Les Autres comme soi-même - Le faux problème de la connaissance d'autrui
 9782812447419, 9782812447426, 9782812447433, 2812447435

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Philosophies ­c ontemporaines sous la direction de Jocelyn Benoist et Bruno Gnassounou

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Les Autres ­comme soi-même

Ouvrage publié avec le soutien du Centre ­d’histoire des systèmes de pensée moderne de l­ ’université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne

Maxime Chastaing

Les Autres ­ comme soi-même Le faux problème de la c­ onnaissance ­d’autrui

Édition critique par Jacques Chastaing et Frédéric Fruteau de Laclos

PARIS CLASSIQUES GARNIER 2016

Jacques Chastaing a récemment rédigé une notice sur Maxime Chastaing, son père, pour ­l ’édition ­d’un inédit de ce dernier, « C. F. Ramuz ou la c­ onscience qui imagine » dans le blog Bulletin des amis de Ramuz (2011). Il est également l­ ’auteur de nombreux articles sur les printemps arabes. Frédéric Fruteau de Laclos est maître de ­conférences en philosophie à ­l ’université Paris I – Panthéon-Sorbonne et membre du Centre d­ ’histoire des systèmes de pensée moderne (E. A. 1451). Il a récemment publié La Psychologie des philosophes. De Bergson à Vernant (Paris, 2012) et Émile Meyerson (Paris, 2014).

© 2016. Classiques Garnier, Paris. Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous les pays. ISBN 978-2-8124-4741-9 (livre broché) ISBN 978-2-8124-4742-6 (livre relié) ISSN 2426-0010

PRÉFACE Maxime Chastaing, témoin d’une époque Selon Roger Arnaldez, qui fut président de ­l’Académie des sciences morales et politiques après-guerre, mais qui fut aussi un de ses amis, Maxime Chastaing était très ­connu avant-guerre. A ­ ujourd’hui, ce ­n’est plus le cas. Il faut dire que son œuvre est difficilement abordable, ­puisqu’elle se dissémine dans près de 500 articles et c­ omptes rendus et dans seulement deux livres, ses thèses. De plus, cette œuvre semble se disperser dans une foule de sujets qui paraissent a priori très éloignés les uns des autres, qui vont de la philosophie ­contemporaine à celle du Moyen Âge en passant par la linguistique ou la psychologie, ­qu’elle soit générale ou de ­l’enfant ou encore des rêves. Mais Chastaing a aussi écrit sur la publicité, la littérature, le cinéma ou le théâtre, à quoi on peut ajouter quelques pièces de théâtre et même un roman policier philosophique. Une autre difficulté tient à ce ­qu’on ne peut pas séparer son travail de la période dans laquelle il s­ ’est formé et exprimé, avant, pendant et juste après la Seconde Guerre mondiale. Or, ce fut une période bouillonnante mais que nous ­connaissons mal, bien ­qu’elle soit très proche. Enfin, pour ­comprendre ­l’unité interne de son œuvre et ses rapports avec la période, il faut saisir cette période de ­l’intérieur, les intentions de ceux qui l­’ont vécue. Chastaing écrivait en ce sens en 1935 : « La ­connaissance est elle-même un vécu », « la pensée ­n’est historique que si on la c­ onsidère ­comme un “vécu1” ». Cette approche vécue, Chastaing la théorisa d­ ’abord auprès des personnalistes dont il avait été très proche avant-guerre. Il aimait à dire, ­comme eux, que la personne est la somme de ses relations humaines, ­l’incarnation singulière d­ ’une c­ ommunauté humaine c­ onsidérée à un 1 « Introduction à la ­compréhension d­ ’autrui », infra, p. 87. Sauf indication ­contraire, tous les textes cités sont de Maxime Chastaing.

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moment précis. La personne est une tendance vers l­’esprit de cette ­communauté idéale jamais atteinte, sinon par le mouvement même qui y mène ; ­l’intention vers cette ­communauté. Chastaing fut cette intention à un moment donné. Cependant si la c­ ommunauté se disperse, l­ ’œuvre qui l­ ’exprime perd de son intelligibilité ; les mille facettes d­ ’une pensée qui se manifeste dans une foule d­ ’articles paraissent sans unité. Chastaing disait souvent que, face à un texte qui semble incompréhensible ou sans intérêt, il faut chercher les c­ ontextes qui lui donnent sens et intelligence. Parler de lui et de son œuvre, c­ ’est essayer de parler de ce c­ ontexte, des hommes qui le firent et de leurs intentions. Les quelques éléments biographiques qui suivent sont liés à la naissance de cette ­communauté, à sa vie et à sa dislocation. Nous insisterons surtout sur trois moments marquants de la vie de Chastaing : la période ­d’avant-guerre, qui va de 1933 à 1939, la guerre et enfin ­l’immédiat après-guerre j­usqu’en 1951. Il fut alors au croisement de relations et ­d’échanges entre des hommes et des courants d­ ’idées q­ u’on a peut-être tendance a­ ujourd’hui à séparer ou à opposer.

AVANT LA GUERRE – APRÈS UNE AUTRE

Maxime Chastaing est né le 7 mai 1913 à Paris. Cela signifie que la guerre fut au cœur de sa vie : il fut imprégné indirectement par la guerre de 1914-1918, puis impliqué directement dans la Seconde Guerre mondiale et dans les marges de la guerre ­d’Espagne et des guerres coloniales. Il passa neuf années de sa vie à l­’armée ou dans la guerre. Pour rendre ­compte de cette présence de la guerre, il disait souvent : « Je portais la mort en moi ». Cependant, ­s’il avait incorporé la mort, ­c’était – pour reprendre le vocabulaire de Gabriel Marcel – non pas c­ omme un « avoir » qui fait peur et domine, mais c­ omme une partie intégrante de son « être », dans laquelle il puisait le refus de toute lâcheté, et aussi ­l’énergie et la joie de vivre. Sa philosophie puisa également à cette source. La guerre est une catastrophe. Mais ce ­n’est pas nécessairement la mort de toute pensée. L­ ’essentiel des siennes se sont forgées en tout cas dans cette période, disons entre 1934 et 1951.



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Reprenons le cours de sa vie. Il a vécu toute son enfance et son adolescence au Havre où son père a été courtier en fromages après avoir été paysan, puis livreur et ­commis épicier. Il y fait ses études secondaires. En classe de philosophie, il est ­l’élève de Jean-Paul Sartre, dont ­c’est le premier poste après ­l’agrégation. Il a également ­comme professeur André Weiler, un des initiateurs de la pédagogie moderne qui deviendra secrétaire adjoint à la ­commission Langevin-Wallon pour ­l’éducation en novembre 1944. En 1932, ses parents font ­l’effort ­d’emménager à Paris afin que ce brillant élève puisse poursuivre ses études dans les meilleures c­ onditions. En 1933, à 20 ans, il rejoint le groupe et la revue Esprit ­d’Emmanuel Mounier, avec lesquels il collabore très activement. Cette même année 1933, il ­commence à prendre part aux réunions du « Vendredi » de Gabriel Marcel dont il devient rapidement un des animateurs réguliers. Il y fait venir Paul Ricœur, à qui il fait ­connaître également l­ ’œuvre ­d’Edmund Husserl. En 1935, il est reçu second à l­’agrégation de philosophie et il entame une collaboration régulière avec le Journal de psychologie normale et pathologique dont Ignace Meyerson est le secrétaire. En 1935, encore, il collabore également aux Recherches philosophiques, revue codirigée par Alexandre Koyré qui, pendant les années 1930, faisait la part belle aux idées développées en Allemagne. En 1936, il est nommé professeur de philosophie au lycée de Colmar. Il fait son service militaire en 1937 après avoir suivi une formation ­d’officier à Saint-Maixent. Cette année-là, il présente au Congrès international de philosophie, dit Congrès Descartes, qui accueille à Paris historiens, psychanalystes, linguistes et sociologues, un texte réfutant les interprétations dualistes du « cogito ». Koyré lui fait ­connaître Michel Souriau. La même année, au Congrès international de psychologie qui s­’est réfugié à Paris du fait de la guerre d­ ’Espagne, il échange sur le langage avec Kurt Koffka. 1937 est aussi ­l’année où il se ­convertit au catholicisme. En 1938, il est pensionnaire de la fondation Thiers, participe aux rencontres du « Lundi » du Dominicain Jean-Augustin Maydieu (1900-1955), directeur de La Vie Intellectuelle, à laquelle Chastaing collabore. Après la c­ ondamnation par le pape en 1926 de Charles Maurras et de ­l’Action française, cette revue intellectuelle réputée des catholiques tenta de renouveler la pensée chrétienne et ­d’envisager d­ ’autres types ­d’engagements politiques en tournant résolument le dos aux tentations monarchistes de ­l’Église française. Tout ­comme la revue

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Esprit, elle prit par exemple position en faveur des Républicains espagnols ­contre ­l’Église, s­ ’engagea auprès des indépendantistes abyssins c­ ontre ­l’Italie coloniale. Elle participa aux campagnes de libération de Victor Serge, un des dirigeants libertaires de la révolution russe, elle dénonça les procès de Moscou tout en ­contribuant à traduire les œuvres de Léon Trotsky. Ce fut une revue ouverte à toutes les remises en cause et à toutes les discussions, au centre de bien des débats du moment. Chastaing a expliqué plus tard : « La guerre et les morts m ­ ’ont poussé vers Dieu1 » ; mais c­ ’était un Dieu ayant la largeur d­ ’esprit de La Vie intellectuelle. Au cours de ces années ­d’entre-deux-guerres, il rédige trente-quatre articles et ­comptes rendus sur Edmund Husserl, Max Scheler, Martin Heidegger, Martin Buber, Paul Louis Landsberg. Mounier lui dit sa dette pour son apport philosophique au personnalisme, notamment pour son article de 1934 sur ­l’On heideggerien2. Mais il écrit aussi des textes sur Descartes, Gabriel Marcel, Alain, en prépare sur George Berkeley Thomas Reid et publie enfin sur les philosophies implicites des œuvres romanesques de Marcel Proust, Virginia Woolf, Charles Morgan, CharlesFerdinand Ramuz ou théâtrales de Jean Giraudoux et encore Gabriel Marcel. Il écrit enfin sur la philosophie de certains phénomènes de la ­culture populaire, le cinéma et le roman policier. Chastaing c­ ontinuera ­d’échanger avec Mounier, Maydieu, Meyerson, et un peu Marcel, tant ­qu’ils seront en vie, restant fidèle aux engagements intellectuels de ses vingt ans et fidèle, surtout, aux hommes avec qui il s­’engagea. De 1933 à 1939, entre sa vingtième et sa vingt-cinquième année, Chastaing est ainsi au centre de plusieurs cercles, engagé dans quatre grandes revues françaises qui introduisent respectivement au personnalisme, à la pensée allemande ­contemporaine, au renouveau de la pensée chrétienne et à la future psychologie historique. Mais il c­ onnaît également la philosophie écossaise du « sens ­commun ». Et, parce ­qu’il correspond avec Henry H. Price, philosophe ­d’Oxford (1899-1984), celle, britannique, du langage, ayant très tôt accès aux idées de Bertrand Russell, George Moore, Charlie D. Broad et, bientôt, de Ludwig Wittgenstein et de Gilbert Ryle. 1 Lettre du 28/02/1940 à M. T. Fonta. Toutes les lettres citées sont tirées des papiers personnels de Maxime Chastaing, actuellement en cours d­ ’inventaire. 2 Manifeste au service du personnalisme, Paris, Aubier-Montaigne, 1936, p. 49. ­L’article de Chastaing avait paru dans Esprit, T. 23-24, 1934, p. 695-703.



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Pour ­comprendre ces années de formation, il ne faut pas négliger ­l’enseignement que Chastaing reçoit à Paris. Il suit les cours de Léon Brunschvicg, Maurice Blondel, André Lalande, Léon Robin, Pierre Janet, Ignace Meyerson, Jean Laporte, Émile Bréhier… Ces deux derniers dirigeront ses travaux de thèse après guerre. Il y a aussi les étudiants ­qu’il rencontre à la Sorbonne et avec lesquels il restera lié, Paul Ricœur et Jean-Pierre Vernant, auxquels il faut ajouter René Zazzo. Il est alors proche de Jean Stoetzel, psycho-sociologue qui a le projet avant-guerre ­d’élargir la démocratie par ses sondages d­ ’opinion ; mais aussi de Daniel Lagache, psychanalyste qui essaie, pour sa part, de réaliser l­’unité des psychologies. On a là la matrice de ses intérêts croisés et ­d’une partie de la ­communauté intellectuelle évoquée plus haut. Mais il faut encore replacer celle-ci dans un ­contexte plus historique, pour ­qu’elle prenne toute sa dimension et son sens. Paris est devenu en effet dans cette deuxième moitié des années 1930, du fait de la fuite des intellectuels et artistes de nombreux pays d­ ’Europe devant la montée du fascisme et des dictatures, une sorte de capitale intellectuelle et artistique mondiale. Ces intellectuels et artistes réfugiés, dont certains sont prestigieux, se ­comptent par milliers. Nombre d­ ’entre eux, enseignent à l­’Université de Paris, font des ­conférences à ­l’Université allemande libre de Paris, travaillent dans des cliniques universitaires, sont chargés de recherche, voire maîtres de recherche au Collège de France ou interviennent dans les ­congrès qui se sont réfugiés à Paris. Ils écrivent dans la presse, dirigent des journaux et publient à Paris entre 1933 et 1939 pas moins de trois cents livres et mille sept cents articles. Enfin, ils participent aux cercles intellectuels français. Dans ces années-là, on peut ainsi trouver chez Gabriel Marcel les Français Pierre-Maxime Schuhl, Paul Ricœur, Jean Wahl, Maurice de Gandillac, Henri Gouhier, Vladimir Jankélévitch, Julien Green, Pierre Colin, Jacques Madaule, Roger Arnaldez, Jeanne Parrain-Vial. Chastaing restera en ­contact avec certains ­d’entre eux. Mais, dans le cercle de Marcel, il est également possible de rencontrer Günther Anders, premier époux de Hannah Arendt, Alfred Schütz, Aron Gürwitsch, Siegfried Kracauer, Emmanuel Levinas, Nicolas Berdiaev, Bernard Groethuysen, Josef Czapski, Vladimir Nabokov, Rachel Bespaloff, François Fejtö, Benjamin Fondane, Marc Slonim, Sylvia Beach, Jeanne Hersch, Ernst

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Eric Noth, pour n­ ’en citer que quelques-uns. Il est difficile de dire qui Chastaing a exactement rencontré, mais ce creuset intellectuel particulier aura certainement une incidence sur l­’évolution de sa pensée. On est sûr ­qu’il a discuté avec Paul Louis Landsberg, philosophe chrétien allemand faisant le lien entre ­l’École de Francfort et le mouvement Esprit, introduisant la philosophie de Max Scheler et forgeant le ­concept ­d’« engagement personnel ». Sans doute a-t-il vu aussi les Semprun, père et fils, dont on ­connaît les engagements dans ­l’Espagne républicaine, et Victor Serge, un des dirigeants de la révolution russe. Et puis il y a encore Aron Gürwitsch, élève de Husserl qui lie phénoménologie et Gestalt ; Siegfried Kracauer, proche de ­l’École de Francfort, qui ­s’emploie à ressaisir les mentalités de ­l’intérieur, à travers leur cristallisation dans des faits de société quotidiens, photographie, cinéma, romans policiers. Gürwitsch a dédicacé à Chastaing le tiré à part d­ ’un article dans lequel il le remercie – en même temps que Maurice Merleau-Ponty – de son aide1. Chastaing et Kracauer se sont partagés la direction d­ ’un numéro spécial de La Vie Intellectuelle sur le cinéma russe, le premier écrivant sur la philosophie de ce cinéma pendant que le second se penche sur son histoire et sa sociologie2. Sa vie durant, Chastaing ne cessera de ­s’intéresser au roman policier et au cinéma. Il rédigera un temps les chroniques littéraires policières du journal Le Monde, puis animera près de chez lui un ciné-club. Cet intérêt pour la littérature, le théâtre, le cinéma et le roman policier ­n’est pas que délassement. En effet, en même temps ­qu’il produit une des premières recensions, très détaillée, des Méditations cartésiennes de Husserl3, il prolonge ses réflexions par une analyse de la structure des romans policiers. Il oppose un Sherlock Holmes phénoménologue à un Watson métaphysicien, prisonnier de son esprit « prélogique » – ironisant au passage sur la c­ onception de la « mentalité primitive » chère à Lucien Lévy-Bruhl4. Il ne dissocie pas non plus cet exercice philosophique 1 A. Gurwitsch, « Quelques aspects et quelques développements de la psychologie de la forme », Journal de psychologie normale et pathologique, T. 33, 1936, p. 413-470. 2 Voir « ­L’image et le pouvoir de ­l’image cinématographique » La Vie intellectuelle, juin 1939, p. 402-413. 3 «  Méditations cartésiennes ­d’Ed. Husserl  », Journal de psychologie normale et pathologique, T. 32, 1935, p. 136-142. 4 « Roman policier et psychologie de la vérité », Journal de psychologie normale et pathologique, T. 35, 1938, p. 210-229.



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d­ ’une approche historique, sociologique et psychologique. Pour lui, la naissance du roman policier est liée à la crainte aristocratique des foules urbaines dans lesquelles le sauvage des villes peut se cacher, protégé par ­l’anonymat du nombre. Le monde moderne de la foule, ou de l’« ­On  », de la sauvagerie instinctuelle et réflexe, c­ ’est la collectivité sans idée et sans solidarité dont on discute au même moment en Allemagne alors que Hitler semble galvaniser les foules. Ce qui se cherche là, dans une pensée qui articule la personne et la c­ ommunauté, c­ ’est une position qui ne se ramène ni au triomphe individualiste de l­’argent, ni à la menace de « foules » fascinées par le fascisme, ni enfin à ­l’embrigadement des « masses » par le stalinisme naissant. Pour bien c­ omprendre c­ omment les idées de Chastaing se sont formées, il faut avoir en tête que cet avant-guerre est aussi un après-guerre. La Première Guerre mondiale a en effet montré à la génération de ­l’entre-deux guerres que la civilisation occidentale pouvait se révéler destructrice. En même temps que de nombreux témoignages issus des tranchées attestent de la barbarie moderne, le surréalisme et l­ ’ethnologie insistent, chacun à sa manière, sur ­l’existence ­d’une multitude de logiques sociales et de types de pensée irréductibles à la voie du rationalisme européen. La mode est à l­ ’art nègre, au jazz, à la pensée sauvage, au « primitivisme », tous participant au « procès de la pensée » et au « désapprentissage » ­culturel1. Dorénavant, l­ ’ethnologie traque moins les indices ­d’un stade de développement ­compris dans une marche vers le progrès ­qu’elle ne cherche une sorte de ­condensation des représentations collectives, un « précipité matériel de la ­culture2 ». ­L’après-guerre de 1914-1918 fut aussi un moment de passion pour le langage. À la curiosité pour les témoignages et la langue des tranchées se mêle une forte hostilité à ­l’égard des discours mensongers qui ont entraîné l­’humanité dans la boucherie et par là, c­ omme disaient les dadaïstes, une « guerre aux mots » : sont visés les mots des hommes politiques et des savants, partisans de ­l’objectivisme ou de la neutralité de la science, qui avaient fortement encouragé à la guerre. L ­ ’intérêt de Chastaing pour l­’argot des Poilus le ­conduit à l­’étude de la langue 1 E. Tonnet-Lacroix, Après-guerre et sensibilités littéraires (1919-1924), Paris, Publications de la Sorbonne, 1991. 2 Ibid. Voir également ce ­qu’écrit Chastaing de la période 1925-1931 dans la section « L’Histoire des synesthésies » de son article « Audition colorée », infra, p. 270-272.

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parlée, du monde oral, ce qui lui fera écrire sur les injures, les jurons, les graffitis, les slogans ou les hypocoristiques, mais aussi sur le langage des enfants, celui de la publicité et encore, plus généralement, sur le symbolisme phonétique. Refusant de séparer l­’analyse des textes de la psychologie du langage et de son histoire sociale, il se penche sur l­ ’œuvre de Marcel Jousse, pour qui les textes sont avant tout physiquement parlés. Ses travaux de psycholinguistique ­s’efforcent ­d’articuler ­l’« arbitraire » et le « motivé ». Il ­s’intéresse aux manières de penser ­d’autres civilisations tout autant ­qu’aux raisonnements des enfants. Mais il voit dans les recherches de Lucien Lévy-Bruhl ou de Jean Piaget des approches trop externalistes, projetant des ­concepts occidentaux ou adultes sur des modes de pensée qui leur sont totalement étrangers. Il critique ainsi souvent l­ ’objectivisme du durkheimisme ; il déplore q­ u’on puisse parler ­d’une « mentalité » des enfants ou des femmes. Mais il voit aussi dans ce que les psychanalystes nomment ­l’« inconscient » le maintien d­ ’un tel objectivisme, cette fois au cœur de la subjectivité elle-même. Chastaing aimait la formule de Lucien Febvre : « La psychologie (…) base même de tout travail ­d’historien valable1 » ­qu’il retournait en : « le travail de ­l’historien est à la base de toute psychologie ». Jean-Pierre Vernant dira plus tard que Maxime Chastaing cherchait à donner un fondement philosophique aux idées de ce qui sera la psychologie historique.

LA GUERRE ET LA CAPTIVITÉ

Des hommes en général et des humbles en particulier Mais toute cette carrière en devenir s­ ’effondre avec la guerre, p­ uisqu’à 24 ans Chastaing ­commence son service militaire, puis est rappelé et mobilisé. Il n­ ’échappera à l­ ’armée et à la guerre que neuf ans plus tard, à 33 ans. Après son service militaire en 1937 chez les chasseurs alpins, il est rappelé sous les drapeaux en 1939 c­ omme sous-lieutenant. Il est ­d’abord stationné ­comme soldat dans le sud de la France où il garde la frontière avec l­ ’Espagne alors que la guerre civile y fait rage. Puis il est 1 L. Febvre, Combats pour ­l’histoire, Paris, A. Colin, 1992, p. 238.



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chargé du ravitaillement des troupes françaises des camps ­d’internement de prisonniers républicains espagnols à Saint-Cyprien et à Agde. Il y assiste à une révolte des prisonniers ; ­c’est sa première rencontre avec la guerre civile espagnole. Il retrouvera ces hommes pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette activité de ravitaillement lui permet aussi de rencontrer sa future épouse à Argelès-sur-Mer, où son futur beau-père est viticulteur. Après la déclaration de guerre, il part en Alsace où il se bat ardemment avec le corps-franc q­ u’il a créé. Il y ­continue son ­combat philosophique, ­qu’il associe à un c­ ombat politique et militaire. Il faut dire un mot ici de ces corps-francs. Malgré les nombreuses actions q ­ u’ils ont menées, ils sont peu ­connus ­aujourd’hui car leurs archives ont été détruites sur ordre. On leur ­confie des missions de renseignement et de harcèlement aux avant-postes. ­N’y participent que des volontaires engagés le plus fréquemment dans la lutte c­ ontre le nazisme. ­C’est pourquoi les Républicains espagnols ou les membres des Brigades internationales y sont nombreux. Dans le corps franc c­ ommandé par Chastaing se trouve ainsi un adjudant qui a plus ­d’autorité que lui : il a été général dans ­l’armée républicaine espagnole. Les corps francs sont animés par un état d­ ’esprit démocratique bien différent de celui des troupes plus traditionnelles, dans la mesure où la hiérarchie est surtout fonction des qualités militaires effectives, mais aussi de ­l’expérience politique et intellectuelle, et elle ne s­’arrête pas à la nationalité (en l­’occurrence française) de ceux qui les c­ onstituent. Ils sont particulièrement exposés dans les ­combats et ­l’on y met des soldats « gênants » dont on souhaite se débarrasser. Chastaing a peut-être été un de ceux-là. C ­ ’est du moins ce que lui disaient les soldats placés sous ses ordres. En effet, j­ usqu’en mai 1940, il publie des chroniques philosophiques issues de son expérience militaire. Il y ­combat le fascisme, mais sans opposer Français et Allemands. Il critique aussi les autorités militaires françaises c­ omme les discours pompeux sur l­’héroïsme. Il décrit ­comment et pourquoi il a tout à la fois peur et pas peur, faim et pas faim, ­comment il rêve et est éveillé, ­comment il est lâche et héros, lui-même et autrui, français et allemand, officier et soldat, pacifiste et guerrier, obéissant et révolté, aimant et plein de haine1… Il ­n’est pas 1 « Page de journal », Chronique de la Sorbonne et des Armées, 12 et 15 Janvier 1940 ; « Journal des témoins de guerre. Lettre des armées », Esprit, No 88, 1940, p. 198 ; No 89, 1940, p. 425 ; No 90, 1940, p. 96 ; No 91, 1940, p. 100 ; « Journal des témoins », La Revue universelle, mars

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tout héroïsme ou toute animalité, mais les deux en même temps. Et il est plus ou moins l­ ’un ou ­l’autre en fonction du rapport à autrui et des qualités de la c­ ommunauté à laquelle il appartient. Lorsque celle-ci se délite, il a peur, devient corps malade en même temps q­ u’esprit extérieur, moraliste. ­Lorsqu’elle est forte, il éprouve ­l’unité de ­l’individu et de la collectivité, du corps et de l­ ’esprit, de la liberté et de la nécessité. Dans ces circonstances, il arrive même à faire rendre les honneurs militaires à son ami le général républicain espagnol, mort au ­combat, par les soldats allemands sous autorité nazie. Une telle situation a dû rarement se présenter pendant le ­conflit. En juin 1940, Chastaing est fait prisonnier. Il est sur le point d­ ’être fusillé, mais il en réchappe par miracle. Il est enfermé dans des Oflags en Allemagne où il reste prisonnier ­jusqu’à la fin de la guerre, en avril 1945. Par ailleurs, son père, retourné au Havre, meurt en 1943 alors que la ville subit les bombardements anglo-américains. Le propre camp de Chastaing est bombardé par les Anglais et les Américains. Des amis meurent et il voit se forger une alliance des prisonniers et des gardiens ­contre ces bombardements. Tout cela ­l’amènera plus tard à renvoyer sa croix de guerre, mais aussi à avoir un regard très distancié sur les vainqueurs réels de la guerre – il écrira : les marchands de canon1. Plus que jamais, il se méfiera des honneurs institutionnels et des discours abstraits sur la patrie, tout ­comme il se méfie de ­l’abstraction en général, y ­compris en philosophie. En Oflag, Chastaing redouble ­d’activité. Il se lie particulièrement à Henri Maldiney, Michel Souriau, René Passeron, Pierre-Henri Simon, René Binois, André Chastel, Marc Blancpain, Pierre Jouguelet… Après un moment de déboussolement, la première des réactions est de ne pas se laisser aller, mais de se battre en refusant ­d’être prisonnier de soimême en plus de ­l’être des Allemands. Beaucoup de travaux scientifiques publiés ultérieurement sont nés là, dans cette c­ ommunauté des savants en prison. ­L’histoire de ces universités des camps, très importante pour ­comprendre la vie et l­ ’œuvre de Chastaing – et peut-être ­d’autres vies et ­d’autres œuvres que la sienne –, mérite ­qu’on s­ ’y arrête. ­L’université du camp pratique résolument ­l’interdisciplinarité, encourage les recherches 1940 ; « Aux avant-postes », La Vie intellectuelle, mai 1940, p. 355-359. Voir également « Le soldat et la peur », La Vie intellectuelle, mars 1947, p. 114-127. 1 Lettre du 01/07/1944 à M. T. Fonta.



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collectives et les synthèses créatives dans la foulée des chantiers ouverts dans les années 1920-1930 c­ ontre les cloisonnements et les spécialisations outrancières. Au-delà de la souffrance, on rencontre dans ces universités un brassage social et professionnel et une émulation intellectuelle qui favorisent la libération des esprits par-delà ­l’emprisonnement des corps. Les membres de ­l’université cherchent à être « vrais » car ils sont nus, face à eux-mêmes et à un avenir incertain ou à la mort. Vivant ­l’histoire dans leur esprit et leur chair, ils ont à cœur d­ ’étudier ce qui lie le corps et l­’esprit, la parole, le langage, les gestes, les sensations, la perception et cette sourde présence immanente des événements historiques. Pour se détacher des difficultés du moment présent, Chastaing cherche ainsi à vivre sa vie de soldat prisonnier sur le modèle de la morale provisoire du Descartes soldat. Sa première ­conférence en camp porte sur cette morale provisoire. Mais il ­n’entend pas fuir par ­l’intelligence le poids douloureux de l­ ’enfermement. Au c­ ontraire, il vérifie et approfondit son idée exposée en 1937 ­d’un Descartes moniste, saisissant par cette proximité « existentielle » avec le philosophe le sens de son analyse des relations substantielles entretenues par ­l’âme et le corps. Il se rend alors ­compte q­ u’on se trompe généralement sur Descartes et il attribue ces ­contresens à la partialité des lectures ultérieurement faites de Descartes par des cartésiens qui négligent le sens de ses textes en latin ou la signification courante des termes ­qu’il emploie. Pour Chastaing, « Le mot pensée dans le vocabulaire cartésien signifie aussi bien sensation, sentiment et passion que réflexion1 ». ­L’université de captivité fut un laboratoire pour de nouvelles manières de penser et ­d’enseigner. Il ­s’y développe une certaine ­conception de la ­culture et de l­ ’éducation qui, soucieuse de loisir autant que de pédagogie populaire, ­s’associe au théâtre. On joue du Platon ou du Descartes et ­l’on ­s’efforce de les rendre accessibles à tous les publics. Le philosophe, estime Chastaing, est amené lui-même à mieux les c­ omprendre2. Les idées sont animées en étant ­contextualisées. En camp, Chastaing se révèle professeur et philosophe, mais aussi écrivain de théâtre, acteur, metteur en scène. Il parle et joue sa pensée autant ­qu’il ­l’écrit. La mémoire de l­’acteur lui apparaît c­ omme une mémoire de l­’espace, du sens du 1 Lettre du 20/05/1940 à M. T. Fonta. 2 Souvenirs ­d’un soldat en prison, p. 57-64 et 98-101 du tapuscrit original (une édition scientifique de ces Souvenirs est en préparation).

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mouvement. Les paroles ponctuent rythmiquement, par kinesthésie, les gestes du personnage qui évolue sur la scène. La perception devient une action jouée, simulée. Chastaing lie ainsi la critique littéraire à l­ ’action philosophique ; le théâtre à la pédagogie, à ­l’éducation des enfants et des adultes ; ­l’éducation de ­l’esprit à celle du corps ; le langage oral, gesticulé, au texte couché sur le papier. Il traque ce ­qu’il reste de vivant dans la parole figée dans le texte écrit. Ces idées donneront lieu après la guerre à de nombreux articles sur Anouilh et Giraudoux, Colette et Ramuz, Joyce et Green, la couleur des voyelles et ­l’odeur des ­consonnes, la synesthésie et la kinesthésie… Parlant du théâtre des camps, Chastaing explique ­qu’on disait le texte et jouait le c­ ontexte1. Les prisonniers jouent en effet dans toutes ces pièces leur propre tragédie. Comme les personnages de la tragédie antique, ils prennent la décision de se battre au moment même où ils sont pris par un drame qui les dépasse. ­C’est en des termes c­ onsonants que Vernant, au terme de sa propre expérience dans la Résistance, abordera la tragédie grecque : l­’homme y apparaît tout à la fois ­comme un agent libre et ­comme étant « agi » par une nécessité qui le transcende. Cette articulation du choix personnel et la nécessité face à laquelle « on ne peut pas faire autrement2 » ne quittera plus la pensée de Chastaing. Ajoutons que, si on pouvait mourir des c­ onditions matérielles, certains camps étaient dirigés par des universitaires ou des artistes qui, tout en portant ­l’uniforme allemand, ­n’étaient pas toujours nazis et qui laissaient parfois une liberté artistique plus importante que dans bien des pays occupés. Dans cette liberté c­ onquise ensemble en camp, Chastaing renonce aux opportunités q­ u’il a de rejoindre les siens par refus ­d’abandonner ses ­compagnons. Cela le pousse ­d’autant plus à travailler, en refusant la tentation de trop faciles tentatives d­ ’évasion intellectuelle. Les prisonniers témoignent en effet souvent q­ u’ils essaient de s­ ’évader en rêvant, en lisant de la poésie, etc. Dans le prolongement de ses écrits ­d’avant-guerre, Chastaing relève ainsi en plein cœur de la guerre que Proust ­n’agit pas sur le réel et ne le ressent pas par son 1 « Le langage théâtral de G. Marcel », Revue de métaphysique et de morale, T. 79, 1974, p. 358, Discussion p. 365. 2 J.-P. Vernant, « De la responsabilité tragique à l­ ’engagement ­contemporain », Nouvelle revue de psychosociologie, numéro sur « ­L’angoisse du risque et les paradoxes de la responsabilité », 2006, No 2, p. 14.



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action, mais que c­ ’est le réel qui vient à lui par ses sensations ; il est possédé, captivé et finalement captif. Il y a « irruption de la mémoire de la madeleine dans la sensation », « le monde devient rêve, et le rêve devient monde1 ». Chastaing se penche alors sur les rêves, les phénomènes ­d’amnésie, il réfléchit à l­’hypothèse de l­ ’inconscient, et précise que ces expériences paraissent obscures du fait surtout de ­l’absence de notions claires pour les ­comprendre, ­qu’il ­s’attelle à expliciter. Allant plus loin, il lit et joue Anouilh et Giraudoux qui sont des exemples parfaits ­d’un univers artificiel créé par le langage mais qui redevient vivant sur scène. Il écrit son propre théâtre dans le but de réanimer ce qui paraît mort par écrit. Il lit A. Schnitzler, James Joyce, V. Woolf et retient la remarque de Colette déclarant : c­ ’est « mon corps qui pense2 ». Car tous cherchent en effet à rendre le déroulement de la pensée informelle, cette espèce de brouillard de rationalité et de rêve. Et avec cela, il dynamite nos habitudes, ­conventions et éducation que nous prenons pour notre identité personnelle alors que ce n­ ’est q­ u’une chape de plomb sur nos relations avec autrui et notre ­connaissance du monde. Ce faisant, Chastaing s­ ’aperçoit que ce sont les prisonniers de deuxième classe et non les officiers qui ­s’enthousiasment le plus des tréteaux et de l­ ’université de captivité. Il enseigne pour ceux-là, dans une véritable fièvre c­ ulturelle, Platon, Malebranche, Bergson, Kant, Descartes, Leibniz, G. Marcel, Novalis, Hebbel, Canossa, Faulkner, Pirandello, Ramuz, D. H. Lawrence, Proust, Woolf, Anouilh, Giraudoux, Colette, Caldwell. Il relit Mauriac, Estaunié, Green, Duhamel, Ramuz, Shelley. Il apprend ­l’allemand, le grec, traduit Husserl et Klages, étudie Le Senne, Thomas ­d’Aquin, la psychologie de ­l’enfant, la psychiatrie, participe avec des instituteurs à un projet de refonte des programmes scolaires pour la Libération. Il fait passer des examens de licence de philosophie pour ­l’après-captivité. Il fait des ­conférences sur le cinéma, le théâtre, le roman policier, l­’éducation des enfants, le romantisme, la haine, ­l’histoire de la philosophie, la psychologie. Il écrit cinq pièces de théâtre, en monte une douzaine, en joue une trentaine, il est auteur, acteur, metteur en scène et… gardien de but de ­l’équipe de foot du camp. 1 « Notes sur le romantisme de Marcel Proust », Les Cahiers du Rhône, Cahier des prisonniers, Oflag VI D, Éd. de la Baconnière, Neuchâtel, 1943, p. 171-185. 2 « Colette ou la c­ onscience sensible », Les Cahiers, Centre de c­ ulture c­ontemporaine, Oflag III C, juin 1941, p. 5-10.

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Cette activité intense l­ ’épuisera. Mais dans cette découverte du désir de ­comprendre, Chastaing fonde et éprouve une ­confiance dans les humbles que manifestait avant-guerre son intérêt pour la philosophie écossaise du sens ­commun. Sa rupture avec la pensée la plus spéculative ­s’étaye humainement sur cette c­ onfiance en ses semblables. « Nous adoptons, écrit-il, le parti pris de la c­ onfiance1 ». Il ne lui échappe pas que, face aux difficultés, la c­ ommunauté peut se déliter. Il s­’attache à montrer que, dans ­l’histoire, ­c’est la rupture de c­ onfiance dans les autres qui marque ­l’avènement des errements maladifs de la philosophie spéculative. C ­ ’est en retrouvant la ­confiance dans les autres, donc aussi dans les humbles, que ­l’on parviendra à guérir la philosophie. Trois études ­d’histoire de la philosophie sur la pensée de saint Augustin seront ­consacrées à cette question dans les années 19602. Pour ­l’heure, Chastaing ­s’attèle à la rédaction de sa thèse mais fait une découverte embarrassante en 1944, en lisant ­L’Être et le Néant de Sartre : « Il y a 200 pages sur mon sujet de thèse – des choses que ­j’aurais voulu être le premier à dire, ­d’autres que je refuse absolument. ­C’est difficile… Le livre de Sartre les a un peu déflorées, hélas ! (Ô hasard des coïncidences ou objectivité de la science ?). ­J’ai surtout des notes sur la mauvaise foi, la honte, la haine, la timidité… Heureusement Sartre n ­ ’a pas parlé de la jalousie qui me semble une expérience privilégiée ­d’autrui – ni de ­l’amour3 ». Il surmonte son amertume, finit par se dire que ces idées n­ ’ont pas été « volées » mais ­qu’elles étaient dans ­l’air du temps. Il recommence, hésite à écrire sa thèse sur la haine et fait une ­conférence sur le « ressentiment ». Il utilisera ensuite cette expérience pour écrire sur la « ­comédie de la récrimination », la « réprobation », mais enrichir aussi ce q­ u’il avait déjà écrit sur le serment, la fidélité, la parole donnée4. 1 « Connaissez-vous les uns les autres », infra, p. 127. 2 « Saint-Augustin et le problème de la c­ onnaissance d ­ ’autrui », Revue philosophique de la France et de l­’étranger, T. 151, 1961, p. 109-124 ; T. 152, 1962, p. 90-102 ; T. 153, 1963, p. 223-238. 3 Lettres des 07/04/1944 et 29/07/1944 à sa mère. 4 « De la réprobation », Esprit (81), juin 1939, p. 314-320 ; « Phénoménologie du serment », infra, p. 142-155 ; « Estaunié et les littérateurs de la ­conscience solitaire », La Vie intellectuelle, déc. 1945, p. 96-126 ; recensions dans la Revue philosophique de la France et de ­l’étranger de E. De Greef, Les Instincts de défense et de sympathie, de D. Lagache, La Jalousie amoureuse, de A. Ley et M.-L. Wauthier, Études de psychologie instinctive et affective (T. 138, 1948, p. 459-472) ; recension dans La Vie intellectuelle de J. P. Jacobsen, Niels Lyhne (oct. 1947, p. 126-129) ; « ­L’amour mystifié », La Nef, 1950 ; « La ­comédie de la récrimination.



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Une formule de lui pourrait résumer ses idées : « Le penseur vit pendant q­ u’il pense ; avant q­ u’il parvienne à penser le bien, il faut q­ u’il soit capable de bien vivre1 ». Pour démêler les problèmes philosophiques, il faut se pencher sur les intentions qui président à la naissance des méditations et non pas ­s’en tenir au système, qui est un simple résultat. De là, chez Chastaing, une multitude ­d’allers et de retours entre des analyses ­concrètes et des raisonnements plus généraux, des cours et des ­conférences, des c­ omptes rendus et des articles dans des revues, en un dialogue ininterrompu avec ses ­contemporains. La méditation – qui est collective, qui en appelle toujours aux autres – ­n’admet pas de terme. Bourdieu qui le remerciait après guerre de lui avoir fait c­ omprendre Wittgenstein lui demanda un jour pourquoi son article sur celui-ci se termine par « Etc2. ». Sans doute cela tient-il à l­’idée q ­ u’il se fait du cheminement sans fin de la pensée. Ainsi peu à peu ­s’éprouve, tout au long des expériences de la captivité et au sein de cette c­ ommunauté, ce qui avait été ébauché avant-guerre et ce qui s­ ’élaborera après-guerre. Au sortir de ces années de guerre, Chastaing aura la dent dure c­ ontre la spéculation métaphysique, mais également ­contre la phénoménologie, qui ­l’avait tenté un moment avant-guerre3. Il finira par expliquer ­qu’elle est la philosophie de ceux qui ressentent mais ­n’agissent pas, qui subissent leurs impressions et qui, en ne jouant que de ­l’illusion de ­l’action, s­’inclinent devant les déterminismes.

APRÈS-GUERRE

La ­communauté introuvable À la fin de la guerre, Chastaing reçoit un prix de ­l’Académie française pour trois pièces de théâtre jouées à Paris et Toulouse. Mais il réprouve les feux de la rampe. Et il est quasi-mourant à sa sortie des camps. Dans Fragments », Études de lettres, T. 24 (1/2), Bulletin de la société des études de lettres (83), Lausanne, déc. 1951, p. 1-6. 1 « Descartes, introducteur à la vie personnelle », Esprit, No 58, juillet 1937, p. 535. 2 Lettre du 19/11/ 1967 de P. Bourdieu à propos de « Wittgenstein et le problème de la ­connaissance ­d’autrui  » 3 Voir par exemple « Phénoménologie du serment », infra, p. 142-155.

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un premier temps, la ­communauté ­d’avant-guerre prolongée par celle de la guerre tente de se reconstituer. Ses vieux amis ­l’encouragent à reprendre sa place, Gabriel Marcel, Mounier, Maydieu, Bréhier, Laporte, mais aussi Georges Duhamel, Pierre-Henri Simon, Jean Ladrière, Jean Wahl, Paul Ricœur, Ignace Meyerson. Ce dernier l­’appelle auprès de lui à l­’université de Toulouse. Il y enseigne six mois la psychologie de ­l’enfant. Mais épuisé, il renonce. En 1946 et 1947, attaché de recherches au CNRS, il ­commence à collaborer à la Revue de philosophie de la France et de ­l’étranger alors dirigée par Pierre-Maxime Schuhl. Ricœur lui propose en 1948 de le rejoindre à Strasbourg. Malade, il se désiste, se soigne et prépare sa thèse q­ u’il soutient finalement en 1951. Le jury de la thèse principale, dont le titre est ­L’Existence ­d’autrui, est ­composé ­d’Émile Bréhier, Vladimir Jankélévitch et Gaston Bachelard ; celui-ci lui assure le jour de sa soutenance « Monsieur, vous êtes un philosophe1 ! ». Sa thèse suscite de nombreuses discussions. Ladrière lui fait savoir dans une lettre : « ­c’est la plus haute tradition de la philosophie française que vous reprenez et à laquelle vous ajoutez2 ». Wahl « méditait avec plaisir » sur sa thèse3. Michel Butor et Peter F. Strawson publient des ­comptes rendus élogieux de sa thèse ­complémentaire, La Philosophie de Virginia Woolf4. Bourdieu, avec qui il collabore au Métier de sociologue, lui ­confie « ­l’enthousiasme » ­qu’il a à le lire5. Il pense à un deuxième volume qui serait moins critique, plus positif. Mais sa santé déficiente et surtout la dissolution progressive de ce qui était ­l’âme de sa ­communauté intellectuelle l­ ’amènent à renoncer à ce projet. Toutes ses études « positives » ou c­ oncrètes seront disséminées dans la multitude des articles ­qu’il publiera par la suite. Cette ­communauté a cependant essayé de se reconstituer dans les années 1944-1948. Mais bien q­ u’elle ait lutté pour cela, elle fut défaite. 1 2 3 4

Lettre non datée de sa mère. Lettre du 05/04, sans notification de ­l’année, de J. Ladrière. Lettre non datée de J. Wahl. M. Butor, « M. Chastaing, La Philosophie de Virginia Woolf », Monde Nouveau, no 62, 1952, p. 99 ; P. F. Strawson, « La Philosophie de Virginia Woolf », Mind, vol. LXII, no 252, oct. 1954, p. 559-560. 5 Lettre non datée de P. Bourdieu : « Vous savez que vos écrits ont été très importants pour moi ; et peut-être votre critique wittgensteinienne du langage ordinaire est-elle à ­l’origine de notre tentative formaliste. (…). Je bénis le ciel de ­m’avoir donné ­l’occasion de ­connaître vos travaux ».



PRÉFACE

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La guerre froide aggrave cet échec et enracine une forme ­d’amnésie à son sujet. Son esprit ­d’ouverture et de synthèse se disloque, la psychologie historique tombe peu à peu dans ­l’oubli. Les intérêts intellectuels ne sont plus les mêmes. Pendant un temps, pourtant, Chastaing s­’efforce ­d’en faire vivre l­’esprit autour de Maurice Besset, exécuteur testamentaire de Le Corbusier et responsable de la « dénazification » ­culturelle de la zone ­d’occupation française de ­l’Autriche, et aussi de Marcel Maget, chercheur au Musée de l­’Homme avant la guerre et fondateur de ­l’« ethnographie française ». Ils organisent des semaines ­d’études dans le Tyrol autrichien de 1945 à 1958 en tentant de renouer avec ce qui se faisait avant 1933. Ils associent les sciences humaines à ­l’art, la littérature, la philosophie, ­l’architecture et les traditions orales et populaires, pour inventer avec des intellectuels et des artistes allemands, italiens, autrichiens et français, une science des « hommes dans leur temps1 ». ­C’est là ­qu’il se lie avec Louis Althusser, qui lui rendra ensuite visite à Mont-Louis dans les Pyrénées-Orientales. Il entretient aussi dans ces années-là une correspondance avec Henri H. Price, Charlie D. Broad et, surtout, Gilbert Ryle qui lui dit ­qu’il a écrit ce ­qu’il y avait de meilleur sur la philosophie anglaise2. Cela lui vaut une bourse ­d’Oxford. En 1952, il s­ ’installe à Pontarlier dans le Haut-Doubs et il est nommé professeur de psychologie à la faculté de Dijon où il va faire revivre cette ­communauté, cette fois avec ses étudiants, dans ses cours. À partir de ces années-là, sa vie se c­ onfond avec ses écrits. Il lui arrive cependant de ­s’enflammer et de ­s’engager. Ainsi prend-il parti ­contre la guerre ­d’Algérie, si bien ­qu’au moment du coup ­d’État des généraux en 1961, craignant ­d’être arrêté, il avait prévu un départ en Argentine avec Roger Caillois. De même, les événements de Mai 68 suscitent son enthousiasme. Il meurt le 6 août 1997 à Mont-Louis et est enterré à Argelès-sur-Mer, dans les Pyrénées-Orientales, région que la guerre lui fit aimer. 1 M. Bloch, Apologie pour l­’histoire ou Métier d­ ’historien, Paris, A. Colin, 1993, p. 97. 2 Le 17 novembre 1960, Ryle écrit notamment à Chastaing : « Cher Professeur Chastaing, un grand merci pour le tiré à part de votre article sur Wittgenstein que j­’ai lu en étant rempli d­ ’admiration. Il me semble q­ u’il va vraiment profondément sous la surface et ­qu’il reste cependant d­ ’une beauté limpide. ­J’espère q­ u’il sera largement lu et je serai attentif à tout type de réaction ­qu’il pourrait y avoir. Sincèrement vôtre, Gilbert Ryle » (« November 17th, 1960, Dear Professor Chastaing, Many thanks for your offprint of your article on Wittgenstein which I have read with great admiration. It seems to me to get really deep under the surface and yet to remain beautifully limpid. I hope ­it’ll be widely read and I shall keep my eyes open for any reactions it may have. Yours sincerely, Gilbert Ryle ».)

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Jean Wahl pensait que l­’entre-deux-guerres avait ­connu un collectivisme métaphysique, une philosophie démocratique produite par la coopération ­d’un grand nombre de penseurs partageant le même refus ­d’un absolutisme de la pensée ­comme de la société. ­L’essence ­commune des curiosités diverses de Chastaing se trouve là. Plus ­qu’homme ­d’écriture, il était homme de parole, dans tous les sens du terme.

Jacques Chastaing

INTRODUCTION Maxime Chastaing, le souci des autres Maxime Chastaing (1913-1997) est une figure injustement méconnue de la pensée française du xxe siècle. Aux dires de Jean-Paul Sartre, qui fut son professeur au lycée du Havre, il est un de ceux qui ont ­contribué à ­l’introduction de la phénoménologie en France1. Brillant étudiant de la Sorbonne de ­l’entre-deux-guerres, il se rapproche ­d’intellectuels marquants tels que Gabriel Marcel – auprès duquel il introduit Paul Ricœur – ou Emmanuel Mounier – il intervient régulièrement dans Esprit. Après cinq années de captivité en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, il rédige ses thèses qui portent pour titre ­L’Existence ­d’autrui et La Philosophie de Virginia Woolf. Il est, dès cette époque, un interlocuteur privilégié des philosophes anglo-saxons du langage, au premier chef Gilbert Ryle, avec lequel il correspond et q­ u’il présente au public français en 1952, et P. F. Strawson, qui propose une recension de sa thèse ­complémentaire dans Mind en 1954. Mais ­c’est auprès d­ ’Ignace Meyerson, directeur du Journal de psychologie normale et pathologique, ­qu’il ­s’est engagé le plus résolument après la guerre. ­L’ambition de Chastaing est de coupler méthodologiquement les recherches du fondateur de la psychologie historique et les acquis de la thérapeutique wittgensteinienne du langage en vue ­d’éclaircir et de dissoudre le (faux) problème de la ­connaissance ­d’autrui. Pierre Bourdieu, qui entre alors en c­ ontact avec lui, rééditera dans Le Métier de sociologue une partie de son texte majeur sur « Wittgenstein et le problème de ­l’existence ­d’autrui2 ». Parallèlement, Chastaing approfondit à partir de ­l’œuvre de Virginia Woolf (travaux dont rend ­compte Michel 1 J.-P. Sartre, Carnets de la drôle de guerre, dans Les mots et autres écrits autobiographiques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2010, p. 469. Sauf indication ­contraire, tous les textes cités sont de Maxime Chastaing. 2 P. Bourdieu, J.-C. Chamboredon, J.-C. Passeron, Le Métier de sociologue. Préalables épistémologiques, Paris, Mouton, Bordas, 1967, p. 180-193.

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Butor) une singulière philosophie de la littérature qui n­ ’est pas sans avoir influencé ­l’idée, chère à Gilles Deleuze, de la « supériorité de la littérature anglo-américaine ». Cette double orientation, psychologique et littéraire, a c­ onnu deux prolongements originaux. ­D’abord, il s­ ’est agi pour Chastaing de ­compléter la thérapeutique linguistique au moyen ­d’une thérapeutique historique. Il a enchaîné dans la Revue philosophique de la France et de ­l’étranger de remarquables articles ­d’histoire de la philosophie, sur saint Augustin, les philosophes médiévaux et les théoriciens écossais du ­common sense. Il visait ainsi à dégager les raisons psychologiques et historiques de ­l’invention puis de la perpétuation du faux problème de l­ ’existence d­ ’autrui. Enfin, de riches analyses proprement psycholinguistiques sont venues fonder les ­commentaires ­d’œuvres littéraires. Par là se sont trouvées engagées des études pionnières en « mimologie », dont l­ ’analyse critique par Gérard Genette ­n’a pas empêché la diffusion en France et dans le monde1.

NÉGATIONS DE LA PHILOSOPHIE

PHÉNOMÉNOLOGIE DU MEANING

Commençons par énoncer la thèse essentielle de Chastaing, découverte alors q­ u’il a
tout juste vingt-et-un ans et c­ onsacre son Diplôme ­d’études supérieures à la « ­compréhension ­d’autrui ». En 1935, une version résumée de ce DES paraît dans le Journal de psychologie sous le titre « Introduction à l­’étude de la ­compréhension ­d’autrui ». Le jeune licencié de philosophie défend l­’idée d­ ’une coexistence principielle des Ego à partir d­ ’un socius fondamental. Le « Nous » est primitif, et l­’on ne saurait dériver ­l’existence ­d’autrui en prenant un point de départ purement égologique. Pour mener sa démonstration à bien, Chastaing 1 G. Genette, Mimologiques. Voyage en Cratylie, Paris, Seuil, 1976, en particulier le dernier chapitre, « Mimologie restreinte », p. 451-490. Pour des travaux proches de ceux de Chastaing, voir J.-M. Peterfalvi, Recherches expérimentales sur le symbolisme phonétique, Paris, CNRS, 1970, p. 68-69, 118-121 et I. Fónagy, La Métaphore en phonétique, Ottawa, Marcel Didier, 1980, p. 39, 50, 81, 83. Voir enfin ­l’éclairante intervention dans ces débats de G. Mounin, « Phonostylistique et traduction », Revue ­d’esthétique, No 12, 1986, p. 9-16.



INTRODUCTION

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se fonde sur les c­ onclusions de la psychologie de l­ ’enfant de son temps. La grande référence pour la psychologie allemande est Charlotte Bühler, pour la psychologie française, Henri Wallon. Chastaing c­ onstate que, ce qui est premier, ­c’est la ­confusion ; mais la ­confusion signifie ­d’abord « fusion essentielle des sensations effectives et des choses, de l­’intérieur et de l­’extérieur, en bref, du subjectif et de ­l’objectif » : Il ­n’y a pas un sujet solitaire, ­conscient de soi qui atteint le monde par une mystérieuse promenade, mais une c­ onscience particulière qui est toujours ­conscience de quelque chose. La psychologie enfantine découvre si bien ­l’aspect intentionnel de l­ ’expérience que l­ ’enfant ne peut séparer sa jouissance de ­l’être qui ­l’occasionne. Seul ­l’homme, dans ­l’attitude réflexive peut, en faisant violence à son expérience naïve, découper dans ­l’intentionalité une zone subjective et une zone transsubjective1.

Chastaing renvoie en note à la notion husserlienne d­ ’intentionnalité. Mais cette référence permet seulement ­l’élucidation ­d’une vérité découverte par la psychologie française et baptise, sous le nom d­ ’intentionnalité (toujours orthographiée « intentionalité » par Chastaing), le type de relations que le petit enfant entretient avec les autres personnes. Ces rapports témoignent de la pénétration du moi et du non-moi. Le jeune enfant vit en fusion avec autrui et ­c’est seulement sous le regard des philosophes que cette c­ onfusion première est décomposée en relation ­d’un Moi avec un « hors de moi ». Il ­n’existe pas ­d’abord un Moi en relation avec un autre Moi, mais participation de tous à un seul et même champ ­d’immanence. Le souci de Chastaing ­n’est pas pour autant de célébrer à nouveaux frais la thèse de la « participation ». À « ­l’immanence dans la transcendance », définition de la « participation » ­qu’il trouve chez Max Scheler, il préfère ­l’idée ­d’une « transcendance dans ­l’immanence2 ». Car si, pour ­commencer, tout est bien fusion, au terme du processus ­d’individuation, des sujets émergent, extérieurs les uns aux autres. Tout tient à la façon dont on ­comprend la défense de ­l’expression ou de ­l’expressivité ­d’autrui. Soit en effet on juge que, lorsque nous c­ omprenons autrui, nous le ­comprenons immédiatement : parce q­ u’il est expressif, son apparition nous fait basculer ou rebasculer dans ­l’immanence de nature, en dépit de 1 « Introduction à ­l’étude de la ­compréhension ­d’autrui », infra, p. 68. 2 Ibid., p. 61.

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la transcendance de nos existences. Cette thèse revient à celle de Scheler : ­l’immanence est retrouvée ou restaurée, par intuition sympathique, par-delà la transcendance. Soit, et ­c’est la position de Chastaing, après avoir c­ onstaté que l­ ’immanence était au point de départ, on relève que des transcendances se sont progressivement dégagées à partir des « présences » et des « existences1 », donnant lieu à ­l’apparition et à ­l’opposition entre Ego ou ­consciences. La transcendance est bien réelle : elle a été instaurée, et instaurée ­comme réelle, ­comme telle elle est désormais incontournable ; les autres et moi sommes différents, irréductiblement individués. Il n­ ’empêche que, nés du même fond, nous pouvons saisir le sens de nos diverses intentions : la transcendance est dans ­l’immanence, parce ­qu’elle est d­ ’abord de l­ ’immanence, fondée en elle, adossée à elle, en tant que champ fondamental en lequel se sont effectués les mouvements ­d’individuation. Alors la thèse de ­l’expressivité prend un tout autre sens. Elle signifie que, tout en ayant une prénotion c­ ommune de la présence d­ ’autres subjectivités à l­’horizon de ­conduites ou d ­ ’objets qui me sont seuls donnés, ­j’infère le sens de ces subjectivités par accumulation ­d’indices et inductions ­d’enquêteur dignes des detective novels. En vertu même des c­ onditions de la cogenèse des c­ onsciences, je sais ­confusément ­qu’il y a d­ ’autres Ego. Mais ce ­qu’ils sont, c­ ompte tenu de ce qui me sépare actuellement ­d’eux, je ne le sais pas immédiatement, je dois le déduire, je dois ­l’inventer au sens archéologique du terme : par inspection et par prospection, par relevé, analyse et interprétation de leurs actes et de leurs œuvres qui sont autant de signes ou ­d’indices de la subjectivité qui leur donna naissance. Telle est la thèse de la « transcendance dans ­l’immanence », la nécessité où nous sommes d­ ’enquêter ­compte tenu des transcendances instaurées par-delà la c­ onfusion fondamentale de notre participation première. ­L’expression n­ ’est pas le médium paradoxal de mon rebasculement dans l­’immédiat ; elle est l­’extériorisation d ­ ’une présence autre à laquelle je peux accéder si je remonte la pente que cette extériorisation descend, en produisant à mon tour et en retour, par interprétation, une médiation ­compréhensive. Tant que, au fond, tout était partagé, il ­n’y avait nul besoin de signe : les médiations sont superflues, et même dépourvues de sens, quand tout se 1 Ibid., p. 74.



INTRODUCTION

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donne, se vit et s­ ’éprouve immédiatement, dans une parfaite immanence de moi au monde. Mais dès lors que l­ ’individuation a eu lieu, force est de reconnaître l­ ’existence de subjectivités distinctes. M ­ ’étant c­ onstitué ­comme centre ­d’individuation, pôle situé et identifiable ­d’actions et de réactions, je manifeste ce dedans au dehors par mes expressions. Autrui peut les recevoir c­ omme autant de manifestations de ma subjectivité. ­C’est le cas ­s’il ­n’en reste pas au signe, ­s’il ne ­considère pas le signe ­comme chose ou c­ omme la seule chose qui soit, mais plutôt c­ omme ­l’avers d­ ’une pièce dont ­l’envers, essentiel, est une signification : celle ­d’une intention qui ­s’exprime ou cherche à s­’exprimer. ­L’énoncé ­d’une telle thèse engage une c­ onception originale des significations (Meanings) et de leur appréhension dans l­ ’expérience. Cette théorie des Meanings, présupposée par l­ ’étude sur la c­ ompréhension des autres, est explicitée par Chastaing en 1937 dans « Signification de ­l’existence ». En un sens, cette entreprise est dans le droit fil ­d’indications présentes dans les Recherches logiques de Husserl, tout ­comme ­l’« Introduction » semblait ­s’inscrire dans la descendance des Méditations cartésiennes. On pourrait penser ­qu’ici ­l’influence de Sartre, professeur de philosophie de Chastaing en classes terminales, est déterminante, et que « Signification de ­l’existence » égrène les propositions ­d’un protoexistentialisme qui trouvera sa pleine portée en 1943 dans ­L’Être et le Néant. En vérité, il ­n’en est rien. D ­ ’une part, Husserl et Sartre demeurent attachés à une perspective égologique dont Chastaing pointe les insuffisances : autrui ne saurait être ­constitué à partir de ma sphère égologique. ­D’autre part, plus largement ­qu’à Husserl, la ­conception de la signification défendue dès 1935 est arrimée à ­l’empirisme anglais et aux théories écossaises du sens ­commun. Et ­l’on ne s­’étonnera pas que Chastaing se réfère prioritairement à la traduction anglaise du terme « signification ». Si les Recherches logiques peuvent être c­ omptées au nombre des c­ ontributions majeures à la théorie du Meaning, elles représentent seulement une étape dans une histoire qui a c­ ommencé
bien avant Husserl et qui se ­continue au-delà de lui. ­D’emblée, Chastaing est un psycholinguiste du langage ordinaire, un philosophe de la signification en ­contexte autant ­qu’un penseur du ­common sense. La phénoménologie est ­comprise c­ omme « description de Meanings en situation ». Aussi bien, dès cette période, l­ ’œuvre de George Berkeley tient une place essentielle. Chastaing y reviendra à plusieurs reprises,

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notamment dans une très riche analyse ­d’histoire de la philosophie parue en 19521. Or, en 1937, Berkeley est présenté c­ omme un phénoménologue réaliste, anti-kantien, qui nous ­conduit, en nous intéressant aux phénomènes, à ne pas croire ­qu’il existe d­ ’autres choses que des phénomènes. En déclarant que nos idées sont les choses, Berkeley ­n’entend pas nous ­convaincre de l­ ’idéalité du monde, mais bien plutôt de la portée réaliste de nos idées : les idées renvoient au réel ou aux choses mêmes. Le penseur de ­l’existence doit s­’attacher aux idées, Meanings ou significations, et notamment à ­l’une d ­ ’elles, celle d ­ ’autrui. ­D’une certaine manière, Chastaing se préoccupe moins de la « signification de l­’existence » que de l­’« existence de la signification ». Se pencher sur les Meanings, cela veut dire ­s’intéresser à notre expression du monde, autant aux textes que le monde nous c­ onduit à ­composer ­qu’aux c­ ontextes en lesquels nous sommes amenés à les ­composer. Chastaing est déjà wittgensteinien, mais il ne le sait pas, il n­ ’en a pas besoin ; il puise aux mêmes sources et se trouve entraîné aux mêmes c­ onclusions : le sens, ­c’est l­’usage. AUTRUI, SON EXISTENCE, SA ­CONNAISSANCE

Au moment de s­ ’engager dans la rédaction de la thèse qui c­ omplètera son « Introduction » de 1935 après ­l’élargissement méthodologique et ­conceptuel de 1937, Chastaing se heurte à divers obstacles. Le premier est d­ ’ordre personnel : ayant obtenu une bourse de la fondation Thiers, il doit interrompre ses recherches pour faire son service militaire ; rappelé sous les drapeaux au moment de la déclaration de guerre, il est fait prisonnier et passe cinq années dans des camps allemands. Il est difficile de présumer de ce ­qu’aurait été son œuvre sans cette césure dans son parcours correspondant à la rupture historique de la Seconde Guerre mondiale. Mais il est probable que ­l’œuvre ­n’aurait pas pour autant ­connu le fil d­ ’un développement positif harmonieux, dans la mesure où les difficultés sont également ­d’ordre théorique. Chastaing ­s’est avisé que la « simplicité » de sa solution au problème de la c­ ompréhension d­ ’autrui ­n’a quasiment jamais été saisie par les philosophes. Au c­ ontraire, ceux-ci se sont employés, depuis saint Augustin, à c­ ompliquer la simplicité, à obscurcir l­ ’évidence du rapport aux autres. Comment ont-ils procédé ? 1 « Berkeley, défenseur du sens c­ ommun et théoricien de la c­ onnaissance d­ ’autrui », Revue philosophique de la France et de ­l’étranger, T. 143, 1953, p. 219-243.



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Toute la difficulté pour le philosophe est de savoir ­comment s­’assurer ­d’une existence à laquelle il estime ­n’avoir accès que par « ­conjoncture » et « analogie » : des pensées sont liées à mes mouvements ; les autres, qui se meuvent ­comme moi, doivent penser tout autant que moi. Cela signifie que le sujet-philosophe ne c­ ommunique pas avec des semblables ni avec son prochain ; il ne parvient à ­considérer l­’existence ­d’autres sujets q­ u’en posant, ­qu’en imposant, le délicat problème de leur ­connaissance. ­L’opération du philosophe ­consiste ainsi en une transmutation, puisque avec lui la psychologie cède le pas à ­l’épistémologie. ­L’Existence ­d’autrui, ouvrage que Chastaing défend en 1951 pour le doctorat de philosophie, propose une analyse de cette ­conversion épistémologique ; plus exactement, un exposé de la multiplication des obstacles philosophiques à la saisie ­d’autrui dès lors que le problème de son existence s­’efface au profit de celui de sa c­ onnaissance. Est-ce à Descartes q ­ u’il faut faire remonter cette discutable opération philosophique ? Il semble que Chastaing ne parvienne pas à incriminer Descartes. Ce sont plutôt les cartésiens qui sont en cause. Et parmi ces cartésiens, il faut c­ ompter Husserl, qui a récemment réactivé le problème épistémologique de ­l’existence ­d’autrui dans ses Méditations cartésiennes. ­L’argumentation de Chastaing prend un tour méditatif, et cela non seulement pour rendre raison des interrogations gnoséologiques des philosophes, mais également pour les dépasser, ou plutôt pour les dissoudre : à la longue litanie des obstacles épistémologiques succède dans ­L’Existence ­d’autrui une « Seconde introduction » dans laquelle Chastaing « effonde » plus ­qu’il ne « relève » le problème de la ­connaissance des autres1. En vérité, il ­n’y a de problème que du point de vue de la c­ onnaissance inventé par les philosophes. Le sens c­ ommun nous enseigne immédiatement que les autres existent, q­ u’ils coexistent avec nous. Tout le reste ­n’est ­qu’élucubration philosophique. Mais le sens ­commun ­n’est pas armé pour répondre discursivement, dialogiquement, aux raisons des philosophes. Aussi Chastaing s­’avance-t-il sur la voie ­d’une défense philosophique du sens c­ ommun c­ ontre la philosophie : « Ainsi, je ­n’habille pas le sens ­commun en philosophie : je ­l’accepte avec philosophie. À cause de celle-ci, je le défends c­ ontre diverses philosophies2 ». Il faut inventer les mots pour dire philosophiquement ­l’évidence ­commune de notre relation aux autres, que la philosophie 1 L ­ ’Existence ­d’autrui, Paris, PUF, 1951, p. 323-332. 2 Ibid., p. 269.

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ignore, méconnaît ou dénie, prompte q­ u’elle est à se laisser entraîner par ses jeux d­ ’idées qui sont bien souvent des jeux de mots. Ce ne sont ­d’ailleurs pas les philosophes qui jouent, mais les mots qui se jouent des philosophes et leur jouent des tours : « Parlent pour ne rien dire les stylistes du “prédicament égocentrique” qui semblent découvrir par leur façon de parler du je ce que découvrent, à tout parleur, les règles ­d’opposition des pronoms : “Le Je vécu n­ ’est jamais que le Je propre”, “Je suis je…” ». Et Chastaing ajoute : « M. Merleau-Ponty ­n’apprend rien à un Français qui doit utiliser je, tu, il c­ omme préfixes flexionnels, ­lorsqu’il lui parle de : “Je indéclinable1.” » La démarche de Chastaing a quelque chose de métaphysique au sens de la « métaphysique descriptive » de P. F. Strawson, qui a rendu ­compte de la thèse ­complémentaire sur Virginia Woolf. À ceci près que Chastaing propose la description, non ­d’un « schème ­conceptuel », selon ­l’expression de Strawson, mais de deux : en plus de l­’élucidation psychologique du sens c­ ommun de ­l’existence des autres pour nous, il réalise le démontage du schème ­conceptuel des philosophes qui ­s’emploient à ne plus voir autrui en en faisant, vainement, l­’objet de leur savoir. Chastaing se sent tenu de remonter le cours de l­ ’histoire, il procède à une sorte de généalogie visant à diagnostiquer les raisons de la maladie des philosophes en vue de les guérir. Cette entreprise thérapeutique ­s’impose ­comme une tâche négative préalable à ­l’affirmation de la thèse elle-même. Chastaing s­ ’en explique dans « Connaissez-vous les uns les autres », texte paru en 1972 en hommage à Ignace Meyerson, qui accueillit dans le Journal de psychologie son « Introduction » de 1935. Il résume alors la teneur de ­L’Existence
­d’autrui, son grand livre de 1951 soutenu ­comme thèse alors même ­qu’il ­s’agit littéralement ­d’une « antithèse ». La « Seconde Introduction » sur laquelle s­ ’achève le développement est en vérité, après l­’« Introduction » de 1935 et la première Introduction à l­’ouvrage, une troisième introduction. Celle-ci n­ ’est pas pour autant suivie par une thèse positive qui la ­complèterait. La thèse ­complémentaire titrée La Philosophie de Virginia Woolf « ­complète » étrangement la principale, ­puisqu’elle approfondit à son tour les dilemmes solipsistes en lesquels nous enferme l­’art d­ ’une romancière ­contemporaine ; seuls les deux derniers chapitres ouvrent sur la possibilité ­d’une coexistence des 1 « Wittgenstein et les problèmes de la c­ onnaissance d­ ’autrui », infra, p. 152.



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esprits – représentant en un sens une quatrième introduction à l­ ’étude de la ­compréhension ­d’autrui1. Après 1951, la philosophie de Chastaing ­n’accueille ou ne recueille toujours pas le fruit de ce labeur, elle ne propose aucune doctrine positive c­ omplète de la ­compréhension ­d’autrui, mais au c­ ontraire instruit ­l’approfondissement généalogique ou anamnésique de ­l’histoire de la plus étrange des c­ onversions philosophiques, celle d­ ’une évidence psychologique en un insoluble problème épistémologique. Après ­L’Existence ­d’autrui, en effet, Chastaing entame de nouvelles méditations cartésiennes, ­qu’il prolonge régressivement et enrichit c­ onceptuellement par ­d’inouïes médiations augustiniennes. ­L’article « Conscience and Evidence » paru dans la revue Mind en 1956 rend c­ ompte des acquis théoriques de ces enquêtes historiques. Chastaing y insiste sur ­l’écart qui sépare la lettre des textes des maîtres, Descartes ou Augustin, de ­l’esprit, porté à la gnoséologie, de leurs divers disciples. Il est bien vrai que Descartes, dans les Méditations métaphysiques, ne traite pas d­ ’autrui. Mais cette limitation a une valeur méthodique. S­ ’il ­considère q­ u’il n­ ’existe pas d­ ’autres personnes, ce n­ ’est pas parce q­ u’il ignore leur existence, mais parce ­qu’il a choisi de ne pas les prendre en ­considération dans le cours de ses propres méditations. Aussi bien, il suppose que ­d’autres mèneront cette tâche à bien après lui. Le Discours de la méthode ­comme les lettres au marquis de Newcastle ne laissent à cet égard aucun doute, estime Chastaing2. Une « septième méditation » pourrait être menée qui, dans le droit fil des intuitions précédentes de Descartes, réintégrerait l­ ’évidence de notre rapport à autrui3. La méditation, si elle est personnelle, peut être entreprise par tout un chacun. Cela seul implique une c­ onfiance dans les autres : Descartes est certain que « ­d’autres peuvent ­communiquer avec lui, méditer ­comme lui. Il ­n’est pas le seul auteur possible de ses réflexions. La philosophie réclame une c­ ommunauté de philosophes » ; il « engage autrui à ­s’engager4 ». Si le lecteur de Descartes ­s’engage et médite, il découvrira par la réflexion 1 La Philosophie de Virginia Woolf, Paris, PUF, 1951, Chap. xviii, « Le nœud coulant », et Chap. xix, « Perceval », p. 162-187. 2 « ­L’abbé de Lanion et le problème cartésien de la c­ onnaissance d­ ’autrui », Revue philosophique de la France et de ­l’étranger, T. 141, 1951, p. 235. 3 « Le traité de ­l’abbé de Macy et la “vieille” réponse cartésienne au problème de la ­connaissance ­d’autrui  », Revue philosophique de la France et de ­l’étranger, T. 143, 1953, p. 84. 4 « Descartes, introducteur à la vie personnelle », art. cité, p. 533, 535.

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q­ u’« il ­n’est pas seul, séparé des vivants et de la matière1 ». Il faut pour ce faire que la réflexion ne soit pas ­comprise c­ omme séparant le sujet qui réfléchit des objets q­ u’il réfléchit, le penseur des réalités ­qu’il pense, le cogito du cogitatum. La ­conscience est liaison ou mise en relation plutôt que séparation. Elle est porteuse d­ ’évidence, et non pas fauteuse de trouble de ma ­connaissance. Prendre ­conscience, ce ­n’est pas, depuis la forteresse ­d’une c­ onscience se réfléchissant elle-même, s­ ’efforcer d­ ’entrer en c­ ontact avec un lointain dehors ; ­c’est au c­ ontraire se tenir dans ­l’évidence de la présence du monde. D ­ ’où vient alors que des philosophes, avant et après Descartes, ont ­considéré la ­conscience c­ omme une entité coupée des choses et incapable de nous garantir ­l’existence ­d’autres ­consciences ? Chastaing a découvert en saint Augustin ­l’inventeur du problème philosophique de la ­connaissance d­ ’autrui. « ­L’un de vous me trahira » avait affirmé Jésus lors du dernier repas. Alors, ­commente Augustin, les disciples ­commencèrent à s­ ’interroger du regard. Ils ne voyaient que des corps, sans avoir aucune assurance au sujet des pensées qui pouvaient naître au-dedans de ­l’enveloppe de chair. Doutant les uns des autres, ils se mirent à raisonner. Observant que les figures et les mouvements de leurs voisins étaient analogues aux leurs, ­constatant ­qu’à ces mouvements étaient en eux-mêmes associées des pensées, ils ­conjecturèrent ­qu’aux mouvements des autres étaient également associées des pensées analogues à leurs pensées. Ce faisant, les premiers chrétiens substituèrent à l­ ’évidence de la c­ onfiance dans les autres la nécessité de raisonnements par c­ onjecture et analogie. La donnée psychologique a été détournée au profit d­ ’une problématique gnoséologique. Sans doute faut-il relativiser ce détournement c­ oncernant Augustin. ­D’abord, les ­conditions – circonstances et ­contexte – en lesquelles Augustin ­commente les Évangiles sont particulières. Chastaing insiste sur la division de la petite c­ ommunauté apostolique. Il souligne le climat de défiance et de crainte qui entourait les premiers chrétiens. Il pointe encore l­ ’orgueil du c­ ommentateur, Augustin, qui souffre de ne pas voir ce que Dieu voit. Enfin et surtout, il relève que les doutes sceptiques dont découle la position épistémologique du problème de l­’existence des autres ­n’empêchent nullement Augustin ­d’accorder sa ­confiance aux hommes. Mais les philosophes qui reprennent les arguments ­d’Augustin 1 Ibid., p. 540.



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oublient tout cela : ils arrachent la formulation épistémologique au terreau psycho-social qui lui donna naissance et ne tiennent aucun ­compte des raisons que retrouve finalement Augustin ­d’avoir foi dans les autres. Décontextualisé, le texte augustinien paraît déshumanisé. Les coordonnées psychologiques du questionnement sur nos semblables et ­l’évidence de notre coexistence s­ ’effacent devant un traitement appauvrissant dont les difficultés se transmettent siècle après siècle ­jusqu’à nous. Si ­j’obère tout ce qui, ­constitutivement, me relie à autrui, c­ omment pourrais-je espérer renouer avec lui par de simples ­conjectures et analogies ? ­C’est bien pourtant ce q­ u’a tenté, après saint Augustin, la longue suite des penseurs qui se sont interrogés sur la c­ onnaissance que nous avons les uns des autres, de Guillaume ­d’Auvergne à Pierre Lombard et Vital du Four, de Grégoire de Rimini à Cordemoy et Hume, de John Stuart Mill à Dilthey ou Stout1. La remontée des négations gnoséologiques, à c­ ontre-courant de la pente suivie par l­’histoire de la philosophie, c­ onduit à la réaffirmation de la position psychologique. Chastaing remonte suffisamment haut pour rendre c­ ompte de la tournure épistémologique q­ u’ont prise successivement toutes les négations. Il atteint l­’origine de la mutation du problème et, avec elle, les causes et les raisons de la transformation de la saisie spontanée des autres dans la forme, gnoséologique, qui rend impossible leur c­ ompréhension. Or, avec Augustin, Chastaing n ­ ’a pas seulement accès aux ressorts psychologiques de cette dénaturation problématique. Il touche à un type différent de psychologie. Car Augustin découvre, dévoile et célèbre une c­ onduite psychologique qui permet le recouvrement de la relation aux autres : la foi ou la ­confiance dans les autres. Les trois publications sur saint Augustin données à la Revue philosophique reproduisent le mouvement de la démonstration de ­l’« Introduction » de 1935 : les deux premiers temps multiplient les négations (je doute ­d’autrui que je cherche à ­connaître) ; dans le troisième et dernier, je retrouve la foi, la ­confiance est restaurée. Ce mouvement signale ­qu’en dépit du tour déjà épistémologique pris par le raisonnement à partir d­ ’Augustin – tour qui c­ onduit aux négations et aux doutes sur l­’existence d­ ’autrui –, on ne saurait parler encore de tournant épistémologique. Augustin reste sur le terrain psychologique, 1 « Connaissez-vous les uns les autres », infra, p. 117-118.

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c­ omme le prouvent les termes de la résolution du problème : par-delà les difficultés, je crois en mon prochain, son existence ­s’impose à moi. Il est tentant de c­ omparer la thérapeutique historique et psychologique à la généalogie nietzschéenne. Dans les deux cas, l­’enjeu est de remonter à une origine oubliée, occultée, refoulée ; et, dans les deux cas, cette origine a partie liée avec l­ ’irruption du christianisme dans l­ ’histoire de ­l’humanité. Pour Nietzsche, le but est de retrouver la noblesse des maîtres, ­l’aristocratisme de la pensée et de l­’action, tels q­ u’ils se sont exprimés avant que la morale et la religion chrétiennes ne coupent la force de ce ­qu’elle peut, ne séparent la puissance de ses effets. Chastaing, pour sa part, entend renouer avec une ­compréhension ­d’autrui antérieure aux doutes ­qu’a fait naître la situation, historique et psychologique, affrontée par les premiers chrétiens et thématisée par saint Augustin. Mais, selon Nietzsche, le christianisme est la malchance historique des forts : les prêtres ont rendu les forts honteux de leur force, la c­ onception chrétienne du Bien a rendu l­ ’humanité malade ­d’elle-même, la volonté ­qu’exprime le phénomène chrétien est une volonté de néant. Certes, du point de vue de Chastaing, l­ ’histoire des premiers chrétiens permet de rendre psychologiquement raison de ­l’apparition des doutes sceptiques sur ­l’existence ­d’autrui, responsables du basculement gnoséologique de la ­compréhension à la volonté d­ ’explication de la coprésence des Moi. Pour autant, le christianisme fait fond sur la ­confiance accordée au prochain ; il est porteur d­ ’espérance par sa foi en autrui. Sans doute le rapport au christianisme est-il ­commandé par la ­conception que chacun des penseurs se fait des relations entre sujets. Pour Nietzsche, le fort ­n’a pas à se soucier des autres. Si ­d’aventure il ­commence à le faire, il se prive de ­l’innocence du libre déploiement de sa puissance. ­Qu’adviendra-t-il si, ­comme le lui enjoint le christianisme, il se met à « aimer son prochain ­comme lui-même » et à se préoccuper – et même à s­’en vouloir – du mal q­ u’il fait en toute innocence ? Alors ­commencera le long, lent et désolant devenir réactif de la force, ­l’exténuation de la puissance et son acheminement vers le néant, que Nietzsche nomme nihilisme. Ce n­ ’est pas l­’idée que Chastaing se fait des relations que nous devons entretenir les uns avec les autres. Autant ­d’après Nietzsche la force doit ­s’affirmer sans ­s’embarrasser des torts ­qu’elle est susceptible de causer, autant chez Chastaing ­l’enjeu est de renouer avec la possibilité d ­ ’une ­communication ­d’un Moi avec les



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autres Moi, ­d’assurer que le Moi ne ­s’affirmera pas en niant ­l’existence de ­l’autre, mais en l­’enveloppant1. WITTGENSTEINIEN AVANT WITTGENSTEIN

Il faut traiter à part le cas de certaines études historiennes en lesquelles Chastaing fortifie des alliances passées ou se trouve de nouveaux alliés. ­D’une part, il revient encore et encore sur les philosophes défenseurs du sens ­commun, George Berkeley et Thomas Reid2 – tous les philosophes ne se sont pas fourvoyés. La fin de ­L’Existence ­d’autrui relevait que le sens c­ ommun, naturellement enclin à reconnaître l­ ’existence des autres, n­ ’était pas de taille à défendre philosophiquement ses positions ; il faut donc ­s’employer à défendre philosophiquement le sens ­commun ­contre la philosophie, et Chastaing se ­considère ­comme ­l’un de ceux qui, tels Berkeley et Reid, s­ ’efforcent de faire entendre aux philosophes les évidences ­communes. Mais il est ­d’autre part des penseurs ­contemporains qui peuvent ­s’avérer précieux dans cette lutte philosophique c­ ontre la philosophie. ­C’est le cas de Wittgenstein, que Chastaing est un des premiers à lire en France : il pourfend la traduction de Pierre Klossowski3 et oriente la lecture de Pierre Bourdieu. Grâce à la grammaire philosophique, on peut mener une thérapeutique linguistique destinée à corriger les usages ou les mésusages philosophiques du langage. ­L’école anglo-saxonne de philosophie du langage ordinaire, loin de maltraiter le c­ oncept d­ ’autrui, fournit des outils thérapeutiques pour identifier la maltraitance et pour y remédier ; elle permet de lever les obstacles accumulés par la sophistication alambiquée et trompeuse du langage philosophique. Demander « Puis-je éprouver votre mal de dent ? » ­n’a pas plus de sens 1 Mikel Dufrenne a tenté une lecture du nietzschéisme c­ ompatible avec les attendus de Chastaing : le fort « accompli(t) le pluralisme de l­ ’être, en réalisant tous ses possibles » ; ­s’inventant, il ne peut manquer de reconnaître en ­l’autre une telle exigence de réalisation, il doit « respecter ­l’autre, dans ce visage désarmé et incompréhensible qui “en appelle à moi de sa misère et de sa nudité” » (Pour ­l’homme, Paris, Seuil, 1968, p. 196, 197-198 ; Dufrenne cite ici Emmanuel Levinas). 2 « Reid, la philosophie du sens c­ ommun et le problème de la ­connaissance d­ ’autrui », Revue philosophique de la France et de ­l’étranger, T. 144, 1954, p. 352-399. 3 Recension de « L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, suivi de Investigations philosophiques, trad. P. Klossowski, notes ­d’A. Patri », Revue philosophique de la France et de ­l’étranger, T. 158, 1968, p. 133-135.

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que de demander « Peut-on jouer aux échecs sans la reine ? ». Dans un cas ­comme dans ­l’autre, ­c’est affaire ­d’usages et de règles ­d’usage1. On ­n’ira pas pour autant en inférer que nous ­n’avons pas accès aux états de c­ onscience des autres. Car il est tout à fait correct de dire « Je sais ce que vous pensez » : autrui ­s’exprime par ses actes ou sa ­conduite et ces expressions, si elles peuvent être énigmatiques, peuvent également être transparentes2. On pourrait s­’étonner que Chastaing écrive seulement en 1960 sur Wittgenstein. Pourquoi ces préalables méthodologiques paraissent-ils si tard ? Il aurait été logique de fournir une idée de ­l’instrument d­ ’analyse avant de procéder aux analyses mêmes des œuvres (philosophiques ou littéraires) ou des actes (de langage). Faut-il penser que Chastaing a découvert sur le tard sa méthode, q­ u’il lui a fallu du temps pour prendre c­ onscience de ce q­ u’il faisait, que seule l­ ’heureuse rencontre de Wittgenstein au détour de ses lectures lui a permis de c­ omprendre le sens de sa démarche ? Le cheminement méthodologique sur la thérapeutique linguistique aurait suivi un cours parallèle au parcours d­ ’approfondissement de la nécessité de la thérapeutique historique et psychologique. Tout en appréhendant la nécessité de remonter ­jusqu’à Augustin pour interpréter dans son ­contexte le texte des Confessions, il aurait saisi l­’intérêt de la méthode ­d’analyse wittgensteinienne des textes dans leur ­contexte. Pourtant, ce ­n’est pas ainsi que les choses se sont passées. En réalité, Chastaing a toujours fait de la thérapeutique linguistique. Et il a été très tôt en mesure ­d’expliciter le sens de cette thérapeutique en la rapportant à des entreprises parentes de la sienne. Mais ­c’est que la philosophie ­n’a pas attendu Wittgenstein pour procéder à l­ ’analyse du langage et de ses jeux ! Dans les pays de langue anglaise aussi bien q­ u’en France, un nombre non négligeable de références a pu assumer pour Chastaing le rôle ­d’étayage méthodologique. La pensée analytique, britannique ou française3, ­s’est employée avant la publication des Investigations philosophiques à faire de la grammaire philosophique et à réfléchir aux c­ onditions d­ ’une analyse du langage ordinaire équivalente à une thérapeutique linguistique. 1 « Wittgenstein et les problèmes de la c­ onnaissance d­ ’autrui », infra, p. 88. 2 Ibid., p. 95-97. 3 On songe par exemple au psychologue du langage français Henri Delacroix, très marqué par la linguistique historique ­d’Antoine Meillet. Chastaing a dû suivre ses enseignements à la Sorbonne dans ­l’entre-deux-guerres.



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Il est bien vrai que cette thérapeutique linguistique ne suffit pas, ­qu’elle doit être articulée à la thérapeutique historique précédemment indiquée. Si tout ­n’était q­ u’erreur de catégorisation, selon ­l’expression de Gilbert Ryle, que Chastaing présente au public philosophique français et avec lequel il entretient une très instructive correspondance, on ne s­’expliquerait pas la perpétuation et la persistance du problème de ­l’existence d­ ’autrui. Il est nécessaire d­ ’historiciser et de psychologiser les ­contextes ­d’émergence de cette invention philosophique si ­l’on veut avoir quelque chance de réaliser la dissolution du faux problème. Du reste, le philosophe défenseur du sens ­commun doit se méfier de sa propre tendance à hypostasier ses positions, il doit être attentif à toujours recontextualiser, ­c’est-à-dire à réhistoriciser et à repsychologiser sa pensée. Ainsi Chastaing ­s’emploie-t-il à préciser ­d’où il parle et qui il est : « professeur de psychologie chrétien, bourgeois et hypoglycémique1 » ; ainsi encourage-t-il Ryle à ne pas tenir ses c­ onclusions pour des vérités définitives, mais à les rapporter aux ­conditions, psychologiques et historiques, de leur émergence. Autrement, il court le risque de prendre les « inconvenances présentes » justement pointées par Le Concept ­d’esprit pour des ­contresens ou des non-sens absolus alors ­qu’il ­s’agit seulement de « ­constructions de sens inhabituelles » au regard du langage de logicien ­d’Oxford2. La psychologie historique prend ici le relais de la grammaire philosophique. ­L’article de 1959 « Jouer n­ ’est pas jouer » assure à cet égard une double transition. Premièrement, il y est explicitement recommandé de coupler Wittgenstein et Meyerson, bien plus de dépasser les Investigations philosophiques du premier au moyen des Fonctions psychologiques et les œuvres du second. Autrement dit, de partir certes des textes, de rétablir les ­contextes en lesquels ces textes prennent sens, mais aussi de « redonner aux textes et aux c­ontextes leurs environs sociaux et leurs encadrements personnels3 ». La grammaire philosophique n­ ’est pas suffisante, elle a besoin de ­l’apport d­ ’une psychologie historique qui est une psychologie génétique. Deuxièmement, Chastaing passe alors des c­ onsidérations théoriques ou méthodologiques aux applications pratiques : une fois ­qu’a été précisée ­l’approche psycho-philosophique, on entre dans le vif des matières, à 1 « Connaissez-vous les uns les autres », infra, p. 127. 2 « La ­connaissance des esprits selon M. G. Ryle », infra, p. 174. 3 « Jouer ­n’est pas jouer », infra, p. 192.

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partir ­d’un exemple ­concret, le jeu. On découvre ce que les philosophes en font, à force d ­ ’abstraction, d ­ ’universalisation, d ­ ’essentialisation intempestives ; et l­’on voit ce q­ u’il c­ onvient ­d’en faire, ce qui s­’impose à ­l’attention précautionneuse du psychologue historien et généticien dès lors q­ u’il s­’attache à rendre raison des usages du mot « jeu » et des circonstances sociales et personnelles, historiques et psychologiques, qui donnent sens à ces usages. Ce parcours pourrait c­ ulminer dans une profession de foi nominaliste. Mais le psychologue s­ ’en méfiera, car c­ ’est encore une étiquette ou une généralité et il doit se préoccuper surtout des singularités, toujours situées et datées, ­qu’il prend pour objet. Or, nul moyen de savoir a priori ­s’il ne sera pas c­ onduit à des c­ onclusions qui imposent des a priori : le nominalisme pourrait déboucher sur une théorie qui réfute le nominalisme. Chastaing ­n’y croit sans doute pas, mais on ne sait jamais. Une c­ onclusion du moins s­ ’impose : le nominalisme se pratique, il ne se dit pas ; ou, s­ ’il se dit, il s­ ’expose au risque de se c­ ontredire. Être nominaliste, c­ ’est ne pas dire q­ u’on l­’est1.

POSITIONS DE LA PSYCHOLOGIE

QUESTIONS DE DÉFINITIONS ?

Nier les négations ou dénégations des philosophes ­concernant l­ ’existence des autres : telle est la tâche assignée par Chastaing à l­’histoire de la philosophie c­ omprise c­ omme thérapeutique psychologique et historique, soutenue par une thérapeutique linguistique. On n­ ’ira pas croire pour autant que ­l’œuvre de Chastaing ne présente aucune dimension positive. Mais cette dimension positive est moins purement philosophique que psycho-philosophique. Il s­’agit d ­ ’introduire ou de réintroduire à des usages philosophiques corrects, intéressants, de la psychologie. Que la psychologie soit la mieux placée pour appréhender cette positivité de notre rapport aux autres, les premiers travaux l­ ’affirmaient déjà. Par-delà la résolution génétique du problème de ­l’existence des autres, 1 On a affaire au même style ­d’argumentation, sans cesse guetté par ­l’auto-réfutation, que celui à l­ ’œuvre dans la théorie de la littérature. Nous y reviendrons.



INTRODUCTION

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avant même que ne soit envisagée la nécessité d­ ’un détour par l­ ’histoire de la philosophie en vue de réfuter la formulation épistémologique de ce problème, il apparaissait en effet q ­ u’une analyse psychologique correctement menée des signes naturels et des signes ­conventionnels de la pensée d­ ’autrui permet d­ ’accéder effectivement à ses idées. Déjà, même, le roman apparaissait ­comme un bon pourvoyeur ­d’exemples, notamment le detective novel ­lorsqu’il présente l­ ’enquête policière ­comme ­l’identification ­d’une individualité fondée sur la juste c­ ompréhension des actes criminels et des mobiles de ces actes1. Il restait à se mettre au travail, à énoncer les c­ onditions précises de l­’expressivité humaine et de la c­ ommunication des esprits, à décrire dans le détail les situations ­d’interaction, à entrer dans la machinerie de la ­construction des romans pour montrer ­comment ils nous font c­ oncrètement accéder aux états de ­conscience des autres. Or rien de tel après-guerre. À quoi donc est due ­l’absence ­d’une explicitation philosophique positive des ­conditions de ­l’accès à ­l’existence des autres qui ferait pendant à la multiplication des obstacles épistémologiques mis par les philosophes à sa ­connaissance, et qui introduirait substantiellement aux situations ­d’interaction ou à ­l’accès littéraire à la ­conscience des individus ? Pourquoi ne pas avoir repris et étoffé la riche substance de ­l’« Introduction » de 1935, alors même que la « Seconde introduction » de ­L’Existence ­d’autrui appelait en 1951 de tels développements ? Est-ce parce q­ u’après ­l’épreuve de la captivité Chastaing ­n’avait plus la force d­ ’affirmer quoi que ce soit ? Il ­n’en est rien, ­puisqu’il ne cessa de ferrailler avec les philosophies de la c­ onnaissance d­ ’autrui. Le silence tient peut-être à une particularité de la philosophie, à vrai dire à un vice particulier de la philosophie. Ce vice est ­l’essentialisme. Les philosophes jugent que les choses ont une essence, ils croient pouvoir énoncer le sens de cette essence, alors q­ u’il n­ ’existe que des occurrences, identifiables dans des usages ou dans des œuvres, renvoyant aux ­contextes ­d’expression de personnes situées dans des sociétés données, prises à certains moments historiques singuliers. On le voit bien ­lorsqu’il ­s’agit de parler de la psychologie elle-même. La question vers laquelle se précipite le philosophe est « ­Qu’est-ce que la psychologie ? ». En ­s’interrogeant ainsi, le philosophe pose une question ­d’essence, il appelle, il exige, une 1 « Introduction à ­l’étude de la ­compréhension ­d’autrui », infra, p. 87.

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définition. Il veut ­qu’on lui dise ce que la psychologie a été et sera, ce ­qu’elle est de toute éternité. En vérité, le philosophe ou l­ ’épistémologue parvient aisément à dire ce q­ u’est la psychologie et, après l­ ’avoir définie, il déplore q­ u’elle soit ainsi plutôt ­qu’autrement. Mais d­ ’où ce devoir-être disciplinaire émane-t-il, sinon de la philosophie elle-même ? Le point de départ doit être tout différent. Se réfugier dans ­l’abstrait ­n’offre rien de bon. Le philosophe y est certes en sécurité. Rien ne dit cependant ­qu’il touche juste. La seule question qui vaille est : « Que font des hommes qui disent faire de la psychologie ? » Car il existe des individus qui travaillent, armés de certaines méthodologies, c­ oncentrés sur certains objets. C ­ ’est d­ ’eux q­ u’il faut partir, de ce q­ u’ils font et de ce ­qu’ils disent, sans s’en tenir à ce ­qu’ils disent faire. Autrement dit, des actes et des produits de ces actes, des procédés effectivement déployés par des hommes qui disent faire œuvre de psychologue. Le sens de la psychologie n­ ’est pas dans quelque ciel des idées dont le philosophe est le gardien, en réalité l­ ’inventeur ; il se trouve dans le détail des productions scientifiques, il est dans les dires et les écrits des praticiens eux-mêmes1. La définition de la psychologie n­ ’est pas seule à bénéficier ­d’une cure ­d’amaigrissement historique et d­ ’une précipitation dans un bouillon de ­culture de textes et de ­contextes. Toutes les idées et toutes les réalités font ­l’objet de ce type ­d’investigation. On le voit à propos du jeu, de la ­conception bien limitée que se font des jeux les penseurs en quête ­d’abstraction (ainsi par exemple de Georges Bataille et de Roger Caillois2), ­comparée à la foisonnante réalité des usages linguistiques et sociaux de la notion de jeu, à ­l’inépuisable variété des jeux inventés par les joueurs de tous les temps et de toutes les latitudes. Dira-t-on que la réfutation elle-même relève d­ ’une certaine philosophie de la psychologie ? Chastaing ­n’a pourtant aucune philosophie préalable à ­l’étude des psychologies. En obtient-il une au terme de ­l’étude ? Il débouche bien sur une certaine idée de la psychologie, qui les c­ omprend en les articulant : « La 1 La psychologie ne saurait en particulier se réduire aux deux entrées disciplinaires que distingue Georges Canguilhem dans son célèbre article « ­Qu’est-ce que la psychologie ? » : psychologie métaphysique dès lors que vous vous élevez avec le spiritualisme j­usqu’au Collège de France, psychologie expérimentale qui vous entraîne, le long de la pente de la rue Saint-Jacques, ­jusqu’à ­l’Hôtel de police (Études ­d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1968, p. 365-382). 2 « Jouer ­n’est pas jouer », infra, p. 201-204.



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psychologie historique paraît inépuisable1 » ; « la psychologie ­comparative embrasse toutes les autres2 ». Chastaing note que « La critique ­d’un langage philosophique qui empêche que vous ne fassiez de la psychologie, vous ­conduit à l­’étude du langage ordinaire qui vous permettra d­ ’en faire. Elle vous ­conduit donc chez les linguistes3. » Une telle critique ne reconduit-elle pas aussi chez les philosophes ? Méthodologiquement, la position assumée par le psychologue se laisse décrire au moyen d­ ’un « -isme » forgé par la philosophie : « Nominalisme méthodique : ­contre les philosophes qui trouvent ce que doit être l­ ’idée de Jeu sans avoir besoin de chercher cette idée parmi les emplois du mot “jeu”, vous cherchez ­comment les hommes utilisent le vocabulaire des jeux4 ». Au terme de ­l’enquête psychologique, sémantique et historique, nous retrouvons des ­concepts : « Vous ne savez pas si votre recherche nominaliste aboutira à des découvertes nominalistes. Peut-être découvrira-t-elle des ­concepts multiples et changeants5 ». Mais il est difficile de voir dans ces entités multiples et changeantes des ­concepts philosophiques, lesquels se ­conservent en soi et par soi, sont ingénérables et toujours identiques à eux-mêmes. Sans doute ici atteint-on plutôt à l­’essence d ­ ’un c­ oncept proprement psycho-philosophique, dont le sens ne cesse de varier avec les états de la langue, du psychisme et de l­’histoire. CE QUE PARLER VEUT DIRE

Passé le seuil ­d’une telle réfutation de la manie philosophique ­d’essentialiser en définissant, le psychologue doit s­ ’engager dans la description la plus ­complète possible des situations ­concrètes de ­communication intersubjective. Chastaing se livre alors à une analyse systématique des rites ­d’interactions verbales dignes des études d­ ’Erving Goffman auxquelles il se réfère volontiers6. À « Phénoménologie du serment » succèdent « Psychologie des jurons » et bientôt « Psychologie des injures7 », « Que font des hommes qui disent faire de la psychologie ? », infra, p. 188. Ibid., p. 182 n. 2. « Jouer ­n’est pas jouer », infra, p. 208. Ibid., p. 214. Ibid. « Que font des hommes... », infra, p. 187 n. 1 ; « Psychologie des jurons », infra, p. 262. Voir également la recension due à Chastaing de E. Goffman, Interaction ritual. Essays in face-to-face behaviour, Journal de psychologie normale et pathologique, T. 66, 1969, p. 483-484. 7 Journal de psychologie normale et pathologique, T. 77, 1980, p. 31-62.

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cosignée avec Hervé Abdi, enfin « Fonctions des hypocoristiques », article dans lequel Chastaing rend ­compte des fonctions psychologiques des petits mots doux1. On trouve des renvois explicites ­d’une notion aux autres d­ ’un article aux suivants. Les serments réapparaissent dans les jurons. Il arrive en effet q ­ u’en jurant l­’on promette, que le juron même soit une forme ­d’engagement ou de serment : le jureur peut employer le juron pour « garantir la vérité de ses paroles : ­comme gages de leur véracité, de sa véridicité. En bref, ­comme serments2 ». Quant aux injures ou aux insultes, elles ont pour ancêtre les imprécations. Comme le note Giraudoux dans La Guerre de Troie ­n’aura pas lieu, « avant de se lancer leurs javelots, les guerriers grecs se lancent des épithètes3 » : ils se maudissent en ­s’insultant. Or, les jurons ­comptent également parmi leurs ancêtres des imprécations : « Que le diable ­m’emporte ! », « Pardi(eu) ! », etc. Injures et jurons sont donc « cousins4 ». L ­ ’article sur les fonctions des injures c­ omplète ainsi celui sur les motivations des jureurs. Si les injures fonctionnent ­comme des coups, les « hypocoristiques » représentent des caresses verbales. Chastaing, ayant ­constaté que ces « mots-caresses » suscitent moins ­d’intérêt que les « mots-frappeurs » décide in fine de réparer cette injustice. Il retrouve alors les serments, les mots doux servant fréquemment à se jurer amour et fidélité : les amants « ­s’engage(nt) eux-mêmes mutuellement dans (leur) étreinte par ces mots qui fonctionnent ­comme des serments5 ». Ainsi, la boucle est bouclée, et le cycle des échanges de paroles presque c­ omplet. À la positivité de l­’engagement au début et à la fin du cycle, avec les serments et les mots tendres, la tension fait ­contrepoids au milieu du parcours, avec les gros mots et les injures. Ces derniers témoignent également de la réalité de nos relations ; ils ne prouvent pas moins que les promesses ou les gentillesses ­l’effectivité de la c­ ommunication des ­consciences. Lorsque ­j’insulte, ­j’entre en c­ ontact 1 Revue philosophique de la France et de ­l’étranger, T. 185, 1995, p. 289-310. On se gardera ­d’un ­contre-sens : les mots doux ne sont pas traités c­ omme des « fonctions psychologiques » au sens de Meyerson, catégories mentales ­d’un groupe humain particulier. Chastaing veut simplement rendre raison du rôle ou de la fonction des mots doux employés par tout un chacun au quotidien. 2 « Psychologie des jurons », infra, p. 245. 3 Cité dans « Psychologie des injures », art. cité, p. 31. 4 Ibid., p. 32. 5 « Fonctions des hypocoristiques », art. cité, p. 292.



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avec autrui, serait-ce sur le mode du rejet. Le ­conflit et ­l’affrontement présupposent tout autant que l­’amour et les gages d ­ ’amour que je ­comprends autrui et q­ u’il m ­ ’entend en retour. Si j­ ’injurie mon prochain, ­c’est que je ne doute pas un instant que ­j’ai des raisons de ­m’emporter ; je ne doute pas davantage ­qu’il saisira le sens de mon emportement. Si je jure enfin, quand bien même je serais seul, je ne le fais jamais sans impliquer, même virtuellement, même magiquement, la ­communauté de mes semblables. Chastaing part de notre recours effectif quotidien aux jurons. À travers la dimension psychologique et sociale de ­l’enquête, on retrouve le tour meyersonien pris, par-delà le wittgensteinisme, par la pensée de Chastaing : par-delà le texte, le rétablissement ­d’un ­contexte qui est à la fois personnel et social. Chastaing veut savoir « ce que parler veut dire ». Il fait implicitement référence à Bourdieu, en évoquant les stratégies ­d’affiliation ou au ­contraire les volontés de rupture de certains « héritiers » l­orsqu’ils jurent. Mais son propos est toujours en même temps psychologique1. Que veulent dire les individus qui jurent ou lancent des injures ? En quel sens, par le gros mot ou ­l’injure, signifie-t-on son adhésion ou manifeste-t-on son rejet ? Chastaing croise la psychanalyse2 – preuve q­ u’il est bien sur un terrain psychologique et non plus sociologique. Mais sur ce terrain, il préfère à la généralité des hypothèses psychanalytiques l­’analyse précise, micrologique et adaptée aux seules situations q­ u’il décrit, des ressorts du rattachement ou du détachement. Dans le cycle de Chastaing, on c­ ompte trois « psychologies », mais aussi une « phénoménologie ». Il ­n’y a pourtant aucune différence dans le traitement de ­l’interaction langagière dans la mesure où la phénoménologie de 1939 est une « psychologie descriptive3 ». Mais la réduction 1 ­L’allusion à Bourdieu est un parfait exemple ­d’articulation psychosociologique : « Jurons de jeunes “héritiers” qui se libèrent de leur famille dans des fêtes ou grèves ­d’étudiants ; jurons ­d’hommes d­ ’âge mûr qui, dans des banquets, se débarrassent des disciplines (professionnelle, c­ onjugale) que leur impose la vie quotidienne. Un de ces jureurs, sur quatre (environ), déclare lui-même ­qu’il se soulage. Par le “bas langage”, ­comme des boissons alcoolisées ou quelque tabagie. Soulagement ­d’adopter un autre style de vie que le style habituel : de se faire autre » (« Psychologie des jurons », infra, p. 253). Pour une référence explicite de Bourdieu à Chastaing, voir P. Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 112, 139. 2 Sur la psychanalyse, voir « Que font des hommes... », infra, p. 183, « Jouer n­ ’est pas jouer », infra, p. 206, 208. 3 « Phénoménologie du serment », infra, p. 226 n. 3 : « le phénoménologue ne sort pas, lui (­contrairement au moraliste), de sa description ». Le DES de 1935 avait pour titre « Essai

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phénoménologique ne mène-t-elle pas à des essences ? Le psychologue en appelle cependant avant-guerre à la phénoménologie ­comme à la discipline qui, loin de nous fournir une définition générale de l­ ’engagement, nous permet de saisir le sens de la diversité des expériences ­d’engagement : il y a plusieurs sortes ­d’engagements et on veut savoir quel engagement porte le nom de serment. Comprendre, ce n ­ ’est pas expliquer, c­ ’est décrire1. Autrement dit, sous le nom de « ­compréhension phénoménologique », Chastaing a en tête – aussi paradoxal que cela paraisse et en dépit de ce q­ u’il déclare alors explicitement – une description des cas en extension, et même, par-delà le dénombrement des cas, une description des c­ ontextes et des situations qui leur donnent sens. On est bien loin ­d’une doctrine de l­’essence. Cela pourrait s­ ’apparenter au type de logique q­ u’appela un temps de ses vœux Henri Bergson dans son « Introduction à la métaphysique », un genre de c­ oncept qui vaudrait pour une chose et une seule. Aux doctrines « toutes faites », Chastaing oppose dans un esprit typiquement bergsonien une philosophie taillée « sur mesure », attentive à la singularité même des choses2. Mais il ne veut pas de la métaphysique bergsonienne de la durée : on n­ ’a pas besoin de la durée pour appréhender les singularités ; on a même besoin de ne pas avoir la durée si ­l’on veut que les singularités ne soient pas emportées par la ­continuité ­d’un flux dissolvant. ­Lorsqu’on jure, on ­s’engage au présent pour un temps à venir : ­c’est Hérode ­s’engageant auprès de Salomé à tuer Jean-Baptiste, quoi ­qu’il arrive, quoi ­qu’il lui arrive et quoi q­ u’il devienne lui-même. « Le temps nommé, précise Chastaing, ­n’est pas une temps qui dure3 ». La parole engage indépendamment du Moi en durée dont elle est censée émanée, qui – pense Bergson – la porte ou la supporte substantiellement. Chastaing se c­ onforme ainsi au nominalisme logique que Bergson entrevit une fois, mais auquel ce dernier finit par préférer une métaphysique de la durée. Il cherche à articuler le logico-linguistique au psychologique, et il lui semble que ­l’exorbitant de ­l’hypothèse bergsonienne de la durée se c­ oncilie aussi mal que l­’hypothèse psychanalytique de l­’inconscient avec la subtilité de ­l’expérience psycholinguistique. de psychologie descriptive ». 1 Ibid., p. 218. 2 Ibid., p. 221. Dans la foulée (note 2), Chastaing se réclame du très bergsonien Dr Eugène Minkowski. 3 Ibid., p. 229.



INTRODUCTION

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LES MOTS, LES CHOSES ET LA LITTÉRATURE

­ ’est dans les articles « mimologiques » que ­l’on trouvera le plus C clairement exprimé le psychologisme singulier de Chastaing, le sens de sa psychologie. On pourrait ­s’en étonner, dans la mesure où ces textes représentent les c­ ontributions les plus directement linguistiques. Pourtant, ­c’est bel et bien quand le penseur aborde le linguistique que l­’on voit à quel point le psychologique importe à ses yeux. Car il apparaît alors que la langue, les mots ou les expressions d­ ’une langue, sont « motivés », q ­ u’ils relèvent ­d’intentions psychiques, de mobiles ou ­d’élans psychologiques. Les langues apparaissent pour Chastaing « ­comme des laboratoires où nous pouvons étudier, par les expériences qui y sont enregistrées, le travail de ­l’esprit humain. Nos enquêtes sur quelques motivations aboutissent à un projet général de psychologie linguistique1 ». Q ­ u’il y ait motivation phonétique signifie que les mots ne sont pas employés au hasard, ­qu’ils dépendent de ce que ­l’on veut dire, et de ce que l­’on pense que les mots, en leur matière sonore, sont à même ­d’exprimer. Les sons ont des couleurs. Nos syntagmes révèlent de profondes correspondances sensorielles, dites « synesthésies ». Les investigations de Chastaing sont fondées sur des questionnaires adressés à ses étudiants ou à ses lecteurs, étayées par des recoupements statistiques établis à partir des réponses ­qu’il reçoit. Mais à travers ces exigences de scientificité ­continuent de se manifester de semblables préoccupations théoriques. On est frappé en particulier par la ­constance de ­l’attachement de Chastaing à ce que sentent les gens et à ce ­qu’ils disent sentir ; par son intérêt également soutenu pour les jeux d­ ’enfants : l­ ’enfance apparaît ou réapparaît c­ omme ce moment d­ ’heureuse c­ onfusion entre son et sens et, à travers ces empiètements phonético-sémantiques, ­comme une période de fusion du Moi avec le monde humain environnant qui adhère à de semblables correspondances2. Les synesthésies, déclare Chastaing, ne sont 1 « Dernières recherches sur le symbolisme vocalique de la petitesse », Revue philosophique de la France et de ­l’étranger, T. 155, 1965, p. 53. Chastaing parle encore de son travail ­comme ­d’une « tentative à la fois ­d’historien, de linguiste, de psychologue et de sociologue. Ignace Meyerson ­l’aurait taxée de “psychologie historique” » (« Fonctions des hypocoristiques », art. cité, p. 308). 2 « P et T, jeux de phonèmes », Vie et langage, Juillet 1968, p. 377 : « Jouons, avec soixante enfants de sept à huit ans, à “Pim et Poum” ». Voir également « Comment jouer avec

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pas des « propriétés séparées et diverses », mais des « lieux où peuvent se rencontrer les esprits », des « sortes de places publiques1  ». ­N’est-ce pas précisément ce que Dufrenne nommait après Scheler des « a priori matériels et affectifs », actifs au cœur de toute perception humaine, réactivés par toute poésie véritable2 ? Tel est en tout cas le sens du « symbolisme verbal », qui est un « symbolisme phonétique ». Le premier texte mimologique de Chastaing ­s’ouvre sur une cartographie du champ linguistique au sein duquel notre auteur prend très rapidement position : il mentionne Saussure et immédiatement indique l­ ’intérêt d­ ’un dépassement, alors en cours, en direction de la mimologie. Les linguistiques ont d­ ’abord ­compris q­ u’ils pouvaient sans se c­ ontredire voir dans tous les mots des c­ onventions et en qualifier certains de « symboliques ». Une fois acquise la « nature artificielle du langage », ils ont c­ ommencé à s­ ’interroger sur la « “motivation” apparente de vocables “arbitraires3” ». La motivation, enfin, a pris le pas sur ­l’arbitraire et, estime Chastaing, ­l’on ­s’est mis franchement au symbolisme verbal depuis 1945. De cette théorie de la diction à la théorie de la fiction, il ­n’y a ­qu’un pas. Les hommes de lettres, à travers les expériences ­qu’ils mènent sur le langage, sont ­d’emblée appelés à témoigner du symbolisme verbal. Le poète a eu raison de vouloir « invent(er) la couleur des voyelles » – même si Rimbaud a eu tort de prendre la couleur des lettres écrites pour celle des lettres prononcées4. Le style des grands romanciers, quant à lui, dépend de leur capacité à mobiliser les ressources sonores, phonétiques et rythmiques, de la langue pour donner à entendre, à voir et à penser les situations dont ils rendent ­compte, ­qu’ils décrivent, en lesquelles ils font évoluer leurs personnages. « Dont ils rendent c­ ompte », car il y a une véracité voire, tout simplement, une vérité en littérature. ­C’est la raison pour laquelle Chastaing a pu ­consacrer en 1983 un article

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des enfants à associer des mots » Journal de psychologie normale et pathologique, T. 81, 1986, p. 42-63. « Audition colorée », infra, p. 271. Dufrenne va j­ usqu’à évoquer le pressentiment d­ ’une « onomatopée originelle » par laquelle nous faisons « ­l’expérience d­ ’une sorte de c­ onnivence, voire de ressemblance, entre le mot et la chose » (Esthétique et philosophie, T. II, Paris, Klincksieck, 1976, p. 122). « Le symbolisme des voyelles. Significations des “i” », Journal de psychologie normale et pathologique, T. 55, 1958, p. 403-404. « Audition colorée », infra, p. 269-272.



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immense, dans ses dimensions autant que par sa portée, aux « Vérités romanesques ». À force notamment de répétitions phonologiques, les descriptions du romancier atteignent au vrai. Le style de Ramuz a la démarche de ses personnages : la présence insistante des phonèmes nasalisés qui « symbolisent » la lenteur figure adéquatement la lenteur du paysan vaudois1. Mais dès les premiers textes, la vérité était au centre du propos, ­comme on le voit avec « Roman policier et théorie de la vérité2 » paru en 1938. On dira que, dans ce cas générique, celui du roman policier, cela ­n’a rien d­ ’étonnant : la recherche de la vérité sur le crime c­ ommis est au cœur de l­ ’intrigue, ­l’enquêteur la traque, le lecteur à son tour (si le roman est bien c­ onstruit) est curieux, voire tenu en haleine. L’écrivain ­s’emploie, par des moyens proprement romanesques, à une mise en ­communication du détective et du criminel qui doit s­ ’étendre au lecteur. Au moyen d­ ’indices, le cerveau puissant du détective parvient à ne faire ­qu’un avec le cerveau du criminel. Sherlock Holmes ne se ­contente pas de relever les signes, c­ omme Watson, représentant du philosophe, qui ne ­comprend pas c­ omment les signes c­ ommuniquent entre eux : Watson en vient souvent à inventer des mystères transcendants pour expliquer cette ­communication des signes. Holmes exhibe au c­ ontraire la possibilité de ­l’identification ­d’un Moi, celui du détective, avec un autre Moi, celui du criminel : si ­j’interprète bien les signes, je puis ­comprendre autrui, me mettre en pensée à sa place. Peut-être le roman policier peut-il cependant être ­considéré ­comme le paradigme de toute littérature. Le romancier cherche à nous c­ ommuniquer le sens de son expérience ou de ­l’expérience de ses personnages ; il le fait avec les moyens verbaux q­ u’il a à sa disposition ou q­ u’il se donne en inventant des solutions mimologiques originales. Est en jeu le sens de notre relation à la relation au monde q­ u’il décrit, notre rapport au rapport ­qu’il entretient avec les personnages évoluant dans ce monde. Tout cela est affaire de vérité : il faut que nous ne doutions pas de la réalité de la relation des personnages à la réalité, que nous adhérions à la relation du romancier à ses créatures. On n­ ’a pas seulement affaire 1 « Vérités romanesques », Journal de psychologie normale et pathologique, T. 80, 1983, p. 133-134. 2 Art. cité ; voir également « Le roman policier classique », Journal de psychologie normale et pathologique, T. 64, 1967, p. 313-342. Repris dans Europe, T. 571-572, décembre 1976, p. 26-49.

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alors à un « pacte de lecture ». Car je lis ce que le romancier écrit ; la théorie chastaingienne de la littérature, si elle est une esthétique de la réception, est avant cela une esthétique de la création. Le pacte de lecture est second par rapport à un ­contrat ­d’écriture par lequel le romancier se lie à un monde et à des personnages. « Notes sur le style du roman », paru en 1951, est ­contemporain de la thèse c­ omplémentaire La Philosophie de Virginia Woolf. Il correspond à un degré d­ ’élaboration antérieur à ­l’approfondissement mimologique (le premier texte de mimologie date de 1958). Il représente néanmoins une étape décisive sur le chemin qui mène à l­ ’exploitation des ressources du symbolisme verbal en théorie de la littérature. Soit en effet le paradoxe emblématique ­qu’exposent ­d’emblée ces « Notes ». Si « je » dis les autres, ce ne sont plus les autres qui parlent : ils parlent à travers moi. Je ­n’ai plus leur point de vue, mais seulement mon point de vue sur leur point de vue. Et ce ­n’est pas maladresse des procédés, difficulté à inventer les moyens de faire parler les autres à travers ma création. De tels embarras ne sont pas factuels ou ­contingents, ils sont principiels ou de droit : pour autant que le romancier ­s’emploie à rendre raison de ­l’existence des autres, il échoue. Le lecteur ne veut pas la vision de visions, il veut les visions elles-mêmes. Le style du roman vise à nous donner à sentir et à penser la présence des autres ; mais dès que le romancier s­’y efforce, il signale sa présence et entame, voire anéantit, celle des autres. Autrement dit, les moyens requis par la visée font c­ onsubstantiellement obstacle à la visée même. Laissera-t-on la parole aux autres ? Si le romancier ­s’efface à ce point, le roman disparaît. Le roman ou la vie : c­ ’est en ces termes q­ u’on pourrait formuler le paradoxe du style du roman. Je veux le roman pour avoir ou ravoir la vie. Or, lorsque je m ­ ’attèle à la tâche, je me c­ ontredis : je ­n’ai plus la vie, seulement le roman de la vie. Alors que faire ? Abandonner le roman pour la vie ? Les romanciers vivent cependant, et leur vie se passe à écrire. Cette vie des romanciers donne la clef du problème. Si le romancier n­ ’est jamais sûr d­ ’exprimer la vie, du moins il y travaille avec acharnement. Cet acharnement dit assez la foi ­qu’il a dans les hommes, sa volonté de parler ­d’eux, son espoir ­qu’ils parlent par lui : Pendant ­qu’ils échouent à exprimer, sans la signifier, une théorie de ­l’expérience, ils (les romanciers) réussissent à vérifier une psychologie de ­l’ouvrier humain. (…) La psychologie de leur tâche inachevée définit alors leurs œuvres successives



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c­ omme des ­compromis et des approximations ; elle définit en même temps leur ouvrage de mots c­ omme un acte de fidélité : respectueux de la parole, les écrivains donnent et tiennent leur parole. Exactement, ils s­’efforcent de tenir leurs engagements verbaux. Le travail du style ­n’est ­qu’une des manifestations de la responsabilité1.

La « psychologie de l­’ouvrier humain » doit ­s’entendre au double sens du génitif. Le patient labeur de ­l’écrivain témoigne de sa foi dans les hommes, de son engagement auprès des hommes, de son désir de respecter la parole ­qu’il reçoit ­d’eux. Telle est sa « responsabilité ». Mais le romancier ne procède pas autrement que le psychologue lorsque, travaillant sur le jeu, les serments ou les jurons, celui-ci s­ ’efforce ­d’accéder au sens de la parole d­ ’autrui, des relations que les individus instaurent entre eux en parlant. Dès lors, le romancier ­n’est pas seulement un cas pour le psychologue, un genre d­ ’activité dont le psychologue doit percer les ressorts et les objectifs, les réussites ou les échecs. Son cas est paradigmatique. Le romancier est l­’alter ego du psychologue, à moins ­qu’il ne soit son archétype : une personne qui, aussi attentive que lui à la parole ­d’autrui, travaille à lui donner forme par ­l’instauration de son œuvre. Et ­l’on ne ­s’étonnera pas que le psychologue Chastaing se double ­d’un homme de lettres, auteur d­ ’un roman policier et de pièces de théâtre pour la plupart inédites2.

CONCLUSION SUR CHASTAING

Réintroduction de Chastaing Chastaing a procédé à une foule ­d’analyses de signes, qui sont des analyses du sens, pour autant que les signes nous permettent de renouer avec un champ d ­ ’intentionnalité impliquant une immanence fondamentale. Il est bien vrai cependant que, le plus souvent, nous nous en 1 « Notes sur le style du roman », infra, p. 298-299. 2 Le roman policier a pour titre La chaîne (La Revue universelle, No 9-10-11-12-13-14, aoûtsept.-oct. 1935). Nombre de pièces de théâtre ont été écrites et jouées en captivité. C ­ ’est le cas de Ceux qui n­ ’étaient pas nés, qui s­ ’est vu décerner en 1944 le Prix Henri Dumarest de ­l’Académie française.

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tenons à la valeur indicielle de signes, sans saisir leur valeur expressive. Appréhender la valeur expressive des signes, ce serait voir q­ u’ils expriment autrui, q­ u’ils expriment un monde qui nous c­ omprend, moi et les autres. Un profond sens c­ ommun est le lieu de notre entre-expression. Entre-expression primitive, puisque la psychologie de ­l’enfant montre que la c­ onfusion ou la fusion est première, qui ne cesse d­ ’irriguer nos relations intersubjectives. Malheureusement, à cette c­ ommunication des signes en profondeur est en général substituée la clôture des signes sur eux-mêmes, en un régime superficiel de la signification. C ­ ’est souvent le cas chez les philosophes, qui échouent à saisir le signe ­comme expression ­d’autrui, qui font des signes des indices sans signifiés fondamentaux. Un premier type ­d’enquête, ­d’histoire de la philosophie, c­ onduit Chastaing à rendre ­compte de la mécompréhension philosophique ­d’autrui. La philosophie se borne à la c­ ompréhension du signe c­ omme « effet sans cause », ou effet non rattaché à sa cause – qui serait autrui ­s’exprimant et nous entre-exprimant dans un monde c­ ommun, via un sens ­commun. Les ­conclusions de ces recherches sont ­confiées à la Revue philosophique de la France et de ­l’étranger. Mais un autre genre ­d’enquête est mené pour le Journal de psychologie normale et pathologique, la revue d­ ’Ignace Meyerson, sur les rites d ­ ’interaction ou sur la littérature. À travers ces investigations sont traqués les phénomènes expressifs par lesquels autrui se manifeste à moi. Les signes apparaissent alors ­comme les signifiés ­d’une ­communication non pas seulement possible, mais effective. Nous ne cessons de participer à un même monde ; les Ego sont enveloppés sur un seul et unique plan ­d’immanence. Négative d­ ’abord, l­ ’entreprise de Chastaing relève de l­ ’histoire des philosophies étudiées c­ omme autant de négations de ­l’évidence de l­ ’existence ­d’autrui. Il faut ­commencer par nier ces négations, déconstruire le faux problème de notre enfermement solipsiste. Mais cette tâche négative a son revers ou son versant positif : la psychologie de Chastaing exhibe la positivité de notre rapport à autrui, elle redouble par ses études positives la positivité de nos relations intersubjectives. À ­l’interface des négations de négations philosophiques, et de ce redoublement positif de l­’accès aux autres, se trouve ­l’analyse du langage. Tantôt en effet les signes se ferment sur eux-mêmes, tantôt au ­contraire le recours au langage rend possible la c­ ommunication. Le « psychophilosophe » Chastaing doit



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rendre raison de ces deux faces de nos usages langagiers. À travers sa théorie de la signification, Chastaing est « analytique » en un sens très particulier ; ou « phénoménologue », mais ­d’une manière très différente de Sartre. Sa phénoménologie, qui est une analyse des meanings, embraye sur une approche grammaticale elle-même redevable ­d’un point de vue psycho-historique. C ­ ’est le propre ­d’une grammaire philosophique que ­d’élucider le sens des signes. Mais ce sens lui-même renvoie à une activité sous-jacente qui fait des indices ­l’expression de réalités non langagières. La psychologie historique permet de ­comprendre les sens ­communs, les manières ­qu’ont eues les individus de ­communiquer à certains moments historiquement datés de leurs parcours ­culturels ou civilisationnels. En tant ­qu’ensemble de signes, le langage témoigne pour des actes signifiants, effets de ­communications entre personnes instaurées moyennant la médiation de certaines ­conditions socio-historiques ­d’évolution.

Frédéric Fruteau de Laclos

PREMIÈRE PARTIE

SOIGNER LES PHILOSOPHES : ­L’ILLUSION ÉPISTÉMOLOGIQUE THÈSE : COMPRENDRE ­L’EXISTENCE ­D’AUTRUI

INTRODUCTION À L­ ’ÉTUDE DE LA COMPRÉHENSION D ­ ’AUTRUI1

COURANTS THÉORIQUES

Si le moi d­ ’autrui apparaît au philosophe c­ omme « objet », l­ ’homme vivant n­ ’est pas au ­contraire un objet pour l­ ’homme, mais semble le « sujet » ­d’une infinité d­ ’actes rapportés à des c­ ontenus c­ ompossibles. ­C’est une unité ­d’expériences passées ou à venir dont toute manifestation porte l­ ’empreinte. ­C’est une monade. Nous découvrons l­ ’univers ­comme un champ immense de relations intermonadiques provoquées par sa c­ onstitution même. Tout être mondain est en effet sollicitation ou « souci », et le souci des « autres » dépend étroitement du souci des choses. Pour user des choses, il faut user des hommes ; pour user de ceux-ci, il faut – dans une certaine mesure – les ­comprendre. La c­ ompréhension ­d’autrui est un des facteurs fondamentaux de ­l’expérience humaine2. 1 Journal de psychologie normale et pathologique, T. 32, 1935, p. 49-82. Note des éditeurs : la première note de chaque article indique la référence de la publication initiale. 2 Le problème ­d’autrui se pose ­d’ailleurs plus au politicien et au moraliste ­qu’au psychologue. « La place d ­ ’autruy, écrit Leibniz, est le vrai point de perspective en politique aussi bien q­ u’en morale. » (J. Baruzi, Trois dialogues mystiques inédits de Leibniz, Rev. de Métaphysique et de morale, 1905, p. 1 et 2). Et Eucken dit, par exemple : « Tout droit qui a la prétention ­d’être plus q­ u’un simple ensemble de formules extérieures exige q­ u’on se transfère dans le point de vue d­ ’autrui et q­ u’en même temps on c­ onsidère la chose de ce point de vue ». (Le sens et la valeur de la vie, trad. Hullet et Leicht, Alcan, 1912, p. 70). En outre, Max Weber fonde sa « verstehende Soziologie » sur les significations de l­ ’« autre », et ­l’expérience de cet « autre » devient le problème fondamental de la phénoménologie de Husserl. – En différents articles Margaret Floy Washburn montre que la ­conscience « éjective » (­conscience d­ ’un état dans l­ ’esprit ­d’autrui) est essentielle à certains sentiments moraux, esthétiques ou religieux, q­ u’elle est, par exemple, nécessaire dans le « ­comique », ou ­qu’elle explique la « suggestibilité » sociale – suggestibilité qui, pour Scheler, est source du « ressentiment » (cf. The social psychology of men and the lower animals,

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On ­l’a pourtant peu étudiée. Foerster cite sans doute un certain nombre de textes anciens moins c­ onnus que ceux d­ ’Aristote1, mais il faut véritablement attendre Berkeley pour que les ­considérations physiognomiques fragmentaires fassent place à un difficile problème. Au reste, on a plus parlé de c­ onnaissance d­ ’autrui que de c­ ompréhension – saisie du sens. Cette dissemblance ne doit pas être oubliée dans la lecture des théories qui vont suivre – théories que nous avons groupées autour de trois processus. Pour c­ omprendre ­l’Alter on peut ou partir de l­ ’Ego (immanence), ou partir de l­’Alter lui-même (transcendance), ou partir à la fois de l­’un et de ­l’autre. ­L’IMMANENCE

Berkeley donne à la théorie son expression la plus saisissante. Reprenant ­l’idée fondamentale du cartésianisme modifiée par Locke et vue à travers celui-ci, il affirme que nous appréhendons intuitivement notre moi. Une telle appréhension porte deux faces ; ­d’une part nous percevons nos idées ­comme nôtres, d­ ’autre part nous nous percevons c­ omme cause, c­ omme volonté active. Si donc nous subissons certaines présences analogues aux effets que nous avons déterminés, nous avons le droit de croire à ­l’existence ­d’autres esprits générateurs2. On ne peut mieux caractériser la ­conception de ­l’analogie. Mes expériences passées servent à interpréter les expériences présentes ­d’autrui. Cela se fonde sur ­l’hypothèse de ­l’impénétrabilité des âmes. Les faits psychiques ne sont pas directement préhensibles. Il est possible toutefois de les induire à partir ­d’un objet intuitivement saisi : le corps3. Je sais que des sentiments bien définis en moi sont ­concomitants de modifications somatiques elles-mêmes bien définies. Lorsque, partant, j­ ’appréhende une certaine expression d­ ’autrui, Titchener ­commemorative volume, L. N. Wilson, 1917 ; et surtout : Ejective c­ onsciousness as a fundamental factor in social psychology, Psychological Review, 1932). 1 R. Foerster, Scriptores Physiognomici graeci et latini, 2 vol., Lipsiae Teubner, 1893. 2 « La ­connaissance que ­j’ai des autres esprits ­n’est pas immédiate, étant une ­connaissance de mes idées ; elle dépend de ­l’intervention de ces idées que je rapporte, en tant q­ u’effets ou signes ­concomitants, à des agents ou esprits distincts de moi-même » (Berkeley, Œuvres, Éd. Fraser, 1901, t. l, p. 339). Il faudrait d­ ’ailleurs toute une étude ici. Berkeley dit que nous avons des notions de ­l’ego et de ­l’alter, bien que celui-là soit, en quelque sorte, « vécu » et celui-ci accessible par « raison » (Ibid., p. 307). 3 Voir ­l’exposé de C. Delisle Burns, The ­contact of minds, Proc. Aristotelian Society, 19221923, p. 220.



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je la rattache à une expérience psychique identique à celle qui accompagnait en moi une expression identique. Je souffre lorsque je pleure. Cette personne souffre, que je vois pleurer. ­C’est bien le problème de ­l’analogie dont on ­connaît l­’équation primitive : a/b = c/x. Ainsi formulée la théorie paraît inacceptable. Je sais que q­ uelqu’un qui sanglote est triste sans recouvrir à une chaîne de syllogismes. Ce qui pèche ­d’ailleurs ici, ce ­n’est pas le fond de la ­conception, mais la forme, qui ne tient pas c­ ompte de l­ ’apparence immédiate. Il faut donc la modifier en introduisant des phénomènes nouveaux : raisonnements inconscients, associations, subsomptions. ­L’inférence se fait vite et dans l­’inconscient : voilà pourquoi nous ne pensons pas q­ u’elle existe. Solution paresseuse ! On perçoit le sentiment d­ ’une personne. Comment ? On répond : par analogie. Mais si ­quelqu’un s­ ’étonne, on ajoute que l­ ’analogie s­ ’effectue dans l­ ’inconscient. La pétition de principe est claire. ­C’est parce que la ­compréhension doit se fonder sur un raisonnement q­ u’elle se fonde sur un raisonnement inconscient. On réalise un postulat, et, ­comme la réalisation a quelque chose ­d’inadéquat, on la jette hors de la ­conscience. Pendant ce temps le problème véritable reste sans réponse. On sauve ­l’analogie par l­’automatisme. Nous associons expériences psychiques et expressions. La répétition de ces associations engendre des unités stables ­constitutives de notre savoir qui nous obligent de lier toute expression perçue à un ­concomitant psychique. La théorie de la « subsumption » de H. H. Price n­ ’est pas très différente : « je puis avoir longtemps auparavant formulé la règle que tout organisme qui se meut de telle ou telle façon est animé par un esprit qui ressent telle ou telle émotion1 ». Par suite, tel un médecin, je diagnostique le phénomène psychique d­ ’après le physiologique, – diagnostic qui dans les cas simples ressemble à une pure association. Mais, avant de déduire, il faut induire. La règle qui nous permet de ­comprendre autrui résulte d­ ’un travail ancien sur des données singulières et nous renvoie à la simple analogie. En outre, ­comme ­l’association ou la règle de Price ­n’a été édifiée que par une lente habitude, on doit admettre que le très jeune enfant prenne ­conscience de ses sentiments, les rapproche de ses réactions corporelles, puis de celles de sa mère, 1 H. H. Price, Our knowledge of other minds, Proc. Aristotelian Society, 1931-1932, p. 57.

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afin de les attribuer à cette dernière. Le théoricien de ­l’analogie qui refuse ­l’usage de celle-ci à l­ ’homme adulte doit l­ ’accorder à un bébé de quelques mois. Il peut sans doute parler ­d’habitudes héréditairement acquises. Mais Charybde est proche de Scylla. Au nom ­d’un évolutionnisme discutable on sauve l­’enfant en transportant le problème chez le primitif. Par c­ onséquent on est toujours renvoyé à la simple théorie analogique – dont il reste à examiner la propre valeur. On erre peut-être l­ orsqu’on prétend saisir les pensées d­ ’un individu, cette prétention néanmoins englobe une certitude subjective. Or le discours analogique ne mène q ­ u’au probabilisme1. Chaque expression est un ensemble ­complexe, fuyant et nouveau ; les noms donnés aux c­ omportements – colère, joie… – ne s­’appliquent pas à des types déterminés de mouvements corporels. « Il ­n’y a pas ­d’expression ou de groupes d­ ’expressions typiques d­ ’une situation », écrit Carney Landis2. Le raisonnement analogique devient alors difficile à c­ omprendre. Comment – sans risque d­ ’erreur – ­comparer des signes différents ? Une expression de crainte diffère essentiellement d ­ ’une autre expression de crainte. Tout effort pour les relier paraît douteux. On peut être le jouet d­ ’une correspondance grossière. Ainsi ­considérée, la c­ onnaissance ­d’autrui ­n’est que probable, qui exige beaucoup de réflexion et beaucoup d­ ’art. Au reste, l­ ’esprit ­d’autrui se manifeste ici beaucoup plus ­comme « principe régulateur » de ­l’expérience de ­l’« autre » que ­comme donnée de cette expérience. La psychologie animale apporte une critique nouvelle. Un ­chimpanzé réagit adéquatement à ­l’attitude ­d’un autre ­chimpanzé. « Entre eux, dit Köhler, les animaux ­comprennent presque toujours et immédiatement de quoi il s­’agit… et ­c’est seulement nous qui, cherchant à ramener cette c­ ompréhension chez l­ ’homme à des c­ onclusions par analogie ou à des associations tirées de notre propre expérience, tombons ici dans un embarras théorique qui ­contraste singulièrement avec la spontanéité et la sûreté du processus réel de ­compréhension chez les animaux3 ». Simulons la frayeur : aussitôt les singes s­’enfuient ­comme s­’ils craignaient un 1 Sur le plan logique on peut aboutir à des ­conclusions semblables : cf. Hamelin, Le raisonnement par analogie, Année philo., 1902. 2 C. Landis, Studies of emotional reactions, J. of ­comparative Psychology, 1924, p. 493. 3 W. Köhler, ­L’intelligence des singes supérieurs, trad. P. Guillaume, Alcan, 1927, p. 292. – Cf. Max Scheler, Nature et formes de la sympathie, trad. Lefèvre, Payot, 1928, p. 348.



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danger, et cherchent refuge dans la masure où nous nous sommes réfugiés. Peut-on en cet endroit oser parler ­d’analogie ? Revenons à ­l’observation de ­l’homme vivant. La perception de mon corps diffère de celle des autres corps. Lipps ­l’a bien mis en valeur. Je me c­ onnais peu pour servir de point de départ à une inférence. Mon visage n­ ’est que l­’objet ­d’un savoir indéterminé, alors que je découvre les moindres tressaillements ­d’une physionomie étrangère. D ­ ’ailleurs « ­l’autre » est presque toujours optiquement accessible, tandis que j­’ai des impressions viscérales, kinesthésiques, quelquefois tactiles de mes expressions1. ­L’Ego est offert d­ ’une certaine façon, l­’Alter d­ ’une autre. Comment donc accorder des sensations hétérogènes ? On tente une analyse génétique et on déclare que nous associons à ­l’expérience kinesthésique de notre corps une expérience visuelle, de façon à faire de lui un objet ­connu du dehors identique à ­d’autres corps2. Le montage d­ ’une telle association s­ ’explique mal. M. Guillaume montre, ­d’une part, que l­’enfant ­s’intéresse peu aux moyens d ­ ’agir – partant, à son corps – et, d­ ’autre part, q­ u’il semble dépourvu de la puissance synthétique nécessaire pour coordonner les différents systèmes sensibles3. On ne voit pas, par suite, ­comment rapprocher des ­contenus hétérogènes4. 1 Sur l­ ’aspect tactile, se rappeler la dernière phrase caractéristique d­ ’A. France dans Thaïs : « en passant la main sur son visage il sentit sa laideur ». – Sur le rôle du miroir dans la perception visuelle de mon corps, W. Köhler dit : « on ne se regarde pas ordinairement dans une glace quand on est en colère ! » (Gestalt Psychology, H. Liveright, 1929, p. 238). 2 Nous critiquons seulement ici une analyse génétique qui veut être une explication. ­L’analyse « statique » de Husserl est laissée de côté. 3 P. Guillaume, ­L’imitation chez ­l’enfant, Alcan, 1925. 4 ­L’hypothèse d­ ’un réalisme spatial ­comme celui d­ ’Alexander ne permet pas de résoudre la question. – Prenons un exemple précis : la rougeur produite par la colère. En sentant de façon kinesthésique cette rougeur, ­l’homme en colère a ­l’intuition de ­l’espace dans quoi elle se manifeste. Le spectateur, qui, lui, ­l’appréhende optiquement, perçoit le même espace. Il n­ ’y a q­ u’un espace. Si donc l­ ’expression réelle est révélée dans et par l­ ’apparence, la perception de notre corps ne diffère pas – essentiellement – de celle des autres corps, et la théorie analogique est aisément applicable. On peut en douter. « ­L’espace total » de la chose n­ ’est pas donné dans une de ses apparences. Alexander reconnaît lui-même que les diverses qualités d­ ’une chose occultent diverses parties de l­’espace (cf. Moxley, Realism and the status or mind, Proc. Arislotelian Soc., 1931-1932). Chaque sensation a sa nuance. La chaleur que j­’éprouve dans la colère ne suggère aucune localisation précise. Un autre homme, au c­ ontraire, situe la rougeur correspondante sur mon visage. On dit sans doute, que, dans les deux cas, on perçoit la colère dans la chaleur ou la rougeur, mais cela signifie simplement q­ u’on perçoit q­ u’il y a colère. Au reste, si on suppose q­ u’on saisit dans les apparences une entité identique pleinement reconnaissable, si on suppose que la colère puisse apparaître avec sa nuance précise dans une manifestation corporelle,

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La ­connaissance d­ ’autrui est impossible dès ­qu’on pose ­qu’elle se fonde sur une inférence. Bien plus : se heurtant partout au dissemblable, le moi doit ­s’estimer seul. On aboutit ainsi à la ­conception ­d’un ego unique qui n­ ’est pas ­compris et ne c­ omprend pas1. Supposons que ­l’inférence soit réalisable. Que donne-t-elle ? ­L’« autre » ? Non pas. ­L’émotion qui serait la « nôtre » si nous étions à la place de ­l’« autre ». Je saisis pourtant chez ­l’autre des états que je ­n’ai jamais éprouvés2. Les relations affectives intermonadiques en témoignent. ­Qu’est-ce que ­l’envie, par exemple, si ce ­n’est la ­conscience de la dualité du « toi » et du « moi » et le désir obscur de détruire cette transcendance par l­ ’assimilation de celui-ci à celle-là3. Malgré le nivellement causé par la vie quotidienne, malgré ce que Heidegger appelle la dictature de l­’On4, chacun a sa façon propre ­d’exprimer ses sentiments, chacun même a sa façon propre ­d’exprimer les schémas collectifs ou de les choisir. Le monde apparaît ­comme le point de croisement de destinées dissemblables. Vigny et Barrès gémissent à la pensée de vivre ainsi « sous ­l’œil des Barbares ». Mais les analogistes ­n’ont pas prêté attention à ces souffrances. Ils ont ignoré et ignorent que ce ­n’est pas « moi » que je perçois dans « ­l’autre ». Je prends ­conscience ­d’un « style » de vie diffèrent du mien. Un aliéniste ­comprend un schizophrène5. La théorie analogique se fonde enfin sur un dualisme psycho-physique que ­contredit l­’expérience. Nous ne percevons pas un visage auquel nous ajoutons un sens extérieur. La douleur ne se fixe pas sur une figure humaine c­ omme un tableau sur un mur. « La recognition de la souffrance, écrit Duddington, est une partie intégrante de ­l’expérience cognitive totale et non une superstructure fondée sur elle6 ». Il y a une on se demande à quoi peut servir ­l’analogie. L­ ’émotion – nôtre ou étrangère – ­n’est-elle pas, en effet, intuitivement appréhendée ? 1 ­C’est déjà le solipsisme. Sur ce point, voir la c­ onférence de Webb, Our knowledge of one another, British Academy, 1930. 2 Cf. W. Köhler, Gestalt Psychology, p. 237. 3 Cf. Scheler, L ­ ’homme du ressentiment, trad. autorisée, Gallimard, 1933, p. 25. 4 Voir notre article, L­ ’On, Esprit, septembre 1934. 5 Les critiques logiques d­ ’un Lossky retrouvent la description psychologique : du fait que des actes psychiques sont liés à mes manifestations corporelles, on c­ onclut que des actes semblables sont liés aux manifestations corporelles des autres. Mais ils ne sont pas autres. La seule c­ onclusion valable est celle Scheler : « Toutes les fois que j­’assiste à des mouvements ­d’expression semblables à ceux que ­j’exécute moi-même, je retrouve une fois de plus mon propre moi, et non… un moi étranger » (Nature et formes de la sympathie, p. 351). 6 N. A. Duddington, Our knowledge of other minds, Proc. Aristotelian Soc., 1918-1919, p. 158.



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unité de l­’expérience. Toute modification corporelle n­ ’est appréhendée ­qu’en tant q ­ u’expression psychique. L ­ ’homme, dit Koffka, surprend ­d’abord ­l’expression dans ce qui existe hors de lui. Pour tenir ­compte de ­l’unité fondamentale de ­l’objet perçu, on transforme1 la théorie de ­l’analogie en théorie de ­l’Einfühlung. La transition est facile. Transporter le dans moi dans le hors de moi ­d’une façon telle que ce transport échappe à la ­conscience et que ce qui est mien apparaisse ­comme une donnée extérieure, se jeter au-delà de sa propre sphère, se transcender : voilà le sens de sich einfühlen. ­L’Einfühlung est une projection sympathique ou mieux une infusion2. Elle attribue, d­ ’après Lipps, au monde transsubjectif ma propre activité. Elle me permet donc de saisir dans le ­comportement d ­ ’autrui ­l’émotion correspondante : « la tristesse ­s’exprime et son expression est le geste, ou ce geste est la tristesse exprimée3 ». ­C’est par une fusion affective de ­l’ego avec ­l’alter que celui-ci se révèle instantanément c­ omme une réalité vivante. Tout en cet endroit est c­ onfusion, et sans voir, c­ omme M. Lalo, dans ­l’Einfühlung quelque panacée philosophique universelle4, on peut se demander si la sympathie projective ne diffère pas essentiellement du processus ­qu’on c­ onfond volontiers avec elle. Pour Groos, la fusion affective se fonde sur ­l’imitation. Théorie que Finnbogason précise dans le domaine de la ­connaissance ­d’autrui5 en faisant de cette dernière une résonance interne : ­l’« autre » est présent dans une expérience imitative. Ce qui semble étrange. De ce que le moi saisit un aspect du toi, il ne suit pas que le moi se trouve dans une situation affective identique à celle du toi. On peut dire à la rigueur que nous sympathisons sans sympathiser avec autrui. 1 Hegel laisse parfois supposer une théorie semblable : « Toute physionomie, dit-il, a une expression à travers laquelle on voit paraître, au premier coup d­ ’œil, une individualité agréable, forte ou faible » (Philosophie de ­l’esprit, trad. Véra, Germer Baillière, 1867, t. I, p. 453). On peut interpréter en un même sens sa théorie du symbolisme de la sensation externe. Une voix harmonieuse correspond à une belle âme : « les aveugles croient pouvoir reconnaître la beauté physique de l­ ’homme par l­ ’harmonie de sa voix. » (Ibid., p. 253) Il y a là une amorce des ­conceptions modernes allemandes de ­l’individu ­comme totalité ou système en équilibre. 2 Voir le passage typique du Mikrokosmos de Lotze cité par Vernon Lee, Travaux de l­ ’esthétique allemande, Revue phil., 1902, p. 185. 3 Cité par M. Basch, Les grands courants de ­l’esthétique allemande c­ ontemporaine, Rev. Phil., 1901. 4 C. Lalo, Les sentiments esthétiques, Alcan, 1910, p. 83. 5 G. Finnbogason, ­L’intelligence sympathique, trad. Courmont, Alcan, 1913.

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Au reste, ­compréhension de l­’autre et sympathie ne coïncident pas. La pitié apporte un témoignage remarquable. On perçoit la souffrance ­d’autrui, on n­ ’y participe pas, car précisément la pitié exige que le toi ­s’offre c­ omme un moi indésirable. C ­ ’est parce que je crois que les possibilités de mon être diffèrent essentiellement de celles ­d’un « autre », et que ­j’estime celles-là supérieures à celles-ci, que je plains ­l’« autre ». ­C’est parce que je c­ omprends ­l’état affectif d­ ’un individu, que je ne le vis pas, que je ne veux pas le vivre, parce que le fait même de le vivre ­m’empêcherait de juger ma ­condition supérieure, parce que se cache aussi ­l’idée que je suis une existence parmi ­d’autres existences et que je puis vivre un jour leurs expériences, q­ u’autrui m ­ ’est objet de ­compassion. En résumé, je saisis le sens de l­’expérience d­ ’un autre, je ne la vis pas. Witasek ­l’a peut-être vu. Il développe ­l’idée ­qu’on ­n’appréhende pas un état émotif étranger, mais la représentation de cet état. Cette appréhension pose un problème. Sans doute. Il n­ ’y avait toutefois pas besoin de ­l’Einfühlung pour le poser. ­D’autre part, on peut vivre une expérience étrangère sans en saisir le sens. La ­contagion affective sert ­d’exemple frappant. Elle déborde la sympathie et ­n’implique pas en outre la perception des sentiments ­d’autrui. Elle s­ ’explique autant par le rapport d­ ’effets à une même cause que par reproduction des effets. Dans l­’incendie d­ ’un théâtre, la peur naît à la fois du sentiment de la mort et de la vue ou du ­contact ­d’autres individus apeurés. Le feu gagne ; un peu de calme suffit pour atteindre à la porte de secours. Mais les autres courent, crient, se pressent ; ils me bousculent, ils m ­ ’éloignent de la sortie. Vais-je donc rester là ? La crainte définie ­d’être asphyxié ou de brûler parmi les planches noircies disparaît. Il reste une sphère vague et immense c­ omme une impression totale de vide en dehors de quoi tout semble insignifiant. Panique ! Une seule chose se livre : la vie. Panique devant la mort… le moi ­s’attache éperdument à la vie. Je ne veux pas ne pas être. Et mes gestes suivent ceux des autres. Et je cours et les bouscule à mon tour. – Il ­n’y a ni infusion sympathique ni ­compréhension ­d’autrui dans la Gefühlsansteckung. Lipps identifie ­l’Einfühlen avec la sympathie esthétique. ­C’est une erreur. Il faut différencier de la sympathie ­l’unipathie – identification absolue de l­’Ego et de l­’Alter. – Les exemples abondent. Le primitif est à la fois « soi-même » et un ours ; quelques sacrificateurs antiques deviennent véritablement des dieux. Les drogues, mescal, haschich ou



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alcool, mènent à des résultats semblables. De tout cela, Leuba rapproche judicieusement les ravissements des mystiques c­ omparables encore aux phénomènes si bien décrits par Oesterreich. La psychologie enfantine révèle des expériences décisives. Une petite fille ne « joue pas » – il ne ­s’agit pas plus de jeu que de ce qui est, d­ ’après W. Stern, Ernstpiel – à la maman avec sa poupée, elle est la maman. « Un enfant, dit de même Freud, ayant eu le malheur de perdre un petit chat, déclara tout à coup ­qu’il était lui-même un petit chat, se mit à marcher à quatre pattes, ne voulait plus manger à table1… ». – La sympathie n­ ’est pas cette unité vitale, qui réclame une c­ ommunion de personnes dissemblables liées dans et par cette dissemblance. En bref, elle exige deux êtres et non un, la transcendance et non l­’immanence, l­’esprit et non la vie. L­ ’Einfühlung ne peut lui être ­d’aucun secours, car ­l’Einfühlung oublie l’altérité. ­C’est retrouver notre critique de ­l’analogie. K. Jaspers ­l’a remarquablement noté, qui attaque avec une même arme inférence et projection sentimentale2. Berkeley et Lipps, qui, au fond, partent de prémisses identiques, ne sortent pas du solipsisme. Nous l­’avons montré. Mais ce solipsisme est-il lui-même justifiable ? On peut présenter nos arguments sous une double forme : a) Le moi est premier et il n­ ’est pas ­connaissable. – J­ ’ai de moi une ­conscience immédiate et incommunicable, l­ ’impression vague que tous mes actes sont miens, que je suis mes propres événements. Ce cogito – ego sum cogitans – exprime le halo d­ ’impressions personnelles qui accompagne le passage à ­l’existence de toute pensée, le fond obscur ­d’identité qui fait de chaque moment de la c­ onscience une totalité vécue par un moi c­ oncret et donne à notre vie sa couleur originale. Un tel je premier dans ­l’ordre de l­’être ne l­’est plus – c­ omme ­l’a déjà montré Hodgson – dans ­l’ordre du ­connaître3. Pur sujet, il ­n’est pas ­connaissable. Seul un moi matériel impossible à abstraire du hors de moi est accessible à la ­compréhension. On ne peut assez louer Kant de sa distinction : Ego transcendantal – moi empirique et de sa critique de l­’idéalisme. 1 S. Freud, Psychologie collective et analyse du Moi, trad. Jankélévitch, Payot, 1924, p. 63. 2 K. Jaspers, Psychopathologie générale, trad. Kastler et Mendousse, Alcan, 1928, p. 228. 3 S. M. Hodgson, The metaphysic of experience, t. I, ch. vii, Longmans, Green and Co, 1898. – Sur un plan plus psychologique, Cunningham oppose à la « ­consciousness of self » la « self-­consciousness », courant de ­conscience embrassé c­ omme unitaire, cohérent et ­continu (Self-­consciousness and c­ onsciousness of self, Mind, 1911, p. 531).

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b) Le moi est ­connaissable et il ­n’est pas premier. – ­L’enfant parle à la troisième personne avant de parler à la première. Ce qui paraît naturel. On le nomme : Pierre ; ­lorsqu’il mange, il entend dire : Pierre est en train de manger ! ­comment lui aussi ne s­ ’exclamerait-il pas : Pierre est en train de manger ! La transition seule ici est intéressante : Pierre entend son père prononcer des paroles ­comme « je vais manger », lorsque son père se trouve dans les situations qui le mènent lui-même à dire : Pierre va manger. Par suite, la c­ onscience de ­l’identité du moi vu de ­l’extérieur ou de ­l’intérieur chez ­l’autre, chez son père, rend possible celle du moi de Pierre. Le rapport du il et du je est saisi dans le hors de moi avant ­d’être appréhendé dans le moi. Une certaine c­ ompréhension de l­’Alter anticipe ou rend tout au moins possible celle de l­’Ego. Allons plus loin. Le tout jeune enfant c­ omprend-il immédiatement ­l’expression de ses parents1 ? Un petit garçon d­ ’un an crie et pleure lorsque son père fait semblant de battre sa mère ; il rit au ­contraire lorsque sa mère paraît gronder son père et frappe celui-ci. La ­compréhension ­n’est pas douteuse. Le même enfant garde ­d’une grave maladie la peur des médecins : de ces derniers, il distingue nettement ses parents, mais à la vue ­d’un étranger il ne réprime pas des gestes de frayeur et tombe en larmes. Au bout de quelques minutes néanmoins il s­’aperçoit que ­l’inconnu ­n’est pas un docteur et c­ ommence à lui sourire. On peut interpréter l­ ’expérience ainsi : l­ ’enfant distingue deux groupes de personnes, celles avec qui il est en rapport c­ onstant et qui symbolisent une source permanente de plaisirs et celles avec qui une relation durable fait défaut. Deux totalités significatives ! ­D’un côté, le familier ; de ­1’autre, ­l’étranger. Survient la maladie. Un homme – le médecin – ­s’intéresse particulièrement à ­l’enfant, qui transcende les perceptions habituelles de celui-ci. ­C’est donc ­l’« étranger ». Mais cet « étranger » est source de multiples douleurs. La scission du monde des êtres vivants prend alors une valeur significative nouvelle : le familier devient ­l’agréable ; l­ ’étranger – dont ­l’enfant ­n’attendait jadis rien – le désagréable. Lors donc que le petit garçon perçoit un « monsieur qui n­ ’est pas papa », ­c’est d­ ’abord la structure « étrangère » qui le frappe liée à une signification douloureuse. Il prend c­ onscience d ­ ’une foule de possibilités déplaisantes. D ­ ’où les 1 Si l­’expression est la première chose perceptible dans le hors de moi par l­’enfant, il est évident que le solipsisme doit être définitivement écarté. Cf. K. Koffka, Théorie de la forme et psychologie de ­l’enfant, Journal de Psychologie, l924, p. 111.



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cris et les pleurs. Mais ces possibilités ne ­s’actualisent pas. Les gestes de l­ ’ami en visite diffèrent de ceux du docteur… L­ ’enfant perçoit q­ u’il y a des étrangers et non un étranger, parmi lesquels certains peuvent lui procurer autant de plaisir que ses parents. Il y a rupture d­ ’une forme ou mieux rupture de ­l’association étranger-désagréable. Des sens précis remplacent un sens général et erroné. Le petit garçon ­comprend1. On répond que des observations sur un enfant d­ ’un an ne prouvent rien. Ce ­qu’il faut savoir, ­c’est si un bébé de quelques jours qui ­n’a aucune expérience interne réagit adéquatement aux expressions ­d’autrui. Or les affirmations de Darwin, de Scheler ou des Gestaltistes semblent excessives. H. Hetzer et Charlotte Bühler montrent ­qu’un enfant de deux mois sourit aussi bien à un geste de menace ­qu’à une caresse. Elles montrent aussi que, si celui-là ne réagit pas plus à la voix ou au regard ­d’un homme ­qu’à un stimulus quelconque, il réagit pourtant par un ­comportement propre : le sourire2. Il ne saisit donc pas le sens de l­ ’expression, mais il ­comprend ­qu’il y a quelque chose de très différent d­ ’une armoire ou d­ ’un biberon dans un corps humain. Il ­comprend ­qu’il y a expression. Il ­n’en ­comprend pas ­l’être, il ­comprend ­qu’elle est, il en c­ omprend, si l­’on peut dire, ­l’étant. Et si on définit la perception c­ omme une c­ ompréhension de l­ ’étant, on se résume en écrivant que l­’enfant ne c­ omprend pas l­’expression, mais la perçoit. Une difficulté surgit alors, celle de ­l’animisme. ­L’enfant sépare ­l’animé – les existences – de la matière inerte – les simples présences, nous venons de le montrer, et pourtant ­l’animation de tous les objets du monde extérieur semble s­’imposer à la mentalité enfantine. Ainsi pour Klages, ­lorsqu’un gosse dit « le couteau mord », il le pense véritablement. Mais il faut ­s’entendre. ­L’évolution de ­l’animisme, ­d’après M. Piaget, traverse quatre phases. Or, dans la première, ­l’enfant refuse la ­conscience à un caillou ou à un morceau de verre. ­L’animation des objets exige une quelconque activité3. Ce qui est premier, c­ ’est un immense champ ­d’activités dans quoi des résistances dissemblables découpent présences et existences. Champ qui provient de la ­compénétration du moi et du non-moi. Ce qui reste à analyser. 1 Voir sur la transformation des sens, dans un esprit analogue, K Koffka, Mental development, Psychologies of 1925, Clark University Press, p. 140. 2 Ch. Bühler, The social behaviour of the ­child, A Handbook of ­child psychology, Clark University Press, 1931 ; – cf. H. Wallon, La c­ onscience de soi chez l­’enfant, Journal de Psychologie, 1932. 3 J. Piaget, La représentation du monde chez ­l’enfant, Alcan, 1926, ch. v.

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Un enfant joue avec un ­chien, le laisse dans un panier, va dîner dans une autre pièce, revient, s­ ’aperçoit que ­l’animal est parti et pleure à chaudes larmes. Le c­ hien est donc lié de façon si subtile à sa réaction personnelle – plaisir du jeu – q­ u’il n­ ’arrive pas à croire que l­’objet de son amusement puisse lui échapper. Du moment ­qu’il veut jouer avec le ­chien, il est assuré de jouer. Certitude subjective que ­l’expérience détruit rapidement. Une série d­ ’attentes déçues révèle des résistances dans le monde des activités. Par là, l­’enfant ­commence à distinguer ­l’ordre du moi et du non-moi. Les choses inertes se caractérisent ainsi pour lui par une possibilité de mouvement qui ne se réalise pas. ­L’expérience primitive par ­conséquent c­ onsiste en une fusion essentielle des sensations affectives et des choses, de l­ ’intérieur et de l­ ’extérieur, en bref du subjectif et de ­l’objectif. « La chose et notre attitude ou notre acte, écrit M. Guillaume, forment un tout indissoluble. Les seules différences qui c­ omptent ne sont pas entre le sujet et l­’objet, mais entre les différents objets qualifiés1 ». Il ­n’y a pas un sujet solitaire ­conscient de soi qui atteint le monde par une mystérieuse promenade, mais une ­conscience particulière qui est toujours ­conscience de quelque chose. La psychologie enfantine découvre si bien l­ ’aspect intentionnel de ­l’expérience que ­l’enfant ne peut séparer sa jouissance de ­l’être qui ­l’occasionne. Seul ­l’homme dans ­l’attitude réflexive peut, en faisant violence à son expérience naïve, découper dans l­’intentionalité une zone subjective et une zone transsubjective. Ce découpage, il faut bien le voir, n ­ ’est pas premier. Ce ne sont que les traditions philosophiques, dit encore M. Guillaume, qui nous font voir « une chose bonne ou belle ­comme une sorte de c­ omposé binaire : la chose d­ ’une part, son goût ou sa valeur ­d’autre part… en attendant que l­ ’idéaliste nous apprenne à ne voir, dans la chose elle-même, ­qu’un c­ omplexe de sensations2… ». Les rapports de ­l’enfant avec les autres personnes témoignent, plus encore que ceux avec les animaux ou les choses, de la pénétration du moi et du hors de moi. Un petit garçon jaloux de sa poupée la jette si on la caresse. Un autre se précipite dans les bras de sa bonne l­orsqu’on feint de battre cette dernière. Nous renvoyons sur ce point au remarquable article de M. Wallon que nous avons déjà cité3. Le jeune enfant 1 P. Guillaume, ­L’imitation chez ­l’enfant, p. 144. 2 Ibid., p. 144, 145. 3 H. Wallon, La c­ onscience de soi chez ­l’enfant, l. c. (surtout p. 761 et 771).



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vit en c­ onfusion avec autrui. Ce n­ ’est en général q­ u’à l­’âge de trois ou quatre ans ­qu’il décompose la forme de ­l’expérience et découvre dans sa ­conscience un rapport au transcendant1. Dans sa ­conscience il perçoit le monde – qui dans cette période se manifeste surtout sous la forme ­d’autres individus. Moi et non-moi sont donc, en résumé, primitivement unis, et la puissance active de celui-là est par cette union même c­ ommuniquée à celui-ci. Mais petit à petit l­ ’enfant apprend que certaines choses manquent précisément de cette activité. Il perçoit ainsi son activité propre qui ­s’exerce sur les choses sans activité et qui s­ ’oppose à des activités étrangères ou les excite. Processus extraordinairement ­complexe ! Appréhension progressive des autres, des choses et du moi se pénètrent essentiellement. Comment parler alors d­ ’une ­conscience de soi primitive et unique ? LA TRANSCENDANCE

Il est évident que notre analyse des théories immanentistes – critique, ­d’une part, des c­ onséquences du solipsisme, d ­ ’autre part, des fondements du solipsisme – porte, en découvrant le caractère intentionnel de ­l’expérience, ­contre les théories de la transcendance. Nous aborderons donc celles-ci, de façon assez rapide en examinant leurs ­conceptions de ­l’éjet. Le terme ­d’éjet vient de Clifford qui ­l’oppose à la fois à sujet et objet2. À ces notions fondamentales Baldwin fait correspondre trois stades dans la vie de ­l’enfant : objectif, subjectif, éjectif. La première chose que saisit ­l’enfant, écrit-il, ­c’est le mouvement ; ce qui explique que les gestes de son entourage excitent ­continuellement son attention. Il ­n’y a pas là ­d’ailleurs simple curiosité, mais – Baldwin ne le marque pas assez – intérêt. Le bébé distingue activité des personnes et activité 1 ­L’intentionalité « exprime uniquement ce fait très général que la c­ onscience se transcende, ­qu’elle se dirige sur quelque chose qui ­n’est pas elle, ­qu’elle a un sens » (E. Levinas, La théorie de ­l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Alcan, 1930, p. 75). 2 ­Qu’il ­s’agisse ­d’un ordre subjectif – plaisir, douleur… – ou objectif – inférence physique, par exemple, qui repose sur une prévision de sentiments –, tout se passe en moi. Au ­contraire, je sors de moi, je projette mes propres sentiments si je suis ­convaincu que vous êtes c­ onscient et percevez un monde analogue au mien, si, partant, je crois à l­’existence ­d’un éjet extérieur. Clifford tire de ces principes une remarque intéressante. L­ ’éjet modifie ­l’objet. Je vois cette table que vous voyez. ­C’est donc la ­conscience éjective qui fonde la nature objective et sociale en garantissant la vérité de ­l’être présent par ­l’accord des individus. – Cf. G. Lyon, Le monisme en Angleterre, Rev. philo., 1883.

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des choses, parce que la première est source habituelle de plaisir ou de douleur. De la même façon il différencie les individus, en ce que certains satisfont mieux ses besoins que ­d’autres. Les personnes ne sont néanmoins pour lui dans cette période que des groupes ­d’expériences instables, des « objets » spéciaux. Il passe de ­l’attitude projective ou objective à une altitude subjective par le sentiment de son activité corporelle et par ­l’imitation. Dans le monde des corps en mouvement, son corps l­’intéresse particulièrement – caractérisé par des impressions de tension, de force, de résistance, de douleur… Il prend ainsi ­conscience de sa propre puissance, « ne s­’apparaît pas ­comme un objet actif, mais ­comme une source active ­d’action1 ». Ce sentiment du moi éclaire alors celui ­d’autrui. Les mêmes phénomènes se produisent chez ­l’Ego et l­’Alter. « La personne “projet” devient une “eject” personne, ce qui signifie pour l­’enfant ­qu’elle doit éprouver en elle ce q­ u’il éprouve en soi. Les personnes ont toutes des moi, images de son propre moi2… ». Ce c­ ompartimentage semble artificiel, Baldwin paraît s­ ’en être aperçu, qui dans ses ­conclusions et dans ­d’autres ouvrages mêle plus intimement objectif, subjectif et éjectif. « Ma c­ onscience de moi-même, écrit-il, est essentiellement en tant que personnalité ­consciente ­constituée par ma ­conception d­ ’autrui… et ma c­ onception des autres… par des éléments que ­j’emprunte à moi-même3 ». Toutefois, que devient la notion ­d’altérité, ­lorsqu’il souligne que ­l’Ego et l­ ’Alter « sont une seule et même chose » ? Et, quand nous lisons ceci : « Mon sentiment de moi-même se forme par ­l’imitation de vous-même, et mon sens de vous-même se forme avec des éléments empruntés à mon sens de moi-même4 » ; nous nous demandons si Baldwin ­n’admet pas ­comme allant de soi ­l’imitation ­d’autrui, alors que celle-ci c­ onstitue un problème. Si Baldwin voit dans la c­ ompréhension ­d’autrui la ­compréhension originelle, on ne ­conçoit pas ­comment il passe à la ­conscience de soi et à la ­conscience éjective – l­ ’imitation ­n’explique pas en effet le premier passage et rien n­ ’explique le second. L­ ’hypothèse analogue de Royce va nous permettre de préciser ce point. 1 J. M. Baldwin, Le développement mental chez l­’enfant et dans la ·race, trad. Nourry, Alcan, 1897, p. 308. 2 Ibid., p. 309. 3 J. M. Baldwin, Interprétation sociale et morale des principes du développement mental, trad. Duprat, Girard, 1899, p. 13. 4 Ibid., p. 9. Voir la critique de M. F. Washburn, The genetic function of movement and organic sensation for social ­consciousness, American J. of Psychology, 1903, p. 74.



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Sans doute, dit Royce, « on ne c­ omprend l­’Ego q ­ u’en relation aux autres ego, et je ne puis ­connaître les autres Ego ­qu’en relation avec mon idée de moi-même1 », mais une étude génétique doit faire précéder un des termes. Or le Ich ­n’est pas premier. Je ne remarque en moi que ce que ­j’ai appris à remarquer. Pour ­comprendre ma franchise, il faut que ­j’aie été trompé. Le Cogito ergo sum devient un Estis, ergo cogitatis, ergo cogito, ergo sum. « Vous êtes… vous pensez, je puis ­d’après vous apprendre à penser, et, par suite, de même que vous êtes, il doit être que je suis. » « Ce que je suis je l­ ’ai appris des autres, avant de pouvoir ­l’observer ­comme moi-même2 ». La psychologie de ­l’enfant vérifie cette ­construction : ­l’enfant réagit aux expressions des autres, les imite ; en apprenant à imiter, il apprend plus ­qu’à imiter, acquiert des idées ­qu’il rapporte aux autres ; mais, à son tour, il se ­conçoit c­ omme un autre, il prend c­ onscience de soi3. Cela nous semble discutable. L ­ ’enfant n ­ ’est capable d ­ ’imiter les expressions de ses parents ­qu’en traduisant ses sensations visuelles en sensations organiques. Mais cette traduction paraît impossible, parce que, ­d’une part, elle exige une certaine c­ onscience de soi que la théorie refuse, 1 J. Royce, The external world and the social ­consciousness, Philosophical Review, 1894, p. 532 (cf. The World and the Individual, Macmillan, 1902, t. II, p. 261). 2 Ibid., p. 533 et 535. 3 Royce mêle à son analyse génétique une fine analyse statique q­ u’on ne peut négliger sans falsifier sa pensée. – Le donné est modifiable, la sensation évanouissante. Néanmoins mon expérience me fait attendre une autre expérience. Je sais que telle maison existe, parce que je sais que je puis toujours la percevoir en passant dans cette rue. La ­connaissance relie donc ­l’expérience actuelle à des expériences possibles. Berkeley disait déjà que « les corps existent nécessairement, même l­orsqu’ils ne sont pas perçus en tant que puissances dans ­l’être actif » (Éd. Fraser, T. 1, p. 61). Le présent vécu s­’affirme c­ omme l­’antithèse d­ ’une « expérience autre que celle qui est actuellement mienne » (v. Royce, Self-­consciousness, social-­consciousness and nature, Philosophical Review, 1895. p. 479). Cette thèse, ­c’est plus ­l’expérience des autres que mon expérience possible. Supprimez les autres : je deviens incapable de prendre ­conscience de mes propres états et de la validité de mes représentations ! ­C’est l­’Alter qui me fait Ego. La c­ onnaissance implique une société. « Celui seul peut dire que le présent est, qui regarde le passé et le futur ­comme réels. Je ne puis dire que je suis – en tant que je suis tel individu – que si je m ­ ’oppose à quelque autre expérience ­concevable  » (Ibid., p. 481). Royce voit alors dans le réel ce ­contenu phénoménal que nous expérimentons, et dont le savoir des autres – ou notre savoir passé et futur, ajoutons-nous – nous affirme la validité. Par la ­conscience éjective ­l’objet est extériorisé et c­ oncrété. Ce que Husserl développera dans sa cinquième Méditation Cartésienne. Il est assez curieux de noter ici q­ u’en 1894 – sous l­’influence de Hegel, sans doute – Royce appelle « phénoménologique » son analyse génétique et non l­’analyse statique qui sur quelques points la c­ ontredit. On attendrait la qualification c­ ontraire !

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parce que, d­ ’autre part, – ­comme on l­’a déjà montré – on ne voit pas ­comment saisir une ressemblance entre deux ordres hétérogènes. Royce, pour qui la c­ ompréhension ­d’autrui est primitive, ne se heurte q­ u’une fois à cet obstacle. Baldwin ­s’y heurte deux fois. Dans sa ­conception, en effet, ­l’enfant ne ­comprend pas ­d’abord autrui, il le perçoit, ­c’est-à-dire ­qu’il c­ omprend q­ u’il y a éjet. Il prend ensuite c­ onscience par imitation de sa vie intérieure et par éjectivation de la vie intérieure des autres. On peut toutefois, aussi bien que de tendance à ­l’imitation ou de tendance à l­’éjectivation, parler d­ ’un pouvoir de saisir les ressemblances dans la disparité sans rendre l­’expérience plus intelligible ! Si les théories précédentes semblent vicieuses, ­c’est ­qu’elles ­s’obstinent à ­s’appuyer sur une métaphysique abstraite qui sépare l­’univers, avec ses êtres animés et inanimés, de la c­ onscience et suppose que celui-là informe celle-ci. ­L’Alter est ­considéré ­comme une existence en soi et première qui rend un Ego à la ­conscience de soi-même. Dualisme à quoi ­s’opposent nos découvertes sur l­ ’unité de l­ ’expérience vécue ! Il n­ ’y a pas plus un « autre » seul et premier ­qu’un « moi » original et solitaire. Le moi se trouve essentiellement en présence du hors de moi, il est dans et par une totalité ­d’autres êtres choses et personnes ou, plus exactement, « présences » et « existences ». Il ­n’y a pas un précipice immense sur quoi le réaliste et ­l’idéaliste espèrent jeter un pont en partant soit ­d’un bord soit de ­l’autre sans savoir ­s’il existe un autre bord. Le monde lie déjà une existence au monde et aux autres existences. En un sens, le « Nous » est primitif1. Ce que Jaspers a fortement établi. Nous énonçons alors une proposition fondamentale : du moment que le moi n­ ’a de sens que dans sa liaison avec d­ ’autres moi, l­’hétérogénéité des individus, quoique réelle, n­ ’est plus un problème. Le passage de l­’Ego à ­l’Alter – ou réciproquement – est ­condition même de ­l’existence de Ego et de ­l’Alter. Les notions de « moi » et ­d’« autre » ­n’ont une signification que par ­l’introduction d ­ ’une homogénéité première dans l­’hétérogénéité des impressions internes et externes. Royce et Baldwin, il faut bien le noter, découvrent un obstacle dans l­’irréductibilité de la vue et du 1 H. Delacroix semble aboutir à des ­conclusions analogues. ­N’écrit-il pas : « la c­ onscience est simultanément orientée vers le moi et le non-moi, elle s­ ’attache à des objets extérieurs en même temps ­qu’à soi-même » ? (Psychologie de ­l’Art, Alcan, 1927, p. 61). Et à la page suivante, il précise : « Il y a un large développement d­ ’être où se dessine la division des êtres. La sympathie ­n’est possible que par cette division primordiale. »



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cénesthésique parce que leurs hypothèses métaphysiques les obligent à le découvrir. Lors donc que la psychologie montre, à travers ­l’intentionalité, que l­ ’essence du moi exige une ­communication effective entre les moi, il ne ­s’agit plus de se demander si un moi peut atteindre un autre moi et ­d’expliquer ce passage, il s­ ’agit d­ ’admettre c­ omme un fait la c­ onscience éjective, il s­ ’agit de ­l’expliciter, de décrire ses possibilités propres, en bref, de la ­comprendre. Nous préciserons cette attitude qui nous semble c­ oncrète et féconde en marquant quelques traits ­d’une philosophie que nous avons souvent suivie, mais que nous n­ ’entendons pas accepter dans son intégrité, celle de Max Scheler. LA THÉORIE DE SCHELER

­L’appréhension intuitive de ­l’Alter par le sentiment intentionnel (intentionales Fühlen) : voilà la solution que Scheler donne au problème de la c­ onnaissance. Solution qui, a priori, ­n’a rien d­ ’étrange, puisque la vie quotidienne montre que nous ne sommes pas enfermés dans nos pensées, mais que celles-ci portent la marque des pensées étrangères. Au reste, nous vivons plus chez les autres que dans notre propre individu. Les idola fori et les idola theatri de Bacon c­ ontrarient la c­ onnaissance de soi. Les mots, tout ­d’abord, ­s’opposent à la ­conscience du vécu authentique en décolorant les impressions subjectives ­qu’ils prétendent traduire. De plus – et c­ ’est peut-être essentiel –, nous ne nous saisissons que dans le passé avec les éléments que nous empruntons à notre perception des autres. Il y a une « tradition » de la ­compréhension de soi qui nous enchaîne au « déjà vécu ». Ce que nous découvrons en nous, ­c’est ce que nous découvrons chez les autres – états c­ ommuns ­qu’une illusion parfois rancunière fait c­ onsidérer c­ omme une propriété personnelle. Chacun devient autre. Le social nous hante, et il est difficile de se débarrasser de cette hantise ; de renverser les « idoles » ou d ­ ’échapper à la dictature de cet On ­qu’Amiel a dénoncée avant Heidegger. Nietzsche a raison, qui dit : « Chacun est pour lui-même l’être le plus distant1 ». 1 Cf. V. Jankélévitch, La c­ onnaissance de soi-même selon Max Scheler, La psychologie et la vie, décembre 1927, p. 5. – En un sens analogue, voir W. Sombart, Le Bourgeois, trad. Jankélévitch, Payot, 1926, p. 27, 28.

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Le moi et le toi ne sont donc pas séparables. Mais cela est plus ­qu’une vérité quotidienne. Un homme qui vivrait seul aurait ­l’évidence du toi. La certitude du toi précède l­ ’expérience proprement dite. Il n­ ’y a d­ ’ailleurs, au fond, pas de qualification individuelle dans le phénomène primitif ; « il se produit tout d ­ ’abord, écrit Scheler, un courant d ­ ’expériences psychiques indifférentes, sans rapport avec le toi et le moi… ». Et « ­c’est ­l’acte par lequel nous opérons une différenciation au sein d­ ’un tout primitivement peu différencié qui nous rend simultanément ­conscients de ce qui fait partie de nous-mêmes et de ce qui appartient aux autres1 ». La perception du moi ­n’est par ­conséquent pas dissemblable de la perception ­d’autrui, et, dès ­l’instant ­qu’un flux psychique indifférencié est premier, ­l’Ego peut vivre les mêmes états psychiques que ­l’Alter. Sous un certain angle, autrui ­n’est pourtant pas inaccessible. Ce ­qu’explique la distinction de deux couches dans la vie émotive : état affectif sensible (Gefühlzustand) et sentiment intentionnel. ­L’état affectif est lié intrinsèquement aux sensations organiques. Je souffre et ma souffrance est ­d’origine corporelle. Sans doute je puis la rattacher à une mauvaise nouvelle ­comme un effet à sa cause ; mais non de façon directe : il faut un intermédiaire de ma pensée ou d­ ’une simple représentation. Un tel état est incommunicable, car il est le fait d­ ’un seul. Je ne perçois pas le plaisir sensuel de celui qui dévore un poulet, ­j’use de ma propre expérience pour l­ ’imaginer, alors que j­’atteins immédiatement la mélancolie spirituelle d­ ’un individu. En résumé, ce sont les états corporels qui dressent des barrières entre les hommes. Il ne faut plus parler ­d’âme impénétrable, mais ­d’organisme impénétrable. Dans la mesure, au ­contraire, que ­l’existence se débarrasse de sa corporéité, le moi ­d’autrui s­’offre « en original ». Les faits psychiques deviennent accessibles et ­communicables. Pierre et Paul ressentent la même tristesse. Alors que le sentiment organique appartient à un seul, la sympathie intentionnelle peut appartenir à plusieurs. « De même que nous pouvons aux différentes époques de notre vie éprouver le même fait psychique pénible, dit Scheler, nous en “souvenir”, en “souffrir” plus ou moins, nous pouvons ­l’éprouver en ­commun avec ­d’autres, ­comme un seul et 1 M. Scheler, Nature et formes de la sympathie, p. 359 et 366. – Cette théorie repose sur ­l’amour chrétien, pour lequel il n­ ’y a pas de dissemblance entre l­ ’Ego et l­ ’Alter, tel que Scheler l­ ’expose dans Vom Umsturz der Werte.



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même fait psychique1. » Immanence des esprits dans la transcendance des corps ! Les moi dissemblables se fondent dans ­l’unité ­d’une expérience vécue. Cette c­ onception n­ ’est pas éloignée des croyances antiques à la métempsychose – une même âme loge dans des enveloppes différentes. M. Gabriel Marcel n­ ’hésite pas à ­l’appuyer sur des phénomènes télépathiques2. ­L’intuition ­d’autrui ­s’exerce encore dans un domaine différent de la sympathie intentionnelle, celui de la simple perception. Scheler fait ici siennes la plupart des tendances gestaltistes. La perception d­ ’un individu ne part pas d­ ’un sourire, d­ ’un geste, d­ ’une parole, grâce à quoi on reconstruit ­l’unité. Ce qui est avant tout saisi, ­c’est ­l’ensemble. Un être est une unité structurale, un ensemble organisé, une monade. On ­n’appréhende jamais que ce tout ­d’une façon immédiate ; la ­compréhension de la personnalité entière est présente dans une de ses manifestations. Les phénomènes sensoriels « symbolisent » ou « représentent » toujours des ensembles. Cela apparaît aisément dans la c­ onnaissance d ­ ’autrui. À dix-neuf ans, écrit Amiel, je sentais « dans la paume de ma main gantée toute ­l’organisation de la personne que je faisais valser3… » En bref, ­l’Alter vivant est personnellement appréhendé avec sa structure 1 Ibid., p. 376 et 377. 2 G. Marcel, Journal métaphysique, Gallimard, 1927, p. 234. – Cf. J. Wahl, Vers le c­oncret, Vrin, 1932, p. 268. – La théorie de M. Marcel nous semble néanmoins infiniment plus souple que celle de Scheler. La séparation du lui et du toi dans le Journal métaphysique qui creuse un fossé entre ­l’être et ­l’avoir paraît correspondre à celle du pensé et du vécu. Si je prends mon passé ­comme une collection ­d’états différents, ­comme une table biographique ou un journal dont je peux lire suivant les caprices du souvenir telle ou telle page, ce passé que je possède par la pensée, que ­j’ai ­n’est pas ­communicable. Au ­contraire, si je ne détaille pas mes expériences passées par des questions et des réponses, mais si je me sens une unité synthétique, ­c’est-à-dire si je suis mon passé au même titre que je suis mes possibilités, que je les actualise, que je vis mes propres circonstances, bref que je suis moi : mon être propre peut être saisi par autrui. ­C’est retrouver certains thèmes essentiels de Jaspers. ­L’existence ne se voit ni ne se ­connaît ; elle est ce que je ne peux ­qu’être. Quoique intuitivement appréhendée, elle se dérobe à la c­ onstruction intellectuelle, elle transcende ­l’objectif. Et M. Marcel désigne uniquement par toi, le moi, ­l’être, à quoi ­s’oppose ­l’ordre de la pensée c­ onstructive, l­ ’ordre du lui, où l­ ’unité synthétique réelle des êtres est détruite, où un fichier fait place à une structure vivante. Les formes de la pensée sont vaines pour pleinement éclairer les formes de la vie. Un des personnages de ­l’Iconoclaste dit : « Toi par exemple, tu ­m’assures que tu me ­connais. Cela veut dire que tu as une petite fiche à mon nom, je ­t’assure que je n­ ’ai pas envie de la c­ onsulter. » 3 Amiel, Fragments d­ ’un journal intime, Crès, t. III, p. 146. En plusieurs endroits d­ ’ailleurs Amiel énonce des principes « gestaltistes ». Pour ­comprendre, dit-il par exemple, au lieu « de démembrer et de désarticuler immédiatement l­ ’objet à c­ oncevoir, il faut avant tout

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autonome irréductible à une juxtaposition de parties dans les phénomènes ­d’expression. Nous critiquerons Scheler sur deux points essentiels. L­ ’application de la distinction husserlienne zone hylétique-zone noétique intentionnelle à la distinction établie par les stoïciens entre πόνος et λύπη semble artificielle. ­C’est là le premier point. ­D’une part, toute émotion se réfère à quelque modification organique, et, ­puisqu’on ne sort pas ainsi du Gefühlzustand, il y a toujours des barrières entre les moi. D ­ ’autre part, toute émotion – quoique organique – ne se détache pas d­ ’une intentionalité. Scheler ne se ­contente pas, ­comme son maître, ­d’expliciter : il veut expliquer, et son explication est mauvaise. Le physiologiste fonde par exemple ­l’amour sur un besoin organique, ­l’instinct sexuel. Et le phénoménologue décrit cet amour en montrant ­qu’il est ­d’abord amour de quelque chose – mais ce quelque chose est assez mal défini. Ainsi Proust éprouve pour un groupe de jeunes filles « une véritable velléité ­d’aimer qui hésite entre toutes ». Bien que physiologiquement causé, ­l’amour est intentionnel : le moi se transcende pour errer en quelque sorte dans une sphère d­ ’objectivité définie par les « malléables et flottantes effigies de plusieurs jeunes filles ». Jamais par c­ onséquent le corps et l­’âme ne se séparent, mais, suivant les cas, leur liaison apparaît de façon plus ou moins sensible. La théorie de Scheler ne vaut pas, qui c­ onsidère, au fond, la seule c­ ommunion des substances incorporelles. On passe facilement de la fusion des âmes à l­’affirmation d ­ ’une seule âme. Nous sommes par là c­ onduits à une objection fondamentale que Husserl exprime avec force : « En ayant l­ ’expérience d­ ’autrui, nous disons en général q­ u’il est lui-même “en chair et en os” devant nous. ­D’autre part, ce caractère d ­ ’“en chair et en os” ne nous empêche pas ­d’accorder que ce ­n’est pas l­ ’autre “moi” qui nous est donné en original, non pas sa vie, ses phénomènes eux-mêmes… Car si… ce qui appartient à ­l’être propre d­ ’autrui m ­ ’était accessible d­ ’une manière directe, ce ne serait q­ u’un moment de mon être à moi, et, en fin de ­compte, moi-même et lui-même, nous serions le même1 ». Scheler a ­confondu la pensée et le vécu, il a oublié le saisir dans son ensemble, puis dans sa formation et seulement après dans ses parties » (t. II, p. 26). 1 E. Husserl, Méditations cartésiennes, Colin, 1931, p. 91. C ­ ’est nous qui soulignons. Alexander écrit en un sens analogue de façon caractéristique : « Nous pouvons uniquement vivre (enjoy) notre propre pensée et non la pensée ­d’un autre » (Space, Time and Deity, Macmillan,



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que voir la vie, ce ­n’est pas la vivre, – ce faisant il a passé par-dessus ­l’altérité. On ­constate avec surprise ­qu’il appelle en cet endroit sympathie ­l’unipathie – q­ uoiqu’il se soit à diverses reprises efforcé d­ ’opposer ces deux actes. ­L’unipathie nie toute altérité. Et on ne ­comprend pas par suite ­comment il y a des moi et non un moi. Au reste, à supposer que je puisse vivre ­l’expérience de ­l’Alter, il ne suit pas que je la ­connaisse. Le seul passage de la ­connaissance au vécu, c­ ’est que la ­connaissance est elle-même un vécu. On ne peut aller plus loin. Nous opposons donc à Scheler la « vie secrète », thème fondamental des romans d­ ’Estaunié. Ce qui n­ ’empêche pas, selon nous, les moi de prendre d­ ’une certaine façon, par la pensée, ­conscience de leurs activités réciproques. ­L’immanence dans la transcendance, participation, ­s’exclamait Scheler ! Nous dirions plutôt : transcendance dans ­l’immanence.

RECHERCHES EXPÉRIMENTALES

­L’expression faciale des émotions attire avant tout l­’attention des expérimentateurs1. Mais c­ omment demander à un certain nombre ­d’observateurs ­s’ils saisissent le sens d ­ ’une émotion chez un individu pris c­ omme sujet ? On n­ ’a pas c­ omme on veut un homme en colère pour ­l’étudier. Il faut donc tenter de fixer certaines expressions. Duchenne se sert de ­l’excitation électrique, Piderit de figures ­composites, Darwin de la photographie. Les « experiments » sur la c­ ompréhension ­d’autrui prolongent les ­conceptions de Piderit et de Darwin. Boring et Titchener, puis Buzby ­composent à partir ­d’éléments simples les expressions typiques ­d’un visage vu de profil. Ces expressions sont soumises à l­ ’examen d­ ’une centaine de personnes. Buzby c­ onstate que la colère et ­l’effroi sont rarement ­compris, alors que le sens de ­l’horreur et du dédain est aisément saisi ; il ­constate en outre que ­l’œil 1927, t. II, p. 37). La télépathie ne peut sur ce point servir à défendre Scheler. Elle est une ­communication ­comme les autres c­ ommunications, à ceci près ­qu’on ne ­connait pas ­l’agent de transmission. 1 De rares études ­comme celle de W. T. James, A study of the expression of bodily posture, Journal of general Psychology, 1932, ­s’apparentent toutefois dans leurs ­conclusions aux recherches sur l­ ’expression des visages.

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et le front ont une valeur suggestive plus grande que la bouche, que les hommes énoncent des jugements moins corrects que les femmes et que les psychologues se trompent plus souvent que ceux qui ­n’ont pas fait de psychologie. Il peut croire ses expériences décisives. Fernberger en ­conteste la portée, qui les reprend de façon rigoureuse avec un millier ­d’étudiants. La suggestion joue ici un rôle important. On donne, par exemple, une liste de dix-huit termes, parmi quoi il faut choisir celui qui ­convient le mieux au ­comportement perçu. En ­d’autres cas, on fait une suggestion fausse. Ainsi, on demande si un visage qui exprime le dégoût exprime le mépris. Les résultats varient de façon surprenante. ­L’« horreur », qui provoquait sans suggestion 56 réponses exactes sur 100, en donne grâce à celle-ci 70 p. 100. La reconnaissance ­d’une émotion paraît, par suite, assez peu précise. Fernberger dit lui-même – ce qui nous semble exact, mais difficile à tirer ­d’une expérience sur des caricatures – : « Bien peu ­d’un état émotif chez un autre individu peut être déterminé ­d’après la perception ­d’une expression faciale abstraite séparée de la situation générale qui sert de stimulus total ». Et « si la situation qui sert de stimulus est indiquée, l­ ’état émotif est jugé plus en accord avec la situation ­qu’avec ­l’expression faciale1 ». Ce sont, partant, plus des facteurs sociaux que les caractères intrinsèques des modifications somatiques qui déterminent la c­ ompréhension. On peut douter de la valeur de ces expériences. Est jugement correct pour Fernberger tout jugement qui correspond à celui q­ u’il fait l­ orsqu’il ­construit artificiellement une émotion. Mais c­ omment attribue-t-il luimême un sens aux figures ­qu’il ­compose ? Pourquoi ne pas nommer « surprise douloureuse » ou « étonnement » le masque qui caractérise la « terreur » ? Le problème se pose à Fernberger avant ­d’être posé aux étudiants. Mais toutes les critiques que nous pouvons édifier ici apparaîtront avec plus de netteté à propos des expériences – soit sur le terrain sentimental, soit sur le terrain intellectuel – fondées sur ­l’examen de photographies. ­C’est pourquoi nous ne développerons pas plus longtemps les enquêtes de Buzby ou de Titchener. 1 S. W. Fernberger, False suggestion and the Piderit model, American Journal of Psychology, 1928, p. 567. Voir sur ce point : Boring et Titchener, Model for demonstration of facial expression, Ibid., 1923 ; Buzny, The interpretation of facial expression, Ibid., 1924 ; Jarden et Fernderger, The effect of suggestion on the judgment of facial expression of emotion, Ibid., 1926 ; J. P. Guildford et Margaret Wilke, A new model for the demonstration of facial expressions, Ibid., 1930.



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En gros, dans les recherches de Feleky, de Langfeld, de Ruckmick sur le jugement des émotions, la méthode est semblable : on donne à un grand nombre de sujets des photos ­d’émotions jouées par un acteur ou un professeur et on leur demande de noter le sens de ­l’expression perçue, leur propre réaction devant ­l’image, les fondements de leur jugement… Les réponses varient. Chaque auteur découvre sans doute que certaines émotions sont plus facilement saisissables que d­ ’autres, mais malheureusement les découvertes diffèrent ­d’un psychologue à l­ ’autre. Kanner s­’accorde généralement avec Feleky et ­s’oppose à Ruckmick. Jenness ne peut ranger les émotions – de la plus facile à c­ omprendre à la plus difficile – ­comme Gates et Allport. Des jugements prononcés au hasard ne seraient souvent pas plus mauvais. De même les opinions diffèrent ­lorsqu’il ­s’agit de caractériser les processus qui déclenchent ­l’interprétation. Il est toutefois intéressant de noter que les observateurs ne réagissent pas véritablement à la physionomie elle-même, mais à un ensemble imaginaire qui ­comprend à la fois le corps et des objets extérieurs. Les sujets interprètent toujours une situation, et leurs interprétations varient en raison de suggestions internes ou externes : questions posées ; choix ­d’un nom dans une liste ­d’émotions, sentiments, habitudes, entraînement de ceux qui jugent1. Les recherches sur l­’évaluation des intelligences ne sont pas plus décisives. Pintner demande à des professeurs de ranger douze photos ­d’enfants. Les résultats surprennent ! Un élève remarquable est classé avant-dernier : une petite imbécile aux yeux brillants et à la pose agréable est classée seconde. Gaskill, Fenton et Porter utilisent deux photos – au lieu ­d’une dans les expériences de Pintner – de garçonnets âgés de onze et douze ans, sans que les c­ onstatations changent. Il y a en moyenne 50 p. 100 de jugements faux. Laird et Remmers ­concluent donc avec exactitude q­ u’on ne peut grâce à la photographie apprécier 1 Cf. Feleky, The expression of the emotions, Psychological Review, 1914 ; Langfeld, Judgments of facial expression and suggestion, Ibid., 1918 ; Frois-Wittmann, Judgment of facial expressions, J. of experimental Psychology, 1930 ; Gates, A test for ability to interpret facial expressions, Psychological Bulletin, 1925 ; Jenness, The recognition of facial expression of emotion, Ibid., 1932 ; Guilford, An experiment in learning to read facial expression, J. Abnormal and Social Psychology, 1929-1930 ; Jenness, The effects of coaching subjects in the recognition of facial expression, Differences in the recognition of facial expression of emotion, J. General Psychology, 1932 ; Ruckmick, A preliminary study of the emotions, Psychological Monographs, 1921.

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une intelligence – et que ni ­l’intelligence, ni l­’instruction, ni ­l’âge, ni le sexe des observateurs ­n’entrent ici en jeu1. Risquons une critique des expériences précédentes. Photographier des expressions jouées nous paraît une méprise première. Si une abstraction ­n’est pas ­comprise, un c­ omportement vivant peut l­’être. L­ ’impression subjective, fréquente, devant un individu agissant, de « sentir » la personnalité de ce dernier, cesse devant un automate. Sans rien affirmer sur la valeur ­compréhensive de ce sentiment, nous ­constatons simplement que la méthode employée nous éloigne du ­concret. Poussons encore cette idée. Une expression spontanée est caractérisée par une réaction globale essentiellement changeante. L­ ’organisme se modifie dans une colère d­ ’un instant à un autre. Il faut, par suite, reconnaître, ­comme ­l’a dit fort bien Kanner, « que les portraits sont des sections transversales (cross-sections) statiques de quelque chose qui a une haute valeur dynamique et q­ u’ils négligent les traits importants ­qu’on observe dans la réalité vivante2 ». On peut néanmoins se demander si la vie ne présente rien qui soit statique. II y a des mimiques. La quotidienneté fixe certains c­ omportements. Et on peut appeler, en un sens, expression morte toute expression volontaire. Jamais le volontaire ne rejoint l­ ’involontaire. La douleur de la scène ­n’est pas celle de la maison où il entre un peu ­d’infinité. ­L’art ne retrouve pas le spontané. M. Dumas le montre bien dans son Nouveau Traité. Il aurait par c­ onséquent fallu distinguer deux sphères d­ ’expressions et peut-être deux sphères de jugements dans les expériences. ­C’est un fait que les observateurs caractérisent par des termes différents la même expression. Suit-il de cela nécessairement ­qu’ils ne la ­comprennent pas ? Nous ne le pensons pas. On rencontre souvent dans les enquêtes de Mandel Sherman des jugements de la forme suivante : « ­l’enfant paraît effrayé ». L­ ’emploi du verbe « paraître » est particulièrement instructif. Les sujets perçoivent le ­comportement, mais éprouvent des difficultés pour le nommer. L­ ’application d­ ’une catégorie verbale à 1 Cf. Pintner, Intelligence as estimated from photographs, Psychological Review, 1918 ; Anderson, Estimating intelligence by means of printed photographs, J. Applied Psychology, 1921 ; Gaskill, Fenton et Porter, Judging the intelligence or the boys from their photographs, Ibid., 1927 ; Laird et Remmers, Estimates of intelligence from photographs, J. Experimental Psychology, 1924. En un sens analogue : Landis et Phillips, The prediction from photographs of success or vocational altitude, Ibid., 1928. 2 L. Kanner, Judging emotions from facial expressions, Psychological Monographs, 1931, vol. XLI, no 3, p. 51.



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l­ ’émotion a quelque chose ­d’instable ; elle varie avec les préoccupations de chacun. Ce ne sont peut-être pas les jugements, ou mieux les perceptions, qui diffèrent, mais leur traduction. Au reste, en nommant le sens ­d’un visage, on fait appel à la fois au c­ omportement total de l­’individu et à la situation actuelle de celui-ci. Ce c­ omportement et cette situation, les observateurs ne les perçoivent pas, ils les imaginent. Ce, par c­ onséquent, à quoi ils appliquent un terme est bien plus une réaction à une situation possible – variable avec les sujets – ­qu’à la physionomie elle-même. Leurs jugements indiquent que quelque chose est arrivé ou va arriver qui donne une signification à un visage. Une émotion peut être interprétée ­comme effet d­ ’une présence humaine : c­ ’est parce q­ u’il doit apercevoir un être terrifiant que ­l’enfant a peur. On découvre un mécanisme analogue lorsque les sujets évaluent des intelligences. Un sourire, un reflet dans les yeux des personnes photographiées suggèrent immédiatement ­l’activité de ­l’intelligence dans telle ou telle circonstance. Le savoir faire se révèle dans ­l’attitude. Que le visage se détache sur le fond ­d’une salle ­d’école ou ­d’un jardin, le décor fixe le sens de ­l’objet principal ! ­L’enfant attentif dans la classe appelle presque obligatoirement le qualificatif « studieux », et reçoit une place supérieure à celui ­d’apparence passive qui s­’appuie à un mur blanc. C ­ ’est l­’intelligence en exercice dans un domaine plus ou moins déterminé qui est évoquée par les caractères actifs ­d’une expression. La tendance à surestimer les photographies féminines en témoigne – q­ u’ont notée Laird et Remmers – l­orsqu’on se souvient de certains sourires ou de certaines poses déjà pleines de coquetterie. Les jeunes filles semblent presque toutes saisies par ­l’objectif en situation, leur c­ omportement est inséparable d­ ’une activité – souvent assez peu définie ; ­comment ne pas croire cette activité intelligente ? Comment ne pas croire aussi que les traits figés ­d’un garçonnet correspondent à une absence quasi ­complète de volonté de puissance, ­d’effort, ­d’utilisation des êtres et des choses et, partant, – puisque tout ici se situe sous le signe intellectuel – d­ ’intelligence ? En résumé donc – que ce soit dans les expériences de Feleky ou dans celles de Pintner –, l­’individu observé n­ ’est appréhendé q­ u’à travers une ambiance qui le sollicite. Il est en quelque sorte ses circonstances – circonstances variables qui dépendent de l­’investigateur, des personnes photographiées et surtout du photographe et des juges. Les visages ne sont saisis ­qu’intégrés à un vaste ensemble de réalités. Cela

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est vérifié par les minutieuses expériences de Carney Landis qui, après avoir observé près de huit cents photographies d­ ’émotions jouées ou vivantes et offert les plus typiques aux jugements des étudiants, fait une double c­ onstatation. ­D’une part, l­’universalité de l­’expression n­ ’existe pas. L­ ’un lève les yeux pour entendre la musique, l­’autre pour dire la vérité. Il n ­ ’y a pas de forme c­ onstante des modifications corporelles qui puisse guider la c­ ompréhension. D ­ ’autre part, chaque individu est caractérisé par un certain choix dans les mécanismes organiques, sans que ce choix soit assez répété pour justifier le moule verbal rigide dans quoi on étrangle ­l’expression. ­L’appréhension des émotions ­d’autrui est donc déterminée par une unité ­concrète où entrent en jeu moins les modifications somatiques que leurs c­ oncomitants spirituels, le style d­ ’un individu (expériences passées, mobiles, etc.), les présences extérieures qui affectent celui-ci (choses inertes, existences, etc.)1. Sherman remplace les photographies par des êtres vivants. Dans une « nursery », il excite des enfants derrière un rideau q ­ u’il relève à ­l’apparition de ­l’émotion que doivent caractériser différents étudiants. Les jugements diffèrent. Les psychologues découvrent des émotions « spirituelles » ; les étudiants en médecine des émotions « organiques ». Ce ne sont donc pas tant les c­ ontenus sensibles, les synthèses objectives, que les synthèses subjectives qui dirigent les appréciations. Une nouvelle épreuve c­ onsiste à montrer à la fois réactions et stimuli. 71 p. 100 des sujets répondent par « peur » en voyant un certain stimulus, 20 p. 100 répondaient par « peur » sans voir ce dernier. Cela nous semble intéressant. ­L’expérience ­n’est pas réellement perçue, mais reconstruite à partir de notions populaires et ­d’acquisitions personnelles érigées en principes. « ­J’ai nommé colère, crainte…, disent cinq sujets, parce que je savais que ces émotions résulteraient de stimuli données. » La nature de ­l’excitation ­s’associe à une émotion caractéristique en vertu d ­ ’une 1 Cf. C. Landis, Studies of emotional reactions, J. Experimental Psychology, 1924, J. Comparative Psychology, 1924 ; C. Landis, The interpretation of facial expression in emotion, J. General Psychology, 1929. Sur un des points abordés par Landis, voir : J.-F. Dashiell, Are there any native emotions ?, Psychological Review, 1928 ; C. Nony, The biological and social significance of the expression of the emotions, British J. Psychology, 1922. – Arnheim (Psychologische Forschung, 1928), en demandant à différents sujets d­ ’accorder des portraits, des phrases, des pages ­d’écriture, retrouve les ­conclusions de Landis. ­L’individu est, pour lui, une totalité harmonieuse qui ­comprend autant les œuvres – et peut-être les situations – que ­l’ouvrier.



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règle plus sociale ­qu’individuelle. Lors donc que les observateurs jugent, ils ne font q­ u’actualiser un préjugé. Ce que c­ onfirme un dernier groupe ­d’expériences où Sherman, usant de la suggestion fausse, joint à une réponse émotive la représentation de ­l’excitation qui engendre une autre réponse. « Les réactions émotives dans toute situation particulière, écrit notre auteur, dépendent du stimulus spécifique qui appelle une réponse et de ­l’expérience passée de ­l’individu1 ». Cela toutefois est vrai non, ­comme le pense Sherman, de ­l’observé, mais de ­l’observateur. ­C’est ce dernier qui, en faisant parfois appel à son propre passé et plus souvent à de vieux clichés, reconstruit à partir du stimulus perçu l­’émotion que doit éprouver ­l’enfant. La douleur, dit-on, suit une piqûre, et on oublie ­d’ouvrir les yeux, sans penser ­qu’un coup ­d’épingle peut être pour certains malades source de jouissance. On remplace le c­ ontingent par du rationnel. Les synthèses naturelles infiniment ­complexes sont abandonnées au profit d­ ’ordonnances abstraites. On pense, au lieu de vivre. Sherman lui-même c­ onfirme cette thèse. Constatant que les sujets ­n’ont prêté aucune attention aux cris des enfants, dans une nouvelle série d­ ’investigations il excite les enfants derrière un rideau et demande ­d’après le cri seul de caractériser ­l’émotion éprouvée. ­C’est donc que les observateurs ­n’ont pas noté les cris bien q­ u’ils les aient entendus. Ils avaient un ensemble devant les yeux, ils l­ ’ont détruit. Au lieu d­ ’attacher leur c­ ompréhension à une totalité vécue, ils ­n’ont fixé que quelques détails dans le filet des relations intelligibles. Ce bref examen des « experiments » poursuivis parfois un peu naïvement, mais avec de plus en plus de rigueur, par les auteurs angloaméricains nous a permis de noter quelques phénomènes importants. Si les recherches précédentes ne renseignent pas directement sur la ­compréhension d ­ ’autrui, elles permettent néanmoins, en grossissant certains faits, de fonder les descriptions psychologiques sur des notions ­comme celles d ­ ’ensemble et sur des distinctions aussi précises que celles de mimique et ­d’expression ou de pensé et de vécu. Elles servent à orienter la réflexion.

1 M. Sherman, The differentiation of emotional responses in infants, J. Comparative Psychology, 1927-1928, p. 394 ; Cf. M. Sherman, Emotional character or ·the singing voice, J. Experimental Psychology, 1928.

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CONSÉQUENCES

Nos critiques ­n’ont pas ­qu’une portée négative. L­ ’étude des enfants nous a permis ­d’esquisser une méthode ­d’explicitation qui transforme le problème de la c­ ompréhension ­d’autrui en une analyse de certains « meanings ». Mais, pour éviter une erreur trop fréquente, il importe de séparer deux sens du terme « meaning » – séparation que rend intelligible la distinction faite en plusieurs endroits de ­l’« être » et du « il y a ». Lorsque je vois dans une rougeur subite de son visage ­qu’un individu est en colère, la rougeur – signe – m ­ ’indique ­qu’il y a colère. Et si je suppose que la colère avec sa nuance individuelle m ­ ’est finalement accessible, ­c’est que le signe joue aussi un rôle expressif. Des larmes indiquent la douleur et expriment telle douleur. La signification apparaît toujours dans le signe, mais elle peut être indiquée ou exprimée1. Une personne exprime sa souffrance par un certain ­comportement, mais ce ­comportement est-il pour moi expressif ? Pas immédiatement, répondons-nous, puisque nous avons montré, c­ ontre Scheler, q­ u’on ne sympathise pas avec la vie d­ ’autrui. Il peut toutefois l­ ’être médiatement, ­lorsqu’on reconstruit par la pensée le sentiment étranger ; il exprime alors uniquement la signification que nous avons bâtie en nous aidant et de notre savoir et parfois de l­ ’indication fournie par le signe luimême. Lors donc que nous ­comprenons autrui, nous devons demander si nous saisissons de façon apparemment passive l­ ’existence d­ ’un état psychique ou si, grâce à notre activité spirituelle, nous parvenons à posséder cet état lui-même. Indication ou expression ? Voilà bien le problème. La discussion a révélé que les différents actes d­ ’une personne ne se séparent pas de cette personne. Sans doute. Mais, pour plus de c­ ommodité, le chercheur peut ­commencer à étudier la ­compréhension des états de ­conscience ­d’autrui et réserver l­ ’analyse du moi pour un moment ultérieur. Il ne s­’agit d ­ ’ailleurs pas ici d­ ’aborder minutieusement ces différents phénomènes. Nous voulons simplement marquer un plan et mettre en lumière quelques faits suggérés par notre débat avec les théoriciens de ­l’immanence et de la transcendance. 1 Sign et Meaning sont inséparables, écrit Hoernlé (Image, idea and meaning, Mind, 1907, p. 85), mais la fonction indicatrice de celui-là ne coïncide pas avec sa fonction expressive (A plea for a phenomenology of meaning, Proc. Aristotelian Soc., 1920-1921).



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LES ÉTATS DE ­CONSCIENCE ­D’AUTRUI

Les pensées – au sens cartésien – se traduisent parfois spontanément, parfois grâce à une mimique appropriée. ­D’où deux domaines dans le monde des signes : 1o Les signes ­conventionnels. – En cet endroit, nouvelle distinction : a) Mimique réflexe. Je ­comprends le sourire de politesse ­d’une personne dans la rue, ­comme je saisis le sens ­d’une table. Une mimique souriante réflexe ­m’est donnée c­ omme celle-ci. Dans des modes de présentation dissemblables j­ ’appréhende toujours un même sens. ­L’intellection, qui se fait en rapportant ­l’unité objective perçue à une autre unité synthétique qui figure en moi sous le nom de sourire ou de table, ne transcende pas le domaine des choses ou des simples présences pour atteindre celui des existences1. b) Mimique volontaire. ­C’est tout le problème du langage. La ­compréhension d­ ’une phrase trahit des possibilités multiples, depuis la saisie du sens grammatical, si ­l’on peut dire, j­ usqu’à la représentation des idées ­d’autrui. Mais il ne faut pas oublier que cette phrase ne se sépare réellement pas ­d’une foule de gestes, ­d’exclamations, ­d’intonations ou ­d’attitudes parfois involontaires. ­C’est le « ­contexte » qui importe, dit M. Sechehaye. ­L’ambiance ! Un harmonieux ensemble de significations traduit la pensée d­ ’autrui. Et la c­ ompréhension réelle ne se fait ­qu’en ­considération de cette totalité2. On passe par là insensiblement de ­l’analyse 1 Nous ne pouvons appeler, avec Finnbogason, cette intellection « objective ». Au point de vue phénoménologique, on ne peut parler d­ ’objet q­ u’après avoir résolu le problème ­d’autrui, puisque ­l’objet est un donné identique pour une multiplicité de ­consciences. Au reste, si on oppose, à la façon de Finnbogason et de Schütz (Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt, Vienne, 1932), sens subjectif et sens objectif, on est obligé de dire que le subjectif devient objectif lorsque, par exemple, plusieurs personnes perçoivent la douleur ­d’un individu. Les mots donnés par Max Weber ne sont pas meilleurs : intellection actuelle et intellection explicative. Pauvreté des termes ! En nous souvenant que l­’homme n­ ’est pas seulement présent mais aussi existant, on peut proposer la distinction très générale suivante : signification présente ou extérieure et signification existentielle ou intérieure. 2 Sur le mécanisme de ­l’intellection présente ­d’autrui dans le langage on peut ­consulter : H. Delacroix. Le langage et la pensée, Alcan, 1930, III, ch. 11 ; A. Spaier, La pensée ­concrète, Alcan, 1927, ch. v ; A. Burloud, La pensée ­d’après les recherches expérimentales de Watt, Messer et Bühler, Alcan, 1927 ; A. Ombredane, Le langage, in Nouveau Traité de Psychologie de G. Dumas, t. III, Alcan, 1933 ; E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 17 à 21 ; K. Bühler, Psychologie de la pensée, Arch. de Psychologie, l907, p. 382 ; P. Bovet, ­L’étude expérimentale du jugement et de la pensée, Ibid., 1909 ; B. Bourdon, La pensée sans images, J. de

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du c­ onventionnel à celle du naturel : à côté du signe qui représente de façon plus ou moins volontaire et ­consciente la vie psychique ­d’un individu, un ensemble extrêmement riche de signes accessoires exprime cette même vie, sans que paraissent intervenir les intentions de la personne. ­L’analyse du mensonge sert de transition : un signe volontairement utilisé ne ­s’accorde pas avec les signes naturels. Il y a une fausse note ! Encore doit-on noter que cette dissonance ne nous renseigne vraisemblablement pas sur la nature particulière du mensonge. Nous savons ­qu’il y a mensonge et à partir de cet il y a nous cherchons à reconstruire un être significatif. Les fines observations de Proust peuvent ici servir1. 2o Les signes naturels. – Si nous résumons nos critiques, nous aboutissons à la ­constatation suivante : la peur de ­quelqu’un ­m’est aussi présente que sa pâleur. Je ­comprends ­qu’il a peur. Le signe ne donne ­qu’une indication. Je ­n’arrive à rendre intelligible cette peur que par un travail synthétique de ma pensée qui fait du signe une expression. ­L’étude de la ­compréhension se divise par ­conséquent en deux parties suivant ­qu’on c­ onsidère le signe c­ omme indication d­ ’un signifié vivant2 ou c­ omme expression d­ ’un signifié intelligemment reconstruit. Nous ­n’avons pas ­l’intention ­d’aborder ­l’examen de ces deux phénomènes ­qu’il nous appartient de caractériser. Nous voulons toutefois montrer que, bien que médiate, ­l’intellection ne repose pas sur ­l’analogie. ­L’Ego et l­’Alter, quoique différents, c­ ommuniquent par la pensée. Et cette ­communication dans la dissemblance n ­ ’a rien de c­ himérique, parce ­qu’une brève analyse montre que le domaine de la pensée intelligente ­c’est Psychologie, 1923, p. 193 ; A. Sechehaye, L ­ ’individuel et le social dans le langage, Ibid., 1933, p. 68 à 72. – La pathologie donne ­d’intéressants résultats ; outre les articles de Gelb et Goldstein dans le numéro spécial du Journal de Psychologie (1933), il faut lire l­’étude de Cassirer, Pathologie de la ­conscience symbolique, Ibid., 1929. – Sur la ­compréhension des simples gestes, notons les fines remarques du Dr Dumas dans le Nouveau Traité, t. III, et O. Witte, Untersuchungen über die Gebärdensprache, Zeitschrift für Psychologie, 1930. 1 M. Proust, À la recherche du temps perdu, N. R. F., t. V (III), p. 83 ; t. VI (I), p. 119, p. 205 ; t. VI (II), p. 181, 195, 293 ; t. VII (II), p. 98, etc. – Paul Valéry donne, dans Variété II, une analyse analogue de la perception du mensonge ­d’autrui et de celle de son propre mensonge. 2 À côté des ­conceptions de Köhler ou de Scheler, ­l’intuition ­d’autrui est, ­d’une certaine manière, soutenue par différents auteurs. Voir par exemple : Dr Minkowski, La schizophrénie, Payot, 1927, p. 70 ; L. Klages, Les principes de la caractérologie, tr. Real, Alcan, 1930, ch. ii ; G. Thibon, La science du caractère, Desclée, p. 27 à 33. Surtout, G. Simmel, Mélanges de philosophie relativiste, Essai sur la sociologie des sens, tr. Guillain, Alcan, 1912.



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ce par quoi je ne suis pas moi-même. En tant que je vis, je ne réalise que mes possibilités ; en tant que je pense, je sors de mon individualité et de la durée, je sors de mon histoire – la pensée n­ ’est historique que si on la ­considère c­ omme un « vécu » – je deviens un « nous » qui choisit à son gré parmi les possibles (ce que l­’analyse génétique de la c­ onscience de soi et des « idoles » qui l­ ’encombrent rend suffisamment vraisemblable). On ne vit donc normalement ­qu’une seule vie, mais on peut les penser toutes. ­L’INDIVIDUALITÉ ­D’AUTRUI

Si le corps est un instrument dont on se sert à dessein, il appartient à celui qui veut ­comprendre autrui de remonter aux causes de son emploi. Le problème de ­l’intelligibilité des motifs – fins idéelles – et des mobiles affectifs se pose ici, qui nous ­conduit naturellement à celui du moi : on cohésionne les expériences par l­’idée d ­ ’une unité synthétique qui les gouverne ; on remonte des situations ­d’un individu à son caractère et par suite à ses intentions. Le roman policier donne de bons exemples1. Le problème de ­l’Alter en tant que totalité individuelle est intrinsèquement lié à celui de l­’Ego. L­ ’Autre est un autre Moi, un Moi qui se trouve illic lorsque je suis ici (hic). On peut alors se demander si, à cette obscure impression que j­ ’ai de posséder l­ ’unité de mon courant de ­conscience – de me vivre ­comme Je – ne correspond pas ­l’appréhension ­d’un ensemble de signes ­comme indication d­ ’une individualité étrangère. À côté de cette impression globale, prendrait place une intellection du moi qui s­ ’exercerait aussi bien dans ma sphère que dans celle d­ ’autrui et qui c­ onsisterait à lier à l­ ’intérieur d­ ’une forme temporelle des situations uniques, à unir synthétiquement des possibilités multiples et même des ­contradictoires, pour aboutir à un Ego personnel – à « une loi, en termes leibniziens, qui se pense et se déroule ­comme série dans le temps » – inséparable des expériences à quoi il donne un « style2 ». 1 Cf. E. Poe, Histoires extraordinaires, La lettre volée, Double assassinat rue Morgue ; Conan Doyle, Un crime étrange, ch. 1. – Sur les motifs, S. S. Van Dine, ­L’assassinat du canari, tr. Duchateau, Gallimard, ch. xxvi et xxvii. – Sur les mobiles, G. Simenon, La tête ­d’un homme, A. Fayard. 2 Sur ce point, Husserl a écrit des pages capitales dans les Méditations cartésiennes. Il reconnaît – ­comme M. Gabriel Marcel ( Journal métaphysique, p. 175), mais en un autre sens, car pour lui il n­ ’y a pas d­ ’ordre du toi – l­ ’analogie profonde qui existe entre la c­ onstitution de ­l’Ego et celle de ­l’Alter. À partir de notre situation présente, dit le psychologue, nous nous refaisons c­ omme nous faisons les autres. La pensée rattache des données dissemblables par

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Ces remarques n ­ ’ont pas évidemment une valeur définitive. Elles montrent une route à suivre. Elles doivent être approfondies ; elles peuvent être critiquées. Si cette étude attirait néanmoins les ­controverses sur un terrain qui nous est cher et nous semble trop souvent négligé, nous estimerions q­ u’elle a bien joué son seul rôle d­ ’introduction.

un lien intelligible – données discontinues quand il s­ ’agit des autres, ­continues quand il ­s’agit de soi, – et la seule différence apparaît dans ce fait que la vie de l­ ’Ego est infiniment plus fouillée que celle de l­ ’Alter : nous avons, en effet, plus de notes sur l­ ’Ego que sur l­ ’Alter. Husserl, en un autre langage, exprime avec force la même idée. Ni le moi ni ­l’autre ne sont véritablement intuitionnés, puisque ­l’Erfüllung exige une possession vivante de l­ ’objet transcendant. Un travail spirituel remplace la jouissance expérimentale immédiate. C ­ ’est la ­concordance des données qui tient lieu de « réalisation ». La pensée rend cohérentes les diverses présentations. Ainsi « dans la sphère vivante du présent » le passé impressionne mon expérience par l­’intermédiaire des souvenirs synthétiquement assemblés. Et, « de même, dit Husserl, que mon passé se forme dans mon présent vivant… grâce aux souvenirs ­concordants qui se trouvent dans ce présent, de même… je peux ­constituer dans mon ego un ego étranger… » (p. 71). Ce qui, en effet, m ­ ’est donné de l­ ’« autre », ­c’est son corps, et ­l’intellection c­ onsiste à unir ses différents c­ omportements et à c­ omprendre les relations établies. L­ ’Alter pas plus que l­ ’Ego passé ou futur n­ ’est accessible en original. On ne vit pas une expérience transcendante. Mais celle-ci peut apparaître dans ­l’immanence de la pensée c­ omme c­ ontenu intentionnel. Transcendance des Erlebnisse monadiques dans ­l’immanence spirituelle  !

SIGNIFICATION DE L­ ’EXISTENCE12

Proposition 1 – Toute recherche philosophique est d­ ’abord c­ ompréhensive. En ­d’autres termes, la philosophie a pour tâche première ­d’éclaircir le sens (Meaning) des idées. Les mots ­s’usent et les idées dont ils sont signes tombent en poussière. Aveuglés par celles-ci, nous vivons à crédit et oublions ordinairement de chercher ­s’il se cache encore quelque réalité derrière les termes employés. ­L’homme de la rue est excusable de cet oubli ; le philosophe ne ­l’est pas. « Prononcer un mot et ne rien c­ oncevoir, cela serait indigne du philosophe3 ! » Nous devons donc c­ ommencer par c­ onsidérer si nous avons « dans l­ ’esprit des idées correspondant à ces mots ou signes4 » que nous utilisons dans notre vie, dans nos théories, dans notre enseignement, de façon presque toujours automatique. Ne manquons pas à ce devoir ! Nous c­ onstatons 1 Recherches philosophiques, T. VI, 1936-1937, p. 221-247. 2 Salmon tâche de faire vivre Hume parmi nos c­ ontemporains l­ orsqu’il interprète les analyses de celui-là à la lumière des analyses phénoménologiques de ceux-ci. ­L’œuvre de Berkeley nous incite à entreprendre une tâche analogue. Déjà Swadey a rapproché Berkeley de Husserl ; déjà Schlick a rapproché Berkeley de l­ ’École de Vienne. Plus encore que Hume, Berkeley est proche de nous. Ses critiques, ses descriptions nous seront utiles. Notons toutefois que si les premières sont longues, les secondes sont souvent brèves. Berkeley pense ­contre, – ­contre les matérialistes, ­contre les théoriciens des idées générales abstraites. Ses écrits sont surtout des négations. Les positions se réduisent ou à des indications rapides ou à des références implicites à Locke et même Malebranche ou Descartes. Armés de la méthode de Berkeley, nous pourrons en prolongeant des traits, en enrichissant des esquisses, fonder une philosophie positive. Notre langage peut différer de celui de Berkeley ; nous ne croyons pas que notre pensée diffère. 3 De motu, § 29. 4 Sur les infinis, éd. Fraser, 1901, t. III, p. 410. Cf. Alciphron, VII, 5. Nous suivrons toujours le texte de ­l’édition Fraser (1901), – exception faite pour le Commonplace Book où nous suivrons le texte de Johnston (Londres, 1930). Les références renverront aux paragraphes. Seules les références aux Dialogues désigneront les pages de la traduction Parodi-Beaulavon. Abréviations usuelles : Cp. B. : Commonplace Book ; Pr. : Principes de la c­onnaissance ; Di. : Dialogues ; Alc. : Alciphron ; Vis. Vind. : Défense de la théorie de la vision. – Les passages soulignés sont ordinairement soulignés par nous.

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que le mot n­ ’est habituellement q­ u’un jeton sans valeur. Le voile soulevé, nous ne trouvons que vide ou c­ onfusion1. ­L’esprit dort quand les vocables dansent ! Mais ce sommeil a assez duré. Les fiches importent peu ; ­c’est ce ­qu’elles représentent qui importe. Cessons de nous intéresser aux seules ­combinaisons des signes verbaux ou écrits pour nous attacher aux idées ­qu’ils signifient ! Changement pénible, car si les jongleries métaphysiques sont faciles, « nous trouvons beaucoup plus difficile de négliger les signes et de retenir en nos esprits les réalités que nous croyons signifiées par eux2 ». Les préjugés ne s­’arrachent pas d­ ’un seul coup. Il ne suffit pas que le philosophe imagine ses paroles riches en matière : il lui reste à prendre pleinement c­ onscience de cette matière. La critique des idées accompagne celle des mots. Les c­ oncepts métaphysiques les plus c­ onnus sont des moules aussi creux que les noms. On croit ­concevoir alors ­qu’on ne ­conçoit pas : les idées ne signifient rien ! Le philosophe a pour tâche de rétablir la fonction du signe spirituel – ­l’idée – ­comme celle du mot à une époque où ceux ­qu’on appelle penseurs ignorent le sens de leurs pensée3. Sa méthode est simple et retrouve celle de Descartes. Il ­s’agit ­d’éclaircir des notions – et une notion n­ ’est claire que l­ orsqu’on en découvre la signification. Q ­ u’ai-je dans la tête lorsque je réfléchis à un quelconque phénomène ou lorsque ­j’en parle ? ­Qu’est-ce ­qu’il signifie pour moi ? ­C’est un signe, sans doute ; mais un signe de quoi ? Examinons les données de notre c­ onscience ! « Seule est requise la simple attention à ce qui se passe dans… notre propre esprit4 ». Nous pensons notre pensée pour en épuiser le sens. Là est le fond ! Les principes de la philosophie reposent sur une analyse de la « signification de ­l’expérience5 ». Toute philosophie ­commence par une philosophie du Meaning. Et si on définit la ­compréhension ­comme une saisie du sens6, on dira que la philosophie est d­ ’abord ­compréhensive. 1 « Si nous soulevons le voile et regardons derrière, si négligeant les expressions, nous nous mettons à ­considérer attentivement les réalités ­qu’on croit exprimer… nous trouverons beaucoup de vide, ­d’obscurité et de ­confusion ; voire même de franches impossibilités et des ­contradictions… » (Analyste, § 8). 2 Ibid., § 37. 3 « À une époque où nous entendons tant parler de pensée et de raisonnement, il peut sembler important ­d’observer ­combien il est utile et nécessaire de penser pour obtenir des notions justes et exactes, pour distinguer des réalités différentes, pour c­ onnaître même ce que proprement nous signifions (To know even our own meaning) » (Vis. Vind., § 70). 4 Déf. libre pensée, § 18. 5 De motu, § 36. 6 Cf. par exemple Siris, § 253.



SIGNIFICATION DE ­L’EXISTENCE

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Proposition 2 – Toute philosophie c­ ompréhensive est une séméiologie de ­l’Essence et de l­’Existence. ­S’il est un mot qui nous obsède, c­ ’est celui d­ ’Être. S­ ’il est un problème ancien et rebattu, c­ ’est celui des Universaux. Demandons-nous donc ce que signifie l­ ’Être, ce que signifient les Universaux. En d­ ’autres termes, quel est le sens de l­’Essence et de l­’Existence ? Si les essences existent, il est logique d­ ’éclaircir le sens de l­’existence avant d­ ’éclaircir celui de leur existence. Le problème de l­’Être vient au premier plan ­lorsqu’on attribue ­l’être à ­l’Idéal ­comme au Réel. Toute réflexion ­commence par porter sur le verbe « esse ». Que symbolise-t-il ? La philosophie est une séméiologie de ­l’existence1. Précisons ! Nous n­ ’avons pas l­ ’intention de nous précipiter dans une ontologie idéaliste ou réaliste. Peu importe pour ­l’instant que ­l’être soit dans son fond même esprit ou matière, activité de la pensée ou passivité de la chose. Il faut momentanément oublier le problème causal pour décrire ­l’expérience ­commune2. Quelle que soit notre croyance sur la nature de ce qui est, nous avons à suspendre cette croyance afin de déceler le sens qui s­’attache pour nous à tout ce qui est3. Réaliste ou non, je dis, je pense que cette table existe. ­Qu’est-ce que cela signifie ? 1 ­L’idée épicurienne ou stoïcienne ­d’une séméiologie réapparaît nettement chez Locke. Après avoir écrit que « les mots ont pour usage d­ ’être marques sensibles des idées, et (que) les idées dont ils tiennent lieu ­constituent leur signification propre et immédiate » (Essai, III, II, 1), Locke oppose à une philosophie de la nature et à une philosophie pratique une Σημιωτιχή des mots et des idées (IV, XXI, 4). Berkeley insiste sur cette doctrine des signes (Alc., VII, 13). L­ ’Être est un signe dont il faut trouver la signification. Un signe ­comme les autres. Un texte cité par Lloyd Morgan (Proc. Aristotelian society, 1914-1915) prouve suffisamment cette affirmation : « La question entre les matérialistes et moi ­n’est pas de savoir si les choses ont une existence réelle hors de ­l’esprit de telle ou telle personne, mais si elles ont une existence absolue distincte de la perception ­qu’en a Dieu et extérieure à tous les esprits » (Di., p. 142). Or l­’existence absolue est dépourvue de signification. Berkeley disait déjà : si on prétend que quelque chose existe dont je ­n’ai pas ­d’idée, je ne prétendrai pas ­qu’elle n­ ’a pas ­d’existence réelle mais que son existence ­n’a pas de sens pour moi (Di., p. 117). L­ ’existence métaphysique est « mise entre parenthèses ». Seule nous intéresse la façon dont ­l’existence se manifeste. « On doit proprement appeler principes de la philosophie expérimentale les fondations sur quoi repose… (je ne dis pas ­l’existence) mais la c­ onnaissance des réalités corporelles et, en général, la signification de l­ ’expérience » (De motu, § 36). 2 Cp. B., § 764. Berkeley retrouvera plus tard par un argument analogique la métaphysique : Dieu prouvé, la phénoménologie se transformera en ontologie, ­l’être relatif en être réel. 3 Cette remarque capitale et répétée ­n’a pas toujours été perçue par les ­commentateurs de Berkeley. Avant Dawes-Hicks, J.-W. Hudson ­l’a pourtant bien mise en lumière (The treatment

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Ici, toutefois, il faut faire des distinctions. Descartes ­n’est pas seul à séparer pensée et étendue1. ­L’étude de ­l’expérience vérifiera cet accord des philosophes2 : le sens d­ ’un être spirituel diffère de celui d­ ’un être corporel. Utilisant une classification de Malebranche3, nous examinerons successivement ­l’existence objective, l­’existence subjective, l­’existence ­d’autrui, à la fois objective et subjective, que Clifford appellera éjective. Proposition 3 – La relation de l­’esprit aux corps c­ onfère seule un sens à ­l’existence des corps. Je prétends q­ u’il y a un livre sur la table. Pourquoi ? Je le vois, je le touche… En bref, je le perçois. Cela ne suffit pourtant pas, car ­j’affirme ­l’existence dans ma bibliothèque ­d’une dizaine de volumes que je ne perçois pas. Q ­ u’est-ce à dire ? Je les verrai, si ­j’ouvre la porte de ma bibliothèque, je les toucherai, je les changerai de place… Si je ne les perçois pas, je les puis percevoir. Objets ­d’une expérience possible, ils ne se séparent pas de ma perception4. Je viens toutefois de vendre ma bibliothèque et ne percevrai plus mes livres. Les livres sont-ils donc détruits ? Non. ­D’autres les perçoivent, ­d’autres les peuvent percevoir. Toujours ils sont liés à un individu qui les ­connaît. Lors donc que je pense, que ­d’autres pensent, que ­d’autres pensent ­qu’un corps existe, nous c­ omprenons tous ­qu’il est perçu. Esse est percipi.

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of personality by Locke, Berkeley, Hume, Missouri, 1911). « ­C’est sur la découverte de la nature, du sens de ­l’existence, de son importance, que ­j’insiste par-dessus tout… Cela est, je pense, entièrement nouveau » (Cp. B., § 493). « Je dois être très précis en expliquant le sens des choses existantes… je dois montrer ­combien ­l’opinion vulgaire ­s’accorde avec la mienne lorsque nous procédons à une inspection soigneuse du sens et de la définition du mot Existence » (Ib., 494). « Je suis persuadé que si les hommes examinaient le sens q­ u’a pour eux le mot existence, ils s­’accorderaient avec moi » (Ib., 610. Cf. 558, 599… Cf. Pr., § 3, 36…). « Rien ne semble plus important pour édifier un système de ­connaissance solide et réelle que de placer au ­commencement une explication distincte de ce que signifient chose, réalité, existence. » Toute discussion philosophique est vaine « tant ­qu’on n­ ’aura pas fixé le sens de ces mots » (Pr., § 89). Texte capital ! La séméiologie sert de prolégomènes à toute métaphysique. De motu, § 30. Cf. T.-A. Kantonen, The influence of Descartes on Berkeley, Phil. Review, 1934. De motu, § 31. Recherche de la vérité, II, 1, 1. Cf. A.-A. Luce, Berkeley and Malebranche, Oxford, 1934, ch. vi. Fichte présente une analyse semblable. Pendant que je parle, les aiguilles de ma montre avancent. Pour déclarer ­qu’elles avancent, il faut que je ­constate ­qu’elles occupent des places différentes avant et après la ­conversation. ­C’est dire que si je les avais regardées pendant celle-ci, je les aurais vues avancer (Sonnenklarer Bericht, I).



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Cette formule exprime l­ ’expérience c­ ommune. Nous ne jugeons pas ­qu’un livre existe parce que nous le pensons. Nous jugeons seulement ­qu’un être inconnaissable n ­ ’a pas de sens1. Ignorants de cet idéalisme 2 « délirant  » où ­l’esprit crée les corps, où les corps meurent dès que l­ ’esprit les abandonne3, nous c­ oncevons sans mal q­ u’il suffit de supprimer la ­conscience pour que le monde perde toute signification. Comment dire ­qu’il y a devant moi une bête à sept têtes si je ­n’en ai pas ­conscience, si je n­ ’en ai pas eu et n­ ’en ai jamais c­ onscience, si aucun être vivant n­ ’en peut avoir c­ onscience ? J­ ’ai le droit de le dire. Sans doute. Mais mes paroles n­ ’ont pas de sens ! On ne détache pas l­’objet du sujet. Avancer q­ u’un corps existe, c­ ’est avancer q­ u’il y a q­ uelqu’un pour le ­connaître. On peut ôter les livres de la bibliothèque, on peut séparer tête et tronc, on peut découper le monde, on ne peut pas arracher le nonmoi à l­’emprise du moi. Ne parlons pas de l­’esprit et du corps c­ omme de la tête et du tronc. Ne parlons pas davantage de ­l’esprit, du corps et de leur relation ! Celui-ci est lié à celui-là de telle sorte q­ u’il perd toute signification si cette relation cesse. ­L’existence corporelle est relative. Il est impossible « de ­comprendre ce que signifie une existence absolue des objets sensibles en eux-mêmes ou indépendante de ­l’esprit4 ». La chose est rapportée à la pensée et ce rapport diffère de la Togetherness des choses : une tête reste une tête lorsque l­’attention ou le scalpel l­’isole du tronc, un être ­n’est plus un être ­lorsqu’il est abstrait de ­l’esprit. Ce qui n­ ’est pas c­ onscience se définit par référence à ce qui est c­ onscience5. Au cœur même du monde s­’inscrit un c­ ontact avec ce que Descartes appelle de façon très générale la pensée. Et ce monde ne signifie que le donné ­commun à une multiplicité de pensées6. 1 Dès que « nous attachons un sens à nos paroles », « ­l’existence ­d’un être non-pensant ­consiste dans le fait ­d’être perçu » (Pr., § 88. Cf. 3, 45, 91…). En cet endroit, Schlick a bien c­ ompris Berkeley (Les énoncés scientifiques et la Réalité du monde extérieur, Hermann, 1934, p. 37). 2 E. Kant, Prolégomènes, § 13. C ­ ’est le seul paragraphe où Kant paraît avoir voulu c­ omprendre ce q­ u’il nomme « ­l’idéalisme sommeillant » de Berkeley ! 3 Cf. Di., p. 137, 142. La genèse de la réalité est sans intérêt. Ce qui intéresse, c­ ’est de savoir si on peut donner un « sens à l­’existence actuelle d­ ’une idée, distincte de ce q­ u’elle est perçue » (Pr., § 45). 4 Pr., § 24. Cf. Di., p. 93. 5 Di., p. 144. 6 Cf. Pr., § 3, 84 et surtout 48.

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Proposition 4 – ­L’existence absolue de l­ ’esprit transforme les choses en idées : un corps signifie simplement un « cogitatum ». « Rien ­n’est plus évident pour nous que notre propre existence1. » Nous savons que nous existons. Nous le savons doublement. D ­ ’une part, par réflexion : ­l’existence du monde dont nous parlons est incompréhensible sans la nôtre (proposition 3) ; ­comment en parler, c­ omment la penser si nous ­n’existions pas ? ­D’autre part, par intuition intérieure2 : ­j’ai une expérience vécue de ma propre existence, je n­ ’en puis douter, je ne puis pas supposer que je ­n’existe pas, que je sois autrement que je suis. Locke l­’a ­compris après Descartes mais sans recourir à un doute méthodique3. Je suis présent à moi-même. Mon existence ­n’a pas besoin pour être accessible de dépendre ­d’une autre existence. Elle est absolue ; ­d’elle dépendent les autres. Si ­j’ai ­l’expérience ­d’un monde qui ne peut se libérer de moi, ­j’expérimente ma propre liberté. Il ne ­s’agit plus – ­comme dira Alexander – de Contemplation mais ­d’Enjoyment. Car je ne suis pas objet : un objet se place par définition même devant un autre être et lui est relatif ; il faut deux termes : je vis mon unicité, ma façon personnelle de c­ onnaître. Esse est percipere. Je ne me pense pas : je suis pensant. Le Cogito est une expérience première4. Une pensée vide ­n’a pas de sens. Si je pense, je pense quelque chose. En d­ ’autres termes, j­ ’ai des idées. Lorsque je parle de sensation, c­ ’est que je sens une idée. Lorsque je parle d­ ’imagination, c­ ’est que j­ ’imagine une idée. De façon générale j­ ’appelle idée ce que je pense5. Et la pensée ne se ­comprend pas plus sans idée que ­l’idée sans pensée. Le Cogito implique un cogitatum ­comme le cogitatum implique évidemment le Cogito6. La pensée est un cogito-cogitatum. 1 Locke, Essai, IV, IX, 3. 2 Le « sentiment intérieur » ou la « réflexion » ­m’apprennent que (that) je suis. ­J’ai – nous le verrons – une « notion » de ce que (what) je suis. Cf. Pr., § 89 ; Di., p. 134 ; De motu, § 40… 3 Essai, IV, x, 2. Sur l­ ’existence indubitable, cf. Pr., § 40 ; Di., p. 132. 4 ­C’est pourquoi le « cogito ergo sum » de Descartes est tautologique (Cp. B., § 751). 5 « ­L’existence de nos idées ­consiste à être perçue, imaginée, pensée » (Ib., 471). « Par idée, je ­comprends (mean) toute chose sensible ou imaginable » (Ib., 788). Cf. 50, 526, 615, 913. 6 « Je défie tout homme d­ ’imaginer ou c­ oncevoir une perception sans idée ou une idée sans perception » (Ib., 577). « Une perception non-perçue est une ­contradiction » (Ib., 258). « Une perception ne peut exister sans une chose pour la percevoir ou plus longtemps ­qu’elle ­n’est perçue » (Ib., 288). « Nous devons avoir des idées ou autrement nous ne pouvons penser »



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Or, ce que je pense, c­ ’est précisément le monde. Puisque les corps ­n’existent ­qu’en tant ­qu’ils sont perçus (proposition 3) et puisque je ne perçois que des idées, corps et idées ­s’identifient1. Je ne ­comprends le non-moi que c­ omme cogitatum. Ce q ­ u’on exprime en disant, soit que ­l’existant signifie ­l’idée, soit que ­l’idée signifie ­l’existant pour moi. Platon a raison de répéter ­qu’en jugeant on juge τϖν ὂυτων τι. Les idées font tout le sens des choses ! ­L’univers est pensé sans ­qu’on puisse affirmer ­qu’il soit pensée. ­C’est une certaine « manière ­d’être » de la ­conscience2. Je suis, par exemple, une c­ onscience d­ ’une table qui est. Il est dès lors « impossible que quelque chose puisse exister en plus de ce qui pense et de ce qui est pensé3 ». Le Cogito-cogitatum exprime la totalité de l­ ’existence. ­L’esprit existe ; toute tentative pour découvrir d­ ’autres existences que ses idées est Meaningless. Proposition 5 – Si un être corporel ­n’a de sens que ­comme être pensé, il ­n’apparaît néanmoins à la pensée que c­ omme extérieur à elle. ­ ’être du monde est phénoménal. L L ­ ’existence de cette table a un sens lorsque celle-ci est donnée à une c­ onscience. Mais quel sens ? Bien ­qu’elle soit idée, la table paraît étrangère à l­’esprit. Je c­ omprends ce qui est en moi c­ omme hors de moi. Le cheval est un cogitatum, cela ne ­l’empêche pas ­d’être dans l­ ’étable4. « Je puis dire que la douleur est dans mon doigt5 » car, si elle est en moi qui la sens et souffre, elle est aussi extérieure à mon esprit en ce q­ u’elle se manifeste précisément ailleurs que dans mon esprit. D ­ ’une part, les corps n­ ’ont pas de sens séparés de ­l’esprit ; ­d’autre part, « les corps existent hors de ­l’esprit, ­c’est-à-dire ne

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(Ib., 552). Si le langage est peu précis – Berkeley c­ onfond perception et perçu – le sens est clair. Pr., § 4. Cp. B., § 24. Cp. B., § 434. Cf. 404 ; Di., 144. – More montre bien que cette séparation de what is experienced et de the experience of it est étrangère à ­l’idéalisme (Philosophical Studies, p. 19), il oublie toutefois que Berkeley l­ ’a faite. Stocks (Mind, 1936, p. 314) ne c­ omprend pas plus Berkeley que la phénoménologie ­lorsqu’il écrit : « Barkley aurait accusé Kant et quelques autres phénoménologues de tenter de changer les choses en idées… Sa fin est de changer les idées en choses, et, pour l­’atteindre, le pas essentiel est d­ ’abolir la distinction entre perception et chose perçue ». Cp. B., § 426. Cf. 471, 704, 814, 894… Ib., 442.

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sont pas l­’esprit mais distincts de lui1 ». Ce que je pense ne se présente jamais c­ omme un c­ ontenu de pensée ! Ainsi ­s’explique que je puisse parler ordinairement – oublieux de mon âme, « absorbé » dans ­l’objet ­comme dira Fichte – d­ ’un monde existant hors de ­l’esprit2. Trop souvent on oublie de faire les remarques qui précèdent. Elles sont pourtant essentielles. Ne craignons pas de nous attarder ici et même de nous répéter ! Le monde n ­ ’est pas en moi c­ omme le rouge dans un tube. Le psychologue qui transforme tout en états de ­conscience ne nous intéresse pas car il ignore la signification de ces états. Pour peu d­ ’ailleurs q­ u’il soit philosophe, il fait s­’évanouir les objets en une multiplicité ­d’impressions subjectives et, cherchant vainement la cause réelle de ces impressions, il tombe logiquement dans un scepticisme absolu. Mais il ne s­ ’agit pas de ­commencer par poser le monde en moi puis de me demander c­ omment je puis atteindre le monde réel hors de moi. Le monde est d­ ’abord hors de moi. Le cheval est dans ­l’étable. Et ­j’ai ­conscience du cheval dans l­ ’étable. En pensant, la pensée va au-delà ­d’elle-même. Il y a transcendance. L­ ’âme atteint les corps en possédant des idées. Rapportées à celle-là, celles-ci sont transcendantes parce que choses, immanentes parce que cogitata. Pensé et non pensée, l­’univers est à la fois intérieur et extérieur à ­l’esprit3. Cette analyse reste au niveau du sens c­ ommun. La maison réelle, la maison telle q­ u’elle existe en soi, ­c’est celle que nous percevons tous. Ce ­n’est pas une cause inconnue, ce ­n’est pas davantage une suite ­d’apparences illusoires que celle-ci enfante. L­ ’homme de la rue n­ ’est ni un « réaliste transcendantal », ni en ­conséquence un « idéaliste empirique4 ». Il ­comprend fort bien que ses « simples idées sont dans les choses elles-mêmes5 » et ne se demande pas si elles peuvent retrouver les choses car il n­ ’a jamais éprouvé le besoin de les séparer de ces dernières. Le problème de la c­ onnaissance est un faux problème. Ne cherchons pas à savoir c­ omment l­ ’idée atteint son archétype, c­ omment l­ ’âme peut 1 Ib., 875. 2 Pr., § 23. 3 Cf. Di., p. 173. L­ ’esse est percipi « ­n’a q­ u’un sens : l­ ’esprit c­ omprend ou perçoit les objets et est affecté de ­l’extérieur ou par quelque être distinct de lui-même ». 4 Nous utilisons les termes de Kant. Mais Kant se doute-t-il que, dans sa critique du quatrième paralogisme, il répète la critique faite par Berkeley à Locke ? Kant fait simplement de Berkeley un Locke ­conséquent qui a supprimé la réalité transcendantale ! 5 Cp. B., § 231.



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effectuer cet invraisemblable voyage dont parle Malebranche. Dans notre ignorance du terme du voyage, nous ne tarderions pas à voir le monde se transformer en un système ­d’apparences et à perdre notre croyance en une réalité. Les choses ne se font pas avec des idées, ce sont les idées qui sont choses1. Ce qui est pour moi a le sens d­ ’être en soi. En d­ ’autres termes, le phénomène est la chose en soi. Que signifie cette transcendance du donné ? Descartes remarque justement que les idées ­s’offrent à la ­conscience ­comme « venues ­d’ailleurs2 », ­qu’elles ne sont pas « ­consenties ». L­ ’existence nous résiste3, nous nous heurtons à elle, nous ne pouvons pas la supprimer. « Les arbres sont dans le parc, que je le veuille ou non… Je ne pourrai ­m’empêcher de les voir4. » Ils « ont une existence extérieure à mon esprit parce que je les expérimente ­comme indépendants de celui-ci5 ». Un corps marque la limite de mes désirs. C ­ ’est une borne. Je subis sa présence ! Mon âme est passive. Proposition 6 – Tout perçu est un abstrait. Volontaire ou involontaire, ­l’abstraction qui choisit et refuse les idées subies par la ­conscience introduit un élément actif dans toute c­ onnaissance. Mon âme n­ ’est pas seulement passive. Sans doute, dès que ­j’ouvre les yeux, je ne puis pas ne pas admettre ­l’existence de ­l’arbre qui est devant moi. Mais je puis ne pas ouvrir les yeux. Si je perçois l­’arbre, ­c’est que je veux bien ­constater sa présence. C ­ ’est que je préfère cette idée à d­ ’autres, que je la « choisis », que je « rejette » les autres6. ­C’est que je suis actif. « ­L’âme humaine est aussi bien passive ­qu’active7. » Il pleut. La pluie se détache sur ­l’écran de ma ­conscience. En ­d’autres termes, elle attire mon attention. Au moment où je regarde par la fenêtre, 1 Di., p. 162. Cf. Pr., § 34 : « Il y a une rerum natura… nous avons montré ce qui est signifié par choses réelles… Elles n­ ’en existent pas moins dans l­’esprit et, en ce sens, sont des idées. » Rapprocher de ce texte, c­ ontradictoire pour qui ne c­ omprend pas l­’attitude de Berkeley : « Les corps existent hors de ­l’esprit, ­c’est-à-dire ne sont pas l­’esprit mais distincts de lui » (Cp. B., § 875). 2 Œuvres, Adam-Tannery, III, p. 428-429. 3 « Nous avons une notion des corps par la résistance » (Siris, § 290). 4 Cp. B., § 100. 5 Di., p. 133. Cf. Siris, § 289. 6 Alc., VII, 20. Cf. Cp. B., § 683. 7 A. Johnson : éd. Fraser : II, p. 20.

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je suis, en effet, capable de m ­ ’intéresser autant aux promeneurs ou aux nuages ­qu’à la pluie. Il faut, si ­l’on peut dire, que je me tourne vers la pluie, que ­j’adopte une certaine direction. Une existence est élue au milieu des existences. Dans ce monde que je subis, je découpe à mon gré. Je fais c­ omme si les nuages et les promeneurs n­ ’existaient pas. Ils ­s’imposent à moi et sont pourtant biffés dans ma pensée. Je résiste à ce qui me résiste. ­L’idée ­n’est pas que subie, elle est acceptée. Écrivons de façon très générale et simple que « je ne ­considère pas tout ce qui est perçu1 ». « Jusque-là » ­j’ai « le pouvoir ­d’abstraire ! » Ne trouvons-nous pas en effet là ­l’abstraction, au sens étymologique du terme ? Je fragmente un paysage, pour garder un fragment, je tire ainsi une existence ­d’une autre existence. J­ ’abstrais « une idée c­ oncrète d­ ’une autre de sorte différente2 ». Je subis un ensemble ; à ­l’intérieur de cet ensemble, je sépare pluie, nuage et promeneurs et ­j’oublie ces deux derniers pour ne garder que la pluie. Il ne s­ ’agit toutefois pas seulement ­d’une séparation. Abstraire ­n’est pas extraire : je pars ­d’une réalité, ­j’en atteins une autre aussi différente de la première q­ u’une bête vue à l­’œil nu de la même bête vue au microscope. Mon attention, ­lorsqu’elle distingue dans une existence diverses existences, ne tue pas celles-ci. ­L’abstraction diffère de la dissection3. Les ­conséquences de cette description sont fondamentales ! Malebranche déjà les a indiquées. Il ne suffit pas pour voir ­d’avoir ­l’œil bon et de ­l’ouvrir, il faut accommoder et fixer un objet ; la vision spirituelle ne diffère pas de la vision oculaire ; sans doute, l­’esprit est bon ; encore faut-il q ­ u’il soit attentif4. L ­ ’attention est principe de la c­ onnaissance – et cette attention ­s’explique par abstraction. ­Qu’il ­s’agisse d­ ’activité automatique ou raisonnée, tout pensé est un voulu ! Nous c­ onsentons à avoir telle ou telle vue du monde5. ­C’est retrouver la doctrine stoïcienne 1 Pr., introd., § 16. 2 Cp. B., 499. ­J’abstrais « quand je ­considère, séparées des autres, certaines parties ou qualités qui leur sont unies en quelque objet, mais qui néanmoins peuvent exister réellement sans elles » (Pr., int., § 10). J­ ’analyse. « Je c­ onçois par des actes séparés des objets tels q­ u’ils puissent exister réellement ou soient effectivement perçus à part ». (Pr., § 5). La pluie existe sans le promeneur. 3 « Les choses qui peuvent réellement exister ou être réellement perçues séparément peuvent être séparément c­ onçues ou abstraites les unes des autres » (Alc., VII, 5). 4 Cf. Recherche de la vérité, I, I, 18 ; III, I, 4 ; VI, I, 2… 5 « Aussi longtemps que ­j’existe ou que ­j’ai quelque idée, je suis éternellement, ­constamment en train de vouloir. Mon acquiescement à ­l’état présent est vouloir » (Cp. B., § 803). « Il



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de l­ ’assentiment. C ­ ’est aussi c­ onstater que le champ de la c­ onnaissance est infiniment plus étroit que celui de la c­ onscience. Car si je n­ ’accepte pas volontiers tout ce qui ­m’est offert, si je refuse une partie de la réalité donnée à la c­ onscience, je puis ultérieurement me tourner vers ce que ­j’ai négligé. Ce qui ­n’est pas actuellement présent le deviendra. Les promeneurs, les nuages « existent quand bien même ils ne sont pas perçus, ­comme puissances dans l­’être actif1 ». Tout corps dépend d­ ’un esprit, mais cette dépendance peut être actuelle ou potentielle. Par là même, idéalisme et réalisme sont ­conciliés et dépassés. Comme ­l’attention met simplement en lumière certaines idées existantes, il faut admettre que la pensée ne les crée pas, que la pensée se cogne ­contre quelque chose qui apparaît ­comme « tout fait » ; il faut donc être réaliste. Comme, ­d’autre part, l­’attention n­ ’éclaire que quelques idées en se réservant le droit de projeter par la suite son faisceau sur celles q­ u’elle a laissées dans ­l’ombre, de substituer un nouveau choix idéal à son premier choix, il faut être idéaliste. Bradley marquera ce double aspect en découvrant dans ­l’attention le maintien idéal d­ ’un objet inaltéré. Proposition 7 – Une idée est toujours un système d­ ’idées. Les corps ne sont pas simples. Ce que je pense implique une multiplicité de pensées. Le dé qui ­m’apparaît ­comme une réalité unique recèle une foule de réalités différentes. C ­ ’est une « ­combinaison » ­d’idées, une « collection ». Il renferme une certaine couleur, une certaine dureté, une certaine forme… et il ­n’a pas de sens séparé de cette pluralité ­qu’il organise et rend ­concrète2. La synthèse de l­ ’Un et du Multiple est donnée dans ­l’expérience. Locke ­l’a ­compris, mais hanté par les causes il a vite dépassé ­l’expérience pour trouver dans une substance inconnaissable la raison de cette synthèse3. semble q­ u’il ne puisse y avoir aucune perception – aucune idée – sans vouloir » (Ib., § 845). 1 Ib., § 52. « Pris c­ omme puissances, les corps existent quand ils ne sont pas perçus ; mais leur existence ­n’est pas actuelle. Quand je dis ­qu’une puissance existe, cela signifie simplement que si j­’ouvre les yeux… je verrai cette puissance, c­ ’est-à-dire les corps » (Ib., § 303). 2 « Les objets ne sont que sensations ­combinées, mélangées ou, si ­l’on peut dire, ­concrétées ensemble » (Pr., § 99). Cf. Pr., § 1, 4, 49, 95 ; introd., § 7 ; Cp. B., § 520. 3 Essai, II, XXIII, 3, 4, 6, 37. Locke reste sur le terrain descriptif ­lorsqu’il écrit : « Nos idées spécifiques des substances ne sont rien q­ u’une collection ­d’un certain nombre d­ ’idées simples ­considérées c­ omme unies en une seule chose » (Ib., 14), mais il abandonne ce

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Si tout existant est système ­d’existants, on ­comprend, ­d’une part, que la ­connaissance attentive ait pour essence ­d’arracher un système ­d’existants à un système ­d’existants (proposition 6), ­d’autre part, – pour peu ­qu’on ­conçoive le monde ­comme le système total des existants1 – ­qu’elle abstrait un système du système du monde, c­ ’est-à-dire analyse τό παν en unités synthétiques où une nouvelle analyse distinguera des unités nouvelles. Je ­connais cette cerise en la détachant de ­l’arbre qui la porte, cet arbre en le détachant du verger où il figure, ce verger en le détachant finalement de l­ ’univers qui englobe cerise, arbre, verger et une infinité de corps différents. La cerise n­ ’est toutefois pas plus simple que ­l’arbre ou le verger ; elle est elle-même un ensemble où ­l’esprit saura découper2. Proposition 8 – Tout corps existe soit ­comme réalité, soit ­comme image. ­L’existence a une double signification ; il y a un monde réel et un monde imaginé. Ces structures c­ ompliquées q­ u’on nomme choses ne sont pas univoques. Ce que je perçois ­n’a pas toujours le sens de réalité. Un existant peut être réel ou fictif. Et pas plus que je n­ ’affirme que la réalité est simple c­ ontenu spirituel (proposition 5), je n­ ’affirme que la fiction est c­ ontenu spirituel créé par le c­ ontenant3. Fiction et réalité sont dans ma c­ onscience autres que ma c­ onscience4. Lorsque je dis que ­j’imagine une ­chimère, ­j’entends que je pense un être en image5 et cet

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terrain en parlant « ­d’une substance dont nous ­n’avons pas ­d’idée positive » qui explique ­l’union du multiple. Comparer avec Vis. Vind., § 12, 16. « Toutes les choses ensemble peuvent être regardées ­comme un seul univers, un par la ­connexion, la relation et ­l’ordre de ses parties » (Siris, § 347). Di., p. 171. Berkeley ne se pose pas le problème de savoir si l­’abstraction peut atteindre le sensible pur qui est absolument simple. Cette interprétation peut paraître discutable. Mais il ne faut pas oublier que : 1o ­l’explication causale des images par la puissance spirituelle ­n’a pas à être ­confondue avec la séméiologie de l­ ’image ; 2o ­l’opposition de ­l’image et du fait entendue ­comme une opposition du moins vif et c­ onstant au plus vif et c­ onstant n­ ’est q­ u’une indication théorique dont Berke1ey ­conteste lui-même la valeur générale (Di., p. 142). La nature de ­l’image et du fait sont ­continuellement rapprochées (Pr., § 41 ; Di., p. 88). Une idée est perçue ou imaginée (Cp. B., § 471) ; ­l’analyse du perçu vaut, en gros, au sujet de ­l’imaginé. Cp. B., § 898. « Mais, dites-vous, alors une Chimère existe ? Je réponds q ­ u’elle existe en un sens, ­c’est-à-dire q­ u’elle est imaginée » (Ib., § 472).



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être est aussi distinct de moi que le dé ou les livres dont je parle plus haut. Ce dé, ces livres peuvent ­d’ailleurs être imaginés et passer de ­l’existence en fait à l­’existence en image. Il y a donc deux « manières » de les ­connaître. Le dé peut, sans que son essence change, être objet ­d’une c­ onscience imageante – si on nous permet le terme – c­ omme ­d’une ­conscience réalisante1. L­ ’univers de la c­ onscience est double. Dès lors les synthèses ­constatées par l­ ’esprit (proposition 7) sont aussi bien imaginaires que réelles. Quelle que soit, ­d’autre part, la théorie ­qu’on fasse de ces synthèses leur différence est manifeste. C ­ ’est une différence de Meanings. Je ne c­ onfonds pas l­ ’image de cent thalers et cent thalers réels. Je ­comprends que ­l’existence ­d’un visage en chair a un sens dissemblable de celle de ce visage dans un miroir. Si la pensée ­commune mesure spontanément la distance qui sépare monde imaginaire et monde réel, elle tend aussi à ­concevoir celui-là c­ omme une copie de celui-ci2. Peinture et modèle ! Que ­l’univers-copie soit réellement une copie de l­ ’autre, cela toutefois importe peu ! Ce qui importe seulement ici, ­c’est q­ u’il apparaisse avec le sens de copie. Je c­ omprends – je saisis la signification de – certains êtres c­ omme des images et je c­ omprends ces images ­comme des reflets. Proposition 9 – Distinct du « percipi », le « percipere » ne peut manifestement signifier ce qui est perçu. On a une notion de l­ ’esprit mais on ­n’en a pas ­d’idée. Réel ou imaginaire, le monde est incompréhensible sans une ­conscience pour laquelle il existe. Nous le savons (proposition 3). Nous savons que la ­conscience existe (proposition 5) ; nous ne savons pas encore ce ­qu’elle signifie. Elle a, en effet, une signification puisque nous en parlons et puisque nos paroles ne sont pas vides mais c­ omprises3. Quelle signification ? Nous ­l’avons déjà indiquée car on ne peut analyser le pensé sans nommer la pensée. Il faut toutefois revenir sur les observations passées en les rattachant à un axe nouveau. 1 Cf. Vis. Vind., 9 et surtout 10. Il y a un sensible réel immédiat et un sensible imaginé. Ce bleu peut être vu ou imaginé. On le peut posséder ­d’une « première » et ­d’une « seconde manière ». « Les objets de tous les sens peuvent devenir objets de l­’imagination, faculté qui représente toutes les choses sensibles. » 2 Cf. Cp. B., § 667, 835, 855… 3 Di., p. 139. Descartes ­l’a bien montré. Cf. M. Chastaing, Descartes, Esprit, juillet 1937.

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Il est clair que percevant ne signifie pas plus perçu que somme de perçus, que sujet ne signifie pas plus objet que somme d ­ ’objets. La cogitatio ­n’est pas le cogitatum : « Je ne suis pas moi-même mes idées1. » Remarque banale et pourtant oubliée ! ­J’ai c­ onscience d­ ’un certain bleu mais ma ­conscience ­n’est pas bleue : le bleu ­n’est pas une qualité – un mode – de mon âme ­comme il peut être une qualité de lunettes ou de la barbe de Gilles de Retz ! Le rapport de ma perception de bleu au bleu est essentiellement différent de celui du bleu au vert ou de celui du bleu à ­l’objet ­qu’il colore. Mon esprit ­n’est pas étendu lorsque je perçois ­l’étendue2. Transférées de la sphère divine à la sphère de la ­conscience, les objections de Malebranche au spinoziste Mairan sont valables. Le moi n­ ’a pas le sens ­d’une chose. Si ­l’idée ­n’est pas moi, je suis en quelque sorte hors de moi dès ­l’instant que je possède une ou plusieurs idées, que je ­connais un espace coloré, un livre. Distincte des idées, l­’âme est c­ onscience des idées ; elle est intentionnelle alors que l­’idée qui est chose ne l­’est évidemment pas3. Nous avons c­ onstaté que les idées n­ ’ont de sens que perçues, voulues, soutenues par ­l’esprit ; nous ­comprenons ­l’esprit ­comme ce qui perçoit, veut, soutient les idées. Le moi « appréhende des idées et travaille sur elles4 ». Nécessairement, il les suppose : que serait une c­ onscience qui ­n’aurait ­conscience de rien5 ? un soutien ­s’il ­n’y avait rien à soutenir ? « Nous voyons les objets réels de la vie6. » Notre quatrième proposition est précisée. Si toute c­ onscience est c­ onscience des idées, nous c­ omprenons par esprit ­l’acte même de prendre ­conscience7. On perçoit le monde ; on ne perçoit pas une façon de percevoir le monde – sous peine de percevoir cette nouvelle façon de percevoir, ce qui mène à l­ ’infini et transforme l­’existence absolue (proposition 4) en existence relative. Ne ­confondons pas état et acte ! Nous ­constatons 1 Pr., § 49. Berkeley se réfère là manifestement à Spinoza. « Si un homme… imagine le soleil, on ne dira pas ­qu’il ou que son esprit est le soleil » (Cp. B. § 898. Cf. § 890). 2 ­L’erreur c­ ommune ­lorsqu’il est question d ­ ’intentionalité, ­c’est d ­ ’attribuer celle-ci aux idées, ­c’est-à-dire aux choses. Cf. Cp. B., § 117. Le rapprochement du § 670 et du § 669 est instructif. 3 Alc., VII, 5. ­L’âme signifie « ce qui perçoit les idées et ce qui veut et raisonne à leur sujet » (Pr., § 139. Cf. Di., p. 139 ; Alc., VII, 20). 4 Cp. B., § 479. Supprimons les idées et nous supprimons la pensée (Cp. B. § 586). 5 Vis. Vind., § 20. 6 Cp. B., § 713 ; Pr., § 139… 7 Pr. § 28.



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une seconde fois que ce dont dépendent les idées ­n’est pas idée. Devenu objet, le percipere serait un percipi et perdrait son essence propre. Lors donc que je ­comprends mon existence, je ne ­comprends pas une idée. On peut même dire que c­ ’est en effaçant le monde des idées qui me jettent au-delà de mon propre moi que je ­communique aisément avec celui-ci. Appelons notion cette ­communication, cette expérience originale, cette intimité avec ­l’être. Nous avons une notion de ce que le mind signifie. Proposition 10 – Bien que la présence des idées à la pensée introduise dans toute ­connaissance un élément passif, la pensée signifie essentiellement une activité – et cette activité est personnelle. Sur l­ ’acte de ­conscience ­l’analyse de ­l’attention nous fournit les indications nécessaires. Nous avons découvert un monde fait et défait (proposition 6) ; nous découvrons corrélativement un esprit qui ­n’est q­ u’un « faire et défaire ». Alors que nous ne sommes pour rien dans la nature de ce dont nous avons ­conscience, nous sommes « pour quelque chose » dans cette ­conscience même. Esclaves, nous sommes aussi maîtres. Esclave du monde ­comme les autres hommes, je suis maître de le dévoiler à ma guise. Mon esprit c­ ommande : il sait s­ ’appauvrir, il sait ne c­ oncentrer son regard que sur une infime portion de l­’univers. Jamais il ne profite des richesses infinies ­qu’il possède en puissance. La pensée est décision : elle ­s’empare ­d’un objet, elle exclut les autres. Par là, elle détruit des relations entre idées, les pense, les peut reconstruire, peut en tisser d­ ’autres1. Elle abstrait ; elle ­compose en réunissant des idées abstraites. ­J’ai ainsi le droit ­d’écrire que ce qui n­ ’est pas moi est, en une certaine mesure, mien2. Je ne suis pas un ballon sur lequel frappent les idées, je suis un joueur et ­j’envoie le ballon – le ballon que je suis seul à avoir, mon ballon – où il me ­convient, où ­j’en suis capable3. Ce qui est mien, ­c’est ce dont je jouis actuellement. Un autre homme jouira ­d’autres idées. Le monde est un 1 « Toutes les relations enfermant un acte de ­l’esprit », nous en avons des notions. (Pr., § 142). 2 « Comment se fait-il que tout le monde accorde visiblement que certaines idées existent uniquement dans l­’esprit et que d ­ ’autres sont généralement posées c­ omme existant extérieurement à ­l’esprit si toutes sont… également et uniquement dans l­ ’esprit ? Parce que, en c­ onséquence de plaisir ou de douleur, les idées sont liées au désir, à l­ ’aversion et à ­d’autres actions qui impliquent volition. Or, tout le monde accorde que la volition est dans ­l’esprit » (Cp. B., § 704). 3 Alc., VII, 20.

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sac immense où chacun puise à sa guise ; le monde est en puissance dans chaque individu (proposition 6) mais chacun n­ ’actualise que ce q­ u’il veut. ­C’est dire que toute ­conscience est personnelle. Je suis un point de vue sur ­l’univers, une monade : la personne est au centre même de ­l’esprit1. Proposition 11 – ­L’existence de ­l’esprit est durée. L­ ’esprit ne se réduit pas plus à une seule cogitatio ­qu’aux cogitata. Les idées se succèdent en moi ; je les pense sans répit, je leur suis incessamment présent. Elles défilent sans que je m ­ ’arrête de les percevoir. Je suis proprement ces cogitationes ­continuelles. Mon acte de ­conscience est durée. Et ma durée ­n’a pas de sens en dehors de ­l’ordre des réalités qui existent pour moi. Comme le pensant ne se c­ omprend pas plus séparé du pensé que le pensé du pensant, la durée ne se c­ omprend pas plus séparée de la succession des idées que cette succession de la durée. De telle sorte ­qu’on arrive à dire – en prenant garde de ne pas se méprendre – que la succession des objets pensés est ­constitutive de la durée2. La pensée ­n’a pas de sens sans les idées, la durée sans la succession. Le temps est la dimension même du Cogito. Dire « je suis pensant », ­c’est dire « je dure en pensant ». ­L’existence de ­l’âme ­s’identifie avec la durée qui, partant, ­n’est pas idée mais notion. Être, c­ ’est si l­’on permet ­l’expression – se temporaliser3. Descartes l­’a ­compris4. Proposition 12 – ­L’existence de ­l’esprit est liberté. ­ ’action ­continue de mon esprit est totalement distincte du mouL vement successif des idées sur quoi ­j’agis. ­D’un côté ­l’acte, de ­l’autre le mouvement5. Je perçois un phénomène, ­j’en perçois un autre lié au 1 Siris, § 346. Cf. Cp. B., § 199, 200 ; Di., p. 138-139. 2 A. Johnson, II, p. 19. 3 Cp. B., § 5. Cette proposition se fonde principalement sur le difficile § 98 des Principes. Berkeley semble dire : 1o que ­l’esprit ne se sépare pas de la succession des idées, des cogitata (cf. § 97) ; 2o que son existence est cogitatio ; 3o que cette existence est durée ; 4o que la durée est notion ; 5o que la durée est personnelle. 4 « Dans une même pensée, dit Descartes, je c­ ontinue et persévère pendant un certain temps » (A.-T., V, p. 148). L­ ’existence de la substance pensante est temporelle : « Il n­ ’y a point de substance qui ne cesse ­d’exister ­lorsqu’elle cesse de durer » (Principes, § 62, 1. I.) Et Descartes, devançant Bergson, distingue cette durée substantielle ­d’une durée spatialisée et divisée en instants (A.-T., V, 148). 5 « Le mouvement et la pensée sont deux choses aussi réellement et manifestement distinctes ­qu’un triangle et un son » (Alc., VII, 16. Cf. Di., p. 135).



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premier. Ces phénomènes dépendent les uns des autres. Il y a une sorte de mécanisme naturel. Je ­contemple ce mécanisme hors de moi ; je ne suis pas un tel mécanisme. Les philosophes font pourtant de ­l’esprit une nature c­ omme les autres1. Il faudra attendre les antinomies kantiennes pour que le préjugé naturaliste apparaisse en pleine lumière. La causalité spontanée de ­l’esprit ­n’a rien à voir avec ­l’enchaînement causal des choses. Les phénomènes sont déterminés mais, en moi, le déterminisme ­n’a pas de sens. Je suis en un lieu où les idées de dépendance et même d ­ ’indépendance n ­ ’ont pas cours. Je suis, si l­’on peut dire, un ­commencement absolu. Je suis libre. La liberté est au-delà du mécanisme ; elle est notion, non idée. Reste à « préciser le sens du mot libre ». Partons de ­l’opinion ­commune ! « On dit q­ u’un homme est libre l­ orsqu’il peut faire ce q­ u’il veut2. » Tout acte volontaire est témoignage de liberté. Or, nous avons déjà plusieurs fois ­constaté que l­’esprit est essentiellement activité volontaire. L­ ’âme est donc un « agent libre3 ». En quoi ­consiste toutefois cette liberté ? Je veux telle portion du monde, je veux tel travail sur cette portion. Ce que je pense, ce que je fais est mien (proposition 10). En d­ ’autres termes, ­c’est moi qui ­l’ai pensé, qui ­l’ai fait4. Je suis celui qui a eu certaines idées. Je suis responsable. Je revendique ma vision ­comme mienne : ce que je vois exprime mon action. De façon générale, je reconnais ce que je suis dans ce que ­j’ai. Bien loin ­d’être causée par la liberté ­comme par un mystérieux pouvoir, la responsabilité éclaircit la signification de la liberté. Répondant de ses idées5, ­l’agent humain est libre. Dès l­’instant ­qu’on réfléchit sur la notion ­d’acte spirituel, q­ u’on perçoit dans le monde inerte une œuvre dont l­’esprit attentif est en une certaine mesure l­’ouvrier, la notion de responsabilité – d­ ’ouvrier responsable – vient remplir le sens de « ­l’évidence interne » qui apporte la liberté. Les précédentes 1 On suppose que les volontés sont des mouvements, on transfère « le principe d ­ ’action de ­l’âme humaine aux choses externes et étrangères ». Mais « ­l’âme est incorporelle, le mouvement est une chose et la volition une autre » (Ib.). 2 Ib., VII, 20. 3 Ib., VII, 18. Cf. Cp. B., § 758. 4 ­L’homme est responsable : « il a fait telle action », « il était lui-même quand il l­’a faite ». ­C’est l­ ’agent qui est responsable. « Je sais que ­j’agis et quand ­j’agis je suis responsable » (Ib., VII, 19. C ­ ’est Berkeley qui souligne). 5 Tout le monde sait évidemment « que l­ ’homme agit et q­ u’il est responsable de ses actions » (Ib., VII, 20).

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notations se recoupent. Si le Cogito signifie la durée de ma pensée, je ne puis détacher temps et liberté et je puis même écrire que celle-ci coïncide avec celui-là : ­l’existence est durée, est liberté vivante. Au reste, nous savons que l­’esprit est personne ; or, ce qui fait mon unité, ­c’est mon action1 et cette action personnelle signifie aussi bien ma propre durée que ma propre liberté. Durée et liberté expriment toutes deux ­l’acte de présence de l­’âme au monde. Proposition 13 – ­L’existence ­d’autrui ­n’est ni réductible à celle ­d’une chose ni à celle de mon esprit. Elle signifie à la fois chose et esprit, idée et notion. Si ­j’ai une expérience immédiate de mon âme, je ­n’ai ­qu’une expérience médiate d­ ’âmes étrangères. Si la simple analyse de la c­ onnaissance décèle la liaison nécessaire ­d’un objet et d­ ’un sujet distincts, si la seule supposition d­ ’un problème métaphysique qui demanderait ­comment sujet et objet peuvent se joindre est absurde p ­ uisqu’ils ­n’ont pas de sens séparés ­l’un de ­l’autre, puisque le percipi dépend du percipere et puisque celui-ci ne peut fonctionner à vide, il est logique que le philosophe fixe sa réflexion sur ­l’existence ­d’autrui, sur ­l’existence ­d’une réalité qui est à la fois percipere et percipi. Autrui ­n’est pas, en effet, q­ u’objet. ­L’idéalisme qui réduit son esse à celui ­d’une de mes idées, c­ omme le matérialisme qui le transforme en chose, est dépourvu de signification. Méfions-nous de ceux qui parlent des autres et qui sont solipsistes malgré eux ! Pas plus que mon esprit ­n’est idée, les autres esprits ne sont des idées2. Une personne ­n’est ni ces cheveux, ni cette peau, ni ces gestes que je perçois3. Mon frère, mon père ne sont pas une petite portion de mes idées ! Si, ­d’ailleurs, un étranger ­n’était ­qu’un cogitatum, ­comment aurais-je le droit d ­ ’affirmer que ce non-moi est un autre moi ? Comment retrouver dans ce que je ne suis pas un être si proche de ce que je suis que je l­’appelle un Alter Ego ? ­L’existence d­ ’autrui n­ ’apparaît ­qu’au moment où ­l’assemblage d­ ’idées perçues, ­c’est-à-dire ­l’individu pensé « signifie un individu pensant4 ». 1 2 3 4

Cf. Cp. B., § 200. Pr., § 89. Alc., IV, 5. Cf. Di., p. 138. Ib.



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Que cette existence des autres tende à prendre une place importante dans toute description philosophique, c­ ’est ce que marque une double ­considération ! Nous savons premièrement (proposition 3) que ­l’objet ­n’a de sens que par référence à une multiplicité de ­consciences : un objet ne nous apparaît que rarement de façon actuelle mais se découvre dans des perceptions autres qui peuvent être plus les perceptions des autres que nos perceptions passées ou futures. Si, deuxièmement, cette table est perceptible par ­d’autres que moi, il est clair que je suis, moi aussi, perceptible et perçu par ­d’autres que moi. Pour les autres je suis ­d’abord idée1 : on ­connaît mon visage, mes paroles. De sujet, je deviens objet. Moi-même, je suis un autre. Impliquée ainsi par toute expérience objective, ­l’existence ­d’autrui tend à transformer ­l’Ego en Alter. Comment le philosophe peut-il alors l­’oublier ? Mon âme est incarnée2 : ­j’ai un corps et mon âme perçoit ce corps semblable aux autres corps. J­ ’expérimente la relation intime de ma pensée aux idées et, en particulier, à l­’idée privilégiée q­ u’est le corps. Rappelons alors les remarques précédentes ! Si je deviens un autre pour les autres, ­c’est que ceux-ci percevant mon corps, percevant les autres corps que je perçois dépassent les idées pour les rattacher à un agent qui les possède, à un agent distinct d­ ’eux-mêmes. Inversement, lorsque je parle d­ ’autrui, je ­comprends que les corps ne sont pas seulement pensés par moi mais ­qu’il existe ­d’autres esprits pour les penser. Je ­comprends que les idées sont des jetons qui ne représentent pas que ma pensée. Je ­comprends en ­d’autres termes q ­ u’il y a une même relation entre mon âme et mes mouvements corporels, entre ma pensée et ce qui est pensé ­qu’entre ­l’âme et les mouvements corporels semblables au mien ­d’autrui, ­qu’entre la pensée ­d’autrui et ce qui est pensé. Je ne suis pas le seul esprit auquel on puisse rapporter les idées3. Cela ne suffit pourtant pas. J­ ’affirme ­l’existence de mêmes liaisons et ­d’autres âmes. Comment malgré les ressemblances poser une différence ? Que signifie ­l’altérité ? Il est facile de répondre négativement. Ce qui ­m’est directement accessible ­n’est pas autre : je me vis immédiatement c­ omme moi ! je possède 1 Berkeley dit en parlant des autres : « Notre âme propre… est leur image ou idée ; car elle est par rapport aux autres esprits ce que la chaleur ou le bleu perçu par moi est à ces idées perçues par un autre » (Pr., § 140). En poussant ces remarques, il aurait naturellement distingué le Je et le Moi. 2 Siris, § 290. 3 Textes principaux : Alc., IV, 4, 5 ; Pr., § 89, 140, 145, 148 ; Di., p. 136, 138.

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immédiatement des idées. Au travers de mes idées, ­j’atteins ­l’autre. Ces idées sont un signal qui m ­ ’avertit de l­ ’existence d­ ’une âme. Le physique est indication du psychique. Il faut un détour pour atteindre les autres. Seule est autre, l­ ’existence spirituelle indirectement appréhendée1. ­L’Alter Ego ­n’est donné que dans une expérience médiate, que c­ omme une notion qui exige une idée intermédiaire pour être présentée. Je deviens moi-même un autre lorsque je cherche un entremetteur ! Il y a altérité quand il y a truchement des notions2. Proposition 14 – Les idées générales existent mais ne sont pas abstraites des idées singulières. Nous les ­comprenons c­ omme des Meanings. ­S’il existe des universaux, ces universaux sont, ­comme tous les existants, pensés. En avons-nous donc ­conscience ? Évidemment oui ! Il est clair « que toute ­connaissance… porte sur des notions universelles3 ». On nomme habituellement ces notions soit c­ oncepts, soit valeurs. Lorsque je perçois un triangle, je « discerne » sa triangularité ; lorsque je perçois un beau tableau, je « discerne » sa beauté4. ­L’idée de beau est aussi présente que ­l’idée de triangle : toutes deux font intrinsèquement partie de ­l’objet appréhendé hic et nunc. Ces idées que je découvre à l­ ’occasion de l­ ’expérience sensible, Descartes les nomme innées. Et cette appellation ­n’a aucune résonance métaphysique. Nous entendons simplement ­qu’on peut « produire » – au sens étymologique du terme – ces idées à ­n’importe quel moment5. 1 « ­J’appréhende médiatement que ­d’autres esprits et idées peuvent exister » (Di., p. 135). « La ­connaissance que ­j’ai des autres esprits ­n’est pas immédiate, étant une ­connaissance de mes idées ; elle dépend de ­l’intervention de ces idées en tant que signes ­concomitants ou effets, que je rapporte à des agents ou esprits distincts de moi-même » (Pr., 145). 2 Intéressés ici par le seul problème de ­l’existence ­d’autrui, nous laissons de côté le problème psychologique de la ­connaissance de sentiments étrangers (cf. The vision, 9, 23, 51 ; Alc., VII, 17). 3 Pr., § 15, introd. Texte capital ! Berkeley ­l’écrit délibérément en corrigeant la « Draft introduction » où il affirme le ­contraire. 4 Cf. Alc., III, 8. Rapprocher de l­ ’axiologie des valeurs projetée par Berkeley sous la forme ­d’un dictionnaire des différentes idées morales (Cp. B., § 164, 702). 5 Cf. A.-T., IX, 147 ; III, 418 ; III, 428… Berkeley écrit : « II y a des idées innées ­c’est-à-dire créées avec nous » (Cp. B., § 658). Johnston ­comprend ­qu’il s­’agit de ­l’idée du moi. Interprétation inacceptable ! Berkeley dit, en effet, à la même époque q­ u’il n­ ’existe pas ­d’idée du moi (Ib., 673). L­ ’ontologie de la Siris retrouvera les idées innées (cf. § 305, 308, 309).



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Ces universaux, il faut les ­comprendre et non les transformer en êtres inintelligibles1. Or, Locke, à la suite des scolastiques, les c­ onçoit si mal ­qu’il les supprime. Le général est, croit-il, abstrait des ressemblances entre cas singuliers : ­l’être ­d’essence triangle ­s’obtient en prenant tous les êtres d­ ’existence triangulaires – isocèle, scalène… – et en supprimant ce qui les rend dissemblables, de sorte ­qu’il est tous les triangles et aucun des triangles. Un tel mécanisme ne donne pas l­ ’essence unique que nous cherchons : ou ­l’être est tous les êtres et il ­n’est pas un mais ­s’éparpille en une foule de significations ; ou il n­ ’est aucun des êtres et, ­s’il est à la rigueur unique, il n­ ’a plus aucune signification. Contradictoire ou vide, voilà l­’idée générale abstraite ! Nier cette dernière ­n’est pas nier toute idée générale2. On ne peut nier ­l’évidence. Notre c­ onnaissance se débat dans la sphère des universaux. Il faut clairement penser cette ­connaissance. Je dessine un triangle. Je perçois une figure colorée mais la façon dont je la perçois n­ ’est pas dans la figure elle-même. Je dis que ­c’est un triangle, ­c’est-à-dire une ­construction dotée des mêmes propriétés que la c­ onstruction que j­ ’effectue maintenant, bien que chaque ­construction ait son originalité propre, occupe une place unique dans ­l’espace et le temps. Mes tracés ont une essence c­ ommune : ce sont des triangles, des réalisations de ­l’idée générale « triangle » ou mieux de la triangularité – et ­s’ils varient, celle-ci est indestructible. Spinoza ­l’a ­compris3. Locke lui-même ­l’a indiqué4. Un triangle est aussi triangle ­qu’un autre car, malgré ­l’imperfection du dessin, il est parfait en tant ­qu’il incarne la triangularité5. Point ­n’est 1 Le De motu (§ 23) ne bannit les universaux que ­s’ils sont inintelligibles. 2 Pr., § 12, introd. ; Alc., VII, 7 ; Déf. libre pensée, § 45. 3 On oublie trop souvent l­’influence de Spinoza sur Berkeley. M. G. Melvin rapproche les images générales de Locke et de Spinoza (The abstract idea in english empiricism, 1921, p. 23-24) sans se rendre c­ ompte que ces images sont c­ ondamnées par Spinoza c­ omme par Berkeley. Descartes et Malebranche esquissent la critique de notre auteur ; Spinoza la devance. Au reste, Berkeley c­ onnaît fort bien Spinoza ; il le nomme, se réfère implicitement à lui, nous dit textuellement ­qu’il est intéressé par ses réflexions sur ­l’imagination (Cp. B., § 838). 4 Essai, III, III, 19. 5 Cf. Cp. B., § 244. Il est étonnant de ­constater que la tradition ignore cette partie de la philosophie de Berkeley. Nous ne pouvons nous empêcher de citer un texte de Lossky qui, critiquant Berkeley, défend néanmoins la position de celui-ci : « Berkeley dit que ­l’idée générale de triangle est impossible parce ­qu’un triangle en général ne pourrait être ni scalène, ni isocèle, ni équilatéral mais devrait être tous ceux-là ou aucun ­d’entre eux à la fois. Berkeley pense évidemment à une image : il croit que l­ ’idée générale d­ ’un

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besoin d­ ’en prendre une centaine pour abstraire leur essence1 ! La seule triangularité est présente dans un scalène, un isocèle, un équilatéral. ­C’est dire que tous mes traits de crayon ont même sens. La perception est « interprétation » des sensa : ces trois lignes colorées égales, ­comme ces trois lignes inégales, signifient un triangle. Nous c­ omprenons de façon identique des signes dissemblables. De même, je ne vois jamais un trottoir mais des sensations évanouissantes – et Héraclite a raison ! ­D’un autre côté toutefois, je perçois un trottoir, car mes sensations évanouissantes ont même sens, même nom, car je marche sur un trottoir non sur une flamme ou une toile d­ ’araignée – et Héraclite a tort ! Une idée est donc « générale quant à la signification2 ». Obéissant encore ici à notre méthode habituelle et cherchant à ­comprendre ­l’universalité, nous ­constatons que celle-ci coïncide avec le sens. Une essence est un meaning. Proposition 15 – ­L’idée générale n­ ’a de sens que ­comme représentative ­d’idées singulières. Une idée est générale, c­ ’est-à-dire a un sens ­lorsqu’elle est signe d­ ’autres idées. Tout Meaning est symbolique. Par un pas nouveau, nous devons essayer de c­ omprendre le meaning, de découvrir le sens du sens. Or, le sens ­n’a pas de sens séparé de ce ­qu’il signifie : ­l’universel ­n’a pas de sens ­s’il ­n’est réalisé, la triangularité sans les triangles. La pensée pure est une absurdité. Que serait le trottoir ­s’il ­n’y avait pas des trottoirs ? Que serait la Bonté détachée des bonnes actions et des bons agents3 ? Locke se meut parmi des ­chimères en pensant à des essences qui ne peuvent s­’incorporer4. ­L’universel est lié à la multitude q­ u’il signifie5. Dès lors, une figure a un sens quand nous

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triangle doit être présente à l­ ’esprit c­ omme un triangle ; mais, en réalité, ce n­ ’est pas un triangle mais la triangularité. Il est parfaitement évident que la même triangularité se trouve dans des triangles scalène, isocèle, équilatéral parce ­qu’elle n­ ’est en aucune façon particularisée mais fonde la particularisation dans chacun des trois cas… » (Intellectual intuition and ideal being, Prague, 1934, p. 45). « Une perception est aussi véritablement perception q­ u’une centaine » (A. Johnson, II, p. 20). Pr., § 12, introd. « Une ligne est universelle seulement dans sa signification » (Ib., 126). « La ­connaissance générale se réfère à des signes ou idées générales rendues telles par leur sens » (Alc., VII, 7). Pr., § 100. Cf. Alc., V, 7 : la valeur religieuse n­ ’a de sens ­qu’incarnée chez les religieux, la foi que chez les croyants. Essai, III, III, 19. Pr., § 15, introd.



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c­ oncevons ­qu’elle tient lieu de toutes les figures dotées du même sens et les représente1. ­L’universalité est négation de la solitude de ­l’existant : le particulier est universel au moment q­ u’il pénètre dans la c­ onstitution ­d’autres particuliers. Le sens de ce dessin, c­ ’est ce qui fait que je puis travailler sur celui-ci c­ omme sur une infinité ­d’autres ­qu’il symbolise. Devenu symbolique, l­ ’existant est immortalisé. La signification est une mais recouvre une multiplicité : « Il ­n’y a point ­d’idée unique et fixe qui limite la signification2. » Et ­l’Un ­n’a pas de sens séparé du Multiple. Ce qui ­constitue donc le meaning du meaning, c­ ’est une « puissance de relation » : le c­ oncept absolu ­n’existe pas. En d­ ’autres termes, le sens est toujours signe. Je donne un coup de crayon ; ce trait signifie une ligne droite et, par là, est signe ­d’une foule de lignes que je puis tracer3. Comme Aristote je procède à une induction immédiate, mais ce que ­j’induis ­c’est finalement tout ce que je puis déduire. Dont témoigne fort bien le mot « sens » qui, à ­l’idée de signification, superpose celle de direction : tout sens vise une pluralité ­d’individus ­qu’il synthétise, toute idée induite indique une multiplicité ­d’idées à déduire. ­L’induction ne se sépare pas de la déduction ; la ­connotation de la « dénotation4 ». ­L’élément actuel de la perception passe en ­conséquence au second plan. Notre expérience est plus riche que nos sensations. Plus précisément : « Les sens ne ­connaissent rien5. » « Les éléments sensoriels directement donnés ne ­constituent ­qu’une portion relativement petite de l­’objet perçu : c­ ’est ce q­ u’ils symbolisent ou q­ u’ils signifient qui est réellement le facteur important de la totalité de ce qui est appréhendé6. » Mais si la signification se réfère implicitement à une foule de sensations passées ou futures ­qu’elle signifie, on ­comprend que la perception soit pleine ­d’une infinité de sensations autres que la sensation présente. La sensation est dépassée dans la sensation même : d­ ’autres sensations cristallisent autour d­ ’elle, qui rendent possible son interprétation. Interprétation du sensible, la ­connaissance ­n’a plus ce caractère dyadique q­ u’on lui attribue Ib., § 12, introd. ; Alc., VII, 7. Pr., § 18, introd. Alc., VII, 7, 12 ; Pr., § 12, introd., § 126 ; Analyste, question 19. Une idée est générale « en étant faite signe » ­d’idées singulières q­ u’elle « dénote » (Pr., § 12, introd.). Berkeley ne pousse pas ici assez l­’analyse. Husserl et Russell montreront ­qu’il existe des termes sans dénotation et sans c­ onnotation. 5 Siris, § 253. 6 G. Dawes-Hicks, Proc. seventh intern. Congress Philo., Oxford, 1931, p. 177.

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habituellement. ­L’esprit ne possède pas simplement l­ ’idée, il la possède pour la transcender et atteindre à travers elle des idées qui ­confèrent un sens à la première. Ce qui lui est donné est un signe à franchir1. La ­connaissance est induction, mais, c­ omme l­ ’induction est une possibilité de déduction, on ne monte au meaning que pour en descendre. Dans et par le sens, la pensée atteint les idées. Toute perception trahit un rythme triadique. Royce précisera ces remarques. Proposition 16 – Toute pensée est abstraction d­ ’un sens. Un sens n­ ’est explicite que si une abstraction nouvelle isole les différents sens ­qu’il unifie. Si toute c­ onnaissance produit un sens (proposition 15) et si toute c­ onnaissance est abstraction (proposition 6), il est clair que toute ­connaissance s­ ’effectue par abstraction d­ ’un sens. Voici un triangle ! Je puis ­m’attacher non à la signification de la figure mais à celle des ­composants, je puis ainsi fixer mon attention sur les traits qui la délimitent que je nomme lignes droites. Un sens unit toujours des sens dissemblables et ces sens sont à leur tour décomposables. Une pensée se centre essentiellement sur une signification qui, dans cette pensée même, paraît indépendante bien q ­ u’elle puisse, dans une autre pensée, dépendre de significations étrangères. J­ ’imagine le rouge, le vert ; ces idées occupent « ­complètement » mon esprit ; et pourtant lorsque je prononce le mot « couleur », elles ont « une signification plus restreinte2 », elles sont subordonnées à ­l’idée nouvelle. Dès lors, expliquer un sens, ­c’est énumérer tous les ­concepts ­qu’il rassemble. ­L’explication est un déploiement. On éclaircit une signification en montrant ce ­qu’elle implique. Cela ne vaut ­d’ailleurs pas que sur le plan strictement logique : ­comme la couleur joint le rouge au vert, ­l’idée de dé relie des idées diverses – dureté, cube… – qui la caractérisent et qui peuvent, néanmoins, être ­considérées isolément. Les ­conséquences de ces remarques sont fondamentales. La pensée appréhende une signification renfermée dans un objet ; or, un objet est ­complexe et renferme une foule d­ ’objets hétérogènes (proposition 7) ; la 1 Berkeley caractérise c­ ontinuellement les signes par l­ ’idée de dépassement (cf. Alc., IV, 12 ; VII, 12 ; VII, 14 ; Vis. Vind., § 48…). 2 Déf. libre Pensée, § 47. Bleu, rouge, vert sont ­d’ailleurs liés nécessairement à ­l’étendue et en dépendent (Cp. B., § 486, 496).



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signification appréhendée est, par ­conséquent, synthèse de significations. Si toute réalité perçue a un sens, ce sens renvoie à différentes réalités dotées, elles-mêmes, de sens. La fortune du meaning objectif ­n’est pas explicitement donnée. On peut la divulguer. On peut montrer ­comment le dé vu de face m ­ ’apporte l­’idée d­ ’un carré blanc, c­ omment vu de côté il ­m’apporte l­ ’idée de deux parallélogrammes accolés, c­ omment à peine touché il ­m’apporte ­l’idée de dureté glaciale. De ces diverses modalités, le dé ­n’est pas distinct1 : il les signifie2, elles le déterminent. La ­connaissance progresse par une prise de ­conscience des idées déterminantes. Expliquer ­l’idée du dé, c­ ’est « montrer pourquoi dans telles ou telles occasions nous sommes affectés de telles et telles idées3 ». C ­ ’est, par exemple, montrer ­qu’en toute occasion nous sommes affectés par l­ ’idée d­ ’étendue. Au reste, ­l’espace joue à propos du non-moi le rôle du temps à propos du moi. La couleur, le mouvement ne se séparent pas de ­l’étendue et celle-ci ne se sépare pas de ce qui se développe en elle. ­L’objet ­n’a pas de sens ­s’il ­n’est étendu, ­l’étendue n­ ’a pas de sens si elle n­ ’est objective4. Si on admet que le monde est, en quelque sorte, l­ ’unique objet de la perception, on admet par suite ­qu’il est la signification dernière proposée à ­l’esprit. Il en suit non seulement que toute ­connaissance abstrait un sens de cette signification globale mais encore que la ­connaissance réfléchie a pour tâche de déceler progressivement les trésors infinis que celle-ci renferme. L­ ’activité philosophique se définit alors c­ omme une élucidation du sens du monde, ­comme une découverte des unités qui le c­ onstituent. Nos remarques précédentes ne sont q­ u’une esquisse sans ombres ni couleurs. Nous avons découvert quelques idées qui se dissimulaient derrière les existences et les essences. Il y en a assurément ­d’autres. Peut-être le champ de travail est infini. ­L’important pour nous est ­d’avoir justifié, grâce à l­’analyse des significations, notre méthode. Enrichis par l­ ’expérience, nous voici à nouveau à notre point de départ. ­L’outil imparfait a servi à forger un outil solide5. 1 « Un dé semble ­n’être nullement distinct de ce ­qu’on nomme ses modes ou accidents. Dire ­qu’un dé est dur, étendu, cubique, ce n­ ’est point attribuer ces qualités à un sujet distinct qui les supporte ; ­c’est seulement une explication du sens du mot dé » (Pr., § 49). 2 Le dé est la « marque qui ­m’informe ­d’avance » de la dureté… (Ib., 65). 3 Ib., 50. 4 Cf. Pr., § 10, 99, 116… 5 Cette ­conclusion peut surprendre. Quelques objections ­d’un jeune philosophe, L. Vallet, nous invitent à écarter tout c­ ontresens possible. Il est clair que nous ne nous arrêtons pas

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où s­ ’arrête Berkeley. Celui-ci grâce à Dieu passe de la séméiologie à ­l’ontologie. Sans doute. Mais si ­l’Alciphron et la correspondance avec Percival, ­comme ­l’Analyste, montrent que ­l’évêque de Cloyne a pour fin essentielle de démontrer ­l’absurdité de la « libre pensée », il n­ ’en suit pas que sa démonstration soit cohérente. Au vrai, la méthode descriptive de Berkeley semble telle ­qu’elle ne permette de rien expliquer, de rien prouver. Et ce ­n’est que par une modification subreptice de ses principes que notre auteur prouve une divinité, explique le monde par cette divinité et transforme « esse est percipi » en « esse est causari ». Après avoir découvert que l­’existence des corps n­ ’a de sens que par l­’existence ­d’esprits ­connaissants, il c­ onstate que nous parlons de corps que ne c­ onnaissent pas nos esprits et en ­conclut ­qu’ils sont c­ onnus par un autre esprit, l­ ’Esprit divin. À la limite, la multiplicité indéfinie des ­consciences ­s’évanouit devant une Conscience infinie. – ­L’argument paraît assez peu ­convaincant parce que, ­d’une part, la pluralité de ­consciences actuelles ou potentielles suffit pour définir ­l’être objectif, parce que, ­d’autre part, le prétendu glissement de ­l’indéfini à l­ ’infini est un véritable saut où l­ ’existence change de nature. Pour les âmes terrestres, la réalité est phénoménale, pour ­l’Âme céleste la réalité est absolue. Mais c­ omme la séméiologie ne nous a appris à parler que de réalité phénoménale, on ne ­comprend pas par quel miracle s­’effectue la transmutation de l­’être. À la manière donc des stoïciens, dont la science, système d­ ’incorporels, s­’identifie l­orsqu’elle est c­ omplète avec le monde et devient ainsi corporelle, Berkeley transforme le σημαινόμενον en ύπάρχον au moment q­ u’il passe de la totalité des c­ onsciences à la Conscience totale. Dès lors, la vision humaine se réfère à la vision divine : ce que je perçois, Dieu le perçoit ; ma vérité ­n’est plus relative mais absolue, car l­ ’absolu est relatif à Dieu. La philosophie du meaning me mettait en face ­d’une apparence significative, du φαινόμενον ; je suis maintenant en face d ­ ’une apparence absolument fondée, de ce que Epictète nomme τὂ φαίνεσθαι ὃτι ὑμἁρχει. ­L’idée, élément c­ ompréhensible, est remplacée par la notion, c­ ontact immédiat avec l­ ’être. Berkeley illustre bien cela dans le troisième de ses Dialogues et dans une lettre de septembre 1710, par sa théorie de la création. Créer, ­c’est rendre perceptible à ­l’homme ce qui est perceptible à Dieu : ce ­n’est pas tirer ­l’existence du néant, mais ­communiquer aux âmes incarnées ­l’existence que c­ ontemple éternellement l­’Âme unique. La création ­s’identifie à la vision en Dieu, bien que Berkeley ­contredise Malebranche en ne distinguant pas étendue intelligible et étendue réelle. Dieu crée en rapportant aux hommes ce qui se rapporte à lui, en égalant archétype et ectype, en imprimant dans les c­ onsciences multiples ce dont il a la jouissance absolue. Ainsi la création traduit le passage de l­’ontologie à la phénoménologie. La thèse est originale. Si on ­comprend c­ omment le noumène devient phénomènes on ne ­comprend toutefois guère ­comment le phénomène se transforme en noumène : Berkeley part de ce ­qu’on peut appeler « phénomène ­d’existence » et ses principes ne lui permettent pas d­ ’abandonner celui-ci. Plus satisfaits donc que Berkeley de la méthode de Berkeley, nous ­n’entendons pas déserter le terrain ­conquis par cette méthode et n ­ ’attribuons pas à une sainte philosophie le droit de parler de la création, de parler ­d’un Créateur accessible à la foi. Toute philosophie du meaning ­comporte une « mise en parenthèses » analogue à celle que le Cogito apporte à Husserl.

ANTITHÈSE : LA NÉCESSITÉ ­D’UNE THÉRAPEUTIQUE HISTORIQUE

CONNAISSEZ-VOUS LES UNS LES AUTRES1

En 1935, Ignace Meyerson accueillait, dans le Journal de psychologie, nos premières recherches sur la ­connaissance d­ ’autrui. Depuis plus de trente ans, il nous accorde les bienfaits de son amitié et de son savoir. Pour lui traduire notre gratitude, pour lui rappeler notre fidélité et pour lui rendre hommage, nous tenons à revenir vers ces premières recherches que sa bienveillance agréa et à réfléchir sur la thèse que celles-ci – dans leur précipitation juvénile – ­condamnèrent. Voici cette thèse : la ­connaissance ­d’autrui se fait par ­conjecture et la ­conjecture se fait par analogie. Thèse qui ­s’explique ainsi : je ­constate que la figure et les mouvements ­d’autres corps sont analogues à la figure et aux mouvements de mon corps ; or, je sais que ceux-ci sont associés à mes pensées ; je ­conjecture donc que ceux-là sont associés à des pensées analogues aux miennes. Thèse double : je c­ onjecture ce que pensent d­ ’autres hommes, je ­conjecture aussi, par là-même que ces autres hommes pensent. Elle se fonde sur cinq hypothèses : 1) Je ­connais immédiatement mes pensées ; 2) Je ne c­ onnais pas immédiatement les pensées ­d’autrui ; 3) Puisque je ­connais cependant celles-ci, je les c­ onnais donc indirectement ; 4) Je les ­connais, par suite, au moyen du corps ; 5) Je les c­ onnais en traitant la forme et les actions corporelles ­comme les signes des pensées. Ces cinq hypothèses ­constituent ­l’énoncé du problème de la ­connaissance ­d’autrui dont la thèse fournit la solution. Des penseurs différents formulent ainsi, en des lieux et en des temps différents, thèse ou hypothèses. Stout. – Nul ne peut observer directement ce qui se passe dans l­’esprit ­d’autrui. Nous ne pouvons ­qu’interpréter des signes extérieurs par analogie avec notre propre expérience. Ces signes ­consistent en des actions ou des attitudes corporelles. 1 Psychologie c­omparative et art. Hommage à I. Meyerson, Paris, PUF, 1972, p. 255-264.

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Dilthey. – Nous ne pouvons c­ oncevoir la ­compréhension ­d’un état d­ ’autrui que c­ omme un raisonnement analogique. Celle-ci part ­d’un phénomène physique externe, passe par la ressemblance de ce phénomène avec des phénomènes dont nous avons ­constaté l­ ’association à des états internes et atteint pour c­ onclure un état interne semblable à ceux-ci et associé au phénomène. J. S. Mill. – Je c­ onjecture que les autres hommes ont des sentiments, c­ omme moi, parce que : 1o Ils ont des corps semblables au mien… ; 2o Ils manifestent des mouvements et ­d’autres signes extérieurs que ­l’expérience m ­ ’apprend, dans mon cas, être causés par des sentiments… Hume. – Je ne perçois pas immédiatement les sentiments d­ ’autrui… ; ­j’en prends seulement ­connaissance par leurs effets, c­ ’est-à-dire par des signes. Cordemoy. – Si un homme a bien observé tout l­’extérieur de son corps pendant q ­ u’il a certaines passions, il a pu, voyant les mêmes mouvements dans un autre homme, juger que cet homme sentait les mêmes passions… Grégoire de Rimini. – Un homme peut ­connaître l­ ’âme ­d’un autre en arguant – à partir de signes, d­ ’opérations et de mouvements q­ u’il sait en lui-même provenir de l­ ’âme – que cet homme vit et a une âme semblable à la sienne. Vital du Four. – Je ne puis avoir aucune certitude de l­ ’existence d­ ’une âme ni de son existence dans un corps…, si ce n­ ’est de la mienne… La c­ onjecture donc que je fais ­d’autres âmes, au moyen des actes, n­ ’est pas certaine. Pierre Lombard. – Nous ne voyons pas ­l’âme ­d’un autre homme, mais nous la ­conjecturons à partir de notre âme et des mouvements de son corps… Guillaume ­d’Auvergne. – Les pensées d ­ ’autrui « ­n’apparaissent que par signes… Je les soupçonne et je les ­connais par c­ onjecture… ». Saint Augustin. – Comment distinguons-nous ces mouvements corporels qui nous permettent de croire à ­l’existence ­d’autres hommes ? Ces mouvements ressemblent aux nôtres… Quand, en effet, un corps vivant se meut, aucune porte ne s­ ’ouvre en lui pour que nos yeux voient ce q­ u’aucun œil ne peut voir ; mais nous sentons ­qu’il y a dans sa masse une vie et une âme semblables à la vie et à l­ ’âme qui meuvent semblablement notre masse.

Pendant quinze siècles, des philosophes – parfois ignorés et parfois célèbres, parfois qualifiés ­d’empiristes et parfois taxés de rationalisme – transmettent1 cette thèse et répètent, en la transmettant, les mêmes formules. Premier fait. Indissociable d­ ’un second : la thèse traditionnelle est, aussi, 1 Les agents de transmission sont, en Grande-Bretagne, si nombreux, à la fin du xixe siècle et au début du xxe, que Laird juge, en 1917, leur « thèse généralement admise ». Ils ne sont pas moins nombreux en Allemagne : Beneke (1840), Fechner (1861), Keibel (1886), Kauffman (1893), Jérusalem (1895), Jodl (1886), Maier (1903)… etc.



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traditionnellement réfutée. Reçue, par exemple, au xviie siècle et au xviiie, chez Malebranche et chez Berkeley, elle est refusée par quelques cartésiens et par les « philosophes écossais ». Elle est refusée, au début du xxe, par des penseurs germaniques ou anglo-saxons qui reprennent et développent les arguments logiques et psychologiques des cartésiens ou des Écossais1. ­L’association des deux faits pose problème. Comment c­ oncevoir, en effet, que des philosophes puissent imperturbablement adopter une théorie de la ­connaissance ­d’autrui que ­d’autres philosophes ­condamnent ? Les premiers ­n’ignorent pas toujours ­l’existence ni les critiques des seconds. Il faut donc supposer ­qu’ils récusent toutes les preuves rationnelles et tous les témoignages empiriques proposés par ceux-ci. Mais, en récusant tout moyen ­d’infirmer leur thèse, ne récusent-ils pas aussi tout moyen de la c­ onfirmer ? Ne font-ils pas par suite de cette thèse – qui ne peut être ni fausse ni vérifiée – une de ces thèses absurdes que diagnostique, chez les philosophes malades du langage, Wittgenstein ? Celui-ci et ses disciples – fidèles ou infidèles – ne dénoncent pas seulement ­l’extravagance du problème de la ­connaissance ­d’autrui que des penseurs prétendent classiquement résoudre par c­ onjecture analogique : ils entreprennent de guérir ces penseurs insensés et, par suite, de les amener à dissoudre le problème. Mais ils ­n’expliquent pas ­l’extension épidémique, pendant des siècles, de ce dernier. Il semble donc nécessaire de c­ ompléter leur thérapeutique2 par une thérapeutique historique qui enseigne ­comment des philosophes c­ ontractèrent et transmirent un problème inintelligible. Cette thérapeutique c­ ommence par une cure d ­ ’écrits augustiniens. Saint Augustin paraît, en effet, ­l’inventeur du problème de la ­connaissance ­d’autrui. Exactement, ­d’un problème posé de telle façon que, seule, ­l’analogie peut résoudre ce dernier, mais auquel il ne se soucie pas toujours de donner une solution. Un inventeur qui nous prescrit, donc, de nous intéresser à ­l’énoncé de son problème, non à la solution. Un inventeur, enfin, qui ­n’énonce ce problème q­ u’à certaines ­conditions. Conditions q­ u’oublient les philosophes médiévaux ou modernes qui transmettent celui-ci. 1 Catalogue allemand de ces arguments dressé par Heinz Lisser (Zeit. f. Psy., 1933). Temporellement proche du catalogue américain de W. W. Spencer, Our Knowledge of other Minds (1930). Précédé, en pays anglo-saxons, par des répertoires dont les plus ­complets apparaissent dans les écrits de G. S. Fullerton (1904, 1907) et dans la discussion entre J. C. Gregory et N. Duddington (1919-1921). 2 ­Qu’illustrent les noms de J. Austin, de G. Ryle, de J. Wisdom et dont la revue Mind donne, depuis plus de trente ans, de multiples exemples.

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On ordonnera, par suite, le traitement suivant : 1o Montrer que saint Augustin fait de la ­connaissance ­d’autrui un problème dans des ­conditions ou circonstances définies ; 2o Constater que ces circonstances manquent quand des écrivains, du xiie siècle au xxe, formulent le problème ; 3o Restaurer le problème classiquement mutilé en lui rendant les circonstances qui le rendent intelligible. Parmi ces circonstances, plusieurs nous paraissent a­ ujourd’hui mériter la qualification de psychologiques. Les Sermons ou les Commentaires sur les Psaumes les évoquent fréquemment. Leurs détails c­ omparaissent lorsque saint Augustin, exégète du quatrième Évangile, interprète les versets où Jésus annonce q­ u’un des apôtres le trahira. Relisons le récit de la Cène : « Les disciples se regardaient les uns les autres, ne sachant de qui il parlait… Et vivement attristés… » Interrompons-nous : que signifie cette tristesse ? Déception, ignorance, douleur d­ ’ignorer, curiosité, crainte, défiance… Saint Augustin souligne la défiance : « Leur faiblesse mutuelle amenait les disciples à se soupçonner mutuellement. Chacun c­onnaissait évidemment sa propre ­conscience, mais ignorait celle de son voisin. Ainsi, chacun était sûr de soi-même, chacun soupçonnait les autres et chacun était soupçonné par tous les autres. » Qui pense à trahir ? Celui-ci ? Celui-là ? Comment savoir ce que chacun pense ? Regardons. Nous ­n’apercevons que des corps. Quelles pensées se cachent derrière ces corps ? En bref : nous faisons de la c­ onnaissance d­ ’autrui un problème. Nous ne le ferions pas si nous ­n’avions pas perdu notre foi les uns dans les autres et, par suite, « la paix que procure la c­onfiance ». Nous le faisons donc par défiance : inquiets de pensées étranges et étrangères p­ uisqu’elles nous échappent, désireux de nous emparer d ­ ’elles pour remédier à notre inquiétude, cherchant à satisfaire notre désir à les saisir parmi nos ­connaissances des autres – ­connaissance des visages, des actes, des paroles –, en quête donc de signes corporels qui les livreraient… Saint Augustin lègue ainsi à la philosophie un problème que des hommes ­construisent quand ils se défient les uns des autres. Un problème relatif à une défiance qui explique simultanément pourquoi et ­comment ils le ­construisent. Traduisons en langage moderne : fonction, dans ses motifs ­comme dans sa nature, de dispositions affectives spéciales. Mais dont la psychologie de l­ ’affectivité n­ ’épuise pas les c­ onditions. La psychologie que nous avons la mauvaise habitude d­ ’appeler « sociale » extrait, en effet, des ­commentaires de saint Augustin, des ­conditions



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qui semblent appartenir, les unes, à l­’étude des « petits groupes », les autres, à l­ ’étude des « normes ». Illustrons les deux études par le dessin de deux c­ onditions. Première illustration : la « division » de la c­ ommunauté apostolique. « ­L’un de vous me trahira », dit Jésus. Détachons : « ­L’un  ». Opposons à « vous ». Opposons donc au corps unique des disciples et à ­l’unité spirituelle de ceux-ci, puisque saint Augustin écrit q ­ u’« ils vivaient en parfaite harmonie n­ ’ayant q­ u’une âme ». ­L’opposition nous apprend que, pour se poser le problème de c­ onnaître les pensées de chacun des douze, les apôtres doivent ­d’abord diviser par douze ­l’unité apostolique. ­C’est-à-dire : ­s’individualiser. Plus précisément : remplacer par des rapports individualisants qui les séparent les relations c­ ommunautaires où ils s­ ’unissent. Comment opèrent-ils leur division ? « Ils se regardent », ils se dénombrent, ils ­comptent ainsi douze corps, puis ils partagent au moyen de ceux-ci ­l’âme ­commune en douze âmes, enfin ils distinguent parmi ces âmes ­l’âme dont chacun « a ­conscience » et les onze âmes que chacun ignore. Seconde illustration : règles sociales de la trahison. ­L’homme qui pense à nous trahir « ­n’est plus des nôtres », il est même « ­contre nous », mais, afin de nous trahir, il doit vivre avec nous et c­ omme nous. Il doit, au-dehors, être semblable à nous, mais « au-dedans », différent de nous. Agent double : manifestement « agneau », mais secrètement « loup ravisseur ». Par suite, pour juger ­qu’un membre de notre société apparemment unie nous trahira, nous devons dédoubler les actions de chacun de nous : supposer sous les actions publiquement amicales des actions privées qui peuvent être amies mais aussi ennemies. Des actions privées que nous opposons aux actions publiques en les qualifiant de mentales et en les appelant parfois « mobiles » ou « intentions ». Pour nous défendre c­ ontre la trahison, il nous faut donc savoir « non ce que les hommes font, mais dans quelle intention, dans quel esprit ils le font ». Intercalons ces illustrations dans les méditations chrétiennes dont elles sont extraites. De façon générale, notons que les circonstances psychologiques – sociales ou individuelles – dans lesquelles s­’insère le problème de la ­connaissance d ­ ’autrui, sont elles-mêmes insérées dans ces circonstances religieuses. Distinguons parmi ces circonstances celles qui, a­ ujourd’hui, intéressent la morale et celles qui intéressent la théologie. Donnons enfin ­l’exemple ­d’une de celles ­qu’un théologien

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c­ ontemporain (ou un psychiatre) pourrait définir en ­commentant des textes augustiniens : ­l’orgueil. ­L’orgueilleux, parce q ­ u’il désire être Dieu, désire, sinon ­connaître ­comme un Dieu, du moins ­connaître ce que Dieu ­connaît. C ­ ’est pouro quoi : 1 Il souffre intolérablement de ne pas « voir » ­l’esprit ­d’autrui que Dieu « voit » ; 2o Il se fait, dans sa souffrance, des autres une étrange représentation où il ajoute, à la vision humaine ­qu’il a ­d’eux, la vision divine q­ u’il n­ ’a pas et où, par c­ onfusion des deux visions, ils les dote ­d’une double nature : visible et invisible ; 3o Il tente, pour remédier à sa souffrance, d­ ’utiliser la partie visible d­ ’autrui q­ u’il possède c­ omme moyen de c­ onquérir la partie invisible qui lui manque. Qualifions ­d’humain le problème de la c­ onnaissance que des hommes se posent par orgueil ou par défiance, c­ ’est-à-dire, à c­ ondition d ­ ’être orgueilleux ou défiants ; qualifions d­ ’humaines les c­ onditions dans lesquelles ils le posent. Les philosophes qui empruntent ce problème à saint Augustin et qui, pendant des siècles, le transmettent, non seulement sans les ­conditions où il naquit, mais encore sans aucune c­ ondition, paraissent donc transmettre un problème humain « déshumanisé ». Convenons ­d’appeler celui-ci : épistémologique1. ­C’est un problème personnel, mais qui ­n’est plus le problème de personne. Un problème social que ­n’énonce aucune société. Un problème affectif dépourvu d­ ’émotion. Un problème religieux sans religion… Contradictoire. Absurde. Traduisons cette absurdité en langage de linguiste : 1o Quand nous employons les mots « personnel », « social », « affectif » ou « religieux », nous résumons quelques-uns des ­contextes dans lesquels apparaît ­l’énoncé du problème. Or, 2o ces ­contextes définissent le sens de ­l’énoncé. La science des « sémanticiens » démontre, en effet, depuis plus ­d’un demisiècle, que la signification ­d’un texte – phrase entière, fragment de phrase, mot – est toujours, plus ou moins, fonction du ­contexte. 3o Formuler, donc, le problème de la ­connaissance ­d’autrui, en abattant les ­contextes avec lesquels le ­construisit saint Augustin, ­c’est détruire la signification du problème. 1 ­Quoiqu’il soit traditionnellement qualifié de psychologique. Exemples : M. Ferraz, De la psychologie de saint Augustin (1969) : K. Werner, Die Psychologie des Wilhems v. Auvergne (1873) ; H. Siebek, Zur Psychologie der Scolastik (1888-1890)…, etc. L ­ ’histoire de la psychologie – qui est encore à faire – doit c­ ommencer par l­ ’histoire des modes d­ ’emploi du mot « psychologie ».



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Ainsi, P. J. Olieu (dans la soixante-seizième des Quaestiones in secondum librum Sententiarum) et Matthieu ­d’Aquasparta (dans la cinquième des Quaestiones de Fide et Cognitione) détruisent la signification du problème posé par saint Augustin dans le De Trinitate, quand ils découpent et juxtaposent quelques morceaux choisis de ce De Trinitate qui énoncent et résolvent le problème. De façon générale, les philosophes scolastiques – par leur méthode où ils isolent, citent, interprètent et discutent des jugements, des locutions, voire des mots de saint Augustin et où, ainsi, ils mettent en pièces les discours de ce dernier – démolissent sémantiquement le problème de la ­connaissance ­d’autrui. Malebranche ou Berkeley, Condillac ou Mill, Bradley, Carnap ou Russell héritent de leurs décombres. Quand ils parlent de ­conjecturer les pensées des autres, ils jouent à l­’épistémologie parmi les ruines. Autrement dit, ils jouent le rôle d­ ’un docteur Scolastique. Cette ­conclusion soulève des questions ­qu’il paraît impossible de taire, quoique nous ne puissions y répondre et ­quoiqu’elles troublent l­ ’ordre que nous avons imposé à notre étude. Premièrement : si un des problèmes de la ­connaissance – le problème de la ­connaissance ­d’autrui – est un produit scolastique, les autres problèmes de la c­ onnaissance ne sont-ils pas, eux aussi, des produits scolastiques ? Deuxièmement : si un des « petits problèmes chéris » des épistémologues apparaît c­ omme un non-sens, tous les petits chéris épistémologiques ne sont-ils pas insensés ? Troisièmement : ­s’ils sont insensés, donc insolubles, ne doivent-ils pas être dissous et remplacés par des problèmes solubles : des problèmes, par exemple, de physique, de physiologie, de psychologie, de sociologie ou de théologie ? Confions ces questions à la sagacité des lecteurs. Et revenons, grâce à la troisième, parmi les épistémologues malades de la c­ onnaissance ­d’autrui : nous proposons, pour les soigner, de les changer en psychologues. Sans doute, nous pouvons, afin de rendre leur problème intelligible, procéder en historiens et reconstituer les c­ ontextes ­qu’élabora saint Augustin ; mais nous pouvons aussi travailler au xxe siècle ­comme celui-ci travaillait au ve : donner au problème un sens moderne en lui fournissant des c­ ontextes modernes, par exemple, ceux que la psychologie ­contemporaine nous offre. Voici deux de ces ­contextes : ­l’un a valeur individuelle, ­l’autre sociale. Premier ­contexte : la jalousie. – Le jaloux est un propriétaire angoissé : il a le droit de posséder, mais il craint ­d’être dépossédé de ses biens.

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Deux fois adorateur de la justice : occupé, ­d’une part, à justifier ses propriétés afin de se rassurer, mais, d ­ ’autre part, à justifier sa crainte afin de s­’inquiéter. Regardons-le, torturé par ses propres justifications, dans les romans d­ ’Estaunié. Observons-le, à la loupe de Pirandello, dans le drame que les Français intitulent : Ce soir, on improvise. Agité, affolé. Or, il croit q­ u’il vivrait en paix si sa femme se soumettait à son pouvoir légitime ; son tourment lui prouve, donc, que cette dernière se rebelle ­contre son autorité. Ne paraît-elle pas, cependant, obéir à ses ordres ? ­Puisqu’il ­s’alarme et ­puisqu’il a raison de ­s’alarmer, elle doit c­ ommettre d­ ’autres actes que ceux q­ u’il c­ onnaît et par lesquels elle démontre son obéissance. Quels actes ? Pour se rassurer, il veut les ­connaître et, ainsi, les posséder. Il interroge : que faisais-tu avant que je ne t­’épouse ? « Que fais-tu maintenant ? ». Docilement, sa femme répond. Il devrait être satisfait ; mais il ne ­l’est pas. Pourquoi ? Il explique son insatisfaction en jugeant les réponses mensongères. Il accuse donc : « Tu me trompes ! » Il ­contredit les paroles de l­ ’accusée ; il lui dicte des paroles nouvelles. Elle les répète, elle fait en les répétant un inventaire de sa vie ­conforme à l­ ’inventaire q­ u’il prétend posséder. Elle ne réussit pas à ­l’apaiser. Ne ­connaît-il point cependant tous les ­comportements (­comme on dit) de sa femme ? Par son inquiétude, il démontre ­qu’il ­n’en c­ onnaît ­qu’une partie. Il démontre ­l’existence ­d’une partie inconnue : de ­comportements secrets, privés, ­c’est-à-dire de ­comportements mentaux. « Elle pense, elle rêve, elle se rappelle… » Il ne goûtera la tranquillité ­qu’en ­s’emparant de ses idées, de ses songes, de ses souvenirs. Mais c­ omment s­ ’emparer d­ ’eux ? « Comment savoir ? » Impossible « de lui fendre le crâne pour voir son esprit ». Seule solution : recueillir et interpréter les témoignages que ses actes ou ses paroles donnent de cet esprit. Le jaloux enquête donc ; mais, afin de justifier son inquiétude persistante, il c­ onteste les résultats de son enquête : les gestes ou les paroles qui lui paraissent attester un amour fidèle, peuvent aussi être des signes de haine et de trahison ; les c­ onduites corporelles qui lui semblent causées par des sentiments ou des idées définis, peuvent s­ ’expliquer par des idées ou des sentiments différents voire c­ ontraires. Comment saurait-il alors quelle pensée se cache derrière un regard ou un tressaillement de sa femme ? Sans doute, il a le droit ­d’imaginer la pensée ­qu’il éprouverait ­s’il se c­ omportait physiquement ­comme celle-ci ; mais cette pensée imaginaire, ce serait la sienne et



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non la pensée de cette autre personne dont il devrait être le maître et le seigneur. Il réinvente ainsi, dans son délire, successivement les arguments qui ­construisent et les arguments qui détruisent ­l’épistémologie traditionnelle de la ­connaissance d­ ’autrui. Et son argumentation finit par ­l’homicide : supprimer les émotions, les opinions, les intentions ­qu’il ne peut saisir. Écoutons sa victime : « Tu me veux morte. Morte. Tu veux que je ne pense plus, que je ne rêve plus… » Second ­contexte : les sociétés persécutrices. – Principe : qui veut noyer son c­ hien l­’accuse de mauvais desseins. En voici trois applications. La première, théorique ; les autres, c­ omme disent les historiens, « événementielles ». 1) Relisons les Remarques de Karl Marx sur la récente réglementation de la censure prussienne. Comment nous semblent-elles analyser « le terrorisme le plus effroyable : la Juridiction de la suspicion » ? En attribuant au citoyen, victime de cette juridiction, la plaidoirie suivante : a) La loi prétend me punir, je dois donc être coupable ; b) Or, je ne fais manifestement aucun mal : « Mon acte ­n’est pas c­ontraire à la loi » ; c) Je dois, par ­conséquent, faire en « intention » le mal que je ne fais pas par action ; d) Et je prouve, en ne faisant pas le mal extérieurement, que je le fais intérieurement : « Ma mauvaise intention… est assez maligne pour ne pas se manifester au grand jour » ; e) Pour ­m’incriminer et justifier ensuite son incrimination, le législateur doit non seulement diviser ma personne en deux substances qui sont, l­’une (le corps), bonne, l­’autre (­l’esprit), mauvaise et qui ne permettent donc à aucun observateur humain de ­conjecturer la nature de la seconde en c­ onnaissant la nature de la première : il doit aussi « transformer certains serviteurs de l­’État en espions du cœur » dotés d­ ’une « omniscience » surhumaine et capables, ainsi, de sonder directement « à la place de Dieu » mes pensées. 2) Rappelons ­l’histoire des Marranes. Dès le viie siècle, en Espagne, des Juifs, persécutés par des Chrétiens, se ­convertissent au christianisme. Mais leur ­conversion n­ ’éteint pas le zèle de leurs persécuteurs. Elle oblige toutefois ceux-ci à prouver que, malgré leur baptême, ils pratiquent encore des cérémonies judaïques. Or, les enquêteurs chrétiens démontrent, au ­contraire, ­qu’ils prient ­comme des chrétiens, q­ u’ils c­ ommunient c­ omme des chrétiens, en bref, ­qu’ils se ­conduisent toujours publiquement ­comme des chrétiens. Les Marranes sont-ils donc disculpés ? Non : p ­ uisqu’il

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faut les persécuter, il faut q­ u’ils soient encore coupables d­ ’agir en juifs et, ­puisqu’ils ne peuvent être accusés de judaïser ouvertement, il faut les accuser de « judaïser en secret » ; mais il faut aussi que leur secret soit un secret que rien ne trahit, c­ ’est-à-dire un secret que dissimulent totalement toutes les actions et toutes les paroles : le secret du « cœur ». Chacun est, donc, inculpé de cacher une âme juive et des pensées juives dans une chair chrétienne. Inculpé, par suite, de simuler la religion de Jésus et de ne pas ­confesser la simulation. ­Lorsqu’un Marrane osera alors, sous la torture, proclamer son innocence, il démontrera sa ­culpabilité : ­l’impénitence de son cœur et, par c­ onséquent, l­’essence maléfique de celui-ci. 3) En 1947, des médecins, c­ ommis à examiner le détenu Henri Cens, utilisent « pour éclairer la justice » la narco-analyse et déclarent que celle-ci prouve la ­culpabilité du détenu ; ce dernier, après protestation du Conseil de ­l’Ordre, porte plainte en 1948 ­contre eux ; mais ils obtiennent, devant la 17e chambre, leur acquittement. Leur défense se fonde sur la loi que dénonce Marx et dont furent victimes les Marranes : les accusés sont toujours coupables et les preuves ne sont jamais faites que pour donner raison à leurs accusateurs. Résumons-la ainsi : Cens, parce ­qu’il mérite « les nombreuses et graves accusations relevées ­contre lui », ne peut être un malade irresponsable ; or, il paraît épileptique et anarthrique ; donc, il simule ­l’épilepsie et ­l’anarthrie ; donc, dans une société juste, « tous les moyens sont bons » pour « déceler sa simulation ». Les experts, qui, ­d’une part, justifient ­l’emprisonnement de Cens en traitant tous les c­ omportements de celui-ci c­ omme les signes ­d’une âme perverse et en transformant ainsi un prisonnier qui ne peut pas parler en un prisonnier qui ne veut pas parler, d­ ’autre part, se justifient eux-mêmes en prétendant posséder les « moyens » scientifiques de « déjouer les ruses de ­l’inculpé » et de c­ onnaître son cœur. Leur cas et les cas précédents attestent, ainsi, la vérité psychologique des hypothèses que nous présentions initialement ­comme énoncé du problème classique de la ­connaissance d ­ ’autrui. Ils attestent aussi la vérité de solutions c­ ontraires : ­conjectures par lesquelles des hommes, en raisonnant sur leurs tromperies, attribuent à ­d’autres des esprits trompeurs ; prétendues intuitions de ces mêmes hommes qui ­s’affirment capables de percevoir les esprits trompeurs sous des c­ onduites et dans des



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situations où aucune analogie ne permet de c­ onjecturer leur présence1. Ils nous autorisent à offrir, en guise de c­ onclusion, aux philosophes deux ­conseils. Premier ­conseil : quand vous lisez ou entendez un texte que vous vous sentez tentés de juger faux ou absurde, résistez à la tentation et ­contraignez-vous à vous demander : « À quelles ­conditions, pourrais-je rendre un sens à ce texte ? » « Dans quelles circonstances, pourrait-il me paraître vérifié ? » Prescrivez-vous, ­comme une première règle de la méthode philosophique, ­d’élaborer les ­contextes avec lesquels le texte peut manifester signification et vérité. Puis tirez de cette règle la règle corollaire : « Pour ne pas succomber à la tentation de juger des textes significatifs et vrais, hors de tout c­ ontexte, je me dois de signaler et même d­ ’expliciter quelques ­contextes. » Deuxième ­conseil : appliquez ces règles à elles-mêmes, par c­ onséquent, au discours qui les motive et que vous venez de lire. Circonstanciez ou ­conditionnez, donc, celui-ci. Dites-le c­ onstruit, par exemple, en France et en 1968, par un professeur de psychologie chrétien, bourgeois et hypoglycémique. Dites, par suite, que sa ­construction est fonction de variables historiques, sociologiques, physiologiques, religieuses… Dites particulièrement ­qu’elle dépend ­d’une décision morale, ­comme nous tenons à le dire. ­Lorsqu’en effet, plutôt que de juger un texte épistémologique faux ou absurde, nous préférons chercher des ­contextes qui le justifient, nous décidons de faire crédit à ­l’épistémologue. En un temps où les hommes semblent aimer à qualifier souvent leur prochain ­d’imbécile ou de menteur, nous adoptons le parti pris de la ­confiance. Nous fondons notre psychologie et notre philosophie sur cette c­ onfiance. Celle-ci unifie notre étude présente, en nous unissant à la ­confiance dont parla saint Augustin et à la c­ onfiance que nous témoigne Ignace Meyerson. Est-ce la troisième c­ onfiance qui explique notre sensibilité à la seconde et notre c­ onversion à la première ?

1 Rapprocher des critiques, dans Uses and Abuses of Psychology, de H. J. Eysenck qui montre ­comment un psychanalyste se donne raison ­d’accuser un malade de timidité, que ce malade se c­ onduise ou ne se ­conduise pas en timide.

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Nous utilisons ordinairement le mot « idée » dans des phrases où les termes « imagination2 », « image », « impression », « opinion » et « notion » peuvent se substituer à lui ; Berkeley usait de ce mot, en cartésien, pour décrire ce ­qu’il percevait et ainsi traduire ­l’existence objective de la nature et des hommes (Phil. Comment., p. 819). Si nous ­confondons ces deux modes d ­ ’emploi, nous entendons que ­1’évêque de Cloyne regardait ses pensées toutes les fois ­qu’il disait regarder un cheval ou un arbre. Nous imitons des historiens qui, par croisement de deux espèces sémantiques ­d’idées, produisent l­ ’idéalisme de Berkeley3. Nous réinventons une hybridation par laquelle l­ ’histoire traditionnelle de la philosophie transforme en monstres ­d’autres langues que la langue de Berkeley. Un de ces monstres semble habiter, du cinquième au dix-huitième siècle, le pays de la « ­connaissance de soi ». Il ­s’appelle « ­conscience  », parfois « intuition » ou « sentiment », toujours « évidence ». Les c­ ontes de fées épistémologiques l­’évoquent ainsi : parce que « évidence » paraît pour des lecteurs de romans policiers synonyme de « témoignage4 », il doit ­l’être pour saint Augustin et les augustiniens (y ­compris Descartes) ; mais parce que saint Augustin et les augustiniens (qui appellent vérités évidentes des vérités q­ u’on dirait ­aujourd’hui sans évidence) n­ ’ajoutant au 1 Mind, Vol. 65, No. 259, 1956, p. 346-358. Note des éditeurs : notre traduction suit dans ses grandes lignes le texte ­d’un tapuscrit des archives de Chastaing qui paraît avoir été le premier jet en français de ­l’article donné à Mind. 2 Note des éditeurs : le tapuscrit original en français retrouvé dans les archives de Chastaing indique directement en anglais « fancy ». 3 Cf. « Berkeley, défenseur du sens ­commun et théoricien de la ­connaissance ­d’autrui », Revue philosophique, vol. LXXVIII (juin 1953), p. 223-225 ; « Reid, la philosophie du sens ­commun et le problème de la ­connaissance d ­ ’autrui », Ibid., vol. LXXIX (sept. 1954), p. 339. 4 Note des éditeurs : le tapuscrit original en français indique directement en anglais « testimony ».

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mot « évidence » ni des adjectifs ­comme « suspecte » ou « menteuse » ni des verbes ­comme « vérifier » ou « infirmer », nos modernes lecteurs de romans doivent imaginer que les témoignages dont leur parlent ces philosophes sont des témoignages indiscutables. Ils doivent partant inventer quelque témoin extraordinaire dont les dépositions ne peuvent être ­contestées. Ils inventent une « ­conscience » qui témoigne avec la voix ­d’un juge et dont les propositions triomphent de tous les doutes. Ils dotent ainsi le mot « ­consciousness » de tous les ­contextes religieux qui définissent le sens du mot « ­conscience ». Ils se donnent alors le droit de requérir c­ ontre des écrivains français, qui, au xviie et au xviiie siècles, jouent sur la double signification de ­conscience quoique ces écrivains, incapables en 1683 de traduire le latin « ­conscia » et hésitants encore en 1808 à traduire l­’anglais « ­consciousness », ignorent tout de ce jeu de mot. Ils peuvent faire un procès ­d’« introspection » à Descartes qui ne parle jamais de celle-ci1. Toute langue, écrit Ferdinand de Saussure, est un système de différences. La langue augustinienne, du De Trinitate au De Anima de Guillaume d ­ ’Auvergne, fixe la valeur du vocabulaire propre à la ­connaissance de soi en le différenciant systématiquement du vocabulaire propre à la ­connaissance ­d’autrui. Impossible donc de ­comprendre la façon ­d’employer le premier si on la sépare de la façon ­d’employer le second. Impossible, en outre, de ­comprendre ces sœurs siamoises si on oublie leur généalogie pyrrhonienne ou académicienne. Saint Augustin détermine deux valeurs différentes du mot « cognitio ». Car un homme peut dire « je ne ­connaissais pas que mon voisin souffrait », mais ne dit pas « je ne ­connaissais pas que je souffrais ». Il ne donne donc pas même sens au verbe « savoir », ­lorsqu’il c­ onfie à un ami « Pourquoi ­t’efforcer de cacher ta peine ? Je sais bien que tu as mal » et l­orsqu’il crie à quelque sceptique « Pourquoi mettre en doute ma céphalée ? Je sais bien que ­j’ai mal ». Là, il peut justifier sa déclaration, si son interlocuteur la ­conteste, « je dis que je le sais, parce que je t­’ai observé : j­’ai vu ta pâleur, ta sueur, j­’ai vu, malgré tes tentatives pour paraître impassible, tes poings se serrer, tes lèvres se crisper » ; ici, en revanche, il arrête toute discussion en même temps ­qu’il refuse toute 1 Note des éditeurs : cette dernière phrase n­ ’est présente que dans le tapuscrit original.



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justification : « je sais que j­’ai mal, parce que ­j’ai mal ». Là donc, il se fonde sur la détection, l­’examen et ­l’interprétation d­ ’indices présents qui lui semblent prouver et démontrer (Doctrina Christiana, II, 28, 43) la souffrance d­ ’autrui ; il appelle absente (Trinitate, X, 9, 12) cette souffrance dont il ne souffre pas et qui, à cause de son absence, peut toujours être objet de discussions ; il nomme enfin « science » sa c­ onnaissance par ­conjoncture (Ibid., XII, 3, 6) de cette absente. Ici, la douleur à laquelle il se réfère ­n’est pas ­connue par signes, mais par sa présence même1. Par elle-même. Il ­n’a donc pas à chercher ­s’il ­l’a, et il la différencie des douleurs que ses observations et inductions découvrent, en la jugeant « per se nota » ou en déclarant ­qu’il en a « notitia ». Pas plus ­qu’il ne parle de souffrances ­qu’il n ­ ’aurait pas notées2, il ne dit q ­ u’il souffre inconsciemment. Il applique partant des mots de notion ou de ­conscience à la c­ onnaissance de ses propres maux. Ayant ainsi défini leur mode d­ ’emploi, il se défend de les utiliser pour décrire des ­connaissances différentes. Incorrect de remplacer la proposition « je sais que tu souffres » par « ­j’ai c­ onscience de ta souffrance ». Mais correct ­d’écrire : une âme ne note pas la douleur ­d’une autre âme (Enchiridion, XVII, 66). Correct aussi ­d’écrire : je ne note ni ta joie ni ta crainte ni tes autres émotions. Parce que je n­ ’en ai pas c­ onscience, je dois chercher des signes où je les reconnaîtrai. Mais si je trouve des signes, suis-je assuré de trouver ce q­ u’ils signifient ? Je puis me tromper en les interprétant ; tu peux me tromper en me les offrant (De Magistro, 13, 43). Les actes et paroles où je crois lire ta gaîté semblent alors se dédoubler et me proposer deux hypothèses c­ ontraires : peut-être, tu es gai ; peut-être, tu n­ ’es pas gai. Je redoute de choisir la mauvaise. ­J’apprends ainsi ce doute3 ­qu’enseignent les académiciens. À ­l’école de ceux-ci (Trinitate, X, 1, 2 ; Utilitate credendi, 13, 28), saint Augustin répète que le déchiffrement des ­conduites d­ ’autrui peut toujours être qualifié de douteux et saint Bonaventure écrit q­ u’on ne c­ onnaît les autres hommes que par des signes qui sont suspects (Opera, Quaracchi, 1882, I, p. 299), après que Guillaume ­d’Auvergne ait appelé « suspicacio » cette 1 Guillaume ­d’Auvergne, De Universo, II, 2, 41 et De Anima, III, 12. 2 Note des éditeurs : nous traduisons ainsi « He can no more speak of having pains which he does not notice ». Le tapuscrit original indiquait, selon une formule que le traducteur anglais de Mind ­n’a pas retenue : « Pas plus ­qu’il ne parle de ses unnoticed pains ». 3 La racine du mot « doute » -dwei (craindre) est identique au thème dwei du numéral deux : le français douter ­s’accorde à redouter, ­l’allemand Zweifeln (douter) à zwei (deux).

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c­ onnaissance des hommes. Ils mettent ainsi au service du ­commandement biblique « Tu ne jugeras point » une langue des soupçons qui rejette, c­ omme invérifiées, les phrases « tu es joyeux » et « tu as peur », mais accepte « il me semble que tu as peur » et « tu me parais joyeux ». Une langue où il serait absurde de dire « il me semble que je me réjouis, quoique je ne me réjouisse peut-être pas ». Aussi absurde de dire « ­j’éprouve une apparence de peur ou de douleur » que de dire « je ne sais pas si je souffre ». Par opposition à des champs plantés ­d’apparences ou de simulacres, je puis parler ­d’une « non simulata sed vera praesentia » (Trin., X, 10, 16). Non seulement des propositions c­ omme « je ­m’effraie » et « je m ­ ’amuse », où je déclare mes données de ­conscience, sont correctes, mais encore je sais si elles sont vraies (ou fausses) parce q­ u’elles ne posent aucun problème de vérification. Par opposition à toutes ces phrases dont les sceptiques jugent la vérification douteuse, je les appelle donc indubitables ou hors de doute. Et ­l’opposition à la langue pyrrhonienne, qui me fournit un adjectif, « indubitable », pour les qualifier, me livre aussi la première proposition qui s­ ’oppose au pyrrhonisme : celui qui doute… ne peut douter ­qu’il doute (Trin., X, 10, 14). ­S’il dit soupçonner les autres de le tromper, ­comment pourrait-il dire ­qu’il suspecte sa suspicion ? ­S’il ­s’avoue inquiet de ne pouvoir vérifier aucun jugement sur autrui, ­s’il ose même se déclarer incertain de savoir ­qu’existent non seulement ­d’autres hommes, mais encore des bêtes, des plantes et des corps, il lui faut déclarer ­qu’il c­onnaît au moins une vérité et ­qu’il est certain de son inquiétude (Vera Religione, 39, 73). Convenons ­d’appeler « pensées », ­comme au xviie siècle, nos émotions de tristesse ou de joie et la motion de notre doute. Nous appelons donc « pensées » tous les processus dont nous avons ­conscience. Appellation ­contrôlée par Descartes : Cogitationis nomine intelligo illa omnia quae nobis ­consciis in nobis fiunt quatenus in nobis fiunt, quatenus eorum in nobis ­conscientia est1 (A. T. VIII, 7). Appellation répétée par Descartes lui-même (III, 273 ; VII, 81, 160, 246) dont les adversaires se méprennent sur le sens des mots « perception » et « ­connaissance » ordinairement substitués au latin « ­conscientia2 ». Répétée par tous les cartésiens. Et Clauberg, après avoir 1 Note des éditeurs : l­’abbé Picot traduit « par le mot de penser j­’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous ­l’apercevons immédiatement par nous-mêmes ». 2 Sans doute, le mot français « ­conscience » paraît, dans l­’édition Adam Tannery, p. 474, du troisième volume, mais il ­n’existe pas dans ­l’édition Clerselier et témoigne ­d’une



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déclaré Cogitare est, eorum quae in se sunt ­conscientiam habere, c­ onclut : les pensées dont nous ­n’avons pas ­conscience, ce sont celles ­d’autrui et non les nôtres (De Cognitione Dei et nostri, XXIV, 3 ; XXVII, 4). De quoi avons-nous c­ onscience ? D ­ ’entendre, vouloir, imaginer, sentir, etc. (A.T., VII, 176). Les opérations de la volonté, de ­l’entendement, de ­l’imagination et des sens sont des pensées (IX, 124), c­ omme nos émotions. Car, par exemple, il ne nous est pas plus possible de voir sans être ­conscient que nous voyons (IX, A, 137) que de souffrir sans en être ­conscient. Nous sommes donc aussi certains de voir que de souffrir ou de douter. Et nous devons qualifier, spécialement, ­l’énoncé « je vois » et, généralement, ­l’énoncé « je pense », ­comme « je souffre » et « je doute  », ­d’indubitables. « Je ne puis douter de ce dont ­j’ai ­conscience », écrit Descartes (VII, 443). Son traducteur, en substituant à l­’intraduisible « ­consciencia  » ­l’expression augustinienne « ce qui ­m’est présent et ­conjoint » (IX, 241), le réunit à saint Augustin. Une réunion où ­s’entremettent tous les penseurs médiévaux qui, de Jean Scot Erigène à Grégoire de Rimini, en passant par Avicenne, opposent au c­ ommerce sceptique de ­connaissances sans garanties leurs déclarations d­ ’un état de c­ onscience qui est sa propre garantie. Ainsi, c­ omme Descartes parle d­ ’un amputé qui est sûr de souffrir, quoique il se trompe ­lorsqu’il juge souffrir de son bras (IX, 61), Duns Scot écrit : « il n­ ’est pas certain que je vois hors de moi un objet blanc parce que cet objet peut être illusoire…, mais, même s­’il est illusoire, je suis certain de le voir » (Op. Oxon., 1, 3, 4, 10). Et, ­comme saint Augustin, Guillaume d­ ’Auvergne, qui se déclare assuré ­d’affirmer quand il affirme, de croire quand il croit, de nier quand il nie, ­d’ignorer quand il ignore, etc. (De Anima, I, 3-4), juge infaillibles ces proclamations ­d’états ­conscients. Saint Augustin ne démontre donc pas ­qu’il pense ; Descartes ne prouve pas son fameux « Cogito », à la manière ­d’un avocat qui prouve, au moyen de témoignages, ­l’innocence de son client. Il leur suffit de déclarer leur ­conscience. Pourquoi ? Parce que, en langage du xviie siècle, ils auraient grande répugnance à dire ­qu’ils ne sont assurés ni de leur pensée ni de leur façons de penser ; parce que, en langage moderne, il serait dépourvu de sens pour eux de le dire. Quand donc ils parlent de « dubito » et de interpolation anachronique. (Note des éditeurs : cette précision ne figure que dans le tapuscrit original.)

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« cogito » ­comme ­d’énoncés indubitables, ils entendent que des affirmations opposées seraient absurdes. En d­ ’autres termes : que ces énoncés sont indiscutables et que, seules, des personnes de mauvaise foi ou plus attentives aux sons des paroles ­qu’à leur véritable signification1 (A.T., IX, 225) peuvent feindre de les discuter. Ainsi lorsque saint Augustin demande « Savez-vous que vous pensez ? », il accepte que son interlocuteur réponde simplement « Je le sais », sans discuter ni de ce que ce dernier ­connaît ni de sa façon de c­ onnaître (Vita beata, II, 2, 7 ; Soliloquies, II, 1, 1). Et il accepte de nouveau sans discussion la réponse « ­C’est vrai » à sa demande « Est-il donc vrai que vous pensez ? » Il définit, par là, l­’énoncé « Cogito » ­comme une proposition dont on doit dire « elle est vraie » dans des circonstances où on ne doit pas dire « ­comment est-elle vérifiée ? », et le mot « ­consciencia » (ou « notitia ») ­comme le substitut de « cognitio » dans des textes où il n­ ’y a aucun sens à mettre en question cette cognitio. Mais il définit aussi son langage par référence à des incorrections éventuelles : quand il déclare ­connaître ses pensées, il entend devoir répondre à un interlocuteur qui, ­confondant la ­connaissance de soi avec la c­ onnaissance ­d’autrui, lui demanderait « ­comment les ­connaissez-vous ? » : « Je ne les ­connais pas ». Le même mode ­d’emploi vaut pour « je vis » et « je suis » que pour « je pense ». « Savez-vous au moins que vous êtes vivant ? – Je le sais. » « Savezvous que vous êtes ? – Oui. – Comment le savez-vous ? – Je ne le sais pas. » Un autre usage vaut pour cette autre question : « Comment savez-vous que je suis vivant ? – Je le sais, parce que vous mangez, marchez, agissez, parlez, etc. (Sermo, 65, 5, 6). – Vous savez alors seulement que je vous parais vivant ; vous ne savez pas que je suis vivant ou que ­j’existe : vous pouvez vous tromper dans vos c­ onjonctures et vous avez droit, vous, ­d’énoncer l­ ’hypothèse (cependant très improbable) que peut-être je n­ ’existe pas. En revanche, si je vous demande si vous existez, peut-être craindrez-vous ­d’être déçu par cette question, mais vous ne pourriez en aucune façon être déçu, si vous ­n’existiez pas » (Libero Arbitrio, II, 3, 7). Celui donc qui dit « Je sais que je suis vivant » ne peut se tromper en le disant (Trin., XV, 12, 21) : « Si enim fallor sum2 » (Civ. Dei, XI, 21). Son discours est infaillible. Que signifie cette infaillibilité ? Q ­ u’il ne peut dire « je ne suis pas » sans se 1 Note des éditeurs : cette citation ne figure que dans le tapuscrit original. 2 Note des éditeurs : « En effet, si je me trompe, j­’existe ».



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c­ ontredire, ­qu’il ne peut parler de son « inexistence possible » ni de son « existence apparente » sans parler pour ne rien dire. ­Qu’un académicien qui déclare « je doute » a droit ­d’ajouter « je doute que tu sois », mais violerait le langage en ajoutant « je doute que je sois ». Que ­l’adversaire des académiciens, après avoir c­ onquis les indubitables « Dubito » et « Cogito » doit ­conquérir ­l’indubitable « Sum » (Trin., X, 10). Cette proposition « je suis, ­j’existe », écrit Descartes, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce (A.T., IX, 9), c­ omme la proposition « je pense », non parce que sa ­contradictoire est fausse, mais parce que celle-ci ­n’a pas de sens. Il est donc correct ­d’appeler la cognitio de mon existence dont la vérité, ­comme celle de toutes mes pensées, ne suppose ni vérification ni falsification d­ ’hypothèses, ­conscientia ou notitia. On peut la dire per se nota. Descartes dit que c­ ’est « une première notion » (VII, 140)1, sans vouloir se présenter ­comme inventeur ­d’un « Cogito ergo sum » (III, 248 ; X, 578) que la tradition augustinienne transmit, au Moyen Âge, non seulement à Jean Scot ou Guillaume ­d’Auvergne mais encore à ­l’aristotélicien saint Thomas (De Veritate, X, 12, 7). Un « Cogito ergo sum » que Spinoza traduira correctement ­comme une proposition unique équivalent à celle-ci : je suis pensant ; que Poiret éclairera par l­ ’emploi de formes passives : « je suis trompé, je suis haï, donc je suis » ; que Clauberg défendra en montrant que « je suis pensant » diffère sémantiquement de « tu es pensant » ou « il est pensant » et ­n’est partant pas une valeur singulière de la fonction générale « Quid cogitat est ». Mais ce même « Cogito ergo sum » sera finalement pris par Gassendi, Huet, Pitcairn et de nombreux universitaires au xxe siècle pour une démonstration2. À ­l’arbre des doutes académiques, saint Augustin cueille de façon indubitable les fruits sensibles ­comme il cueille les produits de c­ onscience. Il sait en effet que les hommes parfois regardent vainement, mais ne parlent jamais de « voir en vain » ; q­ u’ils peuvent c­ ommettre des erreurs ­d’écoutes ou écouter sans entendre, mais ­n’entendent pas erronément. Ils sont donc certains de ce qui apparaît à leurs sens – d­ ’une apparence que 1 Malheureusement, Haldane et Ross traduisent par « a primitive act of knowledge » cette notion française qui ­convient mieux à « notice » ­qu’à « notion ». 2 Descartes ne l­’appelle-t-il pas « ­conclusion » ? Oui. Mais le mot a d ­ ’autres emplois au xviiie siècle ­qu’au xxe siècle : il traduit, dans les Principes, le latin « cognitio » (IX, 2, 27 ; VIII, 7). (Note des éditeurs : la note se réduit dans Mind à : « Quelquefois, Descartes utilise le mot français “­conclusion”, mais il l­ ’utilise c­ omme un équivalent du latin “cognitio” (IX, 2, 27 ; VIII, 7) ».)

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Auriol appellera au xive siècle objective ou intentionnelle1. ­S’ils appellent monde ce qui leur apparaît, ils doivent se déclarer assurés du monde sensible (Contra Academicos, III, 11, 24). Ils ne peuvent se tromper ­qu’au moment où ils dépassent celui-ci et prétendent que les choses sont telles ­qu’elles leur apparaissent (III, 11, 26) ; ils se tromperaient s­ ’ils jugeaient brisée la rame qui, plongée dans ­l’eau, leur semble brisée, ils ne se trompent pas quand ils disent la voir brisée. Un halluciné ne se trompe pas quand il dit entendre des voix. De même, Descartes : un malade qui a la jaunisse ne se trompe pas quand il dit voir la neige jaune (A.T, IX, 114). Il est impropre de parler de sensation erronée. N ­ ’est-il pas alors également impropre de taxer les sensations de véracité et ­d’écrire : « quoi que les yeux puissent voir, ils le voient vraiment ? » Non : on écrit q­ u’« ils voient vraiment » dans un jeu verbal dont les sceptiques définirent les règles et où ils supposent que les yeux peuvent voir faussement sans cependant c­ onsidérer que leur supposition est dépourvue de sens. On répond à des interlocuteurs qui proclament la faillite des sens que ceux-ci ne sont pas faillibles et doivent donc être appelés infaillibles, parce que ­l’hypothèse de leur faillibilité est incompréhensible. Saint Augustin nomme indubitables les offres de ses sens, parce ­qu’il se bat ­contre des philosophes qui ­commettent ­l’absurdité de ­confondre ces offres avec des processus douteux. Le vocabulaire des présents sensoriels peut dès lors être employé pour décrire les présents de la ­conscience. On dira sentir son inquiétude, c­ omme on dit sentir ­l’oscillation d­ ’un rocher ; on sent des frémissements d­ ’anxiété ­comme on sent des frissons de fièvre. Guillaume ­d’Auvergne : Un homme dira ­qu’il sent sa joie et sa douleur… Les hommes disent ordinairement q­ u’ils sentent leurs savoirs, leurs doutes et leurs ignorances (Universo, II, 2, 13). Ils parleront de sentiments pour signifier ­qu’ils « ont » leurs pensées, ­comme ils parlent de sensations visuelles ou tactiles. Malebranche et les malebranchiens identifieront le sentiment à la ­conscience et l­ ’opposeront à la ­connaissance par ­conjecture ­d’autrui, en même temps ­qu’à la ­connaissance par idées des corps et la c­ onnaissance directe de Dieu2. Ils réinventeront 1 Note des éditeurs : la précision « ­d’une apparence que Auriol appellera au xive siècle objective ou intentionnelle » ne figure que dans le tapuscrit original. 2 Cf. « ­L’abbé de Lanion et le problème cartésien de la c­ onnaissance d ­ ’autrui », Revue philosophique, vol. LXXVI, 1951, p. 236-237. Noter que le mot « sentiment » n­ ’a pas au xviie siècle en France la valeur affective q­ u’il a ­aujourd’hui. Sa valeur première apparaît



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la formule de saint Augustin : « je ne sens pas ton sentiment ni toi le mien (Magistro, II, 7, 19) ; mais je peux c­ onjecturer ce que tu sens c­ omme tu peux ­conjecturer ce que je sens. Je ne peux pas davantage froncer tes sourcils ni toi retenir ma respiration ; mais nous pouvons simultanément, tous les deux, lire un poème ou entendre un orateur ». C ­ ’est pourquoi le De libero Arbitrio, par opposition à ce poème et cet orateur qui sont des biens ­communs, parle de gains de ma ­conscience ou de la tienne ­comme de biens privés. Ces biens, ­l’augustinien Olivi (Quaest. II. Lib. Sent., q. 76) les assimile à des biens tactiles : après avoir écrit que ­l’esprit humain se sent indubitablement être, vivre, penser, vouloir, entendre…, il écrit q­ u’il se palpe et se touche. Il rappelle ainsi ­l’odyssée des verbes « fühlen » et « feel » qui signifient « ­connaître par le toucher » avant ­d’accoster la latine ­conscientia et le français sentiment. Et Descartes écrit q­ u’il manie sa pensée, q ­ u’il la prend et ordinairement, en utilisant les dérivés de « capere », q­ u’il la perçoit ou ­conçoit. Mais la tradition augustinienne transmet à Descartes plus de descriptions visuelles de ­l’âme que de descriptions tactiles. Elle lui remet les phrases « je me vois souffrir », « je me vois douter », « je me sens piqué par le doute », elle lui offre visio et intuitio (ou ­contuitio) pour traduire ­conscientia, elle lui permet de dire ­qu’il ­connaît évidemment sa douleur ou son doute et, généralement, de qualifier ses pensées de visibles. Qui ne voit sa propre pensée ? (Trin., XV, 9, 16). ­L’individu qui déclare voir sa pensée ne peut déclarer q­ u’il voit les pensées des autres (Lib. Arbitrio, II, 9, 27). Il définit donc les pensées d­ ’autrui ­comme des pensées invisibles. Il définit en même temps la pensée humaine c­ omme ce que ne voit q­ u’un seul homme. Ainsi, premièrement, puisque « souffrir », « sentir sa souffrance », « voir sa souffrance », « ­connaître évidemment sa souffrance » sont des expressions qui ont le même sens, le mot « évidence » ne signifie pas un témoignage qui garantirait l­ ’existence de ma souffrance supposée invisible. Il signifie que ma souffrance n­ ’a pas pour moi à être prouvée. Dire donc que la vérité d­ ’énoncés tels que « Je souffre », « Je pense », « Je suis » est évidente, ­c’est dire ­qu’il ­n’y a pas de sens à demander une enquête, un procès et un jugement qui permettraient soit de les infirmer soit de les encore dans quelques emplois de l­ ’adjectif anglais « sensible ». (Note des éditeurs : cette dernière phrase ne figure que dans le tapuscrit original.)

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c­ onfirmer. Mais en parlant de l­ ’évidence de mes pensées, je ne refuse pas seulement ­d’assimiler celles-ci aux résultats d­ ’une inspection, je refuse aussi, deuxièmement, d ­ ’assimiler celle-là à une inspection ou, c­ omme disent les modernes, une introspection. Certes, le mot « inspectio » est équivoque : d­ ’une part, il évoque le travail attentif d­ ’un « inspecteur », et Matthieu ­d’Aquasparta, alors ­qu’il ­compare ­l’inspection mentale au regard qui cherche un objet, ­l’oppose à ­l’intuition (voire évidence) où ­l’œil trouve cet objet ; ­d’autre part, il évoque un spectacle, et Descartes, ­lorsqu’il ­l’emploie pour traduire intuitus mentis, l­ ’oppose c­ omme un avoir, à une ­conquête ou acquisition. Mais, dans les deux cas, la ­connaissance intuitive dénote un accomplissement, non un travail. La tradition médiévale la différencie des investigations propres à la raison arguitive ou spéculative, ­comme un succès, d­ ’inquisitions qui peuvent être pleines de succès c­ omme ­d’insuccès ; la méthode cartésienne ne ­l’enseigne pas : elle enseigne à bien tourner son esprit de telle sorte que ­l’esprit attentif gagne ­l’intuition de ce que, aveuglé par la précipitation et la prévention, il ne pouvait pas voir – ­comme un ouvrier qualifié gagne son salaire. Lors donc que Descartes, à propos du Cogito, parle ­d’« intuitus » il ne parle pas de ces intuitions infaillibles dont prétendent jouir les romantiques ou les femmes françaises et n­ ’entend pas employer une procédure d­ ’introspection qui l­’empêche de se tromper : il dit voir clairement q­ u’il pense, il dit le sentir et sousentend que les verbes « voir » et « sentir » ­comme les noms « intuition » et « évidence » ­connotent q­ u’il ne se trompe pas. Le langage ordinaire des chrétiens oppose la vision à la croyance ou à la foi ; saint Augustin qui dit voir ses pensées dit donc ­qu’il croit aux pensées d­ ’autrui et juge insensé de dire q­ u’il croit à ses propres pensées (Trin., X, 9, 12). Quia praesentia videntur, creduntur absentia1. Parce que le témoignage présent ­d’actes corporels donne motif de croire à des pensées invisibles. Je vois ton ­comportement, tes œuvres, je trouve dans ce que je vois raison de croire que tu souffres, que tu doutes, que tu existes. Et la croyance, ­comme le doute, la souffrance ou l­’existence, chacun la voit en soi, mais la croit dans les autres et ne la voit point (Trin., XIII, 2, 5). Après avoir lutté c­ ontre les sceptiques qui, imposant à toute ­connaissance la logique de la foi, se défiaient de leur ­conscience, saint Augustin lance le De Fide Rerum quae non videntur à ­l’assaut ­d’une forteresse 1 Note des éditeurs : « Car les choses présentes sont vues, tandis que celles absentes sont crues ».



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positiviste où le langage de la vision règne sur toute c­ onnaissance et où par ­conséquent meurent, avec la ­connaissance historique, la c­ onnaissance ­d’autrui et la c­ onnaissance de Dieu. Hugues de Saint Victor collectionnera les récits de son double ­combat dans le De Sacramentis (II, 17, 17). Ce ­combat se termine par une charte qui distingue trois espèces de propositions. Premièrement, quand je dis « je souffre », je vois (si je ­n’ai pas ­l’intention de te tromper) que ce que je dis est vrai, et il serait absurde de me demander « quelle preuve as-tu pour le dire ? » ou « ­comment peux-tu le croire ? ». Deuxièmement, quand je te dis « je pleure », tu peux te demander « est-ce vrai ? », tu peux aussi, si tu es près de moi, regarder mon visage et vérifier ou non ce que je dis, tu peux donc ­t’instruire, quand je dis vrai, ­d’une vérité qui nous est ­commune  ; de même, quand tu me dis « je pleure », parce que tes paroles visent un objectif public que mon regard peut atteindre, je peux approuver ce que tu dis en voyant tes larmes. Mais, troisièmement, quand tu me dis « je souffre », tu ne me fais pas signe pour que je cherche et trouve ce que tu perçois toi-même, car tu ne vises pas un objectif c­ ommun, et je ne peux donc ni t­’approuver ni te désapprouver ; tu me demandes de te croire sur parole, et je ne peux plus me demander que « Dois-je croire ? » (Trin., IX, 6, 9). La question « est-il vrai que tu souffres » ­n’a alors de sens que pour un chrétien qui espère en une vie céleste où les hommes verront les pensées ­d’autrui et vérifieront ainsi ce que, sur terre, ils ne peuvent vérifier (Enchiridion, 32, 121 ; Civ. Dei, 22, 29 ; etc.). Est-ce que je n­ ’emploie cependant pas le verbe « croire » pour parler de moi ? Je dis que « je me crois amoureux » c­ omme je dis « je te crois amoureux » ; je dis « je ne me crois pas peureux », mais tu dis « tu l­ ’es ». Et quand je te ­confesse ma vanité, tu ­m’objectes : « Tu te crois vaniteux, tu ne ­l’es pas ». Il faut donc distinguer, ­comme saint Augustin, parmi les énoncés autobiographiques ceux qui ­s’apparentent à « je souffre » ou « je vis » et ceux qui ­s’apparentent à « ­j’aime » ou « je suis vaniteux ». Mais lorsque saint Augustin lutte ­contre les académiciens, il n­ ’a besoin que de propositions indubitables et ne se soucie pas de cette distinction. Lorsque saint Augustin et Descartes se servent de la ­conscience pour dissoudre les doutes philosophiques, ils ne se posent pas le problème de distinguer les actes de pensée évidents et ces dispositions mentales q­ u’on appelle puissances, habitudes ou facultés. Il est par c­ onséquent incorrect de prendre les phrases où ils répondent à leurs questions pour des réponses

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à ­d’autres questions ou aux questions des autres. Il est incorrect d­ ’écrire ­qu’ils appellent indubitables les phrases « je suis intelligent » ou « je suis studieux » ou ­qu’ils déclarent « je vois ma vanité ». Descartes lui-même dénonce ces incorrections. À ses objecteurs, il réplique : premièrement, vous ­confondez ­conscientia et reflexio (A.T., IX, 225), et vous imaginez ainsi la première c­ omme une c­ onnaissance « réflexe », alors que la proposition « ­j’ai ­conscience de douter » appartient à la Logique et la proposition « je fais attention à mon doute » dépend de la Psychologie ; deuxièmement, vous ­confondez les processus mentaux que je dis évidents avec des facultés ou puissances dont je ne parle pas (VII, 246-247) et qui, en suite de votre ­confusion, apparaissent dans le costume ridicule de petites entités (II, 598). Lorsque les augustiniens, après victoire sur le Doute, aménagent les positions c­ onquises, ils divisent le langage de l­ ’âme en deux districts. Dans le premier, où ils disent « Cogito », ils ne ­concluent jamais q­ u’ils ont mal ou q­ u’ils se sentent fatigués. Dans le second, ils tirent des c­ onclusions au sujet de leurs attentes, de leurs peurs, de leurs opinions ou, généralement, sur eux-mêmes, et, ce faisant, ils utilisent le même critère que celui q­ u’ils utilisent l­orsqu’ils tirent des ­conclusions au sujet ­d’autres personnes. Ils arguent, de leur imagination, par exemple, c­ omme ils arguent de ­l’imagination d­ ’autrui. Ils utilisent la même méthode expérimentale pour ­connaître leur esprit et les autres esprits ; ils s­’accordent aux successeurs médiévaux ­d’Aristote pour fonder toute c­ onnaissance des esprits sur un travail inductif. Ainsi, Vital du Four parle le langage de Duns Scot et de saint Thomas : Sic ergo de anima nostra cognoscimus quia est et quod in nobis est, et de aliis similiter per operationes, a posteriori1. Et ­comme ­l’argutitio, la speculatio à propos de ce ­qu’est ­l’âme, vise autant l­ ’âme d­ ’autrui que la mienne2. Cinq siècles plus tard, Reid parlera encore la même langue. ­S’il est absurde de faire jouer, sur la scène de la ­conscience, aux énoncés en première personne un rôle augustinien ­qu’ils ne jouent ni chez saint Augustin ni chez Descartes, il est encore plus absurde de leur faire jouer un rôle q­ u’ils ne peuvent jouer ni chez ­l’un ni chez ­l’autre : le rôle du « Ich denke », plus ou moins transcendantal, que les tournées théâtrales de la philosophie allemande glorifient depuis près de deux siècles. Rôle où un « Je », sûr de 1 Note des éditeurs : « Ainsi donc, à propos de notre âme, nous savons ­qu’elle existe et ­qu’elle est en nous et à propos de ­l’âme des autres, nous les ­connaissons de la même façon par leurs opérations, a posteriori » 2 Matthieu ­d’Aquasparta, Quaestiones de Fide et de Cognitione, Florence, 1903, vol. I, p. 325.



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soi et propriétaire général de pensées, proclame, selon les circonstances, son existence, son doute ou son mal de tête. Mais ce personnage accapareur qui déclamerait en latin « Ego cogito me » paraît ordinairement inutile aux représentations latines, par flexions, de la ­conscience : « dubito, intelligo, vivo… » Paraît-il nécessaire aux représentations françaises ? Descartes dit « je suis » parce q­ u’il ne peut dire « suis » sans dire « je », « es » sans dire « tu », « est » sans dire « il ». Il dit « je pense », « je doute », « ­j’ai mal », ­lorsqu’il décrit sa c­ onscience, non pour démontrer q­ u’une personne est impliquée dans la pensée, le doute ou le mal de dent, mais parce que les pronoms personnels jouent en français, à la manière de préfixes (je-pense, tu-penses, etc.), le rôle de flexions que jouent les suffixes latins. Il ne peut pas parler autrement. Et il ne ­comprendrait pas des philosophes qui, sous prétexte d­ ’améliorer son style (A.T. III, 390), lui proposeraient, en imitant le germanique « es regnet », de remplacer « Je pense » par « il pense », donc ­d’utiliser un pronom neutre inconnu en France. Ou cette proposition lui semblerait un non sens, car elle introduit un pronom à la troisième personne dans le c­ ontexte de la première : il est aussi absurde de dire « il suis » que de dire « je ciel patate1 ». Ou la proposition lui rappellerait le ­contre-sens que ­commettait Gassendi qui plaçait sur le même plan les énoncés en première et en troisième personne, alors que le doute méthodique distingue les uns des autres. Dans ce « il pense » où les cartésiens trouveraient l­’incorrection « Ego cogitat et non cogito », les médiévaux auraient retrouvé l­ ’erreur averroïste : celle de Siger de Brabant qui prétendait que la pensée pense ou que la chaleur chauffe. Contre cette erreur, ils auraient invoqué le langage normal : ils auraient dit (­comme Albert le Grand) que ­c’est l­ ’homme qui entend et non ­l’entendement, et (­comme saint Thomas) que c­ ’est cet homme qui voit, que ­c’est moi qui vois, que ­c’est nous qui voyons et non la vision qui voit. Appuyés au De libero Arbitrio de saint Augustin (II, 7, 15), ils auraient ­conjugué : cogito, cogitas2… Gilles de Rome, Guillaume ­d’Auvergne, Olivi, Peckham, Richard de Middletown, saint Bonaventure, Thomas de Sutton, Vital du Four auraient rappelé à propos des verbes qui décrivent la ­conscience que la philosophie ­commence avec le respect de la grammaire. 1 Note des éditeurs : « je ciel patate » apparaît dans le tapuscrit original. La version publiée dans Mind propose : « il blabla je ». 2 Note des éditeurs : le tapuscrit original proposait : « je pense, tu penses, il pense… ».

PROTHÈSE : ­L’APPUI DES THÉRAPEUTIQUES LINGUISTIQUES

WITTGENSTEIN ET LES PROBLÈMES DE LA CONNAISSANCE ­D’AUTRUI12 Remarque3 liminaire : Les problèmes philosophiques doivent être totalement anéantis (51).

Nous avons, ­comme on dit, nos problèmes ; les philosophes ont les leurs. Nous avons des problèmes de la ­connaissance d­ ’autrui ; les philosophes en ont ­d’autres. Notre inquiétude nous propose normalement, en effet, des questions ­comme : « Bébé qui crie a-t-il faim ? » ou : « Ma femme ­m’aime-t-elle ? » ; alors que l­’inquiétude profonde (47) des philosophes demande : « Sous les cris d ­ ’un bébé et les sourires d ­ ’une femme, existe-t-il un esprit ? ­S’il existe, pouvons-nous le c­ onnaître ? Si nous pouvons le c­ onnaître, ­comment le c­ onnaissons-nous ? » Demande, pour nous, anormale. Demande ­d’anormaux ? Wittgenstein traite les philosophes ­comme des malades et invente une nouvelle méthode (II, 26) qui les guérira de leurs maux. Comment ? En les calmant. Comment dissipera-t-elle leur inquiétude ? En résolvant leurs problèmes ? Non : en dissolvant ceux-ci (48, 51, 91, 155). De quoi sont-ils donc malades ? De mauvaises façons de parler (47). Sans doute, ils emploient des mots que nous utilisons : ­connaissance, être, je, objet, etc. (48) ; mais ils ne les emploient ni c­ omme nous ni c­ omme 1 Revue philosophique de la France et de l­’étranger, T. 150, 1960, p. 297-312. 2 ­L’auteur de cet article ­n’a jamais entendu parler Wittgenstein et ­n’a donc aucun privilège pour parler de celui-ci. S­ ’il ose parler, c­ ’est parce que Wittgenstein lui semble méconnu des Français et parce que la publication des Philosophical Investigations (Oxford, 1953) lui donne occasion de le faire mieux c­ onnaître. Les c­ hiffres entre parenthèses désignent les pages de ce livre ; les c­ hiffres précédés de I et II désignent les pages de l­’étude de G. E. Moore, ­Wittgenstein’s Lectures, Mind, 1954 et 1955. 3 Je ne pourrai jamais écrire que des remarques, avoue Wittgenstein (IX).

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ils utilisent eux-mêmes (humblement) les mots table, cuisine ou tennis (44). Quand ils demandent : « Un colonel pense-t-il ? », posent-ils la question que parfois malheureusement nous posons (126) ? Quand ils ­confessent : « Je ne peux pas ­connaître vos sentiments », leur dirons-nous : « Essayez » ? Ou ils interprètent bizarrement nos expressions ordinaires (19), ou leur bizarrerie s­ ’exprime par des tournures extraordinaires (47). Ou donc, dans leur désordre, ils ne c­ omprennent plus notre langage quotidien ni le leur1, ou ils inventent un langage aussi incompréhensible que celui d­ ’un fou qui c­ ommande : Lait moi sucre (138). Leurs problèmes naissent de leurs dérèglements linguistiques (51). Précisément : de leur désobéissance aux règles des jeux de paroles2. Or, le sens ­d’un mot ou ­d’un assemblage de mots est déterminé par le système des règles qui fixent son emploi3 (I, 298). Les énoncés philosophiques ­n’ont, partant, pas de sens4 (48). Et chaque philosophe, perdu dans le brouillard (222) de ses absurdités, ne fait que répéter : « Je suis un égaré5. » Principaux symptômes de son égarement : 1o Le « hors jeu ». – Les malades soustraient des mots aux textes où nous les utilisons, extraient des phrases de leurs ­contextes usuels, profèrent ainsi des paroles hors ­d’usage q­ u’ils dotent ­d’une signification absolue, alors que nos paroles ­n’ont de signification que relativement aux ­conditions – verbales ou non – dans lesquelles nous avons appris à jouer avec elles (6, 10, 20, 24, 36, 44, 53, 73, 220). Ils posent, par exemple, hors de tous les jeux où leurs mots ont des rôles et donc hors de tout 1 Quand nous philosophons, nous ressemblons aux sauvages, aux primitifs qui entendent parler des civilisés, interprètent mal les paroles de ceux-ci et tirent d­ ’étranges c­ onclusions de leur interprétation (79). M. Macdonald traduit : les philosophes « emploient des mots ordinaires tout en privant ceux-ci de leur fonction ordinaire » (The ­philosopher’s use of analogy, Logic and Language, Oxford, 1955, I, p. 82). 2 Wittgenstein utilise l­’expression Sprachspiel (language-game) pour désigner parfois le système (I, 6) ­d’une langue, parfois ­l’usage de cette langue, ­c’est-à-dire la parole, parfois enfin la parole et les actes auxquels celle-ci est mêlée (5). Il illustre cette expression en ­comparant, ­comme Saussure, le langage au jeu ­d’échecs. 3 Formule de M. Schlick que ce dernier attribue à Wittgenstein (Meaning and verification, Phi. Rev., 1936, p. 341). 4 Cf. B. A. Farrell, An appraisal of therapeutic positivism, Mind, 1946. 5 Ein philosophisches Problem hat die Form : « Ich kenne mich nicht aus » (49). (Note des éditeurs : « Un problème philosophique est de la forme : “Je ne m ­ ’y retrouve pas” », L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, tr. fr. F. Dastur, M. Elie, J.-L. Gautero, D. Janicaud, E. Rigal, 2005, § 123, p. 87.)



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langage1, des questions c­ omme : « Ceci est-il simple ou c­ omplexe ? » « Ceci est-il un état mental ? » (21, 61). Quelques signes diagnostiques : a) Les ­contradictions (50). – Un homme qui demande : « Peut-on jouer aux échecs sans la reine ? » « Puis-je éprouver ton mal de dents ? » « Un tigre sans raies est-il un tigre2 ? » est un philosophe. ­S’il a appris à dire « tigre » pour dénommer un carnassier à peau rayée, ne se c­ ontredit-il pas, en effet, en parlant ­d’un tigre sans peau rayée ? b) Les essences cachées (43). – Le philosophe qui cherche des dents dans le bec ­d’une poule y trouve des dents invisibles : il cherche le sens des mots « être » et « objet », or il a privé ceux-ci de tout sens visible en les arrachant aux circonstances où ils poussaient et dont ils sont manifestement signes3, il doit donc imaginer que le sens cherché se cache dans des idées ou essences spirituelles que les mots signifient4 (­comme une entaille dans une pierre signifie un trésor enfoui), puis inventer une intuition (84) qui lui permette de découvrir tout ­d’un coup (80) ­l’essence secrète des êtres et des objets (48). c) Les définitions (73). – Quand un chercheur ­d’essences cachées vous demande : « ­Qu’est-ce que le jeu ? », n ­ ’espère-t-il point que vous lui fournirez une réponse définitive (43) ? Quand les philosophes questionnent, ils quêtent des définitions. Mais ­comment leur dire où finit le jeu, où il ­commence (33-36)5 ? ­N’avons-nous pas appris à parler de jeux enfantins, de Jeux Olympiques, de jeux mathématiques, de jeux de mots, etc. ? Appris, donc, à étendre indéfiniment le domaine des jeux ? Notre ­concept « jeu » paraît illimité (31-33)6. 1 Je ne puis que dans un langage signifier quelque chose par quelque chose (18). Formule très « saussurienne ». 2 Exemples de Wittgenstein (J. Wisdom, Other minds, Mind, 1940, p. 370-372). 3 La signification d­ ’un mot est donc « médiatisée » par les circonstances où ce dernier est utilisé. P. F. Strawson voit dans « ­l’hostilité à la doctrine de ­l’immédiation » une des ­constantes des Philosophical Investigations (Mind, 1954, p. 92, 98). 4 Rapprocher : Wo unsere Sprache uns einen Körper vermuten lässt, und kein Körper ist, dort, möchten wir sagen, sei ein Geist (18). (Note des éditeurs : « Là où notre langage nous suggère ­qu’il y a un corps et ­qu’il ­n’y en a pas, nous aimerions dire ­qu’il y a un Esprit », L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., § 36, p. 48.) 5 Des linguistes parlent exactement c­ omme Wittgenstein : « Où c­ ommence et où finit le genre “pot”, par exemple, ou le genre “marmite” ? » (A. Dauzat, La géographie linguistique, Paris, 1922, p. 123). 6 Cf. M. Chastaing, Jouer ­n’est pas jouer, J. Psy., 1959.

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Remède : ramener mots et phrases chez eux, ­c’est-à-dire à la maison des situations où ils sont utilisés (48, 155). Posologie : en cas de crise philosophique, prendre les paroles critiques et se demander : « Dans quelles circonstances les prononçons-nous ? » (48, 61, 188 ; II, 19). 2o Le dénominateur ­commun. – Les malades se défendent : ils veulent définir ce qui est c­ ommun, en toute circonstance, à tout jeu ; ils voudraient ­contempler l­ ’essence de ­l’Art par laquelle c­ ommunient tous les arts. Et ils attaquent : pour que nous appliquions un nom ­commun, ­comme « jeu » ou « art », à différentes activités, il faut que ces activités aient un dénominateur ­commun. Faut-il donc, pour parler de vol, que le vol ­d’un aviateur ait quelque chose de c­ommun avec le vol d ­ ’un malfaiteur ? Nos ancêtres chasseurs passèrent ­d’un vol à un autre par ­l’intermédiaire d­ ’animaux volatiles et voleurs de gibier. Nous passons graduellement ­d’un mode d ­ ’emploi du mot « bureau » à un autre, sans penser à une Idée de Bureau dont participeraient une étoffe, un meuble, un local, une société et un établissement public. La sémasiologie des transitions graduelles dissipe le mystère des Idées trop générales (II, 17). Remède, donc : Ne dites pas : « Il doit y avoir quelque chose de c­ ommun » à toutes les substances, qualités ou actions que désigne un même mot, mais regardez et voyez ­s’il y a quelque chose de ­commun. Regardez le fonctionnement du mot « occupation », et voyez si l­’« occupation d­ ’un ouvrier » a quelque chose de ­commun avec ­l’« occupation d­ ’une place ». Si un coup est « sec » ­comme un terrain et un terrain « sec » c­ omme un champagne1. Si la vie du verbe « prendre » est aussi unie que celle d­ ’« écobuer ». Apprenez à ­connaître, par des exemples, ­comment travaillent les mots (31-32, 51, 109). Prenez, éventuellement, quelques doses d ­ ’exemples dans des traités de Sémantique. 3o La diète partielle (155)2. – Sans doute, des philosophes s­ ’abstiennent ­d’alimenter leurs spéculations au moyen ­d’exemples ; mais ­d’autres ne 1 Cf. R. Wells, Meaning and use, Word, août 1954, p. 24. Dans ce numéro de Word, la philosophie de Wittgenstein ­conflue avec la linguistique structurale (cf. S. Ullmann, The ­concept of meaning in linguistics, Archivum Ling., 1956, p. 18-20). Mais ­confluence ­n’est pas influence. Wittgenstein a-t-il été influencé par des linguistes ? A-t-il influé sur la linguistique ? 2 Einseitige Diät.



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nourrissent leurs pensées que ­d’une espèce ­d’exemples. Ces derniers philosophes finissent par oublier ­l’existence d­ ’espèces différentes. Ils universalisent, en c­ onséquence, des façons particulières de parler : de « quelques », ils font « tous » ; d­ ’une partie, la totalité (3, 13, 18, 37, 110, 155). Observezles : métaphysiciens qui substituent « identique » à « semblable », quoique ces deux termes ne soient que parfois synonymes (91), ou psychologues qui supposent ­qu’un motif est le motif (II, 19). Souvent philosophes du langage, ils ont l­ ’habitude de traiter tous les mots c­ omme des noms et tous les noms ­comme des noms propres (18-20 ; I, 9). Remède : la spécification explicite. Formulez les ­conditions spéciales dans lesquelles des paroles X ont une signification Y, bornez ainsi expressément cette signification avec des ­conditions spécimens. « Dans ce cas… » « Dans ces cas… » II vous suffira parfois de dire : « Dans un grand nombre de cas… » Pour préparer ce remède, c­ omplétez la formule déjà prescrite : « En quelles circonstances disons-nous que… ? », par la question : « ­N’y a-t-il pas des circonstances où nous parlons différemment ? » Si, par exemple, vous êtes tentés de juger les jeux ­comme des ­compétitions, non seulement demandez : « Quels jeux ? », mais encore : « Existe-t-il des jeux sans ­compétiteurs ? Et lesquels ? » Vous apprendrez par vos demandes à ­comparer les divers modes ­d’emploi du mot « jeu » (3, 20, 30, 32, 50). 4o « ­L’erreur de catégorie1 ». – Les philosophes, parce ­qu’ils ne ­s’exercent pas à c­ omparer les domaines sémantiques de leurs vocables, c­ ommettent la faute de c­ onfondre ces domaines (24, 43). Leur langage ressemble lors à un tennis où pousseraient les « buts » du football, à un ring où ­combattraient des boxeurs de catégories différentes (231). Imiteraient-ils ces humoristes pour lesquels ­l’« erreur de catégorie » est une loi ? Non. Ils ne proposent pas c­ omme des plaisanteries leurs plaisanteries grammaticales (47). ­C’est très sérieusement ­qu’ils font de la psychologie une autre physique (151), ou de la pensée une autre parole (217), ­qu’ils disent que Mlle Durand a un « moi » ­comme elle a des cheveux blonds2, ou que ­l’esprit a des opinions ­comme M. Martin en a (151), ­qu’ils assimilent les raisons de rêver aux causes du rêve (II, 20-21), notre langage à une 1 Cf. G. Ryle, The ­concept of mind, Cambridge, 1951, p. 16-18. 2 J. F. Thomson, The argument from analogy and our knowledge of other minds, Mind, 1951, p. 343.

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langue logique (46) ou la signification du mot au mot lui-même (49). Très sérieusement ­qu’ils prennent des façons imagées de parler pour des propositions empiriques (100-101), des métaphores, où les mots passent de leur champ sémantique à un champ étranger (I, 5, 295), pour des expressions ordinaires. Remède : quelques exercices de « ­commutation1 ». Exercez-vous à demander : « Dans les circonstances où je dis A, puis-je c­ ommuer A et dire Β ? Puis-je donc dire soit A ou B, soit A et Β ? » Demandez, par exemple : « Puis-je dire : “Est-ce que je souffre ?” c­ omme je dis : “Est-ce que j­ ’aime ?”, “­J’éprouve pendant quelques secondes un violent chagrin” c­ omme : “­J’éprouve pendant quelques secondes une violente douleur” ? » Et vous ne succomberez plus à la tentation ­d’introduire l­ ’amour et le chagrin dans la catégorie des sensations où vous mettez la douleur voire la souffrance (61, 154, 174). Demandez : « Puis-je dire que je parle avec des mots et des phrases2 ? Q ­ u’un joueur ­d’échecs utilise des pièces et des gambits ? » Et vous ne serez plus tentés de placer les noms au même niveau que les propositions (24). Apprenez donc, par des demandes où vous employez une phrase en ­contraste avec ­d’autres, un vocable en opposition à ­d’autres (9, 90), à reconnaître à la fois les différences sémantiques ­qu’établit systématiquement le langage habituel et les erreurs des philosophes qui violent le « système de différences3 » de leur langue. Ce remède, ­comme les précédents, procède ainsi ­d’une psychanalyse dont voici le règlement : pour que les philosophes se guérissent, les rendre ­conscients de leurs excentricités verbales4 ; pour les rendre ­conscients de ces excentricités, leur redonner ­conscience du langage ordinaire qui, parce q ­ u’ordinaire, passe inaperçu (43-49). Les rappeler (50) à ­l’ordre linguistique, grâce à une claire exposition de nos façons de parler (6, 51, 133, 167). Le thérapeute qui, ­comme Descartes, aime ­l’ordre et la clarté5, ­comme Socrate ­n’enseigne rien : exposant 1 Vocable cher aux « glossématiciens ». Justifié par la vingtième remarque où, ­comme ceux-là, Wittgenstein fait du mot la plus petite « unité de ­commutation » qui puisse avoir valeur de phrase (8, 9), et par la remarque 558 où Wittgenstein emploie le fameux « substitution test » pour identifier le sens ­d’un mot (cf. L. Hjelmslev, Prolegomena to a study of language, Indiana, 1953, p. 66). 2 Cf. G. Ryle, Ordinary language, Phi. Rev., 1953. 3 Formule de Saussure. 4 Les problèmes philosophiques naissent quand le langage s­’émancipe (19). 5 Malebranche pratique déjà la méthode wittgensteinienne (Recherche de la vérité, VI, 2, 7).



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du langage quotidien, il ne propose jamais que des banalités (42, 47, 50 ; II, 27)1. Voici les banalités ­qu’il offre aux malades de la ­connaissance d­ ’autrui. « Je ne peux sentir ton mal de dents » est synonyme de : « Je sens ton mal de dents » ­n’a pas de sens (II, 11). Puis-je avoir une de tes dents de lait ? Oui. Puis-je avoir mal à tes dents ? Non (91, 123). Pourquoi ? Pour une affaire de grammaire (II, 11). Non pour une affaire d­ ’expérience physique ou psychique c­ omme celle qui t­ ’apprend que tu ne peux avoir ma taille, voire ma mémoire (II, 16). ­N’avons-nous pas, en effet, toi et moi, appris une langue dont les règles qui nous défendent de dire : « Deux hommes est venu » ou : « Je est » (I, 291), nous défendent aussi de dire : « Je suis toi », ou : « Je sens ta souffrance » ? ­N’as-tu pas appris à dire « ma douleur » pour désigner la douleur que tu éprouves et « ta douleur » ou « sa douleur » pour désigner la douleur que tu n ­ ’éprouves pas (101) ? Tu te c­ ontredirais donc si tu parlais d­ ’éprouver ma douleur2, c­ omme si tu affirmais : « Je fronce tes sourcils », ou : « Je rêve tes songes. » La formule : « ­J’ai ton mal de dents » est aussi absurde que : « Je dessine un triangle à quatre angles » (I, 297). La formule : « ­J’ai mon mal de dents » ­n’est-elle pas alors nécessairement vraie ? Elle ne paraît ni vraie ni fausse aux parleurs que guide le mode d­ ’emploi habituel des mots « vrai » et « faux » (I, 290)3. Selon ce mode ­d’emploi, nous jugeons vraie la proposition : « Pierre est plus petit que Paul », parce que nous jugerions fausse la proposition ­contraire. Mais la formule ­contraire de : « ­J’ai ton mal de dents » ­n’est pas fausse : elle est absurde4. Conséquence : « ­J’ai mon mal de dents » est également absurde. 1 Sie stellt nur ­fest, was Jeder ihr zugibt (156), dit Wittgenstein de sa « philosophie » (Note des éditeurs : « La philosophie établit seulement ce que chacun lui c­ oncède », L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., § 599, p. 222). 2 Même si un savant, qui unirait nos cerveaux et nos nerfs, nous permettait de souffrir de la même dent (91, cf. M. Schlick, Meaning and verification, Phi. Rev., 1936, p. 361 ; J. Wisdom, Ludwig Wittgenstein, Mind, 1952, p. 259). 3 Cf. D. W. Hamlyn, Analytic truths, Mind, 1956, p. 362. 4 A. J. Ayer aime mieux dire : trivial (The foundations of empirical knowledge, Macmillan, 1940, p. 138). G. Ryle : unexciting (The ­concept of mind, p. 209).

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­L’adjectif « mon » perd, en effet, toute signification dans une phrase où, quelles que soient les circonstances, ni « ton » ni « son » ne peut le remplacer1. Quand ­l’ami d­ ’un mari jaloux déclare à celui-ci : « ­J’aime ma femme », il lui signifie : « Je n­ ’aime pas la tienne » ; mais quand un philosophe souffrant déclame : « Je sens ma souffrance et non la tienne », ou : « Je suis seul à sentir ma souffrance », ou encore : « Je ne puis jamais sentir que ma souffrance », il parle pour ne rien dire (I, 289, 294)2. Parlent donc pour ne rien dire les beaux parleurs qui ajoutent aux expressions normales de leur « expérience » l­’ornement solipsiste (122 ; II, 15)3 ­d’un adjectif possessif4 : « ­J’éprouve mes émotions sans jamais éprouver celles des autres », « Je vois mes couleurs et ne peux voir que les miennes », « Je ne peux expérimenter que mon expérience… » Parlent pour ne rien dire les stylistes du « prédicament égocentrique » qui semblent découvrir par leur façon de parler du je ce que découvrent, à tout parleur, les règles d­ ’opposition des pronoms : « Le Je vécu ­n’est jamais que le Je propre », « Je suis je5… » Tous ces parleurs fabriquent la même espèce ­d’absurdité : ils prétendent exprimer par remploi du langage ce qui est obligatoirement6 incarné dans la grammaire (II, IG). « ­J’ai mal aux dents » et « Tu as mal aux dents »… ne sont pas deux valeurs de la fonction propositionnelle « X a mal aux dents » (II, 11-12). S­ ’il ­m’est défendu par la langue de demander : « Puis-je sentir votre douleur ? », ­n’ai-je pas droit de demander : « Puis-je la ­connaître ? » – Pourquoi 1 Nothing can characterize reality, except as opposed to something else which is not the case (II, 16, cf. 90). Principe ­d’opposition, cher à la « linguistique structurale ». 2 N. B. – Wittgenstein a) Ne nie pas que des expressions ­comme : « ­J’ai mal à ta poitrine », ou : « Je suis moi », ­n’aient parfois un sens dans notre langage (123, 221) : il nie ­qu’elles aient un sens dans le jargon philosophique ; b) Il ne donne pas même sens au mot « absurde » quand il juge absurde « A ­n’est pas A » et absurde « A est A » ; c) II accepte ­qu’on qualifie de « vraies » les tautologies – ­comme Mauthner qui les appelle « vides et vraies » – si on ajoute q­ u’elles sont « vraies » en un tout autre sens que des propositions empiriques : vrai, opposé à absurde, diffère de vrai, opposé à faux. 3 Ne pas ­confondre le solipsisme attaqué ici avec celui que défend le Tractatus (cf. J. Hintikka, On ­Wittgenstein’s solipsism, Mind, 1958). 4 Comme ceux qui ajoutent à toute proposition : « Je pense », « ­J’ai c­ onscience de… » (12). 5 M. Merleau-Ponty n­ ’apprend rien à un Français qui doit utiliser je, tu, il c­ omme préfixes flexionnels, ­lorsqu’il lui parle de : « Je indéclinable. » 6 Comme Saussure, Wittgenstein c­ onjugue l­ ’arbitraire verbal avec l­ ’obligatoire (116, 138139 ; I, 298-299).



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le demander ? Ne ­comprenez-vous pas, en cet instant, que je souffre ? – Je ­n’en suis pas sûr ­comme je suis « introspectivement » sûr de souffrir au moment où je souffre, et, puisque je ­n’en suis pas sûr, ne m ­ ’est-il pas impossible de dire : « Je sais que vous souffrez » ? Ce que vous ne pouvez pas dire, ­c’est : « Je ­connais votre mal ­comme je ­connais le mien », car si vous ­connaissiez mon mal ­comme le vôtre, le mal que vous c­ onnaîtriez serait le vôtre et non le mien1. Quand donc vous demandez : « Puis-je ­connaître votre douleur ? », parce que vous voulez demander : « Puis-je ­connaître introspectivement une douleur qui ne ­m’est ­qu’extraspectable2 ? », votre question est absurde : vous savez que vous devez répondre « non ». Quand un amateur de jargon solipsiste demande : « Comment puis-je c­ onnaître votre douleur ? », sa question est absurde : impossible d­ ’y répondre. Est-il, en effet, possible de répondre à une question semblable aux questions suivantes : « Comment voir avec les oreilles3 ? », « Comment, après avoir séparé serviettes et torchons, retrouver des serviettes parmi les torchons ? » Rappelez-vous que notre grammaire sépare les propositions : « Je souffre » et : « Vous souffrez »… Car, si je dis : « Vous souffrez », on a toujours droit de me dire : « Comment le savez-vous ? », et, si on me le dit, je dirai : « Votre c­ onduite ­m’apprend votre douleur : vos doigts se crispent, votre visage paraît tendu… ; votre ­conduite vérifie ainsi mon jugement » (89 ; II, 11). Mais quand je dis : « Je souffre », 1o Je ne parle pas de ma c­onduite : je n­ ’apprends pas mon mal par mes grimaces, ­j’ai mal ; 2o La question : « Comment savez-vous que vous souffrez ? » apparaît ­comme insensée, la question donc : « Comment établir, justifier ou vérifier la proposition : “Je souffre” ? » paraît un non-sens (99 ; I, 14 ; II, 12)4. ­C’est pour répondre à des questions absurdes, par c­ onséquent, que les philosophes inventent ces fameux instruments de la c­ onnaissance de soi : le sentiment intérieur ou la c­ onscience et ­l’introspection. Mais, ­d’une part, en répondant : « Parce que je sens mon mal, parce que ­j’ai ­conscience de mon mal » à la demande : « Comment savez-vous que vous avez mal ? », ils ne signifient que : « Parce que ­j’ai mal » (II, 12). ­D’autre part, en répondant : « Je ­connais mon mal par inspectio », ils 1 2 3 4

Cf. J. Wisdom, Other minds, Oxford, 1952, p. 158. Cf. J. L. Austin, Other minds, Logic and Language, Oxford, 1955, II, p. 158. Cf. J. Jörgensen, Remarks ­concerning the ­concept of mind, Theoria, 1949, p. 122. Cf. S. Hampshire, The analogy of feeling, Mind, 1952, p. 3.

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supposent que ­j’enquête ­comme un inspecteur afin de savoir si ­j’ai mal ou si je n­ ’ai pas mal, et la supposition est folle : la phrase : « Je ne sais pas si j­ ’ai mal ou non » ­n’a pas de sens, alors que la proposition : « Je ne sais pas si vous avez mal » en a un ; les phrases : « Peut-être que je souffre, il me semble souffrir » ­n’ont pas de sens, alors que la proposition : « Vous paraissez souffrant » est normale (123, 191 ; II, 12). Il n­ ’est pas insensé de dire que les autres doutent de ma douleur, mais il ­l’est de dire que ­j’en doute (89, 98)1. Indubitable ­comme invérifiable : « ­J’ai mal » n­ ’est pas sur le même plan grammatical que : « Tu as mal » ou « Il a mal ». Le solipsisme serait donc correct ­s’il jugeait seulement que « ­J’ai mal aux dents » et « Il a mal aux dents » appartiennent à des plans différents… Mais quand le solipsiste prétend q­ u’il a quelque chose q­ u’autrui n­ ’a point, il est absurde et ­commet ­l’erreur même de mettre les deux jugements sur le même plan (II, 16). Il est correct de dire : « Je sais ce que vous pensez », incorrect de dire : « Je sais ce que je pense. » (Tout un nuage philosophique ­condensé dans une goutte de linguistique) (222). Le proverbe : « II ­n’y a que moi qui sache si je souffre » ­n’est pas seulement futile : il est faux. Faux parce que : 1o Je ne c­ onnais2 pas mes sensations ; 2o Je c­ onnais parfois celles ­d’autrui (89). 1o Un homme écrit : « ­J’ai mal aux pieds et je ne ­l’ignore pas. » ­C’est un humoriste. Car on ne peut dire de moi, sinon par plaisanterie, que je sais avoir mal (89). Pourquoi ne peut-on pas le dire ? Parce q­ u’on dit : « Je sais », ou on peut dire aussi : « Je crois », voire : « Je suppose » (221). Ν ­ ’opposez-vous pas un mari jaloux qui croit sa femme infidèle à un mari trompé qui sait ou ­connaît ­l’infidélité de sa femme ? Un électeur qui suppose que tous les candidats à la députation sont malhonnêtes à un député qui ­connaît la malhonnêteté de quelques collègues ? Or, les expressions : « Je suppose que je souffre », et : « Je crois que je souffre » paraissent aussi bizarres 1 L ­ ’expression du doute ­n’a pas de place dans le jeu linguistique où je parle de ma douleur. Si une personne disait : « Peut-être bien que je souffre, peut-être bien que je ne souffre pas », je penserais q­ u’elle ne sait pas ce que signifie le mot français « souffrance » (98-99). Wittgenstein est ici plus cartésien ­qu’il ne croit (cf. M. Chastaing, Consciousness and evidence, Mind, 1956). 2 Quand les Anglais ­n’emploient que to know, les Français emploient deux verbes : parfois ­connaître et souvent savoir. La « theory of knowledge », officiellement inaugurée par Locke, ­n’est pas une théorie de la c­ onnaissance, mais du savoir.



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que : « II me semble que je souffre » ; donc, il paraîtrait bizarre – puisque « savoir », « croire » et « supposer » travaillent sur un même champ sémantique – d­ ’affirmer1 : « Je sais que je souffre. » Si je me sens pincé ou percé par ce que ­j’ai appris à nommer « douleur », je ne sais pas que ­j’ai une sensation de douleur. Je ne sais pas que ­j’ai des sensations olfactives et visuelles. Je ­n’emploie pas le verbe « savoir » quand je parle de ce que je sens ou de ce que les techniciens appellent mes procès mentaux (223). Est-ce que pourtant je ne parle point quelquefois ainsi : « Je ne sais pas si ­j’ai du chagrin, je sais maintenant que je suis amoureux » ? Si. Mais « chagrin » et « amour » ne dénomment pas des états ou faits sensibles, ­comme « excitation », « dépression » et « douleur » : ils dénomment des dispositions (voire capacités), ­comme « vaniteux », « astucieux », « crédule »… Et ­j’apprends mes dispositions par ce que je dis et ce que je fais, tout de même que j­’apprends les dispositions des autres par les paroles et les actes de ceux-ci (59, 61, 154, 174)2. Mais si je peux ­conclure que je ­t’aime, sans jamais ­conclure que je souffre, il n ­ ’en suit pas que des propositions c­ omme « ­j’aime », « ­j’ai peur » ou « je crois » soient toujours des c­ onclusions : leur nature dépend de leur ­contexte particulier. Il y a des circonstances où elles traduisent une découverte sur les lois de ma c­ onduite, il y en a d­ ’autres où elles n­ ’ont que valeur expressive, ­d’autres où je les emploie simplement ­comme moyens de ­converser avec autrui, etc. Il y en a aussi où je ne puis répondre à la question de savoir si « ­J’ai peur » est une manifestation de frayeur, un rapport sur des sensations ou une réflexion (61, 151-154, 187-189, 192). 2o Souvent les autres savent quand je souffre (89). Souvent je sais quand vous souffrez. Je peux savoir ce que vous sentez, savoir ce que vous pensez (222)3, Et vous me c­ omprenez quand je vous dis que je ­connais vos sentiments (48). Comme vous me c­ omprenez quand je dis être certain de votre douleur (224)4. Ou quand je dis : impossible de douter de celle-ci (102). 1 Généralement. Car je peux singulièrement crier : « Mais je sais bien que ­j’ai mal ! » si, par exemple, un interlocuteur doute de ma migraine. 2 G. Ryle développe, dans son Concept of mind, le thème des dispositions que propose Wittgenstein (cf. M. Chastaing, La ­connaissance des esprits selon G. Ryle, J. Psy., 1955). 3 Si je dis ­d’une personne : « Elle seule c­ onnaît ses raisons ­d’agir », ­c’est parce que je lui demande celles-ci et q­ u’elle ne se c­ onfie pas à moi (224). 4 Mais je ­n’en suis pas certain ­comme de « deux et deux font quatre ». Il y a plusieurs modes ­d’emploi du mot « certitude » (224). Wittgenstein retrouve le « sens ­commun » de Reid.

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Objection philosophique : je ne vois pas votre souffrance, je ne vois que votre ­conduite. Réponse : si votre ­conduite ­m’apprend votre souffrance, il ­n’en suit pas que le syntagme « votre souffrance » signifie « votre ­conduite » : quand j­’ai pitié ­d’un homme qui a le mal de tête, je ­n’ai pas pitié de lui parce que ses doigts pressent son front (Π, 13)1. Réplique du philosophe : si votre pitié vise une douleur que votre vision ­n’atteint pas, c­ ’est que vous supposez, sous le « ­comportement » visible et associé à celui-ci, une douleur invisible ; vous ne pouvez donc que croire à cette douleur, vous ­n’avez pas le droit de dire que vous la ­connaissez (97, 101, 179). La réplique est à la fois fausse et absurde. Sans doute, premièrement, nous pouvons décider de remplacer ­l’expression : « Tu souffres » par : « Je crois que tu souffres. » Mais cette ­convention n ­ ’altère point les faits que décrivent nos paroles (102, 122). Et elle ne doit point être ­confondue avec la c­ onvention présente des parleurs français : pour ceux-ci la croyance ­n’est ­qu’une attitude, parmi d ­ ’autres, à l­’égard d ­ ’autrui. Ils déclarent parfois croire, parfois ne pas croire une personne qui dit : « Je souffre. » Ils peuvent croire, ne pas croire, supposer, ­connaître, ignorer, etc., ­qu’elle souffre (103). Deuxièmement, il semble bizarre ­d’appeler « cachés » les sentiments non seulement d­ ’hommes qui dissimulent leurs sentiments, mais encore ­d’hommes qui les étalent (104). Il semble extravagant, devant un individu que tordent des coliques néphrétiques et qui hurle de douleur, de déclarer : « Je ne vois pas sa douleur » (223). Aussi extravagant que de demander, après électrocution ­d’un ­condamné : « Le courant électrique (invisible) a-t-il passé2 ? » Troisièmement, dans les circonstances où nous parlons ­d’expressions faciales, nous ne parlons pas sérieusement des sensations ou sentiments exprimés c­ omme ­d’« associés » aux expressions. Nous plaisanterions si nous disions ­d’un voisin : « Il est rouge et en colère » (126). La colère ne paraît pas juxtaposée à un visage c­ ongestionné ; la peur ne semble pas ajoutée à des traits. La peur vit dans les traits ­d’un visage (98, 144, 179). 1 Was berichtet der Psychologue ?… Nicht das Benehmen der Menschen, insbesondere ihre Aüsserungen ? Aber diese handeln nicht vom Benehmen (179) (cf. W. Mellor, Three problems about other minds, Mind, 1956, p. 200). (Note des éditeurs : « De quoi le psychologue rend-il ­compte ?… N ­ ’est-ce pas le c­ omportement des hommes, et plus particulièrement ce q­ u’ils expriment par la parole ? Mais leurs expressions ­n’ont pas pour objet le c­ omportement », L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., p. 255.) 2 Cf. J. Wisdom, Other minds, p. 23-27, 45-54.



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Nous la voyons dans celui-ci, nous l­’entendons dans la raucité d­ ’une voix (209). Tous ? Non : des personnes paraissent aveugles à l­’expression ­d’une physionomie (210), ­d’autres paraissent expertes en physiognomonie (227). Toujours ? Non : il y a des expressions transparentes et des expressions énigmatiques, des visages expressifs et des visages inexpressifs, il y a des hommes qui s­’expriment c­ omme nous et des hommes dont la ­culture diffère tellement de la nôtre que nous ne ­comprenons pas leurs expressions (223). Tout « procès interne » a besoin de critères externes (153). 1o Le sceptique monologue ainsi : « Des individus sont capables de dissimuler leurs passions et de simuler des passions q­ u’ils n­ ’éprouvent pas (101, 228). Or, ces individus ­m’ont parfois trompé et ils ne ­m’ont trompé que parce que je ne diagnostiquais pas leur simulation au moment, par exemple, où ils exprimaient de la joie. Je puis donc supposer que toutes les expressions faciales de mes c­ oncitoyens sont trompeuses : que les rires cachent des douleurs, les larmes du plaisir (90, 119). Conséquence : je ne suis jamais assuré des sentiments cachés derrière un visage souriant ou larmoyant. Joie ? souffrance ? honte ? haine ? Je dois toujours douter de ce que sont ces sentiments. Je dois même douter de leur existence : parce que je ne peux ouvrir la boîte aux pensées d ­ ’autrui pour savoir quelles pensées elle ­contient, je ne peux savoir si elle ­contient des pensées (110) ; je peux supposer q­ u’elle n­ ’en c­ ontient pas et me représenter les hommes ­comme des automates » (100, 126, 178). Commentaire : je puis imaginer (quoique difficilement) tous les passants que je vois dans la rue torturés par une souffrance q­ u’ils dissimulent habilement. ­C’est-à-dire : je puis jouer à faire ­comme ­s’ils souffraient (119). Comment ? En me les représentant ainsi que de très bons acteurs (120). Mais pourquoi « jouer » cette représentation (97) ? Parce que tous les hommes ne sont pas des c­ omédiens et parce que tous les ­comédiens ne sont pas des grands artistes. On violerait donc les mots « ­comédiens » et « artistes » si on prétendait les appliquer à tous les hommes1. Conclusion : les sceptiques 1 Comparer : On n­ ’obéit pas toujours aux ordres. Q ­ u’arriverait-il si on ­n’obéissait jamais aux ordres ? Le c­oncept « ordre » perdrait toute valeur (110).

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abusent du langage quand ils soupçonnent, sous toute expression faciale, quelque art de cacher ; ils mésusent du vocabulaire de la tromperie quand ils accusent toutes les expressions d­ ’autrui de pouvoir être trompeuses (90). ­C’est en certaines circonstances que ­j’apprends à qualifier de trompeuses certaines mimiques ou certaines paroles. En d­ ’autres circonstances, j­’apprends à qualifier de respectueuse une posture, à taxer ­d’amour ou ­d’espoir un regard… Ce sont les circonstances qui importent. Ma ­connaissance ­d’autrui est toujours circonstancielle. Exemple : ma ­connaissance de la c­ ompréhension d­ ’autrui. Quand je dis, en effet, que tu me c­ omprends, j­ ’entends que tu répètes, résumes, traduis, c­ omplète (etc.) ce que je t­’ai dit : je signifie les c­ onditions dans lesquelles ta ­compréhension se manifeste. Je ne me réfère pas à un procédé intérieur de ­compréhension qui hanterait c­ omme un esprit le château d­ ’un corps. Je ­n’évoque pas tes pensées c­ omme des revenants qui visitent ce château1 et dont le sceptique aurait droit de c­ ontester ­l’existence (48, 61, 146, 153, 181, 188, 225). Dans quel ­contexte introduis-je donc le mot « pensées » ? Dans un ­contexte humain (113). ­D’une part, en effet, quand je parle ­d’hommes, je parle d­ ’âmes (178). Un homme sans savoir, sans imagination, sans croyances, sans mémoire, sans passions ni sentiments, serait-ce encore un homme ? Supposer des hommes-machines, donc des hommes qui ne sont pas des hommes, ­n’a pas de sens (126). Poser la devinette suivante est insensé : « Ça ressemble à un homme, ça s­ ’appelle un homme, ça a tout ­d’un homme, mais est-ce un homme ou un automate2 ? » Répondre à la devinette, c­ omme si on faisait une découverte et donnait une information : « Ma femme ­n’est pas une machine automatique », est doublement insensé (178)3. 2o ­D’autre part, quand je parle de pensées, je parle de pensées humaines. Je ne puis dire que d­ ’un être humain ou de ce qui se c­ onduit c­ omme un être humain : il est c­ onscient (97), il souffre (98), il espère (153)4… Impossible de le dire d­ ’un corps (178). Aussi impossible que d­ ’attribuer 1 Cf. G. Ryle, The ­concept of mind, p. 15-22. 2 Aussi insensé que de demander : « Êtes-vous ­conscient  ? » à un militaire qui a su rallier des fuyards perdus dans une forêt, après lui avoir déclaré : « Vous avez toutes les qualités ­d’un chef » (126). 3 Mais il ­n’est pas absurde de noter, quand la plupart de mes ­concitoyens se ­conduisent machinalement : « Martin, lui, ­n’est pas un robot » (178). 4 Le mot « espoir » ­s’applique à un phénomène de la vie humaine.



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des angles à un cercle. Impossible donc logiquement de c­ oncevoir une machine qui pense (113). La question : « Les choses peuvent-elles avoir une âme ? » (98) paraît aussi folle que la question : « Les hommes peuventils être des automates ? » Sans doute, les pierres ne sourient pas ­d’humour1, les cadavres ne souffrent pas, les binômes et les triangles ne soupirent pas ­d’amour (98, 119). Mais les sentiments que je refuse aux natures mortes ou mathématiques, ne puis-je les attribuer aux animaux ? Ne puis-je imaginer la douleur ­d’une biche, la joie d­ ’un singe (174) ? Je dis parfois que des bêtes souffrent ou se réjouissent, mais je ne dis normalement pas que les bêtes posent des questions, donnent des ordres, prient, racontent des histoires marseillaises… Elles ­n’utilisent pas le langage (12). Impossible donc de leur attribuer des pensées qui supposent ­qu’elles aient maîtrisé ­l’usage ­d’un langage (174). Impossible, par exemple, de doter les ­chiens ­d’actes d­ ’espérance. De déclarer : Médor craint que son maître ne le batte demain (166). Mais ­n’en inférez pas que la forme des mots est un signe certain et suffisant d­ ’esprit. Car, repris par la fièvre philosophique, vous vous demanderiez si un perroquet2 possède vraiment quelque intelligence. Alors que, dans votre état normal, vous ne vous demandez même pas si les perroquets peuvent parler. Vous ne ­confondez pas, en effet, un ara qui crie : « Socrate est mortel » avec un logicien qui parle et dont les paroles ressemblent au cri de ­l’ara. Parce que vous différenciez ce qui précède ou suit les phonèmes émis, chez ­l’oiseau, de ce qui précède ou suit chez l­ ’homme. La pensée du logicien n­ ’est donc pas indiquée par : « Socrate est mortel », ­comme un mystérieux accompagnement de cette ­conclusion : elle est signifiée publiquement par l­ ’entourage de cette dernière (101, 107, 153, 169). À la place du mystère : « Comment savoir q­ u’il y a dans chaque homme un esprit occulte et ­qu’il ­n’y en a pas dans chaque phonographe ? », vous trouvez un problème de genèse : « Comment apprenons-nous à unir, sous les mots ­d’esprit ou de pensées, différentes circonstances et, spécialement, différentes c­ onduites ? » Guéris de 1 Une bouche souriante ne sourit que dans un visage humain (153). 2 Ou une marmite. Car, dans les ­contes de fées, les meubles parlent (97). Demandez-vous donc si vous avez une claire image des circonstances dans lesquelles vous pourriez dire ­d’une marmite : elle parle.

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votre indigestion ­conceptuelle, et c­ onséquemment de votre occultisme philosophique, vous pouvez pratiquer la psychologie génétique (193, 203, 232). Etc.1

1 Wittgenstein démontre sa méthode par des exemples. Par quelques exemples (51). Les exemples ­qu’il développe ne dissolvent que quelques problèmes de la ­connaissance ­d ’autrui. Il y a d ­ ’autres problèmes. Les Philosophical Investigations en suggèrent plusieurs : Comment me représenter la douleur ­d ’autrui sur le modèle de la mienne (101) ? Comment savoir, si ce n ­ ’est par ma souffrance, ce q ­ u’est la souffrance (100) ? Comment c­ omprendre une personne qui me parle de sentiments que je n ­ ’ai jamais éprouvés (97) ? etc. Aux lecteurs d ­ ’appliquer à leurs problèmes les thérapeutiques wittgensteiniennes.

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Simple ­comme un manuel scolaire, parent par son style ­d’un traité de Hume, plus humoristique que le Punch, le livre de G. Ryle, The Concept of Mind2, paraît en Angleterre un des importants ouvrages philosophiques publiés depuis la Première Guerre mondiale. De son importance témoignent 4 éditions, en dix-huit mois, et des ­comptes rendus qui le jugent aussi révolutionnaire au xxe siècle que la critique kantienne au xviiie3. Cette importance, un professeur en Sorbonne ne ­l’appréciera pas vraisemblablement ­comme un professeur ­d’Oxford : la « logique positiviste » du Cercle de Vienne ­n’atteint point la philosophie française, alors ­qu’elle envahit la philosophie anglaise et que celle-ci se laisse ­d’autant plus facilement envahir ­qu’elle reconnaît dans cette logique ­conquérante une de ses colonies, à savoir : la mathématique de Russell. ­L’invasion des pensées anglo-saxonnes par la philosophie c­ onçue c­ omme une théorie du langage, en même temps q­ u’elle libère les penseurs du langage insensé de toutes les métaphysiques, ranime la tradition dite empiriste. Elle ne peut se détacher de circonstances historiques : lutte ­contre les dictatures (que reflète la lutte c­ ontre l­’absurdité de ce que disent et dictent des hommes), isolement de la Grande-Bretagne. Alors donc q­ u’un psychologue français se réjouit de découvrir, dans The Concept of Mind, un « positivisme » qui le délivre de problèmes métaphysiques dont il ne parvient pas toujours à se détacher quand il parle des esprits, son collègue britannique ­s’étonne de ne pas trouver le « positivisme » auquel il est habitué et qui prétend q­ u’on ne peut parler de façon sensée des esprits. 1 Journal de psychologie normale et pathologique T. 45, 1952 p. 347-358. 2 G. Ryle, The Concept of Mind, London, Hutchinson, 1949, 1 vol. in-8o, 334 pages. Nous nous référons à la 4e édition (avril 1951). 3 Compte rendu de W. Teldon, dans Philosophy (1950).

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L­ ’auteur présente ainsi son livre : essai de philosophie psychologique (319). Essai pour guérir logiquement notre psychologie quotidienne de maux philosophiques. Car pratiquement nous c­ onnaissons bien le pays des âmes : nous apprécions le caractère de nos c­ ompagnons, ­l’intelligence de nos élèves, nous ­comprenons nos associés, nous savons, en bref, appliquer des adjectifs qui désignent des qualités mentales : stupide, crédule, ironique, vaniteux… (7). Mais nous dessinons ou lisons mal la carte de ce pays. Notre géographie de la ­connaissance paraît une théorie de malade. Le Pr Ryle se propose de la rectifier (7-9). Il diagnostique une indisposition d­ ’origine cartésienne. Un mythe, propagé par les Méditations, nous infecte : celui de ­l’homme c­ omposé avec une âme et un corps (11). Il nous coupe en deux : monde psychique interne dont je c­ onnais seul les événements, monde physique externe dont les autres peuvent ­connaître les événements. Il ­m’oblige à mener une double vie : publique et privée (11-13). Il me prive donc de tout accès aux opérations mentales ­d’autrui, ­comme il prive autrui de tout accès aux miennes. Je ne puis ­qu’inférer ces opérations occultes à partir de mouvements corporels1. Mais je ne puis jamais vérifier mes inférences. Je perds alors le droit de parler assurément de mes « semblables » (14-15, 60)2. Mon âme ­s’enferme-t-elle donc dans une solitude absolue ? Je frappe c­ omme un spirite le rideau de fer des corps : esprit, es-tu là ? Mon cartésianisme transforme ma femme ou mon fils en un fantôme dans une machine (15). Exactement : en une machine spectrale dans une machine matérielle (20). Car si j­’imagine les chairs humaines ainsi que des automates hantés, ­c’est que le principe de causalité mécanique ­m’incline à croire à la substance invisible ­d’un moteur, analogue à celle des moteurs visibles, où j­ ’expliquerais tous les mouvements qui ne me semblent pas machinaux (18-22). Cette hypothèse para-mécanique ­d’un appareil psychique, q­ u’illustrent logiquement 1 Cf. le récent exemple de J. R. Jones (Our knowledge of other persons, Philosophy, 1950). 2 Le cartésianisme ­conduit logiquement à ­l’égoïsme, écrivait le P. Daniel, dans un Voyage du monde de Monsieur Descartes (La Haye, 1739, p. 329-357), dont ­l’itinéraire, vulgarisé au xviiie siècle, rencontre celui de M. Ryle. Mais ce prétendu cartésianisme ne correspond pas à celui des cartésiens, répliquaient ceux-ci ( Journal des Savants, 1693, p. 483, 496). Et ­l’abbé Macy (Traité de ­l’âme des bêtes, Paris, 1737, p. 223-226) tentait ­d’expliquer au P. Daniel ce q­ u’était vraiment un cartésien, en lui proposant une description positive des ­conduites humaines et animales. ­L’historien acceptera donc difficilement le réquisitoire ­contre Descartes de ­l’avocat général Ryle.



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les ingénieurs « solipsistes », qui la détruisent (15, 21, 60), est mère de la psychologie officielle (22)1. Celle-ci prétend étudier des phénomènes mentaux pendant que la science newtonienne étudie les phénomènes corporels (319). Elle prétend partant être seule à pouvoir divinement sonder le secret des cœurs (327). Elle dédaigne historiens, philologues, économistes ou romanciers : ils ne c­ onnaissent que la façade de la maison où habite l­’homme réel, elle accède au résidant lui-même. Sans elle, ils frappent vainement une porte fermée. Dépositaire exclusif des termes techniques propres à décrire l­ ’âme, elle leur prêtera ses clefs (320). Née de la légende cartésienne, elle paraît la fille absurde ­d’une erreur grossière. Une erreur de classement : Un mythe n­ ’est pas un c­onte de fées, mais une présentation de faits appartenant à une catégorie dans des idiomes appropriés à une autre (8). Exemple : un enfant qui regarde défiler une division, après voir passer bataillons, batteries et escadrons, demande quand passera la division (16). Il ­conjoint des termes de différents types (22). En vérité, il ­n’y a pas les bataillons et la division (17). Tout de même, il ­n’y a pas deux espèces ­d’existence : le corps et ­l’esprit (23). Le philosophe cartésien ressemble à un mauvais plaisant qui annonce que « la ­comtesse vient en larmes et en voiture » (22). La psychologie officielle et ses problèmes insolubles de la ­connaissance d ­ ’autrui paraissent les produits 2 ­d’une plaisanterie . Parlons sérieusement : Quand nous caractérisons des individus par des prédicats psychiques, nous ­n’inférons pas gratuitement des incidents invisibles dans des courants de ­conscience que nous ne sommes pas habilités à déceler ; nous décrivons la manière dont ces gens se c­onduisent publiquement… (51). Leurs actions et réactions, paroles et silences, tons de voix, expressions et gestes… seuls méritent le titre grandiose de « phénomènes mentaux » (320-321). Dire q­ u’un employé est ­consciencieux, ­qu’un élève est intelligent et q­ u’une jeune fille ­s’ennuie, ­c’est définir leurs actes et leurs œuvres (25, 50, 58). ­Quoiqu’il accuse Descartes, le Pr Ryle, ­contempteur de qualités occultes, nous donne ainsi une leçon de méthode cartésienne. Serait-ce 1 Celle même que M. Blanché, en 1935, appelait « réalisme psychologique c­ ontemporain » et caractérisait par un « dualisme ontologique du physique et du mental » (La notion de fait psychique, p. 7). 2 Dont J. Jörgensen donne quelques exemples (The ­concept of mind and the problem of other ­people’s minds, Theoria, 1949).

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une leçon de behaviorisme ? Non, si les behavioristes présupposent la distinction substantielle de la pensée et de ­l’étendue afin de garder celle-ci et de rejeter celle-là (22-23). Non, ­s’ils prétendent imposer, ­comme les théoriciens positivistes de la revue Erkenntnis, un programme de mécanique. Oui, s­’ils s­’intéressent à « tout l­’homme1 » : Ce n­ ’est pas parce ­qu’on nie que l­’homme soit un fantôme dans une machine q­ u’on doit le dégrader en machine. Il pourrait être, après tout, une sorte ­d’animal, par exemple, un mammifère supérieur. Se hasardera-t-on… à formuler l­’hypothèse ­qu’il est peut-être un homme (328) ? Ryle a l­’audace ­d’étudier ce que fait ­l’homme en tant q­ u’homme. Il ose c­ onsidérer un professeur ­comme un professeur, alors ­qu’il semble normal ­d’en faire une masse de viande très « stimulée » (50). Il ose même attribuer à un joueur de billard le déplacement de ces fameuses billes dont les disciples de Hume parlent ainsi que d­ ’automobiles (79-81). Mais il y a différentes façons d­ ’ordonner les événements d­ ’une vie humaine. Et s­’il ­n’y a pas deux espèces d­ ’événements, il y a deux procédés pour les décrire (23). Ne décrivons-nous pas de deux façons un passage de canards en disant soit q­ u’ils volent vers le Sud soit ­qu’ils émigrent (51) ? Nous donnons parfois un sens spirituel, parfois un sens matériel, à notre biographie d ­ ’un voisin. Parler de l­’âme d ­ ’une personne n ­ ’est q ­ u’une façon de parler de cette personne (23, 25, 40, 167). Dire ainsi que le philosophe qui nous parle pense, ce ­n’est ni placer de mystérieuses pensées derrière ses paroles, ni identifier toute pensée au mouvement de parler, ­c’est c­ onstater q­ u’il parle de façon spéciale (182, 185) : en surveillant, en étudiant son langage (330). Mais dire q­ u’il fait attention à ses mots, n­ ’est-ce point réintroduire le mythe ­d’une opération mentale dissimulée sous ­l’opération verbale ? ­C’est simplement juger notre interlocuteur capable de répondre si nous lui demandons ce q­ u’il a dit (139). En prononçant le mot capable, nous énonçons un des principaux thèmes du Concept of Mind : distinguer les dispositions ­d’avec les épisodes. En langage scolaire : les puissances ­d’avec les actes (116-117). Distinguer, par exemple, ­l’humeur paresseuse de mettre ses pantoufles et de lire un feuilleton ­d’avec un sentiment de lassitude (99-103) ; ­l’impatience qui ne nous émeut pas ­d’avec le tremblement (­d’impatience) qui nous émeut (84, 103). M. Ryle, qui pourchasse les c­ onséquences du mythe cartésien 1 Formule de J. B. Watson (Behaviorism, Norton, 1930, p. 15).



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sur les champs traditionnels du vouloir, de l­’émotion, de la c­ onscience de soi, de la sensation, de l­’imagination et de l­’intelligence, traque, par des exemples c­ ommentés, les mille et une transformations d­ ’actes en effets corporels évidents et de puissances en causes mentales occultes que produit la c­ onfusion des puissances avec les actes. À la place d­ ’un répertoire cognitif intime, sous les mots astucieux, spirituel ou réfléchi, il met différentes capacités : de faire des détours et des plaisanteries, ­d’assister un voisin, de jouer aux échecs… (27-28). Il enlève l­ ’intelligence de la boxe à un Hamlet du ring pour étiqueter ­l’aptitude ­d’un athlète à donner et recevoir des coups (48). Il supprime le sentiment de vanité : quand il parle ­d’un homme vaniteux, il emploie une expression elliptique où il désigne diverses anecdotes biographiques passées et futures (85-87). Il dissout les péripéties invisibles de la pensée : il les résout en péripéties visibles et dispositions invisibles. Il ­n’y a pas de mystère des dispositions. Quand nous jugeons adroit un tireur, nous détectons et collectons des indices : son présent tir, ses tirs passés, sa manière de tirer, ses explications, ses ­conseils… (45-46). Aux romans fantastiques de faits psychiques révélés par des devins succèdent les romans de détectives qui induisent et vérifient différents ressorts ­d’action : capacités, habitudes, motifs, humeurs et tendances (110, 172). Aux phrases c­ omme « le verre s­’est brisé parce que je l­’ai laissé tomber » succèdent ainsi des phrases ­comme « le verre se briserait, si je le laissais tomber, parce ­qu’il est fragile » (88-89). Aux accusateurs, des législateurs ; aux propositions catégoriques, des propositions hypothétiques (43, 46, 85, 90, 124). Quand, dépassant les événements perçus, nous parlons de pensées, nous ne rapportons pas des événements imperceptibles : nous posons des c­ onditions aux événements (113, 125). Nous parlons ainsi au ­conditionnel : juger mon voisin de table poli, ­c’est présumer ­qu’il me passerait le sel si je le lui demandais (113). ­L’amateur ­d’existentialisme ­s’indigne-t-il de cette réhabilitation des essences ? Il tombe alors dans le piège d­ ’imaginer que ces dernières produisent toujours des existences uniformes (44). Si un fumeur fume, un notaire ne notarie pas : il rédige des testaments ou des c­ ontrats de mariage (119). Dépaquetons les ­concepts ­d’intelligent et orgueilleux, nous y trouvons des actes et des œuvres de différentes sortes. Lisons un roman : les manifestations d­ ’un caractère semblent indéfiniment hétérogènes (44, 56). Les romanciers auraient-ils oublié d­ ’éduquer les épistémologues ? Ceux-ci

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parlent sans cesse de ­connaître, de croire, et de ces verbes qui désignent, ­l’un une capacité, l­’autre une tendance (134), ils déduisent des états de ­connaissance et de croyance ; or, ils ne voient jamais personne dans de tels états1 ; ils ­concluent donc que ces états sont enterrés dans les profondeurs de l­’esprit et ils imposent leur c­ onclusion dans des manuels de prétendue psychologie (44-45, 118-119). En discourant dans ces derniers de juger, ­d’abstraire, voire ­d’inférer, ­comme de sécrétions mentales, leur langue paraît fourcher. Ils c­ onfondent en effet deux espèces de verbes : premièrement des verbes de procès (courir, chercher, regarder, écouter…), qui peuvent être qualifiés par des adverbes ­comme vainement, soigneusement ou attentivement ; deuxièmement, des verbes qui ­n’acceptent pas ces adverbes, qui marquent ­l’achèvement ­d’un acte (arriver, trouver, voir, entendre…) et que l­ ’on peut appeler verbes de succès ou ­d’échec (130, 149, 152, 222, 238, 278). Par cette ­confusion, un jugement apparaît c­ omme un procès intime. Confusion aussi c­ omique que celle qui ferait d­ ’un gain une seconde espèce de jeu ou de la vision un regard invisible. Elle produit une c­ omédie burlesque où l­ ’on demande si on peut voir correctement et savoir infailliblement, ­comme on pourrait demander si un médecin qui soigne assidûment un malade peut le guérir assidûment. Cette ­comédie s­ ’appelle traditionnellement : problème de la ­connaissance (151-152, 238). Interprétée psychologiquement, elle ­s’intitule ainsi : description du travail de pensée en termes empruntés à la description des résultats atteints (285). Sous-titre : le quiproquo. Un ­compte rendu pris pour une investigation, Watson pour Sherlock Holmes (285-286, 2-90-91). Sans doute, nous discernons, dans des rapports d­ ’historien ou de savant, des éléments que nous nommons raisonnements, jugements, ­concepts, et nous étudions, grâce à eux, ­l’anatomie des théories exposées ; mais nous plaisanterions si, en les dramatisant, nous les transférions à la ­construction des théories et si nous dissertions ensuite d­ ’activités clandestines de raisonner, juger et c­ oncevoir qui seraient causes des raisonnements, jugements et c­ oncepts publiés (201-205). Il ­n’y a pas place pour les jugements parmi nos opérations intellectuelles (297-298)2. Il ­n’y pas place pour les inférences et pour 1 Combien d­ ’actes cognitifs avant déjeuner ? ­Qu’avez-vous senti en les accomplissant ? Vous ont-ils fatigué ? Avez-vous cru entre deux éternuements ?… (292). 2 Le « jugement » que la c­ oncierge a tué son propriétaire apparaît lorsque le détective met en prose indicative un morceau de la théorie q­ u’il possède maintenant (298). Et il peut répéter



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l­ ’abstraction dans un traité sérieux de psychologie (300-306). Enlevons un caporal capable de lire une carte aux c­ onceptualistes, nominalistes et réalistes qui se disputent son idée abstraite de Contour géographique, afin d­ ’étudier l­ ’apprentissage de son aptitude pendant les trois semaines où il a entendu des leçons de cartographie (308-309). Ce militaire, ce peut être moi. La ­connaissance de soi et la ­connaissance ­d’autrui ne ­s’opposent point par nature (53, 115, 185, 198). Leur égalité ruine le monopole des philosophes qui, propriétaires de lunettes cartésiennes, ­s’attribuent un accès privilégié à leurs cachettes mentales, cependant ­qu’ils entourent ­d’un voile le sanctuaire des pensées étrangères (160-163, 179, 181). Je puis donc rassembler ma personne et la tienne dans quelques propositions qui résument la lutte de M. Ryle ­contre le mythe cartésien. Je ne me demande plus : Comment découvrir que ­j’ai ou que tu as un esprit1 ? Je me demande c­ omment établir et appliquer des règlements à propos de nos ­conduites (61). Premièrement, des lois de dispositions : Comment est-ce que j­ ’apprends que je suis moins égoïste que toi…, que tu souffres de phobies, que je ­m’irrite plus facilement que la plupart des gens, mais que je suis moins sujet à la passion, au vertige ou à la ­conscience morbide (169) ? Deuxièmement, des lois ­d’événements : Comment est-ce que je ­m’aperçois que… tu as ­compris immédiatement ce que je ­n’ai ­compris ­qu’après ­l’avoir repassé « dans ma tête » ? De telles questions ­n’offrent aucun mystère ; nous savons… ­comment travailler pour y répondre (170). Si, par exemple, vous traduisez en votre langage les arguments d­ ’un c­ onférencier, si vous les illustrez de façon originale, si vous les résumez ou si vous en tirez des ­conséquences nouvelles, nous nous croirons autorisés à dire que vous les avez c­ ompris. Et les mêmes « tests » nous permettraient de parler de notre ­compréhension, encore que nous les formulions dans un soliloque silencieux et que nous nous satisfassions plus aisément de notre ­compréhension que de la vôtre (170). Si nous édifions le psychisme de nos semblables et le nôtre en interprétant ce que des hommes disent et font (61, 320-321), ­comment distinguer la psychologie des psychologues ­d’avec celle des criminologistes, des parents, des historiens, des prolétaires, des sociologues ou des politiciens (322) ? son jugement à lui-même ou aux journalistes, ­quoiqu’il ne répète évidemment pas sa découverte du criminel (300). 1 Comme les collaborateurs du numéro du Giornale di Metafisica (janv. 1950) « dédié au problème de la ­communication des c­ onsciences ».

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M. Ryle pose la question sans vouloir y répondre. Il s­’est proposé de protéger les vêtements quotidiens de notre psychologie pratique ­contre les mythes qui substituent des hypothèses causales à la description fonctionnelle (318) : il ­n’est pas théoricien de la psychologie et se défend ­d’imposer un programme à cette dernière (329). Il lui suffit de ­constater ­qu’elle ne ressemble pas à une nation rivale de la science newtonienne, mais à une fédération d­ ’enquêtes et de techniques (323-324), et de c­ onduire vers elle les philosophes ­qu’il a chassés ­d’un pays absurde1 par une révolution épistémologique où la méthode de Wittgenstein semblait lutter pour le bon sens de Reid. La ­constitution de ces états-unis de la psychologie ­qu’évoque The Concept of Mind semble toutefois refuser le ministère logique de ce dernier : dans la mesure où elle ­n’est pas métaphysique, dans la mesure donc où elle bénéficie de tous les décrets par lesquels le gouvernement Ryle proscrit la métaphysique de la c­ onnaissance d­ ’autrui2, dans cette mesure aussi elle accueille les œuvres métaphysiques au même titre que les œuvres littéraires, mathématiques ou juridiques, dans cette mesure enfin elle juge métaphysique le gouvernement même qui prétend les proscrire. Essayons de peser les raisons de ce jugement paradoxal en rappelant quelques paroles de Luther : « Christ a deux natures3. En quoi est-ce que cela me regarde ? ­S’il porte ce nom de Christ, ­c’est à cause de son ministère et de sa tâche… » Il ne nie point que Christ « soit une personne qui est homme et Dieu », mais cette métaphysique qui intéresse Cajetan ne ­l’intéresse pas : ce qui ­l’intéresse, ce sont les bienfaits de la 1 Que reste-t-il aux théoriciens de la ­connaissance qui ont perdu leurs petits chéris (­concept, jugement, inférence) et qui ne veulent pas cependant devenir psychologues ? Une double tâche : travailler à une logique de la science ­constituée (Grammaire de la science) et à une méthodologie de l­’éducation (Grammaire de la pédagogie) (317-318). 2 ­L’utilité de The Concept of Mind apparaît quand on voit les philosophes anglo-saxons qui discutent de « la c­ onnaissance des autres esprits » poser des problèmes psychologiques et refuser de les résoudre psychologiquement. Ainsi, naguère Jones et Aaron (Our knowledge of one another, Philosophy, 1944), jadis Duddington (Our knowledge of other minds, Proc. Aristot. Soc., 1918-1919) et Gregory (Do we know other minds mediately or immediately ?, Mind, 1920) se demandaient si un enfant c­ onnaît autrui intuitivement ou par analogie, sans se soucier des réponses du pédologue. ­L’article où Price (Our·knowledge of other minds, Proc. Arist. Soc., 1931-1932) respecte ces réponses paraît exceptionnel. 3 Historiquement, le mythe de l­ ’âme et du corps est lié au mystère de l­ ’Incarnation. Descartes lui-même ne rompt pas ce lien : il parle du ­composé humain ­comme saint Maxime de ­l’union hypostatique.



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bonne parole du Christ. Tout de même, ce qui ­m’intéresse psychologiquement, ­c’est ce que font et disent les hommes. Que ceux-ci aient ou n­ ’aient pas une double nature, en quoi est-ce que cela me regarde ? Que ­j’aie deux façons de décrire les personnes, en quoi est-ce que cela ­m’autorise à nier ou à affirmer ­l’existence de ­l’âme et du corps ? Je ne suis pas métaphysicien, j­ ’habite une discipline où la population n­ ’est ni pour ni c­ ontre la métaphysique. Une discipline neutre. Rappellerai-je à ­l’empiriste Ryle les paroles de Russell : « ­L’expérience est neutre » ? Ou cette lapalissade : le critère empiriste des paroles sensées ne vaut que sur le plan de ­l’expérience1 ? Utiliser ce critère afin de dévaluer les autres plans, ­c’est imiter un individu qui ravalerait les raisins parce ­qu’il ne peut avaler que du jus de pommes. Ne serait-ce point imiter l­’homme du ressentiment dont parle Scheler ? Et le poète métaphysicien que ­condamnent les positivistes ? Le Pr Ryle qui refuse de tomber dans la métaphysique de Nestorius, ne tombe-t-il pas dans celle d­ ’Eutychès ? Il justifie son monophysisme par devoir de parler correctement. Mais c­ omment jugerait-il que ­l’incorrection trouvée dans la phrase « les bataillons et la division » se retrouve dans la phrase « ­l’âme et le corps » ­s’il ne préjugeait que les deux phrases sont de même type et ­s’il ne présupposait ainsi la thèse q­ u’il croit prouver ? Il parle, après rectification, des bataillons ­d ’une division. Devons-nous donc parler du corps de ­l’âme ? Ou des manifestations corporelles de l­’âme ? Nous parlons alors ­comme Klages qui appelait le corps « phénomène de ­l’âme » et ­l’âme « sens du corps ». Mais Klages affirmait deux espèces ­d’existence, ­s’il niait ­qu’elles fussent séparées : la chair ­n’indique pas la pensée, elle ­l’« exprime ». Pourquoi un métaphysicien ­n’utiliserait-il pas The Concept of Mind pour fonder une doctrine de l­ ’Ausdruck ? Et, puisque M. Ryle lie le mythe ­qu’il ­combat à une Réforme (23) qui finit par dissimuler Dieu sous la forme de Jésus c­ omme ­l’âme sous le corps, pourquoi préfère-til la métaphysique de l­’unique nature humaine plutôt que celle d­ ’une personne humaine en deux natures2 ? 1 V. Hinshaw, Levels of analysis, Phi. phenomeno. Res., 1950, p. 219. 2 Ainsi, Stout, qui se bat, ­comme Ryle, ­contre le mythe cartésien, triomphe de celui-ci par une « perception interne » qui saisit une pensée incarnée et non une pensée pure : chaque individu « ­connaît immédiatement l­ ’unité du corps et de l­ ’esprit… » (Mind and Matter, Cambridge, 1939, p. 150, 154, 226). Mais, en France et en 1950, un philosophe ne lit Descartes ni c­ omme Stout ni c­ omme Ryle : il découvre la métaphysique du premier dans Les lettres à Elisabeth et la méthode du second dans le Discours.

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­ ’est parce que le psychologue ne pose pas lui-même ces questions, C ­qu’il les inclut dans ses recherches. Le tempérament d­ ’un théologien scolastique qui ne ­considère le mystère chrétien que de façon spéculative lui paraît aussi attachant que celui où Luther puisait sa christologie dramatique. Davantage, la doctrine catholique, ­comme la doctrine protestante, lui paraît une psychologie. Il ­n’exclut pas plus l­’image de ­l’homme dessinée par la première que celle dessinée par la seconde. Il ­n’exclura pas plus l­ ’image imposée par le mythe cartésien que celle proposée par le positivisme. Il ­considérera alors le travail de M. Ryle ­comme une entreprise pour justifier une des images de ­l’homme, ­c’est-à-dire pour rationaliser une image de telle façon ­qu’elle paraisse la seule image. Quelle image ? La même que celle que peint le romancier Dos Passos : citadins qui, esclaves de ­l’argent, ne sont rien d­ ’autre que ce q­ u’ils disent et font. Image c­ ontraire à celle des paysans dont Ramuz peint exclusivement ce q­ u’ils disent et font afin d­ ’évoquer une autre nature que celle des mots et des gestes. Image semblable à celle où Evelyn Waugh caricature ­l’homme atomisé, spatialisé, quantifié, en bref, aliéné des schizophréniques sociétés modernes. Les exemples du Concept of Mind semblent révélateurs : professeurs, joueurs d­ ’échecs, dentistes, clowns, automobilistes, c­ ommerçants, militaires… Ni amoureux, ni amis. Ces derniers seraient-ils moins habilités à donner des informations à propos des esprits ­qu’un officier supérieur ? Les multiples psychologies que M. Ryle expose et analyse admirablement dans sa philosophie de détaillant portent toutes la même marque de ­l’Indifférence. Un ­concurrent rendra hommage à son goût des exemples, en lui proposant les articles de la Jalousie et de la Confiance. « ­Qu’est-ce que tu fais ?… À quoi penses-tu ?… Tu ne réponds pas ! Tu ne peux me le dire !… Tu penses quelque chose que tu ne peux me dire1… ». Même si le jaloux savait tout ce que fait ­l’autre, même si ­l’autre essayait de tout lui dire, il se sentirait frustré : il possède des actes et des paroles, il ne possède pas l­ ’âme ; il déclare ainsi que c­ onnaître des âmes et des paroles ne signifie2 pas ­connaître une âme. Il rêve ­d’une intuition divinatrice (53) où il jouirait des pensées de l­ ’autre, il désire tuer celui-ci 1 L. Pirandello, Questa sera si recita a soggetto, Opera omnia, Mondadori 1948, I, p. 282. 2 Distinguer donc deux problèmes : Comment c­ onnaissons-nous autrui ? Q ­ u’entendons-nous quand nous parlons ­d’autrui ? ­C’est à ­l’aide de celle distinction que F. Sibley attaque The Concept of Mind (A theory of the mind, Review of Metaphysics, 1950, p. 267, 274, 277). J.



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afin de supprimer ces pensées ­qu’il ne verra jamais1. Sa croyance à un esprit inconnu résistera à tous les soins du Dr Ryle. Sa souffrance crée toutefois un pont entre les exemples de celui-ci et l­’exemple de la ­confiance : il perçoit ­l’autre c­ omme ­composé ­d’esprit et de chair, et il imagine q­ u’il ne ­l’est pas ; il accepte en réalité le mythe cartésien, et il le refuse en pensée parce que ce mythe c­ ontrarie son besoin de tyranniser ; il aime assez pour reconnaître la substance spirituelle ­d’autrui, mais il ­n’aime pas « de la bonne sorte2 », ­puisqu’il invente une philosophie positiviste où il dominerait ­l’être aimé. Que cette philosophie disparaisse en même temps que ­l’agressivité ­qu’elle justifie, et la défiance disparaît. Cette même défiance que M. Ryle promeut à la dignité de vérité philosophique quand il nous dit que les médecins ne s­’intéressent pas aux sensations de leurs malades (201). Il y a heureusement toutefois des ­chirurgiens de la douleur et des praticiens qui, bien q­ u’ignorant euxmêmes la migraine, croient le visiteur qui dit être torturé par le mal de tête. Ils introduisent un psychologue étranger au Concept au Mind. Un psychologue qui ne parle ni au futur ni au ­conditionnel, mais offre un présent inconditionné : quoi que tu fasses, quoi que tu dises, je crois en toi. Celui-là même que signait saint Augustin : on ne voit pas les pensées des hommes, on se fie aux pensées de ceux q­ u’on appelle des amis3. Si la théorie de la double vie nous paraissait absurde, nous ­n’aurions ­confiance en personne. Corollairement, si vous ne croyez point à ma maladie, quoique vous en ­connaissiez la gravité par un médecin, si vous ne croyez point aux expressions de ma douleur, si vous ne me croyez point toutes les fois que je ne puis ­m’empêcher de dire ma souffrance, ­comment ne me ­concevrai-je pas ainsi ­qu’un fantomatique Robinson Crusoé abandonné parmi des propositions jugées invérifiables ? Sans doute, le Pr Ryle nie que vous puissiez être témoins de ce que je sens quand mes chaussures sont trop étroites. Mais, premièrement, il nie que ­j’en sois moi-même témoin : je souffre, je ­n’observe pas ma souffrance, je ne bénéficie jamais ­d’observations privées (203-207). Et, deuxièmement, il juge futile B. Pratt la formulait déjà ­contre le positivisme de Carnap (Logical Positivism, Journal of Philosophy, 1934, p. 703). 1 « Tu me veux morte. Morte. Tu veux que je ne pense plus, que je ne rêve plus… » (L. Pirandello, op. cit., p. 283). 2 R. Descartes, Traité des Passions, 169. 3 De fide rerum quae non videntur, I, 2-3 ; Tractatus, 77 in Joannem, 3-4.

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l­ ’emploi du mot privé pour désigner ma souffrance et généralement mes sensations : je ne puis, grammaticalement, pas plus dire « vous avez ma souffrance » que « vous froncez mes sourcils » (208-209). Non seulement ainsi il ignore les moments où ­j’examine ma douleur intermittente, ­comme on peut examiner des nuages ; mais encore il détruit ma solitude en ­l’introduisant dans le cadre de la nécessité logique1 : il ­confond avec la phrase « vous ­n’éprouvez pas ce que ­j’éprouve » des phrases aussi différentes que « vous ne le partagez pas », « vous ne le ­comprenez pas », « vous ne le reconnaissez pas » et « vous ­n’y croyez pas ». Quoique je ­convienne que « je ne suis pas vous », je ne me sens pas seul quand vous vous efforcez de prendre part à ma misère et de l­’atténuer ; mais ­j’imagine mon mal ainsi que ma propriété cachée quand je m ­ ’aperçois, non que vous interprétez mal les signes que je vous offre, mais que vous vous défiez ­d’eux. Quand vous violez ce que Reid appelait le Principe de crédulité2, ma vie mentale devient une vie secrète. Quand je le viole moimême, mon esprit me devient mystérieux. Est-ce haine ? Est-ce amour qui m ­ ’inspire ? ­J’agirais de la même façon, je parlerais de la même façon, si ­j’étais orgueilleux et si ­j’étais humble. M. Ryle prétend découvrir mes motifs par méthode hypothético-déductive (90) ; moi, en fait, je ne les découvre pas. Me qualifiera-t-on de scrupuleux ? La psychologie des scrupuleux n­ ’est pas moins réelle que celle des pharisiens. Ainsi, ­d’une part, je donne parfois à mes pensées, ­comme à celles des autres, la forme de qualités occultes. Et, ­d’autre part, je me refuse à dire que je la donne toujours : je ­m’interdis de transformer des propositions particulières sur des propriétés mentales cachées en propositions universelles. Je ­m’interdis de déformer quelques psychologies de telle sorte que, effaçant les autres psychologies, elles prennent forme philosophique et, précisément, paraissent c­ ontenir toute la Philosophie. Contre le totalitarisme de professeurs qui imposent généralement à la ­connaissance des esprits les lois qui c­ onviennent à la c­ onnaissance jalouse voire scrupuleuse, il est bon d­ ’employer les exemples rebelles q­ u’arme The Concept of Mind. Contre les dictateurs qui ordonnent de pénétrer les esprits impénétrables par intuition3 ou par divination renforcée ­d’analogies, il est bon de rappeler que le joueur ­d’échecs ­n’a pas besoin, pour jouer, 1 Comme A. J. Ayer (The foundations of empirical knowledge, Macmillan, 1940, p. 139). 2 T. Reid, Works, Edinburgh, 1846, p. 197, 666. 3 Thèse de C. D. Broad (The mind and its place in nature, Kegan Paul, 1937, p. 327-332).



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de deviner les pensées de son adversaire, que les épiciers ne traitent pas normalement leurs clients ­comme des fantômes et que les pédagogues placent souvent toute l­ ’intelligence de leurs élèves dans les dissertations de ces derniers (52-54). Mais ­contre la tyrannie rivale du Concept of Mind qui extrapole les données habituelles du joueur ­d’échecs, des épiciers et des pédagogues, il est bon de recourir aux illustrations que ­commentaient les théories classiques de la ­connaissance d­ ’autrui. Il est bon de signaler parfois des ­compréhensions ou incompréhensions « par analogie » : une ­commère imagine les pensées des autres à la ressemblance des siennes, un débauché ne peut imaginer la volupté sexuelle ­d’une femme. Parfois, des manifestations différentes de l­’Einfühlung : mari qui injecte en son épouse son désir de la tromper, colon qui projette sur des noirs sa propre bestialité, patron dont la peur produit et éjecte les intentions malignes et les instincts pervers des prolétaires. Si nos informations à propos des esprits rapportent quelquefois le mythe dont le Dr Ryle veut nous libérer, nous perdons la distinction que nous enseignait celui-ci : appliquer (pratiquement) des ­concepts, classer (théoriquement) des ­concepts. Ne parlons-nous pas avec ces derniers ­comme des philosophes parlent ­d’eux ? Parce que les produits de ces philosophes vous intoxiquent, réplique notre médecin. Comment alors, afin de nous guérir, distinguer les ­concepts familiers du sens ­commun ­d’avec les ­concepts artificiels des spécialistes ? Notre vocabulaire quotidien ­n’a-t-il pas souvent une origine technique ? Sans doute, réplique le thérapeute, mais vous devez rejeter les termes techniques qui ­n’ont maintenant aucune utilité – ­comme ceux ­d’esprits animaux ou de volitions (62). Devons-nous donc ­comprendre ­qu’il était utile jadis de parler de pensée et d­ ’étendue substantielles, mais ­qu’il est maintenant inutile ­d’en parler ? Devonsnous par suite entendre que le Pr Ryle formule un jugement historique ? Devons-nous finalement c­ onsidérer la théorie de l­’âme et du corps ­comme un anachronisme, les hommes qui témoignent de c­ onfiance ­comme les ­conservateurs ­d’une doctrine chrétienne valable au ve siècle et les patrons qui animalisent leurs ouvriers noirs ­comme des réacteurs au service de la mentalité primitive ? The Concept of Mind ne ­condamne pas toutefois une réglementation retardataire du vocabulaire psychique : il c­ ondamne une réglementation jugée illégale. Il ne propose pas une théorie nouvelle de l­ ’esprit, mais une théorie légitime. Ne la justifie-t-il pas logiquement ? Mais les résultats de

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cette justification nous semblent peu raisonnables : parce que nous devons parler de pensées publiques sans jamais pouvoir parler de pensées privées, nous ne c­ omprenons plus le mot public qui n­ ’a sens pour nous que dans la « dyade1 » public-privé. Quant au principe de cette justification, il nous paraît suspect. C ­ ’est le langage ordinaire. Mais ce langage ordinaire, des philosophes aussi différents que Reid et Gabriel Marcel ­l’emploient afin de mesurer des théories métaphysiques sans lui donner une valeur logique. Quelle est donc sa valeur ? Celle ­d’un artifice ­convenable. Le langage grâce auquel le Pr Ryle dissout les prétendus sophismes cartésiens, c­ ’est celui dont ­conviennent ­aujourd’hui les Anglo-Saxons. Un langage situé et daté, qui n­ ’est ni celui de Hobbes, ni celui de Sartre, ni celui d­ ’un Finnois ou ­d’un Chinois2. Par rapport à ce langage, les absurdités que dénonce The Concept of Mind apparaissent simplement ­comme des inconvenances présentes. Mais, sous ce mot d­ ’absurdités, l­’auteur mêle barbarismes et solécismes de façon à faire passer des fautes c­ ontre l­ ’usage historique des mots c­ omme des fautes ­contre une syntaxe rationnelle. Il tend à nous faire prendre pour des « ­contresens3 » soit des « non-sens », soit, plus souvent, des ­constructions de sens inhabituelles4. Corollairement, il prétend induire de ce que signifie le fait de dire ceci ou cela correctement, à Oxford en 1949, une doctrine de ­l’Âme valable en tout temps et en tout lieu. De nouveau, The Concept of Mind paraît tomber, en gros, dans le piège dont, en détails, il semblait nous arracher : transformer une vérité relative en vérité absolue. Offenser par suite simultanément la logique et la psychologie. Faire œuvre de métaphysicien qui généralise indûment une espèce de phénomènes humains. Métaphysicien malgré lui, le positiviste semble étrangement apparenté à son ennemi, le philosophe de ­l’existence qui présente les psychologies modernes de la honte et de la haine ­comme phénoménologie éternelle de la ­connaissance ­d’autrui. 1 Cf. P. Coirault, Sur les dyades et triades dans la pensée et ­l’expression, J. de Psy., 1935. 2 Quand on lit La pensée ­chinoise de M. Granet ou ­l’article de M. G. Guillaume, Discernement et entendement dans les langues ( J. de Psy., I939), on a ­l’impression de voir branler les fondations de 1­ ’école anglo-saxonne dite « verbaliste ». 3 Qui offensent la raison. Husserl distingue sinnlos (cercle carré) et bedeutungslos (vert est ou), dans les Logische Untersuchungen (Niemeyer, 1913, II, p. 326-327). 4 Exemples : il est manifestement impropre de répondre « ­comment le savez-vous » à des phrases ­commençant par ­j’espère, je désire ou je déteste (182). II est absurde de dire « je me sens heureux mais je ne le suis peut-être pas » (103). Il est insensé de dire ­qu’une personne examine une sensation (224), etc.

SECONDE PARTIE

ENSEIGNER LA PSYCHOLOGIE : LES SENS DU ­COMMUN DÉFINITIONS : « ­QU’EST-CE QUE LA PSYCHOLOGIE ? » ­N’EST PAS LA QUESTION

QUE FONT DES HOMMES QUI DISENT FAIRE DE LA PSYCHOLOGIE1 ?

Vous voudriez savoir si les psychologues sont aussi divisés que les peuples de l­’ancienne Asie Mineure ou s­’ils sont plus unis que des jumeaux univitellins. Et vous croyez que, pour le savoir, il vous faut ­d’abord nous demander : q­ u’est-ce que la psychologie ? Demandez-nous plutôt ­comment les hommes emploient le mot psychologie ou psychologique. Ils l­’emploient, parfois, en disant c­ omment ils l­’emploient. En disant, par exemple, ­comme Kant : « La métaphysique de la nature pensante s­’appelle psychologie2 » ou, avec Wolff, q­ u’il faut appeler la « science » de ­l’âme « psychologie3 ». En disant : « ­L’objet de la psychologie est la ­conscience », ou en disant : « ­L’objet de la psychologie est le ­comportement4 ». Ne croyez-vous pas, toutefois, plus sage ­d’observer le travail ­d’une personne, pour ­connaître ce travail, que ­d’écouter les définitions de celui-ci proposées quelquefois par le travailleur ou par des spectateurs ? Observons donc ce que font des hommes dont les activités sont taxées de psychologie ou qualifiées de psychologiques. Des hommes qui donnent un enseignement dit de psychologie, qui ­s’efforcent de ­conquérir une licence dite de psychologie, qui écrivent dans ­l’hebdomadaire Elle des chroniques dites psychologiques, qui élaborent des thérapeutiques dites psychologiques… Vous semblent-ils trop nombreux pour que nous ayons le temps de les observer tous ? Il suffira vraisemblablement ici d­ ’observer des hommes qui c­ omposent des livres appelés « livres de psychologie » ou qui collaborent à des revues appelées « revues de psychologie5 ». 1 Revue philosophique de la France et de l­’étranger, T. 161, 1971, p. 5-18. 2 E. Kant, Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues, Alcan, p. 651. 3 C. Wolff, Psychologia rationalis, Renger, 1734, § 1 et § 2. 4 Cf. R. Zazzo, Conduites et ­conscience, II, Delâchaux, 1968, p. 466. 5 Sans avoir cependant la prétention d­ ’être aussi rigoureux que G. W. Allport qui examina tous les articles publiés dans 14 journaux de psychologie entre 1888 et 1938 (Psychol. Bul., 1940).

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Or, la Psychologie ou Traité de l­’apparition des esprits ­contient-elle, en 16001, la même psychologie que l­’Empirische Psychologie de C. Ch. E. Schmid, en 1791, ou le Handbuch der Psychologie de D. Tiedemann, en 1804 ? Manifestement, non. La psychologie dont, en 1865, J. S. Mill oppose la méthode à la « méthode introspective2 » ressemble-t-elle aux psychologies antérieures ou postérieures qui se fondent sur la méthode introspective ? Encore plus manifestement, non. Les psychologies ­d’auteurs médiévaux qui prolifèrent au xixe siècle3 peuvent-elles être c­ onfondues avec les Psychologies of 1925 ­qu’édite C. Murchison ? Non, toujours manifestement non. Première observation, donc : les hommes ne font pas au xvie siècle la psychologie q­ u’ils feront au xviiie, ne font pas au xviiie la psychologie ­qu’ils feront au xixe et au xxe, les hommes ne faisaient pas hier la psychologie ­qu’ils font a­ ujourd’hui… Observation banale. Justifiée par les « introductions » de tous nos manuels ou traités de psychologie. Que nous n­ ’osons donc pas justifier de nouveau. Que nous osons cependant énoncer, afin de la rapprocher ­d’autres observations banales : le football joué à Rugby en 1846 ­n’est pas le football rugby auquel nous jouons, le bridge « plafond » encore souvent pratiqué en 1939 ­n’est pas le bridge « ­contrat » qui nous distrait maintenant… Afin de dire que la psychologie, c­ omme le football et le bridge, a une histoire. Afin de trouver, dans cette histoire, trois leçons qui introduisent à ­l’étude de la psychologie dite « moderne ». Première leçon : si la psychologie en général évolue, la psychologie « moderne » en particulier évolue. Parfois très rapidement. Sous le double règne de la Mode et de l­’Actualité, des écrivains changent même plus 1 Des psychologues attribuent encore ­l’invention du mot « psychologie » à Wolff ou à Leibniz, alors que des dictionnaires étymologiques, ­comme celui de Wartburg, ou des études aussi ­connues que celle de Lalande, dans le vieux Traité de Dumas, multiplient les exemples d­ ’emplois du mot psychologie avant le xviiie siècle. 2 J. S. Mill, La philosophie de Hamilton, tr. Cazelles, Baillière, 1869, p. 165, 168, 175, 212… Comparer avec cet enseignement, donné en 1962 : « La psychologie ­d’il y a cent ans… utilisait principalement sinon exclusivement la méthode introspective » (P. Nayrac, Éléments de psychologie, Flammarion, 1962, p. 18). – Enseignement qui donne donc de la psychologie ­contemporaine le témoignage suivant : 1o parfois les psychologues ­s’ignorent les uns les autres ; mais 2o parfois aussi ils parlent des collègues ­qu’ils ignorent. 3 M. Ferraz, De la psychologie de saint Augustin (1862) ; K. Werner, Die Augustinische Psychologie (1882) ; K. Werner, Die Psychologie des Wilhems v. Auvergne (1892) ; H. Siebeck, Zur Psychologie der Scholastik (1888-1890), etc.



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souvent de psychologie que de chemise. Ils jugeaient, par exemple, sacrilèges, il y a dix ans et même avant-hier, nos références à 1­ ’« éreintement » public du Verbal behavior de Skinner par Chomsky, mais a­ ujourd’hui ils crient « Chomsky est grand » et nous sommes ses prophètes1 ! Deuxième leçon : de ­l’un au multiple. ­D’un football déréglé, à deux footballs codifiés (Association, Rugby) ; de la simple règle des enchères au bridge, à de nombreux codes d­ ’enchères (Canapé, Enchères naturelles, Bêta, Trèfle romain, etc.)… Attendez-vous donc à observer la multiplication des produits c­ ontemporains qui portent ­l’étiquette Psychologie. Préparez votre observation en observant la multiplication des professeurs dans nos Universités : psychologie jadis enseignée par un professeur de philosophie, puis par un professeur de psychologie, enfin par plusieurs professeurs spécialisés en psychologies différentes. Ou en observant la liste des spécialités psychologiques que reconnaît ­1’« American Psychological Association » : en 1940, aucune ; en 1948, 16 spécialités ; en 1964, 24. Troisième leçon : à expliciter par ­l’étude des Dilemmas2 de G. Ryle. La voici, dans deux exemples : il y a en 1970 deux sports appelés footballs, donc (­comme on dit parfois) deux « catégories » de footballs, et non deux sports de même « catégorie » qui s­ ’affronteraient dans un c­ ombat où le vainqueur, seul, mériterait le nom de football ; il y a, depuis que le mot bureau ne signifie plus « étoffe de bure », diverses « catégories » de bureaux qui vivent en paix (traduisez : qui ne se battent pas pour obtenir le monopole de l­ ’appellation ­contrôlée bureau) : meubles-bureaux, bureaux-de-poste, Deuxième-Bureau… Application : il doit y avoir différentes « catégories » de psychologies. Autrement dit : il ne doit pas y avoir de « querelle des psychologies ». Mais il y a parfois des querelles entre psychologues. Car il y a des psychologues agressifs – même parmi ceux qui se prétendent psychanalytiquement purgés de toute agressivité –, ­comme il y a des bridgeurs, des militaires, des pêcheurs à la ligne et même des cantonniers agressifs. Au pays des ensembles appelés « études psychologiques », ­l’observation ne peut pas ne pas rencontrer l­ ’ensemble l : étude des êtres humains. Ni son ­complémentaire ­l’, également flagrant : étude des « non-hommes ». 1 ­D’où la traduction française de ­l’« éreintement », en décembre 1969, dans la revue Langages. 2 Cambridge, 1954.

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L­ ’étude des animaux appartient à ­l’. Les ensembles l et ­l’ coupent un second ensemble qui unit des ensembles disjoints : psychologie des enfants, psychologie des adolescents, psychologie des adultes, psychologie des vieillards. Intersections, en effet, entre le nouvel ensemble et les premiers : psychologie des hommes-adultes, psychologie des animauxadultes, psychologie des petits ­d’hommes, psychologie des jeunes animaux, etc. Nouvelles intersections, en invoquant ce troisième ensemble : « Psychologie des anormaux » et son ­complémentaire : « Psychologie des normaux. » Par exemple, psychologie des hommes-adultes-anormaux, psychologie des animaux-enfants-normaux, etc. Si le jeu des intersections vous amuse, ­continuez-le en employant, par exemple, les ensembles de la psychologie appliquée. Jouez, ainsi, avec la psychologie de ­l’homme-adulte-normal-au travail, avec celle de ­l’homme-adulte (ou adolescent)-normal (ou anormal)-au service militaire, etc. Sans oublier ­d’énumérer des ensembles vides, c­ omme « la psychologie de ­l’animal-vieux-normal-au service militaire » ! Mais si le jeu vous lasse, interrompons-le. Et demandons : que font les psychologues dont les écrits logent dans les grands ensembles énumérés ? Il suffit de feuilleter quelques livres ou quelques revues pour répondre, rapidement : les uns font des calculs, les autres n­ ’en font pas. Approfondissons la réponse : ceux qui font des calculs ne font pas tous les mêmes calculs (il y a des mathématiciens, il y a des statisticiens ; il a, parmi les statisticiens, des spécialistes de « probabilités subjectives », des spécialistes d­ ’analyses factorielles, etc.). Ceux qui ne font pas de calculs ne sont parfois pas capables d ­ ’en faire. Pas capables donc de ­comprendre la psychologie de ceux qui en font. Quels professeurs de psychologie sont capables, en France ou en Grande-Bretagne1, de lire le Journal of mathematical psychology ou le Handbook of mathematical psychology2 ? 1 Compte rendu britannique des livres de Luce, Bush et Galenter, Handbook of mathematical psychology et Readings in mathematical psychology : « Le nombre de personnes qui, en ce pays, peuvent utilement lire ces deux volumes est petit. La plupart des personnes qui ont des ­connaissances suffisantes en mathématiques ignorent la psychologie ou ­s’intéressent peu à elle, et la plupart des psychologues que les livres intéresseraient ­n’ont pas des c­ onnaissances mathématiques suffisantes » (Brit. J. Psy., 1964, p. 245). 2 Un Anglo-Saxon dit avec humour : « La psychologie mathématique, c­ ’est celle que, seuls, des hommes qui s­ ’appellent psychologues mathématiciens sont capables de pratiquer et de ­comprendre.  »



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Énonçons donc un fait1 : il y a des c­ onstructions quantitatives de la psychologie ; il y a aussi des ­constructions qui-ne-sont-pas-quantitatives. En donnant un exemple très rudimentaire des premières, nous passerons à deux nouveaux faits. Voici l­ ’exemple : des personnes, à coups de moyennes et de ­chi 2, se ­contentent de bâtir statistiquement des relations entre nos activités intellectuelles et les saisons voire ­l’altitude2. Ne leur demandez pas de vous expliquer ces relations3. Opposez-les donc à deux catégories de personnes qui tentent de les expliquer : les unes vous parlent d ­ ’hypophyse, de tension artérielle ou de glycémie ; les autres vous parlent de vie collective ­l’été ou ­l’hiver, en plaine ou en montagne. Les premières font de la psychologie physiologique ; les secondes de la psychologie dite (étrangement) sociale. Faut-il demander si elles peuvent toujours se c­ omprendre les unes les autres ? Si les personnes qui font de la psychologie-qui-­n’est-ni-physiologique-ni-sociale peuvent toujours les ­comprendre ? Faut-il ­commander : « Que les psychologues capables ­d’interpréter un électro-encéphalogramme ou (et) de digérer mentalement le chapitre iii (“Les échelles d­ ’attitudes”) du Traité de psychologie sociale dirigé par R. Daval lèvent la main » ? Dans le manuel de J. Stoetzel, La psychologie sociale, vous ­n’apercevrez pas de fournitures physiologiques, mais vous observerez de nombreux produits mathématiques ; vous observerez aussi, notamment dans ­l’étude de la notion de personne, une psychologie que ne fabriquent guère les psychologues anglo-saxons : la psychologie du Journal de psychologie4 que dirige I. Meyerson. Une psychologie que celui-ci appelle « ­comparative » et dont il propose, avec le programme, quelques échantillons dans Les 1 Distinguer soigneusement ce fait ­d’un autre fait : des hommes qui parlent (méthodologiquement) de la psychologie, discutent du droit, voire du devoir, que la psychologie moderne a d­ ’être ou de ne pas être quantitative. Leurs discussions évoquent les bons vieux temps de la philosophie bergsonienne. Elles sont toutefois moins souvent provoquées par des « philosophes » c­ onservateurs de celle-ci que par des psychologues qui défendent (ou attaquent) la psychologie dite clinique. 2 Ainsi J.-E. Orme montre que des personnes nées en été ont un quotient intellectuel plus élevé que des personnes nées en hiver ; P. G. Weil retrouve au Brésil ce que H. Piéron et G. Heuyer trouvèrent en France : un niveau mental moyen plus élevé en montagne q­ u’au bord de la mer, etc. 3 A. Ambrose (1961), puis J.-L. Laroche et F. Tcheng (1963) démontrent, par ­l’étude statistique des sourires enfantins, que des bébés distinguent leur mère, dès 3 mois, alors que nos c­ onnaissances physiologiques nous présentent cette distinction c­ omme inexplicable – donc impossible. 4 Cf. P. Malrieu, J.-P. Vernant, Le Journal de psychologie, Pensée, 1955.

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fonctions psychologiques et les œuvres. Elle étudie les hommes, en étudiant plus leurs œuvres que leurs actes. Toutes leurs œuvres : les œuvres des peintres ­comme celles des mathématiciens, des romanciers ­comme des biologistes, des théologiens c­ omme des juristes, des linguistes c­ omme des ethnographes ou même des psychologues… Une psychologie, par ­conséquent, historique. Quand la psychologie historique vise des ­conduites individuelles, sans viser des œuvres, elle apparaît c­ omme « psychologie génétique1 ». Quand la psychologie, avec des armes ­d’historien ou sans histoire, ­n’atteint que des ­conduites, la majorité des psychologues la récompense en ­l’appelant scientifique2. Mais elle paraît prescrire différents modes ­d’emploi de cette appellation : un mode ­d’emploi normal, des modes ­d’emploi anormaux. Sans doute, une observation minutieuse distinguerait, parmi ceux-ci, des emplois métaphoriques, métonymiques, formalistes, etc. Il nous suffit toutefois ici de caractériser une grande « catégorie » ­d’emplois extraordinaires, en ­l’opposant à la « catégorie » de ­l’emploi ordinaire. Opposons donc aux psychologues qui disent « faire de la science » pour signifier ­qu’ils en font, ceux qui disent « faire de la science » pour signifier ­qu’ils font de la thérapeutique3. Les premiers pratiquent la méthode expérimentale et le Traité de psychologie expérimentale – dirigé par P. Fraisse et J. Piaget – vous les fera ­connaître, si vous ne les ­connaissez pas. Ils peuvent ­s’enfermer dans des laboratoires et y écrire des articles pour ­L’Année psychologique. Ils peuvent aussi sortir des laboratoires : sonder quelques échantillons d­ ’électeurs ou de ­consommateurs, explorer des émeutes ou des paniques, analyser le travail ­d’ouvriers ou ­l’emploi du temps ­d’étudiants salariés, éprouver la valeur de propagandes politiques ou ­commerciales, rendre « fonctionnels » nos meubles ou nos immeubles, etc. Ils c­ ommencent d ­ ’édifier, par exemple, hors des laboratoires de psychologie animale, sur les plans 1 Souvent préoccupée ­d’enfants. Mais ne pas ­confondre les « objets » avec les « méthodes » : toutes les psychologies génétiques ne sont pas des psychologies de ­l’enfant, toutes les psychologies de l­ ’enfant ne sont pas des psychologies génétiques. 2 Des articles de psychologie dite scientifique, c­ omme ceux que publient Psychologie française, ­L’Année psychologique, The British Journal of social and clinical psychology ou Neuropsychologia, paraissent aussi dans le Journal de psychologie. Ils forment donc des sous-ensembles dans ­l’ensemble que définit celui-ci. Autrement dit : la psychologie c­ omparative embrasse toutes les autres. 3 Étudier, chez H. J. Eysenck, les différents modes ­d’emploi, en psychologie, du mot scientifique (Uses and abuses of psychology, Penguin, 1953, p. 225-229).



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d­ ’« éthologistes » ­comme K. Lorenz, une psychologie des animaux en liberté. Ils ne détruisent pas, en ­l’édifiant, la psychologie traditionnelle de laboratoire et des labyrinthes ; mais ils mettent celle-ci à sa place : celle ­d’une espèce de psychologie animale. Celle ­d’une psychologie ­d’animaux emprisonnés et perturbés par leur emprisonnement. Mais, parfois, « ­l’action presse » : il y a des psychologues qui ­n’ont pas le temps, professionnellement, de pratiquer la méthode éthologique ni, en général, la méthode expérimentale. Qui ­n’en ont pas souvent les moyens. Ils doivent aider des personnes « inadaptées » ou « déficientes ». Ils procèdent alors ­comme des médecins qui ordonnent de ­l’aspirine, de la cortisone, voire des cataplasmes – sans posséder les sciences (biologiques, physiologiques…) qui justifieraient leur ordonnance et quelquefois même sans ­qu’une justification scientifique de celle-ci existe : ils ordonnent des traitements psychologiques pour guérir les malades qui les c­ onsultent. Sans doute, ils peuvent déduire ces traitements de théories que justifient à la fois la science expérimentale et les obligations médicales ; mais, en fait, ils les empruntent souvent à des spéculations dont les seules justifications sont thérapeutiques. Collez sur ces spéculations l­ ’étiquette « Psychologie des profondeurs ». Rappelez-vous que les plus fameuses mûrissent sur les coteaux de la Psychanalyse. Dégustez-les rapidement dans La stratégie du désir où E. Dichter les vulgarise et proclame les appliquer, en diagnostiquant les motivations « profondes » des c­ onsommateurs, à des cures c­ ommerciales. Savourez quelques diagnostics : automobilistes qui achètent des voitures ­d’une seule marque par peur, fumeurs pour lesquels les cigarettes sont des biberons et qui fument donc afin de retomber en enfance, ménagères qui pour des raisons sexuelles ­consomment des macaronis durs1. Quelles preuves, le psychologue fournit-il de ces diagnostics (que vous êtes peutêtre tentés de prendre pour des fariboles) ? Une seule preuve : leur efficacité. Ils procurent, après traitement publicitaire idoine, quelque augmentation des ventes. Tout de même, dans un Centre Médico-psychologique, les diagnostics sont bons ­s’ils permettent de diminuer les « handicaps » des gosses c­ onsultants. Accordez donc aux « psychologies des profondeurs » les bons points du Pragmatisme. Et distinguez soigneusement ces psychologies pragmatiques – qui exposent des hypothèses invérifiables dans 1 Nous ne plaisantons pas, amis lecteurs ! Étudiez ­l’article de L. Adam : Une méthode psychanalytique au service de la vente, Travail et méthodes, nov. 1951.

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l­ ’espoir que celles-ci auront valeur thérapeutique1, de psychologies qui ne proposent des hypothèses que pour procéder à des expériences qui vérifient (ou infirment) ces dernières. Pour bien les distinguer2, observez leurs champions quand ils semblent défendre ou attaquer la valeur de la psychothérapie. Assistez, par exemple, au match « H. E. Eysenck c­ ontre L. Luborsky3 ». Premier coup : l­ ’efficacité de la psychothérapie n­ ’est pas (scientifiquement) démontrée4. Riposte : « En fait, nous guérissons. » Réplique : « Nous ne disons pas que vous ne guérissez personne ; nous disons : 1) prouver que vous ne prouvez pas que la psychothérapie est cause de ces guérisons ; 2) définir les ­conditions expérimentales dans lesquelles vous pourriez le prouver ; 3) être surpris que vous ne tentiez pas de créer ces ­conditions5 ». Réplique vaine, car les adversaires ne donnent pas même sens à l­ ’expression « preuve d­ ’une 1 Considérez l­ ’édifice des psychologies thérapeutiques. Supprimez la partie thérapeutique. Les diagnostics qui restent sont parfois appelés : « Psychologie phénoménologique. » Mais il y a différents modes ­d’emploi de l­ ’appellation… 2 Car les causes de malentendus sont nombreuses. En voici quelques-unes : 1o utilisation équivoque de l­ ’expression « psychologie clinique » (cf. R. Zazzo, Conduites et ­conscience, II, p. 133-142), à laquelle on remédiera en demandant, non « ­Qu’est-ce que la Psychologie clinique ? », mais « ­Qu’est-ce que je veux dire quand je parle de Psychologie clinique ? » ; 2o Discours épistémologiques – qui ne sont pas toujours aussi rigoureux que l­ ’article de J. Guillaumin, La signification scientifique de la psychologie clinique (Bullet. Psy., 1968) – destinés à définir le mode ­d’emploi nouveau du mot scientifique lorsque la psychologie clinique s­ ’approprie celui-ci ; 3o Hommes qui unissent, en leurs personnes, l­ ’art psychothérapique et la science expérimentale, soit par leurs aptitudes (agrégés de philosophie qui sont aussi médecins, c­ omme D. Lagache, R. Binois, etc.), soit par obligation professionnelle (professeurs dans de « petites » universités, ­condamnés à enseigner toutes les psychologies – excepté celles qui les intéressent !), etc. 3 H. J. Eysenck, The effects of psychotherapy, Journ. c­onsult. Psy., 1952. Objections de L. Luborsky, dans le Brit. Journ. Psy., en mai 1954. H. J. Eysenck réplique dans le même numéro de cette revue. Il répète son c­ onstat dans ses petits livres de vulgarisation : Uses and abuses of psychology, chap. 10, Sense and nonsense in psychology, p. 68-69 et Fact and fiction in psychology, p. 152-160. 4 Faut-il rappeler que, pour prouver l­ ’efficacité d­ ’un médicament, il faut d­ ’abord démontrer que celle-là ­n’est pas causée par un effet placebo ? Pour prouver ­l’efficacité ­d’une médication psychologique, il faut démontrer que le patient n­ ’a pas été guéri par des placebos c­ omme « le fait d­ ’être soigné » où « la présence du médecin ». H. J. Eysenck montre toutefois q­ u’il y a ­d’autres démonstrations à faire. 5 « Je ne puis me rappeler, écrit H. J. Eysenck, aucune méthode de traitement médical – aussi largement employée que la psychothérapie et préconisée avec autant ­d’enthousiasme – qui ait été employée pendant environ cinquante ans sans aucune tentative sérieuse pour prouver son efficacité. Ce fait est en lui-même un intéressant phénomène social sur lequel il y aurait beaucoup à dire » (Brit. Journ. Psy., 1954, p. 133). C ­ ’est aussi un intéressant témoignage sur la psychologie que nous aurions à faire de quelques psychologues. Psychologie que



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guérison ». Ils ne peuvent donc ­combattre. Et ils quittent le ring, pour travailler en paix dans leurs psychologies différentes. Si différentes que le psychothérapeute, par exemple, utilise des questionnaires de personnalité (­comme celui de Bell) dont la plupart des questions sont formellement ­condamnées par la psychologie des sondages, du Public opinion quarterly et de S. Payne, dans The art of asking questions. À chacun son métier… Les « méthodes projectives » apparaissent c­ omme un des outils propres aux hommes qui exercent le métier d ­ ’expert en psychologie des profondeurs. Elles ­contrastent, de façon notoire, avec les méthodes des tests. Ceux-ci, que ­construit mathématiquement une psychologie expérimentale, ont pour fin de différencier des personnes. Ils appartiennent donc à la psychologie dite différentielle. Une psychologie que, par exemple, définissent les cours et dont témoignent les travaux de M. Reuchlin. Opposée à la psychologie des « fonctions » (mémoire, imagination, perception1…). Les tests ­qu’elle utilise servent à la sélection et à ­l’orientation professionnelles ou scolaires : ils montrent les personnes qui ­conviennent à une tâche donnée ; ils montrent les tâches qui, dans une société donnée, ­conviennent à une personne. Ils ­n’appartiennent pas, par ­conséquent, seulement à la « psychologie différentielle », mais aussi à une psychologie – souvent nommée psychotechnique2 – qui a pour fin ­d’adapter les hommes à leur milieu (social ou « socialisé ») : à des usines, à des machines, à des immeubles ou à des meubles, au code de la route, aux lois du recrutement professoral, etc. Imaginez plaisamment (ou douloureusement) ­qu’ils nous permettent de recruter des avortons schizoïdes pour peupler nos îlots universitaires aux couloirs trop étroits et aux salles ­construites ­comme les couloirs. Vous rêverez alors ­d’une autre psychotechnique qui modifierait les bâtiments des U.E.R., qui détruirait les « campus »… Qui, en bref, adapterait, elle, le milieu aux hommes, à tous les hommes. Cette psychotechnique existe (mais hors des domaines de l­ ’Éducation nationale). nous demanda jadis avec humour T. H. Pear (The psychology of psychologists, Bullet. John Ryland Library, 1940). 1 Cf. P. Fraisse, Vers une psychologie c­ omplète, Psy. française, 1962. 2 « La psychotechnique, écrit H. Piéron, a pour tâche essentielle… de c­ ontribuer à assurer (à ­l’individu) sa meilleure adaptation sociale possible » (La psychotechnique dans le monde moderne, Presses Universitaires de France, 1952, p. 17). Même définition chez F. Baumgarten : « Nous autres psychotechniciens tendons à la sélection des meilleurs, non seulement dans la vie professionnelle, mais aussi dans la vie sociale en général » (Ibid., p. 29-30).

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Elle collabore avec ­d’autres disciplines – médecine, physiologie, physique, ­chimie, technologie, etc. – au service de l­’ergonomie1. Ses artisans n­ ’ont rien de ­commun avec les experts en sélection ou en orientation : ils se proposent de nous rendre le milieu où nous vivons – spécialement, où nous travaillons – (­comme disent les architectes) « fonctionnel ». De créer des températures, des lumières, des couleurs « fonctionnelles », des immeubles, des bureaux, des sièges « fonctionnels », des outils, des signaux routiers et même des pantalons « fonctionnels »…. Peut-être, inventeront-ils un jour prochain une Université « fonctionnelle ». La liste des psychologies énumérées ­contient plus d ­ ’allusions que ­ ’explications. Elle ne vous semble sans doute pas exhaustive. Nous d espérons cependant q­ u’elle vous suffit pour juger : « Les hommes qui qualifient leurs écrits de psychologiques font des psychologies différentes2 ». Mais votre jugement ne nous suffît pas. Nous craignons, en effet, que vous ne ­confondiez des psychologies différentes avec des psychologies séparées. Sans doute, nous avons déjà évoqué quelques intersections entre les psychologies, qui font obstacle à la c­ onfusion ; nous voudrions toutefois maintenant interdire totalement celle-ci, en déclarant aux psychologues : parce que vos psychologies sont distinctes, vous devez les unir. Vous devez collaborer. Vous aurez alors droit de parler de la psychologie ­comme ­d’une « ­confédération3 » de vos psychologies. Nous ne justifierons cette déclaration que par un exemple : ­l’exemple de quelques « criailleries » méridionales et de quelques psychologies qui doivent ­concourir à ­l’étude de celle-ci. Afin de ne pas trop allonger notre article, afin aussi de vous inviter à participer au travail des psychologues, nous réduirons l­’exemple à quelques notes, rédigées parfois en style télégraphique. 1) Nous c­ onvenons de parler de criaillerie pour désigner le fait suivant : dans un village du Roussillon, des femmes baissent la voix l­orsqu’elles parlent à des étrangers, mais crient (criaillent) ­lorsqu’elles parlent, dans 1 Lire le récent article de S. Pacaud sur l­’« interdisciplinarité » dans ­l’ergonomie (Travail humain, 1970). 2 Rappel : quoi que ces hommes puissent dire. Ils peuvent, en effet, faire de la bonne psychologie, sans avoir les c­ onnaissances épistémologiques et historiques qui permettraient ­d’en bien parler. 3 Expression de G. Ryle (The c­oncept of mind, Hutchinson, 1951, p. 323).



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leur maison, à des personnes c­ onnues (parents, voisins…) aussi fortement que l­orsqu’elles leur parlent en plein air. 2) Ce fait n­ ’existe q­ u’après interventions du physicien et du mathématicien : a) mesure en décibels des intensités vocales ; b) preuve statistique ­d’une « différence significative » entre les intensités occasionnées par des étrangers et celles occasionnées par des familiers. 3) Phénoménologie : a) criailleries indépendantes du ­contenu des ­conversations (preuve par « analyse de ­contenu ») et de ­l’humeur des parleurs. Donc, sans valeur représentative ni expressive (à opposer aux cris expressifs de colère, de joie…) ; b) ne sont pas adressées aux auditeurs (le parleur ne regarde pas ceux-ci, leur tourne le dos, les quitte, etc.) ; c) sont déclamations théâtrales devant un public dont la fonction est ­d’écouter ou d­ ’approuver (­s’il parle, lui couper la parole)… ; d) etc.1 4) Hypothèse explicative : ­l’intensité vocale est réglée par les dimensions du théâtre habituel. Celui-ci : la rue, le soir, après le travail. Les ­comédiens, ­lorsqu’ils retrouvent dans leur maison les habitués du théâtre, les reconnaissent donc en criant ­comme ils crient dans la rue. 5) Confirmations expérimentales. Toutes, avec mesures acoustiques et estimations statistiques ; quelques-unes, avec échantillonnages : a) Théâtre de plein air : recherches ­comparatives sur les intensités vocales des citadins et des campagnards, des classes populaires (« vivre dans la rue ») et « distinguées », de différentes professions (verbe haut des « gars du bâtiment »), des mères de famille nombreuse (crier pour être entendu par tous, sans avoir à bouger) ; b) Norme sociale : ­s’asseoir dans la rue, pour parler, le soir. Nouvelle hypothèse : la rue, les sièges, ­l’immobilité, parfois ­l’obscurité produisent un parler théâtral. Vérifications : c­ omparer en Roussillon ­l’intensité vocale des paysannes, dans les villages (avec rues) et quand ­l’habitat est dispersé (fermes isolées). Comparer, dans un même village, le verbe des paysannes dans des rues dont la largeur diffère (si on crie, dans une cuisine, parce q ­ u’on a pris ­l’habitude de crier dans la rue pour être entendu « de ­l’autre côté », on doit crier plus fortement dans les maisons de la grande rue que dans les autres). 6) Confirmations expérimentales (suite) : a) La norme précédente ­s’explique par un climat méditerranéen qui incite à vivre, le soir, dans les rues. D ­ ’où enquêtes : les criailleries ne doivent-elles pas être plus 1 Compléter en ­s’inspirant des essais ­d’Erving Goffman, The presentation of self in everyday life (1959) et Interaction ritual (1967).

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intenses ­l’été que ­l’hiver ? dans la plaine chaude que dans les rudes montagnes du Capcir ? b) Les explications géographiques ne suffisent pas. Faire de ­l’histoire. Y ­compris celles de maisons apparemment peu adaptées au climat (opposer des fermes « fonctionnelles », exposées au sud, avec pare-soleil…) et à la vie familiale « au-dedans » qui poussent les habitants « dehors ». Confirmer, donc, ou infirmer ­l’hypothèse ­d’un lien entre les criailleries et l­ ’architecture guerrière de quelques maisons et villages (architecture perpétuée par ­1’« inertie c­ ulturelle » des paysans ?). Comparer, quant aux criailleries, les villages qui furent sur des itinéraires militaires ou c­ ommerçants avec les autres. Ceux de l­’ancien Comté de Roussillon avec ceux de Besalu, etc.1 La psychologie historique paraît inépuisable. 7) Psychologie sociale et différentielle : a) première hypothèse à vérifier : les femmes « criaillent » plus que les hommes de même âge. Seconde hypothèse : les vieilles femmes « criaillent » plus que les jeunes ; b) lier ces hypothèses à des « faits sociaux » : « civilisation traditionnelle2 » qui sépare les hommes des femmes par le travail (dans les vignes, à la maison) et après le travail (hommes au café, femmes dans la rue ; groupes, dans celle-ci, de jeunes gens et de jeunes filles, sans intersections, etc.) ; c) lier non seulement à la séparation des groupes, mais à leur hiérarchisation : « idéologie » de la femme esclave du mari, sagesse des « anciens », etc. 8) Diagnostic : l­’autorité vocale ­comme a) insigne (superficiel) de ­l’autorité (parmi d­ ’autres : uniforme de la robe noire) d­ ’une classe d­ ’âge : les anciens ; b) signe (profond) de l­ ’autorité que prétendent c­ onquérir par les paroles des femmes qui se sentent privées d­ ’autorité – où les paroles ont, au moins, deux fonctions : ­comme autre activité (mais, dit Janet, économique) qui remédie à ­l’inactivité, c­ omme moyen (« virilisant ») de ­compenser par la vigueur de la voix et des gestes la faiblesse physique (socialement normale). 9) Justifier le diagnostic d­ ’une criaillerie assimilée à une « technique facile de domination », par quelques épreuves : a) emploi de méthodes projectives ou de questionnaires (sur la Personnalité autoritaire) ; b) analyse des thèmes traités dans les bavardages des ­commères (récrimination ­contre toute autorité, ­contre l­’autorité du mari, ­contre celui-ci ; 1 Suivre ici M. Maget et son Guide d­ ’étude directe des c­ omportements ­culturels (Civilisation du Sud, Paris, 1953). 2 Cf. A. Varagnac, Civilisation traditionnelle et genres de vie, Albin Michel, 1948.



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mise en valeur des épouses, de la parleuse…) et du style (exemple : C.-F. Landry écrit, dans La Devivaise : « Elle prenait le parler des femmes du village : Moi qui… Moi qui croyais pouvoir c­ ompter sur toi. Moi qui… ») ; c) témoignages de quelques situations : intensifier la voix en parlant devant des inférieurs (métayer, granger…), baisser la voix en parlant à des supérieurs… 10) Psychologie « abyssale » (sans preuves) : parler « ­comme un sourd », a) pour assourdir ­l’autre ; b) pour ­s’assourdir soi-même, donc ­s’empêcher ­d’entendre ­l’autre  ; c) pour supprimer cet autre, par ­conséquent, en tant ­qu’interlocuteur. La criaillerie, ainsi, ne symbolise pas seulement la supériorité : elle la produit. 11) Etc. Vouloir faire sérieusement la psychologie ­d’une ­conduite – même ­d’une ­conduite aussi rustique que la criaillerie –, ­n’est-ce pas vouloir faire une psychologie « interdisciplinaire » ? P.S. – Pour les lecteurs qui espéraient trouver, dans nos notes, quelques coordonnées des psychologies sur la surface de la Politique, et qui n­ ’ont pas su les déceler entre les lignes, on croit bon d­ ’ajouter quatre remarques. 1o Il y a des psychologues dits « de gauche » qui pratiquent la psychologie expérimentale, il y en a qui c­ ultivent la psychologie c­ omparative, il y en a même qui ­s’adonnent à la psychanalyse ; il y a des psychologues « de droite » ­comme « de gauche », dans les laboratoires ou dans les hôpitaux. En bref, des psychologues dont les opinions politiques diffèrent peuvent ­construire la même psychologie et des psychologues de même opinion peuvent édifier des psychologies différentes. 2o Nous disons, dans La vie intellectuelle (1954), et nous redisons, dans Les signes du temps (1959), ceci : « Pour ajuster au milieu social une personne inapte ou désadaptée, il y a théoriquement deux moyens : changer le milieu, changer la mentalité de la personne. » Le psychologue qui adopte le second moyen, ­lorsqu’il pratique une psychothérapie, ou qui exclut le premier moyen, l­ orsqu’il utilise des tests de sélection professionnelle, prend donc parti pour le milieu social et paraît, ainsi, partisan ­d’une société donnée. Cette société peut être une société capitaliste ; elle peut être aussi une société socialiste. Tout de même, le psychologue qui choisit le premier moyen peut intégrer son travail ­d’« ergonomiste », par

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lequel il modifie un milieu donné, dans une activité révolutionnaire ; il peut aussi favoriser, par son travail, le rendement (dans le « ­confort ») des ouvriers et le bonheur des patrons, donc paraître c­ onservateur. Des psychologies opposées peuvent, ainsi, avoir une même fin politique et des psychologies identiques peuvent servir des politiques différentes. 3o Procédé fameux pour nier les multiples emplois politiques des psychologies : figer celles-ci dans leur emploi originel, donc dans les sociétés où elles naquirent. Engluer, par exemple, la psychanalyse dans ­l’aristocratique société viennoise que ­connut Freud, les sondages d­ ’opinion dans la bourgeoise société américaine au xixe qui – c­ omme le montrent Riesman et Glazer, dans le Public opinion quarterly (1948-1949) – les modela. Anéantir, par ­conséquent, l­’histoire. Faut-il ajouter que les hommes (psychologues ­compris) qui détruisent mentalement celle-ci apparaissent c­ omme dotés de « rigidité » psychique et (sociologiquement) ­comme réactionnaires  ? 4o Escamoter l­’histoire des psychologies ­n’est ­qu’un cas particulier ­d’escamotage. Cas général : faire disparaître la multiplicité des psychologies. Exemple : le psychologue qui ne veut reconnaître ­comme scientifique que sa psychologie. Apparenté à F. Sancho Stirner qui criait : « Je suis l­ ’Unique », l­ ’incomparable, le propriétaire sans égal… Qui, par captation et appropriation, se définit non seulement de façon psychologique, mais encore de façon politique. Corollairement, le « nominalisme » – historique et méthodologique – de nos notes, dénote, en tant que tel, un parti pris politique (différent).

JOUER N ­ ’EST PAS JOUER1

Les hommes ne jouent ni c­ omme leurs boiseries ni c­ omme leurs institutions. Ils ne jouent pas sur les mots ­comme sur une scène ; pas au violon c­ omme du bâton ; pas de l­ ’argent c­ omme de malchance ; pas une valse ­comme un adversaire. Ils ne jouent pas avec une balle ­comme ils jouent à la balle voire au « football ». Ils peuvent dire : jouer, dans une situation, ­n’est pas jouer, dans une autre. Ils devraient dire : jouer ­n’est pas jouer. Façon de dire : le mot « jouer » change de signification quand changent les phrases où il loge. Korzybski dirait : dans une phrase p1, je distingue un jouer1 dans une phrase p2 un jouer2, etc. Il appliquerait ainsi ce théorème : « Il n­ ’y a de signification que c­ ontextuelle2 ». En même temps que le théorème plus ancien : « Nous parlons par phrases et non par mots. » Conséquence : si, dans une phrase, nous substituons jouer1 à jouer2, dans cette phrase jouer1 égale jouer2. Les « jeux de hasard » égalent les « jeux ­d’adresse » dans ­l’édit de 1369 où Charles V identifie et proscrit tous les jeux « qui ne chèent point à exercer […] à fait et usaige ­d’armes3 ». Fonction des paroles, la valeur sémantique du mot « jouer » ou « jeu » est fonction : Des parleurs : un enfant qui, dans le cabinet ­d’un « psychothérapeute », ­s’amuse avec les jouets de celui-ci, dit cependant : « Je ne joue pas ici, je travaille4 » ; 2. Des parlers : le parler des pédagogues n ­ ’accueille pas le « ­contrat aléatoire » qui, dans le parler des juristes, tient la place du jeu5 ; 1.

1 Journal de psychologie normale et pathologique, T. 56, 1959, p. 303-326. 2 L. Hjelmslev, Prolegomena to a theory of language, Indiana, 1953, p. 41. 3 C. Leber, Collection des meilleures dissertations, Paris, 1838, X, p. 273. 4 E. Evart-Chmielniski, Traitement du caractère par le jeu, Enfance, 1951. 5 Code civil, art. 1964.

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Des langues : les Américains du Sud ne disent que jugar où les Américains du Nord disent play et gamble ; 4. De l­’histoire de chaque langue : dans le Roman de Tristan, ­l’expression partir un jeu signifie « poser un dilemme » ; dans le Roman de la Rose, le nom jeu signifie « coït » et le verbe se jouer « forniquer »… 3.

Pour ­comprendre les jeux, étudier, donc, les modes ­d’emploi des mots « jeu », « jouet », « jouer », « joueur » et des mots étrangers qui traduisent ces mots ; pour étudier ces modes, rendre les mots à leurs textes et à leurs ­contextes, redonner aux textes et aux ­contextes leurs environs sociaux et leurs encadrements personnels. Le slogan « jouer n­ ’est pas jouer » rappelle ce précepte premier de toute psychologie des jeux. Suffit-il pour que nous nous le rappelions ? Exerçons notre mémoire. Comment ? Par la méditation de livres et articles récents qui oublient le précepte. Voici quelques « morceaux choisis » et c­ ommentés où ­s’exprime cette méditation. Surprendront-ils des liseurs à qui nous c­ ommuniquons notre méthode ­d’entraînement : partir des Philosophical investigations de L. Wittgenstein pour aller à la thèse d ­ ’I. Meyerson, Les fonctions psychologiques et les œuvres ?

PREMIÈRE PARTIE

1. « Chasse, bridge, billard sont des jeux c­ omme la roulette ou les barres1. » Qui parle ainsi ? Un homme qui ne parle pas ­comme nous. Parlonsnous, en effet, du jeu de chasse c­ omme nous parlons du jeu de billard ? Appelons-nous « jeux » les chasses2 ­comme les barres ? Si nous avons ­l’habitude de dire que nous « jouons » à la roulette ou au bridge, nous ne disons jamais, quand nous chassons, que nous « jouons » à la chasse. 1 J. Chateau, Le jeu de ­l’enfant, Paris, 1955, p. 2. 2 Les chasses présidentielles, héritières républicaines de l­’« Office des rois », ­comme les chasses des paysans et des prolétaires, voire celles où de riches bourgeois pratiquent ­l’art du potlatch.



JOUER ­N’EST PAS JOUER

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Nous disons, simplement : « nous chassons ». Tout de même, quand nous pêchons, nous disons « nous pêchons ». Nous refusons de dire : « nous jouons à la pêche ». Quel sens ­conférons-nous au jeu par notre refus ? Question posée aux psychologues. Question donc sur les règles ­d’inutilisation du mot « jeu » ou « jouer ». Inséparable ­d’une question sur les règles d­ ’utilisation. Sur toutes les règles : sur les nôtres, sur ­d’autres que les nôtres. Sur des règles, par exemple, latines : Horace oppose la chasse et l­’équitation aux ludi1 que nous traduisons ordinairement par « jeux », Cicéron les décrit au moyen du mot ludus2. Les mêmes psychologues, partant, qui jugent que la chasse ­n’est pas un jeu, quand ils adoptent en même temps ­qu’étudient notre usage du nom « jeu », peuvent la taxer de jeu quand ils étudient un usage différent. Ils pourront correctement l­’appeler, selon les lieux et les temps : guerre, travail, apprentissage, loisir, jeu, acte religieux3. En revanche, Huizinga4 mésuse des mots « en qualifiant de jeu ­l’action sacrée5 ». Il mésuse des mots ­comme les philosophes, dénoncés par Marx, qui appellent « utile » ce que nous appelons « inutile » et « égoïsme » ce que nous appelons « altruisme6 ». Comme tous les philosophes ? Oui : si nous c­ onvenons de nommer « philosophes » les beaux parleurs qui « emploient des mots habituels tout en privant ceux-ci de leurs fonctions habituelles7 ». Première maxime ­contre ces philosophes : ne pas parler du jeu où on ­n’en parle ordinairement pas. 2. Corollaire : parler du jeu où on en parle. Quelques façons exemplaires de violer ce corollaire : A) Au lieu de dire que des personnes jouent sérieusement au bridge, dites que le bridge, « devenu une affaire mortellement sérieuse », ­n’est plus un jeu ; au lieu de dire que des professionnels jouent au football, dites 1 K. Richter, Les jeux des Grecs et des Romains, Paris, 1891, p. 82. 2 Honesta exempla ludendi (De Officiis, I, 29). 3 Cf. J. Aymard, Essai sur les chasses romaines, Paris, 1951. 4 Après S. Culin (cf. G. Held, The Mahābhārata, Amsterdam, 1935, p. 252). 5 J. Huizinga, Homo ludens, Paris, 1953, p. 43. 6 Idéologie allemande, in Œuvres philosophiques, éd. Costes, Paris, s. d., VIII, p. 10-12 ; IX, p. 43-44. 7 M. Macdonald, The p ­ hilosopher’s use of analogy, Logic and language, Oxford, 1955, I, p. 82.

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que le football, devenu une profession, « ­n’est plus du jeu1 ». Dites que ­l’esprit du jeu a déserté notre civilisation2. B) Substituez au vieux mot « jeux », le néologisme « loisirs3 ». Remplacez donc, dans quelques descriptions classiques des jeux, « la volonté de jouer » ou « ­l’activité libre » du joueur par un loisir qualifié de « voulu » ou taxé ­d’« option de ­l’individu4 », sans vous soucier des loisirs dirigés et des ­congés payés ni de ­l’ancienne opposition licet-libet. Remplacez le « plaisir de jouer » par « la visée hédonistique » des loisirs, en prenant garde de ne pas chantonner Sombre dimanche puis Je hais les dimanches. Remplacez enfin quelques jeux gratuits par des loisirs « se déployant en dehors de toute finalité utilitaire », si vous pouvez oublier le jardinage des ouvriers et employés, voire le « bricolage ». C) Chicanez quelques écrivains qui décrivent des jeux mathématiques5 ou classent ­l’athlétisme parmi les jeux6. Comment ? Arguez que ni les jeux des économistes ni les jeux olympiques ne sont des jeux. Votre langue ne les nomme-t-elle point cependant « jeux » ? Répliquez que ce ne sont pas « de vrais jeux » ni des jeux « dans le vrai sens du mot7 ». Habillez votre réplique à la dernière mode : « Ce ne sont pas des jeux authentiques. » Chicane absurde. Car, premièrement, elle propose des « vrais jeux » ou des « vrais sens » qui ne signifient rien : parlez-vous jamais de « faux jeux » ? Dites-vous que le mot « jeu » a deux espèces de sens : les vrais et les faux ? Deuxièmement, elle suppose ­qu’on puisse toujours demander : « Ceci est-il un jeu ? », dans des circonstances où les parleurs sensés ne le demandent pas : ces derniers demandent-ils : « Le jeu ­d’échecs est-il un jeu ? » Demandent-ils : « Les travaux forcés sont-ils des jeux ? » 1 J. Huizinga, op. cit., p. 317, 316. 2 Cf. F. Alexander, Über das Spiel, Psyché, 1956. 3 Une activité de loisirs est essentiellement un jeu (B. Gillet, Histoire du sport, Paris, 1949, p. 10). 4 Comme J. Vial (Sociologie des loisirs, Cah. intern. Sociol., 1952, p. 70). 5 G. Bouligand, Théories et jeux, Rev. gén. sciences, 1954. 6 M. C. Béart se plaint : Quelques sociologues « ­m’ont ­chicané sur ­l’étendue que je donne au mot jeu » ( Jeux et jouets de l­’Est africain, Dakar, 1955, 1, p. 48). 7 Formules voisines : « vraiment jouer », « jeu proprement dit »… Formules répétées par Huizinga (op. cit., p. 69, 318, etc.). Utilisées jadis par Becq de Fouquières (Les jeux des anciens, Paris, 1869, p. 214). Naguère par M. J. Piaget (La formation du symbole chez ­l’enfant, Neuchâtel, 1945, p. 94). Un livre récent proclame : « Beaucoup de jeux […] sont imitatifs, mais le vrai jeu est inventif » (J. Bernis, ­L’imagination, Paris, 1954, p. 49).



JOUER ­N’EST PAS JOUER

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Objection : ils ne posent évidemment pas de questions du type : « Appelons-nous ceci un jeu ? » Ils peuvent toutefois poser la question typique : « Nous appelons tous ceci un jeu, mais est-ce un jeu ? » Réplique : que signifie pour vous cette nouvelle question ? Que le destinataire prenne décision pour ou ­contre la langue. Sans doute. Mais quelle décision ? Stylistique. Sans doute encore. Mais décision de quel style ? Gratuite ou justifiée ? Si un homme décide gratuitement de parler du jeu « à ­l’encontre de ­l’opinion publique courante1 », sa décision peut intéresser un pathologiste ; elle n­ ’intéresse cependant pas un psychologue des jeux : le décret du malade qui substitue au mot « brique » le mot « rutabaga » intéresse-t-il un botaniste ? Réclamez donc une décision justifiée. Justifiée par quoi ? Par une « ­conception » ou une « idée » du jeu. Une c­ onception définie. Proclamez partant, en vertu d­ ’une « définition » du jeu, votre droit de ne pas parler du jeu c­ omme nous. Cette proclamation où vous fuyez Charybde, vous jettera sur Scylla.

DEUXIÈME PARTIE

1. DÉFINITION « HORS TEXTE »

« Il faut tout ­d’abord définir le jeu2 », enseigne le philosophe. A) À quelle fin ? Afin, ensuite, de passer les événements au tamis de la définition : de juger ­comme jeux ceux qui passent, ­d’exclure des jeux ceux qui ne passent pas. Ainsi, les théoriciens du jeu enfantin, plutôt que de c­ ommencer par étudier ce jeu – ­c’est-à-dire, précisément, les situations où nous parlons de jeu enfantin –, préfèrent « partir » ­d’une définition générale du Jeu3 1 J. Huizinga, op. cit., p. 316. 2 C. Béart, op. cit., I, p. 25. 3 C. W. Valentine, lui-même, écrit : « We may start with a definition of play as any activity which is carried out entirely for its own sake » (The psychology of early ­childhood, London, 1946, p. 140). Mais il est trop bon psychologue pour ne pas désobéir à son chant juridique de départ. Après avoir, en effet, demandé : « When do we find the first play? » et après avoir répondu : « The first time that a kick is repeated merely to experience and enjoy again a sensation like that of the previous kicks », il doute de pouvoir diagnostiquer chez ­l’enfant « the impulse to repeat a pleasant experience ». Sur ce doute, c­ omme sur une

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pour tenter ­d’appliquer aux enfants cette définition. À ­l’arrivée, les uns doivent appeler « jeux » tous les mouvements des nourrissons, les autres juger que les gosses – qui nous semblent si habituellement pris par des jeux – ne jouent jamais1. Premier c­ ommentaire : puisque notre langage usuel peut introduire le mot « jeu » dans des textes et ­contextes qui ne ­conviennent pas à la définition du Jeu, celle-ci paraît fabriquée « hors texte ». Second ­commentaire : nous avons droit de définir un mode d­ ’emploi du verbe « jouer » et du substantif « jeu », non de ­confondre ce mode défini avec nos emplois ordinaires qui semblent indéfinis2 ; droit donc d­ ’inventer un langage logique où nous ne parlerions de jouer q­ u’en modelant nos paroles sur une définition liminaire du jeu, non de prendre les vessies de la logique pour des lanternes psychologiques q ­ u’allume ­l’usage quotidien des mots. Tout écrivain, donc, qui se propose de définir le jeu3, au début d­ ’un écrit, professe q­ u’il ne veut pas « faire de psychologie ». B) Pourquoi cette profession ? Souvent, depuis une dizaine d­ ’années, à cause d ­ ’un virus germanique : la Wesenschau. Les philosophes dont ­l’esprit ­contaminé aspire « ­l’essence du jeu4 » et peut respirer l­ ’essence de chaque jeu5 enferment en effet, pour les ­conserver, les essences volatiles dans les flacons de définitions.

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plaque tournante, il change subrepticement sa méthode : il publie des « observations » de ­conduites où il a « ­l’impression » que les enfants ­commencent à jouer et découvre dans ces ­conduites deux ingrédients : mouvements répétés, plaisir exprimé. Il répond ainsi à la question : q­ u’entendons-nous quand nous disons q­ u’un bébé joue ? Vous pouvez indifféremment décrire les mouvements du nourrisson « adualiste » ­comme « autotéliques » ou c­ omme « intéressés ». Si vous proclamez q­ u’activité autotélique signifie jeu, vous pouvez donc indifféremment dire que les nourrissons jouent toujours ou ne jouent jamais. Jeux de dames, jeux de mots, jeux d­ ’orgues… « Comment définir par une frontière le ­concept d­ ’un jeu ? Que placer au-delà de la frontière ? Au deçà ? Pouvez-vous dire où elle est ? Non. Sans doute, vous pouvez vous-même décider de tracer une frontière […], mais pour des raisons spéciales » : techniques, scientifiques (L. Wittgenstein, Philosophical investigations, Oxford, 1953, p. 33). « On peut d­ ’emblée proposer une définition minima du jeu… » (E. Benveniste, Le jeu ­comme structure, Deucalion, 1947, p. 161). E. A. Vermeer, Spel en spelpaedagogische Problemen, Utrecht, 1955, pp. I0, 158. Au paradis des essences, M. Misrahi c­ ontemple « ­l’essence du Jeu et de la Religion » ­comme « ­l’essence de la corrida ». Il tente ensuite de c­ ommuniquer aux liseurs des Temps modernes cette dernière essence (1955, p. 1064, 1072, 2290). Mais les liseurs se rebellent :



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Flacons parfois sans étiquettes. Car toutes les langues ne sont pas capables ­d’étiqueter « à ­l’aide ­d’un seul mot1 », ­comme la langue française ou espagnole, ce Jeu qui est essentiel à tous les jeux. Or, on appelle traditionnellement « primitives » les langues aveugles aux genres. Nous sommes partant tentés ­d’appeler primitives les langues, qui, insensibles à notre « catégorie générale » de Jeu, ne décrivent que quelques espèces de jeux. Les Anglais qui distinguent play, game et gambling seraient-ils donc plus primitifs que nous ? Les Grecs, qui parlaient de παίγνιον et d­ ’ἄεθλος jugeaient-ils donc ces « deux réalités indépendantes q­ u’ils ­n’auraient pas eu l­ ’idée de c­ onfondre2 » ­comme deux espèces de jeu ? Les Français qui demandent : « Que joue-t-on au cinéma ? » parce ­qu’ils demandèrent : « Que joue-t-on au théâtre ? », croient-ils donc faire un voyage métonymique à ­l’intérieur du genre « jouer » ? Ces questions signalent trois erreurs : 1o emprisonner toutes les ­conceptions des jeux dans les perspectives que c­ ommande notre langue ; 2o mêler les vocabulaires nationaux et les ­confondre avec la logique, de façon que game et gambling nous fournissent les espèces du genre dénoté par le mot français jeu ; 3o ­conférer à une classification aristotélicienne des vocables utilisés dans un idiome la vertu ­d’expliquer historiquement leur utilisation3. C) Conclusions pratiques : a) Ne prétendons pas prendre instantanément possession de ­l’essence absolue du Jeu par intuition, mais efforçons-nous de ­comprendre les jeux relativement aux circonstances où nous parlons ­d’eux ; b) Ne rattachons pas le nom « jeu » à une idée ou catégorie invisible4 pour lui rendre un sens dont nous le privons en le détachant des phrases où il est employé, mais laissons-le attaché, par celles-ci, de façon visible et significative à d­ ’autres mots. c­ omment « découvrir, à travers les avatars de huit siècles, une essence de la corrida » ? (J. Cau, Le philosophe et le toro, ibid., p. 1293 ; cf. D. Aubier, L­ ’encierro, Esprit, 1956). 1 J. Huizinga, op. cit., p. 58, 89. 2 E. Benveniste, op. cit., p. 162. 3 Sans doute, après avoir appris à parler de jeux d ­ ’enfants et de jeux olympiques, nous pouvons classer le hochet et le décathlon c­ omme des espèces du genre « jeu » ; mais cette classification ne nous apprend pas ­comment les Français firent passer le fils de jocus des amusements puérils aux ­concours athlétiques. Ne ­confondons pas ­l’histoire des transitions verbales avec le rangement des mots transités. 4 En transformant ainsi, ­comme le montre Wittgenstein, un nom ­commun en nom propre.

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Logeons ces deux ­commandements à l­ ’enseigne mnémotechnique de « jouer ­n’est pas jouer ». Puis, pour apprendre à leur obéir, distinguons « jouer à la marelle » ­d’avec « jouer à la roulette ». Construisons ainsi, par notre langage, la distinction de deux « activités ludiques ». Que ­construirait, en revanche, un philosophe qui oublierait que nous parlons par phrases et que le sens du verbe « jouer » est fonction des phrases où il figure ? D ­ ’abord, un verbe à double sens. Ensuite, la dif1 ficulté de réunir les deux sens par découverte d­ ’une nature c­ ommune aux deux jeux. Enfin, l­ ’impossibilité de définir ce que ceux-ci ont de ­commun2 : « Il y a là deux activités bien distinctes que ­confond notre mot français de jeu3… ». Le philosophe est un homme qui aime à accuser sa langue de ­confusion. 2. UNIVERSALISATION ­D’UN ­CONTEXTE

Le Jeu que les philosophes prétendent définir ­n’est habituellement q­ u’un de nos jeux. Les psychanalystes que juge M. Chateau4, paraissent donc très philosophes, puisque, accoutumés à ­considérer les jeux qui peuvent « être utiles pour leur diagnostic ou en vue d ­ ’une cure […], ­c’est-à-dire les jeux symboliques », ils tendent à « expliquer le jeu en général sur le mode des jeux symboliques ». ­S’ils généralisent un emploi spécial du mot « jeu », leurs critiques en généralisent aisément un autre. Quelques joutes philosophiques où semblent s­’opposer différentes théories du jeu, opposent donc, en réalité, différents jeux que déterminent des c­ ontextes différents. Nous les utiliserons pour illustrer la maxime « jouer ­n’est pas jouer ». A) a) Thèse : les jeux sont « des actions qui ne servent à rien5 ». Ils sont donc « inutiles », les joueurs « désintéressés » et les c­ onduites de ceux-ci « autotéliques ». Preuve : le jeu du nourrisson « ­s’exerce ­d’abord sans but apparent, 1 « ­C’est très difficile de faire entrer la poupée, le bridge, le “Oh je joue” de Cosette, dans une même définition » (C. Béart, op. cit., I, p. 33). 2 Noter ici : « 1) Que, même ­s’il y a quelque chose de ­commun à tous les jeux, il ­n’en suit pas que ce soit ce que nous entendons (mean) quand nous appelons “jeu” un jeu particulier ; 2) Que, pour appeler “jeux” différentes activités, nous ­n’avons pas besoin q­ u’elles aient quelque chose de ­commun : il nous suffit ­d’une transition graduelle ­d’un emploi à un autre… » (G. E. Moore, ­Wittgenstein’s Lectures in 1930-1933, Mind, 1955, p. 17) 3 J. Chateau, op. cit., p. 3. 4 J. Chateau, Le jeu de l­ ’enfant, Psychologie de l­’enfant, Paris, 1956, p. 124. 5 P. Janet, Les débuts de l­’intelligence, Paris, 1935, p. 109.



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sans utilité visible ni immédiate1 ». Preuves verbales : « Ce n­ ’est pas du jeu », crie un enfant alors que son partenaire triche pour gagner ; « ce n­ ’est plus un jeu », ­constate un spectateur de football alors que deux équipes, pour ­conquérir la Coupe de France, transforment le sport en ­combat. Antithèse2 : des joueurs refusent de « jouer pour rien », leur « jeu suppose un enjeu » (coupe, fille de roi…)3, et, quand ils « intéressent la partie » par un enjeu pécuniaire4, ils ­s’enrichissent ou se ruinent et, occasionnellement, se tuent. b) Quoique ­l’argent perdu au baccara semble très « réel » et le suicide une affaire très « sérieuse », M. Benveniste juge le jeu « ­comme distinct de la réalité, ­comme non sérieux5 ». Dans quels ­contextes ? Dans ceux ­qu’illustrent les expressions « ­C’est pour rire, ­c’est pas pour de vrai » : luttes de jeu et jeux de lutte6, taquineries, farces… Contextes que choisissait Janet et que choisit encore M. Caillois, peintre du « beau joueur » qui refuse de « prendre le jeu au sérieux7 ». Mais ­n’y a-t-il pas de mauvais joueurs ? Et des bons joueurs très réalistes ? Avocat de ces derniers, M. Chateau répète : « le jeu est sérieux8 ». Pour des enfants ? Pour l­ ’adulte, aussi, que fascine9 la roulette ou ­qu’un échiquier, c­ omme dit Montaigne, « ébat trop sérieusement10 », pour tous les adultes qui, en ce temps, désirent paraître « producteurs » dans leurs passe-temps ­comme dans leurs travaux11. B) Transition : « Le jeu est libération des relations sérieuses12 ». Donc, liberté et relâche. 1 A. Ley, Psychologie du jeu et du sport, Rev. Droit Pén. Crirn., 1954, p. 527. 2 Notoire depuis Pascal (Pensées, éd. Brunschvicg, II, 139 ; éd. Lafuma, 1, p. 167-168). 3 J. Huizinga, op. cit., p. 91. Queyrat multiplie les exemples. Il les emprunte à Paul Souriau ainsi que la ­conclusion : « Parler de jeu désintéressé, ­c’est à ne plus savoir ce que parler veut dire » (Les jeux des enfants, Paris, 1920, p. 55). 4 « Li un perdent, li un gaheignent », dit le vieux Roman de Brut. Le verbe « gagner » ­s’applique-t-il donc seulement, en ancien français, aux jeux ­d’argent ? Villon parle de gagner « au glic, aux quilles » ­comme aux dés. 5 E. Benveniste, op. cit., p. 163. 6 P. Bovet, ­L’instinct ­combatif, Neuchâtel, 1917, p. 47. 7 R. Caillois, ­L’homme et le sacré, Paris, 1950, p. 220. 8 Le jeu de ­l’enfant, p. 126 ; Le réel et l­’imaginaire dans le jeu enfantin, p. 16. 9 Sérieux, dit M. Chateau, parce ­qu’il ne « débraie » pas le monde du jeu du monde réel (Le sérieux et ses c­ ontraires, Rev. philos., 1950). 10 Cf. H. ­d’Allemagne, Récréations et passe-temps, Paris, s. d., p. 38. 11 D. Riesman, Changes in leisure attitudes, Antioch. Rev., 1947. 12 F. J. J. Buytendijk, À propos du jeu humain, Évol. Psychiatr., 1956, p. 65.

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a) « Tout jeu est ­d’abord et avant tout une action libre. » Pour : Huizinga. Contre : le même Huizinga qui écrit que « lorsque le jeu devient fonction de la ­culture… les notions ­d’obligation, de tâche, de devoir ­s’y trouvent associées1 ». Là, opposition à ce qui asservit : métier servile, servage scolaire, service militaire… Ici, nouvel asservissement : obéissance aux règles des jeux et obéissance « mondaine » à la règle de pratiquer quelques jeux ; b) Les moralistes répètent, au xviie siècle, que les jeux ont pour fin de nous « donner du relâche » et, ainsi, de nous « divertir » de notre labeur2. Nous tendons à plaider pour eux, au xxe siècle, quand nous percevons la « détente » ­d’une marmaille qui sort de ­l’école opprimante, quand nous pensons aux citadins pressés d­ ’autobus et de travail qui n­ ’ont pas le temps de « se laisser aller », et, principalement, quand nous collectionnons des exemples de psychothérapies par le jeu où se dissolvent les « tensions » de la vie quotidienne. Mais nous requérons ­contre eux en opposant au travail « détendu » du pâtre montagnard la tension des sportifs ou des parieurs et « les exercices de tension » que les populations urbaines nomment « distractions3 », puis en nous référant à ces jeux enfantins que ruine ­l’« emportement », où M. Chateau trouve efforts et prouesses. C) Les hommes ­d’affaires qui, aux États-Unis, se plaisent à travailler sans relâche semblent obéir au ­commandement « Défense de muser » ; une Française de 11 ans répond à ses parents qui ­l’incitent à « ­s’amuser » : « Ça ne me plaît pas. » Là, un groupe, ici, un individu c­ onjuguent donc les jeux avec le déplaisir. N ­ ’êtes-vous pas cependant tenté de répéter la proclamation de Montherlant, dans Paysage des Olympiques : « ­J’appelle jeu toute activité qui a sa fin dans le plaisir q­ u’on en éprouve » ? Si vous succombiez à la tentation, vous supprimeriez, partant, les perspectives sociales et personnelles que font les jeux, pendant que vous transformeriez la particulière « Quelques actes plaisants sont des jeux » en ­l’universelle « Tous les jeux plaisent et tous les actes voulus pour le plaisir q ­ u’ils procurent sont des jeux4 ». 1 J. Huizinga, op. cit., p. 25, 26. 2 J. B. Thiers, Traité des jeux et des divertissements, Paris, 1686, préface. J. Frain du Tremblay, Conversations morales sur les jeux et les divertissements, Paris, 1685, p. 12. 3 A. Martin, Fear of relaxation, Amer. J. Psychoana., 1951. 4 Il y a vingt-cinq ans, Claparède protestait déjà ­contre les généralisations des théoriciens du Jeu : si, écrivait-il, nous devons dire, ­comme Buytendijk, que « tous les jeux sont jeux avec quelque chose », alors nous ne devons plus nommer jeux les rondes ou « les ­culbutes



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TROISIÈME PARTIE

1. Le philosophe chante « un monde qui est le ­contraire exact du jeu : celui du travail1 ». Mais il chante faux, aux États-Unis, en 1955, où le football apparaît ­comme un travail « taylorisé » indissociable du labeur industriel1. Faussaire donc en sociologie, il falsifie des normes sociales dont il efface la « spécificité » : les normes du « droit divin » qui opposent, au xve siècle, les gains du joueur à ceux du travailleur2 ne sont pourtant pas de même espèce que les normes du droit séculier quand François Ier publie sa loi de 1397 : « Tout ce qui se jouera au jeu de paume sera payé à celui qui gagnera ­comme une dette raisonnable et acquise par son travail3 ». De la ­confusion des normes, le faussaire passe à la ­confusion des « rôles sociaux » : il c­ onfond des rôles de travailleur aussi différents que le rôle de romancier, notoirement capable de travailler en vacances, et celui de cheminot où travail et vacances paraissent séparés. De la c­ onfusion des personnages laborieux ou joueurs, il passe à la ­confusion des personnes qui adoptent ces personnages : il ­confond les quatre bons élèves ­d’une classe de sixième qui appellent « jeu » le calcul avec les trente élèves qui nomment celui-ci « travail ». Ignore-t-il donc la « valeur fonctionnelle » du calcul ? Il semble ignorer le besoin de distinguer forme et fonction4 : il ne se soucie pas de noter que le jeu, dont il fait le ­contraire du travail, ­n’a pas même fonction pour le prolétaire ou le bourgeois moderne qui travaille et pour le seigneur qui aurait, jadis, dérogé à la noblesse s­’il avait travaillé. Serait-il insouciant de l­ ’histoire ? Il imagine le passé à la ressemblance du présent ; il s­ ’illusionne ­d’entendre les Pères de l­ ’Église parler ­comme lui ­lorsqu’ils opposent au labeur des jeux qui, pour eux, signifient usure5 ; il paraît victime de la « ­psychologist’s fallacy  ». que font les enfants qui ­s’ébattent dans un pré » (Sur la nature et la fonction du jeu, Arch. Psy., 1934, p. 358). 1 R. Denney, D. Riesman, Le football aux États-Unis, Profils, 1955, p. 30. 2 « Car qui y jeue rendre doit – Ce ­qu’il gaingne, selon le droit – Divin… » (E. Deschamps, Le dit du gieu des dés, Œuvres ­complètes, Paris, 1891, t. VII, p. 264). 3 J. Jusserand, Les sports et les jeux d­ ’exercice dans l­’ancienne France, Paris, 1901, p. 257. 4 M. Maget, Guide d­ ’étude directe des ­comportements ­culturels, Paris, 1953, p. 12. 5 Au xiiie siècle encore, les jeux de hasard apparaissent à Raymond de Pégnafort c­ omme des péchés d­ ’usure.

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A) a) Normes et rôles. – Les liseurs du journal ­L’Équipe protestent quand, en 1954, sont interdits, c­ omme « jeux de hasard », les c­ oncours de pronostics que publie ce journal. Quelques-uns protestent psychologiquement : ils ne croient point « tenter la chance1 ». ­D’autres, mathématiquement : la distribution statistique des réponses ne correspond pas à une distribution aléatoire. Les protestataires ignorent que ni les psychologies ni les mathématiques n­ ’entrent dans la c­ onstruction judiciaire des jeux de hasard. Le décret du 22 juillet 19232 assimile, en effet, ces derniers à des jeux ­d’argent. À quels jeux d­ ’argent ? À ceux où des joueurs parient « sur les chances ­d’un autre ». Exemple : le baccara. Mais la bataille où « seuls les joueurs qui tiennent les cartes sont intéressés » ­n’est pas, légalement, un jeu de hasard. Ni le poker. Nous voilà donc obligés de distinguer, dans le « cadre social » du Droit, des jeux ­qu’apparente, hors de ce cadre, la distribution aléatoire des cartes. En revanche, nous devons c­ onfondre, si nous respectons le Code pénal, sous l­ ’étiquette « jeux de c­ ommerce », des jeux q­ u’un ministre de l­’Éducation et des Sports ne c­ onfond pas : gymnastique et tarots, nage et mots croisés… La nature des jeux change, dans notre société, selon les normes de celle-ci (juridiques, religieuses, etc.) et donc3 selon les rôles q­ u’elles nous assignent. b) Personnes. – Mais il y a des anormaux. Des joueurs, par exemple, pour qui la roulette est un « jeu d­ ’adresse » ­comme les échecs4. Pour qui, en ­conséquence, gains et pertes dépendent d­ ’eux. Qui, afin de gagner, c­ omptent sur leur intelligence. Ils ne se reconnaîtraient pas dans le portrait que dessine M. Caillois5 : l­’amateur de jeux de hasard « attend passivement un résultat qui ne dépend pas de lui », « il ­compte sur tout excepté sur lui ». Mais ils croiraient se reconnaître dans le portrait du lutteur ou du boxeur qui a « désir de faire reconnaître son excellence6 ». 1 Protestation analogue ­d’un théoricien du droit : J. Lefébure, Le jeu et la cure taxe, Paris, 1906, p. 18 et s. 2 C. Delest, Le jeu et le régime des jeux, Paris, 1925, p. 213 et s. 3 Cf. P. Sorokin, Society, ­culture and personality, New York, 1947, p. 71. 4 Lire la ­confession citée par J. Cohen et M. Hansel (Risk and gambling, London, 1956, p. 147 ; tr. fr. Risque et jeu, Neuchâtel et Paris, 1957, p. 106). 5 Structure et classification des jeux, Diogène, 1955 ; Les jeux dans la société moderne, Profils, 1955 ; Simulacre et vertige dans les jeux, Preuves, 1957. 6 Le portraitiste, pour défendre sa ­contemplation des essences, devra, ­comme M. Caillois, accuser ces joueurs de « corrompre » la nature des jeux.



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Anormalement capables de ­conférer à la « forme » aléatoire ­d’un jeu une « fonction » agonistique, ils nous apprennent à discerner la ­composante personnelle des jeux, non seulement dans des circonstances anormales où quelques individus ne peuvent jouer avec des jeux et où quelques autres jouent avec autre chose ­qu’un jeu, mais encore dans les cas normaux où des individus donnent « fonction » de jeu à ce qui a « forme » de jeu. B) Forme et fonction. – Nous pouvons dire que Louis XVI « jouait » au serrurier. Dire aussi, de façon pirandellienne, ­qu’il « travaillait » la serrurerie « pour la forme ». Nous ne pouvons donc plus demander : « Louis XVI jouait-il ou travaillait-il ? » Ni généralement demander : « Ceci est-il un jeu ? » Nous demandons : « ­Qu’entendons-nous quand nous disons que x est un jeu ? Que y ­n’est pas un jeu ? » ­Qu’entend M. J. Cohen1 quand il ­considère ­comme des joueurs les artistes et les savants ? Pour quelle raison M. et Mme Aginsky2 qualifient-ils de joueurs des c­ ontribuables et des financiers ? Comment c­ omprendre M. Peters qui « estime que le sport a perdu toutes les caractéristiques du jeu3 » ? Nous ne risquons pas ainsi de c­ onfondre forme et fonction. Ni de ­commettre la faute que c­ ommettent ceux qui les c­ onfondent : après avoir défini ­l’activité ­d’un individu par sa forme, ils justifient leur définition en supposant que ­l’activité a même fonction pour tous les individus. Faute que découvrent les « vues ambitieuses et presque métaphysiques4 »de M. Caillois. Celui-ci voit, en effet, les habitués de Luna Park lui révéler une « sorte de jeux » qui ­n’est ni c­ ompétition ni hasard ni mimique : « la poursuite du vertige ». Or, les machineries de Luna Park lui semblent modernes ; donc, il doit faire « passer cette poursuite pour la seule innovation moderne » dans le domaine ludique. Il faut, annonce-t-il, « attendre ­l’âge industriel pour voir le vertige devenir véritablement une catégorie du jeu5 ». Ignore-t-il donc les tourniquets africains ou les balançoires antiques ? Il repousse dédaigneusement ­l’idée ­d’assimiler ces dernières à nos appareils de « paniques anodines ». Son dédain tient-il toutefois lieu d­ ’argument ? Sans doute, pour un homme qui, au xxe siècle, c­ onduit une auto de 1 2 3 4 5

Ideas of work and play, Brit. J. Soc., 1954. A profile of gambling among Indians, An. Amer. Ac. Pol. Soc. Science, may 1950, p. 113. F. J. J. Buytendijk, Le football, Paris, 1952, p. 36. Les jeux dans la société moderne, Profils, 1955, p. 35. M. Caillois corrige ces affirmations excessives dans Les jeux et les hommes.

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course et c­ onnaît les avions à réaction, ­l’escarpolette n­ ’apparaît guère ­comme un fournisseur de transes ni ­d’étourdissements. Mais pour un homme du xviiie siècle ? Du iiie siècle avant J.-C. ? Ce n­ ’est pas parce que M. Caillois ne trouve point sur une balançoire « de plaisirs de caractère vertigineux » que personne n­ ’en a trouvés ni ­n’en doit trouver. C) « Sophisme du psychologue1 ». – Fréquent en « paidologie » : l­ ’étudiant qui c­ onfond sa perspective avec celle des enfants étudiés recueille sa perspective dans ­l’étude où il croit récolter celle des enfants. Ainsi, durant son enquête2, quand, premièrement, il demande à des gosses « Travailler et jouer est-ce la même chose ? Quelle différence y a-t-il, à votre avis, entre le travail et le jeu ? », il impose, par les substantifs que sa question propose, la différence adulte q­ u’il paraît mettre en question. Imposition dont témoignent les enfants : a) « Il y a deux mots, donc ­c’est pas pareil3 » ; b) il n­ ’y a que deux mots, et, partant, un élève d­ ’une « sixième pilote », interrogé sur son activité scolaire, doit ­considérer celle-ci « ­comme un travail qui n­ ’est pas c­ omme les autres ». Quand, deuxièmement, ­l’enquêteur classe les réponses – non selon les mots qui les ­constituent, mais selon les sens ­qu’il leur donnerait ­s’il les proférait lui-même – dans les trois tiroirs du Jeu-facilité, du Jeu-inutilité et du Jeu-liberté, il force les pensées enfantines à loger dans ses cases philosophiques. Quelques preuves : une réponse sur trois ­n’entre dans aucun tiroir ; des réponses semblables entrent dans des tiroirs différents4 ; des réponses différentes habitent un même tiroir5. Après la critique interne, la critique externe : M. P. Naville6 démontre que des enfants c­ onçoivent le travail professionnel par opposition à leurs corvées scolaires et non par opposition à leurs jeux. Précisément : ils imaginent le travail ­comme la délivrance des écoliers et ils se représentent 1 Défini par W. James ; diagnostiqué par E. Cassirer dans la psychologie du jeu enfantin (Le langage et le monde des objets, J. Psychol., 1933, p. 38). 2 R. Cousinet, Enquête sur ce que pensent les enfants du travail et du jeu, J. Psychol., 1951, p. 556. 3 Réponse empruntée, c­ omme les suivantes, à l­ ’enquête d­ ’une étudiante, Mlle Nicole, qui reprit ­l’enquête de M. Cousinet sans retrouver ses ­conclusions. 4 Exemple : on peut classer dans le tiroir « facilité » la réponse « jouer ce n­ ’est pas fatigant et on ne gagne pas ­d’argent » classée dans « ­l’inutilité » et « Jouer ­c’est faire ce que ­1’on veut » classée dans « la liberté ». 5 Exemple : classer indifféremment c­ omme travail « difficile », le travail « sérieux », « avec effort », « attentif », etc. 6 La cristallisation de l­ ’illusion professionnelle, J. de Psychol., 1953.



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des travaux qui nous semblent serviles ­comme nous nous représentons des jeux. Inversement, des actes qui, pour eux, sont des jeux, ressemblent, pour nous, à des travaux. Nous pouvons donc, selon la perspective adoptée, peindre des gosses qui ­construisent une cabane c­ omme des travailleurs ou ­comme des joueurs. Nous pouvons dire ­qu’un enfant qui veut partager le labeur de ­l’adulte – qui veut l­ ’aider à maçonner un mur – joue ou travaille. Mais ne disons pas ­qu’il fait « effort pour ­s’évader du domaine du jeu et réaliser un travail1 ». Autant dire que, très jeune, il a mal à sa tête et que, moins jeune, il a mal à la nôtre. 2. Si, quand vous vous demandez « ­Qu’est-ce que le Jeu ? », vous escamotez les personnes qui jouent et les sociétés où elles jouent, vous escamoterez, quand vous demanderez : « Pourquoi joue-t-on ? », les raisons personnelles et sociales que les hommes ont de jouer. A) Explications. – a) Première faute : prendre une description pour une explication. Décrire le « parallélisme » du jeu (gambling) et de la masturbation, puis représenter le jeu ­comme une « autre » masturbation « sans pouvoir échapper à la c­ onclusion2 » que les hommes jouent afin de se masturber ; b) Deuxième faute, souvent indissociable de la première ; prendre une explication pour l­ ’Explication3. Prétendre q­ u’on joue de ­l’argent afin de gagner de ­l’argent. Sans doute, des individus jouent « la bande » à la boule ­comme s­ ’ils faisaient un placement4. Mais les psychanalystes nous apprennent à en distinguer d­ ’autres qui jouent pour perdre5. Et nous en discernons qui jouent pour gagner ou pour gagner ­l’avoir ­d’un adversaire6, non pour gagner de ­l’argent. Qui jouent 1 J. Chateau, Le jeu de ­l’enfant, p. 383. 2 R. Lindner, The psychodynamics of gambling, An. Amer. Soc. Pol. Soc. Sci., 1950, p. 103-104. 3 L. Wittgenstein dénonce la faute de « supposer q­ u’il y a un motif qui est le motif » et accuse les théoriciens du jeu qui ne donnent ­qu’une réponse à la question « Pourquoi les enfants jouent-ils ? » (Mind, 1955, p. 19). 4 Parmi 24 étudiants autrichiens, 15 préfèrent placer 100 francs sur la bande plutôt que de les risquer sur un numéro. En revanche, parmi 22 étudiantes autrichiennes, 16 préfèrent jouer un numéro. Comme 16 étudiants français sur 21. Quant aux étudiantes françaises, 8 préfèrent la bande et 7 le numéro. 5 E. Bergler, On the psychology of the gambler, Imago, 1936. 6 E. Riddle démontre expérimentalement que quelques joueurs de poker jouent pour gagner de l­ ’argent et d­ ’autres pour gagner l­ ’argent d­ ’un adversaire déterminé (Aggressive behavior in a small social group, Arch. Psy., 1925).

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de l­ ’argent pour le risquer1. Pour le dépenser. Nous en discernons dont les raisons de jouer semblent sociales : richards somptueux qui réinventent le « potlatch » à la roulette où ils jouent pour se défier les uns les autres de jouer plus d­ ’argent. Et nous en discernons dont les raisons sont si particulières que seul un Leibniz pourrait déduire celles-ci de la nature du jeu : homme qui joue pour se solidariser avec un ami joueur, qui joue pour déplaire à sa femme, etc. B) Niveaux et systèmes d­ ’explications. – Une femme veut acheter un billet de la Loterie nationale. Pourquoi ? Afin de gagner le gros lot. Mais pourquoi veut-elle gagner le gros lot ? Afin, « pense le psychologue2 », de « ­compenser une frustration ». Une autre femme, qui veut acheter un billet afin de vaincre le sort, veut vaincre celui-ci, également, afin de ­compenser une frustration. Ainsi, des joueurs qui visent des fins différentes atteignent cependant, dans les champs de tir de la psychologie adlérienne, la fin ­commune de leurs fins, savoir la Compensation. Celle-ci, tombée d­ ’une cascade de fins, n­ ’explique donc pas leur c­ onduite au même niveau que les explications du type « ils jouent pour gagner de ­l’argent ». Ne nivelons partant pas les explications en écrivant : « Des hommes jouent par amour du gain et d­ ’autres par amour de la Compensation. » ­N’écrivons pas que nos c­ oncitoyens cherchent plus souvent le frisson du risque que « des dons ­compensateurs », ni que nos sports « sont plus souvent des passe-temps que des ­compensation pour nos pertes3 ». Écririons-nous que les Parisiens mangent plus souvent du bifteck que du carbone, de ­l’hydrogène et de ­l’oxygène ? Nous avons pourtant droit de particulariser les explications par la Compensation. Mais, en les opposant à des explications de même catégorie : Fuite (avec « projection », « identification », etc.), Dissociation de la réalité, Répétition qui sert l­’« abréaction4 »… Explications que nous pouvons, à leur tour, expliquer : pourquoi c­ ompenser ? Pourquoi fuir ? Pour nous rassurer. En arguant du fameux « besoin de sécurité5 », nous libellons un troisième niveau ­d’explications. Nous ne c­ onfondons donc pas la Sécurité, au niveau 3, avec celle que nous évoquons parfois au 1 2 3 4 5

A. Morehead, The professional gambler, An. Amer. Soc. Pol. Soc. Sci., 1950, p. 84. R. Pickford, Aspects of the psychology of games, Brit. J. Ps., 1941, p. 289. R. Lapiere, R. Farnsworth, Social psychology, New York, 1942, p. 278. Cf. R. Waelder, Die psychoanalytische Theorie des Spieles, Z. f. psychoan. Päda., 1932. R. Hartley, L. Frank, R. Goldenson, Understanding ­­children’s play, London, 1954, p. 70.



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niveau 1 – c­ omme nous ne c­ onfondons pas la Compensation au niveau 2 avec celle dont témoigne, au niveau 1, la phrase « Je ne joue ­aujourd’hui que pour récupérer ce que j­ ’ai perdu hier ». Qui ­confondrait ­l’« analyse » où Melanie Klein « montre » ­qu’une petite fille joue à la poupée pour se tranquilliser1 avec l­’aveu d­ ’un étudiant « ­J’ai joué au billard avant ­l’examen, pour me calmer » ? ­L’étudiant qui explique son jeu, ­d’une part, oppose celui-ci au travail scolaire de ses c­ ondisciples, d­ ’autre part, oppose son explication à d­ ’autres explications dans un système de raisons reconnu par son interlocuteur : « jouer pour me calmer, pour te vaincre, pour nous permettre d­ ’attendre l­’ouverture de la Bibliothèque, etc. ». Mais les philosophes, premièrement, expliquent aussi bien par notre besoin de sécurité le travail, les rumeurs et la publicité c­ ommerciale que le jeu. Et, deuxièmement, leurs philosophies différentes introduisent la Sécurité dans des systèmes différents qui créent partant différentes sécurités. Le mot « tranquillité » a-t-il le même sens dans un discours où le désir de tranquillité explique toutes les actions humaines et dans un discours où il ­n’en explique ­qu’un quart2 ? ­N’essayez donc pas de ­comprendre la phrase philosophique « les hommes jouent pour se rassurer » en vous référant à vos emplois du verbe « rassurer » : la phrase est incompréhensible tant que son auteur ne définit pas le « champ sémantique » de son verbe. Comprendriez-vous le professeur qui vous parle ­d’un « bon » devoir si vous ne saviez pas ­qu’il classe en « bons » et « très bons » les devoirs que vous classez en « mauvais » et « bons » ? C) « Motifs » explicatifs. – Un adolescent se tord afin de ne pas toucher un ballon avec la main. Parce ­qu’il joue au football ? Sans doute. Mais escamotez cette explication : faites disparaître le football et ses règles. Faites disparaître donc le jeu. Reste une c­ onduite insensée. Oubliez que ­c’est vous qui l­’avez privé de sens et vous demanderez pour quel « motif » un adolescent normal se ­conduit de façon si anormale3. Vous 1 Elle se « prouve que sa mère ne lui a ni volé ses enfants ni détruit son corps… » (The psycho-analysis of ­children, p. 253). 2 Système de W. Thomas et F. Znaniecki : « The wish for security, for new experience, for recognition, for response. » 3 En France, les parleurs ne disent ordinairement pas « Pour quel motif mangeons-nous ? Pour quel motif jouons-nous ? » Ils ne demandent le motif d­ ’une action que lorsque celleci leur semble anormale et ­qu’ils veulent ­connaître la raison de cette anomalie (« ­C’est un honnête homme. Il a cependant volé. Pour quel motif ? »). Sans doute, les philosophes enseignent un autre mode ­d’emploi du mot « motif » : « le problème de la motivation

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demanderez aux philosophes de vous expliquer sa « motivation ». Mais, si vous étiez philosophe, vous imposeriez cette motivation où vous niez le football c­ omme motivation-du-football. Vous proposeriez des motifs du jeu qui supposent que vous ne parliez d­ ’aucun jeu. Comme R. W. Pickford1. Celui-ci observe un joueur de football, mais, ­puisqu’il s­’insensibilise au jeu et au football, il ne voit q­ u’un homme qui « semble avoir peur de se souiller ou de se blesser en touchant la balle avec la main ». Explication : la balle est un « objet très dangereux et très sale ». Or, elle ne l­ ’est pas visiblement. Elle l­ ’est donc invisiblement. Elle doit partant symboliser un ennemi. Quel ennemi ? Le seul ennemi : le Père. Le meilleur moyen de se défendre ­contre lui, c­ ’est de ­l’attaquer : tapez-le à coups de pieds, alors que les joueurs de rugby tiennent et caressent leur Mère-ballon. Conclusion : si vous jouez à « la balle aux pieds », ­c’est que vous désirez tuer votre père.

QUATRIÈME PARTIE

La critique ­d’un langage philosophique qui empêche que vous ne fassiez de la psychologie, vous c­ onduit à l­ ’étude du langage ordinaire2 qui vous permettra d­ ’en faire. Elle vous c­ onduit donc chez les linguistes. Que leur demanderez-vous ? Un inventaire « onomasiologique ». ­N’avez-vous pas besoin, pour décrire et expliquer les jeux, de savoir ­d’abord quels sont nos jeux et nos jouets3 ? Mais une liste de ce que nous nommons est le problème du pourquoi ». Mais, quand D. Krech et R. Crutchfield se demandent : « Pourquoi M. Arbuthnot va-t-il à l­ ’église ? », ils négligent la réponse normale : « Parce q­ u’il croit en Dieu », pour ne mentionner que les raisons ­d’incroyants : « besoin ­d’approbation sociale, besoin de calme, etc. » (Théories et problèmes de la psychologie sociale, I, p. 42). 1 The psychology of the history and organisation of association football, Brit. J. Psy., 1940, p. 132. 2 Comment étudier le football sans nous asservir au nom « football », au vocabulaire prescrit par les règles du football, aux phrases qui dans ces règles décrivent le jeu, aux descriptions des joueurs, de l­ ’arbitre, des spectateurs ?… 3 Les ethnologues et les historiens s­ ’intéressent plus aux jouets (cf. Y. Hirn, Les jeux ­d’enfants, tr. fr., Paris, 1926) que les psychologues. On demande à ceux-ci de méditer sur l­’auto mécanique, ­l’ours en peluche… La forme et la matière des jouets leur donneront accès aux caractères et fonctions des jeux.



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a­ ujourd’hui jeux et jouets ne vous suffit pas : vous désirez les listes des noms donnés en pays étrangers à ce que nous appelons en France jeux et jouets. Vous désirez ensuite les listes ­d’acte ou ­d’œuvres qui portent ces noms et que, cependant, les Français n­ ’appellent ni jeux ni jouets. Enfin, les noms français de ces actes ou œuvres. Puisque les linguistes, pour collectionner leurs matériaux lexicologiques, ne partent pas ­d’une idée du jeu1, mais de nos dénominations, ils justifieront leurs collections par une collection des occasions où les Français dénomment jeux et jouets : catalogues de ceux-ci que publient les grands magasins, rubriques des jeux dans les magazines, Code civil ou pénal, etc. Collection à c­ omparer avec des collections étrangères. Or, les occasions collectionnées apparaissent ­comme des occasions de phrases démonstratives (« Ceci est un jeu ») et les phrases démonstratives ne ­constituent ­qu’une petite partie des propositions où nous déterminons des jeux. ­L’inventaire lexicologique que vous réclamez doit donc être accroché à un inventaire syntaxique. Au moyen de celui-ci, vous justifierez la dénomination des jeux : par étude, soit des séquences verbales2, soit des équivalences3. Et vous établirez les classifications usuelles des jeux : « jeux de société », « jeux ­d’adresse », etc. Il ne suffit pas de ­connaître les moules à c­ ombinaisons verbales dans lesquels entrent les noms « jeux » et « jouets » : il faut c­ onnaître ceux où les parleurs introduisent le verbe « jouer ». Il faut c­ omparer ces moules : on « joue aux cartes » et on parle de « jeu de cartes », on « joue du violon » quoique le violon ne soit pas un jeu, on ne joue ni à la course ni de la course bien que les courses figurent au programme des Jeux olympiques, etc. Et, il faut, de nouveau, ­comparer nos usages avec les étrangers : en France, on dit « jouer aux échecs » et « jouer à la poupée » ; en Suède, on applique le verbe « spela » aux échecs et le verbe « leka » à la poupée. Pour un Suédois qui nous écoute, le « jouer » de « jouer aux échecs ou aux cartes » diffère donc autant du « jouer » de « jouer à la poupée 1 L. Spitzer et A. Zauner opposent ­l’onomasiologie qui va ­d’une idée aux mots où elle ­s’exprime à la sémasiologie qui va d­ ’un mot à ses significations. Mais W. von Wartburg démontre que toute onomasiologie qui prétend partir d­ ’un ­concept est inacceptable (Die Ausdrücke für die Fehler des Gesichtsorgans, Rev. L. Romanes, III, p. 402). 2 Exemple : le rugby est un jeu parce q­ u’on dit « le jeu de rugby ». 3 Exemple : le rugby est un jeu parce q­ u’on dit « les règles du jeu » après avoir dit « les règles du rugby ».

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ou à colin-maillard » que pour nous, a­ ujourd’hui, le « voler » de « voler en avion » diffère du « voler » de « voler un porte-feuille » : « jouerspela » qui ­n’a pas même champ ­d’utilisation que « jouer-leta  » ­n’a pas même sens1. En étudiant les relations syntaxiques entre vocables qui fondent ­l’onomasiologie des jeux, vous fondez la « sémasiologie » de ceux-ci. Une sémasiologie historique2. Les jeux athlétiques, qui nous paraissent signifier des ­compétitions où « un seul remporte le prix3 », ne signifièrentils point, dans la Grèce archaïque4, des ­concours où tous les participants sont récompensés ? Les ludi, qui nous apparaissent ­comme des jeux, ne furent-ils pas, pour les Romains, des rites religieux5 ? La bicyclette, qui, pour nous, ne ressemble ni à un jeu ni à un jouet, ­n’était-elle point, en 1891, pour nos grands-parents, « le plus couru des jeux actuels6 » ? Ces trois exemples ­conduisent à trois séries d­ ’études : 1. Histoire des jeux : apparition des cartes, en France, au xive siècle7 ; disparition des cerceaux et toupies qui occupèrent notre enfance ; ­conversion en jouets puérils des pantins qui divertirent les grandes personnes au temps de ­d’Alembert ; c­ onversion présente des jouets en « microcosme adulte8 » ; remplacement du tir à ­l’arc, dans les villes anglaises, au xve siècle, par les jeux de boules et de dés9 ; transformation des règles du basket-ball10 ; passage des « danses chorales » au « taxi dance hall11 » ; vulgarisation récente du bridge, etc. 2. Préhistoire, car ce qui est jeu ne le fut pas toujours. Que fut le jeu de dés ? « Art de la divination », moyen religieux de « jeter le sort », 1 S. Öhmann, Wortinhalt und Weltbild, Stockholm, 1951, p. 135 ; Theories of the linguistic field, Word, 1953, p. 133. 2 Étayée donc ­d’inventaires lexicaux et syntaxiques qui nous permettent de ­comparer les jeux passés (au Moyen Âge, pendant la Renaissance, au temps de Louis XIV, etc.) avec les modernes. Un de ces inventaires est fameux : celui de Rabelais. Le psychologue en trouvera ­d’autres dans le livre précieux de J. Murray, A history of board-games, Oxford, 1952. 3 Saint Paul, Ep. Cor., I, 9, 24. 4 Cf. E. Gardiner, Greek athletic sports and ­festivals, London, 1910. 5 A. Piganiol, Recherches sur les jeux romains, Strasbourg, 1923. 6 L. Barron, Les jeux, Paris, 1891, p. 222. 7 Date donnée par le P. Daniel ( Journal de Trévoux, 1720). 8 R. Barthes, Mythologies, Paris, 1957, p. 63. 9 J. Strutt, The sports and pastimes of the people of England, London, 1898, p. 51-52. 10 Cf. H. Stoke, College athletics, The Atlantic, march 1954, p. 47. 11 P. Halmos, Solitude and privacy, London, 1952, p. 25-32.



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écrit Beneton de Peyrins1150 ans avant Tylor et Culin. Que fut la soule, aussi populaire au Moyen Âge que les dés2 ? « Cérémonie agonistique » ­d’origine carnavalesque, dit M. Varagnac3. Que fut donc ­l’agonistique ? « Une institution intermédiaire entre la guerre et la c­ omparution en justice », répondait Glotz4 ; « le mot άγών signifie à la fois c­ ombat, c­ oncours et lutte judiciaire », répond M. Gernet5. Nous sommes parfois mieux renseignés sur les origines des jeux et leur gestation que sur leur vie. 3. En revanche, les documents manquent sur ce qui fut jeu et ne ­l’est plus. Des indications, cependant : les assurances furent des jeux de hasard6, les guerres furent des jeux. Indications faciles pourtant à ­confirmer. Par exemple, la seconde. Bullet, en 1757, trouve, par ses Recherches sur les cartes à jouer, « deux endroits dans Froissart où jouer semble signifier faire la guerre ». Vous trouverez dans la Bible, au début du xviiie siècle encore, un endroit semblable7. Et Thiers, théoricien de la fin du xviie, vous apprendra à classer la guerre, avec le billard, le mail et les dames, parmi les jeux qui associent le hasard à l­’adresse8. Après lecture de cette classification archaïque, vous pourrez découper sans surprise, dans le Roman de Renard, de nombreux échantillons verbaux où « jeu » signifie « mauvais traitement » et spécialement « ­combat9 ». Or, l­ ’histoire pose temporairement le verbe « travailler » sur le même sens « battre, faire mal » où elle pose « jouer ». Lui arrive-t-il donc de substituer un verbe à l­’autre ? Elle c­ ombine, au Moyen Âge, jeu et travail : elle propose des hommes qui « travaillent de jeu » ou qui sont « travaillés et las » après jouer10. Elle fait donc ainsi passer le jeu, durant son cheminement sémantique, par des territoires que les philosophes jugent également ­contraires au jeu : guerre et labeur. Leçon : les ­contraires 1 Dissertation sur ­l’origine des jeux de hasard (sept. 1738), Collection des meilleures dissertations, Paris, 1838, X, p. 201-211. 2 L. Gougaud, La soule en Bretagne, An. Bretagne, 1911-1912. 3 Civilisation traditionnelle et genres de vie, Paris, 1948, p. 144, 156. 4 La solidarité de la famille dans la Grèce antique, p. 281. 5 Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, Paris, 1917, p. 90. Cf. Droit et société, Paris, 1955, p. 17. 6 O. Jacoby, The forms of gambling, An. Amer. Ac., 1950, p. 39. 7 II, Samuel, 2, 14. En 1711, la traduction française place encore « ­qu’ils jouent » où nous lisons ­aujourd’hui « ­qu’ils luttent ». 8 Traité des jeux, p. 134. 9 G. Tilander, « Je lui ferai mon jeu püir », Z. Rom. Philolog., 1926. 10 R. Spitzer, Beiträge zur Geschichte des Spieles in Alt-Frankreich, Heidelberg, 1891, p. 33.

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du jeu changent1. Et celui-ci change de sens en changeant de c­ ontraires. ­N’a-t-il pas en effet deux sens différents quand nous l­ ’opposons à toute besogne et quand nous ­l’opposons à ­l’ennui des oisifs2 ? Pour ­connaître ­l’histoire de ses significations nous devons c­ onnaître l­’histoire de ses antonymes. Comme celle de ses synonymes. Sans doute, nous savons q ­ u’au xviie siècle le jeu est une « espèce de divertissement » – tout de même ­qu’une promenade, une visite et une ­conversation honnête3. Une espèce aussi de « délassement » et de « récréation ». Mais nous ne savons pas quel rapport entretient le divertissement avec le délassement et la récréation. Quel rapport entretient cette dernière avec l­’« agrément » et celui-ci avec le jeu. Nous voudrions savoir c­ omment le sens du mot « jeu » évolue en fonction du nombre et du sens des mots auxquels il est parfois substitué : amusement, détente, distraction, ébats, égaiement, loisir, plaisance, plaisanterie, réjouissance, sport, etc.4 M. Chateau mêle synonymes et paronymes. Ne répète-t-il pas « jouer, ­c’est jouir  » ? Mais de quel droit ? L ­ ’histoire de notre langue prouvet-elle, par quelques mixtures morphologiques et sémasiologiques de « jeu » et de « joie », que des hommes ont pris les deux mots dans le même « champ psychologique5 » ? Et, si elle nous le prouve6 – ­comme elle prouve, par « jocondité », le mariage de jocus et de jucundus ou, par « jongler », celui de jogler et de jangler7 – quel champ découvre-t-elle ? 1 Lorsque des pédagogues modernes jugent les jeux aussi sérieux que les travaux (R. Lelarge, E. Jovignot, Réflexions sur les loisirs, Rééducation, 1957), le jeu perd un de ses plus anciens ­contraires. Quintilien ­n’entendait-il pas « par jocus le ­contraire de ce qui est serius » (Inst., VI, 3, 20) ? 2 Au xviie siècle et au xviiie, les jeux sont, par opposition au labeur, récupération et divertissement ; ils ont, par opposition à l­’oisiveté et donc à l­’ennui, fonction de « tuer le temps » (J. de La Placette, Traité des jeux de hasard, La Haye, 1714, p. 104 ; J. Frain du Tremblay, op. cit., p. 41). 3 J. de La Placette, op. cit., p. 103 ; J. F. du Tremblay, op. cit., p. 284. 4 Ne c­ ommençons-nous pas à ­connaître ­l’évolution des verbes qui servent le travail : ahaner, arer, besogner, c­ ultiver, gagner, labourer, ouvrer, travailler (cf. G. Keel, Laborare und operari, Bern, 1942) ? 5 Formule répétée par J. Orr (Words and sounds, Oxford, 1953). 6 Quelques témoignages directs : a) Joiant devient parfois juant ; b) Joyer remplace juer dans La Passion ­d’Autun : « A quoy jues volés joyer ? » ; c) Emplois ­communs : jeu public et joie publique, jouer son reste et jouir de son reste ; d) Liens syntagmatiques : « Et joir en Dieu et joer. » Témoignage indirect : le mot joiel où ­convergent « jocus » et « gaudia » donne à ­l’épée « Joyeuse » le sens de précieuse. 7 Cf. R. Morgan, Old French jogleor, Rom. Philol., 1953.



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Un champ où la joie pousse dans le jeu ? Le jeu dans la joie1 ? Et, si ­l’histoire nous découvre la psychologie de parleurs qui ­confondirent, il y a dix siècles, joie et jeu, ne nous découvre-t-elle pas aussi une autre psychologie : celle d­ ’autres parleurs qui, c­ omme nous, distinguent les deux mots ? Ne nous démontre-t-elle pas généralement que les homophones, parfois amis sémantiques célébrés par ­l’étymologie populaire2, sont aussi parfois ennemis3 et parfois neutres ? Apprenons à étudier les jeux par l­’étude des relations entre le mot « jeu » ou « jouer » et ses paronymes ; apprenons le sens de celui-là par les relations qui ­l’opposent ou qui ­l’assimilent au sens de ceux-ci. Apprenons, non seulement c­ omment joer et joyer furent reliés, mais si ces deux verbes se lièrent à joliver4. Si juer ­s’associa à jubler5 et ce dernier à jober6. ­S’il ­n’influença point quelques variantes de joschier7. Si son initiale ne lui ­conféra point la valeur expressive d­ ’onomatopées c­ omme juper, japper8. Nous avons beaucoup à apprendre, pour édifier une psychologie des jeux9. Sans autre ­conclusion. Mais avec une question qui terminera la revue d­ ’opinions philosophiques Jouer ­n’est pas jouer : cette revue est-elle nominaliste ? Question indispensable en un pays où le nominalisme paraît l­ ’ennemi no  1 ­d’une république « bouvardisante » dont les lois proclament ­qu’« un sou, ­c’est un sou », que « ­l’art, ­c’est l­’art » et que « ­l’Algérie, c­ ’est la France10 ». 1 Le mot « joi » des troubadours paraît petit-fils de « joculus », non de « gaudium » (C. Camproux, À propos de « joi », An. Un. Sar., 1957). 2 Cf. J. Orr, L­ ’étymologie populaire, Rev. Ling. Rom., 1954. 3 Cf. J. Gilliéron, M. Roques, Études de géographie linguistique, Paris, 1912. 4 Séquence usuelle : « le gieu joli ». Équivalences : dans les citations de du Cange, jolis remplace joyeux et joliver a le sens sexuel de jouer. En Angleterre, joily ­confond «  joyous » et « jolly ». 5 À Metz où joûblé ­s’applique au jeu enfantin, vaut ­l’équation de Janet : « jouer, ­c’est jubiler ». 6 ­Quoiqu’il ait officiellement Job pour ancêtre, le verbe jobler signifie en Lorraine « ­s’amuser ». 7 Pontarlier, jôquer : jouer. 8 Cf. H. Marchand, ­L’étude des onomatopées, Dialogues, juin 1949, p. 132. 9 Sans doute, les paidologues, les ethnographes et les historiens nous ont beaucoup appris ; mais ils nous ont surtout appris à critiquer Groos et Huizinga qui font du jeu « un facteur distinct » dans la vie humaine, et diagnostiquent, en ­conséquence, des symptômes typiques du jeu (H. J. Murray, A history of board-games, p. 236). 10 Le 30 novembre 1957, un de nos députés enseigne q­ u’« il n­ ’y a pas de c­ ontexte » qui puisse modifier le sens de la proposition « ­l’Algérie, ­c’est la France » et c­ onfère à cette proposition

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Réponse : oui et non. Répondez « oui », au nom ­d’un nominalisme méthodique : ­contre les philosophes qui trouvent ce que doit être ­l’idée de Jeu sans avoir besoin de chercher cette idée parmi les emplois du mot « jeu », vous cherchez ­comment les hommes utilisent le vocabulaire des jeux. Mais répondez « non », parce que vous ne savez pas si votre recherche nominaliste aboutira à des découvertes nominalistes. Peut-être découvrira-t-elle des c­ oncepts multiples et changeants. Wittgenstein écrivait : « Ne dites pas : il doit y avoir quelque chose de ­commun à tous les jeux. » Ne dites pas : il ne doit rien avoir de ­commun. «  Mais regardez et voyez ­s’il y a quelque chose de ­commun1… ».

une vérité absolue ; un autre déclare : « Les mots souveraineté et indépendance ont un sens absolument équivalent… » 1 Philosophical investigations, p. 31-32, cf. p. 51, 109.

INTERACTIONS : LA PAROLE DONNÉE

PHÉNOMÉNOLOGIE DU SERMENT1

De même que certaines opinions peuvent me paraître immédiatement plausibles ou fausses, de même certaines actions peuvent me paraître immédiatement faciles. Je ne ­conçois pas q­ u’un obstacle soit susceptible de ralentir voire même d­ ’arrêter celles-ci. Elles se dessinent sans l­ ’ombre ­d’un élément négatif. Si donc il vient à ­l’esprit d­ ’un de mes semblables – ou ­s’il me vient à l­’esprit – d­ ’en accomplir une, je suis assuré que le projet sera suivi ­d’exécution. Le temps ­n’introduit pas de barrières, en ­s’introduisant entre l­ ’intention et l­ ’œuvre. Ma c­ onscience me dit, c­ omme ­l’étymologie, que l­ ’action sera faite. – Mais que l­ ’action au c­ ontraire me paraisse difficile, je cesse aussitôt de croire à sa réalisation ; ­j’imagine que des résistances la freineront, que des tiraillements l­’empêcheront de suivre la ligne prévue par la pensée. Ces heurts, ces déviations me rendent exigeant. « Je fais » vraiment « le difficile ». Un simple futur ne me satisfait plus : il me faut une promesse. La promesse surgit ainsi au moment que ­quelqu’un met en doute ­l’accomplissement ­d’un acte. Les anglais écriraient volontiers q­ u’elle prend sa source dans un « puzzle ». Mais ­l’histoire ­contemporaine ­m’a appris à me méfier des promesses et à me défier de ceux qui promettent. À celui qui me dit « je vous le promets », elle me pousse à répondre par un haussement ­d’épaules ou par un refus catégorique. Voici toutefois que mon interlocuteur ajoute « vous avez ma parole ». Vais-je modifier mon attitude ? Non. Mon doute ne disparaît pas ; l­ ’enchère verbale est sans effet. Je sens néanmoins que mes sentiments se métamorphoseraient pour peu que ­l’accent porte sur le possessif. « Ma parole… » Les nobles campagnards dont parlent ­d’anciens récits ne jugeaient-ils pas que leur parole devait suffire ? Mais, dans le cas présent, la parole ne me suffit pas. Que me faut-il donc ? La sagesse populaire prétend, avec Bacon, que la parole s­ ’envole et que les 1 Journal de psychologie normale et pathologique, 1940-1941, p. 47-60. Note des éditeurs : Le texte original précise, après la signature de ­l’auteur : « (Aux Armées, septembre 1939, janvier 1940.) »

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écrits restent. Mon interlocuteur n­ ’est pas plus toutefois en situation ­d’écrire que moi de noircir une feuille de papier pour demander une signature. Pourtant, il ne perd pas espoir : en disant « je vous le jure », il cherche à me donner ­l’équivalent d­ ’une signature (cf. 6). Cette dernière proposition secoue mon scepticisme. Je suis maintenant porté à croire à la promesse, à faire crédit à celui qui promet. Le serment a mis fin à mon incrédulité. Je n­ ’attache pas ainsi même sens à des formules qui, détachées de leur c­ ontexte expérimental, semblent voisines. Il y a plus dans « je vous le jure » que dans « je vous le promets » ou « vous avez ma parole ». Le serment est une promesse et aussi plus ­qu’une promesse. Quelle est la nature de ce plus ? – Une philosophie, moins soucieuse ­d’étudier les phénomènes que de grouper ces phénomènes sous un seul vocable, répondra que la question est sans intérêt parce que les nuances introduites sont sans valeur ; elle ajoutera donc que les propositions citées sont synonymes et affirmera, en usant d­ ’un terme à la mode, que toutes ces expériences expriment un engagement. – Mais les simplifications théoriques ne peuvent rien c­ ontre la diversité de mes expériences. Si on ­m’oblige à parler ­d’engagement, je dirai ­qu’il y a plusieurs engagements et je demanderai, en ­conséquence, quel engagement porte le nom de serment. La philosophie en extension laissera ainsi place à une philosophie en c­ ompréhension. Comprendre, c­ ’est décrire. La description n­ ’a pas l­’avantage d­ ’être organisée c­ omme une explication ; si le lecteur, craignant de se perdre, cherche, parmi les traits qui suivent, une ligne maîtresse, il la trouvera dans ­l’opposition du serment et – malgré la thèse rapportée plus haut – de l­’engagement. La psychologie de celui qui jure n­ ’est pas celle de celui que la fidélité engage. Cette c­ onstatation aura assez de résonances pour que le métaphysicien en tire une leçon de méthode et le moraliste une c­ ondamnation du serment. 1. Si, à trois reprises, par trois demandes différentes, mon voisin cherche à éveiller ma ­confiance, ­c’est que « quelque chose » lui tient à cœur ; et cette « chose » unique est évidemment autant la raison de son serment que de sa promesse. La question ­d’argent, par exemple, explique celle-ci c­ omme celui-là. Le sujet ne change pas. Mais sujet et objet sont inséparables. ­L’objet, lui aussi, ne change pas : ce qui est promis, ­c’est ce



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qui est juré. Ainsi ­l’interlocuteur qui promet et jure au sujet ­d’argent, promet et jure ­qu’il rendra celui-ci ; sans doute, il introduit en jurant un caractère1 nouveau, mais ce caractère ne porte pas atteinte à la permanence du sujet et de l­’objet. À deux étages différents, on rencontre une même réalité. Ce qui est dit est, par suite, re-dit. De ce point de vue, le serment apparaît ­comme une redite. Cela a une valeur générale. ­L’homme qui jure prononce toujours deux fois « oui », ou deux fois « non » (bien que le second « oui » n­ ’ait pas même pouvoir que le premier, il ne cesse pas d­ ’être un « oui ») ; il se répète ; sa vertu n­ ’est pas de simplicité. Les révolutionnaires qui se réunissent pour prêter serment ne font que « re-prendre » publiquement leurs pensées et leurs paroles. 2. Pourquoi cette répétition ? On ­connaît ces personnes qui se croient obligées de donner toujours deux exemplaires de leurs propos ; elles ne peuvent se trouver devant une vérité sans balbutier « ­c’est vrai, ­c’est vrai », elles ne peuvent participer à un dialogue sans faire suivre d­ ’un écho leurs questions et réponses : jamais la première expression ne leur suffit. De même, ­c’est parce que le premier « oui » ne suffit pas ­qu’on charge le serment ­d’en apporter un second ; ­c’est parce que la parole de mon interlocuteur ne me suffit pas que je demande autre chose ­qu’une promesse. Ces lapalissades ne doivent point faire perdre de vue ­l’expérience ­qu’elles renferment. Il y a une expérience de ­l’imperfection qui est à la fois dévaluation du moment présent et aspiration à un moment meilleur. Il y a un « je le ferai » qui est sans valeur et que le serment rend satisfaisant en lui c­ onférant un nouveau caractère, en le plaçant sur un nouveau plan. Ne pas penser que cette dépréciation de la parole prenne racine dans une appréciation, toute négative, des mérites de celui qui parle. Sans doute, ­d’une part, je ne me fie guère aux discours d­ ’un homme dont je ­connais la vie mensongère ; sans doute, ­d’autre part, les gens qui s­’estiment mutuellement n­ ’ont pas besoin de serments. Mais il ne ­s’ensuit pas ­qu’un être soit ­contraint de jurer parce que sa valeur est douteuse ou nulle et q ­ u’un être n ­ ’ait pas besoin de jurer parce que sa valeur est incontestable. Lorsque mon voisin me fait un serment, je ­n’arrête pas mon attention à ses qualités et défauts, je l­ ’arrête au serment 1 Caractère, sujet (Gegenstand worüber), objet ou « ce que » (Was)… La terminologie est celle de Husserl dans les Ideen.

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lui-même ; lorsque je fais accidentellement un serment à un ami, j­’agis ­comme si j­’oubliais son amitié pour moi et mon amitié pour lui, je me place au-delà de toute amitié. ­L’expérience ne dépasse pas le « oui » et le « non » pour atteindre une personne, « bonne » ou « mauvaise ». Cette dernière reste en dehors de la ­conscience. Mes rapports avec autrui sont impersonnels. Les remarques qui suivent éclaireront différents aspects de cette remarque générale. Celle-ci toutefois suffit déjà pour ­qu’on cesse de ­confondre les « vœux » du religieux, centrés sur une personne, avec une prestation de serment, centrée sur la simple parole. 3. ­L’insuffisance du premier « oui » est liée à ce ­qu’on appellerait, en langage cartésien, une c­ onfusion de la Pensée et de l­ ’Étendue ­qu’on retrouvera tout au long de cette étude. – Peut-être, mon interlocuteur est sincère l­orsqu’il me donne sa promesse ; peut-être, si j­’avais accès ­jusqu’à ses intentions, je ­n’aurais pas besoin de lui demander un serment. Sa parole ne me satisfait pas, parce que je reste en dehors de sa pensée. ­J’entends des mots, je vois des gestes ; ­j’observe un ­comportement, je ­n’observe q­ u’un c­ omportement. Celui-ci, loin d­ ’exprimer des idées ou des sentiments, me paraît une paroi qui les dissimule. Le psychique est dès lors ­conçu ­comme caché dans ou derrière le physique et, par suite, sur le même type que le physique. À ­l’intérieur du corps, ­l’âme doit être un autre corps. Cet autre corps ­m’est aussi inaccessible ­qu’un papier au fond ­d’un coffre fermé. ­C’est un secret. – Mais ma propre pensée peut être un secret de la même façon que celle de mes voisins. Je puis jeter sur moi-même un coup ­d’œil qui est celui ­d’un critique et non ­d’un créateur, je puis me regarder c­ omme un autre : je puis être extérieur à moi-même. Cela ne vaut pas seulement des gens dont on dit justement ­qu’ils « extériorisent » et qui ne cessent ­d’invoquer les dieux ; cela ne vaut pas seulement de ceux qui, dans la solitude, parlent à voix haute, parce ­qu’ils ne se fient q ­ u’à ce q ­ u’ils entendent dire : q ­ u’il réponde à soi-même ou ­qu’il réponde à autrui, tout homme qui prête serment agit ­comme un « behaviourist ». Ces remarques risquent de paraître scandaleuses à un lecteur pressé par le temps ou emprisonné dans une doctrine philosophique. La psychologie du c­ omportement n ­ ’échappe pas en effet ordinairement aux critiques et l­’âme, pour un cartésien c­ omme pour M. Tout le Monde, ­n’est ni à l­’intérieur du corps ni de même nature que le corps. Mais



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ce n ­ ’est pas parce que ­l’âme est âme ­qu’elle ne doit jamais apparaître avec le sens de corps ; ce n ­ ’est pas parce q ­ u’on juge que le physique exprime le psychique q­ u’il est défendu au physique d­ ’apparaître ­comme ­n’exprimant rien ; ce n­ ’est pas parce que la charité n­ ’a rien à voir avec la loi ­d’attraction physique que certaines relations sentimentales entre individus ne peuvent paraître varier avec la distance des individus1. Les phénomènes se moquent des théories sur les noumènes ; les expériences ­n’entrent pas toujours dans une doctrine toute faite. La philosophie sur mesure tire, elle, son origine de la diversité des expériences et cherche à dégager le sens de celles-ci. Or, il y a des expériences de l­’esprit qui sont matérialistes. Si le croyant, assuré de sa foi, ne peut être ­considéré ­comme le spectateur des manifestations extérieures de cette foi, si le lien d­ ’amitié ne peut être identifié à un lien spatial, par ­contre, le serment2 se situe en dehors de ce ­qu’on appelle vie intime et intimité3. Le serment naît ­d’une situation où ­l’âme se désanime et où la pensée se transforme en secret au fond ­d’une boîte. On ­comprend que le Nouveau Testament le ­condamne4. 4. Tout secret est suspect. La curiosité déçue tend naturellement à se transformer en ressentiment et à déprécier l­’objet qui se dérobe. ­L’homme « renfermé » devient vite un homme dangereux ; « ­s’il se tait, murmurent les ­commères, c­ ’est q­ u’il a quelque chose de grave à cacher ». ­L’usage du mot « dissimulation » est caractéristique. Ce qui est interne éveille si facilement l­’idée de malhonnêteté que le secret, voire même la discrétion, ont l­ ’air de recels. – La tromperie sert, par suite, de point ­d’appui au serment. Si le premier « oui » ­n’était pas soupçonné ­d’être un faux « oui », le second « oui » serait inexplicable. S­ ’il n­ ’y avait fraude 1 ­L’exemple est de Hocking, mais retourné ­contre Hocking (cf. The Self, Yale, 1928, p. 23). 2 Le sens visé par ces mots suffit ici. Point n­ ’est besoin de ­l’éclairer. Le Dr Minkowski a amorcé ­l’étude des relations d­ ’intimité, d­ ’intériorité et ­d’extériorité (Vers une Cosmologie, Aubier, 1936, chap. iii) ; mais il semble que son analyse se soit plus appauvrie q­ u’enrichie en se mêlant à des thèses bergsoniennes. 3 Plus exactement, le sens du serment. Que la fidélité tende naturellement à donner naissance à des serments, cela n­ ’empêche pas – c­ omme on le verra clairement plus loin – les deux phénomènes ­d’être hétérogènes. Historiquement, si ­l’on peut dire, on est capable ­d’expérimenter avec une âme un geste que l­’analyste ­comprend ­comme sans âme. De la même façon, le cadeau que ­l’amant fait à ­l’aimée peut devenir un lien qui empêche celle-ci de fuir celui-là, sans que ­l’analyse de la générosité coïncide avec ce désir ­d’obliger dont parle Gide. Genèse ­n’est pas signification. 4 Mat. 5, 37, Jacques, 5, 12.

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sous roche, pourquoi éprouver le besoin de garantir sa parole ? Parade à un mensonge éventuel, le serment se définit par rapport à celui-ci. On parlera donc de la duplicité de celui qui jure. Encore faut-il s­ ’entendre sur cette proposition. Elle ne signifie pas que chaque être qui prête serment doive nécessairement être taxé de duplicité, elle signifie seulement que le serment ­n’a aucun sens en dehors ­d’une duplicité possible. Si toute expérience se détache sur une situation qui lui sert de fond, le serment se détache, lui, sur une toile de mensonge. 5. Exigeant ­l’impossible secours ­d’un « oui » hypothétique ­qu’il empêche d­ ’atteindre, le premier « oui » est insuffisant ; le second « oui », qui prend appui sur soi-même, me suffit. Je ne cherche pas à viser un ­comportement au travers ­d’un ­comportement, je ­m’arrête au premier ; je ne cherche pas plus à imaginer une sorte de parole « vraie » et cachée ­qu’à juger une personne, je ­m’arrête à la formule du serment. Le texte est gravé sur la boîte et non au fond de celle-ci. Je suis superficiel. La répétition ­s’effectue donc en même temps ­qu’un passage du dedans au dehors, de la dissimulation à l­ ’ostentation, voire même à cette jactance, au sens propre du terme, où le serment se transforme aisément en juron. De la malédiction publique au tatouage fait pour être vu et admiré, tout est extériorité. – Le serment trahit, par là, un caractère spectaculaire. Le début ­d’une « vendetta » est aussi théâtral que le tableau des Horaces de David ; le serment du Jeu de Paume donne une impression de Châtelet et les serments des méridionaux donnent une impression de café-­concert. Plus de rideau baissé sur une mystérieuse intrigue : celui qui jure se donne en représentation. Cela est si vrai que, ­d’une part, certaines prestations de serment se ramènent à de simples mises en scène, et que, d­ ’autre part, les promesses se métamorphosent presque toujours en serments par la plume des dramaturges. Spectacle implique nécessairement spectateur. Les serments ­d’un « marseillais » ne se ­comprennent pas sans assistance. La galerie fait ­l’acteur : Achille, devant Ulysse, affirme ­qu’il vaincra Penthésilée ; Hérode, devant ses c­ onvives, se soumet au désir de Salomé ; le vengeur corse, devant ses voisins, prononce des menaces de mort. On jure toujours devant ­quelqu’un, ou devant quelque chose qui exprime q­ uelqu’un. ­L’analyse retrouve l­’étymologie du mot « prestation ». Il ne suffit pas toutefois de dire q­ u’on jure en présence d­ ’autrui. En présence d­ ’un être



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sympathique, je cherche à ­m’approcher, à entrer en ­contact ; en présence ­d’un être antipathique, j­’essaie de fuir. Ces mouvements de recul ou ­d’avance sont étrangers au serment. Q ­ u’autrui soit plus ou moins éloigné, cela importe peu ; ce qui importe, ­c’est que je sois en face de lui. Je lui fais face de même que le témoin qui prête serment fait face au tribunal. ­L’homme qui injurie ­commence c­ omme ­l’homme qui jure, ­puisqu’il reconnaît une distance et ne veut pas la modifier, puisque, à distance, il veut salir, blesser, autrui. 6. Deux personnes, dix personnes ­m’entendent parler ; elles témoigneront un jour de ma parole ; je cesse d­ ’être le c­ onservateur de celle-ci, je leur en fais cadeau. Mon « oui » ­n’est pas un secret honteux, mais un bien public. ­C’est une affiche que tout le monde peut lire. Le serment qui ouvre une « vendetta » est un arrêt de mort collé sur un mur de la place du village ; les serments, propres à certaines professions, sont effectivement de simples papiers signés. – Il ne suffit pas toutefois de dire que la référence à autrui apporte l­’objectivité. Le serment ne paraît pas seulement objectif : il paraît un objet. Si, en effet, ­l’action ­d’un ami ne se détache pas de ­l’ami et de son amitié, il se détache, lui, de celui qui le prononce et devient un véritable objet à côté de son auteur, ­comme le fruit se détache de ­l’arbre et devient un objet à côté de celui-ci. Les mots qui le c­ onstituent, en quelque sorte, se solidifient, forment bloc. Il est ainsi parent des vers ­qu’on extrait ­d’un poème et ­qu’on fourre, en oubliant le poète, dans une dissertation, parent des bons mots qui, en dehors de tout humour, surgissent rituellement dans la ­conversation. Il a une valeur autonome. On le traite c­ omme une chose déterminée. Les expressions françaises « ­n’avoir ­qu’une parole », « donner, reprendre sa parole », les expressions anglaises « to take the oath, to take the pledge » sont caractéristiques. Il en suit que celui qui jure paraît moins jurer q­ u’exposer ce qui est juré. De même q­ u’au lycée, Racine devient un porteur de citations raciniennes, de même que l­’arbre perd son droit de paternité sur ses fruits pour en devenir seulement le porteur, de même l­’homme du serment porte un objet, accroche cet objet à son existence1. 1 Ce caractère se retrouve dans la plupart des attitudes ou sentiments c­ ommunément appelés négatifs. On ­l’a indiqué déjà dans De la réprobation (Esprit, juillet 1939).

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7. Si les bons mots ou les citations sont des ustensiles q­ u’on utilise fréquemment, le serment est, lui, un ustensile extraordinaire. On ne jure pas toutes les heures, tous les jours. La monnaie est rare et précieuse. On jure c­ omme on met « le costume des jours de fête ». Même celui qui invoque facilement les dieux et donne sa parole six fois en un après-midi a ­conscience du caractère exceptionnel de ce ­qu’il prononce. Et il ne jure que parce q­ u’il c­ onnaît ce caractère : il ne jurerait pas si la banalité était liée à la signification du serment, ­s’il était aussi normal de prêter serment que de déjeuner. Les serments ­d’un « marseillais » ne perdent pas leur sens en devenant innombrables1. Plus haut, on parlait de représentation théâtrale : le serment est une « première ». Q ­ u’il puisse être répété, cela ne porte pas atteinte à son essence et ne l­ ’empêche pas de paraître toujours, au sens propre du terme, une solennité. 8. Une promesse faite à une foule, une promesse exceptionnelle, ne produisent pas nécessairement un serment. Celui-ci ­n’est pas seulement un objet, il est encore, au même titre q­ u’une c­ onfiture un tableau, un objet garanti2. Le marchand garantit la marmelade ­qu’il vend ; je garantis la parole que je donne. Et ­s’il est habituel de garantir des ­confitures ou des tableaux, il ­l’est moins de garantir une parole. Le caractère solennel du serment s­’enrichit ainsi d­ ’une nuance nouvelle. Garantir, c­ ’est se porter garant. Mais alors que le c­ ommerçant, luimême, se porte garant de sa marchandise, je ne puis, moi, me porter garant de ma parole. Ma promesse ­n’a-t-elle pas en effet été jugée insuffisante ? ­n’ai-je pas été jugé suspect ? Le garant doit donc être un autre. Il prend place dans mon auditoire aux côtés de mon interlocuteur. Il sert ­d’intermédiaire entre celui-ci et moi : il témoigne pour moi. C ­ ’est ainsi ­qu’un parent, que Dieu, deviennent mes témoins. Comment toutefois un témoignage peut-il être assimilé à une garantie ? Comment un témoin peut-il assurer autrui de ma sincérité ? La qualité du répondant entre en scène. Le répondant est une personne dont la bonne foi ne peut être mise en doute, plus simplement, dont la valeur est incontestable3. Mais cela ne suffit pas, car j­’aurais les moyens de tromper ce témoin, 1 Ils peuvent toutefois cesser de paraître des serments à autrui. Pour cette raison les matamores et, plus généralement, les bavards ne deviennent pas des parjures. 2 « Le serment est une garantie qui met fin à tous les différends » (Paul, Heb., 6, 16). 3 « Les hommes jurent par celui qui est plus grand q­ u’eux » (Ibid.).



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s­ ’il ­n’était ­qu’honnête. Il faut que toute fourberie de ma part soit exclue. Le garant est, par suite, un être tel que je sois censé ne pas pouvoir mentir devant lui et, en c­ onséquence, ne pas pouvoir tromper. Alors que je suis capable de tromper mon voisin, de me tromper moi-même, je suis incapable de le tromper. ­C’est un spectateur à qui on ne joue pas la c­ omédie. Pourquoi ? Il apparaît c­ omme sacré. – Ce caractère ne doit point surprendre : serment et sacrement sont de même famille ; ­l’usage populaire identifie « jurer » et « sacrer ». Il y a un « sacré » qui est une donnée phénoménologique. Que signifie-t-il ? Un être dont les cheveux sont sacrés, ­c’est un être à qui on ne doit point nuire, à qui même on ne doit point toucher ; ­c’est un être tabou. La sociologie rejoint ici ­l’expérience. Induire en erreur mon répondant, ce serait donc, en violant un interdit, porter atteinte à sa dignité, à son existence ; ce serait ­commettre un sacrilège. Mais la force du mot « sacrilège » ­n’a ­d’égale que celle du mot « parjure » : on n­ ’arrive pas à c­ oncevoir que q­ uelqu’un soit capable de nuire à une personne ­qu’il reconnaît ­comme sacrée ; la profanation est vécue ­comme une expérience impossible. Ma vénération pour ma mère, pour Dieu, satisfont donc autrui lorsque je jure par ma mère ou par Dieu. ­J’utilise leurs témoignages afin de ­consacrer ma parole. ­J’utilise leurs noms afin ­d’étiqueter mon serment. De même que certaines « marques » de fabricants suffisent pour garantir la qualité de marchandises, de même la « marque » du serment est, à elle seule, une garantie. – La marque peut toutefois ne pas être toujours entièrement apparente : le nom du c­ ommerçant reste en blanc, l­’homme qui jure invoque un témoin sans préciser ­l’identité de celui-ci. Parfois aussi un glissement semble ­s’effectuer du spectateur au répondant : une sorte de flatterie oratoire me pousse à dire à mon interlocuteur « tu réclames un garant dont tu ne peux douter ; je te prends toi-même ». Mais ces changements de nuances des cas particuliers ne modifient pas la couleur fondamentale. 9. Pas de garantie sans une sorte de pacte : le vendeur et ­l’acheteur signent un c­ ontrat ; Hérode et Salomé se nouent par une c­ onvention. Quelles sont les clauses de ­l’accord ? Lorsque ­l’expert garantit un tableau à ­l’amateur, il prétend faire face à toutes les c­ onséquences de son estimation et accepte, en cas ­d’erreur, non seulement de rembourser le prix du tableau, mais encore de perdre sa réputation. Il accepte de balancer

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une faute par sa ruine. Il met toute sa fortune en gage. De même, dans ­l’Hermanschlacht de Kleist, Herman met en gage ses enfants quand il les envoie à Marbo avec un poignard et avec ­l’ordre de les tuer ­s’il prononce un seul mensonge. De même, celui qui jure sur la tête d­ ’un parent ou sur son or met en gage celui-ci ou la vie de celui-là. Lorsque je fais un serment devant un voisin j­’autorise c­ onditionnellement ce dernier à me dépouiller un jour ­d’un objet précieux. Je place, en effet, cet objet en jeu ; je le gagnerai et par ­conséquent le récupérerai si je suis honnête, au ­contraire, si je suis malhonnête, je le perdrai et mon interlocuteur ­l’utilisera à titre de ­compensation. Je c­ ommence donc par céder mes droits sur lui ; ces droits, autrui les reçoit ; il dispose ainsi de l­ ’objet ­comme si je le lui avais donné en lui donnant ma parole, et, suivant que ­j’agirai ­d’une façon ou ­d’une autre, il le gardera ou me le rendra1. La ligne du serment ­s’infléchit, par là, j­usqu’à rencontrer un chantage éventuel. « Si tu ne tiens pas ta promesse, je prends ton bien. » Salomé fait chanter Hérode, protecteur de saint Jean-Baptiste, l­orsqu’elle lui demande la tête de celui-ci. On ne met en gage que ce q­ u’on a. L­ ’enjeu du serment est donc toujours une chose. Quand je jure sur la tête d­ ’une personne vivante, sur un ancêtre renommé, je traite cette tête, ou cet ancêtre, c­ omme une chose qui m ­ ’appartient. Cette chose dont j­ ’use pour garantir le serment, c­ ’est souvent le garant lui-même. Ce peut être Dieu2. Dieu sert de monnaie. On propose de rembourser un homme avec Dieu3. La valeur de ­l’otage justifie la sécurité ou engendre le serment. Si Marbo se fie à Herman dès ­qu’il a les enfants de celui-ci entre les mains, c­ omment ne pas avoir foi en un être qui ose accepter, en cas de mensonge, ­qu’on lui ôte ­l’amour de Dieu, q­ u’on lui ôte Dieu ? Il coûte trop ­d’être parjure. 10. Le parjure arrive ainsi au premier plan. Au ­contraire ­d’une logique grammaticale qui prétendrait que, pour se parjurer, il faut d­ ’abord jurer, 1 Tout cela ne ressemble évidemment en rien à l­ ’engagement dont parlent les « personnalistes » (cf. par ex. P. L. Landsberg, Réflexions sur l­’engagement personnel, Esprit, nov. 1937). ­S’engager ­n’est ni mettre en gage ni se mettre en gage. 2 Pour le chrétien, c­ ’est toujours Dieu. Tous les noms q­ u’on met dans la formule du serment ne font ­qu’exprimer celui-ci. 3 Cette transformation de l­ ’amour en marchandise, cette matérialisation de Dieu, paraîtront scandaleuses au moraliste. Que ce dernier en profite pour donner des ­conseils ou fixer des obligations ! Le phénoménologue ne sort pas, lui, de sa description et ne sait donc pas passer de « A est B » à « Il ne faut pas penser que A est B ». À chacun son travail.



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l­ ’expérience apprend que celui qui jure apparaît ­d’abord ­comme un être qui ne se parjure pas. ­L’homme qui me dit « je le ferai », en prenant Dieu à témoin et c­ omme garantie, ne peut ni violer le sanctuaire q­ u’il a lui-même édifié (cf. 8), ni payer s­ ’il s­ ’endette (cf. 9). Il ne peut se parjurer. Il ne peut se parjurer, en droit, bien ­qu’il le puisse parfois, en fait. De même que le langage est apte à fausser pratiquement la pensée tout en gardant la mission théorique de la traduire, de même ­l’existence de parjures ­n’empêche pas le serment d­ ’apparaître c­ omme un objet q­ u’un parjure est incapable de détenir. L­ ’essence ne craint rien de l­’accident historique. À défaut de valeur personnelle (cf. 2), chaque parole donnée porte obligatoirement ­l’estampille « Not made in perjuryland ». Le parjure ­n’est pas une sorte de traduction « objective » de ­l’apostat. Ses stigmates sont si apparents que, sans avoir besoin ­d’être philosophe, M. Tout le Monde n­ ’accepterait pas q­ u’on le définisse ­comme un homme qui abandonne sa parole et qui partant ne ratifie pas sa promesse. – On répondra peut-être que son dédit ­s’accompagne de perfidie. Mais la réponse ne vaut rien. Le parjure n ­ ’est ni Judas, ni the informer de ­O’Flaherty ; le parjure n­ ’est pas un traître. Il faut en effet c­ omprendre la traîtrise ­comme la trahison de ­l’ami (ou ­d’un être qui essaie de jouer à l­’ami), il faut la c­ omparer à un coup de poignard dans le dos d­ ’un ami, il faut en ­conséquence la référer essentiellement à ­l’amitié et, par là (cf. 2), ­l’exclure de la propriété du parjure. Ce dernier ne se borne pas, ­comme l­’infidèle ou c­ omme ­l’homme qui simplement se rétracte, à ne pas « tenir » sa promesse : il affirme, implicitement ou explicitement, ne pas avoir fait cette promesse. Il n­ ’est pas perfide, mais de mauvaise foi : il c­ ontredit la parole de l­’évidence, il scandalise tous ceux qui écoutent cette parole. Sa signature, il ne la reconnaît pas ; il est même prêt à jurer que le papier q­ u’on lui présente est un faux. En bref, il justifie son manquement au serment en niant ­l’existence du serment. C ­ ’est un renégat. Cette parole ­qu’il désavoue, il ­l’a pourtant donnée. Le public ­l’a acceptée, ­l’a gardée ­comme un cadeau (cf. 6). Elle lui appartient. Le parjure le dépossède donc de son bien ; il lui déclare : « vous ­n’avez pas la richesse que vous prétendez avoir ; vous n­ ’avez pas ma promesse » ; il lui répète : « vous n­ ’avez rien reçu de moi ». Ses dénégations se doublent alors ­d’une affirmation qui le mène du banc de ­l’accusé au fauteuil de ­l’avocat général : « vous vous trompez, vous voulez me tromper ».

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Le fourbe accuse les autres de fourberie. « Vous mentez ! » L­ ’injure est ­l’arme du parjure. Toute injure est souillure (cf. 5). Le parjure souille ce q­ u’il touche, souille ­l’endroit où il passe. On ne se détourne pas seulement de lui, on ­s’éloigne pour ne pas être ­contaminé. On le proscrit, on ­l’isole. Il ­n’est pas seulement chassé par ceux q­ u’il a pris jadis ­comme témoins, il est mis au ban de l­ ’opinion publique entière. C ­ ’est un être abject. – Son nom même a quelque chose de repoussant. Je ne puis l­ ’articuler aisément, je ne puis le dire sans un c­ ommencement de nausée : ma bouche c­ ontient un poison dont je désire me débarrasser, que j­’ai envie de cracher. Le crachat prend place de façon quasi rituelle dans les serments des gens simples. ­Qu’on ­l’interprète c­ omme purification ou ­comme dégoût d­ ’un parjure possible, cela importe peu ; ce qui importe, ­c’est ­qu’il manifeste la volonté de ne pas se laisser salir par le parjure. La formule « je le ferai » paraît clairement ici tirer sa force de ­l’affirmation « je ne serai pas parjure ». Les imprécations supportent finalement l­ ’invocation aux divinités. 11. Le propriétaire ne s­ ’attend guère à recevoir de l­ ’argent du locataire pauvre qui lui doit six termes et qui néanmoins promet chaque mois de le payer le mois suivant. De même, j­ ’écrivais plus haut que la promesse de mon voisin ne me satisfaisait pas, parce que je n­ ’attendais pas d­ ’acte ­conforme à cette promesse. ­Lorsqu’au ­contraire, un homme jure ­d’en tuer un autre, je ­m’attends à la mort de ce dernier. Salomé attend la tête de saint Jean-Baptiste. ­L’attente paraît essentielle à la ­conscience du serment. Que signifie-t-elle ? ­J’attends ­l’autobus. Celui-ci n­ ’est pas évidemment devant le trottoir où je me tiens, mais il y sera. Pourquoi ? Non parce que ma volonté et mon pouvoir me permettent de le faire venir ; simplement parce ­qu’un écriteau m ­ ’annonce ­qu’il viendra et ­m’incite, en ­conséquence, à surveiller une des extrémités de la rue. L­ ’autobus apparaît. Ma c­ onscience passe, sans action de ma part, d­ ’un moment où elle n­ ’atteint pas ce q­ u’elle vise à un moment où elle l­ ’atteint. – La c­ onscience du serment n­ ’est pas différente. Ce que désire Salomé, l­orsqu’elle épie, près de la porte de la prison, les gestes ­d’un bourreau à qui elle ne donne pas elle-même des ordres, c­ ’est ­d’abandonner un monde où vit saint Jean-Baptiste pour pénétrer dans un monde où saint Jean-Baptiste est mort. Son attente porte sur une sorte



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de mue. ­L’univers fait peau neuve lorsque Hérode obéit à son serment, ­comme lorsque l­ ’autobus arrive. Si ses deux états successifs sont en pleine lumière, le passage reste, lui, dans une ­complète obscurité. Il n­ ’y a pas de transition. L­ ’action ­commise et l­’action promise ressemblent à deux îlots que ne relie aucun pont. Deux moments sont radicalement séparés par ­l’expérience. – On ne peut parler de plusieurs moments sans parler du temps. Le serment n­ ’est donc c­ ompréhensible que par l­’existence du temps. Cette remarque cesse de paraître banale dès ­qu’on ­conçoit que le temps nommé ­n’est pas un temps qui dure : il est c­ onstitué de morceaux ­comme un mètre de centimètres ; il est addition et non pas croissance. ­Lorsqu’il dit « je le ferai », ­l’homme qui jure ­n’indique pas cet effort personnel ­continu que traduirait la proposition « je ­m’engage à le faire », il annonce simplement q­ u’un jour viendra où il vengera son père ou me rendra mon argent. Il ne fixerait pas de façon différente des localités sur la carte. Il détermine un véritable itinéraire : Salomé sait où elle ira ; je sais où ­j’irai quand mon voisin me jure de payer ses dettes. Je puis énumérer les lieux de passage. Il y a un instant, puis il y a un autre instant ; il y a l­’instant où Hérode parle devant Salomé et ses c­ onvives, puis il y a ­l’instant où la tête de saint Jean-Baptiste tombe… ­L’expérience ne se soucie pas ­d’une durée bergsonienne qui se placerait entre ces instants ou, plus exactement, qui dévorerait ces instants en les embrassant. Frère des personnages de Virginia Woolf, je saute d­ ’un instant à l­ ’autre, je ne ­connais que des instants séparés ­comme des gouttes de pluie. De même que deux photos qui sectionnent, à quinze ans et soixante ans, l­ ’histoire ­d’un homme, ­n’expriment pas cette histoire ; de même, le serment qui tranche la vie en deux endroits, reste extérieur à la vie. 12. Suivant q ­ u’on désire différencier ces coupures temporelles de façon quantitative ou qualitative, on tend à assimiler le serment à la ­constance ou à la persévérance1. Mais le bon sens se révolte c­ ontre de telles assimilations. Il serait c­ omique de taxer Hérode de c­ onstance ou de persévérance ! Trois phénomènes peuvent parler, tous trois, ­d’une certaine persistance dans le temps, sans cesser ­d’être différents. On cheminera en utilisant leur opposition. 1 Saint Thomas oppose la ­constance à la persévérance, en définissant la première par une résistance, dans le temps, aux obstacles extérieurs, la seconde par une résistance à ­l’obstacle ­qu’est le temps lui-même (2 a, 2 ae, qu. 137, art. 3).

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Alors que l­ ’inconstant aime chaque femme q­ u’il rencontre, Philémon ne cesse pas ­d’aimer Baucis. Cette stabilité se situe par delà les frontières du serment. Il ­n’est pas dit en effet que ­l’homme qui jure de venger son frère en exterminant les membres d­ ’une famille voisine, c­ onservera toujours sa haine ­contre celle-ci ; il est seulement dit ­qu’il la détruira. On ne lui demande pas de ­continuer à haïr, on lui demande une vengeance. La ­continuité ­qu’exige la ­constance ­n’est pas essentielle au serment. Jephté et Hérode regretteront d­ ’avoir juré. On serait dupe d­ ’une métaphore si on croyait que les changements affectifs sont balancés par une persévérance dans la parole. La persévérance en effet implique inachèvement ; on la découvre chez l­’écrivain à qui Boileau répète « Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage » ­comme chez le thésauriseur de la fable qui « trouvait toujours du mécompte à son fait » ; on ne la découvre que chez ­l’être incapable de terminer son œuvre en une seule fois. Le serment est, au c­ ontraire, donné une fois pour toutes. Il n­ ’a pas besoin d­ ’être enrichi ; il est c­ omplet. Au moment ­qu’il est prononcé, il rend inutile toute persévérance. Et s­’il arrive que ­l’homme qui jure de se venger ressasse sa parole ou fasse de sa revanche un travail de longue haleine dont la réalisation exige persévérance, cela ne modifie pas la nature du serment. À défaut de c­ onstance ou de persévérance, ne doit-on pas invoquer une certaine force ou, plus exactement, une certaine fermeté ? Ne faut-il pas en effet être ferme pour ne pas céder aux pressions des événements, pour ne pas infléchir sa ligne de ­conduite, pour ne pas oublier, pour ne pas désavouer la parole donnée ? Non. Au moment que je jure, je ne postule pas ­l’existence ­d’une énergie qui permettrait ­d’échapper à toutes les séductions futures : prisonnier de mon serment, je prétends seulement accomplir, en un autre moment, un acte ­conforme à ce serment. Q ­ u’ultérieurement une certaine force ­d’âme soit parfois requise, cela ne modifie pas une expérience où je ne ­m’érige pas en homme fort qui imposera sa loi, mais où ­j’apparais c­ omme ­quelqu’un qui obéit parce ­qu’il est forcé. 13. Étranger aux idées de ­constance, de persévérance et, plus généralement, de fermeté, le serment se manifeste là où ces idées ne semblent pas être en droit de se manifester. Autrement dit, il se substitue à elles. Comment ?



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­ ’abord charmé par Salomé et soucieux de lui plaire, ensuite désireux D de lui déplaire, désireux de ne jamais avoir entendu sa demande, Hérode ne peut pas ne pas faire trancher la tête de saint Jean-Baptiste. Il a juré. ­C’est ­comme si jadis il avait donné un ordre, c­ omme si cet ordre était exécuté au moment précis ­qu’il voudrait en donner un autre. Il a fait demi-tour, sans que sa parole tourne ; il ­s’est mu, il s­’est ému, mais le serment est resté immobile. Son changement ­d’attitude ne modifie pas le cours des événements ; son inconséquence est sans efficacité. Malgré sa versatilité, la tête du saint tombe. Salomé pare à toutes les défaillances d­ ’Hérode en formulant sa requête sous le couvert d­ ’un serment. Celui-ci a un pouvoir que la simple promesse ­n’a pas : de l­’ami, il fera un meurtrier ; ­d’Hérode, prêt à céder à son affection pour saint Jean-Baptiste, il fera ­l’assassin de ce dernier. Il n ­ ’apparaît donc pas seulement malgré une variabilité, malgré une faiblesse, il apparaît encore c­ omme dirigé ­contre une faiblesse possible. ­L’adolescent éloigné de la jeune fille q­ u’il aime, qui n­ ’est ni sûr ­d’elle ni de soi, qui craint jalousement d ­ ’être oublié et peut-être d ­ ’oublier lui-même, met un terme à son inquiétude par un échange de serments. Ceux-ci servent de paravents. Il ne faut pas en tirer que, parfois, dans la main de certains, le serment est utilisé ­comme moyen de protection ; ­c’est en effet logiquement, si ­l’on peut dire, ­qu’il se définit ­comme une défense c­ ontre toute inconstance. On demandera un serment à Don Juan et non à Philémon. 14. Constance et persévérance prennent appui sur une certaine fidélité à autrui, à soi, à ses œuvres. Le serment et la fidélité sont par suite hétérogènes. ­L’amante ne demande de garanties à ­l’amant que parce ­qu’elle n­ ’est pas assurée de ­l’amour de ce dernier ; le mari ne se sent lié à sa femme par ce ­qu’il a juré au jour du mariage que l­orsqu’il désire se séparer ­d’elle. Il ­n’y a pas de ­contrat entre « Jude ­l’obscur » et sa cousine. Les vrais engagements ­n’ont pas besoin de serments, bien ­qu’ils puissent, historiquement, être accompagnés par ceux-ci. – Mais de même que la loi est, suivant saint Paul, faite pour les méchants, de même le serment est fait pour les infidèles ; de même que ­l’obéissance à la loi supplée la charité, de même l­’obéissance au serment supplée la fidélité. Comme celle-ci, le serment ­n’est-il pas en effet une sorte de saisie du temps, ne ­contredit-il pas les vers de Shelley : « Nought may

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endure but mutability » ? La formule « serment de fidélité » montre que le serment remplace si facilement et si souvent la fidélité q­ u’on en oublie sa qualité d­ ’intérimaire et ­qu’on le ­confond avec le titulaire. Je parle de la fidélité de deux époux. Ils sont unis ­comme ils étaient unis. Le temps ­n’a donc pas eu ­d’action sur eux. ­J’écris même ­qu’il ­n’y a pas eu, q­ u’il n­ ’y a pas, de temps pour eux. Cela signifie ­qu’ils ne sont pas sortis de leur premier jour, que tout autre jour leur est inintelligible. Cela signifie que leur présent ­s’est ­continué : alors que ­l’expérience du serment additionne des instants (cf. 11), celle de la fidélité les supprime. Mon attention ne se fixe par c­ onséquent pas sur deux moments de la vie des époux, dont je ­constaterais la coïncidence. Elle se fixe sur les époux eux-mêmes. Sans doute, ­j’ai toujours le droit de donner des coups de sonde successifs dans ­l’existence et de découvrir des éléments semblables, mais je ne pense pas à ces coups de sonde lorsque je parle de fidélité : je pense, puis-je dire en jouant sur tous les sens du mot, à ­l’identité de ceux qui sont fidèles. Heathcliff, parce ­qu’il est Heathcliff, ne cesse pas malgré sa vengeance d­ ’être fidèle à celle ­qu’il aime, dans Wuthering Heights. Ce ­n’est pas parce ­qu’Hérode est Hérode ­qu’il tient son serment. Le ­chien fidèle ­n’égarera pas ­l’aveugle. « Je suis sûr de lui », avoue ce dernier. Il ­n’a pourtant pas de garanties. Il exprime, en même temps ­qu’un espoir, la ­conviction que cet espoir ­n’est pas vain. Cette certitude, on ­l’appelle foi. ­L’aveugle se fie et se ­confie à son ­chien parce ­qu’il a foi en lui. Cette foi n­ ’est évidemment pas jurée. Le beau titre de la thèse de M. Davy est aussi c­ ontradictoire q­ u’un cercle carré. L­ ’amitié n­ ’est pas un ­contrat ; ­l’ami n­ ’attend pas des échéances futures sans date fixe où il serait payé de sa c­ onfiance par l­ ’ami qui ­l’assiste. Celui-ci ne sait pas promettre, mais il sait éventuellement, c­ omme dit La Fontaine, « mettre sa vie pour son ami ». Pierre Janet, en pensant étudier le croyant, fait la psychologie du créditeur. ­L’esprit scientifique ne se satisfait pas ­d’une foi à base ­d’espérance. Les grecs lui ont appris à ignorer celle-ci et à mésestimer celle-là. Il se souvient de la leçon ; il l­’a ­complétée et vulgarisée. Pour lui, croyance et même crédit ne valent rien. L­ ’être en qui on a foi n­ ’est-il pas en effet toujours libre de faire le ­contraire de ce ­qu’on attend ? Sa réponse ­n’est pas réellement déterminée. On ­n’a pas le droit de la prévoir. En revanche, le serment porte, lui, dans sa nature ou, plus exactement, dans son sens,



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la négation de toute liberté (­s’il y a une liberté, elle réside dans le fait de se parjurer et appartient à la signification du parjure). Il a une force ­contraignante. Un adolescent épouse une jeune fille parce que, jadis ayant fait serment de ­l’épouser, il doit ­l’épouser. À plusieurs reprises, on a parlé ­d’obligation. On tâchera maintenant à éclairer celle-ci, soit indirectement (cf. 15), soit directement (cf. 16, 17, 18). 15. On dit des êtres colères et en colère que leurs paroles dépassent leurs pensées ; de certains êtres violents et imbéciles, je puis dire, de façon un peu semblable, que leurs paroles ne ­s’appuient sur aucune pensée. Sans raison apparente (ce qui ne signifie pas : sans raison), ces derniers jettent des mots et ­commandent des actions futures ; ils auraient été capables aussi facilement de jeter ­d’autres mots et de ­commander ­d’autres actions. Ce qui importe donc seulement, ­c’est q­ u’ils se décident. Ils ­n’ont pas besoin d­ ’apprendre la morale provisoire cartésienne pour entrer dans la sphère du « gratuit » ou de ­l’arbitraire. Mais ils diffèrent du cartésien en ce ­qu’ils tiennent à cette décision qui tient si peu à eux. ­L’ordre q ­ u’ils donnent leur paraît nécessaire simplement parce q ­ u’ils le donnent. ­N’allez pas le discuter ! Ils inventeraient maintenant des motifs et mobiles. ­L’idée même de changer ­d’opinion serait pour eux un attentat c­ ontre la raison. Ils sont prisonniers de leur décision. ­L’homme qui jure est leur frère : le serment est toujours décisoire. Sénèque écrit ­qu’on n­ ’est pas coupable de ne pas tenir une promesse parce ­qu’elle ­commence par un si : « si les ­conditions ne changent pas… ». Mais en pénétrant dans un serment, la promesse perd son caractère hypothétique. La voici maintenant catégorique ! On ne revient pas sur elle. L­ ’homme qui jure ne revient pas plus sur sa promesse que Descartes ne revient sur ses pas et ­qu’un militaire emporté ne revient sur ses ordres. Faut-il c­ oncevoir une sorte ­d’entêtement ? Non. ­L’être têtu ­n’abandonne pas son idée et l­’exhibe c­ omme un collectionneur exhibe le bibelot préféré ; ­l’être qui jure, à la façon du violent dont on parlait plus haut, ­n’échappe pas, lui, à son idée ou, plus exactement, à ses mots. On peut dire de façon un peu grossière mais suggestive que si ­l’un est propriétaire ­d’une même opinion, ­l’autre est la propriété de celle-ci. Comment c­ omprendre cette dépendance ? ­L’homme du serment ne peut faire machine arrière, ne peut se mouvoir : il semble que son destin soit arrêté. Ce dernier mot apporte une clef. On pense à un arrêté public. Il a

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été décrété que… Par là même, ­l’accent porte sur la décision. La décision a le premier rôle dans le serment ­comme dans la règle de Descartes. Sans doute, toute la phénoménologie de la décision est à faire ; mais le sens visé dans des formules ­comme « cet officier a fait preuve de décision » suffit pour la présente étude. Q ­ u’il y ait des motifs et mobiles ou q­ u’il ­n’y en ait pas c­ omme dans les exemples précédents, cela importe peu ; ce qui importe c­ ’est une sorte de coupure brutale dans l­’existence. On creuse un passage au milieu de broussailles et on sera ensuite esclave du chemin ouvert. ­L’étymologie et ­l’usage nous mettent en face ­d’un phénomène qui semble causé par un instrument tranchant. Les amants qui jurent de ­s’épouser tailladent leur vie et, en un instant (cf. 11), la transforment ; ceux qui se c­ ontentent ­d’une mutuelle ­confiance n ­ ’ont pas besoin de prendre cette initiative. 16. Lorsque mon voisin me fait une simple promesse, celle-ci me semble non seulement détachée de lui, mais encore trop fragile, trop légère, pour q ­ u’il la retrouve après l­’avoir donnée. Trop fragile, parce q ­ u’elle ­n’a q­ u’un être pour la défendre ; trop légère, parce q­ u’elle ne semble se poser sur l­ ’expérience que dans le temps où elle s­ ’énonce. « Promesse en ­l’air. » Le passant récupère-t-il jamais le papier soyeux ­qu’il jette et que le vent emporte ? La feuille appartient à son passé. Elle est derrière lui. Seul le hasard serait capable de la ramener sur son chemin. – La parole de celui qui jure a, au ­contraire, ­consistance et lourdeur. Témoignages nombreux et c­ ontinus, témoignages « de poids » précisent sa forme et ­constituent sa matière (cf. 6, 8, 9). En la portant, je supporte le regard ­d’autrui et même le regard de Dieu. Or, s­’il est facile de détruire ses propres œuvres, surtout l­orsqu’elles sont médiocres, il est difficile de détruire subrepticement une œuvre collective importante : les auteurs me demanderont des ­comptes, le public m ­ ’apercevra. Le serment est un objet trop ­connu et trop « visible » pour que je puisse avoir l­’espoir de m ­ ’en débarrasser. Au cas ­qu’il ­m’arrive un jour de le cacher et de ­l’abandonner ­comme un objet c­ ompromettant, je suis sûr q­ u’on me le rapportera. On ne me permettra pas de le laisser derrière moi. Il me faut emporter mon fardeau. Comparaisons et métaphores, tout marque ici que ce que ­j’ai dit un jour n­ ’est pas objet d­ ’expérience éphémère mais, par les spectateurs et garants invoqués, cause persistante d­ ’oppression de c­ onscience. Dans bien des aspects, le serment ressemble à une malédiction.



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Si j­ ’avais présentement de l­ ’argent, je ne jurerais pas de payer. Incapable présentement d­ ’accomplir ma promesse et donc d­ ’alléger mon faix, je place celui-ci devant moi. Oui, je le place non seulement devant les autres (cf. 5) mais encore devant moi. Devant moi dans l­’étendue que ­j’appelle temps et où les instants servent de bornes. Que signifie toutefois ce « devant moi » ? Est devant moi ce que je heurte en avançant. Dire ­qu’un objet pesant est devant moi, ­c’est dire par c­ onséquent q ­ u’il servira d ­ ’obstacle à mon avance1. En posant cet objet, ­j’ai donc décidé de ­m’arrêter un jour. ­J’ai décidé par suite aussi de me laisser arrêter. ­J’ai décidé de me soumettre. En promettant, j­’ai simplement affirmé ma soumission. Dans cette obéissance à un ordre donné et établi, on est loin de la fidélité. Tirés de l­’expérience, ces principes apparaissent avec plus de clarté à ­l’intérieur ­d’une expérience. Un soldat a juré de se marier après la guerre. Son chemin est fixé : il lui faut traverser la guerre. Au bout du chemin une barrière est posée : il l­’a posée lui-même devant quelques spectateurs, elle ­l’immobilisera, sa solidité est garantie. Ce serment le tranquillise. Finis les problèmes : « que ferai-je ? que désirerai-je ? » ; finies les inquiétudes : « ­m’aimera-t-elle ? l­ ’aimerai-je encore ? » La décision est prise. Tout est arrêté. Le ­conflit terminé, le soldat regrettera peut-être sa liberté, on sera peut-être obligé ­d’user de son serment ­comme ­d’une signature ou d­ ’une grossesse pour lui extorquer le mariage. Néanmoins il obéira. Et même ­s’il pense maintenant à ces possibilités, cela ne change rien. Il est soumis. 17. Je parle de ma soumission. ­Qu’est-ce qui se soumet ? Évidemment, moi ! La question est bizarre. Que signifie toutefois ce moi ? Lorsque je dis à un ami « je le ferai », il semble que je lui dise en même temps « tu ­connais ma valeur, tu c­ onnais mes capacités, tu sais donc que je ne mentirai pas ». Le « je » habille ainsi ma qualité, au sens propre du terme. ­C’est un véritable pronom personnel. Quand au ­contraire je dis, en prêtant serment, « je le ferai », je prétends que l­ ’action sera ultérieurement c­ ommise par un être qui portera mon nom, et le « Je » prend par ­conséquent un caractère purement nominal. Mais si je me réfère à mon identité je ­n’atteins le temps (cf. 14) que par ricochet, alors ­qu’en 1 Car ­j’avance dans le temps ! Le Dr Minkowski ­l’a bien indiqué. Ce ­n’est pas une métaphore. Il faut répéter que les pensées de la pensée peuvent être pensées d­ ’étendue.

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jurant je me réfère à un exécutant futur. ­D’un côté donc le moi exprime ce que je suis, de ­l’autre ce que je serai. Que serai-je ? Un autre. Oui, un autre, malgré ­l’homographie. Un civil, un amateur de livres, un c­ onférencier, un monsieur calme… Acteur (cf. 5), je ne parviens pas à c­ oncevoir tous les rôles que je jouerai. Il y en a plus de mille ! écrit plaisamment la romancière Virginia Woolf dans Orlando. Peut-être, je ne mimerai plus une seule des affections que je mime présentement ; peut-être, on me mettra dans la peau d­ ’un traître. Le monde du serment ­n’est pas celui de la personne, mais des personnages. Ces personnages différents ont néanmoins des traits ­communs : ils ont donné la même parole, ils ont la même dette. L­ ’un d­ ’entre eux payera, le jour de ­l’échéance venue. Celui qui s­ ’endette est de la race de celui qui paye. Le vengeur se croit un nouveau Cid et le patriote cherche à répéter les paroles ­d’Horace ; le c­ onspirateur a les gestes et le ton ­d’un ­conspirateur de théâtre ; le « marseillais » cabotine ; l­’amoureux jure à la façon des héros de la scène. ­C’est toujours un personnage qui prête serment. Ce personnage ­n’a pas de privilèges, ­n’exprime pas mieux que ­d’autres une personne. Il vient seulement avant ­d’autres et ­communique quelques paroles aux autres. L­ ’acteur, non ­l’auteur, dicte des répliques. Je récite un rôle, et un fragment de ce que je récite réapparaît dans les différents rôles que je réciterai. Un indifférent débitera peut-être la tirade de l­’amoureux. ­L’ami de saint Jean-Baptiste répétera les mots de l­ ’admirateur de Salomé. Le serment se moque des métamorphoses. 18. Électre a juré de tuer les meurtriers de son père. ­Qu’Égisthe qui la hait devienne, sous la plume de Giraudoux, son disciple, cela importe peu : Égisthe sera assassiné. ­C’est le serment qui agit. ­L’affection ­d’Électre, sa volonté, sont en dehors de l­ ’histoire. Plus exactement, Giraudoux finit par ôter à Électre toute personnalité et ­l’identifie à son serment. Électre représente seulement une formule de vengeance. – L­ ’illustration a du prix. Nettement, elle montre que ­l’efficacité ­n’appartient pas plus aux personnages ­qu’aux personnes, mais à la parole donnée. ­Puisqu’il peut être indifféremment ami ou ennemi, le personnage lui-même n­ ’est pas en cause. Le personnage n­ ’est pas la cause du meurtre : il n­ ’est que le porteur de cette cause. La cause, ­c’est le serment. Parlant ­d’Hérode, saint Marc dit bien q­ u’il tua saint Jean-Baptiste « à cause du serment ». Comme le



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mouvement d­ ’un corps pesant engendre le mouvement d­ ’un autre corps, le serment engendre un crime ou un mariage. Il ne faut pas demander : de quelle manière ? Car la « manière » est ­connue : c­ ’est précisément la manière causale. Le lieu n­ ’est pas de c­ ommencer une élucidation phénoménologique de la causalité. Il ­convient seulement de souligner que le serment se manifeste ­comme étranger à toute intervention humaine, avec un sens de cause et en c­ onséquence un pouvoir mécanique. Après avoir juré, Hérode n­ ’a plus q­ u’à assister au fonctionnement d­ ’une machine. Ces derniers mots appellent ou plutôt rappellent les objections. La nature, crie-t-on, ­n’est pas ­l’esprit. Le bon sens, ­comme Descartes, distingue deux substances, ­comme Kant, ne ­confond pas la liberté des êtres raisonnables avec une relation d­ ’avant et d­ ’après. Le serment n­ ’est donc pas une cause matérielle. – À mêmes critiques (cf. 3), mêmes répliques ! Ce n­ ’est pas parce que je c­ onçois l­ ’homme c­ omme un c­ omposé de corps et ­d’âme que je dois ­concevoir que, dans toutes les expériences où paraît un homme, cet homme se traite c­ omme un c­ omposé de corps et ­d’âme. Parfois, il se pense c­ omme une âme. Parfois, c­ omme un corps. L­ orsqu’il jure, par exemple, il se désanime. Il y a une vie physique de l­’esprit. Cela, un chrétien ­l’éclairera. Sans doute. Mais cela ne vaut pas que pour un chrétien.

PSYCHOLOGIE DES JURONS1

INTRODUCTION

INTERJECTIONS

A. Un homme souffre de coliques néphrétiques. Il s­ ’exclame parfois : « Que ­j’ai mal ! », « Ce que j­ ’ai mal ! », « ­Qu’est-ce que ­j’ai mal ! »… Mais parfois aussi il remplace ces phrases exclamatives par des cris auxquels il ­confère, ainsi, le statut grammatical ­d’interjections : « Ahi ! », « Ouille ! ». Parfois encore il remplace ces cris, à leur tour, par des mots ou des groupes de mots, dotés du même statut, c­ omme : « Putain ! », « Sacré nom de nom ! »… Ces mots ou ces groupes de mots, nous les nommons jurons. Quand toutefois le malade emploie des jurons à la place des cris, il emploie des interjections qui diffèrent de ceux-ci non seulement par leurs formes, mais encore par leurs fonctions2. Car ces interjections, si elles ont – c­ omme ses cris ou ses phrases exclamatives – la fonction de signifier q­ u’il souffre « à un très haut degré », ont aussi d­ ’autres fonctions, dont témoigne la diversité des phrases par lesquelles quelques auditeurs tentent de les traduire : « Quelle déveine ! », « Je ­n’en peux plus ! », « Faites que ça finisse ! »… Quelles fonctions ? B. La question en suppose une autre : pourquoi la poser ? Parce que les jurons – malgré leurs formes – ressemblent plus, par leurs modes ­d’emploi variés et variables, à des cris ­comme « Oh ! » et « Ah ! » ­qu’à des interjections « où l­’on peut découvrir des éléments 1 Journal de psychologie normale et pathologique, T. 73, 1976, p. 443-468. 2 Les mots « fonction » et « fonctionnel », c­ omme « forme », obéissent ici au mode d­ ’emploi ­qu’affectionnent les architectes, depuis Le Corbusier, et que précisent des ethnographes ­comme M. Maget (7).

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lexicaux ou grammaticaux1 » ­comme « Halte ! » ou « Au secours ! » : quelques parleurs, ­d’une part, utilisent un même juron dans des ­conditions où d­ ’autres emploient des jurons différents ; un même parleur, d­ ’autre part, utilise indifféremment, dans une même situation, des jurons différents. Impossible donc d­ ’attribuer généralement à tel ou tel juron un fonctionnement propre. Mais on peut essayer de décrire c­ omment fonctionne à présent un juron quelconque. De définir les fonctions actuelles des jurons. Du moins, les fonctions principales. De définir, en ­d’autres termes, les principales motivations2 des jureurs. Dans l­’espoir de définir tous les jurons par leurs fonctions (ou par les motivations des personnes qui les profèrent). HISTOIRE ET HYPOTHÈSES

A. Les savants définissent cependant traditionnellement les jurons par leurs formes. Mais en expliquant l­’histoire de ces dernières. En ­commençant donc par éclaircir leurs origines. Des origines religieuses : les formules des serments, donc de prières. Formules reconnaissables ­aujourd’hui encore dans les formes de nombreux jurons : jurements au nom de Dieu, adjurations ­comme Seigneur ! ou Bon Dieu !, imprécations (en cas de parjure) ­comme Que le diable m ­ ’emporte ! Mais les serments ont été trop souvent et trop bien étudiés pour que nous prétendions les étudier à notre tour. Nous supposons donc leur histoire et leurs caractères ­connus. Rappelons cependant a) q­ u’ils sont par principe interdits dans les sociétés chrétiennes (et dans ­d’autres)3 ; b) que leur interdiction peut, en fait, être violée ou respectée ; et c) que – ­comme ­l’écrit Benveniste (11, p. 254) – « ­l’action ­conjointe » des deux « forces opposées » du viol et du respect engendre les jurons. Et résumons ainsi cette action. a) La force du viol ­confond, ­d’une part, les différents fruits défendus ­qu’elle pousse les hommes à manger et, par suite, ­confond les fruits des serments dont de bonnes sociétés christianisées prohibent la c­ onsommation blasphématoire avec les fruits scatologiques et pornologiques des « gros 1 J. Orr, 29, p. 276. 2 Dire, en effet, que les journaux ont plusieurs fonctions, ­c’est dire que les hommes ont plusieurs motifs de lire des journaux. Chercher les fonctions des cigarettes, ­c’est chercher les motivations des fumeurs. 3 « Moi, je vous dis de ne pas jurer. » (Matthieu, V, 34).



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mots1 » que prohibent également les mêmes sociétés. Elle exploite cette ­confusion, d­ ’autre part, afin de renforcer le blasphème (en sociétés pieuses) ou la grossièreté (en sociétés qui se laïcisent), par l­’intrusion de gros mots dans les formules des serments (Bon Dieu de merde !). b) La force du respect, en revanche, efface ou masque les traits du blasphème et de la grossièreté : parfois, elle mutile les noms interdits (Pardi(eu) !) ; parfois elle les cache sous des surnoms paronymiques (Parbleu ! Miel !) ou synonymiques (Crotte !) ; parfois, enfin, elle substitue à ces surnoms des noms quelconques et nous permet ainsi de jurer par le ­chien (­comme Socrate), par la barbe, ou « par exemple ! ». En bref, elle rend « méconnaissables2 » les paroles prohibées et, par suite, incompréhensibles les jurons que produit leur déformation ou transformation. La substitution – tour à tour respectueuse et irrespectueuse – de jurons incompréhensibles à des exclamations que proscrit la bonne société et, de celles-ci à ceux-là, produit un double phénomène. D ­ ’un côté, les jurons incompréhensibles deviennent proscrits, c­ omme les exclamations q­ u’ils remplacent ; mais, p­ uisqu’ils ne peuvent être proscrits à cause de leur c­ ontenu (inintelligible), ils le deviennent à cause de leur forme. ­D’un autre côté, les exclamations blasphématoires ou grossières deviennent, ­comme les jurons incompréhensibles, des paroles que les jureurs emploient « pour la forme » ou, en d­ ’autres termes, dont le sens ne les ­concerne pas. C ­ ’est pourquoi un athée peut crier indifféremment « Bon Dieu ! » ou « Saperlipopette ! ». B. Comment expliquer toutefois que des hommes ou des femmes puissent crier des mots auxquels ils ne donnent – au moment même où ils les crient – aucune signification ? a) ­L’histoire que nous venons de ­conter répond tout de suite par une première hypothèse : Nous utilisons quelquefois des jurons parce ­qu’il nous est socialement interdit de les utiliser. Donc, pour nous révolter c­ ontre la société interdictrice ; pour nous opposer aux partisans de cette société ; pour nous allier à ­d’autres opposants ; b) L ­ ’histoire ajoute une seconde hypothèse : Puisque nos ancêtres, en prêtant serment, recouraient à la puissance divine, nous proférons parfois 1 Confusion d­ ’autant plus facile que les formes des gros mots peuvent se ­confondre avec celles de paroles religieuses. Comme se c­ onfondent, dans la forme de « merde », les descendants de merda et de par la merdé, c­ ’est-à-dire « par la mère-Dieu » (cf. Rigaud, 30 bis, p. 72). 2 J. Orr, 26, p. 18.

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des jurons quand nous éprouvons notre impuissance et afin de remédier à cette impuissance. Mais quelle impuissance ? L­ ’histoire encore répond : Impuissance, premièrement, à c­ onvaincre nos auditeurs, lorsque nous leur parlons. Où donc nous utilisons des jurons pour les ­convaincre ; pour « mettre fin » à leurs discussions, à leurs dénégations, à leurs doutes. Où des jurons fonctionnent ainsi1 encore c­ omme des serments. Impuissance, deuxièmement, à nous adapter à quelques événements. À des événements, par exemple, trop soudains, trop insolites et donc2 trop émouvants. En bref, à des « prodiges ». Parfois bons, souvent mauvais. Impuissance, par suite, qui transforme en jurons de bonheur ou en jurons c­ ontre le malheur des prières destinées à louer et entretenir la bonté ou à apaiser la malignité divines. Impuissance, troisièmement, plus manifeste par rapport aux événements passés q ­ u’aux présents ; plus manifeste encore par rapport aux futurs : nous jurons dans des circonstances où nos ancêtres adjuraient Dieu ou les dieux d­ ’intervenir en leur faveur, voire c­ onjuraient, au nom de Dieu, quelque malheur à venir. MÉTHODE

A. Comment toutefois éprouver les hypothèses précédentes ? Et ­comment, si elles se c­ onfirment, les détailler, les nuancer, les c­ ompléter ? a) Par ­l’observation, d­ ’abord : observation occasionnelle de jureurs, de leurs ­conduites, des circonstances où ils jurent ; observation systématique aussi, au moyen de romans ou de c­ omédies populaires dont quelques personnages profèrent des jurons3. b) Par des questionnaires proposés à environ 500 personnes (lycéens, étudiants, professeurs). Ils pratiquent ce que J. C. Flanagan (5) appelle la « technique de l­ ’incident critique ». Les plus anciens demandent simplement : « Décrivez les c­ onditions dans lesquelles il vous arrive de jurer, 1 Saint Paul : « Le serment est une garantie qui met fin à toutes les c­ ontroverses » (Hébreux, 6, 16-17). 2 Cf. Fraisse, 46, p. 102-105. 3 Nous avons c­ ommencé par un inventaire de tous les jurons et occasions de jurer qui apparaissent dans douze romans policiers de J. D. Carr dont le héros est expert en jurons. Puis nous avons utilisé cet inventaire c­ omme un filtre où nous avons introduit les jurons relevés dans une cinquantaine de romans et vaudevilles. Et nous avons ajouté à ­l’inventaire les jurons et occasions de jurer qui ne passaient pas.



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puis essayez ­d’expliquer vos raisons ou motifs de jurer. » Ils servent à piloter des questionnaires plus ­compliqués – quant aux ­conditions, aux motivations des jurons et au ­comportement des jureurs – qui emploient également des demandes dites « ouvertes1 » et des demandes « fermées2 ». c) Par des expérimentations. Soit avec des listes ­d’adjectifs (admiratifs, ­contrariés, énervés, etc.) censés décrire les jureurs et notés, selon leur valeur descriptive, par nos sujets sur une échelle à 7 degrés. Soit avec des textes qui représentent des jureurs en activité et qui, après mutilation, sont ­complétés par les sujets. Soit avec des dessins : les uns, incomplets, ne proposent que des personnages qui crient « Merde ! » et les sujets doivent imaginer : 1o le décor ou la scène supprimés ; 2o ce que font les personnages ; 3o leur humeur ou émotion ; les autres, ­complets, dépeignent des situations que nous supposons propices aux jurons et où les sujets inscrivent – dans des bulles analogues à celles du test de Rosenzweig – les paroles ­qu’ils attribuent aux personnages3. B. Pour c­ onclure les expériences précédentes, nous tirons de celles-ci 45 témoignages, que nous appellerons désormais « exemples », qui nous semblent résumer et illustrer leurs résultats : 29 exemples « abstraits » proposent des réflexions ou des opinions sur les jurons ; 16 exemples ­concrets rapportent des jurons accompagnés de phrases qui définissent leur mode ­d’emploi. Nous demandons alors à 160 étudiants de noter ces exemples sur une échelle à 7 degrés, pour répondre aux questions suivantes : « Ces témoignages vous semblent-ils proches de vos idées sur les jurons ? de votre expérience quant à vos propres jurons ou quant aux jurons des autres ? » a) Nous questionnons ainsi des jureurs, c­ omme B. Maussner et E. S. Platt (8) questionnaient des fumeurs. Sans cependant nous juger autorisé, pour interpréter les réponses, à utiliser les méthodes factorielles 1 Exemple : « Dites une ou deux des circonstances dans lesquelles vous vous rappelez avoir proféré un juron (ou plusieurs). » 2 Exemple : « Étiez-vous seul, dans ces circonstances, pendant que vous juriez ? Sinon, parliez-vous à q ­ uelqu’un ? Agissiez-vous avec q ­ uelqu’un ? Agissiez-vous seul, mais en présence ­d’un public ? » 3 M. Gillot, dans un mémoire inédit sur les jurons (Dijon, 1970), propose à 15 adolescents – qui ­s’entraînent avec lui au « yachting » à voile – 16 cartes sur lesquelles il a dessiné 16 incidents de navigation. Il leur demande leurs réactions s­ ’ils étaient « à la place » des navigateurs. Il enregistre d ­ ’abord leurs réponses orales au moyen d ­ ’un magnétophone (sans ­qu’ils le sachent), puis leurs réponses écrites.

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de ces enquêteurs1. Devons-nous donc remplacer celles-ci par quelques procédés graphiques empruntés à J. Bertin (3) ? Sur les c­ onseils de J. P. Massonie qui nous a initié aux analyses de J. P. Benzecri (2, 6) et que nous tenons à remercier ici, nous décidons ­d’employer ces « analyses de correspondances » q­ u’appliquèrent naguère Y. Bernard (1) au jugement de goût et I. Miljkovitch (9) au raisonnement syllogistique2. b) Sans doute, nous n­ ’avons pas le temps de les détailler ; mais notre Introduction doit signaler le premier axe factoriel q­ u’elles découvrent : un axe qui paraît opposer (en langage bühlerien) des jurons-« représentations » à des jurons-« interpellations ». Des jurons qui « représentent » quelque destin dont pâtissent les jureurs à des jurons par lesquels les jureurs agissent sur les auditeurs ­qu’ils « interpellent ». Entre ces jurons opposés, des nuages de jurons-serments – à la fois « représentations » et « interpellations » – rassemblent aux origines de ­l’axe. Dans celui-ci ­s’enfilent ainsi les hypothèses de paragraphes précédents. Nous ­l’utiliserons donc ­comme axe ­conducteur des développements qui suivent. Développements dans la trame desquels les « analyses de correspondances » nous permettront d­ ’enchaîner quelques oppositions que nous croyons signifiées par d­ ’autres axes factoriels : malédiction/bénédiction, dépendance ­d’un public/indépendance, défense (négativement) ­contre des maux/défense (positivement) de soi…

SERMENTS

INCRÉDULITÉ

A. Dans nos échantillons de littérature populaire, la majorité des jurons ­s’applique à ce que disent les jureurs (non à ce dont ils parlent). Quatre-vingts pour cent, par exemple, dans Le Pré aux Clercs de Zévaco. 1 Nous n­ ’avons pas la place de critiquer ici ces méthodes. 2 Les services du Laboratoire de Mathématique à Besançon et de ­l’I.R.E.D.U. à Dijon ont ­consenti à exécuter deux traitements informatiques de ces analyses : ­l’un, à propos des notes que donnèrent (pendant un de mes cours) 85 étudiants de première année à 40 témoignages ou exemples (tirés au hasard parmi les 45) ; ­l’autre à propos des notes que donnèrent par correspondance 75 étudiants (inscrits au Centre de Télé-Enseignement) aux 29 témoignages « abstraits ».



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Ces jurons s­’associent donc fréquemment, d­ ’une part, au verbe dire ou à ses dérivés et à ses synonymes. Mais, ­d’autre part, ils sont, non moins fréquemment, remplacés (puis ajoutés à leurs remplaçants) par des expressions ­comme je le jure ou juré, ­c’est vrai ou en vérité. Le jureur peut, en ­conséquence, les traduire ainsi : « Ce que je dis est vrai, je le jure ! ». Il les emploie donc pour garantir la vérité de ses paroles : c­ omme gages de leur véracité, de sa véridicité. En bref, c­ omme serments. « Mordi, ­c’est vrai ! », « Ma foi, oui ! », « Seigneur, non ! », « Foutre, tu me le payeras ! »… a) Mais pourquoi le parleur recourt-il à la garantie ­d’un juron ? Parce que son auditeur ne paraît pas le croire. Parce ­qu’il jure donc pour persuader cet auditeur, c­ omme Ulysse jurait pour c­ onvaincre Eumée « ­l’incrédule ». Ses jurons ont, par ­conséquent, au moins deux faces : si l­’une, tournée vers ce q­ u’il dit, reflète un jugement sur la vérité de son discours, ­l’autre, tournée vers la personne à laquelle il parle, paraît « interpeller » cette personne (« Je vous jure »), ­d’abord sceptique ou hostile, et plaider afin ­qu’elle reconnaisse cette vérité. Dans les deux faces, miroite une troisième, tournée vers le parleur lui-même : celle où ce dernier (en langue bühlerienne) « ­s’exprime ». Où, par exemple, « ­s’exprime » son indignation de ne pas être cru : « Puisque je le jure, grand Dieu, que je n­ ’étais pas ivre ! » Où peuvent « ­s’exprimer » de multiples variations affectives sur cette indignation : vexation, colère, fureur, exaspération. b) ­L’exaspération manifeste véhémentement ce fait : nous employons ­d’autant plus des jurons que nous avons plus longuement et plus inutilement lutté pour vaincre l­’incrédulité ­d’un auditeur. Quand nous sommes, écrit Feydeau, « à bout ­d’arguments » ; quand nous ne pouvons, vainement, que nous répéter et dire que nous nous répétons « Oui ! Oui ! Mais puisque je ­t’ai dit oui, bon Dieu ! » Nous jurons alors, selon la locution usuelle, « pour en finir1 ». Locution qui distingue deux fonctions différentes des jurons. Premièrement, une fonction positive : « en finir » avec ­l’incrédulité ­d’autrui, triompher d­ ’elle. Deuxièmement, une fonction négative : « en finir » avec les discussions ou les redites, se débarrasser ­d’elles, liquider nos paroles. Fonction seconde de liquidation ­qu’isolent et accaparent des jureurs quand ils « en ont assez » de lutter avec des mots c­ ontre des incrédules, s­’interrompent et se rendent : « Et puis, merde ! ». Jurons de 1 Témoignage : un juron, « ça clôt les difficultés, ça ressemble à un point final ».

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dégoût, ­d’écœurement, de lassitude, de découragement, de désespoir… Ou de désinvolture. c) Nous pouvons jurer pour en finir avec les discours ­d’un interlocuteur, ­comme avec les nôtres. Généralement, donc, pour q­ u’il croie que nous le croyons : « Mais, tonnerre, je vous crois ! » Nos jurons signifient ainsi (indirectement) notre croyance : nous pourrions les paraphraser par : « Nous sommes c­onvaincus, nous le jurons, que vous dites vrai. » Paraphrase proche de notre exemple no 31 : « Par Dieu, tu as raison, c­ ’est bien vrai ! » Éventuellement c­ ondensable en un simple « Parbleu ! » Qui peut exprimer notre désapprobation ou notre approbation : juron-haro ou juron-bravo. d) Exemple no 37 : un parleur s­ ’interrompt soudain pour s­ ’exclamer « Oh, bon Dieu, je parle trop ! », puis pour mettre une main sur sa bouche. Plus tard, il ­commente : « Je ne croyais pas, Seigneur, être si bavard ! » Il ­confesse ainsi avoir joué lui-même le rôle de l­ ’incrédule que jouait naguère autrui ; mais un rôle ­qu’il ne peut plus jouer depuis ­qu’il ­s’est pris en flagrant délit de bavardage. En jurant, il garantit donc que celui-ci « est incroyable et, cependant, vrai ». En même temps, il garantit renoncer à son personnage « incroyable » de bavard. Comme d­ ’autres jureurs se repentent de leurs sottises passées : « Seigneur, quel idiot je faisais ! » Ou de leurs oublis : « Ah, merde, je n­ ’y ai pas pensé ! » B. Mais, en substituant le panneau « ­C’est incroyable » à « Je ne croyais pas », il indique aux fonctions des jurons deux directions nouvelles. a) Sans doute, il exprime sa surprise, et, en exprimant cette émotion, il évoque une psychologie de celle-ci que nous pouvons (en suivant Janet et Wallon) résumer ainsi : incapacité de ­s’adapter à une situation si ce ­n’est par des paroles qui décrivent cette dernière ; incapacité, en particulier ici, de ­s’adapter publiquement à une faute ou à un défaut si ce ­n’est en ­l’avouant, ­comme un pénitent (à la fois accusé et témoin) qui jure de dire la vérité, toute la vérité. Mais il nous instruit aussi sur une c­ ondition importante de sa surprise : un changement brusque de perspective. Il se ­convertit, en effet, soudain à la perspective de personnes qui entendent et critiquent son bavardage. Il rompt ainsi subitement avec celui-ci, c­ omme des jureurs rompaient naguère avec leurs vains discours. Et, en rompant avec lui, il le découvre. Tout de même : un travailleur transi, en ­s’arrêtant de travailler, découvre q­ u’il a froid : « Diable, je suis gelé ! » ; un invité, en se soustrayant aux charmes de son hôte, découvre



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son envie de dormir : « Bon Dieu, q­ u’il est tard ! ». Les jurons représentent donc leurs découvertes subites. Ils peuvent suffire à les représenter (si les parleurs sont trop déconcertés, interloqués, stupéfiés, pour décrire ce q­ u’ils découvrent) : « Mince alors ! », « Diable ! » Les jureurs qui font sur eux-mêmes des découvertes malheureuses, en font aussi parfois ­d’heureuses. Ils font plus souvent des découvertes, heureuses ou malheureuses, sur les autres hommes et sur le monde que sur eux-mêmes. S­ ’ils en font à l­ ’improviste, ils en font également après préparation. ­Lorsqu’ils trouvent alors soudain ce ­qu’ils ont longuement cherché et, ainsi, en finissent avec la recherche, ils ressemblent à la personne citée par notre exemple no 12 : « Un juron, ­c’est souvent, pour moi, une sorte d­ ’Euréka. » b) « Foutre, la belle fille ! » Le jureur dit non seulement ainsi que son regard découvre celle-ci, mais encore que sa découverte lui paraît extrêmement belle. Son juron fonctionne donc c­ omme un superlatif. Osons écrire : c­ omme un « super-superlatif ». Car il indique une beauté qui dépasse toutes les beautés que décriraient les superlatifs (« très », « drôlement », etc.) dont le parleur pense disposer. Une sorte de beauté « limite1 ». Si incroyable (« Une fille tellement belle, c­ ’est pas vrai ! ») que le parleur doit jurer pour que ses auditeurs le croient et pour ­qu’il y croie lui-même. « Mazette, vous parlez ­d’une Joconde ! » Comment toutefois employer l­ ’adjectif normal « belle » afin de décrire une beauté anormale ? Le jureur supprime donc ­l’adjectif qualificatif : il crie simplement « Foutre, quelle fille ! » Il crie, de même : « Quel tintouin, Dieu du Ciel ! » ou « Charogne, ce luxe ! » Il finit par supprimer les autres adjectifs et les substantifs. Il finit, ainsi, pour dire ­l’indicible, par ne plus dire que des jurons. Comme dans la stupeur : « Crénom de nom ! » Ou dans ­l’horreur : « Ah, mon Dieu ! » ACTION

A. Pour ­qu’une personne croie à des paroles, il faut ­d’abord ­qu’elle les entende, puis ­qu’elle les ­comprenne. ­C’est pourquoi un « vieux beau » qui soupira à une jouvencelle indifférente « Tu es bien jolie, Seigneur ! », après avoir, pour vaincre ­l’indifférence de celle-là, vainement ­commenté « ­C’est vrai, bon Dieu ! » et supplié « Bonté divine, crois-moi ! », en vient 1 H. Vidal Sephiha, 31, p. 118-119.

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à demander « Mais est-ce que tu me ­comprends, Seigneur ! » et enfin à ­commander « Écoute-moi donc, bon Dieu ! » En jurant, il adjure son auditrice de réagir à ses paroles. Il emploie les jurons ­comme des outils destinés à faire agir ­quelqu’un qui ­n’agit pas. Il agit lui-même, au moyen de ces outils, pour faire agir. Et il prouve son action par la valeur impérative1 ou interrogative des phrases où il utilise ceux-là. a) Il apparaît ­comme le porte-parole de toutes ces personnes qui ajoutent des jurons, soit à leurs ordres parce que leurs auditeurs ne leur obéissent pas, soit à leurs questions parce que ceux-ci ne leur répondent pas. Fréquemment, par impatience, énervement ou colère ; quelquefois, en suppliant, en encourageant. Toujours désireux ­d’en terminer avec leur langage inefficace : « Finissons-en, nom ­d’un ­chien ! » Dont deux exemples (nos 5 et 26) dans notre enquête peuvent résumer les exclamations aussi variées que nombreuses : « Taisez-vous donc, vingt dieux ! » et « Allez-vous enfin, vingt dieux de vingt dieux ! me répondre ? » Exclamations parfois sans verbe : « En avant, corbleu ! », « Plus vite, bon Dieu ! » b) Le porte-parole des jureurs agissants rappelle que leurs actions présupposent une action première : obtenir et garder la c­ ommunication avec d ­ ’autres personnes (pour que celles-ci reçoivent leurs messages, les écoutent, les croient, leur obéissent, leur répondent). Que, donc, des jurons ont pour fonction de permettre au parleur d­ ’entrer en ­contact avec ces personnes et de c­ onserver le c­ ontact. Comme ces interjections auxquelles ils s­ ’associent ou se substituent (Eh bien ! Dis donc ! Voyons !…), et que Malinowski nommait « phatiques ». Parfois emphatiques à la façon de ces « merde » initiaux qui c­ ombinent leur vocation intensive avec leur aptitude à attirer l­ ’attention : « Eh merde ! ce que ­t’es cloche, mon vieux ! » Souvent associés alors à des appellatifs (« Mordi, Monsieur ! »). Ils peuvent régulièrement étayer un discours, c­ omme les « Sacré fi de garce » de paysans vendéens. Ils peuvent aussi terminer des phrases à la place de particules (« ­N’est-ce pas ? Tu vois !… ») émises afin d­ ’assurer à ­l’émetteur que son message a bien été reçu. B. Faute ­d’interlocuteur, je peux ­communiquer avec moi-même. Me c­ ommander. Principalement, me questionner. Et jurer, en me 1 Le juron passe, en effet, de la grammaire des indicatifs que c­ ommande ­l’alternative « Ou ­l’auditeur croit ou il ne me croit pas » (Ou vrai ou faux) à la grammaire de ­l’impératif ­commandée par « Ou il le fait ou il ne le fait pas ».



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questionnant : dans la surprise (« Mon Dieu ! que se passe-t-il ? ») ­comme dans ­l’énervement (« Merde ! merde ! où sont mes lunettes ? »). En me questionnant parfois sur moi-même : « Mais, tonnerre de Zeus ! q­ u’est-ce qui ­m’arrive  ? » Avec ahurissement ou inquiétude ou anxiété. Jurer, ainsi, parce que je ne peux pas répondre. a) Je peux jurer aussi parce que je ne sais pas quelle réponse donner à mes questions ou aux questions des autres. Prendre donc du temps pour choisir la bonne réponse au moyen de « Mon Dieu ! » ou de « Diable ! », ­comme au moyen de « Heu ! » Aller et venir entre plusieurs réponses possibles : « Où diable en suis-je ? » Jurer, ainsi, parce que ­j’hésite entre ces réponses. Généralement, parce que j­ ’hésite à agir : « Dieu ! c­ omment faire alors ? » Les jurons de ma perplexité ressemblent à des appels au secours : « Aidez-moi à sortir de mon inaction ! » Ils ressemblent – jusque dans leur ton – aux prières dont ils naquirent. Ressemblance que proclame formellement le « God help me » britannique. b) Il ­n’y a ­qu’un petit pas grammatical de ­l’oraison ­d’un écolier qui ­s’adresse à Dieu : « Faites que je ne sois pas interrogé ! » à ­l’exemple, sans adresse (no 25), « Oh, vingt dieux ! pourvu que le professeur ne ­m’interroge pas ! » Exemple frère de « Bon Dieu ! ­qu’on me foute la paix ! » et, par suite, de ­l’imprécation (exemple no 32) « Que le diable emporte cet importun (ce gosse, ce visiteur…) ! » Imprécation ­condensable : « Au diable, l­’importun ! » Comme : « Au diable, ­l’avarice ! » Dans ces optatifs, le parleur jure pour se débarrasser (des interrogations, des importuns, de ­l’avarice). Il nous rappelle tous les parleurs qui nous proposaient des jurons d­ ’interruption ou de rupture. Il nous mène vers ceux qui jurent pour ­conjurer le mauvais sort. Il nous arrête auparavant, afin que nous c­ omprenions ­comment des vœux ­qu’il ­n’adresse à personne peuvent cependant lui sembler efficaces. MAGIE

Le chasseur et son c­ hien. Celui-ci court ; mais celui-là crie afin que celui-ci ne coure plus : il crie les « signaux » qui, par dressage, normalement immobilisent le ­chien ou le ramènent près de son maître : « Couché ! » ou « Ici ! ». Mais le ­chien court encore. Le chasseur crie plus fort, mêle les « signaux » : « Ici ! Couché ! Ici ! » Le ­chien court toujours. Le chasseur, en criant, dote ­l’animal ­d’un esprit qui c­ omprendrait le français : « Ici ! je te dis ! » Il promet des raclées. Le c­ hien ne cesse de courir. Alors, le chasseur jure : « Ici ! sacré tonnerre ! Couché, nom de Dieu ! Couché, sacré nom de Dieu ! » Furieux : frappant

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le sol du pied, brandissant la cravache, c­ omme ­s’il rossait déjà la bête désobéissante, c­ omme si celle-ci était déjà immobilisée à sa portée. Ainsi, le chasseur 1o ne peut faire obéir son c­ hien au moyen de cris ­convenables et habituellement efficaces, il se sent donc 2o impuissant, et 3o, pour remédier à son impuissance, utilise des jurons, qui apparaissent ainsi 4o ­comme des moyens de redonner efficacité aux cris. Mais sans apprentissage. Donc par leur nature même. Par leur forme. Si toutefois le chasseur semble donner à la forme des jurons la force de (littéralement) « prendre au mot » : « Ici » ou « Couché » – ou de lui permettre de prendre – le ­chien, donc de le saisir, de l­’immobiliser et même de le châtier, il ne semble pas lui donner une force physique, mais la force de capter l­ ’esprit de l­ ’animal q­ u’il invente, dans sa fureur, en parlant à celui-ci. Une force que Pradines, dans ­L’esprit de la religion, nous autorise à appeler magique. Écrivons donc que le chasseur ressemble à un sorcier : par ses jurons, il tente de « charmer » son ­chien. De lui jeter un sort.

Tout de même : pour ­qu’un homme, lassé ou excédé de crier vainement « Tais-toi ! » à son fils trop bavard, crie « Pour ­l’amour de Dieu, je ­t’en prie, tais-toi donc ! » – sans penser à la signification de son juron, sans donc donner à son fils une raison religieuse d­ ’obéir (« Tais-toi pour plaire au Seigneur ! ») –, il faut que la formule « Pour l­’amour de Dieu » paraisse fonctionner ­comme un fortifiant1. Un fortifiant qui peut agir de trois façons différentes : il donne à l­’auditeur la force ­d’obéir, il donne au parleur la force de se faire obéir, il donne aux paroles elles-mêmes la force de faire exécuter le ­commandement q ­ u’elles signifient. Or, aucune de ces forces ­n’a, pour le père (­comme pour nous), ­d’explication naturelle. On peut donc écrire que ce père, en jurant, essaie de forcer surnaturellement son fils à obéir. Que généralement, des parleurs, en jurant, essaient de forcer surnaturellement leurs auditeurs à exécuter leurs prescriptions, à croire leurs descriptions, à ­communiquer avec eux. De se forcer eux-mêmes à agir, à parler, à penser. Que l­’homme, ainsi, qui clame « Bordel de merde ! je ­n’arrive pas à c­ omprendre ! » ne proclame pas seulement son incompréhension, mais tente aussi, par son exclamation, ­d’arriver surnaturellement à ­comprendre. Il évoque, ­comme les précédents jureurs, nos ancêtres grecs qui entreprenaient, par les gestes et les paroles du serment (horkos), de capter une 1 Une petite fille de 5 ans qui regarde son père taper péniblement sur un piquet lui dit : « Si tu jurais c­ omme papy ça irait mieux. »



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« vigueur sacrée ». Mais sans retourner à leurs entreprises religieuses, ni donc, à une religion où « les dieux helléniques sont des Puissances, non des personnes1 ». Car il fait, c­ omme on dit, « du neuf avec du vieux » : il ­construit la magie moderne de ses jurons avec les anciennes prières des Chrétiens à un Dieu personnel. Construction à laquelle l­’histoire introduit : moins les Chrétiens ont la Foi, moins, en priant, ils croient que Dieu entend et exauce leurs prières, plus donc ils croient que cellesci fonctionnent par leur forme même. Construction dont voici, résumé, le procédé : pour remédier aisément à vos désadaptations, employer des formules ­d’oraisons, les vider de leur valeur religieuse (facilement, en les remplaçant parfois par des exclamations scatologiques ou sexuelles), mais ­conserver leur prétendue efficacité ; créer ainsi – sous le nom de jurons – des formules efficaces. Des incantations.

INTERDICTIONS

AGRESSION

A. Les jurons logent parmi les gros mots qui habitent, avec les chants et gestes grossiers, le « bas langage2 », langage des personnes de « basse » c­ ondition et insigne de celles-ci. Ils sont donc proscrits par les « hautes » ou bonnes sociétés dont les citoyens se font loi de polir et policer leurs paroles ­comme leurs actes. Et, par c­ onséquent, utilisables (­comme d­ ’autres éléments du « bas langage ») par des hommes qui soit ­s’opposent généralement à ces sociétés, soit c­ ontestent spécialement cette loi, soit protestent particulièrement auprès de quelques-uns de ces citoyens. Employables ainsi ­contre des groupements humains, ­contre leurs normes, ­contre leurs membres. Représentés par le fameux « mot » de Cambronne dont la trivialité atteste une triple révolte : c­ ontre ­l’aristocratie militaire, c­ ontre les règles chevaleresques de celle-ci, ­contre quelques Anglais qui appliquent ces règles (en offrant éloges et reddition). 1 J.-P. Vernant, in Problèmes de la personne, Paris, Mouton, 1973, p. 29. 2 Nous renvoyons, quant à ­l’étude du « bas langage », au petit livre de P. Guiraud.

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a) Comme Cambronne, le témoin de notre exemple no 2 refuse de se rendre aux obligations ­d’un entourage clérical : « Quand je suis parmi des bigots, avoue-t-il, faut que je crie “Bon Dieu ou Nom de Dieu”. » Et il ­commente : « Parce q­ u’ils me dégoûtent. Je crache ainsi leurs bondieuseries à leurs figures. Pour me défendre ­contre eux. » Mais la psychologie sait, ­comme l­ ’art militaire, que le meilleur moyen de se défendre, c­ ’est ­d’attaquer. ­D’où des jurons employés pour provoquer quelques auditeurs, pour les assaillir, frapper, choquer, blesser. Le merde ­d’un autre témoin (exemple no 17) signifie un de ces jurons offensifs : « Moi, je dis merde pour emmerder ceux qui m ­ ’écoutent. » b) Déposition en deux parties. Paraphrasons et ­commentons la première : « Je dis merde, privé de tout syntagme, à mes auditeurs, ­comme des Français dirent “Merde à Vauban”. Je fais ainsi affront à ces auditeurs ; je porte donc à leur dignité un mauvais coup. » Faut-il écrire que je les injurie ? Non, car, quand je leur adresse un juron isolé, je ne les décris pas ; alors que, si je les injuriais, je les accuserais (« Traître ! », « Salaud ! ») et donc les décrirais. Si Cambronne avait injurié les Anglais, il les aurait traités de « merdeux », il ­n’aurait pas crié « merde ! » En criant – c­ omme ­l’atteste la seconde partie de la déposition no 17 –, simplement, il les « emmerde ». Variation nouvelle sur un thème classique : il les maudit. Par les jurons ­qu’ils jettent à des adversaires, Cambronne et ses disciples se font eux-mêmes imprécateurs. c) Et ils peuvent se plaire à le faire. « Bordel de merde ! ­confesse ­l’un ­d’eux, ça fait plaisir de dire merde. » Des hommes en viennent donc à jurer simplement pour le plaisir. Pour leur plaisir de scandaliser quelques auditeurs et, en les scandalisant, de les « envoyer promener » ou « paître », « au diable ». Le héros de notre exemple no 19 savoure, c­ omme un esthète, ce plaisir ­d’employer des jurons (isolés ou accompagnés) et ­d’autres mots interdits : « ­J’éprouve jouissance à ­m’entendre prononcer et presque à me sentir sucer, c­ omme des bonbons, des grossièretés. » B. Le plaisir ­d’un homme qui ­s’oppose à ­d’autres hommes par des jurons se double du plaisir de ­s’unir aux hommes qui ­s’opposent également aux premiers par des jurons. Négativement, donc : de ne plus se sentir seul1. Positivement : ­d’agir (­contre ­d’autres) ­comme ­d’autres et avec ­d’autres. a) Ainsi, Hébert multiplie, dans son Père Duchesne, les bougre et les foutre « non seulement pour jurer ­comme le peuple, mais encore parce 1 « Pourquoi ­j’ai juré ? Pour ne plus être seul », dit un lycéen.



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q­ u’il faut jurer avec ceux qui jurent ». Il jure, donc, pour se grouper avec ceux-ci et fait des jurons une des règles de leur groupement. b) Un individu peut, au moyen de jurons, s­’associer à soi-même, ­comme il s­’associe à autrui. Un vieil homme, par exemple, qui obéit habituellement à ­l’interdiction de jurer, profère cependant en montagne des jurons, parce q­ u’il se plaisait jadis à proférer ceux-ci quand il était, adolescent, membre ­d’un club alpin, et donc pour ne pas renier ­l’adolescent ­qu’il fut. Pour le retrouver, pour se relier à lui, pour se solidariser avec lui. Pour, ainsi, affirmer la solidité de sa personne (malgré la diversité des personnages ­qu’il adopte). LIBÉRATION

S­ ’il y a des individus qui se prennent eux-mêmes en charge, il y en a aussi qui tentent de se décharger du « moi » que ­cultive leur milieu social. Révoltés c­ ontre ce milieu, les uns jurent parce ­qu’ils se libèrent de lui (qui proscrit les jurons). Les autres jurent pour se libérer. Leurs jurons libérateurs ne se séparent pas de paroles ni de gesticulations libératrices (mots grossiers, chansons grivoises, gestes obscènes, etc.). Jurons de jeunes « héritiers » qui se libèrent de leur famille dans des fêtes ou grèves d­ ’étudiants ; jurons d­ ’hommes d­ ’âge mûr qui, dans des banquets, se débarrassent des disciplines (professionnelle, ­conjugale) que leur impose la vie quotidienne. Un de ces jureurs, sur quatre (environ), déclare lui-même q­ u’il se soulage. Par le « bas langage », ­comme par des boissons alcoolisées ou quelque tabagie. Soulagement ­d’adopter un autre style de vie que le style habituel : de se faire autre. « ­J’ai ­l’impression, ­confesse un témoin, quand je crie un juron, que ­c’est une autre personne qui crie à ma place. » Mais son « altération » semble tourner autour de deux pôles. A. Pôle Sud : le jeu. Atteint par les jureurs qui reconnaissent ne pas « être tout à fait sérieux » (exemple no 34) : ils jouent avec des gros mots, ­comme ils jouent, pendant un bal travesti, avec des masques ou des accents étrangers. Ils s­’amusent ainsi, dépose l­’un d­ ’eux (exemple no 8), « à jouer la ­comédie, à emprunter des répliques de ­comédien ». Parce ­qu’en jouant la ­comédie, ils se la jouent : à la fois acteurs et spectateurs, ils se réjouissent ­d’entendre pester, ­comme quelque charretier, un notaire, un juge ou un professeur de psychologie.

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B. Pôle Nord : le laisser-aller. Auquel ­conduit une personne bien élevée qui, cependant, jure (« malgré elle »), puis demande : « Excusez-moi, ça m ­ ’a échappé. » ­D’une part, en effet, elle avoue que les personnes bien élevées doivent se retenir de jurer ou ­contenir leurs jurons, donc que ceux-ci apparaissent ­comme des charges1 (­puisqu’elles doivent leur résister pour ­qu’ils ne se déchargent point) ; ­d’autre part, elle plaide pour que ces personnes ne soient pas mises en cause quand, malgré leur vigilance, quelques mots détenus parviennent à ­s’échapper ; elle plaide, par là même, en faveur de personnes – fatiguées (dirait Janet) de se maîtriser, débraillées mentalement et physiquement, insouciantes, qui non seulement se relâchent, mais encore (­comme dit l­ ’une ­d’elles) « ­s’oublient » et, ainsi, ­s’abandonnent au courant des c­ omportements c­ ondamnés ­qu’elles libèrent, en même temps ­qu’au flux des événements extérieurs. Épaves emportées par leur destin.

DESTINS

MALHEURS

Témoignages des circonstances où 98 % des sujets interrogés prétendent avoir juré : doigt soudain pincé, frappé ou brûlé ; chute brutale et inattendue en marchant, en skiant ; panne subite ­d’automobile, crevaison brusque d­ ’un pneu ; lacet de soulier qui casse ; lait qui « se sauve », balle de tennis manquée, etc. Circonstances qui illustrent les « situations émouvantes » présentées au premier chapitre : événements soudains, insolites, imprévus.

A. Les événements que nous jugeons causes de nos jurons en majorité nous surprennent désagréablement. Notre langue populaire les nomme : anicroches, pépins, emmerdements… Nommons-les : malheurs. Pourquoi ? Parce q ­ u’ils nous c­ ontrarient. Sans doute. Mais pourquoi nous ­contrarient-ils ? Parce ­qu’ils interrompent notre activité, parce ­qu’ils nous font manquer des actes. Faut-il écrire « parce q­ u’ils nous frustrent » ? Disons parce ­qu’il y a des ratés dans nos ­conduites. Mais quels ratés ? 1 Exemple no 28 : « ­J’ai la sensation d­ ’être chargé de jurons. Je me retiens pour ne pas les laisser partir. Mais il y a des événements qui semblent presser en moi quelque détente et qui, parfois, les expulsent. »



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Des ratés ­comparables aux ratés d­ ’un moteur automobile qui disparaissent normalement par nettoyage du carburateur ? Non, mais des ratés anormaux, ­comparables à des coups « en traître » : nous ne sommes pas préparés à les recevoir, nous ne sommes pas prêts à les parer ou nous ­n’en avons pas le temps, nous ne pouvons pas réparer leurs dommages. En bref, imparables et aux c­ onséquences irréparables. Par lesquels nous sommes frappés d­ ’impuissance. Faut-il redire : désadaptés ? Disons, en langage ordinaire : nous avons ­l’impression ­qu’il ­n’y a « plus rien à faire ». Impression que traduisent, de deux façons opposées, les mouvements agités de la fureur ou les bras ballants de la stupeur. ­C’est quand il ­n’y a « plus rien à faire » ­qu’il nous reste à faire verbalement des jurons : d­ ’uniques jurons. Quand, pendant une excursion facile et rapide, je trébuche sur une pierre ou sur une racine, deux cas sont possibles : ou je me rattrape aussitôt (par exemple, au moyen de quelques pas précipités), et alors je ne jure pas ; ou je perds si subitement ­l’équilibre que je suis incapable ­d’employer une technique quelconque pour le retrouver, et alors je jure. Je jure facilement quand je suis fatigué : je ne regarde plus où je mets les pieds, je bute alors souvent et tout à coup c­ ontre des obstacles que je ­n’ai pas prévus, je n­ ’ai pas la force de réagir assez vite. Mes jurons me semblent ainsi traduire, ­d’abord, une sorte de cassure inattendue dans le courant c­ ontinu et rythmé de la marche (­comme si le sol subitement se dérobait), puis mon incapacité à réagir, donc à remédier, à cette cassure autrement que par les jurons.

a) Nos jurons apparaissent ainsi, premièrement, ­comme des c­ onstats ­ ’actions malheureusement manquées ou manquantes et de notre d malheureuse impuissance à les refaire ou rétablir. Deuxièmement, ­comme les substituts des actions de réfection ou de rétablissement, ­comme, donc, des actions verbales (peu coûteuses, dirait encore Janet) qui remplacent des actions impossibles. Comme aussi, troisièmement, des moyens, par ce remplacement, ­d’éteindre les émotions allumées par notre impuissance : si, par exemple, nous sommes énervés de ne pouvoir retrouver nos lunettes, nous « passons notre énervement » (dit un témoin) en jurant, nous « dédramatisons » (dit le même témoin) la situation, nous nous donnons l­ ’illusion (dit un autre témoin) « ­d’en redevenir maître ». Mais, quatrièmement, les jurons ne remplacent des actions impossibles que parce q­ u’ils fonctionnent ­comme des soupapes

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où s­’expulse ­l’énergie dont nous sommes bourrés pour agir : jurons à décharge explosive1. b) Si des hommes jurent après être tombés (sans avoir même c­ ompris ­qu’ils glissaient sur une peau de banane), d­ ’autres jurent, quand ils trébuchent, pour ne pas tomber. Pour, dit un témoin, que « ça se passe bien ». Comprendre que je crie « merde ! » au moment même où je me sens perdre l­ ’équilibre. Dans une sorte de crise : je ne sais pas si je vais tomber, me tordre une jambe, je ne ­connais pas la suite. ­C’est pourquoi il y a plus de choses ­qu’on croit dans mon juron. Il y a, évidemment, que je proclame ma maladresse (le mot ne me semble pourtant pas exact), que je ­n’ai pu m ­ ’empêcher de perdre ­l’équilibre. Il y a aussi q­ u’en jurant je remplis le trou creusé par le pas que je ­n’ai pas fait. Mais il y a ­d’autres choses. Peut-être ­l’aveu ­d’une déconvenue, de mon orgueil froissé de montagnard. Sûrement, un truc pour ne pas mal tomber. Oui, en même temps que je me laisse aller physiquement (si je me raidissais, je n­ ’échapperais pas à une entorse), j­’utilise le juron c­ omme une autre technique pour que ça se passe bien. Je me demande finalement si mon « merde ! » ne ressemble pas à une prière à la Bonne Mère…

Voilà le juron-porte bonheur. Utilisé ­comme une amulette par un acteur que prend le trac, avant ­d’entrer en scène : « Jurer, ­c’est c­ omme si on touchait du bois » (exemple no 4). Rencontré naguère parmi des discours propitiatoires. Doté donc, nous le savons, d­ ’un pouvoir magique. Qui nous représente maintenant les nombreux jureurs que ­contrarient d ­ ’irrémédiables ratés ­comme les jouets ­d’un sort mauvais – q­ u’ils essaient parfois d­ ’écarter par des jurons gri-gris. Comme poursuivis par un destin malin (qui place des peaux de banane ou des racines sous les chaussures des marcheurs, etc.). « Il y a une fatalité qui ­s’acharne sur nous », clame un des jureurs de ­l’Hôtel du Libre-échange. La « poisse ». « Merde ! pas de pot », proclame le mieux noté de nos témoins (exemple no 2). B. Pourquoi prétendre lutter c­ ontre la déveine qui nous assiège ? Rendons-nous (­comme nous nous rendions à un auditeur incrédule) : « Et puis merde !… » Notre juron (« anticambronnien ») liquide, p­ uisqu’il n­ ’y a « rien à faire » c­ ontre le sort ennemi, nos vains efforts de c­ ombattants. Il peut exprimer notre découragement, notre désespoir. Mais aussi traduire 1 Exemple no 13 : « Il y en a qui éclatent en jurons, c­ omme ils éclatent en sanglots ou éclatent de rire. » Comparer aux éclats par libération ­d’une oppression sociale.



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nos récriminations : « Oh, bordel ! pourquoi est-ce toujours moi qui trinque ? » Un observateur déclare, par suite, que nous paraissons « ressembler à des martyrs qui se plaignent d­ ’être frappés par un destin injuste » (exemple no 38). Mais, parmi les soldats qui se rendent à ce destin, il y a, à côté des plaignants, de malins stratèges. Maxime de ceux-ci : p­ uisqu’il ­n’y a « rien à faire », faisons autre chose (« Tournons la page ! »), – et une bonne chose ; ­puisqu’il n­ ’y a pas de grives, mangeons des merles. L­ ’un ­d’eux déclare jurer « dans un souci de ­compenser la défaite ». C. Parce que le destin paraît injuste, parce que sa victoire paraîtrait offensante, de nombreux c­ ombattants refusent toutefois de se rendre : ils se défendent encore, malgré la défaite, – et, parmi les armes de leur résistance ultime, ils emploient des jurons1. Ceux-ci évoquent donc un « baroud » ­d’honneur. Mais un « baroud » produit par des tactiques différentes : les unes, négatives, s­’opposent simplement à l­’attaquant ; les autres, positives, soutiennent la personne attaquée. a) Tactique dite des « mouvements de dérivation » : par des mouvements corporels (frapper du poing, taper du pied, etc.) et des paroles nombreuses, détourner ­l’attention (du résistant) de ratés blessants. Multiplier les gestes et les mots de diversion, multiplier – parmi ces mots – les jurons, augmenter leur volume (« Nom de nom de nom de bordel de merde ! »), créer ainsi une agitation qui empêche de « voir » les injures du sort. Agitation type : celle d ­ ’une colère « aveugle ». Elle évoque une autre tactique : celle du vertige. Étourdis, en effet, par nos gesticulations, grisés par notre pétulance verbale, nous oublions nos malheurs. Voilà donc les jurons inscrits parmi les drogues de l­’oubli. Moins efficaces sans doute q ­ u’une crise de nerfs ou une dose ­d’hystérie. Mais dont une étudiante de 19 ans décrit bien ­l’action : « Oublier par des jurons le présent et revenir à l­ ’instant d­ ’avant. » b) Un moyen ­commode de « revenir à ­l’instant ­d’avant » : supprimer les traces présentes du malheur. Ainsi, le skieur tombé se relève et frotte rapidement ses vêtements pour les nettoyer de la neige. Il fait (­comme diraient des éthologues) sa toilette. Et, en faisant celle-ci, il fait des jurons solitaires : pour enlever la saleté de son raté, les taches de son impuissance. Pour se purifier des troubles occasionnés par le raté et ­l’impuissance. Pour se remettre. Ainsi, un témoin (approuvé par une soixantaine d­ ’autres) déclare : « Je crois q­ u’on jure pour se remettre, 1 Exemple no 14 : « En jurant, on se défend c­ ontre les coups du sort. »

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c­ omme on tire sur sa cravate, son pantalon ou sa robe, ­comme on passe sa main dans les cheveux… » (Exemple no 3.) Mais le verbe « se remettre » semble équivoque : α) Il peut signifier « remettre de l­ ’ordre dans une représentation publique qui fut troublée », par exemple, celle où un sportif jouait le rôle du « skieur qui ne tombe jamais » et craint, parce q­ u’il tombe, que les spectateurs ne le sifflent ; ce sportif, en jurant, exprime sa crainte1, mais aussi il la balaie. Soit ­comme un ­comédien qui ­continue, après ­s’être relevé, la représentation « ­comme si de rien ­n’était ». Soit ­comme un magicien ; β) « Se remettre » ­d’un accident, ce peut être, en jurant, prendre du temps, se donner un répit pour « récupérer2 », se réconforter ; γ) Ce peut être aussi : se retrouver personnellement. c) Le jureur, en se retrouvant, se met hors de cause. Joueur de tennis qui manque une balle, par son juron, il s­ ’excuse (alors que le joueur qui ­s’injurie – « Idiot ! » – s­’accuse). Il prétend donc n­ ’être pour rien dans son raté. Comme ce témoin : « Jurer, quand on casse un vase précieux, ­c’est finalement avouer : Je ­n’y suis pour rien. » ­C’est, par suite, ­comme dit cet autre témoin (exemple no 15), signifier « que tu n­ ’es pas entamé, pas modifié par tes échecs, ça signifie donc que tu sors entier des événements. Ça veut prouver que tu es entier ». Si le juron du joueur de tennis maladroit signifie « Ce n­ ’est pas ma faute », il signifie aussi : « ­C’est la faute à ma raquette, aux balles, au terrain, à ­l’arbitre. » ­S’il excuse le joueur, il accuse les circonstances. Si donc, généralement, après des ratés malheureux qui ressemblent à des fautes personnelles et qui semblent motiver notre inculpation, nous crions des jurons, 1o nous clamons notre innocence ; 2o nous proclamons que nous sommes victimes ­d’une injustice ; 3o nous dénonçons les responsables de notre malheur : la situation, les autres, les dieux… Nous dénonçons, en bref, le sort. Ce « coquin de sort » que nous avons représenté par les jurons et que d­ ’autres jureurs tentent de se c­ oncilier. Mais il ne nous suffit pas de nous croire disculpés par des jurons : nous désirons être réhabilités. Nous voulons retrouver le prestige perdu. La puissance. Et prouver celle-ci. Comme la prouve, par des destructions 1 Exemple no 9 : « Moi, je jure quand ­j’ai ­l’impression de ne plus pouvoir jouer le rôle que ­j’étais en train de jouer. ­L’impression, par suite, que le public va siffler. » Rapproché, sur les axes 2 et 3, de cette déclaration ­d’un lycéen (exemple no 27) : « Le juron atteste la ­conscience professionnelle, le désir de bien faire au vu et au su de tous. » 2 « Jurer me fait un bien immense. Ça facilite et active la récupération » (L. Malet, Cassepipe à la nation, Livre de poche, s. d., p. 25).



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aveugles où il se venge des outrages subis, un homme en colère : en frappant ­n’importe quoi, ­n’importe qui. ­C’est pourquoi nous lançons, pour nous venger, des jurons c­ ontre le destin. Deux étudiants en philosophie ­commentent. Le premier dit : « On jure pour reconquérir sur le monde la puissance ­qu’un obstacle fait perdre ». Le second : « En jurant, nous prenons une revanche c­ ontre notre impuissance ». John Orr explique : « Pester ­contre le sort, regimber ­contre ses coups, ­c’est ­s’élever, ne seraitce ­qu’un instant, au-dessus des ­contingences, ­c’est refuser d ­ ’être une victime passive, c­ ’est se donner une satisfaction d­ ’amour-propre » (28). Davantage : c­ ’est tenter, magiquement, de maîtriser le destin et de le changer. De le rendre faste. BONHEUR

Les jurons peuvent être utilisés pour représenter un destin faste ­comme aussi un destin néfaste. Exemple : « Je sors vivant ­d’un accident ­d’auto, d ­ ’une avalanche, d ­ ’un bombardement, c­ omme on sort soudain d­ ’un mauvais rêve où on fut emporté, roulé, suffoqué par des événements incompréhensibles. J­ ’ai l­’impression, enfin rejeté par les vagues, de revenir à moi. Je me découvre – étourdi, stupide, stupéfait, incrédule – en train de ­contempler la voiture renversée dont j­’ai pourtant pu ­m’échapper, la masse de neige qui me charria, les ruines qui ­m’entourent, les cratères entre ces ruines… Et je ­m’entends prononcer “Merde !… Merde !…” Articulant ces mots (­comme si je me pinçais) pour ­m’assurer d­ ’être éveillé ; pour me prouver que le cauchemar est fini, pour me donner le temps de récupérer, pour me protéger encore. Incapable ­d’en articuler ­d’autres pour dire c­ ombien les dommages c­ ontemplés me paraissent anormalement graves et c­ ombien il me semble prodigieux de me sentir, malgré ces dommages, intact. Pour dire donc ma chance bonne et incroyable. Pour me féliciter de celle-ci. Pour remplacer aussi la prière de gratitude que je devrais adresser à Dieu et que je ne peux pas cependant prononcer maintenant… » Les jurons peuvent fonctionner c­ omme actions de grâces, dans l­ ’agitation ­comme dans la stupeur. En exprimant ­l’allégresse, la joie, ­l’enthousiasme, ­l’admiration… En exprimant, ainsi, des personnes heureuses. Personnes qui apprennent inopinément une bonne nouvelle, découvrent soudain un beau paysage. Qui sont agréablement surprises par des événements qui ne dépendent pas d ­ ’eux. Proches donc des personnes qui étaient

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désagréablement surprises par des événements malheureux dont elles ne se jugeaient pas responsables. Si proches ­qu’un témoin les associe à ces personnes infortunées et associe ainsi leurs jurons-louanges aux jurons-supplications de ces dernières : ce témoin – montagnard qui crie à ses ­compagnons (en éclatant de rire), après une chute de pierres longue et rapprochée : « Bon Dieu, il était temps ! » et qui c­ ommente (toujours en riant) : « Pourvu que ça dure ! » – semble par son ­commentaire doubler le juron ou il bénit la veine du groupe ­d’alpinistes par un juron proféré « pour que cette veine dure ». Par un de ces jurons porte-bonheur que nous ­connaissons. Comme s­ ’il ne louait la bonne chance ­qu’afin, magiquement, de la ­conserver. Si des étudiants paresseux (ou pris par un travail extra-scolaire) peuvent jurer en apprenant leur réussite aux examens, des étudiants travailleurs et doués peuvent jurer aussi. Ils transforment alors psychologiquement leur réussite : celle-ci ne leur apparaît plus ­comme ­l’œuvre – prévisible – de leur labeur et de leurs talents (« Je l­ ’ai bien méritée ! »), mais ­comme une faveur des dieux universitaires. Ils se font donc « chanceux » ; et, en reconnaissant par des jurons leur bonne chance, ils semblent faire le sacrifice nécessaire pour c­ onserver cette chance. Tout de même, le rédacteur de l­ ’article que vous êtes en train de lire ­s’exclame, au moment d­ ’achever à temps celui-ci : « Bon Dieu ! Enfin ! ». Il semble ainsi escamoter sa besogne personnelle et faire apparaître une heureuse fortune qui lui permit de terminer ses analyses dans les délais fixés par le directeur de la revue. Fortune que son juron tente de charmer. Il pourrait la nommer : dire « Bon Dieu, j­ ’ai de la veine !  », ­comme ­d’autres disent « Vingt dieux, j­’ai du pot ! » (exemple no 22) et d­ ’autres « Merde, pas de pot ! » (exemple no 2). Il vous garantirait ainsi par serment la vérité de son discours, il vous raconterait sa découverte et le « haut degré » de sa veine, il vous décrirait sa tension avant sa découverte… En bref, il vous c­ onseillerait de relire son article sur les multiples fonctions des jurons. Un article qui, par sa ­composition même, vous demande de faire jouer ces fonctions présentes devant les décors religieux de leurs fonctions passées : ses analyses c­ ommencent par les interdictions de jurer et finissent par des jurons acclamatifs, à l­’image de l­’axe factoriel no 1 qui ­commence avec le témoignage « Quand je suis parmi des bigots, faut que je crie Bon Dieu ou Nom de Dieu » et qui finit par : « Il ­m’est arrivé de dire merde pour dire merci », qui semble ainsi ­commencer avec les blasphèmes pour finir avec les actions de grâces.



PSYCHOLOGIE DES JURONS

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BIBLIOGRAPHIE

INTRODUCTION

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1 Note des éditeurs : la version publiée s’achevait sur le « Résumé » suivant : « Étude sur les fonctions présentes des jurons. Introduite par une histoire de ces derniers, qui autorise quelques hypothèses sur leurs fonctions. Hypothèses ­confirmées par une douzaine de méthodes différentes, que c­ onclut une analyse mathématique des correspondances. Elles distinguent, en gros, trois catégories de jurons : 1o des jurons-serments, qui deviennent des jurons-Euréka ou des jurons à valeur superlative, puis des jurons “performatifs” ; 2o des jurons agressifs et libérateurs qui violent les défenses sociales de jurer ; 3o des jurons, en cas de malheurs, employés ­comme porte-bonheur, employés aussi, en cas de bonheur, pour c­ onserver ce dernier. Entre ces trois catégories, de multiples intersections. Jouent, parmi celles-ci, les rôles principaux : la fonction de liquidation et la fonction magique des jurons. »

DICTIONS, FICTIONS : LA MIMOLOGIE ET LE PACTE ROMANESQUE

AUDITION COLORÉE1 Une enquête…

LES SYNESTHÉSIES

Vous dites la voix fraîche, limpide et légère ­d’une cantatrice. Vous parlez de cette voix que vous entendez ­comme ­d’un corps que vous touchez, regardez et soupesez. Vous mêlez, par vos paroles, des sensations auditives avec des sensations tactiles et visuelles. Tout de même, ­l’amateur de vins introduit, par ses paroles, dans des sensations gustatives et olfactives des sensations tactiles et visuelles : vin mat, moelleux, mou, raide, rêche, velouté… Son langage, ­comme le vôtre, cuisine des mixtures de sensations dont la langue française publie (sans exclusivité) de nombreuses recettes : couleurs chaudes, froides, crues, criardes ; saveurs douces, fines ; odeurs grasses, fades ; sons pleins, graves, aigus, perçants… Ces mixtures de sensations portent officiellement le nom de synesthésies (du grec sun, avec, et aisthêsis, sensation). Mais elles reçoivent des sobriquets. Parmi ceux-ci, « correspondances sensorielles » semble notoire. Donné en Allemagne par des romantiques, ce surnom est fréquemment employé en France depuis Baudelaire : Huysmans l­’emploie quand il rapporte que, pour son héros, Des Esseintes, chaque liqueur correspondait… c­omme goût au son ­d’un instrument. Le curaçao sec, par exemple, à la clarinette dont le chant est aigrelet et velouté… Les linguistes ­l’emploient ­comme les littérateurs. Pourquoi ? Parce que ­l’application ­d’un même mot à des domaines sensoriels différents paraît prouver la correspondance de ces domaines : le latin asper semble attester ­qu’à une aspérité correspondent une voix rude (vox aspera), une couleur impure (color asper) et un goût (asper savor) ou un parfum âpre (asper odor). Les adjectifs français que 1 Vie et langage, No 105, décembre 1960, p. 631-637.

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nourrit la racine ac (pointu, piquant) – acide, acerbe, aigre, acéré, aigu, âcre – semblent témoigner de quelque affinité entre les qualités tactiles et les autres qualités sensibles. Il ne suffit pas, toutefois, de dire que, lorsque vous jugez une odeur âcre ou âpre, vous unissez des mots qui dénotent des sensations hétérogènes et, partant, paraissez unifier ces sensations, voire même démontrer leur unité. Il faut encore dire que vous transférez à une sensation (ici, olfactive), afin de la décrire, un mot (ici, âcre ou âpre) propre à ­d’autres sensations (ici, tactiles). En bref, que vous parlez métaphoriquement (du grec metaphora, transfert). Distinguez, dans ­l’appareil des « métaphores synesthésiques », les sens qui reçoivent les métaphores et les sens qui les émettent. Demandez, en ­conséquence : quel est le principal récepteur ? Les statistiques des métaphores répondent : ­l’ouïe. Et quel est le principal fournisseur de ­l’ouïe ? Le toucher. Mais les fournitures visuelles de ­l’ouïe sont plus fameuses que les tactiles. Les plus fameuses des fournitures visuelles portent la marque de ­l’audition colorée.

­L’AUDITION COLORÉE

Jaune mélodie, musique écarlate, silence noir… Poussent dans les jardins de la littérature symboliste les hybrides verbaux de ­l’audition colorée. Prolifèrent, au temps du symbolisme, les études qui ­cultivent ou détruisent ces hybrides : plus de 60 entre 1887 et 1897, une quarantaine entre 1890 et 1893… ­L’audition colorée ­n’est cependant ni une découverte du symbolisme (français ou étranger) ni une spécialité littéraire. La locution d­ ’audition colorée, elle-même, est une locution médicale q ­ u’accompagne parfois l­’adjectif « hallucinatoire » : elle date de 1882 et succède aux néologismes barbares (­comme pseudochromesthésie !) ­qu’emploient des pathologistes pour décrire, dès le début du xixe siècle, les cas de personnes qui ne peuvent entendre des paroles ni des pièces de musique sans apercevoir des formes colorées et qui, par ­conséquent, attribuent aux sons des formes et des couleurs.



AUDITION COLORÉE

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Avec ces cas morbides c­ onfluent les cas esthétiques. Ceux-ci coulent parmi les problèmes, posés par Lessing, de la liaison des arts : les uns, qui prennent leur source en France vers 1725 et grossissent vers 1780, sont des cas de musiciens dont les spéculations associent des teintes et des intensités lumineuses aux notes ou aux timbres des instruments de musique ; les autres qui sourdent, en Allemagne, du romantisme et qui ne sont que par résurgence symbolistes, sont des cas ­d’écrivains. Ces écrivains associent ­d’autant plus aisément leurs auditions colorées à celles de malades q­ u’ils sont eux-mêmes malades ou q­ u’ils se rendent malades par des drogues, ­comme Théophile Gautier ivre de haschisch : ­J’entendais le bruit des couleurs. Des sons verts, rouges, bleus, jaunes ­m’arrivaient par ondes parfaitement distinctes… Gautier inspire la loi baudelairienne : les couleurs et les sons se répondent. Cette loi, Hugo la formule en France avant Baudelaire : l­’oreille aussi a sa vue. Mme de Staël avant Hugo : les sons imitent les couleurs. Alexandre Soumet : on voit en écoutant. La loi paraît au xixe siècle banale. Banale, son application aux couleurs : Soumet entend des mots… lumineux et admire leurs flammes dorées, Banville prononce des mots vermeils… Les spécialistes de l­’audition colorée (poètes et hallucinés) distinguent des mots jaunes, des mots bleus, des mots clairs ou foncés… Ils distinguent des portions de mots enluminées, c­ omme Proust discerne la lumière orangée qui émane de (la) syllabe « antes ». Ils distinguent les teintes des sons qui ­composent les mots : parfois celles des ­consonnes, toujours celles des voyelles. A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu… Rimbaud proclame : ­J’inventai la couleur des voyelles. En fait, il ­n’invente pas personnellement que les voyelles ont des couleurs (des écrivains obscurs ou célèbres – c­ omme Tieck – le découvrent et redécouvrent avant lui), mais les couleurs q­ u’il invente semblent très « personnelles ». René Ghil proteste ­contre elles : O ­n’est pas bleu, U ­n’est pas vert. Il ­s’indigne : I ­n’est aucunement rouge, qui ne voit ­qu’I est bleu ? Vigié-Lecocq, dans un sonnet où les sons et les couleurs ­s’échangent, juge ­comme Ghil, ­qu’I est bleu célestement ; en revanche, ­l’A noir de Rimbaud et de Ghil lui paraît intolérable : A claironne vainqueur en rouge flamboiement. Mais cet A rouge déplaît, en 1905, à un rédacteur du Journal de psychologie : O est évidemment rouge, U noir, A blanc. Et le dogmatisme de ce rédacteur se heurte au témoignage du linguistique Nyrop, pour qui O est marron ou bleuâtre, c­ omme aux témoignages récents de deux de nos correspondants :

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pour Mlle R. Renault, A est gris bleuté ; pour M. R. Stroh, U est bleu. Chaque voyelle passe par toutes les couleurs de l­’arc-en-ciel. Comme on dit « Des goûts et des couleurs… », faut-il donc dire « Des voyelles et des couleurs… » ?

­L’HISTOIRE DES SYNESTHÉSIES

Il faut ­commencer par dire que la couleur des voyelles ne pose pas en 1960 les mêmes problèmes q ­ u’au temps de Rimbaud et de Ghil. Il faut donc faire ­l’histoire de ces problèmes. Ceux-ci passent par trois phases. Vous c­ onnaissez la première phase où ils apparaissent c­ omme esthétiques et médicaux. Cette phase finit vers 1914. Elle se définit par des faits de synesthésie, en général, et de coloris vocalique, en particulier, taxés d­ ’hallucinations, de « curiosités », d­ ’illusions poétiques, ­d’audaces littéraires… En bref, par des faits anormaux et (puisque ces faits varient avec les individus) subjectifs. Pendant la seconde phase, les faits restent subjectifs, mais deviennent normaux. Cette phase est à la fois philosophique et expérimentale. Située entre les deux dernières guerres, elle semble nettement caractérisée, de 1925 à 1931, par une vingtaine ­d’écrits (fort discutables) qui font le procès de la civilisation moderne : les uns jugent – très métaphysiquement – que la science, en isolant cinq ou sept sens, dénature les données « intersensorielles » de la ­conscience, que donc, pour recueillir ces données naturelles, les hommes doivent être vierges de c­ ulture scientifique ou rebelles à cette ­culture, que, par ­conséquent, les synesthésies des enfants, des sauvages ou des artistes révèlent la « nature » synesthésique de toute perception ; les autres prétendent ­confirmer les jugements précédents avec des expériences psychologiques où la vision d­ ’une couleur influence ­l’audition ­d’un son et ­l’audition ­d’un son influence la vision ­d’une couleur, où, par exemple, l­’audition d ­ ’un ton grave change en violets des bleus et des rouges. De la première à la deuxième phase, quelques enquêtes nous serviront de transition. Ces enquêtes recensent en effet, à la fin du xixe et au début du xxe siècle, un si grand nombre de synesthésies dans



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la population appelée normale q ­ u’elles ne peuvent plus donner aux synesthésies le surnom ­d’anomalies. Mais leur outillage statistique est encore trop rudimentaire pour leur permettre de noter ou d­ ’« estimer », parmi les synesthésies différentes q ­ u’elles inventorient, nombre de synesthésies semblables. Améliorez alors en imagination cet outillage. Imaginez ­qu’une enquête recueille, sur n témoignages de synesthésies, x témoignages identiques et que les mathématiques enseignent : « Il ­n’y a pas 99 chances sur 100 pour que le nombre x soit un produit du hasard. » Autrement dit : « Il paraît très improbable que ­l’accord entre les synesthésies soit fortuit. » Imaginez donc ces synesthésies non plus ­comme des propriétés séparées et diverses, mais c­ omme des lieux où peuvent se rencontrer les esprits. Comme des sortes de places publiques. Vous imaginez une troisième phase. Une phase réelle, depuis la dernière guerre. Peu philosophique et très scientifique. Par opposition aux phases subjectives, vous la qualifierez d­ ’« objective ». Elle n­ ’est pas seulement statistique : elle est aussi linguistique. Au procès de ­l’audition colorée témoignent des linguistes qui rappellent, par exemple, que, si tous les Français ne jouissent pas ­comme Rimbaud ­d’un E blanc, tous parlent de voix blanche, et que les voix ou les tonalités sombres semblent un bien ­commun des parleurs français, latin (vox obscura) et allemands (dunkle Tone). Leur témoignage c­ onfirme celui de statisticiens psychologues qui démontrèrent naguère, aux États-Unis, la ­conjonction régulière de certains tons musicaux avec certaines formes et couleurs. Peut-on répéter sur des timbres la démonstration opérée sur des tons ? Précisément, sur les timbres des voyelles ? Quelques linguistes posaient naguère la question (dans la revue américaine Word). Nous vous demandons de répondre à cette question. Comment ? En nous disant les teintes que vous associez aux voyelles. À quelle fin ? Afin accessoirement de publier, dans Vie et Langage, la teinte que la majorité des lecteurs de cette revue associe à chaque couleur. Afin, principalement, ­d’y publier, après estimations statistiques, si cette majorité suffit pour que la teinte associée prenne le titre de teinte « véritable ». Nous espérons publier une majorité suffisante ; nous espérons ainsi, grâce à vous, établir la couleur des voyelles. Mais ­comment nous direz-vous les couleurs que vous associez aux voyelles ? En répondant à un questionnaire. Pourquoi vous c­ ontraindre par celui-ci ? Pour que ­l’enquête de Vie et Langage paraisse valable. Pourquoi

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donc, si vous répondiez librement, serait-elle inacceptable ? Parce q­ u’elle ­comparerait, c­ omme les enquêtes passées, des réponses incomparables. Elle ­comparerait, par exemple, les réponses ­d’hommes qui trouvent leurs couleurs sur une palette multicolore avec celles d­ ’hommes qui ne choisissent leurs couleurs que parmi les couleurs spectrales, voire primaires. Elle identifierait des réponses qui ne posent l­ ’écriteau « couleur blanche » sur aucune voyelle et des réponses qui supposent que le blanc n­ ’est pas une couleur. Elle identifierait ­l’A bref ­d’une réponse (celui de patte, tache) et ­l’A long (de pâte, tâche) ­d’une autre ; elle prendrait ­comme E des sons parfois ouverts, parfois fermés, ici ­l’eu de fleur, là ­l’eu de feu, plus ­l’é de fée et l­’é (écrit ai) de flair… Elle c­ onfondrait ce ­qu’il faut distinguer. ­L’armature et ­l’armure ­d’un questionnaire nous protégeront donc ­contre des c­ onfusions. Notamment, c­ ontre deux. Première c­ onfusion : prendre des voyelles écrites et visibles pour des voyelles parlées et audibles, prendre donc la vision colorée d­ ’une lettre (­comme ­l’o) pour ­l’audition colorée ­d’un phonème (­comme ­l’o fermé de beau, ­l’o ouvert de bol, ­l’o ouvert nasal de bon…)1. Deuxième ­confusion : prendre un cas de synesthésie pour un autre, prendre le cas où des hommes aperçoivent, ­comme en rêve, des taches, des bandes, voire des figures colorées l­orsqu’ils perçoivent une voyelle, pour le cas où des hommes ­conçoivent q­ u’une voyelle a une couleur sans apercevoir cette couleur ; prendre, en bref, une teinte que vous croyez voir pour une teinte à laquelle vous pensez. Voici le questionnaire. Il est adressé à tous les lecteurs de Vie et Langage. À ceux qui éprouvent des synesthésies c­ omme à ceux qui n­ ’en ont jamais éprouvé. Question I 1. Avez-vous déjà associé une couleur (ou des couleurs) à des voyelles (ou à des voyelles) ? Répondez : oui ou non. Si vous répondez oui, répondez aux questions suivantes. 2. Avez-vous cru « voir » la couleur associée ou avez-vous simplement pensé à cette couleur ? Répondez : j­ ’ai cru voir ou ­j’ai pensé. 3. Avez-vous associé la couleur à la lettre ou au son de la voyelle ? Répondez : à la lettre ou au son. 1 Il paraît donc a­ ujourd’hui impropre de parler d­ ’audition colorée à propos de Rimbaud ou de Ghil.



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4.

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Quelles sont les voyelles que vous avez associées à des couleurs et quelles sont les couleurs que vous leur avez associées ?

N. B. – En répondant à la question I, vous pouvez c­ onsidérer c­ omme des couleurs le blanc, le gris et le noir. Question II Voici six couleurs : rouge, orange, jaune, vert, bleu, violet. Quelle voyelle semble c­ onvenir à chaque couleur ? Répondez en plaçant à côté du nom de chaque couleur une voyelle choisie parmi les onze voyelles que voici : a (a de patte), â (â de pâte), o (o de cotte), ô (ô de côte), é (e de cette), é (é de gré), eù (eu de fleur ou e de je), eu (eu de jeu), i (i de ni), ü1 (u de nu), u (ou de fou). N. B. – Vos réponses à la question I (si vous y répondez), à la question II et aussi à la question III peuvent être différentes ou identiques. Ne craignez ni de vous répéter ni de paraître obligés de vous dédire. Question III Si vous ne disposiez que de trois couleurs – bleu, jaune, rouge – et de trois voyelles, quelles couleurs attribueriez-vous aux voyelles i, a et u ? N. B. – Nous attendons vos réponses. Nous vous remercions de ­l’effort ­d’attention auquel vous voudrez bien c­ onsentir.

1 Note des éditeurs : la version publiée indiquait « u » au lieu de « ü ». Nous avons corrigé cette « faute d’impression » (cf. infra, p. 275).

DES SONS ET DES COULEURS1

En décembre 1960, nous émettons un questionnaire à propos des synesthésies2. De décembre 1960 à février 1961, nous recevons 133 réponses. À nos 133 correspondants, nous disons : merci ! Nous remercions spécialement les lecteurs qui adjoignent à leurs réponses des c­ ommentaires en prose ou en vers que nous regrettons de ne pouvoir tous citer. Nous tenons à remercier nommément Jacob (de Reims) et le R. P. Serge de Radzitzky d ­ ’Ostrowick (de Marches-enFamenne), qui nous offrent les réponses de leurs élèves. Nous devons malheureusement, en guise ­d’introduction, ajouter des excuses aux remerciements. Quelles excuses ? Sur la troisième question : une faute d­ ’impression, où l­’ü (u de nu) prend l­’apparence de ­l’u (ou de nous), la prive de toute signification. Nous vous prions donc de nous excuser sur l­’inutilité de cette question. Vous souvenez-vous de la première ? La voici : « Avez-vous déjà associé une couleur à une voyelle » ? Sur 133 personnes, 106 nous écrivent oui. Faites une soustraction : 27 écrivent non. Commençons par écouter les 27 partisans du non. Comment répondentils à la question II ? Rappelons-la : « Voici six couleurs : rouge, orange, jaune, vert, bleu, violet. Quelle voyelle vous semble ­convenir à chaque couleur ? » Le tableau 1 publie les 27 réponses. Dans ce tableau, nous classons : a) les couleurs spectrales selon leur luminosité : en haut les plus claires (jaune et vert) ; en bas les moins claires (rouge et violet) ; b) les voyelles, selon leur timbre : à gauche la plus aiguë [i], à droite la moins aiguë [u]. Et nous totalisons les réponses favorables aux cinq voyelles les plus aiguës (abréviation : v. aiguës) ou 1 Vie et langage, No 112, juillet 1961, p. 358-365. 2 Aimablement reproduit, en Janvier 1961, par M. Rabaté, dans la revue Peinture, pigments, vernis.

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aux cinq voyelles les moins aiguës (abréviation : v. graves) dans deux colonnes adjacentes à la colonne médiane des eù. Jaune Vert Orange Bleu Rouge Violet

i 8 2 1 1 6 3

é 3 2 1 1 0 2

è ü eu v. aiguës 1 3 1 16 1 10 2 17 2 1 3 8 1 2 3 8 0 1 0 7 2 0 1 7

eù v. graves 1 8 2 5 2 14 2 17 2 19 1 15

a 3 2 1 5 4 0

â 2 1 2 3 6 3

o 1 2 4 3 0 1

ô 2 0 3 3 3 4

u 0 0 4 3 6 7

total 25 24 24 27 28 23

Tableau 1

Malgré la petitesse des effectifs inscrits dans le tableau 1, celui-ci nous annonce des mariages de teintes et de phonèmes trop fréquents pour que nous puissions accepter ­l’hypothèse de lecteurs qui supposent, ­comme M. Wauthier (de Bruxelles), que « chacun voit les voyelles à sa propre façon » et, partant, que toute ressemblance entre plusieurs témoignages ­d’audition colorée doit être ­considérée ­comme fortuite. 1) Le jaune épouse l­ ’i 8 fois sur 25. ­L’i ­convient-il donc au jaune ? Huit étudiants démontrent sa « ­convenance » quand nous leur demandons ­d’attribuer des couleurs aux six voyelles (et non à onze) que voici : i, é, ü, a, ô, u. Cinq attribuent le jaune à ­l’i. Comparez-les à des dés : calculez quelles chances vous avez de « sortir » 5 as en lançant 8 dés. Vous ­n’avez pas 4 chances sur 1 000. Tout de même, il n­ ’y a pas 4 chances sur 1 000 pour que les cinq étudiants jugent, par hasard, ­l’i jaune. Compliquons alors les calculs : il ­n’y a pas 1 chance sur 10 000 (très approximativement) pour que les lecteurs de Vie et Langage élisent par hasard, 8 fois sur 25, ­comme jaune, parmi 11 voyelles, la voyelle i. Autrement dit, il y a plus de 9 999 chances sur 10 000 pour ­qu’ils ne ­l’élisent point par hasard. Concluez : le jaune a beaucoup ­d’affinité pour ­l’i. ­C’est-à-dire : beaucoup d ­ ’affinité pour la plus aiguë (les savants écrivent : la plus « antérieure ») des voyelles aiguës (« antérieures »). Votre ­conclusion évoque les expériences où des psychologues découvrirent que les sons aigus sympathisent avec la lumière et proclamèrent cette loi : « Plus un ton est haut, plus la couleur à laquelle il s­ ’allie est lumineuse. »



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Or, la plus lumineuse des couleurs spectrales est jaune. Faisons donc ­l’hypothèse que le spectre préside à l­’hymen du jaune et de l­’i. 2) Appelons cette hypothèse ­l’Hypothèse du Spectre. Si elle est vraie, plusieurs théorèmes en résultent. Théorème A. – Le jaune, ami de la plus « antérieure » des voyelles, ne doit pas particulièrement aimer la plus « postérieure » (traduisez : la plus grave), à savoir l­ ’u. Mais, en fait, la déteste-t-il ? Regardez le tableau I. Personne ne parle ­d’u jaune. Le théorème A vous paraît vérifié. Jugez par c­ onséquent que ­l’Hypothèse du Spectre ­n’est pas infirmée. Théorème B. – En revanche, l­’u doit affectionner la moins claire des couleurs : la couleur violette. Or, nos correspondants semblent obéir à ce devoir : 7 parlent ­d’u violet. ­L’Hypothèse ­n’est donc pas infirmée. Théorème C. – Le vert, le plus brillant des tons après le jaune, doit ­s’associer au plus proche parent phonétique de l­’i : ­l’é ou l­’ü (qui n­ ’est ­qu’un i « arrondi »). Et, effectivement, il se c­ ombine 4 fois avec ­l’ü et 2 fois avec ­l’é, dans les réponses de nos huit étudiants. Davantage : il se ­combine 10 fois sur 27 avec l­’ü dans notre tableau. Combinaison dont la fréquence n ­ ’a pas une chance sur un million (approximativement) ­d’être un vêtement de hasard. L­ ’Hypothèse ­n’est pas infirmée. Théorème D. – Les tonalités jaunes et vertes doivent non seulement avantager les voyelles antérieures i et ü, mais encore toutes les voyelles antérieures. Accueillent-elles donc, dans le tableau 1, plus d­ ’antérieures que de postérieures ? Oui. Et, corollairement, les autres tonalités recueillent plus de postérieures que ­d’antérieures1. ­L’Hypothèse ­n’est toujours pas infirmée. Vous semble-t-elle assez affermie ? Nous croyons vous avoir donné de bonnes raisons pour ­l’affirmer. Mais, ­s’il vous paraît maintenant raisonnable de juger que les personnes qui répondirent non (à notre première question) jouent le thème du Spectre, avez-vous le droit de juger que les personnes qui répondirent oui jouent le même thème ? Vous retrouverez celui-ci dans les jeux synesthésiques des 106 partisans du oui. Vous le trouverez énoncé par un collaborateur anonyme de Barle-Duc : « les couleurs claires correspondent plutôt à des voyelles orales antérieures et les couleurs sombres à des voyelles orales postérieures. » 1 Pour le statisticien, cependant, ne sont « significatives » que deux oppositions : 17-5 (vert), 7-19 (rouge).

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Vous le trouverez, aussi mêlé à ­d’autres thèmes. Caché même quelquefois par ceux-ci. Tellement caché que M. Nonat peut écrire : les couleurs vocaliques ne ressemblent point « au bariolage du prisme ». « Votre enquête, c­ onfesse Mme Édouard (de Dreux), m ­ ’a permis de mettre le doigt sur ce fait : chez moi, la “lettre” ­l’emporte sur le “son”. Par exemple, le mot flair est rouge-brun, le mot Flers vert pâle. Dans le premier cas, ­l’a donne la tonalité ; dans le second, ­c’est l­’e. » Combien de témoignages ­confirment le témoignage où Mme Édouard c­ ommente cette question : « Avez-vous associé la couleur à la lettre ou au son de la voyelle ? » 87 témoignages sur 100. Mais nous devons partager en trois lots ce pourcentage. Dans le premier lot (22 p. 100), les couleurs ­s’accouplent à des lettres. Dans le deuxième lot (15 p. 100), elles se joignent à des lettres et à des sons, en sorte que celles-là dominent ceux-ci : M. Stroh (de Gagny), par exemple, qui voit rouge la lettre a note que le rouge s­’obscurcit quand l­’a appartient à des mots – ­comme chaud – où il prend le son ­d’un o fermé. Quant au troisième lot (50 p. 100), il c­ ontient les réponses de témoins qui nous disent réagir à des voyelles parlées et audibles (ou qui ne savent pas quoi nous dire), mais qui nous montrent1 involontairement ­qu’ils réagissent, en fait, à des voyelles écrites et visibles. Moralité : ­l’expression ­d’audition colorée est littéralement impropre dans 87 cas sur 100. Parmi nos collaborateurs, 13 sur 100, seulement, colorent des phonèmes. Leur coloris diffère-t-il de celui des 22 (sur 100) qui ne peignent que des lettres ? « Peut-être bien que oui, peut-être bien que non. » Les dépositions ne sont pas assez nombreuses pour que nous ayons le droit de répondre. Nous ­confondrons donc, dans le tableau 2, les synesthésies des lecteurs de voyelles avec celles des auditeurs. Nous ­confondrons aussi, dans ce tableau, les réponses des personnes qui crurent « voir » (38 p. 100) les couleurs associées aux voyelles avec celles des personnes qui simplement pensèrent (62 p. 100) à ces couleurs. Nous c­ onfondrons enfin des nuances que distinguent quelques correspondants : nuances des teintes ou nuances (par nasalisation, voire accentuation) des voyelles. 1 En attribuant, par exemple, à ­l’i et à ­l’y, phonétiquement identiques, des teintes différentes ; en ­considérant in, qui est phonétiquement un è nasal, c­ omme un i nasalisé, etc.



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voyelles

valeurs teintes blanc gris noir total jaune vert orange bleu rouge violet Autres total teintes i 12 1 1 14 38 15 1 10 36 2 102 ü 1 4 3 8 15 38 5 10 5 6 79 eu, eù, 35 19 3 57 11 13 5 22 2 2 9 64 é, è, e a, â 15 1 39 55 3 4 2 9 20 3 4 45 o, ô 6 1 11 18 15 7 12 13 18 5 6 76 u 2 7 9 1 2 11 11 10 9 4 48 totaux 69 28 64 161 83 79 36 75 91 27 23 414

Tableau 2

Le hasard distribue-t-il, dans ce deuxième tableau, les couleurs vocaliques ? Il peut expliquer la distribution des teintes parmi les o ou les ô. Il n ­ ’explique très probablement pas les teintes des u ni des diverses espèces sonores d­ ’e. Il ne semble guère habilité à expliquer les teintes improbables des autres voyelles. Il est pratiquement exclu par les paires (dites « modales ») de teintes et de voyelles qui enlèvent la majorité des suffrages. Désirez-vous des c­ hiffres justificatifs ? Voici quelques approximations : il n­ ’y a pas une chance sur 10 millions pour que, dans 38 cas, 102 i donnent accidentellement c­ ontre le jaune ; pas une chance sur un milliard pour que la naissance de 20 a rouges, dans une nichée de 45 a, soit fortuite ; pas une chance sur 100 milliards pour ­qu’à la loterie des 79 ü sorte 38 fois le vert… Les accords statistiques entre les voyelles et les couleurs doivent donc être « motivés ». Quels motifs discernons-nous dans le ­concert des synesthésies ? Nous reconnaissons le leitmotiv du Spectre : i jaunes puis verts, a verts puis jaunes, i donc ­d’un jaune verdâtre et ü ­d’un vert jaunâtre ; u et même a qui ne sont ni jaunes ni verts ; a et o rouges… Les notes blanches et noires ne changent point ce leitmotiv : sur 69 voyelles blanches, 47 antérieures ; sur 64 noires, 57 postérieures. Combinons teintes et valeurs (ou saturations) en jugeant que les voyelles aiguës correspondent à des couleurs claires qui peuvent être vives ou lavées de blanc ; que les voyelles graves correspondent à des couleurs foncées qui peuvent être « profondes » ou « rabattues » (­combinées avec du noir).

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Mais les 36 i rouges et les 22 e bleus échappent (parce que les rouges et les bleus sont, dans le spectre, plus sombres et plus saturés que les jaunes ou les verts) à ce jugement. Quelle sentence porter ­contre eux ? Plusieurs lecteurs suggèrent un verdict d­ ’« association ». À quelle association pensent-ils ? À une association verbale : ils associent les voyelles à des mots qui c­ ontiennent celles-ci et qui évoquent des couleurs. À quels mots ? Un correspondant dont la signature est illisible associe è ou e à « gris perle » ; M. Pascau (de St-Nazaire) associe a à « bois (bwa) blanc », emprunte au mot « été » la blondeur des é. Pour M. Larcier (­d’Alger), ­l’o est bleu parce que « ­l’eau est bleue » ; dans un poème de Mme Enora Jistinn, l­’u, parce q­ u’il est homonyme d­ ’août, ­contient « ­l’or franc du soleil »… Chacun sa vérité : la vérité de ­l’i, un lecteur la trouve dans « rire jaune », un second dans « rubis », un troisième dans le calembour « hiver »… Faut-il ­conclure : « Bien fol qui se fie aux associations verbales » ? Non. Il y a des associations qui ne semblent pas varier avec les « associeurs » : celles des couleurs et des mots qui dénomment ces dernières. Faisons donc ­l’hypothèse que les voyelles y auxquelles nous attribuons une couleur x sont les voyelles mêmes qui, dans notre langue, ­constituent le nom de la couleur x. ­L’hypothèse se scinde en deux. Première hypothèse ou hypothèse de l­’Orthographe : les voyelles colorées correspondent aux lettres du nom de couleur. Seconde hypothèse ou hypothèse du Ouïdire : elles correspondent aux phonèmes. M. Le Dantec (de Dinard) illustre la seconde hypothèse : « o jaune ou orange », « u rouge »… Le tableau 2 tire ces illustrations à plusieurs exemplaires : 15 o jaunes, 12 o orange, 10 u rouges. Mais le nombre des exemplaires n ­ ’apparaît pas au statisticien ­comme significatif. En revanche, deux effectifs paraissent significatifs : les 39 a noirs, les 22 e bleus. Dans le premier effectif, les forces du Ouï-dire semblent ­s’allier à celles du Spectre ; dans le deuxième, elles ­s’opposent à celles-ci, pendant ­qu’elles s­ ’allient aux puissances de l­ ’Orthographe. Celle-ci a-t-elle donc besoin d ­ ’alliés ? Ses émissions synesthésiques, si vous les isolez, semblent de faible puissance : elles n­ ’atteignent vraisemblablement que 15 a blancs et des voyelles aux teintes aberrantes. Impossible d­ ’expliquer par l­’Orthographe ni par ­l’Ouï-dire les 36 i rouges que le Spectre ­n’explique pas. Impossible de les expliquer, en même temps que les 38 i jaunes, par ­l’hypothèse de la ­consubstantialité des couleurs « chaudes »



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avec les voyelles aiguës, car : 1) ­l’orange, couleur chaude, ne prise pas les i ; 2) les ü et les é, phonèmes aigus, ne chérissent pas le rouge. Nous ­n’avons aucune explication valable à vous proposer de la rougeur des i. Considérez seulement celle-ci ­comme un fait. Un fait dont témoignent 36 lycéennes qui baillent des teintes aux i : 11 baillent la teinte jaune et 10 la rouge. Un fait que vous énonceriez avec précision ainsi : les jaunes préfèrent les i, mais les i ne choisissent pas uniquement les jaunes, ils élisent aussi les rouges. Quel lecteur de Vie et Langage nous aidera à interpréter ce fait1 ? Un halluciné disait : « Je peux pas ­m’empêcher de voir l­’i bleu, alors que l­’i doit être jaune. » Il aurait donc répondu « i bleu » à notre question I et « i jaune » à notre question II. Nos lecteurs ­l’imitent-ils ? Après avoir associé à la voyelle y la couleur x en répondant à la première demande, associent-ils la couleur z en répondant à la seconde demande ? Ordinairement non. 92 p. 100 refusent, c­ omme dit ­l’un, de se « dédire ». Regrettons que les dédits ne soient pas plus nombreux : des dépositions à propos de phonèmes ne devraient pas calquer des dépositions à propos de lettres. Or, notre dossier c­ ontient une douzaine de calques où, par exemple, la lettre e remplace un des phonèmes é, è, eu et eù. Effaçons donc ces calques. Classons les témoignages qui restent. Que vous apprennentils à propos des couleurs orange et violette qui ne fréquentent guère le tableau 2 ? Ressemblent-ils aux témoignages des 27 partisans du non que vous rappelle le tableau 1 ? Consultez le tableau 3. Afin que vous le ­consultiez aisément, nous avons c­ onverti ses effectifs en pourcentages. Jaune Vert Orange Bleu Rouge Violet TOTAUX

i 37 14 2 3 31 7 94

Ü 12 30 6 12 3 9 72

éè 12 16 24 15 7 6 80

eu eù 12 12 24 27 2 13 90

Aâ 8 10 16 15 23 18 90

oô 15 12 14 16 22 25 104

u 4 6 14 12 12 22 70

TOTAUX 100 100 100 100 100 100 100

Tableau 3 1 Une indication : les partisans ­d’i rouge réagissent principalement à la lettre i, ceux ­d’i jaune au phonème.

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Discernez-vous ­l’ordre chromatique des 37 i jaunes, des 30 ü verts, des 24 é è ou eu eù orange, des 27 eu eù bleus, des 23 a â ou 22 o ô rouges et des 25 o ô ou 22 u violets ? ­C’est l­’ordre que supposaient, en 1949, quelques linguistes dans la revue Word. Discernez-vous aussi le désordre que produisent 31 i rouges ? Ne craignez pas que nous ­commentions, une fois de plus, cet ordre et ce désordre. À vous, maintenant, de jouer le rôle de ­commentateur. À vous de ­comparer les trois tableaux, afin de reprendre nos interprétations et, vraisemblablement, de nous reprendre en suggérant des interprétations meilleures. En bref, à vous de c­ onclure. Sans doute, vous n­ ’êtes pas tous habitués au lourd appareillage des statistiques. Cet appareillage paraît pourtant nécessaire. Seul, il peut remédier au scepticisme de quelques correspondants et satisfaire la curiosité de tous. Nous espérons ­qu’il ­n’éteint ni le « plaisir » ni même « ­l’enthousiasme » que déclarèrent plusieurs liseurs l­ orsqu’ils répondirent à notre questionnaire.

NOTES SUR LE STYLE DU ROMAN1

Sans doute, je suis libre ­d’envelopper dans un mot ­n’importe quel objet : j­’ai droit d ­ ’abriter sous le mot roman les sommes d ­ ’incidents2 3 que déposèrent les aventuriers picaresques, les systèmes rhétoriques que ­composa Paul Bourget, et même, ­comme Novalis, tous les produits du langage ; vous avez droit ­d’appeler roman ce que Unamuno appelle novelette et ce que Virginia Woolf appelle biographie, droit de c­ onfondre le roman avec le ­conte et le récit quoique je veuille ici les distinguer. Mais nous avons devoir de répéter et de c­ omprendre le langage que des hommes choisissent. Or, depuis Flaubert, des écrivains nomment roman une espèce littéraire dont ils modèlent la forme afin ­qu’elle paraisse aussi rigoureuse que celle de la sonate ou du sonnet4 ; ils ­s’efforcent, déclare Gide dans son Journal des faux monnayeurs, de « purger le roman de tous les éléments qui ­n’appartiennent pas spécifiquement au roman » ; et, selon ­l’effet de cette purge, ils déterminent « ­l’âge du romancier » : Richardson qui mêle les genres ressemble à un nouveau-né, Scott à un enfant, Henry James purifie assez son œuvre pour paraître une grande personne5. Nous devons donc essayer de les entendre. Nous essaierons 1 Journal de psychologie normale et pathologique, T. 44, 1951, p. 286-302. 2 « Les premiers romans prirent une forme picaresque… ­C’étaient des rangées ­d’incidents biographiques à peine reliés par le fil d­ ’une ou de plusieurs figures centrales, plutôt semblables à des rangées ­d’oignons et souvent avec quelque chose de leur saveur… Le roman avait longueur, mais ni largeur ni rondeur. Vers le début du xixe siècle, on peut voir le roman devenir de plus en plus rond ­jusqu’au jour où, Dickens écrivant, il eût, à parler rigoureusement, la forme reconnue de l­’œuf. » (Galsworthy, Castles in Spain, Tauchnitz, s. d., p. 176-177) 3 Le roman n­ ’est pas ­composé, « il est déposé, déposé à la façon d­ ’une durée vécue qui se gonfle et d­ ’une mémoire qui se forme. » (Thibaudet, Réflexions sur le roman, Gallimard, s. d., p. 159) 4 « ­L’idée du roman c­ omme œuvre d­ ’art, capable de posséder une forme, ainsi que sonnets ou sonates possèdent formes – cette idée n­ ’existe que depuis 1850 et uniquement dans la France de Flaubert. » (Ford Madox Ford, The old man, The question of Henry James, Allan Wingate, s. d., p. 64) 5 Virginia Woolf, The moment, Hogarth Press, 1947, p. 133.

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d­ ’indiquer la nature esthétique q­ u’ils prétendent distinguer et le travail de style où ils tendent à la produire. Comment ? Par trois séries ­convergentes d­ ’exemples : à propos en général du style et de ses engagements, à propos en particulier du style des romanciers « au berceau » et celui des romanciers « adultes ». Un soir du temps de guerre ; dans une maison abandonnée que la neige attaque, je travaille à traduire mes impressions du jour. J­ ’écris : Je marche sur un bras gelé du vieux Rhin, semblable à un morceau blanc de plaine hollandaise. Je corrige : Je marche sur un vieux bras du Rhin gelé. Je corrige encore : Je marche sur un morceau de blanc de plaine hollandaise. Pourquoi ces corrections ? Parce ­qu’au moment où je me meus dans la neige, ­j’ignore que je traverse une étendue ­d’eau. Certes, en droit, je pourrais le savoir si je réfléchissais : absence d­ ’arbres et présence surprenante ­d’une carcasse de bateau. Mais, en fait, je ne réfléchis pas et je ne le sais pas. En fait, je ne le saurai que plusieurs heures plus tard lorsque, à l­ ’abri d­ ’une maison et assis, j­ ’examinerai une carte géographique. Je me refuse donc d­ ’écrire de telle façon que je paraisse c­ onfondre deux instants distincts et, par suite, ma perception réelle avec une ­conception possible1. Je refuse un style où j­ ’altérerais mon expérience : par une autre expérience à un autre moment, par ­l’expérience ­d’un autre au même moment. Que « ­convoient » alors exactement les phrases que je juge incorrectes et où je prétendais « ­communiquer2 » mes impressions ? 1o Pour le militaire qui marche : mélange du présent et du futur ; pour le militaire qui étudie sa carte : mélange du passé et du présent. Ces mélanges, si ­j’avais voulu écrire au prétérit et ­conter ce dont je me souviens, dénatureraient ma mémoire : ils formeraient une « histoire » où je n ­ ’interprète pas les événements par des événements antérieurs3, mais par des événements postérieurs que je rappelle, « histoire » fatale donc à laquelle je dus obéir avec « une logique parfaite4 ». Mais, puisque je veux employer ­l’indicatif présent et ainsi romancer mon souvenir en sorte q­ u’il paraisse perception, ces mélanges corrompent ma vision et, la pénétrant d­ ’avenir, la changent en providence ; 2o Je ne parais pas ainsi seulement omniprésent dans ce temps dont ­j’escamote les présents successifs ; je parais omniprésent dans ­l’espace : je suppose que 1 « Le possible est… le mirage du présent dans le passé. » (Bergson, La pensée et le mouvant, Alcan, 1934, p. 111) 2 « Convoi » et « ­communication » : distinction de Susan Stebbing (Communication and vérification, Proc. Aristotel. Soc., sup. vol. XIII). 3 Comme dans les récits fondés sur la causalité que Forster distingue de ceux fondés sur le temps. Les uns disent : « Le roi mourut, puis la reine » ; les autres : « La reine mourut du chagrin causé par la mort du roi. » (Aspects of the novel, Arnold, 1949, p. 82) 4 Pirandello, Un personne et cent mille, tr. Servicen, Gallimard, 1930, p. 114 ; cf. Henri IV, tr. Crémieux, Gallimard, 1928, p. 146-147 ; Quando si è qualcuno, Opera omnia, Mondadori, 1949, t. IV, p. 259.



NOTES SUR LE STYLE DU ROMAN

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je suis simultanément sur le fleuve et, à plusieurs kilomètres de celui-ci, dans une maison abandonnée. Je pose en ­conséquence que je ­n’ai besoin ni de marcher ni sur les eaux ni même de lire une carte pour reconnaître le Rhin. Par c­ onfusion des temps, j­’évoque un esprit omniscient, je me fais ­comparaître c­ omme un dieu. Par c­ onfusion ­d’expériences, je fais disparaître toute expérience sensible, davantage, toute expérience humaine ; 3o Comme toutefois ­c’est un homme que mon langage désigne, cet homme qui, mangeant le fruit divin de la c­ onnaissance, perd le monde des impressions, trouve celui des idées : il semble se mouvoir sur un fleuve « intelligible », il ressemble à ce promoteur malebranchiste d­ ’« intelligibilité » que ridiculisait Arnauld1. Et il se justifie par une théorie de l­ ’Être et du Paraître : je c­ onnais un Rhin « nouménal » que ­j’expérimente, sous le manteau « phénoménal » ­d’un morceau blanc de plaine hollandaise. Ainsi, par son style, il ­s’engage dans une philosophie : pris à ses mots, il affirme soit une philosophie ­d’idées innées – ici, de ­l’idée du Rhin – à ­l’occasion de données sensibles, soit, plus subtilement, une philosophie dialectique : sa ­connaissance future corrige sa perception en sorte ­qu’elle doive être celle du Rhin ; 4o Ces métaphysiques naissent d­ ’un langage trompeur. Non seulement, je mens, puisque j­’interprète le présent par ­l’avenir que j­’ignore ; mais encore, je me c­ ontredis : dans la même phrase, je dis que je marche et je dis que j­ ’étudie, sans marcher, une carte où je distingue le Rhin. La version que je prétendais donner de mes impressions ­n’est donc ni vraie ni fausse : elle ­n’a pas de sens. Elle se fonde exactement sur ce que Husserl appelle un « ­contre-sens2 ». Je parle ­comme un fou ou ­comme un plaisantin. Comme Épiménide. Comme Wittgenstein ­lorsqu’il demande à ses élèves si un zèbre sans raies est un zèbre.

Ainsi, par ma seule façon d­ ’écrire je propose quatre articles différents dont je dois répondre. Un article littéraire : la ­confusion des genres. Un religieux : ­l’orgueil. Métaphysique : le rationalisme. Épistémologique : ­l’absurdité. Ces quatre articles paraissent pratiquement adoptés par le style d­ ’écrivains trop « jeunes » pour vouloir purifier leurs romans et pour pouvoir ­s’empêcher de « perdre3 » ceux-ci. 1 Lorsque je me nourris, je ne prends pas « une viande intelligible et un breuvage intelligible, que mon esprit verrait être reçus par une bouche intelligible dans un corps intelligible » (Arnauld, Œuvres philosophiques, Charpentier, 1843, p. 94 : cf. p. 92-99, 438). Lorsque je marche, je vois le morceau blanc où avance « le corps que j­ ’anime », non un fleuve gelé intelligible. Je ne me « ­comporte » pas, dirait Koffka, dans un monde « géographique ». 2 Contre-sens que c­ ommet Husserl lui-même : il nous dit, avec une « attitude naturelle », être dans l­ ’« attitude transcendantale ». Le style du phénoménologue ­contredit sa phénoménologie (cf. Garcia Bacca, Husserl and Joyce, Phi. Phaenomenol. Res., 1949, p. 589-590). 3 Cf. M. Chastaing, Le romancier qui a perdu son roman, Glanes, 1948.

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1o Obéissant, ­comme ses frères, à la vieille ordonnance de Huet qui appelait romans des « fictions d­ ’aventures amoureuses », le feuilleton de mon journal me présente deux amants. Ceux-ci se regardent longuement, ils ­s’éloignent ­l’un de l­ ’autre. Ils ne devaient jamais se revoir, dit le narrateur. Mais peut-il le dire ? Oui, si les héros sont morts et ­s’il rapporte leur vie passée. Si donc il écrit un ­conte1. Or, il ne veut rien raconter, il ne veut ­conjuguer ni le passé simple ni le passé c­ omposé : il emploie le présent de l­’indicatif et parfois et autre présent – « le présent du passé », note Brunot – q­ u’on appelle imparfait. Il paraît donc prédire l­’avenir. En feignant le don de divination, il invente la fatalité ; en mêlant c­ onte et roman, il crée l­ ’illusion d­ ’une tragédie. Ce destin artificiel se manifeste de façon spécialement claire quand un personnage joue le rôle du narrateur. Le personnage alors n­ ’apprend pas « petit à petit » à ­connaître ses voisins, il les c­ omprend « tout ­d’un coup2 » ; il peint des paysages avant d­ ’explorer le pays où il les découvrira ; il ne fait rien : son esprit prophétique reçoit des « descriptions » et des « portraits » tout faits. Ces portraits et ces descriptions sont tellement habituels que les écrivains croient devoir ­s’excuser quand ils violent la tradition de la prescience littéraire3. Ainsi, Wilkie Collins, attentif à ne pas mêler les temps, non seulement demande à différents personnages de raconter l­ ’histoire de La pierre de lune, mais encore ne peut rapporter chacune de leurs dépositions sans répéter ­qu’il laisse le soin de raconter les découvertes ultérieures à ceux qui en ont été témoins oculaires. Toutefois ­l’écrivain qui se justifie, introduit sa science ­d’auteur dans le livre où il prétend respecter la ­conscience de ses héros. Et ­c’est cette intrusion qui finit par expliquer la c­ onfusion des instants à laquelle il voulait remédier ; 2o ­J’ouvre ­L’imposture4, ­j’ai ­l’impression d­ ’entrer dans une pièce où parlent deux hommes : l­’abbé Cénabre et Pernichon ; je les écoute ; soudain (p. 5), ­j’entends une voix c­ onter l­’histoire de Pernichon. Quelle voix ? Celle de Pernichon lui-même ? De Cénabre ? Non : les deux hommes ne discutent pas de leur passé. Il y a donc une troisième personne, invisible, puisque je ne vois que deux personnages, et étrange, puisque sa biographie est étrangère à la situation présente. Elle ne c­ onnaît pas seulement les aventures anciennes et futures des acteurs, elle ­connaît leurs pensées – leur envie, leur ­conscience 1 Ou « un récit qui ­n’a d­ ’autre prétention que ­d’être une chronique au sens où nos pères prenaient ce terme » (Paul Bourget, Némésis, I). 2 Opposer Charlotte Brontë, dans Le professeur : « Je ­n’en savais pas davantage la première fois que je vis Mlle Henri, et mon intention n­ ’est point de vous apprendre tout d­ ’un coup ce que j­ ’ai découvert petit à petit. » Cf. M. Chastaing, Notes sur Ramuz, Vie intellectuelle, 1946, § 4. 3 Par exemple, un des derniers maîtres du « detective novel », J. T. Rogers, dans un récit, The red right hand, où il jongle avec les temps afin de produire une représentation tragique : « De loin, certes, bien des détails du personnage leur échappèrent et il en est plusieurs ­qu’Élinor ne devait découvrir que plus tard, alors ­qu’il était installé derrière eux dans la voiture, et ­qu’elle le regardait dans le rétroviseur… » 4 Bernanos, ­L’imposture, Plon, 1927.



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fétide (p. 9) –, quoique ils ne les expriment pas. Elle ne sonde pas seulement les cœurs, elle les juge1. Et dans son jugement, elle ne peut ni se tromper, ni nous tromper : elle sait ce que les personnages ne c­ onnaissent pas ou ­connaissent mal, elle les corrige (p. 71), elle détruit leurs illusions et leurs mensonges, elle révèle le sens exact du cri de ­l’abbé : ­J’ai songé sérieusement à me tuer cette nuit (p. 51). ­C’est un dieu qui ­contemple et dit la loi de série de ses créatures : La vie de ­l’abbé Cénabre a aussi sa clef : une hypocrisie presque absolue (p. 75). Et ­comme il donne les équations de chaque personnage, il donne celles de leurs actions spirituelles et corporelles : prêtre extraordinaire, ténacité sublime, regards indéfinissables… Bernanos ne peut-il donc étudier Cénabre et Pernichon ? Il le pourrait dans le Journal de psychologie, non dans ­L’imposture : l­’art « crée un monde2 », la philosophie juge intelligemment le monde déjà créé, mais Bernanos, quand il incorpore sa philosophie dans son art3, ­d’une part, apparaît ­comme le créateur qui juge le monde, ­d’autre part, paraît assimiler – ainsi que le spinoziste Mairan – le monde créé à un monde intelligible. Pourquoi le littérateur ne parlerait-il toutefois pas de son œuvre ? À cause de la nature même de cette œuvre : elle me donne accès à un univers que je puis grossièrement dire analogue au mien4, où partant les personnages jouent le rôle de mes semblables ; si donc j­’y surprenais des discours que ne prononcent pas les personnages, ils ne me sembleraient point exprimer des opinions d­ ’homme incertaines, mais ils ressembleraient au verbe du Seigneur. Davantage, puisque ­j’épouse la perspective du littérateur, je me libérerais de ma c­ ondition terrestre. L­ ’auteur tiendrait ainsi – et quand bien même il ­m’enseignerait la vertu de l­’humilité – la promesse de Satan : tu seras ­comme un dieu ; 3o Bennett écrit dans Hilda Lesseways : Si on avait demandé à Hilda, elle aurait répondu… Il c­ onnaît donc toutes les valeurs possibles du symbole « Hilda ». Autrement dit : il c­ onnaît tous les univers possibles de Hilda. Mais quel univers le leibnizien Bennett « actualise »-t-il ? Nous voudrions voir, entendre Hilda ; nous voudrions entendre son interlocuteur. Nous ne voulons pas avoir 1 Cf. Mauriac, Le roman, ­L’Artisan du Livre, 1928, p. 41, 60-61. 2 « Tout romancier doit ­commencer par se créer un monde… » (Conrad, Derniers ­contes, tr. Jean-Aubry, Gallimard, 1941, p. 132) – « Le but du roman ­n’est pas de ­connaître le monde, mais de le recréer. » (Hytier, Les arts de littérature, Charlot, 1945, p. 111) 3 Il ruine et la philosophie et l­’art, déclarerait Virginia Woolf (The c­ommon reader, second series, Hogarth Press, 1945, p. 234). Maupassant remarquait déjà que la psychologie doit être cachée dans un roman, c­ omme dans la vie, sous ­l’existence (Pierre et Jean, préface). Mais cachée à qui ? objecte Henry James (The art of fiction, Oxford Univ. Press, 1948, p. 78). Évidemment aux hommes qui manquent de psychologie, non pas aux psychologues ! Et James ­conclut à ­l’impossibilité de séparer « explication » et « illustration ». Mais il ­confond explications de personnages avec explications ­d’auteur et il se sert des premières pour défendre les secondes. Il voit heureusement plus clair ­lorsqu’il accuse Maupassant de violer ses principes en ne dissimulant pas sa psychologie de l­ ’instinct sexuel. 4 Virginia Woolf, A roman of ­one’s own, Hogarth Press, 1930, p. 106.

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seulement des idées de Hilda et, par exemple, ­l’idée ­d’une nature pervertie ou celle de la plus précieuse des facultés, le pouvoir de sentir intensément. Sans doute, nous acceptons ­qu’un ­conteur nous propose ses idées, parce ­qu’il suppose un monde réel : que Baring enveloppe des notions générales dans des mots de grande extension, parce ­qu’il « rend c­ ompte » des vies passées de Daphné Adeane voire de la Princesse blanche et s­’appuie ainsi sur les existants dont il travaille à définir l­’essence1. Mais, c­ omme romancier, Bennett prétend nous fournir des existants ; or, il nous munit ­d’essences ; ceux-là ne paraissent donc que celles-ci réalisées. Une phrase résonne : La chance de rencontrer X était infiniment petite ; néanmoins, six minutes après l­ ’improbable était réalisé. Nous nous imaginions chez Leibniz, nous sommes chez Avicenne ou Spinoza. Nous sommes, ­commente Ramuz, à l­ ’école où un maître nous impose des notions de ­confection, alors que nous devrions posséder des ­concepts à la mesure du travail par lequel nous filons, coupons, cousons, raccommodons la nature et nous mêmes : ­l’instruction remplace la ­construction et les paysans ou les ouvriers se transforment en petits bourgeois2 ; 4o La première loi du « detective novel » ordonne que le liseur c­ onnaisse ce que c­ onnaît le policier et puisse donc résoudre le problème que résout ce dernier. En se rebellant ­contre cette loi, ­l’auteur de romans ­s’enivre de son omnipotence : non seulement il nous cache des faits, mais, afin de prouver sa souveraineté, il nous montre ­qu’il les cache. Par exemple3, il nous dit au chapitre v que l­ ’inspecteur « se baisse et ramasse quelque chose » sans dire ce ­qu’il ramasse ; et c­ ’est grâce à cet « objet mystérieux » q­ u’il nous révélera le nom du criminel au chapitre dernier. Comment toutefois le ­comprendre ? Ou il nous ­communique la perspective du détective, ou il ne nous la ­communique pas. Dans la première hypothèse, son langage est faux ; nous c­ onnaissons l­ ’objet que nous ramassons nous-mêmes. Dans la seconde, son langage est absurde : nous voyons le policier se baisser, nous sommes assez près de lui pour voir ses doigts saisir la « chose » et nous sommes cependant tellement loin que nous ne voyons pas cette « chose4 » (« aussi grosse que le poing ») ; nous sommes simultanément proches et distants, clairvoyants et aveugles ; nous sommes 1 ­D’où les témoignages de sa fidélité. Celui du résumé : « Blanche ­n’était pas heureuse ; ces deux petits mots si simples ­contiennent toute ­l’histoire… » (­Cat’s cradle) De la référence : « Il existe encore une photo de C tel ­qu’il était alors… » (C.) De la ­comparaison : « Fanny ne pensait pas à ces vers, mais ils expriment fidèlement ce q­ u’elle pensait… » (Daphné Adeane) De la correction : « ­C’était la vérité, mais ce n­ ’était pas toute la vérité… » De ­l’approximation : « Il nous faut pour approcher toute la vérité, ­considérer… » (Ib.), etc. 2 Ramuz, Lettre à Mermod, in Œuvres ­complètes, t. XI, p. 270-282. 3 Cf. les exemples proposés par Macdonald dans son introduction à The maze. 4 Le policier ne peut-il nous cacher sa trouvaille ? Il ignore l­ ’existence du lecteur. Ne pouvons-nous adopter la perspective ­d’un personnage q­ u’il ­connaît ? Oui, certes. Toutefois, de quel personnage ? ­D’un ­confident, c­ omme Watson ? Non, puisque le détective se ­confie à lui. Du criminel ? Non, ­puisqu’il reconnaîtrait ­l’objet qui servirait à l­’accuser. Pour que le langage de l­ ’écrivain ait un sens, il faut donc : 1o Que l­ ’histoire du meurtre soit racontée par un personnage ; 2o Que ce personnage soit innocent ; et 3o Cependant



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dans ­l’univers des discours inintelligibles où Peter Cheyney fabrique paresseusement des énigmes en c­ onfondant la technique de c­ onnaissance du roman policier avec la technique ­d’ignorance du roman ­d’aventures. Un univers qui nous rappelle celui ­d’Armance lorsque Stendhal nous cachait ­l’impuissance ­d’Octave sans nous cacher la tristesse de ce dernier1.

Ces différentes dépositions attestent une même faute de perspective. Sans doute, en fait, toute œuvre détermine un « point de vue2 » ; mais, en droit, tous les points de vue déterminés ne paraissent pas valables : ­comme hommes, nous jugeons bons les points de vue humains ; et nous jugeons mauvais le point de vue divin ­d’un littérateur « malin » qui, par son style, sort de sa carapace d­ ’homme et distrait les autres hommes de leur ­condition ; et nous jugeons partant mauvais les romans de ce littérateur. En ses romans, il affirme des droits ­d’auteur : il dit « moi », il dicte ses idées, il est un dictateur qui nous traite en esclaves ou qui nous incite à traiter les autres en esclaves : Meredith a une âme de « patron » et Kipling ressemble à Hitler3. Par ­contraste, il esquisse le plan des bons romans. Ceux-ci ne paraissent pas avoir pour auteur ­l’écrivain, mais le personnage4. ­L’écrivain se définit donc par « ­l’oubli de soi5 » : il se sacrifie pour que vivent ses héros, il ne parle que d­ ’autrui, davantage, il écoute parler les autres6. Dans son livre, il ­n’existe pas : le monde ­qu’il instaure paraît une « substance7 ». Il ne nous propose pas ainsi seulement des suspect ; 4o Ou q­ u’il ait vu le policier dissimuler la « chose », ou que le policier lui ait dit avoir ramassé une « chose » sans lui dire quelle « chose ». 1 Cf. J. Pouillon, Temps et roman, Gallimard, 1946, p. 90. 2 « ­L’œuvre porte avec elle, en elle, et par son architectonique propre, cette détermination du point de vue. » (Étienne Souriau, ­L’instauration philosophique, Alcan, 1939, p. 247) 3 Bates, The modern short story, Nelson, 1942, p. 114. 4 Unamuno le montre dans Niebla où Augusto Perez, personnage, discute avec Unamuno, écrivain, de ­l’auteur de Niebla. ll revient sur le sens de cette parabole dans ­l’introduction à Tres novelas ejemplares et le prologue de El hermano Juan ; « Le héros ­s’affirme l­ ’auteur du livre…, il soutient que lui seul existe et vit… et que je ne suis q­ u’un prétexte pour ­qu’il existe et vive dans les lecteurs de son histoire… » (El otro, Austral, 1946, p. 61) 5 Ramuz, Raisons d­ ’être, in Œuvres ­complètes, t. V, p. 57. – « Je n­ ’aurais plus voulu être moi », écrit encore Ramuz. « Rien de ce qui est de ma personne ne me tente », écrit Flaubert en août 1853. Mérimée, écrit Goethe, « a entièrement renié son propre moi. » (Conversations avec Eckermann, tr. Chuzeville, Gallimard, 1941, p. 507) 6 Mme du Deffant : « Je ne puis lire que les faits écrits par ceux à qui ils sont arrivés ou qui en ont été témoins… » (Champfleury, Le réalisme, Michel Lévy, 1857, p. 12) 7 Verga : « ­L’œuvre ­d’art semblera ­s’être créée de soi-même, avoir mûri et surgi spontanément, c­ omme un fait naturel, sans ­conserver aucun point de ­contact avec son auteur… »

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personnages libres, il nous libère, parce q­ u’il ne nous impose plus ses opinions personnelles. Ne pouvons-nous alors nous-mêmes devenir artistes ? Virginia Woolf veut que nous lisions ses romans ­comme si nous les écrivions, elle veut éveiller en chacun de nous un collaborateur « égal et ami1 », Faulkner nous traite ­comme ses « semblables2 », Selma Lagerlof ­comme ses frères. Si nous pouvons dire que le romancier « adulte » ­s’efforce de sortir de son œuvre, le romancier ne peut le dire lui-même3 sans se ­contredire : il peut simplement travailler à expulser « ­l’auteur parfaitement sage et prévoyant4 » qui ­l’enlève au temps et l­’introduit, par un langage inintelligible, dans un monde intelligible. Travailler donc avec humilité5 à une déclaration des expériences de ­l’homme. Ce travail du style, ­comment nous étonnerions-nous de le discerner principalement en des pays q­ u’anime la tradition « empiriste6 » ? Voici deux échantillons ­d’étoffe littéraire que ­l’écrivain voudrait vendre ­comme pur esprit positif et dont ­l’imperfection même révèle la lutte du tisseur c­ ontre les filatures divines et leurs machines métaphysiques et incorrectes.

(M. Muret, La littérature italienne ­d’­aujourd’hui, Perrin, 1906, p. 11) 1 Cf. V. Woolf, The c­ ommon reader, Penguin, 1938, p. 206 ; Orlando, tr. Mauron, Stock, 1931, p. 63-64 ; etc. 2 C.-E. Magny, L ­ ’âge du roman américain, Éd. du Seuil, 1948, p. 221, 226-227. 3 Balzac qui, pratiquement, « parle en son nom avec le Je et le Moi » (« je vous expliquerai » – « on ne me ­comprendra pas »…), juge, théoriquement, cette « faute impardonnable » : « Dès que, dans un ouvrage, ­l’auteur se montre et vous parle de lui, ­l’illusion cesse. » (Œuvres, Calmann-Lévy, t. IV, p. 749 ; cf. t. III, p. 242) 4 « ­J’élimine le Dieu omnipotent, l­’auteur parfaitement sage et prévoyant… Personne ne ­s’introduit dans la réalité de Pierre Harden (pour) ­l’arranger, ­l’analyser, ­l’expliquer et la représenter. Il y a tout le temps présentation et non représentation. » (May Sinclair, Far end, Tauchmitz, s. d., p. 105-107) 5 Cf. M. Chastaing, Humilité de Ramuz, Vie intellectuelle, 1947. 6 Il tend à rapprocher le roman de la nouvelle qui, pour des raisons ­d’économie, ignore les opinions ­d’auteur. Mais s­ ’il n­ ’y a plus entre les deux genres littéraires ­qu’une différence de quantité (celle des pages), nous nous heurtons à un sorite. Où chez Storm, ­commence le roman ? Où finit la nouvelle ?



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LES QUESTIONS

Nous ne savons pas pourquoi Hassnele apporta la poupée… Mais elle le fit. Par ces deux phrases de The ­captain’s doll, Lawrence ­s’oppose exactement à Bernanos c­ omme à Bennett, à Radiguet ­comme à Thackeray : le personnage sait peut-être, le littérateur et le lecteur ne savent pas. Lawrence anéantit le dictateur psychologique1. S­ ’il ignore les actes, Bontempelli ignore les acteurs2 : « Je n­ ’ai jamais pu c­omprendre Adria ni me faire une opinion sur elle. » ­L’ignorance de ­l’écrivain se manifeste lors par des questions sans réponse. Que pense ­l’héroïne de La beauté sur terre ? Est-ce ­qu’elle ment ? Est-ce ­qu’elle ­s’était doutée…  ? ­Qu’est Muichkine3 ? Mais ces demandes, qui les profère ? Ramuz ? Dostoïevski ? Certes, dans le récit ­d’une histoire passée que propose un personnage, ­c’est le personnage qui ­s’interroge : dans ­l’« étude » de Henry James, Daisy Miller, ­c’est Winterbourne qui « étudie » Daisy, et qui s­ ’indigne de ne pouvoir ­comprendre la jeune fille ­qu’il rencontra. Toutefois, dans un roman où, si l­’on ose dire, à présent « ­l’histoire se raconte elle-même4 », ­n’est-ce point le romancier qui peut s­’interroger à propos des personnages ? Gide proclame savoir ne pas savoir ce que font, voire sont exactement ses « faux monnayeurs ». Il dicte derechef sa science ­d’auteur. Ainsi ­l’écrivain qui, par des questions, pose une ignorance de spectateur humain, en même temps s­’oppose à sa thèse. Ne peut-il dépasser ce moment d ­ ’opposition ? Comment ? En prétendant ­qu’il formule des interrogations de liseur et non les interrogations de l­ ’auteur. Mais en imprimant dans un livre ces interrogations, ­n’empêche-t-il pas le liseur de s­’interroger ? Davantage, ne nie-t-il pas l­’esprit du liseur et finalement celui-ci ? Azorin lui-même résout-il ces c­ ontradictions ? Il coupe en deux sa pâte verbale : d ­ ’une part, les faits – « villes et villages », rues, rivières… – et spécialement ces faits de géographie humaine q­ u’on nomme « ­comportements5 » ; ­d’autre part, ­l’interprétation des faits. Par suite, deux 1 En expulsant le psychologue, Lawrence ne respecte pas seulement l­ ’art, il est aussi fidèle à sa parole. N ­ ’a-t-il pas c­ ondamné le psychologue c­ omme un vivisecteur d ­ ’âmes ? La psychologie c­ omme un « intérêt morbide aux autres », à leurs gestes, « leur intimité, leur linge sale » ? « Si ­l’anatomie, écrit-il, présuppose un cadavre, alors la psychologie présuppose un monde de cadavres. » (St Mauer, Albatross, s. d., p. 39-40) 2 Bontempelli, La vie et la mort ­d’Adria, tr. Orchamps, Albin Michel, 1932, p. 253-254. 3 Cf. Dostoïevski, ­L’idiot, tr. Mousset, Gallimard, 1939, p. 633, 635. 4 Percy Lubbock, The craft of fiction, Jonathan Cape, 1926, p. 35, 62. 5 Les critiques littéraires parlent volontiers ­aujourd’hui du « behaviorism » des romanciers. Mais ceux-ci se rebellent c­ ontre leurs discours : Colette chante les corps de toute son âme, Hammett qualifie les corps avec le vocabulaire des âmes à ­l’intérieur de périphrases qui transforment, par exemple, la passion de peur en celle de regarder-avec-­l’horreur-de-sesentir-regardé. Lorsque les écrivains semblent traduire la philosophie de Watson, ­c’est

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parties dans les romans : les acteurs et le chœur. Mais la partition du chœur ­n’est pas jouée par le divin auteur1 : elle est jouée par des spectateurs qui se demandent le sens des mouvements q­ u’ils observent. Par des personnages : ils regardent doña Inès, elle entre, sort, revient, ­s’arrête, elle est fatiguée. Fatiguée de quoi2 ? Ainsi le romancier transforme le lecteur en habitant de son livre, pendant ­qu’il se transfigure lui aussi en habitant – un habitant bavard qui interroge les autres. Nous sommes, Azorin et nous, héros ­d’Azorin – mais héros anonymes et invisibles.

LES PARENTHÈSES

Dorothy Richardson ne veut que présenter paroles, pensées et actions de ses personnages, elle ne veut ainsi avec ses romans que faire « présent » ­d’expériences ; et cependant, afin de renseigner le lecteur, elle introduit différents paragraphes du Ier volume de Pilgrimage par des propositions – deux heures après, le lendemain… – ­qu’ignorent ses héros au moment même où ils ­comparaissent. Extérieures donc au texte du roman, ces propositions doivent être ou supprimées ou placées « hors texte ». Ramuz les mettra entre parenthèses. Et nous rencontrerons celles-ci qui dessinent la place ­d’un nouveau chœur jusque dans les livres policiers de John Dickson Carr. Mais ces « hors ­d’œuvre » purifient-ils le style ? Non, s­ ’ils ont goût de science divine. Virginia Woolf ne les cuisine donc ­qu’afin de signaler des changements de perspective humaine. Lorsque, pendant La promenade au phare, Lily murmure : Vous vivez pour la science, le chœur chante : Elle voyait des sections de pomme de terre se présenter à elle et annonce une nouvelle perception de Lily ; lorsque montent et descendent en dansant les pensées de Mrs. Dalloway, nous apprenons que celle-ci alla ver la coiffeuse, ­c’est-à-dire q­ u’elle prit c­ onscience soudain d­ ’aller vers la coiffeuse. ­L’objectivité du langage apparaît donc toujours ici c­ omme cette objectivité dont parlent les cartésiens : celle d­ ’objets présents à la pensée des personnages3. afin de vérifier une autre philosophie que celle de Watson : ils effacent tout sens psychique pour évoquer les actions insensées ­d’hommes qui ont perdu ­l’esprit : Julien Green montre la folie d­ ’Adrienne Mesurat ; Caldwell la bêtise, l­ ’abrutissement, la bestialité d­ ’ouvriers agricoles ; Evelyn Waugh ­l’animalité des classes bourgeoises. Et si Azorin, ­comme parfois Faulkner, paraît obéir rigoureusement à la « science du c­ omportement », ce n­ ’est point par naturalisme, mais pour réveiller ­l’âme du liseur qui ranimera lui-même les corps exposés. Sa physique et celle de Ramuz promeuvent une psychologie humaine. 1 Cf. Fielding, Tom Jones, tr. Defauconpret, Gallimard, s. d., p. 77. 2 Azorin, Doña Inès, tr. Pillement, Sorlot, 1942, p. 28. 3 Ramuz répète dans Raisons ­d’être, Remarques ou dans son Journal : « ­L’objet en soi ­n’a pour nous aucune espèce d­ ’intérêt. » « Nous voulons fonder sur l­’objet qui est quelque chose



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Toutefois, les parenthèses, par leur corps typographique même, ne brisent-elles pas le roman et ­n’introduisent-elles pas en celui-ci un écrivain raisonnable ? Ne ressemblent-elles pas à un panneau ou ­l’auteur écrit : Attention ! ­C’est à un autre de parler ? Ne semblent-elles pas, ­comme les « découpages » de Dos Passos ou de Sandemose, manifester la volonté ­d’un esprit omnipotent ? Virginia Woolf les supprime dans Années, mais ne supprime pas leur ­contenu : nous passons, sans avertissement, ­d’une perspective à une autre, de celle de Rose à celle de Peggy, nous regardons Eleanor et, trois phrases plus loin, nous regardons avec Eleanor… L­ ’unité de ton ne tend-elle pas alors à unifier les c­ onsciences multiples ? Et la succession indéfinie des perspectives ne nous tente-t-elle pas ­d’adopter une perspective infinie ? Derechef, nous nous dépouillons de nos tuniques humaines : nous voici savants c­ omme un dieu leibnizien. Dans son dernier roman, Entre les actes, Virginia Woolf reprendra les parenthèses de Mrs. Dalloway et de La promenade au phare. Ses raisons d­ ’accepter ce procédé de style sont les raisons mêmes de le refuser.

Le romancier ne semble-t-il pas alors sans cesse aller et venir entre Charybde et Scylla ? Son langage même le place devant un premier gouffre : artisan de la parole, ne doit-il point, p­ uisqu’il veut produire un monde humain, être ­l’artiste des hommes qui parlent ? Or, ceux-ci parlent de leurs actions passées ou futures voire des actions des autres, et ­n’agissent pas. Il doit donc résister à la tentation de la littérature ­d’action, fuir les paysans et les prolétaires, adopter la perspective de « ceux qui ne font rien » et peuvent discourir de « ceux qui font quelque chose1 ». Il ­conjoindra, dit James, ­l’écriture « dégagée » avec la peinture « indirecte2 » : « reflets » ou « symptômes » de Storm3, ­comédie de Meredith4, légendes de Faulkner5, « soirées » de Virginia Woolf, potpourri aristocratique d­ ’Evelyn Waugh… Qui alors prend la parole ? Celui que nous appelons le narrateur ? Distinct de nous et de ses personnages, il nous raconte l­ ’histoire de ceuxci. Comment toutefois croire à ses discours ? Nous ne le ­connaissons pas, nous ne savons pas ­s’il est véridique ou menteur. Pour que nous qui se perçoit, qui se touche… » 1 Virginia Woolf, The death of the moth, Hogarth Press, 1947, p. 115. 2 « ­J’ai souvent mentionné et expliqué j­ usqu’à ­l’extravagance, mon habitude… de “voir mon histoire” à travers ­l’expérience et la sensibilité ­d’un personnage plus ou moins détaché… » (Henry James, The art of the novel, Scribner, 1934, p. 327) 3 À Keller, 20 sept. 1879 ; À Heyse, 15 nov. 1882. 4 Meredith, The egoist, Tauchnitz, s.d., I, p. 7. 5 Cf. J.-P. Sartre, Situations, I.

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puissions nous fier à lui et donner valeur au c­ onte, il s­’introduit alors en celui-ci et le supprime. Un personnage joue maintenant le rôle de récitant : il écrit des lettres1 à d­ ’autres personnages qui lui répondent, il publie un vieux manuscrit2 après nous avoir dit la vie de ­l’auteur… Mais bien que nous ­connaissions le narrateur, bien que nous le jugions sincère, nous ne sommes pas satisfaits. Premièrement, son rapport se fonde ordinairement sur la mémoire ; or, la mémoire nous paraît trompeuse : même un « journal » nous semble suspect ; nous ne voulons donc pas une littérature du passé. Deuxièmement, lors même que le rédacteur décide de ne rapporter que des événements présents, son rapport est toujours partial et partiel ; certes, ­l’écrivain tente de remédier à cette imperfection en multipliant les récitants : Estaunié et Marcel Prévost proposent les trois dépositions ­complémentaires de ­L’appel de la route et de ­L’homme vierge, Raucat juxtapose les monologues qui se succèdent et se coupent de L ­ ’honorable partie de campagne, Conrad c­ ompose des témoignages avec ­d’autres témoignages sous la direction de Marlow, chef des témoins de Lord Jim et de Chance ; mais nous devrions indéfiniment écouter des orateurs différents pour pouvoir former une ­connaissance totale. Troisièmement, une addition de chroniques dramatiques ne remplace pas le spectacle théâtral, une somme d­ ’opinions ne produit pas une évidence ; plus le littérateur revoit et corrige un récit à l­’aide ­d’autres récits, plus il manifeste la faillite d­ ’une méthode qui place des intermédiaires entre le producteur et le c­ onsommateur ; plus il excite notre besoin d­ ’une littérature sans personnages interposés. Son travail de style nous ­conduit à un style ­contraire où il nous fait présent de ce dont il nous offrait des c­ omptes rendus. Après avoir écrit des c­ ontes et des récits, il écrit des romans. La parole que nous écoutons ­n’est plus celle de l­ ’artiste ni celle ­d’un personnage qui ­s’adresserait à nous : Strether, dans Les ambassadeurs, ne nous raconte pas son histoire et Henry James ne nous ­conte pas ­l’histoire de Strether. ­C’est la pensée même de Strether qui se profère. Et cette pensée que nous entendons, ­puisqu’elle ne nous est ­communiquée par personne, c­ ’est la nôtre. Le romancier, au lieu de nous imposer les 1 Laclos : « ­C’étaient les lettres mêmes q­ u’on voulait faire c­ onnaître, et non pas seulement un ouvrage fait d­ ’après ces lettres. » (Les liaisons dangereuses) 2 Cf. Storm : « Laissons le rédacteur de ce vieux manuscrit prendre lui-même la parole. » (Renate)



NOTES SUR LE STYLE DU ROMAN

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opinions ­d’autrui, nous donne la claire ­conscience d ­ ’autrui. Par ses « déclarations », il nous transforme en personnages. Virginia Woolf ne nous transmet pas les rapports éloquents et douteux de quelques héros, elle nous permet de recueillir c­ omme nos évidences les propositions mentales que nous attribuons aux six habitants des Vagues. Joyce ne veut pas que Bloom nous dise, dans Ulysse, une partie de ses expériences, il ne veut pas davantage tout nous dire de ces expériences, il veut, exactement, que toutes ces expériences se disent elles-mêmes en nous. L­ ’auteur qui se tait afin d­ ’entendre ses créatures et qui traduit leurs paroles en notre verbe intérieur, semble unir en un seul être le littérateur, les personnages et le liseur. Mais, ­d’une part, ­comment transcrira-t-il toutes nos pensées ? Mille pages lui suffiront-elles pour respecter les perceptions d ­ ’un matin ? ­L’unité de vingt-quatre heures que proclament artificiellement Joyce, Virginia Woolf, Bromfield ou Zweig nous paraît trop grande : nous demandons celle de vingt-quatre minutes ; nous demanderons peutêtre celle de vingt-quatre secondes. Nous ne voulons toutefois pas ­d’un produit littéraire qui répondrait à nos demandes : sur la scène de quelques instants, vue au microscope, c­ omment discerner une vie ? Où distinguer un homme ? Dans une forêt ­d’impressions momentanées, nous avons perdu celui-là même que nous espérions trouver – c­ omme Hume perdit son « moi ». Nous fuyons alors la technique des « gros plans », nous courons vers celle des « panoramas » ; nous avons quitté le roman : nous voici de nouveau en pays littéraire où ­quelqu’un qui nous raconte une vie humaine peut enfermer dans son récit les mois et les années passées. ­D’autre part, le romancier peut-il vraiment dire ces pensées dont il se promettait de tout dire ? Nous ne les disons pas nous-mêmes : nous ne les c­ ommuniquons à personne. Leur évidence échappe donc à nos discours ordinaires. Certes, nous pouvons les ressaisir, une fois passées, au moyen des mots : Ford Madox Ford transforme, dans Finies les parades, les monologues de Mrs. Dalloway en récits. Mais pour les prendre à présent, Faulkner – qui veut décrire l­ ’esprit ­d’un idiot – doit détruire le langage du Bruit et la fureur, et Joyce doit créer le langage de ­Finnegan’s wake. Or, le premier qui finit par utiliser des mots pour leur valeur expressive, non pour leur signification, et le second qui respecte celle-ci, sans nous donner la grammaire qui nous permettrait ­conventionnellement de

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la ­comprendre1, violent la nature intelligible de la parole ; ils violent ainsi la littérature même qui procède de cette dernière. Écrivains de romans, afin de ne pas nier le roman, ils renient ­l’écriture. Par fidélité à son art, Virginia Woolf ­s’efforce de ne collectionner que les instants de réflexion2 où l­’esprit désœuvré s­’écoute parler ; elle ­contourne ainsi l­’obstacle de tout dire et celui de la pensée indicible ; mais, en proposant un spectacle théâtral d­ ’idées ou d­ ’impressions, elle semble quitter le chemin ­qu’elle voulait suivre et se heurter à des barrières nouvelles. Ses personnages, d­ ’une part, qui c­ ontemplent passivement un défilé de représentations mentales ne perdent-ils pas en effet toute voix personnelle ? La fille de Mrs. Dalloway parle c­ omme sa mère et les amis de celle-ci3 ; les six chanteurs des Vagues jonglent avec le même langage. Nous n ­ ’entendons plus des partitions humaines. Pourquoi, ­d’autre part, le spectateur impartial et indifférent que promeuvent les loisirs ou l­’oisiveté, préférerait-il des aventures psychiques plutôt que des événements physiques ? Pourquoi le littérateur supposerait-il quelque différence entre ­l’esprit vivant et les natures mortes ? Nous nous attendons à voir dans ­l’eau de la réflexion, ­comme dans les livres de Dorothy Richardson, sur le même plan, les objets corporels et les objets mentaux. Davantage, parce q ­ u’un miroir ne se reflète pas soi-même, nous tendons à croire que l­’écrivain ne puisse mettre en scène que des « ­comportements ». Quels c­ omportements ? Des c­ omportements verbaux, puisque l­ ’écrivain parle. En écoutant Kivi, Ben Recht ou Evelyn Waugh, nous n­ ’entendons parfois que des dialogues des personnages ; en lisant Jean Barois de Martin du Gard ou ­l’Idolo de Rovetta, nous nous imaginons dans une salle de théâtre. Mais le théâtre exige des ­comédiens devant un « public » avec lequel ils ­conviennent de jouer. Le romancier doit donc décrire les acteurs qui pourraient incarner son roman, et leur mimique ; à son texte, il ajoute des indications de mise 1 Exactement : de ­comprendre les significations multiples des vocables utilisés ou fabriqués. Lorsque, dans la dernière page de ­Finnegan’s Wake, je lis feary father, dois-je ajouter ­l’idée de fée à celles de la peur et de la férocité, et traduire père féerifiant ? Ai-je raison de découvrir, sous whitespread springs, le pain (bread) de froment (wheat) des hosties ? Suffit-il que je remplace Bussoftlhee par dousarbaiserdetoi ? Ce mot ne dénote-t-il pas aussi un buisson, un berceau, des éclats, du thé… ? 2 Cf. M. Chastaing, Virginia Woolf et la ­conscience réfléchissante, Journal de psychologie, 1938 ; P. A. Lesort, Notes sur le roman, Nef, 1948. 3 Cf. Toynnbee, Virginia Woolf, Horizon, 1946, p. 297.



NOTES SUR LE STYLE DU ROMAN

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en scène : James écrit The akward age, Ramuz Le garçon savoyard1. Le littérateur juxtapose ainsi deux langages : celui des personnages ­qu’il reproduit, celui où il traduit ­l’apparition des personnages voire ­l’apparence du décor2. Mais si nous avons l­’impression ­d’entendre les personnages eux-mêmes lorsque nous lisons les mots enregistrés, qui écoutons-nous en lisant les interprétations de l­’auteur ? Ou nous écoutons ­quelqu’un qui nous rend ­compte du drame auquel il a assisté, et nous perdons le roman pour retrouver le ­conte ou le récit. Ou nous ­conservons le roman, où nous n­ ’écoutons personne : ni la voix des personnages ni la nôtre ne prononcent ces phrases qui ne sont que les substituts de tableaux sensibles absents. En voulant garder le roman, nous inventons une parole ­qu’on ne parle pas, et nous détruisons ainsi le roman lui-même où l­ ’artiste n­ ’acceptait de parler que parce que des hommes y parlaient. Sans doute, nous pensons gagner, en revanche, une littérature d­ ’action : les mots s­ ’effacent pour désigner une scène que peuplent des soldats et des travailleurs, pour montrer des larmes et des morts… Toutefois, de cette littérature dont nous faisons ­l’« ersatz » d­ ’autres genres esthétiques où nous « verrions » ce à quoi elle se réfère, nous annonçons, par là même, la faillite : un roman, ­c’est une pièce de théâtre que personne ne joue ; le livre de Steinbeck Les raisins de la colère, ­c’est le « scénario » du film cinématographique que John Ford tirera de lui. Pourquoi l­ ’art ne serait-il pas alors le substitut imparfait voire honteux de la réalité3 ? Au reste, ces défilés de scènes où ­s’enfilent des incidents4, qui apparaissent sans que personne ne nous les rapporte et ne réunisse, dans son rapport, leurs éléments – parfois de façon grinçante, c­ omme Hardy5 – voire ne ­comprenne leur ensemble, à qui apparaissent-ils ? À nous, évidemment. Mais alors ­l’écrivain qui nous oblige à jouer dans ­l’univers de son discours romanesque le rôle de spectateur que nous jouons devant un écran cinématographique ou les tréteaux ­d’un théâtre, ne 1 Nous avons mis en scène Le garçon savoyard : les acteurs disaient le « dialogue » et jouaient les « descriptions ». Quelques scènes exigèrent toutefois un récitant. 2 Cf. Ramuz, Lettre à Grasset, Œuvres ­complètes, t. XI, p. 24-26. 3 Il proposerait des châteaux et des fortunes à ceux qui n­ ’ont ni logement ni argent ; des aventures aux bureaucrates, des maris aux vieilles filles, du travail aux patrons… Ramuz a souvent démonté le mécanisme de la « littérature d­ ’évasion » et du cinématographe qui font semblant de nous donner, sans que nous ayons rien à faire, ce que nous ­n’avons pas. 4 C. E. M. Joad, Guide of modern thought, Pan books, p. 306-308. 5 Cf. Charles Morgan, Reflections in a mirror, Macmillan, 1944, p. 106.

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nous transforme-t-il pas en « voyeurs » ? Non, car le monde ­qu’il nous « fait voir » ne se présente pas ­comme vu. Les héros de Julien Green ne se sentent-ils pas pourtant dévorés par un regard étranger ? Si, mais ce regard n­ ’est pas le nôtre. L­ orsqu’ils fuient tout œil humain, parmi les rues désertes de Minuit et de Léviathan, nous ne cessons pas de les observer ; nous n­ ’avons donc pas c­ onscience humaine, nous n­ ’avons pas, c­ omme les hommes, à nous mouvoir, à nous cacher afin de voir nos semblables sans être vus. Nous jouissons, sinon de la ­connaissance divine, du moins de celle de Satan1. Le romancier qui, oubliant ses droits d­ ’auteur, nous proposait une littérature « objective » pour ne point nous tenter de nous égaler au Créateur, nous nourrit cependant de fruits diaboliques. Ne peut-il donc, par un nouvel effort ­d’humilité, préparer des plats plus humains ? Il nous engage dans le drame ­qu’il représentait : Faulkner transforme le spectateur « détaché » de James en témoin. Mais ce témoin, ­s’il rapporte2 des actions passées, nous ramène au style du récit ; et s­’il prétend rapporter ­l’action au moment même où il y participe, ne peut parler. Qui a droit en effet de dire à ­l’indicatif présent ­l’ivresse de Jiggs dans Pylone ? Un homme qui a bu trop ­d’alcool verra la rue osciller, mais ne ­l’écrira pas ; un homme qui ­n’a pas bu écrira ­qu’il voit la rue immobile. Derechef, le littérateur ­s’enferre dans un dilemme : ou il veut sauver son langage et il abandonne le roman ; ou il veut préserver celui-ci, et son langage perd tout sens et se perd. Ainsi, toujours menacé de se dédire et de se ­contredire, il paraît toujours c­ ontrarié. Il ­n’est jamais satisfait ; son style ­n’est jamais parfait : Henry James, Valéry Larbaud, Stephen Hudson passent de la technique « subjective » à la technique « objective », et inversement3 ; Paul André Lesort oublie a­ ujourd’hui la forme des Reins et les cœurs pour essayer les différents procédés des Portes de la mort. À parler rigoureusement, les écrivains ­n’ont donc jamais fait leur roman ; mais ils veulent le faire. 1 Les manichéens enseignent que Satan « ne c­ onnaît et ne perçoit que ce qui est présent à son regard ». (Kephalaïon, VI, XXVII, Études carmélitaines, 1948, p. 138-139) 2 ­C’est un « reporter » qui joue, dans Pylone, le rôle du témoin. 3 ­L’ironie paraît ici la dernière mésaventure du romancier qui joue avec ses procédés insuffisants de style, manifeste les artifices de son art, trahit la lettre du roman afin de sauver ­l’esprit de ce dernier. Par exemple, Wells feint de détruire sa fiction en la dénonçant : « Le premier chapitre ne traite pas de ­l’Amour… » (­L’amour et M. Lewisham) ; « Voici ­l’introduction faite… » (Les roues de la chance) Les romantiques allemands furent spécialistes de ces manœuvres.



NOTES SUR LE STYLE DU ROMAN

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S­ ’il ­n’y a pas de roman, il y a des romanciers. Ceux-ci, pendant ­qu’ils travaillent indéfiniment à dire la vérité de leur vision1, révèlent partant une vérité définitive : celle de leur « entreprise2 ». Pendant q­ u’ils échouent à exprimer, sans la signifier, une théorie de ­l’expérience, ils réussissent à vérifier une psychologie de ­l’ouvrier humain. Leur art glorifie ­l’artisanat : labeur patient de Flaubert, de Jacobsen ou de Joyce, exercices de Virginia Woolf, corrections de Ramuz… Ces artisans tâchent à instaurer une terre des hommes fictive au moyen du langage. La psychologie de leur tâche inachevée définit alors leurs œuvres successives c­ omme des ­compromis et des approximations ; elle définit en même temps leur ouvrage de mots c­ omme un acte de fidélité : respectueux de la parole, les écrivains donnent et tiennent leur parole. Exactement, ils s­ ’efforcent de tenir leurs engagements verbaux. Le travail du style n­ ’est ­qu’une des manifestations de la responsabilité.

1 Ramuz, Proust, Conrad, répètent que le style est une façon de voir et de faire voir. 2 Expression de Conrad.

INDEX NOMINUM

Aaron, Richard : 168 Abdi, Hervé : 44 Adam, Lucien : 183 Alain : 10 Albert le Grand : 141 Alexander, Franz : 194 Alexander, Samuel : 61, 76, 94 Allemagne, Henry-René ­­d’ : 199 Allport, Gordon Willard : 79, 177 Althusser, Louis : 23 Ambrose, J. A. : 181 Amiel, Henri-Frédéric : 73, 75 Anders, Günther : 11 Anderson, L. D. : 80 Anouilh, Jean : 18-19 Arendt, Hannah : 11 Aristote : 58, 111, 140 Arnaldez, Roger : 7, 11 Arnauld, Antoine : 285 Arnheim, Rudolf : 82 Aubier, Dominique : 196 Aubin, Henri : 262 Augustin ­­d’Hippone  : 20, 26, 30, 34-36, 38, 118-123, 127, 129-131, 133-141, 171, 178 Austin, John Langshaw : 119, 153 Avicenne : 133, 288 Ayer, Alfred Jules : 151, 172 Aymard, Jacques : 193 Azorin : 291-292 Bachelard, Gaston : 22 Bacon, Francis : 73, 217 Baldwin, James Mark : 69-70, 72 Balzac, Honoré de : 290

Bar, Francis : 261 Barrès, Maurice : 62 Barron, Louis : 210 Barthes, Roland : 210 Baruzi, Jean : 57 Basch, Victor : 63 Bataille, Georges : 42, 201 Bates, Herbert Ernest : 289 Ben Recht : 296 Baumgarten, Frédéric : 185 Beach, Sylvia : 11 Béart, Charles : 194-195, 198 Becq de Fouquières, Louis : 194 Beneke, Friedrich : 118 Benveniste, Émile : 196-197, 199, 240, 261-262 Benzécri, Jean-Paul : 241, 261 Berdiaev, Nicolas : 11 Bergler, Edmund : 205 Bergson, Henri : 19, 46, 104, 284 Berkeley, George : 10, 29-30, 37, 58, 65, 71, 89, 91-93, 95-97, 100, 102, 104-105, 107-109, 111-112, 114, 119, 123, 129 Bernanos, Georges : 286-287, 291 Bernard, Yves : 244, 261 Bernis, Jeanne : 194 Berthelon-Schweizer, Christiane : 261 Bertin, Jacques : 244, 261 Bespaloff, Rachel : 11 Besset, Maurice : 23 Binois, René : 16, 184 Blanché, Robert : 163 Blancpain, Marc : 16 Bloch, Marc : 23

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Bloch, Raymond : 262 Blondel, Maurice : 11 Bollack, Jean : 262 Bonaventure de Bagnoregio : 131, 141 Bontempelli, Massimo : 291 Boring, Edwin Garrigues : 77-78 Bouligand, Georges : 194 Bourdieu, Pierre : 21-22, 25, 37, 45 Bourdon, Benjamin : 85 Bourget, Paul : 283, 286 Bovet, Pierre : 85, 199 Bradley, Francis : 99, 123 Bréhier, Emile : 11, 22 Broad, Charlie Dunbar : 10, 23, 172 Bromfield, Louis : 295 Brontë, Charlotte : 286 Bruneau, Charles : 261 Brunot, Ferdinand : 261, 286 Brunschvicg, Léon : 11, 199 Buber, Martin : 10 Bühler, Charlotte : 27, 67 Bühler, Karl : 85 Burloud, Albert : 85 Burns, C. Delisle : 58 Bush, Robert R. : 180 Butor, Michel : 22, 26 Buytendijk, Frederik Jacobus Johannes : 199-200, 203 Buzby, Dallas E. : 77-78 Caillois, Roger : 23, 42, 199, 202-204 Cajetan, Thomas : 168 Caldwell, Erskine : 19, 292 Cambronne, Pierre : 251-252, 262 Camproux, Charles : 213 Canossa : 19 Carnap, Rudolf : 123, 171 Carr, John Dickson : 242, 292 Cassirer, Ernst : 86, 204 Cau, Jean : 196 Chamboredon, Jean-Claude : 25 Champfleury : 289 Canguilhem, Georges : 42 Chastel, André : 16

Chateau, Jean : 192, 198-200, 205, 212, 261-262 Cheyney, Peter : 289 Choderlos de Laclos, Pierre : 294 Claparède, Edouard : 200 Clauberg, Johann : 132, 135 Clifford, William Kingdon : 69, 92 Cohen, John : 202-203 Coirault, Patrice : 174 Colette : 18-19, 291 Collins, Wilkie : 286 Colin, Pierre : 11 Conan Doyle, Arthur : 87 Condillac, Etienne Bonnot de : 123 Conrad, Joseph : 287, 294, 298 Cook, Mark : 262 Cordemoy, Géraud de : 35, 118 Cousinet, Roger : 204 Crutchfield, Richard Stanley : 208 Czapski, Josef : 11 Culin, Stewart : 193, 211 Culioli, Antoine : 261 Damourette, Jacques : 261 Daniel, Gabriel : 162, 210 Daremberg, Charles-Victor : 262 Darwin, Charles : 67, 77 Dashiell, John Frederick : 82 Dauzat, Albert : 147 Dawes Hicks, George : 91, 111 Delacroix, Henri : 38, 72, 85 Delest, Camille André : 202 Deleuze, Gilles : 26 Denney, Reuel : 201 Descartes, René : 9-10, 17, 19, 21, 31, 33-34, 89-90, 92-94, 97, 101, 104, 108109, 129-130, 132-133, 135-141, 150, 162-163, 168-169, 171, 233-234, 237 Deschamps, Eustache : 201 Dickens, Charles : 283 Dilthey, Wilhelm : 35, 118 Dos Passos, John : 170, 293 Dostoïevski, Fiodor Mikhaïlovitch : 291 Duchenne, Guillaume-Benjamin : 77



INDEX NOMINUM

Duddington, Nathalie A. : 62, 119, 168 Dufrenne, Mikel : 37, 48 Duhamel, Georges : 19, 22 Dumas, Georges : 80, 85-86, 178 Duns Scot, Jean : 133, 140 Edouard, Robert : 261 Eibl-Eibesfeldt, Irenäus : 262 Empson, William : 261 Épictète : 114 Épiménide : 285 Estaunié, Edouard : 19-20, 77, 124, 294 Eucken, Rudolf : 57 Eutychès : 169 Evart-Chmielniki, Eugénie : 191 Eysenck, Hans Jürgen : 127, 182, 184 Farnsworth, Paul R. : 206 Faulkner, William : 19, 290, 292-293, 295, 298 Farrell, Bryan : 146 Fechner, Gustav Feodor : 118 Fejtö, François : 11 Féleky, Antoinette : 79, 81 Fénelon, Jean-Pierre : 261 Fenton, Norman : 79-80 Fernberger, Samuel W. : 78 Ferraz, Marin : 122, 178 Febvre, Lucien : 14 Fichte, Johann Gottlieb : 92, 96 Fielding, Henry : 292 Finnbogason, Gundmundur : 63, 85 Flanagan, John C. : 242, 261 Flaubert, Gustave : 283, 289, 299 Foerster, Richard : 58 Fondane, Benjamin : 11 Ford, John : 297 Ford Madox Ford : 283, 295 Forster, Edward Morgan : 284 Frain du Tremblay, Jean : 200, 212 Fraisse, Paul : 182, 185, 242, 262 France, Anatole : 61 Frank, Lawrence : 206 Freud, Sigmund : 65, 190

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Frois-Wittmann, Jean : 79 Fullerton, George Stuart : 119 Galsworthy, John : 283 Gandillac, Maurice de : 11 Garcia Bacca, Juan David : 285 Gardiner, Edward Norman : 210 Gaskill, Peter C. : 79-80 Gassendi, Pierre : 135, 141 Gates, G. S. : 79 Gelb, Adhemar : 86 Genette, Gérard : 26 Gernet, Louis : 211 Ghil, René : 269-270, 272 Gide, André : 221, 283, 291 Gilles de Rome : 141 Gillet, Bernard : 194 Giraudoux, Jean : 10, 18-19, 44, 236 Glotz, Gustave : 211, 262 Goffman, Erving : 43, 187, 262 Goldenson, Robert : 206 Goldstein, Kurt : 86 Gouhier, Henri : 11 Gougaud, Louis : 211 Granet, Marcel : 174 Green, Julien : 11, 18-19, 292, 297 Grégoire de Rimini : 35, 118, 133 Gregory, Joshua C. : 119, 168 Groethuysen, Bernard : 11 Groos, Karl : 63, 213 Guilford, Joy Paul : 78 Guillaume ­­d’Auvergne : 35, 118, 122, 130-131, 133, 135-136, 141, 178 Guillaume, Paul : 60-61, 68 Guillaumin, Jean : 184 Guiraud, Pierre : 251, 261 Gürwitsch, Aron : 11-12 Haldane, Elizabeth S. : 135 Halmos, Paul : 210 Hamelin, Octave : 60 Hamlyn, David : 151 Hampshire, Stuart : 153 Hansel, Mark : 202

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LES AUTRES COMME SOI-MÊME

Hartley, Ruth Edith : 206 Havers, Wilhelm : 262 Hebbel, Friedrich : 19 Hegel, Georg Wilhelm : 63, 71 Heidegger, Martin : 10, 62, 73 Held, Geritt Jan : 193 Héraclite : 110 Hersch, Jeanne : 11 Hetzer, Hildegard : 67 Heuyer, Georges : 181 Hinshaw, V. : 169 Hintikka, Jaakko : 152 Hirn, Yrjö : 208 Hjelmslev, Louis : 150, 191 Hobbes, Thomas : 174 Hocking, William Ernest : 221 Hodgson, Shadworth Hollway : 65 Hoernlé, Rudolf : 84 Hudson, James William : 91 Hudson, Stephen : 298 Huet, Pierre-Daniel : 135, 286 Hugues de Saint-Victor : 139 Huizinga, Johan : 193-195, 197, 199200, 213 Hume, David : 35, 89, 92, 118, 161, 164, 295 Husserl, Edmund : 9-10, 12, 19, 29, 31, 57, 61, 69, 71, 76, 85, 87-89, 111, 114, 174, 219, 285 Hytier, Jean : 287 Jacobsen, Jens Peter : 20, 299 Jacoby, Oswald : 211 James, Henry : 283, 287, 291, 293-294, 296, 298 James, William : 204 James, William T. : 77 Janet, Pierre : 11, 188, 198-199, 213, 232, 246, 254-255, 262 Jankélévitch, Samuel : 65 Jankélévitch, Vladimir : 11, 22, 73 Jarden, Ellen : 78 Jaspers, Karl : 65, 72, 75 Jean Scot Erigène : 133

Jenness, Arthur : 79 Jérusalem : 118 Joad, Cyril Edwin Mitchinson : 297 Jodl, Friedrich : 118 Jones, John Robert : 162, 168 Jörgensen, Jörgen : 153, 163 Jouguelet, Pierre : 16 Jousse, Marcel : 14 Jovignot, Etienne : 212 Joyce, James : 18-19, 285, 295, 299 Jusserand, Jean Jules : 201 Kanner, Léo : 79-80 Kant, Emmanuel : 19, 65, 93, 95-96, 177, 237 Kantonen, Taito Almar : 92 Kauffman, David : 118 Keel, G. : 212 Keibel, Martin : 118 Kivi, Aleksis : 296 Klages, Ludwig : 19, 67, 86, 169 Klossowski, Pierre : 37 Koffka, Kurt : 9, 63, 66-67, 285 Köhler, Wolfgang : 60-62, 86 Koyré, Alexandre : 9 Kracauer, Siegfried : 11-12 Krech, David : 208 Ladrière, Jean : 22 Lagache, Daniel : 11, 20, 184 Laird, D. Allan : 79-81, 118 Lalande, André : 11, 178 Lalljee, Mansur : 262 Lalo, Charles : 63 Lanion, François de : 33, 136 Landis, Carney : 60, 80, 82 Landsberg, Paul-Louis : 10, 12, 226 Langfeld, Herbert Sidney : 79 Lapiere, Richard T. : 206 Laporte, Jean : 11, 22 Larbaud, Valéry : 298 Laroche, Jean-Louis : 181 Larock, Victor Joseph Léonard : 262 Lawrence, David Herbert : 19, 291



INDEX NOMINUM

Le Corbusier : 23, 239 Le Senne, René : 19 Lebart, Ludovic : 261 Leber, Constant : 191 Lefebure, J. : 202 Leibniz, Gottfried Wilhelm : 19, 57, 178, 206, 288 Lelarge, Robert : 212 Lelong, Maurice : 261 Lesort, Paul-André : 296, 298 Leuba, James Henry : 65 Levinas, Emmanuel : 11, 37, 69 Levy, Jean-Philippe : 262 Levy-Bruhl, Lucien : 12, 14 Ley, Auguste : 20, 198 Lindner, Robert Mitchell : 205 Lipps, Theodor : 61, 63-65 Lisser, Heinz : 119 Lloyd Morgan, Conwy : 91 Locke, John : 58, 89, 91-92, 94, 96, 99, 109-110, 154 Lombard, Pierre : 35, 118 Lossky, Nicolas : 62, 109 Lotze, Hermann : 63 Lubbock, Percy : 291 Luborsky, Lester : 184 Luce, Arthur Aston : 92 Luce, Robert Duncan : 180 Luther : 168, 170 Lyon, Georges : 69 Macdonald, Margaret : 146, 193 Macdonald, Philip : 288 Macy (abbé) : 33, 162 Madaule, Jacques : 11 Maget, Marcel : 23, 188, 201, 239, 261 Magny, Claude-Edmonde : 290 Maier : 118 Maldiney, Henri : 16 Malebranche, Nicolas : 19, 89, 92, 97-98, 102, 109, 114, 119, 123, 136, 150 Malrieu, Philippe : 181, 263 Marcel, Gabriel : 8-11, 22, 25, 75, 87, 174 Marchand, Hans : 213

305

Martin, Alexander Reid : 200 Martin du Gard, Roger : 296 Marx, Karl : 125-126, 193 Matthieu ­­d’Aquasparta : 123, 138, 140 Maupassant, Guy de : 287 Maurras, Charles : 9 Mauriac, François : 19, 287 Mausner, Bernard : 261 May Sinclair : 290 Maydieu, Jean-Augustin : 9-10, 22 Meillet, Antoine : 38 Mellor, W. W. : 156 Meredith, George : 289, 293 Merleau-Ponty, Maurice : 12, 32, 152 Meyerson, Ignace : 9-11, 22, 25, 32, 39, 44, 47, 52, 117, 127, 181, 192 Miljkovitch, I. : 244, 261 Mill, John Stuart : 35, 118, 123, 178 Minkowski, Eugène : 46, 86, 221, 235 Misrahi, Robert : 196 Moore, George Edward : 10, 145, 198 More : 95 Morehead, Albert Hodges : 206 Morgan, Charles : 10, 297 Morgan, Raleigh : 212 Mounier, Emmanuel : 9-10, 22, 25 Moxley, D. J. : 61 Murray, Harold James Ruthven : 210, 213 Muret, Maurice : 290 Nabokov, Vladimir : 11 Nayrac, Paul : 178 Nietzsche, Friedrich : 36, 73 Nony, Camille : 82 Noth, Ernst Eric : 12 Novalis : 19, 283 Oesterreich : 65 Öhmann, Suzanne : 210 Olivi, Pierre Jean : 137, 141 Ombredane, André : 85 Orme, John Edward : 181 Orr, John : 212-213, 240-241, 259, 261-262

306

LES AUTRES COMME SOI-MÊME

Pacaud, Suzanne : 186 Parrain-Vial, Jeanne : 11 Pascal, Blaise : 199 Passeron, René : 16 Passeron, Jean-Claude : 25 Pear, Tom Hatherley : 185 Peckham, John : 141 Piaget, Jean : 14, 67, 182, 194 Pichon, Edouard : 261 Pickford, Ralph W. : 206 Piderit, Théodore : 77-78 Piéron, Henri : 181, 185 Piganiol, André : 210 Pintner, Rudolph : 79-81 Pirandello, Luigi : 19, 124, 170-171, 284 Pitcairn, Franck : 135 Placette, Jean de la : 212 Platt, Ellen S. : 243, 261 Poe, Edgar Allan : 87 Porteau, Paul : 262 Porter, James P. : 79-80 Pouillon, Jean : 289 Pratt, J. B. : 171 Prévost, Marcel : 294 Price, Henri Habberley : 10, 23, 59, 168 Proust, Marcel : 10, 18-19, 76, 86, 269, 298 Queyrat, Frédéric : 199 Quintilien : 212 Rabelais : 210 Ramuz, Charles-Ferdinand : 10, 18-19, 49, 170, 286, 288-292, 296-299 Raucat, Thomas : 294 Raymond de Pégnafort : 201 Reid, Thomas : 10, 37, 129, 140, 155, 168, 172, 174 Remmers, H. : 79-81 Richard de Middletown : 141 Richardson, Dorothy : 283, 292, 296 Richter, Karl : 193 Ricœur, Paul : 9, 11, 22, 25 Riddle, Ethel Marie : 205

Riesman, David : 190, 199, 201 Rigaud, André : 241, 262 Rimbaud, Arthur : 48, 269-272 Robin, Léon : 11 Rogers, John Townsley : 286 Roques, Mario : 213 Ross, George Robert Thomson : 135 Rovetta, Giovanni : 296 Royce, Joshua : 70-72, 112 Ruckmick, Christian : 79 Russell, Bertrand : 10, 111, 123, 161, 169 Ryle, Gilbert : 10, 23, 25, 39, 119, 149-151, 155, 158, 161-164, 167-174, 179, 186 Saglio, Edmond : 262 Saint Jacques : 221 Saint Mathieu : 221, 240 Saint Paul : 210, 231, 242 Salmon, Wesley C. : 89 Sartre, Jean-Paul : 9, 20, 25, 29, 53, 174, 293 Saussure, Ferdinand de : 48, 130, 146, 150, 152 Scheler, Max : 10, 12, 27-28, 48, 57, 60, 62, 67, 73-77, 84, 86, 169 Schlick, Moritz : 89, 93, 146, 151 Schnitzler, Arthur : 19 Schuhl, Pierre-Maxime : 11, 22 Schütz, Alfred : 11, 85 Scott, Walter : 283 Sechehaye, Albert : 85-86 Seiss, R. : 263 Sephiha, Haïm Vidal : 247, 262 Serge, Victor : 10, 12 Shelley, Percy Bysshe : 19, 231 Sherman, Mandel : 80, 82-83 Sibley, Franck : 170 Siebeck, Hermann : 178 Siger de Brabant : 141 Simenon, Georges : 87 Simmel, Georg : 86 Simon, Pierre-Henri : 16, 22 Slonim, Marc : 11 Sombart, Werner : 73



INDEX NOMINUM

Sorokin, Pitirim : 202 Souriau, Étienne : 289 Souriau, Michel : 9, 16 Souriau, Paul : 199 Spaier, Albert : 85 Spencer, Wylie W. : 119 Spinoza, Baruch : 102, 109, 135, 288 Spitzer, Léo : 209 Spitzer, Rudolph : 211 S. S. Van Dine : 87 Stebbing, Susan : 284 Steinbeck, John : 297 Stendhal : 289 Stern, Gustaf : 262 Stern, William : 65 Stoetzel, Jean : 11, 181 Stoke, Harold W. : 210 Stocks, John Leofric : 95 Storm, August : 290, 294 Stout, George Frederick : 117, 169 Strawson, Peter F. : 22, 25, 32, 147 Strutt, Joseph : 210 Swadey : 89 Tcheng, Françoise : 181 Thibaudet, Albert : 283 Thibon, Gustave : 86 Thiers, Jean-Baptiste : 200, 211 Thomas, William Isaac : 207 Thomas ­­d’Aquin : 19, 135, 140-141, 229 Thomas de Sutton : 141 Thomson, James F. : 149 Tilander, Gunnar : 211 Titchener, Edward Bradford : 58, 77-78 Tonnet-Lacroix, Eliane : 13 Trotsky, Léon : 10 Ullmann, Stephen : 148 Unamuno, Miguel de : 283, 289 Valentine, Charles Wilfred : 195 Valéry, Paul : 86

307

Vallet, L. : 113 Varagnac, André : 188 Vermeer, Edith Adriana Amalie : 196 Vernant, Jean-Pierre : 11, 14, 18, 181, 251 Vernon Lee : 63 Vial, Jean : 194 Vigny, Alfred de : 62 Vigouroux, Fulcran : 262 Villon, François : 199 Vital du Four : 35, 118, 140-141 Waelder, Robert : 206 Wahl, Jean : 11, 22, 24, 75 Wallon, Henri : 9, 27, 67-68, 246, 263 Wartburg, Walther von : 178, 209 Washburn, Margaret Floy : 57, 70 Watson, John Broadus : 12, 49, 166, 291 Waugh, Evelyn : 170, 292-293, 296 Webb, Clement Charles Julian : 62 Weber, Max : 57, 85 Weil, Pierre-Gilles : 181 Weiler, André : 9 Wells, Herbert George : 298 Wells, R. : 148 Werner, Karl : 122, 178 Wilke, Margaret : 78 Wisdom, John : 119, 147, 151, 153, 156 Witasek, Stephan : 64 Witte, Otto : 86 Wittgenstein, Ludwig : 10, 21, 23, 25, 32, 37-39, 119, 145-148, 150-152, 154-156, 160, 168, 192, 196-198, 205, 214, 285 Wolff, Christian : 177-178 Woolf, Virginia : 10, 19, 22, 25, 32-33, 50, 229, 236, 283, 287, 290, 292-293, 295-296, 299 Zauner, Adolf : 209 Zazzo, René : 11, 177, 184 Znaniecki, Florian : 207 Zweig, Stefan : 295

TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE Maxime Chastaing, témoin d’une époque . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  7 Avant la guerre – après une autre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  8 La guerre et la captivité. Des hommes en général et des humbles en particulier . . . . . . .  14 Après-guerre. La c­ ommunauté introuvable . . . . . . . . . . . . . . .  21 INTRODUCTION Maxime Chastaing, le souci des autres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Négations de la philosophie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Positions de la psychologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion sur Chastaing. Réintroduction de Chastaing . . . . .

 25  26  40  51

Première partie SOIGNER LES PHILOSOPHES : ­L’ILLUSION ÉPISTÉMOLOGIQUE THÈSE : COMPRENDRE ­L’EXISTENCE ­D’AUTRUI

INTRODUCTION À L­ ’ÉTUDE DE LA COMPRÉHENSION ­D’AUTRUI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Courants Théoriques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Recherches Expérimentales  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conséquences  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 57  57  77 84

SIGNIFICATION DE L­ ’EXISTENCE  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  89

310

LES AUTRES COMME SOI-MÊME

ANTITHÈSE : LA NÉCESSITÉ ­D’UNE THÉRAPEUTIQUE HISTORIQUE

CONNAISSEZ-VOUS LES UNS LES AUTRES  . . . . . . . . . . . . . . . . . .  117 CONSCIENCE ET ÉVIDENCE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  129 PROTHÈSE : ­L’APPUI DES THÉRAPEUTIQUES LINGUISTIQUES

WITTGENSTEIN ET LES PROBLÈMES DE LA CONNAISSANCE ­D’AUTRUI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  145 LA CONNAISSANCE DES ESPRITS SELON M. G. RYLE  . . . . . . . . . .  161 Seconde partie ENSEIGNER LA PSYCHOLOGIE : LES SENS DU ­COMMUN DÉFINITIONS : « ­QU’EST-CE QUE LA PSYCHOLOGIE ? » ­N’EST PAS LA QUESTION

QUE FONT DES HOMMES QUI DISENT FAIRE DE LA PSYCHOLOGIE ? . . . . . . . . . . . . . . . . . .  177 JOUER ­N’EST PAS JOUER  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  191 Première partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  192 Deuxième partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  195 Troisième partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  201 Quatrième partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  208



Table des matières

311

INTERACTIONS : LA PAROLE DONNÉE

PHÉNOMÉNOLOGIE DU SERMENT  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  217 PSYCHOLOGIE DES JURONS  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  239 Introduction  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  239 Serments . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  244 Interdictions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  251 Destins . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  254 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  261 DICTIONS, FICTIONS : LA MIMOLOGIE ET LE PACTE ROMANESQUE

AUDITION COLORÉE Une enquête… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  267 Les synesthésies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  267 ­L’audition colorée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  268 ­L’histoire des synesthésies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  270 DES SONS ET DES COULEURS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  275 NOTES SUR LE STYLE DU ROMAN  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  283 Les questions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  291 Les parenthèses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  292 INDEX NOMINUM . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  301