Oeuvres Complètes Tome 2 [2 of 17]

Table of contents :
DEUXIÈME SÉRIE.
— LETTRES ÉCRITES DEPUIS LA PROMOTION DE SAINT AUGUSTIN a l’épiscopat jusqu’à la conférencede carthage.
TROISIÈME SÉRIE.
— DEPUIS L’ÉPOQUE DE LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE , JUSQU’A LA MORT DE SAINT AUGUSTIN.

Citation preview

OEUVRES COMPLÈTES DE

SAINT AUGUSTIN TOME DEUXIÈM E

Cette traduction est la propriété des Editeurs, qui se réservent tous leurs droits. Toute contrefaçon ou reproduction, quelle que soit la forme sous laquelle elle se présente, sera poursuivie rigoureuse­ ment , conformément aux lois.

P ï3



O

GU 1 R lN .impr

G B E RT IN E Ibid. v, 10. — * Ibid, xi.v, 27.

C

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTIIAGE.

était vu aussi des hommes. Je ne sais com­ ment, quand il s’agit d’amour pour les choses superflues et terrestres, ce qu’on a acquis vous tient plus étroitement que ce qu’on désire. Pourquoi se retira-t-il si triste, celui qui, après avoir demandé au Seigneur ce qu’il fallait faire pour gagner la vie éternelle, entendit que, s’il voulait être parfait, il devait vendre tout son bien et le distribuer aux pauvres pour avoir un trésor dans le ciel, si ce n’est parce qu’il pos­ sédait de grandes richesses, comme le dit l’Evangile1? Car autre chose est de ne pas vou­ loir s’incorporer ce qui nous manque encore, autre chose est d’arracher ce qu’on s’est déjà incorporé ; là c’est comme une nourriture qu’on nous refuse, ici ce sont comme des membres qu’on nous coupe. Quelle merveil­ leuse joie pour les chrétiens de notre temps de voir s’accomplir avec allégresse, par le con­ seil de l’Evangile, ce que le riche fut si triste d’entendre de la bouche même du Sei­ gneur ! 6. Ce qui se remue et s’enfante dans mon cœur est au-dessus de toute parole. Vous com­ prenez pieusement qu’il ne s’agit point ici de votre propre gloire, mais de la gloire du Sei­ gneur en vous, car votre prudence a l’œil fixé sur l’ennemi, et vous travaillez, dans votre amour, à devenir de doux et humbles servi­ teurs du Christ : mieux vaudrait en effet garder humblement les richesses de la terre, que d’y renoncer orgueilleusement. Comme, donc, vous comprenez qu’il ne s’agit point ici de votre gloire, mais de la gloire du Seigneur, jugez de l’insuffisance et de la pauvreté de mes expres­ sions : j ’ai parlé des louanges du Christ, et les anges eux-mêmes n’en sont pas capables. C’est donc cette gloire du Christ que nous souhaitons de faire paraître aux yeux des hommes de notre pays ; les saints exemples que donne votre union conjugale apprendront à l’homme et à la femme à fouler aux pieds la vanité et à ne pas désespérer d’atteindre à la perfection. Je ne sais pas ce qu’il y aurait de meilleur, ou de ne pas refuser de vous montrer tels que vous êtes, ou d’avoir voulu le devenir. 7. Je recommande à votre bonté et à votre charité Vétustin, qui ferait pitié aux cœurs les moins religieux ; il vous apprendra les causes de son malheur et de son voyage. Quant à son projet de se consacrer au service de Dieu, en en jugera avec plus de certitude lorsque ’•« 1 Luc, xvnt, 2*2, 23.

^ (A 3 $ - 4-

3

temps l’aura mûri, lorsque Vétustin sera d’un âge plus avancé et qu’il ne sera plus sous le coup des craintes qui maintenant l’assiègent. J’ai envoyé à votre sainteté et à votre charité trois livres, et plût à Dieu que leur grandeur répondît à la grandeur de la question , qui est celle du libre arbitre ! Votre affection pour moi me rassure sur la fatigue que vous imposera la lecture de ces ouvrages. Je sais que notre frère Romanien, qui a tout ou presque tout ce que j ’ai pu écrire, n’a pas ces trois livres-là ou ne les a pas en entier ; je n’ai pas pu donner tous mes ouvrages pour vous être portés, mais je vous les ai indiqués pour les lire. Romanien les avait déjà tous et les emportait avec lui : c’est par lui que je vous ai adressé une première réponse. Avec l’expérience de votre sainteté et la sagacité spirituelle que vous a accordée le Seigneur, vous avez vu, je crois, tout ce qu’il y a de bon dans le cœur de. cet homme et le reste de faiblesse qui s’v trouve encore. Vous avez lu, j ’espère, avec quelle sollicitude je l’ai recommandé à votre bienveillance et à votre charité, lui et son fils, et par quelle étroite amitié ils me sont unis. Que par vous le Sei­ gneur les édifie 1 c’est ce que nous avons sur­ tout à lui demander, car je sais combien vous le voudriez. 8. J’ai appris de nos frères que vous écrivez contre les païens : si nous méritons quelque chose de votre cœur, envoyez incessamment pour que nous lisions. Votre cœur est un tel ora­ cle du Seigneur, que nous en attendons les ré­ ponses les plus satisfaisantes et les plus claires contre des objections bruyantes et vides. Je crois que votre sainteté a les livres du trèssaint pape Ambroise ; je désire beaucoup ceux qu’il a écrits contre les ignorants et les super­ bes qui prétendent que le Seigneur a beaucoup appris dans les ouvrages de Platon ’. 9. Le très-saint frère Sévère, jadis notre con­ disciple, aujourd’hui évêque deMilève 2 où de­ puis longtemps il était bien connu de nos frères, vous rend avec nous ses devoirs, et sa­ lue votre sainteté. Tous nos frères qui servent le Seigneur avec nous font de même autant qu’ils vous désirent ; ils vous désirent autant qu’ils vous aiment et vous aiment autant que vous êtes bons. Le pain que nous vous envoyor ^deviendra une bénédiction féconde par * Ces livres de saint A mbroise ne nous sont point parvenus. 1 M ilève, aujourd’hui M ilah, à onze lieues à l ’ouest de C onstantine.

■i

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

l’affectueuse manière dont vous le recevrez. Que Dieu vous garde à jamais de cette généra­ tion corrompue ', seigneurs et frères très-chers et très-purs, véritablement bons et très-émi­ nents par l’abondance de la grâce divine ! LETTRE XXXII. (Année 396.)

Saint Paulin écrit à Romanicn et félicite l'Eglise d’flipponc d’avoir m érité Augustiu pour coadjuteur de l’évèque. 11 exhorte Licenlius, en vers et en prose, à m épriser l’éclat du monde et à se donner au Christ. 11 est touchant dans ses elîorls pour ra ­ m ener I.icentius à la vérité religieuse, au nom même de cet Augustin qui aime tant ce jeune ami et qui a tant fait pour lui. Les vers de saint Paulin ont une force expressive qui nous a engagé il les traduire intégralem ent et aussi fidèlement que posible. P A l’LIN ET TH ÊR A SIE, A L E l’R HONORABLE SEIGNEUR ET FRÈR E ROMANIEN.

l.Nos frères, arrivés hier d’Afrique, et qui nous avaient tenus longtemps suspendus à l’espoir de leur retour, comme vous l’avez vu vous-même, û le plus désiré des saints hommes qui nous sont chers! nous ont apporté des lettres d'Aurèle, d'Alype, d'Augustin, de Profuturus, de Sévère, aujour­ d’hui tous évêques. Heureux de ces récents dis­ cours de tant de saints, nous nous hâtons de vous faire connaître notre joie: nous voulons, par le témoignage de notre allégresse, partager avec vous le bonheur que nous attendions pendant ce péril ­ leux voyage. Si, par l'arrivée d'autres navires, vous avez appris les mêmes bonnes nouvelles de ces hommes, les plus dignes de vénération et d’arnour, recevez ceci comme une douce répéti­ tion, et tressaillez d'une joie renouvelée. Si nous sommes les premiers â vous en instruire, féliciteznous que, grâce au Christ, nous possédions assez d'alfection dans votre patrie pour que nous sa­ chions les premiers ou des premiers tout ce qu'y accomplit la divine Providence, toujours admirable dans ses saints *, comme dit le Psalmiste. g. Nous n'écrivons pas seulement pour nous ré­ jouir de l’élévation d’Augustin â l’épiscopat, mais pour nous réjouir aussi de ce que les Eglises d'A­ frique ont mérité par une faveur divine, d'enten­ dre la parole céleste de la bouche d’Augustin : appelé d’une façon nouvelle, non pas â succéder à son évêque, mais â siéger avec lui, sa consécra­ tion n’est qu’un accroissement des grâces et des dons du Seigneur: on ne perd pas Valère,évêque de l’Eglise d’Hippone, et on a Augustin pour son coadjuteur. El ce saint vieillard, dont nulle mar­ que de jalousie n’atteignit jamais le coiur si pur, a recueilli du ciel les fruits les plus dignes de la paix de son cœur, en méritant d’avoir pour col­ lègue celui qu’il avait simplement désiré pour suc­ cesseur. Aurait-on pu le croire avant que cela fût arrivé? Et ne peut-on pas appliquer â celte O'uvre1 1 Fs.

xi, 8. — * Fs. Lxvn, 3C.

du Tout-Puissant cette parole évangélique : « Ces « choses sont difficiles aux hommes, mais tout est « possible â Dieu ’? » C’est pourquoi réjouissonsnous en Celui qui seul accomplit des merveilles et qui fait habiter dans la même maison ceux qui n’ont qu’une même âme, parce qu’il a regardé notre humilité et visité avec bonté son peuple : il a suscité une force dans la maison de David, son serviteur, et il a exalté la puissance de son Eglise dans la personne de scs élus pour briser les cornes des pécheurs, selon les paroles du Prophète, c’est-à-dire les cornes des donatistes et des mani­ chéens. 3. Plût à Dieu que celle trompette du Seigneur, qui retentit maintenant par la bouche d’Augustin, fût entendue de notre fils Licenlius, mais enten­ due de cette oreille intérieure par où entre le Christ, et d’où l’ennemi ne ravit point la semence de Dieu! Ce serait alors qu'Augustin paraîtrait à lui-même un grand pontiTe du Christ, car il se sentirait exaucé d’en-haut en enfantant dans le Christ un fils digne de lui, comme il a enfanté dans les lettres un fils digne de vous ! 11 nous a écrit à son sujet avec la plus vive sollicitude, croyez-je. Espérons de la toute-puissance du Christ que les vœux spirituels d’Augustin l’em­ porteront sur les vœux charnels de notre adoles­ cent. Croyez-moi, il sera vaincu malgré lui; il sera vaincu par la foi de son pieux maitre : quelle mauvaise victoire que la sienne s'il aimait mieux triompher pour sa perle que d’être vaincu pour son salut ! Ne voulant pas que nos devoirs de fra­ ternelle allection paraissent vides, nous vous en­ voyons cinq pains, à vous et à notre fils Licentius : c'est le pain de munition de l’expédition chrétienne, dans laquelle nous sommes enrôlés pour arriver à une provision de tempérance. Nous n’avons pas pu séparer Licentius de cette béné­ diction, lui que nous désirons voir uni à nous dans la même grâce. Mais nous nous adresserons à lui-même en peu de mots, de peur qu’il ne re­ fuse de prendre pour lui ce qui vous est écrit sur son compte. Ce que Mition entend est dit aussi à Eschine 4. Mais pourquoi recourir aux étrangers, quand nous pouvons tout dire avec notre propre fonds et que l’emploi du langage d’autrui n’est pas dans les habitudes d'une têle saine 3? Or, par la grâce de Dieu, nous avons la tête saine, nous dont le Christ est le chef Que bien longtemps nous vous conservions dans le Christ sain et sauf et toujours heureux avec toute votre maison, ô très-honorable et très-désirable seigneur notre frère ! (La suite de la lettre est adressée à Licentius.) 4. « Ecoutez donc, mon fils *, la loi de votre « père, » c’est-à-dire la foi d’Augustin, et ne re­ poussez pas les conseils de votre mère, car Au­ gustin, dans sa tendresse pour vous, revendique 1 Luc, xviii, 27. * Ce sont deux personnages de Térence. ' 11 y a dans le latin un jeu de mots que le français ne peut rendre, Aliéna loquis’entend d’un langage insensé aussi bien que du langage d’autrui. 4 Prov. i, 8.

n c

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE,

5

aussi ce nom : il vous a porté dans son sein, et, accorder ce respect que nul croyant ne peut refu­ après vous avoir nourri du premier lait de la ser 1: science humaine, il désire ardemment aujourd’hui Allons, hàtez-vous, rom pez les chaînes du siècle : ne crai­ vous allaiter et vous nourrir dans le Seigneur avec gnez point le joug si doux du Seigneur. Les choses du temps ses mamelles spirituelles. Quoique, par l’âge, vous ne ravissent que les cœurs frivoles; le sage n’en est pas ébloui. soyez adulte, il vous voit encore au berceau de la M aintenant, hélas! c’est Rome qui, avec la perfide variété de vie spirituelle, encore enfant dans la parole de ses enchantem ents, vous sollicite, Rome qui peut abattre les Dieu, formant vos premiers pas et traînant une plus forts; m ais, ô mon fils, je vous en p rie, qu’Augustin marche chancelante, si toutefois la doctrine d'Au­ votre père vous soit toujours présent au milieu de toutes les de la ville. Son image, si vous l’avez dans votre gustin devient votre appui, comme la main d’une séductions cœ ur, vous défendra contre les grands dangers d’une vie où mère ou le bras d’une nourrice dirige la faiblesse les chutes sont faciles. 11 est une chose surtout que je vous de l’enfant. Si vous l’écoutez et le suivez, pour me redirai et pour laquelle je vous avertirai sans cesse : fuyez les servir une seconde fois des paroles' de Salomon, écueils de la dure profession des armes. La gloire est un nom « vous recevrez sur votre tête une couronne de caressant, la condition militaire est m auvaise; ce triste parti « grâce ’ ; » et vous serez alors, non pas au milieu qu’on se plaît à vouloir prendre, on se repent bientôt de l’avoir des illusions d’un songe, mais par l’œuvre de la pris. On aime à m onter aux honneurs, on trem ble d’en descen­ vérité elle-même, consul et pontife : les vides dre ; si vous chancelez, vous tombez m isérablem ent de ce haut som m et. Maintenant les faux biens vous plaisent, m aintenant images de l’erreur feront place aux solides effets l’ambition vous livre à tous les vents, et la vaine renommée de l’opération du Christ. Vous serez véritablement vous porte sur son sein de verre ; mais quand vous aurez ceint pontife et véritablement consul, mon cher Liccn- le baudrier avec grand dommage et que des travaux stériles tius, si, vous attachant aux traces prophétiques et vous auront brisé; quand, trop ta rd ,e t en vain, vous vous plain­ aux règles apostoliques d’Augustin, vous devenez drez de vos espérances évanouies et que vous voudrez briser pour lui ce qu’Elisée fut à Elie et le jeune Timo­ les fers que vous vous forgez en ce m om ent, vous vous sou­ thée au grand apôtre, si, ne vous séparant pas de viendrez alors tristem ent d’avoir m éprisé les avis d’Augustin lui sur les routes divines, vous méritez, par un votre père. Si donc vous êtes sage, si vous êtes un enfant écoutez, m ettez ù profit les paroles des pères et le con" cœur parfait, d’être élevé au sacerdoce et de tra­ pieux, seil des vieillards. vailler par l’enseignement au salut des peuples. Pourquoi retirez-vous du joug votre cou si fier? Mon 5. Voilà assez d’avertissements et de leçons. Jefardeau est léger, dit la voix tendre du C h rist, mon joug crois, mon cher Licentius, qu’il vous faut peu de est doux : fiez-vous à Dieu ; m ettez votre tête sous le paroles pour vous pousser vers le Christ, vous joug, livrez votre bouche à une douce m uselière et bais­ qu’Augustin avait enflammé, dès vos plus jeunes sez vos épaules pour un fardeau léger. Vous le pouvez tandis années, pour l’étude de la vérité et de la sagesse, que vous êtes libre, tandis qua des liens d’aucune sorte ne qui est le Christ et le suprême bien de tout bien. vous retiennent : ni les liens du mariage ni les obligations des élevés. La bonne et vraie liberté, c’est de servir le Si un homme comme lui a pu bien peu avec vous emplois Christ : on est en lui supérieur à to u t. Celui qui s’est donné et pour vous, que ferai-je, moi, placé si au-dessous tout entier au C hrist notre Seigneur, cesse d’être esclave des du lui et si dénué de toutes les richesses dont il m aîtres des hom m es et de leurs vices, et des rois superbes. brille? Mais parce que j’ai confiance dans sa puis­ Gardez-vous de croire libre cette noblesse que vous voyez sance et dans votre heureux naturel, j’espère qu’il fièrement conduite sur des chars dans Rome étonnée ; et qui y a en vous plus de choses saintes qu’il n’en reste se croit tellem ent libre qu’elle dédaigne de se courber sous le à faire, et j’ai osé ouvrir la bouche avec la double joug de Dieu. Elle est esclave de plus d’un m ortel! elle est pensée de m’égaler à Augustin dans sa sollicitude esclave de ses esclaves m êm e, et achète des femmes pour être inée p ar elles. Les am bitieux savent ce qu’il y a à souffrir pour vous et d’être compté au nombre de ceux dom avec les eunuques et les grands palais : quiconque s’accom­ qui aiment véritablement votre salut. C’est mon mode de Rome veut être m alheureux Que de travaux et de désir que j’apporte, car, pour ce qui est effet et sacrifices aura coûtés ici la ch lam y d e, là l’honneur d’une réalité en ce qui touche votre perfection, je sais ch arg e1 bien que la palme est destinée à Augustin. 11 n’est pas pour cela puissant, celui qui a obtenu de m onter Je crains, mon fils, de vous avoir blessé par l’â­ plus haut que les autres et qui est arrivé au point de ne servir personne; pendant qu’il se vante de sa domination dans toute preté téméraire de mon langage et d’avoir porté de l’oreille au fond même de votre cœur tout l’en­ la ville, il sert les démons s’il rend un culte aux images des dieux. O douleur! pour ces hom m es-là que vous restez à nui de mon discours. Mais je me suis souvenu Rom e, Licentius, etc’est c’est pour leur plaire que vous méprisez le d’une lettre de vous qui m’a fait connaître que royaum e du Christ! Vous les appelez vos m aîtres, vous les sa­ vous aimez les vers; jadis je les ai un peu aimés luez en courbant la tète, eux que vous voyez esclaves du bois aussi. J’appellerai donc l’harmonie à mon secours et de la p ierre ! Ils vénèrent sous un nom divin l’argent et comme un doux remède à l’irritation que je vous l’or : leur relig io n , c’est la soif maladive des richesses. Que ai causée peut-être, et comme un moyen de vous celui-là les aim e, qui n’aime pas A ugustin; que celui-là n’Iio faire remonter à Dieu,qui est le père de toute har­ nore point le Christ, qui se plait à les honorer. Dieu lui-m ême monie. Ecoutez-moi, je vous en prie ; ne méprisez a dit qu’on ne peut pas servir deux m aîtres; il veut un senti­ pas dans mes paroles ce qui est inspiré pour votre m ent qui ne soit point partagé. 11 n ’y a qu’une foi, qu’un Dieu, qu’un Christ, fils du Père : pourquoi un double service lors­ salut; fussent-elles méprisables en elles-mêmes, qu’il n’y a qu’un seul m aître? Il y a aussi loin des affaires du rccevez-les comme le témoignage de mes soins C hrist à celles de César, qu’il y a loin du ciel à la terre. Sortez pieux pour vous et de mes sentiments paternels : 1 Cette pièce de vers, dont nous donnons ici la traduction, se le nom du Christ que vous y trouverez et qui est au-dessus de tout nom, vous oblige aussi de leur compose de cinquante distiques. On sait que saint Paulin se fit une 1 Prov., iv, 9.

renommée de poète parmi ses contemporains. La postérité a recueilli des poésies religieuses de ce grand chrétien.

li

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

lement service, si nous agissons ensemble avec l’intention droite de nous délivrer du mal de la discorde. Celui aux yeux de qui nul cœur n’est fermé voit avec quelle sincérité et quel tremblement d’humilité chrétienne j ’agis; il le voit quand même la plupart des hommes ne le reconnaîtraient pas. Vous com­ prenez aisément ce qucjen’hésite pas à honorer en vous. Ce que je regarde comme digne de quelque honneur, ce n’est point l’erreur de ce schisme dont je voudrais guérir tous les hommes, autant qu’il m’appartient ; avant tout, c’est vous que je n’hésite pas à honorer, parce que vous êtes uni à nous dans les liens de la société humaine, et parce qu’on remar­ que en vous des dispositions plus pacifiques qui vous feront embrasser facilement la vérité, dès qu’elle vous sera démontrée. Quant à l'af­ fection, je vous en dois autant que nous or­ donne d’en avoir les uns pour les autres Celui qui nous a aimés jusqu’à l’opprobre de la croix. 2. Ne soyez pas étonné de mon long silence auprès de votre Bénignité; je ne savais pas que vous fussiez dans ces sentiments que m ’a communiqués avec joie mon frère Evode, en qui je ne puis pas ne pas avoir confiance. 11 nous a dit que, vous ayant par hasard ren­ contré dans une maison, la conversation était tombée sur notre commune espérance, qui est l’héritage du Christ, et vous aviez témoigné le désir de conférer avec moi en présence de quelques gens de bien. Je me réjouis beaucoup que vous ayez bien voulu me faire cette pro­ position ; et je ne puis en aucune manière manquer cette bonne occasion de chercher avec un aussi bienveillant esprit que le LETTRE XXXIII. vôtre, autant que le Seigneur m ’en donnera la force, la cause, l’origine, la raison de ce (Année 390.) triste et déplorable déchirement dans l’Eglise Augustin invite l’roculéicn, évêque donatiste à Ilippone, à à qui le Christ a dit : « Je vous donne ma paix, une conférence pour m ettre Gu au schisme. «je vous laisse ma paix1. » 3. J’ai ouï dire que vous vous étiez plaint AUGUSTIN A SON HONORABLE ET BIEN-AIMÉ que ce même frère vous eût répondu je ne sais SEIGNEUR I’ROCULÉIEN. quoi d’injurieux; ne pensez point, je vous prie, 1. Je no dois pas discourir longtemps avec vous qu’il ait voulu vous outrager, car je suis sûr sur le litre de nia lettre, pour aller au-devant que cc qu’il a dit ne partait pas d’un orgueil des vaincs susceptibilités des gens ignorants. d’esprit; je connais mon frère, et si, dans une Quelques-uns, à la vérité, peuvent ignorer discussion pour sa foi, il est échappé a l’ardeur ipii de nous se trompe avant une discussion de son amour pour l’Eglise quelque chose que pleine et entière de la question ; mais connue votre gravité n’aurait pas voulu entendre, ne nous nous efforçons de nous tirer naturelle­ regardez pas cela comme une injure, mais * Jean, xiv, 27. ment de l’erreur, nous nous Jrendons m utuel­

des régions basses, mais que cc soit aujourd’hui, taudis que l’es­ prit gouverne ce c o rp s; pénétrez dans le eiel par votre cœ ur, la chair ne vous arrêtera pas. Mourez dés à présent il la vie des sens, et pensez d’avance, avec un esprit serein, aux biens de la vie céleste. Quoique vous soyez retenu par un corps, vous êtes esprit si, vainqueur dans une pieuse pensée, vous anéantissez m aintenant l’ouvrage de la chair. Je vous ai écrit ceci, mon cher enfant, poussé par un amour confiant ; si vous le recevez, Dieu vous recevra. Croyez en A ugustin; il y eu a deux en moi pour vous: acceptez deux pères avec uu m ême am our. Serons-nous m éprisés’? Vous se­ rez séparé de deux pères par une plus grande douleur. Seronsnous entendus’? Vous serez pour tous les deux une douce ré­ compense. Deux pères auront laborieusem ent, mais avec am our, travaillé pour v o u s;c e sera pour vous un grand honneur de les réjouir tous les deux. Mais, lorsque je m’unis à Augustin, je ne me donne point pour son égal en m érite ; je ne me com ­ pare à lui que par mon amour pour vous. Que puis-je répandre, moi si pauvre dans mon onde épuisée? Sans parler de moi, vous êtes arrosé par deux fleuves : Alype est votre frère, Au­ gustin est votre m aître ; celui-là est votre parent, celui-ci est le père de votre infelligcuce. Vous avez un tel frère et un tel m aître, Licentius, et vous hésitez à vous envoler vers les cieux avec de pareilles ailes ! Quoi que vous fassiez (que le monde n’espère plus vous avoir pour am i), vous ne donnerez pas it la terre une âme qui appartient au Christ. Vous avez beau aspirer aux joies nuptiales et aux emplois élevés, vous allez vous restituer à votre m aître. Deux justes doivent vaincre un seul p é ch e u r; leurs fraternelles prières triom pheront de vos vœ ux. Devenez donc; le m aître par sa voix, le frère par son sang, tous deux prêtres, vous ordonnent de revenir. Ils veulent vous ram ener au lieu natal, car m aintenant vous vous tournez ardem m ent vers les terres é tra n g è re s; le pays où sont les vôtres est bien plus votre pays. Voilà à quoi vous devez aspirer : ne passez pas votre tem ps avec les choses du d e h o rs; si vous refusez ce qui est votic b ien , quelqu’un vous donnera-t-il ce qui ne vous appartient pas '? Vous ne serez plus à vous, et, traînant vos jours hors de vous-m êm e, vous serez comme exilé de votre propre cœur. Le père, inquiet pour le fils, a m aintenant assez chanté ; ce que je veux ou ce que je crains, je le veux et le crains autant pour vous que pour moi. Si vous accueillez cette page, elle vous portera un jour la vie ; si vous la repoussez, elle témoi­ gnera contre vous. Fils très-cher, que le Christ m’accorde votre santé, et qu’il fasse de vous son serviteur à tout jam ais ! Vivez, je le demande à Dieu, mais vivez pour lu i; car vivre pour le m onde est une œuvre de m o rt; la vie vivante, c’est de vivre pour Dieu!

DEPUIS SON SACHE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

comme l’entraînement dn zèle. Il voulait con­ nous qu’à l’intérêt éternel d’une question férer et discuter, et non point faire acte de qui touche à notre salut. Puis nous ferons complaisance et de flatterie. L’adulation est connaître au peuple ce qui aura été fait en­ cette huile du pécheur dont le Prophète ne veut tre nous. S'il vous convient de conférer par pas engraisser sa tète, car il dit : « Le juste me lettres, nos lettres seront lues aux deux partis, « corrigera dans sa miséricorde et me rcpren- afin qu’un jour il n’y ait plus deux peuples, « dra, mais l’huile du pécheur n’engraissera mais un seul. J’accepte d’avance et avec plaisir « point ma tète '. » 11 aime mieux être cor­ ce que vous aurez voulu et ordonné, ce qui rigé par la sévère miséricorde du juste, que vous aura plu. Je promets avec une parfaite d’être loué par la douce onction de la flatterie. assurance que le saint et vénérable Valère, mon De là encore ce mot du Prophète : « Ceux qui père, en ce moment absent, acceptera tout « vous disent heureux vous jettent dans l’er- avec grande joie; je sais combien il aime la « reur 2. » Voilà pourquoi on dit vulgaire­ paix et combien il repousse tout ce qui est ment d’un homme que les fausses caresses bruit et vanité. rendent arrogant : « Sa tète est enflée. » En effet 5. Que nous font les dissensions anciennes? elle a été engraissée de l’huile du pécheur, ce C’est assez qu’elles aient duré jusqu’ici, ces qui est, non pas l’âpre vérité de celui qui cor­ blessures que l’animosité d’hommes superbes rige, mais la douce fausseté de celui qui loue. a faites à nos membres ; leur pourriture nous Je ne veux pas dire pour cela que vous ayez dû empêche de sentir même la douleur pour la­ être corrigé par mon frère Exode, comme s'il quelle on a coutume d’implorer le médecin. était le juste dont parle l’Écriture; je tremble Vous voyez par quelle grande et misérable que vous ne trouviez dans mes paroles quelque honte les maisons et les familles chrétiennes chose qui vous paraisse injurieux: j ’y prends sont désunies ; les maris et les épouses ne font garde autant que je puis. Le Juste est celui qui qu’un dans leur intimité domestique et ne s’ac­ a dit : « Je suis la vérité 5. » Aussi de quelque cordent pas sur l’autel du Christ ! C’est par le bouche que parte le vrai même avec quelque Christ qu’ils se jurent une paix parfaite, et ils âpreté, laissons-nous corriger, non point par ne peuvent avoir la paix en lui! Les enfants l’homme lui-même qui peut-être est un pé­ ont avec leurs parents la même maison et n’ont cheur, mais par la Vérité elle-même, c’est-à-dire pas la même maison de Dieu : ils espèrent leur par le Christ, qui est le Juste : il ne veut pas que héritage et disputent avec eux sur l’héritage Ponction delà caressante mais pernicieuse flat­ du Christ ! Les serviteurs et les maîtres ne terie, qui est l’huile du pécheur, engraisse notre s’entendent pas sur leur Maître commun, qui tète. Quand même mon frère Evode se serait un a pris la forme d’un esclave pour les délivrer peu ému dans la défense de sa comm union, et tous de la servitude. Les vôtres nous hono­ qu’il eût dit quelque chose de trop vif, vous rent , les nôtres vous honorent aussi. Les devriez le pardonner, et à son âge, et à la néces­ vôtres nous conjurent par notre couronne *, sité delà cause. les nôtres en font autant pour vous. Nous 4. Je vous demande de vous souvenir de larecevons les paroles de tous, nous ne vou­ promesse que vous avez daigné faire de traiter lons offenser personne. En quoi le Christ nous paisiblement avec moi une question si grande, a-t-il offensés, pour que nous déchirions ses qui appartient au salut de tous, en présence de membres ? Des hommes qui ont besoin de ceux que vous aurez choisis vous-même, pour­ nous dans leurs intérêts temporels nous apvu que nos paroles ne se perdent pas dans l’air, pellentdes saints et des serviteurs de Dieu pour mais qu’elles soient écrites: nous discuterons m ener à bonne fin leurs affaires : occuponsainsi avec plus d’ordre et de paix, et nous pour­ nous enfin de la grande affaire de leur salut et rons retrouver les choses qui, une fois dites, du nôtre, non pas d’or ni d’argent, ni de fonds échapperaient ensuite à notre mémoire. Ou de terre ni de troupeaux, pour lesquels chaque bien, si cela vous plaît, nous pourrons d’abord jour ils nous saluent tête basse, afin que nous conférer en particulier où vous voudrez, soit par jugions leurs différends; mais de Jésus-Christ lettres, soit par conversation et livres sur table, notre chef, sur lequel nous sommes si hon­ de peur que des auditeurs passionnés ne soient teusement et si pernicieusement divisés. A plus sensibles à l’intérêt d’un combat entre quelque profondeur que s’abaissent ceux qui 1 Ps.

cxl ,

5. — 1 Isaïe, n i, 12. — ’ Jean, x iv , 6.

1 La dignité d evèque.

8

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIEME SÉRIE.

nous prient île les mettre d’accord sur la terre, la sévérité des lois épargne les plus scélérats. ils ue s’abaisseront jamais autant que notre 11 la menace de passer au parti des donatistes, chef descendu du ciel sur la croix, notre chef et comme s’il ne lui suffisait pas de la frapper sur lequel nous ne sommes pas d’accord. souvent avec une incroyable fureur, il annonce 6. Je vous demande donc, et je vous supplie,qu’il va la tuer. Le voilà dans le parti de Donat; s’il y aen vousquelque bonté,comme onle dit, en proie à la fureur il est rebaptisé, et pendant de la montrer ici ; si elle n’est point simulée qu’il rugit contre sa mère dont il veut répan­ pour arriver à des honneurs qui passent, que dre le sang, on lui met les vêtements blancs ; les entrailles de la miséricorde s’émeuvent en on le place au dedans de la balustrade de ma­ vous ; veuillez traiter la question en vous ap­ nière à être vu de tous; ce fils indigne médite pliquant avec nous à la prière et en discutant un parricide, et on ose le montrer comme un tout avec paix : de peur que ces peuples mal­ homme régénéré à la foule qui gémit! heureux qui s’inclinent devant nos dignités ne 3. Ces choses plaisent-elles à un homme de nous accablent de leur respect au jugement de votre gravité? Non, je ne le crois pas ; je con­ Dieu ; ah ! plutôt que revenus avec nous et par nais votre sagesse. Une mère selon la chair est notre charité non feinte, de leurs erreurs et frappée dans ses membres qui ont enfanté et de leurs divisions, ils marchent vers les voies nourri un ingrat; l’Eglise, mère spirituelle, de la vérité et de la paix. Je souhaite que vous défend cela ; elle est frappée elle-même dans soyez heureux aux yeux de Dieu, honorable les sacrements pour lesquels elle a engendré et bien-aimé seigneur. et nourri un ingrat. Ne vous semble-t-il pas entendre ce jeune homme dire en parricide et LETTRE XXXIV. grinçant des dents : Que ferai-je à l’Eglise qui me défend de battre ma mère ? J’ai trouvé (396). ce que je lui ferai : elle sera frappée elle-même 11 s’agit d’un jeune homme qui, après avoir menacé de tuer aussi outrageusement quelle peut l’être ; qu’il sa m ère qu'il avait coutume de battre, passa au parti des donasoit fait en moi quelque chose dont ses mem­ tistes et fut rebaptisé par eu*. Saint Augustin demande qu’on bres puissent souffrir. J’irai à ceux qui savent recherche si cela a été fait par les ordres de l’évèque Proculéien, comme le prêtre Victor l’a consigné dans les actes pu­ souffler sur la grâce dans laquelle elle m’a fait blics, et répète qu’il est toujours prêt, si Proculéien le veut, à naître, et détruire la forme que j ’ai reçue dans traiter paisiblement avec lui la question du schisme. son sein. Je tourmenterai mes deux mères par d’horribles tortures ; celle qui m ’a enfanté la AUGUSTIN A SON EXCELLENT, JUSTEMENT CHER ET dernière sera la première à me perdre. Pour HONORABLE SEIGNEUR ET F R ÈR E EUSÈBE. la douleur de l’une, je mourrai spirituellement; 1. Dieu qui connaît les secrets du cœur de pour faire périr l’autre, je vivrai corporelle­ l’homme sait qu’autant j’aime la paix chré­ ment. — Maintenant que faut-il attendre, ho­ tienne, autant je suis touché des actes sacrilè­ norable Eusèbe, sinon que cet homme, devenu ges de ceux qui continuent indignement et avec donatiste, s’armera en toute liberté contre la impiété à la troubler; il sait que ce mouvement malheureuse femme, accablée de vieillesse, de mon esprit est pacifique, que je n’agis point veuve et sans appui, qu’on l’empêchait de ainsi pour qu’on force qui que ce soit à entrer frapper dans la religion catholique? Avait-il dans la communion catholique, mais pour que autre chose dans son cœur furibond lorsqu’il la vérité soit ouvertement déclarée à tous les er­ disait à sa mère : Je passerai aux donatistes et rants, et que, manifestée, avec l’aide de Dieu, je boirai votre sang? — Déjà tout sanglant au au moyen de notre ministère, elle n’ait besoin fond de sa conscience, il accomplit sous les que d’elle-même pour se faire aimer et suivre. vêlements blancs une moitié de ses menaces ; 2. Quoi de plus exécrable, je vous prie (pour reste l’autre moitié : boire le sang de sa mère. ne pas parler d’autres choses), que ce qui vient Si donc on approuve ces choses, il faut que d’arriver? Un jeune homme est repris par son ceux qui sont aujourd’hui les clercs et les sanc­ évêque; le furieux avait souvent frappé sa tificateurs de ce malheureux le pressent de mère et avait porté des mains impies sur le s’acquitter dans sa huitaine ' de tout ce qu’il a sein qui l’a nourri, même dans ces jours 12où promis. 1 Les lois des empereurs suspendaient les poursuites criminelles et les causes civiles pendant le carcme et la quinzaine de Pâques.

* La huitaine pendant laquelle les nouveaux baptisés portaient les vêtements blancs.

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

9

i. La main du Seigneur est assez puissantehasard il ne se croit pas de force égale, qu’il pour protéger contre un forcené une veuve se fasse assister du collègue qu’il voudra. Nous malheureuse et désolée, et le détourner, par ne nous occupons pas des intérêts de l’Eglise des moyens qu’il connaît, d’un abominable en d’autres villes que les nôtres, excepté quand dessein; cependant, sous le coup de la pro­ les évêques de ces mêmes villes, nos frères et fonde douleur que j ’éprouve, que puis-je faire, nos collègues dans le sacerdoce, nous le per­ sinon au moins de parler? Ils font des choses mettent ou nous en chargent. 6. Je ne comprends pas qu'un homme comme pareilles, et on me dira, à moi : Taisez-vous ! Le Seigneur, par son apôtre, commande à Proculéien, qui se dit évêque depuis tant d’an­ l’évêque de réprimer ceux qui enseignent ce nées, puisse craindre de conférer avec moi qui qu’il ne faut pas enseigner et moi j ’aurais ne suis qu’un novice : redoute-t-il mes connais­ peur d’eux et je me tairais! que Dieu me pré­ sances dans les lettres qu’il n’a peut-être jamais serve de leurs colères! Si j ’ai voulu faire con­ apprises, ou qu'il a apprises moins que moi ? signer ce sacrilège dans les registres publics, Mais qu’ont à faire les lettres dans une question c’est pour empêcher qu’on ne dise qu’il est de qui doit se discuter par les saintes Ecritures ou pure invention, lorsque, surtout en d’autres avec les pièces et les actes ecclésiastiques et pu­ villes, on m’entendra déplorer ce crime. Déjà, blics, toutes choses dans lesquelles Proculéien à Hippone même, ne répète-t-on pas que Procu- est versé depuis longtemps, et où il doit être léien n’a pas prescrit ce . Souvenez-vous de cela, je vous le répète souvent : gardons-nous donc de croire que nous devions être heureux dans celte vie et libres de toute peine; dans les épreuves temporelles, gar­ dons-nous de m urm urer d’une bouche sacrilège conlre Dieu, comme s'il ne tenait pas ce qu'il a promis. 11 a promis à la vérité ce qui est néces­ saire à cette vie ; mais autres sont les soulage­ ments des misérables, autres les joies des bien­ heureux.» Seigneur,dit le Psalmiste3, vos conso« lations ont rempli de joie mon âme,àpropor« tion du grand nombre de douleurs qui l’ont « pénétrée.» Donc ne murmurons pas dans les difficultés de notre vie, pour ne perdre pas cette largeur de la joie dont il a été dit : « Réjouis« sez-vous dans l’espérance, » car on lit ensuite : « Soyez patients dans la tribulation » Ainsi la vie nouvelle commence maintenant dans la foi et se soutient par l’espérance; elle devien­ dra parfaite quand notre portion mortelle sera absorbée par la vie, quand la mort sera ab­ sorbée dans la victoire, quand cette dernière ennemie sera détruite, quand nous aurons été changés et que nous serons égaux aux anges : « Nous ressusciterons tous, dit l’Apôtre, mais « nous ne serons pas tous changés 6. » Et le Seigneur: « Ils seront égaux aux anges de « Dieu 6. » En ce monde nous sommes retenus dans la crainte par la foi ; mais, dans l’autre, nous retiendrons Dieu dans la charité par la vision. « Tant que nous sommes dans le corps, « dit l'Apôtre, nous voyageons loin du Sei« gneur; nous marchons par la foi et non par « la claire vision 7. » C’est pourquoi l'Apôtre, qui poursuit sa course pour prendre le Christ comme il a été pris par lui, avoue qu’il n'a pu l’atteindre : « Mes frères, dit-il, je ne crois pas * Rom. v i, 3 , 4. — * Ibid, v m , 24, 25. — • Ps. x cill, 19. — * Rom. xii, 12. — i Cor., xv. — * L uc, x x , 36. — ’ II Ccr., v, 6.

«58

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉ R IE .

« l'avoir atteint *. » Mais parce que notre espé­ rance est une sûre promesse de la vérité même, après avoir dit que nous sommes ensevelis par le baptême dans la mort, il ajoute ces mots : «Afin que, comme le Christ est ressuscité « d’entre les morts pour la gloire de son Père, « nous marchions dans une vie nouvelle *. » Nous marchons donc dans la peine, mais dans l’espérance du repos; dans la chair du vieil homme, mais dans la foi d’une vie nouvelle. Car il est dit: « Le corps est mort à cause du « péché, mais l’esprit est vivant à cause de la «justice.Or si 1 Esprit de Celui qui a ressuscité a Jésus d'entre les morts habite en vous, Celui « qui a ressuscité Jésus-Christ d’entre les « morts donnera aussi la vie à nos corps mora tels par son Esprit qui habile en vous s. » 27. Voilà, d'après l’autorité des divines Ecri­ tures, et du consentement de toute l’Eglise, répandue dans le monde entier, ce qui se cé­ lèbre dans la solennité de Pâques; e t , comme vous le voyez, c’est un grand mystère. Les an­ ciennes Ecritures ne prescrivent aucun temps pour la célébration de la pàque, et se bornent à la placer dans le mois du renouvellement, de­ puis le quatorzième jusqu'au vingt et unième de la lune ; mais comme nous voyons claire­ ment par l’Evangile en quel jour le Seigneur a été crucifié, en quel jour il a été enseveli, en quel jour il est ressuscité, les conciles des Pères ont ajouté aux observations anciennes l’observation de ces jours-là , et tout l’univers chrétien est persuadé qu’il faut célébrer ainsi la pàque.' 28. Le jeune de quarante jours est autorisé dans les anciennes Ecritures par le jeûne de Moïse et d’Elie *, et dans l'Evangile qui nous montre le Seigneur jeûnant quarante jours 5 : preuve que l’Evangile ne diffère pas de la loi et desprophètes. Car la personne de Moïse nous représente la loi; celle d’Elie, les prophètes; e t, au milieu d’eux , le Sauveur apparut avec gloire sur une montagne, pour mieux faire éclater ce que l’Apôtre dit de lui : « Recevant « témoignage de la loi et des prophètes*. » Or, en quelle partie de l’année pouvait être mieux placée l’observation de cette quarantaine qu’aux approches de la passion du Seigneur ? Car la passion nous retrace une image de cette la­ borieuse vie , où l’abstinence est nécessaire pour renoncer à l’amour du monde, aux fausses * Philip., ni, 13.— 1 Rom., vi, 4.— * Rom., vm, 10, 11 — 4 Exod. xxxiv, 28; III Rois, xix, 8. — * Malt. IV, 2. — * Rom. m, 21.

caresses et aux trompeurs enchantements dont le monde nous poursuit sans cesse. Le nombre de quarante me semble représenter cette vie elle-même. J’y vois d’abord exprimé le nombre dix dans lequel se trouve la perfection de notre béatitude, comme dans le nombre huit qui re­ vient au premier. En effet, la créature, figurée parle nombre sept, s’attache au Créateur en qui éclate l’unité de la Trinité qui doit être annoncée dans tout l'univers. Or, cet univers est livré aux quatre vents, soutenu par les quatre éléments, et varié par le retour des quatre saisons de l’année. Mais quatre fois dix font quarante, et quarante, divisé par ses quatre parties, donne un nouveau chiffre de dix : ajoutez-le et vous obtenez cinquante : ré­ compense du travail et de l’abstinence. Car ce n’est pas sans raison que le Seigneur, après sa résurrection, a conversé sur cette terre et dans cette vie avec ses disciples du­ rant quarante jours, et que dix jours après qu’il est monté au ciel, il a envoyé l’EspritSaint qu’il avait promis, le jour de la Pen­ tecôte. Ce nombre cinquante figure ici un autre mystère, car sept fois sept 1 font qua­ rante-neuf, et, en revenant au premier comme le septième y revient pour former le huitième, vous obtenez le complément des cinquante jours qui se célèbrent après la résurrection du Seigneur, non pas comme symbole des labeurs pénibles, mais comme image du repos et de la joie ; c’est pourquoi nous ne jeûnons plus alors, et nous prions debout en témoignage de la résurrection; cela s’observe tous les di­ manches à l’autel, et on chante Alléluia, ce qui signifie que notre future occupation dans le ciel sera de louer Dieu, selon qu’il est écrit : « Heureux ceux qui habitent dans votre « maison, Seigneur! ils vous loueront dans les « siècles des siècles *. » 29. Le cinquantième jour est aussi recom­ mandé dans les Ecritures, non pas seulement dans l'Evangile qui annonce la venue de l’Espril-Saint, mais aussi dans les anciens livres sacrés. Là, en effet, après la pâque célébrée par l’immolation de l’agneau, on compte cin­ quante jours jusqu’à celui où , sur le mont Sinaï, Moïse, serviteur de Dieu, reçut la loi écrite avec le doigt de Dieu : or l'Evangile nous apprend que le doigt de Dieu signifie l’Esprit-Saint. Un évangéliste fait dire au 1 Les sept dons du Saint-Esprit. * Ps. u x x x in . 5.

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

Sauveur : « Je chasse les démons par le doigt « de Dieu 1 , » et un autre exprime ainsi la même pensée : « Je chasse les démons par « l'Esprit de Dieu \ » Quand ces divins mystères resplendissent à la lumière d’une saine doctrine, ne donnent-ils pas au cœur une joie qu’on préfère à tous les empires de ce monde, lors même qu’ils jouiraient d’une félicité qu’ils ne connaissent pas ? Semblables aux deux séraphins qui, se répondant l’un à l’autre, chantent les louanges du Très-Haut : Saint,saint,saint, le Seigneur Dieu des armées*, les deux Testaments, par une fidèle concor­ dance, chantent la sainte vérité. L’agneau est immolé, la pàque est célébrée, et cinquante jours après, la loi est donnée pour la crainte, écrite avec le doigt de Dieu. Le Christ est mis à mort, comme un agneau qu'on mène à la boucherie, selon les paroles d’Isaïe 4; la vraie Pàque est célébrée, et, cinquante jours après, l’Esprit-Saint est donné pour l’amour, l’EspritSaint qui est le doigt de Dieu, et contraire aux hommes cherchant leurs intérêts, accablés à cause de cela d’un joug dur et d’un poids lourd, et ne trouvant pas de repos pour leurs âmes, car la charité ne cherche point ses propres intérêts 5. Aussi l’inquiétude ne quiite-t-elle pas les hérétiques ; l’Apôtre leur trouve le même caractère qu’aux magiciens de Pharaon. «Comme Jamnès et Mambrès, dit-il, résis« tèrent à Moïse, ceux-ci de même résistent à « la v ç rité ; ce sont des hommes corrompus « dans l’esprit et pervertis dans la foi, mais le « progrès qu’ils feront aura ses bornes, car « leur folie sera connue de tout le monde, « comme le fut alors celle de ces magi« ciens 6. » Ce fut à cause de cette extrême inquiétude, née de la corruption de l’esprit, qu’ils se trouvèrent en défaut pour le troisième miracle, reconnaissant avoir contre eux l'Es­ prit-Saint qui était dans Moïse. Ils dirent dans leur impuissance : « Le doigt de Dieu est «ici \ » De même que l’Esprit-Saint, dans ses miséricordieux apaisements, donne le re­ pos aux doux et aux humbles de cœur, ainsi, dans ses rigueurs ennemies, il livre à l'inquié­ tude les durs et les superbes. Cette inquié­ tude est représentée par les petites mouches devant lesquelles furent vaincus les magiciens de Pharaon lorsqu’ils dirent : a Le doigt de Dieu est ici. » * Luc, xi, 20. — * M att. x n , 28. — * Isaïe, vr, 3. — * Id. l iii , 7. — * I Cor. xni, 5. — ‘ II Tim. ill, 8, 9. — 1 Exode, vm, 19.

09

30. Lisez l’Exode, et voyez combien de jours après la célébration de la Pàque la loi fut don­ née. Dieu parle à Moïse au désert du Sinaï le premier jour du troisième mois. Marquez donc un jour depuis le commencement de ce troi­ sième mois, et voyez ce que le Seigneur dit entre autres choses : « Descends , parle au « peuple, purifie-le et sanctifie-le aujourd’hui « et demain; qu’ils lavent leurs vêtements et « qu’ils soient prêts pour le troisième jour, car a dans trois jours le Seigneur descendra devant « tout le peuple sur la montagne du Sinaï *. » La loi fut ainsi donnée le troisième jour du troisième mois. Or, comptez depuis le quator­ zième jour du premier mois, où fut faite la pàque, jusqu’au troisième jour du troisième mois, et vous trouverez dix-sept jours du pre­ mier, trente du second, trois du troisième, ce qui fait cinquante jours. La loi dans l’arche figure la sanctification dans le corps du Seigneur, dont la résurrec­ tion nous est une promesse du futur repos; et pour y parvenir l’Esprit-Saint nous inspire la charité. Mais l'Esprit-Saint n’était pas alors donné parce que Jésus n’était pas encore glo­ rifié 2. De là ce chant prophétique : « Levez« vous, Seigneur, pour entrer dans votre rc« pos, vous et l’arche de votre sanctifications. » Où est le repos, là est la sanctification. Aussi nous avons reçu maintenant les prémices de cette sanctification pour que nous aimions et désirions cet heureux repos ; et tous y sont ap­ pelés dans l’autre vie, où nous mène, au sortir de celle-ci, le passage qui nous est figuré par la pàque, au nom du Père, du Fils et du SaintEsprit. 31. Si donc nous multiplions cinquante par trois, et y ajoutons encore trois pour exprimer l’excelb nce incomparable de ce mystère, nous obtiendrons le nombre de ces gros poissons que le Seigneur, ressuscité et vivant de la vie nouvelle , fit tirer du côté d ro it4; les filets ne furent point rompus, parce que cette vie nou­ velle ne connaîtra point les divisions des héré­ tiques. Alors l’homme, arrivé à la perfection et au repos, purifié dans son âme et dans son corps par les chastes paroles du Seigneur, qui sont comme l’argent éprouvé au feu dans le creuset et sept fois épuré5, recevra pour ré ­ compense le denier. Nous aurons ici le nombre * Exod. xix, 10, 11. — * Jean, x x i, 6, 11. — * Ps. x i, 7.

nit.

39.— * Ps. cxxxi, 8.— » Jean,

70

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIEME SERIE.

dix-sept *, qui représente un admirable mys­ tère, connue d'autres nombres dans l’Ecriture. Ce n’est pas sans raison que le psaume dixsepticme est le seul qui se lise tout entier dans le livre des Rois s, car il figure ce royaume où nous n’aurons plus d’adversaires. Le titre porte que David le chanta le jour oii le Sei­ gneur le délivra de la main de tous ses enne­ mis, et de la main de Saül. Qui est repré­ senté par David, sinon Celui q u i, selon la chair, sort de la race de L>a\ id 3? Et parce que dans son corps, qui est l'Eglise, il soutire encore des ennemis, lorsqu’il immola de la voix son persécuteur et se l’incorpora en quel­ que sorte, il lui cria du haut du ciel avec l’éclat du tonnerre : « Saul, Saul ! pourquoi « me persécutes-tu? k » Quand ce corps du Sei­ gneur sera-t-il délivré de la main de tous ses ennemis, si ce n’est quand la dernière enne­ mie, la mort, sera détruite? Ce temps suprême nous est représenté par le nombre de cent cin­ quante-trois poissons; car ce même nombre dix-sept, se levant en triangle, réunit celui de cent cinquante-trois. En comptant d’un à dixsept, ajoutez tous les nombres intermédiaires, et vous trouverez qu’un et deux font trois, et trois font six, et quatre font dix, et cinq tout quinze, et six font vingt et un; ajoutez les au­ tres nombres jusqu’à dix-sept, et vous aurez cent cinquante-trois. 32. Ce que je vous ai dit pour Pâques et la Pentecôte, est solidement établi sur l’autorité des Ecritures. Quant à l’observation du carcme avant Pâques, elle est fortement appuyée par la coutume de l’Eglise, ainsi que l’usage de distinguer tellement des autres jours les huit jours des néophytes, que le huitième réponde au premier. La coutume de ne chanter l’.4//e/u/a que durant les cinquante jours entre Pâ­ ques et la Pentecôte n’est pas universelle; dans beaucoup d’endroits on le chante en d’autres jours, mais partout on le chante depuis Pâ­ ques jusqu'à la Pentecôte. J'ignore si c’est par­ tout qu’on prie debout dans ce temps-la ; mais ce que je vous ai dit, comme j ’ai pu, de celte pratique, me paraît évidemment l’expression de la pensée de l’Eglise. 33. Quant au lavement des pieds, recom­ mandé par le Seigneur comme un exemple de celte humilité qu’il était venu enseigner, ainsi 1 Le nombre de dix-sept est forme ici par le d ix de denier et par le trpt de l’expression du P alm iste au bujet de l'argent sept fois épuré : purgatum septuplum dans le ps. Ai, 7. • II Rots, xxu, 2-51. — 1 Rom. 1,3. — * Aet. IX, \.

que lui-même l’exposa après avoir accompli cette grande action, on demande quel est le temps le meilleur pour le renouveler; et le meilleur temps (pii se présente est celui où la divine recommandation qui en fut faite devait toucher plus religieusement le cœur. Mais pour qu’il ne parût pas faire partie du sacrement de baptême, après l’avoir établi, beaucoup ont refu­ sé d’adopter cette époque; quelques-uns même n’ont pas craint d’y renoncer, après l’avoir trou­ vée établie, d'autres, enfin, pour rendre la céré­ monie plus recommandable par la sainteté du temps et pour la distinguer du baptême, l’ont fixée ou au troisième jour de l’octave, à cause de l'excellence du nombre trois dans beaucoup de nos mystères, ou même au dernier jour. 3i. Je m ’étonne (pie vous me demandiez de vous écrire quelque etiose sur la diversité des usages religieux en beaucoup de pays; ceci n’est pas nécessaire ; et la bonne règle à suivre est celle-ci : ce qui n’est ni contre la foi, ni contre les mœurs, et porte en même temps à une vie meilleure, nous devons non-seulement ne pas le désapprouver, partout où nous le voyons établir ou établi, mais le louer et l’imiter, si la faiblesse do quelques-uns n’y met point obstacle et n’expose pas à faire plus de mal que de bien. Car, s’il y a plus d'avantages à espérer en faveur des âmes bien disposées que de préjudices à redouter pour les mécontents, il faut suivre sans hésitation l'usage établi, surtout lorsqu'il est autorisé par les Ecritures, comme le chant des hymnes et des psaumes : en quoi nous avons les préceptes du Seigneur lui-même, les témoignages et les exemples des apôtres. Sur cette pratique éminemment utile pour exciter pieusement le cœur et allumer le feu du divin amour, il y a diversité de coutu­ mes, et l’Eglise d’Afrique, sur ce point, nous laisse voir bien des négligences et des lan­ gueurs ; aussi, les donatistes nous reprochent de chanter sobrement, dans l’Eglise, les can­ tiques des prophètes. Il est vrai qu’eux-mèmes pratiquent, à leur manière, la sobriété, et s’excitent par le vin à chanter des psaumes de leur composition, comme on se ranimerait par le son des trompettes. Quand les chrétiens sont réunis dans l’église, ne laut-il pas chanter toujours les saints cantiques, excepté lorsqu’on prêche, ou qu’on lit, lorsque l'évêque prie à haute voix, ou que la prière commune est an­ noncée de la bouche du diacre? Car dans le reste du temps je ne vois rien de meilleur, de

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

71

plus utile et de plus saint pour les chrétiens « diront le mariage, l’usage des viandes que rassemblés. « Dieu a créées pour être reçues avec action de 33. Quant à ce qu’on établit hors de la cou­« grâces par les fidèles et par ceux qui ont tume et dont on recommande l’observation « connu la vérité. Car tout ce que Dieu a créé comme celle d’un sacrem ent, je ne puis l’ap­ « est bon, et on ne doit rien rejeter de ce qui prouver, et si je n’ose pas le blâmer plus ou­ « se mange avec action de grâces, parce qu’il vertement, c’est pour éviter les scandales de « est sanctifié par la parole de Dieu et par la quelques personnes turbulentes ou même « prière *. » Et dans un autre endroit, parlant pieuses. Mais je m ’afflige du peu de soin qu’on du même sujet : « Tout est pur, dit-il, pour met à beaucoup de salutaires prescriptions des «ceux qui sont purs; rien ne l’est poyr les divins livres; tandis que tout est si plein de « impurs et les infidèles ; leur esprit et leur fausses opinions qu’on reprend plii£ sévère­ « conscience sont souillés 2. » Lisez vous-même ment celui qui aura louché la terre d’un pied le reste, et montrcz-le à ceux que vous pourrez, nu dans l’octave de son baptême, que celui qui afin qu’ils ne rendent pas vaine pour eux la aura enseveli sa raison dans l'ivrognerie. Or grâce de Dieu qui les a appelés à la liberté. toutes ces pratiques qui ne sont ni soutenues Seulement qu'ils n’abusent pas de cette liberté par l’autorité des Ecritures, ni réglées dans pour vivra selon la chair, et parce qu’on ne les conciles des évêques, ni appuyées par la leur permet pas les abstinences superstitieuses coutume de l'Eglise universelle, mais qui et contraires à la foi, qu’ils ne refusent pas de varient à l’infini selon la diversité des mœurs se priver d’aliments, quels qu’ils soient, pour et des lieux, sans qu’on puisse facilement ni mettre un frein à la concupiscence charnelle. même absolument découvrir les raisons qui ont 37. 11 est des chrétiens qui tirent au sort pu les faire établir, je pense qu’il faut, lors­ dans le livre des Evangiles; quoique cela vaille qu’on le peut, les abolir sans hésiter. Quoi­ mieux que d'aller consulter les démons, toute­ qu’on ne puisse trouver comment elles sont fois cette coutume me déplaît3; je n’aime pas contraires à la foi, elles oppriment par des qu’on fasse servir les divins oracles , qui ont obligations serviles celte religion même que pour but la vie future , aux affaires du temps la miséricorde de Dieu a voulue libre en et aux vanités de cette vie. n’instituant qu’un petit nombre de sacrements 38. Si vous ne trouvez pas que je vous aie parfaitement connus ; la condition des Juifs suffisamment répondu, c’est que vous ne con­ serait plus tolérable qu’une telle servitude, naissez ni mes forces ni mes occupations. 11 car s’ils ont méconnu le temps de la liberté, s’en faut bien que rien ne me soit caché, ainsi les fardeaux qu'ils portent sont au moins que vous le croyez; rien ne m ’a plus affligé imposés par la loi divine et non point par îles que ce que vous m’avez dit à cet égard dans opinions humaines. Cependant l’Eglise de Dieu, votre lettre, parce que c’est manifestement établie au milieu de beaucoup de paille et de faux, et je m’étonne que vous ne sachiez pas beaucoup d’ivraie, tolère bien des choses, mais q u e , non-seulement beaucoup de choses me elle n’approuve, ne tait, ni ne fait ce qui est sont cachées sur d’autres innombrables sujets, contre la foi ou les bonnes mœurs. mais que, dans les saintes Ecritures même, 36. Vous me parlez de quelques-uns de nosj'ignore plus que je ne sais. Si mon espérance frères qui s'abstiennent de viandes, les croyant dans le nom du Christ n’est pas tout à fait impures; cela blesse manifestement la foi et la stérile , c’est que j ’ai cru à mon Dieu lorsqu’il saine doctrine. Si je m’étendais sur ce sujet, on a dit que l’amour de Dieu et du prochain pourrait croire que ce côté des préceptes apos­ comprend toute la loi et les prophètes *; c’est toliques reste obscur; mais l’Apôtre, après que je l'ai éprouvé et l’éprouve chaque jour. s’être fort expliqué là-dessus, a réprouvé en Pas un mystère, pas une parole des sainls ces termes l’opinion impie de ces héréti­ livres ne s’ofTre à moi que je n’y trouve ces ques : «Or, l’Esprit dit expressément que, dans mêmes préceptes : «Car, la fin des commandeaies temps à venir, quelques-uns abandon- ci ments c’est la charité qui naît d’un cœur pur, « neront la foi, en suivant des esprits d’erreur ’ I T im . iv, 1-5. — ’ T it. t, 15. « et des doctrines diaboliques, enseignées par * Dans les capitulaires des rois de France (année 789),d est défendu « des imposteurs pleins d'hypocrisie dont la d'interroger le sort avec les psaumes et l'Evangile ; la même défense avait déjà été portée par les conciles d'Agde en 50ù, d’Orléan9 en « conscience est noircie de crim es, qui inter- 511, d’Auxerre en 578.— 4 Matth. x x n , 40.

LETTRES L)E SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

« d’une bonne conscience et d’une foi sin- dans la foi chrétienne et dans les mœurs qui « cère la charité est la plénitude de la lo is. » doivent s’accorder avec la grandeur des charges 39. Vous donc aussi, très-cher, en lisantoù vous êtes déjà monté, que vous attendrez, ceci ou autre chose, lisez, apprenez, de façon ou avec désir ou avec assurance ou au moins à n’oublier jamais la vérité de cette maxime : sans les inquiétudes du désespoir, non dans la « La science enfle, la charité édifie s. Et comme vanité de l’e rreu r, mais dans la solidité de la « la charité n’est point jalouse, et n’entle pas ; » vérité, le dernier jour de cette fumée, de cette il faut se servir de la science comme d’une fugitive vapeur, appelée la vie hum aine, ce machine pour élever l’édifice de la charité qui dernier jour auquel nul mortel ne saurait se demeurera éternellement, même quand notre dérober. Car autant il est certain que vous vi­ science sera détruite *. La science qui a pour vez, autant vous devez être assuré par la doc­ fin la charité est très-utile; sans celte fin, il est trine du salut, que cette vie passée dans les prouvé qu’elle est non-seulement superflue, délices du temps, est une mort plutôt qu’une mais même dangereuse. Je sais combien l’ha­ vie, en comparaison de l’éternelle vie promise bitude des saintes pensées vous place à l’ombre par le Christ et dans le Christ. Or si vous atta­ des ailes du Seigneur notre Dieu ; mais si je chez à la pureté du christianisme la haute im ­ donne ces avis en passant, c’est que je le sais , portance que la religion commande, je ne votre charité, qui n’est point jalouse, donnera doute pas que votre caractère ne vous tire aisé­ ment de vos engagements avec les donatistes. et lira cette lettre à plusieurs. Rien de plus fort que les preuves qui démolis­ LETTRE LVI. sent cette erreur; les plus petits esprits peu­ vent s’en convaincre pourvu qu’ils écoutent (Année 400.) avec patience et attention. Ce qui demande Invitation k l’étude des saintes lettres et au retour k la vraie plus de force, c’est de rompre les liens d’une foi. erreur devenue une habitude et une sorte d’in­ AUGUSTIN A SON TR ÈS-CH ER FILS, l ’ÉMINENT timité de la vie, pour embrasser une doctrine ET HONORABLE SEIGNEUR CÉI.ER \ vraie à laquelle on n’est pas accoutumé. Avec l’aide et les inspirations du Seigneur notre 1. Je n’oublie ni ma promesse ni votre désir; Dieu, il n’y aura jamais à désespérer de vous, mais je suis obligé de partir pour visiter les de votre libre courage, de votre cœur viril. Eglises confiées à mes soins, et ne puis assez Que la miséricorde de Dieu vous maintienne tôt vous payer ma dette par moi-même. Je ne sain et sauf, éminent et honorable seigneur et veux pas cependant vous devoir plus long­ fils très-cher ! temps, du moment que j’ai entre les mains de quoi m ’acquitter envers vous. Aussi, j ’ai chargé LETTRE LYI1. mon très-cher fils le prêtre Optât de vous lire (Année 400.) ce que je vous ai prom is, aux heures qui vous AUGUSTIN A SON T R È S -C H E R F IL S , L’HONORABLE conviendront le mieux ; et lorsqu’il croira pou­ ET DIGNE SEIGNEUR C É L E R , SALUT DANS LE voir tout terminer, il s’y portera avec d’autant SEIGNEUR. plus d’ardeur et de plaisir que votre Excellence l’agréera davantage. Du reste, vous compre­ 1. Je crois qu’avec un peu de réflexion votre nez, je crois, combien je vous aime et combien sagesse saisit aisément que le parti de Donat je veux que par d’utiles études vous vous plai­ siez et vous avanciez dans la connaissance des n’a eu aucune bonne raison de se séparer de toute la terre, où s’étend l’Eglise catholique choses divines et des choses humaines. 2. Si vous ne dédaignez pas mes soins affec­ selon les promesses des prophètes et de l’Evan­ gile. S’il était nécessaire d’éclaircir davantage tueux, vous ferez, je l’espère, de tels progrès ce point, je me souviens d’avoir donné à votre bienveillance, pour le lire, un écrit que m ’a­ 1 1 Tim. i, 5. — * Rom. xui, 10. — 1 1 Cor. vm, 1. — * 1 Cor. xm , 4, 8. vait demandé de votre part mon cher fils Cé* Nous trouvons dans l’année 429 un proconsul en Afrique du nom cilien1 ; cet écrit est resté assez longtemps de Celer. Celui à qui cette lettre est adressée était dans les grands emplois à cette époque, en l’année 400; est-ce le même personnage que le proconsul de 429? Tout porte à le croire. La façon dont saint Augustin parle à Céler dans cette lettre permet de penser que ce personnage était jeune en 400.

' II y a ici dans le texte , à côté des mots : meus Cœcilius, les mots : tuus filins, qui sont sans doute une erreur de copiste ; l’évi­ dente jeunesse de Céler, à cette époque, ne permet guère de penser

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

73

chez vous. Si vous avez eu la volonté ou le loi­ LETTRE LVIII. sir de le lire au milieu même de vos occupa­ tions, pour vous instruire à cet égard, je ne (Au commencement de l’année 401.) doute pas que votre sagesse n’ait reconnu que les donatistes n’ont rien de plausible a y ré­ Saint Augustin exprim e avec émotion et profondeur toute pondre. Et si vous gardez quelque doute, la joie que lui ont causée les exem ples de foi et de courage donné par Pammacliius au milieu de ses gens d'H ippoue; il peut-être pourrons-nous vous satisfaire, autant désirerait que les sénateurs catholiques, qui sont dans la même que Dieu le permettra, ou en répondant de situation que Pammacliius, en fissent autant. vive voix à vos questions, ou en vous donnant également quelque chose à lire, cher, hono­ AUGUSTIN A L’EXCELLENT ET ILLUSTRE SEIGNEUR PAM M ACHIUS1, SON FILS TRÈS-CHER DANS LES rable, digne seigneur et fils. 2. C’est pourquoi je vous demande de re­ ENTRAILLES DU CHRIST. commander l'unité catholique, dans le pays 1. Vos bonnes oeuvres, qui germent par la d’Hippone, à vos hommes, surtout à Paterne et à Mauruse. La vigilance de votre esprit grâce du Christ, vous ont fait pleinement con­ m’est connue; il n’est pas besoin, je crois, naître , aimer et honorer de nous, dans ses d’insister. Lorsque vous le voudrez, vous ver­ membres. Si chaque jour je voyais votre visage, rez facilement à quoi s’occupent et ce que pré­ je ne vous connaîtrais pas mieux que je ne vous connais après avoir vu, dans la splendeur parent les autres 1 dans vos possessions, et ce qui se passe sur vos terres. D’après ce qu’on d’un seul acte de votre vie, votre homme inté­ m’a affirmé, il y a dans vos domaines quel­ rieur, beau de paix et brillant de vérité ; j ’ai qu’un qui est votre ami et avec lequel je dési­ regardé et j ’ai connu, j ’ai connu et j ’ai aimé; rerais bien m’entendre; ménagez-moi cet avan­ c’est à lui que je parle, à lui que j ’écris, à cet tage, et vous serez grandement loué devant les ami bien-aiiné qui, son corps absent, s’est ren­ hommes, et grandement récompensé devant du présent à moi. Et pourtant nous étions déjà Dieu. Déjà il m’avait fait dire par un certain ensemble, nous vivions unis sous un même Carus, notre intermédiaire, que la crainte de chef; si vous n’aviez pas pris racine dans sa gens violents autour de lui l’arrêtait, et que, charité, l’unité catholique ne vous serait pas protégé par vous et sur vos domaines, il ces­ aussi chère, vous n’adresseriez pas de tels dis­ serait de les redouter : vous ne devez pas aimer cours à vos fermiers d’Afrique, établis au m i­ en lui ce qui ne serait pas la fermeté, mais l'o- lieu delà Numidie consulaire, dans cette con­ piniàtreté. Car s’il est honteux de changer de trée même d’où s’est levée la fureur des dona­ sentiment quand ce sentiment est vrai et droit ; tistes, vous n'auriez pas enflammé leurs âmes il est louable et utile de le faire, quand il est in­ de cette ferveur qui les a fait s’attacher aussitôt sensé et nuisible ; et comme la fermeté empêche à vos exemples, pensant bien qu’un homme l’homme de se corrompre, l’opiniâtreté l’em­ comme vous ne pouvait suivre un sentiment pêche de se corriger: il faut donc louer l’une qu’après eu avoir reconnu la vérité; vous ne et se défaire de l’autre. Le prêtre que je vous les auriez pas remués au point de les faire m ar­ ai envoyé vous dira plus en détail le reste. Que cher sous un même chef, malgré les longues la miséricorde de Dieu vous garde sain et sauf distances qui les séparent de vous, et au point et heureux, très-cher, honorable, digne sei­ de les compter éternellement avec vous parmi les membres de Celui par les commandements gneur et fils ! de qui ils xrous servent pour un temps. 2. C’est par ce fait que je vous ai connu et qu'il ait eu alors un fils en état de lui servir d'intermédiaire auprès de saint Augustin. Le sens que nous avons adopté nous parait le plus c’est pourquoi je vous embrasse ; dans le tres­ probable. saillement de ma joie, je vous félicité en Nolre* Les donatistes. Seigneur Jésus-Christ, et je vous envoie cette lettre comme une preuve de mon amour pour vous; je ne puis rien faire de plus. Mais ne prenez pas ceci, je vous prie, pour la mesure de tout mon am our; après avoir lu cette 1 C est le sénateur romain Paim nachius , gendre de Paula, mari de Pauline, ami de saint Jérom e.

74

• LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉ R IE .

lettre, allez au delà par un mouvement in­ visible de làm e, allez par la pensée jusqu’au plus profond de mon cœur, et voyez ce qui s’y passe pour vous; le sanctuaire de la charité s’ouvrira à l'œil de la charité ; c’estce sanctuaire que nous fermons aux bruyantes frivolités du monde quand nous y adorons Dieu ; c’est là que vous verrez toutes les douceurs de ma joie pour une œuvre aussi bonne que la vôtre ; je ne puis ni les dire avec la langue ni les ex­ primer en vous écrivant ; chaudes et brûlantes, elles se confondent avec le sacrifice de louanges que j ’offre à Celui par l’inspiration de qui vous avez pu le faire. Dieu soit loué de son ineffable don’! 3. O qu’il y a de sénateurs comme vous, comme vous enfants de la sainte Eglise, que nous voudrions voir faire en Afrique ce qui de votre part nous a tant réjoui! 11 serait dan­ gereux de les exhorter, il y a sécurité à vous féliciter. Car peut-être ne feraient-ils rien ; et les ennemis de l'Eglise, comme s’ils nous avaient vaincus dans leur esprit, s'en prévau­ draient habilement pour séduire les faibles. Mais vous, par ce que vous avez déjà fait, vous avez confondu ces ennemis de l'Eglise en dé­ livrant les faibles. Aussi me semble-t-il suffire que vous lisiez cette lettre à ceux du sénat que vous pouvez aborderavec la confiance de l’ami­ tié et avec la liberté autorisée par une foi com­ mune. Ils verront par votre exemple qu’on peut faire en Afrique ce que peut-être ils né­ gligent d’entreprendre parce qu’ils le croient impossible. Je n’ai rien voulu vous dire des pièges que préparent les hérétiques dans les tourments de leurs cœurs, car j ’ai li de leur prétention de pouvoir quelque chose sur une âme comme la vôtre, qui appartient au Christ. Cependant vous entendrez raconter tout cela à mes frères, que je recommande beaucoup à votre Excellence ; pardonnez à leurs craintes, mêmes vaincs, dans cette grande affaire du salut inopiné de tant d’hommes, qui est votre ouvrage, et dont se réjouit l’Eglise catholique notre mère. 1 II C«r. IX, 15.

LETTRE LIX. (Année 401.)

Sur la convocation d’un concile. AUGUSTIN PÈRE

A

SON

B IEN U El’REUX

VICTOR1N, SON

COPAT, S A LIT

ET

COLLÈGUE

DANS LE

VÉNÉRABLE

DANS L’É P IS -

SEIGNEUR.

1. Votre invitation m’est arrivée le cinq des ides de novembre, à la n u it; elle m’a trouvé mal disposé à me rendre au concile, et vrai­ ment il me serait impossible d’y aller. Toute­ fois, il appartient à votre sainteté et à votre etgravité de juger si je comprends mal, ou si mes susceptibilités sont légitimes. J’ai vu dans cette lettre qu’on avait écrit aussi aux deuxMauritanies, et nous savons que ces provinces ont leurs primats. Si l’on voulait convoquer aussi les évêques de ccs deux provinces à un concile en Numidie, onauraitdùm ettredanslalettreles noms de quelques-uns d’entre eux, qui sont les premiers; n’y trouvant pasces noms, j ’ai été fort étonné. Et quant à ce qui est des évêques nu­ mides, on a si peu tenu compte de l’ordre et du rang en écrivant, que j ’ai trouvé mon nom le troisième, et cependant beaucoup d’évêques sont mes anciens. Cela est une injure poul­ ies autres, et cela m’est odieux. De plus, notre vénérable frère et collègue Xantippe^évêque de Tagose, dit que la primalie lui est due; il passe pour primat aux yeux de plusieurs, et envoie des lettres à ce titre. Si votre sainteté est eu mesure de le débouter facilement de ses pré­ tentions à cet égard, vous auriez dû au moins ne pas omettre son nom dans votre lettre. J’aurais été étonné que ce nom fût confondu avec les autres et n’oecupàt point le premier rang; mais combien plus il est surprenant qu’il ne soit fait aucune mention de cet évê­ que, particulièrement intéressé à se trouver au concile, où devrait se régler, en premier lieu, la question de la primalie, devant tous les évêques de la Numidie ! 2. Pour tous ces motifs, j ’hésite à me ren­ dre au concile; je crains que la lettre de con­ vocation ne soit fausse, tanlelle est irrégulière. Du reste, le trop peu de temps que j ’ai m’em­ pêcherait d’y aller, sans compter beaucoup d’autres pressantes affaires qui me retiennent. Je prie donc votre béatitude de m’excuser, et de vouloir bien insister avant tout, pour qu’il soit

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

décidé-pacifiquement, entre votre sainteté etle vénérable Xanlippe, à qui appartient la convo­ cation du concile. Ou bien, ce qui vaudrait en­ core mieux, convoquez tous les deux, sans pré­ judice pour l’un ni pour l’autre, convoquez nos collègues, ceux surtout qui se rapprochent de vous par âge d’épiscopat, et ils prononceront aisément sur vos droits ; la question sera ainsi résolue avant toute autre, entre vous en petit nombre ; une fois l’atfaire jugée, on convo­ quera les autres évêques qui, en pareille matière, ne peuvent ni ne doivent s’en rap­ porter qu’au témoignage de leurs anciens, et qui, maintenant, ignorent lequel de vous deux ils doivent croire. Cette lettre, que je vous envoie, sera scellée avec un anneau représen­ tant la face d’un homme qui regarde par côté. LETTRE LX. '401.)

Sur une affaire de discipüue. AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX ET VÉNÉRABLE SEI­ GNEUR, A SON FRÈR E TRÈS-CH ER, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, AU PAPE 1 AURÈLE, SALUT

75

de pousser les moines à un aussi funeste or­ gueil ; eide juger dignes d’un tel affront les clercs, dans les rangs de qui nous sommes; c’est a peine si un bon moine peut faire un bon clerc lorsque, avec un suffisant esprit de mor­ tification, il manque de l’instruction nécessaire ou qu'il présente dans sa personne quelque irrégularité. 2. Votre béatitude est persuadée, je crois, que c’est par ma volonté que Douât et son frère sont sortis de leur monastère, afin de se rendre plus utiles à ceux de leur pays ; mais cela est faux. Ils s’en sont allés d’eux-mêmes, ils ont quitté d’eux-mêmes, malgré nos ctforts poul­ ies retenir en vue de leur salut. Et comme Donat a été ordonné avant que nous ayons sta­ tué sur ce point dans le concile ’, votre sagesse peut en faire ce qu’elle veut, si par hasard il est corrigé de la perversité de son orgueil. Mais pour ce qui est île son frère , principale cause de la sortie de Donat, vous savez ce que j ’en pense, et je n’en dirai rien de plus. Je n'ose contester ni avec votre sagesse, ni avec votre rang, ni avec votre charité ; et j'espère que vous ferez ce qui vous paraîtra le plus utile aux membres de l’Eglise.

DANS LE SEIGNEUR.

LETTRE LXI. I. Depuis que nous nous sommes quittés, je n’ai reçu aucune lettre de votre sainteté. Je viens de lire votre lettre sur Douât et son frère, et longtemps j ’ai hésité sur ce que je répon­ drais. Mais pourtant, après avoir repassé ce qui pouvait être le plus utile au salut de ceux que nous servons dans la vie spirituelle et chré­ tienne, je n'ai rien trouvé de meilleur, si ce n’est qu'il ne fallait pas ouvrir cette voie aux serviteurs de Dieu * et leur laisser croire trop facilement qu’ils sont choisis pour quelque chose de mieux quand leur vertu s'est altérée. Les chutes deviendront faciles aux moines, en même temps que l’ordre des clercs recevra une grande injure, si les déserteurs des monastères passent dans la milice de la cléricature, tandis que nous n’avons coutume d'y admettre que les moines les plus éprouvés et les meilleurs; on dit vulgairement : « Mauvais joueur de «flûte, bon chanteur; » on dirait de même dans le peuple en se moquant de nous : « Mau« vais moine, bon clerc. » 11 serait déplorable * Saiot Augustin, écrivant à Aurele, évéque de Carthage, lui donne le titre de pape, par respect profond pour lui-même et par considé­ ration pour son siège. * Les moines.

(401.)

Conduite de l’Eglise k l'égard (les clercs donalisles revenus à l’unité. AUGUSTIN, É V Ê Q U E , A SON TR ÈS-CH ER ET IIONOIU B L E

FRÈR E TH É O D O R E , SALUT DANS LE S E I­

GNEUR.

1. Votre bienveillance m’avait demandé com­ ment nous recevions les clercs du parti de Donat qui se faisaient catholiques; ce que je vous répondis alors, j ’ai voulu lem arquerdans cette lettre à votre adresse, afin que, si quel­ qu'un vous questionnait sur ce point, vous puissiez montrer, écrit de ma main, ce que nous pensons et ce que nous faisons à ce sujet. Sachez donc que nous ne détestons en eux que leur séparation qui les fait schismatiques ou hérétiques, qui les met en dehors de l’unité et de la vérité de l’Eglise catholique; ils n ’ont point la | aix avec le peuple de Dieu répandu sur toute la terre et ne reconnaissent point, hors de leurs rangs, le baptême du Christ. 1 Ce fut au con :le de C arthage, 13 septem bre 401, qu'on p rit à l 'egard des mornes la réiO .ution rappelée ici par saint A ugustin.

76

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉ R IE .

Tout en condamnant leur erreur, nous recon­ naissons, nous respectons et nous aimons le bien qui est en eux, c’est-à-dire le nom de Dieu et son sacrement. Nous gémissons sur les er­ rants, et nous désirons les gagner à Dieu par la charité du Christ, afin que ce grand sacre­ ment qu'ils portent pour leur perte, tandis qu'ils sont hors de l’Eglise, ils le portent pour leur salut en rentrant dans la paix catholique. Lorsqu’on aura fait disparaître le mal qui vient des hommes pour respecter dans les hommes tous les biens qui viennent de Dieu, il s’établira une fraternelle concorde, une aimable paix, et la charité du Christ vaincra dans les cœurs les inspirations du démon. 2. Ainsi quand ils reviennent à nous du parti de Donat, nous ne recevons pas ce qui est mauvais en eux, c’esl-à-dire la séparation et l’erreur, mais ces mauvaises choses tombent comme les obstacles de la concorde ; nous em­ brassons nos frères et nous demeurons avec eux, comme, dit l’Apôtre, « dansl'unité de Tes­ te prit, dans le lien de la paix 1; » nous recon­ naissons en eux les biens de Dieu, le saint baptême, l’ordination, la profession de conti­ nence, le vœu de virginité, la foi de la Trinité ; mais ces choses, et d’autres encore, ne servaient de rien tant que la charité y manquait. Qui peut dire qu’il a la charité du Christ, quand il n’en embrasse pas l’unité ? Lors donc qu’ils re­ viennent à l’Eglise catholique, ils n’y reçoivent point ce qu'ils avaient; mais ils reçoivent ce qu’ils n’avaient pas, afin que ce qu'ils possé­ daient auparavant commence à leur profiter. C’est ici qu ils reçoivent la racine de la charité dans le lien de la paix et dans la société de l imité, pour que tous les sacrements de vérité servent à leur délivrance et non pas à leur damnation. Les sarments ne doivent point se glorifier de ne pas être dubois des épines, mais du bois de la vigne ; car s’ils restent séparés du cep, ils seront, malgré leur belle appa­ rence, jetés au feu. Mais l’Apôtre a dit de ces branches brisées «pie Dieu est assez puissant /tour les enter une seconde fois *. C’est pourquoi, très-cher frère, montrez cette lettre, dont l’écriture vous est bien connue, à tous les donatistes qui vous témoigneront des inquiétudes sur le rang qu’ilsoccuperaient au milieu de nous; et s’ils veulent la garder , donnez-la leur; je prends Dieu à témoin sur mon âm e, qu’en rentrant parmi nous, 1 Ephés. iv, 3. — * Rom. xi, 23.

non-seulement ils conserveront le baptême du Christ, qu’ils ont reçu, mais encore la place qui est due à l’ordination et à la continence *. LETTRE LX1I. (A la fin de l’année 391.)

Sur une queslion de serm ent. A LY PE , AUGUSTIN ET SAMSUCIUS *, ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC NOUS, AU BIENHEUREUX SEIGNEUR, AU TRÈS-CH ER ET VÉNÉRABLE FRÈR E SÉ V È R E *, NOTRE

COLLÈGUE

DANS

l ’ÉPISCOPAT

,

ET AUX

FRÈRES QUI SONT AVEC VOUS.

1. Lorsque nous sommes allés à Sousane pour nous y informer de ce qu’on y a fait en notre absence et contre notre volonté, nous avons reconnu que certaines choses s’étaient passées comme nous l’avions entendu d ire, et que d’autres s’étaient passées autrem ent; mais tout ce que nous avons appris nous a paru dé­ plorable : nous avons, dans la mesure du se­ cours divin, remédié à ces misères en em­ ployant tour à tour les reproches, les avertisse­ ments, les prières. Ce qui nous a le plus con­ tristés après le départ de votre sainteté, c’est qu’on ait laissé partir nos frères sans leur don­ ner un guide pour leur retour ; veuillez le par­ donner et sachez que cela a été fait plus par crainte que par mauvaise intention. Comme on croyait que notre fils Timothée les avait surtout envoyés pour vous exciter contre nous, on ne voulait rien entamer jusqu’à noire arri­ vée qu’on espérait en même temps que la vôtre, et on ne pensait pas qu’ils partiraient sans guide. Mais cela est mal, qui en doute? Il avait été même dit à Fossor que Timothée était déjà parti avec ces mêmes frères, et c’était faux ; cela pourtant n’a pas été dit par le prêtre ; et il nous a été manifestement déclaré, autant que ces choses puissent l’ê tre , que notre frère Carcédonius a tout ignoré. 2. Mais pourquoi tous ces détails ? notre fils Timothée,bouleversé de cette situation douteuse où il se trouvait malgré lui, nous fit savoir que, * Le clergé donatiste qui revenait à l'Eglise catholique fut traité diversement selon les époques ; saint Augustin, dans cette question, s'inspira toujours des sentiments les plus larges et les plus conci­ liants. * Samsucius , évéque de Tours en Numidie , assista au concile de Carthage, en 407. * Nous avons parlé, dans VHistoire de saint Augustin, de la tendre et profonde amitié qui uoissait l’évêque d'Hippone et Sévère, évéque de Milcve.

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

pendant que vous le pressiez de servir Dieu à Sousane, il éclata et jura qu’il ne se séparerait jamais de vous. Comme nous lui demandions ce qu’il voulait, il répondit que ce serment l’empêchait d’être là où nous désirions qu’il fût auparavant, surtout lorsqu’il pouvait en sûreté faire usage de sa liberté. Nous lui expli­ quâmes qu’il ne serait point coupable de par­ jure si, pour éviter un scandale, il arrivait, non par son fait, mais par le vôtre, qu’il ne put pas être avec nous, car son serment regarde sa volonté et non la vôtre, et il a avoué que vous ne lui aviez rien juré vous-même; il finit par dire, comme il convenait à un serviteur de Dieu, à un fils de l'Eglise, qu’il se conforme­ rait sans hésitation à ce que nous aurions dé­ cidé sur son compte avec votre sainteté. C’est pourquoi nous vous demandons, nous conju­ rons votre sagesse, par la charité, du Christ de vous souvenir de tout ce que nous avons dit et de nous réjouir par votre réponse ; car nous qui sommes plus forts, si toutefois on peut oser prononcer un tel mot au milieu de tant de tentations qui nous assiègent, nous devons, comme dit l’Apôtre : « supporler les faiblesses «des infirm es1. » Notre frère Timothée n’a point écrit à votre sainteté parce que votre saint frère a dû vous dire tout ce qui s'est passé. Souvenez-vous de nous, glorifiez-vous dans le Seigneur, bienheureux , vénérable et cher sei­ gneur et frère. LETTRE LXI1I. (Fin de l ’année 401.)

Saint Augustin se plaint auprès de son ami et collègue Sévère qu'il ait ordonné sous-diacre, pour le retenir dans son diocèse, un ecclésiastique qui avait rem pli dans le diocèse d'Hippone les fonctions de lecteur. AUGUSTIN ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC MOI AU BIENHEUREUX ET VÉNÉRABLE SEIGNEUR SÉ V È R E , SON BIEN-AIM É FR È R E ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, AINSI QU’AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LU I, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Si je dis tout ce que l’intérêt de ma cause me force à dire, que deviendra la charité ? Si je me tais, où sera la liberté de l’amitié ? Après avoir hésité , je me suis décidé à vous adresser non point des reproches, mais ma justification. D’après une de vos lettres, vous vous étonnez * Rom. x v , 1.

que nous ayons voulu supporter avec douleur ce qu’une réprimande aurait pu faire cesser, comme si le mal déjà fait ne restait pas déplo­ rable , même après qu’on y a remédié autant qu’on l’a pu , et comme s’il ne fallait pas sur­ tout supporter ce qui une fois reconnu m al fait ne peut pas être défait. Cessez donc de vous étonner, mon très-cher frère. Timothée a été ordonné sous-diacre à Sousane, contre mon avis et ma volonté, tandis que nous déli­ bérions encore sur le parti qu’il fallait prendre à son égard. Je m ’en afflige toujours, quoi­ qu’il soit retourné auprès de vous, et, en ceci, je ne me repens point d’avoir accédé à voire volonté. 2. Ecoutez ce que nous avons fait par nos reproches, nos avertissements, nos prières, avant même qu’il fût parti d’ici, afin que vous ne pensiez plus que rien n’a été blâmé avant son retour auprès de vous. D’abord, nous lui avons reproché de ne pas vous avoir obéi et d’être parti pour aller vers votre sainteté, sans avoir consulté notre frère Carcédonius, ce qui a été le commencement de notre tribulation ; nous avons repris ensuite le prêtre et Vérin, parce que nous avons découvert que ce sont eux qui ont fait ordonner Timothée. A la suite de ces reproches, ils ont confessé que toutes ces choses avaient été faites mal à propos, et ont demandé leur pardon ; nous aurions été dès lors impitoyables, si nous n’avions pas cru à leur repentir. Ils 11e pouvaient pas faire que ce qui a été ne fût pas ; le seul but de notre réprimande était de les amener à reconnaître et à déplorer leurs torts. Personne n’a échappé à nos avertissements, pour que de telles choses 11e se reproduisent point, et qu’on ne s’expose pas à encourir la colère de Dieu ; ensuite et principalement nous avons repris Timothée, qui se disait forcé par son serment d’aller vers vous; nous lui avons dit, et nous espérions que, prenant en considération nos entretiens à ce sujet, votre sainteté pourrait bien ne pas vouloir admettre auprès de vous quelqu’un qui était déjà lecteur ici, de peur de scanda­ liser les faibles, pour lesquels le Christ est mort, et de peur de blesser la discipline de l’Eglise, dont malheureusement on s’occupe si peu : ainsi dégagé de son serment, il aurait tranquillement servi Dieu, à qui nous devons rendre compte de nos actions. Nos avis ont amené notre frère Carcédonius à accepter pa­ tiemment tout ce qui sera décidé sur Timothée,

78

LETTRES 1)E SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

polir le maintien nécessaire de la discipline ec­ clésiastique. La correction par les prières nous louche nous-mêmes ; nous recommandons à la miséricorde de Dieu noire administration et nos conseils, et si quelque indignation a mordu notre cœur, nous prions Dieu de nous guérir de sa main droite comme avec un remède sou­ verain. Voilà comment nous avons beaucoup corrigé, soit par les reproches, soit par les avertissements, soit par la prière. :j. Et maintenant, pour ne pas rompre le lien de la charité, et pour ne pas cire possédé par Satan, dont nous connaissons les desseins, (pie devons-nous faire, si ce u'est de vous obéir, à vous, qui avez cru qu'il était impossible de réparer ce qui s’est passé autrement qu'en rendant à votre juridiction celui en qui vous vous plaignez qu elle ait été blessée. Notre frère Careédonius lui-même, après un vif mouvement de dépit, pour lequel je vous de­ mande de prier pour lui, a consenti de bonne grâce à ce parti, parce qu’il a vu le Christ dans votre personne; el, tandis que je me deman­ dais s'il ne fallait pas retenir Timothée jusqu'à ce que je vous eusse envoyé une nouvelle lettre, c’est lui-même qui, craignant pour vous une nouvelle peine, a coupé court à ma discussion, et a non-seulement permis, mais demandé ins­ tamment que Timothée vous fût rendu. i. Pour moi, frère Sévère, je remets ma cause à votre jugement, car je sais que le Christ habile dans votre cœur, et par le Christ, je vous demande de le consulter lui-même, lui qui gouverne votre âme qui lui est soumise; dcmandej-lui si un homme qui avait com­ mencé à lire dans mon église, non pas une fois, mais une seconde et une troisième fois, à Sousane où il accompagnait le prêtre de ce lieu, à Tours, à Cizan, à Verbal, ne peut pas, ne doit pas être regarde comme licteur ’. De même que nous avons réparé, comme Dieu le voulait, ce qui s'est fait malgré nous, ainsi réparez vous-même ce qui a été fait à votre insu : Dieu le veut également. Je ne crains pas que vous comprcniiz peu la bièche qui serait faite à la discipline ecclésiastique, si l’évêque d'une autre Eglise, qu’un clerc aurait juré de ne jamais quitter, lui permettait de rester avec lui, par la raison qu'il ne veut pas le rendre parjure. Assurément celui qui ne le souffrira * Le concile de Milève trancha cette question le 27 août 402. « Quiconque aura lu, même une seule fois, dans une église, ne doit « pa» être retenu par une autre église. *

point, qui ne permettra point à ce clerc de demeurer auprès de lui parce que son serment n’a pu engager que lui-même, gardera la règle de paix, sans blâme possible de personne. LETTRE LXIV. (401.)

Saint Augustin répond il un prêtre accusé et qui se plaignait de n'ètre pas encore jugé; il l'exhorte à ne pas lire aux fidèles dans l'église des Ecritures non canoniques, afin de ne pas donner des armes ans hérétiques el surtout aux manichéens. — On ne doit pas s'im poser par la force au troupeau dont on a cessé d'ètrc le pasteur. AC G l'ST IN A QC INTIEN', SON CHEIt FR ÈR E ET COL­ LÈGUE DANS 1.E SA CER D O C E, S A L IT DANS LE SEIGNEUR.

t. Nous ne dédaignons pas de regarder les corps de moindre beauté, surtout quand nos âmes elles-mcmes n’ont pas encore atteint la beauté qu’elles auront plus tard ; nous l'espcrons, lorsque celui qui est beau d’une manière ineffable et en qui nous croyons maintenant sans le voir, nous apparaîtra; car nous serons semblables à lui lorsque nous le verrons comme il est '. Si vous voulez m’écouter de bon cœur et comme un frère, je vous exhorterai à entrer dans ces sentiments et à ne pas m ûre votre âme assez belle ; mais, selon le précepte de l’Apôtre, réjouissez-vous dans votre espérance et faites ce qu’il ajoute ; « Réjouissez-vous dans « votre espérance, dit-il, soyez patients dans les « tribulations s. Nous ne sommes sauvés qu’en « espérance. » Et il dit encore : « L’espérance « qui se voit n’est pas unecspérance ; ce qui se «voit, qui l’espère? Si donc nous espérons « ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons « par la patience. 3 » Que cette patience ne défaille point en vous, atlendcz le Seigneur dans une bonne conscience. Agissez avec cou­ rage, que votre cœur prenne une nouvelle force, et soyez ferme dans l’attente du Sei­ gneur 4. 2. 11 est bien clair que si vous veniez vers nous, sans être encore en communion avec le vénérable évêque Aurèlc, vous ne pourriez pas non plus être in communion avec nous; nous garderions dans cette conduite la même charité qu’il garde certainement lui-même. Voire ar­ rivée ici ne nous serait pas pour cela incom* I Je a n , m , 2. — 1 Rom. xiï, 12. — 1 Ibid, vm , 24, 25. — 4 Ps. xxxi , 20.

DEPUIS SON SACRE JUSQU'A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

mode ; vous devriez vous-même supporter tran­ ment reçus dans un monastère. Ce n’est pas quillement pour la discipline de l'Eglise la qu’il y ait été fait mention de monastère, mais sévérité de notre réserve, quand surtout votre le règlement porte qu’on ne doit pas recevoir conscience, connue seulement de Dieu et de des clercs étrangers, et il a été décidé dans un vous, ne vous reproche rien. C’est le poids de concile récent *, que ceux qui s’en iraient ou ses affaires et non pas un sentiment contre seraient chassés d'un monastère, ne pourraient vous, qui a obligé Aurèle de différer le juge­ ni être placés à la tète d’une communauté ni ment de votre cause; et si ces affaires vous être admis dans la clériealure. Si donc vous étaient connues comme les vôtres , vous ne avez quelque inquiétude sur Privation, sachez seriez ni étonné ni aftligé de ce retard. Je vous que nous ne l'avons pas encore reçu dans notre demande aussi de croire aux occupations qui communauté, mais j ’ai envoyé sa cause au vé­ m ’accablent, parce que vous ne pouvez pas nérable Aurèle, et je me conformerai à ce qu’il plus les connaître que celles d’Aurèle. Du aura décidé; je m'étonne qu’on puisse être reste, il y a des évêques de plus ancienne date réputé lecteur après avoir, à peine une seule et de plus d’autorité, et qui sont bien plus vos fois, lu des Ecritures qui n’étaient pas même voisins que moi ; vous pourriez plus aisément canoniques. Si cela suffit pour être lecteur leur soumettre les causes de l’Eglise dont vous ecclésiastique , assurément cette Ecriture est êtes chargé. Toutefois, je n’ai pas omis de parler aussi ecclésiastique. Mais si cette Ecriture n'est de vos tribulations et de vos plaintes à mon pas ecclésiastique, quiconque l'a lue, même vénérable et saint frère et collègue Aurèle ; j ’ai dans une église, n’est pas lecteur ecclésiastique. eu soin de lui envoyer la preuve de votre in­ Toutefois, je m’en tiendrai pourcejeunehonune nocence par une copie de votre lettre. Quant à à ce qui paraîtra bon au pontife dont il a été celle où vous m’avez fait entendre qu'il \ien- parlé plus haut. drait à Badesilit1 et où vous me témoignez des •i. Le peuple de Vigésilis, qui nous est si craintes de trouble et de mauvaise influence cher, à vous et à moi, dans les entrailles du pour le peuple de Dieu, je l’ai reçue la veille Christ, s’il refuse de recevoir un évêque dé­ ou l’avant-veille de Noël. Je n'ose m'adresser gradé dans un concile général de l’Afrique, à votre peuple par une lettre ; je pourrais fera sagement; il ne peut ni ne doit être forcé. écrire à ceux qui m ’écriraient; mais comment Et quiconque le contraindra violemment mon­ m'adresser de mon propre mouvement à ceux trera ce qu’il est, et fera comprendre ce qu’il qui ne sont pas confiés à mes soins? était déjà quand il ne permettait pas qu’on 3. Cependant ce que je vous dis à vous quipensât rien de mauvais sur son compte. Nul ne m'avez écrit, faites-le connaître à ceux qu’il est découvre mieux ce qu’il a été que celui qui besoin d'en instruire; et vous-même ne scan­ portant le trouble et la plainte autour de lui, dalisez pas l’Eglise en lisant au peuple des veut employer les puissances séculières ou des Ecritures non reçues par le canon ecclésias­ violences quelconques pour retrouver la di­ tique; les hérétiques, et surtout les manichéens gnité qu’il a perdue; car dès ce moment son qui, d’après ce que j ’apprends, aiment à se dessein n’est pas de servir un Maître qui le cacher dans vos campagnes, ont coutume de veuille pour ministre, mais de dominer des renverser avec ces livres les cervelles des igno­ chrétiens qui ne veulent pas de lui. Frère , rants. J’admire que vous me demandiez de ne soyez prudent ; le démon est très-rusé, mais le pas laisser admettre dans le monastère ceux Christ est la sagesse de Dieu. des vôtres qui viendraient vers nous, confor­ * Concile de Carthage, 4SI. mément aux décrets du concile; et vous oubliez qu’il a été marqué dans le concile 1 quelles sont les Ecritures canoniques qu’on doit lire au peuple de Dieu. Repassez donc le concile, et gardez bien le souvenir de tout ce que vous y lirez; vous y trouverez qu’il a été statué, non pas pour les laïques, mais pour les clercs seu­ lement, (ju’ils ne doivent pas être indifférem­ * Concile d’Hippone, année 393, et concile de Carthage, année 97.

80

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

régulièrement; touché de compassion, je ne lui ai pas refusé cette lettre. Il fallait vous donner tous ces détails, pour vous mettre en garde contre toute tentative de mensonge. ( Au commencement de l'année 402.) 2. J’ai entendu la cause d’Abondantius cent jours avant Pâques, qui doit être le huitième l'n prêtre interdit par saint Augustin. des ides d’avril. C’est à cause du concile que je vous dis cela ; je ne lui ai pas caché à lui-même, AUGUSTIN A l PRIM AT X A N TIPPE, SON' R IE M IE IR E V X SEIGNEUR , VÉNÉRABLE ET AIMABLE PÈ R E ET mais je lui ai fait connaître sincèrement, comme il a été ordonné alors, que s’il voulait en ap­ COLLÈGUE DANS L’ÉPISCOPAT , SALUT DANS LE peler pour sa cause, il devrait le faire avant un SEIGNEUR. an, sans quoi il ne serait plus entendu. Quant à nous, bienheureux seigneur et vénérable 1. Après avoir rempli tous mes devoirs envers vos mérites, en saluant votre dignité et en me père, si nous ne croyons pas devoir punir, recommandant beaucoupà vos prières, je conlie d’après les décrets du concile, des désordres à votre sagesse qu’un certain Abondantius, de ainsi prouvés, surtout quand ils se mêlent à la terre de Slrabonia, dont je suis chargé, a une réputation déjà mauvaise, nous serons été ordonné prêtre; comme il ne marchait pas forcés d'examiner ce qu’on ne peut pas cons­ dans les voies des serviteurs de Dieu, il avait ta te r, de condamner ce qui n’est pas certain, commencé à ne plus avoir une bonne réputa­ ou de passer sur ce qu’on ne connaît pas. Pour tion; effrayé, ne voulant rien croire témérai­ m oi, j ’ai cru devoir éloigner des fonctions rement, mais au fond très-inquiet, je cherchai sacerdotales un prêtre qui, en un jour de jeûne, si par quelque moyen je ne pouvais point par­ jeune observé par l’église du lieu où il était, venir à des preuves certaines d'une mauvaise prenant congé du prêtre du lieu, n’ayant aucun conduite. Je découvris d’abord qu’il avait dé­ clerc avec lui, a osé s’arrêter, dîner, souper et tourné une somme d'argent remise, comme dormir dans la maison d’une femme perdue un dépôt sacré, entre ses mains par un paysan, d’honneur : j ’ai craint de lui confier une église et qu'il n’avait pu en rendre un compte tant de Dieu. Si par hasard des juges ecclésias­ soit peu vraisemblable. De plus il a été con­ tiques voient autrem ent, par la raison qu’il vaincu, et nous avons son aveu, d’avoir, la faut, d’après le décret du concile \ six évêques veille de Noël, jour de jeûne pour l’Eglise de pour juger un prêtre, confie, qui veut,à un tel Gippis comme pour toutes les autres, pris congé prêtre une église de sa juridiction; à Dieu ne vers les cinq heures, de son collègue le prêtre plaise que je laisse à de pareils pasteurs une de Gippis, comme pour s’acheminer vers son portion quelconque de mon troupeau, surtout église, de s’être arrêté dans ce même lieu sans lorsque nulle bonne renommée ne convie à qu’aucun clerc l’accompagnât, d’avoir dîné et oublier leurs fautes ! S’il venait à éclater quel­ soupé chez une femme de mauvaise réputation que chose de pis, je me l’imputerais et j ’en et d’être resté dans sa maison. Déjà un de nos serais malheureux. clercs d’Hippone avait été éloigné pour avoir LETTRE LXY’I. logé chez elle. Abondantius savait très-bien (Année 398.) cela et n’a pas pu le nier. Quant à ce qu’il a nié, je l’ai laissé à Dieu , ne jugeant que les Imlignalinn pieuse de saint Augustin contre l’évêque donachoses qu’il n’a pas été permis de cacher. J'ai tiste de Calame qui avait osé rebaptiser de pauvres catholiques craint de lui confier une église, surtout une d’un village qui lui appartenait. église placée au milieu de la rage et des aboie­ AUGUSTIN A L*ÉVÊQUE DONATISTE C R ISPIN U S, A ments des hérétiques. Il m’a demandé une CALAME *. lettre pour le prêtre du village d’Armeman, I. Vous auriez dû craindre Dieu ; mais puis­ situé dans le territoirede Bulle, d’où il est venu vers nous; il désirait qu’il y fût fait mention de que, en rebaptisant les gens de Mappale, vous ce dont on l’accusait, «le peur qu'on ne le soup­ avez voulu vous faire craindre comme homme, çonnât de quelque chose de plus horrible; il pourquoi l’autorité du souverain ne vaudraitespérait vivre dans ce coin de terre, mais sans elle pas dans une province autant qu’une au• Concile de Carthage, en 318. — ’ Aujourd'hui Ghelma. remplir de fonction ecclésiastique, et vivre plus LETTRE LXV.

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

torité de province dans un village ? Si vous comparez les personnes, vous êtes proprié­ taire, lui est em pereur; si vous comparez les lieux, vous êtes le maître d’un fonds de terre, il est le maître d’un royaume; si vous comparez les causes, lui veut que la division cesse, vous voulez, vous, que l’unité soit divisée. Mais ce n’est pas de l’homme que nous voulons vous faire peur, car nous pourrions vous obliger à payer dix livres d’or, conformément aux or­ dres de l’empereur. Diriez-vous qu’il vous est impossible de payer ce à quoi sont condamnés les rebaptiseurs, car vous dépensez beaucoup pour acheter ceux que vous rebaptisez ? Mais, je vous l’ai fait observer, ce n’est pas de l’homme que nous voulons vous faire peur ; que le Christ plutôt vous épouvante. Je voudrais sa­ voir ce que vous lui répondriez, s’il vous di­ sait : « Crispin, tu as payé cher pour acheter « la peur des gens de Mappale, et n’est-elle «d’aucun prix, ma mort, pour acheter l’amour « de toutes les nations? est-ce que ce que tu « as compté de ton sac pour rebaptiser tes « paysans vaut plus que ce qui a coulé de mon « côté pour baptiser mes peuples ? » Je sais que vous entendrez beaucoup de choses si vous prêtez l’oreille au Christ, et que votre héritage même vous avertira de l’impiété de vos discours contre le Christ. Car, si par le droit humain, vous vous croyez le solide pos­ sesseur de ce que vous avez acheté avec votre argent, combien plus le Christ possède-t-il, par le droit divin, ce qu’il a acheté avec son sang ! Oui, il possédera fermement tout ce qu’il a acheté, celui dont il est dit : « 11 domi« nera d'une mer à l'autre, et depuis le fleuve «jusqu’aux extrémités de la te r r e 1.» Mais comment espérez-vous ne pas perdre ce que vous croyez avoir acheté en Afrique, vous qui dites que le Christ, après avoir perdu le monde entier, est réduit à l’Afrique seule ? 2. Quoi de plus ? si c’est de leur propre mouvement que les gens de Mappale ont passé dans votre communion, qu’ils nous entendent tous les deux ; on écrira ce que nous dirons, nous le signerons, on le traduira en langue pu­ nique, et les Mappaliens, délivrés de toute contrainte, feront librement leur choix. D’a­ près ce que nous dirons, on verra si c’est la compression qui les retient dans l’erreur, ou si c’est de leur pleine volonté qu’ils ont em­ brassé la vérité. Et s’ils ne comprennent pas * Ps. LXXI, 8.

S. A u g . — T ome II.

81

ces choses, par quelle témérité avez-vous fait changer de foi religieuse à des gens qui ne comprennent pas? et s’ils comprennent, qu’ils nous entendent tous les deux, comme je l’ai déjà dit, et qu’ils fassent ce qu’ils voudront. Et si vous pensez que l’autorité des maîtres ait forcé ceux des vôtres qui sont revenus à nous, faisons à leur égard la même chose ; qu’ils nous entendent tous les deux, et qu’ils choisissent ensuite le parti qui leur plaira. Si vous refusez ce que je vous propose, qui pourra ne pas reconnaître que vous ne vous croyez pas sûr d’avoir avec vous la vérité? mais prenez garde à la colère de Dieu, ici et dans la vie future. Je vous adjure par le Christ de me répondre. LETTRE LXV1I. (Année 492.)

Saint Augustin assure à saint Jérôm e qu'il n’est pas vrai qu’il ait écrit un livre contre lui, comme on l'en a accusé. — Vif et affectueux désir d’obtenir quelque chose du solitaire de Bethléem. AUGUSTIN A SON TRÈS-C H E R ET T R ÈS-D ÈSIR É SEI­ GNEUR JÉRÔ M E, SON TRÈS-IIONORABLE FR ÈR E EN JÉ SU S-CH RIST ET SON COLLÈGUE DANS LE SA­ CERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. J’ai su que ma lettre vous était parvenue; jusqu’ici je n’ai pas mérité que vous y ayez répondu, mais je ne l’impute pas à votre cha­ rité : quelque chose sans doute vous en a em­ pêché. Je dois plutôt reconnaître qu’il faut que je prie le Seigneur de donner à votre bonne volonté le moyen de m ’envoyer ce que vous m’avez écrit, car le moyen de m ’écrire, il vous l’a déjà donné : vous n’avez qu’à vouloir pour faire aisément. 2. On m’a rapporté une chose que j’hésite à croire, mais dont je n’hésite pas à vous parler : il vous aurait été dit, dernièrement, par je ne sais quels frères, que j’ai écrit un livre contre vous, et que je l’ai envoyé à Rome. Sachez que cela est faux ; je prends notre Dieu à témoin que je n’ai rien fait de pareil. Si, par hasard, on trouve dans quelques-uns de mes écrits quelque chose de contraire à vos sentiments, vous devez savoir que cela n’a pas été dit contre vous, mais que j ’ai tout simplement écrit ce qui m’a semblé bon ; si vous ne pou­ vez le savoir, vous devez le croire. En vous parlant de la sorte, non-seulement je suis 6

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME S É R IE .

82

très-disposé, si quelque chose vous a ému dans longs jours d’assiduité auprès de la malade, j’ai mes livres, à recevoir vos fraternelles observa­ presque oublié votre lettre ou la lettre de celui qui avait écrit sous votre nom; je me rappelais ce tions et à me réjouir de ma propre correction verset de l’Ecclésiastique : « Un discours importun, ou des marques de votre bienveillance, mais « c'est de la musique dans le deuil '. » Si donc la encore je vous demande cela et vous le rede­ lettre est de vous, écrivez-le-moi franchement, ou bien envoyez-moi une copie plus exacte, afin que mande avec instance. 3. Oli ! (pie ne m’est-il permis, sinon d’ha­nous disputions sans aigreur sur les Ecritures, et que je me corrige ou que je montre qu’on m’a biter avec vous, au moins de vivre dans votre repris à tort. voisinage, pour jouir dans le Seigneur de vos 2. A Dieu ne plaise que j’ose toucher à quelque fréquents et doux entretiens! Mais puisque chose dans les livres de votre béatitude ! j ’ai bien cette joie ne m’est pas donnée, je demande que assez de revoiries miens, sans aller censurer ceux Au reste, voire sagesse sait très-bien que vous cherchiez à conserver, à accroître, à per­ d’autrui. chacun abonde dans son sens, et qu’il n’appartient fectionner notre seul moyen d’être ensemble qu’à de vaniteux adolescents de chercher de la dans le Seigneur, et que vous ne dédaigniez renommée pour leur nom en attaquant des hommes pas mes lettres, quoique rares. Saluez avec illustres. Je ne suis pas assez insensé, pour me croire offensé de la différence de nos interpréta­ respect de ma part le saint frère Paulinien tions, car vous ne serez pas blessé vous-mêine de et tous les frères qui se réjouissent avec vous mes sentiments qui seraient contraires aux vôtres. et de vous dans le Seigneur. Souvenez-vous de Mais lavraie manière de nous reprendre entre amis, nous, et soyez exaucé dans tous vos saints dé­ c’est de ne voir pas notre besace, comme dit Perse, sirs, cher et très-désiré seigneur et honorable pour considérer la besace où sont les défauts d’au­ trui s. Aimez celui qui vous aime, et, jeune, ne frère dans le Christ. provoquez pas un vieillard dans le champ des LETTRE LXVIII. (A nnée 402.)

SaiDt Jérôme répond à la précédente lettre de saint Augustin et parle de celle où l'évêque d’Hippone l'invitait à c h a n t e r l a sur un passage de l'Epitre aux Galates ; malgré de (lieux efforts pour se retenir, on reconnaît aisément un homme blessé dans le langage du solitaire de Bethléem.

p a lin o d ie

JÉRÔM E AU SEIGNEl'R VRAIMENT SAINT, AU BIEN ­ HEUREUX PAPE AUGUSTIN, SALUT DANS LE CHRIST.

1 . Au moment même du départ de notre saint fils, le sous-diacre Astérius mon ami, j'ai reçu la lettre de votre béatitude, par laquelle vous m'as­ surez (pie vous n’avez pas envoyé de livre ;ï Rome contre moi. Je n’avais pas entendu dire que vous l'eussiez fait ; mais il était arrivé ici, par notre frère, le sous-diacre Sysinnius, copie d'une certaine lettre qui semblait ni’êlre adressée. Vous m’y exhortez à chanter la palinodie sur un passage de l’Apôtre et à imiter Stésichore, dénigrant et louant tour a tour Hélène, et qui recouvra par des hommages la vue qu'il avait perdue par des vers injurieux 5. Quoique j ’aie cru reconnaître dans la lettre voire style et votre raisonnement, je vous avoue cepen­ dant, en toute simplicité, que j’ai été d’avis de ne pas vous l’attribuer témérairement, de peur que si je venais à vous blesser en vous répondant, vous n'eussiez le droit de dire que j’aurais dû aupara­ vant prouver que cette lettre était de vous. 1) ail­ leurs la longue maladie de la sainte et vénérable Paula a encore retardé ma réponse. Durant nos1 1 C 'était le frère de saint Jérôm e. * C’est Platon qui a ainsi expliqué la cécité e t la guérison du poète Stésichore.

Ecritures. J’ai eu aussi mon temps, et j’ai couru aillant que j’ai pu. Maintenant, pendant que vous courez et que vous franchissez de longs espaces, un peu de reposm’est dû; et si vous me permettez de le dire sans manquer au respect qui vous est dû, pour que vous ne soyez pas seul à me citer quelque chose des poètes, souvenez-vous de Darès et d’Entelle, et du proverbe qui dit que le bœuf fatigué n’en est que plus ferme sur ses pieds. J’ai dicté ceci avec tristesse. Plût à Dieu que je méri­ tasse vos embrassements et que nous pussions, en de mutuels entretiens, apprendre quelque chose l’un de l’autre ! Calphurnius, surnommé Lanarius8, m’a envoyé ses outrages avec son audace accoutumée; j’ai su que, par ses soins, cet écrit injurieux était parvenu en Afrique. J’ai brièvement répondu à une partie du libelle, et je vous ai envoyé une copie de cette réponse, me réservant de vous adresser un travail plus étendu quand j’aurai le loisir de m’y mettre. J’ai pris garde de blesser en quoi que ce soit sa réputation de chrétien, et me suis uniquement attaché à réfuter ses mensonges et les sottises de cet homme extravagant et ignorant. Souvenez-vous de moi, saint et vénérable pape. Voyez combien je vous aime, puisque, provoqué par vous, je ne veux pas vous répondre, ni vous attribuer ce que j’aurais peut-être blâmé dans un autre. Notre frère commun vous salue humblement. 1 Ecclési. xxii, 6. * Ce sont les deux besaces dont parle Esope e t qui ont fait dire à l'erse : U t nemo in sese ten tâ t descendere, nem o; Sed præcedenti spectatur mantica tergo. 1 C’est son adversaire Ruffin que saint Jérôm e désigne sous ce

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

83

rien n’est plus louable et plus conforme à la charité chrétienne que de s’attacher à l’héritage du Christ, au point de prouver son amour de (A la fin de l'année 389.) l’unité par un grand témoignage d’humilité. De même que nous nous réjouissons d’avoir Deux frères avaient passé du parti de Donat à l’unité catho­ lique ; l’un d'eux était évêque, et, pour l’amour de la paix, avait trouvé votre frère tel que la tempête de la déposé le fardeau de l’épiscopat; c’est au frère de celui-ci que tentation n’ait pu renverser dans son cœur ce saint Augustin écrit la lettre qu’on va lire; il désire le voir se que la divine parole y avait édifié, ainsi nous retirer du monde et succéder à celui qui vient de donner l’exemple d'une piété généreuse et d'une profonde humilité. souhaitons, et nous demandons au Seigneur qu’il fasse voir de plus en plus, par sa vie et ALYPE ET AUGUSTIN A LEUR TRÈS-CIIER SEIGNEUR ses mœurs, combien il aurait rempli digne­ ET HONORABLE ET AIMABLE FILS CASTORIUS, ment les devoirs qu’il aurait acceptés s’il SALUT DANS LE SEIGNEUR. l'avait fallu. Qu’il reçoive l’éternelle paix pro­ mise à l’Eglise, lui qui a compris que ce qui ne i. L’ennemi des chrétiens s’est efforcé, par convenait pas à la paix de TEglise ne pouvait le moyen de notre très-cher et très-doux fils lui convenir. votre frère, d’exciter un dangereux scandale 2. Mais vous, trcs-cher fils, qui n’êtes point dans l’Eglise catholique qui vous a maternelle­ pour nous une petite joie, vous que des motifs ment reçus lorsque, vous enfuyant de la por­ pareils n’empêchent point de recevoir l’épisco­ tion retranchée et déshéritée, vous êtes rentrés pat, il convient à votre caractère de consacrer dans l'héritage du Christ; il aurait désiré au Christ ce qu’il vous a donné; car votre obscurcir d’une tristesse humiliante la sérénité esprit, votre sagesse, votre éloquence, votre de la joie que nous avait causée votre retour gravité, votre tempérance, et les autres vertus religieux. Mais si le Seigneur notre Dieu, m i­ qui font l’ornement de votre vie, sont des dons séricordieux et compatissant, consolateur des de Dieu. A qui peuvent-ils mieux servir qu’à affligés, ce Dieu qui nourrit les petits et guérit celui qui les accorde ? Ils seront ainsi con­ les infirmes, a permis un peu de mal, c'était servés, développés, achevés et récompensés. pour que nous eussions plus de contentement Ah ! que ces dons ne se mettent point au service à voir la chose réparée, que nous n’avions de ce monde, de peur qu’ils ne s’évanouissent eu d’affliction à la voir compromise. Il est et ne périssent avec lui. Nous savons qu’avec plus glorieux de déposer le fardeau de l’épis­ vous il n’est pas besoin de beaucoup insister copat pour épargner des maux à l’Eglise, sur ce point ; vous connaissez la vanité des que de l’avoir accepté pour gouverner. Si espérances de l’homme, l’insatiabilité de ses l’intérêt de la paix vient à le demander, désirs, l’incertitude de la vie. Chassez donc de on montre bien qu’on était digne d’être votre cœur tout ce qu’il aurait pu concevoir de évêque quand on ne fait rien d’indigne pour faux espoir de bonheur sur la terre ; travaillez défendre ce qu’on a reçu. Dieu a voulu faire dans le champ du Seigneur, où les fruits sont voir aux ennemis de son Eglise, par votre certains, où déjà tant de promesses ont été frère, notre fils Maximien, que ceux-là sont accomplies qu’il faudrait être insensé pour bien dans scs entrailles qui cherchent, non désespérer de l’accomplissement de ce qui pas leurs intérêts, mais ceux de Jésus-Christ. reste. Nous vous conjurons, par la divinité et Ce n’est point par un calcul de cupidité tem­ l’humanité du Christ, par la paix de cette porelle que Maximien a renoncé à la dispensa­ céleste cité dont l’éternel repos nous est donné tion des mystères de Dieu, mais par un senti­ après les labeurs du pèlerinage, nous vous ment de paix, et, de peur qu’une honteuse et conjurons de succéder, dans l’épiscopat de funeste division n’éclatât parmi les membres Vagine, à votre frère, qui n’en est pas déchu du Christ. En effet, rien ne serait plus aveugle avec ignominie,mais qui s’en est démis avec et plus exécrable que de quitter le schisme par gloire. Que ce peuple, pour qui nous espérons amour pour la paix de l’Eglise catholique, et de votre esprit et de votre parole, enrichie des de troubler ensuite cette même paix catholi­ dons de Dieu, tant de fruits abondants, com­ que au profit d’une dignité dans laquelle on prenne par vous que votre frère a fait ce qu’il prétendait se maintenir. Et aussi, lorsqu’on a fait dans des pensées de paix, et non pas afin s’est séparé de l’orgueil furieux des donatistes, de se dérober au poids du travail. Nous avons LETTRE LXIX.

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉ R IE .

84

donné ordre que celte lettre ne vous soit lue que quand ceux à qui vous êtes nécessaire vous tiendront. Car nous vous tenons déjà par le lien de l’amour spirituel, parce que vous êtes très-nécessaire à notre collège épiscopal. Vous saurez, plus tard, pourquoi nous ne sommes pas allé vers vous. LETTRE LXX. (A la fia de l’an née 389.)

On oppose aux donatistes leur propre conduite.

ALYPE

ET

AUGUSTIN

A

LEUR

TR ÈS-CH ER

ET

HONORABLE SEIGNEUR ET FRÈR E N'OCELLION.

1. Après que vous nous avez rapporté la réponse de votre père Clarentius au sujet de Félicien, évêque de Musti, qu’il avouait avoir été condamné par les donatistes et puis reçu parmi eux dans sa dignité, mais condamné injustement puisqu’il était absent et prouva son absence, nous vous disons , et que Claren­ tius y réponde, qu’il n’était pas permis de con­ damner , sans l’avoir entendu , cet évêque réputé innocent par ceux-là même qui l’ont condamné. Innocent, il n’aurait pas dû être condamné, coupable il n’aurait pas dû être rétabli. S’il a été reçu parce qu’il était inno­ cent, il était innocent lorsqu’on l’a condamné; et s’il était coupable lorsqu’on l’a condamné, il était également coupable lorsqu’on l’a ré­ tabli. Si ceux qui l’ont condamné ignoraient son innocence, ils furent bien téméraires d’oser condamner, sans l’entendre, un innocent qu’ils ne connaissaient pas, et nous comprenons ainsi avec quelle témérité furent jugés précédem­ ment ceux à qui ils imputèrent le crime d’a­ voir livré les saintes Ecritures. S’ils ont pu condamner un innocent, ils ont pu de même appeler traditeurs ceux qui ne l’étaient pas. 2. De plus, ce même Félicien, après sa con­ damnation, est resté longtemps en communion avec Maximien; s’il était innocent quand on l’a condamné, pourquoi, communiquant avec un homme aussi souillé que Maximien, a-t-il plu­ sieurs fois conféré le baptême hors de la com­ munion des donatistes? Ils en sont eux-mêmes témoins, eux qui agirent auprès du proconsul pour expulser de son Eglise Félicien, comme faisant cause commune avec Maximien. C’était peu d’avoir condamné un absent, d’avoir con­ damné sans entendre , d’avoir condamné ,

comme ils disent, un innocent; il fallait de plus solliciter l’intervention du proconsul pour le chasser de l’Eglise. Lorsqu’ils le pour­ suivaient de la sorte, ils avouent au moins qu’ils le comptaient parmi les condamnés , parmi les pervers, parmi les maximianistes enfin. Et quand il baptisait, en communi­ quant avec Maximien , conférait - il un bap­ tême vrai ou faux? Si en communiquant avec Maximien il donnait le vrai baptême, pour­ quoi accuser le baptême de toute la terre? et s’il donnait un faux baptême lorsqu’il était en communion avec Maximien, pourquoi a-t-on reçu avec lui ceux qu’il a baptisés dans le schisme de Maximien, et pourquoi personne d’entre vous ne les a-t-il rebaptisés ? LETTRE LXXI. (A nnée 407)

Sur les traductions de saiut Jérôme. — Tumulte dans une église catholique à l’occasion d’un passage de l’Ecriture dont la traduction différait du sens accoutumé. AUGUSTIN SON

A SON VÉNÉRABLE

SEIGNEUR

DÉSIRABLE ET SAINT FRÈR E ET

JÉ R Ô M E , COLLÈGUE

DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

Depuis que j ’ai commencé à vous écrire et à désirer que vous m ’écriviez, jamais il ne s’est offert à moi une meilleure occasion que celle de mon très-cher fils le diacre Cyprien, serviteur de Dieu, et son très-fidèle ministre, qui vous portera cette lettre. J’espère si fort recevoir par lui une lettre de vous, que je ne puis en chose pareille rien espérer de plus certain. 11 ne lui manquera ni le zèle pour solliciter une réponse, ni la grâce pour l’obte­ nir, ni le soin pour la conserver, ni la promp­ titude pour la rapporter, ni l'exactitude pour la remettre : seulement, si je la mérite de quelque manière, que le Seigneur soit dans votre cœur comme dans mon désir, et qu’il fasse que votre fraternelle volonté ne soit empêchée par nulle autre volonté plus impé­ rieuse. 2. Les deux lettres que je vous ai envoyées étant restées sans réponse, je crains qu’elles ne vous soient point parvenues et je vous en trans­ mets une copie. Quand même elles seraient arrivées jusqu’à vous et que par hasard votre réponse n’aurait pas pu arriver encore jusqu’à moi, envoyez-moi une seconde fois ce que vous m’auriez déjà envoyé, si tant est que vous en

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

83

ayez gardé la copie ; sinon, écrivez-moi encore tout parce qu’on répond plus aisément aux une fois, pourvu cependant que vous puissiez contradicteurs avec la langue grecque, qui est sans trop de dérangement faire la réponse que très-connue. Au contraire, si quelqu’un est j ’attends depuis si longtemps. Je vous avais troublé par quelque chose de nouveau dans la écrit une première lettre quand je n’étais encore version sur l’hébreu, et prétend qu’il y a eu que prêtre ; elle devait vous être portée par notre crime de falsification, il sera très-difficile ou frère Profuturus, mais il ne le put parce q u e , même impossible de recourir aux témoignages près de partir, il fut fait évêque et bientôt après hébreux pour repousser son sentiment. Et si il mourut : je vous envoie aussi cette première l’on y parvient, qui souffrira que l’on condamne lettre pour que vous sachiez depuis combien tant d’autorités latines et grecques ? Ce qui de temps je soupire ardemment après vos en­ augmentera l’embarras c’est que les hébreux tretiens, et combien je souffre de ce grand consultés pourront exprimer un avis différent; éloignement qui ne permet pas à mon esprit vous seul alors paraîtrez nécessaire et capable de converser avec le vôtre, ô mon très-doux de les convaincre ; mais en présence de quel frère et si digne d’être honoré parmi les mem­ ju g e ? je doute que vous puissiez en trouver un seul. bres du Seigneur ! 3. J’ajouterai ici que, depuis ce temps, nous 5. Voici un fait qui semble le prouver. Un avons appris que vous aviez traduit Job sur de nos collègues avait établi la lecture de votre l’hébreu ; nous possédions déjà de vous une version dans l’Eglise dont il est le chef ; on traduction du même prophète, du grec en latin, lisait le prophète Jonas et tout à coup on re­ où vous avez marqué par des astérisques ce connut dans votre traduction 1 quelque chose qui est dans l’hébreu et ce qui manque au grec, de très-différent du texte accoutumé qui était et par des obélisques s ce qui se trouve dans le dans le cœur et la mémoire de tous, et qui se grec et ne se trouve pas dans l’hébreu : vous chantait depuis tant de générations. Le tumulte l’avez fait avec un soin si admirable qu’en cer­ fut si grand dans le peuple, surtout parmi les tains endroits nous voyons à tous les mots des grecs, qui criaient à la falsification, que l’évê­ étoiles qui nous avertissent que ces mots sont que (c’était dans la ville d’Oéa), se trouva forcé dans l’hébreu et pas dans le grec. Or,votre der­ d’interroger le témoignage des juifs du lieu. nière traduction faite sur l’hébreu ne présente Ceux-ci, soit malice, soit ignorance, répondi­ pas la même fidélité dans les mots ; on se de­ rent que le texte des grecs et des latins, en cet mande avec inquiétude pourquoi, dans cette endroit, était conforme au texte hébreu. Quoi première traduction, les astérisques sont po­ de plus? L’évêque se vit contraint de corriger sés avec tant de soin qu’ils marquent les plus le passage comme si c’eût été une faute, ne petites particules du discours qui manquent voulant p a s, après ce grand péril, rester sans aux manuscrits grecs et se trouvent dans les peuple. Il nous a paru, d’après cela, que peutmanuscrits hébreux, et pourquoi, dans cette être vous avez pu vous tromper quelquefois. autre version sur l’hébreu, cela a été fait trop Et voyez quelles suites fâcheuses, quand il s’a­ peu soigneusement pour qu’on puisse trouver git de textes qu’on ne peut corriger par les té­ les mêmes particules à leurs places. J’avais moignages comparés des langues en usage ! 6. Aussi pour ce qui est de votre version de songé à vous en citer des exemples, mais je n’ai pas eu sous la main la version sur l’hébreu. l’Evangile sur le grec, nous en rendons à Dieu Toutefois votre génie vole au devant non-seu­ de grandes actions de grâce, car, en la confron­ lement de ce que je dis, mais encore de ce que tant avec le grec, nous n’y trouvons presque je veux dire, et vous me comprenez assez, je rien à dire 2. Si quelqu’un, favorable aux an­ ciennes inexactitudes latines, nous cherche pense, pour que vous dissipiez mes doutes. A. Pour moi, j’aimerais mieux que vous tra­ querelle, il est aisément convaincu ou réfuté duisissiez les écritures grecques canoniques par la lecture et la comparaison des textes ; et connues sous le nom des Septante. Car si votre si de rares endroits laissent quelques regrets, traduction sur l'hébreu commence à être lue qui donc serait assez difficile pour ne pas le habituellement en plusieurs églises, il sera fâ­ pardonner à un si utile travail, au-dessus de cheux que des différences se rencontrent entre * Jo nas, iv , 6. les Eglises latines et les Eglises grecques, sur1 Ce passage suffirait pour répondre à ceux qui ont soutenu que 1 D es obèleSy du m ot grec o 6 - \ o ; qui signifie b ro c h e .

saint A ugustin ne savait pas le grec.

86

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉ R IE .

toute louange ? Au reste, daignez nous dire ce que vous pensez des nombreuses différences entre letexte hébreu et le texte grec des Sep­ tante ; cette dernière version n’est pas d’un petit poids, puisqu’elle a mérité d’être ainsi répandue et que les apôtres s’en sont servis : ce qui est évident, et je me souviens que vous l’avez attesté vous-même. Vous feriez donc une œuvre grandement utile en traduisant exacte­ ment en latin le texte grec des Septante ; les traductions latines varient si fréquemment dans les divers manuscrits que c’est à peine supportable, et comme on craint toujours qu’il y ait autre chose dans le grec, on n’ose y prendre ni citations ni preuves. Je croyais que cette lettre serait courte, mais je ne sais comment j ’ai senti en la poursuivant la même douceur que si j ’avais parlé avec vous. Je vous en conjure par le Seigneur, répondez à tout, accordez-moi votre présence autant que vous le pouvez si loin de moi. LETTRE LXXII. (A nnée 104.)

Des paroles dites avec trop de confiance, des m alentendus et, par-dessus tout, des com m entaires peu charitables, avaient mis au coeur de saint Jérôme une certaine am ertum e ; elle s’épan­ che avec assez de liberté dans les pages qu'on va lire. JÉRÔME AU SEIGNEUR VRAIMENT SAINT ET BIENHEU­ REUX PAPE AUGUSTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR. 12

1. Vous m’écrivez souvent et vous me pressez de répondre à une certaine lettre donl une copie, sans votre signature, m’était parvenue par notre frère le diacre Sysinnins, comme je vous l’ai déjà mandé, et que vous nous dites avoir été d'abord confiée à notre frère Profuturus, ensuite à un autre ; que Profuturus, nommé évêque au momentde son départ, ne s’était pas mis en route et avait été bientôt après retiré de ce monde; et que cet autre, donl vous taisez le nom, avait craint les périls de la mer et n'avait pas voulu s’embarquer. Cela étant, je ne puis assez m’étonner que cette lettre soit, dit-on, dans beaucoup de mains à Rome et en Italie, et que moi seul ne l’aie point reçue, moi à qui seul elle était adressée. J’ai d’autant plus lieu d’être surpris que le même frère Sysinnius assure avoir trouvé, il y a environ cinq ans, cette lettre parmi d’autres ouvrages de vous, non pas en Afrique, non pas chez vous, mais dans une ile de l'Adriatique. 2. Il ne faut laisser à l’amitié aucun soupçon; on doit parler avec un ami comme avec soi-mème. Quelques-uns de mes amis, vasesdu Christ, comme on en rencontre beaucoup à Jérusalem et dans les saints lieux, me faisaient entendre que vous n'a­ viez point agi en toute simplicité de cœur, mais

pour grandir à mes dépens, pour chercher la louange, faire un peu de bruit et gagner un peu de gloire aux yeux du peuple : vous me provo­ quiez et vous laissiez croire que je redoutais un rival tel que vous : vous vous posiez comme un docte écrivain, et je me taisais comme un igno­ rant, et j ’avais enfin trouvé quelqu'un pour me ra­ battre le caquet. Quant à m oi, je l’avoue franche­ ment, je n’ai pas voulu d’abord répondre à votre Grandeur, parce que je ne croyais pas que cette lettre fût de vous, et, comme dit le proverbe, que vous eussiez frotté votre épée avec du miel. Je craignais aussi de paraître répondre irrespectueu­ sement à un évêque de ma communion et d’avoir à censurer quelque chose dans la lettre de mon censeur, d’autant plus que certains endroits me semblaient hérétiques. 3. Enfin je ne voulais pas vous donner le droit de dire : « Quoi donc? aviez-vous vu ma lettre, «aviez-vous bien reconnu la signature, pour « blesser si facilement un ami, et rejeter injurieu« sentent sur moi la malice d’autrui?» Donc, comme je vous l’ai déjà écrit, envoyez-moi celte même lettre signée de votre main, ou bien cessez de provoquer un vieillard caché dans une cellule. Mais si vous voulez exercer ou étaler votre savoir, cherchez des hommes jeunes, éloquents et illustres, comme on dit qu'il y en a beaucoup à Rome, qui puissent et osent combattre avec vous, et, dans la discussion des saintes Ecritures, marcher de pair avec un évêque. Pour moi, jadis soldat, aujourd’hui vétéran, il me faut célébrer vos triomphes et les triomphes des autres, et non pas retourner au combat avec un corps épuisé; si vous me pressiez trop de vous répondre, je pourrais bien me souve­ nir de Quintus Maximus qui, par sa patience, brisa l’orgueil du jeune Annibal ‘. « Le temps emporte tout, même l’esprit. Je me « rappelle avoir passé, dans ma jeunesse, des «journées entières à chanter; maintenant j’ai « oublié tous ces chants; Moeris n’a même plus « de voix s. » Et, pour m’en tenir aux saintes Ecritures, Berzellaï, de Galaad, laissant à son fils qui était jeune toutes les grâces et toutes les délices offertes par le roi David 3, a montré qu’il n’appartenait pas à la vieillesse de souhaiter ni d’accepter de tels biens. I. Vous jurez que vous n’avez pas écrit de livre contre moi, et que, n’ayant rien écrit, vous n’avez rien envoyé à Rome ; vous me dites que s’il se rencontre dans vos ouvrages quelque chose qui diffère de mon sentiment, je ne dois pas me croire blessé par vous, mais que vous avez tout simple­ ment écrit ce qui vous a semblé vrai. Ecoulez-moi avec patience, je vous prie. Vous n’avez pas écrit de livre ! mais comment ai-je reçu par d’autres les ouvrages où vous m’avez repris? Gomment l’Italie a-t-elle ce que vous n’avez point écrit? Comment demandez-vous que je ré­ ponde à ce que vous dites n’avoir pas fait? Pour­ tant, je ne suis pas assez dépourvu de sens pour 1 Tit.-L iv. Dccad. 3, liv. 2. — * Virgile, égl. ix. — * II Rois, x jx , 32-37.

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

me croire blessé de la différence de vos opinions. Mais si vous reprenez mes paroles, si vous me de­ mandez raison de mes écrits, si vous exigez que je me corrige, si vous me provoquez à une ■palino­ die et que vous prétendiez me rendre la vue; c’est alors que l’amitié est offensée et tous ses droits violés. Je vous écris ainsi pour que nous n’ayons pas l’air de nous battre comme des enfants, pour ne pas donner matière à dispute à nos amis ou à nos détracteurs, et parce que je désire vous aimer sincèrement et chrétiennement, et ne rien garder dans mon cœur qui ne soit sur mes lèvres. 11 ne me convient pas, à moi qui ai vécu laborieusement avec de saints frères en un coin de monastère, depuis ma jeunesse jusqu'à ce jour, d’écrire quoi que ce soit contre un évêque de ma communion, ni d’attaquer ce même évêque que j’ai commencé à aimer avant de commencer à le connaître, qui le premier m’avait convié à l’amitié, et que je me suis réjoui de voir se lever après moi dans la science des Ecritures. Désavouez donc ce livre si par hasard il n’est pas de vous, et cessez de de­ mander que je réponde à ce que vous niez avoir écrit; ou bien si le livre est de vous, avouez-le tout simplement, afin que, si j ’écris pour ma dé­ fense, la responsabilité en retombe sur vous qui m'aurez provoqué, et non pas sur moi, qui aurai été forcé de répondre. 5. Vous ajoutez que, si quelque chose me choque dans vos ouvrages, vous êtes prêt à recevoir fra­ ternellement mes observations, que non-seulement vous les accueillerez avec joie, comme des témoi­ gnages de ma bienveillance envers vous, mais que vous me les demandez comme une grâce. Je vous le répète : vous provoquez un vieillard, vous exci­ tez celui qui ne demande qu’à se taire, vous semblez faire parade de votre savoir. Il n’appartiendrait pas à mon âge de prendre des airs de malveillance à l’égard d’un homme pour qui je dois plutôt me montrer favorable; et si des gens pervers trouvent de quoi blâmer dans les Evangiles et les prophètes, seriez-vous surpris qu’on trouvât aussi à redire dans vos livres, surtout en ce qui touche l’explica­ tion des Ecritures où se rencontrent tant d’obscu­ rités? Je vous parle ainsi, non pas que je juge qu’il y ait dans vos ouvrages quelque chose à reprendre, car je ne les ai jamais lus, et les copies en sont rares ici, excepté vos Soliloques et quelques com­ mentaires sur les psaumes. Si je voulais examiner ces commentaires, je montrerais que vous n’ètes pas d’accord, je ne dis pas avec moi qui ne suis rien, mais avec les anciens interprètes grecs. Adieu, mon très-cher ami, mon fils par l’àge, mon père par la dignité; ne manquez pas, je vous en prie, pour tout ce que vous m’écrirez, de faire en sorte que je le reçoive le premier.

87

LETTRE LXX1II. (A nnée 397.)

On vient de voir le caractère de saint Jérémie, qui, au milieu même des plus hautes vertus chrétiennes, avait gardé quelque chose de son im pétuosité naturelle ; on va voir le caractère de saint Augustin; il se plaint doucement d'une certaine âpreté de langage, reconnaît son tort involontaire et en demande pardon; il ne craint ni les coups ni la correction, pourvu que la vérité lui apparaisse, et déplore la distance qui le sépare de saint Jérôm e, qu’il voudrait écouter comme un maître dans la science des Ecritures. A l’occasion de la célèbre rupture entre le so­ litaire de Bethléem et son ancien ami Ruflin, l'évèque d’Hippone parle de l’amitié et de liu-m êm e dans des termes élevés et pro­ fonds. AUGUSTIN AU SIR É

F R ÈR E

VÉNÉRABLE SEIGNEUR ET T R È S -D É ­ JÉ R Ô M E ,

SON

COLLÈGUE DANS LE

SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Vous aurez reçu, je pense, avant cette lettre, celle que je vous ai envoyée par le ser­ viteur de Dieu, notre fils, le diacre Cyprien ; vous y aurez appris avec certitude que la lettre dont une copie vous est parvenue est bien de moi (et déjà je crois vous voir, dans votre ré­ ponse , m’accabler de coups comme Enlelle frappait de ses gantelets garnis de plomb l’au­ dacieux Darès) ; cependant je réponds à ce que vous avez daigné m ’écrire par notre saint fils Astérius 1; j ’y ai trouvé plusieurs marques de votre bienveillante charité, et en même temps les indices de quelque offense reçue de moi ; car si j ’y lisais de douces paroles, bientôt aussi je m’y sentais blessé. Ce qui me surprenait par­ dessus tout, c’est qu’après avoir avancé que vous ne voulez pas croire témérairement que je sois l’auteur de la lettre, de peur que, blessé de votre réponse, je n’aie le droit de vous dire qu’il fallait d’abord vous assurer si elle était de moi, t o u s me commandez ensuite de vous déclarer nettement si je l’ai écrite, ou de vous en envoyer une copie plus fidèle, afin que nous puissions disputer sur les Ecritures sans aucune aigreur. Comment pourrions-nous le faire sans aigreur si vous vous préparez à me blesser? et si vous n’y pensez pas, comment serait-il possible que, blessé par vous sans que vous l'ayez voulu, j ’aie le droit de me plaindre que vous n’ayez pas prouvé que la lettre était de moi, avant de me répondre ainsi, c’est-àdire avant de m’offenser? Car si vous ne m’a­ viez ]»as blessé en me répondant, je ne pourrais pas me plaindre avec justice; et puisque vous 4 Ci-dessus, lett. lxvtu.

88

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉ R IE .

répondez de manière à m ’offenser, quelle place nous reste-t-il pour discuter sans aucune ai­ greur sur les Ecritures? Pour moi, à Dieu ne plaise que je m’offense si vous voulez et si vous pouvez me prouver que vous avez com­ pris mieux que moi ce passage de l’Epitre de l’Apôtre ou tout autre passage des saintes Ecritures! Bien plus, à Dieu ne plaise que je ne regarde comme un gain et que je ne re­ çoive avec action de grâce les lumières qui me viendront de vous pour m’instruire, les aver­ tissements pour me corriger ! 2. Mais cependant, mon très-cher frère, si vous ne vous étiez pas cru blessé par mes écrits, vous ne pourriez pas me croire blessé par votre réponse ; je ne pourrais jamais pen­ ser que vous eussiez répondu de manière à m ’offenser si vous-même ne vous étiez senti of­ fensé. El si vous m’avez jugé assez dépourvu de sens pour me fâcher d’une réponse qui eût été inoffensive, cette idée est elle-même une offense. Mais ne m’ayant jamais trouvé t e l , vous ne voudriez pas témérairement me sup­ poser ce caractère, vous qui avez refusé de croire que la lettre fût de m o i, même en y reconnaissant mon style. Si donc vous avez vu avec raison que j ’aurais lieu de me plaindre dans le cas où vous m’attribueriez ce qui n’est pas de moi, avec quelle plus grande justice je me plaindrais si vous me preniez téméraire­ ment pour ce que je ne suis pas? Vous ne vous tromperiez donc pas au point de croire que je sois assez insensé pour me plaindre de ce qui dans votre réponse n’aurait rien de blessant. 3. Ce qui reste maintenant, c’est que vous seriez disposé à m’adresser une réponse offen­ sante, si vous saviez avec certitude que la lettre vînt de m oi; et ici, comme je ne puis croire que vous vouliez me blesser sans motif, je n'ai plus qu’à confesser ma faute, à reconnaître que je vous ai blessé le premier dans cette lettre que je ne puis désavouer. Mais pourquoi m ’efforcerai -je d’aller contre le courant du fleuve, et ne demanderai-je pas plutôt pardon? Je vous conjure donc , par la douceur du Christ, de me pardonner si je vous ai offensé, et de ne pas me rendre le mal pour le mal en m ’offensant à votre tour. Or, vous m'offense­ riez si vous ne me. disiez pas ce que vous avez pu trouver à relever dans mes actes ou dans mes paroles ; car si vous repreniez en moi ce qui n’est pas répréhensible,- vous vous bles­ seriez vous-même plus que moi ; un homme

de votre vertu et de votre sainte profession ne le fera jamais avec la volonté de me blesser ; vous ne blâmerez jamais en moi avec mali­ gnité ce que vous saurez dans votre cœur ne pas être digne de blâme. Donc, ou reprenezmoi avec une âme bienveillante, quoiqu'il n’y ait pas de faute là où vous en voyez, ou bien traitez paternellement celui que vous ne pou­ vez pas condamner. 11 peut se faire que ce que vous croyez ne soit pas la vérité, quoique la charité inspire toujours ce que vous faites. Je recevrais avec gratitude une correction trèsamicale, lors même que je n’aurais pas tort, ou je reconnaîtrais à la fois et votre bienveil­ lance et ma faute, et, autant que le Seigneur le permettrait, je me montrerais reconnaissant envers mon censeur et je me corrigerais. 4. Pourquoi donc redouterais-je, comme les cestes d’Entelle, vos paroles, dures peut-être, mais certainement salutaires ? Darès trouvait un rival qui le meurtrissait et non pas un mé­ decin ; il était vaincu et non pas guéri. Pour moi, si je reçois tranquillement comme un remède votre censure, je ne sentirai pas de douleur; et si la faiblesse humaine ou la mienne est telle que j ’éprouve quelque afflic­ tion d’un reproche mérité, mieux vaut souffrir à la tête pour la guérison du mal que de gar­ der le mal pour ne pas vouloir toucher à la tête. 11 avait bien vu cela, celui qui a dit que nos ennemis nous sont plus utiles en nous cherchant querelle que nos amis en n’osant pas nous reprendre. Ceux-là, dans leur agres­ sion, nous disent parfois des vérités dont nous pouvons tirer profit ; ceux-ci au contraire, n’usent pas de toule la liberté qu’ils doivent à la justice, parce qu’ils craignent de porter quelque atteinte à la douceur de l’amitié. Vous vous comparez au bœuf, vieux de corps, mais vigoureux encore par l’esprit, et continuant à travailler utilement dans l’aire du Seigneur; me voilà, et si j ’ai dit quelque chose de mal, foulez-moi de toute la force de votre pied. Je ne me plaindrai point du poids de votre âge, pourvu (|ue la paille de ma faute soit broyée. 5. Aussi les mots qui terminent votre lettre, je les lis ou je les repasse en soupirant a r­ demment. « Plût à Dieu, dites-vous, que je « méritasse vos embrassements, et qu’en des « entretiens mutuels nous puissions apprendre «quelque chose l’un de l’autre!» Et moi je dis: plût à Dieu au moins que nous habitas­ sions des contrées voisines, et qu’à défaut

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

89

d’entretiens, nous pussions recevoir fréquem­ y a peu à se fier aux amis pour le présent, ment l’un de l’autre des lettres! Telle est la quand on 11e sait rien de leurs sentiments pour distance qui nous sépare que je me rappelle l’avenir ! Mais pourquoi gémirait-on de celte vous avoir écrit étant jeune sur le passage de ignorance où l’on est à l’égard l’un de l’autre l’Epitre de l’Apôtre aux Galatcs, et voilà que, lorsque l’homme 11e sait pas lui-même ce qu’il déjà vieux, je n’ai reçu encore aucune réponse; sera ? C’est à peine s’il se connaît dans le pré­ et que, je ne sais par quelle occasion, une copie sent; mais ce qu’il sera dans l’avenir, il de ma lettre vous est parvenue plutôt que ma l’ignore. lettre elle-même, malgré tous mes soins; car 7. Cette connaissance, non-seulement de l’homme qui s’en était chargé ne vous l'a point l’état présent, mais encore de l’état futur, se portée et ne me l’a pas rapportée. Il y a de si trouve-t-elle dans les bienheureux et saints belles choses dans les lettres de vous qui anges ? Et lorsque le démon était encore un ont pu venir entre mes mains que, si je pou­ bon ange, comment pouvait-il être heureux vais, je préférerais à toutes mes études la joie s’il savait son iniquité future et son éternel utile de m’attacher à vos côtés. Ne pouvant faire supplice? Voilà ce que j ’ignore complètement. cela, je songe à envoyer vers vous, pour s'ins­ Je voudrais avoir votre sentiment sur ce point, truire, quelqu’un de mes fils dans le Seigneur, si toutefois c’est là une chose qu’il faille con­ si vous voulez bien me répondre aussi à cet naître. Voyez ce que font les terres et les mers égard. Je vois que je n’ai et n’aurai jamais qui nous séparent corporellement. Si j ’étais autant que vous la science des divines Ecri­ cette lettre que vous lisez en ce moment, vous tures ; et si j ’en possède quelque chose , je le répondriez déjà à ma question ; et maintenant dispense comme je puis, au peuple de Dieu. 11 quand ferez-vous, quand enverrez-vous votre m ’est absolument impossible, à cause des oc­ réponse? quand arrivera-t-elle ici? quand la cupations ecclésiastiques, de m ’appliquer à recevrai-je ? puissé-je attendre patiemment l’étude qu’autant qu’il le faut pour l’instruc­ cette réponse qui ne me parviendra jamais tion des peuples qui m ’écoutent. aussitôt que je le voudrais ! Je reviens donc 6. J’ignore quels sont ces écrits injurieuxaux paroles de votre lettre, si remplies de votre qui sont parvenus contre vous en Afrique. saint désir, et je dis à mon tour : Plût à Dieu Cependant j ’ai reçu la réponse que vous y avez a que je méritasse ces embrassements, et que faite et que vous avez daigné m’envoyer. Après « nous pussions, en des entretiens mutuels, l’avoir lue, j’ai déploré amèrement de voir de si « apprendre quelque chose l’un de l’autre ! » vives discordes entre deux amis aussi intimes, s’il est possible toutefois que je puisse jamais dont jusque-là presque toutes les églises avaient vous rien apprendre 1 connu les étroites relations. On remarque assez 8. Je ne trouve pas une petite consolation dans votre lettre combien vous vous modérez, dans ces paroles, qui ne sont plus seulement combien vous retenez les traits de votre in­ les vôtres, mais qui sont aussi les miennes ; dignation, afin de ne pas rendre injure pour elles me charment et me raniment, pendant injure. Cependant, si, en lisant cette lettre, que notre mutuel désir est toujours suspendu et j ’ai séché de douleur et frissonné d’effroi, jamais accompli. J’y sens aussi tous les déchi­ qu’éprouverais-je si ce qui a été écrit contre rements d’une vive douleur, lorsque je pense vous tombait entre mes mains ? « Malheur au à vous et à Ruffin, à qui Dieu avait si large­ « monde par les scandales ’. » Voilà que nous ment accordé ce que nous désirons l’un et l’au­ voyons arriver, voilà que s’accomplit ce que tre. Hélas ! après avoir goûté ensemble, et dans la Vérité a dit : « Parce que l’iniquité abondera, l’union la plus tendre, le miel des saintes Ecri­ « la charité de plusieurs se refroidira2.» Quels tures, vous avez laissé se répandre entre vous cœurs désormais pourront s’épancher avec deux une am ertum e, qui désormais devien­ confiance et sécurité? Dans le sein de qui dra un sujet d’effroi pour tout homme en l’amitié pourra-t-elle se jeter tout entière ? de tout lieu; puisque ce dissentiment malheureux quel ami n’aura-t-on pas peur comme d’un vous est arrivé dans la maturité de l’âge et au futur ennemi, si cette division que nous pleu­ milieu de vos saintes études, quand, affranchis rons a pu naître entre Jérôme et Ruffin ? O des affaires du siècle, vous suiviez tous deux triste et misérable condition humaine ! ô qu’il le Seigneur, et que vous viviez ensemble sur cette terre où le Seigneur a marché de ses pieds * M att. x v iii , 7. — * M att. x x iv , 12.

90

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE

humains, et où il a dit : « Je vous donne ma ce qui touche la matière de nos études, si je « paix, je vous laisse ma paix 1» Vraiment « la fais, si je crois, si je pense tenir quelque chose « vie humaine, sur la terre, estime tentation*.» de vrai et sur quoi votre sentiment diffère du Hélas ! pourquoi faut-il que je ne puisse vous mien, je m’efforcerai de le défendre, autant rencontrer tous les deux ensemble quelque que le Seigneur le permettra, sans vous faire part ? Peut-être, dans mon émotion, ma dou­ la moindre offense. Mais, si je venais à recon­ leur et ma crainte, je me jetterais à vos pieds, naître que vous fussiez blessé, je ne demande­ je pleurerais tant que je pourrais ; je prierais, rais rien autre que mon pardon. 10. Je n’ai pu vous fâcher, je crois, qu’en autant que j ’aimerais, chacun de vous pour lui-même, et l’un pour l’autre, pour les autres disant ce que je n’ai pas dù dire ou autrement aussi, et surtout pour les faibles, pour lesquels que je n’aurais dù le dire ; je ne m’étonne point le Christ est mort * et pour qui vous êtes un en etfet que nous ne nous connaissions pas très-dangereux spectacle ; ah ! je vous con­ l’un l’autre autant que nous connaissent ceux jurerais de ne pas répandre l’un contre l’autre qui vivent avec nous dans notre intimité. J’a­ des écrits que vous ne pourriez plus effacer voue que je me livre aisément tout entier à aux jours de votre réconciliation, et que vous leur charité, surtout parce que je suis fatigué craindriez de relire, de peur de vous brouiller des scandales du siècle ; je m’y repose sans que rien m’inquiète, car je sens que Dieu est là, encore une fois. 9. Je dis franchement à votre charité queque c’est vers lui que je me jette en toute sécu­ rien ne m’a plus alarmé que cet exemple, rité, et quec’est enluique tranquillement je me en lisant dans votre lettre certains passages repose. Je n’y redoute point cet incertain len­ assez vifs; ce qui m’inquiète, ce n’est pas ce demain de la fragilité humaine qui tout à (pie vous dites d’Entelle et du bœuf fatigué, où l’heure me faisait gémir. Quand je sens qu’un la plaisanterie semble tenir plus de place que homme embrasé de la charité chrétienne est la menace ; c’est l’endroit dont j ’ai déjà parlé, devenu mon fidèle ami, tout ce que je lui plus peut-être que je n’aurais dû, mais pas confie de mes projets et de mes pensées, ce n’est plus que je n’étais inquiet, l’endroit où vous pas à l’homme que je le confie, mais à celui me dites sérieusement : « De peur que, vous en qui il demeure et qui l’a fait tel; car « Dieu a sentant blessé, vous n’ayez raison de vous «est charité; et celui qui demeure dans la cha« plaindre. » Je vous demande, si cela se peut, « rité demeure en Dieu et Dieu en lui '. » Si que nous cherchions et que nous discutions cet homme délaisse la charité, il me causera ensemble de façon à nourrir nos âmes sans l’a­ nécessairement autant de douleur par sa déser­ mertume de la mésintelligence. Mais, si je ne tion qu’il me causait de joie par sa constance. puis dire ce qui me paraît répréhensible dans Et toutefois faisons en sorte que, devenu en­ vos écrits, ni vous dans les miens, sans que nemi, d’ami intime qu’il était, il ne puisse nous nous soupçonnions de jalousie ou sans s’armer contre nous que de ses propres ruses, que notre amitié soit blessée, laissons là ces et que sa colère ne puisse rien trouver à dévoi­ choses, épargnons ces épreuves à notre vie et ler. Chacun est en mesure de pratiquer aisé­ à notre salut. Mieux vaut ne pas beaucoup ment ceci, non point en cachant ce qu’il aura avancer dans la science qui enfle, que de bles­ fait, mais en ne faisant rien qu’il veuille cacher. ser la charité qui édifie1. Moi, je me sens bien Aussi la miséricorde de Dieu accorde aux hom­ loin de cette perfection dont il a été dit : « Ce- mes bons et pieux de vivre en toute liberté et « lui-là est un homme parfait qui n’offense sécurité avec leurs amis, quelles que puissent «point dans sa parole1. » Mais je crois pou­ être leurs dispositions futures, de ne pas dé­ voir, dans la miséricorde de Dieu, vous deman­ couvrir les fautes d’autrui qui leur auraientété der facilement pardon, si je vous ai offensé en confiées, et de ne rien faire eux-mêmes dont quelque chose : et vous devez me le dire, afin ils redouteraient la révélation. Lorsqu’un mé­ que, quand je vous aurai écouté, vous gagniez disant invente une fausseté, ou bien on ne le votre frère e. Il ne faut pas, parce que l’éloi­ croit pas, ou bien si on le croit, la réputation gnement vous empêche de me reprendre de est maltraitée sans que la pureté de la vie soit vive voix, permettre que je me trompe. Oui, en atteinte. Mais quand nous commettons réelle­ ment le mal, nous avons un ennemi intime, * Je a n , x iv , 2 7 .— ’ Jo b , v il, 1. — * I C or. v in , 11. — * Cor. vin, 2. — * Jacq. m , 2. — 1 M att. x v m , 15.

* Je a n , rv , 6.

91

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

lors même que l’indiscrétion ou la rancune d’aucun ami intime ne le découvrirait point. C’est pourquoi, quel sage ne reconnaîtra pas votre patience à supporter, aidé d’une bonne conscience, les violentes et incroyables attaques de celui qui fut jadis votre ami? Pendant que les uns méprisentces accusations et que d’autres peut-être y ajoutent foi, on voit comment vous vous en faites des armes de la gauche 1 pour combattre aussi efficacement le démon qu’a­ vec les armes de la droite. J’aurais mieux aimé pourtant qu'il se fût montré plus doux et que vous vous fussiez montré moins bien armé. C’est un grand et triste miracle que de passer de telles amitiés à des inimitiés aussi implaca­ bles; ç’en serait un heureux et bien plusgrand encore que de revenir d’une telle inimitié à l’étroite union d’autrefois. LETTRE LXXIV. (A nnée 404.)

Saint Augustin demande à Présidius de faire parvenir à saint Jérôme la lettre précédente, et d’écrire pour lui au solitaire de Bethléem. AUGUSTIN AU BIENHEUREUX SEIGNEUR PRÉSIDIUS , SON

VÉNÉRABLE

FRÈR E ET COLLÈGUE

DANS LE

SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

J’ai prié de vive voix, et maintenant je rede­ mande à votre sincérité de vouloir bien en­ voyer ma lettre à notre saint frère et collègue Jérôme. Pour que vous sachiez comment vous devez lui écrire pour moi, je vous adresse une copie de mes lettres et des siennes ; après les avoir lues, vous verrez dans votre sagesse quelle mesure j ’ai cru devoir garder envers lui, et vous verrez aussi son émotion que j ’ai eu raison de craindre. Mais si j ’ai écrit quelque chose que je n’ai pas dû ou autrement que je n’ai dû, dites-le moi fraternellement et non pas à lui : averti par vous, je lui en demande­ rai pardon si je reconnais ma faute. ’ Il Cor. v i, 7.

LETTRE LXXY. (Année 401.)

Saint Jérôme répond aux lettres xxvm , xl et lxxi de saint Augustin ; il défend son opinion sur le passage de l’Epltre aux Galates. JÉRÔM E AU SEIGNEUR VRAIMENT

SAINT

ET

BIEN­

HEUREUX PA PE AUGUSTIN, SALUT DANS LE SEI­ GNEUR.

1. J’ai reçu, par le diacre Cyprien, trois lettres de vous à la fois, ou plutôt trois petits livres, ren­ fermant, à ce que vous dites, des questions, mais, comme je pense, une censure de mes ouvrages : si je voulais y répondre, il me faudrait faire un grand livre. Je tâcherai cependant, autant que je le pourrai, de ne pas dépasser les bornes d'une longue lettre et de ne pas retarder le frère, qui, trois jours seulement avant son départ, m’a de­ mandé la réponse; pressé par lui, je suis obligé de traiter ces choses sans trop de réflexion, de répondre à la hâte, non point avec l'allention sé­ rieuse d'un homme qui écrit, mais avec la hardiesse d’un homme qui dicte: il en résulte que l’on va nn peu au hasard, et que la discussion devient alors moins profllable: on est semblable à des sol­ dats même intrépides, qui, troublés par une atta­ que soudaine, sont contraints de fuir avant de pouvoir prendre les armes. 2. Au reste, nos armes c’est le Christ, c’est l’en­ seignement de l’apôtre Paul qui écrit aux Ephésiens : « Prenez les armes de Dieu pour que vous « puissiez résister au jour mauvais. » Et encore • « Soyez fermes; que la vérité soit la ceinture de « vos reins, que la justice soit voire cuirasse, que « vos pieds soient chaussés pour vous préparer à « porter l’Evangile de paix : surtout recevez le « bouclier de la foi, afin que vous puissiez éteindre « tous les traits enflammés du malin esprit, et re« cevez le casque du salut et le glaive de l’Esprit, « qui est la parole de Dieu ‘. » Le roi David mar­ chait au combat, armé de ces traits; en prenant cinq pierres polies dans le torrent, il montrait que ses sens n’avaient rien de la rudesse ni des souil­ lures de ce siècle ; il but de l’eau du torrent en chemin, et c'est pourquoi il eut la gloire de tran­ cher avec son épée l’orgueilleuse tète de Goliath, frappant au front le blasphémateur4, et le blessant à cette partie du corps où Ozias, usurpateurdu sa­ cerdoce, fut frappé de la lèpre 3, où le saint est glorifié dans le Seigneur, suivant cette parole : « La lumière de votre face resplendit sur nous, « Seigneur ‘. » Nous aussi, disons donc : « Mon « cœur est prêt, Seigneur, mon cœur est prêt; je « chanterai et je ferai entendre des accords dans « ma gloire. Levez-vous, harpe et psaltérion ; je « me lèverai dès l’aurore 5; » afin que ces paroles s’accomplissent en nousi « Ouvre ta bouche et je « la remplirai 8; le Seigneur donnera sa parole à Ephés. vi, 13, 17. — 1 1 Rois, xvn, 40-51. — * II Paralip. xxvi, 19. — * Ps. IV, 7, — * Ps. LVI, 8, 9. — 1 Ps. LXJLX, 11.

92

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

« ceux qui évangélisent pour qu'ils aient une « grande puissance '. » Je ne doute pas que vous ne priiez aussi pour que la vérité triomphe dans nos contestations ; car vous ne cherchez pas votre gloire, mais celle du Christ, et quand vous vain­ crez, je vaincrai également si je comprends mon erreur ; si je triomphe au contraire, c'est vous qui triompherez, parce que ce ne sont pas les fils qui thésaurisent pour les pères, mais les pères poul­ ies fils 2. Et nous lisons dans le livre des Para!ipomeues que les enfants d’Israël montaient au com­ bat arec un cccur pacifique 3, ne cherchant point leur victoire, mais celle de la paix, au milieu des glaives et du sang répandu, et à travers les cada­ vres des soldats tombés. Répondons à tous, et, si Dieu le veut, donnons en peu de mots la solution de vos nombreuses questions. Je passe les poli­ tesses avec lesquelles vous me caressez; je me tais sur les douceurs avec lesquelles vous vous ef­ forcez de me consoler de vos censures : je viens aux choses mêmes. 3. Vous dites que vous avez reçu d’un de nos frères un livre de moi sans titre, dans lequel j’é­ numère les écrivains ecclésiastiques tant grecs que latins; vous dites que, lui ayant demandé (ce sont vos expressions), pourquoi il n’y avait pas de titre à la première page, et comment s’appelait l'ouvrage, il a répondu qu’il s’appelait Epitaphe. Ce titre, selon vous, serait bien choisi si le livre ne renfermait que la vie et les écrits d’auteurs morts; mais comme on y fait mention d’ouvrages de beaucoup d’écrivains qui vivaient à l'époque oit il fut composé et qui vivent encore, vous vous étonnez que je lui aie donné ce titre 4. J’aurais cru que votre sagesse aurait pu com­ prendre le titre par l’ouvrage lui-même, car vous avez vu que les grecs et les latins qui ont écrit les vies des hommes illustres n’ont jamais ap­ pelé leur livre : Epitaphe, mais : Des hommes illus­ tres; par exemple, des généraux, des philosophes, des orateurs, des historiens, des poètes épiques, tragiques, comiques. On n’écrit l'épitaphe que des morts: c’est ce que je me rappelle avoir fait autre­ fois à la mort du prêtre Népotien, de sainte mé­ moire. Mon livre doit donc être appelé : Des hommes illustres, ou proprement des Ecrivains ecclesiastiques, quoique beaucoup d’ignorants correcteurs l’aient intitulé, dit-on : Des auteurs. 4. En second lieu vous demandez pourquoi j’ai dit, dans les commentaires de l'Epitre aux Galates, que Paul n’avait pas pu reprendre dans Pierre ce qu’il avait fait lui-même5,ni blâmer dans un autre la dissimulation dont il était lui-même coupable; et vous soutenez que la réprimande de l’Apôtre ne fut point une feinte, mais qu’elle fut vraie, que je ne devrais pas enseigner le mensonge, et que tout ce qui est écrit dans nos saints livres doit être entendu comme c'est écrit °. A ceci je réponds d’abord que votre sagesse aurait pu se souvenir de la petite préface de mes commen­ taires, où je dis: «Quoi donc? suis-je insensé ' Ps. lv h , 12. — * II Cor. X II, H . — 1 I Paralip. x i l , 17, 18. — * C»-dcssu3, L c it. xlit , 2. — ‘ G alat. n , 11.— * C i-dessus, leU. XL, 3.

« et téméraire de promettre ce que n’a pas pu faire « celui-là? pas du tout; je suis au contraire plus « réservé et plus timide, car, sentaut ma propre « faiblesse, j’ai suivi les commentaires d’Origène. « Cet homme a écrit sur l’Epitre aux Galates cinq « volumes et a rempli le dixième livre de ses Stro« mates d’une explication abrégée de celle épitre; « il en a composé aussi divers traités, et des ex« traits qui seuls pourraient suffire. Je passe sous « silence Didyme mon voyant, Apollinaire de Lao« dicée récemment sorti de l’Eglise, le vieil héré« tique Alexandre, Eusèbe d'Etnèse et Théodore « d’Héraclée, qui nous ont aussi laissé quelques « petits commentaires sur cette Epitre. Si de tout « ceci je faisais même de courts extraits, on aurait « quelque chose qui ne serait pas tout à faitàm é« priser. Pour l’avouer franchement, j’ai lu tous « ces travaux, et, amassant beaucoup de choses « dans mon esprit, j’ai dicté à un secrétaire ce qui « venait de moi, ce qui venait d’autrui, sans me « souvenir de Tordre ni toujours des paroles et du « sens. Fasse la miséricorde de Dieu que ce que « d'autres ont bien dit ne soit pas perdu par mon « ignorance, et que ce qui plaît dans leur langue « ne déplaise pas dans la langue d’un étranger! » Si donc quelque chose vous semblait répréhensible dans mon interprétation, votre érudition aurait dù chercher si ce que j’ai écrit se trouvait dans les auteurs grecs, afin que, à leur défaut, vous pussiez condamner mon sentiment particulier; d’autant plus que dans la préface, j’ai avoué que j’ai suivi les commentaires d’Origène, que j’ai dicté mes pensées et celles des autres, et qu’à la fin de ce même chapitre que vous critiquez, j’ai écrit ces mots: «Si quelqu’un n’est pas de mon avis quand « je montre Pierre n’ayant pas péché et Paul « n’ayant pas repris durement un plus grand que « lui, il doit m’expliquer comment Paul blâme « dans un autre ce qu’il a fait lui-même. » J’ai fait voir par là que je ne défendais pas ce que j ’avais lu dans les auteurs grecs, mais que je n’a­ vais fait que le répéter, afin de laisser au jugement du lecteur la libre appréciation de cette opinion. S. Vous donc, pour no pas faire ce que je de­ mandais, vous avez trouvé un nouveau raisonne­ ment; vous soutenez que les gentils qui ont cru en Jésus-Christ étaient libres du poids de la loi, mais que ceux des juifs qui ont cru étaient sou­ mis à la loi ; de sorte que Paul, comme docteur des gentils, avait raison, selon vous, de reprendre ceux qui gardaient la loi, et que Pierre, le chef do la circoncision ', fut justement repris pour avoir commandé aux gentils ce que les juifs seuls de­ vaient observer2. Si vous êtes d’avis ou plutôt puis­ que vous êtes d’avis que tout juif qui croit de­ meure soumis aux pratiques de la loi, vous devez, vous, évêque connu dans le monde entier, publier cette opinion et chercher à la faire accepter par tous les évêques. Pour moi, dans ma pauvre petite cabane, avec des moines, c’est-à-dire avec des pécheurs comme moi, je n’ose décider sur les grandes choses ; j ’avoue seulement, et bien ingé­ nument, que je lis les écrits des anciens, et que, ' C alai, il, 8. — 1 Ci-dessus, lc lt. XL, \ .

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

dans des commentaires, selon la coutume géné­ rale, j ’expose les diverses interprétations, afin que chacun suive celle qu’il voudra. Vous avez cru cela, je pense, pour la littérature profane et pour les divins livres, et vous l'approuverez sans doute. 6. Cette interprétation, donnée d’abord par Origène, dans son dixième livre des Slromates consa­ cré à l'explication de l’Epilre de Paul aux Galates, et ensuite adoptée par les autres interprètes, a eu surtout pour but de répondre aux blasphèmes de Porphyre ; celui-ci reproche à Paul d'avoir osé blâmer en face Pierre, le prince des apôtres; d'a­ voir osé le convaincre d’avoir mal fait, c’est-à-dire d’être tombé dans l’erreur où il était lui-mème, lui Paul qui en reprenait un autre. Que dirai-je de Jean , qui vient d’occuper le siège épiscopal de Constantinople’, et qui a composé, sur cet en­ droit de l’épitre de Paul, un livre très-étendu, où il a suivi le sentiment d'Origène et des anciens? Si donc vous m’accusez d’erreur, souffrez, je vous prie, que je me trompe avec de tels hommes; et comme vous voyez que j’ai plusieurs partisans de mon erreur, vous devez au moins produire un partisan de votre vérité. Voilà pour l’explication du passage de l’Epitre aux Galates. 7. Mais, pour ne pas avoir l’air de n’opposer à vos raisons que de nombreux témoignages, d'élu­ der la vérité à la faveur de noms illustres, et de ne pas oser combattre, j’exposerai brièvement des exemples tirés des Ecritures. Dans les Actes des apôtres, une voix se fit entendre à Pierre: «Lève« toi, Pierre, disait la voix, tue et mange, » c’està-dire mange de toutes sortes d'animaux à quatre pieds, de reptiles de la terre et d’oiseaux du ciel. Ces paroles montrent que nul homme n’est impur selon la nature, mais que tous sont également ap­ pelés à l’Evangile du Christ. A cela Pierre répon­ dit : « A Dieu ne plaise, car je n’ai jamais rien « mangé d’impur ni de souillé. » Et une voix du ciel se fit entendre une seconde fois : « Ce que « Dieu a purifié, toi ne l'appelle pas impur. » C’est pourquoi il alla à Césarée, et, étant entré chez Corneille, « ouvrant la bouche, il dit : En « vérité j'ai trouvé que Dieu ne fait pas acception « de personnes, mais qu’en toute nation, celui qui « le craint et opère la justice, lui est agréable. » Enfin, « le Saint-Esprit descendit sur eux, et les « fidèles circoncis qui étaient venus avec Pierre « s’étonnèrent que la grâce de l’Esprit-Saint se « fût aussi répandue sur les gentils. Alors Pierre « répondit: Est-ce que quelqu’un peut refuser « l’eau du baptême à ceux qui ont reçu comme « nous l’Esprit-Saint ? Et il ordonna qu'ils fussent « baptisés au nom de Jésus-Christ2. Or, les apôtres « et les frères qui étaient en Judée apprirent que « les gentils avaient reçu la parole de Dieu. Pierre « étant allé à Jérusalem, les fidèles circoncis dis« pillaient contre lui, disant : Pourquoi êtes-vous « entré chez des hommes incirconcis, et pourquoi # avez-vous mangé avec eux? » Pierre leur ayant * On sait qu'il en fut injustement banni l'année même où saint Jérôme écrivait cette lettre. * Act. x, 13-48.

93

exposé toutes ses raisons, termina son discours par ces mots : « Si donc Dieu leur a donné la « même grâce qu’à nous qui avons cru en Notre« Seigneur Jésus-Christ, qui étais-je, moi, pour « m’opposer à Dieu ? Ayant entendu ces paroles, « ils se turent, et puis ils glorifièrent Dieu en di« sant: Dieu a donc donné la pénitence aux gen« tils pour les conduire à la vie '. « De plus, long­ temps après, Paul et Barnabé étant allés à An­ tioche, et l’Eglise ayant été assemblée, ils racon­ tèrent les « grandes choses que Dieu a faites avec « eux et comment il avait ouvert la porte de la « foi aux gentils quelques-uns, venus de la Ju« dée, instruisaient les frères et disaient : Si vous « n’êtes pas circoncis selon la coutume de Moïse, « vous ne pouvez pas vous sauver. Un mouve« ment assez considérable ayant donc éclaté contre « Paul et Barnabé, ils résolurent de monter à Jé« rusalem, » tant ceux qui étaient accusés que ceux qui accusaient, « vers les apôtres et les prê« très, pour cette question. Quand ils furent arri« vés à Jérusalem, on vit s’élever quelques phari« siens qui avaient cru en Jésus-Christ et qui di« saient : Il faut les circoncire et leur ordonner « de garder la loi de Moïse. Et comme ce mot « donnait lieu à une grande discussion, Pierre, » avec sa liberté accoutumée: « Hommes, mes frères, « leur dit-il, vous savez qu’il y a longtemps Dieu « m’a choisi parmi vous pour que les gentils en« tendent par ma bouche la parole de l’Evangile « et qu’ils croient; et Dieu qui connaît les cœurs, « leur a rendu témoignage, en leur donnant l’Es« prit-Sainl comme à nous, et n’a fait aucune « différence entre eux et nous, purifiant leurs « cœurs par la foi. Maintenant pourquoi voulez« vous que Dieu mette sur la tète des disciples un « joug que ni nos pères ni nous n’avons pu sup« porter? Mais nous croyons que, par la grâce de « Notre-Seigneur Jésus-Christ, nous serons sauvés « comme eux. Toute la multitude garda le sici lence, » et l’apôtre Jacques et tous les prêtres se rangèrent à l’avis de Pierre 3. 8. Ceci ne doit pas être ennuyeux pour le lec­ teur; mais doit lui servir, ainsi qu’à moi, à prouver qu’avant l’apôtre Paul , Pierre n’avait pas ignoré, lui, l’auteur même de ce décret, que la loi n’était plus obligatoire après l’Evangile. Enfin l'autorité de Pierre fut si grande, que Paul écrivit dans son épilre : « Trois ans après, j’allai à Jérusalem voir « Pierre, et je restai quinze jours auprès de lui 4. » Et plus bas : « Quatorze ans après, je montai de « nouveau à Jérusalem avec Barnabé , ayant pris « aussi Tite. Or, j ’y montai par une révélation, et « je leur exposai l’Evangile que je prêche au milieu « des gentils. » Paul montrait par là qu’il n’aurait point prêché son Evangile en toute sécurité s’il n’avait été appuyé par le sentiment de Pierre et de ceux qui étaient avec lui. Il ajoute aussitôt : « J’ex« posai mon Evangile en particulier à ceux qui « paraissaient les plus considérables, de peur de « courir ou d’avoir couru en vain. » Pourquoi en particulier, et non pas en public? C’était pour * A ct. x i, 1-18. — * Ib . x iv , 26. — * A ct. x v , 1-12. — * G alat. i, 18.

94

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

empêcher qu'un scandale n’éclatât parmi les fidèles lait pas, pourquoi laissa-t-il, ici, croître sachevelure d’enlre les juifs, qui pensaient qu'il fallait garder dans un vœ u, et pourquoi se la fit-il couper à la lo i, tout en croyant dans le Seigneur notre Cenchrée, selon la loi imposée aux Nazaréens qui Sauveur. E t, dans ce tem ps, Pierre étant allé à se consacraient à Dieu 1 ? Antioche (quoique ceci ne se trouve pas dans les 10. Mais ceci est peu de chose en comparaison Actes des apôtres, nous devons en croire le témoi­ de ce qui va suivre : « Quand nous fûmes arrivés gnage de Paul), « Paul lui résista en face , parce « à Jérusalem, dit saint Luc, l’auteur de l'histoire « qu'il était répréhensible. Avant que quelques- « sacrée, les frères nous reçurent avec joie ; » le « uns vinssent d’auprès de Jacques, Pierre man- jour suivant, Jacques et tous les anciens qui étaient « geait avec les gentils ; à leur arrivée, il se reti- avec lui, ayant approuvé l’Evangile de Paul, lui « rait, et se séparait d’eux, craignant les reproches dirent : « Vous voyez, frère, combien de milliers « des circoncis. Et les autres juifs et Barnabe furent « d’hommes, en Judée, ont cru en Jésus-Christ, et « portés à user de la même feinte. Mais quand je « ils sont tous zélés pour la loi. Or, ils ont oui « v is, dit Paul, qu’ils ne marchaient pas droit, « dire de vous que vous enseignez à tous les juifs « selon la vérité de l’Evangile , je dis à Pierre , « qui sont parmi les gentils, de renoncer à Moïse, « devant tout le monde : Si vous, gui êtes juif, vous « en disant qu’ils ne doivent pas circoncire leurs « vivez comme les gentils, et non pas comme les « enfants, ni vivre selon la coutume des juifs. Que «■juifs, comment forcez-vous les gentils à judaiser ' ? » « faire donc ? Il faut que cette multitude s’assemble, et le reste. Ainsi, il n’est douteux pour personne « car ils ont entendu dire que vous êtes arrivé. que l’apôtre Pierre n'ait été le premier auteur de « Faites ce que nous allons vous dire : nous l’ordonnance à laquelle on l’accuse ici d'avoir « avons ici quatre hommes qui ont fait un vœu; manqué. La cause de la prévarication, c'est la peur « prenez-les avec vous, et purifiez-vous avec eux ; des juifs. Car l’Ecriture dit que Pierre mangeait « faites tous les frais pour qu’ils se rasent la tète; d’abord avec les gentils : mais après que quelques- « et tous sauront que ce qu’ils ont ouï dire de vous uns furent venus d'auprès de Jacques, il s’en reli­ « est faux, mais que vous continuez à garder la loi. rait et s’en séparait, craignant les reproches des « Paul ayant donc pris ces hommes et s’étant, le circoncis. 11 appréhendait que les juifs, dont il « lendemain, purifié avec eux, entra au temple, était l'apôtre, ne s’éloignassent de la foi du Christ « annonçant combien de jours devait durer leur à l’occasion des gentils; imitateur du bon Pasteur, « purification et quand l’offrande serait présentée il tremblait de perdre le troupeau confié à ses soius. « pour chacun d’eux *. » 9. Après avoir montré que Pierre avait bien pensé O Paul ! je vous le demande encore; pourquoi sur l’abolition de la loi mosaïque, mais que la avez-vous rasé votre tète ? pourquoi avez-vous crainte l’avait conduit à feindre de l’observer, marché nu-pieds, selon les cérémonies des juifs? voyons si Paul, qui a repris Pierre, n'a pas fait pourquoi avez-vous offert des sacrifices? et pour­ quelque chose de pareil. Nous lisons dans le meme quoi des victimes ont-elles été immolées pour vous, livre : « Paul parcourait la Syrie et la Cilicie, afler- selon la loi ? Sans doute, vous me répondrez : « missant les Eglises ; il arriva à Derbe et à Pour ne pas scandaliser les juifs qui avaient cru. « Lystra; et voilà qu’un disciple était là , nommé Vous avez donc fait semblant d’être juif pour ga­ « Timothée, fils d’une veuve juive qui avait em- gner les juifs; et les autres prêtres vous ont appris « brassé la foi, et d’un père gentil. Les frères qui cetle même dissimulation , mais vous n’avez pu « étaient à Lystra et à Iconium lui rendirent té- échapper. Vous alliez périr au milieu du mouve­ « moignage. Paul voulut que ce disciple partit ment excité contre vous, lorsque vous fûtes em­ « avec lui ; et, l’ayant pris, il le circoncit, à cause porté par uu tribun et envoyé par lui à Césarée , « des juifs qui se trouvaient là 3. » O bienheureux sous bonne escorte; il vous sauva des juifs, qui apôtre Paul, qui avez blâmé dans Pierre la dissi­ vous auraient tué comme un fourbe et un destruc­ mulation qui l’a fait se séparer des gentils, à cause teur de la loi. De là, allant à Rome, vous prêchâtes de la crainte des juifs venus d’auprès de Jacques, le Christaux juifset aux gentils, dans une maison pourquoi avez-vous, contre votre sentiment , que vous aviez louée, et vous scellâtes votre doc­ obligé à la circoncision Timothée, (ils d’un homme trine sous le glaive de Néron *. gentil, et gentil lui-même (car il n’était pas juif, fl. Nous avons vu qu’à cause de la crainte des puisqu'il n’était pas circoncis) ? Vous me répondez : juifs Pierre et Paul feignirent également d'observer à cause des juifs qui se trouvaient dans ces lieux- les préceptes de la loi. De quel front et par quelle là. Vous , qui vous pardonnez à vous-même la audace Paul reprendra dans un autre ce qu’il a circoncision d’un disciple venu du milieu des fait lui-même ? J'ai montré ou plutôt d’autres ont gentils, pardonnez donc à Pierre, votre ancien, montré avant moi quel avait pu être sou motif; tous d’avoir fait quelque chose par la crainte des juifs ceux-là ne défendaient pas le mensonge officieux, devenus chrétiens. Il est aussi écrit : « Paul, après comme vous le dites, mais enseignaient une sage «avoir passé là plusieurs jo u rs, dit adieu aux conduite; ils voulaient mettre en lumière la pru­ « frères, et s’embarqua pour la Syrie avec Priscilla dence des apôtres et réprimer l’insolence du blas­ « et Aquila; et il se rasa la tète à Cenchrée, car il phémateur Porphyre qui dit que Pierre et Paul « avait fait un vœu *. » Admettons que là il ait été s'étaient battus comme des enfants, que Paul avait forcé par la crainte des juifs de faire ce qu’il ne vou- été jaloux des vertus de Pierre, qu’il s'était vanté 1 Galat. n, 1, 2, 11-14. — * A d ,

xvni, 18,

xv, 41; xvi, 1-3. — • Ibid,

* N om b., VI, 1 8 .— 1 A ct., x x i, 17-26.— • Ibid, x x m , 23; x x v m , 1 4 ,3 0 .

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

95

de ce qu’il n’avait pas fait, ou s’il l’avait fait, il n’y vous qui croyez devoir panser la petite blessure avait trouvé qu’une occasion de reprocher inso­ que vous m’accusez d’avoir faite, et qui n'est qu’une lemment à un autre une faute par lui-même com­ piqûre, un point d’aiguille, comme on dit, je vous mise. Ces maitres ont expliqué la conduite des prie de songer à la blessure que vous faites vousapôtres comme ils ont pu ; et vous, comment Tex- même avec la lance et, pour ainsi dire, de tout le pliquerez-vous ? Vous avez sans doute quelque poids d’un javelot. L’exposition des divers senti­ chose de meilleur à dire, puisque vous condamnez ments des anciens dans l’interprétation des Ecri­ sur ce point le sentiment des ancienstures, n’est pas un crime comme celui d’introduire 12. Vous m’écrivez dans votre lettre : « Ce n'est de nouveau au cœur de l’Eglise une détestable « pas moi qui vous apprendrai comment on doit hérésie. Et si nous sommes obligés de recevoir « entendre ce que dit le même apôtre : Je me suis les juifs avec leurs formes religieuses, s’il faut leur « fait ju if avec tes juifs pour gagner les juifs ', et le permettre d’observer dans les églises du Christ ce « reste qui est dit par compassion de miséricorde qu'ils observaient dans les synagogues de Satan, « et non point par dissimulation de tromperie. je le dirai hautement : ce ne sont pas eux qui de­ « C’est ainsi que celui qui sert un malade se fait viendront chrétiens, c’est nous qui deviendrons « en quelque sorte malade comme lui ; il ne dit juifs. « pas qu’il a la lièvre avec lui, mais il pense avec H. Quel chrétien écoutera patiemment ce pas­ « compassion à la manière dont il voudrait être sage de votre lettre : « Paul était juif ; devenu «servi s’il était à sa place. Saint Paul était juif; « chrétien, il n’abandonna point les sacrements « devenu chrétien, il n’abandonna pointles sacre- « des juifs que ce peuple avait reçus à sa conve« ments que le peuple juif avait reçus en son temps « nance et au temps qu’il fallait; il en conserva la « et quand il fallait ; il en conserva la pratique « pratique lorsque déjà il était apôtre du Christ, « lorsque déjà il était apôtre du Christ, afin de « pour montrer que ceux qui les avaient reçus de « montrer que ceux qui les avaient reçus de leurs « leurs pères pouvaient les garder sans péril '. » « pères pouvaient les garder sans péril, même eu Je vous supplie de nouveau : écoutez en paix l’ex­ « croyant en Jésus-Christ, pourvu cependant qu’ils pression de ma douleur. Paul, devenu apôtre du « n’y missent pas l’espérance du salut; carie salut, Christ, observait encore les cérémonies des Juifs, « que représentaient les sacrements anciens, était et vous dites « qu’elles n’étaient point perni« arrivé par le Seigneur Jésus 2. » Tout ce long « cieuses à ceux qui voulaient les garder comme discours dans une longue discussion, signifie que « ils les avaient reçues de leurs pères. » Moi Pierre n’a point erré en pensant que les juifs, je dirai au contraire, et je soutiendrai de ma devenus chrétiens, dussent observer la loi, mais libre parole contre le monde entier que les céré­ qu’il s’est écarté de la ligne du vrai en forçant les monies des juifs sont pernicieuses et mortelles gentils à judaïser; en les forçant, sinon par l'au­ aux chrétiens, et que tout chrétien qui les observe, torité de son enseignement, du moins par la puis­ qu’il ait été auparavant juif ou gentil, est tombé sance de son exemple, et que Paul n’a rien dit de dans le gouffre du démon. « Car le Christ est la contraire à ce qu’il avait fait, puisqu’il s’est borné « fin de la loi pour justifier tout croyant, savoir à reprocher à Pierre de forcer les gentils à judaïser. « le juif et le gentil 5; » le Christ ne sera pas la 13. Le fond de la question, ou plutôt le fond de fin de la loi pour justifier tout croyant, si le juif votre pensée, c’est qu’après avoir embrassé l’E­ est accepté. Et nous lisons dans l’Evangile : « La vangile du Christ, les juifs font bien d’observer « loi et les prophètes jusqu’à Jean-Baptiste s. » les préceptes de la loi, c’est-à-dire d’offrir des El ailleurs : « C’est pourquoi les juifs cherchaient sacrifices comme Paul en a offerts, de circoncire « à le tuer, non-seulement parce qu’il violait le leurs fils comme Paul a circoncis Timothée, et « sabbat, mais parce qu’il disait que son Père était d’observer le sabbat comme l’ont observé tous les « Dieu et qu’il se faisait égal à Dieu4.» El encore: juifs. Si cela est vrai, nous tombons dans l’hérésie « Nous avons tous reçu de sa plénitude grâce pour de Cérinthe et d’Ebion qui, croyant en Jésus- « grâce, parce que la loi a été donnée par Moïse ; Christ, furent anathématisés par les évêques, par « mais la grâce et la vérité nous ont été données cela seul qu’ils mêlaient à l’Evangile du Christ « par Jésus-Christ 6. » A la place de la grâce de la les cérémonies de la loi et qu’ils gardaient les loi qui a passé , nous avons reçu la grâce perma­ choses anciennes en pratiquant les nouvelles. nente de l'Evangile ; la vérité nous est venue par Que dis-je des Ebionites qui feignent d’être chré­ Jésus-Christ, au lieu des ombres et des figures tiens? 11 y a encore aujourd’hui parmi les juifs et de l’Ancien Testament. Dans le même sens Jérémie dans toutes les synagogues de l’Orient une hérésie, prophétise de la part de Dieu : « Voici que les celle des minéens; les pharisiens, qui les condam­ « jours arrivent, dit le Seigneur, et j'accomplirai nent, les appellent communément des nazaréens; « une nouvelle alliance avec la maison d'Israël et ces hérétiques croient en Jésus-Christ fils de Dieu, « la maison de Judas, non point comme l’alliance né de la Vierge Marie; ils disent qu'il est celui « que je fis avec leurs pères au jour où je les qui a souffert sous Ponce Pilate, qui est ressuscité, « pris par la main pour les tirer de la terre et dans lequel nous-mêmes nous croyons; mais « d’Egypte B. » Remarquez ce qu’il dit : il ne pro­ en voulant être en même temps juifs et chrétiens, met pas la nouvelle alliance de l’Evangile aux ils ne sont ni chrétiens ni juifs. Je vous prie donc, gentils qui n’en avaient encore reçu aucune, mais 1 I Cor. ix, 20. — 1 Ci-dessus, lettr. XL, 4.

1 Ci-dessus, lett. x l , 4. — 1 Rom. x, 4. — * Matt. xi, 13 ; Luc, xvi, 16. — * Jean v, 18. — * Id. I, 16, 17. — * Jérém. xxxi, 31, 32.

06

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

aux juifs à qui Dieu avait donné la loi par Moïse ; « coutume ; cependant si ces cérémonies n’avaient aliu qu'ils ne vivent plus dans l'ancienneté de la « jamais été de nécessité de salut, c’est sans fruit lettre, mais dans la nouveauté de l'esprit. Paul, qui « et vainement que les Machabées auraient souffert est l'objet de ce débat, enseigne souvent cette « pour elles le martyre. Enfin, les juifs persécudoctrine. Je nie bornerai à peu de passages pour « laient les chrétiens prédicateurs de la grâce être court: « Voilà que, moi Paul, je vous dis que « comme des ennemis de la loi. Voilà les erreurs « si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous « et les vices que Paul repousse comme des pertes « sert de rien. » El encore : « Vous êtes éloignés « et des ordures, pour gagner le Christ 16. Vous nous avez appris ce que l'apôtre Paul « du Christ, vous qui cherchez votre justice dans « la loi ; vous ôtes déchus de la grâce. » El plus a rejeté de mauvais dans les Juifs ; apprenez-uous maintenant ce qu’il en a gardé de bon. « Les cébas : « Si vous êtes conduits par l’Esprit, vous « n’êtes plus sous la loi ’. » On voit par là que « rémonies de la loi, me direz-vous, que les Juifs celui qui est sous la loi, non point par condescen­ « pratiquent selon la manière de leurs pères, dance comme l’ont cru nos anciens, mais en toute « comme elles ont été pratiquées par Paul luivérité, comme vous le croyez, n'a pas l'Esprit « même sans aucune nécessité de sa lu ts. » Je ne saint. Or, apprenons de Dieu quels sont les pré­ comprends pas bien ce que vous voulez dire par ceptes de la loi: « Je leur ai donné, dit-il, des ces mots : sans aucune nécessite de salut. Si elles ne « préceptes qui ne sont pas bons, et des justifica- procurent pas le salut, pourquoi les observer? « tions où ils ne peuvent trouver la vie 2. » Nous s’il faut les observer, c'est qu'elles procurent le ne disons pas cela pour condamner, comme Mani- salut, surtout puisque la pratique de ces cérémo­ chée et Marcion, la loi que nous savons être sainte nies fait des martyrs. On ne les suivrait pas si et spirituelle, d’après l'Apôtre 3, mais parce que, elles ne donnaient pas le salut. Ce ne sont pas de la foi étant venue et les temps accomplis, « Dieu ces choses indifférentes entre le bien et le mal, « a envoyé son Fils né d’une femme et soumis à sur lesquelles disputent les philosophes. La conti­ « la loi, afin de racheter ceux qui ôtaient sous la nence est un bien, la luxure un mal; c’est une « loi et de nous rendre enfants d'adoption1, » afin chose indifférente que de marcher, de se moucher, que nous ne vécussions plus sous le pédagogue, de cracher; cela n’est ni bien ni mal ; que vous le lassiez ou non, vous ne serez ni juste ni injuste. mais sous l’héritier adulte et Seigneur. 15. On lit ensuite dans votre lettre : « Paul n'aMais il ne saurait être indifférent d’observer les « pas repris Pierre de ce qu'il suivait les traditions cérémonies de ia loi; c’est bien ou c’est mal. Vous « des ancêtres, si celui-ci avait voulu les suivre, dites que c’est bien, moi je prétends que c’est mal, « il l’aurait pu sans déguisement et sans incon- et mal non-seulement pour les gentils qui ont cru, « venance 5. » Je vous le dis encore une fois : mais encore pour les juifs. Si je ne me trompe, vous ôtes évêque, maître des églises du Christ ; il vous tombez ici daus un péril pour en éviter un faut prouver la vérité de vos assertions ; prenez autre. Tandis que vous redoutez les blasphèmes quelque juif, devenu chrétien ; qu'il fasse circon­ de Porphyre, vous rencontrez les pièges d’Ebiou, cire son nouveau-né, qu'il observe le sabbat, qu'il en prescrivant l'observation de la loi aux juifs qui s’abstienne des viandes que Dieu a créées pour croient; et comme vous sentez le danger de ce qu'on en use avec action de grâces ; que le qua­ que vous dites, vous vous efforcez de l’adoucir par torzième jour du premier mois, il immole un agneau d’inutiles paroles : il fallait pratiquer les observavers le soir : quand vous aurez fait cela, et vous « tions légales sans aucune nécessité de salut, ne le ferez pas (car je vous sais chrétien et inca­ « comme les juifs croyaient devoir le faire, et sans pable d'un sacrilège), vous condamnerez bon gré « la fallacieuse dissimulation que Paul avait blâmée mal gré votre sentiment ; et alors vous compren­ « dans Pierre 3. » 17. Pierre feignit donc d’observer la loi, et Paul, drez que c’est une œuvre plus difficile de prouver scs propres pensées que de censurer celles d'au­ ce censeur de Pierre, l’observait hardiment; car trui. De peur que peut-être je ne vous crusse on lit ensuite dans votre lettre: «Si Paul a observé point ou que je ne comprisse pas ce que vous « les cérémonies de la loi parce qu’il a fait semdisiez (car souvent un trop long discours manque « blant d’être juif pour gagner les juifs, pourquoi de clarté, et quand on ne comprend pas on trouve « n ’a-t-il pas sacrifié avec les gentils, puisque, moins à reprendre), vous insistez et vous répétez : « pour les gagner aussi, il a vécu avec ceux gui «Paul avait abandonné ce que les juifs avaient « n avaient point de loi, comme s'il n'en ait point eu Il ne l’a fait que parce qu’il était juif « de mauvais. Quel est ce côté mauvais des juifs « lui-méme « que Paul avait rejeté? C'est que , dit-il, ignorant « de nation, et n’a pas dit tout ceci pour paraître « la justice de Dieu, et voulant établir leur propre « ce qu’il n’était pas, mais pour exercer la misé« justice, ils ne sont point munis à la justice de Dieu*. « ricorde dont il aurait voulu qu'on usât à son « Ensuite après la passion et la résurrection du « égard s'il avait été sous le coup des mêmes er« Christ, le sacrement de la grâce ayant été donné « reurs : une affection compatissante le poussait, « et manifesté selon l’ordre de Melchisédech, leur « au lieu de la fourberie et du mensonges. » Vous « tort était de croire qu'il fallait observer les an- défendez bien Paul en disant qu’il ne feignait pas « ciennes cérémonies, par nécessité de salut, et de partager l’erreur des juifs, mais qu’il fut vérita­ « non point par une simple continuation de la blement dans l'erreur; qu’il ne voulut pas imiter * Galat. v, 2, 4, 18. — * Ezéch., x x, 25. — * Rom. vu, 12, 14. — • Galat. iv, 4. — ‘ Ci-dessus, lett. XL, 5. — * Rom., x, 3.

* Lettre XL, 6 ; Philip, m , 8. — 1 XL, 6. — ‘ I Lettr. bid.— * Ibid. — ‘ l Cor. ix, 21.

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

le mensonge de Pierre pour dissimuler par la crainte des juifs ce qu’il était, mais pour se dire juif en toute liberté. Nouvelle bonté de l’Apôtre! Tandis qu'il veut faire les juifs chrétiens, il se fait juif lui-même. Il ne pouvait pas ramener les luxu­ rieux à la tempérance sans se montrer luxurieux lui-même, ni venir miséricordieusement, comme vous dites, au secours des malheureux sans deve­ nir lui-même malheureux. Ces Hébreux sont vraiment misérables et bien dignes de compas­ sion, car, par leur opiniâtreté et leur amour de la loi abolie, ils ont fait d’un apôtre du Christ un juif! Il n’y a pas grande différence entre votre sentiment et le mien. Je dis que Pierre et Paul, par la crainte des juifs chrétiens, ont observé ou fait semblant d’observer les préceptes de la loi ; et vous soutenez, vous, qu’ils l’ont fait par bonté, non point par la fourberie et le mensonge, mais par une compatissante affection. Cela importe peu, pourvu que nous convenions que, soit par crainte, soit par miséricorde, ils ont fait semblant d’être ce qu’ils n’étaient pas. L’argument que vous tournez contre moi, sur ce que Paul dut se faire gentil avec les gentils, puisqu'il s’était fait juif avec les juifs, plaide en ma faveur : car de même que Paul ne fut pas vraiment juif, ainsi il n'était pas vraiment gentil; et de même qu’il ne fut pas vraiment gen­ til, ainsi il n’était pas vraiment juif. Il imite les gentils en recevant les incirconcis dans la foi du Christ, en leur promettant de se nourrir indiffé­ remment des viandes condamnées par les Juifs; et non point, comme vous le pensez, en adorant les idoles. La circoncision ou l’incirconcision ne ser­ vent de rien en Jésus-Christ; c’est l’observation des commandements de Dieu qui est tout '. 18. Je vous prie donc et vous conjure de me pardonner cette petite discussion; si je n’ai pas été ce que je dois être, imputez-le à vous-même, qui m’avez forcé de vous répondre, et qui m’avez rendu aveugle avec Stésichore. Ne croyez pas que je sois un docteur de mensonge, moi qui marche à la suite du Christ, lequel a dit : « Je suis la voie, « la vérité et la vie 2. » Il ne peut pas se faire que, pieusement dévoué à la vérité, je me courbe sous le joug du mensonge. N’excitez pas contre moi une populace d’ignorants : ils vous vénèrent comme évêque et vous écouteDt dans votre Eglise avec admiration et avec le respect dû à votre sacerdoce; ils font peu de cas de moi, qui suis au dernier âge et presque décrépit, et qui n’aime plus que les solitudes du monastère et des champs. Cherchez d’autres gens que vous puissiez instruire et re­ prendre; car je suis séparé de vous par de si grands espaces de mer et de terre, que le son de votre voix me parvient à peine; et si par hasard vous m’écriviez des lettres, l’Italie et Rome les recevraient avant moi, à qui elles seraient adres­ sées. 19. Vous me demandez, dans d’autres lettres3, pourquoi ma première version des livres canoni­ ques a des astérisques et des obéles *, et pourquoi * Gai. v, 6, et v i, 15. — * Jean, x iv . 6. — * Lettre l x x i . * Nous francisons le mot latin obelus, du mot grec (broche), qui exprime les signes d'écriture dont il est ici question. Saint Au-S .

S. Aug. — Tome II.

1)7

j ’ai publié ma nouvelle version sans l’accompa­ gner de ces signes ; souffrez que je vous le dise, vous ne me paraissez pas comprendre ce que vous demandez. La première version est celle des Sep­ tante ; et partout où il y a des traits ou des obéles, cela veut dire que les Septante renferment plus de choses que l’hébreu : les astérisques ou les étoiles avertissent de ce qui a été emprunté par Origène à la version de Théodotion ; ici j’ai traduit du grec, là de l’hébreu, m’attachant plutôt à l’exacti­ tude du sens qu’à l’ordre des mots. Je m’étonne que vous ne lisiez pas la version des Septante telle qu’ils l’ont faite, mais telle qu’Origène l’a corrigée et corrompue avec ses obéles et ses astérisques, et que vous ne suiviez pas l’humble interprétation d’un chrétien; d’autant plus que les additions d Origène ont été tirées d’une traduction publiée , depuis la passion du Christ, par un juif et un blas­ phémateur. Voulez-vous aimer véritablement les Septante? ne lisez pas ce qui est marqué par des astérisques; rayez-le plutôt de vos exemplaires, et vous ferez preuve d’amour pour les anciens. Si vous faites cela, vous serez forcé de condamner toutes les bibliothèques des Eglises ; car à peine y trouverait-on une ou deux Bibles qui ne portent pas les additions d’Origène. 20. Vous dites que je n’aurais pas dû traduire après les anciens, et vous vous servez d'un syllo­ gisme tout nouveau : « Ou le texte traduit par les « Septante est obscur, ou bien il est clair; s’il est « obscur, il est à croire que vous pouvez aussi « vous y tromper; s’il est clair, évidemment ils « n’ont pas pu s’y méprendre '. » Je vous ré­ ponds par votre propre argument. Tous les an­ ciens docteurs qui nous ont précédés dans le Sei­ gneur et qui ont interprété les saintes Ecritures, s’appliquaient à des textes obscurs ou à des textes clairs ; si ces textes sont obscurs, comment avezvous osé entreprendre, après eux, d'expliquer ce qu’ils n’ont pas pu expliquer eux-mêmes? S’ils sont clairs, il était bien inutile que vous voulussiez interpréter ce qui n’a pas pu leur échapper, sur­ tout pour les psaumes, qui ont donné lieu à tant de volumes de dissertations chez les Grecs : Ori­ gène d’abord, puis Eusèbe de Césarée, ensuite Théodore d'Héraclée, Astérius de Scythopolis, Apollinaire de Laodicée, Didyme d’Alexandrie. De petits ouvrages ont été composés sur quelques psaumes séparés, mais nous parlons ici de tout le corps des psaumes. Chezles Latins, Hilaire de Poi­ tiers et Eusèbe de Verceil ont traduit Origène et Eusèbe. Notre Ambroise a suivi sur quelques points le premier de ces deux auteurs. Que votre sagesse me réponde : Pourquoi, après tant et de tels interprètes, avez-vous exprimé des sentiments différents dans l’explication des psaumes ? Si les psaumes sont obscurs, il est à croire que vous avez pu vous y tromper ; s’ils sont clairs, on ne doit pas croire que de tels interprètes aient pu s’y méprendre ; ainsi, de toute façon, votre interpré­ tation deviendra inutile ; et, d’après cette règle, gustin avait dit o b e lisc is. S aint Jérum e d it : v ir y u l a s p r œ n o t a t a s , et aussi o b e li. • 1 Ci-dessus, lettre x x v in , 2.

7

98

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

personne n'osera plus parler après les anciens, et vous me dérobez ce que vous m’accusez d'avoir le sujet qui aura été une fois traité, ne pourra mal traduit, m'enlevant ainsi le moyen de me dé­ plus l’être une seconde fois. Votre bienveillance fendre, et de peur que ma réponse ne fasse fondre ne saurait ici refuser aux autres le pardon indul­ ce que vous dites; il arrive peut-être ici, comme gent que vous vous accordez à vous-même. Pour il y a plusieurs années, quand la citrouille vint se moi, je n’ai pas songé à abolir les anciennes ver­ mettre au milieu, et que le Cornélius et l’Asinius sions en les traduisant du grec et du latin à l'usage Pollion de ce temps soutint que j’avais traduit le des gens qui ne comprennent que ma langue ; mot de citrouille par celui de lierre. J'y ai répondu j ’ai plutôt voulu rétablir les passages omis ou al­ amplement dans mon commentaire de Jonas. Il térés par les juifs, pour que nos Latins connais­ me suffit de dire en ce moment qu'à l’endroit où sent ce que renferme la vérité de l’hébreu. S’il ne les Septante ont mis le mot de citrouille, e \Aquila, plaît pas à quelqu'un de me lire, personne ne l’y avec les autres interprètes, le mot xcasov qui si­ force ; qu'il boive avec délices le vin vieux, et gnifie lierre, on trouve dans l’hébreu ciceion : les qu'il méprise mon vin nouveau, c’est-à-dire mes Syriens disent ordinairement ciceia. Or, le ciceia travaux pour l’interprétation des versions ancien­ est une sorte d'arbrisseau dont les feuilles ont la nes et pour éclaircir ce qui est obscur. En ce qui largeur de celles de la vigne ; à peine planté, il touche la manière à suivre pour l’explication des s’élève à la hauteur d'un arbuste et se soutient sur saintes Ecritures, c’est une question que j ’ai traitée sa tige, sans avoir besoin d'échalas, comme les dans mon livre sur la meilleure manière de traduire citrouilles et les lierres. Si donc, traduisant mol à et dans toutes les petites préfaces placées en tète mot, j’avais écrit ciceion, personne ne m’aurait de ma version des divins livres : je crois devoir compris; si j'avais dit: citrouille, j’aurais dit ce y renvoyer le sage lecteur. El si, comme vous le qui n'est pas dans l’hébreu : j ’ai mis lierre pour faire dites, vous m'acceptez dans la correction du Nou­ comme les autres interprètes. Et si vos juifs, selon veau Testament, parce que beaucoup de gens sa­ votre récit, par malice ou par ignorance, préten­ chant le grec peuvent apprécier mon travail, vous dent que le texte hébreu est ici conforme aux deviez croire à la même exactitude dans ma ver­ versions grecques et latines, il est manifeste qu'ils sion de l’Ancien Testament, être sùrque je n’y ai ne savent pas l’hébreu, ou qu’ils se sont donné le pas mis du mien, et que j’ai traduit le texte divin plaisir de mentir pour se moquer de ceux qui ai­ comme je l’ai trouvé dans l’hébreu. Si vous en ment les citrouilles. Je vous demande, en terminant cette lettre, de doutez, interrogez les juifs. 21. Mais vous direz peut-être : « Que faire si les ne plus forcer au combat un vieux soldat, un vieil­ « juirs ne veulent pas répondre ou s’ils veulent lard qui se repose, et de ne pas vouloir qu’il brave « mentir? » Est-ce que les juifs, tous tant qu’ils de nouveaux dangers. Vous qui êtes jeune et cons­ sont, garderont le silence sur ma traduction? est- titué en dignité épiscopale, enseignez les peuples, ce qu'il ne se rencontrera personne qui sache l’hé­ enrichissez les greniers de Rome de nouveaux breu? est-ce que tout le monde imitera ces juifs fruits de l’Afrique. 11 me suffit, à moi, de parler dont vous parlez et qui, dans un petit coin de l’A­ bas, en un coin de monastère, avec quelque pauvre frique, se sont entendus pour m'outrager? car malheureux qui m’écoute ou me lit. voici ce que vous me contez dans une de vos lettres : « Un de nos collègues avait établi la lecLETTRE LXXVI. « ture de votre version dans l’Eglise dont il est le « chef; on lisait le prophète Jonas, et tout à coup (Fin de l'année 388.) « on reconnut dans votre traduction quelque « chose de très-différent du texte accoutumé qui Saint Augustin fait parler l'Eglise catholique pour mieux « était dans le cœur et la mémoire de tous, et qui « se chantait depuis tant de générations. Le tu- toucher les gens du parti de Donat. « multe fut si grand dans le peuple, surtout parmi 1. Voici, ô donatistes! ce que vous dit l’E­ « les Grecs qui criaient à la falsilication, que l’é« vèque (c’était dans la ville d’Oca), se trouva glise catholique : « Enfants des hommes , « forcé d’interroger le témoignage des juifs du « jusques à quand aurez-vous le cœur appe« lieu. Ceux-ci, soit par malice, soit par ignorance, « répondirent que le texte des Grecs et des Latins, « santi? pourquoi aimez-vous la vanité et cher« en cet endroit, était conforme au texte hébreu. « chez-vous le m ensonge'? » Pourquoi vous « Quoi de plus? l’évêque se vit contraint de cor- êtes-vous séparés de l’unité du monde entier ci riger le passage comme si c’eût été une faute, par un schisme sacrilège? Vous écoutez les « ne voulant pas, après ce grand péril, rester sans « peuple. 11 nous a paru, d’après cela, que peut- faussetés débitées par des hommes qui mentent « être vous avez pu vous tromper quelquefois *. » ou qui se trompent au sujet des divins livres 22. Vous dites que j'ai mal traduit quelque chose qu’on prétend avoir été livrés aux païens ; dans le prophète Jonas, et que, la différence d’un vous les écoutez pour rester dans une sépara­ seul mot ayant excité un mouvement dans le tion hérétique ; et vous n’êtes pas attentifs à peuple, l’évèque faillit perdre son troupeau. Mais

ce que vous disent ces mêmes livres, pour que

* Ci-des3U9, le ttr e l x x i , 5.

* P b. IV, 3.

99

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

vous viviez dans la paix catholique. Pourquoi ouvrez-vous les oreilles à la parole des hommes, vous répétant ce qu’ils n’ont jamais pu prou­ ver, et pourquoi êtes-vous sourds à la parole de Dieu qui dit : « Le Seigneur m’a dit : Vous « êtes mon Fils, je vous ai engendré aujour« d’hui : demandez-moi et je vous donnerai « les nations en héritage, et j ’étendrai votre « possession jusqu’aux extrémités de la terre '? « Les promesses de Dieu ont été faites à Abra« liam et à sa race. L’Ecriture ne dit pas : à « ceux de sa race, comme si elle en eût voulu « marquer plusieurs, mais à sa race, c’est-à« dire à l’un de sa race qui est Jésus-Christ*. « Toutes les nations, dit-il, seront bénies dans « votre race 5. » Levez les yeux du cœur, con­ sidérez toute l’étendue de la terre, et voyez comme toutes les nations sont bénies dans la race d’Abraham. Un seul alors crut ce qui ne se voyait pas encore; maintenant vous voyez, et vous ne voulez pas voir. La passion du Sei­ gneur est le prix de toute la terre; il a racheté tout l’univers; et vous ne vous accordez pas avec le monde entier pour votre bien ; mais vous vous mettez à part et vous disputez contre tous pour tout perdre. Voyez dans le psaume à quel prix nous avons été rachetés : « Us ont percé « mes pieds et mes mains, ils ont compté tous « mes os; ils m ’ont considéré et regardé en cet « état; ils ont partagé entre eux mes vêtements, et ont jeté ma robe au sort \ » Pourquoi par­ tager la robe du Seigneur et ne pas conserver intacte avec le monde entier cette tunique de la charité tissue d’en-haut et qui ne fut pas divisée même par les bourreaux du divin Maître? On lit dans le même psaume que tout l’univers la possède : « La terre, dans toute son « étendue, se souviendra du Seigneur et se «convertira à lui; et toutes les familles des « nations seront dans l’adoration en sa pré« sence, parce que la souveraineté lui appar« tient et qu’il régnera sur les peuples \ » Ouvrez les oreilles du cœur, et apprenez que «le Seigneur, le Dieu des dieux, a parlé, et « qu’il a appelé la terre depuis le lever du « soleil jusqu’à son coucher : c’est de Sion que « vient tout l’éclat de sa beauté 6. » Si vous ne voulez pas la parole du prophète , écoutez l’Evangile ; c’est le Seigneur lui-même qui parle par sa propre bouche et qui dit : « Il « fallait que s’accomplissent en la personne du 1 Ps. h , 7 et 8. — * Gai. m , 16. — * Gen. xxii, 18. — * Ps. xxi, 18, 19. — 1 Ibid. 29 et 30, — * Ps. xlix , 1, 2.

« Christ toutes les choses écrites sur lui dans « la loi, les prophètes et les psaumes, et que la « pénitence et la rémission des péchés fussent « prêehées en son nom au milieu de toutes les « nations, en commençant par Jérusalem *. » Ce qu’il a dit dans le psaume : « 11 a appelé la « terre depuis le lever du soleil jusqu’à son « couchant, » il l’a dit dans l’Evangile par ces mots : « Au milieu de toutes les nations ; » et ce qu’il a dit dans le psaume : « C'est de Sion « que vient tout l’éclat de sa beauté, » il l’a dit dans l’Evangile par cette parole : « En com« mençant par Jérusalem. » 2. Vous avez imaginé de vous séparer de l’ivraie avant le temps de la moisson, parce que c’est vous seuls qui êtes l’ivraie ; car si vous étiez le froment, vous supporteriez l’ivraie, et vous ne vous sépareriez pas de la moisson du Christ. 11 a été dit de l’ivraie : « Parce que l’ini« quité abondera, la charité de plusieurs se « refroidira. » Mais il a dit du froment : « Celui « qui aura persévéré jusqu’à la fin sera sauvé*. » Pourquoi pensez-vous que l’ivraie se soit ac­ crue et ait rempli le monde, et que le froment ait diminué et soit resté dans l’Afrique seule? Vous vous dites chrétiens, et vous n’êtes pas d’accord avec le Christ. C’est lui qui a fait en­ tendre cette parole : « Laissez l’un et l’autre « croître jusqu’à la moisson ; » il n’a pas dit que l’ivraie dut croître et le froment diminuer. « Le champ est le monde, a-t-il dit et non pas le champ est l’Afrique. Le Christ a dit encore que « la moisson est la fin des temps, » et non point le temps deDonat; que « les moissonneurs sont les anges3,» et non point les chefs descirconcellions. Mais, parce que vous accusezle froment à cause du mélange de l’ivraie, vous montrez que vous êtes l’ivraie, et, ce qui est plus grave, vous vous séparez du froment avant le temps. Quel­ ques-uns de vos ancêtres, dont vous maintenez le schisme sacrilège, livrèrent aux persécuteurs, d’après les actes publics des villes, les Ecritures saintes et les titres de l’Eglise ; malgré l’aveu de leur crime, ils ne furent point poursuivis par quelques autres de vos pères, qui les reçu­ rent dans leur communion, et, s’étant tous réunis à Carthage en faction furieuse, ils con­ damnèrent, sans les entendre, des hommes qu’ils accusaient de ce même crime sur lequel ils s’étaient mis d’accord entre eux : ils ordon­ nèrent évêque contre évêque, et élevèrent 1 Lac, xxiv, 44, 47. — * Matth. xxiv, 12, 13.— 38, 39.

*

Matth. xm , 30,

100

LETTRFS DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

autel contre autel. Ensuite ils envoyèrent des auxquels vous avez comparé les maximia­ lettres à rempereurConstantin pour demander nistes, furent engloutis vivants dans la te rre 11 que les évêques d’outre-mer jugeassent l’affaire Comment nous reprochez-vous ce crime, sans des évêques d’Afrique ; après qu’on leur eut pouvoir jamais le prouver, tandis que vous donné les juges qu’ils avaient demandés, ils recevez parmi vous ces schismatiques que vous n’acceptèrent pas leurs arrêts rendus à Rome, condamnez ? Si vous êtes justes parce que vous et dénoncèrent auprès de l’empereur la sen­ avez souffert la persécution au nom des em­ tence de ces évêques. Ils en appelèrent du ju ­ pereurs, les maximianistes sont plus justes que gement d’autres évêques envoyés à Arles, au vous, car vous les avez persécutés vous-mêmes, jugement de l’empereur lui-même ; entendus au moyen des juges envoyés par les empereurs par Constantin, et trouvés par lui calomnia­ catholiques. Si vous avez seuls le baptême, teurs, ils persistèrent dans le même crime. que fait au milieu de vous le baptême des Eveillez-vous pour le salut, aimez la paix, re­ maximianistes reçu par ceux qu’a baptisés venez à l’unité. Chaque fois que vous le vou­ Félicien condamné, et avec lesquels il a été lez, nous vous lisons comment toutes ces choses ensuite rappelé dans vos rangs ? Que vos évê­ se sont passées. ques répondent au moins surtout ceci à vous, 3. On s’associe aux méchants en consentantqui êtes laïques, s’ils ne veulent pas conférer aux actions des méchants, et non pas en sup­ avec nous ; et songez pour votre salut, songez portant dans le champ du Seigneur l’ivraie à ce que c’est qu’un tel refus de la part de vos jusqu’à la moisson, et la paille jusqu’à la der­ évêques. Si les loups ont tenu un concile pour nière œuvre du vanneur. Si vous haïssez les ne pas répondre aux pasteurs, pourquoi les méchants, rompez vous-mêmes avec le crime brebis n’en tiennent-elles pas un autre pour ne du schisme. Si vous craigniez de vous mêler aux point se jeter dans les cavernes des loups? méchants, vous n’auriez pas gardé parmi vous, LETTRE LXXVII. durant tant d’années, Optât qui vivait ouverte­ ment dans l’iniquité, puisque vous l’appelez un (Année 400.) martyr, il ne vous reste plus que d’appeler On remet au jugem ent de Dieu une affaire entre un moine et Christ celui pour lequel il est mort '. Que vous un p rê tre. — Extrême réserve de saint Augustin eu matière afaitlem ondechrétienpourvousen séparer de d'accusation. la sorte dans une criminelle fureur? et en quoi les maximianistes ont-ils si bien mérité de vous AUGUSTIN AUX BIEN-A1MÊS SEIGNEURS ET TRÉSHONORABLES FRÈRES FÉLIX ET II1LAR1N, SALUT pour que vous les receviez dans leurs dignités après les avoir condamnés et les avoir chassés DANS LE SEIGNEUR. de leurs églises par des jugements publics? I. Je ne m’étonne pas que Satan trouble les Que vous a fait la paix du Christ, cette paix que vous avez rompue en vous séparant de ceux cœurs des fidèles ; résistez-lui, en demeurant que vous poursuivez de vos calomnies? Et en dans l’espérance des promesses de Dieu qui ne quoi la paix de Donat a-t-elle si bien mérité de peut pas tromper ; non-seulement il a daigné vous, cette paix pour laquelle vous avez reçu promettre des récompenses éternelles à ceux ceux que vous aviez condamnés? Félicien de qui croient et espèrent en lui et persévèrent Musti est maintenant avec eux ; nous avons lu dans sa charité jusqu’à la fin, mais il a prédit pourtant que vous l’aviez condamné dans votre que les scandales ne manqueraient pas pour concile, que vous l’aviez accusé ensuite devant exercer et éprouver notre foi, car il a dit : le proconsul et attaqué dans sa ville même de a Parce que l’iniquité abondera, la charité de Musti, ce qui est consigné dans les actes « plusieurs se refroidira, » et aussitôt il ajoute : publics. « Celui qui aura persévéré jusqu’à la fin sera •i. Si c’est un crime de livrer les saintes « sauvé *. » Quoi de surprenant si les hommes Ecritures, et Dieu l’a puni en faisant périr sur sont les détracteurs des serviteurs de Dieu et, le champ de bataille le roi qui brûla le livre de dans l’impuissance de corrompre leur vie, s’ef­ Jérémie* ; combien est plus abominable le sa­ forcent d’obscurcir leur renommée, puisque crilège du schisme, dont les premiers auteurs, chaque jour ils blasphèment Dieu lui-même et leurSeigneuren se plaignant de ce qu’il faitcon1 C’est pour Gildon que fut tué Optât de Thamugaa. *Jérétn. xx.W t, 23, 30.

1 Nombr. x v i, 31-33. -

’ M atth. x x iv , 12, 13.

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE,

101

treleur gré parun juste secret jugement 1 J’ex­ criture de Dieu, vous n’eussiez pas besoin du horte donc votre sagesse, bien-aimés seigneurs secours de notre parole au milieu des scandales, et très-honorables frères, à opposer aux ca­ et que vous eussiez pour consolateur Celui-là lomnies des hommes, aux vains discours et même qui nous console : il a non-seulement aux soupçons téméraires la méditation chré­ prédit les biens qui attendent ses fidèles et ses tienne de l’Ecriture de Dieu, qui a prophétisé saints, mais encore les maux dont ce monde toutes ces choses et nous a avertis de nous te­ devait être plein ; il a pris soin de nous les faire nir fermes contre elles. écrire à l’avance, pour que notre espérance des 2. Aussi je dirai brièvement à votre charitébiens futurs soit plus vive que notre sentiment que le prêtre Boniface n’a été convaincu d’au­ des maux qui précèdent la fin des siècles. cun crime devant moi, que je n’ai jamais rien « Tout ce qui est écrit, dit l'Apôtre, a été écrit cru et ne crois rien de pareil sur son compte. « pour notre instruction, afin que nous espéComment ordonnerais-je d’effacer son nom du « rions en Dieu par la patience et la consolanombre des prêtres, lorsque j ’entends cette « tion des E critures'. » Qu’était-il besoin que effrayante parole du Seigneur dans l’Evangile : le Seigneur Jésus, non-seulement nous dît qu’à « Vous serez jugés comme vous aurez jugé les la fin des temps les justes brilleront comme le o autres * ? » L’affaire entre lui et Spès a été soleil dans le royaume de son Père1, mais en­ remise au jugement de Dieu, d’après une con­ core qu’il s’écriât : Malheur au monde à cause vention entre eux qu’on pourra vous commu­ des scandales3 ! sinon pour que nous ne nous niquer si vous voulez *; qui suis-je moi-même flattions pas de pouvoir atteindre à la félicité pour oser prévenir la sentence de Dieu en effa­ éternelle sans avoir subi avec courage l’épreuve çant ou en supprimant le nom de ce prêtre ? des maux du temps? Qu’était-il besoin qu’il dît évêque, je n’ai pas dû élever contre lui un que la charité de plusieurs se refroidirait parce soupçon téméraire ; homme, je n’ai pas pu que l'iniquité aurait abondé, sinon pour que juger clairement sur les choses secrètes des ceux dont il a parlé ensuite, et qui seront sauvés hommes. Dans les causes séculières, lorsqu’on après avoir persévéréjusqu'à la fin * ne se trou­ s’en réfère à un pouvoir plus haut, tout reste blassent pas, ne s’effrayassent pas à la vue de dans le même état ; on attend la sentence dont il cette abondance d’iniquité par laquelle la cha­ n’est pas permis d’appeler, de peur de faire in­ rité serait refroidie, et ne tombassent pas en jure au juge supérieur si on changeait quelque triste défaillance comme sous des coups impré­ chose pendant que l’affaire est pendante de­ vus et inopinés; mais plutôt afin que, voyant vant lui : or, quelle différence entre la divine arriver ce qui a été annoncé pour le cours des puissance et la puissance humaine, quelque temps, ils persévérassent patiemment jusqu’à grande qu’elle puisse être ! Que la miséricorde la fin et méritassent de régner dans la vie qui du Seigneur notre Dieu ne vous abandonne ja­ ne doit pas finir. mais, bien-aimés seigneurs et honorables 2. Je ne vous dis donc pas, mes très-chers, frères. de ne pas vous affliger de ce scandale qui émeut plusieurs d’entre vous au sujet du LETTRE LXXVIII. prêtre Boniface ; ceux qui ne déplorent pas ces choses n’ont pas en eux la charité du Christ; (Année 401.) mais la malignité du démon abonde dans le Les scandales dans l’Eglise. cœur de ceux qui s’en réjouissent. Ce n’est pas qu’il ait apparu dans ce prêtre quelque chose AUGUSTIN AUX B IEN-AIM ÉS FRÈRES , AU CLERGÉ, qui soit jugé digne de condamnation ; mais AUX ANCIENS, A TOUT LE PEUPLE DE L’ÉGLISE c’est que deux de notre maison sont placés D’H IPPO N E, QUE JE SERS DANS LA CHARITÉ DU dans une situation telle qu’on regarde l’un CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR. d'eux comme certainement perdu, et que la ré­ putation de l’autre passe pour mauvaise ou i. Plût à Dieu que fortement attentifs à l’Edouteuse, quand même sa conscience n’aurait 1 Matth. vu, 2. pas de souillure. Déplorez ces choses, car elles 1 Un moine de la communauté de saint Augustin , appelé Spès, et sont déplorables ; que cette douleur pourtant un prêtre d’Hippone, appelé Boniface, s'étant mutuellement accusés de désordres, notre évéque les envoya au tombeau de saint Félix, à Noie, dans l'espoir qu’un miracle ferait connaître lequel des deux était coupable.

1 Rom x v , 1. — * M atth. x m , 13. — * Ibid, x v m , 7. * Ibid, x x iv , 12, 13.

102

.

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIEME SÉRIE.

n’éloigne point votre charité d’une pieuse vie, mais qu’elle vous excite plutôt à prier le Sei­ gneur de faire éclater promptement l’inno­ cence de votre prêtre, si votre prêtre est inno­ cent, ce que je crois davantage, car il n’a voulu ni répondre à des avances honteuses ni garder à cet égard un silence complaisant. S’il est coupable, ce que je n’ose soupçonner, il a blessé la réputation de celui qu'il n’a pas pu souiller, comme le prétend son accusateur, et il faut alors prier Dieu de ne pas permettre que Boniface cache son iniquité, afin qu’un ju­ gement divin révèle sur chacun d’eux ce que les hommes ne peuvent découvrir. 3. Comme cette affaire me tourmentait puis longtemps et que je ne trouvais pas à con­ vaincre l’un des deux, quoique je crusse davan­ tage aux affirmations du prêtre, j avais songé d’abord à les remettre tous les deux au juge­ ment de Dieu, jusqu’à ce que celui qui m était suspect me fournit une raison manifeste de le chasser avec justice de notre demeure. Mais it cherchait violemment à être élevé à la cléricature, soit ici par moi, soit ailleurs par mes let­ tres ; je ne voulais, quant à moi, en aucune manière, imposer les mains à un homme dont je pensais tant de mal, ni le faire accepter par quelqu’un de mes frères à l’aide de ma recom­ mandation ; il se mit alors à agir avec turbu­ lence et à dire que si lui-même n’était pas élevé à la cléricature, le prêtre Boniface ne de­ vait pas être laissé dans son rang. Voyant que Boniface craignait de devenir un sujet de scan­ dale pour les faibles et pour ceux qui pen­ chaient à soupçonner sa vie, le voyant prêt à faire devant les hommes le sacrifice de sa di­ gnité plutôt qu’à prolonger inutilement et aux dépens de la paix de l’Eglise une situation où il ne pouvait pas prouver son innocence et triompher des ignorances, des doutes et des soupçons, je choisis un milieu : il fut convenu entre eux deux qu’ils se rendraient dans un lieu saint, où de terribles œuvres de Dieu ou­ vriraient plus aisément la conscience du cou­ pable et le pousseraient à l’aveu, soit par quel­ que miraculeuse punition, soit par la crainte. Certainement Dieu est partout, et il n’y a pas d’espace qui puisse contenir ou enfermer Celui qui a tout fait ; il faut (pie les vrais adorateurs l’adorent en esprit et en vérité ', afin qu’il jus­ tifie et couronne dans le secret celui qu’il écoule dans le secret. Cependant pour ce qui 1 Jean, iv, 24.

est de ces œuvres visiblement connues des hom­ mes, qui peut souder ses conseils et lui deman­ der pourquoi tels miracles se font-ils en tels lieux et ne se font-ils pas ailleurs? Beaucoup de chrétiens connaissent la sainteté du lieu où l’on conserve le corps du bienheureux Félix de Noie; c’est là que j ’ai voulu que se rendissent Boniface et Spès, parce qu’on peut de là nous écrire facilement et fidèlement tout ce qui pourra se produire de miraculeux dans quel­ qu’un d’entre eux. Car nous savons, nous, qu’à Milan, au tombeau des saints, où les dé­ mons sont admirablement et terriblement for­ cés à des aveux, un certain voleur, venu là pour tromper en faisant un faux serment, fut de­ contraint de confesser son vol et de rendre ce qu’il avait dérobé. Est-ce que l’Afrique n’est pas pleine aussi de corps de saints m artyrs? Et pourtant nous n’avons jamais ouï dire que de pareils prodiges aient été opérés ici. De même que, selon les paroles de l’Apôtre, « tous les « saints n’ont pas la grâce de guérir les mala« des et tous n’ont pas le discernement des es« p rits1, b de même Celui qui distribue ses dons à chacun comme il veut, n’a pas voulu que les mêmes miracles se produisent auprès de tous les tombeaux des saints. •i. Je ne voulais pas porter à votre connais­ sance cette grande douleur de mon âme, de peur de vous troubler profondément par une affliction inutile ; mais Dieu n’a pas permis que vous l’ignorassiez, sans doute pour que vous pussiez le prier avec nous de manifester ce qu’il sait de cette affaire et ce que nous ne pouvons pas savoir. Je n’ai pas osé effacer le nom de Boniface de la liste des prêtres de mon église : je ne voulais pas avoir l’air de faire in­ jure à la puissance divine devant laquelle la cause est en ce moment pendante, si je préve­ nais son jugement par le mien ; cela ne se pra­ tique pas même dans les affaires séculières; on n’aurait garde de toucher à rien tandis que le débat est porté devant un pouvoir supérieur. De plus, il a été statué dans un concile d’évê­ ques 1 qu’on ne doit retrancher de la commu­ nion aucun clerc non convaincu, à moins qu’il ne se soit pas présenté pour être jugé. Cepen­ dant Boniface a été assez humble pour ne pas accepter des lettres qui lui auraient valu du­ rant son voyage les respectueux égards dus à son rang, afin que, dans ce lieu où ils ne se­ ront connus ni l’un ni l’autre, ils trouvent un ‘ I Cor. x n, 30. — * Le concile de Carthage de l’année 397.

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

103

traitement égal. Et maintenant si vous désirez « meure éternellement ’. » Et pour que vous que son nom ne soit plus lu avec les noms de ne périssiez point en élevant malignement de ses collègues, afin de ne pas donner des prétex­ faux soupçons contre les serviteurs de Dieu, tes, selon les paroles de l’Apôtre, aux gens qui souvenez-vous de ce passage de l’Apôtre : « Ne en cherchent1 et qui ne veulent pas entrer au « jugez rien avant le temps ; attendez que le sein de l’Eglise, ce ne sera pas mon fait, mais « Seigneur vienne et qu’il éclaire ce qui est le fait de ceux pour qui on prendra cette me­ « caché dans les ténèbres ; alors il mettra au sure. Que perdra l’homme que l’ignorance hu­ « grand jour les pensées de l’ame, car Dieu maine supprimera de ces tablettes, si une « donnera à chacun la louange qui lui est conscience mauvaise ne l’efface pas du livre « due *. » Et encore ceci : «A vous le jugement « de ce qui se voit, mais au Seigneur notre des vivants? 5. C’est pourquoi, mes frères, vous qui crai­« Dieu déjuger de ce qui est caché \ » 6. Il est manifeste que ces choses n’arrivent gnez Dieu, souvenez-vous de ce qu’a dit l’a­ pôtre Pierre : « Le démon votre ennemi rôde pas dans l’Eglise sans attrister gravement les « autour de vous comme un lion rugissant, saints et les fidèles; toutefois nous sommes « cherchant quelqu’un qu’il puisse dévorer*. » consolés par Celui qui atout prédit et qui nous Il s’efforce de souiller la réputation de celui a exhortés à ne pas nous laisser refroidir par qu’il ne peut dévorer après l’avoir séduit pour l’abondance de l’iniquité, mais à persévérer le mal, afin qu’il succombe, si c’est possible, jusqu’à la fin pour que nous puissions être sous le mépris des hommes et sous les coups sauvés; car, en ce qui me concerne, s’il y a en des langues mauvaises, et soit ainsi précipité moi quelque amour pour le Christ, qui d’entre dans sa gueule. Si le démon n'a pas pu souil­ vous s’affaiblit sans que je m’affaiblisse moiler la renommée d’un innocent, il essaye de lui même? qui est scandalisé sans que je brûle 4? persuader de mal juger de son frère, et l’en­ N’ajoutez pas à mon affliction en tombant dans lace dans ces soupçons malveillants pour l’en­ de faux soupçons ou dans les péchés d’autrui ; traîner avec lui. Et qui pourra jamais compter n’ajoutez pas âm es peines, je vous en conjure, ni même comprendre toutes ses ruses et tous pour que je ne dise pas de vous : « Ils ont agses pièges? Pour éviter les trois écueils qui ap­ « gravé la douleur de mes blessures. » Quant à partiennent plus particulièrement à l’affaire ceux qui se réjouissent de mes douleurs expri­ présente et pour que vous ne vous laissiez point mées jadis par le Psalmiste dans ses prophé­ aller aux mauvais exemples, voici comment tiques paroles sur le corps du Christ : a Ceux Dieu vous parle par l’Apôtre : « Ne vous atta- « qui étaient assis à la porte m’insultaient, et « chez pas à un même joug avec les infidèles , « ceux qui buvaient le vin me raillaient par « car que peut-il y avoir de commun entre la a leurs chansons 5 ; » quant à ces hom mes, « justice et l'iniquité, et quelle union pourrait- dis-je, on les supporte plus facilement ; nous « il exister entre la lumière et les ténèbres5? » avons appris néanmoins à prier pour eux Et dans un autre endroit : « Ne vous laissez et à leur vouloir du bien. Pourquoi , en « point séduire : les mauvais entretiens cor- effet, sont-ils assis à la porte, et que cher­ «rompent les bonnes mœurs. Soyez sobres, chent-ils? ils veulent, lorsqu’un évêque, un « justes, et ne péchez point \ » Voici mainte­ clerc, un moine ou une religieuse vient à nant ce que Dieu dit par le Prophète, afin que faillir, les envelopper tous dans une réproba­ que vous ne succombiez pas sous le coup des tion commune ; ils répètent et soutiennent langues qui déchirent : « Ecoutez-moi, vous qu’il en est ainsi de tous, mais seulement « qui connaissez le jugement, vous, mon peu- qu’on ne le sait pas pour tous. Si une femme « pie, qui portez ma loi dans votre cœur : ne mariée est convaincue d’adultère, ces gens-là « craignez point les outrages des hommes, ne ne chassent pas pour cela leurs épouses et n’ac­ « vous laissez pas abattre par leurs calomnies, cusent pas leurs mères; mais s ils entendent « ne comptez pas pour beaucoup d’être mépri- dire quelque chose de vrai ou de faux sur le « sés par eux ; car le temps les consumera compte de ceux qui font profession de vie reli­ « comme un vêtement et tes rongera comme gieuse , ils se rem uent, se retournent, se « la teigne ronge la laine : mais ma justice de- donnent beaucoup de peine pour en faire Il Cor. XI, 12. ‘ Il Pierre, v. 8. — • Il Cor. vi, 14. — *1 Cor. xv, 33, 34.



t ls .

7 , 8. — * I Cor. iv, 5. — * Ibid, v , 12, 13.

2 9 . — » P s. LXVffl, 27, 13.

* II Cor. x if

104

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉ R IE .

croire autant pour tous. Leurs langues mau­ vaises cherchent des jouissances dans nos dou­ leurs ; nous les comparerions aisément à ces chiens (si toutefois on pouvait les entendre en mal), qui léchaient les plaies du pauvre cou­ ché devant la porte du riche, et supportant toutes sortes de rudes et indignes traitements, jusqu’à ce qu’il fût arrivé au repos du sein d’Abraham '. 7. Ne m ’affligez pas d’avantage, vous qui avez quelque espérance en Dieu ; n’ajoutez pas des plaies aux plaies que ceux-là lèchent, vous pour lesquels nous nous exposons à toute heure, nous combattons au dehors, nous crai­ gnons au dedans ’, nous bravons le péril dans la ville, le péril dans le désert, le péril de la part des gentils, le péril de la part des faux frères ’. Je sais que vous souffrez, mais souf­ frez-vous plus que moi? je sais que vous êtes troublés, et je tremble qu’au milieu de tant de discours des langues envenimées, le faible ne défaille et ne périsse, le faible pour lequel le Christ est mort ; qu’un accroissement de dou­ leur ne nous vienne pas de vous, parce que ce n’est pas notre faute si notre douleur est de­ venue la vôtre. Je n’avais épargné ni précau­ tion ni effort pour éviter ce malheur et pour empêcher qu’il ne fût connu de vous ; car les forts devaient y trouver une affliction inutile et les faibles une dangereuse émotion; mais que Celui qui a permis que vous fussiez tentés par la connaissance de ce scandale vous donne la force de le supporter, et qu’il vous instruise de sa loi ; qu’il vous affermisse par son ensei­ gnement et adoucisse pour vous l’épreuve des jours mauvais, jusqu'à ce qu’on ait creusé une fosse au pécheur \ 8. J’entends dire que plusieurs d’entre vous sont plus contristés de ceci qu’ils ne l’ont été de la chute des deux diacres qui nous étaient revenus du parti de Donat; ils en prenaient occasion d’insulter à la diseiplinedeProculéien5, se vantant que jamais notre discipline n’avait produit rien de pareil pour nos clercs : qui que vous soyez qui ayez fait cela, je vous l’avoue, vous n’avez pas bien fait. Voila que Dieu vous a appris que « celui qui se glorifie doit se glo« rifier dans le Seigneur ‘ : » ne reprochez aux hérétiques que de ne pas être catholiques; ne soyez pas semblables à ceux qui n’ayant

rien pour justifier leur séparation, affectent de ramasser les crimes d’autrui et y ajoutent beaucoup d’insignes faussetés : ne pouvant obscurcir ni accuser la vérité même des divines Ecritures qui annoncent l’universalité de l’E­ glise du Christ, ils s’efforcent de rendre odieux les hommes par lesquels cette vérité est prêchéc et sur lesquels ils peuvent inventer tout ce qui leur passe par l’esprit. Ce n’est pas ce que vous avez appris à l’école du Christ, si toutefois vous l’avez bien entendu et si c’est lui qui vous a instruits ‘. Lui-même a prémuni ses fidèles contre les mauvais dispensateurs qui font le mal par eux-mêmes, et par lui enseignent le bien, quand il a dit : « Faites ce qu’ils disent ; « ne faites pas ce qu’ils font : car ils disent et « ne font pas !. » Priez pour moi, de peur que, prêchant les autres, je ne sois réprouvé moimême 3; mais si vous vous glorifiez, glorifiezvous dans le Seigneur et non pas en moi. Quel­ que vigilante que soit la discipline de ma mai­ son, je suis homme, et je vis parmi les hommes, et je n’ose me vanter que ma maison soit meil­ leure que l’arche de Noé où sur huit hommes il s’en trouva un de réprouvé * : qu’elle soit meilleure que la maison d’Abraham où il fut dit :« Chassez l’esclave et son fils5; » meilleure que la maison d’Isaac dont il fu t dit des deux jumeaux : «j’ai aimé Jacob, et j ’ai haï Esaü6; » meilleure que la maison de Jacob lui-même où le fils souilla le lit du père 7; meilleure que la maison de David, dont un fils ne respecta point sa propre sœur a, dont un autre fils se révolta contre la sainte mansuétude de son p è re 9; meilleure que la demeure de l’apôtre Paul qui, s’il n’avait eu avec lui que des bons, n’aurait pas parlé, comme je l’ai rappelé plus h a u t, « de ses combats au dehors , de ses « frayeurs au dedans, » et n’aurait pas dit au sujet de la sainteté et de la foi de Timothée : a Je n’ai personne qui prenne soin de vous « aillant que l u i, car tous cherchent leurs « propres intérêts et non point les intérêts de « Jésus-Christ10; » je n’ai garde de penser que ma maison soit meilleure que la société du Sei­ gneur Jésus-Christ lui-même, dans laquelle onze disciples fidèles ont supporté le traître et vo­ leur Judas ; meilleure enfin que le ciel, d’où sont tombés des anges. 9. Je vous l’avoue, du reste, en toute sim-

1 Luc, xvi, 21-23. — • II Cor. vu, 5.— * Ibid, xi, 26. — * Ps. xeill, 13. * Proculéien était cvcque donatiste à Hippone. • I Cor. i,31.

* Kphés. iv, 20, 21. — 1 M attb. x x iil, 3. — ' I Cor. ix , 27. — * Gcn. ix , 27.— * Ibid, x x i, 10.— ‘ Mal. i, 2. — 1 Gcn. x u x , 4. — * II Rois, XUI, 11. — * Ibid, x v , 12. — *# P h ilip , u , 20, 21.

105

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

plicité devant Notre-Seigneur, qui est mon témoin dans mon âme : depuis que j ’ai com­ mencé à servir Dieu, de même que je n’ai pas connu de meilleurs chrétiens que les hôtes fervents des monastères, ainsi je n’ai rien vu de pis que des moines tombés, et j ’appliquerai aux communautés ces paroles de l’Apocalypse : «Le juste y devient plus juste, le souillé s’y souille davantage » C’est pourquoi si quel­ ques ordures nous attristent, beaucoup de belles choses nous consolent. Gardez-vous, à cause du marc qui déplaît à vos yeux, gardezvous de détester les pressoirs par lesquels les réservoirs du Seigneur s’emplissent d’huile lumineuse. Que la miséricorde du Seigneur notre Dieu vous garde dans sa paix contre toutes les embûches de l’ennemi, ô mes bienaimés frères ! LETTRE LXXIX. (404).

gangrène l. Je vous le demande donc au nom du Christ ; si vous êtes p rê t, reprenez le débat dans lequel a succombé votre prédécesseur Fortunat3. Car, en sortant d’ici, il ne devait y revenir qu’après s’être entendu avec les siens pour trouver de quoi répondre à nos frères. Si vous n’êtes pas prêt pour cette discussion, retirez-vous d’ici, ne corrompez pas les voies du Seigneur, ne tendez pas vos pièges aux âmes faibles pour les infecter de vos poisons ; autrement prenez garde qu’avec le secours du bras de Notre-Seigneur, vous ne soyez couvert de honte comme vous ne l’auriez pas cru. LETTRE LXXX. (405.) Comment on peut savoir si on accomplit la volonté de Dieu. AUGUSTIN TOUS

A

SES

FRÈRES

DEUX SAINTS

ET

PAULIN

ET THÉRASIE ,

AIMÉS DE

D IE U , TR ÈS-

DIGNES DE RESPECT ET D’AFFECTION, SALUT DANS Saint Augustin châtie l’ignorante et orgueilleuse perversité d’un prêtre manichéen.

Vous cherchez en vain des détours; on vous reconnaît au loin. Mes frères m’ont rapporté leurs entretiens avec vous. C’est bien si vous ne craignez pas la m ort; mais vous devez craindre cette mort que vous vous faites à vous-même en blasphémant de la sorte sur Dieu. Que vous considériez cette mort visible, connue de tous les hom m es, comme la séparation de l’âme et du corps , ce n’est pas chose difficile à comprendre ; ce qui l’est, c’est ce que vous y ajoutez du vôtre en disant qu’elle est la séparation du bien et du mal. Mais si l’âme est un bien et le corps un mal, Celui qui les a unis l’un à l’autre n’est pas bon ; o r, vous dites que le Dieu bon les a unis; donc ou il est mauvais, ou il craignait le mal. Et vous vous vantez de ne pas craindre l’homme, quand vous vous forgez un dieu qui, par peur des ténèbres, a mêlé le bien et le mal ! Ne soyez pas fier, comme vous le dites, que nous fassions de vous quelque chose de grand, en arrêtant vos poisons au passage , et en empêchant que la pestilence ne se répande au milieu des hommes : l’Apôtre ne grandit pas ceux qu’il appelle des chiens lorsqu’il dit : a Prenez garde aux chiens5; » il ne grandissait pas ceux dont il comparaît la doctrine à de la * Apoc. x x ii , 11. — * P h ilip , n i, 2.

LE SEIGNEUR.

1. Le très-cher frère Celse m’ayant demandé une réponse , je me suis hâté de payer cette dette; et je me suis véritablement hâté. Je pensais qu’il resterait encore quelques jours au milieu de nous : mais le départ d’un navire lui ayant tout à coup offert une occasion, il est venu à la nuit m ’annoncer qu’il nous quitterait demain. Que faire , puisque je ne puis pas le retenir, et que d’ailleurs je ne le devrais pas si je le pouvais, car c’est vers vous qu’il s’em­ presse de retourner, et il sera meilleur pour lui qu’il vous retrouve? C’est pourquoi je saisis à la course ce que je dicte ici pour vous être envoyé, tout en me déclarant débiteur envers vous d’une plus longue lettre , que je vous écrirai au retour de nos vénérables frères mes collègues Théase et Evode , après que vous m’aurez vous-mêmes un peu rassasié; car c’est vous que depuis longtemps , au nom et avec l’aide du Christ, nous espérons trouver plus abondamment dans leurs cœurs et leurs bou­ ches. Quoique je vous écrive aujourd’hui, je vous ai adressé une autre lettre, il y a peu de jours, par notre cher fils Fortunatien, prêtre de l’Eglise de Thagaste, qui s’embarquait pour aller à Rome. Maintenant donc je demande, selon ma coutum e, que vous fassiez ce que vous faites toujours : priez pour nous, afin que Dieu voie * II Tim. n, 17.— * Voy. Rétrac. liv. i, ch. 16.

100

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

uotre néant et notre peine, et qu’il nous par­ donne tous nos péchés. 2. Je désire m’entretenir avec vous, si vous le permettez, comme je pourrais le faire si j etais devant vous. Vous avez répondu avec un esprit tout à fait chrétien et avec piété à une petite question que je vous ai récemment proposée comme si vous étiez là et que j’eusse joui de la douceur de vos entretiens; mais vous y avez répondu en courant et trop briè­ vement; vous auriez pu y laisser couler un peu plus longtemps et plus abondamment la grâce de votre parole, si vous aviez expliqué un peu plus clairement ce que vous avez dit, savoir que vous êtes décidé à rester dans le lieu où vous trouvez tant d’avantages, mais à condition que s’il plaît au Seigneur de vous demander autre chose, vous préférerez sa vo­ lonté à la vôtre. Comment pouvons-nous con­ naître cette divine volonté toujours préférable à la nôtre ? Est-ce seulement lorsque nous de­ vons faire volontairement ce à quoi il a fallu nous déterminer malgré nos répugnances ? Là se fait ce que nous ne voulons pas, mais nous redressons uotre volonté pour la con­ former à celle de Dieu, dont il n’est pas permis de mépriser l’excellence ni d’éviter la toutepuissance ; c’est ainsi qu’urf autre ceignit Pierre et le porta où il n’avait pas voulu l, et Pierre alla où il ne voulait pas, mais ce fut volontai­ rement qu’il souffrit une mort cruelle. La di­ vine volonté se manifeste-t-elle aussi dans le cas où nous pourrions ne pas changer de réso­ lution s’il ne se présentait quelque chose qui semble indiquer que cette même volonté nous convie à un autre sentiment? Notre résolution n’était pas mauvaise ; on aurait pu fort bien s’y tenir, si Dieu ne nous avait pas appelés à un autre dessein. Ce ne fut pas mal à Abra­ ham de nourrir et d’élever son fils pour le garder, autant qu’il pourrait, jusqu’à la fin de sa vie ; mais ayant reçu l’ordre de l’immoler, il changea sans hésiter une résolution qui n’é­ tait pas mauvaise en elle-même , mais qui le serait devenue s’il ne l’eût point changée après en avoir reçu l’ordre *. Aussi je ne doute pas que ce soit là aussi votre avis. 3. Mais nous sommes souvent forcés de re­ connaître une volonté de Dieu, différente de la nôtre, non point par une voix du ciel, par un prophète, par les révélations d’un songe ou par cet élan de l’àme qui s’appelle extase, mais par * Jean, z x i, 18. — * Gen. m i , 2, 10.

les choses mêmes qui arrivent. A insi, nous avions décidé un départ, et une affaire est sur­ venue, que la vérité consultée sur notre devoir, nous défend d’abandonner ; nous avions le dessein de demeurer en tel endroit, et la même vérité également consultée nous oblige d’en partir. Je vous demande de me dire pleinement et au long ce que vous pensez de cette troi­ sième sorte de motifs de changer de résolution. Nous en sommes souvent troublés, et, il est difficile de ne pas omettre ce qu’il faudrait faire de préférence, lorsque l’on veut poursuivre un premier dessein qui n’est pas un vrai m al, mais qui devient un mal si on laisse l’action imprévue dont il aurait mieux valu s’occuper, et sans laquelle on eût pu continuer l’œuvre première, non-seulement sans blâme, mais en­ core avec louange. Il est difficile de ne pas sc tromper ici; c’est ici surtout qu’il faut se rap­ peler cette parole du Prophète : « Qui connaît « ses fautes 1?» Je vous prie donc de me dire ce que vous avez coutume de faire à ce sujet ou ce que vous trouvez qu’on doive faire. LETTRE LXXXI. (Année 405.) Témoignage pacifique et affectueux

de saint Jérôm e.

JÉRÔM E AU SEIGNEUR VRAIMENT SA IN T, AU BIEN­ HEUREUX PA PE AUGUSTIN, SALUT DANS LE SE I­ GNEUR.

J’ai demandé avec empressement de vos nou­ velles à notre saint frère Firmus, et j ’ai appris avec joie que vous vous portiez bien. J’espérais, j’avais même le droit d'attendre de vos lettres; mais il m’a dit qu’il était parti d’Afrique sans que vous l'eussiez su. Je vous rends, par lui, mes devoirs; il vous aime d’un grand amour; je vous prie , en même temps, de me pardonner de n’avoir pu re­ fuser une réponse à vos instances répétées; j’en rougis. Mais ce n'est pas moi qui vous ai répondu, c’est ma cause qui a répondu à la vôtre. Et si c’est une faute de l’avoir fait, souffrez que je vous le dise, c’en est une plus grande de m’y avoir pro­ voqué. Mais plus de plaintes de ce genre; qu’une fraternité pure s’établisse entre nous; et, désor­ mais, ne nous envoyons plus de lettres de polé­ mique, mais des lettres d’amitié. Les saints frères qui servent le Seigneur avec nous, vous saluent affectueusement. Je vous prie de saluer respec­ tueusement, de ma part, les saints qui portent, avec vous, le joug léger du Christ, surtout le saint et vénérable pape Alype. Que le Christ notre Dieu tout-puissant, vous maintienne en bonne santé et 1 Ps. xvm , 13.

DEPUIS SON SACRE JUSQU'A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

en bon souvenir de m o i, ô seigneur vraiment saint et bienheureux pape! Si vous avez Iule livre des commentaires sur Jonas, je crois que vous au­ rez fait justice de la ridicule affaire de la citrouille. Si j'ai repoussé du style l'ami qui, le premier, s’est jeté sur moi avec l’épée, votre honnêteté et votre justice doivent blâmer l’accusateur, et non pas celui qui ne fait que répondre. Jouons, si vous le voulez, dans le champ des Ecritures, mais ne nous blessons ni l’un ni l’autre.

LETTRE LXXXII. (Année 405.) Saint Augustin répond à la lettre où saint Jérôme a défendu son opinion sur le fameux passage de l’Epitre aux Galates, et va au fond du débat avec une grande supériorité 11 se déclare converti au sentiment du docte solitaire en ce qui touche les traductions sur l’hébreu. AUGUSTIN AU BIEN-AIM É S EIG N E U R , T R È S -H O N O ­ RABLE DANS LES ENTRAILLES DU CHRIST, AU SAINT FRÈR E JÉ R Ô M E , SON COLLÈGUE DANS LE SACER­ DOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

!. J’ai envoyé, il y a déjà longtemps, à votre charité une longue lettre, en réponse à celle que vous vous rappelez m’avoir adressée par votre saint fils Astérius, devenu non-seulement mon frère, mais mon collègue. Je ne sais pas encore si elle a mérité de parvenir entre vos mains ; je ne vois rien par où je le puisse pres­ sentir, sauf l’endroit de votre lettre, confiée à notre cher frère Firmus, où vous me dites que, si vous avez repoussé du style celui qui vous a, le premier, attaqué avec l’épée, mon honnêteté et ma justice doivent blâmer l’agression, et non pas la réponse : voilà le seul et faible indice qui me donnerait à penser que vous avez lu ma lettre. J’y ai déploré qu’une discorde si déplorable ait fait place, entre vous, à une amitié dont on se réjouissait pieusement par­ tout où la renommée l’avait répandue. Je n’ai pas fait cela en blâmant votre fraternité , à laquelle je n’oserais supposer ici aucun tort ; seulement, je gémissais sur cette misère de l’homme qui n’est pas sûr, quelle que soit sa charité, de rester fidèle à ses amitiés. Mais, j ’aurais mieux aimé apprendre par vous si vous m’accordiez le pardon que je vous avais demandé; je souhaite que vous me le montriez plus clairement ; il me sem ble, du reste, que vous m’avez pardonné, si j’en juge par un cer­ tain air plus épanoui que j ’ai remarqué dans votre lettre : toutefois, j ’en suis à ne pas savoir si, en écrivant cette dernière , vous aviez lu la mienne.

107

2. Vous demandez, ou plutôt vous comman­ dez , avec la confiance de la charité, que nous jouions dans le champ des Ecritures, sans nous blesser l’un l’autre. Autant que cela dépend de moi, j ’aimerais ici quelque chose de plus sé­ rieux qu’un jeu. S’il vous a convenu d’employer ce mot en vue d’un travail facile, je désire plus, je l’avoue, de votre bonté, de vos forces, de votre docte sagesse, des anciennes et labo­ rieuses habitudes d’un esprit pénétrant qui a su se créer des loisirs féconds : ce ne sera pas seulement avec la science, ce sera sous l’inspi­ ration même de l’Esprit-Saint, afin que, dans ces grandes et difficiles questions, vous m’aidiez, non pas à parcourir en jouant le champ des Ecri­ tures, mais à franchir les montagnes où je perds haleine. Si vous avez cru devoir dire: Jouons, à cause de la bonne hum eur qu’il convient de garder dans les discussions entre amis, soit qu’il s’agisse de questions claires et aisées, ou de ques­ tions ardues et difficiles, apprenez-moi, je vous conjure, comment nous pouvons en venir là. Alors, quand faute de promptitude d’esprit, si ce n’est d’attention, nous ne sommes pas de l’avis qui nous est présenté, et que nous cherchons à faire prévaloir un avis contraire , si nous nous laissons aller à quelque liberté, nous ne tom­ berons pas sous le soupçon de vanité puérile qui cherche la renommée en attaquant des hommes illustres ; et lorsque nous prenons des précautions de langage pour adoucir une cer­ taine âpreté inséparable de toute réfutation, on ne dira plus que nous nous servons d ’une épée frottée de miel. J’ignore donc quel heureux mode de discussion vous proposeriez, pour évi­ ter ce double défaut ou en détourner le soup­ çon, à moins qu’il ne consiste à toujours ap­ prouver le savant ami avec lequel on discute une question, et que la plus petite résistance demeure interdite, même pour demander à s'instruire soi-même. 3. C’est alors assurément qu’on jouerait comme dans un champ sans l’ombre d’une crainte d’offense ; mais à un tel jeu il serait bien étonnant qu’on ne se jouât pas de nous. Quant à m oi, je l’avoue à votre charité , j ’ai appris à ne croire fermement qu’à l’infaillibilité des auteurs des livres qui sont déjà appelés canoniques ; à eux seuls je fais cet honneur et je témoigne ce respect. Si j ’y rencontre quel­ que chose qui paraisse contraire à la vérité , je ne songe pas à contester, mais je me dis que l’exemplaire est défectueux, ou bien que le

108

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

traducteur est inexact, ou bien encore que je de mensonge le livre des Rois, que de déclarer n’ai pas compris. Pour ce que je lis dans les David, un si grand prophète, si excellemment autres écrivains, quelle que soit l’éminence de choisi par le Seigneur Dieu , coupable d’avoir leur sainteté et de leur science, je ne le crois désiré et enlevé la femme d’un autre, et d'avoir pas vrai par la seule raison qu’ils l’ont pensé, commis, au profit de son adultère, un horrible mais parce qu’ils ont pu me persuader qu’ils homicide sur la personne du mari *. Quant à ne s’écartaient pas de la vérité, soit d'après le moi, tranquille sur la vérité certaine des saintes témoignage des auteurs canoniques, soit d’après Ecritures, placées à un si haut point de céleste des raisons probables. Je ne crois pas, mon autorité, je les lirai avec confiance; j ’ai appris frère, que vous soyez ici d’un autre sentiment à croire à leur véracité lorsqu’elles approuvent, que le m ien, et certainement vous ne voulez reprennent ou condamnent ; et je ne crains pas qu’on lise vos livres comme ceux des pro­ pas de laisser le blâme monter jusqu’aux per­ phètes ou des apôtres dont il serait criminel de sonnes d’ailleurs les plus dignes de louanges, mettre en doute la parfaite vérité. Cela est bien plutôt que de tenir pour suspectes toutes les loin de votre pieuse humilité et de la juste idée divines paroles elles-mêmes. 6. Les manichéens, ne pouvant détourner le que vous avez de vous-même ; car si vous n’é­ tiez pas hum ble, vous ne diriez pas: « Plût à sens de plusieurs passages de l’Ecriture qui a Dieu que nous méritassions vos embrasse- condamnent très-clairement leur coupable er­ a ments et qu’en de mutuels entretiens nous reur, prétendent que ces passages sont falsifiés, a pussions apprendre quelque chose l’un de sans attribuer toutefois cette fausseté aux apô­ tres qui ont écrit, mais à je 11e sais quels cor­ a l’autre ! » 4. Si, en considérant votre vie et vos mœurs, rupteurs des livres saints. Ils n’ont cependant je ne puis penser que vous ayez dit ceci fausse­ jamais pu le prouver ni par le nombre ou l’an­ ment ni par feinte, combien plus il est juste que cienneté des exemplaires,ni par l’autorité delà je croie à la sincérité de l’apôtre Paul dans ce langue sur laquelle a été faite la version latine ; passage sur Pierre et Barnabé : a Voyant qu’ils aussi ils demeurent vaincus sous le coup de a ne marchaient pas droit selon la vérité de la vérité connue de tout le monde, et se retirent a l’Evangile, je dis à Pierre devant tous : Si couverts de confusion. Votre sainte prudence a vous qui êtes ju if, vous vivez comme les ne comprend-elle pas quelle triomphante occa­ sion s’offrirait à leur malice, si nous disions, a gentils et non comme les juifs, pourquoi a forcez-vous les gentils à judaïser 1? » Com­ non pas que les livres des apôtres ont été falsi­ ment serai-je sûr qu’un homme ne me trompe fiés par d’autres, mais que les apôtres euxni dans ses écrits ni dans ses paroles, si l’Apôtre mêmes ont écrit des faussetés ? 7. Il n’est pas croyable, dites-vous, que trompait ses fils qu’il enfantait de nouveau, jusqu’à ce que le Christ, c’est-à-dire la vérité, Paul ait reproché à Pierre ce que lui-même fût formé en eux ! ? 11 leur avait dit : a Je avait fait. Je ne m’occupe pas maintenant de a prends Dieu à témoin que je ne vous mens ce que Paul a fait, mais de ce qu’il a écrit; a point en tout ce que je vous écris 3, » et ce­ c’est là surtout ce qui importe à la question, pendant il n’aurait pas écrit en toute vérité, et afin que la vérité des divines Ecritures,recom­ il aurait usé avec ses fils, de je ne sais quelle mandées à la mémoire pour édifier notre foi, dissimulation de condescendance en leur disant non point par des hommes ordinaires, mais par qu’il avait vu Pierre et Barnabé ne pas marcher les apôtres eux-mêmes, et revêtue, à cause de selon la vérité de l’Evangile, qu’il avait résisté cela, de l’autorité canonique, demeure de tout à Pierre en face, uniquement parce que Pierre point complète et hors de doute. Car si Pierre a fait ce qu’il a dû faire, Paul a menti en disant forçait les gentils à judaïser ! 5. Mais ne vaut-il pas mieux croire que qu’il avait vu Pierre ne pas marcher droit selon l’apôtre Paul n’a pas écrit en toute vérité, que la vérité de l’Evangile. Quiconque fait ce qu’il de croire que l’apôtre Pierre a fait quelque doit, fait bien. Et ce n’est pas dire vrai que de chose de m al? S’il en est ainsi, disons, ce qu’à dire de quelqu’un qu’il fait mal, quand on sait Dieu ne plaise, qu’il vaut mieux croire que qu’il a fait ce qu’il a dû. Mais si Paul a écrit la l'Evangile a m enti, que de croire que Pierre vérité, il demeure vrai que Pierre ne marchait ait renié le Christ ‘, qu’il vaut mieux accuser pas droit selon l’Evangile; il faisait donc ce

1

1 Gai. n, H .— ■ Ibid, iv, 19.— ‘ Ibid. , 20. — • Matth. xxvi,75.

* Il Rois, xi, 1, 17.

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

qu’il ne devait pas ; et si Paul avait déjà fait quelque chose de pareil, je croirai plutôt que, s’étant amendé lui-même, il n’avait pas pu né­ gliger de reprendre son collègue dans l’aposto­ lat, que je ne croirai à un mensonge dans son Epître, dans quelque épître que ce soit, et sur­ tout dans celle qui commence par ces mots : « Je prends Dieu à témoin que je ne mens pas « dans ce que je vous écris » 8. Pour moi je crois que Pierre avait agi ainsi pour forcer les juifs à judaïser ; car je lis que Paul l’a écrit, et je ne crois pas qu’il ait menti. Aussi, Pierre ne faisait pas bien. 11 était en effet contraire à la vérité de l’Evangile de faire croire aux chrétiens qu’ils ne pouvaient pas ss sauver sans les cérémonies de l’ancienne loi ; et c’est ce que prétendaient à Antioche ceux d’entre les juifs qui croyaient au Christ, et Paul combattit contre eux avec persévérance et vivacité. Si Paul a fait circoncire Timothée2, s’il s’est acquitté d’un vœu à Cenchrée 3 ; si, averti par Jacques à Jérusalem, il a pratiqué les cérémonies de la loi avec des gens qui le connaissaient *, ce n’était pas pour montrer que le salut des chrétiens pouvait s’opérer par ces cérémonies, mais pour ne pas faire con­ damner comme une idolâtrie païenne ces pres­ criptions d’origine divine qui convenaient aux temps anciens et figuraient les choses à venir. D’après ce qu’avait dit Jacques, on croyait que Paul enseignait qu’il fallait se séparer de Moïses. Or, il n’est pas permis à ceux qui croient en Jésus-Christ de se séparer d’un prophète de Jésus-Christ, et de détester ou de condamner la doctrine de celui dont le Christ lui-même a dit : « Si vous croyiez à Moïse, vous croiriez « à moi, car c’est de moi qu’il a écrit *. » 9. Soyez attentif, je vous prie, aux paroles mêmes de Jacques : « Vous voyez, mon frère, « dit-il à Paul, combien de milliers d’hommes « dans la Judée ont cru en Jésus-Christ, et tous « ceux-là sont zélés pour la loi. Or, ils ont ouï « dire de vous que vous enseignez à tous les « juifs, qui sont parmi les gentils, de se séparer « de Moïse en disant qu’ils ne doivent pas cir« concire leurs fils, ni marcher selon la cou« tmne. Que faire donc? Il faut les assembler « tous, car ils ont entendu dire que vous êtes « arrivé. Faites donc ce que nous allons vous « dire. Nous avons ici quatre hommes qui ont « fait un vœu ; prenez-les, purifiez-vous avec 1 Gai. i, 20.— * Act. xvi, 3. — » Ibid, xviu, 18.— 4 Ibid, xxi, 26. — 4 Ibid. 2. — * Jean, v, 46.

109

« eux, et faites-leur raser la tête à vos frais ; et a tous sauront que ce qu’ils ont entendu sur « vous est faux, et que vous continuez à obser« ver la loi. Pour ce qui est des gentils qui ont « cru, nous leur avons mandé qu’ils n’obser« veraient rien de semblable, mais qu’ils s’abs« tiendraient seulement de viandes immolées « aux idoles, du sang et de la fornication ' . b Il est clair, ce me semble, que Jacques conseilla cela pour démentir ce qu’avaient entendu dire de Paul ceux d’entre les juifs qui croyaient en Jésus-Christ et cependant restaient zélés pour la lo i, et pour qu’ils ne regardassent pas comme sacrilège, à cause de la doctrine du Christ, et comme écrite sans l’ordre de Dieu, la loi que Moïse avait donnée à leurs pères. Ces bruits sur Paul provenaient non pas de ceux qui compre­ naient dans quel esprit les juifs devenus chré­ tiens devaient désormais pratiquer les ancien­ nes cérémonies, c’est-à-dire pour rendre hom­ mage à leur divine autorité et à leur sainteté prophétique, et non pour en obtenir le salut qui se manifestait dans le Christ et se conférait par le sacrement du baptême ; mais ces bruits étaient répandus par ceux qui prétendaient que, sans l’observation des anciennes cérémo­ nies, l’Evangile ne suffisait pas pour le salut. Ils savaient en effet que Paul était un ardent prédicateur de la grâce et très-opposé à leurs intentions; qu’il enseignait que l’homme n’é­ tait pas justifié par les observations légales, mais par la grâce de Jésus-Christ, dont l’an­ cienne loi ne retraçait qu’une ombre ; et voilà pourquoi, voulant exciter contre lui la haine et la persécution, ils l’accusèrent d’être l’en­ nemi de la loi et des divins commandements. Paul ne pouvait mieux échapper à ces inculpa­ tions menteuses qu’en observant ce qu’on l’ac­ cusait de condamner comme sacrilège : par là il montrait qu’il ne fallait ni interdire aux juifs comme criminelles les anciennes cérémonies, ni forcer les juifs à les pratiquer comme néces­ saires. 10. Car s’il les avait réprouvées, ainsi qu’on le prétendait, et qu’il les eût cependant prati­ quées afin de cacher son sentiment sous une action sim ulée, Jacques ne lui aurait pas dit : « Et tous sauront, » mais il aurait dit : « Et « tous penseront que ce qu’ils ont ouï dire de « vous est faux ; b surtout parce que les apôtres avaient déjà ordonné dans Jérusalem même qu’on n’obligerait pas les gentilsà j udaïser2; mais 1 A ct. x x i. 2U-25. — ’A

x v , 28.

HO

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

non pas qu'on empêcherait les juifs d’observer les cérémonies judaïques, quoique la loi chré­ tienne ne les y obligeât plus eux-mêmes. Si donc ce fut après ce décret des apôtres que Pierre dissimula à Antioche pour forcer les gentils à judaîser, ce à quoi il n’était pas con­ traint lui-m ême, quoique pour recommander les divins oracles confiés aux juifs il n’en fût pas empêché ; faut-il s’étonner que Paul l’ait pressé de déclarer ouvertement ce qu’il se sou­ venait d’avoir prescrit avec les autres apôtres à Jérusalem ? 11. Si, au contraire, ce que je croirais davan­ tage , Pierre a fait cela avant le concile de Jérusalem , il n’est pas étonnant que Paul ait voulu qu’il ne cachât pas timidement, mais montrât en toute liberté ce qu’il savait être aussi son sentiment v ra i, soit qu’il lui eût communiqué son Evangile, soit qu’il eût appris la divine révélation qui lui avait été faite sur ce point, dans la vocation du centurion Cor­ neille ; ou bien parce qu’il l’avait vu manger avec les gentils, avant l’arrivée à Antioche de ceux qu’il redoutait; car nous ne nions pas que Pierre fût alors du même avis que Paul. Celui-ci ne lui enseignait donc pas la vérité sur ce sujet, mais il blâmait la dissimulation par laquelle il contraignait les gentils à jud aïser, uniquement parce que ces feintes semblaient autoriser ceux qui soutenaient que les croyants ne pouvaient se sauver sans la circoncision et les autres pratiques, ombres de l’avenir. 12. Paul fit donc circoncire Timothée, de peur que ceux des gentils qui croyaient en Jésus-Christ ne parussent aux yeux des juifs, et surtout des parents maternels de Timothée, détester la circoncision comme on déteste une idolâtrie : tandis que l’une fut l’œuvre de Dieu et l’autre du démon. Il ne fit pas circon­ cire T ite, de peur d’avoir l’air d’autoriser ceux qui disaient que, sans cette circoncision, on ne pouvait pas se sauver, et qui, pour trom­ per les gentils, publiaient cette opinion comme étant celle de Paul. Il le dit assez lui-même dans ces paroles: « Tite qui était avec moi, et « qui était grec, ne fut pas non plus forcé à la « circoncision ; et quoique de faux frères se « fussent introduits furtivement parmi nous « pour épier la liberté quenousavonsen Jésus« Christ et nous réduire en servitude, nous ne a leur cédâmes pas un seul instant, afin que « la vérité de l’Evangile demeurât parmi

a vous *. » On le voit ici, l’Apôtre comprenait ce que cherchaient ces faux frères: et pour ce motif il ne fit pas ce qu’il avait fait à l’égard de Timothée, et ce que lui permettait de faire cette liberté avec laquelle il avait montré qu’on ne devait pas rechercher ces cérémonies comme nécessaires, ni les condamner comme sacri­ lèges. 13. Mais, dites-vous, il faut prendre garde d’admettre dans cette discussion, comme les philosophes, de ces actes humains qui, tenant le milieu entre le bien et le péché, ne sont ni l’un ni l’autre, et de nous laisser embarrasser par cette objection que la pratique des cérémo­ nies légales ne saurait être indifférente, mais qu’elle est ou bonne ou mauvaise: si elle est bonne, nous devons nous y soumettre, et si elle est mauvaise , nous devons croire que la con­ duite des apôtres en cela n’a pas été sincère, mais simulée. — Pour moi, je ne crains pas tant pour les apôtres la comparaison avec les philosophes, quand ceux-ci disent quelque chose de vrai, que je ne craindrais pour eux la comparaison avec les avocats, quand ils men­ tent en plaidant. S’il a pu paraître convenable, dans l’Exposition même de l’Epître aux Gâ­ tâtes *, de s’appuyer sur ce dernier rapproche­ ment pour autoriser la dissimulation de Pierre et de Paul, pourquoi donc appréhenderai-je auprès de vous le nom des philosophes, qui sont vains, non pas parce que tout ce qu’ils disent est faux, mais parce qu’ils se confient en beau­ coup de choses fausses, et que, là où ils trou­ vent à dire des choses vraies, ils sont étrangers à la grâce du Christ, qui est la vérité ellemême. 14. Mais pourquoi ne dirai-je pas que les cé­ rémonies de l’ancienne loi ne sont pas bonnes; elles ne justifient point, car elles n’apparaissent que comme les figures de la grâce qui justifie; et que cependant elles ne sont pas mauvaises, puisque Dieu lui-même les prescrivit comme convenables à un temps et à des personnes? Je m’appuie aussi sur ce sentiment du prophète, par lequel Dieu déclare qu’il a donné à son peuple des rcqles qui ne sont pas bonnes3. C’est peut-être pour cela qu’il ne les appelle pas des règles mauvaises, mais seulement des règles qui ne sont pas bonnes, c’est-à-diiequi ne sont pas telles qne les hommes puissent devenir bons par elles, ou ne puissent pas devenir bons sans elles. Je voudrais que votre bienveillante 1 Gai. n, 3-5. — * Par saint Jérôme. — • Ezéchiel, xx. 25.

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

lit

sincérité m’apprît si un fidèle d’Orient qui va à les hérétiques qui, voulant être à la fois juifs Rome, doit faire semblant de jeûner les same­ et chrétiens, n’ont pu être ni chrétiens ni juifs. dis, excepté le samedi de Pâques. Dirons-nous Vous avez daigné m’avertir avec beaucoup de que le jeûne du samedi est un mal? ce sera bienveillance de prendre garde à leur erreur, condamner non-seulement l’Eglise de Rome, mais je ne l’ai jamais partagée. La crainte avait mais encore beaucoup d’autres Eglises voisines fait tomber Pierre dans ce sentiment, non par et quelques autres éloignées, où la même cou­ adhésion, mais par faux semblant, et Paul écri­ tume s’observe et demeure. Prétendrons-nous vit très-véritablement qu’il l’avait vu ne pas que c’est un mal de ne pas jeûner le samedi? marcher droit selon l’Evangile, et lui reprocha nous accuserons témérairement un très-grand très-véritablement de forcer les gentils à junombre d’Eglises d’Orient et la plus grande daïser. Lui, Paul, n’y contraignait personne ; il partie du monde chrétien. N’aimerez-vous pas observait sincèrement les anciennes cérémo­ que nous établissions un certain milieu qu’il est nies quand il le fallait, pour montrer qu’elles bon de garder, non dans un esprit de dissimu­ n’étaient pas condamnables ; mais il ne cessait lation, mais dans un esprit de condescendance de prêcher que ce n’était point par elles, mais et de déférence respectueuse? et cependant par la grâce de la foi révélée, que les fidèles il n’y a rien là-dessus de prescrit aux chrétiens pouvaient se sauver, afin de n’y pousser per­ dans les livres canoniques. A plus forte raison sonne comme à des pratiques nécessaires. Tout je n’ose appeler mauvais ce que la foi chré­ en croyant que l’apôtre Paul a fait ceci en com­ tienne elle-même m’oblige de regarder comme plète sincérité, je me garderais aujourd’hui étant de prescription divine; quoique cette d’imposer ni de permettre à un juif devenu même foi m'apprenne aussi que ce n’est point chrétien, rien de pareil; de même que vous, en cela que je suis justifié, mais par la grâce de qui pensez que Paul a usé de dissimulation, Dieu, au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur. vous n’imposeriez ni ne permettriez des dissi­ 15. Je dis donc que la circoncision et lesmulations semblables. autres pratiques de ce genre furent comman­ 16. Voulez-vous que je dise aussi que le dées par la volonté divine au peuple juif dans fond de la question, ou plutôt de votre senti­ le Testament appelé l’Ancien, comme une pro­ ment, c’est qu’après l’Evangile du Christ, les phétique figure de ce qui devait s’accomplir juifs devenus chrétiens font bien d’offrir des p arle Christ; ces choses, depuis leur accom­ sacrifices comme Paul, de circoncire leurs en­ plissement, ne sont plus, pour les chrétiens, fants comme Paul a circoncis Timothée, d’ob­ que des témoignages qui doivent servir à com­ server le sabbat comme l’observent tous les prendre les anciennes prophéties ; il n’est plus juifs, pourvu qu’ils ne fassent tout cela que par nécessaire de les suivre, comme si on attendait dissimulation? S’il en est ainsi, nous ne tom­ encore la révélation de la foi dont ces ombres berons plus dans l’hérésie d’Ebion ou de ceux annonçaient la venue. Mais, quoiqu’il ne fallût qu’on nomme communément nazaréens, ni point les imposer aux gentils, il ne convenait dans quelqu’autre de ces anciennes erreurs; pas pourtant de les ôter à la coutume des juifs, nous tomberons dans je ne sais quelle hérésie comme des choses détestables et condamna­ nouvelle, d’autant plus pernicieuse qu’elle ne bles. Elles devaient tomber lentement et peu à serait pas l’ouvrage de l’erreur, mais d’un des­ peu avec les progrès de la prédication, de la sein arrêté et d’une volonté menteuse. Si, pour grâce du Christ, par laquelle, seule, les croyants vous défendre, vous répondez que les apôtres sauraient qu’ils pourraient être justifiés et sau­ dissimulèrent alors, avec raison, de peur de vés, et non point par les ombres prophétiques scandaliser la faiblesse d’un grand nombre de de ce qui était présentement accompli : tout ce juifs, devenus chrétiens, qui ne comprenaient passé religieux finissait à la vocation des juifs, pas encore qu’il fallait rejeter ces cérémonies, devant le Christ vivant,et à l’arrivée des temps et que des dissimulations de ce genre seraient apostoliques. Il lui suffisait, pour son honneur, insensées, aujourd’hui que la doctrine de la de n’être pas repoussé comme quelque chose grâce chrétienne est établie au milieu de tant de détestable et de pareil à l’idolâtrie ; mais ces de nations, au milieu de toutes les Eglises du cérémonies ne devaient pas aller au delà, de Christ, par la lecture de la loi même et des pro­ peur qu’on ne les crût nécessaires et qu’on ne phètes, où l’on apprend de quelle manière il fit dépendre d’elles le salut, comme l’ont pensé faut comprendre ces prescriptions, sans qu’il

11'2

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

faille désormais les observer; pourquoi ne me vous affirme du fond de l’âme et devant Dieu, scra-t-il pas permis de dire que l’apôtre Paul savoir, qu’il ne m’a jamais paru que mainte­ et d'autres chrétiens d’une foi pure, devaient nant l’on puisse commander ou permettre à honorer ces anciennes cérémonies en les ob­ des juifs devenus chrétiens, d’observer ces an­ servant parfois en toute sincérité, de peur que ciennes cérémonies, dans quelque sentiment ces pratiques d’un sens prophétique, pieuse­ et pour quelque motif que ce soit, quoique mes ment gardées par les ancêtres, ne fussent dé­ sentiments sur Paul n’aient jamais varié de­ testées, par leurs descendants, comme des sa­ puis que ses épîtres me sont connues; il ne crilèges diaboliques? Sans doute, depuis l’avè­ vous paraît pas non plus à vous-même qu'il nement de la foi qu’elles annonçaient et qui a puisse appartenir aujourd’hui à qui que ce soit été révélée après la mort et la résurrection d’user de la dissimulation dont vous croyez du Seigneur, elles avaient perdu ce qui les fai­ que les apôtres ont usé. sait vivre comme devoirs; mais, semblables à 18. Vous dites, et vous soutiendriez contre le des corps morts, il fallait que leurs amis les monde entier, ce sont vos expressions, que les conduisissent à la sépulture, non par dissimu­ cérémonies des juifs sont pernicieuses et mor­ lation, mais par religion. Il ne convenait pas telles aux chrétiens , et que quiconque d’entre d’abandonner tout de suite ces restes et de les les juifs et les gentils les observera, tombera livrer aux calomnies des ennemis comme aux dans le gouffre du démon : j ’appuie tout a fait morsures des chiens. Tout chrétien, mainte­ ce sentiment, et j ’ajoute : Quiconque d’entre nant, fùt-il né juif, qui voudrait observer ces les juifs ou les gentils observera ces cérémo­ cérémonies, troublerait des cendres endor­ nies, non-seulement avec sincérité, mais même mies ; il ne porterait pas le mort, ou ne lui fe­ avec dissimulation, tombera dansle gouffre du rait pas pieusement cortège, il serait l’impie démon.Que voulez-vous de plus? De même que violateur d’un tombeau. la dissimulation des apôtres n’est pas à vos yeux 17. Je l’avoue toutefois, à l’endroit de maune raison pour ce temps-ci ; de même la sin­ lettre où je vous ai dit que Paul, déjà apôtre cérité de Paul dans les observations légales du Christ, avait observé les cérémonies des n ’autorise pas à mes yeux aujourd’hui ces pra­ Juifs afin de montrer qu’elles n’étaient pas per­ tiques : ce qu’on put alors approuver est de­ nicieuses pour ceux qui voudraient les prati­ venu détestable. Nous lisons : « La loi et les quer dans l’esprit de l’ancienne loi, j ’aurais dû « prophètes jusqu’à Jean-Baptiste1; les Juifs en borner l’usage possible au commencement « cherchaient à faire m ourir le Christ, parce de la révélation de la grâce chrétienne, car à u que non-seulement il violait le sabbat, mais ces premiers temps de la foi cela n’était pas « encore il disait que Dieu était son Père, se pernicieux. C’est peu à peu et plus tard que « faisant égal à Dieu 2; nous avons reçu grâce tous les chrétiens devaient délaisser ces céré­ «pour grâce; la loi a été donnée par Moïse, monies ; si cet abandon avait eu lieu soudaine­ « mais la grâce et la vérité ont été apportées ment, il eût été à craindre qu’on n’eût pas fait « par Jésus-Christ s; » malgré ces divers pas­ la ditlérence de la loi de Dieu donnée à son sages de l’Evangile, et quoiqu’il ait été an­ peuple par Moïse et des institutions de l’esprit noncé par Jérémie que Dieu ferait avec la mai­ immonde dans les temples des démons. Je dois son de Juda une alliance nouvelle et differente plutôt me reprocher d’avoir négligé ce com­ de l’alliance contractée avec leurs pères k, je plément de ma pensée que de me plaindre que ne crois pas que les parents du Seigneur luivous m’ayez repris à cet égard. Je vous dirai même l’aient fait circoncire par dissimulation. cependant que, longtemps avant de recevoir Peut-être dira-t-on que le Seigneur ne l’empê­ votre lettre, j ’avais brièvement touché à cette chait point à cause de son âge; mais je ne question dans un écrit contre le manichéen crois pas qu’il ait dit faussement au lépreux, Faust, et que je n’avais pas omis cette restric­ qu’il avait guéri par sa vertu propre et non par tion ; votre bienveillance pourra le lire si elle la puissance de la loi mosaïque : « Allez, et daigne en prendre la peine, et nos chers frères, « offrez pour vous le sacrifice que Moïse a prespar lesquels je vous envoie cet ouvrage, vous « crit pour leur servir de témoignage 5. » Ce prouveront, comme vous voudrez, que je l’a­ n’est point par dissimulation qu’il est monté à vais dicté auparavant. Au nom des droits de la • Luc, xvi, 16.— •Jean, v, 18.— • Ibid. ï, 16-17,-*-• Jérém. x rx i, charité, je vous demande de croire ce que je 31. — * Marc. if 44,

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

113

Jérusalem un jour de fête ; ce n’était point pour « ne convoiteras p oint1, » que les chrétiens être vu des hom m es, puisqu’il s’y rendit en doivent certainement observer, et que l’Evan­ secret. gile nous prêche si clairement. 11 assure que la t9. Le même apôtre a dit : « Voilà que, moi loi est sainte, que le précepte est saint, juste et « Paul, je vous dis que si vous vous faites cir- bon; puis il ajoute : « Ce qui est bon m ’a-t-il « concire, le Christ ne vous servira de rien '. » « donc donné la mort? pas du tout. Mais le Paul trompa donc Timothée et fut cause que le « péché, pour paraître d’autant plus péché , a Christ ne lui servit de rien. Répondra-t-on que « causé ma mort par ce qui était bon; de sorte cette pratique n’ayant été qu’une feinte n’a pu « que le pécheur, ou le péché est devenu excesnuire? Tels ne sont point les termes de l’A­ « sif par le commandement2. » Ce que l’Apôtre pôtre; il ne dit pas : Si vous vous faites circon­ dit du péché devenu excessif par la loi, il le dit cire sincèrement et non par dissimulation, ailleurs en ces termes : « La loi est survenue mais il dit d’une façon absolue : « Si vous vous « pour faire abonder le péché. Mais là où le « faites circoncire, le Christ ne vous servira de « péché a abondé, la grâce a surabondé 3. » Et « rien. » Vous voulez, vous, dans l’intérêt de dans un autre endroit, après avoir parlé de la votre opinion, qu’on sous-entende ces mots : dispensation de la grâce qui seule justifie, il S i ce n’est par dissimulation ; je demande, moi, s’interroge en quelque sorte lui-même, et dit : que vous nous permettiez d’entendre que ceux- « Pourquoi donc la loi? » Il répond aussitôt : ci : S i vous vous faites circoncire, s’adressent à « Elle a été établie à cause des prévarications ceux qui voulaient être circoncis, parce qu’ils «jusqu’à l’avènement de Celui à qui la procroyaient ne pouvoir se sauver autrement dans « messe a été faite 4. » Ceux qu’il dit être sous le Christ. Le Christ ne servait donc de rien à la loi d’une façon condamnable, ce sont ceux quiconque se faisait alors circoncire dans cet que la loi rend coupables ; car ils ne remplissent esprit, dans ce désir, dans cette intention ; pas la loi, tant que, faute de comprendre le l’Apôtre le dit ailleurs clairement : « Si c’est bienfait de la grâce pour observer les comman­ « par la loi qu’on obtient la justice, le Christ dements de Dieu, ils comptent oi'gueilleuse« est donc mort en vain 2. » Le passage que ment sur leurs propres forces. Car « la plénjvous avez rappelé vous-même le prouve aussi : « tilde de la loi est la charité3; et la charité de « Vous n’avez plus de part au Christ, vous qui « Dieu s’est répandue dans nos cœurs, » non « prétendez être justifiés par la loi ; vous êtes point par nous-mêmes, « mais par l’Esprit« déchus de la grâce \ » L’Apôtre blâme donc « Saint qui nous est donné 6. » Pour traiter ceux qui croyaient être justifiés par la loi et suffisamment cette question, il faudrait peutnon pas ceux qui observaient ces cérémonies être un volume tout exprès et assez étendu. Si en l’honneur de leur instituteur divin, sachant donc ce précepte de la loi : Tu ne convoiteras bien leur signification prophétique, et jusqu’à p o in t, si la faiblesse humaine sans le secours quel temps elles devaient durer. De là ces de la grâce de Dieu, tient l’homme sous le poids mots : « Si vous êtes conduits par l’E sprit, du péché, et condamne le prévaricateur plus « vous n’êtes plus sous la loi *; » d’où il ré­ qu’il ne délivre le pécheur; à plus forte raison les sulte, observez-vous, que celui qui est sous prescriptions simplement figuratives, telles que la lo i, non pas par condescendance , selon le la circoncision et les autres cérémonies condam­ motif que vous prêtez à nos anciens, mais en nées à une abolition nécessaire par la révélation toute vérité, comme je l’entends, n’a pas l'Es­ de la grâce, ne pouvaient justifier personne. Il prit-Saint. ne fallait pourtant pas les rejeter comme les 20. C’est une grande question, ce me semble,sacrilèges diaboliques des gentils, quoique la de savoir ce que c’est que d’être sous la lo i, grâce qu’elles avaient prophétisée commençât dans le sens condamné par l’Apôtre. Je ne à se révéler, mais il fallait en permettre un peu pense pas qu’il ait dit cela pour la circoncision l’usage, à ceux-là surtout qui venaient de ce ou pour les sacrifices faits par les juifs, et qui peuple à qui elles avaient été données. Elles ne le sont plus par les chrétiens, ni pour furent ensuite connue ensevelies avec honneur autres choses de ce genre, mais je pense qu’il pour être à jamais délaissées par tous les chré­ l’a dit pour ce précepte même de la loi : « Tu tiens. 1 Galat. v , 2. — * Ibid, il , 21. — * Ibid, v , 4. — 6 Ibid. V , 18 .

S. A ug. — T ome IL

' E x o d . x x , 17; D eut. v , 21. — 1 Rom. v n , 12, 13. — * Rom. v , 20. — * G ai. n i, 19. — 6 Rom. x m , 10. — 6 Ibid, v , 5.

8

414

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

21. Que voulez-vous dire, je vous prie, par ces mots : « Non par condescendance, connue a nos anciens l’ont pensé? » Ou bien c'est ce que j ’appelle mensonge officieux, une façon de devoir qui fait qu’on croit mentir honnête­ ment, ou bien je ne vois pas du tout ce que cela pourrait être, à moins que, sous le nom de condescendance, le mensonge ne soit plus le mensonge. Si cela est absurde, pourquoi ne dites-vous pas ouvertement que le mensonge officieux peut se soutenir? Le mot d'office vous répugne peut-être parce qu’on ne le trouve pas dans les livres ecclésiastiques ; notre Ambroise n’a pas craint pourtant d’intituler Des offices quelques-uns de ses livres pleins d’u­ tiles préceptes. Faut-il blâmer celui qui aura menti officieusement, et approuver celui qui aura menti par condescendance ? Mente où il voudra celui qui sera de cet avis, car c’est une grande question que celle de savoir si le men­ songe peut parfois être permis à des hommes de bien, même à des hommes chrétiens à qui il a été dit : a Qu'il y ail dans votre bouche « oui, non, non, pour que vous 11e soyez point a condamnés *, » et qui écoutent avec foi ces paroles : a Vous perdrez tous ceux qui profè« rent le mensonge *. » 22. Mais, comme je l’ai dit, c’est là une autre et grande question. Que celui qui pense qu'on peut parfois mentir soit juge de l’occasion où il croit pouvoir se le permettre, pourvu que l’on croie et que l’on soutienne fermement que nul mensonge ne se trouve dans les au­ teurs des saintes Ecritures, et surtout des Ecri­ tures canoniques; il ne faut pas que les dis­ pensateurs du Christ dont il a été dit : a On « cherche, parmi les dispensateurs, quelqu’un a qui soit fidèle J, » estiment avoir appris quel­ que chose de grand, en ayant appris à mentir pour la dispensation de la vérité : car le mot de fidélité signifie en langue latine qu ’011 fait ce qu’on dit. Or, là où l’on fait ce que l’on dit, il n’y a plus mensonge. Dispensateur fidèle , l’apôtre Paul, sans aucun doute, écrit donc avec fidélité ; il est le dispensateur de la vérité, et non pas de la fausseté. Donc aussi il a dit vrai quand il a écrit qu’il avait vu Pierre ne pas marcher droit selon la vérité de l’Evan­ gile, et qu’il lui avait résisté en face, parce qu’il forçait les gentils àjudaïser. Pierre reçut avec la sainte et bénigne douceur de l’humilité 1 Jacq. v, 12; Matth. V, 37. — * Ps. v, 7. Cor. iv, 2.

ce qui fut dit utilement et librement par la charité de Paul : rare et saint exemple qu’il donna ainsi à ceux qui devaient venir après lui, en leur apprenant à se laisser avertir même pardes inférieurs, si, par hasard, il leur arri­ vait de s’écarter du droit chemin ! Exemple plus saint et plus rare que celui de Paul, qui veut que nous osions résister à de plus grands que nous pour la défense de la vérité évangé­ lique, sans jamais blesser cependant la charité fraternelle. Quoiqu’il vaille mieux tenir le droit chemin que de s’en écarter en quelque ma­ nière, il est plus beau et plus louable de rece­ voir de bonne grâce une correction, que de relever courageusement une erreur. Paul mé­ rite d’être loué par sa juste liberté, Pierre pour sa sainte humilité. Cette humilité aurait dû être, selon moi, défendue contre les calomnies de Porphyre, au lieu de donner à celui-ci de plus graves motifs d’injures contre Pierre. Quel plus sensible outrage à faire aux chrétiens, que de les accuser d’user de dissimulation dans leurs écrits et dans la célébration du culte de leur Dieu ? 23. Vous me demandez de vous citer au moins quelqu’un dont je suive le sentiment en cette matière, tandis que vous nommez plu­ sieurs auteurs qui vous ont précédé dans l’ex­ pression des mêmes pensées ; et vous deman­ dez que, si je vous reprends dans votre erreur, je souffre que vous vous trompiez avec de tels hommes, dont j ’avoue n’avoir lu aucun. Ils sont six ou sept, mais il en est quatre dont vous ruinez vous-même l’autorité. D’abord quant au Laodicéen dont vous taisez le nom, vous dites qu’il est depuis peu sorti de l’Eglise; vous dites qu’Alexandre est un ancien héréti­ que ; je lis qu’Origènc et Didyme sont réfutés dans vos plus récents ouvrages, assez vivement et sur de grandes questions, quoique vouseussiez donné auparavant à Origène de merveil­ leuses louanges. Je crois donc que vous-même ne voudrez pas non plus errer avec ces hom­ mes-là, quoiqu’en parlant de la sorte vous ne pensez pas qu’ils se soient trompés sur ce point. Car qui voudrait errer avec qui que ce fût ? Restent trois auteurs, Eusèbe d’Emèse, Théo­ dore d’Héraclée et celui que vous citez ensuite, Jean, qui gouvernait, il n’y a pas longtemps, l’Eglise de Constantinople avec la dignité épis­ copale. 24. Or, si vous cherchez ou si vous vous rappelez ce qu’a pensé sur ce point notre Am-

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

broise ce qu’a pensé notre Cyprien 2, vous trouverez peut-être que nous ne manquons pas d’autorités (pie nous pouvons invoquer à l’ap­ pui de notre opinion. D’ailleurs je vous ai déjà dit que les livres canoniques sont les seuls à qui je doive une libre soumission, les seuls que je suive avec le sentiment que leurs auteurs ne peuvent errer en rien, ni écrire rien de faux. Si je cherchais un troisième auteur, pour en opposer trois aux trois que vous citez, je le trouverais, je crois, sans peine, en lisant beau­ coup ; mais en voici un qui me tiendra lieu de tous les autres; bien plus, qui est au-dessus de tous les autres, c’est l’apôtre Paul lui-même. J’ai recours à lui ; c’est à lui que j ’en appelle du sentiment contraire au mien, exprimé par les commentateurs de ses Epîtres; je l’inter­ pelle, je lui demande si, en écrivant aux Galates qu’il avait vu Pierre ne pas marcher droit selon la vérité de l’Evangile, et qu’il lui avait résisté en face parce qu’il forçait les gentils à judaïser, il a écrit la vérité ou s’il a menti par je ne sais quelle condescendance de fausseté. Et je l’entends me crier d’une voix religieuse au début de son récit : « Voilà que je prends « Dieu à témoin que je ne mens pas dans ce « que je vous écris 3. » 25. Que ceux qui pensent autrement me le pardonnent ; mais je crois plus un aussi grand apôtre prenant Dieu à témoin dans ses écrits de sa propre véracité, qu’un auteur quelque savant qu’il soit, dissertant sur les écrits d’au­ trui. Je ne crains pas qu’on dise que je défends ainsi Paul, non point par ce qu’il a simulé l’erreur des juifs, mais parce qu’il a’été vérita­ blement dans leur erreur; il ne simulait pas cette erreur, lui qui usant d’une liberté apos­ tolique convenable au temps, pratiquait au be­ soin, pour les honorer, ces anciennes cérémo­ nies, établies non par la ruse de Satan afin de tromper les hommes, mais par la Providence de Dieu, dans le but d’annoncer les choses fu­ tures ; et certainement il n’était pas non plus dans l’erreur des juifs, lui qui non-seulement savait, mais prêchait vivement et sans cesse que c’était une erreur d’imposer aux gentils ces cé­ rémonies, et de les juger nécessaires à la justi­ fication des fidèles, quels qu’ils fussent. 26. J’avais dit que Paul s’était fait comme juif avec les juifs, et comme gentil avec les 1 V oir le C om m entaire de sa in t Am broise sur l ’E p itre aux G alates. * L ett. LXXI, à Q uintus. — * G ai. i, 20.

115

gentils, non pas par une ruse menteuse, mais par une tendresse compatissante ; et il me sem­ ble qu’ici vous m’avez peu compris; ou plutôt je ne me suis peut-être pas suffisamment expli­ qué moi-même. Je n’ai pas voulu faire entendre que Paul ait dissimulé par miséricorde, mais qu’il avait été sincère dans ce qu’il faisait comme les juifs, autant qu’il l’était dans ce qu’il fit comme les gentils et que vous rappelez vous-même; et ici j ’avoue avec reconnaissance que vous êtes venu à mon aide. Je vous avais demandé dans ma lettre comment il faut en­ tendre que Paul se soit fait juif avec les juifs en feignant de pratiquer les cérémonies des juifs, puisqu’il s’est fait gentil avec les gentils sans feindre de sacrifier aux idoles comme les gentils; vous m ’avez répondu qu’il s’était fait gentil avec les gentils en recevant les incircon­ cis, en permettant qu’on se nourrît indifférem­ ment des viandes condamnées par les juifs : mais, dites-moi, a-t-il fait tout ceci par dissi­ mulation ? S’il serait absurde et faux de l’affir­ mer, admettez que dans ce qu’il a fait pour se conformer à la coutume des juifs avec une sage liberté, il n’agit point par une nécessité servile, et chose plus indigne encore, par une trompeuse dispensation. 27. En effet, il déclare aux fidèles et à ceux qui ont connu la vérité, à moins qu’on ne l’ac­ cuse ici de mensonge, « que toute créature de « Dieu est bonne, et qu’on ne doit rien rejeter a de ce qui se mange avec action de grâces *. » Paul croyait donc, Paul qui était non-seulement un homme fidèle, mais surtout un fidèle dis­ pensateur; lui qui non-seulement connaissait la vérité, mais qui en était le docteur; il regar­ dait donc, non avec dissimulation, mais sincè­ rement comme bon tout ce qui a été créé de Dieu pour la nourriture des hommes. Et puis­ qu’il s’était fait gentil avec les gentils, sans feindre aucune observance de leurs sacrifices et de leurs cérémonies, mais seulement en connaissant lui-même et en enseignant ce qu’il fallait penser des viandes et de la circoncision, pourquoi n’aurait-il pas pu se faire juif avec les juifs sans avoir l’air de pratiquer les céré­ monies des juifs? Pourquoi aurait-il gardé la fidélité d’un bon dispensateur pour l’olivier sauvage enté sur l’olivier franc, et aurait-il pris je ne sais quel voile de dissimulation à l’égard des branches naturelles qui tenaient au tronc de l’arbre? Pourquoi se serait-il fait gentil avec 1 I Tim, iv, 4t

i il)

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

les gentils en enseignant ce qu'il pensait, en pensant ce qu’il disait, et se serait-il fait juif avec les juifs en gardant dans le cœur des sen­ timents contraires à ses paroles, à ses actions, à ses écrits? Dieu nous garde ,de croire cela 1 L’Apôtre devait aux uns et aux autres la cha­ rité d’un cœur pur et d’une bonne conscience, et d’une foi non feinte *. C’est ainsi qu’il se lit tout à tous pour les sauver tous, non par une ruse menteuse, mais par une tendresse compa­ tissante ; c’est-à-dire non pas eu ayant l'air de faire le mal comme les autres, mais en travail­ lant à guérir miséricordieusement tous les maux, comme s’ils eussent été les siens pro­ pres. 28. Aussi lorsqu’il ne laissait voir en luimême aucun éloignement pour les cérémonies de l’ancienne alliance, il ne trompait point par commisération, mais il honorait très-sincère­ ment des prescriptions divines qui devaient durer un certain temps, et ne voulait pas qu on pût les confondre avec les sacrifices des gentils. 11 se faisait juif avec les juifs, non point par une ruse menteuse mais par une tendresse compatissante, quand il voulait les tirer de leur erreur comme si elle eût été la sienne, de 1 er­ reur par laquelle les Juifs refusaient de croire en Jésus-Christ, ou par laquelle ils pensaient pouvoir se purifier de leurs péchés et se sauver par l’observance de leurs anciennes cérémonies : il aimait son prochain comme lui-même, et faisait aux autres ce qu’il aurait voulu qu’on lui fit s’il en avait eu besoin : « c’est la loi et les prophètes, » comme le Seigneur le déclare, après l’avoir ensei­ gné *. 29. Cette tendresse compatissante, l’Apôtre la recommande aux Galates lorsqu’il dit : « Si quelqu’un est tombé par surprise en quelque « péché, vous autres qui êtes spirituels, ayez « soin de le relever dans un esprit de douceur, « chacun de vous faisant réflexion sur soi« même, et craignant d’être tenté aussi bien a que lui 3. » Vo)ez s’il ne dit pas : Devenez semblable à lui pour le gagner. Non pas certes qu’il faille commettre la même faute ou feindre de l’avoir commise; mais dans le péché d’au­ trui on doit voir la possibilité de sa propre chute, et on doit secourir les autres avec misé­ ricorde comme on voudrait être soi-même secouru : c’est-à-dire, non avec une ruse men* I Tim. i, 5. — * Matth. vu, 12. • Gai. VI, 1.

tcuse, mais avec une tendresse compatissante. C’est ainsi que l’apôtre Paul en a agi avec le juif, avec le gentil, avec chaque homme en­ gagé dans l’erreur ou dans quelque péché ; il ne feignait pas d’être ce qu’il n’était pas, mais il compatissait parce que, étant homme, il au­ rait pu le devenir : il se faisait tout à tous pour les sauver tous. 30. Daignez, je vous en prie, vous considérer un peu, vous considérer vous-même à l’égard de moi-même ; rappelez-vous, ou, si vous en avez gardé copie, relisez la courte lettre que vous m’avez envoyée par notre frère Cyprien, aujourd’hui mon collègue; voyez avec quel accent sincère et fraternel, avec quelle effusion pleine de charité, après m ’avoir vivement re­ proché quelques torts envers vous, vous ajou­ tez : « Voilà ce qui blesse l’amitié, voilà ce qui « en viole les droits. N’ayons pas l’air de nous « battre comme des enfants, et ne donnons pas « matière à disputes à nos amis ou à nos dé« tracteurs *. » Je sens que non-seulement ces paroles partent du cœur, mais qu’elles sont un conseil que vous me donnez avec bienveillance. Vous ajoutez ensuite, et je l’aurais compris lors même que vous ne le diriez pas : « Je vous « écris ceci parce que je désire vous aimer sin« cèrement et chrétiennement, ni rien garder « dans le cœur qui ne soit sur mes lèvres. » O saint homme ! bien véritablement aimé de mon cœur, comme Dieu le voit dans mon âme, ce sentiment que vous m’avez exprimé dans votre lettre et dont je ne puis douter, je crois que l’apôtre Paul l’a témoigné non à chaque homme en particulier, mais aux Juifs, aux Grecs, à tous les Gentils ses fils, à ceux qu’il avait engendrés dans l’Evangile ou à ceux qu’il travaillait à enfanter, et ensuite à tous les chré­ tiens des temps à venir, pour lesquels celte épître devait être conservée, afin que l’Apôtre ne gardât rien dans le cœur qui ne fû t sur ses lèvres. 31. Assurément vous vous êtes fait vousmême tel que je suis, non par ruse menteuse, mais par tendresse compatissante, quand vous avez penséqu’il ne fallait pas me laisser dans la faute où vous croyiez que j ’étais tombé, comme vous auriez voulu qu’on ne vous y eût pas laissé si vous y étiez tombé vous-même. Aussi tout en vous rendant grâce de votre bienveillance, je demande que vous ne vous fâchiez pas contre moi si je vous ai dit mon sentiment sur 1 Ci-dessus, lett. Lxxir, n. 4.

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

117

33. Si je vous ai écrit que je n’avais envoyé ce qui m’avait fait quelque peine dans vos écrits : je désire que tous en usent avec moi contre vous aucun livre à Rome, c’est que je comme j ’en ai usé avec vous; je désire qu’on ne donnais pas le nom de livre à une simple m ’épargne de fausses louanges quand on a lettre ; aussi j ’ignore absolument de quelle trouvé à redire dans mes ouvrages, ou que, si autre chose on a pu vous parler ; je n’avais pas on relève mes fautes devant les autres, on ne les envoyé cette lettre à Rome, mais à vous ; je ne taise pas devant moi : car c’est surtout de la la regardais pas comme une lettre contre vous, sorte qu’on blesse l’amitié et qu’on en viole car je savais que mon but unique était de vous les droits. Je ne sais si on peut appeler de avertir avec la sincérité de l’amitié de nous chrétiennes amitiés celles qui s’inspirent bien rectifier l’un l’autre par l’échange de nos idées. plus du proverbe vulgaire : « La complaisance Sans parler maintenant de vos amis, je vous « engendre des amis, la vérité engendre la conjure, par la grâce de notre rédemption, de « haine ', » que de cette maxime du Sage : « Les ne pas m ’accuser de perfide flatterie si j ’ai « blessures d’un ami sont plus fidèles que les rappelé dans ma lettre les grands dons que la « doux baisers d’un ennem i2. » bonté de Dieu a répandus sur vous; mais si je 32. Apprenons plutôt, autant que nous levous ai offensé en quelque chose, pardonnezpourrons, à nos amis sincèrement favorables à le-moi ; n’allez pas au delà de ma pensée pour ce nos travaux, qu’on peut entre amis différer que je vous ai rappelé de je ne sais quel poète d’opinion sur un point de doctrine, sans que la avec plus d’imprudence peut-être que de litté­ charité en soit diminuée, sans que la vérité qui rature; je ne vous ai pas dit cela, comme alors est due à l’amitié engendre la haine, soit que le même j ’ai eu soin de vous en prévenir, pour contradicteur ait raison, soit qu’il dise autre que vous recouvrassiez les yeux de l'esprit, que chose que le vrai, mais avec une constante certes vous n’avez jamais perdus, mais pour bonne foi, ne gardant jamais dans le cœur que vos yeux sains et toujours ouverts se tour­ rien qui ne soit sur ses lèvres. Aussi que nos nassent plus attentivement vers la matière en frères vos amis, ces vases du Christ, selon votre discussion. Je n’ai songé ici qu’à la palinodie témoignage, croient bien que ce n’est pas ma que nous devons chanter comme Stésichore, si faute si ma lettre à votre adresse est tombée en nous avons écrit quelque chose qu’il convienne d’autres mains avant de parvenir jusqu’à vous, de faire disparaître dans un écrit suivant ; je n’ai mais que j ’en ai été vivement affligé. Il serait jamais pensé à vous attribuer ni à craindre pour long et, je pense, fort inutile de vous raconter vous la cécité de ce poète, et je vous en prie de comment cela s’est fait ; il suffit si on me croit, nouveau, reprenez-moi avec confiance, chaque il suffit qu’on sache qu’il n’y est entré aucun des fois que vous croirez qu’il en est besoin. Quoi­ desseins qu’on m’a prêtés ; je ne l’ai ni voulu que, selon les titres d’honneur qui sont en ni ordonné, je n’y ai pas conseuti, je n’aurais usage dans l’Eglise, l’épiscopat soit plus grand jamais pensé que cela pût arriver. Si vos amis que la prêtrise, cependant, en beaucoup de ne croient pas ce que j ’atteste ici devant Dieu, choses, Augustin est inférieur à Jérôme : et je n’ai plus rien à faire ; à Dieu ne plaise que d’ailleurs nous ne devons ni repousser ni dé­ je les accuse de souffler la malveillance à votre daigner les corrections de la part d’un inférieur sainteté pour exciter entre vous et moi des quel qu’il puisse être. inimitiés! Que la miséricorde du Seigneur 34. Vous m ’avez pleinement persuadé de notre Dieu éloigne de nous ce malheur! Mais l’utilité de votre version des Ecritures faites vos amis, sans aucune intention mauvaise, sur l’hébreu: vous rétablissez ainsi ce qui a été ont pu aisément soupçonner un homme d’une omis ou corrompu par les Juifs. Mais je de­ faute humaine ; voilà ce que je dois croire mande que vous daigniez m’apprendre par d’eux, s’ils sont des vases du Christ, vases quels Juifs ces omissions ou ces mutilations d’honneur et non pas d’ignominie, disposés de ont été faites ; si c’est par des traducteurs juifs Dieu dans la grande maison pour l’œuvre du antérieurs à l’arrivée du Seigneur, et, dans ce bien 3. Si cette protestation vient à leur con­ cas, qui sont-ils ou quel est-il? ou bien si c’est naissance, et qu’ils persistent dans leurs soup­ par des interprètes venus ensuite, qu’on pour­ çons, vous voyez vous-même qu’ils n’agiront rait soupçonner d'avoir supprimé ou changé quelque chose des exemplaires grecs, de peur pas bien. ([ue ces témoignages ne conciliassent contre * T é r., A n d r ., act. i, sc. 1.*— 1 P r. XXVII, 6 .— 4 It T im . il, 20, 21.

118

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

eux au profit de la foi chrétienne ; pourquoi les répandrait au loin. Je ne voudrais pas, je les Juifs des temps antérieurs à Jésus-Christ vous l’assure, qu’il arrivât aux vôtres ce qui auraient-ils fait cela? je n’en sais vraiment est arrivé aux miennes, ce dont vous avez rai­ rien. son de vous plaindre. Il ne faut pas cependant Envoyez-nous ensuite, je vous en prie, votre qu’il y ait entre nous seulement la charité, il version des Septante : j ’ignorais que vous faut qu’il y ait aussi la liberté de l’amitié, et l'eussiez mise au jour ; je désire aussi lire le que nous puissions nous dire l’un à l’autre ce livre dont vous m’avez parlé en passant, sur qui nous aura émus dans nos ouvrages, mais la meilleure manière de traduire, et savoir toujours dans cet esprit de dilection frater­ comment, dans une version, la connaissance nelle qui plaît à l’œil de Dieu. Si vous ne pen­ des langues peut se concilier avec les conjec­ sez pas que cela puisse se faire entre nous sans tures des commentateurs; car quelles que offenser l’amitié, ne l'essayons pas. Assuré­ soient la pureté et l’unité de leur foi, il est ment la charité que je voudrais entretenir avec impossible qu’ils n’arrivent pas à des sentiments vous, est supérieure à ces offenses ; mais une divers par l’obscurité de beaucoup de passages. charité moins parfaite vaudrait encore mieux Toutefois, je le répète, une telle variété n’em­ que rien *. pêche pas l’unité de la croyance, puisqu’un même commentateur peut entendre de diffé­ LETTRE LXXXIII. rentes manières le même endroit obscur, tout (Année 401.) en conservant la même foi. Règlem ent de questions d’intérêt dans la vie religieuse. 35. Ce qui me fait souhaiter votre version des Septante, c’est que je voudrais me passer de AU BIENHEUREUX SEIGNEUR ET RESPECTUEUSEMENT cette foule de traducteurs latins dont la témé­ CHER ET DÉSIRABLE FRÈR E ET COLLÈGUE DANS raire ignorance a osé les traduire ; je voudrais l ’é p i s c o p a t , a l y p e , e t a u x f r è r e s q u i s o n t aussi montrer, une fois pour toutes, si je le AVEC LU I, AUGUSTIN ET LES FRÈR ES AVEC QUI IL pouvais, à ceux qui me croient jaloux de vos nA B IT E , SALUT DANS LE SEIGNEUR. utiles travaux, que si je ne fais pas lire dans les églises votre traduction sur l’hébreu, c’est 1. La tristesse de l’Eglise de Thiave ne lais­ afin de ne paraître pas introduire quelque chose sera aucun repos à mon cœur, jusqu’à ce que de nouveau contre l’autorité des Septante, et je sache les fidèles de cette Eglise revenus pour de ne pas troubler par un grand scandale le vous à leurs sentiments d’autrefois : il faut que peuple du Christ, accoutumé de cœur et cela se fasse sans retard. Si l’Apôtre s’est tant d’oreille à une version approuvée des apôtres occupé d’un seul homme pour empêcher eux-mêmes. Aussi, puisque, dans l’hébreu, au qu’une trop grande tristesse ne l’accablât, et livre de Jonas ’, l’arbrisseau en question n’est pour éviter les surprises de Satan, dont nous ni un lierre ni une citrouille, mais je ne sais connaissons tous les artifices combien, à quoi qui se soutient sur son propre tronc, sans plus forte raison, nous faut-il de vigilance afin avoir besoin d’aucun appui, j ’aimerais mieux d’épargner ces angoisses à tout un troupeau, qu’on lût le nom de citrouille dans toutes les et surtout à ceux qui sont depuis peu rentrés versions latines ; car je crois que les Septante dans l’unité catholique s, et que je ne puis en n’ont pas mis ce nom sans dessein; ils voyaient 1 Entre deux grands hommes, qui étaient aussi deux grands saints, sans doute qu’il désignait quelque chose de il n’était pas possible que la vérité ne triomphât point. Cette lettre semblable à l’arbrisseau dont parle le pro­ de saint Augustin fit une vive impression sur l’esprit de saint Jérôme qui se rendit à l’avis de l’évèque d’Hippone; dans son ouvrage contre phète. Pélage, sous forme de dialogue entre Atticus et Critobule, le solitaire Bethléem dit qu’il n’y a pas ou qu’il y a peu d’évèques irrépro­ En voilà assez, et beaucoup trop peut-être, de chables, puisque Pierre jui-méme a mérité les reproches de l’apôtre en réponse à ces trois lettres, dont deux m’ont Paul, o Qui se plaindra, s’écrie-t-il, qu’on lui refuse ce que n’a pas a eu le prince même des apôtres ? • Dix ou onze ans après la lettre été remises par Cyprien, et la troisième par qu’on vient de lire, saint Augustin, écrivant à Océanus au sujet du Firmin. Répondez-moi ce que vous jugerez mensonge officieux, lui disait : « Le vénérable frère Jérôme et moi a nous avons assez traité cette question ; dans son récent ouvrage convenable pour mon instruction ou pour a contre Pélage, publié sous le nom de Critobule, il a adopté sur ce celle des autres. Désormais je mettrai le plus a point et sur les paroles des apôtres le sentiment du bienheureux n Cyprien que nous avons suivi nous-méme. » On verra dans la grand soin, avec l’aide de Dieu, à ce que mes suite de ce travail la lettre de l'évèque d’Hipponc à Océanus, qui la exxx» du recueil. lettres vous parviennent avant tout autre qui forme 1 II Cor. Il, 7, 11. * Jonas, iv, G.

* Le peuple de Thiave venait de renoncer au schisme de Donat,

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

aucune manière abandonner ! Mais parce que le peu de temps que nous nous sommes vus ne nous a pas permis d’élucider ensemble et avec soin cette question, votre sainteté trou­ vera ici ce qui m’a paru le meilleur après y avoir beaucoup pensé depuis que nous sommes séparés ; et si vous êtes de cet avis, qu’on leur envoie au plus tôt la lettre que je leur ai écrite en votre nom et au mien *. 2. Vous avez dit qu’on leur donne une moi­ tié, et que je leur procure l’autre moitié, de quelque part que ce soit. Je pense, moi, que si on leur ôte tout, on saura au moins que ce n’est pas d’argent, mais de justice, que nous nous occupons tant. Mais si nous leur accor­ dons une moitié et que nous composions ainsi avec eux, on dira qu’il n’y avait qu’une ques­ tion d’argent dans toute la peine que nous avons prise ; vous voyez quel mal il s’en sui­ vra; aux yeux des gens de Thiave nous passe­ rons pour avoir retenu la moitié d’une chose qui ne nous appartenait pas; à nos yeux, ils au­ ront le tort d’avoir injustement souffert de pro­ fiter de la moitié d’un bien qui revenait tout entier aux pauvres. « Il faut prendre garde, « dites-vous, tout en voulant régulariser une « chose douteuse, de faire de plus grandes « blessures. » Cette observation sera également vraie si on leur accorde moitié ; car pour con­ server cette moitié comme on veut le faire ici, ceux dont nous voulons favoriser la conversion* seront portés à retarder le plus possible la vente de leur bien. Ensuite la question estelle vraiment douteuse quand il s’agit, en évitant de fâcheuses apparences, d’épargner à tout un peuple le scandale énorme de croire souillés d’une avarice sordide, ses propres évêques, pour lesquels il a tant d’estime ? 3. Celui qui se retire dans un monastère, s’il le fait d’un coeur sincère, ne pense pas à re­ tarder l’accomplissement de ses engagements, surtout après avoir été averti combien ce serait mal. S’il trompe, s’il cherche ses intérêts et non point ceux de Jésus-Christs, il n’a pas la charité ; et dès lors que lui servirait-il d’avoir distribué tous ses biens aux pauvres, et même d’avoir livré son corps pour être brûlé 4? Ainsi et on lui avait donné pour prêtre un religieux du monastère de Thagaste, nommé Honoré. Celui-ci n'ayant pas encore disposé de ses biens, l’Eglise de Thiave y prétendait et ne voulait pas qu’on les laissât au monastère. Augustin engage son saint ami à y consentir. * Cette lettre nous manque. J En les admettant dans nos monastères. * Philip, u, 21. — * I Cor. xui, 3.

H9

que nous l’avons dit ensemble, le plus sûr moyen d’éviter ces difficultés, c’est de n’ad­ mettre personne dans nos communautés avant que le postulant soit entièrement débarrassé des empêchements du siècle, c’est d’attendre qu’il ne possède plus rien. Mais cette mort des faibles, cet immense obstacle au salut des malheureux que nous cherchons avec tant de peine à ramener à l’unité catholique, nous ne pouvons l’éviter autrement qu’en leur mon­ trant avec évidence que l’argent ne nous occupe pas dans une semblable affaire. Ils ne le croi­ ront pas, à moins que nous ne leur abandon­ nions ce qu’ils pensent avoir toujours été le bien de ce prêtre; et si ce bien n’était pas à lui, ils auraient dû le savoir dès le commencement. 4. Il me paraît donc que l’on doit conserver pour règle, en cette matière, que tout ce qui appartient à un clerc, par le droit ordinaire de propriété, devient la possession de l’Eglise pour laquelle on l’a ordonné. Or le bien dont il s’agit appartient tellement par ce droit au prêtre Honoré, que s’il n’avait pas été ordonné clerc, qu’il fût resté dans le monastère de Thagaste, et fût mort sans avoir ni vendu ni légué ce bien par une donation incontestable, il se­ rait devenu la propriété de ses héritiers : c’est ainsi que le frère Emilien hérita des trente sous d’or 1 de son frère Privât. On doit donc prendre ses précautions à cet égard; si les pré­ cautions n’ont pas été prises, il faut se confor­ mer au droit établi dans la société civile : nous échapperons ainsi, non-seulement à tout ce qui est mal, mais encore à toute mauvaise ap­ parence, et nous garderons celte bonne re­ nommée si nécessaire à un ministère comme le nôtre. Or, que votre sainte prudence consi­ dère combien ces apparences sont contre nous. Craignant de me tromper moi-même, comme je le fais d’ordinaire lorsque je me laisse trop aller sur la pente de mon sentiment, j ’ai conté toute l’affaire à notre collègue Samsucius, sans toutefois lui parler de la peine oû nous avions vu les gens de Thiave; et avant de lui faire connaître quel est actuellement mon avis, je lui ai confié ce que nous avions cru devoir faire vous et moi, pour résister aux prétentions de ce peuple. Il a eu horreur de ce que je lui ai dit et a été étonné que nous ayons pu penser 1 Le sou d'or ou le sol d’or, qui était en usage en Afrique sous la domination romaine, et qui passa dans la monnaie des Francs, con­ quérants des Gaules, se retrouve jusques au commencement de la troisième race de nos rois. On De pourrait aujourd’hui que très-approximativement en déterminer la valeur.

120

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

de la sorte; ce qui l’affligeait, c’étaient unique­ LETTRE LXXX1V. ment les mauvaises apparences absolument in­ dignes et de notre vie, et de la vie et des mœurs (Année 405) de qui que ce soit. 5. C’est pourquoi je vous supplie de signer Charmante lettre de saint Augustin où se rencontrent l’évêque la lettre que j'ai écrite aux fidèles de Thiaveen et l’ami. votre nom et au mien, et de ne pas tarder à la leur envoyer. Et si par hasard la justice de AU BIENHEUREUX SEIGNEUR, AU VÉNÉRABLE ET DÉSIRABLE FRÈR E ET COLLÈGUE DANS LE SACER­ notre premier sentiment vous semblait évi­ DOCE, NOVAT *, ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC dente, n’obligeons pas les faibles à comprendre LUI, AUGUSTIN, ET LES FRÈRES AVEC QUI IL HA­ ce que je ne comprends pas encore moi-même ; B ITE, SALUT DANS LE SEIGNEUR. appliquons-leur ici ces paroles du Seigneur: « J’aurais encore beaucoup de choses à vous 1. Je sens combien je parais dur, et c’est à « dire, mais vous ne pourriez pas les porter « présentement » Le Seigneur compatissait peine si je me supporte moi-même, de ne pas en­ à de semblables faiblesses, lorsqu’au sujet du voyer à votre sainteté et de ne pas laisser partir paiement du tribut, il disait: « Les fils eu sont mon fils, le diacre Lucille, votre frère. Mais a exempts, mais de peur de les scandali­ lorsque, pour les besoins d’Eglises éloignées de ser, etc. ; » et qu'il envoya Pierre pour payer vous, vous commencerez à vous séparer de le tribut qu'on demandait*. Le Seigneur con­ quelques-uns de vos élèves les plus chers et les naissait un autre droit par lequel il n’était sou­ plus dignes d’être aimés, vous comprendrez de mis à rien de tel ; mais il payait le tribut par quelles peines intérieures je suis déchiré par ce même droit qui aurait mis le bien du prêtre l’absence d’amis qui me sont tendrement unis. Honoré aux mains de son héritier, s'il était Car, pour écarter votre pensée, les liens du mort sans avoir vendu ou donné son bien. L a- sang qui vous attachent à Lucille ne sont pas pôtre P au l, d’après le droit même de l’Eglise, plus forts que les liens d’amitié par lesquels pouvait en toute sûreté de conscience exiger Sévère et moi nous tenons l’un à l’autre ’, et les honoraires qui lui étaient dus 3; mais il ne cependant vous savez combien il m’arrive ra­ les exigeait pas pour épargner les faibles ; et rement de le voir. Ce n’est ni ma faute ni la uniquement pour éviter les soupçons qui pou­ sienne; mais nous préférons aux besoins de vaient altérer la bonne odeur du Christ, il notre vie présente les besoins de l’Eglise notre s’abstenait de toute mauvaise apparence par­ mère, en vue du siècle futur qui doit nous tout où il le fallait', et n’attendait pas d'avoir réunir à jamais. Combien devez-vous mieux causé de la tristesse aux hommes. Quant à nous, supporter, dans l’intérêt de l’Eglise notre mère, qu'une expérience tardive nous fasse au moins l’absence d’un frère avec lequel vous ne vous êtes pas nourri de l’aliment divin aussi long­ réparer le tort de notre imprévoyance. G. Enfin, parce que je crains tout et que je temps que moi avec mon cher compatriote me souviens que vous me proposâtes, au mo­ Sévère! C’est à peine, maintenant, s’il me ment de notre séparation, de me considérer parle de temps en temps dans de petites lettres, comme débiteur de la moitié du bien auprès de presque toutes remplies de soins et d’affaires nos frères de Thagaste, j ’y consens si vous d’autrui, et qui ne m’apportent aucune fleur voyez clairement que cela soit juste; j ’y mets une de ces prairies où nous respirions ensemble les seule condition ; c’est que je le payerai quand parfums du Christ. 2. « Mais quoi donc? » me direz-vous peutj ’aurai de quoi, c’est-à-dire quand le monas­ tère d’Hippone pourra payer cela sans trop de être, « mon frère auprès de moi ne sera-t-il pas gêne ; quand on lui léguera une somme « utile à l’Eglise? Est-ce pour autre chose que égale à la somme réclamée, et qu’à chacun de « pour le service de l’Eglise que je désire l’avoir nos frères, quel que soit leur nombre, sera af­ « avec moi? » Assurément, si votre frère de­ vait, auprès de vous autant qu’ici, gagner ou fectée la même part qu’aujourd’hui. * Jean, xvi, 12. — 1 Matth. xvti, 26. * Saint Paul disait : • N'avons-nous pas le droit d'être nourri à vus « dépens? » I Cor. ix, 4. * l.Cor. ix, 1-24.

1 II y cnt un évêque de Sétif, du nom de Novat, dans la célèbre conférence de Carthage. Est-ce le même que ce Novat auquel s’adresse cette lettre de saint Augustin? Il est permis de le croire. 1 Sévère était né à Thagaste comme saint Augustin. 11 occupait le siège de Milève.

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

conduire des brebis au Seigneur, il n’est per­ sonne qui n’eût le droit de m'accuser, je ne dis pas de dureté, mais d’iniquité. Les intérêts re­ ligieux de notre ministère souffrent parmi nous du manque d’ouvriers évangéliques qui sa­ chent la langue latine ; l’usage de cette langue est, au contraire, commun dans le pays que vous habitez ; serait-ce pourvoir au salut des peuples du Seigneur que de vous envoyer celui qui est doué d’une aptitude si précieuse, et de l’enlever à notre contrée, pour laquelle nous l’avons souhaité avec une si grande ardeur de cœur? Pardonnez-moi donc ce que je fais con­ tre votre désir et à regret : j ’y suis obligé par les devoirs de mon ministère. Le Seigneur, en qui vous avez mis votre cœur, bénira vos tra­ vaux pour vous récompenser de ce sacrifice ; car c’est vous surtout qui avez accordé le dia­ cre Lucile à l’ardente soif de notre pays. Je ne vous devrai pas peu si vous daignez m’épargner de nouvelles instances à cet égard ; je ne vou­ drais pas paraître trop dur à votre vénérable et sainte bienveillance.

121

mon frère, mais encore mon collègue. Car il ne peut se faire qu’un évêque de l’Eglise ca­ tholique, quel qu’il soit, ne reste pas mon col­ lègue, tant qu’il n’a pas été condamné par un jugement ecclésiastique. La seule raison qui m ’empêche de communiquer avec vous, c’est que je ne puis vous flatter. Comme c’est moi qui vous ai engendré en Jésus-Christ par l'E­ vangile, je vous dois plus qu’un autre les justes et sévères avertissements de la charité. L’heu­ reux souvenir des âmes que vous avez rendues, avec l’aide de Dieu, à l’Eglise catholique , ne m’empêche pas de gémir sur celles que vous lui faites perdre. Car vous avez blessé l’Eglise d’Hippone de telle manière que si le Seigneur ne vous délivre du poids des soucis et des oc­ cupations du siècle pour vous ramener à une véritable vie d’évêque, la blessure demeurera incurable. 2. Mais vous ne cessez de vous enfoncer de plus en plus dans les affaires auxquelles vous aviez renoncé, au point d’aller même , après y avoir renoncé, au delà de ce que permettent les lois humaines ; et telles sont, dit-on, les habitudes de votre vie que les revenus de LETTRE LXXXV. votre Eglise ne suffisent pas à vos profusions : (Année 405.) pourquoi donc recherchez-vous ma commu­ nion , vous qui ne voulez pas entendre mes Remontrances de saint Augustin à un évêque. remontrances ? Est-ce pour que les hommes m ’imputent tout ce que vous faites, quand il AUGUSTIN A SON B IE N -A IM É SE IG N E U R , A SON m’est impossible de supporter leurs plaintes ? FRÈR E DONT IL IMPLORE DE TOUS SES VOEUX C’est en vain que vous prétendez que ceux qui LA SA NCTIFICATION , A P A U L , SON COLLÈGUE disent du mal de vous aujourd’hui ont été vos DANS LE SACERD OCE, SALUT DANS LE SE I­ ennemis de tout temps, et pendant votre vie GNEUR.1 antérieure. Il n’en est pas ainsi, et je ne m ’é­ tonne pas que bien des choses vous soient ca­ 1. Je ne serais pas tant inexorable à vos yeux chées. Mais quand même cela serait vrai, on ne si vous ne doutiez point de ma sincérité. M’ap­ devrait rien trouver dans vos mœurs qui don­ peler ainsi, n’est-ce pas me prêter contre vous nât droit de vous reprendre et occasion de le goût de la division et le détestable sentiment blasphémer contre l’Eglise. Vous croyez peutde la haine ; comme s i, en une matière aussi être que je vous parle ainsi parce que vos évidente, je ne prenais garde d’être réprouvé explications ne m’ont pas satisfait? Je parle moi-même après avoir prêché aux autres *, et ainsi, au contraire, parce que, si je me taisais, qu’en voulant chasser la paille de votre œil je ne pourrais moi-même satisfaire à Dieu pour j ’entretinsse la poutre dans le m ien8? Ce que mes péchés. Je sais que vous avez de la perspi­ vous croyez n’est pas. Je vous dis encore une cacité, mais un esprit, fût-il lourd, demeure fois, et je prends Dieu à témoin, que si vous confiant lorsqu’il s’inspire du ciel; un esprit vouliez à vous-même tout ce que je vous veux, perçant n’est rien lorsqu’il ne s’inspire que de il y a déjà longtemps que vous vivriez tran­ la terre. L’épiscopat n’est pas un moyen de quille dans le Christ, et que vous réjouiriez passer doucement la vie et de goûter ses fausses toute l’Eglise dans la gloire de son nom. Je joies. Ce que je vous dis, le Seigneur vous l’en­ vous ai déjà écrit que vous êtes non-seulement seignera, le Seigneur qui vous a fermé tous les chemins que vous avez voulu suivre en vous 1 1 Cor. îx, 27. — ’ Matlh. vu, 1.

122

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

servant de lui, afin de vous diriger, si vous l'écoutez, dans la voie pour laquelle les grands devoirs d’évêque vous ont été imposés.

LETTRE LXXXVII. (Année 404.)

LETTRE LXXXYI. (Année 405.)

Saint Augustin appelle l’attention de Cécilien, gouverneur de N um idie, sur les violences des donatistes dans le pays d’Uippone.

Rien de plus habile, de plus serré, de plus concluant que cette lettre à un évêque donatiste; saint Augustin va droit à l’origine du schisme et ne laisse aucune issue à son adver­ saire. AUGUSTIN A SON DÉSIRABLE

ET CHER FRÈRE

ÉM ÉRITE *. AUGUSTIN,

ÉVÊQ UE ,

A

SON

ILLUSTRE

SEIGNEUR

C ÉC ILIEN , SON HONORABLE ET VRAIMENT ADMI­ RABLE FILS DANS LA CHARITÉ DU C HRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

L’éclat de votre administration et la renom­ mée de vos vertus, la sincérité de votre piété chrétienne et la confiance sincère qui vous porte à vous réjouir des dons divins en Celui qui vous les fait, qui vous en promet et de qui vous en espérez de plus considérables encore ; tous ces motifs m’ont excité à partager avec votre Excellence, dans cette lettre, le poids de mes soucis. Autant nous nous félicitons de ce que vous avez fait d'admirable en d’autres pays d’Afrique, au profit de l’unité catho­ lique , autant nous nous affligeons que la contrée d’Hippone et les lieux voisins qui con­ tinent à la Numidie n'aient point encore mérité d’être secourus par la vigueur de votre édit présidial, ô seigneur illustre, bien honorable et vraiment admirable fils dans la charité du Christ ! Chargé à llippone du fardeau épiscopal, j ’ai cru devoir en avertir votre Grandeur, de peur que mon silence ne me fit accuser de né­ gliger mes devoirs. Vous saurez aussi à quels excès d’audace en sont venus les hérétiques dans le pays où je suis, si vous daignez en­ tendre ceux de nos frères et collègues qui pourront en informer votre Eminence, ou si vous voulez bien écouter le prêtre que je vous envoie avec cette lettre ; et, le Seigneur notre Dieu aidant, vous ferez en sorte, sans doute, que l’enflure d’un orgueil sacrilège soit guérie par la crainte plutôt que coupée au vif par la punition.

i. Lorsque j ’apprends qu’un homme de bon esprit et instruit dans les belles-lettres (où ne se place pas, d’ailleurs, le salut de l’âme), pense sur une question facile, autrement que ne veut la vérité ; plus je m ’en étonne, plus je brûle de le connaître et de converser avec lui ; ou, si je ne le puis, je désire au moins, à l’aide de lettres qui volent au loin, arriver à son esprit, et je souhaite qu’il arrive au mien. J’entends dire que vous êtes dans ce cas, et que, pour je ne sais quelle raison, vous demeurez, à mon regret, séparé de l’Eglise catholique, qui, selon les promesses de l’Esprit-Saint, s’étend dans le monde entier. Car il est certain que le parti de Donat est inconnu à une grande partie de l’univers romain, sans compter les nations barbares auxquelles l’Apôtre se déclarait égale­ ment redevable *, et avec qui nous sommes en communion de croyance chrétienne ; et qu’on n’v connaît absolument ni l’époque ni les causes de cette dissension funeste. Si vous n’avouez pas que tous ces chrétiens sont in­ nocents des crimes que vous reprochez à des Africains, vous êtes forcés de vous regarder tous comme souillés de tous les méfaits com­ mis au milieu de vous par les gens perdus que vous ne connaissez pas et queje ne veux point caractériser plus sévèrement. N’est-il pas vrai que vous ne chassez quelquefois de votre com­ munion, ou que vous n’expulsez pas le cou­ pable sitôt qu’il a commis l’acte pour lequel on doit l’expulser? Le mal qu’il a fait ne reste-t-il pas quelque temps inconnu, et la mise en lumière et la preuve du crime ne précèdent-elles pas sa condamnation? Je vous le demande, vous souillait-il pendant qu’il vous demeurait caché ? Vous me répondrez : nullement. Ce qui serait toujours resté ca­ ché ne vous aurait donc jamais souillés. Il * Emérite était évêque doDatiste à Césaréc, aujourd’hui Chcrchell. * Rom. I, 4.

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

123

arrive souvent en effet que des crimes ne chants, mêlés au peuple de Dieu, n’ont pu ren­ soient révélés qu’après la mort des coupables dre pervers ceux qui vivaient avec eux ; si la et il n’est préjudiciable à personne d’avoir multitude des faux frères n’a pas fait de Paul communiqué avec euxde leur vivant. Pourquoi placé avec eux dans l’Eglise, un homme cher­ donc, par une séparation téméraire et sacri­ chant ses intérêts et non pas ceux de Jésuslège, vous êtes-vous retranchés de la commu­ Christ, il est manifeste qu’on ne cesse pas d’être nion d’innombrables Eglises d’Orient, qui ont bon par cela seul qu’on se mêle à des méchants toujours ignoré et ignorent encore les choses même connus, au pied de l’autel du Christ : ce vraies ou fausses que vous racontez sur l’Afri­ qui importe seulement, c’est de ne pas les ap­ prouver et de se séparer d’eux par une bonne que? 2. Car c’est une autre question que celle deconscience. Il est donc manifeste que courir savoir si vous dites vrai, lorsque vous nous avec un voleur *, c’est voler avec lui ou l’ap­ reprochez des crimes dont nous prouvons, par prouver du cœur. Nous disons ceci pour enle­ les documents les plus dignes de foi, que nous ver du terrain de la discussion des questions sommes innocents et que ceux de votre parti infinies et inutiles sur des faits qui ne sont sont coupables. Mais, comme je le dis, c’est d’aucune valeur contre notre cause. 4. Mais vous, si vous ne pensez point ainsi, une autre question ; elle aura son tour, quand il le faudra. Ce que je recommande en ce vous serez tous comme fut Optât2 dans votre moment à votre esprit, c’est qu’on ne saurait communion, sans que vous l’ayez ignoré. A être souillé par les crimes inconnus de gens Dieu ne plaise que rien de pareil puisse se dire qu’on ne connaît pas ; d’où il résulte évidem­ d’Emérite ni de tous ceux qui, à son exemple, ment qu’il y a eu de votre part schisme sacri­ sont entièrement étrangers parmi vous, je n’en lège à vous séparer de la communion de l’uni­ doute pas, aux actes de ce persécuteur. Car, nous vers, qui ignore certainement et a toujours ne vous reprochons que le crime de séparation, ignoré les -crimes, vrais ou faux, reprochés à qu’une mauvaise opiniâtreté a changée en hé­ des Africains. Et, toutefois, il ne faut pas ou­ résie. Pour savoir quelle est sa gravité au ju ­ blier que les méchants, même ceux que l’on gement de Dieu, lisez ce que je ne doute pas connaît, ne nuisent pas dans l’Eglise aux bons que vous n’ayez déjà lu. Vous verrez Dathan et lorsque ceux-ci demeurent en communion Abiron engloutis dans la terre entr’ouverte, et avec eux, par l’impuissance de les retrancher tous leurs adhérents dévorés par le feu qui s’é­ ou par des motifs tirés de l’amour de la paix. lançait du milieu d’eux 3. Le Seigneur notre Quels sont ceux qui, dans le prophète Ezé- Dieu a donc fait connaître, par ce supplice, chiel *, ont mérité d’être marqués, avant la combien nous devons éviter ce crime, et si sa désolation, et d’échapper au carnage ? Ce sont, patience épargne maintenant ceux qui en sont comme il est dit expressément, les hommes coupables, nous devons comprendre ce qu’il qui s’affligent et déplorent les péchés et les leur réserve au jugement suprême. Nous ne iniquités du peuple de Dieu. Mais qui déplore vous blâmons pas de n’avoir pas excommunié ce qu’il ne sait pas? C’est par la même raison Optât, lorsqu’il usait de son pouvoir connue un que l’apôtre Paul supporte les faux frères. Ce furieux, et qu’il avait pour accusateurs les gé­ n’est pas de gens inconnus qu’il disait : « Tous missements de l’Afrique tout entière et vos «cherchent leurs intérêts, et non pas les in- propres gémissements, si toutefois vous êtes « térêts de Jésus-Christ2; » ceux-là pourtant tel que vous fait la renommée, et Dieu sait que étaient avec lui ; il le témoigne. Or, ceux qui je le veux et le crois. Non, nous ne vous en ont mieux aimé sacrifier aux idoles ou livrer blâmons pas : Optât excommunié aurait pu en­ les Ecritures divines que de mourir, ne sont- traîner beaucoup de gens avec lui, et porter ils pas du nombre de ceux qui cherchent leurs dans votre communion les déchirements et les intérêts et non les intérêts de Jésus-Christ? fureurs du schisme. Mais c’est cela même qui 3. Je passe plusieurs témoignages des livresvous condamne devant Dieu, Emérite, mon saints de peur d’allonger cette lettre plus qu’il frère : une division dans le parti deDonatvous ne faut, et je laisse à votre savoir le soin d’en a paru un mal si grand que vous avez mieux méditer le plus grand nombre. Ceci suffit, aimé tolérer Optât dans votre communion que voyez-le, je vous en supplie : car si tant demé1 Ps. xlix , 18. — 1 Voir ci-dessus, lett. 51e, n. 3. — ' Nomb. 1 Ezéch. IA', 4, 6, — * Philip. II, 21.

xvi, 31, 35.

124

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE

d’y consentir ; et vous demeurez dans le même avec lui. Vous voyez bien assurément ce que mal accompli par vos pères, qui ont divisé l’E­ je dirais si je voulais dire. glise du Christ I 6. Est-ce que vos ancêtres formèrent entre 5. Ici peut-être, par la difficulté de me ré­eux un concile et condamnèrent le monde en­ pondre, vous essayerez de défendre Optât ; non, tier, eux exceptés? L’appréciation des choses non, frère, je vous en prie, ne l’essayez pas; en est-elle venue au point que vous ne comptiez cela ne vous convient point, et si par hasard pour rien le concile des maximianistes, retran­ cela convient à d’autres, mais peut-on dire que chés de votre schisme, parce qu’ils sont en quelque chose sied aux méchants? ce n’est petit nombre comparativement à vous, et que certes pas à Emérite qu’il appartient de défen­ votre concile à vous doive compter pour beau­ dre Optât. Ni de l'accuser, ajouterez-vous peut- coup contre les nations qui sont l’héritage du être; je le veux bien. Prenez un terme moyen Christ et contre tout l’univers promis à sa do­ et dites : « Chacun porte son fardeau ’, Qui mination '? Je doute qu’il ait du sang dans le «êtes-vous pour juger le serviteur d’autrui8 ? » corps celui qui ne rougit pas d’une prétention Si donc le témoignage de toute l’Afrique, bien pareille. Répondez à ceci, je vous en prie, car plus, de toutes les contrées où le nom de Gil- j ’ai entendu dire à quelques personnes, à qui don a retenti en même temps, ne vous suffit je ne puis refuser confiance, que si je vous pas pour que vous vous prononciez sur Optât, écrivais vous me répondriez. Je vous ai déjà, et si vous craigniez de juger témérairement de il y a longtemps, adressé une lettre ; vous estchoses inconnues, pouvons-nous ou devons- elle parvenue? m ’avez-vous fait une réponse nous, d’après votre seul témoignage, porter que je n’aurais pas reçue? C’est ce que je ne une sentence téméraire contre ceux qui ont sais pas. Aujourd’hui, en attendant, je de­ vécu avant nous? Ce sera peu que vous les ac­ mande que vous ne dédaigniez pas de me ré­ cusiez de choses inconnues, il faudra encore pondre ce que vous pensez. Mais veuillez ne que nous y mêlions nos jugements ? Car lors pas aller à d’autres questions, car celle de sa­ même qu’Optat ne serait que faussement et ca- voir pourquoi s’est fait le schisme doit être lomnieusementaccusé, ce n’est pas lui que vous le commencement d’un examen bien conduit. défendez, c’est vous-même, quand vous dites : 7. Les puissances de la terre, lorsqu’elles J’ignore ce qu’il a été. Donc et à plus forte rai­ frappent les hérétiques, se défendent par cette son le monde oriental ignore ce qu’ont été ces règle qui fait dire à l’Apôtre : « Celui qui réévêques africains que vous condamnez avec « siste à la puissance, résiste à l’ordre de Dieu; plus d’ignorance encore 1 Et néanmoins vous « or, ceux qui résistent attirent sur eux-mêmes vous tenez criminellement séparés de ces Egli­ « la condamnation. Car les princes ne sont ses dont vous avez et dont vous lisez les noms « point à craindre lorsqu’on ne fait que de dans les livres sacrés! Si, je ne dis pas l’évêque « lionnes actions, mais lorsqu’on en fait de de Césarée, mais celui de Sétif ne savait rien « mauvaises. Voulez-vous ne pas craindre le de sou contemporain et de son collègue, votre « pouvoir? faites le bien, et il vous louera : il évêque de Thamugade, tant décrié, tant désho­ « est le ministre de Dieu pour votre avantage noré, comment les Eglises des Corinthiens, des « si vous faites le bien ; craignez-le au contraire Ephésiens, des Colossiens, des Philippiens, des « si vous faites le mal, car ce n’est pas en vain Thcssaloniciens, d’Antioche, du Pont, dclaGa- « qu’il porte l’épée; il est le ministre de Dieu, latie, de la Cappadoce et des autres parties du « chargé de sa vengeance, pour châtier celui monde, bâties par les apôtres au nom du Christ, « qui fait le mal \ » Toute la question se ré­ ont-t-elles pu connaître les traditeurs africains, duit donc à savoir s’il n’y a rien de mal dans quels qu’ils aient été? ou, si elles ne l’ont pas le schisme, on bien si vous n’avez pas fait le pu, comment ont-t-elles pu mériter que vous schisme, et par conséquent, si c’est pour le les condamniez? Et cependant vous ne commu­ bien que vous résistez aux puissances et non niquez pas avec tous ces peuples, et vous dites pour le mal, d’où sortirait pour vous la con­ qu’ils ne sont pas chrétiens et vous travaillez à damnation. Aussi c’est très-sagement que le les rebaptiser ? Que dire ? De quoi me plaindre ? Seigneur ne se borne pas à dire: « BienheuPourquoi des cris? Si c’est à un homme sensé « reux ceux qui souffrent persécution 1 » Il a ([lie je parle, il est indigné, et jç le suis ajouté : « pour la justice 8. » Je désire donc 1 Gai. vi, 5. — ’ Kom, xiv, 4.

• P», il, 8. -

’ Rom. XIII, 2, 3, 4. — * Matth. v, 10.

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

125

savoir par vous si cette séparation, dans la­ empereurs, à mesure qu’ils ont occasion de quelle vous demeurez, a été une œuvre de jus­ connaître le crime de votre schisme, ils or­ tice. Mais si c’est une iniquité que de condam­ donnent contre vous ce qu’ils croient devoir ner le monde entier sans l’entendre, ou parce ordonner conformément à leur devoir et à leur qu’il n’a pas su ce que vous avez su, ou parce autorité. Car ce n’est pas en vain qu'ils por­ qu’il ne tient pas pour prouvé ce que vous avez tent le glaive : ils sont les ministres de Dieu, cru témérairement et ce que vous avez imputé chargés de ses vengeances contre ceux qui sans aucune preuve certaine ; si conséquem­ agissent mal. Enfin, s’il se rencontre parmi ment c’est une iniquité que de vouloir rebap­ les nôtres des hommes qui recourent à l’auto­ tiser tant d'Eglises fondées par les prédications rité sans un esprit de modération chrétienne, et les travaux soit du Seigneur, lorsqu’il vivait nous ne les approuvons pas; mais nous n’a­ incarné parmi nous, soit de ses apôtres : quand bandonnons pas à cause d’eux l’Eglise catholi­ vous nous permettez de ne rien savoir de ces que, si nous ne pouvons pas la purifier de la méchants collègues d’Afrique avec qui vous vi­ paille avant le dernier jour où le grand van­ vez et dispensez les sacrements ; quand, ne neur fera son œuvre, comme vous n’avez pas l’ignorant pas, vous le tolérez de peur de divi­ quitté vous-mêmes le parti de Donat à cause ser le parti de Donat ; ces Eglises, établies dans d’Optat, que vous n’osiez pas chasser. 0. Pourquoi, dites-vous, voulez-vous que les contrées les plus lointaines de l’univers, ne pourront ignorer ce que vous connaissez, ce nous nous réunissions à vous, si nous sommes que vous croyez, ce que vous avez appris ou des scélérats? — Parce que vous vivez encore imaginé sur quelques Africains? Quelle per­ et que vous pouvez vous corriger si vous voulez. versité que d’aimer son propre crime et d'ac­ Quand vous vous réunissez à nous, c’est-à-dire cuser la sévérité des puissances de la terre ! à l’Eglise de Dieu, à l’héritage du Christ, dont 8. Il n’est pas permis aux chrétiens, me di­l’empire couvre toute la terre, vous vous cor­ rez-vous, de persécuter même les méchants. rigez pour puiser votre vie dans la racine; car Soit; mais est-ce une objection à faire aux puis­ l’Apôtre parle ainsi des branches brisées : sances instituées pour la répression même des « Dieu est assez puissant pour les enter de méchants? Effacerons-nous ce que dit l’Apôtre? « nouveau sur le tronc 1. » Alors donc vous Vos livres ne contiennent-ils pas les passages changez sur les points qui vous séparaient de que j’ai rappelés plus haut? — Mais vous ne nous, quoique les sacrements que vous avez, devez pas communiquer avec ceux qui agissent soient saints, puisqu’ils sont les mêmes que les ainsi? Quoi donc? N’avez-vous pas communi­ nôtres. Ainsi nous voulons que vous changiez qué autrefois avec le lieutenant Flavius, homme ce qu’il y a de mauvais en vous, c’est-à-dire de votre parti, lorsque, chargé de l’exécution que vos rameaux coupés prennent racine de des lois, il condamnait à mort les criminels nouveau. Nous approuvons les sacrements que qu’il avait trouvés? Mais, me direz-vous en­ vous avez et que vous n’avez pas changés, de core, c’est vous qui poussez contre nous les peur que, voulant corriger la perversité du princes romains. — Ils sont bien plutôt poussés schisme, nous ne fassions une injure sacrilège contre vous par vous-mêmes, qui vous obsti­ à ces mystères du Christ que vos souillures nez à déchirer et à rebaptiser l’Eglise dont ils n’ont pas atteints. L’onction de Saiil n’avait pas sont membres, ainsi que l’avaient annoncé les souffert de sa dépravation ; c’est à cette onction anciennes prophéties qui ont dit du Christ : que le roi David, pieux serviteur de Dieu, ren­ « Tous les rois de la terre l’adoreront1! » Ce dit un si grand honneur. C’est pourquoi nous n’est pas pour vous persécuter, c’est pour se ne vous rebaptisons pas tout en désirant vous défendre eux-mêmes que les catholiques invo­ rendre la racine que vous avez perdue; nous quent l’appui des puissances établies contre les approuvons la forme du sarment retranché, si violences coupables et individuelles de vos elle n’a pas été changée, quoique cette forme, amis, violences que vous déplorez, vous qui même intégralement gardée, ne puisse rien en êtes innocents; ils se défendent comme l’a­ produire sans la racine. Les persécutions et le pôtre Paul qui, avant que l’empire romain fût baptême sont deux questions différentes; vous chrétien, sollicita une escorte armée contre les parlez des persécutions que vous subissez de juifs qui menaçaient de le tuer *. Quant aux la part des nôtres dont la modération et la * P9. LXXI, 11. — * A ct. x x m , 21.

1 Rom . x i, 23.

1-20

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉ R IE .

douceur sont si grandes, tandis que ceux de votre parti commettent véritablement les ac­ LETTRE LXXXVIII. tions les plus détestables ; quant au baptême, (Au commencement de l'année 406. nous ne cherchons pas où il est, mais où il peut servir à quelque chose. Partout où il est, Cette lettre, où saint Augustin fait parler son clergé, est une il est le même; mais celui qui le reçoit n’est des plus im portantes, dans la questiou des donatistes, par les pièces et les détails curieux qu’elle renferm e, par l’expression de pas le même, quelque part qu’il soit. Nous dé­ la véritable attitude des catholiques en face des schismatiques testons dans le schisme l’impiété particulière africains, et par l’éloquente animation du langage. Janvier, à des hommes ; mais nous vénérons partout le qui elle s’a d re s se , était évêque donatiste des Cases Noires Numidie, et le prim at de son parti à cause de son grand baptême du Christ : lorsque les déserteurs em­ en âge. portent avec eux les drapeaux de l'empereur, on reprend tout entiers ces drapeaux si on les LES CLERCS CATHOLIQUES DU PAYS D’HIPPONE retrouve entiers, soit que l’on condamne les A JA N V IER . déserteurs, soit qu’ils aient mérité leur grâce. Et si on veut s’occuper plus particulièrement 1. Vos clercs et vos circoncellious exercent de cette question, elle est à part, comme je contre nous des persécutions d’un nouveau genre l’ai dit. Car il faut observer en ces choses ce et d’une cruauté inouïe. S’ils rendaient le mal pour le mal, ce serait déjà violer la loi du Christ. qu’observe l’Eglise de Dieu. Mais après avoir considéré tous nos actes et les 10. Ce qui est en discussion, c’est de savoir si c’est vous ou nous qui formons l’Eglise de vôtres, il se trouve que nous souffrons ce qui Dieu. Il faut donc remonter à l’origine même est écrit dans un psaume : « Ils me rendaient et au motif du schisme. Si vous ne me répon­ « le mal pour le bien » et dans un autre : dez pas, j ’aurai, je crois, avec Dieu un compte « J’étais pacifique avec ceux qui haïssaient la facile; puisque j’ai écrit des lettres de paix à « paix; quand je leur parlais, ils m’attaquaient un homme que je savais être, au schisme près, « sans raison 8. » En efTet, votre âge si avancé nous permet de bon et éclairé. Vous verrez ce que vous aurez à dire à ce Dieu dont maintenant on doit ad­ croire que vous savez parfaitement que le parti m irer la patience, mais dont à la fin on devra de Donat, appelé auparavant à Carthage le parti redouter l’arrêt. Mais si vous me répondez avec de Majorin, cita spontanément Cécilien, alors ce désir de la vérité qui me porte à vous écrire, évêque de Carthage, devant l’empereur Cons­ la miséricorde divine permettra qu’un jour tantin l’ancien. Mais de peur que vous ne l’ayez l’erreur qui nous sépare soit vaincue par l’a­ oublié ou que vous ne fassiez semblant de mour de la paix et l’évidence des raisonne­ l’ignorer, ou même que vous ne le sachiez pas, ments. Souvenez-vous que je ne vous dis rien ce que nous ne croyons point pourtant, nous des rogatistes 1 qui vous appellent, dit-on, /îr- mettons dans cette lettre une copie du rapport miens comme vous nous appelez macariens; du proconsul Anulin, sommé par le parti de que je ne vous dis rien de votre collègue de Majorin de porter à la connaissance de l’empe­ Rucate 8qui avant d’ouvrir à Firmin les portes reur les crimes que ce parti reprochait à de la ville, stipula avec lui pour la préserva­ Cécilien. tion de ceux de son parti et livra ensuite à sa A Constantin Auguste, Anulin, homme consu­ discrétion les catholiques et d’autres choses laire, proconsul d ’Afrique. sans nombre. Cessez donc d’exagérer dans des Mon lnimble dévouement a eu soin de commu­ lieux communs les actions des nôtres que vous avez pu voir ou apprendre. Vous voyez ce que niquer les ordres célestes et adorés de votre ma­ jesté, consignés dans mes registres, à Cécilien et j ’omets sur le compte «les vôtres, pour ne à ceux qui sont sous lui, et qu’on appelle des m’occuper que de l’origine même du schisme clercs ; je les ai exhortés à s’entendre tous pour qui fait tout le fond de la question. Que le Sei­ faire l’unité, â reconnaître les bienfaits de votre gneur notre Dieu vous inspire une pensée de majesté, qui les dispense de toute charge, et, en demeurant dans l’Eglise catholique, à redoubler de paix, ô cher et désirable frère! respect envers la sainteté de la loi, et de zèle dans le service des choses divines. Mais peu de jours * Les rogatistes étaient un parti de donatistes. Ils étaient appelés ainsi du nom de leur chef, l’évêque Rogat. * Ce nom, diversement écrit dans les anciens manuscrite, est le même que Rusicadc. Notre ville actuelle de Philippeville en occupe

l’emplacement (voir notre Voyage en Algérie, Etudes Africaines, chap. x).

1 Ps. xxxiv, 12. — * Ps. exix, 7.

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

après, quelques clercs, suivis d'une multitude de peuple, crurent devoir s’élever contre Cécilien ; ils me présentèrent un paquet enveloppé de peau et cacheté et un mémoire qui ne l'était pas, me de­ mandant instamment d'envoyer tout cela au sacré et vénérable conseil de votre puissance. Mon humilité a eu soin de vous envoyer ces requêtes pour que votre majesté puisse en prendre connais­ sance : pendant ce temps Cécilien demeure comme il était. Je vous transmets donc les deux mémoires, l'un enveloppé de peau et intitulé : Mémoire de l’Eglise catholique sur les crimes de Cécilien, pré­ senté de la part de Majorin *; l’autre non cacheté et enfermé dans la môme peau a. Donné à Carthage, le 17 des calendes de mai, notre seigneur Cons­ tantin Auguste étant consul pour la troisième fois ».

127

et s’étaient montrés auprès de lui accusateurs et dénonciateurs assidus : Les empereurs Césars, Flavius Constantin le Grand, Valérius Licinius à Probien, p ro ­ consul d’Afrique.

4. Votre prédécesseur Ælien, à l’époque où il rem­ plaçait Vérus, vicaire des préfets, durant la mala­ die de cet homme accompli, crut devoir entre autres choses, appeler à son examen et à son au­ torité l’affaire que la haine avait suscitée contre Cécilien, évêque de l'Eglise catholique. Ayant fait comparaître devant lui Supérius centurion, Céci­ lien, magistrat de la ville d’Aptonge, Saturnin qui y avait exercé la police ’, Calibe le jeune qui l’y exerçait, Solon, valet public de ladite cité, il les entendit pour juger ensuite. On reprochait à Céci­ 3. A la suite de ce rapport qui lui fut adressé, lien d’avoir été ordonné évêque par Félix accusé l’empereur ordonna que les parties se présen­ d’avoir livré les saintes Ecritures pour être brûlées, tassent à Rome devant des évêques ; les actes mais on reconnut l’innocence de Félix. Enfin, ecclésiastiques attestent comment la cause s’y Maximus prétendait qu’Ingentius, décurion de la trouva jugée et finie, et comment Cécilien fut ville de Sicca -, avait falsifié une lettre de l’ancien décemvir Cécilien, et nous avons vu par les actes reconnu innocent. Après la pacifique décision que ce même Ingentius avait été mis sur le cheva­ des évêques, toute opiniâtreté de querelle et let, mais qu’il ne fut pas torturé parce qu’il pro­ de passion devait tomber. Mais vos pères eurent testa qu’il était décurion de la ville de Sicca. Nous de nouveau recours à l’empereur et se plai­ voulons donc qne vous envoyiez sous une conve­ gnirent que l’affaire eût été mal jugée et nable et digne escorte, ce même Ingentius à la cour de Constantin Auguste, afin qu’en présence imparfaitement instruite. L’empereur ordonna de ceux qui ne cessent de nous fatiguer de leurs qu’un nouvel examen fût fait par des évêques plaintes et de leurs dénonciations, il puisse mon­ à Arles, ville de la Gaule, où plusieurs d’entre trer et prouver qu’ils ont inutilement voulu susci­ vous, condamnant un vain et coupable esprit ter des haines et amasser des violences contre de division, se mirent d’accord avec Cécilien ; l’évêque Cécilien. C’est ainsi que les disputes de ce genre étant abandonnées comme il convient, le mais d’autres, persistant opiniâtrement dans peuple, sans division aucune, s’appliquera avec leurs querelles, en appelèrent au même empe­ tout le respect désirable aux devoirs de la reli­ reur. Puis, forcé lui-même d’intervenir, il mit gion.

fin à ce procès épiscopal débattu entre les 5. Puisque les choses sont comme vous le parties ; le premier, il fit une loi contre vous, et attribua au fisc les lieux de vos assemblées : voyez, pourquoi nous reprochez-vous avec si nous voulions joindre ici toutes les pièces tant de violence les décrets des empereurs, qui à l’appui, nous ferions une trop grande lettre. ont été rendus contre vous ? Tout cela n ’est-il Pourtant il ne faut nullement oublier com­ pas depuis longtemps votre propre ouvrage ? ment, sur les vives instances des vôtres au­ Si les empereurs n’ont rien à ordonner dans près de l’empereur, fut discutée et terminée ces questions, si un tel soin ne doit pas appar­ par un jugement" public l’affaire de Félix tenir à des empereurs chrétiens, qui donc d’Aptonge, que vos pères, dans un concile tenu pressait vos pères d’envoyer à l’empereur, par à Carthage, appelèrent la cause de tous les le proconsul, la cause de Cécilien, d’accuser de maux par la bouche du primat Sécondus de nouveau auprès de lui l’évêque contre lequel Tigisis. L’empereur atteste dans sa lettre, dont vous aviez déjà porté d’une manière quelcon­ voici une copie que ceux de votre parti que votre arrêt en son absence ; et celui-ci avaient instamment sollicité son intervention, absous, d’inventer contre son ordinateur Félix 1 Nous avons déjà dit que ce Majorin occupa le à la place de Cécilien injustement condamné. Des savants ont pensé que ce mémoire non supplique des évêques du parti de Majorin pour des Gaules qui seraient chargés de prononcer dans * C’était dans l’année 313. * Cette lettre est de 312 ou 315.

siège de Carthage cacheté était une obtenir des juges le débat.

* Ce Saturnin se trouvait à Aptonge au temps même des persécu­ tions contre les chrétiens pour leur faire livrer les saintes Ecritures! il était important d’entendre son témoignage pour savoir si Félix, évêque d ’Aptonge et l’ordinateur de Cécilien, avait bien réellement livré les Ecritures sacrées. Nous en dirons autant du magistrat ou duumvir [Cécilien, et du centurion Supérius, qui avaient pu être re­ quis afin d’user de violence envers les chrétiens. * Sicca Vénéria, aujourd’hui le Kef.

1-28

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

des calomnies auprès du même empereur ? Et il a plu à ses ennemis et relâché seulement maintenant y a-t-il autre chose contre vous après douze jours d’opprobre. Proculéien 1 ap­ que le jugement du grand Constantin lui- pelé en justice par notre évêque, feignit de ne même contre votre parti, ce jugement que vos rien savoir sur ce sujet, eteité une seconde fois, pères ont choisi, qu'ils ont arraché par des il fit la déclaration publique qu’il ne dirait rien instances répétées, qu’ils ont préféré au juge­ de plus. Et ceux qui ont fait cela sont aujour­ ment des évêques? Si les décisions impériales d’hui vos prêtres, nous effrayant encore de. vous déplaisent, qui a le premier obligé les leurs menaces et nous persécutant comme ils empereurs à les prononcer ? Vous criez contre peuvent. 7. Et cependant notre évêque n’a pas porté l’Eglise catholique à cause des arrêts impériaux rendus contre vous, avec autant de droit que plainte aux empereurs pour les injures et les les ennemis de Daniel, s’ils avaient crié contre persécutions que l’Eglise catholique a souffer­ le prophète, en se voyant dévorés par les lions tes alors dans notre pays ; mais, un concile s’é­ auxquels il avait échappé et dont ils auraient tant ré u n is, on vous a conviés à la paix, à des voulu qu’il eût été la victime. Car il est écrit : conférences entre vous : on espérait que la fin « Il n’y a pas de différence entre les menaces de l’erreur et le rétablissement de la paix ap­ « du roi et la colère du lion *. » Daniel fut jeté porteraient des joies à la charité fraternelle. dans la fosse aux lions par les calomnies de scs Proculéien répondit à la sommation qui lui fut ennemis ; son innocence triompha de leur adressée, les actes publics vous l’apprennent, malice ; il sortit de la fosse sain et sauf : mais que vous assembleriez un concile de votre côté, eux y furent jetés et y périrent. De même vos et que vous y décideriez ce que vous aviez à pères livrèrent à la colère royale Cécilien et nous dire ; puis, de nouveau pressé de remplir ceux de son parti ; son innocence l’ayant sauvé, sa promesse, il déclara authentiquement qu’il vous souffrez de la part de ces mêmes rois ce se refusait à des conférences de paix. Comme que les vôtres ont voulu faire souffrir à nos ensuite, au vu et su de tout le monde, la bar­ catholiques; il est écrit : « Celui qui creuse la barie de vos clercs et des circoncellions ne ces­ « fosse pour son prochain y tombera lui- sait pas, la cause fut entendue; et quoiqu’on « même *. » eût jugé Crispin hérétique, la mansuétude ca­ 0. Vous n’avez donc pas à vous plaindre detholique ne permit pas qu’il supportât l’amende nous; et toutefois, la douceur de l’Eglise ca­ de dix livres d’or à laquelle les lois impériales tholique aurait laissé dormir ces décrets des condamnaient les hérétiques ; ce qui ne l’em­ empereurs, si vos clercs et les circoncellions, pêcha pas d’en appeler aux empereurs. Si l’ap­ portant au milieu de nous le trouble et la dé­ pel a eu le résultat que vous connaissez, ne vastation par des actes d’incroyable fureur et devez-vous pas vous en prendre à l’iniquité an­ de cruauté, ne nous avaient contraints de térieure de ceux de votre parti et à cet appel nous en souvenir contre vous et de les faire même? Et, toutefois, après cette décision im­ remettre en vigueur. Car avant que ces récen­ périale, l’intercession de nos évêques auprès tes lois dont vous vous plaignez vinssent en de l’empereur parvint encore à décharger CrisAfrique, ils ont dressé, sur les chemins, des pin de l’amende de dix livres d’or. Rien plus, embûches à nos évêques, ils ont inhumaine­ ils envoyèrent à la cour des députés de leur ment brisé de coups nos clercs, gravement concile * pour obtenir que tous vos évêques et maltraité des laïques et mis le feu à leurs de­ vos clercs ne fussent pas soumis à l’amende de meures. Un prêtre 8 (pii, de sa propre et libre dix livres d’or, portée contre tous les héréti­ volonté, avait choisi l’unité de notre commu­ ques, mais qu’elle fût seulement appliquable à nion, a été par eux arraché à sa maison, m eur­ ceux dans les propriétés de qui l’Eglise catho­ tri de coups, roulé dans un gouffre de houe, lique subissait des violences de votre parti. habillé de jonc 4, promené dans la pompe de Mais quand les députés arrivèrent à Rome, leur crime, objet de pitié pour les uns, de ri­ l’empereur était sous le coup de l’émotion (pie sée pour les autres, conduit ensuite partout où lui faisaient ressentir les horribles blessures * Prov. xix, 12. — 1 Eccl. xxvn, 29. * Il s’agit du prêtre Restitut. * Le texte porte buda; ce mot, qui appartenait à la langue vul­ gaire de l’Afrique n’est pas latin, mai» nous savons qu’il désigne ici de la natte ou du jonc : amictu junceo dehonestatum (défiguré par

un vêtement de jonc), dit ailleurs saint Augustin en racontant le même trait de violence. * Proculéien était évêque donatiste à Hippone. * A Carthage, en 403. * Concile de Carthage de l’année 404.

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

129

qui venaient d’être faites à l’évêque catholique le prophète Isaïe, lorsqu’il a dit : « Ecoutez, de Bagciie et son indignation avait déjà fait «vous qui craignez la parole du Seigneur; les lois qui furent envoyées en Afrique. Du mo­ « dites : Vous êtes nos frères à ceux qui vous ment où vous avez commencé à en éprouver la « haïssent et vous exècrent, afin que le nom sévérité, non pour le mal, mais pour le bien, « du Seigneur soit honoré et devienne pour que deviez-vous faire, si ce n’est de vous adres­ « eux une cause de joie; mais qu’ils soient euxser à nos évêques pour leur proposer ce qu’au- « mêmes confondus '. « Si quelques-uns paravant ils vous avaient proposé eux-mêmes : d’entre eux sont frappés de l’évidence de la une conférence d’où pût sortir la vérité? vérité et de la beauté de la paix, nous ne leur 8. Non-seulement vous n’avez pas fait cela, donnons pas une seconde fois le baptême qu’ils mais ceux de votre parti ont redoublé de vio­ ont reçu et qu’ils gardent comme des déser­ lence à notre égard. Ils ne se bornent pas à nous teurs gardent une marque royale, mais nous attaquer avec le bâton et à nous déchirer avec les associons à la foi qui leur a manqué, à la le fer, mais, par une incroyable combinaison charité de l’Esprit-Saint et au corps du Christ. de crime, ils nous lancent dans les yeux, pour Il est écrit que la foi purifie les cœurs *, et nous aveugler, de la chaux délayée dans du vi­ que la charité couvre la multitude des péchés3. naigre. Pillant nos maisons, ils se sont fait de Mais si, par endurcissement ou par fausse grandes et terribles armes avec lesquelles ils honte, ne pouvant supporter les insultes de se répandent de tous côtés, tuant, pillant, met­ ceux avec qui ils débitaient tant de faussetés et tant le feu, crevant les yeux. Voilà ce qui nous méditaient tant de mauvais desseins contre a forcés à porter d’abord nos plaintes devant nous ; si surtout, craignant de s’attirer les votre sagesse; considérez que la plupart d’entre mauvais traitements qu’auparavant ils ne nous vous, que vous tous qui vous dites persécutés, épargnaient pas, ils refusent de rentrer dans vous demeurez tranquilles chez vous ou chez l’unité du Christ, nous les laissons aller sains autrui, sous ces terribles lois des empereurs et saufs comme nous les avions pris : autant catholiques, et, pendant ce temps, nous souf­ que nous le pouvons, nous avertissons nos frons de la part de ceux de votre parti des maux laïques de ne faire aucun mal à ceux qui leur inouïs! Vous vous dites persécutés, et nous tombent entre les mains, et de nous les amener sommes assommés à coups de bâton ou percés pour les reprendre et les instruire. Il en est qui par le fer ; vous vous dites persécutés, et nos de­ nous écoutent et qui le font s’ils peuvent; meures sont pillées et dévastées par vos gens; d’autres en agissent avec ces gens-là comme vous vous dites persécutés, et vos gens nous avec des voleurs, car les mauvais traitements aveuglent par de la chaux et du vinaigre. Si qu’ils endurent de leur part les autorisent à les parfois ils se donnent la mort, ces trépas sont regarder comme tels. Quelques-uns prévien­ des sujets de haine contre nous, et, pour vous, nent avec des coups les coups dont ils sont des sujets de gloire. Ils ne s’imputent pas ce menacés; quelques-uns encore conduisent aux qu’ils nous font ; et, ce qu’ils se font, ils nous juges ceux qu’ils ont pris, et nous n’obtenons l’imputent. Ils vivent comme des larrons, lias qu’ils leur pardonnent : tant sont horribles meurent comme des circoncellions, et sont ho­ les maux qu’ils redoutent ! Néanmoins ces norés comme des martyrs ; et, du reste, nous malheureux égarés gardent en tout des habi­ n’avons jamais ouï dire que les larrons aient tudes de brigands, et exigent qu’on les honore crevé les yeux à ceux qu’ils ont volés : ils enlè­ comme des martyrs. vent à la lumière ceux qu’ils tuent, mais ils 10. Voici le désir que nous vous exprimons n'enlèvent pas la lumière aux vivants. par cette lettre et par les frères que nous en­ 9. Pendant ce temps-là, si, parmi les vôtres, voyons près de vous. D’abord, si c’est possible, il en est qui tombent entre nos mains, nous les nous souhaitons que vous confériez pacifique­ protégeons avec grand am our, nous leur par­ ment avec nos évêques, afin qu’on atteigne lons, nous leur lisons tout ce qui peut dissiper l’erreur où elle se rencontrera et non pas les l’erreur qui sépare des frères de leurs frères ; hommes, afin que les hommes soient ramenés nous faisons ce que le Seigneur a prescrit par et non pas punis ; nous souhaitons que vous vous réunissiez enfin avec ceux dont vous aviez 1 Les x^ines de Bagaïa ou Vagaïa se voient à deux lieues au nord-ouest du poste français de Krenchela. On y trouve une en­ méprisé auparavant les offres de réunion. ceinte byzantine dans un remarquable état de conservation. Les arabes désignent ces ruines sous le nom de Ksar Bagaie.

S. A ug. — T ome II.

1 Is. LXVI, 5. — * Act. XV, 9. — * I Pierre, tv, 8.

9

130

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉ R IE .

Combien il serait meilleur d’agir ainsi et d’envoyer à l’empereur ce qui aurait été fait et signé, que de recourir aux puissances sécu­ lières, qui ne peuvent que procéder contre vous conformément aux lois déjà portées? En effet, vos collègues qui passèrent les mers dirent qu’ils étaient venus pour que les préfets les entendissent ; ils demandèrent d’être en­ tendus avec notre saint père l’évêque catho­ lique Valentin qui se trouvait alors à la cour ; le juge ne pouvait le leur accorder; il jugeait selon les lois faites contre vous; et l’évêque Valentin lui-même n’était pas venu pour cela et n’avait pas reçu de ses collègues un semblable mandat. Combien donc il vaut mieux recourir à l’empereur, lui qui n’est pas soumis à ces lois, qui a le pouvoir d’en faire d’autres, et qui, après avoir prisconnaissance de vos conférences, pour­ rait prononcer sur l’affaire tout entière, quoi­ qu’elle passe pour jugée depuis déjà longtemps ! Nous ne voulons pas conférer pour (pie la cause soit de nouveau tinie, mais pour qu’elle se montre finie à ceux qui n'en savent rien. Si vos cvêques veulent faire cela, qn’avez-vous à perdre et que ne gagnerez-vous pas ? Votre bonne volonté sera manifestée, et on ne vous repro­ chera plus avec raison de vous défier de votre propre cause. Croyez-vous par hasard que cela vous soit religieusement défendu ? Mais vous n’ignorez point que le Christ Notre-Seigncur a parlé de la loi avec le diable lui-même ', que l’apôtre Paul a conféré sur l’hérésie des stoïciens et des épicuriens, non-seulement avec des juifs, mais encore avec des philosophes gentils* ? Direz-vous que les lois de l’empereur ne vous permettent pas de vous réunir avec nos évêques? Eh bien! réunissez-vous à vos évêques du pays d’Ilippone, où nous avons tant à souffrir de la part des gens de votre parti. Ne serait-il pas plus permis et plus aisé a vos gens de faire arriver jusqu’à nous vos écrits que leurs armes? II. Enfin, répondez-nous comme nous désirons, par ces mêmes frères que nous en­ voyons vers vous. Si vous ne voulez pas de cela, entendez-nous du moins avec ceux des vôtres qui nous font souffrir tant de maux. Montrez-nous la vérité par laquelle vous vous dites persécutés, tandis que nous sommes en butte aux violences cruelles de votre parti. Si vous nous prouvez que nous sommes dans l’erreur, vous nous accorderez peut-être de ne * Matlh. îv, 4. — * Act. XVII, 18.

pas nous rebaptiser ; vous trouverez juste, qu’ayant été baptisés par ceux que vous n’avez frappés d’aucun jugement, nous soyons traités comme ceux que Félicien de Musti et Prétextât (1 M s s m ?'i avaient baptisés pendant un si long temps, pendant que vous vous efforciez de les chasser de leurs Eglises à l’aide des ordres des juges séculiers, parce que ces évêques l'estaient dans la communion de Maximien, avec lequel vous les aviez condamnés expressément et nommément dans le concile de liagaie. Nous prouvons toutes ces choses par les actes judi­ ciaires et municipaux, où vous alléguez votre propre concile, voulant montrer aux juges que vous chassiez vos schismatiques de leurs Eglises. Et cependant, vous qui avez fait schisme avec la race d’Abraham, en qui toutes les nations sont bénies ', vous ne voulez pas être chassés de vos Eglises, non point par des juges, ainsi que vous l’avez fait à l’égard de vos schisma­ tiques, mais par les rois de la terre eux-mêmes, (pii, selon la prophétie , adorent le Christ, par ces rois devant qui, vous les accusateurs de Cécilien, vous avez été vaincus. 12. Mais, si vous ne voulez ni nous entendre ni nous instruire, venez, ou envoyez avec nous au pays d’Hippone des gens qui voient votre troupe armée, plus inhumaine que ne l’ont jamais été les soldats contre les barbares, car ils ne leur lançaient pas dans les yeux de la chaux et du vinaigre. Si vous refusez aussi cela, écrivez-leur au moins, afin qu’ils ne re­ commencent plus de pareilles horreurs, afin qu’ils cessent de nous tuer, de nous piller, de nous aveugler. Nous ne voulons pas dire : Condamnez-les. Ce sera à vous de voir com­ ment vous n’êtes pas souillés par les brigands que nous vous montrons dans votre commu­ nion, et comment nous sommes souillés, nous, par les traditeurs que vous n’avez jamais pu nous montrer. Choisissez, sur toutes ces choses, ce que vous voudrez. Si vous méprisez nos leplaintes, nous ne nous repentirons pas d’avoir voulu agir pacifiquement avec vous. Le Sei­ gneur assistera son Eglise, et vous vous repen­ tirez d’avoir dédaigné nos humbles avis. 1 Gen. xxn, 18.

DEPUIS SON SACHE JUSQU'A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

LETTRE LXXXIX. {Au commeocement de l’année 402.)

Festus était un riche personnage chargé d'im portantes fonc­ tions dans l’empire ; il possédait dans le pays d'Hippone des domaines considérables; catholique lui-m ême, il avait pour fermiers et paysans des donatistes ; une lettre qu’il avait écrite dans le but de les ramener à l’unité de l’Eglise n'avait produit aucun fruit. Saint Augustin lui adressa celle qu’on va lire alin de le déterm iner à de nouveaux efforts; pour l'éclairer et le frapper, il ramassa les faits et les raisonnem ents les plus pro­ pres à faire juger la question religieuse et à établir le bon droit. Cette lettre serrée, ingénieuse et vive, et où de beaux mouvements se rencontrent, est une vigoureuse démonstration. AUGUSTIN A SON CHER SEIGNEUR, A SON HONORABLE ET AIMABLE FILS FE ST U S, SALUT DANS LE S E I­ GNEUR.

1. Si le goût de l’erreur, d’une division cou­ pable, de faussetés tant de fois démontrées pousse des hommes à renouveler audacieuse­ ment et sans cesse leurs menaces et leurs piè­ ges contre l’Eglise catholique uniquement occupée de leur salut, combien il est plus juste et plus convenable que les partisans de la paix et de l’unité chrétienne, les amis de cette vérité éclatante même aux yeux qui feignent de ne pas la voir ou la dérobent aux autres, se dévouent activement, non-seulement à la dé­ fense de ceux qui sont catholiques, mais encore à la conversion de ceux qui ne le sont pas ! Car si l’opiniâtreté travaille à se créer des forces indomptables, quelles forces ne devrait pas avoir la constance qui sait qu’elle plaît à Dieu dans ses persévérants efforts pour le bien, et qu’elle ne peut pas déplaire aux hommes sages. 2. Or, quoi de plus malheureux et de plus mauvais que l’état des donatistes, se glorifiant de souffrir la persécution 1 Rien loin de se sentir confondus par la répression de leur pro­ pre iniquité, ils veulent qu’on les en loue ! Ils ignorent dans leur étonnant aveuglement ou feignent d’ignorer dans leur coupable fureur que ce n’est pas le supplice, mais la cause qui fait les vrais martyrs. Je dirais cela contre ceux qui ne seraient que dans les ténèbres de l’hérésie, et qui, à cause d’un tel sacrilège, su­ biraient des peines méritées; je le dirais lors même qu’ils n’oseraient commettre aucune violence contre qui que ce soit. Mais que pen­ ser de ceux dont il faut réprimer la perversité par la terreur des confiscations, ou auxquels il faut apprendre, en les exilant, que l’Eglise est

131

partout répandue, l’Eglise qu’ils aiment mieux attaquer que reconnaître? Et si ce, que leur fait souffrir une législation au fond très-chari­ table est comparé à ce qui est l’œuvre de leur audace furieuse, qui ne verra de quel côté se trouvent les vrais persécuteurs? Des fils mau­ vais, par cela seul qu’ils vivent m al, sans même qu’ils portent la main sur un père ou rme mère, persécutent la tendresse de leurs pa­ rents; et ceux-ci, plus ils aiment leurs enfants, plus ils redoublent d’énergie pour les amener ouvertement à une vie meilleure sans aucune persécution. 3. 11 existe des actes publics d’une parfaite authenticité, que vous pouvez lire si vous vou­ lez, ou plutôt que je vous engage à lire; ces actes prouvent que les ancêtres de ceux qui les premiers se sont séparés de la paix de l’Eglise, osèrent accuser Cécilien auprès de l’empereur Constantin par le proconsul Anulin. Si ce ju­ gement leur eût donné gain de cause, qu’au­ rait souffert Cécilien, sinon ce qu’ils ont été condamnés à souffrir après avoir été vaincus devant le tribunal impérial? Si leurs triom­ phantes accusations avaient fait chasser de leurs sièges Cécilien et ses collègues, ou si ces derniers, persévérant dans leur révolte, avaient été condamnés à des peines plus rigoureuses (car vaincus et résistants ils auraient rencontré les royales sévérités), alors les donatistes au­ raient partout demandé des louanges pour leur prévoyante sollicitude, dévouée aux intérêts de l’Eglise. Mais maintenant qu’ils ont été mis en déroute et n’ont pu prouver rien de ce qu’ils avaient avancé , s’ils souffrent quelque chose pour leur iniquité, ils l’appellent une persécution; ils n’imposent à leur furie au­ cune répression, mais ils réclament les hon­ neurs des martyrs : comme si les empereurs chrétiens catholiques, en châtiantleur iniquité, faisaient autre chose que de suivre le juge­ ment de Constantin, sollicité par les accusa­ teurs mêmes de Cécilien : ceux-ci, préférant l’autorité de l’empereur à tous les évêques d’outre-mer, lui déférèrentet nonpasaux évê­ ques, la cause de l’Eglise; ils en appelèrent à l’empereur du jugement épiscopal que luimême avait fait rendre à Rome et où ils furent condamnés, et en appelèrent encore à son tri­ bunal du jugement épiscopal prononcé à Arles ; et toutefois condamnés définitivement par l’em­ pereur lui-même, ils demeurèrent dans la per­ versité. Vraiment je crois que le diable lui-

132

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

même, s’il était vaincu autant de fois par de l’Evangile de saint Jean : « Celui qui m’a l’autorité d’un juge qu’il aurait choisi de son « envoyé baptiser dans l’eau, m’a dit: Celui plein gré, n’oserait pas persister dans son opi­ « sur qui vous verrez descendre et se reposer nion. « le Saint-Esprit comme une colombe, c’est t. On pourrait dire que ce sont là des juge­ « celui-là qui baptise dans le Saint-Esprit '. » ments humains, sujets à l’erreur, aux sur­ Aussi l’Eglise, pleine de sécurité, ne met pas prises, à la corruption; mais pourquoi accuser son espérance dans l’homme, de peur de s’ex­ le monde chrétien et lui reprocher les crimes poser à cette sentence de l’Ecriture : « Maudit de je ne sais quels traditeurs? A-t-il pu, a-t-il « soit celui qui met son espérance dans dû plutôt croire des accusateurs vaincus que « l’homme s; » mais l’Eglise met son espé­ des juges choisis par eux-mêmes? Ces juges rance dans le Christ qui a pris la forme ont bien ou mal jugé, Dieu le sait; mais qu’a- d’un esclave sans perdre la forme de Dieu, t-elle fait, cette Eglise répandue par toute la et dont il a été dit : « C’est celui-là qui bap­ terre, cette Eglise que ces gens-là voudraient tise. » Et quelque soit l’homme qui est le rebaptiser, uniquement parce que dans une ministre de son baptêm e, quelque soit le cause où elle ne pouvait pas démêler la vérité, poids de ses fautes , ce n’est pas lui qui elle a cru devoir s’en rapporter à ceux (pu ont baptise, c’est celui sur lequel descendit la pu juger plutôt qu’à ceux qui n’ont pas cédé colombe. Ces gens-là, dans la vanité de leurs malgré leur défaite? O le grand crime de pensées, cheminent au milieu de tant d’absur­ toutes les nations que Dieu promit de bénir dités qu’ils ne trouvent pins à s’en délivrer. dans la race d’Abraham ', et qu’il a bénies Puisqu’ils reconnaissent pour bon et vrai bap­ comme il l’a promis! Ces nations disent d’une tême celui que confèrent parmi eux les cou­ même voix : Pourquoi voulez-vous nous re­ pables dont les crimes sont cachés, nous leur baptiser? Et on leur répond : Parce que vous disons: Qui baptise alors? Ils n’ont rien à ré­ ne savez pas quels sont ceux qui ont été en pondre si ce n’est : Dieu. Ils ne peuvent dire Afrique les traditeurs des livres saints, et, dans en effet qu’un homme adultère sanctifie quel­ ce que vous ne savez pas, vous avez mieux qu’un. Nous ajoutons : Si donc lorsqu’un aimé croire des juges que des accusateurs! Si homme manifestement juste baptise, c’est luinul n’est coupable du crime d’autrui, en quoi même qui sanctifie, et si lorsque c’est un ce qui a été commis en Afrique regarde-t-il homme secrètement inique qui baptise, ce l’univers? Si un crime inconnu n’est imputable n’est pas lui mais Dieu qui sanctifie, ceux qui à personne, comment l’univers a-t-il pu con­ sont baptisés doivent souhaiter de l’être par des naître le crime des juges ou des accusés? Jugez, hommes secrètement mauvais plutôt que par vous tous qui avez du bon sens. Telle est la des hommes manifestement bons; car Dieu justice des hérétiques : parce que le monde ne les sanctifie beaucoup mieux qu’un homme condamne pas un crime inconnu, le parti de juste, quel qu’il puisse être. Or, s’il est absurde Douât condamne le monde sans l’entendre. qu’on désire être plutôt baptisé par un homme Mais c’est assez pour l’univers d’avoir les pro­ secrètement adultère que par un homme ma­ messes de Dieu, de voir en lui-même l’accom­ nifestement chaste, il en résulte (pie, quelque plissement des anciennes prophéties et de re­ soit le ministre qui le confère, le baptême est connaître l’Eglise dans ces mêmes Ecritures valide, parce que c’est celui sur lequel des­ où il reconnaît aussi le Christ son roi. Car là cendit la colombe qui baptise lui-même. où sont prédites, touchant le Christ, les choses C. Et pourtant , malgré cette vérité évidente dont nous lisons l’accomplissement dans l’E­ qui frappe les oreilles et les cœurs des hommes, vangile, là sont prédites, touchant l’Eglise, les tel est pour quelques-uns la profondeur de choses dont nous voyons l’accomplissement l’abîme d’une mauvaise coutume, qu’ils aiment mieux résister à toutes les autorités et à toutes dans le monde entier. 3. Un esprit de quelque sagesse s’inquiète peules raisons que de s’y soumettre. Or, ils résis­ de ce qu’ils ont coutume de dire au sujet du tent de deux manières : par la. rage ou par la baptême du Christ. A les entendre, ce baptême nonchalance. Que fera donc ici la médecine de n’est vrai que si un homme juste le confère; l’Eglise, cherchant dans sa maternelle charité or toute la terre connaît cette manifeste vérité le salut de tous, et flottant incertaine entre les * Gen.

xxii ,

18.

1 Jean, i, 33.— ' Jér. xvil, 5.

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

frénétiques et les léthargiques ? Peut-elle, doitelle les mépriser ou les délaisser? 11 est néces­ saire qu'elle soit importune aux uns et aux autres, parce qu’elle n’est ennemie ni des uns ni des autres. Les frénétiques ne veulent pas qu’on les lie ni les léthargiques qu’on les excite ; mais la charité lidèle continue à châtier le fréné­ tique, à, stimuler le léthargique, à les aimer tous les deux. Tous les deux sont mécontents, mais tous les deux sont aimés ; molestés tous les deux, ils s’indignent tant qu’ils sont malades, mais, une fois guéris, ils remercient. 7. Enfin, nous ne les recevons point parmi nous comme ils étaient, ainsi qu'ils le croient et qu’ils s'en vantent, mais nous les recevons tout à fait changés, parce qu’ils ne commencent à être catholiques qu’en cessant d’être héré­ tiques. Nous ne tenons pas pour ennemis les sacrements qu’ils ont en commun avec nous, parce que ces sacrements ne sont pas humains, mais divins. Il faut leur ôter l’erreur particu­ lière dont ils se sont malheureusement péné­ trés, et non pas les sacrements qu’ils ont reçus comme nous, qu’ils portent et qu’ils gardent pour leur condamnation, parce qu’ils les gar­ dent indignement, mais enfin ils les gardent. Une fois l’erreur abandonnée et le mal de la séparation disparu, ils passent de l’hérésie à la paix de l’Eglise qu’ils n’avaient pas, et sans laquelle ce qu’ils avaient leur était funeste. Mais si, lorsqu’ils passent à nous, ils manquent de sincérité, ce n’est plus notre atfaire, c’est l’affaire de Dieu. Quelques-uns néanmoins, dont on ne jugeait pas le retour véritable, mais seulement inspiré par la terreur de la loi, ont été trouvés tels dans la suite, au milieu de diverses épreuves, qu’on les préférait à d’an­ ciens catholiques. Ce n’est donc pas agir pour rien que de presser d’agir. Car ce n’est pas seulement par les terreurs humaines qu’est battu en brèche le m ur de la coutume endur­ cie, mais aussi la foi s’affermit et l’intelligence s’éclaire par les autorités divines et les bonnes raisons. 8. Cela étant, vous saurez que vos hommes du pays d’Hippone sont encore donatistes, et que vos lettres ne leur ont rien fait. Pourquoi ces lettres ont-elles été inutiles? 11 n’est pas besoin de l’écrire; mais envoyez quelqu’un des vôtres, un de vos serviteurs ou de vos amis, à qui vous puissiez en sûreté confier cette affaire : il viendra d’abord, non pas sur les lieux, mais auprès de nous, à l’insu de ces

133

hommes, et, après avoir pris conseil de nous, il fera ce qui paraîtra convenable avec l’aide «le Dieu. En agissant ainsi, nous n’agissons pas seulement pour e u x , mais aussi pour nos catholiques : le voisinage de vos gens leur est un danger dont il ne nous est pas possible de ne pas nous préoccuper. J’aurais pu vous écrire ceci très-brièvement, mais j ’ai voulu que vous eussiez une lettre de moi qui vous fit connaître les motifs de mon inquiétude, et aussi qui vous mit en mesure de répondre à quiconque vous dissuaderait de travailler à ramener vos gens ou nous reprocherait de vous le demander. Si j ’ai fait quelque chose d’inutile en disant ce que vous saviez déjà ou ce que vous aviez vous-même pensé, ou si j ’ai été importun en écrivant une trop longue lettre à un homme si occupé des affaires publiques, je vous prie de me le pardonner, pourvu cependant que vous ne méprisiez ni mes avis ni mes prières : ainsi vous garde la miséricorde de Dieu. LETTRE XC. (Année 408.)

Nous avons raconté , dans l'Histoire dp saint Augustin (cliap. s x 111) , une émeute païenne à Calam e, aujourd'hui Ghelma, contre les chrétiens de cette ville, à la suite de la célébration illégale d'une fête que nous croyons être la fêle de Flore, le t " juin 408. Les excès commis faisaient redouter de rigoureux châtim ents. Un vieillard païen de Calame adressa à saint Augustin la lettre suivante pour im plorer sa m iséricor­ dieuse intervention; cette lettre, qui est un hommage au pontife d’Hippone, m ontre aussi quelle idée les païens avaient d’un évêque. NECTAR1US A L’iLLUSTRE SEIGNEUR ET TRÈS-A1MABI.E FRÈR E AUGUSTIN, ÉVÊQ UE.

Vous savez toute la grandeur de l'amour de la pairie, je ne vous en dirai rien ; c’est le seul amour qui, à bon droit, l’emporte sur l’amour des parents. Si les gens de bien ne se devaient pas à la patrie sans mesure et sans lin, je m'excuserais avec raison de ne plus lui rendre de services. Mais, comme rattachement à la cité ne fait que s’acci'oitre de jour en jour, plus on approche du terme de la vie, plus on souhaite laisser sa patrie tran­ quille et florissante. Aussi, je me réjouis d’avoir à tenir ce langage à un homme qui possède loulesles connaissances. 11 y a à Calame bien des choses que j’ai raison d’aimer, soit parce que j ’y suis né, soit parce que je crois avoir rendu à cette ville de grands services. Mais, éminent et très-aimable seigneur, elle est tombée par un grave égarement de son peuple ; et si nous sommes jugés d’après la rigueur de la loi, cet égarement doit être frappé du châtiment le plus sévère. Mais il est du devoir de l’évêque de ne chercher que le salut des hom­

131

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉ R IE .

mes, de n'intervenir dans leurs affaires qne pour rendre leur situation meilleure, et de demander au Dieu tout-puissant le pardon de leurs fautes. C'est pourquoi je demande et je supplie, autant qu’il est en mon pouvoir, que si la chose est défen­ dable, l'innocent soit défendu, et ne subisse pas des châtiments immérités. Accordez-nous ce qu'une nature comme la vôtre prévoit bien que nous demandons. Une contribution pour les d o m ­ mages sera aisée à imposer; seulement qu’on nous épargne les supplices. Vivez de plus en plus agréable à Dieu, illustre seigneur et très-aimable frère.

donner jamais, nous attristons la vôtre que vous voudriez laisser florissante. Si nous exa­ minions avec votre sagesse de quelles « fleurs » vous parlez ici, je ne craindrais pas qu’il fût difficile de vous persuader et de vous faire con­ venir de quelle façon une cité doit fleurir. Le plus illustre de vos poètes a glorifié certaines fleurs de l’Italie; mais, quant à nous, dans votre patrie, nous avons moins été à même de connaître par quels hommes cette terre a fleuri que par quelles armes elle a brillé; que dis-je? ce ne sont pas des armes, mais des LETTRE XCI. flammes; elle n’a pas brillé, elle a brûlé. Si (Année 405.) un si grand crime demeurait impuni, si une juste correction n’atteignait les méchants, pen­ Voici la réponse de saint Augustin à Nectarius; c’est un trèssez-vous que vous laisseriez votre patrie floris­ cnrieux monument des relations entre les clirétiens et les païens des prem iers âges de l’Eglise. Ce qui frappe dans le sante ? O fleurs sans fruits et suivies d’épines ! langage de fév éq ue, en face des polythéistes, c’est un sens Voyez si vous aimez mieux que votre patrie moral supérieur; on y rem arque aussi, dans sa plus sainte fleurisse par la piété que par l’impunité, par énergie, le prosélytism e évangélique, et, dans toute sa m an­ suétude, le génie chrétien. C’est cette lettre de saint Augustin la correction des mœurs que par la sécurité qui nous a appris ce que nous savons des désordres de Calame de l’audace. Comparez, et voyez si vous nous à la fête de Flore. surpassez en amour pour votre patrie, si, plus ardemment et plus véritablement que nous, AUGUSTIN A L’EXCELLENT SEIGNEUR ET HONORABLE vous désirez qu’elle soit florissante. FR È R E NECTARIUS. 3. Considérez un peu ces mêmes livres de la République, oû vous avez puisé ce profond 1. Je ne m’étonne pas que, malgré le froid de la vieillesse, votre cœur brûle de l’amour de la amour de la patrie, à laquelle tout homme patrie, je vous en loue; je vois, non à regret, d’honneur doit se dévouer sans mesure et sans mais avec plaisir, (pie non-seulement vous fin. Regardez, je vous prie, et voyez quelles vous rappelez, mais encore que vous montrez grandes louanges on y donne à la frugalité et par votre vie, que les gens de bien se doivent à la continence, à la fidélité du lien conjugal, à leur patrie sans mesure et sans fin. C’est à cette loyauté de sentiments et à cette chasteté pourquoi nous voudrions qu’un homme tel de mœurs dont la pratique rend une cité flo­ que vous devînt citoyen d’une certaine patrie rissante. Or, ce sont ces mœurs qu’on recom­ d’en-haut dont le saint amour soutient notre mande et qu’on enseigne dans les Eglises qui faiblesse dans les dangers et les fatigues, au croissent à travers le monde et sont comme milieu de ceux que nous nous efforçons d’y autant de saintes écoles pour les peuples ; on y conduire, afin que vous sussiez qu’on se doit apprend surtout la piété par laquelle le vrai sans mesure et sans fin à cette petite portion Dieu est honoré ; ce Dieu véridique qui nonqui est sur cette terre comme en voyage; vous seulemen^nous commande, mais encore nous en seriez d’autant meilleur que vous rempli­ fait la grâce d’accomplir tous ces devoirs, dont riez

annonçaient le C hrist1; ainsi Cyprien a toléré l’avarice de ses collègues, qu’il appelle une ido­ etlâtrie, d’après l’Apôtre *. Enfin ce qui s’est passé alors parmi les évêques, quand même, par hasard, quelques-uns l’auraient su, de­ meure au ourd’hui ignoré île tout le monde si on ne fait pas acception de personne. Pour­ quoi donc tout le monde n’aime-t-il pas la paix? Vous pourriez facilement penser ces cho­ ses, et peut-être les pensez-vous. Mais il eût mieux valu que vous eussiez aimé les biens temporels au point de craindre de les perdre en ne pas adhérant à la vérité reconnue, que d’aimer la vaine gloire des hommes au point de craindre de la perdre en rendant hommage à la vérité. lfi. Vous voyez maintenant, je crois, qu’il n’y a pas à s’occuper de contrainte, mais qu’il s’agit de considérer à quoi on est contraint, si c’est au bien ou au mal. Ce n’est pas que per­ sonne puisse devenir bon malgré soi, mais la crainte de ce qu’on ne veut pas souffrir met fin à l’opiniâtreté qui faisait obstacle et pousse à étudier la vérité ignorée ; elle fait rejeter le faux qu’on soutenait, chercher le vrai qu’on ne connaissait pas, et l’on arrive ainsi à posséder de bon cœur ce qu’on ne voulait point. Ce serait inutilement peut-être, que nous vous le dirions par quelques paroles que ce fût, si de nom­ breux exemples n’étaient pas là pour l’attester. Ce ne sont pas seulement tels ou tels hommes, mais plusieurs villes que nous avons vues donatistes et que nous voyons maintenant catholi­ ques , détestant vivement une séparation dia­ bolique et aimant ardemment l'unité *: ces villes se sont faites catholiques à l’occasion de cetle crainte qui vous déplaît ; elles se sont faites catholiques par les lois des empereurs, depuis Constantin devant qui vos pères accu­ sèrent Cécilien, jusqu’aux empereurs de notre temps : ils maintiennent très-justement contre vous la sentence de celui que choisirent vos pères et dont ils préfèrent le jugement au jugement des évêques, 17. J’ai donc cédé aux exemples que mes collègues ont opposés à mes raisonnem ents3; car mon premier sentiment était de ne con­ traindre personne à l'unité du christianisme, mais d’agir par la parole, de combattre par la discussion, de vaincre par la raison, de peur * Phil’p. I, 15-18. — * Coloss. ni, 5. * Nous recommandons tout ce passage à l’attention sérieuse du lec­ teur.

10

1 Ri

LETTRES L)E SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

île changer en catholiques dissimulés ceux liait : rendons grâces au Seigneur qui a brisé qu’auparavant nous savions être ouvertement nos liens et nous a fait passer dans le lien de la hérétiques. Ce ne sont pas des paroles de con­ paix. D’autres disent : Nous ne savions pas que tradiction, mais des exemples dedéinonstration là se trouvait la vérité, et nous ne voulions pas qui ont triomphé de cette première opinion l’apprendre; mais la crainte nous a rendus que j ’avais. On m’opposait d’abord ma propre attentifs pour la connaître, et nous avons eu ville qui appartenait tout entière au parti de peur de perdre nos biens temporels sans pro­ Douât, et s’est convertie à l’unité catholique fit pour les choses éternelles : rendons grâces au par la crainte des lois impériales; nous la Seigneur qui a excité notre indolence par l’ai­ voyons aujourd’hui détester si fortement votre guillon de la crainte et nous a poussés à cher­ funeste opiniâtreté qu’on croirait qu’il n’y en cher dans l’inquiétude ce que nous n’avons a jamais eu dans son sein. 11 en a été ainsi de jamais désiré connaître dans la sécurité. D’au­ beaucoup d’autres villes dont on me citait les tres encore : De fausses rum eurs nous faisaient noms, et je reconnais qu’ici encore pouvaient redouter d’entrer ; nous n’en aurions pas connu fort bien s’appliquer ces paroles : « Donnez au la fausseté si nous ne fussions entrés ; nous « sage l’occasion et il sera plus sage '. » Com­ n’aurions jamais franchi le seuil sans la con­ bien en etlet, nous en avons les preuves certai­ trainte : nous rendons grâces au Seigneur de nes, frappésdepuis longtemps de l’évidence delà ce châtiment qui nous a fait triompher de vérité, voulaient être catholiques, et ditl'éraient vaines alarmes et nous a appris par l’expérience de jour en jour parce qu’ils redoutaient les tout ce qu’il y ad’imaginaire et de menteur dans violences de ceux de leur parti! Combien de­ les bruits répandus contre son Eglise : nous meuraient enchaînés non point dans les liens de concluons que les auteurs du schisme n’ont la vérité, car il n’y a jamais eu présomption de débité que des faussetés, en voyant leurs des­ la vérité au milieu de vous, mais dans les liens cendants en débiter de pires. Enfin d’autres pesants d’une coutume endurcie, en sorte que disaient: Nous pensions que peu importait où celledivine parole s’accomplissait en eux:« On l’on observât la foi du Christ; mais nous ren­ « ne corrigera pas avec des paroles le mauvais dons grâces au Seigneur qui nous a retirés du «serviteur; même quand il comprendra, il schisme, et nous a montré qu’il convenait à « n’obéira pas 8! » Combien croyaient que le son unité divine d’être adorée dans l’unité. parti de Donat était la véritable Eglise, parce 1!). Devais-je donc, pour arrêter ces conquêtes que la sécurité où ils vivaient les rendait en­ du Seigneur, me mettre en opposition avec mes gourdis, dédaigneux et paresseux pour l’étude collègues? Fallait-il empêcher que les brebis de la vérité catholique ! A combien de gens fer­ du Christ, errantes sur vos montagnes et vos maient l’entrée de la vraie Eglise les men­ collines, c’est-à-dire sur les hauteurs de votre songes de ceux qui s’en allaient répétant que orgueil, fussent réunies dans le bercail de la nous offrions je ne sais quoi de différent sur paix, où il n’y a qu’un seul troupeau et un l’autel de Dieu ! Combien de gens pensaient seul pasteur ' ? Fallait-il m ’opposer à ces heu­ qu’il importait peu dans quel parti fût un reux défenseurs, pour que vous ne perdissiez chrétien, et demeuraient dans le parti de Do­ pas ce que vous nommez vos biens et que vous nat, par la seule raison qu’ils y étaient nés, et continuassiez à proscrire tranquillement le que personne ne les poussait à sortir de là et à Christ? Pour qu’on vous laissât faire, d’après le droit rom ain, des testaments, et que vous passer à l’Eglise catholique 1 18. La terreur de ces lois, par la publicationdéchirassiez, par vos calomnieuses accusations, desquelles les rois servent le Seigneur avec le Testament fait à nos pères de droit divin, ce crainte, a profité à tous ceux dont je viens d’in­ Testament où il est écrit : « Toutes les nations diquer les états divers; et maintenant, parmi « seront bénies en votre race 8? » Pour qu’on eux, les uns disent: Depuis longtemps nous vous laissât libres d’acheter et de vendre, pen­ voulions cela ; mais rendons grâces a Dieu qui dant que vous auriez osé diviser entre vous ce nous a fourni l’occasion de le taire à présent, que le Christ a acheté en se laissant vendre et a coupé court a tout retard. D’autres disent : lui-même? Pour que les donations faites par Nous savions depuis longtemps que là était la chacun de vous demeurassent valables, tandis vérité, mais je ne sais quelle coutume nous reto­ que la donation faite par le Dieu des dieux à ‘ Prov. u r, 9. — 1 Ibid, XXIX, 19.

* Je a n , x , lü . — 1 G en. x x v i, 4.

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

1-47

ses fils, de l’aurore au couchant, ne serait pas valable à vos yeux ? Pour que vous ne fussiez pas exilés de la terre où votre corps a pris nais­ sance, pendant que vous exiliez le Christ du royaume conquis au prix de son sang, d’une mer à l’autre, et « depuis le fleuve jusqu’aux « extrémités du monde 1? » Ah ! plutôt que les rois du monde servent le Christ, même en donnant des lois pour le Christ! Vos ancêtres ont demandé aux rois de la terre que Cécilien et ses compagnons fussent punis pour des crimes faux : que les lions se tournent contre les calomniateurs pour briser leurs os, sans que Daniel intercède pour eux, Daniel, dont l’inno­ cence a été prouvée, et qui a été délivré de la fosse où ceux-ci périssent2: car celui qui creuse la fosse à son prochain y tombera lui-même en toute justice \ 20. Sauvez-vous, mon frère, pendant que vous vivez encore dans cette chair; sauvezvous de la colère future qui frappera les opi­ niâtres et les orgueilleux. La terreur des puis­ sances temporelles, quand elle attaque la vérité, est pour les justes qui sont foits une épreuve glorieuse, pour les faibles une dangereuse ten­ tation ; mais quand elle se déploie au profit de la vérité, elle est un avertissement utile pour les hommes sensés qui s’égarent, e t, pour ceux qui ont perdu le sens, un tourment inu­ tile. Cependant « il n’y a de pouvoir que celui « qui vient de Dieu ; et celui qui résiste au « pouvoir résiste à l’ordre de Dieu, car les « princes ne sont pas redoutables pour les « bonnes actions, mais pour les mauvaises. « Voulez-vous donc ne pas craindre le pouvoir ? « faites le bien, et vous en recevrez des « louanges *. » Car si le pouvoir, se montrant favorable a la vérité, redresse quelqu’un, celui qui a été corrigé par sa sévérité en reçoit de la louange ; et si, hostile à la vérité, il frappe un de ceux qui la servent, celui (pii sort vainqueur et couronné, tire des persécutions du pouvoir toute, sa gloire. Quant à vous, vous ne faites pas assez le bien pour ne pas craindre le pou­ voir, à moins par hasard que ce ne soit bien faire que de se tenir assis, non pas pour décrier an de ses frères5, mais pour décrier tous nos frères éta­ blis chez toutes les nations, auxquelles rendent témoignage les prophètes, le Christ, les apôtres, lorsqu’il est dit : « Toutes les nations seront « bénies en votre race 6; » lorsqu’il est dit :

« Du lever du soleil au couchant un sacrifice « pur est offert à mou nom, parce que mon « nom est glorifié dans les nations, dit le Sei« gneur 1; » faites attention à ces derniers mots : dit le Seigneur ; ce n’est pas : dit Donat, ou Rogat, ou \ incent, ou Hilaire, ou Ambroise, ou Augustin, mais : dit le Seigneur ; et ailleurs : « Et en lui seront bénies toutes les tribus de la « terre, toutes les nations le glorifieront. Béni « soit le Seigneur Dieu d’Israël qui seul opère « des prodiges ; (pie son nom glorieux soit béni « dans l’éternité, et dans les siècles des siècles ; « et toute la terre sera remplie de sa gloire : « Ainsi soit-il. Ainsi soit-il3. » Et vous, assis à Cartenne, vous dites avec une dizaine de rogatistes restés avec vous : « Que cela ne soit pas, « que cela ne soit pas. » 21. Vous entendez dans l’Evangile : « Il fal« lait que tout ce qui a été écrit sur moi « dans la loi, les prophètes et les psaumes, fût « accompli. Alors il leur ouvrit l’entendement « pour qu’ils comprissent les Ecritures, et il « leur dit : Parce qu’il a été ainsi écrit, ainsi il « fallait cpie le Christ souffrît et ressuscitât « d’entre les morts le troisième jour, et qu’on « prêchât, en son nom, la pénitence et la ré« mission des péchés au milieu de toutes les « nations, en commençant par Jérusalem 3. » Aous lisez aussi dans les Actes des apôtres, comment cet Evangile commença à Jérusalem, oii le Saint-Esprit remplit d’abord les cœurs de cent vingt disciples, et comment, de là, il fut porté en Judée et en Samarie, et ensuite au milieu de toutes les nations, ainsi que le Sei­ gneur, près de monter au ciel, l’avait dit à ses apôtres : « Vous me rendrez témoignage à Jéru« salem et dans toute la Judée et la Samarie, et « jusqu’aux extrémités de la terre 4 : » car leur bruit s’est répandu dans toute la terre, et leurs paroles ont retenti jusqu’aux extrémités de l’univers 5. Et vous contredites ces témoignages divins, si solidement appuyés, manifestés par une si grande lumière ; et vous travaillez à proscrire l’héritage du Christ, de façon que, la pénitence ayant été prêehée en son nom à toutes les nations, comme il l’a dit, quiconqueen aura été touché, dans quelque partie du monde (pie ce soit, ne pourra recevoir le pardon de ses péchés, s’il ne vient pas chercher et s'il ne trouve pas, caché dans un coin de la Maurita­ nie césarienne, Vincent de Cartenne ou l’un

1 Ps. l x x i , 8. — 1 D aniel, x iv , 39-42. — 4 Prov. x x v i , 27. — * Rom. x in , 1-3. — 4 Ps. x l ix , 21. — 6 G en. x x v i, 4.

1 Malac. i, 11. — * Ps. lxxi, 18, 20. — 1 Luc, XXIV, 44-47. — 4 A ct. I, 15, 8 ; II. — 4 Ps. XVUI, 5.

Ü8

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

îles neuf ou dix qui pensent comme lui ! Que n’ose pas l’orgueil d’une petite peau cadavé­ reuse? Où ne se précipite pas la présomption de la chair et du sang ? Est-ce là le bien à cause duquel vous ue craignez pas le pouvoir? Tel est le piège que vous préparez nu fils de votre mère ', savoir, à celui qui est petit et faible, pour lequel le Christ est m o rts, incapable en­ core de supporter la nourriture paternelle, mais devant être encore nourri du lait mater­ n e l3; et vous m’opposez les livres d’Hilaire pour nier la croissante grandeur de l’Eglise au milieu de toutes les nations jusqu’à la tin des tem ps, cette grandeur que Dieu lui-même a promise avec serment contre votre propre in­ crédulité ! Vous auriez été infiniment malheu­ reux eu résistant quand on n’était qu’à l’époque de la promesse; et maintenant qu’elle s’accom­ plit, vous osez contredire! 22. Dans les ressources de votre savoir, vous avez trouvé quelque chose de grand à produire contre les témoignages de Dieu, car vous dites que la partie du monde où la foi chrétienne est connue est peu de chose, en comparaison de l’étendue du monde entier. Vous ne voulez pas remarquer, ou bien vous feignez d’ignorer à combien de nations barbares l’Evangile est arrivé, et cela en si peu de temps que les en­ nemis du Christ ne peuvent plus douter de l’accomplissement assez prochain de ce que le Sauveur répondit à ses disciples qui l’interro­ geaient sur la fin du monde : « Et cet Evangile « sera annoncé dans tout l’univers, pour servir « de témoignage à toutes les nations ; et alors « la fin viendra ‘. » Criez contre cet oracle, et soutenez tant que vous pouvez, que quand même l’Evangile serait annoncé chez les Perses et les Indiens, comme il l’est depuis longtemps, quiconque, après l’avoir entendu, ne vient pas à Cartonne ou dans le voisinage de Cartenne, ne pourra pas être purifié de ses péchés. Si vous ne dites pas cela, n’est-ce point parce que vous craignez qu’on ne rie de vous? Mais vous le dites réellement, et vous ne vou­ lez pas qu’on pleure sur vous? 23. Vous croyez faire preuve de pénétration quand vous prétendez que l’Eglise n’est pas appelée catholique par l’étendue de sa commu­ nion dans tout l’univers, mais qu’elle tire ce nom de l’observation de tous les divins pré­ ceptes et de tous les sacrements. Lors même 1 Pi. x l i .y y 20. — 11 Cor. viiij 11. XXIV, 14.



* Ibid, ni, 2. — * Matth.

que l’Eglise s’appellerait catholique parce que, seule, elle renferme toute la vérité dont les di­ verses hérésies ne contiennent que des portions, ce n’est pas en nous appuyant sur ce nom que nous prouvons que l’Eglise est répandue chez toutes les nations, mais c’est en nous fondant sur les promesses de Dieu et sur tant et de si évi­ dents oracles de la vérité elle-même. Votre grand effort est de parvenir à nous persuader qu’il ne reste que les rogatistes, dignes d’être appe­ lés catholiques, à cause de l’observation île tous les divins préceptes et de tous les sacre­ ments, et que vous êtes les seuls chez qui le Fils de l’homme trouvera la foi quand il vien­ d ra '. Pardonnez-le nous, nous ne le croyons pas. Pour expliquer qu’on trouvera en vous la foi que le Seigneur, à son avènement, ne doit plus trouver sur la terre, vous osez dire qu’il faut vous regarder comme n’étant plus sur la terre, mais dans le ciel : mais l’Apôtre nous a rendus si prudents, que nous dirions anathème à un ange du ciel, s’il nous annonçait un Evangile différent de celui que nous avons reçu 5. Et comment serions-nous sûrs que le témoignage des divines Ecritures nous montre clairement le Christ, si ce témoignage ne nous avait montré clairement l’Eglise? Quelles que soient les ruses opposées à la simplicité de la vérité, quels que soient les nuages d’adroite fausseté qu’on amoncèle, celui-là sera ana­ thème qui annoncera que le Christ n’a pas souffert et n’est pas ressuscité le troisième jour, car nous lisons dans l’Evangile « qu’il « fallait que le Christ souffrît et ressuscitât « d’entre les morts le troisième jo u r 3; » ainsi sera anathème quiconque voudra nous mon­ trer l’Eglise en dehors de la communion de toutes les nations, parce que le même Evangile nous apprend ensuite « que la pénitence et la « rémission des péchés devaient être prêehées « à toutes les nations au nom du Christ, en « commençant par Jérusalem ‘, » et que nous devons tenir fermement que celui qui annon­ cera une autre doctrine sera anathème. 2i. Si nous n’écoutons pas les donatistes tous ensemble lorsqu’ils se donnent pour l’Eglise du Christ, quoiqu'ils ne puissent s’appuyer sur aucun témoignage des divins livres, combien moins, je vous le demande, nous devons écou­ ter les rogatistes, qui ne pourraient pas même parvenir à interpréter à leur profit ce passage des Cantiques: « Où menez-vous paître? où * Luc,

xviii,

8. — * Gai. I, 8.— * Luc, X'Xiv, 16. — 4 Ibid. 47.

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

149

«vous reposez-vous au midi '? » Si, dans ce plus de difficulté à les connaître. C’est pour­ passage des Ecritures, il faut entendre le midi quoi vous ne savez pas si, par hasard, quelques de l'Afrique, le pays qu’occupe surtout le parti justes en petit nombre et, à cause de cela, trèsde Donat, situé sous un brûlant climat, tous peu connus,dans une lointaine contrée opposée les maximianistes l’emporteront sur vous, au midi de l'Afrique, avant que le parti de parce que leur schisme s’est allumé dans la Donat séparât sa justice de l’iniquité du reste Ryzacène 2 et la province de Tripoli. Que les des hommes, ne se sont pas primitivement sé­ Arzuges soutiennent avec eux le débat et s’ef­ parés pour une cause très-juste du côté de forcent de prouver que ce passage de l’Ecri­ l’aquilon, et ne forment pas, plutôt que vous, ture les regarde davantage; quant à la Mauri­ l’Eglise de Dieu et comme une Sion spirituelle : tanie césarienne, plus voisine du couchant que cette communion lointaine et inconnue vous du midi et qui ne veut pas même passer pour aura tous prévenus, et elle aura eu plus de une région africaine, comment se glorifiera- raison d’interpréter à son profit ces paroles du t-elle de ce midi, je ne dis pas contre le monde psaume : « La montagne de Sion est du côté entier, mais contre le parti même de Douât, « de l’aquilon , c’est la ville du grand roi ‘, » d’où est sorti le parti de Rogat, ce petit mor­ que n’en a eu le parti de Donat d’interpréter ceau retranché d’un morceau plus grand? Mais à son avantage ces paroles des Cantiques : « Où qui aurait l’impudeur d'interpréter à son profit « menez-vous paître ? où vous reposez-vous au quelque chose d’allégorique, sans avoir en « midi ? » 26. Et cependant vous craignez que la con­ même temps des témoignages évidents qui trainte, employée à votre égard par les lois éclairciraient les passages obscurs? 23. Ce que nous avons donc coutume de impériales, ne soit pour les juifs et pour les dire à tous les donatistes, à plus forte raison païens une occasion de blasphémer le nom de nous vous le dirons. Admettons,ce qui ne sau­ Dieu; mais les juifs savent comment le pre­ rait ê tre , que quelques-uns puissent avoir un mier peuple d’Israël voulut détruire par la juste motif de séparer leur communion de celle guerre les deux tribus et la moitié de tribu qui du monde entier et qu’ils puissent appeler cette avaient reçu des terres au delà du Jourdain, communion particulière l’Eglise du Christ, lorsqu’ils crurent que ces tribus s’étaient sépa­ parce qu’ils se sont séparés légitimement de la rées de l’unité du peuple2. Et quant aux païens, communion de tous les peuples, savez-vous si, ils pourraient plutôt blasphémer au sujet des avant votre propre séparation, il ne s’est pas lois des empereurs chrétiens contre les adora­ rencontré au loin, dans la grande société chré­ teurs des idoles; pourtant plusieurs d’entre tienne, des hommes qui aient eu, eux aussi, un eux, redressés par ces lois, se sont convertis juste motif d’en faire autant, sans que le bruit au Dieu vivant et véritable , et chaque jour on de la vérité de leurs griefs ait pu venir jusqu’à voit parmi eux de nouvelles conversions. Assu­ vous? Comment l’Eglise peut-elle être en vous rément si les juifs et les païens pensaient plutôt qu’en ceux qui se seraient séparés les que les chrétiens fussent aussi peu nombreux premiers? Il en résulte que, ne sachant pas que vous l’êtes vous-mêmes, vous qui vous cela, vous devenez incertains pour vous-mêmes ; dites les seuls chrétiens, ils ne daigneraient pas et ceci doit arriver nécessairement à tous ceux blasphémer contre nous, mais ils en riraient dont la société n’est pas fondée sur le témoi­ sans cesse. Ne craignez-vous pas que les juifs gnage divin, mais sur leur propre témoignage3. ne vous disent : Si c’est votre petit nombre qui Vous ne pouvez pas dire : si cela était arrivé, forme l’Eglise du Christ, où est donc ce que nous n’aurions pas pu l’ignorer, car si nous votre Paul entend par l’Eglise lorsque, procla­ vous demandions combien de partis en Afrique mant le nombre des chrétiens supérieur au sont sortis du parti de Donat, vous ne pourriez nombre des juifs, il s’écrie : « Réjouissez-vous, pas nous l’apprendre; surtout parce que ces « stérile qui n’enfantiez point; éclatez et poussez subdivisions de partis se croient d’autant plus «des cris d’allégresse, vous qui ne deveniez en possession de la justice que leurs adhérents « point mère, parce qu’il a été accordé plus de sont moins nombreux, et par là aussi il y a « lils à la femme délaissée qu'à celle qui a un « m a ri3. » Leur répondrez-vous : Nous sommes 1 C antioues, i, 6. * A ujourd'hui le pays de Tunis. d’autant plus justes (pie nous sommes en plus * C ette belle pensée, que saint A ugustin je tte eu p a ssa n t, attaque directem ent le principe m êm e du protestantism e.

1 Ps.

x l v ii ,

3. — * Josué, xxn, 9-12. — * Gai. iv, 27.

ISO

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

petit nombre ? Vous ne faites pas attention qu'ils « droite et ceux dont le cœur est instruit dans répliqueront en vous disant : Quel que soit le « la sagesse ', » ceux qui sont brillants de lu­ nombre que vous prétendiez former , vous mière et embrasés de charité et en qui vous n’ètes pas cependant ceux dont il a été dit : vous reposez comme au midi, de peur que, n II a été accordé plus de fils à la femme dé- voilée, c’est-à-dire cachée et inconnue, je ne « laissée, » puisque vous êtes restés en si petit me jette , non dans votre troupeau, mais dans les troupeaux de vos compagnons, qui sont les nombre. '27. Vous nous opposerez ici l’exemple de ce hérétiques. Ceux-ci sont appelés des compa­ juste dans le déluge, qui seul fut trouvé digne gnons comme les épines sont encore appelées d’être sauvé avec sa famille. Voyez comme filles, à cause de la communion des sacre­ vous êtes encore loin de la justice! jusqu’à ce ments. Il est dit d’eux ailleurs : « Vous ne que vous soyez réduit à sept et que vous ne « faisiez qu’un avec moi, vous étiez mon guide fassiez que le huitième, nous ne dirons pas « et mon ami ; vous preniez avec moi une que vous êtes juste; encore faudra-t-il que « douce nourriture; nous marchions, unis l’un personne ne se soit rencontré au loin, avant le « à l’autre, dans la maison du Seigneur. Que parti de Donat, pour s’emparer justement de « la mort vienne sur eux, et qu’ils descendent cette justice avec sept autres comme l u i , se «vivants dans l’abîm e*,» comme Dathan et séparer et se sauver du déluge de ce monde. Abiron, auteurs d’une séparation impie. 29. C’est à elle que l’époux répond : « Si Puisque vous ignorez si cela n'a pas eu lieu et que vous n’en avez rien ouï dire, comme beau­ « vous ne vous connaissez pas vous-même, 6 coup de peuples chrétiens, placés au loin, n’ont « vous qui êtes belle entre les femmes, sortez, rien ouï dire de Donat, vous ne savez pas où « allez sur les traces des troupeaux, et menez est l'Eglise. Elle sera là où l'on aura peut-être « paître vos chevreaux autour des tentes des fait ce que vous n’avez fait que plus tard, s’il a « pasteurs 3. » O la réponse d’un très-doux pu exister quelque juste motif de vous séparer époux! S i vous ne vous connaissez pas vousmême,, dit-il. La ville bâtie sur la montagne ne de la communion de toutes les nations. 28. Pour nous, nous sommes certains quepeut se cacher *; c’est pourquoi vous n’ètes pas personne n'a pu se séparer justement de la voilée ni exposée à vous jeter dans les trou­ communion de toutes les nations, parce que peaux de mes compagnons ; car je suis la mon­ ce n'est pas dans sa propre justice que chacun tagne qui domine tous les sommets , vers la­ de nous cherche l’Eglise, mais dans les divines quelle viendront toutes les nations5. S i donc Ecritures, et qu’elle se montre à nous comme vous ne vous connaissez pas vous-même, non elle nous a été promise. G’est d’elle qu'il a été point dans les paroles des calomniateurs, mais dit : « Comme le lis est entre les épines, ainsi dans les témoignages de mes livres; si vous ne « apparaît mon amie au milieu des autres vous connaissez pas vous-même, car il a été dit « fille s1; » celles-ci ne peuvent être compa­ de vous : « Etendez au loin les cordages, alîerrées à des épines que par leurs mauvaises « missez solidement les pieux ; étendez à droite mœurs , et on ne les appelle filles que par la « et à gauche. Car votre race aura les nations communion des mêmes sacrements. C’est l’E­ « pour héritage, et vous habiterez les villes qui glise qui dit : «J'ai crié vers vous du bout de la « étaient désertes. Ne craignez rien, vous triom« terre, quand mon cœur était dans la peine s.» « plierez ; ne rougissez pas de ce que vous étiez Elle dit dans un autre psaume : « Le chagrin « auparavant détestée. Vous oublierez à tout « s’est emparé de moi à la vue des pécheurs qui « jamais votre honte ; vous perdrez le souvenir «abandonnent votre lo i;» et encore : « J’ai « de l’opprobre de votre veuvage. Car je suis le « vu des insensés, et je séchais de douleur 3. » « Seigneur qui prends soin de vous former, le C’est elle qui dit à son époux : « Où inenez- « Seigneur est mon nom. Celui qui vous dé« vous paître? où vous reposez-vous au midi ? « livra, c’est le Seigneur Dieu d’Israël, toule la « apprenez-le-moi de peur que, voilée, je ne « terre l’adorera 6. » S i votes ne vous connais­ « m’égare au milieu des troupeaux de vos sez pas vous-même, 6 vous qui êtes belle entre « compagnons » La même chose est dite ail­ les femmes ! Car il a été dit de vous : « Le roi leurs : « Faites-moi connaître la force de votre « s’esl épris de votre beauté ; » et encore : « Des ’ C»nt. », 2. — * l ’s. LX, 3. — * Ibid. c .\v ill, 53, 158. — * Cant.

‘ F’s. l x x x ix , 12. — * Ibid, liv , 14-16. — v, 11. — 1 Isaïe,U, 2. — 4 Ibid. Liv, 2-5.

1Cant. i, 7. — 4 M atth.

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

lo i

« enfants vous sont nés pour succéder à vos dre, par les étoiles du ciel, les moins nom­ « pères; vous les établirez chefs sur toute la breuses des âmes chrétiennes, les plus fermes « terre » S i donc vous ne vous connaissez et les plus brillantes; et par le sable du bord pas vous-m êm e, sortez. Je ne vous chasse de la mer, la grande multitude des faibles pas , mais sortez vous-même, pour qu’on dise et des charnels, qui parait libre et paisible de vous : « Ils sont sortis de nous, mais ils dans les temps calmes, mais que les flots des « n’étaient pas de nous2. » Sortez sur les traces tribulations et des tentations couvrent et bou­ des troupeaux, non sur mes traces, mais sur leversent. 31. C’estd’un de ces temps d’orage qu’Hilaire celles des troupeaux; je ne dis pas d'un seul troupeau, mais des troupeaux séparés et er­ a parlé dans l’endroit que vous avez cru pou­ rants : Paissez vos chevreaux, non pas comme voir opposer à tant de témoignages divins, Pierre, à qui il est dit : « Paissez mes brebis3, » comme si l’Eglise eût été effacée de la terre \ mais paissez vos chevreaux autour des tentes De cette manière vous pouvez dire que les des pasteurs, non point autour de la tente du Eglises si nombreuses de la Galatie n’existaient pasteur, où il y a un seul troupeau et un seul plus, quand l’Apôtre s’écriait; « 0 Galates inpasteur*. Car l'Eglise se connaît elle-même, en « sensés ! qui vous a fascinés au point de finir sorte qu’il ne lui arrive pas ce qui arrive a ceux « par la chair après avoir commencé par l’es« p r it2. » C’est ainsi que vous calomniez un qui ne se sont pas connus en elle. 30. C'est elle dont le petit nombre de vraissavant homme qui réprimandait sévèrement enfants, en comparaison du nombre des mé­ les languissants et les timides et les enfantait chants, fait dire « qu’elle est étroite et difficile de nouveau jusqu’à ce que le Christ eût été « la voie qui mène à la vie, et qu’il yen a peu formé en eux3. Qui donc ignore qu’en ce temps« qui y m archent5. » Et c’est aussi de la m ul­ là beaucoup de chrétiens, d'un sens borné, titude de ces enfants qu’il a été dit: «Votre trompés par des mots obscurs, croyaient que « race sera comme les étoiles du ciel et le sa- les ariens avaient leur propre foi? D'autres cé­ « ble de la m e r6. » Car les fidèles et les bons daient à la crainte et feignaient d’accepter cette sont peu nombreux si on les compare aux mé­ doctrine, ne marchant pas droit selon la vérité chants, mais nombreux, si on les considère en de l’Evangile; on les accueillit lorsqu'ils recon­ eux-mêmes. « En effet, il a été accordé plus de nurent leur erreur, mais vous n’auriez pas « fils à la femme délaissée qu’à celle qui a un voulu qu’on leur eût pardonné. En vérité, « mari : plusieurs viendront de l'orient et de vous ne connaissez pas les saintes Ecritures. « l'occident, et prendront place avec Abraham, Lisez ce que Paul a écrit sur Pierre, ensuite « Isaac et Jacob dans le royaume des deux 7; » ce qu’a pensé Cyprien sur le même sujet; et et Dieu veut se former un peuple nombreux, que la mansuétude ne vous déplaise pas dans zélé pour les bonnes œuvres8; et des milliers l’Eglise, qui rassemble les membres dispersés d'hommes que nul ne peut compter, de toute du Christ et n’en disperse pas les membres tribu et de toute langue, se voient dans l’Apo­ unis. 11 y en eut peu alors qui demeurèrent calypse, avec des robes blanches et les palmes fermes et reconnurent les pièges des héréti­ de la victoire 9. C’est cette même Eglise qui ques ; il y en eut peu si on les compare aux parfois est obscurcie et comme assombrie par autres: mais parmi ces amis fidèles de la vérité, la multitude des scandales, quand « les pé- les uns expiaient dans l’exil leur courageuse « cheurs tendent l’arc afin de percer de traits résistance à l’erreur, les autres restaient cachés « au milieu des lueurs obscures de la lune ceux sur tous les points du monde. Ainsi l’Eglise, « qui ont le cœur droit10. » Mais même alors qui grandit sans cesse, se conserva dans le pur elle resplendit dans ses enfants les plus forts. froment du Seigneur et elle se conservera jus­ Et s’il fallait diviser le sens de ces divines pa­ qu’à ce quelle ait reçu dans son sein toutes les roles, ce ne serait pas en vain peut-être qu’il nations, même les nations barbares. Car l’E­ eût été dit de la race d’Abraham : « Elle sera glise, c’est ce bon grain qu’a semé le Fils de « comme les étoiles du ciel, comme le sable 1 Saint H ilaire, dans son livre des conciles contre les ariens, avait : « Excepté Elusius et un p etit nombre avec l u i , la m ultitude, « au bord de la mer. » Nous pourrions euten- d„itdans les dix provinces de l’Asie où je me trouve, ne connaît pas ’ Ps. XL1V, U!, 17. — M Je a n , ü , 19. — ! Ibid, x x i, 17.— • Ibid, x , 16. — 5 M atth. vu, M . — ‘ G en. x x n , 17. — ’ M atth. v m , 11. — ‘ T it. u , 14. — * A poc. vu, 9. — 10 Ps. X , 3.

« véritablem ent Dieu. » V incent avait abusé de ce passage qui, d ’apres l’explication m êm e de saint A ugustin, n ’exprim e q u ’un blâme contre l'ivraie de ces dix provinces d ’Asie. * G ai. n i, 1. — * Ibid, iv, 19.

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE

152

l’homme, et qu’il a annoncé devoir croître Christ est glorifié, plus se réunissent dans la parmi l'ivraie jusqu’à la moisson. Or, le champ communion de ses sacrements, ces méchants est le monde, la moisson est la fin des tem ps1. qui doivent persévérer dans leur perversité et 32 . Hilaire reprenait donc ceux qui formaient qui toutefois n’en seront séparés , comme l’ivraie et non pas le froment des dix provinces la paille du bon grain, que par le vanneur du d’Asie ; il pouvait aussi s’adresser au bon grain dernier jour l. Ces méchants n’étouffent pas les qui faiblissait et se trouvait en péril, et la vé­ bons grains, en très-petit nombre en compa­ hémence de ses discours ne les rendait que raison de l’ivraie, mais nombreux par euxplus utiles. Les Ecritures canoniques ont elles- mêmes; ils n’étoufferont pas les élus de Dieu mêmes cette manière habituelle de répriman­ qui seront rassemblés, à la fin des temps, der: on s’adresse en quelque sorte à tous pour comme parle l’Evangile, b des quatre vents, être entendu de quelques-uns. Quand l’Apôtre a depuis une extrémité du ciel jusqu’à l’audit aux Corinthiens: « Comment en est-il quel­ a tre *. » Car, c’est la voix de ces élus qui dit : le ques-uns parmi vous qui disent que les morts a Sauvez-moi, Seigneur, parce qu’il n’y a plus « ne ressusciteront pas? » il montre bien que a de saint, parce que les vérités s'effacent du tous ne pensaient pas ainsi, mais que ceux a milieu des enfants des hom m es8; » et le qu’il dénonçait se trouvaient au milieu d’eux. Seigneur, au milieu de l’impiété qui abonde, Pour empêcher que les bons ne fussent séduits, leur a promis le salut pour prix de leur persé­ il les avertit en ces termes: « Ne vous laissez vérance jusqu’à la fin 4. Enfin, comme on le a point séduire; les mauvais discours corrom- voit par la suite, ce n’est pas un seul homme, « peut les bonnes mœurs. Soyez sobres, justes, ce sont plusieurs qui parlent dans le même « et ne péchez pas. Car il en est quelques-uns psaume : a C’est vous, Seigneur, qui nous gar« parmi vous qui ne connaissent pas Dieu : je a derez, qui nous préserverez de cette généra« vous le dis pour vous faire honte*. Mais à « tion jusqu’à l’éternité \ » A cause de cette l’endroit où le même apôtre s’exprime ainsi: abondance d’iniquité prédite par le Seigneur, « Lorsqu’il y a parmi vous jalousie et dispute, il a été aussi écrit : « Quand le Fils de l’homme a n’ètes-vous pas charnels, et ne marchez-vous a viendra, croyez-vous qu’il trouve encore de a pas selon l’homme8?» il parle comme a tous, a la foi sur la terre 6? » Ce doute de Celui qui et vous voyez combien est grave ce qu’il dit. sait tout a représenté en lui notre propre Nous lisons dans la même Epitre : « Je rends doute : après que l’Eglise a été si souvent a pour vous à mon Dieu des actions de grâces déçue de ses espérances avec plusieurs qui se sont trouvés tout autres qu’on ne croyait, elle b continuelles, à cause de la grâce de Dieu qui b vous a été donnée en Jésus-Christ, et des est alors troublée dans ses enfants et ne veut plus croire aisément de personne quelque a richesses dont vous avez été comblés en lui, chose de bien. Cependant il n’est pas permis de b en toute parole et toute science; le témoib gnage du Christ s’est trouvé ainsi confirmé douter que ceux en qui le Seigneur trouvera a en vous, de sorte que nulle grâce ne vous de la foi sur la terre, croîtront avec l’ivraie a manque » Sans ce passage nous pourrions dans toute l’étendue du champ. croire tous les Corinthiens charnels et de vie 34. C'est donc l’Eglise elle-même qui nage animale, ne comprenant pas les choses qui dans le filet du Seigneur avec les mauvais sont de l’Esprit de Dieu8, disputeurs, jaloux, poissons. Elle se sépare d’eux par le cœur et marchant selon l’homme. C’est pourquoi b le par les mœurs, afin de se montrer dans sa a monde entier est établi dans le m al6, » à gloire à son époux, et n’ayant ni tache ni ride7 ; cause de l’ivraie répandue par toute la terre, mais elle attend que la séparation corporelle se et le Christ a est la victime propitiatoire pour fasse sur le rivage de la mer, c’est-à-dire à la b tous nos péchés, non-seulement pour tous fin des temps, ramenant qui elle peut, suppor­ a nos péchés, mais pour ceux du monde entant ceux qu’elle ne peut ramener, sans que a tie r7, » a cause du bon grain qui est aussi l’iniquité de ceux qu’elle ne corrige point lui répandu partout. fasse abandonner l’union avec les bons. 33. Si l’abondance des scandales refroidit la 35. Pour combattre ces témoignages divins, charité de plusieurs, c’est que plus le nom du si nombreux, si clairs, si indubitables, ne

3

* Matth. x ili, 21-30. — 1 Cor. xv, 12 , 33, 3i. — * Ibid, ni 3. — * Ibid, i, 1-7. — * Ibid, il, 14. — * I Jean, v, 19. — ’ Ibid. Il, 2.

’ Matth. lit, 12. — ’ Ibid. XXI*, 31. — * Ps. XI, 2. — • M atth. XXIV, 12, 13. — * Ps. XI, 8. — ■ Luc, XVIII, 8. — ’ liph. V, 27.

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

cherchez donc plus des calomnies dans les écrits des évêques, soit de ceux qui sont restés au milieu de notre communion depuis votre séparation, comme Hilaire; soit de quelques autres d’une époque antérieure au schisme de Donat, comme Cyprien et Agrippin *. D’abord ces écrivains-là n’ont pas l’autorité des auteurs canoniques ; on ne les lit pas pour en tirer des preuves qui ne permettent pas des sentiments contraires, et avec la pensée qu’ils ne peuvent dire que la vérité. Car nous nous mettons au nombre de ceux qui ne dédaignent pas de s’ap­ pliquer cette parole de l’Apôtre : «Si vous avez « un sentiment qui ne soit pas conforme à la « vérité, Dieu vous éclairera. Cependant, pour « les choses que nous sommes parvenus à « savoir, marchons-y2, » c’est-à-dire marchons dans cette voie qui est le Christ, et dont parle ainsi le Psalmiste : « Que Dieu ait pitié de nous « et nous bénisse ; qu’il fasse briller sur nous « son visage, pour que nous connaissions, « Seigneur, votre voie sur la terre, et votre « salut au milieu de toutes les nations 3 ! » 3t>. Ensuite, si vous aimez l’autorité de saint Cyprien, évêque et glorieux martyr, autorité que nous ne confondons pas, ainsi que je l’ai dit, avec celle des auteurs canoniques, pour­ quoi ne l’aimez-vous pas aussi quand il garde par amour et qu’il défend dans ses écrits l’unité du monde et de toutes les nations; quand il ne voit que de la présomption et de l’orgueil dans ceux qui auraient voulu se séparer de cette unité, comme étant les seuls justes, et qu’il se moque de leur prétention à s’attribuer ce que le Seigneur n’accorda point aux apôtres, c’est-àdire le privilège d'arracher l’ivraie avant le temps, de nettoyer l’aire et de séparer la paille du bon grain ; quand il a montré que nul ne peut être souillé par les péchés d’autrui, répon­ dant ainsi à ce qui sert de motif à tous les dé­ chirements impies ; quand sur les points même où il a pensé autrement qu’il ne fallait, il n'a jamais demandé que les évêques d’un senti­ ment contraire au sien fussent jugés ou retran­ chés de sa communion; quand, dans cette lettre à Jubaïen, qui fut d’abord lue au concile ', dont vous invoquez l’autorité pour rebaptiser, tout en avouant qu’au temps passé l’Eglise admettait dans son sein, sans leur conférer de nouveau le baptême, des chrétiens baptisés 1 L/évèque Agrippin fut le successeur de saint Cyprien sur le sié*'e de Carthage. * Philip , iii , 15, 16. — 1 Ps. l x v i , 2, 3,

* Concile de Carthage en 256.

153

dans des communions séparées, et en croyant ainsi qu’ils étaient sans baptême; il attache un si grand prix à la paix de l’Eglise, que pour la conserver il n’exclut pas ces chrétiens des fonc­ tions du sanctuaire ? 37. Ceci renverse et détruit totalement votre parti, et je connais trop votre esprit pour que vous n’en soyez pas frappé. Car, s’il suffit, comme vous le dites, de communiquer avec des pécheurs pour que l’Eglise périsse sur la terre (et c’est pour cela que vous vous êtes séparés de nous), elle avait déjà péri tout en­ tière lorsque, selon l’opinion de Cyprien, elle admettait dans son sein des gens sans baptême ; dans ce cas il n’y avait plus d’Eglise où Cyprien lui-même pût naître à la foi, et bien moins encore votre chef et votre père Donat, venu au monde longtemps après Cyprien. Mais, si à l’époque où les genssansbaptême étaient admis, il y avait cependant une Eglise qui enfantait Cyprien, qui enfantait Donat, il en résulte clai­ rement que les justes ne sont pas souillés par les fautes d’autrui, quand ils communiquent avec les pécheurs. 11 vous devient donc impos­ sible de justifier la séparation par laquelle vous êtes sortis de l’unité, et en vous s’accomplit cet oracle de la sainte Ecriture : « Le fils méchant « se donne pour juste, mais il ne se lave pas « de la souillure de sa séparation *. » 3S. On ne s’égale pas à Cyprien parce que, à cause de la similitude des sacrements, on n’ose pas rebaptiser les hérétiques eux-m êm es, comme on ne s’égale pas à Pierre parce qu’on ne force pas les gentils à judaïser. Cette faute de Pierre, sa correction même sont renfermées dans les Ecritures canoniques ; mais ce n’est pas dans les livres canoniques, c’est dans les livres de Cyprien et dans les lettres d’un concile que nous trouvons que cet évêque a énoncé sur le baptême un sentiment contraire à la règle et à la coutume de l’Eglise. 11 n’y a pas trace qu’il ait rectifié cette opinion ; toutefois il est permis de penser qu’un tel homme s’est corrigé sur ce point, et peut-être la preuve de son retour à cet égard a-t-elle été anéantie par ceux qui se sont trop réjouis de cette erreur et n’ont pas voulu se priver d’un aussi grand patronage. Il ne manque pas de gens d’ailleurs qui soutiennent que ce sentiment n’a jamais été celui de Cyprien, et qu’on l’a présomptueusement et faussement produit sous son nom. En etfet, quelque illustre que soit un évêque, le texte de 1 Prov. xxiv, selon les Septante,

154

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

ses livres ne peut se garder aussi pur que le texte des livres canoniques traduits en tant de langues et protégés par le respect successif des générations ; et pourtant il s’est trouvé des imposteurs pour produire bien des choses sous le nom des apôtres. Ces coupables efforts ont été \ains : nos saintes Ecritures sont si véné­ rées, si lues, si connues ! Mais cet effort d’une audace im pie, en s’attaquant à ce qui était appuyé sur une telle base de notoriété, a prouvé ce qu’on pourrait tenter contre des livres non établis sur l’autorité canonique. 39. Nous ne nions pas cependant que Cyprien ait pensé ce qu’on lui prête, et cela pour deux raisons : la première, c’est que son style a une certaine physionomie à laquelle on peut le reconnaître; la seconde, c’est que notre cause s'y trouve victorieusement démontrée contre vous, et que le motif de votre séparation, c’està-dire la crainte des souillures par les fautes d’autrui, n’en est que plus facile à détruire. Car on voit par les écrits de Cyprien qu’on de­ meurait en communion avec les pécheurs, puisqu’on admettait dans l’Eglise ceux qui, selon vous et selon le sentiment que vous lui attribuez étaient sans baptême; et (pie pour­ tant l'Eglise n’avait pas péri, mais que le fro­ ment du Seigneur, répandu à travers tout l’u­ nivers, était resté dans son honneur et sa vertu. Si donc le trouble de votre défaite vous fait chercher un refuge dans l'autorité de Cyprien, comme on cherche un port, vous voyez contre quel écueil vient donner votre erreur ; mais si désormais vous n’osez plus vous réfugier de ce côté, vous 11e pouvez plus lutter, vous êtes en plein naufrage. 40. Ou Cyprien n’a pas tout à fait pensé comme vous le dites, ou bien dans la suite il s'est rectifié conformément aux règles de la vérité, ou bien il a couvert par l’abondance de sa charité cette tache de son cœur si pur, en défendant l'unité de l'Eglise qui s’étend sur toute la terre, et en maintenant avec persévé­ rance le lien de la paix; car il est écrit: « La « charité couvre la multitude des péchés . '» Ajoutez que s’il y a eu quelque chose à retran­ cher dans cette branche d'une belle fécondité, le père de famille l'a taillée avec le fer du mar­ tyre : «Mon père, dit le Seigneur, taille la branci che qui en moi donne du fruit, pour qu’elle « en donne davantage *. » D’où est venue à Cy­ prien cette grâce, sinon de sa persistance à de1 I P ierre, iv , 8. — * Je a n , x v , 2.

m eurer attaché à la vigne qui se répand au loin, et à ne pas abandonner la racine de l’unité ? Car il ne lui eût servi de rien de livrer son corps aux flammes, s’il n’avait pas eu la charité *. il. Voyez encore un peu, dans les écrits de Cyprien, combien il juge inexcusable celui qui, dans l’intérêt de sa propre justice, se sépare de l’unité de l’Eglise (divinement pro­ mise et accomplie au milieu de toutes les na­ tions), et vous comprendrez davantage la vé­ rité de la sentence que je vous rappelais plus haut : « Le tîls méchant se donne pour juste, « mais il ne saurait laver la souillure de sa sé« paration. » Dans une lettre* adressée à Antonien, il touche à ce qui nous occupe en ce moment ; mais il x'aul mieux citer ici ses pa­ roles : « Parmi les évêques nos prédécesseurs « de cette province, quelques-uns pensèrent « qu’il 11e fallait pas donner la paix aux impu« cliques, et ils fermèrent absolument aux « adultères les portes de la pénitence; ils ne « se retirèrent pas pour cela de la communion « de leurs collègues, et ne rompirent pas « l’unité de l’Eglise catholique par la dureté ou « l’opiniâtreté de leur jugem ent; ils ne crurent « pas que celui qui refusait la paix religieuse « aux adultères dût se séparer de ceux qui la « donnaient. Pourvu que le lien de la concorde « demeure, et que le sacrement de l’Eglise ca« (Indique soit toujours indissoluble, chaque « évêque règle sa conduite comme il l’entend, « sauf à rendre compte à Dieu de ce qu’il aura « fait. » Que dites-vous à cela, mon frère Vin­ cent? Certes vous voyez que ce grand homme, cet évêque ami de la paix, cet intrépide martyr n a rien eu plus à cœur que de maintenir le lien de l’unité. Vous le voyez en travail, nonseulement pour faire naître ceux qui ont été conçus dans le Ctirist, mais encore pour em­ pêcher que ceux qui sont déjà nés 11e meurent en sortant du sein de la mère. 42. Remarquez ce que Cyprien a rappelé pour condamner les séparations impies. Si les évêques qui admettaient les adultères à la ré­ conciliation communiquaient avec eux, ceux qui refusaient l’admission n’étaient-ils pas souillés par leurs relations avec les autres? Et si, ce qui est vrai et ce qui est la règle de 1 Eglise, on faisait bien de recevoir les adul­ tères à la réconciliation, les évêques qui les repoussaient absolument delà pénitence coin* I Cor. xm , 3. — * Lettre l u .

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

mettaient une action impie ; ils refusaient la santé à des membres du Christ, ôtaient les clefs de l'Eglise devant ceux qui frappaient à la porte, se mettaient cruellement en contra­ diction avec la miséricordieuse puissance de Dieu, qui laisse vivre les coupables afin de les guérir par le repentir, par le sacrifice d’un es­ prit contrit et l’oblation d’un cœur affligé. Ce­ pendant leur erreur barbare et leur impiété ne souillaient pas les évêques miséricordieux et pacifiques, restés en communion chrétienne avec eux et les supportant dans les filets de l'unité, jusqu’à la séparation qui doit se faire sur le rivage; et s’il y eut alors souillure, l'Eglise périt par la communion des méchants, et il n’y eut plus d’Eglise pour enfanter Gyprien lui-même. Mais si, ce qui est certain, l'Eglise demeura, il devient également certain que les fautes d’autrui ne peuvent souiller per­ sonne dans l'unité du Christ, tant qu’on n’ad­ hère pas à ce qui est mal, ce qui serait se souiller en participant aux péchés mêmes; et que c’est à cause des bons qu’on supporte ceux qui ne le sont pas, comme la paille qu’on souffre dans faire dn Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne la vanner au dernier jour. Cela étant, quel motif reste-t-il pour votre schisme? N’ètes-vous pas de mauvais fils, qui vous don­ nez pour justes, et. qui ne pouvez vous laver de la honte de la séparation? 43. Si maintenant je voulais vous rappeler ce qu’a dit dans ses livres Tichonius, homme de votre parti, qui a plutôt écrit pour l'Eglise catholique que pour vous, et a reconnu qu’il s’était séparé sans raison de la communion des prétendus traditeurs africains, ce qui a suffi à Parménien pour lui fermer la bouche ; que pourriez-vous répondre, si ce n’est ce qu'il a dit lui-même de vous et que j ’ai cité un peu plus haut : « Ce qui est saint, c’est ce que nous « voulons? » Tichonius, homme de votre com­ munion, comme je l’ai déjà dit, parle de la réunion d’un concile à Carthage, composé de deux cent soixante-dix évêques de votre parti, et où, après une délibération qui dura soixantequinze jours, toute autre affaire cessant, il fut décidé que si les traditeurs, coupables d’un crime immense, ne voulaient pas être rebap­ tisés, on ne laisserait pas de rester en commu­ nion avec eux comme s’ils étaient innocents. Il dit que Deutérius de Macriane, un de vos évêques, avait admis sans distinction dans son Eglise une multitude de traditeurs ; que confor­

155

mément aux décrets de ce concile de deux cent soixante-dix évêques de votre parti, il refit l’unité avec les traditeurs, et que, depuis lors, Douât demeura en communion, non-seu­ lement avec Deutérius, mais encore pendant quarante ans avec tous les évêques de la Mau­ ritanie, lesquels, dit-il encore, avaient commu­ niqué avec les traditeurs, sans leur réitérer le baptême, jusqu’à la persécution de Macaire. \ 4. Mais, observez-vous : Que me fait ce Tychonius? Ce Tychonius est celui que Par­ ménien , dans ses réponses, cherche à retenir, et qu’il voudrait empêcher d’écrire de pareilles choses ; il ne les réfute pas toutefois ; mais, en le voyant s’exprimer ainsi sur l'Eglise répan­ due par toute la te rre , et sur ce que les fautes d’autrui ne sauraient souiller personne dans l'unité catholique, il lui demande pourquoi il demeure éloigné des évêques africains comme pour se préserver de la contagion des tradi­ teurs, et pourquoi il s’est mis dans le parti de Douât. Parménien aurait mieux aimé dire que Tychonius avait menti sur tous ces points ; mais, ainsi que Tychonius le rappelle, bien des gens vivaient encore qui auraient montré que ces choses étaient très-certaines et trèsmanifestes. 15. En voilà assez là-dessus : soutenez à votre aise que Tychonius en a menti ; je re­ viens à Cyprien que vous avez invoqué vousmême. 11 est certain, d’après ses écrits, que si, dans l’unité, chacun est souillé par les péchés d’autrui, l’Eglise avait déjà péri avant Cyprien, et, chrétiennement parlant, Cyprien ne pou­ vait pas exister. Or, si une semblable opinion est un sacrilège, et s'il est certain que l’Eglise dem eurait, nul n’est souillé par les fautes d’autrui dans l’unité catholique, e t , mauvais fils, vous vous donnez vainement pour justes; vous restez avec le tort de votre séparation. Ki. Vous me dites : Pourquoi donc nous cherchez-vous : pourquoi accueillez-vous ainsi ceux que vous appelez hérétiques ? Voyez comme je vais vous répondre aisément et brièvement. Nous vous cherchons parce que vous périssez, afin de pouvoir nous réjouir du retour de ceux dont la perle nous affligeait. Nous disons que vous êtes hérétiques, mais c’est avant votre conversion à la paix catholi­ que, c’est avant que vous vous dépouilliez de l’erreur dont vous êtes enveloppés. Quand vous revenez vers nous, vous laissez ce que vous étiez auparavant, vous ne nous revenez

lafi

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

pas hérétiques. Raptisez-moi donc : ajoutez- siez, n’étant que simple prêtre. Mais, si le bap­ vous. Je le ferais si vous n’étiez pas baptisé, ou tême qui se donne aujourd’hui est le même si vous aviez été baptisé dans le baptême de pour tous, malgré l’inégalité des mérites de Douât ou de Rogat, et non point dans celui du ceux qui le confèrent, parce que c’est le bap­ Christ. Ce ne sont pas les sacrements chrétiens tême du Christ et non de ceux qui l’adminis­ qui vous foui, hérétique , c’est une détestable trent, vous comprenez déjà, je pense, que le séparation. Le mal qui est venu de vous ne baptême du Christ, donné par l’apôtre Paul à doit pas faire méconnaître le bien qui est de­ quelques-uns, venait après le baptême de meuré en vous ; mais ce bien devient un mal Jean, et non après le baptême du Christ ; car pour vous, si vous ne l’avez pas dans l'unité les divines Ecritures nomment en plusieurs qui en est la source. Car tous les sacrements endroits ce premier baptêm e, le baptême de du Seigneur proviennent de l’Eglise catholi­ Jean , et le Seigneur lui-même le nomme que ; vous les avez et vous les donnez comme ainsi : « D’où venait le baptême de Jean? du ils étaient avant votre séparation ; vous les «ciel ou des hom m es1? » Or le baptême de gardez quoique vous ne soyez plus là d’où ils Pierre n’était pas celui de Pierre, mais celui viennent. Nous ne changeons point en vous les du Christ, et le baptême qu’a donné Paul choses par lesquelles vous êtes avec nous, car n’était pas celui de Paul, mais celui du Christ; vous êtes avec nous en beaucoup de choses, et il en est de même du baptême de ceux qui, au il a été dit : « Ils étaient en beaucoup de choses temps des apôtres , n’annonçaient pas le Christ « avec moi » mais nous corrigeons ce qui avec pureté d’intention, mais avec un esprit vous sépare de nous, et nous voulons que vous jaloux 2, et du baptême de ceux q u i, au temps receviez ici ce que vous n’avez pas là où vous de Cypricn , s’appropriaient frauduleusement êtes. Vous êtes avec nous dans le baptême, des te rre s, et accroissaient leur profit par dans le symbole, dans les autres sacrements grosse usure. Et, parce que ce baptême était du du Seigneur; mais vous n ’êtcs pas avec nous Christ, il était d’une égale vertu, malgré l’in é ­ dans l’esprit de l’unité et le lien de la paix ; galité des mérites de ceux qui le conféraient. enfin vous n’êtes pas avec nous dans l’Eglise Car si on est d’autant mieux baptisé qu’on l’a catholique. Si vous recevez ces choses, vous été par un plus digne ministre, l’Apôtre a eu ne commencerez pas à avoir ce que vous n’avez tort de rendre grâces à Dieu de n’avoir baptisé pas, mais ce que vous avez vous servira. 11 personne parmi les Corinthiens, excepté Crisn’est donc pas vrai, comme vous le croyez, que pus et Gains et la maison de Stéphanas3 : alors, nous recevions les vôtres, quand ils viennent à en etfet, les Corinthiens auraient été d’autant nous; mais nous les rendons nôtres en les rece­ mieux baptisés qu’ils l’auraient été de la main vant; pour qu’ils commencent d’être à nous, il de Paul. Enfin, quand il d it: « J ’ai planté, faut qu'ils cessent d’être à vous. Nous ne travail­ « Apollon a arrosé4, » il semble indiquer qu’il lons pas non plus à nous associer des artisans de a évangélisé et qu’ApoIlon a baptisé. Apollon l’erreur que nous réprouvons, mais nous vou­ était-il meilleur que Jean? Pourquoi donc lons les ramener dans nos rangs pour qu’ils ne Paul n’a-t-il pas rebaptisé après Apollon , lui (pii l’avait fait après Jean, si ce n’est parce que soient plus ce que nous détestons. 17. L’apôtre Paul, dites-vous, a baptisé ce baptême, donné par n’importe qui, était après Jean. A-t-il baptisé après un hérétique? celui du Christ , et que l’autre donné égale­ Si par hasard, vous osez appeler hérétique cet ment par n'importe qui, quoiqu’il préparât la ami de l’Epoux, et dire qu’il n'a pas été dans voie au C hrist, n’était que le baptême de l'unité de l’Eglise, écrivez-le. Mais, si cela est Jean? 18. Il semble qu'il y ait quelque chose insensé à penser ou à dire, votre prudence doit examiner pourquoi l’apôtre Paul a baptisé d’odieux à dire qu'on a baptisé après saint après Jean. S’il l’a fait après son égal, vous de­ Jean, et qu’on ne baptise pas après les héré­ vez tous vous rebaptiser les uns après les au­ tiques; mais il sera aussi odieux de dire tres. S’il l’a fait après un plus grand (pie l u i, qu’on a baptisé après Jean, et qu’on ne baptise vous devez vous-même rebaptiser après Rogat. pas après des gens adonnés au vin : je signale S’il l’a fait après un qui soit au-dessous de lui, ce vice parce qu’on ne peut pas le cacher, et Rogat a dû rebaptiser après vous, qui bapti* M aith.A H , 25. — ‘ Philip. I, 15, 17. — * 1 Cor. 1 , 14. — * Ibid. • Pe. U T, 19.

111, 6 .

DEPUIS SON SACRE JUSQU’A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

157

qu'on le rencontre partout, à moins d’être d’un homme adonné au vin : j’oubliais que aveugle. Cependant, au nombre de ces œuvres j ’avais affaire à un rogatiste, et non pas à un de chair qui excluent du royaume de Dieu, donatiste quelconque. Il est possible que parmi l’Apôtre place l’ivrognerie aussi Lien que l'hé­ vos collègues et vos clercs qui sont en si petit résie : « Il est aisé, dit-il, de reconnaître les nombre, vous 11e trouviez aucune trace d’un tel « œuvres de la chair, qui sont : la fornication, vice. Car la foi catholique que vous vous « l’impureté, la luxure, l’idolâtrie, les empoi- donnez, vous ne la tenez pas de la communion « sonnements, les inimitiés, les dissensions, les du monde entier, mais de l’observation de «jalousies, les colères, les querelles, les héré- tous les préceptes divins et de tous les sacre­ « sies, les envies, les ivrogneries, les débau- ments : c’est en vous seulement que le Fils de « elles, et autres choses semblables : je vous l'homme trouvera la foi quand il n’en trouvera «déclare, comme je vous l’ai déjà déclaré, plus sur la terre, parce que vous n’avez plus « que ceux qui commettent ces crimes ne rien de terrestre et vous n’appartenez plus à ce « posséderont pas le royaume de Dieu *. » On monde, mais vous êtes déjà célestes et c’est au ne baptise donc pas après un hérétique, quoi­ ciel que vous habitez ! Vous ne craignez donc qu’on ait baptisé après Jean, par la raison que, pas, vous 11e vous rappelez pas cette parole : quoiqu’on ait baptisé après Jean, on ne baptise « Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce pas après quelqu’un qui serait adonné au vin : « aux hum bles1? » Vous n’ètes pas frappés de ce les hérésies et les ivrogneries sont f gaiement passage de l’Evangile où le Seigneur dit : comptées au nombre des œuvres qui excluent « Lorsque le Fils de l’homme viendra, croyezdu royaume de Dieu. Ne vous paraît-il pas in­ « vous qu’il trouve de la foi sur la te rre s? » Car tolérablement indigne qu’on baptise après sachant d’avance que bien des orgueilleux celui qui, ne se contentant pas de boire sobre­ s’arrogeraient cette foi, il adresse aussitôt cette ment, mais ne buvant pas du tout, a préparé parabole aux gens qui se croyaient justes et la voie au royaume de Dieu, et qu’on ne bap­ méprisaient les autres : « Deux hommes montise pas après celui qui, faisant un usage im­ « tèrent au temple pour prier, l’un était pharimodéré du vin, n’y parviendra même pas? « sien, l’autre publicain.3 » Et le reste. Répon­ Quoi répondre, sinon que le baptême après dez-vous à vous-m ême par la suite de la lequel l’Apôtre a baptisé dans le Christ était le parabole. Pourtant voyez attentivement s i, baptême de Jean, et que le baptême conféré par parmi le petit nombre des vôtres, il 11e se la personne adonnée au vin était celui du rencontrerait pas quelque intempérant qui Christ? Entre Jean et un homme adonné au baptisât. La contagion de ce vice dévaste tant vin, il y a une grande différence d’opposition ; les âmes, et son funeste empire s’étend si loin, entre le baptême du Christ et le baptême de que je serais bien étonné que votre petit Jean, il n’y a pas opposition, il existe néan­ troupeau en eût été préservé; j ’en serais bien moins une essentielle ditférence. Il en est une surpris, quoique, bien avant l’avènement du grande aussi entre un apôtre et un homme Fils de l’homme, qui est le seul bon pasteur, adonné au vin ; il n’y en a pas entre le vous vous vantiez d’avoir déjà séparé les brebis baptême du Christ donné par un homme des boucs. intempérant. De même entre Jean et un hé­ 50. Entendez par ma bouche la voix des rétique, il y a grande ditférence par oppo­ bons grains qui, en attendant le dernier jour, sition ; entre le baptême de Jean et celui du souffrent au milieu de la paille, sur l’aire du Christ donné par un hérétique, aucune oppo­ Seigneur, c’est-à-dire dans le monde entier, sition, mais grande différence. Entre le bap­ car Dieu a appelé la terre depuis -le lever du tême du Christ que donne un apôtre et le bap­ soleil jusqu’à son coucher4, et partout il s’v tême du Christ que donne un hérétique, diffé­ trouve des enfants qui le louent5; voici donc rence aucune. Car les sacrements demeurent ce ([lie vous dit cette voix : Nous désavouons les mêmes, malgré la grande inégalité des quiconque prend occasion des lois impériales mérites de ceux qui les confèrent. pour assouvir contre vous des haines, au lieu 4‘,t. Mais pardon, je me suis trompé quand de travailler affectueusement à vous ramener. j ’ai choisi, pour vous convaincre, l’exemple * G ai. v , 19-20.

1 Jacq. iv, 6. — * Luc, x vur, 8. — 4 Ibid. 10. — * P s. x l ix , 1. — 4 Ps. e x il, 1-3.

iris

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — DEUXIÈME SÉRIE.

Toute chose terrestre n'est légitimement pos­ a chrétienne, conversion qui m’a été rapportée sédée que par le droit divin qui attribue tout « par le témoignage de plusieurs, vous donnez aux justes, ou par le droit humain qui est « votre temps à la controverse. » Assurément au pouvoir des rois de la terre ; c'est donc à si c’est vous qui m’avez adressé cette lettre, ces tort que vous appelleriez votre bien ce que vous paroles sont de vous. En avouant que je suis ne possédez pas connue justes, ou ce que vous converti à la foi chrétienne, vous prouvez feraient perdre les lois des puissances tempo­ qu’elle existe en dehors des rogatistes et des relles, et c’est en vain que vous diriez que vous donatistes, puisque je ne me suis converti ni l'avez laborieusement amassé, puisqu’il est au parti de Douât ni au parti de Rogat ; cette écrit : « Les justes recueilleront le fruit du tra- foi chrétienne devenue la mienne est donc, « vail des impies ’. «Mais cependant nous dés­ connue nous le répétons, celle qui se répand avouons quiconque prend occasion de ces lois, au milieu de toutes les nations bénies dans la dirigées par les rois serviteurs du Christ contre race d’Abraham, selon le témoignage de Dieu1. un schisme impie, pour convoiter ce qui vous Pourquoi hésitez-vous à déclarer ce que vous appartient. Nous désavouons quiconque, dans sentez, si ce n’est parce que vous avez honte un sentiment de cupidité et non dans un senti­ de ne pas avoir toujours eu la même pensée et ment de justice, retient le bien des pauvres, les d’en avoir défendu une autre? Vous avez honte basiliques qui vous servaient de lieux de de vous corriger et vous n’en avez pas de de­ réunion et que vous aviez sous le nom d’égli­ meurer dans l’erreur, ce qui devrait plutôt ses. quoique rigoureusement ces basiliques ne vous en faire éprouver 1 doivent appartenir qu'à la véritable Eglise du «2. L'Ecriture a dit : « Il y a une honte qui Christ. Nous désavouons quiconque reçoit « produit le péché, il y a une honte qui pro­ ceux que vous chassez du milieu de vous pour ie «luit la grâce et la gloire s. » La honte pro­ cause d’infamie ou pour crime, comme on duit le péché lorsqu’on n’ose pas changer de reçoit ceux qui ont vécu parmi vous sans re­ mauvais sentiments de peurde paraître incons­ proche, sauf l'erreur qui nous sépare. Mais ce tant ou de laisser voir qu’on juge soi-méme sont ici des griefs que vous ne prouvez pas ai­ s’être longtemps trompé : ceux qui en sont là sément ; et quand vous les prouveriez, il est descendent en enfer tout vivantss, c’est-à-dire des coupables que nous ne pouvons ni corriger avec le propre sentiment de leur perdition; ni punir, et que nous tolérons : nous ne quit­ Dathan , Abiron et Coré, engloutis vivants tons pas, à cause de la paille, l’aire du Sei­ dans la terre , en ont été, il y a des siècles, la gneur. nous ne rompons pas les tilets à cause prophétique ligure. La honte produit la grâce des mauvais poissons; nous n’abandonnons et la gloire lorsqu’on rougit de sa propre ini­ pas le troupeau du Seigneur à cause des boucs quité et qu’on devient meilleur par le repen­ qui ne seront mis à part que le dernier jo u r; tir : vaincu malheureusement par cette autre nous ne nous éloignons pas de la maison du honte, voilà ce que vous n’avez pas le courage Seigneur a cause des vases qui sont devenus de faire ; vous craignez que des hommes qui ne savent ce qu'ils disent, ne vous opposent des vases d’ignominie. M. Pour vous, mon frère, je pense que si cette sentence de l’Apôtre : « Si j ’édifie ce que vous ne vous préoccupez pas de la vaine gloire « j ’ai détruit auparavant, je me constitue moides hommes et si vous méprisez les reproches ci même prévaricateur *. » Si de telles paroles des insensés qui vous disent : Pourquoi détrui­ pouvaient s’appliquer à ceux qui, ramenés à la sez-vous ce que vous édiliiez auparavant ? vous vérité, l’ont annoncée après l’avoir criminelle­ reviendrez "sans aucun doute à l’Eglise que, je ment combattue, on les eût tout d'abord appli­ le comprends, vous savez être la véritable. Je ne quées à Daul lui-même, en qui les Eglises du chercherai pas au loin des preuves de votre Christ glorifiaient Dieu , quand elles l’enten­ sentiment à cet égard ; au début de la lettre a daient prêcher la foi qu’il ravageait aupara­ laquelle je réponds, vous dites ceci : « Je vous vant 5. Ne croyez pas qu’on puisse, sans passer « ai connu encore bien éloigné du christia« nisme, appliqué à l’étude des lettres et mon- par la pénitence, revenir de l’erreur à la vérité, >7

laquelle ils deviendront capables de contempler dire que le Père ne voit pas le Fils ou qu’il sa gloire ! Un point qui ne fait pas doute pour prend un corps pour le voir, s’il est vrai que moi et dont je ne m'occupe plus, c’est l'invisi­ la vue n’appartienne qu’aux yeux du corps. bilité de la nature de Dieu dans un lieu quel Mais, au commencement du monde, avant que qu’il soit. Est-il possible de voir avec les yeux le Fils eût pris une forme de serviteur, Dieu du corps quelque chose qui ne puisse êtrjt vu n’a-t-il pas vu que la lumière était bonne, n’adans un lieu? lien est qui le pensent et qui ont t-il pas vu le firmament, la m er, la terre, et la prétention de le prouver ; je suis prêt à les en­ toute herbe et tout bois, et le soleil, la lune, tendre avec paix et amour et à leur soumettre les étoiles, les animaux de la terre et les oi­ à cet égard mes objections. Car il y a des gens seaux du ciel, et tout ce qui a vie? N’a-t-il pas qui -s’imaginent que Dieu lui-même est un vu tout ce qu’il a fait et ne l’a-t-il pas trouvé corps, et qui croient que tout ce qui n’est pas bon 1 ? L’Ecriture ayant dit de chaque créature corps n’a pas de substance; ceux-là, j ’estime que Dieu l’avait vue et l'avait trouvée bonne, qu’on doit les repousser de toute manière. je m’étonne qu’il ait pu naître une opinion D’autres n’hésitent pas à croire que Dieu n’est pour ne reconnaître que les yeux du corps. pas un corps ; mais ils pensent que les élus qui Quelles que soient les habitudes de langage ressusciteront pour la vie éternelle verront qui aient donné lieu à cette opinion, telle n’est Dieu des yeux du corps; ils espèrent que la point cependant la coutume des saintes Ecri­ qualité du corps ressuscité sera telle que ce tures; si elles n’attribuaient pas la vue, nonqui était chair auparavant deviendra esprit. Il seulement au corps mais aussi à l’esprit, et est aisé de reconnaître la différence qui sépare plus à l’esprit qu’au corps, elles n’appelleraient ces deux derniers sentiments, et de compren­ pas voyants les prophètes2 qui ont vu non pas dre que le dernier, lors même qu’il ne serait avec le corps, mais avec l’esprit les choses pas vrai, serait plus supportable, d’abord parce même de l’avenir. qu’il est bien plus grave de se tromper en quel­ 51. Il faut prendre garde de franchir les que chose sur le Créateur que sur la créature ; bornes, en soutenant que non-seulement le ensuite parce qu’on souffre plus facilement un corps cessera d’être mortel et corruptible par effort de l’esprit de l’homme pour convertir le la gloire de la résurrection, mais que même il corps en esprit que Dieu en corps ; et aussi cessera d’être corps et deviendra esprit. Il y parce que ce sentiment n’aurait rien de con­ aurait -alors deux esprits au lieu d’un, et s’il traire à ce que j ’ai dit dans ma lettre 1 sur n’y avait qu’un esprit et que cette transforma­ l’impuissance absolue des yeux du corps avoir tion ne fit pas une âme nouvelle ou n’y ajou­ Dieu : car je n’ai voulu parler que de ces tât rie n , il serait à craindre que tout ceci yeux-là ; or, les yeux des élus ressuscités 11e n’aboutît qu’à l’idée que les corps ainsi trans­ seront plus corporels si leur corps est esprit; formés ne demeureraient pas immortels , il s’ensuivrait donc toujours que les yeux du n’existeraient plus et périraient entièrement. corps ne verraient jamais Dieu, puisque, après C’est pourquoi, en attendant qu’une recherche la résurrection, ce ne serait plus le corps mais attentive fasse découvrir ce qu’on peut penser l’esprit qui le verrait. avec le plus de probabilité, à l’aide de Dieu et 50. Toute la question se réduit donc au corpsd’après les Ecritures, sur le corps spirituel spirituel ; il s’agit de savoir jusqu’à quel point après la résurrection , qu’il nous suffise de sa­ ce corps corruptible et mortel sera revêtu d’in- voir que le Fils unique, Jésus-Christ homme , corruptibililé et d’immortalité, et jusqu’à quel médiateur entre Dieu et les hommes 3, voit le point il [lassera de l’état animal à l’état spirituel. Père comme le Père le voit. Pour nous, ne Cela est digne d’un examen attentif, surtout à nous efforçons pas de transporter de ce monde cause du corps du Seigneur lui-même qui, pou­ la concupiscence des yeux jusqu’à cette vue de vant s’assujettir toutes choses, transforme notre Dieu qui nous est promise après la résurrec­ corps misérable et le rend conforme à son tion , mais attachons-nous pieusement à la corps glorieux 2. Comme Dieu le Père voit le poursuite de ce but en purifiant de plus en Fils et que le Fils voit le Père, il n’y a pas à plus nos cœurs ; ne nous représentons pas écouter ceux qui n’attribuent la vue qu’aux Dieu avec une face corporelle, lorsque l’Apôtre yeux du corps. Car il 11e saurait être permis de nous dit que « nous voyons maintenant à Ira‘ Ci-dessus lettre

x c ii,

n. 3. — * Philip, i ii , 21.

1 Gen. i, 1-31.— 3 I Rois, ix , 9. — * I Tint, n, 5.

358

L E T T R E S D E S A IN T A U G U S T I N . —

T R O IS IÈ M E

S É R IE .

«Même dans la résurrection, dit-il, il ne « vers un miroir, en énigme, et que nous ver« rons alors face à face, » et surtout lorsqu'il « sera aisé de voir Dieu qu’à ceux qui auront ajoute : « Maintenant je le connais en partie, « le cœur pur ; et c’est pourquoi : Heureux « mais alors je le connaîtiai connue il nie con- a ceux qui ont le cœur pur, car ils verront « naît *. » Si nous devons alors voir Dieu des « Dieu ! Combien d’autres le Sauveur avait-il yeux du corps, ce serait donc avec des yeux «appelés heureux, sans pourtant leur procorporels qu'il nous voit aujourd'hui; « car, « mettre qu’ils verraient Dieu ! Si donc ceux « dit l’Apôtre, je le connaîtrai alors comme il « qui ont le cœur pur verront Dieu, les autres « me connaît. » Qui donc ne comprend que, « ne le verront pas. Les indignes ne verront dans ce passage. l'Apôtre a voulu aussi dési­ « pas Dieu ; celui qui n’aura pas voulu voir gner notre face dont il dit ailleurs : « Mais « Dieu ne pourra pas le voir. Dieu ne sqvoit « nous, contemplant à face découverte la gloire « pas dans un lieu, mais dans un cœur pur; « du Seigneur, nous sommes transformés en « Dieu ne se cherche pas des yeux du corps, on « la même image, de gloire en gloire, comme « ne le mesure pas du regard, on ne le touche « par son divin E sprits , » c’est-a-dire en pas­ « pas, on ne l’entend pas, on ne le voit pas sant de la gloire de la foi à la gloire de la con­ « marcher. Lorsqu’on le croit absent, on le templation éternelle ? C’est 1effet de cetle « voit ; et lorsqu'il est présent, on ne le voit transformation par laquelle l’homme intérieur « pas. Enfin tous les Apôtres eux-mêmes ne se renouvelle de jour en jour ; l'homme inté­ « voyaient pas le Christ ; et c’est pourquoi il rieur s, dont l’apôtre Pierre nous recommande « dit : Il y a si lonqtemps que je suis avec de soigner l’invisible parure : « N’embellissez « vous, et vous ne me connaissez pas encore ! « pas, dit-il, votre extérieur par la frisure des « Celui qui a connu la largeur, la longueur, la « cheveux, par l'or, ou les perles, ou les ri- « hauteur, et la profondeur de la charité du « elles vêlements, mais occupez-vous d’orner « Christ qui surpasse toute science, celui-là a « l’homme caché dans l’âme et qui, par ses « vu le Clnist et il a vu le Père. Car nous , ce a vertus, est riche devant Dieu *. » Car la face « n’est pas selon la chair que nous avons connu sur laquelle les Juifs, qui ne passent pas au « le Christ, c’est selon l'esprit. Car le Christ Christ, ont un voile qui tombe des qu’ils m ar­ « Notre-Seigneur est lui-m êm e l’Esprit qui chent vers lu i, est découverte en nous lorsque « marche devant nous. Qu'il daigne, par sa nous sommes transformés en son image. Or «m iséricorde, nous remplir selon toute la l’Apôtre dit clairement : « Un voile a été mis « plénitude de Dieu, afin que nous puissions « sur leurs cœurs 5; » là est donc la face q u i, « le voir I 53. Plus vous comprendrez ces paroles du dévoilée, nous permet de voir maintenant par la foi, quoique dans un m iroir et en énigme, saint hom m e, qui n’appartiennent pas à la et nous permettra alors de contempler face à chair mais à l’esprit, et vous les reconnaîtrez vraies , non point parce que saint Ambroise a face 6. 52. Si vous approuvez tout ceci, suivez avecdit cela, mais parce que la vérité le crie sans moi la doctrine du saint homme Ambroise; bruit, mieux vous comprendrez par où vous elle ne se recommande pas seulement p arl’au- êtes unie au Seigneur, et vous vous préparerez torilé de ce grand homme, mais elle est ap­ au dedans comme une incorruptible demeure puyée de la vérité elle-même. Je ne m’y at­ pour écouter le silence de ses divines harmo­ tache point de préférence, parce qu’elle vient nies et voir son invisible nature. Car « Heude celui par la bouche de qui, surtout, le Sei­ « reux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils gneur m’a délivré de l’erreur, et par le minis­ « verront Dieu ! » Il ne leur apparaîtra pas , tère duquel il m’a accordé la grâce du baptême comme un corps, sur un point quelconque de de salut ; ce n’est pas de ma part un acte de l’espace, mais quand il viendra à eux et fera prédilection envers Celui qui m’a planté et en eux sa demeure, ils seront remplis ainsi de arrosé ; c’est que son langage sur ce point est toute la plénitude de Dieu, non pas en deve­ conforme à ce que dit à un esprit pieux et droit, nant eux-mêmes Dieu dans sa plénitude, mais quand il y réfléchit, le Dieu qui donne l’accrois­ en étant parfaitement pleins de Dieu. Si nous ne pouvons nous représenter que des corps et sement 7. que nous ne soyons pas capables pour le 1 l Cor, ir a . 1 2 .- • II Cor. n i, 18.— 1 II C«r. iv, 16.— * I Pi«rre, moins de connaître dignement par où nous ni, 3. — * II Cor. in, 15-18.— ‘ I Cor. m il, 12. - ’ I Cor. ni, 7.

D E P U IS L A

C O N FÉR EN C E

D E C A R T H A G E JU S Q U A S \

M O RT.

359

pouvons nous les retracer, ne cherchons pas à nous combattre, mais purifions nos cœurs de LETTRE CXLVIII. ces grossières habitudes par la prière et par (Année 413.) les progrès spirituels. Ce n’est plus seulement le bienheureux Ambioise dont je recueillerai Fortunatien fut un des sept évêques catholiques choisis pour les paroles, mais je dirai avec saint Jérôme : soutenir la dispute contre les donatistes dans la conférence de Carthage Saint Augustin le prie en des term es à la fois hum­ « Ce ne sont pas les yeux de la chair, mais les bles, doux et ch arm an ts, de lui obtenir son pardon d’un col­ « yeux de l’esprit qui peuvent voir, non-seule- lègue qui avait été blessé de quelques passages de la lettre à Pauline , où l’anthropom orphism e est vivement et sévèrem ent « ment la divinité du Père, mais encore la condamné. L'évêque d'Hippone traite de nouveau de la nature « divinité du Fils et celle du Saint-Esprit, de Dieu, de son invisibilité , de l’état futur des corps après la résurrection, et rappelle que, selon la parole du Christ, la vue de « parce qu’il n’y a qu'une nature dans la TriDieu est réservée à ceux qui ont le cœur pur. « nité ; le Sauveur lui-même a dit de ces yeux « de l’esprit : Heureux ceux qui ont le cœur MÉMOIRE AU SAINT FR È R E FORTUNATIEN. « pur, car ils verront Dieu 1 / » Le même Jé­ rôme l’a dit ailleurs avec autant de brièveté 1. Je vous ai prié de vive voix et je vous que de vérité : « Une chose incorporelle ne se demande encore de vouloir bien visiter le « voit pas des yeux du corps. » collègue dont nous avons parlé et obtenir de 54. En citant ici les sentiments de si grandslui qu’il me pardonne s’il a trouvé quelque hommes sur une si grande chose, je ne veux chose de dur et d’àpre dans la lettre que je ne pas que vous croyez qu’il faille suivre la pa­ me repens pas d’avoir écrite quant au fond, et role d’un homme, quel qu'il soit, comme on où j ’ai dit que les yeux de ce corps mortel ne suit les Ecritures canoniques; mais c’est afin voient pas et ne verront jamais Dieu. J’ai dit que ceux qui pensent autrement s’efforcent le motif qui m ’a fait ainsi parler, c’est pour ne d’atteindre par l’esprit à la vérité et de cher­ pas laisser croire que Dieu lui-même soit cor­ cher Dieu dans la simplicité du cœur, de peur porel et qu’il soit visible dans l’étendue et à qu’ils ne condamnent témérairement de si des distances, car l’œil de notre corps ne peut doctes interprètes des livres divins. Ne vous rien voir autrement; je ne voulais pas non arrêtez pas à ce que disent inconsidérément plus que les mots face à fa c e 1fussent compris certaines gens : « Que verront alors les yeux de façon à se représenter Dieu avec des mem­ «du corps, s’ils ne doivent pas voir Dieu? bres. Je ne me repens donc point d’avoir dit «Seront-ils comme des yeux d’aveugles, ou cela : il ne fallait pas que, par un sentiment «bien ne serviront-ils de rien?» Ceux qui impie, au lieu de croire que Dieu est tout parlent ainsi ne font pas attention que s’il n’y entier partout, on s’imaginât qu’il est divisible a plus de corps dans la vie future les yeux du à travers l’étendue • car les yeux de notre corps n’existeront pas assurém ent, mais que corps n'atteignent que ce qui appartient à si les corps subsistent encore, les yeux du l’espace. corps auront de quoi voir. 2. Au reste si quelqu’u n , ne concevant pas En voilà assez la-dessus. En lisant et relisant Dieu sous ces formes grossières, mais croyant avec soin ce que j ’ai dit depuis le commence­ qu’il est un esprit immuable et incorporel et ment de ce petit ouvrage, vous n’hésiterez tout entier partout, pense qu’après la résur­ peut-être pas à reconnaître que vous devez rection notre corps animal sera transformé et vous préparer un cœur pur pour voir Dieu deviendra spirituel au point que par lui nous avec son secours. Quant au corps spirituel, si pourrons voir la substance incorporelle, non le Seigneur vient à mon aide, j ’essayerai dans divisible dans l’étendue, non circonscrite par un autre 8 ouvrage de traiter cette question des membres, mais demeurant tout entière selon la mesure de mes forces. partout, je désire qu’il me l’enseigne, si son opinion est conforme à la vérité; si c’est une ’ III Isaïe, vi. 1 Saint Augustin a exécuté ce dessein dans le xxne livre de la erreur, il est bien plus supportable d’attribuer C i t é d e D i e u , chap. 29. au corps quelque chose de trop que de retran­ cher quelque chose à Dieu. Mais ce sentiment, fùt-il la vérité m êm e, n’aurait rien de con­ traire à ce que j ’ai avancé dans ma lettre. J’ai 1 1 Cor. xin, 12.

non

LETTR ES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIEME S É R IE .

dit que les yeux de ce corps ne verront pas Dieu, par la raison qu'ils ne peuvent voir que des corps placés à quelque distance, car, sans distance, nos yeux ne voient pas même les corps *. 3. Si nos corps, après la résurrection, doivent être tellement changés qu'ils aient des yeux avec lesquels on verra cette substance qui n’est pas répandue dans l'espace ni bornée par l'é­ tendue. qui n'est pas différente selon les lieux, plus petite dans un moindre espace, plus grande dans un plus grand, mais qui est incorporellement tout entière partout, ces corps seront tout autres de ce qu'ils sont à présent; ils n’auront pas seulement perdu la mortalité, la corrup­ tion et la pesanteur, mais ils s’élèveront jus­ qu’à la puissance de l'esprit, puisqu'ils pourront atteindre ce que l’esprit lui-même n'a pas au­ jourd’hui et aura seulement alors le privilège de voir. Si nous disons d’un homme , dont les mœurs ont changé, qu'il n’est plus ce qu'il a été, et si nous en disons autant du corps sur lequel ont passé les ans, à plus forte raison le corps ne sera plus le même après une transformation qui non-seulement lui donnera une immortelle aie, mais encore lui fera voir l'invisible! C’est pour­ quoi si les yeux voient alors Dieu ils ne seront pas les yeux du corps tel qu’il est, et le corps ne sera plus le même quand il sera élevé à cette force et à cette puissance :ce sentiment n’adonc rien de contraire aux paroles de ma lettre. Mais si le corps change seulement en ce sens que, de mortel qu’il est aujourd hui, il deviendra im­ mortel, et qu’au lieu d’appesantir l’âme comme aujourd hui, il deviendra prompt à tout mou­ vement; s'il n’est autre que ce qu'il est pour voir ce qui appartient aux lieux et aux distances , il ne verra d’aucune façon la substance incor­ porelle qui demeure tout entière partout. N'im­ porte où la vérité se trouve ici, il est certain que d'après l’un et l’autre de ces deux sentiments , les yeux de ce corps mortel ne verront pas Dieu. S’ils demeurent tels quels, ils ne le ver­ ront pas; s’ils le voient, ce ne seront plus les mêmes yeux : le corps sera tout autre à la suite d’une si grande transformation. 4. Mais si nntre collègue sait quelque chose de mieux là-dessus, je suis tout prêt à l'ap­ prendre soit de lui , soit de celui qui l'a ins­ truit lui-même. Si je disais cela par dérision, 1 En traduisant ces l gne« de saint Augustin, nous nous rappelons cette p en c e de M. de Maistre : • L'œil ne voit pas ce qui le tou­ che. • M. de Mais rc étend à l'observation morale la vérité matérielle

que note en passant l’cvéque d’Hippone.

je me montrerais disposé aussi à me laisser prouver que Dieu est corporel. qu’il a des membres et qu’il est dix isible dans l’étendue ; c’est ce que je ne fais pas, parce que je ne parle point par dérision, et que je suis bien certain qu’un Dieu pareil n’existe pas; c’est pour qu’on ne le crût point, que j’ai écrit cette lettre. Je n’v ai prononcé aucun nom , tout en signalant des erreurs; mais je me suis laissé aller dans mon langage à trop de vivacité, et je n’ai pas eu pour la personne d’un frère et d’un collègue dans l’épiscopat tous les égards qu’elle méri­ tait ; je ne justifie pas cela, je le condamne ; je ne l'excuse pas, je m'en accuse. Que mon col­ lègue me pardonne, je le lui demande; qu’il se souvienne de notre ancienne amitié et qu’il oublie une offense récente. Qu’il fasse ce qu’il est fâché que je n’aie pas fait; qu'il m'accorde mon pardon avec la douceur que je n’ai pas eue dans ma lettre. Je l'en prie par votre cha­ rité, n'ayant pu l’en prier de vive voix comme je l’aurais voulu. J'y ai fait effort par l’entre­ mise d'un homme vénérable, plus élevé que nous tous en dignité et qui a écrit à ce frère offensé; mais celui-ci a refusé de venir : il soupçonnait, je crois, au fond de cette démar­ che quelque ruse comme il y en a dans la plupart des affaires humaines; persuadez-lui qu'une semblable idée est bien loin de mon esprit; vous le pourrez aisément en le voyant. Qu il sache avec quelle grande et vraie douleur je vous ai parlé du déplaisir que je lui cause; qu'il sache que je ne le méprise pas, combien j'honore Dieu en lu i, et combien je vois dans sa personne le Chef divin dans le corps de qui nous sommes frères. Je n ’ai pas cru devoir me rendre au lieu qu’il habite, de peur de donner à nos ennemis un spectacle qui eût excité leur m oquerie, d’être pour nos catho­ liques un sujet d'affliction et pour nousmêmes un sujet de honte. Tout peut s’ar­ ranger par votre sainteté et votre charité ; dans cette œuvre réparatrice vous serez l’ins­ trument de Celui qui habite en votre cœur par la foi : je ne crois pas que notre collègue le méprise en vous, puisqu'il le reconnaît en lui. 5. Quant à moi, dans tout ceci, je n’ai rien trouvé de meilleur à faire que de demander pardon au collègue qui a été blessé et s’est plaint de l’âpreté de ma lettre. Il fera aussi, j ’espère, ce que commande Celui qui, parlant par la bouche de l’Apôtre, a dit : « Remetfez« vous mutuellement les sujets de plainte que

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

361

« vous pouvez avoir les uns contre les autres, « Père, car il est invisible; son Fils est aussi « et pardonnez-vous comme le Seigneur vous « invisible selon sa divinité, car jamais per« a pardonné Soyez donc les imitateurs de « sonne n ’a vu Dieu 1 : le Fils étant Dieu, il «Dieu comme étant ses enfants bien-aimés, « est donc invisible dans ce qui fait qu’il est « et marchez dans la charité, comme le Christ « Dieu 2. » « nous a aimés 2. » Sans nous écarter de cette 7. Voici maintenant les paroles de saint voie de la charité, cherchons pacifiquement Jérôme : « L’œil de l’homme ne peut voir ce qu’on peut, avec plus d’application, ap­ « Dieu tel qu’il est dans sa nature ; non-seuprendre sur le corps spirituel que nous aurons « lement l'homme ne le peut pas, mais encore après la résurrection ; si nous nous trompons « les anges, les trônes, les puissances, les domiDieu nous éclairera, pourvu que nous demeu­ « nations et tout ce qui a un nom, car la créature rions en l u i 3. Celui qui demeure dans la cha­ « ne peut pas voir son Créateur. » Le très-savant rité demeure en Dieu et Dieu en lui ; car Dieu homme montre assez par ces mots quel est son est charité \ soit parce que nous en trouvons sentiment sur ces questions, même en ce qui en loi la source ineffable, soit parce qu’il nous touche le siècle futur. Quelque heureux chan­ la départit par son Saint-Esprit. Si donc on gement qui doive s’opérer dans les yeux de peut prouver qu’un jour la charité sera vue notre corps, on ne peut fias espérer rien de des yeux du corps, peut-être Dieu pourra-t-il mieux qu’en les supposant alors égaux aux yeux être vu de la même manière ; mais si la cha­ des anges : or, saint Jérôme dit que la nature rité elle-anème ne peut jamais être vue de la du Créateur demeure invisible aux anges sorte, encore moins le sera-t-il Celui quienestla mêmes et à toute créature céleste. Demanderasource : et quel mot exprimerait assez digne­ t-on si nous ne deviendrons pas supérieurs aux ment une si grande chose ! anges, et voudra-t-on garder des doutes à cet 6. De grands hommes, très-savants dans leségard? Mais le Seigneur lui-même s’est clai­ saintes Ecritures, et dont les travaux ont été rement exprimé, lorsque en parlant des élus qui un secours pour l’Eglise et pour les études ressusciteront pour entrer dans son royaume, religieuses des fidèles, ayant eu occasion de il dit qu’ils « seront égaux aux anges de s’expliquer sur cette question , ont dit que le «Dieu 3. » C’est pourquoi saint Jérôme, dans Dieu invisible se voit invisiblement, c’est-à- un autre ouvrage, s’exprime ainsi : «L’homme dire par cette nature qui demeure aussi invi­ « ne peut donc pas voir la face de Dieu; mais sible en nous par un esprit et un cœur pur. « les anges, ceux même qui sont les gardiens Le bienheureux- Ambroise, parlant du Christ «des petits dans ( Eglise, voient toujours la comme étant le Verbe, a dit que « Jésus se « face de Dieu \ Maintenant nous voyons dans « voit, non point des yeux du corps, mais des «un miroir, dans une énigme; mais alors « yeux de l’esprit. » « Les juifs ne l’ont pas « nous verrons face à face 5, alors que nous « v u ,» a-t il ajouté, « car leur cœur insensé «ne serons plus des hommes, mais des « était dans l'aveuglem ent5 : » saint Ambroise « anges, et que nous pourrons dire avec marquait ainsi par où on voit le Christ. De « l’Apôtre : Contemplant à face découverte même, en parlant du Saint-Esprit, le saint « la gloire du Seigneur, nous serons transévêque cite ces paroles du Seigneur : « Je « formés comme par l Esprit du Seigneur, « prierai mon Père, et il vous donnera un « de gloire en gloire, jusqu'à devenir semblables « autre Consolateur, qui sera toujours avec « à lui 6 : Et toutefois aucune créature ne voit « vous , l'Esprit de vérité que ce monde « la face de Dieu selon la qualité propre de sa « ne peut recevoir parce qu'il ne le voit /tas et «n atu re, et on ne le voit avec l’esprit qu’en « ne le connaît pas 6. 11 fallait donc, dit saint « le croyant invisible 7. » « Ambroise, que le Christ parût avec un corps, 8. 11 y a beaucoup de choses à considérer «puisqu’il est invisible dans la substance de dans ces paroles d’un homme de Dieu; et « sa divinité. Nousavons vu l’Esprit, mais sous d’abord, conformément à ce que le Seigneur « une forme corporelle ; voyons aussi le Père ; a clairement annoncé, saint Jérôme pense (pie « mais parce que nous ne pouvons pas le voir, nous verrons Dieu face à face quand nous « écoutons-le. » Et ensuite : «Ecoutons donc le ‘ Coloss. u i, 13. — 3 Ephés. v, 1 , 2 . — * Philip, ni, 15, 16. — * I Jean, iv, 16. — * Livre i sur s. Luc. I. — * Je a n , x iv , 16, 17.

1 I Jean, iv, 2.— * Livre n sur s. Luc, nr, 22.— * Luc, \ x , 3 6 .* Matth. xv:ti, 10. — 5 l Cor. xm , 12. — 6 II Cor. iti, 18. —. ’ Livre I sur Isaïe, i.

362

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIEME SÉ R IE.

serons élevés à la condition des anges, c’esl- déclaration? Si le saint docteur s’était borné à à-dire quand nous serons égaux aux anges, ce dire que les yeux du corps ne peuvent voir la qui arrivera sûrement après la résurrection ; divinité du Père ni la divinité du Fils, ni celle ensuite il a montré clairement, par le témoi­ du Saint-Esprit, et qu’il n’eût point parlé des gnage de l’Apôtre, que la vue de Dieu face à yeux de l'esprit, on pourrait répondre que la face s’entend de l’homme intérieur et non pas cbair perdra son nom lorsque le corps sera de l’homme extérieur; l’Apôtre en effet parlait devenu spirituel; mais saint Jérôme désigne en de la face de l’âme lorsqu’il disait dans cet termes exprès les yeux de l'esprit, et dès lors endroit rapporté par saint Jérôme : « Mais il exclut de la vue de Dieu toute espèce de « nous, en contemplant à face découverte la corps. Et de peur qu’on ne crût qu’il ne parlait « gloire du Seigneur, nous sommestransfor- que pour ce monde, il invoque aussi le témoi­ « més en son image. » Si quelqu’un en doute, gnage du Seigneur pour montrer ce qu’il en­ qu’il examine le passage et fasse attention au tend par les yeux de l'esprit; or, ce n’est pas sens des paroles de l’Apôtre : il s’agit du voile à la vie présente, c’est-à-dire future que j ’ap­ que laisse devant les yeux la lecture de l'An­ plique la promesse contenue dans ce divin cien Testament, jusqu’à ce qu’on passe au témoignage : « Heureux ceux qui ont le cœur Christ, et que le voile tombe. Car l’Apôtre dit « pur, parce qu’ils verront Dieu 1! » ici : « Mais nous, en contemplant à face dé10. Egalement, le bienheureux Athanase,évê­ « couverte la gloire du Seigneur; » cette face que d’Alexandrie, lorsqu’il combattait contre n’était pas découverte pour les juifs dont saint les Ariens qui soutiennent que Dieu seul est Paul dit qu’un « voile est posé sur leur cœur ; » invisible, mais que le Fils et le Saint-Esprit sont par là il montre que c’est la face du cœur qui visibles, établit l’égale invisibilité de la Trinité se découvre en nou$ quand le voile tombe. par les témoignages des saintes Ecritures et la Enfin, craignant que, faute d’intelligence ou puissance de ses propres raisonnements : il de discernement, on ne se laissât aller à croire prouva fortement que Dieu n’a été vu que que, soit à présent, soit dans la vie future, sous la forme d’une créature, mais que, selon les anges ou les hommes, lorsqu’ils seront la qualité propre de sa divinité, Dieu, c’est-àégaux aux anges, puissent voir Dieu, saint dire le Père, le Fils et le Saint-Esprit, est tout Jérôme déclare expressément que « nulle créa- à fait invisible et ne peut être connu que de « turc ne voit Dieu selon la qualité propre de l’intelligence et de l’esprit. Saint Grégoire, « sa n a tu re , et qu’on ne le voit avec l’esprit évêque d’Orient, dit aussi et très-nettement « qu'en le croyant invisible. » Il résulte suf­ que Dieu est invisible de sa nature, et que fisamment de ces paroles que Dieu, quand, quand il a apparu aux saints et anciens per­ sous une forme corporelle, il a été vu des sonnages comme à Moïse, par exemple, avec hommes par les yeux du corps, ne l’a pas été lequel il parlait face à face, il avait pris quel­ selon la qualité propre de sa nature, puisqu’on que forme sensible sans que sa nature divine ne le voit avec l’esprit qu’en le croyant invi­ sortît de l’invisibilité i. C’est également le sen­ sible. A qui est-il invisible si ce n’est aux yeux timent de notre Ambroise; il admet que le corporels des créatures célestes elles-mêmes, Père, le Fils et le Saint-Esprit ont été vus sous comme saint Jérôme l’a dit plus haut des des formes choisies par leur volonté et non anges, des puissances et des dominations? pas tirées de leur natu re3. Sa pensée se trouve A plus forte raison est-il invisible à des yeux ainsi conforme à la véiité de cette parole, qui est de Jésus-Christ Notre-Seigneur lui-même : terrestres? 9. Ailleurs saint Jérôme dit plus clairement« Jamais personne n’a vu Dieu *, » et à la vé­ encore : « Que non-seulement les yeux de la rité de cette parole de l’Apôtre, ou plutôt « chair, mais même les yeux de l'esprit ne du Christ parlant par l’Apôtre : a Nul homme « peuvent voir la divinité du Père ni la divi- « n’a vu ni ne peut voir Dieu 5; » elle n’est « nité du Fils et du Saint-Esprit, qui ne sont pas non plus contraire aux passages des Ecri« qu’une seule et même nature dans la Tri* Maith. v. 8. — * Cette citation e6t tirce de la xlix« oraison qui a pris plane parmi les oraisons de saint Grégoire de Nazianzc; mais, ci nité; le Sauveur a dit des yeux de l’esprit : d'après l'opinion qui a pré\alu chez les savants, cette x uxe oraison Heureux ceux qui ont le cœur pur parce qu'ils n’est pas de saint Grégoire de Nazianze ni d'aucun père grec, mais appartient à un écrivain inconnu. verront Dieu' /»Quoi de plus évident que cette elle1 Voy. ci-dessus, lett. CXLVii, n. 18 et suiv. — * Jean, i, 18. — 1 Match, v, 8.

• 1 T un. vi, 16.

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

Dires qui racontent que Dieu a été vu : invisible selon la nature propre de sa divinité, Dieu peut être vu lorsqu’il le veut et sous la forme créée qu’il lui plaît de prendre. 11. Or, s’il est de la nature de Dieu d’être invisible comme incorruptible, cette nature ne changera pas dans le siècle futur au point que d’invisible il devienne visible, pas plus que d’incorruptible, il ne pourra devenir cor­ ruptible, car il est en même temps immuable. C’est pourquoi l’Apôtre a relevé l'incomparable excellence de la nature de Dieu dans ce pas­ sage où il met ensemble l’invisibilité et l’in­ corruptibilité : « Au roi des siècles invisible, « incorruptible, à Dieu seul, honneur et gloire « dans les siècles des siècles 1 ! » Je n’ose pas faire ici une différence, je n’ose pas dire que Dieu est incorruptible dans les siècles des siè­ cles, mais qu’il n’est pas invisible dans les siè­ cles des siècles, et qu’il l’est seulement en ce monde. De plus les passages suivants des Ecri­ tures ne peuvent pas être faux : « Heureux a ceux qui ont le cœur pur parce qu’ils ver« ront Dieu 2! Nous savons que, quand il appâ­ te raîlra, nous serons semblables à lui, parce « que nous le venons comme il e s t3; » donc nous ne pouvons nier que les enfants de Dieu verront Dieu ; mais ils le verront comme on voit les choses invisibles, comme il promettait qu’on le verrait lorsque, se montrant visible aux hommes dans la chair il disait devant eux : a Et je l’aimerai et je me montrerai à lui \ » Mais par où se voient les choses invisibles si ce n’est par les yeux de l’âme? J’ai dit ci-dessus ce que Jérôme a pensé de ces yeux du cœur qui doivent contempler Dieu. 12. Voilà aussi pourquoi l’évêque de Milan, que j ’ai déjà cité, dit qu’après la résurrection il ne sera facile de voir Dieu qu’à ceux qui ont le cœur pur; il s’appuyait sur cette parole : a Heureux ceux qui ont le cœur pur parce a qu’ils verront Dieu !» — a Que d’heureux le a Sauveur avait déjà comptés, » dit-il sans leur promettre qu’ils verraient Dieu! Il continue en ces termes : a Si donc ceux qui ont le cœur a pur verront Dieu, les autres ne le verront a pas. » Et de peur que nous n’entendions par les autres ceux dont il a dit : a Heureux les a pauvres, heureux ceux qui sont doux ! » l’évêque de Milan ajoute aussitôt que a les ina dignes ne verront pas Dieu. » 11 veut qu’on entende par les indignes ceux qui, malgré 1 I Titn. 1, 17.— s I Jean, m , 2 .— * Jean, x iv , 21.— * G ilat. v, 6.

363

leur résurrection, ne pourront pas voir Dieu, car ils ressusciteront pour la damnation, parce qu’ils n’auront pas voulu purifier leur cœur par cette foi qui opère par l’amour ’. C’est pour­ quoi il continue ainsi : « Celui qui n’aura pas a voulu voir Dieu ne pourra pas le voir. » Et parce qu’il était tout simple de lui objecter que tous les impies veulent voir Dieu, il ne tarde pas à expliquer que l’impie ne veut pas voir Dieu, puisqu’il ne veut pas purifier son cœur : a Dieu, a dit-il, ne se voit pas dans un lieu, mais dans a un cœur pur ; Dieu ne se cherche pas des yeux a du corps; on ne le mesure pas du regard, on a ne le touche pas, on ne l’entend p is, on ne a le voit pas marcher 5. » Ainsi le bienheureux Ambroise songe à nous apprendre ce que doi­ vent préparer les hommes qui veulent voir Dieu : ils doivent purifier leur cœur par la foi qui opère par l’amour, avec la grâce de l’Esprit-Saint : nous tenons de lui comme gage ce désir même de voir Dieu 3. 13. L’Ecriture parle souvent de Dieu comme s’il avait des m em bres, et pour qu’on ne s’imagine pas que ce soit notre corps qui fasse notre ressemblance avec lui, la même Ecriture dit que Dieu a des ailes ‘ : or, nous n’en avons pas. De même donc que par les ailes nous en­ tendons la protection divine, ainsi par les mains nous devons comprendre son action, par les pieds sa présence, par les yeux la connaissance qu’il a de nous, par la face la lumière au moyen de laquelle il se révèle à notrecœur ; si nous rencontrons dans les Livres saints d’autres expressions de ce genre, je pense qu’il faut les entendre dans le sens spirituel. Je ne suis ni le seul ni le premier à penser ainsi ; c’esl le sen­ timent de tous ceux qui, accoutumés, n’im ­ porte à quel degré, â la contemplation des choses spirituelles, combattent les contradic­ teurs appelés, à cause de cela, anthropomorphites. Pour ne pas allonger cette lettre de témoignages trop nombreux, je me borne à un passage de saint Jérôme ; notre collègue verra que s’il garde sur ce point une opinion con­ traire à la mienne, ce n’est pas avec moi uni­ quement, c’est aussi avec les anciens qu’il aura affaire. 14. Cet homme si savant dans les Ecritures commentait un psaume où il est dit : « Com« prenez donc, vous qui, dans le peuple, êtes « des hommes sans jugement ; insensés, soyez * Galat. v, 6. — 5 Ci-dessus, lett. cx lv ii , n. 18 et suiv, * II Cor. v, 1-8. — 4 Pe. XVI, 8.

3(U

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN.

TROISIÈME SE R IE .

« enfin sages. Celui qui a planté l’oreille n’en- sonnages Ambroise, Jérôme, Athanase, Gré­ o tendra-t-il pas ? celui qui a formé l'œil ne goire, et d’après d’autres témoignages qu’il eût « verra-t-il point? » « Cet endroit, dit-il, porte été trop long de reproduire, je crois ferme­ « contre ceux qui sont anthropomorpliites, et ment, Dieu aidant, et, autant qu'il m’en fait la «qui prétendent que Dieu a des membres grâce, je comprends que Dieu n’est pas un « comme nous en avons. Ainsi, par exemple, corps, qu’il n’a pas des membres de forme « il est dit que Dieu a des yeux, car les yeux du humaine, qu’il n’est pas divisible dans l’éten­ « Seigneur voient toutes choses 1; la main du due, qu’il est de sa nature immuablement in­ « Seigneur fait to u ts ; et Adam entendit le visible, et que, toutes les fois qu’au rapport « bruit des pieds du Seigneur qui se promenait des saintes Ecritures il a été eu des yeux du a dans le paradis 3 : les anthropomorpliites corps, il n’a pas été vu selon sa nature et sa « comprennent ces choses avec une grossière substance, mais sous des formes qu’il lui a plu « simplicité, et attribuent à la grandeur de de choisir. 16. En ce qui concerne le corps spirituel que « Dieu ce qui n'est qu’une marque de la faio blesse de l’homme. Mais moi je dis que Dieu nous aurons après la résurrection, et l’heu­ «est tout œil, tout main, tout pied ; tout œil reuse transformation qu’il recevra, je n’ai rien « parce qu'il voit tout, tout main parce qu’il lu encore nulle part, je l’avoue, qui m’ait paru suffisant pour dissiper mes doutes ou pour me a fait tout, tout pied parce qu’il est partout. « Voyez donc ce que dit le Psalmiste : Celui mettre en mesure d’instruire les autres ; u qui a planté l'oreille n entendra-t-il pas? j ’ignore si le corps passera à la simplicité de la a Celui qui a formé les yeux ne verra-t-il pas ? nature spirituelle, de façon que l’homme tout entier soit esprit, ou si, ce que je croirais da­ a 11 ne dit point : Celui qui a planté l’oreille « n’en a-t-il pas lui-mcme ? N’a-t-il pas des vantage, sans cependant l’affirmer avec une « yeux? Que dit-il ? Celui qui a planté l’oreille pleine confiance, le corps seraspirituel à cause « n entendra-t-il pas ? Celui qui a formé les de je ne sais quelle ineffable souplesse, tout en gardant la substance corporelle qui ne pourrait a yeux ne verra-t-il pas? Le Psalmiste n’a pas ni vivre ni sentir par elle-même, mais au a donné à Dieu des organes, mais la plénitude moyen de l’esprit dont elle serait l’instrument; « de leur effet4. » 15. J’ai cru devoir rappeler ces témoignageset d’ailleurs, de ce qu’en ce monde le corps est des auteurs grecs et latins de l’Eglise catho­ appelé animal ', la nature de l’âme n’est pas lique qui nous ont précédés dans l’explication pour cela la même que celle du corps; si le des divines Ecritures, afin que notre collègue, corps, une fois immortel et incorruptible, garde s’il est d’un avis différent, sache qu’il faut alors sa nature, aidera-t-il l’esprit pour voir chercher, s’instruire ou enseigner dans une les choses visibles elles-mêmes, c’est-à-dire les attentive et paisible étude, en rejetant tout choses corporelles, que nous ne pouvons voir sentiment d'amertume, en gardant ou en ré­ aujourd’hui que des yeux du corps ? Ou bien tablissant entièrement la suavité de la charité notre esprit sera-t-il capable alors de connaître fraternelle. Car le respect absolu que nous les choses corporelles sans les yeuxdelaehair, devons à l'autorité des Ecritures canoniques, comme Dieu les connaît ? Pour toutes ces nous ne le devons aux écrits de personne, pas choses et beaueoup d’autres qui peuvent se même des catholiques les plus justement remuer dans celte question, je n'ai, je l’avoue, honorés ; il doit nous être permis, tout en gar­ rien lu nulle part jusqu’ici qui me satisfasse, dant le respect qui est dû à de tels hommes, soit pour ma propre instruction, soit pour de désapprouver et de rejeter ce que nous l’instruction des autres. pourrions rencontrer dans leurs livres de con­ 17. C’est pourquoi, si celte réserve, quelle traire à la vérité, avec l’aide de Dieu, soit par qu’elle soit, ne déplaît pas à mon collègue, nous-mêmes, soit par les lumières d’autrui. Je comme il est écrit que nous verrons Dieu tel suis ainsi, quant à moi, pour les ouvrages des qu'il e s ts, préparons-nous à celle vue, Dieu autres, et je veux qu’on agisse de même a aidant, et autant que nous pouvons, par la l’égard des miens. D'après tout ce que je viens pureté du cœur. Quant à la question du corps de citer des livres de ces doctes et saints per• II Paralip. xvi, 9; Ecclési. xxm , 27, 28. — * Ruth, i, 13, etc.— * Gen. m , 8. — * Jér. corn, du Ps. xcm , 8, 9.

* Le corps est appelé a n i m vien» He lam e qui l'habite. * I Jean, m, 2.

al

par saint Paul, parce que la vie lui

DEPUIS LÀ CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

365

spirituel, cherchons dans un esprit de paix et le sujet de mes recherches, et si je n’écoule avec toute la force de notre attention : peut- pas ses enseignements avec la même douceur être Dieu daignera-t-il, d’après ses Ecritures, qu’il mettrait à écouter mes questions, c’est nous montrer quelque chose de certain et de alors qu’il aura le droit de se fâcher contre clair, s’il sait que cette connaissance nous est moi. En attendant je vous conjure par le Christ utile. En supposant qu’on trouve que la trans­ d’obtenir de ce frère justement offensé qu’il formation du corps le rendra capable de voir me pardonne l’àpreté de ma lettre : puissiezles choses invisibles, je ne pense pas qu’une vous, avec l’aide de Dieu, m’adresser une ré­ telle puissance du corps ôte la vue à l’ànie, de ponse qui me réjouisse 1 façon que l’honnne extérieur puisse voir Dieu LETTRE CXLIX. et que l’homme intérieur ne le puisse pas : comme si Dieu n’était pour l’homme qu’au (Année 414) dehors et qu’il ne fût pas au dedans de l’homme, Cette réponse, au saint évêque Je Note, entièrem ent consacrée lorsqu’il est positivement écrit que « Dieu sera l’explication de plusieurs passages de l'E criture, intéresse les « tout en tous 1 ; » ou comme si Dieu, qui est àecclesiastiques beaucoup plus que les gens du m onde; toutefois tout entier partout sans occuper aucun point elle renferme de tem ps en tem ps des pensées qui vous font pé­ nétrer dans les entrailles mêmes du christianisme ; lVspoir de de l’étendue, était au dedans de nous de ma­ rencontrer de tels rayons de lumière mérite qu'on brave l’aridité nière à n’être vu que par l’homme extérieur, de certains commentaires. et à ne pouvoir l’être par l’homme intérieur. 11 y aurait de l'absurdité à penser cela, car les AUGUSTIN A PAULIN, SON BIENHEUREUX , DÉSIRABLE, saints seront pleins de Dieu ; ils n’en seront V É N É R A B L E , SAINT ET TRÈS-C H ER FR ÈRE ET COL­ pas environnés extérieurement en restant vides L È G U E , SALUT DANS LE SEIGNEUR. au dedans ; dans cette plénitude divine, ils ne 1. Le Seigneur m’a rendu joyeux lorsque, se trouveront pas frappés d’une cécité inté­ rieure par suite de laquelle ils verraient seule­ par la lettre de votre sainteté, j ’ai appris l’heu­ ment des yeux du dehors ce Dieu dont ils reuse arrivée de notre frère et prêtre Quiutus seraient entourés. Il demeure donc certain que et de ceux qui ont traversé la mer avec lui '; les élus dans la vie future verront Dieu par j ’en rends grâce à Celui qui soulage les affligés l’homme intérieur. Mais si, par un change­ et console les humbles, et maintenant je m’ac­ ment admirable, les yeux du corps peuvent quitte de la réponse que je dois à votre affec­ aussi voir Dieu, nous gagnerons d’un côté sans tueuse sincérité, en profitant de la très-pro­ chaine occasion de notre fils et collègue dans rien perdre de l’autre. 18. Mieux vaut donc affirmer ce qui restele diaconat, Rutlin, qui part du rivage d’Hiphors de doute, savoir que l’homme intérieur pone. J’approuve le dessein de miséricorde que verra Dieu, car seul il peut voir la charité dont le Seigneur vous a inspiré et que vous avez il a été dit pour sa gloire : « Dieu est charités ; » bien voulu me communiquer; que Dieu favo­ seul il peut voir la paix et la sanctification sans rise et fasse réussir ce dessein ! Je me sens lesquelles personne ne peut voir Dieu 3. Main­ allégé d’un grand poids depuis que j ’ai appris tenant nul œil de chair ne voit la charité, la l’ai ivée au milieu de vous d’un homme qui paix, la sanctification et autres choses sem­ m ’est bien cher, depuis que j ’ai su que vous blables; mais l’œil de l ame les voit et d’autant l’aviez recommandé à la fois par vos bons plus clairement qu’il est plus pur. Ainsi croyons offices et par vos saintes prières s. 2. J’ai reçu la lettre oii votre Révérence sans hésitation que nous verrons Dieu, soit que nous trouvions ou que nous ne trouvions cherche et demande l’explication de beaucoup pas ce que nous cherchons sur la qualité du de choses, et où, par vos recherches mêmes, corps dans la vie future; nous sommes sûrs vous instruisez. Mais je vois, par votre dernière, cependant que le corps ressuscitera immortel que la réponse que j'ai faite aussitôt à cts ques­ et incorruptible, parce que nous en avons tions ne vous est point parvenue: je vous l’avais pour garants les témoignages les plus évidents adressée par les gens de ces mêmes saints qui et les plus solides des saintes Ecritures. Mais sont notre consolation. Jusqu’à quel point ai-je si mon collègue pense connaître avec certi­ répondu à ce que vous demandiez? je l’ignore, tude, sur le corps spirituel, ce qui fait encore * Voir la let’re c x v t.— * 11 s’agit in «le quelque affaire particulière • I Cor. x v , 28. — 3 I Jean, îv, 8. — 1 Hébr.

x ii,

14.

sur laquelle nous n avons aucun détail.

366

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

n’a\anl pas trouvé «le copie de cette lettre. Ce- nion des sacrements et de l’unité catholique. pen tant je suis tout à fait sûr d’avoir répondu Ceux-là ont donc été séparés du petit nombre à quel |ues-unes de vos questions ; pas à toutes, qui a eu la foi parmi eux; ils ont été chassés parce que le porteur était pressé et qu’il m’a­ de la terre que Dieu notre Père cultive comme vait fallu finir vite. Je vous avais envoyé, en son champ ; et leur séparation a commencé même temps, selon votre désir, une copie de dès cette vie, comme nous le voyons. On lit la lettre que je vous écrivis de Carthage sur la ensuite : « Et leurs entrailles ont été remplies résurrection des corps, ce qui avait donné lieu « de vos secrets : » c’est-à-dire qu’en outre de à la question de savoir de quel usage nous leur séparation manifeste, leurs entrailles ont seraient nos membres dans l’autre vie. Je joins été remplies des jugements secrets qui attei­ donc ici une copie de cette lettre et une copie gnent la conscience des méchants : les en d’une autre , que je soupçonne n’être pas arri­ trailles désignent ici ce qu’il y a de plus caché. A. J’ai déjà dit ce qui me semblait de ces vée entre vos mains, à cause de certaines ques­ tions que vous m'adressez et auxquelles je vois paroles: « Ils ont été rassasiés de pourceau. » que j ’ai déjà répondu. Je ne sais plus par qui Mais on lit autrement et avec plus de vérité je vous avais adressé cette dernière lettre. Elle dans d’autres manuscrits d’une plus parfaite répondait à une lettre de vous qui m’avait été correction; l’ambiguïté d’un mot grec dispa­ envoyée d Ilipponc, pendant que je me trou­ raît à l’aide d’un accent. Le texte ainsi rectifié vais chez mon saint frère et collègue Boniface ; devient plus obscur, mais il se prête à un sens je ne vis pas celui qui l’avait apportée et me plus beau. Le Psalmiste avait dit : « Et leurs contentai de répondre sur-le-champ. « entrailles ont été remplies de vos secrets, » 3. Ainsi que je vous l’ai écrit, je n’avais puce qui signifie les secrets jugements de Dieu; alors recourir aux manuscrits grecs pour cer­ car ils sont secrètement misérables, ceux que tains passages du psaume xvie, mais depuis Dieu livre aux désirs impurs de leur cœur 1 et j ’ai consulté ceux de ces manuscrits que j ’ai qui jouissent de leurs œuvres mauvaises. trouvés. L’un portait comme notre texte latin : Comme si on avait demandé par où peuvent « Seigneur, chassez-les de la terre et dispersez- se reconnaître ceux sur qui demeure invisi­ « les ; » l’autre disait, comme vous avez cité blement la colère de Dieu, et comme s’il eût vous-même : « Séparez les du petit nombre. » été répondu avec l’Evangile qu’on les « reconCeci ollre un sens clair : « Chassez-les » «le la « naîtrait par leurs fruits % » le prophète a terre que vous leur avez donnée, « dispersez- ajouté aussitôt : « Ils ont été rassasiés de leurs les » parmi les nations ; c’est ce qui est arrivé « enfants, » c'est-à-dire de leurs fruits, ou, ce aux juifs, vaincus et ruinés par une terrible qui est plus clair, de leurs œuvres. C’est pour­ guerre. Quant à l’autre texte, je ne sais coin-' quoi on lit ailleurs : « Voilà qu’il a engendré ment on doit l’entendre; peutêlre s’agit-il ici « l’injustice; il a conçu la douleur et enfanté du peu de juifs qui ont été sauvés en coinparai- « l'iniquité 3; » et dans un autre endroit : « La sondtla grande multitude qui a été perdue ; l’E­ «concupiscence ayant conçu, enfanta le pécriture prédirait que Dieu séparera celte multi­ .«ché *. » Les mauvais enfants sont donc les tude du petit nombre qu’il s’est réservé et qu’il mauvaises œuvres ; c’est par elles que l’on la dispersera. La terre d’où elle doit être chassée connaît ceux qui, au fond de leurs pensées ce serait l’Eglise, héritage des fidèles et des comme au fond des entrailles, ont été remplis saints ; elle est appelée aussi la « terre des vi- des secrets jugements de Dieu. Les enfants qui « vants, » et Ton peut également lui appliquer aiment le bien désignent les bonnes œuvres; celle parole de l’Evangile : « Heureux ceux qui de là ces paroles adressées à l’épouse ou « sont doux, parce qu’ils posséderont la terre l'Eglise : « Vos dents sont comme des brebis « en héritage ’. « Après ces mots : « Séparez- « tondues qui montent du lavoir, et qui toutes « fi s de la terre, » le Psalmiste ajoute : « Dans « ont deux jumeaux : parmi elles il n’en est pas « leur vie, » pour nous faire entendre mani­ « de stérile 5. » Il faut reconnaître dans ce festement que cette séparation devait se faire double fruit l’amour de Dieu et l’amour du «lès cette vie. Car plusieurs sont séparés de l’E­ prochain, deux préceptes qui renferment toute glise; mais quand ils meurent, ils paraissent, la loi et les prophètes 6. de leur vivant, unis à l’Eglise par la commu1 Rom. 1, 24. — 1 Matth. vu, 16. — 1 Ps. vu, 15. — * Jacq. i, 15. * Matth. v 4.

— k Cantiq. iv, 2. — 4 Matth. xxii, 40.

DEPUIS LA CONFERENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

3G7

o. En vous écrivant précédemment , je l’avons montré plus haut, on peut entendre le n’avais pas eu présente à l’esprit cette ma­ mot terre, même tout seul, dans un sens élevé, nière d’entendre les mots : « Ils ont été ras- à plus forte raison cela se peut lorsqu’il y a sa « sasiés de leurs enfants; » mais en relisant terre. Le Seigneur a donc rendu admirables une courte explication du même psaume que dans scs saints toutes ses volontés; il les a j ’avais dictée il y a longtemps, j’y ai trouvé rendues entièrement admirables parce qu’il a cette pensée brièvement exprimée. J’ai consulté admirablement délivré ses saints du déses­ aussi les manuscrits grecs pour voir si le mot : poir. 7. Saisi de cette admiration l’Apôtre s’écrie : « Enfants, » était au datif ou au génitif, qui tient lieu d’ablatif dans la langue grecque, et « O profondeur des trésors de la sagesse et de j ’ai trouvé le génitif; si on avait traduit mot «la science de Dieu! » 11 venait de dire : pour mot, on aurait mis : Saturnti sunt filio- « Dieu a voulu que tous fussent enveloppés rum ; mais le traducteur, à la fois fidèle à la « dans l’incrédulité pour exercer sa miséripensée du texte et à l’usage de la langue la­ « corde envers tous ’. » C’est la pensée qui tine, a écrit : Saturait sunt filiis. Quant aux suit dans le psaume : « Leurs infirmités se paroles qui suivent : « Et ils ont laissé le reste « sont multipliées, et puis ils ont couru 2. » Le « à leurs petits enfants, » je crois qu'il faut Prophète désigné les péchés par le mot infir­ entendre ici les enfants de la chair. En expli­ mités, comme l’Apôtre dans cette parole adres­ quant ainsi dans le texte le mot qui signifie sée aux Romains : « Le Christ, quand nous enfants au lieu du mot qui signifie pourceau, « étions encore infirmes, est mort pour les on retrouve le sens de cette parole des juifs : « impies au temps marqué 3. » Les infirmes « Que son sang retombe sur nous et sur 110s sont pris ici pour les impies. Revenant ensuite enfants 1; » car c’est ainsi qu’ils ont laissé à sur la même pensée, « Dieu, dit-il, fait éclater leurs petits-enfants le reste de leurs œuvres. « en nous sa charité, parce que, lorsque nous 6. Pour ce qui est de ce passage du psaume« étions encore pécheurs, le Christ est mort xv' : « Il a rendu, » ou bien « qu’il rende « pour nous 4; » ceux qu’il venait d’appeler « toutes ses volontés admirables au milieu infirmes, il les appelle pécheurs. Et plus bas : « d’eux, » rien n’empêche, et il est même plus « Si, quand nous étions ennemis de Dieu, il convenable de lire en eux qu’nu milieu d’eux. « nous a réconciliés avec lui par la mort C’est le sens que portent les manuscrits grecs; « de son Fils s. » Les infirmités qui se sont nos traducteurs disent souvent quand la pensée multipliées désignent donc les péchés qui se semble le demander : « Au milieu d’eux, » là sont multipliés. Car la loi a paru pour que le où le texte grec dit : « En eux. » Lisons donc : péché abondât; mais parce qu’il y a eu sura­ « A l’égard des saints qui sont sur sa terre, il bondance de grâce là où le péché avait « a rendu admirables en eux toutes ses vo- abondé 6, « ils ont ensuite couru. » En effet ce « lontés. » C’est ce que portent la plupart des ne sont pas les justes mais les pécheurs que le manuscrits; et par ces « volontés » de Dieu Seigneur est venu appeler; il n’est pas besoin comprenons les dons de sa grâce qui est ac­ de médecin pour ceux qui se portent bien, cordée gratuitement , c’est-à-dire qu’il l’a mais pour les malades 1 dont les infirmités donnée parce qu’il l’a voulu, et non point se sont multipliées, afin que le remède d’une si parce qu’elle était due. De là ces paroles : grande grâce devînt nécessaire à leur gué­ « Vous nous avez couverts du bouclier de votre rison, et afin que celui à qui beaucoup de pé­ « bonne volonté 2, vous m ’avez conduit selon chés sont pardonnés répondît à tant de miséri­ « votre volonté 3; il nous a volontairement corde par beaucoup d’amour. «engendrés par la parole de vérité 4; vous 8. C’est ce que signifiaient mais ne produi­ « réservez, ô mon Dieu, à votre héritage une saient pas la cendre de la génisse et 1aspersion « pluie volontaire 5; il distribue ses dons à du sang, l’immolation de tant de victimes. « chacun comme il lui p laît6 ; » et une infi­ Voilà pourquoi le prophète dit qu’il « ne se nité d’autres passages. En qui donc a-t-il rendu « mêlera pas a leurs assemblées de sang, » admirables ses volontés si ce n’est dans les c’est-à-dire qu’il n assistera pas aux sacrifices saints qui sont sur sa terre? Si, comme nous qui figuraient le sang du Christ. « Le souvenir ‘ M a tth . x x v n , 2f>. — 1 P s . v , 13. — * P ? , l x x i i , 21 . — * J a c q . i, 18. — * p9. l x v u , 10. — * I C o r. x ii , 11.

* I»oin. >i, 32, 33. — * Ps. xv, 3. — J Rom. v, 6. — — • Ib id . 10. — 6 I b id . 2 0 . — ’ M a tth . x i , 13, 12.

4 I b id .

8.

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

3ti8

« de leurs noms ne se rencontrera pas surines pour empêcher qu’on ne le tu â t1, était une « lèvres. » Ils trouvaient leurs noms dans la figure des juifs coupables et dispersés. Enfin multiplication même de leurs infirmités; ils après avoir dit : « ne les tuez pas, de peur étaient fornicateurs, idolâtres, adultères, volup­ « que votre loi ne soit oubliée , » comme tueux . infâmes , voleurs , avares , ravisseurs , si on lui eût demandé de quelle manière leur adonnés au vin, médisants et coupables de tous durée pouvait servir de témoignage â la vérité, les autres crimes qui empêchent d’entrer dans le Prophète se hâte d’ajouter : « dispersez-les le royaume de Dieu. Mais il y a eu surabon­ « dans votre puissance. » S’ils n'étaient que sur dance de grâce lâ où le péché avait abondé, et un point du monde, leur témoignage ne ser­ « ensuite ils ont couru. » Ils ont été tout cela , virait pas la prédication de l'Evangile qui mais ils ont été purifiés, mais ils ont été sanc­ fructifie par toute la terre. C’est pourquoi «distifiés, mais ils ont été justifiés au nom du Sei­ « persez-lcs dans votre puissance, » afin que gneur Jésus-Christ et par l’Esprit de notre Celui qu’ils ont renié, persécuté, tué, les trouve Dieu 1 : et c’est pourquoi le Seigneur ne se partout pour témoins â l’aide de cette même souviendra plus de ces noms. Des manuscrits loi qu’ils n’ont pas oubliée et dans laquelle est plus corrects et de plus d’autorité ne portent prophétisé le Christ qu'ils ne suivent pas. 11 ne pas « ses volontés, » mais « mes volontés ; » leur sert de rien de n'avoir pas oublié la loi, ceci vaut autant parce que c’est dit de la per­ car autre chose est d'avoir cette loi dans la sonne du Fils. 11 parle en effet lui-même , mémoire, autre chose est de la comprendre et comme il résulte évidemment de, ces paroles de l'accomplir. 10. Vous demandez ce que signifie cet en­ dont les apôtres se sont aussi servis : « Vous ne « laisserez pas mon âme dans l’enfer, el vous droit du psaume l x x i i : « Mais cependant Dieu « ne permettrez pas que votre saint voie lacor- « écrasera la tète de ses ennemis qui foulent « ruption 2. » Les mêmes dons de la grâce dé­ « dans leurs péchés le sommet de leurs checoulent du Père, du Fils et du Saint-Esprit, le « veux ; » je n’y vois pas d'autre sens si ce « Fils peut bien dire de ces dons qu’ils sont n’est que Dieu brisera la tète de ses ennemis superbes et qui s’enorgueillissent trop dans a ses volontés. » 9. Le passage du psaume lviii0 : « Ne lesleurs péchés. Le Prophète, voulant représenter « tuez pas, de peur que votre loi ne soit ou­ par une hyperbole l’allure superbe et la marche ïe bliée, » s’entend des juifs et me paraît avoir de l’orgueilleux , dit qu'il s’avance comme s’il prédit clairement que la nation juive, vaincue foulait le sommet des cheveux. Il est écrit dans el ruinée, ne tomberait pas dans les superstitions le même psaume : « La langue de vos chiens du peuple vainqueur, mais qu’elle demeurerait « pris, parmi vos ennemis, par lui-m êm e;» dans l’ancienne loi, pour servir de témoignage l’expression de chien ne doit pas toujours être aux Eeiitures à travers le monde entier d’où reçue en mauvaise part. Autrement le Prophète l'Eglise devait être appelée. C’est la plus évi­ ne blâmerait pas les chiens muets qui ne sa­ dente et la plus salutaire preuve que la grande vent pas aboyer et qui aiment à dormir 2 ; les autorité du Christ et l'invocation de son nom chiens mériteraient donc des louanges s’ils sa­ dans l’espérance du salut éternel n’ont pas vaient aboyer et s’ils aimaient à veiller. Les éclaté comme quelque chose d'imprévu et de trois cents qui, dans la désignation hébraïque soudain, à la façon des pensées humaines, mais de leur nombre, représentent la forme de la que des prophéties écrites avaient depuis long­ croix, et qui, buvant de l’eau, lapèrent comme temps annoncé cet événement. A qui donc, des chiens3, n’auraient pas été choisis pour sinon aux chrétiens, n’eùt-on pas attribué ces vaincre, s’ils ne signifiaient pas quelque chose prophéties, si les livres de nos ennemis n'en de grand. Car les bons chiens veillent et aboient eussent pas fait foi? C’est pourquoi : « Ne les pour la maison et pour le m aître, pour le tuez pas ; » n’éteignez pas le nom de la nation troupeau et pour le pasteur. Enfin, dans ce juive, « de peur que votre « loi ne soit ou. même passage où le Psalmisle prophétise la bliée; » c’est ce qui serait arrivé si les juifs, gloire de 1 Eglise, il est question de la langue forcés d’embrasser le culte dis païens, n’a­ des chiens et non pas de leurs dents. « Vos vaient plus rien gardé de leur propre religion. « chiens pris parmi vos ennemis, » c’est-à-dire La marque imprimée sur le front de Caïn afin que ceux qui étaient vos ennemisdevinssent ' I Cor.

IX,

11. — 1 Act. Il, 31 ; xer, 35.

* Gen. iv, 15. — 1 Is.

lv ,

10. — * Jug. vu, 7.

369

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

vos chiens etque ceux qui se ruaient contre vous expressions. On confond souvent parmi nous aboyassent pour vous. Le Psalmiste ajoute : precationem et deprecalionem, et l’usage jour­ « Par lui-même, » ce qui ne permet pas aux nalier a prévalu à cet égard. Mais les gens qui chiens ainsi transformés de croire que ce chan­ ont mieux parlé le latin se servaient du mot gement soit leur œuvre ; il est l’œuvre de precatio pour désigner les biens souhaités, et Dieu, c’est-à-dire de sa miséricorde et de sa du mot deprecatio pour détourner le mal ; precari, pour eux, c’était désirer des biens, grâce. 11. Quant au passage où l’Apôtre dit: « Dieuimprecari désirer des maux , ce qu’on appelle « a établi les uns apôtres dans son Eglise , les vulgairement maudire ; deprecari c’était prier « autres prophètes ' ; » je le comprends comme pour écarter des maux. Mais suivons l’usage, et vous l’avez compris vous-même ; il s’agit ici de ne pensons pas qu’il y ait à reprocher aux la­ prophètes comme l’était Agabus 2, et non pas tins de traduire Ser,™iç \yw precationes ou depre­ des prophètes qui ont annoncé l’avènement du cationes. Il est toutefois difficile de préciser en Seigneur. Nous avons des évangélistes, tels quoi le mot orationes (en grec upousu/à;) diffère que saint Luc et saint Marc, qui n’ont pas été de precibas ou de precationibus. Quelques apôtres. Vous voulez surtout que je vous m ar­ exemplaires ne portent pas orationes, mais que la différence entre les pasteurs et les doc­ adorationes, parce que le grec ne dit pas : teurs; mais je crois comme vous qu’il n’y a tùyâ; mais itpoaeu-/ii ; ce mot ne me semble pas entre eux aucune différence et que l’Apôtre a d’un sens exact, car on sait bien que les Grecs ajouté docteurs après avoir dit pasteurs, pour disent, iupo«jx*î là où nous disons orationes. faire entendre aux pasteurs qu’il est de leur de- Autre chose est orare, autre chose adorare. voird’enseigner. Aussi ne dit-il pas: les uns pas­ Aussi n’est-ce pas le mot , mais un teurs, les autres docteurs, comme il avait dit : autre mot qu’on trouve dans le texte grec à ce « Les uns apôtres, les autres prophètes, d’autres passage : « Vous adorerez le Seigneur votre « évangélistes ;» mais il désigne par deux noms « Dieu 1, » et à cet endroit : « Je vous adorela même chose : « Dieu a établi les uns pas- « rai dans votre saint temple a ; » et en d’au­ « teurs et docteurs. » tres semblables. t2. Ce qui est difficile à marquer, c’est la U. Vous lisez dans vos exemplaires : postudifférence du sens de ces mots adressés à Timo­ lationes, là où nous lisons dans les nôtres : thée : « C’est pourquoi je vous conjure d’abord interpellationes. On a voulu, par ces deux « de faire des supplications, des prières, des mots, rendre le mot grec êvTeûÇeiç. Vous com­ « demandes, des actions de grâces pour tous prenez et vous savez qu’autre chose est inter­ « les hommes 3. » Le sens particulier de cha­ peller, autre chose demander. Nous n’avons que parole doit se chercher dans le texte grec ; pas coutume de dire : On demande pour inter­ car à peine trouve-t-on des interprètes latins peller , mais : On interpelle pour demander ; qui aient pris soin de traduire exactement. Ces cependant l’emploi d’un mot qui s’explique par paroles telles que vous les rapportez vous- le mot voisin ne doit pas être réputé une faute. mème : « Je vous conjure de faire des suppu­ Il a été dit du Seigneur Jésus-Christ lui même te cations » ne sont pas conformes au texte grec qu’il interpelle pour nous 3; interpelle-t-il sans de l’Apôtre ; là où saint Paul écrit : «aPcoc*Xib, le demander aussi? Au contraire, c’est parce qu’il traducteur latin met : obsecro, et là où l’Apôtre interpelle. Ailleurs il est dit clairement de lui : écrit : SeW;, le latin dit : obsecrationes. D’au­ « Et si quelqu’un a péché, nous avons Jésustres manuscrits, et les noires mêmes, ne disent « Christ le juste pour avocat auprès du Père, et pas : obsecrationes, mais deprecationes. Les « il est lui-même la prière pour nos péchés4. » trois autres mots : orationes , interpellationes, Peut-être à cet endroit vos exemplaires ne por­ gratiarum actiones se trouvent ainsi dans la tent-ils pas que le Seigneur Jésus-Christ inter­ plupart des manuscrits latins. pelle pour nous, mais qu’il demande pour nous, 13. Si nous voulons établir la différence de car le mot grec que nos exemplaires traduisent ces mots d’après la langue latine, nous aurons par interpellations, et vous par demandes est notre sens ou un sens quelconque ; mais je se­ rendu ici par : interpelle pour nous, le même rais très-étonné que nous eussions le vrai sens que celui que vos exemplaires traduisent par du grec ou celui que l’usage donne à ces demandes. * Eph. IV, 11. — ’

Act.

I I , 2 7 , 28 . — • 1 T im . I l, 1,

S. A l g . — T ome IL

1 Matth. îv, 10.— * Ps. v, 8.— * Rom.

vin, 34.— * I Jean, il, 1, 2.

U

370

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SERIE.

13. Comme les mots precari et orare ont au évêques, qui en sont comme les avocats, l’of­ fond le même sens, et que celui qui interpelle frent à la miséricordieuse puissance de Dieu en Dieu l'interpelle pour le prier, qu’a donc voulu étendant les mains sur lui '. Cela fini, et après l’Apôtre dans la diversité de ces expressions qu’on a participé à un aussi grand sacrement, dont il ne faut pas négliger de se rendre vient l’action de grâces, qui est la dernière re­ compte? L’usage a donné une même significa­ commandation de l’Apôtre. 17. Mais dans cette rapide énumération d’o­ tion aux mots precatio, oratio, interpellatio, postulatio, mais il y a dans chacun île ces ter­ raisons diverses, le principal but de l’Apôtre mes quelque chose de particulier qu’il importe est d’exhorter à prier « pour tous les hommes, de chercher; toutefois cela n’est pas aisé, quoi­ « pour les rois, pour ceux qui sont élevés en qu'on puisse présenter bien des raisons assez « dignité, afin que nous passions une paisible « et tranquille vie en toute piété et charité. » soutenables. 10. Je choisis de préférence comme interpré­ Il parle ainsi de peur que quelqu'un , cédant à tation la pratique même de toute ou de presque la faiblesse d’humaines pensées, ne croie qu’il toute l'Eglise; precationes, ce seront les prières ne faille pas prier pour ceux de qui l’Eglise que nous ferons dans la célébration des mys­ souffre persécution, tandis qu’il y a des mem­ tères avant que l’on commence à bénir ce qui bres du Christ à ramasser du milieu de toutes est sur la table du Seigneur; orationes, ce que sortes d’hommes. C’est pourquoi il ajoute : l’on dit quand on bénit, on sanctifie, on divise « Ceci est bon et agréable à notre Dieu Saules offrandes pour les distribuer; presque toute « veur, qui veut que tous les hommes soient l’Eglise termine cet ensemble de supplications « sauvés et viennent à la connaissance de la par l’oraison dominicale. L’origine même du « vérité. » Et afin que personne ne puisse pen­ mot grec nous aide dans cette façon de com­ ser qu’une vie honnête et l’adoration d’un seul prendre. Car rarement dans l’Ecriture ü/r, veut Dieu tout-puissant suffisent pour le salut sans dire oratio-, le plus souvent il est employé dans la participation du corps et du sang du Christ, le sens de votum, mais T.yjw/i, signifie toujours « il n’y a qu’un Dieu, dit l’Apôtre, et qu’un oratio. Plusieurs, ne prenant point garde à « seul médiateur entre Dieu et les hommes, l’origine du terme grec, n’ont pas traduit 7TpG I P ,e rre , v a , 1. — 1 Ps. K, 13. — * Ps.

XXX,

25.— ‘ I Jean , 1 , 8 .

385

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

que l’accusateur, le défenseur, l’intercesseur, juge, que pensez-vous que doivent faire pour le juge soient autant de personnages différents les coupables le défenseur et l’intercesseur ? dont il serait trop long et inutile de marquer Vous tous hommes de bien qui maintenant ici les devoirs particuliers ; toutefois la terreur êtes juges, et qui autrefois vous êtes chargés du jugement de Dieu doit demeurer présente à de causes au barreau, vous savez que vous ai­ la pensée de ceux même qui punissent les cri­ miez mieux défendre que d'accuser. Et cepen­ mes, non pour suivre les mouvements de leur dant il y a loin d’un défenseur à un interces­ colère, mais pour obéir aux lois; non pour seur ; car l’un s’attache principalement à venger leurs propres injures, mais les injures justifier et à cacher la faute ; et l’au tre, en d’autrui après m ûr examen, comme il convient présence d’un crime prouvé, cherche à écar­ à des juges ; il faut qu’ils songent qu’ils ont ter ou à diminuer la peine. C’est ainsi que les besoin de la miséricorde de Dieu pour leurs justes intercèdent auprès de Dieu pour les péchés, et que, de leur part, ce n’est pas une pécheurs, et l’on exhorte les pécheurs euxfaute que la pitié envers ceux sur lesquels ils mêmes à faire cela entre eux , car il est écrit : ont une puissance légitime de vie et de mort. « Confessez vos péchés les uns aux autres, et 9. Quand les Juifs conduisirent auprès du « priez les uns pour les autres *. » Tout Seigneur Jésus-Christ la femme surprise en homme, quand il le peut, remplit envers adultère et que, pour le tenter, après lui avoir l’homme ces devoirs d’humanité. Ce qu’on pu­ dit que, d’après la loi, elle devait être lapidée, nirait chez soi, on veut le laisser impuni dans ils lui demandèrent ce qu’il voulait qu’on en la maison d’autrui. Soit que l’on s’emploie fît, il leur répondit : « Que celui qui d’entre auprès d'un am i, soit que devant nous un « vous est sans péché lui jette la première homme s'emporte contre quelqu’un qu’il a la « pierre *. » Ainsi le Seigneur n’improuva puissance de frapper, ou soit que l’on arrive à point la loi qui punissait de mort ces sortes de l’improviste au milieu d’une scène de colère crimes, et par la terreur il rappela à la miséri­ soudaine, on sera regardé, non pas comme corde ceux qui auraient pu faire m ourir la très-juste, mais comme très-inhumain si l’on femme coupable. Après une telle parole du n’intervient point. Je sais que vous-même, Sauveur, je crois que si le mari qui demandait avec quelques amis, vous avez intercédé dans la punition de la foi conjugale outragée était l’Eglise de Carthage pour un clerc dont l’é­ présent, il dût lui-même , saisi d’effroi, passer vêque avait raison d’être mécontent ; il n’y du désir de la vengeance à la volonté du par­ avait pas à craindre que le sang coulât sous don. Comment l’accusateur n’aurait-il pas re­ une discipline qui ne le répand jamais, et quand noncé à poursuivre le crime qui l’offensait, vous vouliez qu’on ne punit point une faute lorsque les juges eux-mêmes renoncèrent ainsi qui vous déplaisait aussi, nous n’avons pas à la vengeance, eux qui, dans la punition d’une pensé que vous fussiez des approbateurs femme adultère , n’étaient pas poussés par un du délit, mais nous vous avons écoutés ressentiment personnel, mais exécutaient sim­ comme des intercesseurs pleins d’humanité. plement la loi ? Quand Joseph, le fiancé de la Si donc il vous est permis d’adoucir par l’in­ Vierge, mère du Seigneur, s’aperçut d’une tercession la réprimande ecclésiastique , pour­ grossesse à laquelle il était étranger et crut à quoi ne le serait-il pas à l’évêque d’intercéder un adultère, il ne voulut pas punir Marie; il pour détourner votre glaive? La discipline ne se montra pas non plus l’approbateur du ecclésiastique frappe pour qu’on vive bien , crime. Et cette volonté lui est imputée à jus­ votre glaive frappe pour qu’on cesse de vi­ tice, car il a été dit de lui : « Comme c’était un vre. 11. Enfin le Seigneur lui-même a intercédé « homme juste et qu’il ne voulait pas ladésho« norer, il résolut de la renvoyer secrètement. auprès des hommes pour qu’une femme adul­ « Pendant qu’il avait cette pensée, un ange lui tère ne fût point lapidée, et par là il nous a « app aru t2 » pour lui apprendre que ce qu’il recommandé le devoir de l'intercession : ce qu’il a fait par une sainte terreur, nous de­ croyait un crime était une œuvre de Dieu. 10. Si donc la seule idée de la faiblessevons le faire par nos demandes. Car il est le commune à tous brise le ressentiment de Seigneur, nous sommes ses serviteurs ; et il a celui qui accuse et la rigueur de celui qui effrayé pour nous inspirer à tous de la crainte. 1 Jean, 8, 7. — * Matih. i, 18-20.

S. A ug. — T ome II.

* * Jacques, v, 16.

25

386

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

Car qui de nous est sans péché? Quand le appelons très-bon celui qui pèche le moins. 13. C’est pourquoi ceux que le Seigneur luiSeigneur eut adressé cette parole aux hommes qui lui avaient amené la pécheresse à punir ; même appelle bons à cause de leur participa­ quand il eut dit que celui qui se croirait sans pé­ tion à la grâce divine, il les appelle mauvais ché lui jetât la première pierre, la fureur tomba à cause des vices de la faiblesse humaine ; cet par le tremblement de la conscience ; ceux qui état doit durer jusqu’à ce que, guéris de demandaient le châtiment se retirèrent et tout penchant au m a l, nous passions à l’autre laissèrent seule à la miséricorde du Sauveur vie où l’on ne pèche plus. C’est aux bons et cette femme digne de compassion. Que la non pas aux mauvais qu’il enseignait à prier piété des chrétiens s’incline devant cet exem­ lorsqu’il leur prescrivait de dire : « Notre Père ple qui fit fléchir l’impiété des juifs ; que l’hu­ « qui êtes aux cieux. » Car s’ils sont bons, c’est manité des cœurs soumis cède à ce qui a brisé parce qu’ils sont enfants de Dieu, non pas en­ l’orgueil des persécuteurs ; que ceux qui con­ gendrés tels de sa nature, mais devenus tels par fessent fidèlement Jésus-Christ cèdent à ce sa grâce, comme ceuxqui le reçoiventet à qui il qui a vaincu la ruse hypocrite des tentateurs. a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu Homme de bien, pardonnez aux méchants ; Cette génération spirituelle est nommée adop­ soyez d’autant plus doux que vous êtes meil­ tion dans l’Ecriture pour la distinguer de cette leu r, et d'autant plus humble par la piété génération d’un Dieu naissant d’un Dieu, d’un Eternel engendré par l’Eternel et dont l’Ecri­ que vous êtes plus élevé par la puissance. ture a dit : « Qui racontera sa génération * ? » 12. Et m oi, considérant vos mœurs, je vous ai appelé homme de bien ; mais vous, consi­ Jésus-Christ a donc déclaré bons ceux qu’il a dérant les paroles du Christ, dites-vous àvous- autorisés à dire véritablement à Dieu : « Notre même : « 11 n’y a de bon que Dieu seul ’. » « Père qui êtes aux cieux. » lia voulu cepen­ Cela étant v ra i, car c’est la Vérité qui l’a dit, dant qu’ils disent dans la même oraison : « Reon ne doit pas m’accuser de vous avoir flatté « mettez-nous nos dettes comme nous remetni de m’être mis en contradiction avec ces pa­ « tons à ceux qui nous doivent. » Quoiqu’il roles de l’Evangile pour vous avoir appelé soit évident que ces dettes sont les péchés, le homme de bien. Le Seigneur lui-même ne Seigneur l’a dit plus clairement par ces pa­ s’est pas contredit lorsqu’il a parlé ainsi : roles : a Car si vous remettez aux hommes les « L’homme de bien tire de bonnes choses du a péchés qu’ils ont commis contre vous, votre « bon trésor de son cœur *. » Dieu est singu­ a Père vous remettra vos propres péchés ’. » lièrement bon et ne peut pas ne pas l’être ; Les baptisés répètent cette prière ; cependant sa bonté ne tient point à une participation à il n’y a pas de péchés passés qui ne soient re­ aucun bien, car le bien par lequel il est bon, mis dans la sainte Eglise aux baptisés. Si en­ c’est lui-même : mais c’est par Dieu même suite dans la mortelle fragilité de cette vie, que l’homme est bon lorsqu’il est bon ; il ne ils ne contractaient pas des souillures pour peut pas l’être de lui-même. Ceux qui devien­ lesquelles il faille le pardon, ils ne diraient nent bons le deviennent par l’esprit de Dieu ; pas avec vérité : a Remettez-nous nos dettes. » notre nature a été créée capable de recevoir Ils sont donc bons en tant qu’ils sont enfants ce divin esprit au moyen de notre volonté de Dieu; mais ils sont mauvais en tant qu’ils propre. Pour que nous soyons bons, il nous pèchent, et c’est ce qu’ils attestent par un faut donc recevoir et posséder les dons de aveu qui n’est pas menteur. celui qui est bon de lui-même ; quiconque les II. Dira-t-on que les péchés des bons et les néglige devient mauvais de son propre fond. péchés des mauvais sont différents? Cela a tou­ C’est pourquoi l’homme est bon en tant qu’il jours été probable. Cependant le Seigneur agit bien, c’est-à-dire qu’il fait le bien avec Jésus, sans aucune ambiguité, a appelé mau­ connaissance, amour et piété ; il est mauvais vais ceux-là même dont il disait que Dieu était en tant qu’il pèche, c’est-à-dire qu’il s’éloigne le Père. Dans un autre endroit du même dis­ de la vérité, de la charité et de la piété. Qui cours où il nous a appris à prier, il nous dans cette vie est sans quelque péché? Mais exhorte à l’oraison en ces termes: « Demandez, nous appelons bon celui dont les bonnes ac­ « et vous recevrez ; cherchez et vous trouverez ; tions l’emportent sur les mauvaises, et nous « frappez, et l’on vous ouvrira. Car tout homme 1 Marc, x, 18. — * Luc, vi, 45.

1 Jean, i, 12. — * la. LUI, 8. — * Matth. VI, 9, 12, 14.

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQUA SA MORT.

« qui demande reçoit, et qui cherche trouve ; « et l’on ouvre à qui frappe ; » et un peu après : « Si donc vous qui êtes mauvais, vous savez « donner à vos enfants ce qui est bon, à com« bien plus forte raison votre Père qui est aux « deux donnera ce qui est bon à ceux qui le « lui dem andent1! » Dieu est-il donc le Père des méchants ? Non, sans doute. Pourquoi donc le Seigneur parle-t-il de leur Père céleste à ceux qui sont mauvais, sinon parce que la Vérité nous fait voir en même temps ce que nous sommes par la bonté de Dieu, et ce que nous sommes par le vite de notre nature, nous recommandant de recourir à l’un, pendant qu’il nous aide à nous relever de l'autre ? Sénèque qui a vécu au temps des apôtres et dont on lit quelques lettres 5 adressées à l’Apôtre Paul, à dit avec raison : « Celui qui « hait les méchants hait tous les hommes. » Et cependant on doit les aimer pour qu’ils ne soient plus méchants, de même qu’on aime les malades, non pas pour qu’ils demeurent ma­ lades, mais pour qu’ils soient guéris. 13. Tous les péchés que nous commettons en cette vie après la rémission qui s’obtient dans le baptême, quoi qu’ils ne soient pas d’une gravité à nous faire écarter des divins autels, doivent s'expier, non point par une douleur stérile, mais par des sacrifices de misé­ ricorde. Ce que nous vous demandons dans nos intercessions auprès de vous, sachez donc que nous l’offrons à Dieu pour vous ; car vous avez besoin de la miséricorde que vous exercez, et croyez celui qui a dit : « Remettez, et il vous « sera remis, donnez et l’on vous donnera 3. » Quand même nous vivrions de façon à ne pas avoir à dire : « Remettez-nous nos dettes, » plus notre cœur serait pur, plus la clémence de­ vrait y trouver place ; et si nous ne sommes pas émus de la parole où le Seigneur invite « celui « qui est sans péché à jeter la première pierre, » nous devons suivre au moins l’exemple du Seigneur qui, étant sans péché, dit à la femme qu’on lui avait laissée avec terreur : « Ni « moi je ne vous condamnerai point, allez « et ne péchez plus*. » La femme coupable au­ rait pu craindre qu’après l’éloignement de ceux que la pensée de leurs péchés avait amenés à > M a tlh . v u , 7, 8 , 11. * A l'époque de saint A ugustin , on croyait, comme on le voit ici, à l ’authenticitc des quatorze le ttres de Sénèque à saint Paul que la critique m oderne a déclarées apocryphes ; mais cela ne prouverait point que des rapports n 'aient pas existé entre le précepteur de Néron e t l’A pôtre des G entils. * Luc. v i, 37, 38. — * J e a n , v iii , 11.

387

lui pardonner sa faute, elle n’eût été condam­ née par celui qui était sans péché. Mais lui, tranquille dans sa conscience et la clémence au cœur, après que la femme eût répondu que personne ne l’avait condamnée, « Ni moi, dit « le Sauveur, je ne vous condamnerai pas. » C’est comme s’il eût dit : La malice a pu vous épargner, pourquoi craignez-vous l’innocence ? Et de peur qu’on ne crût pas qu’il pardonnait mais qu’il approuvait, « Allez, dit-il, et ne péchez plus. » Par là il montrait qu’il par­ donnait à la faiblesse humaine, mais que la faute lui déplaisait. Vous reconnaissez main­ tenant que les intercessions sont dans le véri­ table esprit de la religion, que nous ne faisons pas cause commune avec les criminels, quand nous intercédons souvent pour des scélérats sans être des scélérats, mais que ce sont des pécheurs intercédant pour des pécheurs, et j ’oserai dire, auprès de pécheurs, sans que nulle intention injurieuse se mêle à mes paroles. 16. Sans doute ce n’est pas en vain qu’ont été institués la puissance du roi, le droit du glaive de la justice, l’office du bourreau, les armes du soldat, les règles de l’autorité, la sévérité même d’un bon père. Toutes ces choses ont leurs mesures, leurs causes, leurs raisons, leurs avantages; elles impriment une terreur qui contient les méchants et assure le repos des bons. On ne doit pas appeler bons ceux que la crainte seule des supplices empêcherait de mal faire, car nul n’est bon par la peur du châti­ ment, mais par l’amour de la justice; toutefois il n’est pas inutile que la terreur des lois re­ tienne l’audace humaine, afin que l’innocence demeure en sûreté au milieu des pervers et que dans les méchants eux-mêmes la contrainte imposée par la peur des supplices détermine la volonté à recourir à Dieu et à devenir meil­ leure. Mais les intercessions des évêques ne sont pas contraires à cet ordre établi dans le monde ; bien plus il n’y aurait aucune raison d’intercéder si ces choses n’existaient pas. Les bienfaits de l’intercession et du pardon ont d’autant plus de prix que le châtiment était plus mérité. Autant que je puis en juger, les sévérités racontées dans l’Ancien Testament n’avaient d’autre but que de montrer la justice des peines établies contre les méchants; et l'in­ dulgence de la nouvelle alliance nous invite à leur pardonner, afin que la clémence devienne, ou un moyen de salut même pour nous qui

388

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉ R IE .

avons péché, ou une recommandation de man­ suétude, afin qu’au moyen de ceux qui par­ donnent, la vérité n’inspire pas seulement de la crainte, mais encore de l’amour. 17. Mais il importe beaucoup de considérer dans quel esprit chacun pardonne. De même qu’on punit quelquefois avec miséricorde, on peut pardonner avec cruauté. Pour me faire mieux comprendre par un exemple, qui ne regarderait comme un homme cruel celui qui pardonnerait à un enfant voulant obstinément jouer avec des serpents ? Qui ne rendrait hommage à la miséricorde de celui qui, dans ce cas, aurait recours même aux verges pour se faire écouter ? Et toutefois la correction ne devrait pas aller jusqu’à faire m ourir l’enfant, pour qu’elle pût lui être profitable. Et lors même qu’un homme est tué par un autre homme, il y a une grande différence entre la mort donnée dans le but de nuire ou d’ar­ racher injustement quelque chose, comme le fait un ennemi ou un voleur ; et la mort donnée pour punir ou pour exécuter les arrêts de la justice, comme le fait le juge, comme le fait le bourreau ; et la mort donnée pour se sauver ou pour se défendre, comme le fait un voyageur à l’égard d’un brigand qui l’attaque et un soldat envers l’ennemi. Et parfois celui qui a été cause de la mort est plutôt en faute que celui qui tue, comme si quelqu’un trompe sa caution et que celui-ci subisse la peine légitime à sa place. Cependant on n’est pas coupable toutes les fois qu’on est cause de la mort d’autrui; c’est ce qui arriverait si un homme, mal reçu par une femme dans une sollicitation criminelle, se tuait de désespoir; si un (ils, craignant les verges dont son père se serait affectueusement armé, se jetait dans un précipice, ou si quelqu’un se donnait la mort parce que tel homme aurait été mis en liberté ou dans la crainte qu’il ne lut mis en liberté. En vue d'éviter à autrui ces causes de mort, faudrait-il consentir au crime, empêcher les châtiments (pii se proposent, non le mal, moins la correction du coupable, empêcher même les punitions paternelles, et arrêter les oeuvres de miséricorde ? Quand ces choses arrivent, il faut les déplorer comme on déplore d’autres malheurs humains, mais nous n’avons rien a changer à nos volontés honnêtes dans le but de les prévenir. 18. Nos intercessions en faveur d’un crimi ­ nel ont quelquefois aussi des suites que nous

ne voudrions pas. 11 peut arriver qu’entraîné par la passion et insensible à l’indulgence, celui que nous avons sauvé redouble d’audace cruelle en raison de son impunité et que plu­ sieurs périssent de la main de celui que nous avons arraché à la mort ; il peut arriver encore que l’exemple d’un coupable gracié et revenu à une vie meilleure éveille des espérances d’impunité et en fasse périr d’autres qui se laisseront aller à de semblables ou à de plus mauvaises actions. Je ne crois pas que nos in­ tercessions soient responsables de ces maux; on doit nous attribuer plutôt le bien que nous avons en vue et que nous cherchons, je veux dire : la mansuétude qui fasse aimer la parole de la vérité, et le désir (pie ceux qui sont sau­ vés d’une mort temporelle vivent de façon à ne pas tomber dans l’éternelle mort, pour la­ quelle il n’y a plus de libérateur. 10. Votre sévérité est donc utile : elle aide au repos public et au nôtre ; notre intercession est utile aussi : elle tempère votre sévérité. Que les requêtes des bons ne vous déplaisent pas ; car les bons ne sont pas fâchés que les méchants vous craignent. Ce n’est pas seule­ ment de la pensée du jugement futur que l’a­ pôtre Paul effraye les hommes pervers; il les effraye aussi de la hache (pie vous faites porter devant vous et la considère comme appartenant au gouvernement de la divine providence : « Que toute personne, dit-il, soit soumise aux « puissances supérieures, car il n’y a pas de a puissance qui ne vienne de Dieu ; toutes « celles qui sont établies l’ont été par lui. C’est « pourquoi celui qui résiste à la puissance « résiste à l’ordre de Dieu, et ceux qui y ré« sistent attirent sur eux-mêmes la condamnaa lion : les princes ne sont point à craindre lors« qu’on ne fait (pic de bonnes actions, mais « lorsqu’on en fait de mauvaises. Veux-tu «donc ne pas craindre la puissance? Fais le « bien, et tu obtiendras d’elle des louanges : « elle est envers toi le ministre de Dieu pour « le bien. Mais si lu fais le mal, crains, car ce « n’est pas en vain qu’elle porte le glaive; elle « est le ministre de Dieu, chargée de sa ven« geance contre celui qui agit mal. Il est donc « nécessaire de vous y soumettre, non-seule« ment par crainte de sa colère, mais encore « par conscience. C’est pour cela aussi que vous « payez aux princes des tributs, car ils sont les « ministres de Dieu, persévérant dans l’ac« complisseinent de ces devoirs. Rendez à tous

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

« ce qui leur est dû : à l’un le tribut, à l’autre « l’impôt, à celui-ci la crainte, à celui-là l’hon« neur. Ne devez rien à personne, si ce n’est « l’amour qui doit vous unir les uns aux « autres '. » Ces paroles de l’Apôtre montrent combien votre sévérité est utile. C’est pour­ quoi, de môme que ceux qui ont la crainte de l’autorité lui doivent aussi de l’amour, de môme l’autorité doit avoir de l’amour pour ceux que contient la terreur de ses menaces. Que rien ne se fasse par le désir de nuire, mais qu’un sentiment de charité préside à tout ; jamais rien de cruel, jamais rien d'inhumain. On craindra le juge, mais le devoir de l ’intercession ne sera pas méprisé, parce que, dans le châtiment comme dans le pardon, il n’y a de bon que la pensée de rendre meilleure la vie des hommes. Si telles sont la perversité et l’impiété des cou­ pables que ni la punition ni la grâce ne leur servent de rien, les bons n’en ont pas moins rempli leur devoir d’amour par leur sévérité et leur mansuétude; car ils ont eu l’intention de remplir ce devoir et l’ont fait avec une con­ science que Dieu voit. > 20. Vous ajoutez dans votre lettre : « Mais « maintenant telles sont nos mœurs que les « hommes désirent à la fois la remise de la « peine du crime et la possession de la chose « pour laquelle le crime a été commis. » Vous parlez ici de la pire espèce d’hommes, celle pour laquelle la pénitence n’est qu’un remède inu­ tile. Si on 11e restitue pas, lorsqu’on le peut, le bien d’autrui, on ne fait qu’un semblant de pénitence; si elle est sincère, il n’y a pas de rémission sans restitution ; mais, ainsi que je l’ai dit, il faut que la restitution soit possible. Car bien souvent celui qui dérobe perd, soit qu’il tombe entre les mains d’autres méchants, soit qu’il mène lui-même mauvaise vie ; et il ne lui reste plus rien pour restituer. Nous ne pouvons dire à cet homme : rendez ce que vous avez pris, que quand nous croyons qu’il l’a et qu’il refuse. Il n’y a pas injustice à pres­ ser par la rigueur celui qui ne rend pas et qu’on croit en mesure de restituer, parce que, n’eût-il pas de quoi rembourser l’argent dé­ robé, il expie ainsi par des souffrances corpo ­ relles le tort d’avoir volé. Mais il n’est pas sans humanité d’intercéder même en de tels cas, comme on le fait pour des criminels ; l’inter­ cession n’aurait point ici pour but d’empêcher qu’on ne restituât à autrui, mais d’empêcher 1 Rom. x m , 1-8.

sm

qu’un homme ne sévîtcontre un autre homme : je parle surtout de celui qui, ayant remis la faute, cherche l’argent et qui, renonçant à se venger, craint seulement qu’on ne le trompe. Si alors nous pouvons persuader que ceux pour lesquels nous intervenons n’ont pas ce qui leur est demandé, les tourments cessent aussitôt. Mais parfois des gens miséricordieux veulent épargner à un homme des supplices certains quand la possibilité de restituer leur paraît in­ certaine. C’est à vous-mêmes à nous pousser et à nous convier à ces actes de compassion ; car mieux vaut perdre son argent, si le voleur l’a encore, que de le torturer ou même de le tuer s’il ne l’a plus. Cependant il convient alors d’intercéder bien plus auprès des récla­ mants qu’auprès des juges ; de peur que ceuxci, ayant la puissance de faire rendre et n’y forçant pas, iraient l’air de dérober; et du reste, dans l’emploi de la force pour obtenir les restitutions, ils doivent rester toujours hu­ mains. 21. Mais je dis en toute assurance que celui qui intervient auprès d’un homme pour qu’il ne restitue pas ce qu’il a volé, et qui, si le cou­ pable se réfugie auprès de lui, 11e le pousse pas le mieux qu’il peut à la restitution, devient le complice de sa fraude et de son crime. Avec de tels hommes il y aurait plus de miséricorde à refuser qu’à prêter secours ; ce n’est pas se­ courir que d’aider au mal, mais plutôt c’est perdre et accabler. S’ensuit-il que nous puis­ sions ou que nous devions jamais punir ou livrer pour punir? Nous agissons dans la me­ sure du pouvoir épiscopal, en menaçant quel­ quefois du jugement des hommes, mais surtout et toujours du jugement de Dieu. Lorsque nous sommes en présence de coupables que nous sa­ vons avoir dérobé et avoir de quoi rendre, nous accusons, nous reprenons, nous détestons, tantôt en particulier, tantôt en public , selon l’utilité qui peut en résulter pour les personnes, et nous prenons garde de pousser à de plus grandes folies qui deviendraient pour d’autres un malheur. Parfois même, si de plus impor­ tantes considérations ne nous retiennent, nous privons les coupables de la sainte communion de l’autel. 22. Il arrive souvent qu’ils nous trompent, soit en niant qu’ils aient dérobé, soit en affir­ mant qu’ils n’ont pas de quoi rendre; souvent xous êtes trompés vous-mêmes, en croyant que nous ne faisons rien pour qu’ils restituent ou

390

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

en croyant qu’ils ont de quoi restituer; tous vocat vend sa défense et le jurisconsulte son tant que nous sommes, ou presque tous, nous conseil, le juge ne doit pas vendre un équitable aimons à croire ou à faire croire que nos soup­ jugement ni le témoin une déposition véri­ çons sont des connaissances, lorsque nous pen­ table ; car le juge et le témoin ont à considérer sons reconnaître une apparente vérité, oubliant l’intérêt des deux parties, et les autres l’intérêt que des choses croyables peuvent être fausses, d’une seule. On ne doit pas vendre les juge­ et que quelques-unes d’incroyables peuvent ments justes ni les témoignages vrais; mais être vraies. C’est pourquoi, parlant de certains quand le juge vend l’injustice et le témoin la coupables « qui désirent à la fois la remise de fausseté, c’est un bien plus grand crim e, car « la peine du crime et la possession de la chose ceux qui en paient le prix, quoique de leur « pour laquelle le crime a été commis , » vous pleine volonté, le font avec scélératesse. Toute­ avez ajouté : « Pour ceux-là aussi votre sacer- fois celui qui achète un jugement juste a cou­ « doce croit devoir intervenir. » Il peut se faire tume de se regarder comme volé et de récla­ en effet que vous sachiez ce que je ne sais pas, mer, parce que la justice qu’il obtient n’aurait et que je croie devoir intervenir pour quel­ pas dû être vénale; et celui qui a payé pour un qu’un qui peut me tromper, sans pouvoir vous jugem ent inique redemanderait volontiers son tromper vous-même, en me faisant croire qu’il a rg e n t, si son marché n’était pas un sujet de n’a pas ce que vous savez qu’il a. Nous ne pen­ crainte ou de honte. 24. Il est des personnes de bas lieu qui re­ serons pas de même sur le coupable, mais ni l’un ni l’autre nous n’aimerons que la restitu­ çoivent des deux parties, comme les employés tion ne se fasse pas. Hommes, nous différons dans les offices subalternes et ceux qui les d’opinion sur un homme , mais nous n’avons commandent; on leur redemande ce qu’ils qu’un même sentiment sur la justice. De la ont extorqué par une coupable cupidité ; on même manière, il peut se faire que je sache leur laisse ce qu’on leur a donné par une cou­ que quelqu’un n’a pas, et que vous n’en soyez tume qu’on tolère ; nous blâmerions plus ceux pas sûr vous-même et que vous le soupçonniez qui réclameraient dans ce dernier cas que ceux seulement ; à cause de cela je vous paraîtrais qui se seraient fait payer selon l’usage; parce intervenir « pour celui qui désirerait à la fois que c’est en vue de ces profits que ces gens-là « la remise de la peine de son crime et la pos­ entrent ou restent dans ces emplois inférieurs te session de la chose pour laquelle le crime a dont les affaires humaines ont besoin. Et lors­ a été commis. » En résumé donc je n’oserais que ces gens viennent à mener un autre genre jamais dire, penser, décider qu’il fallût inter­ de vie ou à s’élever à un haut degré de sainteté, venir pour demander que quelqu’un restât ils donnent aux pauvres comme leur propre maître, par l’impunité, de ce qu’il aurait dé­ bien ce qu’ils ont acquis de celte façon, et ne robé par un crime; je ne l’oserais jamais au­ le restituent pas à ceux de qui ils l'ont reçu près de vous, ni auprès d’hommes tels que comme on ferait du bien d’autrui. Quant à vous, s’il en est qui aient le bonheur de vous celui qui a pris par vol, rapine, calomnie, op­ ressembler, ni auprès de ceux qui convoitent pression, violence, celui-là, nous voulons qu’il ardemment les biens d’a u tru i, bien inutiles à restitue et non pas qu’il donne. C’est l’exemple leur bonheur, toujours même dangereux et évangélique que donne le publicain Zachée : funestes; je ne l’oserais jamais dans mon cœur ayant tout à coup changé sa vie en une sainte oû j ’ai Dieu pour témoin. Ce que je puis de­ vie après avoir reçu le Seigneur dans sa mai­ mander, c’est qu’on pardonne l’injure, mais son, lui dit : « Je donne aux pauvres la moitié que le coupable restitue ce qu’il a ravi, si tou­ « de mes biens, et si j ’ai dérobé quelque chose tefois il a ce qu’il a volé ou de quoi rendre au­ « à quelqu’un, je lui rends le quadruple '. » trement. 23. Cependant si on regarde de plus près 23. Tout ce qui est pris à quelqu’un malgréà ce que commande la justice, on aura bien lui ne l’est pas injustement. Beaucoup de gens plus raison de dire à l’avocat : rendez ce que ne veulent payer ni les honoraires du médecin, vous avez reçu pour vous être élevé contre la ni le salaire de l’ouvrier; pourtant le médecin vérité, pour être venu en aide à l’iniquité, et l’ouvrier reçoivent en toute justice ce qu’on pour avoir trompé le juge, opprimé une cause leur donne par force, et c’est à ne pas leur don­ juste et triomphé par la fausseté (et que ner qu’il y aurait injustice. Mais de ce que l’a­ 1 Luc, xtx, 8.

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

391

d'hommes éloquents, qui passent pour très- qu’on a le droit de posséder n’appartient pas honnêtes, foulent ainsi les droits de la vérité, certainement à autrui ; or on possède par le non-seulement sans tomber sous les coups de droit ce qu’on possède avec justice, et avec jus­ la loi, mais même en se faisant honneur de tice ce qu’on possède bien. Donc tout ce qu’on ces iniques victoires!). On aura, dis-je, bien possède mal est à autrui, et celui-là possède plus raison de tenir à l'avocat ce langage que mal qui use mal. Vous voyez ainsique de gens de dire à n’importe quel agent du pouvoir ju ­ devraient rendre le bien d’autrui, puisqu’il en diciaire : rendez ce que vous avez reçu pour est peu à qui on puisse faire restitution ; mais avoir arrêté, par ordre du juge, un homme n'importe où ceux-ci se rencontrent, ils mé­ qu’on avait besoin d’entendre quelle que fût prisent d’autant plus ces richesses qu’ils pour­ sa cause, pour l’avoir garotté de peur qu’il ne raient les posséder avec plus de justice. Car résistât, pour l’avoir enfermé de peur qu’il ne personne ne possède mal la justice, et celui s’échappât, pour l’avoir fait comparaître durant qui ne l’aime pas ne l’a pas. Quant à l’argent, le procès ou l’avoir renvoyé après le jugement. les méchants ont une mauvaise manière de le Mais chacun sait pourquoi on ne dit pas de pa­ posséder; les bons le possèdent d’autant mieux reilles choses à l’avocat ; un homme ne veut qu’ils l’aiment moins. Mais on tolère l’iniquité pas redemander à son défenseur ce qu’il lui a de mauvais possesseurs des biens humains , et donné pour lui faire avoir injustement gain de parmi eux on a établi des droits qu’on appelle cause; de même qu’il ne voudrait pas rendre civils ; ils ne font pas à cause de cela un meil­ ce qu’il aurait reçu de la partie adverse après leur usage de ce qu’ils o n t, mais ce mauvais sa victoire de mauvais aloi. Trouverait-on ai­ usage devient moins dédommageable pour sément un avocat ou quelqu’un assez homme autrui. Les choses vont ainsi jusqu’à ce que les de bien pour dire de la part de l’avocat à son fidèles et les pieux auxquels tout appartient client : Reprenez ce que vous m ’avez donné de droit, et dont les uns se sont sanctifiés après que j ’ai eu parlé pour vous au mépris de dans les rangs des mauvais riches, et les la justice, et restituez à votre adversaire ce que autres, en vivant quelque temps au milieu vous lui avez injustement enlevé sous le coup d’eux, ont été éprouvés mais non souillés par des efforts de ma parole? C’est néanmoins ce leurs injustices, arrivent à cette cité où les at­ que doit faire celui que le repentir ramène à tend l’héritage de l’éternité : c’est là qu’il n’y une vie plus droite. Si donc l’homme qui a a de place que pour le juste, de rang élevé que plaidé injustement refuse, après avoir été pour le sage ; c’est là qu’on ne possédera que averti, la réparation qu’il doit, l’avocat ne peut ce qui est véritablement à soi. Cependant, consentir à garder le prix de cette iniquité. On même ici, nous n’intercédons pas pour que les restitue ce qu’on a secrètement volé, et l’on ne biens d’autrui ne soient point restitués d’après restituerait pas ce qu’on aurait acquis, en trom­ les mœurs et les lois de la terre ; lorsque nous pant les lois et le ju g e , devant les tribunaux demandons que vous vous adoucissiez envers même où les crimes sont punis ! Que dirai-je les méchants, ce n’est pas pour qu’on les aime de l’usure pour laquelle et les lois et les juges et pour qu’ils demeurent ce qu’ils sont, c’est ordonnent restitution? Y a-t-il plus de cruauté parce que tous ceux qui sont bons le deviennent à soustraire ou à prendre de force quelque en cessant d’être méchants et qu’on apaise chose à un riche que de ruiner le pauvre par Dieu par un sacrifice de miséricorde : si Dieu l’usure? Yoilà différents genres d’injustices n ’était pas indulgent à ceux qui sont mauvais, dont je voudrais la réparation ; mais à quel il n’y aurait personne de bon. Voilà une trop longue lettre qui vous fait juge aurait-on recours pour cela ? 20. Si nous comprenons sagement l’endroitperdre votre temps, quand peu de mots au­ du livre des Proverbes où on lit que « le monde raient suffi à un homme aussi pénétrant et « avec toutes ses richesses appartientàl’homme aussi instruit que vous. 11 y a longtemps que a fidèle et que pas une obole n'est due à l ’infi- j ’aurais fini si j ’avais cru que vous seul dussiez « dèle 1, » ne prouverons-nous pas que tous lire ma réponse. Vivez heureux dans le Christ, ceux qui mènent joyeuse vie avec des biens mon très-cher fils. légitimement acquis et qui ne savent pas en faire usage, possèdent le bien d’autrui? Car ce

1Livre des P roverbes, x v n , version des S ep tante.

332

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉ R IE .

LETTRE CLIV. (Année 411.)

Le vicaire d'A frique exprime à saint Augustin ses sentim ents de respectueuse admiration ; il avait reçu et lu les trois pre­ m iers livres de l a Cité de Dieu. MACÉDONIUS A SON VÉNÉRABLE SEIGNEUR ET CHER PÈ R E AUGUSTIN, ÉVÊQ U E.

1. Je suis merveilleusement frappé de votre sa­ gesse , soit que je lise vos ouvrages , soit que je lise ce que vous avez bien voulu m'envoyer sur les intercessions en faveur des criminels. Je trouve dans vos ouvrages tant de pénétration, de science, de sainteté qu'il n’y a rien au delà ; et tant de ré­ serve dans voire lettre que si je ne faisais pas ce que vous demandez, je croirais presque que le seul coupable de l’afTaire c'est m oi, ô vénérable seigneur et cher Père. Car vous n’insistez point comme la plupart des gens de ce lieu , et vous n’arrachez pas de force ce que vous désirez ; mais lorsque vous croyez devoir vous adresser à un juge accablé de tant de soins, vous exhortez avec une réserve qui vient en aide à vos paroles, et qui, au­ près des gens de bien, est la plus puissante manière de vaincre les difficultés. C’est pourquoi je me suis hâté d’avoir égard à voire demande : je l’avais déjà fait espérer. 2. J'ai lu vos livres ', car ce ne sont pas de ces œuvres languissantes et froides qui soutirent qu’on les quitte ; ils se sont emparés de moi, m'ont en­ levé à tout autre soin et m’ont si bien attaché à eux (puisse Dieu m'être ainsi favorable !), que je ne sais ce que je dois le plus y admirer, ou la perfec­ tion du sacerdoce, ou les dogmes de la philoso­ phie , ou la pleine connaissance de l'histoire, ou l'agrément de l'éloquence; votre langage séduit si fortement les ignorants eux-mêmes qu’ils n'inter­ rompent pas la lecture de vos livres avant de l’avoir achevée, et qu’après avoir fini ils recom­ mencent encore. Vous avez prouvé à nos adver­ saires, impudemment opiniâtres, que dans ce qu’ils appellent les siècles heureux, il est arrivé de plus grands maux dont la cause est cachée dans l’obscu­ rité des secrets de la nature, et que les fausses fé­ licités de ces temps ont conduit, non point à la béatitude, mais aux abîmes ; vous avez montré que notre religion et les mystères du Dieu véritable, sans compter la vie éternelle promise aux hommes vertueux , adoucissent les inévitables amertumes de la vie présente. Vous vous êtes servi du puissant exemple d’un malheur récent * ; toutefois, malgré les fortes preuves que vous en tirez au profit de notre cause , j'aurais voulu, si c'eût été possible , qu’il ne vous eût pas servi 3. Mais cette calamité ayant donné lieu à tant de plaintes folles de la part de ceux qu'il fallait convaincre, il était devenu1 1 Les trois prem iers livres de la Cité de Dieu. * La chute de Rome. * On voit ici com bien les âm es chrétiennes les m eilleures avaient été ém ues et troublées de la prise de Rome par les Barbares.

nécessaire de tirer de cette catastrophe même des preuves de la vérité. 3. Voilà ce que j’ai pu vous répondre sous le poids de tant d'occupations ; elles sont vaines si on considère à quoi aboutissent les choses hu­ maines, mais elles ont pourtant leur nécessité dans les jours mortels qui nous sont faits ici-bas. S’il m’est accordé du loisir et de la vie, je vous écrirai aussi d’Italie pour vous marquer tout ce que m'ins­ pire un ouvrage d'une si grande science, sans que je puisse cependant payer jamais toute ma dette. Que le Dieu tout-puissant garde votre sainteté en santé et en joie durant une très-longue vie, ô dé­ sirable seigneur et cher Père.

LETTRE CLV. (Année 4M.) Toutes les beautés de la philosophie chrétienne se trouvent dans celte lettre où saint Augustin entretient Macédonius des conditions de la vie heureuse et des devoirs de ceux qui sont à la tète des peuples. Cette lettre est pleine de choses admirables ; elle établit les fondements de la politique chrétienne. AUGUSTIN, É V Ê Q U E , SERVITEUR DU CHRIST ET DE SA FAMILLE , A SON CHER FILS MACÉDONIUS , SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Quoique je ne reconnaisse pas en moi la sagesse que vous m ’attribuez, j ’ai pourtant de nombreuses actions de grâces à rendre à l’af­ fection si vive et si sincère que vous me té­ moignez. J’ai du plaisir à penser que les fruits de mes études plaisent à un homme tel que vous; j ’en éprouve bien davantage à voir votre cœur s’attacher à l’amour de l’éternité, de la vérité et de la charité même, à l’amour de ce céleste et divin empire dont le Christ est le souverain, et où seulement on vivra toujours heureux, si on a bien et pieusement vécu en ce monde; je vois que vous vous en approchez, et je vous aime à cause de votre ardent désir d’y parvenir. De là découle aussi la véritable amitié, amour tout gratuit qui ne tire pas son prix des avantages temporels. Car personne ne peut être véritablement l’ami d’un homme s’il ne l’a été premièrement de la vérité, et si ce der­ nier amour n’est gratuit, il rie peut exister d’aucune manière. 2. Les philosophes aussi ont beaucoup parlé là-dessus ; mais on ne trouve pas en eux la vraie piété, c’est-à-dire le vrai culte du vrai Dieu d’où il faut tirer tous les devoirs de bien vivre; je pense que leur erreur rie vient pas d’autre chose sinon qu’ils ont voulu se fabri­ quer en quelque sorte de leur propre fond une vie heureuse et qu'ils ont cru devoir la

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

393

faire plutôt que de la demander, tandis que malade n’en reçoive pas la mort, Cicéron lui Dieu seul la donne. Nul ne peut faire l’homme laisse la ressource de se la donner lui-même heureux, si ce n’est Celui qui a fait l’homme. pour accomplir sa délivrance, par cet acte de Celui qui accorde de si grands biens aux bons vertu, et arriver au port de l’insensibilité. Le et aux méchants pour qu’ils existent, pour sage est donc vaincu par les souffrances ex­ qu’ils soient des hommes, pour qu’ils aient à trêmes, et, sous l’étreinte de maux cruels, il leur service leurs sens, leurs forces et les ri­ commet sur lui-même un homicide. Mais chesses de la terre, se donnera lui-même aux celui qui ne s’épargne pas lui-même pour bons pour qu’ils soient heureux, et leur bonté échapper à de tels maux, qui épargnera-tmême est déjà un présent divin. Mais les il? Certainement le sage est toujours heuhommes qui, dans cette misérable vie, dans les l’eux, certainement nulle calamité ne peut mèmbres mourants, sous le poids d’une chair lui ravir la vie heureuse placée en sa propre corruptible , ont voulu être les auteurs et puissance. Et voilà que dans la cécité et la comme les créateurs de leur vie heureuse, surdité et les plus cruels tourments du corps, n’ont pas pu comprendre comment Dieu ré­ ou bien ce sage perd la vie heureuse, ou sistait à leur orgueil; ils aspiraient à la vie bien, s’il la conserve encore dans ces afflic­ heureuse par leurs propres vertus et croyaient tions, il y aura parfois, d’après les raisonne­ déjà la tenir, au lieu de la demander à celui ments de ces savants hommes, une vie heu­ qui est la source même des vertus et de l’es­ reuse, que le sage ne peut pas supporter; ou, pérer de sa miséricorde. C’est pourquoi ils ce qui est plus absurde, qu’il ne doit pas sup­ sont tombés dans une très-absurde erreur, porter, qu’il doit fuir, briser, rejeter, et dont d’un côté, soutenant que le sage était heu­ il doit s’affranchir par le fer ou le poison ou reux jusque dans le taureau de Phalaris, tout autre genre de mort volontaire : c’est et forcés, de l’autre, d’avouer que parfois il ainsi que, selon les épicuriens et quelques fallait fuir une vie heureuse. Car ils cèdent autres extravagants, il arrivera au port de aux maux du corps trop accumulés, et, au l’insensibilité de façon à ne plus être du tout, milieu de l’excès de leurs souffrances, ils ou bien trouvera un bonheur qui consistera à sont d’avis de quitter cette vie. Je ne veux être délivré, comme d’une peste, de cette vie pas dire ici quel crime ce serait qu’un heureuse qu’il prétendait mener en ce monde. homme innocent se tuât; il ne le doit pas du O trop superbe forfanterie ! Si, malgré les tout, lors même qu’il serait coupable; nous souffrances du corps, la vie du sage est en­ avons exposé cela en détail dans le premier core heureuse, pourquoi n’y demeure-t-il pas des trois livres que vous avez lus avec tant de pour en jouir? Si, au contraire, elle est misé­ bienveillance et d’attention. Que l’on voie, rable, n’est-ce pas, je vous le demande, l’or­ sans l’emportement de l'orgueil, mais avec le gueil qui l’empêche de l’avouer, de prier Dieu calme de la modération, si on peut appeler et d’adresser ses supplications à la justice et à heureuse une vie que le sage ne garde pas la miséricorde de Celui qui a la puissance, soit pour en jouir et qu’il est amené à s’arracher de détourner ou d’adoucir les maux de cette vie ou de nous armer de force pour les sup­ de ses propres mains. 3. Il y a, comme vous savez, dans Cicéron,porter ou de nous en délivrer tout à fait, et de à la fin du cinquième livre des Tusculanes, nous donner ensuite la vie véritablement heu­ un endroit qui est à considérer ici. En parlant reuse, séparée de tout mal et inséparable du de la cécité du corps, et en affirmant que le souverain bien? sage, même devenu aveugle, peut être heu­ 4. C’est la récompense des âmes pieuses; reux, Cicéron énumère beaucoup de choses dans l’espoir de l’obtenir nous supportons sans que ce sage aurait du bonheur à entendre; de l’aimer celte vie temporelle et mortelle; nous même s’il devenait sourd, il y aurait pour ses supportons courageusement ses maux par yeux des spectacles qui le raviraient et lui l’inspiration et le don divins, quand, la joie donneraient de la félicité. Mais Cicéron n’a dans le cœur, nous attendons fidèlement l'ac­ pas osé dire que le sage serait encore heureux complissement de la promesse que Dieu nous s’il devenait aveugle et sourd; seulement si a faite des biens éternels. L’apôtre Paul nous les plus cruelles douleurs du corps s’ajoutent y exhorte lorsqu’il nous parle de ceux qui à la privation de l’ouïe et de la vue, et que le b se réjouissent dans l’espérance et qui sont

394

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉ R IE .

a patients dans la tribulation 1 ; » il nous qu’ils ont cru avec plus de confiance dans montre pourquoi on est patient dans la tribu­ leurs propres forces et n’ont pas demandé lation en nous disant d'abord qu’on se réjouit humblement et sincèrement à Dieu de leur dans l’espérance. J’exhorte à cette espérance montrer la voie. Et que sont les mérites des par Jésus-Christ Noire-Seigneur. Dieu lui- hommes, quels qu’ils soient , puisque celui mcme notre maître a enseigné cela lorsqu’il a qui est venu sur la terre, non point avec une voilé sa majesté sous les apparences d’une récompense due, mais avec une grâce gra­ chair infirme; non-seulement il l’a enseigné tuite, a trouvé tous les hommes pécheurs, par l’oracle de sa parole, mais encore il l’a lui seul étant libre et libérateur du joug du confirmé par l’exemple de sa passion et de sa péché? 6. Si donc la vraie vertu nous plaît, disonsrésurrection. 11 a montré par l’une ce que nous devons supporter, par l’autre ce que lui, comme dans ses saintes Ecritures : « Je nous devons espérer. Les philosophes dont « vous aimerai, Seigneur, qui êtes ma vertu1; » nous avons rappelé plus haut les erreuis au­ et si véritablement nous voulons être heureux raient mérité sa grâce si, pleins d’orgueil, ils (ce que nous ne pouvons pas ne pas vouloir), n’avaient inutilement cherché à se faire, de que notre cœur soit fidèle à ces paroles des leur propre fond, cette vie heureuse, dont mêmes Ecritures : « Heureux l’homme dont le Dieu seul a promis la possession, après la mort, « nom du Seigneur est l’espérance, et qui n’a à ceux qui auront été ses véritables adorateurs. a point abaissé ses regards sur les vanités et les Cicéron a été mieux inspiré quand il a dit : « folies menteuses a! » Or, par quelle vanité, « Cette vie est une mort et je pourrais, si je par quelle folie, par quel mensonge un homme « voulais, faire voir combien elle est déplo- mortel, menant une vie misérable avec un es­ « rable *. » Si elle est déplorable, comment prit et un corps sujets au changement, chargé peut-on la trouver heureuse? Et puisqu’on en de tant de péchés, exposé à tant de tentations, déplore avec raison la misère, pourquoi ne pas rempli de tant de corruption, destiné à des convenir qu’elle est misérable? Je vous en peines si méritées, met il en lui-même sa con­ prie donc, homme de bien, accoutumez-vous à fiance pour être heureux, lorsque, sans le se­ être heureux en espérance, pour que vous le cours de Dieu, lumière des intelligences, il ne soyez aussi en réalité, lorsque la félicité éter­ peut pas même préserver de l’erreur ce qu’il a nelle sera accordée comme récompense à votre de plus noble dans sa nature,c’est-à-dire l’esprit et la raison! Rejetons donc les vanités et les persévérante piété. 5. Si la longueur de ma lettre vous fatigue,folies menteuses des faux philosophes; car il n’y la faute en est sûrement à vous qui m’avez aura pas de vertu en nous si Dieu ne vient luiappelé un sage. Voilà pourquoi j ’ose vous même à notre aide ; pas de bonheur, s’il ne parler ainsi, non pas pour faire parade de ma nous fait pas jouir de lui et si, par le don de propre sagesse, mais pour montrer en quoi la l’immortalité et de l’incorruptibilité, il n’ab­ sagesse doit consister. Elle est dans ce monde sorbe tout ce qu’il y a en nous de changeant le vrai culte du vrai Dieu, afin que Dieu soit et de corruptible, et qui n’est qu’un amas de son gain assuré et entier dans la vie future. faiblesses et de misères. 7. Nous savons que vous aimez le bien de Ici la constance dans la piété, là-haut l’éternité dans le bonheur. Si j ’ai en moi quelque chose l’Etat ; voyez donc comme il est clair, d’après les de cette sagesse qui seule est la véritable, je livres saints, que ce qui fait le bonheur de ne l’ai pas tiré de moi-même, je l’ai tiré de l’homme fait aussi le bonheur des Etats. Le Dieu, et j ’espère fidèlement qu’il achèvera prophète rempli de l’Esprit-Saint, parle ainsi en moi ce que je me réjouis humblement qu’il dans sa prière : « Délivrez-moi de la main des ait commencé; je ne suis ni incrédule pour ce a enfants étrangers, dont la bouche a proféré qu'il ne m’a pas donné encore, ni ingrat pour a des paroles de vanité, et dont la main droite ce qu’il m’a déjà donné. Si je mérite quelque a est une main d’iniquité. Leurs fils sont louange, c’est par sa grâce, ce n’est ni par a comme de nouvelles plantes dans leurjeumon esprit ni par mon mérite; car les génies anesse; leurs filles sont ajustées et ornées les plus pénétrants et les plus élevés sont a comme un temple; leurs colliers sont si tombés dans des erreurs d’autant plus grandes a pleins qu’ils regorgent; leurs troupeaux ‘ Rom . n i , 12. — * In T u sc , quæ st.

1 P s. x v u , 2. — * Ibid. XXXIX, 5.

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

395

« s’accroissent de la fécondité de leurs brebis ; que tous désirent, savants et ignorants ; il en « leurs vaches sont grasses; leurs murailles ne est beaucoup qui, par erreur ou par orgueil, « sont ni ruinées ni ouvertes, et il n’y a pas de ne savent ni qui le donne ni comment on le « cris dans leurs places publiques. Ils ont pro- reçoit. Dans ce psaume divin sont repris en « clamé heureux le peuple à qui ces choses meme temps les uns et les autres, ceux qui se « appartiennent : heureux le peuple qui a le confient dans leur vertu et ceux qui se glori­ fient dans l’abondance de leurs richesses1, a Seigneur pour son Dieu ’ ! » 8. Vous le voyez : il n’y a que les enfantsc’est-à-dire les philosophes de ce monde et les étrangers, c’est-à-dire n’appartenant pas à la gens très-éloignés de cette philosophie, aux régénération par laquelle nous sommes faits yeux desquels les trésors de la terre suffisent enfants de Dieu, qui trouvent un peuple heu­ au bonheur d’un peuple. C’est pourquoi de­ reux à cause de l’accumulation des biens ter­ mandons au Seigneur notre Dieu qui nous a restres ; le prophète demande à Dieu de le dé­ faits, demandons-lui et la vertu pour triom­ livrer de la main de ces étrangers, de peur de pher des maux de cette vie, et après la mort, se laisser entraîner par eux dans une aussi la jouissance de la vie heureuse dans son éter­ fausse idée du bonheur de l’homme et dans nité, afin que pour la vertu et pour la récompense des péchés impies. Car dans la vanité de leurs de la vertu, a celui qui se glorifie se glorifie discours, « ils ont proclamé heureux le peuple a dans le Seigneur, » comme parle l’Apôtre \ C’est ce que nous devons vouloir pour nous et a à qui appartiennent ces choses » que David a citées plus haut, et dans lesquelles consiste pour l’Etat dont nous sommes citoyens, car le la seule félicité que recherchent les amis de ce bonheur d’un Etat 11e part pas d’un autre prin­ monde ; et c’est pourquoi a leur main droite cipe que le bonheur de l’homme, puisque « est une main d’iniquité, » parce qu’ils ont l’Etat n’est autre chose qu’une multitude mis avant ce qu’il aurait fallu mettre après, d’hommes unis entre eux. 10. Si donc toute cette prudence par laquelle comme le côté droit passe avant le côté gau­ che. Si on possède ces sortes de biens, on ne vous veillez aux intérêts humains, toute cette doit pas y placer la vie heureuse; les choses de force par laquelle vous tenez tête à l’iniquité, ce monde doivent nous être soumises et ne pas toute cette tempérance par laquelle vous vous être maîtresses; elles doivent suivre et ne fias maintenez pur au milieu de la corruption mener. Et comme si nous disions au Prophète générale, toute cette justice par laquelle vous quand il priait ainsi et demandait d’être déli­ rendez à chacun ce qui lui appartient, si ces vré et séparé des enfants étrangers qui ont pro­ qualités et ces nobles efforts ont pour but la clamé heureux le peuple à qui appartiennent santé, la sécurité et le repos de ceux à qui ces choses; vous-même, qu’en pensez-vous? vous voulez faire du bien ; si votre ambition quel est le peuple que vous proclamez heureux? c’est qu’ils aient des fils comme des plantes il ne répond pas : Heureux le peuple qui place bien soutenues, des filles ornées comme des sa vertu dans sa force propre! S’il avait ré ­ temples, des celliers qui regorgent, des brebis pondu cela, il aurait mis encore une différence fécondes, des vaches grasses, que les murs de entre un tel peuple et celui qui fait consister leurs enclos ne présentent aucune ruine, et la vie heureuse dans une visible et corporelle qu’on n’entende point dans leurs rues les cris félicité; mais il ne serait pas allé au delà des de la dispute, vos vertus ne seront point des vanités et des folies menteuses. « Maudit soit vertus véritables comme le bonheur de ce a quiconque met son espérance dans l’homme,» peuple-là ne sera pas un vrai bonheur. Cette disent ailleurs les saintes lettres2 ; personne ne réserve de mon langage que vous avez bien doit donc mettre en soi son espérance, parce voulu louer dans votre lettre ne doit pas m’em­ qu’il est homme lui-même. C’est pourquoi afin pêcher de dire ici la vérité. Si, je le répète, de s’élancer par delà les limites de toutes les votre administration avec les qualités qui l’ac­ vanités et des folies menteuses, et afin de pla­ compagnent et que je viens de rappeler ne cer la vie heureuse où elle est véritablement, se proposait d’autre fin que de préserver les a Heureux, dit le Psalmiste, heureux le peuple hommes de toute peine selon la chair, et que a dont le Seigneur est le Dieu! » vous regardassiez comme une œuvre étran­ 9. Vous voyez donc où il faut demander ce gère à vos devoirs de connaître à quoi ils rap* P s . c a l i i i . 11-1 5 . — * J é r é m ie , x v m , 1 1 -1 5 .

‘ Ps.

XLV11I,

7. — 1 11 Cor. x, 17.

39(>

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

portent ce repos que vous vous efforcez de leur procurer, c’est-à-dire (pour parler clairement) ; si vous 11e vous occupiez pas de savoir quel culte ils rendent au Dieu véritable, où est tout le fruit d’une vie tranquille, ce grand travail ne vous servirait de rien pour la \ie véritable­ ment heureuse. 11. J'ai l’air de parler avec assez de har­ diesse, et j ’oublie en quelque sorte le langage accoutumé de mes intercessions. Mais si la ré­ serve n’est autre chose qu’une certaine crainte de déplaire, moi, en craignant ici, je 11e montre aucune réserve; car je craindrais d’abord et à bon droit de déplaire à Dieu, ensuite à notre amitié, si je prenais moins de liberté quand il s’agit de vous adresser des exhortations que je crois salutaires. Oui, que je sois réservé lors­ que j ’intercède auprès de vous pour les autres ; mais lorsque c’est pour vous, il faut que je sois d’autant plus libre que je vous suis plus atlaehé, car l'amitié se mesure à la fidélité : parler de la sorte, c’est encore agir avec ré­ serve. Si, comme vous l’avez écrit vous-même, « la réserve est auprès des gens de bien la « plus puissante manière de vaincre les diffi« cultés, » qu'elle me vienne en aide pour vous auprès de vous, afin que je jouisse de vous en celui qui m ’a ouvert la porle vers vous et inspiré cette confiance : surtout parce que les sentiments que je vous suggère sont déjà, je le crois aisément, au fond de votre cœur soutenu et formé de tant de dons divins. 12. Si, comprenant quel est celui de qui vous tenez ces vertus et lui en rendant grâces, vous les rapportez à son culte, même dans l ’exercice de vos fonctions ; si, par les saints exemples de votre vie , par votre zèle, vos en­ couragements ou vos menaces, vous dirigez et vous amenez vers Dieu les hommes soumis à votre puissance ; si vous ne travaillez au main­ tien de leur sécurité que pour les mettre en état de mériter Celui en «pii ils trouveront une heureuse vie, alors vos vertus seront de vraies vertus; grâce à celui de qui vous les avez re­ çues, elles croîtront et s’achèveront de façon à vous conduire sans aucun doute à la vie véri­ tablement heureuse qui n’est autre que la vie éternelle. Là, on n’aura plus à discerner pru­ demment le bien et le mal, car le mal n’y sera pas; ni à supporter courageusement l’adver­ sité, car il n’y aura rien là que nous n’aimions, lien qui puisse exercer notre patience; ni à réfréner par la tempérance les mauvais désirs,

car notre âme en sera à jamais préservée ; ni à secourir avec justice les indigents, car là nous n’aurons plus ni pauvres ni nécessiteux. Il 11’y aura plus là qu’une même vertu, et ce qui fera à la lois la vertu et la récompense, c’est ce que chante dans les divines Ecritures un homme embrasé de ce saint désir : « Mon bien est de « m unir à Dieu ’. » Là sera la sagesse pleine et sans fin, la vie véritablement heureuse ; car on sera parvenu à l’éternel et souverain bien, dont la possession éternelle est le complément de notre bien. One celle vertu s’appelle pru­ dence, parce qu’il est prudent de s'attacher à un bien qu ’011 ne peut pas perdre ; qu’on l'ap­ pelle force, parce que nous serons fortement unis à un bien dont rien ne nous séparera ; qu’on l’appelle tempérance, parce que notre union sera chaste, là où jamais il n’y aura cor­ ruption; qu’on l’appelle justice, parce que c’est avec raison qu’on s’attachera au bien au­ quel on doit demeurer toujours soumis. 13. En cette vie même la vertu n’est autre chose que d’aimer ce qu’on doit aimer ; le choisir, c’est de la prudence ; ne s’en laisser détourner par aucune peine, c’est de la force ; par aucune séduction, c’est de la tempérance ; par aucun orgueil, c’est de la justice. Mais que devons-nous choisir pour noire principal amour si ce n’est ce que nous trouvons de meilleur que toutes choses? Cet objet de notre amour, c’est Dieu : lui préférer ou lui compa­ rer quelque chose, c’est ne pas savoir nous aimer nous-mêmes. Car nous faisons d’autant plus notre bien que nous allons davantage vers lui que rien n’égale ; nous y allons non pas en marchant, mais en aimant ; et il nous sera d’autant plus présent que notre amour pour lui sera plus pur, car il ne s’étend ni ne s’en­ ferme dans aucun espace. Ce ne sont donc point nos pas, mais nos mœurs qui nous mènent à lui qui est présent partout et tout entier par­ tout. Nos mœurs ne se jugent pas d’après ce qui fait l’objet de nos connaissances, mais l’objet de notre amour : ce sont les bons ou les mauvais amours qui font les bonnes ou les mauvaises mœurs. Ainsi, par notre déprava­ tion, nous restons loin de Dieu qui est la recti­ tude éternelle ; et nous nous corrigeons en aimant ce qui est droit, afin qu’ainsi redressés, nous puissions nous unir à Lui. IV. Si donc nous savons nous aimer nousmêmes en aimant Dieu, ne négligeons aucun *1*8. LXXII, 28.

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

effort pour porter vers lui ceux que nous ai­ mons comme nous-mêmes. Carie Christ, c’està-dire la Vérité, nous enseigne que toute la loi et les prophètes sont enfermés dans ces deux préceptes : aimer Dieu de toute âme, de tout cœur, de tout esprit, et aimer notre prochain comme nous-mêmes Le prochain ici, ce n’est pas celui qui est notre proche par les liens du sang, mais par la communauté de la raison qui unit entre eux tous les hommes. Si la raison d’argent fait des associés, combien plus encore la raison de nature, qui ne nous unit point par une loi de commerce, mais par la loi de naissance ! Aussi le poète comique (car l’éclat de la vérité n’a pas manqué aux beaux génies), dans une scène où deux vieil­ lards s’entretiennent, fait dire à l’un : « Vos « propres affaires vous laissent-elles tant de « loisirs que vous puissiez vous occuper de « celles d’autrui qui ne vous regardent pas? » et l’autre vieillard répond : « Je suis homme, « et rien d’humain ne m’est étranger s. » On dit que le théâtre tout entier, quoique les fous et les ignorants n’v manquassent pas, couvrit d’applaudissements ce trait du poète. Ce qui fait l’union des âmes humaines touche telle­ ment ail sentiment de tous, qu’il ne se ren­ contra pas dans celte assemblée un seul homme qui ne se sentit le prochain d’un homme quel qu’il fût. la. L’homme donc doit aimer Dieu et luimême et le prochain de cet amour que la loi divine lui commande; mais trois préceptes n’ont pas été donnés pour cela ; il n’a pas été dit : dans ces trois, mais « dans ces deux prê­ te ceptes sont enfermés toute la loi et les pro« phètes : » c’est d’aimer Dieu de tout cœur, de toute âm e, de tout esprit, et d’aimer son prochain comme soi-même. Par là nous de­ vons entendre que l’amour de nous-mêmes n’est pas différent de l’amour de Dieu. Car s’aimer autrement c’est plutôt se haïr ; l’homme alors devient injuste ; il est privé de la lumière de la justice, lorsque se détour­ nant du meilleur bien pour se tourner vers lui-même, il tombe à ce qui est inférieur et misérable. Alors s’accomplit en lui ce qui est écrit : « Celui qui aime l’iniquité hait son « â m e 3. » C’est pourquoi, nul ne s’aimant lui-même s’il n’aime Dieu, après le précepte 1 Matth. xri, 37-40. * Térence. H e a u to n tiin o ru m e n o s ( l’h o m m e q u i se p u n it lu i- m ê m e ), a c te i, sc è n e I. * P s . x , 6.

3Ù7

de l’amour de Dieu il n’était pas besoin d’or­ donner encore à l’homme de s’aimer , puisqu’il s’aime en aimant Dieu. 11 doit donc aimer le prochain comme lui-même afin d’am ener, lorsqu’il le peut, l’homme au culte de Dieu, soit par des bienfaits qui consolent, soit par des instructions salutaires, soit par d’utiles re­ proches : il sait que dans ces deux préceptes sont enfermés toute la loi et les prophètes. 16. Celui qui, par un bon discernement, fait de ce devoir son partage, est prudent ; ne s’en laisser détourner par aucun tourment, c’est être fort; par aucun autre plaisir, c’est être tempérant ; par aucun orgueil, c’est être juste. Quand on a obtenu de Dieu ces vertus par la grâce du Médiateur qui est Dieu avec le Père, et homme avec nous; de Jésus-Christ, qui, après que le péché nous a faits ennemis de Dieu , nous réconcilie avec lui dans l'Esprit de charité ; quand on a, dis-je, obtenu de Dieu ces vertus, on mène en ce monde une bonne vie, et, comme récompense, on reçoit ensuite la vie heureuse qui ne peut pas ne pas être éternelle. Les mêmes vertus qui sont ici des actes ont là-haut leur etfet; ici c’est l’œuvre, là-haut la récompense; ici le devoir; là-haut la fin. C’est pourquoi tous les bons et les saints, même au milieu des tourments où le secours divin ne leur manque pas, sont appelés heureux par l’espérance de cette fin qui sera leur bon­ heur : s’ils demeuraient toujours dans les mêmes supplices et les mêmes douleurs , il faudrait les appeler malheureux, malgré toutes leurs vertus. 17. La piété, c’est-à-dire le vrai culte du vrai Dieu , sert donc à tout ; elle détourne ou adou­ cit les misères de cette vie, elle conduit à cette vie et à ce salut où nous n’aurons plus de mal à souffrir, où nous jouirons de l’éternel et souverain bien. Je vous exhorte, comme je m ’exhorte moi-même , à vous montrer de plus en plus parfait dans cette voie de piété et à y persévérer. Si vous n’y marchiez pas, si vous n’étiez pas d'avis de faire servir à la piété les honneurs dont vous êtes revêtus, vous n’auriez pas dit, dans votre ordonnance destinée à ramener à l’unité et à la paix du Christ les donatistes hérétiques : « C’est pour vous que cela « se fait; c’est pour vous que travaillent et les « prêtres d’une foi incorruptible et l’empereur, « et nous-mêmes qui sommes ses juges ; »vous n’auriez pas dit beaucoup d’autres choses qui se trouvent dans cette ordonnance et par où

398

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉ R IE .

vous avez fait voir que votre magistrature de la terre ue vous empêche pas de beaucoup penser à l'empire du ciel. Si donc j ’ai voulu parler longtemps avec vous des vertus véri­ tables et de la vie véritablement heureuse, j ’aimerais à espérer que je n’ai pas été trop à charge à un homme aussi occupé que vous ; j ’en ai même la confiance, lorsque je songe à ce grand et admirable esprit qui fait que, sans négliger les pénibles devoirs de votre dignité, vous vous appliquez plus volontiers à ces in­ térêts plus élevés. LETTRE CLVI. (Année 414.)

l’n pieux et docte laïque de Syracuse , nommé H ilaire, le m ême p eut-être dont nous retrouverons une lettre sous la date de 429, adresse à saint Augustin d’im portantes questions. HILAIRE AU SAINT, TRÈS-VÉNÉRABLE ET EN TOUTES CHOSES RESPECTABLE SEIGNEUR AUGUSTIN É V ÊQ U E.

La grâce de votre sainteté, connue de tous, en­ courage mon indignilé â écrire à votre admirable révérence en profitant de l’occasion de ceux de votre pays qui relournent de Syracuse à Hippone : je prie la souveraine Trinité que ma lettre vous trouve plein de santé et de vigueur et que vous puissiez y répondre, ô saint, vénérable et en toutes choses respectable seigneur! Je vous conjure de vous souvenir de moi dans vos pieuses oraisons et d’éclairer mon ignorance au sujet de ce que certains chrétiens répètent à Syracuse; ils disent que l’bomme peut être sans péché, et, s’il le veut, observer aisément les commandements de Dieu ; qu’il ne serait pas juste que l’enfant mort sans baptême périt, puisqu'il naît sans péché. Ils disent que le riche ne peut pas entrer dans le royaume de Dieu, à moins qu’il n’ait vendu tout ce qu'il pos­ sède, et que même les bonnes œuvres qu'il accom­ plirait à l'aide de ses richesses ne lui serviraient de rien, et qu’on ne doit jurer en aucune manière. Je désire aussi savoir si l’Eglise «sans ride et sans « tache >> dont parle l’Apôtre *, est celle où nous sommes présentement réunis ou bien celle que nous espérons : certains chrétiens croient que cette Eglise est celle où maintenant se pressenties peuples et qu’elle peut être sans péché. Je supplie instamment votre sainteté de nous instruire clai­ rement sur toutes ces choses, afin que nous sa­ chions ce que nous devons penser. Une la miséri­ corde de notre Dieu conserve votre sainteté saine et sauve et lui donne de très-longues années, ô saint et â bon droit vénérable Seigneur, et en tout si digne de respect ! 4 Ephés. V, 27.

LETTRE CLVIl. ( A n n é e 414.)

I.a réponse à Hilaire est célèbre ; saint Jérôme l’appelle un l iv r e . Orose lut cette lettre dans l'assemblée de Jérusalem où se trouvait Pélage, à la lin de juin 440 ; elle fut lue aussi dans la réunion de Piospolis nu Lydda , au mois de décembre de la même année (voir [ 'H is to ir e d e s n i n l A u g u s t i n , chap. xvm). L’évêque d’tlipponc établit la doclrine de la grôce contre les naissantes erreurs des Pélagiens qu’il désigne sans les nom m er; il établit aussi la vérité de l’enseignement chrétien relative­ ment aux riches. AUGUSTIN ÉVÊQUE , SERVITEUR DU CHRIST ET DE SON É G L ISE , A SON B IE N -A IM É FILS H IL A IR E , SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Votre lettre m’apprend non-seulement que vous êtes en bonne santé, mais encore que vous êtes animé d'un zèle religieux en ce qui touche la parole de Dieu, et d’un soin pieux pour votre salut qui est dans Notre-Seigneur Jésus-Christ : j ’en rends grâces à Dieu et vous' réponds sans retard. 2. Vous demandez si quelqu'un en ce monde est assez avancé dans la perfection de la justice pour vivre tout à fait sans péché; écoutez ces paroles de l’apôtre Jean, le disciple que le Seigneur aimait le plus : « Si nous disons que « nous n’avons pas de péché, nous nous trom« pons nous-mêmes, et la vérité n’est pas en « nous1. » Si donc ceux dont vous parlez disent qu'ils sont sans péché, vous voyez qu’ils se trompent eux-mêmes et que la vérité n’est pas en eux. Mais s’ils avouent qu’ils sont pécheurs, pour mériter la miséricorde de Dieu, qu'ils cessent de tromper les autres et de chercher à leur inspirer un tel orgueil. L’oraison domini­ cale est nécessaire à tous; elle a été aussi donnée aux béliers du troupeau, c’est-à-dire aux apôtres eux-mêmes, afin que chacun dise à Dieu : « Pardonnez-nous nos offenses comme « nous pardonnons à ceux qui nous ont of« fensés 2. » Celui qui n’a pas besoin de ces paroles dans la prière, celui-là sera déclaré vivre sans péché. Si le Seigneur avait prévu qu'il put y avoir des hommes semblables, meilleurs (pie ses apôtres, il aurait enseigné à ceux-là une autre prière par laquelle ils n’au­ raient pas demandé le pardon de leurs péchés, le baptême ayant tout effacé. Si saint Daniel, non pas devant les hommes par une trompeuse humilité, mais devant Dieu même, c’est-à-dire 1 J e a n , I , 8 . — a M a tth . v i, 12.

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

399

dans la prière par laquelle il implorait Dieu, confessait à la fois et les péchés de son peuple et ses propi’es péchés, comme nous l’atteste sa bouche véridique il ne me paraît pas qu’on puisse dire aux gens dont vous me parlez autre chose que ce que le Seigneur dit à un orgueil­ leux parle prophète Ezéchiel : « Etes-vous plus « sage que Daniels ? » 3. Mais celui qui, aidé de la miséricorde et de la grâce de Dieu, se sera abstenu de ces péchés qu’on appelle aussi des crimes, et qui aura eu soin d’effacer par des œuvres de misé­ ricorde et de pieuses oraisons les péchés insé­ parables de cette vie, méritera d’en sortir sans péché, quoique, sa vie durant, il n’ait pas été exempt de fautes : celles-ci n’avant pas man­ qué, les moyens de se purifier n’ont pas man­ qué aussi. Mais quiconque, entendant dire que par le libre arbitre nul n’est ici sans péché, en prendrait prétexte pour se livrer à ses passions, pour commettre des actions coupables, et persévérer jusqu’à son dernier jour dans ces infamies et ces crim es, celui-là, malgré les aumônes qu’il pourrait faire , vivrait misé­ rablement et m ourrait plus misérablement encore. 4. On peut jusqu’à un certain point tolérer qu’on dise qu’il y a ou qu’il y a eu sur la terre, sans compter le Saint des saints, quelqu’un d’exempt de tout péché. Mais prétendre que le libre arbitre suffit à l’homme pour observer les commandements du Seigneur, sans qu’il ait besoin de la grâce de Dieu et du don de l’Esprit - Saint pour l’accomplissement des bonnes œuvres, c’est ce qu’il faut charger de tous les anathèmes et détester par toutes sortes d’exécrations. Ceux qui soutiennent cela sont entièrement éloignés de la grâce de Dieu, parce que, selon les mots de l’Apôtre sur les Juifs, « ignorant la justice de Dieu et voulant établir « la leur propre, ils n’ont pas été soumis à la justice de Dieu 3. » Car il n’y a que la charité qui soit la plénitude de la lo i4 ; et la charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs, non par nous-mêmes ni avec les forces de notre propre volonté, mais par l’Esprit-Saint qui nous a été donné 5. 5. Le libre arbitre peut quelque chose pour les bonnes œuvres, si Dieu lui vient en aide ; on obtient ce secours en priant humblement et en agissant. Otez au libre arbitre l’appui

divin, quelque connaissance qu’on ait de la loi, on n’aura en aucune manière une justice solide, mais seulement une enflure impie dans le cœur et un mortel orgueil. C’est ce que nous apprend l’oraison dominicale. C’est en vain que nous demandons à Dieu « de ne pas nous « induire en tentation *, » s’il est en notre pou­ voir de ne point succomber. Car le sens de cette parole est celui-ci : ne nous laissez pas succomber. « Dieu est fidèle, dit l’Apôtre *, il « ne permettra pas que vous soyez tentés au « delà de votre pouvoir, mais il fera tourner « la tentation à votre profit, afin que vous « puissiez persévérer ; » l’Apôtre aurait-il dit que Dieu fait cela, si cela était en notre seule puissance, sans son secours? 6. La loi elle-même a été donnée pour ce secours à ceux qui en font un bon usage, afin que, par elle, ils sachent ce qu’ils ont reçu de justice pour en rendre grâces à Dieu, ou ce qui leur manque encore pour le demander avec instance. Mais ceux qui comprennent ce pré­ cepte de la loi : « Tu ne convoiteras pas 3, » de façon à croire qu’il leur suffit de le connaître et qu’ils n’ont pas besoin de demander, pour l’aecomplir, le secours de la grâce de Dieu, de­ viennent semblables aux juifs dont il a été dit : « La loi est survenue pour que le péché abon« dà t4. » C’est peu pour eux de ne pas accomplir ce commandement: «Vousneconvoiterez pas; » outre cela, ils s’enorgueillissent ; ignorant la justice de Dieu, c’est-à-dire celle que Dieu donne pour guérir l’impiété humaine, et vou­ lant établir leur justice comme l’œuvre de leurs propres forces, ils n’ont pas été soumis à la justice de Dieu. « Car le Christ est la fin de « la loi pour la justification de tout croyant ; » il est venu pour que la grâce surabondât où avait surabondé le péché 5. Si les juifs ont été les ennemis de cette grâce, ignorant la justice de Dieu et voulant établir leur propre justice, pourquoi des chrétiens en sont-ils aussi les ennemis, eux qui croient en celui que les juifs ont mis à mort ? Est-ce pour que la récom­ pense soit décernée aux juifs qui, après avoir tué le Christ, ont accusé leur impiété et se sont soumis à sa grâce une fois connue, et pour que la condamnation tombe sur des chrétiens qui veulent croire en Jésus-Christ de façon à s’ef­ forcer de tuer la grâce ? 7. Car ceux qui croient bien croient en lui, afin

1 Dan. i l , 20. — 1 E z é c h . xm , 10. — 1 Ibid. V, 5.

1 M atth. v i, 13. — * I Cor. x , 13.— * E xod. x x y 17; Rom. vn , 6. — 4 Rom. v , 20. — * Rom . x , 4 ; v , 20.

ïx v iii,

3. — * Rom. x , 3. — * Ibid,

400

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉ R IE .

d'avoir faim et soif de la justice et d’être rassa­ « dit l’Apôtre, s’ils ne croient pas en l u i 1? » siés par sa grâce. 11 est écrit que « tout homme La fin de la vraie foi est donc d’invoquer celui « qui invoquera le nom du Seigneur sera en qui l’on croit pour en obtenir la force d’ac­ « sauvé 1; » il ne s’agit point ici de la santé du complir ses préceptes : la loi obtient ce que la corps dont jouissent beaucoup de gens qui loi commande. n’invoquent pas le nom du Seigneur, mais de 9. Pour ne pas parler de beaucoup de pré­ celte santé dont lui-même a dit : « 11 n’est pas ceptes et s’en tenir à celui qu’a choisi l’Apôtre « besoin de médecin pour ceux qui se portent comme exemple : « Vous ne convoiterez pas, » « b ien , mais pour ceux qui sont malades ; » et la loi semble-t-elle ici commander autre chose qu’il achève d’expliquer par ces mots qui sui­ que la répression des mauvais désirs? Partout vent : « Je ne suis pas venu appeler les justes, où Pâme se porte, c’est l’amour qui l’y porte a mais les pécheurs s. » Les justes sont ainsi comme un poids. C’est pourquoi il nous est ceux qui se portent bien , les pécheurs sont les ordonné d’enlever au poids de la cupidité pour malades. Que le malade ne présume donc pas accroître le poids de la charité jusqu’à l’anéan­ de scs forces; il n’y trouvera pas son salut. S’il tissement de l’une et à la perfection de l’autre; a cette présomption, qu’il prenne garde que car la charité est la plénitude de la loi. Et ce­ ces forces-là, au lieu d’être des marques de pendant voyez ce qui a été écrit touchant la santé, ne soient des marques de frénésie. Les continence elle-même : « Et sachant que nul frénétiques, dans leur folie, se croient pleins « ne peut être continent si Dieu ne lui en fait de santé; ils ne demandent pas le médecin, « la grâce et qu’il y avait même de la sagesse à mais se jettent sur lui comme sur un impor­ « reconnaître de qui on obtient ce don, je m’atun. C’est ainsi que, dans le délire de leur or­ « dressai au Seigneur et lui fis ma prière !. » gueil, les mauvais chrétiens dont nous parlons Le sage dit-il : Et sachant que nul ne peut être maltraitent en quelque sorte le Christ, soute­ continent si ce n ’est pas son propre libre arbi­ nant que le bon secours de sa grâce n’est pas tre et qu’il y avait de la sagesse à reconnaître nécessaire pour accomplir les œuvres de justice que ce bien vient de moi-même? Tel n’a pas commandées par la loi. Qu’ils reviennent donc été son langage, qui est celui de certains or­ de leur extravagance, et qu’ils apprennent de gueilleux ; mais il a dit, comme il devait, dans leur mieux que le libre arbitre leur a été donné, la vérité de la sainte Ecriture : « Sachant que non pas pour rejeter d’une volonté superbe le « nul ne peut être continent si Dieu ne lui en secours divin, mais pour invoquer le Seigneur « fait la grâce. » Dieu prescrit donc la conti­ nence , et c’est lui qui la donne ; il la prescrit avec une pieuse volonté. 8. Car cette volonté libre le sera d’autantpar la foi, il la donne par la grâce ; il la pres­ plus qu’elle sera plus saine; elle deviendra crit par la lettre , il la donne par l’Esprit ; car d’autant plus saine qu’elle se montrera plus la loi sans la grâce fait abonder le péché, et la soumise à la divine miséricorde et à la grâce. lettre sans l’Esprit tue \ Il prescrit, pour que, Elle prie fidèlement lorsqu’elle dit : « Dirigez nous eli’o rçant d’accomplir ce qui est ordonné, « ma route selon votre parole, et que l’iniquité et fatigués du poids de notre faiblesse, nous « ne me domine point3. » Comment sera-t-elle sachions demander le secours de la grâce, et libre la volonté où l’iniquité dom inera? Et que , si nous avons pu faire quelque chose de pour qu’elle ne soit pas ainsi dominée, voyez bon, nous ne soyons point ingrats envers celui qui elle invoque. Elle ne dit pas : Dirigez ma qui nous assiste. Voilà ce qu’a fait le sage ; car route selon le libre arbitre, car l’iniquité ne la sagesse lui a appris à reconnaître de qui on sera pas ma maîtresse; mais elle dit : « Dirigez obtient ce don. 10. La volonté ne cesse pas d’être libre parce « ma route selon votre parole, et que l'iniquité « ne me domine point. » Elle prie, elle ne pro­ qu’elle est secourue; mais au contraire le libre met pas; elle confesse, elle n’assure pas; elle arbitre est secouru parce qu’il subsiste tou­ souhaite une pleine liberté, elle ne vante pas jours. Celui qui dit à Dieu : « Soyez mon sa propre puissance. Le salut en effet n’a pas « aide 4, » confesse qu’il veut faire ce que été promis à tout homme qui se confie dans ses Dieu ordonne, mais qu’il implore son assis­ forces, mais à tout homme qui invoque le nom tance afin de pouvoir l’accomplir. C’est ainsi du Seigneur. « Comment l’invoqueront-ils, 4 Rom. x , 14. — * Sagesse, vin, 21. — 1 II Cor. m , G. — * Ps. • Joël, H, 32. — * Matth. IX, 12, 13. — • Ps. cxvrn, 133.

xxvi, 9.

401

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

que le sage, lorsqu’il est venu à savoir que nul « le péché, et ainsi la mort a passé dans tous n’est continent si Dieu ne lui en fait la grâce, « les hommes par celui en qui tous ont péché;» s’est adressé au Seigneur et l’a prié. Sans et peu après : « Car le jugement de condamaucun doute, c’est par sa volonté qu’il s’est « nation vient d’un seul péché, mais la grâce adressé au Seigneur et qu’il l’a prié : il n’au­ « de la justification délivre de beaucoup de rait pas demandé s’il n’y avait eu en lui vo­ « péchés '. » Si donc ils trouvent par hasard lonté. Mais s’il n’avait pas demandé, que pour­ un enfant dans la naissance duquel n’entre rait cette volonté ? Lors même qu’elle pourrait pour rien la concupiscence du premier homme, avant de demander, qu’est-ce que cela lui ser­ qu’ils le déclarent non sujet à cette condam­ virait si elle ne rendait grâces de ce qu’elle nation et n’ayant pas besoin d’en être délivré peut demander à Celui à qui elle doit deman­ par la grâce du Christ. Quel est, en effet, ce der ce qu’elle ne peut pas encore? Aussi celui- seul péché pour lequel nous sommes condam­ là même qui est continent ne l’est pas s’il ne le nés, si ce n’est le péché d’Adam ? Et pourquoi veut ; mais s’il n’avait pas reçu ce don de la est-il dit que « nous sommes délivrés de beaucontinence, de quoi lui servirait la volonté? « coup de péchés, » si ce n’est parce que la « Qu’as-tu que tu n’aies reçu? et si tu l’as reçu, grâce du Christ non-seulement efface ce seul « pourquoi te glorifier comme si tu ne l’avais pas péché par lequel se trouvent souillés les en­ « reçu1?» C’est comme si l’Apôtre disait : Pour­ fants qui descendent de ce premier hom m e, quoi te glorifier comme si tu avais de toi-même mais encore beaucoup de péchés que les hom­ ce que tu ne pourrais avoir si tu ne l’avais pas mes , en grandissant, ajoutent à celui-là par reçu? Cela a été dit pour que celui qui se glo­ leur mauvaise vie? Cependant l’Apôtre dit que rifie, se glorifie non pas en lui-même, mais ce péché qui s’attache à la descendance char­ dans le Seigneur 2 ; et pour que celui qui n’a nelle du premier homme suffit pour la con­ pas encore de quoi se glorifier, ne l’espère pas damnation. C’est pourquoi le baptême des en­ de lui-même, mais qu’il prie le Seigneur. fants n’est pas superflu ; en les régénérant, il Mieux vaut avoir moins , pour demander à les délivre de la condamnation qu’ils ont en­ Dieu, que d’avoir plus, pour se l’attribuer à courue par leur naissance. De même qu’en soi-même, car il vaut mieux monter de bas dehors de la race d’Adam il ne se trouve pas que de tomber de haut ; et il est écrit que d'homme qui ait été engendré selon la chair, « Dieu résiste aux superbes et donne la grâce de même il ne se trouve pas d’homme qui ait « aux humbles ’. » C’est donc pour l’abondance été régénéré spirituellement en dehors du des péchés que la loi nous apprend ce que Christ. Mais la génération charnelle ne nous nous devons vouloir, si la grâce ne nous aide soumet à la condamnation que pour un seul à pouvoir ce que nous voulons et à accomplir péché; la régénération spirituelle, au con­ ce que nous pouvons. Elle nous aidera si nous traire, efface non-seulement le seul péché pour nous défendons de la présomption et de l’or­ lequel on baptise les enfants, mais encore beau­ gueil , si nous nous plaisons à ce qui est hum­ coup d’autres que les hommes, en vivant mal, ble *, si nous rendons grâces à Dieu de ce que ajoutent au péché originel. Aussi , l’Apôtre nous pouvons et si notre volonté l’implore ajoute : « Si, à cause du péché d’un seul, la avec ardeur pour ce que nous ne pouvons pas « mort a régné par un seul hom m e, à plus encore, appuyant notre prière d’abondantes « forte raison ceux qui reçoivent l’abondance œuvres de miséricorde, donnant pour qu’il « de la grâce et de la justice, régneront dans nous soit donné, pardonnant pour qu’il nous « la vie par un seul, Jésus-Christ. Comme donc soit pardonné. « c’est par le péché d’un seul que tous les li. Ils soutiennent que l’enfant mort sans« hommes sont condamnés, ainsi par la justice baptême ne peut pas périr parce qu’il est né « d’un seul tous les hommes reçoivent la jussans péché; l’Apôtre ne dit pas cela, et je « tification de la vie. Et de même que par la pense qu’il vaut mieux croire l’Apôtre qu’eux. « désobéissance d’un seul homme plusieurs Voici ce que dit ce docteur des nations, en qui « sont devenus pécheurs, ainsi plusieurs sont le Christ parlait : « Le péché est entré dans le «justifiés par l’obéissance d’un seul2. » « monde par un seul hom m e, et la mort par 12. Que diront-ils à cela? que leur reste-t-il sinon de prétendre que l’Apôtre s’est trompé? ‘ 1 Cor. iv , 7. — * II Cor. x , 17. — * Jacq. iv , 6. — * Rom. x n , ' Luc, VI, 37, 38. — ’ Rom. v, 12-19.

16.

S. A ug. — T ome II.

26

40-2

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉ R IE .

Celui qui est le vase d’élection , le docteur des nations, la trompette du Christ crie : « Le ju« gement de condamnation vient d’un seul ; » et eux réclament, soutenant que les petits en­ fants qu'ils avouent tirer leur origine de ce seul homme dont parle l’Apôtre, ne tombent pas dans la condamnation, quoiqu’ils n’aient pas été baptisés dans le Christ. « Le jugement « de condamnation vient d’un seul ; » que veut dire « un seul, » si ce n’est un seul péché? car on lit ensuite : « Mais la grâce de la justifica« tion délivre de beaucoup de péchés. » Voilà donc d’un côté le jugement de Dieu qui nous condamne pour un seul péché, et de l’autre, la grâce qui nous justifie après beaucoup de péchés. C’est pourquoi s’ils n’osent résister à l’Apôtre, qu’ils nous expliquent comment le jugement de Dieu nous condamne pour un seul péché, tandis que les hommes, après beau­ coup de péchés, arrivent condamnables devant le jugement de Dieu. Mais s'ils croient que cela a été dit parce que le péché, imité par les autres pécheurs, a commencé par Adam, en sorte que de ce premier péché, tant de fois répété par eux, ils ont été entraînés dans le jugement et la condamnation, pourquoi cela n’a-t-il pas été dit aussi de la grâce et de la justification ? Pourquoi l’Apôtre n’a-t-il pas dit de la même manière : et la grâce nous a jus­ tifiés pour un seul péché ? De même qu’il se trouve chez les hommes beaucoup de péchés entre ce seul péché qu’ils ont imité et le juge­ ment par lequel ils seront punis, car d’une seule et première faute ils sont venus à plu­ sieurs autres qui les ont conduits au jugement et à la condamnation ; ainsi ces mêmes péchés se présentent en grand nombre dans l’intervalle du premier dont ils ont été une imitation et de la grâce par laquelle ils ont été pardonnés, parce que du péché originel les hommes sont tombés en d’autres fautes pour arriver à la grâce qui justifie. Comme donc dans l’un et l’autre, c’està-dire dans le jugement et la grâce, le rapport est le même entre un et plusieurs péchés, qu’ils nous disent pourquoi, d’après l’Apôtre, le juge­ ment nous condamne pour un seul péché, et pourquoi la grâce nous délivre de plusieurs péchés; ou plutôt qu’ils consentent à recon­ naître que l’Apôtre a ainsi parlé parce qu’il y a ici deux hommes : Adam, d’où part la géné­ ration selon la chair, et le Christ, d’où part la régénération selon l’esprit. Mais Adam n’est qu’un homme, le Christ est Dieu et homme ;

on conçoit donc que la régénération n’efTace pas seulement le péché contracté par la géné­ ration. La génération ne nous fait contracter qu’un seul péché pour nous condamner, car les autres fautes que l’homme ajoute par ses propres œuvres, n’appartiennent pas à celte génération, mais à la vie humaine. Mais la ré­ génération spirituelle ne se borne pas à effacer ce péché qui se tire d’Adam, elle efface aussi tout ce que l'homme par la suite a fait de mal. C’est pourquoi « le jugement de condamnation « vient d’un se u l, tandis que la grâce de la « justification délivre d’un grand nombre de « péchés. » 13. « Si à cause du péché d'un seul la mort « a régné par un seul homme, » et les enfants sont purifiés de ce péché par le baptême, « à plus « forte raison ceux qui reçoivent l’abondance « de la grâce et de la justice régneront dans la vie « par le seul Jésus-Christ ; » oui, à plus forte rai­ son ils régneront dans la vie, parce que le règne de la vie sera éternel, au lieu que la mort ne fait que passer en eux et ne régnera pas éternel­ lement. « C’est pourquoi de même que par le « ptché d'un seul tous les hommes tombent « dans la condamnation » dont le sacrement du baptême délivre les petits enfants, «ainsi « par la justice d'un seul tous les hommes par« viennent à la justification de la vie. » Ici et là l’Apôtre a dit : « tous ; » ce n’est pas que tous les hommes arrivent à la grâce de la justi­ fication du Christ, lorsqu’il y en a tant qui en sont éloignés et meurent de la mort éternelle ; mais c’est que tous ceux qui renaissent à la justification ne renaissent que par le Christ, comme tous ceux qui naissent dans la condam­ nation ne naissent que par Adam. Car personne n’est dans celle génération en dehors d’Adam, et personne n’est dans celte régénération en dehors du Christ. Voilà pourquoi l’Apôtre dit « tous» et « tous; » et ces mêmes qu’il désigne sous le nom de « tous,» il les désigne ensuite sous le nom de plusieurs : « de même que par « la désobéissance d’un seul homme plusieurs « sont devenus pécheurs, ainsi par l’obéissance « d’un seul homme plusieurs deviennent jus« tes. ■» Quels sont ces « plusieurs, » si ce n’est ceux que l’Apôtre, peu auparavant, avaitappelés « tous ? » i l . Voyez comment il nous parle de ce seul homme et de ce seul homme, d’Adam et du Christ; de l’un pour la condamnation, de l’autre pour la justification, quoique celui-ci

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

soit venu comme homme longtemps après Adam. C’est pour nous apprendre que ce qu’il y a eu d’anciens justes n’a pu être délivré que par cette même foi qui nous délivre nousmêmes : la foi de l'incarnation du Christ; on la leur prophétisait, cette incarnation, comme on nous l’annonce aujourd’hui qu’elle est accomplie. Aussi saint Paul appelle ici le Christ un homme, quoiqu’il soit Dieu en même temps : c’est pour empêcher de croire qu’on puisse être délivré seulement par Jésus-Christ Dieu, c’est-à-dire par le Verbe qui était au commencement, et non point aussi par la foi de son incarnation, c’est-à-dire par Jésus-Christ homme. Car cette pensée du même Apôtre doit demeurer dans sa vérité : « La mort est venue « par un seul homme, et par un seul homme « viendra la résurrection des morts. Car de « même que tous meurent en Adam, ainsi tous « seront vivifiés en Jésus-Christ '. » Il entend ici la résurrection des justes pour l’éternelle vie, et non pas la résurrection des méchants pour l’éternelle mort ; aussi dit-il que les bons seront vivifiés, tandis que les autres seront condamnés. De là vient aussi que dans les cérémonies de l’ancienne loi, la circoncision des petits enfants est prescrite pour le huitième jour ’ ; parce que le Christ, en qui se fait le dépouillement du péché de la chair représenté par la circoncision, est ressuscité le dimanche, ou le huitième jour, celui qui suit le sabbat. L’incarnation a donc été aussi la foi des anciens justes. De là ces paroles de l’Apôtre : « Ayant « le même esprit de foi, selon qu’il est écrit : «j'a i cru, c’est pourquoij'a i parlé, nous croyons « nous aussi, et c’est pourquoi nous parlons3. » Il n’aurait pas dit : « le même esprit de foi, » s’il n’avait pas voulu nous faire entendre que les anciens justes avaient l’esprit même de la foi, c’est-à-dire de l’incarnation du Christ. Mais parce qu’on leur prophétisait ce mystère dont l’accomplissement nous est annoncé, et que ce qui était voilé au temps de l’ancienne alliance est révélé sous l’alliance nouvelle, les sacre­ ments ne sont pas les mêmes pour ces deux époques; cependant la foi n’est pas différente, elle est la même : « comme tous meurent « en Adam, ainsi tous seront vivifiés dans le « Christ. » 13. A ces paroles que nous explicitions, l’Apôtre ajoute celles-ci : « La loi est survenue « pour que le péché abondât ; » mais elles ne * I Cor.

XV,

21. — * Lévitiq. Xii, 3. — * II Cor. îv, 13.

403

touchent pas au péché que nous tirons d’Adam, et duquel saint Paul disait plus haut : « La « mort a régné par un seul ; » ces paroles s’appliquent soit à la loi naturelle qui apparaît à l’âge où l’on peut user de la raison, soit à la loi écrite, donnée par Moïse, qui elle-même ne peut pas vivifier ni délivrer de la loi de péché et de mort dérivée d’Adam, mais qui multiplie les prévarications : « car où la loi n’est pas, dit « le même Apôtre, il n’y a pas prévarication '. » Par conséquent, comme il y a dans l’homme en état d’user de son libre arbitre, une loi, naturellement écrite au cœur, qui défend de faire à autrui ce qu’on ne voudrait point souf­ frir soi-même , tous sont prévaricateurs selon cette loi, même ceux qui n’ont pas reçu la loi de Moïse, dont le Psalmiste a dit : « Tous les « pécheurs de la terre ont été reconnus prévacc rieateurs 2. » Il est vrai, cartons les pécheurs de la terre n’ont pas transgressé la loi donnée par Moïse ; pourtant s’ils n’avaient transgressé quelque loi, ils ne seraient pas appelés préva­ ricateurs ; « car où la loi n’est pas, il n’y a pas prévarication. » Ainsi donc, après la violation de la loi donnée dans le paradis, la postérité d’Adam s’est trouvée sous le coup de la loi de péché et de m ort, dont il a été dit : « Je vois « dans mes membres une loi opposée à la loi « de mon esprit, et qui me captive sous la loi « de péché qui est dans mes membres 3. » Toutefois si elle n’était point fortifiée par la mauvaise habitude, on la vaincrait plus aisé­ m ent, non cependant sans la grâce de Dieu. Mais par la violation de l’autre loi, écrite dans le cœur de tout homme en âge de raison, tous les pécheurs de la terre deviennent prévari­ cateurs. Par la transgression de la loi donnée par Moïse, le péché abonde encore bien davan­ tage. « Car si une loi avait été donnée qui pût « vivifier, c’est vraiment de la loi que viendrait « la justice. Mais l'Ecriture a tout enfermé « sous le péché, afin que la promesse fût ac« complie en faveur des croyants par la foi en « Jésus-Christ. » Ces paroles sont de l’Apôtre, vous devez les reconnaître. Il dit encore de cette loi : « La loi a été établie à cause de la « prévarication jusqu’à l’avènement de Celui « pour qui Dieu a fait la promesse ; et remise « par les anges aux mains d’un Médiateur *. » C’est du Christ que parle ici saint Paul ; tous sont sauvés par sa grâce ; il sauve les petits de * Rom . iv, 15. — 1 Ps. c x v in , 119. — 1 Rom. v u , 23. — * G ai, III, 19-21.

lo i

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉ R IE .

la loi de péclié et de mort avec laquelle nous « autre loi opposée à la loi de mon esprit, et naissons ; les grands qui, dans le libre usage « qui me captive sous la loi du péché qui est de leur volonté, ont transgressé la loi naturelle « dans mes membres. Malheureux homme que de la raison elle-même ; et ceux qui, ayant reçu «je suis ! qui me délivrera du corps de cette la loi de Moïse et l’ayant violée, ont été tués par « m ort? La grâce de Dieu par Notre-Seigneur la lettre. Lorsqu’un homme manque aux pré­ « Jésus-Christ1. » Pourquoi n’a-t-il pas dit plu­ ceptes mêmes de l'Evangile, il devient comme tôt : par mon libre arbitre, si ce n’est parce u a mort de quatre jours ; il ne faut pas cepen­ que la liberté sans la grâce n’est pas liberté, dant en désespérer, à cause de la grâce de Ce­ mais désobéissance. lui qui n’a pas dit à voix basse, mais « qui a 17. Après donc que l’Apôtre dit : « La loi est « crié d’une grande voix : Lazare, sors de­ « survenue pour que le péché abondât ; mais où « le péché a abondé, la grâce a surabondé, » hors l. » IU. « La loi est donc survenue pour que le il ajoute : « Afin que, comme le péché a régné « péché abondât, » soit quand les hommes « dans la mort, ainsi la grâce règne par la jusnégligent ce que Dieu ordonne, soit quand, « ticc dans la vie éternelle par Jésus-Christ présumant de leurs forces, ils n’implorent pas « Noire-Seigneur. » Lorsqu’il a dit : « comme le secours de la grâce et ajoutent l’orgueil a la « le péché a régné dans la mort, » il ne dit faiblesse. Mais si, par l’inspiration divine, ils pas : Par un seul homme ou par le premier comprennent pourquoi il faut gémir, et s’ils homme, ou par Adam. En etfet, il avait déjà invoquent Celui en qui ils croient, et disent : dit que « la loi était survenue pour que le péché « Ayez pitié de moi, Seigneur, selon votre « abondât ; » or cette abondance du péché n’ap­ partient pas à la descendance du premier a grande miséricorde ! ; j'ai dit : Seigneur, «ayez pitié de m oi, guérissez mon âm e, homme, mais à la prévarication de la vie « parce que j'ai péché 3. Vivifiez-moi dans humaine q u i, à mesure que l’âge arrive, « votre justice4; détournez de moi la voie de s’ajoute à la souillure unique et originelle con­ « l’iniquité , et ayez pitié de moi selon votre tractée par les enfants. Mais parce que la grâce « loi \ Que je ne marche pas d’un pied superbe, du Sauveur efface tout cela, et même ce qui « et que la main des pécheurs ne m’ébranle n’appartient pas à la faute originelle, l’Apôtre, « point ‘. Dirigez mes pas selon votre parole, après avoir dit : « Ainsi la grâce règne par la « de peur que l’iniquité ne me dom ine7, car «justice dans la vie éternelle, » ajoute, « par a les pas de l’homme sont dirigés par le Sei- « Jésus-Christ Notre-Seigneur. » 18. Que nul raisonnement contre ces paroles « gneur, et l’homme voudra marcher dans la « voie de 8 Dieu ; » si, dis-je, les hommes de l’Apôtre n’empêche les enfants d’arriver au adressent à Dieu ces prières et beaucoup salut qui est dans Jésus-Christ Notre-Seigneur, d’autres qui nous avertissent que, pour accom­ car nous devons d’autant plus parler pour eux plir les préceptes divins, il nous faut implorer qu’ils ne le peuvent eux-mêmes. « Le péché est l’assistance de Celui-là même qui ordonne; « entré dans le monde par un seul homme, et alors, après ces oraisons et ccs gémissements, « la mort par le péché; et ainsi elle a passé se vérifieront ccs paroles : « Où le péché a « dans tous les hommes, par celui en qui tous a abondé, la grâce a surabondé9, » et ces « ont péché. » De même que les enfants ne autres : « Beaucoup de péchés lui sont par- peuvent s’affranchir de la descendance du pre­ « donnés, parce quelle a beaucoup aimé 10; » mier homme, ainsi ils ne peuvent s’affranchir alors l’amour de Dieu, pour accomplir la loi de son péché, et seul le baptême du Christ dans sa plénitude, se répand dans le cœur, non l’efface. « Le péché a été dans le monde juspoint par les forces de la volonté qui est en « qu’à la loi ; » cela ne veut pas dire que, par nous, mais par l’Esprit-Saint qui nous a été la suite, le péché n’a plus été dans personne, donné. Il connaissait bien la loi, celui qui mais cela veut dire que la lettre de la loi était disait : « Je prends plaisir à la loi de Dieu, se- impuissante à effacer ce qui ne pouvait l’être « Ion l’homme intérieur; » cependant il ajou­ que par le seul Esprit de la grâce. De peur tait : « Mais je vois dans mes membres une donc que qui ce soit, confiant dans les forces, je ne dis pas de sa volonté, mais plutôt de sa * Jean, xi, 13. — ’ P s . L, 1. — * Ibid. XL, 5. — * Ibid, xxx, 2. — vanité, ne crût que la loi pouvait suffire au

* Ibid, cxvill, 29. — • Ibid, xxxv, 12. — ’ Ibid, cxvm , 133. — • Ibid, xxxvi, 23. — ’ Hoin. v, 20. — Luc, vu, 17.

' Rom. vil, 22, 23, 21.

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

405

libre arbitre et ne se moquât de la grâce du ont été si grands ; mais cette mort même dis­ Christ, l’Apôtre dit que : « Le péché a etc dans paraîtra par le renouvellement du corps que « le monde jusqu’à la loi, mais il n’ctait point la résurrection nous promet. Car la mort sera « réputé péché quand la loi n’existait pas. » 11 là entièrement absorbée dans sa victoire 1; la ne dit point qu’il n’y avait pas péché, mais que grâce du Christ ne lui permet pas maintenant le péché n’était pas réputé tel, parce qu’il n’y de régner, de peur qu’elle n’entraîne dans les avait pas de loi pour le faire reconnaître : chez peines de l’enfer les âmes de ses fidèles. Quel­ l’enfant pas de loi de raison, chez les peuples ques exemplaires ne disent pas : « En ceux qui « n’ont point péché, » mais « en ceux qui ont pas de loi écrite. 19. « Mais, dit l’Apôtre, la mort a régné de-« péché par la ressemblance de la prévarication « puis Adam jusqu’à Moïse, » parce que la loi « d’Adam : » ce qui ne changerait pas le sens donnée par Moïse n’a pas pu détruire le règne du passage. Car, d’après cette version, ils ont de la mort : la grâce du Christ seule l’a pu. Et péché « par la ressemblance de la prévarication voyez en qui elle a régné ; « en ceux même « d’Adam, en qui tous ont péché, » comme il « qui n’ont pas péché par la ressemblance de est marqué précédemment. Mais, toutefois, les «la prévarication d’Adam. » La mort a donc manuscrits grecs, qui ont servi à la version régné dans ceux même qui n’ont pas péché. latine de l'Ecriture, présentent pour la plupart Mais saint Paul nous montre pourquoi elle a un texte conforme à ce que nous avons dit. 20. Il y a diverses manières d’entendre ce régné lorsqu’il dit : « Par la ressemblance de « la prévarication d’Adam. » Telle est en effet que l’Apôtre ajoute sur Adam, « qui est la la meilleure manière de comprendre ce pas­ « forme de celui qui doit venir. » Ou la forme sage. Ainsi après avoir dit : « La mort a régné « d’Adam est celle du Christ par opposition, en « en ceux qui n’ont pas péché, » il ajoute : ce sens que tous sont vivifiés dans le Christ « Par la ressemblance de la prévarication comme tous meurent en Adam, et que plu­ « d’Adam ; » et semble nous expliquer de cette sieurs sont établis justes par l’obéissance du façon pourquoi la mort a régné dans ceux qui Christ comme plusieurs sont établis pécheurs n’ont pas péché ; c’est que leurs membres por­ par la rébellion du premier homme; ou bien taient la ressemblance de la prévarication d'A­ Adam est une forme de ce qui doit être, à dam. Ce passage peut aussi se lire de la sorte : cause de la forme de mort qu’il a imprimée à « La mort a régné depuis Adam jusqu’à Moïse sa postérité. Cependant il est mieux d’entendre « dans ceux même qui ont péché, non par la que la forme d’Adam est la forme du Christ « ressemblance de la prévarication d’Adam. » par opposition, car c’est sur cette opposition En etfet, les enfants ne pouvant faire usage qu’insiste l’Apôtre. Cependant, pour qu’on ne encore de la raison, comme Adam lorsqu’il s’imagine point qu’il y a égalité entre ces deux pécha, n’ayant non plus reçu aucun comman­ formes par opposition, il ajoute : « Mais il n’en dement qu’ils aient pu transgresser comme « est pas du don comme du péché ; car si à lui, et n’ayant été enveloppés que dans le pé­ « cause du péché d’un seul plusieurs sont ché originel, c’est par ce péché originel que le « morts, combien plus encore la grâce de Dieu règne de la mort les pousse à la condamnation. « et le don par la grâce d’nn seul homme, qui Ce règne de la mort ne cesse que dans ceux « est Jésus-Christ, abonderont sur plusieurs ! » qui, régénérés par la grâce du Christ, appar­ Ceci ne signifie point que la grâce du Christ se tiennent à son royaume ; car si la mort tempo­ répandra sur un plus grand nombre, puisque relle, quoique dérivée du péché originel, tue les damnés seront plus nombreux, mais la en eux le corps, elle n’entraîne pas lam e dans grâce abondera davantage, parce que, dans la punition représentée par le règne de la ceux qui sont rachetés par le Christ, la forme m ort; ainsi l’âme, renouvelée par la grâce, de mort prise d’Adam n’a qu’un temps, tandis n’est pas condamnée à la mort éternelle, c’est- que la forme de vie prise du Christ subsistera à-dire qu’elle n’est pas séparée de la vie de éternellement. Quoique donc, selon l’Apôtre, Dieu, tandis cpie la mort temporelle ne reste Adam soit par opposition la forme de Celui qui pas moins le partage de ceux-là même qui sont doit venir, pourtant la régénération par le rachetés par la mort du Christ; Dieu la leur Christ produit plus de bien que ne fait de mal laisse pour l’exercice de la foi et pour les com­ la génération par Adam. «Et il n’en esl pas du bats de ce monde, ces combats où les martyrs ‘ I Cor. x v , 54.

106

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

a don comme du péché venu par un seul, car des discours adressés aux fidèles ; car des gens « le jugement de condamnation vient d’un se sont rencontrés même au milieu de nous a seul péché, mais la grâce de la justification pour semer partout où ils ont pu ces nouveaux « nous délivre de plusieurs. » La différence germes d’erreur. La miséricorde de Dieu, par entre les deux ne vient pas seulement de ce notre ministère et le ministère de nos frères, a qu’Adam ne nuit que pour un temps à ceux guéri de cette peste quelques-uns d’entre eux; que le Christ rachète pour l’éternité ; mais toutefois, je crois qu’il en reste encore ici, et encore de ce que les descendants d’Adam, surtout à Carthage ; mais ils parlent peu et se souillés uniquement de la faute originelle, sont cachent, craignant l’inébranlable foi de l’E­ livrés à la condamnation si le Christ ne les glise. L’un d’eux , nommé Célestius 1, avait rachète, tandis que la rédemption du Christ fait effort pour se glisser dans la prêtrise à efface beaucoup de fautes ajoutées à cette faute Carthage ; mais nos frères, par un fidèle usage première par l’abondance de l’iniquité préva­ de leur liberté, le citèrent devant les évêques à cause de ses discours contre la grâce du Christ. ricatrice. Nous avons déjà vu cela plus haut. 21. N’écoutez pas ceux qui vous diraient 11 fut contraint d’avouer que le baptême est quelque chose de contraire à ces paroles de donné aux enfants parce que la rédemption l’Apôtre, et qui les comprendraient autrement, leur est également nécessaire. Quoiqu’il ait re­ si vous voulez vivre par le Christ et dans le fusé de s’expliquer davantage sur le péché ori­ Christ. D’après ceux dont vous me parlez, le ginel, ce seul mot de rédemption ne dérange sens de l’Apôtre, c’est que les pécheurs appar­ pas peu son système. De quoi les enfants se­ tiennent au premier hom m e, non point à raient-ils rachetés si ce n’est de la puissance cause du péché que nous tenons de lui par du démon, en laquelle ils ne pourraient pas notre naissance, mais parce cpi’en péchant nous être sans le péché originel ? A quel prix sontl’imitons. Si telle avait été la pensée de saint ils rachetés, si ce n’est au prix du sang du Paul, il aurait choisi plutôt l’exemple du dé­ Christ, répandu pour la rémission des péchés, mon, car le démon est le premier qui ait péché, ainsi qu’il est clairement écrit dans l’Evangile2? et le genre humain ne tire en rien de lui son Comme Célestius est parti plus convaincu d’er­ origine: il le suit par la seule imitation. De là reur et plus détesté de l’Eglise que corrigé et vient que le démon est appelé le père des im­ apaisé, j ’appréhende que ce ne soit peut-être pies, comme Abraham est appelé notre père, lui qui essaye de troubler votre foi; c’est pour­ parce que nous sommes les imitateurs de sa quoi j ’ai cru devoir vous prononcer son nom. foi, et non point à cause d’une descendance Mais que ce soient lui ou des complices de son charnelle *. C’est pourquoi il a été dit du dé­ erreur, car ils sont malheureusement en grand mon lui-même : « ceux qui sont de son parti nombre, et là où on ne les réfute pas ils font « l’imitent *. » Ensuite, si l’Apôtre n’a parlé des prosélytes , et leur foule s’accroît au point du premier homme que parce qu’il a été le que j ’ignore où tout cela aboutira ; nous aimons premier pécheur parmi les hommes, et s’il a mieux les guérir dans le sein de l’Eglise que voulu dire que tous les hommes pécheurs lui de les retrancher de son corps comme des appartiennent en l’im itant, pourquoi n’a-t-il membres incurables, si cependant une autre pas cité Abel, le premier juste parmi les hom­ conduite à leur égard ne devient pas nécessaire. mes, et n’a-t-il pas dit que tous les justes lui En épargnant ce qui est pourri, il est bien à appartiennent par l’imitation de sa justice? craindre que la pourriture ne s’étende. Mais la Mais il a cité Adam et ne lui a opposé que le miséricorde de Notre-Seigneur est assez puis­ Christ ; de même en effet que cet homme poi­ sante; qu’elle délivre plutôt de cette peste son péché, a corrompu sa postérité, ainsi ce ceux qui en sont atteints; elle le fera sans Dieu-homme, par sa justice, a sauvé son héri­ doute s’ils considèrent fidèlement et mettent tage : l’un en communiquant l’impureté de sa en pratique cette parole de l’Ecriture : « Cechair, ce que n’avait pu l’impie démon ; l’au­ « lui qui invoquera le nom du Seigneur sera tre en répandant la grâce de son Esprit, ce que a sauvé \ » n’avait pu le juste Abel. 23. Voici maintenant en peu de mots une 22. Nous avons dit beaucoup de choses sur 1 Voir ce que nous avoDs dit de Célestius dans YHistoire de saint ces questions dans d'autres ouvrages et dans Augustin, chap. 21. * Jean, vm, 38. — * Sag. n, 25.

* Matth. xxvi, 28. — 1 Joël, II, 32.

DEPUIS SON SACRE JUSQU'A LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE.

407

réponse à votre question sur les riches. Ceux que cette vertu les rendait aisément capables dont vous me parlez soutiennent « que le de ce sacrifice ; lui qui est le Dieu de tous les « riche ne peut pas entrer dans le royaume saints, il avait rendu à ces patriarches un té­ « de Dieu, à moins qu’il n’ait vendu tout ce moignage insigne en daignant parler d’eux « qu’il possède et que même les bonnes œuvres comme de ses principaux amis : « Je suis le « qu’il accomplirait à l’aide de ses richesses ne « Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac , le Dieu de «lui serviraient de rien.» Nos pères, Abra­ « Jacob : c’est là mon nom pour l'éternité '. » ham, Isaac et Jacob, qui depuis longtemps ont Mais après que le grand mystère de la piété quitté cette vie , se sont dérobés aux raisonne­ s’est manifesté dans la chair 2, et que pour ments de ces gens-là ; tous ces saints person­ appeler toutes les nations à la vérité a brillé nages n’avaient pas peu de richesses, comme l’avènement du Christ, objet de la foi même l’Ecriture l’atteste. Pourtant Celui qui s’est fait des patriarches qui gardaient comme dans sa pauvre pour nous, quoiqu’il fût véritablement racine l’arbre dont parle l’A pôtre3, l’olivier riche, a prédit par une promesse certaine que de cetle foi qui devait se déployer en son plusieurs viendraient de l’Orient et de 1Occi­ temps ; alors il a été dit au riche : « Va, vends dent et auraient place dans le royaume des « tout ce que tu as et donne-le aux pauvres, et cieux, non pas au-dessus d’eu x , ni sans e u x , « tu auras un trésor dans les cieux ; et viens , mais avec eux *. Le riche superbe, vêtu de « suis-moi \ » pourpre et de lin, et qui vivait en des festins 23. Il y a un semblant de raison dans ces al­ splendides, fut condamné après sa mort aux légations. Mais qu’on entende tout, qu’on fasse supplices de l’enfer ; m ais, tout riche qu’il attention à tout ; qu’on n’ouvre pas les oreilles était, s’il avait eu pitié du pauvre couvert d'ul­ d’un côté pour les fermer de l’autre. A qui le cères qui était couché et dédaigné devant sa Seigneur a-t-il commandé cela ? Assurément porte, il aurait mérité, lui aussi, miséricorde. au riche qui demandait un conseil pour obte­ Et si ce pauvre n’avait été qu’indigent sans nir la vie éternelle. « Que ferai-je pour obtenir être ju ste , les anges ne l’auraient point em­ « la vie éternelle? » avait-il dit au Seigneur. porté dans le sein d’Abraham , qui avait été Le Seigneur ne lui répondit pas : Si tu veux riche sur la terre. Pour nous faire comprendre venir à la vie, va, vends tout ce que tu as; que dans l’un ce ne fut pas la pauvreté en mais : « Si tu veux venir à la vie, observe les elle-même qui reçut une récompense divine « commandements. » Le jeune homme ayant et que dans l’autre ce ne furent pas les riches­ répliqué qu’il gardait les préceptes de la loi ses en elles-mêmes qui encoururent la con­ que le Seigneur avait rappelés, et lui ayant de­ damnation, mais la piété du pauvre et l’im­ mandé ce qu’il lui manquait encore, reçut cette piété du riche ; l’Evangile nous montre en réponse : « Si tu veux être parfait, va, vends même temps le riche impie livré au supplice « tout ce que tu as et donne-le aux pauvres. » du feu et le pauvre pieux porté dans le sein du E t, de peur qu’il ne crût perdre ainsi ce qu’il riche 2. Pendant que ce riche vivait, il possé­ aimait tant, le Seigneur lui dit encore : « Et tu dait ses richesses avec de telles dispositions de « auras un trésor dans les cieux. » Puis il cœur et les considérait pour si peu de chose à ajouta : « Et viens, suis-moi, » pour écarter côté des commandements de Dieu, qu’il ne re­ l’idée que tous ces sacrifices pussent servir à fusa pas, comme témoignage de soumission quelque chose s'il ne suivait pas le Christ. Mais aux ordres divins, l’immolation même d’un fils le jeune homme se retira triste en voyant unique , à qui il espérait et souhaitait laisser comment il avait gardé les commandements ses richesses en héritage. de la loi : je crois que c’est avec plus d’orgueil 24. On dira ici que nos pères des temps an­que de vérité qu’il s’était donné pour un obser­ ciens n’ont pas vendu tout ce qu’ils possédaient vateur fidèle de ces commandements. Cepen­ pour le donner aux pauvres, parce que le Sei­ dant le bon Maître a distingué les préceptes de gneur ne le leur avait pas ordonné. La nouvelle la loi d'une plus excellente perfection ; car là alliance n’ayant point encore été révélée et ne il dit : « Si tu veux venir à la vie, garde les devant l’être (pie dans la plénitude des tem ps, « commandements ; » et ici : « Si tu veux être la vertu des patriarches n’avait pas eu à se ré­ « parlait, va, vends tout ce que tu as, etc. » véler elle-même. Dieu voyait dans leurs cœurs 1 Exode, ni, 15. — * I Tim, in, IG. — 3 Rom. xi, 17. — • Matth. 1 M atth.

v in , 11. — * L uc, x v i, 19-22.

XIX, 21.

408

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉ R IE .

Pourquoi donc les riches, même sans celte quoi n’entendent-ils pas jusqu’au bout le Sei­ perfection, n’arriveraient-ils pas à la vie s’ils gneur lui-même qui dit à ses disciples attristés gardent les commandements , s’ils donnent de la misère des riches : « Ce qui est impossipour qu’il leur soit donné, s’ils pardonnent « ble aux hommes est facile à Dieu ? » 28. Mais, disent-ils, le Seigneur a parlé pour qu'il leur soit pardonné 1? 20. Car nous croyons que l’apôtre Paul a été ainsi parce qu’il devait se rencontrer des ri­ le ministre de la nouvelle alliance lorsqu’il a ches q u i, après avoir entendu l’Evangile, ven­ écrit à Timothée : « Ordonne aux riches de ce draient leurs biens, en donneraient le prix « monde de ne pas s’élever à des pensées d’or- aux pauvres pour suivre le Seigneur et entre­ « g ueil, de ne pas mettre leur espérance dans raient dans le royaume des cieux, et qu’ainsi « les richesses incertaines, mais dans le Dieu s’accomplirait ce qui paraissait difficile : il ne « vivant qui nous fournit tout en abondance leur suffirait pas, pour obtenir la véritable « pour que nous en jouissions. Qu’ils fassent le vie, de demeurer dans leurs richesses en gar­ « bien, qu’ils soient riches en bonnes œuvres, dant le précepte de l'Apôtre, c'est-à-dire en ne « q u ’ils donnent aisément, qu’ils partagent, pas se laissant aller à des pensées d’orgueil, « qu’ils se préparent un trésor qui soit pour en ne pas mettant leur espérance dans les ri­ « l’avenir un solide fondement, afin qu’ils ga- chesses incertaines, mais dans le Dieu vivant, « gnent la vie éternelle s. » C’est de cette vie en faisant du bien, en donnant aisément, en que le Sauveur parlait au jeune homme lors­ fournissant aux besoins des pauvres ; ils de­ qu’il lui disait : « Si tu veux venir à la vie. » vraient aussi vendre tous leurs biens pour Je pense qu’en prescrivant ces choses, l’Apôtre accomplir ces préceptes apostoliques. 29. S’ils soutiennent cela, et je sais que c’est instruisait les riches et ne les trompait pas. Il ne dit point : Ordonne aux riches de ce monde leur langage, ils ne font pas attention à la de vendre tout ce qu’ils ont, de le donner aux manière dont le Seigneur établit ici sa grâce pauvres et de suivre le Seigneur ; mais il leur contre leur doctrine. 11 ne dit pas : Ce qui commande « de ne pas se laisser aller à des paraît impossible aux hommes leur devient « pensées d’orgueil et de ne pas mettre leur facile s’ils le veulent; mais : «Ce qui est im« espérance dans des richesses incertaines. » « possible aux hommes est facile à Dieu : » Ce ne sont pas les richesses elles-mêmes qui montrant par là que ces choses, lorsqu’elles ont conduit le riche aux tourments de l’enfer, se font bien, se font non point par la puissance c’est cet orgueil par lequel il dédaignait le de l’homme mais par la grâce de Dieu. Qu’ils pauvre, ami de Dieu, couché devant sa porte, considèrent donc ceci, et s’ils blâment ceux c’est cette espérance dans les richesses incer­ qui se glorifient dans leurs richesses, qu’ils taines par laquelle il se croyait heureux sous prennent garde de mettre leur confiance dans la pourpre et le lin et au milieu des festins leur propre vertu ; car le Psalmisle reprend en même temps « ceux qui se confient dans splendides. 27. Peut-être se croirait-on fondé à fermer « leur propre vertu et ceux qui se glorifient la porte du royaume des cieux au riche qui « dans l’abondance de leurs richesses ’. » même se montrerait fidèle a ces prescriptions Que les riches l’entendent donc : « ce qui est de l’Apôtre, à cause de ces paroles du Seigneur : « impossible aux hommes est facile à Dieu ; » « En vérité, je vous le dis, le riche entrera dif- et soit qu’ils demeurent dans leurs richesses « ficilement dans le royaume des cieux ; et en- et qu’ils s’en servent pour de bonnes œuvres, « core une fois, je vous le dis, un chameau soit qu’après les avoir vendues et en avoir « passera plus aisément par le trou d’une ai- distribué le prix aux pauvres, ils entrent dans « guille qu’un riche n’entrera dans le royaume le royaume des cieux, qu’ils attribuent ce « des cieux. » Que conclure de là? L’Apôtre bienfait à la grâce de Dieu et non point à parle-t-il contre le Seigneur, ou bien ces gens- leurs propres forces. Ce qui est impossible là ne savent-ils pas ce qu’ils disent? Qui faut-il aux hommes est facile, non pas aux hommes, croire? Que le chrétien choisisse. Je pense mais à Dieu. Que ces gens-là l’entendent aussi ; qu’il vaut mieux croire que ces gens-là ne sa­ et s’ils ont déjà tout vendu et donné aux pau­ vent pas ce qu’ils disent que de croire que vres, ou s’ils y pensent et s’y disposent pour Paul parle contre le Seigneur. Ensuite pour- se préparer à entrer dans le royaume des cieux, ■ Luc, VI, 37, 38. -

’ I T im . VI, 17-13.

* PS . X LVIll, 7 .

DEPUIS LA CONFÉREiNCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

409

qu’ils ne l'attribuent point à leur vertu , mais parfois se présente l’alternative de quitter ou à la même grâce divine. Ce qui est impossible une épouse ou le Christ ; le cas, par exemple, aux hommes ne leur est pas facile puisqu'ils où un mari chrétien déplairait à sa femme, et sont hommes, mais est facile à Dieu. Voici ce où celle-ci l’obligerait à choisir entre elle et le que leur dit l’Apôtre : « Opérez votre salut Christ? Que doit-il choisir, sinon le Christ, et « avec crainte et trem blem ent, car c’est ne sera-t-il pas digne de louanges de laisser sa « Dieu qui produit en vous et le vouloir et le femme pour le Christ ? Le Seigneur a en vue « faire, selon qu’il lui plaît *. » Ils disent que deux époux chrétiens, lorsqu’il défend à un ce sont ces paroles du Seigneur : « et venez, mari de quitter sa femme, sauf le cas de for­ « suivez-moi, » qui leur ont fait prendre la nication. Mais quand l’un des deux est infidèle, résolution de vendre leurs biens pour devenir on doit s'inspirer de ce conseil de l’Apôtre : Si parfaits; mais pourquoi, dans leurs bonnes la femme infidèle consent a demeurer avec œuvres, présument-ils uniquement de leur le mari fidèle, qu’il ne la quitte pas; que la volonté propre, et n’entendent-ils pas le sévère femme fidèle fasse de même envers le mari témoignage de ce même Seigneur qu’ils pré­ infidèle, s’il consent à demeurer avec elle. Que tendent suivre : « Sans moi vous ne pouvez si l'infidèle veut s’en aller, qu’il « s’en aille, « car, en pareille rencontre, notre frère ou a rien faire 8 ? » 30. Si ces mots de l’Apôtre : « Ordonne aux a notre sœur ne sont pas asservis 1 : » c’est-à« riches de ce monde de ne pas se laisser dire si l’époux infidèle ne veut pas demeurer « aller à des pensées d'orgueil et de ne pas avec celui qui est fidèle, que celui-ci recon­ « mettre leur espérance dans des richesses naisse sa liberté ; qu’il ne se regarde pas « incertaines ; » si ces mots signifient qu’ils comme tellement asservi qu’il doive aban­ doivent vendre tout ce qu’ils possèdent, et donner même sa foi pour ne pas perdre l’époux en distribuer le prix aux pauvres, pour se qui a manqué à la sienne. 32. 11 doit en être ainsi des enfants et des conformer ainsi aux autres prescriptions : don­ ner aisément, partager, se préparer un trésor parents, des frères et des sœurs, si l’occasion qui soit pour l’avenir un fondement solide, et si se présente de choisir entre eux et le Christ. saint Paul ne croit pas qu’ils puissent entrer Il faut donc en cet endroit, comprendre de la autrement dans le royaume des d e u x , il même manière ce qui est dit de la maison et trompe donc ceux dont il règle avec tant de des champs, et de ces choses qu’on possède à soin les maisons par des conseils salutaires, prix d’argent. Le Seigneur, en effet , ne lorsqu’il marque comment les femmes doivent dit pas, non p lu s, à propos de ces biens : se conduire envers leurs maris, les maris Quiconque aura vendu pour moi tout ce qu’il envers leurs femmes, les enfants envers les est permis de vendre; mais il dit : « Quiconparents, les parents envers les enfants, les ser­ « que aura quitté, etc. » Car il peut se faire viteurs envers les maîtres, les maîtres envers qu’une puissance dise à un chrétien : Tu ne les serviteurs 1 Comment ces choses seraient- seras plus chrétien, ou si tu veux persister à elles possibles sans maison et sans quelque l’être tu n’auras plus ni maisons, ni propriétés. bien domestique ? C’est alors aussi que ces riches qui auraient 31. Seraient-ils embarrassés de ces paroles du résolu de garder leurs richesses, afin de s’en Seigneur : « Quiconque aura quitté pour moi servir pour des œuvres qui les auraient rendus « tous ses biens, recevra en ce siècle le centu- agréables à Dieu, devraient plutôt les quitter « pie et possédera dans l’avenir la vie éter- à cause du Christ que de quitter le Christ à « nelle 3 ? » Autre chose est de quitter, autre cause d’elles ; ils recevraient ainsi en ce siècle chose est de vendre ; car l’épouse elle-même le centuple ( la perfection de ce nombre signi­ est au nombre des biens qu’il faut quitter fie toute chose, car les richesses du monde pour s’attacher à Dieu, et aucune loi humaine entier appartiennent à l’homme fidèle, et il en ne permet de la vendre, et les lois du Christ devient de la sorte comme n’ayant rien et ne permettent pas de la quitter, sauf le cas de possédant tout ) ; et, dans le siècle futur, ils fornication *. Que signifient donc ces préceptes posséderaient la vie éternelle, au lieu que qui ne sauraient se contredire, si ce n’est que l’abandon du Christ pour ces faux biens les précipiterait dans l’éternelle mort. 1 Philip, il, 12, 13. — * Jean, xv, 5. Matth. xix, 29. — 4 Ibid.v, 32.

* I Cor. vit, 12, 15.

no

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

33. Ce ne sont pas là seulement les devoirs des chrétiens, q u i, s’élevant à des pensées de perfection, ont vendu leur bien pour le donner aux pauvres et ont déchargé leurs épaules du poids des intérêts humains pour mieux porter le joug du Christ ; mais l’homme le plus faible, le moins propre à cette perfection glo­ rieuse , qui cependant se souvient qu’il est vraiment chrétien, si on lui dit qu’il faut quitter toutes ces choses ou le Christ, se ré­ fugiera plutôt dans « la forte tour en face de « l’ennemi *. » Car lorsqu'il bâtissait cette tour dans sa foi, il a supputé la dépense qu’il avait à faire pour l’achever ! ; c’est-à-dire que la disposition avec laquelle il est arrivé à la foi n’a pas été le renoncement à ce siècle uniquement en paroles ; et s’il achetait quel­ que chose, il était comme ne le possédant pas; il usait de ce monde comme n’en usantpoint3, ne mettant pas son espérance dans les riches­ ses incertaines, mais dans le Dieu vivant. 34. Tout homme renonçant à ce siècle, renonce sans doute à tout ce qu’il a pour qu’il puisse être disciple du Christ; car le Christ lui-même, après les comparaisons tirées des dépenses nécessaires à la construction de la tour et des préparatifs de la guerre contre un roi ennem i, ajoute : « Celui qui ne renonce « pas à tout ce qu’il a, ne peut pas être mon « disciple 4 : » c’est pourquoi il renonce à ses richesses, s’il en a, en sorte que, ne les aimant pas du tout, il les distribue aux pauvres et se débarrasse de fardeaux inu­ tiles, ou que, aimant mieux le Christ, il met en lui son espérance qu'il cesse de mettre dans ces richesses, et en use de manière à amasser des trésors dans le ciel par des aumônes et des dons multipliés , prêt à s’eu séparer s’il ne peut les garder sans quitter le Christ , comme il se séparerait de ses père et mère, de ses enfants, de ses frères et de sa femme. Si ce n’est pas ainsi qu’il renonce à ce siècle en embrassant la foi, il devient semblable à ceux sur lesquels gémit le bienheureux Cyprien : « Ils renoncent au siècle seulement en paroles a et non point par leurs actions. » Car lorsque vient la tentation et qu’il craint plus de perdre les biens de ce monde (pie de renier le Christ, c’esl a lui qu’on peut appliquer cette parole évangélique : « Voilà un homme qui a coni« mencé à bâtir et n’a pas pu achever s. » C’est 1 P>. lx , 4. — * Luc , xiv, 28. — * I Cor. xvi, 33. — ‘ Ibid, xiv, 30.

vu, 30, 31. — 4 Luc,

lui aussi qui, son ennemi se trouvant encore bien loin, a envoyé des ambassadeurs chercher la paix : c’est-à-dire que les approches et les menaces de la tentation ont suffi pour lui faire abandonner et renier le Christ, afin de ne pas manquer de ces biens qu’il préfère au Christ. Et il y en a beaucoupqui lui ressemblent et croient que la religion chrétienne doit les aider à accroître leurs richesses et à multiplier leurs plaisirs sur la terre. 35. Tels ne sont pas les riches vraiment chrétiens : ils possèdent les richesses sans en être possédés et ne les préfèrent pas au Christ; c’est d’un cœur sincère qu’ils ont renoncé au siècle ; ils ne mettent nulle espérance en des biens pareils. Ils instruisent, comme il convient, de la religion chrétienne, leurs enfants, toute leur maison. Hospitaliers dans leur demeure, ils reçoivent le juste en sa qualité de juste pour recevoir la récompense du juste Ils parta­ gent leur pain avec celui qui a faim, donnent des vêtements à celui qui est nu, rachètent le captif et se préparent un trésor qui soit dans l’avenir un solide fondement pour gagner la véritable vie s. Si par hasard ils ont à suppor­ ter des pertes d’argent pour la foi du Christ, ils haïssent leurs richesses ; si pour le Christ ce monde les menace de les priver ou de les séparer de ceux (pii leur sont chers, ils haïssent père et m ère, frère, enfants, épouse ; enfin s’il leur faut ou abandonner le Christ ou abandonner leur vie à un ennem i, ils haïssent leur vie. Ils ont appris qu’avec une autre con­ duite ils ne pourraient pas être les disciples du Christ \ 36. Quoiqu’il leur ait été ordonné de haïr pour le Christ jusqu’à leur vie, ils ne veulent ni la vendre ni se l’arracher de leurs propres m ains; mais ils sont prêts à la donner en mourant pour le nom du Christ, de peur de vivre avec une âme morte en reniant le Sau­ veur. S’ils n’ont pas vendu leurs biens selon l’avis du Christ, ils doivent être disposés à les quitter pour lui, de peur de périr avec ces biens eu perdant le Christ. Nous avons de riches et illustres chrétiens de l’un et de l’autre sexe qui pour ce motif se sont élevés bien haut par la gloire du martyre. Plusieurs aussi qui aupa­ ravant n’avaient pas eu le courage d’embras­ ser la perfection évangélique en vendant leurs biens, sont tout à coup devenus parfaits en ‘ Matth. x, 41. — 1 Is. 19. — • Luc, xtv, 26, 27.

lviii,

7; Matlh. xxv, 36, 36; I Tim. xi,

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

111

imitant la passion du Christ ; et après avoir a sa vigne et ses vignerons, elle a son troupeau entretenu, avec leurs richesses, quelque fai­ et ses pasteurs. « Qui plante la vigne et blesse de la chair et du sang, ils ont soudain « ne mange pas de son fruit? » dit le même combattu jusqu’à l’effusion du sang, pour leur Apôtre ? « qui paît un troupeau et ne foi contre le péché. Quant aux riches, à qui « boit pas de son la it1?» Et toutefois raisonner n’est point échue la couronne du m artyre, et et enseigner comme raisonnent et enseignent qui n’ont pas suivi le grand et beau conseil ces hommes-là, ce n’est pas combattre, c’est de vendre leur bien pour le donner aux pau­ se révolter; ce n’est pas planter la vigne, c’est vres, mais qui cependant exempts de crimes l’arracher ; ce n’est pas rassembler le troupeau damnables, ont nourri, vêtu et logé le Christ, et le mener paître, c’est séparer les brebis du ils ne seront point assis avec Jésus-Christ pour troupeau et les perdre. juger dans la gloire au dernier jour , mais ils 38. Nourris et vêtus par les bontés pieuses paraîtront à sa droite pour être jugés miséricor­ des riches ( car dans leurs besoins ils ne reçoi­ dieusement *. « Heureux les miséricordieux, vent pas uniquement de ceux qui ont vendu « car Dieu aura pitié d’eux * ; et un jugement tous leurs biens), ils ne sont pas néanmoins « sans miséricorde est réservé à celui qui condamnés par des membres plus excellents « n’aura pas fait miséricorde : la miséricorde du Christ qui vivent du travail de leurs mains « s’élève au-dessus de la rigueur du juge- pour pratiquer une plus haute vertu fortement « m e n t3. » recommandée par l’Apôtre 5 ; ils ne doivent 37. Que ces gens-là cessent donc de parlerpas non plus condamner des chrétiens d’un contre les Ecritures; que dans leurs discours mérite inférieur dont les libéralités religieuses ils excitent aux grandes choses sans condamner les font subsister ; mais il faut que la sainteté les moindres. Ne peuvent-ils pas exhorter à la de leur vie et la vérité de leurs discours leur sainte virginité sans condamner les liens du donnent le droit de dire à ces riches : « Si mariage, quand l’Apôtre nous enseigne que « nous avons semé en vous des biens spirituels, chacun reçoit de Dieu un don particulier, l’un « est-ce une grande chose que nous recueild’une manière, l’autre d’une a u tre 4? Qu’ils « lions de vos biens temporels s? » Les servi­ marchent dans la voie de la perfection après teurs de Dieu qui vivent du produit des œu­ avoir vendu tous leurs biens et en avoir dis­ vres honnêtes de leurs mains seraient bien tribué miséricordieusement le prix ; mais s’ils moins blâmables de condamner ceux dont ils sont véritablement pauvres du Christ, et que ne reçoivent rien que ne le sont des chrétiens ce ne soit pas pour eux mais pour le Christ qui, par infirmité de corps, ne pouvant travail­ qu’ils amassent, pourquoi punissent-ils ceux ler de leurs m ains, condamnent ces mêmes de ses membres qui sont faibles , avant d’avoir riches aux dépens desquels ils subsistent. reçu leurs sièges de juges ? S’ils sont de ceux à 39. Moi qui écris ceci, j’ai beaucoup aimé et qui le Seigneur a dit : « Vous serez assis sur j ’ai suivi, non point par mes forces , mais par «douze trônes, jugeant les douze tribus d’Is- la grâce de Dieu, le conseil de perfection que « raël 6 ; » de ceux dont l’Apôtre dit : « Ne le Seigneur donne en ces termes au jeune ri­ « savez-vous pas que nous jugerons les an­ che : « Va, vends tout ce que tu as et donne-le ges6? » qu’ils se préparent plutôt a recevoir « aux pauvres, tu auras un trésor dans le ciel ; dans les tabernacles éternels, non pas les riches « et viens, suis-moi *. » Cela ne me sera pas coupables, mais les riches religieux dont ils compté pour peu parce que je n’étais pas riche; seront devenus les amis, grâce à un bon em­ les apôtres n’étaient pas riches non plus, eux ploi des richesses injustes 7. Car je crois que qui les premiers nous ont donné cet exemple. quelques-uns de ces discoureurs audacieux Mais celui qui renonce à ce qu’il a et à ce qu’il et inconsidérés sont soutenus dans leurs be­ pourrait souhaiter renonce au monde entier. soins par des riches chrétiens et pieux. L’Eglise Ce que j ’ai fait de progrès dans celte voie, je le a en quelque sorte ses soldats et en quelque sais mieux que personne, mais Dieu le sait sorte ses intendants 8. « Qui a jamais fait mieux que moi. J’exhorte les autres, autant « la guerre à ses dépens? » dit l’Apôtre. Elle que je le puis, à prendre cette résolution, et j ’ai des compagnons à qui ce dessein a été inspiré 1 Matth, xxv, 34-40. — * Ibid, v, 7. — 1 Ep. de s. Jacques, II, 13. — * I Cor. v u , 7. xvi, 9. Provinciales.

— * Matth.

xix, 28.

— *I

Cor. vi, 3. — 1 Luc, 1 I Cor. ix , 7. — s Act. x x, 34. — 1 I Cor. iv, 11. — • Matth.

xix, 21.

412

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

par mon ministère. Mais en conseillant cet qu’on trouve ces sortes de locutions dans l’a­ état parfait, nous n’avons garde de nous écar­ pôtre Paul. Mais il y a contre eux un passage ter de la saine doctrine, ni de condamner avec où ils avouent que saint Paul a juré ; c’est ce­ une vaine arrogance ceux qui n’en font pas lui-ci : « Je meurs chaque jour, je vous l’asautant ; nous ne leur disons point qu'il ne leur « sure, mes frères, par la gloire que je reçois sert de rien de se conduire chastement dans le «de vous en Jésus-Christ Notrc-Seigneur » mariage, de gouverner chrétiennement leurs Dans les exemplaires grecs, c’est tout à fait une maisons et leurs familles, de se préparer un façon de jurer; et il n’est pas possible d’enten­ trésor dans l’avenir par des œuvres de miséri­ dre ici « par votre gloire, » comme il est dit corde : en parlant ainsi, nous ne serions pas ailleurs : « par mon retour vers vous; » et les commentateurs, mais les accusateurs des comme on dit souvent : par quelque chose, sans saintes Ecritures. Je me suis cité moi-même que l'on jure pour cela. Mais parce (pie l’Apôtre, parce que ces gens-là, quand ils sont combattus cet homme si ferme dans la vérité, a juré dans par des chrétiens qui n’ont pas suivi ce conseil ses Epîtres , le jurem ent ne doit pas être pour du Seigneur, répondent que la principale rai­ nous un jeu. Je l’ai dit, il est beaucoup plus sûr son de leurs adversaires c’est attachement à pour nous de ne jamais jurer cl de n'avoir dans leurs propres vices et éloignement pour les notre bouche que le oui ou le non, selon le préceptes évangéliques. Sans parler des riches conseil du Seigneur s. Ce n’est pas que ce soit q u i, trop faibles pour aller jusqu’au renonce­ un péché de jurer d’une chose vraie, mais parce ment, font pourtant de leurs biens un pieux que c’est un très-grave péché de jurer d’une usage, je dirai que les cupides et les avares chose fausse et qu’on y tombe plus aisément eux-mêmes qui usent mal de leurs richesses, par l’habitude de jurer. il. Vous venez de voir mon sentiment sur qui attachent un cœur de boue à un terrestre trésor et que l'Eglise doit porter avec elle jus­ les questions proposées ; je laisse à de meilleurs qu’à la fin comme les filets enferment les esprits le soin d’y mieux répondre. Je ne parle mauvais poissons jusqu’à ce qu’ils soient tirés point ici de ceux dont je connais les détestables sur le rivage 1 , sont plus supportables que ces erreurs , mais de ceux qui peuvent traiter ces chrétiens étranges q u i, en semant de pareilles questions avec vérité. Pour moi, je suis plus doctrines, veulent paraître grands pour avoir disposé à apprendre qu’à enseigner; et vous vendu leurs richesses ou quelque petit patri­ me rendrez un grand service si vous ne me moine, suivant le précepte du Seigneur, et qui laissez pas ignorer ce que nos saints frères du s’efforcent, par leur doctrine perverse, de por­ pays où vous êtes répondent aux vains discours ter le trouble et la ruine dans son héritage de ces gens-là. Vivez bien et fidèlement dans le qui s’étend jusqu’aux extrémités de la terre. Seigneur, fils bieu-aimé. 40. Je viens de vous dire brièvement et par LETTRE CLVIII. occasion (c’était une de vos questions) mon sentiment sur l’Eglise du Christ en ce monde ; (Année 414.) je vous ai dit qu’il est nécessaire qu’elle porte Fvode, évêque d’Uzale, un des plus anciens cl des m eilleurs avec elle les bons et les méchants jusqu’à la amis de saint Augustin, était un esprit curieux qui ne manquait fin des siècles; je vais donc terminer celte ni de vigueur ni de pénétration ; les recherches m étaphysiques lettre déjà longue. Evitez de jurer autant que avaient pour lui un attrait particulier. Après avoir raconté la vous le pourrez. Il vaut mieux ne pas jurer, mort touchante! d’un pieux adolescent, Evode interroge saint Augustin sur les apparitions des morts dans les songes et sur même en ce qui est vrai, que de prendre celte l'état de l'âm e après qu'elle est séparée du corps. Il ne lui habitude, caron tombe souvent dans le parjure sem ble pas que l’âme, par-delà cette vie, puisse subsister sans et on en est toujours près. Ces gens-là, autant être unie à un corps quelconque. que j ’ai pu en juger par quelques-uns d’entre ÉVODE ET I.ES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI , AU eux , ignorent entièrement ce que c’est (pie de VÉNÉRABLE F.T B IEN -A IM É SEIGNEUR AUGUSTIN ju rer; car quand ils disent : « Dieu sait5; Dieu ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI , SALUT « m’est témoin 3 ; je prends Dieu à témoin sur DANS 1.E SEIGNEUR. « mon âme ‘ ; » ils ne croient pas jurer parce qu'ils ne disent point « par Dieu , » et parce I. Je sollicite ardemment une réponse à la lettre 1 Slatlh. X III, 4", 48. — ■ Il Cor. xil, g. - • Rom. I, 9; Philip, i, 8. — • II Cor. I, 23.

que je vous ai adressée; après ces premières ques* I Cor. xv, 31. — 1 Matth. v, 37.

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

413

3. Mais voici le songe que fit, deux jours après, tiens pour la solution desquelles j'ai eu recours à vos lumières, en voici d'autres. Daignez écouter une servante de Dieu , line vertueuse femme de une chose (pie je roule avec impatience dans mon Figes, qui se disait veuve depuis douze ans. Un esprit et dont je voudrais bien me hâter d’être ins­ diacre mort depuis quatre ans lui apparut; il pré­ truit, si faire se peut, dans celle vie. J'ai eu pour parait un palais avec des serviteurs et des servantes secrétaire un jeune garçon, tils d'Arménus, prêtre de Dieu vierges ou veuves. Les ornements ren­ de Mélone. Dieu s'était servi d'un aussi pauvre daient ce palais comme resplendissant de. lumière, instrument que moi pour le tirer des Ilots orageux et l’on eût cru que tout y était d’argent. La veuve du siècle où il se jetait, lorsqu'il occupait un em­ ayant demandé pour qui tous ces apprêts, le diacre ploi auprès de l’avocat du proconsul. Prompt d’a- répondit : « Pour l’adolescent mort hier et fils d’un boi'd et un peu agité comme le sont les enfants, il « prêtre. » Elle vit dans le même palais un vieil­ avait changé en avançant en âge, car il est mort à lard vêtu de blanc qui ordonnait à deux autres per­ vingt-deux ans; telles étaient la gravité de ses sonnages vêtus de blanc d’emporter au ciel un mœurs et la pureté de sa vie que je trouve de la corps tiré du sépulcre. La pieuse veuve ajoutait douceur à son souvenir. Il écrivait avec grande qu’après que le corps avait été enlevé vers le ciel, vilesse par abréviation *, et se montrait soigneux il était sorti de la tombe des branches de roses de bien faire ; il avait commencé à prendre goût vierges, ainsi appelées parce qu’elles ne s'ouvrent à la lecture et m’excitait moi-même à lire aux pas. heures de la nuit : c’est ce qu’il faisait quelque­ 4. Je vous ai raconté ce qui s’est passé. Mainte­ fois alors, quand tout se taisait. 11 ne voulait rien nant écoulez mes questions, et apprenez-moi ce laisser passer sans le comprendre, relisait trois ou que je cherche ; car le départ de celte àme m’a quatre fois et ne quittait pas l’endroit avant d’en forcé de m'enquérir de ces choses-là. Pendant que avoir saisi le sens. Déjà je le traitais, non plus nous sommes dans ce corps, il y a en nous un comme un jeune homme à mon service, mais en sens intérieur plus ou moins fin selon l’activité quelque sorte comme un doux ami dont je ne pou­ de notre application ; il est ouvert et vif en raison vais me passer. Sa conversation me charmait. de nos studieuses habitudes, et probablement le 2. 11 souhaitait, et cette grâce lui a été accordée,corps est un obstacleà son essor. Qui pourrait dire de mourir et d’être avec le Christ *. Il resta ma­ tout ce que l’esprit souffre du corps? Au milieu de lade seize jours chez ses parents, et presque durant ces troubles, de ces inquiétudes qui proviennent tout ce temps il ne faisait que réciter des passages des suggestions, des tentations, des besoins et des des Ecritures que sa mémoire avait retenus. Se malheurs divers, l’esprit garde sa force : il résiste, trouvant près de sa lin , il chantait à haute voix il triomphe; parfois il est vaincu. Cependant comme ces paroles du Psalmiste : « Mon âme désire arri- il se souvient de lui, il tire de tous ces travaux « ver bien vite dans la maison du Seigneur3 ; » il une croissante énergie, brise les liens du mal et chantait encore : « Vous avez engraissé d'huile passe au bien. Votre sainteté daigne comprendre «m a tète; et qu’il est beau votre calice eni- ce que je dis. Tandis que nous sommes en cette « v ran t4 ! » Telle était l’occupation, telles étaient vie, nous sommes embarrassés dans de pareilles les consolations de ce pieux jeune homme. Au mo­ nécessités, et pourtant,comme dit l'Apôtre, «nous ment d’expirer, il porta la main au front pour y « triomphons par Celui qui nous a aimés ’. » Une faire le signe de la croix 5; et il abaissait sa main fois sortis de cette vie , quand nous échappons à pour faire aussi sur sa bouche le signe sacré, lors­ tout fardeau , à tout lien du péché, que sommesque son àme, bien renouvelée de jour en jour, quitta nous ? sa maison de boue. La sainte mort de cet adolescent o. Et d’abord je demande s’il n’y a pas quelque m'a causé tant d'allégresse qu’il me semble que corps qui demeure avec la substance spirituelle son àme, en abandonnant son corps, a passé dans de l'àme elle-même, lorsqu’elle quitte ce corps la mienne et qu’elle m’éclaire des rayons de sa terrestre , et si ce ne serait pas quelque chose de présence ; je ne puis dire combien je me réjouis composé de l’un des quatre éléments, l’air ou l'é­ de sa délivrance et de son heureuse sécurité. Ma ther. Car l’àme étant incorporelle, s'il n'y a pas de sollicitude était vive à son égard : je craignais corps auquel elle soit unie, elle deviendra la même pour lui les dangers de la jeunesse. Je voulus sa­ pour tous. Et où sera le riche couvert de pourpre, voir de lui s’il ne s’était souillé avec aucune et Lazare couvert de plaies? et comment la part femme ; il me protesta qu’il était exempt de ce pé­ sera-t-elle faite à chacun d’eux, à l'un la punition, ché et mit ainsi le comble à ma joie. 11 mourut à l'autre la joie , si toutes les âmes incorporelles donc. iNous lui finies des obsèques honorables et n’en forment plus qu’une seule ? et toutefois peutdignes d’une si belle àme ; pendant trois jours être ces choses n’ont-elles été dites que dans un nous célébrâmes sur son tombeau les louanges du sens figuré. Mais il est certain que ce qui est dans Seigneur, et le troisième jour nous offrimes le sa­ un lieu doit être corporel, et nous comprenons crement de la rédemption 6. ainsi que le riche est dans les flammes et le pau­ 1 E r a t a u t e m s t r e n u u s i n n o t i s . C’est la sténographie , si admira­ vre dans le sein d’Abraham L S’il y a des lieux, blement perfectionnée aujourd’hui, et dont on retrouve les premiers il y a des corps, et les âmes sont dans des corps; éléments chez les Romains. elles sont incorporelles si les châtiments ou les * Philip. I, 2 3 . — * Ps. LXXXflT, 3 . — * Ps. XXII, 5. récompenses sont dans les consciences. Comment ‘ On remarquera ici l’antiquité de l’usage chrétien de faire le signe de la croix. une seule et même àm e, composée de beaucoup Ce passage marque avec une extrême évidence l’antiquité de la messe pour les morts.

* Rom. v m , 37. — 1 L u c , xvi, 19. 22.

i l i

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

d'âmes rassemblées et unies entre elles, pourraitelle en même temps sentir la peine et la joie? Si cela se passait ainsi , il arriverait alors pour cette seule et même âme ce qui arrive pour notre esprit dans l’unité de sa substance incorporelle : il est un, et en lui pourtant se trouvent la mémoire, la volonté, l’entendement, toutes choses incorpo­ relles, remplissant des fonctions séparées, sans se faire obslaclc l’une à l'autre. Voilà, je crois, ce qu’on pourrait répondre, pour soutenir que, parmi ces âmes ne formant plus qu’une seule et même substance, les unes sout punies, les autres récom­ pensées. 6. S'il n'en est pas ainsi, qui empêche que l’âme de chacun, une fois sortie de ce corps massif, s'unisse à un autre corps, de façon à en avoir tou­ jours un? où passe-t-elle si elle doit aller quel­ que part? On ne saurait dire des anges eux-mêmes qu’ils sont plusieurs s’ils n’ont pas un corps qui les distingue et qui permette de les compter; car la Vérité même a dit dans l’Evangile : Je pourrais « prier mon Père de m’envoyer douze légions « d 'an g es1.» De plus, lam e de Samuel apparut dans un corps lorsque Saül l’évoqua*; Moïse, qui avait été enseveli après sa m ort, vint aussi avec un corps auprès du Seigneur sur la montagne 3où ils s'arrêtèrent. 11 est dit dans des écrits apocry­ phes et dans les Secrets de Moïse, livre sans auto­ rité, que, sur la montagne où mourut ce saint lé­ gislateur, en même temps qu'il quittait un corps pour être confié à la terre , il en prenait un autre alin de suivre l’ange qui l’accompagnait. Mais ce n’est pas dans des livres apocryphes que je veux chercher la solution des questions que j ’ai posées; c’est par l’autorité ou la raison qu’il faudrait les résoudre. La résurrection future prouve, dito n , que l’âm e, depuis sa sortie de ce monde, n’aura été unie à aucun corps; et rien n’empêche de le croire, puisque les anges, qui sont aussi in­ visibles, ont voulu apparaître et être vus avec des corps ; quels qu’aient été ces corps, ils étaient di­ gnes de ces esprits , et c’est ainsi que les anges ont apparu à Abraham et à Tobie 4. De la même m anière, la résurrection de notre chair actuelle, à laquelle nous faisons bien de croire, pourrait ne pas empêcher que l’âme fut toujours restée unie à quelque corps. En effet, parmi les quatre éléments dont notre corps se compose, il parait n’en perdre qu’un seul par la mort : la chaleur. 11 garde ce qui est terrestre , et ni le liquide ni le froid ne s’en vont ; la chaleur seule disparait; l’àme peut-être l’emporte avec elle, si elle passe d’un lieu à un autre. Voilà ce que j’avais à dire sur le corps. 7. Il me semble aussi qu'un esprit placé dans un corps sain lorsqu’il travaille avec ardeur, devient libre et pénétrant, vif et fo rt, ingénieux et appli­ qué en raison de ses propres efforts ; il devient meilleur et plus capable de goûter la vertu, même sous le poids du corps qu’il traine. Lorsque la mort le débarrasse de cette enveloppe, il est dégagé de tout nuage, trouve une entière sécurité, et tran­ quille désormais, n’étant plus exposé aux tenta• Matth. xxvi, 53. — * I Rois, xxvm , 14. — • Matth. xvn, 3. — * Gen. xviii, 2 ; Tob. x », 15.

tions, il voit ce qu'il a désiré, il jouit de ce qu’il a aimé; il se souvient de ses amis et reconnaît ceux qui l’ont devancé ou suivi ; peut-être en est-il ainsi; je l’ignore et je désirerais le savoir. Une pensée me trouble; je crains que l’esprit, séparé de notre corps, ne tombe dans un sommeil sem­ blable à son sommeil ici-bas, aux heures où il dort comme enseveli et vivant seulement en es­ pérance : n'ayant rien d'ailleurs, ne sachant rien, surtout s’il dort sans rêver. Cette pensée m’effraye beaucoup : notre esprit serait comme éteint. S. Je demande encore si quelque sens nous res­ terait dans le cas où l'âme retrouverait un corps après cette vie. Si elle n’a plus besoin de l’odorat, du goût ni du toucher, elle pourrait garder la vue et l’ouïe. Car ne dit-on pas que les démons en­ tendent, non pas seulement dans tous ceux qu’ils tourmentent, et ce serait ici une question, mais même quand ils apparaissent dans leur propre corps? Et comment avec un corps pourraient-ils passer d’un lieu à un autre sans être guidés pai­ ries yeux? Ne croyez-vous pas qu’il en soit ainsi des âmes humaines à la sortie des corps, et qu’elles en aient un avec lequel elles ne soient pas tout à fait privées des sens? Et comment se fait-il que des morts reparaissent dans leurs maisons comme ils y étaient auparavant, et qu’ils soient vus, de jour ou de nuit, par des gens éveillés, des gens qui pas­ sent? C’est plus d’une fois que je l’ai ouï dire; on ra­ conte aussi que souvent, à de certaines heures de la nuit, on entend des bruits et des prières dans des lieux où des corps sont enterrés, et surtout dans les églises. Je liens ces récits de la bouche de plusieurs personnes; un saint prêtre a vu une multitude d’àmes sortir du baptistère avec des corps lumineux, et puis il a entendu des prières au milieu de l’église. Toutes ces choses favorisent mon sentiment, et je m’étonnerais que ce fussent des contes. Cependant je voudrais savoir quelque chose sur ce point : comment les morts viennent et nous visitent, et comment on les voit autre­ ment que dans des songes. 9. Et les songes me donnent lieu à une autre question. Je ne m’occupe pas ici des images qui peuvent traverser l’ignorance de l'esprit; je parle des apparitions véritables. Je demande comment l'ange apparut à Joseph en songe 1; comment d’autres personnages ont été ainsi visités. Parfois ceux qui nous ont devancés viennent aussi; nous les voyons en songe, et ils nous parlent. Moimême je me souviens que de saints hommes, Profulurus, Privât, Servitius, qui appartenaient à notre monastère et m’ont précédé sur le chemin de la mort, m’ont parlé en songe, et que ce qu’ils ont dit s’est accompli. Est-ce un esprit meilleur qui prend leur figure et visite notre intelligence? Celui-là seul le sait pour lequel il n’y a rien de caché. Si donc sur toutes ces choses le Seigneur daigne parler à votre sainteté par la raison, je vous prie de vouloir bien me faire part de ce que vous aurez su. Mais je ne crois pas devoir oublier ceci qui appartient à l’objet de mes recherches. 10. L’adolescent dont il s'agit s’en est allé en * M atth. I, 20.

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

413

quelque sorte comme quelqu’un qu’on serait venu avez dit sagement qu’elle se nourrit de cette liberté, chercher. Un de ses amis qui avait été son con­ qu’elle pose sa bouche spirituelle à la source de disciple, avec lequel il avait vécu dans ma mai­ vie : elle s’y trouve heureuse et bienheureuse par son, et qui était mort depuis huit mois, apparut l’usage de son intelligence. Car autrefois, pendant en songe; celui à qui il se montra lui ayant de­ que j'étais encore au monastère, j’ai vu en songe mandé pourquoi il était venu. « C'est pour pren- mon frère Servilius après sa mort, et il me dit « dre mon ami, » répondit-il : et c’est ce qui ar­ que nous travaillions, nous, par la raison, à ar­ riva. Cardans la même maison un homme portant river à l’intelligence, mais que lui et ses pareils dans la main une branche de laurier, apparut à demeurent dans les délices mêmes de la contem­ un vieillard presque éveillé, ce qui fut écrit. Après plation. la mort du jeune homme, le prêtre son père s’était 12. Je vous prie aussi de me faire voir de com­ retiré dans le monastère avec le vieillard Théa- bien de manières s’emploie le mot de sagesse, ce sius 1 pour y chercher des consolations ; mais qu'il faut comprendre quand on dit que la sagesse trois jours après son trépas, le tils d’Arménus c’est Dieu, que la sagesse est un esprit sage, quand apparut à l’un des frères de la communauté; ce­ on en fait le synonyme de lumière comme en lui-ci qui, dans un songe, l’avait vu entrer dans parlant de la sagesse de Rézéléel qui construisit le monastère, lui demanda s'il savait qu'il était le tabernacle et composa les parfums, ou en par­ mort; le jeune homme répondit qu'il le savait. Le lant de la sagesse de Salomon; apprenez-moi frère ayant voulu savoir si Dieu l’avait reçu, le quelle différence il y a entre ces diverses sagesses, jeune homme répondit que oui avec de grandes et si ce sont là des degrés de la Sagesse éternelle actions de grâces. Comme on lui demandait pour­ qui est dans le Père, comme il y a des dons di­ quoi il était venu : « J’ai été envoyé, répondit-il, vers de l'Esprit-Saint qui les distribue à chacun « pour chercher mon père. » Le frère s'éveille et selon sa volonté. Bien différentes de la sagesse éter­ raconte ce qu’il a vu. Cela va aux oreilles de l’évê­ nelle qui seule n’a pas été faite, celles-ci font-elles que Théasius. 11 s’en émeut et se fâche contre été, et possèdent-elles une substance qui leur soit celui qui le dit; il appréhendait que le prêtre ne propre? ces diverses sagesses sont-elles ainsi vint à l’apprendre et n’en fût bouleversé. Enfin, nommées parce quelles sont l’œuvre même de pour abréger, celui-ci parlait quatre jours après la Dieu? Je vous demande bien des choses; puissiezvision, car il n'avait qu’une très-petite fièvre, sans vous, avec la grâce de Dieu, trouver les réponses, danger aucun , el l’absence de médecin prouvait les dicter et me les transmettre promptement! Je bien qu’on n’avait aucune inquiétude; mais dès vous ai écrit sans art et grossièrement ; mais vous que ce même prêtre se fut mis au lit, il mourut. voudrez bien démêler ce que je cherche, et je vous Je ne veux pas omettre que le jour même où avait prie, au nom du Christ Notre-Seigneur, de me re­ expiré le jeune homme, il avait demandé son dresser dans mes erreurs et de m'apprendre ce père pour l'embrasser el l’avait embrassé trois fois, que vous voyez que je désire savoir. et à chaque baiser lui avait dit : « Mon père, ren« dons grâces à Dieu ; » il engageait son père à LETTRE CLIX. dire comme lui, le conviant en quelque sorte à (Année 414.) sortir avec lui de cette vie. Entre la mort de l’un et la mort de l’autre, il s’écoula sept jours. Que penser de si grandes choses? quel maître pourra Saint Augustin répond avec réserve aux questions d’Evode : nous en révéler le secret? Quand des ditîicultés m’in­ il cite lui-mèrae une vision curieuse et instructive d’un célèbre quiètent, c’e?l dans votre cœur que je répands le médecin de son temps, appelé Gennadius. Il renvoie Evode au mien. 11 y a évidemment dans la mort de ce jeune XIIe livre de son ouvrage sur la Genèse. homme et de son père quelque chose qui tient à un dessein de Dieu, puisque deux passereaux AUGUSTIN ET LES FRÈ R E S QUI SONT AVEC LUI, AU ne tombent pas sur la terre sans la volonté du BIENHEUREUX SEIGNEUR, AU VÉNÉRABLE ET CHER Père 2. 11. A mon avis, ce qui prouve que l’âme ne sau­ FR ÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, ÉVOD E, ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI , SALUT DANS rait subsister sans être unie à un corps quelcon­ que, c’est que Dieu seul n’a jamais de corps. Mais LE SEIGNEUR. débarrassée après la mort de cette masse pesante de chair, elle apparaît dans sa propre nature qui I. Le porteur de cette lettre est un de nos sera, je crois, beaucoup plus active; dégagée de tels liens, elle me semble devoir être plus capable frères, nommé Barbarus : c’est un serviteur d'agir et de connaître; son repos spirituel ne sera de Dieu établi depuis longtemps à Hipponc et ni de l’amollissement, ni de l’indolence, ni de la très-pieusement appliqué à l’étude de la divine langueur, ni de l’embarras, mais l’état d'une âme parole ; il a désiré être notre messager auprès libre de toute inquiétude et de toute erreur : il lui de votre sainteté ; nous vous le recommandons suffira de jouir de cette liberté qu’elle aura ac­ quise en échappant au monde et au corps. Vous* dans le Seigneur par cette lettre, et nous le * Il y eut un évêque du nom de Théasius à la célèbre conférence de Carthage. * M atth. x , 29.

chargeons de vous rendre nos devoirs. Il n’est pas aisé de répondre aux grandes questions que vous nous avez proposées ; ce serait diffi-

-Il G

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

elle, même à des hommes moins occupés que en attendant, je vous le donne à la hâte et je ne le suis, et plus habiles et plus pénétrants sous le poids accablant des affaires. Cette ques­ que moi. Sur ces deux lettres où vous deman­ tion est traitée longuement dans le douzième dez beaucoup de choses et de grandes choses, livre de mon ouvrage sur la Genèse ; vous y il en est une qui a été égarée , je ne sais com­ rencontrerez des faits nombreux que j ’ai cons­ ment ; elle n’a pu être retrouvée, malgré de tatés par moi-même, et d’autres que j ’ai appris longues recherches ; l’autre , qui est sous nos de gens dignes de foi. A la lecture, vous juge­ yeux, renferme la très-douce histoire d’un ser- rez de ce que nous avons dit sur cette matière, viieur de Dieu, bon et chaste adolescent ; elle si toutefois le Seigneur daigne me faire la dit comment ce jeune homme est sorti de cette grâce de pouvoir corriger ces livres et les vie, et rapporte les visions par lesquelles des mettre en état de voir le jour et de ne pas faire frères ont pu vous rendre témoignage de son attendre plus longtemps beaucoup de nos mérite. Vous en prenez occasion de poser une frères. 3. Mais je vous raconterai brièvement quel­ question très-obscure sur l'âme ; vous voulez savoir si elle part du corps avec quelque corps, que chose qui vous sera un sujet de réflexion. au moyen duquel elle puisse être transportée Notre frère Gennadius , médecin connu de en des lieux ou renfermée dans des espaces. presque tout le monde, et qui nous est si cher, Ce point, si toutefois des hommes comme nous habite maintenant Carthage; il a exercé son art sont en état de l’éclaircir, exigerait beaucoup à Rome avec grand succès ; vous savez combien de soin et de travail, et pour cela il faudrait il est religieux, avec quelle compassion vigi­ ne pas avoir d’aussi grandes occupations. Mais lante et quelle bonté d’âme il s’occupe des si en deux mots vous voulez savoir ce qu’il pauvres. Autrefois, dans sa jeunesse, comme il m’en semble, je vous dirai que je ne crois pas nous l’a dit lui-même, et malgré sa ferveur pour ces actes de charité, il avait eu des doutes que l’âme sorte du corps avec un corps. 2. Que celui-là s'efforce d’expliquer les vi­sur une vie à venir. Dieu ne voulant pas aban­ sions et les songes prophétiques, qui a su se donner une âme comme la sienne et lui tenant rendre compte de tout ce qui se passe dans compte de ses œuvres de miséricorde , un l’esprit quand il pense. Car nous voyons et jeune homme d’une frappante apparence lui nous distinguons clairement que dans l’esprit apparut en songe et lui dit : « Suivez-moi. » se retracent d’innombrables images de choses Gennadius le suivit; il arriva dans une ville qui tombent sous la vue et sous les autres sens où il commença à entendre, du côté d ro it, un du corps. Il importe peu qu’elles soient repré­ chant d’une suavité inaccoutumée et inconnue ; sentées avec ordre ou en désordre : elles le Gennadius cherchant ce que c’était, le jeune sont ; nous en faisons chaque jour et continuel­ homme répondit que c’étaient les hymnes des lement l’expérience, et c’est celui qui pourra bienheureux et des saints. Je ne me rappelle nous expliquer comment ces images se retra­ pas assez ce qu’il disait avoir vu du côté gauche. cent dans notre esprit qui osera présumer et Il s’éveilla , le songe s’enfuit, et Gennadius décider quelque chose au sujet de ces rares ne s’en occupa que comme on s’occupe d’un visions. Quant à moi, je l’ose d’autant moins songe. 4. La nuit suivante, voilà que le même que je me sens plus incapable de rendre raison de ce qui se passe en nous durant notre vie, soit jeune homme lui apparaît de nouveau et lui que nous soyons éveillés, soit que nous soyons demande s’il le connaît; Gennadius lui répond endormis. Pendant que je dicte pour vous qu’il le connaît bien et tout â fait. Alors le celte lettre, je vous vois dans mon esprit, sans jeune homme lui demanda où il l’avait connu; que vous soyez là et sans que vous vous en Gennadius qui avait présents les souvenirs de doutiez, et je me figure l’effet que produiront la précédente nuit, lui parla de son rêve et des sur vous ces paroles d’après la connaissance hymnes des sainls qu’il avait entendus lorsqu’il que j ’ai de vous; je ne puis ni concevoir, ni l’avait eu pour guide. Interrogé sur la question découvrir comment cela se fait en moi; je suis de savoir s’il avait vu tout cela en songe ou certain cependant que cela ne se fait pas par éveillé, il répondit : « En songe. » — « Vous des mouvements corporels, ni par des qualités « vous en souvenez bien , lui dit le jeune corporelles, quoiqu’il y ait là quelque chose a homme ; c’est vrai. Vous avez vu ces choses qui ressemble beaucoup au corps ; prenez ceci « en songe. Mais sachez que maintenant encore

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

417

« vous voyez en songe. » Gennadius, entendant tels exemples , le temps me manquerait plutôt cela, répondit qu’il le croyait ainsi. « Où est que la matière. Fortifiez-vous dans la miséri­ «en ce moment votre corps?» lui dit celui corde du Seigneur, bienheureux seigneur, vé­ qui l’instruisait ; « dans mon lit, » répondit-il. nérable et cher frère. « Savez-vous, dit encore le jeune homme, saLETTRE CLX *. « vez-vous que les yeux de votre corps sont en «ce moment liés, fermés, inoccupés, et (Année 414.) « qu’avec ces yeux-là vous ne voyez rien ?» — Questions d’Evode sur h raison et sur Dieu. « Je le sais, » répondit Gennadius. « Quels sont « donc, reprit le jeune homme, quels sont ces ÉVODE A L’ÉVÈQUE AUGUSTIN, SALUT. « yeux avec lesquels vous me voyez ? » Genna­ dius, ne trouvant pas à répondre à cette ques­ t. La raison parfaite est celle qui donne la tion , se tut. Tandis qu’il hésitait et cherchait, science de toutes choses et surtout des choses la vérité lui fut révélée par la bouche de son éternelles qui se comprennent par l’intelligence. jeune maître : « De même, lui dit celui-ci, que La raison enseigne, elle lait voir que cette science « les yeux de votre chair, pendant que vous est éternelle, qu’elle a dû être éternelle, que « dormez et que vous êtes couché dans votre l’éternel est ce qui n’a pas commencé, ce qui 11e change pas, ce qui ne varie pas et que la raison « lit, se reposent et ne font rien , et que pour- elle-même doit être éternelle, non-seulement « tant il y a en vous des yeux avec lesquels parce qu’elle apprend et démontre les choses « vous me voyez et que vous vous servez de éternelles, mais plus encore parce que l’éternité « cette vue; de même, après votre m ort, sans elle-même ne peut être sans la raison : je crois que l'éternité ne serait pas si la raison elle-même « aucune action de vos yeux corporels, vous n’était pas éternelle. Ensuite la raison démontre « vivrez et vous sentirez encore. Gardez-vous que Dieu est, qu’il doit être, qu’il faut nécessaire­ « désormais de douter qu’il y ait une vie après ment qu’il soit. Qu’il y ait ou qu'il n’y ait pas des « le trépas. » C’est ainsi que cet homme fidèle intelligences qui le sachent, puisque Dieu est cessa de douter ; d’où lui vint cet enseigne­ éternel, on ne doit pas douter que la raison ne soit éternelle, elle qui a reconnu qu’il faut que ment si ce n’est de la providence et de la misé­ Dieu soit, et qui a ainsi prouvé qu’elle lui est co­ ricorde de Dieu ? éternelle. 5. Quelqu’un dira que par ce récit nous n’a­ 2. Mais il y a des choses qui sont forcées d’être vons pas résolu , mais embarrassé la question. par la raison ; la raison vient d’abord, l’effet la suit ; c’est la chose que la raison montre comme Cependant si l’on est libre d’y croire ou de ne devant être. Ainsi, par exemple, quand le monde pas y croire, chacun trouve en soi matière aux a été fait, la raison a voulu que le monde difficultés les plus profondes. L’homme veille, fût créé. La raison a donc précédé le monde. Ce l’homme dort chaque jour, l’homme pense ; que la raison a su devoir être est arrivé; ainsi la qu’on pense, si on le peu t, comment se font raison est la première, et l'œuvre du monde vient après. Et maintenant, comme la raison fait voir en nous ces choses q u i, sans être matérielles, que Dieu est, qu’il est nécessaire que Dieu soit, sont semblables aux figures, aux qualités, aux lequel des deux ferons-nous passer le premier? mouvements des corps. Si on ne le peut pas, Ferons-nous passer la raison avant Dieu comme pourquoi hâter des décisions sur des faits qui nous l’avons fait avant le monde, ou Dieu avant la raison, sans laquelle on ne peut pas prouver se produisent rarement et qu’on n'a pas éprou­ que Dieu soit? Car si Dieu est éternel et que vés soi-même , lorsqu’on n’est pas capable de ce soit la raison qui veuille qu’il soit éternel, se rendre compte de ce qui arrive chaque jour qu'est-ce que c’est que la raison? Ou bien elle et continuellement? Pour moi, quoique ma est Dieu ou elle est de Dieu, comme l’enseigne la parole soit impuissante à expliquer comment raison elle-même ; si elle est Dieu, la raison montre que Dieu est la raison, et les deux peu­ des choses en quelque sorte corporelles se font vent être contemporains et coéternels. Mais si sans corps, cependant, sachant que le corps cette raison est une ressemblance de Dieu, elle n’y est pour rien , plût à Dieu que je susse de montre également que la raison est de Dieu, et la sorte comment on distingue ce qu’on voit cela lui sera contemporain et coéternel. La raison elle-même nous montre également que Dieu par l’esprit et que l’on croit voir par le corps, existe et qu’il ne pourrait se former s’il n’existait comment on reconnaît les visions de l’erreur pas; supprimez la raison, ce qui est criminel à ou de l'impiété, lorsque la plupart d’entre elles * Le commencement et, nous le croyons aussi, la fin de ce'.t ont des airs de ressemblance avec les visions lettre nous manquent. C'est du reste un morceau de métaphysique des pieux et des saints! Si je voulais citer de qui n’a ni le tour ni la forme épistolaires. 27 S . A ug . — T ome IL

-U8

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉ R IE .

dire, et Dieu ne sera pas, la raison ne montrant pas que Dieu est nécessairement. Donc alors, Dieu est, puisque la raison veut qu’il soit. Et puisque Dieu est, la raison qui nous l’apprend existe sans aucun doute. 3. Qu’y a-t-il donc de premier en Dieu, si on peut parler ainsi ? est-ce la raison ou Dieu? Mais Dieu ne sera pas sans la raison qui enseigne que Dieu doit être. La raison ne sera pas non plus si Dieu n'est pas. Il n’v a donc ici ni premier ni dernier; et la nature divine renferme en quelque manière Dieu et la raison. Mais l’un engendre l’autre : la raison engendre Dieu ou Dieu la rai­ son. Il faut que, de la raison ou de Dieu, il y en ait un qui soit sujet et que l’un des deux soit le principe de l’autre. Mais on dit avec vérité que Dieu engendre la raison, puisque la raison dé­ montre (pie Dieu est. Dieu est connu de la raison comme le Fils l’est du Père, et la raison est con­ nue de Dieu comme le Père l’est du Fils. Car la raison elle-même est Dieu avec Dieu. Et Dieu n'a jamais été sans la raison ni la raison sans Dieu. Dès lors Dieu existe si la raison existe, et le Fils existe si le Père existe; et si on ôte la raison, ce qui, encore une fois, serait criminel à dire, Dieu lui-même n’est plus; car c’est par sa raison que Dieu est Dieu. Répétons : sans la raison Dieu ne serait pas, et sans Dieu il n’y aurait pas de raison. La raison et Dieu sont donc une chose éternelle; et Dieu et la raison sont éternels de la même ma­ nière. Cette liaison et cette union de la raison avec Dieu et de Dieu avec la raison, du Père avec le Fils et du Fils avec le Père, constituent en quelque sorte leurs principes et les causes même de leur existence, parce que l’un ne peut pas être sans l’autre. Les paroles manquent, et tout ce qu’on dit là-dessus, on ne le dit que pour ne pas s’en taire. Dirons-nous que Dieu soit le germe de la raison ou la raison le germe de Dieu, parce qu'd ne peut y avoir de fruit sans racine ni de racine sans fruit? Continuons la comparaison afin que l’intelligence comprenne quelque chose de Dieu ; il y a dans le grain de froment un principe de fécondité par lequel il ne lui est pas permis de demeurer stérile : mais s'il n’y avait pas de grain de froment, il n'y aurait pas de principe pour pro­ duire. •t. Comme donc la raison, qui est Dieu, fait voir que Dieu est la raison ou que la raison est Dieu, et montre en quelque manière que l’un est l'au­ tre, le Père ne se révèle que par le Fils et le Fils que par le Père; le Fils se lient comme en silence quand c’est le Père qui mène au Fils, et c’est en quelque sorte pendant que l’un se cache que l’autre se révèle; voir l’un c’est voir l’autre; l’un ne peut pas être connu sans que l'autre le soit aussi. Le Fils a dit : « Qui m’a vu a vu mon Père; » et encore : « Personne ne vient au Père si ce n’est « par moi 1; » et encore : « Personne ne vient à « moi si le Père ne l’attire*. » Nous avons entre­ pris une œuvre bien ardue, bien difficile, en es­ sayant de comprendre quelque chose sur Dieu dans l’ignorance où nous sommes. Cependant, de 1 Je a n , XiV, 9, G. — 1 Ibid, v i, 53.

même que toutes les choses qui existent ne se comprennent pas sans quelque forme, et ne peu­ vent pas sans cela être reconnues, ainsi, bien plus encore, Dieu est inconnu sans le Fils, c’està-dire sans la raison. Mais quoi? Le Père a-t-il jamais été sans la raison, sans le Verbe? Qui oserait dire cela? C’est donc par la raison que nous savons qu’un Dieu unique est formé d'un Dieu, qui est un dans un seul Dieu et qu’il de­ meure dans son unité; car il est nécessaire qu’il y ait dans ce Dieu unique cet amour qui doit tou­ jours y être, d’après ce que nous apprend la rai­ son, cet amour que Dieu lui-même nous prescrit.

LETTRE CLXI. (Année 414.)

Evode soumet à saint Augustin deux difficultés tirées, l’une de la lettre CXXXYII à Volusien, l’autre de la lettre XCII à llalica : la première de ces difficultés est relative à l’incarnation de Jésus-Christ ; la seconde à la question de savoir si on peut voir Dieu, même avec les yeux d'un corps glorifié. ÉVODE ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI ,

AU VÉ­

NÉRABLE SEIGNEUR, AU SAINT ET BIEN-AIMÉ FRÈRE ET

COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE , AUGUSTIN , ET

AUX FRÈRES OUI SONT AVEC L U I, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

t. Il y a longtemps que je vous ai proposé des questions sur la raison et sur Dieu dans une lettre confiée à Johin, qui avait été envoyé, au domaine de.Marcien; je n’ai point encore mérité une ré­ ponse. Mais j’ai lu deux lettres de votre sainteté, l’une adressée à un homme illustre, Volusien, l’autre à une illustre chrétienne, Italica; dans la première de ces deux lettres, au sujet de l’incar­ nation du Seigneur Jésus-Christ notre Dieu dans sein d’une vierge et de sa nativité, j ’ai remarqué ce passage : « Si on en demande la raison, ce «ne sera plus merveilleux; si on en veut un « exemple, ce ne sera plus unique. » 11 semble qu’on pourrait en dire autant de toute naissance d'homme ou d’animal et de toute semence. Car si on en demande la raison, on ne la trouvera pas, et la chose restera merveilleuse ; et si on en veut un exemple, comme il n'y en a pas, ce sera unique. Qui pourra rendre raison de ce qui est formé par l’union de l'homme et de la femme ? Qui pourra expliquer la secrète génération de quoi que ce soit? Qui dira comment les semences nées de la terre pourrissent d'abord et puis fructifient? Et si l’on cherche un exemple unique, n’est-ce pas encore une chose admirable que la formation virginale et parfaite d'un ver dans un fruit? Aussi c’est, je crois, comme exemple qu'il a été dit : « Je suis un « ver et non pas un homme *. » Je ne sais donc pas quelle raison on peut donner des conceptions, soit qu’elles s’accomplissent par l’union, soit qu’elles partent d’une œuvre unique; et ce n’est pas seulement la conception d’une vierge qui est ' Ps. x x i, 7,

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

inexplicable, c’est, à mon avis, toute espèce de conception. 2. Veut-on des exemples? En voici : les cavales, dit-on, sont fécondées par le vent, les poules par les cendres, les canes par l'eau ; et il en est ainsi de quelques autres animaux. Si, en enfantant, ils perdent leur intégrité, ils peuvent la garder en concevant. Pourquoi dire alors que « si on veut « un exemple, ce ne sera plus unique, » puisque tant d’exemples se présentent? Personne n’ignore que certains animaux naissent dans le corps des hommes comme dans le corps des femmes ; y at-il pour cela uue semence? Voilà des exemples, voilà des prodiges dont on ne rend pas compte. On dira qu’il n’arrive jamais qu’un homme naisse d’une vierge ; mais , dans des choses d’une autre nature il y a des conceptions auxquelles toute se­ mence est restée étrangère et dont il est impos­ sible de rendre raison. Dans la génération même il se rencontre des enfantements qui laissent à la nature toute son intégrité. J’entends dire que l’araignée n’a pas besoin d’un autre concours que le sien pour produire admirablement à sa manière et sans altération d’organe tous ces fils auxquels elle a coutume de se suspendre : cela n’est ac­ cordé qu’à elle seule. Si on veut en chercher l’ex­ plication c’est non-seulement admirable, mais de tels exemples sont impossibles à trouver. Ces exemples n’ont-ils pas précédé pour convaincre ceux qui auraient refusé de croire qu’une vierge pùt enfanter? ne prouvent-ils pas que cet événement n’est pas unique quoiqu'il soit admirable? car toutes les œuvres de Dieu sont admirables parce qu’elles sont l’œuvre de la sagesse. Si donc on vient à nous faire ces objections, que répondronsnous ? 3. Une autre chose m’embarrasse fort : on dira par les mêmes raisons que Noire-Seigneur peut voir la substance de Dieu des yeux de son corps glorifié, et dans la lettre à ltalica vous avez dit et en toute vérité que cela ne se peut. Quand nous répondrons que cela ne se peut pas, on nous objectera que tout est merveilleux et unique dans la conception et la naissance du Seigneur, et que de même que nulle explication n’est possible quant à la conception dans un sein virginal, de même on ne saurait rendre raison du privilège qu’aurait Jésus-Christ de voir la substance de Dieu avec les yeux du corps : ce serait unique et sans exemple. Si nous répliquons que l’on comprend bien qu’on ne puisse pasvoir avec une chose corpo­ relle quelque chose d’incorporel, je crains qu’on ne nous dise que la conception dans un sein vir­ ginal peut se prouver par des raisons et des exem­ ples. Ou bien l’impossibilité de voir des yeux du corps la substance de Dieu ne pourra pas s’établir, et alors on continuera à soutenir que le Fils de Dieu peut voir son Père par les yeux du corps; ou bien si cette impossibilité est prouvée, on nous dira que de plus habiles seraient capables de rendre raison de la conception et de la naissance de Jésus-Christ. Quoi répondre ici? je vous le demande. Je ne cherche pas à faire naître des dis­ putes, mais je vous interroge pour tenir tête à

410

ceux qui tenteraient de nous surprendre. Pour moi, je crois que la Vierge a conçu et enfanté, comme je l’ai toujours cru; et la raison elle-même me persuade que Dieu ne peut pas être vu, même des yeux d’un corps glorifié. Je pense cependant qu’il faut aller au-devant des difficultés que la ré­ bellion de l'esprit a coutume de susciter, et aussi donner satisfaction aux légitimes désirs d’ins­ truction et d’étude. Priez pour nous. Que la paix et la charité du Christ fassent souvenir de nous votre sainteté, ô notre saint seigneur, vénérable et bienheureux frère !

LETTRE CLXII. (A nnée 415.)

Saint Augustin se plaint d’être interrompu dans ses travaux par les questions nouvelles qui lui sont continuellement adres­ sées ; il lui faudrait du temps pour résoudre convenablement tant de difficultés, car ses lettres tombent en beaucoup de mains. En réponse à des questions d’Evode, il lui rappelle ceux de ces ouvrages qui pourraient l’aider. L’évêque d’flippone parle des songes et de l’état de l’âme dans le sommeil ; il distingue les choses qui n’ont pas de raison d'être de celles dont la raison nous est cachée, et s’attache à prouver que Dieu ne peut pas être vu des yeux du corps. AUGUSTIN ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, AU

BIENHEUREUX SEIGNEUR,

AU VÉNÉRABLE,

SAINT FRÈRE ET COLLÈGUE DANS L’ÉPISCOPAT , ÉVODE,

ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI,

SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Vous demandez bien des choses à un homme très-occupé ; et, ce qui est plus sé­ rieux, vous croyez qu’il n’y a qu’à dicter en toute hâte ; mais les matières dont il s’agit sont si ardues que, même après avoir été trai­ tées avec grand soin, c’est à peine si elles peu­ vent être entendues par des hommes tels que vous. Or, je ne dois pas l’oublier, ce n’est pas vous seulement ni d’autres tels que vous, qui lisez ce que nous écrivons ; nos lettres sont recherchées aussi par des gens d’un esprit moins pénétrant et moins exercé que le vôtre, avec des dispositions tantôt favorables, tantôt ennemies, et il n’y a pas moyen de les sous­ traire à leur curiosité. Ceci considéré, vous voyez quel soin on doit mettre dans ce qu’on écrit, surtout dans ces importantes questions qui donnent à travailler aux grandes intelli­ gences elles-mêmes. Mais si, quand j ’ai une œuvre sous la main, il faut que je m’inter­ rompe pour répondre de préférence à ce qu’on vient me demander, qu’arrivera-t-il au cas où, pendant que je réponds à ces questions qui me sont adressées, j ’en recevrai d’autres ?

120

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉ R IE .

3. Repassez soigneusement aussi ce que je Vous plaît-il que je laisse celles-là pour cellesci, que je donne toujours la préférence aux vous ai récemment écrit sur les apparitions, dernières, cl que je n’acliève que les choses et dont vous vantez la subtilité, tout en disant au milieu desquelles je n’aurai pas été inter­ (pie vous y avez rencontré l’embarras de ques­ rompu ? Il est difficile qu’il en soit ainsi, mais tions plus hautes; songez-y attentivement, je ne pense pas que ce soit cela que vous veuil- non pas en passant, mais avec une réflexion liez. Je n'ai donc pas dû suspendre ce que j ’a­ prolongée ; vous devinerez alors ce que c’est vais commencé lorsque vos questions me que la présence ou l’absence de l’âme. Car elle sont parvenues, de même (pie je ne me serais est présente dans ses apparitions au milieu du pas séparé de vos questions, si d’autres avaient sommeil, et absente des yeux du corps au­ fondu sur moi. Cependant je ne puis garder quel elle donne le regard quand elle veille; celte règle de justice ; car j ’ai quitté ce que je et si, par quelque chose de plus fort que le faisais pour vous écrire ceci, et afin que mon sommeil, elle demeure totalement absente des esprit s’appliquât a celte lettre, il m a fallu yeux qui sont comme les luminaires des corps, le détourner violemment d’une autre grande c’est la mort. De même donc que l’âme en pas­ sant du sens de la vue aux apparitions du som­ occupation. 2. 11 m’a été aisé de vous donner cette excusem eil, n’a pas avec elle un corps quel qu’il que je ne crois pas mauvaise d’ailleurs; il est soit; à moins de croire qu’il y ait des réalités moins aisé de répondre à vos questions. Dans corporelles dans nos songes, et que nousles ouvrages auxquels maintenant je m ’appli­ mêmes alors passons avec un corps d’un lieu que de toutes mes forces, il se rencontrera, dans un aulre, ce que vous ne pensez pas je pense, plus d'un endroit où je toucherai, assurément; de même , si lam e s’éloigne tout si Dieu le veut, à l’objet de vos recherches. à fait et que son absence soit complète, ce qui Déjà plusieurs de ces difficultés se trouvent arrive à la mort, il ne faut pas imaginer qu’elle résolues dans des livres que je n’ai pas encore emporte avec elle je ne sais quelle parcelle de mis au jour, soit sur la Trinité, soit sur la corps. Car si cela était, même quand nous dor­ Genèse. D’ailleurs, si vous voulez bien relire mons, et quelle se retire passagèrement du ce qui depuis longtemps vous est connu, ou du sens de la vue, elle emporterait des yeux, qui, moins ce qui vous a été connu, (car vous avez tout subtils qu’ils fussent, seraient pourtant oublié peut-être mes écrits sur la Grandeur de corporels, et il n’en est pas ainsi. Cependant l ’àmc et sur le Libre arbitre (pii ne sont que elle emporte avec elle certains yeux fort sem­ le produit de nos entretiens d’autrefois), vous blables à ceux du corps, sans être corporels, pourrez éclaircir vos doutes sans avoir besoin de au moyen desquels elle voit durant le sommeil moi : il vous suffira de quelque travail de pen­ des images pareilles à des corps, mais qui n’en sée pour tirer les conséquences de ce qui s’y sont pas. i. Si quelqu’un soutient que ce qu’on voit trouve de clair et de certain. Vous avez aussi le livre Sur la vraie religion ; si vous repassiez en songe de semblable à des corps ne peut ce livre avec attention, vous ne diriez jamais être que corporel, et s’il lui semble dire ainsi que Dieu est forcé d’être par la raison, et qu’en quelque chose, il fera preuve d’une pesanteur raisonnant on établit (pie Dieu doit exister. (l’esprit peu facile à convaincre ; c’est l’erreur En effet dans la raison des nombres que nous de bien des gens qui ne sont même pas sans avons d'une façon certaine à notre usage quo­ pénétration, mais qui réfléchissent trop peu à tidien, si nous disions : il faut que sept et trois la nature de ces images des corps qui se for­ fassent dix, nous ne parlerions pas avec sa­ ment dans l’esprit sans être pour cela des corps. gesse; mais nous devons dire que sept et trois Lorsqu’avec plus d’attention ils sont forcés de font dix. Je crois avoir assez montré, dans reconnaître que ces images ne sont pas corpo­ les livres précédemment cités, quelles sont relles, mais fort semblables à des corps, ils ne les choses dont on puisse dire avec vérité peuvent pas tout de suite se rendre compte qu’elles doivent être, qu’elles soient déjà ou des causes par lesquelles ces images se forment ne soient pas. Ainsi l'homme doit être sage ; dans l’esprit, ni expliquer si elles subsistent s’il l’est, pour continuer à l’être ; s’il ne l’est par leur propre nature ou dans un sujet ; si pas encore, pour le devenir. Mais Dieu ne doit elles se produisent comme des caractères tra­ cés avec de l’encre sur un parchemin, où il y pas être sage, il l’est.

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

a deux substances, le parchemin et l’encre; ou comme un cachet ou toute autre ligure sur la cire qui en est le sujet; ou si ces images se forment dans l’esprit de ces deux manières, tantôt comme ceci, tantôt comme cela. 5. Car on se préoccupe non-seulement des choses qui ne sont pas présentes à nos sens et se retrouvent dans notre mémoire, ou que, se­ lon notre gré, nous formons, disposons, aug­ mentons, diminuons et varions d’innombrables façons par le lieu, la disposition et le mouve­ ment (telles sont peut-être les images du som­ meil qui nous trompent, quand les songes ne sont pas des avertissements de Dieu, avec cette différence que nous voulons les premières et que nous subissons celles-ci) ; non-seulement, dis-je, on se préoccupe des choses qui se pas­ sent dans l’esprit et qu’il est permis de croire l’ouvrage de l’esprit (quoique ce soit par des causes secrètes que l’une se présente à l’intel­ ligence plutôt que l’autre), mais encore on se demande ce qu’a voulu dire le Prophète par ces mots : « Et l’ange qui parlait en moi me « dit '. » Il ne faut pas croire que des voix du dehors soient venues aux oreilles corporelles du Prophète, lorsqu’il dit : « Celui qui parlait « en moi, » et non pas celui qui me parlait. Etaient-ce des voix tirées de l’esprit et sem­ blables à des sons, et cependant produites par l’ange lui-même; des voix comme nous en entendons quand nous repassons silencieuse­ ment en nous beaucoup de choses, ou que des chants nous reviennent à la mémoire? Et quel sens donner à ce passage de l’Evangile : « Voilà « que l’ange de Dieu lui apparut dans son som« meil, disant2? » Comment le corps de l’ange apparul-il à des yeux fermés (car Abraham était éveillé quand des anges lui apparurent, de telle façon qu’il leur lava les pieds et put les toucher 3)? Est-ce un esprit qui, sous quel­ que forme semblable à un corps, se montra à l’esprit d’un homme endormi, comme il nous arrive à nous-mêmes, en songe, de nous voir en mouvement et dans des attitudes bien diffé­ rentes de celle où nous sommes avec nos membres étendus? 6. Ces choses sont merveilleuses, parce que leur raison est trop cachée pour qu’un homme puisse en rendre compte à un homme. Car notre surprise est excitée, soit quand la cause d’une chose nous échappe, soit quand la chose est extraordinaire, ce qui arrive par sa singu1 Zach. 1,9. — ’ Matth. I, 20. — * Gen. x v n , 4.

421

larité ou sa rareté. Quant à ce qui touche à la raison cachée, j ’ai dit dans ma lettre à Volusien, que vous avez lue, j ’ai dit en répondant à ceux qui nient que le Christ soit né d’une vierge : « Si on veut en savoir la raison, ce ne « sera plus un prodige l. » Non pas que la chose manque de raison, mais la raison en de­ meure cachée à ceux pour lesquels Dieu a voulu que le fait soit merveilleux. Pour ce qui est de l’autre cause de surprise, par exemple lorsqu’il arrive quelque chose d’extraordinaire, nous avons l’étonnement de Noire-Seigneur en présence de la foi du centurion. Nulle raison des choses ne saurait se dérober à sa connais­ sance, mais la surprise du Seigneur fut une manière de louer celui dont il n’avait pas ren­ contré le pareil chez le peuple hébreu; cette surprise est suffisamment exprimée dans ces paroles du Seigneur ; « En vérité, je vous le « dis, je n’ai pas trouvé une aussi grande foi en « Israël 2. » 7. J’ai ajouté dans la lettre à Volusien : « Si « on demande un exemple, ce ne sera plus « unique. » C’est en vain que vous avez cru trouver des exemples, en citant le ver qui naît dans un fruit, et l’araignée qui tire en quel­ que sorte de la virginité de son corps le lil avec lequel elle compose sa toile. La subtilité met en avant quelques comparaisons qui s’éloi­ gnent ou se rapprochent plus ou moins; mais il n’y a que le Christ qui soit né d’une vierge ; par là vous comprenez pourquoi j ’ai dit que c’est sans exemple. Tout ce que Dieu fait d’or­ dinaire ou d’extraordinaire a ses causes et ses raisons justes et irréprochables. Lorsque ces causes nous sont cachées, les œuvres de Dieu nous étonnent; lorsque nous en pénétrons le secret, nous disons qu’elles arrivent en toute conséquence et convenance, et qu’il n’y a pas à s’en étonner puisque ce qui est arrivé était commandé par la raison elle-même. Si notre surprise ne tient point à quelque chose à quoi on ne s’attend pas, mais à quelque chose de grand et de digne d’éloges, nous aurons le genre d’étonnement par lequel Notre-Seigneur loue le centurion. Je n’ai donc pas eu tort de dire : « Si on veut en savoir la raison, ce ne « sera plus un prodige; » car il y a un autre genre de surprise, lors même que la raison de ce qui nous frappe vient à se découvrir à nous; de même qu’on n’a pas eu tort de dire que « Dieu ne tente personne 3, » car il y a un au1 C i-dessus, lettre 137. — 3 Luc, v u , 6 .,— * Jacques, i, 13.

422

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉ R IE .

tre genre de tentation qui a fait dire en toute vérité : « Le Seigneur votre Dieu vous tentel. » 8. Que personne ne croie qu’on ait le droit de dire que le Fils voit le l’ère des yeux du corps et non pas comme le Père voit le Fils, et cela parce que les partisans de cette opinion à bout de raison, pourraient dire eux-mêmes : « Si on veut en savoir la raison, ce ne sera plus a un prodige ; » ce qui m ’a fait parler ainsi ce n’est pas qu’il n’y ait aucune raison de la chose, c’est qu’elle est cachée. Quiconque entreprend de réfuter un tel sentiment, doit démontrer qu’il n'y a aucune raison, non pas de ce m ira­ cle, mais de cette erreur, De même qu'il n’y a aucune raison par laquelle Dieu puisse mourir ou se corrompre ou pécher (et quand nous disons que cela ne saurait être, nous ne dimi­ nuons pas la puissance de Dieu, mais nous ren­ dons hommage à son éternité et à sa vérité) ; de même en disant que Dieu ne peut pas être vu des yeux du corps, la raison en devient claire à tout esprit droit : car il est évident que Dieu n’est pas un corps, que rien ne peut être vu des yeux du corps si ce n’est à quelque dis­ tance; que tout ce qui occupe un espace est nécessairement un corps, une substance moin­ dre dans une partie que dans le tout : croire cela de Dieu ne doit pas être permis, pas même à ceux qui ne peuvent pas encore le compren­ dre. 9. La raison des divers changements qui se font dans l’univers nous est cachée; et c’est pourquoi tout est miracle sous nos yeux. Mais à cause de cela ignorons-nous qu’il y ait des corps, que nous-mêmes nous ayons un corps, qu’il n’existe pas de corpuscule qui n’oc­ cupe un espace à sa manière et ne soit tout entier là où il est, mais pourtant moindre dans une partie que dans le tout? Ces choses nous étant connues, il faut en tirer les conséquences qu'il serait trop long de déduire ici ; il faut montrer qu’il n’y a pas de raison pour croire ou pour comprendre que Dieu, qui est tout entier partout et ne s’étend pas à travers les espaces comme une masse corporelle, compo­ sée nécessairement de parties plus grandes et moindres les unes que les autres, puisse être vu des yeux du corps. J’en dirais plus long là-dessus si je m ’étais proposé celte question dans cette lettre, devenue déjà bien longue, sans que je m’en sois douté, et pour laquelle j’ai presque oublié mes travaux; peut-être, 1 D eutéronom e, u n , 3,

sans le vouloir, ai-je fait tout ce que y o u s sou­ haitiez : peu d’indications suffisent pour que votre esprit achève ce qu’il faut penser. Mais ces choses auraient besoin de plus de soin et d’étendue pour devenir profitables à ceux entre les mains de qui peut tomber ma lettre. Les hommes ont bien de la peine à s’instruire; ils ne peuvent pas comprendre ce qu’on leur dit en trop peu de mots, et n’aiment pas à lire ce qui est long. On a aussi bien de la peine à en­ seigner : la brièveté ne réussit pas avec les esprits lents, ni les développements étendus avec les paresseux. Envoyez-nous une copie de la lettre qui s’est égarée ici et n’a pu se retrou­ ver. LETTRE CLXIII. (A nnée 415.)

Evode propose quelques doutes à Augustin.

É V O D E, É V ÊQ U E, A AUGUSTIN, ÉV Ê Q U E .

J’ai envoyé, il y a longtemps, des questions à votre sainteté : l'une sur la raison et sur Dieu, et je vous l'ai transmise, je crois, par Jobin, qui s'occupe avec dévouement des intérêts des ser­ vantes de Dieu; l’autre, sur le corps du Sauveur qui, selon le sentiment de quelques-uns, voit la substance divine. Je vous adresse maintenant une troisième question. L’âme raisonnable que le Sauveur a prise avec le corps appartient-elle à l’une des opinions énoncées sur l’origine de l’âme, si toutefois il en est une qui puisse se soutenir avec quelque vérité ; ou bien, malgré sa nature raisonnable , est-elle d’un genre à part au lieu d’être comprise dans les espèces générales des âmes de tout ce qui vil? Voici une quatrième ques­ tion : Quels sont ces esprits dont parle saint Pierre dans sa lettre lorsqu'il nous montre le Seigneur « mort en sa chair, vivifié par l’Esprit dans lequel « il alla prêcher aux esprits qui étaient dans la a prison ', » et le reste, où il fait ainsi entendre que ces esprits furent dans les enfers, que le Christ y descendit pour les évangéliser to u s, qu’il les délivra tous des ténèbres et des peines par la grâce, afin qu’à partir de la résurrection du Sei­ gneur il n’y eût plus qu’à attendre le jugement, sur la ruine des enfers? Je désire savoir le sentiment de votre sainteté à cet égard. 1 1 E p. de saint P ierre, m , 18, 19.

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

LETTRE CLX1V. (A o n é e 4 1 5 .)

Saint Augustin répond aux difficultés proposées par Evode dans la lettre qu’on vient de lire. L’évèque d’Ilippone commence comme un homme qui croit ne pas savoir, qui, au lieu d'ins­ truire les autres, demande qu'on l'instruise lui-iuèuie, et puis de sa parole réservée s'échappent les plus vives et les plus belles lumières.

AUGUSTIN, AU BIENHEUREUX SEIGNEUR ÉY O D E, SON FR ÈR E ET SON COLLÈGUE DANS l ’É P IS C O PA T, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Je ne pense pas que vous ignoriez le grand trouble où me jette toujours la difficulté que vous me proposez sur un endroit de l’épître de l’apôtre Pierre ; il s’agit de savoir comment il faut entendre ce qui semble être dit sur tes enfers. Je vous renvoie donc la même question, afin que, par vous ou par d’autres, vous mettiez fin à mes incertitudes sur ce point. Si le Sei­ gneur me fait la grâce-de trouver quelque chose avant vous, et de pouvoir vous le com­ muniquer, je n’en priverai pas votre affection. Quant à présent, voici sur quoi porte l’inquié­ tude de mes doutes , pour que vous vous mettiez en mesure d’expliquer les paroles de l’Apôtre, soit par vos propres méditations, soit en consultant quelqu’un de capable. 2. L’apôtre P ierre, après avoir dit que le Christ est mort dans la chair et a été vivifié par l’Esprit, ajoute aussitôt : « Dans lequel il « alla prêcher aux esprits qui étaient dans la « prison, qui autrefois avaient été incrédules, « quand la patience de Dieu les attendait aux « jours de Noé, pendant que Ton construisait « l’arche dans laquelle peu de personnes, c’est« à-dire huit seulement, furent sauvées au « milieu des eaux. » Ensuite il ajoute : « Mainci tenant c’est de la même manière que le « baptême vous sauve *. » Si le Seigneur, après sa mort, est descendu aux enfers pour prêcher aux esprits enfermés dans la prison, je me de­ mande comment un tel bienfait n’a été mérité que par ceux qui étaient infidèles à l’époque où i’arche se construisait; car depuis Noé jus­ qu’à la passion du Christ, il y a eu des milliers d’âmes de diverses nations que le Seigneur a pu trouver aux enfers ; ce ne sont pas seule­ ment ceux qui ont cru en D ieu, comme les prophètes et les patriarches de la race d’Abraham , comme Noé et toute sa maison , ’ I P ierre, n i, 18-21.

423

sauvés par les eaux, excepté peut-être le fils qui, dans la suite, fut réprouvé; en dehors de la race de Jacob, ce ne sont pas seulement aussi des croyants, comme Job, comme les Ninhites, et d autres encore mentionnés dans les Ecri­ tures, ou qui sont restés cachés au milieu du genre hum ain; mais je parle de ces milliers d hommes qui, ne connaissant pas Dieu, et livrés au culte des démons ou des idoles, sont sortis de la vie depuis les temps de Noé jus­ qu’à la passion du Christ ; pourquoi le Sei­ gneur, qui les trouva aux enfers, ne leur prêcha-t-il pas, et s’adressa-t-il uniquement à ceux qui furent incrédules aux jours de Noé, tandis que Ton construisait l’arche ! Si le Christ se fit entendre à tous, pourquoi saint Pierre ne mentionne-t-il que ceux-ci, passant sous silence l’innombrable multitude du reste des hommes ? 3. Il est bien sûr que le Seigneur, mort dans sa chair, est descendu aux enfers. On ne sau­ rait contredire cette parole du Prophète : « Vous ne laisserez pas mon âme dans l’enfer. » Nul n’oserait l’entendre différemment, et saint Pierre Ta ainsi compris dans les Actes des Apôtres On ne contredira pas non plus ces paroles du même saint Pierre, où il déclare que le Christ « a fait cesser les douleurs de « l’enfer, dans lesquelles il était impossible « qu’il fût retenu 2. » Qui donc, excepté un infidèle, niera que le Christ soit allé dans les enfers? Si on cherche comment il faut entendre qu il ait fait cesser les douleurs de 1enfer (car il n’avait pas commencé par être retenu dans ces liens, et ne les avait pas brisés comme des chaînes auxquelles il aurait été attaché) ; il est aisé de comprendre que ces douleurs ont cessé comme on détruit les pièges des chasseurs, poùr empêcher qu’ils ne prennent el non point parce qu’ils ont pris. On peut entendre aussi qu’il a mis fin à des douleurs qui ne pouvaient rien sur lui, mais par lesquelles se trouvaient atteints des hommes dont il devait être le libé­ rateur. 4. Quels sont ceux-là ? Il serait téméraire de l’affirmer. Si nous disions et si nous pouvions montrer que le Christ délivra Ions ceux qui étaient alors dans les enfers, qui ne s’en félici­ terait? Nous le voudrions surtout à cause de certains d’entre eux qui nous sont particulière­ ment connus par leurs travaux littéraires, et dont nous admirons le langage et le génie : 1 Ps. x v , 10 j A ct. il, 27. — 3 A ct. des A pôtres, il, 21.

124

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉ R IE .

nous n’avons pas seulement en vue les poètes enfers, où étaient des douleurs qui ne pouvaient et les orateurs qui, en beaucoup d’endroits de pas l’atteindre , lui que l’Ecriture proclame leurs ouvrages, ont livré au mépris et au rire « libre entre les morts 1, » lui dans lequel le les faux dieux des gentils, et quelquefois même prince et le préposé de la mort n’a rien trouvé ont confessé le Dieu unique et véritable, tout de sujet au supplice ; ce qui est dit « sur la en partageant les pratiques superstitieuses du « cessation des douleurs de l’enfer » peut s’ap­ reste des hommes; nous pensons également à pliquer non pas à to u s, mais à quelques-uns ceux qui ont proclamé ces vérités, non point que le Christ jugeait dignes de cette délivrance. dans des chants ou des œuvres oratoires, mais De sorte qu’on ne devra pas croire qu’il soit dans des études philosophiques ; nous son­ descendu inutilement aux enfers, sans profit geons aussi à beaucoup d'autres dont il ne pour aucun de ceux qui s’y trouvaient enfer­ nous reste aucun écrit, mais que nous connais­ més, et l’on ne devra pas conclure non plus sons par les productions antiques arrivées jus­ que la faveur accordée à quelques-uns par la qu’à nous ; elles nous ont appris combien la miséricorde et la justice divines ait été accor­ vie de ces hommes a été louable d’une certaine dée à tous. ü. Et quant à ce qui est du premier homme, manière : ces personnages se sont trompés sur le culte de Dieu ; ils ont rendu des hommages père du genre humain, c’est le sentiment de pieux à de vaines idoles établies comme objets presque toute l’Eglise que le Christ le délivra ; d’une religion publique et ont servi la créa­ quelle que soit l’origine d’un tel sentiment, il ture plutôt que le Créateur; mais il y eut dans ne faut pas croire qu’il ne repose sur rie n , leurs mœurs de la modération, de la retenue, lors même que l’autorité des Ecritures canoni­ de la chasteté , de la sobriété ; ils surent ques ne s’expliquerait pas clairement à cet mépriser la mort pour le salut de la patrie ; égard. Toutefois cette opinion semble favori­ ils tinrent leur parole non-seulement avec sée, préférablement à toute autre, par le pas­ leurs concitoyens, mais encore avec l’ennem i, sage suivant du livre de la Sagesse : « La Saet c’est avec raison qu’on les propose pour « gesse a conservé celui qui a été créé seul et exemples. 11 est vrai, toutes ces choses elles- « le premier pour être le père du genre humêmes, quand elles ne se rapportent pas à la « main, et elle l’a tiré de son péché et lui a fin de la droite et vraie piété, mais au vain faste « donné la force de gouverner toutes choses2. » de l’humaine louange et de la gloire d’ici-bas, Quelques-uns croient que ce bienfait a été s’évanouissent en quelque façon et deviennent accordé également à d’anciens saints, Abel, stériles ; toutefois elles nous plaisent tant par Seth, Noé et sa maison; Abraham, Isaac, Jacob un certain naturel de l’âme que nous aurions et à d’autres patriarches et prophètes, et que souhaité la délivrance de ceux en qui elles se le Seigneur, descendu aux enfers, les affranchit sont rencontrées; nous aurions voulu qu’ils de ces douleurs. 7. Mais je ne vois pas comment on peut en­ eussent été, ou principalement ou comme les autres, tirés des tourments de l’enfer, si le tendre qu’Abraham ait été dans ces douleurs, sens humain s’accordait avec la justice du Créa­ Abraham dans le sein de qui fut reçu le pauvre pieux dont parle l’Evangile : il en est peut-être teur. 5. Cela étant, si on admet que le Sauveurqui peuvent l’expliquer. Je ne sais toutefois les ait délivrés tous, et qu’il ait, selon les s’il y a quelqu’un qui ne trouverait pas absurde expressions de votre lettre , « ruiné les enfers de supposer qu’avant la descente du Seigneur « en attendant le jugement dernier, » de nou­ aux enfers, Abraham et Lazare étaient seuls velles difficultés naissent, et voici celles qui dans le sein de ce repos m ém orable, et que de s’offrent à mon esprit. Et d’abord sur quoi ap- ces deux-là seulement il a été dit au mauvais puyerait-on ce sentiment? car ce qui est écrit riche : « Entre vous et nous, il y a pour tousur la cessation des douleurs de l’enfer à la « jours un grand abîme, et ceux qui le veulent mort du Christ, peut ne s’entendre que de lui- « ne peuvent point passer d'ici vers vous, ni même, c’est-à-dire qu’il les a mises à néant en « venir ici du lieu où vous êtes 3. » Or, s’ils ce qui le touche, d’autant plus que l’Apôtre étaient plus de deux dans ce repos, qui oserait ajoute a qu’il était impossible qu’il fût retenu dire que là n’aient pas été les patriarches et les « dans ces douleurs. » Ou bien, si on demande prophètes, à la justice et à la piété desquels 1 p6. l x x x v u , 6. — 3 S ag., x , 1, 2. — * Luc, x v i, 26. pourquoi le Christ a voulu descendre dans les

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

425

l’Ecriture de Dieu rend un si grand témoi­ 9. Je sais que quelques-uns ont cru qu’à la gnage ? Je ne comprends donc pas de quel mort du Christ Notre-Seigneur il y a eu des avantage eût été pour eux la cessation de dou­ justes ressuscités de la même manière que leurs qu’ils n’auraient pas endurées ; d’autant nous ressusciterons à la fin des siècles ; il est plus surtout qu’en nul endroit des Ecritures écrit en effet que dans ce tremblement de terre je n’ai vu prendre en bonne part cette expres­ qui eut lieu pendant sa passion, quand les sion d'enfer. Et si rien de pareil ne se lit dans pierres se fendirent et que les tombeaux s’ou­ les divins livres, il n’est pas croyable que ce vrirent , les corps de plusieurs justes ressusci­ qu’on appelle le sein d'Abraham , c’est-à-dire tèrent et parurent avec lui lorsqu’il ressuscita le séjour d’un certain repos secret, soit une dans la sainte cité Si ces corps ne se couchè­ portion des enfers. D'après les paroles mêmes rent pas de nouveau dans le sépulcre pour qu’un si grand maître fait dire à Abraham : dormir encore , il faut voir comment on peut a Entre vous et nous, il y a pour toujours un comprendre que le Christ soit « le premier-né a grand abîme ; » il est assez clair que le sein « d’entre les morts 2 ; » car voilà bien des d’une telle félicité ne saurait être une certaine justes qui l’auraient précédé dans la résurrec­ partie et comme un membre des enfers. Car tion. Si on répond que ceci a été dit par antici­ qu’est-ce que le grand abîme, si ce n’est un pation , que les tombeaux s’ouvrirent à ce gouffre qui sépare ceux entre qui il est creusé tremblement de terre, quand le Christ pendait et creusé pour toujours? C’est pourquoi, si la en croix, mais que les corps des justes ne res­ sainte Ecriture avait dit que le Christ, après sa suscitèrent qu’après le Sauveur lui-même ; mort, est allé dans le sein d’Abraham, sans malgré, dis-je, cette anticipation par laquelle parler de l’enfer et de ses douleurs, je ne pense le Christ resterait le premier-né d’entre les pas que personne eût osé avancer qu'il est des­ morts et par laquelle ces justes n ’obtiendraient cendu aux enfers. qu’à sa suite l’éternelle incorruptibilité et 8. Comme des témoignages évidents citentl’immortalité, il y aurait encore une diffi­ l’enfer et ses douleurs , il n’y a aucune raison culté : Comment saint Pierre a-t-il pu dire, ce de douter que le Christ y soit descendu pour qui est très-vrai d’ailleurs, qu’il s’agit, non pas sauver des âmes ; mais je me demande encore de David, mais du Christ dans cette parole s’il a délivré toutes celles qu’il y a trouvées ou prophétique : « Vous ne permettrez pas que quelques-unes seulement qu’il aurait jugées k votre saint éprouve la corruption? » Saint dignes de ce bienfait : je regarde toutefois Pierre, s’adressant aux Juifs, ajoute que le comme certain qu’il est allé aux enfers et a tombeau de David était parmi eux 3. Il n ’au­ opéré des délivrances. Quant aux justes qui rait pas pu les convaincre si le corps de David étaient dans le sein d’Abraham, lorsqu’il est n’eût plus été là; car lors même que David descendu aux enfers , je ne sais pas encore ce serait ressuscité peu de temps après sa mort et qu’il leur a apporté, car je ne vois pas qu’il que sa chair n’aurait pas éprouvé de corrup­ leur ait jamais retiré la présence béatifique de tion, son tombeau aurait pu se voir encore. sa divinité ; c’est ainsi que le jour même où il Mais il paraîtrait dur que David n’eût pas été mourut et lorsqu’il était sur le point de des­ compris dans cette résurrection des justes, si cendre aux enfers pour en faire cesser les dou­ l’éternelle vie leur fut alors donnée ; car avec leurs, il promit au bon larron qu’il serait avec quelle évidence, avec quels témoignages d’hon­ lui dans le paradis1. Le Christ était donc déjà neur et combien de fois l’Ecriture annonce dans le paradis et le sein d’Abraham par sa sa­ que le Christ doit sortir de sa race ! Nous se­ gesse béatifique, et dans les enfers par sa puis­ rons également embarrassés de cet endroit de sante justice : car où sa divinité n’est-elle pas? l’Epître aux Hébreux sur les anciens justes : il n’v a pas de lieu qui la retienne. Cependant « Dieu a voulu, par une faveur particulière l’Ecriture déclare ouvertement que, selon la « pour nous, qu’ils ne reçussent qu’avec nous nature créée qu’il a prise sans cesser d’être « l’accomplissement de leur bonheur 4 ; » Dieu, c’est-à-dire selon son âme, il est allé dans comment expliquer cela si Dieu les a déjà les enfers ; le prophète l’annonce, l’apôtre l’ex­ établis dans cette incorruptibilité qui nous est plique : « Vous ne laisserez pas mon âme dans promise comme complément de la félicité su­ prême ? « l’enfer *. » ‘ L u c, x x m , 43. — * Ps. x v , 10 ; A ct. n , 24-31.

■ Matth. XXVII, 51-53.— ’ A pec. I, 5.— *A ct. n ,2 7 ,2 9 .— *H éb. x i,40.

«6

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

10. Vous voyez donc combien est obscur lecomme vous le dites dans vos questions, que motif qui a porté Pierre à ne parler que des les enfers aient été détruits, on ne peut pas captifs auxquels l’Evangile fut prêché et qui croire que tous ceux qui s’y trouvaient aient avaient été incrédules pendant qu’on fabriquait été ressuscités dans la chair, ou que ceux qui, l’arche au temps de Noé ; vous voyez aussi étant ressuscités, apparurent avec le Seigneur, pourquoi j ’hésite à me prononcer. «Maintenant, aient repris leur corps pour être jugés selon la « dit encore saint Pierre , le baptême nous chair devant l’homme, et je ne vois pas non «sauve d elà même m anière, non point en plus comment on pourrait appliquer cela aux « ôtant les souillures de la chair, mais en nous incrédules du temps de Noé. Car il n’est pas « engageant à servir Dieu avec une conscience écrit qu'ils aient vécu dans la chair, et on ne « p u re , par la résurrection de Jésus-Christ, peut pas croire que les douleurs de l’enfer « qui est à la droite de Dieu après avoir ab- aient cessé de façon que ceux qui en auraient « sorbé la mort afin que nous devinssions les été délivrés eussent repris leur corps pour su­ « héritiers de la vie éternelle , et qui est monté bir une peine. Que veulent donc dire ces mots: « au ciel , les anges , les puissances et les ver- « Afin qu’ils soient jugés devant les hommes « tus lui étant assujétis; » et le même apôtre « selon la chair, et qu’ils vivent devant Dieu ajoute : « C’est pourquoi le Christ ayant souf- « selon l’esprit? » Cela regarde-t-il ceux que le « fert la mort dans sa chair, armez-vous de Christ a trouvés dans les enfers et qu’il aura « cette pensée que quiconque est mort à la vivifiés selon l’esprit par l’Evangile, quoiqu’ils « concupiscence charnelle a cessé de pécher, en doivent être jugés dans la chair à la résurrec­ « sorte que durant tout le temps qui lui reste tion future, afin qu’ils passent dans le royaume « de cette vie mortelle, il ne vit plus selon les de Dieu après quelque peine corporelle? S’il en « passions des hommes, mais selon la volonté est ainsi, pourquoi seulement les incrédules « de Dieu. » Saint Pierre ditensuitc : « Car c’est du temps de Noé et non point tous les autres «bien assez que, dans les premiers tem ps, que le Christ trouva aux enfers reçurent-ils la « vous soyez abandonnés aux mêmes passions vie de l’esprit par la prédication de l’Evangile « que les païens, vivant dans les impudicités, pour être ensuite jugés dans la chair après une «dans les désirs déréglés, dans l’ivrognerie, peine passagère? Et si nous devons l’entendre « dans les excès du manger et du boire, et de tous, il nous restera à demander pourquoi « dans le culte sacrilège des idoles. Et mainte- saint Pierre n’a fait mention que de ceux qui « nant ils s’étonnent que vous ne couriez plus ont été incrédules tandis que l’on construisait « avec eux à ces débordements de débauche ; l’arche? 12. Ceux qui cherchent à résoudre la diffi­ « c’est pourquoi ils blasphèment. Ils rendront « compte à Celui qui est prêt à juger les vivants culté qui nous arrête ne nous satisfont pas dans « et les morts; » et après : « C’est pour cela une autre explication qu’ils donnent ; ils disent « que l’Evangile a été aussi prêché aux morts, qu’à la descente du Christ aux enfers les cachots « afin que devant les hommes ils soient jugés se brisèrent pour ceux qui n’avaient pas connu « selon la chair, et que, devant Dieu, ils vivent l’Evangile : de leur vivant l’Evangile n’était pas encore prêché dans l’univers, et certainement « selon l’esprit. » l t . Qui ne serait troublé de cette profon­ ils étaient excusables de ne pas croire ce qui deur ? Saint Pierre dit que l’Evangile a été ne leur avait pas été annoncé; mais désormais prêché à des morts ; si nous l’entendons de il ne devait plus y avoir d’excuse pour ceux ceux qui sont sortis de leurs corps, ce seront, qui mépriseraient l’Evangile publié et répandu je pense, les incrédules du temps de Noé, dont dans le monde entier : les prisons de l’enfer il a été parlé plus haut, ou assurément tous anéanties, restait le jugement par suite duquel ceux que le Christ a trouvés dans les enfers. les rebelles et les infidèles seraient aussi punis Mais que veut dire l’Apôtre par ces mots : du feu éternel. Ceux qui partagent ce sentiment « Afin que devant les hommes ils soient jugés ne prennent pas garde que la même excuse « selon la chair et que devant Dieu ils vivent se- pourrait être alléguée par les âmes de tous les « Ion l'esprit. » Comment seront-ils jugés selon hommes morts, même depuis la résurrection une chair qu’ils n’ont plus s ils sont aux enfers; du Christ, et avant que l’Evangile leur fût par­ qu’ils n’ont pas reprise encore, s’ils ont été dé­ venu. Dira-t-on que, depuis que le Seigneur livrés des douleurs de l’enfer? S’il est vrai, est revenu des enfers, il n’a pas permis que

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

427

personne n’y allât à moins d’avoir connu cendu aux enfers, qu’il fit cesser des douleurs l'Evangile? Que de gens morts par toute la qui ne pouvaient pas l’atteindre, qu’il en déli­ terre sans l’avoir entendu ! Tous ceux-là au­ vra les âmes qu’il voulut délivrer, et qu’il raient donc l’excuse que le Christ voulut en­ reprit dans le sépulcre le corps qu’il avait laissé lever, dit-on, aux âmes qu’il trouva dans l’en­ sur la croix. Pour ce qui est de l’explication fer, en leur prêchant l’Evangile qui jusque-là que vous m’avez demandée sur les paroles de l’apôtre Pierre, vous voyez mes doutes; d’au­ leur était inconnu. 13. Dira-t-on que ceux qui sont morts ou quitres difficultés s’offriraient si on creusait davan­ meurent depuis la résurrection du Seigneur, tage; méditons nous-mêmes pour comprendre, sans avoir ouï parler de l’Evangile, ont pu ou ou bien interrogeons ceux que nous pourrions peuvent en entendre parler aux enfers, de façon utilement consulter. 15. Réfléchissez-y cependant; tout ce que à y croire ce qu’il faut sur la vérité du Christ et à obtenir la rémission et le salut, comme l’apôtre Pierre dit des esprits enfermés dans la l’ont mérité les âmes des enfers auxquelles le prison, et qui n’avaient pas cru aux jours de Christ annonça l’Evangile? Car son souvenir Noé, n’a peut-être pas entièrement rapport aux doit y subsister encore, de même que ce nom enfers, mais plutôt à ces époques dont les temps subsiste sur la terre, quoiqu’il soit monté au chrétiens sont la figure. Car ce qui se passa ciel, et ceux qui croiront en lui seront sauvés. alors était la figure des choses à venir; et au­ Il a été glorifié, en effet, et on lui a donné un jourd’hui ceux qui ne croient pas à l’Evangile nom au-dessus de tous les noms, afin que de­ tandis que l’Eglise s’édifie au milieu de toutes vant ce nom tout genou fléchisse, non-seule­ les nations, sont semblables à ceux qui ne ment dans les deux et sur la terre, mais encore crurent point tandis que l’on construisait dans les enfers’. Mais si nous admettons une l’arche ; mais ceux qui ont été sauvés par le opinion qui permette de penser que des baptême sont comparés aux hommes qui en­ hommes n’ayant pas cru durant leur vie peu­ trèrent dans l’arche et se sauvèrent au milieu vent croire en Jésus-Christ aux enfers, que de des eaux. Voilà pourquoi saint Pierre dit : conséquences absurdes et contraires à la foi ! « Cest ainsi que le baptême vous sauve de la Et d’abord pourquoi gémir sur ceux qui meu­ « même manière. » Que celte figure nous serve rent sans cette grâce, et pourquoi tant de soins de règle pour entendre aussi ce qui est dit sur et d’efforts pour que les hommes la reçoivent ceux qui ne croient pas; ne nous imaginons avant de m ourir, de peur des peines éter­ pas que l’Evangile ait été prêché aux enfers nelles? Et si aux enfers la foi ne servait de rien pour enfanter des fidèles et pour en délivrer, à ceux qui n’ont pas voulu croire sur la terre ou même qu’on l’y prêche encore, comme si après avoir connu l’Evangile, et ne servait qu’à là aussi l’Eglise était établie. ceux qui n’ont point méprisé ce dont ils n’ont 16. Ce qui a fait donner à cet endroit de pas pu entendre parler, il s’ensuivrait une plus l’apôtre Pierre le sens qui vous préoccupe, absurde conséquence : on pourrait dire qu’il c’est qu’il dit que l’Evangile a été annoncé aux ne faut pas prêcher l’Evangile sur la te rre , esprits enfermés dans la prison, comme si Ton parce que tous les hommes mourront et qu’ils ne pouvait entendre par là les âmes qui étaient doivent aller aux enfers sans qu’on puisse leur alors dans la chair et enfermées dans les ténè­ reprocher d’avoir méprisé l’Evangile, afin que bres de l’ignorance ainsi que dans une prison; la foi chrétienne leur devienne profitable lors­ c’est de ce cachot que désire sortir celui qui qu’ils l’acquerront dans ces lieux : un senti­ dit : « Tirez mon âme de la prison afin qu’elle ment pareil serait une folie et une impiété. « confesse votre nom 1; » elle est appelée 44. C’est pourquoi attachons-nous fortement ailleurs « l’ombre de la mort ; » ce n’est pas à ce qui est de foi et repose sur une incontes­ aux enfers mais sur la terre qu’en ont été déli­ table autorité; croyons « que le Christ est mort vrés ceux dont il a été dit : « La lumière s’est «selon les Ecritures, qu’il a été enseveli, et « levée pour ceux qui étaient assis à l’ombre de « que, selon les Ecritures encore, il est ressus- « la m o rt2. » Mais aux jours de Noé il a été « cité le troisième jour, » et le reste qui est dit prêché en vain aux hommes qui n’ont pas cru, de lui en toute vérité. Parmi ces choses indu­ tandis que les attendait la patience de Dieu du­ bitables, nous trouvons que le Sauveur est des- rant les longues années de la construction de 1 P h ilip , h , 9, 10.

1 Ps. CXLI, 8. — 3 Is. IX, 2.

428

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉ R IE .

l'arche, car cette construction fut en quelque puisque toutes les œuvres de la Trinité sont sorte une prédication ; ils sont pareils aux inséparables ? 18. Il me semble que ceci est suffisamment incrédules de ces anciens temps ceux qui au­ jourd'hui restent enfermés dans les ténèbres de indiqué par les paroles même de l’Ecriture l’ignorance ainsi que dans une prison, regar­ dont il s’agit, pourvu qu’on y fasse attention : dant sans profit l’établissement de l’Eglise dans « Parce que le Christ, dit saint Pierre, est mort le monde entier et les approches du jugement, « une fois pour nos péchés, le juste pour les comme les anciens incrédules les approches du « injustes, afin de nous amener à Dieu , étant déluge où ils périrent tous. Car le Seigneur a « mort selon la chair et vivifié selon l’e sp rit, dit : « Aux jours du Fils de l’Homme il en sera « dans lequel il alla aussi prêcher aux esprits o comme aux jours de Noé. Iis mangeaient, « renfermés dans la prison , qui autrefois «buvaient, se mariaient jusqu’à ce que Noé « avaient été incrédules , lorsque la patience « entra dans l’arche; le déluge vint et les per- « de Dieu les attendait aux jours de Noé, tandis « dit tous ’. b Mais parce que ce qui arriva « que l’on construisait l’arche. » Vous remar­ alors avait une signification prophétique, le quez, je pense, l’ordre des paroles : « Mort sedéluge marquait pour les fidèles le baptême, « Ion la chair mais vivifié selon l’esprit. » C’est pour les infidèles le châtiment; de même que dans cet esprit qu’il est venu prêcher à ces es­ sous la figure, non pas d’une chose faite, mais prits qui, autrefois, avaient été incrédules aux d’une chose d ite, le Christ est représenté par jours de Noé. Car avant de venir en chair afin une pierre qui est une pierre d'achoppement de mourir pour nous, ce qu’il n’a fait qu’une pour les uns, et le fondement de l'édifice pour fois , il était souvent venu auparavant vers les autres ’. Quelquefois dans une même ceux qu’il voulait visiter, les instruisant et se figure, que ce soit un fait ou une parole, deux montrant à eux comme il voulait, mais en es­ choses n’en signifient qu’une seule; c’est ainsi prit, dans cet esprit selon lequel il a été vivifié que les fidèles sont figurés par les pièces de après êlre mort selon la chair dans sa passion. bois qui servirent à la construction de l’arche Qu’entendons-nous en disant que le Christ a et par les huit personnes sauvées du déluge ; été vivifié selon l’esprit, si ce n’est que cette ainsi encore, dans la parabole de la bergerie, même chair, selon laquelle seule il était mort , le Christ est lui-même et le pasteur et la porte3. est ressuscitée par l’esprit qui vivifie. 17. Ne nous inquiétons pas, dans cette in­ 19. Qui oserait dire en effet que Jésus, lors­ terprétation, de ce que l’apôtre Pierre dit, que qu’il est mort, soit mort dans son âme, c’est-àce fut le Christ même qui prêcha aux esprits dire dans cet esprit qui est l'esprit de l’homme, enfermés dans la prison , et restés incrédules puisque la mort de l’âme n’est autre chose que aux jours de Noé : ne repoussons pas ce sens le péché, dont il a été tout à fait exempt ? Car sous prétexte qu’au temps de Noé le Christ n’é­ si les âmes de tous les hommes proviennent de tait pas encore venu. 11 n’était pas encore venu celle qui fut donnée d’un souffle au premier en chair, comme plus tard quand il parut sur homme, par lequel le péché est entré dans le la terre et qu’il conversa avec les hommes 5 ; monde, et par le péché la mort qui a passé mais depuis le commencement du genre hu­ ainsi à toute notre race ; ou bien l’âme du main il est venu, non point en chair, mais en Christ n’en vient pas, car il n’y a en lui aucun e sp rit, soit pour reprendre les méchants péché , ni originel ni actuel à cause duquel il comme Caïn, et Adam lui-même et sa femme; dût mourir ; il a souffert pour nous la mort soit pour consoler les bons ou avertir les uns qu’il ne méritait pas Celui en qui le prince du et les autres afin qu’ils croient pour leur sa­ monde et le préposé de la mort n’a rien trou­ lut et ne s’exposent pas à un malheur éternel vé 1, et il n’y a rien d’absurde à penser que en ne croyant pas ; il s’est fait entendre et Celui qui a créé une âme pour le premier voir à ceux qu’il a voulu et comme il a voulu. homme en a créé une pour lui-même; ou bien J’ai dit qu’il est venu en esprit ; en effet, le si l’âme de l’homme-Dieu vient aussi d’Adam, Fils , dans la substance de la divinité , est es­ il l’aura purifiée, en la prenant, afin que, nais­ prit puisqu’il n’est point corps : mais que fait sant d’une vierge, il vînt vers nous sans péché le Fils sans le Saint-Esprit et sans le Père , d’aucune sorte. Mais si les âmes ne provien­ nent pas de celle du premier homme et que ce • Luc, xvii , 26.—* Ps. cxvu, 22; Is. vm, 14; xxvm , 26; Dan. n, 34, 45; Matth. xxi, 44, etc. — • Jean, x , 1, 2. — 4 Baruch, m , 38.

1 Je a n ,

x iv , 30.

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQUA SA MORT.

429

soit par la chair seulement que nous contrac­ a morts , et le Christ t’illuminera 1; » ceux tions le péché originel , le Fils de Dieu a créé dont le Seigneur a dit aussi : « L’heure vient, pour lui une âme comme il en a créé pour les a elle est venue où les morts entendront la autres ; toutefois il ne l’a pas unie à la chair a voix du Fils de Dieu ; et ceux qui l’auront de péché, mais à la ressemblance de la chair a entendue v i v r o n t » C’est pourquoi nous ne de péché *. Car il a pris d’une vierge une vé­ sommes pas obligés non plus de penser qu’il ritable substance de chair, non pas cependant s’agisse des enfers dans ce passage de saint une chair de péché, parce que toute concupis­ Pierre : a A cause de cela l’Evangile a élé prêcence charnelle est restée étrangère à sa for­ « ché à des morts, afin qu’ils soient jugés semation ; elle a été mortelle toutefois et sujette « Ion la chair devant les hommes, mais qu’ils aux changements des âges, comme étant très- a vivent selon l’espritdevant Dieu. » Après cela, semblable, sans péché, à la chair de péché. dans cette vie même , l’Evangile a été prêché 20. Aussi, quelle que soit la vérité sur l’ori­aux morts, c’est-à-dire aux infidèles et aux in­ gine de lam e, et je n’ose rien affirmer encore justes , afin (/«'après avoir cru ils soient jugés à cet égard, me contentant de repousser l’opi­ selon la chair devant les hommes, c’est-à-dire nion qui suppose que chaque âme est enfermée souffrant diverses tribulations et la mort même dans un corps , comme dans une prison , en de la chair. Aussi le même apôtre dit dans un expiation de je ne sais quels actes d’une pre­ autre endroit a que le temps est venu de commière vie ; quelle que soit, dis-je, la vérité sur « mencer le jugement par la maison du Seicette question , il demeure certain (pie non- « gneur 3 ; » et a qu'ils vivait selon l’esprit cleseulement lam e du Christ est immortelle « vaut Dieu, » parce qu’ils étaient morts en comme toute âme humaine , mais encore esprit lorsque l’infidélité et l’impiété les rete­ qu’elle est inaccessible à cette mort qu’entraî­ naient dans leurs liens. nent le péché et la condamnation, carie péché 22. Que celui à qui cette explication des pa­ et la condamnation peuvent être considérés roles de l’apôtre Pierre ne plaît point ou ne comme les deux causes de la mort de lam e. paraît pas suffisante, cherche à les entendre C’est pourquoi ce n’est pas selon son âme elle- en les appliquant aux enfers; s’il peut résoudre même qu’on a pu dire du Christ « qu’il a été les difficultés que j ’ai indiquées plus haut de 0 vivifié en esprit; » il n ’a été vivifié que par façon à m’ôter mes doutes, qu’il me commu­ où il était mort. Cela a donc été dit de la chair nique ses lumières; s’il en vient à bout, les qui se retrouva vivante par le retour de l’âme paroles de l’Apôtre pourront être entendues de comme elle était morte quand lam e l’avait deux manières ; ce ne sera pas une preuve de quittée ; et le Christ est mort selon sa chair la fausseté de mon sentiment. parce qu’il n’est mort que selon la chair ; mais J’ai répondu, comme j ’ai pu , aux questions il a été vivifié selon l'esprit, parce que c’est par que vous m ’aviez adressées précédemment, l’opération de cet esprit avec lequel le Christ sauf la question de savoir si Dieu peut être vu est apparu et a prêché depuis le commence­ des yeux du corps, ce qui demanderait un plus ment du genre humain comme il a voulu , grand travail ; je vous ai envoyé mes réponses qn’il est ressuscité dans cette chair elle-même, par le diacre Asellus, et vous les aurez reçues, avec laquelle il s’est depuis peu montré aux je crois. Dans la lettre à laquelle je réponds en ce moment, vous demandiez deux choses, hommes. 21. Ensuite pour ce qui est dit des incrédu­l’une sur les paroles de saint Pierre, l'autre les, « qui rendront compte à Celui qui est prêt sur l’âme du Seigneur: j ’ai touché longuement « à juger les vivants et les morts, » nous ne celle-là, brièvement celle-ci. Je vous prie de sommes pas forcés d'entendre ici les âmes sor­ nouveau de m’envoyer une copie de la lettre ties de leurs corps. Il peut se faire que les où vous me demandez si la substance de Dieu morts dont il s’agit soient les infidèles , qui peut se voir comme quelque chose de corpo­ sont morts dans leur âme et dont il a été dit : rel et qui occupe un espace; j ’ignore comment « Laissez les morts ensevelir Jeurs morts 2 ; » celte lettre s’est égarée chez nous ; on l’a long­ et que les vivants soient ceux qui croient en temps et inutilement cherchée. Jésus-Christ et n’entendent pas en vain : 1 E p h . V, 14. — 1 Je a n , v, 25. — z P ierre, IV, 17. « Lève-toi, toi qui dors, lève-toi du milieu des 1 Rom . v m , 3. — * M atth. Vin, 22.

430

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

LETTRE CLXV. C ette lettre, écrite en 410 , eût demandé , par sa date, une antre place ; on l'a mise ici parce que le grand solitaire de Bethléem y engage Marcellin à consulter saint Augustin sur la question de l’origine de l'U rne, traitée dans la lettre CLXVI', adressée à saint Jérôme. On y voit les malheurs du monde à cette époque pénétrer jusque dans la cellule du laborieux et profond com m entateur des livres divins.

JÉRÔM E , A SES SEIGNEURS VRAIMENT SA IN T S, A SES VÉNÉRABLES ET BIEN-AIM ÉS FILS MARCELLIN ET ANAPSYCHIE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. J'ai enfin reçu d’Afrique une lettre de vous; et je ne me répons pas d’avoir audacieusement persisté à vous écrire malgré votre silence; je vou­ lais obtenir une réponse et savoir par vous et non par d’autres que vous étiez en bonne santé. Je nie souviens de votre question sur l’àme ; cette, ques­ tion n’est pas petite, mais l’une des plus impor­ tantes dans la science ecclésiastique. L’âme des­ cend-elle du ciel, comme l’ont cru Pythagore, tous les platoniciens et Origène? découle-t-elle de la propre substance de Dieu, comme l’imaginent les stoïciens, Manicbée et les partisans de l’hérésie espagnole de Priscillien ? les âmes créées depuis longtemps, sont-elles cachées dans le trésor de Dieu, comme l’assurent follement certains écri­ vains ecclésiastiques ? ou bien Dieu les crée-t-il chaque jour, et les envoie-t-il dans des corps, selon ce qui est écrit dans l’Evangile : « Mon Père agit « sans cesse et moi avec lu i1 ? » enfin se trans­ mettent-elles par voie de propagation, comme l’es­ timent Tertiillien , Apollinaire et la plupart des Occidentaux, de façon que l’àme naisse de l’âme comme le corps naît du corps, et que la condition de son existence soit la même que la condition de l’existence des animaux? J’ai dit mon sentiment à cet égard dans des écrits contre Ruffin oii j ’ai réfuté l’ouvrage qu’il a dédié à Anastase, de sainte mémoire, évêque de l’Eglise de Rome; en cherchant par une déclaration menteuse, fourbe ou plutôt insensée, à se jouer de la simplicité de ceux qui l’écoutent, il se joue de sa foi même ou plutôt de sa perfidie. Je crois que votre saint père Océanus a ces livres-là; ils sont mis au jour depuis long­ temps et répondent à beaucoup de calomnies de Rulïin. Mais là où vous êtes, vous avez certaine­ ment un saint et savant homme, l’évéquo Augus­ tin ; il pourra vous instruire de vive voix, comme on dit, et vous donner son opinion et en même temps la nôtre. 2. J’ai voulu autrefois entreprendre les prophé­ ties d’Ezéchie! et tenir une promesse faite souvent aux lecteurs studieux ; mais à peine avais-je com­ mencé à dicter que les malheurs de l’Occident et surtout de la ville de Rome sont venus jeter le trouble dans mon esprit; j ’en étais au point de ne plus savoir mon nom , comme dit le proverbe vulgaire ; j’ai gardé un long silence, sachant que * Je a n , v , 17.

c’était le temps des larmes. Cette année-ci, je ve­ nais d’achever trois livres de ce travail, quand les Barbares, pareils à un torrent qui entraîne toutes choses, se sont précipités sur l’Egyple, la Pales­ tine, la Phénicie, la Syrie ; c’est d’eux que votre Virgile a dit : « les Barcéens errants au loin *, » et d’eux aussi que l’Ecriture a parlé dans ce passage sur lsmaël : « il habitera vis-à-vis de tous ses « frères *; » il a fallu toute la miséricorde du Christ pour que j’aie pu échapper à ces barbares. Si selon le mot d’un illustre orateurs , les lois se taisent au milieu des armes, combien plus encore l’étude de l’Ecriture, qui a tant besoin de livres et de silence, tant besoin d’attention de la part de ceux qui écrivent, et de sécurité et de paix de la part de ceux qui dictent ! J’ai envoyé deux de ces livres à ma sainte fille Fabiola; si vous en voulez une copie, vous pouvez les lui emprunter. Le temps m’a man­ qué pour faire transcrire les autres; lorsque vous aurez lu ces deux premiers livres et que vous aurez vu le vestibule, vous imaginerez aisément ce que sera le bâtiment lui-même. J’espère que la miséri­ corde de Dieu qui nous a aidé dans le difficile commencement de cette œuvre, continuera à nous soutenir dans les parties suivantes où sont racon­ tées les guerres de Gog et de Magog *, et dans les dernières parties où le Prophète décrit la construc­ tion, la variété et les dimensions du temple sacré et inexplicable 5. Notre saint frère Océanus, à qui vous désirez que je vous recommande, est si grand et si bon, si versé dans la loi du Seigneur, qu'il vous ins­ truira sans que nous ayons besoin de l’en prier, et vous expliquera ce que nous pensons nonsmême, dans la petite mesure de notre esprit, sur toutes les difficultés des Ecritures. Que le Christ notre Dieu tout-puissant vous garde en bonne santé, durant une longue vie, ô seigneurs vrai­ ment saints !

DE L’ORIGINE DE L’AME DE L’HOMME.

LIVRE ou LETTRE CLXVI6 A SAINT JÉROME. (Année 414.)

Cettre lettre à saint Jérôme est une des plus remarquables qu’ait écrites l’évèque d’Uippone ; il établit d’abord ce qu’il y a de certain sur l’â m e , son im mortalité , sa spiritualité, et comment l’âme est dans le corps. Saint Jérôme croyait que Dieu crée des âmes pour chaque homme qui arrive au monde; saint Augustin voudrait pouvoir adm ettre celte opinion qu’il défend contre beaucoup d’objections, mais la difficulté tirée du péché originel l’arrête ; il supplie le solitaire de Bethléem * Au lieu de : portent : l a t e q u e

la te q u e v a g a n te x , fu r e n te s .

la plupart des éditions de Virgil Enéide, îv , 43.

* Gcn.xvi, Ï2. 1 Cicéron. Pro Milone. 4 Ezéch. x x x v iu , x x x ix . — 1 Ibid, x l - x l u i . 4 Voir Rctract., liv. n , chap. 45.

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT. de dissiper tous ses doutes à cet égard. One de rectitude, de pénétration, et souvent que d'éloquence dans cette lettre ! que de génie et que d’hum ilité! quelle réserve dans Us choses douteuses ! On verra plus d’une fuis l’imagination se mêler ici à la profondeur ; on sera frappé d’une comparaison tirée de la musique p ur exprim er l’harmonieuse beauté de l’ordre en ce monde dans la succession des choses passagères.

1. J’ai prié et je prie notre Dieu qui nous a appelés à son royaume et à sa gloire 1 qu’il veuille bien rendre profitable à tous les deux ce que je vous écris, mon saint frère Jérôme, pour vous consulter sur des choses que j ’i­ gnore. Quoique vous soyez beaucoup plus avancé en âge que moi, je suis déjà cependant un vieillard qui consulte un autre vieillard; mais pour apprendre ce qu’il faut, il ne me paraît pas que ce soit jamais trop tard; il est vrai qu’il convient mieux aux vieillards d’en­ seigner que d’apprendre, mais il leur convient bien davantage d’apprendre que d’ignorer ce qu’ils enseignent. Au milieu des tourments que me cause la solution des questions diffi­ ciles, rien ne m’est plus pénible que votre éloi­ gnement; ce ne sont pas seulement des jours et des mois, ce sont des années qu’il faut pour vous transmettre mes lettres et recevoir les vôtres; et cependant, si eela se pouvait, je vou­ drais vous voir chaque jour pour vous parler de tout ce qui m ’occupe. Ne pouvant faire tout ce que je veux, je dois faire ce que je puis. 2. Un pieux jeune homme, Orose, est venu vers moi ; c’est un frère dans l’unité catholique, un fils par l’âge, un collègue dans la dignité du sacerdoce ; son esprit est vif, sa parole fa­ cile, son zèle ardent; il désire être un vase utile dans la maison du Seigneur et se mettre en mesure de combattre les fausses et perni­ cieuses doctrines qui ont fait plus de mal aux âmes en Espagne que n’en a fait aux corps le glaive des Barbares. Il est venu des rivages de l’Océan, croyant, d’après la renommée, qu’il pourrait apprendre de moi tout ce qu’il vou­ drait savoir. Son voyage n’a pas été entière­ ment inutile ; le premier fruit qu’il en a re­ cueilli, c’est de ne pas trop croire la renommée sur mon compte; ensuite je lui ai appris ce que j ’ai pu ; pour le reste, je lui ai indiqué où il pourrait l’apprendre et je l’ai engagé à s’en aller vers vous. Comme il a volontiers suivi mon avis ou mon commandement, je l’ai prié de revenir vers moi lorsqu’il vous aurait quitté. Il me l’a promis et cette occasion m’a paru une faveur de Dieu pour vous consulter sur les * I T hess. ii, 12.

431

choses que je voudrais savoir de vous ; je cher­ chais qui envoyer, et je ne trouvais pas aisé­ ment quelqu’un de sur, de bien disposé et qui eût l’habitude des voyages. Aussi dès que j ’ai connu ce jeune homme je n’ai pu douter que c’était lui que je demandais au Seigneur. 3. Voici donc les choses sur lesquelles je vous demande de vouloir bien m’éclairer. Je suis, je l’avoue, de ceux que préoccupe la ques­ tion de l’âme. Je dirai ce que je tiens pour constant à cet égard ; puis je vous soumettrai ce qui me paraîtrait mériter explication. L’âme de l’homme est immortelle selon une certaine manière qui lui est propre; car elle ne l’est pas de toute manière comme Dieu dont il a été dit que « seul il a l’immortalité '. » La sainte Ecriture dit beaucoup de choses sur la mort de l’âme; de là ces paroles : « Laissez les morts « ensevelir leurs morts 2. » Privée de la vie de Dieu, l’âme meurt de façon pourtant à ne pas cesser de subsister dans sa nature; quoiqu’elle soit mortelle en un sens, on a raison de dire qu’elle est immortelle. L’âme n’est pas une portion de Dieu; car si cela était, elle serait de toute manière immuable et incorruptible; si cela était, il n’y aurait en elle ni défaillance ni progrès; elle ne commencerait jamais à avoir ce qu’elle n’a pas et ne cesserait jamais d’avoir ce qu’elle a, en ce qui regarde ses sentiments. Or il n’est pas besoin d’un témoignage du de­ hors pour montrer qu’il n’en est pas ainsi; quiconque se considère lui-même le reconnaît. Ceux qui veulent que lam e soit une portion de Dieu attribuent vainement au corps et non point à l’âme les souillures et les infamies que nous voyons dans les hommes les plus pervers, la faiblesse et la langueur que nous souffrons dans tous les hommes : qu’importe par où l’âme soit malade puisqu’elle ne pourrait pas l'être si elle participait à l’immutabilité. Ce qui est immuable et incorruptible ne peut être changé ni corrompu par quoi que ce soit; au­ trement ce ne serait pas seulement Achille qui serait invulnérable, comme le rapportent les fables, ce serait toute chair, si rien de mal ne pouvait lui arriver. Une nature qui peut chan­ ger de quelque manière, par quelque cause, en quelque endroit n’est donc pas une nature immuable : or il n’est pas permis de croire que Dieu ne soit pas véritablement et souve­ rainement immuable. L’âme n’est donc pas une portion de Dieu. 1 1 Tim. v i, 16. — * M att. v in , 22.

432

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉ R IE .

4. Quoiqu’ilne soit pas aisé de persuader aux des espaces grands ou petits selon leur étendue, esprits grossiers que l’àme soit incorporelle, et aucune de ces substances ne se trouve tout j ’avoue que j ’en suis convaincu. Mais, pour ne entière dans quelque partie d’elles-mêmes; pas engager inutilement ni justement souffrir mais les parties sont différentes comme les des disputes de mots, (car à quoi bon combattre lieux. Que l’âme soit un corps ou qu’on dise sur les mots quand on est d’accord sur la qu’elle est incorporelle, il s’en suit qu’elle a chose?) si on appelle corps toute substance ou une certaine nature propre, qu’elle est une essence, si on aime mieux appeler ainsi ce qui substance créée supérieure à tous les éléments est en soi-même de quelque manière, lam e est de la masse du monde et qu’elle ne saurait un corps. De même, si on ne veut appeler être représentée avec vérité par aucune des ima­ incorporelle qu’une nature souverainement ges perceptibles aux sens, mais on peut la conce­ immuable et qui est partout tout entière, l’âme voir par l’esprit et la sentir par la vie. Je ne est un corps ; car l’ânie n’est pas quelque chose dis pas ceci pour vous apprendre ce qui vous j de pareil. Mais s’il n’y a de corps que ce qui est connu, mais pour exposer ce que je re­ est en repos ou en mouvement dans un espace garde comme certain sur l’âme, de peur que avec une longueur, une largeur, une hauteur, quelqu’un, lorsque j’en viendrai à ce que je de manière que la plus grande partie occupe cherche, ne croie que je ne sais rien sur l'àme, un lieu plus grand, une moindre partie, un ni par l’intelligence ni par la foi. 5. Je suis certain aussi que l’âme n’est tom­ lieu moins étendu , et qu’il soit moindre dans la partie que dans le tout, l’âme n’est pas un bée dans le péché ni par la faute de Dieu ni corps ; car ce n’est pas par extension locale, par aucune nécessité de la part de Dieu ou mais par une certaine action vitale qu’elle se d’elle-même, mais qu’elle y est tombée par sa fait sentir à tout le corps qu’elle anime : elle volonté propre, qu’elle ne peut pas être dé­ est en même temps présente tout entière par livrée « du corps de celte mort » par sa seule toutes ses parties, n’étant pas moindre dans les volonté comme force suffisante ni même par moindres ni plus grande dans les [dus grandes ; la mort du corps, mais par la grâce de Dieu mais elle est ici plus active, là plus faible, et au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur ’, et tout entière en toutes les parties, et tout qu’il n’y a pas dans tout le genre humain une entière dans chacune. Ce qu’elle sent, même seule âme qui, pour sa délivrance, n’ait besoin dans une seule partie du corps, elle est tout de Jésus-Christ homme, médiateur entre Dieu entière à le sentir : une petite piqûre dans la et les hommes. Toute âme qui, à quelque âge chair vive, quoique à une place à peine visible de la vie que ce soit, sort du corps sans la du corps, n’échappe pas à l’âme tout entière ; grâce du Médiateur et la participation à son et toutefois la piqûre n’est pas ressentie par sacrement, n’évitera pas la peine future et, au tout le corps, mais à un endroit seulement. jugement dernier, reprendra son corps pour D’où vient donc que ce qui n’a pas lieu dans le soutfrir; mais si, après la génération humaine corps tout entier se fait sentir à l’âme tout qui vient d’Adam, elle est régénérée en Jésusentière, si ce n’est qu’elle est entière là où Christ et qu’elle appartienne à sa société, elle l’impression se produit elque, pours’y trouver jouira du repos après la mort du corps et re­ entière, elle n’a pas besoin de quitter les autres prendra son corps pour la gloire. Voilà ce que parties du corps? car elles restent vivifiées par je tiens pour constant sur l’âme. G. Ecoutez maintenant, je vous prie, et ne sa présence, là où rien de semblable n’est arrivé. Si l’impression se produisait en divers méprisez pas mes demandes : ainsi puisse ne endroits du corps, l’âme l’éprouverait égale­ pas vous mépriser celui ([ui a daigné être mé­ ment tout entière. L’âme ne pourrait pas être prisé pour nousl Je demande donc où l’âme ainsi dans toutes les parties et dans chacune contracte le péché par suite duquel elle tombe des parties du corps, si elle s’étendait au milieu dans la damnation à laquelle n’échappe pas d’elles comme nous voyons les corps occuper l’enfant lui-même qui meurt sans que la grâce un espace moindre par leurs moindres parties du Christ lui vienne en aide par le baptême. et plus grand par leurs plus grandes. Si donc Car vous n'êtes pas de ceux qui, débitant des on peut dire que l’âme soit un corps, elle n’est nouveautés, s’en vont disant qu’il n’y a pas de certes pas un corps terrestre, ni liquide, ni péché originel dont l’enfant soit délivré par le aérien, ni éthéré; car tous ces corps occupent * Iîom . v u , 24, 25.

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

baptême. Si je savais que tel fût votre senti­ ment ou plutôt si je ne savais pas que vous ne pensez rien de pareil, je ne m ’aviserais point de vous adresser cette question. Mais nous sa­ vons que sur ce point votre sentiment est con­ forme à l’inébranlable foi catholique; en ré­ pondant aux vains discours de Jovinien, vous avez cité ces paroles de Job : « Personne n’est a pur en votre présence, pas même l’enfant « qui n’est que depuis un jour sur la terre 1; » puis vous avez ajouté : « Nous naissons cou« pables de quelque chose de semblable à la a prévarication d’Adam. » Votre livre sur le prophète Jonas le fait voir d’une manière assez claire et assez remarquable ; vous dites que « c’est avec raison que Ton contraignit au « jeûne les enfants à cause du péché origi« nel*. » J’ai donc raison de m ’adresser à vous pour savoir où l’âme contracte ce péché dont on n’est délivré que par le sacrement de la grâce chrétienne, même au premier âge. 7. 11 y a quelques années, dans un ouvrage sur le Libre Arbitre, d’abord assez répandu et qui l’est beaucoup maintenant, j’indiquai quatre opinions sur l’origine de l’âme: vient-elle, par voie de propagation, de l’âme du premier homme? y a-t-il pour chaque homme qui ar­ rive au monde une âme nouvellement créée? les âmes existent-elles en quelque endroit et Dieu les envoie-t-il? ou bien descendent-elles d’elles-mêmes dans les corps? J’ai cru devoir examiner ces diverses opinions de façon que, n’importe où se trouvât la vérité, ma pensée demeurât dans sa force contre ceux qui veulent élever en face de Dieu une nature du mal avec son principe, c’est-à-dire contre les mani­ chéens3; je n’avais alors point encore entendu parler des priscillianistes dont les bibles blas­ phématoires diffèrent peu des doctrines des manichéens. C’est pourquoi je n’ai rien dit d’une cinquième opinion que vous avez men­ tionnée, pour ne rien omettre, dans votre ré­ ponse à un homme de sainte mémoire, à Mar­ cellin qui nous est resté si cher dans la charité du Christ : d’après cette cinquième opinion, l’âme serait une portion de Dieu. Je n’en ai rien dit d’abord parce que je n’avais pas à m ’occuper de l’incarnation de l’âme, mais de sa nature; ensuite parce que c’est là le senti­ ment de ceux que je combattais , et j ’agissais 1 Job, xv, 4, selon les Septante * Saint Jérôme, liv. n contre Jovinien; coram. sur Jonas. * Voir du Libre arbitre, liv. ni, chap. 21, tome 3.

S. Ai g . — T ome IL

433

ainsi surtout pour dégager des vices de la souillure de la créature la nature impeccable et inviolable du Créateur : ceux à qui je ré­ pondais soutiennent en effet que la substance même du Dieu bon a une partie corrompue, maîtrisée, et réduite à la nécessité de. pécher par la substance du mal à laquelle ils attri­ buent un principe propre et des puissances. Sauf donc cette cinquième opinion qui est une erreur appartenant aux hérétiques , je désire savoir quelle est la meilleure des quatre sur l’origine de l’âme. Mais quelque choix qu’on fasse, à Dieu ne plaise que nous admettions rien de contraire à cette foi dont nous sommes certains, savoir que toute âme, même celle d’un petit enfant, a besoin d’être délivrée du péché, et que cette délivrance ne s’accomplit que par Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. 8. Soyons courts. Vous pensez que Dieu crée une âme pour chaque homme qui vient au monde. De peur qu’à ce sentiment on n’objecte que Dieu a achevé l’œuvre de la création le sixième jour et s’est reposé le septième, vous citez cette parole de l’Evangile : « Mon Père a agit jusque maintenant '. » Ainsi avez-vous écrit à Marcellin; et dans cette lettre vous avez daigné lui parler de moi avec grande bienveil­ lance, lui dire qu’il avait Augustin en Afrique, et que je pourrais aisément l'instruire à cet égard 2. Si je l’avais pu, il n’aurait pas de­ mandé la solution de cette question à un homme placé aussi loin que vous l’êtes, si toutefois c’est de l’Afrique qu’il vous a écrit. Car j ’ignore à quelle époque il s’est adressé à vous; je sais seulement qu’il a bien connu mes incertitudes sur cette question : voilà pourquoi il a voulu vous écrire sans m’en pré­ venir. Et du reste s’il m ’avait prévenu, je l’y aurais fort engagé, et je lui aurais rendu grâces d’une démarche qui eût pu nous être profitable à tous, si vous n’aviez mieux aimé lui écrire brièvement que de lui répondre : je crois que vous avez regardé comme inutile de travailler pour le lieu où j ’étais, puisque vous me supposiez en mesure de savoir ce que Mar­ cellin cherchait. Je voudrais que cette opinion fût aussi la mienne, mais je ne l’assure pas encore. 0. Vous m ’avez envoyé des disciples pour que je leur enseignasse des choses que je n’ai point encore apprises moi-même. Enseignezmoi donc ce que je dois enseigner; plusieurs ' Jean , v , 17. — * Ci-dess, lettre clxv .

28

-43 i

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

me demandent que je les éclaire, et je con­ teur? Il savait bien que ce ne serait pas leur fesse que j'ignore cela comme beaucoup d'au­ faute si elles sortaient du corps sans le bap­ tres choses; et peut-être, quoiqu’ils n’osent tême du Christ. Nous ne pouvons pas dire de me le dire en face, ils disent cependant en Dieu qu’il force les âmes à pécher ou qu’il les eux-mêmes : o Vous êtes maître en Israël, et punisse innocentes, et il ne nous est pas permis « vous ignorez ces choses '! » C’est ce que ré­ de nier que les âmes de ceux qui meurent sans pondit le Seigneur à l’un de ceux qui aimaient le sacrement du Christ, même celles des en­ qu’on les appelât maîtres. Celui-là était venu la fants, tombent dans la damnation; dites-moi nuit auprès du véritable Maître, parce que peut- donc, je vous prie, par où on peut soutenir être avait-il honte d’apprendre ce qu’il avait cou­ que les âmes ne proviennent point de l’âme tume d’enseigner; quant à m oi, j ’aime mieux d’Adam, mais que Dieu les crée pour chacun écouter le maître (pie de passer pour maître. de nous comme il en créa une pour le premier Car je me souviens de ce qu’il dit à ceux qu’il homme? avait choisis préférablement aux autres: «Mais 11. Je crois que je puis aisément répondre « vous, ne souffrez pas (pie les hommes vous aux autres objections élevées contre cette « appellent maîtres; car vous n’avez qu’un opinion, par exemple à celle-ci : Comment « seul maître, le Christ ’. t C’est lui qui a ins­ Dieu a-t-il achevé toutes ses œuvres le sixième truit Moïse par Jélhro 5, Corneille par saint jour et s’est-il reposé le septième s’il crée Pierre, son supérieur *, saint Pierre par saint encore des âmes nouvelles? Si nous alléguons Paul son inférieur; qui que ce soit en effet qui le passage de l’Evangile cité dans votre lettre : dise le vrai, il le dit par un bienfait de Jésus- « Mon Père agit jusque maintenant, » on ré­ Christ qui est la Vérité même. Si malgré nos pond que l’action de Dieu s’entend du gouver­ prières, nos lectures, nos méditations et nos nement des natures créées et non pas de la raisonnements, nous ne pouvons encore rien création de natures nouvelles, et qu’ainsi n’est trouver sur l’origine de Pâme, qui sait si ce pas contredit l'endroit de la Genèse où on lit n’est point là une épreuve, non-seulement clairement que Dieu consomma toutes ses pour que nous instruisions les ignorants avec œuvres. Pour ce qui est de son repos au sep­ une grande charité, mais même pour que tième jour, on doit entendre qu’il cessa de nous apprenions des savants avec une grande créer de nouvelles créatures, mais qu’il ne cessa pas de les gouverner; c’est parce qu’il humilité? 10. Enseignez-moi donc, je vous prie, ce queavait fait celles qui n’étaient pas encore qu’il je dois enseigner, enseignez-moi ce que je dois se reposa en cessant de les faire : il avait tenir pour vrai, etsi chaque jour des âmes sont achevé tout ce qu’il avait eu en vue, et ce qu’il créées pour ceux qui naissent, dites-moi com­ ferait dans la suite ne devait pas être nouveau ment elles ont péché en Adam d’où se propage mais tiré des choses déjà créées. Par là on ac­ la chair de péché, comment ont péché les corde les deux passages sur le repos du sep­ âmes des enfants pour avoir besoin de la ré­ tième jour et l’action continuelle de Dieu : mission de la faute dans le sacrement du l’Evangile ne peut pas être contraire à la Ge­ Christ; et si elles n’ont pas péché, dites-moi nèse. 12. Voilà ce que disent ceux qui ne veulent par quelle justice du Créateur, en s’unissant à une chair mortelle issue de la chair d’Adam, pas que Dieu crée des âmes nouvelles comme elles portent la peine d’un péché étranger, au il créa celle du premier homme, mais qui point d’encourir la damnation, à moins que pensent qu’il les tire de l’âme d’Adam ou qu’il l’Eglise ne vienne à leur secours, puisqu'il les envoie comme d’une source première ou n’est pas en leur pouvoir de demander la grâce d’un trésor; nous leur répondons facilement du baptême. Ces milliers d’âmes d’enfants que que, même dans les six jours, Dieu tira beau­ la mort sépare du corps sans le pardon du sa­ coup de choses de ce qui était déjà créé, crement chrétien, par quelle équité seraient- comme il lira des eaux les oiseaux et les pois­ elles damnées, si, créatures nouvelles, elles ont sons, et de la terre les arbres, l’herbe, les ani­ été unies à des corps naissant sans aucun maux : mais il est manifeste qu’il fit alors des péché antérieur, mais par la volonté du Créa- choses qui n’existaient pas encore. Car il n’y avait ni oiseau, ni poisson, ni arbre, ni ani-

1 Jean , ni ,1 0 . — * Mattb. xxur, 8. — ' Exod. x v iu , 14-23. — * Act. x , 25-48.

1 Gen. il, 2.

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

435

mal; et on a raison d’entendre que Dieu se arts, a marqué pour la naissance et la mort des reposa de ces choses déjà créées, qui n’exis­ êtres des espaces de temps qui sont comme les taient pas et qu'il créa, c'est-à-dire qu'il cessa syllabes et les mots de cet admirable cantique de produire des créatures nouvelles. Mais des choses passagères ; il leur a donné plus ou maintenant soutenir que Dieu n’envoie pas moins de durée selon la modulation qu’il a les âmes qui déjà subsistaient dans je ne sais connue d’avance dans sa prescience éternelle. quel réservoir , qu’elles ne coulent point Je comprends dans cet ordre la feuille de l’ar­ comme des parcelles de Dieu même, qu’elles bre et le nombre de nos cheveux; combien ne proviennent point d'une première âme, plus y appartiennent la naissance et la mort de qu'elles n'ont point été enchaînées a des corps l'homme, à qui Dieu donne des jours plus ou en expiation de fautes antérieures, mais que moins nombreux selon ce qu’exige l'harmonie des âmes nouvelles sont créées pour chaque de l’univers ! 14. Les adversaires de cette opinion disent homme naissant, ce n’est pas dire que Dieu fait quelque chose qu’il n’avait point fait au­ encore : Tout ce qui a commencé dans le paravant. Car déjà, le sixième jour, il avait temps ne peut pas être immortel, parce que formé l'homme à son image, ce qui s'entend tout ce qui naît meurt et tout ce qui croit dé­ de lam e raisonnable. Maintenant il fait cela, cline; de cette manière ils veulent faire croire non pas en établissant ce qui n’était point, mais que ce qui fait l’immortalité de lam e humaine en multipliant ce qui était. De là il est vrai que c’est qu’elle a été créée avant tous les temps. Dieu se reposa en cessant de créer des choses Cette objection ne m ’inquiète pas; car pour ne qui n’étaient pas encore ; et il est vrai aussi pas parler d’autres choses, l’immortalité du qu’il agit jusque maintenant, non-seulement corps du Christ a commencé dans le temps, et en gouvernant ce qu'il a fait, mais en m ulti­ pourtant le corps du Christ ne m eurt plus, et pliant quelque chose de créé déjà. Par là, ou la mort n’aura plus d’empire sur lui *. de toute autre manière, nous sortons de la 15. Une autre difficulté ne m ’émeut pas en difficulté qu’on nous oppose au sujet du repos songeant à tout ce qu'on pourrait y répondre, du septième jour, pour nous empêcher de c'est celle que vous avez rappelée dans le livre croire à de nouvelles âmes, non pas tirées contre Ruftin : on jugerait indigne de Dieu de de l’àme du premier hom m e, mais créées donner des âmes pour des générations adultè­ res : par où on s’efforcerait d'établir qu’en ex­ comme elle. 13. On dit : Pourquoi Dieu crée-t-il des âmespiation de fautes commises dans une première pour ceux qu’il sait devoir sitôt mourir? Nous vie, les âmes peuvent être jetées dans les corps pouvons repondre que c’est pour convaincre comme en un cachot *. Vous avez répondu ou punir les parents de leurs péchés. Nous vous-même que le vice de la semence n'est pas pouvons bien aussi laisser cela à la sagesse de dans le froment qu’on se serait procuré par un ce Dieu qui a donné un cours si beau et si larcin , mais dans celui qui aurait volé le fro­ réglé à toutes les choses passagères du temps, ment, et que la terre ne devrait pas refuser la où sont comprises la naissance et la mort des chaleur de son sein parce que la main du se­ êtres vivants; mais nous ne pouvons pénétrer m eur serait impure : la comparaison est trèsces merveilles : si nous les comprenions, nous belle. Avant même que je l’eusse lue , je ne éprouverions une délectation ineffable. Ce n’est prenais déjà aucun souci de ces unions adul­ pas en vain que le Prophète, divinement ins­ tères dont on s’arme comme d’une difüculté , piré, a dit que « Dieu conduit les siècles avec voyant en général que Dieu fait sortir beau­ « harmonie 1. » C’est pour les avertir de celte coup de bien , même de nos maux et de nos grande chose que la bonté de Dieu a accordée péchés. Tout esprit religieux et sage qui consi­ aux mortels capables de raison, la musique, dère la création d'un animal quel qu’il so it, c’est-à-dire l’intelligence et le sentiment des chante les louanges de Dieu ; à plus forte rai­ belles modulations. Si un compositeur habile son voit-on éclater sa gloire dans la création de sait la durée que doivent avoir les sons pour l’homme. Si on demande pourquoi la création que leur succession fasse la beauté du chaut, à de ces âmes, la réponse la plus prompte et la plus forte raison Dieu, dont la sagesse par la­ meilleure c’est que toute créature de Dieu est quelle tout a été créé, est supérieure à tous les • Rom. VI, 9. 1 Is.

al,

26, selon les Septante.

* Saint Jérôme, contre Ruftin, livre 3.

i36

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

bonne. Et quoi de plus digne d’un Dieu bon titude avec lequel naissent certains enfants et que de faire ce qui est bon et ce que lui seul qui demeure comme caché dans leur premier peut faire ? âge, se montre quand ils sont grands. Parmi 10. Voilà ce que je réponds et d’autres cho­ eux il en est qui sont si dépourvus d’esprit et ses encore, comme je puis, à ceux qui s’effor­ de mémoire qu’ils ne peuvent pas apprendre cent de démolir celte opinion que les âmes les premiers éléments des lettres : on en ren­ sont créées pour chacun comme la première le contre même de si niais qu’il n’y a pas une fut pour le premier homme. Mais quand on grande différence entre eux et des bêtes : on a arrive aux peines des enfants, je suis, croyez- coutume de les appeler des bouffons. On ré­ moi, grandement embarrassé, et je ne trouve pondra peut-être : ce sont les corps qui font rien à répondre ; je ne parle pas seulement des cela. Mais est-ce que, selon l’opinion que nous peines qui suivent leur inévitable damnation voulons défendre, l’âme s’est choisie un corps, après cette vie s'ils meurent sans le sacrement et, en choisissant mal, s’est trompée? ou bien, de la grâce chrétienne , mais même de celles forcée , pour naître, d’entrer dans un corps , qu’ils souffrent en ce monde sous nos yeux : si n’a-t-elle trouvé que celui-là parce que tous les je voulais les énumérer, le temps me manque­ autres étaient pris par la multitude des âmes ? rait plutôt (pie les exemples. Ces enfants lan­ n’a t-elle pas pu se caser comme elle l’aurait guissent dans les maladies, sont déchirés de voulu, de même que, dans un spectacle où il y douleurs, torturés par la faim et la soif; ils a foule, on se place comme on peut? Pouvonssont estropiés, privés de l’usage de leurs sens, nous dire de telles choses et devons-nous les tourmentés par les esprits immondes. Il fau­ penser ? Enseignez-nous donc ce que nous de­ drait montrer comment ils souffrent tout cela vons dire et croire, afin de nous mettre en me­ justement. 11 n’est pas permis de dire, ou que sure de soutenir que de nouvelles ârnes sont ces choses arrivent sans que Dieu le sache, ou créées séparément pour chaque corps. qu’il ne peut pas résister aux auteurs de ces 18. J’ai dit quelque chose , dans mon ou­ maux, ou qu'il les fait ou permet injustement. vrage du Libre Arbitre, non pas sur la diffé­ Est-ce (pie nous pourrons dire de l’homme ce rence des esprits, mais sur les peines que les que nous disons des animaux sans raison, li­ enfants soutirent en cette vie ; voici ce passage vrés, pour leur usage, à des natures plus ex­ tiré du troisième livre; il ne me satisfait point cellentes quoique mauvaises, comme, dans dans la question qui nous occupe , et je vous l’Evangile, nous voyons des pourceaux concé­ dirai ensuite pourquoi : « Mais quant aux souffrances corporelles des dés a des démons et à leurs désirs 1 ? L’homme est un animal, mais raisonnable quoique mor­ « enfants, à un âge où ils ne peuvent commettel. C’est une âme douée de raison qui , dans « tre aucun péché , si leurs âmes n’existaient ce corps, est punie par de si grandes souffran­ « pas avant qu’ils devinssent des hommes , on ces. Dieu est bon, Dieu est juste, Dieu est tout- « a coutume de les plaindre davantage et avec puissant ; il serait insensé d’en douter. Disons « une sorte de pitié, en disant : Quel mal ontdonc que c’est avec justice que les enfants « ils fait pour souffrir ainsi ? comme si l’innosouffrent de si grands maux. Lorsque de plus « cence était un mérite, alors qu’il est imposâgés endurent des maux pareils , nous avons « sible de faire le mal 1 Dieu opère quelque coutume de dire que c'est une épreuve de leur « chose de bon en corrigeant les parents, et il vertu comme dans Joli, ou un châtiment de « les châtie par les douleurs et la mort des enleurs crimes comme dans Hérodc ; certains « fants qui leur sont chers : pourquoi ces peiexemples que Dieu a bien voulu mettre en lu­ « nés n’arriveraient-elles pas, puisqu’une fois mière nous aident à comprendre ce qui est « passées, elles sont comme non avenues pour obscur; mais ceci regarde ceux qui sont en « ceux qui les ont endurées, et que ceux pour âge de raison. Quoi répondre en ce qui louche « qui elles ont été permises , ou bien seront les enfants , si de grandes souffrances ne ser­ « meilleurs si, corrigés par ces peines tempovent pas à punir en eux des péchés, car à leur « relies, ils se décident à mieux vivre; ou bien « ils seront sans excuse au jour du jugem ent, âge il n’v a pas d’épreuve possible ? 17. Que dire de la ditlérence ou plutôt de« si les tourments de cette vie ne leur ont pas l'incapacité des intelligences? ce manque d’ap- « servi à souhaiter les félicités éternelles. Quant « à ces enfants dont les douleurs brisent la du* Matth. vin, 32.

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

« reté des parents, exercent leur foi ou éprou« vent leur compassion, qui sait ce que Dieu « leur réserve de bons dédommagements dans « le secret de ses jugements ? Ils n’ont rien fait « de bien , il est v ra i, mais pourtant ils ont « souffert sans avoir péché. Ce n’est pas en « vain que l’Eglise honore comme des martyrs « les enfants massacrés par Hérode, lorsque « celui-ci cherchait Notre-Seigneur Jésus« Christ pour le faire mourir » 19. Voilà ce que j ’avais dit, en voulant ap­ puyer le sentiment dont il s’agit en ce moment. Comme je l’ai marqué plus haut, n’importe où se trouvât la vérité dans les quatre opinions sur l’origine de l’âme, je m’efforcais de mon­ trer que la substance du Créateur est irrépro­ chable et bien éloignée de nos péchés. La vé­ rité ou la fausseté de l’une de ces quatre opi­ nions importait peu au but que je me proposais ; quelle que fût celle qui triomphât des autres dans une discussion plus approfondie , je de­ meurais en sûreté , puisque je prouvais que mon enseignement restait invincible avec tou­ tes. Aujourd'hui, si je puis, j ’en veux choisir une conformément à la droite raison ; or , en examinant de près le passage cité plus haut au profit de celle qui nous occupe, je ne le trouve pas solide. 20. Toute la force de cet endroit repose sur ces paroles-ci : « Quant à ces enfants dont les « douleurs brisent la dureté des parents, exer­ ce cent leur foi, ou éprouvent leur compassion, « qui sait tout ce que Dieu leur réserve de « bons dédommagements dans le secret de ses «jugements? » Mais je vois que cela se dirait avec raison de ceux qui, même sans le savoir, auraient souffert quelque chose de pareil poul­ ie nom du Christ ou pour la vraie religion, ou qui auraient déjà reçu le sacrement du Christ, parce que, s’ils ne sont membres du Médiateur unique, ils ne peuvent pas échapper à la dam­ nation : il leur accorderait ainsi un dédomma­ gement pour les afflictions qu’ils auraient sup­ portées ici-bas. Mais la difficulté subsiste si ou ne répond pas au sujet de ces enfants qui, après des douleurs violentes, expirent sans le sacre­ ment de la société chrétienne ; quel dédomma­ gement imaginer pour eux, puisque c’est la damnation qui les attend? J’ai parlé, dans le même livre, du baptême des enfants, non pas suffisamment, mais dans la mesure qui me paraissait convenir; j'ai dit que le baptême 1 Libre Arbitre. liv. 3, chap. xxm , n. 67.

437

profite, même aux enfants qui ne savent pas ce que c’est et n’ont point encore une foi qui leur soit propre : je n’ai pas cru devoir toucher à la damnation des enfants morts sans baptême, parce qu’il ne s’agissait point alors de ce qui nous occupe en ce moment. 21. Mais ne comptons pour rien, si on veut, ce que souffrent ces enfants dans une courte vie et ce qui ne revient plus une fois passé; pouvons-nous ne pas nous occuper sérieuse­ ment des paroles dans lesquelles l’Apôtre nous annonce « que la mort est entrée par un seul « homme, et, par un seul homme, la résur« rection des morts ; et que de même que tous « meurent en Adam, de même tous seront vivi« fiés en Jésus-Christ '? » Ces paroles aposto­ liques, divines et claires, nous font voir assez évidemment que nul ne va à la mort que par Adam, que nul n’ira à la vie éternelle que par le Christ. « Tous, tous, » dit saint Paul; c’est que de même que tous les hommes appar­ tiennent à Adam par la première génération, la génération charnelle, ainsi tous les hommes qui appartiennent au Christ arrivent à la seconde naissance, c’est-à-dire à la naissance spirituelle. Voilà pourquoi l’Apôtre dit « tous » d’un côté et de l’autre; c’est, encore une fois, que comme tous ceux qui meurent ne meurent que par Adam, ainsi tous ceux qui s< roui vivi­ fiés ne le seront que par le Christ. Aussi qui­ conque nous dit qu’on pourra, à la résui r a tion des m orts, être vivifié autrement que dans le Christ, doit être détesté comme la peste de notre foi commune; et quiconque soutient que les enfants morts sans baptême seront vivifiés dans le Christ, se met certainement en contra­ diction avec l’enseignement de l’Apôtre et con­ damne toute l’Eglise : ce qui fait qu’elle se hâte de baptiser les enfants, c’est quelle croit sans aucun doute qu’ils ne peuvent pas être vivifiés autrement que dans le Christ. Or, celui qui n’est pas vivifié dans le Christ demeure sous le coup de la condamnation dont parle l’Apôtre : « Par le péché d’un seul tous les hommes « tombent dans la damnation 2. » Toute l’Eglise croit que les enfants naissent coupables de ce péché, et vous-même, soit en répondant à Jovinien, soit dans vos commentaires du prophète Jouas, comme je l’ai dit plus haut, vous avez établi très-fidèlement cette vérité; vous avez dû le faire assurément en d’autres endroits de vos ouvrages que je n’ai pas lus ou dont je ne me 1 1 Cor. xv, 21 et 22. — 5 Kom. v, 18.

438

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

souviens pas. Je cherche donc la cause de cette fants se préoccupent, non pas de sauver leurs damnation dans les enfants, parce que, si leurs âmes, mais leurs corps? Le bienheureux Cyâmes sont nouvellement créées, je ne vois pas prien 1 n’a prescrit rien de nouveau, mais n’a de péché à cet âge, et parce que je ne crois pas fait que maintenir la foi de l’Eglise lorsque, que Dieu puisse damner une âme sans péché. redressant ceux qui pensaient qu’on ne devait 2-2. Peut-être dira-t-on que dans l’enfant la pas baptiser l’enfant avant le huitième jour de chair seule est la cause du péché, qu’une âme sa naissance, il a dit que ce n’est pas le corps, nouvelle est créée pour chacun afin qu'en mais l’âme qu’il fallait sauver, et il a jugé avec vivant selon les commandements de Dieu et quelques-uns de ses collègues dans l’épiscopat avec l’aide de la grâce du Christ il puisse que l’enfant pouvait être baptisé selon les céré­ acquérir pour sa chair m êm e, vaincue et sou­ monies requises, dès qu’il est venu au monde. mise, le bienfait de l’incorruptibilité; mais 24. Que chacun apprécie, comme il voudra, comme dans un enfant lam e ne peut pas une opinion de Cyprien où peut-être ce grand encore faire cela sans avoir reçu le sacrement homme n’aura-t-il pas vu ce qu’il fallait voir ; du Christ, elle obtiendra par cette grâce ce mais que personne ne s’écarte de la foi de qu’elle n’a pu obtenir encore par de bonnes l’Apôtre si clairement exprimée quand il en­ mœurs; et si elle s’en va de ce monde sans seigne que par la faute d’un seul, tous les le baptême, elle aura la vie éternelle d’où nul hommes tombent dans la damnation et que la péché ne la sépare, tandis que sa chair ne grâce seule de Dieu nous en délivre par Jésusressuscitera pas dans le Christ, dont elle n’a Christ Notre-Seigneur, dans lequel sont vivifiés pas reçu le sacrement avant de mourir. tous ceux qui le sont. Que le sentiment de 23. Voilà quelque chose d’inouï pour moi.personne ne s’éloigne de la constante pratique Mais ce que j ’ai entendu et ce que je crois, et de l’Eglise : on y baptiserait aussi les morts si c’est pour cela que j ’ai parlé, c’est que « l’heure on n’avait en vue que de sauver les corps des « est venue où tous ceux qui sont dans les toin- enfants. « beaux entendront sa voix ; et ceux qui auront 23. Cela étant ainsi, il faut chercher et trou­ « fait le bien en sortiront pour la résurrection ver la raison pour laquelle seraient damnées « de vie 1; » c’est la même résurrection dont des âmes nouvellement créées quand les en­ parle l’Apôtre : a Par un seul homme la résur- fants viendraient à m ourir sans le sacrement « reclion des morts ; » c’est la même résurrec­ du Christ; car la sainte Ecriture et toute l’E­ tion par laquelle « tous seront vivifiés dans le glise nous apprennent que les âmes des enfants « Christ. Mais ceux qui auront fait le mal res- morts sans baptême sont damnées. Si donc l’o­ « susciteront pour la condamnation *. » Quel pinion sur la création de nouvelles âmes ne sentiment faut-il suivre au sujet des enfants heurte pas cette foi fondamentale de l’Eglise , qui, avant de pouvoir faire le bien ou le mal, qu’elle soit la mienne : sinon, qu’elle ne soit sont morts sans baptême? On n’en dit rien ici. pas la vôtre. 20. Je ne veux pas qu’on me cite à l’appui de Mais si leur chair ne ressuscite point parce qu’ils n’ont rien fait de bien ni de mal, la chair cette opinion ce qui est écrit : a Celui qui a de ceux qui , après avoir reçu le baptême, « formé l’esprit de l’homme en lui-même ’ ; » meurent dans un âge où ils n’auront pu rien et encore : a Celui qui a formé en particulier faire de bien ni de mal, ne doit pas ressusciter a leurs cœurs ’. » Nous avons besoin de quel­ non plus. Mais si ceux-là ressuscitent avec les que chose de très-fort et d’irrésistible pour saints, c’est-à-dire avec les fidèles qui ont fait nous obliger à croire que Dieu puisse damner le bien ; avec qui ceux-ci ressusciteront-ils si ce des âmes sans péché. « Créer » vaut autant et n’est avec les méchants (pii ont fait le mal? plus peut-être que « former ; » et cependant il Nous ne devons pas croire qu’il y aura des est écrit : « Créez en moi un cœur pur, ô mon âmes qui ne reprendront pas leurs corps, soit « Dieu * ; » et ce passage ne peut pas vouloir pour la résurrection de vie, soit pour la résur­ dire que l’âme souhaite l’existence , avant rection de condamnation. Cette opinion, avant qu’elle soit quelque chose. De même donc que même qu’on la réfute, déplaît déjà par sa nou­ déjà existante elle est créée par un renouvelle­ veauté. Ensuite est il supportable d’imaginer ment de justice, ainsi déjà existante, elle est que ceux qui se hâtent de baptiser leurs en- formée en se conformant à la doctrine. Cette * Jean, Y, 28, 29. — ’ Ibid, v, 29.

*Lettre llx à Fidus.— *Zacharie, xii, 1.— *Ps. i a i i i , 15.— 4Ps. l , 12.

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

opinion que nous voudrions suivre n’est pas appuyée davantage par cet endroit de l’Ecclésiaste : « Alors la poussière retournera à la « terre comme elle y a été, et l’esprit retour« nera vers Dieu qui l’a donné 1 : » ces paroles favoriseraient plutôt ceux qui pensent que toutes les âmes proviennent d’une seule. De m êm e, diront-ils, que la poussière retourne à la terre comme elle y a été, et la chair, dont il s’agit ici, ne retourne pas à l'homme d’où elle tire son origine, mais à la terre d’où le premier homme a été fait; de même l’esprit, venu de l’esprit d’un seul, ne retourne pourtant pas à lui, mais au Seigneur qui le lui a donné. Ce passage, tout en prêtant quelque appui aux partisans de cette opinion, ne paraît pas cepen­ dant absolument contraire à l’opinion que je veux défendre , et je crois devoir avertir votre sagesse de ne pas employer des preuves sem­ blables pour chercher à me tirer de mes in­ certitudes. Mais quoique les souhaits de per­ sonne ne puissent faire que ce qui n’est pas vrai le soit, pourtant, si c’était possible, je dé­ sirerais que cette opinion fût conforme à la vé­ rité , comme je désire que vous l ’établissiez clairement et invinciblement, si elle est vraie. 27. La difficulté est la même pour ceux qui croient que Dieu envoie dans les corps les âmes déjà existantes ailleurs et mises en ré­ serve dès le commencement des œuvres di­ vines. On leur demandera également si des âmes pures viennent docilement où on les envoie , pourquoi elles seraient punies dans des enfants morts sans baptême. On est ainsi arrêté dans l’une et l’autre opinion. Ceux qui pensent que les âmes passent en des corps d’après leurs œuvres dans une première vie, s’imaginent sortir plus aisément de la difficulté. Ils disent que mourir en Adam c’est souffrir dans la chair tirée d’Adam ; ils ajoutent que la grâce du Christ délivre de cet état de péché les petits comme les grands. C’est vrai, c’est bien, c’est très-bien de dire que la grâce du Christ délivre ceux qui ont péché, les petits comme les grands ; mais je ne crois pas, je n’admets pas, je n’accorde pas que des âmes pèchent dans une première vie autre que celleci, et soient précipitées dans des prisons de chair. Prem ièrem ent, parce que les partisans de ce sentiment font aller et venir les âmes au milieu de je ne sais quels tours et détours, e t , après je ne sais combien de siècles, les font re* Eccléa. x u , 7.

439

tourner à ce fardeau d’une chair corruptible et à de nouvelles douleurs : je n’imagine rien de plus horrible que cette opinion. Je la repousse ensuite parce que, si cela était vrai, quel est le m o rt, quelque saint qu’il fût, dont l’avenir ne nous inquiéterait pas? Nous tremblerions qu’il ne péchât dans le sein d’Abraham et ne fût jeté dans les flammes du mauvais riche 1 ; pourquoi ne pourrait-il pas pécher après , s’il la pu avant cette vie ? Enfin, autre chose est d’avoir péché en Adam, « dans lequel tous ont « péché , » selon les paroles de l’Apôtre ; autre chose est d’avoir péché hors d’Adam je ne sais où , et d’être pour cela précipité comme en un cachot dans Adam, c’est-à-dire dans la chair issue d’Adam. Quant à cette opinion que toutes les âmes coulent d’une seule, je ne veux pas la discuter à moins d’y être obligé; et plût à Dieu que celle dont nous nous occupons en ce mo­ ment , si elle est conforme à la vérité, fût dé­ fendue par vous de façon à éviter cette néces­ sité ! 28. Malgré tous mes désirs et mes prières, malgré mes vœux les plus ardents pour que le Seigneur se serve de vous, afin de m ’ôter mon ignorance sur ce point, pourtant si, ce qu’à Dieu ne plaise, je ne l’obtenais pas, je deman­ derais au Seigneur de la patience : notre con­ fiance en lui ne nous permet pas de m urmurer, lors même qu’il ne nous ouvre pas quand nous frappons à la porte. Je me souviens de ce qui a été dit aux apôtres eux-mêmes : « J’ai à vous « dire beaucoup d’autres choses, mais vous ne « pourriez pas les porter à présent2. » Je prends ceci pour moi et je ne veux pas me plaindre de n'étre pas jugé digne de savoir ces choses : ce serait une raison pour en être plus indigne encore. Il est également beaucoup d’autres choses que j’ignore ; je ne pourrais ni les rap­ peler, ni les énumérer : ce dont il s’agit ici, je supporterais de ne pas le connaître, si je ne craignais que, dans ces opinions, il ne se glis­ sât, au fond des esprits imprudents, quelque chose de contraire à la foi. Mais avant de sa­ voir laquelle des quatre opinions mérite la préférence, j ’affirme sans témérité que l’opi­ nion conforme à la vérité ne saurait être en désaccord avec la foi ferme et inébranlable, par laquelle l'Eglise croit que les enfants ne peuvent être sauvés de la damnation que par la grâce du nom du Christ, déposée dans scs sacrements. * Luc, x v i, 22, 23. — 3 Je a n x v i, 12.

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉ R IE .

410

D'UN PASSAGE DE SAINT JACQUES.

LIVRE ou LETTRE CLXYII A SAINT JÉROME. (Année 415.)

Il s’agit ici du passage de l’épilre de saint Jacques, où il est dit : « Quiconque ayant gardé tout la loi la viole en un seul « point, est coupable comme s'il l'avait violée tout entière.» Saint Augustin demande à saint Jérôme l’explication de ce passage ; il en donne lui-mème un commentaire qu’il soumet au solitaire de Bethléem. Avant de présenter ce lumineux cl beau commentaire, il examine la doctrine des philosophes anciens et particulière­ ment des stoïciens sur les vertus et les vices. On voit ici le moraliste chrétien dans la sûreté et la profondeur de son juge­ ment.

1. Je vous ai écrit, mon vénérable frère Jé­ rôme, au sujet de l’origine de l’âme hum aine; je vous ai demandé, dans le cas où il serait vrai que Dieu crée de nouvelles âmes pour chacun de ceux qui naissent, où donc elles auraient contracté le péché que le sacrement de la grâce du Christ, comme nous n’en doutons pas, efface même dans les enfants nouveauxnés. Ma lettre étant déjà assez étendue, je n’ai pas voulu la charger d’autres questions. Mais plus une chose est pressante, moins il faut la négliger. Je viens donc vous prier et vous con­ jurer, au nom de Dieu, de m’expliquer, ce qui, je le pense, sera profitable à plusieurs; ou si l'explication est déjà faite par nous ou par d’au­ tres , de nous l’adresser. Il s'agit de savoir comment on doit entendre ces paroles de l’épître de saint Jacques : « Quiconque ayant a gardé toute la loi la viole en un seul point, o est coupable comme s’il l'avait violée tout a entière '. » C’est une question de si grande importance que je me ropens beaucoup de ne vous avoir pas déjà écrit sur ce point. 2. Il ne s’agit pas ici d’une première vie dont on ne se souvient plus, comme dans l’une des opinions sur l’origine de l’aine ; il s’agit de la vie présente et de ce (pie nous devons faire pour parvenir à la vie éternelle. Une bonne réponse que l’on raconte trouverait parfaite­ ment ici sa place. Un homme était tombé dans un puits ; la profondeur de l’eau le soutenait et le préservait de la m ort; il n’étouffait point assez pour ne pas pouvoir parler; un passant ' Jacq. II, 10.

s’arrête, le regarde et lui dit : Comment donc êtes-vous tombé là dedans? — Je vous en con­ jure, lui répondit le malheureux homme, oc­ cupez-vous de me tirer d’ici, et ne me deman­ dez pas comment j ’y suis tombé 1 La foi catho­ lique nous apprend et nous confessons que l’âme même d’un petit enfant doit être tirée du péché comme d’un puits; c’est assez pour elle que nous sachions comment on peut la sauver, lors même que nous ignorerions toujours comment elle est tombée dans ce malheur. Si j ’ai cru devoir chercher la vérité sur cette question, c’est de peur que l’une des opinions sur l’ori­ gine de l’âme ne nous entraînât imprudem­ ment à nier le péché originel et la nécessité d’en délivrer l’âme de l’enfant. C’est pourquoi tenons-nous d’abord fortement à cette vérité que l’âme de l’enfant doit être délivrée de l’é­ tat de péché et qu’elle ne peut l’être autrement que par la grâce de Dieu au nom de NotreSeigneur Jésus-Christ; puis, si nous pouvons connaître la cause et l’origine de ce péché, nous serons mieux en mesure de combattre les vains discours, non pas des raisonneurs, mais des chicaneurs ; et si nous ne pouvons pé­ nétrer ce secret, l’ignorance de l’origine du mal ne devra pas nous faire négliger le re­ mède miséricordieux de la grâce chrétienne. Notre avantage contre ceux qui croient savoir ce qu’ils ne savent pas, c’est que nous n’igno­ rons pas notre ignorance. Car autre chose est ce qu’il est mal de ne pas connaître ; autre chose est ce qu’on ne peut pas ou ce qu’on n’a pas besoin de savoir ou qui ne sert de rien pour la vie que nous cherchons : mais ce que je demande en ce moment sur l’épître de l’a­ pôtre saint Jacques va droit à la vie présente où nous nous appliquons à plaire à Dieu pour mériter de vivre toujours. 3. Dites-moi donc, je vous en conjure, com­ ment il faut entendre ce passage : «Quiconque « ayant gardé toute la loi la viole en un seul « point, est coupable comme s’il l’avait violée « tout entière. » Est-ce que celui qui aura volé, ou même celui qui aura dit au riche : « As«seyez-vous; » au pauvre : « Restez debout, » seracoupahle d’homicide, d’adultère, de sacri­ lège? Et s’il n’en est point ainsi, commentcelui qui viole la loi en un seul point devient-il cou­ pable comme s’il l’avait violée tout entière? Ce que saint Jacques a dit du riche et du pauvre ne doit-il pas être compris dans ces choses dont la violation partielle équivaut à la violation de

DEPUIS LÀ CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

toute la loi ? Mais rappelons-nous la manière dont le sentiment de l’Apôtre est amené, com­ ment il découle et s’enchaîne : « Mes frères, a dit-il, n’ayez pas foi en Jésus-Christ, notre « Seigneur de gloire, en faisant acception de « personnes. Car s’il entre dans votre assem« blée un homme qui ait un anneau d’or et un « habit magnifique, et qu’il y entre aussi un « pauvre avec un habit misérable, et qu’ara rêtant la vue sur celui qui est magniûquea ment vêtu, vous lui disiez : assieds-toi ici à « ton aise; et que vous disiez au pauvre : reste« là debout ou assieds-toi à mes pied-. : n’est« ce pas là juger en vous-mêmes entre l’un et a l’autre, et n’êtes-vous pas des juges pleins de a pensées injustes? Ecoulez, mes frères biena aimés : est-ce que Dieu n’a pas choisi lespaua vres en ce monde pour les rendre riches a dans la foi et héritiers du royaume qu’il a a promis à ceux qui l’aiment? Et vous, vous a déshonorez le pauvre ! » C’est-à-dire qu’on déshonore le pauvre en lui disant : a Reste-là a debout, » tandis qu’on dit à celui qui a un anneau d’or : a Toi, assieds-toi ici à ton aise. » L’Apôtre ajoute ensuite, en développant mieux son sentiment : a Ne sont-ce pas les riches qui a vous oppriment par leur puissance, et vous a traînent devant les tribunaux? Ne blasphèa ment-ils pas le saint nom qui est invoqué sur a vous? Si vous accomplissez la loi royale de a l’Ecriture : Aime ton prochain comme toi­ ts- même, vous faites bien : mais si vous faites a acception des personnes, vous commettez un a péché, et vous êtes condamnés par la loi a comme transgresseurs. » Voyez comme l’A­ pôtre appelle transgresseurs de la loi ceux qui disent au riche : a Assieds-toi ici, » et au pau­ vre : a Reste-là debout. » Et pour qu’on ne crût pas que ce fût un petit péché que de vio­ ler la loi en ce seul point, voyez comme il ajoute : a Quiconque ayant gardé toute la loi a la viole en un seul point, est coupable comme a s’il l’avait violée tout entière. Car celui qui a a dit : Tu ne commettras pas d’adultère, a dit a aussi : Tu ne tueras pas. Si donc vous ne a tuez pas, mais que vous commettiez un adula tère, vous devenez transgresseur de la loi. » L’Apôtre avait déjà dit : a Vous êtes condamnés a par la loi comme transgresseurs. » Cela étant ainsi, il résulte, à moins qu’on ne montre qu’il faut l’expliquer d’une autre façon, que celui qui aura dit au riche : a Assieds-toi ici, » et au pauvre : a Reste-là debout, » ne rendant

Ail

point à celui-ci le même honneur qu’à celuilà, sera idolâtre, blasphémateur, adultère et homicide, et, pour ne pas allonger en énumé­ rant tous les préceptes, coupable de tous les crimes : car a ayant violé la loi en un point, il a est coupable comme s’il l’avait violée tout a entière. » 4. Mais dira-t-on que celui qui a une vertu les a toutes, et que celui à qui il en manque une n’en a aucune? si cela est vrai, cela con­ firme la parole de saint Jacques. Pour moi je veux qu’on l’explique et non pas qu’on la con­ firme; elle a par elle-même, parmi nous chré­ tiens, plus d’autorité que toutes les paroles des anciens philosophes. Et quand meme ce senti­ ment serait vrai pour les vertus et les vices, ce ne serait pas une raison pour que tous les pé­ chés fussent égaux. Autant que je puis m’en souvenir, car ces choses se sont effacées de mon esprit, il a plu à tous les philosophes d’établir cette inséparabilité des vertus, parce qu’ils regardaient toutes ces vertus nécessaires pour une bonne et droite vie. Mais les stoïciens seuls ont osé soutenir l’égalité des péchés con­ tre le sentiment de tout le genre hum ain; ap­ puyé sur les saintes Ecritures, vous leur avez démontré très-clairement leur erreur dans la personne de ce Jovinien 1 qui sur ce point était stoïcien, mais qui était épicurien dans sa ma­ nière de rechercher et de défendre les voluptés. Vous avez prouvé avec évidence, dans cette magnifique et mémorable dissertation, que la doctrine de l’égalité des péchés n’est pas d’ac­ cord avec nos auteurs canoniques ou plutôt avec la Vérité elle-même qui a parlé par leur bouche. Et quand ce sentiment sur les vertus serait vrai, nous ne serions pas pour cela obli­ gés de reconnaître l’égalité de tous les péchés : c’est ce que, Dieu aidant, je m’efforcerai de faire voir, autant que je le pourrai ; si j ’y par­ viens, vous m ’aprouverez ; là où je resterai insuffisant, vous suppléerez à mon défaut. 5. Ce qui fait dire que celui qui a une vertu les a toutes et qu’elles manquent toutes à qui manque d’une seule, c’est que la prudence ne saurait être ni lâche, ni injuste, ni intempérante; car si quelque vice de ce genre s’y mêlait, ce ne serait plus la prudence. Or si, pour être la prudence, il faut qu’elle soit forte, juste, tem­ pérante, elle aura avec elle les autres vertus. C’est ainsi que la force ne peut être ni impru­ dente, ni intempérante, ni injuste; c’est ainsi * Saint Jérôme, livre u contre Jovinien.

442

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

qu’il est nécessaire que la tempérance soit pru­ dente, forte et juste, et que la justice n’est pas la justice si elle n’est pas prudente, forte et tempérante. De sorte que là où se trouve l'une d’elles, les autres s’v trouvent également ; là au contraire où les autres manquent, celle que l’on croit voir n'est pas véritable, quoiqu’elle ait les apparences d’une vertu. 6. Car il y a, vous le savez, certains défauts ouvertement contraires aux vertus, comme l’im­ prudence à la prudence. Il y en a quelquesuns qui sont contraires aux vertus, unique­ ment parce qu’ils sont des défauts, quoiqu’ils aient avec elles une fausse ressemblance : il en est ainsi, non pas de l’imprudence, mais de la finesse à l’égard de la prudence. J’entends ici la finesse comme on l’entend le plus souvent, en mauvaise part, et non pas dans le sens de l’Ecriture qui souvent la recommande : « Soyez « fins comme les serpents1; » et encore : « pour « que la finesse soit donnée aux innocents *. » Un éloquent écrivain de la langue romaine a pris la finesse en bonne part quand il a dit en parlant de Catilina : « La finesse ne lui man« quait point pour pénétrer les desseins ennemis «ni l’artifice pour s’en préserver; » mais ce sens-là, très-rare parmi les auteurs anciens, est très-fréquent parmi les nôtres. De même, pour ce qui concerne la tempérance, la prodigalité est ouvertement contraire à l’économie ; et la sordide avarice (pii est un vice, a quelque chose de semblable à l’économie, non pas dans sa nature, mais par une trompeuse apparence. Ainsi, par une différence manifeste, l’injustice est contraire à la justice; mais le désir de se venger se présente d’ordinaire comme une imi­ tation de la justice; c’est pourtant un vice. La lâcheté est très-clairement contraire à la force; mais la dureté, qui en est loin par sa nature, en prend les dehors. La constance est une cer­ taine portion du courage; l’inconstance en est bien loin et c’est tout l’opposé; mais l’opiniâ­ treté atrecte des airs de constance et n’en est pas; celle-ci est une vertu, l’autre un défaut. 7. Pour ne pas citer les mêmes choses, choi­ sissons un exemple qui puisse nous aider à comprendre tout le reste. Catilina, comme en ont écrit ceux qui ont pu le connaître, pouvait supporter le froid, la soif, la faim; il endurait les privations, les intempéries, les veilles à un point qui surpassait toute croyance, et a cause de cela il se regardait et on le regardait 1 Matth.

J,

16. — 1 Prov. i, 4.

comme un homme doué d’une grande force ’. Mais celte force n’était pas prudente, car il choisissait le mal au lieu du bien; elle n’était pas tempérante, car il se souillait par les plus honteuses débauches; elle n’était pas juste, car il conjurait contre sa patrie. C’est pourquoi cette force n’en était pas une; c’était de la du­ reté : pour tromper les sots, elle prenait le nom de la force. Si c’eût été de la force, c’eût été une vertu, et non pas un vice; mais si c’é­ tait une vertu, les autres la suivraient toujours comme des compagnes inséparables. 8. Maintenant si on entreprend de montrer que tous les vices se trouvent là où il y en a un, et qu’il n’y aura pas de vices là où l’un manquera, ce sera une tâche laborieuse, parce qu’il y a toujours deux vices opposés à une vertu, celui qui lui est ouvertement contraire et celui qui affecte de lui ressembler. Ainsi chez Catilina on voyait bien ce que c’était que cette fausse vertu qu’il donnait pour de la force et qui n’en était pas, car il n’avait point avec lui les autres vertus : toutefois, on persuade­ rait difficilement qu’il y eût de la lâcheté là où se rencontrait l’habitude de tout supporter *, à un point qui surpasse toute croyance. Mais peutêtre, en regardant plus à fond, cette dureté elle-même paraîtra de la lâcheté, parce que Catilina avait négligé de travailler par les bons moyens à acquérir la vraie force. Cependant ceux-là sont audacieux qui ne sont pas timides, et ceux-là sont timides auxquels manque l’au­ dace, et des deux côtés il y a un vice; car celui qui est fort de la vraie force n’ose pas avec au­ dace et n’a pas peur à la légère. Nous sommes donc forcés d’avouer que les vices sont en plus grand nombre que les vertus. 9. Parfois il arrive qu’un vice en fait partir un autre; ainsi l’amour de l’argent s’enfuit de­ vant l’amour de la gloire. Une autre fois un vice s’en va et fait place à plusieurs autres ; ainsi un homme intempérant qui deviendra sobre pourra obéir aux inspirations de l’avarice et de l’ambition. Des vices peuvent donc succé­ der à des vices, et non à des vertus ; nouveau motif de soutenir que leur nombre est plus grand. Pour la v ertu , du moment qu’elle se montre, les autres la suivent, et tous les vices qui étaient là s’éloignent ; car tous ne s’y trouvaient pas, mais se succédaient, tantôt à 1 Sallust. Guerre de Catilina. J Ou ne pourrait pas non plus accuser Catilina de lâcheté après avoir vu sa mort dans le récit de Salluste.

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

nombre égal et tantôt en moindre ou en plus grand nombre. 10. Il faudrait chercher avec plus de soin les choses se passent ainsi. Car ce n’est pas une bouche divinement inspirée qui a dit : Celui qui a une vertu les a toutes, et celui-là n’en a aucune à qui l’une d’elles manque ; ce sont des hommes qui ont pensé cela, très-habiles et trèsappliqués, il est vrai, mais cependant ce sont des hommes. Moi je ne sais pas comment je pourrais dire, non pas qu’un mari dont le nom est l’origine même du nom de la vertu ’, mais qu’une femme fidèle à son mari, si elle agit en vue des commandements et des promesses de Dieu et si c’est d’abord à Dieu qu’elle veuille être fidèle, n’a pas la chasteté ou que la chas­ teté n’est pas une vertu ou n’en est qu’une petite; même chose d’un mari à l’-'gard de sa femme; et toutefois il y a bien dmn&aris et des femmes semblables que je ne croirais point sans quelque péché, et ce péché, A-Vel qu’il pût être, proviendrait de quelque Jvce. Ainsi donc la chasteté conjugale, qijè1*est assurément une vertu dans les mari«s ./-res femmes d’une vie chrétienne, car on ne dira pas qu’elle n’est rien i s t un vice, n’a pas avec elle tomesTe.. ..tus. Car si toutes y étaient, il n’y aurait aucun vice'; pas de vice, pas de péché : or qui est sans quelque péché? Qui donc est sans quelque vice, c’est-à-dire sans un certain foyer, une certaine racine de péché, lorsqu’on entend celui qui se reposait sur le sein du Sei­ gneur s’écrier : « Si nous disons que nous « n’avons pas de péchés, nous nous trompons « nous-mêmes, et la vérité n’est point en « nous *? » Ceci n’a pas besoin d’un long déve­ loppement auprès de vous; mais je le dis pour d’autres qui le liront peut-être. Vous l’avez prouvé vous-même par les saintes Ecritures dans votre célèbre ouvrage contre Jovinien; vous citez, de cette même épître de saint Jacques que nous cherchons en ce moment à comprendre, le passage suivant : « Nous pé« chons tous en beaucoup de choses ’. » Cet apôtre du Christ qui parle ne dit pas : vous pé­ chez, mais « nous péchons. » Il avait dit pré­ cédemment : « Quiconque ayant gardé toute « la loi la viole en un seul point est coupable « comme s’il l’avait violée tout entière; » ici il ne dit plus en un seul point, mais « en plu1 Virum, a quo denominata dicitur virtus. * 1 Jean, i, 8. * Jacq. ni, 2.

443

« sieurs; » il ne dit pas que quelques-uns, mais que «tous» pèchent. si 11. A Dieu ne plaise qu’un fidèle puisse croire que tant de milliers de serviteurs du Christ, qui se disent sincèrement pécheurs de peur de se tromper eux-mêmes et de n’avoir plus en eux la vérité, n’aient aucune vertu ! Car c’est une grande vertu que la sagesse ; la Sagesse elle-même a dit à l’homme : « Voilà « que la sagesse est de la piété '. » A Dieu ne plaise que nous disions que de si grands fidèles et des hommes de Dieu si pieux n’aient pas la piété que les Grecs appellent sùa^Emv ou mieux encore 8«aépsiav : qu’est-ce que c’est en effet que la piété, si ce n’est le culte de Dieu? et par où est-il adoré si ce n’est par l’amour? C’est pourquoi la charité qui part d’un cœur pur, d’une bonne conscience et d’une foi non feinte, est une grande et véritable vertu, parce qu’elle est elle-même la fin de la loi5. C’est avec raison qu’on a dit qu’elle « est forte comme la mort ’,» soit parce que personne ne peut la vaincre comme la mort, soit parce que la mesure delà charité en cette vie est d’aimer jusqu’à la mort, selon ces paroles du Seigneur : « Nul ne peut « donner un plus grand témoignage d’amour « que de donner sa vie pour ses amis *; » soit plutôt parce que, de même que la mort arrache l’âme aux sens du corps, ainsi la charité l’arrache aux concupiscences de la chair. La science, quand elle est utile, sert la charité, car sans elle la science enfle le cœur 5, mais là où la charité édifie, la science ne trouve plus rien de vide qu’elle puisse enfler. Joh nous a appris ce que c’est que la science utile ; après nous avoir dit que la sagesse est de la piété, il ajoute : « s’abstenir de ce qui est mal, c’est la vraie science. » Pourquoi donc ne disons-nous pas que celui qui a cette vertu les a toutes, puisque la plénitude de la loi c’est la charité8? Plus elle éclate dans un homme , plus cet homme a de la vertu ; il a moins de vertu s’il a moins de charité, car la charité est elle-même la vertu ; et là où la vertu est moindre, les vices abondent davantage. Là donc où la cha­ rité sera pleine et parfaite, plus rien du vice ne subsistera. 12. C’est pourquoi les stoïciens me paraissent se tromper en soutenant qu’on n’a pas du tout la sagesse, lorsqu’on y fait des progrès, mais 1 Job, xxvm , 28, selon les Septante. * l Tira, i, 5. — ' Cant. vin, 6. — 4 Jean, xv, 13.— 1. — * Rom. xin, 10.

I Cor. vin,

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉ R IE ,

i4 i

qu’on l’a quand on a atteint l’entière perfec­ qui a été l’occasion de la question que je viens de tion ; ils ne nient pas ces progrès, mais ils ne traiter, je vais le reprendre et conclure. Lors veulent pas qu’on puisse être en aucune ma­ même qu’il serait vrai que celui qui a une vertu nière appelé sage, si, sorti de je ne sais quelles les a toutes et que celui-là n’en a aucune à qui obscures profondeurs, on ne s’élance pas tout l’une d’elles manque, il ne s’en suivrait pas que à coup au milieu des libres et lumineuses ré­ les péchés fussent égaux. De ce qu’il n’y a rien gions de la sagesse. Qu’importe à l’homme qui de droit, là où il n’y a aucune vertu, cen’est pas se noie d’avoir de l’eau sur la tète à une pro­ une raison pour qu'il n’y ait pas de degré dans fondeur de plusieurs stades, ou d’une palme, la dépravation et la tortuosité. Mais (je crois ou d’un pouce? Ainsi, d’après les stoïciens, ceci plus vrai et plus conforme aux Livres ceux qui tendent vers la sagesse s’avancent saints), il en est des mouvements de l’ànie comme s’ils montaient du fond d’un gouffre comme des membres du corps ; non pas qu’on vers l'air ; mais ils n’auront pas la vertu et ne les voie dans des lieux, mais on les sent par seront pas sages avant de s’être complètement les impressions. Or parmi les membres du dégagés de la folie comme d'une masse d’eau corps, l'un est plus éclairé, l’autre moins, un qui les étouffe; mais du moment qu’ils y au­ autre reste dans une complète obscurité, voilé ront échappé, ils posséderont toute la sagesse, par un corps ténébreux ; de même un homme sans le moindre vestige de folie, qui puisse qui aurat la charité en montrera plus ou produire aucun péché. moins dam iels ou tels actes, et en d’autres 13. Cette comparaison où la folie est commepas du tout; on peut donc ainsi dire qu’il a une eau profonde et la sagesse comme l’air une vertu et pas une autre, l’une plus, qu'on respire, et qui nous montre l ame échap­ l’autre moins. Cantons pouvons bien dire : la pant à ce qui étouffe, pour monter tout à coup charité est plus g r& t^ d an s celui-ci que dans vers les hautes régions, ne me semble pas as­ celui-là ; il y en a un- ,v o dans celui-ci, pas du sez conforme à l’autorité de nos Ecritures. tout dans celui-là, autan* que cela appartient J’aime mieux la comparaison du vice ou de la à la charité qui est la piété mcikc. Waiss pou­ folie avec les ténèbres, et de la lumière ou de vons dire aussi d’un même homme cfa ua-plus la sagesse avec la lumière, autant que ces de chasteté que de patience, et qu’il en a plus images corporelles peuvent s’appliquer aux aujourd’hui qu’hier s’il fait des progrès, qu’il choses de pure intelligence. On n’arrive pas à n’a pas encore la continence et que sa misé­ la sagesse comme on sort du fond de l’eau pour ricorde n’est pas petite. respirer pleinement aussitôt, mais comme on 15. Et pour exprimer plus complètement et passe des ténèbres à la lumière, en s’éclairant plus brièvement ce que j ’entends par la vertu, peu à peu ; et jusqu’à ce qu’on le soit complè­ en ce qui touche la droite vie, je dirai que la tem ent, on est semblable à un homme qui sort vertu est la charité qui nous fait aimer ce qu’il d’une caverne profonde, et que la lumière nous faut aimer. Elle est plus grande dans les éclaire insensiblement à mesure qu’il avance uns, moindre dans les autres, nulle chez d’au­ du côté de la porte : il y a à la fois autour de tres; personne ne l’a en tonte perfection et à un si lui les lueurs du jour vers lequel il marche et haut degré qu’elle ne puisse s’accroître, tant quelque chose de l’obscurité du lieu d’où il que l'homme est sur la terre ; mais tant qu’elle s’éloigne. C’est pourquoi, nul homme vivant peut s’accroître et qu’elle est moindre qu’elle ne sera justifié devant Dieu *, et cependant le ne devrait être, il y a là une imperfection qui juste vit de la foi 1 ; et les saints sont revêtus tient du vice. C’est à cause de ce vice qu’il de justice 3, l’un plus, l’autre moins; et per­ n’est pas en ce monde un juste qui fasse le sonne ici-bas ne vit sans péché, les lins plus, bien sans pécher', et que nul homme vivant les autres moins : le meilleur est celui qui pè­ ne sera justifié devant Dieu. C’est à cause de che le moins. ce vice (pie si nous disons que nous n’avons \ t. Mais pourquoi, oubliant à qui je parle, [tas de péché, nous nous trompons nous-mêmes, fais-je ici le docteur, tandis que j ’expose dans et la vérité n’est pas en nous s. C’est pourquoi cette lettre ce que je voudrais apprendre de aussi, quelque progrès que nous fassions, il vous ? mais parce, que j ’avais résolu de voussou- faut ([uc nous disions toujours : « Pardonnczmettre mon sentiment sur l’égalité des péchés « nous nos offenses3, » quoique tous les péchés, * Fs.

cxlii,

2. — 1 Habac., n, 4. — 1 Job,

xxlx,

14.

1 III Rois,

vjii,

46. — 1 I Jean, i, 8. — * Matth. vi, 12.

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

en paroles, en actions, en pensées, aient été effacés par le baptême. Celui qui voit bien dé­ couvre donc comment, quand et oii on peut espérer cette perfection à laquelle il n’y ait plus rien à ajouter. Mais si la loi n’existait pas, où donc l’homme pourrait-il se reconnaître avec certitude et savoir ce qu’il doit éviter, vers quel but il doit diriger scs efforts, de quoi il doit rem ercier, ce qu’il doit demander ? C’est pourquoi l’utilité des préceptes est grande, si on fait toujours à la grâce de Dieu une part plus grande qu’au libre arbitre. 16. Cela étant, comment sera-t-on coupable de la violation entière de la loi, si on la viole en un seul point? N’est-ce pas parce que la plénitude de la loi c’est la charité par laquelle on aime Dieu et le prochain, ce qui comprend la loi et les prophètes et qu’avec raison on devient coupable de la violation totale, quand on enfreint le précepte d’où tous les autres dépendent? Personne ne pèche sans manquer à la charité. « Tu ne commettras pas d’adultère, « pas d’homicide, tu ne voleras pas, tu ne con­ te voiteras pas ; » ces commandements et d’autres encore sont compris dans ces paroles : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même, « l’amour du prochain ne fait pas le mal. » Mais la « plénitude de la loi, c’est la charité5; » personne n’aime son prochain sans aimer Dieu, et en aimant le prochain comme soi-même, il le pousse autant qu’il le peut, à aimer égale­ ment Dieu; et s’il n’aime Dieu, il n’aime ni soi-même ni le prochain. C’est ainsi que qui­ conque ayant gardé toute la loi, la viole en un seul point, est coupable comme s’il l’avait violée tout entière, parce qu’il a péché contre la charité, d’où toide la loi dépend. 11 devient coupable de tout, en péchant contre une vertu d’où tout dépend. 17. Pourquoi donc ne dit-on pas que les péchés sont égaux? Est-ce par hasard parce que celui qui pèche plus gravement pèche davantage contre la charité et qu’un moindre péché y porte une moindre atteinte? Pour un seul que l’on commette on devient coupable de tous les péchés, mais on est plus coupable selon la gravité ou le nombre des fautes ; on l’est moins si les fautes sont, légères ou en petit nombre. La culpabilité est toujours propor­ tionnée aux péchés, et toutefois, même en violant la loi sur un seul point, on estcoupable comme si on l’avait violée tout entière, parce ‘ Matth. x x u , 40. — * Rom . XIII, 9, 10.

■445

qu’on a péché contre la vertu d’où tout dépend. Si cela est vrai, on explique du même coup cet endroit de l’apôtre saint Jacques : «Nous « péchons tous en beaucoup de choses '. » Car tous nous péchons, mais l’un plus gravement, l’autre plus légèrement: plus grand pécheur si l’on aime moins Dieu et le prochain ; moins pécheur si pour Dieu et pour le prochain l’on a une charité plus grande. On sera donc d’au­ tant plus plein d’iniquité qu’on sera plus vide de charité. Et nous sommes parfaits dans la charité quand il ne reste plus rien de notre infirmité. 18. Je ne pense pas que ce soit un péché léger que de joindre l’acception des personnes à notre foi chrétienne, si nous l’appliquons aux dignités ecclésiastiques; qui souffrira que pour une dignité dans l’Eglise on choisisse un riche au lieu d’un pauvre plus instruit et plus saint? S’il s'agit des assemblées de tous les jours, qui est-ce qui ne pèche pas en cela ? Et l’on pèche si en soi-même on juge que celui-ci est meil­ leur que l’autre en tant qu’il est plus riche. C’est ce que semble signifier cette parole de saint Jacques : « Ne jugez-vous pas en vous« mêmes, et n’ètes-vous pas des juges pleins « de pensées injustes ? » 19. La loi de liberté est donc la loi de charité dont l’Apôtre dit : « Si vous accomplissez cette « loi royale de l’Ecriture : Tu aimeras ton pro« cliain comme ioi-mème, vous faites bien ; « mais si vous faites acception de personnes, « vous commettez un péché, et vous êtes con« damnés par la loi comme transgresseurs. » Après ce passage très-difficile à comprendre, et sur lequel j ’ai suffisamment énoncé mon sen­ tim ent, l’Apôtre rappelle cette même loi de liberté : « Parlez et agissez, dit-il, comme de« vant être jugés par la loi de liberté. » Et comme précédemment il avait dit que « nous « péchons tous en beaucoup de choses, » il nous fait souvenir du remède du Seigneur, pour les blessures, même les plus légères, que notre âme reçoit chaque jour : « Un jugement « sans miséricorde attend celui qui n’aura pas « fait miséricorde. » Le Seigneur en effet a dit dans l’Evangile : « Pardonnez, et il vous sera « pardonné; donnez et il vous sera donné*. La « miséricorde, poursuit l’Apôtre, s’élève au« dessus du jugement. » Il ne dit pas que le jugement est vaincu par la miséricorde, car elle n'est pas opposéeau jugement, mais qu’elle * Jacq. ni, 2. — * Luc, vi. 37, 38.

446

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

« s’élève au-dessus, » parce que plusieurs sont recueillis par miséricorde, mais ce sont ceux qui ont fait miséricorde. « Bienheureux les « miséricordieux, parce que Dieu aura pitié « d'eux ' ! » 20. Il est juste qu’il leur soit pardonné , car ils ont pardonné , et qu'il leur soit donné, car ils ont donné. En effet, Dieu est miséricordieux quand il juge et juste quand il fait miséri­ corde. C’est pourquoi on lui dit : « Je chante« r a i, Seigneur, votre miséricorde et votre « justice *. b Celui qui se croit trop juste pour avoir besoin d’être jugé avec miséricorde et qui pense pouvoir attendre en toute sûreté, s’expose à la juste colère que redoutait celui qui disait : « N’entrez pas en jugement avec « votre serviteur \ » C’est pourquoi il a été dit à un peuple rebelle : a Pourquoi voulez-vous « contester avec moi *? » Lorsque le Roi juste sera assis sur son trône, qui se vantera d’avoir le cœur pur ou d’être exempt de tout péché ? Que faudra-t-il espérer, sinon que la miséri­ corde s’élève au-dessus du jugem ent? Ce sera au profit de ceux qui auront fait miséricorde et qui auront dit en toute sincérité : « Pardon« nez-nous nos offenses comme nous pardon« nons : » au profit de ceux qui auront donné sans m urm urer contre le pauvre ; car Dieu aime celui qui donne avec joie '. A la fin, saint Jacques parle des œuvres de miséricorde pour consoler ceux qu’il avait épouvantés. 11 dit comment on expie chaque jour ces fautes quo­ tidiennes dont nul n’est exempt ici-bas. Il craint que l’homme , coupable de la violation de toute la loi dès qu’il l’a violée en un seul point, après avoir enfreint plusieurs préceptes, car /lotis péchons en beaucoup de choses, n’ar­ rive au tribunal du Juge suprême chargé d’un amas de fautes peu à peu entassées, et ne trouve pas la miséricorde qu’il n’aurait pas faite luimême. 11 veut qu’en pardonnant et en don­ nant il mérite que ses péchés lui soient pardonnés, et qu’à son égard s’accomplissent les promesses de Dieu 1 21. J’ai dit beaucoup de choses q u i, peutêtre, vous ont ennuyé , tout en recevant votre approbation ; vous n’attendiez pas qu’on vous les apprît, vous qui avez coutume de les ensei­ gner. S’il s’y rencontre pour le fond (car le soin du langage m ’occupe peu), s’il s’y ren­ contre, dis-je, quelque chose qui choque votre * M atth. v, 7. — • Ps. c , 1. — 1 Ibid. c x l ii , 2. — * Jérém . il, 29. — 1 II C or. ix , 7.

science, je vous prie de m’en avertir dans votre réponse et de ne pas craindre de me re­ prendre. Malheureux est celui qui n’honore pas les grands et saints travaux de vos éludes, et n’en rend pas grâce au Seigneur notre Dieu qui vous a fait ce que vous êtes ! Comme je dois apprendre plus volontiers de qui que ce soit ce que j ’ignore que je ne dois être pressé d’enseigner ce que je sais, combien dois-je mieux aimer recourir à votre charité, à vous dont la science, au nom et à l’aide du Seigneur, a fait plus qu’on n’avait jamais fait auparavant pour l’étude des saintes lettres dans la langue latine 1 Je tiens surtout à l’explication de ce passage : « Quiconque ayant gardé toute la loi, « la viole en un seul point, est coupable comme « s’il l’avait violée tout entière ; » si votre charité connaît une meilleure manière que la mienne d’entendre, je vous conjure, au nom du Seigueur, de vouloir bien me la communi­ quer. LETTRE CLXVIII. (A nnée 115.)

Timase et Jacques, deux jeunes hommes, nobles et lettrés, s’étaient laissé prendre aux doctrines de Pélage et avaient eu le bonheur d’élre éclairés par saint Augustin. Ils envoyèrent à l’évêquc d’Hipponc un ouvrage du novateur breton, en forme de dialogue, où la grâce chrétienne recevait de graves atteintes; ils priaient le saint docteur de réfuter cet ouvrage. C’est ce que fit saint Augustin par son livre De l u N a t u r e e t d e In G r â c e ' ; il en adressa une copie à Timase et à Jacques, et ceux-ci écri­ virent à Tévèque d’Hippone uue lettre de rcmercimcnt : c’est la lettre qu’on va lire, tirée des Gestes de P é l a g e . TIMASE ET JACQUES A L’ÉVÉQUE AUGUSTIN, LEUR SEIGNEUR VÉRITABLEM ENT BIENHEUREUX ET LEUR VÉNÉRABLE P È R E , SALUT DANS LE SEIGNEUR.

La grâce de Dieu, au moyen de votre parole, bienheureux seigneur et vénérable Père , no usa tellement fortifiés et renouvelés, que nous avons dit comme de véritables frères: « 11 a envoyé sa « parole et les a guéris s. » Votre sainteté a en quelque sorte vanné avec tant de soin le texte de cet ouvrage , que nous trouvons, à notre grande surprise, une réponse ù chaque détail , à chaque subtilité, soit dans les choses qu’un chrétien doit rejeter, détester et fuir, soit dans celles où l’auleur n’a pas positivement erré , quoique lui-même, par je ne sais quelle ruse, aboutisse à la suppression de la grâce de Dieu. Un regret se môle à la joie que nous cause un si grand bienfait, c’est que ce beau présent de la grâce de Dieu ait brillé tard : nous 1 Voyez YHistoire de saint Augustin, chap. xxxv. *P». evi, 20.

DEPUIS LA. CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

n'avons plus ici certaines personnes 1 aveuglées par l’erreur et dont les yeux se seraient ouverts à une si éclatante lumière; nous espérons toutefois qu’elles obtiendront, quoiqu'un peu tard , cette même grâce par la bonté de Dieu, qui veut que tous les hommes soient sauvés et arrivent à la connaissance de la vérité 2. Quant à nous , depuis longtemps instruits par cet esprit de lumière qui est en vous, nous avions rejeté le joug de l’erreur; mais maintenant nous vous rendons de nouvelles giàces, car à l’aide des facilités que nous donne l’abondance du discours de votre sainteté, nous pouvons apprendre aux autres ce que nous croyions déjà. Et d'une autre main. Que la miséricorde de Dieu conserve votre béatitude, qu'elle la fasse se sou­ venir de nous et la comble de gloire dans l’éter­ nité !

LETTRE CLXIX. (A la fla de l ’année 415.)

Saint Augustin énumère les ouvrages qui absorbent ses loi­ sirs et se plaint qu’on le détourne de ses travaux par des ques­ tions nouvelles d’une moindre importance et d’un intérêt moins général ; il donne à Evode le vrai sens d’un passage de saint Paul et répond à ses questions sur la Trinité.

AUGUSTIN ÉVÊQUE, A ÉVODE ÉVÊQUE.

I. Si votre sainteté a un si grand désir savoir ce qui m’occupe tant, et dont je ne veux pas être détourné, envoyez-moi quelqu’un qui le copie pour vous. Car j’ai déjà achevé beau­ coup de choses commencées cette année même avant Pâques, aux approches du carême. J’ai ajouté deux livres aux trois livres de la Cité de Dieu, contre les adorateurs des démons, enne­ mis de la cité divine : dans ces cinq livres, j ’en ai assez dit, je crois , contre ceux qui recom­ mandent le culte des dieux pour être heureux dans la vie présente , et qui détestent le nom chrétien parce qu'ils supposent que nous em­ pêchons cette félicité. Ensuite , comme nous l’avons promis dans le premier livre, nous aurons affaire à ceux qui jugent nécessaire d’adorer leurs dieux à cause de la vie future , pour laquelle nous sommes chrétiens. J’ai dicté aussi, assez au long, l’explication de trois psaumes : le lxvu6, le lxxib et le uxxvn0. On nous demande impatiemment les autres; nous n’avons pu les dicter encore ni même les abor­ der. Je ne veux pas être détourné de ces tra­ vaux par des flots de questions jetées à la tra* Tiraase e t Jacques songeaient surtout ici à P elage, ainsi que nous l’apprend saint A ugustin dans les G e ste s d e P e l a g e , chap. x x v . 1 Cité de D ieu, liv. i, chap. 3(3.

Ml

verse ; je ne veux pas même me remettre aux livres de la T rinité, depuis longtemps entre mes mains et non encore terminés , parce qu’ils demandent trop de travail et qu’ils ne pourront être compris que d'un petit nombre : ce qui presse davantage, c’est ce que nous espé­ rons pouvoir être utile à beaucoup de gens. 2. Quand l’Apôtre a dit que «celui qui ignore « sera ignoré 1, » il n’a pas voulu , ainsi que vous le croyez, condamner à ce châtiment ce­ lui qui ne peut discerner par l’intelligence l’ineffable unité des trois personnes divines comme on discerne dans l’esprit la mémoire , l’entendement, la volonté : saint Paul disait cela dans un autre sens. Lisez, et vous verrez qu’il avait en vue les choses qui édifient la foi ou les mœurs de plusieurs, et non celles qui parviennent à peine et très-faiblement à l’in­ telligence d’un petit nombre , dans l’humble mesure de ce qu’on peut comprendre de ces grandes vérités en cette vie. ll«voulait qu’on préférât la prophétie au don des langues, que, sous prétexte de parler malgré soi avec un pré­ tendu souffle prophétique, on ne jetât point le trouble dans les saintes assemblées , que les femmes gardassent le silence dans l’église, et deque tout se passât convenablement et dans Tordre. « Si quelqu’un , dit-il , se croit pro« phète ou spirituel, qu’il reconnaisse que les « choses que je vous écris sont des ordres du « Seigneur. Mais si quelqu’un l’ignore, il sera « ignoré. » Et l’Apôtre par là réprimait, rame­ nait à la paix et à Tordre des esprits inquiets , d’autant plus enclins à la mutinerie qu’ils se croyaient favorisés des meilleurs dons de l’Es­ prit, tout en mettant partout le trouble par leur orgueil, a Si quelqu’un , dit-il, se croit pro« phète ou spirituel, qu’il reconnaisse que « les choses que je vous écris sont des ordres « du Seigneur. » Si quelqu’un se croit tel , sans l’être ; car celui qui Test n’a sûrement besoin ni d’avertissement ni d’exhortation pour connaître : il juge de tout et personne ne le juge 2. Ceux-là donc troublaient l’Eglise qui croyaient être dans l’Eglise ce qu’ils n’étaient pas. L’Apôtre leur apprend le commandement du Seigneur , « qui n’est pas un Dieu de dé« sordre, mais de paix. Et si quelqu’un l’ignore « il sera ignoré, » c’est-à-dire réprouvé. Car Dieu , quant à la connaissance , n’ignore pas ceux à qui il doit dire un jour : « Je ne vous 1 I Cor. x iv , 38.

* Ibid, n, 15.

-U8

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉ R IE .

« connais pas 1 ; » cette parole signifie leur 5. Croyons donc avec une piété ferme, en réprobation. un seul Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, sans 3. Le Seigneur ayant dit : a Heureux ceux croire que le Fils soit le Père, que le Père soit o qui ont le cœur pur , parce qu’ils verront le Fils, et que celui qui est l’Esprit de l’un et « Dieu s » et cette vision étant promise pour la de l’autre, soit le Père ou le Fils. Ecartons de (in de la vie, comme la souveraine récompense, cette Trinité toute idée de temps ni de lieux; il n'est pas à craindre , si maintenant nous ne mais reconnaissons que ces trois personnes pouvons pas découvrir clairement ce que nous sont égales et coéternelles et quelles sont ab­ croyons sur la nature de Dieu, qu’il nous soit solument une seule nature; que les créatures dit pour ce motif : « Celui qui ignore sera n’ont pas été formées, les unes par le Père, les « ignoré. » En etl'et, parce que le monde n'a- autres par le Fils, d’autres par le Saint-Esprit, « vait pas connu Dieu dans les œuvres de sa mais (lue tout ce qui a été ou est créé l’a été et sagesse , il a plu à Dieu de sauver par la folie subsiste par la Trinité créatrice ; que personne de la prédication ceux qui croiraient. Cette ne sera sauvé par le Père sans le Fils et le Saintfolie de la prédication , ou , comme dit saint Esprit, ou par le Fils sans le Père et le SaintPaul, ce qui paraît folie en Dieu et qui est plus Esprit, ou par le Saint-Esprit sans le Père et le sage que les hommes 3, en attire un grand Fils, mais par le Père, le Fils et le Saint-Es­ nombre au salut ; et ceux qui ne peuvent pas prit, Dieu unique, véritable, vraiment immor­ comprendre encore ce qu’ils croient de la na­ tel, c’est-à-dire de toute manière immuable. ture de Dieu , ni même ceux qui ne sauraient L’Ecriture dit séparément beaucoup de choses discerner la spiritualité de leur âme d’avec la de chacune des trois personnes pour laisser nature de leur corps, et n’en sont pas aussi voir la Trinité, quoique Trinité inséparable; certains qu'ils le sont de vivre , de penser, de de même qu’on ne peut pas exprimer en même vouloir, ne seront point, à cause de cela , ex­ temps, avec des sons, les trois personnes mal­ clus du salut qu’il accorde aux fidèles par cette gré leur inséparabilité, de même, en certains endroits des Ecritures, elles sont désignées par folie de la prédication. 4. Si le Christ n’était mort que pour ceux des noms de choses créées : le Père par cette qui peuvent se rendre compte de ces choses, voix qui se fit entendre : « Vous êtes mon Fils nous travaillerions presque inutilement dans « bien-aimé *, » le Fils par son incarnation au l’Eglise. Mais si, ce qui est vrai, de pauvres sein d’une vierge 2, et le Saint-Esprit par l’i­ peuples de croyants courent au médecin afin mage sensible d’une colombe 3 ; il y a distinc­ d’être guéris par le Christ, et le Christ crucifié, tion entre elles, mais pas du tout séparation. pour que la grâce surabonde où le péché a 6. Pour comprendre cela de quelque façon, abondé \ nous voyons éclater d’une manière nous nous servons de la mémoire, de l’enten­ admirable la profondeur des richesses de la dement, de la volonté. Quoique nous énon­ sagesse et de la science de Dieu et ses impéné­ cions ces trois facultés une à une et séparé­ trables jugements \ et quelques-uns de ceux ment, nous ne pouvons rien faire ni rien dire qui distinguent l’incorporel du corporel, se de l'une d’elles sans les deux autres. Il ne faut croyant grands pour cela, et se moquant de la pas croire néanmoins que cette comparaison folie de la prédication, par laquelle sontsauvés convienne de tout point à la Trinité; y a-t-il ceux qui croient, s’éloignent de la seule voie des similitudes qui soient parfaites sous tout qui conduise à l’éternelle vie; tandisque beau­ rapport, et peut-il y avoir dans la créature quel­ coup d’autres, se glorifiant dans la croix du que chose de semblable au Créateur? La pre­ Christ et ne s’écartant pas de cette même voie mière différence c’est que ces trois choses, la quoiqu’ils ne sachent rien de ces subtiles dis­ mémoire, l’entendement, la volonté, sont dans sertations, parviennent à l’éternité, à la vérité, l’âme, mais ne sont pas l’âme ; or la Trinité à la charité, c’est-à-dire à la félicité stable, n’est pas en Dieu, elle est elle-même Dieu. Ici certaine et pleine, où tout se découvre dans la donc éclate une simplicité admirable , parce plénitude du repos, de la visic n et de l'amour : qu’ici l’être, l’intelligence ou tout autre attri­ il ne périt pas un seul d’cnlie eux, pour les­ but de Dieu ne font qu'une même chose ; mais quels le Christ est m ort6. parce que l’âme existe, même quand elle ne comprend pas, c’est pour elle autre chose * Luc, x n i, 27. — 1 M atth. v, 8 .— 1 I Cor. 1,21, 25. * Rom. v, 20.— * Ibid, x i, 33.— ‘ Je a n , Av u , 12.

1 Luc, m, 22.— * Ibid. Il, 7.— 1 Matth. UI, 16.

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

d'être, autre chose de comprendre. Ensuite qui osera dire que le Père ne comprend pas par lui-même, mais par le Fils, comme la mémoire ne comprend pas par elle-même, mais par l’en­ tendement, ou plutôt comme Pâme elle-même, qui est le siège de ces facultés, comprend seu­ lement par l’entendement, ne se souvient que par la mémoire et ne veut que par la volonté ? Nous employons cette comparaison afin de montrer que, comme l’énonciation spéciale de chacune de ces trois facultés différentes exige le concours de toutes les trois, car on ne pro­ nonce le nom d’aucune sans se le rappeler, le connaître et le vouloir prononcer ; ainsi il n’y a pas une seule créature qui atteste le Père seul, le Fils seul, le Saint-Esprit seul, car la Sainte Trinité a produit ensemble tout ce qui existe, et ses opérations sont indivisibles; et c’est pourquoi la voix du Père, l’âme et la chair du Fils, la colombe du Saint-Esprit ont été formés par la coopération de la même Trinité. 7. Ce son de voix qui cessa aussitôt n’a pas été uni à la personne du Père, ni cette forme corporelle de la colombe à la personne du Saint-Esprit . une fois leur office rem pli, ces symboles s’évanouirent, comme la nuée lumi­ neuse qui sur la montagne couvrit le Seigneur avec les trois disciples ', ou plutôt comme le feu qui figura l’Esprit-Saint2. Mais parce que toutes ces choses s’accomplissaient pour délivrer la nature humaine, l’homme seul, par une mer­ veille ineffable et unique, est resté uni à la per­ sonne du Verbe de Dieu, c’est-à-dire du FilsuniqueduPère: toutefois le Verbe demeure immua­ blement dans sa nature où il ne faut rien imagi­ ner d’humain. On lit, il est vrai, dans l’Ecriture, que « l’esprit de la sagesse est multiple 3, » mais on dit aussi avec raison qu’il est simple. Il est multiple par tout ce qu’il renferme, mais il est simple parce qu’il n’est pas différent de ce qu’il a : c’est ainsi qu’il est dit du Fils qu’il a la vie en lui-même, et il est lui-même la vie \ L’homme s’est uni au Verbe, mais le Verbe ne s’est point changé en homme. Ainsi le Fils de Dieu, c’est le Verbe avec l’homme qu’il s’est uni ; le Fils de Dieu est immuable et coéternel au Père, mais seule­ ment en tant que Verbe, et le Fils de Dieu a été enseveli, mais seulement dans sa chair. 8. C’est pourquoi, il faut voir, dans ce qu’on 1 M atth. XVU, 5. — 1 A ct. n , 3. -

* Sag. v i, 22. — * J e a n , v,

26 .

449

dit du'Fils de Dieu, en quel sens on le dit. Le nombre des personnes divines ne s’est point accru par l’incarnation ; mais la Trinité est de­ meurée la même. De même que dans tout homme, excepté celui que le Fils de Dieu s’est personnellement u n i, lam e et le corps ne font qu’une seule personne : ainsi le Verbe et l'homme ne font qu’une même personne dans le Christ. Et comme un homme, par exemple, n’est appelé philosophe qu’en raison de son âme et qu’on peut fort bien dire qu’un philo­ sophe a été tué, qu’il est m ort, qu’il a été en­ seveli, quoique tout cela lui arrive selon sa chair et non pas selon qu’il est philosophe ; ainsi on dit du Christ qu’il est Dieu, Fils de Dieu, Seigneur de gloire, et tout ce qu’il esten tant que Verbe ; et cependant on dit trèsbien qu’il est un Dieu crucifié, quoique sans aucun doute il ait souffert selon la chair et non pas selon qu’il est Seigneur de gloire. 9. Ce son de voix, cette forme corporelle de la colombe, ces langues de feu descendues sur chacun des apôtres, de même que les terribles scènes du S inaï1 et la colonne de nuée pendant le jour et de feu pendant la n u i t 2, toutes ces choses figuratives ont passé. On doit surtout prendre garde d’en conclure que la nature de Dieu , du Père, du Fils ou du Saint-Esprit, soit susceptible de changement. Ne vous mettez point en peine si parfois le signe reçoit le nom de la chose qu’il représente, comme quand il est dit que le Saint-Esprit descendit et s’ar­ rêta sur le Sauveur sous la forme d’une co­ lombe. C’est ainsique la pierre était le Christ3 parce qu’elle signifie le Christ. 10. Je m’étonne qu’il vous paraisse que ce son de voix par lequel il a été dit : « Vous êtes « mon Fils, » ait pu se produire sans l’entre­ mise d’une âme et parla seule volonté de Dieu, agissant sur la nature matérielle; et qu’il ne vous semble pas que la même volonté.ait pu former de la même manière une forme corpo­ relle d’un animal quelconque avec un mouve­ ment semblable à celui d'un être vivant, sans cependant lui avoir donné un vrai souffle de vie. Si la créature corporelle obéit à Dieu sans le ministère d’une âme vivante, de façon à faire entendre des sons articulés comme en fait en­ tendre un corps animé; pourquoi ne lui obéi­ rait-elle pas de façon à laisser voir, par la même puissance du Créateur, sans le ministère de rien de vivant, la figure et le mouvement d’un 1 E x o d . x i x , 18. — * I b id , x m , 2 1 . — 1 I C o r. x , i.

S. Aeu. — T ome II.

29

450

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIEME SÉRIE.

oiseau ? Ce qui arrive pour l’ouïe ne peut-il pas plus souvent après que les visions ont passé arriver pour la vue, puisque ces deux organes qu’au moment où elles apparaissent. Ces visions qui se montrent à notre esprit sc composent de m atière, ainsi que le son qui frappe l’oreille et l’objet qui se montre aux connue si elles frappaient nos sens, ont-elles yeux, et l'articulation de la voix et les linéa­ quelque chose de corporel ou n’en ont-elles ments des membres et les mouvements de ce que l’apparence? Auquel de ces deux genres qui s’entend et de ce qui se voit, en sorte que appartiennent ces visions dont nous parle la ce qui est perceptible aux sens du corps est sainte Ecriture? Si elles sont corporelles, se véritablement corps, et qu’un corps n’est rien produisent-elles par l’entremise de quelque de plus que ce qui est perçu par nos sens? Car créature vivante? Voilà ce sur quoi nous ne la m e , dans tout être vivant, n’est sentie par devons pas nous prononcer témérairement : il rien de corporel. 11 n’est donc pas besoin de suffit (jne nous croyions sans aucun doute et chercher comment a pu apparaître une figure que nous comprenions, n’importe de quelle corporelle de colombe, pas plus que nous ne manière, que la nature du Créateur, c’est-à-dire cherchons comment des sons ont pu se faire de la souveraine et ineffable Trinité, est invi­ entendre. Si une âme n’a pas été nécessaire sible et immuable, éloignée et séparée des sens pour produire ce que l’Ecriture appelle une des corps mortels, incapable de tout change­ voix et non pas quelque chose comme une voix ; m ent, soit en mieux, soit en m al, soit en quoi à plus forte raison n’était-elle point nécessaire que ce soit. 12. Telle est ma réponse à vos deux questions quand la même Ecriture dit simplement : Comme une colombe, expression qui signifie sur la Trinité et sur la colombe par laquelle seulement une apparence sensible, et non le Saint-Esprit se montra non dans sa nature, une nature de colombe véritablement vivante. mais sous une apparence significative, de même C’est ainsi qu’il est dit aussi : « Et soudain un que le Fils de Dieu n’a pas été crucifié par « bruit s’entendit du ciel comme un vent vio- les Juifs, en tant que Verbe « engendré avant a lent, et ils virent comme des langues de feu b l’aurore1, » mais en tant qu’homme né d’une Vierge : voyez ce que j'ai pu écrire sans loisir b qui se parlagèrent ‘. » C’était donc comme un vent et comme un feu semblables à ce que à quelqu’un qui en a beaucoup. Je n’ai pas cru nous connaissons dans la nature ; mais ce devoir toucher à toutes les questions que vous n’était réellement ni du vent ni du feu que avez posées dans votre lettre, mais seulement aux deux sur lesquelles vous voulez que je Dieu aurait créés pour un moment. 11. Si, en regardant plus haut et plus à fond,vous réponde : votre avidité ne trouvera pas nous trouvons que cette nature, incapable de que j ’en aie assez dit, mais j ’ai obéi à votre se mouvoir quant au temps et à l’espace, ne le charité. 13. Sans compter les deux livres que j ’ai peut (pie par celte autre nature capable de se mouvoir quant au temps sinon quant aux ajoutés aux trois premiers de la Cité de Dieu, lieux, il s’ensuivra que toutes ces choses se comme je l’ai marqué plus haut, et l’explica­ sont accomplies par le ministère de quelque tion des trois psaumes, j ’ai adressé un livre sur créature vivante comme elles le sont par les l’origine de l’âme au saint prêtre Jérôme !. Je anges: ici commenceraient des questions qu’il lui ai demandé comment il pouvait défendre serait trop long et qu’il n’est pas nécessaire l’opinion qu’il a dit être la sienne dans une d’examiner. Ajoutez qu’il y a des visions qui lettre écrite à Marcellin, de religieuse mémoire, apparaissent à l’esprit comme aux sens du et d’après laquelle de nouvelles âmes sont corps, non-seulement à ceux qui dorment ou créées pour chacun de ceux qui naissent. Je aux frénétiques, mais parfois à des personnes lui ai demandé, dis-je, comment il pouvait dé­ sensées tout éveillées; et cela non point par le fendre cette opinion, de façon à ne pas porter jeu trompeur des démons, mais par quelque atteinte à la foi de l’Eglise, par laquelle nous révélation spirituelle qui a lieu sous des formes croyons que tous meurent en Adam 3, et que incorporelles semblables à des corps ; le discer­ si l’on n’est admis, par la grâce du Christ, à la nement n’en est pas aisé, à moins qu’on ne soit délivrance qu'il confère même aux enfants éclairé par le secours divin ; cette appréciation dans le baptême, on tombe dans la damnation. n’est l’œuvre que de l’esprit, et on la fait bien J’ai écritaussiau même saint prêlre Jérôme pour * Actes des Apôtres, il, 2.

* Ps. cix , 3. - ’ Ci-déssus, l a . 106. — 1 I Cor. XV, 32.

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU’A SA MORT.

451

mais elle nous a attristés en nous apprenant que votre famille, par un amendement salu­ taire, n’était pas encore réunie à l’Eglise ca­ tholique. Et parce que nous espérions que cette conversion ne se ferait pas attendre, nous nous affligeons beaucoup qu’elle n’ait point encore été opérée, éminent seigneur, hono­ rable et pieux frère. 2. C’est pourquoi saluant votre charité dans la paix du Seigneur, nous vous demandons, nous vous prions de ne pas tarder à enseigner aux autres ce que vous avez appris : savoir qu’il y a un seul Dieu à qui est dû le culte appelé en grec latrie. C’est le même mot qui est dans la loi, à cet endroit de l’Ecriture : « Tu « adoreras le Seigneur ton Dieu et tu serviras « lui seul *. » Si nous disons qu’il ne s’agit ici que de Dieu le Père, on répondra que le culte de latrie n’est donc pas dû au Fils, ce qu’il n’est pas permis de dire. Mais si ce culte est dû au Fils, comment n’est-il dû qu’à Dieu seul? C’est parce que dans ce Dieu unique, à qui seul nous devons le culte de latrie, on en­ tend le Père, le Fils et même le Saint-Esprit. Car l’Apôtre parle ainsi de l’Esprit-Saint : « Ne a savez-vous pas que votre corps est le temple « du Saint-Esprit que vous avez en vous, et « que vous n’êtes plus à vous-mêmes? Car « vous avez été achetés d’un grand prix. d o ­ te rifiez Dieu et portez-le dans votre corps 2. » Quel est ce Dieu sinon l’Esprit-Saint dont l’Apôtre avait dit que notre corps est le tem­ ple? Le culte de latrie est donc dû au SaintLETTRE CLXX. Esprit. Car si, comme Salomon, nous lui bâ­ (Année 415.) tissions un temple de bois et de pierres, ce Maxime, médecin de Ténès, l’ancienne Carlenna, à qui cetle serait assurément lui rendre un culte de la­ lettre est adressée , avait quitté l’arianisme pour rentrer dans trie : combien plus encore lui devons-nous ce l'unité catholique ; saint Augustin le presse de ramener à la culte, puisque nous ne lui bâtissons pas, mais vérité tous ceux de sa maison, e t, pour affermir sa foi et le mettre à même d'instruire les autres, l’évèque d’Hippone , de que nous sommes son temple! concert avec son collègue Alype, établit en termes précis la di­ 3. Si le culte de latrie est dû au Père, au Fils vinité de Jésus-Christ et le dogme de la Sainte-Trinité. et au Saint-Esprit, et si nous rendons ce culte dont il a été dit : « Tu adoreras le Seigneur ALYPE ET AUGUSTIN A LEUR ÉMINENT SEIGN EU R, « ton Dieu et tu ne serviras que lui; » il est A LEUR HONORABLE ET PIEU X FRÈRE MAXIME , certain que le Seigneur notre Dieu, à qui seul SALUT DANS LE SEIGNEUR. nous devons le culte de latrie, n’est pas le 1. Nous avions eu grand soin de demander àPère seul, ni le Fils seul, ni le Saint-Esprit notre saint frère et collègue Pérégrin3 des nou­ seul, mais la Trinité elle-même, Père, Fils et velles, non pas de la santé corporelle, mais de Saint-Esprit, Dieu unique. 11 ne s’en suivra la santé spirituelle de vous et des vôtres; sa pas que le Père soit le même que le Fils, ou réponse nous a réjouis eu ce qui vous touche, le Saint-Esprit le même que le Père ou le Fils, puisque dans la Trinité le Père n’est * Jaoq. Il, 10. que le Père du Fils et le Fils n’est le Fils 1 Le livre de la N ature e t de la G râce.

lui demander son sentiment sur ce passage de l’épître de saint Jacques : « Quiconque ayant « gardé toute la loi et l’ayant violée en un « seul point, est coupable comme s’il l’avait « violée tout entière » J’ai dit sur cette ques­ tion ce qu’il m ’en semble ; et pour ce qui est de l’origine de l’àme, c’est seulement le senti­ ment de Jérôme que j ’ai désiré connaître. J’ai profité pour cela de l’occasion du saint et stu­ dieux jeune prêtre Orose, venu vers nous des points les plus reculés de l’Espagne, c’est-à-dire des rivages de l'Océan, poussé par l’unique dé­ sir de s’instruire dans les divines Ecritures ; je l’ai engagé à aller voir Jérôme. De plus, dans un livre qui n’est pas très-étendu, et où j ’ai tâché de n’être pas court aux dépens de la clarté, j ’ai répondu à des questions qui préoccu­ paient ce même Orose sur l’hérésie des priscillianistes et sur certaines opinions d’Origène non reçues par l’Eglise. Enfin, j’ai écrit un livre assez considérable 2 contre l’hérésie de Pélage, d’après les instances de quelques-uns de nos frères que Pélage avait entraînés dans ses opinions pernicieuses contre la grâce du Christ. Si vous voulez avoir tous ces ouvrageslà, envoyez quelqu’un qui vous les copie. Mais permettez-moi de donner tout mon temps à étudier et à dicter ce qui est nécessaire à beau­ coup de monde, plutôt que de répondre de préférence à vos questions qui ne s’adressent qu’à peu de gens.

8 Peregrm clan évi.lcimuciH l éveque J e T énès.

* Deut. VI, 13. — 3 I Cor. VI, W. 20.

,.V2

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.