Leçons sur Platon, 1825-1826
 2700700333, 9782700700336

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Bibliothèque Philosophique Bilingue

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LEÇONS S'US PLATON Texte inédit 1825~1826

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traduction et notes par Jean-Louis Vieillard-Baron

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BmLIoTHÈQUE PHILOSOPHIQUE

G.W.F. HEGEL

LEÇONS SUR PLATON 1825-1826 TEXTE INÉDIT

présenté en bilingue Introduction, traduction et notes par

Jean-Louis

VIEILLARD-BARON

Ouvrage publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique. Pour être tenu au courant de nos publications, il vous suffit d'envoyer vos nom ct adresse aux Editions Aubier-Montaigne, 13, Quai de Conti, 75006 Paris. ISBN 2-7007-0033-3 ® Aubier éditeur, Paris, 1976

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A Messieurs les Professeurs Hans-Georg GADAMER, Otto POOGELER, sans qui ce travail n'aurait pu voir le jour.

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AVANT-PROPOS

Rien de ce que Hegel a pu dire ou écrire de Platon n'est indifférent. Ayant entrepris d'étudier l'interprétation de Platon dans l'idéalisme allemand, j'ai aussitôt vu que l'on ne pouvait s'appuyer sur l'édition Glockner de l'histoire de la philosophie de Hegel. Cette édition ne fait en effet que reproduire la première édition de ces textes, due aux soins de K. L. Michelet, élève de Hegel. Or il s'agit de la compilation sans ordre ni méthode de quatre sources différentes. Le retour à un document authentique était indispensable. Le cahier même de Hegel, qui comprenait son premier cours d'histoire de la philosophie et de nombreux feuillets additionnels, était à la disposition de K. L. Michelet. Il est malheureusement perdu aujourd'hui. Fallait-il attendre qu'on le retrouvre? Espoir trop improbable. Fallait-il déclarer que seules les œuvres publiées par Hegel lui-même méritent vraiment attention, et renoncer du même coup à étudier l'interprétation hégélienne de Platon? C'était renoncer à comprendre la pensée hégélienne dans son action vivante ; s'il est vrai que Hegel fut le plus grand philosophe du :xnce siècle, c'est en raison de son enseignement plus encore que de ses œuvres écrites. L'étude de celles-ci doit être nécessairement complétée par celle de ses cours. L'interprétation de la dialectique hégélienne est impossible si 1'on ne voit pas comment une inlassable méditation de la dialectique platonicienne l'a fait progressivement émerger. Editer les cours de Hegel sur Platon répond à cette exigence philosophique. Le cours du semestre d'hiver 1825-1826 s'est immédiatement imposé à moi comme le plus riche et le plus structuré. Parmi les cahiers de notes qui nous restent de ce cours, celui de von Griesheim est de loin le meilleur, quoi qu'ait pu en dire jadis Hoffmeister, qui préférait aux autres le manuscrit anonyme de l'Académie des Sciences de Cracovie. Or ce dernier est en fait

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très abrégé et laisse beaucoup plus de place aux interprétations hasardeuses. Certes sur quelques points il était nécessaire de corriger von Griesheim; je l'ai fait à l'aide des autres cahiers. Je dois remercier tout d'abord la Staatsbibliothek der Stiftung, Preussischer Kulturbesitz (Berlin), qui m'a immédiatement autorisé à faire publication d'un fragment du manuscrit dont elle est détentrice sous la cote Ms. germ. quo 540. Mes remerciements vont ensuite au Hegel-Archiv de la Ruhr-Universitiit à Bochum, dont le directeur, Otto poggeler, m'a accueilli et aidé en mettant à ma disposition l'exceptionnel matériel de recherche qui est le sien, tant sur le plan des imprimés que sur celui des manuscrits, originaux ou photographiés. Ce fut un honneur pour moi de travailler auprès de l'équipe qui élabore une édition définitive des œuvres de Hegel, dont quelques volumes déjà parus attestent la scrupuleuse qualité. J'aurais vivement désiré que les cours sur Platon fussent édités par ces chercheurs plus experts que moi. Mais, dans un souci de parfaite rigueur, ils suivent un ordre chronologique; les cours de 1825 -1826 datant de la fin de la vie de Hegel ne seront pas publiés avant fort longtemps. De plus l'immens'e dessein d'une édition définitive dépassait de beaucoup mes possibilités; j'ai donc préféré livrer au public un texte authentique, même s'il présente des défauts. Je suis également très reconnaissant à l'extrême bienveillance avec laquelle M. le professeur Gadamer a encouragé mes efforts en insistant sur la nécessité d'une publication. J'ai bénéficié de l'aide fort efficace des R. P. Régnier et Tilliette, grâce auquels l'idéalisme allemand nous est connu. Enfin, le Dr Düsing, le Dr Schneider (du Hegel Archiv), ainsi que Pierre Garniron, traducteur infatigable des leçons d'histoire de la philosophie de Hegel, m'ont donné d'utiles éclaircissements. Qu'ils soient ici sincèrement remerciés, ainsi que Madame Ursula Berni, qui a bien voulu revoir avec moi le texte allemand. Je profite enfin de l'occasion qui m'est offerte pour exprimer ma gratitude envers Mme C. Ramnoux et M. A. Philonenko, qui dirigent mon travail de thèse, et qui n'ont cessé de me prêter leur attention et de me communiquer leur enthousiasme pour la recherche. Tours, le 20 octobre 1975

INTRODUCTION

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HEGEL ET L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

Le texte que nous présentons ici au public est celui des leçons que tint Hegel durant le semestre d'hiver 1825-1826, alors qu'il était au faîte de la gloire et régnait en maître incontesté sur la philosophie allemande de l'époque. Nous avons extrait des notes de cours prises par von Griesheim les pages qui concernent Platon, en raison de l'extrême importance philosophique du rapport de Hegel à la philosophie platonicienne. L'année 1825-1826 est celle où Hegel développa le plus son cours d'histoire de la philosophie, et les cahiers des élèves qui nous restent sont de ce fait les meilleurs. Nous expliquerons plus loin les problèmes spécifiques relatifs aux manuscrits et à leurs valeurs diverses 1. Qu'il suffise ici de savoir que le cahier de Hegel lui-même est malheureusement perdu, et que l'édition des amis de Hegel comporte trois volumes d'histoire de la philosophie, dus aux soins de Karl-Ludwig Michelet, qui compila plusieurs sources différentes, de sorte qu'aucun travail scientifique sérieux ne peut s'appuyer sur elle 2. Au contraire le manuscrit que nous publions ici pour la première fois, en l'accompagnant d'une traduction, est un document d'une parfaite authenticité, jusque dans ses faiblesses. Il peut nous aider à comprendre vraiment ce qu'était pour Hegel un cours d'histoire de la philosophie. Quant à l'édition de Michelet, reprise par Glockner dan~ sa Juhiliiumausgabe, elle mérite, en ce qui concerne les pages sur Platon au moins, les critiques les plus sévères. Karl-Ludwig Michelet nous dit dans son avant-propos aux trois volumes d'histoire de la philosophie : « Hegel a fait en tout neuf fois 1. Cf. p. 50-55. 2. Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, tomes XIII, XIV et XV des G. W. F. Hegel Siimtliche Werke, Berlin, 1833. La seconde édition, publiée en 1840-1844, est pire encore, bien qu'elle ait eu l'honneur immérité des traductions anglaise et italienne.

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INTRODUCTION

des leçons consacrées à l'histoire de la philosophie, dans l'ensemble des universités où il a exercé : la première fois pendant l'hiver 1805-1806 à Iéna; les deux fois suivantes à Heidelberg, dans les semestres d'hiver 1816-1817 et 1817-1818; les six autres fois dans l'université de cette ville (Berlin) dans l'été 1819 et dans les semestres d'hiver 1820-1821, 1823-1824, 1825-182.6, 1827-1828, 18291830 3 • :. On voit par là la constance d'un intérêt profond pour l'histoire de la philosophie; il ne nous reste malheureusement pas la trace des trois premiers cours. Pour les cours de Berlin, nous avons eu accès à huit des quinze cahiers qui nous restent et qui sont malheureusement dispersés. Ces huit cahiers couvrent l'ensemble de l'enseignement de Hegel à Berlin, du cours très bref tenu en été 1819, selon le manuscrit recopié par Moritz Carrière sur le cahier de Henning, au très intéressant manuscrit anonyme de 1829-1830 4; nous espérons pouvoir éditer d'autres manuscrits dignes d'intérêt, tels que celui de Hotho (1823-1824) ou l'anonyme de 1829-1830. Au demeurant, la comparaison des cours montre que chaque année Hegel suivait le même plan, ct traitait essentiellement de la philosophie antique. On sait que Hegel utilisait son cahier d'Iéna, entièrement rédigé, jusqu'à la fin de sa vie. K.-L. Michelet appelle ce cahier le c: squelette » des cours de Hegel:;, et les souvenirs de ses élèves nous montrent le maître feuilletant très vite ce cahier gonflé de feuillets intercalaires. Or ceci est le premier point qu'il faut fortement souligner : Hegel est le premier philosophe qui ait attaché une telle importance à l'histoire de la philosophie. Pour lui, elle est la philosophie même : étudier Platon n'est pas un souci d'érudition, c'est apprendre à philosopher. Et du point de vue pédagogique, Hegel destinait ses cours d'histoire de la philosophie aux étudiants de toute discipline et de toute formation : c'était le meilleur moyen d'entrer dans la philosophie. La valeur propédeutique de l'histoire de la philosophie ne la relègue pas en un rang subalterne; elle vient de ce que la philosophie hégélienne n'a pas de véritable début, comme le montre la réflexion sur le point de départ de la Logique 6. Dès lors, il y a deux moyens d'y accéder : le plus élémentaire est celui de la Propédeutique philosophique '1, c'est-à-dire d'apprendre à de jeunes élèves des formules qu'ils ne comprennent que progressivement, par le jeu de la répétition et de la reprise; le second, qui seul convient à

des étudiants, est celui de la lecture de textes philosophiques antérieurs à l'époque actuelle, et en particulier les dialogues de Platon, la Métaphysique d'Aristote, et les Eléments de théologie de Proclus. Il ne faut donc pas comprendre la fonction pédagogique de l'histoire de la philosophie comme une situation extérieure à la philosophie même ; il n'y a pas de propédeutique valable au-dehors. La vraie introduction à la philosophie est pleinement philosophique, elle est la philosophie, prise sous son aspect le plus aisé à aborder.

3. Ed. Glockner, t. 17, p. 1 ; traduction Garniron, Vrin, Paris, 1971, t. I, p. 13. 4. Le premier est la possession du Hegel-Archiv de la Ruhr-Universitiit; le second est à la Staatsbibliothek de Berlin, Ms germ. quo 1721. ). Introduction citée, p. 9; trad. p. 17. 6. I.ogik, éd. Lasson, p. 51 à 64; dans un cercle, nul point n'est le premier plutÔt qu'un autre. 7, ('f. Propédeutique philosophique, traduction de Gandillac, Gonthier, l'uri!4, 11)!)\),

Un grand pas en avant Cette conception, très proche de la nôtre, prélude à une époque où l'enracinement historique de la philosophie vient de ce qu'il est désormais tout à fait impossible, sinon charlatanesque, de faire surgir les idées arbitrairement à son gré (ce qui est l'art de la dissertation, non celui de la réflexion philosophique), comme si ces idées ne nous étaient pas livrées par une tradition qui exclut tout jeu capricieux d'assemblage entre elles, et qui garantit la nécessité du raisonnement. Mais l'insertion de l'histoire de la philosophie à la place royale dans la philosophie même est, au début du XIXe siècle, une nouveauté absolue. En effet, jusque-là l'historien de la philosophie était un compilateur et non un philosophe. La grande somme d'histoire de la philosophie est au XVIIIe siècle la grande Historla critica philosophiae de Jacob Brucker, l'homme le plus savant d'Allemagne, auquel se réfère Kant lorsqu'il parle de Platon 8. Il serait certes excessif de dire que Brucker n'a aucune préoccupation philosophique lorsqu'il rédige son énorme ouvrage: parti de la philosophie antédiluvienne (dont il prend soin de réfuter en douze pages l'existence tant chez les anges que ohez Adam et les premiers hommes), il termine son ouvrage avec la vraie philosophie, c'est-à-dire la philosophie wolffienne. En ce sens, on a raison de dire, avec M. Lucien Braun, qu'une telle entreprise est extrêmement novatrice, puisque Brucker « se donne une possibilité critique inouïe », car sa reconstruction de tout le passé de la philosophie lui confère un pouvoir « susceptihle de mettre en question autorité et tradition lt d'une façon qui n'avait pas été envisagée avant lui 9, Malheureusement, la conception hruckérienne de la philosophie nous est totalement étrangère, comme elle est étrangère à l'esprit de toutes les grandes philosophies depuis Platon : pour lui, une philosophie est un 8. Historia critica phi/osophiae, a mundi incunabilis ad nostram usque aetatem deducta, Lipsiae, 1742-1744; 2e édition, 1766-1767. 9. Histoire de l'histoire de la philosophie, Ophrys. Paris, 1973, p. 123. Sur le conflit chez Brucker entre l'esprit d'analyse et le souci de la cohérence démonstrative, voir p. 136.

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système, non pas au sens où peut l'entendre un historien de la philosophie actuel comme M. Gueroult, mais au sens d'une suite de thèses architectoniquement organisées. Wolff avait manifesté le souci d'une systématisation de la philosophie, c'est-à-dire d'un arrangcment bien composé de toutes les parties et sous-parties entre elles 10. C'est cette idée scolaire du système que reprend Brucker, chez qui le souci de la démonstration disparaît totalement ou profit de l'affirmation pure et simple: toute philosophie peut être réduite à un nombre plus ou moins grand de thèses, à quoi elle se résume. Dès lors l'histoire de la philosophie est la récollection de ces collections d'affirmations sans lien entre eUes. Tel est le quatrième principe épistémologique de son histoire de la philosophie: « ••• totum ex eorum (philosophorum) scripti,\' systema ita eruendum est 11 » (il faut arracher un système entier des écrits des philosophes). Le plus souvent, l'opinion de Brucker est négative, pour la raison que les « systèmes » qu'il compose à partir des textes philosophiques ne contiennent pas uniquement les affirmations de la philosophie wolffienne. L'histoire de la philosophie apparaît alors comme le répertoire des erreurs des philosophes passés, et le miroir de la folie des hommes. Hegel a été très sévère à l'égard des prétendus « systèmes » de Brucker, répétant qu'ils contenaient parfois un ensemble de thèses dont aucune ne figurait dans les textes des auteurs étudiés 12. Et il est certain que ces « systèmes » sont aux yeux de Brucker comme