Terre d’exil, terre d’asile : migrations juives en France aux XIXe et XXe siècles 9782841622139, 2841622134

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French Pages 220 [224] Year 2010

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Terre d’exil, terre d’asile : migrations juives en France aux XIXe et XXe siècles
 9782841622139, 2841622134

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TERRE D’EXIL, TERRE D’ASILE

La « Bibliothèque des Fondations » est publiée sous les auspices de la Fondation du Judaïsme français avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah

Terre d’exil, terre d’asile Migrations juives en France aux XIXe et XXe siècles Contributions de Alexandre De Aranjo • Annie Benveniste • Laure Fourtage Laura Hobson-Faure • Jean Laloum • Céline Leglaive-Perani Johanna Linsler • Martin Messika • Jacques Taïeb Claude Tapia • Mônica Raisa Schpun • Benjamin Stora Colette Zytnicki

ouvrage sous la direction de Colette Zytnicki

Préface de Nancy L. Green

Éditions de l’éclat

La Fondation Casip-Cojasor, à travers ses deux associations fondatrices, a longtemps œuvré pour accueillir les différentes vagues d’immigration juive. C’est pourquoi à l’occasion de son 200e anniversaire, cet organisme caritatif a souhaité consacrer un colloque à l’accueil et à l’intégration des réfugiés et immigrés juifs en France aux XIXe et XXe siècles. À l’invitation d’Eric de Rothschild, Président de la Fondation Casip-Cojasor, et de Bertrand Delanoë, Maire de Paris, ce colloque, auquel ont participé près de 800 personnes, a réuni, le 28 octobre 2009 à l’Hôtel de ville de Paris, près d’une vingtaine de chercheurs et d’universitaires. Autour de quatre tables rondes présidées par les professeurs Ralph Schor, Catherine Nicault, Béatrice Philippe et Chantal Bordes-Benayoun, les thèmes suivants furent abordés : – l’accueil des juifs immigrés au XIXe siècle – l’action sociale auprès des survivants de la Shoah – l’accueil des juifs d’Afrique du nord – les spécificités de leur intégration. Ce volume rassemble les différentes contributions de ce colloque organisé en partenariat avec la Cité nationale de l’histoire de l’émigration et avec les soutiens de La Compagnie Financière, Les Terres Rouges, Château MoutonRothschild, La Caisse d’Epargne, et de Patrick Guerrand-Hermès – Polo Club du domaine de Chantilly.

Entr’aide sociale et histoire des migrations Nancy L. Green

Par ce volume, nous commémorons le bicentenaire de ce qui s’appelait autrefois le Comité de Bienfaisance. Mais il s’agit également de saluer un autre événement, beaucoup plus récent et qui réchauffe toujours le cœur des historiens : l’ouverture de ses archives. Dans le cas de celles de la Fondation CASIP-COJASOR, nom actuel du Comité, leur disponibilité – comme l’attestent des articles de ce volume – permet de réfléchir sur plusieurs pans de l’histoire. La connaissance des chercheurs n’est pas seulement heuristique ; elle peut participer à l’encouragement de la poursuite des activités de la Fondation elle-même, hélas toujours indispensables, tant les « nécessiteux », comme on les appelait autrefois, nous rappellent les injustices ou les difficultés de la vie contemporaine. La Fondation, ses archives et les travaux historiques qui en découlent sont importants à trois titres. Ils apportent tout d’abord une pierre fondamentale à l’édifice de l’histoire juive – en nous montrant comment un groupe prend soin des siens. Deuxièmement, l’histoire du Comité de Bienfaisance se confond avec – et nous renseigne sur – l’histoire spécifique de l’immigration juive en France. Enfin, ils constituent un apport à une nouvelle historiographie aujourd’hui en plein essor sur la philanthropie et l’aide sociale. L’histoire de la tsédakah – terme hébraïque pour justice et charité – fait partie de l’histoire juive elle-même. Elle est même parfois considérée comme le socle d’un groupe qui, depuis les Lumières, se définit tantôt de manière religieuse, tantôt de manière culturelle. Juifs orthodoxes et Juifs laïcs se retrouvent autour de l’aide et de la solidarité sociale du groupe. Certes, les Juifs ont souvent été confrontés à deux stéréotypes contradictoires. L’un imagine qu’il



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n’y a pas de Juifs pauvres ; l’autre considère que s’il y en a, ce sont aux Juifs riches de s’en occuper. Le thème de la pauvreté juive peut aller à l’encontre de stéréotypes trop ancrés dans les esprits. Or, les archives de l’aide sociale juive montrent, hélas, qu’il ne concerne pas seulement une époque lointaine. L’histoire de l’entr’aide juive permet non seulement de démentir ces stéréotypes et d’ajouter un élément important à l’histoire des Juifs, mais témoigne aussi d’une histoire séculaire produite à l’intérieur du groupe et parfois aussi imposée et attendue de l’extérieur. Dans ce sens, l’entr’aide est consubstantielle à la définition même du groupe, à sa construction interne ainsi qu’à ses interactions avec les sociétés environnantes. Plus particulièrement, c’est l’histoire de l’immigration juive en France qui se lit à travers ces archives. En effet, la « communauté juive française » est un amalgame de sédimentations accumulées depuis deux siècles, comprenant les Juifs de Bordeaux et les Juifs d’Alsace dès l’époque révolutionnaire, les Juifs alsaciens après la guerre de 1870, les Juifs d’Europe orientale et centrale venus à la « Belle Époque », les Juifs de l’Empire ottoman arrivés après la Première Guerre mondiale, les Juifs allemands émigrés dans les années 1930, puis les rescapés de la Shoah après la Deuxième Guerre mondiale, et enfin, plus près de nous, la grande vague des Juifs d’Afrique du Nord du temps de la décolonisation. Tous se rencontrent en France, conditionnant une redéfinition continuelle de la « communauté » elle-même. L’Hexagone est un des rares terreaux (avec Israël et le Canada) où Juifs ashkénazes et Juifs séfarades se sont rencontrés pour créer une population juive inédite, les « Juifs de France ». À chaque étape, la communauté s’est retrouvée, non sans quelques tensions, pour aider les siens. Les archives du CASIP-COJASOR permettent de faire une autre histoire sociale de ces rencontres. Tout comme les archives du Service Social de l’Aide aux Émigrants ou d’autres organisations du même type, celles-ci peuvent fournir deux sortes d’informations précieuses pour l’histoire des migrations : d’une part des renseignements sur l’organisation de l’aide qui, elle-même, facilite l’immigration ; mais également des éléments irremplaçables, peu visibles par ailleurs, sur les individus secourus. Entendre et voir ainsi les populations trop souvent sans voix, mieux comprendre leurs situations, non seulement en période de crise de l’immédiate arrivée, mais pour certains à travers le long terme des difficultés d’ins-

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tallation, les archives de l’aide sociale permettent, de manière plus précise, de tracer les vagues successives d’immigrés juifs. Enfin, l’histoire du CASIP et du COJASOR et de l’action sociale juive fait également partie de l’histoire plus générale de la philanthropie et des institutions sociales. Des historiens de plus en plus nombreux se penchent aujourd’hui sur deux siècles de pratiques changeantes. Entre tsédakah et réduction fiscale, l’incitation au don est multiple de nos jours. La notion de charité elle-même, après s’être émancipée de l’aumône au XIXe siècle, avec la laïcisation de la société et l’intervention croissante de l’État dans l’action sociale, a accompagné un regard différent sur les causes de la pauvreté. Mais il s’agit ici de dons non seulement en argent, mais en temps et en personnes, pour secourir les autres dans les moments de crise ou de difficultés plus « ordinaires ». Cette histoire mouvante de l’aide se lit dans les changements de nom de l’institution. D’une « Société d’Encouragement et de Secours », créée en 1809 sous l’égide du Consistoire israélite de France (fondé un an plus tôt), on passe au « Comité de Bienfaisance » en 1855. C’est plus d’un siècle plus tard, en 1963, que cette institution prend le nom de Comité d’Action Sociale Israélite de Paris (CASIP), avant de fusionner avec le Comité Juif d’Action Sociale et de Reconstruction (COJASOR), créé, quant à lui, dans la clandestinité. Ce dernier comportait éventuellement d’autres organismes dont les noms en disent également long sur les évolutions de l’action sociale : « Caisse israélite de démarrage économique » ou « Association d’Aide aux Israélites Âgés et Malades ». De la charité ou de l’aumône à l’assistance sociale, les sociétés n’ont cessé de repenser l’aide. Entre la hantise de dépister les « faux » pauvres des « vrais » pauvres, ou les appels constants à une meilleure organisation de l’aide afin d’éviter les demandes frauduleuses et décourager les «schnorrers ambulants », jusqu’à la professionnalisation du travail social, les sociétés occidentales n’ont cessé de transformer un acte religieux en obligation de l’État. Cette laïcisation de l’offre n’a pourtant pas éliminé la nécessité ou la persistance d’une aide privée, venant des organisations religieuses ou communautaires. D’ailleurs, on a toujours pensé que les Juifs s’occuperaient des leurs. À la Belle Époque, avec l’arrivée des Juifs d’Europe orientale, ne lisait-on pas, dans Le Figaro ou ailleurs, des articles supposant que les Rothschild et autres Barons de Hirsch allaient subvenir aux besoins de leurs coreligionnaires ? Et la communauté s’efforçait de le faire. Une belle réflexion



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est donc nécessaire sur cette persistance de l’aide religieuse ou ethnique au sein des sociétés largement laïcisées. Terminons avec une remarque concernant les champs de recherche à développer. Le rapport entre don et réception n’est jamais facile. On peut et on doit célébrer les efforts d’aide au prochain, mais on ne doit pas ignorer les tensions, individuelles et collectives, que cela peut impliquer. Du côté de ceux qui reçoivent de l’aide, il y a de la gratitude, certes, mais elle ne doit pas masquer les récriminations qui surgissent ici et là, jusqu’aux manifestations qui eurent lieu épisodiquement devant les portes du Comité de Bienfaisance à la fin du XIXe siècle. Mais, surtout, il faut analyser, pour mieux comprendre, les difficultés de la lourde tâche qu’implique cette responsabilité collective. Un éditorial en première page des Archives israélites du 1er mai 1913 s’interrogeait déjà sur l’entr’aide juive : « Cette solidarité, noble épave de ce trésor de vertus juives, que le courant du siècle a emporté dans sa course à la vapeur, nous la revendiquons, avec une fierté légitime […] Mais, on l’avouera, les conditions d’existence des juifs se sont, à notre époque contemporaine, sensiblement modifiées et leurs mœurs aussi. L’individualisme, chez Israël, comme au-dehors, a recouvré tous ses droits […] Chacun pour soi, pour le bien comme pour le mal, voilà le principe qui doit nous guider dans l’appréciation des faits […]. Cette tunique de Nessus, qu’est la solidarité juive dans le sens que ces messieurs [les antisémites] l’entendent, elle est tombée de nos épaules depuis le jour où en droit comme en équité, la responsabilité collective a fait place à la responsabilité individuelle. »

La responsabilité est immense. Elle est parfois imposée par des attentes externes, insistantes, exagérées. Peut-on réellement s’en affranchir ? Les contradictions entre individualismes et œuvres collectives, qui donnent sens à la notion de la communauté elle-même, restent à l’ordre du jour. Aujourd’hui encore où l’individuel ne cesse de prendre le pas sur la responsabilité collective, c’est un débat et un combat de tous les jours. Des histoires d’autosatisfaction mêlée de tensions rencontrent des histoires de solidarité et de générosité. Les archives peuvent nous donner le sens de l’hier, mais aussi les clefs pour faire encore mieux aujourd’hui.

L'IMMIGRATION JUIVE EN FRANCE DU

ACCUEIL ET INTÉGRATION E SIÈCLE AUX ANNÉES 1960

XIX

Colloque du Bicentenaire de la fondation Casip-Cojasor

Réfugiés juifs allemands sur le pont du paquebot Saint-Louis, 1939. Coll. Mémorial de la Shoah / CDJC

Introduction Colette Zytnicki

Les voilà, débarquant, après de longues nuits passées dans les trains qui les amenèrent de l’est ou du sud de l’Europe, transis de froid, tremblants d’angoisse, partagés entre les douleurs de l’exil, la rupture avec le monde ancien et l’espoir d’une vie meilleure, ici, dans ce pays dont on se répète les vertus émancipatrices, où, selon le proverbe, l’on pourrait être heureux comme Dieu en France. Depuis le début du XIXe siècle, la terre des Lumières ne cesse en effet d’attirer des immigrés juifs, comme ces intellectuels venus de Prusse où les universités sont interdites aux israélites, ou ces commerçants et artisans séduits par l’air de liberté que l’on respirait alors dans la patrie des Droits de l’homme. À partir de 1880, le flux s’intensifie, grossi par tous ceux qui redoutaient les violences des milices tsaristes en Russie où elles se déchaînèrent. Il se gonfle pendant l’entre-deuxguerres, alimenté par les Juifs d’Allemagne ou de Hongrie, chassés de leurs villes par une législation inique. À quelque trente ans de là, c’est au tour des Juifs du Maghreb de prendre le chemin de l’exil et de se mêler parfois aux Ashkénazes dans les quartiers de Paris où ils s’installent. Le Belleville des Tunisiens des années 1960 fut aussi celui des Juifs de l’Est. Ainsi, dès le XIXe siècle, la judaïcité française se nourrit de ces mouvements de populations provenant de toutes les parties de l’Europe et du sud de la Méditerranée. Ils renforcèrent ce qui constitue l’une des spécificités du monde juif de France qui fut, depuis les Temps modernes, le lieu de jonction de grandes familles du judaïsme européen : Séfarades dans le Sud-Ouest bordelais, Juifs provençaux dans le Sud-Est, Ashkénazes de Lorraine et d’Alsace. De ces différentes branches, la Révolution, véritable creuset où se mêlèrent les particularités juives, fit des israélites français, fiers de leur

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appartenance à une nation qu’ils voyaient juste et équitable. C’est à la rencontre de ces divers mondes – israélites français, « Polaks », Séfarades du Levant, d’Égypte ou du Maghreb – qu’est consacré cet ouvrage, restituant une histoire des migrations des Juifs en France sur une période qui s’étend sur près d’un siècle. Les historiens ou les sociologues ont jusqu’à présent mis la focale sur tel ou tel moment, s’interrogeant, par exemple, sur l’attitude de la judaïcité hexagonale à l’égard des coreligionnaires tout juste arrivés de Russie ou de Pologne dans les années qui précèdent ou suivent la Première Guerre mondiale ; ou sur la mobilisation des institutions sociales, répondant au flux issu du Maghreb. Mais l’on n’a rarement embrassé l’histoire des flux migratoires juifs en France sur une aussi large période, qui est celle où, dans toutes les parties de l’Europe, les peuples se mettent en marche, les Juifs se trouvant, pour de multiples raisons, à l’avant-garde de ce mouvement. Deux éléments-clés de l’histoire des Juifs en diaspora qu’il convient de souligner en préalable émergent de l’horizon adopté, celui de la longue durée. On pourrait, tout d’abord, être tenté de faire de ces migrations une expérience singulière, reflet d’un destin original, marqué par la dure et récurrente condition de l’exil et de la persécution. La perspective séculaire apporte des nuances à ce schéma, en révèle la profonde ambivalence. À la fin du XIXe siècle, dans les sociétés de l’Europe orientale, travaillées en profondeur par des transformations de tous ordres, l’émigration de masse est une réponse aux déséquilibres économiques, démographiques et politiques. Mais au sein de ce mouvement général, les Juifs sont aux avant-postes, du fait des persécutions antisémites dont ils sont l’objet spécifique en Russie, dans les campagnes polonaises ou ukrainiennes (C ÉLINE L EGLAIVE ). Dans l’entre-deux-guerres, ils constituent également une proportion non négligeable des exilés fuyant le régime nazi, comme le fit l’industriel Henri Rathenau ou l’ouvrier communiste Peter Gingold, qui s’exilèrent à Paris en 1933 et 1934 (JOHANNA LINSLER). Pendant les années 1960, ils sont étroitement mêlés aux migrations issues du processus de décolonisation de l’Afrique du Nord, comme l’analyse JACQUES TAÏEB, constituant une part non négligeable des rapatriés ou des réfugiés. À chaque moment de ce long vingtième siècle, ils se trouvent à la fois confondus dans les flux de populations qui marquent l’histoire de l’Europe et singularisés dans leur exode, soit dans les raisons qui les

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poussent à partir, soit dans les modalités de leur départ. En effet, à la différence de nombreux rapatriés, les Juifs d’Algérie, par exemple, ne regagnaient pas une patrie que leurs ancêtres avaient quittée pour s’installer de l’autre côté de la Méditerranée, mais ils abandonnaient des lieux chargés d’une histoire pluriséculaire, tout un monde familier, familial, brutalement disloqué à l’arrivée en France (BENJAMIN STORA). C’est dans cette dialectique entre mouvement général et destin singulier, qui résume à elle seule l’histoire des Juifs en diaspora, que doit se lire celle de leurs migrations. Le second élément général concerne les modalités de l’accueil des nouveaux venus en France. Les Juifs de France, parfois issus des migrations précédentes, sont pris dans un mouvement apparemment contradictoire. La tsédakah, le devoir de charité prescrit envers le prochain, les incite à venir en aide à leurs coreligionnaires en détresse, comme le rappelle NANCY L. GREEN dans la préface. C’est le travail des institutions de bienfaisance, dirigées par les notables communautaires et administrées par des gens dévoués, tel ce Monsieur Franck, dont parle C ÉLINE LEGLAIVE, qui reçoit les immigrés dans les locaux du Comité de Bienfaisance israélite de Paris (CBIP) créé en 1809. Ils y sont d’autant plus incités que ce faisant, ils mettent également en œuvre les principes de la France révolutionnaire, terre des exilés par excellence. Le devoir d’accueillir les nouveaux venus ne fait donc que renforcer leur israélitisme fondé sur un double attachement à leur pays et à leur origine. Mais la réalité est rude. Les organisations, dépassées par le nombre des migrants, ne peuvent pas toujours faire face aux besoins de ces derniers. Et les Français israélites partagent avec leurs compatriotes de la Belle Époque les craintes devant les dangers d’une immigration croissante qu’une législation de plus en plus contraignante tente de contrôler. Comment échapperaient-ils à l’air du temps ? D’autant qu’ils redoutent également que les nouveaux venus, mal habillés, mal dégrossis à leurs yeux, ne viennent renforcer un antisémitisme déjà patent dans la société française. La philanthropie – qui se manifeste par une mobilisation indéniable en faveur des exilés, on aurait tort de l’oublier ou de la sous-estimer – s’inscrit dans cette tension, entre compassion et devoir d’un côté, suspicion et peur devant l’étranger de l’autre. De là vient la hâte des israélites français à assimiler au plus vite les « Polaks » et autres Juifs venus des régions orientales de l’Europe. Et cette expérience assez douloureuse, toute chargée d’in-

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compréhensions et de frustrations réciproques, plane sur les débats concernant l’attitude à tenir à l’égard des nouveaux venus dans les années soixante. Lors des journées qui rassemblent les responsables des communautés en 1962, au plus fort de l’exode venu du Maghreb, l’un des participants rappelle qu’il ne s’agit pas de reproduire l’attitude de ses prédécesseurs, de ne pas faire le coup des « Polaks », sous-entendu, d’assimiler au plus vite ceux que l’on appelait encore les rapatriés. Les pratiques philanthropiques se nourrissent des expériences passées, corrigeant ce qu’elles avaient d’inadapté ou de maladroit pour s’adapter aux besoins des migrants, mais aussi de la communauté juive, voire de la société tout entière. Là encore, le point de vue séculaire permet de saisir ces mouvements, parfois subtils, parfois brusques, d’adaptation au contexte de chaque flux migratoire. Il met en lumière le passage progressif de la philanthropie à l’action sociale. À ce titre, la période de la Seconde Guerre mondiale (J EAN L ALOUM ), où les Juifs, quasiment chassés de l’activité économique du pays et laissés à eux-mêmes, marque un tournant important, tant sur le plan des pratiques que des représentations qui les guidaient. L’urgence et le destin commun à tous firent disparaître réticences et crainte devant les Juifs venus d’ailleurs. Dans la période qui suivit la guerre, l’ampleur des besoins donna naissance à un double mouvement : la création d’une multitude d’institutions destinées à venir en aide aux plus démunis et la nécessité d’une restructuration de la philanthropie traditionnelle selon des méthodes et des pratiques éprouvées outre-Atlantique (LAURA HOBSON-FAURE). De là, naît le Fonds Social Juif Unifié (FSJU) qui sera aux premiers postes dans l’accueil et l’insertion de la judaïcité venue d’abord d’Égypte en 1956 (A LEXANDRE D E A RANJO ), puis du Maghreb (C OLETTE Z YTNICKI ). D’une migration à l’autre, s’enchaînent les expériences et les pratiques dont le prisme de la longue durée restitue la cohérence. Faire l’histoire des migrations juives en France, de l’accueil qu’elles y reçurent et des politiques d’insertion qui s’ensuivirent peut s’articuler en trois axes qui rendent compte de la cohérence du projet. Cela permet également d’ouvrir des pistes pour des recherches futures, tant il est vrai que ce volume est autant un bilan que l’aiguillon de travaux à venir. Le premier axe concerne les institutions elles-mêmes, dont il importe de décrire et de comprendre les structures, mais aussi les

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principes et les actions. Ainsi trouve-t-on dans ce recueil des analyses éclairantes sur la politique sociale des institutions juives des années 1880 (où le CBIP se trouvait aux avant-postes de la lutte contre la misère juive) à nos jours, en passant par différentes étapes. JEAN LALOUM traite ainsi du délicat problème de l’action sociale de l’Union générale des Israélites de France (UGIF), créée par la loi du 29 novembre 1941 et qui, au nom de la philanthropie, et malgré des actions clandestines destinées à sauver des vies, se soumit aux diktats de Vichy. LAURA HOBSON-FAURE scrute l’action des multiples institutions qui, dans l’immédiat après-guerre, eurent la lourde charge de panser les plaies de l’âme et du corps d’une judaïcité traumatisée par les persécutions et elle évoque la création du Fonds Social Juif Unifié (FSJU) à la fin des années 1940. C’est dans ce paysage communautaire en pleine reconstruction que se déroule le dernier grand exode, celui des Juifs du Maghreb et le changement de nom du CBIP, devenant au début des années 1960 le Comité d’action sociale israélite de Paris (CASIP), illustre par ce choix les modifications à l’œuvre dans le travail philanthropique. De la confrontation de ces études apparaît nettement cette évolution que nous évoquions plus haut, qui peut être symbolisée par les figures successives des dames patronnesses et des assistantes sociales. Même si, parfois, pour des raisons complexes mises en évidence par ANNIE BENVENISTE dans son étude sur la communauté juive de Sarcelles, on peut noter un retour à la tradition de l’aide, jouant plus sur la notion de charité que sur celle de solidarité. La voie ouverte ici pourrait être poursuivie en étendant les recherches aux institutions de province, aboutissant à une histoire des migrations des Juifs en France, dans toute la dimension géographique que l’expression suppose. Certes, le terrain en la matière n’est pas vierge, et sur Marseille, Strasbourg, Nice ou Toulouse, des travaux existent déjà. Le deuxième axe met l’accent sur l’articulation entre les actions publiques d’un côté, et le travail des organisations juives de l’autre. Quatre périodes peuvent alors être identifiées. À la fin du XIXe siècle, de manière générale, l’État est encore peu présent dans ce qui ne s’appelle pas encore le secteur social, et les migrants sont alors à la charge des institutions caritatives communautaires. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’État est à l’origine de l’UGIF, qu’il contrôle étroitement, mais les Juifs ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour assurer aux plus démunis, de plus en plus nom-

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breux, les moyens d’une survie précaire. Après le conflit, leur sort est englobé dans celui des prisonniers et déportés. Il est alors difficile pour l’État de distinguer leur condition du malheur général et il est secondé en cela par la volonté des Juifs de France de ne pas se singulariser parmi les victimes de la guerre (LAURE FOURTAGE). Mais l’ampleur de la catastrophe, de même que celle des besoins (pensons aux milliers d’orphelins confiés à la seule charge des organisations communautaires), poussent à la création d’institutions spécifiques et à la prise de conscience d’un destin singulier. Dans ces années-là également, cruciales pour l’histoire de la philanthropie en général (c’est le moment où, en France, se met en place, avec les lois sociales de l’après-guerre, les bases d’un État providence) une coopération commence à se développer entre les organisations communautaires et celles de l’État. Une coopération qui se renforce dans les années 1960, lors du rapatriement des Français du Maghreb, plaçant du même coup les institutions juives dans une situation inédite : celle d’avoir à justifier leur action envers des coreligionnaires déjà pris en charge par l’administration. Dans cette nouvelle donne sociopolitique, elles doivent redessiner non seulement le périmètre de leurs activités, mais également le sens de leur intervention. Comment redéfinir non pas la tsédakah, mais ses applications concrètes dans un monde où l’assistance et l’aide aux plus démunis relèvent de l’action publique ? Une réflexion s’engage sur ce point dans les années 1960 et elle n’est pas close. Enfin, et non des moindres, le troisième axe s’intéresse aux acteurs mêmes, cherche à restituer leurs représentations et leurs actions. Comment faire l’impasse sur les hommes et les femmes qui ont participé à cette histoire, lui ont donné un sens dans toutes les acceptions du terme ? Il y a d’abord ceux qui accueillirent, secoururent et entourèrent les nouveaux arrivants. Les études présentées dans le volume évoquent certains d’entre eux, français, tel Marc Jarblum, président de la Fédération des Sociétés juives de France (FSJF) et représentant français du Congrès juif mondial, ou américain, comme Laura Margolis qui, dépêchée par le Joint, fut l’une des chevilles ouvrières de la création du FSJU. Les auteurs évoquent aussi ces soutiers du travail philanthropique, les assistantes sociales qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, sont au premier plan de cette histoire. Il y a là encore un champ fécond qui attend ses auteurs. Par ailleurs, historiens et sociologues s’intéressent de plus

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en plus à ceux qui furent les récipiendaires, ceux qui ne sont le plus souvent qu’un chiffre dans les statistiques, mais qu’une plongée dans les archives et des enquêtes menées sur le terrain font reparaître à la lumière. MÔNICA RAISA SCHPUN restitue l’itinéraire d’hommes et de femmes revenus des camps de la mort, retraçant à la fois le travail des institutions qui les ont entourés et leur cheminement personnel. MARTIN MESSIKA analyse le profil sociologique des étudiants marocains accueillis au Toit Familial, fondé en 1954 pour recevoir des jeunes venus de l’étranger. Il ne s’agit pas seulement d’un quelconque devoir de mémoire, mais d’un réel travail d’historien ou de sociologue, soucieux de comprendre comment les hommes agissent, de saisir au plus près leurs représentations et leurs actions. De savoir comment ils aménagent leur destin, même au creux des pires tempêtes (BENJAMIN STORA). Et l’on peut en appeler à une vaste collecte de témoignages individuels qui ser viront de base à des recherches à venir. Ainsi, le travail des organisations juives – qui ont rompu avec l’assimilationnisme en vogue au début du XXe siècle – a permis le renforcement de cette pluralité si caractéristique du monde juif français. Une pluralité qui fait coexister différents modes d’être juif, entre les plus orthodoxes et les plus libéraux, les héritiers des mondes ashkénazes, séfarades, des israélites français et les mille nuances entre ces catégories introduites par les alliances, les recompositions, et les bricolages identitaires. Une pluralité qui, comme le dit CLAUDE TAPIA, peut être source de tolérance, d’ouverture aux autres cultures, s’accompagnant d’une vigilance, nourrie par l’expérience, à toutes les formes de discrimination. En ce sens, l’expérience juive des migrations, dans ce qu’elle dit à sa manière singulière de notre monde, peut porter à réflexion. Concluons cette introduction en remerciant les témoins qui ont transmis leur expérience et les institutions communautaires qui ont ouvert leurs archives (CASIP-COJASOR, FSJU, OSE) et organisé le beau colloque en octobre 2009 : « L’immigration juive en France : Accueil et intégration du XIXe siècle aux années 1960 », d’où proviennent les différents articles qui composent ce volume. Et saluons l’enthousiasme et la rigueur scientifique des jeunes chercheurs qui contribuent à renouveler un champ d’étude fécond pour les scientifiques et utile pour les citoyens que nous sommes tous.

Distribution de secours à une femme par l’administrateur du Comité Marchand Aron, gendre du grand rabbin Isidor, au Comité de bienfaisance israélite de Paris, 60 rue Rodier, vers 1905. Coll. FCC

Le Comité de bienfaisance israélite de Paris et les Juifs russes immigrés (1882-1914) Céline Leglaive-Perani

En 1882, Brody, une petite ville de l’Empire austro-hongrois située à quelques kilomètres de la frontière russe, connaît une célébrité involontaire : près de 12 000 Juifs russes fuyant les pogroms et les lois discriminatoires qui suivent l’assassinat du tsar Alexandre II s’y réfugient. Submergée, Brody ne peut faire face à cet afflux et les conditions d’existence des réfugiés se détériorent rapidement. L’Alliance israélite universelle et la communauté internationale s’émeuvent du sort de ces Juifs russes et lancent une campagne médiatique pour récolter des fonds1. Brody apparaît alors comme un double symbole : elle marque le début de la médiatisation des Juifs de Russie, victimes d’un très fort antisémitisme d’État. Mais elle signe aussi le début de leur immigration en masse. Un certain nombre parmi les réfugiés sont d’abord choisis pour être accueillis aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en France. À leur suite et jusqu’en 1914, près de deux millions de Juifs russes vont partir en immigration, avec un pic dans les années 1903-1906, à la suite d’une nouvelle série de pogroms sanglants2. Les États-Unis, mais aussi l’Allemagne et la Grande-Bretagne en absorbent le plus grand nombre. La France en reçoit une partie, 1. « Funds needed in Brody », The New York Time, 19 juin 1882. 2. Deux pogroms particulièrement sanglants se sont déroulés dans la ville de Kichinev, capitale de Bessarabie, en avril 1903 et en octobre 1905. Près de 70 Juifs ont été tués et 700 maisons ont été pillées (« Jewish Massacre Denounced », The New York Time, 28 avril 1903, p. 6). D’autres pogroms ont eu lieu à Jitomir en avril 1905, à Nijni-Novogorod en juillet 1905, puis à Odessa, Bielostock et Siedlice durant l’année 1906 ; voir Léon et Maurice BONNEFF, Vie tragique des travailleurs, enquêtes sur la condition économique et morale des ouvriers et ouvrières d’industrie, Paris, Rivière, 1914, p. 377.

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mais en quantité marginale. Un nombre difficile à évaluer y transite avant de continuer vers d’autres pays d’immigration. Environ 35 000 Juifs russes s’installent définitivement en France, pour la plupart dans la capitale3. Le Comité de Bienfaisance israélite de Paris (ou CBIP) va se retrouver au premier plan pour les accueillir et les aider. Fondé en 1809, le CBIP est l’organe officiel de la charité juive à Paris. Face aux Juifs étrangers, il a une attitude fluctuante. S’il entend porter secours à ses coreligionnaires dès 1882, son attitude va évoluer au fil des années. Cet article entend faire le récit de cette assistance, de Brody jusqu’à la Première Guerre mondiale. Cette histoire n’est pas facile à écrire car les sources sont rares. Le CBIP ne fournit aucune statistique portant particulièrement sur l’aide aux étrangers. Le rapport qu’il publie tous les ans donne la liste des formes d’assistance, mais ne dit rien sur la nationalité de ceux qui reçoivent ces aides4. Pour trouver les informations nécessaires, il faut consulter le registre des délibérations du CBIP, ainsi que la correspondance adressée à l’Alliance israélite universelle. Plus que l’aide au quotidien, ces sources mettent en lumière l’attitude officielle du CBIP face aux immigrés russes. Les premières années : le sens du devoir Dans l’épisode de Brody, le Comité fait preuve d’une grande réactivité. La première délibération de l’année 1882 annonce fièrement la mise en place d’une organisation destinée à accueillir les premiers Juifs russes : «Monsieur le président informe le comité du but de cette réunion. Les attentats commis par la Russie contre les Juifs faisaient prévoir que les victimes chercheraient un refuge contre les persécutions dont elles ont été l’objet. Il était du devoir du Comité de bienfaisance israélite de Paris de prendre les mesures nécessaires pour accueillir ceux de nos coreligionnaires qui 3. Catherine GOUSSEFF, « Les Juifs russes en France. Profil et évolution d’une collectivité », Archives Juives. Revue d’histoire des Juifs de France, 2001/2, n° 34. 4. Cette liste regroupe les secours réguliers, secours exceptionnels, distribution de bons de nourriture, de bons de chauffage, de médicaments, vêtements chauds, ainsi que les « frais de rapatriement ». Ceux-ci peuvent éventuellement concerner les Juifs étrangers, mais il n’est pas donné d’information sur la nationalité d’origine, ni sur la destination de retour.

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viendraient demander asile. Les événements commandaient une décision urgente. Quelques Russes étaient arrivés déjà et il importait de leur donner les secours nécessaires. Une commission provisoire fut instituée (...). Elle fonctionne actuellement. Elle a recueilli une trentaine de Russes et a pris les dispositions nécessaires pour secourir ceux qui pourraient se présenter 5.» La position du Comité au début des années 1880 est claire : il est de son devoir de répondre vite et bien aux besoins des coreligionnaires russes. C’est pourquoi il a convoqué une réunion extraordinaire et créé une commission ad hoc. Le discours qu’il tient est celui de l’action et du devoir. Dans les faits, il pourvoit à l’entretien de cent cinquante-quatre ménages venus de Brody et accueillis en France et fournit une aide régulière à de nombreux autres. Comme l’écrit Léon Kahn, «l’immigration russe imposa à la communauté et au Comité les plus lourds sacrifices. Cent cinquante-quatre ménages composés de plus de 500 personnes, avaient été choisis à Brody. Un millier d’individus, venus directement, assiégeaient tous les jours déjà les bureaux du Comité (...) Le Comité emploie au service de ces malheureux plus de 400 000 francs 6.» L’année suivante, en 1883, le CBIP trouve un logement à 1300 réfugiés russes. Il fournit aussi une nourriture à bon marché dans ses fourneaux : en 1883, il a distribué 326 000 portions. Ce chiffre a presque triplé depuis 1877, où le nombre de portions n’était que de 120 0007. Il distribue également des aides dites de « secours immédiats8». La quantification précise de l’aide est difficile. Cependant, on peut affirmer, avec Nancy L. Green, que le CBIP est, au cours de la décennie 1880, la première organisation charitable d’assistance aux immigrants en difficulté9. Quelques années plus tard, en 1890, le CBIP réaffirme sa solidarité auprès des Juifs russes : «Les persécutions n’ayant pas de fin, les israélites étaient même menacés de mesures excessivement graves, et ce n’est que grâce à des démarches faites par MM. de Rothschild et en temporisant 5. Archives du CASIP-COJASOR, registre de délibérations 1878-1887, 1B6, 26 janvier 1882, p. 82. 6. Léon K AHN , Le Comité de bienfaisance, l’hôpital, l’orphelinat, les cimetières, Paris, Éditions Durlacher, 1886, p. 25. 7. Archives israélites, 15 juin 1877, n°12, p. 366. 8. Nancy L. GREEN, « To Give and to Receive : Philanthropy and Collective Responsibility among Jews in Paris, 1880-1914 », in The Uses of Charity, Peter Mandler (dir.), Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1990, p.203-205. 9. Nancy L. GREEN, ibidem, p. 205.

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qu’on est arrivé à enrayer momentanément le mal. Mais nos coreligionnaires sont pris de peur ; ils veulent partir et se soustraire aux ukases qui les menacent dans leurs biens, dans leurs affaires, dans leur existence. C’est une chose qui se comprend, et le devoir de tous est de les secourir 10.» Changement de ton Toutefois, l’attitude du CBIP s’infléchit au début des années 1890. Il commence par préconiser le « self help » : les Juifs russes doivent apprendre à se débrouiller seuls. Ainsi, le Comité engage ces familles russes «qui sont arrivées inopinément à Paris au mois d’août [1892] et qui depuis sont restées à la charge de l’Alliance [Israélite Universelle] et du Comité, vu l’impossibilité où l’on était de les diriger vers d’autres pays 11» à ne plus compter sur sa seule assistance : «Les frais qu’exigeait leur entretien étant devenus trop considérables, ces familles ont été prévenues il y a quelques jours qu’on ne pourvoira plus à leur nourriture et qu’elles devront chercher à se procurer du travail 12. » À un autre immigrant, un «Monsieur qui veut rester à Paris, nous [le CBIP] lui avons dégagé ses bagages en lui enjoignant de se tirer d’affaire 13 ». Les nouveaux immigrés qui se présentent au bureau de la rue Saint-Claude sont loin d’être accueillis à bras ouverts, comme le révèle une lettre d’un certain Franck 14, employé du CBIP, à l’Alliance Universelle Israélite en 1895 : « Un jour, au moment où je me préparais à quitter le bureau pour rentrer déjeuner, une famille d’une femme et de trois enfants en bas âge, chargée de bagages, arrive, demande paiement de la voiture, logement, nourriture… et voyage en Amérique. Comme notre bureau n’est pas un caravansérail, j’ai fermé pour ne pas subir les exigences de ces personnes [...] Malgré que (sic) le cœur me saignait (il faisait un temps affreux), j’ai dû les laisser dehors pour ne pas créer de précédent et le commissaire de police les a dans la soirée envoyés au dépôt 15. » 10. CASIP-COJASOR, registre de délibérations 1887-1910, 1B7, 12 novembre 1890, p. 61-62. 11. Ibidem, p. 62. 12. Ibidem. 13. Archives Alliance Israélite Universelle [désormais AIU], IH-S, dossier Émigration, lettre du CBIP à l’Alliance de juillet 1895. 14. D’après les informations que nous avons pu trouver, ce Monsieur Franck est employé du CBIP au moins depuis 1888. Il a un certain âge car il a un fils adulte qui se marie en 1894. Il décède à la fin de 1899, alors qu’il est encore en activité au CBIP.

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Il est difficile de savoir si cet exemple est symptomatique de l’attitude du CBIP en général. D’après ce que raconte M. Franck, le CBIP n’a pas la charge d’accueillir directement les migrants, ni de répondre à toutes leurs exigences. Il s’en remet plutôt à la police municipale, qui s’occupe de les «envoyer au dépôt ». Dix ans plus tard, l’attitude du CBIP s’est encore durcie. La vague d’immigration de 1905 est qualifiée d’«invasion16» et le CBIP cherche par tous les moyens à limiter le nombre d’immigrés qui arrivent à Paris, ou tente de les aiguiller vers d’autres pays d’immigration. Ainsi, il demande aux administrations et communautés de province et de l’étranger de ne pas diriger à Paris les immigrants indigents17, et dans la séance suivante, «le comité se voit dans la nécessité de les [les nouveaux immigrés] renvoyer à la frontière 18». Il conditionne également la délivrance de ses subsides : certaines aides ne sont accordées aux immigrés que s’ils quittent expressément la France. Le CBIP en vient même à remettre en cause les raisons qui poussent à l’émigration : comme le note une délibération de 1905, «il y aura lieu de s’enquérir sur les réelles nécessités pour les familles [russes] de quitter leur pays d’origine 19». À la différence des années 1880, l’antisémitisme tsariste et les pogroms ne suffisent donc plus à justifier l’immigration aux yeux du CBIP. Entre 1882 et 1914, le ton a changé : au discours de 1882, qui mêle le devoir et l’action, s’oppose, dix ans plus tard, une politique de restriction de l’aide et de limitation des étrangers. L’étude des délibérations révèle combien le CBIP est désormais engagé dans un mouvement de refus de l’immigrant. Plusieurs facteurs conditionnent cette attitude, par exemple l’enjeu financier. L’aide apportée aux Juifs étrangers est une lourde charge pour le CBIP: entre 1896 et 1908, ses dépenses passent de 435 000 francs20 à 680 000 francs21, soit une hausse de 150%. Cette augmentation suscite un déficit, qui s’élève, par exemple, à 83 000 francs en 1908, et qui ne sera plus résorbé dans les exercices suivants. 15. Archives AIU, IH-S, dossier Émigration, lettre du CBIP à l’Alliance de juillet 1895. 16. Registre de délibérations op. cit., séance du 14 février 1906, p.294. 17. Ibid. 18. Ibid., séance du 14 mars 1906, p. 296. 19. Ibid., séance du 13 décembre 1905, p. 291. 20. Archives israélites, 9 juillet 1896, n°28, p. 229. 21. Archives israélites, 4 juin 1908, n° 22, p. 182.

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L’arrivée de Juifs russes dans la capitale pose aussi la question de l’intégration des immigrés au sein de la communauté juive et plus largement dans la société française. Le CBIP craint, en particulier, que l’arrivée en masse des Juifs ne suscite une montée de l’antisémitisme. Une importante historiographie a mis, depuis longtemps, en lumière de quelle manière la France s’est convertie à l’antisémitisme politique et social à partir de la fin des années 1880. En 1886, paraît La France juive d’Edouard Drumont, un gros succès de librairie, suivi, l’année d’après, par la publication des Rois de la République, histoire des Juiveries d’Auguste Chirac, puis, en 1892, par la fondation du quotidien La Libre Parole, au ton très agressif. En politique, Drumont se lance dans l’agitation en créant en 1887, la Ligue antisémitique, tandis que l’antisémitisme s’affiche au programme de nombreux candidats électoraux. Le déclenchement de l’affaire Dreyfus à partir de 1894 radicalise dramatiquement l’antisémitisme22. À cet antisémitisme s’ajoute la haine de l’autre : comme le montre Laurent Dornel 23, à la fin du XIXe siècle, la France connaît une période de forte xénophobie qui se cristallise autour de la figure du travailleur étranger. Celui-ci, qu’il soit italien, belge ou espagnol, est parfois même physiquement brutalisé24. Dans ces conditions où se déploient antisémitisme et xénophobie, il ne fait pas bon être un Juif immigré. Être Juif et étranger est alors une double tare. Ces éléments peuvent permettre d’expliquer l’attitude du CBIP: il craint, en effet, que l’arrivée de Juifs étrangers n’amplifie l’antisémitisme à l’égard de la communauté juive dans son ensemble. L’argument émerge en 1890, au cours d’une discussion entre commissaires de la charité : «M. Braun croit [...] que la communauté doit être reconnaissante au comité qui expédie les individus hors de France car leur refuser les frais de voyage, c’est les établir à Paris : Monsieur le président Edmond de 22. Voir par exemple le livre de Pierre BIRNBAUM, Le Moment antisémite, un tour de la France en 1898, Paris, Fayard, 1998, mais aussi les ouvrages de Zeev STERNHELL, Michel WINOCK, etc. 23. Laurent D ORNEL , La France Hostile, socio-histoire de la xénophobie (1870–1914), Paris, Hachette, 2004. 24. Comme à Aigues-Mortes en août 1893 où huit Italiens sont tués par des «dizaines d’ouvriers » français, Laurent DORNEL, La France Hostile, cit., p. 37 et 62. L’auteur répertorie de nombreux autres incidents entre travailleurs français et étrangers, en particulier dans la décennie 1880-1890, p. 39.

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Rothschild fait remarquer qu’il y a pour certaines choses en France un petit mouvement antisémitique. Il faut éviter tous les incidents qui pourraient l’accroître. La présence à Paris d’un trop grand nombre d’israélites étrangers serait de nature à susciter des difficultés 25.» Si les termes restent encore mesurés – Edmond de Rothschild parle de « petit mouvement » ou de « difficultés » en général –, l’inquiétude est palpable. Plus tard, l’affaire Dreyfus et le déchaînement de l’antisémitisme donneront encore plus de poids à l’argument du Baron. Un autre élément de nature géopolitique peut, par ricochet, expliquer l’attitude distanciée du comité. Au début des années 1890, la France se rapproche militairement de la Russie et devient son alliée. Le pays tout entier se prend d’engouement pour les Russes. Les Juifs de France, très attachés à la République, ne veulent pas se distinguer des autres Français. Ils sont alors tiraillés entre leur fidélité à la France et leur compassion pour leurs coreligionnaires russes. Comme le montre Michael Marrus, ils font finalement le choix de soutenir « l’intérêt de la France26». Ce choix géopolitique a pu influencer l’attitude du CBIP à l’égard des immigrés juifs russes et expliquer sa tiédeur. Il lui est difficile de fêter d’une part l’alliance avec le tsar et de dénoncer, d’autre part, le drame de l’antisémitisme russe. Enfin, le facteur culturel a également joué un rôle. Il y a de la part de certains employés du Comité un air de supériorité à l’encontre des immigrés. L’israélite français, fier de son émancipation, n’a pas toujours beaucoup de considération pour le Juif d’Europe orientale, souvent chargé d’enfants, mal habillé, exténué par le long voyage, parlant une langue étrangère et étrange, le « jargon yiddish27». Dès 1882, une délibération évoque des immigrés vivant dans «le vice et la paresse 28 ». D’autres analyses mettent l’accent sur l’immigration comme facteur d’amoralité : «Quand ils arrivent en France, délivrés du joug russe, ils sont grisés par la liberté et bientôt dans ces

25. CASIP-COJASOR, registre de délibérations, cit., séance du 12 novembre 1890, p.62. 26. Michael R. MARRUS, Les Juifs de France à l’époque de l’affaire Dreyfus, Bruxelles, Complexe, 1985, p. 183-184. 27. Expression utilisée par exemple dans un article d’Archives israélites du 14 janvier 1909, n°2, p. 11. Le yiddish n’est alors pas considéré comme une langue à part entière. 28. CASIP-COJASOR, registre de délibérations 1878-1887, 1B6, p.82.

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familles sobres, pieuses, tenues à une extrême réserve en Russie, il n’y a plus de morale, de religion, de frein29. » Les Juifs russes sont présentés comme de grands enfants, s’enivrant de liberté et perdant tous leurs repères. Et le rapporteur de continuer et de rappeler, en comparaison, la chance du Juif français de vivre en France : «La question est très grave et nous pouvons nous estimer heureux de vivre en France, où, s’il existe à ce sujet quelques difficultés, elles sont minimes en comparaison de ce qui se passe dans d’autres pays. Aussi devons-nous être reconnaissants à la France et nous souvenir que c’est à la Révolution que nous devons de jouir, comme nos concitoyens, de nos droits civils et politiques 30. » Ici, le contact de l’autre permet de se revaloriser et de se redéfinir par contraste. Dans ce contexte, les incompréhensions qui surgissent entre employés du CBIP et immigrés se multiplient. Nous avons cité plus haut la lettre de Franck à l’Alliance israélite. Les arguments qu’il avance pour expliquer pourquoi il a refusé d’accueillir cette « famille d’une femme et de trois enfants en bas âge, chargée de bagages » révèlent bien le fossé entre, d’un côté, une bureaucratie accrochée à ses procédures (Franck était sur le point de fermer le bureau car c’est l’heure de déjeuner), de l’autre, les attentes et les exigences d’une famille fraîchement débarquée et sans ressources. Une phrase révèle aussi le regard porté sur les immigrés : Franck justifie son refus parce «notre bureau n’est pas un caravansérail ». L’expression « caravansérail », par définition « l’hôtellerie où les caravanes font halte en Orient » est péjorative. Elle semble assimiler, de manière méprisante, le Juif russe à un Oriental et le ramène à l’image ancestrale du « Juif errant ». De leur côté, les immigrés juifs sont déçus par l’attitude du CBIP. Ils étaient arrivés pleins d’espoir et comptaient sur son aide. Comme le racontent Léon et Maurice Bonneff, en rappelant les pogroms de 1905 en Russie, «le renom de la générosité française apporte une lueur d’espérance aux échappés des pogroms, aux fugitifs 31». Dans les faits, la réalité est tout autre. L’exil n’est pas sans susciter des tensions, voire des incidents, entre les administrateurs du CBIP et les immigrés. En 1899, une délibération du CBIP évoque pudiquement

29. CASIP-COJASOR, IB7, 12 novembre 1890, p.61-62. 30. Ibid. 31. Léon et Maurice BONNEFF, Vie tragique des travailleurs, op. cit., p. 377.

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des «incidents profondément regrettables qui se sont passés au Bureau de Secours, rue Saint-Claude, qui ont été la cause de la maladie actuelle dont M. Franck [le même Franck, dont nous parlions plus haut] vient d’être frappé 32». Plus tard, en 1906, il est fait également mention d’autres incidents advenus ou susceptibles d’advenir : «En ce qui concerne les étrangers actuellement à Paris, le comité […] résolu à continuer la distribution avec la même bienveillance et autant d’impartialité que par le passé et ne voulant tolérer aucune attitude inconvenante ou agressive de la part ses administrés, décide de sévir énergiquement le cas échéant 33. » Nous n’en saurons pas plus : le CBIP ne rentre pas dans les détails. Cette discrétion est symptomatique de son attitude envers les Juifs étrangers : il communique peu sur son aide. Comme nous l’avons vu, aucune statistique n’est disponible sur l’assistance qui est apportée aux immigrés. Par ailleurs, le CBIP ne fournit pas de réponse spécifiquement adaptée aux étrangers : ni cours de langue, ni aide administrative ne sont proposés. Ce sont d’autres associations qui se chargent de ce type d’assistance, par exemple l’Asile israélite fondé en 1900 par des Juifs russes et roumains, qui fournit lit et couvert, puis à partir de 1911, des cours de français pour permettre aux Juifs immigrés de trouver un emploi34. Depuis le début des années 1880, le discours du CBIP a donc changé. Quand, en 1882, la pitié et l’idéalisme prévalaient, le langage de 1905 est celui du pragmatisme et du refus de l’immigré. Au « devoir » de Brody fait écho, trente ans plus tard, une profonde lassitude face à l’afflux des immigrés. Certes, le CBIP continue de faire preuve de solidarité, mais se trouve débordé par le flux des sollicitations. Il distribue des secours, mais il cherche à éviter qu’une aide trop systématique n’attire en France des immigrés toujours plus nombreux et les incite à s’installer définitivement. Il redoute surtout que ces « invasions » ne mena32. Registre de délibérations 1887-1910, 1B7, séance du 11 janvier 1899, p. 190. Est-ce des suites de cette« maladie » que ce même Franck décède en novembre de la même année ? Les archives sont muettes sur le sujet. Sa mort est simplement mentionnée dans la séance du 8 novembre 1899, p. 208. 33. Ibid., séance du 14 février 1906, p.294-5. 34. Archives AIU, Association philanthropique de l’Asile de Nuit et crèche israélite, rapports annuels 1905-1911, p. 1119.

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cent sa position et son intégration dans une France xénophobe et antisémite. Comme on le voit, le comité est donc tiraillé entre l’enjeu communautaire, c’est-à-dire l’exigence de solidarité à l’encontre de ses frères, et de l’autre côté, sa volonté d’intégration dans la société française. Entre ces deux forces, sa marge de manœuvre, est alors, comme on l’a vu, relativement faible.

Les Réfugiés juifs en provenance du Reich allemand en France dans les années 1930 Johanna Linsler

Durant les années 1930, les personnes qui arrivent en France en quête d’un refuge sont, dans leur grande majorité, des germanophones. Dès leur arrivée au pouvoir en Allemagne, les nazis mettent en œuvre une politique de persécution qui vise à faire partir les Juifs du sol allemand. Cette politique se radicalise de plus en plus, en même temps que le nombre de Juifs menacés augmente, le Reich s’agrandissant au fur et à mesure des annexions (la Sarre en 1935, l’Autriche et les Sudètes en 1938, des parties de la Pologne après le début de la guerre en septembre 1939). Jusqu’au milieu des années 1920, la France n’avait opposé aucune restriction à l’immigration ; en 1930, elle est le premier pays d’immigration au monde1. D’emblée, se pose une question de vocabulaire. Avant 1933, de nombreux Juifs qui s’installent en France peuvent être considérés comme réfugiés, ayant fui la persécution et les violences. D’autres sont venus en immigrés, c’est-à-dire à la recherche d’une vie meilleure, même si cela ne s’est pas toujours fait de leur plein gré. Parmi les personnes qui ont quitté le Reich dès 1933, nombreux sont ceux qui se désignent par le mot allemand : Emigranten et pour qui le vocable de ‘réfugié’ gomme la notion de volonté. Le terme ‘émigré’ marque le fait d’avoir fait le choix de l’exil 2 : intellectuels, 1. Rita THALMANN « L’accueil des émigrés allemands en France de 1933 à la déclaration de guerre », in Jacques GRANDJONC (dir.), Émigrés français en Allemagne, émigrés allemands en France, 1685-1945, Paris, Institut Goethe / Ministère des Relations Extérieures, 1983, p. 122. Pour un aperçu de l’immigration en France avant 1933, voir l’article de Céline LEGLAIVE-PERANI, dans le présent ouvrage. 2. Dans un célèbre fragment de 1937, Bertolt Brecht (qui a dû fuir l’Allemagne en 1933) se déclare, quant à lui, tout à fait opposé à l’emploi du terme « émigré » : « Nous ne sommes pas partis de notre plein gré […] nous avons fui.

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ils rejettent le régime nazi, militants opposants, ils sont menacés s’ils continuent leur activité ; ou encore, ils sont assez avertis, précautionneux, désabusés, lucides pour être partis assez tôt. Tout départ correspond pourtant à une décision difficile, voire douloureuse, et la limite entre les termes ‘émigrant’ et ‘réfugié’ est bien subtile. Cela est d’autant plus vrai pour ceux qui prennent cette décision à la fin des années trente. Á cette période, tous les Juifs du Reich sont soumis aux persécutions antisémites et se trouvent souvent en danger de mort. Le système mis en place ne leur permet plus de vivre au sein du Reich, ni de le quitter sans y laisser la plus grande partie de leur fortune. Dans un premier temps, nous chercherons à définir les différents groupes de réfugiés se trouvant en France dans les années trente, groupes qui correspondent, en gros, aux différentes vagues de départs des pays où ils sont menacés. Trois itinéraires individuels, ceux de Henri Rathenau, de Peter Gingold et d’Otto Freundlich, seront brièvement présentés dans un deuxième temps. Il serait, bien sûr, réducteur de prétendre étudier une époque historique à partir de seuls ‘cas’ individuels, mais des parcours de vie personnels peuvent l’incarner, l’illustrer et rendre compte de la diversité des réalités. Dans un troisième temps, nous tenterons de donner un aperçu des conditions de vie des réfugiés juifs en France durant les années trente, de leurs réseaux sociaux et de leur attitude vis-à-vis de la France. Les trois itinéraires de vie cités auparavant seront ici des références exemplaires. I. DIFFÉRENTES VAGUES D’ÉMIGRATION, DIFFÉRENTES RÉALITÉS DE L’EXIL Les émigrants de 1933 L’historiographie allemande définit trois types d’émigration : l’émigration dite politique (composée de cadres et de militants actifs des partis et des organisations communistes, des syndicats, puis des autres partis démocratiques de la République ainsi que d’intellecNous sommes des expulsés, des bannis » ; pour lui, son pays d’accueil n’est pas un nouveau foyer mais un lieu d’exil. Bertolt BRECHT, «Über die Bezeichnung Emigranten », in Gesammelte Werke, Band 9, 1967, p. 718.

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tuels opposants au régime); l’émigration ‘culturelle’ des artistes dont toute expression est entravée par le régime ; l’émigration massive des Juifs poussés à quitter le pays par la politique antisémite du Reich 3. Cela étant, les frontières entre ces trois groupes sont assez mouvantes, une même personne pouvant appartenir à plusieurs ‘groupes’ à la fois 4. L’émigration procède par vagues qui correspondent à des événements concernant l’un des trois groupes cités. L’arrivée du parti nazi en tête des élections de 1932, accompagnée d’une augmentation de la violence, n’entraîne encore qu’une faible émigration5. La nomination d’Adolf Hitler au poste de chancelier qui marque la fin de la République, l’incendie du Reichstag accompagnée d’arrestations massives et de l’interdiction du Parti communiste en février 1933, déclenchent une vague d’émigration des politiques. Pour nombre d’intellectuels, d’écrivains et d’éditeurs, ce sont les interdictions de leurs œuvres, leur exclusion de l’Académie, la valeur symboliquement forte de l’autodafé de mai 1933 qui motivent leur départ. Dans le même temps, la pression antisémite du régime s’accentue, du « boycott » du 1 er avril 1933 aux lois du 7 avril 1933 excluant de nombreux Juifs de la fonction publique, la multiplication des licenciements et brimades, les discriminations fixées par les lois de Nuremberg de 1935. De nombreux Juifs sont ainsi poussés à l’exil. Les deux tiers des émigrés des vagues de 1933 sont juifs. La plupart possèdent la nationalité allemande, d’autres sont originaires de l’Europe orientale et s’étaient installés, avant 1933, en Allemagne. En général, les émigrants des premières vagues perçoivent la durée de leur exil comme temporaire, ils envisagent de revenir après la chute du régime. La France est le pays qui, durant les années trente, accueille le 3. Arthur ROSENBERG, « Zur Geschichte der politischen Emigration », Maß und Wert, n° 3, 1939, p. 371-376. 4. Globalement, on compte dans le groupe des émigrants pour cause d’antisémitisme 500 000 personnes, dans celle de l’émigration ‘politique’ 30 000 et dans l’exode ‘culturel’ 5 500 personnes (dans les deux derniers groupes, Juifs et non-Juifs confondus). Horst MOELLER, « Die Emigration aus dem nationalsozialistischen Deutschland, Ursachen, Phasen und Formen », in Françoise KNOPPER , Alain R UIZ , Les Résistants au III e Reich en Allemagne et dans l’exil, Toulouse, PUM, 1998, p. 118. 5. Evelyn L ACINA , Emigration 1933-1945, Sozialhistorische Darstellung der deutschsprachigen Emigration und einiger ihrer Asylländer aufgrund ausgewählter zeitgenössischer Selbstzeugnisse, Stuttgart, Klett-Cotta, 1982, p. 33.



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plus grand nombre d’exilés en provenance du Reich 6. Les chiffres concernant cette émigration varient beaucoup selon les estimations : 37 000 à 65 0007 personnes quittent l’Allemagne au courant de l’année 1933, parmi eux, de 25 000 à 39 000 8 gagnent la France. Entre 1933 et 1939, 65 000 à 200 0009 personnes, juives en majorité, quittent le Reich et se réfugient en France. Pour certains, la France n’est qu’un pays de transit. On estime que par an 25 000 à 35 000 exilés se trouvent en même temps en France10, soit 1 % du nombre total d’étrangers en France11. Les réfugiés de la vague de 1938 Au fil des années trente, le nombre de Juifs cherchant asile en France s’accroît et les réfugiés affluent depuis le Reich en cours d’expansion territoriale. Les violences antisémites, puis la persécution étatique des Juifs d’Autriche après l’annexion en mars 1938, la création, en août 1938, d’un « Office central pour l’émigration juive » à Vienne et finalement les pogromes de la « Nuit de Cristal » dans tout le Reich en novembre 1938 poussent, sous la menace, les Juifs à quitter le territoire du Reich : 36 000 Juifs partent en 1938, 77 000 en 193912 et des dizaines de milliers de personnes ne peuvent partir, faute de visa d’entrée pour un pays d’accueil. La vague de réfugiés qui débute en 1938 est donc en partie composée de Juifs autrichiens, ainsi que de Juifs en provenance de la 6. Ursula LANGKAU-ALEX, Volksfront für Deutschland ?, vol. 1, Vorgeschichte des « Ausschusses zur Vorbereitung einer deutschen Volksfront », 1933-1936, Francfort-surle-Main, Syndikat, 1977, p. 36. 7. Horst MOELLER, art. cit., p. 120 ; Ralph SCHOR, « L’Opinion française et les réfugiés d’Europe centrale (1933-1939)» in Karl BARTOSEK (et al.) (dir.), De l’Exil à la Résistance, Réfugiés et immigrés d’Europe centrale en France, 1933 – 1945, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1986, p. 27. 8. Anne GRYNBERG, Les Camps de la honte. Internés juifs des camps français 19391944, Paris, La Découverte, 1999, p. 25 ; Jean PHILLIPON (et al.), « L’émigration autrichienne et la résistance dans les Alpes-Maritimes », Austriaca, n° 17, novembre 1983, p. 21. 9. Horst MOELLER, art. cit., p. 123 ; Anne GRYNBERG, op. cit., p. 25. 10. Albrecht BETZ, Exil und Engagement, Deutsche Schriftsteller in Frankreich der Dreissiger Jahre, Munich, Text + Kritik, 1986, p. 70 ; GRYNBERG, op. cit., p. 25. 11. Rita THALMANN, art. cit., p. 122. 12. Diane AFOUMADO, « Émigration » in Georges BENSOUSSAN (et al.), Dictionnaire de la Shoah, Paris, Larousse, 2009, p. 206.

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

Tchécoslovaquie, pays qui avait, depuis 1933, accueilli un grand nombre d’émigrés d’Allemagne. Trouver un pays d’accueil, pour les réfugiés de la vague de 1938, est extrêmement difficile et, à la veille de la guerre, la situation des Juifs persécutés est désespérée. Lors de la conférence d’Évian, organisée en juillet 1938 et destinée à pallier, au niveau international, cette catastrophe humanitaire, aucun des trente-trois pays présents (à l’exception de Saint-Domingue) n’accepte de libéraliser sa politique d’immigration. La politique d’immigration de la France s’est durcie vers la fin des années trente. Si en 1933, la France accorde encore systématiquement des visas aux Juifs fuyant l’Allemagne en possession d’un passeport en règle, certains députés réclament rapidement un filtrage et le refoulement des Juifs sans ressources. Si le gouvernement du Front populaire, en 1936, procède à certaines mesures d’assouplissement de cette politique, celles-ci demeurent hésitantes et l’année 1938 marque un nouveau durcissement. Les naturalisations sont de moins en moins accordées, le permis de résidence de plus en plus difficile à obtenir ; en novembre 1938, un décret-loi permet l’internement des étrangers ‘indésirables’ dans des ‘camps spéciaux’13. Lorsque la guerre devient de plus en plus prévisible, la peur d’une « cinquième colonne » renforce les a priori anti-allemands et, parfois, les fantasmes. En septembre 1939, dès le déclenchement de la guerre, les ressortissants masculins et majeurs de pays ennemis, parmi lesquels les sujets allemands et « ex-autrichiens », sont enfermés dans des camps d’internement. La France ne se préoccupe pas, au moins dans un premier temps, de prendre en compte les raisons pour lesquelles ils ont quitté le Reich.

II. TROIS ITINÉRAIRES DE VIE : HERMANN RATHENAU, PETER GINGOLD, OTTO FREUNDLICH Nous avons choisi de présenter trois itinéraires individuels, trois histoires de vie qui représentent trois réalités de l’immigration des Juifs issus de pays germanophones. 13. Ralph SCHOR, art. cit., p. 31-39.



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Tous trois sont arrivés en France avant la fin 1934, ce qui permet d’entrevoir, à travers des lettres et autres documents, leur vie dans l’hexagone au fil des années. Mais en deçà de ce facteur commun, leurs arrière-plans sociaux, leurs milieux culturels, les motifs de leur émigration sont différents et permettent ainsi d’étudier trois « types » d’exilés allemands14. Leurs destins sont exceptionnels : deux d’entre eux ont combattu dans la Résistance, ce qui n’a été le cas que d’une minorité. Deux d’entre eux ont survécu à la Shoah. Hermann Günther Rathenau Né à Berlin, fils d’un haut fonctionnaire prussien, Hermann Günther Rathenau (1907-1963) est employé comme cadre dans la société Osram, fabricant d’ampoules électriques. Il appartient à la famille du grand industriel Emil Rathenau et du ministre allemand Walther Rathenau, assassiné en 1922 15. En mai 1933, Hermann Rathenau est menacé d’être muté d’office et même de licenciement par Osram 16, après avoir été exclu du club de sport de l’entreprise, en tant que « non aryen17». Il décide alors d’émigrer en France et d’y fonder une nouvelle existence18. Il crée une entreprise à Paris : la société Favarin, qu’il inscrit au Registre du commerce en août 1933. Dès septembre 1933, cette société, à laquelle il associe son frère 14. Tous trois sont des hommes. Si aucune femme n’apparaît dans cet échantillon restreint, cela ne relève pas d’un choix : même si ces trois hommes avaient des épouses ou compagnes, ce sont eux qui, selon les sources, apparaissent comme acteurs. 15. Emil Rathenau (1838-1915), le grand-oncle d’Hermann, a été le fondateur de la société AEG, devenue vers la fin du XIXe siècle une des plus grandes entreprises allemandes. Son fils Walther Rathenau (1867–1922), industriel luimême, fut ministre des Affaires étrangères de la République de Weimar. Il a été assassiné par un groupe nationaliste et antisémite en 1922. 16. Lettre de Hermann R. à Sophie R., 9/5/1933, Institut Leo Baeck, Berlin, fonds Rathenau (désormais ILB): (347) 2001/105/467. 17. Lettre de Hermann R. à Fritz et Sophie R., 21/10/1934, ILB (347) 2001/105/625. 18. Les deux frères d’Hermann vivent également à l’étranger : le cadet, Gert Rathenau, a émigré aux Pays-Bas en 1934 afin de continuer sa carrière de scientifique ; l’aîné, Hans Rathenau, travaille pour la branche luxembourgeoise d’AEG depuis 1931.

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

Hans, commence la production d’ampoules électriques 19, puis de divers appareils électriques, du fusible au poste de TSF. Un premier catalogue est édité dès 1934. Hermann Rathenau projette également d’introduire en France un système de diffusion radiophonique importé de GrandeBretagne 20. Il fonde pour cela une nouvelle société, Multiradio 21. En 1936, il épouse Xénia Kan, une jeune Russe dont la famille a également fui Berlin en 1933. Le couple aura d’abord Hermann Günther Rathenau vers 1923. deux enfants, GeorCollection privée Georgette Rappaport. gette, qui naît en 1937, suivie, un an plus tard, de François. En 1938, Hermann redouble d’efforts pour convaincre ses parents, Fritz et Sophie Rathenau, de quitter l’Allemagne22. Ceux-ci, après le pogrom de novembre 1938, 19. Lettre de Hermann R. à Sophie R., 14/9/1933, ILB (347) 2001/105/466. 20. Système qui permettait de capter les émissions radiophoniques via un réseau de distribution commun à des ensembles urbains. Rathenau compte s’inspirer de systèmes semblables qui existent déjà en Grande-Bretagne, en Belgique et aux Pays-Bas. Note sans date, ILB (347) 2001/105/619.005. 21. Lettres de Hermann R. à Sophie R., 22/8/1933, 14/9/1933 et 18/3/1934 ILB (347) 2001/105/464, 466, 469. 22. Lettre de Gert R. à Fritz et Sophie R., 23/9/1938, ILB (351) 2001/106/421.



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décident en effet d’émigrer23 et, en 1939, ils gagnent les Pays-Bas, où réside leur fils cadet. En 1939, Hermann Rathenau entre dans la Légion étrangère et part combattre en Afrique du Nord. En 1940, il fait le choix de la France Libre. Sa femme Xénia réussit, avec leurs deux jeunes enfants, à gagner l’Algérie où elle vivra jusqu’à la fin de la guerre. Hermann participe, au sein de l’armée de la France Libre, puis de la 2ème Division Blindée du Général Leclerc au sein de l’Armée française de Libération, aux débarquements en Afrique du Nord et à celui de Normandie, ainsi qu’à la Libération de Paris. Après guerre, il intègre la délégation française au Conseil de contrôle allié en Allemagne, puis reprend son métier d’industriel dans le secteur électrique. Naturalisé français, Hermann Rathenau prend le prénom de Henri. Il a été décoré de la Légion d’Honneur, de la Croix de Guerre et de la Médaille de la Résistance 24. Peter Gingold En 1933, Peter Gingold (1916-2006) a 17 ans. Il est apprenti vendeur et magasinier à Francfort. Il est également membre des Jeunesses communistes allemandes (Kommunistischer Jugendverband [KJV]) depuis 1931. Il est issu d’une famille assez modeste de six enfants. Ses parents ont tous deux immigré de Pologne avec leur famille au début du XXe siècle. Le père de Peter, Moszek Gingold, est tailleur et sa mère, Esther, vendeuse ambulante. Chaque enfant entreprend un apprentissage dès l’adolescence. Peu après la journée du « boycott » antisémite du 1er avril 1933, les Gingold font le choix d’émigrer en France. Comme un oncle de Peter, parti d’Allemagne quelques semaines plus tôt, ils s’installent à Paris25. Peter, quant à lui, reste en Allemagne dans l’espoir de récupé23. Jusqu’en 1938, Fritz Rathenau, ancien fonctionnaire du ministère de l’Intérieur prussien, conservateur et patriote, a refusé de quitter l’Allemagne, malgré une mutation d’office (et régressive) en 1933 et la mise à la retraite d’office en 1935. 24. Entrée « Henri G. Rathenau » in Werner R ÖDER , Herbert A. S TRAUSS (dir.), Biographisches Handbuch der deutschsprachigen Emigration nach 1933, vol. 1, Munich (et al.), Saur, 1980, p. 585. 25. Interview de Peter GINGOLD, par Tjark Kunstreich, 1/8/2000. En ligne sur le site de la Maison d’édition «ça ira », Freiburg (www.isf-freiburg.org/verlag/leseproben/kunstreich-gingold.html), consulté le 28/10/2009.

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

Mariage de Dora Gingold et Henry Buchband, Paris 1937. Premier rang (de gauche à droite) : Siegmund et Dora Gingold, Henry Buchband. Deuxième rang : Leo, Esther, Moritz, David, Fanny et Peter Gingold. La photographie a été endommagée et sommairement réparée à l’aide d’un cliché. Collection privée Siegmund Gingold.

rer des sommes dues auprès de clients de son père. Arrêté en 1934 puis incarcéré à Aschaffenburg, il est libéré sous condition de quitter l’Allemagne sans délai26. Il décide alors de rejoindre sa famille à Paris, où il se rend en passant par la Sarre27. En 1937, Peter adhère au Parti communiste allemand en exil. Ses frères et sœurs ont choisi une voie proche et certains adhèrent aux Jeunesses Communistes. En septembre 1939, trois frères de Peter sont internés au stade de Colombes en tant que « ressortissants d’un pays ennemi28». Leur carte de séjour porte la mention « réfugiés provenant d’Allemagne ». Peter, quant à lui, a pris soin de faire inscrire sur ses papiers qu’il est de « nationalité indéterminée29». 26. D’un point de vue formel, la famille Gingold est ressortissante polonaise et c’est à ce titre que Peter est alors expulsé. Siegmund GINGOLD, Mémoires d’un indésirable, Juif communiste et résistant, Un siècle d’errance et de combat, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 40-41. 27. P. GINGOLD, interview citée. 28. S. GINGOLD, op. cit., p. 47. 29. Gilbert BADIA (dir.), Exilés en France. Souvenirs d’antifascistes allemands émigrés (1933-1945), Paris, Maspero, 1982, p. 264.



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En janvier 1940, Peter épouse Ettie Stein-Haller (1913-2001), originaire de Roumanie et exilée à Paris30. Peu après, en mai 1940, Peter est interné, parce que d’origine allemande, au stade Buffalo à Paris, puis à Angoulême, avant d’être enrôlé comme ‘prestataire’, auxiliaire de l’armée, près de Nîmes31. Après l’armistice, en octobre 1940, il rentre à Paris. Les contacts qu’il établit alors lui permettent de rejoindre un réseau de résistance communiste, le « Travail Allemand », qui diffuse de la propagande au sein de la Wehrmacht et procure des informations utiles à la Résistance armée32. Toute la famille Gingold participe à la Résistance, à divers degrés. L’appartement à Mériel dans le Val-d’Oise, où elle s’est réfugiée, avec l’aide d’amis non-juifs, après la rafle de juillet 1942, héberge une imprimerie clandestine. Comme Peter, ses frères David et Leo et sa sœur Fanny, de même que sa femme Ettie, font partie du « Travail Allemand » et d’autres réseaux de la Résistance communiste, comme agents de liaison, diffuseurs de la presse clandestine et aides aux personnes internées33. Le 3 février 1943, Peter Gingold est arrêté à Dijon lors du démantèlement de son réseau par la police allemande. Il réussit à s’évader, après quatre semaines d’interrogatoires et de tortures34. Après la Libération de Paris, il s’engage dans la brigade du colonel Fabien, participe à la libération de Metz, puis rejoint à une unité de partisans italiens, la brigade Garibaldi, et prend part à la libération de Turin35. En 1945, Peter Gingold regagne sa ville natale de Francfort. Membre actif au sein du mouvement communiste en RFA jusqu’à la fin de sa vie, il décède en 2006. 30. Ulla PLENER (dir.), Frauen aus Deutschland in der französischen Résistance, Berlin, Bodoni, 2006, p. 268. 31. G. BADIA, op. cit., p. 264. 32. Le Travail Allemand, créé en 1941 par le Comité Allemagne libre pour l’Ouest (CALPO), est entièrement composé d’Allemands. En infiltrant les services allemands ou en cherchant la conversation dans des lieux de détente, leur rôle est d’entrer en contact avec des soldats de la Wehrmacht, d’identifier les éléments susceptibles de soutenir la résistance et de former des groupes anti-nazis au sein de l’armée. Voir Marc Dieter SCHNEIDER, « Les Allemands dans la Résistance » in BARTOSEK, op. cit., p. 204. 33. Florimond BONTE, Les Antifascistes allemands dans la Résistance française, Paris, Editions sociales, 1969, p. 307-310 ; U. PLENER, op. cit., p. 268 ; S. GINGOLD, op. cit., p. 60. 34. P. GINGOLD, art. cit., p. 432-423. 35. G. BADIA, op. cit., p. 274, 276.

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

Otto Freundlich Otto Freundlich (1878-1943) est sculpteur et artiste peintre, réalisateur de vitraux et mosaïques. Il a théorisé et mis en pratique une forme nouvelle du constructivisme et de l’art abstrait. Il a quitté l’Allemagne de son plein gré : en 1908, âgé de 30 ans, il vient à Paris pour la première fois à la recherche de courants artistiques nouveaux. Il loue un atelier à Montmartre, au « Bateau-Lavoir », où travaille également Pablo Picasso, et fréquente, entre autres, Georges Fonds Otto Freundlich Braque et Guillaume Apollinaire. Archives IMEC Contraint de repartir en Allemagne pour la mobilisation générale en 1914, il revient à Paris dès 1924 et installe son atelier dans le quartier de Montparnasse. En Allemagne, il était membre du « groupe novembre36», proche des dadaïstes et il participait à la revue Die Aktion 37. Il est à Paris lorsque le parti national-socialiste arrive au pouvoir : contrairement à nombre de ses amis artistes, il n’aura pas à s’exiler. Le fait de ne pas vivre en Allemagne n’empêche cependant pas le régime de le persécuter, du moins symboliquement. En juillet 1937 est inaugurée, à Munich, l’exposition itinérante organisée par le ministère de la Propagande nazi sur ce que le régime appelle désormais l’« art dégénéré ». Sur la couverture de la brochure éditée spécialement pour l’événement, figure la photographie de la grande sculpture en plâtre d’Otto Freundlich, « l’Homme nouveau » (Der neue Mensch, 1912)38. Quatorze de ses travaux sont alors 36. La «Novembergruppe » est un groupe d’artistes avant-gardistes fondé le 3 décembre 1918 et nommé d’après l’insurrection révolutionnaire de novembre 1918, qui se réclame de l’extrême-gauche, visant à la création d’une république socialiste. Le groupe a existé jusqu’au début des années 1930. 37. La revue littéraire et politique pacifiste et révolutionnaire Die Aktion, publiée par Franz Pfemfert entre 1911 et 1932, a été une plate-forme importante pour des courants artistiques nouveaux, tel l’expressionnisme. 38. Reichspropagandaleitung / Fritz K AISER , Führer durch die Ausstellung



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retirés des musées et collections allemandes 39. Otto Freundlich assume son statut d’« ennemi du régime 40». Il se perçoit comme un artiste antifasciste, refuse résolument que ses œuvres soient exposées parmi celles de nazis, comme en 1938 lors d’une exposition à Londres41. En 1938 – il fête alors son 60e anniversaire – la carrière d’Otto Freundlich se trouve à son apogée : ses œuvres ont été exposées à Paris, Zürich, Londres et Chicago, l’une d’entre elles a été acquise par le musée du Jeu de Paume42, il est l’auteur de nombreux essais et bénéficie d’une importante reconnaissance dans le milieu des artistes parisiens43. En plein succès, sur la voie d’être mondialement connu, il est rattrapé par l’Allemagne nazie et sa carrière s’arrête brutalement. En effet, au cours des années 1930, Freundlich avait entrepris des démarches pour obtenir la naturalisation française, démarches demeurées infructueuses, bien qu’il résidât en France depuis plus de dix ans 44. Il a donc partagé le sort des exilés arrivés en 1933 et subi le durcissement progressif de la politique d’immigration. Interné lors du début de la guerre comme ressortissant allemand, il est libéré en février 1940 grâce à des démarches entreprises par Picasso, mais il doit abandonner son atelier parisien et ses œuvres en cours. Réfugié quelques mois plus tard, avec sa femme Hannah Kosnik-Kloss, dans un village des Pyrénées-orientales, SaintPaul-de-Fenouillet, entre 1940 et 1943, il tente, en vain, d’émigrer aux États-Unis. Il adresse d’innombrables lettres aux organisations Entartete Kunst, Berlin, Verlag für Kultur und Wirtschaftswerbung, [s. d.], couverture. Dans l’exposition figure une deuxième sculpture de Freundlich («Kleiner Kopf », 1916). 39. Werner HAFTMANN, Verfemte Kunst, Bildende Künstler der inneren und äußeren Emigration in der Zeit des Nationalsozialismus, Cologne, DuMont, 1986, p. 394. 40. Hélène ROUSSEL, « Les peintres allemands émigrés en France et l’Union des artistes libres », in Gilbert BADIA (dir.), Les Bannis de Hitler. Accueil et luttes des exilés allemands en France (1933-1939), Paris, EDI/PUV, 1984, p. 290. 41. Otto F. à Irmgard Burchard 29/4/1938. Institut de la Mémoire de l’Edition Contemporaine (IMEC): FRN 3.5 / 302 592. 42. Lettre d’Otto F. au préfet des Pyrénées orientales [s. d.]. IMEC FRN 19.3. 43. Günter AUST, Otto Freundlich, 1878-1943, Gemälde, Graphik, Skulpturen, Ausstellung im Wallraf-Richarz-Museum Köln 21 mai – 10 Juli 1960, Cologne, Kölnische Verlagsdruckerei, 1960, p. 8. 44. Otto F. à Marie-Claude Vaillant-Couturier [s.d.] et réponse du 4/7/1936 IMEC FRN 3.8 / 302 631, FRN 1.29 / 301 220 (41).

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d’aide aux réfugiés 45. Il est arrêté en février 1943, interné à Gurs puis à Drancy46, avant d’être déporté au centre de mise à mort de Maïdanek, où il est assassiné dès son arrivée. Une grande partie de son travail réalisé en France a été conservée 47, le musée de Pontoise possède aujourd’hui une part importante de ses œuvres.

III. LES DIFFÉRENTES RÉALITÉS DE VIE DES EXILÉS Durant toute la période de l’exil, l’histoire individuelle, comme la position sociale de l’exilé, jouent un rôle important. Elles déterminent non seulement les conditions de vie, mais encore la perception de l’exil, le choix des réseaux sociaux et les stratégies d’intégration. Les conditions de vie des exilés en France La grande majorité des exilés s’installe à Paris. C’est le cas de Hermann Rathenau, Otto Freundlich et Peter Gingold. Comme l’immigration en provenance d’Allemagne puis d’Autriche dans les années 1930 n’est pas principalement un mouvement lié à des raisons économiques, elle touche à la fois des personnes riches et célèbres et les couches les plus pauvres de la société allemande, le prolétariat juif des grandes villes. Les conditions de vie en exil revêtent des caractéristiques tout à fait différentes selon l’origine sociale et culturelle des émigrants et le moment de leur arrivée en France. Ces conditions de vie varient également selon que le départ a été préparé et assuré au niveau financier ou s’il a été consécutif à une fuite dans l’urgence et l’illégalité. En général, plus l’arrivée en France est tardive, plus les conditions sont difficiles. Au cours des 45. Lettres d’Otto F. aux Comité d’assistance aux Réfugiés, Centre Américain de Secours, American Joint Distribution Committee, Quakers Américains. IMEC, FRN 3.10 / 302 658 ; 1.24 / 302 199 ; 3.6 / 302 603 ; 1.25 / 301 212 ; 1.26 / 301 214 ; 1.32 / 301 253 ; 1.26 / 301 214 46. G. AUST, op. cit., p. 8. 47. Les œuvres réalisées en Allemagne qui y sont demeurées ont en grande partie été détruites par les nazis ou ont péri dans les bombardements de Hambourg, Berlin et Cologne. Les archives de Hannah Kosnik-Kloss recèlent des photographies d’une partie de ces œuvres perdues. G. AUST, op. cit., p. 3.

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années, de nombreux comités et organisations ont été fondés afin de venir en aide aux réfugiés, dont la plupart ont été mis en place par des Juifs français48. 25 millions de francs sont collectés, de 1936 à 1940, pour l’aide aux réfugiés49 et nombreux sont ceux qui dépendent entièrement de leurs dons, abris et cantines. L’installation d’Hermann Rathenau, jeune, célibataire et diplômé, issu d’une famille aisée capable de le soutenir financièrement50, est d’abord une réussite. Dans un premier temps, il réside dans un hôtel du quartier de l’Étoile. En 1934, sa société est en pleine expansion et, dès cette époque, il emploie une secrétaire. Il réside alors dans un appartement du 18e arrondissement à Paris. Après son mariage en 1936, les jeunes époux s’installent dans le 16e arrondissement, quartier bourgeois de la capitale. L’année 1934 a cependant marqué le début d’une crise dans les affaires d’Hermann Rathenau et le jeune couple ne vit pas dans l’opulence, bien que la famille berlinoise, par de multiples envois, leur permette d’habiter dans un mobilier de grande qualité51. Moszek et Esther Gingold sont tous deux nés en Pologne. Yiddishophones, sans fortune, n’ayant à vendre que leur force de travail52, leur condition se rapproche de celle des immigrants juifs arrivés en France durant les premières décennies du XXe siècle. Il s’agit majoritairement d’originaires de l’Europe centrale et orien48. Diane AFOUMADO, « Les Relations entre ‘Israélites français’ et Juifs immigrés durant les années Trente » Revue d’histoire de la Shoah, n° 166, mai-août 1999, p. 124-126. 49. André KASPI, Les Juifs pendant l’occupation, Paris, Seuil, 1991, p. 38. 50. Les Rathenau appartiennent à une très ancienne famille de la bourgeoisie berlinoise. Le grand-père paternel d’Hermann, Oscar Rathenau, était négociant en textile, son grand-père maternel, Jacob Dannenbaum, juge de commerce, un grand-oncle paternel, Ludwig Goldberger, un important banquier et un autre, Emil Rathenau, figurait parmi les premiers industriels allemands. Thomas RINK, Doppelte Loyalität, Fritz Rathenau als deutscher Beamter und als Jude, Hildesheim (et al.), Olms, 2002. 51. Lettres de Hermann R. à ses parents, 1933 / 1934. ILB (347) 2001/105/638 ; 469 ; 633. 52. Originaires de Pologne, les Gingold sont une famille issue du prolétariat juif. Le grand-père paternel de Peter était vitrier à Inowlotz et ses grandsparents maternels, Siegmund et Fanny Wroblewski, ont été métayers à Kliwo, puis ouvriers à Lodz. S. GINGOLD, op. cit., p. 21.

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

tale, employés surtout dans les métiers de l’artisanat, confection, fourrure, maroquinerie53, et dans le petit commerce. Leurs ateliers se trouvent la plupart du temps à leur domicile et ils travaillent souvent comme ‘sous-traitants’. C’est le cas de Moszek Gingold, qui, au début de son émigration, est contraint de travailler sans être déclaré. Lors de leur arrivée à Paris en 1933, les Gingold s’installent à Ménilmontant où ils occupent dans un premier temps deux chambres d’hôtel, à sept personnes, puis un trois-pièces54. Ils n’ont alors ni titre de séjour ni permis de travail, et une aide leur est accordée par le Comité d’entr’aide aux réfugiés juifs provenant d’Allemagne55. Puis Moszek Gingold réussit à trouver un emploi comme tailleur à domicile salarié. Plus tard, la famille ouvre un restaurant près du Pletzl 56 puis dans le quartier de la République. Ce restaurant se trouve au sein même de l’appartement familial et emploie une grande partie de la famille. Ménilmontant, le Pletzl, les alentours de la place de la République : ce sont trois quartiers parisiens où vivent beaucoup de Juifs immigrés aux revenus modestes. Après la fermeture du restaurant familial, Moszek Gingold fonde un atelier de chapellerie dans lequel, à nouveau, tous les membres de la famille travaillent. Á cette période, la famille (huit personnes), partage un appartement de quatre pièces, où se trouvent également l’atelier et l’espace de stockage57. Otto Freundlich mène lui aussi une vie modeste. Sa relative pauvreté n’a néanmoins aucun lien direct avec l’exil, mais plutôt avec son choix du métier d’artiste – et cela d’autant plus que son père lui a, pour cette raison, coupé les vivres. Durant les années 1930, ses frères et sœurs lui envoient parfois des petites sommes d’argent58. En 1940, alors qu’il est réfugié dans les Pyrénées-orientales, ce sont ses amis qui le fournissent en vivres, gouaches et pinceaux59. 53. R. SCHOR, op. cit. (1996), p. 19. 54. S. GINGOLD, op. cit., p. 37 55. Ibid., p. 38 ; P. Gingold, interview citée. 56. Le « Pletzl », « petite place » en yiddish, est le nom donné au quartier du Marais, où s’installe la majorité des Juifs d’Europe orientale. Voir Diane AFOUMADO , « le Consistoire et les Juifs immigrés en France pendant les années Trente », Revue d’histoire de la Shoah, n° 172, mai-août 2001, p. 270. 57. S. GINGOLD, op. cit., p. 39-41, 44. 58. Lettre de Waldemar Freundlich à Otto F., 10/12/1935, IMEC FRN 2.13/302 553. 59. Lettre de Otto F. à Charlotte Gutmann 1941. IMEC FRN 3.25/302743.



  Les réseaux sociaux

Être contraint de s’exiler signifie laisser derrière soi famille et amis, relations et réseau social. A priori, un exilé ne choisit pas son pays d’accueil. Il arrive, brutalement, contre son gré, dans un pays où la durée de son séjour n’est pas déterminée. Il est dans l’obligation de s’adapter, d’apprendre la langue et, pour certains, d’accepter une régression sociale, tout en se pliant à des codes culturels méconnus. De nombreux immigrés s’insèrent donc dans des réseaux déjà existants, composés … d’immigrés. Dès son arrivée, Peter Gingold prend contact avec les communistes germanophones en exil et il rejoint très vite l’équipe du Pariser Tagblatt, le journal des exilés 60. Il fréquente le local loué par son groupe de jeunes communistes allemands dans la rue Richer, ainsi que les cafés du boulevard Saint-Germain où se retrouvent de nombreux émigrés d’Allemagne. Il se tient informé de ce qui se passe outre-Rhin. Le groupe des KJV (jeunes communistes) se spécialise dans l’information de l’opinion française sur le régime allemand, et, présent lors des grandes manifestations de la gauche française, il diffuse des brochures et des tracts61. Hermann Rathenau, quant à lui, cherche plutôt à établir des contacts avec des Français. En 1933, quelques mois avant son arrivée en France, il écrit à sa mère : « Je vois peu d’Allemands, bien que Paris en grouille. […] je n’ai pas envie de me faire casser les oreilles par leurs histoires d’horreur62. » Il semble bénéficier d’une stratégie individuelle d’adaptation à son pays d’accueil, dans le cadre d’un réseau de sociabilité qu’il s’est choisi et sans dépendre de l’aide des œuvres d’assistance. Cela étant, il compte parmi ses amis de nombreux Juifs allemands et le lien avec les origines n’est nullement rompu : Hermann Rathenau reste en contact régulier avec sa famille et fréquente, bien qu’irrégulièrement, la synagogue. En 1938, il s’engage au sein du comité français de l’orphelinat Diskin à Jérusalem63. 60. BADIA, op. cit. (1982), p. 263. 61. P. Gingold, interview citée. 62. Lettre de Hermann R. à Sophie R., 14/9/1933, ILB (347) 2001/105/466. 63. Lettre de Hermann R. à Fritz et Sophie R., 24/9/1938, ILB (347) 2001/105/653.

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

En Allemagne, les époux Gingold avaient compté parmi les membres actifs de la communauté religieuse. En France, bien qu’ils demeurent de stricte observance, ils restent éloignés des associations communautaires et ne fréquentent la synagogue que rarement64. Leurs enfants, tous communistes, ont imposé un changement radical au rapport à la religion, et ce, en une seule génération. Lorsque Peter Gingold participe, en 1936, à la création des « Jeunesses libres allemandes65» ses frères et sœurs le rejoignent. C’est dans ce même cercle qu’il fera la connaissance d’Ettie Stein, sa future femme. Son réseau de sociabilité paraît ainsi se confondre essentiellement avec sa famille politique, celle des jeunes communistes du KJV, juifs dans leur majorité. « Un nouveau foyer politique », comme il le formule lui-même66. Moszek et Esther Gingold ne sont pas organisés politiquement, mais leur sympathie va aux mouvances de gauche : leur restaurant accueille de nombreux militants exilés d’Allemagne67. Moszek est un fidèle lecteur de la Naye presse, quotidien d’obédience communiste paraissant en langue yiddish, et ses fils lisent L’Humanité. Les attaches qu’Otto Freundlich maintient avec l’Allemagne se limitent à des contacts avec ses frères et sœurs et avec un groupe d’artistes progressistes à Cologne68. Il s’engage aux côtés d’autres artistes allemands exilés69 et il figure parmi les fondateurs du « Collectif des artistes allemands » en 1936, ainsi que de l’« Union des artistes libres », créé en 193870. Il s’engage également auprès de différents Comités de secours, comme en 1937, lorsqu’il fait don de plusieurs de ses œuvres au Comité suisse de secours aux femmes et enfants nécessiteux en Allemagne, pour lequel il demande également de l’aide à ses amis71. 64. P. Gingold, interview citée. 65. La Freie Deutsche Jugend (FDJ), fondée en 1936, fédère les membres exilés d’un large éventail de mouvements de jeunesse allemands opposés au nazisme. 66. P. GINGOLD, interview citée. 67. Ibid. 68. Joachim HEUSINGER VON WALDEGG, Otto Freundlich, Ascension, Anweisungen zur Utopie, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1987, p. 18. 69. Otto F. à Othon Friesz [s.d.]. IMEC FRN 3.16 / 302 692. 70. ROUSSEL, art. cit., p. 297, 308. 71. Lettre de Madame Katz, Comité suisse de secours aux femmes et enfants nécessiteux, à Otto F., 30/5/1937 et lettre de Otto F. à Robert et Sonia Delaunay, 26/5/1937, IMEC FRN 1.33 / 301 258 ; FRN 3.13 / 302 673.



 

Quelles que soient les réalités qui peuvent correspondre à chaque exilé, tous se trouvent bien souvent dans la même difficile situation , et doivent faire face à la xénophobie qui croît dans une partie de la société française : ils sont souvent perçus comme des concurrents sur le marché de l’emploi. Siegmund Gingold, frère de Peter, se rappelle s’être fait traiter de « sale boche » et d’avoir été sommé, par ses camarades de classe, de « retourner chez lui72» : les réfugiés originaires d’Allemagne sont souvent perçus en premier lieu comme des Allemands. Tous sont victimes d’une certaine xénophobie, y compris de la part de certains Juifs français73. À cette époque, la France qui fait les frais de la crise économique, se trouve en proie à une grande instabilité politique et les étrangers récemment immigrés sont des cibles faciles qui focalisent le mépris, la haine et parfois la violence de certains. Juifs, ils sont victimes de l’antisémitisme qui, durant les années 1930, prend un essor important et se manifeste par de nombreuses organisations et revues, dont l’unique raison d’être est l’antisémitisme74. Otto Freundlich a été déporté et assassiné, comme l’ont été Leo et Dora Gingold, frère et sœur de Peter. La France a échoué dans son rôle de terre d’accueil et n’a pas pu faire bénéficier de sa protection ceux qui sont venus s’y réfugier, ni même ceux dont elle était la patrie. 75 000 Juifs, étrangers comme français, ont été déportés par l’Allemagne nazie aidée par l’État français. Ceux qui ont échappé à la déportation ont été contraints de fuir, de se cacher des années durant. Tous ont été arrachés à leur cadre de vie et spoliés de leurs biens. Après la guerre, pour un grand nombre d’exilés, un retour en Allemagne n’est pas envisageable et leur lieu d’‘exil’ devient leur nouvelle patrie. Ainsi, pour Hermann Rathenau, qui abandonne la langue allemande et ne communique quasiment plus qu’en français. Après s’être s’engagé, en tant qu’industriel, dans la Sarre sous administration française, il se retire de la région en 1955, au moment de la réintégration de la Sarre dans la RFA. 72. S. GINGOLD, op. cit., p. 38 73. AFOUMADO, art. cit. (1999), p. 129-130. 74. Ralph SCHOR, L’Antisémitisme en France pendant les années trente, Bruxelles, Complexe, 1992, p. 19-49.

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

Peter Gingold, quant à lui, retourne en Allemagne, contrairement à ses parents, ses sœurs et son frère, pour lesquels cela est « hors de question ». Après un bref séjour à Berlin en juin 1945, il se réinstalle à Francfort, en octobre 1945, rejoint par sa femme Ettie et leur fille. « C’est seulement au titre de la discipline du parti », dira-til 55 ans plus tard : « Si ça avait été pour simplement vivre ici et gagner ma vie, jamais je ne serais revenu75. »

75. P. GINGOLD, interview citée.

Membres du Comité de la rue Amelot, sous l’Occupation, juin-juillet 1942. De gauche à droite : – assises au premier plan : Berthe Zysman, Fejga Losice, docteur Leibovici, Rebecca Brucha Rapoport, Véra Dobrinsky, Rywka Juchnowiecki dite Youchnovetsky, Mlle Libman, Mlle Mandelstam, Dora Liberbaum. – debout : Marie-Louise Czeresznia, Zahar Salomon, M. Judkowski, Mowza Jacob Byl, M. Ischlonski, Isaac Kouliche, Leiba Charavner, Judas (dit Jules) Jacoubovitch, A. Kremer, David Jacques Rapoport et Jenny Caraco. Au centre, assis en tailleur, le jeune Isidore Wladimirski. © Mémorial de la Shoah-CDJC

Pour plus de détails sur cette photo, se reporter à l’appendice en p. 68-69.

L’assistance sociale auprès des populations juives parisiennes au temps de l’Occupation Jean Laloum

Le 25 août 1941, Theodor Dannecker, chargé des Affaires juives à la Gestapo, écrit au commissaire général aux questions juives Xavier Vallat : « L’exclusion des Juifs d’un grand nombre de métiers et l’internement de plusieurs milliers d’entre eux ont placé les œuvres d’assistance juive devant des tâches auxquelles, d’après mes observations, elles sont incapables de faire face. […] Afin d’éviter que la sécurité et l’ordre public soient troublés, il est nécessaire de prendre d’urgence des mesures appropriées, afin d’organiser l’assistance sociale à tous les Juifs de la zone occupée. Je ne peux concevoir un règlement durable et satisfaisant que sous la forme de la création d’une organisation juive. » Et d’ajouter : « Au cas où la création prochaine de l’organisation par les voies de la législation française se heurterait à des obstacles insurmontables, j’envisage de l’instituer par une ordonnance et de charger les autorités françaises de l’exécution de l’ordonnance et de la surveillance de l’organisation1. » Son propos est menaçant ; à peine installé dans la capitale, Dannecker aspire à fondre les organisations juives existantes dans un « Office central juif », modèle forgé en Allemagne puis dans d’autres pays qu’elle occupe, autrement dit, un conseil d’administration juif, exercé par des Juifs, seul interlocuteur de l’administration allemande et qui, au sein du gouvernement de Vichy, serait désormais l’exécutant de la politique antijuive. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, 200 000 des quelques 1. André KASPI, Les Juifs pendant l’Occupation, Paris, Seuil, 1991, p. 328.



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330 000 Juifs de France résidaient dans la capitale et sa proche banlieue : un quart issu de familles françaises établies depuis plusieurs générations, dites « de vieille souche », la moitié, des étrangers non naturalisés et le dernier quart, des naturalisés2. En octobre 1939, lors de sa traditionnelle quête d’hiver, le Comité de bienfaisance israélite de Paris (CBIP) alerte ses donateurs sur l’urgence de la situation. Les besoins ont plus que triplé : ce sont 250 « malheureux » – suivant l’expression du moment – qui viennent quotidiennement frapper à la porte de l’institution pour 75 personnes en temps normal ; son vestiaire est vide et l’encaisse fond rapidement. Les clients des soupes populaires ouvertes à l’initiative du Comité sont de plus en plus nombreux3. Au sein du tissu associatif juif, la nécessité de coordonner les efforts d’assistance évoquée de certains côtés dès la fin des années 1930, se fait de plus en plus criante. Aussi, la création le 30 janvier 1941 du Comité de coordination des œuvres de bienfaisance du Grand-Paris, réunissant – avec l’accord de l’occupant –, le CBIP, la Colonie scolaire de la rue Amelot, l’Œuvre de secours aux enfants (OSE) et l’Asile de la rue Lamarck, coïncide-t-elle paradoxalement avec les visées allemandes. Bon nombre d’associations juives, parmi lesquelles le Consistoire, adhèrent à leur tour4. En mars 1941, Vichy installe le Commissariat général aux questions juives (CGQJ) qui va relayer – et parfois concurrencer, devancer même – la politique antisémite de l’occupant. En octobre, Xavier Vallat, tout en acquiesçant à la volonté de 2. Jean LALOUM, « Les familles juives à Paris sous l’Occupation » in Vivre et sur vivre dans le Marais. Au cœur de Paris du Moyen-Âge à nos jours, Jean-Pierre AZÉMA (dir.), Paris, Editions Le Manuscrit, 2005, p. 345. 3. Note à en-tête du Comité de bienfaisance israélite de Paris datée d’octobre 1939. Arch. CDJC/YIVO-UGIF MK 490.46. Feuillet 1053. 4. Liste des œuvres et organisations ayant adhéré au Comité de coordination. À Paris : Association philanthropique de l’asile de nuit, de l’asile de jour et de la crèche israélite, 16, rue Lamarck ; association pour l’Assistance à la Jeunesse, 13, boulevard Bourdon ; Association consistoriale israélite de Paris, 17, rue Saint Georges ; Association Cultuelle Sépharadite de Paris, 18, rue Saint Lazare ; Association israélite pour la protection de la jeune fille, 150, bd Magenta ; Colonie scolaire, 36, rue Amelot ; Comité de bienfaisance israélite de Paris, 60, rue Rodier ; Ecole Lucien de Hirsch, 70, avenue Secrétan ; Foyer de l’Enfance, 10-12, rue des Deux-Ponts, Foyer israélite des Réfugiés, 5, rue de Varize, Union OSE, 92, avenue des Champs Elysées et, à La Varenne, orphelinat de La Varenne, 30, rue Saint-Hilaire. Arch. CDJC/YIVO-UGIF MK 490.1. Feuillet 222.

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l’occupant, projette d’assurer la mainmise française sur la politique juive et de la coordonner dans les deux zones. Il reprend à cette fin les propos de Dannecker, s’y faisant plus explicite : «[…] il m’est apparu nécessaire dit-il, de substituer à ces œuvres un organisme unique, dont les ressources seront constituées en partie par des prélèvements sur le fonds de solidarité juive institué par l’article 22 de la loi du 22 juillet 19415. » Instaurée sous la tutelle du Commissariat général, l’Union générale des Israélites de France (UGIF) est créée par la loi du 29 novembre 1941. Elle a pour objet « d’assurer la représentation des Juifs auprès des pouvoirs publics, notamment pour des questions d’assistance, de prévoyance et de reclassement social ». Tous les Juifs de France, français et étrangers, sont tenus de s’y affilier. Toutes les associations juives existantes – à l’exception des cultuelles légalement constituées – sont dissoutes et leurs biens dévolus à l’Union. Trois sources de financement vont pour voir à son fonctionnement : les sommes prélevées par le Commissariat sur le fonds de solidarité institué par la loi du 22 juillet 1941 – autrement dit sur l’actif des spoliations – ; les ressources issues des biens des associations dissoutes et la taxe obligatoire relevant des cotisations d’adhésion au nouvel organisme. Les personnalités pressenties pour constituer le futur conseil d’administration6, choisies parmi les Juifs de nationalité française et désignées par le commissaire général aux Questions juives tentent bien de réaffirmer avec force le caractère exclusif de leur mission d’assistance et de prévoyance, à l’exclusion de toute autre. S’insurgeant contre l’adverbe « notamment » qui laisse planer un risque à cet égard, ils s’efforcent même de faire modifier ledit article. Xavier Vallat se déclare dans l’incapacité de reprendre le texte de la loi, d’effacer en particulier l’adverbe controversé, mais tient à préciser – le 12 décembre 1941 –, à son interlocuteur William Oualid : « qu’il donnait sa parole d’honneur que jamais il ne demanderait au Conseil de la zone libre de faire autre chose que d’administrer et de diri5. Arch. AN-AJ38 123, Dossiers matières numérotés du service de la législation, 1941-1944, chemise 68, sous chemise 5 : « Union des Israélites de France ». 6. C’est l’arrêté du 8 janvier 1942 signé Xavier Vallat et paru au JOEF le lendemain qui fixa la composition du Conseil d’administration de l’UGIF constitué de dix-huit membres.

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  ger les œuvres. Malheureusement poursuit-il, en raison du droit du vainqueur à Paris, il ne pouvait pas donner de garantie écrite. »

Oualid lui demande alors quelle serait la position du Conseil s’il était un jour appelé à d’autres fonctions : «“Vous pourriez tous démissionner” lui répondit-il 7», alors qu’il n’en fut rien. C’est dans ce contexte dramatique, fait de contraintes et d’urgences sociales, des secours à apporter à une population juive stigmatisée, interdite – pour une large fraction – d’exercice professionnel, en voie de paupérisation avancée et victime des premières mesures d’internement, qu’est mise en place au sein de l’UGIF la principale structure d’assistance sociale dans la capitale. Activité des centres sociaux de l’UGIF – aide alimentaire et pécuniaire En septembre 1941, une permanence sociale ouvre au 29, rue de la Bienfaisance à Paris. Très vite, en raison de la forte affluence, deux nouveaux centres voient le jour au début de l’année 1942 8 : le service 22, établi dans les locaux jouxtant la synagogue de la rue des Tournelles dans le 4e arrondissement, et le service 18, situé dans ceux de l’ancien CBIP, rue Rodier, dans le 9e. Chacun d’eux chapeaute un certain nombre d’arrondissements et de communes de banlieue9. Les équipes d’assistantes sociales qui y accueillent les familles sont, d’autre part, chargées des enquêtes à domicile afin d’en assurer le suivi. Bon nombre de familles, régulièrement aux prises avec des difficultés de santé, en butte à des problèmes d’ordre administratif, économique et judiciaire – impôts en souffrance, retards de loyers, litiges avec les propriétaires, allocations non versées –, sollicitent très régulièrement les services de l’assistance sociale qui sont, de ce fait, en étroite liaison avec les services « placement », « juridique » et « médical » de 7. Mémorandum d’Albert Lévy au Consistoire central relativement à l’établissement de l’UGIF et la position du consistoire face à l’UGIF, écrit à la fin du mois de février 1942. Arch. CDJC/YIVO-UGIF MK 490.2. Feuillets 111 à 155. 8. Arch. du Consistoire central. Fonds Moch, DCC-23, UGIF-1 Paris. Mémoire en défense de l’Union générale des Israélites de France, sans date, rédigé par ses dirigeants à la fin de l’Occupation, pp. 28-37. 9. Le Centre Tournelles s’occupe des familles des 3 e, 4e, 11e, 12e, 13e, 14e et 15e arrondissements ; le Centre Rodier rassemble les 1er, 2e, 5e, 6e, 7e, 8e, 9e, 10e, 18e, 19e et 20e arrondissements et la banlieue. Informations Juives, Bulletin de l’UGIF – zone occupée –, hebdomadaire, n°26, 1è e année, vendredi 17 juillet 1942, p. d’en-tête.

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

l’UGIF. Ainsi, les services juridiques doivent conseiller ces familles, mais encore arriver à des règlements amiables avec les propriétaires de logements et, en cas de besoin, porter les litiges devant les tribunaux. Dès qu’une demande est portée à leur connaissance, – après s’être assurées de l’absence de prise en charge de la famille par un établissement d’assistance publique ou privée –, l’enquête est déclenchée selon des principes analogues à ceux des ser vices sociaux traditionnels. En juillet 1942, le centre 22 suivait quelque 3 800 personnes et celui de la rue Rodier, près de 3 40010. Un vestiaire fonctionne au centre 18 de la rue Rodier. Approvisionné notamment par des appels lancés aux populations juives de la capitale via le bulletin de l’UGIF, Informations juives, ou par avis affichés dans les synagogues, il est destiné aux familles nécessiteuses et également acheminé sous la forme de colis vestimentaires aux internés des camps. Des cantines fort appréciées – en raison d’une pénurie alimentaire accentuée par le coût prohibitif de la vie – sont établies dans différents quartiers parisiens : rues de Belleville, Vieille du Temple, Béranger, Richer, Elzévir, Charles-Dallery et Varize. Lieux de sociabilité particulièrement recherchés en ces temps incertains remplis d’angoisse, elles accueillent une nombreuse clientèle. Des bons de cantine fournis par les deux services sociaux « Tournelles » et « Rodier » donnent droit à des repas gratuits ou à prix préférentiels. Elles servent journellement, au début de l’année 1943, 600 repas aux nécessiteux et 400 repas à prix réduit11. Au total, cette même année, plus de 440 000 repas sont distribués12. Autre conséquence d’une paupérisation avancée, l’affluence obser vée dans les dispensaires des rues Amelot et Francs-Bourgeois, rapportée début juillet 1942 par le journaliste Jacques Biélinky, signe tangible d’une résistance moindre à la maladie13. Outre des solutions de nature économique, sanitaire ou juridique, trois formes de secours pécuniaires étaient proposées : 10. Article de Lucienne SCHEID-HAAS paru dans Informations Juives, Bulletin de l’UGIF – zone occupée –, hebdomadaire, n° 26, 1ère année, vendredi 17 juillet 1942, p. d’en-tête. 11. Note d’un administrateur de l’UGIF en date du 15 février 1943 et adressée à la Préfecture de la Seine – Service des Affaires économiques et sociales – 9, place de l’Hôtel de Ville à Paris. Arch. CDJC/YIVO-UGIF MK 490.49. Feuillet 719. 12. Arch. du Consistoire central. Fonds Moch, DCC-23, UGIF-1 Paris. Mémoire en défense de l’Union générale des Israélites de France, op. cit. 13. Jacques BIÉLINKY, Journal, 1940-1942. Un journaliste juif à Paris sous l’Occupation, Paris, éditions du Cerf, collection « Toledot-Judaïsme », texte présenté et

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— des aides régulières réser vées aux personnes privées de ressources suffisantes pour subsister : familles dont le soutien se trouvait interné ou déporté, personnes frappées d’interdiction professionnelle, malades, vieillards, enfants sans soutien. Un budget mensuel de 260 francs contribuait aux dépenses du foyer et un secours individuel de 250 francs aux subsides alimentaires. — des secours exceptionnels, destinés à pallier les arriérés de loyer, à aider à l’achat de charbon ou encore à rembourser les frais d’inhumation. — enfin, des secours urgents dont bénéficiaient ceux qui ne touchaient aucun secours régulier14. Pour plus d’une famille, ces secours constituaient la condition d’une survie au quotidien, comme le montre cette supplique adressée en juin 1943 par la veuve Braver : « Je suis très inquiète car nous sommes à la fin du mois et je n’ai pas encore reçu mon secours et je dois vous dire qu’il me faut absolument ce secours, sans cela je ne peux vivre, j’ai déjà emprunté 200 F.- et lorsque j’arrive à manger à ma faim, je vous le dois et si je n’ai pas ce secours aussitôt, je n’ai absolument rien pour le mois qui vient. D’habitude, je reçois le secours le 17 juin et cette fois, rien encore. Je suis très malade et si je peux vivre, c’est grâce à ce que vous me donnez15. » Activité socio-professionelle Devant l’arsenal sans cesse accru des interdictions professionnelles édictées à l’encontre des Juifs, le service 20 de l’UGIF, celui du Placement, vit le jour au printemps 1942 au 24, rue Copernic (16e), dans les locaux de L’Union Libérale Israélite (ULI). Sa mission ? Orienter les demandeurs d’emploi rencontrés en majorité par les assistantes sociales lors de leurs enquêtes et leur proposer des activités compatibles avec les mesures d’exception, en vue de leur assurer – comme stipulé dans l’article Ier portant institution de l’UGIF –, un reclassement professionnel. Cette réadaptation se révélait plus que annoté par Renée Poznanski, Paris, 1992, p. 231. Jacques Biélinky est né le 20 juillet 1881 à Witebsk, en Biélorussie, dans les environs de Minsk. Sous l’Occupation, il est arrêté le 11 février 1943, pour être déporté le 23 mars de la même année, par le convoi n° 52 de Drancy à Sobibór. 14. Arch. CDJC/YIVO-UGIF MK 490.86. Feuillets 799-800. 15. Arch. CDJC/YIVO-UGIF MK 490.37. Feuillets 727-728.

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jamais nécessaire, aussi bien pour ceux désormais interdits d’exercer leurs professions que pour ceux dont l’activité n’avait plus d’avenir. Des cours de perfectionnement et de spécialisation constituaient alors une réponse possible à cet enlisement. Si les offres de places de bonnes à tout faire, de cuisinières, de premières et secondes mains dans la couture ou encore de colleuses d’imperméables, étaient quelque peu boudées, par contre les demandes pour des emplois de tailleurs et finisseurs ou encore relevant du secteur tertiaire abondaient. Au surplus, le service se trouvait périodiquement confronté à d’autres défis plus douloureux encore, comme le placement des femmes dont les époux étaient internés ou déportés et qui n’ayant jamais travaillé, se trouvaient dans l’urgente nécessité d’exercer un emploi afin de subvenir aux besoins de leurs enfants ou de leurs parents à charge. Nombreux étaient les demandeurs – à l’exemple de Mme Scher –, qui aspiraient à s’employer dans l’institution même de l’UGIF: « J’ai l’honneur de solliciter de votre haute bienveillance un emploi dans vos Bureaux écrivait-elle le 11 octobre 1941 au chef du Personnel Louis Godchot. Je suis dactylo secrétaire âgée de 26 ans. Mon mari depuis le 20 août 1941 était interné à Drancy et depuis juin 1942 parti pour une destination inconnue. J’ose espérer que vous voudrez bien prendre en considération ma demande, ayant de vieux parents à ma charge 16. » La plupart du temps, ces courriers faisaient l’objet, en raison des effectifs complets des services, d’une fin de non-recevoir. Au début de l’année 1943, l’UGIF mit en place un ser vice d’assistantes ménagères dans le but de prodiguer une aide momentanée aux personnes à domicile : aux mères de familles malades, aux personnes âgées ou impotentes, aux personnes seules, aux jeunes brutalement privés de leurs parents, sans expérience dans la tenue d’un foyer 17. Le ser vice 20 de la rue Copernic tenta également – avec un succès mitigé –, de proposer des candidats à l’ap16. Arch. CDJC/YIVO-UGIF MK 490.30. Feuillets 1022 et 1038. Jacques Scher né le 20 octobre 1916 à Tchernikow, réfugié russe, ébéniste, domicilié 11, rue Trousseau à Paris (11e), déporté le 22 juin 1942 par le convoi n° 3 de Drancy à Auschwitz. 17. Archives du Consistoire central, fonds Moch, DCC-25, UGIF-3 Paris. Compte-rendu de la réunion du Conseil d’Administration du 12 janvier 1943. Le personnel ainsi engagé était rémunéré à raison de 25 francs par après-midi.

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prentissage aux organismes professionnels : les adolescents de l’École de Travail de la rue des Rosiers (centre 32), ceux du Foyer des Jeunes (centre 19) ou du Service social de la jeunesse (centre 60), ces deux derniers sis 60, rue Claude Bernard et respectivement animés par Emmanuel Lefschetz et Mlle Kaufmann. Cette politique de sensibilisation du monde du travail portait parfois ses fruits. En février 1943, le chef du ser vice 20, Gaston Rosenwald, informait Emmanuel Lefschetz que l’entreprise Payen, avenue du Maine à Paris, était disposée à engager un certain nombre d’apprentis ajusteurs de 15 à 17 ans. Le même mois, la Maison « La Capsule Couronnes », avenue d’Italie, offrait à des jeunes filles de 14 à 16 ans la possibilité de s’initier rapidement à une profession susceptible d’assurer des gains de 200 à 300 francs hebdomadaires18. La méfiance, voire le refus des organismes professionnels de placement d’embaucher des postulants juifs, procédait pour beaucoup de leur crainte de se trouver en infraction avec les règlements en vigueur ayant trait au travail des Juifs, dispositions dont ils ignoraient le plus souvent les modalités. En vue de contrecarrer cette tendance, le service 20 de l’UGIF développait toutes sortes de stratégies. Les échanges noués avec les offices professionnels de l’industrie du vêtement s’avéraient fructueux ; on espérait trouver le même accueil auprès du responsable de l’office parisien de la rue Jurassienne, destiné aux employés de bureau. Le démarchage auprès des employeurs nécessitait beaucoup de diplomatie et de sens politique ; il s’agissait de les persuader d’accepter des ouvrières et ouvriers juifs, de les convaincre que les engager ne représentait pas le moindre danger. Ces contacts, suivant les consignes formulées en juin 1942 par la direction de l’UGIF, devaient s’opérer sans que l’Union soit mentionnée, son souhait étant en fait que le service agisse et intervienne comme un organisme social ordinaire de placement19. Aux yeux des dirigeants de l’UGIF, l’emploi de travailleurs juifs revêtait un double intérêt : – d’un point de vue économique, remédier à la grave pénurie de travailleurs touchant à nombre de professions et de branches, due principalement à l’absence des prisonniers de guerre et de travailleurs requis en Allemagne ; – relativement à la dimension sociale, leur assurer des moyens de 18. Arch. CDJC/YIVO-UGIF MK 490.37. Feuillets 400 et 401. 19. Arch. CDJC CDXXIII-31.

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subsistance convenables afin de prévenir leur prise en charge par la collectivité20. Le chômage de longue durée qui frappait nombre de travailleurs juifs inquiétait le CGQJ. Les motivations qui le poussaient à intervenir au plus tôt pour endiguer ce mouvement procédaient d’une toute autre préoccupation. C’est en ces termes que Darquier de Pellepoix s’adressait le 26 janvier 1944 au ministre secrétaire d’État au Travail : « Le contrôle des comptes annuels de l’UGIF ainsi que l’examen des demandes d’exonération de la taxe individuelle prévue par l’arrêté du 11 mai 1943 m’ont révélé que nombre de juifs se trouvaient depuis de longs mois et même depuis plusieurs années faute d’emploi, soit inscrits aux allocations de chômage, soit bénéficiaires de secours d’indigence. Cette situation, en dehors des dangers sociaux que le chômage et l’oisiveté sont susceptibles d’engendrer, a l’inconvénient grave de surcharger abusivement et inutilement les fonds de chômage et le budget de l’“UGIF”. Il m’est donc apparu qu’il serait indispensable d’y mettre fin pour ne pas laisser, sans tenter un redressement, trop d’individus s’installer dans l’inactivité alors que le commerce et l’industrie se plaignent du manque de maind’œuvre. Le contrôle individuel de l’activité des juifs m’étant impossible, faute de moyens d’enquête, il m’a semblé qu’il y aurait intérêt à agir par voie indirecte en mettant les juifs en demeure d’opter entre le travail, et la suppression de toute assistance en cas de mauvaise volonté 21. » La volonté de reclassement des Juifs affichée par le CGQJ s’avérait en réalité purement factice. Alors que les lois françaises conjuguées aux ordonnances allemandes limitaient considérablement leur activité professionnelle – de laquelle ne subsistait guère que le travail manuel, les emplois de manutentionnaire ou subalterne de bureau –, le commissariat consentit à n’envisager leur réinsertion qu’à défaut de « main-d’œuvre ar yenne », à condition de ne pas nuire à cette dernière. Dans sa réponse, le ministère du Travail et de la Solidarité nationale, suggéra en avril 1944 au CGQJ de diriger – sous le fallacieux prétexte de justice et d’équité –, cette « maind’œuvre juive » sur l’organisation Todt « pour contraindre les Israélites qui n’ont que trop tendance à s’y dérober, à partager le sort de leurs Compatriotes Français22. » 20. Arch. CDJC/YIVO-UGIF MK 490.86. Feuillets 651-653. 21. AN-AJ38 1142. Chemise : reclassement professionnel des Juifs. 22. AN-AJ38 1142. Chemise : reclassement professionnel des Juifs.



  Secours dispensés par l’État

Au-delà de l’action sociale dispensée à Paris par les services de l’UGIF, les assistantes sociales apportaient un soin tout particulier à informer les familles visitées des allocations dont elles pouvaient – suivant leur situation – également bénéficier : caisse de compensation (allocations familiales), allocations militaires, celles ayant trait au chômage, de salaire unique, attribuées aux internés23, assistance médicale, assistance obligatoire aux femmes en couche, prime à la première naissance 24. Un décret du 27 février 1940 fixait à un secours journalier de 7 francs pour le département de la Seine, « l’assistance aux familles indigentes des indésirables 25», bénéfice qui était étendu aux familles d’internés administratifs ou à celles dont le soutien était interné dans un frontstalag 26. Une assistance obligatoire aux vieillards était attribuée aux ressortissants français ainsi qu’aux nationaux de certains États – comme l’Italie, le Luxembourg, la Belgique, la Suisse, l’Espagne, la Pologne et quelques autres – ayant conclu avec la France un traité de réciprocité en matière d’assistance, sous forme de secours en charbon durant la période hivernale et de subsides en espèces27. Très sourcilleux quant à l’attribution de ces « secours légaux », le Commissariat général intima à l’UGIF de procéder à une surveillance renouvelée auprès des assistés dans le but de dépister les cumuls possibles avec ceux dispensés par l’Union28. Nombre de familles marquaient de la réticence à revendiquer ces aides publiques, par crainte de possibles mesures d’internement que les administrations étaient susceptibles de préconiser. 23. En particulier, presque toutes les femmes d’internés dont les maris avaient été fusillés comme otages, continuaient à percevoir l’allocation aux internés (7 francs par jour pour la femme et 4,50 francs pour chacun des enfants de moins de 16 ans). Arch. CDJC/YIVO-Comité Amelot MK 510. 97. Feuillet 864. 24. Arch. CDJC/YIVO-Comité Amelot MK 510.83. Feuillet 889. 25. Arch. CDJC/YIVO-UGIF MK 490.15. Feuillet 997. 26. Arch. CDJC/YIVO-UGIF MK 490.15. Feuillet 995. Frontstalags : camps ouverts par les Allemands durant la Seconde Guerre mondiale implantés à l’extérieur du Reich, essentiellement en France et en Pologne, et qui étaient destinés aux soldats prisonniers originaires des colonies françaises. 27. Arch. CDJC/YIVO-UGIF MK 490.37. Feuillet 134. 28. Arch. CDJC/YIVO-UGIF MK 490.86. Feuillets 354-356 et 359.

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Le Comité Amelot « La Colonie scolaire » fut pour sa part fondée – sous l’impulsion de la Fédération des sociétés juives de France (FSJF) – en juin 1940, à l’initiative d’un comité de coordination de Juifs immigrés. Elle est désignée parfois du nom de son dispensaire, « La Mère et l’Enfant », ou selon sa localisation, « Comité Amelot », son siège se situant 36, rue Amelot à Paris 29. Très tôt, il entreprit un travail de prospection tous azimuts pour lever des fonds et alimenter un vestiaire auprès d’organismes aussi divers que la Croix-Rouge, le Comité français de secours aux enfants, la Société des Amis – autrement dit les Quakers –, le ser vice social d’aide aux émigrants, la caisse des Écoles30. Les quatre cantines populaires du Cercle Amical, du Foyer ouvrier juif, du Foyer amical et de la FSJF 31 dont il assurait la gestion servaient 2 000 repas par jour. Deux dispensaires accueillaient, sous forme de consultations gratuites, un millier de patients par mois. Internés et familles dans le besoin étaient assurés d’envois réguliers de colis alimentaires et vestimentaires. Le Comité Amelot, épaulé financièrement par le Joint, assista en outre financièrement plusieurs centaines de familles32. Il par vint – en dépit de contacts réguliers avec l’UGIF – à préserver sa liberté d’action jusqu’en juillet 1943, date de sa dissolution au profit de l’organisme officiel33. Hors UGIF, les organisations juives – « Solidarité » pour la mouvance communiste, les sionistes, les militants de la Fédération ou du Bund – œuvrant dans une quasi clandestinité, n’en contribuent pas moins à aider les Juifs à survivre économiquement, à se cacher34. 29. André KASPI, Les Juifs pendant l’Occupation, op. cit., p. 342. 30. Arch. CDJC/YIVO-Rue Amelot 1939-1945 MK 510.17. Feuillets 12-13. 31. Activité des organisations juives en France sous l’Occupation, préface de Georges Wellers, série « Études et monographies » n°4, CDJC, Paris 1947, réimpression 1983, p. 189. 32. Arch. CDJC/YIVO-UGIF MK 490.40. Feuillet 6. 33. Le 15 juillet 1943, la Colonie scolaire sise 36, rue Amelot ainsi que les cantines populaires respectivement implantées 41 rue Richer, 10 bis rue Elzévir et 110 rue Vieille-du-Temple à Paris, sont dissoutes et leurs biens transférés au profit de l’UGIF. Les Juifs sous l’Occupation, CDJC/FFDJF, Paris, 1982, p. 148. Dans le nouvel organigramme de l’UGIF le centre portait le numéro 69 « Assistance sociale et dispensaire rue Amelot » rattaché au 3e groupe « Activités sociales ». Arch. CDJC/YIVO-UGIF MK 490.29. Feuillet 1014. 34. Renée POZNANSKI, Les Juifs en France pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Hachette, 1997, p. 579-580.



  Le dur métier d’assistance sociale

Les jeunes femmes faisant fonction d’assistante sociale – encadrées par une professionnelle diplômée – étaient, pour la très grande majorité, dépourvues de formation sociale. Nombre d’entre elles avaient un ou plusieurs membres de leur famille arrêtés ou déportés déjà. Cette profession exigeait tout à la fois un bon équilibre psychologique, une parfaite maîtrise du français, l’aptitude à la synthèse pour établir les rapports, l’aisance dans le contact avec les personnes et familles visitées, une propension à leur inspirer confiance, sans parler des compétences nécessitées par les relations avec l’Union, les organismes professionnels et de santé, et certains services des forces d’occupation. Toutes les postulantes, loin s’en faut, n’avaient pas ces qualités pour exercer ce métier tant convoité35. Certaines d’entre elles, malgré une compétence certaine, voyaient leur candidature rejetée pour un emploi – quand bien même déclassé – au sein de l’organisme : « Nous ne pouvons rien faire pour Mme Wolmuth qui n’est pas française » était-il signifié, en janvier 1943, à la demande présentée quinze jours plus tôt à l’initiative du service « Placement » de la rue Copernic par ce médecin, détentrice de diplômes français mais de nationalité polonaise36, conformément à l’ordre de l’occupant de procéder à l’éviction, à l’automne 1942, des employés étrangers de l’UGIF et dont l’origine de la décision revenait à Darquier de Pellepoix37. La profession requérait un engagement de tous les instants. Chaque assistante sociale, effectuant quotidiennement une quinzaine de visites38, assurait le suivi de 250 à 300 familles. Sur instruction des services de l’UGIF, à la demande de l’administration de l’État, ces femmes sillonnaient la région parisienne à la rencontre d’une population meurtrie et traumatisée toujours davantage par l’intensification des mesures qui la vulnérabilisaient à l’extrême, une popu35. Jean L ALOUM , « Du culte libéral au travail social : la rue Copernic au temps des années noires » in Archives Juives. Revue d’histoire des Juifs de France, n°42/1, 1er semestre 2009, Paris, Les Belles Lettres, p. 118-132. 36. Arch. CDJC/YIVO-UGIF MK 490.37. Feuillets 386 et 390. 37. Renée POZNANSKI, Les Juifs en France pendant la Seconde Guerre mondiale, op. cit., p. 401. 38. Archives du Consistoire central, fonds Moch, DCC-27, UGIF-5 Paris. Compte-rendu de la réunion du Conseil d’Administration du 13 juin 1944.

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lation en voie de paupérisation largement avancée. Évaluer la situation à laquelle elles étaient confrontées, démêler plus d’une fois l’inextricable, constituait le quotidien de leur mission. Les enquêtes donnaient lieu à l’établissement de rapports qui en disaient long sur cette nouvelle réalité socio-économique des familles juives : « Elle était marchande de quatre saisons et est très affectée depuis que sa médaille lui a été retirée », consignait dans son rapport Micheline Ronsenwald, assistante sociale auxiliaire, lors de sa visite effectuée le 13 août 1942 au domicile de Berthe Benibr y situé rue des Ecouffes, dans le Marais. «Elle est courageuse, concluait-elle, mais je ne la crois pas capable de faire aucun travail, vu son état. Vit avec son frère Boukaya aussi misérable qu’elle. Doit emprunter de l’argent pour vivre39.» Comme l’a justement souligné Renée Poznanski, «les gens âgés, les indigents, les malades ou les infirmes étaient trop dépendants des services sociaux pour risquer l’aventure (en référence au passage à la clandestinité). Pour les immigrés, ceux dont le français était souvent hésitant, poursuit-elle, l’accent tenace et qui trahissait par tout leur comportement des habitudes acquises ‘ailleurs’, l’entreprise devenait plus incertaine encore 40. » Nombre de personnes visitées par les assistantes sociales appartenaient à ces catégories : « Mme Schimel est une vieille femme parlant mal français, vivant seule, isolée du monde (trois familles juives au total habitent à Bondy) pleine de courage », précisait quant à elle dans son rapport d’enquête du 13 juin 1943 Yvette Lévy, assistante sociale au service 22 de la rue des Tournelles, «mais malgré tout profondément abattue par son isolement et sa misère : mère de 5 enfants déportés, 2 petits-fils prisonniers de guerre, visites domiciliaires fréquentes des autorités allemandes. Elle ne mange jamais à sa faim, poursuivait-elle, elle a pour tout déjeuner des choux cuits à l’eau, elle envoie tout son ravitaillement à ses petits enfants, à sa fille absente en zone sud. Ne vit que dans l’espoir de voir ses enfants41.» La multiplication des mesures prises à l’encontre des Juifs, les contraintes de toutes sortes qu’elles engendraient ainsi que le contrôle conjugué sur l’UGIF des occupants et du Commissariat général aux questions juives – ce dernier n’ayant de cesse d’affirmer 39. Arch. CDJC/YIVO-UGIF MK 490-37. Feuillets 1104-1105. 40. Renée POZNANSKI, Les Juifs en France pendant la Seconde Guerre mondiale, op. cit., p. 412. 41. Arch. CDJC/YIVO-UGIF MK 490-39. Feuillets 756-757.



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sa tutelle –, ont profondément conditionné l’activité et les missions mêmes des assistantes sociales. Préalable à la politique de pillage des appartements juifs organisée à large échelle par les forces d’occupation, leur mise sous scellés – à l’initiative des autorités françaises ou allemandes –, occasionnait les interventions répétées des assistantes sociales : tenter d’en obtenir la levée provisoire pour leurs locataires, prisonniers de guerre ou, plus fréquemment, internés à Drancy, en vue de confectionner colis vestimentaires et alimentaires. En outre, tout un argumentaire – en liaison avec des services de l’UGIF 42 – visait à l’élargissement définitif de certains d’entre eux : personnes sur le point de réintégrer leur domicile après une hospitalisation, ou travaillant pour l’armée d’occupation, – soit dans la confection vestimentaire et titulaires à ce titre d’un ausweis, soit comme ouvriers agricoles dans les Ardennes ou comme bûcherons dans la Sarthe. C’est pour satisfaire à ce même objectif que le « Service de Liaison avec la Préfecture de Police » de l’UGIF s’adressait le 2 avril 1943, à l’organe de « Liaison avec les Autorités occupantes » : «Pendant une courte absence de Mme Sckuld Synia née Restemberg, sortie pour faire des courses, les scellés ont été apposés sur le logement qu’elle occupait 42, rue Compans. M me Sckuld a un jeune enfant ÂGÉ DE MOINS DE 2 ANS. Elle sollicite la possibilité de réintégrer le logement qu’elle habitait43.» Lorsque les circonstances s’y prêtaient, ces mêmes services avaient développé toute une série de sollicitations argumentées à l’adresse des autorités d’occupation, en vue de faire bénéficier d’une libération – suivant une grille de dérogations –, certains internés à Drancy44 et, à plusieurs reprises, ces tentatives furent couronnées de succès. Cependant, les exigences de Vichy et de l’occupant en direction de l’UGIF outrepassaient régulièrement le simple cadre de l’assistance dans lequel ses dirigeants s’efforçaient de ne pas déroger. En juillet 1942 par exemple, l’Union – en concertation avec les ser vices du 42. Au sein de l’UGIF, le service 14 de « Liaison avec les autorités occupantes » dirigé successivement par Leo Israël Israelowicz puis par Kurt Schendel, assurait la liaison avec les Allemands. Le service 37 « Liaison avec la préfecture de police » sous l’autorité de Julien Lanzenberg, avait en charge comme son nom l’indique, le contact avec la préfecture de police. 43. CDJC/YIVO-UGIF MK 490.29. Feuillet 148. 44. CDJC/YIVO-UGIF MK 490.29. Feuillet 266.

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

CGQJ –, se vit contrainte d’organiser l’accueil dans son parc immobilier issu du tissu associatif juif qui lui avait été dévolu, des enfants que la police française s’apprêtait, quelques jours après, à rafler en compagnie de leurs parents, les 16 et 17 juillet 194245. Or, on le sait, la plupart46 des enfants arrêtés lors de la rafle du Vel d’Hiv ne furent pas confiés à l’Union, leur sort fut scellé le 20 juillet, lorsque Adolf Eichmann autorisa Dannecker à préparer également leur déportation47. L’accompagnement d’enfants, d’adultes et de vieillards pris dans la nasse des mesures coercitives faisait également partie des missions confiées aux assistantes sociales. C’est très régulièrement qu’elles assuraient le transfert à destination des maisons de l’UGIF, d’enfants qualifiés d’« isolés48» en provenance de différents camps d’internement, et placés, dans ces circonstances, dans la catégorie des « enfants bloqués49». Ainsi le conseil d’administration de l’UGIF chargeait-il le 24 novembre 1942 Thérèse Horvilleur – accompagnée de 2 assistantes sociales – d’aller chercher au camp de Beaune-la-Rolande 15 enfants internés pour les conduire au centre de la rue Lamarck 50; ainsi encore confirmait-il le 6 juillet 1943 la mission de M lle Zivi, employée à la délégation de Nancy, consistant à ramener, sur ordre des autorités d’occupation, un vieillard à Paris pour le placer aux hospices Rothschild51. La carte de légitimation délivrée par les Allemands dont bénéficiaient les assistantes sociales et d’autres personnels de l’UGIF52 éten45. Arch. CDJC XXVIII-36. 46. Selon le témoignage de Freddy Menahem du 9 novembre 2009, alors chef du groupe local « Chema Israël » aux Eclaireurs israélites de France (EIF), quelque 150 enfants de 7 à 12 ans en provenance du Vélodrome d’Hiver arrivèrent à 14.30 heures le 16 juillet 1942, premier jour de la rafle du Vel d’Hiv par autobus à plateforme, pour être confiés au centre de la rue Lamarck. 47. Jacques ADLER, Face à la persécution : les organisations juives à Paris de 1940 à 1944, Paris, Calmann-Lévy, collection « Diaspora », 1985, p. 115. 48. Enfants n’ayant aucune famille au camp, ne pouvant être, pour cette raison, confiés qu’aux seuls centres de l’UGIF. 49. Enfants se trouvant sous le contrôle croisé des Allemands et de Vichy et, de ce fait, impérativement placés dans les centres de l’UGIF. 50. Archives du Consistoire central, fonds Moch, DCC-25, UGIF-3 Paris. Compte-rendu de la réunion du Conseil d’Administration du 24 novembre 1942. 51. Archives du Consistoire central, fonds Moch, DCC-26, UGIF-4 Paris. Compte-rendu de la réunion du Conseil d’Administration du 6 juillet 1943. 52. Archives du Consistoire central, fonds Moch, DCC-25, UGIF-3 Paris.

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dait en principe sa protection à la famille habitant sous le même toit. Au début, la carte fut l’objet de toutes les aspirations. Puis les rafles et les arrestations s’intensifiant et surtout n’épargnant plus ni femmes ni enfants, la confiance en son pouvoir protecteur s’affaiblit.

Enfants et moniteurs du centre UGIF 28, situé 16, rue Lamarck à Paris, octobre 1942. Un grand nombre d’enfants placés dans ces centres appartenaient à la catégorie des enfants “bloqués”. Coll. DR. Mémoires Juives – Patrimoine photographique

Aux yeux des dirigeants de l’Union, les avantages consentis par cette carte imposaient en contrepartie à son bénéficiaire un comportement strictement légaliste et obéissant. C’était la fonction occupée au sein de l’Union – et non l’individu – qui était créditée de la carte. Son bénéficiaire avait donc obligation d’être effectivement présent dans son ser vice. Cette obligation ne manqua pas d’être rappelée à plusieurs reprises. Les chefs de service devaient Compte-rendu de la réunion du Conseil d’Administration de l’UGIF du 11 mai 1943 : à ce jour, 495 appointés et 295 bénévoles travaillant à l’UGIF. Au 8 août 1944, 440 employés à l’UGIF étaient en possession de la carte de légitimation. Archives du Consistoire central, fonds Moch, DCC-27, UGIF-5 Paris. Compte-rendu de la réunion du Conseil d’Administration du 8 août 1944. Suivant une note du directeur du contrôle de l’UGIF auprès du CGQJ en date du 31 décembre 1942, « les cartes de légitimation, créées au mois de juin dernier, sur les instructions de M. l’Hauptsturmführer Dannecker, à l’imitation

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tenir rigoureusement à jour leurs effectifs. L’internement d’un détenteur de la carte « pour quelque cause que ce soit – était-il spécifié –, et dont l’internement dure plus de 15 jours doit être immédiatement signalé et sa carte de légitimation retirée, ceci en vue d’un contrôle postérieur53». La vigilance renouvelée des autorités occupantes à l’égard des hommes et des activités de l’Union mettait les services dans la nécessité de tenir constamment à disposition des rapports d’activité susceptibles de satisfaire les attentes allemandes54. Dans le cadre de leur mission, les assistantes sociales devaient d’autre part se tenir toujours informées des changements dans les législations d’exception, tant leur parfaite connaissance, malaisée, se révélait vitale aux quelque 20 000 Juifs qui continuaient encore à vivre légalement à Paris à la veille de la Libération55 et qui avaient le plus souvent beaucoup de mal à en suivre l’évolution. Par exemple, le ser vice 22 de la rue des Tournelles adresse au secrétariat général de l’Union, en mai 1944, ces requêtes : «Il nous a été demandé : 1°- si les juifs pouvaient donner asile à des sinistrés ar yens, sans inconvénient pour les uns ou les autres ; 2°- si, en cas d’alerte, les juifs étaient autorisés à circuler après 20 heures pour se rendre dans un abri. À défaut d’avis officiel, vous nous obligeriez en voulant bien nous donner le vôtre, ayant différé notre réponse 56.» de celles existant en Allemagne, sont établies matériellement par l’« Union générale » au nom des membres de son personnel, soumises ensuite au contrôle des autorités d’occupation (Sicherheitspolizei, avenue Foch), et enfin visées et vérifiées par le service du contrôle de l’« UGIF» et, lorsqu’elles ont été perdues ou égarées, une déclaration est aussitôt faite à la Préfecture de Police ». CDJC, XXVIII-116. Dès le 6 juillet 1942, les Allemands commencèrent à distribuer des cartes au personnel de l’UGIF. Jacques ADLER, Face à la persécution : les organisations juives à Paris de 1940 à 1944, op. cit., p. 111. La carte de légitimation qualifiée d’« Ausweiskarte der UGIF» par les Allemands, celle d’André Baur, vice-président de l’UGIF, portant le n°1, en détenait la première. 53. Arch. CDJC/YIVO-UGIF MK 490.3. Feuillet 888. 54. Arch. CDJC/YIVO-UGIF MK 490.37. Feuillet 387. Lettre adressée le 4 janvier 1943 au service de la rue Copernic. 55. Arch. CC. Fonds Moch DCC23. UGIF-1 Paris. Egalement Renée P OZ NANSKI, Les Juifs en France pendant la Seconde Guerre mondiale, op. cit., p. 565. 56. Arch. CDJC/YIVO-UGIF MK 490.29. Feuillet 165. Sur la note, figure l’indication « répondu par téléphone ».

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Ces tâches exigeant sur tous les fronts une présence constante n’étaient – en dépit de la carte de légitimation – pas dépourvues de risques. Pour preuve : le 4 novembre 1943, le chef du service du personnel de l’Union recevait cet avis laconique : «Nous vous informons que Madame Dzialoszynski Marie (Sender) assistante sociale, internée, ne fait plus partie de l’effectif à dater du 1er novembre 1943 57.»

Le travail clandestin La façade officielle de l’UGIF abritait toute une organisation clandestine : fabrication de faux papiers, distribution de vestiaire, fourniture de tickets d’alimentation, caisse noire alimentée par des apports financiers prélevés sur son budget officiel, concourraient à venir en aide à ceux qui se cachaient. Là encore, le rôle de l’assistante sociale comme agent de liaison s’avéra primordial. Concernant les adolescents, le ser vice 60 – le ser vice social de la Jeunesse – créé en novembre 1942, ser vait de camouflage à l’action clandestine : les assistantes dirigeaient sur la « Sixième section » tous ceux dont il fallait assurer le sauvetage, ainsi mis à l’abri dans de nombreux départements : Seine-et-Marne, Sarthe, Mayenne, Eure-et-Loir, Marne, Yonne et Vendée. Au sein même de l’UGIF, un service de placement clandestin fut organisé : un service 42b, clandestin, qui doublait le service officiel 42, « Enfants isolés », dirigé par Joséphine Getting, parvint à disperser un millier d’enfants. Ces pratiques clandestines de l’UGIF opérées en particulier à partir des dispensaires des rues Amelot et des Francs-Bourgeois, avaient alerté le CGQJ qui ne manquait pas – sur les questions de « placements occultes d’enfants juifs » et de « secours aux juifs en fuite et recherchés » –, d’en aviser les services allemands. L’ancienne OSE – 57. Arch. CDJC/YIVO-UGIF MK 490.17 et MK 490-39. Feuillet 932. Marie Dzialoszynski est née le 30 août 1914 à Paris. Elle est domiciliée 11, rue Ferdinand Duval (4e). Ayant intégré l’UGIF le 1er décembre 1942, sa carte de légitimation portait le n°1060. Celle-ci protégeait son époux Sender et leur fille Ghislaine, âgée de 6 mois. Marie Dzialoszynski naturalisée française l’année 1925, travaillait comme assistante sociale au service 22 de la rue des Tournelles. Internée avec son époux Sender le 4 octobre 1943, le couple est déporté le 28 octobre par le convoi n° 61 de Drancy à Auschwitz. Archives du Consistoire central, fonds Moch, DCC-29, UGIF-7 Paris. Liste du personnel sorti.

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l’Œuvre de secours aux enfants – était suspectée à juste titre d’organiser la dispersion d’enfants et d’adolescents juifs, étrangers pour l’essentiel, mis en pension auprès de personnes sûres. Le centre de la rue des Tournelles ainsi que leurs assistantes sociales étaient également directement incriminés. Tout un langage codé – suivant le rapport du CGQJ –, permettait d’apprécier l’état et les besoins des individus passés dans la clandestinité : c’est ainsi que la mention « Situation difficile » en apparence anodine, libellée sur les fiches des assistantes sociales, signifierait en réalité « Recherché pour internement » et que la mention « Besoins alimentaires », équivaudrait à « besoin d’une fausse carte d’alimentation58».

Conclusion L’assistance sociale prodiguée par l’UGIF à Paris fut multiforme, bénéficiant aux plus démunis, aux enfants soustraits des camps d’internement, aux hommes et femmes privés de leurs biens et écartés de leurs métiers, aux vieillards trop faibles pour faire le choix de la clandestinité. Pourtant, arguant de l’étroite dépendance de milliers d’assistés qu’elle secourait, l’UGIF s’enferra dans une soumission accrue aux autorités occupantes. Cette optique d’un tout philanthropique – qui se révéla être en partie un leurre59 –, oblitéra d’autres stratégies possibles, de nature politique. Comme l’a souligné Renée Poznanski, «L’histoire du Comité de coordination puis de l’UGIF, continua à se dérouler dans cette zone impossible, où l’on essayait de trouver et exploiter les failles du système pour adoucir une misère criante, en faisant l’impasse sur les causes qui la produisaient 60.»

58. Arch. CDJC XXVIII-159. 59. Les cantines qui permettaient de subvenir aux besoins de populations âgées et les plus démunies furent pour plus d’un autant de souricières, la Gestapo y ayant à plusieurs reprises opéré des descentes ; c’est au sein des maisons de l’Union que l’occupant rafla puis déporta plusieurs centaines d’enfants. 60. Renée POZNANSKI, Les Juifs en France pendant la Seconde Guerre mondiale, op. cit., p. 280.

Appendice À propos des membres du Comité de la rue Amelot (illustration p. 48)

Les archives du Comité de la rue Amelot conservées au centre YIVO à New York – dont un microfilm est disponible au CDJC1 –, ont gardé la trace de l’activité de la plupart de ces membres. Nombre d’entre eux sillonnaient la capitale et sa banlieue à la rencontre des individus et familles à secourir. Ce soutien prenait le plus souvent la forme de subsides, réguliers ou exceptionnels. Des aides en vestiaire étaient distribuées. Des bons de cantines assuraient aux plus démunis un repas quotidien. Ce travail officiel couvrait en réalité des pratiques clandestines combien périlleuses de fabrication de faux papiers, de camouflage d’adultes et d’enfants, d’organisation de filières en vue de mettre ces derniers en lieu sûr, activités dont les archives ne font qu’exceptionnellement écho. Plusieurs membres du Comité de la rue Amelot bénéficiaient de la carte de légitimation qui les mettait en principe à l’abri – ainsi que leur famille –, de l’arrestation et de l’internement. L’identité des personnes à protéger figurait d’ailleurs nominativement sur les cartes dont le contrôle final revenait aux autorités d’occupation. Celle de Jacob Byl portait le n° 598. Elle était censée protéger sa femme Viera et leur fils Benjamin, 12 ans. Jacob Byl devint à la suite de l’intégration en juillet 1943 du 36, rue Amelot à l’UGIF, chef du ser vice 69 « Assistance sociale, dispensaire ». Préalablement, il travaillait auprès du service 39 « cantines autonomes » dirigé par David Rapoport. La carte de légitimation 701 fut attribuée à Marie-Louise Czeresznia. C’est le nom de son père Mordko, qui y est porté. Rywka Juchnowiecki en est dépourvue, s’appuyant sur celle délivrée à son mari, Aron, chirurgien dentiste, identifiée par le n° 602 qui assurait cette double protection. Celle d’Isaac Kouliche répertoriée par le n° 750 étendait sa protection à son épouse Freida et à quatre de leurs enfants. Isaac fut responsable, au sein de l’UGIF, du service 73 « cantine Richer » établi 41, rue Richer à 1. CDJC/YIVO-Comité Amelot MK 510.1 à 272. Sur l’activité de secours prodiguée par plusieurs des membres du Comité de la rue Amelot figurant sur la photo, se reporter plus particulièrement à CDJC/YIVO-MK 510.138 à 148. 2. Arch. CDJC CCXVI-151.

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Paris2. Fejga Losice protégeait de la sienne sa fille Béatrice, âgée de 6 mois. La carte de légitimation n° 608 de David Rapoport devait garantir la sauvegarde à sa femme Rebecca et à l’enfant qu’ils avaient recueilli, Moïse Rabinovitch3. Cette protection fit pourtant plus d’une fois défaut. Leiba Charavner fut à la suite de son arrestation, interné à Pithiviers le 1er septembre 1942 puis déporté le 21, par le convoi n° 35 en direction d’Auschwitz. Les nombreuses démarches de l’UGIF en vue d’obtenir la libération de Dora Liberbaum demeurèrent vaines 4. Internée à Drancy le 25 août 1942 avec sa mère Dyna pour infraction à l’ordonnance allemande du 29 mai 1942 relative au port de l’étoile jaune, toutes deux furent déportées le 23 juin 1943 par le convoi n° 55. Seule Dora Liberbaum fut rescapée à la Libération 5. David Rapoport, arrêté une première fois, obtient sa libération sur l’intervention de l’UGIF6. Une seconde arrestation, opérée par le chargé des Affaires juives à la Gestapo Theodor Dannecker en personne, lui fut fatale. Incarcéré au fort de Romainville, il fut transféré au camp de Drancy le 6 octobre 19437 pour être le lendemain déporté par le convoi n° 60 en direction d’Auschwitz. Jacob Byl arrêté en juin 19448 échappa à la déportation en se faisant passer pour un prisonnier de droit commun. Quant au jeune Isidore Wladimirski, victime avec sa famille de la rafle du Vel d’Hiv, il fut déporté le 31 juillet 1942 par le convoi n° 13 à partir du camp de Pithiviers.

3. Archives du Consistoire central. DCC-28. UGIF-6 : Personnel et administration 1942-1944 ; DCC-29 et 30. UGIF-7 et 8 : Fichier alphabétique du personnel sorti 1941-1944 ; DCC-31 et 32. UGIF 9 et 10 : Fichier alphabétique du personnel resté en poste en 1944. 4. CDJC/YIVO-UGIF MK 490.20. Feuillets 1424, 1426-1429. 5. Fiche extraite du « Fichier du camp de Drancy (adultes)». AN-F/9/5712. 6. Arch. du Consistoire central. Fonds Moch, DCC-23, UGIF-1 Paris. 7. Fiche extraite du « Fichier du camp de Drancy (adultes)». AN-F/9/5722. 8. Archives du Consistoire central, fonds Moch, DCC-27, UGIF-5 Paris. Compte-rendu de la réunion du Conseil d’Administration du 27 juin 1944.

Accueillir les déportés juifs en France (novembre 1943-novembre 1945)

Laure Fourtage

La fin de la Seconde Guerre mondiale et l’ouverture progressive des camps nazis lancent un nouveau défi aux puissances européennes : il faut désormais rapatrier des millions de personnes depuis l’Allemagne et les pays libérés. Surtout, au-delà de leur acheminement dans leur pays d’origine, c’est l’accueil de ces rapatriés (ou auto-rapatriés) qu’il faut organiser. En France, c’est bien avant la fin de la guerre, au sein du Comité français de libération nationale (CFLN), qu’est créée l’administration chargée de ces questions. Le 9 novembre 1943, à l’occasion d’un remaniement du Comité 1, Henri Frenay 2 prend la tête d’un commissariat aux Prisonniers et Déportés (et aux Réfugiés à compter du 18 novembre). En septembre 1944, celui-ci est transformé en ministère et s’installe à Paris. Dès la création de cette nouvelle administration, il est clair pour les autorités de la France libre qu’elle n’agira pas seule. En effet, le décret du 8 décembre 1943 prévoit que le commissariat remplisse sa mission d’accueil en liaison avec les autres commissariats et avec la participation d’organismes publics et privés qu’il est chargé de « contrôler, orienter et coordonner3». 1. Installé à Alger depuis le 3 juin 1943, le CFLN était alors co-présidé par les généraux Charles de Gaulle et Henri Giraud. Ce remaniement entraîne la mise à l’écart de Giraud, de Gaulle devenant ainsi le président unique. 2. Militaire de formation, Henri Frenay (1905-1988) est le fondateur de « Combat », l’un des principaux mouvements de la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. 3. Décret du général de Gaulle du 8 décembre 1943 fixant les attributions du commissaire aux Prisonniers, Déportés et Réfugiés : MINISTÈRE DES PRISONNIERS, DÉPORTÉS ET RÉFUGIÉS, Textes officiels, Paris, Imprimerie nationale, 1945, MIN.B.2, t.1. [Désormais abrégé en Textes officiels]

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Nous nous proposons d’étudier ici cette mission en nous focalisant sur un acteur public, le commissariat (puis ministère)des Prisonniers, Déportés et Réfugiés (PDR) et sur des associations juive4. Nous avons choisi d’adopter une double perspective qui s’intéresse autant à la construction des catégories de personnes à accueillir qu’aux modalités de mise en œuvre d’une telle politique. L’objectif est d’étudier la répartition des rôles entre les institutions publiques et privées dans la définition et la mise en œuvre de l’accueil, afin de répondre à une question fondamentale : y a-t-il eu un accueil spécifique des déportés juifs en France ? De la création du commissariat à la dissolution du ministère, en novembre 19455, deux périodes se succèdent. Jusqu’à l’arrivée des premiers déportés en avril 1945, l’élaboration de la politique d’accueil des personnes transférées sur le territoire du Reich est d’abord pensée comme une préparation au « retour des absents6 ». La découverte des camps et ses implications pratiques sur le rapatriement rendent ensuite nécessaire une redéfinition des populations à accueillir et une adaptation du dispositif d’accueil, pour faire face à la réalité. PRÉPARER LE RETOUR DES ABSENTS (NOVEMBRE 1943-MARS 1945) Avant la mise en œuvre effective du rapatriement, tant pour le ministère que pour les associations, préparer l’accueil, c’est préparer le retour des absents : les prisonniers de guerre, les travailleurs

4. Étudiées à partir de fonds d’associations déposés au Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) ou sur le lieu d’activité de l’organisation le Comité juif d’action sociale et de reconstruction (COJASOR), le Conseil représentatif des israélites de France devenu le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), le Consistoire central (CC), l’Œuvre de secours aux enfants (OSE), l’Amicale des déportés d’Auschwitz et des camps de Haute Silésie (l’Amicale d’Auschwitz), le Ser vice central des déportés israélites (SCDI). Cet article s’inscrivant dans le cadre d’une recherche doctorale en cours, les archives de certaines organisations n’ont pas encore fait l’objet d’un dépouillement complet (notamment l’Union des Juifs pour la Résistance et l’Entr’aide qui n’a donc pu être incluse dans la présente étude). 5. Avec transfert au ministère de la Population des ser vices de l’ancien ministère des PDR le 29 novembre 1945 : décret n°45-013 du 29 novembre 1945, Textes officiels, MIN.B.27, t.6. 6. MINISTÈRE DES PRISONNIERS, DÉPORTÉS ET RÉFUGIÉS, Bilan d’un effort, Paris, Impr. de Busson, 1945, p.15.

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

et les déportés. Pour certaines institutions, il s’agit de ne s’occuper que des Français ; pour d’autres, il faut ramener tous ceux partis de France, qu’ils soient français ou étrangers. Dans tous les cas, on s’attend à un retour massif (plusieurs millions de personnes7), déportés y compris8. Cette conviction conduit à une définition de la politique d’accueil qui ne tient pas compte du caractère spécifique du traitement subi par les déportés juifs pendant la guerre. Les déportés juifs : une non-catégorie Le commissariat (puis ministère) des PDR9 fait partie des institutions qui n’envisagent que le rapatriement des Français10. Alors qu’il construit peu à peu trois catégories de personnes à accueillir – les prisonniers de guerre, les travailleurs et les déportés –, il ne considère les déportés juifs que comme l’une des composantes de la catégorie plus large des déportés. Du côté des institutions privées d’aide aux rescapés juifs, cette classification ne provoque pas de contestation. Aucune définition précise de ces trois catégories n’est donnée : les déportés eux-mêmes sont un ensemble aux contours flous, qui regroupe des réalités très différentes. Alors que le terme « déporté » n’est jamais employé seul – un motif de déportation lui est toujours associé –, l’intitulé du ministère de PDR fait exception. Le terme « déporté » peut ainsi désigner à la fois les travailleurs, parfois appelés « déportés du travail », et ceux déportés pour un autre motif. Dans ce second cas, qu’il soit utilisé comme un substantif ou un participe passé, le terme « déporté » englobe une population très large, 7. Deux ou trois millions de personnes selon les textes officiels en mars 1945 : circulaire n°169 DCC du 1er mars 1945 relative au fonctionnement du bloc-formalités et à l’emploi du carnet de rapatriement, Textes officiels, RAP.D.1 ; circulaire du 15 mars 1945 « Accueil n°2 » relative au Comité d’accueil départemental, Textes officiels, ACC.D.2, t.2. 8. Le ministère des PDR avait évalué le nombre de « Français retenus en Allemagne » à 950 000 prisonniers de guerre, 700 000 travailleurs, 300 000 Alsaciens-Lorrains déportés et 200 000 déportés : MINISTÈRE DES PDR, Bilan d’un effort, op. cit., p.9. 9. Désormais abrégé en ministère. 10. Si le décret du 8 décembre 1943 n’indique pas clairement comme pour les prisonniers de guerre et les travailleurs qu’il s’agit des déportés français, la note du ministère aux préfets du 11 septembre 1944 le fait : Archives Départementales (AD) des Bouches-du-Rhône, 150W183.

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unie de manière artificielle par un motif de déportation prétendu similaire, qui, lui, est restrictif. Il désigne alors des personnes transférées à l’étranger pour leur « opposition aux autorités d’occupation ou à l’autorité de fait se disant gouvernement de l’État français11». Le motif politique qui sous-entend l’idée d’une action à l’encontre de ces autorités, est contraire à la réalité de la déportation des Juifs, puisque fondée uniquement sur le fait d’être juif. On trouve déjà dans les textes officiels la mention « déportés politiques12 » qui s’imposera progressivement. Le groupe des « déportés raciaux » n’est donc considéré, à de rares exceptions près13, que comme l’une des composantes d’un ensemble plus large. Deux éléments peuvent expliquer la position du ministère. D’une part, le choix d’un tel regroupement de tous les déportés, dans une même catégorie, réside probablement dans l’absence d’une prise de conscience des différences de traitement entre les déportés, et en particulier du processus mis en œuvre en vue de l’extermination des Juifs d’Europe. Celle-ci est à mettre sur le compte des représentations habituelles de la déportation, issues des expériences du passé et qui doivent leur pérennité à l’ignorance dans laquelle sont maintenus les Français pendant la guerre. Laurent Joly l’explique très bien à travers l’exemple des agents de la Sous-Direction des Affaires juives de la Préfecture de police de Paris et du commissariat général aux Questions juives, les deux grands 11. Arrêté du 16 décembre 1944 portant statut des Maisons du prisonnier et du déporté : Textes officiels, MIN.C.4, t.1. Cette expression d’« opposition » figure déjà dans le décret du 8 décembre 1943. 12. Notamment dans la circulaire du 28 décembre 1944 relative à l’arrêté du 16 décembre 1944 établissant le statut des Maisons du prisonnier et déporté : Textes officiels, MIN.D.1, t.2. 13. Soulignons que cette expression, elle-même, envisage les déportés juifs comme une composante d’un groupe plus large. Les instructions du 1 er mars 1945 sur le fonctionnement du bloc-formalités dans les centres de rapatriement prévoient, en vue de la constitution du fichier des rapatriés, une catégorie « Dep. Rac. » pour déporté racial. Par ailleurs, dans le cadre de la publication d’un historique de la captivité et déportation par le ministère, les déportés politiques et raciaux sont distingués. L’intitulé même de la commission chargée de cet historique témoigne de cette volonté de prendre en compte isolément les déportés politiques et raciaux : « commission des Déportés et Internés politiques et raciaux » : circulaire n°169 DCC du 1 er mars 1945, op. cit. ; décret n°451832 du 14 août 1945, Textes officiels, MIN.B.24, t.4 ; arrêté du 7 octobre 1945, Textes officiels, MIN.C.25, t.5.

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services français en charge de la politique antisémite sous l’Occupation : « Si l’univers concentrationnaire, les barbelés, les blocks, la réduction en esclavage, étaient aisément concevables à l’esprit, l’univers génocidaire, les sélections, les chambres à gaz, les fours crématoires, ne pouvaient l’être14. » D’autre part, ce choix tient également à la volonté du ministère de rétablir l’unité républicaine. Dans Déportation et génocide, Annette Wieviorka évoque le retour à cette tradition historique qui a pour corollaire la fin de toute discrimination officielle : « Ne pas séparer, ne pas faire de catégories, inclure tous les déportés sous la dénomination de “déportés politiques”, y compris ceux qui le furent au nom de la race, c’est revenir à la tradition républicaine qui veut que le fait juif ressortisse de la pratique religieuse privée, et qu’il n’en soit jamais fait mention sur un document officiel. Si le ministère avait établi officiellement une catégorie nommée “déporté juif”, ou “déporté racial”, comme on le dit et l’écrit souvent, les organisations juives auraient probablement protesté avec la plus grande vigueur. Après quatre années d’occupation, de propagande antisémite, de rejet des Juifs hors de la nation, il était de simple justice que rien ne les distinguât plus15. » Cette volonté d’union de tous les déportés quel que soit le motif de déportation fait d’ailleurs écho à celle d’un regroupement de toutes les populations à accueillir : prisonniers de guerre, travailleurs et déportés, tous sont réunis sous l’appellation des « Absents ». Les organisations juives, quant à elles, ne semblent pas s’être opposées à une telle catégorisation16. Les deux institutions privées spécialement créées pour s’occuper des déportés juifs ne protestent pas non plus. Le SCDI, constitué à Paris le 6 novembre 194417, exprime même son approbation dans son premier bulletin paru le 15 novembre 1944 : « Le ministère des Prisonniers de guerre et des Déportés a entendu assimiler, sans réserve aucune, les déportés israélites aux 14. Laurent JOLY, « Déportation et langage bureaucratique à la Préfecture de police de Paris et au commissariat général aux Questions juives (19411944)», in Tal B RUTTMANN , Laurent J OLY , Annette W IEVIORKA (dir.), Qu’est-ce qu’un déporté ? Histoire et mémoires des déportations de la Seconde Guerre mondiale, Paris, CNRS Editions, 2009, p. 93. 15. Annette WIEVIORKA, Déportation et génocide, entre la mémoire et l’oubli, Paris, Plon, 1992, p. 67. 16. Dans les archives des organisations juives consultées, nous n’avons pas trouvé trace de protestation ou de critique à l’égard du choix du ministère. 17. Statuts du SCDI, CDJC, DCCXCIX-1.

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déportés politiques. Les Israélites Français et Étrangers ne peuvent qu’approuver une telle décision et revendiquer, comme un honneur, de figurer parmi tous ceux qui ont souffert pour la communauté française18. » Les membres du SCDI préfèrent utiliser le nom ou l’adjectif « israélite » à celui de juif, comme d’ailleurs dans l’intitulé de leur organisation, pour une « question de goût », en réaction à l’utilisation abusive du mot « juif » par la presse antisémite et les Allemands19. Il est toutefois frappant que le SCDI – qui est censé s’intéresser à la fois aux Français et aux étrangers – ne semble pas être conscient du fait que le ministère ne pense qu’aux Français quand il parle des déportés. De son côté, l’Association des parents et amis des familles françaises israélites déportées en Allemagne (APAFFADI), dont les statuts sont déposés à Lyon le 27 janvier 1945, va jusqu’à reprendre les termes et la classification utilisés par l’administration publique dans son appel à soutien lancé en janvier. Elle met ainsi en avant l’inégalité des souffrances entre les « prisonniers de guerre », les « déportés du travail » et les « déportés politiques » à la défaveur de ces derniers. Puis elle énumère plusieurs types de victimes appartenant aux « déportés politiques » avant de s’arrêter sur ceux qui font l’objet de son attention : les déportés juifs français20. Si elle a conscience des différences de traitement entre les victimes, sa longue énumération peut donner l’impression, comme le souligne Annette Wieviorka, qu’elle « désir[e] ramener le malheur des Juifs à une aune commune, comme une réticence à mettre en avant un destin singulier21». Des dispositions à l’image des catégories Cette volonté consensuelle d’une agrégation de tous les déportés dans une grande catégorie homogène se traduit dans la forme que prennent les premiers dispositifs d’accueil. Mis en œuvre au niveau national et local, ils sont issus de la collaboration entre le ministère des PDR et diverses œuvres privées. S’adressant indistinctement aux trois catégories de population à accueillir, ils ne tiennent pas compte 18. Bulletin du SCDI, n°1, 15 novembre 1944, p.1. 19. Le SCDI est amené à expliquer ce choix car, par l’intermédiaire de Terre retrouvée (organe de l’organisation sioniste Keren Kayemeth Leisrael), il aurait été accusé de manquer de courage à ce sujet : Bulletin du SCDI, n°8, 15 juin 1945, p.12. 20. Appel de l’APAFFIDA, janvier 1945, CC, F. C.C-47-c. 21. A. WIEVIORKA, Déportation et génocide, op. cit., p.69.

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des besoins spécifiques des rescapés juifs. Des initiatives privées orientées spécialement vers ces derniers commencent alors à apparaître. Sur le plan national, deux directions du ministère des PDR sont chargées de l’accueil des rapatriés sur le territoire français (voir Annexe 1 p. 93). La direction du Rapatriement, et en particulier la sous-direction des Centres, s’occupe de la réception des rapatriés à partir de la frontière et de leur acheminement jusqu’au département de résidence. À cet effet, elle met en place un dispositif d’accueil dont les centres de rapatriement frontaliers – terrestres, portuaires et aériens – sont le pivot – et auprès desquels on trouve parfois des centres d’attente pour la restauration et le repos. Ce dispositif comprend également des relais d’accueil aux points de franchissement de la frontière, des bases de ravitaillement et des gares régulatrices. Ces dernières reçoivent les rapatriés depuis les centres de rapatriement et les dirigent sur les centres d’éclatement auprès des gares d’arrêt à l’intérieur du territoire (voir Annexe 2, p. 94). Dans les centres de rapatriement, les rapatriés subissent les premières formalités obligatoires : contrôle d’identité, photographie, douche, visite médicale, habillage et échange de marks. Ils reçoivent également dix bandes journalières de tickets d’alimentation, des tickets textile, un paquet de tabac ou deux paquets de cigarettes et une prime d’accueil de 1000 francs22. Ils peuvent également envoyer un télégramme ou une carte postale pour prévenir un proche de leur sort et de leur arrivée. Ils repartent ensuite avec une carte de rapatrié (pièce d’identité officielle avec photographie et empreintes digitales, sur laquelle sont indiquées les aides reçues), un colis de route de 5kg et la fiche de transport permettant de poursuivre leur voyage. C’est dans ce cadre que l’on assiste à une première collaboration entre une organisation intéressée au sort des déportés juifs et une institution publique. En effet, en février 1945, la Mission française de rapatriement en Allemagne23 désigne le SCDI comme organe pré-recruteur de professionnels (en particulier des assistantes sociales, infirmières, cuisinières et inter22. Circulaire n°169 DCC du 1er mars 1945, op. cit.; ordonnance n°45-568 du 5 avril 1945 portant attribution d’une allocation dite « d’accueil » aux prisonniers, travailleurs et déportés rapatriés de l’étranger, Textes officiels, ALM.A.3, t.3 ; circulaire du 30 avril 1945 relative au rôle des centres de rapatriement, Textes officiels, RAP.D.3, t.3. 23. Chargée des opérations d’entretien et de rapatriement des prisonniers de guerre et déportés français dont le chef est responsable devant Henri Frenay.

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prètes). Ceux-ci doivent, en majorité, rejoindre les centres de rapatriement à la frontière ; seul un petit nombre peut accompagner la Mission américaine dans les pays occupés par les Alliés24. La Direction des Affaires sociales, et en particulier la Sous-Direction de l’accueil et de l’entr’aide, prend ensuite le relais. Elle est ainsi responsable de l’organisation de l’accueil une fois le rapatrié arrivé sur son lieu de résidence. Cette étape de la politique d’accueil est le théâtre d’un nombre important d’interactions entre divers organismes privés et le ministère des PDR. Ce dernier s’entoure de plusieurs comités ou conseils composés de représentants de différentes organisations confessionnelles ou associatives, chargés de le conseiller. Le Conseil consultatif de l’absent, créé le 2 mars 1945 et présidé par un représentant du ministère25, se prononce sur l’ensemble des questions afférentes aux prisonniers, déportés, et travailleurs. Il se compose de membres des organismes déjà présents au sein du Comité national de la semaine de l’absent (CNSA)26: – Conseil national de la résistance(CNR); – Mouvement national des Prisonniers de guerre et des Déportés (MNPGD); – Comité national des centres d’entr’aide aux Prisonniers ; – Fédération nationale des Prisonniers de guerre (à partir de sa création en avril 1945) (FNPG); 24. Le SCDI est aussi habilité plus tard par l’UNRRA pour recruter des éléments pour cet organisme : « Mission de rapatriement », note non datée,CDJC, DCCXCIX-1 ; Bulletin du SCDI, n°4, 15 février 1945, p. 8 ; courrier de Jacques Lazarus, secrétaire général du SCDI, à Léon Meiss, président du CC, 15 mars 1945, CC, F. C.C-47-c. 25. L’arrêté du 2 mars 1945 instituant ce Conseil (Textes officiels, MIN.C.7, t.2) indique les noms des représentants de différents organismes ayant accepté à cette date d’être associés comme membres de droit : président, M. Hérail (Min. des PDR), M. Saillant (CNR), M. François Mitterrand (MNPGD), M. Justin Besançon (CRF), M. Justin Godard (EF), M. l’Abbé Rhodain (aumônier général), M. le Pasteur Boegner (FPF), M. Adolphe Caen (CC), M. le Capitaine Khammar (milieux musulmans), M. Devaux (FNPG), M. Bothereau (FNCEIDP), Mme Aulas (FNAFP), M. de Calan (CCAPG), M. Sommade (CNSC). 26. Spécialement conçu pour s’occuper de l’organisation de la Semaine de l’Absent du 23 décembre 1944 au 1er janvier 1945. L’objectif de cet événement consiste d’une part à ramener constamment « l’attention des Français sur les absents et les problèmes qui découlent de l’absence » et d’autre part à favoriser la constitution par les particuliers, les entreprises, etc., de livrets du Prisonnier et du Déporté (un pécule) qui doivent leur être remis à leur retour : CC, F. C.C-41-a.

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– Consistoire central27 ; – Mosquée de Paris ; – Fédération protestante de France (FPF) ; – Croix-Rouge française (CRF); – Entr’aide française (EF); – l’aumônier général des Prisonniers et Déportés, également aumônier général pour l’assistance des Cardinaux et des Évêques de France ; – Fédération nationale des centres d’entr’aide des Internés et Déportés politiques (FNCEIDP); – Fédération nationale pour les travailleurs déportés et leur famille ; – Comité central d’assistance aux Prisonniers de guerre (CCAPG); – Comité national des secrétariats de camps (CNSC); – Fédération nationale des associations de femmes de Prisonniers (FNAFP) uniquement pour le Conseil consultatif de l’absent ; – Fédération nationale des Déportés et Internés de la Résistance (à partir de sa création en septembre 1945). En avril 1945, un Comité national de l’accueil, chargé spécifiquement de cette question et composé de représentants des mêmes institutions, doit remplacer le CNSA (qui a perdu toute raison d’être depuis la fin de la « Semaine de l’Absent »)28. On retrouve le même schéma et les mêmes considérations sur le terrain local (voir Annexe 3, p. 95). Les directions régionales et départementales des PDR, créées le 25 août 1944 comme services extérieurs métropolitains au commissariat, sont chargées d’appliquer et de suivre l’application des directives données au niveau national. La mise en œuvre de la politique d’accueil au niveau local relève à la fois des directions départementales, en particulier de la section Accueil et Hébergement29, et d’associations départementales, les Comités d’accueil. Constitués le 15 mars 1945, ceux-ci rem27. Albert Manuel (et son remplaçant Marcel Sachs) pour le Comité national de la semaine de l’absent et Adolphe Caen pour le Conseil consultatif de l’absent. 28. Note sur le Comité national de l’accueil et projet de statuts du Comité, 13 avril 1945, CC, F. C.C-41-f. 29. Les deux autres sections relevant des directions départementales : la section Administrative et Technique et la section Assistance représentée par les Maisons du prisonnier et du déporté.

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placent les Comités de coordination de l’accueil prévus dès novembre 1944 et se voient attribuer une fonction bien précise : aménager, gérer ou faire gérer les établissements d’accueil des rapatriés de leur département30. Sans dépendre du Comité national de l’accueil, ils chapeautent néanmoins les comités locaux, créés dans les communes. Leurs relations avec la direction départementale des PDR sont étroites. Bien que le directeur des PDR ne soit pas membre du Comité – contrairement au médecin départemental des PDR –, il doit assister aux réunions. De plus, les services administratifs de ce dernier sont assurés par la section « Accueil et hébergement » de la direction des PDR. Quant à sa composition, on retrouve, comme membres de droit, les délégués départementaux des organismes présents dans les comités nationaux, à l’exclusion des représentants des cultes qui peuvent toutefois être cooptés. Viennent s’y ajouter des personnes et organismes jouant un rôle important dans l’accueil à l’échelle départementale : le syndicat de l’hôtellerie, les organismes des assurances sociales, le directeur de la Maison du prisonnier et déporté31, l’inspecteur départemental de la Santé publique et celui des PDR. Tant au niveau national que local, les associations de défense des intérêts des prisonniers de guerre sont surreprésentées. Les institutions juives, quant à elles, ne sont que très faiblement présentes dans les instances d’élaboration et de mise en œuvre de la politique d’accueil. Lorsqu’elles le sont, ce n’est d’ailleurs que sous un angle strictement confessionnel. Cela nous semble témoigner de cette volonté d’un retour à la tradition républicaine où le fait juif relèverait du judaïsme et non de la judéité. De plus, cela correspond au souhait du ministère d’unir les déportés au sein d’une même association. Avec la création, le 3 novembre 1944, de la Fédération nationale des centres d’entr’aide des Internés et Déportés politiques, ce vœu semble se concrétiser. Cependant, dès le départ, ce projet, qui repose sur l’idée d’une égalité entre les déportés, paraît compromis. 30. Circulaire du 15 mars 1945, op.cit. 31. Les Maisons du prisonnier, créées début 1942 et gérées par l’association « Service social des prisonniers de guerre rapatriés et des familles des prisonniers de guerre », sont réquisitionnées à partir du 4 novembre 1944. Elles deviennent alors un service public sous l’autorité du ministère des PDR et changent de nom le 16 décembre 1944 pour devenir la Maison du prisonnier et du déporté.

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En effet des associations commencent à naître de la prise de conscience de l’existence de différences de traitements entre les déportés pendant la guerre. C’est le cas du SCDI et de l’APAFFIDA qui, tout en adhérant à la classification établie par le ministère, développent, en parallèle du dispositif public, des actions spécifiquement destinées aux déportés juifs32. Dès novembre 1944, le SCDI justifie ainsi sa création sous l’égide du CRIF par le fait qu’au sein de « la masse générale des déportations, celle des israélites soulève des problèmes particuliers dont l’équivalent ne se retrouve nulle part ailleurs ». Le Service fait preuve d’une grande lucidité sur la réalité des déportations lorsqu’il souligne qu’elles « ont été ordonnées sans considération d’âge, de sexe ou d’état de santé ; l’interdiction de la correspondance et des colis a été appliquée avec une rigueur absolue ; des exécutions massives et anonymes ont été faites dans certains camps systématiquement donnant ainsi à l’antisémitisme le caractère d’une véritable destruction biologique33». Quelques mois plus tard, l’APAFFIDA précise que si l’association ne regroupe que les « familles françaises israélites » et non pas toutes les familles françaises, « ce n’est pas par un goût de singularité, mais parce que ces familles ont subi de la part de l’ennemi, comme tous les israélites, un traitement plus inhumain, une volonté marquée d’extermination34». Alors que le dispositif public mis en place ne tient pas compte d’une quelconque spécificité des déportés juifs, des initiatives privées se développent en parallèle pour répondre à leurs besoins particuliers. Le ministère est néanmoins conscient de la multiplication des efforts privés destinés à accueillir les absents. Confirmant son soutien à ces activités par une ordonnance du 3 avril 1945 – « en mettant à leur disposition les moyens nécessaires » –, il impose par ailleurs un encadrement strict. » Il s’agit ainsi d’éviter « une véritable exploitation de leur malheur [de l’ensemble des absents], en vue d’un intérêt particulier35».

32. Elles sont de deux ordres, défense des intérêts des déportés juifs et collecte d’informations les concernant. 33. Bulletin du SCDI, n°1, 15 novembre 1944, p.1. 34. Appel de l’APAFFIDA, op.cit. 35. Ordonnance n°45-535 du 3 avril 1945 relative au contrôle des centres d’accueil et maisons de repos pour les prisonniers et déportés, Textes officiels, ACC.A.1, t.3.

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  FAIRE FACE À LA RÉALITÉ (AVRIL-NOVEMBRE 1945)

Avec l’arrivée des rapatriés, les institutions publiques et privées sont confrontées à des situations auxquelles elles ne s’attendaient pas. D’une part, si le ministère prévoyait de ne rapatrier que des Français, il doit faire face, dès le début des opérations, à un afflux d’étrangers de plus en plus important. D’autre part, l’arrivée des premiers déportés coïncide avec la découverte (ou pour certains la confirmation) de la réalité des camps, des chambres à gaz et des fours crématoires. On constate immédiatement que les rescapés sont très affaiblis, et l’on comprend vite qu’il ne rentrera en France que très peu de survivants juifs. Cette situation nouvelle ne sera pas sans conséquences sur la mise en œuvre de l’accueil. La consolidation des catégories L’arrivée en France de nombreux rescapés étrangers conduit les instances publiques à élaborer des critères de distinction entre différents groupes d’individus susceptibles de bénéficier des mesures d’accueil. Néanmoins, les différences de traitement instaurées par cette hiérarchisation entre Français et étrangers, et entre étrangers, ne sont pas figées. Elles évoluent à la faveur d’interactions nationales et internationales : entre institutions publiques, entre institutions juives et ministères, et également entre États. En définitive, la catégorie « déportés », initialement présentée comme homogène, ne tient plus. Avec l’ordonnance du 11 mai 1945, les trois catégories de rapatriés, désormais nommées « prisonniers de guerre », « déportés politiques » et « travailleurs non volontaires », sont consolidées. Sans que cela soit précisé dans l’intitulé de l’ordonnance, il reste entendu qu’elle concerne les Français. Pour la première fois, une définition de la catégorie des « déportés » est donnée et sanctionne ainsi l’appartenance des déportés juifs aux « déportés politiques ». En effet, « sont considérés comme déportés politiques les Français transférés par l’ennemi hors du territoire national, puis incarcérés ou internés, pour tout autre motif qu’une infraction au droit commun ». Si ce texte prévoit des mesures communes aux trois catégories, il leur accorde aussi des droits spécifiques. Il établit ainsi une distinction claire entre les trois groupes, à la faveur des prisonniers et déportés. En plus de la prime d’accueil de 1000 francs, tous ont droit à un congé de libéra-

     



tion d’un mois, pendant lequel une indemnité leur est versée. Celle-ci est plus élevée pour les prisonniers et déportés dont le congé peut être par ailleurs renouvelé une fois. De plus, leurs conjoints ont la possibilité de profiter de ce congé pendant quatre semaines, contre deux semaines pour ceux des travailleurs non volontaires. Enfin, seuls les prisonniers et déportés bénéficient de « dispositions spéciales ». Il s’agit, pour les seconds, d’une indemnité de déportation de 5000 francs, ainsi que des effets d’habillement (ou un bon textile pour des vêtements gratuits) d’un montant maximum de 3000 francs 36. Cette ordonnance témoigne encore de la considération des « déportés » comme une catégorie homogène. Avant même sa promulgation, le gouvernement est toutefois confronté à l’afflux d’étrangers dont il doit désormais décider du sort. Il hiérarchise ainsi les individus en fonction de leur appartenance à des groupes spécifiques : les Français se trouvent au sommet, viennent ensuite les étrangers, répartis en deux groupes, ceux qui disposent d’un domicile en France37, et les autres. D’autres subdivisions interviennent ensuite, fondées cette fois sur la nationalité. Une hiérarchisation des déportés étrangers « Par une circulaire du 26 avril 1945, le ministère des PDR précise les conditions d’accueil des déportés étrangers. Ceux qui ont été déportés de France peuvent, a priori, y revenir, à l’exclusion des ressortissants de pays ennemis. Quand ces derniers se présentent aux centres de rapatriement, ils sont immédiatement remis aux autorités militaires s’ils sont militaires, ou au préfet s’ils sont civils, « pour acheminement sur des camps de concentration prévus à leur 36. Ordonnance n° 45-948 du 11 mai 1945 réglant la situation des prisonniers de guerre, déportés politiques et travailleurs non volontaires rapatriés, Textes officiels, ALM.A.4, t.3. 37. Le ministère des PDR tient compte également d’autres groupes dont il ne sera pas question ici : les originaires de Corse, les Français ayant leur domicile à l’étranger, les habitants d’Afrique du Nord ou coloniaux, les femmes étrangères compagnes d’un rapatrié français, et les apatrides : circulaire du 26 avril 1945 donnant des instructions sur la conduite à tenir vis-à-vis des différentes catégories de personnes se présentant aux centres de rapatriement, Textes officiels, RAP.D.2, t.3. Si cette circulaire ne fait que mentionner les apatrides, leur sort sera assimilé aux étrangers : circulaire du ministère de l’Intérieur aux commissaires régionaux et préfets, [jour illisible] juin 1945, AD de Saône-et-Loire, 1W654.

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usage ». En revanche, les ressortissants de pays alliés ou neutres ayant leur domicile en France, accomplissent certaines formalités (identité, photo, sécurité et visite médicale, carte de rapatrié valable 10 jours avec le coin portant la diagonale tricolore coupé) et sont ramenés ensuite sur leur ancien lieu de résidence dans les mêmes conditions que les Français. Ils doivent y régulariser leur situation dès leur arrivée 38. Le 5 mai, une circulaire du ministère de l’Intérieur reprend les mêmes instructions en y apportant une nuance : la distinction porte sur le fait d’avoir résidé en France lors de la déportation39. La mise en pratique de ces directives n’est pas sans poser de problèmes. Dès le 5 mai, plusieurs organisations – la Fédération nationale des Internés et Déportés politiques, le CRIF et le Consistoire – se plaignent du fait que des déportés étrangers, se disant résidents en France avant leur déportation, ne soient pas rapatriés faute de preuves. Cette question est soulevée pour la première fois au Conseil consultatif de l’absent lors de la séance du 5 mai par Maurice Delecolle, président de la FNDIP. La création d’un centre spécial « où ils pourront attendre en France les preuves nécessaires40» est alors décidée. Lors d’une réunion le 19 mai, le directeur du Rapatriement (M. Guedon) précise qu’il donnera des instructions aux centres frontaliers pour que tous les déportés étrangers qui déclarent vivre habituellement en France soient dirigés sur ce centre, situé à Courbevoie. Le directeur des camps d’étrangers, le capitaine Raymond, doit créer un service spécial chargé de vérifier l’exactitude de leurs déclarations. Il est alors prévu que si l’enquête apporte la preuve que l’étranger vivait en France, il soit libéré. Dans le cas contraire, il sera dirigé vers un camp d’étrangers en vue d’être rapatrié dans son pays d’origine. Comme le souligne Adolphe Caen, vice-président du Consistoire central, ces formalités posent un véritable problème pour l’accueil des déportés juifs : « La plupart du temps, [ils] ont été intégralement pillés » et « la famille a été également déportée41». Ils ne disposent donc 38. Circulaire du 26 avril 1945, op.cit. 39. Circulaire du 5 mai 1945, du ministère de l’Intérieur aux commissaires régionaux et préfets, AD de Saône-et-Loire, 1W654. 40. Procès-verbal (PV) de la séance du 5 mai 1945 du Conseil consultatif de l’absent, CC, F. C.C-41-g. 41. PV de la séance du 19 mai 1945 du Conseil consultatif de l’absent, CC, F. C.C-41-g.

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pas des preuves exigées. La difficulté pour les déportés juifs est d’autant plus importante que le CRIF a reçu, la veille de cette réunion, un courrier de la Sous-Direction de l’accueil et de l’entr’aide, qui ajoute la nécessité pour les étrangers de prouver « qu’ils étaient en possession de la carte d’identité de travailleur étranger42». « Le 29 mai 1945, le Conseil des ministres instaure une nouvelle hiérarchisation entre les étrangers déportés de France, qui n’est plus fondée sur le pays d’origine : les étrangers qui résidaient en France avant la déclaration de guerre se voient attribuer les mêmes droits que les Français. À compter de cette date, les ressortissants de pays alliés, neutres et ennemis concernés sont donc placés au sommet de la hiérarchie. Ils doivent fournir des preuves, mais uniquement celle de leur résidence en France avant le 2 septembre 1939. . Si cette décision est présentée comme répondant à une volonté d’équité et de respect des traditions françaises43, il ne nous semble pas déraisonnable d’y voir, en partie, le résultat de l’engagement des organisations de défense des intérêts des déportés de France dans les discussions relatives à l’accueil des étrangers. Le 26 août, le ministère des PDR décide d’octroyer également aux Belges déportés de France, quelle que soit la date de leur résidence, le bénéfice des primes et allocations versées aux Français. Cette fois, la décision relève d’une mesure de réciprocité, la législation belge ayant accordé aux Français déportés de Belgique les mêmes avantages qu’aux Belges44. Les étrangers non déportés de France, quant à eux, se situent en bas de l’échelle. Si leur présence est découverte sur le territoire français, ils sont rassemblés dans des centres en attente de leur rapatriement. Toutefois, dès le mois de mai, le ministère de l’Intérieur envisage un traitement de faveur – non prévu par le ministère des PDR – pour certains ressortissants de pays alliés ou neutres. Cette dérogation est étroitement associée au travail, dimension importante des politiques d’immigration dans le contexte particulier de recons-

42. Courrier du 18 mai 1945 de M. Lefèvre, chef de bureau de la direction des Affaires sociales au président du CRIF, CC, F. C.C-41-g. 43. Circulaire n°378 DCC du 12 juin 1945 relative au payement des primes et allocations prévues par l’ordonnance du 11 mai 1945, Textes officiels, ALM.D.1, t.3. 44. Circulaire n°457 DCC du 26 août 1945 relative aux instructions complémentaires concernant le payement des primes et allocations prévues par l’ordonnance du 11 mai 1945, Textes officiels, ALM.D.4, t.4.

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truction d’après-guerre : « Lorsque les intéressés occupent déjà un emploi ou sont sur le point d’être mis au travail, il convient s’ils ne font l’objet d’aucune remarque défavorable de les autoriser à demeurer sur place et de régulariser leur situation par l’octroi de titres de séjour à courte durée de validité45. » Un mois plus tard, une note de service demande aux préfets de n’accepter le séjour en France que de ceux ayant un emploi dans une profession « non encombrée » (mineurs, ouvriers agricoles, travailleurs du bâtiment)46. Si la plupart des institutions juives s’intéressent avant tout aux déportés de France, elles n’ignorent pas pour autant d’autres cas. Lorsque le CRIF est alerté au sujet de Juifs étrangers déportés de Grèce, rapatriés en France et regroupés au centre de Courbevoie, il entreprend des démarches auprès du ministère des PDR pour mettre fin à leur internement47. De même, le SCDI proteste contre le rassemblement des étrangers non déportés de France dans des centres : « Les intéressés sont recherchés et envoyés dans des camps spéciaux dits de rassemblement – pour ne pas les appeler camps de concentration – en attendant de pouvoir être rapatriés dans leur pays d’origine. […] Ces déportés qui, presque tous, et surtout les Juifs, sortent des camps de concentration nazis vont être à nouveau enfermés dans d’autres camps de concentration. […] Notre siècle risque de devenir pour l’Histoire future l’ère des camps de concentration, comme d’autres périodes – primitives celles-là – étaient l’âge de la pierre ou du fer48. » L’arrivée inattendue d’un grand nombre d’étrangers a donc conduit les autorités, parfois en relation avec des associations juives, à redéfinir les populations à accueillir. Les nouvelles hiérarchies établies ne changent pourtant en rien la place des déportés juifs dans la catégorie « déportés ». 45. Circulaire du 5 mai 1945, du ministère de l’Intérieur aux commissaires régionaux et préfets, AD de Saône-et-Loire, 1W654. 46. Note de service n°390 DCC du 11 juin 1945 relative à la doctrine du ministère de l’Intérieur, direction générale de la Sécurité nationale, direction des Étrangers et des Passeports, 13e bureau, réf. SN/EP 13, n°436, sur le régime à appliquer aux étrangers demandant à être rapatriés en France ou cherchant à s’y introduire en fraude à la faveur des opérations de rapatriement, Textes officiels, ETR.D.3, t.3. 47. Alerte donnée par une lettre de l’Association Amicale des Israélites Séphardites adressée au Consistoire : PV de la séance du CRIF du 22 mai 1945, CDJC, coll. CRIF, MDI 1. 48. « De Charybde en Scylla », Bulletin du SCDI, n°9, 15 juillet 1945, p.12.

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La révision du dispositif d’accueil C’est la prise de conscience de la réalité des camps de concentration et d’extermination qui crée une véritable rupture au niveau du dispositif d’accueil dans un sens plus favorable aux déportés, et qui entraîne une intensification des initiatives privées, en particulier des associations juives. Les ajustements du dispositif d’accueil inter viennent sur les plans du rapatriement, de l’« accueil à long terme » et des droits des rapatriés. D’une part, à partir de mi-avril, une modification du plan de transport érige la capitale en principal centre frontalier. En effet, la plupart des rapatriés arrivent désormais directement à Paris. Afin de faire face à cette nouvelle situation, de nombreux établissements d’accueil sont créés. Une spécialisation des centres est même prévue : les déportés ne sont pas reçus dans les mêmes lieux que les prisonniers de guerre et les travailleurs non volontaires. Deux centres spéciaux sont en effet installés pour eux, l’un à l’hôtel Lutetia, l’autre à l’école d’Ivry49. D’autre part, à leur retour, la majorité des rapatriés est très affaiblie. C’est pour leur permettre de se reposer et de bénéficier des soins nécessaires qu’est organisé l’« accueil à long terme » à partir du 15 mai 1945 – conformément au désir du Conseil consultatif de l’absent et du Comité national de l’accueil. Il s’agit de mettre à la disposition des rapatriés malades, fatigués, sinistrés ou sans foyer, des centres de convalescence ou des maisons de repos pour quelques jours ou quelques mois. Les Comités d’accueil départementaux sont chargés de la mise en œuvre de cette disposition qui prévoit l’hébergement sous trois formes : les centres d’accueil, les hôtels et le placement familial. Les dépenses doivent être couvertes par la « petite somme » versée par le pensionnaire, les subventions de l’État et par les fonds propres du Comité d’accueil 50. Enfin, de nouvelles dispositions sont prises concernant les aides accordées aux prisonniers et déportés. Certaines concernent les deux catégories. C’est le cas de l’instauration, le 26 mai, d’une Aide Médicale Temporaire. Elle comprend des prestations sanitaires et une indemnité journalière (d’interruption du travail pour raison de maladie) prises en charge par l’État pendant une durée de neuf 49. MINISTÈRE DES PDR, Bilan d’un effort, op.cit., p.102. 50. Circulaire n°302 DCC du 15 mai 1945 du ministère des PDR, AD des Bouches-du-Rhône, 150W179.

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mois après leur arrivée 51. D’autres concernent exclusivement les déportés. Ainsi, deux nouvelles mesures renforcent l’aide de l’État à leur égard. À partir du 17 octobre, ils bénéficient d’un supplément gratuit de vêtements et chaussures ; le lendemain, l’indemnité de déportation est augmentée et passe à 8000 francs52. Ce dispositif d’accueil, plus près des préoccupations des déportés, ne propose toujours pas de dispositions spéciales à l’égard des déportés juifs. Il faut toutefois citer un cas très particulier, celui des « enfants de Buchenwald 53 ». En mai 1945, face à la situation dramatique de ces enfants et adolescents, le gouvernement français accepte de faire une entorse à la législation en vigueur vis-à-vis des étrangers non déportés de France. À titre exceptionnel, il autorise l’entrée et le séjour provisoire de cinq cent vingt-six enfants de nationalité étrangère qui se trouvent au camp de Buchenwald en Allemagne. Toutefois, l’initiative de cette décision ne revient pas aux autorités publiques, mais aux efforts de l’OSE. C’est à force de négociations auprès de différents ministères que cette œuvre juive réussit à obtenir gain de cause54. Il faut dire que les initiatives privées apparues à l’automne-hiver 1944 se font de plus en plus nombreuses à partir de l’arrivée des premiers rescapés. D’une part, les organisations juives qui existaient avant les opérations de rapatriement poursuivent leurs efforts ou orientent leur action en faveur des survivants juifs. D’autre part, de nouvelles structures (amicales ou associations) sont créées spécialement pour accueillir et aider les déportés juifs. Certaines mènent une action nationale, comme l’Union des Déportés juifs de France et l’Amicale d’Auschwitz55. D’autres agissent au niveau local, comme 51. Ordonnance n°45-1069 du 26 mai 1945 instituant une aide médicale temporaire en faveur des prisonniers et déportés, Textes officiels, SAN.A.2, t.3. 52. Circulaire n°630 DCC du 17 octobre 1945 précisant les dispositions générales concernant l’habillement des rapatriés, Textes officiels, ALM.D.9, t.5 ; circulaire interministérielle n°706 DCC du 21 novembre 1945 relative à l’application de l’ordonnance du 18 octobre 1945 portant modification de l’ordonnance du 11 mai 1945 réglant la situation des prisonniers, déportés politiques et travailleurs non volontaires rapatriés, Textes officiels, ALM.E.6, t.6. 53. Le fait qu’il puisse y avoir des Français parmi eux a certainement joué : Eric GHOZLAN, Katy HAZAN, À la vie ! Les enfants de Buchenwald, du shtetl à l’OSE, Paris, Le Manuscrit, 2005, p. 164. 54. Sur les négociations, voir CDJC, coll. OSE, boîtes XX et XXI. 55. Sur leur création, voir A. WIEVIORKA, Déportation et génocide, op. cit., p.129130.

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le Comité juif stéphanois d’entr’aide aux Déportés et Prisonniers, qui réunit des représentants locaux d’organismes juifs à caractère politique, social et confessionnel56. Dans ce vaste ensemble, l’action du COJASOR ressort sensiblement. Créé en février 1945 à l’initiative de l’American Jewish Joint Distribution Committee, « pour venir en aide à ceux que les circonstances de guerre ont mis dans le besoin57», le COJASOR s’occupe aussi bien des Juifs présents sur le sol français au moment de la Libération que de ceux – français ou étrangers – qui arrivent plus tard. Au cours de l’année 1945, il mène une action sociale de grande ampleur. Sur un plan organisationnel, le COJASOR est né de la fusion des branches sociales de trois organismes préexistants (le Comité d’assistance aux Réfugiés, la Fédération des sociétés juives de France et le Comité général de défense) dans le but de coordonner l’action sociale en faveur des Juifs sur le territoire français. Sur le plan géographique, ses quarante-neuf bureaux régionaux et départementaux lui permettent de couvrir l’ensemble des régions de repli, d’installation et de passage de la population juive en France (voir Annexe 4, p. 96). Cette structure lui donne la possibilité, dès son premier mois d’activité, d’apporter son aide à 27 030 personnes58. Concernant les rescapés, il organise un service spécial des prisonniers et déportés, fonctionnant d’avril à octobre 1945 au siège du bureau parisien. Celui-ci est destiné à venir en aide non seulement aux « prisonniers rapatriés » et aux « déportés français et étrangers résidant en France avant le 1er septembre 1939 » mais aussi à une autre catégorie exclue du dispositif d’accueil public : « Les déportés étrangers non déportés de France et n’ayant pas résidé en France avant le 1er septembre 1939. » L’action de ce service prend deux formes : une prime d’accueil (2 000 francs pour les adultes, 1 000 francs pour les enfants) et un hébergement dans des 56. Fondé le 9 mai 1945 à Saint-Etienne, ce Comité comprend un représentant de l’association cultuelle israélite, du COJASOR, de la Fédération des sociétés juives de France, de l’OSE, de l’Organisation sioniste de France, du Service d’évacuation et de regroupement des enfants et de l’UJRE: Appel lancé par le CJSEDP, non daté, CC, F. C.C-47-c. 57. PV d’un entretien entre le bureau directeur et les délégués du personnel du service régional de Paris le 28 juin 1950, CDJC, coll. COJASOR, boîte 2. 58. Ce chiffre ne sera pas dépassé en 1945 (la source ne permet pas de différencier les nouveaux usagers des personnes suivies plus d’un mois): rapport moral et financier de 1945 à 1948 par Ignace Fink, le directeur général du COJASOR, Fondation CASIP- COJASOR, boîte Cojas-AS(1), p.5.

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centres d’accueil ou de convalescence 59. Il n’existe pas, à notre connaissance, d’archives de ce service spécial. Toutefois, la lecture des dossiers d’usagers suivis par le service social du bureau parisien permet de se faire une idée de sa place au sein de l’action du COJASOR. En effet, s’il n’existe pas de champ « déporté » dans les formulaires des dossiers, l’analyse de certains documents (courriers, certificats médicaux, observations manuscrites des assistantes sociales, etc.) permet d’identifier ceux qui y sont considérés comme déportés 60. Sur cette base, on obser ve que la prise en charge des individus relevant du service spécial est brève et ponctuelle : après réception de la prime, le bénéficiaire est dirigé sur le service social parisien lorsqu’il a besoin de secours supplémentaires (argent, vêtements, etc.). Ce dernier fait également appel au service spécial pour placer ses usagers dans un des établissements d’accueil qu’il gère à Paris ou en province61. Face à l’ampleur d’une telle action, le COJASOR doit trouver des financements extérieurs pour couvrir ses dépenses. Il demande alors la reconnaissance officielle de ses centres auprès des Comités d’accueil des départements où ils sont situés, ainsi que l’appui du ministère des PDR. Les agréments qu’il obtient début septembre lui donnent droit au bénéfice de l’allocation journalière par pensionnaire de 43 francs pour un centre à Paris et de 38 francs en province, ainsi qu’à des facilités en termes de ravitaillement et de matériel62. En septembre 1945, le ministère des PDR décide de restreindre le dispositif d’accueil à long terme. Il prévoit alors la suppression d’un certain nombre de centres et l’arrêt des subventions à ceux qui souhaiteraient néanmoins continuer 59. Courrier du 5 septembre 1945 de Julien Gozlan, membre du conseil d’administration du COJASOR, à M. Lefèvre, CDJC, coll. COJASOR, boîte 6. 60. Pour cet article nous avons dépouillé les 173 premiers dossiers et identifié 39 usagers considérés comme déportés. 61. À ce stade, nous avons identifié dix centres, en Ardèche (Hôtel Beauséjour à Alboussière), dans la Creuse (à Felletin), en Haute-Vienne (Château du Picq à le Picq par Condat), dans l’Oise (un pavillon de l’hôpital de Creil), dans le Puy-de-Dôme (Hôtel de la Paix à Saint-Nectaire), en Saône-et-Loire (Centre de Condemène à Champforgueil), en Savoie (Hôtel du Louvre à Aix-les-Bains) et dans la Seine (trois centres à Paris situés au 4 bis rue des Rosiers, 9 rue Vauquelin et 72 avenue Secrétan). 62. Courrier du 28 août 1945 de M. D’Arcy, directeur adjoint des Affaires sociales chargé de l’Accueil au président du COJASOR; courrier du 28 août 1945 de Julien Gozlan à M. Lefèvre, CDJC, coll. COJASOR, boîte 6.

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leurs activités, à partir du 15 octobre63. Deux centres du COJASOR ne sont pas concernés par ces restrictions : l’Hôtel Beauséjour à Alboussière, d’une capacité d’hébergement de soixante-dix places, et le centre de Condemène à Champforgueil comprenant dix-sept places64. C’est à l’occasion de ses démarches pour obtenir une aide financière que le COJASOR se rend visible auprès du ministère des PDR65. Constatant l’ampleur d’une action sociale accomplie jusquelà sans l’aide de l’État, le ministère envisage alors, pour la première fois, l’intégration d’une organisation juive à caractère social dans les instances de définition et de mise en œuvre de la politique d’accueil à l’échelle locale. En effet, fin août-début septembre, la direction des Affaires sociales du ministère invite certains directeurs départementaux à admettre le COJASOR dans les Comités d’accueil. Cette décision traduit concrètement la nouvelle attitude du ministère qui, constatant l’échec de l’unité d’organisation des déportés, accepte désormais de coopérer avec chaque type d’associations d’aide à ces derniers66. L’État est donc amené à associer une œuvre sociale juive à sa mission, non parce que la découverte des camps influence le dispositif d’accueil, mais du fait d’un volontarisme associatif qui, lui, est très certainement né de cette découverte. * De la conception à la mise en pratique de sa politique d’accueil, et conformément au décret du 8 décembre 1943 fixant ses attributions, le commissariat (puis ministère) des PDR n’a pas agi seul. Mais si, dès le départ, il cherche à associer l’action privée, c’est dans le cadre particulier de la reconstitution d’une union nationale républicaine. Celle-ci excluant tout particularisme, les trois grandes caté63. Circulaire du 25 septembre 1945 dite « Accueil n°8 », citée dans circulaire n°651 DCC du 24 octobre 1945 relative à la compression du dispositif de l’Accueil à Long Terme, Textes officiels, ACC.D.5, t.6. 64. Circulaire du 25 septembre 1945 de la direction des Affaires sociales du ministère des PDR et liste des centres maintenus après le 15 octobre 1945, CDJC, coll. COJASOR, boîte 6. 65. Dans le compte-rendu de sa visite au ministère des PDR le 24 août 1945, la délégation du COJASOR précise que l’association n’est pas très connue : CDJC, coll. COJASOR, boîte 6. 66. Circulaire du 13 septembre 1945 de la direction des Affaires sociales du ministère des PDR, signée Henri Fresnay, AD des Bouches-du-Rhône, 150W183.

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gories de personnes à accueillir (prisonniers de guerre, déportés politiques et travailleurs non volontaires) sont présentées comme égales et homogènes. Aucune disposition spécifique n’est donc prévue pour les rescapés juifs, qui bénéficient des mêmes mesures que l’ensemble des déportés. Leurs intérêts sont ainsi censés être défendus par la Fédération nationale des centres d’entr’aide des Internés et Déportés politiques, partenaire privilégié du ministère. Au sein des instances consultatives, ils ne sont représentés que sous l’angle religieux, par le Consistoire central. Dans ce contexte, les mesures d’accueil destinées aux rescapés juifs relèvent uniquement d’initiatives privées. Toutefois, il ne faudrait pas y voir une volonté de pallier une quelconque défaillance de l’action publique. Les associations juives étudiées ici ne contestent en rien la légitimité de la position des pouvoirs publics : elles mettent en œuvre des mesures qu’elles considèrent relever de leur propre responsabilité. De la même façon, il ne s’agit, à aucun moment, d’une délégation de service public. Les interactions entre le ministère et les associations juives – épisodiques et systématiquement à l’initiative de ces dernières – prennent ainsi deux formes principales : des demandes de subventions ou des contestations concernant certains aspects de la politique d’accueil. L’intégration du COJASOR dans les structures locales de définition et de mise en œuvre de cette politique constitue un véritable tournant dans les relations entre le ministère des PDR et les œuvres juives. Cette prise en considération de l’apport que représente l’action d’organismes de défense de groupements de déportés (politiques, résistants, juifs, etc.) entre en contradiction avec la volonté ministérielle d’une unification dans une même fédération. Mais il ne s’agit pas pour autant d’une reconnaissance du caractère spécifique de la déportation des Juifs. En septembre 1945, pour Henri Frenay, les déportés sont encore « un ensemble de Français qui, s’ils ont droit aux mêmes réparations, ayant subi les mêmes souffrances, n’éprouvent pourtant pas, par suite des motifs différents qui ont provoqué leur déportation, le désir de s’associer67».

67. Ibid.

      Annexe 1

Organisation nationale du ministère des PDR Source : Annette WIEVIORKA, Déportation et génocide, entre la mémoire et l’oubli, Paris, Plon, 1992, p.36.

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  Annexe 2

Organisation locale du ministère des PDR Source : MINISTÈRE DES PRISONNIERS, DÉPORTÉS ET RÉFUGIÉS, Bilan d’un effort, Paris, Impr. de Busson, 1945, p.34.

     

Annexe 3

Circuits et centres de rapatriement en France Source : MINISTÈRE DES PRISONNIERS, DÉPORTÉS ET RÉFUGIÉS, Bilan d’un effort, Paris, Impr. de Busson, 1945, p.98.

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  Annexe 4

Répartition des bureaux et des centres du COJASOR entre 1945 et 1955. Source : COJASOR, COJASOR 1945-1955, Dix années d’action sociale, p.6 : Fondation Casip-Cojasor, COJA-AS(1).

Penser l’accueil des immigrés juifs : L’American Joint Distribution Committee et les œuvres sociales juives françaises après la Shoah Laura Hobson-Faure

Cet article explore le déploiement, en France, des activités de l’organisation juive américaine l’American Joint Distribution Committee (le Joint), afin de comprendre son rôle dans l’accueil des immigrés juifs après la Seconde Guerre mondiale. Actif en France tout particulièrement après 1933, le Joint était l’un des principaux acteurs de la reconstruction de la vie juive française après la Shoah. Avant d’analyser comment le Joint a influencé l’accueil des populations juives immigrées en France, il faut cerner son rôle dans le monde juif américain et français après la Shoah. Nous étudierons ensuite ses activités en France, notamment son influence dans le domaine de l’action sociale. Pendant que l’Europe est lentement libérée de l’occupation nazie, des Juifs américains se mobilisent afin d’aider leurs coreligionnaires. Comptant pour 5% de la population juive mondiale en 1875 et pour 33 % en 1933, ils en représentent 40% en 1945 1. La majorité des Juifs des États-Unis – approximativement cinq millions au sortir de la guerre2 – étant d’origine ashkénaze, leurs liens culturels et familiaux forts avec l’Europe renforcent leur détermination à y restaurer la vie juive. En France, on estime que 75% de la population juive d’avant-guerre a survécu à la Shoah et, à la Libération, la population juive de France compte environ 180 000 à 200 000 indi1. Edward SHAPIRO, A Time for Healing. American Jewry since World War II, Baltimore, John Hopkins University Press, 1992, p. 60. 2. Ibid.

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vidus3. Ces chiffres contrastent avec ceux d’autres pays d’Europe de l’Ouest, comme la Belgique ou les Pays-Bas, où les taux de sur vie sont respectivement de 66% et 25% 4, ce qui permet à la France d’être perçue comme l’un des seuls lieux où le judaïsme européen peut prospérer à nouveau. Paris devient donc une « plaque tournante » pour les activités américaines de secours. Des efforts individuels, à l’initiative des aumôniers et des soldats juifs des forces armées américaines, aident à combler, dans la France de l’après-guerre, le vide qui sépare la fin des combats et la mise en place de programmes d’aide plus structurés émanant d’organisations juives américaines, principalement du Joint. Cette organisation est née à New York en 1914 pour venir en aide aux populations juives victimes de la Première Guerre mondiale. Ayant étendu son activité à toute l’Europe dans l’entre-deux-guerres et subventionné 60% de la résistance juive en France pendant l’Occupation5, le Joint peut envoyer un représentant américain en France dès décembre 1944. Si d’autres organisations juives américaines sont également actives en France, le Joint est la seule à pouvoir se réclamer d’une forte réputation aux États-Unis ainsi que d’une longue pratique d’intervention dans l’Hexagone. Il reçoit alors environ 57% des dons collectés aux États-Unis par le United Jewish Appeal (UJA6), l’agence centrale pour la récolte et la distribution des fonds de la communauté juive américaine, créé en 1939. En France, le Joint verse 26,9 millions de dollars aux associations juives françaises entre 1944 et 19547. On estime que, par l’intermédiaire des agences

3. Serge KLARSFELD, Vichy Auschwitz. Le rôle de Vichy dans la solution finale de la question juive en France. 1943-1944, Paris, Fayard, 1985, p. 180 ; Annette WIEVIORKA, « Les Juifs en France au lendemain de la guerre : état des lieux », Archives Juives. Revue d’histoire des Juifs de France, 28, 1995, 1, p. 5-6. 4. Yehuda BAUER, A History of the Holocaust, New York, Franklin Watts, 2001, p. 265. 5. Lucien LAZARE, La Résistance juive en France, Paris, Stock, 1987, p. 282. Voir également L. HOBSON FAURE, «“Guide et moteur” ou “Trésor central”? Le rôle du “Joint” en France, 1942-1944 », in Jacques S ÉMELIN, Claire ANDRIEU et Sarah GENSBURGER (dir.), La résistance aux génocides. De la pluralité des actes de sauvetage, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p.305-324. 6. Abraham J. KARP, To Give Life. The UJA in the Shaping of the American Jewish Community, New York, Schocken Books, 1981 ; Marc LEE RAPHAEL, A History of the United Jewish Appeal, Chico, Scholars Press, 1982. 7. JDC, Loeb and Troper Report, octobre 1914- 31 décembre 1973.

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subventionnées, le Joint secourt 50 000 personnes en France en 1945, soit de 25% à 28 % de la population juive de l’époque8. Le Joint ne se contente pas de signer des chèques aux organisations auxquelles il décide de venir en aide. Influencé par les principes philanthropiques américains, il vise à terme l’autonomie et l’autosuffisance des communautés auprès desquelles il intervient. Il s’abstient ainsi d’offrir directement des services aux individus, subventionnant plutôt des organisations locales. Néanmoins, au prétexte d’apprendre aux Juifs français à devenir autonomes, il s’immisce dans le fonctionnement quotidien des organisations subventionnées. À partir de la fin des années 1940, il importe des méthodes américaines de collecte de fonds et d’assistance sociale ainsi que des structures américaines, tels les centres communautaires. C’est ainsi que les « outils » associatifs comme le Fonds social juif unifié (FSJU), utilisés par les Juifs de France pour répondre aux besoins sociaux de leurs coreligionnaires immigrés, dont les Juifs d’Afrique du Nord, sont un héritage direct du Joint. Mais comment cette aide américaine s’insère-elle en France ? L’action sociale juive française après la Shoah : « La pagaille complète 9» Les mois suivant la Libération, les dirigeants des organisations juives américaines ainsi que ceux des institutions françaises tentent de faire face à l’immense problème du bien-être des Juifs de France. Les divergences idéologiques entre ces Juifs – sionistes, communistes et « israélites » – sont bien réelles après l’Occupation, même si la création du Conseil représentatif des israélites de France (CRIF) composé de membres du Consistoire d’origine française et d’immigrés juifs fait naître l’espoir que les Juifs de France s’élèvent au-dessus de ces divisions. Sur le plan collectif, la diversité idéologique se manifeste par l’existence d’un vaste réseau d’organismes d’aide sociale qui a survécu à l’Occupation ; d’autres institutions sont créées aux lendemains de la Shoah. Lorsque Marc Jarblum revient de son exil en Suisse à l’automne 1944, il entreprend immédiatement, en tant que 8. JDC, JDC Primer, New York, 1945, p. France-8. Cette fourchette est basée sur une population juive de 180 000 à 200 000 individus. 9. AJA, World Jewish Congress (361), H 115/7, Lettre de Marc Jarblum à Nahum Goldmann, 21 novembre 1944. L’original est écrit sans accents.

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président de la Fédération des sociétés juives de France (FSJF) et représentant français du Congrès juif mondial (CJM), d’améliorer les conditions de vie de ses coreligionnaires. Découragé, il écrit en novembre 1944 à son ami, Nahum Goldman. Ses remarques donnent une idée des défis qui attendaient les Juifs en France : « La pagaille ici est complète, un désordre à ne pas comprendre. Les organisations et les œuvres poussent comme des champignons. Ces concurrences font double et triple emploi et le résultat de leur activité est assez stérile. La situation des Juifs ici est loin d’être bonne. Les lois de Vichy sont abolies mais au point de vue matériel, la rentrée des Juifs dans leurs biens et leurs foyers ne se fera pas si vite. Tout est lent et en attendant, des dizaines de milliers de Juifs restent presque dans la même situation qu’avant. Bien entendu, ils ont retrouvé leur liberté et leur sécurité. Mais ce n’est pas suffisant. Ceux qui ont occupé les places de Juifs évincés et chassés ne sont pas pressés de les rendre aux revenants. En attendant donc des décisions gouvernementales, il faut que nous fassions quelque chose de notre côté. Tout cela est assez triste. Je ne sais pas comment sortir de cette situation10. »

Alors que le chaos règne, les Juifs ont besoin de nourriture, de logements, de soins médicaux et de vêtements, d’aide à la réinsertion professionnelle, ainsi que de prêts leur assurant un moyen de subsistance. Une aide juridique est souvent nécessaire pour recouvrir leurs maisons et leurs commerces d’avant-guerre. L’historienne Maud Mandel a fait remarquer que l’aide et les services fournis par le Gouvernement français sont souvent inadéquats pour répondre aux besoins des Juifs français, qui avaient perdu leurs réseaux de soutien. Les Juifs d’origine étrangère dont la nationalité française avait été révoquée sous le régime de Vichy, ou qui n’avaient jamais obtenu la citoyenneté française, se trouvent dans une situation encore plus difficile, car ils sont souvent considérés comme inéligibles aux aides publiques11. 10. AJA, WJC (361), H 115/7, Lettre de Marc Jarblum à Nahum Goldmann, 21 novembre 1944. 11. Maud MANDEL, In the Aftermath of Genocide. Armenians and Jews in Twentieth Century France, Durham, Duke University Press, 2003, p.62-64.

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Un livret publié par le Consistoire de Paris en 1946 liste trentehuit œuvres sociales juives, à Paris seulement, sans compter les nombreuses sociétés d’aide mutuelle et associations culturelles12. Grâce aux subsides du Joint, ces organismes permettent de combler les défaillances de l’aide publique. La FSJF donne un exemple de la façon dont les œuvres sociales juives se développent au lendemain de la guerre. Subventionnées par le Joint, le CJM, le Vaad Hatzala de l’Agence juive, le Comité intergouvernemental des réfugiés (CIR) et un comité d’aide argentin, la FSJF et ses organismes d’aides affiliés réussissent à offrir une prise en charge comprenant des centres d’hébergement, des cantines, un vestiaire, une aide médicale et légale, ainsi qu’un important programme pour enfants, essentiellement mené par l’Œuvre de protection des enfants juifs (OPEJ). Celle-ci comprend quatorze maisons, des placements en familles, des colonies de vacances, un service de recherches de familles disparues, et des services d’aide administrative et d’insertion professionnelle. Le coût total des ser vices de la FSJF en 1945 est de 86 860 167 francs, dont 21% consacrés aux enfants13. En plus de leur journal mensuel Quand Même !, les membres du conseil et les plus proches partenaires de la FSJF dirigent deux publications d’après-guerre importantes, le quotidien yiddish Unzer Wort (« Notre parole ») et La Terre Retrouvée – toutes deux d’orientation sioniste. Ce vaste réseau de services sociaux est donc associé à une idéologie clairement formulée14. Violemment opposée à la FSJF, l’Union des Juifs pour la résistance et l’entr’aide (UJRE), d’affiliation communiste, dirige elle aussi un réseau de services comprenant des dispensaires médicaux et une assistance légale pour le recouvrement des biens spoliés. Sa Commission centrale de l’enfance (CCE) gère six maisons en 194515. Le journal communiste yiddish Naye Presse (« La nouvelle presse ») est la voix de cette faction de la population juive. Plus limités en 12. Consistoire israélite de Paris, La communauté de Paris après la Libération, mai 1946. 13. Archives Nationales (AN), AJ/43, 1252, Fédération des sociétés juives de France, Rapport général d’activité, 1945. 14. Marc Jarblum commença à publier Unzer Wort en 1944. Joseph Fisher, Israël et Jules Jefroykin s’investissaient dans la publication du journal La Terre retrouvée, affiliée au Fonds national juif (KKL) et publiée depuis 1928. 15. Katy HAZAN, Les Orphelins de la Shoah. Les Maisons de l’espoir, 1944-1960, Paris, Les Belles Lettres, 2000, p. 399.

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nombre, les Bundistes entretiennent également des maisons d’enfants dirigées par le Cercle Amical, ainsi qu’un quotidien yiddish – Unzer Stimme (Notre Voix). Moins politisés, mais avec aussi une tendance à l’expansion, on peut évoquer l’Œuvre de secours aux enfants (OSE), avec ses 24 maisons d’enfants en 194616 et l’ORT, qui se spécialise dans la formation professionnelle, entre autres. La guerre finie, au lieu de renforcer l’unité communautaire qui avait commencé à se développer sous l’Occupation, la solidarité juive suit donc différentes lignes idéologiques. Les divers réseaux de services sociaux reflètent et attisent les divisions internes des Juifs de France. Le regard américain : centraliser l’action sociale Le Dr Joseph Schwarz – directeur des opérations européennes du Joint – confie à Arthur Greenleigh, travailleur social américain, la tâche d’entamer le programme du Joint pour la reconstruction en France. En 1944, ce dernier avait travaillé en collaboration avec le Joint en Italie ; avant cela, il avait été directeur général adjoint aux États-Unis pour le National Refugee Service et pour la War Manpower Division du président Roosevelt 17. Dès son arrivée à Paris, Arthur Greenleigh met à profit sa formation de travailleur social et tente – avec un détachement scientifique – de comprendre les problèmes des Juifs de France. Le nombre toujours croissant d’organismes de secours juifs aux idéologies divergentes lui semble à la fois déroutant et contre-productif. Il se donne donc pour but d’instaurer un ordre dans une myriade d’organisations qui, d’après lui, acceptent volontiers le soutien financier du Joint, mais se montrent beaucoup plus réticentes quant au droit de regard qu’il pourrait exercer sur leur manière de travailler. Dans ses lettres échangées avec le Joint de New York, confirmant les remarques de Marc Jarblum, Arthur Greenleigh écrit à propos des organisations sociales juives en France : « Comme nous le disions à l’époque de notre service dans la fonction

16. AN, AJ 43/1252, Rôle de L’OSE en tant qu’agent bénévole du CIR. Extrait du rapport général d’activité de 1945, janvier 1946. 17. Bruce LAMBERT, « Arthur D. Greenleigh, 90, Expert on Welfare Issues and Refugees », New York Times, 31 octobre, 1993. Le National Refugee Ser vice avait été créé en 1937 pour aider les réfugiés juifs à s’installer aux États-Unis.

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

publique, presque tous ont une caractéristique en commun – la tendance au “bâtiment d’empire”. Chaque organisation cherche constamment à s’étendre à de nouveaux secteurs d’activité… malgré l’existence préliminaire de trois ou quatre organisations dans chacun de ces secteurs, et malgré l’inutilité d’organismes supplémentaires. La cause en est souvent politique, et ce, communiste, sioniste ou bundiste, etc. Et on s’attend à ce que nous payions la note18. »

La multiplication des organismes caritatifs était contraire au principe ayant régi les structures de l’aide sociale juive aux ÉtatsUnis depuis l’entre-deux-guerres qui cherchait à réduire au maximum le recoupement des ser vices. Le Joint commence donc à contrôler la façon dont son argent est dépensé et investit ses efforts dans la rationalisation des services, encourageant les divers organismes en France à se spécialiser et à se centraliser. En janvier 1945, le Dr Schwarz du Joint rencontre donc les dirigeants des trois comités d’aide principaux – le Comité d’assistance aux réfugiés, le Comité général de défense des Juifs (CGD) et la FSJF 19. À l’initiative du Joint, ces organismes fusionnent pour devenir le Comité juif d’action sociale et de reconstruction (COJASOR), opérationnel dès le mois de mars 1945 sous la direction de Maurice Brener, qui était par ailleurs un des représentants français du Joint pendant l’Occupation. Le COJASOR ouvre douze bureaux en France et, à la fin du mois de juin, traite déjà 24 287 cas au niveau national 20. Au cours du premier semestre de 1945, quelque 12 à 13,5% de la population juive de France demande de l’aide au COJASOR, tandis que beaucoup d’autres sont secourus par des organismes juifs plus modestes. En 1946, le COJASOR élargit ses programmes, administrant un total de 49 bureaux régionaux et dans Paris même, emploie 174 personnes21. La France attire de plus en plus de Juifs fuyant les violences anti18. JDC-NY, France 1945/54, 247, Lettre d’Arthur Greenleigh à Moses Leavitt, le 7 avril 1945. Citée également par Yehuda Bauer et Maud Mandel. 19. Pour un rare récit sur les activités d’après-guerre du CGD, voir Faïvel SCHRAGER, Un militant juif, Paris, les Éditions Polyglottes, 1979, p. 141-146. 20. JDC-NY, France 1945/54, 247, Relief Situation in France, Jan. through June 1945, 17 août 1945. 21. JDC-I, France, 5A1 43.055, COJASOR, Dix ans d’action sociale, 1945-1955, 1956 ; JDC-NY, France 1945/54, 283, Rapport moral et financier COJASOR, 19451948.

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sémites perpétrées en Pologne au lendemain de la guerre, ainsi que des Juifs en provenance de l’Europe centrale et orientale : le COJASOR est donc devenu l’organisme de référence pour les réfugiés et les apatrides juifs dans la France d’après-guerre22. Le COJASOR voit sa mission d’aide aux immigrés juifs facilitée grâce à son statut de bénéficiaire du CIR (devenu l’Organisation internationale pour les réfugiés en août 1946) – un organisme qui, entre 1945 et 1948, contribue au financement de 11,5% du budget du COJASOR23. Le Joint, quant à lui, finance 84% du budget du COJASOR pendant la même période24. Si le Joint reste un partenaire fondamental pour le COJASOR – la plus grosse partie des subventions françaises du Joint allant au COJASOR (39,5% de la somme totale distribuée par le Joint en 194525) – l’inverse est également vrai : grâce au COJASOR, l’aide du Joint peut être distribuée partout dans l’Hexagone, ce qui permet au Joint de restreindre sa présence à Paris, à Bordeaux et à Marseille. En plus de la centralisation des services, Arthur Greenleigh tente également de « responsabiliser » les organisations subventionnées par le Joint, en leur demandant de mentionner le soutien financier du Joint sur l’en-tête de leurs courriers. À partir du 1er janvier 1946, un rapport mensuel et annuel, contenant des statistiques sur leurs utilisateurs, est demandé aux organismes subventionnés. Enfin, Arthur Greenleigh décide d’établir le Social Ser vice Exchange (système d’échange social). Grâce à la création d’un système centralisé au sein d’un seul et même dossier, on peut trouver une liste de tous les demandeurs d’aide que les organismes caritatifs juifs peuvent consul22. En Pologne, 41 Juifs ont été assassinés dans le Pogrom de Kielce en juillet 1946, et un total de 1 000 y furent assassinés depuis la Libération jusqu’à la mi-1947, engendrant par là-même la fuite de quelque 100 000 Juifs ; Yehuda BAUER, Out of the Ashes, op. cit., p. 81-82 ; planche 17. Voir aussi Jan T. GROSS, Fear. Anti-Semitism in Poland after Auschwitz. An Essay in Historical Interpretation, New York, Random House, 2006. De 1945 à 1948, le COJASOR a fourni une aide croissante aux Juifs arrivés en France après 1945 ; ceux-ci constituèrent 22% de la population assistée en 1946, 38% en 1947 et 54% en 1948. JDC-I, France, 5A1 43.055 Cojasor, COJASOR, Dix ans d’action sociale, 1945-1955, 1956. 23. JDC-NY, France 1945/54, 283, Rapport moral et financier COJASOR, 19451948, p.32. 24. Idem., p.31. 25. L’OSE et la FSJF en recevaient eux aussi une part importante (26,2% et 13,1% respectivement, pour la même période). JDC, JDC Primer, New York, 1945, France-8.

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ter, évitant ainsi les doublons des services et des usages frauduleux des organismes d’aide26. Après près d’un an et demi de travail en France, Arthur Greenleigh affirme ainsi en mars 1946 : « Depuis la crise initiale, la situation s’est stabilisée et des projets sur le long terme peuvent enfin voir le jour avec pour but l’attribution à la communauté juive locale de fortes responsabilités gestionnaire et financière27. » La deuxième phase de l’aide américaine : vers l’autosuffisance française ? Laura Margolis, assistante sociale américaine, remplace Arthur Greenleigh en juin 1946 en tant que directrice du Joint pour la France. Tout comme son prédécesseur, elle a une expérience importante dans le travail social et dans la gestion des crises de réfugiés. Elle était à la Havane lors de l’affaire du paquebot Saint-Louis en 1939 ; elle a organisé la prise en charge des réfugiés juifs à Shanghai entre 1941 et 1942, passant l’année 1943 dans un camp d’internement japonais. Juste avant d’arriver en France, elle avait travaillé comme directrice du Joint en Belgique. Forte de ces expériences, convaincue de la nécessité d’encourager l’autosuffisance des Juifs de France, elle critique dès son arrivée en France le manque d’exigence du Joint face à ses organisations subventionnées : « La politique de “laissez-faire”, pratiquée depuis deux ans déjà à l’encontre des organismes français subventionnés, est responsable des grosses structures – encombrantes et mal administrées – actuelles ; on a du mal à en tirer même les informations statistiques et financières les plus simples, pourtant indispensables à notre élaboration d’un programme d’aide efficace ainsi qu’à nos besoins budgétaires28. »

Laura Margolis commence immédiatement à rectifier le tir, se référant à la période de 1944-1946 comme aux « jours d’Halcyon29». 26. Ce fichier enregistrait 87 000 entrées en 1949 ; JDC-NY, France 1945/54, 245, Welfare Report Number 3, june 1949. 27. JDC-NY, France 1945/54, 246, Monthly report for Nov. and Dec. 1945, by Arthur Greenleigh, 5 mars 1946. 28. JDC-NY, France 1945/54, 246, Report of Office for France, Nov-Dec 1946, fév 1947. 29. Laura Margolis dit de Robert Gamzon : « Il pense encore aux jours d’Halcyon de 1944-1946 ; heureusement que ce bureau est rentré dans l’ordre, il fallait bien que quelqu’un le reprenne en mains. » JDC-I, 5A1 C. 43.045 Service Social des Jeunes, Mémo. de Laura Margolis à Moses Beckelman, 18 déc 1948.

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Visite des cuisines de l’Hôtel Fusies à Lacaune (Tarn) en janvier 1946 : Abbott Kaplan, directeur du JOINT, son adjointe Madame Lévy, au centre Roger Fichtenberg, directeur de l’hôtel et une hébergée du Centre de Lacaune. Archives privées de Roger Fichtenberg.

Elle se fixe donc trois objectifs : le premier consiste à réduire le nombre des organisations juives françaises, le second à renforcer les liens entre elles, le troisième à limiter la présence du Joint en France. Des signes encourageants montrent à Laura Margolis qu’elle progresse. Lorsqu’elles sont confrontées à l’énorme défi constitué par l’immigration de Pologne qui s’intensifie pendant l’été 1946, les organisations juives en France se mobilisent d’abord individuellement, puis, à la demande du Joint et du Gouvernement français, créent le Conseil inter-œuvres d’aide aux immigrés et transitaires juifs. Ce Conseil ne s’avère guère efficace : le premier convoi de Juifs polonais financé par le Conseil arrive huit mois après sa création30. Toutefois, 30. JDC-NY, France 1945/54, 246, Report of Office for France, December 1946February 1947 ; 255, Mémorandum de Laura Margolis à Herbert Katzki, 3 septembre 1946. Sur le Conseil et les immigrés juifs polonais, voir Julia M ASPERO, « Itinéraires de Juifs polonais immigrés en France entre 1945 et 1951 », Mémoire de maîtrise, Université de Paris I, 2005.

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cet organisme regroupe dix-sept organisations juives et représente une nouvelle façon de travailler ensemble qui, bien qu’infructueuse selon le Joint, est bien un modèle d’action collective. Depuis la fin de la guerre, la contribution financière du Joint en France ne cesse d’augmenter (+20,6% en 1945, +41,7% en 1946, et +108,6% en 194731). Or, à partir du printemps 1947, la lassitude des donateurs américains commence à se faire sentir, nécessitant des réductions budgétaires dans le programme français du Joint qui soulèvent des protestations unanimes des dirigeants communautaires. En février, Léon Meiss, président du Consistoire central et du CRIF, déclare que «[…] Le Joint, tout en fournissant un effort considérable pour la France, demeure dans un splendide isolement et accomplit sa tâche sans consulter le judaïsme de France32 ». La Naissance du Fonds social juif unifié : une volonté franco-américaine C’est à l’automne 1947, dans ce contexte d’agitation associative, que Laura Margolis initie un plan à long terme visant à importer en France le modèle juif américain de collecte de fonds. Il s’agit de coordonner les multiples composantes de l’aide sociale puis, à terme, de remplacer le Joint par la nouvelle organisation née de ces efforts. Laura Margolis s’inspire de la structure de l’United Jewish Appeal qui centralise et répartit avec un succès grandissant les fonds collectés auprès des Juifs américains. Quand elle soumet son projet au Dr Schwartz, ce dernier ne cache pas son scepticisme. Elle se souvient de sa réaction : « Laura, allez-vous essayer de faire de bons Américains avec des Français33? » Elle obtient toutefois carte blanche. « Je ne me suis jamais attendue à les voir adopter le système américain dans sa totalité, précisait-elle. Mais j’étais convaincue que je pouvais leur faire accepter l’idée de construire quelque chose de plus durable. Ils seraient les héritiers du Joint 34. » 31. Laura HOBSON FAURE, « Un Plan Marshall Juif : la présence juive américaine en France après la Shoah, 1944-1954 », thèse de doctorat, EHESS, 2009, p.490. 32. Centre de documentation juive contemporaine (désormais CDJC), Archives CRIF, Fonds MDI, Carton 1, procès verbal, 4 février 1947. 33. Oral History Division, Avram Harmon Institute of Contemporary Jewry, Hebrew University of Jerusalem, (128) 56, Entretien Laura Margolis Jarblum, p.34. 34. Idem.

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Après s’être entretenue avec les dirigeants communautaires, et notamment le baron Guy de Rothschild35, Laura Margolis réunit des représentants du CRIF, du Consistoire central, de la FSJF, de la toute récente Fédération sioniste de France et vraisemblablement l’UJRE36. Un comité directeur provisoire, présidé par Léon Meiss, est créé ; la nouvelle organisation adopte le nom de Fonds social juif unifié (FSJU) en mars 194837. Au terme de deux ans de préparation et de nombreux conflits38, le FSJU tient son assemblée fondatrice en octobre 1949, en présence des dirigeants de 250 organisations juives39. Sa Charte est ratifiée le 23 octobre40, et l’association est officiellement enregistrée le 15 février suivant41. Le FSJU n’est pourtant pas immédiatement opérationnel. Le Joint évalue son impact sur la base du taux de participation des Français à l’aide sociale juive. Or, en 1946, le Joint assume 72% des coûts de l’aide sociale française – seuls 13% étant couverts par des organisations françaises et leur collecte locale42; en 1949, un an avant que le FSJU ne lance sa première campagne, la contribution française atteint 21,5% des besoins, mais, en 1950, le FSJU ne peut contribuer qu’à hauteur de 7,5% des coûts totaux de l’aide sociale juive 43. Cependant, les années suivantes, la contribution française augmente régulièrement, prouvant la viabilité du FSJU: en 1951 elle 35. JDC-NY, France 1945/54, 246, lettre n° 6697 de JDC Paris (Noël Aronovici) à JDC-NY, 2 octobre1947. 36. JDC-NY, « dossiers en cours » (non-catalogué), Reflections on the Creation of the FSJU, Laura Margolis Jarblum, 17 mai 1981. D’après Raphaël ELMALEH, 1950-2000 Fonds Social Juif Unifié. L’espoir en mouvement, Paris, Fonds Social Juif Unifié, 2000, p.13, cette réunion eut lieu le 12 octobre 1947. 37. Raphaël ELMALEH, op. cit., p.13 38. Voir Laura HOBSON FAURE, « Un plan Marshall juif », op. cit. p.341-376. 39. Maud MANDEL, « Philanthropy and Cultural Imperialism ? The Impact of American jewish Aid in post-Holocaust, France », Jewish social Studies, 9/1 (fall 2002), p.77. 40. Raphaël ELMALEH, op.cit., p.22. 41. Le premier conseil d’administration comprenait, en outre, les vice-présidents Maurice Brener, Élie Cohen et Claude Kelman, le trésorier Robert Weill et le trésorier-adjoint Emmanuel Racine ; Raphaël ELMALEH, op.cit., p.36. 42. JDC-I, Archives Laura Margolis Jarblum, Country Directors Conference, Paris, Statistical Report on France, octobre 1952. 43. Le chiffre de 7,5 % est basé sur une contribution totale estimée à 27 millions de francs ; JDC-I, Archives Laura Margolis Jarblum, Country Directors Conference, Paris, Statistical Report on France, octobre 1952.

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couvre 25,5%, des besoins, en 1952, 39%44. Entre 1952 et 1953, le Joint commence donc à transférer ses programmes et ses employés français au FSJU, anticipant ainsi son retrait de France. En juillet 1953, le Joint annonce le transfert de plusieurs de ses services, faisant remarquer que « la responsabilité directe de la planification au niveau communautaire et la répartition des fonds collectés localement et attribués par le Joint ont été remises entre les mains de la communauté45». Même si cette phrase s’avère optimiste – le Joint a toujours une influence importante sur les affaires françaises dans les années 1960 46 – elle nous permet d’apprécier la vitalité de cette jeune structure. Les méthodes de travail social : l’École de service social Paul Baerwald et les formations continues Alors que le bureau du Joint pour la France commence à préparer la création du FSJU, d’autres, au siège européen du Joint, situé également à Paris, se tournent vers l’avenir. En tant que chef du département de Welfare (l’action sociale) du Joint, Herman Stein a une vue globale de l’aide sociale mise en place pour les survivants par les institutions juives européennes et critique fortement leurs méthodes de travail social. En mars 1948, il suggère que le Joint organise des formations sur les concepts d’aide sociale à travers l’Europe47. En octobre 1948, son idée évolue en une initiative pour établir une école américaine de travail social en Europe. Un an plus tard, en octobre 1949, le Joint inaugure à Versailles, au Château de la Maye, l’École de ser vice social Paul Baer wald, nommée ainsi en honneur du philanthrope et ancien président du Joint. L’École propose un programme d’étude d’un an sur les méthodes américaines de travail social et, dans son programme résidentiel sur quatre ans, elle forme environ 120 élèves venus d’Europe, d’Israël et d’Afrique du Nord. Le programme résidentiel de 44. Idem. 45. JDC-NY, France 1945/54, 244, Executive Committee Meeting Minutes, 17 novembre 1953. 46. Sur ce sujet, voir Laura HOBSON FAURE, « L’immigration des Juifs d’Algérie en France métropolitaine. L’occasion pour les Juifs français de recouvrer leur indépendance face au judaïsme américain dans le France d’après-guerre ? », Archives juives. Revue d’histoire des Juifs de France, n. 42/2, 2009, p.67-81.

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l’école prend fin en automne 1953, mais son personnel enseignant continue à travailler tout au long des années 1950, donnant des formations à travers l’Europe et l’Afrique du Nord. En 1958, après de longues négociations, l’École est réouverte à l’Université hébraïque de Jérusalem, où elle continue à œuvrer jusqu’à ce jour. De prime abord, l’École Paul Baerwald semble avoir eu peu d’influence sur le service social juif français. Nous pouvons estimer le nombre total de diplômés français (de métropole) à environ une douzaine, à laquelle il faut ajouter les élèves d’Afrique du Nord qui s’installent en France après la décolonisation48. Les réductions de budget du Joint et la baisse des besoins en matière d’aide sociale des Juifs de France obligent les œuvres sociales à réduire leur personnel et les jeunes diplômés ont donc des difficultés à s’insérer dans le réseau existant. Bien que réelles, ces difficultés ne doivent pas masquer l’importance de cette École dans le service social juif français. L’École est bien connue par les dirigeants de la communauté juive, comme le montre la liste des invités lors de son inauguration : plus de 140 personnalités de la vie juive française y sont inscrites49. Plus important encore, les institutions d’aide juives françaises comme le COJASOR et l’OSE font partie intégrante de l’École, car elles proposent des stages à ses élèves. De 1949 à 1953, elles ouvrent leurs portes aux élèves et aux enseignants au moins trois fois par semaine, ce qui familiarise le personnel de ces institutions avec l’enseignement de l’École. Cette interaction donne l’occasion aux salariés de ces organisations d’aller assister à des cours au Château de la Maye. Lorsque l’École ferme en 1953, le contact entre ses enseignants et les institutions d’aide sociale juive s’intensifie. Les négociations pour déplacer l’École en Israël étant en cours, la seule tâche qui incombe finalement aux enseignants est de faciliter la formation de professionnels du travail social au sein des organisations juives. À l’automne 1953, le corps enseignant de l’ÉPB est donc envoyé 47. JDC-NY, Fonds Herman Stein, Boîte 1, Mémo. de Herman Stein à Joseph Schwartz, Moses Beckelman, 17 mars 1948. 48. JDC-NY, Fonds Herman Stein, Boîte 1, JDC Country Directors Conference, Report on the Paul Baer wald School by Henry Selver, October 1950 ; Lettre de Henr y Selver à Henrietta Buchman, 25 novembre 1950 ; JDC-I, 189/190A, Student list 1951-1952, sans date. 49. JDC-I, 73A n.313, List of people from French Jewish Community invited to opening of Paul Baerwald School, April 21, 1950.

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dans différentes directions. Shirley Hellenbrand, celle qui parlait le mieux français, reste en France pour travailler en étroite collaboration avec les ser vices sociaux juifs de Paris. En 1953 et 1954, elle donne des formations au COJASOR et au Service social des jeunes, une agence spécialisée dans l’aide aux adolescents. De plus, elle dirige un séminaire pour les chefs de ser vice des plus grandes œuvres juives. Lors de l’année scolaire 1954-1955, elle organise une formation au CBIP, et une autre sur le placement d’enfants auquel le personnel de l’OSE et de l’OPEJ participe, en plus de son travail auprès des chefs de service. Par le biais de sa formation continue, l’École Paul Baerwald peut ainsi diffuser des principes de base sur le travail social américain. De même, la formation continue de l’École Paul Baerwald encourage l’émergence d’une nouvelle identité professionnelle parmi les employés des organisations d’aide sociale juives françaises. Ceci entre dans les objectifs plus larges du FSJU qui, vers le milieu des années 1950, prend progressivement la place du Joint. « L’action sociale juive » en France commence donc à être comprise comme une entreprise collective aux multiples facettes, avec un corps professionnel spécialisé et non plus comme un ensemble chaotique d’agences individuelles. Les centres communautaires Le domaine de l’éducation et de la culture juive, jusqu’alors négligé dans la politique française du Joint, peut enfin recevoir un soutien institutionnel à la fin des années 194050. Avec l’objectif d’encourager l’affiliation au judaïsme grâce à l’éducation et à la diffusion de la culture juive, le Dr Shapiro, directeur américain du département de l’éducation du Joint, se montre moins concerné par le souhait de ses supérieurs de se retirer de la France, et moins hésitant à proposer de nouvelles initiatives qui au contraire, favorisent la participation américaine à la vie juive française 51. Il cherche tout d’abord à renforcer le pluralisme religieux du judaïsme français en 50. Dr. Shapiro a été vraisemblablement embauché en 1949. JDC-NY, France 1945/54, 250, mémo de Laura Margolis-Jarblum à Judah Shapiro, 7 décembre 1949. 51. JDC-NY, France 1945/54, 244, lettre de Judah Shapiro à Henrietta Buchman, 30 janvier 1953.

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fournissant le matériel pédagogique adapté aux différentes tendances idéologiques et linguistiques de la communauté. En 1951, il embauche l’éducateur Isaac Pougatch pour diriger un Centre éducatif, installé au troisième étage des locaux du Joint à Paris52. En 1952, s’inspirant de la vie juive américaine et de la possibilité d’une subvention du Haut commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés par le biais de la Fondation Ford, Judah Shapiro propose un nouveau projet : la création d’un centre communautaire à Paris. Cette structure, comme l’a souligné Maud Mandel, n’était pas tout à fait nouvelle en France : l’Union scolaire, ainsi que l’Association amicale des israélites saloniques, avaient établi dans les années 1920 des structures associant les loisirs, l’éducation, et la socialisation de leurs membres 53. Mais cette structure reste presque inconnue en France au début des années 1950, même si outre Atlantique, elle est vue comme la solution au maintien de l’affiliation juive. En effet, aux États-Unis, dans les années suivant la Seconde Guerre mondiale, les Juifs américains avaient quitté en grand nombre les centres urbains pour s’installer dans les banlieues, où ils vivaient dans des quartiers « mixtes ». Soucieux des effets de cette mixité sur l’identité juive, les centres communautaires – avec leurs installations sportives, leurs classes, et leurs synagogues – représentent un moyen pour une population peu traditionaliste d’exprimer une affiliation au judaïsme, même s’il s’agit d’un saut à la piscine54. En France, le centre communautaire devient une solution à un autre problème : l’intégration des réfugiés. Pour le Dr Shapiro, le centre communautaire est un endroit où « les Juifs français et les Juifs installés en France depuis longtemps pourraient participer à un programme d’activité, dans lequel l’élément réfugié serait également inclus, avec l’espoir que celui-ci amène une intégration plus importante de ces derniers55». On peut se demander si cette présentation n’est pas une stratégie pour obtenir une subvention du Haut commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés, ou bien si les ten52. Voir Isaac POUGATCH, À l’écoute de son peuple. Un éducateur raconte, Paris, Albin Michel, 1980, p. 305-321. 53. Maud MANDEL, « Philanthropy and Cultural Imperialism ? », op. cit., p.79. Maud Mandel analyse également l’histoire de cette structure aux États-Unis et en France. 54. Edward SHAPIRO, op. cit., p.149-150. 55. JDC-NY, France 1945/54, 244, mémo. de Judah Shapiro à Charles Jordan, 31 juillet 1952.

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

sions de la Guerre froide, particulièrement fortes en 1952 et 1953, ont été un argument de poids pour « l’intégration » politique des réfugiés, afin d’éviter une recrudescence de l’extrême-gauche parmi les Juifs de France. Quoi qu’il en soit, en septembre 1953, le Joint est informé de la réponse positive de la Fondation Ford (et du Haut commissariat): une subvention de 50 000 de dollars leur a été accordée, pour établir un budget total de 100 000 de dollars (dont 50% de ces derniers, 25% du Joint et 25% du FSJU)56. En 1955, le centre ouvre ses portes à Paris. En juin 1956, il a déjà 800 membres57. Grâce à l’argent de la Conference on Jewish Material Claims Against Germany (la Claims), distribué en France surtout entre 1954 et 1964, les centres communautaires peuvent se répandre : en 1957, il y en avait notamment à Belfort, à Lens, à Rouen, et à Lyon58. Conclusion Pour conclure, reposons la question de départ : comment le Joint a-t-il influencé l’accueil des Juifs immigrés dans l’après-guerre ? Notre analyse du rôle de cette organisation met en lumière de multiples réponses à cette question. Tout d’abord, il faut noter que l’argent du Joint permet l’expansion de l’action sociale juive privée, un secteur particulièrement important pour des individus qui ne peuvent pas bénéficier des aides publiques. En décembre 1945, par exemple, seulement 25% des hommes et 31% des femmes aidés par un organisme subventionné par le Joint ont la nationalité française – les autres étaient tous des étrangers59. Les efforts du Joint de centralisation des services, amenant à la création du COJASOR, par exemple, permettent aux étrangers d’avoir un interlocuteur de poids auprès des autorités françaises d’immigration. De même, en imposant la récolte des statistiques dans les œuvres subventionnées, le Joint peut mesurer et étudier les évolutions de l’immigration juive en France. Avec la création du FSJU en 1949, le Joint et les dirigeants français réussissent à rompre avec la logique du « chacun 56. JDC-NY, France 1945/54, 244, Lettre de la fondation Ford à Edward Warburg, 23 septembre1953. 57. JDC-NY, France 1945/54, 151, Executive Committee minutes, 29 janvier 1957. 58. Idem. 59. Laura HOBSON FAURE, « Un Plan Marshall juif…», op. cit., p.491.

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pour soi » qui dominait l’action social juive après la Shoah. Dorénavant, les composants de celle-ci récoltent leurs fonds, et les distribuent collectivement. Cela implique une plus grande planification des ressources, rendant l’action sociale plus efficace en temps de crise comme, par exemple, pendant l’été 1962. L’attention que porte le Joint sur la formation professionnelle des travailleurs sociaux, avec la création de l’École Paul Baerwald et ses formations continues, a également des effets positifs pour les immigrés qui utilisent les services de ces organisations. Les méthodes américaines mettent l’accent sur le développement des critères objectifs de prise en charge, sur la confidentialité, et sur le respect du « client ». Finalement, avec l’importation des Centres communautaires, on voit que le Joint transmet aux Juifs de France une structure qui rompt avec la stricte division du culte et du social qui existait jusqu’alors en France. La souplesse de cette structure – permettant un mélange plus heureux de la vie religieuse et des activités cultuelles – aide les Juifs de France à accueillir les immigrés qui veulent assister aux cours et aux offices. Enfin, si on constate que le Joint suscite souvent des tensions en France, on ne peut pas nier sa contribution financière et structurelle à la vie juive française après la Shoah.

L’Immigration juive dans la France de l’après-guerre Mônica Raisa Schpun

Je me concentrerai dans ce texte sur les itinéraires des Juifs étrangers arrivant en France dans l’immédiat après-guerre, qui sollicitent les services proposés par les organisations communautaires, et sur les modalités de l’accueil qui leur est réservé1. Les archives exploitées sont notamment celles du Comité Juif d’Action Sociale et de Reconstruction (COJASOR), du Ser vice Social des Jeunes des Éclaireurs Israélites (SSJ) et de l’ORT. Le COJASOR est créé en mars 1945 sous l’impulsion et avec le soutien financier de l’organisation juive américaine The American Jewish Joint Distribution Committee, le «Joint ». Le nouvel organisme centralise le travail jusque-là réalisé par les trois principales œuvres juives agissant dans la clandestinité pendant l’Occupation : le Comité d’Assistance aux Réfugiés (CAR), le Comité Général de Défense (CGD) et le Service d’Aide aux Réfugiés de la Fédération des Sociétés Juives de France (FSJF). Le Joint souhaite voir un seul organisme centraliser les tâches de l’assistance aux personnes et aux familles ayant subi les conséquences de la guerre, de la déportation, des lois d’exception. Le COJASOR a donc pour mission de s’occuper aussi bien des Français sortis de la clandestinité ou des rescapés des camps ayant vécu en France avant la guerre, que des nouveaux arrivés. Il a parmi ses raisons d’être celle de centraliser l’accueil des réfugiés juifs qui commencent à arriver en France au moment de sa création. Créé par les Éclaireurs Israélites de France, le SSJ est débordé après la guerre par la quantité de cas sociaux le concernant – des 1. Cet article fait partie d’un travail de recherche plus large sur l’immigration juive en France de 1945 à 1974, dont les années de l’Après-guerre constituent le premier volet. Un troisième acteur, l’État, complète l’ensemble, mais son action, ses projets et ses priorités ne seront pas traités ici.

Accueil des survivants, en 1945. Archives FCC

jeunes de 14 à 23 ans, par ailleurs nombreux parmi les nouveaux immigrés. Il s’agit en vérité d’une organisation ayant fonctionné clandestinement pendant la guerre dans le but de sauver des enfants juifs. Après la Libération, le SSJ s’occupe d’abord des enfants restés seuls. Il deviendra assez vite un ser vice autonome financé par le Joint. Partageant avec le COJASOR les responsabilités du travail social, il ne s’éloigne pas pour autant du profil qui l’a caractérisé depuis le début. L’ORT, enfin : le sigle vient du russe Obchestvo Remeslenovo i zemledeltcheskovo Trouda, « Société pour la propagation du travail industriel et agricole parmi les Juifs ». En France, ce sigle est traduit par Organisation, Reconstruction, Travail. Créée en 1880 en Russie, l’organisation traverse les frontières pour s’installer dans d’autres pays à partir de la décennie 1920 ; elle existe en France depuis 1921. L’action menée par l’ORT découle d’une volonté de faire évoluer le profil économique de la population juive, en l’éloignant du commerce et des professions libérales et en la familiarisant avec les métiers productifs du travail artisanal, industriel et agricole. L’organisation s’efforce donc, de par le monde, de diffuser les connaissances

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techniques nécessaires à l’exercice des métiers manuels. Elle se doit aussi, et cela nous concerne directement ici, de répondre aux « urgences créées par des situations exceptionnelles – pogroms, guerres, persécutions raciales 2». Le travail de reconversion professionnelle mené dans l’après-guerre auprès des Juifs immigrés rentre parfaitement dans ce double objectif. Il est dans tous les cas fondamental. Certains immigrés n’ont pas de métier : trop jeunes, n’ayant pas eu le temps d’en apprendre un, ils possèdent en plus de graves lacunes scolaires dues aux années de guerre et d’internement. C’est aussi le cas de beaucoup de femmes qui n’ont pas exercé d’activité économique auparavant et en ont grand besoin après la guerre. Certains ont un métier, mais celui-ci est inadapté au marché du travail français ; d’autres, anciens commerçants, n’ont pas les moyens de reprendre une activité commerciale et doivent apprendre un métier manuel ; il y a enfin ceux qui exercent des professions libérales, mais l’activité est interdite par la législation française. Ces trois organisations sont des piliers en ce qui concerne l’accueil des immigrés, mais elles sont insérées dans une véritable constellation de structures qui s’organisent ou se réorganisent à l’époque. Débordé par l’afflux des réfugiés et par les nouveaux besoins nés de l’aprèsguerre, l’ensemble de ces organisations subit une rationalisation croissante qui est, par ailleurs, dans l’air du temps3. Cet effort se fait sous l’impulsion des organisations juives américaines – et notamment du Joint – et vise avant tout à optimiser les moyens humains et matériels très en deçà des besoins existants. Pour ce faire, le profil de chaque organisme est étudié dans un souci d’éviter les activités en doublon, garantissant dans la mesure du possible l’autonomie d’action souhaitée par l’ensemble des acteurs, et leur propre survie, qui dépend dorénavant d’une collaboration réelle. Outre les sources administratives, j’ai consulté des dossiers individuels ouverts par les ser vices sociaux du COJASOR et du SSJ. Cet ensemble a été privilégié ici 4. J’entends donner dans cet article un portrait de l’immigration 2. Emmanuelle, POLACK, « Les écoles professionnelles de l’ORT-France et la transmission du judaïsme, 1921-1949 », Archives juives, 35/2, 2002, p. 60, 62. 3. Jessica REINISCH, « Introduction : relief in the aftermath of war », Journal of Contemporary History, 43, 3, juillet 2008, p. 371-404, et Ben SHEPHARD, «‘Becoming planning minded’: the Theory and Practice of Relief 1940-1945 », id., p. 405-419. 4. Les dossiers du COJASOR, les plus nombreux, classés par numéro, ont

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juive en France pendant les années de l’immédiat après-guerre, au travers du face-à-face qui réunit et confronte dans le même temps travailleurs sociaux et Juifs immigrés. Les dossiers individuels sont à ce sujet des traces précieuses, d’où le choix fait ici d’une approche qui ne sera pas centrée sur l’aspect organisationnel de l’accueil, mais sur les acteurs directement mobilisés de part et d’autre. Les notes prises au plus près du quotidien laissent entendre la voix des immigrés par l’intermédiaire de la plume rapide et le plus souvent débordée de ceux et celles qui rédigent leurs rapports – rapports de visite à domicile ou d’accueil à la permanence. Ces notes montrent d’emblée les besoins ressentis et exprimés, mais aussi la pudeur, la dignité, l’impatience, les états d’âme, l’intelligence et la ruse des assisté(e)s, tels qu’ils sont ressentis et retranscrits par les travailleurs sociaux. Elles témoignent des points de convergence et de compréhension mutuelle entre les deux parties mises ainsi en relation, mais aussi des tensions inhérentes aux rapports inégaux qu’implique l’assistance. Il est possible qu’une partie au moins des personnes en question soit toujours en vie. En lisant leurs dossiers, j’ai accès à des éléments sensibles de leur vie, dans un moment tout aussi sensible. Ceci ne peut que renforcer mon dessein de donner une intelligibilité historique de la situation dont parle au fond cet ensemble d’informations personnelles, fragmentées et prises sur le vif. Le hasard, l’imprévu Esther P.5 est née le 25 décembre 1924 à Drama, en Grèce. Elle est déportée de Salonique, en 1943, à Auschwitz, puis à Ravensbrück. Elle survit et arrive à Lyon en juillet 1945. Le mois suivant, elle se présente aux Services Sociaux du COJASOR à Paris, avec son jeune frère Michael. En attendant des nouvelles d’une tante d’Amérique, seul membre encore vivant de sa famille en dehors de son frère, elle été traités par échantillonnage : chaque carton contenant six boîtes, j’en ai ouvert deux dans lesquelles j’ai sélectionné uniquement les dossiers concernant les immigrés ; cela donne un nombre de dossiers traités équivalent à dix pour cent du total. Pour le moment, 1077 dossiers ont été ouverts, pour un total de 107 concernant des immigrés. Le dernier dossier de la dernière boîte examinée porte le numéro 16 995. Le dernier dossier traité porte le n° 16 974 et concerne une famille arrivée en France en août 1947. 5. Les noms sont fictifs.

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apprend l’anglais, le français, la coiffure et les soins de beauté grâce au soutien accordé par le COJASOR et par l’ORT. Les documents lui permettant de partir aux États-Unis arrivent fin 1946, lui faisant croire à un départ proche après un an et demi d’attente. Malgré des problèmes de santé qui l’empêchent de chercher régulièrement du travail, Esther obtient son diplôme de coiffeuse en février 1947. Mais elle ne possède toujours pas de carte de travailleur. Elle commence à apprendre la maroquinerie, abandonne et essaie une formation dans le tricot… Le projet de partir en Amérique est compromis par le fait que ses papiers ne lui permettent pas de partir avec son frère, dont elle refuse de se séparer. Elle attend donc la « réouverture » des quotas. Ceux-ci sont toujours fermés en avril 1947, lorsqu’elle vient annoncer son mariage avec un tricoteur dont on ne connaît rien. Elle travaille alors comme finisseuse dans le tricot et veut « fonder un foyer en France », selon les notes prises dans son dossier. Les travailleurs sociaux lui fournissent de l’argent et des vêtements et l’aident à meubler son foyer. Pour son mariage, c’est au tour du Comité de Bienfaisance Israélite de Paris (CBIP) de l’aider. Arrivés comme des « transitaires », Esther et Michael, suivi, lui, par le SSJ, sont devenus immigrés après presque deux ans de séjour en France, pendant lesquels ils ont été à la charge des organisations juives. L’itinéraire d’Esther est éloquent à plusieurs titres. Il nous montre d’emblée l’importance du travail mené par les institutions juives dans un contexte où le judaïsme français lui-même se reconstruit. En outre, il donne à voir une réalité qui concerne beaucoup des rescapés de la Shoah qui arrivent dans l’Hexagone à l’époque. Le choix de la France se fait très souvent par défaut : pour ces déracinés qui ont tout perdu et n’ont pas où aller, du moins avant 1948, la France est un des rares pays ouverts aux réfugiés. Parmi ceux qui se présentent au début comme des candidats à la ré-émigration, un nombre considérable finit par rester définitivement, comme Esther et son frère, alors qu’ils n’ont au début ni papiers le leur permettant, ni projet de vie allant dans ce sens. Doris Bensimon et Sergio Della Pergola estiment à 37 000 le nombre de ceux qui se sont installés en France de 1944 à 19496. Le COJASOR, pour sa part, affirme que 75 000 Juifs immigrés, qu’ils se 6. La Population juive de France : socio-démographie et identité, Jewish Population Studies, 17, The Institut of Contemporar y Jewr y–The Hebrew University of Jerusalem/CNRS, Paris, 1986, p. 36.

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soient établis ensuite en France ou qu’ils soient repartis ailleurs, sont passés par leurs seuls services de 1946 à 1950 7. Pour ceux qui ne font que passer en France, ce même organisme avance le chiffre de 40 000 pour les années de plus grand afflux, 1946-1948 8. Les deux sources nous donnent un ordre de grandeur assez convergent pour le phénomène. J’ajoute que les séjours de transit peuvent durer assez longtemps : deux ans, parfois même plus, et les migrants sont alors à la charge des organisations juives. L’hospitalité Certains dossiers sont évidemment plus problématiques. Si, au regard des ser vices sociaux, les assistés se montrent peu sincères, s’ils demandent de l’argent sans contrepartie, s’ils donnent l’impression de ne pas faire de leur mieux pour travailler, l’investissement pour eux est compromis, leur insertion moins aisée. Ils sont pourtant assez nombreux à ne pas accepter n’importe quel emploi, à se plaindre de maux physiques qui ne sont pas toujours confirmés par les médecins auprès desquels on demande des attestations. Certains, surtout les jeunes, plus nombreux, sont attirés par le marché noir. Ils rencontrent tous des réticences, voire des refus des services sociaux. L’image du mauvais immigré plane toujours sur le face-àface entre travailleurs sociaux et assistés. Eliazer M. est né en 1895 à Lvov, de nationalité polonaise. Hôtelier avant guerre, il est déporté en 1942 et arrive en France en juillet 1945. Hébergé dans un centre d’accueil, il demande aux services sociaux du savon, des vêtements, du linge et cherche à avoir des nouvelles de sa femme Luba, qui a échappé à la déportation avec 7. Cojasor 1945-1955, Comité Juif d’Action Sociale et de Reconstruction, brochure, s.d., p. 2. 8. COJASOR, Rapport moral et financier, 1945-1948, p.19. En 1946, avec l’augmentation des arrivées, est créé au sein même du COJASOR un département indépendant, le Service Spécial pour les Immigrants, uniquement consacré à cette problématique. Actif à partir du mois d’avril, le SSI bénéficie d’un budget propre accordé aussi par le Joint. Il est censé centraliser le travail mené auprès des immigrés en provenance des camps de Personnes Déplacées, mais aussi « d’au-delà du ‘rideau de fer’» auxquels, nous dit-on, le COJASOR « appliqua dans une plus large mesure et dans des conditions bien plus difficiles » ce qu’il faisait déjà « pour les Juifs de France » (COJASOR, Rapport sur l’activité du Co.J.A.So.R 1945-1952, p. 4).

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leur fille Myriam, née en 1931. Phtisique, anémique et souffrant des jambes, il est envoyé à la campagne en août par ordre médical. En janvier 1946, il a de nouvelles de sa famille et attend leur arrivée pour partir en Amérique. Quelques jours plus tard, on écrit dans son dossier qu’« il ne semble pas qu’il a l’intention de travailler ». Selon les travailleurs sociaux, il s’appuierait toujours sur son état de santé qui « n’est pas très grave », « il n’a pas fait grand-chose pour faire venir sa famille, ni pour travailler, ni pour émigrer ». On lui demande alors de passer une visite médicale. Le médecin l’ayant examiné ne demande aucun soin spécial. Ne parlant pas français, connaissant des soucis de santé qui se prolongent, Eliazer se décourage, d’autant que sa situation ne l’aide pas à trouver un emploi stable. De plus, sa famille n’arrive d’Allemagne qu’en février 1947. Saimo K. est né, lui, à Varsovie. Il a 39 ans début 1946, quand il arrive en France venant d’Allemagne. Il est « coupeur de tiges ». Le Hefud, un organisme qui maintient des ateliers d’apprentissage à Paris, rue Vieille du Temple, s’occupe de lui. Il doit apprendre les règles françaises de son métier, différentes des polonaises. Le COJASOR lui donne de l’argent, des vêtements, des tickets de cantine, du lait, des colis alimentaires, et fait pour lui les démarches pour l’obtention d’une carte de travailleur. Il commence à travailler en mai, mais s’arrête peu de temps après, passe des examens médicaux et manifeste le désir de changer de métier, le sien étant d’après lui mauvais pour sa santé. On lui demande un certificat d’incapacité de travail et on lui donne très peu d’argent en attendant qu’il puisse soit prouver ces difficultés de santé, soit se remettre au travail. Quelqu’un note dans son dossier qu’il s’agit d’un « type insupportable », qu’il « faut parler avec beaucoup de patience avec M. K. qui est en effet très ner veux ». À partir du mois d’août, on lui coupe tout secours en argent, lui laissant seulement les tickets de repas et les boîtes de lait demandées par un médecin. Au début de 1947, sa situation semble toujours instable. Un fourreur lui signe une lettre de recommandation pour l’apprentissage de la cordonnerie. Le COJASOR l’adresse ainsi à nouveau au Hefud pour qu’il apprenne ce métier. Son apprentissage commence en février avec une bourse. L’été d’après, il fait un séjour d’un mois dans une maison de convalescence. Son dossier est classé, en janvier 1948, et rouvert plus tard. Les difficultés éprouvées par Eliazer et Saimo au long de leur vie sont-elles dues à un malaise que médecins et travailleurs sociaux ne

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sont pas prêts à l’époque à identifier ou à prendre en compte ? Ils ne sont pas les seuls dans ce cas. D’autres présentent des symptômes proches de la « nervosité » de Saimo ou se plaignent de maux invisibles. Mais tous ne les manifestent pas, ni ne les expriment, du moins pas au point de les faire inscrire dans leurs dossiers. De fait, les dossiers classés définitivement, et en peu de temps, représentent l’écrasante majorité. Ils sont certainement bien plus nombreux à vivre avec ces problèmes sans y chercher des remèdes, sans imaginer que ceux-ci peuvent exister. La majorité des dossiers concerne des réfugiés dont le niveau de vie reste modeste. L’aide accordée par les organisations juives permet d’en intégrer une bonne partie dans le marché du travail français, y compris quand ils ont au départ l’espoir de partir ailleurs. Zdenka N. n’est pas représentative de la tendance dominante. Polonaise, âgée de 28 ans en novembre 1945 lorsqu’elle arrive en France, elle est alors déjà veuve. Journaliste et « poétesse de talent » parlant le français, elle vit chez son frère, pianiste, de dix ans son aîné. Elle appartient à l’une des catégories qui, parmi les « transitaires » traités comme des immigrants, bénéficient d’un suivi à part. C’est le cas justement des journalistes et des écrivains. Comme pour les artistes et les intellectuels, encouragés à reprendre leurs activités par un soutien matériel, le COJASOR verse de l’argent à ce « groupement » par l’intermédiaire de la FSJF 9. Dans leur petite chambre de bonne où l’assistante sociale du COJASOR vient pour une première visite, il y a un piano de location, en plus du « strictement nécessaire ». Mais Zdenka et son frère ne sont pas considérés du ressort du COJASOR, les secourir ne paraît pas « opportun » aux Services Sociaux de l’organisme. Zdenka est adressée boulevard des Italiens, où se trouve le siège de la FSJF. Un autre de ces « groupements » réunit les médecins. Ayant des chances très faibles, voire nulles, d’exercer leur activité en France pour des raisons légales, ils sont dans leur large majorité des candi9. Fondée en 1928, la FSJF réunit une série d’associations formées par les Juifs d’Europe orientale. Elle représente le judaïsme immigré et reprend ses activités après la guerre à côté de l’Union Juive pour la Résistance et l’Entraide (UJRE) avec laquelle elle partage son siège et la gestion de quelques maisons d’enfants et dispensaires. La Fédération suit les immigrés dans leurs démarches administratives auprès des autorités françaises (permis de séjour, cartes de travailleur). Le COJASOR lui adresse surtout les intellectuels et les artistes pour lesquels elle offre une aide spécifique.

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dats à la ré-émigration. En 1947-1948, près de la moitié des médecins juifs qui arrivent en France repart vers d’autres pays de destination et notamment l’Australie, le Venezuela et Israël. Les autres bénéficient d’un secours matériel du COJASOR, qui leur est versé par l’Entr’aide médicale de l’Œuvre de Secours aux Enfants (OSE) – fin 1948, ils sont encore 76 dans ce cas. Un petit groupe, chiffré à près de vingt, réussit à s’installer en France, en tant que médecins ou dans les professions paramédicales. C’est le cas de Mayr A., né en 1912 à Salonique, en Grèce. Il vient en France pour faire des études de médecine, en 1930, et y vit jusqu’en 1937. Médecin dans les camps de Birkenau et d’Ordruff, il est rapatrié en France avec son frère cadet qui n’a, lui, jamais vécu dans le pays auparavant. Mayr est un « ancien externe des hôpitaux de Montpellier » qui reçoit l’avis favorable du Ministère de la santé publique pour exercer sa profession, faute de quoi son projet était d’émigrer, soit en Palestine, soit en Abyssinie. Dès les premiers mois de 1946, il travaille à la Maison de Sèvres, une maison où sont accueillis des enfants juifs. Mais c’est une exception, due au fait que Mayr détient un diplôme français. Adina Z. est, elle, plus représentative de la réalité de ces médecins réfugiés. De deux ans plus jeune que Mayr, elle est née à Rialystok, en Pologne, et arrive en France le 31 juillet 1946, avec un passeport polonais. Son mari, vivant lui aussi, est en Pologne. Son départ en Palestine est déjà prévu, son visa est prêt. Son dossier est aussi court que son séjour en France.

Passages Certains font, pour d’autres raisons, des séjours très courts en France. Ce sont les « transitaires re-émigrables », arrivant généralement sous la responsabilité du Joint et dont une bonne partie dispose déjà d’un visa pour repartir ailleurs. Parfois le Joint prévoit pour ces « transitaires » un départ à court terme, bien qu’ils n’aient pas tous les papiers nécessaires au moment de leur arrivée. Ils doivent donc attendre davantage et leur parcours laisse plus de traces. C’est le cas de Yala W., née en 1907 à Bratislava, Tchécoslovaquie, de nationalité tchèque. Elle arrive seule en janvier 1945 : son mari a été fusillé et son fils Sendor, né en 1933, vient la rejoindre en juin. Elle se présente au COJASOR, en février,

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et reçoit en attendant le départ un peu d’argent et des colis alimentaires avec « matières grasses » et, à partir de juin, des « douceurs pour le garçon », selon la demande du Joint. Mère et fils sont très mal logés, on leur procure très vite une meilleure situation. Mais le garçon est malade et ils ne peuvent pas déménager immédiatement, ce qui demande un effort supplémentaire pour prolonger la validité du bon d’accès au logement trouvé. Les travailleurs sociaux se mobilisent tout en sachant, par une lettre du Joint, qu’il s’agit de « transitaires » partant pour l’Amérique. Yala est d’ailleurs très occupée avec les démarches préalables au départ : elle a déjà l’affidavit et le billet, mais pas encore de passeport ni de visa. Ils partent de Bordeaux en avril 1947, presque deux ans après l’arrivée en France de Sendor. Pendant ce temps, Yala ne travaille pas ; avec son fils, elle est suivie d’assez près par le COJASOR. Les frères Theodor, Ortek et Anatol L., nés à Budapest en 1921, 1923 et 1925 respectivement, arrivent ensemble en France, en octobre 1945, d’abord à Nice ensuite à Paris, où ils se présentent au Service Social du COJASOR. Tailleurs de nationalité hongroise, ils ne parlent ni le français, ni le yiddish, seulement le hongrois. De ce fait, ils sont considérés comme « implaçables » par le Service de Placement et Reclassement Professionnel du COJASOR. Sans relations en France, ils ne comptent pas y rester, mais souhaitent partir au Brésil où ils disent avoir de la famille (ou des amis, selon une autre partie de leur dossier). N’ayant pas de passeport ou d’affidavit, ils font tout de même une demande pour partir dans ce pays – demande qui semble leur être refusée, puisqu’en janvier 1946, ils annoncent leur départ pour le Venezuela. Landor M. est dans le même cas. Né en 1917 en Tchécoslovaquie, il a la nationalité hongroise au moment où il arrive en France, visiblement avec les trois frères L., dont il suit le même trajet de Nice à Paris. Ils sont alors hébergés dans le même centre d’accueil du COJASOR. Tout comme Theodor, Ortek et Anatol, Landor affirme avoir de la famille (ou des amis) au Brésil : les uns comptent-ils sur les réseaux des autres pour trouver un nouveau lieu de vie ? Leur dénuement matériel explique l’existence d’une trace écrite de leur séjour en France. Ils comptent sur l’aide du Joint pour les démarches auprès des différents consulats. Le COJASOR les héberge, leur donne des vêtements et leur paie les frais nécessaires à l’obtention des papiers d’identité exigés pour l’accord du visa – en plus des secours ponc-

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tuels en argent. Ils reçoivent leurs billets payés par le Joint, en juin 1946, et partent en août, presque un an après leur arrivée. Le Joint semble rentabiliser l’ouverture vénézuélienne en ce début de l’année 1946. En février, le jeune polonais Ronek P. se présente aux Services Sociaux du COJASOR avec une lettre du Joint le recommandant. Orphelin à l’âge de 15 ans, il attend lui aussi un départ déjà prévu pour le Venezuela. Il ne demande que des vêtements, dont il a un besoin « urgent ». La clandestinité Les « transitaires » arrivent en France grâce au travail d’organisations juives internationales et françaises : le Joint en premier, mais aussi le Hebrew Immigrant Aid Society (HIAS), le Conseil Inter-œuvre, réunissant plusieurs organismes du judaïsme français, le Vaad Hatzala, l’Office palestinien, le Jewish Labor Committee, la FSJF. Quand ils arrivent en convois, ils sont attendus à Paris dans leur gare de destination par des travailleurs sociaux aux brassards COJASOR-Joint prêts à communiquer lors de ce premier contact avec des réfugiés ne parlant généralement pas le français. Mais ils arrivent aussi individuellement et très souvent de façon clandestine. Des 28 828 arrivés en 1947-1948, 8 918 personnes sont dans cette situation. Elles sont donc plus nombreuses que les 8 288 réfugiés amenés dans la même période par les convois du Joint 10. Ces clandestins sont l’affaire de plusieurs bureaux régionaux du COJASOR. Le bureau de Strasbourg voit surtout passer les réfugiés venant des camps de Personnes Déplacées d’Allemagne. À Lyon, il s’agit avant tout, en 1948, d’attirer dans la région une partie des immigrés qui se concentrent à Paris et dans la région parisienne dans un souci de décentralisation, de diminution de la pression exercée par cette population étrangère et particulièrement nécessiteuse. On vise notamment le flux d’immigrés clandestins venant de l’Italie. À leur adresse, l’organisation ouvre ainsi un centre d’accueil à 3 km de Lyon, à La Mulatière. La majorité des immigrés accueillis dans ce centre part très vite en Israël ; les autres ne sont déjà plus suivis par l’organisation à la fin de l’année. Enfin, les clandestins sont aussi l’affaire du bureau de Nice confronté, depuis fin 1947, à 10. COJASOR, Rapport moral et financier, 1945-1948, p. 19.

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un afflux important de Juifs roumains puis hongrois. Pour éviter qu’ils ne se dirigent en grand nombre à Paris, le COJASOR ouvre alors deux centres d’accueil pour les héberger : celui de Lyon, déjà mentionné, et un autre à Marseille – le Centre de la Corniche. Mordko F. n’a pas de papiers, encore moins de passeport. Il traverse en train la frontière italienne et arrive Gare de Lyon à Paris, où il est arrêté. Nous le savons grâce à une lettre, datée du 5 octobre 1947, qu’il envoie de la prison de la Santé au « directeur des émmigrés (sic) juifs », et qui arrive au COJASOR. Il a été en fait condamné à un mois de prison et à payer une amende de 2 000 francs. Dans sa lettre, il demande des vêtements et des vivres, la nourriture qu’on lui donne étant, dit-il, bonne mais insuffisante. Sorti de prison, il reste en France jusqu’en juillet 1951, avant de partir pour l’Australie. Il compte alors, quatre années durant, sur le soutien des organisations juives françaises. Liens affectifs Léa A., une Polonaise de 45 ans ayant une sœur en France, traverse clandestinement la frontière avec une nièce dont les parents sont morts en déportation. Lorna S., elle aussi Polonaise, a perdu toute sa famille en déportation. En janvier 1946, à l’âge de 18 ans, elle traverse la frontière illégalement et rejoint à Paris des amis de ses parents qui, originaires de la même ville qu’eux, s’occupent d’elle « comme si elle était de la famille ». Cela lui vaut une amende de 1 500 francs, dont les deux tiers sont payés par le COJASOR. Leib M., enfin, arrive illégalement d’Allemagne, en février 1946, d’abord à Lyon, puis à Paris, où il se présente aux Services Sociaux du COJASOR. Il est accueilli en France par une tante, veuve de déporté. On l’a vu, la décision de traverser clandestinement la frontière touche plusieurs autres réfugiés, et notamment à partir de 1946, avec l’augmentation des flux. Mais il s’agit surtout, dans ces exemples, de trois personnes ayant une même raison pour venir en France : une attache affective ou familiale. Ne disposant pas du droit de le faire, elles décident de tenter le sort. Les affects se lisent dans les sources moins rarement qu’on pourrait l’imaginer. Cela mérite toute notre attention. Cheina L. est une jeune Polonaise de 22 ans, née à Radom. Libérée des camps allemands, elle est rapatriée en France et reste sans nouvelles de sa

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famille. Le 2 août 1945, une assistante sociale du COJASOR lui rend visite et note sur son dossier qu’ayant rencontré une cousine de Paris dans le camp, Cheina l’a suivie en France ; elle est de plus « entourée d’amis déportés rapatriés comme elle ». L’auteur de ces notes semble soulagé de se retrouver face à une personne pour qui la solitude et l’isolement pèsent apparemment moins lourd. Cheina L. loge chez sa cousine avec deux autres anciens déportés, ce qui est d’un grand secours pour tous les trois, étant donné la crise aiguë du logement et les conditions très précaires dans lesquelles la majorité réussit à se loger : chambres d’hôtel ou de location souvent insalubres, froides et démunies du minimum. Le nombre de gens circulant dans Paris dans ces années de l’immédiat après-guerre sans un projet défini de vie est très important. Les Juifs immigrés, pratiquement tous rescapés des camps, suivent des circuits dessinés par les lieux d’implantation des organisations juives, dispersés dans différents secteurs de la ville. Vivant des situations très proches, ils se croisent dans les divers ser vices sociaux, cantines, ateliers d’apprentissage, centres d’accueil. Tant qu’ils ne sont pas encore intégrés dans le marché du travail, ils circulent plus en ville, ont le temps de faire connaissance et d’échanger. Chaque rencontre peut alors apporter une nouvelle possibilité de travail, de logement, de lien affectif. Si la très grande majorité de ces immigrés n’ont pas ou presque pas de famille, ils ont, par contre, des connaissances, plus ou moins anciennes, qui les aident et qui guident assez souvent leurs choix. Des parties de ces réseaux, surtout quand ils sont efficaces, apparaissent dans les dossiers consultés. Alexis G. est né à Salonique le 7 mars 1913. Employé de commerce, il est déporté en 1942. Libéré d’Auschwitz, il arrive en France le 17 mai 1945. Leznia B. est née, elle, à Lvov, en Pologne, le 30 mars 1915. Étudiante en médecine au moment de sa déportation, elle est libérée de Buchenwald et arrive en France dix jours avant son futur époux. Parmi plusieurs autres langues, les deux immigrés parlent le français, ce qui facilite non seulement leur intégration, mais aussi leur rencontre, qui a lieu à Paris. Le couple est pris en charge, à partir de novembre 1945, par le Service Social du COJASOR. C’est probablement le moment où tous deux se rendent compte que Leznia est enceinte. Leur fille Anne naît le 1er mai 1946. L’attente parfois longue pour un visa qui n’arrive pas ou pour un emploi difficile à trouver est un facteur qui favorise les rencon-

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tres. C’est le cas déjà mentionné d’Esther P.: ayant suivi plusieurs formations qui ne suffisent pas à lui procurer un emploi, elle finit par rencontrer un tricoteur et trouve sa voie de finisseuse dans le tricot. Ces informations servent à dessiner les efforts de ces personnes pour se refaire une place au soleil en profitant des brèches ouvertes par l’assistance disponible, en se servant le mieux possible des petits avantages qui leur sont offerts pour reprendre en mains le mieux qu’ils peuvent leur projet de vie. C’est ainsi le cas de Rivka B.: elle fait état de ses projets de mariage alors qu’elle se prépare à rejoindre son oncle aux États-Unis. Déportée de Salonique avec sa famille, en 1943, elle en est la seule survivante et arrive en France en mai 1945. En mars 1946, elle se présente aux Services Sociaux du COJASOR et demande de l’argent à la fois pour couvrir ses frais de passeport et de visa et pour les dépenses liées à son mariage prévu deux mois plus tard. Elle n’est visiblement pas partie puisque, à la fin de l’année, on note encore dans sa fiche qu’elle a trouvé un emploi. Brejna et Elek C., un couple d’anciens déportés de Pologne, sont entrés en France en septembre 1945, avec l’intention initiale de repartir pour la Palestine. Elek avait fait un séjour en France de 1936 à 1938 : libéré à Buchenwald, il obtient un visa pour la France en se disant français. Arrivant à Strasbourg, il touche illégalement la prime de 3 000 francs destinée aux seuls déportés français, qu’il doit rembourser à la Préfecture de police. C’est le COJASOR qui s’en charge, en plus de l’assistance prêtée à lui-même, à sa femme et au bébé qui naît en France quatre mois plus tard. Car Brejna est en début de grossesse à son arrivée. Ils suivent toutes les démarches pour trouver du travail et un logement. Couturière de formation, mais souffrant d’une mauvaise santé, Brejna demande une machine à coudre pour pouvoir travailler à la maison. Elle l’obtient auprès de l’ORT, peu après la naissance du bébé. En juillet 1946, ils trouvent un logement convenable avec un soutien considérable de la part du COJASOR, mais aussi de la Caisse Israélite des Prêts. Ils quittent alors la chambre « froide » où ils s’étaient installés. En septembre, l’enfant est à la crèche, Brejna est en apprentissage chez un tailleur et Elek vient de trouver un emploi. Le projet de ré-émigration en Palestine n’est plus à l’ordre du jour. En l’espace d’un an, le couple a eu un enfant né en France qui fréquente une crèche, la famille a trouvé un logement de trois pièces et les deux parents ont du travail.

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

Les ser vices sociaux se mobilisent de façon particulièrement attentive quand il s’agit des femmes enceintes, facilitant le suivi de la grossesse, de l’accouchement, mais aussi l’établissement en France de la famille. L’investissement fait est alors toujours payant. Gertel et Hanna B., déportés de Pologne, arrivent en France, le 2 septembre 1945, et ont tous deux de graves problèmes de santé. Hanna est déjà enceinte. La première visite à domicile a lieu le 2 octobre. Pour faire l’enquête, l’assistante sociale les invite dans un café, car « ils vivent dans une misère noire. [...] ils n’ont rien comme meuble dans leur chambre. Ils couchent sur une paillasse par terre, ils n’ont pas de gaz ni électricité, même pas une chaise pour s’asseoir ». De plus, leurs papiers ne sont pas en règle, l’abbé Glasberg ayant « promis de s’occuper de cette question 11». À partir du mois de décembre, un échange de lettres témoigne de la mobilisation de plusieurs services et organisations communautaires – le COJASOR, la Colonie Scolaire, l’OSE – pour leur préparer une layette, l’accouchement étant prévu quelques semaines plus tard. Dans le même temps, on place Hanna dans une maison de repos par ordre médical, on leur cherche des meubles auprès du Service de Reconstruction et un logement auprès du Bureau Central d’Hébergement de la Seine. Avant la fin de l’année, ils sont déjà mieux installés, dans une chambre mise à leur disposition par l’ORT. On essaie encore de trouver du travail pour Gertel, tenu en décembre par le Service de Placement et de Reclassement Professionnel comme « implaçable », car il ne parle pas le français. Ce même service lui trouve un emploi en mai de l’année suivante, mais il lui faut encore patienter environ trois semaines pour l’obtention de sa carte de travailleur. Les secours en argent continuent jusqu’à la fin du mois de mai, dernière note prise dans le dossier de ce couple « digne et intéressant » pour lequel les difficultés matérielles et médicales d’urgence et l’insertion professionnelle sont réglées finalement assez vite, en huit mois. Jeroslaw et Jenny G. sont tous deux nés à Cracovie à dix ans d’intervalle, en 1904 et 1914. Ils arrivent en France avec un convoi de « transitaires » en juillet 1946 et s’installent dans une chambre d’hôtel au tarif négocié par le COJASOR. Jeroslaw est bijoutier et obtient 11. Après la Libération, l’abbé Glasberg fonde et dirige le Comité d’Orientation Sociale des Etrangers (COSE). Le COJASOR adresse souvent des immigrés avec des problèmes administratifs à cet organisme, qui aide à la régularisation de leurs papiers.

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vite une carte de travailleur. Jenny, qui n’a pas le droit de travailler, est enceinte de cinq mois au moment de leur arrivée. Ils souhaitent partir aux États-Unis, ont les affidavits et demandent de l’aide à l’HICEM12. En attendant, Jeroslaw cherche du travail ; il s’inscrit au Service de Placement et Reclassement. Ils reçoivent des tickets de cantine, un peu d’argent, on leur paie l’hôtel. Deux mois après leur arrivée, Jeroslaw a déjà trouvé un emploi dans sa branche. Leur dossier devrait être classé, mais l’aide continue à cause de la grossesse de Jenny. On leur prépare une layette, on leur donne des colis alimentaires jusqu’à ce qu’ils trouvent, en décembre, un logement où ils pourront mieux accueillir l’enfant. On ne parle plus de l’Amérique. Znajde F. n’entendait pas non plus rester en France au moment de son arrivée. Il formule alors son projet en trois étapes : travailler, se marier et émigrer en Palestine. Polonais de naissance et ancien déporté, il arrive en France le 16 septembre 1945. Coiffeur, il est hébergé par un cousin fabricant de bonbons. En novembre, il se présente au COJASOR et annonce son mariage avec une Française, Rose D., née elle aussi en Pologne en 1920. Ayant passé la guerre en France, elle a un fils né à Paris, en 1941 ; son deuxième enfant, fruit de cette nouvelle relation, naît l’été 1948. Znajde ne réalise que les deux premières parties de son projet initial. C’est d’ailleurs déjà bien, étant donné le rôle très important exercé par le hasard dans ce nouveau début de vie, que les immigrés soient ou pas « transitaires », qu’ils finissent par s’installer en France ou pas. Conclusion Les itinéraires présentés ici sont représentatifs d’un contexte général à plusieurs titres. En premier lieu, ils montrent une réalité dont la diversité des parcours et des profils est le reflet du chaos qui marque la période, avec un nombre très important de réfugiés juifs déracinés, à la recherche d’un lieu pour refaire leur vie. Deuxièmement, le choix de la France n’est très souvent pas motivé, à l’exception des personnes ayant des raisons affectives pour le faire ou, plus rarement, de celles ayant fait avant-guerre un séjour dans le pays. 12. Fondée en 1927, l’HICEM est une agence internationale spécialement consacrée à l’immigration juive, fruit de la fusion de l’HIAS, de l’ICA (Jewish Colonization Association) et de l’Emig-Direkt. Avant l’Occupation, le siège européen de l’HICEM se trouve à Paris ; il est ensuite transféré à Lisbonne. Le financement de l’HICEM est en grande partie assuré par le Joint.

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Le plus souvent sans famille et sans ressources, ces migrants restent parce que les alternatives sont rares, mais aussi du fait de la qualité de l’accueil qui leur est réservé par les organisations juives. Nous les voyons arriver dans un état physique et mental dramatique, avec des besoins énormes. Dans bon nombre de cas, leur situation s’améliore assez rapidement et ils s’installent en France. Quand ils repartent ailleurs, ils le font très souvent aussi après avoir reçu une aide non négligeable : assistance administrative et médicale, formation professionnelle. Cet investissement sur les « transitaires » est un point fondamental, sur lequel j’ai voulu mettre l’accent, car le sens de l’accueil offert par les institutions juives rend possible l’éventuelle installation durable de ces réfugiés qui passent. Ces réfugiés sont les bienvenus. Ce qui n’est pas du tout naturel, mais tient au contexte historique. S’ils ont grand besoin de se reconstruire, c’est aussi le cas du judaïsme français. L’hospitalité réservée à ces réfugiés est à ce titre gagnante pour les deux parties : s’installant en France, ils deviennent des forces vives pour la communauté qui les reçoit.

Archives FCC

L’Accueil des Réfugiés d’Egypte en France et leur réinstallation en région parisienne 1956-19601 Alexandre De Aranjo

La nationalisation du Canal de Suez, annoncée par Gamal Abdel Nasser, alors Président de l’Égypte, le 26 juillet 1956, marqua le début du déclin de la communauté juive du pays. L’« opération Mousquetaire », lancée conjointement par la France et le RoyaumeUni avec la collaboration d’Israël pour reprendre le contrôle du canal le 29 octobre de la même année, enfonça le clou, en précipitant les Juifs d’Égypte dans une situation qui les contraint, pour une grande majorité, à chercher refuge dans un pays d’accueil. Alors que la communauté comptait approximativement 60 000 membres à l’époque de la crise du canal de Suez, plus de 40 000 quittèrent le pays entre 1956 et 19572. La France elle-même en accueillit près de 5 000 en vue d’une réinstallation sur son territoire3. Si une grande partie des réfugiés juifs possédait un passeport français, les autorités françaises durent aussi faire face aux réfugiés apatrides d’Égypte qui, par attachement culturel à la France ou parce qu’ils y avaient de la famille ou des amis, avaient choisi de s’y réfugier. La plupart des réfugiés d’Égypte, français ou non, n’avaient jamais – ou très peu – été en France. D’ailleurs, ceux qui avaient la nationalité française étaient techniquement des rapatriés plutôt que des réfugiés, 1. L’auteur tient à remercier les personnes interviewées ayant bien voulu contribuer à cet article et notamment les membres de l’Association pour la Sauvegarde du Patrimoine Culturel des Juifs d’Egypte (ASPCJE) . 2. Shmuel TRIGANO (dir.), La Fin du judaïsme en terres d’islam, Paris, Denoël, 2009, p. 80. 3. Michael M. L ASKIER , « Egyptian Jewr y Under the Nasser Regime 19561970 », Middle Eastern Studies, 31, 1995, p. 589.

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même s’ils étaient nés et avaient vécu toute leur vie en Égypte4. On peut alors se demander quelle fut la politique du gouvernement français vis-à-vis des Juifs français et apatrides d’Égypte qui demandaient refuge. Existait-il une différence de traitement entre les deux catégories, que ce soit en théorie ou en pratique ? Enfin, comment fut organisée la réinstallation des réfugiés juifs d’Égypte en France et comment ceux-ci y réagirent-ils ? Pour répondre à ces questions, l’article s’appuiera sur l’expérience de réfugiés juifs ayant été récemment interrogés sur leur départ d’Égypte et leur réinstallation en France, ainsi que sur diverses sources provenant du gouvernement français, du COJASOR, et de la presse française. Il s’agira, en premier lieu, de faire un bref rappel à propos du statut des Juifs d’Égypte et du système de nationalité ottoman, puis égyptien, qui permit à un certain nombre d’entre eux d’adopter la nationalité française, tandis que d’autres restèrent apatrides. Ensuite, nous étudierons les circonstances du départ d’Égypte et du voyage jusqu’en France. Enfin, le cas de Paris et sa périphérie comme lieu d’accueil sera analysé, car c’est la région qui accueillit le plus grand nombre de réfugiés d’Égypte. L’histoire des Juifs en Égypte est très ancienne et des sources datant du VIe siècle avant l’ère chrétienne attestent de leur présence dans le pays, faisant de cette population une des plus vieilles diasporas du monde5. Cependant, en 1956, tous les Juifs d’Égypte ne descendaient pas directement de cette population et, contrairement à toute attente, parmi ceux qui en étaient les descendants, peu d’entre eux avaient la nationalité égyptienne. La communauté juive d’Égypte ne comptait que 6 000 membres vers le milieu du XIXe siècle. De 1890 à la Première Guerre mondiale des vagues d’immigration firent passer les chiffres à 30 000 puis 60 000 individus selon le recensement officiel de 1919. Les nouveaux arrivants venaient d’horizons divers tels que l’Asie Mineure, l’Irak, la Syrie, la Grèce, l’Italie et l’Europe occidentale pour 1890, et majoritairement de Palestine pour la période 1914-1918 6. La communauté juive d’Égypte de la 4. Pour accentuer le fait que les réfugiés et les rapatriés juifs d’Égypte n’ont de différence que juridiquement parlant et pas une expérience différente de la France, j’emploierai dans cet article le terme de « réfugiés » pour désigner les deux catégories. 5. Jacques HASSOUN (dir.), Histoire des Juifs du Nil, Paris, Sycomore, 1990, p.15. 6. Idem, p. 72-73.

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première moitié du XXe siècle était donc loin d’être une population homogène. Malgré son nombre peu important par rapport à la population globale du pays, la grande majorité des Juifs était regroupée dans les centres urbains du pays tels que Le Caire et Alexandrie. La tradition dominante était séfarade, bien qu’adaptée à l’Égypte7. Jusqu’à la chute de l’empire ottoman, l’Égypte était une province qui jouissait d’une certaine autonomie en matière d’affaires intérieures. Les dhimmis, c’est-à-dire les Juifs, les chrétiens, et les zoroastriens, étaient sujets à certaines restrictions et dépendaient de tribunaux religieux établis en 1875 8. Certains Juifs d’Égypte, pour échapper à une éventuelle discrimination, cherchèrent la protection des forces européennes pour bénéficier du système des capitulations, ce qui signifiait que les personnes sous protection européenne devaient être jugées par des tribunaux mixtes où le droit européen était appliqué en accord avec le droit égyptien9. Ces personnes devenaient donc légalement des résidents étrangers dans leur pays de naissance et de résidence, mais ne changèrent pas nécessairement de culture ou de mœurs. D’autres encore, provenant d’Algérie, ont bénéficié du décret Crémieux de 1870, obtenant ainsi la nationalité française qu’ils purent transmettre à leurs enfants. Mais ce décret eut aussi pour conséquence de franciser culturellement les Juifs d’Algérie10. La présence française était effective en Égypte depuis la campagne napoléonienne, commencée en 1798 et qui s’acheva en 1801. Ainsi le pays fut exposé aux cultures européennes et en adopta un certain nombre de pratiques, notamment dans l’armée, l’administration et l’économie, sans pour autant mettre en péril les structures traditionnelles sociales et politiques locales 11. La présence européenne, principalement britannique et française, se fit particulièrement sentir dans la vie économique dès 1875, jusqu’à ce que la Grande-Bretagne en vînt à occuper le pays en 1882, qui devint en 1915 un protectorat britannique. Les premières écoles françaises en Égypte ouvrirent sous Napo7. Ibid., p. 73. 8. Shmuel TRIGANO (dir.), La Fin du judaïsme en terres d’islam, op. cit., p. 52. 9. Idem, p. 53. 10. Ibid., p. 208. 11. Ibid., p. 72.

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léon, mais c’est surtout à partir de 1850 que ces établissements se développèrent avec l’arrivée des missionnaires catholiques français et la présence de l’Alliance israélite universelle. Ces écoles furent surtout fréquentées par les minorités, particulièrement sensibles à la culture et la langue françaises, à tel point qu’elles furent surreprésentées par rapport à la majorité musulmane12. La domination britannique à partir de 1882 ne mit pourtant pas en péril l’influence de la langue française en Égypte, qui était devenue la langue européenne la plus courante, aussi bien dans le domaine juridique que commercial13. Lors de la signature de l’Entente Cordiale en 1904, la France renonça à tout droit politique en Égypte ; mais, pour pallier les effets de cette décision, elle chercha à développer plus encore son influence culturelle, s’attribuant une mission civilisatrice par la diffusion de la langue et des idées françaises. Nombreux étaient donc les enfants de la communauté juive qui allaient au lycée ou dans une autre école de culture française, indépendamment de leur nationalité. Certains réfugiés, même apatrides, allèrent au lycée Jabès14 où ils apprirent « l’amour de la France » à travers ses différents symboles nationaux : ISAAC: Le deuxième pays, c’était la France. On ne parlait que de la France dans cette école. R OSY : C’est même la directrice et ses enfants… euh, sa fille et sa sœur, c’étaient elles qui dirigeaient tout : c’était vraiment la France. On recevait le Consul de France une fois par an, on chantait la Marseillaise. La France ! La France ! Et on faisait des puzzles immenses ! C’était : la France ! ISAAC : Pour nous, la Marseillaise, on l’avait au fond du cœur, et il y avait toujours une (il bombe le torse en inspirant)… sensation de… ça continue pour moi. ROSY : …qui continue quand on l’entend15.

Ces écoles jouissaient d’une excellente réputation en matière de qualité d’enseignement, et s’imposaient comme un choix naturel 12. D. GÉRARD, « Le choix culturel de la langue en Égypte », Égypte/Monde arabe, Première série, 27-28(1996), p. 2. 13. D. GÉRARD, ibid., p.4. 14. École privée centrée sur l’enseignement du français fondée par Moïse de Cattaui Pacha. 15. Inter views de Rosy Saporta Kowsman et d’Isaac Saporta, réfugiés d’Égypte, Aubervilliers, 24 août 2009.

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pour de nombreuses familles aux fortes attaches avec la langue française. La France remplissait ainsi avec succès sa mission de diffusion de sa culture et de sa langue en Égypte, et ces exemples révèlent que même des apatrides pouvaient ressentir un profond lien avec elle. La communauté juive d’Égypte ne connaissait pas les barrières de la nationalité. Il était très commun qu’à l’intérieur d’une même famille, au sens large du terme, ses membres aient des nationalités différentes. L’apport de nouveaux individus par les vagues d’immigrations de la fin du XIX e et du début du XX e siècle avait ajouté autant de nouvelles nationalités dans la communauté. Le dénominateur commun était le judaïsme, qui était plus traditionnel qu’orthodoxe. Cependant, la communauté étrangère en Égypte n’était pas seulement composée de Juifs qui avaient immigré dans le pays ou adopté une nouvelle nationalité. En s’ouvrant aux influences extérieures, l’Égypte avait accueilli un grand nombre d’étrangers qui avaient élu domicile notamment à Alexandrie. Certains quartiers de la ville étaient décrits par d’anciens réfugiés comme un creuset où de nombreuses nationalités se croisaient : «[Dans mon quartier, à Alexandrie, habitaient] des personnes relativement aisées, des Européens en majorité absolue, à 90%. Quand je dis “Européens”, ça peut être des Grecs, des Italiens, des Français essentiellement. Mais Alexandrie est un melting-pot de nationalités et il faut savoir qu’Alexandrie est faite d’Italiens, de Grecs, de Français...16»

Il n’était donc pas inhabituel de croiser des Arméniens, des Grecs ou encore des Italiens dans une communauté internationale dont la langue principale restait le français : « Il y avait des communautés italiennes, grecques, arméniennes, qui étaient minoritaires, mais qui avaient toujours cette connaissance du français. C’est une constante17. »

Si, pendant l’entre-deux guerres, le français avait été la langue de l’élite égyptienne et la langue transcommunautaire18, c’était toujours le cas en 1956. 16. Interview de Robert Suarès, réfugié d’Égypte, Paris, 26 août 2009. 17. Interview d’un membre de l’ASPCJE, réfugié d’Égypte, Courbevoie, 25 août 2009. 18. D. GÉRARD, « Le choix culturel de la langue en Égypte », article cité, p.8.

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Lorsque l’Égypte devint un protectorat britannique en 1915, le système des capitulations de l’Empire ottoman fut conservé. Cependant, la promulgation, en 1929, de nouvelles lois sur la nationalité égyptienne tendait vers une islamisation de la population égyptienne, le terme étant entendu ici comme un processus ayant trait à la civilisation plutôt qu’à un sens strictement religieux19. La population juive d’Égypte se retrouva alors dans une position délicate. On estime qu’à cette époque, un quart de la population juive était de nationalité étrangère, le reste étant composé d’apatrides, pour la majorité, ou d’Égyptiens20. Après la proclamation de l’indépendance en 1936, le système des capitulations fut abandonné et les étrangers résidant dans le pays furent soumis au droit égyptien. Le climat changea tout d’abord en 1948 avec la création de l’État d’Israël, ajouté à une égyptianisation de la société après 1945, puis à nouveau avec le coup d’état de juillet 1952, abolissant la monarchie au profit de la république, et enfin avec l’accession de Nasser au pouvoir en février 195421. Les Juifs commencèrent à être privés de leur nationalité égyptienne et certains d’entre eux, suspectés d’être des sympathisants sionistes et/ou communistes, quittèrent le pays, de gré ou de force, inaugurant ainsi le déclin de la communauté juive. La nationalisation du canal de Suez, annoncée par Nasser lors d’un discours fleuve le 26 juillet 1956, allait avoir de lourdes conséquences sur les Juifs d’Égypte. La Grande-Bretagne et la France n’entendaient pas se laisser priver du canal dont ils étaient les principaux actionnaires. Avec le concours d’Israël, les deux pays se lancèrent dans une campagne militaire en Égypte le 29 octobre afin d’en reprendre le contrôle. En réaction à cet acte de belligérance, le gouverneur du Caire publia le 22 novembre un décret selon lequel tous les Juifs ayant obtenu la nationalité égyptienne après le 1er janvier 1900 en étaient destitués, les rendant légalement apatrides. Ceux qui avaient été naturalisés entre cette date et 1932, et à la condition de ne pas être connus comme des sympathisants sionistes, pouvaient rester en Égypte. Le jour suivant, Nasser déclarait que les Juifs étaient des ennemis de l’État égyptien et, en tant que tels, qu’ils seraient expulsés du pays, tout comme les ressortissants fran19. Shmuel TRIGANO (dir.), La Fin du judaïsme en terres d’islam, op. cit., p. 58-59. 20. Michael M. LASKIER, « Egyptian Jewry Under the Nasser Regime 19561970 », article cit., p. 573. 21. S. TRIGANO (dir.), La Fin du judaïsme en terres d’islam, op. cit., p.69.

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çais et britanniques 22. Il ne restait alors plus qu’aux deux pays concernés qu’à préparer l’accueil des expulsés d’Égypte. C’est dans un climat de reconquête d’identité nationale, déjà amorcé en 1948 avec la création de l’État d’Israël, qu’eut lieu la crise du canal de Suez. En islamisant et en égyptianisant le pays, c’était principalement les communautés européennes qui étaient visées, ainsi que la communauté juive qui était transnationale. Il s’agissait d’épurer le pays et de remplacer par des Égyptiens les étrangers ou les non-musulmans qui occupaient des postes clés. Certains employés furent réquisitionnés par le gouvernement pour former des Égyptiens à des postes auparavant occupés par des Occidentaux ou des Juifs, en vue de prendre leur place, retardant ainsi leur départ23. Concrètement, l’action des autorités égyptiennes peut être résumée en quatre points : les arrestations et internements, la séquestration des biens et des entreprises, les expulsions d’Égypte, et enfin la promulgation d’un nouveau statut pour les Juifs les privant de la nationalité égyptienne. Des milliers de Juifs, apatrides, égyptiens, français ou britanniques furent internés ou assignés à résidence, tandis qu’entre novembre 1956 et mars 1957, plus de 500 entreprises juives furent séquestrées et leurs comptes bancaires gelés, et 800 autres mises sur une liste noire et leurs comptes également gelés. Toutes les entreprises séquestrées reçurent l’ordre de licencier leurs employés israélites, ce qui fut mis à exécution24. Les personnes concernées par les avis d’expulsion furent tout d’abord les ressortissants britanniques et français, juifs et non juifs. Les personnels des écoles françaises d’Égypte, qui étaient composés 22. « Expulsion des Juifs d’Égypte », Le Parisien Libéré, 26 novembre 1956 ; « Français et Anglais expulsés d’Égypte », L’Aurore, 26 novembre 1956 ; « Nasser expulse les 70 000 civils français, anglais et juifs d’Égypte », Franc-Tireur, 26 novembre 1956 ; « L’aventure égyptienne coûte de plus en plus cher, 6 000 français menacés d’expulsion », Libération, 26 novembre 1956 ; « Le Caire fait pression sur les ressortissants franco-britanniques pour qu’ils quittent l’Égypte », Le Monde, 27 novembre 1956. 23. Interview d’un membre de l’ASPCJE, réfugié d’Égypte, Courbevoie, 24 août 2009 ; voir aussi M. M. LASKIER, « Egyptian Jewry Under the Nasser Regime 1956-1970 », art. cit., p. 581. 24. Michael M. LASKIER, « Egyptian Jewry Under the Nasser Regime 19561970 », article cité, p. 579-581.

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d’enseignants envoyés spécialement de France, furent parmi les premiers touchés, ce dont se souvient clairement un ancien réfugié, scolarisé au Lycée français d’Alexandrie lorsque commença l’intervention militaire d’Israël puis de la France et du Royaume-Uni : « Les écoles ferment. Les professeurs sont expulsés. Instantanément. D’abord les institutions françaises. Fermées ! Virées ! Ensuite, avec un peu plus de temps, tous les ressortissants français, dont ma grand-mère25. »

La France, « agresseur » de l’Égypte, fut visée à travers ses institutions, et la Mission Laïque Française, dont l’influence culturelle était importante, fut rapidement démantelée. Dans la plupart des cas, la police venait directement sur le lieu de travail ou au domicile des personnes concernées pour leur notifier leur expulsion sous deux à sept jours. Les biens des ressortissants britanniques et français furent placés sous séquestre par le gouvernement égyptien et, bien qu’expulsés du pays, ils ne pouvaient sortir que vingt livres égyptiennes. Les rares objets de valeurs que certains tentèrent d’emporter avec eux, étaient confisqués par les douaniers égyptiens s’ils étaient découverts. Seules les personnes qui avaient senti la crise venir avaient pris des dispositions en transférant des fonds à l’étranger, mais ils ne représentaient qu’une minorité et la plupart des expulsés quittèrent l’Égypte privés de tous leurs biens, avec une valise à la main ne pouvant dépasser vingt kilos26. On estime que 500 juifs égyptiens et apatrides furent aussi expulsés. On leur délivrait un laissez-passer avec la mention « aller définitif sans retour », précisant qu’ils abandonnaient tous leurs biens aux autorités égyptiennes. Cette forme d’expulsion, appelée « expulsion volontaire », fut courante après novembre 1956, sous la pression psychologique et économique de l’État. Tous les Juifs égyptiens quittant l’Égypte devaient renoncer expressément à leur nationalité égyptienne27. En France, le ministère de l’Intérieur, bien conscient du fait que les ressortissants français en Égypte ne seraient pas les seuls à cher25. Interview d’un membre de l’ASPCJE, réfugié d’Égypte, Courbevoie, 25 août 2009. 26. Archives du COJASOR, COJ. R. Egy. A1, Dix ans d’action sociale en faveur des Réfugiés d’Égypte (1956-1966). 27. Michael M. LASKIER, « Egyptian Jewry Under the Nasser Regime 19561970 », article cité, p. 581.

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

cher refuge sur son territoire, établit une circulaire spéciale pour les apatrides. Le droit d’asile fut ainsi accordé à ceux qui se trouvaient en Égypte et ayant des parents proches de nationalité française (conjoints, ascendants ou descendants, frères ou sœurs, oncles ou tantes, neveux ou nièces28). L’Égypte ayant rompu ses relations diplomatiques avec la France depuis le 1er novembre 1956 29, c’était la délégation suisse qui gérait les intérêts français dans le pays et qui délivrait aux apatrides un sauf-conduit revêtu d’un visa valable un mois. À leur arrivée en France, les réfugiés apatrides devaient prendre contact avec la préfecture de leur lieu de résidence afin de se faire délivrer un permis de séjour également valable un mois, délai qui permettait de vérifier les liens familiaux ou autres des apatrides en France. Une fois ceux-ci établis, un récépissé de carte de séjour valable trois mois était délivré pour que les apatrides d’Égypte puissent faire une démarche auprès de l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides et faire en sorte que soit reconnu leur statut de réfugié ou d’apatride, ce qui leur permettait également d’obtenir une carte de travail auprès des services locaux de la Main-d’œuvre étrangère30. Ces démarches administratives accomplies, ils étaient assujettis au régime commun des étrangers. Cette politique fut comprise par les apatrides, délibérément ou non, dans un sens très large, et les « liens » requis par le ministère de l’Intérieur étaient pour certains de simples liens de sympathie ou des liens culturels avec la France. Elle fut néanmoins appliquée avec beaucoup de souplesse par l’administration française. La préfecture des Bouches-du-Rhône, par exemple, consciente que les apatrides étaient dans une situation particulière, ne délivra aucun refus de séjour étant donné les circonstances particulières de leur départ d’Égypte 31. Cependant, n’étant pas français, les apatrides 28. Archives du Ministère de l’Intérieur, Centre des Archives Contemporaines, 19900353 Art 17, circulaire n°595 du ministère de l’Intérieur aux préfets sur l’admission en France de ressortissants étrangers en provenance d’Égypte, 29 décembre 1956. 29. « L’Égypte rompt ses relations diplomatiques avec Paris et Londres », Le Parisien Libéré, 2 novembre 1956. 30. Centre des Archives Contemporaines, 19900353 Art 17, circulaire n° 595 du ministère de l’Intérieur aux préfets sur l’admission en France de ressortissants étrangers en provenance d’Égypte, 29 décembre 1956. 31. Centre des Archives Contemporaines, 19900353 Art 17, lettre du Préfet des Bouches-du-Rhône au Ministre de l’Intérieur sur l’admission en France de ressortissants étrangers en provenance d’Égypte, 16 février 1957.



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eurent des démarches administratives supplémentaires à accomplir et, en pratique, ces justifications de liens devaient attester que les réfugiés apatrides n’étaient pas une charge financière supplémentaire pour l’État, ce qui était inévitablement le cas dans la mesure où la plupart étaient arrivés d’Égypte sans bien ni argent. Le départ d’Égypte se fit principalement par bateau, bien que certains réfugiés arrivèrent en avion à Paris. Du 30 novembre 1956 au 22 janvier 1957, 2 946 israélites d’Égypte arrivèrent par bateau en treize voyages à Marseille, principal port d’arrivée32. À leur débarquement, les réfugiés étaient directement pris en charge par la Croix-Rouge, puis étaient placés dans des hôtels de la région ou redirigés vers Paris. Une fois dans la capitale, certains furent hébergés aux gymnases Japy33 et Jean-Jaurès ou, de nouveau, dans des hôtels qui n’offraient guère de confort. On estime que de novembre 1956 à mars 1957, 80% des réfugiés d’Égypte arrivant en France étaient juifs34. Dans la mesure où les réfugiés ne pouvaient emporter avec eux que l’équivalent de vingt livres égyptiennes et que leurs biens avaient été mis sous séquestre par le gouvernement de Nasser, la majorité arrivait donc complètement démunie. En fonction de l’âge et de la situation de chacun, l’aide différait. Pour les étudiants qui souhaitaient continuer leurs études, les frais de scolarité et de logement dans des cités universitaires étaient pris en charge35. Le Ministère des Affaires Étrangères versait une allocation mensuelle permettant de subvenir aux besoins immédiats des familles36. D’autres encore, refusant de recevoir une aide quelconque, préférèrent faire appel à des amis ou à des membres de leur famille déjà établis en France37. Le COJASOR fut alors sollicité pour venir en aide aux réfugiés juifs d’Égypte. 32. Centre des Archives Contemporaines Archives du Ministère de l’Intérieur, 19810201 Art 2, Tableau sur l’arrivée en Europe d’israélites d’Égypte, n.d. 33. Quelques semaines auparavant, ce gymnase avait servi à héberger des réfugiés de Hongrie fuyant la répression de la Révolution d’octobre par les Soviétiques. 34. Archives du COJASOR, COJ.R.Egy.A1, Dix ans d’action sociale en faveur des Réfugiés d’Égypte (1956-1966). 35. Interview de J. C., réfugié d’Égypte, Paris, 04 avril 2009. 36. Interview de Robert Suarès, réfugié d’Égypte, Paris, 25 août 2009. 37. Interview de Rosy Saporta Kowsman et Isaac Saporta, réfugiés d’Égypte, Aubervilliers, 26 août 2009.

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

La mission du COJASOR pouvait se résumer en ces quelques lignes : répertorier ceux qui envisageaient de rester en France et ceux qui voulaient ré-émigrer, et faciliter l’installation et l’intégration des réfugiés tout en régularisant leur situation administrative38. Le rôle du COJASOR était non seulement d’apporter une aide morale et psychologique aux réfugiés, mais aussi une aide financière pour payer les hôtels ou les meublés, allouer des bourses scolaires ou d’apprentissage pour les étudiants, en attendant que la famille ait les moyens de subvenir à ses propres besoins. En ce qui concerne l’aide à la recherche d’un emploi, les réfugiés juifs d’Égypte purent bénéficier du Ser vice Spécial de Placement créé par le COJASOR dès les premières arrivées, car, pour le Comité, c’était le travail qui permettrait la meilleure intégration des réfugiés39. L’emploi était évidemment un des problèmes majeurs pour les réfugiés d’Égypte. La plupart d’entre eux venaient de milieux sociaux relativement aisés, et certains avaient même atteint de très hauts postes de responsabilité, aussi bien dans le commerce que dans les administrations. La plupart des réfugiés étaient leurs propres patrons ou travaillaient pour des entreprises ou des banques familiales. Aussi, le père était-il particulièrement visé lors des expulsions, ce qui avait pour conséquence d’affaiblir économiquement les familles, où les femmes n’avaient pas l’habitude de travailler. À cela s’ajoutait la grande différence entre les emplois proposés en France et la profession qu’exerçaient les réfugiés avant leur départ d’Égypte. Peu d’entre eux étaient des travailleurs manuels, et leurs qualifications ou expériences en Égypte ne leur permettaient pas toujours de reprendre un travail équivalent à celui qu’ils occupaient auparavant : « D’abord, nous avons essayé de trouver du travail. J’ai trouvé du travail rapidement dans une société qui fabriquait des colles. J’étais simple correspondancier, j’ai commencé au bas de l’échelle. Je ne pouvais pas avoir de prétentions40. »

38. Archives du COJASOR, COJ.R.Egy.A1, Dix ans d’action sociale en faveur des Réfugiés d’Égypte (1956-1966). 39. Archives du COJASOR, COJ.R.Egy.A1, Dix ans d’action sociale en faveur des Réfugiés d’Egypte (1956-1966). 40. Interview de Robert Suarès, réfugié d’Égypte, 25 août 2009.



  

Ce témoignage d’un ancien réfugié montre bien l’importance du travail pour pouvoir recommencer une nouvelle vie en France. Si cet exemple témoigne d’une certaine flexibilité et compréhension, ce n’est pas le cas de tous les réfugiés et, en général, plus ceuxci étaient âgés, plus leur réinsertion professionnelle s’avérait difficile. Le COJASOR occupa un rôle central dans la réinstallation des réfugiés et il fut rapporté qu’en 1966, 4 300 familles, soit 11 000 personnes, étaient passées par ses services, soit pour les épauler dans leur réinstallation en France, soit pour les aider à émigrer à nouveau 41. Pour l’organisation d’aide aux réfugiés, un autre facteur déterminant pour l’intégration était le logement. Avant octobre 1957, 750 familles de juifs apatrides d’Égypte, dont 550 en région parisienne, vivaient dans des hôtels depuis la fermeture des centres d’accueil des gymnases Japy et Jean-Jaurès42. La vie dans les hôtels parisiens ne pouvait être qu’une solution temporaire, étant donné les inconvénients majeurs que cela pouvait représenter, ne fût-ce qu’en termes financiers. Certains réfugiés d’Égypte, et notamment ceux à la charge du COJASOR et de la Croix-Rouge, trouvèrent une solution permanente lorsque leur fut offerte la possibilité d’habiter en HLM à Villiers-Le-Bel ou à Sarcelles. C’est sous l’impulsion du COJASOR, et grâce au partenariat de la Caisse des Dépôts et Consignations, de la Croix-Rouge, du Haut-commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés et Apatrides, et de l’American Joint Distribution que le projet fut rendu possible 43. Il prit le nom de « Fonds Commun pour l’Établissement des Réfugiés d’Égypte » et fut créé à l’origine pour aider de 250 à 300 familles 44. L’aide fut d’abord accordée sous forme de prêt d’honneur, mais se convertit rapidement, pour certains, en dons, compte tenu des difficultés à obtenir leur remboursement, le critère humain plutôt que financier étant 41. Archives du COJASOR, COJ.R.Egy.A1, Dix ans d’action sociale en faveur des Réfugiés d’Egypte (1956-1966). 42. Archives du COJASOR, COJ.R.EGY.A3, Note sur la création d’un fonds devant servir au relogement et à l’installation des réfugiés Israélites, Apatrides (ou assimilés) venus d’Égypte, n.d. 43. Archives du COJASOR, COJ.R.Egy.A2, Rapport sur le Fonctionnement du Fonds Commun pour l’Établissement des Réfugiés d’Égypte, 28 décembre 1959. 44. Archives du COJASOR, COJ.R.EGY.A3, Note sur la création d’un fonds devant servir au relogement et à l’installation des réfugiés Israélites, Apatrides (ou assimilés) venus d’Égypte, n.d.

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

ici privilégié45. La crise du logement étant trop importante, les réfugiés n’avaient guère d’autre choix que de souscrire pour un appartement dans un immeuble en construction46. Les résultats du Fonds Commun permirent la réinstallation d’un grand nombre d’en eux : « Depuis 1957 jusqu’à la fin de 1966, une suite favorable avait été donnée à 600 demandes, qui ont permis la réinstallation d’un grand nombre de familles. L’expérience a prouvé que le relogement de la famille s’est avéré être un facteur décisif pour son retour à la vie normale47. »

Le « Fonds Commun pour l’Établissement des Réfugiés d’Égypte » était géré par un comité technique où siégeaient des représentants des organismes donateurs ainsi que des travailleurs sociaux du Service Social d’Aide aux Émigrés et du COJASOR, ce dernier était affecté plus particulièrement aux demandes pour la région parisienne. Les dossiers étaient préalablement examinés par les assistantes sociales des deux services, qui s’occupaient de la vérification des pièces, puis transmis à la commission technique pour un octroi définitif et le détail des modalités du prêt48. À Villiers-le-Bel, par exemple, des lots d’appartements neufs furent mis à la disposition des réfugiés d’Égypte, juifs pour la très grande majorité. C’est dans cet environnement qu’une partie de la communauté put se reconstituer. S’y recréa alors, dans la mesure du possible, une vie similaire à celle d’Égypte, et des temples furent même improvisés dans des appartements privés, si bien que ce regroupement de personnes de la même origine eut pour effet de ralentir leur intégration49. Un article de L’Arche, publié en août/septembre 1960, décrit en effet que les rapports des réfugiés avec les Français de la métropole étaient souvent limités et parfois nimbés d’incompréhension mutuelle 50. La façon de vivre des Français de 45. Archives du COJASOR, COJ.R.Egy.A2, Rapport sur le Fonctionnement du Fonds Commun pour l’Etablissement des Réfugiés d’Égypte, 28 décembre 1959. 46. Archives du COJASOR, COJ.R.Egy.A1, Dix ans d’action sociale en faveur des Réfugiés d’Égypte (1956-1966). 47. Archives du COJASOR, COJ.R.Egy.A1, Dix ans d’action sociale en faveur des Réfugiés d’Égypte (1956-1966). 48. Archives du COJASOR, COJ.R.Egy.A2, Rapport sur le Fonctionnement du Fonds Commun pour l’Établissement des Réfugiés d’Égypte, 28 décembre 1959. 49. Interview de Robert Suarès, réfugié d’Égypte, Paris, 25 août 2009. 50. « De Haret El Yahoud à Villiers-le-Bel », L’Arche, août/septembre 1960.



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métropole était ressentie comme radicalement différente par les réfugiés. L’Arche cite comme exemple les impressions d’une réfugiée d’Égypte habitant à Villiers-Le-Bel, Youda Lévy, sur ses rapports avec les Français du quartier : « Certainement les choses ne se passent pas comme chez nous (…). Nous sommes différents, c’est une réalité qu’on ne peut pas ignorer. Elle se traduit partout, dans les gestes, les petites activités quotidiennes. (…) Ici, personne n’a le temps d’écouter les confidences, d’attendre que l’on choisisse son pain. Cela est très bizarre pour nous qui avons été accoutumés à ne pas compter avec le temps. C’est un autre monde, et il faut les comprendre comme nous voulons nous faire comprendre par ‘eux’.51»

Malgré leur culture française acquise en Égypte, les réfugiés se rendirent compte des différences qui les séparaient des Français de la métropole. La question des manières de vivre ne se rencontra pas seulement à Villiers-Le-Bel : ceux qui habitaient ailleurs ou qui quittèrent la communauté recréée réalisèrent combien les habitudes des Français de la métropole pouvaient être différentes des Égyptiens de culture française : [Les réfugiés de Villiers-Le-Bel ont rapidement recréé les traditions de la communauté juive d’Égypte, c’est-à-dire] les réunions autour d’un café. Les longues conversations du soir. Les « viens dîner chez moi/je viens dîner chez toi » qui n’existaient pas en France. Quand, après avoir quitté Villiers-Le-Bel et que nous avons été confrontés à la France profonde et que vous restez dans un immeuble comme ça… on peut rester cinq ans en disant bonjour-bonsoir dans l’ascenseur. […] Les Français ne vous accueillent pas dans leur appartement. Les Égyptiens c’est tout de suite : « Viens ! » Ça manquait énormément de chaleur humaine. C’est le jour et la nuit52.

La vie à Villiers-Le-Bel, et dans les autres secteurs à forte concentration de réfugiés juifs d’Égypte, permettait une phase de transition pour les réfugiés qui évoluaient dans un environnement très différent de celui qu’ils avaient connu en Égypte et où ils devaient apprendre à vivre avec d’autres moyens. Malgré une certaine familiarité avec la culture française, les réfugiés décrivaient souvent les 51. « De Haret El Yahoud à Villiers-le-Bel », L’Arche, août/septembre 1960. 52. Interview de Robert Suarès, réfugié d’Égypte, Paris, 25 août 2009.

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

Français de métropole comme des étrangers avec qui ils n’avaient en commun que la langue. Les réfugiés interviewés sur leur expérience, apatrides ou non, ont fait part de réactions diverses et variées concernant leur accueil dans l’Hexagone. Certains ont jugé que la France avait fourni une aide suffisante et de qualité qui leur avait permis de commencer une nouvelle vie. D’autres, surtout des apatrides, estimèrent que la France était mal organisée et que les incessantes démarches administratives pouvaient devenir extrêmement compliquées, surtout les premières années, à cause des justificatifs qu’il fallait sans cesse produire aux différents organismes d’État. Enfin, des réfugiés refusèrent de demander de l’aide, que ce soit à l’État ou aux organisations non gouvernementales, par fierté et jugeant dégradant, par exemple, d’aller se nourrir aux soupes populaires mises en place par le COJASOR53. Quoi qu’il en soit, de par leur statut, il est clair que l’accueil des réfugiés apatrides fut différent de celui des réfugiés de nationalité française. Si, de fait, ils avaient parfois le même degré de familiarité avec la France, en pratique, leur statut particulier signifiait qu’ils avaient plus souvent à faire avec les services de la préfecture ou d’aide aux réfugiés, ce qui a ralenti considérablement leur intégration dans la société française, les reléguant sans cesse à un statut de « non français » jusqu’à une éventuelle naturalisation. Pour une grande majorité des réfugiés juifs d’Égypte, l’intégration fut effectivement ressentie lorsqu’ils se retrouvèrent seuls dans un environnement uniquement composé de Français de la métropole, comme par exemple sur leur lieu de travail ou d’éducation. Toutefois, et afin de ne pas accentuer le déracinement des réfugiés d’Égypte, apatrides ou non, leur réinstallation dans des villes comme Villiers-Le-Bel, où la tradition juive égyptienne put se poursuivre dans une certaine mesure, a ralenti aussi de fait leur intégration dans la société française. Cette réinstallation leur a permis néanmoins de faire face, ensemble, à ce nouvel environnement54, ce qu’ont pu regretter ceux qui avaient fait le choix (ou pour qui l’on avait choisi) de refuser cette aide au relogement55. 53. Inter views de Rosy Saporta Kowsman et d’Isaac Saporta, réfugiés d’Égypte, Aubervilliers, 24 août 2009. 54. Interview de Robert Suarès, réfugié d’Égypte, Paris, 25 août 2009. 55. Inter views de Rosy Saporta Kowsman et d’Isaac Saporta, réfugiés d’Égypte, Aubervilliers, 24 août 2009.

Famille nombreuse nord-africaine arrivée à Paris et logeant dans une chambre d’hôtel. Coll. FCC

Immigrés d’Afrique du Nord : Combien ? Quand ? Pourquoi ? Jacques Taïeb

Ces trois questions, fort simples à première vue, concernent les immigrés juifs originaires d’Afrique du Nord qui ont choisi la France comme terre d’asile. On évoquera ici uniquement le flux migratoire qui s’est dirigé vers l’Hexagone. Mais d’autres lieux d’asile ont existé, en particulier Israël. Pour situer les migrations qui ont touché l’ancienne métropole dans le vaste mouvement d’ensemble qui aboutit, en quarante ans, à vider les communautés d’Afrique du Nord de leur substance, il conviendrait tout d’abord de dire quelques mots sur les autres pays d’accueil. Israël aurait reçu, de 1948 à la fin du XXe siècle, environ 355 000 immigrants, dont un peu plus de 270 000 venus du Maroc, autour de 25 000 originaires d’Algérie, quelque 60 000 de Tunisie. Le Canada aurait compté 10 000 à 12 000 immigrants, surtout dans les années 1960 et 1970, pour l’essentiel d’origine marocaine ; l’Espagne, aux mêmes périodes, aurait accueilli moins de 10 000 individus venus en grande partie de l’ancienne zone « espagnole » du Maroc, au nord de la contrée. L’Italie, plus modestement enfin, servit de point de chute à plusieurs centaines de personnes, essentiellement venues de Tunisie. Pour en revenir au vif de notre sujet, l’architecture que nous développerons sera des plus simples. Dans un premier temps, nous essaierons de déterminer le nombre d’immigrants et, simultanément, de préciser les périodes de forte crue migratoire. Au fond, il s’agira de répondre aux questions une et deux de notre intitulé. Dans un second temps, nous cernerons les causes des départs en distinguant les raisons de court terme, corrélées aux fortes crues, non dépourvues d’intensité dramatique, et très souvent de nature politique, et les causes structurelles qui s’inscrivent dans le temps long où s’imbriquent le politique, l’économique et le culturel.



  1. COMBIEN ET QUAND ?

Avant de se livrer à quelques évaluations, précisons les sources dont nous disposons. Elles sont de trois ordres. D’abord, les évaluations du Fonds Social Juif Unifié, et plus précisément du CASIP qui, pour les vagues venues du Maroc et de Tunisie, présentent une évidente fiabilité, qu’on ne retrouve pas pour l’Algérie, puisque les immigrés de ce dernier pays, citoyens français rapatriés, pris en charge par les Pouvoirs publics, avaient peu de raisons de s’adresser à des organismes communautaires. Tel n’est pas le cas des Juifs venus du Maroc, tous ou presque de nationalité marocaine, et de Tunisie, majoritairement Tunisiens. Les données chiffrées, surtout pour la Tunisie et le Maroc, se retrouvent dans l’ouvrage pionnier de Doris Bensimon, L’Intégration des Juifs nord-africains en France (Paris-La Haye, Mouton, 1971, 263 pages). Ces données sont probablement lacunaires : tous les migrants ne s’adressaient pas nécessairement aux organisations citées plus haut ; par ailleurs, les périodes couvertes par les études menées par Doris Bensimon allaient de 1955 à 1962-63 uniquement ; enfin, d’autres organismes comme l’Œuvre de Secours aux Enfants (OSE) ne sont pas mentionnés. Pour l’Algérie, les statistiques officielles françaises ne mentionnent évidemment pas les Juifs, mais le service central des rapatriés localisé à Agen, que l’on peut interroger, fournit quelques clés concernant les rapatriés d’Algérie, sans distinction de confession. Il reste enfin quelques évaluations communautaires, restées orales, effectuées depuis le pays de départ, Maroc et surtout Tunisie, qui ne sont pas irrecevables. En croisant toutes ces informations on obtient les résultats suivants. On peut penser que, dès 1955, avec le déclenchement de la guerre d’Algérie (novembre 1954), il y eut un flux de départs vers la France. Probablement autour de 12 000 personnes de 1955 à 1961, surtout en 1961, quand l’indépendance de l’Algérie apparaissait probable ; environ 100 000 personnes en 1962, année de l’indépendance ; enfin, un peu plus de 7 000 de 1963 à 1968. Soit, en tout 120 000 immigrants environ. De Tunisie, on aurait compté 10 000 départs de 1952 à 1957, période marquée par des troubles incessants et l’indépendance de la Tunisie le 20 mars 1956. La crise, dite de Bizerte, en 1961, aboutit à 25 000 départs en 1961-62 ; celle dite des terres de colonisation,

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en 1964, fit partir quelque 10 000 personnes cette même année. La mise à sac des boutiques juives à Tunis, en juin 1967, enfin, entraîna, de 1967 à 1972, près de 20 000 départs. Il y eut aussi en Tunisie un mince filet d’immigrants lors des périodes calmes, 195960, 1965-66, années 1970, voire années 1980. Une évaluation approximative donnerait pour la Tunisie les chiffres de 65 000 immigrants. Pour le Maroc, il y a davantage d’incertitudes. On aurait compté peu d’immigrants avant 1961 car les passeports étaient délivrés avec parcimonie de 1956 à l’été 1961. Au fond, les véritables flux commenceraient au début de la décennie 1960. Ils concernaient surtout des immigrants au profil « classes moyennes », voire « classes moyennes aisées », les pauvres, bien plus qu’en Tunisie, ayant opté pour Israël. Du fait de leur profil social, ces immigrants ne s’adressaient pas systématiquement aux organisations communautaires. Avec prudence, on pourrait parler de moins de 10 000 personnes dans les années 1950 et en 1960-1961, de 25 000 pour 1962-1967, et de plus de 20 000 après 1967, soit 55 000 immigrants. On aurait donc pour toute l’Afrique du Nord, 240 000 immigrants (ce qui est un simple ordre de grandeur), dont une est moitié originaire d’Algérie, un gros quart de Tunisie, un petit quart du Maroc. 2. POURQUOI? Il y avait déjà un début de réponse dans notre première partie qu’il faudra ici détailler. Nous commencerons donc par les périodes de paroxysmes mentionnées plus haut. En la matière, la Tunisie est un cas d’école avec trois crises liées à la décolonisation : celles de 1956-1957, 1961-1962, 1964, et une quatrième corrélée au conflit israélo-arabe en 1967. En 1956-1957, l’indépendance poussa au départ des gens inquiets et des Juifs de nationalité française (presque le quart de la communauté) qui estimaient qu’ils n’avaient plus leur place dans le pays. Parmi eux, se trouvaient des fonctionnaires remis à la disposition de leur administration métropolitaine. Les incidents sanglants de la base de Bizerte, en juillet 1961 – restée, après l’indépendance, entre les mains des troupes françaises – opposant manifestants tunisiens et parachutistes, aboutirent à un

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 

violent mouvement d’antisémitisme, la population tunisienne ayant, sur la base de rumeurs probablement infondées, accusé les Juifs d’avoir participé aux combats aux côtés des troupes françaises. On assista alors à une véritable fuite dans un climat de panique. En mai 1964, le gouvernement tunisien nationalisa les terres des colons français suscitant l’ire du général de Gaulle et une quasisuspension de l’aide financière accordée par Paris à la Tunisie. La crise économique qui s’ensuivit, aggravée par le recul des importations, entraîna le départ d’une foule de petits entrepreneurs et de leurs salariés. Ce qui était une crise politique au départ suscita des difficultés économiques en retour. Début juin 1967 enfin, les boutiques juives de Tunis et la grande synagogue furent mises à sac, dès le début de la guerre israéloarabe : violences non spontanées, organisées, paraît-il, par certaines ambassades arabes et par certains cercles politiques désireux de voir partir les Juifs opposés, comme d’autres segments de la société tunisienne, à la politique de planification. Le gouvernement tunisien, semble-t-il surpris, tarda à réagir, mais disgracia plusieurs hauts fonctionnaires tenus pour responsables des désordres. Ces incidents, finalement, sonnèrent le glas de la présence juive dans le pays. En Algérie, ce fut beaucoup plus simple et plus expéditif. L’année 1962 vit tout simplement s’évaporer en quelques mois une communauté millénaire. Au-delà des paroxysmes, la toile de fond tourne autour de deux séries de causes. Les premières tiennent aux craintes suscitées par le contexte de la décolonisation. On redoute le retour au statut pré-colonial des Juifs, d’autant que l’épisode impérial était perçu différemment par les deux populations : aliénant pour les Musulmans, plus ou moins émancipateur pour les Juifs. En Algérie, les Juifs avaient aussi changé de langue et de culture ; le retour au passé signifiait un renversement de perspectives, vieilles de plus de cent trente ans. Au Maroc et en Tunisie, le phénomène était moins net, mais des griefs existaient comme les conversions forcées de jeunes filles au Maroc avant 1961, ou les massacres qui se sont déroulés dans la localité de Petit-Jean en 1954. Le conflit israélo-arabe, omniprésent au Maroc ou en Tunisie, concrètement, jouait moins en Algérie puisque la communauté juive avait quitté massivement le pays en 1962. Dans les deux premiers pays, de manière directe, le conflit du Proche-Orient, à l’évi-

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

dence, empoisonna les rapports judéo-musulmans, comme il le fit en Irak ou en Égypte. Notons simplement quelques événements significatifs : les massacres d’habitants juifs, en 1948, à Oujda et Jerrada au Maroc, lors de la guerre d’indépendance d’Israël, bien avant la décolonisation ; au Maroc toujours, la quasi-interdiction de quitter le territoire de 1956 à 1968, par crainte des départs vers Israël, les violences policières lors de la visite de Jamal Abd En-Nasser en janvier 1961 et le naufrage du Pisces, un navire rempli d’émigrants clandestins vers Israël, cette même année. Pour la Tunisie, le contexte, au début moins dramatique, et marqué seulement, en 1960, par la rupture des relations postales avec Israël, dégénéra subitement en 1967, et eut des prolongations très tardives : l’installation de l’OLP à Tunis en 1982, le bombardement israélien de son quartier général, près de Tunis, en 1985, et l’assassinat de plusieurs Juifs à Djerba, peut-être en guise de représailles. Ces prolongations poussèrent au départ le dernier carré de ceux qui étaient restés en Tunisie. À côté des deux causes majeures que nous venons de signaler, mentionnons des raisons particulières, sans doute corrélées à elles mais de manière indirecte, voire contingente. Appartiennent à cette rubrique, la planification tunisienne, de 1960 à 1969 qui fut autoritaire et maladroite, découragea plus d’un agent économique, juif ou non, et activa la liquidation de la communauté juive. Figure aussi un phénomène nouveau, au Maroc et en Tunisie, le désir de ne plus supporter la moindre brimade de la part d’un policier, d’un fonctionnaire, d’un voisin, d’un collègue. Souvent, après un incident, on pliait bagage alors que jadis on aurait stoïquement supporté injures, avanies ou piqûres d’épingles. Enfin, le contexte psychologique et l’isolement en découragèrent plus d’un, au Maroc et en Tunisie. Au fur et à mesure que partaient voisins, parents, amis, ceux qui avaient juré de ne jamais quitter le pays furent, à leur tour, saisis par la fièvre du départ. * * * Finalement, sur un temps historique court, à peine quatre décennies, les communautés juives du Maghreb disparurent de l’ancien espace colonial. Émigration massive, car elle concerna toute la population ou presque. Émigration totale, car aucun pays, aucune région, aucun groupe social ne fut absent des flux migratoires. Pour

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être plus concret, cela signifie que le médecin, l’avocat, l’homme d’affaires d’Alger, de langue et de culture françaises depuis trois générations, se retrouvèrent sur le même bateau que l’humble juif arabophone du sud tunisien ou du Mzab et ce, pour des raisons quasiment identiques. Il faut cependant constater que pour les modalités temporelles des départs, deux cas de figure s’opposent, celui de l’Algérie avec une émigration concentrée surtout sur l’année 1962, celui du binôme Tunisie-Maroc aux départs étalés sur plusieurs décennies et aux motivations plus complexes.

À immigration d’un nouveau type, réponses nouvelles Les organisations communautaires et l’exode des Juifs d’Afrique du Nord Colette Zytnicki

La Seconde Guerre mondiale a marqué une étape importante dans l’histoire des institutions juives de France. Jusque-là cantonnées à un rôle philanthropique (qui n’était pas anecdotique, compte tenu de la part importante de pauvres et d’immigrés au sein de la judaïcité), elles eurent alors à prendre en charge l’extrême détresse des milliers de personnes exclues des nations européennes, pourchassées et persécutées. Après 1944, leur tâche était donc immense : participer à la reconstruction des familles, apporter un soutien à la fois matériel et psychologique à tous ceux qui avaient traversé les épreuves récentes, redonner vie à une communauté décimée. Le travail n’était pas tout à fait achevé qu’un autre défi se présentait à elles : celui d’accueillir plusieurs centaines de milliers de Juifs venus d’Afrique du Nord. L’exode sur venait en un moment où de profondes mutations bouleversaient le paysage communautaire. L’intense mobilisation de l’après-guerre avait incité les institutions caritatives – largement encadrées par l’American Joint Distribution Committee (AJDC) – à unir leurs efforts. Un lent travail préparatoire, entamé en 1948, aboutit en 1950 à la création du Fonds social juif unifié (FSJU) qui avait pour double vocation de collecter les fonds nécessaires aux diverses associations avant de les redistribuer entre elles, mais aussi de rationaliser les tâches réparties entre une vingtaine d’organisations et leur tracer une ligne commune. L’École Paul Baer wald, fondée après la Seconde Guerre mondiale, se proposait de former des professionnels sur le modèle des méthodes de travail social à l’américaine. Mais les vieilles structures caritatives, héritées de la philanthropie traditionnelle, furent également placées en première

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ligne, comme le Comité de bienfaisance israélite de Paris, ou ses équivalents de province : l’Association cultuelle israélite de Toulouse1(ACIT) ou la Société de bienfaisance israélite de Marseille. Il ne s’agira pas, dans le cadre limité de cet article, de se livrer à une étude sur le long terme de l’action des institutions juives confrontées aux problèmes soulevés par l’arrivée brutale et soudaine des Juifs du Maghreb. Mais on tentera de comprendre comment elles se sont préparées à cet exode, comment elles l’ont analysé et quelles politiques elles mirent en œuvre, avant de se demander si l’événement ne contribua pas à modifier le système communautaire jusque dans ses fondements. S’EST-ON PRÉPARÉ L’EXODE DES JUIFS D’AFRIQUE DU NORD? Au préalable, tentons de répondre à cette question, mille fois posée. En 1965, le sociologue Georges Levitte tirait le bilan suivant : « Ce raz de marée, le FSJU, malgré ses ambitions à la prospective et à la planification, n’avait, pas plus que le gouvernement français, su le prévoir – et n’avait pas, par conséquent, préparé l’accueil du flot des rapatriés2. » Certes, dès le milieu des années cinquante, se dessinait un flux en provenance du Maghreb. En 1956, le Comité de bienfaisance israélite de Paris avait déjà reçu 140 demandes de secours mensuels en juillet 1956 et 152 au mois d’août de la même année, émanant pour leur grande majorité de Juifs de Tunisie et plus secondairement d’Algérie3. Le grand rabbin de France prit alors l’initiative de réunir les responsables des grandes organisations pour examiner la situation (mai 1956). De cette époque date la décision de créer un bureau coordonnant les actions en faveur des futurs arrivants, qui ne prendra effet qu’en septembre 1961 avec la fondation du Bureau d’information et d’orientation (BIO). Mais jusqu’à la fin de 1961, en province et à Paris même, rien ne semble avoir été prévu pour l’accueil des nouveaux venus. Il faut tou1. Colette ZYTNICKI, Les Juifs de Toulouse entre 1945 et 1970. Une communauté toujours recommencée, Toulouse, PUM, 1998. 2. Georges LEVITTE, « Expérience française et utilité des enquêtes sociologiques », La Vie juive dans l’Europe contemporaine, Bruxelles, Institut de sociologie de l’Université Libre de Bruxelles, 1965, p.237. 3. Simon S CHWARZFUCHS , « Naissance du Fonds social juif unifié. Renaissance d’une communauté », Communauté nouvelle, n° 70, 1972, p. 96.

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tefois reconnaître qu’il était bien difficile aux institutions juives d’être plus perspicaces qu’un gouvernement lui-même, peu désireux d’accepter le retour massif des Français d’Algérie. Et, comme le montre Martin Messika, les responsables communautaires redoutaient, en décrétant une mobilisation, de créer un appel d’air qui, suscitant un flux important, serait à la seule charge des institutions juives. Alain de Rothschild déclarait en 1961 qu’il « ne faut pas que la communauté songe à prendre en charge les cas qui seront soutenus par les autorités … Il ne faut pas donner l’impression que si les Juifs quittaient l’Algérie, ils seraient pris en charge par la communauté. Nous ne sommes pas assez riches pour favoriser une émigration massive4». Ajoutons qu’au même moment – les dirigeants des institutions juives devaient le savoir – le gouvernement français était farouchement opposé à l’idée d’un retour en masse des Français d’Algérie. Toutefois, en 1961, la crise de Bizerte5, qui précipite des dizaines de milliers de Français hors de Tunisie – et parmi eux, à peu près 3 500 Juifs –, de même que les négociations entamées avec le FLN constituèrent un signal d’alarme : on comprit alors qu’il fallait se préparer à un exode massif. C’est dans ce contexte qu’est promulguée la loi sur les rapatriés (décembre 19616). Toutefois, dans les cercles étatiques, on évoquait encore la possibilité d’un rapatriement progressif : le Secrétaire d’État aux rapatriés, Robert Boulin, estimait, en janvier 1962, que le repliement des Français d’Algérie se ferait en quatre ans, tablant sur l’arrivée de 25000 familles dans les prochains mois7. Mais ces conjectures ne résistèrent pas à la réalité : « Les événements qui se sont déroulés au cours de cette année ont dépassé toutes nos prévisions » déclare Pierre Kauffmann en 19638. Si le gouvernement gaulliste se résout très tardivement à accepter la réalité des faits – le départ brutal des Français d’Algérie –, les insti4. Réunion du Conseil d’Administration du 15 mars 1961, Archives du CASIP-COJASOR, cité par Martin MESSIKA, « L’assistance juive face à l’immigration des juifs d’Afrique du Nord en France 1950-1970 », Mémoire de Master II, Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, p. 56. 5. Crise militaire aiguë entre la France et la Tunisie qui s’est déroulée en juillet 1961 pour le contrôle de la base navale de Bizerte. 6. Qui prévoit toute une série de mesures pour encadrer l’accueil et l’insertion des rapatriés des anciennes colonies. 7. La Dépêche du Midi, 21 janvier 1962. 8. Compte rendu de la XIV e Assemblée générale du FSJU, archives FSJU, avril 1963.

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tutions communautaires en prennent conscience dès la fin de l’année 1961. L’arrivée des Juifs de Constantine au cours de cette année et les enquêtes menées sur place amènent à penser que l’exode est inéluctable. Au début de l’année 1962, Lucien Lazare – le secrétaire général de la communauté israélite de Strasbourg, peut déclarer : « Nous n’avons pas la prétention d’être en mesure de dire ce que sera l’avenir de nos frères juifs d’Algérie. Cependant, parmi les hypothèses que tout un chacun peut envisager, celle de l’exode massif en France est une probabilité très sérieuse. Le Gouvernement et le Parlement ont déjà dit aux Algériens : ceux d’entre vous qui seront ou se croiront obligés de partir ont leur place en France. La Communauté nationale accueillera ses frères dans un esprit de totale compréhension et mettra en œuvre à leur intention des moyens matériels d’entraide pour résoudre les inévitables questions de logement, d’équipement et d’emploi. Il semble donc que sur ce plan, on n’ait aucun souci à se faire. Les autorités publiques ont pris conscience du problème et sont prêtes à y faire face. Bien mieux, la loi leur donne les moyens nécessaires. Mais tirer une telle conclusion serait faire preuve d’une vue très partielle des choses9. » Se pose alors, dans toute sa brutalité, la question de l’organisation de l’accueil des nouveaux venus. Pour en fixer le cadre général, une assemblée plénière extraordinaire du FSJU est réunie en avril 1962 qui trace la ligne à suivre : mobilisation totale des hommes et des ressources tant à Paris qu’en province. La réflexion se prolonge lors des Journées d’Herbeys, en septembre 1962, rassemblant tous les acteurs qui, sur le terrain, s’affrontent aux dures réalités de l’exode : rabbins, responsables des communautés de province, personnel des institutions sociales, culturelles, de jeunesse. Les discussions qui se déroulent au cours de ces réunions « au sommet » tournent autour de trois axes principaux : la notion même d’accueil, la délimitation du champ d’action des institutions juives et l’attitude à tenir vis-à-vis des nouveaux venus. Les principes de l’accueil Tous les acteurs, comme en témoigne le discours de Guy de Rothschild, président du FSJU en 1962, ont bien conscience de la 9. Lucien LAZARE, « Prélude à l’arrivée des rapatriés », Bulletin de nos communautés, organe du judaïsme d’Alsace et de Lorraine, 19 janvier 1962.

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singularité de l’exode des Juifs d’Afrique du Nord. Consécutif au processus de décolonisation des pays du Maghreb, ce mouvement migratoire n’est pas spécifiquement juif : « On pourrait être tenté, ici dans le cadre juif dans lequel nous sommes, de raisonner comme s’il s’agissait encore d’une vague d’émigration, d’une vague de persécution... Cette immigration a un caractère nouveau, unique dans son genre, qui ne permet pas de l’assimiler, de la comparer aux immigrations que nous avons connues dans des catastrophes peut-être pires encore. D’abord, il ne s’agit pas d’un problème juif, dont ils ne sont ni les auteurs ni les sujets, mais dont ils sont, comme d’autres, les victimes. Ceci se place donc dans un cadre général nord-africain et national, dans lequel nous ne sommes pas habitués d’évoluer, et notre problème propre est celui de tout le monde. Nous ne connaissons pas cela10. » Cette situation inédite sur le plan historique n’est pas sans effets : perdus dans la masse dans les nouveaux venus, les Juifs ne représentent qu’une partie minoritaire du flux de ceux que l’on commence à appeler les Pieds Noirs. Et, de par leur qualité de rapatrié voire même de réfugié (pour les ressortissants marocains ou tunisiens), ils ne sont pas à la seule charge des institutions juives, comme ce fut le cas pour les migrations d’avant-guerre. Ce n’est donc pas spontanément que les nouveaux venus se dirigent vers les institutions communautaires, au contraire : « Ceux qui sont de nationalité française se tournent tout naturellement d’abord vers les pouvoirs publics qui ont la charge de les aider. Ils sont pris par toutes les difficultés matérielles pour avoir le temps et l’envie de contacter la communauté. Ils réservent cette démarche pour des jours meilleurs. Il n’empêche que ce manque de prise de contact entre la communauté et les nouveaux arrivants est un problème préoccupant11. » Comment, dès lors, tout en prenant acte de l’action de l’État, établir le contact avec les rapatriés juifs ? L’enjeu est d’importance, car on redoute un large mouvement de dilution : « D’autre part, la ville risque d’être trop accueillante. Les nouveaux arrivés s’y perdront très vite. Ils seront perdus pour nous. Le besoin de regroupement aura disparu. Les liens avec la communauté se relâcheront. 10. Allocution de clôture de M. Guy de Rothschild, XIIIe Assemblée du FSJU, mai 1962. 11. Pierre KAUFMANN, Rapport sur les problèmes d’accueil et la coordination des activités à Paris et en Province, XIIIe assemblée du FSJU, mai 1962.

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L’activité spécifiquement juive deviendra des plus ténues 12. » Les premiers instants de l’arrivée sont donc primordiaux. Il faut, en préalable à toute action d’assistance, que s’effectue un double mouvement de reconnaissance : du rapatrié envers la communauté, et de celle-ci envers ses propres membres. Il importe alors aux institutions juives d’être présentes dès les premiers moments du rapatriement : « Ce travail doit être fait par notre communauté, sinon d’autres le feront à notre place13. » Les différentes organisations (qu’elles soient caritatives, de jeunesse, ou autres) sont incitées à dépêcher leurs représentants pour accueillir les nouveaux venus à leur point d’arrivée. « Pour le rapatrié, sa première visite à nos bureaux est souvent le premier contact avec la Communauté juive tout entière. C’est pourquoi nous attachons beaucoup de prix à l’ambiance, à la chaleur du premier entretien qui risque d’être déterminant pour l’attitude du rapatrié à l’égard de la Communauté et du désir qu’il manifestera de s’y intégrer 14. » À Toulouse, les institutions juives locales participent au Comité d’accueil inter-œuvres. Le contact est établi avec les nouveaux venus dès le quai de la gare. Une permanence siège à la Maison communautaire nouvellement ouverte pour répondre aux questions et besoins de première urgence. La section locale de la WIZO 15 se mobilise dans ces tâches d’accueil. Se pose ensuite la question du champ d’action spécifique des institutions sociales juives. Par le biais de la loi-cadre de décembre de 1961, l’État met en place un certain nombre de mesures destinées à faciliter l’accueil, le logement et l’insertion professionnelle des rapatriés. Où situer l’activité des organisations juives dans cette configuration originale ? La réponse s’impose peu à peu. Sans chercher à faire double emploi avec l’action publique, elles doivent se fixer l’objectif d’apporter la note juive à celle-ci, en répondant à des besoins d’ordre familial et confessionnel où l’État intervient peu ou pas. À Paris et en province, se noue une collaboration étroite entre les services étati12. Rabbin SCHWARZFUCHS, Délégué au Secrétariat Général du Consistoire de Paris, Aspects cultuels et éducatifs du problème des réfugiés et rapatriés, XIIIe assemblée du FSJU, mai 1962. 13. Pierre KAUFFMANN, op. cit. 14. Pierre KAUFFMANN, idem. 15. WIZO : Women’s International Zionist Organiszation, fondée à Londres en 1923, implantée en France à partir de 1935.

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ques (qui font de même avec les autres associations caritatives, tels le Secours catholique, la Cimade ou la Croix-Rouge) et les organisations communautaires. Dès le début de l’année 1962, le FSJU assure une liaison régulière avec le Secrétariat aux Rapatriés. Il peut ainsi mieux conseiller ses propres usagers et, parallèlement, éclairer efficacement l’administration sur les problèmes rencontrés par ces derniers. Au plus fort du rapatriement, le Secrétariat d’État demande aux organisations philanthropiques d’humaniser l’accueil. Un employé du FSJU siège en permanence au bureau inter-œuvres. Il arrive même que les services publics, débordés, fassent appel en 1963 au personnel du Fonds social, « pour rattraper leur retard ». Si la question de l’articulation entre l’action de l’État et celle des organismes juifs est assez vite résolue, celle de l’attitude à avoir, en tant que Juifs, à l’égard des nouveaux venus est plus délicate. Les débats tenus en 1962 font émerger l’idée que l’on ne peut reproduire l’attitude condescendante des israélites français de l’entredeux-guerres envers les immigrés. « D’aucuns supposent donc qu’une certaine extranéité serait la marque et l’apport des immigrés récents. C’est ainsi que l’on a toujours raisonné et agi, et le cas échéant, par rapport aux coreligionnaires polonais, roumains, hongrois et autres. Seulement les Juifs d’Algérie sont des nationaux et cette circonstance exclut l’“as usual” de la routine “d’accueil”, de “bienfaisance”, de “réhabilitation”, telle qu’elle s’est pratiquée au cours de toutes ces dernières années en fonction des petites migrations d’Europe centrale16. » Car toutes ces pratiques, outre le louable souci d’assister matériellement celui qui arrivait, avaient pour but de hâter son acculturation. Or, le contexte a changé. Non seulement parce que les arrivants sont français ou de culture française. Mais on ne croit plus, en 1962, dans les vertus d’une assimilation qui est au contraire envisagée comme une menace grave qui pèserait tant sur les individus que sur la communauté tout entière 17. Plutôt que de les rendre 16. Compte-rendu des débats à l’intérieur des Commissions, XIIIe Assemblée du FSJU, mai 1962. 17. « À moins d’être masochiste, rien ne laisse prévoir, en France et dans l’ensemble du monde libre, une menace sur notre sort. Alors que l’assimilation, au sens que nous accordons à ce mot, et qui prête souvent à équivoque – nous voulons dire la déjudaïsation, la perte de l’identité, de l’âme juive – n’est, hélas, pas une menace mais une tragique réalité », Michel SALOMON, « Le judaïsme français à l’heure des révisions déchirantes », L’Arche, n° 64, avril 1962.

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conformes au modèle israélite, les responsables optent pour une approche nouvelle des migrations : reconnaître la spécificité du judaïsme nord-africain et lui donner toutes les chances de se perpétuer en tant que tel sur le sol français. Il s’agit là, peut-être, de la plus importante caractéristique du traitement de cette migration. Le rôle joué par les responsables communautaires originaires d’Afrique du Nord mais aussi les articles publiés dans l’Arche – comme ceux d’Albert Memmi – depuis la fin des années 1950 ont certainement contribué à cette prise de conscience18. Certains acteurs vont même plus loin : l’arrivée des Juifs du Maghreb est ressentie comme une véritable chance pour la judaïcité française, alanguie démographiquement et peu pratiquante. Un des participants aux journées d’Herbeys résume bien l’alternative qui se pose à eux : « Faut-il faire de nos coreligionnaires nos concitoyens, ou de nos concitoyens, nos coreligionnaires ? » C’est le second terme qui est choisi. Il faut s’assurer que les Juifs peuvent le rester, malgré les forces centrifuges accélérées par le rapatriement et qu’ils deviennent les membres d’une communauté élargie, en conservant ce qui fait leur singularité. La position décidée au sommet fut, cependant, parfois difficile à appliquer dans la réalité quotidienne. Le financement L’immensité de la tâche prévisible nécessitait des moyens importants, d’où l’appel lancé à tous pour participer à l’effort financier et en particulier aux communautés étrangères : « Devant l’ampleur des charges nouvelles, nous aurons à demander à d’autres communautés juives voisines, heureusement épargnées de s’y associer. Ce serait conforme – au niveau du judaïsme organisé – à l’évolution de l’Europe en gestation comme à nos séculaires traditions de solidarité juive19. » Un fonds d’un million de francs pour le logement avait été créé en 1961 sur l’initiative conjointe du Joint, de deux organisations anglaises, l’ICA et le Central British Fund, et du FSJU. En septembre 1962, le directeur du Fonds social avance le chiffre de quatre mil18. « Portrait du Juif colonisé », L’Arche, n° 6-7, juillet 1957 ; « Réflexions sur la condition des Juifs nord-africains », L’Arche, n°53, février 1961 ; « Suis-je un traître ?», L’Arche, n° 70, novembre 1962. 19. Claude KELMAN, Rapport de synthèse, XIIIe assemblée du FSJU, mai 1962.

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lions de francs pour le financement du plan d’action communautaire en faveur des rapatriés, dont un million et demi viendrait de France, autant du Joint, le reste provenant des communautés étrangères. L’année suivante, le Fonds d’action pour les Réfugiés et Rapatriés se monte à 8,5 millions de francs, reversés pour la moitié à l’aide sociale, pour un quart à l’action envers la jeunesse et le quart restant destiné à répondre aux besoins culturels et cultuels. En 1964, les sources de financement restent les mêmes auxquels s’ajoutent 550 000 francs alloués par le Ministère des Rapatriés20. Accueillir dans l’urgence Dès la fin de l’année de 1961, l’immigration de masse commence. Le Comité de bienfaisance israélite de Paris, situé rue Notre-Dame-des-Victoires, enregistre 9 500 dossiers concernant des rapatriés algériens et 3 950 rapatriés ou réfugiés tunisiens en 196221. Depuis 1957, un partage des tâches avait été décidé entre les principales organisations représentatives. Au COJASOR revenait de s’acquitter de l’accueil des réfugiés de Hongrie et d’Égypte, tandis que le CBIP devait traiter l’immigration venue du Maghreb22. L’accueil et l’aide immédiate À Marseille, placée en première ligne sur le front de l’exode, Sam Castro et sa sœur, entourés d’une équipe de trois autres personnes, organisent l’accueil : en 1963, 3 000 familles ont ainsi contacté les ser vices mis en place par le FSJU, nécessitant pour moins de la moitié d’entre elles un simple conseil administratif23. À Toulouse aussi, on se mobilise pour accueillir, conseiller et ensuite aider les familles à s’insérer. La décision de créer une délégation régionale du FSJU dans la ville est prise en 1963. La direction en est confiée à un instituteur marocain, bien au fait des méthodes nouvel20. Compte rendu de la XVe Assemblée du FSJU, avril 1964. 21. Archives de l’AJDC, chiffres données par Edith Kremsdorf à la réunion du Joint et du FSJU le 24 janvier 1963. 22. Réunion du Conseil d’Administration du CBIP, 27 février 1957, Archives du CASIP-COJASOR, in Martin Messika, op. cit., p.56. 23. Archives de l’AJDC, rapport de Irving R. Dickman rédigé le 5 avril 1963, à la suite de son séjour en France en mars 1963.

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les en matière sociale. À Strasbourg, affluent aussi les Juifs d’Algérie : « Mais ce que l’on sait peut-être moins, c’est que, maintenant encore, en plein octobre, il ne se passe pas de semaine sans qu’une ou plusieurs familles rapatriées d’Algérie ne viennent se fixer à Strasbourg. Ces nouveaux arrivants débarquent parfois directement de leurs régions d’origine ; souvent aussi, après un séjour plus ou moins prolongé à Paris ou dans telle autre ville, dans des conditions insatisfaisantes, ils viennent à Strasbourg poussés par l’espoir de trouver une communauté plus cohérente, plus accueillante, où le r ythme de la vie juive leur sera plus aisé à suivre 24. » Dès 1961, et plus encore en 1962, les responsables de la communauté strasbourgeoise ont lancé un appel pressant à la solidarité. Les plus démunis sont logés dans le centre communautaire, ouvert quatre ans auparavant et transformé, pendant quelques mois, en refuge. Dans tous les lieux où arrivent les nouveaux venus, le travail est à peu près le même. Il faut d’abord les aider à constituer un dossier de rapatrié ou à faire une demande de carte de séjour, ce qui s’avère parfois une rude tâche. L’engorgement des ser vices étatiques, les délais causés par les transferts de documents génèrent l’attente parfois insupportable du versement des prestations et provoquent des situations familiales dramatiques. Chaque fois que la chose est possible, les institutions apportent un soutien précieux en activant le cheminement des dossiers à travers le dédale administratif. Elles publient en 1963 un guide qui résume toutes les dispositions légales en faveur des rapatriés. Par ailleurs, l’aide immédiate varie depuis l’octroi d’un petit acompte jusqu’au logement provisoire des familles les plus fragilisées. L’action à plus long terme L’aide à l’insertion définitive se fait en étroite corrélation avec les mesures mises en place par l’État, pour les rapatriés du moins. Les institutions juives encadrent, pour leur part, la réintégration économique des réfugiés (citoyens marocains et tunisiens) qui les sollicitent. Concernant le logement de ces derniers, dans une période où sévit la crise de l’habitat, rien n’est prévu à l’échelon gouvernemental. À Paris, le Bureau d’information et d’orientation 24. Renée NEHER, « La communauté s’agrandit », Bulletin de nos communautés, organe du judaïsme d’Alsace et de Lorraine, 26 octobre 1962.

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est donc chargé de délivrer des emprunts aux ressortissants étrangers venant d’Afrique du Nord, arrivés en France après le 1er juillet 1961. Cette possibilité est ensuite étendue aux rapatriés eux-mêmes. Un fonds spécial est mis en place fin 1961, renouvelé l’année suivante, pour financer cet effort. Par ailleurs, la Caisse Israélite de Démarrage Économique 25 délivre des prêts, dont beaucoup sont destinés au logement. De façon plus directe, l’Action sociale pour l’Habitat26, qui collecte le 1% patronal pour le logement, est chargée de construire des habitations pour les nouveaux arrivants, essentiellement dans la région parisienne, ce qui n’exclut cependant quelques programmes dans le reste de la France. Le BIO conseille les familles, réfugiées ou rapatriées à la recherche d’un toit. Elle les oriente géographiquement, les informe sur l’état du marché, les prix, les prêts, « déconseille les opérations qui présentaient trop de risques, tente de prévenir les escroqueries qu’un nouveau venu peu méfiant, rencontre à chaque pas dans la grande ville27». Plus concrètement, le Bureau peut analyser chaque situation qui lui est soumise en fonction des différents paramètres : revenus, taille de la famille, évolution professionnelle possible. L’aide au reclassement est aussi du ressort du BIO. Il fait office de bureau de placement, peut solliciter des chefs d’entreprise « amis du FSJU», ouvrir les colonnes de l’Arche 28 aux demandes d’emploi. Il s’appuie sur le réseau d’écoles professionnelles de l’ORT29 qui participe activement à la réorientation des certaines catégories professionnelles. Un service juridique, qui fonctionne grâce aux membres de l’Association des Juifs originaires d’Algérie, épaule les démarches concernant les retraites, les régularisations de situations et les relations avec l’Agence des Biens, organisme public chargé de régler le problème des possessions des Français d’Outre-Mer. 25. Caisse israélite de démarrage économique, créée en 1952, chargée de délivrer, sous certaines conditions, des prêts. 26. Action sociale pour l’habitat, créée en 1956, pour collecter le 1% patronal en faveur du logement. 27. Henri SLAMA, Contribution à la solution du logement, XIVe Assemblée générale du FSJU, avril 1963. 28. Le journal mensuel du FSJU. 29. Organisation, Reconstruction, Travail. Organisme créée en 1880 en Europe de l’Est, pour donner une formation professionnelle en milieu juif. Au début des années soixante, on trouve de ces écoles à Paris, Strasbourg, Toulouse, etc.

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Enfin, les œuvres sociales peuvent également s’occuper de l’assistance aux personnes. Cette dernière tâche incombe tout particulièrement à l’Organisation de Secours aux Enfants (OSE) qui prend en charge les plus jeunes et les malades ne pouvant bénéficier de couverture sociale. Tel est le cas de nombreux Tunisiens qui n’ont pas la nationalité française. Le Service social de l’OSE se consacre donc aux enfants, fragilisés par la situation, et à un nombre croissant de personnes âgées que l’exode a totalement déstabilisées. Les séquelles de la migration ne manqueront pas de se faire sentir pendant de longues années30. Assurer la transmission L’arrivée de plusieurs dizaines de milliers de coreligionnaires est perçue par les responsables communautaires comme une chance pour le judaïsme, on l’a vu. Mais les conditions dans lesquelles se fait la migration peuvent aussi transformer cette opportunité historique en son contraire. On redoute que l’exode, en dispersant les familles, en changeant les repères, n’accélère un mouvement de déjudaïsation. On appréhende en effet les effets de l’isolement des familles installées dans les banlieues et les villes moyennes : « Vouloir rester juif à Angers ou à La Rochelle est remarquable… Les adultes se souviennent de leur vie juive d’antan ; mais c’est en direction de ces enfants qui sont nés en France, qui vont à l’école publique, qui ne peuvent pas suivre des cours de Talmud Torah (souvent éloignés de chez eux) et qui n’ont pas de voisins juifs que nos efforts doivent être dirigés31. » On prévoit d’ouvrir les colonies de vacances aux enfants de rapatriés, et même d’organiser des colonies urbaines à Paris et Marseille. Des garderies sont mises en place, permettant aux parents de se libérer pour rechercher un logement ou un emploi. Quand la famille ne peut plus assumer ses fonctions envers les enfants, les organisations se proposent de les prendre complètement en charge le temps nécessaire. On crée une maison 30. Colette ZYTNICKI, « Gérer la rupture : les organisations sociales juives de France face aux migrations des Juifs de France (1950-1970)», Juifs et musulmans. Fraternité et déchirements, Sonia F ELLOUS (dir.), Paris, Somogy Editions d’Art, 2003, p. 333-342. 31. Archives de l’AJDC, minutes de la réunion entre les délégués du Joint et ceux du FSJU du 21 mars 1963, intervention de M. Musnik sur l’organisation des camps de jeunes.

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pour les orphelins. L’affaire Finaly n’est pas si loin, on invite donc les responsables à ne pas confier les enfants à d’autres institutions. Plus profondément, il s’agit d’offrir aux enfants rapatriés, souvent ébranlés par les événements qu’ils viennent de subir et soumis à des forces centrifuges, des lieux de ressourcement juif. En effet, si l’aide sociale fournie aux individus leur permet de passer le cap du déracinement et d’accélérer leur insertion, elle ne doit pas pour autant occulter les besoins spirituels et culturels32. Après bien des débats sur la question de savoir s’il était de la compétence du FSJU de contribuer à l’aménagement de nouvelles synagogues, ses responsables décident de soutenir le projet « Chantiers du consistoire », qui prévoyait la construction d’un ensemble de lieux de culte33. Pour éviter la dilution dans la société ambiante, il faut donc ériger partout où sont installées des familles des synagogues, des Talmud Torah, voire des écoles juives. La question est abordée à Strasbourg où il en existait déjà : « Nous ne pouvons conclure sans attirer l’attention urgente sur la nécessité de scolariser la nombreuse jeunesse que nous vaut l’afflux des rapatriés. Cette scolarisation appelle impérieusement la création d’un réseau d’écoles juives de plein temps, d’internats où les enfants qui nous sont confiés en attendant puissent trouver un foyer34. » Un lycée (yechiva Eshel) voit le jour, tandis que le rabbin Abitbol et le rabbin Klapisch ouvrent une yechiva des étudiants, destinée aux jeunes voulant compléter leurs études universitaires par un enseignement religieux35. On multiplie aussi les cours d’enseignement religieux et le FSJU apporte une aide importante à la création d’écoles de l’ORT qui permettent de donner une formation en milieu juif. Enfin, le Fonds social transpose en France une structure née sous les auspices du Joint au Maroc, le Département d’éducation de la jeunesse juive 32. Simon SCHWARZFUCHS, « Aspects cultuels et éducatifs du problème des réfugiés et rapatriés », Journal des communautés, T.XIII, 289, 1962, p.4. 33. Simon SCHWARZFUCHS, « Naissance du Fonds social juif unifié. Renaissance d’une communauté », Communauté nouvelle, n° 72, p. 74. 34. « La politique de l’heure», non signé, Bulletin de nos communautés, cit., 31 août 1962. 35. Témoignage du grand rabbin Max Warschawski, sur le site de la communauté séfarade de Strasbourg, , consulté le 3 décembre 2009.

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(DEJJ), qui s’ajoute à la liste des organisations de jeunes déjà en place. Mais contrairement à ces dernières, il ne défend aucune option politique ou religieuse, affichant simplement son objectif, celui d’être une structure « d’encadrement et d’éducation des enfants d’âge scolaire et des adolescents essentiellement en provenance des pays du Maghreb36». Enfin, s’impose la tâche d’unifier une judaïcité de plus en plus diversifiée. À la première différenciation, qui sépare les Ashkénazes des Séfarades, il faut ajouter celles qui morcellent le judaïsme nordafricain en autant de particularismes. Les discussions sur ce thème sont vives et parfois tendues entre les groupes, surtout dans les communautés modestes où il faut partager un espace commun. Dans les années cinquante, l’idée de créer des centres communautaires avait commencé à se profiler. En ce domaine encore, l’exode des Juifs d’Afrique du Nord permet de donner corps à une ambition ancienne, en lui conférant toutefois un contenu quelque peu différent. La maison communautaire s’impose comme lieu de rassemblement d’une judaïcité non pas en déclin, mais menacée par sa trop grande diversité. « Une maison juive en France répond moins au principe de l’appartenance qu’à celui de l’identité. On s’y découvre soi-même avant de découvrir son voisin. Elle est donc d’abord et fondamentalement un lieu de culture, d’étude et de loisirs37. » Une première maison de ce type s’ouvre à Paris, Boulevard Poissonnière, et cet exemple est suivi à Bordeaux, Toulouse, Lyon. D’autres structures, centrées sur la synagogue, ont vu le jour, comme à Strasbourg à la fin des années 1950, ou dans la banlieue parisienne au début des années 1960 (Villiers-Le-Bel), et dans des villes où renaissent des communautés juives (Roanne, Grenoble, Valence ou Troyes, par exemple). Conclusion De ce moment de l’histoire des institutions juives, on peut retenir trois points. Le premier est d’ordre quasi psychologique. Malgré l’intense mobilisation des organisations communautaires qui tranche avec 36. « D’une assemblée l’autre », L’Arche, avril 1963, n° 75. 37. « Le centre communautaire et la maison des jeunes de Paris », L’Arche, janvier 1963, n° 72.

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leur attitude d’avant la Seconde Guerre mondiale, rien ne pouvait vraiment panser les plaies de familles brutalement jetées sur le sol français devant, seules, faire l’apprentissage de nouveaux codes sociaux et culturels et gérer le deuil du « là-bas », de la maison et des rues familières, d’un monde connu et brusquement effacé. Par ailleurs, tous les rapatriés et réfugiés n’ont eu pas accès aux services mis en place par la communauté, soit parce qu’ils étaient nommés dans une ville sans structure juive, soit qu’ils en ignoraient l’existence. Ainsi ne pourrons-nous jamais combler le hiatus, cent fois constaté, entre la démonstration du travail fait en direction des nouveaux venus et le ressenti de ces derniers. Qui peut guérir des drames de l’exil et des tourments de la nostalgie ? Le deuxième point concerne l’évolution des pratiques de travail développées dans les institutions sociales juives et l’infléchissement de leur rôle, amorcé après la Seconde Guerre mondiale. En témoignent les transformations du Comité de bienfaisance israélite de Paris qui change de nom en 1963 devenant le Comité d’action sociale israélite de Paris (CASIP), avec la volonté affichée de transformer aussi son mode d’action. C’est de cette période que date véritablement la naissance de ser vices sociaux modernes, animés par de véritables professionnels. Le FSJU a pris une part centrale dans ce mouvement, à Paris, mais aussi en province par le biais des délégations régionales qu’il crée à Toulouse, Marseille, Nice, Strasbourg ou Lyon, en coopération avec les institutions caritatives traditionnelles qui renouvellent leurs modes d’action. L’on pourrait enfin terminer sur les transformations de la communauté en son ensemble. L’arrivée de plus de cent mille coreligionnaires venus d’horizons géographiques et culturels éloignés a posé la question de sa définition et de sa cohérence. Comment reconstruire une communauté avec une judaïcité plus diversifiée encore, éclatée et menacée par de fortes tendances assimilationnistes ? Certes, le problème ne date pas de 1962. Les tendances étaient à l’œuvre auparavant. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, s’était engagée sur une large réflexion sur la manière de ramener les Juifs vers le judaïsme38. À travers la création du CRIF en 1944, du FSJU en 1950, étaient apparues des institutions qui, dépassant largement le cadre religieux hérité des structures napoléoniennes, ten38. La création de l’école des cadres d’Orsay, juste après la guerre s’inscrit bien dans cette problématique.

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daient à donner un sens plus extensif à la notion de communauté. Elle ne serait plus seulement le regroupement des membres d’une même confession, avec pour centre la synagogue. Mais elle pourrait être l’expression d’un judaïsme reconnu comme protéiforme, tant par la diversité de ses origines (d’Europe centrale, d’Afrique du Nord, etc.), que par celle des engagements de chacun : religieux, laïcs, sionistes. Ce type de communauté pourrait s’imposer pour contrecarrer les progrès de l’assimilation et la désaffection manifestée envers la pratique religieuse. Le rôle pris par le FSJU dans l’accueil et la réinsertion des Juifs venus du Maghreb lui permet donc de proposer une vision communautaire originale au regard de l’expérience juive française. La communauté se définirait comme le rassemblement d’un groupe minoritaire aux origines multiples, soudé par un lien religieux et une conscience historique diasporique, dont le centre communautaire, lieu de regroupement « multifonctions », serait le symbole : « Une communauté juive existe de fait en France, qui entend se développer et se perpétuer en marge du “pays légal” qu’est la synagogue, non pas contre la synagogue, ni même nécessairement en dehors, mais avec elle, et au-delà des limites que la synagogue s’est astreinte pour se plier aux conventions et à la philosophie de l’État jacobin39. » Ce modèle communautaire, fort débattu dans les années 1970, est-il celui qui prédomine aujourd’hui ? La question reste posée.

39. Michel SALOMON, « L’an I de la Communauté juive de France », L’Arche 1965.

L’accueil des juifs marocains en France Martin Messika

En mai 1961, Jules Braunschvig, Vice-Président de l’Alliance israélite universelle, confronté à la situation des juifs d’Afrique du Nord et à leur émigration, interroge les autres membres du Comité Central de cette institution de la manière suivante : «Que faire ? Nous avons beaucoup de mal à jouer sur tous les tableaux à la fois et à faire jouer nos amis1.» Cette question témoigne des difficultés à mettre en place une politique d’accueil par les institutions juives : en effet, faut-il, consacrer leurs efforts à préparer l’arrivée des juifs d’Afrique du Nord en France ou œuvrer pour améliorer les conditions de vie dans le pays d’origine ? Le fait de mettre en place des politiques d’accueil n’est-il pas de nature à stimuler le flux des arrivées ? Ces questions se posent d’autant avec plus d’acuité pour le Maroc qui abritait la population juive la plus nombreuse d’Afrique du Nord avec 250 000 personnes en 1948 et qui comptait aussi de nombreuses organisations juives œuvrant sur son territoire. En effet, dès la fin du XIX e siècle, le pays devint un terrain d’action pour l’Alliance israélite universelle qui se consacra à l’éducation des jeunes2, mais aussi, au cours du XXe siècle, pour les organisations sionistes qui, après 1948, contribuèrent au développement de l’émigration en Israël3, ou encore pour les mouvements orthodoxes qui recrutèrent des jeunes afin de les envoyer dans des centres d’enseignement talmudiques4. 1. Réunion du mois de mai 1961, Archives AIU-Procès-verbaux du Comité Central. 2. Robert ASSARAF, Une certaine histoire des Juifs du Maroc, Paris, J.-C. Gauwsewitch, 2005. 3. Ygal BIN NUN, « La négociation de l’évacuation en masse des Juifs du Maroc », in Shmuel TRIGANO (dir.), La Fin du judaïsme en terres d’islam, Paris, Denoël, 2009. 4. Yaacov LOUPO, Métamorphose ultra-orthodoxe chez les juifs du Maroc, Paris, L’Harmattan, 2006.

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La population juive du Maroc avait connu de profondes mutations avec le développement de la présence européenne au XIXe siècle et la mise en place du Protectorat en 1912. C’est en effet durant la période coloniale qu’elle s’accrut de plus de 200% et qu’elle connut d’importantes évolutions sociales5. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, elle a diminué jusqu’à compter, en 2000, 6000 personnes. Les conséquences de l’accession à l’indépendance du pays en 1956, ainsi que l’existence de manifestations d’hostilité en direction des juifs ont contribué, comme cela été souligné à de nombreuses reprises6, à créer un climat favorisant l’émigration. Ainsi, entre 1948 et 1975, selon les estimations, 35 000 personnes se seraient dirigées vers la France et environ 213 000 vers Israël7. En France, la part des juifs marocains est plus faible que celle représentée par les juifs originaires d’Algérie ou de Tunisie, avec respectivement, 120 000 et 60 000 selon Jacques Taïeb8. L’absence de lieux à forte concentration de juifs originaires du Maroc, comme peut l’être le « Belleville des juifs tunisiens9», ainsi que cette faiblesse numérique, rendent les spécificités de cette immigration difficiles à étudier. La notion d’accueil revêt deux dimensions ; elle désigne tout d’abord, des politiques d’accueil et la réglementation applicables aux juifs originaires du Maroc. Cette question se pose avec d’autant plus de force pour les populations juives marocaines qu’elles étaient en majorité non françaises10 et ne pouvaient prétendre au statut de « rapatrié ». La seconde dimension de l’accueil concerne les mesures prises par les organisations juives à l’endroit de ces populations. Ces politiques ont déjà été étudiées ; ainsi Colette Zytnicki a-t-elle montré comment la politique sociale des institutions s’inscrivait dans le 5. Michel ABITBOL, Histoire du Maroc, Paris, Perrin, 2009. 6. Robert ASSARAF, Une certaine histoire des Juifs du Maroc, op. cit. 7. Ygal BIN NUN, ibid. 8. Jacques TAÏEB, « Historique d’un exode », Yod n°10, Paris, 1979. 9. Patrick SIMON et Claude TAPIA, Le Belleville des Juifs tunisiens, Paris, Autrement, 1998. 10. Michel ABITBOL, ibid.; Yerri URBAN, « Race et nationalité dans le droit colonial français 1865-1946 », Thèse sous la direction de Patrick Charlot et Patrick Weil, Université de Bourgogne, non publiée, 2009.

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cadre d’une volonté d’intégrer les originaires d’Afrique du Nord11 au sein de la communauté juive française. C’est le sens de l’action d’organisations comme le Comité d’Action Sociale Israélite de Paris (CASIP) à Paris12, le Fonds Social Juif Unifié (FSJU13) avec ses branches régionales et son bureau d’Information et d’orientation (BIO) à Paris, ou encore l’Œuvre de Secours aux enfants. L’accueil ne recouvre pas uniquement une signification sociale ; en effet, l’aide de ce type ne concerne qu’une partie des nouveaux arrivants en France, et il existe d’autres modalités d’accueil. C’est ainsi que nous nous concentrerons sur la situation des étudiants juifs marocains en nous appuyant sur les dossiers de demande d’inscription à un foyer-appartement dépendant du CASIP, le Toit Familial. Celui-ci a été ouvert en 195414 et accueillait des étudiants de France et de l’étranger venus suivre des études supérieures. Cette analyse permettra de préciser la place des structures d’accueil de la communauté juive dans le mouvement d’immigration des juifs du Maroc.

LES CONDITIONS DE L’ACCUEIL EN FRANCE : QUEL STATUT POUR LES ORIGINAIRES DU MAROC DE CONFESSION JUIVE ? Travailler sur l’immigration juive du Maroc implique de se confronter à la question de la catégorisation des immigrants. Existet-il pour l’administration en charge de la politique d’accueil des immigrants des règles applicables à une catégorie « juif »? Si l’administration du Protectorat n’hésitait à considérer l’existence de communautés juives qu’elle sur veillait, tel n’est pas le cas en France 11. Colette ZYTNICKI, « Gérer la rupture : les institutions sociales juives de France face aux migrations des juifs tunisiens (1950-1970)», in Sonia F ELLOUS (dir.), Juifs et Musulmans en Tunisie, Paris, Somogy, 2003. 12. Martin MESSIKA, « L’assistance juive face à l’immigration des juifs d’Afrique du Nord », Master 2 d’Histoire Contemporaine à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne, sous la direction de M. Patrick Weil, non publié. 13. Sur l’histoire du Fonds Social Juif Unifié, Raphaël ELMALEH, L’Espoir en mouvement : 1950-2000, Paris, Albin Michel, 2000. Sur l’action de la branche toulousaine du FSJU dans l’accueil des populations juives d’Afrique du Nord, Colette Zytnicki, Les Juifs de Toulouse entre 1945 et 1970, Toulouse, Presses Universitaires de Toulouse, 1998. 14. Concernant l’histoire du Toit familial, voir E. P OLACK , « Découvrir le Toit familial, foyer d’étudiants juifs à Paris, 1952-2000 », Archives juives, 2004/2, n° 37, p. 127-134.

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métropolitaine après la Seconde Guerre mondiale15 ; ainsi, l’absence d’une catégorie « juif » rend difficile l’analyse globale de cette immigration. Toutefois, cela n’a pas empêché qu’une politique d’accueil spécifique soit menée en direction des Marocains de confession juive. Il convient d’en suivre les étapes constitutives en abordant tout d’abord le cadre général, puis la situation particulière des immigrants de confession juive. Le cadre général de la politique d’accueil des marocains La politique migratoire d’après-guerre s’appuie sur l’ordonnance du 2 novembre 1945 qui réglemente le séjour des étrangers. Il est prévu des statuts différents selon la durée de séjour d’un étranger sur le territoire : le statut de résident temporaire pour les étrangers admis à rester moins d’un an en France, celui de résident ordinaire pour ceux qui peuvent y demeurer trois ans ; et enfin celui de résident privilégié permettant aux étrangers de rester dix ans sans que leur statut ne soit remis en cause16. Par ailleurs la réglementation applicable aux étrangers se développe à partir des nombreuses circulaires qui sont édictées par les ministères de tutelle. Cette «réglementation parallèle 17» donne naissance à des statuts différents, applicables aux immigrants venus de Tunisie et du Maroc alors sous le régime du Protectorat. C’est ainsi que les Marocains sont soumis aux dispositions de l’ordonnance de 1945 concernant leur entrée et leur séjour ; mais au lieu de disposer d’une carte de résident, ils reçoivent une carte d’identité de Marocain. L’accession à l’indépendance du Maroc entraîne une modification dans le statut des ressortissants ; en effet, «Les Marocains [et les Tunisiens] qui ont évidemment perdu la qualité de protégé français sont considérés comme des étrangers ayant un statut juridique d’une nature particulière qui ne permet pas de les assimiler aux autres étrangers et de leur appliquer l’intégralité de la législation applicable à ces derniers 18». Les rela15. Concernant les politiques de dénaturalisations des juifs entre 1940 et 1944 : Patrick WEIL, Qu’est-ce qu’un français, Paris, Grasset, 2002 ; Patrick W EIL, Liberté, Égalité, Discriminations, Paris, Gallimard, 2009. 16. Patrick WEIL, La France et ses étrangers, Paris, Calmann-Lévy, 1991. 17. Alexis SPIRE, Étrangers à la carte, Paris, Grasset, 2005, p. 13. 18. Note au Sous-directeur de la réglementation intérieure, 20 juillet 1957, CAC 19960134 art.6

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tions difficiles entre les gouvernements français et marocain sur la question de la réglementation de l’immigration a des conséquences sur le statut des ressortissants marocains ; en effet, le Ministère de l’Intérieur rappelle que les Français au Maroc sont soumis aux dispositions de droit commun applicables aux étrangers 19. Dans ces conditions, les autorités françaises choisissent de ne pas édicter une réglementation qui serait favorable aux ressortissants d’un pays qui, lui-même, n’accorde pas de facilité à ses nationaux. Ainsi, en 1959, deux circulaires20 rappellent-elles que le régime bienveillant qui s’appliquait aux ressortissants marocains ne s’appuie sur aucune base juridique ou conventionnelle. Les Marocains qui disposent d’un passeport pourront entrer en France ; les personnes qui désirent occuper une activité salariée se voient, quant à elles, dans l’obligation de présenter un contrat de travail signé, même si elles n’ont pas besoin de disposer d’un visa. Les Marocains arrivés avant le 1er avril 1959 et qui possédaient une carte d’identité marocaine peuvent l’échanger contre une carte de résident privilégié et ceux arrivés après le 1er avril 1959 relèvent des dispositions prévues dans l’ordonnance du 2 novembre 1945. La signature de la convention de main d’œuvre, le 1er juin 1963, pose les principes de recrutements de la main d’œuvre provenant du Maroc ; la réglementation du séjour des Marocains reste dans le cadre de l’ordonnance de 194521. La situation spécifique des émigrés de confession juive Les politiques concernant les populations juives se construisent en plusieurs temps. Le statut des israélites qui se dirigent vers la France avant et après l’accession de leur pays d’origine à l’indépendance n’allait pas de soi : s’agissait-il d’immigrés qui quittaient leur pays par choix ? De réfugiés qui fuyaient leur pays face à un danger ? Si tel était le cas, cela leur permettait-il d’acquérir le statut de « réfugié »? 19. Note du Ministre de l’Intérieur au Ministre des Affaires Étrangères, CAC 19880312 art. 9. 20. Ces deux circulaires concernant les modalités de circulation et d’accueil des Marocains : la première date du 29 mars 1959 et émane du Ministère de l’Intérieur et la seconde du Ministère du Travail et date du 31 mars de la même année. 21. Elkbir ATOUF, Aux origines historiques de l’immigration marocaines en France, 1910-1963, Paris, Connaissances et Savoirs, 2009.

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Si cette option a été évoquée, elle n’a pas été retenue par l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA), l’organisme qui a pour mission de reconnaître la qualité de réfugié conformément à la Convention du 28 juillet 195122. Le conseil de l’Office, à différentes reprises, a rappelé qu’il n’était pas compétent pour étendre le bénéfice de la convention aux victimes des «événements survenus avant le 1 er janvier 1951 » ailleurs qu’en Europe 23. Lors des réunions des mois de juin et décembre 1961, le conseil indique qu’il «[n’est] pas possible de reconnaître comme réfugiés [les israélites marocains et tunisiens], le Maroc et la Tunisie n’étant pas considérés comme “pays de persécutions”. Le droit d’asile et des facilités d’installation leur sont accordés24». C’est ainsi que le Préfet du Bas-Rhin fait part à la Direction du Ministère de l’Intérieur, dans une note du 24 novembre 1961, du refus qu’a opposé l’OFPRA à une demande émanant d’un ressortissant marocain de confession juive ; l’organisme a argué du fait que la personne concernée disposait d’un passeport marocain en cours de validité. Néanmoins, sans reconnaître le statut de réfugié, les services centraux remédient aux problèmes rencontrés, en particulier, pour l’établissement de l’état civil des ressortissants marocains. Bienveillance envers les ressortissants de confession juive L’attitude du pouvoir marocain en direction de ses ressortissants qui ne souhaitent pas retourner au Maroc ou encore qui ont, un temps, vécu en Israël, est source de problèmes pour ces immigrants. En effet, le ressortissant d’un pays, fût-il ancien protectorat français, doit être reconnu par les autorités de ce pays. Cette démarche est nécessaire, en particulier lors des renouvellements des titres de séjour, mais elle s’avère difficile pour les Marocains, principalement de confession juive. Car le Maroc refuse de délivrer un passeport nécessaire à la 22. Procès-verbal de la réunion du conseil de l’OFPRA du 27 septembre 1954, CAC 19810201 art.1 : «Cet office doit s’assurer que les motifs invoqués sont réels et justifiés et qu’il n’existe à l’encontre du demandeur aucun motif d’exclusion ». 23. Compte rendu de la réunion du 27 juin 1961 du Conseil de l’OFPRA, Id. Cet élément est modifié par le protocole de New York du 31 janvier 1967 qui étend le statut de réfugié « sans aucune limitation géographique » (article 2-3 du Protocole de New York). 24. Compte rendu de la réunion du 20 décembre 1961 du Conseil de l’OFPRA, Ibid.

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confection d’une carte de séjour en France. Face à ce refus qui, selon le Ministère des Affaires Étrangères 25, n’est pas susceptible d’être remis en cause, les préfectures sont autorisées à inscrire la mention «d’origine marocaine » en lieu et place de la nationalité26. La bienveillance administrative s’exprime dans l’examen des dossiers des ressortissants israélites marocains ; en effet, les réponses apportées aux demandes d’éclaircissement formulées par les Préfectures qui sont au contact de ces immigrés, complètent l’édifice réglementaire s’appliquant aux ressortissants étrangers. Ces notes constituent des instructions concernant la pratique administrative des agents préfectoraux. Ainsi, les services de la Préfecture des Bouches du Rhône font-ils état, au mois de janvier 196227, de la présence de Marocains entrés en France sans contrat de travail et qui sont destinés à occuper des métiers se situant dans des secteurs « excédentaires ». Les services centraux avaient rappelé aux Préfectures la possibilité de régulariser les Marocains entrés en France sans contrat de travail 28. Cette mesure ne concernait pas uniquement les ressortissants de confession juive, mais elle revêtait une utilité particulière «dans un but humanitaire en faveur de ceux [...] qui ne pourraient sans danger regagner leur pays d’origine ». Si, comme on l’a vu, le Maroc ne peut pas être considéré comme un pays de persécution, la situation d’insécurité des personnes de confession juive est prise en compte dans la réglementation applicable aux étrangers. Cette attitude semble constante dans les années 1960, puisqu’en 1965, la Direction de la Réglementation du Ministère de l’Intérieur fait savoir au Préfet du Rhône, qui l’interroge sur l’attitude à adopter concernant les demandes de régularisations des israélites marocains, qu’il devra leur être répondu favorablement s’ils justifient d’un emploi et d’un hébergement «normal 29». L’accueil réglementaire des populations juives du Maroc immigrées en France présente des spécificités et s’est constitué au fur et à mesure en prenant en compte leur situation dans leur pays d’ori25. Note du 5 mars de la Direction des Affaires administratives et sociales du Ministère des Affaires Étrangères, CAC 1988 0312 art. 9. 26. Note du 23 janvier 1963 de la Direction de la Réglementation du Ministère de l’Intérieur au Préfet du Rhône, CAC 1988 0312 art. 9. 27. Notes du Préfet des Bouches-du-Rhône des 5 janvier 1962 et 26 janvier 1962, CAC 1988 0312 art 10. 28. Notes aux Préfets des Alpes Maritimes et du Gard du 31 octobre 1961, idem. 29. Note du 9 février 1965, CAC 1988 0312 art 10.

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gine mais sans édicter de règles leur permettant de bénéficier du statut de réfugiés. Au sein de ce cadre réglementaire, les associations juives en France ont souhaité jouer un rôle dans l’accueil de ces populations, sous la forme à la fois d’assistance et d’aide à l’insertion sociale. Mais ces actions ont également visé d’autres types de populations, comme les étudiants. DE L’ACCUEIL AU RÉSEAU D’IMMIGRATION : «TOIT FAMILIAL»

LE CAS DES ÉTUDIANTS DU

Les politiques d’accueil développées par les organisations juives françaises en faveur des juifs originaires d’Afrique du Nord ont connu différentes étapes : les années 1961 et 1962 constituent des dates centrales. Les organisations d’aide sociale se sont mobilisées pour subvenir aux besoins de ces populations. C’est ainsi qu’en 1954, le Comité de Bienfaisance Israélite de Paris (CBIP) ouvre le foyer étudiant du « Toit Familial » situé au 10, rue Guy-Patin dans le 10e arrondissement. On y accueille des jeunes juifs de France et de l’étranger, des étudiants venus séjourner à Paris pour suivre des études supérieures. Les archives donnent à la fois des indications sur la manière dont une institution communautaire juive a accueilli un type de population bien particulier, mais aussi sur le profil et les caractéristiques de cette dernière. Dans le cadre de cette étude, 693 demandes d’admission ont été analysées ; sur ces 693 étudiants ayant demandé à intégrer le Toit Familial, 536 étudiants y ont effectivement séjourné ; certains dossiers semblent avoir disparu et nous ne connaissons pas le nombre total de dossiers. DÉTAIL DU NOMBRE DE DOSSIERS ÉTUDIÉS ADMISSION

oui non liste d’attente non indiqué Total

PAYS DE NAISSANCE

Algérie 53 5 1 59

Maroc 206 64 11 18 299

Tunisie 277 41 2 15 335

Source : Dossiers de demande d’admission (Archives de la Fondation CASIP-COJASOR)

Total 536 110 13 34 693

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Sur l’ensemble de ces demandes d’admissions, on dénombre 299 étudiants originaires du Maroc, 335 originaires de Tunisie et 59 originaires d’Algérie ; parmi les étudiants ayant été admis au Toit Familial, on compte avec certitude 206 personnes venant du Maroc et 277 de Tunisie. La composition du Toit Familial entre 1954 et 1975 comprend, d’après les données que nous avons, 52% d’originaires de Tunisie, 38% d’originaires du Maroc, 10% d’Algérie. Les sources dont nous disposons permettent à la fois d’analyser les caractéristiques des candidats originaires du Maroc, mais aussi de procéder à des comparaisons avec le public originaire de Tunisie ; cette démarche comparative permettra d’éclairer les spécificités de la migration juive marocaine30. La chronologie des arrivées au Toit Familial permet, par ailleurs, de donner une indication concernant les années de plus forte immigration des juifs originaires du Maroc.

ÉVOLUTION COMPARÉE DES FLUX D’ARRIVÉES AU TOIT FAMILIAL (EN %) Source : Dossiers de demande d’admission au Toit Familial (Archives de la Fondations CASIP-COJASOR)

L’année 1956, lors de laquelle la Tunisie et le Maroc accèdent à l’indépendance, voit l’arrivée de l’équivalent de 8% du total des 30. Sur l’intérêt de la démarche comparative, Nancy L. GREEN, Repenser les migrations, Paris, PUF, 2002.

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Marocains ; les mouvements sont moins marqués dans les années suivantes. C’est à la fin des années 1960 que l’écart avec l’évolution de l’arrivée des originaires de Tunisie se creuse ; en effet, en 1970, 9% du total des Marocains arrivent au Toit familial, en 1971, il est de 8% et en 1972 de 11%. À la même période le pourcentage est de 4%, 3% et 4% pour l’immigration juive de Tunisie. Le profil des étudiants originaires du Maroc L’analyse des origines géographiques des étudiants admis ou ayant demandé à intégrer le Toit Familial donne une indication sur la structure de cette immigration estudiantine. Ainsi les quatre principales villes du Maroc fournissent près de 70% des étudiants admis au Toit Familial. POURCENTAGE DES ÉTUDIANTS ADMIS PAR VILLE DE NAISSANCE (SIX PREMIÈRES VILLES) VILLE DE NAISSANCE MAROC Casablanca 31% Marrakech 14% Fès 13% Meknès 12% Tanger 9% Rabat 5% Tétouan 3% Source : Dossiers de demande d’admission au Toit Familial (Archives de la Fondation CASIP-COJASOR)

Cette répartition répond à la démographie du judaïsme marocain, concentré dans les villes. Il l’est toutefois moins que la population juive de Tunisie ; 75% des étudiants originaires de Tunisie, admis au Toit Familial proviennent en effet de Tunis. Si l’analyse des lieux de naissance est relativement aisée, il est plus difficile de définir l’origine sociale de cette population ; chaque étudiant doit, en effet, indiquer sur le dossier de demande d’admission la profession de ses parents. Cette mention donne une idée de la catégorie sociale à laquelle appartiennent ces jeunes qui souhaitent poursuivre leurs études en France. Néanmoins, cette mesure ne peut que fournir des tendances. En effet, la mesure des catégories socioprofessionnelles par l’INSEE ne s’appuie pas uni-

     

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quement sur la profession des parents, mais aussi sur une série des réponses qui permettent de préciser la place dans une catégorie31. Il n’a pas été possible de reproduire ce schéma dans le cadre de notre étude, car seule la profession était indiquée dans nos sources. Aussi, lorsqu’il était indiqué « commerçant », est-il difficile de savoir s’il s’agissait, pour reprendre les catégories de l’INSEE du recensement de 1954, de « Petits commerçants » ou de « Gros commerçants ». Nous avons donc procédé par hypothèses afin de rattacher à une profession, une catégorie puis un groupe. DÉTAILS PAR CATÉGORIE SOCIOPROFESSIONNELLES DES ÉTUDIANTS CANDIDATS À L’ADMISSION AU TOIT FAMILIAL

Source : Dossiers de demande d’admission au Toit Familial (Archives de la Fondation CASIP-COJASOR)

En reprenant les catégories du recensement de 1954, il apparaît que 43% des parents sont susceptibles d’appartenir à la catégorie « Patrons de l’industrie et du commerce », qui regroupe les artisans, les commerçants et les industriels. On trouve par ailleurs, près de 30% d’enfants d’employés, 11% de personnes pouvant appartenir à la catégorie des professions libérales et cadres supérieures et 9% à celle des cadres moyens. Dans le présent échantillon, la catégorie « autres catégories » regroupe les personnes dont les parents font partie du clergé et sont rabbins ou ministres officiants. 31. Serge BOSC, Stratification et classes sociales, Paris, Armand Colin, 2008 ; concernant la difficulté de dresser des catégories socio-professionnelles à partir de données lacunaires, Jean-Luc PINOL, Les Mobilités de la grande ville, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1991.

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La comparaison avec l’origine sociale des étudiants originaires de Tunisie ne permet pas de faire apparaître une spécificité de l’immigration du Maroc. À l’exception de la catégorie « cadres moyens » davantage représentée parmi les originaires de Tunisie que parmi ceux du Maroc, la structure socioprofessionnelle des deux groupes est proche. En revanche, le groupe composé par les originaires du Maroc se caractérise par un faible pourcentage de personnes de nationalité française – 9% d’entre eux –, contre 25% chez les originaires de Tunisie. Cette situation reflète la politique restrictive de naturalisation adoptée par l’administration du Protectorat au Maroc32. De l’accueil au réseau d’immigration La demande d’admission au Toit Familial s’inscrit dans le cadre d’un projet migratoire vers la France ; l’analyse des dossiers permet de remettre dans une perspective plus globale la situation de personnes arrivant au foyer et de voir comment, à la dynamique d’accueil, peut se substituer celle de réseau d’immigration. À titre d’exemple, les travaux de Yaacov Loupo 33 ont mis au jour l’action des organisations juives orthodoxes pour favoriser l’émigration de jeunes juifs marocains dans les centres d’études talmudiques en France, en Angleterre, en Israël ou encore aux États-Unis. L’analyse des demandes d’admission au Toit Familial met en évidence, dans le processus d’immigration, les stratégies des divers acteurs : l’étudiant, sa famille et les institutions d’accueil en France. Scolarisation en France Il apparaît tout d’abord qu’une proportion importante d’étudiants du Maroc ayant demandé à intégrer le foyer du Toit Familial a déjà été scolarisée en France. 32. L’administration du Protectorat se refuse à mener une politique de naturalisation active comme cela a été le cas avec la naturalisation collective des juifs d’Algérie ou encore les politiques de naturalisations dans le cadre de la loi du 20 décembre 1923 en Tunisie. Sur ce point, Daniel R IVET , Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, Paris, Hachette, 2002 ; Yerri URBAN, « Race et nationalité dans le droit colonial français 1865-1946 », Thèse sous la direction de Patrick Charlot et Patrick Weil, Université de Bourgogne, 2009. 33. Yaacov LOUPO, Métamorphose ultra-orthodoxe chez les juifs du Maroc, op. cit.

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

En effet, dans leur demande d’admission, les candidats doivent préciser les trois établissements qu’ils ont fréquentés avant leurs études supérieures. Tous n’ont pas été dans trois structures primaires ou secondaires et trois supérieures, mais tous indiquent au moins le premier établissement dans lequel ils sont allés. Le premier cité, regroupant 36% des candidats, se trouvait dans la ville de Casablanca. Le fait que le pourcentage de personnes ayant étudié à Casablanca soit légèrement supérieur au pourcentage des étudiants y étant nés, peut s’expliquer par l’existence de migrations intérieures au Maroc. L’analyse des réponses des originaires du Maroc fait, par ailleurs, apparaître que 8% des candidats ont été scolarisés à Paris et 4% à Boulogne, au sein de l’école Maïmonide ; si l’on s’appuie sur le nombre d’étudiants « admis » avec certitude au Toit Familial le pourcentage est de 9% et 5%. PRINCIPALES VILLES DU PREMIER ÉTABLISSEMENT FRÉQUENTÉ PAR LES ÉTUDIANTS ORIGINAIRES DU MAROC (HUIT PREMIÈRES VILLES) ville du 1er établissement fréquenté Casablanca Marrakech Fès Meknès Paris Tanger Rabat Boulogne

% des étudiants originaires du Maroc 36% 10% 10% 8% 8% 6% 5% 4%

Source : Dossiers de demande d’admission au Toit Familial (Archives de la Fondation CASIP-COJASOR)

Au fur et à mesure, la part des étudiants ayant suivi une partie de leur scolarité en France augmente, puisque le deuxième établissement de 12% des candidats se trouvait à Paris. Le passage par une école en France est moins fréquent pour les candidats originaires de Tunisie ; en effet, le premier établissement de 2% d’entre eux seulement se trouvait à Paris ainsi que le deuxième établissement pour 7% d’entre eux. Même en additionnant les autres villes en France, comme Sarcelles, le pourcentage des Tunisiens à avoir suivi en Tunisie leurs études est plus important

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que le pourcentage des originaires du Maroc qui ont uniquement étudié au Maroc. Deux hypothèses permettraient de comprendre cette situation ; tout d’abord la présence en France de ces élèves peut s’expliquer par l’émigration de leurs parents. Néanmoins, cela n’est pas confirmé par les indications des étudiants dans leur dossier de demande d’admission. Sur le total des 34 personnes dont le premier établissement se trouvait à Paris ou à Boulogne, seules 6 d’entre elles avaient leurs parents en France au moment de la rédaction de leur dossier. La nationalité ne semble pas avoir eu un rôle déterminant puisque sur ces mêmes 34 élèves, 2 seulement indiquent avoir la nationalité française. Ainsi, ni le fait de disposer de parents en France, ni celui d’être de nationalité française ne permettent-ils d’expliquer ce pourcentage d’élèves ayant suivi une partie de leur scolarité en France. Cette situation peut être mise au compte du réseau d’écoles juives francophones au Maroc développé par l’Alliance israélite universelle. En 1956, cette institution scolarisait près de 33 000 élèves34 et elle a, à la fois, un rôle de transmission des matières juives, mais aussi de rapprochement des juifs du Maroc avec la culture européenne. Par ailleurs, la majorité de ses anciens élèves étudiant à Paris sont inscrits à l’ENIO, qui dépend de l’Alliance Israélite Universelle. L’accueil au Toit familial constitue, pour les juifs de Tunisie, davantage une première étape en France ; tel n’est pas le cas pour les juifs originaires du Maroc, comme le montrent non seulement les analyses liées à la scolarisation, mais aussi, les indications concernant la situation des candidats au moment de leur demande d’admission. Pays indiqué lors de l’inscription Lors de la rédaction du dossier d’admission, les candidats sont invités à indiquer dans quels pays ils se trouvent ; ainsi, 58% des originaires du Maroc résident alors en France et 40% au Maroc. Si l’on compare avec les étudiants candidats de Tunisie, la majorité de ces derniers, soit 53%, est encore dans son pays d’origine et 46% d’entre eux, en France. Si l’on ne compte que les étudiants admis au Toit Familial, le pourcentage d’originaires du Maroc alors en France atteint 62% et celui des étudiants qui habitent toujours au Maroc est de 35%. 34. Alain MICHEL, Jules Braunschvig, juif humaniste, Paris, Le Nadir, 2006.

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La présence en France des étudiants peut aussi s’expliquer par le souhait de certains d’entre eux de venir dans l’hexagone préparer leur séjour ; dans ce cas, il ne s’agirait que d’une présence temporaire. Or, l’analyse détaillée des lieux dans lesquels se trouvent les étudiants au moment de la rédaction de leur dossier d’admission permet de nuancer ce point. Elle est rendue difficile par le manque de précisions, mais on peut tirer quelques conclusions. Ainsi, certains candidats indiquent-ils le nom de famille de la personne chez qui ils résident sans préciser s’il s’agit d’un logement chez un particulier ou chez un membre de la famille35. Quelque 3% des étudiants candidats du Maroc se trouvant en France au moment de s’inscrire au Toit Familial habitent à l’hôtel ; c’est en revanche le cas de 13% des originaires de Tunisie. Par ailleurs, 31% des étudiants du Maroc sont inscrits dans une école alors que ce n’est le cas que de 3% des étudiants de Tunisie. Il semble par ailleurs que seuls 9% des étudiants du Maroc résidant en France habitent chez leurs parents alors que c’est le cas de 16% du public de Tunisie. LIEU DE RÉSIDENCE LORS DE L’INSCRIPTION DES CANDIDATS SE TROUVANT EN FRANCE LIEUX

PAYS DE NAISSANCE MAROC École 31% Non indiqué 30% Famille 12% Parents 9% Particulier 8% Institution Religieuse 5% Hôtel 3% Amis 1% Foyer 1% Autre 0% Total 100,00%

TUNISIE 3% 28% 19% 16% 16%

TOTAL 17,93% 28,88% 15,50% 12,46% 11,55%

0% 13% 1% 3% 1% 100,00%

2,43% 7,60% 1,22% 2,13% 0,30% 100,00%

Rappel : le total est de 172 originaires du Maroc et de 157 originaires de Tunisie. Source : Dossiers de demande d’admission (Archives de la Fondation CASIP-COJASOR) 35. C’est le cas pour 30% des réponses pour les originaires du Maroc et de 28% pour les originaires de Tunisie.

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Cette analyse permet de mettre en avant le rôle joué par les institutions communautaires juives qui, en les hébergeant, semblent favoriser l’arrivée en France d’étudiants juifs du Maroc. Au poids des organisations communautaires dans l’accueil de ces populations, répond le rôle plus faible occupé par la famille. Ainsi, 63% des originaires du Maroc indiquent avoir de la famille en France contre 74% pour les originaires de Tunisie. FAMILLE EN FRANCE DES ÉTUDIANTS CANDIDATS À L’ADMISSION AU TOIT FAMILIAL

FAMILLE EN FRANCE Non Oui Total général

PAYS DE NAISSANCE MAROC TUNISIE 37% 26% 63% 74% 100% 100%

TOTAL GÉNÉRAL 31,29% 68,71% 100%

Source : Dossiers de demande d’admission au Toit Familial (Archives de la Fondations CASIP-COJASOR)

L’analyse plus précise des membres de la famille qui se trouvent en France présente des spécificités selon les pays d’origine. Les principaux membres de la famille des originaires du Maroc sont les frères (59 sur 119 au total), et les cousins (40 personnes sur 73 au total). Quatorze d’entre eux ont leurs parents en France (contre 30 chez les originaires du Tunisie) et 54 ont leur oncle ou tante (contre 102 chez les originaires du Tunisie). Dans ce cas, l’immigration juive marocaine concerne davantage les jeunes qui quittent le Maroc sans les parents. À ce titre, il convient de relever que 13% des parents des jeunes demandant à s’inscrire au Toit Familial habitent en Israël ; le pourcentage est de 15% si l’on ne compte que les étudiants admis. Même si le nombre de cas n’est pas très élevé (30 personnes), il peut être comparé au nombre plus faible encore d’étudiants de Tunisie dont les parents se trouvent en Israël (3 personnes). Cette analyse des réseaux familiaux des étudiants candidats pour intégrer le Toit Familial permet de mettre en évidence une spécificité de l’immigration juive marocaine des étudiants : elle est davantage portée par les institutions juives que par les liens familiaux. D’autre part, l’implantation du réseau d’écoles de l’Alliance israé-

     

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lite universelle semble avoir favorisé les contacts en France et facilité l’arrivée en France d’étudiants du Maroc. En comparaison avec les juifs de Tunisie, pour ces derniers, l’accueil au Toit Familial a été moins un moyen de quitter leur pays qu’une étape dans leur parcours. Cet exemple permet de voir comment une structure d’accueil peut devenir acteur d’un parcours migratoire en offrant la possibilité à des jeunes de les héberger.

Rapatriés d’Algérie débarquant à Marseille, L'Arche, Avril 1962 coll. AIU

L’arrivée des Juifs d’Algérie en France : réflexions et témoignage Benjamin Stora

Mes propos visent à construire un récit où se mélangent mes obser vations d’historien et un témoignage personnel. Dans cet exercice particulier, l’historien se fait lui-même « acteur » de sa propre histoire. J’ai déjà eu l’occasion de procéder de cette manière dans d’autres ouvrages, comme Les Trois exils1, consacré à l’histoire des Juifs d’Algérie. Ce mixte entre témoignage personnel et questionnement scientifique est toujours périlleux, difficile à manier. Mémoires d’Orient, les dangers de l’effacement. Je parlerai exclusivement de l’année 1962, de cette période très particulière, de ces quelques mois riches en événements de toutes sortes. Dans le cadre de ce colloque consacré à l’immigration juive, il sera donc question de l’accueil, de l’arrivée, et des souvenirs liés à ce moment vécu comme un exode sans retour. Il me faudra également accorder toute l’importance requise aux blessures du départ, de l’arrachement de l’Algérie et du Maghreb au sens large pour la communauté juive. Lorsque j’ai publié le livre Les Trois exils en 2006, j’ai été profondément étonné de voir à quel point les Juifs d’Algérie en particulier avaient besoin de témoigner, de parler, d’écrire, d’être représentés. Et je crois qu’une des tâches peut-être des organisations juives en France, aujourd’hui, consiste aussi à participer à ce recueil de témoignages, de mémoire des Juifs d’Orient en voie d’effacement. Or, il y a en France beaucoup de Juifs nés en Orient, à la fois attachés à la France, à Israël, et à leur histoire, leur mémoire 1. Benjamin STORA, Les Trois exils. Juifs d’Algérie, Paris, Hachette « pluriel », réédition en poche, 2008.

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 

d’Orient. Il me paraît important de réfléchir à une « banque mémorielle » permettant de recueillir les témoignages, les autobiographies, les récits de vie, les documents personnels, les journaux intimes, les lettres, etc. Ces témoins vivent aujourd’hui en France et entendent préserver leur singularité mémorielle. Revenons maintenant à notre sujet, le départ, l’accueil en France des Juifs en provenance du Maghreb, et pour ce qui me concerne, d’Algérie. La peur de la dispersion Mon premier souvenir de cette histoire, comme enfant de douze ans arrivant à Paris en juin 1962, c’est une multiplicité de peurs, liées à celles de mes parents, tout simplement. La peur de la dispersion de la famille, de la communauté juive de Constantine, des gens que je connaissais et que mes parents connaissaient dans le quartier ; une peur née dans l’arrachement et dans l’exode, une peur que toute vie antérieure disparaisse, que ce monde de l’Algérie de l’enfance soit englouti. Une sensation à la fois de peur et de solitude qui émerge dans la société française, vite masquée par les découvertes des villes de métropole, leurs « richesses » et leurs scintillements. Les Juifs d’Algérie ne connaissaient pas, pour la plupart, la France, mais ils se sentaient profondément français. Ils ne se vivaient donc pas comme des immigrés, des réfugiés, mais comme des Français jetés dans l’exode. Cette sensation dit toute la différence avec les Juifs venant du Maroc ou de la Tunisie, qui n’étaient pas citoyens français, mais « sujets » d’un protectorat. De nombreux Juifs d’Algérie étaient déjà des fonctionnaires de l’État et avaient une bonne connaissance des codes de la société française. Ils croyaient connaître ces codes parce qu’ils se vivaient profondément comme Français depuis quatre, cinq générations, depuis le décret Crémieux de 1870 qui leur avait donné automatiquement la nationalité française. Le choc de l’été 1962 pour mes parents, pour moi, pour un grand nombre de Juifs d’Algérie, apparaît dans ce rapport entre la croyance en une France idéalisée et la dure réalité : la solitude, le mépris, le fait d’être mal considéré, accepté. La mauvaise réception est un traumatisme, de Marseille à Toulouse, et de Strasbourg à

     

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Nice, à Paris ou en région parisienne. Les Juifs d’Algérie avaient « marché » vers la France et l’Occident depuis très longtemps, depuis la fin du XIX e siècle, depuis le début du XX e siècle. Ils étaient déjà insérés dans un univers occidentalisé, tout en vivant en Orient, en Algérie. En 1962, en suivant la France et pour certains d’entre eux, en poursuivant leur métier de fonctionnaires, ils croyaient qu’ils allaient prolonger leur vie algérienne en France. Ils ont compris très vite que, non, ce n’était plus la même vie… Tous les liens anciens allaient se défaire rapidement, qu’ils soient communautaires, religieux, idéologiques, ces liens familiaux qui étaient auparavant si forts. Car, bien entendu, dans certaines villes, en particulier la mienne qui était celle de Constantine, les liens familiaux étaient très puissants : des familles élargies, des immenses familles. Et tout d’un coup en arrivant en France, la peur de la dispersion émerge, de se retrouver centrés uniquement sur une famille rétrécie, sans les oncles, les tantes, les cousins germains… La fin de la famille élargie provoque alors une impression de solitude, d’isolement, de mise en retrait, à l’intérieur de la société française. La hantise de la chute sociale Ma seconde réflexion porte sur la question sociale. En 1962, de nombreux Juifs d’Algérie ont été confrontés à la précarité, au déplacement social. La peur de la chute sociale est réelle. Contrairement aux stéréotypes répandus, beaucoup d’entre eux ne vivaient pas audessus du niveau de vie moyen des habitants de la métropole. Il existait des grandes poches de misère sociale, y compris dans une ville comme Constantine, une misère qui touchait les artisans, les petits commerçants, les fonctionnaires. Ceux qui arrivaient en 1962, même s’ils semblaient posséder les codes de fonctionnement juridique de la société française, vivaient dans la hantise du déclassement social. Ce sentiment de perte – de la terre, du domicile, de la famille – a engendré cette volonté farouche de rentrer vite, par le travail, dans la société française. Avoir du travail, rebondir, avoir un plan pour pouvoir s’insérer, s’intégrer, qu’importent les termes : pour beaucoup de Juifs d’Algérie la découverte du salariat signifie le saut dans une autre forme de socialisation. Un autre aspect explique le sentiment de précarité : l’attente du

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 

logement. Beaucoup de Juifs d’Algérie, arrivés dans l’été 1962, sont allés vivre les uns chez les autres, « en attendant ». En attendant d’avoir un logement, en banlieue ou ailleurs. Cette question du logement a été extrêmement mobilisatrice. Le logement, le travail, ces questions-là, dans cette année 1962-1963, dominent dans tous les esprits. L’heure du bilan de la guerre d’Algérie, de la mémoire et de la responsabilité de chacun, n’est pas encore venue. Une page est tournée, et il va falloir continuer, écrire une autre page de l’histoire, de son histoire. Le maintien des liens Le troisième aspect qui me paraît aussi tout à fait décisif, c’est la volonté pour les Juifs d’Algérie de maintenir tout de même des liens communautaires, affectifs, familiaux, religieux. Des familles comme la mienne venaient de Constantine, une des plus grandes villes juives du Maghreb. Constantine s’appelait « La petite Jérusalem » (mais je sais que beaucoup d’autres villes du Maghreb s’appellent aussi « La petite Jérusalem »!) parce que près de trente mille Juifs vivaient dans cette ville. Ce qui est une énorme proportion par rapport aux cent trente mille Juifs vivant en Algérie en 1962. Cette ville était profondément judéo-arabe et le parler arabe était très développé, à la différence d’autres villes comme Oran ou Alger. La peur de la dispersion est compensée par la volonté de récupérer, ou de se réapproprier, des espaces de solidarité communautaires, en particulier et d’abord la synagogue. Par exemple, pour les Juifs constantinois, la synagogue de la rue des Tournelles. Il est bien évident que le regroupement affectif, familial, se fait par l’intermédiaire de ce lieu religieux. Quand on parle des institutions juives à ce moment-là, existe surtout cet espace fondamental dans les retrouvailles, circoncisions, bar-mitzva ou mariages, la synagogue et… la viande casher à Saint-Paul. Le quartier de Saint-Paul devient, à partir de 1962, jusqu’en 1963-1967, ce lieu où l’on espère maintenir des liens affectifs, communautaires, idéologiques. Pendant quelques années, peut-être deux ou trois ans, la dispersion dans la société française ne s’est pas effectuée de manière instantanée. Si elle a existé réellement sur le plan spatial, dans les esprits, par contre il y avait cette difficulté de la séparation, de défaire ses liens, cette volonté de rester entre soi. À ce propos, une anecdote person-

     



nelle. Je me souviens que cette volonté de maintenir les liens était si forte que pour aller me faire couper les cheveux en 1963, habitant Sartrouville, j’allais jusqu’à Saint-Paul. Mon père connaissait le coiffeur, celui de Constantine, bien entendu. Et cela a duré encore pendant deux ans... Un autre rapport passionnel Ce monde a quand même disparu parce que les Juifs d’Algérie étaient profondément – comme je l’ai déjà dit – français. Et leur univers culturel, fondamentalement, était celui des Européens d’Algérie, que l’on va appeler « pieds noirs ». En dépit de l’antisémitisme des Européens d’Algérie – n’oublions pas l’épisode de Vichy en 1940-1943 – l’appartenance des Juifs d’Algérie au monde européen est restée très forte. Il a fallu pratiquement attendre 1967, la « Guerre des Six jours », pour qu’émerge à l’intérieur de ce que l’on appelle le monde européen une sensibilité, une singularité juive d’Algérie. Le rapport passionnel à Israël va fonctionner comme un substitut, un moyen d’oubli de l’Algérie. Les Juifs d’Algérie, à la différence des « pieds noirs » qui continuaient à être habités par le souvenir de l’Algérie française, ont reporté sur l’existence de l’État d’Israël leurs souffrances, leurs blessures. Ce regard de substitution porté sur ce pays d’Orient très particulier, Israël, dès les années 1970, va s’amplifier de plus en plus, notamment véhiculé par les nouvelles générations à partir des années 1990-2000. La dernière grande vague En conclusion, je dirais qu’il faut prêter attention à cette question des Juifs d’Algérie ou des Juifs du Maghreb au sens large. Ces Juifs d’Orient arrivent entre 1956-1957 et 1963-1964. En une dizaine d’années, ils vont profondément bouleverser le judaïsme français, et s’arracher à des siècles de présence en Afrique du Nord. Dans son article, Jacques Taïeb cite le chiffre d’environ 130 000 pour ce qui concerne les Juifs d’Algérie, venus en France entre 1956 et 1963. Le nombre cumulé de Juifs du Maroc et de Tunisie est équivalent à celui des juifs d’Algérie dans la société française. À cette époque, les Juifs du Maroc et de Tunisie sont estimés à environ cent mille, c’està-dire moins que les seuls Juifs en provenance d’Algérie. Ces der-

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 

niers vont pourtant être moins « visibles » dans la société française, pendant de longues années. Peut-être parce que ces Juifs d’Orient introduisent dans la société française une sensibilité particulière qui bouscule le modèle jacobin français, celui de l’assimilation, qu’ils refusent. Ils se sentent à la fois profondément Français et profondément Juifs. Cette attitude singulière signale une crise du modèle français d’assimilation. Car les Juifs d’Algérie apportent une sensibilité particulière d’Orient, celle d’un multiculturalisme à l’œuvre. De facto, ils l’ont amené avec eux et sans bruit, presque « par effraction », sans se signaler particulièrement. Ajoutons qu’ils ont l’expérience, dans leur imaginaire, dans leur comportement, de l’islam. Or nous savons que la question de l’islam dans la société française devient une question très importante. Je dirais aussi, en conclusion, que cette arrivée d’Algérie est la dernière grande vague de Juifs vers la France. Depuis cinquante ans, depuis un demi-siècle, les Juifs du Maghreb, au sens large, constituent une dernière grande vague sur le plan numérique bien sûr, mais surtout sur le plan idéologique, politique et culturel. Venant d’autres pays, il n’y a plus jamais eu d’arrivée de cette ampleur dans la société française d’aujourd’hui.

Processus d’intégration et de ségrégation des Juifs du Maghreb à Sarcelles Annie Benveniste

Cet article se fonde sur une enquête qui a été faite, dans les années 1990, pour le compte du FSJU, dans un espace spécifique et bien circonscrit qui est le grand ensemble de Sarcelles, connu pour avoir accueilli une population juive importante, enquête que j’ai ensuite élargie et qui a pris une autre dimension. Mais je voudrais ici expliciter les processus d’intégration et de ségrégation qui ont pu être étudiés plusieurs décennies après la première vague d’immigration des Juifs d’Afrique du Nord dans ce site de Sarcelles. La première vague qu’on peut identifier avec la venue des Juifs d’Algérie à partir de 1960 – ils ont été dirigés vers les logements sociaux construits pour des fonctionnaires – a rejoint un petit noyau de Juifs d’Égypte, installés depuis 1957. Elle a été suivie par plusieurs vagues de Juifs exilés de Tunisie et du Maroc et par la venue de Juifs du retour (bale tchouve 1). Le cas singulier qui est intéressant en ce qu’il est exemplaire, Sarcelles, lieu d’une nouvelle architecture de béton, d’un nouvel habitat social et du relogement, était devenu, dans les représentations des gens que j’ai interrogés, le lieu où ils avaient reconstruit, à travers les réseaux immigrés, un tissu associatif, relais de l’intégration et producteur d’une identité urbaine spécifique. La création des organisations communautaires, leur évolution, leur démultiplication et leur renforcement – contraire au processus d’érosion qu’on aurait pu supposer – donnent à lire la construction d’une identité de groupe qui se fait parallèlement à celle d’une identité sarcelloise. 1. Il s’agit de personnes, elles-mêmes descendantes d’'émigrés du Maghreb et qui sont retournées au judaïsme, choisissant de s'inscrire dans les mouvements néo-orthodoxes. Ils ont donc choisi Sarcelles comme milieu d’accueil de leurs nouvelles pratiques.

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 

L’identité de groupe des Juifs de Sarcelles est au croisement du civique et du social. Ils ont construit une communauté que l’on peut analyser comme une organisation sociale ayant permis un ancrage dans la ville et le développement d’une sociabilité urbaine reflétant et transcendant les différences sociales par l’intermédiaire d’un réseau communautaire. Gérée par ceux qui occupent des positions au sommet de la hiérarchie – la définition de ce sommet pouvant varier selon les époques et les lieux –, la communauté crée des institutions de culte, mais aussi de diffusion culturelle, d’intervention et de réparation sociale dont la légitimité est en partie fonction de la légitimité de leurs initiateurs. Quand je suis arrivée sur le terrain, il y avait une crise repérée par les responsables des institutions juives – affiliées au FSJU – comme une crise de la famille, mais qui concernait aussi le statut de ces institutions intervenant dans une période de crise sociale et économique. Je vais essayer de décrire les diverses stratégies familiales en les confrontant, d’une part, aux dispositifs communautaires, formels et informels, tels qu’ils s’étaient mis en place à Sarcelles et, d’autre part, aux interventions des institutions juives nationales, telles qu’elles étaient retraduites localement 2. La crise est l’expression de l’opposition entre deux périodes de construction de la communauté PREMIÈRE PÉRIODE : Les dirigeants communautaires sont, à côté du grand rabbin, des notables qui se définissent volontiers comme « laïcs », porteurs du modèle d’intégration ainsi que du modèle politique et scientifique de catégorisation des populations destinataires des dispositifs mis en place. Ce modèle, qui se donne comme un calque du modèle républicain, peut cependant coexister avec la reconnaissance de certaines formes culturelles dont les expressions locales varient de la prise en compte des modèles familiaux du pays d’origine aux exigences de la cacherout dans les espaces publics. Au premier stade de constitution communautaire, les responsables, sur la légitimité desquels se fonde l’identité du groupe, assoient leur pouvoir sur la reprise du modèle politique de la famille, caractérisé essentiellement par la constitution de catégories 2. Cette étude a été réalisée, pour le compte du FSJU et a donné lieu à un rapport en 1994 : « Le social entre protection et solidarité à Sarcelles. »

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– jeunes/vieux ; femmes ; handicapés ... – et la désignation d’une famille statistiquement normale. Il y avait alors une superposition entre la morale familiale et les valeurs du groupe. Les familles déviantes étaient facilement identifiables. SECONDE PÉRIODE : Les dirigeants communautaires, appartenant à une nouvelle classe de notables, sont porteurs d’une idéologie communautariste, de valeurs religieuses fortes pouvant régir tout le champ du social. Leur modèle d’organisation institutionnelle rompt avec le modèle politique de l’action sociale et contribue à la démultiplication des stratégies d’offres et de demandes d’intervention. Au deuxième stade de constitution communautaire – la société française est traversée par une crise des valeurs familiales et une crise du modèle d’intégration –, les responsables fondent leur pouvoir, non sur la conformité au modèle politique, mais sur la mise en place d’un dispositif modulable selon les situations sociales. Leur action se veut rassembleuse des courants les plus divers avec une écoute privilégiée pour une demande religieuse forte. C’est une forme d’action populiste qui vise à reconstruire, sur les « dégâts » causés par les désaffiliations familiales et sociales, de nouveaux rapports sociaux, fondés sur un pouvoir quasi-paternel, une rigueur morale, une assistance débridée et une écoute sacralisée et non pédagogique de la demande populaire. POSITIONS DES FAMILLES J’ai défini les positions des familles à partir d’une double stratégie d’intégration sociale et d’engagement communautaire, les deux pouvant se conjuguer. Les modes d’engagement désignent, à la fois, des prises de position et des pratiques, des modes d’usage, des façons de se situer dans la ville, dans la communauté et dans le groupe restreint. Ils ne qualifient pas des types de famille, car on peut trouver une variété de positions à l’intérieur d’une même famille. Ces positions sont à comprendre comme des tendances. La position intégratrice Pratiques et représentations de l’appartenance communautaire y sont définies par rapport à une stratégie d’intégration. C’est elle qui

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explique un parcours souvent caractérisé par l’ascension sociale qui avait pu être menacé par la crise économique. La famille avait connu, certes, les difficultés de l’immigration. Mais elle avait pu s’insérer dans le tissu socio-économique. Depuis, elle s’était transformée parallèlement au parcours de mobilité sociale et résidentiel des enfants ou bien elle avait trouvé une relative stabilité malgré la menace que représentait le chômage des enfants. Ce qui donne à la stratégie d’intégration une chance de succès, c’est la faculté d’adaptation qui est invoquée chaque fois que l’on est confronté à des changements culturels, mais dont les effets sont manifestes dans divers champs de la vie quotidienne. S’adapter à un logement de fortune, à un nouvel environnement, à de nouveaux codes culturels, on en avait été capable dès l’installation en France. La famille avait dû se serrer dans une seule pièce ou une chambre d’hôtel louée dans Paris, la grande ville où l’on ne connaissait personne. Elle avait parfois trouvé un hébergement temporaire chez des parents ou des amis. Toutes situations provisoires qui avaient transformé le parachutage à Sarcelles – avec l’aide d’une assistante sociale, les lois du regroupement familial ou celles du « hasard » de la disponibilité des logements – en une solution bénéfique à long terme. S’adapter, comme le dit cette mère de famille d’origine tunisienne, « les Juifs savent [le faire], c’est notre racine ». Paradoxalement, cette qualité inscrite dans l’histoire des Juifs leur a permis de résister tout au long des années de migration et dans les différents pays de la diaspora. C’est que l’adaptation ne signifie pas l’assimilation. Dans les représentations, elle est synonyme d’harmonie et permet de vivre en bonne intelligence avec ses voisins, les autochtones du pays hôte qui, après tout, « sont chez eux ». Elle se confond alors avec la civilité, cette disposition à intérioriser la contrainte et la norme collective et à substituer les relations conviviales aux relations conflictuelles. C’est comme si les partisans de l’intégration racontaient, à leur façon, le processus de civilisation, décrit par les sociologues comme un mouvement de pacification3. L’intégration en France nécessiterait donc de faire, chacun pour 3. Dans La Dynamique de l’Occident, Norbert Elias montre comment le développement de pouvoirs militaire et policier centralisés favorise « les mécanismes d’autocontrainte psychique qui constituent le trait typique de l’habitus de l’homme ‘civilisé’». Cf. Norbert ELIAS, La Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1991.

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soi, son parcours vers l’Occident. Assouplir sa fibre méditerranéenne, maintenir ses traditions avec moins d’ostentation, marquer davantage la coupure entre l’espace privé et l’espace public. Comme le commente avec humour cet instituteur à la retraite : [Petit à petit], « on devient plus discret, on prend la couleur du pays ». Pour ces Juifs que j’ai qualifiés tour à tour de « partisans de l’intégration » ou de la laïcité et qui se définissaient eux-mêmes comme non religieux ou religieux « traditionalistes », Sarcelles représentait le lieu d’immigration où il était le plus facile de supporter l’exil. L’importance de la communauté est accréditée par toutes les institutions spécifiques qui s’y sont implantées : les commerces qui permettent de s’alimenter dans les règles de la cacherout ; mais aussi de développer un espace de sociabilité. Avec le centre commercial des Flanades, la place de la Méditerranée, les activités du centre communautaire ou du centre culturel municipal, un peu de la société d’origine – principalement tunisoise – a pu être reconstruite en place et lieu du vide et de l’isolement des débuts. Les terrains vagues ont disparu et le béton s’est animé de rues commerçantes et de terrasses de café. L’image de Sarcelles est alors reconstruite à partir de son développement récent où l’« ambiance juive », le sentiment d’être chez soi justifiait, au moment de l’enquête, un enracinement qui contrastait avec le caractère provisoire des débuts de l’installation. Le regroupement autour de la synagogue a créé un quartier juif qui rappelait Tunis et qui était vécu comme protecteur, à condition que les pratiques de visibilité des religieux ne menacent pas l’équilibre entre stratégie d’intégration et pratiques communautaires. La communauté était essentiellement vécue comme un instrument de socialisation parmi les autres et qui ne devait pas entraver le rapport à l’urbanité et à la citoyenneté. À cause de ses multiples ressources – juives et non juives –, Sarcelles avait acquis le statut de ville. « Favorisée » en équipements et en espaces verts, elle oubliait son passé de banlieue anomique. Beaucoup de ses habitants ne souhaitaient pas, alors, la voir se transformer en ghetto suburbain. Les partisans de l’intégration, surtout s’ils étaient traditionalistes, avaient un attachement certain à Sarcelles, mais ils ne l’idéalisaient pas. C’était d’abord et avant tout un espace qui avait permis le regroupement familial. On était venu rejoindre des parents, une sœur, un des enfants parti en éclaireur. Les relations intrafamiliales représentaient souvent l’essentiel

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des relations sociales, surtout dans les classes populaires. Les aides – garde des enfants, préparation des repas par les grands-parents –, les visites, les réunions pendant le shabbat ou pour les fêtes occupaient une grande partie de l’emploi du temps. Les personnes qui étaient au chômage trouvaient dans la famille immédiate un secours précieux ; les jeunes quittaient tard le domicile parental. Quand on changeait de classe sociale, le groupe familial comme l’espace s’élargissait : on passait de la famille biologique à la famille métaphorique, la communauté restreinte, c’est-à-dire les Juifs qui appartenaient à la même famille de pensée : fréquentation d’associations, de synagogues traditionalistes de rite local ; participation à des conférences, des soirées, des voyages... Dans l’espace intermédiaire entre l’espace domestique et l’espace public se sont développées les relations de voisinage sur le modèle du pays d’origine. Le modèle est simplement transposé quand on se groupe à plusieurs voisines pour assurer la préparation des mariages et barmitswot, la nature et la forme des échanges restant inchangées. Le modèle est reconstruit quand l’immeuble est investi des valeurs d’un environnement familier après avoir acquis une majorité juive. Dans les immeubles vendus en co-propriété, la cooptation, la mobilité résidentielle des « Français » a conduit à une homogénéisation des résidents. Dans le même temps, comme on l’a montré plus haut, ceux-ci ont peu à peu abandonné leur mode de vie méditerranéen et ont fermé leur porte. Mais il demeure une certaine qualité des échanges et l’habitude de se rendre service et visite entre voisins. La position séparatiste ou les Juifs néo-orthodoxes Les familles qui adoptaient cette position se caractérisaient par leurs pratiques sociales centrées sur le respect des règles du judaïsme et leur représentation du monde juif comme ségrégué. Mais les valeurs ségrégationnistes étaient plus ou moins affirmées. La position séparatiste peut se lire comme le modèle inversé du fonctionnement du ghetto des années 1920, tel qu’il a été décrit par les anthropologues américains4. Pour l’École de Chicago, le ghetto est un espace de ségrégation volontaire, mais préparant l’intégration. Il est une étape de l’immigration destinée à être dépassée par 4. Louis WIRTH, Le Ghetto, Grenoble, PUG, 1980 (éd. or. University of Chicago Press, 1928).

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la dispersion dans la ville. Le ghetto correspond à une phase de transition où on construit une identité intermédiaire, en fabriquant une culture minoritaire et des solidarités qui permettent de s’adapter à un nouvel environnement. Les premiers immigrés sortent ensuite du ghetto pour laisser la place à une nouvelle vague. Au moment de l’enquête, il semblait que le processus fût inversé et qu’on fût passé à la position séparatiste après une phase intégratrice, soit en raison de la crise qui barrait les possibilités de mobilité résidentielle, soit par choix d’un mode de vie différent. La séparation pouvait aller de pair avec l’attitude de tolérance visà-vis des autres résidents. Ainsi, certains Juifs qui n’avaient jamais rompu avec la tradition religieuse ou immigrés récents prônaient la tolérance vis-à-vis des autres, à condition que soit préservé leur lieu intérieur. Ils avaient besoin d’un espace séparé, sorte de reconstitution de l’espace d’avant l’immigration dont l’usage se faisait sans réapprentissage des repères et des codes. C’est l’espace que toute communauté, immigrée dans la ville, reconstruit avec ses institutions, ses règles, ses cheminements. Il suppose la coprésence – sur le marché, commerçants juifs et non juifs sont côte à côte mais identifiables –, la symbiose – la section cachère du supermarché lui emprunte son mode d’empaquetage et de présentation – et parfois la concurrence entre membres de différentes communautés, comme dans le cas de l’accès aux logements ou de l’appropriation de certains espaces publics. Il ne s’agissait pas, à l’époque, d’une enclave et l’espace contrôlé par la communauté n’était pas vécu comme tel. Il produisait une sorte de réminiscence des principes de cohabitation traditionnelle qui régnaient en pays d’islam où les Juifs étaient tolérés. « La tolérance – c’est-à-dire le consentement à coexister avec ceux qui professent et pratiquent d’autres croyances – est, à n’en pas douter, l’un des critères de la civilité5. » Tolérance qui repose sur un ordre pluraliste où les communautés cohabitent, échangent, partagent un même espace social, mais sans s’y dissoudre. À Sarcelles, on a assisté à une radicalisation des pratiques par laquelle le temps du quotidien nécessitait aussi bien que le temps de la fête un mode alimentaire et plus largement un mode de vie séparés. Ces familles que j’ai qualifiées de « séparatistes » confortaient donc les nouveaux dispositifs mis en place par le pouvoir religieux 5. Bernard LEWIS, « Europe, Islam et société civile », in H. ALGAR et al., Islam et politique au Proche-Orient aujourd’hui, Paris, Gallimard, 1991.

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et qui tendaient à l’orthodoxie, d’une part, et à un empiétement du religieux sur la société civile, d’autre part. Les orientations de la nouvelle commission administrative brouillaient les repères établis par l’ancienne, notamment dans le domaine des attributions d’aide sociale et dans la distribution de la bienfaisance. Les familles à faibles revenus y trouvaient leur compte avec les formes détournées ou déguisées de l’aide qui sauvegardaient leur dignité. Les familles qui avaient un revenu supérieur étaient confrontées à l’inflation des collectes. Mais toutes ont fait de Sarcelles le lieu emblématique de la solidarité. Il y avait cette fois une idéalisation de la ville, qualifiée de « petite Jérusalem ». « C’est la source de notre bonheur de vivre là. » L’appartenance à la communauté de Sarcelles primait sur toutes les autres, en particulier sur l’appartenance à la nation française. La citoyenneté française est perçue comme un statut provisoire, sorte de laisser-passer qui « va avec » le vécu d’une phase de transition. Le pays où l’on vit est le pays du séjour. On y est un invité privilégié, pas un simple étranger. On y a des droits, comme on avait obtenu des protections au cours d’une longue histoire passée en Afrique du Nord. On est donc respectueux des lois françaises, comme on avait intériorisé nombre de coutumes d’Afrique du Nord. Ce rapport à la société d’accueil, fait de distance et de proximité, a été caractérisé par Georg Simmel comme exemplaire du « séjour de l’étranger6» : il se sent « de passage » dans le pays où il séjourne et donc loin du groupe dominant ; mais la durée de ce passage le rapproche des pratiques et des valeurs de ce groupe. La catégorie du séjour condense les principes de l’intégration et de l’altérité. Stratégies d’intégration sociale contre désir de séparation J’avais annoncé une partie sur la position des institutions juives, dans leur rapport avec les familles et avec les responsables communautaires. On peut la définir à partir des pratiques prônant des stratégies d’intégration sociale contre les stratégies ségrégationnistes. Une première opposition existait entre la peur de l’assimilation, qui était clairement posée comme la peur du mélange par les familles, et des principes intégrateurs qui impliquaient la mixité, de la part des services sociaux. La difficulté de communication existait, 6. Georg SIMMEL, « Digression sur l’étranger », in Y. GRAFMEYER et I. JOSEPH, L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Aubier-Montaigne, 1984.

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en particulier, à propos des problèmes scolaires. Le schéma type est le suivant : un enfant connaît, à un moment de son parcours, des difficultés scolaires et les parents se tournent vers l’OPEJ (Organisation pour la protection de l’enfance et de la jeunesse) ou le SSJ (Soutien scolaire juif). Ils ont été orientés vers ces structures le plus souvent par une personne de la famille ou par un ami, car l’école juive ne sert pas de relais entre les familles et les institutions. L’école se présente comme la seule solution à une éducation juive et c’est aussi de cette façon que la voient les parents. Les difficultés scolaires sont perçues comme un incident de parcours et le recours à l’institution sociale comme un remède immédiat et non comme un moyen d’analyser la situation. Or, bien souvent, les difficultés scolaires invoquées masquent des troubles psychiques plus importants ou des comportements prédélinquants. Quand, après quelques séances d’écoute, l’inter venant social conclut à un besoin d’ouverture de la famille – il s’agit de familles souffrant d’un repli sur soi d’ordre psychologique ou social – sa réponse à une demande qui elle-même n’est pas précisément formulée, n’est pas comprise. Si les parents attendent tant de l’école, c’est aussi parce qu’elle symbolise le cocon communautaire et, à travers le rapport maîtrisé des enfants à la langue hébraïque, la transmission d’une « éducation juive qu’eux-mêmes n’ont jamais eue ». La recherche du cocon communautaire, par la médiation du recours aux services internes à la communauté, s’explique par le besoin de repousser l’image de la banlieue dangereuse à laquelle Sarcelles est identifiée. La communauté imaginaire, en ce qu’elle est définie comme homogène et unifiée, est là pour remplir les vides de la banlieue. Les enfants sont à protéger contre les risques de contagion d’un milieu trop diversifié, synonyme de désordre. La séparation serait alors un rempart érigé contre la dégradation du tissu social. Et toute proposition d’ouverture qui est faite en réponse à un problème ne peut pas être entendue si elle apparaît comme un retour à la mixité dont on avait tenté de s’évader. Face à une situation où les règles se font et se défont à l’intérieur d’un espace clos, les services sociaux communautaires dont l’objectif principal est d’aider les familles juives à mieux percevoir leurs droits peut être amenée à en expliciter les limites. Le service est, en effet, souvent utilisé comme un recours, voire un moyen de passedroit. Il faut expliquer à une vieille dame que le COJASOR soutient financièrement et qui a, par ailleurs, des notes de téléphone impor-

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tantes, qu’elle doit modérer son désir de rester en communication avec son fils, parti outre-Atlantique. Il faut aussi rappeler à une famille, qui a dépassé la date d’inscription à l’école juive, la différence entre la règle de l’obligation scolaire qui ne s’applique que dans le cadre de l’enseignement public et les règles du privé qui est soumis à un problème de quota. Mais la mère accepte mal le refus opposé par l’institution (ici le SSJ) d’un appui pour inscrire en retard son enfant à l’école privée Torat’ Emet et encore moins le conseil de l’envoyer à l’école laïque. Le droit acquis par les familles de bénéficier de l’éducation publique n’est pas transférable aux écoles sous contrat. La difficulté à faire accepter certains principes qui ne sont pas immédiatement puisés dans le cadre communautaire, tendrait à prouver que pour certaines familles, la communauté fonctionne comme un État dans l’État, distribuant avec libéralité aides et protections. Protection contre spontanéisme Cette conception de la communauté était celle de la nouvelle équipe au pouvoir à Sarcelles dont les orientations rejoignaient une nouvelle conception du social qui a vu le jour avec les effets de la crise et où la protection juridique faisait place à la solidarité et à la relation contractuelle. Jacques Donzelot, dans Le Social du troisième type 7, explique comment la philosophie du social, qui reposait sur l’idée d’une autonomie du social par rapport à l’économique et sur une suprématie du collectif grâce à une mobilisation autour des idéaux politiques, a échoué dans ses présupposés mêmes. Et avec elle, les politiques qui en étaient issues et qui combinaient défense contre les préjudices occasionnés par la division du travail d’une part et tutelle correctrice envers certains individus considérés comme marginaux d’autre part. À l’époque de l’enquête, protection et aide tendaient à se rejoindre et la notion d’automaticité faisait place à celle de contrat. Si le social avait perdu sa force de mouvement autonome et providentialiste, il avait gagné du terrain et se déployait sur tous les fronts. Il était présent sur le terrain économique, dans la mise en place de politiques d’adaptation aux mutations technologiques, sur le terrain local avec les contrats de ville et les missions locales. 7. Jacques D ONZELOT , « Le social du troisième type », in Face à l’exclusion (sous la dir. de J. DONZELOT et J. ROMAN), Paris, Esprit, 1993.

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Cette nouvelle conception du social – gestion de la pénurie plus que correction des inégalités – aboutit à une diffusion des actions en tous sens. Les nouvelles instances communautaires ont rompu avec le principe de la protection communautaire qui se substituait ou venait redoubler celle de l’État pour renouer avec la tradition de l’aide, à la fois anonyme et diffuse. Mais plus qu’à un retour à la tradition, c’est à une redéfinition de la tradition qu’on assistait. Sur la base des formes d’actions traditionnelles que sont le don périodique et l’aide intégrée dans la vie quotidienne, venait se greffer toute une série d’actions sporadiques et prenant parfois un aspect spontanéiste. – La démultiplication des lieux de culte avait entraîné une démultiplication des appels à la tsédakah. La division entre l’ACIP et les synagogues liées à des groupes fondés sur la reconnaissance de rites locaux ou de mouvements religieux orthodoxes avait mis en concurrence les nombreuses collectes organisées au cours des grands offices. – L’action sociale menée au coup par coup se différenciait radicalement de l’action organisée. Elle procédait, d’abord, en dehors d’une catégorisation des individus. Le destinataire de l’aide n’était plus comptable d’une justification. Il lui suffisait de frapper à la bonne porte. Paradoxalement, le spontanéisme ne renouait pas autant qu’il le prétendait avec la tradition. Certes, il supposait l’existence d’un réseau communautaire serré. Mais, en n’intégrant pas donateurs et récepteurs dans un système d’échange complémentaire, en jouant plus sur l’affectif que sur la rationalité de l’équilibre social à maintenir, il s’apparentait davantage à la charité qu’à la solidarité. Le spontanéisme tend à maintenir l’assistanat permanent sous la forme d’une prise en charge communautaire. L’aide sociale instituée se fonde sur un autre mode de communication, où le demandeur est d’abord un individu autonome avant d’être membre d’un groupe. Elle travaille sur l’identification des repères plutôt que sur le renforcement des appartenances. La contradiction que relevaient certains intervenants sociaux entre la demande et leur travail s’exprimait ainsi : « Les familles viennent avec une demande pour que leurs enfants soient plus juifs ; nos services cherchent à les rendre plus épanouis. » Ce travail passe par la reconstruction des liens primaires, prioritairement familiaux, s’ils sont distendus. La prise en charge, au contraire, procure une famille d’adoption, milieu souvent artificiel où pourra être cultivé le besoin de fusion. Le spontanéisme tend aussi à entretenir l’illusion de la toute-

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puissance communautaire. Il connaît des dérives et institue un brouillage des références. En effet, la dénomination de communauté n’est pas identifiable au concept, car il ne s’agit pas d’un ensemble clos, fermé sur lui-même et possédant ses propres possibilités de reproduction. Elle fonctionne comme groupe d’appartenance pour une partie seulement de la population juive et c’est cette partie-là qui en utilise les réseaux. Il arrive parfois que l’offre d’aide disponible – c’est le cas du soutien scolaire – soit supérieur à la demande ou injustement distribuée, faute d’identification des besoins et de légitimation des donateurs. Ceux qui fréquentent beaucoup les institutions communautaires – école, cours religieux, réunions – sont insérés dans le système de solidarité. Les autres en sont exclus, à moins qu’ils ne soient identifiés par le bouche à oreille et « secourus » à leur insu. J’ai mis en évidence une typologie des positions des familles face aux dispositifs communautaires qui va de l’autonomie à l’engagement radical. Plus on est distant de la communauté, plus on est inséré dans des groupes d’appartenance définis au niveau national – clubs sportifs, groupes professionnels, par exemple – à moins qu’on ne soit replié sur sa famille. Plus on est engagé dans les dispositifs communautaires, plus l’identité juive sarcelloise est prédominante. Les groupes d’appartenance sont alors ceux qui existent au niveau local, voire dans la vicinalité la plus proche, les relations intra-communautaires se superposant aux relations familiales. Les positions intermédiaires combinent des stratégies d’ouverture sur la société globale et de repli sur le local. Dans cette typologie, j’ai délaissé une position que l’on pourrait qualifier de négative et où se situaient des familles qui étaient sorties de la communauté après un parcours d’engagement. Leurs représentations sont difficiles à analyser parce qu’elles traduisent souvent un ressentiment contre leurs anciens groupes d’appartenance. Les critiques exprimées visent l’inefficacité des organisations communautaires – école ou services sociaux –, l’absence de neutralité des responsables ou la tyrannie du contrôle social, en particulier celui qui s’exerce dans le domaine de l’observance religieuse. Cette position qui apporte quelques nuances au credo général accompagnant la description de la vie à Sarcelles restait, cependant, marginale.

Immigration des Juifs maghrébins en France Modalités d’intégration : continuités et ruptures Claude Tapia

Spécificité de cette immigration En une vingtaine d’années, après la Deuxième Guerre mondiale, la presque totalité du million de Juifs – essentiellement francophones – résidant dans les pays arabo-musulmans du Maghreb ou du Machreq a émigré vers les sociétés démocratiques, principalement la France, Israël, le Québec et plus marginalement l’Italie, l’Espagne et les États Unis. À la fin des années soixante, pour ne parler que du Maghreb, ne subsistaient plus que quelques milliers de Juifs en Tunisie et seulement quelques centaines en Algérie ; le Maroc ayant réussi à en conserver un peu plus longtemps deux ou trois dizaines de milliers, profondément attachés à la culture, aux traditions et à la langue arabes. Il est utile de rappeler que ces transferts de populations n’ont pas ou pas seulement obéi aux causes ou motivations classiques des grandes migrations de l’après guerre : la pauvreté, les persécutions religieuses, le remaniement des frontières internationales, la dissidence idéologique, la marginalisation économique, l’imposition de contraintes diverses, la naissance de nouvelles entités nationales etc., car ils ont concerné exhaustivement l’ensemble de ces populations de même origine, religion ou culture, très minoritaires au sein de sociétés antérieurement colonisées et dominées à bien des égards. Ces sociétés aspiraient naturellement à l’indépendance politique, peut-être aussi, plus inconsciemment, à l’instauration d’une certaine homogénéité religieuse, ethnique, civilisationnelle. Mais aussi, les Juifs de ces pays exprimaient clairement ou confusément selon les milieux sociaux, une volonté d’émancipation politique, d’accession à une citoyenneté pleine et entière, de reconstruction d’une identité collective comprimée à la fois par l’impérialisme colo-

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nisateur et par l’oppression « dhimmique1,» celle-ci antérieure à la domination française ou européenne. En dehors du tropisme linguistique orientant vers la société française et autres sociétés francophones ou partiellement francophones, ces migrations avaient un sens, une signification profonde, qui dépassait largement les motivations et les causes conjoncturelles ou ponctuelles des autres migrations de la même époque. Cette signification tenait d’abord à la volonté de participation à la reconfiguration du monde juif dans son ensemble – après les désastres de la Deuxième Guerre mondiale et l’avènement de l’État d’Israël –, à la recomposition démographique et culturelle de la judaïcité européenne, consécutive à la jonction (notamment en France mais aussi ailleurs) des branches auparavant séparées du judaïsme. Elle tenait, ensuite et surtout, au passage, pour la majorité des juifs sépharades, méditerranéens ou orientaux, du statut de citoyens de seconde zone, de spectateurs passifs d’événements ou de secousses de grande ampleur, dans l’ordre des rapports internationaux, au statut d’acteurs de leur propre devenir. Autrement dit et pour conclure notre propos introductif, ces migrations massives à partir des terres d’islam vers des sociétés démocratiques occidentales – abritant déjà des communautés juives organisées à fort potentiel de développement économique, éducatif et culturel et aptes à absorber des populations traditionnellement adaptatives – mettent en principe un point final à l’exil de ces Juifs hors de l’histoire, pour utiliser une formule emphatique et galvaudée2. Mais ce transfert massif de populations suscite un certain nombre de questions : comment évaluer le rôle des institutions juives en France ? Comment s’est intégrée cette population en France ? Comment s’est réalisée la jonction entre le judaïsme français autochtone et le judaïsme maghrébin ? À se fier aux résultats des diverses enquêtes réalisées à la fin des années soixante3 et au début des années soixante-dix, tout le monde 1. La Dhimma, à la fois code et pacte de protection, définit le statut discriminatoire des juifs et chrétiens en terre d’islam jusqu’à la fin du XIXe siècle. Voir Claude TAPIA, « Les trois stratégies de lutte pour la dignité des Juifs d’Afrique du Nord », Les Nouveaux Cahiers n°75, hiver 1983, p.46-55. 2. Claude TAPIA, « Les Migrations sépharades après la Seconde Guerre mondiale : mutations culturelles, idéologiques et modes d’adaptation », Jean Claude LASRY, Joseph LEVY, Yolande COHEN (dir.), Identités sépharades et modernité, Presses de l’Université de Laval, Québec, 2007, p.190-208. 3. Voir C. TAPIA, Les Juifs sépharades en France, Paris, l’Harmattan, 1986, 410 p.

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avait considéré comme décisive l’intervention des institutions juives existantes, notamment le CASIP avec lequel il m’a été donné de collaborer, mais aussi de nombreuses autres associations laïques ou religieuses émanant du Fonds social juif ou du Consistoire israélite. Le rôle des institutions juives D’autres contributions au colloque du bicentenaire de la fondation CASIP-COJASOR se sont attachées à détailler et à illustrer en termes quantitatifs ou qualitatifs les résultats de cette intervention. Je m’en tiendrai à une observation générale consistant à souligner que l’efficacité de celle-ci résultait essentiellement de l’interconnexion des actions ponctuelles inscrites dans une chaîne de solidarité aux formes multiples, faisant système et allant du sommet à la base, c’est-à-dire des organisations centrales (le plus souvent soutenues par des organisations américaines ou européennes) aux plus petites, lesquelles contestaient parfois le « tutorat » ou la volonté de coordination des grandes, au nom de la nécessaire décentralisation de l’assistance aux plus défavorisés ou de la bonne connaissance du terrain. Ce qui n’allait pas sans créer une dynamique tout à fait favorable à l’intégration sociale et culturelle, laquelle ne pouvait se réaliser sans confrontation des normes, valeurs, traditions d’importation avec les modèles ou standards de gestions, les procédures, les schémas de traitement de problèmes, directement inspirés du contexte ambiant, c’est-à-dire du modèle d’action administrative et d’assistance « à la française », transposé, ou adapté par les institutions juives aux objectifs spécifiques qu’elles voulaient atteindre. Sans doute fallait-il le recul, la prise de distance avec les faits pour apprécier avec sérénité les effets combinés et cumulés du dévouement et de la technicité de l’ensemble des acteurs de la gestion de l’assistance fournie, immédiate (logements, secours matériels, emplois, etc.) ou différée, résidant en investissements à long terme dans le domaine éducatif ou culturel. Il convient de ne pas omettre de mentionner l’effet positif en retour sur les organisations juives mobilisées au cours de la période de plus grande intensité des besoins de la population transplantée des rives sud et est de la Méditerranée en France, en termes de revitalisation et de légitimité. Cette légitimité notoirement acquise du fait de la mobilisation tous azimuts de ces organisations a donné

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sans conteste à celles-ci un droit à la reconnaissance et à la considération des populations concernées, mais aussi à celles des pouvoirs publics dont la tâche s’est trouvée du même coup allégée. Comment ne pas voir dans cette reconnaissance et cette considération, l’origine d’une influence accrue dans l’espace public et politique français, au-delà du champ des missions accomplies à cette époque ? Comment aussi ne pas voir la part qu’ont prise les organisations juives centrales ou locales dans le changement des comportements, des mentalités et du cadre de référence des Juifs maghrébins ou d’une fraction très importante d’entre eux ? Intégration et communautés Nous touchons là à la problématique de l’intégration, qui n’est, comme on le sait, ni un processus linéaire, continu, progressif, ni un phénomène aisément mesurable du point de vue psychologique ou socio-psychologique, etc., ni une mutation dans l’ordre de la psychologie collective affectant de manière homogène l’ensemble d’une population immigrée. La tentation a été grande dans divers rapports d’étude de privilégier, parmi les causes d’une intégration réussie, le niveau socio-économique ou le degré d’éducation initial des familles immigrées. Même si, au départ, ces facteurs jouent un rôle prépondérant, ils interviennent par la suite conjointement avec d’autres variables déterminantes, comme le milieu social et culturel d’insertion dans la société d’accueil et les ressources en matière éducative qu’il offre aux jeunes, le degré d’hétérogénéité des relations familiales ou sociales, la nature de la religiosité des membres des groupes locaux d’affinité, la force de l’attachement aux traditions culturelles d’origine, les capacités individuelles de symbolisation des rites ou croyances, la prégnance des structures et valeurs familiales, etc. On ne peut, enfin, omettre de souligner que le processus d’intégration dépend autant de la réussite individuelle des individus que du projet collectif des communautés locales dans lesquels ils sont plus ou moins insérés. Il faut à présent rappeler que le judaïsme nord-africain est un judaïsme de collectivités, de communautés, d’affiliation à des lieux de culte en vue de pratiques collectives religieuses ou spirituelles. Lors de leur rapatriement, massif et assez concentré dans le temps – celui-ci, quasiment achevé à la fin des années soixante pour les

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Tunisiens et Algériens –, les Juifs maghrébins, spontanément ou pilotés par les services communautaires, ont essaimé dans beaucoup de villes de France, grandes ou petites, mais se sont rassemblés essentiellement à Paris et ses banlieues, certains rejoignant des communautés déjà constituées autour de lieux de culte, de culture ou de mémoire, d’autres fondant ex nihilo et avec l’appui d’institutions juives, notamment consistoriales, de nouvelles communautés, reconstituant plus ou moins le tissu social d’antan, propre à l’exercice des rites et traditions, avec pour foyer d’accueil des maisons communautaires intégrant le culte, l’aide sociale, des activités culturelles ou de loisirs, l’enseignement de l’hébreu ou de la culture biblique, etc.4 Notons au passage que ces communautés ont constitué pendant une vingtaine d’années, avec d’autres lieux d’apprentissage et d’étude, le creuset d’une culture judéo-française marquée, d’une part par la triple fidélité à l’héritage culturel des générations antérieures, aux racines juives et hébraïques et à la mémoire des victimes de la Shoah, d’autre part par l’adhésion aux valeurs républicaines déjà acquises par les générations précédentes sur les bancs de l’école publique française. C’est en cela que ces groupes, associations, ou communautés ont eu une influence non négligeable sur le processus d’intégration de cette immigration. Mais celui-ci s’est effectué à deux vitesses selon les bases constitutives des communautés : bases humaines et démographiques (densité, hétérogénéité etc.), texture et agencement des relations internes, forme et qualité du leadership (traditionnel, charismatique ou contractuel), attitudes collectives à l’égard de la modernité, etc. Nous avons eu la possibilité d’étudier, au début des années soixante-dix, diverses communautés, plus particulièrement celle de Belleville5, vieux quartier de Paris, investi de longue date par des immigrations successives, notamment juives d’Europe de l’Est d’origine ouvrière, celle de Créteil 6, cité de banlieue abritant de nombreuses minorités étrangères mais sans infrastructure d’accueil de 4. Claude TAPIA, « Le Phénomène communautaire», Les Nouveaux Cahiers, n°24, printemps 1971, p. 60-70. 5. Patrick SIMON et Claude TAPIA, Le Belleville des Juifs tunisiens, Paris, Autrement, 1998 ; et Claude TAPIA, « Juifs maghrébins à Belleville : étude démographique et sociologique » in Les Juifs sépharades en France, op. cit., p.109-145. 6. Claude TAPIA, « Portrait d’une communauté : Créteil », L’Arche, Juin-Juillet 1971 et « Belleville et Créteil : deux modèles d’organisation communautaire », Les Nouveaux Cahiers, n°43 hiver 1975-76, p.22-30.

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populations juives aspirant à conserver leurs pratiques religieuses ou culturelles et donc enclines pour cela à créer les conditions de leur installation. Nous avions affaire, avec ces deux terrains d’étude, à des types-idéaux (au sens wéberien du terme), dont les traits principaux caractérisent à des degrés divers d’autres communautés dans le paysage français. Certes, le niveau socio-économique et de qualification professionnelle a contribué à différencier les deux modèles, mais cette variable a agi, comme on l’a dit plus haut, en interaction avec d’autres, comme la conception de la vie juive, le poids du leadership religieux, les attentes prioritaires de la majorité des membres vis-à-vis des institutions juives, le rapport à l’espace et à la proximité. Pour être synthétique, je dirai qu’on comprendrait mieux tout ce qui sépare ces deux types de communautés, en fondant la distinction sur le projet explicite, implicite ou inconscient de ces formations sociales : reproduction à l’identique du genre de vie et des formes d’organisation de la vie religieuse et sociale hérités du passé, dans le premier cas ; adaptation du modèle de fonctionnement communautaire, antérieur à l’exode, aux conditions de vie, d’habitat, de travail, de communication sociale, etc., de la société d’accueil, en s’émancipant des contraintes de la proximité et de la territorialisation, en un espace limité, de l’ensemble des activités sociales et de loisir, dans le deuxième cas. Fonction de protection et de sécurisation contre le choc de la modernité et du changement dans le premier cas ; fonction de filtrage des éléments culturels assimilables et d’aménagement de passerelles entre les formes de vie passées et présentes, dans le second cas. Transition dans les deux cas certes, mais évolution à des rythmes différents des mentalités, des comportements, du genre de vie – ce qui n’est pas sans rappeler les clivages existant avant l’exode dans les sociétés maghrébines. C’est pourquoi nous avons voulu voir, à l’issue de nos enquêtes, dans ces formes d’organisation de la vie communautaires, des moments différents sur la trajectoire de l’intégration sociale et culturelle ; en somme des expressions décalées du vouloir-vivre-ensemble dans le cadre du judaïsme, des modèles d’organisation destinés progressivement à se confondre peut-être en l’espace d’une génération. Et cela d’autant plus que le consensus paraissait assez large dans les années soixante-dix sur le principe du maintien de l’héritage historique, culturel, religieux et d’une certaine originalité au sein du judaïsme français, tout en revendiquant une citoyenneté

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totale et entière. Ce qui correspondait, d’ailleurs, totalement aux vœux des principales institutions juives. Consensus et fragmentation Schématiquement on pouvait considérer sans être exhaustif que le consensus reposait sur quelques attitudes centrales, comme : — le refus de la laïcité intégrale, de l’associationnisme culturel dépouillé de ses dimensions religieuses, de l’assimilationnisme militant, uniformisant les conduites collectives au sein de la société française, tel celui qui prévalait avant la Deuxième Guerre mondiale dans des populations immigrées d’Europe de l’Est ; — le choix du maintien d’un traditionalisme religieux tempéré, expulsant toute rigueur excessive en matière de croyances, toute tentation de stigmatisation des déviants ou des agnostiques, tout penchant vestimentaire différenciateur, étranger aux normes occidentales ; — le rejet de l’engagement politique partisan, en dehors d’une sympathie manifeste pour les positions politiques modérées intégrant des thèmes relatifs à la protection des minorités religieuses ou culturelles et, sur le plan de la politique internationale, des préoccupations touchant à la défense de petits pays, notamment Israël ; — l’attachement à l’endogamie, non pas par défiance à l’égard de ce qui est étranger ou différent, mais par crainte d’un effritement, sinon de la foi, du moins de la cohésion spirituelle ou morale ressentie comme fragile. Rappelons-le, ces attitudes étaient à l’époque, très largement partagées au sein de l’immigration judéo-maghrébine, mis à part des minorités prônant, soit le conservatisme rigoriste religieux, soit la laïcité intégrale athéiste, teintée ou non de gauchisme, soit l’élitisme ou l’ouvriérisme assimilationnistes. Ce n’est qu’à la fin des années quatre-vingt que ce socle de représentations sociales, d’attitudes, de valeurs, d’options, allait se fracturer, entraînant, sur le plan idéologique, une redistribution, transcendant les limites des cristallisations communautaires constituées au cours de la première phase de l’installation en France, et surplombant les décalages évoqués précédemment. À notre avis, la fragmentation du corps de cette immigration ne devait que peu de choses au facteur économi-

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que ou socio-économique – disons à la position occupée sur l’échelle des catégories sociales – mais à des variables à la fois externes et internes à cette population. Signalons que les nouveaux clivages et ruptures dont nous allons tenter d’analyser les causes et définir le sens, manifestent assez clairement les signes d’une intégration sociale avancée et d’un alignement sur des tendances qui traversent l’ensemble de la société française. Les causes sont faciles à identifier : –– d’abord, la disjonction progressive, en une vingtaine d’années, entre la vie communautaire et le confinement en un espace restreint symboliquement investi, comme dans le cas de Belleville (Paris) cité plus haut. La consommation alimentaire, culturelle, spirituelle… spécifique, de même que les liens sociaux, commencèrent à dépendre de moins en moins de la proximité et de plus en plus de rythmes liés au calendrier religieux, mémoriel, ou celui des activités ludiques. La mobilité hors des lieux d’implantation initiale répondait à des aspirations plus élevées au confort, à l’ascension professionnelle ou sociale, à la diversification des relations sociales qui ne concernait pas avec la même intensité l’ensemble de la population. Par ailleurs, l’affiliation même au judaïsme tendait à s’individualiser à mesure que s’effaçait la croyance en un destin collectif des groupes ou communautés, transcendant les destinées individuelles ou familiales ; –– l’érosion de la structure et de la cohésion familiales qui allait de pair avec l’individualisation, la sécularisation ou la laïcisation de l’appartenance à la religion des pères. L’accroissement notable du taux de scolarité et de formation (universitaire ou autres) des enfants de la première génération immigrée, sans effacer la prégnance des traditions et rituels familiaux, a progressivement affaibli l’autorité des chefs de famille et ouvert la voie à une résistance aux pressions vers le conformisme et l’endogamie ; une résistance, certes, variable selon les milieux, les catégories sociales, le niveau d’instruction, la conception vécue de l’identité individuelle et collective ; –– l’effritement du ciment intergénérationnel que constituait, pour la première génération immigrée, le parler judéo-arabe, ladino-arabe ou judéo-livournais au sein des familles, interférant avec le français, destiné en principe aux communications et relations dans le cadre professionnel, amical, culturel. Cette bi-culturalité correspondant à une maîtrise par les individus de codes et références culturels distincts et constituant l’un des traits significa-

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tifs de la personnalité collective de cette population, ne tarda pas à régresser, ouvrant un fossé entre les générations et donnant donc appui aux forces centrifuges opérant au sein de cette population, laquelle se concevait au départ comme assez homogène idéologiquement et culturellement, exception faite de différences tenant à l’inégal potentiel éducatif, technique ou professionnel. Recomposition idéologique On ne peut passer sous silence, parmi les facteurs contribuant à la fragmentation de l’immigration judéo-maghrébine, l’action influente dans certains secteurs de la vie juive, de groupes religieux missionnaires (comme par exemple les loubavitch) installés dans le paysage français et même européen) ou de yeshivoth ou instituts de formation travaillant à convertir au fondamentalisme religieux des fractions de la jeunesse sépharade, désemparées face à la dilution des valeurs traditionnelles, au laxisme des mœurs, aux séductions du monde moderne. Cette action, contrecarrée par l’influence des institutions juives vouées à l’assistance, à l’éducation, à la diffusion de la culture juive générale, biblique, philosophique, linguistique et du modèle occidental de participation à la vie sociale, reçut en revanche l’appui direct ou indirect du consistoire israélite (et du Rabbinat), institution centrale de gestion de l’ensemble des activités concernant le culte (formation et nomination des rabbins et enseignants d’écoles juives, contrôle de la consommation licite, etc.), qui a basculé insensiblement, depuis la fin des années quatre-vingt, d’une position centriste, médiatrice entre divers courants du judaïsme religieux, vers une rigoureuse orthodoxie, se coupant ainsi d’une fraction importante de la judaïcité française. Il est vrai que le regain d’antisémitisme en France émanant, outre banalement de l’extrême-droite, d’une extrême-gauche violemment anti-israélienne et d’un lumpenprolétariat, immigré ou non, installé à la périphérie des métropoles, entretenant une haine antirépublicaine, anti-démocratique, a apporté son tribut à la crispation identitaire dans divers milieux juifs, mais aussi chrétiens. L’anti-communautarisme affiché par la République depuis un siècle, n’a pas opposé de bouclier assez étanche contre cet antisémitisme de frustration et contre les visées séparatistes, sans complexes, de certaines populations désorientées.

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On peut donc dire qu’une recomposition psychologique, idéologique et culturelle s’est opérée au sein du judaïsme maghrébin au cours de ces vingt dernières années7. Au consensus assez large prévalant dans les années soixante, période des grandes migrations de populations juives du Maghreb vers la France, succède un panorama plus contrasté. Le fond traditionnel de référence de cette population n’a pas disparu et continue de rassembler une majorité, fidèle à un amalgame culturo-religieux, substance molle de croyances, de rites familiaux ou sociaux, de pratiques religieuses épisodiques, de sentiments pro-sionistes, formant une toile de fond sur laquelle se dégagent les noyaux durs qui représentent des stratégies différentes d’appartenance et de construction de l’identité. Parmi ces noyaux ou courants qui définissent et structurent le vouloir-être juif en France, il faudrait citer, outre l’orthodoxie, le libéralisme synagogal et le judaïsme laïque de culture et d’identité avec ses multiples expressions. Le courant orthodoxe, lui-même divisé en diverses obédiences, numériquement faible en tant que tel, mais paradoxalement influent à la fois dans des milieux traditionalistes populaires et dans des catégories sociales cultivées, préconise le retour aux sources du judaïsme, l’application scrupuleuse du « Traité des lois » (ou Table des Lois) et des prescriptions validées par les sages et rabbins au cours des siècles et exclut toute compromission et compromis avec les facilités offertes par le traditionalisme ou le libéralisme religieux. Les adhérents à ce judaïsme « dur » glissent insensiblement vers une bi-culturalité autre que celle héritée d’une longue familiarité avec la société et la culture arabe, une bi-culturalité franco-hébraïque. Notons, ce qui n’est pas sans importance, compte tenu de notre focalisation sur la problématique de l’intégration, que cette population, tout en s’isolant à certains égards de la « corruption du monde moderne », des normes et modèles ambiants régissant les consommations matérielles et culturelles et en s’intégrant à un univers de valeurs et de pratiques étrangères au genre de vie majoritaire, ne s’isole pas de la citoyenneté et des principes de la République, auxquels elle fait allégeance. Elle n’est pas en dissidence par rapport aux règles démocratiques, notamment la tolérance à l’égard des dif7. Voir Claude TAPIA , « Ruptures et continuités culturelles, idéologiques chez les Juifs d’origine tunisienne en France», in Sonia FELLOUS (dir.), Juifs et musulmans en Tunisie, Paris, Somogy, 2003, p. 349-357.

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férences culturelles et de la diversité des opinions. La stratégie identitaire mise en œuvre dans ce cas s’appuie sur une mémoire spécifique, sélective, branchée sur l’histoire antique ou médiévale du peuple juif, donc antérieure au siècle « des Lumières » et à la déghettoïsation en Europe. Paradoxalement, tout en se situant aux antipodes du judaïsme libéral qui a jeté les bases d’un compromis ou d’une synthèse entre la religiosité et la modernité (dans l’esprit de la philosophie « des Lumières ») et du judaïsme laïque, c’est-à-dire de culture et d’identité, sans références religieuses explicites – cherchant dans des activités d’étude (biblique, historique, philosophique, psychanalytique…), dans un militantisme humanitaire, dans la participation à la vie et à l’action d’institutions ou associations juives (d’entr’aide, de formation, d’information etc.) les fondements d’une identité qui n’a rien de problématique –, le judaïsme orthodoxe partage avec eux la plus fondamentale des caractéristiques de l’identité collective juive : la quête de connaissances dans tous les domaines (sacrés ou profanes), le culte du savoir en général et la volonté de partage sans réser ve de ce savoir. Comme si la mission incontournable du judaïsme restait pour tous, à travers les siècles et quelles que soient ses formes ou modalités, d’élever par tous les moyens le niveau d’intelligence et de compréhension du monde. J’aurais, pour ma part, tendance à considérer que l’intégration du judaïsme maghrébin en France – mis à part des franges résiduelles retardataires – est quasiment terminée, autant qu’on peut dire que les vagues d’immigration des juifs d’Europe de l’Est avaient achevé la leur au cours des années cinquante. Il est, à mon avis, sorti par le haut d’une période de transition d’une durée qu’on peut estimer raisonnable, réalisant par ailleurs dans le même mouvement, la jonction avec la judaïcité française autochtone, elle-même composite, majoritairement de rites et de culture dites ashkénazes. L’interpénétration des héritages culturels, européens et maghrébins, dans les lieux de formation, les cercles d’étude et de réflexion, les centres communautaires, les colloques ou journées d’étude, a favorisé un essor culturel trouvant son expression dans la richesse de la littérature juive d’expression française et dans les publications de sciences humaines et sociales.

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Conclusion Il résulte de l’ensemble de nos obser vations et analyses que la mutation du judaïsme maghrébin, en l’espace de quarante ans, s’est réalisée dans le sens d’un pluralisme religieux, culturel, philosophique et idéologique parfaitement assumé, construit et reconstruit à partir des ruptures, des tensions, des fractures qui l’ont secoué pour un temps. Les nouveaux clivages ne font pas obstacle, lors de crises graves (agressions terroristes, assassinats antisémites, manifestations racistes, etc.) à des condensations fortes, non pas idéologiques, intellectuelles ou cognitives… mais émotionnelles et affectives, pour répondre au défi des adversités. On peut ajouter que le pluralisme dont nous venons de parler favorise immanquablement l’élévation du niveau de tolérance à ce qu’on appelle aujourd’hui la « diversité » au sein de la société française. Tendances dont on peut penser qu’elles refoulent la conscience ethnique au profit d’une conscience politique, plus que jamais nécessaire au judaïsme français. Cette évolution n’a pas échappé aux principales institutions juives de France qui ont commencé à réajuster – à la lumière des nouvelles orientations des sciences de la gestion, de l’information ou de la communication... – leurs objectifs, leurs procédures et leurs interventions. J’ai aussi la faiblesse de penser que si d’autres immigrations, d’autres minorités culturelles ou religieuses en France se sont inspirées peu ou prou du modèle juif d’organisation communautaire, d’éducation, d’assistance et de défense des droits de l’homme et des minorités – excluant toute tentation communautariste – c’est probablement parce qu’elles perçoivent plus ou moins clairement le souci, qui procède de la conscience et de la mémoire collectives juives, d’être aux avant-postes dans la lutte contre les discriminations et les racismes… quels qu’ils soient.

Notices sur les contributeurs

A LEXANDRE D E A RANJO est doctorant en Histoire à l’Université de Nottingham, Grande-Bretagne. Sa thèse porte sur l’accueil et l’intégration des réfugiés hongrois et des réfugiés et rapatriés d’Egypte en Grande-Bretagne et en France suite aux événements d’octobre 1956. LAURE FOURTAGE est chargée de cours à l’Université Paris VII et responsable des archives de l’ORT-France. Elle prépare une thèse (Paris I Panthéon-Sorbonne) sur l’action sociale envers les survivants juifs des camps en France après-guerre. Après avoir écrit un livre sur Les travailleurs immigrés juifs de Paris à la Belle Époque (Fayard, 1985), NANCY L. GREEN, historienne américaine vivant en France, s’est tournée vers tous les immigrés de l’industrie de la confection, des Juifs aux Chinois, à Paris et à New York, le long du vingtième siècle (Du Sentier à la Septième Avenue, Seuil, 1997). Un de ses derniers ouvrages est une réflexion sur l’histoire de la condition immigrée, Repenser les migrations (PUF, 2002). LAURA HOBSON FAURE vient de soutenir une thèse intitulée «‘un Plan Marshall juif’: la présence juive américaine en France après la Shoah, 1944-1954 » (EHSS, 2009). Elle enseigne les études américaines à l’École Polytechnique et a récemment publié « L’immigration des Juifs d’Algérie en France métropolitaine. L’occasion pour les Juifs français de recouvrer leur indépendance face au judaïsme américain dans la France d’après-guerre ? » (Archives juives. Revue d’histoire des Juifs de France, n°42/2, 2009). JEAN LALOUM est historien chercheur au CNRS et enseignant à l’Université de Paris I - Panthéon-Sorbonne. Il est l’auteur notamment de Les Juifs dans la banlieue parisienne des années 20 aux années 50. Il prépare un ouvrage consacré à l’histoire du quartier juif du Marais : le Pletzl du début du siècle dernier aux années cinquante. CÉLINE LEGLAIVE-PERANI est Research Fellow de l’Université Royal Holloway – University of London. Entre 2004 et 2007 elle a été en charge des recherches pour la France dans le cadre du projet international : « Philanthropie juive et développement social en Europe : le cas de la

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famille Rothschild, 1800-1940 ». Elle a publié plusieurs articles, en français et en anglais, sur la philanthropie juive dans la France du XIXe et XXe siècles. JOHANNA LINSLER est membre du Comité d’Histoire auprès de la CIVS (Commission pour l’Indemnisation des Victimes de Spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l’Occupation). Elle prépare actuellement une thèse sur les lois de « Réparation » allemandes et leur application en France, à Paris I – Panthéon Sorbonne, sous la direction d’Anne Grynberg. M ARTIN M ESSIKA est doctorant en Histoire contemporaine (Paris I / UQÀM) sous la direction de Yolande Cohen et Patrick Weil. Il travaille sur une analyse comparée des immigrations juives d’Afrique du nord en France, au Canada et en Israël (1948-1975). MÔNICA RAISA-SCHPUN, historienne, enseigne l’histoire de l’immigration à l’EHESS, Paris. Récemment, elle a dirigé l’ouvrage 1908-2008. Le centenaire de l’immigration japonaise au Brésil : l’heure des bilans, Paris, CRBC-EHESS/MSH, 71-72, 2009. BENJAMIN STORA est Professeur des universités (Paris 13 et INALCO). Il enseigne l’histoire du Maghreb contemporain et des immigrations post-coloniales. Il a publié une vingtaine d’ouvrages dont Les Trois exils, Juifs d’Algérie (Paris, Hachette « Pluriel », 2008). JACQUES TAIEB est Agrégé en sciences sociales, il a enseigné l’histoire puis l’économie dans l’enseignement secondaire puis supérieur. Il a écrit de nombreux ouvrages et articles sur les Juifs du Maghreb. CLAUDE TAPIA, Professeur émérite de psychologie sociale de l’Université de Tours, auteur de plusieurs ouvrages dont Le Belleville des juifs tunisiens (Paris, Autrement, 1998). COLETTE ZYTNICKI est historienne et maître de Conférences à l’Université de Toulouse - Le Mirail, elle est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Les Juifs à Toulouse, entre 1945 à 1970. Une communauté toujours recommencée, Toulouse, 1998, et elle a dirigé un numéro des Archives juives sur les « Mobilités France-Israël », n° 41/2, 2ème semestre 2008.

Table

NANCY L. GREEN : Entr’aide sociale et histoire des migrations . . . . . . . .5 COLETTE ZYTNICKI : Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .11 CÉLINE LEGLAIVE-PERANI : Le comité de Bienfaisance israélite de Paris . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .19 JOHANNA LINSLER : Les réfugiés juifs en provenance du Reich allemand en France dans les années 1930 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .29 JEAN LALOUM : L’assistance sociale auprès des populations juives parisiennes au temps de l’Occupation . . . . . . . . . . . . . . . . .49 LAURE FOURTAGE : Accueillir les déportés juifs en France dans l’immédiat après-guerre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .73 LAURA HOBSON-FAURE : Penser l’accueil des immigrés juifs : L’American Joint Distribution Committee et les œuvres sociales juives françaises après la Shoah . . . . . . . . . . . . . . . .97 MÔNICA RAISA-SCHPUN : L’Immigration juive dans la France de l’Après-guerre, 1945-1950 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .115 ALEXANDRE DE ARANJO : L’Accueil des Réfugiés d’Egypte en France et leur réinstallation en Région Parisienne, 1956-1960 . . .133 JACQUES TAIEB : Immigrés d’Afrique du Nord : combien ? quand ? pourquoi ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .149 COLETTE ZYTNICKI : À immigration d’un nouveau type, réponses nouvelles. Les organisations communautaires et l’exode des Juifs d’Afrique du Nord . . . . . . . . . . . . . . . .155 MARTIN MESSIKA : L’accueil des juifs marocains en France . . . . . . . . .171 BENJAMIN STORA : L’arrivée des Juifs d’Algérie en France : réflexions et témoignage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .189 ANNIE BENVENISTE : Processus d’intégration et de ségrégation des Juifs du Maghreb à Sarcelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .195 CLAUDE TAPIA : Immigration des Juifs maghrébins en France. Modalités d’intégration : continuités et ruptures . . . . . . . .207 Notices sur les contributeurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .219

Bibliothèque des fondations publiée sous les auspices de la Fondation du judaïsme français avec le soutien de la fondation pour la mémoire de Shoah www.lyber-eclat.net/collections/fondations.html Amedeo Bertolo (sous la direction de)

Juifs et anarchistes Traduit par Patricia Farazzi, Marianne Enckell et JeanManuel Traimond 2008. ISBN 978-2-84162-161-3. 224 p. «Une étrange et magique rencontre.» C’est ainsi qu’Amedeo Bertolo caractérise, dans son introduction la convergence – entre la fin du XIXe siècle et la moitié du XXe – de deux traditions apparemment étrangères l’une à l’autre. Contributions de Furio Biagini, Enrico Ferri, Chaïm Seligmann, Siegbert Wolf, Eric Jacobson, Michaël Löwy, Sylvain Boulouque, Mina Graur, Rudolf de Jong, Daniel Grinberg, Gregorio Rawin,Antonio Lopez,Yaacov Oved, Birgit Seeman.

Denis Charbit (sous la direction de)

Les Intellectuels français et Israël 2009. ISBN 978-2-84162-201-6. 224 p. À la « question juive » du XIXe siècle est venue se substituer ou s’ajouter au XXe siècle, la « question d’Israël », suscitant dans les milieux politiques et intellectuels des clivages surprenants et des revirements quelquefois inattendus. La création d’Israël a ravivé une série de problématiques qui ont modelé la politique contemporaine : Etat/communauté, laïcité/religion, orient/occident, etc. Dès avant 1948, les intellectuels français ont largement discuté de ces questions, depuis les débats entre le franco-judaïsme et le sionisme jusqu’aux prises de position contrastées d’un Louis Massignon ou Maurice Blanchot, de Jean-Paul Sartre ou François Furet, d’Albert Cohen ou Chris Marker, d’Annie Kriegel ou Alain Badiou, dont les revues d’idées se firent l’écho. Contributions de Antoine Compagnon, Pierre Birnbaum , Nicolas Weill , Anny Dayan Rosenman , Monique Jutrin , Philippe Zard , Gary D. Mole , Gil Mihaely, David Lazar, Eric Marty, Denis Charbit, Régine-Mihal Friedman , François Lafon , Samuel Ghiles-Meilhac , Jérôme Bourdon , Ilan Greilsammer , Alain Finkielkraut .

Denis Cohen-Tannoudji (sous la direction de)

Entre orient et occident Juifs et Musulmans en Tunisie aux XVIIIe et XIXe siècles 2007. ISBN 978-2-84162-144-6. 320 p. Pendant longtemps, les historiens ont considéré que le Maghreb avait bénéficié d’un choc culturel venu

d’Occident qui avait révolutionné ses modes de vie et de pensée et l’avait fait basculer dans la modernité. Le cas de la Tunisie permet de relativiser cette thèse en montrant comment une double influence des «Lumières» orientales et occidentales a permis le développement d’une vie publique où les différentes communautés, écartées également du pouvoir colonial, ont pu vivre dans un dialogue constant jusqu’à l’aube des affrontements idéologiques du XXe siècle. Contributions de Hélé Béji,Alain Besançon, Philippe Haddad, Daniel Panzac,Yaron Tsur, Paul B. Fenton, Khlifa Chater,Armand Maarek,Yavel Harouvi,Tsivia Tobi,Amnon Shiloah, Nourredine Sraieb, Denis Cohen-Tannoudji, Jacques Taïeb, Adrien Salmeri,Yosef Tobi, Claude Nataf, Joseph Chétrit, Haïm Saadoun, Robert Attal, Jean-Claude Kuperminc, Albert Memmi

Patricia Farazzi et Michel Valensi (éds.)

Retours Mélanges à la mémoire de Stéphane Mosès 2009. ISBN 978-2-84162-196-5. 224 p. Qu’il écrive en allemand, en français ou en hébreu, Stéphane Mosès nous fait pénétrer dans l’univers de ses auteurs de prédilection toujours par la porte dérobée. C’est à cet exégète de la modernité que rendent hommage ici ses plus chers amis et collègues, dans un volume qui retrace aussi l’itinéraire d’une vie aux retours multiples. Contributions de Stéphane Mosès, Jean Greisch , Julia Kristeva, Sigrid Weigel , Aline Alterman, Gila Lustiger, Philippe Capelle-Dumont, Marc Crépon, Marc Sagnol, Marc de Launay, Myriam Bienenstock, Clemens-Carl Härle, Vicky Skoumbi, Heinz Wismann, Danielle CohenLevinas, Guy Petitdemange, Michal Govrin, Henri Atlan, Claude Klein, G a b r i e l M o t z k i n , Emmanuel Mosès .

Pierre Gisel et Lucie Kaennel (sous la direction de)

Réceptions de la cabale 2007. ISBN 978-2-84162-136-1. 352 p. Comment la mystique juive, et la cabale en particulier, est-elle un lieu à partir duquel se jouent diverses transformations du religieux, notamment en lien avec l’avènement de la modernité? En quoi ses élaborations ont pu rejaillir au cœur des reconstructions propres à l’histoire et la culture occidentale? Contributions de David Banon, Jean Baumgarten, Paul Fenton, Pierre Gisel, Roland Goetschel, Alessandro Guetta, David Hansel, Boaz Huss,

Moshe Idel, Lucie Kaennel, Gabriele Mancuso, Charles Mospik, Christoph Schulte.

Heidi Knörzer (sous la direction de)

Expériences croisées Juifs de France et d’Allemagne aux XIXe et XXe siècles 2010. ISBN 978-2-84162-208-5. 224 p. Au cours du XIXe siècle, les judaïsmes de France et d’Allemagne ont pris des formes nouvelles qui auraient pu augurer d’une inscription durable dans les sociétés d’accueil. “Franco-judaïsme“ et “judaïsme allemand“ témoignent, chacun à leur manière, d’une même volonté d’émancipation et d’intégration que balayera la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale. Qu’en est-il des contacts, des transferts ou des réseaux entre ces deux communautés ? Dans quelle relation de similitude ou de différence se sont-elles développées l’une par rapport à l’autre? Ce volume, conçu par de jeunes chercheurs doctorants français, allemands, anglais et américains, propose une histoire comparée de ces communautés pour définir les grandes lignes de ce qui aurait pu se constituer comme un judaïsme européen. Contributions de Heidi Knörzer, Silvia Richter, Jens Neumann-Schliski, Tobias Metzler, Dorothea Bohnekamp, Laurence Duchaine, Mathias Seiter, Sarah E.WobickSegev.

Jean-Claude Kuperminc et Jean-Philippe Chaumont (sous la direction de)

Zadoc Kahn Un grand rabbin entre culture juive, laïcité et affaire Dreyfus

Andréa Lauterwein (sous la direction de) avec Colette Strauss-Hiva

Rire, Mémoire, Shoah 2009. ISBN 978-2-84162-182-8. 400 p. Quelle place peut occuper le rire dans une œuvre de création sur la Shoah? La transmission de sa mémoire par l’humour est-elle envisageable? Toute écriture sur le sujet ne peut éluder la mise en garde d’Adorno selon laquelle « écrire un poème après Auschwitz est barbare ». Contributions de G. Stieg, M. Dautrey , S. Braese, D. Cohen, R. Steinlein, A. Lauterwein, H.Vidal Sephiha, J.-P. Lefebvre, J. Kauffmann,A. Feinberg,A. Kalisky , R.Vogel-Klein, I. Rakusa,A. Peiter, M. Kichka, J. Stora-Sandor, M. Gogos, D. Rabinovici, C. Mariotte, B. Gonzalés-Vangell, Robert Schindel, S. Fevry , D. Levy, Z. S¸enocak, C. Strauss-Hiva.

Claude Nataf (sous la direction de)

De Tunis à Paris Mélanges à la mémoire de Paul Sebag 2008. ISBN 978-2-84162-172-9. 156 p. Se définissant lui-même, dans une lettre inédite à son ami Claude Roy , «juif ... non pratiquant... non croyant ... français par l’état civil ... par la culture ... par les sentiments ... marxiste ... communiste ... anti-impérialiste ... tunisologue ... “patriote tunisien”... enraciné dans sa terre natale...», Paul Sebag (Tunis 1919–Paris 2004) reste indissociablement lié à l’histoire de la Tunisie, depuis ses premiers travaux de sociologue dans les années 1950, jusqu’à ses plus récentes publications historiques autour du judaïsme tunisien et de la ville de Tunis à partir de 1990. Contributions de Yaron Tsur , Jacques Taïeb, Fayçal Bey , Armand Maarek, Joseph Chétrit, Denis Cohen-Tannoudji, Paul B. Fenton, AhmedAmine Dellaï, Dominique Jarassé, Lilia Ben Salem, Abdelhamid Larguèche, Claude Nataf, Colette Zytnicki, Jean-Claude Kuperminc, Renée Sebag, Michel Valensi.

2007. ISBN 978-2-84162-148-4. 304 p. Qui était vraiment Zadoc Kahn (1839-1905), dont le nom est aujourd’hui principalement associé à la traduction française de la Bible ? Alsacien, grand rabbin de Paris puis grand rabbin du Consistoire central, érudit fondateur de la Société des études juives, actif dans la défense d’Alfred Dreyfus, au centre des discussions sur l’orientation libérale du judaïsme français, sioniste avant l’heure ? Les actes du colloque international qui a eu lieu en décembre 2005 à Paris, organisé par le Centre historique des Archives nationales et la Commission française des archives juives, apportent de nouveaux éclairages sur toutes ces questions. Ouvrage coordonné par Danielle Delmaire.Contributions de René S. Sirat, Freddy Raphaël, Jean-Philippe Chaumont,Valérie Assan, Catherine Poujol, Danielle Delmaire, L. Scott Lerner, Perrine Simon-Nahum, Georges Weill, Philippe Oriol, Claude Nataf, Catherine Nicault, Patrick Cabanel, Philippe E. Landau, Max Polonovski, Richard Cohen, Etienne Eisenmann.

René-Samuel Sirat (sous la direction de)

Héritages de Rachi 2006. IIe éd. 2008. ISBN 2-84162-128-6. 296 p. Rachi de Troyes (1040-1105) fut l’un des plus importants commentateurs juifs et son apport à la connaissance du texte biblique et du Talmud est immense. 25 chercheurs réunis par l’Institut Rachi de Troyes à l’occasion du 900e anniversaire de sa disparition, interrogent son œuvre et en éclairent les héritages. Contributions de David Banon, Moshé Bar-Asher, Rachid Benmokhtar-Benabdallah, Gilbert Dahan, Jules Danan, Simh.a Emanuel, Paul Fenton, Gad Freudenthal, Hanokh Gamliel, M. A. Glanzer, Sylvie-Anne Goldberg, Michel Gugenheim, Claude Hagège, Moshé David Herr, Danièle Iancu-Agou, Sophie Kessler-Mesguich, Bryna Jocheved Lévy, Gérard Nahon, Judith Olszowy-Schlanger,Avraham (Rami) Reiner, Simon Schwarzfuchs, Esther Starobinski-Safran, Élazar Touitou, Shmuel Wygoda

A CHEVÉ D ’ IMPRIMER SUR LES PRESSES DE L’ IMPRIMERIE G RAPHO 12, VILLEFRANCHE-DE-ROUERGUE POUR LE COMPTE DES ÉDITIONS DE L ' ÉCLAT D ÉPÔT IMPRIMÉ

LÉGAL

EN

JUIN

2010 FRANCE