Les révolutions du capitalisme
 9782846711043, 2846711046

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MAURIZIO

LAZZARATO

LES RÉVOLUTIONS DU CAPITALISME

Les Empêcheurs de penser en rond

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ISBN 2 - 8 4 6 7 1 - 1 0 4 - 6

© Maurizio Lazzarato, 2004 © Les Empêcheurs de penser en rond / Le Seuil, octobre 2004 pour la version française 5, rue d'Enghien, Paris X e Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les article L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

ma sœur Stisy

1 L'ÉVÉNEMENT ET LA POLITIQUE

« Il y a de plus en plus d'interférences de l'image et du langage. On peut dire qu'à la limite vivre en société aujourd'hui, c'est quasiment vivre dans une énorme bande dessinée. Pourtant le langage en tant que tel ne suffit pas à déterminer l'image avec précision [...]. Par exemple, comment rendre compte des événements ? Comment montrer ou dire que cet après-midi-là vers 16 h 10 Juliette et Marianne sont venues dans un garage de la porte des Ternes où travaille le mari de Juliette ? Sens et non-sens [...]. Oui, comment dire ce qui s'est passé? [...] Pourquoi tous ces signes parmi nous qui finissent par me faire douter du langage et qui me submergent de signification en noyant le réel au lieu de le dégager de l'imaginaire ? » Jean-Luc Godard. « Le virtuel a la réalité d'une tâche à accomplir comme d'un problème à résoudre: c'est le problème qui oriente, conditionne, engendre les solutions, mais celles-ci ne ressemblent pas aux conditions du problème. » Gilles Deleuze.

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Les Révolutions du capitalisme

Les journées de Seattle ont été un véritable événement politique qui, comme tout événement, a produit en premier lieu une mutation de la subjectivité, c'est-à-dire de la manière de sentir: on ne supporte plus ce qu'on supportait auparavant, «la répartition des désirs a changé» dans l'âme. Le mot d'ordre «Un autre monde est possible» est symptomatique de cette métamorphose. Par rapport à d'autres événements politiques du siècle qui vient de se terminer, le décalage est radical. Ce mot d'ordre ne renvoie plus, par exemple, à la lutte des classes et à la nécessaire prise du pouvoir. Il ne nomme pas le sujet de l'Histoire (la Classe ouvrière), son ennemi (le Capital), et la lutte mortelle qui les oppose. Il se limite à annoncer que du possible a été créé, que de nouvelles possibilités de vie se sont exprimées et qu'il s'agit de les effectuer. La possibilité d'un autre monde a surgi mais reste à accomplir. Nous sommes ainsi entrés dans une nouvelle atmosphère intellectuelle, dans une autre constellation conceptuelle. Loin de moi l'idée de penser que ceux qui ont inventé cet énoncé avaient à l'esprit que « monde » et « possible » étaient des concepts fondamentaux de la philosophie de Leibniz. Mais l'exprimé vaguement leibnizien de cet énoncé est bien là et il insiste dans chaque manifestation, dans chaque tract... Avec les journées de Seattle, un nouveau champ de possible a été créé (il n'existait pas avant l'événement, il est arrivé avec lui). L'événement donne à voir ce qu'une époque a d'intolérable mais fait aussi émerger de nouvelles possibilités de vie. Cette nouvelle distribution des possibles et des désirs ouvre à son tour un processus d'expérimentation et de création. Il faut expérimenter ce que la mutation de la subjectivité implique, et créer les agencements, les dispositifs, les institutions qui soient capables de déployer ces nouvelles 10

L'événement et la politique

possibilités de vie, en accueillant les valeurs qu'une nouvelle génération (grandie après la chute du Mur, au cours de la phase d'expansion américaine et de naissance de la nouvelle économie) a su créer : de nouvelles relations à l'économie et à la politique-monde, une manière différente de vivre le temps, le corps, le travail, la communication, de nouvelles façons d'être ensemble et d'être contre, etc. Deleuze et Guattari disaient à propos de mai 1968, qui a complètement déployé cette dynamique de l'événement politique : « Il faut que la société soit capable de former des agencements collectifs correspondant à la nouvelle subjectivité, de telle manière qu elle veuille la mutation l . » Le Mai français ne fut pas la conséquence d'une crise, ni la réaction à la crise. C'est bien plutôt celle-ci, contrairement aux croyances économistes du marxisme et de l'économie politique, qui dérive d'un «changement dans l'ordre du sens». Effectuer les possibles qu'un événement a fait émerger, c'est donc ouvrir un autre processus imprévisible, risqué, imprédictible : c'est opérer une « reconversion subjective au niveau collectif 2 ». En considérant l'action politique à la lumière de l'événement, nous sommes confrontés à une double création, à une double individuation, à un double devenir (la création d'un possible et son effectuation) qui se confrontent aux valeurs dominantes. C'est ici que le conflit avec ce qui existe peut être défini. Ces nouvelles possibilités de vie se heurtent d'abord à l'organisation des pouvoirs en place, mais aussi à

1. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Deux Régimes de fous, Éd. de Minuit, 2003, p. 216. 2. Ibtd.

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l'effectuation que ces derniers veulent organiser de cette même ouverture constituante. Le mode de l'événement est la problématique. Un événement n'est pas la solution d'un problème mais une ouverture de possibles. Ainsi, pour le philosophe russe Mikhaïl Bakhtine, l'événement révèle la nature de l'être comme question ou comme problème, de sorte que la sphère de l'être est celle «des réponses et des questions». À l'encontre de ce que pensait Marx, pour qui l'humanité se pose uniquement les problèmes qu elle peut résoudre, le problème qu'on peut construire à partir de l'événement ne contient pas implicitement ses solutions, qui doivent, au contraire, être créées. L'énoncé «un autre monde est possible» désigne moins une affirmation qu'une interrogation, un questionnement. Nous allons essayer d'apporter une contribution à cet ensemble d'interrogations qui définissent la nature de l'être comme événement, en suivant le motif leibnizien qui nous semble résonner dans cet énoncé. On a souvent souligné l'importance de la démarche leibnizienne pour la philosophie de la différence et de l'événement tout au long du XXe siècle, de Whitehead à Deleuze. Dès 1870, en France, elle a fait ses premiers pas en suivant les traces de la monadologie du philosophe allemand. Le sociologue Gabriel Tarde, en s'inspirant des travaux de Maine de Biran et de Cournot sur Leibniz, rédige ses premiers articles, avec des titres comme «La différence universelle» (1870), «Les possibles» (1874), «Les monades et la science sociale» (1893). À partir de Tarde, toutes les relectures de la philosophie de Leibniz chercheront dans les concepts leibniziens des modalités pour sortir de la philosophie du sujet. De Kant à Husserl, en passant par Hegel et Marx, c'est à 12

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travers l'ontologie de la relation sujet/objet et à travers sa variation intersubjective que tous expliquent la constitution du monde et du soi. Peter Sloterdijk a souligné le rôle majeur que ces philosophies du sujet ont joué dans la modernité et montré comment elles mènent à des théories du travail. On sait que c'est surtout Hegel et Marx qui donnent cette tournure à la philosophie du sujet, en la lisant à la lumière de la leçon de l'économie politique anglaise. Pour Hegel, c'est par le travail et par l'échange que l'homme dépasse son animalité et que «l'universalité se fait valoir». Dans le système des besoins, l'être singulier vise sa satisfaction subjective par le travail, qui est à la fois rapport avec la nature et avec le besoin de l'autre. Le travail est en même temps action de différenciation et activité de médiation par laquelle «l'égoïsme subjectif se transforme en contribution à la satisfaction des besoins de tous les autres». La dialectique du Singulier et de l'Universel se réalise dans la division du travail. Mais c'est Marx qui fait du travail l'activité constitutive du monde. Le travail n'est pas une simple activité économique déterminée, mais praxis, c'est-à-dire production du monde et de soi, activité générique non pas seulement de l'ouvrier, mais de l'homme en général. Lorsqu'il s'agit de définir le capitalisme, «Marx évoque l'avènement d'une subjectivité globale et générique qui capitalise tous les processus de subjectivation, "toutes les activités sans distinction", "l'activité productrice en général". Ce Sujet unique s'exprime maintenant dans un Objet quelconque1». À l'universalité abstraite du sujet s'oppose l'universalité tout aussi abstraite de l'objet. 1. Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, Éd. de Minuit, 1980, p. 565.

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Les variantes subjectivistes, structuralistes ou systémiques du marxisme se ressourcent toujours dans une ontologie de la relation sujet/objet. La constitution du monde est pensée comme production, comme faire, comme extériorisation du sujet dans l'objet, comme transformation et domination de la nature et de l'autre par l'objectivation des relations subjectives. Il y a ainsi une étrange convergence de la logique du capitalisme et de la logique du marxisme autour du concept de travail. D'une part, le capital se définit comme la puissance de subordination de toutes activités à sa valorisation par le travail ; d'autre part, la praxis, l'action du sujet qui s'exprime dans l'objet, définit la forme générique des activités humaines, et les contient toutes. Sous sa forme capitaliste (travail subordonné et exploitation) ou sous sa forme socialiste (travail en tant que manifestation de soi et rapport à l'autre), il y a une expansion sans limites de la catégorie de travail. Un concept, qui n'existait même pas au début de la modernité, devient sous la poussée du développement capitaliste une catégorie totalisante et universelle. La sociologie, qui veut dépasser les limites de l'économie politique, sera à son tour redevable à la philosophie du sujet. La sociologie de Weber, ou plus encore celle de Durkheim, pense le social et la société comme le résultat de l'action subjective (individuelle) se cristallisant dans une objectivité (le collectif) qui agit comme contrainte sur les individus qui l'ont produite. En considérant le social comme une chose, ils renversent sujet et objet, réifient les relations subjectives, ce que Marx avait décrit dans le « fétichisme de la marchandise». Les sociologies contemporaines (notamment le constructivisme social) doivent aussi beaucoup à la philoso14

L'événement et la politique

phie du sujet dans la mesure où, à la manière de la philosophie husserlienne de l'intersubjectivité, elles pensent la constitution du monde et du soi à travers le rapport entre des sujets. Hannah Arendt a bien tenté de soustraire la variété et la multiplicité des activités à la catégorie théorique et politique du travail, en distinguant travail, œuvre et action. Mais sa tentative est restée très limitée : elle n'a fait que plaquer sur une situation complètement nouvelle, où elles ont peu de sens, des distinctions qui remontent à la démocratie athénienne, dans laquelle travail et politique étaient séparés. Al' inverse, la philosophie de l'événement rend possible de tout autres développements. Elle définit un processus de constitution du monde et de la subjectivité qui ne part pas d'abord du sujet (ou du travail) mais de l'événement. Commençons par sa définition la plus aboutie, celle de Gilles Deleuze, pour remonter ensuite vers le geste initial de Gabriel Tarde qui inaugure, à plus d'un titre, la lecture de Leibniz au XXe siècle. Deleuze reprend la grande équation à deux niveaux ou à deux étages de Leibniz selon laquelle le monde est un possible qui s'actualise dans les âmes (l'étage d'en haut) et s'incarne dans les corps (l'étage d'en bas). En la remaniant complètement, il en fait une clef de voûte de sa philosophie. Pour Deleuze, le monde est un virtuel, une multiplicité de relations, d'événements qui s'expriment dans des agencements collectifs d'énonciation (dans les âmes) en créant du possible. Le possible n'existe pas par avance comme dans la philosophie de Leibniz; il n'est pas déjà donné, mais il fout le créer. Ces nouvelles possibilités sont bien réelles, mais, n'existant pas en dehors de ce qui les exprime (signes, lan15

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gage, gestes), elles doivent ensuite s'accomplir ou s'effectuer dans des agencements machiniques (dans les corps). Accomplir ou effectuer, c'est développer ce que le possible enveloppe, c'est expliquer ce qu'il implique. Il y a deux façons différentes de penser et de pratiquer le possible, deux régimes de la possibilité. Selon une inspiration bergsonienne, Deleuze oppose le couple conceptuel création des possibles/accomplissement au couple possible/réalisation. Si on pense la possibilité sous le régime possible/réalisation, la distribution des possibles est donnée d'avance sous la forme d'alternatives binaires (homme/femme, capitalistes/ouvriers, nature/société, travail/loisir, adulte/enfant, intellectuel/manuel, etc.), de sorte que nos perceptions, goûts, affects, désirs, rôles, fonctions sont déjà contenus dans les limites de ces oppositions dichotomiques actualisées. Avec le couple possible/réalisation, nous possédons à l'avance une image du réel, qu'il s'agit seulement de réaliser. Le passage du possible au réel n'ajoute rien de nouveau au monde, puisqu'il implique un simple saut dans l'existence de quelque chose qui était déjà là, idéalement. En revanche, si on pense la possibilité sous le régime de la création du possible et de son accomplissement, le possible n'oriente pas la pensée et l'action selon des alternatives préconçues (ou bien... ou bien: capitalistes/ouvriers, hommes/femmes, travail/loisir, etc.), mais doit être créé. Un nouveau «champ de possibles», une nouvelle distribution de potentialités surgissent et déplacent les oppositions binaires en exprimant de nouvelles possibilités de vie. Ce possible est ce que Deleuze appelle ailleurs, et selon un autre appareil catégoriel, le virtuel. Le possible est ainsi pro16

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duction du nouveau. S'ouvrir au possible c'est accueillir, comme lorsqu'on tombe amoureux, l'émergence d'une discontinuité dans notre expérience, et construire, à partir de la mutation de la sensibilité que la rencontre avec l'autre a créée, une nouvelle relation, un nouvel agencement. On tombe amoureux moins de la personne que du monde possible qu'elle exprime; on saisit dans l'autre moins son existence actualisée que de nouvelles possibilités de vies que la rencontre a fait surgir. Dans le fait amoureux aussi nous retrouvons la double création, la double individuation que le couple création de possibles/accomplissement porte avec soi. Accomplir, actualiser les possibles qu'on voit s'exprimer comme potentialités dans la rencontre avec l'autre, signifie expliquer ce que les mondes possibles, les nouvelles possibilités de vie, impliquent, développer ce qu'ils enveloppent. Il y a des rencontres, des coups de foudre sans lendemain, qui ne s'accomplissent pas, qui ne s'actualisent pas dans une nouvelle vie. Nous sommes plus près de la politique que ce que l'on croit. Dans tout conflit politique nous trouvons ces deux différents régimes du possible strictement imbriqués : le conflit comme alternative à l'intérieur des conditions de possibilités données (capitalistes/ouvriers, hommes/femmes, travail/loisir, etc.) et le conflit comme dénégation de cette assignation des rôles, des fonctions, des perceptions, des affects. Par dénégation, il ne faut pas comprendre une opération de négation (comme chez Hegel ou Marx), ni de destruction, mais plutôt une opération à partir de laquelle on peut contester le bien-fondé de ce qui est, de façon que ce qui est soit affecté «d'une sorte de suspension, de neutralisation propre à nous ouvrir au-delà du donné un nouvel horizon non donné». 17

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Le mouvement ouvrier et la tradition marxiste ont toujours organisé le conflit en neutralisant ce deuxième régime du possible, en le subordonnant à la politique comme réalisation d'un projet, éclairé par la théorie révolutionnaire et dont l'opérateur principal est la prise de conscience1. Les stratégies des mouvements politiques postsocialistes renversent ce schéma et, sans perdre de vue les alternatives actualisées (capitalistes/ouvriers, hommes/femmes, etc.) qui sont souvent à l'origine de la lutte, subordonnent l'action à la création d'une bifurcation, d'une déviation, d'un état instable qui, en suspendant, en neutralisant les oppositions binaires, ouvrent un nouveau champ de possibles. L'action politique est une double création qui à la fois accueille la nouvelle distribution des possibles et œuvre à leur accomplissement dans des institutions, dans des agencements collectifs «correspondant à la nouvelle subjectivité» qui s'est exprimée dans l'événement. L'accomplissement des possibles est à son tour un processus imprévisible, imprédictible, ouvert et risqué. Comme nous allons le voir, accomplir les possibles qu'un

1. « Le communisme n'est pas à proprement parler à venir, il est d'ores et déjà à l'œuvre comme tendance, inscrite dans les contradictions de la situation actuelle. Ce qui autorise à parler de l'avenir, sans verser en principe dans l'arbitraire, c'est donc la possibilité de le déchiffrer dans le présent même en devenir. Mais, par là, la structure de la réalisation apparaît insuffisamment combattue: on possède toujours d'avance l'avenir en image, grâce à l'outil dialectique ; le réalisable est seulement élevé au nécessaire, tandis que le virtuel conserve la forme anticipatoire d'un but (telle est la manière dont l'avenir continue de s'anticiper dans le présent) », François Zourabichvili, «Deleuze et le possible (de l'involontarisme en politique) », in Gilles Deleuze, une vie philosophique, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998, p. 346. 18

L'événement et la politique

événement a créés implique des modalités d'agir et de pâtir qui sont très différentes de l'action d'un sujet sur un objet ou d'un sujet sur un autre sujet. Actualiser et accomplir ne sont pas des activités de transformation (de la nature et de l'autre) mais des effectuations de mondes. L'actualisation des possibles ne renvoie pas à la production, à l'extériorisation d'un sujet dans un objet, mais à un processus de double individuation, de double création, de double invention qui déplace complètement la catégorie de travail. Revenons aux journées de Seatde à la lumière de ces premières considérations de Deleuze sur les deux régimes du possible. Il me semble que les journées de Seattle ont d'abord incarné ce que Foucault souhaitait à la fin de sa vie : les mouvements politiques ne doivent pas seulement résister et se défendre, mais s'affirmer en tant que forces créatrices. Cela pourrait bien constituer un changement radical par rapport à la tradition du mouvement ouvrier, puisque l'événement politique définit une asymétrie dans la dialectique avec laquelle on a, à la suite du marxisme, appréhendé le conflit et la lutte. Le « non » adressé au pouvoir n'est plus le point de départ d'une lutte dialectique avec lui, mais l'ouverture d'un devenir. Dire «non» constitue la forme minimale de résistance. Cette dernière doit ouvrir à un processus de création, de transformation de la situation, de participation active au processus. C'est cela résister, selon Foucault. Les journées de Seattle ont d'abord été un agencement corporel, un mélange de corps (avec leurs actions et leurs passions), composé de singularités individuelles et collectives (multiplicités des individus, des organisations — marxistes, écologistes, syndicats, trotskistes, médiactivistes, sorcières, 19

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black blocs, etc.) qui pratiquent des relations de cofonctionnement corporel spécifiques (diverses manières d'être ensemble, de militer - les syndicats ne fonctionnent pas comme les médiactivistes ou les sorcières). Et les journées de Seattle ont aussi été un agencement d'expression constitué par la multiplicité des régimes d'énonciation (les énoncés des marxistes ne sont pas les mêmes que ceux des mediactivistes, des écologistes ou des sorcières). Les deux agencements étaient ainsi construits par rapport aux relations de pouvoir et de désir déjà actualisées. Puis l'événement s'est détourné de ces conditions historiques pour créer quelque chose de nouveau: un nouveau mélange de corps (un nouveau rapport possible de l'être ensemble qui s'exprime dans des modalités nouvelles de prise de décision, de définition des objectifs, etc.) et de nouveaux exprimés, dont l'énoncé « un autre monde possible » est un des résultats. Un autre monde est possible est l'effet de ce mélange corporel. L'exprimé ne décrit pas, ne représente pas les corps, mais manifeste une nouvelle existence, dont l'efficacité se mesure au devenir des corps qu'elle rend actuel. Le monde possible existe, mais il n'existe pas encore hors de ce qui l'exprime : les slogans, les images tournées par des dizaines de caméras, les paroles qui font circuler ce qui « est arrivé» par les journaux, le net, les portables comme une contagion virale sur la planète entière. L'événement s'exprime dans les âmes, au sens où il produit un changement de la sensibilité (transformation incorporelle) qui crée une nouvelle évaluation : la distribution des désirs a changé. On voit alors ce que notre époque a d'intolérable et, simultanément, de nouvelles possibilités de vie (ce sont les deux sens de la mondialisation que la lutte a fait émerger). 20

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En parlant, en communiquant, on donne déjà une certaine réalité au monde possible. Mais cette nouvelle réalité il faut maintenant l'accomplir, l'effectuer, en diffusant et en structurant de nouveaux agencements corporels dans la société. Et c'est bien d'une autre invention qu'il s'agit, d'un nouveau processus imprévisible et risqué. L'événement, qui constitue l'unité, la source des deux types d'agencement, distribue les subjectivités et les objectivités et bouleverse les configurations des corps et les agencements des signes. L'événement de Seattle avait été préparé par une multiplicité de petites et grandes inventions de nouveaux dispositifs de faire et de dire la politique, pratiqués par une multiplicité de sujets, plus ou moins anonymes, en mutation. Le Direct Action Network (DAN), né des mobilisations antinucléaires, avait tiré tous les enseignements des ann^es^Q, en abandonnant le discours normatif du marxisme. Les médiactivistes se réclamant du free speech, du mouvement de Berkeley, avaient inventé de nouvelles formes d'action politique, en participant activement au développement de la culture cyber autour du Net, et en intégrant l'utilisation de différents médias. Le syndicat AFL-CIO, sous sa nouvelle direction, avait aussi expérimenté de nouvelles formes de lutte (comme la grève de l'UPS, entreprise mondiale de livraison). En même temps, le tiers-mondisme avait achevé une mue commencée avec l'organisation des réseaux de solidarités zapatistes, etc. Mais c'est seulement l'événement qui, en transfigurant les expérimentations qui l'avaient préparé, les fait apparaître avec une nouvelle évidence. C'est seulement l'événement qui crée la possibilité d'un nouvel objet (une nouvelle politique21

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monde, un nouveau transnationalisme) et la possibilité d'un nouveau sujet (qui n'est déjà plus la classe ouvrière, mais qui n'est encore qu'une multiplicité possible). Tout le monde est arrivé à Seattle avec ses machines corporelles et ses machines d'expression et rentre à la maison avec la nécessité de les redéfinir par rapport à ce qu'on a fait et à ce qu'on a dit. Les formes d'organisation politique (de cofonctionnement des corps) et les formes d'énonciation (les théories et les énoncés sur le capitalisme, les sujets révolutionnaires, les formes d'exploitation, etc.) sont à mesurer, à rapporter à l'événement. Même les trotskistes sont obligés de se poser des questions: Que s'est-il passé? Qu'est-ce qui se passe? Qu'est-ce qui va se passer? Et ils sont désormais obligés de rapporter ce qu'ils font (l'organisation) et ce qu'ils disent (le discours qu'ils tiennent) à l'événement. C'est ici que l'événement montre sa nature problématique. Tout le monde est contraint de s'ouvrir à l'événement, c'està-dire à la sphère des nouvelles questions et des nouvelles réponses. Ceux qui ont déjà des réponses toutes prêtes (et ils sont nombreux...) ratent l'événement. C'est le drame politique que nous avons déjà vécu après 1968. C'est rater l'événement que d'avoir des réponses toutes faites (maoïsme, léninisme, trotskisme) à des nouveaux problèmes. L'événement insiste, c'est-à-dire qu'il continue à agir, à produire ses effets : les discussions sur ce qu'est le capitalisme et ce qu'est un sujet révolutionnaire aujourd'hui, à la lumière de l'événement, vont bon train dans le monde entier. ***

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L'événement et la politique

Les théories de l'événement définissent et distribuent différemment les relations sujet/objet, sensible/intelligible, nature/esprit, au point de les rendre méconnaissables pour les théories du sujet. Nous avons en effet, à la place de ces dualismes classiques, deux formalisations non parallèles : une formalisation d'expression ou d'énoncé et une formalisation de contenu ou d'objets ; un agencement d'expression du possible et un agencement machinique (ou corporel) d'effectuation. L'agencement d'expression (ou la leçon de signes) ne se réduit ni au sujet, ni à ses formes d'expression, ni aux mots, ni aux signifiants, mais à l'ensemble des énoncés, aux différents régimes des signes. L'agencement d'énonciation est une machine d'expression qui déborde le sujet et le langage. L'agencement machinique (la leçon de choses) ne renvoie pas à un objet ou à une « production des biens » comme c'est le cas chez Marx, mais à un état précis de mélange des corps dans une société, comprenant toutes les attractions et répulsions, les sympathies et les antipathies, les altérations et les alliages, les pénétrations et expansions qui affectent les corps de toutes sortes (en donnant au mot «corps» la plus grande extension, c'est-à-dire tout contenu formé) les uns par rapport aux autres Cet agencement est une machine sociale qui excède tout objet. Les deux agencements sont des multiplicités qui comportent beaucoup de termes hétérogènes qui ne peuvent être attribués, et qui ne peuvent dépendre ni d'un sujet ni d'un objet. Il y a au contraire un primat des agencements collectifs d'énonciation sur le sujet et de la machine sociale sur l'objet. Ces deux agencements ne sont pas dans un rapport de structure à superstructure, puisque les énoncés sont des pièces 1. Cf. Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, op. cit, p. 114.

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ou des rouages de l'agencement, au même titre que les corps. L'unité, le rapport entre les deux agencements sont donnés par l'événement qui s'exprime dans les agencements collectifs d'énonciation et qui s'effectue dans les agencements corporels. L'événement crée un monde possible qui s'exprime dans les agencements d'énonciation (dans des énoncés, dans des signes ou dans un visage) et qui s'effectue dans les corps. Le possible n'est pas ici une catégorie abstraite désignant quelque chose qui n'existe pas : le monde possible existe parfaitement mais il n'existe pas en dehors de ce qui l'exprime (énoncé, visage ou signe) dans les agencements collectifs d'énonciation. On peut déjà donner une certaine réalité aux possibles en parlant, puisque le langage est la réalité du possible en tant que tel. Ce monde possible (ou exprimé) agit en premier lieu au niveau de l'âme en tant que transformation incorporelle, en modifiant la manière de sentir, les modalités d'affecter ou d'être affecté. L'événement a ainsi deux dimensions, une spirituelle et une autre matérielle, mais il n'est lui-même ni matière, ni esprit, ni sujet, ni objet. Il est les deux à la fois, de la même manière qu'il est la contemporanéité des temps (passé, présent et futur à la fois). L'événement insiste dans les énoncés et se dit et ne se dit que des corps, mais il n'est pas contenu dans les énoncés et il ne s'actualise jamais complètement dans les corps (éternité de l'événement). Le monde est doublé par un devenir, par une réalité virtuelle, par des transformations incorporelles qui sont la source de la créativité. C'est l'événement qui distribue, à chaque fois, le sujet et l'objet, le matériel et le spirituel. La limite du marxisme, qui représente l'aboutissement de la théorie du sujet/travail, est de réduire l'agencement machi24

L'événement et la politique

nique ou corporel à la production (fondamentalement, à la division du travail) et de renvoyer l'expression, les transformations incorporelles, les événements, à l'idéologie. Le marxisme fait ainsi appel à un «miracle dialectique constant» pour transformer la matière en sens, le contenu en expression, le processus social en système signifiant. Pendant tout le XXe siècle, l'opérateur de ce miracle s'est appelé le Parti. Le renvoi de l'expression à l'idéologie rend non seulement pratiquement impossible l'intégration du langage, des régimes des signes et des énoncés dans le processus de constitution, mais réduit la création, l'événement et la différence, à la contradiction et au travail du négatif. Les théories du sujet/travail définissent toujours l'activité comme un faire, tandis que la philosophie de l'événement agence toujours ce qu'on fait et ce qu'on dit sur la base de l'événement, du virtuel, qui n'est ni un faire ni un dire.

Néomonadologie/nomadologie « Ce que Leibniz ne veut pas c'est l'idée d'un seul monde. » Gilles Deleuze. Comment Gabriel Tarde utilise-t-il la logique événementielle de Leibniz ? Il est le premier à avoir pensé « le pouvoir constituant du socius1» sur la base de la dynamique de la

1. Éric Alliez, « Tarde et le problème de la constitution », présentation de Gabriel Tarde, Monadologie et sociologie, Les Empêcheurs de penser en rond, 1999, p. 25. Par socius, il faut entendre le monde social. 25

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création des possibles et de leur propagation ou accomplissement. Ni la production de richesse ni la production du social ne peuvent se concevoir sans une ouverture différenciante dans les âmes et sans leur effectuation (propagation) dans les corps. Tarde nomme « différence et répétition » les modalités générales de ce processus constitutif à double détente. Sur le plan du monde social, différence et répétition s'appellent «invention et imitation». Cette démarche prend pour cible la théorie du sujet et notamment le «travail de l'Esprit» pensé par Hegel. Tarde a lu pratiquement au même moment de sa formation intellectuelle, au milieu des années 1860, Hegel et Leibniz. À la différence de Marx, qui emprunte le concept de praxis à l'idéalisme hégélien, Tarde est profondément déçu par la manière avec laquelle la dialectique appréhende le processus de constitution du « soi » et du « monde » à travers la dialectique sujet/objet. J'aborderai la lecture du processus de constitution du socius selon une perspective particulière : la double critique de l'individualisme et du holisme mise en œuvre par Tarde, et le nouveau concept de coopération qui en découle. Ce dernier se distingue radicalement du même concept à l'œuvre chez Adam Smith et chez Marx : coopération de la multiplicité des monades, sous les modalités de la création et de l'effectuation des mondes possibles, versus coopération comme division du travail, sous les modalités de la production ou de la praxis. Cette critique est encore aujourd'hui d'actualité puisque nous sommes non seulement confrontés à la crise du concept de classe, c'est-à-dire à la crise de la manière socialiste de penser le collectif, mais aussi à la crise du concept d'individu issu des théories libérales. 26

L'événement et la politique

Dans les théories libérales, on présuppose des individus déjà constitués, libres et autonomes. Dans les théories socialistes, le collectif mène une existence séparée des singularités qui l'ont produit. À l'inverse, nous nous trouvons devant une situation inédite: les individualités et les collectifs ne sont pas le point de départ, mais le point d'arrivée d'un processus ouvert, imprévisible, risqué, qui doit les créer, les inventer ensemble. Nous allons interroger pendant tout ce travail deux ontologies qui renvoient à deux processus de constitution hétérogènes et donc à deux politiques différentes : un processus de constitution fondé sur la praxis qui régit une politique de dualismes (de classes), et un processus de constitution fondé sur la création et effectuation des mondes qui régit une politique de la multiplicité. Tarde emploie la philosophie de Leibniz pour mettre en cause l'« abîme séparatif1 » creusé à partir de Descartes entre sujet et objet, mais aussi entre nature et société, sensible et intelligible, âme et corps. Il reprend l'idée leibnizienne de «monade» pour désigner ce qui constitue le monde. Leibniz avait forgé le terme de « monade » pour désigner les forces constituantes des choses, qui ne sont pas plus atomiques qu'anthropomorphiques. Chaque monade (sans distinction entre inerte, vivant ou humain) possède, à un plus ou moins haut degré, des forces «psychiques» (désir, croyance, perception, mémoire, etc.). L'univers n'est pas le résultat d'une composition de mouvements mécaniques, mais d'un vitalisme immanent de la nature. C'est sur la base de ce matérialisme spiritualisé qu'il 1. Gabriel Tarde, Monadologie et sociologie, op. cit., p. 33.

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faut comprendre que «toute chose est une société», c'est-àdire que tout individu (physique, vital, humain) est une composition d'une infinité d'autres individus qui se tiennent ensemble, selon des formes politiques chaque fois singulières, fondées sur les désirs et les croyances. «Toute chose est une société» (même la plus petite cellule est une « usine ») signifie que le monde n'est pas fait d'objets et de sujets, mais d'un tissu de relations (physiques, vitales, sociales) qui sont combinées selon des hiérarchies constituées par la capture d'une myriade d'autres individus (monades physiques, vitales ou humaines). «Tout est politique déjà dans la composition de la moindre particule, une politique moléculaire qui rejaillit sur la société elle-même pour défaire les formes de pouvoir macroscopiques1» (de l'État, mais aussi du sujet et de ses relations avec la nature, dont il est le « maître et le possesseur», et de ses relations avec l'autre, dont il est aussi le « maître » ou « l'esclave »). Tarde exploite la monadologie pour délier les entités massives: non pas pour nier leurs oppositions compactes, mais pour libérer les puissances et les virtualités sacrifiées aux dualismes métaphysiques et sociaux (sujet/objet, nature/culture, âme/corps, individu/société, capital/travail) et redonner à chaque monade sa propre puissance d'invention et de résistance. De telle sorte que l'histoire n'est pas « un chemin à peu près droit, mais un réseau de chemins très tortueux et semés de carrefours [...]. À chaque pas s'est offerte au progrès une bifurcation ou une trifurcation de voies différentes. 1. Jean-Clet Martin, «Tarde: une nouvelle monadologie», Multitudes, n° 7, Exils, 2001, p. 189.

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L'illusion d'un évolutionnisme étroit, unilinéaire [...] est de nier cette grande vérité, sous prétexte de déterminisme1». Tarde découvre ainsi dans la monade l'idée d'une multiplicité de relations qui ne dépendent ni du sujet ni de l'objet, mais qui les constituent, les génèrent, les font émerger. Les monades tardiennes ont deux caractéristiques principales : elles permettent de concevoir l'activité non pas comme production, mais comme création et effectuation des mondes suivant la logique de l'événement et elles permettent de penser le rapport entre singularité et multiplicité comme alternative à l'opposition entre individualisme et holisme. La monade est à la fois singularité et multiplicité. Elle est une multiplicité puisqu'elle contient toutes les relations qui constituent le monde dans lequel elle est incluse. Elle est une singularité puisqu'elle n'exprime clairement qu'une partie de cet ensemble de relations (le reste constitue le fond sombre mais actif de son processus d'individuation). Pour le dire avec le vocabulaire sociologique, le social est inclus, virtuellement, dans l'individu, mais il s'y exprime d'un point de vue particulier (singularité). La monade est donc elle-même une société, un espace public. Le mode d'existence des monades est la différence: exister, pour une monade, c'est être différente d'une autre monade. Les monades sont des singularités irréductibles, des noms propres (Adam, César, moi, vous, etc.). Si Leibniz concevait les monades comme des substances individuelles, Tarde souligne et prolonge une autre point : « Notez bien 1. Gabriel Tarde, La Logique sociale, Les Empêcheurs de penser en rond, 1999, p. 255-256.

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ceci, [elles sont] différentes. » Selon lui, pour définir l'existence d'une monade, il n'est pas nécessaire de se référer à l'idée de substance, mais il suffit d'avoir recours à l'idée de différence : exister, c'est différer. Il reprend ainsi et conduit à son terme la désubstantialisation de l'être commencée avec Leibniz. La monadologie de Tarde permet alors de penser la « subjectivité quelconque» que Marx évoque. Marx n'était pas à même de comprendre cette «subjectivité quelconque» dans la mesure où il la rabat, comme l'économie politique, sur le cadre prédéfini du sujet économique (l'ouvrier) et de son travail. Or, s'il y a «subjectivité quelconque», elle ne peut pas se loger dans un tel cadre prédéfini. L'idée de monade permet précisément de penser une activité qui n'est pas définie d'avance : l'activité de la monade ne renvoie pas à un faire, mais à une création, à un commencement et à l'effectuation de cette création (ou au prolongement de ce commencement qui ouvre une chaîne d'actions imprévisibles). L'action de la monade concerne tout d'abord le sentir. Agir signifie modifier la façon de sentir ensemble (selon les modalités de l'action unilatérale ou réciproque). Créer et effectuer des mondes signifie agir d'abord sur les croyances et sur les désirs, sur les volontés et sur les intelligences, c'està-dire agir sur les affects. Si on envisage l'action comme création et effectuation de mondes, la distinction hiérarchique entre faire et dire, entre production matérielle et idéologie, entre sujet et objet, entre la chose et le signe, n'est pas opératoire. Un monde est une multiplicité de relations qui ne dépendent pas d'une essence, mais d'un événement. Les relations présupposent l'événement qui, comme nous l'avons vu, agit en transformant le 30

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sentir, c'est-à-dire les désirs, les croyances, les affects des monades. La création et l'effectuation de mondes ne sont donc pas réductibles à la conception et à la production de choses matérielles, puisqu'elles concernent d'abord le sentir, cependant elles ne sont pas non plus assimilables à l'élaboration et à la diffusion d'une «idéologie», puisque les modifications des manières de sentir ne nous masquent pas le monde « réel » mais le constituent. La force d'agir de la monade est une puissance qui a une causalité et une modalité d'action tout à fait spécifiques : l'action à distance d'un esprit sur un autre esprit. Les modalités d'action de la monade ne peuvent être saisies qu'en partant du rapport que le virtuel entretient avec l'actuel. La monade contient en elle-même un élément génétique idéal, une force interne, qui est source de ses propres modifications, création de ses propres manières d'être, de ses propres mondes. Chaque monade est en effet une multiplicité virtuelle qui en fait une totalité, une unité spéciale. Cela revient, en quelque sorte, à « loger les idées de Platon dans les atomes d'Épicure » comme dit Tarde. Donc toute monade n'est pas seulement un monde actuel, mais aussi un monde possible, un monde virtuel. Dans la néomonadologie de Tarde, le virtuel exprime l'inclusion de l'esprit dans le monde de façon radicalement différente de la manière avec laquelle l'avait pensé l'idéalisme hégélien (et à partir de Hegel, Marx). L'esprit (le virtuel) est immanent au monde, tout en se distinguant réellement de l'actuel. Le virtuel est la partie incorporelle de notre réalité. En empruntant la langue de Simondon, on pourrait dire que le virtuel détermine dans l'être un «équilibre méta31

Les Révolutions du capitalisme

stable», un différentiel de potentiel qui empêche l'être d'être égal à lui-même. Contenant en soi une cause interne de différenciation, une différence de potentiel, l'être est toujours plus qu'une unité. Comme chez Simondon, on pourrait parler de relations transindividuelles, puisque le fond sombre de la monade est l'ensemble des relations qui précèdent et engendrent l'individualité. Pour Tarde, ce différentiel de potentiel renvoie toujours à la force affective, au sentir. La monade en effet est singularité, différence, et la différence est sentir, pathos. La néomonadologie se distingue de l'économie politique et du marxisme parce que la coopération des subjectivités quelconques précède la coopération des ouvriers et des capitalistes. Autrement dit, la création et l'effectuation des mondes (la création et l'accomplissement du sensible) précèdent et excèdent la division du travail. L'expression et la constitution des manières de sentir, au lieu de dépendre du mode de production, sont préalables au fonctionnement de l'économie. C'est avec cette précaution qu'il faut lire les lignes qui suivent puisque c'est à partir de cette conception de la coopération qu'on peut penser une économie des affects, une économie du sensible.

De la clôture à la capture Nous avons vu, très rapidement, quelques concepts que Tarde emprunte à la philosophie de Leibniz. Mais sa néomonadologie se distingue radicalement de la monadologie leibnizienne lorsqu'il s'agit de décrire le processus de constitution du monde par les monades, c'est-à-dire lorsqu'il s'agit 32

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de penser l'être ensemble, la coopération et la coordination des actions de la multiplicité des singularités. C'est à partir de ce problème de la coordination des monades irréductiblement différentes que nous devrons penser la politique. Les monades, dans la philosophie de Leibniz, sont soumises à une double condition : de clôture et de sélection. Dans la monadologie, tout phénomène n'est qu'une nébuleuse qui peut être ramenée à des actions émanant d'une multitude infinie et innombrable d'agents. Mais chaque agent est aveugle : les monades n'ont ni portes ni fenêtres et ne communiquent donc pas directement entre elles. Leur coordination implique l'accord universel et préalable de cette multiplicité d'êtres tous indépendants et autonomes, tous irréductiblement singuliers et clos sur eux-mêmes. Dans la monadologie de Leibniz, l'accord ou la communication est garanti par Dieu. Le monde, son objectivité et sa réalité se confondent strictement avec les rapports que les monades entretiennent entre elles, puisque le monde n'existe pas hors des monades qui l'expriment. Les monades sont pour le monde et le monde est inclus dans chaque monade, de façon que chacune n'en exprime clairement qu'une partie. Dieu «programme», comme on dit d'un développeur qu'il programme, en même temps les monades et le monde, en choisissant parmi une infinité de combinaisons possibles. De la même manière que les matérialistes sont obligés d'imaginer des lois universelles pour expliquer les compositions des atomes, « sorte de commandement mystique auquel tous les êtres obéiraient sans qu'il n'émane d'aucun», Leibniz est obligé de supposer une «harmonie préétablie», pour expliquer l'accord des monades. Dans la néomonadologie de Tarde cette correspondance, 33

Les Révolutions du capitalisme

cet entrelacs, ce chiasme entre le monde et la monade n'est plus assuré par la providence divine, mais par les monades elles-mêmes. À la différence des monades de Leibniz, les monades tardiennes ne sont pas une « chambre obscure où le monde vient se peindre en réduction et sous un angle spécial», mais un monde en soi ou aspirant à le devenir, qui produit sa propre temporalité et son propre espace, au lieu d'exister dans un temps et dans un espace universels. Les monades sont ouvertes, elles ont bien des portes et des fenêtres et agissent les unes sur les autres. Les monades « s'entre-pénètrent réciproquement au lieu d'être extérieures les unes aux autres1 ». À la rigueur, on pourrait ne plus parler de monades puisque rien ne venant les limiter, elles «deviennent une sphère d'action indéfiniment élargie [...] et toutes ces sphères qui s'entre-pénètrent sont autant des domaines propres à chaque élément 2 ». Là où le matérialisme ne voit qu'une succession de points (d'atomes), Tarde conçoit des sphères d'action qui se compénètrent, c'est-à-dire des flux, des courants de croyances et de désirs. S'il garde le terme de monade, c'est pour concevoir à la fois la continuité et la discontinuité des flux, pour les penser comme un agencement de singularités, comme une série de singularités 3 .

1. Monadologie et sociologie, op. cit., p. 56. 2. Ibid. 3. Comme le « courant de conscience » de William James, les vibrations de Whitehead ou les ébranlements purs de Bergson, les « courants » de Tarde sont des événements ou des relations (ce qui existe «entre» les monades). Les flux de conscience ne sont pas attribués, ne dépendent pas d'un sujet (comme chez Kant et Husserl), mais ils sont purement immanents. 34

L'événement et la politique

Dans la philosophie de l'événement du XXe siècle, chaque monade est donc un univers virtuel, un monde possible et les mondes possibles communiquent entre eux: nous passons de l'harmonie préétablie à la composition polyphonique (selon une autre métaphore musicale qu'on retrouvera chez Bakhtine), d'un processus d'organisation transcendant à un processus de constitution immanent. En ouvrant les monades, Tarde développe une philosophie de l'avoir, de l'appropriation, de la possession (qui deviendra une théorie de la « capture » chez Deleuze) comme propriété constitutive des singularités. La différence entre monades hétérogènes relève de la diversité des puissances d'appropriation exprimées par chacune d'elles. Toute force, aussi infinitésimale soit-elle, est animée par l'avoir et c'est donc la possession qui définit l'action d'une force sur une autre. On peut donc dire qu'une monade agit, c'est-à-dire modifie la manière de sentir d'une autre monade, en la possédant, en la capturant. Qu'est-ce qu'une société ? Qu'est-ce que l'être ensemble de différences irréductibles ? La société, l'être ensemble, est « la possession réciproque sous des formes extrêmement variées, de tous par chacun 1 ». Elle se définit par la manière de « posséder ses concitoyens et d'être possédés par eux». Par la persuasion, par l'amour, par la haine, par la communauté des croyances et des désirs et par la production des richesses, « les éléments sociaux se tiennent et se tirent de mille manières». Depuis des années, on catalogue les divers degrés de l'être et « l'on n'a jamais eu l'idée de classer les divers degrés de la

1. Monadologie et sociologie, op. cit., p. 85.

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possession1». La philosophie a investi le verbe être comme une véritable pierre philosophale parce qu'elle a une conception substantialiste de l'être. Mais que le monde soit relation, événement, possible, et alors seule l'appropriation et la possession peuvent expliquer sa constitution : « Chacune d'elles [chaque monade] tire le monde à soi, ce qui est se mieux saisir elle-même. Elles font bien partie les unes des autres, mais elles peuvent s'appartenir plus ou moins, et chacune d'elles aspire au plus haut degré de possession ; de là, leur concentration graduelle; en outre, elles peuvent s'appartenir de mille manières différentes, et chacune aspire à connaître de nouvelles manières de s'approprier ses pareilles 2. » La sociologie de Tarde ne sépare jamais les compétences, les savoirs intellectuels ou pratiques de la double nature, guerrière et sympathique, des monades. Que les forces (ou monades) s'opposent ou s'adaptent, c'est la volonté d'appropriation unilatérale ou réciproque qui explique leur dynamique. Ainsi dans chaque interaction, dans chaque interprétation, dans chaque situation aussi quotidienne et infinitésimale soitelle, des monades expriment des actions d'appropriation et d'assujettissement d'autres monades. Dans chaque interaction, qu'elle soit communicationnelle ou pratique, on est meneur ou on est mené. Les relations sociales sont d'abord définies par des enjeux stratégiques qui consistent à conduire les conduites des autres. « En définitive, c'est la direction de la conduite, soit collective, soit individuelle, qu'il importe de considérer3.»

1. Ibid., p. 89. 2. Ibid., p. 93. 3. Les Transformations du pouvoir, Les Empêcheurs de penser en rond, 2003, p. 65.

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L'appropriation est ici, comme dans l'individualisme possessif et le marxisme, la relation constitutive. Mais, à la différence de ces derniers, l'appropriation, et donc la puissance de construction, ne renvoie pas seulement aux propriétaires ou aux sujets impliqués dans la relation capitaliste, mais à une subjectivité quelconque entrant dans une relation quelconque. La distinction entre capture unilatérale et réciproque, entre possession unilatérale et puissance de s'entresaisir, définit les degrés de liberté et de subordination avec lesquels les monades agissent les unes sur les autres.

La sélection des mondes possibles Chez Leibniz, la providence divine opère la constitution du monde par la mise en série convergente, par l'harmonisation des monades qui constituent un monde. Dans l'entendement de Dieu, il y a une infinité de mondes possibles, déjà idéalement déterminés. Et parmi cette infinité, il opère une sélection, en en faisant passer à l'existence seulement un, le meilleur. Les autres mondes, qui existent dans l'entendement divin, ne sont pas impossibles, mais incompossibles avec le monde actualisé. Selon Leibniz, le monde où Adam a péché (notre monde) est incompossible avec le monde où Adam n'a pas péché (qui configure un monde absolument différent), mais n'est pas impossible. Adam pécheur et Adam n'ayant pas péché ne sont contradictoires que si on les inclut dans un même monde. Mais si, comme le veut Leibniz, il y a un nombre infini de mondes possibles, alors Adam pécheur et Adam non pécheur existent dans des mondes différents qui sont seulement incompossibles l'un avec l'autre. 37

Les Révolutions du capitalisme

La configuration pensée par Tarde est tout à fait différente et entre en écho avec notre actualité. Nous nous trouvons dans une situation où ce qui était exclu par la philosophie de Leibniz se réalise. Tous les mondes incompossibles peuvent passer à l'existence en même temps. Les mondes divergents, les mondes qui bifurquent ne sont plus seulement présents dans l'entendement de Dieu, mais cherchent tous à s'actualiser en même temps. Comme le fait remarquer Deleuze, « ce serait globalement possible, puisque l'incompossibilité est une relation originale distincte de l'impossibilité et de la contradiction ». La philosophie de Tarde est ainsi radicalement différente des philosophies du sujet. Pour ces dernières, il n'y a qu'un seul monde possible, celui que construit le sujet. Les philosophies du sujet (ou du travail) sont en dernière analyse des théories de l'identité, puisqu'elles impliquent qu'un seul monde est possible. Les sciences sociales construites sur ce modèle ne peuvent alors être que des théories de l'équilibre ou de la contradiction qui, de manière différente mais complémentaire, renvoient à l'identité. La néomonadologie nous permet de penser un monde bizarre, peuplé d'une multiplicité de singularités, mais aussi d'une multiplicité de mondes possibles - notre monde. Notre actualité est celle du grondement de ces différents mondes qui veulent s'actualiser en même temps. Cela implique une autre idée de la politique, de l'économie, de la vie et du conflit. Mais revenons à nos monades, aux opportunités et aux embarras où les a mis la mort de Dieu. Les monades sont dans une situation doublement embarrassante. Elles sont à la fois libres et impuissantes, puisqu'elles ne peuvent pas agir, 38

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après la mort de Dieu, sans la collaboration d'un grand nombre d'autres monades : « Livrée à elle-même une monade ne peut rien. C'est là le fait capital, et il sert immédiatement à en expliquer un autre, la tendance des monades à se rassembler » La force d'une monade doit se composer avec d'autres monades pour augmenter sa puissance à travers des rapports d'appropriation, de capture. Mais elles sont aussi embarrassées parce que, sans Dieu et son harmonie préétablie, chaque monade se trouve à cheval sur une infinité de mondes possibles, et peut participer à plusieurs mondes à la fois. Cette double impuissance (être livrée à elle-même et être à cheval sur différents mondes) est ce que la monade de Tarde a hérité du Dieu de Leibniz. En réalité il ne s'agit pas d'un handicap mais d'une double opportunité: chaque monade dispose de la puissance de sélection, c'est-à-dire de la capacité d'ordonner les séries de monades et d'harmoniser leur relation ; et chaque monade détient la possibilité de créer une infinité de mondes. Elles ont hérité de la puissance de création et de constitution divine. La providence (la puissance d'agencement et de coordination ou de convergence) est immanente à la monade. Elle constitue sa singularité. « Le principe et la source de toute coordination sociale ne résident pas dans quelque fait très général2 », tel le marché, la loi de la valeur, l'État ou la dialectique, mais dans l'action constitutive et immanente de toutes les monades. Aussi infinitésimale soit-elle, toute force exprime un principe coordi1. Monadologie et sociologie, op. cit., p. 66. 2. Les Lois sociales. Esquisse d'une sociologie, Les Empêcheurs de penser en rond, 1999, p. 112.

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nateur, si bien qu'il n'est pas nécessaire de présupposer - comme dans la monadologie de Leibniz - la providence divine pour expliquer l'harmonie du réel, car « chaque organisme, et dans chaque organisme chaque cellule, et, dans chaque cellule peut-être, chaque élément cellulaire, a sa petite providence à soi et en soi1 ». Nous avons maintenant tous les éléments pour décrire le processus de constitution du monde, pour penser l'être ensemble de ces singularités, de ces différences irréductibles que sont les monades. Pour saisir la constitution du monde nous n'avons pas besoin de la séparation entre nature et société, entre sujet et objet, entre individuel et collectif, entre micro et macro. Nous n'avons pas besoin non plus du concept de contradiction et du travail du négatif.

La critique du collectif Pour Tarde, le fonctionnement de la société est assimilable au fonctionnement du cerveau, d'un cerveau social. La hiérarchie des fonctions corporelles et des fonctions intellectuelles (du travail immatériel et du travail reproductif, du cognitariat et du travail matériel, pour le dire avec des catégories contemporaines) n'explique pas la dynamique de la société moderne, puisque c'est dans son ensemble qu'elle devient « un grand cerveau collectif dont les petits cerveaux individuels sont les cellules 2 ». L'égalité et l'uniformité des éléments qui constituent le 1. Ibid. 2. La Logique sociale, op. cit., p. 218.

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cerveau, leur relative indifférence fonctionnelle, renvoient à l'homogénéisation culturelle et politique des individus dans les sociétés contemporaines. Les sociétés, à mesure qu'elles se civilisent, se « désorganisent » car elles perdent à la fois leur «solidarité mécanique» et leur «solidarité organique1». Elles défont leurs codes religieux, moraux, politiques, et les individus perdent les anciennes différences, mais acquièrent la possibilité d'en créer de plus profondes, de plus subtiles. L'égalité et l'uniformité des individus sont, en effet, l'autre face de leur mobilité et de leur plasticité, qui sont les conditions pour une singularisation plus riche et variée des événements qui affectent le cerveau social et des pensées qu'il produit. Dès lors, ce n'est plus à un organisme ni même à un « organe exceptionnel qu'il convient de comparer [les sociétés], mais à une sorte de mécanisme psychologique supérieur 2 ». Donc, dans le monde social, Tarde pense la coordination des singularités (monades) et leur action comme coopération entre cerveaux, sous la forme d'un «cerveau» ou d'un mécanisme psychologique supérieur, constitué par la multiplicité des singularités qui agissent les unes sur les autres par l'action à distance des désirs et des croyances. Les modalités de la coopération entre cerveaux ne sont pas les mêmes que celles de la « coopération productive » au sein de l'usine. Ces modalités renvoient à la puissance de conjonction («et») et de disjonction («ou» de la disjonction exclusive et inclusive), de décomposition et de composition des relations affectives (flux de désirs et de croyances subreprésentatifs) qui circulent entre les cerveaux. 1. Ibid., p. 225. 2. Ibid., p. 223.

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Ces derniers fonctionnent comme des relais dans un réseau de forces cérébrales ou psychiques, en faisant passer les courants (imitation), ou en les faisant bifurquer (invention). Mais les flux de désirs et de croyances débordent de toutes parts les cerveaux individuels. Ce ne sont pas les cerveaux qui sont à l'origine des flux mais, au contraire, ils dépendent de la circulation, de la conjonction et de la disjonction de ces courants. Dans la sociologie de Tarde les termes «collectif et société» ne renvoient pas à la totalisation des cerveaux qui les constituent, mais à son contraire, c'est-à-dire à l'impossibilité de fusionner, d'abstraire, de subsumer les singularités et la multiplicité des cerveaux dans un être réel qui les dépasserait. La société constitue bien un tout, mais un tout surprenant, dans la mesure où il ne transcende pas ses propres parties. Cette spécificité est ignorée par les sociologues et les économistes qui pensent que la société peut être prise en compte séparément des individus (singularités) qui la composent. Mais comment ce tout s'est-il fait ? Comment s'est bâti cet «édifice prestigieux d'une religion achevée, d'une langue et d'une coutume établie»? de quelle manière se reproduit-il quotidiennement ? Le tout social est produit avec le concours d'une multiplicité de singularités, qui agissent les unes sur les autres, de proche en proche et propagent une habitude corporelle ou mentale, tantôt lentement, tantôt avec la vitesse de diffusion d'une contagion virale, à travers le réseau formé par les monades. Le tout se reproduit de la même façon, par l'action singulière des singularités les unes sur les autres. Il suffit que les monades détournent leurs croyances et leurs désirs de sa reproduction pour que le tout (société ou institution) s'ef42

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fondre. Le tout n'a donc pas une réalité indépendante des singularités qui le constituent, ce que toute crise politique et sociale démontre immédiatement. ***

Essayons de voir de plus près comment Tarde fait fonctionner ces concepts issus de Leibniz, dans le domaine social et notamment dans l'explication de la valeur (économique ou sociale). La constitution des valeurs ne s'explique pas comme dans l'économie classique et comme chez Marx par le travail et la production, mais par l'agencement de l'invention et de l'imitation, par la création des possibles et leur effectuation. Les inventions (les toutes petites comme les plus grandes) sont des événements qui en soi n'ont aucune valeur mais qui, en créant de nouveaux possibles, sont la condition préalable de toute valeur. L'invention est une coopération, une association entre des flux de croyances et de désirs qu'elle agence de façon nouvelle. L'invention est aussi une force constitutive, car en combinant, en agençant, elle fait se rencontrer des forces qui vont exprimer une nouvelle puissance, une nouvelle composition, faisant émerger et donc rendant actuelles des forces qui étaient seulement virtuelles. L'invention est toujours une cocréation qui engage une multiplicité de monades et la cocréation est toujours une capture réciproque entre monades : capture des cerveaux, des désirs et de croyances qui circulent dans le réseau. Elle exprime la dimension spirituelle de l'événement. L'invention s'engendre par la «collaboration naturelle ou accidentelle» de beaucoup de consciences en mouvement, 43

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c'est-à-dire qu'elle est l'œuvre, selon Tarde, d'une multiconscience. Tout s'opère primitivement par multiconscience et seulement, par la suite, l'invention peut se manifester à travers une uni-conscience. Ainsi, l'invention du téléphone est, à l'origine, une multiplicité disparate d'inventions plus ou moins petites, auxquelles une multiplicité d'inventeurs, plus ou moins anonymes, ont contribué. Puis, arrive le moment où tout le travail commence et se termine dans un même esprit, d'où l'invention parfaite, jaillit, un jour, ex abrupto. L'invention est ainsi toujours une rencontre, une hybridation et une collaboration entre une multiplicité de flux imitatifs (idées, habitudes, comportement, perceptions, sensations), même quand elle a lieu dans un cerveau individuel. L'acte de création étant une singularité, une différence, une création de possibilités, il doit être distingué de son processus d'effectuation (de répétition et de propagation par l'imitation) qui fait de cette différence une quantité sociale. L'effectuation ou propagation de l'invention par imitation exprime la dimension corporelle de l'événement, sa réalisation dans des agencements spatio-temporels concrets. Chaque nouveau commencement, chaque nouvelle invention, retombe dans un tissu des relations déjà constituées. L'intégration de ce nouveau commencement dans les réseaux de la coopération est, à son tour, le commencement d'autres processus de création, d'autres événements imprévisibles (à ce propos Deleuze parle de la propagation comme «événement-propagation»). Ainsi, le téléphone, une fois inventé, a dû, pour acquérir une valeur, se diffuser de proche en proche, s'insérer dans les usages sociaux, les modifier, et devenir une habitude corporelle. Dans d'autres cas, la propagation 44

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peut échouer, comme elle peut bifurquer, être détournée et devenir une nouvelle invention. La formation de la valeur dépend donc à la fois de l'invention et de la diffusion, de l'expression d'une virtualité et de son effectuation sociale. Les deux dimensions du processus constitutif de l'événement (la dimension spirituelle — invention - et la dimension matérielle - effectuation), se relancent l'une l'autre et s'emploient réciproquement. Des deux côtés le processus est imprédictible, imprévisible et risqué, puisqu'on ne peut pas commander l'invention ni sa diffusion sociale. Le processus constitutif est bien différence et répétition, puisqu'il est devenir, métamorphose, différence qui va différant. Constitution = devenir. ***

Dans cette théorie de la création comme rencontre événementielle, combinaison, interférence, hybridation, il faut souligner que l'invention implique une dimension supplémentaire à l'action collective ou sociale. Car, si l'invention est toujours une collaboration, une coopération, un cofonctionnement, elle est en même temps une action qui suspend dans l'individu et dans la société ce qu'il y a de constitué, d'individué, d'habituel. L'invention est un processus de création de la différence qui met en jeu, à chaque fois, l'être et son individuation. Toute invention est rupture des normes, des règles, des habitudes qui définissent l'individu et la société. L'invention est un acte qui met celui qui l'accomplit hors du temps historique et le fait rentrer dans la temporalité de 1' événement. La création requiert l'affranchissement par45

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tiel de l'individu par rapport à la société, le «déchirement momentané du tissu des mutuelles illusions sociales, du voile des influences intermentales1». L'invention se fait dans une dimension ahistorique, comme dirait Nietzsche, en échappant momentanément à la chaîne de l'imitation ambiante, et place l'inventeur face au «dehors universel2». L'invention implique donc un double processus de désubjectivation qui ouvre à une nouvelle production de subjectivité, qui concerne aussi bien la singularité qui produit quelque chose de nouveau que le public qui participe à cette cocréation et la prolonge, puisque tous les deux doivent échapper aux habitudes établies (au social), aux alternatives binaires qu'elles imposent. Les effets de l'invention et de la création, à la différence des effets du travail, sont infinis. L'invention peut s'effectuer dans des agencements spatio-temporels, mais son effectuation ne l'épuisé pas. Elle insiste pour l'éternité. Elle peut toujours entrer dans d'autres combinaisons, dans d'autres agencements maintenant et à jamais. Infinie dans le temps, elle l'est aussi dans l'espace. Elle se répand aussi loin que possible, suivant la distribution des subjectivités les plus quelconques. 1. Gabriel Tarde, La Psychologie économique, Alcan, 1902, tome I, p. 49. À paraître aux Empêcheurs de penser en rond. 2. Cette définition ne va pas sans nous rappeler la «pensée du dehors» foucauldienne. « En rompant pour quelques instants la chaîne de l'imitation ambiante, et se mettant face avec la nature, avec le dehors universel, représenté, réfléchi, élaboré en mythes ou en connaissances, en rites ou procédés industriels» {Les Transformations du pouvoir, op. cit., p. 75). Seule l'imitation est donc soumise à des lois proprement dites, tandis que l'invention échappe à toute règle, car c'est elle qui impose de nouvelles lois et de nouvelles règles. 46

L'événement et la politique

À la différence du travail, cette action, est aussi immédiatement publique, puisqu'elle est ouverte à tous; elle se fait sous les yeux, les affects, les intelligences et les volontés de tous. Cette publicité ouvre à la rencontre événementielle des possibles et non à la reconnaissance intersubjective.

Les touts distributifs et les touts collectifs Analysons de plus près l'effectuation de l'invention, la mise en commun de la différence, puisque c'est ici que la critique du concept de collectif se déploie. Comment se fait l'effectuation, c'est-à-dire la dimension matérielle ou corporelle de l'événement/invention ? Comment décrire le processus constitutif du socius, la coordination des singularités irréductibles (monades) dans un tout ? L'effectuation sociale, c'est-à-dire la propagation de la possibilité créée par l'invention, se fait de proche en proche, par capture et appropriation des autres monades. Effectuer, c'est prolonger une singularité dans le voisinage d'une autre singularité, relier les monades entre elles, tracer une ligne de force entre monades, les homogénéiser, les rendre momentanément semblables et les faire coopérer, pour un temps, à un but commun, sans pour autant nier leur singularité, sans les totaliser. On ne passe pas de l'invention à sa constitution en valeur, du micro au macro, du local au global, par abstraction ou totalisation, mais par la capacité de faire tenir ensemble, d'agencer, de proche en proche, des patchworks et des networks, pour utiliser le vocabulaire de William James, ou encore, des flux (de croyances et de désirs) et des agrégats, pour utiliser les catégories de Tarde. 47

Les Révolutions du capitalisme

La façon la plus facile de comprendre ce processus de constitution est de penser au net. Le net est un maillage de flux et de réseaux, des flux et des réseaux actuels et des flux et des réseaux virtuels. L'actualisation d'un réseau dépend de la puissance d'agencement, de connexion qui se fait de proche en proche. Naviguer signifie opérer continuellement des conjonctions et disjonctions de flux. En naviguant, on entre dans un réseau dont on change immédiatement la configuration puisqu'on y amène sa propre singularité, sa propre monade avec ses différences, actuelles et virtuelles. En entrant dans un réseau, nous entrons dans un rapport de possession, dans un rapport de coproduction, de coopération sympathique ou d'opposition. Le net est une préhension de préhensions, une capture des captures et il n'est pas totalisable. Pour expliquer ces dynamiques constitutives d'un point de vue conceptuel, il serait utile de se référer à deux autres concepts leibniziens, remis à jour par Deleuze1 : la différence entre les « touts distributifs » ou « distinctifs » et les « touts collectifs». Les touts distributifs sont des formes de coordination des singularités qui constituent des sommes qui ne totalisent pas leurs propres éléments. La distribution s'exprime par la conjonction «et», et non par le verbe être. «Ceci et cela: des alternances et entrelacements, des différences et des ressemblances, des attractions et des répulsions, des nuances et des brusqueries. » La coordination, l'être ensemble, exprime une puissance dans laquelle les monades, 1. Cf., par exemple, Gilles Deleuze, Le Pli, Leibniz et le baroque, Éd. de Minuit, 1988, chapitre 8.

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les singularités existent une à une, chacune pour son propre compte. Tels sont les touts tardiens, tandis que les touts hégélianomarxistes, durkheimiens et les touts de la philosophie politique sont des touts collectifs qui totalisent leurs éléments en leur enlevant toute singularité, en neutralisant leur virtualité. Les touts tardiens ne marchent ni à l'identité ni à la contradiction, mais à la composition et à la décomposition. Des coordinations et des disjonctions (le «ou» de la disjonction exclusive et inclusive, qui s'agence avec le «et» de la coordination) : telle est la nature des choses, dit Deleuze. C'est l'affirmation d'un mode de constitution « en processus et en archipel1». Penser le processus constitutif à travers l'agencement des flux et networks, d'invention et de répétition, de singularité et de multiplicité, avait déjà été l'innovation théorique fondamentale du pragmatisme américain et de la sociologie de Tarde à la fin du XIXe siècle. L'œuvre de William James recoupe en plusieurs endroits le point de vue de Tarde. Ce dernier est très proche de la critique du collectif opérée par le pragmatisme américain, comme le reconnaît le philosophe américain lui-même 2 . 1. Gilles Deleuze, Critique et clinique, Éd. de Minuit, 1993, p. 110. 2. David Lapoujade, dans son livre sur William James (William James: Empirisme et pragmatisme, PUF, 1997), revient plusieurs fois sur les nombreux recoupements possibles entre le pragmatisme américain et l'œuvre de Tarde, sollicité aussi par les termes élogieux avec lesquels le philosophe américain apprécie l'œuvre du sociologue fiançais : « un travail de génie » ; « on peut dire qu'il suffit d'entendre formuler la thèse de Tarde pour en sentir la suprême vérité». Lignes et morceaux, network et patchwork, sont les deux grands axes de constitution du monde selon James dont la citation qui suit concorde parfaitement avec le point de vue de Tarde : « Nous 49

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Les axes d'effectuation sociale de l'invention sont les courants (flux) et les réseaux (ou agrégats). Les flux résultent des sphères d'action des monades (désirs et croyances) et circulent entre les cerveaux. Les agrégats sont des multiplicités de monades qui s'entre-possèdent. Un agrégat est une manière de faire tenir ensemble des singularités, qui se tiennent par l'appropriation unilatérale ou réciproque. Chaque individu (humain, vital, physique) est ainsi un agrégat et « un agrégat quelconque est un composé d'êtres adaptés ensemble soit les uns aux autres, soit ensemble à une fonction commune. Agrégat signifie adaptat 1 ». Tout ce qui existe est un adaptat de forces qui s'imbriquent et se composent, selon une intuition leibnizienne, à l'infini. Ajoutons que ce n'est pas un amas, une somme, mais une coordination systématique des singularités, des monades. Et chaque agrégation ou chaque adaptation est une individuation, une invention, un événement. Un agrégat est un agencement d'agencements. Et cet agrégat peut à son tour entrer dans la constitution d'un autre agrégat qui exprime une plus grande puissance de possession ou d'agencement. Dans chaque agrégat, chaque monade garde sa singularité relative et chaque agrégat son individualité. Les agrégats ne sont pas unifiés dans un système et créons nous-mêmes et constamment des connexions nouvelles entre les choses, en organisant des groupes de travail, en établissant des systèmes postaux, consulaires, commerciaux, des réseaux de voies ferrées, de télégraphes, des unions coloniales et d'autres organisations qui nous relient et nous unissent aux choses par un réseau dont l'ampleur s'étend à mesure que se resserrent les mailles... Du point de vue de ces systèmes partiels, le monde entier se tient de proche en proche de différentes manières» (p. 73-74). 1. Les Lois sociales, op. cit., p. 109. 50

L'événement et la politique

n'obéissent pas à des lois générales, mais s'entre-tiennent ensemble, s'entre-possèdent. La constitution d'une quantité sociale, la transformation d'un possible en valeur, se fait par intégration de singularités de proche en proche. L'intégration globale est l'ensemble des intégrations locales. Les langues, les sciences, comme toute quantité sociale, ne se font pas par abstraction, par totalisation, mais par un constructivisme infinitésimal. Il faut ici prendre la précaution de dire que si on pense le constructivisme sans l'invention, sans la création des possibles, sans l'expression, on en fait une simple logique de la reproduction. C'est ainsi que Bourdieu (comme la plupart des sociologues constructivistes) pense bien l'action sociale comme une construction. Mais dans la mesure où il ne tient pas compte de l'événement, de l'invention, il est incapable de comprendre le surgissement du nouveau autrement que comme dégradation, altération. Si on ignore l'invention, seule la reproduction est pensable. Tarde ne refuse pas d'appréhender la société comme un tout (coordination des cerveaux). En revanche, il refuse catégoriquement la description de sa constitution par l'action d'êtres supérieurs et distincts, «conditionnés mais non constitués par les cerveaux dont ils ne seraient pas seulement la mutuelle pénétration mentale et morale, mais la sublimation et la transfiguration réelles existant en dehors de l'action de chacun 1 ». En proposant une dynamique constitutive fondée sur les actions individuelles (singulières) et une coordination qui leur reste immanente, Tarde redonne la liberté et l'autonomie aux individus et ouvre le processus de leur 1. La Logique sociale, op. cit., p. 225.

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coordination à l'indétermination et à l'imprévisibilité de l'action. Il évite ainsi les explications mystiques que les théories des touts collectifs impliquent. En effet comment peut-on passer de l'individuel au collectif, autrement qu'en présupposant un collectif toujours déjà donné, si on considère qu'il y a une différence de nature entre l'individuel et le collectif? On ne parvient pas à comprendre le passage de la nature psychologique des forces de l'individu à la nature sociale du collectif (impasse de Durkheim). Tarde tire une conclusion plus générale de sa conception de la constitution : il n'y a pas de lois sociales, il n'y a pas de lois économiques qui s'imposeraient de façon impersonnelle, sans qu'aucune monade ne les ait voulues et conçues. Il n'y a que des relations de commandement et d'obéissance, des captures entre monades. Le marché, la bourse, le capital, la société sont des captures de captures. Si nous pouvons parler de lois de la nature, c'est seulement parce que nous ne pouvons pas suivre pas à pas leur constitution. En revanche, nous pouvons toujours le faire quand il s'agit de la société ou de l'économie. Les soi-disant «lois» de l'économie peuvent ainsi toujours être ramenées aux relations de commandement et d'obéissance qui les ont constituées. Nous pouvons tirer une autre conclusion, qui rapproche le point de vue de Tarde de celui de William James : les touts ne sont pas d'abord des objets de connaissance, mais d'expérimentation. Cette idée de mise à l'épreuve, de construction de la sphère des questions et des réponses, implique un nouveau concept de politique, que nous développerons dans le dernier chapitre.

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Nature et société Il existe une autre différence remarquable avec les philosophies du sujet. Le point de vue monadologique ou infinitésimal amène à penser un processus de constitution du monde social qui n'est pas d'abord anthropomorphique, mais cosmologique. On ne peut pas aisément comparer cette sociologie avec les microsociologies contemporaines. Ces dernières sont des avatars de la phénoménologie de l'intersubjectivité, tandis que la microsociologie de Tarde est une sociologie des atomes, des bactéries, des cellules et du social. Chaque individuation est rendue possible par des individuations qui l'ont précédée. L'individuation sociale n'efface pas, mais intègre les autres. L'homme n'est donc pas seulement l'ensemble des rapports sociaux, comme le veut Marx, mais la coordination des différents rapports (sociaux, vitaux, physiques, etc.), entourée par un paisible nuage de possibles qui constitue son réservoir d'être, sa force de différenciation. Chez Marx, les rapports renvoient encore à une essence (le travail), tandis que chez Tarde, presque à la même époque, ce sont la valeur et le travail qui dépendent de l'événement, de l'invention, de la capacité à initier quelque chose de nouveau. Les rapports renvoient à la création des possibles et non plus à des essences. Des événements et non des essences : la rupture est radicale. Le malentendu véhiculé par Durkheim, suivant lequel Tarde verserait dans le psychologisme pour expliquer les relations sociales, tombe immédiatement si on pense que le concept tardien de « psychologie » fonctionne aussi pour penser une psychologie des cellules. 53

Les Révolutions du capitalisme

L'infinitésimal, le moléculaire, redevient, comme chez Leibniz, la clef de l'univers : « Tout vient de l'infinitésimal, et, ajoutons-le, il est probable que tout y r e t o u r n e » Saisir l'infini dans le fini devient le but de la science et de la sociologie. Contre la philosophie de l'histoire qui ne voit que l'affrontement des grands Sujets (Les Esprits des Peuples, le Savoir absolu, la Classe ouvrière ou le Capital), contre la sociologie qui ne conçoit, en les naturalisant, que des grands acteurs collectifs (la Société, l'État, les Acteurs), il s'agit de donner la puissance de création, l'autonomie et l'indépendance à tous les êtres, sans aucune distinction entre nature et société, entre humain et non humain. Tarde critique la conception encore trop anthropomorphique avec laquelle Leibniz pense la monade. Il regrette qu'il n'ait pas poussé plus loin la différenciation de la monade. « Pourquoi, au lieu de les considérer toutes comme des moi », n'a-t-il pas admis que beaucoup « ont un dedans à elles, radicalement autre que notre dedans à nous, que nous appelons le moi » ? Tarde reprend alors à son compte l'affirmation de la psychologie cellulaire de son époque selon laquelle l'atome a une âme. Ainsi, toutes les monades, sans distinction entre humain et non humain, constituent des ensembles qui sont des organisations politiques: sociétés moléculaires, sociétés cellulaires, sociétés atomiques. «Toute chose est une société, tout phénomène est un phénomène social», affirme Tarde contre la volonté de Durkheim de réduire le social à un fait. Aussi étrange que puisse paraître cette conception de la nature pour les partisans de la philosophie du sujet, elle 1. Les Lois sociales, op. cit., p. 134.

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constitue une constante de la philosophie de l'événement. Whitehead, à son tour, parlera de sociétés électromagnétiques, de sociétés corpusculaires, et affirmera, en pleine syntonie avec le sociologue français, que toute molécule est une société. La nature n'est pas quelque chose d'extérieur au sujet, elle n'agit pas seulement en dehors de l'homme, mais elle est toujours déjà à l'intérieur. Qu'est-ce qu'un homme, sinon la lutte et la coopération d'une infinité d'êtres, d'une infinité de monades organiques et inorganiques, toutes voulantes, croyantes et pensantes ? L'individu, tel que la science sociale de Tarde l'entend, est une individuation, mais il faut ajouter immédiatement une individuation d'individuations : individuation des atomes, des cellules, des organes, etc. Le sujet ne s'appuie pas sur lui-même comme le veut la philosophie du sujet, mais sur d'autres individuations, chimiques, biologiques, organiques, etc. Comme Nietzsche, Tarde utilise abondamment la biologie, la physiologie et la physique de son époque pour tenter de défaire la philosophie du sujet et l'unité de l'individu, du corps vivant, de la cellule, de l'atome, afin de faire émerger, dans chaque cas, la multiplicité qui les constitue. C'est ce processus cosmologique de constitution et de création que le capitalisme contemporain est en train d'exploiter. La création et l'invention, la coordination et la coopération ne sont pas seulement des propriétés humaines. Les biotechnologies mettent à profit le processus de constitution non anthropomorphique décrit par la néomonadologie: «Quels prodigieux conquérants aussi que les germes infinitésimaux, qui parviennent à soumettre à leur empire 55

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une masse des millions de fois supérieure à leur exiguïté! Quel trésor d'admirables inventions, de recettes ingénieuses pour exploiter et conduire autrui émane de ces microscopiques cellules, dont le génie et la petitesse devraient également nous confondre 1 ! »

Le monstre Une dernière différence avec les théories du sujet/travail concerne le processus de constitution de la subjectivité. Dans la néomonadologie, le modèle de la subjectivation est le monstre. Le processus constitutif cosmologique ne peut impliquer que des productions de subjectivité dis-humaines. L'individu n'est pas seulement le résultat de la rencontre et du croisement de courants différents à l'intérieur des réseaux qui constituent le cerveau collectif. Il est aussi le produit d'un processus de réflexion sur soi des forces psychologiques. Au point de rencontre des relations intercérébrales surgit une ritournelle, une action de subjectivation, imprimant sa propre marque différentielle à une nouvelle combinaison des forces. Le processus de subjectivation se constitue à l'intérieur de ce réseau cérébral et il peut être assimilé à un pli, à une rétention, à un enroulement des flux sur euxmêmes. La ritournelle n'est pas le couronnement de l'œuvre de la nature dans la forme achevée du sujet ou de la communauté, mais le lieu même d'une subjectivation impossible. Le pro-

1. Monadologie et sociologie, op. cit., p. 98-99.

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L'événement et la politique

cessus de subjectivation est toujours une hiérarchisation momentanée, une clôture provisoire d'une multiplicité de forces, qui suppose à la fois l'organisation d'une coopération et le commandement de cette coopération. L'individu (cellule, être humain ou société) se constitue dans l'écart entre l'action du principe coordinateur et la volonté d'appropriation du monde, c'est-à-dire comme mouvement continuel pour dépasser cette coordination. Ainsi tout individu n'est qu'un équilibre mobile traversé par des séries de variations qui se combattent entre elles et se maintiennent à la faveur de cette lutte même. Sous-jacentes aux équilibres mobiles, des forces momentanément assujetties, mais virtuellement libres, agissent. Tarde forge ainsi une conception très dis-humaine du processus de subjectivation. Le type - ou l'individu - n'est qu'une stabilisation, une clôture momentanée de l'infini de monstruosité que chaque force recèle en soi et dans ses relations avec d'autres forces. La monstruosité ainsi définie n'est pas l'exception au type, mais sa nature même. Le modèle de la subjectivation est le monstre. C'est à ces conditions que la monadologie peut commencer à devenir nomadologie. Désormais, par néomonadologie nous entendrons toujours nomadologie.

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LES CONCEPTS DE VIE ET DE VIVANT DANS LES SOCIÉTÉS DE CONTRÔLE

«Plus tard c'est la demande, c'est l'ordre du public, qui, dans une société démocratique, se substitue, peu à peu, plus souvent cependant en apparence qu'en réalité, à ce commandement monarchique. "Le public veut voyager confortablement ; or il fait froid ; donc je dois remplir les bouillottes" se dit l'employeur des gares. Tous les devoirs professionnels se déduisent de la sorte. » Gabriel Tarde. Nous avons quitté l'époque de la discipline pour entrer dans celle du contrôle. Gilles Deleuze a décrit de manière concise mais efficace ce passage des sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle 1 et il nous en a donné une reconstruction historique à partir de la dynamique de la différence et de la répétition, suscitant de nouvelles interprétations de la naissance et du développement du capitalisme. Une des plus importantes innovations théoriques concerne la question de la multiplicité : les individus et les classes ne sont que la capture, l'intégration et la différenciation de la multiplicité. 1. Gilles Deleuze, «Post-scriptum sur les sociétés de contrôle», in Pourparlers, Éd. de Minuit, 1990. 59

Les Révolutions du capitalisme

Ce n'est pas seulement la description phénoménologique de cette évolution qui nous intéresse ici, mais la méthode employée. Chez Deleuze, le processus constitutif des institutions capitalistes et de la multiplicité ne peut être compris qu'en faisant appel à la notion de virtuel et à ses modalités d'actualisation et d'effectuation. Le passage des sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle ne peut pas être compris en partant des transformations du capitalisme, mais en partant de la puissance de la multiplicité. ***

Les marxistes acceptent généralement la description des sociétés disciplinaires donnée par Foucault, à condition de ne la considérer que comme un complément à l'analyse marxienne du mode de production capitaliste. Or, si Foucault reconnaît sa dette envers Marx (sa théorie des disciplines a sûrement été inspirée par la description marxienne de l'organisation de l'espace et du temps dans l'usine), il comprend l'enfermement des ouvriers dans une logique très différente. L'usine chez Foucault n'est qu'une des actualisations du paradigme de l'enfermement. La relation capital/travail n'est pas le rapport social fondamental sur lequel s'aligne l'ensemble des autres rapports sociaux. L'école, la prison, l'hôpital (et encore le droit, la science, le savoir : tout ce que Foucault définit comme « l'énonçable ») n'entretiennent pas avec la production un rapport de type structure/superstructures. La théorie marxiste se concentre exclusivement sur l'exploitation. Les autres relations de pouvoir (hommes/femmes, médecins/malades, professeurs/élèves, etc.) et les autres 60

Les concepts de vie et de vivant dans les sociétés de contrôle

modalités d'exercice du pouvoir (domination, assujettissement, asservissement) sont négligées pour des raisons qui tiennent à l'ontologie même de la catégorie de travail. Cette dernière contient un pouvoir de totalisation dialectique, aussi bien théorique que politique, contre lequel on peut parfaitement reprendre la critique que Tarde fait à Hegel : il faut «dépolariser» la dialectique grâce à la notion de multiplicité. Dans le capitalisme, ce n'est pas un « Drame unique » - celui de l'Esprit (chez Hegel) ou celui du Capital (chez Marx) - , mais une «multiplicité de drames sociaux» qu'il faut prendre en compte. Ce n'est pas aux forces « immenses, extérieures et supérieures» de la dialectique (capital/travail), mais aux forces « infiniment multipliées, infinitésimales et internes » qu'il faut se référer pour saisir sa d y n a m i q u e L a logique de la contradiction, moteur du «drame unique», est bien trop pauvre et réductrice. Cette dernière affirmation, que Foucault reprendra après Tarde, vise directement la conception marxiste du pouvoir toujours dépendant d'une structure économique plus profonde. À ce qu'il y a de pyramidal dans la conceptualisation marxiste, la microphysique du pouvoir substitue une immanence où les différents «enfermats» (usine, école, hôpital, etc.) et les différentes techniques disciplinaires s'articulent les uns avec les autres. À ce propos, Deleuze fait remarquer que c'est la structure économique et l'usine qui présupposent les mécanismes disciplinaires agissant déjà sur les âmes et sur les corps, plutôt que l'inverse. D'autres forces et d'autres dyna-

1. Les Lois sociales, op. cit., p. 112.

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miques peuvent alors être convoquées pour expliquer l'essor du capitalisme. Ces forces et ces dynamiques impliquent évidemment le rapport entre capital et travail, mais elles ne s'y réduisent pas. Il ne s'agit pas de nier la pertinence de l'analyse marxienne du rapport capital/travail, mais bien plutôt sa prétention à réduire la société et la multiplicité des relations de pouvoir qui la constitue à la seule relation de commandement et d'obéissance qui s'exerce dans l'usine ou dans la relation économique. C'est cette dernière qui, au contraire, doit être intégrée dans un cadre plus large, celui des sociétés disciplinaires et de leur double technique de pouvoir : disciplines et biopouvoir. De la même manière, l'imposition des conduites et l'assujettissement des corps ne sont pas explicables par la seule contrainte monétaire et les seuls impératifs économiques. Les régimes de signes, les machines d'expression, les agencements collectifs d'énonciation (le droit, les savoirs, les langages, l'opinion publique, etc.) agissent comme rouages des agencements, au même titre que les agencements machiniques (usines, prisons, écoles). Le marxisme, en se concentrant sur une seule dimension de la relation de pouvoir (l'exploitation), est amené, du coup, à renvoyer la machine d'expression à l'idéologie. Un des objectifs des travaux de Foucault sur les sociétés disciplinaires est de sortir de l'économisme et de la culture dialectique des dualismes, de montrer la pauvreté de l'explication des dominations par l'idéologie. La multiplicité des singularités, leur puissance de création, de coproduction et les modalités de leur être ensemble ne sont pas nées avec le postfordisme mais traversent toute l'his62

Les concepts de vie et de vivant dans les sociétés de contrôle

toire de la modernité. Le pouvoir des sociétés disciplinaires (qu'il s'agisse des techniques d'enfermement ou des techniques appelées biopolitiques) agit d'abord et toujours sur une multiplicité. Les dualismes dialectiques doivent en conséquence être pensés comme une capture de la multiplicité. Pour Foucault, les disciplines transforment les multitudes confuses, inutiles ou dangereuses en classes ordonnées. Les techniques d'enfermement (les disciplines) imposent une tâche ou une conduite quelconque pour la production d'effets utiles, à condition que la multiplicité soit peu nombreuse et l'espace bien défini et limité (école, usine, hôpital, etc.). Elles consistent à répartir la multiplicité dans l'espace (quadriller, enfermer, mettre en série), à l'ordonner dans le temps (décomposer le geste, subdiviser le temps, programmer l'acte), à la composer dans l'espace-temps pour en tirer des effets utiles en augmentant les forces qui la constituent. Les techniques biopolitiques (la santé publique, les politiques de la famille...) s'exercent comme gestion de la vie d'une multiplicité quelle qu'elle soit. Ici, à la différence des institutions disciplinaires, la multiplicité est nombreuse (la population dans son ensemble) et l'espace est ouvert (les limites de la population sont définies par la nation). L'interprétation deleuzienne de Foucault 1 (indépendamment de tout problème de fidélité à son œuvre) va nous être très utile pour analyser la dynamique de la différence et de la répétition. Il distingue les relations de pouvoir et les institutions. Le pouvoir est une relation entre forces, tandis que les institutions sont des agents d'intégration, de stratification

1- Cf. Gilles Deleuze, Foucault, Éd. de Minuit, 1984.

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des forces. Les institutions fixent les forces et leurs relations dans des formes précises, en leur donnant une fonction reproductrice. L'État, le Capital et les différentes institutions ne sont pas la source des relations de pouvoir, ils en dérivent. Ainsi, Foucault, interprété par Deleuze, analyse des dispositifs de pouvoir qui se déploient selon les modalités de l'intégration et de la différenciation, et non selon des modalités qui renverraient au paradigme du sujet/travail. Les rapports de pouvoir sont virtuels, instables, non localisables, non stratifiés, potentiels, et définissent seulement des possibilités, des probabilités d'interaction; ce sont des rapports différentiels qui déterminent des singularités. L'actualisation de ces rapports différentiels, de ces singularités par des institutions (État, Capital, etc.) qui les stabilisent, qui les stratifient, qui les rendent non réversibles, est à la fois une intégration (capture) et une différenciation. Intégrer signifie relier des singularités, les homogénéiser et les faire converger en tant que singularités vers un but commun. L'intégration est une opération qui consiste à tracer une ligne de force générale qui passe par les forces et les fixe dans des formes. L'intégration n'agit pas par abstraction, par généralisation, par unification fusionnelle, ou par subsomption (pour parler le langage hégéliano-marxiste). L'actualisation des relations de pouvoir se fait de proche en proche, «pierre à pierre», comme le concevait Gabriel Tarde. Elle est un ensemble d'intégrations, d'abord locales, puis globales. Deleuze décrit l'intégration comme un procédé pour faire tenir ensemble des networks et des patchworks, des flux et des agrégats. Tarde utilise aussi le terme «intégration» pour éviter de comprendre la constitution des quantités sociales, des valeurs 64

Les concepts de vie et de vivant dans les sociétés de contrôle

(économiques ou non) comme totalisation ou simple généralisation ou abstraction. Le type social ou la quantité sociale sont compris comme des intégrations des petites différences, des petites variations, sur le modèle du calcul intégral. Mais l'actualisation des relations de pouvoir n'est pas seulement intégration, elle est aussi différenciation 1 : les relations de pouvoir s'exercent dans la mesure où il y a une différence entre des forces. Dans le capitalisme, cette différenciation, au lieu d'être différenciation de la différence, déploiement de la multiplicité, est une création et une reproduction des dualismes, dont les plus importants sont les dualismes de classe (prolétaires/capitalistes) et les dualismes de sexe (hommes/femmes). Les ensembles binaires, comme les sexes et les classes, doivent capturer, codifier et réguler les virtualités, les variations possibles des agencements moléculaires, les probabilités d'interaction de la coopération néomonadologique. Les classes opèrent la réduction de la multiplicité à des dualismes et à un tout collectif qui totalise, qui unifie les singularités irréductibles. Le concept de classe ouvrière désigne un tout collectif et non pas un tout distributif. Les dualismes de sexe fonctionnent aussi comme un dispositif de capture et de codification des multiples combinaisons qui mettent en jeu non seulement le masculin et le féminin, mais aussi mille petits sexes, les mille petits devenirs possibles de la sexualité. Et ce sont ces mille sexes qui doivent être disciplinés et codifiés pour être rapportés au 1. On pourrait même dire « différentiation » (calcul d'une différentielle) pour poursuive les implications du modèle mathématique du calcul infinitésimal.

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dualisme hommes/femmes. Les classes sociales sont littéralement taillées dans la multiplicité des activités et cristallisent les interactions possibles sous la forme d'un dualisme. De la même manière, l'opposition hommes/femmes est taillée dans le devenir possible des mille sexes et les cristallise dans le dualisme de la norme hétérosexuelle. La conversion de la multiplicité en classes et la conversion des mille sexes en hétérosexualité fonctionnent à la fois comme constitution de types et répression de la multiplicité, comme constitution et codification de la norme et comme neutralisation des virtualités d'autres devenirs. Les deux modalités d'exercice du pouvoir (répression et constitution) sont évidemment loin d'être contradictoires Pour tracer une possibilité de sortie de l'économisme et des dualismes du mouvement ouvrier, Foucault affirme qu'une société n'est pas définie par son mode de production, mais par les énoncés qui l'expriment, et par les visibilités qui l'effectuent. Deleuze et Guattari assimilent la relation foucaldienne entre « énonçable et visible » à la relation entre machine d'expression et agencements corporels qu'ils ont eux-mêmes établie. Cette relation entre l'énonçable et le visible, comme celle entre les agencements corporels et les machines d'expression, ne renvoie ni au rapport infrastructure/superstructure (marxisme), ni au rapport signifiant/signifié (linguistique et structuralisme).

1. La différence de point de vue entre Foucault et Deleuze sur l'action et l'efficacité de la répression tient à la primauté que ce dernier donne, à la différence de Foucault, aux agencements de désir sur les agencements de pouvoir. 66

tesconcepts

de vie et de vivant dans les sociétés de contrôle

La prison est un espace de visibilité qui fait voir, qui fait émerger un mélange de corps, un agencement corporel (les détenus). Le droit pénal comme machine d'expression définit un champ de dicibilité (les énoncés sur la délinquance) qui opère des transformations incorporelles sur le corps. Ainsi les verdicts de la cour transforment instantanément les prévenus en condamnés. L'agencement machinique ou corporel a sa forme (la prison) et sa substance (les prisonniers). La machine d'expression a aussi sa forme (le droit pénal) et sa substance (la délinquance). Le rapport entre le visible et l'énonçable ne peut être pensé ni sous la forme de la structure et de la superstructure, ni sous la forme du signifiant et du signifié, puisque c'est un non-rapport qui renvoie à un dehors informel, à un virtuel, à un événement.

Ce qui est enfermé est le dehors Deleuze donne une autre indication très importante pour définir les sociétés disciplinaires. Nous savons que l'école, l'usine, l'hôpital, la caserne sont des dispositifs pour enfermer la multiplicité. Mais, plus profondément, dit Deleuze, ce qui «est enfermé, c'est le dehors». Ce qui est enfermé c'est le virtuel, la puissance de métamorphose, le devenir. Les sociétés disciplinaires exercent leur pouvoir en neutralisant la différence et la répétition et leur puissance de variation (la différence qui va différant), en la subordonnant à la reproduction. Le dressage des corps a pour fonction d'empêcher toute bifurcation, d'enlever à l'acte, à la conduite, au comportement, toute possibilité de variation, toute imprévisibi67

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lité. Dans des pages magnifiques, Foucault parle des disciplines comme d'un pouvoir qui porte sur «les virtualités mêmes du comportement», qui intervient «au moment où la virtualité est en train de devenir réalité1». Les institutions disciplinaires sont sûrement productives. Elles ne se limitent pas à réprimer: elles constituent des corps, des énoncés, des sexes, etc. Mais en même temps il faut reconnaître, au-delà de Foucault, qu'elles opèrent une répression plus profonde, non pas parce qu'elles nieraient une nature humaine déjà là, mais parce que les disciplines et le biopouvoir séparent les forces du dehors, du virtuel, séparent les forces de la dynamique de la «différence qui va différant». Disciplines et biopouvoir sont des modes de production de la subjectivité, mais une fois seulement que l'infinité de monstruosité que recèle virtuellement l'âme (le devenir monstre) a été soumise à la reproduction des dualismes (homme/femme, patron/ouvrier, etc.). Enfermer le dehors, enfermer le virtuel signifie neutraliser la puissance d'invention et codifier la répétition pour lui enlever toute puissance de variation, pour la réduire à une simple reproduction. Dans les sociétés disciplinaires, les institutions, que ce soient celles du pouvoir ou celles du mouvement ouvrier, ne connaissent pas le devenir. Elles ont bien un passé (des traditions), un présent (gestion des relations de pouvoir ici et maintenant) et un avenir (le progrès), mais elles manquent de devenirs, de variations. Les sciences sociales qui ont légitimé la constitution et l'action de ces institutions fonctionnent à l'équilibre (économie politique), à 1. Michel Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, Gallimard / Éd. du Seuil, 2003, p. 53.

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l'intégration (Durkheim), à la reproduction (Bourdieu), à la contradiction (marxisme), à la lutte pour la vie (darwinisme) ou à la concurrence, mais elles ignorent le devenir. Elles organisent et imposent la temporalité de l'horloge, le temps chronologique, mais méconnaissent la temporalité de l'événement, sauf lorsqu'il s'agit d'une exception à neutraliser, d'un danger à conjurer, d'une occasion toujours exceptionnelle à saisir (la révolution). Le temps de l'événement, le temps de l'invention, le temps de la création des possibles doit être limité et clos dans des délais et des procédures rigoureusement établies. Antonio Negri a montré comment, pour la philosophie politique, le pouvoir constituant est une anomalie, une exception qu'il faut subordonner aux procédures du pouvoir constitué. De son côté, Tarde avait montré pourquoi les sciences économiques et sociales excluaient toute théorie de l'invention et de la création et comment elles se constituent en théories de la reproduction, comme c'est encore le cas avec la sociologie de Bourdieu. Reprenons notre hypothèse sur la prolifération des mondes possibles comme ontologie de notre actualité. Les sociétés disciplinaires opèrent comme le Dieu de Leibniz. Elles ne font passer à la réalité qu'un seul monde. De ce point de vue, elles peuvent être considérées comme productives, parce qu'elles constituent les monades pour le monde des sociétés disciplinaires et ce monde est inclus, à travers les techniques de l'enfermement et du biopouvoir, dans chaque monade. Mais elles empêchent farouchement qu'une infinité d'autres mondes possibles passent à la réalité. Elles bloquent et contrôlent le devenir et la différence. Les théories de l'équilibre (économie politique et sociolo69

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gie) ou les théories de la contradiction (hégélianisme et marxisme), ainsi que les pratiques qu'elles autorisent, ont un même horizon commun : l'idée qu'il n'y a qu'un seul monde possible. Reproduction du pouvoir et prise du pouvoir, équilibre et contradiction, répondent paradoxalement au même problème, vivre ensemble dans un seul monde possible. De façon tout à fait étonnante, ces pratiques, qui excluent le dehors et le devenir, convergent, au XXe siècle, dans les politiques de la planification, c'est-à-dire dans la neutralisation et le contrôle à l'échelle sociale de la logique de l'événement, de la création, de la production du nouveau. On peut parler du triomphe, aussi bien dans le capitalisme que dans le socialisme, de la reproduction sur la différence. Mais ce triomphe ne peut être que de courte durée. La sociologie et la philosophie de Tarde annoncent déjà, à la fin du XXe siècle, que cette volonté d'enfermer le dehors, de faire passer à l'existence un seul monde discipliné, parmi l'infinité des mondes possibles, a échoué. La «cage de fer» weberienne a été brisée, les monades se sont enfuies du monde disciplinaire en inventant des mondes incompossibles qui s'actualisent dans le même monde. Les séries constituées par les monades ne convergent plus vers le même monde disciplinaire, mais divergent ici et maintenant. Le monde est devenu réellement différence, bifurcation des bifurcations, comme dans les contes de Borges où tous les possibles coexistent. Reprenons les exemples cités plus haut: les classes n'arrivent plus à contenir la multiplicité, de la même manière que l'hétérosexualité ne norme plus les mille sexes. Le monstre comme modalité de subjectivation se déploie, ici et maintenant. C'est 70

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alors que se produit un changement radical des formes d'organisation du pouvoir et de ses modalités d'exercice. Pour le pouvoir, le problème n'est plus d'enfermer le dehors et de discipliner les subjectivités quelconques (après les avoir séparées du virtuel, de la création). Comme le dehors et la puissance de prolifération de la différence ont rompu le régime de l'enfermement, on ne peut avoir prise sur eux qu'en les modulant. Il ne faut plus les discipliner dans un espace fermé, mais les moduler dans un espace ouvert. Le contrôle se superpose à la discipline. Le temps de l'événement, de l'invention, de la création de possibles, ne peut plus être considéré comme une exception, mais comme ce qu'il faut réguler et capturer quotidiennement. L'agencement de la différence et de la répétition ne peut plus être neutralisé, mais doit être contrôlé en tant que tel. C'est autour des événements de 1968 que cette nouvelle réalité s'est déployée, même si elle était là depuis longtemps et si durant tout le siècle elle s'est manifestée de façons très diverses (aussi bien en art que dans les mouvements politiques et culturels). Mais qu'est-ce que la modulation comme modalité d'exercice du pouvoir? Quelles sont les forces que la modulation contrôle et capture ? Le concept deleuzien de « modulation 1 » nous semble gros de possibilités heuristiques que nous voudrions interroger. À la différence de ce qui existe dans les sociétés disciplinaires où l'on passe de façon linéaire et progressive d'un

1. Introduit dans le « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », art. cit.

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«enfermât» à un autre (de l'école à l'armée, de l'armée à l'usine), Deleuze montre qu'on n'en a jamais fini avec rien dans les sociétés de contrôle. On passe de l'école à l'entreprise et de l'entreprise on retourne à l'école, etc. Nous voudrions prolonger cette réflexion sociologique sur la modulation comme diagramme de la flexibilité de la production et de la subjectivité, en saisissant le nouveau concept de vie et de vivant que cette modalité d'action du pouvoir implique. Il nous faut donc d'abord passer par le pouvoir qui s'exerce sur la vie (biopouvoir) par lequel Foucault définit les sociétés disciplinaires.

Des sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle Les sociétés disciplinaires sont caractérisées par l'agencement du pouvoir disciplinaire et du pouvoir biopolitique. Sur ce point, Foucault est absolument formel : les techniques disciplinaires naissent à la fin du XVIIe siècle et les techniques biopolitiques cinquante ans plus tard, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Mais qu'est-ce que Foucault entend par biopouvoir? C'est une modalité d'action qui, comme les disciplines, s'adresse à une multiplicité quelconque. Les techniques disciplinaires transforment les corps alors que les technologies biopolitiques s'adressent à une multiplicité en tant qu'elle constitue une masse globale, investie de processus d'ensemble qui sont spécifiques à la vie, comme la naissance, la mort, la production, la maladie. Les techniques disciplinaires connaissaient seulement le corps et l'individu, tandis que le biopouvoir vise la population, l'homme en tant 72

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qu'espèce et, à la limite, dit Foucault dans un de ses cours, l'homme en tant qu'esprit. La biopolitique « installe les corps à l'intérieur des processus biologiques d'ensemble». Si nous suivons les descriptions de Foucault, nous pouvons facilement identifier ces technologies aux politiques de l'État-providence (Welfare State). Le biopouvoir a comme objet la fécondité de l'espèce (politique de la famille, contrôle des naissances, etc.) mais aussi l'extension, la durée et l'intensité des maladies dominantes à l'intérieur d'une population (politique de la santé). Avec le développement de l'industrialisation, de nouveaux terrains d'intervention apparaissent: les accidents du travail, les risques liés à la perte d'un emploi (chômage), à la vieillesse (retraite), etc. Un dernier domaine d'intervention cité par Foucault est celui de l'aménagement du territoire : les effets géographiques, climatiques, de gestion de l'eau, etc. Selon Foucault le problème n'a pas été d'inventer des institutions d'assistance qui, le plus souvent, existaient déjà, mais de mettre en place des dispositifs différents et plus efficaces que ceux garantis, essentiellement par l'Église, jusqu'au milieu du XVIIe siècle : assurance, épargne individuelle et collective, sécurité sociale. Le biopouvoir a bien comme objectif la gestion de la vie, mais dans le sens où il cherche à reproduire les conditions d'existence d'une population. Aussi bien les techniques disciplinaires que les techniques biopolitiques connaissent leur plus grand développement après la Seconde Guerre mondiale, avec le taylorisme et l'État-providence. Cet apogée correspond à un remaniement des dispositifs d'enfermement et de gestion de la vie, sous la poussée des nouvelles forces et des nouvelles relations de 73

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pouvoir. Or, depuis la fin du XIXe siècle, de nouvelles techniques de pouvoir sont en gestation qui ne ressemblent ni aux disciplines ni au biopouvoir. Comment définir la singularité de ces relations que Deleuze appelle relations de contrôle ? Tarde pourrait nous mettre sur la bonne voie. À la fin du XIXe siècle, au moment où les sociétés de contrôle commencent à élaborer leurs propres techniques et leurs propres dispositifs, Tarde explique que le «groupe social de l'avenir» n'est ni la foule, ni la classe, ni la population, mais le «public» (ou plutôt les publics). Par public, il entend le public des médias, le public d'un journal : « Le public est une foule dispersée où l'influence des esprits les uns sur les autres est devenue une action à distance K » À la fin du XIXe siècle nous entrons dans l'ère des publics, c'est-à-dire dans une époque où le problème fondamental est celui de faire tenir ensemble des subjectivités quelconques qui agissent à distance les unes sur les autres, dans un espace ouvert. La subordination de l'espace au temps définit un bloc spatio-temporel qui s'incarne, selon Tarde, dans les technologies de la vitesse, de la transmission, de la contagion et de la propagation à distance. Alors que les techniques disciplinaires se structurent fondamentalement dans l'espace, les techniques de contrôle et de constitution des publics mettent au premier plan le temps et ses virtualités. Le public se constitue à travers sa présence dans le temps. Tarde saisit à leur naissance trois phénomènes qui vont caractériser les sociétés de contrôle et leur déploiement massif à partir de la seconde moitié du XXe siècle : 1) l'émergence 1. Gabriel Tarde, L'Opinion et la foule, PUF, 1989, p. 17.

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de la coopération entre cerveaux et son fonctionnement par flux et par réseaux, network et patchwork, 2) l'essor des dispositifs technologiques d'action à distance qui doublent et amplifient la puissance de l'action à distance des monades : télégraphe, téléphone, cinéma, télé, net, 3) les processus de subjectivation et d'assujettissement correspondants : la formation des publics, c'est-à-dire la constitution de l'être ensemble qui a lieu dans le temps. Les sociétés de contrôle engendrent leurs technologies et leurs processus de subjectivation, qui sont sensiblement différents des technologies et des processus de subjectivation des sociétés disciplinaires. Non seulement la machine d'expression (sociale et technologique) ne peut pas être renvoyée à l'idéologie comme le voudraient le marxisme et l'économie politique, mais elle devient de plus en plus un lieu stratégique pour le contrôle du processus de constitution du monde social. C'est en elle et par elle que se font l'actualisation de l'événement dans les âmes et son effectuation dans les corps. L'intégration et la différenciation des nouvelles forces, des nouvelles relations de pouvoir se font grâce à de nouvelles institutions (l'opinion publique, la perception collective et l'intelligence collective) et par de nouvelles techniques (de l'action à distance). Dans les sociétés de contrôle, les relations de pouvoir s'expriment par l'action à distance d'un esprit sur un autre esprit, par la capacité d'affecter et d'être affecté des cerveaux, médiatisée et enrichie par la technologie : « C'est que les moyens mécaniques destinés à porter loin et fort l'action suggestive du meneur (parole, écriture, imprimerie) n'ont pas cessé de progresser » 1. Les Transformations du pouvoir; op. cit., p. 58.

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Les institutions des sociétés de contrôle sont ainsi caractérisées par l'emploi des technologies de l'action à distance, plutôt que des technologies mécaniques (sociétés de souveraineté) ou thermodynamiques (sociétés disciplinaires).

Foules, classes et publics Si la coopération entre cerveaux s'exprime d'abord sous la forme de l'opinion publique, c'est-à-dire comme mise en commun des jugements, elle se développe ensuite comme création et mise en commun des percepts et des concepts (perception collective et intelligence collective) grâce aux technologies de la télévision et du net. Le net, comme nous le verrons, intègre et différencie les différentes métamorphoses de l'opinion publique, de la perception et de l'intelligence collective. Mais considérons un moment les publics et ce qu'ils introduisent de nouveau dans l'action et l'être ensemble. Le public est la forme de subjectivation qui exprime le mieux la plasticité et l'indifférence fonctionnelle de la subjectivité quelconque (monade). Les individus et les publics n'entretiennent pas entre eux un rapport d'appartenance exclusive et d'identité: si un individu ne peut appartenir qu'à une classe ou à une foule à la fois, en revanche, il peut appartenir, en même temps, à différents publics (la multiappartenance dans un langage sociologique contemporain). L'individu de Tarde, qui se trouve à cheval sur différents mondes possibles, est comme l'artiste que Platon voulait exclure de sa République. C'est un homme multiple et mimétique, mais à l'intérieur de la dynamique constitutive et évolutive des publics. 76

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Les publics sont l'expression de subjectivités nouvelles et de formes de socialisation qui étaient ignorées dans les sociétés disciplinaires. En effet, «la formation d'un public suppose une évolution mentale et sociale bien plus avancée que la formation d'une foule ou d'une classe1». Avec les publics, la société s'apparente encore plus à la métaphore privilégiée par Tarde : celle du cerveau. Dans le public, l'invention et l'imitation se diffusent de manière « presque instantanée, comme la propagation d'une onde dans un milieu parfaitement élastique» grâce aux technologies rendant possible l'action à distance d'un esprit sur un autre esprit (reproduction quasi photographique d'un cliché cérébral par la plaque sensible d'un autre cerveau). Avec le public « nous courons à cet étrange idéal» de sociabilité où les cerveaux «se touchent à chaque instant par des multiples communications2», comme c'est le cas aujourd'hui avec le net. La division de la société en publics se « superpose de plus en plus visiblement et efficacement à sa division religieuse, économique, esthétique, politique». Elle ne la remplace pas. Dans le «milieu élastique» de la coopération entre cerveaux et des relations intercérébrales, les publics dessinent des fluctuations et des bifurcations, qui déstructurent les segmentations rigides et univoques représentées par les classes et les groupes sociaux: « En se substituant ou en se superposant aux groupements plus anciens, les groupements nouveaux, toujours plus étendus et plus massifs, que nous appelons publics, ne font pas seulement succéder le règne de la mode à celui de la coutume, l'innovation à la tradition; ils remplacent aussi les divisions nettes 1. L'Opinion et la foule, op. cit., p. 38-39. 2. IbùL, p. 399. 77

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et persistantes entre les multiples variétés d'associations humaines avec leurs conflits sans fin, par une segmentation complète et variable, aux limites indistinctes, en voie de perpétuel renouvellement et de mutuelle pénétration» Ainsi, les processus de segmentation sociale deviennent souples, se déterritorialisent comme dit Deleuze. La difficulté à imaginer et appréhender ces nouveaux processus de subjectivation après l'éclatement des classes sociales est sûrement liée, d'une part, à l'embarras que l'on a à saisir les lois de constitution et de variation de ces segmentations mouvantes et changeantes qui semblent n'avoir aucun fondement objectif et, d'autre part, à la tradition théorique marxiste qui renvoie les modalités d'association des publics à l'idéologie. Dans un récit de science-fiction conçu en 1879, terminé en 1884 et paru pour la première fois en 1896, Tarde nous donne une synthèse efficace du passage des sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle: «Au régime anarchique de convoitises a succédé le gouvernement autocratique de l'opinion, devenue omnipotente 2. » Les fonctions politiques et économiques de l'opinion ne peuvent pas être reconduites aux mécanismes d'exploitation et d'assujettissement spécifiques des sociétés disciplinaires et du marché (régime anarchique de convoitises). Le contrôle de l'opinion, du langage, des régimes de signes, de la circulation des savoirs, de la consommation, etc., renvoie à des techniques de pouvoir inédites qui seront décrites, après Tarde, par le travail de Bakhtine dans la Russie soviétique des années 20 et par la philosophie de Deleuze et Guattari autour de 1968. 1. Ibid, p. 70. 2. Gabriel Tarde, Fragment d'histoire future, Séguier, 2000.

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Bakhtine nous montre de quelle façon la multiplicité des langages, des formes dénonciations, des sémiotiques, à l'intérieur du monde précapitaliste (plurilinguisme), est réprimée et s u b o r d o n n é e à une langue qui, en s'imposant comme majoritaire, devient la codification normative de l'expression (monolinguisme) Deleuze et G u a t t a r i décrivent des techniques de constitution de la multiplicité en «majorité» qui, en nivelant les différences, produisent un modèle qui sert d'étalon, dont on peut voir le prototype à l'œuvre dans la construction et dans la mesure de l'audience télévisuelle ou de l'opinion à travers les sondages. Le concept d'exploitation, construit sur la relation dialectique capital/travail, est absolument inadéquat pour saisir ces techniques de contrôle sémiotique de l'expression de la multiplicité qui ont accompagné, et souvent anticipé, l'avènement du capitalisme. Les techniques d'assujettissement des sociétés de contrôle n'ont pas remplacé celles des sociétés disciplinaires, mais elles se superposent et deviennent de plus en plus envahissantes, jusqu'à constituer aujourd'hui, comme nous allons le voir dans les prochains chapitres, un présupposé indispensable à l'accumulation capitaliste. L'exploitation comme l'accumulation du capital sont tout simplement impossibles sans la transformation de la multiplicité linguistique en modèle majoritaire (monolinguisme), sans l'imposition d'un régime d'expression monolingue, sans la constitution d'un pouvoir sémiotique du capital.

1. Nous analyserons plus longuement le travail de Bakhtine dans le chapitre 4 de ce livre.

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La vie et le vivant Si les technologies de l'action à distance, si les machines d'expression deviennent les moyens fondamentaux de capture de la multiplicité dans un espace ouvert et si l'opinion publique est sa première et nouvelle institution, quelles sont les nouvelles forces qui se manifestent dans ces relations de pouvoir? C'est seulement après avoir défini ces nouvelles forces que nous pourrons revenir à la notion de modulation. Pour comprendre toutes les implications contenues dans cette notion, nous devons interroger le concept de vie et de vivant, parce que c'est bien la vie et le vivant qui sont, en dernière analyse, les objets de la modulation. Les techniques biopolitiques s'adressent à la vie, elles sont dirigées vers l'être vivant en tant qu'il appartient à l'espèce humaine. Elles visent à réguler la vie touchée par la maladie, le chômage, la vieillesse, la mort : la vie à laquelle elles renvoient, c'est la reproduction d'une population. Les techniques de contrôle s'adressent aussi à la vie, mais dans un sens sensiblement différent. C'est un autre concept de vie (et de vivant) qu'il faut mettre en jeu pour comprendre la puissance que ces techniques essaient de moduler. Pour le saisir, nous devons revenir à Nietzsche, le véritable inspirateur de la théorie du pouvoir chez Foucault. Aussi bien Nietzsche que Tarde utilisent, souvent à partir des mêmes lectures, les résultats de la biologie et de la physiologie de leur époque pour critiquer les théories du sujet. La biologie moléculaire permet, en partant du corps vivant et de sa physiologie, de mettre en discussion l'autonomie, l'indépendance et l'unité du moi des philosophes. Nietzsche, comme Tarde, découvre dans la biologie «moléculaire», dans la multiplicité des êtres 80

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infinitésimaux qui constituent les corps (tous voulant, sentant et pensant), dans leurs relations et dans leur forme d'organisation politique, un concept de la subjectivité qui se distingue du «je» kantien et de ses modalités d'agir et de pâtir. Et c'est toujours à partir de la biologie que Nietzsche peut affirmer que «Vivant est l'être» et qu'«il n'y a pas d'autres êtres». Mais quelle définition plus générale du vivant peut-on tirer des études de biologie moléculaire de la seconde moitié du XIXe siècle ? La mémoire (puissance d'actualisation du virtuel) est la propriété irréductible que Nietzsche et Tarde, de façon différente, mettent au fondement de leur définition du vivant. Aussi bien Tarde que Nietzsche trouvent cette définition du vivant dans les travaux scientifiques de l'époque et notamment dans l'Essai de psychologie cellulaire de Haeckel. Pour le biologiste allemand, tous les éléments infinitésimaux (plastitudes) d'un corps, toutes les monades organiques ont une mémoire, alors que cette propriété (ou aptitude) manque au non-vivant. Tarde interprète sa biologie moléculaire à la lumière de la théorie de la multiplicité. Selon lui, Haeckel donne «à la doctrine de l'évolution une interprétation monadologique, leibnizienne, des plus remarquables ». Cette définition du vivant comme mémoire est une constante de la biologie et de la physiologie. Le vivant de la biologie moléculaire contemporaine ne se distingue en rien de celui de Haeckel : « L'essence du vivant est une mémoire, la préservation physique du passé dans le présent. En se reproduisant, les formes de vie relient le passé au présent et enregistrent des messages pour l'avenir1. » 1. Lynn Margulis, Dorion Sagan, L'Univers bactériel, Éd. du Seuil, 2002, p. 64.

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Selon Tarde, sans mémoire, sans cette force - une durée qui conserve —, sans cette succession féconde qui contracte l'avant dans l'après, il n'y aurait pas de sensible, pas de vie, pas de temps, pas d'accumulation, et donc pas d'accroissement. Pour Bergson, premier «disciple» de Tarde, sans cette durée, le monde serait contraint de recommencer à nouveau à chaque instant. Le monde serait un présent se répétant indéfiniment, toujours égal à lui-même. La matière même ne serait pas possible sans cette durée. La création et la réalisation du sensible présupposent l'activité de la mémoire et de l'attention et leur puissance d'actualisation et de répétition. Toute sensation, en se développant dans le temps, requiert une force qui conserve ce qui n'est plus dans ce qui est ; une durée qui conserve le mort dans le vif. Faute de celle-ci, toutes les sensations se réduiraient à une simple excitation. Les forces mobilisées par la coopération entre cerveaux et capturées par les nouvelles institutions (l'opinion publique, etc.) sont donc celles de la mémoire et de l'attention. Cette dernière est définie comme « effort intellectuel » par Bergson et comme « conatus du cerveau » par Tarde. La philosophie de la différence est la première à se confronter avec la nouvelle biologie moléculaire et avec les études sur le cerveau. Le travail de Bergson concerne le vivant non seulement parce qu'il se confronte directement à la biologie et à la théorie de l'évolution, mais aussi et surtout à cause de ses travaux sur la mémoire, sur le temps et ses modalités d'action : le virtuel et l'actuel. La mémoire, selon Bergson, est la coexistence de tous les souvenirs virtuels (le célèbre cône renversé de Matière et mémoire est constitué d'une infinité de cercles qui s'ouvrent à l'infini vers le haut - le virtuel - et sont fermés vers le bas 82

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- l'actuel). Se remémorer quelque chose ne consiste pas à aller chercher un souvenir dans la mémoire comme s'il agissait d'un tiroir. Se rappeler quelque chose - et toute activité de l'esprit en général - , c'est actualiser un virtuel, et cette actualisation est une création, une individuation et n o n pas

une simple reproduction. Ce processus est décrit par Bergson comme « travail intellectuel », et engage d'abord, comme chez Tarde, la mémoire et l'attention. «Ainsi sans attention, point de sensation... Or qu'est-ce que l'attention ? On peut répondre que c'est un effort en vue de préciser une sensation naissante. Mais il faut prendre garde que l'effort, sous son aspect psychologique pur et abstraction faite de toute action musculaire concomitante, est un désir ^ » La mémoire, l'attention et les relations par lesquelles elles s'actualisent deviennent des forces sociales et économiques qu'il faut capturer pour contrôler et exploiter l'agencement de la différence et de la répétition. C'est en restant fidèle à cette tradition que Deleuze peut affirmer que dans « une vie il n'y a que des virtuels 2 ». On peut maintenant revenir au concept de modulation. La capture, le contrôle et la régulation de l'action à distance d'esprit à esprit se fait par la modulation des flux de désirs et des croyances et des forces (la mémoire et l'attention) qui les font circuler dans la coopération entre cerveaux. Avec la modulation, comme modalité d'exercice du pouvoir, il est toujours question des corps, mais désormais c'est

1. Gabriel Tarde, Essais et mélanges sociologiques, A. Storck éd., 1895, p. 337. 2. Deleuze, «Immanence: une vie...», Philosophie, n° 47, Éd. de Minuit, 1995.

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plutôt leur dimension incorporelle qui est en jeu. Les sociétés de contrôle investissent la mémoire spirituelle, plutôt que la mémoire corporelle (à l'inverse des sociétés disciplinaires). L'homme-esprit, qui, selon Foucault, n'était objet du biopouvoir qu'à la limite, passe désormais au premier plan. La société de contrôle exerce son pouvoir grâce aux technologies de l'action à distance de l'image, du son et des données, qui fonctionnent comme des machines à moduler, à cristalliser les ondes 1 , les vibrations électromagnétiques (radio, télé) ou à moduler et à cristalliser des paquets de bits (les ordinateurs et les réseaux numériques). Ces ondes inorganiques doublent les ondes par lesquelles les monades agissent les unes sur les autres. Nous trouvons déjà des indications dans ce sens à la fin du XIXe siècle. Pour Tarde, en effet, dans l'action à distance, l'impression d'un esprit sur un autre esprit se conserve de deux manières. Premièrement, toute impression se conserve, se répète dans la mémoire. Deuxièmement, toute impression exprimée, « toute onde de l'âme, pour ainsi dire, se prolonge en ondulations infinies, indéfiniment évoluantes». Ces ondulations se manifestent selon certaines régularités et les dispositifs technologiques agissent en intervenant sur ces régularités. Si la mémoire et l'attention sont des moteurs vivants qui fonctionnent à l'énergie a-organique, c'est-à-dire au virtuel, les technologies de l'action à distance sont des moteurs artificiels, des mémoires artificielles qui s'agencent avec les premiers en interférant avec le fonctionnement de la mémoire. Les machines à cristalliser ou à moduler le temps sont des dispositifs capables d'intervenir dans l'événement, dans la 1. Maurizio Lazzarato, Videofilosofia, Manifesto Libri, Rome, 1998.

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entre les cerveaux à travers la modulation des forces qui y sont engagées et elles deviennent ainsi des conditions de tout processus de constitution de la subjectivité q u e l c o n q u e . Dès lors, ce processus s'apparente à une harmonisation des ondes, à une polyphonie (pour reprendre l'expression de Bakhtine). Il faut donc distinguer la vie en tant que mémoire, de la vie en tant que caractéristiques biologiques de l'espèce humaine (mort, naissance, maladie, etc.), c'est-à-dire, distinguer le bio contenu dans la catégorie de biopouvoir, du bio contenu dans la mémoire. Pour ne pas nommer des choses aussi différentes avec le même mot, on pourrait définir, faute de mieux, les nouvelles relations de pouvoir qui prennent comme objet la mémoire et son conatus (l'attention) comme noo-politiqueLa noo-politique (l'ensemble des techniques de contrôle) s'exerce sur le cerveau, en impliquant d'abord l'attention, pour contrôler la mémoire et sa puissance virtuelle. La modulation de la mémoire serait alors la fonction la plus importante de la noo-politique. Si les disciplines moulaient les corps en constituant des habitudes principalement dans la mémoire corporelle, les sociétés de contrôle modulent les cerveaux et constituent des habitudes principalement dans la mémoire spirituelle. Il y a donc le moulage des corps, assuré par les disciplines (prisons, école, usine, etc.), la gestion de la vie organisée par le biopouvoir (État-providence, politiques de la santé, etc.), et la modulation de la mémoire et de ses puissances virtuelles coopération

1. Pour saisir ce néologisme, il faut non seulement savoir que noos (ou noûs) désigne chez Aristote la partie la plus haute de l'âme, l'intellect, mais aussi que c'est le nom d'un fournisseur d'accès à Internet. 85

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régulée par la noo-politique (réseaux hertziens, audiovisuels, télématiques et constitution de l'opinion publique, de la perception et de l'intelligence collectives). Sociologiquement nous aurions cette suite : la classe ouvrière (comme une des modalités de l'enfermement), la population, les publics. L'ensemble de ces dispositifs, et pas seulement le dernier, constitue la société de contrôle. Ces trois différents dispositifs de pouvoir, nés à des époques différentes et avec des finalités hétérogènes, ne se substituent pas l'un à l'autre, mais s'agencent les uns avec les autres. Les États-Unis représentent aujourd'hui le modèle le plus abouti d'une société de contrôle intégrant les trois dispositifs de pouvoir. Les dispositifs disciplinaires d'enfermement y ont connu un essor extraordinaire, notamment avec les prisons. Les deux millions de prisonniers qui peuplent les prisons américaines représentent un pourcentage de la population globale qu'aucune société disciplinaire n'a jamais réussi à atteindre. Les dispositifs biopolitiques de gestion de la vie ne disparaissent pas, mais, au contraire, s'étendent, en se transformant profondément : du welfare au workfare, de l'assurance contre les risques sociaux (chômage, retraite, maladie) à l'intervention dans la vie des individus pour contraindre à l'emploi, à l'asservissement au travail subordonné. Les nouveaux dispositifs de la noo-politique (les premiers datent quand même de la seconde moitié du XIXe siècle) ont connu un développement sans précédent, grâce à l'informatique et à la télématique. La différence entre les dispositifs réside dans le degré de «déterritorialisation », pour parler comme Deleuze. On peut affirmer que la noo-politique commande et réorganise les autres relations de pouvoir, parce qu'elle opère au niveau le plus déterritorialisé (la virtualité de l'action entre cerveaux). 86

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de vie et de vivant dans les sociétés de contrôle

Il n'en reste pas moins qu'au niveau mondial nous assistons à un essor des institutions disciplinaires. L'usine, par exemple, et le travail tel que Marx et les économistes le comp r e n n e n t ne sont pas en recul mais, au contraire, en plein développement. L'Organisation internationale du travail (OIT) a rappelé que 246 millions d'enfants âgés de 5 à 17 ans travaillent. De la même manière, dans les pays occidentaux, le salariat est en expansion par rapport à l'époque du fordisme. Mais cela n'empêche pas que le plan sur lequel ces phénomènes s'inscrivent a radicalement changé. L'impuissance à saisir ce changement en partant du paradigme du sujet-travail est encore plus manifeste sur le plan politique que sur le plan théorique. Le travail industriel n'est plus le centre de la valorisation capitaliste, ni un modèle de subjectivation politique et sociale valable pour l'ensemble des forces sociales, ni la force exclusive capable de produire des institutions et une politisation dans les sociétés de contrôle. Dans les pays occidentaux, le salariat reste la forme dominante sous laquelle le capitalisme exploite la coopération et le pouvoir d'invention des subjectivités quelconques, mais il a éclaté en une multiplicité d'activités et de statuts s'exprimant par des subjectivités et des attentes qui ne peuvent pas être rapportées au concept traditionnel de classe. Mais le problème est encore plus radical. Il ne s'agit pas seulement de dire que le travail industriel n'est plus le centre de la valorisation capitaliste. Une fois que nous avons recensé toutes les nouvelles formes d'activité, une fois que nous avons affirmé que ce sont les langages, les affects, les savoirs et la vie qui deviennent, agencés avec le travail reproductif, productifs, on ne comprend pas encore la dynamique qui 87

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rend possible cette création et son exploitation : la dynamique de la différence et de la répétition. C'est le paradigme du sujet-travail qui nous empêche de la voir.

Le mouvement ouvrier et les sociétés disciplinaires Pour compléter les recherches de Foucault sur les sociétés disciplinaires, il faudrait mener des études sur le rapport que ces dernières ont entretenu avec les institutions du mouvement ouvrier. Nées et développées au début du XIXe siècle contre la logique des disciplines, elles sont devenues, au XXe siècle, des rouages fondamentaux des pratiques de l'enfermement. Le XXe siècle a été le théâtre d'une convergence entre capitalisme et socialisme, en particulier avec les politiques de planification, qui représentent l'apogée des sociétés disciplinaires et l'aboutissement de la logique de la reproduction. L'imprévisibilité, l'incertitude, la possibilité de variation que l'agencement de la différence avec la répétition suppose, la subjectivation monstrueuse qu'il implique, ont été strictement codifiées et neutralisées aux niveaux économique et social. L'«harmonie préétablie» s'incarne pendant la guerre froide, sans aucune différence fondamentale, dans les politiques socialistes et les politiques capitalistes de planification. Inutile de rappeler que cette dernière est une idée socialiste et léniniste, reprise par Rathenau pendant la République de Weimar et qu'elle est devenue la marotte de tous les hauts fonctionnaires d'État après la Seconde Guerre mondiale. Si la planification a une spécificité par rapport aux sociétés disciplinaires du XVIIIe et du XIXe siècle, c'est dans le rôle et la fonction que le travail y a joués : à la fois substance et mesure 88

tes concepts de vie et de vivant dans les sociétés de contrôle

de la planification. Le travail s'est révélé être le moyen le plus efficace de régulation de l'ensemble de la société. Dans les usines, il discipline la nouvelle classe ouvrière (les OS), en l'empêchant de se manifester comme multiplicité et comme critique du salariat. Les institutions syndicales et politiques du mouvement ouvrier ont lutté, jusque dans les années 70 et en France jusque dans les années 80, contre l'émergence des OS comme nouveau sujet politique (qui ne correspondait plus à la classe ouvrière telle que l'entendait Marx) et contre leur refus du travail reproductif. Dans la société planifiée, l'accès des femmes, des enfants et des vieux aux droits sociaux {welfare) passe par le salaire de l'ouvrier: même la production et la reproduction de la norme de l'hétérosexualité passent par le travail. Les institutions de planification sont complètement traversées et configurées par l'idée de travail qui agence ensemble discipline et biopouvoir, enfermement et gestion de la vie, et réalise ainsi les contours de la société comme «cage de fer», selon la formule de Weber. Le travail devient aussi la puissance constitutionnelle des nouvelles républiques nées de l'effondrement du fascisme (la République italienne, par exemple, est fondée, comme le dit sa constitution, sur le travail). Mais alors, Foucault aurait-il tort et les marxistes raison? Le travail serait-il le fondement de tous les rapports sociaux et de toutes les relations de pouvoir? Pour répondre à cette question, il faut signaler une différence fondamentale entre les sociétés planifiées et les sociétés disciplinaires d'avant la Première Guerre mondiale. Avec l'avènement de la planification et du fordisme, le travail n'est plus la puissance ontologique «spontanée» de constitution du monde dont parle Marx. Dans le fordisme, la puissance du travail et sa capacité 89

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de régulation tiennent à la logique politique qui l'a institué comme substance et mesure de la société. Si le travail apparaît alors comme le sol sur lequel se bâtissent les relations sociales, ce n'est plus parce que c'est lui qui constitue le monde social, mais c'est parce que le compromis social et politique entre syndicats, patrons et État s'est constitué autour de l'idée de travail. La division géopolitique du monde s'est alors appuyée sur les dynamiques travaillistes qui visent la reproduction, le contrôle et la neutralisation de tout agencement de la différence et de la répétition, en intégrant les institutions du mouvement ouvrier dans la logique de la reproduction du pouvoir. Reproduction économique et reproduction politique ont ainsi coïncidé par l'entremise du travail. On peut considérer le XXe siècle comme le théâtre de la crise longue et irréversible du travail et du sujet en tant que puissances constituantes de soi et du monde. Si le paradigme du sujet/travail a bien fonctionné comme système de régulation après la Seconde Guerre mondiale, ce n'était déjà plus qu'à travers une surdétermination qui était entièrement politique. L'appréhension du processus de constitution du monde à travers le concept de praxis a joué dans la seconde moitié du XXe siècle un rôle conservateur ou, au mieux, un rôle de régulation des relations de pouvoir. Si la théorie de Marx a eu des effets révolutionnaires dans le cycle de lutte qui allait des journées de 1848 à la Commune de Paris, il se trouve qu'elle a fonctionné un siècle plus tard comme un puissant moyen d'intégration. Aujourd'hui, beaucoup ont oublié ce morceau d'histoire très peu glorieux du mouvement ouvrier. Ils exaltent a posteriori le fordisme et ses certitudes, ce qui constitue une mystification, une ignorance de l'histoire. 90

Les concepts

de vie et de vivant dans les sociétés de contrôle

Les mouvements de 68 ne se sont pas trompés en considécomme leurs adversaires tous les tenants (socialistes et capitalistes) de la neutralisation de l'agencement de la différence et de la répétition. Les bureaucrates (socialistes et capitalistes) de la société planifiée ont bien été identifiés comme les gardiens de la cage de fer et de l'imposition des dualismes. Pour en rester aux exemples que nous avons développés plus haut, 68 a été précisément le point de rupture et de fuite par rapport à la logique de classe et à la norme hétérosexuelle. Les institutions du mouvement ouvrier ont continué à vivre dans la logique du compromis politique où le travail constitue une puissance régulatrice, très longtemps après que les capitalistes et l'État l'ont abandonné comme moyen de discipliner la société. Le problème est que le mouvement ouvrier n'a rien à mettre à la place de la praxis. Il n'arrive pas à imaginer un processus de constitution du monde et du soi qui ne soit pas centré sur le travail. La seule alternative qu'il a su imaginer est celle de l'emploi. Le passage du travail à l'emploi est un autre triste chapitre du déclin du mouvement ouvrier. Si le travail était devenu la pièce maîtresse des sociétés disciplinaires à l'époque de leur épuisement (fordisme), l'emploi constitue une des formes principales de régulation des sociétés de contrôle. rant

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ENTREPRISE ET NÉOMONADOLOGIE

«En chaque homme existe une faculté créatrice virtuelle. Cela ne veut pas dire que chaque homme est un peintre ou un sculpteur, mais qu'il y a de la créativité latente dans tous les domaines du travail humain... Chaque travail a une sorte de relation à l'art ; et l'art n'est plus un type d'activité ou de rassemblement isolé, avec des gens capables de faire de l'art tandis que les autres doivent faire un autre travail [...]. Je parle de la créativité dans toutes les activités et dans toutes les formes de travail, pas seulement dans l'art, d'une créativité qui libère le travail et l'élève au rang d'acte libre et révolutionnaire. » Joseph Beuys. « Lorsque nous en arrivons à l'humanité, la nature semble avoir balayé une autre de ses limitations. L'activité centrale d'accueil et d'expression a effectué une inversion dans l'importance de ses différents fonctionnements. L'accueil conceptuel des possibles non réalisés devient un fait majeur de la mentalité humaine. De telle sorte qu'une nouveauté exorbitante est introduite, parfois sanctifiée, parfois maudite, et parfois littéralement brevetée et protégée par droit d'auteur. La définition de l'humanité est que, pour les animaux qui 93

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appartiennent à cette espèce, l'activité centrale s'est développée du côté de la relation à la nouveauté... » Alfred North Whitehead. « Pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible: c'est-à-dire de le divertir, de le détendre entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible. » Patrick Le Lay, P-DG de TFl. Nous allons continuer à suivre notre fils conducteur nomadologique pour comprendre le capitalisme contemporain. Si, comme nous l'avons établi, les institutions ne sont pas la source des relations de pouvoir, mais en dérivent, alors ce n'est pas d'elles qu'il faut partir pour décrire la coopération entre cerveaux. Mais cette habitude de pensée est tellement cristallisée et enracinée dans nos esprits que ceux qui la refusent donnent l'impression d'être de «belles âmes». Si, en outre, le travail n'est pas ce qui constitue le monde, mais un moyen de capturer la coopération des cerveaux, ce n'est pas de lui, ni de son exploitation qu'il faut partir pour comprendre le capitalisme. Mais cette habitude de pensée est elle aussi profondément ancrée dans nos esprits... Appliquons donc notre néomonadologie à l'entreprise et détournons quelques-uns de ses énoncés fondamentaux: l'entreprise ne crée pas l'objet (la marchandise), mais le monde où l'objet existe. Elle ne crée pas non plus le sujet (travailleur et consommateur), mais le monde où le sujet existe. Dans le capitalisme contemporain, il faut d'abord dis94

Entreprise et néomonadologie

tinguer l'entreprise de l'usine. En 2001, Alcatel, une grande m u l t i n a t i o n a l e française, a annoncé qu'elle allait se séparer de ses onze usines de fabrication. Ce projet est certainement un cas limite, mais il est très cohérent avec ce qu'est devenu le capitalisme contemporain. Dans la grande majorité des cas, la fonction entreprise et la fonction usine étaient intégrées l'une dans l'autre. Leur possible séparation pourrait bien être emblématique d'une transformation profonde dans la production capitaliste. Qu'est-ce que cette multinationale va garder sous la notion d'entreprise une fois qu'elle s'est séparée du travail de fabrication ? Toutes les fonctions, tous les services et tous les employés qui lui permettent de créer un monde : les services de recherche et développement, de marketing, de conception, de communication, c'est-à-dire toutes les forces et les agencements (ou machines) d'expression. L'entreprise qui produit un service ou une marchandise crée un monde. Dans cette logique, le service ou le produit - de la même manière que le consommateur et le producteur - doivent correspondre à ce monde. Ce dernier doit être inclus dans les âmes et les corps des travailleurs et des consommateurs. L'inclusion se fait avec des techniques qui ne sont plus exclusivement disciplinaires. Dans le capitalisme contemporain, l'entreprise n'existe pas hors du producteur et du consommateur qui l'expriment. Le monde de l'entreprise, son objectivité, sa réalité se confondent avec les rapports que l'entreprise, les travailleurs et les consommateurs entretiennent entre eux. L'entreprise essaie ainsi de construire la correspondance, l'entrelacs, le chiasme entre monades (consommateur et travailleur) et monde (l'entreprise). C'est exactement la place que Dieu occupait dans la philosophie de Leibniz! 95

Les Révolutions du capitalisme

Dans les sociétés de contrôle, la finalité n'est plus de prélever comme dans les sociétés de souveraineté, ni de combiner et augmenter la puissance des forces comme dans les sociétés disciplinaires. Dans les sociétés de contrôle, le problème est d'effectuer des mondes. La valorisation capitaliste est désormais subordonnée à cette condition. En renversant la définition marxienne, on pourrait dire: le capitalisme n'est pas un mode de production, mais une production de mo(n)des. Le capitalisme est un maniérisme. L'expression et l'effectuation des mondes et des subjectivités qui y sont incluses, la création et la réalisation du sensible (désirs, croyances, intelligences) précèdent la production économique. La guerre économique qui se joue au niveau planétaire est ainsi une guerre esthétique à plusieurs titres.

La communication/consommation Il faut partir de la consommation, puisque le rapport entre offre et demande est désormais renversé: les clients sont les pivots de la stratégie d'entreprise. Penchons-nous sur la montée en puissance, le rôle stratégique joué par les machines d'expression (par l'opinion, la communication, le marketing) dans le capitalisme contemporain. Consommer ne se réduit pas à acheter et à « détruire » un service ou un produit comme l'économie politique et sa critique l'enseignent, mais signifie d'abord appartenir à un monde, adhérer à un univers. De quel monde s'agit-il? Il suffit d'allumer la télévision ou la radio, de se promener en ville, d'acheter un hebdomadaire ou un quotidien, pour savoir que ce monde est constitué par des agencements 96

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dénonciation, p a r des régimes de signes dont l'expression s'appelle publicité et dont l'exprimé constitue une sollicitation, un commandement qui sont, en eux-mêmes, une évaluation, un jugement, une croyance portés sur le monde, sur soi et les autres. L'exprimé n'est pas une évaluation idéologique, mais une incitation, une sollicitation à épouser une forme de vie, c'est-à-dire à épouser une manière de s'habiller, une manière d'avoir un corps, une manière de manger, une manière de communiquer, une manière d'habiter, une manière de se déplacer, une manière d'avoir un genre, une manière de parler, etc. La télévision est devenue un flux de publicité régulièrement entrecoupé par des films, des variétés et des journaux télévisés. La radio est aussi un tel flux ininterrompu d'émissions et de publicités : il devient de plus en plus difficile de savoir où commencent les unes et où finissent les autres. D'après Jean-Luc Godard, si, dans un magazine de presse, vous enlevez toutes les pages qui contiennent une publicité, il ne reste que l'éditorial du rédacteur en chef! Malheureusement, il faut reconnaître que Deleuze avait raison d'affirmer que l'entreprise a une â m e q u e le marketing est devenu son centre stratégique et que les publicitaires sont des créatifs. L'entreprise exploite à son compte, en la dénaturant et en la faisant dépendre de la logique de valorisation capitaliste, la dynamique de l'événement et le processus de constitution de la différence et de la répétition. En réalité, l'entreprise neutralise l'événement, réduit la création 1 • « On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde », Deleuze, in « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », art. cit.

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des possibles et leur effectuation à la simple réalisation d'un possible déjà déterminé sous forme d'oppositions binaires. Les sociétés de contrôle se caractérisent bien par une démultiplication de l'offre des « mondes » (de consommation, d'information, de travail, de loisir, etc.). Mais ce sont des mondes lisses, banals, formatés, puisque ce sont les mondes de la majorité, vides de toute singularité. Ils ne sont donc des mondes pour personne. Face à ces mondes normalisés, notre «liberté» s'exerce exclusivement en choisissant parmi des possibles que d'autres ont institués et conçus. Nous n'avons pas le droit de participer à la construction des mondes, à l'élaboration des problèmes et à l'invention des solutions, sinon à l'intérieur des alternatives déjà établies. La définition de ces alternatives, c'est l'affaire des spécialistes (de la politique, de l'économie, de la ville, de la science, etc.) ou des « auteurs » (de l'art, de la littérature, etc.). C'est pour cette raison que nous avons la désagréable sensation que lorsque tout est possible (à l'intérieur des alternatives préétablies), rien n'est plus possible (la création de quelque chose de nouveau). L'impuissance et l'ennui que nous ressentons tous dans le capitalisme contemporain sont créés à travers le détournement de la dynamique même de l'événement. L'événement pour l'entreprise s'appelle publicité (ou communication, ou marketing). Même une industrie traditionnelle comme l'automobile produit seulement les voitures qu'elle a déjà vendues. Et les vendre signifie d'abord construire un consommateur, une clientèle, autrement dit un public. Les entreprises investissent jusqu'à 40 % de leur chiffre d'affaires en marketing, publicité, styling, design, etc. (dans 98

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l'industrie audiovisuelle américaine, 50% du budget d'un

film est investi dans sa promotion et son lancement). Aujourd'hui, les investissements dans la machine d'expression peuvent largement dépasser les investissements en « travail » ou en « moyens de production ». La publicité, à la manière de l'événement, distribue d'abord des manières de sentir pour solliciter des manières de vivre ; elle exprime des manières d'affecter et d'être affecté dans les âmes, pour les incarner dans les corps. L'entreprise opère ainsi des transformations incorporelles (les mots d'ordre de la pub), qui se disent et ne se disent que des corps. Les transformations incorporelles produisent (ou voudraient produire) d'abord un changement de sensibilité, un changement dans notre manière d'évaluer. Les transformations incorporelles n'ont pas de réfèrent, puisqu'elles sont autoréférentielles. Il n'y a pas de besoins préalables, il n'y a pas de nécessités naturelles que la production satisferait. Les transformations incorporelles posent en même temps les évaluations et leur objet. La publicité constitue la dimension spirituelle du simulacre d'événement que l'entreprise et les agences de publicités inventent, et qui doit s'incarner dans les corps. La dimension matérielle de ce pseudo-événement se réalise lorsque les manières de vivre, de manger, d'avoir un corps, de s'habiller, d'habiter, etc., s'effectuent dans des corps: on vit matériellement parmi les marchandises et les services qu'on achète, entourés par les meubles, les objets qu'on a saisis, comme « possibles », au milieu des flux d'informations et de communication dans lesquels nous sommes immergés. Nous allons nous coucher, nous nous activons, nous faisons ceci et cela, pendant que ces exprimés continuent à circuler (ils « insis99

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capitalisme

tent») à travers les flux hertziens, les réseaux télématiques, les journaux, etc. Ils doublent le monde et notre existence comme un «possible» qui est, en réalité, un commandement, une parole autoritaire s'exprimant par la séduction. On pourrait pousser encore plus loin l'utilisation de la boîte à outil de Tarde pour expliquer ce processus. Sous quelle forme le marketing produit-il le changement de sensibilité dans l'âme? Quel type de subjectivation est mobilisé par la publicité ? La conception d'une publicité, l'enchaînement et le rythme des images, la bande sonore sont construits sur le mode de la «ritournelle» ou du «tourbillon». Il y a des publicités qui résonnent en nous, comme des motifs, des refrains de musique. Il vous est sûrement arrivé de vous surprendre à siffloter des motifs de la publicité. La distinction leibnizienne entre « actualisation » dans les âmes et « incarnation» dans les corps est très importante, puisque ces deux processus ne coïncident pas et peuvent avoir des effets absolument imprévisibles sur la subjectivité des monades. Les réseaux de télévision ne connaissent plus les frontières des nations, des classes, des statuts, des revenus, etc. Leurs images sont reçues dans les pays non occidentaux ou dans les couches les plus pauvres de la population occidentale qui ont un faible pouvoir d'achat ou même pas de pouvoir d'achat du tout. Les transformations incorporelles agissent bien dans l'âme des téléspectateurs en créant une nouvelle sensibilité: un possible existe bien, même s'il n'existe pas en dehors de son expression (les images de la télé). Pour que ce possible ait une certaine réalité, il suffit qu'il soit exprimé par un signe. Mais l'incarnation dans les corps, la possibilité d'acheter, de vivre avec son corps au milieu des services et des mar100

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chandises que les signes expriment comme mondes possibles ne suivent pas toujours les modifications des désirs (et pour la plupart de la population mondiale, elles ne les suivent pas du tout!), donnant lieu à des attentes, des frustrations, des refus. Suely Rolnik, en observant ces phénomènes au Brésil, parle des deux figures subjectives qui constituent les deux extrêmes à l'intérieur desquels s'articulent les modulations de l'âme et du corps produites par la logique que nous venons de décrire: le glamour de la «subjectivité de luxe» et la misère de la « subjectivité déchet 1 ». L'Occident est effrayé par les nouvelles subjectivités islamiques. Mais le monstre, c'est lui-même qui a contribué à le créer avec ses techniques les plus pacifiques et les plus séduisantes. Nous ne sommes pas confrontés à des restes de sociétés traditionnelles qu'il faudrait continuer à moderniser, mais à de véritables cyborgs qui agencent ce qu'il y a de plus ancien avec ce qu'il y a de plus moderne. Les mondes de la publicité sont des mondes fermés et totalitaires, puisqu'ils effacent ou excluent d'autres mondes possibles, qui sont déjà là (les modes de vie non occidentaux) ou qui pourraient exister. Les entreprises agissent d'abord à travers les transformations incorporelles qui arrivent en premier et beaucoup plus vite que les transformations corporelles. Les trois quarts de l'humanité sont exclus de ces dernières, alors qu'ils ont accès facilement aux premières (d'abord et surtout par la télévision). Le capitalisme contemporain n'arrive pas d'abord avec les usines. Elles suivent, quand elles suivent... Le capitalisme arrive d'abord avec des mots, des signes, des 1. Suely Rolnik, «L'effet Lula, politiques de la résistance», Chimbes, n° 49, printemps 2003.

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images. Et ces machines d'expression, aujourd'hui, ne précèdent pas seulement les usines, mais aussi la guerre. ***

Le simulacre publicitaire d'événement est une rencontre et même une double rencontre : il rencontre une fois l'âme et une autre fois le corps. Cette double rencontre peut donner lieu à un double décalage, puisque les possibles posés par la publicité peuvent toujours être détournés et réouverts sous la modalité du problématique. La publicité n'est qu'un monde possible (même s'il est normalisé, formaté), un pli qui enveloppe des virtualités. L'explication de ce qui est enveloppé, le développement du pli, peut produire des effets absolument hétérogènes car les monades sont toutes des singularités autonomes, indépendantes, virtuelles. Un autre monde possible est toujours virtuellement là: la bifurcation des séries divergentes hante le capitalisme contemporain. Des mondes incompossibles se déplient dans le même monde. C'est pour cette raison que le processus d'appropriation capitaliste n'est jamais clos sur luimême, mais toujours incertain, imprévisible, ouvert. «Exister, c'est différer»: mais la différenciation est à chaque fois incertaine, imprévisible, risquée. Le capitalisme essaie de contrôler ces mondes toujours virtuellement possibles par la variation et la modulation continue. À proprement parler, il ne produit ni sujet ni objet, mais des sujets et des objets en variation continue, gérés par les technologies de la modulation, qui sont à leur tour en variation continue. Dans les pays occidentaux, le contrôle ne passe pas seule102

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ment par la modulation des cerveaux mais aussi par le moulage des corps (prisons, école, hôpital) et la gestion de la vie (État-providence). Ce serait donner un trop beau rôle au capitalisme que de penser que tout se passe par la variation continue des sujets et des objets, par la modulation des cerveaux, par la capture de la mémoire et de l'attention. La société de contrôle reprend, en les intégrant, les vieux dispositifs disciplinaires. Dans les sociétés non occidentales, où les institutions disciplinaires et l'État-providence sont plus faibles et moins développés, ce contrôle implique directement une logique de guerre, même en temps de paix. Le corps paradigmatique dans les sociétés de contrôle n'est plus le corps enfermé de l'ouvrier, du fou, du malade, mais le corps obèse (plein des mondes de l'entreprise) ou anorexique (refus de ce même monde) qui regarde, à la télévision, les corps meurtris par la faim, la violence, la soif, de la majorité de la population mondiale. Le corps paradigmatique n'est plus le corps muet forgé par les disciplines, mais le corps et l'âme marqués et parlés par des signes, des mots, des images (les logos des entreprises) qui s'inscrivent en nous selon le procédé par lequel la machine de La Colonie pénitentiaire de Kafka greffe ses mots d'ordre à même la peau des condamnés. Dans les années 70, Pasolini a décrit très précisément comment la télévision a changé l'âme et le corps des Italiens, comment elle a été l'instrument principal d'une transformation anthropologique qui a touché d'abord et surtout les jeunes. Il utilise pratiquement le même concept que Tarde pour exprimer les modalités d'action à distance de la télévision : elle agit par l'exemple plutôt que par la discipline, par 1 imitation plutôt que par la contrainte. Elle est conduite des conduites, action sur des actions possibles. 103

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Ces transformations incorporelles, qui trottinent dans notre tête comme des ritournelles, qui circulent immédiatement au niveau planétaire, qui entrent dans chaque foyer, qui constituent la véritable arme de destruction massive, de conquête, de capture, de préhension des cerveaux et des corps, sont tout simplement incompréhensibles pour la théorie marxiste et pour les théories économiques. Ici, nous sommes devant un changement de paradigme que nous ne pouvons pas saisir à partir du travail, de la praxis. Au contraire, ce dernier risque de donner une fausse image de ce qu'est la production (le processus constitutif) aujourd'hui, puisque le processus que nous venons de décrire est bien le préalable à toute organisation du travail (et du non-travail).

Le travail et la production des possibles Le « possible » (un produit ou un service) qui va exprimer le « monde » normalisé de l'entreprise n'existe pas d'avance, il doit être créé. Le monde, les travailleurs, les consommateurs, ne préexistent pas à l'événement. Ils sont, au contraire, engendrés par l'événement. C'est à partir de cette affirmation de la néomonadologie qu'on devrait pouvoir reformuler complètement la théorie du travail. On ne peut plus comprendre la production et le travail en se réglant sur le modèle de l'usine à épingles de Smith et ou des fabriques manchesteriennes de Marx. L'économie capitaliste contemporaine suit à la lettre le cycle de la valorisation qui a été décrit par Tarde: l'invention, en tant que création des possibles et actualisation de ces possibles dans 104

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les âmes (aussi bien des consommateurs que des travailleurs), est la véritable production, tandis que ce que Marx et les économistes appellent production est, en réalité, une reproduction. Nous allons utiliser les recherches du sociologue Philippe Zarifîan pour voir comment la coopération néomonadologique, l'activité de création et d'effectuation des subjectivités quelconques, est appropriée et commandée par l'entreprise contemporaine. Capturer l'activité de création, c'est capturer l'événement. Or, il faut voir que même dans les usines, un des berceaux des techniques disciplinaires, l'organisation du travail est désormais investie par la logique de l'événement, par l'agencement de la différence et de la répétition. C'est un changement radical. Les disciplines s'incarnent dans une tradition de pensée et un ensemble de pratiques qui considèrent «les événements comme négatifs : ils ne devraient pas se produire, tout devrait se dérouler conformément à ce qui a été prévu et planifié, répondre à la normalisation du travail1». La vision disciplinaire de l'organisation du travail est anti-événementielle, anti-inventive, puisqu'elle doit subordonner l'événement et l'invention à la reproduction. Mais l'activité de l'entreprise en prise directe avec les clients n'est plus exclusivement commandée par la prévision et la planification. L'instabilité, l'incertitude, la nécessité de faire face aux changements en train de se faire, pénètrent en profondeur dans l'organisation du travail. Le travail devient un ensemble d'événements, «de choses qui arrivent de manière non prévisible, en excès par rapport à la situation considérée comme normale 2 ». 1. Philippe Zarifîan, À quoi sert le travail?, La Dispute, 2003, p. 95. l.Ibid.

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La réponse à la montée de l'imprévisible, de l'incertain, des événements, est donnée par la mobilisation de l'attention individuelle et collective à ce qui se passe, à ce qui s'est passé et à ce qui va se passer, et elle signifie invention, capacité d'agencement, de combinaisons, de faire advenir. Événements et inventions se distribuent tout au long du cycle de production (de la conception du produit à la fabrication) et s'agencent avec les routines, les habitudes, les opérations codifiées. Ainsi, même l'organisation du travail relève littéralement des notions de « différence et répétition ». Dans ses écrits les plus visionnaires, Marx parle du travail non plus comme d'une activité directe de transformation de la matière, mais comme d'une activité de contrôle sur la production. C'est bien ce qui advient aujourd'hui, mais, dans le capitalisme contemporain, contrôle signifie attention aux événements. Travailler, c'est être attentif aux événements, qu'ils se produisent sur le marché, dans la clientèle ou dans l'atelier: c'est mettre en œuvre une capacité d'agir, d'anticiper, d'être à la hauteur des événements. Cela implique de savoir apprendre de l'incertitude et des mutations, et donc de devenir actif face à l'instabilité, et de le faire ensemble dans des démarches «communicationnelles». En résumant la pensée de Zarifian sur l'organisation du travail dans les entreprises, on pourrait dire que l'on est passé de l'opération à l'action, du travail en équipe à l'activité en réseau.

Le capital-clientèle Selon Zarifian, la lutte concurrentielle entre les entreprises a comme objectif la captation d'une clientèle, autrement dit 106

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la constitution d'un capital-clientèle géré de manière monopolistique. Le marché, tel que l'économie politique l'entend, n'existe pas : ce qu'on appelle marché, c'est en fait la constitution/captation des clientèles. Deux éléments sont essentiels dans cette stratégie : la fidélisation de la clientèle et la capacité à renouveler l'offre par l'innovation. Capture et fidélisation de la clientèle signifient d'abord capture de l'attention et de la mémoire, capture des cerveaux, constitution et capture des désirs et des croyances, constitution et capture des réseaux : « Le marché disparaît, le public s'affirme1. » Toute production devient production de services, c'està-dire transformation des « conditions d'activité et des capacités d'action futures des clients, usagers, publics 2 » et elle vise, en dernière analyse, des «modes de vie». Le service ne satisfait pas une demande préalable, mais il doit l'anticiper ou plutôt la faire advenir. Cette anticipation se fait entièrement dans le champ du virtuel, en mobilisant les ressources du langage, de la communication, des énoncés, des images, etc. L'anticipation des services par le virtuel et par les signes offre l'avantage, d'une part, de pouvoir utiliser toutes les propriétés du langage en ouvrant ainsi sur l'exploration de plusieurs possibles et, d'autre part, de travailler de manière communicationnelle sur le sens.

1. Philippe Zarifian, «Contrôle des engagements et productivité sociale», in Multitudes, n° 17, Exils, juin 2004. 2. Philippe Zarifian, À quoi sert le travail?, op. cit., p. 47. 107

Les Révolutions du capitalisme

L'autonomie et la responsabilité de la monade-travailleur Si cette conception de l'activité comme événement mobilise les concepts de la philosophie de Deleuze et de Spinoza, Zarifian exploite la monadologie de Leibniz, à travers la lecture de Tarde, pour penser la subjectivité des travailleurs et leur coopération dans le capitalisme contemporain. Même dans l'entreprise, la modulation des esprits (contrôle de la mémoire spirituelle) s'agence avec le moulage des corps (dressage de la mémoire corporelle - qui constituait l'essentiel du taylorisme). L'entreprise ne doit pas seulement créer un monde pour le consommateur mais aussi pour le travailleur. Travailler dans une entreprise contemporaine signifie appartenir, adhérer à son monde, à ses désirs et à ses croyances. La monadologie permet de rendre compte de ces objectifs de l'entreprise et d'articuler la thèse paradoxale que Zarifian veut démontrer: l'activité devient conjointement plus profondément individuelle et plus profondément collective. Comme Tarde l'avait bien vu, grâce à Leibniz on peut sortir des apories du rapport de l'individuel et du collectif et donc à la fois de l'individualisme et du holisme, puisque le collectif et le social sont inclus dans l'individualité de la monade : « La relation de l'individu à son activité tend à devenir une monade, une totalité en soi [...]. Cette relation n'est plus vue, de prime abord, comme fraction, fonctionnellement déterminée, de la division organique du travail. Elle devient globale par elle-même .. » 1. Ibid., p. 62 sq.

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Entreprise et néomonadologie

Comme chez Tarde, les monades sont ouvertes et deux fois plutôt qu'une : de l'intérieur vers l'extérieur et de l'extérieur vers l'intérieur. Zarifîan prend l'exemple d'un conseiller financier qui travaille à la Poste. Dans son rapport avec le client, avec le public, le travailleur doit faire preuve d'autonomie, de responsabilité, d'esprit d'initiative et de décision pour faire face à l'incertitude et à l'imprévisibilité de la relation. Mais il ne faut pas croire que c'est seulement l'activité des « cadres » qui devient responsabilité devant l'événement : Zarifîan montre que l'activité des travailleurs moins qualifiés, par exemple celle des agents de call-centers, peut être décrite de la même façon. Dans l'entreprise postfordiste, la capacité de se confronter à ce qui est arrivé, à ce qui arrive, à ce qui va arriver, ne caractérise pas seulement le travailleur indépendant, autonome, mais aussi le travailleur dépendant, subordonné. Il s'agit des compétences d'un nombre croissant de travailleurs, sans que l'on puisse distinguer entre travail salarié, indépendant ou même chômeur. La relation de la monade - conseilleur financier avec un client — est une singularité incluse dans un univers : celui de l'action commerciale de la Poste. La monade est une « ouverture de l'intérieur» dans le sens où elle condense en elle des «enjeux qui l'englobent». L'univers de l'entreprise «pénètre la monade de l'intérieur, sans en annuler la singularité. C'est au contraire dans cette singularité et dans elle seule que cet univers global prend sens et portée 1 ». Il s'agit bien sûr des enjeux définis par la direction, mais

1. Ibid., p. 64. 109

Les Révolutions du capitalisme

«réabsorbés, condensés et reformés dans chaque monade, d'une manière chaque fois unique 1 ». Il ne faut pas, évidemment, prendre au pied de la lettre tous les discours que tiennent les entreprises sur l'autonomie de leurs employés, mais ces discours expriment toutefois un changement radical des stratégies des entreprises et de la subjectivité des travailleurs. C'est désormais au prix d'une certaine autonomie que le travail se fait. Cela crée une situation à double tranchant : affirmation de l'autonomie, de l'indépendance, de la singularité du travailleur (monade) mais, en même temps, capture et appartenance au monde de l'entreprise, puisque ce « monde est interne à la situation et au comportement du sujet 2 ». Pour expliquer le contrôle dans les entreprises contemporaines, Zarifian utilise la métaphore de l'élastique. Le travailleur n'est plus enfermé par les chaînes du poste de travail, mais il est attaché par un élastique à son entreprise : « Le salarié peut, librement, tirer sur l'élastique : il n'est pas enfermé, il peut se mouvoir, se déplacer au gré de ses initiatives et de son savoir-faire, de ses facultés propres de jugement. Mais voici que l'élastique se tend : une force périodique de rappel s'exerce sur lui. Il doit rendre des comptes [...]. La pression de la date, du résultat à atteindre, remplace celle du minutage de l'opération élémentaire de travail. Mais il serait faux de penser que ce contrôle ne s'exerce que de manière périodique. En réalité, il est omniprésent. En permanence, le salarié doit y penser, cela peut finir par l'obséder, nuit et jour 3 . »

1. Ibid. 2. Ibid., p. 65. 3. Philippe Zarifian, « Contrôle des engagements et productivité sociale », art. cit.

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Entreprise et néomonadologie

La situation n'est ni meilleure ni pire que dans la division taylorienne du travail, mais elle est différente. C'est de cette différence qu'il faut partir pour comprendre l'assujettissement des travailleurs à l'entreprise, mais aussi les possibilités de résistance. La distinction entre actualisation dans les âmes et incarnation dans les corps vaut ici aussi. Les pratiques du management sont confrontées au caractère imprévisible de la double rencontre, dans l'âme et dans le corps, qui est le propre de l'événement ; et cette double rencontre donne lieu à des décalages entre les subjectivités des travailleurs et les stratégies des entreprises. De la même manière que pour les consommateurs, ce décalage peut être l'occasion de joyeux détournements (ce que Bakhtine appelait « l'étincelle carnavalesque» de l'ironie), comme il peut être la source de terribles effondrements et replis subjectifs. Les techniques du contrôle dans l'entreprise ne remplacent pas les techniques disciplinaires, mais s'agencent avec elles. Les proportions respectives de contrôle et de discipline auxquelles est soumis un travailleur dépendent de son niveau hiérarchique, de ses compétences et du type de production dans lequel il est engagé. Ainsi, dans les sociétés de contrôle, différentes techniques de pouvoir se superposent et se composent. D'un côté, dans l'entreprise, les travailleurs sont pris dans des relations de contrôle qui se sont ajoutées aux relations disciplinaires issues de l'usine. De l'autre, face à l'entreprise, les consommateurs sont assujettis à des relations de pouvoir qui visent à construire un modèle majoritaire de comportement, des valeurs, des formes de vie, du sens. Chaque individu étant à la fois travailleur et consommateur est ainsi pris dans des relations de pouvoir hétérogènes. 111

Les Révolutions du capitalisme

La finance et les machines d'expression Les machines d'expression, qui constituent le sensible (désirs et croyances) et l'opinion publique, n'agissent pas seulement à l'intérieur de l'entreprise, mais aussi dans la finance. Le processus que nous avons vu à l'œuvre dans la publicité est de même nature que celui qui agit dans la fixation des cours de la Bourse. La monnaie est une puissance de choix, d'évaluation, de direction des investissements. Mais l'évaluation financière est le produit d'une logique d'opinion, et non celui de mécanismes objectifs et impersonnels du marché. C'est ce que nous confirment les derniers travaux sur la monnaie de l'école de la régulation. L'évaluation, les choix financiers dépendent de la capacité à faire émerger des croyances partagées (publics) là où n'existent que des manières différentes et hétérogènes d'envisager l'avenir. Pour expliquer le fonctionnement de l'opinion publique nous ne nous référerons pas aux théories de l'école de la régulation, mais au point de vue de Gabriel Tarde qui, déjà à la fin du XIXe siècle, avait décrit les Bourses comme des laboratoires de psychologie sociale. La cotation à la Bourse présuppose la transformation des jugements individuels en jugements collectifs. Selon Tarde, la détermination d'une valeur et d'une évaluation se fait à travers l'opinion, dont les facteurs d'évolution les plus importants sont la presse et la conversation 1. « Ce que Sainte-Beuve dit du génie, que le "génie est un roi qui crée son peuple", est surtout vrai du grand journaliste. Combien voit-on de publicistes créer leur public! À la vérité, pour qu'Édouard Drumont suscitât l'antisémitisme, il a fallu que sa tentative d'agitation répondît à un 112

Entreprise et néomonadologie

L'opinion doit, comme toute quantité sociale, être comprise comme interaction et appropriation des cerveaux (des monades) qui se rapportent entre eux selon des relations de meneurs à menés. L'opinion n'est jamais une simple procédure, un mécanisme impersonnel, un jeu de miroirs systémique, comme le voudraient les économistes de l'école de la régulation. On dit opinion, mais en réalité il y a toujours au moins deux opinions, c'est-à-dire qu'il y a toujours des forces, des monades qui s'opposent ou s'accordent selon des relations unilatérales ou réciproques. « Mais comment l'opinion commune est-elle devenue telle ? Ce n'est pas spontanément, vu la diversité des gens et la complexité des questions. Il y a eu suggestion par des inspirateurs qui, à toutes les époques, font l'opinion en l'exprimant ; et il y a eu imposition par des despotes militaires ou civils qui, en faisant violence à l'opinion, l'ont entraînée. Rectifions donc : le gouvernement véritable, c'est l'opinion du groupe des meneurs ou du groupe des terroristes militaires ou civils» Les économistes de l'école de la régulation reconnaissent l'action des rapports intercérébraux dans la détermination des valeurs boursières, mais ils donnent à l'opinion une dimension apaisante, régulatrice, en la mutilant de la passion de l'avoir.

certain état d'esprit disséminé parmi la population ; mais, tant qu'une voix ne s'élevait pas, qui prêtât une expression commune à cet état d'esprit, il restait purement individuel, peu intense, encore moins contagieux, inconscient de lui-même. Celui qui l'a exprimé l'a créé comme force collective, factice, soit, réelle néanmoins», Tarde, L'Opinion et la foule, op. cit., p. 40-41. 1. Gabriel Tarde, Les Transformations du pouvoir, op. cit., p. 58. 113

Les Révolutions du capitalisme

À regarder les choses de haut, dit Tarde, on pourrait imaginer apercevoir dans les prix et les cours de la Bourse l'effet de la contrainte d'une autorité extérieure et impersonnelle ou spontanée (le marché) qui s'impose aux individus. « Mais, en réalité, quand on entre dans le détail précis et explicatif, on voit qu'il n'est point de prix qui n'ait été fixé par quelques volontés dominantes qui se sont emparées du marché [...]. Il suffit, à la Bourse, d'une élite de haussiers ou de baissiers pour décider du sort d'une valeur. Le prix du blé, coté à la Bourse de Londres ou de New York, est le résultat du conflit entre deux armées de spéculateurs à la hausse ou à la baisse, commandées par des chefs connus et inégalement influents, qui font la loi au monde entier » Même sur les places boursières, le marché n'existe pas ou, plutôt, il s'identifie à la capture ou à la constitution d'un public, d'une clientèle. La puissance d'agir sur l'opinion augmente au fur et à mesure que la société se dote de nouvelles technologies relationnelles, à mesure que les machines d'expression se développent : « Il semble qu'elle grandit avec les moyens d'action, presse, télégraphe, téléphone, que le progrès de la civilisation prête aux individus influents 2. » Mais pourquoi la finance a-t-elle aujourd'hui un tel pouvoir de choix, d'évaluation et de décision sur l'économie, dictant sa loi à l'industrie et renversant le rapport entre industrie et finance qui était caractéristique des sociétés disciplinaires ? C'est que la monnaie est l'existence, d'une manière semblable au langage, du «possible en tant que tel». C'est par cette 1. Gabriel Tarde, Psychologie économique, op. cit., tome II, p. 32-33. 2. Ibid

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Entreprise et néomonadologie

caractéristique qu'elle peut, plus aisément que l'économie réelle, contrôler et capturer l'agencement de la différence et de la répétition, et se brancher sur son moteur: le virtuel. Dans les sociétés de contrôle, la monnaie représente la colonisation de la puissance du virtuel par les capitalistes. Tarde nous est ici encore utile, puisqu'il affirme que la monnaie est d'abord une force au sens où elle est une « possibilité, une virtualité infinie» qui tend à son actualisation. Si l'économie politique ressemble à une physique sociale, ce n'est pas seulement en raison de la possibilité de quantifier ses activités et ses produits, mais surtout en raison de l'échange entre virtuel et actuel que la monnaie rend possible. De même que les phénomènes physiques sont une conversion continuelle de l'énergie potentielle en énergie actuelle, les phénomènes économiques sont un perpétuel échange entre la monnaie et la richesse concrète. Lorsque la richesse s'exprime en monnaie, la force d'agir se virtualise et se démultiplie. La différence entre le pouvoir d'agir de la richesse matérielle et le pouvoir d'agir de la monnaie correspond à celle qui existe « entre l'actuel et le virtuel, j'allais dire du fini à l'infini 1 ».

L'entreprise et la coopération entre cerveaux Avec l'avènement de la coopération entre cerveaux, il ne suffit pas de dire que le travail devient affectif, linguistique ou virtuose, puisque c'est la configuration même de l'accumulation et de l'exploitation capitaliste qui se modifie radicale-

1. Ibid., p. 311.

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Les Révolutions du capitalisme

ment. L'économie capitaliste ne se structure plus à travers la séquence temporelle production, marché, consommation, comme nous l'enseignent les économistes et les marxistes. Prenons l'exemple de la première capitalisation boursière au monde, Microsoft (la même chose vaut, avec des degrés d'intensité différents, pour la « production » culturelle, artistique ou médiatique et aussi, comme nous l'avons vu avec Zarifian, pour la production industrielle elle-même et notamment l'industrie pharmaceutique). L'économie politique et le marxisme nous racontent le processus de valorisation du capital de la manière suivante : Microsoft est une entreprise qui embauche des «travailleurs» (ingénieurs informatiques) qui vendent leur force de travail (leur connaissance de la programmation informatique) pour réaliser un produit ou un service (le logiciel) qui, par la suite, est vendu aux clients sur le marché. Microsoft réalise une plus-value en exploitant les travailleurs, puis entre en concurrence avec d'autres entreprises et cette concurrence débouche sur un monopole. En partant de la néomonadologie, nous pouvons produire un récit différent. Microsoft ne se rapporte pas d'abord à un marché et à des « travailleurs » mais, par le biais de ces derniers, à la coopération entre cerveaux. C'est de cette dernière que le récit doit partir. Ce qui est premier, ce que Microsoft capture, c'est la coopération libre des cerveaux. Le récit commence donc en dehors de l'entreprise, puisque la coopération des cerveaux est ontologiquement antérieure à sa capture. Dans la coopération entre cerveaux s'exprime une puissance de cocréation et de coréalisation qui s'affirme, dans ce domaine spécifique, comme capacité de création et de réalisation des logiciels (libres). Cette coopération n'a pas besoin, 116

Entreprise et néomonadologie

pour exister, de l'entreprise et du capitaliste, comme dans l'économie décrite par Marx et Smith. Au contraire, elle dépend, en droit, du développement et de la diffusion de la science, des dispositifs technologiques et des réseaux de communication, des systèmes de formation, de santé, et de tout autres services qui concernent la «population». La puissance de création et de réalisation de la coopération dépend donc de la disponibilité et de l'accès à des « biens publics » ou « collectifs » ou «communs» (la science, le savoir, Internet, la santé, etc.). Elle s'exprime selon les modalités qui sont propres à la coopération entre cerveaux: l'invention d'un logiciel se fait toujours par l'agencement d'une multiplicité d'intelligences, de savoir-faire, d'affects qui circulent dans un réseau qui est un agencement hétérogène de singularités, de flux et d'agrégats (comme le montrent les communautés des développeurs du logiciel libre). La création et l'effectuation des logiciels s'expriment par une puissance de disjonction et de coordination, aussi bien dans l'invention que dans l'effectuation (diffusion), puisqu'elle agence une multiplicité (les développeurs) pour créer un logiciel, mais elle agence une multiplicité (les usagers), pour l'effectuer. Les deux processus tendent d'ailleurs à se confondre. La création et l'effectuation sont toujours un saisissement réciproque, ouvert, imprévisible, en droit, infini, puisque le «créateur» et l'«usager» tendent à se recouvrir. Les deux fonctions, radicalement séparées dans l'économie politique, comme dans la valorisation capitaliste, sont réversibles au niveau de la coopération des cerveaux. La capture, le saisissement réciproque font de toutes les monades des « collaborateurs», même si toutes n'expriment pas la même puissance de création et d'agencement. 117

Les Révolutions

du

capitalisme

La forme de la création et de l'effectuation de la coopération entre cerveaux est publique, puisqu'elle se fait sous les yeux, les désirs et les croyances de tous. La dimension publique de la coopération doit être garantie et défendue par des droits (le «copy-left», protégeant le droit de copier, de modifier et de diffuser) qui reconnaissent à la fois l'initiative individuelle, singulière (le droit moral de chaque inventeur) et la nature publique de l'activité et de ses produits (toutes les inventions constituent un «pot commun», libre et disponible pour tous). Mais alors comment Microsoft intervient dans ce récit? Jusqu'ici nous n'avons pas eu besoin de l'entreprise pour expliquer la production des logiciels : le récit pourrait se poursuivre en dehors de toute valorisation capitaliste. Faut-il alors revenir au récit marxiste et dire que Microsoft exploite le travail de ses employés? L'explication semble bien insuffisante: les profits faramineux de Microsoft ne se font pas seulement sur la base de cette exploitation, comme l'enseignent le marxisme et l'économie politique, mais ils dérivent de la constitution réussie d'une clientèle et du monopole exercé sur cette dernière. Le «travail» de l'entreprise et de ses employés consiste dans la capture unilatérale qui vise à transformer la multiplicité des «collaborateurs» (monades) en multiplicité des « clients ». Ses employés (non seulement les ingénieurs, mais aussi le marketing, le travail de lobbying auprès des politiques pour garantir son monopole, etc.) opèrent comme une interface avec la coopération entre cerveaux : l'action de Microsoft consiste à neutraliser et à désactiver la cocréation et la coréalisation de la multiplicité. La puissance d'agencement, au lieu d'être distribuée de façon hétérogène dans la coopération, est concentrée dans l'entreprise. Comment cette capture est-elle réalisée ? La forme immé118

Entreprise et néomonadologie

diatement publique de la coopération est niée par le secret qui régit l'activité dans l'entreprise et le secret qui régit la diffusion des logiciels (impossibilité d'accéder au code source). La neutralisation et la capture de la puissance de cocréation et de coréalisation se fondent sur la propriété intellectuelle et non sur la propriété des moyens de production comme dans la coopération de l'usine. Cependant, la « nouvelle économie » dont Microsoft représente le symbole a besoin à la fois de l'industrie de reproduction qui fabrique les machines sur lesquelles les logiciels tournent, et de la multiplicité des services à la personne (formation, santé, etc.). On pourrait donc croire qu'il faut décrire l'ensemble de ces activités selon la logique de la division internationale du travail : « Les puces et le matériel sont les produits d'une industrie mondialisée dont les usines se trouvent dans les maquiladoras et les zones industrielles du Mexique, de l'Amérique centrale, de la Chine du Sud, de la Malaisie, des Phlippines, de Taiwan ou de la Corée. » On affirmerait ainsi que «la créativité du travail immatériel concentré dans le Nord global s'appuie ainsi sur un socle de travail paupérisé dans le Sud planétaire1». Mais plutôt que d'opposer l'immatériel au matériel, nous préférons revenir à la proposition de Tarde et à ses implications contemporaines : la hiérarchie des fonctions corporelles et des fonctions intellectuelles, du travail immatériel et du travail reproductif, du « cognitariat » et des ouvriers, n'explique pas la dynamique de la société moderne, puisque c'est 1. Nick Dyer-Whiteford, « Sur la contestation du capitalisme cognitif : composition de classe de l'industrie des jeux vidéo et sur ordinateur», Multitudes, n° 10, Exils, 2002. 119

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dans son ensemble qu'elle devient « un grand cerveau collectif dont les petits cerveaux individuels sont les cellules1 » : les «petits cerveaux» dont est constitué le «grand cerveau collectif» comprennent aussi bien les ingénieurs de Microsoft que les ouvriers des chaînes de montage des produits numériques. Il serait maladroit de croire que la distinction entre invention et reproduction recoupe strictement la division NordSud, dans la mesure où toutes les activités comportent une part d'invention et une part de reproduction. C'est le concept d'activité qu'il faut alors changer. L'activité, quelle qu'elle soit, n'est plus subordonnée à une logique instrumentale, mais à la logique de l'événement (la fonction de la connaissance, par exemple, change de nature par rapport à l'organisation du travail fordiste dont elle constituait déjà la «force productive la plus importante», Marx dixii). La nature de l'activité des petits cerveaux à l'intérieur du grand cerveau social n'est pas tellement définie par l'immatérialité, par l'intellect, par le cognitif, mais par la capacité de commencer quelque chose de nouveau, c'est-à-dire par la capacité de construire des problèmes et de mettre à l'épreuve les réponses aux questions ainsi suscitées. L'activité de coopération des cerveaux n'est pas d'abord et nécessairement spécialisée, ni intellectuelle. La dynamique de la coopération des cerveaux peut même être bloquée et capturée par quelque chose qui se présente comme «travail intellectuel » : rien de plus éloigné de la coopération libre des cerveaux que l'institution universitaire, avec ses hiérarchies, ses mécanismes de reproduction, ses barrières contre les

1. Gabriel Tarde, La Logique sociale, op. cit. p. 218.

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bifurcations et les inventions. De la même manière, le mouvement des chercheurs français de l'hiver et du printemps 2004 n'a pas vraiment créé de possibles, et risque même de légitimer une nouvelle organisation du savoir hiérarchique et sélective mieux adaptée aux impératifs du « capitalisme cognitif». À l'inverse, les Indiens analphabètes du Chiapas s'opposent à la colonisation de leurs formes de vie en mettant en œuvre la dynamique de la coopération des cerveaux: ils construisent une sphère de questions et de réponses, dans laquelle intervient une multiplicité de sujets qui portent chacun leur propre capacité d'invention et d'imitation, en mettant en jeu des savoirs hétérogènes (les savoirs traditionnels des Indiens eux-mêmes et les savoirs des « universitaires» qui portent dans la lutte la «tradition» des formes d'organisation des étudiants mexicains). Comme le rappelle Tarde, la coopération entre cerveaux signifie que chaque individu a sa « petite invention consciente ou inconsciente» qu'il ajoute à la mémoire sociale, il a aussi son «rayon imitatif», plus ou moins étendu «qui suffit à prolonger sa trouvaille au-delà de son existence éphémère et incorporé à la monade 1 ». Il faut être enfermé dans les limites de la catégorie de travail pour croire que l'activité de création et d'effectuation des mondes peut être réduite à une activité cognitive. ***

La force de la coopération du logiciel libre tient moins à la nature cognitive de l'activité de ses «collaborateurs» qu'à la 1. Gabriel Tarde, Les Lois sociales, op. cit., p. 127.

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Les Révolutions du capitalisme

capacité d'ouvrir l'espace-temps de l'invention, où la position des problèmes et la création des solutions se font indépendamment des logiques de l'entreprise et de l'État, en impliquant une multiplicité de sujets. L'invention de nouvelles règles de droit (copyleft...), nécessaire au déploiement de la puissance de la coopération, est d'abord pensée comme un instrument de défense de la création des possibles et de leur effectuation contre toute volonté d'appropriation unilatérale. Microsoft est, au contraire, l'entreprise qui s'arroge le droit de définir les problèmes et garder le secret de leurs solutions, pour le «plus grand bonheur des clients». La propriété intellectuelle a ainsi une fonction politique, puisqu'elle détermine qui a le droit et le titre à créer et qui a le devoir et le titre à reproduire. La propriété intellectuelle sépare la multiplicité de sa capacité à créer des problèmes et à inventer des solutions. L'entreprise et la relation capital-travail empêchent de voir la dimension sociale de l'événement qui caractérise la production de la richesse contemporaine, et déterminent ainsi des formes d'exploitation et d'assujettissement inédites. Le chômage, la pauvreté, la précarité sont les résultats directs de l'action de l'entreprise (et des politiques de l'emploi) puisque la capture de la productivité sociale impose, en premier lieu, une hiérarchisation sociale qui méconnaît la nature événementielle et coopérative de la production. L'entreprise exploite d'abord la société, en la hiérarchisant et en la constituant en publics et clients, en exploitant la création sociale du possible et son effectuation. La réponse à ces nouvelles formes d'exploitation et de domination requiert la mobilisation des publics/clients, comme les luttes contre les brevets des industries pharmaceutiques l'ont montré. Les luttes salariales sont relativement impuissantes 122

Entreprise et néomonadologie

contre l'organisation des multinationales contemporaines, parce que, soit les relations salariales sont loin d'être majoritaires comme dans le cas de Microsoft, soit elles sont massivement concentrées à l'extérieur de l'entreprise (dans les unités de fabrication), comme cela arrive souvent, dans les multinationales pharmaceutiques par exemple. Ce que ne peuvent pas les seuls salariés, les publics/clients le peuvent peut-être. Cette puissance des publics ne doit pas être comprise à partir de leur capacité à consommer, à partir de leur pouvoir d'achat. Les publics/clients n'agissent pas politiquement lorsqu'ils se limitent à «mieux choisir» ce qu'ils consomment. L'action des publics peut et doit se situer sur le plan de la définition des problèmes. Dans les pays occidentaux, les malades du virus VIH, en sortant de leur assignation à être de simples consommateurs, ont imposé leurs savoirs contre le savoir des médecins, et ont affirmé leur présence active, leur participation à la définition des finalités de la recherche et à l'élaboration des protocoles d'essais cliniques, contre le monopole des entreprises pharmaceutiques Dans les pays du Sud, la mobilisation s'est organisée en faisant valoir, contre l'arrogance des grands laboratoires pharmaceutiques, les droits de ces pays à produire dans leurs propres usines les médicaments génériques, leurs droits aux importations parallèles 2 et aux licences obligatoires 3 . 1. Pour un développement plus large, je me permets de renvoyer à Antonella Corsani, Maurizio Lazzarato, « Globalisation et propriété intellectuelle, la fuite par la liberté dans l'invention du logiciel libre », Journal des anthropologues, 2004, p. 94-96. 2. Le système des importations parallèles repose sur le principe juridique de l'«épuisement des droits», selon lequel le détenteur X d'un brevet dans un pays ne peut pas s'opposer à ce que ce pays importe le médicament d'un pays tiers où le médicament est moins cher. 3. Les licences obligatoires: les accords prévoient que les droits d'un 123

Les Révolutions du capitalisme

Ce conflit, qui est loin d'être résolu, est aussi l'expression de la nouvelle fracture Nord/Sud dans l'économie globalisée : en même temps que l'activité des entreprises capitalistes se polarise dans la Triade et dans les nouvelles économies émergentes, le pouvoir qu'exerce le capital globalisé dans les pays du Sud ne relève plus seulement de l'« échange inégal » mais est immédiatement pouvoir de décréter qui a accès aux savoirs, à la santé, qui a droit à la vie, et cela par le resserrement des dispositifs de la propriété intellectuelle Donc, dans la coopération des cerveaux (ou subjectivités quelconques), c'est moins la nature «immatérielle» que la forme éthico-politique de l'activité et ses modalités d'organisation qui nous intéressent : à la manière des mouvements postsocialistes, les expériences que nous avons citées ne se limitent pas à dire « non », mais ouvrent un espace d'invention (institutionnelle, économique, communicationnelle), qui n'est pas spécifique, loin de là, au travail cognitif ou immatériel. Le concept de « production » Pour saisir la «production» dans les sociétés de contrôle, nous ne pouvons pas partir de l'entreprise ou de l'usine, mais détenteur de brevets peuvent être limités, notamment dans des cas d'intérêt général (extrême urgence, santé publique, etc.) ou de pratiques anticoncurrentielles. Un État peut, dans ces seules conditions, autoriser une entreprise locale à produire un médicament sous brevet sans verser de royalties. 1. Comme le rappelle Zaki Laidï (« La propriété intellectuelle à l'âge de l'économie du savoir», Esprit, novembre 2003, p. 128): «Les États-Unis ont reçu 38 milliards de dollars au titre des droits de la propriété intellectuelle. À l'inverse, un pays comme la Corée a dû dépenser 15 milliards de dollars pour acquérir des brevets, ce qui montre à quel point l'accès au savoir devient coûteux pour les pays en développement. » 124

Entreprise et néomonadologie

nous devons considérer l'articulation des relations de pouvoir multiples et hétérogènes (noo-politique, biopolitique et disciplines). Et nous ne pouvons pas non plus appréhender les « sujets » de cette production à partir du travail (fut-il cognitif ou immatériel). Nous devons à chaque fois comprendre l'agencement des publics, des populations et des travailleurs. Les publics, les populations et les travailleurs sont des assignations politiques qui, à la fois, divisent la coopération entre cerveaux et se ressourcent en elle. La multiplicité des monades est découpée en ensembles hiérarchisés et chaque ensemble est assigné à une fonction finie et fixée. La distribution des rôles et des fonctions se ressource dans la «nature» de ses forces et de ses modalités d'action. Lorsque les monades sont prises dans les relations déterminées par un simulacre d'événement ou par la création des possibles régis par les institutions capitalistes, la production exploite les forces d'invention et de répétition et les puissances «psychologiques» d'action à distance sur les affects d'autres monades (impliquant la mémoire spirituelle et l'attention, conatus du cerveau) ; lorsque les monades sont prises dans l'exécution d'un travail reproductif, ces mêmes forces sont neutralisées. La mémoire et l'attention n'ouvrent pas l'espace virtuel de l'invention : l'attention est subordonnée à la réalisation d'une action finalisée et la mémoire est une simple habitude, une répétition contractée dans le corps, de sorte que l'action est assimilable à des simples automatismes (le taylorisme est un bon exemple de cette capture et neutralisation des forces «psychologiques»). Mais, en droit, il s'agit bien de mêmes monades qui participent à la même coopération et possèdent toutes, à différents degrés, la puissance d'invention et de répétition, la capacité d'affecter et d'être affectés. 125

Les Révolutions du capitalisme

Le travail (cognitif ou reproductif) ne contient pas en soi la critique de la «production», puisque celle-ci agence de façon indissoluble disciplines, biopolitique et noo-politique. Nous sommes entrés dans la logique des subjectivités quelconques, des minorités et du devenir1, et nous avons quitté la logique des sujets stratégiques (il n'y a plus de centre, même dans la «production capitaliste») qui guident et recomposent, par alliance, les sujets plus faibles. Nous pouvons parler de critique ou d'action politique chaque fois que nous voyons à l'œuvre une dénégation de ce qui existe, chaque fois que s'opèrent une soustraction, un refus des relations possibles et de ses alternatives dichotomiques actualisées (que ça se passe dans les entreprises, dans la biopolitique ou dans la noo-politique) et que, par ce refus, par cette soustraction s'ouvre l'espace constituant de la création des possibles, le temps de l'expérimentation et de la mise à l'épreuve. Expérimentation qui, en partant de la spécificité de la situation, ouvre sur le dehors en interrogeant, transversalement, l'ensemble des relations de pouvoir. Ce que nous avons vu à l'œuvre dans les luttes sur les médicaments, par exemple. Le refus des politiques des multinationales pharmaceutiques pose à la fois le problème de la recherche, de ce qu'on produit (pourquoi et pour qui), des politiques de santé publique, des droits des propriétés, etc., en impliquant une multiplicité de sujets (les usagers, les malades, les chercheurs, les opinions publiques, les travailleurs, les institutions de régulation bioéthique, etc.) et une multiplicité de savoirs cognitifs et non cognitifs.

1. Pour un développement, cf. chapitre 5.

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Entreprise et néomonadologie

L'impuissance de la logique du mouvement ouvrier tient précisément à l'incapacité de sortir de la politique syndicale classique et de ses relations codifiées. Mais ce ne sont pas non plus les travailleurs cognitifs qui ont la capacité et la possibilité de maîtriser et d'hybrider cette multiplicité d'intérêts et de savoirs. Il ne s'agit pas de substituer à un sujet stratégique (la classe ouvrière) un autre sujet stratégique (le cognitariat), mais de penser l'activité d'une multiplicité comme puissance de création et d'effectuation des mondes. De ce point de vue, les divisions entre travail cognitif et travail non cognitif, entre produits matériels et immatériels, perdent leur sens. Ce sont des divisions dans lesquelles nous sommes pris et auxquelles il faut se soustraire (il s'agit toujours d'assignations du pouvoir). La création des mondes possibles implique un bouleversement de ces assignations qui dessinent d'autres fonctions, d'autres attitudes, d'autres compétences et d'autres dynamiques. Il est évident que lorsqu'on passe du concept de « production matérielle» à la production des mondes, nous sommes confrontés à l'exigence déjà énoncée par Marx 1 : la nécessité de se doter d'une autre méthode, de construire un autre mode d'exposition, radicalement différent de celui de l'économie politique, pour pouvoir parler de la «production». Pour ce Marx visionnaire, ce n'est plus «le travail sous sa forme immédiate» qui est le nouveau fondement de la richesse, mais le développement de la science, du progrès technologique et de la «coopération et de la circulation sociale», en un mot le «développement de l'individu social». 1. Marx, Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), Éditions sociales, 1980.

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Les Révolutions du capitalisme

De façon que la «production basée sur la valeur d'échange s'effondre ». Ces affirmations, chez Marx, ne sont pas grand-chose de plus que des évocations, puisqu'il ne nous dit pas comment la science se fait et il n'explique pas non plus en quoi consistent la coopération et la circulation sociale. Nous savons seulement que la coopération fondée sur le travail que lui-même décrit dans Le Capital se manifeste comme une « base misérable » pour appréhender et mesurer la production de la richesse et ses «sujets». Nous pouvons peut-être contribuer à définir ce nouveau concept de «production» (de création des mondes possibles), en partant de la coopération entre cerveaux, en énumérant d'autres différences, par rapport à ce que nous avons déjà nommé, qui la distinguent de la coopération smithienne et qui concernent ses modalités d'action et de coopération, ses « produits » et leur mesure. Les modalités d'action et de coopération des cerveaux assemblés Ni la praxis et ses touts collectifs (tels que la classe, la loi de la valeur, le travail) ni le paradigme libéral (avec son triptyque : liberté individuelle, marché et propriété) ne peuvent appréhender les conditions de constitution de la coopération entre cerveaux. Au contraire, la coopération de l'économie politique contribue à détruire la cocréation et la coeffectuation des subjectivités quelconques, puisqu'elle prétend les organiser et les mesurer à partir de cette «base misérable» qu'est le «travail». Quelles sont les modalités d'action et de coopération des cerveaux assemblés ? 128

Entreprise et néomonadologie

La dynamique de la coopération entre cerveaux est donnée par l'événement. Les valeurs ne renvoient pas à une essence (le travail), mais dépendent, au contraire, de l'événement. Les actions sont donc des nouveaux commencements qui ouvrent à l'imprévisible et à l'imprédictible, aussi bien lorsqu'elles créent quelque chose de nouveau que lorsqu'elles l'effectuent. Ces modalités de l'agir sont risquées. Elles sont donc fragiles et requièrent comme condition préalable de l'action la confiance. La cocréation et la coeffectuation impliquent la sympathie et la possession réciproque aussi pour une autre raison: les monades sont toutes des «collaborateurs», même si elles expriment des puissances d'agir différentes. Elles se rapportent les unes aux autres selon deux modalités: « 1°celle de belligérant à belligérant, ou de rival à rival; 2° celle d'assisté à assisté, ou de collaborateur à collaborateur K » Les rapports de rivalité et de collaboration sont toujours plus ou moins mêlés, mais c'est par la sympathie, c'est-à-dire l'assistance mutuelle et la collaboration, par la confiance, par la philia, que la création a lieu. L'être ensemble de la coopération doit être un sentir ensemble, un «s'affecter» ensemble. L'amitié 2 , le sentiment de fraternité, de pietàs3, sont l'expression de la relation sympathique qu'il est nécessaire de 1. Gabriel Tarde, « Darwinisme naturel et darwinisme social », Revue philosophique, tome XVII, 1884, p. 612. 2. « L'amitié, par malheur, et aussi bien la société, est un "cercle qui se déforme en s'étendant trop loin", et cette objection grave a motivé la résistance des conservateurs de tous les temps aux vœux des classes sujettes aspirantes à l'égalité. Mais il faut que cette objection tombe et que le cercle social se déploie jusqu'aux limites du genre humain », Gabriel Tarde, Les Lois de l'imitation, Les Empêcheurs de penser en rond, 2001, p. 378. 3. Ibid. 129

Les Révolutions du capitalisme

présupposer pour expliquer la constitution et la dynamique de la coopération entre cerveaux. Le management des entreprises contemporaines, de la même façon que les stratégies de constitution et de capture des publics, doit tenir compte du Élit que l'invention ne se commande pas, et que la confiance, la sympathie, l'amour sont seuls propices à la cocréation et à la coeffectuation des mondes. La sympathie, la confiance, la possession réciproque sont aussi des présupposés du processus de constitution du monde et du soi, parce que la différence est le moteur de la coopération. La différence agit autrement que la concurrence des égoïsmes ou la contradiction, qui sont les seuls principes évolutifs pensables à partir de la praxis et des théories libérales. La différence déplie sa puissance de création et de constitution par la coproduction sympathique, la confiance et l'amitié, et non par la coordination ou par la contradiction des égoïsmes. Deux termes contraires ne peuvent dépasser leur contradiction que par la victoire définitive de l'un ou de l'autre, tandis que deux termes différents peuvent combiner leur hétérogénéité, par hybridation. La fécondité de la logique événementielle de l'invention résulte de la capacité qu'elle possède de faire se rencontrer, de faire coproduire et coadapter des forces hétérogènes qui ne s'opposent pas selon la logique des contraires. En établissant un nouveau plan d'immanence, les forces coproduisent une nouvelle modulation de leurs relations, découvrant une «voie non encore frayée (fata viam inveniunt) qui leur permet de s'utiliser réciproquement». La subjectivité qui s'exprime dans la coopération entre cerveaux se rapporte à l'activité non selon les catégories de la praxis ou du travail, mais selon la logique de la création des possibles et de leur accomplissement. 130

Entreprise et néomonadologie

Il faut distinguer, au sein de ce que les économistes et les marxistes appellent travail, l'invention de la répétition, d'une part, et, d'autre part, la joie et la tristesse, qui s'expriment dans ces modalités différentes d'agir. Ces distinctions sont très importantes pour comprendre les comportements subjectifs contemporains. Dans chaque activité, qu'elle soit matérielle ou immatérielle, la subjectivité quelconque distingue la joie, qui s'exprime dans l'invention et la coopération, de la tristesse, qui s'exprime dans le travail de répétition standardisé. La dynamique du phénomène économique ne trouve pas son explication exclusivement dans la soif d'enrichissement, ni dans l'évitement de la douleur et la recherche du plaisir mais, plutôt, dans l'effort continuellement renouvelé d'éviter la tristesse de la reproduction standardisée et d'augmenter la joie de l'invention, de réduire la nécessité du travail et d'augmenter la liberté de la coopération. C'est à cette ontologie de l'invention et de la répétition, de la joie et de la tristesse, que le capitalisme doit se confronter. Le casse-tête du capitalisme contemporain tient dans le fait qu'il est obligé de se plier à ces conditions sans pouvoir les assumer complètement, puisque sa logique n'est pas celle de l'immanence et de la philia que la coopération entre cerveaux implique.

Les produits de la coopération entre cerveaux : les biens communs La coopération entre cerveaux, à la différence de la coopération de l'usine smithienne ou marxienne, produit des biens communs : les connaissances, les langages, les sciences, l'art, les services, l'information, etc. 131

Les Révolutions du capitalisme

Nous distinguons les biens publics ou collectifs tels que les conçoit l'économie politique et ce que nous appelons les biens communs (d'ailleurs, peut-on encore les appeler des biens?). Ces derniers en effet, ne sont pas seulement - comme l'eau, l'air, la nature, etc. - des biens appartenant à tous, mais ils sont créés et réalisés selon les modalités que Marcel Duchamp a décrites pour la création artistique: l'œuvre d'art est pour moitié le résultat de l'activité de l'artiste et, pour l'autre moitié, le résultat de l'activité du public (celui qui regarde, lit, écoute). C'est cette dynamique « artistique » et non celle du producteur ou du consommateur qui est à l'œuvre dans la création et la réalisation des biens communs. Ces biens, à la différence des biens «tangibles, appropriables, échangeables, consommables» de l'économie politique, sont, en droit, « intelligibles, inappropriables, inéchangeables, inconsommables» comme dit Tarde. Les biens communs, résultats de la cocréation et de la coeffectuation de la coopération des subjectivités quelconques, sont, en droit, «gratuits et aussi indivisés qu'infinis». Inappropriable signifie qu'un bien commun (connaissance, langage, œuvre d'art, science, etc.), assimilé par celui qui l'acquiert, ne devient pas pour autant sa «propriété exclusive» et trouve même dans son caractère partagé sa légitimité. Seuls les biens produits par la relation capital-travail impliquent nécessairement une appropriation individuelle, puisque leur consommation les détruit, ce qui les rend intransmissibles à quelqu'un d'autre. Ils ne peuvent être qu'«à moi ou à toi», et la tentative de les mettre en commun échoue systématiquement du fait même de la nature de l'objet. Qu'un bien commun soit inéchangeable découle de son 132

Entreprise et néomonadologie

caractère indivisible et inappropriable. Dans l'échange économique, chacun, comme nous l'enseigne l'économie politique, trouve son compte, mais en aliénant ce qu'il possède. Dans l'« échange » des biens communs (les connaissances, par exemple), celui qui les transmet ne les perd pas, il ne s'en dépouille pas en les socialisant. Au contraire, leur valeur augmente au moment où s'organisent leur diffusion et leur partage. On ne peut échanger un bien commun contre un autre bien commun car, non divisible, le bien commun ne connaît pas d'équivalent (il est incommensurable, hors mesure). Les biens communs ne sont pas non plus consommables selon les critères établis par l'économie politique. Seul l'échange de biens produits dans l'usine de Marx et Smith conduit à satisfaire les désirs par la « consommation destructive» des produits échangés. Mais « consomme-t-on ses croyances en y pensant et les chefs-d'œuvre qu'on admire en les regardant 1 » ? Toute consommation d'un bien commun peut entrer immédiatement dans la création d'une nouvelle connaissance ou d'un nouveau chef-d'œuvre. La consommation n'est pas destructrice mais créatrice d'autres connaissances, d'autres chefs-d'œuvre. La circulation devient le moment fondamental du processus de production et de consommation. Les règles de production, de circulation et de consommation des biens communs ne correspondent donc pas à celles de la coopération d'usine et à son économie. Le marxisme et l'économie politique entrent en crise parce que la création et la réalisation des biens communs, qui tiennent dans le capi-

1. Gabriel Tarde, Psychologie économique, op. cit., tome I, p. 88.

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Les Révolutions du capitalisme

talisme contemporain la place qu'occupait la production matérielle dans le capitalisme industriel, ne sont plus explicables par le concept de coopération productive (les ouvriers commandés par les capitalistes). La relation capital/travail, comme nous l'avons vu avec Microsoft, est l'instrument indispensable pour réduire les biens communs à des biens privés, pour méconnaître la nature sociale de la «production», pour transformer les collaborateurs en clients, pour imposer à la coopération entre cerveaux (dont l'action, en droit, est «indivisible et infinie») la logique propre à l'économie politique : la rareté. Une dernière remarque s'impose. Les biens communs sont le résultat d'une coopération «publique» non étatique. Nous assistons à l'émergence d'une sphère de production et de circulation des savoirs qui ne dépend pas, directement et en droit, de l'État. La production, la socialisation et la répartition de ces biens excèdent l'intervention de la «puissance publique», sans pour autant être privées. C'est une nouveauté remarquable, puisqu'elle défait l'opposition classique entre privé et public.

Mesure et hors-mesure La coopération entre cerveaux s'oppose à la coopération productive de Marx et Smith, comme l'abondance s'oppose à la rareté, l'incommensurable au mesurable, le hors-mesure à la mesure. Si l'économie est la science de l'allocation optimale des ressources rares, et si aujourd'hui la rareté n'est pas une condition naturelle mais un produit du droit, il apparaît 134

Entreprise et néomonadologie

nécessaire de jeter les bases d'une réflexion pour penser la richesse à partir de la logique de l'abondance propre aux biens communs. L'ambiguïté que porte en lui le terme anglais qui distingue un logiciel libre d'un logiciel propriétaire - free software — peut être un angle d'approche de ces questions, qui dépassent largement la question des logiciels libres. Le terme anglais free software renvoie à deux concepts différents: liberté et gratuité. Les communautés du logiciel libre insistent sur le fait qu'un logiciel libre se définit d'abord par la liberté plutôt que par la gratuité. Car il y a des logiciels gratuits qui ne sont pas libres. L'accès gratuit à un « logiciel propriétaire » accroît la dépendance de l'utilisateur vis-à-vis de la gamme de logiciels proposés par la firme productrice, alors que l'accès, même payant, à un logiciel libre, produit les conditions de son indépendance. Un logiciel libre met l'utilisateur dans une situation potentielle — car cela demande un engagement spécifique de l'utilisateur - de liberté et d'indépendance. Un logiciel propriétaire, même si on peut l'acquérir gratuitement, met l'usager dans un état de dépendance et de passivité. Ce n'est donc pas la gratuité qui importe d'abord, mais les possibilités qu'ouvre la liberté d'accéder, de modifier et de diffuser le code source et les améliorations du logiciel : cette liberté ouvre à tous la sphère de la définition des problèmes. Les modalités de coopération, de création et de diffusion des communautés du free software portent donc en elles des pratiques qui visent la destruction du client et la création des conditions de son devenir actif (c'est une éthique de la coopération entre cerveaux!). Elles constituent ainsi une alternative radicale aux stratégies des entreprises qui œuvrent, quant à 135

Les Révolutions du capitalisme

elles, à la construction du client, de sa dépendance et de sa passivité. Si, du point de vue de l'activité ou de la passivité, la distinction entre liberté et gratuité est claire, leur séparation - liberté sans gratuité - est-elle compatible avec une économie des biens communs ? La science économique nous apprend que tout bien abondant n'ayant pas de prix, il est «non économique». Le prix est une mesure de la rareté. Nous avons essayé de démontrer qu'en l'absence d'un régime propriétaire la connaissance peut être assimilée à un bien non rare, car indivisible, inéchangeable, inconsommable, incommensurable et donc non rival qui, en droit, échappe aux règles de l'économie. Il nous semble alors légitime de se demander si la gratuité n'est pas au fond la forme adéquate de la production, de l'échange et de la distribution dans une économie de l'abondance. Que la richesse soit gratuite ne signifie pas qu elle soit sans coût, mais que les principes de mesure et de répartition ne peuvent pas être économiques (c'est-à-dire fondés sur la rareté). Nous sommes confrontés à deux conceptions différentes de la richesse qui renvoient à deux principes hétérogènes de mesure et de répartition : celle qui s'exprime dans des biens rares et celle qui s'exprime dans des biens communs (abondants ou incommensurables). Le principe du copyleftst limite à défendre la libre circulation des biens publics et néglige la question de la richesse. S'il crée localement les conditions pour une économie de l'abondance, il ne dit rien quant à la nature, à la mesure et à la répartition de la richesse de biens communs dont il organise la libre circulation. Mais la propriété intellectuelle est à la fois un dispositif juridique pour contrôler la création et la 136

Entreprise et néomonadologie

circulation du savoir et un mode de régulation de la répartition de la richesse que la création et la diffusion d'une invention ou d'une œuvre génèrent. Dès lors le problème, escamoté par les communautés du libre, se pose à nouveau, puisque la création et la circulation des savoirs et la création et la circulation de la richesse tendent à coïncider : comment qualifier la richesse dégagée par la production des biens communs ? Quelle peut être la mesure d'un bien indivisible et incommensurable ? Comment calculer les coûts d'un bien commun si, comme nous l'avons vu, les conditions de sa production renvoient à d'autres biens communs comme la formation, la santé, la science, Internet, etc. ? Sur quelles bases établir la distribution de la richesse, dont la production dépend à la fois de la coopération et de l'invention d'une multiplicité de producteurs et d'utilisateurs ? Interroger la nouvelle nature de la richesse est un acte politique puisque, comme le dit Marx, c'est la « dépouiller de sa forme bourgeoise», c'est-à-dire reconnaître qu'elle n'est pas fondée uniquement sur le «travail productif» (sur le travail subordonné qui produit du capital), mais aussi sur l'activité quelconque, sur l'action libre; qu'elle implique non seulement l'activité, mais aussi la capacité de s'y soustraire (le temps vide, l'oisiveté de Paul Lafargue) ; qu'elle présuppose non seulement la subjectivation, mais aussi l'action de désubjectivation, la fuite hors des rôles et des fonctions donnés.

Les luttes sur les biens communs Se battre contre la capture des biens communs ne signifie pas seulement dénoncer la mondialisation et la marchandisa137

Les Révolutions du capitalisme

tion, en demandant que les biens communs ne soient pas pris en compte dans les accords sur le commerce mondial des services (AGCS). Cette politique ne donne pas encore les leviers permettant d'agir. Il ne s'agit pas de sauvegarder les services publics tels qu'ils sont, c'est-à-dire pensés et organisés en fonction du compromis fordiste, mais de les réinventer pour qu'ils deviennent les soubassements de la coopération des cerveaux. Se battre contre l'appropriation privée des biens communs, c'est faire émerger les conditions singulières et spécifiques de la coopération libre des cerveaux. C'est faire advenir, par de nouveaux droits et par une nouvelle conception de la richesse et de sa distribution, le fait que les modalités, les règles, les subjectivités, les dispositifs technologiques de la création et de la réalisation des biens communs ne sont pas les mêmes que ceux de la «production» et de la «consommation» de la production industrielle. Les luttes contemporaines font émerger ce qui existe seulement virtuellement dans la coopération entre cerveaux, à travers des actes de résistance et de création. La lutte est ainsi une singularisation politique de la coopération qui la soustrait à la capture du «capitalisme cognitif». Ce qui était seulement virtuel dans la coopération, devient, à travers la lutte, possible, mais c'est un possible qu'il faut ensuite effectuer, en réagençant ce qui existe selon des modalités et des finalités qui naissent dans et par les pratiques de résistance elles-mêmes. Les sujets, les contenus de l'action, les formes de l'être ensemble et de l'être contre se constituent à partir de l'événement de la lutte ; ils ne sont pas donnés préalablement. Cette action politique est, à son tour, une nouvelle invention, une nouvelle individuation et non 138

Entreprise et néomonadologie

une simple reconnaissance ou un simple dévoilement de la nouvelle nature de la coopération. La coopération entre cerveaux est un objet qui n'est déjà là que sous les formes de l'exploitation, de la domination et de l'assujettissement, mais qu'il faut construire et exprimer comme enjeu politique non pas en organisant des débouchés politiques dans l'espace politique constitué, mais en posant de nouvelles questions et en apportant de nouvelles réponses. Quels droits, quelle richesse et quel partage, quelles formes d'expression de l'être ensemble faut-il pour la coopération des cerveaux, des subjectivités quelconques ? C'est dans le processus de construction et d'expression de la coopération, et non dans la simple dénonciation de la marchandisation, qu'il faut inventer les dispositifs concrets qui permettent de s'opposer à l'appropriation privée de la richesse produite socialement. Les luttes des professeurs de l'Éducation nationale et des intermittents du spectacle du printemps et de l'été 2003, comme les luttes des chercheurs pendant l'hiver 2004, ne sont pas seulement de nouvelles luttes salariales. Elles ne se constituent pas seulement à partir du lien de subordination (salarial et juridique) à un patron privé ou public (suivant l'opposition classique employé/employeur), mais elles interrogent la nature de la création et de la réalisation des biens communs (la culture, l'éducation, la recherche) et la fonction coproductive des publics (élèves, spectateurs, malades, consommateurs, etc.) qui y participent. Elles posent ainsi le problème des dispositifs institutionnels et technologiques nécessaires à la création et à la distribution de la richesse (commune), de leur financement et du droit à l'accès de la subjectivité quelconque à cette nouvelle coopération. Et par 139

Les Révolutions du capitalisme

là, elles questionnent et critiquent aussi les processus de production de la subjectivité que les écoles, et la «production culturelle», médiatique et artistique organisent. L'obstacle majeur que les luttes contemporaines rencontrent est la volonté de les contenir dans le cadre de la relation capital/travail, la volonté de les enfermer dans des formes d'organisation, de revendication, de mobilisation, de militance déjà codifiées selon les principes de la coopération de l'usine, de son concept de travail, de richesse, de division entre économie et société, entre structure et superstructure, etc. Lorsque les luttes sur les biens communs sont réduites à la forme codifiée de la lutte employeur/employé, la possibilité de poser de nouveaux problèmes et d'inventer les réponses disparaît, puisqu'on connaît déjà à l'avance et les uns et les autres. Les syndicats et les organisations qui font référence aux contenus et aux modalités d'action du mouvement ouvrier, en même temps qu'ils dénoncent la marchandisation, contribuent à reproduire, en fait, le pouvoir de l'entreprise sur la coopération entre cerveaux. Ces luttes sur les biens communs sont un acte politique radical dès qu'elles échappent à la codification de la relation capital/travail et qu'elles affirment et déploient les possibilités de la coopération entre cerveaux, qu'elles actualisent et inventent à la fois. La coopération des subjectivités pour la création des mondes est ainsi la condition pour donner un nouveau sens et de nouveaux objectifs aux luttes, y compris à celles qui ont lieu dans les entreprises et dans les usines, puisqu'elles sont, elles aussi, bloquées par la logique capital/travail. Les mouvements de l'après 68 ont fait émerger de nouveaux possibles, que chaque nouvelle lutte interroge et enrichit, en multipliant les problèmes et les réponses. 140

Entreprise et néomonadologie

Plutôt que de mots d'ordre, il s'agit de pratiques, de dispositifs, d'apprentissages collectifs, ouverts à l'imprévisible et à l'imprédictible de leur effectuation : il faut inventer de nouvelles modalités de l'activité qui se soustraient au lien de subordination à l'emploi (privé ou public), en leur donnant pour fins la création et la réalisation des biens communs et non la valorisation de l'entreprise. Cela implique de dissocier la rémunération de l'emploi, pour un accès de tous à des temporalités non assujetties, elles aussi créatrices de richesses et de processus de subjectivation. Cela implique encore de détourner les institutions du biopouvoir {welfare) et de leur puissance de financement qui visent à reproduire le travail subordonné {workfarè}, pour permettre de financer les individus (les subjectivités quelconques) et les infrastructures qui servent à créer des biens communs. Cela implique enfin de construire les conditions de la neutralisation de la division entre invention et reproduction, entre créateurs et usagers, entre experts et nonexperts, imposée par les modes de gestion de la propriété intellectuelle. Il s'agit donc d'intégrer la multiplicité des sujets participant au déploiement de la coopération entre cerveaux dans un nouveau concept de démocratie qui transforme les clients, les usagers, les chômeurs, etc., en acteurs politiques d'une nouvelle sphère publique non étatique.

Le capitalisme et les modes de vie ignobles Tirons quelques conclusions générales. Les différences, que nous avons essayé de mettre en évidence, entre les théories du travail et la néomonadologie sont très importantes lorsqu'il s'agit de comprendre le capitalisme contemporain. 141

Les Révolutions du capitalisme

À ce stade du développement capitaliste, ce n'est pas le travail «productif» (celui qui produit du capital, selon la définition marxienne) qui est exploité, mais l'agencement de la différence avec la répétition. C'est la création des mondes possibles et leur effectuation qui sont l'objet de l'appropriation capitaliste. Plus profondément, il faudrait reprendre la catégorie de travail, singulièrement mutilée par les économistes et les socialistes qui le considèrent toujours comme activité subordonnée, mobilisée par l'entrepreneur. Il faudrait distinguer au sein du travail l'activité d'invention de l'activité de reproduction ou, autrement dit, la différence de la répétition. On ne peut y parvenir qu'en partant de « l'activité libre », préalable à sa mobilisation par l'entreprise. Les puissances créatrices mises en œuvre dans l'activité libre sont, d'une part, incorporées aux « monades » et, d'autre part, dépendent d'une série de relations qui débordent largement l'entreprise et qui ne peuvent être singularisées que par la coopération. La coopération entre cerveaux n'est pas une coordination d'activités spécialisées ; elle ne renvoie pas d'abord au cognitariat ou aux travailleurs immatériels. Elle exprime la puissance d'agir de tout un chacun : la mobilisation de l'intelligence (croyance) et du désir (volonté) par l'attention. Autrement dit, dans la coopération des « cerveaux assemblés», l'invention n'est pas l'œuvre des grands hommes et elle n'est pas représentée exclusivement par les grandes idées, mais elle est plutôt le résultat de la collaboration et de la coordination d'une multitude d'agents à la fois sociaux et infinitésimaux et de leurs idées «rarement glorieuses, en général anonymes», «souvent apparues en de très petits 142

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hommes, et même de petites idées, d'infinitésimales innovations apportées par chacun à l'œuvre commune 1 ». La valeur est produite par cette coopération infinie et infinitésimale. Tarde nous a laissé quelques catégories pour penser l'activité de la subjectivité quelconque qui s'exprime dans la coopération entre cerveaux comme «activité libre», indépendante et préalable à sa mobilisation par l'entreprise. L'action de l'automate et celle du génie relèvent des mêmes forces et trouvent leur fondement dans l'action libre. C'est la raison pour laquelle on peut passer, par des variations infinies et infinitésimales, de l'une à l'autre. Ce qui est engagé, dans l'une comme dans l'autre, ce sont la mémoire et son conatus'. l'attention. Dans l'activité de l'automate, l'attention est complètement absorbée dans la réalisation de l'action finalisée, et la mémoire est plutôt une habitude inscrite dans le corps. La subjectivité est alors un automatisme, un centre d'action qui reçoit et transmet des mouvements, puisqu'elle coïncide avec la mémoire sensori-motrice. Au contraire, dans l'activité du génie, l'attention n'est plus captive de l'action finalisée et la mémoire s'intercale entre l'action et la réaction, créant un espace d'indétermination et de choix, formant le « nuage paisible » des possibles. La subjectivité est toujours un centre d'action, mais elle a maintenant la capacité d'intercaler un retard, une durée entre action et réaction en vue d'élaborer du nouveau. La mémoire ne coïncide plus avec la mémoire sensori-motrice. Elle n'est plus une habitude, un automatisme, mais une mémoire intellec-

1. Gabriel Tarde, Les Lois sociales, op. cit., p. 148.

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tuelle capable d'accueillir l'hétérogénéité et d'inventer. Selon Tarde, il faut donc d'abord «séparer avec toute la netteté possible le travail et l'invention 1 ». Le travail, tel que les économistes et les marxistes l'appréhendent, est la capture de cette action «libre» et doit luimême être compris à l'intérieur de cette nouvelle grille de lecture, de cette nouvelle façon d'évaluer les activités. C'est seulement une fois établie cette distinction que l'on pourra voir, à l'intérieur du travail économique, comme du travail intellectuel et du travail artistique, dans quelles proportions création et imitation sont réparties. ***

Dans la formule marxienne de «travail vivant», il ne faut pas seulement critiquer l'ambiguïté du concept de travail mais aussi la faiblesse de celui de vivant, qui est étranger au concept que nous avons trouvé chez les biologistes: la mémoire qui conserve et qui crée du sensible. Chez Marx, l'idée de «vivant» renvoie plutôt aux facultés du sujet définies par la philosophie classique allemande. À la différence du travail industriel qui agit principalement sur les forces physiques (ou chimiques), l'action de la mémoire agit principalement sur les « forces psychologiques » (le sensible) grâce à sa capacité d'imprimer et de recevoir l'empreinte des désirs et des croyances des autres cerveaux. L'activité de la mémoire se distingue du travail non seulement parce qu'elle concerne le sensible, mais aussi parce qu'elle agence, de façon inséparable, l'activité différentielle 1. Gabriel Tarde, Psychologie économique, op. cit., tome I, p. 226.

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(invention) et l'activité répétitive, reproductive (imitation) en tant que puissances du temps. Elle possède à la fois la faculté de créer quelque chose de nouveau (une image, une sensation, une idée) et la faculté de le reproduire à l'infini (elle est le «perpétuel tirage des images, des sensations, des idées»). La mémoire n'évolue pas et ne se socialise pas selon les modalités de l'objectivation de l'activité subjective, décrites par les différentes théories du travail. La mémoire a la particularité de pouvoir s'extérioriser sans s'aliéner. L'agencement entre mémoire spirituelle et mémoire corporelle rend toujours possible l'appropriation privée et privative de l'extériorisation, mais rend plus difficile le contrôle de l'activité de création qui ne s'aliène pas. L'entreprise peut seulement s'approprier le produit de cette activité, mais l'activité elle-même et les relations dont elle dépend restent attachées à la personne et à la coopération qui les singularisent. Une découverte, ou une invention, s'incarne à la fois audedans de nous, dans notre mémoire, « sous la forme d'un cliché mental ou d'une habitude acquise, d'une notion ou d'un talent - soit au-dehors, dans un livre ou une machine 1 ... ». La mémoire peut opérer une sorte de double incorporation, interne et externe : la possibilité de pouvoir se socialiser sans s'aliéner est ainsi au fondement de la création des biens communs - inappropriables, inéchangeables, inconsommables et de leur économie. Même si, comme le veut Marx, nous partons de l'élément objectif, c'est-à-dire de la marchandise, nous constatons toujours l'épuisement du paradigme du sujet/travail, puisque la

1. Ibid., p. 353.

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marchandise n'est pas une cristallisation du temps de travail de l'ouvrier mais, d'une part, une cristallisation d'événements, d'inventions, de connaissances et, d'autre part, une cristallisation de l'activité répétitive d'une multiplicité de subjectivités (et qui, elle-même, à des degrés divers, peut être considérée comme une série d'inventions). ***

Dans les sociétés de contrôle, les alternatives qui s'ouvrent sont encore plus radicales et dramatiques que celles qui étaient possibles dans les sociétés disciplinaires. D'abord parce que les mondes capitalistes nous ouvrent des possibilités de vie ignobles. Les différents styles de vie, la prolifération des mondes possibles sont, en réalité, une variation du même ; les modes de vie capitalistes produisent une homogénéisation et non une singularisation des individualités. La création des possibles n'est pas ouverte à l'imprévisibilité de l'événement, mais codifiée selon les lois de la valorisation des capitaux; les modes de subjectivation ne renvoient pas à l'infini de monstruosités que recèle l'âme humaine, mais à la subjectivation de l'homme blanc des classes moyennes, exprimée de façon caricaturale et criminelle par les néoconservateurs de l'actuelle administration américaine. Le canevas des modulations et des variations de la société de contrôle est l'homme moyen, la moyenne des désirs et des croyances de la multiplicité, c'està-dire un concept «majoritaire» de subjectivité. Par ailleurs, les modes de vie de l'Occident American Way of Life) ne peuvent pas être étendus aux populations du monde entier, sous peine de destruction écologique de la planète. Le capitalisme ne peut plus se présenter comme uni146

Entreprise et néomonadologie

versel, sa puissance expansive trouve des limites qui concernent justement ses modes de vie. Les Occidentaux, ne peuvent plus imposer, comme les Américains après la Seconde Guerre mondiale, un plan Marshall au monde entier qui soit une reproduction élargie de leurs styles de vie. Toute généralisation présuppose une mise en discussion radicale de ces modes de vie. Si comme le veut le sanguinaire président des États-Unis, on ne touche pas à YAmerican Way of Life, il ne reste plus qu'à préparer et pratiquer la guerre infinie. Les comparaisons avec l'impérialisme romain sont souvent trompeuses, car ici on ne prépare pas la guerre pour la paix, mais pour sauvegarder les modes de vie occidentaux aux dépens de tous les autres habitants de la planète. Le capitalisme comme production de modes de vie, comme capture de la prolifération des mondes possibles, se révèle être une puissance d'antiproduction et de destruction de la coopération entre cerveaux et de ses conditions - y compris biologiques - d'existence. Il est d'abord destruction de la puissance de création et reproduction des singularités individuelles et collectives, puisqu'il continue à mesurer le processus de constitution de la différence et de la répétition par le travail. Chômage, précarité, pauvreté ne peuvent pas être qualifiés par le manque de travail (d'emploi). Chômage, précarité et pauvreté sont des procédures de destruction de la coopération des cerveaux assemblés, qui s'attaquent aux conditions subjectives du processus social de la différence et de la répétition. Ce qui est en jeu n'est pas l'emploi, mais la puissance virtuelle de création de tout un chacun, de l'Indien des communautés pauvres du Chiapas comme du professeur des communautés de chercheurs des riches sociétés occidentales. 147

Les Révolutions du capitalisme

«Éliminer le génie, c'est leur préoccupation manifeste. Nous pourrions nous en désintéresser si seul le génie, en ce grave problème, était en cause ; mais ce n'est pas le génie seulement, c'est notre originalité individuelle, notre génialité individuelle à nous tous, dont l'efficacité, dont l'existence même sont mises en question ; car tous, par quelque côté, les plus obscurs et les plus célèbres, nous inventons, nous perfectionnons, nous varions, en même temps que nous imitons, et il n'est pas un de nous qui ne laisse son pli profond ou imperceptible, après avoir vécu, à sa langue, à sa religion, à sa science, à son art » Le paradigme du travail ou de l'emploi légitime l'appropriation (en grande partie gratuite) de la multiplicité des relations constitutives des mondes, sans aucune distinction entre travail et non-travail, entre travail et vie ; d'autre part, il organise et il légitime une distribution des revenus qui est encore liée à l'exercice d'un emploi, à la subordination de l'activité à un patron public ou privé. C'est dans ce décalage entre la prédation de la richesse produite par une hétérogénéité de subjectivités et d'agencements, comme nous l'avons vu plus haut, et sa distribution régie par le travail ou l'emploi qu'il y a production d'un surplus et non plus seulement dans l'exploitation du travail. Le problème n'est pas d'affirmer la fin du travail ni, à l'inverse, d'annoncer que tout le monde travaille, mais de changer les principes d'évaluation, de changer la manière de concevoir «la valeur de la valeur», comme le voulait déjà le Nietzsche de La Généabgie de la morale il y a plus d'un siècle.

1. Gabriel Tarde, « La sociologie », in Études de psychologie sociale, 1898.

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Entreprise et néomonadologie

Le capitalisme contemporain est également destructeur de la coopération des cerveaux au sens où il transforme les activités de création en pollution des cerveaux (pour reprendre l'expression de Félix Guattari 1 ). La manière capitaliste d'actualiser les publics, la perception et l'intelligence collective a une fonction antiproductive parce que, en subordonnant la constitution des désirs et des croyances aux impératifs de la valorisation du capital et à ses formes de subjectivation, elle produit un appauvrissement, un formatage de la subjectivité qui nous offre un spectre de possibilités qui va du glamour de la «subjectivité de luxe» à la misère de la «subjectivité déchet». Ces fonctions d'antiproduction manifestent toute leur puissance de pollution des cerveaux puisqu'elles touchent directement au sensible, au sens et au vivant, c'est-àdire à la mémoire.

1. Cf. Félix Guattari, Les Trois Écologies, Galilée, 1989.

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EXPRESSION VERSUS COMMUNICATION

« L'énoncé est un maillon dans la chaîne de l'échange verbal. Il a des frontières nettes, mais à l'intérieur des limites de ces frontières, l'énoncé, semblable à la monade de Leibniz, reflète le processus verbal, les énoncés d'autrui et surtout les maillons antérieurs. » Mikhaïl Bakhtine. «Subjectivation, événement ou cerveau, il me semble que c'est un peu la même chose. » Gilles Deleuze. « Si le peuple ne rit pas sur la place publique, alors "le peuple se tait". Si un danger menace la nation, alors le peuple accomplit son devoir et la sauve, mais il ne prend pas au sérieux les slogans d'un État de classe, son héroïsme conserve un ton ironique envers tout le pathos de la vérité d'État. C'est pour cette raison que l'idéologie de classe ne peut jamais pénétrer avec son pathos et son sérieux jusqu'au fond de l'âme populaire : elle se heurte, à un certain moment, avec la barrière, insurmontable pour elle, de l'ironie et de l'allégorie dégradante, avec l'étincelle carnavalesque de l'imprécation joyeuse qui détruit tout sérieux. » Mikhaïl Bakhtine. 151

Les Révolutions du capitalisme

Les sociétés de contrôle se caractérisent par la puissance et le pouvoir des machines d'expression. La philosophie de l'événement nous permet de nous installer au cœur de ce nouveau terrain de lutte, négligé dans les sociétés disciplinaires, où s'affrontent les logiques et les pratiques de l'expression et de la création avec les logiques et les pratiques de la communication et de l'information : expression versus communication. La communication et l'information agissent à l'intérieur de la création des possibles pour réduire la relation événementielle et ses bifurcations imprévisibles, ses ouvertures problématiques, qui s'expriment dans les énoncés et les signes, à une simple « transmission d'information », à un simple «échange communicationnel». Dans les théories de la communication et dans les théories de l'information « les choses sont là, toutes prêtes - l'objet, les moyens linguistiques de sa représentation, l'artiste [et aussi le public, ajoutons-nous] lui-même avec sa vision du monde. Làdessus, à l'aide de moyens tout faits, à la lumière d'une vision du monde toute faite, l'artiste [et le public] reflète un objet tout fait. Or ce qui se passe, c'est que l'objet s'édifie au cours du processus créateur, et l'artiste [et le public] aussi se crée, ainsi que sa vision du monde, ainsi que ses moyens d'expression1 ». Le processus d'actualisation et d'effectuation de l'événement doit être normalisé et soumis à la logique de la reproduction par l'information et la communication. Il s'agit de neutraliser l'événement, de l'apprivoiser, de rabattre l'imprévisible, l'inconnu de la relation événementielle (langagière et expressive) sur le prévisible, le connu, l'habitude de la com1. Mikhal'l Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Gallimard, 1984, p. 300.

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Expression versus

communication

munication. Nous retrouvons sur le terrain des machines d'expression l'opposition entre le processus constitutif pensé à partir de l'événement, et le processus constitutif pensé à partir du sujet. Nous retrouvons aussi, dans le domaine des agencements collectifs d'énonciation, le problème de la philosophie de la différence : la production du nouveau, l'agencement de l'actualisation différentielle et de son effectuation. «L'énoncé n'est jamais simple reflet ou expression de quelque chose qui préexistait, hors de lui, donné et tout fait. L'énoncé crée toujours quelque chose qui, avant lui, n'avait jamais été créé, quelque chose de nouveau et de non reproductible, et quelque chose qui est toujours relié à une valeur (au vrai, au bien, au beau). Cependant, toute chose créée se crée toujours à partir d'une chose qui est donnée 1 . » Nous empruntons ces réflexions à Mikhaïl Bakhtine qui, à sa manière, fait de la multiplicité et de ses modalités d'action un enjeu politique fondamental. En même temps qu'il construit, à la différence de la linguistique et de la philosophie du langage, une « science des singularités », c'est-à-dire, une théorie « pour traiter d'une individualité absolument non reproductible qu'est l'énoncé», il montre comment le terrain de l'expression est le lieu d'une lutte, d'un affrontement entre forces sociales et politiques qui porte sur ses modalités de constitution et d'organisation. Cette lutte peut être définie comme lutte entre le plurilinguisme et le monolinguisme. Selon Bakhtine, la création différentielle des agencements d'énonciation est animée par des forces sociales et politiques qui visent la polyphonie et la création de nouvelles possibilités sémantiques, ce qu'il appelle l. Ibid., p. 301.

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Les Révolutions du capitalisme

le plurilinguisme. Au contraire, les pratiques de l'information et de la communication sont constituées par des forces qui visent l'unification, la centralisation, l'homogénéisation, la destruction de la multiplicité et de l'hétérogénéité des paroles, des langues, des sémiotiques, ce qu'il appelle monolinguisme. Par monolinguisme et plurilinguisme, il faut donc comprendre deux façons différentes de penser et d'agir sur l'expression d'une même langue ou d'un même régime de signes. Comment se manifestent les forces qui tendent au monolinguisme ? Par la production de normes linguistiques. Or les «normes linguistiques ne sont pas un impératif abstrait1», elles ne sont pas seulement répressives. Elles sont des forces créatrices de la vie du langage, mais d'un langage unifié, qui «transcende le plurilinguisme». Elles créent, à l'intérieur d'une «langue nationale multilingue, le noyau linguistique dur et résistant du langage littéraire officiellement reconnu, ou bien défendent ce langage déjà formé contre la poussée d'un plurilinguisme croissant 2 ». Mais les forces sociales qui tendent au monolinguisme ne sont ni irréversibles ni seules en jeu. Bakhtine nous demande de prêter attention à des forces que presque toute la culture philosophique et linguistique ignore - « le courant des forces décentralisatrices et centrifuges». C'est en s'installant sur ce courant qu'on rencontre la résistance, la fuite et la création. C'est à l'intérieur de ce courant centrifuge qu'il y a constitution de la multiplicité linguistique. Il ne faut pas croire qu'il y a un courant créateur et un

1. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, 1978, p. 95. 2. Ibid.

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Expression versus

communication

courant répressif. Les deux courants sont créateurs, mais l'un « cherche avant tout l'unité dans la variété », l'autre cherche «la variété et la multiplicité» pour elles-mêmes1. Le premier utilise les machines d'expression (à travers la communication et l'information) dans une logique de reproduction et d'unification, le second utilise les machines d'expression pour produire une «différence qui va différant» (comme dit Tarde), un dialogue inachevé et inachevable (comme dit Bakhtine). L'un est caractérisé par une exceptionnelle orientation vers l'unité, l'autre par une orientation vers la multiplicité, le dialogisme, la plurivocalité. Depuis la fin du XIXe siècle, la puissance des machines d'expression a été démultipliée par les dispositifs technologiques de reproduction de l'action à distance (radio, téléphone, télévision, net). Les réseaux et les flux de la coopération entre cerveaux, et les forces du vivant qui les animent (la mémoire et son conatus, l'attention), sont redoublés par des réseaux, des flux et des mémoires artificielles. La cocréation et la coeffectuation de la coopération sont activées, structurées et contrôlées par une puissance d'agencement, de disjonction et de coordination, qui implique à la fois des forces humaines et dis-humaines. Les processus de création et d'effectuation des mondes sont dorénavant indissociables d'une politique des réseaux, des flux et des mémoires artificielles. La circulation de la parole (agencements d'énonciation), des images (perception commune), des connaissances, des informations et des savoirs (intelligence commune) est le lieu d'un affrontement à la fois esthétique et technologique, d'une bataille pour la création du sensible et 1. Ibid., p. 97.

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Les Révolutions du

capitalisme

pour les dispositifs d'expression qui les effectuent. Bakhtine nous donne des indications précieuses pour saisir la bataille, de la plus grande importance politique, qui a été engagée d'abord en Occident, et maintenant dans le monde entier, entre plurilinguisme et monolinguisme. Nous allons retrouver, à propos de la télévision et du net, des oppositions et des luttes semblables à celles qui ont traversé et traversent encore la création et la réalisation des agencements d'énonciation. La mondialisation n'est pas le résultat exclusif du marché mondial, comme l'annoncent les économistes, les politologues et les marxistes, mais c'est aussi et d'abord l'œuvre d'une « poussée de la multiplicité» vers la «décentralisation» des machines expressives et des dispositifs technologiques, permettant le déploiement de la pluriperception, de la pluri-intelligence et du plurilinguisme. Cette politique de la multiplicité ne pourra sefoire,selon Bakhtine, sans une « forte participation aux cultures et aux langages des autres, l'une étant impossible sans l'autre». Bakhtine anticipe ici une politique des langues, une politique des cultures qui va dans le sens de la créolisation plutôt que dans celui du multiculturalisme. Le résultat de cette bataille est décisif pour les destins de la multiplicité, puisque ce qui est en jeu est sa puissance d'expression. Cette bataille n'est pas génériquement culturelle, mais porte sur les machines d'expression, sur la création et la réalisation du sensible, qui est un préalable à toute entreprise économique.

La conversation et l'opinion publique « Il y a un lien étroit entre le fonctionnement de la conversation et le changement de l'opinion 156

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communication

d'où dépendent les vicissitudes du pouvoir. Là où l'opinion change peu, lentement, reste presque immuable, c'est que les conversations sont rares, timides, tournant dans un cercle étroit de commérage. Là où l'opinion est mobile, agitée, où elle passe d'un extrême à l'autre, c'est que les conversations sont fréquentes, hardies, émancipées. » Gabriel Tarde.

Nous allons aborder le choc entre plurilinguisme et monolinguisme, selon un point de vue spécifique : le rapport entre opinion publique et conversation. Nous avons vu l'importance des machines d'expression dans le processus d'actualisation du virtuel et dans le contrôle de la subjectivation, dans des domaines aussi divers que le travail et la finance. Le langage, les images et les signes représentent la matière première dans laquelle et par laquelle l'événement advient, le virtuel s'exprime. Les publics, modes de subjectivation des sociétés de contrôle, se constituent par la communication d'individu à individu, par la circulation de l'exemple muet ou verbal véhiculé par la publicité, l'information et la presse ; c'est à la fois par les signes, par l'image et par les agencements d'énonciation que l'attention (force intensive, conatus du cerveau) et la mémoire des individus sont mobilisées, fixées et capturées. Tarde, dès la fin du XIXe siècle, attire l'attention sur un phénomène social et linguistique largement négligé dans cette perspective : la conversation. «La conversation, cette cause infinitésimale, mais continuellement et universellement agissante, de toutes formations et transformations sociales, non pas linguistiques, cela va sans dire, mais religieuses, mais politiques, mais économiques, mais esthétiques et morales; élaboration madré157

Les Révolutions du capitalisme

nique en quelque sorte, dont l'importance a été si profondément m é c o n n u e » Sans leur enracinement dans la conversation, la publicité, l'information, la presse et l'opinion publique n'existeraient pas. La conversation représente le milieu vivant, l'agencement collectif d'expression où se forgent les désirs et les croyances qui constituent les conditions de toute formation de valeurs. À ce titre, même la théorie économique doit inclure la conversation dans son analyse puisque l'entreprise ne s'adresse pas à des clients ut singuli, mais à des publics : « La conversation est un sujet qui intéresse éminemment l'économiste. Il n'y a pas un rapport économique entre les hommes qui ne s'accompagne de paroles verbales ou écrites, imprimées, télégraphiées, téléphonées 2. » Ces affirmations de Gabriel Tarde, difficilement compréhensibles pour le marxisme et l'économie politique, sont devenues, un siècle plus tard, la clef des stratégies des entreprises contemporaines : markets are conversations. Pour la philosophie de la différence, la conversation n'est pas la perte de l'être dans la banalité du quotidien (Heidegger), mais une puissance constitutive et différentiante qui agit dans la vie quotidienne. Bakhtine analyse la fonction de la conversation dans la transmission du mot d'autrui. Pour comprendre l'importance de la conversation, il faut d'abord saisir l'action des mots d'autrui dans le processus de constitution de la subjectivité. Dans la théorie de Bakhtine, le mot est une capture de captures, une préhension de préhensions, une possession de

1. «L'inter-psychologie», Bulletin de l'Institut général psychologique, juin 1903. 2. Ibid., p. 195.

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Expression versus

communication

possessions. L'auteur (le locuteur) d'un énoncé n'est pas un Adam mythique qui parle pour la première fois. Le mot dans la relation dialogique telle que Bakhtine l'entend n'est jamais un mot neutre de la langue, vide d'intentions, non habité par la voix d'autrui. Celui qui parle reçoit d'abord la parole d'autrui (en commençant par la voix de sa mère) avec toutes ses intonations, ses affirmations émotionnelles. Ma propre expressivité trouve chaque mot déjà habité par l'expressivité de l'autre. Parler, c'est entrer dans un rapport dialogique d'appropriation avec les mots d'autrui, non pas d'abord avec la signification des mots, mais avec les expressions, les intonations et les voix. Parler signifie s'approprier la parole de l'autre. Parler, comme le dit Bakhtine, revient à se frayer un chemin dans le mot même, qui est une multiplicité pleine des voix, des intonations, des désirs des autres. À qui appartient le mot? Est-il à moi, aux autres, à personne ? Peut-on être propriétaire d'un bien commun, tel que le mot, comme on peut être propriétaire d'une chose ? « Le mot (et d'une manière générale le signe) est interindividuel. Tout ce qui est dit, exprimé, se situe hors de l'âme, hors du locuteur, ne lui appartient pas en exclusivité. On ne saurait abandonner la parole au seul locuteur. L'auteur (le locuteur) a ses droits imprescriptibles à la parole, mais aussi l'auditeur, lui aussi, a ses droits, et tous ceux dont les voix résonnent dans le mot ont leurs droits1. » La formule «Je est un autre» doit d'abord être comprise comme présente à l'intérieur des mots qui constituent le tissu de notre subjectivité. Dans mes mots, résonnent toutes les voix qui se les ont appropriés tout au long de l'histoire, mais aussi 1. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique de la création verbale, op. cit., p. 331. 159

Les Révolutions du capitalisme

toutes les voix futures qui les reprendront. L'autre n'est pas seulement présent dans le mot déjà énoncé, mais il est aussi un élément constitutif immanent de toute énonciation à venir. Or, pour Bakhtine, l'autre comme ses mots sont des mondes possibles: par conséquent, la relation avec les mots d'autrui est toujours une rencontre événementielle et non un simple échange (linguistique) ou une reconnaissance (intersubjective). La conversation est un des agencements les plus importants dans la transmission et la discussion du discours et des paroles d'autrui. C'est un dispositif de constitution et de capture des cerveaux, des mots d'autrui: «Toute causerie est chargée de transmissions et d'interprétations des paroles d'autrui. » Elle occupe un rôle stratégique dans la coopération entre cerveaux, et tout dispositif de constitution de l'opinion publique doit passer par elle. « Dans le parler courant de tout homme vivant en société, la moitié au moins des paroles qu'il prononce sont celles des autres » : on rapporte, on évoque, on pèse, on discute « leurs paroles, leurs opinions, affirmations, informations, on s'en indigne, on tombe d'accord, on s'y réfère, etc.1». Selon Bakhtine, l'autre participe donc de l'intérieur à l'acte de création linguistique. Les autres - ceux pour qui ma pensée devient, pour la première fois, une pensée réelle — ne sont pas des auditeurs passifs, mais des participants actifs de l'échange verbal, même quand ils se taisent. Les autres, dans la coopération entre cerveaux, sont des cocréateurs et des coactualisateurs de ma parole. Ils ne sont pas des récepteurs passifs, puisqu'ils enveloppent des mondes possibles. Pour cette raison, l'échange verbal ne peut pas être compris comme une transmission d'information ou comme 1. Ibid., p. 157.

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une communication commandée par un code. Les théories modernes de l'information et de la communication échouent à comprendre la conversation parce qu'elles n'arrivent pas à appréhender l'échange verbal comme un événement dialogique, comme une cocréation et une coeffectuation de la coopération des subjectivités quelconques. La conversation est, selon Bakhtine, une herméneutique du quotidien, mais pour le philosophe russe la compréhension et l'interprétation sont elles-mêmes des événements, des ouvertures différentiantes, des créations de possibles. L'opinion publique, la création du sensible, tels qu'elles sont gérées par les médias dans les sociétés capitalistes, se branchent sur cette puissance infinitésimale de formation et de transformation des désirs et des croyances, pour lui enlever toute virtualité, pour en faire un moyen d'imposition du monolinguisme, un moyen de transmission d'information et de communication (les mots d'ordre du pouvoir) qui neutralise toute puissance de cocréation et de coeffectuation de mondes possibles. Pour Deleuze, en continuité avec cette tradition, ce n'est pas la discussion ou le débat qui ont le pouvoir de créer quelque chose de nouveau, mais la conversation et ses «bifurcations folles». Deleuze se réfère directement à la conception dialogique bakhtinienne comme «coexistence des composés contrapuntiques, polyphoniques et plurivocaux», qui s'expriment dans la conversation: «Le contrepoint ne sert pas à rapporter des conversations, réelles ou fictives, mais à faire monter la folie de toute conversation, de tout dialogue, même intérieur J . »

1. Gilles Deleuze, Qu'est-ce que la philosophie ?, Éd. de Minuit, p. 178.

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Les Révolutions

du

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Dans l'analyse de Bakhtine, le rapport entre conversation et opinion publique est encore, fondamentalement, pensé en fonction des médias liés à l'imprimerie (presse, littérature, etc.). Il faut désormais analyser les rapports entre circulation de parole, conversation et opinion publique tels qu'ils sont organisés par des technologies de la mémoire ou « technologies du temps » : la télévision, la radio, le téléphone, le net. Les dispositifs de formation du sensible et des publics à travers la presse, la télévision, la radio d'une part et à travers le net, d'autre part, sont deux manières différentes d'actualiser et d'effectuer le «on dit», le «on pense», le «on considère», c'est-à-dire deux modalités hétérogènes de transmettre le discours indirect, de constituer et de capturer des subjectivités. La radio, la télévision, le net font circuler les discours d'autrui selon des logiques qui s'opposent sur plusieurs points, en favorisant ou neutralisant le plurilinguisme, en neutralisant ou en augmentant la puissance d'agir des monades.

La télévision « Les chemins de fer, les voyages et le transport, le commerce, la poste, le télégraphe et le téléphone, les journaux, tout cela crée des idées et des sentiments similaires pour maintenir l'ensemble en un tout, car ils provoquent interaction et interdépendance [...]. Notre unité étatique moderne est due aux conséquences de la technologie à laquelle on a eu recours afin de faciliter la circulation rapide et aisée des opinions et des informations [...]. Mais l'âge de la machine a si considérablement employé, multiplié, intensifié et compliqué la portée des conséquences indirectes, il a provoqué 162

Expression versus

communication

des liens dans l'action si longs et si rigides (et ce sur une base impersonnelle et non communautaire) que le public qui en résulte ne parvient pas à s'identifier et à se discerner lui-même. » John Dewey.

Si on enlevait des programmes de la télévision les films et les séries, il ne resterait plus qu'un flux continu de paroles, dont la majeure partie est en réalité constituée de conversations (les fameux talk shows). On converse sur tout et sur n'importe quoi : des recettes de cuisine à la science, du football à la littérature. Il n'y a pas d'images à proprement parler, mais bien plutôt du visuel. Mais comment savoir ce qu'est le visuel ? Il suffit d'enlever le son pendant un journal télévisé ou une émission de variétés. Le vecteur de subjectivation pathique (préverbal) des images est neutralisé en premier lieu par le flux de mots qui les accompagne. La télévision, comme le dit Godard, est en réalité une radio illustrée par du visuel. Comment se fait la transmission de la parole d'autrui à la télévision ? L'action à distance de la parole d'autrui, rendue possible par la technologie vidéo, est d'emblée investie par le pouvoir de centralisation et d'unification du langage télévisuel et par le pouvoir d'homogénéisation de ses formes d'expression. Au tout début de la télévision, aussi bien les monopoles étatiques (comme en Europe) que les monopoles privés des entreprises de communication (comme aux États-Unis) ont transformé le dispositif technologique de la vidéo qui, en soi, constitue une possibilité d'expression et de capture réciproque entre monades, en dispositif politique de centralisation, de capture unilatérale et de neutralisation de la relation événementielle. La cocréation et la coeffectuation de la 163

Les Révolutions du capitalisme

parole sont ainsi réduites à une simple circulation d'informations. Le plurilinguisme potentiel de la vidéo est rabattu sur un monolinguisme. La télévision, qui a la prétention de devenir la source indirecte des discours, fonctionne comme un système de transmission unilatérale des images, des informations, des paroles depuis un centre jusqu'à une multiplicité de récepteurs anonymes et indifférenciés. Elle enlève à la multiplicité des récepteurs toute possibilité de réponse, toute possibilité de réciprocité, toute possibilité de rencontre événementielle. Elle transforme les monades en publics/clients et non en collaborateurs virtuels de la coopération. L'activité de cocréation et de coeffectuation des mondes possibles, qui est une des caractéristiques de la coopération entre cerveaux, est réduite à la simple action unilatérale d'un centre d'émission sur une multiplicité d'âmes ou de cerveaux dispersés. On fait ainsi violence au dispositif d'appropriation réciproque qui, si on écoute les artistes, constitue la consistance ontologique de la vidéo : « D'un point de vue existentiel technologique, avec la technique vidéo, on est proche du téléphone et de l'écran radar qui nécessitent que l'on réponde, sinon la communication est non seulement interrompue, mais elle n'a même pas commencé1. » La possibilité de capture et de préhension des autres cerveaux qui est la puissance d'agencement de chaque monade est expropriée et concentrée par un dispositif qui donne le pouvoir de jonction et disjonction des flux et des réseaux à des centres gérés par une minorité infime d'individus. L'his1. Nam Jun Paik, Du cheval à Christo et autres écrits, Éd. Lebeer Hossman, 1993, p. 110.

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toire de l'humanité n'avait jamais connu un pouvoir sémantique, linguistique aussi étendu et aussi concentré. La télévision voudrait recouvrir, formater et contrôler « le véritable milieu de l'énoncé, là où il vit et se forme» qui, selon Bakhtine, est celui « du plurilinguisme dialogique, anonyme et social comme le langage, mais concret, mais saturé de contenu et accentué comme un énoncé individuel1». Avec la centralisation et l'organisation du monolinguisme, la télévision devient une machine pour constituer des majorités, pour créer l'homme moyen et former des standards de subjectivité qui neutralisent tout devenir, qui s'opposent à l'agencement des singularités et à leur prolifération minoritaire. L'audimat est la mesure de l'homme moyen, de la moyenne des désirs et des croyances de la majorité. La constitution de l'homme moyen n'est pas le résultat de l'échange économique (comme le croyait Adam Smith), mais de l'échange communicationnel. La démultiplication des canaux, des informations, des émissions, est une démultiplication de choix fixés et programmés par le marketing et l'audimat, et non une augmentation de la capacité d'ouvrir des possibles. C'est une augmentation de la communication et non de la création. Elle agit même de façon pathologique sur la subjectivité qui se trouve noyée dans une série d'alternatives (si on a, d'ailleurs, les moyens d'y accéder) à la construction desquelles elle n'a pas participé.

1. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 96.

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Les Révolutions du capitalisme

Conversation et nationalisme La télévision suit les grandes tendances du monolinguisme de l'Occident européen en les exaspérant. Elle devient un instrument de pouvoir économique et politique qui se déploie dans le domaine du discours d'autrui, pour s'opposer à la « poussée » du plurilinguisme qui est une condition aussi importante que les conditions économiques de constitution de la multiplicité et de ses croyances, de ses désirs et de ses intelligences. La télévision opère un processus inverse de celui induit par le roman. Selon Bakhtine, avec le roman, les intentions culturelles, sémantiques et expressives sont « délivrées du joug d'un langage unique». La décentralisation du monde «verbalement idéologique» dans le roman présuppose un groupe social fortement différencié, « en relation de tension et de réciprocité avec d'autres groupes sociaux». La multiplicité des langages, que le roman fait vivre, exprime, sur le plan littéraire, la constitution de la multiplicité alors que c'est contre cette dernière que les réseaux télévisuels fonctionnent. Le dialogisme, le plurilinguisme, la polyphonie qui se développent dans le courant des forces centrifuges sont combattus par des contenus et des formes d'expression qui renvoient à une logique monolingue: c'est ce qu'on pourrait appeler le jargon de la télévision. L'évaluation, les accents, le ton, la modulation du jargon de la télévision traversent la multiplicité des voix, en les marquant de son sceau homogénéisateur. Bien sûr, il ne s'agit plus d'un langage savant, mais d'un langage populaire, dont l'efficacité se manifeste précisément dans sa capacité de capturer la multiplicité des voix, la multi166

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plicité des formes expressives et des sémantiques, mobilisant la mémoire et l'attention pour neutraliser toute possibilité de « bifurcation folle ». Ce pouvoir d'unification est à la fois en continuité et en rupture avec la destruction de l'hétérogénéité des dialectes et des formes d'expression due à la modernité et qui a connu une accélération formidable avec la Révolution française. La répression des dialectes, des parlers, des formes d'expression traditionnelles et populaires a été la condition linguistique de la constitution de la nation (colonisation interne des cultures et des langues minoritaires). La télévision et les réseaux d'action à distance opèrent une centralisation de la langue pour un nationalisme de second degré. Ce nationalisme du second degré est comparable à celui du nazisme qui a utilisé la radio et le cinéma pour organiser des « microfascismes » selon « une segmentarité souple et moléculaire, flux d'images et de sons, capables de baigner toutes les cellules de la société1». Lorsque Pasolini définit la télévision italienne comme un dispositif «fasciste», il fait référence à cette centralisation linguistique de second degré qui s'est produite tardivement en Italie (après la Seconde Guerre mondiale). Dans les années 60, un débat très vif a eu lieu en Italie entre Calvino et Pasolini autour du rapport entre néocapitalisme et langue. Si le premier voyait dans les forces du néocapitalisme des possibilités de créer de «nouvelles expressions » pouvant moderniser les structures linguistiques aristocratiques et bureaucratiques de la langue italienne, le second soulignait les dangers d'une nouvelle centralisation, 1. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit. Voir le chapitre «Micropolitique et segmentarité».

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bien plus totalisante que l'unification fasciste puisqu'elle visait directement le sensible. On peut remarquer que les courants néoconservateurs contemporains se sont formés, d'abord en Amérique - avec les Églises évangélistes - , et ensuite en Italie - avec Berlusconi - à travers la télévision (et aux États-Unis aussi à travers l'utilisation intensive de la radio). Mais aussi bien Pasolini que Calvino négligeaient deux aspects fondamentaux d'une politique de l'expression qu'on retrouvera, vingt ans après, au centre des politiques du Net : la multiplicité linguistique et sémantique doit aller de pair avec la multiplicité des dispositifs technologiques d'expression. La destruction de l'homme majoritaire va de pair avec la destruction du monopole (public ou privé) des dispositifs de communication. Les forces centrifuges doivent rompre le monopole des moyens d'expression (public ou privé) et s'approprier, en les décentralisant, ces technologies pour pouvoir déployer le plurilinguisme. Au moment de la révolution russe, s'est manifestée une très grande lucidité, à la fois esthétique, technologique et sociale quant à la nécessité de pratiquer une micropolitique de la perception, des affects, de la conversation et des langages, à travers les technologies du temps. Aussi bien l'expérience des Kinoks de Dziga Vertov1 que les travaux du cercle de Bakhtine, écrasés par le pouvoir soviétique, ont constitué une perte incalculable pour le mouvement révolutionnaire. Bakhtine dégageait une autre transformation majeure qui a échappé à Calvino et Pasolini, et dans laquelle nous

1. Je me permets de renvoyer à « La machine de guerre du Ciné-œil et le mouvement des Kinoks lancés contre le spectacle», Persistances, n° 4, 1998.

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sommes aujourd'hui immergés : le plurilinguisme ne pourra se déployer qu'à l'intérieur d'un processus de mondialisation linguistique, c'est-à-dire d'une rencontre événementielle entre langues et cultures étrangères. À l'intérieur d'une langue nationale abstraitement unique, vivent «une multitude de mondes concrets » qui sont autant d'évaluations de soi, des autres et du monde. Déjà Bakhtine déclarait que l'époque de coexistence de langues nationales fermées sur elles-mêmes était terminée. Les langues s'éclairent mutuellement, car une langue ne peut être consciente d'elle-même qu'à la lumière d'une autre langue et cette rencontre ne peut se faire qu'à l'échelle du monde. « La coexistence naïve et ancrée des "parlers" à l'intérieur d'une langue nationale, autrement dit des dialectes du terroir, des dialectes et jargons sociaux et professionnels, du langage littéraire et des langages particuliers qu'il contient est finie. Tout s'est mis en mouvement, tout est entré dans un processus d'action, tout s'éclaire mutuellement» La décentralisation linguistique et sémantique ne peut se produire que dans le dépassement des cultures nationales. Les forces visant au plurilinguisme ne peuvent s'exprimer qu'en faisant éclater les cultures nationales closes sur ellesmêmes : « Cette décentralisation verbale et idéologique ne se fera que lorsque la culture nationale aura perdu son caractère clos, autonome, quand elle aura pris conscience d'ellemême parmi les autres cultures et langues 2 . »

1. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 186. 2. Ibid. 169

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Les technologies du temps «Au cours de votre vie vous passez 33000 heures à l'école, 6 3 0 0 0 heures au travail et 96000 devant la télé. Cela veut dire que toute l'espérance de vie que vous avez gagnée depuis l'apparition de la télé, vous la passez devant le poste. » Jean Viard.

Dans les sociétés de contrôle, tous les dispositifs d'action à distance d'un cerveau sur un autre cerveau peuvent être définis comme des technologies du temps ou de la mémoire. À partir du cinéma, nous sommes confrontés au développement de dispositifs technologiques qui peuvent créer et conserver, contracter et dilater des durées, des temporalités. Ces dernières, qui constituent les matériaux de la mémoire, conservent, comme nous le savons, le mort dans le vif, l'avant dans l'après, et sont ainsi la condition de toute sensation, perception, intelligence et donc de toute capacité d'agir. À travers la maîtrise et la reproduction des durées artificielles, ces dispositifs agissent sur les durées « naturelles » de la mémoire et, mobilisant l'attention, ils interviennent dans la création du sensible. Mobiliser l'attention et la mémoire signifie mobiliser le vivant. Ces dispositifs sont des moteurs spécifiques aux sociétés de contrôle et se distinguent des moteurs mécaniques (sociétés de souveraineté) et des moteurs thermodynamiques (sociétés disciplinaires) : ils agissent à distance sur les habitudes mentales et les forces qui les composent, les désirs et les croyances. Andreï Tarkovski définit ainsi la technologie cinématographique : « Pour la première fois dans l'histoire des arts et de la culture, l'homme avait trouvé le moyen de fixer le temps, en 170

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même temps de le reproduire, de le répéter, d'y revenir autant de fois qu'il le voulait. L'homme était en possession d'une matrice de temps réel. Une fois vu et fixé, le temps pouvait désormais être conservé dans des boîtes métalliques, théoriquement pour toujours » Mais c'est seulement avec la vidéo que cette « matrice de temps réel» va trouver un agencement technologique adéquat. Du cinéma aux ordinateurs en passant par la vidéo, nous assistons au développement des mémoires machiniques et de leur pouvoir de créer, de répéter, de conserver, et donc d'intervenir sur le temps et sa puissance d'affecter et d'être affecté (le sentir). Elles permettent une démultiplication de la puissance d'agir du vivant, c'est-à-dire une démultiplication de la puissance de la mémoire humaine qui conserve, et de la mémoire humaine qui crée. «Après la première caméra vidéo (avec son magnétoscope) qui nous a donné un œil relié à une forme grossière de mémoire non sélective, nous en sommes maintenant à l'étape suivante de l'évolution : l'ère de la perception et des structures de pensées intelligentes, bien qu'artificielles 2 . » En affirmant que les technologies numériques réduisent au fur et à mesure de leur développement, la « grossièreté du travail de mémoire» de la vidéo, Bill Viola pense le passage des machines qui assistent la perception (vidéo) à des machines qui assistent l'intelligence (ordinateurs). Mais restons dans le domaine de la télévision qui, « en ne faisant même pas commencer la communication», comme le 1. Andréï Tarkovski, «Le temps scellé», Les Cahiers du cinéma, 1989, p. 59. 2. Bill Viola, « La vidéo », Communications, 1982, p. 72.

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dit Nam Jun Paik, nie et supprime la dimension événementielle de toute relation expressive. La technologie vidéo est un dispositif qui fonctionne toujours sur une durée. À la différence de la technologie du cinéma, elle n'existe, à proprement parler, qu'en direct, dans l'événement. Avec le cinéma, le temps est, par définition, un temps différé, alors que les réseaux électroniques et numériques peuvent agir sur le temps qui est en train de passer. La télévision s'approprie la possibilité d'intervenir sur le «temps réel», c'est-à-dire la possibilité de retenir le temps pour intervenir dans les durées du monde, la possibilité d'utiliser le temps pour agir sur le présent qui est en train de se faire. Elle est le dispositif de contrôle du temps en train de passer et de se dédoubler. Ce temps est le temps de la création, du choix, de l'événement. Le public n'est pas seulement exproprié de la communication, mais d'abord du temps événementiel qui la fonde et la constitue. ***

Les machines d'expression interviennent dans le temps de deux façons différentes : ou en créant elles-mêmes des événements, ou en essayant de maîtriser leur actualisation, de contrôler leur effectuation. La création médiatique des événements ne fait pas bifurquer le temps, mais le fige dans des alternatives préétablies. Les événements médiatiques n'ouvrent pas au problématique, ni ne sollicitent l'invention des solutions, mais se limitent à «offrir» des choix aux publics. Dans les sociétés de contrôle, la différence est réduite à une diversité de choix institués et créés par le marketing, l'audimat, la publicité, l'information, etc. Si dans le troisième chapitre nous avons reconstruit la pre172

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mière modalité d'intervention des machines d'expression dans le temps (la création médiatique de pseudo-événements), avec le 11 septembre nous avons vu à l'œuvre, dans toute sa puissance, la deuxième. Face à ce qui arrive, à l'angoisse et à l'émoi que le temps vide, le temps suspendu de l'événement provoque dans les âmes, les machines d'expression parlent, mettent en images et en sons « ce qui s'est passé, ce qui se passe et ce qui va se passer». L'incertitude et l'imprévisible de l'événement qui s'expriment d'abord dans les signes, dans le langage, dans les images, ont été reconduits — après avoir laissé un court instant flotter le temps - à une des alternatives dichotomiques les plus caricaturales que les médias nous aient jamais imposées : ou le bien ou le mal, ou la guerre infinie ou la collaboration avec le terrorisme, ou la civilisation occidentale ou la barbarie islamiste. Le choix « infini » du marché a son pendant dans la plus étriquée des alternatives politiques (le bien ou le mal) puisqu'ils participent de la même stratégie: l'expropriation de la création de possibles, la séparation des forces sociales de la capacité de construire les problèmes, et l'imposition de solutions préétablies. Ce travail de neutralisation opéré sur l'exprimable de l'événement est la fonction des journalistes, des militaires, des hommes politiques, des spécialistes, des experts que nous voyons défiler et s'agiter dans la petite lucarne, dans les journaux, à la radio, chaque fois que quelque chose rompt la monotonie des temporalités médiatiques. L'effectuation de l'événement a été canalisée vers la guerre, tandis que d'autres possibles ont été neutralisés (par exemple, une mise en discussion des politiques et des choix économiques néolibéraux qui mènent la mondialisation). Mais 173

Les Révolutions du capitalisme

l'événement insiste et d'autres forces l'effectuent différemment (le contre-effectuent, selon le vocabulaire de Deleuze) en construisant leurs propres agencements spatio-temporels à travers d'autres machines d'expression (les manifestations mondiales contre la guerre en Irak le 15 février et l'utilisation des médias alternatifs). L'événement créé ou géré par la télévision et les médias n'ouvre aucun possible, mais constitue le point de départ d'une production autoritaire du sens. Il vise à former un sujet d'énonciation dont vont dépendre tous les énoncés ; à construire un point d'origine des mots d'ordre pour la constitution d'un public consensuel et majoritaire. Ce point de départ ou d'origine du sens est «performé» en exploitant et neutralisant les fonctions créatrices qui, dans le cinéma, la radio, la télévision et le Net, ne passent plus, au moins potentiellement, par un auteur (et ses droits). Ces fonctions créatrices sont recodifiées sur le sujet et ses modalités de communication et d'expression: «Au moment même où l'écriture et la pensée tendaient à abandonner la fonction auteur, au moment où les créations ne passaient plus par la fonction auteur, celle-ci se trouvait reprise par la radio, la télé, et par le journalisme » Le pouvoir de centralisation financière et le monopole technologique opéré sur les agencements d'expression recréent la fonction d'auteur comme point de départ ou d'origine du marketing, de l'information, de la publicité, de l'audimat, etc. Les sociétés de contrôle intègrent et canalisent la puissance d'expression et de constitution de la multiplicité en la sépa-

1. Gilles Deleuze, Deux Régimes des fous, op. cit., p. 130.

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rant de sa propre capacité à créer des possibles et à les propager. C'est la forme que prend l'expropriation capitaliste aujourd'hui.

Le Net La décentralisation de la circulation linguistique, perceptive, cognitive, doit donc aller de pair avec la décentralisation des moyens d'expression. C'est la seule façon de soustraire l'actualisation et l'effectuation de l'événement à la centralisation et à l'homogénéisation des machines d'expression. Rompre le monopole sur la création des publics est le moyen pour défaire les standards de la subjectivité majoritaire et faire proliférer les subjectivités et leurs dynamiques minoritaires. Il ne s'agit donc pas d'opposer un bon monopole public à un mauvais monopole privé, mais de défaire tous les monopoles. Avec le Net, la puissance des forces centrifuges, qui était emprisonnée et capturée par la force d'unification et d'homogénéisation des réseaux analogiques (télévision), se libère, s'active et invente d'autres machines d'expression, d'autres régimes de signes. Ainsi, elle rend la puissance de création et de réalisation des mondes possibles à leur propre indétermination. Le mode de constitution et de fonctionnement du Net est en rupture avec le mode de constitution et de fonctionnement de la télévision, puisqu'il favorise l'essor des cerveaux assemblés et leurs modalités d'action réciproque. La télévision opère encore comme un tout collectif, tandis que les réseaux télématiques sont un bon exemple de touts distributifs, plus favorables au développement du plurilinguisme, de la pluriperception et de la pluri-intelligence. 175

Les Révolutions du capitalisme

Avec le Net, les modalités de constitution des touts distributifs sont incorporées dans le dispositif technologique. Différentes forces sociales, porteuses d'intérêts divergents, ont contribué à la constitution de ce système ouvert. Les entreprises commerciales, qui sont arrivées en dernier, pensaient pouvoir facilement privatiser ce bien commun, selon la logique de prédation qui les caractérise. Alors que la télévision naît immédiatement sous la forme d'un monopole, le Net naît comme un patchwork. Dans son fonctionnement même, la «toile» est un patchwork de protocoles de communication, de dispositifs hardware, de logiciels (libres et propriétaires), de droits sur la propriété intellectuelle (les brevets, le copyright mais aussi le copylefi) qui tiennent ensemble, malgré leur hétérogénéité. Mais c'est la coopération entre cerveaux qui constitue son modèle de référence. La tentative, de la part de la nouvelle économie, d'imposer une centralisation hiérarchique par les monopoles, d'introduire de nouvelles « enclosures » à la libre circulation des savoirs, des signes, des standards de communication (par le biais des droits de propriété intellectuelle), n'a pas réussi à subordonner cette multiplicité à l'entreprise et à ses modalités d'appropriation exclusive. Entre autres, parce que, comme nous le savons, la logique de la « gratuité » n'est pas compatible avec la logique de la rareté. D'une manière plus générale, on pourrait décrire la nouvelle machine d'expression et ses usages, investis depuis leur naissance par des stratégies opposées (les unes visent le monolinguisme et les autres le plurilinguisme), de la façon suivante: l'individu, avec son ordinateur, est une monade ouverte qui communique à distance avec d'autres monades, toutes incluses dans un réseau non hiérarchique et acentré. 176

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La toile est un réseau des réseaux, dont l'hétérogénéité est impossible à unifier, à totaliser, à fusionner dans un tout collectif. Les monades ont toutes, à des degrés différents, une propre capacité d'agencement, de préhension, de capture des autres monades, c'est-à-dire de constitution de réseaux. La puissance d'agencement n'est pas expropriée, centralisée, mais distribuée, à différents degrés, tout au long des réseaux. L'actualisation des réseaux dépend de la puissance d'agencement, de connexion, qui se fait, selon le souhait de Tarde, de proche en proche. La constitution des réseaux s'organise selon les deux axes que nous avons déjà vus à l'œuvre : network et patchwork. La monade est insérée dans des flux de signes, de sons, d'images qu'elle peut faire bifurquer (invention) ou propager (répétition). Naviguer signifie opérer continuellement des conjonctions et disjonctions de flux. En entrant dans un réseau, nous établissons un rapport d'appropriation unilatérale ou réciproque, de coopération sympathique ou d'opposition avec d'autres monades. Le Net est une préhension de préhensions, une capture de captures des corps-cerveaux soit unilatérale, soit réciproque. La subjectivation de la monade s'identifie à une ritournelle. Les flux numériques s'enroulent autour des monades, et de leur croisement naît une ritournelle, un acte de subjectivation qui repart dans les réseaux à la rencontre d'autres ritournelles, par composition polyphonique. Les usagers ne sont pas une masse anonyme et indifférenciée - comme dans le dispositif de la télévision - , mais des singularités, des noms propres (chacun a sa signature électronique). L'action collective consiste à faire tenir ensemble des singularités. Les publics et les solidarités sont multiples et temporaires (les 177

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communautés virtuelles) puisque les monades sont à cheval sur différents mondes possibles. La multiplicité des appartenances, telle que nous l'avons décrite avec Tarde (on appartient à une seule classe sociale, mais on peut appartenir à plusieurs publics à la fois), trouve ici des dispositifs technologiques adéquats à sa nature. Deleuze fait remarquer que ces mêmes dispositifs peuvent aboutir à un laminage et à un formatage de la subjectivité. Dans les sociétés de contrôle, nous ne sommes pas confrontés au couple masse/individu. Ce couple était le résultat du pouvoir à la fois massifiant et individualisant des techniques disciplinaires. Ici, au contraire, «les individus sont devenus des "dividuels", et les masses des échantillons, des données, des marchés ou des banques 1 ». Si la subjectivité quelconque ne construit pas et n'exprime pas sa coopération comme enjeu politique, elle peut être, à son tour, construite et exprimée comme «dividuel», c'està-dire comme échantillon d'une clientèle, et les biens communs qu'elle crée et réalise sont alors réduits à de nouveaux marchés pour l'entreprise. Deleuze anticipe ici le programme de la nouvelle économie qui pensait trouver avec le Net la possibilité de faire fonctionner le processus que nous avons décrit plus haut (le marketing) de manière à toucher les individus dans leur singularité, en les réduisant à des échantillons dans des banques de données. Le Net aurait pu être l'instrument idéal de constitution des niches spécifiques et différentielles de consommateurs-communicateurs. 1. Gilles Deleuze, «Post-scriptum sur les sociétés de contrôle», art. cit., p. 244.

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Pour l'instant, ce programme a échoué. Le Net est encore ouvert à des actions qui transforment les virtualités de la coopération néomonadologique en enjeux politiques. La capture de la coopération suscite de fortes résistances, parce que les forces centrifuges et décentralisatrices ne sont pas extérieures, comme dans la télévision ou la presse, mais internes à ces dispositifs. Elles construisent et inventent les standards de communication, les protocoles d'usages, les dispositifs software et hardware-, elles continuent à jouer un rôle majeur dans l'invention et la diffusion des modalités d'agencement et de fonctionnement des réseaux, en respectant et en intensifiant aussi bien l'action singulière que l'action commune des monades. Au programme de transformation des individus en « dividuels», des biens communs en marché, fait face un processus de singularisation, de bifurcation des mondes, de création des possibles. La stratégie des forces centrifuges est très simple : les monades ne sont pas des clients mais des collaborateurs. L'obstacle majeur que rencontre l'appropriation capitaliste est la dynamique de la coopération elle-même, car elle ne peut plus être régulée par l'équilibre des égoïsmes, puisqu'elle fonctionne à la sympathie, à la philia, à la piètas. Imposer la logique de l'entreprise, signifie détruire la coopération entre cerveaux, puisque pour les subjectivités, agir, c'est sentir ensemble. Avec le Net, il ne s'agit donc plus seulement de dispositifs de formation de l'opinion publique, de mise en commun des jugements, mais de la constitution de formes de perception commune et de formes d'organisation et d'expression de l'intelligence commune. Pour reprendre les mots de Bakhtine, on peut parler de pluriperception et de pluri-intelligence. 179

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Pour utiliser ceux de Tarde, on pourrait parler de multiperception et de multi-intelligence. La lutte entre le plurilinguisme et le monolinguisme s'est déplacée sur ce terrain en devenant aussi une lutte autour de la perception collective et de l'intelligence collective. La prescription du visible et du dicible, de ce que l'on voit et de ce que l'on dit, a trouvé un nouveau terrain d'affrontement et de nouvelles stratégies. Si je suis parti des analyses de Bakhtine pour arriver à une cartographie du Net en passant par la télévision, c'était pour reconstruire une généalogie longue des forces sociales, des inventions, des luttes qui œuvrent à la décentralisation des machines d'expression et à l'hétérogénéité de la production des sémiotiques. Les généalogies courtes, fascinées par la technologie, ont tendance à faire des nouvelles technologies une sphère séparée des autres dynamiques sociales et expressives. Or les technologies ne valent que par les forces qui s'en emparent.

La parole autoritaire et persuasive Les techniques disciplinaires, fondées sur le commandement et l'exécution d'ordres, ne sont pas très efficaces pour contrôler la coopération des subjectivités quelconques, qui fonctionne à la sympathie, à la confiance, au sentir ensemble. Elles sont même antiproductives. Pendant l'étrange révolution qui s'est déroulée autour de 1968, le modèle autoritaire, fondement des sociétés disciplinaires, a été l'objet des critiques théoriques les plus violentes. Les mouvements de cette époque ont aussi pratiqué les expéri180

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mentations anti-autoritaires les plus hardies. L'anti-autoritarisme, n'en déplaise à certains de ses acteurs, aujourd'hui repentis, n'a pas été un trait culturel générique et folklorique de la génération de 1968, mais une condition fondamentale du développement de la coopération des cerveaux. L'essor des cerveaux assemblés requiert des relations de pouvoir qui ne peuvent pas être fondées sur le modèle de l'exécution (commandement et obéissance). Bakhtine a montré les raisons profondes de la crise du modèle autoritaire et de l'émergence de la sympathie et de la confiance en tant que préalables à la coopération créatrice de biens communs, en distinguant parole autoritaire et parole persuasive. Dans le processus de constitution de la subjectivité, la parole d'autrui n'est pas une information, une indication, une règle, un modèle, comme le voudrait Wittgenstein et le paradigme informationnel. Au contraire, la parole d'autrui «cherche à définir les bases mêmes de notre comportement et de notre attitude à l'égard du monde, et se présente comme une parole autoritaire ou comme une parole intérieurement persuasive1». Aussi bien la première que la deuxième sont des paroles chargées de sens, d'évaluations, de points de vue. Pourquoi la critique de l'autorité est-elle un préalable de la philosophie de l'événement et des pratiques de la création de possibles ? La parole autoritaire ne favorise pas la création ; au contraire, elle l'empêche. La parole autoritaire (« parole religieuse, politique, morale, des adultes, des professeurs... C'est, en quelque sorte, la parole des pères ») exige de nous d'être reconnue inconditionnellement et n'est pas « assimilée

1. Mikhaïl Bakhtine, op. cit., p. 161.

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librement avec des mots à nous»: «Aussi, n'autorise-t-elle aucun jeu avec le contexte qui l'enchâsse ou avec ses frontières, pas de commutations graduelles et mouvantes, de variations libres, créatives et stylisatrices » La parole autoritaire pénètre dans notre conscience verbale comme une masse compacte et indivisible. Il faut l'accepter tout entière ou la rejeter en bloc, puisqu'elle est soudée à l'autorité (pouvoir politique, institution, personnalité). Le jeu des «distances, convergence et divergence, rapprochement et éloignement, est ici impossible». La parole d'autrui intérieurement persuasive nous révèle des possibilités toutes différentes, précisément parce qu'elle est sans autorité, mais non sans responsabilité. Elle s'entrelace étroitement avec notre parole à nous et elle ouvre les espaces de création de possibles. « Sa productivité créatrice consiste en ceci qu'elle réveille en nous notre pensée et notre parole autonome, qu'elle organise de l'intérieur les masses de nos mots, au lieu de demeurer dans un état d'isolement et d'immobilité [...]. La structure sémantique de la parole persuasive interne n'est pas terminée, elle reste ouverte, capable dans chacun de ses nouveaux contextes dialogiques de révéler toujours de nouvelles possibilités sémantiques 2 . » La parole autoritaire est la parole du passé, elle établit une distance, elle résonne dans les «hautes sphères», tandis que la parole persuasive est celle du libre contact familier entre égaux, entre pairs, entre contemporains. Les procédés de la parole persuasive «font une place à l'interaction maximale de la parole d'autrui, avec le contexte, à leur influence dialogisante 1. Ibid. 2. Ibid., p. 165.

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réciproque, à l'évolution libre et créatrice de la parole "étrangère", à la graduation des transitions, au jeu des frontières1». C'est cette parole que la publicité, le marketing et le management des ressources humaines cherchent à capter, en la transformant en parole séduisante, lénifiante, consensuelle. Mais les pratiques de séduction manifestent rapidement leurs limites, puisqu'elles n'ouvrent aucune création de possibles mais proposent des alternatives dichotomiques et déterminées à l'avance, à l'intérieur de la communication et de l'information. Nous assistons aujourd'hui à une volonté de revanche de la parole « religieuse, politique, morale, des adultes, des professeurs, des pères » sur la parole persuasive ; à une campagne dénigrant les pratiques anti-autoritaires. Mais l'anti-autoritarisme, comme sont obligés de le constater les nouveaux conseillers en management dans l'entreprise, fait partie de la consistance ontologique de la coopération entre cerveaux. Vouloir imposer une parole autoritaire signifie vouloir détruire la coopération entre cerveaux. Dès lors, la parole persuasive de la publicité, du marketing, de l'information ne peut fonctionner aujourd'hui que comme une parole de guerre. Sous couvert de revanche contre 68, c'est ce qu'elle est en train de devenir. La politique de la différence de Mikhaïl Bakhtine « On ne peut comprendre la vie que comme événement. » Mikhaïl Bakhtine. 1. Ibid. 183

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«Ainsi le marxisme a créé une fois - à la bonne époque - une possibilité de raconter systématiquement l'histoire des oppressions, qu'elles s'appellent esclavages comme dans l'Antiquité, servage comme au Moyen Âge (qui a survécu en Russie jusqu'au 1861) ou condition prolétarienne comme aujourd'hui. Mais dans quel langage sera racontée un jour l'histoire de l'oppression exercée au nom de l'idéologie marxiste ? » Peter Sloterdijk.

Dans les années les plus sombres du stalinisme, Bakhtine écrit un des plus beaux textes de la littérature mondiale sur le carnaval1 qui est, en réalité, un texte politique puisqu'il s'agit d'un hymne à la résistance du «peuple» face au pouvoir soviétique. Ses collaborateurs les plus proches, Medvedev et Volonisov, sont assassinés, respectivement, dans un camp et dans une prison communistes. Lui-même, exilé, est épargné par le pouvoir soviétique parce qu'il souffre d'une maladie grave. Sa résistance s'exprime magnifiquement à travers les armes de la culture carnavalesque du peuple, avatar des rites dionysiaques qui se perdent dans les origines de l'humanité : le rire, l'humour et l'ironie. Avec Bakhtine, la philosophie de l'événement est mise en œuvre pour comprendre et expliquer la naissance du capitalisme. Pour comprendre comment un paysan russe devient un ouvrier pour le capital, il ne suffit pas d'analyser ce qui lui arrive sur le plan économique (propriété des moyens de production, etc.), mais il faut avant tout comprendre la

1. Mikhaïl Bakhtine, L'Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Gallimard, 1970. 184

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transformation des manières de sentir qui précèdent et rendent possibles les mutations «économiques». La philosophie de la différence et de l'événement montre que la naissance du capitalisme est d'abord et avant tout une lutte contre l'infinité des mondes possibles qui le précèdent et le débordent. Elle nous permet donc de nous débarrasser des croyances économistes, comme des croyances progressistes, qui entachent la compréhension du capitalisme, et, par là même, nous empêchent de lutter adéquatement contre lui. Sur la base d'une monadologie tout à fait personnelle, Bakhtine analyse le réel comme une multiplicité de mondes possibles, comme une multiplicité différentielle de «plans» axiologiquement affirmés. Dans la société pré-industrielle ces mondes étaient, de la même manière que les monades leibniziennes, clos sur eux-mêmes, autosuffisants, consolidés dans leurs séparations, avec des langages, des idéologies, des formes de vie propres et spécifiques. Ces mondes s'exprimaient aussi à l'intérieur d'une même personne. Le paysan russe, le long de la journée, s'exprimait en différentes langues : il priait dans le langage de l'Église, avec son seigneur il utilisait le langage spécifique à cette hiérarchie sociale, et lorsqu'il parlait en famille ou avec les amis il maniait un autre langage encore. Mais ces langues étaient fermées sur elles-mêmes, ne communiquaient pas entre elles, et n'avaient pas la possibilité de s'éclaircir mutuellement dans le processus de constitution de la subjectivité. Le capitalisme a fait éclater l'isolement de ces mondes ; il a dissous leur clôture et leur autosuffisance; il a «détruit le retranchement et l'autarcie idéologique de ces sphères sociales ». Ces mondes n'ont pas perdu immédiatement leur physionomie individuelle élaborée le long des siècles, mais ils ne peuvent plus se suffire à eux-mêmes. 185

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Le processus par lequel «chaque atome vivant», à la manière d'une monade, reflète cette unité contradictoire du monde et de la conscience capitaliste a révélé (« à un moment où les anciennes formes de vie, les principes moraux et la foi se transformaient en des cordes pourries... ») la nature ambivalente, inachevée et inachevable de l'homme et de la pensée humaine. Non seulement les hommes et leurs actions, mais les idées aussi étaient arrachées à «leurs cases hiérarchiques fermées et établissaient un contact familier, dans un dialogue absolu (que rien ne vient limiter) ». Bakhtine ne montre pas seulement la force du capitalisme qui essaie de réduire cette multiplicité au dualisme capital/travail, mais il met aussi en évidence la formidable énergie différentielle et les virtualités que ce processus catastrophique libère dans la confrontation de ces mondes qui constituaient la vie précapitaliste en Russie. Ce point de vue peut être utilement déplacé de la Russie du milieu du XIXe siècle à notre époque de mondialisation : ici ce sont les mondes non occidentaux qui sont traversés par les volontés d'unification, de centralisation, de monolinguisme portées par le capitalisme. Le discours politique de Bakhtine ne s'exprime jamais comme tel. Il faut aller le dénicher dans ses réflexions les plus philosophiques ou dans ses monographies des grands écrivains. Il est difficile de dire s'il s'agit d'un choix ou s'il s'agit d'une précaution dictée par la répression soviétique. De toute façon, c'est chez Dostoïevski qu'il trouve une théorie antidialectique de la multiplicité et de la prolifération des mondes possibles1. L'oeuvre littéraire de ce dernier ne se déploie pas 1. Cf. Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, Éd. du Seuil, 1970.

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«dans les limites d'une forme monologique sur le fond d'un seul monde objectif», mais dans une réalité «à plusieurs mondes», avec «plusieurs systèmes de référence». Les éléments de la matière littéraire sont « répartis entre plusieurs mondes et entre plusieurs consciences autonomes ; ils représentent non pas un point de vue unique, mais plusieurs points de vue, entiers et autonomes [...], différents mondes, consciences, qui s'associent en une unité supérieure, au second degré, si l'on peut dire, celle du roman polyphonique1». L'unité supérieure est polyphonique. Cette unité n'est pas celle d'un tout collectif mais celle d'un tout distributif. Ce n'est pas une «conscience de classe», qui, comme chez Luklcs, produit l'unité, mais c'est la composition des singularités qui est elle-même une totalité distributive. Les différents mondes, les différentes consciences, les différents points de vue ne sont pas les étapes du devenir dialectique d'un seul esprit (l'Esprit absolu ou la conscience de classe). S'il faut chercher une image pour rendre compte de cette unité supérieure ce sera celle « de l'Église comme communion d'âmes qui ne fusionnent pas» ou l'image du monde dantesque «où la pluralité des plans» ne converge pas vers l'unité, mais « se transfère dans l'éternité où il y a les repentis et les non-repentis, les damnés et les sauvés». Si pendant tout le XIXe siècle, les artistes (et Dostoïevski avant tout le monde) ont su donner une forme esthétique à cet événement (en traduisant les mouvements et les différences de ces mondes possibles dans une polyphonie), le marxisme n'a pas été capable d'en faire autant. Il n'a pas su penser une politique de et avec la multiplicité. Le marxisme 1. Ibid.

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et le léninisme n'ont pas créé « les prémisses objectives de la substantielle polyphonie » des mondes possibles. À la « tendance à tout niveler» qui «ne laisse pas d'autres distinctions que celle entre prolétaire et capitaliste», le marxisme n'a pas opposé une politique de la différence, de la multiplicité, une politique du dialogisme carnavalesque, mais une autre tendance tout aussi niveleuse. Il a limité le «dialogue absolu» entre singularités quelconques, entre mondes, qui se révélaient dans la crise, à la relation capitaliste ; il a réduit les formes de subjectivation à la classe; il a soumis la création des possibles au travail productif; il a rabattu les relations de pouvoir sur l'exploitation. La dialectique marxiste accélère donc le processus de nivellement en rapportant toute la société à la relation capital/travail, la multiplicité aux dualismes, l'asymétrie à la symétrie et en les entraînant toutes vers l'État. Il a ainsi fait le lit du capitalisme. C'est l'expérience que Bakhtine a vécue dans sa chair. Le rapport entre « tradition » (multiplicité préindustrielle) et «révolution» (multiplicité en train de se faire, création inachevée et inachevable des mondes possibles), que Benjamin et Pasolini souhaitaient comme politique, est ici construit avec une tout autre puissance. Seuls les marxistes anglais ont pris en considération ce rapport et nous ont donné les œuvres les plus remarquables de l'après-guerre. Je pense au livre de E. P. Thompson, The Making of the English Working Class1, où la constitution de la classe est décrite dans un rapport symbiotique avec ses traditions, son passé, avec sa culture carnavalesque (étudiée par Christopher Hill dans Le 1. E. P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise, Éd. du Seuil-Gallimard, Hautes Études, 1988 (édition anglaise, 1963).

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Monde à l'envers1). Le plan du capital est entouré, combattu par une multiplicité d'autres plans, d'autres mondes où se déploie la vie actuelle et virtuelle du « peuple ». La multiplicité n'émerge donc pas avec le postfordisme. Nous vivons un malheureux trompe-l'œil historique, parce que le récit que le marxisme a fait de la naissance du capitalisme escamote la question de la multiplicité : le marxisme est une force moderne (et il a été un des instruments les plus efficaces de la modernisation), qui participe à la logique de centralisation, d'unification, d'homogénéisation des mondes, dans le seul monde possible de la classe ou de l'absence des classes. Au moment de la formation du capitalisme en Russie, Bakhtine invitait à penser les luttes et la classe ouvrière dans la multiplicité et pour la multiplicité. Il essayait de penser le passage d'une multiplicité précapitaliste à une multiplicité post-industrielle, dont l'opérateur pouvait être «la classe ouvrière», mais à condition de jouer cette «apocalypse» comme un devenir, une métamorphose des différences superficielles et grossières en des différences plus subtiles : «un plurilinguisme beaucoup plus multiforme et profond». Pour Bakhtine, il ne fallait donc pas faire de la classe ouvrière l'opérateur d'une politique de la totalité, de la synthèse, de l'identité, qui, de fait, a tué l'hétérogénéité «populaire» (ce fut le socialisme réel, ou le socialisme tout court). Pour jouer ce rôle de métamorphose des différences, la classe ouvrière aurait dû se penser elle-même comme multiplicité (ce qu'elle était!), et non comme un sujet unifiant,

1. Christopher Hill, Le Monde à l'envers, Payot, 1977. 189

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englobant, fusionnant en lui tous les mondes possibles. Elle aurait dû disparaître dans la multiplicité, se dissoudre dans la différence, la rechercher, la constituer. Malgré tout, c'est précisément ce que les prolétaires et les ouvriers ont fait contre les partis et les syndicats marxistes, contre le socialisme et le communisme. Ils sont partis, en créant d'autres mondes possibles, abandonnant les partis, les syndicats et le marxisme, et les laissant tels que nous les connaissons aujourd'hui : vides. Il nous faut désormais penser cette multiplicité, et trouver les conditions de son expression dans ses formes post-industrielles, sans plus l'aide d'aucun « dehors » pré-capitaliste.

Note philosophique/Le dialogisme comme ontologie En pleine révolution russe, Bakhtine introduit une conception de l'être et du monde comme événement, et il conçoit cette philosophie de l'être-événement comme philosophie de l'expressionx. Pour comprendre la portée de cette théorie de l'événement, il faut prendre en considération ce que Bakhtine appelle le « principe architectonique du monde réel de l'action » : la relation entre moi et l'autre. Il faut dire immédiatement que cette relation n'est ni le rapport sujet/objet des théories de la connaissance (Kant), ni la reconnaissance de la dialectique hégélienne, ni la déduction phénoménologique de l'intersubjectivité (Husserl). La relation moi/autrui doit 1. Mikhaïl Bakhtine, Pour une philosophie de l'acte, L'Âge d'Homme, 2003. Ce texte, écrit au début des années 20, jamais publié par Bakhtine, a été découvert dans ses archives personnelles au milieu des années 80. 190

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être comprise comme une relation événementielle entre mondes possibles et comme l'expression de ces possibles dans les énoncés. Bakhtine pense ainsi que la parole, qui n'existe que dans ce rapport moi/autrui, est beaucoup plus adéquate pour exprimer la vérité de l'événement que le moment abstrait de la connaissance : « L'expression de l'acte [...] et l'expression de l'être-événement dans lequel cet acte est accompli requièrent toute la plénitude de la parole : son aspect de contenu de sens (la parole-concept), son aspect expressif (la parole-image), son aspect émotif-volitif (l'intonation de la parole) » Si seule la parole peut exprimer adéquatement l'être du monde, c'est parce que l'être n'est pas «déjà-là, totalement présent». L'être ne se constitue pleinement que dans le rapport d'évaluation construit par la parole. L'être n'est donc pas seulement actualité, mais aussi virtualité. La spécificité de l'action de la parole dans l'événement tient au fait qu'elle participe pleinement à son actualisation, en désagrégeant ce qui est donné comme tout fait, et en ouvrant, à travers le désir, au devenir, à la création du nouveau. Mais la parole ne peut actualiser l'événement que dans la mesure où elle est relation avec l'autre. Dans l'architectonique bakhtinienne, l'autre est l'expression de mondes possibles. C'est le surgissement de l'autre qui donne la structure du monde, de la perception, de l'affection, de la pensée et de l'objectivité. «Seul l'autre rend possible la joie que j'aurais à le rencontrer, le chagrin que j'aurais à le quitter, la douleur que j'aurais à le perdre... toutes les valeurs volitivo-émotionnelles ne sont possibles que par rapport à un autre et elles 1. Mikhaïl Bakhtine, Pour une philosophie de l'acte, op. cit., p. 56. 191

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donnent à sa vie un poids événementiel particulier que ma propre vie n'a pas. Cette événementialité signifiante n'est pas accordée à ma propre vie : ma vie, c'est ce qui englobe, dans le temps, l'existence d ' a u t r u i » Le « moi », c'est donc le développement, l'explication, des possibles que l'autre enveloppe dans son existence. Il y a une différence de principe entre moi et l'autre, mais cette différence n'est pas d'ordre logique comme dans la dialectique hégélienne, ni d'ordre psychologique, mais d'ordre événementiel et axiologique. Le rapport moi/autrui est un rapport différentiel de valeurs. Et c'est ce rapport (une relation événementielle) qui est productif, enrichissant, excédentaire. Ce qui constitue l'être ce n'est donc ni moi ni l'autre à proprement parler, mais la relation événementielle qui précède ses propres termes. Sur la base de cette théorie de l'événement, Bakhtine établit une différence de nature entre la langue (ou la grammaire) et l'énonciation, entre la proposition et l'énoncé, entre la signification et le sens. Il dégage une nouvelle sphère de l'être, inconnue de la linguistique et de la philosophie, qu'il appelle «dialogisme». Dans cette sphère, les rapports sont des rapports de sens qui s'expriment par le langage et les signes, mais ne sont pas réductibles à ces derniers. On pourrait croire que le dialogisme, c'est-à-dire la sphère de la production du sens, n'est rien d'autre que le langage. Mais le rapport dialogique n'est pas un rapport linguistique. S'il présuppose une langue, il n'existe pas dans le système de la langue. Pourquoi peut-on dire cela ? Parce que « l'émotion, le jugement de valeur, l'expression sont autant de choses 1. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique de la création verbale, op. cit., p. 116.

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étrangères au mot dans la langue et qui ne naissent qu'à la faveur du processus de son utilisation vivante dans l'énoncé concret1». L'énoncé concret ne peut pas être compris de la même manière que le mot dans la langue. La plupart des commentateurs de Bakhtine et notamment ses commentateurs français (Todorov, Kristeva) se trompent en interprétant le dialogisme comme un problème linguistique. Pour Bakhtine, au contraire, c'est un problème ontologique et politique. Quelle est la nature de la relation dialogique, de la rencontre événementielle qui produit le sens? «J'appelle sens ce qui est une réponse à une question... » La sphère de l'être est celle des « réponses et des questions qui ne ressortissent pas à un même rapport logique ; qu'on ne saurait pas loger en une seule et même conscience (unique et renfermée sur elle-même) ; toute réponse génère une nouvelle question 2 ». Pour comprendre la portée ontologique de ce point de vue, il faut se référer encore à Deleuze qui, en commentant la philosophie de la différence de Heidegger, retient comme fondamentale « cette correspondance de la différence et de la question, de la différence ontologique et de l'être de la question». Le dialogisme dévoile l'être comme question ou comme problème. Comment définir l'être de la différence ? Par cette étrange catégorie deleuzienne de « ?-être» (l'être comme question). Le sens ou événement a une relation étroite avec le signe et le langage, puisque c'est par eux qu'il s'exprime. Mais le langage et le signe ne le contiennent pas. Le sens n'existe pas hors de la proposition qui l'exprime, mais entre le premier et la deuxième il y a une différence de nature. De cette ontolo1. Ibid., p. 294. 2. Ibid., p. 391.

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gie de l'événement Bakhtine a tiré la première et encore indépassée théorie de l'énonciation. Le sens a une existence qui n'est pas celle des mots et qui n'est pas non plus celle des choses. Le monde dans lequel nous vivons, le monde dans lequel nous agissons et créons est-il composé de matière et de psychisme, de mots et de choses? La mise au jour du dialogisme comme ontologie permet de déplacer considérablement la question, en s'écartant de l'opposition traditionnelle entre idéalisme et matérialisme. Avec le sens, nous sommes confrontés à une autre «sphère de l'être», tout à fait spécifique, non reconductible ni à la matière ni à l'esprit et que Bakhtine appelle «sur-existence». La sphère du dialogisme est celle des transformations incorporelles. Bakhtine retrouve ainsi une vieille tradition philosophique, celle des stoïciens, pour qui le sens est un « incorporel » qui agit à la frontière des mots et des choses, de la matière et de l'esprit: «Le sens ne peut (ni veut) modifier les phénomènes physiques, matériels ; le sens ne peut pas agir en tant que force matérielle. Et d'ailleurs il n'en a que faire : il est plus fort que toute force, il modifie le sens global de l'événement et de la réalité, sans en modifier d'un iota les composantes réelles (existentielles). Tout reste tel quel, acquérant un sens absolument autre (transfiguration du sens dans l'existence)l. » Les limites du «tournant linguistique» en philosophie, dont Wittgenstein fut le modèle, sont toutes contenues dans l'impossibilité de dégager cette sphère dialogique comme sphère des rapports différentiels, comme sphère des réponses et des questions, comme sphère de l'expression et de l'événement. Il faudrait donc engager un tournant événementiel de 1. Ibid., p. 384.

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la philosophie, plutôt que de suivre son tournant linguistique. Pour comprendre la constitution du sens et sa force, il faut prendre en compte la dimension événementielle de l'être. Pour Bakhtine, la constitution du sens ne peut pas être pensée comme totalisation unificatrice, comme clôture, comme synthèse opérée par le bon sujet. La constitution du sens, au contraire, doit se poser le problème de savoir comment percer le sujet, comment défaire la totalité pour atteindre le «dehors». La création se fait hors sujet. Pour créer du nouveau, il faut sortir des habitudes et du déjà-là, c'està-dire sortir de ce qui est déjà tout fait; il faut une position d'«exotopie» par rapport à la communication et à l'information qui ne font que transmettre des données déjà-là, par des liens entre des locuteurs déjà constitués. Pour créer quelque chose de nouveau, il faut atteindre le dehors. C'est la rencontre avec le « dehors universel » dont nous parle Tarde. Bakhtine invente un néologisme pour exprimer cette réalité du dehors (du virtuel) : il faut « recourir à l'oxymoron et parler d'une position intérieurement hors-de» : « L'artiste est précisément celui qui situe son activité hors de la vie, celui qui ne participe pas de la vie (pratique, sociale, politique, morale, religieuse) uniquement du dedans de la vie, mais qui l'aime aussi du dehors - là où elle n'existe pas pour elle-même, là où elle est tournée vers le dehors et sollicite une activité située hors d'elle-même et hors du sens. Trouver les moyens d'approcher la vie du dehors, telle est la tâche de l'artiste » Telle est aussi la tâche de tout acte de création.

1. Ibid., p. 195.

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RÉSISTANCE ET CRÉATION DANS LES MOUVEMENTS POSTSOCIALISTES

« Tenir au Particulier comme forme innovatrice. » Gilles Deleuze et Félix Guattari. « Le règne des lois est vicieux ; il est inférieur à celui de l'anarchie ; la plus grande preuve de ce que j'avance est l'obligation où est le gouvernement de se plonger lui-même dans l'anarchie quand il veut faire sa constitution. » Le marquis de Sade. « Le serviteur n'est pas du tout l'image renversée du maître, ni sa réplique ou son identité contradictoire : il se constitue pièce à pièce, morceau par morceau, à partir de la neutralisation du maître ; il acquiert son autonomie de l'amputation du maître. » Gilles Deleuze à propos du Sade de Carmelo Bene. Comment qualifier le conflit dans cette nouvelle dynamique de la multiplicité dont nous avons tracé les lignes générales? De quelle façon se déploie la lutte dans cette situation, où différents mondes possibles coexistent à l'intérieur du même monde? Que signifie «résister» et «créer» 197

Les Révolutions du capitalisme

lorsque la coexistence de mondes incompossibles est la condition d'existence de la multiplicité ? À partir de 68, les mouvements politiques et les singularités opèrent sur deux plans à la fois : sur le plan imposé par les institutions établies, sur lequel tout se passe comme s'il n'y avait qu'un seul monde possible, et sur le plan choisi par les mouvements et les singularités, qui est celui de la création et de l'effectuation d'une multiplicité de mondes possibles. Le pouvoir établi ne peut pas reconnaître cette nouvelle dynamique, sous peine d'implosion, d'effondrement de ses institutions; et les mouvements ne peuvent pas se retirer dans la création de leurs mondes et ignorer le monde de la politique institutionnelle, sous peine d'impuissance. Les mouvements postsocialistes ne se déploient pas selon la logique de la contradiction mais selon la logique de la différence, qui ne signifie pas absence de conflit, d'opposition, de lutte, mais une radicale modification de l'idée même de conflit ou de lutte sur les deux plans asymétriques. Sur le premier plan, les mouvements politiques et les individualités se constituent selon la logique du refus, de l'êtrecontre, de la division. Face aux politiques des institutions établies, les mouvements politiques pratiquent la résistance comme refus. À première vue, ils semblent reproduire la séparation entre «nous et eux», entre l'ami et l'ennemi, caractéristique de la logique du mouvement ouvrier ou de la politique tout court. Mais ce « non », cette affirmation de la division, se dit de deux façons différentes. D'une part, il est dirigé contre la politique et il exprime une séparation radicale avec les règles de la représentation, ou de la mise en scène de la division à l'intérieur d'un même monde. Et, d'autre part, il est la condition d'une ouverture à un 198

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devenir, à une bifurcation des mondes et à leur composition conflictuelle mais non unificatrice. Le conflit sur le premier plan permet d'ouvrir le second plan de la lutte. Le refus est la condition de l'invention d'un être ensemble qui se déploie selon les modalités de la coopération entre cerveaux que nous avons essayé de décrire. Ici, sur ce second plan, il y a bien litige, conflit, puisque les forces s'expriment toujours par l'avoir, la possession, la préhension, mais il n'y a pas d'ennemi. Sur le premier plan, la lutte s'exprime comme fuite hors des institutions et des règles de la politique. Les institutions, les partis politiques et les syndicats sont littéralement vidés de toute participation. On se soustrait tout simplement, on s'en va comme sont partis les «peuples de l'Est» du socialisme réel, en traversant les frontières ou en récitant sur place la formule «je préférerais ne pas». Sur le second plan, les singularités individuelles et collectives, qui constituent le mouvement (mouvement des mouvements, selon une définition produite à partir de Seattle), déploient une dynamique de subjectivation, qui est à la fois affirmation de la différence et composition d'un commun non totalisable. Sur le premier plan, le «peuple» est toujours déjà là ou à mobiliser, sur le second, il «manque» et il manquera toujours, parce qu'il ne peut jamais coïncider avec lui-même (le joyeux excédent caractérise, selon Bakhtine, l'action du « peuple»). La communauté des frères, des égaux ne peut être établie que sur le second plan, mais comme être ensemble des désirs qui ne fusionnent jamais dans un tout pacifié. Fuite sur le premier plan et constitution (création et actualisation des mondes) sur le second ; pratiques de soustraction politique sur le premier et stratégies d'empowerment 199

Les Révolutions du capitalisme

des mondes possibles sur le second. Les mouvements et les singularités passent avec une certaine aisance d'un plan à l'autre, tandis que le pouvoir établi est contraint de rester sur un seul plan, celui de la totalité. Notre hypothèse est que les mouvements politiques, après 1968, ont rompu radicalement avec la tradition socialiste et communiste. Ils ont rompu radicalement avec la visée unificatrice de la politique occidentale, qui a fonctionné au XXe siècle comme répression, blocage de la puissance de la multiplicité. Cette nouvelle dynamique rend les comportements des mouvements et des singularités opaques, incompréhensibles aux politologues, aux sociologues, aux partis politiques et aux syndicats. On parle alors de dépolitisation, d'individualisme, de fermeture sur le privé, constat régulièrement démenti par l'émergence de luttes, de formes de résistance et de création. ***

Pour essayer de mieux saisir les modalités de déploiement des stratégies des mouvements et des singularités postsocialistes, nous allons les confronter avec quelques analyses contemporaines du politique. Jacques Rancière, en retournant aux sources de la politique occidentale, veut réhabiliter la tradition la plus authentiquement révolutionnaire du mouvement ouvrier. Ce retour aux principes de la politique occidentale et du mouvement révolutionnaire nous permettra, peut-être, de vérifier l'hypothèse suivant laquelle les pratiques des mouvements politiques, depuis 1968, ont rompu radicalement avec ces traditions. 200

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Rancière propose une conception conflictuelle de la démocratie, une démocratie du dissensus. Au « tumulte économique de la différence qui s'appelle indifféremment capital ou démocratie», il oppose la division comme pratique de toutes les «catégories» qui sont «victimes» de la politique, qui subissent le « tort » de l'exclusion de l'égalité. Rancière définit le politique comme la rencontre litigieuse de deux processus hétérogènes. Le premier, appelé police ou gouvernement, « consiste à organiser le rassemblement des hommes en communauté et leur consentement repose sur la distribution hiérarchique des places et des fonctions1». Le second est celui de l'égalité ou de l'émancipation qui consiste dans le jeu des « pratiques guidées par la présupposition de l'égalité de n'importe qui avec n'importe qui et par le souci de la vérifier 2 ». La rencontre entre le processus égalitaire et la police se fait dans «le traitement d'un tort», car toute police, en distribuant les places et les fonctions, fait tort à l'égalité. Le processus d'émancipation est toujours mis en mouvement au nom d'une «catégorie» à laquelle on refuse l'égalité, «travailleurs, femmes, Noirs ou autres 3 ». La mise en œuvre de l'égalité n'est pas pour autant la simple manifestation de ce qui est propre à la catégorie en question. L'émancipation est un processus de subjectivation qui est à la fois processus de « désidentification ou de déclassification 4 », puisque la logique des sujets qui portent le conflit et veulent démontrer l'égalité est double: d'une part, ils posent la question: 1. Cf. Jacques Rancière, Aux bords du politique, Gallimard, «Folio», 2003, p. 112. 2. Ibid. 3. Ibid, p. 115. 4. Ibid., p. 119.

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«Sommes-nous ou non des citoyens?», et d'autre part ils affirment : « Nous le sommes et nous ne le sommes pas. » Au fond, il s'agit d'une variation fidèle à la conception la plus révolutionnaire de la politique et du conflit chez Marx : la classe comme dissolution de toutes les classes. La classe ouvrière en même temps qu'elle travaille à sa constitution contre la police qui fait tort à l'égalité œuvre aussi à sa propre destruction en tant que classe. Mais pourquoi la désidentification n'a jamais abouti dans la tradition du mouvement ouvrier? Pourquoi la classe, au lieu d'être un opérateur de déclassification, a toujours fonctionné comme force de constitution d'un tout unificateur? Pourquoi a-t-elle toujours été un opérateur d'identification ? On ne peut pas attribuer ces résultats décevants à la trahison des dirigeants. Cela vient de quelque chose de plus profond, contenu dans le paradigme du sujet-travail et que Rancière exprime à sa façon. Pour lui, s'émanciper, ce n'est pas fuir ou faire fuir, résister ce n'est pas créer, mais s'affirmer comme partageant, dans le litige, un monde commun. S'émanciper, c'est affirmer l'appartenance à un même monde, « rassemblement qui ne peut se faire que dans le combat ». La démonstration de l'égalité consiste à « prouver à l'autre qu'il n'y a qu'un seul monde». Pour Rancière, le politique est la constitution d'un «lieu commun», mais ce n'est pas le lieu d'un dialogue ou d'une recherche de consensus: c'est le lieu de la division. Or, les mouvements et les individualités post-68 se constituent comme dénégation de cette politique qui se fonde sur l'idée qu'« il n'y a qu'un seul monde ». En détournant la formule de Deleuze, on pourrait dire : « Ce que les mouvements et les singularités ne veulent pas, c'est l'idée d'un seul 202

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monde. » Les mouvements de femmes, une des « catégories » citées par Rancière, sont ceux qui sont allés le plus loin, aussi bien pratiquement que théoriquement, dans la stratégie à double détente que nous essayons de décrire. D'abord, elles semblent suivre fidèlement le parcours tracé par la démonstration de l'égalité : elles commencent par poser la question : « Sommes-nous égales aux hommes ? » Et poser cette question, en y répondant par l'affirmative, c'est bien refuser, entrer en conflit avec la police qui définit les places et les hiérarchies des sexes et de genres. Cette affirmation est en même temps une œuvre de déclassification de la division en genres opérée par la police. Mais ici, il y a une rupture radicale par rapport au modèle proposé par Rancière. Car la déclassification ne peut pas se faire dans l'espace classique de la politique, même si, comme Rancière, on le définit par la division et la preuve de l'égalité, dans la mesure où cet espace politique ne peut contenir qu'un seul monde. La constitution du sujet politique est une « désidentification » qui ne peut se développer que comme prolifération des mondes possibles qui fuient du monde «commun et partagé» au fondement de la politique occidentale. Pour remettre en cause les assignations identitaires, il faut cesser de croire à l'idée qu'il n'y a qu'un seul monde possible. Pour les mouvements postsocialistes, la démonstration de l'égalité n'est que la condition de l'ouverture à un devenir, à des processus de subjectivation hétérogènes. Dans les mouvements des femmes, après la première phase d'affirmation de l'égalité, selon la double logique invoquée par Rancière, s'est ouvert un débat sur les limites des concepts de genre et de différence sexuelle, qui avaient été définis à travers la 203

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démonstration de l'égalité. À partir de ces premiers acquis égalitaires se sont développées des pratiques de multiplication des « identités » qui sont autant de processus de subjectivation hétérogènes, de processus de subjectivation en devenir; identités mutantes qui déploient un devenir multiple, un devenir monstre, une actualisation des «mille sexes» moléculaires, de l'infini de monstruosité que l'âme humaine recèle: les lesbiennes, les transgenres, les transsexuels, les femmes de couleur, les gays... La «critique féministe du féminisme», en rencontrant la pensée postcoloniale et celle des femmes de couleur, s'est concentrée sur la « déconstruction» du sujet «femme», en sortant ainsi du piège des deux mondes (masculin/féminin) enfermés en un seul (hétérosexualité). Les «sujets excentriques» (Teresa de Lauretis), les «identités fracturées» (Donna Haraway), les «sujets nomades » (Rosi Braidotti) pensent et pratiquent le rapport entre différence et répétition à partir du point où Rancière s'arrête (à travers cette étrange et «aporétique» catégorie d'« identité post-identitaire »). Les concepts de genre et de différence sexuelle du premier féminisme, construit sur la logique de la « démonstration de l'égalité», ne suffisaient pas, et faisaient même obstacle à la compréhension des « relations de pouvoir qui se (re) produisaient et se (re)produisent même à l'intérieur du monde des femmes; relations qui génèrent oppression entre femmes et entre catégories de femmes, et relations qui cachent ou répriment les différences internes à un groupe de femmes ou même à l'intérieur de chacune d'elles1». Les femmes ne sont pas une « classe » qui fusionne les dif1. Teresa de Lauretis, Soggetti eccentrici, Feltrinelli, Milan, 1999.

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férences dans un sujet collectif totalisant, mais une multiplicité, un patchwork, un tout distributif. « Notre survie exige de contribuer de toutes nos forces à la destruction de la classe - les femmes - ... Nous sommes transfuges à notre classe de la même façon que les esclaves "marrons" américains l'étaient en échappant à l'esclavage1... » On risque de tomber dans le «mythe de La femme», dit Wittig, de la même manière que le mouvement ouvrier est tombé dans le mythe de La classe. ***

« Les Barbares sont bien entre les deux : ils vont et ils viennent, passent et repassent les frontières, pillent ou rançonnent, mais aussi s'intègrent et reterritorialisent. Tantôt ils s'enfoncent dans l'empire, dont ils s'attribuent tel segment, se font mercenaires ou fédérés, se fixent, occupent des terres ou taillent eux-mêmes des États (les sages Wisigoths). Tantôt, au contraire, ils passent du côté de nomades, s'y associent, devenant indiscernables (les brillants Ostrogoths). » Deleuze et Guattari.

Ce que les féministes nomment une logique et une pratique post-identitaire, c'est la construction d'une appartenance qui ne soit pas une assignation à une identité, c'est l'engagement dans un «devenir». D'après Isabelle Stengers, les sciences expérimentales contemporaines disent : nous ne savons pas ce qu'est un neutrino, nous ne pouvons le décrire que du point de vue des

1. Monique Wittig, La Pensée straight, Balland, 2001, p. 63. 205

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réponses qu'il donne aux dispositifs qui le convoquent. Les pratiques postféministes disent: nous ne savons pas ce que peut un corps, mais nous pouvons convoquer ses forces et ses virtualités à travers des dispositifs, des énoncés, des techniques qui, en constituant des agencements, l'interrogent, le font entrer dans la sphère de «questions et des réponses». De ce point de vue, la politique est une mise à l'épreuve, une expérimentation, pour reprendre le vocabulaire du pragmatisme. Elle n'est pas seulement un engagement dans l'urgence de l'être contre, elle n'est pas seulement une définition des «constantes» et des «invariants» de l'être ensemble. Aussi bien l'urgence de l'engagement que l'action pour l'égalité doivent se subordonner à une politique de l'événement, à une politique du devenir, à une politique conçue comme expérimentation. Le devenir est question de virtualité et d'événements, mais aussi de dispositifs, de techniques, d'énoncés, c'est-à-dire d'une multiplicité d'éléments qui constituent un agencement à la fois pragmatique et expérimental. Le devenir implique ainsi la constitution de ce que nous pouvons nommer, avec un terme général, des «institutions», et qu'il ne faut pas identifier à celles du pouvoir constitué. En effet, il s'agit d'institutions paradoxales, puisqu'elles doivent être aussi mouvantes, trouées, excentriques, fracturées que les devenirs qu'elles doivent favoriser. Depuis 1968, le salariat a considérablement augmenté dans les sociétés occidentales, mais les salariés n'investissent plus les institutions des classes (syndicats et partis), ils les désertent plutôt. De même les nouvelles « identités sexuelles » échappent aux institutions binaires, même lorsque celles-ci sont « démocratiques » et politiquement correctes, par 206

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exemple lorsqu'elles œuvrent pour l'égalité de la femme avec l'homme, telle la « parité» électorale. Le « moléculaire » de la multiplicité ne passe plus ni dans le « molaire » de la classe et ses formes d'organisation ni dans les segmentations binaires de l'hétérosexualité 1 . Les agencements moléculaires de la multiplicité cherchent et expérimentent des dispositifs, des institutions qui soient plus favorables à leurs dynamiques de création et d'actualisation des mondes possibles. À la lumière des comportements politiques de l'après-68, on peut ainsi distinguer deux différents types d'institutions : celles, établies, qui sollicitent une simple reproduction de ce qui est déjà donné (les dualismes de classe, de sexe et la reproduction assujettie des minorités), et celles, émergentes dans les luttes, qui engagent une «répétition», c'est-à-dire des institutions qui sont comme un tissu sur lequel broder la production du nouveau, un canevas de la différentiation. Les institutions de reproduction séparent les agencements moléculaires du virtuel et ne considèrent le réel que comme pure actualité. Les institutions de répétition, en revanche, en même temps qu'elles donnent une consistance aux agencements moléculaires, ne les reproduisent pas, mais les font varier, bifurquer, et ouvrent des mondes possibles. Pour elles, le réel est à la fois actuel et virtuel. Pour construire leurs territoires, les agencements moléculaires veulent passer par des institutions qui ne les fixent pas dans des rôles et des fonc-

1. Nous appelons, suivant la proposition de Deleuze et Guattari, «moléculaires» les différences internes et infinitésimales d'une multiplicité, et « molaires » les oppositions macroscopiques qui coupent cette multiplicité lorsqu'elle est considérée d'un point de vue extérieur.

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tions définis et conçus d'avance, à l'inverse de ce que font les partis, les syndicats, les normes sexuelles, pour lesquels tous les problèmes se ramènent aux grands partages déjà établis (le salariat et ses exclus, l'hétérosexualité et ses minorités subordonnées au modèle majoritaire, etc.). C'est ici qu'on est confronté à la nouveauté radicale des comportements politiques contemporains puisqu'ils font émerger l'opposition, l'antagonisme entre deux types d'institutions : les institutions qui créent et reproduisent le modèle, l'étalon, la mesure d'une majorité, et les institutions qui créent et répètent les conditions de la politique comme expérimentation, comme empowerment, comme devenir. Dans les sociétés de contrôle, nous sommes confrontés à une pluralité de modèles majoritaires («l'Homme blanc chrétien quelconque mâle adulte habitant des villes américaines ou européennes d'aujourd'hui», le téléspectateur de l'audimat, le régime du salariat, le statut de citoyen, etc.) qui sont à l'œuvre dans les différents domaines des activités humaines. Le citoyen, le téléspectateur de l'audimat, le salarié, l'Homme blanc-mâle-adulte, etc., sont les noms d'une «majorité». La majorité, dans tous ces cas, ne désigne pas une quantité plus grande, mais d'abord un étalon par rapport auquel les autres quantités seront mesurées et seront dites plus petites. «La ménagère de moins de 50 ans» ne constitue pas la partie la plus nombreuse des téléspectateurs, mais ses désirs et ses croyances, créés à travers les techniques du marketing dont nous avons parlé plus haut, définissent l'étalon sur lequel indexer la programmation de la télévision pour tous. «Minorité», en revanche, désigne d'abord un désir, c'està-dire le mouvement d'un groupe qui, quel que soit son 208

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nombre, est soit exclu par la majorité, soit inclus, mais comme fraction subordonnée par rapport à un étalon de mesure qui fait la loi et fixe la majorité. Nous sommes en présence de deux processus de subjectivation différents : une subjectivation majoritaire qui renvoie à un modèle de pouvoir établi, historique ou structurel, et une subjectivation minoritaire qui ne cesse de déborder, par excès ou par défaut, le seuil représentatif de l'étalon majoritaire. Dans les démocraties modernes, à la différence des démocraties anciennes, les droits sont pour tous. Mais le « pour tous » se dit de deux façons différentes selon qu'il renvoie au modèle majoritaire de la démocratie ou à la démocratie du devenir. Dans le premier cas, le «pour tous» détermine ou bien l'intégration des minorités dans l'étalon majoritaire, ou bien leur exclusion (pour ce qui concerne la citoyenneté, comme la norme télévisuelle, la norme sexuelle, la norme salariale, etc.). Dans le second cas, le «pour tous» ne signifie ni intégration ni exclusion, puisque tout le monde devient minoritaire, potentiellement minoritaire, pour autant qu'il n'y a plus aucun modèle qui soit reconnu comme majoritaire. En réalité, c'est seulement dans le devenir que nous pouvons rencontrer le « tous » qui est au fondement de la démocratie, puisque devenir minoritaire consiste à se soustraire aux assignations du pouvoir. Les femmes ne cessent d'être dominées qu'en devenant une minorité, c'est-à-dire une multiplicité non assujettie à un principe majoritaire. Elles ne peuvent pas s'émanciper en étant réduites, même dans la révolte, à l'identité majoritaire d'un «deuxième sexe». Il faut pour cela qu'elles s'engagent dans une multiplicité de devenirs-femmes. Une majorité ne 209

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coïncide jamais avec la multiplicité qui forme le « pour tous » du devenir minoritaire. Ce qui est « universel », ce qui est véritablement «pour tous», c'est alors le devenir minoritaire lui-même. C'est seulement dans la variation infinie des modalités de soustraction aux modèles majoritaires que nous pouvons rencontrer la multiplicité en acte. L'alternative n'est donc pas entre universalisme et communautarisme, mais entre deux laçons différentes de comprendre et de pratiquer le «pour tous». L'État, les partis, les syndicats, les industries culturelles et de la communication, les institutions étatiques, etc., pensent les droits pour tous, l'accès pour tous (à la formation, au revenu, à la culture, à la communication, etc.) comme des dispositifs d'assignation d'identité et donc objectivement totalitaires (« tu as droit à ceci parce que tu es cela») : ils construisent des modèles majoritaires. Et c'est de cette façon qu'ils reproduisent toujours et systématiquement la dialectique intégration-exclusion: par rapport à une majorité on ne peut que s'intégrer ou être exclu. L'autre façon de comprendre et de pratiquer le «pour tous» émerge dans les luttes contemporaines, au sein des mouvements des femmes, dans certaines composantes de la mobilisation contre la globalisation libérale, ou dans les coordinations en France. La revendication de droits pour tous ne part pas de la définition d'une identité mais de la dissolution des identités dans les agencements moléculaires de la multiplicité. Il ne s'agit pas de dire « nous avons droit à ceci parce que nous sommes cela », mais « nous avons droit à ceci pour devenir autre chose». Les nouvelles luttes créent des dispositifs, des pratiques, des institutions qui organisent la transversalité entre le moléculaire et le molaire et prétendent faire retour, coupure dans le molaire à partir du moléculaire. 210

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La transformation, le devenir, la mutation se fait en s'installant «entre» ces deux niveaux, en passant et en repassant les frontières comme les barbares pendant la chute de l'Empire romain, en traçant une ligne qui empêche le molaire de se refermer sur des modèles majoritaires, et en faisant du moléculaire la source de processus de création et de subjectivation. Les luttes traversent les différents plans, mais à partir de la construction d'une tension entre le macro et le micro, entre le molaire et le moléculaire qui, en les convoquant, en les construisant comme problème, créent les conditions de la transformation et de l'expérimentation des relations de pouvoir qui les constituent ***

Nous sommes sur le terrain de la critique de l'identité que Rancière a commencé à questionner quelque temps après le 1. Il y a peut être ici à souligner un point litigieux avec les théories de la multitude (Negri, Virno). En effet, si la condition d'existence de la multitude est le hors-mesure ou l'incommensurable (Negri), alors la seule « mesure » de ce joyeux excédent ne peut être que la multiplicité des devenirs. L'exode, par lequel Negri décrit le comportement de la multitude, ne peut être conçu que sous la forme du devenir, de la transformation quotidienne de cette terre (ce que Deleuze appelle «croire au monde»). Tout autre conception messianique de l'exode nous ramène ou à l'impuissance d'un ailleurs impossible à atteindre ou à la reconstruction d'une nouvelle mesure majoritaire. Ainsi, la seule façon pour évaluer une « bonne multitude» et la distinguer d'une «mauvaise multitude», c'est encore le devenir. Transformation d'une minorité en majorité ou devenir minoritaire de tous, telles sont les trajectoires possibles et antagonistes d'une multitude. Si le terme «multitude» veut désigner une multiplicité irréductible de singularités, il ne peut que désigner une multiplicité minoritaire, parce que le devenir minoritaire peut seul assurer à la fois la prolifération des mondes possibles non totalisables, et l'implication de tous dans ces devenirs. 211

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travail pionnier de Deleuze et Guattari. Mais ce dernier se déployait avec une perspective politique radicalement différente : celle de la multiplicité et de son processus de constitution qui s'effectue par différenciation, qui fait proliférer les mondes possibles (les devenirs) par minorisation pour défaire les assignations et les modèles majoritaires du pouvoir. Rancière, au contraire, nous propose de reconstruire le piège dans lequel est tombé le mouvement ouvrier et que les mouvements postféministes ont su éviter. Selon Rancière, «l'essence de la politique est la manifestation du dissensus, comme présence de deux mondes en un seul 1 ». Pour les mouvements postféministes, la politique est bien la manifestation du dissensus, mais comme construction d'une multiplicité de mondes, comme bifurcation des séries des mondes incompossibles dans le même monde. La différence est remarquable et résume à elle seule la distance entre les mouvements actuels et la tradition du mouvement ouvrier. Dans l'espace politique de la tradition occidentale, on ne peut affirmer que l'identité et l'égalité (nous sommes des femmes et nous sommes égales aux hommes). Mais l'égalité, sans la prolifération des mondes possibles, est un puissant moyen d'intégration dans l'identité et dans l'unité. Pour être véritablement émancipatrice, la revendication de l'égalité doit être soumise à une politique de la différence, qui n'est pas le «tumulte du capital et de la démocratie», mais l'invention et l'effectuation de la multiplicité des mondes, le devenir autre, conflictuel, des subjectivités. Il ne s'agit pas d'opposer les deux terrains de lutte: celui

1. Jacques Rancière, Aux bords du politique, op. cit., p. 244.

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de l'égalité et celui de la différence. Mais de savoir que le premier n'est qu'une condition, une espèce de socle ontologique pour le déploiement du second. Les mouvements postsocialistes se battent pour l'égalité, mais comme prémisse, comme condition d'une politique de la différence. Selon Rancière la « police » contre laquelle les mouvements luttent, avant d'être une force répressive, est d'abord une « forme d'intervention qui prescrit le visible et l'invisible, le dicible et l'indicible1». Mais il me semble avoir montré que la lutte pour définir ce qui est dicible et visible ne peut pas se développer tant qu'on croit qu'il n'y a qu'un seul monde possible. C'est Bakhtine, plutôt que Rancière, qui nous révèle la nature et les formes de la lutte qui se développe autour du sensible, autour de ce qu'on dit et de ce qu'on voit. Cette lutte ne se contente pas de refuser la prescription « policière » du visible et de l'énonçable, mais invente une multiplicité de langues, de sémiotiques, de formes d'énonciation, qui sont autant de mondes sur lesquels la « police » n'a pas de prise. Le refus n'est jamais que le premier plan de la lutte, qui se déploie toujours en même temps sur un second plan où elle est résistance et invention. ***

En France, un des dispositifs les plus intéressants par lesquels les mouvements postsocialistes tiennent ensemble les deux plans d'action (de résistance contre le pouvoir et de déploiement de la multiplicité) est la «coordination». Celle

1. Ibid.

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des «intermittents et des précaires d'Ile-de-France», est la dernière et la plus aboutie des coordinations qui, depuis le début des années 90 (coordinations des infirmières, des étudiants, de cheminots, des chômeurs, des enseignants, etc.), organisent toutes les formes de lutte d'une certaine envergure. Or, il est impossible de penser et d'agir dans les coordinations sur la base d'une théorie de l'autonomie du politique, d'une approche marxiste plus classique ou tout simplement selon les règles des partis et des syndicats, régies par la logique d'un seul monde possible. En effet, dans les coordinations, les dynamiques de création et d'effectuation, d'action et d'organisation se déploient selon les modalités de la néomonadologie : l'action y est prolifération de mondes possibles et se soustrait à la fois au consensus et à la division d'un même monde partagé. Les intermittents ne résistent pas et n'agissent pas de la même façon que les ouvriers de la chaîne de montage fordiste. Et pour cause. Tandis que ces derniers étaient pris dans les filets de la coopération d'usine et de ses modalités disciplinaires, les intermittents vivent et travaillent dans le cadre de la coopération entre cerveaux et de ses modalités de contrôle. La puissance de l'industrie audiovisuelle et de l'industrie culturelle, par lesquelles les intermittents sont employés, est, comme nous le savons, une puissance de capture de la coopération entre cerveaux. Les intermittents constituent la partie la plus flexible, la plus précarisée et la plus pauvre de l'interface par laquelle ces industries imposent une «esthétique» qui est à la fois création et effectuation d'affects, de croyances, de désirs, et détermination de qui a droit et titre à créer et à reproduire. C'est une « esthétique» ignoble, comme nous l'avons vu dans le troisième 214

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chapitre, au sens où les «différents» désirs et croyances qu'elle crée et effectue sont, en réalité, des variations d'un même modèle majoritaire subordonné à la logique de valorisation du capital. Le refus, le « non » des intermittents (« on ne joue plus »), a fait basculer le rapport qu'ils entretenaient avec l'organisation de la société de contrôle. On passe d'un rapport ambigu (cynique et participatif, ou subi et révolté, mais toujours individuel !) à ce que nous avons appelé, à la suite de la théorie de l'événement, un rapport «problématique». Dans la coordination, toutes les forces de la coopération des cerveaux (la puissance d'agencement, de disjonction et de coordination des flux et des réseaux, la mobilité, la capacité de composer du nouveau, la création et l'effectuation des publics, etc.), au lieu d'être appropriées et exploitées par l'industrie de la communication et l'industrie culturelle, fonctionnent comme moteurs de la lutte. Mais ce renversement des dispositifs n'est que le commencement d'un autre processus imprévisible, risqué, ouvert: celui de la constitution de la multiplicité qui se réapproprie de ce que la société de contrôle exproprie et privatise : la cocréation et la coeffectuation de la coopération entre cerveaux. Revenons à la théorie de l'événement. La coordination est ce que l'événement de la lutte contre le protocole a rendu possible. Dans l'événement, on voit à la fois l'intolérable et les nouvelles possibilités qu'il enveloppe. La déstructuration de l'intolérable et l'articulation des nouvelles possibilités de vie ont une existence réelle, mais qui s'exprime seulement dans les âmes. La déstructuration de l'intolérable, en faisant un pas à côté des formes codifiées et convenues de la lutte syndicale (le rituel manifestation, assemblée, manifestation), 215

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s'exprime par l'invention de nouvelles formes d'action, dont l'intensité et l'extension s'ouvrent de plus en plus vers le harcèlement et le dévoilement de réseaux de commandement de la société-entreprise. Aux déréglementations de l'économie, du travail et des droits sociaux, fait face une déréglementation du conflit, qui suit l'organisation du pouvoir jusque dans les réseaux de communication, dans les machines d'expression (interruption des émissions de télévision, recouvrement des espaces publicitaires, interventions dans les rédactions des journaux, etc.), que les luttes syndicales classiques ont grand tort d'ignorer. Aux mobilisations monumentales des syndicats (grèves), concentrées dans le temps et l'espace, la coordination a couplé (sans les opposer) une diversification des actions (par le nombre de participants, la variation des objectifs) en « flux tendus » (par la fréquence et la vitesse de leur mise en place et leur exécution), qui laisse entrevoir ce que peuvent être des actions efficaces dans une organisation de la production capitaliste mobile, flexible, déréglementée et dans laquelle les machines d'expression sont constitutives de la «production». Si la déstructuration de l'intolérable doit inventer ses modalités d'action, la transformation des manières de sentir que l'événement implique n'est que la condition de l'ouverture à un autre processus, «problématique», de création et d'actualisation qui concerne la multiplicité. Le «problématique » est ce qui caractérise la vie et l'organisation de la coordination. Les subjectivités engagées dans la lutte sont prises entre le vieux partage du sensible qui n'est déjà plus et le nouveau qui n'est pas encore là, si ce n'est sous les modalités de la transformation de la sensibilité. La coordination n'est pas un tout collectif mais distributif. 216

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Elle est une architectonique, une cartographie de singularités, composée de networks et de patchworks (une pluralité de commissions et d'initiatives, des lieux de discussion et d'élaboration, des militants de groupes politiques et syndicaux, des réseaux d'affinités «culturelles et artistiques», des réseaux d'amitiés, une multiplicité de métiers et de professions, etc.), qui se font et se défont, avec des vitesses et des finalités différentes. Le processus de constitution de la multiplicité, qui s'amorce ici, n'est pas organique, mais polémique et conflictuel. Dans ce processus, il y a à la fois des individus et des groupes désespérément accrochés aux identités, aux rôles et aux fonctions que la « police » a modulés pour eux, et des individus et des groupes engagés dans un processus radical de remise en cause de ces mêmes modulations. Dans le foisonnement et la circulation de la parole, il y a des illuminations politiques fulgurantes et aussi des répétitions de croyances et de stéréotypes véhiculés par l'opinion publique. Il y a des manières de faire et de dire conservatrices et d'autres, novatrices, distribuées entre individus et groupes différents, ou qui traversent un même individu ou un même groupe. Le mot «précaire» ajouté à la dénomination d'«intermittents» de la coordination d'Ile-de-France, est celui qui a déchaîné le plus de passions et de prises de parole. Il y a ceux pour qui «précaire» c'est un fait, un constat (il y a autant, sinon plus, d'intermittents non indemnisés que d'intermittents indemnisés; le nouveau protocole, de toute façon, transforme 35% des indemnisés en précaires). D'autres l'assument joyeusement comme renversement de l'assignation du pouvoir (de la même manière que chômeur, érémiste, immigré, etc.), comme dénégation de la classification à 217

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laquelle ils sont acculés. D'autres encore, tétanisés par cette assignation aux contours indéfinis, négatifs, revendiquent l'identité rassurante de l'«artiste» ou du «professionnel du spectacle», qui sont tout autant des classifications, mais, dans leur esprit, positives. À l'artiste, au professionnel on peut s'identifier, tandis que « précaire » est une identification par défaut. Il y a aussi ceux pour qui le mot «précaire» est suffisamment ambigu, polysémique pour ouvrir à une multiplicité de situations qui débordent le «spectacle» et laissent suffisamment de possibilités pour des devenirs qui échappent aux classifications du pouvoir. D'autres encore revendiquent la « précarité existentielle » et dénoncent la « précarité économique». Il y a également ceux pour qui «précaire» désigne le lieu où les classifications, les assignations, les identités se brouillent (à la fois artiste et précaire, à la fois professionnel et chômeur, alternativement dedans et dehors, aux bords, aux limites), le lieu où les relations n'étant pas suffisamment codifiées, elles sont à la fois, et de façon contradictoire, source d'assujettissement politique, d'exploitation économique et d'occasions à saisir. « Précaire » est ainsi l'exemple même de la dénomination «problématique», qui pose de nouvelles questions et sollicite de nouvelles réponses. Sans avoir la portée universelle des noms tels qu'ouvrier ou prolétaire, elle joue, comme autrefois ces derniers, le rôle de ce qui excède, et par conséquent n'est nommable par le pouvoir que négativement. Tout le monde est d'accord pour dire qu'il faut neutraliser la précarité comme arme d'assujettissement politique et d'exploitation économique. La division s'opère sur les modalités et sur le sens de cette neutralisation et de ce qui peut venir après elle. 218

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On peut reconduire les questions que pose le mot «précaire» à des réponses toutes faites, ramener l'inconnu des situations problématiques qu'évoque la précarité au connu des institutions établies et de ses formes de représentation : le salariat, le droit au travail (emploi), le droit à la sécurité sociale indexée sur l'emploi, la démocratie paritaire des organisations patronales et syndicales. Ou bien on peut inventer et imposer de nouveaux droits, qui favorisent un nouveau rapport à l'activité, au temps, à la richesse, à la démocratie, qui existent seulement virtuellement, et souvent de manière négative, dans les situations de précarité. On voit que les questions économiques, les questions de régimes d'assurance et de représentation «sociale» sont immédiatement des problèmes de classifications politiques, qui renvoient à des processus de subjectivation différents : ou bien rentrer dans le moule déjà fabriqué de la relation capital-travail, en vivant l'art et la culture comme leur «exception», ou bien interroger la métamorphose du concept de travail et du concept d'art (ou de culture), et s'ouvrir aux devenirs que ces questions mêmes posent, en définissant autrement l'«artiste» et le «professionnel». On peut soit reconduire ce qui est «précaire», c'est-à-dire ce qui n'est pas encore codifié, au conflit institutionnalisé et déjà normé (dont fait partie aussi la révolution d'un bon nombre de révolutionnaires!), soit saisir la chance de construire des luttes pour des identités en devenir. Inventer des droits pour ce qui est mouvant est une action paradoxale du point de vue d'un seul monde possible, puisqu'elle implique à la fois le devenir et la permanence (l'être), la différence et la répétition. Situation qui devrait plutôt fasciner les « artistes ». C'est à ce moment qu'on peut constater 219

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que l'art et la culture n'existent pas, mais qu'existent des pratiques artistiques ou culturelles, et que par ces pratiques et sur ces pratiques on se divise. Si les pratiques artistiques divisent, les droits peuvent unir. Les droits sont la définition des conditions matérielles de l'égalité, les droits sont pour tous. Mais cette égalité n'est pas pour elle-même, elle n'est pas un objectif en soi. Elle doit être pour la différence, pour le devenir de tout le monde, autrement elle n'est que collectivisme, nivellement de la multiplicité, moyenne des subjectivités et subjectivité moyenne (majoritaire). L'égalité et la différence peuvent s'agencer de manière heureuse, si et seulement si elles se disent de la subjectivation quelconque, si elles se disent des identités mouvantes, fracturées, excentriques, nomades, si elles se disent du devenir de tout le monde. ***

Diverses manières de faire et diverses manières de dire s'expriment dans la coordination, et se développent comme des apprentissages ou des « expertises collectives » (comme disent les intermittents de la Cip-idf), qui font émerger les «objets» et les « sujets » politiques. Apprentissage et expertise qui, dès qu'ils fonctionnent, font proliférer les problèmes et les réponses. La production d'un modèle d'indemnisation des périodes chômées alternatif à celui proposé par le gouvernement est une de ces expertises qui, en partant des pratiques spécifiques des métiers du spectacle, interpellent l'organisation générale de nos sociétés. L'activité des intermittents est un agencement de tempora220

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lités hétérogènes: temps de création, temps de formation, temps de reproduction, non seulement matérielle, mais aussi spirituelle, et temps d'emploi. Des temps «pleins», des temps «vides», des temps de relations avec les publics et des temps de travail. La comptabilité nationale, la comptabilité des entreprises et de la sécurité sociale ne prennent en compte que le temps de l'emploi (selon une logique adaptée à l'usine d'épingles d'Adam Smith et aux fabriques décrites par Karl Marx). De plus, elles comptabilisent cette activité selon la mesure du temps employé par un entrepreneur, si bien que les autres temporalités (hors mesure chronologique) restent invisibles et sont appropriées gratuitement par les entreprises. On fait comme si ces autres temporalités n'existaient pas alors même que sans elles le temps employé n'aurait aucune consistance. Les intermittents ne s'interrogent pas seulement sur les dispositifs économiques et institutionnels qu'il faut inventer pour rendre possible l'agencement de ces temporalités hétérogènes, mais aussi et surtout sur les moyens de les développer et de les défendre contre l'avidité des entreprises et contre la logique majoritaire de constitutions des publics (contre la pollution des cerveaux1). Les intérêts particuliers, même salariaux (le modèle proposé par les intermittents prévoit la diminution des indemnisations pour les revenus les plus élevés, afin d'établir une mutualisation, une redistribution plus juste), sont subordonnés à la constitution des droits collectifs qui doivent garantir la possi-

1. À ce titre, les intermittents en lutte peuvent être décrits comme les praticiens d'une « écologie sociale et mentale » telle que la réclamait Félix Guattari dans Les Trois Écologies (Galilée, 1989).

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bilité pour tous de pérenniser les pratiques d'expression, de les rendre moins fragiles, d'augmenter leur autonomie. Le projet capitaliste ne met pas seulement en péril l'existence sociale des travailleurs, mais s'attaque aussi au sens, aux contenus de leur activité. La mutualisation est pensée non seulement à partir des risques sociaux, mais aussi en fonction des contenus de l'activité (ce sont, pour ainsi dire, des «risques» liés au sens). Le rapport entre garanties économiques et contenus de la production, qui, dans l'époque fordiste, avait été délaissé pour la seule revendication salariale, est ici mis, avec force, au centre de l'élaboration des dispositifs de la protection sociale. La dimension économique et la dimension du sens sont étroitement liées dans la conception du modèle qui doit défendre non seulement la mobilité économique (contre la discontinuité des revenus et des droits), mais aussi la mobilité liée à la création du possible. La justice sociale doit garantir aussi la capacité de créer du possible. La défense syndicale traditionnelle du « poste de travail » se limite à intervenir dans une production déjà codifiée, déjà définie par l'organisation capitaliste. Les intermittents, au contraire, introduisent un excédent, un surplus, un « trop »plein de virtualité, qui met en discussion les concepts mêmes de production et de travail. Le modèle de la coordination met en œuvre les conditions de ce que, dans le troisième chapitre, nous avions défini comme «activité libre», qui précède sa subordination à un entrepreneur et qui veut imposer ses propres nécessités. Le conflit porte ainsi directement sur le sens. La superposition de temps «pleins», de temps «vides», de temps de relations avec les publics, de temps d'emploi, n'étant pas l'exception mais la règle, implique un autre 222

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concept de la richesse et une autre pensée de sa distribution, qu'il faut inventer et expérimenter pour tout le monde. De plus, les modalités de construction du nouveau modèle, en interrogeant la légitimité de la division entre experts et non-experts, mettent aussi à l'épreuve le partage entre représentants et représentés : si les revendications et les propositions font preuve d'inventivité, c'est parce que la façon de les élaborer a dû elle-même être inventée. L'action de la coordination est une expérimentation des dispositifs de l'être ensemble et de l'être contre, qui à la fois répètent des procédures déjà codifiées de la politique et en inventent d'autres. Mais dans les deux cas il s'agit toujours de favoriser la rencontre des singularités et l'agencement des mondes différents. La forme générale de l'organisation n'est pas verticale et hiérarchique comme celle des partis et des syndicats, mais c'est celle d'un réseau distributif, où agissent des méthodes d'organisation et de prise de décision différentes qui coexistent et s'agencent de façon plus ou moins heureuse. L'assemblée générale fonctionne selon le principe du vote majoritaire, sans toutefois sélectionner des élites et des structures verticales et directives. Mais la vie de la coordination et des commissions se fait selon le modèle du patchwork distributif qui permet à un individu, à un groupe de lancer des initiatives et des nouvelles formes d'action de manière plus flexible et responsable. Cette forme d'organisation est infiniment plus ouverte que la forme hiérarchique à l'apprentissage et à l'appropriation de l'action politique par tout le monde. Le réseau est propice au développement d'une politique et d'une prise de décision minoritaires. Il est plus facile de critiquer en bloc ces apprentissages, ces 223

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expertises et ces dispositifs, en partant de l'universel de la politique et de ses impératifs, que de dire ce qui marche et ce qui ne marche pas (et pourquoi), dans leur façon de relier les différences dans un devenir commun qui les fasse proliférer au lieu de les codifier, qui soit capable de laisser flotter toujours une «réserve d'être», un virtuel, disponible à d'autres devenirs. La coordination a adopté une stratégie qui agit transversalement aux divisions instituées par la politique (représentants /représentés, privé/public, individuel/collectif, expert/nonexpert, social/politique, acteur/spectateur, salarié/précaire, etc.). Comment déjouer les divisions instituées ? En ce qui concerne, par exemple, l'opposition représentant/représenté, la coordination a choisi de ne pas avoir de représentant attitré, mais de faire de chacun de ses membres une expression singulière, et néanmoins légitime de toute la coordination. La remise en cause pratique des divisions instituées permet ainsi d'ouvrir un espace politique inédit, qui libère de nouvelles capacités d'action et de pensée, mais qui contient aussi ses propres pièges. L'ouverture de cet espace instituant alimente une tension entre l'affirmation de l'égalité proclamée par la politique (nous sommes tous égaux en droits), et les relations de pouvoir entre singularités qui sont toujours asymétriques (à l'intérieur d'une assemblée, d'une discussion, d'une prise de décision, la circulation de la parole, des places et des fonctions n'est jamais fondée sur l'égalité). On refuse les différences imposées par le pouvoir, mais on compose les différences entre singularités (sur ce deuxième plan, l'égalité ne peut être que la possibilité pour chacun de ne pas être séparé de ce qu'il peut, d'aller jusqu'au bout de sa puissance). On refuse la hiérarchie du pouvoir construite à 224

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partir du modèle majoritaire, mais on compose les relations asymétriques entre singularités, qui, «comme dans les mondes des artistes, où il n'y a point de rangs, mais des sites divers», sont incommensurables les unes avec les autres. C'est l'événement de la lutte contre le protocole et son effectuation dans l'agencement de la coordination qui créent la possibilité de franchir les frontières, de brouiller les divisions, les classifications et les assignations auxquelles nous sommes acculés. L'espace de la coordination fait se croiser la logique de l'égalité et la logique de la différence (liberté) en construisant leur relation comme problème, en essayant d'interroger les limites avec lesquelles le socialisme et le libéralisme les avaient considérées, pour cesser de les pratiquer séparément. La coordination est le lieu conflictuel de la mutation de la multiplicité (le lieu de passage de la multiplicité assujettie et asservie à une nouvelle multiplicité dont on ne peut pas mesurer les contours à l'avance) qui se fait sous l'égide de l'événement. ***

De façon plus générale, nous pouvons dire la chose suivante : la forme de l'organisation politique de la coopération entre cerveaux renvoie à l'invention, à l'expérimentation et à leurs modalités d'action, et non à une nouvelle forme de guerre. Nous sommes en train de vivre une situation de «guerre civile planétaire» et d'état d'exception permanent, mais la réponse à cette organisation du pouvoir ne peut se faire qu'en retournant (invaginant) la logique de la guerre dans une logique de la cocréation et de la coeffectuation. 225

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La logique de la guerre est celle de la conquête ou du partage d'un seul monde possible. La logique de l'invention est celle de la création et de l'effectuation des différents mondes dans le même monde qui évide le pouvoir en même temps qu'elle rend possible le fait qu'on cesse d'obéir. Ce déploiement et cette prolifération se heurtent à la réalité du pouvoir, mais se confrontent aussi à l'imprévisible et à l'imprédictible de la constitution de la multiplicité. Car constituer la multiplicité signifie prolonger des singularités dans le voisinage d'autres singularités, tracer une ligne de force entre elles, les rendre momentanément semblables et les faire coopérer, pour un temps, dans un but commun, sans pour autant nier leur autonomie et leur indépendance, sans les totaliser. Et cette action est, à son tour, une invention, une nouvelle individuation. La constitution de la coordination se fait selon des modalités qui renvoient à l'imprévisibilité de la propagation et de la diffusion de l'invention (par capture réciproque fondée sur la confiance et la sympathie), plutôt qu'à la réalisation d'un plan idéal, d'une ligne politique visant à la prise de conscience. Elle ne réussit que si elle exprime une puissance dans laquelle les singularités existent « une à une, chacune pour son propre compte». Elle se fait seulement si elle exprime une «somme qui ne totalise pas ses propres éléments». Le passage du micro au macro, du local au global ne doit pas se faire par abstraction, universalisation ou totalisation, mais par la capacité de faire tenir ensemble, d'agencer de proche en proche des networks et de patchworks. L'intégration globale n'est rien de plus que l'ensemble des intégrations locales: il n'est pas nécessaire d'adopter un point de vue 226

Résistance

et création

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postsocialistes

supérieur pour la réaliser. Par rapport à ces dynamiques de la forme-coordination, les instruments et les formes d'organisation du mouvement ouvrier sont largement insuffisants, puisque, d'une part, ils se réfèrent à la coopération de l'usine de Marx et Smith, et, d'autre part, parce qu'ils ne conçoivent pas l'action politique comme une invention, mais comme un simple dévoilement de quelque chose qui est déjà là, dont l'opérateur principal est la prise de conscience. L'action politique de ce qui reste du mouvement ouvrier (sous sa forme institutionnelle ou gauchiste) est encore et toujours dominée par la logique de la représentation et de la totalisation qui signifie exercice de l'hégémonie dans un seul monde possible (qu'il s'agisse de prendre le pouvoir ou de le partager). Le déploiement de la forme politique de la coopération des subjectivités quelconques requiert d'abord la neutralisation de ces manières de faire et de dire la politique. Où il y a hégémonie des formes d'organisation du mouvement ouvrier, il n'y a pas de coordination. Où il y a coordination, ces organisations peuvent en constituer une composante, mais en abandonnant leurs prétentions à l'hégémonie et en s'adaptant aux règles constitutives de la multiplicité (cette coexistence, on la voit aussi agir dans les formes d'organisation de la mobilisation contre la mondialisation néolibérale!). Si la forme-coordination est capable de composer des différences sans les détruire, les formes d'organisation héritées du mouvement ouvrier en sont incapables. Les manières de faire et de dire du mouvement ouvrier sont animées par la représentation, celles de la coordination par l'expression et l'expérimentation.

Les Révolutions du capitalisme ***

Les modalités d'organisation, de circulation de la parole, de prise de décision, etc., doivent beaucoup à l'investissement d'un grand nombre de femmes dans la vie de la coordination. C'est un autre trait caractéristique de la coordination par rapport aux formes traditionnelles d'organisation politique, qui a des conséquences immédiates sur la forme de la militance. Le militant des coordinations est celui qui s'engage et se dérobe à la fois. Le surgissement des mouvements postsocialistes ne peut pas être compris à la manière durkheimienne (selon les modalités « mystiques » du passage de l'individuel au collectif)- Comme nous l'a appris Tarde, dans toute création, il y a, à l'origine, des initiatives toujours singulières (de groupe ou d'individus), plus ou moins petites, plus ou moins anonymes. Ces initiatives opèrent une interruption, introduisant une discontinuité non seulement dans l'exercice du pouvoir sur la subjectivité, mais aussi et surtout dans la reproduction des habitudes mentales et des habitudes corporelles de la multiplicité. L'acte de résistance introduit des discontinuités qui sont des nouveaux commencements et ces commencements sont multiples, disparates, hétérogènes (il y a toujours une multiplicité des foyers de résistance). Dans les conditions de la coopération entre cerveaux, l'acte de résistance opère contre le pouvoir, mais doit être, en même temps, un acte de création, d'invention, qui opère sur le plan de la prolifération des possibles. Le militant des mouvements postsocialistes, plutôt que de renvoyer aux postures du guerrier ou de l'engagement reli228

Résistance et création dans les mouvements

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gieux, comme on l'a dit récemment face à la crise de la militance socialiste, assume plutôt les attributs de l'inventeur, de l'expérimentateur. Le militant s'engage et se dérobe de la même manière que ce dernier, puisqu'il doit lui aussi échapper, pour que son action soit efficace, à la chaîne des « habitudes et des imitations ambiantes » qui codifient l'espace de l'action politique. La fascination qu'exerce la figure du sous-commandant Marcos tient à ces éléments qui sont tous présents dans ses manières de faire et de dire. Dans une situation autrement contraignante que la nôtre, il s'affirme comme guerrier, comme commandant politique et militaire et, en même temps, par les mêmes gestes, par les mêmes mots, il se dérobe immédiatement à l'identité guerrière, il se défait de l'assignation au commandement et à la direction militaire et politique. La dénomination paradoxale de «sous-commandant» exprime la situation, propre à la création de quelque chose de nouveau, de subjectivation et de désubjectivation simultanées qui se présupposent et se relancent réciproquement. Dans la militance contemporaine, la dimension guerrière doit être retournée en force-invention, en puissance de créer et de réaliser des agencements, des formes de vie. Dans cette perspective, il peut y avoir continuité et circulation parfaite des dispositifs et des pratiques d'organisation politique et de subjectivation, sans aucune distinction entre premier, deuxième et tiers-monde. Pour le militant, comme pour l'expérimentateur, «le besoin de critique destructive existe aussi bien que le besoin de création inventive; mais le premier est au service du second, son esprit critique ne brise les liaisons habituelles d'idées que pour enrichir de leurs débris son imagination, 229

Les Révolutions du capitalisme

qui les emploie. Ce qu'il y a de particulier et d'essentiel, c'est qu'il aperçoit le premier nettement ce caractère inhérent à certaines notions, ou à certaines actions, de se contredire ou de s'entraver, et la possibilité inhérente à certaines autres actions ou notions d'être associées de telle manière qu'elles se confirment ou qu'elles collaborent1». Le militant n'est pas celui qui détient l'intelligence du mouvement, qui résume ses forces, qui anticipe ses choix, qui tire sa légitimité de sa capacité à lire et à interpréter les évolutions du pouvoir, mais c'est plus simplement celui qui introduit une discontinuité dans ce qui existe. Il fait bifurquer des flux de paroles, de désirs, d'images pour les mettre au service de la puissance d'agencement de la multiplicité; il relie des situations singulières entre elles sans se placer à un point de vue supérieur et totalisant. C'est un expérimentateur. Les intermittents disent: nous ne savons pas ce que c'est qu'«être ensemble» et «être contre» dans les conditions de l'incompossible, de la prolifération des mondes dans un même monde; nous ne savons pas quelles sont les institutions du devenir, mais nous convoquons ces questions par des dispositifs, des techniques, des agencements, des énonciations et ainsi nous les interrogeons et nous expérimentons. Les modalités classiques de l'action politique ne disparaissent pas (dans la coordination, comme nous l'avons déjà fait remarquer, il y a coexistence de différents principes d'organisation), mais sont subordonnées au déploiement de cette puissance d'agencement. La constitution de soi comme multiplicité n'est pas sacrifiée à la lutte contre les impératifs du pouvoir. Cette dernière ne pourra être efficace et avoir un sens que si 1. Gabriel Tarde, La Logique sociale, op. cit., p. 272.

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elle produit une subjectivation qui déploie, ici et maintenant, la coopération des cerveaux et sa prolifération minoritaire. Le militant propose des initiatives, est à l'origine de nouveaux commencements, non selon la logique de la réalisation d'un plan idéal, d'une ligne politique qui conçoit le possible comme une image déjà donnée à l'avance du réel, mais selon l'intelligence concrète de la situation de la multiplicité, qui l'oblige à mettre en jeu son identité même, sa vision du monde et ses moyens d'action. D'ailleurs il n'a pas d'autres choix, puisque toute tentative de totalisation, de généralisation homogénéisante, d'organisation hiérarchique, ou de constitution d'un rapport de forces exclusivement tourné vers la représentation, provoque la fuite et la décomposition de la multiplicité. La décomposition de la coordination commence aussi lorsque l'actualisation des agencements qui se sont manifestés comme possibles est bloquée ; lorsque la diffusion de l'invention ne trouve pas les conditions de sa propagation; lorsque les nouveaux rapports au travail, au temps, à la richesse, à la coopération, au sensible, qu'on avait aperçus, pour un court instant, dans les événements, n'effectuent pas les institutions capables de favoriser leur essor. Les âmes qui s'étaient ouvertes à l'événement se referment et se replient sur de vieilles subjectivations (l'artiste), sur de vieilles identités (les «professionnels du spectacle», terme qu'il faut entendre à ce moment-là suivant la signification que lui donnait Debord 1 ), sur d'anciens agencements. On ne pose plus

1. Cf. Guy Debord, La Société du spectacle, Buchet-Castel, 1967. C'était déjà l'ambiguïté terrifiante du slogan crié dans les manifs parisiennes du mois de juillet : « Nous sommes le spectacle. »

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Les Révolutions du

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de nouvelles questions et on donne de vieilles réponses. Mais l'événement insiste. D'autres subjectivités lui restent fidèles et continuent à tracer les conditions de son actualisation. La décomposition des coordinations est ce qu'attendent, penchés comme des vautours, les syndicats et les partis. Le nombre insignifiant de militants qu'ils arrivent à récupérer depuis que les coordinations existent est la mesure de l'abîme qui les sépare de la subjectivité quelconque. Abîme qui est « anthropologique » avant même d'être politique.

Le salariat comme étalon majoritaire « Poser le problème de la constitution dans l'espace européen signifie constitutionnaliser le devenir [...]. Peut-on constitutionnaliser le devenir? Ce n'est possible qu'en imaginant une constitution qui soit comme un logiciel, un ensemble de techniques prévues pour changer les règles au fur et à mesure que se modifie le contenu de leur application. Et la méthode générale est celle du privilège donné à la minorité. La minorité c'est la ligne de fuite le long de laquelle un réseau croît, se développe et devient. Dans le réseau le gouvernement des minorités est à l'ordre du jour. » Bifo (Franco Berardi).

Le fait politique décisif du XXe siècle a été la transformation progressive du salariat: s'il était un domaine d'expérimentation des dispositifs et des pratiques révolutionnaires, il est devenu le lieu de construction d'un modèle « majoritaire» pour l'ensemble des relations «productives» et «sociales». Le compromis fordiste de l'après-guerre entre État, patrons et 232

Résistance et création dans les mouvements

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syndicats a été l'instauration, comme nous l'avons vu dans le deuxième chapitre, du «travail salarié» comme étalon de mesure de l'ensemble des relations sociales. Le modèle du salariat, comme tout étalon majoritaire, a aussi ses oppositions et ses conflits : exploiteurs et exploités, patrons et salariés. La fonction première du modèle est précisément celle de définir et de codifier ces oppositions, ces conflits et leurs enjeux de façon à ce qu'ils existent et à ce qu'ils s'expriment au sein d'un même système majoritaire. Ce n'est qu'à ces conditions, face à des comportements relativement prévisibles, que la «régulation» des relations de pouvoir et la « planification » de la production peuvent avoir lieu. En guise de contrepartie à la participation des organisations du mouvement ouvrier à la construction de ce modèle majoritaire, les salariés ont obtenu le partage de gains de productivité et l'établissement progressif des droits du travail et des droits sociaux. Plus profondément, ce compromis a pu être mis au point parce que le mouvement ouvrier a toujours considéré le salariat (plus précisément la classe ouvrière) comme un étalon avec lequel mesurer les minorités (les pauvres, les paysans, les femmes, etc.) et la société dans son ensemble. Ce modèle de codification et de régulation a d'abord joué contre le devenir des ouvriers eux-mêmes (notamment les OS) et contre tous les devenirs des forces sociales qui étaient exclues ou subordonnées à l'étalon majoritaire (femmes, jeunes, personnes âgées, etc.). Mais c'est au moment où l'étalon salarial semble s'imposer qu'il commence à se défaire. Les mouvements de 1968, il faut bien le rappeler encore une fois, ont été une fuite des masses qui a produit des comportements (des ouvriers eux-mêmes, des femmes, des jeunes, etc.) non assignables et donc non maî233

Les Révolutions du capitalisme

trisables par les règles de la conflictualité établie et négociée par les syndicats, les patrons et l'État. Nous avons assisté à des réactions différentes face à cette défection moléculaire, devenue, depuis, irréversible: les patrons se sont cyniquement installés sur elle (alors qu'ils ne l'ont ni commencée ni inventée!), en la détournant et en l'exploitant à leur profit, tandis que les syndicats et les partis de gauche cherchent désespérément depuis quarante ans à combler les brèches, à colmater les fuites, en essayant de rabattre sur le salariat tout ce qui en fuit et le fait fuir, tout ce qui devient autre. Les patrons et l'État ont compris, bien avant les marxistes, que la capture de la multiplicité des activités, des agencements, des subjectivités, des dispositifs, des connaissances ne peut plus se faire exclusivement par la relation salariale. Les patrons, après 1968, ont très vite substitué à la « régulation», qui implique un compromis social et politique, la « modulation » qui s'appuie sur des dispositifs technologiques «impersonnels»: modulation financière, modulation productive, modulation communicationnelle, modulation juridique, modulation institutionnelle... Les syndicats et la gauche, au contraire, sont restés fidèles à la régulation et au compromis fordiste, pendant que patrons et État se dérobaient. Ainsi nous avons longtemps subi un cynisme de gauche qui, pendant presque trente ans, a joué la flexibilité externe (précarité, chômage, pauvreté), pour essayer, en pure perte, de conserver et sauvegarder une stabilité interne à l'étalon majoritaire salarial. Comment sortir du piège de ces deux modèles de la valeur-travail, différents mais convergeant dans la volonté d'assujettir nos vies (celui, cyniquement «innovant», de l'en234

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treprise et de ses formes de contrôle par modulation, et celui, cyniquement «nostalgique», du salariat et de ses formes de régulation par les disciplines) ? La seule possibilité nous semble celle de rester fidèles à un «changement dans l'ordre du sens » que l'événement de 1968 a porté avec lui, et dont nous avons parlé au tout début de notre travail. Cette fidélité consiste à ne plus concevoir le salariat comme modèle majoritaire mais comme une multiplicité de devenirs minoritaires. Le travail à temps partiel, la diffusion du travail précaire et intermittent (dont le chômage est un des moments), le travail des femmes, les différentes activités exercées dans la grande entreprise, le travail subordonné et le travail indépendant, qui dans beaucoup de cas perdent leur séparation étanche et s'hybrident, sont des situations qui révèlent le salariat comme multiplicité hétérogène. Même parmi les salariés à plein temps, les différences sont remarquables: les travailleurs pauvres (working poors) et les travailleurs qui investissent dans les fonds de pension sont dans la même situation juridique (CDI), mais pas du tout dans la même situation réelle. Tandis que les premiers ont un pied dans le salariat et l'autre dans la pauvreté, les seconds ont un pied dans le salariat et l'autre dans la finance. Le nombre relativement faible des premiers et des seconds n'empêche pas de constater la diversité croissante des situations. Le salariat est une hétérogénéité qui ne se définit pas exclusivement par son rapport de subordination à un employeur, mais aussi par la multiplicité des branchements avec son «dehors»: formation, finance, art, pauvreté, temps de vie, réseaux de communication, différences sexuelles, communautés des migrants, etc. 235

Les Révolutions du capitalisme

Le temps de travail requiert l'implication de ce « dehors ». Le salarié contemporain est celui qui amène avec soit l'hétérogénéité de ces temporalités dans l'entreprise. Les luttes (des chômeurs, des intermittents, des précaires), en partant de la nouvelle nature de l'activité, ouvrent des dynamiques qui renvoient aux logiques minoritaires de l'expression et de l'expérimentation, plutôt qu'aux représentations majoritaires de classe. Rendre une potentialité présente, actuelle, c'est tout à fait autre chose que représenter un conflit. Ces hétérogénéités ne peuvent pas être traitées par des politiques de recomposition qui renvoient à un sujet collectif (la classe, le salariat), mais par une politique qui expérimente, en partant à chaque fois du particulier, des solutions transversales qui mettent en communication l'intérieur et l'extérieur du salariat. La connexion révolutionnaire de ces différences n'est pas déjà anticipée par l'existence objective du salariat, mais doit être réalisée par l'invention et la mise à l'épreuve de sa dissolution. Les données statistiques sur la croissance des salariés empêchent de voir que les salariés contemporains ne renvoient pas à la coopération productive telle que la pensait Marx, mais à la coopération entre cerveaux. Elles cachent aussi le fait politique majeur que les salariés boudent les formes classiques de l'organisation du mouvement ouvrier puisqu'elles sont toutes constituées sur la norme majoritaire et débouchent sur des formes institutionnelles unificatrices et représentatives qui bloquent les devenirs. Le salariat, qui est traversé par la dynamique de ces nouvelles forces, n'agit plus comme une multiplicité qui se recompose en sujet majoritaire, mais comme une multipli236

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cité qui, en même temps qu'elle se lève contre les pouvoirs ou qu'elle se coordonne pour augmenter sa puissance, s'engage dans des devenirs qui concernent la vie dans son ensemble. Le devenir minoritaire est ce qui est transversal aux statuts juridiques, économiques et politiques dans lesquels nous sommes pris. Ce n'est qu'à travers un tel devenir minoritaire que les différences peuvent communiquer à l'intérieur du salariat comme en dehors, sans reconstituer un étalon majoritaire. Les luttes des intermittents sont un bon exemple de ce que sont aujourd'hui les luttes « salariales », de la même manière que la coordination est un bon exemple d'une institution minoritaire, d'une institution du devenir. ***

Comment transformer l'impuissance du salariat, dans les conditions de la production actuelle, en puissance pour les devenirs minoritaires de la multiplicité ? Cela ne peut pas se faire sans penser des conditions institutionnelles et des conditions économiques qui soient fidèles à l'événement de la démocratie du devenir. Une de ces conditions économiques et institutionnelles est aujourd'hui le revenu et la continuité des droits face à la discontinuité de l'emploi. Si le salaire a joué un rôle central dans la constitution du modèle majoritaire et de ses formes d'organisation totalisatrices, le revenu est une des conditions indispensables à l'invention des devenirs et à la construction de touts distributifs qui les organisent (et cela pour les salariés eux-mêmes). Les conditions économiques d'un devenir minoritaire « pour tous » ne peuvent pas être assurées par un régime sala237

Les Révolutions du capitalisme

rial, mais seulement par une politique du revenu, puisque le salariat, comme tout modèle majoritaire, fonctionne selon la logique de l'inclusion/exclusion. Mais pour que le «revenu pour tous » puisse fonctionner comme condition du devenir de toute singularité, on ne doit pas le concevoir seulement comme une mesure de justice sociale ou l'organiser uniquement comme nouvelle norme de redistribution de la richesse produite socialement. Le revenu pour tous doit aussi et surtout être considéré comme une véritable innovation institutionnelle, à la fois condition de création et d'expérimentation du devenir de tout le monde. C'est seulement de cette façon qu'il pourra se distinguer d'une nouvelle politique néolibérale (impôt négatif ou revenu minimum), c'est-à-dire se distinguer d'une nouvelle forme de contrôle social. Le revenu garanti, en rémunérant non seulement le temps employé mais l'hétérogénéité des temporalités dont est composée l'activité, ouvre l'espace de la politique comme mise à l'épreuve non seulement du travail, mais aussi de la vie. Avec la question du revenu, nous sommes confrontés, comme avec le concept d'«identité post-identitaire», à une situation paradoxale, mais extrêmement intéressante : «institutionnaliser le devenir, selon l'expression heureuse de Franco Berardi. Constitutionnaliser le devenir signifie, selon ce dernier, inventer un ensemble de « règles », de dispositifs, d'institutions, prévus pour changer au fur et à mesure que se modifie le contenu de leur application ; prévus pour changer au fur et à mesure que de nouveaux possibles se créent et s'actualisent. Déconnecter le revenu du travail (salarié, indépendant, précaire, etc.), le déconnecter de l'assistance (chômage, pau238

Résistance et création dans les mouvements

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vreté, etc.), signifie arracher la multiplicité aux deux modèles de subjectivation majoritaires auxquels nous sommes assujettis : l'entreprise et le salariat. Financer l'entreprise ou l'emploi signifie financer les étalons majoritaires dominants et leur logique de pouvoir: modulation ou discipline. Le revenu pour tous implique des institutions du welfare, qui ne fonctionnent pas pour la « reproduction » du salariat et des différentes minorités assujetties, mais pour la « répétition » du devenir minoritaire de la multiplicité. Le revenu pour tous est un bon exemple d'institution du « bien commun». Dans la coopération des subjectivités quelconques, ce qui est commun à tous, c'est l'expérience du devenir, mais les devenirs eux-mêmes sont hétérogènes, multiples, et bifurquent. La différence (le devenir) et la répétition (le commun) se présupposent et se relancent l'une l'autre. Bloquer l'agencement sur l'un des deux pôles signifie interrompre le devenir, avorter l'expérimentation, clore la mise à l'épreuve, imposer des formes de subjectivation codifiées. Le moléculaire n'est rien sans le molaire, mais ce dernier, sans le devenir, s'actualisera toujours dans un modèle majoritaire. En somme, le processus de constitution de la multiplicité doit être en même temps un processus de multiplication des devenirs, un processus de prolifération des mondes possibles, puisqu'au moment même où les singularités se coordonnent (contre le pouvoir ou pour exprimer, ensemble, plus de puissance), elles suivent et inventent des devenirs différents. L'affirmation de ce qui est en commun est immédiatement un processus de bifurcation des mondes possibles.

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Les Révolutions du capitalisme

Majorité/Minorités Le couple conceptuel majorité/minorités rend compte d'un assujettissement que le concept marxiste d'exploitation ne permet pas de saisir. Cependant, comme le concept d'exploitation, le couple majorité/minorités définit par un même dispositif deux mouvements hétérogènes : la constitution de la multiplicité en majorité et la constitution des minorités comme formes de résistance et de création de la même multiplicité Mais tandis que l'exploitation est un dispositif dialectique, le modèle majoritaire est un dispositif différentiel : le couple exploiteur/exploité est symétrique, tandis que le couple majorité/minorités est asymétrique. Les différences entre les deux dispositifs sont alors remarquables. Les classes sont définies d'avance par la structure, tandis que majorité et minorités ne préexistent pas à leur constitution. Les dualismes de classe sont inscrits dans le mode de production, tandis que majorité et minorités sont toujours une singularisation événementielle de la multiplicité. L'exploitation renvoie à l'essence des sujets engagés, le modèle majoritaire au contrôle de leur devenir événementiel. Avec le concept d'exploitation, nous savons à l'avance ce qui est bon (les ouvriers) et ce qui est mauvais (les capitalistes), tandis qu'avec le modèle majorité/minorités nous sommes confrontés à l'incertitude et à l'imprévisibilité de ce

1. De la même manière, le concept d'exploitation définit la production du capital (il est le concept de la constitution de la survaleur) et la production de ce qui détruit le capital (il est le concept de la constitution du prolétariat). 240

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qui est bon et ce qui est mauvais (une minorité peut très bien se transformer en majorité ou, autre possibilité, être subordonnée à une majorité - ce qui arrive, par exemple, à une partie du mouvement homosexuel masculin). Il ne s'agit pas, comme nous l'avons dit tout au long de ce travail, d'opposer une relation de pouvoir à une autre. Le modèle majorité/minorités ne se substitue pas à l'exploitation, mais il se superpose à cette dernière, en mettant en œuvre des manières de faire tenir ensemble la multiplicité qui sont plus mobiles, plus plastiques que les relations de pouvoir des sociétés disciplinaires, aussi bien du point de vue du pouvoir que du point de vue de la résistance. Deux exemples peuvent éclairer l'efficacité, la pertinence et l'élégance du dispositif conceptuel élaboré par Deleuze et Guattari. Le premier exemple montre les limites d'une pensée qui n'utiliserait que le concept d'exploitation pour penser le rapport entre le pouvoir du capital et les travailleurs. Les travailleurs sont pris dans un rapport d'exploitation lorsqu'ils vendent leur force de travail à un entrepreneur, mais ils se trouvent impliqués dans une dynamique majoritaire, lorsque, par exemple, leurs revenus sont investis dans des fonds de pension. Plusieurs fonds de pensions américains, et parmi les plus dotés en capitaux, sont, en réalité, de véritables mutuelles «ouvrières», qui participent à la constitution du modèle majoritaire avec lequel la finance capture les flux de richesse et l'activité sur la planète entière. La logique financière, qui fonctionne selon le principe majoritaire de l'opinion et non selon celui de l'exploitation, brouille les frontières de classe, en déterminant des nouvelles divisions entre ceux qui profitent et ceux qui subissent l'accumulation du 241

Les Révolutions du capitalisme

capital. Les lignes de partage ne sont pas les mêmes dans le cas de l'exploitation et dans celui de la majorité. Les salariés qui investissent leurs revenus de cette façon constituent, avec d'autres détenteurs de revenus, une multiplicité qu'ils contribuent à imposer comme majorité (une mauvaise multiplicité). Cela ne doit pas nous surprendre, puisque, comme nous l'avons appris de Tarde, les singularités peuvent participer à différents publics et groupes à la fois (l'incompossible n'est pas régi par la logique de la contradiction). L'exploitation des salariés est tout aussi réelle que leur participation à la majorité financière. S'agirait-il alors d'une aristocratie ouvrière qui a trahi la classe? Dans le monde de la prolifération des différents mondes possibles, il faut changer de vocabulaire, nous suggère Isabelle Stengers. Avec ses mots, nous pouvons dire que les salariés qui investissent dans les fonds de pension ne sont pas «coupables», mais ils sont «empoisonnés ou envoûtés» par la finance, tout comme nous tous sommes empoisonnés ou envoûtés par la pub, le marketing, la télévision, etc. Nous avons déjà longuement souligné combien il est impossible de distinguer l'agencement d'expression de l'agencement corporel; nous avons essayé de démontrer qu'on ne peut pas penser l'économie sans penser d'abord le marketing, la publicité, l'opinion publique, etc., c'est-à-dire sans prendre en compte des dispositifs qui fonctionnent selon la dynamique conflictuelle de la majorité et des minorités et non selon celle de l'exploitation. Nous allons voir maintenant, avec le deuxième exemple, comment le modèle majoritaire surdétermine l'activité d'une des plus importantes et des plus riches industries du capitalisme contemporain : l'industrie pharmaceutique. 242

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Philippe Kourilisky, directeur général de l'Institut Pasteur, nous fait remarquer qu'un des obstacles majeurs à la circulation et à la production des médicaments, dont l'absence est la cause de la mort de millions de personnes sur la planète, n'est pas seulement d'ordre économique et ne dépend pas non plus uniquement des lois de la propriété intellectuelle. Parmi les obstacles qui empêchent de satisfaire la demande mondiale de santé, il y a aussi, aussi surprenant que cela puisse paraître, la (bio)éthique. Les pouvoirs des agences telles que la FDA aux États-Unis et l'EMEA en Europe, qui fixent les standards qui règlent la recherche, le développement et la fabrication des médicaments et des vaccins, ont une « forte connotation éthique, puisqu'ils sont censés protéger la sécurité de personnes 1 ». Ces standards, fruit de « la logique sécuritaire des pays occidentaux», font augmenter tellement les prix de recherche et de développement que les «pays pauvres, incapables, d'atteindre les standards appropriés, s'interdisent souvent, même s'ils ne sont pas strictement empêchés, de produire pour euxmêmes». Selon Kourilisky, la bioéthique est devenue un véritable lieu de pouvoir. Sa logique est celle de la majorité (pays riches) qui subordonne des minorités (pays pauvres) à son étalon de mesure (standard réglant la recherche et le développement). «La mondialisation réglementaire va de pair avec la mondialisation de l'éthique. » Les partisans de l'éthique universalisante s'opposent aux tenants d'éthiques

1. Philippe Kourilisky, «L'éthique du Nord sacrifie les malades du Sud», Le Monde, 8 février 2004. Toutes les citations qui suivent sont extraites de cet article.

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adaptées aux situations locales. Les premiers rejettent radicalement toute idée d'un «double standard», qui permette de produire un médicament aux normes non occidentales (ou, par exemple, d'utiliser des vaccins avec lesquels les habitants de l'Occident ont été vaccinés jusqu'aux années 60 et qui ne correspondent plus aux normes actuelles fixées par les agences). «Ainsi standards réglementaires et éthique universalisante se conjuguent au détriment des pays pauvres [...]. Et de quel droit voulons-nous exporter nos normes, notre jugement, notre éthique des pays riches à ceux qui manquent de tout ou presque tout ? » Ce n'est pas en considérant la simple logique économique, ni en analysant exclusivement la prédation organisée par la propriété des brevets, qu'on peut rendre compte de cette situation. Là encore, l'expropriation est le produit de l'agencement de logiques différentes, répondant à des finalités hétérogènes, qui se superposent et se composent ou se décomposent de façon plus ou moins cohérente. Contrairement à ce que pense Rancière, la philosophie de la différence ne fait donc pas l'économie du «négatif», mais elle le redéfinit à la hauteur du concept de multiplicité et de ces dynamiques différentielles de refus et de création. Le «négatif», pour une multiplicité, ne peut être pensé qu'avec le couple conceptuel majorité/minorités

1. En revanche, le concept de multitude, s'il permet de penser « un ensemble de singularités », semble incapable de définir un principe interne à la dynamique de la multiplicité qui soit à même de nommer la «division», le «négatif» de manière non dialectique. En effet, lorsqu'il s'agit de nommer ce principe, au lieu d'interroger la relation entre différents dispositifs de pouvoir et de subjectivation, on applique à la multitude des dispositifs qui concernent les classes (on parle de «classe de multitude»). 244

Résistance et création dans les mouvements

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Bien sûr, rapports de classes et rapports de majorité à minorités coexistent, mais ce sont les seconds qui deviennent de plus en plus englobants et qui commandent, remodèlent et subordonnent les premiers, nous contraignant à repenser la résistance hors des chemins tracés par le mouvement ouvrier.

Vivant, résistance et pouvoir « Telle que vous la comprenez, cependant, la résistance n'est pas uniquement une négation : elle est un processus de création ; créer et recréer, transformer la situation, participer activement au processus, c'est cela résister. [...] Oui, c'est ainsi que je définirais les choses. Dire non constitue la forme minimale de résistance. Mais naturellement, à certains moments, c'est très important. Il faut dire non et faire de ce non une forme de résistance décisive. » Michel Foucault. Les concepts de vivant, de résistance et de pouvoir changent selon l'ontologie avec laquelle ils sont énoncés. Le marxisme a pensé le vivant, la résistance et le pouvoir selon une ontologie du rapport sujet/objet, en traduisant cette dernière en politique sous la forme du rapport d'exploitation capitaliste/ouvrier. Selon cette tradition, le vivant se présente comme travail («travail vivant»), c'est-à-dire comme producteur du monde et de l'histoire. Le pouvoir est le dispositif qui opère la métamorphose du «vivant» en son contraire: en travail «mort». Le sujet s'objective, se réifie 245

Les Révolutions du capitalisme

dans un produit, une œuvre, et il devient ainsi l'esclave de ce qu'il a lui-même produit. Pour redevenir vivant, pour être maître à nouveau de son destin, pour s'affirmer comme sujet de l'histoire, il doit opérer un renversement de la réification : la révolution, c'est le renversement du renversement, c'est la subjectivation du travail mort, la métamorphose de l'objet et du sujet. Dans la modernité, comme nous l'avons vu, il y a une autre tradition qui pense l'architectonique du monde, selon la définition de Mikhaïl Bakhtine, comme relation entre moi et l'autre. La relation entre moi et l'autre ne doit pas être comprise comme une relation entre un sujet et un objet, ni comme une relation entre sujets, mais comme relation événementielle entre «mondes possibles». L'autre n'est ni un objet ni un sujet, mais l'expression des mondes possibles. Que deviennent les rapports entre vie, résistance et pouvoir, si on ne les pense plus à partir de l'ontologie du sujet mais à partir de la relation événementielle entre moi et l'autre? C'est la lecture de Foucault qui peut nous l'apprendre. Foucault, en effet, dans sa dernière et définitive théorie du pouvoir, définit le pouvoir comme action sur des actions possibles, comme capacité de conduire les conduites possibles des autres. L'appréhension des relations de pouvoir comme capacités de constituer, de définir les conduites possibles des autres, nous permet de revenir sur les enjeux des pratiques, des dispositifs, et des techniques de pouvoir que nous avons vus à l'œuvre dans la forme-coordination, dans les mouvements de femmes et dans les luttes contre la globalisation néolibérale. Au début des années 80, Foucault distingue trois concepts différents que lui-même confondait jusque-là dans une 246

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même catégorie de pouvoir: les relations stratégiques, les techniques de gouvernement et les états de domination ^ Les relations stratégiques ont une extension extrêmement grande dans les relations humaines et ne doivent pas être confondues avec une structure politique, un gouvernement, une classe sociale dominante, etc. Elles constituent un faisceau de relations de pouvoir qui s'exercent entre individus au sein d'une famille, d'une relation pédagogique, communicationnelle, amoureuse, etc. Elles sont des jeux de pouvoir infinitésimaux, mobiles, réversibles, instables qui permettent aux différents partenaires de mettre en place des stratégies pour modifier les situations. Pour Foucault, les relations stratégiques n'ont donc aucune connotation négative. Exercer, par exemple, du pouvoir sur l'autre à l'intérieur d'une relation sexuelle ou amoureuse, où l'un essaie de dicter la conduite de l'autre, où l'un agit sur les actions possibles de l'autre, au sein d'un jeu stratégique ouvert, dans lequel les choses pourront se renverser, « fait partie de l'amour, de la passion, du plaisir sexuel». Si le pouvoir est défini comme la capacité de structurer le champ d'action possible de l'autre, alors, pour penser son exercice, il faut présupposer que les forces engagées dans la relation, sont virtuellement «libres». Le pouvoir est un mode d'action sur des «sujets agissants», «des sujets libres, en tant qu'ils sont libres». Dans ce cadre, que les sujets soient libres signifie qu'ils «ont toujours la possibilité de changer la situation, que cette possibilité existe toujours». Les états de domination, en revanche, sont caractérisés par 1. Cf. Foucault, «Deux essais sur le sujet et le pouvoir», in Dits et Écrits, vol. II, Gallimard, «Quarto», 2001.

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le fait que le rapport stratégique s'est stabilisé dans des institutions qui limitent, figent et bloquent la mobilité, la réversibilité et l'instabilité de l'action sur une autre action. Les rapports asymétriques que toute relation sociale contient sont ainsi cristallisés et perdent la liberté, la fluidité et la réversibilité des relations stratégiques. Les syndicats, les partis politiques et les institutions étatiques, bien qu'ils revendiquent leurs procédures comme démocratiques, figent et bloquent préalablement les modalités par lesquelles les individus essaient de mener les conduites des autres, de telle façon qu'il est presque impossible de mettre en œuvre des stratégies qui les modifient. Entre les relations stratégiques et les états de domination, Foucault place les technologies ou techniques de gouvernement, c'est-à-dire l'ensemble des pratiques par lesquelles on peut «constituer, définir, organiser, instrumentaliser les stratégies que les individus, dans leur liberté, peuvent avoir les uns par rapport aux autres1». Ce que ces techniques gouvernent, c'est la relation à soi et la relation aux autres. Pour Foucault, les techniques de gouvernement jouent un rôle central dans les relations de pouvoir, parce que c'est à travers elles que les jeux stratégiques peuvent être fermés ou ouverts, c'est par leur exercice qu'ils se cristallisent et se fixent en relations asymétriques institutionnalisées (états de domination) ou dans des relations fluides et réversibles, ouvertes à l'expérimentation de subjectivations qui échappent aux états de domination. L'action politique doit donc se concentrer sur les techniques de gouvernement, et elle a deux finalités majeures :

1. Ibid., p. 728.

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1. Permettre de jouer les relations stratégiques avec le minimum possible de domination en se donnant des règles de droit (des nouveaux droits). 2. Augmenter la liberté, la mobilité et la réversibilité des jeux de pouvoir car ils sont les conditions de la résistance, de la création et de l'expérimentation des rapports aux autres et à soi. L'idée de «techniques de gouvernement» nous aide à penser d'une autre manière la nouveauté des dispositifs que nous avons vus à l'œuvre dans les coordinations, dans les mouvements postféministes ou dans les mobilisations contre la mondialisation néolibérale. Les techniques de gouvernement qui organisent des états de domination (comme le marketing, le management dans l'entreprise, la «gouvernance» mondiale ou le workfare) ne sont pas les seules techniques de gouvernement possibles. En effet, il peut aussi exister des techniques de gouvernement qui tracent des lignes transversales aux relations stratégiques et aux états de domination. S'il est illusoire de croire qu'il peut y avoir des relations sociales sans relations de pouvoir, on ne peut pas non plus croire que les états de domination sont inévitables. C'est une question de techniques, si on envisage ces techniques comme des constructions collectives. Penser l'action politique comme construction de techniques de gouvernement de soi et des autres permet de rendre « problématiques » à la fois les relations stratégiques et les états de domination, de faire des uns et des autres des enjeux politiques, et de créer ainsi les conditions pour les transformer. Ces techniques sont les moyens mêmes de ce questionnement; elles sont le lieu même de l'expérimentation. Expérimenter, transformer la situation, ne se fait ni 249

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dans l'extériorité des relations stratégiques ni dans l'intériorité des états de domination, mais en traçant une ligne de fuite «entre» les deux, par des techniques et des dispositifs qui empêchent les états de domination de fermer tout espace de création des possibles, et donnent aux relations stratégiques une nouvelle mobilité, une nouvelle réversibilité. Réversibilité qui n'est pas assurée par la transcendance de la loi et du droit, par l'affirmation catégorique de l'égalité, mais par l'action des institutions mouvantes et nomades, par exemple, les coordinations. Ces nouvelles institutions brouillent les divisions et les assignations du pouvoir établi et permettent de se soustraire aux alternatives dichotomiques (ou dialectiques) dans lesquelles nous sommes pris (homme/femme, capitaliste/ouvrier, citoyen/étranger, travailleur/chômeur, etc.). Cet espace «entre» la microphysique du pouvoir et les institutions de domination (espace qui n'est pas donné, mais qu'il faut inventer, construire, entretenir) est propice à une politique du devenir, de la création, à l'invention des nouvelles formes de subjectivation. Foucault, Deleuze et Guattari, nous disent au bout du compte que si l'on veut penser et pratiquer la politique de la multiplicité, il faut partir de ces espaces, de ces lignes, tracées à chaque fois de manière singulière entre le molaire et le moléculaire, entre les relations de domination et les relations stratégiques. C'est exactement ce que font les mouvements et ce à quoi se refusent les institutions molaires (de droite ou de gauche). Et c'est le seul moyen pour construire des relations sociales qui aient un autre horizon que celui de la guerre.

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Le régime de guerre Les sociétés de contrôle portent en elles un paradigme de la guerre très différent de celui qui caractérisait les sociétés disciplinaires. Ce nouveau régime de guerre dans lequel nous vivons désormais est une conséquence et une réponse directe à la dynamique par laquelle nous avons défini la coopération entre cerveaux. Le paradigme de la différence et de la répétition se fonde sur le pouvoir de création des possibles, sur l'ouverture différentiante qui détermine un état d'imprévisibilité, d'incertitude, d'indétermination, de vide qui mine profondément le système politique et économique. L'origine du régime de guerre (aussi bien interne - politiques sécuritaires — qu'externe — guerres impériales) dans lequel nous vivons est, selon notre hypothèse, à chercher ici. Le capitalisme est incapable d'intégrer l'événement autrement qu'en le considérant comme exception, ce qui revient, dans les sociétés de contrôle, à proclamer constamment un état d'exception guerrier. Le problème était nettement plus circonscrit dans les sociétés disciplinaires : elles étaient des sociétés de reproduction qui, en emprisonnant le «dehors», géraient les événements (et l'incertitude qui en découle) comme des «exceptions». Aussi bien au niveau politique qu'économique l'invention, l'innovation, la rupture des habitudes, des règles, des normes constituaient une situation «exceptionnelle» délimitée dans le temps. La production économique était interrompue par l'éruption périodique de crises, de la même façon que le système politique était interrompu par l'éruption périodique de 251

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situations exceptionnelles, appelées aussi «révolutions». Marx, avec un point de vue lié au XIXe siècle, prétendait mesurer et anticiper la périodicité des cycles économiques et souhaitait joindre ces ruptures aux interruptions du cours du temps politique. En somme, l'événement qui se montrait comme crise économique et crise politique alternait avec des périodes plus ou moins longues de croissance économique (paix économique) et de stabilité politique (paix politique). La naissance des sociétés de contrôle correspond à la rupture de ces cycles et rend manifeste l'incapacité ou la difficulté du capitalisme à composer avec l'événement. Les œuvres de Schmitt et de Schumpeter sont comme des symptômes de cette incapacité: avec eux émerge une conscience très aiguë du renversement du rapport entre reproduction et création, entre norme et exception, entre invention et routine qui était en train de s'affirmer dans les sociétés occidentales. Au moment où Schumpeter et Schmitt écrivent, nous sommes dans la première moitié du XXe siècle, où, selon nos hypothèses, les sociétés de contrôle se déploient déjà selon leur logique propre: le dehors ne peut plus être enfermé, il doit être régulé en tant que tel. Comment le capitalisme peut-il réguler ce dehors, comment peut-il intégrer la dynamique de l'événement? Schumpeter et Schmitt essaient de réaliser cette régulation et cette intégration au sein de leurs théories. L'événement, l'invention, la création des possibles, les situations de crises, c'est-à-dire l'agencement de la différence et de la répétition, sont pensés par Schumpeter comme fondement du phénomène économique et par Schmitt comme le propre de l'action politique. Les deux savants de langue allemande essaient de prendre en compte l'événement pour penser le droit et l'économie en 252

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déplaçant la question du pouvoir du gouvernement à la décision, et la question de l'économie de la division du travail à la gestion de l'innovation. L'événement, la création de possibles, l'invention, comme nous le savons, suspendent les normes et les règles établies (dans l'économie comme dans le droit), en ouvrant au vide de l'événement, à l'indécidable de son actualisation et à l'hétérogène des fins qui peuvent être réalisées. Schumpeter prétend maîtriser théoriquement ce vide, cette incertitude, cette imprévisibilité, en en faisant le moteur de l'économie. Il ne définit pas la richesse, à la différence de l'économie classique et néoclassique, en fonction du travail ou de l'utilité, mais en fonction de l'invention, de la rupture innovante des routines économiques. La production d'une plus-value dépend de l'événement, mais celui-ci ne concerne pas directement l'économie. L'invention vient du dehors, de la puissance de création de la société. L'entrepreneur est celui qui décide de l'état d'exception économique, en s'appropriant l'invention pour l'insérer dans le processus économique en tant qu'innovation. L'esprit du capitalisme n'est plus représenté par le pouvoir de rationalisation et par la morale protestante, mais prend, sous la plume de Schumpeter, des couleurs nietzschéennes. Schmitt, de son côté, sent très fortement que la stabilité relative des systèmes politiques des sociétés disciplinaires est profondément minée par la «libération» du dehors, par l'agencement de la différence et de la répétition. Le système du droit et de la légalité ne peut pas faire face à l'événement, puisque le droit et la légalité ne peuvent se dire que de ce qui existe déjà. Comment la loi peut-elle agir sur le réel si ce dernier advient avec l'événement? Comment produire une 253

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norme sur quelque chose qui est en train de se faire, dont la réalisation est incertaine, risquée, imprévisible? Une norme peut-elle s'exercer sur l'imprévisible de l'événement? Le pouvoir ne peut assurer ses emprises sur le réel que si tout n'est pas continuellement (même seulement virtuellement) en changement, en évolution, en train de se faire et de se défaire. Schmitt prétend maîtriser théoriquement le vide politique que l'événement porte avec lui, en envisageant la décision sur l'état d'exception comme inclusion de l'événement au fondement même du droit. L'état d'exception et la décision sur cet état deviennent le propre de l'action politique : c'est le « souverain qui doit décider de l'état d'exception». Comment dompter l'événement? Selon Toni Negri, la démocratie s'était dotée du dispositif du pouvoir constituant, pour faire face aux situations exceptionnelles, aux crises, à l'événement politique. Mais le pouvoir constituant rentre encore dans la catégorie de l'exception et du provisoire qu'il faut limiter dans le temps. Il ne peut valoir que comme un pouvoir extraordinaire. « Le temps propre au pouvoir constituant, ce temps doté d'une prodigieuse capacité d'accélération, temps de l'événement, temps où la singularité accède à la généralité, il faudra l'enclore, le retenir, et le ramener dans les catégories du droit, le réduire à la routine administrative1. » En même temps qu'ils reconnaissent l'événement comme problème du XXe siècle, aussi bien Schumpeter que Schmitt pensent pouvoir maintenir l'événement dans le statut d'exception, et sauver ainsi les deux institutions fondamentales du capitalisme : l'économie et le droit. Mais aussi bien Schumpeter que Schmitt saisissent le fait que les figures de l'entrepreneur et du l.Toni Negri, Le Pouvoir constituant, PUF, 1997, p. 3.

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souverain sont destinées à décliner de façon irréversible. L'entrepreneur, selon Schumpeter, va être évincé par le processus de rationalisation, qui réduit l'innovation à une routine intégrée dans la logique du big business, gérée par des « teams de spécialistes», selon les modalités du «prévisible et du contrôlable». Et l'État, à travers lequel le souverain exprimait sa décision, est destiné, selon Schmitt, à perdre sa force et sa légitimité : « l'État comme modèle de l'unité politique, l'État comme titulaire du plus extraordinaire de tous les monopoles, le monopole de la décision politique, est en train d'être détrônisé1». Mais c'est l'émergence de la multiplicité qui est à l'origine de la crise de l'économie et du droit. Ce que Schumpeter ne saisit pas, c'est que l'entrepreneur ne disparaît pas à cause des progrès de la rationalisation et de la grande entreprise, mais parce que la création et la réalisation du nouveau sont le fait de l'action de la multiplicité. De la même manière, ce qui échappe à Schmitt, c'est que l'unité politique est minée par les forces centrifuges et décentralisatrices, qui ne se laissent plus réduire à la totalisation, à la synthèse et à l'unification du concept de peuple. La dynamique de l'événement et de la multiplicité est indigeste pour le capitalisme. Agamben a dernièrement eu le mérite d'attirer l'attention sur le concept d'état d'exception et sur le débat qui a eu lieu autour de ce concept entre Benjamin et Schmitt 2 . Walter Benjamin affirmait déjà, dans les années 40, que pour les «opprimés» l'«état d'exception est la règle 3 ». Il anticipait

1. C. Schmitt, La Notion de politique, Calmann-Lévy, 1972. 2. Giorgio Agamben, État d'exception, Éd. du Seuil, 2003. 3. Walter Benjamin, «Thèses sur le concept d'histoire», in Œuvres, vol. 3, Gallimard, «Folio», 2002.

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ainsi ce qui est devenu l'actualité des sociétés de contrôle: dans le cycle économique et dans le cycle politique il n'y a plus possibilité de distinguer l'invention de la reproduction, les situations exceptionnelles des situations normales. Que nous disions qu'il n'y a plus de crises ou que la crise est permanente, nous affirmons la même chose. Mais les raisons qu'aussi bien Benjamin qu'Agamben donnent pour expliquer cette situation me semblent très faibles. Comme nous avons essayé de le démontrer tout au long de ce travail, ce sont l'invention, la prolifération et la bifurcation des mondes possibles qui hantent l'économie et la politique des sociétés de contrôle. Les sciences sociales essaient de saisir la nouvelle situation en définissant la société de contrôle comme société du risque. Façon négative et ambiguë de dire que la création événementielle du nouveau n'est plus une exception, que la puissance de création des multiplicités est la source de la constitution du réel. Si le pouvoir de totalisation du processus économique, si l'unité du régime politique, si le seul monde possible de l'économie et du politique sont quotidiennement minés par la prolifération des mondes possibles, l'état d'exception est la seule manière de contrôler la fuite, l'expérimentation, la création conflictuelle des individualités et des mouvements politiques postsocialistes. C'est la menace, virtuellement toujours là, de faire exploser le seul monde possible, dans la multiplicité des mondes incompossibles, qui oblige le pouvoir à la guerre «infinie». L'ennemi, qui ne s'identifie avec aucun État - qui surgit comme les nomades de Kafka, sans qu'on sache ni d'où ils viennent ni comment ils se sont installés au cœur de l'Empire —, cet ennemi sans visage, qui 256

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change continuellement d'identité, qui se métamorphose une fois qu'on croit le saisir, n'est pas le terrorisme, mais la multiplicité. Les subjectivités quelconques et leurs devenirs minoritaires sont l'ennemi que la guerre essaie de détruire. À la fin des années 70, Deleuze et Guattari avaient déjà fait remarquer que la «machine de guerre mondiale» définit un nouveau type d'ennemi, qui n'est plus un autre État, ni même un autre régime, mais l'«ennemi quelconque», multiforme, omniprésent; « l'inassignable Saboteur matériel ou Déserteur humain aux formes les plus diverses1». La grande mutation que nous avons décrite renvoie, selon Deleuze et Guattari, à une « machine de guerre nomade ou minoritaire qui n'a pas la guerre pour objectif», mais la prolifération des mondes possibles comme autant de lignes de fuite créatrices. La « machine de guerre minoritaire », autrement dit la multiplicité, manifeste un « rapport extrêmement variable avec la guerre elle-même». Ce rapport passe par une confrontation avec l'État et c'est ici que les dangers se cristallisent, que les lignes de fuite créatrices peuvent se renverser en lignes de destruction. Parmi les nombreuses possibilités de ce rapport à l'État, Deleuze et Guattari en envisagent deux. Première possibilité : l'État s'approprie la machine de guerre nomade, «la subordonne à des buts politiques, et lui donne pour objet direct la guerre 2 ». De ce point de vue, la guerre «est comme la chute ou la retombée de la mutation, le seul objet qui reste à la machine de guerre quand elle a perdu sa puissance 1. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 526. 2. Ibid., p. 524.

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de muer 1 ». Deuxième possibilité: la machine de guerre se construit elle-même un appareil d'État qui ne vaut plus que pour la destruction (nazisme). Il nous semble que nous sommes en train de vivre une situation inédite qui semble pouvoir échapper aux deux alternatives décrites. D'une part, l'appropriation étatique de la machine de guerre minoritaire et la volonté de lui donner comme objet direct la guerre semblent se heurter à de fortes résistances. Nous avons vu, tout au long de ce travail, les stratégies par lesquelles la multiplicité essaie de garder pour soi, à travers des processus qui ne se développent pas de façon linéaire, ses puissances de mutation. D'autre part, la machine de guerre ne construit pas son propre appareil d'État, même si des tendances dans ce sens sont effectivement agissantes (les politiques sécuritaires, par exemple). On voit mal, en effet, «ce que serait un État-amazone, un État des femmes, un État des travailleurs précaires, un État du "refus" 2 ». C'est le déploiement de l'agir asymétrique des minorités qui fait éclater la relation ami/ennemi (ce qui désespérait Schmitt). Et c'est toujours le déploiement différentiel de coopération qui rompt la mauvaise dialectique avec le capital (ce qui désespère les marxistes). La guerre contemporaine met en lumière un autre aspect du dispositif majorité/minorités: le fait majoritaire n'est le fait de personne, tandis que tout le monde est potentielle-

X.Ibid, p. 281. 2. Ibid., p. 590.

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ment minoritaire. Le modèle majoritaire est un modèle vide qui ne concerne personne, tandis que le devenir implique tout le monde. La tentative de composer la multiplicité en «opinion publique mondiale» et de lui donner comme visée directe la guerre a été l'objet d'un refus radical. La nature à la fois artificielle et vide de ce dispositif majoritaire a été mise en lumière par la volonté massive de la multiplicité de lui nier toute implication, toute légitimation, toute adhésion: «Votre guerre, ce n'est pas la nôtre! Ce n'est pas en notre nom que vous pouvez la mener! » Ce modèle vide, malgré son incapacité à capturer les désirs et les croyances de la multiplicité, agit avec une force de destruction monstrueuse. Mais le refus de s'inscrire dans ce vide est lui aussi puissant ; s'il n'est pas encore arrivé à empêcher la guerre, il s'est exprimé et continue à s'exprimer et à agir puissamment (pendant la guerre et après). C'est le fondement de la politique occidentale moderne que ce refus met en question, puisque la transformation de la multiplicité en modèle majoritaire (peuple) se fait, depuis le XVIIe siècle, par le biais de l'État, à travers la guerre ou la peur de la guerre. Il est difficile d'évaluer la portée de cet événement qui ouvre une situation nouvelle et imprévisible. Dans la longue durée, il risque de délégitimer les autres modèles majoritaires qui continuent à fonctionner puisqu'ils n'ont pas la guerre comme objet direct (audimat, norme hétérosexuelle, salariat, citoyenneté, etc.). «Notre âge devient celui des minorités», nous suggèrent Deleuze et Guattari. Mais la question des minorités n'est pas celle d'une prolifération différentielle qui ignore le «négatif», d'un joyeux devenir qui fait l'impasse sur la puissance de destruction du 259

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capitalisme, de l'État et des lignes de fuite elles-mêmes, lorsqu'elles se renversent en ligne d'anéantissement. « La question des minorités est plutôt d'abattre le capitalisme, de redéfinir le socialisme, de constituer une machine de guerre capable de riposter à la machine de guerre mondiale, avec d'autres moyens »

1. Ibid.

REMERCIEMENTS

Mes remerciements vont à François Fine, Tatiana Roque, Brian Holmes et Anne Querrien, qui ont lu tout ou une partie du manuscrit, et dont les suggestions et les critiques m'ont permis d'enrichir et de mener à bien ce travail. Ce livre, publié par Rubbettiro Editore en 2004, est le résultat de cinq séminaires donnés à l'Università délia Calabria dans le cadre du Dottorato di Scienza Tecnologia e Società.

TABLE

1. L'événement et la politique

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2. Les concepts de vie et de vivant dans les sociétés de contrôle 3. Entreprise et néomonadologie 4. Expression versus communication 5. Résistance et création dans les mouvements postsocialistes

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Remerciements

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59 93 151

RÉALISATION : PAO ÉDITIONS DU SEUIL IMPRESSION : CORLET A CONDÊ-SUR-NOIREAU DÉPÔT LÉGAL: OCTOBRE 2004. N° 104 (79839) IMPRIMÉ EN FRANCE