant, dans le cas étudié, cette relation de subordination n’implique pas une transformation du procès productif au niveau des producteurs directs. Même si les couturières externes exécutent un travail dont le procès global s’est déjà vu transformé par l’organisation capitaliste, elles ont encore, à leur niveau d’exécution, une autonomie totale. Il en résulte une meilleure qualification, comparé aux manufacturières et, du moins est-on fondé à le supposer, une plus grande satisfaction dans la réalisation du travail. Il est vrai que cet aspect peut être particulier au secteur spécifique analysé – les petites entreprises de prêt-à-porter de luxe. Certains indicateurs en effet laissent à penser que le travail de couture externe peut souvent reproduire le parcellement extrême des tâches existant dans une fabrique, ce qui lui enlève justement sa spécificité quant à la qualité d’exécution. L’articulation de deux formes de production a des effets contradictoires pour le producteur direct. Celui-ci détient toujours une partie des moyens de production – la machine à coudre – mais il travaille sur une matière première qui ne lui appartient pas ; il continue d’exercer un contrôle total sur le procès de travail, mais uniquement aux étapes où il intervient, étant à d’autres égards complètement subordonné à l’entreprise capitaliste. L’étude que nous avons faite montre aussi que l’expansion capitaliste dans l’industrie du prêt-àporter s’est faite de façon très inégale dans les divers secteurs qui la composent, et non selon un processus évolutif et graduel ou un continu allant de la production artisanale à la production capitaliste, en passant par des formes transitoires. Bien au contraire, l’industrie du prêt-à-porter est probablement l’un des exemples les plus frappants du fait que le capitalisme peut mettre en œuvre des rapports de production ambigus et complexes, qui coexistent avec le nouveau noyau dynamique et s’y articulent.

Bibliographie

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Notes 1 Étant donné l’importance de ce problème en Italie, c’est la littérature italienne qui nous offre l’une des approches les plus intéressantes, en particulier sous l’angle de l’analyse de la décentralisation des activités économiques. Cf. en particulier Brusco (1982), Frey (1973, 1974), Solinas (1982), Crespi et al. (1975) et Cutrufelli (1977). Dans le cas du Brésil, Kovarick (1977) et Prandi (1978) ont essayé dans leurs travaux de sortir de l’approche dualiste traditionnelle de ce phénomène. Pour une analyse plus complète de cette littérature, cf. Abreu 1986 : 37-86. 2 Pour une description détaillée de la méthodologie employée, voir Abreu (1986 : 110-19). En chiffres absolus, il y avait en 1980 entre 450 et 700 000 personnes concernées par ces activités. 3 La recherche de terrain effectuée entre 1978 et 1979 a eu comme point de départ cinq entreprises du type analysé. J’ai interviewé au total 53 couturières dans des situations d’emploi différentes : 19 ouvrières d’une usine de chemises, 11 couturières internes d’une petite entreprise et 23 couturières externes. Parmi ces dernières, au moment de l’enquête, 18 travaillaient pour les cinq entreprises en question et elles ont constitué le noyau de mon analyse. 4 Les externes interviewées habitaient généralement des quartiers très éloignés du centre de Rio. Elles devaient utiliser plus d’un moyen de transport pour s’y rendre et le trajet jusqu’à l’atelier pouvait durer de deux heures à deux heures et demie. 5 Pour une analyse critique de la littérature sur le travail féminin urbain au Brésil, cf. Abreu, Capellin et Silva (1978). 6 Voir sur ce point la distinction faite par Marx (1971) entre la subsomption formelle et la subsomption réelle du travail au capital.

Notes de fin 1Information sur les sciences sociales (27, 4, 1988 : 537-558).

Transitions à Sumatra : capitalisme colonial et théories de la subsomption 1 Ann Stoler

Il est souvent question, dans les études théoriques et empiriques sur le tiers monde, colonial ou contemporain, de la place occupée par les formes sociales de production indigènes et du fait qu’elles restent partiellement en dehors des rapports de travail capitaliste, et de leurs marchés 1 , tout en leur étant subordonnées. Ce phénomène a été défini et expliqué de plusieurs façons. La théorie de la dépendance, l’analyse de systèmes à l’échelle mondiale, l’articulation de modes de production sont autant de tentatives d’explication des transformations des rapports de production et d’échange qui ont marqué l’expansion du capitalisme dans le tiers monde. L’une des difficultés que présentent toutes ces approches est qu’elles postulent une dichotomie systématique entre les formes non capitalistes et capitalistes de production. De ce fait, elles permettent bien de décrire les situations intermédiaires combinant divers éléments des deux formes, mais ne peuvent les intégrer en une théorie satisfaisante. La théorie marxiste de la subsomption envisage ce processus d’assujettissement capitaliste sous un éclairage qui, au lieu de laisser dans la pénombre la zone mal définie de transformation, la projette au contraire en pleine lumière. Les mécanismes que Marx a appelés « subsomption formelle » et « subsomption réelle » sont des modalités qualitativement différentes de la subordination du travail au capital, qui passe soit par la destruction de la base matérielle et/ou des rapports sociaux propres aux formes de production antérieures, soit, plus généralement, par la conversion de certaines de leurs caractéristiques sous une forme nouvelle. La notion de subsomption est donc centrée sur les différents degrés d’intensité de la pénétration capitaliste et les différentes formes de capitalisme qui en découlent. La même approche s’impose pour l’analyse de l’action politique dans la mesure où la forme que prend la subsomption a des conséquences précises quant aux voies de résistance qui s’offrent aux travailleurs. Dans les études spécialisées cependant, l’essentiel de l’attention se porte, non sur l’aspect politique de la subsomption, mais sur son aspect économique et sur le procès de travail en tant que lieu où d’abord s’opère la subsomption, facilement identifiable dans le passage classique de l’industrie artisanale à domicile à une production industrielle mettant en œuvre des machines à grande capacité et de nouvelles techniques de contrôle du travail en usine 2 . Mais cette conceptualisation permet-elle de comprendre le phénomène couramment observé de la famille ouvrière-paysanne, dont certains membres ont un travail salarié, par exemple dans une plantation de caoutchouc mais qui tire une partie de sa subsistance de la culture de parcelles, dont l’exploitation n’est elle-même viable que grâce à des apports monétaires provenant d’un travail effectué en dehors de la plantation ? Peut-on dire par exemple qu’à chacune de ces sphères d’activité correspond un degré différent de subsomption, c’est-à-dire qu’un même individu peut être assujetti au capital à plusieurs voies en même temps ? Si tel est le cas, quelles incidences cela a-t-il sur la position des travailleurs et les possibilités qui leur sont offertes d’un point de vue

politique lesquelles, peut-on penser, varient le type de subsomption auquel ils sont soumis et l’ampleur du phénomène ? Il n’est pas facile de répondre de façon simple et directe, mais les questions définissent ellesmêmes au moins un grand problème qu’il convient d’examiner. On ne saurait poser simplement que le phénomène de la subsomption concerne le procès de travail ; il intervient, et surtout dans de multiples domaines. On a étudié principalement la transition entre la subsomption formelle et la subsomption réelle, comme nous le verrons dans un instant, mais un certain nombre d’analystes ont intégré à leur description de cette transition des facteurs de complexité bien plus nombreux que ceux qui découlent de cette seule distinction. Je me limiterai, dans le présent article, à examiner un seul facteur, qui n’a pas été suffisamment analysé, à savoir le fait que la subsomption peut avoir lieu : a) dans le procès de travail et/ou b) dans les rapports sociaux qui déterminent la reproduction de la force de travail. C’est ainsi que la subsomption formelle peut s’appliquer au mode d’organisation du travail sur une plantation, mais aussi aux formes sociales et économiques qui conditionnent les modes de reproduction de la force de travail. La subsomption peut s’opérer dans l’un ou dans l’autre domaine, ou dans les deux à la fois et à des degrés différents dans chacun d’eux. Dans les lignes qui vont suivre, j’approfondirai cette question en étudiant la structure et l’histoire de l’industrie des plantations de Sumatra-Nord au siècle dernier et des communautés ouvrières javanaises installées sur les franges des plantations. Je montrerai que l’émergence actuelle de Sumatra-Nord en tant que région nettement partagée en enclaves de plantations et communautés paysannes indépendantes renvoie à une réalité plus complexe, qui illustre la coexistence de plusieurs degrés de subsomption et la nature de leurs multiples aspects. Déterminer les domaines où il y a subsomption des travailleurs nous permettra en outre de mieux comprendre quelles formes peut revêtir la politisation 3 .

LES DIVERSES CONCEPTIONS DE LA SUBSOMPTION Dans l’analyse marxiste, le terme de subsomption sert à désigner des phénomènes très variés. C’est un synonyme fréquent de subordination, mais il sert plus couramment de notion descriptive pour désigner les moyens – qui restent à définir – par lesquels le capitalisme transforme le procès de travail, assujettit une population de travailleurs ou subordonne des sociétés entières à la logique de sa reproduction. Ces différentes acceptions s’expliquent en partie par la diversité même de ce que l’on considère comme le point d’application de la subsomption, que ce soit le procès de travail, la population laborieuse ou encore une formation sociale. Pour certains auteurs, la subsomption est un phénomène qui concerne le « travail » (Althusser et Balibar 1975 ; Roseberry 1983 : 107 ; Chevalier 1983 : 158) ou les « procès de travail existants » (Kahn 1981 : 196 ; Carchedi 1977 : 53 à 55). Pour d’autres, il s’agit de la manière dont « les formes précapitalistes de production (comme la production paysanne) sont subsumées dans la circulation du capital » (Bernstein 1979 : 422 et 423). Ailleurs encore, ce n’est pas seulement la « production paysanne », mais le processus de « production et de reproduction » (Alavi 1982 : 182) et, plus généralement, « les sociétés paysannes » qui sont considérées comme l’objet de la subsomption (Alavi 1982 : 175 ; Smith 1985 : 89). La distinction entre ce que Marx appelait la subsomption réelle et la subsomption formelle est implicite dans presque tous ces développements. Pour l’essentiel, cette distinction a été comprise comme correspondant à une différence de degré dans la restructuration des rapports sociaux de production sous l’empire du capital. Ainsi, au stade de la subsomption formelle, la subordination du procès de travail au capital s’opère, selon Marx, sur la base de modes de production différents du mode de production capitaliste et antérieurs à celui-ci. A l’opposé, il y a subsomption réelle quand le capital a développé ses propres forces de production ou de nouvelles techniques de production, et transforme donc fondamentalement les rapports du travailleur au capital et à son travail. Bien qu’ils souscrivent tous à la formulation de base de Marx, les spécialistes mettent en relief les aspects différents du processus de subsomption (voir aussi Althusser et Balibar 1975 ; Alavi 1982 ; Godelier 1981a, 1981b ; Roseberry 1983 ; Chevalier 1983). Godelier, par exemple, s’efforce en outre d’en préciser les mécanismes à partir de l’idée que la subsomption formelle ne suppose pas nécessairement le maintien de la base matérielle antérieure. De plus, toujours selon Godelier, le caractère distinctif de la subsomption formelle est la non-correspondance entre la base matérielle de la production et sa forme sociale. En revanche, la subsomption réelle représente la « correspondance réciproque » ou la « fusion » des deux (Godelier, 1981a : 183) 4 . La subsomption formelle se signale donc, soit par une nouvelle forme sociale de production associée à une base matérielle ancienne, soit par l’adoption d’une nouvelle base matérielle dans le contexte d’une forme sociale antérieure. Selon Godelier, la multiplicité des combinaisons possibles explique la diversité des formes que peut prendre la transition au capitalisme. Pour Godelier comme pour Marx, la subsomption « formelle » se caractérise en outre par le fait qu’elle se réalise par l’extraction d’une plus-value absolue, c’est-à-dire par l’intensification du travail ou l’allongement de la journée ouvrée, sans modification fondamentale du procès de travail : « J’appelle subsomption formelle du travail au capital la forme qui repose sur la plus-value absolue parce qu’elle ne se

distingue que formellement des modes de production anciens : elle surgit sur leur base, que le producteur y soit son propre employeur ou qu’il doive fournir du surtravail à autrui. » (Marx 1968 : 369.)

Au contraire, la subsomption réelle repose sur l’extraction d’une plus-value relative, réalisée par l’accroissement de la productivité du travail, auquel cas « il ne suffit plus que le capital, tout en laissant intacts les procédés traditionnels du travail, se contente d’en prolonger simplement la durée » (Marx 1965 : 852), il lui faut au contraire transformer les outils, les techniques et modifier l’échelle de production 5 . Ainsi donc, si l’on admet en général que subsomption formelle et subsomption réelle correspondent à deux moments distincts du développement capitaliste (Godelier 1981a : 184 ; Alavi 1982 : 186), on s’entend beaucoup moins sur la dynamique de cette transformation. De même façon, la question de savoir si le mode d’extraction de la plus-value absolue – par opposition à la plus-value relative – correspond effectivement à une phase particulière de l’expansion du capitalisme périphérique reste sans réponse sur le plan empirique. Je soutiendrai ici que la subsomption formelle, non seulement est associée à un procès de travail particulier et à une forme précise d’extraction de la plus-value, mais se définit aussi par les structures de soutien sociales et les luttes matérielles menées par les travailleurs dans la période de transition (coloniale ou contemporaine).

LA CONQUÊTE COLONIALE ET L’ASPECT « REPRODUCTION » DE LA SUBSOMPTION « Le caractère formel de la subsomption d’un mode de production matériel est encore plus accentué quand la nouvelle forme sociale sous le régime de laquelle il est subsumé n’est pas née du développement de la forme passée qu’elle remplace, mais est imposée, importée de l’extérieur, comme dans les situations de conquête, de domination coloniale directe… » (Godelier, 1981a :. 186).

Godelier n’approfondit pas les raisons pour lesquelles la subsomption formelle serait « encore plus accentuée » en régime de capitalisme de conquête. Je dirais que cela tient au fait que, dans le capitalisme colonial, la régénération des populations laborieuses s’est souvent faite par la préconservation et la ré-création de différents lieux de reproduction de la force de travail. Ce faisant, le capital a laissé ouvertes différentes sources de subsistance et, comme nous le verrons, différentes voies d’opposition. De leur côté, les travailleurs se sont emparés des obligations mêmes qui leur étaient imposées pour en faire la source et le lieu de leur résistance à la subsomption. Dans la première partie de ce qui va suivre, nous nous efforcerons de cerner ce processus dans les stratégies coloniales de la prise de contrôle du travail dans un contexte colonial et néocolonial particulier, celui de Sumatra-Nord. Remontant jusqu’à l’« ouverture » de Deli (nom que l’on donnait à la région de plantations de Sumatra-Nord) à la fin du XIXe siècle, je m’arrêterai sur les politiques de l’État colonial et des grandes sociétés qui s’efforçaient d’imposer les modalités et les lieux de reproduction de la force de travail, et sur la réaction des travailleurs à ces politiques. Dans une deuxième partie, j’exposerai le dilemme dans lequel se trouvent aujourd’hui à cet égard les villages javanais qui se sont constitués à la périphérie des plantations. Je m’intéresserai ici aux formes matérielles et sociales de la production dans ces communautés, et me demanderai dans quelle mesure les unes et les autres ont été historiquement liées aux exigences des grands domaines et le demeurent aujourd’hui. A la base de ces deux parties, on retrouve un effort de la part de l’auteur pour comprendre comment les communautés considérées ont pu être créées à la fois par l’industrie de plantation et contre elle.

L’avènement de l’agro-industrie à Sumatra Dans les cinquante années qui ont suivi l’apparition de l’agriculture de plantation à Sumatra-Est dans les années 1860, la population de la région est passée de 100 000 à 1 500 000 habitants. Les autochtones, à savoir les Malais de la côte et les cinq sous-groupes batak (Toba, Karo, Pakpak, Mandailing et Simalungun) ont vu leurs rangs grossis par l’afflux de Javanais, d’Indiens et d’Européens venus travailler pour les plantations ou les secteurs d’appui de celles-ci (Dootjes 1939 : 50). S’il est évident que la grande agriculture de plantation a été directement imposée par le capitalisme de conquête, il est plus difficile d’y cerner la nature de la subsomption ; à la différence des plantations de Java, dont l’expansion était alimentée par la main-d’œuvre qui vivait aux alentours dans les villages établis de longue date et où une proportion déterminante de la force de travail trouvait à s’entretenir et à se renouveler – sur la côte orientale de Sumatra les travailleurs chinois, puis javanais, ont été importés par centaines de milliers, logés et nourris dans les baraquements des plantations et liés à ces dernières par leur statut contractuel à long terme. Comment, où, et sous quelle forme leur permettrait-on de vivre, de travailler et de se reproduire ? C’étaient là des questions centrales pour le capitalisme dans sa version coloniale comme dans sa version postérieure à l’indépendance. Selon le recensement de 1930, les immigrants javanais, pour la plupart des « coolies » de plantations, représentaient près de la moitié de la population indigène, soit largement plus que n’importe quel autre groupe autochtone de Sumatra-Est. En même temps, beaucoup de communautés autochtones ont vu réduire leur accès aux brûlis à mesure que les planteurs s’appropriaient des domaines de plus en plus vastes. Sur les 30 000 kilomètres carrés de plaines alluviales fertiles que compte Sumatra-Est, plus de 10 000 kilomètres carrés – connus sous le nom de cultuurgebied ou « zone de plantation » – ont été soit concédés, soit loués, soit vendus aux grandes compagnies étrangères. L’ouverture de Deli à la grande agriculture d’exportation dans les années 1860 s’inscrivait dans l’évolution politique et économique plus générale de l’État colonial hollandais pendant la deuxième moitié du XIXe siècle. Sur le plan économique, cette évolution était marquée par des efforts pour rattacher plus étroitement les îles de l’arc externe, c’est-à-dire la partie de l’archipel excentrique par rapport aux centres coloniaux afin de décourager les incursions britanniques à Sumatra. Dans le cadre d’un plan de « pacification » aux termes duquel les planteurs européens devaient fournir les forces armées et les moyens financiers nécessaires que l’État néerlandais ne pouvait assurer lui-même, les plantations eurent temporairement carte blanche pour développer et protéger à leur gré leurs propres intérêts, étant admis qu’elles servaient ainsi les intérêts et la pérennité de l’autorité néerlandaise 6 . Sur le plan économique, l’expansion de Deli était également liée à une réorientation majeure de la politique coloniale à la fin du XIXe siècle. L’agriculture d’exportation, qui avait été jusque-là un monopole d’État, fut ouverte au secteur privé. Dans la région directement soumise au régime néerlandais, le gouvernement accorda des concessions foncières aux entreprises étrangères, ce qui les encouragea à investir dans la culture d’espèces persistantes à maturation lente mais hautement profitable, et la création d’usines et autres formes de capital fixe dont elles avaient besoin. A Deli, qui fut déclaré domaine « autonome », les autorités locales isolèrent promptement une bonne partie de la côte orientale du reste du territoire de Sumatra, pour leur

plus grand profit personnel. Dans tous les cas, ces arrangements à long terme attirèrent les crédits des banques d’investissement et des sociétés de commerce qui commencèrent elles-mêmes à financer et expédier la production des plantations. L’industrie du tabac, la première à apparaître, resta un monopole hollandais. En revanche, devant la demande de matières premières industrielles qui marqua le début du siècle, des entreprises américaines, britanniques, suisses et belges créèrent des plantations d’hévéas, de théiers, d’agaves (pour le sisal), et de palmiers à huile (éléis) dont la superficie et le rapport dépassèrent rapidement ceux du tabac (de Waard 1934). En 1918, alors que les grands domaines se remembraient et s’étendaient encore, l’occupation du cœur de la zone de plantation progressait rapidement, ne laissant que peu de terres vacantes en dehors des limites des plantations. Dans la zone du tabac qui entourait le chef-lieu administratif de Medan, les autochtones avaient accès, dans une certaine mesure (selon un système de rotation dit jaluran), aux terres à tabac où la récolte avait eu lieu. Mais dans la région du Sud, les terrains concédés au départ aux plantations se touchaient bord à bord et ne laissaient pratiquement aucune terre aux cultures non industrielles. Dès les années 1920, la zone de plantations était devenue à toutes fins pratiques, une entité politique et économique d’un seul tenant, placée sous autorité étrangère. Cependant, on signale, dès 1903, l’apparition de communautés installées de façon illicite sur les lisières des concessions. Elles étaient constituées d’ouvriers des plantations en rupture d’emploi ou en fuite, de Batak Toba des hautes terres et même de villageois malais qui n’avaient pas pu faire reconnaître leurs droits fonciers. Le nombre de communautés qui pouvaient ainsi se créer était évidemment limité, puisque l’on savait déjà que les terres qui n’étaient pas englobées dans les grands domaines ne pouvaient assurer la subsistance de la population indigène, et encore moins celle de la main-d’œuvre immigrée des plantations, qui augmentait chaque année de plusieurs milliers de membres (Bool 1903 : 50). Il est tout aussi évident que cette évolution n’était pas fortuite. La contrainte limitant l’agriculture hors plantations était un trait fondamental de la politique des grands domaines en matière de recrutement et de contrôle de la main-d’œuvre.

Recrutement et reproduction des travailleurs des plantations de Deli Puisqu’il n’y avait pas localement de population désireuse de travailler dans les plantations sous contrôle étranger, les planteurs de Deli recrutèrent tous les ans des dizaines de milliers de travailleurs, d’abord dans la péninsule Malay et en Chine, puis, plus tard, dans les villages du centre de Java, appauvris par les extorsions de terres et de travail opérées depuis plus d’un siècle par l’industrie sucrière hollandaise. Le recrutement et le transport à partir de lieux aussi éloignés étant onéreux, on ne négligea rien pour garantir la sécurité des investissements en main-d’œuvre. Le principal mécanisme utilisé fut un système de contrats à long terme, non résiliables, régis par la législation de l’État colonial, qui faisait obligation au coolie, en échange de son transport à Deli, de travailler un nombre déterminé d’années. Le respect des conditions du contrat (en général triennal) était assuré par un code pénal rigoureux qui punissait sévèrement les déserteurs et ceux qui les hébergeaient. Les raisons qui poussèrent les Javanais à s’expatrier à Deli, tout au long des quatre-vingts années qui suivirent, en dépit des conditions de vie et de travail apparemment peu attrayantes, tiennent en grande partie à la pénétration antérieure du capital colonial à Java et aux formes autochtones d’adaptation et de résistance qui apparurent par réaction. Du début du siècle aux années 1930, les migrants provenaient en majorité des régions de l’est et du centre de Java, qui étaient les zones de plus forte production de sucre et de tabac destinés à l’exportation (McNicoll 1968 : 57). Longtemps soumises aux extorsions de terres, de travail et de produits, les communautés paysannes n’y avaient pas une capacité d’absorption illimitée, comme Geertz l’a suggéré. Au contraire, ces villages ont pu sans doute se maintenir parce que les habitants qui avaient peu de terres ou n’en avaient aucune étaient obligés d’aller chercher ailleurs les moyens de leur subsistance, soit en traversant l’île selon les cycles saisonniers de récolte, soit en acceptant des contrats de coolie à Sumatra (voir Stoler, s.d.). Les incitations à s’embaucher associaient ainsi la promesse de terres à celle d’un salaire qui permettrait au travailleur contractuel d’en acquérir un jour ou l’autre pour son propre compte. Les formes de subsomption apparues à Sumatra étaient donc liées aux conditions qui autorisaient et encourageaient cette force de travail essentiellement masculine, composée de paysans javanais dépourvus – ou mal pourvus – de terres, à se reproduire localement. Au début du siècle, les femmes coolies représentaient seulement 10 à 12 % des 55 000 travailleurs asiatiques. En 1912, le nombre des hommes était supérieur de près de 100 000 à celui des femmes, dans les grands domaines de Deli ; sur la centaine de milliers de représentants de l’ethnie chinoise, près de 93 000 étaient des hommes (Broersma 1919 : 39 ; de Bruin 1918 : 3) 7 . Cette disparité très accusée encouragea une intense traite de femmes à laquelle participèrent les directions européennes comme les contremaîtres chinois et coolies javanais. Les salaires féminins ayant été fixés, en 1894, à la moitié des salaires masculins, beaucoup de femmes n’avaient d’autre choix pour survivre que de répondre aux besoins sexuels et, plus généralement, aux nécessités domestiques des travailleurs masculins et des cadres (van Kol 1903 ; van den Brand 1904). Mais cet état de choses se révéla coûteux pour les compagnies, les maladies vénériennes étant très répandues parmi les travailleurs, et le nombre élevé d’enfants illégitimes entraînant des frais d’hospitalisation qu’elles eussent préféré ne pas avoir à assumer. Pourtant, elles ne souhaitaient pas modifier leur politique car c’est en partie les dépenses entraînées par ces services féminins

qui, en obérant les maigres salaires qu’elles versaient aux travailleurs masculins, leur permettaient de maintenir ceux-ci dans leur situation d’endettement et d’asservissement contractuel 8 . Les mesures prises pour retenir les ouvriers à Deli s’inscrivaient dans un système caractérisé par des stratégies de recrutement et de contrôle de main-d’œuvre qui, en dernière analyse, allaient à l’encontre de ce but. Elles se traduisaient en effet par une mortalité élevée, par la précarité et, en fin de compte, la consomptibilité de la population ouvrière des grands domaines. Deli instaura aussi un système de travail qui, associé à des brutalités sans équivalent ailleurs dans les Indes néerlandaises, n’était pas en mesure de se reproduire. Des efforts finirent par être faits pour préserver cette coûteuse main-d’œuvre javanaise, mais seulement après que le système des contrats à long terme eut été attaqué par la critique sociale hollandaise et, plus directement, par les coolies eux-mêmes. Le meurtre de planteurs européens fut l’expression la plus violente du mécontentement général, dont témoignait le nombre (supposé) d’éléments dangereux, extrémistes et communistes dans les plantations. Pour la seule période allant de 1925 à 1930, le nombre connu de voies de fait dont furent victimes les contremaîtres (asiatiques ou blancs) passa de 31 à 220, ceux concernant le seul personnel européen doublant dans le même temps. La contestation ouvrière prit d’autres formes dont l’affrontement individuel et collectif, la constitution d’organisations secrètes, la création d’établissements de squatters clandestins à la périphérie des plantations et un grand nombre de demandes de rapatriement vers Java (en 1915, par exemple, plus de 42 000 travailleurs recrutés à Java arrivèrent à Sumatra, mais 15 000 quittèrent l’île la même année). A mesure que s’étendait la superficie totale des plantations, les agents recruteurs avaient recours à des artifices de plus en plus perfides. De plus, l’accroissement des effectifs conduisait beaucoup de planteurs à se plaindre de la mauvaise qualité des nouveaux arrivants, parmi lesquels on comptait, selon eux, de nombreux agitateurs de l’extérieur qui appelaient non seulement à l’abolition du système de contrats, mais aussi à celle de l’autorité des Blancs. En d’autres termes, les conditions de travail menaçaient la rentabilité des exploitations et la pérennité de la suprématie blanche 9 .

Formation de familles et subsistance Quoiqu’en 1911, une loi avait été adoptée qui tendait à abolir progressivement le code pénal et à remplacer le système des contrats à long terme par celui du « travail salarié libre » (vrije arbeiders) ; il fallut attendre une vingtaine d’années pour qu’elle fût mise en application. Mais les craintes qu’inspirait une main-d’œuvre ainsi affranchie conduisirent à réévaluer la politique de recrutement et à élaborer une multitude de systèmes censés assurer un approvisionnement constant en main-d’œuvre à bon marché. J’ai exposé ailleurs un bon nombre de ces projets (Stoler 1985a) et me contenterai de rappeler ici les recommandations les plus importantes. Il s’agissait, en bref, de stratégies visant à assurer une réserve locale de main-d’œuvre en privilégiant la « formation de familles » (gezinvorming) et le recrutement par familles entières, pour remplacer la main-d’œuvre transitoire, presque exclusivement masculine et essentiellement non reproductive, dont dépendaient les plantations. Les planteurs comme les pouvoirs publics cherchèrent une solution dans des programmes de réinstallation des populations, mais en soumettant l’attribution des terres à des restrictions différentes. Le gouvernement favorisa la « colonisation agricole » (landbouw-kolonisatie) qui consistait à allouer aux familles d’immigrants des parcelles assez étendues pour assurer leur subsistance, indépendamment de toute obligation de travailler sur les plantations. Les planteurs, de leur côté, craignant qu’un tel plan n’empiète sur leurs concessions et n’assure pas une offre de main-d’œuvre suffisante, optèrent pour les établissements de travailleurs (arbeidersnederzettigen). L’un de ces systèmes – parmi les plus généreux aurait alloué 700 m2 de terre aux travailleurs mariés qui auraient vécu dans des « villages » placés sous la surveillance de la compagnie pendant toute la durée de leur contrat. Mais dans les régimes finalement instaurés par les planteurs, la superficie allouée fut réduite à 100 m2, soit à peine assez pour une petite maison et un jardin potager 10 . Rares furent les plans de ce genre réalisés à grande échelle mais des terres furent attribuées à titre temporaire, de façon sélective, dans certaines circonstances économiques critiques comme celles de la Première Guerre mondiale, du marasme économique des années 1921-1923 et de la grande crise des années 1930. Il ne s’agissait pas tant de promouvoir la formation de familles que de réduire les coûts de main-d’œuvre dans des périodes de recul de l’industrie de plantations, en mettant à la charge des travailleurs eux-mêmes une plus grande partie de l’entretien de la force de travail. C’est, cependant, de ces premières propositions que naquirent les quartiers d’habitation établis sur les plantations, constituant des sortes de villages ouvriers. Ces établissements offraient un environnement social où les familles de travailleurs javanais, selon les termes des planteurs, devaient se sentir senang (c’est-à-dire satisfaites) et « chez elles ». Le logement devait favoriser les mariages et la procréation. Bref, il offrait une justification à l’abaissement des salaires et représentait un moyen relativement peu onéreux d’assurer un simulacre de vie de village. Cet intérêt pour la formation de familles et la création d’une réserve locale de main-d’œuvre se manifesta avec vigueur dans les réactions des compagnies face à la crise de 1929. Le régime des contrats à long terme fut d’abord aboli ; tous les contrats d’ouvriers furent résiliés. Entre 1930 et 1933, près de la moitié de la main-d’œuvre, soit 150 000 personnes, fut débauchée et la population née de l’effort de formation de familles devint la base du processus de sélection. Les

hommes célibataires furent renvoyés les premiers. Selon le même principe, les femmes mariées furent aussi licenciées, mais non rapatriées ; leurs emplois étant sacrifiés aux chefs de ménage masculins, elles furent autorisées à rester à Sumatra à la charge de leurs maris salariés (Arbeidsinspectie 1932 : 43). Les « coolies contractuels » qui restaient à Sumatra-Nord furent remplacés par des « travailleurs libres » (vrije arbeiders), c’est-à-dire, en pratique, les mêmes personnes libérées de leur contrat puis réengagées au quart de leur ancien salaire. Ceux qui restaient employés à la demi-journée, pour une demi-paye, furent autorisés à compenser leurs pertes de revenu en employant leurs nouveaux « loisirs » à cultiver des denrées vivrières sur les terrains que les compagnies mettaient à leur disposition. Dès que les plantations de Sumatra et l’économie mondiale sortirent de la crise, les grands domaines firent de nouveau face à une pénurie de main-d’œuvre et abandonnèrent immédiatement les plans de la colonisation ouvrière et la distribution de terres. Le recrutement eut de nouveau la priorité, les incitations proposées traduisaient une préférence marquée pour les couples mariés – que la femme travaillât ou non. A propos de ces « pseudo-colonies », Karl Pelzer écrivait en 1945 que les plantations fournissaient aux travailleurs jouissant d’une certaine « honorabilité » des parcelles assez étendues pour donner, ensemble, l’impression d’un desa (village), mais trop exiguës pour assurer l’alimentation des familles (Pelzer 1945 : 210). Ainsi, seuls les chefs de famille masculins comptant au moins cinq ans de bons et loyaux services reçurent une terre dont l’accès restait subordonné à leur fidélité à leur employeur. La rationalisation du secteur des plantations prit de nombreuses formes. Des primes pour travaux pénibles furent associées à de nouveaux investissements technologiques pour la production des espèces industrielles. Les compagnies introduisirent ainsi de « nouveaux systèmes de gemmage…, des espèces à fort rendement… et des machines plus efficaces » (Allen et Donnithorne 1962 : 124). L’augmentation de la plus-value relative ainsi extraite fut la marque des années de forte productivité qui succédèrent à la dépression dans les plantations d’Indonésie et de Malaisie. Cette tendance à une subsomption plus directe et plus complète du travail au capital, à la fin des années 1930, fit en fin de compte long feu. En 1939, les grands domaines reçurent l’ordre d’ouvrir leurs concessions aux paysans et aux ouvriers des plantations pour qu’ils puissent procéder à la culture intensive d’espèces vivrières, dans le cadre de la préparation de la région à la guerre et à l’embargo imminent (Pelzer 1978 : 119). Dès le début de 1942, près de 80 000 hectares furent temporairement alloués aux ouvriers des plantations et aux autochtones pour ensemencement en riz et autres plantes. Pendant l’occupation japonaise (1942-1945), plus de 200 000 hectares furent autoritairement affectés à l’agriculture de subsistance pour assurer l’alimentation des forces d’occupation et des populations locales (Pelzer 1978 : 123). Après la déclaration d’indépendance de 1945, pendant les cinq années que durèrent les négociations, la réappropriation des terres de plantations se poursuivit sur une très grande échelle. Bien que les plantations fussent encore expropriées à temps partiel dans certains districts, beaucoup de grands domaines furent entièrement convertis à la production vivrière pour ravitailler les milices révolutionnaires. Dans les années 1950, c’est-à-dire après l’indépendance, le mouvement d’installation illicite sur les terres s’accéléra, la récupération des grands domaines étrangers étant vigoureusement soutenue à la fois par les organisations d’agriculteurs de gauche et par les syndicats de plantations. En 1957, bien que les plantations fussent de nouveau pleinement opérationnelles, il

restait près d’un demi-million de squatters occupant plus du quart de la zone de plantations de Sumatra-Nord. Malgré les efforts concertés entrepris par les pouvoirs publics et les compagnies pour s’opposer à cet empiétement, l’occupation et la récupération de terres de plantations à titre individuel ou collectif continuèrent pendant toutes les années 1950 et ne cessèrent qu’en 1960, lors de la mise en application de la réforme agraire par des moyens militaires. Marquée par le recouvrement d’une certaine autonomie face à une économie de plantation en recul momentané, elle s’accompagna d’un renforcement très net de la capacité de négociation des travailleurs et de leur aptitude à faire valoir leurs revendications. Beaucoup de femmes ne retournèrent pas immédiatement au travail sur les plantations après la guerre, préférant cultiver les parcelles familiales illicites. Leur absence provoqua une pénurie de main-d’œuvre et améliora encore la position de négociation de ceux qui continuaient à travailler sur les plantations. Non seulement les salaires en espèces des hommes et des femmes augmentèrent, mais leur rémunération globale fut nettement améliorée par des rétributions en nature calculées sur une base familiale. Ainsi, une certaine sécurité des moyens de subsistance extérieurs aux plantations donna aux ouvriers plus de poids à l’intérieur de celles-ci. Refusant les heures supplémentaires, les quotas de production trop élevés et les rations de riz de mauvaise qualité, ils contestèrent tout un éventail de conditions de travail qu’ils pouvaient dorénavant redéfinir comme objectivement injustes. Les gens âgés qui habitent aujourd’hui les villages du pourtour des plantations, se remémorant le rôle qu’ils ont joué dans l’invasion des squatters des années 1950, racontent que ce fut pour eux l’occasion d’exprimer concrètement pour la première fois leur aversion pour le travail des plantations et d’agir dans le sens que dictait le sentiment. Certains croyaient, pas tout à fait à tort, que seule l’occupation illicite de terres leur permettrait de rompre pour de bon avec les compagnies, ce qui en conduisit beaucoup à abandonner leurs maigres pensions de retraite et à se remettre totalement à l’agriculture pour survivre.

La politique de réduction de la main-d’œuvre La période qui va de la fin de la Seconde Guerre mondiale au putsch militaire de la droite de 1965 est témoin d’une importante participation populaire à la révolution nationale, à la suite de laquelle on assiste à l’émergence d’un syndicalisme véhément, d’une organisation d’agriculteurs agressive et d’un parti communiste puissant. Dans le district des plantations, les ouvriers syndiqués l’emportent dans le défi qu’ils ont lancé aux entreprises, tandis qu’un mouvement de squatters gagne toute la région sous la conduite des ouvriers des plantations et des Batak Toba, et s’assure le contrôle d’une vaste portion des domaines concédés aux compagnies. En septembre 1965, après le coup d’État militaire de droite, le parti communiste est mis hors la loi, ses dirigeants et la plupart de ses membres sont incarcérés, tués ou dispersés. En quelques mois, les organisations de travailleurs et d’agriculteurs de gauche qui avaient pour une bonne part donné le ton à l’Indonésie nouvellement indépendante sont interdites et démembrées. Dans les semaines qui suivent le coup d’État, les squatters qui, depuis les années 1940, cultivaient comme leurs d’anciennes terres de plantation se voient mis à la porte de leurs maisons et privés de leurs moyens de subsistance. Soutenues par la force de police, les compagnies reviennent avec des tracteurs pour retourner les champs des squatters et les replanter en palmiers à huile et en hévéas. Les plans gouvernementaux de « stabilisation » économique et politique des régions de plantations étaient expéditifs et sans ambages : les travailleurs syndiqués d’obédience communiste se voient interdits d’emploi permanent dans les grands domaines, et une campagne massive de compression des effectifs est entreprise avec l’aide de la Banque mondiale et d’autres organismes internationaux de financement. Cette initiative s’est accompagnée de vastes investissements dans l’achat de nouveaux matériels agricoles et dans la « rationalisation » des techniques et de l’organisation. Le bilan d’ensemble a été qu’entre 1967 et 1979, les effectifs des plantations sont tombés de 282 000 à un peu moins de 120 000 ouvriers. Les femmes ont été les plus touchées, leur nombre baissant de moitié dans certaines exploitations. La tendance générale était d’en finir avec les activités exigeant une main-d’œuvre abondante d’où, notamment, la substitution du palmier à huile à l’hévéa et l’augmentation de la proportion d’ouvriers « temporaires ». Dans les villages où j’ai travaillé, aucune femme de moins de trente ans n’avait jamais eu d’emploi permanent sur une plantation. L’emploi de main-d’œuvre temporaire était un vieux sujet de conflit et, pendant les années 1950, les syndicats de tous horizons politiques s’y étaient opposés. Après 1965 cependant, les compagnies ne tardèrent pas à revenir à ce mode de recrutement plus avantageux. D’après les chiffres officiels, la proportion d’ouvriers temporaires dans les plantations d’État est passée de 10 % à 29 % entre 1973 et 1976. C’est une estimation très prudente et, sur les plantations privées appartenant à des citoyens indonésiens, la proportion a atteint 50 % ou davantage. Cette main-d’œuvre d’origine extérieure et bon marché, issue des villages de la périphérie et des quartiers d’habitation ouvriers des plantations elles-mêmes, a permis de réduire les coûts en main-d’œuvre dans une proportion atteignant dans certains cas 70 %. Pour les compagnies, les avantages sont évidents. Les ouvriers sont embauchés et dirigés par un agent recruteur qui leur verse leurs salaires et les tient à sa main. La sécurité sociale, le logement, les rations familiales de riz et autres prestations sociales dont bénéficient les travailleurs permanents ne sont pas octroyés aux temporaires. En outre, ces

ouvriers étant juridiquement employés par l’agent recruteur et non par les plantations, les infractions à la législation du travail – travail des enfants et salaires inférieurs au minimum légal, par exemple – sont censées échapper à la compétence des compagnies et ne sont plus de leur responsabilité. Cette main-d’œuvre « temporaire » n’est évidemment pas temporaire du tout. Elle est gardée en réserve toute l’année et comprend tous ceux qui ne peuvent trouver du travail ailleurs : enfants, femmes, anciens détenus politiques, personnes âgées, et même certains jeunes gens qui espèrent voir leur activité temporaire se transformer un jour ou l’autre en emploi permanent. Même avec les vastes programmes de remise en plantation de ces dernières années, les grands domaines n’ont absorbé qu’une fraction de réserve de main-d’œuvre javanaise installée à leur périphérie. Le recrutement autrefois systématique des enfants de travailleurs permanents n’est plus qu’un souvenir. La subsomption ne prend pas seulement la forme d’une prolétarisation des travailleurs mais aussi celle, plus importante, de leur exclusion des emplois lucratifs (Scott 1986 : 11). La chose ne serait pas si grave si les possibilités agricoles existant localement en dehors des grands domaines ne s’étaient elles aussi réduites. L’accroissement de la productivité du travail et la diminution de l’embauche de personnel permanent sont accompagnés d’une pression discrète s’exerçant en permanence sur les squatters pour les écarter de plus en plus des plantations. Les dizaines de milliers d’ouvriers de plantations ainsi évincés à la fin des années 1960 et au début des années 1970 ont aggravé en conséquence la charge démographique pesant sur les communautés périphériques. Non seulement les ouvriers renvoyés ont été obligés de trouver où s’installer en dehors des quartiers des grands domaines (pondok), mais encore leurs enfants, qui n’ont pu que rarement obtenir un emploi permanent sur les plantations, n’ont pas le droit au logement sur place et sont ainsi repoussés eux aussi sur les lisières des plantations. Certains établissements de squatters, naguère entourés de rizières sèches et irriguées, ont désormais perdu toute base agricole et ne constituent plus que des « villages dortoirs » hébergeant une réserve nombreuse de travailleurs sous-employés. La quasi-totalité de ces villageois, enfants compris, travaillent à titre temporaire sous l’autorité des agents recruteurs des plantations. Du point de vue des compagnies, ces concentrations de travailleurs d’un nouveau genre semblent offrir tous les avantages possibles. Elles ressemblent certainement beaucoup à l’idée que se faisaient, il y a une cinquantaine d’années, les planteurs étrangers de Deli de la communauté de travailleurs idéale, mettant à la disposition immédiate des plantations, sans engager leur responsabilité, une abondante réserve de main-d’œuvre. En fait, la nouvelle situation est loin d’être idéale pour l’une ou l’autre partie. Non seulement les compagnies ont pris l’habitude de faire des descentes dans les villages pour y recruter, mais les ouvriers des plantations et les autres villageois ont inversement pris celle de se livrer à la rapine dans les plantations pour y trouver de quoi survivre. Aussi voit-on apparaître à la périphérie des plantations de nouvelles stratégies productrices de revenus, qui sont la conséquence de l’inefficacité de leur système de surveillance et de production.

LA PÉRIPHÉRIE DES PLANTATIONS DE SUMATRA À L’ÉPOQUE ACTUELLE L’avènement du système des plantations à Sumatra-Nord a eu des effets très différents sur les différents groupes ethniques autochtones et, à l’intérieur de ces groupes, sur les différentes classes. L’économie contemporaine est caractérisée par la propriété communale et privée, le travail salarié et l’échange réciproque de travail et, enfin, par des structures villageoises fondées sur un tissu serré de liens de parenté, par opposition aux hameaux atomisés qui ne connaissent guère la vie collective ou l’entraide dans le travail. Pour certains paysans malais de la côte, l’arrivée des compagnies a été l’occasion de s’enrichir et de se métamorphoser en une classe de quasi-rentiers, vivant des loyers de la terre concédée aux immigrants javanais et chinois qui ne pouvaient avoir d’autre titre foncier. Pour les Batak Karo des hautes terres, la constitution des grands domaines a entraîné une réorganisation radicale de la collectivité et de l’agriculture, la disparition de la propriété communautaire et l’expansion rapide des cultures marchandes. Les Batak Simalungun qui vivent plus près du centre de la zone de plantations, ont connu non seulement l’invasion de leurs terres par les planteurs, puis par les Javanais qui travaillaient autrefois dans les grands domaines et qui en ont débordé les limites, mais aussi l’afflux massif de Batak Toba pratiquant la riziculture irriguée, alors qu’eux-mêmes ne connaissent traditionnellement que l’agriculture sèche sur brûlis. Chez les Batak et les Malais, la transformation de la terre et du travail en biens marchands se manifeste dans l’évolution de la structure de la propriété foncière, de l’occupation des sols, des techniques agricoles et de la vie rituelle. Ces groupes intéressent notre propos dans la mesure où leurs propres actions et les restrictions qui leur étaient imposées dans le domaine agraire ont influé sur les rapports entre la reproduction de l’économie de plantations et celle de la population de travailleurs javanais qui y était attachée. Nous nous intéressons surtout aux communautés javanaises qui sont situées aujourd’hui à la périphérie des plantations et dont le rôle, dans cette évolution, a pris un caractère plus ambigu 11 . D’abord, la prolétarisation de nombreux habitants de ces communautés immigrantes était pratiquement chose faite avant leur arrivée à Deli – et peut-être même dès leur départ de Java, où beaucoup étaient déjà ouvriers agricoles salariés – et les ouvriers des plantations les plus anciens, en général de la première génération, ont passé les cinquante dernières années à essayer d’échapper à leur condition. Pour beaucoup, l’effort a essentiellement consisté à créer de petites exploitations agricoles indépendantes, soit à l’extérieur des grands domaines, soit à l’intérieur, sur des terres qu’ils occupaient illicitement. Tout le monde ne participe pas à cette lutte pour l’autonomie agraire. Pour la jeune génération, un emploi permanent d’ouvrier de plantation (dinas) est une position enviée, mais qui n’échoit qu’à quelques-uns des postulants jeunes et en bonne santé (souvent des hommes célibataires). Parmi eux, rares sont ceux qui s’adonnent par ailleurs à l’agriculture : pour eux, la « communauté » n’est qu’un lieu de résidence commode, puisque ceux qui sont employés à la journée dans les plantations n’ont pas le droit à un logement dans les quartiers d’habitation du domaine (pondok). Les autres membres du village, hommes et femmes, jeunes et vieux, qui constituent la majorité des habitants, sont assujettis aux grands domaines par d’autres liens. Beaucoup y ont un emploi temporaire pour lequel ils reçoivent un salaire partiel, sans bénéficier

d’aucune des prestations sociales accordées aux ouvriers permanents. Ces travailleurs temporaires (buruh lepas) refusent en général de se considérer comme « réellement » dépendants des plantations. En même temps, ils méprisent et évitent – surtout s’ils sont jeunes-, le travail sur les petites parcelles de leurs parents. Ces différences dans la perception de la dépendance à l’égard de la production capitaliste trahissent l’ambiguïté des rapports à cette production. De la même façon, s’il paraît évident que l’agriculture de plantation est une entreprise purement capitaliste, ni le procès de travail, ni les moyens de reproduction de la force de travail n’y cadrent exactement avec les paramètres habituels du capitalisme, sans pour autant s’en démarquer nettement. Les raisons en apparaissent plus clairement lorsqu’on sait que la fondation de la plupart des communautés javanaises qui se trouvent à la périphérie des plantations remonte à une installation illicite sur des terres appartenant aux plantations il y a quelques dizaines d’années seulement, et que ces communautés ont toujours affronté leur reproduction comme une lutte économique et politique pour survivre. Pour les planteurs, ces communautés représentaient à la fois un actif indispensable et une menace. Sur le plan économique comme sur le plan politique, leur existence et leur croissance étaient, pour les élites coloniales, autochtones et nationales, un sujet de préoccupation immédiate en rapport direct avec les politiques de contrôle de main-d’œuvre des grandes sociétés.

L’évolution des sources de revenu à Simpang Lima Bien que les villages javanais qui entourent les grandes plantations de Sumatra-Nord ne soient absolument pas homogènes, ils présentent certaines caractéristiques communes définies par l’espace social particulier dans lequel vivent leurs membres, et les contraintes économiques auxquelles ils sont soumis. Simpang Lima est un de ces villages que nous étudierons plus en détail. Situé au cœur du district de plantations du sud de Medan, Simpang Lima est bordé sur trois côtés par des plantations appartenant à l’État ou à des étrangers, seule sa limite jouxte un autre village. Comme beaucoup de communautés du même genre, il a été créé à la fin des années 1940 et au début des années 1950 par les squatters qui ont empiété sur les terres des plantations. On n’y trouve plus qu’une fraction des habitants d’origine, mais le village a eu la chance exceptionnelle de se maintenir jusqu’à présent sur son territoire initial. En revanche, sa population a spectaculairement augmenté. Dans la circonscription administrative du village (dont Simpang Lima représente deux hameaux), la surface moyenne des exploitations est passée, entre 1957 et 1978, de 0,40 à 0,13 hectare par habitant. Le dilemme consistant à être à la fois marginal par rapport aux plantations tout en restant dominé apparaît dans presque tous les aspects de la vie collective, et influe sur l’essence même des relations communautaires, l’organisation domestique et ce que chaque génération attend de la vie. Un simple coup d’œil sur la situation économique du village rend le phénomène perceptible. D’abord, Simpang Lima s’appuie sur une base matérielle plutôt maigre. Le sol de ses terres sèches, utilisées pour la riziculture dans les premières années de l’expansion, est gravement appauvri. Il ne peut plus servir qu’à faire pousser des tubercules et d’autres espèces de culture sèche. De plus, les terres irriguées sont de mauvaise qualité, leurs rendements sont faibles, et elles ne donnent en général qu’une seule récolte de riz par an, dans les années où l’on peut effectivement récolter. Les nouvelles variétés de riz à haut rendement, dont l’emploi a été lancé et encouragé par les pouvoirs publics il y a plusieurs années, n’y ont réussi que médiocrement. Les rendements sont même souvent bien inférieurs au taux de trois tonnes à l’hectare obtenu des anciennes variétés, taux lui-même inférieur de 25 % au rendement moyen de Java, et inférieur à la moyenne indonésienne globale. Non seulement ces variétés à haut rendement se sont révélées moins résistantes aux parasites, mais elles exigent en outre des apports d’engrais chimiques de plus en plus abondants, qui dépassent très largement les volumes fournis dans le cadre du programme de crédits subventionnés par l’État, programme dont la plupart des cultivateurs de Simpang Lima ont renoncé à se prévaloir. Dans la sphère de la production, Simpang Lima offre peu d’autres emplois. Quelques vieux habitants fabriquent des articles de bambou et de palme, mais il n’y a pas d’autre tradition artisanale digne de mention. Les produits du jardin sont une source de revenus non négligeables, notamment la noix de coco, mais l’horticulture est une entreprise particulièrement capitalistique et rares sont les ménages qui ont leurs propres cultures d’arbres à croissance lente mais d’exploitation particulièrement profitable comme le ramboutant, le giroflier et le durion. Coincés entre les plantations industrielles et les classes rurales qui en profitent indirectement, les Javanais n’ont guère d’autre solution, pour se procurer un revenu, que de vendre leur force de travail (jual tenaga), et encore à vil prix. Alors qu’il y a une vingtaine d’années, seule une faible proportion des habitants du village était constituée d’ouvriers temporaires, il est probable qu’à l’heure

actuelle 80 % des familles comptent au moins un membre et souvent davantage – dont le travail temporaire est la principale forme d’activité salariée. Bien que le travail temporaire prédomine, près de 20 % des hommes du village de quinze à cinquante-neuf ans ont un emploi permanent sur les plantations. La plupart des saigneurs d’hévéa ont la quarantaine, alors que la récolte des noix d’éléis est réservée aux hommes plus jeunes. Cette dernière tâche, parmi les mieux payées, exige un certain niveau d’habileté et de force, mais surtout de l’endurance pour supporter de longues heures de travail, pénibles et irrégulières. Le rendement à l’hectare a augmenté, ces dix dernières années, grâce à de nouvelles variétés et à l’utilisation plus abondante d’engrais, à un point tel qu’il est maintenant pratiquement impossible pour un travailleur de réaliser, à lui tout seul, la norme de production quotidienne. Dans beaucoup de plantations, un nouveau système de cueillette s’est improvisé : le travailleur permanent engage lui-même deux assistants, dont l’un porte les lourdes bottes de palmes au point de chargement, et l’autre ramasse sur le sol les noix mûres. Ce système permet aux plantations d’accroître leur production sans augmenter l’effectif de leurs ouvriers permanents qui ont droit aux allocations familiales de riz, aux pensions de retraite et à d’autres prestations sociales. Le ramassage des noix est toujours confié à des enfants, à qui il peut être versé une rémunération plus faible encore qu’aux ouvriers temporaires. Bien que, dans la comptabilité des plantations, ce travail en commun apparaisse comme un accroissement de la productivité par unité de surface et par ouvrier, il représente, en fait, le plus souvent, une augmentation du temps de travail total consacré à la cueillette et une baisse de la productivité par unité de travail. Les normes de production imposées aux saigneurs d’hévéa sont elles aussi atteintes par un moyen analogue, le gemmeur se faisant accompagner par un membre de sa famille. Cette main-d’œuvre occulte masque la quantité de travail investie dans la production des plantations, et fausse le montant du salaire horaire réel. De tels rapports de production indiquent à tout le moins que les formes que prend la subsomption dans le secteur des plantations ne peuvent se réduire à de purs rapports entre capital et travail salarié. Le caractère le plus frappant des activités économiques à Simpang Lima est la facilité et la fréquence avec lesquelles elles se modifient. La plus grande partie de la population passe constamment d’un travail à l’autre, à mesure que se présentent et disparaissent les possibilités d’emploi. Les jeunes gens sous-employés appellent ce système mocok-mocok (terme qui traduit la variété « petits boulots ») quand ils veulent exprimer la diversité des tâches auxquelles ils ont recours faute de travail stable. La différence que l’on observe le plus nettement entre les structures de l’emploi d’il y a vingt ans et celles d’aujourd’hui est que la majorité des hommes et des femmes n’ont plus actuellement de travail régulier. Cela ne signifie évidemment pas que les gens travaillent moins, mais qu’ils doivent, pour se débrouiller, recourir à des moyens plus aléatoires qui peuvent inclure la récupération des rebuts, la migration temporaire ou le vol. Il peut s’agir, en premier lieu, d’un travail effectué sur les plantations elles-mêmes, qui est indispensable à la production mais que les plantations ne reconnaissent pas officiellement et ne rémunèrent pas directement. Bien que les femmes et les enfants qui cari kacangan (c’est-à-dire qui ramassent les graines du couvert végétal planté pour protéger le sol autour des jeunes palmiers à huile) soient considérés comme faisant quelque chose de vaguement illicite, la direction des plantations ne fait rien pour les empêcher. Les graines sont triées et vendues à des agents qui les revendent à leur tour aux plantations. La substitution de l’huile de palme au caoutchouc est à l’origine d’une deuxième source de revenus monétaires. Dans les plantations où la production quotidienne de noix d’éléis est fixée à un niveau particulièrement élevé, les

ouvriers abandonnent souvent les noix qui tombent des bottes. C’est encore les femmes et plus souvent les enfants qui les ramassent, les cassent au pilon à la maison et vendent les amandes à des agents qui les rétrocèdent aux plantations 12 . Si l’on met à part quelques rares sources de revenu locales, une bonne partie des habitants de Simpang Lima ne peut ni s’intégrer directement ou indirectement à l’activité des plantations, ni encore moins trouver du travail à l’intérieur même du village. Le mouvement constant de gens qui s’absentent pendant de courtes périodes pour revenir ensuite au village est un aspect fondamental de la vie locale. Les jeunes filles se font serveuses dans les gargotes au bord des routes, ou domestiques à Medan et dans les autres agglomérations. Les garçons quittent le village pour plusieurs mois, voire pour plusieurs années de suite, pour aller s’employer chez les maraîchers prospères du Karoland ou s’engager comme domestiques chez les Chinois de la classe moyenne, ou comme gardiens de nuit ou ouvriers agricoles chez les agriculteurs batak. Certains travaillent sur les chantiers routiers sous les ordres de sous-traitants ou s’enrôlent dans les équipages des chalutiers malais. D’autres encore trouvent à s’employer pour plusieurs semaines au défrichage des forêts ou dans les usines rurales de coprah et de charbon de bois de la région. Hommes et femmes suivent la progression, vers le sud, de la récolte du riz pendant plusieurs semaines, mais cette activité exige en général des appuis. Bien que beaucoup d’habitants de Simpang Lima continuent de se considérer comme des agriculteurs (tani), le village est avant tout un réservoir de main-d’œuvre à bon marché pour l’économie régionale, les plantations et les petites entreprises capitalistes des autres groupes ethniques. Les villageois vivent pour la plupart des emplois qu’ils trouvent à l’extérieur et non des progrès de la production agricole (ou de toute autre production) à l’intérieur de la communauté. Les conséquences de cet état de choses sont les plus manifestes dans la forme particulière de production qui s’est développée au sein et autour de la culture du riz, et qui apparaît tout à fait originale si on la compare, notamment, avec celle du Java rural. A Java, en effet, l’accès aux rizières commande tout un ensemble de rapports économiques et sociaux dans lequel les protections personnelles sont déterminantes. Pour les habitants sans terres ou pauvrement lotis des villages javanais, les possibilités de métayage et de participation aux opérations de repiquage et de cueillette dans les champs des propriétaires aisés des villages sont un moyen de subsistance vital, qui représente un fort pourcentage du revenu annuel des ménages (Stoler 1977). A Simpang Lima, ces revenus provenant de la cueillette sont au mieux négligeables et, pour la plupart des familles, nuls, les disparités de richesse foncière entre les ménages n’ayant pas provoqué la même profusion de rapports sociaux communautaires dissymétriques. Les modalités du métayage sont variables mais présentent ce trait important que les protections personnelles n’y ont aucune part. Le métayage à Simpang Lima tend à rester pragmatique et dicté par les circonstances immédiates. En deuxième lieu, l’essentiel des travaux agricoles est réalisé, à Simpang Lima, par un ou deux membres de la famille, et non par des groupes de femmes appelées en renfort pour planter ou cueillir. Tout au plus invite-t-on deux ou trois personnes extérieures à la famille (mais néanmoins parentes) à collaborer à ces tâches. Il arrive que des jeunes hommes soient embauchés pendant quelques jours, moyennant une rémunération en espèces, pour l’opération pénible du sarclage, mais pareilles offres sont rares et les arrangements sont toujours conclus de manière improvisée et provisoire. Ainsi, l’accès aux rizières n’est pas lié à des relations de protection, ni ne confère à ceux qui en bénéficient de pouvoir social particulier. Au contraire de ce qui se passe à Java, à

Simpang Lima, les distinctions de classe sont essentiellement extra-communautaires, interethniques et inscrites dans la hiérarchie des plantations et des secteurs annexes. Dans les campagnes de Java, au contraire, les échanges de main-d’œuvre entre exploitations familiales de même taille au moment de la récolte du riz s’inscrivent dans un système d’entraide plus large (gotong-royong) qui sert à réaffirmer un ensemble plus vaste d’obligations mutuelles. A Simpang Lima, ces échanges, et leur réciprocité, ont une bien moindre portée, ce qui donne à penser que la praxis sociale y est différemment structurée. Il ne faudrait pas en déduire que les terres des communautés villageoises sont une ressource négligeable : la rapide augmentation de leur prix est une preuve suffisante de leur valeur. Mais les droits de propriété sur la terre agricole ne sont pas le rapport de production fondamental autour duquel s’organisent les autres relations. Au contraire de la situation qui règne à Java, où on peut encore accéder aux ressources et aux emplois en s’attirant les bonnes grâces des villageois prospères, presque toutes les tâches rémunérées en espèces – dans les plantations ou les chantiers de construction, en forêt ou en mer, dans les restaurants, aux éventaires d’épicerie, dans les usines et à domicile – se situent essentiellement en dehors de l’espace social du village et ne peuvent être utilisées qu’en franchissant les barrières ethniques 13 . L’absorption de Simpang Lima dans les processus de marché apparaît de manière frappante, non seulement dans les relations entre les familles, mais au sein même de chacune d’elles. A ce dernier niveau, les différences très marquées des expériences politique et économique vécues par les générations anciennes et par les nouvelles trouvent à s’exprimer dans des conceptions opposées de la gestion domestique et de la contribution de chacun à la caisse du ménage, et dans des attitudes divergentes à l’égard du travail salarié. Les jeunes hommes n’aident aux champs qu’à contre-cœur, en exigeant souvent d’être payés. Des litiges apparaissent souvent entre parents et enfants, toujours pour la même raison, à savoir la mise en commun des revenus et la répartition des heures de travail. Cela ne signifie pas que ces litiges soient propres aux Javanais qui vivent à la périphérie des plantations, mais simplement qu’ils font partie intégrante de la crise générale que connaît la reproduction de ces communautés. La main-d’œuvre familiale n’est pas mobilisée aux fins de la production agricole, de la production domestique ou de la production villageoise. Dans les villages javanais du Centre, où j’ai étudié, il y a douze ans, les différences de classe dans l’économie domestique rurale, les jeunes gens dont on avait besoin pour des tâches comme les travaux dans les rizières, l’élevage des animaux, la garde des enfants et la production d’objets d’artisanat cherchaient le plus souvent à disposer d’un choix d’activités productrices de revenu assez varié pour leur permettre non seulement de subvenir à leurs propres besoins, mais aussi de participer à l’effort de production de la famille. A Simpang Lima, les familles semblent manquer de cette maind’œuvre, les épouses et les mères ayant beaucoup moins d’autorité sur le travail de leurs enfants et les finances du ménage. Beaucoup d’entre elles n’ont aucune idée de ce que gagnent leurs maris et leurs enfants. Que ces derniers restent au foyer ou vivent ailleurs dans le village, il y a toujours là un motif de constante tension familiale. Scott et Tilly (1978), étudiant les effets de l’expansion capitaliste sur la structure de la famille dans la France et l’Angleterre du XIXe siècle, ont décrit la métamorphose des familles qui, d’unités de production fondées sur la mise en commun du travail ont été transformées, par l’industrialisation, en unités de revenu fondées sur la mise en commun des rémunérations. A Simpang Lima, les conditions matérielles et idéologiques du partage des salaires et des tâches sont remises en question. La génération

ancienne qui a mûri dans un environnement politique et économique où l’on pouvait à la rigueur vivre de son fonds continue à voir dans la cellule familiale une unité de production agricole, dans laquelle la force de travail des enfants doit être gérée par les parents. Les jeunes sont, au contraire, les enfants d’une époque et d’une société différentes. Leur vécu est marqué par la répression politique et l’échec agricole, et à leurs yeux, une exploitation autonome ne représente même pas un vague idéal. Il est évident que la situation de la jeunesse de Simpang Lima n’est que le reflet du dilemme dans lequel se trouve la communauté pour ce qui est de la reproduction. Bien que les villageois les plus âgés continuent de se percevoir comme des agriculteurs (tani), la majorité des habitants des villages vivent de leur travail à l’extérieur et non en alternant migration et production intensifiée sur place. On constate que, paradoxalement, les unités domestiques se reproduisent en relâchant leurs liens internes et communautaires. On reproche aux jeunes de ne pas rester à la maison et de ne pas investir dans la production domestique, mais s’ils le faisaient en grand nombre, la stratégie de survie n’y résisterait pas. Simpang Lima n’est qu’accessoirement une communauté agricole, et encore bien loin d’être autonome. C’est une sorte d’établissement rural de relais, qui répond aux besoins en main-d’œuvre du marché régional et des plantations de Sumatra-Nord, et accueille les ouvriers entre leurs séjours à l’extérieur. Ces ouvriers ne vivent pas forcément des revenus de la production agricole, mais plutôt des salaires gagnés ailleurs par les autres membres de la famille. Nous sommes donc en présence d’un mode de consommation qui ne se distingue pas de la production capitaliste, mais en fait au contraire partie. Nous avons établi au moins deux choses : d’une part, Simpang Lima ne peut reproduire les conditions de sa propre survie ; d’autre part, le village ne peut être considéré comme le lieu d’un mode de protection à part entière, c’est-à-dire indépendant en dépit de sa subordination. Cette conclusion s’appuie sur divers éléments de preuve. Simpang Lima entretient une forme de production particulière, différente de celle de l’agriculture des plantations. Les ressources matérielles et en main-d’œuvre qui alimentent cette production sont, soit dérivées du secteur capitaliste, soit entretenues et reproduites par lui. Par exemple, même les apports agricoles comme les engrais chimiques et les insecticides sont fabriqués par des entreprises industrielles, nationales ou étrangères, et ne peuvent être achetés que grâce aux salaires perçus sur les plantations. L’apport en main-d’œuvre agricole reste minime, revêtant fréquemment la forme de tâches à temps partiel accomplies par les villageois âgés, eux-mêmes entretenus par les autres membres de la famille. La transformation de la force de travail en marchandise fait qu’il est difficile à la famille de recruter de la main-d’œuvre même pour mettre en valeur ses propres champs. Le fait que Simpang Lima apparaît comme une communauté agricole, mais est en réalité une sorte d’établissement-dortoir rural, est confirmé par l’absence quasi totale de rapports de productions indépendantes centrés sur le village, qui va de pair avec des échanges atténués ; en somme, l’agriculture ne s’avère viable, à la périphérie des plantations, que parce qu’il s’agit d’une activité sans importance, à laquelle on consacre peu de moyens financiers, physiques et sociaux. Simpang Lima ne peut pas se reproduire en intensifiant la production (agricole) domestique ni, d’ailleurs, en intensifiant les échanges (de main-d’œuvre). Au lieu de cela, la communauté dans son ensemble et les unités familiales qui la composent ont été obligées de s’alléger de certains de leurs membres, réduisant d’autant la densité des obligations mutuelles, afin de préserver certains traits distinctifs de la vie sociale. Cette évolution de la fonction d’échange est directement liée à la précarité de l’assise économique du village. Les échanges

rituels ne s’y intègrent pas dans un système plus vaste de disparités économiques et de réciprocités sociales internes, mais sont plutôt un moyen de définir une vague solidarité communautaire face aux dangers de l’extérieur, qu’il s’agisse des autres groupes ethniques ou des grandes plantations. Sous la forme qu’elles affectent actuellement, les communautés villageoises peuvent favoriser à long terme l’expansion capitaliste, même s’il n’en a pas toujours été ainsi. Elles se maintiennent surtout parce qu’elles ont su conserver un statut économique et politique ambigu, dans le contexte de Sumatra-Nord, s’agissant du capital et de la main-d’œuvre. Les orientations qu’elles ont prises, les modalités de leur expansion, de leur contraction et de leur reproduction, les contraintes qui s’y sont opposées, reflètent la politique de subsomption pratiquée dans l’ensemble de Sumatra-Nord.

LA DYNAMIQUE DE LA SUBSOMPTION Revenons à la définition de la subsomption formelle et réelle que j’ai esquissée plus haut pour cerner quelques-unes des difficultés que soulèvent les critères couramment employés. D’abord, la distinction entre plus-value absolue et plus-value relative n’est pas valable dans le cas de Sumatra, ni, me semble-t-il, dans celui de nombreux pays du tiers monde. Le capitalisme périphérique apporté par la conquête coloniale n’est pas réductible à la formulation de Marx. La subordination réelle à la production capitaliste peut être parfois marquée par le passage de l’extraction d’une plus-value absolue à celle d’une plus-value relative, mais elle ne repose pas nécessairement sur cette distinction. Ce qui frappe dans le capitalisme périphérique c’est que les deux formes d’extraction peuvent s’y combiner, non pas momentanément dans l’évolution vers une subsomption totalement consommée, mais en tant que donnée caractéristique du capitalisme dans le tiers monde. Dans le cas que j’ai examiné par exemple, le procès de travail se fonde à la fois sur l’intensification du travail journalier, sur les façons cachées d’allonger ce travail et sur les nouvelles technologies mises en œuvre dans les usines et dans les champs. Pour compliquer encore la question, le gain apparent de productivité des salariés des plantations est en partie imputable à une intensification du travail, c’est-à-dire au concours occulte prêté par des membres de la famille pour la culture et la cueillette dans les plantations. En outre, beaucoup d’opérations dont l’agro-industrie tire son bénéfice sont effectuées par des travailleurs qui sont des salariés indirects (c’est le cas, par exemple, du ramassage des graines dont nous avons parlé). Il s’agit d’opérations à forte intensité de main-d’œuvre, pour lesquelles la rémunération du travail est faible. Certains groupes sociaux s’en chargent parce qu’ils ont été non pas prolétarisés mais marginalisés par rapport aux plantations. Selon Marx, un second critère de subsomption formelle est l’absence de « rapport, politiquement et socialement fixé, de suprématie et de subordination » (1968 : 370), à telle enseigne qu’il n’y a pas subordination « par suite de circonstances politiques… » (ibid.). Appliqué à Sumatra-Nord, le raisonnement reste problématique. Or, on montrerait facilement que Sumatra-Nord n’est pas un cas isolé. Un simple survol de l’expansion de l’agriculture capitaliste occidentale dans l’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine coloniales montre que, dans tous les cas, les travailleurs salariés « libres » ont été recrutés et retenus par des sanctions rigoureuses adoptées par l’État pour s’opposer à l’accès d’une certaine population à la terre et aux autres facteurs de production (Cooper 1980 ; Stoler 1985 ; Burawoy 1980). L’absence de coercition politique qui sous-tend la définition que donne Marx des rapports entre capital et travail en phase de subsomption formelle nous conduirait à en exclure la forme principale de l’expansion capitaliste dans le tiers monde, puisque le régime de plantations s’est classiquement appuyé sur l’esclavage, les contrats de travail à long terme non résiliables et le travail salarié, mais restant toujours subordonné à des rapports politiques et sociaux de suprématie et d’assujettissement imposés par l’État colonial. Malgré ces difficultés, le concept analytique de subsomption conserve son intérêt, non seulement parce qu’il vise à rendre compte de la nature diverse et disparate des transitions capitalistes, mais aussi parce qu’il permet de décrire les différentes options politiques qui s’offrent aux travailleurs selon la forme de capitalisme à laquelle ils sont assujettis. Si la notion de subsomption s’applique manifestement, chez Marx, au procès de travail, elle

porte également sur les conditions dans lesquelles ce procès se renouvelle, et donc sur la manière dont se reproduisent les formes matérielles et sociales de la production (aspect essentiel des interprétations de Godelier et d’Alavi) 14 . En insistant sur la reproduction des rapports capitalistes, je me suis intéressée à une gamme plus vaste des rapports sociaux. Il me semble clair que, dans le cas des ouvriers-paysans ou de travailleurs migrants, la pratique et l’affiliation politiques ne dérivent pas de la participation à un procès de travail salarié (industriel ou autre) fondé sur une « subsomption réelle », mais, de manière plus large, des rapports sociaux de la production de subsistance, de l’économie familiale et des échanges de travail réciproques qui permettent une reproduction partielle de la force de travail, et dans le cadre desquels la subsomption du travail ne peut être que formelle 15 . Selon la formulation de Marx, il est évident que la subsomption formelle peut offrir aux travailleurs des conditions de vie et de travail différentes de celles qu’offre la subsomption réelle. La première « accroît la continuité et l’intensité de travail, augmente la production et favorise le développement de la différenciation des aptitudes au travail et, partant, des modes de travail et des façons de gagner sa vie » (Marx 1968 : 370, 371). Sur le plan économique donc, les travailleurs peuvent mettre en œuvre diverses stratégies de production pour conserver un certain degré d’autosuffisance. Ces luttes matérielles pour la survie peuvent préserver, voire créer, la possibilité politique d’un repli comme cela s’est produit à Sumatra dans les années 1950. Sur le plan politique, le recours toujours possible à d’autres sources de subsistance permet aux travailleurs qui ne sont que « formellement subsumés » d’adopter des formes particulières de résistance. Autrement dit, comme je l’ai soutenu ailleurs, la lutte que mène une population de travailleurs pour se reproduire peut avoir pour effet d’abaisser le coût du travail pour le capital, et être ainsi « fonctionnelle » pour ce dernier, alors que, en même temps, ces revendications d’indépendance économique peuvent être ancrées dans la résistance populaire au capitalisme luimême (Stoler 1986 : 125). Inversement, la production capitaliste peut être soumise à de graves tensions structurelles du fait des pillages, de la défection de la main-d’œuvre, de violences individuelles et d’actions collectives. En d’autres termes, les contraintes qu’exercent les travailleurs sur le processus de subsomption sont peut-être la conséquence non voulue des efforts qu’ils déploient pour subvenir à leurs besoins matériels fondamentaux. Comme j’ai essayé de le montrer dans le cas de Sumatra-Nord, il se peut que la subsomption formelle du travail au capital ait des composantes à la fois économiques et politiques et qu’elle s’articule de manière déterminante sur les modalités de la reproduction de la force de travail. Traduit de l’anglais

La carte de Sumatra-Nord, Indonésie.

Bibliographie

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Notes 1 Pour une revue de cette documentation, selon divers points de vue et des conceptions théoriques différentes, se reporter à Foster-Carter (1978), Taylor (1979), De Janvry (1981), Roseberry (1983). 2 C’est l’exemple que cite Marx dans l’Appendice du livre premier du Capital consacré aux résultats du procès immédiat de production. 3 Bien qu’il existe déjà une documentation surabondante sur les formes prises par la contestation populaire et la résistance des travailleurs à la pénétration capitaliste et à la prolétarisation, il est rare que les analyses de la subsomption traitent directement de la mesure dans laquelle ces phénomènes restructurent la nature de la production capitaliste. 4 Balibar (1975) définit également les étapes de transition par la « correspondance » – comme le fait Marx dans la préface à la Contribution à la critique de l’économie politique – ou la « non-correspondance » entre rapports de production et niveau des forces de production. Mais, pour Balibar, la « subsomption formelle » n’est déterminée que par la non-propriété absolue des moyens de production par le travailleur, et pas du tout par la forme que prennent les forces de production (1975). Chevalier rejoint Godelier, puisqu’il considère que la subsomption formelle opère partout où le processus de la circulation de la production capitaliste devient en fait la condition préalable de la production (Chevalier 1983 : 164). 5 Brenner (1977 : 68) fait une distinction analogue, mais son propos est différent : il soutient que le passage de l’extraction de la plus-value absolue au « sur-travail relatif » marque l’apparition du capitalisme lui-même. 6 Sur les conflits d’intérêts entre les planteurs étrangers et l’État colonial, voir Stoler, 1985b. 7 Pour un examen plus détaillé de la question du sexe dans la politique de contrôle de la main-d’œuvre, voir Stoler, 1985a. 8 Parmi les autres moyens d’asservir les coolies aux obligations de leurs contrats on peut citer une série bien connue d’incitations : crédit illimité dans les magasins de la compagnie, tolérance et encouragement des jeux d’argent, vente d’opium ; chacune entraînait en général la reconduction du contrat pour trois années supplémentaires, jusqu’à l’extinction des dettes. Ces pratiques réduisaient sensiblement les frais de recrutement et permettaient au personnel d’encadrement asiatique de se remplir les poches. 9 Des rapports détaillés sur ce genre de problème ont paru dans les rapports annuels d’Arbeidsinspectie du Kantoor van Arbeid et dans la Kroniek annuelle de l’Oostkust van Sumatra Institut. 10 Ce chiffre est à comparer à la surface minimale établie aujourd’hui à 200 m2 par famille, avec une double récolte annuelle et une culture intensive. 11 Les enquêtes sur le terrain, sur l’économie de plantations à Sumatra-Nord, ont été effectuées de 1977 à 1979, puis au cours d’un bref séjour en 1983. 12 Le détournement des produits des plantations est une activité lucrative et les voleurs sont rarement pris, les contremaîtres et les employés de bureau des plantations étant en général complices. Les revenus tirés de ces rapines peuvent être estimés à un niveau de deux à douze fois supérieur au salaire quotidien d’un travailleur dinas. 13 Le cas des relations de travail dans la riziculture n’est pas le seul dans lequel on observe un relâchement des liens sociaux traditionnels. A l’occasion des réceptions cérémonielles (slametan), par exemple, les voisins à qui on fait appel pour assurer

l’essentiel des préparatifs sont récompensés par un versement en espèces. Fait plus significatif encore, même les familles qui auraient les moyens d’offrir de grandes fêtes et de riches festins engagent rarement des dépenses de cet ordre. A Simpang Lima, le slametan tend à se limiter à des manifestations assez modestes, représentant des investissements sociaux peu importants, si on le compare aux événements correspondants chez les Javanais de zones rurales de Java ou même chez les Batak Toba de Sumatra. 14 La définition que donne Godelier de la transition s’articule de manière déterminante sur le problème de la reproduction. Selon Godelier (1981b), la transition désigne une phase très singulière de l’évolution d’une société, la phase où elle se heurte à des difficultés croissantes, de nature interne ou externe, pour reproduire le système économique et social sur lequel elle repose et ainsi commence à se réorganiser, de façon plus ou moins rapide ou violente, sur la base matérielle d’un autre système qui finit par devenir, à son tour, la forme générale des nouveaux rapports entre les individus qui composent cette société et de leurs nouvelles conditions d’existence. 15 Pour les tentatives de confrontation de la pratique et de la prise de conscience politiques des paysans-prolétaires, voir Mintz (1974), Roseberry (1983), Post (1979), Taussig (1980), et en particulier Roseberry qui traite expressément de la signification politique de la terre pour les paysans « formellement subsumés ».

Notes de fin 1Revue internationale des sciences sociales (n° 114, 1987 : 603-624).

Les Baruya de Nouvelle-Guinée : un exemple récent de subordination économique, politique et culturelle d’une société « primitive » à l’Occident 1 Maurice Godelier

Je vais essayer, dans ce texte, de décrire les différents aspects et les principales étapes d’un processus « d’occidentalisation » d’une société « primitive » de Nouvelle-Guinée, découverte par les Blancs en 1951 et soumise à l’ordre colonial australien en 1960. Quinze ans plus tard, en 1975, lorsque les Australiens octroyèrent l’indépendance à la Papouasie – Nouvelle-Guinée, les membres de cette petite société, les Baruya, se retrouvèrent métamorphosés cette fois en citoyens d’un nouvel État – membre de l’ONU au régime politique calqué sur les démocraties parlementaires occidentales avec quelques accommodements cependant pour tenir compte de la diversité tribale et régionale de cette île, la plus grande du monde. J’ai eu la chance de pouvoir observer, à partir de 1967 et jusqu’en 1988, les transformations induites dans les modes de vie et de pensée des membres de cette société par leur intégration forcée dans un monde nouveau, modelé par un ordre colonial d’abord, postcolonial ensuite, mais toujours à l’instigation de l’Occident et avec l’Occident proposé comme modèle. L’occidentalisation du monde est un processus commencé il y a des siècles, et singulièrement depuis le XVIe siècle, mais qui n’est pas près de s’achever et prend sous nos yeux de nouvelles formes, inattendues. Car, depuis le 9 novembre 1989 et la chute du mur de Berlin, n’est-ce pas en Europe même qu’a repris le processus d’occidentalisation ? L’Occident, divisé depuis quelques décennies entre deux Europe ennemies, se réunifie et, demain, pèsera plus lourd encore sur le destin du monde en le modelant à son image et dans son intérêt. Cependant, n’oublions pas que l’occidentalisation n’est plus seulement le fait des peuples de l’Occident. C’est désormais devenu aussi le produit de l’Orient, du Japon et des quatre ou cinq « petits dragons ». Mais là, l’occidentalisation n’est plus la simple expansion de l’Occident parce qu’elle est le fait de sociétés qui ont gardé leur souveraineté politique et conservé leur identité culturelle, dont un élément important est certainement le bouddhisme. L’occidentalisation s’étend mais sans que toutes les composantes de l’Occident puissent désormais s’étendre ou du moins avec les mêmes succès qu’hier. Qu’est-ce donc aujourd’hui que l’Occident ? Quelles en sont les composantes fondamentales ? des composantes qui associées en Occident peuvent être dissociées et recombinées avec d’autres réalités sociales et culturelles dans d’autres parties du monde. A mes yeux, l’Occident est un mélange de réel et d’imaginaire, de faits et de normes, de modes d’action et de modes de pensée qui composent aujourd’hui une sorte de boule d’énergie qui attire et/ou repousse et tourne autour de trois axes, de trois blocs d’institutions ayant leur logique, leurs représentations, leurs valeurs propres : le capitalisme, la démocratie parlementaire et le christianisme. Le capitalisme est la forme d’économie marchande la plus développée qui ait existé dans l’histoire ; la démocratie parlementaire est un système de gouvernement, qui, quelle que soit sa forme, république ou

monarchie constitutionnelle, confie le pouvoir à des représentants élus au suffrage universel et reconnaît que tous les citoyens sont en principe égaux en droits et en devoirs devant la loi ; enfin le christianisme, c’est-à-dire une religion qui met l’accent sur le péché et sur le salut de l’individu et qui prêche en même temps d’aimer son prochain comme soi-même et de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. La puissance de l’Occident d’aujourd’hui puise ses forces dans la combinaison de trois réalités qui sont apparues à des moments distincts de son histoire et ne se sont donc rencontrées et combinées que tardivement. Le christianisme exerce son influence depuis 2 000 ans et précède de nombreux siècles l’apparition du capitalisme. Celui-ci, dès avant le XVIe siècle, connaît ses premiers développements au sein de sociétés seigneuriales et monarchiques. Dans ses origines, il n’avait donc rien à voir avec la démocratie et Max Weber, en 1906, doutait encore qu’il y ait un lien nécessaire entre capitalisme et démocratie. L’exemple de Taïwan et de l’Afrique du Sud en témoignent aujourd’hui. Mais par ailleurs, l’Afrique du Sud est chrétienne et Taïwan ne l’est pas. Ces exemples négatifs nous font souvenir qu’il existe une face sombre de l’Occident. L’Occident conquérant, colonial, despotique, tirant ses richesses des ressources du reste du monde, fermant les yeux quand cela lui convient sur l’absence de liberté et de droits qui règne dans les régimes qui le servent ou qui lui sont associés, encourageant non seulement l’individualisme mais l’égoïsme. Ces dénonciations ne viennent pas seulement du tiers monde ; en Occident l’égalité des droits coexiste plus ou moins bien avec l’inégalité parfois prodigieuse des conditions d’existence et certains continuent à penser que l’accumulation du capital repose en partie sur l’exploitation légale du travail. Bref, l’Occident n’est pas un modèle sans faille, sans tâche, mais aujourd’hui il attire toujours plus qu’il ne repousse. Cependant, comme toute réalité historique, il court le risque d’être un jour, par ses contradictions et ses ambiguïtés, démantelé par l’histoire. Mais ce jour, depuis les événements de Berlin ou de Bucarest, semble repoussé à quelques décennies, voire quelques siècles. Ayant ainsi défini l’Occident, je vais traiter de l’occidentalisation des sociétés préindustrielles mais en me limitant, parmi celles-ci, au cas des sociétés tribales. Ces dernières constituent encore des parties importantes de nombreuses nations d’Afrique, d’Asie, d’Amérique et d’Océanie. Mais d’abord, qu’est-ce qu’une tribu ? C’est une société locale composée d’un ensemble de groupes de parenté, unis par les mêmes principes d’organisation de la société et les mêmes modes de pensée, liés entre eux par des mariages répétés, et associés dans la défense et l’exploitation des ressources d’un territoire commun. Plusieurs tribus peuvent partager la même langue et les mêmes principes d’organisation de la société. Ce qui les distingue alors et les oppose c’est le contrôle d’une portion de la nature, d’un territoire. Ainsi, l’identité tribale est une réalité mixte composée d’une armature culturelle et sociale et de l’identification à un territoire conquis ou hérité des ancêtres et qu’il faut transmettre à ses descendants. Les sociétés tribales étaient et restent très diverses. Mais en gros on peut les classer selon deux critères, d’une part selon qu’elles étaient souveraines sur leur territoire ou étaient déjà intégrées dans un État précolonial, dont le gouvernement était en général exercé par les membres d’une tribu dominante et, de l’autre, selon qu’à l’intérieur d’elles-mêmes le pouvoir était partagé plus ou moins également entre tous les groupes ou se trouvait concentré dans les mains de certains au sommet d’une hiérarchie plus ou moins héréditaire. Les Baruya de Nouvelle-Guinée

étaient en 1951 un cas de société tribale souveraine sur son territoire et où les pouvoirs rituels et politiques se trouvaient principalement entre les mains d’un certain nombre de lignages descendants de groupes conquérants. Je vais analyser les formes qu’ont revêtues et les étapes qu’ont parcourues les processus d’occidentalisation de cette société tribale. Ma méthode ne sera pas de comparer mais de généraliser à partir de la mise en évidence des processus qui ont opéré dans ce cas et dont on verra facilement qu’ils se sont produits et reproduits ailleurs. Qui sont les Baruya ? Une société vivant dans deux hautes vallées (2 000 m) d’une chaîne de montagnes de l’intérieur de la Nouvelle-Guinée. Ils furent découverts en 1951 par un officier australien qui, ayant entendu parler des Batiya – fameux fabricants de sel –, avait monté une expédition militaire pour les trouver. En 1951, la Nouvelle-Guinée était divisée en trois régions coloniales : l’Irian-Jaya contrôlée par la Hollande, la Nouvelle-Guinée, ex-colonie allemande confiée après la Première Guerre mondiale en tutuelle à l’Australie par la Société des Nations. Enfin, la Papouasie, ex-colonie britannique, « donnée » par la Grande-Bretagne à l’Australie en 1901. En 1951, la population Baruya comptait 1 800 personnes environ vivant dans une dizaine de petits villages. La société était composée de quinze clans dont huit provenaient d’envahisseurs qui avaient soumis des groupes locaux. L’économie reposait avant tout sur une forme d’agriculture extensive sur brûlis (Brandwirtschaft), mais les Baruya pratiquaient aussi des techniques plus intensives de cultures irriguées sur terrasses. L’élevage de porcs reposait surtout sur le travail des femmes, et la chasse, pratiquée exclusivement par les hommes, avait une importance avant tout rituelle et servait à affirmer la supériorité masculine. Les outils étaient encore, au début du XXe siècle, faits de pierre, d’os ou de bois, mais les Baruya n’avaient pas sur leur territoire de bonnes pierres pour fabriquer leurs outils. Ils s’en procuraient par le commerce du sel, un sel qu’ils produisaient à partir des cendres d’une plante. L’organisation de la société reposait sur le jeu des rapports de parenté et sur la subordination générale d’un sexe à l’autre, des femmes aux hommes. La descendance est patrilinéaire et les femmes sont exclues de la propriété de la terre, de l’usage des armes et de la possession des objets magiques et des rituels qui selon les Baruya assurent la croissance des enfants. Le mariage consistait en l’échange direct des femmes entre les hommes. Tous les trois ans, de grandes cérémonies d’initiations masculines avaient lieu et à cette occasion, la tribu tout entière, villages et lignages confondus, édifiait une grande maison cérémonielle, la Tsimia, que les Baruya désignent comme un gigantesque « corps » dont chaque poteau est le substitut d’un jeune de la tribu qu’on va initier. En résumé, nous avons là un exemple de petite société locale, souveraine politiquement, vivant d’une économie en partie autarcique, puisqu’elle assure elle-même sa subsistance, mais dépendante du commerce du sel pour se procurer des outils, des armes, des objets rituels, etc., bref, ses moyens de production, de destruction ou d’autres objets indispensables à sa reproduction. C’était une société sans classes, mais inégalitaire. Les inégalités étaient de différentes sortes ; l’une générale entre hommes et femmes ; l’autre distinguant entre les Grands Hommes et les autres. Ces Grands Hommes étaient grands soit par leur fonction soit par leur mérite ; ce sont les maîtres des rituels qui ont hérité de leurs ancêtres les objets sacrés nécessaires à la croissance des enfants ou à la lutte contre les mauvais esprits, ou bien ce sont les grands guerriers qui ont tué beaucoup d’ennemis, ou les chasseurs de casoars. Car le casoar n’est pas

seulement un gibier, c’est une femme sauvage qui erre dans les forêts de Nouvelle-Guinée. A propos de l’univers, les Baruya n’avaient pas de notion de création du monde. Ils croyaient qu’après une époque où le ciel et la terre étaient confondus et où les animaux et les hommes vivaient ensemble et parlaient le même langage, l’ordre actuel du monde était né quand le soleil et la lune s’étaient disjoints de la terre et s’étaient élevés au-dessus d’elle en poussant le ciel devant eux. Le soleil et la lune sont pour les Baruya des puissances, des divinités lointaines mais dont l’action est positive. Le soleil par exemple intervient dans le ventre des femmes pour fabriquer, conjointement avec le sperme de l’homme, les enfants. Ce dont les Baruya se préoccupent et s’effraient ce sont les mauvais esprits de la forêt et des cavernes et surtout les esprits de morts. Chez les Baruya remarquons qu’il n’y a pas de liaison directe entre l’économie et la parenté, entre la production de richesses et la reproduction de la vie : une femme ne peut être échangée que contre une autre femme. Dans beaucoup d’autres sociétés de Nouvelle-Guinée ou d’Afrique, au contraire, la femme est échangée contre des richesses, un bride-wealth, et le contact avec l’Occident a eu là très rapidement comme effet une inflation gigantesque des dots. Ceci nous rappelle qu’il y a eu de multiples situations de départ sur lesquelles a agi l’Occident. L’occidentalisation des Baruya s’est faite en quatre étapes et sous l’influence de forces distinctes qui ont agi soit également et successivement soit conjointement. *** La rencontre des deux mondes a eu lieu en 1951, mais avant cela, l’Occident avait déjà transformé la vie des Baruya sans qu’aucun Européen ne se soit manifesté dans cette région. En effet, pendant les vingt dernières années qui ont précédé le contact, les Baruya, à travers leur commerce de sel, s’étaient procuré des haches et des machettes d’acier produites à Sheffield ou à Solingen, dans une Europe industrielle dont ils ignoraient l’existence. Devant l’efficacité de ces nouveaux outils, ils avaient jeté leurs outils de pierre traditionnels dans la forêt. Et grâce à ces outils d’acier plus efficaces, ils avaient gagné du temps, temps qu’ils avaient passé à faire un peu plus la guerre ou à ne rien faire. Mais il leur avait fallu produire plus de sel pour se les procurer. Les femmes, elles, exclues par la tradition de la tâche d’abattre des arbres, avaient continué à utiliser leurs outils de bois et, dans la mesure où les Baruya se mettaient à défricher des jardins plus grands et à élever plus de cochons, l’arrivée des outils des Blancs se traduisit pour elles par une augmentation de travail. Ainsi, sans le savoir, en abandonnant leurs anciens outils de pierre, les Baruya s’étaient déjà placés sous la dépendance matérielle et économique de l’Occident. Mais d’autres faits surprenants eurent lieu vers la fin de cette époque. Un jour, les Baruya virent dans leur ciel deux grands oiseaux qui se poursuivaient en crachant du feu ; ils furent terrifiés. C’était un épisode de la Deuxième Guerre mondiale, un combat aérien entre Japonais et Australiens qui eut probablement lieu en 1943. Plus tard, Dawatnié, un homme qui était venu faire commerce de sel chez les Watchakes, une tribu vivant loin au nord des Baruya, fut conduit par ses hôtes au sommet d’une montagne et de là on lui fit voir dans la vallée quelques-uns de ces grands oiseaux dans le ventre desquels pénétraient des êtres de forme humaine. Quand il revint, il raconta ce qu’il avait vu et ainsi, avant même qu’ils n’aient vu des Européens, les Baruya savaient qu’il existait des êtres surnaturels de forme humaine et de couleur de peau claire qui habitaient les grands oiseaux de feu.

En 1951, ce fut l’arrivée du premier Blanc, Jim Sinclair, à la tête d’une colonne de soldats et de porteurs. Les Baruya étaient alors en guerre avec leurs voisins dont les villages se dressaient fortifiés au sommet des montagnes, de l’autre côté de la même vallée. Le Blanc organisa un camp au milieu duquel il planta un poteau où il fit monter le drapeau australien. Il aligna la troupe et fit présenter les armes au drapeau. Les Baruya furent éblouis par l’éclat des baïonnettes et le lendemain matin, lors du lever du drapeau, Bwarimac, un guerrier, tomba en transes. Il crut être possédé par le pouvoir du Blanc qui s’était montré dans l’éclair des baïonnettes. A ce moment-là, les Baruya pensèrent à tuer le Blanc et à massacrer sa troupe. Mais Jim Sinclair, ignorant tout de ces intentions, demanda qu’on apporte une dizaine de boucliers très épais et invita de robustes guerriers à les prendre pour cible de leurs flèches ; puis il aligna un peloton de soldats et leur commanda le feu : les boucliers volèrent en éclats. Cette démonstration de force impressionna les Baruya qui renoncèrent à leur projet de massacre. Ainsi, en 1951, une autre dimension vint s’ajouter à la subordination matérielle des Baruya aux outils produits par l’Occident : leur subordination militaire. Trente ans plus tard, après l’indépendance, il n’en sera plus de même lorsque les Baruya et les tribus voisines recommenceront à se faire la guerre. Le gouvernement envoya un officier avec quelques troupes pour arrêter les « meneurs » et celui-ci fit mine de faire tirer sur la foule. Les Baruya lui expliquèrent qu’ils n’avaient pas peur parce qu’ils étaient trop nombreux pour qu’il les tuent tous et que, de toute façon, lui-même et ses soldats succomberaient rapidement sous leur nombre. Mais revenons en 1951. Un grand changement s’opéra chez les Baruya quand ils virent pour la première fois, en chair et en os, leur premier Blanc. Ils découvrirent rapidement que c’était un homme comme eux et non un être surnaturel, un homme qui leur était supérieur mais n’était pas un esprit ou un dieu. Quelques années passèrent sans autre visite de Blancs et, soudain, en 1960, une colonne imposante de soldats et de porteurs dirigée par un officier déboucha dans la vallée de Wonenara à la frontière des Baruya et de leurs ennemis. L’endroit était plat, c’est là que les tribus se livraient habituellement bataille. Et parce qu’il était plat, il fut choisi par les Blancs pour y aménager une piste d’atterrissage pour les avions. Un patrol-post fut construit au bout de la piste et une partie de la troupe se rendit dans les tribus pour les identifier et les informer que, désormais, elles n’avaient plus le droit de se battre. L’officier responsable de l’implantation de l’administration fit ensuite venir des représentants des diverses tribus pour leur expliquer le nouvel ordre de choses puis ils les renvoya chez eux après les avoir nommés « chefs » de leur village au nom de Sa Majesté la Reine d’Angleterre. Malheureusement, l’un de ces hommes, sur le chemin du retour, fut attrapé par des guerriers Youndouyé, une tribu avec laquelle la sienne était en guerre au moment de l’arrivée des Blancs. Il fut tué et son corps donné à manger aux chiens. A cette nouvelle, l’officier organisa une expédition punitive ; trois personnes dont une femme furent tuées ; une colonne de prisonniers fut ramenée au poste. L’un des prisonniers, un grand chamane, persuadé qu’il pouvait échapper aux Blancs en volant, parce que l’esprit des chamanes est un oiseau, se jeta du haut d’une falaise, menottes aux mains. Il s’écrasa sur le sol et ne mourut pas, mais resta jusqu’à ce jour horriblement mutilé. Un autre incident survenu cette fois chez les Baruya permit de nouveau aux tribus locales de mesurer la force et la détermination des Blancs. A la suite du suicide d’une femme, une bataille avait éclaté entre les habitants de son village et

ceux du village de son mari. L’officier prévenu brûla le village de ceux qu’il croyait à l’origine de cette bataille, à savoir le village de la morte. Malheureusement pour les Baruya, dans cet incendie, deux choses sacrées disparurent ; d’une part, les doigts séchés d’un grand guerrier qui avait conduit leurs ancêtres à la conquête de ce territoire. D’autre part, plus grave encore, les pierres de silex qui servaient à réallumer le feu sacré lors des initiations. Elles explosèrent dans les flammes. L’officier n’en sut jamais rien. Ainsi, très vite, dans les premiers mois de leur colonisation, les tribus locales perdirent un attribut majeur de leur existence : le droit de disposer de leur propre existence, le droit d’appliquer leurs lois sur leur propre territoire, bref, elles perdirent à la fois ce que nous appellerions la souveraineté politique et l’autonomie culturelle. Commença alors le recensement systématique des populations, car un État ne peut exercer son pouvoir que sur des individus recensés. La paix étant imposée, on obligea les villages à descendre dans le fond des vallées pour faciliter leur recensement et leur contrôle. Obligation d’être recensés et de se soumettre à la loi, interdiction de faire justice soi-même. Les Baruya venaient d’entrer en contact avec une institution qui a joué un grand rôle dans l’évolution de l’humanité et qui est une marque de civilisation, l’État. Bien entendu, l’État qui les avait découverts était colonial et autoritaire mais c’était vu par les Européens comme une étape nécessaire vers un État démocratique et parlementaire qui devait le remplacer après l’indépendance. En 1966, une autre composante de l’Occident, le christianisme, fit une entrée massive sur le terrain. Des missionnaires luthériens vinrent s’installer près du patrol post et construisirent à la fois une mission et une école. Ils amenaient avec eux des évangélistes provenant des tribus de la côte, depuis longtemps christianisées, et en installèrent un dans chaque village pour prêcher la parole du Seigneur. La prédication se faisait en pidgin, langue qu’on enseignait à l’école avec les premiers rudiments du calcul et de l’écriture. Les Baruya et les tribus voisines virent avec plaisir cette initiative et très vite plus d’une centaine d’enfants fréquentèrent l’école. Au bout de deux ans, les meilleurs élèves furent envoyés dans une école secondaire de la mission, dans une ville de l’intérieur. Quelques garçons de cette première promotion devaient devenir l’un ingénieurforestier, un autre professeur de mathématiques, un autre policier ; l’un d’entre eux devint même pasteur. Pendant la durée de leur séjour au collège, les missionnaires leur interdisait de revenir dans leur tribu participer aux initiations. On leur expliquait que leurs ancêtres adoraient de faux-dieux et que, sans le savoir, leurs parents et eux avaient vécu jusqu’alors dans le péché. Un clivage s’institua parmi les jeunes entre ceux qui allaient rester des bush-kanaka comme leurs parents et la minorité des school-boys, qui avaient commencé à « évoluer ». Certains de ceux-ci proclamèrent alors qu’il fallait abandonner les coutumes de leurs ancêtres et qu’ils « crachaient sur le pagne » de leurs pères. Mais quinze ans plus tard, presque tous revinrent d’eux-mêmes participer aux grandes initiations. Nous verrons pourquoi. Kanaka vient de « canaque » un mot par lequel les Français désignent les tribus de Nouvelle-Calédonie. Ce terme avait été repris par l’administration australienne pour désigner les tribus de la brousse, à peine pacifiées. Les Baruya étaient donc devenus des bush-kanaka, des primitifs vivant dans les forêts. Or ce sont ces mêmes bush-kanaka qui avaient très vite décidé de scolariser une partie de leurs enfants. Ce qui témoigne d’une volonté de s’insérer pour une part dans ce monde nouveau qui leur était imposé ou proposé et auquel ils ont vite compris qu’ils ne pouvaient désormais

échapper. Les soldats, les évangélistes, les porteurs, noirs comme eux et venant de tribus inconnues, en étaient la preuve. Ils envoyèrent donc leurs garçons à l’école sans les initier ou en réduisant leur initiation à quelques heures et quelques rites, alors que la tradition voulait qu’un garçon soit séparé de sa mère et du monde des femmes vers neuf ans et vive à la maison des hommes jusqu’à vingt ans environ, âge où il se mariait. Cela n’empêcha pas le plus grand chamane des Baruya d’envoyer son fils à l’école. Vingt ans plus tard, devenu pasteur, il revint dans sa tribu et devint l’adjoint du missionnaire allemand qui dirigeait alors la mission luthérienne. A l’époque, deux clans Baruya encouragés par le gouvernement avaient décidé de créer une sorte de coopérative de vente et d’achat et ils lui en confièrent la gestion. Mais il fut chassé de la mission pour avoir engrossé la mère de sa femme et, plus tard, soupçonné d’avoir dilapidé la caisse du magasin, il cessa son autre fonction. Aujourd’hui il vit dans son village, a pris une deuxième épouse et jouit toujours d’une autorité certaine. En 1965, l’administration commença à recruter jusqu’à 30 % des hommes dans certains villages pour les envoyer travailler dans les plantations de la côte. Beaucoup de Baruya furent volontaires. Ils voulaient « voir » du pays. Ils partaient pour deux ans. A l’époque l’administration ne permettait pas aux indigènes de renouveler leur contrat car elle craignait que s’ils restaient trop longtemps dans une même plantation, ils ne commencent à s’organiser. Les hommes étaient nourris, logés dans des baraques, et touchaient quelques dollars par semaine. A l’issue de leur contrat, on leur donnait une somme de 200 dollars australiens environ qu’ils pouvaient dépenser comme ils voulaient. La plupart dépensait une partie de cette somme à acheter des outils, des couvertures, des parapluies qu’ils redistribuaient dès leur arrivée. Les Baruya étaient donc devenus des travailleurs salariés qui avaient vendu librement leur force de travail. En fait, l’argent qu’ils touchaient ou les rations alimentaires qu’on leur distribuait n’étaient pas l’équivalent d’un vrai salaire. Ils avaient connu la discipline d’un travail aux pièces, continu et encadré par des contremaîtres, chose tout à fait étrangère à leurs formes traditionnelles de travail. Ils avaient découvert la mer, dont ils ignoraient l’existence, les bateaux, l’avion. Mais beaucoup à leur retour en 1967 déclarèrent qu’ils ne repartiraient pas, même si on le leur proposait. En 1967, après les militaires, les missionnaires, les fonctionnaires arriva un universitaire. Un anthropologue. C’était moi. Avec mon arrivée, l’Occident était au complet. Après les formes de pouvoir c’était maintenant une forme occidentale de savoir qui arrivait. Au bout de quelques mois je fus sollicité par l’officier du poste de lui indiquer qui étaient les vrais fight-leaders, puisqu’il était manifeste que les Baruya avaient proposé comme chefs de village des hommes sans importance. De leur côté, les missionnaires auraient aimé savoir ce qui se passait pendant les cérémonies de chamanisme et qui étaient les « sorciers ». J’invoquais alors, comme les médecins, le secret professionnel pour justifier mes silences. En 1968, préoccupée de développement, l’administration organisa de vastes campagnes pour inciter les tribus à planter du café et fit distribuer gratuitement des milliers de plants de caféier. Des ingénieurs agronomes venaient expliquer quels sols et quelles expositions convenaient à cette culture. Le café à l’époque était bien payé parce que le Brésil connaissait une grave crise de production, ce dont les Baruya n’avaient pas la moindre idée. Les Baruya, producteurs de sel, savaient ce que c’était que de produire pour échanger, pour vendre. Mais leur sel était à la fois une marchandise et leur monnaie. Avec le café, ils produisaient désormais une marchandise

qu’ils ne consommaient pas eux-mêmes et qui leur procuraient une monnaie produite et contrôlée par d’autres. Les Baruya se mirent à planter des caféiers avec l’idée qu’ils allaient pouvoir se faire de l’argent sans quitter leurs vallées et sans subir la discipline du travail en plantations. Mais rapidement se posa un problème : certains lignages avaient de bonnes terres à café, les autres non. Au début, la vieille règle de réciprocité entre lignages alliés par le mariage joua et les lignages riches en bonnes terres offrirent à leurs beaux-frères de planter des caféiers chez eux. Mais un caféier vit une vingtaine d’années. Autoriser quelqu’un à utiliser sa terre pour planter du café n’avait plus rien à voir avec l’autoriser à planter des patates ou des légumes qui sont récoltés au bout d’une saison. Une différenciation économique s’installa entre les lignages et entre les individus, qui n’existait pas dans le cadre de l’agriculture de subsistance mais qui existait déjà pour les terres à sel. Bref les Baruya se mirent à makim bisnis, à « faire du business » selon la formule utilisée par l’administration et répandue dans les régions depuis longtemps colonisées. Mais makim bisnis c’était alors vendre aux Blancs, ce n’était pas encore vendre à son frère, vendre à un membre de sa tribu, vendre à un Baruya. Ce pas fut franchi le jour où des Baruya décidèrent de mettre en vente la viande d’un cochon qu’ils avaient tué. Or, le cochon, chez les Baruya, était depuis toujours un objet de dons et de contre-dons entre parents, entre alliés, entre initiés, etc. Vendre de la viande de cochon c’était transformer un objet de don en marchandise et c’était accepter l’idée que tout individu qui a de l’argent, même s’il n’a aucun lien personnel avec le propriétaire du cochon, peut se présenter pour acheter sa marchandise. La marchandise impersonnelle et l’homo economicus abstrait venaient d’émerger dans une société dont le fonctionnement reposait traditionnellement sur des rapports personnels. Fin 1968, l’Australie décidait d’organiser des élections dans tout le pays pour mettre en place une assemblée de représentants des diverses régions, premier pas dans l’apprentissage d’une démocratie parlementaire qui devait remplacer après l’indépendance le régime de l’administration coloniale. Déjà des partis existaient dans le pays dont le PANGU Party qui réclamait l’indépendance et dont le secrétaire, Michael Somaré, un homme du Sepik, allait devenir Premier ministre du premier gouvernement de la Papouasie – Nouvelle-Guinée indépendante. Mais en 1968, les Baruya ignoraient tout de l’existence de ces partis et de la signification des élections. Par chance j’étais présent lorsqu’elles eurent lieu. Les diverses tribus de la région furent rassemblées dans des endroits d’accès facile dans ces montagnes. Un officier européen arriva avec ses interprètes et installa un bureau de vote sous une tente. Il expliqua que tous les adultes recensés devaient voter et que par ce vote ils allaient envoyer à la capitale des gens qui défendraient leurs intérêts auprès du gouvernement. Puis comme personne ou presque ne savait lire et donc ne pouvait choisir entre des bulletins de vote, on présenta à la foule des affiches sur lesquelles on voyait neuf portraits de candidats, blancs et noirs, inconnus de ces tribus. L’officier fournit quelques informations sur les candidats et leurs programmes. Puis on appela chaque homme et chaque femme par son nom en leur demandant de désigner du doigt l’une des photos. Les hommes étaient timides, les femmes effrayées. L’une d’elles, par exemple, posa son doigt entre deux photos. On lui cria dessus et elle posa alors son doigt au hasard sur une photo. Elle avait « voté ». Tels furent les premiers pas dans l’apprentissage du parlementarisme. Depuis, les Baruya ont très bien compris l’intérêt d’avoir leur propre représentant à l’assemblée nationale. Mais ils se heurtent à deux problèmes qu’ils

n’ont pas encore résolus. Il faudrait que leurs lignages s’entendent entre eux pour présenter un seul candidat et il faudrait que des voix d’autres tribus s’ajoutent aux leurs pour le faire élire. Or, chaque tribu veut avoir l’un des siens comme député et chaque lignage voudrait qu’il soit choisi en son sein. En 1975, sans l’avoir demandé ni voulu, les Baruya se retrouvèrent citoyens d’une nation indépendante qui devint immédiatement membre de l’ONU. C’était l’époque des décolonisations et l’indépendance leur avait été octroyée par l’Australie alors gouvernée par le Labor Party. Pour les Baruya, les temps du colonialisme avaient été très courts, quinze ans. Aujourd’hui quinze ans à nouveau ont passé depuis l’indépendance. Où en sont-ils ? Quelques mois avant la proclamation de l’indépendance, Dick Lloyd, un missionnaire du Summer Institute of Linguistics, qui, dès la fin de 1951 avait été le premier Européen à vivre en permanence chez les Baruya et à apprendre leur langue, revint avec le premier livre imprimé dans leur langue, la traduction du livre de la Genèse de la Bible, traduction remarquable. A l’époque, parmi les quelques Baruya qui savaient lire et écrire deux seulement étaient devenus chrétiens. En effet, pour être baptisé, il fallait si l’on était polygame répudier toutes ses épouses sauf une. Or, répudier une femme c’est rompre l’alliance passée avec ceux auxquels on avait donné sa propre sœur ; c’est aussi bouleverser le statut des enfants nés de cette femme. Les Baruya trouvaient cela trop difficile. Et ils ne comprenaient pas non plus très bien la guerre que se faisaient entre eux les missionnaires blancs des différentes sectes protestantes, Seven Day Adventists, luthériens, New Tribes Missions, pour les compter parmi leurs fidèles. A cette époque, la mission luthérienne dirigée par un Allemand qui avait fui la RDA ouvrit un comptoir commercial à côté de la mission. 200 dollars furent investis pour acheter les marchandises habituelles : couteaux, riz, parapluies, etc. Une fois ce premier lot vendu, l’argent fut réinvesti pour en acheter un second... A la fin de l’année, le missionnaire disposait soit en liquidités soit en stock de l’équivalent de 14 000 dollars. Affaire florissante qui lui fut reprochée par le missionnaire américain de la New Tribes Missions qui, lui, proclamait vivre de pauvreté. Taux de profit considérable mais qui n’était pas grand-chose à côté de celui des grandes compagnies commerciales australiennes installées dans les villes, Burns Philips et Steamships. De nouvelles élections eurent lieu pour élire la première assemblée de la Nouvelle-Guinée indépendante. Les Baruya votèrent pour un homme jeune, brillant, Peter, un assistant médical, membre d’une tribu traditionnellement ennemie, les Andjé, et qui fut élu député. Ils lui donnèrent en même temps une femme. Malheureusement Peter se tua trois ans après dans un accident d’avion et son successeur provient d’une tribu avec laquelle les Baruya avaient peu de rapports. Après l’indépendance, de plus en plus d’enfants furent envoyés à l’école, y compris des filles qui, pour la première fois dans l’histoire des Baruya, se mesurèrent directement aux garçons dans l’apprentissage de la lecture, de l’écriture, du calcul et même de la course à pied. Beaucoup de jeunes hommes partirent travailler dans les plantations ou chercher un emploi dans les villes. Les hommes plus âgés restèrent au village et continuèrent à planter du café. Mais beaucoup de choses étaient en train de changer dans le pays. Une grande partie des plantations de la côte avait été vendue par les Européens, inquiets de l’indépendance et qui quittèrent en masse le pays, et avait été rachetée par des Big Men des tribus locales. La présence directe des Européens s’effaçait. Dans les villes, l’insécurité, la délinquance s’aggravèrent. L’alcool, autrefois réservé seulement à la consommation des Blancs ou de quelques indigènes admis dans leurs pubs, fut mis en vente

libre. Les initiations, qui n’avaient jamais cessé chez les Baruya durant la période coloniale, mais dont les cérémonies se déroulaient loin des yeux des missionnaires et des militaires, reprirent avec plus d’ampleur mais toujours amputées des rituels associés à la guerre, désormais interdite, et à l’homosexualité entre les initiés, de moins en moins pratiquée. Or c’est à ce moment que les quelques Baruya qui avaient fait des études et étaient devenus policier, infirmier, instituteur, revinrent participer aux initiations. C’étaient les mêmes qui, 20 ans auparavant, crachaient leur mépris des coutumes ancestrales. Et c’est l’un d’entre eux qui, en 1979, expliqua devant tous les hommes de la tribu et les jeunes initiés qu’il fallait continuer les initiations parce qu’il fallait une force pour résister à la vie des villes, à l’absence de travail ou d’argent, qu’il fallait s’appuyer sur soi et, devant moi, il s’écria : « Il faut puiser notre force dans nos coutumes, s’appuyer sur ce que les Blancs appellent culture » (en anglais). Les choses devaient continuer à évoluer de cette façon contradictoire, les Baruya s’appuyant sur certains aspects de leur culture tout en abandonnant les autres. Et ce qu’ils gardaient ils commencèrent à le combiner avec des idées, des pratiques venues de l’Occident. C’est ainsi qu’en 1980 les Baruya décidèrent d’initier de nouveaux chamanes et organisèrent de grandes cérémonies qui habituellement se tiennent tous les huit-dix ans. Il y eut peu de volontaires car, chez les Baruya, quand on devient chamane on doit rester dans la tribu pour la protéger contre les attaques des mauvais esprits et pour mener chaque nuit le combat contre les sorciers des tribus voisines qui cherchent à égarer l’esprit des Baruya ou à leur dévorer le foie. Les jeunes gens préféraient voyager ou avaient moins confiance que leurs aînés dans les pouvoirs de leur chamanes. Ceux-ci, d’ailleurs, avouaient que leurs pouvoirs n’étaient plus les mêmes depuis l’arrivée des Blancs. Et pourtant un compromis s’était établi avec la médecine des Européens. On fréquentait le petit poste médical pour se faire soigner fractures, blessures et infections. On consultait le chamane pour les douleurs internes, signes d’empoisonnement par sorcellerie. On en était là, lorsque en 1986 un problème non résolu pendant la période coloniale resurgit brutalement, un problème de terres situées en bordure d’une rivière et bonnes pour le café. Les Yuwarrounatché, voisins et ennemis des Baruya qui au moment de l’arrivée de Jim Sinclair venaient de perdre la guerre et ces terres, décidèrent de les récupérer par les armes, lorsqu’ils constatèrent que l’État nouveau n’avait pas la force de l’État colonial. Ce fut de nouveau la guerre. Les ennemis incendièrent le village Baruya le plus proche de leur frontière et percèrent de flèches un guerrier Baruya en lui criant d’aller rejoindre le territoire de ses ancêtres qui leur avaient pris autrefois ces terres. Toutes les écoles fermèrent ; les villages remontèrent au sommet des montagnes et s’entourèrent d’une palissade de pieux infranchissable. L’hôpital, la piste d’aviation devinrent inaccessibles aux Baruya car trop proches des ennemis qui occupaient cet espace en permanence. Aucun avion n’acceptait de se poser pour emmener le café des Baruya. La route, que l’administration coloniale avait fait construire par les Baruya et leurs voisins, fut coupée par ceux-ci, les ponts détruits et elle devint inutilisable après la première saison des pluies. Une sorte de situation d’involution s’établit qui se prolongea jusqu’en 1988. Les Baruya eurent six ou sept tués dans des batailles diverses et les ennemis quatre dont leur grand fight-leader. Mais ce n’était plus la même guerre qu’autrefois. On ne tuait plus les femmes ni les enfants, parce que cela entraînait habituellement l’intervention de la police. En fait, celle-ci est venue deux fois en hélicoptère pour arrêter les « meneurs » mais à chaque fois les villages

étaient vides et elle s’est contentée de brûler quelques maisons. Finalement, en 1988, sans qu’il y ait de véritable paix, une longue trève s’installa. La piste d’aviation redevint accessible mais les Baruya avaient tiré la leçon de cette guerre et, dès 1987, s’étaient mis à construire leur propre piste d’atterrissage près de celui de leurs villages qui était le plus éloigné des ennemis et situé sur une haute terrasse dans la montagne. En 1990, cette piste fonctionne. Bref, la vie a recommencé et des transformations un moment contenues par la guerre ont repris avec une intensité nouvelle. J’en citerai quelques-unes. Les Baruya plantent de plus en plus de caféiers, ce qui est un travail d’hommes. Mais ensuite le plus gros du travail, récolter, sécher, écorcer les cerises de café est fait par les femmes et par les petites filles. Cependant, certains hommes s’y mettent, ceux pour qui produire du café et faire de l’argent est devenu comme une sorte de passion. Plusieurs ont déjà mis de côté l’équivalent de 500 à 1 000 dollars. Ils ont appris à vendre au bon moment et ils écoutent sur un transistor les cours du café à Goroka, une ville à une demi-heure d’avion. De leur argent jusqu’ici ils n’ont presque rien fait. Pour éviter qu’il ne leur soit volé, l’administration a conseillé de le placer sur des livrets de caisse d’épargne qu’elle distribue. L’argent est ensuite transporté à la ville. Les Baruya ont continué à ouvrir, en s’associant à quelques-uns, des petites boutiques où ils revendent très cher les produits habituels, riz, savon, kérosène, allumettes qu’ils font venir par l’avion de la mission. Mais ces commerces font souvent faillite parce que ceux qui tiennent la boutique se servent ou font des cadeaux sans payer. De plus en plus aussi, les Baruya tuent des cochons pour en vendre la viande. Les prix des morceaux sont très élevés. La règle est de faire le plus d’argent possible, makim bisnis. Les femmes sont également entrées dans l’économie marchande. Presque chaque jour une centaine d’entre elles viennent s’asseoir près du centre médical et posent devant elles quelques kilos de patates douces et de bananes. Elles attendent le client en racontant les dernières histoires. Vers midi, elles repartent dans leurs villages respectifs, la plupart sans avoir rien vendu. Elles consommeront ce qu’elles étaient venues vendre et qui d’ailleurs n’avait pas été produit pour être vendu. Sur le plan économique ces échanges marchands sont donc marginaux, mais sur le plan social et psychologique ils manifestent une volonté d’imiter le monde occidental, voire de s’y intégrer d’une façon plus symbolique que réelle. C’est précisément cette volonté d’intégration qui me semble expliquer un phénomène nouveau et d’une importance majeure. On se souvient qu’en 1975 il n’y avait guère plus de deux Baruya baptisés. Or, depuis 1988, alors qu’il n’y a plus de missionnaires européens dans la région, dans presque tous les villages on a construit des Haus Lotu, des églises de bois et de chaume. Beaucoup de jeunes et un certain nombre de femmes âgées s’y réunissent le dimanche. Quelqu’un qui sait lire le pidgin récite la Bible et on chante en pidgin ou en baruya pour rendre grâce à Dieu d’avoir apporté « la vie et la lumière » et lui demander de « pardonner les péchés de ses créatures ». Et, en 1988, on m’a montré de longues listes de noms de Baruya qui sont candidats au baptême. La plupart veulent entrer dans l’Église luthérienne mais certains veulent appartenir à une secte américaine nouvellement apparue dans le pays : The Church of Christ. Parmi ces candidats, il y avait beaucoup de noms d’hommes mariés et polygames. Je m’en suis étonné mais on m’a répondu qu’on pouvait désormais être polygame et baptisé. Je ne crois pas que ce soit vrai, mais les Baruya eux le croient et ceci semble rendre plus facile leur conversion au christianisme. Mais pourquoi ce désir grandissant d’être baptisés ? Je ne le sais pas bien. Les Baruya ne semblent pas comprendre la notion de péché et leurs nouveaux sentiments chrétiens ne

les empêchent pas d’applaudir quand on tue des ennemis, brûle leur village ou vole leurs cochons. J’y vois un autre aspect de leur désir de s’intégrer dans le monde occidental, dans le monde de leur temps. Il est peut-être significatif que pour aller prier, les Baruya s’habillent à l’européenne, et les femmes cachent leurs seins sous un corsage. Les futurs baptisés pensent au prénom chrétien qu’ils recevront, John, Samuel, Mary. Ce qui a certainement le plus changé chez les Baruya ce sont les rapports entre hommes et femmes et entre les générations. Bien que les garçons qui restent au village soient toujours initiés et vivent dans la maison des hommes qu’ils devraient quitter seulement pour aller dans la forêt en évitant tout contact avec les femmes, on les voit maintenant traverser les villages et discuter avec les filles. Et même, fait peu banal, les filles d’un village ont créé une équipe de basket-ball comme les garçons et s’entraînent sur le même terrain situé au bord du village. Plaisanteries et regards sont échangés librement ce qui eut été impossible cinq ans auparavant. Voilà où en sont les Baruya quarante ans après qu’un Blanc à la tête d’une colonne de soldats et de porteurs soit apparu au haut d’une de leurs montagnes et ait planté son drapeau au milieu de leur vallée. Leur société ne s’est pas effondrée. Elle est toujours là et les Baruya sont même plus nombreux qu’auparavant. Mais leur mode de vie et leurs façons de penser en ont été transformés, bouleversés, et c’est irréversible. Ces transformations les Baruya ne les ont pas subies de façon passive. Ils les ont « agies », ils en sont en partie les auteurs, que ce soit le grand chamane qui envoyait son fils à l’école ou l’orphelin qui est devenu professeur de mathématiques à l’université de Port Moresby après avoir été envoyé par les Australiens étudier à Sydney, Melbourne et Auckland. Mais s’ils savent s’adapter et donc fabriquer « de la » société, les Baruya ne maîtrisent plus l’évolution de leur propre société. Celle-ci est désormais soumise à des forces extérieures énormes qui ont pénétré en elle et déjà la dirigent, des forces toutes issues de l’Occident et qui ont intégré cette petite société dans la logique du développement sans cesse élargi de l’Occident. Occident qui dans le Pacifique ne se confond plus complètement avec l’Europe puisque les marchandises vendues en Nouvelle-Guinée viennent désormais pour moitié du Japon. Récapitulons brièvement les aspects de ces processus de soumission et d’intégration à l’Occident qui sont d’ores et déjà irréversibles. Les Baruya ne produisent plus leurs propres outils et seraient incapables de fabriquer de nouveau leurs anciens outils de pierre et de s’en servir. Ils se servent d’une monnaie qui n’est pas la leur et ils doivent pour la gagner se transformer en travailleurs salariés non « qualifiés » et mal payés ou en petits producteurs d’un café qu’ils ne consomment pas et que d’autres exportent sur le marché mondial. Les Baruya sont devenus citoyens d’un État dont les principes et les modèles viennent de l’Occident qui les a d’ailleurs implantés lui-même avant d’octroyer à cette nation, artificiellement formée, l’indépendance. Et depuis l’indépendance l’Australie continue à alimenter le tiers du budget de l’État nouveau ce qui ne signifie pas que celui-ci soit simplement aux ordres de son ancien maître colonial. Mais ceci dépasse encore de beaucoup les Baruya. Remarquons au passage que c’est probablement l’existence de plus de 750 tribus de tailles et de langues différentes – dans un pays de montagnes et de jungles où il est toujours très difficile de circuler-, et dont aucune n’avait jamais pu établir son hégémonie même sur quelques autres, qui a rendu possible l’implantation et le maintien d’une démocratie parlementaire. Ailleurs, en Afrique ou en Asie, là où une ethnie disposait avant ou après la colonisation européenne d’un pouvoir sur d’autres, on a vu se mettre en place après l’indépendance beaucoup de régimes de

parti unique et de parlements fantoches. Mais en Nouvelle-Guinée les mêmes facteurs qui ont favorisé l’implantation d’une démocratie parlementaire en limitent l’efficacité. L’État post colonial n’a pas les moyens matériels et humains d’être présent partout et de faire appliquer ses lois. Ceci les tribus l’ont vite compris et ont recommencé à régler leurs problèmes avec leurs voisins en ayant recours à la violence comme au bon vieux temps. La guerre entre les Baruya et les Yuwarrounatché est un exemple de ce mouvement général. L’État est perçu à la fois comme une puissance abstraite, lointaine qu’il faut plutôt éviter et comme une source mystérieuse, quasi inépuisable d’argent et d’aides diverses qu’il faut le plus possible exploiter. Chaque tribu invoque son droit d’obtenir autant que les autres et chacune cherche à obtenir plus que les autres. Les Baruya ont appris eux aussi les règles de ce jeu. Subordonnés économiquement et politiquement à l’Occident, les Baruya le sont aussi culturellement. Ils apprennent à lire et à écrire en pidgin, une langue coloniale faite de broken english, de malais, comme les parlers créoles français ou anglais que parlent aujourd’hui les Noirs des Antilles. Et s’ils poursuivent des études secondaires et supérieures ils doivent apprendre l’anglais, la seule langue qui, pour eux comme pour nous, permet de communiquer avec le reste du monde. Mais le plus important n’est pas cela. Il est dans l’érosion générale et le démantèlement de la culture la plus intime des Baruya et dans la destruction désormais irrémédiable de certains de ses éléments. Et ceci malgré le fait que beaucoup de Baruya soient fiers de leurs coutumes et ne restent pas passifs ou indifférents devant leur disparition. Parmi toutes les forces qui agissent sur leur société deux s’attaquent directement à leur culture : l’État qui interdit la guerre et s’arroge le droit de faire justice ; le christianisme qui affirme que le soleil et la lune sont de faux dieux, que la vraie religion est celle du Christ, que les hommes vivent dans le péché et d’autant plus s’ils ignorent que le Christ est mort sur la croix pour racheter les péchés des hommes de toute race et de toute couleur. Le christianisme, comme l’islam ou le bouddhisme, est une religion qui veut convertir et les Baruya, dans quelques générations, seront probablement tous chrétiens, d’un christianisme du tiers monde qui pourra diverger fortement du christianisme européen mais s’inspirera toujours de ses grandes visions et de ses symboles. Parmi toutes ces transformations, certaines revêtent une valeur positive aux yeux des Baruya eux-mêmes. Ils ne veulent plus que l’état de guerre permanent, endémique entre eux et leur voisins recommence. Or, si la guerre n’est plus considérée comme une activité normale des hommes à laquelle il faut très jeune se préparer et qui donne l’espoir de devenir un Grand Homme c’est une partie des valeurs et de la hiérarchie sociale traditionnelles qui s’effondre. Par ailleurs, les Baruya n’aiment plus rester confinés toute leur vie dans les deux vallées où vivaient leurs ancêtres et dans les quatre ou cinq autres qu’ils visitaient au péril de leur vie. Ils aiment prendre l’avion, rester plusieurs années partis, jouer aux cartes, conduire un camion. L’un d’eux s’est même embarqué sur un bateau-usine de pêche japonais. Deux ou trois ont épousé des femmes de la côte et ont fait savoir qu’ils ne reviendraient plus au village et qu’on pouvait marier à d’autres la femme qui leur était promise. Mais surtout, la structure la plus profonde de la société Baruya, les rapports entre hommes et femmes, a beaucoup changé et ceci dans un sens qui va à l’encontre des pratiques traditionnelles de dénégation des femmes et d’affirmation de la domination masculine. Non que les changements aient été acceptés sans violence. Sept ou huit femmes ont été battues à mort ou exécutées par des maris qui ne supportaient pas qu’on manque au respect et à la soumission

auxquelles la tradition leur donnait droit. Mais les hommes aujourd’hui ont moins peur de la pollution féminine et les femmes des symboles de la supériorité masculine. On commence à voir des jeunes pères qui jouent avec leur bébé même si c’est une petite fille. Autrefois, l’idée même de le faire les aurait fait cracher par terre de dégoût et de honte. Une chose cependant n’a pas du tout changé : le mariage qui repose toujours sur l’échange direct de deux sœurs entre deux hommes et entre deux lignages. Mais les jeunes filles ont de plus en plus leur mot à dire et on évite de les forcer. Telle est la façon dont j’ai compris les formes et les mécanismes du processus d’occidentalisation d’une société tribale. Pour les Baruya, le Blanc n’est plus un être surnaturel mais il reste un être supérieur. Mais c’est un supérieur dont, depuis la décolonisation, ils n’acceptent plus de recevoir des ordres ni des coups de cravache. Or, dans un sens, n’est-ce pas les Blancs eux-mêmes qui, en leur octroyant l’indépendance, se sont interdits à eux-mêmes d’en donner. Et, sur le plan plus asbtrait, n’est-ce pas la religion des Blancs qui affirme que tous les êtres humains sont égaux devant Dieu. Ces processus vont-ils continuer ? Oui. Sont-ils irréversibles ? Oui. Iront-ils jusqu’à s’étendre au monde entier ? C’est probable mais il est ici nécessaire de revenir sur l’idée que l’occidentalisation va s’étendre sans que les trois éléments qui la composent aujourd’hui ne s’étendent avec le même succès. Le Japon est aujourd’hui le pays capitaliste le plus dynamique mais il l’est devenu sans perdre sa souveraineté politique ni les fondements de son idendité culturelle. Le Japon, en effet, ne fut jamais une colonie et pendant longtemps le christianisme n’y a pas été autorisé à combattre le bouddhisme. Mais la minuscule société des Baruya n’est rien à côté du Japon et il y a des centaines de sociétés comme celle des Baruya. L’Occident va triompher en Europe d’abord où il va conquérir enfin l’Europe de l’Est, tâche commencée dès le XVIe siècle et bien avant les régimes communistes. Et il va s’étendre en Orient même si là l’Occident ne se confond plus avec l’Europe. Sommes-nous condamnés à nous joindre aux applaudissements ou à quitter muets la scène sur la pointe des pieds ? Or, sans parler des gens du tiers monde, pourquoi en Occident faudrait-il que désormais se taisent ceux qui continuent à penser que le christianisme n’est pas la seule vraie religion et qu’il n’y a pas de « vraie » religion, ceux qui constatent que la démocratie politique existe et s’en félicitent mais savent qu’il y a beaucoup à faire pour élargir la démocratie sociale et presque tout à faire pour que l’économie et les richesses que le capitalisme produit ou s’approprie soient plus démocratiquement, plus équitablement réparties en Occident même et ailleurs. Pourquoi refuser de voir le négatif. Il existe et il agit sur nos existences. Pourquoi s’y résigner ? Serait-ce parce que la fin de l’histoire est arrivée et que nous vivons enfin dans le meilleur des mondes possibles ? Berlin, 5 mai 1990

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE Godelier, M. 1982. La production des Grands Hommes. Paris, Fayard. – 1987. « Tribu, ethnie, nation chez les Baruya de Nouvelle-Guinée », Journal de la Société des océanistes, 61 (81) : 159-168.

Notes de fin 1 Ce texte développe les élements d’une conférence prononcée à Vienne (Autriche) le 13 juin 1990, dans le cadre des Wiener Vorlesungen im Rathaus et intitulée : « Wird der Westen das universelle Modell der Menscheit ? Die vorindustriellen Gesellschaften zwischen Veränderung und Auflösung ».

Les contextes illusoires de la transition au socialisme 1 Maurice Godelier

L’effondrement général des formes dites « socialistes » d’économie et de gouvernement imposées en Europe centrale après la Seconde Guerre mondiale par des partis communistes inféodés à l’URSS ; l’imminence de gigantesques bouleversements dans ce pays même qui, après une révolution, source de tant d’espoirs, avait accouché de ce type de régime ; les craquements sinistres de la Chine d’après Mao, annonciateurs de cataclysmes aussi amples dans l’Asie de demain ; tous ces faits concourent à imposer l’idée que nous vivons l’un de ces moments privilégiés de l’histoire où celle-ci abandonne derrière elle des formes d’organisation de la société et des formes de pensée mortes, condamnées. Nous avons l’impression de vivre la fin d’une époque, la fin du communisme, et bien entendu, la fin de la pensée qui en avait posé les principes, la fin du « marxisme ». Et ce qui frappe le plus dans ces événements n’est pas la rapidité avec laquelle les pièces maîtresses du système s’effondrent l’une après l’autre comme un château de cartes, c’est surtout que le système ait duré si peu (soixante-dix ans à peine) et que rien de grand, rien de très important ne semble devoir lui survivre. Et pourtant, aux yeux de tous, partisans élogieux ou ennemis acharnés, c’était un colosse appelé à durer. A la différence du totalitarisme nazi détruit par les armes, on prédisait encore un long avenir au totalitarisme post-stalinien, à condition qu’il s’abstienne d’affronter directement, militairement, « le camp capitaliste ». L’échec des réformateurs à la Khrouchtchev ne montrait-il pas qu’il était également impossible de réformer ce système de l’intérieur, donc vain de le vouloir ? Les réformes ont échoué, le colosse est tombé. Il était donc déjà décomposé, et personne ne le savait. Rien à voir donc avec la fin de la société antique « esclavagiste », qui a mis des siècles à se décomposer avant de disparaître tout en léguant derrière elle des idées, des œuvres, des institutions qui allaient servir de nouveau, à partir du XVIe siècle, au développement de l’Occident. Ce serait plutôt – et ici, comble d’ironie, nous reprenons un exemple cher à Marx – comme l’échec des réformes carolingiennes, quand on avait voulu faire renaître les grands domaines de l’antiquité à une époque où les progrès dans l’agriculture venaient de la multiplication des exploitations de taille petite ou moyenne. L’exemple est boiteux, car les réformes de Charlemagne n’avaient rien à voir avec les ambitions de la révolution bolchevique (de fonder une société sans classes, démocratique, etc.). Mais il suggère que si la vie de ce système a été brève et sa fin si rapide, c’est qu’à la différence des systèmes antique, féodal ou capitaliste, il n’était pas viable. Il n’était pas durable, non pas, comme le christianisme, l’islam et les autres religions révélées le proclament, parce qu’il violait la nature humaine, mais plus simplement parce qu’il s’écartait trop des réalités d’aujourd’hui et n’avait pu y prendre vraiment racine, donc parce qu’il allait à l’encontre de l’histoire de notre temps et ne pouvait finalement la suivre, après avoir prétendu la précéder. Certes, on avait pu pour un temps l’imposer par la force à des populations qui étaient supposées en attendre la réalisation des idéaux inaccessibles à la société capitaliste et bourgeoise, la liberté, l’égalité dans

la fraternité. De nouveau, derrière la faillite du communisme se profilerait celle de la pensée qui l’inspire, celle de Marx et de ceux qui s’en sont réclamés. Pour un penseur qui avait voulu découvrir « les lois du mouvement économique » de la société moderne, l’histoire a jugé et tranché. Au mieux, si on voulait bien le laver des crimes commis en son nom, Marx resterait un penseur généreux mais utopique, le dernier des utopistes. Enfin serait venu, en Occident du moins, le temps de la fin des idéologies. Bref, l’histoire serait en train de reprendre son cours et se remettre à couler entre les rives du possible. L’idée qui vient spontanément à l’esprit, c’est que le cours que reprend l’histoire n’est autre que celui du développement du capitalisme dont l’expansion, un moment contrecarrée et retardée par la révolution russe et ses séquelles en Europe et dans les pays du tiers monde, continue inexorablement sa marche en avant, plus vite et plus fort que jamais. Demain, enfin, l’Europe sera unifiée sous ses lois de l’Atlantique à l’Oural, en attendant de pouvoir digérer la Chine, ce qui sera autre chose que la RDA. La fin du communisme serait donc la fin du marxisme, et du même coup le triomphe du capitalisme et du libéralisme. Pour beaucoup, dont je suis, qui combattaient à la fois le capitalisme et les régimes policiers et bureaucratiques qui pratiquaient au nom du socialisme la terreur et le mépris des masses, ces constats font mal, et font peur. Quels mouvements, quelles formes de luttes, quelles perspectives doivent être inventés aujourd’hui pour lutter contre l’exploitation, la pauvreté, la subordination, la solitude dans lesquelles se trouvent des centaines de millions d’hommes et de femmes soumis à ces systèmes, et pas seulement dans les pays du tiers monde ou de l’Europe centrale et orientale. Car hier encore, dans les pays capitalistes les plus riches, quand on subissait « la crise », on avait aussitôt allègrement « dégraissé » les appareils de production et d’échange, et condamné au chômage des millions d’hommes, jeunes ou moins jeunes. Le triomphe du capitalisme a ses « coûts humains ». Les problèmes restent, les contradictions changent de nature mais ne disparaissent pas. Des luttes s’imposent, d’autres s’imposeront. Il faut s’y engager, mais tout en s’y engageant, il faut éviter de s’enfoncer de nouveau dans des impasses aussi tragiques qu’inutiles. Jamais peut-être depuis la fin du XVIIIe siècle, ceux qui veulent agir dans ce sens ne se sont trouvés devant un bilan à faire d’une telle ampleur, mais en même temps aussi dans un contexte où beaucoup de choses semblent désormais claires. Mais tout est-il également évident dans ces évidences ? Pour ne donner qu’un exemple, il semble difficile de démontrer que les analyses de Marx contenaient les prémisses et la légitimation de l’exploitation et de la soumission des masses populaires par des États bureaucratico-policiers. Pour y voir plus clair, il faut analyser, entre autres, la manière dont Marx se représentait les conditions et les processus de passage d’un système économique et social à un autre, et particulièrement le passage du capitalisme à ce qu’il appelait non pas le « socialisme » mais « le mode de production des travailleurs associés ». C’est à répondre brièvement à cette question que nous consacrerons la suite de ce texte 1 . Marx s’est, à diverses reprises au cours de sa vie, posé le problème, central pour une compréhension scientifique de l’histoire, des conditions et des mécanismes de transition d’un mode de production dominant à un autre, d’une formation économique et sociale à une autre. Les textes sont nombreux et s’étendent sur toute sa vie, depuis L’Idéologie allemande (1845) jusqu’aux trois brouillons en français de sa lettre à Vera Zassoulitch (1881), révolutionnaire russe qui lui avait posé la question de savoir si, selon lui, la Russie pouvait passer au mode de production des producteurs associés « sans parcourir toutes les phases de la production capitaliste » 2 . Question dont nous mesurons un siècle plus tard la portée. Les textes les plus

importants pour notre propos sont ceux épars dans les trois volumes du Capital consacrés à la transition en Europe du mode de production féodal au mode de production capitaliste, ainsi que les textes des Programmes de Gotha et d’Erfurt (1874), où Marx critique certaines des thèses des sociaux-démocrates allemands à propos de la transition du capitalisme au « mode de production des travailleurs associés ». D’un côté donc, des analyses et des hypothèses sur une transition qui est, au moment où écrit Marx, achevée dans les principaux pays d’Occident – l’Angleterre, la Hollande, la France – où le capitalisme domine le développement de l’économie et de la société. De l’autre, des textes où Marx anticipe le passage dans les pays du capitalisme développé au mode de production des travailleurs associés. Donc, nous avons d’un côté une transition faite, de l’autre, une transition non pas à faire mais, selon Marx, déjà en train de se faire. Comment Marx voyait-il la première transition, celle qui était finie et avait donc « réussi » ? Marx la voyait comme un processus de longue durée qui, commencé vers la fin du XVe siècle, anticipé en Italie au XIIIe siècle, n’est achevé en Angleterre qu’au début du XIXe siècle. Marx soulignait d’ailleurs que dans l’histoire, il n’y avait pas de coupure nette entre diverses époques du développement économique de la société, entre diverses formations économiques et sociales. Anticipé en Italie, recommencé au Portugal et en Espagne, ce processus s’arrête plusieurs fois, pour repartir plus tard en France et surtout en Hollande, jusqu’à ce qu’en Angleterre, toutes les conditions existant ailleurs à l’état dispersé soient réunies. Le processus de transition, réduit ici aux transformations économiques qui amènent la dissolution puis la disparition d’un mode de production dominant, et son remplacement par un autre qui va dominer à son tour l’ensemble des conditions de la production et des échanges, est un processus qui naît spontanément, se développe de façon inégale dans diverses sociétés, et met plusieurs siècles à s’achever dans l’une, puis dans l’autre des sociétés où il s’est développé. Les analyses de Marx se limitent volontairement à l’étude des aspects économiques de ces processus. Il n’ignore pas, tout en les laissant de côté, les transformations des formes du pouvoir, des idées (protestantisme), de la culture (peinture, musique), etc., qui vont de pair avec ses transformations économiques. Son analyse est réductrice, mais à dessein. Marx a proposé une périodisation de ce type de processus, qu’il découpe en trois phases (avec beaucoup de réserve) : 1. la naissance ; 2. la jeunesse et le développement du nouveau système ; 3. la maturité. Les deux premières phases (naissance et développement) constituent la période de transition, qui se termine par la domination du nouveau mode de production (phase 3). La période de transition est donc en même temps la période où l’ancien système dominant se décompose plus ou moins rapidement et commence à disparaître de l’une puis de l’autre des diverses sphères de la production les unes après les autres, et ce dans un ou plusieurs pays à la fois. La naissance du mode de production capitaliste se situerait selon Marx dès la fin du XVe siècle, avant même la découverte de l’Amérique. Sa jeunesse et son développement s’étendraient de la fin du XVIe au milieu du XIXe siècle, et sa phase de maturité aurait commencé en Angleterre plus tôt

qu’ailleurs, dès le début du XIXe siècle alors que la France et l’Allemagne restaient encore loin derrière. Et déjà dans l’Angleterre de la deuxième moitié du XIXe siècle, avec l’apparition des coopératives, des fabriques ouvrières, avec le développement des banques, des trusts, etc., Marx voit les signes directs (coopératives ouvrières) et indirects (diverses formes de socialisation de la propriété des entreprises, etc.) que la transition à un autre mode de production, supérieur, le mode de production des travailleurs associés, est déjà commencée, mais seulement dans les pays capitalistes les plus développés. Pour Marx, c’est clair, le « socialisme » ne pouvait naître et trouver les conditions de son développement que dans les pays capitalistes les plus développés, où la production et les échanges sont hautement socialisés, où la classe ouvrière a une longue expérience des luttes et où elle est depuis longtemps organisée à travers des syndicats et des partis. Lorsque Mikhailovski en 1877 ou V. Zassoulitch en 1881 lui poseront la question : « Est-ce que ce passage est possible en Russie ? », la réponse sera oui, mais à plusieurs conditions, sur lesquelles nous reviendrons, mais dont l’une doit être mentionnée tout de suite : la révolution russe, si elle éclate, ne le ferait pas « […] à une époque où le capitalisme se présente encore intact, mais où il se trouve au contraire dans l’Europe occidentale aussi bien que dans les États-Unis en lutte et avec les masses travailleuses, et avec la science, et avec les forces productives mêmes qu’elle engendre – en un mot dans une crise qui finira par son élimination, par un retour des sociétés modernes à une forme supérieure d’un type « archaïque » de la propriété et de la production collectives. » (1881. Cf. Sur les sociétés précapitalistes… : 325.)

Texte qui fait écho aux remarques d’Engels (1875) sur Les rapports sociaux en Russie : « Cette transition vers une forme supérieure devra s’effectuer sans que les paysans russes passent par le degré intermédiaire de la propriété parcellaire bourgeoise. Cela ne pourra se produire que dans le cas où s’accomplira en Europe occidentale, avant la désintégration définitive de la propriété communautaire, une révolution prolétarienne victorieuse qui offrira au paysan russe les conditions nécessaires à cette transition, notamment les ressources matérielles… » (Sur les sociétés précapitalistes… : 356.)

Une révolution est possible en Russie, mais comme une exception, et à la condition que, dans le même temps, une révolution prolétarienne éclate et triomphe en Europe occidentale. La réalité, nous la connaissons. Après la Première Guerre mondiale, des soulèvements révolutionnaires éclatèrent en Hongrie et en Allemagne. Ils furent écrasés. Depuis lors, aucune révolution prolétarienne n’a surgi en Europe. Et l’exception est devenue la règle, dans la mesure où (en laissant de côté les pays de l’Europe de l’Est, où le « socialisme » fut imposé à la suite du partage de l’Europe entre les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale) en Chine, au Vietnam, à Cuba, des soulèvements populaires amenèrent des partis communistes au pouvoir dans des pays où n’existaient pas les conditions matérielles et sociales du passage au mode de production des travailleurs associés, des pays qui, comme la Chine et le Vietnam, ne possédaient encore que quelques îlots de production industrielle capitaliste. *** Mais revenons au premier moment d’un processus de transition, à la naissance même des nouveaux rapports sociaux de production, et particulièrement à la naissance des rapports capitalistes de production. Marx écrit à plusieurs reprises que cette naissance fut spontanée. Elle se fit sous la pression du développement de la production marchande liée à l’expansion du commerce international et national dans certains pays d’Europe à partir du XVIe siècle. L’expansion du commerce, impulsée par la société « féodale », s’est heurtée aux limites des

formes féodales d’organisation de la production artisanale et industrielle et des échanges marchands. Elle s’est heurtée aux entraves que dressait l’organisation de la production et du commerce par les corporations et les guildes. Marx, dans le chapitre VI, dit inédit, du Capital, analyse cette naissance spontanée des rapports de production capitaliste quand il compare l’atelier capitaliste à l’atelier d’un artisan maître de corporation. Il montre que cette naissance a consisté en une combinaison nouvelle de rapports économiques qui étaient déjà là, mais après l’élimination du contrôle des corporations sur la production. La propriété privée des moyens de production, l’usage de l’argent comme capital, la rémunération du travail en partie en nature, mais aussi en partie contre de l’argent, existaient. Ces éléments sont conservés et recombinés, libérant un potentiel d’organisation de la production nouveau et transformant pour la première fois les travailleurs, compagnons, apprentis, en travailleurs salariés, faisant cesser leur statut de pseudo-membres de la famille du maître artisan. Trois remarques sont à faire sur cette naissance si on veut la comparer à la naissance du mode de production « socialiste » mis en place après une révolution « politique » : 1. La naissance des rapports capitalistes de production fut spontanée, sporadique, avant de se multiplier et de devenir un phénomène confluent en certains pays d’Europe. 2. Cette naissance n’était pas une réponse au développement de forces productives nouvelles, mais une réponse au développement des échanges marchands et de la production des diverses marchandises qui alimentaient ces échanges. C’est une transformation des rapports de production qui répond à leur évolution et non à la pression de quelque chose d’autre, de forces productives « nouvelles » par exemple. 3. Cette naissance se présentait comme l’une des manières d’organiser la production hors des structures corporatives et contre elles. Mais à chaque fois, ce sont des rapports économiques déjà présents (propriété privée, usage de l’argent comme capital, travail salarié) qui se trouvaient combinés d’une manière nouvelle, constituant une forme sociale d’organisation de la production et des échanges nouvelle et plus efficace (par rapport aux besoins économiques de la société de l’époque). Et bien entendu, cette forme, en combinant directement le capital et le travail libre, contenait tous les éléments de l’exploitation du travail par le capital, de la forme moderne de l’exploitation du travail humain par les propriétaires des moyens de production et de l’argent. Elle contenait les éléments spécifiques des rapports de classe capitalistes, caractéristiques de la société moderne, postféodale. Ces rapports nouveaux, une fois nés, ne s’imposèrent pas d’emblée, comme le firent les rapports de production « socialistes », à toutes les branches de la production et des échanges. Ils se développent ici, là, s’arrêtent, disparaissent, renaissent, repartent, etc. Bref, la deuxième phase du processus de transition, la jeunesse et le développement du mode de production capitaliste, prend du temps et dépend de beaucoup de circonstances, économiques ou non. Car ce développement ne s’est pas fait sur la base de seules forces ou de seuls ressorts économiques. L’expansion coloniale européenne, les guerres, l’aide des États, l’expropriation des biens des Églises (facilitant des réformes agraires et des redistributions de la propriété), le protestantisme et son éthique du travail et du salut : toutes ces circonstances et toutes ces forces ont concouru, dit Marx, au développement des nouveaux rapports de production. Ceux-ci doivent donc largement

à diverses formes de violence, privée et publique, leurs victoires. Le marché n’est donc pas et n’a jamais été la source unique du développement de la production marchande. Celle-ci existait, Marx le rappelle sans cesse, bien avant le capitalisme, et s’adossait alors à des rapports de production et à des formes d’exploitation du travail totalement différentes, formes esclavagistes, corvées paysannes, etc. D’autres forces que le marché sont au service des échanges marchands ou s’opposent à leur expansion. Mais le facteur décisif qui, selon Marx, a assuré le triomphe du capitalisme et l’a établi comme le nouveau mode de production dominant qui a marqué définitivement l’évolution des sociétés occidentales modernes, c’est la capacité qu’il a eue de se créer une base matérielle (et intellectuelle) propre en développant le machinisme et la grande industrie, et en généralisant l’application des sciences à la production. C’est quand le capitalisme a cessé de reposer sur des techniques et une base matérielles héritées du passé, de la société féodale et ses métiers manuels, quand il a commencé à se créer sa propre base, sa propre division du travail et à détruire ou à abandonner les conditions matérielles qui furent son point de départ, que la période de transition s’est, sur le plan des réalités économiques, terminée. C’est ce que Marx appelle le passage de la subsomption « formelle » à la subsomption « réelle » du travail sous le capital. Non seulement de nouvelles forces productives, matérielles et intellectuelles (sciences, techniques, etc), mais un nouveau type de travailleur : le travailleur « parcellaire » qui, pris individuellement, est dépourvu de toute capacité productive, mais qui l’acquiert dès qu’il est combiné avec d’autres forces de travail au sein d’une structure collective. C’est donc quand il a construit sa propre base matérielle, quand il a détruit sous sa concurrence ou s’est subordonné d’autres formes et rapports de production que le mode de production capitaliste est devenu dominant. Bien entendu, ce stade ne fut atteint que dans les pays où il s’était le plus développé, et qui constituent le centre (ou plutôt les centres) de son expansion par rapport aux autres pays qui lui sont soumis et forment les diverses périphéries de ce nouvel ensemble économique. Or, il est clair que, pour Marx, une révolution prolétarienne devait d’abord éclater dans les pays capitalistes les plus développés, au centre, et non dans une périphérie (comme la Russie à l’extrémité de l’Europe), et que c’est là que cette révolution avait le plus de chances de succès, non pas seulement de succès immédiat, de victoire politique, mais de chances de pouvoir passer réellement à des formes modernes et dynamiques de propriété sociale des moyens de production. Dans ces pays, le prolétariat et ses alliés devaient, après leur victoire politique, disposer de tous les acquêts du capitalisme en matière de développement de la production, des échanges, de la science et des techniques… Si l’on compare ces analyses de Marx sur les conditions et les processus de transition au capitalisme avec ce qui s’est passé en Russie ou en Chine, on voit immédiatement que ces pays n’étaient pas des pays capitalistes développés (la Chine moins encore, et de beaucoup, que la Russie tsariste), que la révolution a donc dû, comme le prévoyaient Marx et beaucoup d’autres en son temps, introduire les techniques et forces productives développées dans l’Occident capitaliste pour se créer sa propre base matérielle. Jamais, ensuite, le développement de cette base n’a été capable de concurrencer vraiment celle des pays capitalistes les plus avancés, ni, encore moins, capable de faire apparaître dans l’histoire de l’humanité des forces productives, matérielles et intellectuelles, uniques, sans équivalent dans l’Occident capitaliste et qui lui auraient été inaccessibles à cause même de ses structures capitalistes. Bien loin d’être capables de créer une base matérielle propre à partir de laquelle devait devenir possible un développement

de la société au profit des masses, inaccessible au sein des systèmes sociaux reposant sur l’exclusion du plus grand nombre de la propriété et/ou du contrôle des moyens de production et sur l’exploitation de leur force de travail, les régimes « socialistes » bureaucratico-policiers sont devenus vieux en quelques décennies sans jamais avoir pu atteindre la maturité. Pas durables parce que pas viables – on en revient aux mêmes questions. On mesure la tragique illusion de Lénine lorsqu’il dansa de joie le jour où l’on put dire que la révolution bolchevique avait duré autant que la Commune de Paris. Par contre, Lénine et Trotski se faisaient moins d’illusions lorsqu’ils pensaient qu’il serait difficile, voire impossible, de construire le socialisme dans un seul pays, si des révolutions prolétariennes n’éclataient pas rapidement et n’étaient pas victorieuses dans les pays du centre du capitalisme, en Europe occidentale et aux États-Unis. L’écrasement des « soviets » de Budapest ou de Berlin leur apprit qu’il fallait encore attendre et, en attendant, faire ce qu’on pouvait pour construire seuls un mode de production dont les éléments manquaient et dont la forme sociale était à inventer. Au fond, quand on analyse ce que Marx pense du rôle des révolutions politiques, en Angleterre en 1645, en France en 1789, il est évident que pour lui, elles ne font pas naître le mode de production capitaliste. Elles en accélèrent certes le développement, mais pas directement, car ce n’était pas leur but, qui était de transformer des rapports de force, de réaliser un nouveau partage du pouvoir, d’abord et avant tout entre les classes dominantes de la société, aristocraties nouvelles ou anciennes et diverses bourgeoisies. La révolution russe, par contre, s’est trouvée devant deux tâches uniques dans l’histoire : d’une part engendrer un nouveau mode de production, le créer de toutes pièces et l’imposer à l’ensemble de la société, ce qui est déjà singulier. Mais d’autre part, ce mode de production se voulait être le premier dans l’histoire, depuis l’apparition des sociétés de castes et de classes, à ne plus reposer sur l’exploitation du travail du plus grand nombre par une minorité ayant la propriété et/ou le contrôle des moyens de production et d’existence. Bref, ce mode de production se présentait comme le premier pas de l’humanité au-delà de sa préhistoire. Il devait être une forme de production moderne, supérieure au capitalisme, reposant sur l’appropriation commune des moyens de production et la redistribution des produits du travail de tous en tenant compte à la fois du travail fourni par chacun et des besoins communs à tous, productifs et improductifs, en matière de santé, d’éducation, de transports, etc. Et ce premier pas hors de la préhistoire des sociétés de classes devait être en même temps le point de départ du « dépérissement » de l’État, l’entrée dans le règne de la vraie liberté. En janvier 1874, un an avant que Marx ne rédige sa Critique du Programme de Gotha (mai 1875), Engels écrivait ces lignes, qui rejoignent la pensée de Marx : « L’État, après la révolution, disparaîtra comme fonction politique et gardera ses fonctions administratives et de surveillance des vrais intérêts de la société… 3 » Et Marx, commentant les décisions prises par la Commune de Paris, pensait que celle-ci n’était déjà plus un pouvoir d’État comme les autres. L’idée donc est claire : « La société qui réorganisera la production sur la base d’une association libre et égalitaire des producteurs reléguera toute la machine de l’État là où sera donéravant sa place au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze. » (Engels 1970 : 159)

Telle est la conclusion de L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884). Mais cette société ne pouvait être la Russie de 1917, épuisée par la guerre et où la misère, les impôts, les dettes continuaient à forcer des millions de paysans à fuir la campagne pour trouver de quoi

vivre en travaillant dans les mines, sur les chantiers de Bakou, ou dans les villes. Et pourtant, Lénine cite ces textes de Marx et d’Engels quand il rédige, en pleine période révolutionnaire, en janvier-février 1917, ses notes sur Le Marxisme et l’État. Cette société ne pouvait être non plus la Chine de 1949, accablée par les ravages engendrés par l’occupation japonaise et la guerre avec le Kuomintang, et qui n’avait pas encore pu créer de nouvelles forces après le siècle d’impuissance que fut l’interminable agonie de la Chine impériale. Mais revenons une fois encore sur la manière dont Marx concluait à la possibilité d’une révolution en Russie et concevait les conditions de sa réussite face aux tâches qu’elle aurait à affronter. Rappelons que pour lui, l’État russe était l’État le plus réactionnaire d’Europe, puisqu’il combinait les traits des monarchies absolues occidentales avec des traits centralisateurs et « despotiques » qu’on rencontrait dans les États reposant sur l’exploitation de communautés villageoises (et correspondant à diverses formes de ce qu’il avait appelé le mode « asiatique » de production). C’est cet État qui, selon Marx, avait, depuis la Révolution française, joué le rôle de « gendarme » de l’Europe, appelé à la rescousse à chaque fois qu’un soulèvement populaire menaçait tel ou tel État de l’Europe occidentale ou de l’Europe centrale. La force productive principale de la Russie était encore, à ses yeux, les paysans et non les prolétaires. Une grande partie des terres, les moins bonnes, était toujours la propriété collective des communes agricoles. Sous la forme des banques, des chemins de fer, des sociétés par actions, de la bourse, de diverses industries mécaniques, de la marine à vapeur, etc., « aux frais et dépens des paysans, l’État a fait pousser comme en serre chaude des branches entières du système capitaliste occidental ». Il veut « constituer en classe moyenne rurale la minorité plus ou moins aisée des paysans et en convertir la majorité en prolétaires sans phrases, en salariés » (Sur les sociétés précapitalistes… : 328-329). La question posée était donc de savoir si, à la suite d’une révolution paysanne, la Russie peut, grâce à cette « combinaison de circonstances uniques », passer directement « au système économique auquel tend la société moderne », sans passer par les « terribles péripéties » du capitalisme et en s’appuyant sur les formes de propriété et de travail collectives précapitalistes qui subsistent encore à l’échelle nationale dans ce pays et sont des traits de la commune agricole russe. Les conditions énumérées par Marx méritent d’être citées : 1. On devra « commencer par mettre la commune en état normal sur sa base actuelle, car partout le paysan est l’ennemi de tout changement brusque ». 2. La commune russe occupe une situation unique, sans précédent dans l’histoire. Seule en Europe, elle est encore la forme organique, prédominante de la vie rurale d’un empire immense. La propriété commune lui offre la base naturelle de l’appropriation collective, et son milieu historique, la contemporanéité de la production capitaliste, lui prête toutes faites les conditions matérielles du travail coopératif organisé sur une vaste échelle. Elle peut donc s’incorporer les acquêts positifs élaborés par le système capitaliste sans passer par ses fourches caudines. Elle peut graduellement supplanter l’agriculture parcellaire par l’agriculture combinée à l’aide des machines qu’invite la configuration physique de la terre russe. » 3. En développant sa base, la propriété commune de la terre, et en éliminant le principe de propriété privée qu’elle implique aussi, elle peut devenir un point de départ direct du

système économique auquel tend la moderne ; elle peut faire peau neuve sans commencer à se suicider ». 4. La société russe, qui a si longtemps vécu aux frais du paysan, lui doit les avances nécessaires pour une telle transition. » 5. Il y a un caractère de la “commune agricole” en Russie qui la frappe de faiblesse, hostile dans tous les sens. C’est son isolation [… qui] fait surgir au-dessus des communes un despotisme plus ou moins central. […] Ce n’est qu’au milieu d’un soulèvement général que peut être brisée [cette] isolation […]. Il faudrait substituer à la volost, institution gouvernementale, une assemblée de paysans choisis par les communes elles-mêmes et servant d’organe économique et administratif de leurs intérêts. » (Sur les sociétés précapitalistes… : 324.) 6. Ajoutons que tout ceci ne suffira pas si, dans les pays occidentaux, « une révolution prolétarienne victorieuse » ne vient « offrir au paysan russe les conditions nécessaires à cette transition, notamment les ressources matérielles dont il aura besoin pour opérer le bouleversement imposé de ce fait dans tout son système d’agriculture ». (Engels 1875, cf. Sur les sociétés précapitalistes… : 356.) Or, quand on examine cette liste des conditions qui permettraient à une révolution essentiellement paysanne de s’engager dans la même voie que celle où des révolutions prolétariennes jugées imminentes étaient supposées devoir engager les pays capitalistes les plus développés (problème posé également à la Chine de Mao, soixante ans plus tard), on est frappé par le contraste, voire l’opposition entre ces thèses et ce qui s’est passé en Russie après la NEP. Marx, en effet, imagine que la révolution sera faite par des paysans associés à « toutes les forces de l’intelligence russe », et au profit des paysans. Les changements, ensuite, devront être graduels. Les paysans recevront les moyens de leur développement. La société le leur doit. Ils administreront eux-mêmes leurs intérêts économiques ou autres. L’État despotique et centralisateur devra être réformé de fond en comble, la bureaucratie combattue, etc. Nulle trace ici d’un Marx avocat de la terreur étatique et bureaucratique contre les masses travailleuses. Ceci d’ailleurs nous éclaire sur ce qu’il entendait par la « dictature du prolétariat » qui allait devoir être instituée pour un certain temps après la victoire de la révolution prolétarienne. En connaisseur de l’histoire antique, Marx savait que la dictature à Rome était proclamée quand la suspension provisoire de certains droits des citoyens était nécessaire pour mettre fin aux guerres civiles qui les opposaient. La dictature du prolétariat devait donc être tournée non contre le peuple, mais contre les ennemis du peuple, contre les représentants des anciennes classes exploiteuses qui s’opposaient par les armes ou d’autres voies aux transformations révolutionnaires de la société. La dictature du prolétariat n’était donc pas celle d’un parti, mais de la majorité du peuple – le prolétariat et les autres classes anciennement dominées – contre une minorité. Et à ce régime provisoire, correspondant aux affrontements entre classes qui continuent après une révolution, devait succéder une démocratie plus riche de possibilités pour l’individu que celle atteinte par la bourgeoisie au terme de ses luttes. Les ironies de Marx contre le caractère « formel » et souvent illusoire de la démocratie bourgeoise, contre les limites d’une liberté politique qui laisse intactes les inégalités et les servitudes économiques, ne doivent pas faire oublier qu’il affirma en toute clarté, lorsqu’il dessina, dans la Critique du Programme de Gotha, avec prudence et réticence, les formes que pourrait prendre la future société

« communiste », que le droit « bourgeois », c’est-à-dire le droit qui pose que la loi est égale pour tous, serait malgré ses étroitesses, indispensable jusqu’à la phase « supérieure » du communisme. Et si on ajoute à tous ces textes ceux où Marx a dénoncé la bureaucratie des États modernes, qui considère l’État comme sa propriété, où il critiquait le « communisme de caserne » ou « le socialisme d’État » prôné par Lassalle et qu’il voyait étalé dans les publications des sociauxdémocrates allemands dans les années qui ont précédé sa mort 4 , il est impossible de voir dans Marx l’inspirateur, le père du stalinisme russe ou du maoïsme. Rappelons qu’il condamnait tout autant le « communisme grossier » de ceux qui préconisaient de tout partager. Engels alla même, dans l’Anti-Dühring (1877), jusqu’à affirmer que toute tentative d’abolir les classes quand les conditions historiques n’existaient pas engendrerait un recul général du développement de la société, un recul de la civilisation (ou donnerait naissance à des communautés utopiques qui disparaîtraient rapidement d’elles-mêmes). Quoi qu’il en soit, les conditions énumérées par Marx pour le succès d’une révolution socialiste paysanne éclatant dans un pays où le capitalisme ne serait donc pas encore dominant, comportent une thèse qui semble irréaliste : la société russe donnerait aux paysans russes les conditions matérielles de leur transformation, et Engels ajoute même qu’une révolution prolétarienne en Occident offrirait au paysan russe les ressources matérielles nécessaires. Mais qui produirait ces ressources ? Comment pourraient-elles être « données » par la société russe ou offertes par les prolétaires occidentaux après le triomphe de leur révolution ? Or c’est là le problème de l’accumulation des moyens de moderniser des sociétés rurales, et c’est pour résoudre ce problème que le modèle stalinien du développement économique de l’URSS imposa la collectivisation forcée de la production agricole, la priorité inconditionnelle du développement de la production des moyens de production, la planification centralisée et donc bureaucratique, l’élimination du marché et des mécanismes de la concurrence et des prix, etc. Quelles que soient les idées de Marx et d’Engels sur une éventuelle révolution en Russie, quelles que soient les attitudes, démocratiques ou antidémocratiques, de Lénine, de Trotski et des révolutionnaires russes, la révolution une fois faite, le problème était là, entier, posé dans la réalité. Comment développer, selon des principes nouveaux, une société socialiste moderne à partir d’une société rurale, en attendant qu’une révolution prolétarienne en Occident modifie les rapports entre les États et fournisse aux paysans russes une partie des ressources techniques et économiques nécessaires ? Finalement se trouvait posé le problème de l’opposition plan/marché dans le développement économique des sociétés modernes, et il faut rappeler comment Marx pensait ces deux termes, ces deux mécanismes, puisque c’est avec ses idées que les révolutionnaires, russes et autres, ont abordé la tâche de développer une nouvelle logique économique et un nouveau modèle de société. Pour Marx, la rationalisation de la production, sa coordination, sa planification sont des traits de la production capitaliste telle qu’elle se passe au sein d’une firme ou au sein d’un trust, d’un cartel, d’un ensemble intégré d’entreprises capitalistes. Du fait de la séparation du capital et du travail, cette rationalité implique l’existence de formes « despotiques » de discipline dans le travail, ainsi que d’une bureaucratie tournée contre les travailleurs. Au-delà de l’entreprise, sur le marché, règnent soit la concurrence et l’anarchie, soit, si des monopoles dominent le marché, une régulation qui n’a pas pour principe les besoins des consommateurs, mais le profit maximum des monopoles qui peuvent spéculer sur les marchés qu’ils contrôlent. Pour Marx, le socialisme

devait étendre à la production tout entière la rationalité interne aux entreprises, avec deux bouleversements de taille : les entreprises seraient autogérées par les producteurs eux-mêmes, et leur production serait tournée en priorité vers la satisfaction des besoins sociaux et non plus guidée par le principe de la maximisation des profits tirés d’un capital. Bref, Marx, constatant comme tant d’autres que le fonctionnement du marché capitaliste ne fournit, à travers le jeu de l’offre et de la demande (solvable), que des informations partielles sur l’état réel des besoins d’une population et de la société, et ne permet l’ajustement de la production et de la consommation qu’à travers des crises périodiques de surproduction ou de pénurie, pensait qu’une révolution qui aurait triomphé dans un ou plusieurs des pays capitalistes les plus développés (où donc les conditions de production et d’échange seraient déjà en fait largement socialisées) pourrait mettre en place des formes nouvelles de régulation de l’économie qui se substitueraient au marché et feraient mieux que lui. La planification devait à la fois permettre de connaître plus précisément les besoins et d’organiser la production pour les satisfaire au plus vite et au moindre coût. Pour cela, il fallait que dans tous les secteurs et entre tous les niveaux, l’information sur les besoins sociaux soit établie et circule, et que l’ensemble du processus soit autogéré par les producteurs eux-mêmes, associés dans le contrôle des conditions de la production. La planification devait donc être organiquement liée à une démocratie directe, élargie et agissant dans tous les domaines, politique, économique, social, culturel. Pour Marx donc, une société socialiste ne pouvait exister qu’à la double condition que les producteurs ne soient plus séparés de la propriété et du contrôle réel de la gestion des moyens de production, et qu’en tant que citoyens, ils ne soient pas séparés des moyens politiques de gouverner leur société, donc de la gestion de l’État et de l’exercice du pouvoir. Un État qui, de ce fait, commencerait à perdre ses anciennes fonctions d’instrument de domination et d’exploitation des classes dominées, des masses laborieuses, un État qui aurait commencé à « dépérir ». On est loin, avec cette vision d’une planification démocratique capable de faire mieux que le marché pour assurer le développement économique de la société, de la planification bureaucratico-policière qui a dirigé le développement des pays socialistes en éliminant par la répression ou l’intimidation toute intervention des travailleurs dans le choix des objectifs et des méthodes de la production, et en consacrant une partie des fruits de la croissance à améliorer les conditions de vie d’une nomenklatura privilégiée de représentants de l’État, politiciens professionnels, policiers et autres fonctionnaires de l’État et du Parti ayant parcelle d’autorité. Serait-ce seulement parce qu’avec la Russie, la Chine, le Vietnam, la Roumanie, nous avions des sociétés où les structures capitalistes étaient encore peu développées, ou serait-ce, comme le pensait Max Weber dans son court essai sur Le Socialisme (1924), que Jacques Texier a analysé de façon très pertinente, que toute planification à l’échelle nationale ne peut que porter à l’extrême « la tendance de notre époque » à la bureaucratisation de la production et de la société, et impliquerait non pas le dépérissement, mais le renforcement de l’État et de son contrôle sur la vie de chacun par l’intermédiaire d’une bureaucratie plus puissante que jamais, puisqu’en elle se retrouveraient enfin unifiées la bureaucratie des entreprises et celle de l’État ? Texte remarquable, écrit en 1918, quelques mois à peine après que la révolution russe eut éclaté, et avant même que les révolutionnaires n’aient commencé à construire une économie et une société socialistes. On en était encore à l’époque des soviets locaux et non de « l’État socialiste ». Et ce texte était celui d’une conférence qu’on avait demandé à Max Weber de faire devant des

officiers et fonctionnaires de l’État prussien pour leur expliquer ce que signifiait ce socialisme invoqué par les révolutionnaires russes et leurs partisans en Allemagne et ailleurs. Weber critiquait donc comme utopique l’idée d’un dépérissement possible de l’État, et cette critique, il la faisait non pas sur la base de données tirées d’une observation concrète, mais sur la base d’une vue théorique du « destin » de l’époque « moderne », qui serait de pousser sans cesse plus loin la soumission de la production et de la vie sociale à la rationalité bureaucratique et étatique. Le socialisme, pour Max Weber, était bien le dépassement du capitalisme en ce sens qu’il levait sous les obstacles que dressait encore la propriété privée des moyens de production à la bureaucratisation et à l’étatisation de la vie sociale. Une planification « démocratique » lui semblait donc logiquement, intrinsèquement, contradictoire, donc impossible à réaliser, et il en concluait à la nécessité d’une sorte de Führerdemokratie pour conjurer ces menaces étatiques et bureaucratiques. Singulière expression, que d’autres réinventèrent, mais pour l’associer au national-socialisme allemand. On connaît la suite. Et pourtant le débat, l’opposition entre marché et plan se posent toujours concrètement aujourd’hui, non pas seulement pour développer des pays « sous-développés », mais au sein des pays capitalistes les plus développés pour répondre à des besoins qui ne sont pas pris en charge par le marché et la logique du profit : protection de l’environnement, élévation du niveau des connaissances et de la formation professionnelle, programmes de recherches et de lutte contre des maladies mortelles… Par ailleurs, les idées de contrôle démocratique de l’État, de réappropriation par la société civile de fonctions concentrées dans l’État, etc., jouent un rôle dans les luttes et l’évolution politique des pays capitalistes avancés à régime démocratique parlementaire. C’est pourquoi aujourd’hui, compte tenu de ce que le fascisme et le stalinisme nous ont appris, la lutte pour l’élargissement de la démocratie constitue le terrain de convergence et d’intégration de toutes les luttes contre les inégalités, les privations de droits et de libertés. Car la démocratie ne se réduit pas à la seule dimension du politique, et le politique au seul droit de vote des citoyens une fois tous les quatre ans pour envoyer leurs « représentants » au parlement. La démocratie politique, c’est l’exercice réel, partagé, des responsabilités d’administrer et de gouverner la société. On en est loin, même dans les démocraties bourgeoises les plus avancées. Mais la démocratie, c’est aussi la démocratie sociale et culturelle, la reconnaissance des différences entre les sexes, la reconnaissance des droits acquis par des immigrés qui travaillent depuis des années, de façon officielle et constante, dans le cadre de l’économie d’un autre pays, etc. Dans ce domaine, les progrès sont très limités, les résistances énormes. Enfin, dernière dimension de la démocratie, dernier domaine qui, lui, reste presque totalement vide, en friche, la démocratie économique, le contrôle et la gestion partagés démocratiquement par tous ceux qui participent aux procès de production et d’échanges. Ceci, à notre connaissance, existe rarement dans notre monde, et ce n’est pas la présence au conseil d’administration des entreprises privées ou publiques de représentants officiels des personnels qui a mis fin à l’autocratie qui y règne. Élargir constamment la démocratie reste le principe premier, le point d’appui de toutes les luttes et plus encore de celles qui se veulent révolutionnaires, le seul qui permette la constitution de fronts pluriels de mouvements et de luttes s’attaquant aux formes multiples de soumission, d’oppression, d’exploitation dont souffrent des millions d’êtres humains parce qu’ils sont femmes, parce qu’ils sont Noirs, parce qu’ils sont musulmans en pays chrétien ou inversement, parce qu’ils sont ouvriers, employés ou cadres, etc.

L’idée qu’une minorité dispose seule et sans contrôle des moyens de développement de la société et des moyens d’existence de la majorité des hommes et des femmes qui la composent n’est plus à notre époque facilement et publiquement défendable. Chaque fois que de tels faits sont mis en évidence, on s’efforce de les nier ou de les légitimer au nom de l’intérêt général. Sous les dictatures de Staline et de Mao, les constitutions étaient « démocratiques » et le pouvoir devait se proclamer comme étant celui du peuple, des travailleurs. Dans les démocraties occidentales célébrant le plus fort les vertus de l’économie « libérale », on demande à l’État de corriger les excès, d’atténuer les inégalités, de lutter contre l’analphabétisme, le chômage ou la drogue. Nulle part le développement économique des sociétés industrielles ne repose sur un seul principe, une seule institution, le marché ou le plan, et ce n’est pas faire preuve d’éclectisme que de vouloir les combiner là où c’est nécessaire, ni faire preuve d’utopisme que de revendiquer la participation du plus grand nombre à la gestion de la société. Nous savons maintenant que tôt ou tard tout se paye, et qui paye, quand il y a plan sans marché, marché sans plan ou autre mécanisme non marchand ? Aux contextes illusoires des transitions forcées dans lesquelles ont finalement sombré les forces de plusieurs révolutions et les espoirs d’une société plus juste succède aujourd’hui un temps qui semble devoir être celui du pluralisme des luttes et du pluralisme des mouvements pour imposer des réformes précises à des systèmes capitalistes, « socialistes » ou autres, incapables de résoudre leurs contradictions. Au temps des transitions révolutionnaires manquées va-t-on voir succéder des évolutions irréversibles qui feront mieux qu’elles ? Ce qui est sûr, c’est que le dilemme qui a divisé le mouvement ouvrier et ses alliés, réforme ou révolution, est désormais dépassé. Et Marx dans tout cela ? Va-t-il devenir ce qu’il refusait d’être, un grand penseur, rangé aux côtés des plus grands, Aristote, Darwin, un savant qu’il faut étudier en savant mais qui n’a plus d’autre effet sur l’évolution de notre temps, de nos sociétés ? Faut-il baptiser « utopique », et s’en débarrasser comme inutile ou dangereuse, l’idée que, l’État pourrait un jour commencer à dépérir parce que d’autres façons de produire et d’autres façons de gouverner la société ne dresseraient plus les uns contre les autres des groupes humains, des classes, des castes aux intérêts opposés ? Peut-on oublier que l’État n’a pas toujours existé au cours de l’histoire de l’humanité, ceci pour éviter de penser qu’il puisse un jour ne plus continuer d’exister ? Faut-il garder Marx le savant et rejeter, voire condamner comme irresponsable le penseur qui avait eu ces pensées-là, qualifiées par les réalistes d’« utopies » généreuses mais dangereuses ? En fait, les rapports de notre époque à Marx sont nécessairement à reconstruire. Il faut savoir ce qu’on en garde et pourquoi, et ce qu’on rejette et pourquoi. Rien ne passe maintenant par la foi ou par la haine. Marx reste le penseur qui, le premier, a mis en évidence le rôle de l’économie dans le développement des sociétés, et qui a montré le lien intime existant entre les formes de production et les formes du pouvoir. Cette idée qu’économie et pouvoir sont intimement liés et constituent les principales forces motrices de la société, les sources des changements les plus importants, des changements de société – cette idée est entrée dans la pratique (et même dans les sciences sociales). L’effondrement du communisme post-stalinien miné par l’asphyxie et la faillite de son système économique en est la preuve la plus récente. Mais de là à conclure que l’économie est le fondement général de la vie sociale, que les rapports de parenté, les diverses religions, les formes d’art correspondent à tel ou tel mode de production particulier, cette thèse, si elle est vraiment de Marx, n’est pas recevable. Le christianisme, par exemple, né il y a deux

mille ans dans un petit pays de la Méditerranée orientale, précède d’une dizaine de siècles l’apparition des formes « féodales » d’organisation de la production et de la société, et de quelques siècles de plus l’apparition du capitalisme. Le christianisme dans ses origines, dans ses dogmes et dans ses symboles, n’a donc rien à voir avec le féodalisme et le capitalisme, et cependant il a fourni certains éléments essentiels de l’organisation de la société féodale et reste une idéologie et une institution dominantes au sein des sociétés capitalistes occidentales. La même démonstration pourrait être faite en prenant les systèmes de parenté européens, caractérisés depuis des siècles par leurs aspects cognatiques, et ceci bien avant l’époque moderne et les effets de l’industrialisation et de l’urbanisation sur l’évolution de la famille et des rapports de parenté (cf. Goody 1985, passim). Bref, nous n’analysons pas le présent et nous n’affrontons pas l’avenir avec le même « matérialisme » que celui que nous avait légué Marx, ce qui ne signifie pas qu’on doive jeter toute son œuvre dans les poubelles de la pensée ou qu’il faille désormais se cacher pour utiliser ce qui, de cette œuvre, garde une force analytique.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE Engels, F. 1970. L’origine de la famille, de la société privée et de l’État. Paris, Éditions sociales. Godelier, M. 1970. « Préface », in Sur les sociétés précapitalistes. Textes choisis de Marx, Engels, Lénine. Paris, Éditions sociales. Goody, J. 1985. L’évolution de la famille et du mariage en Europe. Paris, A. Colin. Sur les sociétés précapitalistes. Textes choisis de Marx, Engels, Lénine. Préface de Maurice Godelier. 1970. Paris, Éditions sociales. Weber, M. 1924. « Der Sozialismus », in Gesammelte Aufsätze zur Soziologie und Sozialpolitik. Tubingen, Mohr.

Notes 1 Voir aussi dans cet ouvrage « L’œuvre de Marx », p. 10. 2 Cf. Sur les sociétés précapitalistes. Textes choisis de Marx, Engels, Lénine (1970 : 31-342). Voir aussi dans le même ouvrage la traduction du texte d’Engels, « Nachwort zu Soziales aus Rußland », 1894. 3 « Sur l’autorité ». Voir sur ce point M. Godelier, « Préface » (Sur les sociétés précapitalistes... : 102). 4 Voir aussi sur ce thème la lettre d’Engels à Bebel du 18 janvier 1884 et sa lettre à Kautsky du 14 février 1884.

Notes de fin 1 Texte revu et argumenté d’une communication au Colloque international organisé à la Sorbonne les 17-18-19 mai 1990 par la revue Actuel Marx et l’Istituto italiano per gli studi filosofici. Colloque publié sous le titre Fin du communisme ? Actualité du marxisme ? (sous la direction de J. Bidet et J. Texier, Paris, Presses universitaires de France, 1991).

Erratum

page 401 dans la note, lire : Texte revu et augmenté … au lieu de Texte revu et argumenté

Couverture Informations bibliographiques Pages introductives Notes Sommaire L’objet et les enjeux L’étau idéologique : casa, famille et coopération dans le processus de transition Formes de subsistance et reproduction sociale du prolétariat urbain de Tarragone Changement et continuité : la paysannerie en transition dans une paroisse galicienne Structures agraires et migrations pendulaires : une région du nord-ouest du Portugal Pluri-activité et stratégies paysannes d’abandon de l’agriculture : deux exemples Scénarios de la transition dans les Pyrénées catalanes françaises La transformation des formes d’organisation sociale de la production dans un ejido mexicain (1924-1981) La communauté indienne une survivance ? La terre et les hommes au Pérou : la vallée du Chancay du xvie au xxe siècle Capitalisme et travail à domicile : le cas de l’industrie du vêtement au Brésil Transitions à Sumatra : capitalisme colonial et théories de la subsomption Les Baruya de Nouvelle-Guinée : un exemple récent de subordination économique, politique et culturelle d’une société « primitive » à l’Occident Les contextes illusoires de la transition au socialisme Erratum

Table of Contents Informations bibliographiques Pages introductives Notes Sommaire L’objet et les enjeux L’étau idéologique : casa, famille et coopération dans le processus de transition Formes de subsistance et reproduction sociale du prolétariat urbain de Tarragone Changement et continuité : la paysannerie en transition dans une paroisse galicienne Structures agraires et migrations pendulaires : une région du nord-ouest du Portugal Pluri-activité et stratégies paysannes d’abandon de l’agriculture : deux exemples Scénarios de la transition dans les Pyrénées catalanes françaises La transformation des formes d’organisation sociale de la production dans un ejido mexicain (1924-1981) La communauté indienne une survivance ? La terre et les hommes au Pérou : la vallée du Chancay du xvie au xxe siècle Capitalisme et travail à domicile : le cas de l’industrie du vêtement au Brésil Transitions à Sumatra : capitalisme colonial et théories de la subsomption Les Baruya de Nouvelle-Guinée : un exemple récent de subordination économique, politique et culturelle d’une société « primitive » à l’Occident Les contextes illusoires de la transition au socialisme Erratum