La rhétorique de l'éloge dans le monde gréco-romain II: Les valeurs [2] 9782851211361

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La rhétorique de l'éloge dans le monde gréco-romain II: Les valeurs [2]
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Collection des Etudes Augustiniennes

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LA RHÉTORIQUE DE L’ÉLOGE DANS LE MONDE GRÉCO-ROMAIN

TOME II LES VALEURS

Collection des Études Augustiniennes Série A n tiq u ité -1 3 8

Laurent PERNOT

LA RHÉTORIQUE DE L’ÉLOGE DANS LE MONDE GRÉCO-ROMAIN TOME II

LES VALEURS

Institut d ’Études Augustiniennes PARIS 1993

CHAPITRE PREMIER L ’ÉLO G E EN QUESTION

Ventum est ad partem operis destinati longe grauissimam, déclare Quintilien au moment d’aborder, au dernier livre de YInstitution oratoire, le problème des rapports entre l’éloquence et la morale1. C ’est en effet le problème de fond, omniprésent dans la réflexion antique sur la rhétorique, et sur l’éloge en particulier. Le questionnement philosophique suscite un examen critique portant sur la valeur et sur les fins de la tekhnê.

I. - LES CONTACTS ENTRE SOPHISTIQUE ET PHILOSOPHIE

Les sophistes et les philosophes ne forment pas deux catégories étanches pas plus à l ’époque impériale qu’aux époques précédentes. Dans le cursus universitaire, il est courant d’étudier successivement les deux disciplines. Puis, plus profondément, les individus circulent d’un groupe à l’autre à la faveur des «conversions» : le cas le plus fréquent est la conversion de la rhétorique à la philosophie. Au début de l ’Empire, Papirius Fabianus a frappé ses contemporains par son passage de la rhétorique à la philosophie, et Sénèque le Père le traite de transfuge2. Quintilien critique les paresseux («Nous en avons connu beaucoup», affirme-t-il) qui désertent l’éloquence pour la philosophie3. Et, surtout, nous possédons trois fameux exemples au cœur de la sophistique, 1. Q uint. x i i , pr. i. 2. Sén . Rhét., Controv. II, pr. 5 ; cf. W. Kroll, «Papirius Fabianus», RE, 18, 1949, col. 1056-1057. Parmi les exemples antérieurs, on peut citer Antisthene, Alcimos (IVe-IIIe s.), Hermarchos de Mytilène (IIIe s.) ; Isocrate a suivi un chemin comparable, dans une certaine mesure, en passant de la profession de logographe à une forme d’éloquence qu’il appelle philosophia. 3. Q uint . XII, 3, 11-12. Chez P hilostr ., V. soph. 513, Isée l ’Assyrien ne s’est pas converti : il s’est acheté une conduite.

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avec Dion, Lucien et Marc Aurèle. L’«apostasie» de Marc Aurèle est consignée dans les Pensées et ne fait aucun doute4. Celles de Dion et de Lucien sont plus discutées, et il paraît difficile de reconstituer avec certitude la réalité des faits derrière les reconstructions autobiographiques, les stylisations, les mises en scène et les jeux de personae auxquels se livrent ces deux auteurs5. Mais il est indéniable que le Péri phugês de Dion dépeint une vocation philosophique, que le Dion de Synésios et la Double accusation de Lucien décrivent des conversions de la rhétorique à la philosophie, ou de la sophistique à la philosophie. Le passage d’une discipline à l’autre est une réalité culturelle et littéraire, quelle que soit dans chaque cas la vérité biographique. Ces conversions, ou ces récits de conversion, présentent deux points communs. D ’une part, la conversion constitue un approfondissement spirituel. Chez Marc Aurèle, cette dimension est évidente. Quand Dion s’installe dans l ’errance, et même quand Lucien fuit l’agitation du barreau, on sent qu’ils décident de quitter le monde des apparences, où l’homme s’aliène, pour réaliser ce qu’ils portent au fond d’eux-mêmes67. La conversion à la philosophie implique donc l ’établissement d ’une hiérarchie, qui vaut condamnation de la rhétorique. Mais en même temps, et c’est le second point, les auteurs considérés n ’ont pas complètement renoncé à la rhétorique. Dion reste un orateur ; Lucien continue d’appliquer les procédés de la mimêsis et de la création rhétorique, et de composer des prolalies ; Marc Aurèle utilise dans les Pensées ses exercices de jeunesse sur la gnome et sur Veikôn1. La rhétorique est moins oubliée que dépassée. Ces auteurs ont quitté la rhétorique pour se ressourcer, mais la rhétorique ne les a pas quittés. Dès lors, la conversion révèle sa vraie signification. Contrairement à l ’apparence, rhétorique et philosophie ne constituent pas deux mondes clos qui ne communiqueraient que par le chemin de Damas : lorsque l’on quitte l’un pour l’autre, on garde la forma mentis du premier. La «conversion» de la rhétorique à la philosophie est passage et non rupture. Du reste, le passage s’effectue aussi - quoique plus rarement - en sens inverse. Philostrate cite le cas d’Aristoclès de Pergame, qui dans sa jeunesse étudiait la philosophie péripatéticienne, négligé et mal vêtu : quand il «reflua» 4. Pensées, I, 7, 3 : Παρά 'Ρουστικου... τό άποστηναι Ρητορική? ; cf. I, 17, 8. Voir notamment Cortassa, éd. de Marc Aurèle, p. 19-25 ; Rutherford, The Meditations o f Marcus Aurelius, p. 103-107. 5. La bibliographie serait considérable : toutes les études importantes sur Dion et sur Lucien abordent cette question. Voir en dernier lieu les communications de J. Bompaire, «Quatre styles d ’autobiographie au IIe siècle après J.-C. : Aelius Aristide, Lucien, Marc-Aurèle, Galien», F. J ouan, «Les récits de voyage de Dion Chrysostome : réalité et fiction» et S. Saïd, «Le “je” de Lucien», dans M.-F. Baslez - P. Hoffmann - L. P ernot (éds.), L ’invention de l’autobiographie, d’Hésiode à saint Augustin. Actes du colloque de ...Paris, 1990 (Etudes de littérature ancienne, 5), Paris, 1993. 6. Sur la portée spirituelle des conversions à la philosophie, cf. A.D. Nock, Conversion, Oxford, 1933, p. 164-186, ainsi que les premiers articles du numéro spécial de la revue Augustinus, 32, 1987, intitulé : La conversion. De la filosofîa al cristianismo. 7. Cf. Van den Ηουτ, «Reminiscences of Fronto in Marcus Aurelius».

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vers la sophistique, il changea de skhêma et se livra immodérément aux plaisirs de la musique et du théâtre8. Outre ces conversions, sophistes et philosophes se côtoient, par exemple dans les salles de classe et dans les banquets. Épictète compte des rhéteurs parmi ses auditeurs, tandis que les nombreux élèves de Chrestos de Byzance comprennent des philosophes9. Les banquets de Plutarque, de Lucien et d’Athénée réunissent, entre autres hommes de lettres, des philosophes et des rhéteurs, et le sophiste Nicagoras assiste à un banquet néoplatonicien10. Bien plus, nous voyons certaines inscriptions de l’époque impériale honorer un personnage à la fois comme rhéteur et comme philosophe11. Là, ce ne sont plus les hommes qui passent d’une discipline à l’autre, mais les disciplines qui se retrouvent conjointement chez le même homme, en sorte que les philosophes connaissent la rhétorique et que les rhéteurs connaissent la philosophie. Toutes les sectes, en effet, ont vu des philosophes écrire sur la rhétorique, depuis Platon et Aristote jusqu’aux néoplatoniciens, en passant notamment par les épicuriens et par les stoïciens ; ces œuvres n ’étaient pas seulement des critiques portées de l’extérieur, mais bien souvent elles reflétaient une connaissance profonde de l ’art oratoire et elles lui ont fait accomplir d’importants progrès. Non contents de faire œuvre de rhétoriciens, les philosophes pratiquent des genres qui requièrent une certaine éloquence et qui d ’ailleurs leur sont communs avec les rhéteurs, comme la th e sis, l ’argumentation in utramque partem, la consolation. Certains prononcent des discours12. Leurs conférences sont parfois des epideixeis très rhétoriques et ornées13. Au début du IIIe siècle, les péripatéticiens Ammonios et Ptolémée avaient écrit des poèmes et des discours épidictiques. «Ils n ’auraient pas voulu rester connus par de tels livres», estime Longin : et pourtant c’est à peu près tout ce que nous savons d’eux14. Ici aussi, il y a une réciproque. En réponse aux attaques de certains philosophes, les rhéteurs ont composé des œuvres dirigées contre Platon, contre Aristote ou contre la philosophie en général ; les Discours platoniciens d’Aristide, seul exemple conservé, montrent que ces répliques pouvaient 8. P hilostr., V. soph. 567. Cet Aristoclès ne se confond pas avec Aristoclès de Messine, philosophe péripatéticien auteur de Tekhnai rhêtorikai. Cf. F ollet, «Aristoclès de Messine» et «Aristoclès de Pergame». - Pour un précédent, voir le cas de Métrodore de Skepsis (IIe s. av. J.-C .). 9. Épict ., Entr. Ill, 1 ; III, 9 ; P hilostr., V. soph. 591. 10. P lut ., Quaest. com. ; Luc., Sympos. 6 (cf. Icarom. 16) ; Athénée , I, 1 d ; E usèbe , Praep. evangel. X, 3. 11. B owersock, Greek Sophists, p. 11-12 ; cf. ibid., p. 51, n. 3. Voir aussi infra, n. 15, et L ibanios à Julien (or. XII, 92) : νικά? του? μέν Ρήτορα? τη φιλοσοφία, τού? δ ’ αδ φιλοσόφου? τη ρητορείμ. 12. Voir par ex. les philosophes tenant le rôle d’ambassadeurs, à l’époque hellénistique et à l ’époque romaine : cf. Christ-S chmid, Gesch. der griech. Lit. II6, p. 109 ; Bowie, «The Importance of Sophists», p. 36, n. 26. 13. ÉPICT., Entr. III, 23. 14. Cf. L. Brisson , «Ammonios», dans G oulet (éd.) Dictionnaire des philosophes antiques, I, p. 165. Ammonios est cité aussi par P hilostr., V. soph. 618.

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s’appuyer sur une lecture attentive des œuvres de l ’adversaire. Certains rhétoriciens avouaient des intérêts philosophiques15. Et, dans l ’ensemble, les représentants de la Seconde Sophistique ne sont nullement coupés de la philosophie : au contraire, leurs relations avec cette discipline se révèlent, à l ’examen, particulièrement étroites. Hermocrate de Phocée est appelé philosophos dans une inscription de l’Asclépieion de Pergame16. Alexandre de Séleucie, dit Péloplaton, disciple de Favorinus et porteur d ’un surnom significatif, apparaît en philosophe platonicien chez Marc Aurèle ; ses déclamations contenaient des passages de phusiologia17. Quadratus était également féru de développements abstraits, et sophiste à la manière de Favorinus18. Marc de Byzance posait peut-être au philosophe, avec ses sourcils froncés, sa barbe et ses cheveux négligés, et cette dialexis sur l’arc-en-ciel que certains attribuaient au stoïcien Alcinoos19. Élien, qui fut sophiste selon Philostrate, est marqué par le stoïcisme20. Parmi les plus grands, Polémon fréquenta pendant quatre ans le philosophe Timocratès d ’Héraclée et fit le voyage de Bithynie pour entendre Dion âgé21. Aristide possédait une certaine formation philosophique et entretenait des contacts avec quelques philosophes contemporains22. Hérode Atticus, enfin, avait eu pour maître le platonicien Taurus, et Philostrate cite parmi ses familiers les philosophes Lucius et Sextus. Marc Aurèle le chargea de nommer les titulaires des quatre chaires de philosophie d’Athènes. Aulu-Gelle le fait disserter sur des thèmes tels que Vapatheia et la différence entre vrais et faux philosophes, au point que l ’on a risqué à son propos, non sans fondement, bien que la disparition de son œuvre interdise tout jugement trop catégorique, le mot de Halbphilosoph23. On passe ainsi aux personnalités qui se réclament simultanément de la rhétorique et de la philosophie et qui maîtrisent également l ’une et l ’autre. Prenons le cas de Favorinus. Il se disait philosophe24 et certains lui donnaient ce nom25, mais d’autres l’appelaient sophiste26 . De fait, comment concilier

15. Voir par ex. Rhél. Her. I, 1 ; IV, 69. Tibérios est appelé philosophos kai sophistes par la Souda (T 550), bien que la liste de ses œuvres ne comporte que des traités de rhétorique. 16. Habicht, Die Inschriften des Asklepieions, n° 34,1. 5-6. 17. Marc A urèle, Pensées, I, 12 ; P hilostr ., V. soph. 575-576 (cf. 569 fin.). Voir F ollet, «Alexandros de Séleucie», p. 148. 18. P hilostr., V. soph. 576. 19. Ibid. 528-529. 20. Cf. Schmid, Der Atticismus, III, p. 3-6 ; F ollet, «Ailianos de Préneste». 21. P hilostr ., V. soph. 536, 539, 541 fin. 22. Cf. P ernot, «Aristide (P. Aelius)», p. 360-363. 23. Anderson , Phiiostratus, p. 114. Sur Hérode et la philosophie, voir aussi M ünscher, «Herodes», col. 940, 948 ; C hr ist -S ch m id , Gesch. der griech. Lit. H6, p. 695, 696 ; B oulanger , Aristide, p. 98-99 ; A meling , Herodes Atticus, I, p. 118 ; R. G oulet , «AuluGelle», dans G oulet (éd.). Dictionnaire des philosophes antiques, I, p. 686. 24. Corinth. 26 ; A ulu-G elle, XX, 1,9 ; P hilostr., V. soph. 490 init. Apparemment, il ne se disait pas lui-même sophiste (Schmid, «Favorinus», col. 2080,45). 25. Le grammairien Domitius chez Aulu-Gelle (Favor., test. 45 § 3 Barigazzi) et Aulu-Gelle lui-même, passim (test. 23, 29 § 1, 32 § 1, 33 §1, 36, 37, 38 § 1,40 § 11,42 § 1, 46 §1,47 § 2 ; fr. 3 § 1). Cf. test. 21 § 2 et Luc., Eunuch. 7.

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Y Éloge de Thersite avec les dix livres de Purrhôneioi tropoi ? Par un rapprochement implicite avec Dion, certains ont voulu cantonner l ’activité sophistique de Favorinus dans la période antérieure à son exil2627. Mais le Péri phugês de Favorinus n ’a rien de commun avec le discours homonyme de Dion : l ’orateur arlésien ne fait état d ’aucune mutation que l’exil aurait provoquée en lui. Toutes ses œuvres attestent la coexistence, selon des modalités variables, de la philosophie et de la rhétorique. Le Péri phugês est un traité de morale, qui démontre que l ’exil n ’est pas un mal en adoptant parfois une manière rhétorique28. Le Péri tukhês, comme on l’a vu, traite un sujet philosophique en style asianiste et sous la forme d’un éloge. Le Discours corinthien est un plaidoyer mêlé d ’éloge, de style très sophistique lui aussi, mais duquel la philosophie n ’est pas absente29. La même diversité règne dans les œuvres perdues, qui comprennent aussi bien des éloges paradoxaux et un discours savamment argumenté Contre les Chaldéens que des traités moraux (Péri gêrôs, etc.), des ouvrages de philosophie technique (Péri idêon, Purrhôneioi tropoi) et en outre des compilations de pure érudition (Pantodapê historia, Apomnêmoneumata). Les entretiens de Favorinus, tels que les rapporte Aulu-Gelle, reflètent les mêmes centres d ’intérêt : critique littéraire, philosophie, sujets divers30. Il est à noter que ces entretiens sont censés avoir tous eu lieu durant une même période, celle du séjour à Rome après l ’exil. Rhétorique, philosophie et médecine se retrouvent unies dans le plaidoyer en faveur de l’allaitement maternel que rapporte Aulu-Gelle31. Il apparaît donc que Favorinus n ’a éprouvé aucun embarras à être à la fois sophiste et philosophe. Si les sujets qu’il choisissait étaient en majorité philosophiques32, la manière dont il les traitait devait beaucoup à la rhétorique33. Avec un dosage variable selon les cas, son œuvre atteste la compénétration des deux disciplines. Démonax avait beau se moquer de ses conférences et de sa diction chantante,

26. Polémon (test. 3, p. 90) ; Luc., Demon. 12 ; P hilostr., V. soph. 491 init. Rappelons qu’il eut pour élèves les sophistes Hérode Atticus, Alexandre Péloplaton, Quadratus (cf. Barigazzi, Favorino, p. 10). 27. Barigazzi, ibid., p. 213, 248,413 (mais contra p. 21 et 22 n. 3) ; cf. Goggin, «Rhythm in the Prose of Favorinus», p. 201. En Corinth. 27, epepauto suggère en fait l ’évolution inverse (cf. G eel, Dionis Olumpikos, p. 347 : desierat enim philosophiae studium) ; mais tous les éditeurs modernes adoptent la correction ep' auto. 28. Cf. Barigazzi, ibid., p. 375, n. 1. 29. C’est là que Favorinus se dit philosophe. Voir aussi l’attaque contre Gorgias (§ 28), la comparaison avec Socrate (§ 32), la consolation de type philosophique rappelant le Péri phugês (§ 44 sqq.). 30. Critique littéraire : test. 39 § 7 sqq., test. 42. - Philosophie : test. 40,43, 44. - Varia : test. 27 sur les vents, test. 41 sur la médecine, test. 47 sur le droit, etc. 31. Test. 38. 32. C’est pourquoi P hilostrate le considère comme plus philosophe que sophiste : V. soph. 489 init. 33. Aussi la Souda et les modernes le jugent-ils plus sophiste et rhéteur que philosophe : Souda, Φ 4 ; Lattanzi, «La figura di Favorino», p. 51 ; Mensching, Favorin, p. 2 ; Barigazzi, Favorino, p. 77.

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Favorinus considérait quant à lui que la rhétorique est la paideia du philosophe34. Cet aperçu atteste la réalité des liens entre sophistique et philosophie. Les contacts sont anciens et, à l’époque de la Seconde Sophistique, ils restent très étroits35. Aussi, dans les traités sur le genre épidictique, la philosophie, en tant que qualité du laudandus, est-elle présentée comme une discipline intellectuelle et comme un mode de vie parfaitement respectables et appréciés36. C’est fausser la perspective que de parler de conflit entre la Seconde Sophistique et la philosophie et de proclamer la victoire de la sophistique, comme on l’a fait autrefois37. Il y a certes des débats d ’idées, des polémiques, mais point d ’ignorance ni de coupure entre les deux disciplines, bien au contraire. Les philosophes prospèrent et surveillent, comme ils l ’ont toujours fait, l’art des rhéteurs. Quant aux sophistes, ils ont tous intégré la philosophie à leur culture : non pas seulement les philosophes-sophistes dont parlait Philostrate, comme Dion et Favorinus, mais également ceux qu’il peint en déclamateurs, comme Hérode Atticus et Aristide, et ceux dont il ne parle pas, comme Lucien. Dans la plupart des cas, il ne s ’agit que d ’une culture ou d’une teinture philosophique. Les sophistes ne sont pas de grands métaphysiciens, et l ’on peut affirmer que la philosophie a plus apporté à la rhétorique que la rhétorique à la philosophie. Tel est donc précisément notre propos : il s’agit de reconnaître que la sophistique ne s ’est pas développée en vase clos et qu’elle a été constamment confrontée à la réflexion philosophique38. L ’éloge fut un des terrains privilégiés de cette confrontation. Tous les grands représentants de l’éloquence épidictique ont eu affaire, à un titre ou à un autre, avec la philosophie, si bien que celle-ci a pesé d’un poids considérable sur l’histoire de Venkômion - et ceci dès l ’origine, à laquelle il faut remonter.

34. Luc., Demon. 12. 35. D ’où les efforts de certains, comme Dion, par exemple, ou comme Philostrate au début des Vies des sophistes, pour tracer strictement la démarcation entre les deux corporations. C’est reconnaître du même coup que le départ était parfois malaisé. 36. T héon , 112, 1 ; H ermog . 16, 9 ; Ps .-D enys , 269, 6 ; Mén . I, 346, 7 ; 347, 29 ; 360, 19.24 ; 362, 19 ; II, 371, 29 ; 394, 10 ; 401,24 ; 433, 1. 37. H u g , A ristides, p. 109 ; C h r ist -S c h m id , Gesch. der griech. Lit. II6, p. 689. B oulanger, Aristide, p. 48-49, 260-265 est plus nuancé. Sur les relations entre rhétorique et philosophie sous l ’Empire, voir notamment A rnim , Dio, p. 112,126-127,135 (cf. D esideri, Dione, p. 540) ; I. H adot . A r« libéraux et philosophie dans la pensée antique, p. 228-229 ; S irinelli, éd. C.U.F. de Plut., De lib. educ. {Moralia, I, 1), p. 14, n. 3 ; A nderson , «The pepaideumenos in Action», p. 118-123. 38. Cf. M ichel, «Le style, c ’est l’homme même», p. 248 : «[Dans l ’interprétation des textes rhétoriques], c’est l’esprit et non. la lettre qu’il faut chercher. Or, chez les anciens comme chez les modernes, l ’esprit de la rhétorique, c ’est bien souvent la philosophie». - Id ., In hymnis et canticis, p. 27 : «La rhétorique ne se suffit pas à elle-même ; elle n’a de sens qu’autant [...] qu’on l’interprète en cherchant sa signification philosophique».

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Π. - L ’EXIGENCE PHILOSOPHIQUE

Avant les philosophes, plusieurs auteurs de la seconde moitié du Ve siècle avant J.-C. ont exprimé leur méfiance à l’égard de la rhétorique : on trouve des développements en ce sens chez Euripide, Aristophane, Thucydide39. Dans ces critiques, l’éloge n’est pas épargné. Aristophane raille Vepitaphios, qui loue «à raison ou à toit» (kai dikaia kadika) et qui flatte la vanité athénienne40. L ’oraison funèbre de Thucydide, la première conservée, recèle déjà une dénonciation implicite de ce genre oratoire. Dès l’exorde, nous apprenons que Y epitaphios est un usage inutile et dangereux : Périclès ne le suivra que pour se conformer à la tradition (II, 35). Cependant il ne s’y conforme pas en tout point, et son discours se caractérise par une série de refus : refus de relater les praxeis des ancêtres, que les auditeurs connaissent déjà (36, 4) ; refus d’exalter les ascendants lointains, car la génération précédente et la génération présente ont aussi leurs mérites (36, 1-3) ; refus de se lamenter (44, l)41. En outre, l’orateur insiste sur son souci de la vérité (35, 2 ; 41, 2.4) et le met hardiment en pratique en avouant que certains des héros défunts avaient sans doute été des canailles durant leur vie (42, 2-3). Même si elle reste implicite, la critique est donc nette, et profonde. Elle signifie que l’oraison funèbre traditionnelle n’est pas le meilleur moyen d ’honorer les morts, qu’elle se complaît dans des développements usés, passéistes ou pathétiques et qu’elle ne recule pas devant le mensonge. Périclès, au contraire, préfère s’étendre sur l’éloge de la cité actuelle (37-41), qui est plus instructif et mieux adapté aux circonstances, puisqu’il exhorte à la valeur guerrière (36, 4 ; 42, 1 ; 43, 1) ; de même, l ’éloge des morts constitue une exhortation à les imiter (43, 4). Il ne s’agit pas de renoncer à l’éloge en tant que tel, mais de lui conférer une valeur de description historique et d ’exhortation politique. L’orateur ne répudie pas l’oraison funèbre42 : il la réforme, par un double mouvement de critique et d’enrichissement. Peu importe que ce texte soit l ’œuvre de Périclès ou de Thucydide. Peut-être porte-t-il la marque de l ’un et de l ’autre : le souci d’efficacité politique répond à ce qu’on attend du chef d’un État en guerre, tandis que la description d’Athènes et l ’exigence de vérité correspondent aux

39. Cf. N o rth , «inutilis sibi, perniciosus patriae», p. 242-246 : «anti-rhetorical arguments before Plato» ; JouaN, «Usage et condamnation de la rhétorique chez Euripide». P h ilo s tr a te est très conscient de l ’existence de cette tradition critique dans l’Athènes classique ( V . soph. 483 fin ., 499). 40. Acharniens, 370-374 ; Guêpes, 636-641. Cf. L o r a u x , L ’invention d’Athènes, p. 308-316, qui souligne que les critiques d ’Aristophane préfigurent celles du Ménexène. 41. D’autres epitaphioi manifestent une réserve à l ’égard de la lamentation, mais le refus est ici particulièrement net. 42. L oraux, ibid., p. 293, observe que le discours reste «conforme dans ses grandes lignes à la tradition du genre». De fait, on y retrouve le plan et des thèmes traditionnels - ainsi qu’une forte tendance à embellir la réalité... En outre le style est parfaitement sophistique, avec ses formules, ses paradoxes, ses hyperboles.

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préoccupations de l’historien. Quoi qu’il en soit, cet epitaphios esquisse les thèmes que les philosophes vont approfondir et systématiser. D ’abord Platon, inuentor et princeps des critiques contre la rhétorique43. C’est dans le Gorgias, comme on sait, que la critique prend toute sa dimension, avec la définition de la rhétorique comme routine (empeiria kai tribê) et comme flatterie (kolakeia). Aux yeux de Platon, la rhétorique qui triomphe dans l’Athènes classique n’est pas un art, mais une collection de recettes ; et ces procédés visent seulement à complaire à l’auditoire en lui disant ce qu’il veut entendre, au lieu de l ’éduquer44. Le reproche porte donc principalement sur l ’indifférence des orateurs vis-à-vis des fins morales. Toutefois, dans la dernière partie du dialogue, Platon envisage la possibilité d ’une bonne rhétorique, celle de l ’orateur tekhnikos te kai agathos qui travaillerait à rendre ses concitoyens vertueux. Y a-t-il des exemples de cet orateur idéal ? Socrate dit d’abord qu’il n’en connaît point, mais plus loin il cite le nom d’Aristide, et il ajoute qu’il est lui-même le seul homme politique digne de ce nom45. Ainsi le Gorgias n ’est-il pas la charge aveugle qu’il paraît être au premier abord ; il laisse entrevoir la possibilité de sauver la rhétorique. De ce point de vue, le Phèdre prolonge le Gorgias plus qu’il ne le contredit. Sans doute, Périclès y est exalté, après avoir été vilipendé dans le Gorgias46. Mais l ’attitude générale reste identique, associant une dénonciation de la rhétorique existante et une définition de la bonne rhétorique. L ’apport du Phèdre consiste dans le développement accordé au second de ces deux points. La bonne rhétorique n ’est plus une possibilité vague, mais un objectif précis, subordonné à deux conditions principales : l’orateur devra connaître et dire la vérité sur la question qu’il traite, au lieu de se satisfaire de vraisemblances ou de mensonges ; d ’autre part, puisque la rhétorique est psychagogie, il lui faudra connaître l ’âme des auditeurs47. Par conséquent, l ’on ne sera bon 43. Cic., De or. I, 47. Dans la vaste bibliographie sur Platon et la rhétorique, et en particulier sur Platon et l’éloge, on renvoie ici aux notices de L. Robin, éd. C.U.F. du Banquet et du Phèdre, et de L. M éridier, éd. C.U.F. du Ménexène, ainsi qu’à P. Vicaire, Platon critique littéraire, Paris, 1960, IIe partie ; Buchheit, Untersuchungen zur Theorie des Genos Epideiktikon, p. 84-108 ; P. K ucharski, «La rhétorique dans le Gorgias et le Phèdre», REG, 74, 1961, p. 371-406 ; L aborderie, Le dialogue platonicien de la maturité, passim ; K.V. Erickson (éd.), Plato : True and Sophistic Rhetoric (Studies in Class. Antiquity, 3), Amsterdam, 1979 ; C lavaud, Le Ménexène de Platon ; Loraux, L'invention d’Athènes, p. 268-274, 315-332 ; A. Laks, Loi et persuasion. Recherche sur la structure de la pensée politique platonicienne, thèse Paris IV, 1988, p. 228-256 (dactyl.). Analyse très critique des positions de Platon chez Vickers, In Defence o f Rhetoric, chap. 2. 44. Gorg. 462 b-466 a, 500 a sqq., 513 c sqq. L ’expression empeiria kai tribê (463 b) reviendra dans le Phèdre, 270 b, et dans les Lois, XI, 938 a. 45. Gorg. 503 a-b, 504 d-e, 508 c, 521 d, 526 a-b, 527 c. 46. Comparer Gorg. 503 c, 515 d-516 d, et Phèdre, 269 e ; cf. D. Babut, «Sur quelques énigmes du Phèdre», BAGB, 1987, p. 275-276. Voir aussi Banquet, 215 e. 47. Phèdre, 237 b-d, 259 e-274 b, et récapitulation 277 b-c. Il y a en outre des conditions moins spécifiquement philosophiques : l’orateur doit connaître les différents types de discours pour en jouer à volonté (voir la notice de Robin dans la nouvelle éd. C.U.F., p. CLXXVI, n. 1) ; il lui faut les dons naturels, la science et l’exercice (269 d), ainsi que la

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orateur que si Ton maîtrise la méthode dialectique, qui permet d’atteindre la vérité, et si l’on connaît la nature de l’âme. Π ne suffit pas d ’être modérément philosophe, comme Isocrate48 : il faut l’être bel et bien. La rhétorique que Socrate définit dans le Phèdre n’a donc rien de commun avec ce qu’on entend habituellement par ce mot. Son domaine déborde largement celui du discours public : c’est «un art qui s’étend à toutes les formes de la parole» (261 e), et sa finalité n ’est pas de parler aux hommes, mais «de se rendre capable d ’un langage qui plaise aux dieux» (273 e). Quant à son contenu, il est philosophie pure, comme le montrent les échantillons de discours prononcés par Socrate dans ce dialogue. La rhétorique n ’est donc sauvée qu’à condition de se soumettre à des exigences drastiques ; elle perd toute autonomie pour devenir en somme la parole du philosophe. Platon n ’est jamais revenu sur sa condamnation de la rhétorique vulgaire. Il n’y a pas de place pour les orateurs dans la cité idéale49. Mais le philosophe n ’est pas m iso lo g o s50, et il saura se montrer éloquent. Ainsi, dans la République, on voit le législateur, après quelques réticences, recourir à un mythe pour persuader les citoyens51. Sur le plan théorique, le Politique énumère trois facultés apparentées à la science politique : «l’art militaire, l’art de juger et toute éloquence (rhètoreia) qui, participant à l’art royal et persuadant ce qui est juste, s’associe à cet art pour diriger les activités politiques»52. La rhétorique est donc admise dans l’État, à condition qu’elle soit juste et mise au service de l’art royal du philosophe. Ces analyses fondent et éclairent la critique de l ’éloge, qui s’exprime surtout dans le Ménexène et dans le Banquet. Les premières lignes du M énexène (234 a-b) renvoient à la problématique du Gorgias. A vingt ans, Ménexène se croit parvenu au terme de la paideusis et de la philosophia. Suivant le programme de Calliclès, il songe désormais à se tourner vers les occupations supérieures, c’est-à-dire vers la politique, et c’est dans cet esprit qu’il montre tant d ’intérêt pour Vepitaphios. L’oraison funèbre est une forme de discours politique. Autant que les plaidoyers et les harangues, elle représente la manière rhétorique d’administrer l ’État, contre laquelle vont s’exercer, comme dans le Gorgias, les critiques du philosophe. Ces critiques, Socrate les présente sous la forme ironique d ’un éloge de l ’éloge (234 c-235 c), dans une tirade dont chaque mot est pesé pour discréditer le genre. L’éloge funèbre est mensonger, car il loue les qualités qu’a l ’objet et celles qu’il n’a pas (235 a : καί τα προσόντα καί τά μή). Et il fait accroire ces mensonges grâce à la magie du style. Est-ce là la fameuse puissance de la rhétorique ? Oui, sans doute, mais l ’envoûtement ne dure pas plus de trois ou quatre jours ; et, surtout, il n’opère connaissance du kairos (272 a) ; le discours doit être composé comme un tout organique (264 b-e). 48. Phèdre, 278 e-279 b ; cf. Euthyd. 304 c sqq. 49. Rép. VI, 493 a-e : critique de la rhétorique des sophistes comme flatterie, dans la ligne du Gorgias. - Lois, XI, 937 d-938 c : la profession d’avocat sera interdite dans la cité. 50. Phédon, 89 c-91 c. 51. Rép. ΠΙ, 414 b sqq. 52. Politique, 303 e-304 a. Voir aussi la subordination de la rhétorique à la dialectique dans le Philèbe, 58 a-59 c.

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que grâce à la flatterie, car les auditeurs, assimilés à leurs ancêtres, sont euxmêmes les objets de l ’éloge. Il n ’est pas difficile de louer les Athéniens devant des Athéniens (235 d, 236 a). Pour les faiseurs d’oraisons funèbres, eu legein ne signifie pas «bien dire», mais «dire du bien» de leur public (235 d). L’habileté des orateurs se résume donc en deux mots, mensonge et flatterie53. L’oraison funèbre que Socrate prononce ensuite, et dont le caractère parodique ne fait pas de doute à nos yeux, illustre à satiété les défauts stigmatisés dans le dialogue introductif : déformation historique pour exalter Athènes au mépris de toute vérité, juxtaposition mécanique et pédantesque des topoi dans l’ordre consacré, effets de style particulièrement voyants. Il est à noter toutefois que la parodie se fait plus discrète dans la partie de consolation et d’exhortation : or le dialogue introductif ne visait précisément que l ’éloge. Platon a donc concentré ses attaques sur Yenkômion proprement dit, estimant apparemment que les consolations rhétoriques, pour banales et superficielles qu’elles fussent, ne méritaient pas la même sévérité. Mais ces critiques concentrées sont en même temps radicales. Contrairement aux indications du Gorgias, il n ’y a ici aucun espoir de rédemption. Contrairement à ce que croyait Thucydide, Y epitaphios ne peut pas être réformé. La condamnation est totale, parce que Y epitaphios est pour Platon l’expression même du système politique qu’il exècre54. La fonction politique passe au second plan dans le Banquet, les éloges de l’Amour se présentant comme des compositions gratuites qui n ’engagent pas la cité. Dès lors, la perspective cesse d ’être uniquement critique : le dialogue ne se borne pas à dénoncer les défauts des éloges rhétoriques, mais il oppose à ceux-ci l ’éloge philosophique, dont l ’entretien avec Diotime et la tirade d’Alcibiade constituent en quelque sorte les modèles. Cette étude contrastée du bon et du mauvais éloge mêle adroitement la théorie et l’exemple55, en sorte que le Banquet peut être lu comme une véritable tekhnê. Dans sa prodigieuse richesse, ce dialogue, entre tant de thèmes, contient aussi les éléments d’un traité de rhétorique sur le genre de Yenkômion, dont il étudie tous les aspects — première étude sur la question de toute l’histoire occidentale, du moins parmi les textes conservés. En ce qui concerne le choix des sujets, Platon critique les éloges futiles, comme l ’éloge du sel, et considère qu’il faut louer seulement les objets qui le 53. La critique de la fausse improvisation, thème annexe (234 c, 235 c-d, 236 b), va dans le même sens : les orateurs réutilisent des discours ou des fragments de discours tout prêts, ce qui montre qu’ils se contentent de développements passe-partout, sans se soucier de l’objet précis de leur éloge, et que leurs discours sont faits de pièces et de morceaux au lieu de présenter une unité organique. - La mention bouffonne d’Aspasie (235 e-236 c) discrédite encore davantage le genre, en le plaçant sous le patronage d’une femme, d’une maîtresse d’école (c’est donc la rhétorique qui est affaire de gamins : réponse à la prétention initiale de Ménexène) et de la compagne de Périclès (lien de Y epitaphios avec la démocratie). 54. Pour la critique de l ’éloge vulgaire, voir encore Criton, 47 a-48 a ; Protag. 337 b ; Théét. 174 d-175 b ; cf. Clitophon, 410 b-c. Socrate se refuse à faire des éloges mensongers chez Xén., Mém. II, 6, 36-39. 55. Théorie dans les passages où chaque convive commente les éloges qui ont précédé : 180 c-d, 186 a, 194 e-195 a, 198 a-199 b, 212 c, 223 c-d. Exemples dans les cinq discours non philosophiques, puis dans l ’entretien avec Diotime et dans la tirade d’Alcibiade.

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méritent, comme les dieux (177 b-c, 180 e)... et Socrate. Cette réserve faite, les règles édictées dans le Banquet vaudront pour tout sujet (195 a : péri pantos ; 198 d : hotioun). - La première règle est une règle de méthode : il faut voir quel est l ’objet, et dire la vérité à son propos. Progressivement dégagé par les premiers orateurs (180 c-d, 185 e-186 a, 194 e-195 a), ce principe essentiel est repris par Socrate, qui en tire toutes les conséquences. Agathon a eu raison de se proposer d’abord de dire ce qu’est l’Amour, en faisant passer en seconde position ses bienfaits, qui ne sont que la conséquence de sa nature5657.Mais dire quel est l’objet, cela implique qu’on le sache - ce qui n’était pas le cas d ’Agathon (201 b). Cela implique aussi qu’on s’attache à dire la vérité, par opposition aux rhéteurs qui prêtent à l’objet les plus belles qualités sans s’inquiéter de savoir s’il les possède effectivement (198 d-e). En bref, l ’éloge rhétorique est mensonger, tandis que l ’éloge philosophique doit être véridique : on retrouve ici la critique du M énexène57 et la première condition du Phèdre. L ’exigence de vérité sera illustrée par les propos d’Alcibiade, qui, dans son ivresse - en oinô alêtheia - , proclame avec insistance la véracité de son témoignage sur Socrate (214 e, 215 a, b, 216 a, 217 b, e, 219 c). Notons cependant que Socrate fait aux rhéteurs, d’un mot, une concession de taille : il faut choisir les qualités les plus belles (198 d). Donc rien que la vérité, mais non point toute la vérité... - De cette règle de vérité découlent les préceptes techniques. Socrate critique les plans didactiques et mécaniques, parodiés dans les discours de Phèdre et d’Agathon. Il faut au contraire «disposer dans l’ordre le plus convenable» (198 d), et la suite du dialogue fournira à cet égard deux modèles, qui ne reprennent les divisions d’Agathon que pour les améliorer : l ’entretien avec Diotime reprend la division p h usis/erga en lui donnant un véritable contenu, et la tirade d’Alcibiade s’inspire de la division kallos/aretai, mais de manière très souple. Diotime et Alcibiade ont ainsi corrigé le plan d ’Agathon. — Pour l’argumentation, Platon oppose les preuves rhétoriques d ’Agathon (195 a, e, 196 a : tekmêrion), qui sont sans valeur, aux démonstrations philosophiques de Diotime et aux témoignages nus d’Alcibiade. - Quant au style, les discours de Pausanias et surtout d’Agathon offrent l ’exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Leurs effets gorgianiques envoûtent l’auditeur et produisent Vekplêxis par des moyens tout artificiels (195 c, 198 b-c)58, ces moyens qui font dire à Socrate : «Tu ne connaissais rien à ce dont tu parlais, mais que ton langage était beau !» (201 b). Le bon style, au contraire, est celui qui dispose les mots «à l’aventure, comme ils se présentent» (199 b). C’est ce que fait Socrate, et ainsi il provoque la véritable ekplêxis, profonde et comparable à la morsure d’une vipère (215 d-e, 217 e-218 a, 221 e-222 a). - Enfin, ajoutons un soupçon de critique contre l ’improvisation feinte (185 c). On voit que la tekhnê cryptique du Banquet constitue un ensemble complet. 56. 199 c, 201 d. D ’où le plan phusis - erga, adopté dans l’entretien avec Diotime (201 d-207 a). 57. έάν τ£ f| οϋτως· Ιχοντα έάν τε μή {Banquet, 198 e) fait écho à Ménex. 235 a. Tout ce passage du Banquet a d’ailleurs un ton de persiflage très proche du dialogue introductif du Ménexène. 58. Sur cette fausse ekplêxis, voir aussi Ménex. 235 a-c ; Phèdre, 234 d.

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Le sens de la démonstration est conforme aux leçons du Gorgias, du Phèdre et du Ménexène : elle associe une critique en règle de l’éloge rhétorique et une définition de l ’éloge philosophique. En outre, tout comme dans le Phèdre, les exigences platoniciennes sont telles que le bon éloge n ’a plus grand-chose de commun avec ce qu’on met habituellement sous le mot d ’éloge. Les modèles proposés - éloge de l ’Amour par Diotime, éloge de Socrate par Alcibiade sont des compositions sui generis qui ne ressemblent nullement à des discours et qu’il serait impossible d’imiter. Peu importe même à Socrate qu’on appelle enkômion l ’éloge philosophique ou qu’on lui donne un autre nom (212 c). Ici encore, la rhétorique s’est diluée dans la philosophie. Aussi les enkômia rhétoriques sont-ils bannis de la cité idéale, comme l ’étaient les plaidoyers et les harangues. Cependant Platon n ’a pas voulu renoncer à l ’éloge, qui remplit à ses yeux une fonction irremplaçable en rendant un juste hommage au mérite et en exhortant les citoyens à la vertu59. La cité retentira donc d ’hymnes en l’honneur des dieux, des démons et des héros, et d’éloges funèbres en l ’honneur des citoyens vertueux, hommes et femmes. Ces éloges seront réservés aux sujets qui les ont effectivement mérités. Ils seront composés par des personnes compétentes, c’est-à-dire des gens de bien, et soumis à une rigoureuse censure préalable. Et surtout, ces éloges seront exclusivement poétiques : Platon se méfie si fort de la rhétorique qu’il lui préfère encore la poésie60. L ’éloge en prose n ’apparaît que sous une forme spéciale, dans les textes de loi ; outre les prescriptions proprement législatives, la loi peut en effet inclure des éloges et des blâmes, relatifs à tel ou tel type d ’action ou d ’activité, qui ne fixent pas de sanction pénale, mais dont le citoyen doit tenir compte61. Les chants civiques et la parole du législateur remplacent ainsi les enkômia des rhéteurs et des sophistes. Les critiques platoniciennes méritaient d ’être analysées en détail, car elles contiennent tous les éléments de la problématique ultérieure. Avec Platon, tout est dit. Tout, c’est-à-dire tout et son contraire : on peut tirer de Platon soit une condamnation, soit une définition de la rhétorique. Ainsi certains contemporains d’Aristide prisaient-ils plus que tout les pages du Gorgias où Socrate dénonce la kolakeia62, tandis que vers la même époque Alcinoos (Albinos) ne tient aucun compte du Gorgias à cet égard et se réfère seulement à la définition de la bonne rhétorique du Phèdre63. Suivant qu’ils étaient lus dans un esprit négatif ou dans un esprit constructif, les textes de Platon étaient propres à inspirer également les Zoïles et les Aristarques de la rhétorique. La condamnation de la rhétorique vulgaire ne faisait pas de doute, mais au-delà de ce point on pouvait avancer plus ou moins loin en direction d’une rhétorique transfigurée. Les philosophes qui ont traité de l ’éloge après Platon ont mis à 59. Cf. Lois, V, 730 b, sur la valeur éducative de l ’éloge et du blâme. 60. Rép. V, 468 d ; X, 607 a ; Lois, VII, 801 e-802 a ; VIII, 829 c-e ; XH, 947 b-c ; 958 e. 61. Lois, VII, 822 d-823 d. 62. ARSTD.,Déf. rhéî. 20. 63. A lcinoos, Enseignement des doctrines de Platon, 159, 31-37, p. 13-14 Whittaker-Louis (C.U.F.). Attitude comparable, consistant à souligner l’existence d’une bonne rhétorique selon Platon, chez G alien, De Hippocratis et Platonis placitis, t. V, 756 Kühn ; A pulée, De Platone, II, 8-9 (§ 231-234).

505 profit cette latitude pour tantôt privilégier la critique, tantôt poser les conditions d’une bonne rhétorique. Aristote et Philodème illustrent ces deux pôles de la réflexion philosophique. Tout l ’effort d ’Aristote tend à libérer la rhétorique de la condamnation platonicienne en lui assignant un domaine propre, qui est celui des actions humaines et des jugements de valeur64. Par conséquent Aristote n’entend pas répudier le genre de l’éloge : il se contente de l’épurer, en le limitant très rigoureusement aux vertus et aux actions vertueuses - les biens extérieurs et physiques ne devant intervenir qu’à titre de confirmation. Si sévère que soit cette restriction, elle laisse libre cours à une pratique du bon éloge. En outre, l ’exigence aristotélicienne se prête à une interprétation moins contraignante que les réquisits du Banquet et du Phèdre. Point n’est besoin d’être dialecticien, il suffit de se soucier de la morale. C ’est pourquoi les rhéteurs ont accepté, fût-ce superficiellement, la problématique éthique posée par Aristote65. Philodème, en revanche, adopte l ’attitude inverse, qui privilégie la condamnation. Il se peut que l ’éloquence épidictique, qu’il appelle «sophistique», mérite le nom d ’art66 : mais c’est un art dépourvu d ’intérêt pour le philosophe. Le livre IV de la Rhétorique de Philodème contient une tirade très violente contre les éloges sophistiques, auxquels l’auteur reproche leur immoralité. Les sophistes, dit-il, se font fort de louer les méchants et de blâmer les gens de bien ; voudraient-ils d’ailleurs se contenter de louer ce qui est louable et de blâmer ce qui est blâmable que leur prétention serait vaine, puisqu’ils sont incapables de discerner le bien et le mal. Outre leur immoralité, les éloges sophistiques sont privés de toute valeur politique ; leurs sujets sont futiles et mal choisis ; enfin les mobiles des encomiastes - lucre, crainte, ostentation - sont méprisables67. Il est vrai que Philodème reconnaît l’existence d’un bon éloge, dont il traitait sans doute dans son Péri epainou. Pas plus que Platon, il ne veut renoncer à la fonction protreptique de l ’éloge, qui exhorte à la vertu et détourne du vice68. Mais le bon éloge d ’Aristote est inclus dans la Rhétorique, tandis que celui de Philodème est hors rhétorique : résultats contradictoires d ’une exigence fondamentalement identique.

64. Cf. A ubenque, «L’actualité de la Rhétorique d’Aristote». 65. Noter q u ’ARlSTOTE donne une belle définition de la flatterie, mais q u ’il ne songe nullement à l ’appliquer au genre épidictique (Rhét. II, 1383 b 30-33). 66. Philod., Rhét. I, 122-123. Cf. K ennedy, The Art o f Persuasion in Greece, p. 300-301 ; D. S e d le y , «Philosophical Allegiance in the Greco-Roman World», dans M. GRIFFIN3. B a r n e s (éds.), Philosophia Togata, Oxford, 1989, p. 107-119 ; R. N. G a in e s, «Philodemus on the Artistic Status of Rhetoric» (communication au VIIe congrès de l’International Society for the History of Rhetoric, Göttingen, 1989) ; D.C. In n es, «Philodemus», dans K e n n e d y (éd.), The Cambridge History o f Literary Criticism, 1, p. 218-219. 67. Philod., Rhét. I, 212-222. 68. Cf. M oraux, «Deux témoignages de Philodème sur Aristote», p. 411.

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A l ’époque impériale, la critique philosophique de la rhétorique et de Venkômion trouve un large écho dans l’œuvre de Plutarque, qui, comme celle de Platon, mérite de notre point de vue une analyse détaillée69. Plutarque connaissait la rhétorique, qu’il avait certainement étudiée pendant ses années de formation, et d ’après le catalogue de Lamprias il lui avait consacré trois traités, aujourd’hui perdus : IIpos* τους· διά τό Ρητόρευαν μή φιλοσοφουυτας·, El άρετή ή Ρητορική, Περί Ρητορικής· βιβλία γ ' 70. Dans l ’œuvre conservée, la position de Plutarque vis-à-vis de la rhétorique doit être cherchée dans deux textes majeurs, le De audiendo et les Praecepta gerendae reipublicae. L ’objet même de ces textes est révélateur : le De audiendo édicte des règles de conduite pour les auditeurs des conférences philosophiques, tandis que les Praecepta définissent le rôle de l’homme d’État. La réflexion sur la rhétorique s’inscrit donc dans une réflexion sur l’enseignement de la philosophie et sur la politique. Comme chez Platon, la rhétorique pose le problème du bon usage de la parole pour le philosophos et pour le politilcos anêr. La solution consiste encore une fois à définir une bonne rhétorique, distincte de celle des sophistes. Le De audiendo trace une opposition entre la leçon philosophique, dont l’intérêt pour l’auditeur doit résider uniquement dans le contenu des propos, dans leur vérité, dans leur utilité, et la conférence sophistique, qui utilise au contraire tous les ornements du style et de Vactio en vue du plaisir ; ces «sophistes» dont Plutarque fait la satire sont aussi bien les professeurs de rhétorique, avec leurs dialexeis et leurs meletai, que les mauvais professeurs de philosophie71. Dans le domaine politique, la démonstration est analogue : l’éloquence de l’homme d ’État est subordonnée aux fins morales, elle conduit vers le bien, et elle ne doit surtout pas ressembler à une éloquence technique de rhéteur professionnel ou de sophiste72. Plutarque condamne donc sans ambages la rhétorique à visée esthétique. Le philosophe et l ’homme d’État ne sont pas muets, mais leur parole est dominée par le souci du contenu. Plutarque ménage cependant une place à l’agrément. Π précise que le maître ne négligera pas entièrement la grâce et la persuasion du style, et que les 69. La meilleure étude d’ensemble reste celle de J euckens, Plutarch und die Rhetorik. Voir aussi Z œgler, «Plutarchos», col. 928-938. 70. L ’authenticité du Péri rhêtorikês a été contestée par J euckens, p. 15, mais Ziegler , col. 929, répond à juste titre que rien ne permet de mettre en doute cette attribution. 71. De audiendo, chap. 7-9, et aussi 46 a, e, 48 d. 72. Praec. ger. reip., chap. 5-9, et aussi 805 a-b, 812 f-813 a, 813 e, 814 a-c. On cite souvent la formule de 801 c, selon laquelle la rhétorique est sunergos peithous, comme si elle signifiait que l’éloquence joue un rôle accessoire et que l’essentiel est l’autorité que l’orateur doit à sa vie irréprochable. Certes, sunergos n’est pas dêmiourgos (opposer P la t., Gorg. 453 a). Mais il ne faut pas isoler cette phrase de son contexte : le passage, ainsi que le traité dans son ensemble, établissent que la rhétorique est indispensable à l’homme d ’État, et surtout au magistrat grec sous la domination romaine. Il y a synergie entre l’action et la parole, sur un pied d’égalité, conformément au vers d’Homère : «Être en même temps un bon diseur d ’avis et un bon faiseur d’exploits» (II. IX, 443, cité ici en 798 b ; même citation An seni, 795 e). Voir aussi De audiendis poetis, 33 e-f.

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étudiants avancés auront le droit de s’intéresser aussi à cet aspect de la leçon73. De même, l’éloquence politique ne sera pas privée d’attrait : elle utilisera avec mesure et à-propos —les maximes, anecdotes, fables, métaphores, ainsi que les sarcasmes et les bons mots74. Mais s ’il est permis de rechercher l’agrément, ce n ’est que pour mieux convaincre75. Cette conception de l’éloquence utile explique la position de Plutarque vis-àvis du genre épidictique. Il ne s’est pas soucié de la définition rhétorique du genre : epideiktikos est chez lui un terme très général, qui s’applique à tout discours conçu pour la montre76. Dans le même sens, il emploie le terme panêgurikos, de façon péjorative, pour désigner les discours qui cherchent à séduire la foule, en particulier par les prestiges du style ; cette éloquence de parade est préjudiciable aux auditeurs, qu’elle flatte au lieu de les élever vers le bien, et à l’orateur lui-même, qu’elle accoutume à s’asservir au plaisir. Les déclamations des sophistes, les harangues des démagogues ressortissent ainsi à ces «bavardages panégyriques» qu’il faut bannir de l’éducation des enfants77. Plutarque ne s’est pas soucié non plus de la technique de l ’éloge : l ’unique point qu’il évoque, en philosophe, est la distinction entre les biens de fortune et les qualités morales, pour dire que seules ces dernières méritent d ’être louées78. Ce qui l ’intéresse, c’est le problème moral posé par l’éloge, genre inquiétant. Louer autrui, c’est souvent le flatter, et être loué par autrui procure un plaisir coupable. Plutarque s’emploie donc à poser des garde-fous contre l’éloge. Le traité essentiel est ici le De adulatore et amico, où l’éloge joue un rôle important parce qu’il constitue une arme favorite des flatteurs. Plutarque distingue l ’éloge que fait l ’ami et celui que fait le flatteur, ce qui revient à opposer le bon éloge et la flatterie79. L ’éloge flatteur est systématique (nul reproche, ou presque, ne s’y mêle) et mensonger au besoin ; il s’adresse à la personne, non à ses actes, et il veut seulement satisfaire l’amour-propre. Au contraire, le bon éloge est sincère et véridique. S’adressant aux actes, il loue la personne en son absence plutôt qu’en sa présence et il préfère même louer, plutôt qu’une personne en particulier, toutes celles qui agissent de la même manière. Enfin, le bon éloge veut être utile à celui qui le reçoit, en l’incitant 73. De audiendo, 42 d-e. 74. Praec. ger. reip. 803 a-d. 75. P lutarque revient ailleurs sur ces idées. Opposition entre la parole utile et la rhétorique qui vise seulement à plaire : De project, in virtute, 79 c ; De tranq. animi, 464 f-465 a. Critique des sophistes : De tuenda sanitate, 131 a ; De glor. Athen. 350 d- 351 a ; De laude ipsius, 543 e. - Idéal d’une éloquence politique visant seulement le bien : Vie de Démosthène, 13, 5-6. - Admission d’un certain souci du style et de l’agrément : Vie de Cicéron, 13, 1 ; De liber, educ. 7 a-b ; Mulier, virt. 243 a-b. - F razier, «Plutarque et l’éloquence des hommes illustres», montre que les jugements portés sur l ’éloquence des grands hommes dans les Vies sont en parfait accord avec la conception de la rhétorique exprimée dans les Praecepta. 76. Cf. J euckens, op. cit., p. 102. 77. De liber, educ. 6 a-b ; De audiendo, 42 a, 46 a ; An seni, 796 e ; Praec. ger. reip. 802 e. 78. Cf. supra, p. 147. 79. De adulatore et amico, chap. 12-14, et aussi 50 b, 55 b, 59 a, 72 c-e, 73 c-e. Noter en 57 d un exemple révélateur de l’opposition entre philosophie et rhétorique : «Quelquefois la flatterie consiste à traîner les philosophes dans la boue devant un orateur».

LES VALEURS au bien. Parfois on loue un ami pour l ’encourager dans ses bonnes dispositions. Plus souvent, l’éloge est le moyen de faire accepter une réprimande : «Je loue en toi telle qualité [et c’est vrai : il n ’y a'donc pas flatterie], mais en revanche je te critique sur tel autre point»80. L ’éloge ne se justifie donc que s’il procure un bénéfice moral. Même ainsi, il reste dérangeant, et «c’est le rouge au front que l ’on doit s ’entendre louer»81. Traitant la question en moraliste, Plutarque, dans le De adulatore et amico, envisage toutes les formes d’éloge, sans se limiter au discours suivi. Aussi l ’éloge flatteur, dans ce traité, n ’est-il nullement le propre de la rhétorique. Mais il reste que le bon éloge n ’a rien de commun avec les enkômia des rhéteurs, que Plutarque ne jugeait certainement pas conformes à ses exigences. Dans ces conditions, on conçoit qu’il n’était pas question pour lui de composer des éloges rhétoriques. C’est une fausse interprétation qui lui a fait attribuer un Eloge de la chasse*2. Les conférences que Ziegler qualifie de «déclamations épidictico-rhétoriques» présentent assurément un caractère rhétorique, au sens large du terme (argumentation in utramque partem, style), mais ce ne sont pas des enkômia et le fil directeur est toujours l’examen d’un problème moral, par exemple les rôles respectifs de tukhê et d’aretê ; le De gloria Atheniensium a beau contenir quelques éléments d’éloge d ’Athènes, il reste à mille lieues d’un panathénaïque83. Dans les consolations mortuaires, Plutarque évite soigneusement les éléments qui caractérisent le paramuthêtikos épidictique : l’éloge du défunt est réduit à quelques lignes84 et la lamentation est absolument refusée. Dans VErôtikos, l’éloge de l ’Amour s’apparente aux hymnes rhétoriques par sa structure, mais non par le ton ni par l’intention. Plutarque n ’a donc pas écrit d’éloge rhétorique : mais il n ’a pas écrit non plus d ’éloge philosophique. S’il a appliqué quelque part sa théorie de l’éloge utile, c’est plutôt dans les Vies. L ’auteur croyant à l’utilité morale des leçons de l’histoire, on peut lire ses Vies comme autant à'exempla, généralement bons, parfois mauvais, qui incitent à l’émulation ou illustrent les défauts à éviter85. Or ces biographies sont soigneusement distinguées des éloges rhétoriques. Plutarque oppose ainsi VAgésilas de Xénophon, dans lequel l ’auteur s’est permis «de dire et d ’écrire ce qu’il voulait de son héros», et l ’exactitude historique de son propre récit86. Les Vies sont l’exposé véridique et utile d’actes vertueux (ou vicieux ). Tel est peut-être l’idéal de l’éloge (et du blâme) selon Plutarque : un éloge dépourvu de toute rhétorique, et qui finit

80. P lutarque tient à cette rouerie de directeur de conscience : cf. Praec. ger. reip. 810 c, sur «le blâme mêlé d’éloge». 81. De laude ipsius, 539 d, 547 b. - Nous traiterons ailleurs de l’éloge de soi-même, qui constitue une problématique spécifique. 82. Cf. H. Martin, «Plutarch’s De sollertia animalium 959 B-C». 83. Sur ces conférences, voir Z iegler , op. cit., col. 716-717, 719-732 ; F lacelière , éd. C.U.F. des Moralia, I, 1, p. CCVi-CCX. 84. Consol, ad Apoll. 101 f, 121 e ; Consol, ad uxorem, 608 c-d. 85. Voir notamment Périclès, 1-2. Cf. Z iegler, op. cit., col. 903-905 ; R ussell, Plutarch, p. 103-104. 86. Comparaison Agésilas-Pompée, 3, 1.

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par se diluer dans le genre biographique, de même que l’éloge platonicien était absorbé par la philosophie. L ’œuvre de Plutarque relaie donc efficacement la critique platonicienne. Avec une parfaite cohérence dans toutes ses parties, elle ramène le problème à quelques oppositions simples : le fond et la forme. Futilité et le plaisir, la vérité et le mensonge (ou la complaisance), le philosophe (ou l’homme d ’État) et le sophiste. Réaliste, Plutarque fait quelques concessions à la rhétorique : il faudra que la véritable éloquence ait du charme, puisque les hommes sont ainsi faits que le charme aide à la persuasion ; il faudra distribuer des éloges, puisque ce moyen détourné est efficace pour conduire à la vertu. Mais ces concessions mesurées n ’enlèvent rien au rigorisme fondamental. Malgré sa bonhomie proverbiale, Plutarque condamne sans nuance et sans appel l’éloquence qui se pratiquait dans le monde autour de lui, genre épidictique compris. La force de Plutarque est d’avoir mis son écriture en accord avec ses principes. Exception faite de quelques Moralia, il n’y a pratiquement rien de rhétorique chez lui87. Π n ’est pas allé au-delà des concessions qu’il faisait sur le plan théorique : une certaine élégance du style (atticisme modéré, réserve à l ’égard de l’hiatus), et le souci de plaire pour instruire, par des procédés comme l’anecdote. Tandis que Platon, fasciné par la rhétorique et par l ’éloge en particulier, ne pouvait s’empêcher de s’y essayer et s’adonnait au jeu subtil des parodies, des anathèmes et des rédemptions, Plutarque montre tout uniment, par son œuvre, qu’on peut se passer des techniques rhétoriques, qu’on peut négliger l’enkômion. A la condamnation, il ajoute le dédain. En ce sens, son opposition était peut-être encore plus grave pour les rhéteurs que ne l’était celle de Platon. Epictète définit l ’usage correct de l’éloquence d’une manière comparable à celle du De audiendo. Dans la diatribe sur les epideixeis (au sens large de ce terme), il raille les philosophes de salon qui ne cherchent qu’à plaire aux auditeurs et à se faire admirer pour leur beau langage. Le vrai philosophe, au contraire, adopte le style protreptique, réfutatif ou didactique88. Il est bon qu’il sache s’exprimer en une langue élégante et distinguée, mais cette faculté de parole n ’est qu’un outil au service de l ’enseignement philosophique89. Toutefois Epictète n ’a pas fait l’application de ces principes au genre de l’éloge, auquel, apparemment, il ne s’est pas intéressé. Une critique spécifique de l ’éloge se rencontre, en revanche, chez plusieurs philosophes contemporains, au Ier et au IIe siècle. Apollonios de Tyane s’en prend durement à deux formes d ’enkômion rhétorique, l ’éloge paradoxal et

87. R u ssell a insisté sur le «talent rhétorique» de Plutarque {Plutarch, p. 62,163), mais au sens large du terme : il s ’agit d’un talent littéraire, qui ne se coule pas dans les formes du discours public. B owersock, dans E asterung-Knox (éds.), The Cambridge History o f Class. Lit. I, p. 665-666, souligne à juste titre les différences qui séparent Plutarque des sophistes. 88. Entr. ΙΠ, 23, 33. 89. Ibid. Π, 23.

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l ’hymne à Zeus90. Sextus Empiricus disqualifie l’ensemble du genre encomiastique : il ne se justifierait que s’il était fondé sur une méthode permettant de savoir quand et qui il faut louer, de connaître les dispositions du laudandus et de discerner les vrais biens, mais naturellement cette méthode fait totalement défaut aux orateurs91. Marc Aurèle, quant à lui, inscrit l’éloge dans une réflexion sur «la gloriole» (to doxarion), dont il dénonce la triple vanité. La gloire, même posthume, n ’est pas étemelle ; elle s’éteindra fatalement un jour. D ’autre part, ce qui est bel et bon est complet en soi ; l ’éloge est un ajout extérieur qui ne change rien à la nature de l’objet. Enfin, il ne faut pas se dissimuler la médiocrité de ceux à qui l’on veut plaire : ils ne savent pas euxmêmes ce qu’ils sont92. Ainsi, la gloire est illusoire, l ’éloge est inutile et sans valeur. La rumination obsédante de ces thèmes dans les derniers livres des Pensées trahit un combat intérieur. H est visiblement difficile pour l ’empereur de ne pas se laisser griser par les éloges qui entourent sa personne ; et pourtant il voudrait qu’on pût dire de lui, comme il le dit d ’Antonin, qu’il fut akolakeutos93. Dès 143, Marc écrivait à Fronton, qui l ’avait loué dans sa gratiarum actio : «Aie soin dorénavant de ne plus tant mentir à mon sujet, surtout en plein Sénat»94. Cette coquetterie de jeune prince a trouvé son approfondissement dans les Pensées, qui représentent une sévère condamnation de toutes les formes d’éloge95. Il y a davantage de souplesse chez Maxime de Tyr, qui a consacré un essai aux rapports de la rhétorique et de la philosophie (dial. XXV : 'Ό τ ι oi σύμφωνοι τοι? ëpyoi? λόγοι άριστοι)96. Partant de l ’idée que les paroles doivent être accordées aux actes, Maxime en vient à définir to kalon dans le 90. Philostr., V. Apoll. IV, 30. Apollonios se défie de la rhétorique en général, et il ne la pratique pas : cf. P hilostr., V. Apoll. 1 ,17 ; VI, 36 ; VU, 35 ; V in, 6, 7 (p. 320,12), 21. Ce qui ne l ’empêche pas d ’admettre que la sophistique et la rhétorique (sauf la rhétorique judiciaire) sont des arts : V. Apoll. VIII, 7 (p. 305, 29-30). 91. Sext . E mp ., Adv. mathem. Il, 101-105. La critique de Sextus n’épargne pas non plus les deux autres genres rhétoriques, condamnés dans les pages qui précèdent. 92. Pensées, IV, 19-20 ; VI, 16, 2-4 ; 18 ; 59 ; VU, 6 ; 34 ; VIII, 21, 2-3 ; 44 ; 52-53 ; IX, 30, 2 ; X, 8, 2 ; 30,1 ; 34, 3 ; 35, 4 ; ΧΠ, 2, 3 ; 8. 93. Ibid. I, 16, 13.17. 94. Fronton, 27, 23. 95. Le terme epainos, seul employé dans les Pensées pour désigner l’éloge, recouvre à la fois les compliments des courtisans, les applaudissements de la foule, les ouvrages historiques et aussi, à n’en pas douter, les enkômia des orateurs. - En IV, 19, 3, M arc A urèle reconnaît toutefois une utilité à l ’éloge : il n'est rien, πλήν àpa S i’ οίκονομίαν τινά. Selon F arquharson, ad loc. (II, p. 607-608), cette concession sibylline signifierait «sinon peut-être pour quelque fin pratique». Marc Aurèle voudrait dire que le souci de la réputation peut être utile, notamment dans le cas d’un empereur, s’il sert le bien public : c ’est un mauvais motif, mais qui empêche parfois de commettre des fautes (cf. III, 4 ,4 ; XI, 18,7). 96. Pour une analyse de la suite des idées de cette dialexis, cf. K oniaris, «On Maximus of Tyre : Zetemata (I)», p. 114-120. Voir aussi XXII ; XXXVII, 3, c. - Maxime présente ses propres dialexeis comme des modèles de rhétorique philosophique (I, 7, e-f)· Or le souci de Vhêdonê y occupe une large place : cf. Reardon, Courants littéraires grecs, p. 205. - Comme Plutarque, Maxime a consacré un essai à la différence entre l’ami et le flatteur (dial. XIV), mais il n’y est pas question de l ’éloge.

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domaine des logoi. Suivant le schéma familier, il critique la rhétorique existante, celle des sophistes et des avocats, et il lui oppose la véritable éloquence, celle du philosophe, qui vise l ’utilité et qui ne procure le plaisir que par surcroît. Peut-être Maxime insiste-t-il un peu plus que nécessaire sur cette part concédée à Yhêdonê (chap. 7). Mais en somme, jusque-là, il reste dans la ligne de Platon et de Plutarque. Cependant il va plus loin. Suggérant, à la manière stoïcienne, que seul le Sage est orateur, il développe cette pensée en déclarant que le philosophe excellera dans tous les genres de discours : dans les salles de classe, dans les assemblées, dans les tribunaux et dans les panégyries (chap. 6, d). Avec ce mot de «panégyries», c’est la première fois que nous voyons envisager sérieusement et concrètement la participation d’un philosophe à l ’éloquence épidictique publique : Maxime a pu songer à Dion. Mais il précise bien que le philosophe, en telle circonstance, restera sôphrôn entendons : à la différence des encomiastes ordinaires. Il y a peut-être amorce de rapprochement, mais non point conciliation. En sus de ces critiques dirigées contre Yenkômion proprement dit, la tradition philosophique s’est attaquée à deux genres qui, à l’époque impériale, font partie intégrante de l ’éloquence épidictique : l’hymne et la lamentation. L ’utilité de l’hymne est une question débattue dans toutes les écoles philosophiques. D ’abord, on se demande si les hommes doivent rendre hommage aux dieux par la parole : sur ce point, la réponse est généralement a ffirm ativ e 97. Ceci posé, quelle doit être la part de l ’éloge dans ces hommages ? Ici, les réponses divergent. Platon recommande des éloges mêlés de prières (enkômia kekoinônêmena eukhais)98. Selon Épictète, le devoir de l’homme est de louer la Providence en chantant ses bienfaits (enkômiasai tên pronoian, erga epainesai)99. Mais chez Porphyre, les hymnes aux dieux intelligibles ont pour seul contenu l’action de grâces, et il n ’est plus question d ’éloge10010. Les œuvres éthiques d’Aristote proscrivent l’éloge des dieux, au nom d’une distinction entre les biens «dignes d ’éloge» (epaineta) et les biens «dignes d ’honneur» (timia). Les premiers, qui comprennent notamment les vertus, sont relatifs et référés, tandis que les seconds sont des valeurs plus hautes, principes et causes finales, qui comprennent le bonheur, le bien, les dieux. Par conséquent, selon Aristote, il serait ridicule de faire l’éloge des dieux, qui se situent au-delà de toute louange, et l’on doit se contenter de célébrer leur béatitude. L ’hymne sera makarismos et non pas epainosm . Sous 97. P o rp h y re fait une exception pour le dieu suprême (distingué des dieux intelligibles), auquel il ne faut rien offrir de sensible : «Notre seul hommage est un silence pur et de pures pensées le concernant» {De abstinentia, II, 34, 2 ; voir la notice de l’éd. C.U.F., t. II, p. 30-34, pour un précepte semblable chez Apollonios de Tyane). Au contraire, P lo t in prescrivait des hymnes en l ’honneur de tous les dieux, y compris le dieu suprême (Enn. II, 9, 9, 1. 32-35). 98. Lois, VII, 801 e. 99. Entr. I, 6, 1 ; 16, 15-21. 100. De abst. II, 34, 5. 101. A r s t t . , Éth. Nie. I, 12 ; cf. X, 8, 1178 b 7-18 ; Éth. Eud. II, 1, 1219 b 8-16 ; Magna M oralia, I, 2, 1183 b 20-37 ; fr. 622 Gigon. Cf. Rhét. I, 1367 b 33-35. - Chez

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une forme plus banale, l’idée que les dieux n ’ont nul besoin des éloges humains, et surtout pas des éloges sophistiques, reparaît dans divers, textes, par exemple chez Philodème, dans une anecdote citée par Plutarque et dans un épisode de la vie d’Apolionios102. Derrière l ’incontestable divergence de ces textes sur l’hymne, un trait commun se dessine : c’est qu’aucun d ’entre eux ne recommande l ’éloge rhétorique des dieux. Les seuls qui acceptent l’éloge, Platon et Épictète, pensent ici à des éloges en vers. Veut-on de la prose, l’exemple du discours de Diotime montre à quel point l'hymne philosophique se distinguera de Yenkômion sophistique. La lamentation, quant à elle, pose le problème du pathos. Si les passions sont dangereuses, tout discours qui se complaît à les susciter est nécessairement inquiétant, surtout lorsqu’il s’agit de la douleur, passion forte. En outre, c’est pervertir les âmes que de les renforcer dans l ’opinion selon laquelle la mort et les vicissitudes devraient être considérées comme des maux. Aussi Platon a-t-il banni les lamentations de la cité103. Plutarque les refuse également, opposant l’éloquence «tragique», qui fait pleurer, et l’éloquence philosophique, la seule utile, qui se propose seulement de faire cesser le chagrin : le devoir du philosophe est de consoler, non de se lamenter avec l'affligé104. Au nom des mêmes principes, Lucien raille les lamentations tout au long du De luctu, et l’on retrouvera le refus de pleurer les morts dans les textes de certains Pères de l’Église105106. Dans la tradition philosophique, comme aussi dans la tradition chrétienne, il y a naturellement des divergences entre les écoles qui refusent toute expression de la douleur et celles qui l'admettent de manière modérée. Mais la lamentation rhétorique, telle que la pratique la Seconde Sophistique, n’est pas modérée. Elle ne trouve grâce auprès d’aucune école, pas plus auprès des indulgents qu’auprès des rigoristes, si bien qu’il faut parler d ’une condamnation globale prononcée par la tradition philosophique à l’encontre du pathos rhétorique. A ces critiques grecques, fait écho la tradition romaine. La satire de Varron sur le sujet portait un titre éloquent : Papia papae, περί εγκωμίων, c’est-àdire : Fichtre de fichtre, sur les éloges'06. Les fragments conservés laissent beaucoup d’auteurs, cette distinction est inversée et le makarismos est au contraire une forme inférieure de célébration (ceci sans rapport avec le cas précis de l ’hymne). On oppose alors epainein = éloge des qualités morales et makarizein ou eudaimonizein = félicitation pour la possession des biens extérieurs : cf. Rhét. Alex. 35, 4 ; HÉROüien, V, 1, 5 ; Lib., Epist. 324, l ; Synës., De regno, 4 a. 102. P hilod ., Rhét. I, 215-216 ; P lut., Regum et imp. apophthegm. 192 c ; Apophthegm. Lacon. 217 d-e ; P hilostr ., V. Apoll. IV, 30. Cf. la maxime Τόν μέν λιβανωτόν τοΐ? θεοί?, τόν 8è έπαινον τοι? αγαθοί? άπονέμειν δει (M ax. Conf., Patrol, gr. 91, col. 925 A ; A nt. M elissa, ibid. 136, col. 937 D). 103. Rép. Ill, 387 c-388 e (cf. X, 605 c-606 b) ; Lois, XII, 947 b, 960 a. 104. De adulatore et amico, 56 a ; Consol, ad Apoll. 112 e sqq. ; De laude ipsius, 545 e-f ; De exilio, 599 b. 105. Cf. Savon, «La première oraison funèbre de saint Ambroise». 106. Sat. mén. 370-383 : cf. J.-P. Cèbe, Varron, Satires ménippées. Édition, traduction et commentaire (Coll, de l’École française de Rome, 9), fasc. 9, Rome, 1990, p. 1548-1609.

513 entrevoir une critique en règle du genre de Venkômion, auquel Varron prêtait les défauts déjà stigmatisés par les Grecs : style maniéré, objets indignes, contenu mensonger, public de dupes. Varron se moquait en particulier des oraisons funèbres, qui font d ’un vaurien l ’égal d ’un Scipion ; les mensonges des laudationes funebres de l’époque républicaine et impériale sont relevés de même par Cicéron, Tite-Live, Tacite, Pline, ce qui prouve que pas plus à Rome qu’à Athènes on n’hésitait à ébranler ce pilier de l’éloquence épidictique nationale107108. Le thème de la flatterie favorisée par les mauvais empereurs débouche à son tour sur une condamnation des éloges rhétoriques, prononcés summa facundia nec minore adulationem . Toutefois les Romains se montrent encore plus critiques à l’égard des éloges grecs et ils se plaisent à penser que la flatterie est une spécialité des Hellènes, adulandi gens prudentissima - habitués qu’ils sont à les voir venir à Rome en quémandeurs. «Nous pourrions bien débiter semblables flagorneries, dit Juvénal, mais il n ’y a qu’eux pour se faire croire»10910. Tacite peint un tableau condescendant des ambassadeurs grecs qui se présentent devant le Sénat pour faire valoir leurs droits en louant leur cité : d’un côté, la majestueuse puissance des pères conscrits ; de l’autre, des orateurs bavards, vaniteux, menteurs ou crédules310. Cette conjonction entre la critique de l’éloge et la critique des Grecs se perpétuera jusqu’à la fin de l’Antiquité, ou on la retrouve chez Isidore de Séville, dans un passage qui se signale par sa vigueur311 : Panegyricum est licentiosum et lasciuiosum genus dicendi in laudibus regum, in cuius conpositione homines multis mendaciis adulantur. Quod malum a Graecis exortum est, quorum ieuitas instructa dicendifacultate et copia incredibili multas mendaciorum nebulas suscitauit.

Les derniers textes cités, qui ne sont plus des textes philosophiques, montrent que la critique de l’éloge n ’était pas l ’apanage des philosophes et qu’elle se retrouvait chez divers écrivains, ainsi sans doute que dans la pensée courante. Il n ’est pas nécessaire d ’être philosophe pour se défier des belles paroles et des éloges composés avec art : Aristophane illustrait déjà ce point. Aussi n ’est-il pas toujours possible de démêler ce qui doit être appelé philosophique et ce qui relève de l ’expérience commune. Par exemple, Artémidore écrit, à propos des rêves relatifs au théâtre : «Les chœurs et les chants d ’hymnes indiquent hypocrisie et tromperies : car, pour gagner de l’argent, les poètes lyriques célèbrent des qualités qu’on ne possède pas. Quant 107. V a r r o n , ibid. 380 ; Cic., Brut. 62 (cf. De leg. Π, 63) ; T ite -L iv e , V in, 40, 4 ; XXVII, 27,12 ; Tac., Ann. XIII, 3,1 ; P line, Epist. V in, 12, 5. 108. Tac., Ann. XVI, 2, 4 (éloges de Néron aux Neroneia). 109. Sat. III, 86-93. 110. T a c ., Ann. ΠΙ, 60, 3 et 63. Voir de même le mépris de Sylla pour les discours pompeux des Athéniens : Plut., Sylla, 13,5. 111. IsiD., Etym. VI, 8,7. Cette définition est répétée dans une scholie à YArs rhetorica de Julius Victor (Rhet. lat. min. 446, 6 Halm, en apparat). Elle est tirée d ’un passage de Lactance , Institutions divines, I, 15, 13-14, adapté et détourné de son sens : tandis que Lactance s’en prenait à la divinisation des souverains, dont les panégyriques n’offrent qu’une manifestation parmi d ’autres, Isidore et le scholiaste de Julius Victor transforment son texte en une définition valable pour l’ensemble du genre panégyrique et pour lui seul.

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aux poètes, aux encomiographes et à tous les logopoioi, il faut les ranger dans la même catégorie que les chœurs lyriques»112. Il se trouve qu’Artémidore était proche des milieux intellectuels de son temps113, et l ’expression « les qualités qu’on ne possède pas» (τα ou προσόντα τισ ί) rappelle le καί r à προσόντα καί τα μή du M én exèn e114. Mais en même temps cette dénonciation des éloges est présentée avec une évidence péremptoire qui donne à penser qu’elle était largement partagée. Critique philosophique et suspicion courante se rejoignent115. Si elles peuvent se rejoindre, c’est parce que les thèmes de la critique philosophique sont extrêmement simples et stables. Malgré la diversité des auteurs et des systèmes, la littérature philosophique adresse à Venkômion rhétorique, fondamentalement, un seul et même reproche : celui de louer ce qui ne mérite pas d’être loué. En d’autres termes, Yenkômion est contraire à la vérité et à la morale. Les critiques particulières, visant la définition de Y enkômion comme artefact (par opposition à Yepainos sincère et véridique), le schématisme de la composition en topoi, l’apprêt du style ou l’«hypocrisie» de l ’action oratoire, découlent toutes de ce reproche fondamental. Dans sa simplicité, il était à la portée des observateurs ordinaires, mais les philosophes l ’ont approfondi, développé et conforté de leur autorité, en sorte que la critique de l ’éloge rhétorique est devenue une spécialité philosophique. De Platon à Marc Aurèle, et encore au-delà, le genre épidictique eut ainsi à essuyer un feu roulant d’attaques et de dénonciations émanant des plus hautes autorités intellectuelles et morales de la culture grecque. L’étonnant est qu’il ait résisté. C’est que, nous l ’avons vu, les textes philosophiques ne s ’en tiennent généralement pas à cette attitude négative. Souvent ils recherchent la «vraie» rhétorique, le «bon» éloge. Platon, Aristote, Cléanthe, etc., montrent que l ’éloge bien compris a sa place dans la philosophie. La critique philosophique ne se réduit donc pas à une condamnation : mieux vaut parler d’une exigence philosophique. La philosophie s’oppose à la sophistique, mais non à la création oratoire. Elle exerce vis-à-vis de la rhétorique une sorte de puissance tribunicienne, en la rappelant inlassablement au devoir de moralité et de véracité. Les pages qui suivent explorent les diverses formes de réponse que les encomiastes ont su trouver face à cette exigence. Certains ont choisi de 112. Onirocrit. I, 56 (p. 64, 1-7 Pack). Sophistes et rhéteurs sont critiqués encore en I, 79 fin. ; II, 69 fin. 113. Cf. Bowersock dans Easterung-Knox (éds.), The Cambridge History o f Class. Lit. I, p. 664. 114. De même, la critique de Γ epitaphios chez D. Hal ., Ant. rom. V, 17, 5 (κ&ν τάλλα φαύλο? γένηταί τι?) rappelle Ménex. 234 c : ici le rapprochement est moins incertain, car D. Hal a commenté de près le Ménexène dans son Démosthène. Bien qu’il n’ait pas vu le caractère parodique de l ’oraison funèbre prononcée par Socrate, Denys a pu être sensible aux critiques contre le genre présentées dans le dialogue introductif (comme Plutarque : cf. Clavaud, Le Ménexène de Platon, p. 30-31). 115. Pour la critique non philosophique de l ’éloge, voir encore H érodas, II, 95-98 ; P ausanias, V in, 2, 5.

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l’ignorer, méritant souvent le qualificatif de «sophistes» au sens péjoratif du terme. D ’autres - ou les mêmes - l’ont reprise à leur compte avec une rigueur qui les a inhibés. Enfin la troisième réponse fut une tentative de conciliation, prônée par ceux qui entendaient se conformer à l ’exigence philosophique tout en restant pleinement encomiastes.

III. - LA SOPHISTIQUE TRIOMPHANTE

Amoralisme méthodique des Tekhnai C ’est dans les traités de rhétorique que se manifeste le plus clairement la perspective sophistique, qui ignore les exigences philosophiques. Ces traités visent avant tout un but pratique et leur principale préoccupation est de fournir des armes à l’orateur, abstraction faite de toute autre considération. Tel était, probablement, le point de vue adopté dans les Tekhnai avant Aristote. Ces traités étant perdus, il faut nous tourner vers Aristote lui-même : et le paradoxe est que sa Rhétorique soutient une position fort semblable. Elle inaugure pour nous l’amoralisme tranquille et pédagogique qui caractérise la théorie rhétorique. Dès le premier chapitre, en effet, deux définitions sont posées : tandis que le discours selon la science appartient à l ’enseignement, la rhétorique doit en passer par les notions communes ; d ’autre part, la rhétorique est l ’art de conclure les contraires et d’argumenter in utramque partem. Ainsi Aristote, contrairement à Platon, détache-t-il la rhétorique de la vérité pure et de la morale116. Bien qu’il reprenne la position de son maître sur d’autres points, notamment en ce qui concerne la nécessité de fonder la rhétorique sur la psychologie, Aristote se sépare de lui en adoptant une perspective résolument amorale, qui gouvernera l’ensemble du traité. Souvent, la Rhétorique souligne que sur un même sujet on peut argumenter dans les deux sens. Ainsi, sont également louables les actes accomplis kata to prosêkon («il s’est montré digne de ses ancêtres») et les actes accomplis para to prosêkon («il a bien agi quoique étant de basse extraction»). Le lieu de la consécution autorise des conclusions opposées : «L’éducation expose à l’envie, ce qui est un mal, et rend savant, ce qui est un bien». Même ambivalence de la métaphore, suivant qu’on appelle les acteurs «flagorneurs de Dionysos» ou «artistes». Il y a encore la fameuse anecdote sur Simonide, relatée sans la moindre marque de réprobation. Sollicité de célébrer la victoire d’un attelage de mules, le poète, jugeant le salaire trop maigre, commença par refuser de chanter «des demi-ânes» ; mais on le paya un peu mieux, et il écrivit : «Salut,

116. Rhét. J, 1355 a 24-b 7 ; cf. D ufour, éd. C.U.F., I, p. 12-13.

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filles de cavales aux pieds rapides !»li7. Bref, «il faut adopter celui des deux points de vue qui sera utile» (Ληπτέον 8’ όπότερον αν ή χρήσιμον)118. La rhétorique n ’est pas l’art de dire la vérité, mais l’art de trouver lés arguments persuasifs, ce qui implique en particulier qu’elle sait louer des choses opposées, ou bien décerner l’éloge et le blâme à un même objet. L ’important n ’est donc pas ce qui est vrai, mais ce qui passera pour tel. «Dans toute son étude, la rhétorique ne s’attache qu’à l’opinion (pros doxan)»119. Par conséquent, l’éloge et le blâme, au même titre que les autres formes de discours, doivent porter sur les qualités réelles ou supposées : r à υπάρχοντα ή δοκοΟντα υπάρχειν ληπτέον120. C’est là un nouvel écho de la pensée exprimée dans le début du M énexène : mais tandis que Platon dénonçait un état de fait, Aristote le constate, et il n ’hésite pas à dire que c’est ainsi que la rhétorique doit procéder. C’est aussi qu’Aristote se fait une piètre idée de la valeur morale et des capacités intellectuelles des auditeurs121. La médiocrité de l’auditoire impose des remèdes qui seraient inutiles ou nuisibles dans le cas d ’une communication purement didactique : c’est pour cette raison, par exemple, qu’il faut une action oratoire, ou que l’exorde doit servir de captatio au lieu de se borner à annoncer le sujet du discours122. Il ne s’agit pas seulement de connaître l’auditoire et de parler en conséquence (ce qui est l’objet des chapitres 1 à 17 du livre II, sur les preuves subjectives et morales), mais bien de lui complaire en flattant ses préjugés et en disant ce qui peut lui être agréable123. Dans l ’éloge, cette attitude se traduit par la reprise d ’une autre formule du Ménexène : Aristote, par deux fois, cite Socrate, selon lequel «il n ’est pas difficile de louer des Athéniens devant des Athéniens»124*. Chez Platon, cette formule visait à rabaisser Vepitaphios en le présentant comme une flatterie envers l ’auditoire. Aristote, au contraire, n ’a pas vu l ’ironie, ou il n ’a pas voulu la voir. Il prend la formule au sérieux, et il en conclut que lorsqu’on loue des Lacédémoniens devant des Athéniens, il faut être encore plus flatteur : il faudra s’adapter aux préjugés des auditeurs, en louant ce qu’ils apprécient, et leur donner l’impression, par n ’importe quel moyen (hamôsgepôs), qu’ils sont également concernés par l’éloge. Cette perspective utilitaire explique que la R hétorique présente des développements dignes de la plus pure sophistique, comme le chapitre sur 117. I, 1367 b 12-20 ; II, 1399 a 11-18 ; III, 1405 a 14-31 ; 1405 b 20-28. Pour d’autres exemples, voirl, 1364 a 23-30 ; 1365 a 4-6 ; III, 1414 b 30-35 ; éd. C .U .F.,I,p. 126, n. 1. 118. II, 1399 b 13-14. 119. III, 1404 a 1-2. Voir aussi les prescriptions sur Y éthos de l’orateur (il faut se montrer tel ou tel : I, 1366 a 10-12), et éd. C.U.F., I, p. 105, n. 1. 120. II, 1396 a 14-15, 17, 27. 121. Voir les références éd. C.U.F., III, p. 121 (n. 5 de la p. 80). 122. ΙΠ, 1404 a 7-8 ; 1415 a 25-26. 123. II, 1395 b 1-11 ; ΙΠ, 1417 a 7-8. 124. I, 1367 b 8-9 ; III, 1415 b 30-32 (= M énex. 235 d, 236 a) ; cf. C l a v a u d , L e Ménexène de Platon, p. 17-21. - Variations sur ce thème, à l ’époque impériale (mais sans influence des textes de Platon et d ’Aristote), chez D ion , XI, 5 ; A pulée, Flor. XVIII, 17 ; H ermog., Id. 333,9-16. P indare avait déjà senti la difficulté de louer un Athénien devant des Éginètes (Ol. VIII, 54-55).

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l’utilisation des preuves extra-techniques, qui déploie une complète mauvaise foi (I, 15), ou l’énumération des paralogismes (II, 24). Le chapitre sur l’éloge contient des passages aussi peu édifiants. L’auteur dit ainsi qu’il faut savoir louer non seulement les hommes, mais aussi les apsukha et les animaux, ce qui n ’est guère sérieux, et les dieux, ce qui est proscrit par l ’éthique125. Pourquoi le faut-il ? Parce que cela se fait : logique du réel, qui se passe de normes. Plus loin, Aristote prescrit de «traiter comme identiques aux qualités existantes celles qui en sont toutes proches». Cet étonnant passage de la Rhétorique mérite d’être spécialement relevé. On fera de l ’emporté, dit Aristote, un homme sans détour, de l’arrogant un m egaloprepês, du téméraire un courageux, du prodigue un libéral, et inversement pour le blâme ; car de tels paralogismes en imposeront à la foule126. Ces glissements de sens que permet le langage avaient déjà été remarqués par des auteurs antérieurs. Ils sont décrits dans le célèbre passage de Thucydide sur les méfaits de la stasis, accusée de renverser l’usage correct de l’éloge et du blâme127. Les auteurs du IVe siècle ont souvent repris ce thème pour blâmer les perversions de la démocratie (où la licence est appelée liberté, etc.)128 et, plus généralement, le confusionnisme intellectuel et moral129. L ’intervention d’Aristote a consisté à transposer ces analyses dans le domaine de la rhétorique, et surtout à transformer en prescription ce qui était jusque-là un objet de réprobation. Cette prescription fut reprise dans les traités de rhétorique ultérieurs, notamment à propos des genres judiciaire et délibératif : les rhétoriciens conseillent soit de réfuter l’adversaire en affirmant qu’il dénature le sens des mots, par exemple qu’il appelle vol un sacrilège, ou justice une lâcheté130, soit d’utiliser soi-même le procédé en usant d ’euphémismes pour atténuer ses propres fautes ou d’exagérations pour aggraver celles de la

125.1, 1366 a 28-32. 126.1, 1367 a 32-b 7. 127. Thuc. ΙΠ, 82, 4-5 (cf. 1, 122, 4) : passage cité parD. UAL.,Démosth. 1, Thuc. 29-30 (pour son style travaillé) et par P lu t., De adulatore et amico, 56 b (pour son contenu) ; voir aussi A r s t d ., A ux villes, 48. Pour l’influence exercée par ce texte sur Salluste, cf. K. B üchner, «Vera uocabula rerum amisimus. Thukydides und Sallust über den Verfall der Wertbegriffe», dans H. Z eh n a c k e r - G. H e n tz (éds.), Hommages à Robert Schilling, Paris, 1983, p. 253-261. 128. P lat., Rép. VIII, 560 d-e ; Isocr., Aréop. 20 ; Panath. 131. 129. Xén., Anab. II, 6, 22-27 ; I socr., Éch. 283-285 ; Dém., Erôt. 14. De même A rstd ., Déf. rhét. 452 ; Pour les Quatre, 668, 670, 674-675, et, ironiquement, J ul ., Misop. 351 c. Constatation sans blâme chez P lat., Second Alcibiade, 140 c. - Voir aussi le célèbre passage de P laton sur les compliments des amoureux : le nez camus, ils l’appellent gracieux ; le crochu, royal ; le médiocre, bien proportionné (Rép. V, 474 d-e ; cité par P lut., De audiendo, 44 f ; De adulatore et amico, 56 d). C’est la préfiguration, sur le mode plaisant, des techniques encomiastiques qui permettront de· louer les qualités les plus opposées, et même les défauts. 130. Rhét. Her. Ill, 6 ; IV, 35 ; Cic., Inv. II, 55-56 ; Q uint. III, 8, 32. C’est le procédé de la paradiastolê (distinguer des synonymes) ou son contraire (confondre des notions distinctes) : cf. Q uint. IX, 3, 65, et L ausberg, Handbuch der lit. Rhet.2, § 749, 805.

LES VALEURS partie adverse131. Mais si ces trucages sont admis dans les débats agonistiques, la rhétorique est plus réticente pour les admettre dans Venkômion- De tous les traités conservés sur l’éloge, les seuls qui prescrivent comme Aristote de s ’appuyer sur des glissements de vocabulaire sont ceux de Ménandros I et de Nicolaos132. Au contraire, des auteurs importants s’y opposent expressément. Cicéron analyse cette prescription d’Aristote en montrant qu’elle se relie à sa conception de la vertu : la vertu est mesotês, si bien qu’à chaque vertu correspondent deux vices, l’un par excès et l’autre par défaut ; ainsi le courage occupe une position médiane entre la témérité et la lâcheté, et c’est cette proximité qui permet au téméraire de passer pour courageux, etc. Mais tout en se ralliant à cette conception et en reconnaissant que la vertu peut être difficile à discerner, Cicéron dit précisément, au rebours d ’Aristote, que dans l’éloge il ne faudra pas se laisser abuser par ces ressemblances133. Quintilien se réfère au passage de la Rhétorique, en signalant que Cornelius Celsus avait repris et développé ce conseil : mais c’est pour ajouter avec réprobation que le véritable orateur, uir bonus, n ’usera jamais d’un tel procédé134. Plus catégorique encore, Plutarque juge que ce procédé est très grave et qu’il caractérise la flatterie135. Aristote a donc conseillé dans la Rhétorique un procédé qui à son époque symbolisait la perversion des valeurs politiques et morales et que la plupart des théoriciens ultérieurs de Venkômion n ’ont pas osé reprendre à leur compte. Rien ne manifeste plus clairement le caractère amoral du traité. Cet amoralisme n ’implique naturellement pas qu’Aristote répudie les valeurs. La rhétorique, en tant qu’art, est détachée de la science et de la morale, mais les hommes qui pratiquent cet art ne sont pas dispensés du devoir d’être justes et véridiques. Ces exigences affleurent parfois dans le texte de la Rhétorique, par exemple lorsque l’auteur souligne que les propositions vraies et morales sont celles qui persuadent le mieux, absolument parlant, et que la prétention de Protagoras, de rendre fort l ’argument faible, est un leurre du point de vue de la stricte vérité136. Il dit aussi qu’on n ’a pas le droit de ta phaula peithein : s ’il faut savoir argumenter dans les deux sens, c’est pour pouvoir réfuter ceux qui parlent contre la justice137. Dans le chapitre sur Venkômion, cette exigence morale se traduit, comme nous l ’avons vu, par un précepte capital : la restriction du domaine de l’éloge à la vertu et aux actions vertueuses. D’où l’étrangeté de ce chapitre qui est à la fois amoral dans ses prescriptions sur le traitement des vertus et strictement moral dans la mesure où il évacue presque totalement les biens extérieurs. D ’un côté, on a l’impression que tous les moyens sont bons pour louer, mais par ailleurs la vertu est mise au centre de Venkômion. 131. Q uint . IV, 2, 77 ; V, 13, 26 ; VIII, 4, 1-3 ; 6, 36 ; XI, 1, 90. - La théorie du style souligne de même qu’à chaque qualité correspond un défaut voisin (p. ex. noblesse et enflure, concision et maigreur) : cf. D émétr., De ehe. 114 ; Q uint. II, 12,4 ; VIII, 3,7 ; X, 2, 16. 132. M én. I, 359, 28-360, 2 ; Nicol. 52, 20-53, 3. ^ 133. Cic., Pari. 81 ; cf. Inv. II, 165. Voir A rstt., Éth. Nie. Π, 8 ; Éth. Eud. II, 3. 134.. .. à moins qu’il n’y soit amené par le souci de l’intérêt public : Q uint. III, 7, 25. 135. P lut., De adul. et amico, 56 b-f, 57 c-d. 136. Rhét. I, 1355 a 36-38 ; II, 1402 a 24-28. 137.1, 1355 a 29-33.

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L ’amoralisme de la Rhétorique n ’est donc qu’un amoralisme méthodique, justifié par la «neutralité axiologique»138 qui caractérise Fait rhétorique pris en lui-même. Mais il n’en reste pas moins que le traité, dans cette conception, doit décrire et répertorier tous les moyens de persuader, y compris les plus condamnables : les moyens qu’utilisent hoi tekhnikôtatoi kai adikôtatoi139. Les chapitres 3 et 35 de la Rhétorique à Alexandre manifestent, en l’aggravant, la même tendance que la Rhétorique d’Aristote. Ici aussi, l’auteur se place dans l’ordre de l’opinion : les epaineta ne sont rien d’autre que les endoxa (3,1), et il s’agit de faire en sorte que l’objet paraisse bon ou mauvais {phainesthai : 3, 7.8.11.12 ; 35, 8 etc.). Comme chez Aristote, le domaine de l’éloge est réduit à ce qui relève de la vertu (3, 1). Mais ceci posé, tout est permis : les biens extérieurs sont réintroduits frauduleusement (35, 4) ; l ’éloge s’applique aussi aux p ra g m a ta (3, 2 ; 35, 5)140 ; enfin les procédés recommandés ont pour but avoué d’embellir la vérité (3,1, et passim). L ’Institution oratoire regorge elle aussi de préceptes immoraux. Tout au long du traité, il est question de dissimuler certains aspects de la cause, de faire des narrations mensongères, de susciter les passions, de recourir aux figures, de se faire passer, soi-même ou son client, pour ce que l ’on n ’est pas et de mystifier le juge141. En ce qui concerne l’éloge, Quintilien prescrit, en citant Aristote, de mêler l ’éloge des auditeurs à l’éloge principal, et aussi de s’adapter aux opinions reçues dans l ’auditoire pour ne louer que les qualités prisées par celui-ci142. Quintilien répète ce conseil à propos du genre délibératif, et dans ce second passage il pose clairement le problème moral. «Voilà donc tes conseils ? s’indignera-t-on. C’est donc là ce que tu crois permis ?». Pour sa défense, le technicien demande qu’on veuille bien attendre son livre XII et que jusque-là on tienne ses conseils pour de simples préceptes scolaires143. En d ’autres termes, Quintilien, comme Aristote, disjoint la technique de la morale. Puisque la flatterie sert à persuader, le traité doit en exposer la méthode, si répréhensible soit-elle. La question de savoir si ou plutôt quand il faut y recourir ne sera posée qu’à la fin de l’ouvrage, une fois

138. A u b e n q u e , «L’actualité de la R hétorique d’Aristote», p. XII. - B u c h h e it , Untersuchungen zur Theorie des Genos Epideiktikon, en particulier p. 152-158, cherche à minimiser ce caractère amoral de la Rhétorique ; de même G rimaldi. Commentary, I, p. 208. Pour une analyse récente du problème, voir Hill , «The Amoiality of Aristotle’s Rhetoric», qui montre que les commentateurs se partagent, les uns soulignant la neutralité morale du traité, tandis que d’autres sont plus sensibles aux passages qui font référence aux valeurs et aux vertus. Hill conclut à juste titre que la perspective d ’ensemble de la Rhétorique est amorale : la rhétorique n’est qu’un outil, pour Aristote, et son traité ne prétend nullement enseigner la vertu, même s’il s’appuie parfois sur l’éthique. 139. Rhét. III, 1416 b 7. 140. Texte des manuscrits, contesté par les éditeurs. 141. Q uint. II, 13,12 ; 17,19-21. 26-40 ; IV, 2, 21.31.34.64-65. 66-81. 88-100 ; 5, 5-6. 20 ; VI, 1, 7 ; 2, 5-6. 18 ; VIII, 3, 70 ; IX, 1, 20. 142. Id. III, 7, 23-25. 143. Id. Ill, 8, 41-43. Voir aussi IV, 1, 16-18. La justification sera donnée en XII, 3.

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le traité achevé : dégagé de ses obligations techniques, Quintilien aura beau jeu alors de préciser les devoirs de l’orateur idéal. Il n ’est pas nécessaire de passer en revue les autres rhétoriciens pour vérifier l’amoralisme de la théorie. Par-delà les exemples individuels, c’est le fonctionnement même des traités relatifs à l ’éloge qui prouve le caractère sophistique de la tekhnê. Pour être utile, en effet, le traité doit prévoir toutes les possibilités, et à cette fin il adopte couramment la forme de l’alternative, en montrant comment on peut louer dans chaque cas. Par exemple : - Si l’homme est de bonne famille, dire qu’il a égalé ou dépassé ses aïeux ; s’il est de basse extraction, dire qu’il s’est appuyé sur ses propres mérites et non sur ceux de ses ancêtres (Rhét. Her. Ill, 13). - Si la cité est plus puissanie que ses voisins, dire qu’elle les protège ; si elle est moins puissante, dire qu’elle s’honore de ce voisinage illustre (Excerpta rhetorica, 587,28-30 Halm). - Si le dieu n’est adoré que par les Grecs, dire qu’il a bien fait d’éviter les barbares ; s’il est adoré aussi par les barbares, dire que c’est la preuve de son rayonnement (A lex , N oum . 5, 19-26). - Si la plante a besoin de beaucoup de soins, tu admireras ce fait ; s’il lui en faut peu, tu feras de même (Hermog., Prog. 18, 2-4). - Si le concours est gymnique et musical, dire qu’il est complet ; s’il n ’est que gymnique, dire que les arts musicaux sont efféminés (P s.-Denys, 25 8 ,13-19)1441456.

Le rhéteur met ainsi à la disposition de son lecteur, pour chaque topos, un traitement double (duplex, diplouslA5), consistant dans deux lignes d’argumentation opposées. Cette méthode présuppose que tout est louable : «L’un et l ’autre cas offrent matière à éloge» (έκάτερον 8è άφορμήν εγκωμίων δίδωσι.)546. Les traités sur l ’éloge sont les héritiers directs du relativisme sophistique exprimé par la formule de Protagoras, selon laquelle «sur tout sujet il existe deux discours opposés l’un à l’autre»147148. Le caractère amoral de leur méthode est d ’autant plus net qu’en général le second terme de l ’alternative est inférieur au premier : il est moins glorieux d'être de basse extraction que de bonne famille, etc. L’effort des théoriciens consiste donc à fournir des arguments même pour les cas désespérés ; ils ne le cachent pas et avouent parfois eux-mêmes que la seconde possibilité est un second choix proposé faute de mieux548. On vire à l’éloge paradoxal, forme sophistique s’il

144. Pour d’autres exemples, voir Q u in t. III, 7, 9 ; A le x . N oum. 5, 9-19 ; A r s td ., Puits.. 5 ; P s.-D enys, 257, 10-12 ; 265, 16-18 ; 268, 18-19 et 269, 1-2 ; 274, 15-21 ; 275, 22-24 ; 278, 19-279, 1 ; 279, 8-10 ; 289, 15-19. De même dans la consolation : si le malheur est akousion, dire «tu n’y peux rien» ; s’il est ekousion, dire «tu l ’as voulu» (T héon, 117, 7-11 ; voir aussi Ps.- D enys, 281, 21-24 ; 282, 2-6). 145. Q uint. III, 7, 10 ; M én . II, 378, 17. 146. H ermog ., Prog. 16, 15. 147. P rotagoras, B 6 a D.-K. 148. Ps.-Denys, 259, 22-23 : ei δέ μή αΧλα έ χ α ? ττρεσβύτερα. MÉN. II, 4 1 2 ,9 : el δέ μηδέν έχο ι? eittelv toloûtov.

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en est : ce n ’est pas un hasard si la digression de Ménandros I sur les adoxa est amenée par un précepte relatif à l’éloge des contrées stériles149. Il est vrai que le lecteur du traité n ’est pas censé utiliser ensemble les deux possibilités contradictoires sous forme d ’antilogie ; s ’il le fait, c ’est occasionnellement, à titre de tour de force150. Mais à défaut de les utiliser ensemble, il les utilisera à des moments différents. D ’un discours à l ’autre, selon les nécessités du moment151, l’encomiaste est libre de puiser dans ce stock d’arguments contradictoires, ce qui revient à dire que les logoi n ’ont de valeur que relative, selon les cas et en situation. Au lieu d’envisager deux possibilités, la tekhnê en envisage parfois plusieurs : simple extension du cas précédent. Ainsi il y a moyen de louer l ’éponyme si c’est un dieu, un héros ou un homme ; le moment de la cérémonie s ’il se place au printemps, en été, en automne ou en hiver152. Ménandros I multiplie ce genre de listes à propos de l’éloge de ville, pour montrer que tous les types de site, de situation et de fondation peuvent être loués, y compris les plus ingrats153. Quintilien fait observer à juste titre que cette méthode ne s’applique qu’aux biens du corps et aux biens extérieurs154. On pourrait donc penser que la morale est sauve, dans la mesure où le relativisme porte seulement sur les aspects qui ne mettent pas en cause les mérites véritables de l ’objet. Selon l’éthique des Anciens, il est parfaitement licite de dire qu’on mérite également l’éloge si l’on est riche et si l’on est pauvre, si l ’on est noble et si l ’on est gueux, puisque le mérite ne tient pas à la possession de ces biens, mais à l’usage qui est fait de leur présence ou de leur absence. Seulement l’éthique ne dit pas que toute personne mérite d’être louée. Ce qui fait l’amoralisme des traités, ce n ’est pas l’indifférence qu’ils affichent envers les biens extérieurs : 149. M én. I, 346, 9-23. 150. Ainsi, P lin e félicite Nerva d’avoir autorisé les pantomimes et Trajan de les avoir interdites : utrumque recte ! (Panég. 46, 3). Il loue Trajan d ’avoir refusé le consulat pour l’année 99 (modestie, respect de la liberté, etc.), puis il le loue de l ’avoir accepté pour l ’année suivante (dévouement au bien public, etc.) ; ici toutefois le dissos logos est justifié par le fait que la situation n’était pas exactement la même dans les deux cas : Trajan était absent de Rome pour les comices de 98, tandis q u ’il était rentré l ’année suivante (Panég. 57-60). 151. Schol. Arstd. 31, 17-21 : 8eî ôè τόν Ρήτορα ττρό? τήν χρείαν άρμόττεσθαι (ici à propos de la thesis : si la cité est au bord de la mer, l’orateur la loue pour cette proximité ; si elle est à l’intérieur des terres, il la loue d’avoir évité les désordres que cause le voisinage de la mer. Cf. Mén. I, 345, 15 ; 348, 19-27). 152. P s .-D enys , 289, 19-22 ; 258, 2-11. De même 256, 20-257, 2 ; 267, 1-11. 16-23 ; 282, 6-283, 7 ; Mén. II, 408, 9-26. 153. MÉN. I, 345-359, passim ; cf. 367, 2-8. 154. Q u in t . III, 7, 12. - S’il arrive que la formule selon laquelle «tous les cas sont louables» soit employée aussi au chapitre des praxeis, elle ne s’applique pas aux vertus, mais seulement aux circonstances ou aux conséquences de l ’action, c.-à-d. aux aspects de l ’action qui ne relèvent pas directement de la volonté de l’agent. Par exemple, si un acte est loué après la mort de son auteur, dire que c’est la preuve qu’il est beau, puisqu’on ne flatte que les vivants ; s’il est loué du vivant de son auteur, dire également que c’est la preuve qu’il est beau, puisque d’ordinaire on jalouse les vivants (T héon, 110, 10-15 ; voir aussi 110, 24). Si la cité a vaincu, louer sa clémence ; si elle a été vaincue, louer son courage (Mén. I, 364,22-23).

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c’est la conviction qu’on trouvera toujours un moyen de louer l’usage de ces biens. Peu importe en effet que la cité soit grande ou petite ; mais l’éthique est mise entre parenthèses dès lors qu’on dit : tu la loueras, petite ou grande. Aussi l’éloge des vertus, malgré la différence de traitement, est-il passible de la même analyse. Il y a différence de traitement parce qu’ici la disjonctive n ’est plus de mise. On ne lit nulle part : «S’il est juste, dire que... ; si c’est un scélérat, dire que...». Mais on ne lit jamais non plus : «Si c ’est un scélérat, renoncer à l ’éloge». L ’orateur a certes le droit d’omettre un topos ici ou là, mais il n ’est pas question de les omettre tous. En proposant inlassablement leurs listes de vertus, les théoriciens supposent donc que tout objet se révélera conforme à la majorité ou à la totalité des articles de la liste : faute de quoi le traité ne servirait à rien. C’est à nouveau l’idée que tout est louable, principe fondamental de la tekhnê épidictique. La mise en œuvre de ce principe s’effectue selon trois procédés principaux. Cacher les défauts Socrate lui-même admettait, dans le Banquet, que l’on fît un choix des plus belles qualités. Aussi les rhéteurs n’éprouvent-ils aucun scrupule à dire que l’on doit passer les défauts sous silence. Denys d’Halicamasse et Libanios voient là une des lois de l ’éloge155, et effectivement les théoriciens sont nombreux à dire qu’il faut «laisser de côté» les points qui sont en notre défaveur156. Parfois cette loi se présente sous la forme discrète d ’une précision : «Tu loueras tel point si le sujet s’y prête»157 - le corollaire implicite étant évidemment que l’on ne dira rien si le sujet, sous ce rapport, n ’a aucun mérite, et encore moins s’il a des défauts. La liste des topoi étant connue de tous, le public risque de repérer la lacune et de voir son attention attirée sur le point qu’il fallait précisément éluder. Dans ce cas, il ne suffit pas d’omettre le défaut : il faut le cacher grâce à quelque méthode technique (μεθόδω τινί κρυψαι τό αδοξον)158. Une de ces méthodes consiste à afficher l ’omission sous la forme rhétorique d ’une prétérition et à justifier cette prétérition par divers prétextes ; par exemple : «Je ne dis rien de ses ancêtres, car ce n’est pas la naissance qui fait la valeur d’un homme»159. Une seconde méthode, plus subtile, pourrait s’appeler l’éloge

155. D. H al., Lettre à Pompée, 1, 3-4 ; Lib ., Epist. 19, 8. 156. Aphiêmi, paraleipô, paratrekhô, parerkhomai vel sim. Voir Rhét. Alex. 35, 7 ; G c., Part. 74 ; T héon, 112, 8 ; A rstd., Panath. 136 ; P s .-Arstd., Rhét. I, 162, 166 ; M én. II, 370, 9-10. 12-14 ; 371, 2-3. 23-24 ; 372, 31-373, 1 ; 384, 18-19 ; 386, 15-21 ; 429, 23-27 ; N icol . 50, 16-51, 1 ; S yrianos , In Hermog. II, 25, 9-27, 7 ; J ean de Sardes , In Aphthon. 141, 21-22. 157. Rhét. Alex. 35, 16 ; Mén. II, 376, 9-10 ; 379, 27-28 ; 381, 30-31 ; 397, 26 (corr.) ; 399, 23-24 ; 422, 19-20 ; 424, 16-17 ; 426, 14-15. 158. M én. II, 370, 31-32. Pour d’autres emplois de kruptein et dérivés dans ce contexte, voir Théon, 112,10 ; M én. I, 356, 20 ; Nicol. 51,7.21. 159. Rhét. Alex. 35, 6-9 (paralipein prophasisamenon) ; M én. II, 370, 15-20. Cf. N ico l. 51, 19-21 : πειρασόμεθα α ιτία ν είπ είν εύλογον, ίνα μή δοκοίημεν

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de couverture. On insiste sur les ancêtres illustres pour faire oublier les autres160. On loue la race à défaut de la patrie161. S’il n ’y a rien à louer dans la naissance de l’empereur, on assure qu’il est un don du ciel pour ses sujets162. Si le fondateur est honni, on dit que la cité a été fondée par la terre entière163. Si les familles des mariés n ’ont rien de remarquable, on feint tout de même de leur rendre hommage, en affirmant qu’il s’agit de braves gens, puis, après avoir ainsi escamoté (parakleptein) le sujet, on passe en toute hâte à l’éloge des mariés164. Soulignons que l’encomiaste exerce ces talents d ’illusionniste sur les biens de l’âme comme sur les biens extérieurs. Les discussions sur l ’omission et la dissimulation s ’appliquent souvent au traitement de Yeugeneia, mais pas uniquement : on prescrit de cacher aussi des vices - ou des absences de vertus - et des méfaits165. C’est bien Venkômion tout entier qui est concerné par cette méthode. Retourner les défauts en qualités Le retournement des défauts en qualités est un procédé nettement plus artificieux que le précédent. Les perversions de langage que nous avons vues conseillées par Aristote, Ménandros et Nicolaos en sont la meilleure illustration : les vices sont tout simplement transformés en vertus. Chez le Pseudo-Aristide, Yeuphêmia prend une forme plus détournée, qui consiste à reporter l ’éloge sur l ’intention : par exemple, transformer l ’enlèvement d’Hélène en noble visée, en louant Pâris d’avoir voulu devenir gendre de Zeus166. Quand les faits comportent à la fois de bons et de mauvais côtés, ce qui est le cas le plus fréquent, le traitement technique consiste à les présenter sous leur meilleur jour : τά μέσα δεικνύναι διά τη ? μεταχειρίσεων έ ν δ ο ξ α 167. Le thème du bon usage des biens extérieurs, malgré ses justifications éthiques, appartient aussi à ce procédé : si la naissance est basse (mais non si elle est infâme, car là mieux vaut se taire), on s’en servira pour ajouter à la gloire du laudandus168. Les traités de Ménandros se livrent souvent, sans les analyser, à de tels retournements. Ainsi, lorsqu’une ville est mal située, on ne dit naturellement αϋτάς [scii τά ς έκ των προγόνων άρετά?] άποκρύπτειν έθελοντί ; Jean de S a rd e s, !η Aphthon. 141, 22-142, 2. 160. N icol . 51, 6-7.

161. MÉN. Π, 369, 27-28. 162. Id . 370, 21-28 ; 422, 15-19 ; 423, 11-12. 163. Id . 382, 28-31. 164. Id . 403, 21-25. 165. Ainsi Rhét. Alex. 35, 16 ; P s .- A rs td ., Rhét. I, 162 ; MÉN. II, 372, 31-373, 1 ; 386, 15-21. 166. P s.-A rstd., Rhét. I, 164. C’est la biaiotera methodos de S yrianos, In Hermog. II, 27, 8-29, 16, qui consiste à louer apo tês dianoias. - Voir aussi l ’éloge reporté sur les conséquences (apo ton parakolouthountôn), par ex. lorsqu’on loue le pauvre en disant qu’il est juste : J ean de Sardes, In Aphthon. 142, 2-5. 167. Proleg. Arstd. 123, 3-4. 12-13. 168. Cic., Part. 74.

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pas les choses de cette manière : on dit qu’elle enseigne à ses habitants l ’endurance et la philosophie169. Si la cité que l’on quitte (et à laquelle on s’adresse) est égale ou inférieure à celle où l’on se rend, il faut dire «elle n’est pas inférieure» : formule de politesse qui revient à travestir purement et simplement la réalité, surtout si l’auditoire - comme l’orateur l’escompte sans doute - croit qu’il s’agit d ’une litote170. On pourrait multiplier les exemples. Tous les éloges, dans la théorie comme dans la pratique, recourent en permanence à ces glissements, compensations et déformations qui permettent d ’embellir les choses. Inventer des qualités A force d’embellir, on finit par prêter à l’objet des qualités qu’il ne possède pas, ce qui constitue le degré ultime de la démonstration sophistique dans Venkôm ion. Ce procédé est librement admis lorsqu’il s’agit de fictions littéraires, agréables et poétiques, qui ne prétendent pas être crues. L ’hymne peplasmenos, par exemple, sera écouté comme une jolie fable171. Le mensonge est conseillé dans l’éloge paradoxal172, et aussi dans la lalia, où l’orateur a toute licence pour forger des récits et des mythes, pour inventer des rêves et des propos qu’on lui aurait tenus173. Pour l’éloge sérieux, en revanche, la théorie hésite à prôner crûment le mensonge. C ’est la dernière barrière morale. Ainsi, Libanios accepte le mensonge par omission - qui n ’est pas un mensonge à ses yeux, car l’éloge ne veut pas être un portrait complet -, mais il se récrie à l’idée d’inventer des qualités : cela, ce serait mentir (έψβυδόμην γάρ du)174. Outre le scrupule moral, il y a aussi des raisons d ’efficacité, comme on le voit chez Ménandros IL Dans la propemptikê, dit-il, ce serait une erreur de prêter au jeune homme des qualités intellectuelles qu’il ne possède pas (èàv των μή προσόντων αύτω μνησθη?) : le discours étant prononcé devant les maîtres et les condisciples du laudandus, l’éloge mensonger ne convaincrait personne et l’orateur se rendrait suspect pour tous ses discours futurs175. Mais dans le basilikos, au contraire, il ne faut pas hésiter à inventer des prodiges qui auraient accompagné la naissance de l’empereur ; sur un pareil sujet, l ’auditoire est bien forcé de tout admettre sans examen176 - parce qu’il n ’a pas de moyen de vérifier et parce qu’il serait irrespectueux envers la majesté impériale d ’émettre des doutes. Quand il n ’y a rien à craindre, il est donc permis d ’inventer, du moins selon certains rhéteurs177. Aussi la Rhétorique à Alexandre fait-elle figurer sans détour, dans la définition de 169. M én. I, 347, 23-30. 170. M én. II, 433, 23-26. 171. M én. I, 333, 6. 21-24 ; 334, 14-16 ; 340, 31-342, 20. 172. Isocr.,Bus. 4 (opposer Évag. 21) ; F ronton, 215, 27-28. 173. M én. II, 389, 10 ; 390,4-13.21. 174. Epist. 39, 8. 175. M én. II, 397, 30-398, 5. 176. ID. 371, 11-14. 177. Voir aussi l ’éloge du gouverneur, supra, p. 255.

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l’éloge, «l’attribution de qualités non existantes» : [προαιρέσεων καί πράξεων καί λόγων]... μή προσόντων συνοικείωσι?178. Les traités de rhétorique contiennent donc, indiscutablement, des aspects de pure sophistique, correspondant exactement à l ’état d’esprit dénoncé par les philosophes179. Dans la pratique oratoire, en revanche, la situation est moins nette, parce que les orateurs se laissent prendre difficilement en flagrant délit de mensonge - d ’autant plus que nous manquons souvent de renseignements objectifs pour contrôler leurs dires. Plutôt que de mensonges, il faut parler de distorsions plus ou moins subtiles, qui finissent par composer un portrait ressemblant, certes, mais flatté. Tous les lecteurs d’éloges connaissent ce ton encomiastique. On étudiera ici deux de ses aspects les plus évidemment contraires à l ’exigence philosophique : la déformation historique et l’opportunisme. Éloge et vérité dans la pratique encomiastique La déformation historique La présentation de l ’histoire athénienne dans le Panathénaïque d’Aristide offre un bon terrain pour apprécier les entorses faites à la vérité, non seulement parce que les faits sont suffisamment établis par ailleurs, mais surtout parce que nous connaissons les principales sources dont Aristide s’est servi : la déformation s’effectue ici par rapport au texte des historiens classiques, notamment Hérodote et Thucydide180. Le passage sur la colonisation athénienne (§ 62-66) ne dit pas un mot des autres cités colonisatrices, sauf une allusion aux colonies que fondèrent à leur tour les colonies athéniennes (§ 65). Dans un flou calculé, l ’orateur laisse entendre que toute la colonisation grecque a été le fait d’Athènes. Parvenu à la seconde guerre médique, Aristide veut montrer qu’Athènes a été l’artisan de la victoire grecque (§ 129-135). A cette fin, il emprunte à Thucydide (I, 74, 1-2) un schéma en trois points : nombre des vaisseaux, clairvoyance du général, ardeur résolue. Mais tandis que le texte de l’historien disait seulement qu’Athènes avait joué le rôle principal, Aristide affirme 178. Rhét. Alex. 3, 1. F uhrmann conteste l ’authenticité de cette expression (apparat ad loc.), mais, qu’eile soit due à l’auteur ou à un interpolateur, c ’est bel et bien un précepte technique. 179. Ajouter les passages conseillant à l ’orateur de jouer la comédie : il «manifeste» des sentiments qui ne sont pas forcément sincères (MÉN. II, 388, 26 ; 390, 32 ; 392, 10 ; 394, 1-2), il «feint» des émotions qu’il n’éprouve pas (I d . 413, 13 ; 430, 11). Dans la propemptikê, il mime le désespoir (Id. 396-397). Dans le kateunastikos, il feint d ’avoir beaucoup de mal à vaincre les hésitations du jeune marié devant le lit nuptial (Id. 406, 8 sqq. ; 410, 13 sqq.). 180. Nous écartons la thèse de Day, The Glory o f Athens, selon laquelle Aristide suivrait dans certaines parties du Panathénaïque une tradition populaire orale qui serait restée vivante à Athènes depuis le V« siècle. Voir les justes critiques des recenseurs Potter et Robertson et de Vidal-Naquet, «Arrien entre deux mondes», p. 328, n. 80.

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qu’elle a tout accompli seule, et il le prouve point par point. Premièrement (proton men), on ne peut nier que c’est elle qui a fourni l’homme de bon conseil, Thémistocle. Ensuite (palin skepsômetha), vient l’examen des effectifs - point le plus délicat et, pour cette raison, intercalé entre les deux autres, comme il se doit. Aristide ne prétend pas explicitement qu’Athènes ait fourni seule tous les vaisseaux, mais il le suggère par une acrobatie verbale qui introduit dans la phrase les mots clés pas et monos : on pouvait considérer que les vaisseaux athéniens étaient ceux de tous et que ceux de tous étaient tout au plus ceux d’une cité, si bien que les Grecs auraient préféré voir les Athéniens combattre seuls plutôt que tous les autres Grecs sans les Athéniens. En outre {alla mên) - c’est le troisième point - , les Athéniens ont eu seuls le courage d’abandonner leur cité. Ce passage offre donc un exemple remarquable de démonstration sophistique au mauvais sens du terme, paradoxale, hyperbolique et artificielle. Aucune phrase, prise isolément, n ’est à proprement parler un mensonge, mais l’ensemble incontestablement sonne faux. Poursuivant dans cette ligne, Aristide montre qu’Athènes a vaincu seule à Salamine (§ 160). Pour la bataille de Platées (§ 182-183), il commence par une prétérition, en affirmant que faute de temps il ne décrira pas la composition des armées ni les préparatifs du combat : moyen commode de passer sous silence les troupes réunies et conduites par Pausanias. Suivent quelques détails soigneusement sélectionnés dans le récit d ’Hérodote, et l ’on parvient à cette conclusion inattendue que Platées fut une victoire athénienne. Les soldats de Sparte et de Tégée peuvent seulement s’enorgueillir d’avoir participé (§ 172). Après les guerres médiques, Athènes a continué de combattre les Perses dans le seul intérêt de la Grèce, avec un dévouement proche de l ’abnégation (§ 213). Aristide signale le soulèvement de l ’Égypte contre le Grand Roi, mais il omet la désastreuse intervention athénienne (§ 204). Puis, pour la bataille de Tanagra, il adopte une ligne d ’argumentation différente (§ 220-221). Cet engagement était présenté par Thucydide comme une victoire lacédémonienne, mais d ’autres sources disaient l ’issue douteuse181. Il y avait là une marge laissée à rinterprétation, et Aristide en a pleinement profité. Il observe qu’après la bataille les Lacédémoniens se sont repliés, tandis qu’Athènes continuait son avance et que les Béotiens s’effondraient : les opérations de Béotie, prises dans leur ensemble, étaient donc à l ’avantage d’Athènes. Mais cette thèse, qui serait à la rigueur défendable, se mue en exagération rhétorique lorsque l ’orateur parle de «victoire» athénienne à Tanagra et commente, avec ironie et hésitation feinte : «Le seul avantage remporté par les Lacédémoniens - comment m ’exprimer convenablement ? J ’hésite à le dire : cet avantage, c’est qu’ils n ’ont pas été anéantis» (§ 220)182. Plus loin, Aristide reconnaîtra plus justement que ce fut une bataille contestée (§ 322). Il n ’y avait pas de doute, en revanche, sur l ’issue de la guerre du Péloponnèse. Aussi Aristide s ’est-il employé à retourner les défaites en 181. T huc. I, 108, 1 ; D iod . XI, 80. Cf. G lotz-C ohen, Histoire grecque, II, p. 151, n. 34, et, à propos du passage d ’Aristide, Beecke , Die historischen Angaben in Aelius Aristides Panathenaikos, p. 63-68. 182. Dans cette phrase, hoti (p. 86, 5) ne signifie pas «parce que» (trad. Behr), mais «à savoir que», développant kath’ hen touto de la ligne précédente.

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arguments d’éloge. L ’expédition de Sicile est présentée à la gloire d’Athènes (§ 232-237). Elle fut engagée pour des mobiles justes et généreux. Les Athéniens ont d’abord remporté des victoires, sur lesquelles l ’orateur se paie ostensiblement le luxe de ne pas insister. Puis ce fut l’envoi de l ’expédition de secours, dans lequel il voit une preuve de force et de fierté, plus admirable que toute eutukhia. L ’expédition a échoué, il ne le tait pas {ou... siôpêsomai). Il se contente toutefois d’euphémismes pour désigner le désastre (pathos, sumphora) et préfère s’appesantir sur la manière dont Athènes a su se ressaisir ensuite. Une fois de plus, rien de tout cela n ’est totalement erroné, mais l’ensemble donne des événements une image gravement déformée. Pour les dernières années de la guerre du Péloponnèse (§ 238-263), l’idée générale reste la même : Athènes a été capable de supporter les malheurs et souvent de se ressaisir. Quand la cité était victorieuse, c’était la preuve de ses vertus ; maintenant qu’elle est défaite, c’est la preuve d’autres vertus. Car les défaites d’Athènes ne sont jamais dues à des erreurs ou à des faiblesses : ce ne sont que des atukhêmata. Comme dans le cas de l’expédition de Sicile, tout un lexique euphémistique permet d’éviter le mot hêtta, qui n ’est jamais prononcé : atukhein, âuskoliai, eiattômata, heterôs prattein, sumphorai. En outre, Aristide a eu l’idée de présenter les faits sous la forme d ’une comparaison entre Athènes et Sparte, procédé qui a des effets complexes et fort utiles. En apparence, c’était accroître la difficulté, car un parallèle entre les deux cités au moment de la défaite de 404 risquait de dénoncer encore davantage l ’abaissement d’Athènes. Mais en réalité l’optique comparative permettait d’introduire des points de vue qui n ’auraient pas eu leur place dans un récit des opérations militaires, en faisant porter le débat sur la valeur des cités et non pas seulement sur le résultat de la guerre. Parmi ces points de vue, qui sont tous à l’avantage d’Athènes, figurent des événements antérieurs (§ 249) ou postérieurs (§ 250) à la guerre du Péloponnèse, ainsi que le critère de la résistance dans l’adversité (§ 244-247)183 et celui de l’attitude face à la stasis (§ 253-259) - vertus dont les Lacédémoniens n ’ont pas fait preuve à cette date, et pour cause. De surcroît, l ’optique comparative permettait d’argumenter au lieu de relater, et d ’escamoter les événements décisifs. Les faits gênants sont évoqués au détour d’une phrase, noyés dans une réflexion sur leurs causes, leurs conséquences et leur véritable signification (§ 252 sur Aigos Potamos). Le développement d’Aristide est tourné de telle façon qu’à la limite, comme il le dit lui-même à propos du coup d ’État des Trente (§ 257), il aurait pu passer la défaite sous silence. On est donc à peine étonné d’apprendre qu’Athènes l ’emporte (§ 263, cf. 268), qu’elle est invincible (§ 248) et que les véritables vaincus furent les Lacédémoniens (§ 258).

183. Vaincue, la cité montre une force d ’âme supérieure à celle de ses vainqueurs, et donc elle les vainc, tout autant que lorsqu’elle remportait des victoires. Par conséquent, Athènes est victorieuse dans tous les cas (§ 247)... grâce à un jeu sur le mot nikê, pris successivement au sens de victoire militaire et de supériorité morale.

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Arrêtons là cette revue rapide184. On a reconnu, dans ces textes du Panathénaïque, toute la gamme des procédés recensés par les,théoriciens, depuis la simple omission jusqu’aux formes les plus habiles de l ’éloge compensatoire, du retournement et de l ’attribution de qualités imaginaires. Ces procédés ne sont pas nouveaux, et leur application à l’histoire athénienne ne l’est pas davantage : la même déformation historique était mise en œuvre dans les epitaphioi classiques, et notamment dans le Ménexène, dont Aristide s’est certainement inspiré ici, sans en voir l ’ironie185. Ainsi la critique platonicienne reste-t-elle parfaitement d’actualité au IIe siècle après J.-C. Les scholiastes du P anathénaïque ont fort bien observé les déformations effectuées dans ce discours. Ils signalent les omissions volontaires186, la transformation des faiblesses en sujets d’éloge187, les démonstrations forcées188, la manière dont l’orateur change le sens des actions en leur prêtant un mobile qui n’était pas le leur189 ou en faisant passer la conséquence pour le but190. Parfois, précisent-ils, on s’est demandé si Aristide n ’aurait pas dû passer sous silence certains événements trop défavorables (défaites de Tanagra et de Sicile), comme le veut la tekhnê : la réponse est qu’il a préféré la méthode paradoxale, et tout aussi technique, qui consiste à retourner le défaut en éloge, en argumentant à partir de ses conséquences191. Les scholies n ’hésitent même pas à taxer Aristide de «sophisme», de «paralogisme» et de «mensonge»192. Si l ’orateur dit qu’Athènes ne fut pas vaincue à Tanagra, c’est «pour faire plaisir aux Athéniens et parce qu’il a honte de la vérité»193. S’il est en désaccord avec Thucydide sur l’interprétation de la colonisation, c’est que «l'un, en tant qu’historien, a dit la vérité, tandis que l ’autre, en tant qu’encomiaste, ment dans le sens qui lui est utile»194. Un philosophe ne dirait pas mieux, semble-t-il. Mais, à bien les lire, ces remarques n ’impliquent aucune condamnation du discours d’Aristide ; l ’estime de l’école pour ce chefd’œuvre reste intacte. Si les scholiastes notent les sophismes et rétablissent la vérité historique dans un esprit pédagogique, pour que le lecteur ne soit pas abusé, ils ne disent pas qu’Aristide aurait dû s ’en tenir à cette vérité. Au contraire : chaque genre a ses lois, et celles de l’éloge ne sont pas celles de 184. La victoire de Philippe sera présentée d’une manière moins inexacte, § 314-316. Quant aux événements postérieurs à Chéronée, Aristide les écarte d’une prétérition, faute de temps, dit-il (§ 317), mais aussi parce qu’à ses yeux ils se prêtaient plus difficilement à l’éloge. 185. Voir, sur la déformation historique dans les epitaphioi, C lavaud , Le Ménexène de Platon, chap. V ; Lo r a u x , L'invention d'Athènes, chap, ni ; N ouhaud , L ’utilisation de l'histoire par les orateurs attiques. 186. Schol. Arstd. 217, 29-30 ; 224, 36-225, 1. 187. Ibid. 158, 24-25. 188. Ibid. 223, 28 ; 224, 3. 9 (biazetai). 189. Ibid. 225, 5-8. 190. Ibid. 175, 31-32 (lire hautôn). 191. Ibid. 224, 14-20 ; 234, 17-24 ; 236, 35-237, 20. 192. Sophistikôs : 157, 2 ; 252, 32. - Sophizetai : 175, 31 ; 188, 1. 3. 32 ; 217, 29 ; 224,18 ; 233, 25. - Paralogizetai : 233, 34. - Pseudetai : 91, 18 ; 195, 11 ; 225, 5. 30 ; 250, 9. 193. Ibid. 224, 6-7. 194. Ibid. 91, 16-18.

L'ÉLOGE EN QUESTION

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l’histoire. L ’encomîaste est justifié par avance, au nom de la séparation entre éloge et vérité195. L ’opportunisme encomiastique Certains éloges décernés à Athènes dans le Panathénaïque se retrouvent appliqués à Rome dans le discours A Rome, notamment le privilège de détenir le seul empire légitime - tous les autres étant «bâtards» - , ou le mérite de la constitution mixte196197. Bien plus, le discours A Rome, pour rehausser le prestige de l ’Empire romain, critique sévèrement l ’hégémonie athénienne, qui était au contraire justifiée et exaltée dans le P anathénaïque191. L’éloquence épidictique admet ainsi toutes sortes de modulations et de contradictions : soit le même éloge est décerné à des objets différents, soit le même objet est jugé différemment, d’un discours à l’autre, suivant les besoins du moment198. C’est ce que nous appelons l’opportunisme encomiastique. Par exemple, quand Aristide loue Smyme, il la met au-dessus de toutes les villes d ’Asie ; mais quand il exhorte ces villes à la concorde, il dit qu’elles sont toutes égales, Smyme comprise199. Quand il déprécie Alexandre, il affirme qu’Alexandrie est le seul mnêmeion laissé par le conquérant ; mais dans les Discours smyrniotes il dit qu’Alexandre a laissé deux mnêmeia, Alexandrie et Smyme200. Il assure aussi que Smyme est la seule ville qui ait fait mentir le proverbe selon lequel «les amis vous oublient dans le malheur» : le Panathénaïque dit la même chose à propos d’Athènes201. Aristide n ’a d’ailleurs pas le monopole de ces déclarations de circonstance, même si elles sont 195. Cf. par ex. Cic., Brut. 42 : concessum est rhetoribus ementiri in historiis, ut aliquid dicere possint argutius. - Les parties historiques du Pour les Quatre contiennent des déformations semblables, également notées par les scholies (schol. Arstd. 523, 4-5 ; 568, 25-29 ; 569, 8-10; 600, 28-29 ; 618, 9-11 ; 640, 11-13 ; 653, 10. 19). Pour d’autres exemples de déformation historique dans l’éloge, voir Isocr ., Évag. (notes de l’éd. C.U.F., p. 161, 162, 163, 165) ; XÉN., Agés, (analyse par Rjedinger , Étude sur les Helléniques, p. 82-83) ; F avor., Corinth. 6 -1 ,12, 16-19 (avec les commentaires de Barigazzi) ; Mén. Π, 437,9-11 ; 444, 9-11 ; 446, 12-13 (par un glissement progressif, l ’auteur en vient presque à suggérer qu’Alexandrie de Troade a été fondée par Apollon) ; J ulien, Éloge de Constance (B oulenger, «L’Empereur Julien et la rhétorique grecque», p. 30-31 ) ; etc. 196. Légitimité de l ’empire : Panath. 11 et Rome, 91. Constitution mixte : Panath. 383-389 et Rome, 90. 197. Rome, 45-46 et Panath. 227, 302-312. 198. En règle générale, les encomiastes évitent de se contredire à l ’intérieur d ’un même discours. Le scholiaste relève une divergence dans ia présentation du percement de Γ Athos chez A rstd., Panath. 121 et 127 : «Il déprécie ici ce qu’il a amplifié un peu plus haut» (schol. Arstd. 150, 21-22, ad Panath. 127) ; en réalité, il n’y a pas vraiment de contradiction, mais plutôt un changement de point de vue, correspondant à une gradation. 199. Comparer les Discours smyrniotes (notamment Lettre, 13) et Aux villes, 12-26. Une partie du peuple smymiote est dite autochtone dans Smyrn. î, 5, mais ce point est tu dans Aux villes, 26. 200. Rome, 26 ; Smyrn. II, 4. 201. Palinodie, 18 ; Panath. 60. Toutefois les deux cités ont fait mentir le proverbe de manière différente : Smyrne en recevant de l’aide dans son malheur, Athènes en assistant les malheureux.

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LES VALEURS

fréquentes chez lui. Favorkuis célèbre dans le Discours corinthien, les villes placées sous le patronage d’un dieu et il loue l’autochtonie des Athéniens dans le discours Sur la fortune ; mais il raille ces prétentions absurdes dans le traité Sur l’exil101. Se référant à l’émerveillement de Télémaque devant le palais de Ménélas, Lucien dit tantôt qu’il éprouve la même admiration, tantôt - pour mieux louer - qu’elle est puérile et insuffisante202203. L ’éloge est opportuniste par principe, et l ’important est de trouver l ’argument qui fera effet dans l ’immédiat. Cette méthode est particulièrement mise en œuvre dans les hymnes de la collection aristidienne. Lorsqu’il loue un dieu, l ’orateur s ’efforce de lui décerner toutes les qualités possibles, y compris celles qu’ailleurs il lui dénie ou prête à d’autres. Asclépios et Sarapis sont ainsi qualifiés tour à tour de philanthrôpotatos theôn204. Athéna et Dionysos sont chacun le seul dieu qui ait Zeus à la fois pour père et pour mère205. La naissance d ’Apollon et d’Artémis, l ’invention du char et de la navigation sont rapportées successivement à Athéna et à Poséidon206. Les Enfers appartiennent tantôt à Hadès, tantôt à Sarapis207 ; les acropoles, tantôt à Athéna, tantôt à Zeus208209. La naissance d’Athéna est un prodige unique selon YAthéna, mais la naissance d’Aphrodite lui est comparée dans le Discours isthmique109. Selon l ’hymne à Zeus, Zeus a toujours existé, mais les Discours smyrniotes parlent d’une naissance de ce dieu sur le Sipyle210. Persée et Bellérophon sont utilisés d’abord pour louer Athéna, puis pour rabaisser Zeus au bénéfice de Poséidon211. Selon l’hymne à Athéna, Héraclès n ’est devenu dieu que grâce à cette déesse, tandis que le rôle de celleci est minimisé dans l’hymne à Héraclès212. Jouant de la plasticité des mythes, des cultes et des théologies, Aristide parvient ainsi à donner de chaque dieu l ’image la plus flatteuse, au prix de démonstrations forcées ou contradictoires213. 202. Cf. Barigazzi, Favorino, p. 277 et 322. 203. LUC., Scytha, 9 et De domo, 3 (cf. H om., Od. IV, 43 sqq., 71 sqq.). 204. Puits, 11 et Sarap. 26. 205. Ath. 2 et Dion. 3. 206. Ath. 14, 15, 18, 20, 25 et Isthm. 14, 19. 207. Isthm. 8 et Sarap. 25. 208. Ath. 13 et Zeus, 19. 209. Ath. 2-3 et Isthm. 14. 210. Zeus, 8-10 et Smyrn. I, 3 ; II, 3. 211. Ath. 24 et Isthm. 13. 212. Ath. 25 et Héracl. 19. 213. Ajoutons que le traitement de la naissance des différents dieux illustre parfaitement le principe selon lequel «tous les cas sont louables» : si le père et la mère sont illustres, c’est bien (Héracl. 2) ; si la mère n’est pas illustre, il ne faut pas parler d’elle (Asclépiades, 5-7) ; s’il n’y a pas eu de mère, ou pratiquement pas, c ’est mieux {Ath. 2, Dion. 3) ; s’il n ’y a eu ni père ni mère, c ’est parfait {Zeus, 8-10). - Pour des exemples d’opportunisme mythologique chez d ’autres auteurs d’éloges, noter que Pindare attribue l’invention du dithyrambe successivement à Corinthe, à Naxos et à Thèbes (éd. C.U.F., I, p. 149, it. 1) ; Isocrate adopte deux versions différentes de la légende d ’Adraste (éd. C.U.F., II, p. 28, n. 2 ; IV, p. 77) ; l’arétalogie de Maronée présente Isis comme Fille de Gê, et non de Cronos (G randjean , Une nouvelle arétalogie d'Isis, p. 46 sq.).

531 Les hymnes vont jusqu’à soutenir le pour et le contre, lorsque les exploits d’Héraclès sont loués dans un passage et présentés ailleurs comme des exagérations poétiques214, ou lorsque les Héraclides sont successivement dépréciés et exaltés215. C’est ici le procédé de la retractatio, qui, sous ses diverses formes, appartient également à l’opportunisme encomiastique. Les sophistes sont souvent amenés à composer plusieurs éloges de même type, parce qu’une carrière normale voit revenir plusieurs occasions de louer l’empereur, de participer à des mariages ou de prôner la concorde216 ; parfois le thème traité est exactement identique, comme dans les deux Mélancomas de Dion217. Il faut donc savoir présenter le même matériau sous des formes variées. Bien qu’il ne s’oppose pas à la véracité, puisque le sophiste soutient toujours la même position, cet art de la variation manifeste tout de même une certaine flexibilité de la parole. Il repose sur l ’inquiétant postulat qu’il y a d’innombrables manières de bien dire une chose218 et il donne l’impression que la forme compte plus que le fond. Dans les Discours smyrniotes, la retractatio devient palinodie. Globalement, la morale est sauve, dans la mesure où Aristide ne cesse pas de louer Smyme tout au long des cinq discours, et où le changement de point de vue n ’a pas été choisi par lui, mais imposé par une catastrophe extérieure. Dans le détail de l ’argumentation, cependant, l ’orateur en vient à se contredire. Ainsi il loue d’abord les multiples fondations de la ville, preuves d’akribeia ; mais après le séisme il supplie qu’elle soit reconstruite d’un coup, préférant désormais la soudaineté à la progressivité219. Il dit d’abord que Smyme a été fondée trois fois - δεύτερα καί τρ ίτη χειρί, suivant l ’expression proverbiale -, anonymement sur le Sipyle, puis par Thésée et enfin par Alexandre ; mais dans la Palinodie il omet la première Smyme et donne aux empereurs le rang de troisièmes fondateurs, afin de ne les mettre en parallèle qu’avec des archégètes illustres et de leur conférer l’honneur de la tritê kheir220. Enfin la retractatio peut prendre la forme d’une composition in utramque partem. Nous avons vu que l ’école propose l ’éloge et le blâme d’un même sujet, ou le blâme de deux sujets opposés. La pratique oratoire comporte aussi des paires d’éloges sur des sujets antithétiques, le second étant conçu comme la réfutation du premier. C’est le cas par exemple du diptyque de Dion Sur la loi 214. Ath. 25 et Héracl. 7. 215. Asclépiades, 17-18 et Héracl. 16-17. 216. Voir par ex. F ronton, 161, 18-19 (l’éioge d’Antonin est «un sujet que tu as tant de fois remanié et rebattu») ; MÉN. II, 409, 18-22 (kateunastikos) ; A rstd. XXIII et XXIV sur la concorde. 217. Il peut y avoir aussi reprise d ’un sujet déjà traité par un autre orateur : Isocrate , Hélène et Busiris ; Hippodromos chez Philostr ., V. soph. 617. - L ’anecdote selon laquelle Aristide aurait composé deux Panathénaïques paraît sans fondement : B oulanger, Aristide, p. 148-149 ; B ehr, Aristides and the Sacred Tales, p. 144. 218. Q uint. X, 5, 7. Conseils de méthode pour se répéter habilement chez H ermog., Meth. 440-441. Sur l ’art de la variation, voir en général Anderson , Lucian : Theme and Variation, chap. I ; R utherford, The Meditations o f Marcus Aurelius, p. 126 sqq. 219. Smyrn. I, 2 et Lettre, 4 fin. 220. Smyrn. I, 2-4 (cf. Monodie, 2) et Palinodie, 20 ; retour à la première version dans Smyrn. II, 3-4. Cf. K eil ad p. 22, 4 ; 24, 5.

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les valeu rs

et Sur la coutume221. Après avoir loué la loi dans le premier discours, Dion montre dans le second que la coutume lui est supérieure. Pour ce faire, il reprend les points développés dans l ’éloge de la loi et les rétorque, sous la forme d’une série d’antithèses, sans craindre de se contredire. La loi était fille de Zeus (LXXV, 8) : maintenant elle n ’est plus qu’une invention humaine (LXXVI, 1). La loi régnait par la persuasion (LXXV, 4) : maintenant elle s’impose par la violence, et c’est la coutume qui persuade (LXXVI, 1. 4). Le nomos était basileus (LXXV, 2) : maintenant la loi est tyrannie, tandis que la coutume est royauté (LXXVI, 2) ; etc.222 Il est vrai que certains commentateurs ont cherché, derrière l’antinomie patente, un message moral, politique ou philosophique223 : leurs hypothèses seraient-elles exactes, il n ’en reste pas moins, dans ces médiocres opuscules, une part incontestable de réfutation sophistique et de jeu argumentatif. Cette notion de jeu tient un rôle capital dans deux formes oratoires que nous étudierons plus en détail : l ’éloge paradoxal et la lalia ou prolalia. Là, les exigences de justice et de vérité sont simplement mises entre parenthèses, pour le plus grand plaisir de l’auditoire, si bien que l’esprit sophistique triomphe impunément. L ’éloge paradoxal Voici la liste des éloges paradoxaux conservés, ou simplement attestés, pour l ’époque de la Seconde Sophistique224 :

221. Or. LXXV et LXXVI. Dans un esprit plus sérieux, sans doute, P otamon , Éloge de Brutus et Eloge de César. Voir aussi les diptyques dus à deux auteurs : F ronton , Éloge du sommeil, et réponse de Marc Aurèle (F ronton, 5, 21 sqq.) ; D ion , Éloge de la chevelure, et S ynésios, Éloge de la calvitie. 222. L ’antithèse est soulignée par des parallélismes d’expression : définition introduite par Esti de au début de chacun des deux textes ; correspondance entre Hothen oimai (LXXV, 2) et Dio moi dokei (LXXVI, 2). Mais la symétrie n’est pas totale, car si le premier discours est de forme encomiastique, dans le second la réfutation prend le pas sur l ’éloge. 223. A nastasi, «Ethos e Nomos in Dione» ; D esideri, Dione, p. 258, η. 46 ; B lomqvist, Myth and Moral Message in Dio, p. 29-30. Les commentateurs antérieurs étaient plus sensibles aux contradictions qui opposent les deux textes : cf. Geel. Dionis Olumpikos, p. 436, et les tentatives de justification par A rnim, Dio, p. 156 ; L emarchand, Dion, p. 22. 224. Sur le genre de l ’éloge paradoxal dans l ’Antiquité (et sur quelques prolongements modernes), voir les panoramas de Talbot, De ludicris apud veteres laudationibus ; Burgess, Epideictic Literature, p. 157-166 ; P ease, «Things without Honor». On a évoqué plus haut le blâme paradoxal, qui est beaucoup moins fréquent. II existe aussi un genre de la comparaison paradoxale (par ex. montrer que Clytemnestre est supérieure à Pénélope, etc.) : cf. P hilod ., Rhét. I, 217 ; Hermog., Prog. 19, 19-20, 3.

533 Dion -Eloge de la chevelure. - Éloge du perroquet (mentionné par P hilostr ., V. soph. 487 fin. ; cf. S ynés ., Dion, 238, 13). Comparer Stace, Silves, II, 4 (chant funèbre sur le perroquet d’Atedius Melior) ; A pulée , Flor. XII (description du perroquet). -É loge du moustique (mentionné par Synés., Dion, 244, 2). Cf. A ch . T a t . II, 22, 1-3 (fable dans laquelle le moustique fait son propre éloge, en se comparant au lion). Favorinus -É lo g e de Thersite (fr. 1). Sujet fréquent : cf. P o l . XII, 2 6 b , 5 ; Luc., Demon. 61 ; L ib ., Enkômion 4 (t. VEI, p. 243-251 Foerster) ; É née de G aza , Epist. 15 (p. 27-28 Hercher). -É loge de la fièvre quarte (fr. 1-2). Cf. mentions d’éloges de la fièvre chez É pict ., fr. 21 Schenkl ; P lu t ., De audiendo, 44 f. Fronton - Éloge de la fumée et de la poussière (217, 4-21). -Éloge de la négligence (218, 1-220, 3). - Éloge du sommeil : ce texte de Fronton est perdu, et nous possédons seulement la réfutation qu’en a faite Marc Aurèle (F r o n t o n , 5, 21-8, 7)225. Fronton est revenu sur le sujet dans une lettre plus tardive, où il conte, sous forme d ’apologue, la création de Somnus par Jupiter (231, 16-233, 15) ; cette fabula est présentée par Fauteur comme le substitut d’une somni laus (231, 14). Cf. mention d’éloges du sommeil chez Q uint . III, 7, 28 (le poème de S t a c e , Silves, V, 4 est un appel à Somnus, mais non un éloge) ; éloge d ’Agrupnia chez M én . I, 342, 17. Lucien - Éloge de la mouche. - Œuvres et passages présentant des traits d’éloge paradoxal : Le parasite (éloge de l’art du parasite) ; La tragédie de la goutte (aspect d’éloge de la goutte : sujet mentionné aussi par P hilo str ., V. Apoll. IV, 30) ; Phalaris I (le tyran présente son apologie, et celle-ci tourne à l’éloge)226 ; Zeus tragédien, 21 (esquisse d’un éloge d’Eurysthée) ; Défense des portraits, 19 (éloge du chien)227.

225. La réfutation de Marc Aurèle ne se définit pas comme une laudatio insomniae (pace C ortassa, éd. de Marc Aurèle, p. 116, n. 10). Bien qu’il annonce paucula contra somnum pro

insomnia (5, 22), Marc Aurèle se dispense de louer l ’insomnie et se contente de réfuter l’Eloge de Fronton en incriminant le sommeil. Cf. 6, 3-7 : accusatio répondant à une laudatio ; 8, 5-6 : bene accusato somno ; et commentaire de Fronton, 8,12 : refutasti. 226. Hadrien de Tyr était également l’auteur d’un Phalaris (Souda, A 528). Ce sujet était donc courant, à moins que la rencontre ne s’explique par une rivalité directe entre Lucien et Hadrien, comme le pense Jones, «T wo Enemies of Lucian», p. 485. 227. Sur l ’éloge paradoxal chez Lucien (et aussi en général), voir B ompaire , Lucien, p. 265, 282-286, 642-643. A nderson rattache en outre à ce genre le De saltatione («Lucian

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LES VALEURS ? Pérégrinos, Éloge de la pauvreté

M én . I, 346, 17-19 : παράδοξα 6è [scil. εγκώμια] oÎov ’ Αλκιδάμαντο?



του θανάτου εγκώμιου ή τό τη? πενία? ή του Πρωτεω? του κυνό?. Les mots ή του devant Πρωτέω? sont donnés par les manuscrits MmW, mais omis par les manuscrits PZ. Le seul point sûr de la liste est donc YÉloge de la mort d’Alcidamas. La suite est douteuse, l’ambiguïté de l’expression «éloge de Protée» (qui peut signifier que Protée est l’auteur ou qu’il est l’objet de l ’éloge) étant aggravée par la variante textuelle. - En conservant ή του, on a soutenu qu’il pouvait s’agir d ’une seule œuvre, due elle aussi à Alcidamas : Encomio della povertà, ovvero di Proteo il Cane (A v e z z ù , éd. d ’Alcidamas, p. 68 ; suivi par L iv r ea , c.r. de Russell-Wilson, p. 202). Ou bien l ’on distingue deux œuvres, un Éloge de la pauvreté et un Éloge de Protée le Cynique (c.-à-d. du philosophe Pérégrinos, cible de Lucien, qui était surnommé Protée). Dans cette hypothèse, on ne sait trop à qui serait dû YÉloge de la pauvreté (à Alcidamas ?). Quant à YÉloge de Protée, on suppose qu’il pourrait être identique au Protée que la Souda attribue à Philostrate : cf. M ü n sc h er , «Die Philostrate», p. 546-548 ; C h r ist -S c h m id , Gesch. der griech. Lit. II6, p. 734, n. 4 ; S c h w a rtz , éd. de Lucien, Peregr., p. 65 ; B om paire , Lucien, p. 478 ; R ussell -W ilson , éd. de Ménandros, p. 249, ad loc. - Les deux dernières éditions de Ménandros ont préféré supprimer ή του : l’auteur ferait allusion à un Éloge de la pauvreté composé par Pérégrinos. Cf. B ursian et R ussell -W ilson , éd. de Ménandros ; K assel , Untersuchungen zur gr. und röm. Konsolationsliteratur, p. 15, n. 3 ; J o n e s , Lucian, p. 131 ; M. N a r c y , «Alcidamas d ’Élée», dans G o u let (éd.), Diet, des philosophes antiques, I, p. 108. Bien que nous ne possédions pas d ’autre témoignage sur une activité littéraire de Pérégrinos, cette dernière interprétation est la plus satisfaisante pour le sens (pour le point de vue paléographique, voir infra, n. 247). Au lieu de références vagues, que le rhéteur pouvait difficilement croire intelligibles pour ses lecteurs, on a en ce cas la désignation claire de deux œuvres, dont chacune est pourvue, en chiasme, d’un nom d ’auteur. Il est donc probable que ce texte de Ménandros nous fait connaître un éloge paradoxal dû à un philosophe cynique du IIe siècle. Apulée Apulée ne semble pas avoir composé d’éloge paradoxal en prose sous forme autonome, mais certaines digressions de YApologie sont à la lisière du genre. Aux chap. 6-8, il cite une épître en vers de dentifricio qui faisait partie du recueil de ses Ludicra, puis il la commente par un nouveau développement à la gloire de l ’hygiène buccale. Plus loin, il répond à l’accusation de posséder un miroir en vantant cet objet du point de vue moral et du point de vue scientifique (13-16) ; il se glorifie d’être sans ressources en louant la pauvreté (18 ; cf. 18, 6 : laudibus).

and the Authorship of De salt.», p. 283 ; cf. «Motifs and Techniques in Lucian’s De paras.», p. 61 : liste de rapprochements entre Sait, et Paras).

L ’ÉLOGE EN QUESTION

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Héracleidès de Lycie Éloge du travail (ponos), mentionné par P hilostr ., V. soph. 614-615. On a vu plus haut que Ptolémée de Naucratis effaça la première lettre du titre pour le transformer en Éloge de l’âne (ce dernier sujet est envisagé aussi par P l a t ., P hèdre, 260 b). A n d e r s o n , P hilostratus, p. 33, voit dans le discours d’Héracleidès un éloge sincère et non un jeu d’esprit. Il est vrai que l’auteur était un travailleur acharné ; mais Philostrate précise bien que cette œuvre «ne laissait pas d’être plaisante». Dion a traité ce thème différemment, sans intention humoristique, dans le troisième discours Sur la royauté, en développant l ’idée que le bon roi est philoponos et se donne de la peine pour le bien de ses sujets (en particulier § 62-85, proches d ’un éloge du ponos). Anonyme chez Philostrate Chez P h il o s t r ., V. Apoll. IV, 30, le jeune présomptueux rembarré par Apollonios se dit l’auteur d’un éloge de la goutte, déjà mentionné, ainsi que d’éloges de la cécité et de la surdité. Cette liste fait apparaître la faveur dont jouit l’éloge paradoxal, en parfaite continuité avec la Première Sophistique. Qu’il s’agisse de personnages mythologiques, d’animaux ou d’abstractions, les sujets n ’ont pas changé, et la fréquence paraît égale. La mode de l’éloge paradoxal s’est maintenue depuis l’époque classique, ou peut-être elle a repris, si l ’on suppose qu’elle avait fléchi à l ’époque hellénistique. Favorinus, cité au IIe siècle comme maître du genre228, fait figure, à cet égard, de nouveau Polycratès. L ’éloge paradoxal cristallise un goût pour le paradoxe qui est bien affirmé à l’époque de la Seconde Sophistique. Dans les éloges sérieux, l ’esthétique de la virtuosité se traduit volontiers, nous l ’avons vu, par des expressions et des démonstrations paradoxales - cette forme de demotes remontant d’ailleurs, elle aussi, à la Première Sophistique229. En outre, les encomiastes se plaisent à relever les aspects paradoxaux de ce qu’ils louent230 : dans ce cas, le paradoxe est en principe une qualité de l’objet et non un choix de l’orateur, mais souvent la manière de présenter les choses est déterminante. Quand Aristide affirme que l’isthme de Corinthe offre «le spectacle le plus paradoxal de la terre»231, ce paradoxe ne résulte pas des seules données géographiques et il prend corps à 228. Par A ulu -G elle , XVII, 12, et peut-être par F ronton , 219, 2 (si le Favorinus en question est bien l’orateur, comme le croient notamment H aines, éd. de Fronton, I, p. 49, n. 1, et B arigazzi, Favorino, p. 98, test. 22 ; mais selon Van den H out, éd. de Fronton, p. 284, il s’agit d’un homonyme). 229. Gorgias est désigné comme l’initiateur de la paradoxologia chez P hilostr., V. soph. 492 ; voir ibid. 503 les pensées et expressions paradoxales de Critias. 230. Voir par ex. l’emploi de paradoxon chez D ion, III, 107 (éloge de l’amitié) ; Luc., Sait. 67,73 ; Hermog., Prog. 16,20 (de même dans Yekphrasis, ibid. 23, 8). On souligne aussi le caractère atopon de l’objet : par ex. A rstd., Panath. 266 (glosé paradoxon dans schol. 260, 13-15 ; cf. schol. 319,7). Certains textes sont aux confins de l’éloge et de la paradoxographie : par ex. les arétalogies, ou A rstd., Asclépios, 8 (remèdes paradoxaux prescrits par Asclépios) ; Aigyptios, 114-122 (les merveilles du Nil). 231. A rstd., Isthm. 22.

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force de descriptions ingénieuses. Le goût du paradoxe se manifeste, d’une autre manière, dans les œuvres de Dion sur la mythologie, notamment le Discours troyen, Qu’Ilion n’a pas été prise (or. XI), et les interprétations plus qu’originales du jugement de Paris (or. XX, 19-23), du mythe de Nessus et Déjanire (or. LX), de la personnalité de Chryséis (or. LXI)232. Chez les poètes, on est tout près de l’éloge paradoxal avec les deux pièces de Mésomédès Eis hôrologion, qui sont des éloges de cadran solaire, empreints d’une grandiloquence délibérée et spirituelle233. Rappelons enfin que l’époque impériale est une riche époque de paradoxographie (la paradoxographie zoologique, en particulier, offre des points de contact avec l ’éloge paradoxal des animaux)234 et que l’épithète paradoxos est sous l’Empire un titre louangeur souvent décerné aux athlètes et aux artistes235. La pratique de l ’éloge paradoxal est donc une manière, parmi d’autres très diverses, de mettre le paradoxe à l’honneur. Si la pratique n ’est pas neuve, les textes théoriques apportent davantage de nouveauté par rapport à l’époque classique. Les traités plus anciens faisaient peu de cas de l’éloge paradoxal : la Rhétorique à Alexandre, la Rhétorique à Herennius, les traités de Cicéron et les Progymnasmata n ’en disent rien ; Aristote et Quintilien se contentent de brèves mentions236237. Mais la Seconde Sophistique va doter l’éloge paradoxal d’une définition et d ’une méthode. Nous devons la définition à Ménandros I. Quand il classe les objets de l’éloge au début de son ouvrage, l’auteur se borne à remarquer que l ’éloge du sel et des objets du même genre est inclus dans Véloge des apsukha131 : c’est encore la perspective traditionnelle, dans laquelle le caractère paradoxal ne donne pas lieu à une analyse spécifique. Mais plus loin la perspective change et l ’auteur, à la faveur d’une digression, propose une nouvelle classification des éloges, dans un texte dont l ’établissement et l ’interprétation sont très discutés238. D ’après la version la plus complète, Ménandros I distingue ici quatre sortes d ’enkômion :

232. Noter aussi or. LV, démontrant que Socrate fut l’élève d ’Homère (cf. § 6 : paradoxon). 233. H eitsch , Griech. Dichterfragmente, I, p. 29-30 (n° 7-8) ; c’est aussi un thème d’épigramme (par ex. Anthol. P al IX, 806-807). Tour de force encore dans la jolie description d ’une éponge (M ésomédès , ibid., p. 30, n° 9). En revanche, le poème Eis kônôpa (p. 31, n° 11) n’est pas un éloge, mais une petite fable. Voir aussi le genre poétique des lamentations sur les animaux (cf. G. H errlinger, Totenklage um Tiere in der antiken Dichtung [Tübinger Beitr. zur Altertumsw. 8], Stuttgart, 1930). 234. Voir l’insistance sur les détails curieux chez Luc., Musc. enc. : la trompe (§ 3), la naissance (§ 4), l ’accouplement (§ 6), la palingénésie (§ 7), les «mouches militaires» (§ 12). Sur la paradoxographie, voir notamment B ompaire , Lucien, p. 450 ; R eardon , Courants littéraires grecs, p. 229, 237-242, 256, 267 ; V ieillefond, éd. C.U.F. de Longus, p. CXXXIX. 235. K. Sc h n eid er , «Paradoxos», RE, 18, 1949, col. 1166-1167 ; R o b e r t , «Les inscriptions [de Laodicée]», p. 302. 236. A rstt., Rhét. 1 ,1366 a 28-31 ; Q uint. II, 17, 4 ; III, 7, 28. 237. MÉN. I, 332, 26-30. 238. I d. 346, 9-19.

537 1) endoxon : éloge portant sur des biens reconnus, comme un dieu ou quelque autre objet manifestement bon ; 2) odoxon : éloge portant sur des daimones ou sur un objet manifestement mauvais ; 3) amphidoxon : mélange d ’endoxon et d’adoxon, portant sur un objet qui est louable par certains côtés et blâmable par d’autres ; 4) paradoxem : par ex. Alcidamas, Éloge de la mort ; Protée, Éloge de la pauvreté.

Certains manuscrits omettent la deuxième sorte d’éloge (adoxon). Bursian et Russell-Wilson se sont rangés à ce parti, considérant que la catégorie adoxon fait double emploi avec le paradoxon et soupçonnant une interpolation chrétienne dans la mention des «démons»239. Ces arguments appellent plusieurs réponses. Le fait principal est que la liste de quatre catégories n ’est pas une invention de Ménandros : elle est au contraire bien attestée, depuis Hermagoras, dans la théorie du genre judiciaire. Pour aider les plaideurs à déterminer l ’exorde approprié, les théoriciens judiciaires ont édicté une division de quatre types de cause, exactement identique à celle de Ménandros240 : 1) endoxon = honestum (cause noble, honorable) ; 2) adoxon = humile (cause insignifiante, qui ne paraît pas mériter l’attention) ; 3) amphidoxon = dubium, anceps (cause douteuse, qui contient du bon et du mauvais) ; 4) paradoxon = admirabile (cause «extraordinaire», c ’est-à-dire qui paraît mauvaise et indéfendable)241.

A ces quatre types principaux s ’ajoute souvent un cinquième : dusparakolouthêton = obscurum. L’ordre dans lequel les types sont énumérés est variable ; celui qu’a adopté Ménandros se trouve notamment chez Quintilien. Grâce à cette liste, le plaideur sait quelle fin doit viser principalement son exorde : rendre le juge bienveillant si la cause est douteuse, attentif si elle est insignifiante, etc. Le texte de Ménandros représente donc l’application au genre épidictique d’une topique qui, valable en droit pour toute hupothesis, était en fait destinée surtout aux causes judiciaires : c ’est une nouvelle illustration du rôle de pilote qu’a joué le genre judiciaire dans la 239. B ursian, éd. de Mén., p. 45 (apparat) ; R ussell-W ilson, éd. de Mén., p. 248, ad loc. Noter toutefois que i’athétèse n’a pas convaincu les recenseurs : V olkmann, c.r. de Bursian, col. 644 (cf. Id., Die Rhet. der Griech. und Römer2, p. 109) ; Livrea , c.r. de Russell-Wilson, p. 202. 240. H erm ag. I, fr. 23 Matthes ; Rhét. Her. I, 5 ; Cic., Inv. I, 20 ; Q u in t. IV, 1, 40-41 ; M inucianus l ’A ncien, cité par les commentateurs d ’Hermogène (IV, 183, 15-26 ; 188, 6189, 33 ; V, 252, 7-8 ; VII, 165, 24-26 Walz) ; rhéteurs latins dans l’éd. Halm, 109, 2-12 (F o rtu n atian u s) ; 147-151 (Ps.-Augustin) ; 316,23-317, 29 (SuLPmus V icto r) ; 497, 27-34 (C assiodore) ; Isid., Étym. II, 8. Un peu différemment S o p a tro s, In Hermog. Stat., V, 75, 11-30 Walz ; voir aussi Apsinès, 253, 21-254, 19 ; 260, 8-12. Cf. V olkm ann, Die Rhet. der Griech. und Römer2, p. 108-109 ; L ausberg, Handbuch der lit. Rhet.2, § 64 ; M a rtin , Antike Rhet., p. 24-26,70-71 ; C a lb o li M ontefusco, Exordium narratio epilogus, p. 8 sqq. 241. Ps .-A ugustin , loc. cit. 147, précise que dans cet emploi l’adjectif paradoxos a une valeur péjorative (contra opinionem bonam), contrairement à l’usage courant qui lui prête un sens élogieux.

LES VALEURS théorie rhétorique. En effectuant cette transposition, le théoricien a laissé de côté la catégorie facultative (dusparakolouthêton) ainsi que le lien avec l ’exorde, qui lui étaient inutiles. Mais il y a tout lieu de penser qu’il a conservé les quatre catégories obligatoires et donc que Vadoxon fait partie du texte authentique. Car sinon il faudrait imaginer que Ménandros a amputé la liste traditionnelle, puis qu’un savant interpolates a réintroduit la catégorie manquante. L ’hypothèse de l’interpolation paraît d’autant moins nécessaire que Ménandros montre qu’il connaît la catégorie de Vadoxon. A l’intérieur même du texte litigieux, il utilise cette notion pour définir Vamphidoxon, mélange d'endoxon et d'adoxon. Dans d’autres passages du traité, il indique que l ’objet (ou telle de ses parties) peut être soit endoxon, soit adoxon242. Les praxeis peuvent être soit endoxoi, soit am phidoxoi, soit adoxoi243. La division complète en quatre catégories a beau n ’être reprise nulle part, la catégorie de Vadoxon est partout présente. La notion d'enkômion adoxon, que Bursian jugeait «en soi impossible»244, est confirmée par un passage d ’Aulu-Gelle sur les éloges paradoxaux de Favorinus : Infames materias, siue quis mauult dicere inopinabiles, quas Graeci άδοξου? υποθέσει? appellant245. Ce texte, antérieur d ’un siècle à celui de Ménandros I, suggère d’ailleurs que l’application au genre épidictique de la classification d’Hermagoras pourrait être plus ancienne que Ménandros et remonter à l’un de ses devanciers. Reste la mention des «démons», considérés comme exemples d’objets manifestement mauvais. Ici non plus, il n’est pas obligatoire d’incriminer un interpolateur. Ménandros a envisagé l’éloge de daimones un peu plus haut, dans le chapitre sur l’hymne peplasmenos. Ce genre de composition, était-il dit, est consacré à des dieux et à des daimones plus ou moins allégoriques ou fictifs, qui souvent symbolisent des réalités mauvaises : par exemple Deimos, Phobos, Phugê, Zêlotupia, Phthonos246. Dans notre passage, Ménandros n ’a sans doute pas voulu dire que tout daimôn est mauvais, mais plutôt que les dieux sont bons : si l ’on cherche une figure divine qui soit mauvaise, celle-ci ne pourra être qu’un daimôn. La sagesse commande donc de conserver le texte tel quel, avec ses quatre catégories247. Celles qui nous intéressent ici, du point de vue de l ’éloge 242. Mën . I, 350, 15-19 ; 353, 11-29 ; 358, 31-359, 7. 243. Id. 364, 27-365, 4. 244. A la suite de H eeren, éd. de Mén., p. 61, note p. 245. A ulu-G elle, XVII, 12, 1. 246. M én. I, 340, 31-342, 20. 247. Ce qui revient à suivre le texte de MmW, alors que plus haut nous nous sommes rallié à celui de PZ. Ces choix ne sont pas incompatibles, puisque PZ et MmW, selon R ussellW ilson, représentent deux familles différentes : chacune peut avoir ses fautes propres. Dans le cas examiné plus haut, l’addition de ή του doit probablement être considérée comme une réfection fautive du texte. Ici, au contraire, l ’omission des deux membres de phrase relatifs à Y enkômion adoxon peut s’expliquer par une faute mécanique ; il faut noter en outre que le second membre de phrase litigieux (346, 1. 12-13) est omis par PZ, mais le premier (1. 10) par Z seul. On peut soupçonner que le membre de phrase des I. 12-13 a été omis, dans le modèle de PZ, par saut du même au même ; puis que le membre de phrase de la 1. 10, qui était

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paradoxal, sont Vadoxon et le paradoxon. Comment comprendre leurs rapports ? Dans le classement des causes judiciaires, adoxon désigne la cause insignifiante, qui n ’intéresse pas l ’auditoire, par exemple le procès d’un pauvre marchand de vêtements accusé de vol ; paradoxon désigne la cause déshonnête, qui indispose, par exemple celle de l’homme accusé d’adultère qui, après avoir rendu service à sa patrie, réclame pour récompense la mort de son accusateur. Appliquée au genre épidictique, cette distinction reviendra à opposer l ’éloge d’un objet insignifiant, qui ne paraît ni bon ni mauvais (par exemple la mouche), et l ’éloge d ’un objet qui passe pour entièrement mauvais (par exemple la fièvre quarte). Dans la mesure où ni l’une ni l’autre de ces deux catégories n ’est censée mériter l’éloge, le caractère paradoxal est présent dans les deux cas, mais il est plus marqué dans le second, qui pour cette raison se voit réserver le qualificatif de paradoxon au sens strict248. Mais ce n ’est pas ainsi que l ’entend Ménandros. U adoxon, selon lui, ne porte pas sur un objet insignifiant, mais sur un objet manifestement mauvais (péri... kakou phanerou : expression parallèle à celle qui définit Yendoxon, lequel porte péri... agathou phanerou). Dès lors, il faut comprendre que le paradoxon porte sur un objet qui n ’est mauvais qu’en apparence et qui est louable en réalité, comme l’indiquent les exemples donnés par l’auteur : ce sont la mort et la pauvreté, que la foule considère comme des maux, mais que les philosophes ont inlassablement réhabilitées. Or cette interprétation du couple adoxon/paradoxon n ’est pas sans écho dans la théorie judiciaire : Quintilien nous apprend en effet que la notion de turpe était rattachée par les uns au paradoxon (c’est ce que fait expressément la Rhétorique à Herennius, et c’est l’idée sous-entendue des autres textes conservés), mais que d’autres la rattachaient à Vadoxon ou en faisaient une catégorie à part249. L ’interprétation de Ménandros suppose que le turpe est rattaché à Vadoxon, conformément à l’idée de ces théoriciens judiciaires perdus. Du point de vue de l ’éloge, ce n ’est pas la meilleure solution, car il n ’y a plus de place pour l ’éloge des objets insignifiants250, et Vadoxon et le paradoxon ne sont plus séparés que par une nuance251.

devenu sans objet à cause de cette omission, a été volontairement supprimé dans le modèle de Z, pour rétablir une cohérence fallacieuse, tandis que P le conservait fidèlement. 248. Distinction adoptée notamment par Pease, art. cité, p. 28, 31, qui oppose l’éloge d’objets insignifiants («adoxography», «things without honor») et l’éloge d’objets mauvais, aggravation du cas précédent. 249. Q uint . IV, 1, 40. Cf. Ps. -A ugustin , 147, 31-148, 3 Halm : Quarta est species controuersiae, quae Graece άδοξο? dicitur, quam nos non, ut uulgo, malae opinionis, sed nullius opinionis ... ; pour l’auteur, la species ... malae opinionis n’est pas adoxos, mais paradoxos (147,23). Π y avait donc flottement dans la définition d'adoxon et de paradoxon. 250. Plus loin, Ménandros rangera l’insignifiant dans Vadoxon, en disant qu’il y a deux manières d’être adoxos : soit avoir mauvaise réputation (aiskhran doxan = turpe), soit ne pas avoir de réputation du tout (MÉN. I, 353, 25-26). 251. La distinction entae objet manifestement mauvais {adoxon) et objet apparemment mauvais (paradoxon) est en effet toute théorique, puisque Venkômion adoxon consiste précisément à louer cet objet manifestement mauvais, et donc à soutenir qu’il n’est mauvais

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Si l ’analyse de Ménandros n ’est pas parfaitement claire ni dominée, ses imperfections trouvent donc leur explication dans la classification judiciaire dont elle est inspirée. Pour insatisfaisant qu’il soit, ce texte est important parce qu’il est le seul qui pose le problème de la définition du genre252. Avec son interprétation de la catégorie du paradoxon, qui renvoie à la vérité cachée derrière les apparences, Ménandros nous rappelle que l ’éloge paradoxal est aussi un genre philosophique : non sophistae solum, sed philosophi quoque253. Il est prisé, notamment, des Cyniques : Cratès chante la besace et la purée de lentilles, Méléagre compare les purées de légumes et de lentilles254, Pérégrinos, nous l ’avons vu, loue la pauvreté. De telles compositions recèlent évidemment une intention sérieuse, tenant lieu d’éloges de la vie simple et naturelle255. Hors du cynisme, lesj>assages paradoxaux de VApologie d ’Apulée ne sont pas sans portée morale. Epictète cite un certain Agrippinos «qui était homme à écrire l’éloge de tous les malheurs qui lui advenaient» : éloge de la fièvre s’il tombait malade, de l’exil s’il était banni, etc. ; l’éloge paradoxal devient ici une sorte d’ascèse et prouve la constance du sage256. Libanios utilise VÉloge de Thersite pour tracer le portrait de l’orateur soucieux du bien public257. qu’en apparence. Dans la pratique, endoxon et paradoxon, ainsi entendus, se rejoindront nécessairement. Mais, répétons-le, ce n’est pas une raison pour corriger le texte. 252. Chez les autres théoriciens de l’éloge, on ne trouve que des échos assez lointains de la classification de Ménandros I. P hilodème distingue trois catégories d’objets : ceux qui méritent l’éloge, ceux qui méritent le blâme et ceux qui ne méritent ni l ’un ni l ’autre (Rhét. 1,214) ; plus loin il ajoute qu’aucun objet n’est complètement bon ou mauvais et que tous comportent à la fois des qualités et des défauts (ibid. 218). Il y a là les éléments d’une quadripartition : éloge endoxon, paradoxon (portant sur un objet mauvais), adoxon (portant sur un objet insignifiant), amphidoxon. Mais Philodème n ’a pas formalisé ces distinctions. - Le Pseudo-Denys et Ménandros II ignorent l’éloge paradoxal. Leurs traités sont placés sous le signe de Yendoxon (dire que l’objet loué est endoxos : Ps. -D enys , 263, 7 ; 268, 13 ; 278, 20.24 ; 281, 14 ; M én. II, 398, 25 ; 419, 19 ; 431, 21 ; prendre des exemples et des points de comparaison endoxa : Ps.-D. 264, 8 ; 292, 18 ; MÉN. II, 372, 25 ; 380, 12 ; 421,9). Certes, ces théoriciens savent bien que l ’orateur n’a pas toujours la chance de traiter un sujet parfaitement illustre, comme l’empereur ou les panégyries (cf. M én. II, 368,6 ; 444, 28). Les personnes louées, par exemple les mariés ou le défunt, peuvent être plus ou moins endoxoi (Ps.-D. 259, 20 ; 265, 10 ; 280, 18 ; 283, 7 ; 290, 6 ; MÉN. II, 399, 23 ; 403, 2-25). L ’empereur lui-même peut avoir des taches dans sa biographie, des aspects adoxa, par exemple une basse naissance (MÉN. Il, 369, 20. 27 ; 370, 11. 32 ; 371, 23 ; 422, 15). Mais jamais il ne s’ensuit que le discours tout entier doive être considéré comme adoxon ou paradoxal. Au pire, le sujet risquera d’être amphidoxon (MÉN. II, 368, 5, v.L). - De même, dans Proleg. Arstd. 122, 11-12, ies éloges sont divisés en endoxa et amphidoxa : les formes paradoxales sont omises. 253. A ulu-G elle, XVII, 12, 1. 254. Cratès, éloge de la besace : cité par Apulée, Apol. 22,4-5 ; D iog . L aérce, VI, 85 ; éloge des lentilles : cité par D émétr ., De eloc. 170 ; cf. A thénée , IV, 158 b. - Méléagre : A thénée, IV, 157 b. - Voir aussi l’éloge de Thersite par Démonax (Luc., Demon. 61). 255. Cf. D ém étr., loc. cit. ; Diog. Laérce , VI, 83, sur le Cynique Monimos, auteur de παίγνια σπουδή λεληθυίρ μεμιγμένα. 256. É pict., fr. 21 Schenkl. 257. Schouler, La tradition hellénique chez Libanios, p. 771-773.

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Le paradoxe est un genre polymorphe et difficile à cerner, tantôt simple divertissement, tantôt chargé d’arrière-pensées sérieuses. Mais, même lorsqu’il comporte une part de sérieux, sa formule est celle du jeu sophistique, dans lequel les valeurs morales, la vérité et simplement la vraisemblance et le bon sens sont ouvertement bafoués ou mis entre parenthèses. Même écrit par un philosophe, l ’éloge paradoxal est contraire, dans sa facture, aux exigences que la philosophie a voulu imposer à l’éloge. En cela, il appartient proprement au sophiste, comme dit Philostrate2·58. D ’où les critiques des esprits graves, comme Isocrate, Philodème, Apollonios de Tyane258259. D ’où l ’abstention d’Aristide, qui n ’a jamais pratiqué ce genre, parce que l’éloquence était chose trop respectable à ses yeux260. D ’où, enfin, les justifications que se cherchent certains rhéteurs, en affirmant que l’éloge paradoxal est un bon exercice, puisqu’il entraîne à argumenter sur une matière particulièrement difficile261, ou bien qu’il sert à démontrer la puissance du logos262263. La méthode de l ’éloge paradoxal est analysée par Fronton dans la préface de son Éloge de la fumée et de la poussière26,2. En deux pages, Fronton donne ici la seule réflexion antique de quelque ampleur - du moins parmi les textes conservés - sur les règles du genre. Il s’agit de louer deos et homines a ceterorum laudibus relictissimos264 : c’est la définition même du paradoxe (Fronton n’emploie pas ce mot), consistant dans l’éloge d’un objet que nul ne songe à louer, parce qu’il ne le mérite pas. La règle d’or est que ce paradoxe doit être humoristique. L’œuvre est un jeu, un badinage265. L ’humour naît du contraste entre l ’indignité manifeste de l ’objet et le sérieux (adseueratio) affiché par l ’orateur. Celui-ci doit se prêter des mobiles élevés, comme le souci de réparer une injustice ou de déployer sa benignitas. Il doit surtout puiser dans l ’arsenal rhétorique, comme s’il fallait convaincre et que le sujet 258. V. soph. 487 fin. : σοφιστοΰ γάρ tö καί υπέρ toloutcov- σπουδάίειν. 259. IsocR., Hél. 1-13, critiquant toutes les formes de paradoxe, dont l’éloge paradoxal n’est qu’un cas particulier. Du point de vue terminologique, Isocrate, ignorant les raffinements d’Hermagoras et de ses successeurs, se contente d ’opposerparadoxos hupothesis (§ I) et éloge portant sur ta doxan ekhonta (§ 13). - Philod ., Rhét. I, 216-217. - P hilostr ., V. Apoll. IV, 30. - Voir aussi Ps.-Luc., Charid. 14. 260. Cf. Boulanger, Aristide, p. 273. Un passage du discours Aux villes, 55-57, est une sorte d’éloge de la guerre, mais informel et très relatif : il s’agit seulement de montrer que polemos est moins grave que stasis. 261. Q uint . II, 17, 4 ; A u lu -G e lle , XVII, 12, 1 ; A lex . N o u m . 3, 12. Cette valeur d’exercice est particulièrement sensible chez Fronton. 262. P sellos, conclusion de YÉloge du pou (p. 106 Littlewood) ; cf. la fin de YHélène de Gorgias. Isocrate souligne que les sophistes entendent démontrer du même coup leur propre virtuosité {Hél. 9). 263. F ronton, 215, 5-217, 3. 264. Id. 216, 18. Bien que cette phrase n’envisage que les dieux et les hommes, l’analyse s’applique aussi, naturellement, aux éloges d’animaux et d’apsukha. Les apsukha peuvent d’ailleurs entrer dans la catégorie des dieux, pour peu que l’orateur les divinise (ainsi Fronton dira-t-il que la Fumée pt la Poussière sont des dieux). Pour deos, Ménandros I aurait probablement employé ici le mot daimonas. 265. Id. 215, 23 :facetiarum et uoluptatis. Cf. 8, 5 : luserim ; 231, 13 : illa ... nugalia.

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fût d’importance : pensées nombreuses, denses et subtiles ; clausules travaillées ; arguments variés, soigneusement classés et enchaînés les uns aux autres. Mais dès lors le jeu d ’esprit risque de paraître laborieux : c’est ici que l ’analyse de Fronton devient fine. Entre les différentes formes de sérieux, précise-t-il, on choisira celle qui présente la plus grande suauitas : douceur du style et phrases bien rondes, au lieu de l’âpreté judiciaire ; argumentation qui préfère les citations poétiques, les mythes et les proverbes à la rigueur logique. C’est le sérieux d’Hérodote et non celui de Démosthène, c’est l ’esthétique de Yapheleia et de Yhêdonê mise au service du pince-sans-rire. On évite ainsi de rendre pesant ce qui ne doit être que plaisant266. Tels sont les principes mis en œuvre dans YÉloge de la négligence. Depuis l ’exorde jusqu’à la récapitulation. Fronton suit soigneusement le plan encomiastique267. Il argumente avec une application tout humoristique, se justifiant par exemple de n’avoir pas traité ce sujet plus tôt (218, 23-24 : si l’on veut en savoir la raison, l’auteur, comme l’exige son sujet, négligera de la dire) ou faisant valoir, entre autres avantages, que les négligents sont à l ’abri des embûches (218, 8-15 : nul ne leur en tend, car on sait qu’ils y tomberont d ’eux-mêmes). Mais pour éviter que le jeu ne devienne lassant, l’auteur renonce bientôt aux topoi et aux enthymèmes, et poursuit par une série d’exemples plus riants, sur la négligence superbe des belles, des arbres et des lions (219, 3 sqq.)268. 266. Les idées exprimées ici se retrouvent, éparses, dans la tradition grecque (et chez AuluGeile) : le texte de Fronton est moins une nouveauté qu’un approfondissement et une synthèse. Pour la notion de jeu, cf. le terme technique paignion : G o rg ., Hél. 21 ; Is o c r., Hél. 11 (paizein) ; D ém étr., De eloc. 120 ; Synés., Dion, 244, 3 (mais ce mot n ’est pas réservé à l ’éloge paradoxal ; son emploi s’étend à tous les genres littéraires non sérieux, en prose et en poésie : cf. B lu m e n th a l, «Paignion») ; A u lu -G e lle , XVII, 12,3 : iusii. - En ce qui concerne la notion de sérieux, il va de soi que, dans son intention, l ’éloge paradoxal n’est pas sérieux ( A rs tt., Rhét. I, 1366 a 29 : khôris spoudês). Mais il l ’est dans sa facture, quand l’orateur s’applique à démontrer (spoudazein : P h ilo stR ., V. soph. 487 fin . ; S y n és., loc. cit.). L ’argumentation se veut convaincante (pithanotês : P lu t., De aud. 44 f ; A lex. Noum. 3,13). Noter aussi P s.-A rstd ., Rhét. I, 161-164, qui, pour illustrer les procédures de l ’éloge, prend indifféremment des exemples endoxa (ou amphidoxa) et des exemples paradoxaux : la fourmi, Alexandre, Conon, Paris ; c ’est dire que du point de vue technique l’argumentation de l’éloge paradoxal n’est pas différente de celle de l ’éloge normal. Quant au style, D ém étrios, loc. cit., va plus loin que Fronton en recommandant un style pompeux, qui fait partie du jeu. - Il importe toutefois que cela soit fait avec grâce ·. A u lu - G e lle , loc. cit. : non inuenuste ; P h ilo s tr., V. soph. 614 fin. : ouk aèdes. 267. Le texte est mutilé. Mais, en s’aidant de la récapitulation, on reconnaît les points suivants : 1) exorde (218, 23-24) ; 2) naissance [bono genere nata, 218, 21 : développement perdu, auquel se rattachaient, d’après la récapitulation, les parties résumées par deis accepta et sapientibus probata, 218, 21-22) ; 3) lien avec les vertus et avantages (218, 22-219, 1 = 218, 5-17) ; 4) témoignage des poètes (aurea declarata, 219, 1-2 = 218, 18-21 ; c ’est presque une épiclèse) ; 5) récapitulation (218, 21-219, 2). Ce schéma est conforme au plan type de l ’éloge d’un apsukhon. Les exemples interviennent hors plan, après la récapitulation (219, 3 sqq.). 268. Même alliance d ’argumentation et d'hêdonê (proverbes, citations poétiques, mythologie) dans le fragment d’Éloge de la fumée (217, 4 sqq.). La réfutation de YÉloge du sommeil par Marc Aurèle associe épichérèmes et citations poétiques (6, 2-8, 7).

V ÉLOGE EN QUESTION

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Les mêmes traits se retrouvent - avec beaucoup plus de réussite - dans l'Éloge de la mouche de Lucien. Le comique de disproportion consiste, ici encore, à appliquer à un objet insignifiant les topoi encomiastiques (y compris les plus inattendus, comme la force § 6 ou la philanthropia § 10) ainsi que les procédures de l’argumentation, comparaisons, témoignages ou réfutations d’objections. Cependant l’auteur ne veut pas «faire un éléphant d’une mouche » (§ 12) : le pire serait de prendre sa tâche au sérieux et de s’appliquer pour être drôle. D’où la brièveté de l ’œuvre (soulignée par les prétéritions des § 11 et 12), la composition assez libre, le style simple et naturel, la glukutês des mythes et des légendes. Cet exemple confirme l’analyse théorique présentée par Fronton. Néanmoins, un auteur sûr de ses moyens pourra déroger à la règle de brièveté. C ’est ce qu’a fait le même Lucien dans Le parasite, où la démonstration n ’est pas seulement rigoureuse et argumentée, mais aussi très complète. Cette longueur inusitée s’explique par l’ambition du dialogue, qui ne se réduit pas à l ’éloge paradoxal et qui se veut également une satire du dialogue socratique269. Ces analyses méthodologiques permettent de préciser la véritable signification du genre. Son humour résulte de l’application systématique des procédés de l’éloge à un objet qui ne le mérite pas : recette classique de la bouffonnerie, ou de ce qu’on appellera plus tard le genre héroï-comique. L’éloge paradoxal donne ainsi la réplique à Venkômion endoxon ; il a une valeur parodique par rapport à l’éloquence épidictique normale. Mais ce sourire en coin n ’est pas une dénonciation. Ce serait prêter trop de profondeur à l ’éloge paradoxal que d ’en faire un genre subversif. D ’une part, il est luimême consacré par l’usage et tout aussi canonique que Venkômion endoxon ; d’autre part, il n ’est qu’un jeu270. La rhétorique se moque d ’elle-même, mais ce n ’est pas pour se détruire. Nous verrons une dernière manifestation de ce divertissement sans conséquence dans un thème particulièrement à la mode sous la Seconde Sophistique : l’éloge de la chevelure. Un beau matin, Dion se peignait - ce qu’il n ’avait pas fait depuis longtemps, étant malade -, et l’idée lui est venue de louer ces philokomoi qui sont plus soigneux qu’il ne l’avait été lui-même (193, 1-9). Cet éloge, c’est l’Éloge de la chevelure, qui se ramènera donc à un éloge des chevelus. Dion cite d ’abord deux catégories, les élégants qui n’hésitent pas à dormir sur un oreiller de bois pour éviter à leurs cheveux le contact du sol et les Spartiates qui se coiffaient avant les Thermopyles (193, 10-194, 4). Puis il invoque le témoignage d’Homère, qui loue spécialement les cheveux de ses héros et qui montre - c ’est le paradoxe final - que la chevelure, chez les hommes et chez les dieux, est un ornement viril et non pas féminin (194, 4 -195, 13).

269. Cf. N esselrath, Lukians Parasitendialog, p. 10-11. 270. Cf. B ompaire , Lucien, p. 282 : «L’école... se donne ainsi à peu de frais le frisson iconoclaste». Juste formule, également, de B aldw in , Studies in Lucian, p. 80 : l’éloge paradoxal comme «soupape de sûreté intellectuelle» dans un monde où domine Venkômion endoxon.

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Ce petit texte n ’est pas dépourvu de grâce. On appréciera en particulier l’auto-dépréciation ambiguë du préambule - procédé fréquent chez Dion - : alors qu’il s’apprête à vanter l ’élégance capillaire, l ’auteur se met en scène en un moment où il était justement hirsute. Sous une apparence désinvolte, le plan est étudié et progressif, effectuant une remontée dans le passé, puis s ’élevant des hommes aux dieux, pour finir par Zeus271. L ’accumulation des citations homériques, à titre de pseudo-preuves, déploie l ’humour habituel dans le genre, et le style très sec272 ressortit encore à l’esthétique définie par Fronton. Il faut avouer pourtant qu’on est déçu, et qu’il y avait mieux à dire sur le sujet. Dion pouvait invoquer la végétation ou les comètes, comme d’autres le feront ; il aurait pu se souvenir des critiques traditionnelles contre le personnage du chauve dans la littérature grecque (depuis Thersite chez Homère) et des plaisanteries d’Aristophane sur sa propre calvitie273. En outre, il eût été facile de donner à l’éloge une portée théologique et morale. L’allusion aux portraits des dieux, et notamment de Zeus, chez Homère, pouvait conduire à une réflexion sur la représentation de la divinité, telle qu’on la trouve dans le Discours olympique. On attendait surtout le thème de la pilosité philosophique, si important dans les autres ceuvres de Dion274. Or il s’est dispensé de tout cela. La chronologie ne saurait fournir une explication suffisante : car une date antérieure à l ’exil expliquerait tout au plus que l’auteur ne se soit pas intéressé aux prolongements philosophiques du sujet, elle ne rendrait pas compte de la maigreur de l’ensemble275. Comme ce texte n ’est pas transmis par la tradition directe, mais cité par Synésios, certains critiques ont supposé, pour adoucir leur déception, qu’il est incom plet276. On a même imaginé qu’il s’agissait d ’un faux fabriqué par 271. Cf. K ennedy, The Art o f Rhetoric in the Roman World, p. 570. 272. Noter la répétition de la transition dokei de moi à quelques lignes d ’intervalle : Î93, 19 et 194, 4. 273. Sur ces critiques, cf. D. A rnould. «Le chauve et le glouton chez Homère», REG, 102, 1989, p. 510-514. Les plaisanteries d’Aristophane étaient célèbres ; P lutarque y fait allusion, Quaest. conv. II, 634 d. 274. Voir or. II, 12 ; VII, 4, 117 ; XII, 15 ; XXXIII, 17-18, 63-64 ; XXXV, 2-4, 10-12 ; XXXVI, 17 ; XLVII, 25 ; LXXII. 275. Il n’y a d’ailleurs aucune certitude sur la date. Certains situent l ’œuvre dans la période antérieure à l’exil, à cause de son caractère sophistique (ARNiM,Z)/o, p. 154-155 ; L emarchand, Dion, p. 32-33 ; C ohoon, éd. Loeb, I, p. XII). D ’autres la croient postérieure, à cause de son style (S chmid , «Dion», col. 870), ou bien à cause du rapprochement avec or. LU, 1 et parce que Dion se dit malade (C rosby, éd. Loeb, V, p. 331, cf. IV, p. 337 ; M oles, «Career and Conversion», p. 92, n. 115). L ’argumentation d ’Arnim est séduisante, mais évidemment elle repose sur le schéma tant discuté de la «conversion». Le rapprochement avec or. LU n’est pas décisif, car cette œuvre a été elle-même placée tantôt avant, tantôt après l ’exil, et pour les mêmes raisons (voir en dernier lieu L uzzatto , Tragedia greca e cultura ellenistica, p. 33 n. 11, 57-59,78, 141-151, qui opine en faveur de la datation tardive). 276. A rnim , Schmid , L emarchand , II. cc. ; H ighet , «Mutilations in the Text of Dio», p. 89-90. Dans cette hypothèse, il faut admettre que l ’œuvre aurait déjà été incomplète lorsque Synésios l’a lue et transcrite ; Arnim a tort de supposer que la mutilation puisse être postérieure à Synésios. - Le texte est tenu pour complet, au contraire, par G eel (cité par Schmid, l. c.), et par Cohoon et C rosby, éd.Loeb, I, p. Xll, et V, p. 331.

545 Synésios277. Mieux vaut écarter ces hypothèses. Synésios n ’en lisait pas plus que nous et a remarqué, d’ailleurs sans s’en offusquer, que ce texte est bref et peu substantiel278. Si l’on compare l 'Éloge de la chevelure, tel que nous l’avons, aux œuvres qui lui sont apparentées, Éloge de la mouche et Éloge de la négligence, on constate qu’il est inférieur au premier et à peine égal au second, mais l’on n ’éprouve plus le besoin de supposer une lacune : c’est le même genre de badinage, léger, rapide, sans prétention. La touche propre à Dion Yaphelês, par opposition à Lucien et à Fronton, consiste en ce qu’il ne s’est même pas donné la peine de suivre la topique encomiastique. Ce texte de Dion prend place dans une longue tradition littéraire qui célèbre les cheveux en toute occasion, notamment lorsqu’on les coupe, et sur tous les tons, depuis la pompe de l ’ex-voto jusqu’au badinage érotique. En poésie, on connaît par exemple l ’élégie de Callimaque sur La boucle de Bérénice, traduite par Catulle. Ovide adresse des reproches douloureux à une jeune femme qui a perdu ses cheveux à force de les teindre. L ’aspect de paignion est encore plus sensible dans l’élégie parodique d’Eumolpe sur les crânes tondus d’Encolpe et de Giton, chez Pétrone, ou dans l ’étrange concours organisé par Stratonice selon Lucien279. La Seconde Sophistique a repris ces thèmes poétiques pour les couler dans ses genres familiers, le roman et la lettre. Dans les Métamorphoses d’Apulée, le narrateur, observant la jolie Photis, se lance dans un éloge de la chevelure, mêlé à'ekphrasis, qui doit son humour à son emphase, à la complaisance avec laquelle l ’orateur expose son goût pour cet appât féminin et à sa volonté affichée d’argumenter et de prouver280. Chez Philostrate, deux lettres sont consacrées à ce sujet281. Dans la ligne d ’Ovide, ce sont des reproches à un bien-aimé (homme dans un cas, femme dans l ’autre) qui s’est fait couper les cheveux. La lettre 16, la plus longue des deux, est spécialement importante, parce que l’élément érotique reste au second plan et que l’auteur s’est surtout attaché à l ’éloge. Il ne décrit nullement la chevelure de l’aimé : partant d’une situation précise, mais à peine esquissée, il loue la chevelure en général. Vu les circonstances dans lesquelles il s’inscrit, cet éloge, comme dit le texte, a même des traits & epitaphios. L’auteur applique les procédures encomiastiques282 ; pour ce modeste objet, il convoque toute la nature, la 277. A smus, «Synesius und Dio», p. 119-134. 278. Il dit en effet que le texte est bref {Éloge de la calvitie, 192, 17 : oude polustikhon). Il présente sa citation comme complète (192,15-19 ; 195, 14). E t- c e qui a échappé à Arnim - sa réfutation montre qu’il n’en lisait pas plus que ce qu’il cite (cf. 195, 17-196, 5 ; 223, 9-15 ; 226, 15-16 ; 227, 1-2). 279. Callimaque, fr. 110 Pfeiffer (cf. Catulle, LXVI) ; O vide, Amours, 1 ,14 ; P étrone, Sat. 109, 9-10 ; Luc., Pro imag. 5. Voir aussi Suét ., Domitien, 18, et le poème de Stace sur La chevelure de Flavius Earinus consacrée à l’Asclépieion de Pergame (Silves, III, 4 : mais dans ce poème il n’est pas question de la chevelure elle-même). 280. Mét. II, 8-9. 281. Epist. 16 et 61. Voir aussi V. Apoll. VIII, 7 (p. 309). 282. Introduction p. 232, 27-233, 6 Kayser. - Puis développement en deux parties : qualités des cheveux (233, 6-28) et tristesse causée par leur perte (233, 28-234,1) ; c ’est un plan de discours funèbre (éloge + lamentation, mais sans consolation), ou si l’on préfère c ’est l’antithèse hymnique et rhétorique «avec toi - sans toi». Noter la progression de l’argumentation : témoignage des poètes (233, 6-11), exemples pris dans toute la nature

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littérature, les dieux, il gourmande et il s’apitoie. Exagération plaisante, qui fait le sel de ce joli texte un peu maniéré283. Signalons enfin, hors de nos limites chronologiques, VÉloge de la calvitie de Synésios, qui prend le contre-pied de toute cette tradition et pousse encore plus loin le paradoxe. Sur plus de quarante pages, Synésios se livre à une réfutation détaillée du discours de Dion et développe sa propre argumentation, abondante et variée. En faveur de sa thèse, il imagine toutes sortes de raisonnements moraux, théologiques, cosmologiques, médicaux ; il met à contribution toute la culture grecque, depuis Homère jusqu’à Philostrate. Cette œuvre très spirituelle est probablement le chef-d’œuvre du genre paradoxal284. Lalia et prolalia Lalia et prolalia manifestent autant d ’esprit sophistique que l ’éloge paradoxal ; mais, à la différence de ce dernier, ce sont des créations de la Seconde Sophistique285. Donnons-en une première définition. Une prolalia est un petit discours qui sert de préambule à la lecture ou à la récitation, improvisée ou non, d’un discours ou d ’une œuvre quelconque ; une lalia est un discours autonome, qui peut porter sur quelque sujet que ce soit. La première ressemble à un exorde, la seconde à différentes formes oratoires. Leur caractéristique commune, qui les distingue en principe de tous les autres discours, est d ’être brèves, plaisantes, informelles. A partir de cette définition on pressent déjà qu’en l’absence d’indications explicites il peut être malaisé d ’identifier avec certitude les spécimens de lalia et de prolalia. Aussi est-il particulièrement nécessaire de dresser une liste. Quant à l’appartenance de ces (233,11-17), enfin argument théologique (233, 18-28). - Conclusion par une série de métaphores 234,1-3 (c’est ici que le mot epitaphios est employé). 283. Cette exagération est un élément d ’éthos, comme il est normal dans une lettre : elle traduit plaisamment le chagrin de l’amant. C’est un peu un procédé de comédie (voir la référence à Ménandre au début de la lettre). Il y avait de Véthos aussi dans le passage d’Apulée cité plus haut. U éthos est donc un facteur d’humour supplémentaire dans l ’éloge paradoxal, lorsqu’il apparaît que l ’orateur obéit à des mobiles personnels en embrassant une cause insignifiante ou indéfendable. 284. Le dialogue ne s’interrompt pas là : un auteur du Ve ou du VIs siècle a tenté de réfuter à son tour le discours de Synésios (Éloge de la chevelure anonyme, édité en 1840 par M iller : cf. Lacombrade, Synésios de Cyrène hellène et chrétien, p. 82). 285. La seule étude d ’ensemble sur la prolalia est la dissertation de Stock, De prolaliarum usu rhetorico : panorama bien documenté, mais discutable dans le détail et sans grand effort de synthèse (d’où les critiques sévères des recenseurs Schissel et L ehnert, et de B oulanger, Aristide, p. 51, n. 4). La liste de prolaliai qui occupe l ’essentiel de l ’ouvrage (p. 11-105 = n° 1-90) doit être reprise et corrigée. Voir aussi M ras , «Apuleius’ Florida im Rahmen ähnlicher Literatur» ; Id ., «Die prolalia bei den griechischen Schriftstellern» ; R ussell-W ilson, éd. de Ménandros, p. xvn, xvill, XXXI, 295 ; R ussell, Greek Declamation, p. 77-79 ; et les études sur les prolaliai de Lucien citées infra, n. 298. - La lalia n’a pas été étudiée, sinon par raccroc, à propos de la prolalia ; les deux notions sont souvent confondues. - Nous employons les deux formes prolalia et «prolalie», suivant que nous nous référons au terme grec ou au concept du genre, mais seulement la forme lalia («lalie» n’étant pas usité).

547 deux formes au genre épidictique, elle est prouvée, dans une première approche, par le fait que Ménandros II les a incluses dans son traité. TEXTES THÉORIQUES - M énandros II, 388-394 (Péri lalias) et 395-399 (Péri propemptikês) ; voir

aussi 411, 29 ; 432, 24 ; 434, 1-9. II est important de souligner que l’exposé de Ménandros couvre deux possibilités : soit la lalia est suivie d’un autre discours, soit elle constitue à elle seule toute Vepideixis 286. Ce que Ménandros appelle lalia est donc, suivant les cas, une prolalie ou une lalia proprement dite ; le théoricien n ’a pas jugé bon de séparer ces deux notions (il n ’emploie jamais le mot de prolalia), qui constituent à ses yeux une seule et même forme oratoire. Néanmoins, si l ’on examine les sujets proposés, on voit s ’esquisser une répartition. Certaines laliai traitent un sujet épidictique de type courant, par exemple éloge du gouverneur, discours d ’arrivée (