La philosophie politique de Platon dans les "Lois"

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La philosophie politique de Platon dans les "Lois"

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BIBLIOTHÈQUE

PHILOSOPHIQUE

DE

LOUVAIN

14 ---------M. VANHOUTTE

/

LA PHILOSOPHIE POLITIQUE

DE PLATON DANS LES «LOIS»

INSTITUT SUPÉRIEUR DE A L'UNIVERSITÉ CATHOLIQUE

PHILOSOPHIE DE LOUVAIN

BIBLIOTHÈQUE

PHILOSOPHIQUE

DE

LOUVAIN

LaiÎ-hilosophie Politiqu dePlaton dans les«Lois PAR

MAURICE V ANHOUTTE 11

DOCTEUR EN PHILOSOPHIE DOCTEUR EN PHILOSOPHIE ET LETTRES MAÎTRE AGRÉGÉ DE L'ÉCOLE SAINT-THOMAS D'AQUIN

PUBLICATIONS UNIVERSITAIRES DE LOUVAIN 2, PLACE CARDINAL MERCIER LOUVAIN

1954

AVANT-PROPOS

Il y a quelques années à peine, les Lois étaient encore, sauf pour un petit nombre de platonisants avertis, une sorte de terra incognita. A part certains passages bien connus tels que la célèbre introduction, le mythe des marionnettes, la grande fresque de l'histoire du monde antique, des passages relatifs aux institutions grecques et la démonstration de l'existence des dieux, le reste du dialogue était loin d'être exploré. Comme sur les anciennes cartes de géographie, on se trouvait pour ainsi dire devant de larges espaces blancs à contour imprécis. Pendant longtemps, même parmi les connaisseurs, on a été rebuté, semble-t-il, par l'étendue de l'œuvre, le sujet assez ardu, les passages obscurs, le ton professoral, souvent même sermonneur, la langue peu harmonieuse et le style embarrassé. Surtout, on ne retrouvait pas cet air de grandeur et cette merveilleuse assurance qui non seulement faisaient le charme de la République ou du Phèdre, mais leur donnaient en même temps une profonde signification philosophique. Il y aurait d'ailleurs un intérêt documentaire à rechercher les causes de la désaffection dont l'œuvre la plus importante de Platon a été l'objet depuis toujours. En rappelant un fait aussi complexe, nous n'avons d'autre intention que de souligner le sérieux retard qui pèse sur l'étude des Lois par rapport aux progrès réalisés dans la connaissance des autres parties du corpus platonicien. Mais les temps ont changé. Le goût en est actuellement à des recherches de longue haleine. On aime à montrer, souvent au prix d'efforts obstinés, que certaines œuvres moins brillantes que d'autres abritent aussi des trésors. Bien plus, on tâche de prouver à l'aide de ce qui restait à découvrir qu'il est peut-être possible de comprendre enfin ce que l'on croyait avoir si bien approfondi. Et, il faut le reconnaître, le soin que l'on met à méditer les œuvres des philosophes dans toute leur plénitude, contribue à accroître la den-

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sité de la pensée contemporaine. Est-ce à dire que les Lois attendent encore leur heure? Nous l'espérons, sans en être pourtant totalement convaincu. Au reste, si le Parménide a joui d'une faveur extraordinaire au nr siècle de notre ère, s'il en a été de même pour le Ti-mée pendant tout le Moyen Age et pour le Banquet, dans une moindre mesure, à la Renaissance, on ne voit pas pourquoi le phénomène ne pourrait plus se renouveler. L'histoire du platonisme à travers les siècles permet d'évaluer l'immense variété des interprétations possibles des Dialogues. Il n'est donc pas tout à fait exclu qu'un intérêt soutenu pour les Lois entraîne un renouveau de la réflexion, du moins à l'intérieur du platonisme. Car nous ne nous imaginons guère que dans le monde de la pensée actuelle, qui reçoit d'innombrables messages venus de tant de directions différentes, les seules Lois de Platon puissent encore avoir à l'avenir une influence comparable à celle qu'ont exercée jadis les dialogues que nous venons de citer. Cependant, on l'a dit à bon droit, on ne dépassera jamais définitivement la philosophie de Platon. Même ceux qui lui opposent un non catégorique, platonisent et concourent par là même à faire revivre ce qu'ils renient. Ainsi les liens qui nous unissent à l'une des origines les plus fécondes de la pensée occidentale, ne pourront jamais se rompre définitivement. Notre époque, en particulier, désabusée par les législateurs et les législations, n'aurait-elle rien à apprendre du Maître de l'Académie, quand il affirme avec insistance dans son œuvre posthume que les lois ne sont rien sans les hommes qui les font ou qui les adoptent? Cependant, malgré le retard que l'on enregistre encore dans l'étude des Lois, il serait exagéré de prétendre que les recherches consciencieuses en ce domaine datent d'hier seulement. En dehors des éditions, des traductions et des commentaires, on pourrait établir une liste impressionnante d'ouvrages et d'articles qui sont autant d'apports à une meilleure compréhension du dialogue. Brochard a commencé par examiner si Platon avait maintenu jusqu'à la fin de sa vie la théorie des Idées. C'était là toucher un problème fondamental. Par la suite, d'autres auteurs ont envisagé l'enseignement propre des Lois en ce qui concerne les sujets les plus divers, la politique, la religion, l'éducation, l'économie, etc. Toutes ces contributions se sont placées à un point de vue particulier, alors que Platon embrasse un horizon beaucoup plus étendu. En les lisant, on a l'im-

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pression qu'elles courent toutes le risque de laisser échapper le sens ultime des Lois, en entendant par là non seulement le but primordial que Platon se fixe constamment, mais aussi la subordination à ce but de tous les autres buts qu'il poursuit à un degré différent. Dès lors, il était opportun de tenter une interprétation nouvelle du dialogue entier, en se plaçant à un point de vue aussi englobant que possible. Si nous y avons partiellement réussi, c'est dans la mesure où nous nous sommes soumis à toutes les exigences de la pensée de Platon. Car la seule manière, à notre avis, d'étudier ce qu'on peut appeler sa philosophie politique, consiste à devenir soi-même philosophe platonicien. Ceci nous amène à dire quelques mots sur le plan et la méthode du présent ouvrage. On peut regarder la première partie comme une introduction générale. Nous y avons exposé la question épineuse de l'inach.ève~ent des Lois. Cette question n'avait jamais été traitée d;une manière approfondie, soit parce qu'on ne lui donnait pas l'importance qu'elle mérite, soit parce qu'on la jugeait insoluble. Nous avons visé à présenter un classement exhaustif de nos observations. Dans ce but, tous les textes intéressants ont été cités en traduction. Pour faciliter la lecture de ces citations, nous avons suivi à l'intérieur de chaque paragraphe l'ordre des livres dans les Lois. Nous croyons ainsi avoir pu tirer profit des moindres détails. Nous devions nous livrer à un travail aussi minutieux, si nous voulions parvenir à dégager clairement les résultats auxquels nous avons été conduit. Il s'agissait, en effet, de porter un jugement définitif sur la conception que Platon se faisait de la législation et de faire sentir en même temps le climat dans lequel il réfléchissait à la politique. La deuxième partie est entièrement consacrée à la structure des Lois. Nous n'avons pas hésité à reprendre le problème de l'imitation artistique qui pourtant a fait l'objet de nombreux travaux antérieurs. Mais nous avions de sérieux motifs pour agir de la sorte. Tout d'abord, ce problème se trouvait au centre de nos préoccupations, puisque la structure des Lois est celle d'une œuvre d'art. Ensuite, à la différence de nos prédécesseurs, il nous fallait surtout mettre en évidence ce que les textes des Lois révèlent au sujet de l'activité artistique; le recours à la doctrine des autres dialogues ne

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A VANT-PROPOS

pouvait avoir de notre point de vue qu'une valeur accessoire. Enfin, nous ne pensons pas qu'on se soit préoccupé jusqu'ici d'examiner avec toute la rigueur souhaitable l'application que Platon a faite à sa propre œuvre législative des principes qu'il admet dans sa théorie de l'art en général. Ici encore, nous avons beaucoup exigé de la patience du lecteur. Mais nous estimions que ces détours étaient nécessaires afin de mieux faire saisir le formalisme de la pensée politique de Platon ou, en d'autres termes, pourquoi il attache une telle importance à la morale et, finalement, au droit. Dans la dernière partie de notre travail, il nous restait à traiter le problème le plus obscur que pose la philosophie politique de Pla. ton, celui de l'origine des Lois. On s'apercevra, à la lumière de ces ' chapitres, que l'antinomie de la transcendance et de l'immanence ne se résout pas chez le Maître de l'Académie par la formule un peu simpliste qu'on lui attribue ordinairement: le Démiurge établit au moyen des Idées les lois éternelles dans le monde, tandis que les i hommes sont commis, d'après leurs diverses compétences, à compléter ces lois au fur et à mesure que le besoin s'en fait sentir. Une lecture attentive des ;textes laisse, au contraire, une impression beaucoup plus confuse. En étudiant les Lois et les dialogues contemporains auxquels elles font allusion, on voit, entre autres choses.qu'il est bien difficile de faire la part de Dieu et la part des hommes dans la fonction du législateur et du politique. Des considérations de nature historique, cosmologique, astronomique, voire biologique interviennent à l'envi dans les exposés. Maisi quand on a essayé de débrouiller tous les nœuds, il en reste encore un qui semble résister pour de bon. C'est le conflit de la re!j~on et de la politique, singulièrement compliqué par le fait que la reTigwneid:irêce se présente sous deux faces: la religion ancestrale et la religion philosophique. Il a paru superflu de joindre à cet ouvrage une bibliographie détaillée, mentionnant tous les ouvrages que nous avons consultés. Nous renvoyons le lecteur aux publications qui ont fourni tout récemment une nomenclature complète des livres parus sur Platon. Nous nous sommes borné à signaler dans les notes les travaux qui méritaient occasionnellement notre attention au cours de l'exposé.

AVANT-PROPOS

IX

Nous avons à cœur d'exprimer toute notre gratitude à l'In~titut Supérieur de Philosophie de Louvain et à son président Mgr L. De Raeymaeker. Elle s'adresse de façon spéciale aux maîtres de cet Institut dont nous avons été l'élève. Parmi eux, c'est envers M. le chanoine A. Mansion que nous avons contracté la plus grande dette. Pendant de longues années, nous avons reçu de sa part les encouragements et les conseils les plus efficaces. Nous l'en remercions profondément. D'autre part, nous évoquons avec respect le souvenir de l'année académique 1948-1949 au cours de laquelle nous avons eu le privilège de pouvoir travailler sous la direction de Mgr A. Diès qui, à ce moment, mettait la dernière main à son Introduction aux Lois et à sa traduction des six derniers livres. Il ne nous a ménagé ni son temps ni sa patience. Qu'il accepte lui aussi l'expression de toute notre reconnaissance. Nous devons enfin remercier ceux qui ont bien voulu revoir notre manuscrit ou corriger les épreuves. Qu'il nous soit permis de citer M. P. M. Schuhl, Professeur à la Sorbonne, M. G. Verbeke, Professeur à l'Université de Louvain, qui nous ont fourni de précieuses suggestions, et M. R. Dellevaux, Professeur à I' Athénée de Nivelles, qui a retouché notre rédaction.

PREMIÈRE PARTIE

L'inachèvement des «Lois»

NOTE PRÉLIMINAŒE

Les trois premiers chapitres de cette partie procèdent à un examen de l'inachèvement des Lois, en considérant à la fois les nombreuses déficiences dans la composition littéraire du dialogue et les insuffisances les pius apparentes dans les idées philosophiques qui y sont · · développées. Nous n'ignorons pas que ce double point de vue auquel nous nous sommes placé, pourrait entraîner certaines équivoques dans l'esprit du lecteur. Au chapitre II, surtout, il serait en droit de nous demander ce que nous considérons comme des négligences d'ord,re purement l~.i.:.-i}r_eet comme des lacunes d'ordre philosophique. Nous espérons qu'il v~üdra bien nous concéder qu'au début du moins, il nous eût été pour ainsi dire impossible de disjoindre deux facteurs indissolublement liés l'un à l'autre: un nombre considérable d'imprécisions dans l'expression de la pensée ne peut pas, de prime abord, ne pas avoir d'influence sur le contenu même de cette pensée. En d'autres mots, ce qui n'a pas été matériellement écrit devait, nous semble-t-il, avoir des répercussions sur l'intelligibilité même de l'œuvre. Comme notre lecteur le verra par la suite, nous ne prétendons nullement que les négligences du texte auxquelles nous nous attardons, soient la vraie cause des difficultés philosophiques que soulève l'inachèvement des Lois. C'est plutôt la thèse opposée que nous défendons, puisque, au cours de notre exposé, les défauts de l'écrivain se révèlent petit à petit comme les conséquences d'un désordre plus fondamental qui se situe dans l'esprit du philosophe. En somme, il importait, en commençant, de noter d'une manière aussi complète que possible quelle était au juste la part des imperfections littéraires dans l'impression d'inachèvement que l'on ressent à la lecture des Lois. Au reste, cette méthode avait ses avantages: en même temps qu'elle nous donnait une excellente entrée en matière, elle nous a

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NOTE PRÉLIMINAIRE

permis, comme nous l'avons fait au plus vite, à la fin de ce même chapitre II, cité plus haut (voir pp. 3 0-3 5) , de sérier les problèmes et de consacrer alors toute notre attention aux difficultés philosophiques que nous résumons succinctement ensuite au début du chapitre IV où nous entamons la discussion sur les rapports du rationnel et de l'irrationnel dans la philosophie politique de Platon.

CHAPITRE

PREMIER

LA PREMIÈRE ÉDITION DU TEXTE

§ 1. - Platon n'a pas lui-même publié son dernier ouvrage. Les auteurs anciens qui nous rapportent le fait sont très peu explicites sur la manière dont fut élaborée la première édition du texte. Dio-gène Laërce nous fournit une seule indication qui peut se traduire comme suit: «Certains disent que Philippe d'Oponte transcrivit les Lois qui ~e trouvaient sur des tablettes de cire ... » (1). Ceci est une des interprétations possibles, car la phrase grecque est ambiguë. Cette ambiguïté était peut-être recherchée. Elle permettait à Diogène de ne pas se prononcer sur un détail sans doute ignoré à son époque: l'état précis du texte à la mort de Platon. En effet, le verbe µewreâ.cpetv peut désigner, comme nous le proposons, une transcription pour copie conforme. Mais il pourrait suggérer tout aussi bien un remaniement complet de l'œuvre, voire une falsification. De plus l'expression lv XfJ(!q> n'est pas claire. On conçoit difficilement qu'un traité aussi étendu que les Lois puisse avoir été écrit sur des tablettes de cire. Il s'agit donc d'une métaphore pour désigner leur inachèvement. Impossible de savoir par elle si Philippe d'Oponte a travaillé sur une suite de notes informes ou sur un texte prêt pour ainsi dire à la publication. Olympiodore ne paraît pas avoir été mieux renseigné. Voici comment il s'exprime: «On dit que les Lois ont été écrites en dernier lieu. C'est pourquoi il (Platon) les laissa sans les avoir corrigées dans un état de confusion, n'ayant pas eu le temps par suite de sa mort de les rédiger définitivement. Si à présent elles semblent assez bien composées, ce n'est pas Platon lui-même qui en a fait la rédaction, mais un (1) Diog. Laërt., III, 37: lvtot a-in:ov µedy'}aljJEI' onaç

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LE TÉMOIGNAGE DES AUTEURS ANCIENS

certain Philippe d'Oponte qui devint diadoque de l'école de Platon»(1). Parlant de l'Epinomis, il continue quelques lignes plus bas: « ... qu'elle soit inauthentique, le très érudit Proclus le prouve par deux arguments; le premier, en disant: comment, alors qu'il n'a pas réussi à corriger les Lois, pour n'avoir pas eu le temps de vivre, aurait-il écrit après elles l'Epinomis ... ?» (2). Il est évident qu'Olympiodore se contente de paraphraser dans le premier passage cité l'argument de Proclus qu'il reproduit dans le second (3 ). Proclus dit seulement que Platon n'a pas eu le temps de corriger ( IJw(tfh/Jaaa{}ai)les Lois. Olympiodore renchérit en ajoutant que Platon les a laissées à l'état de désordre(avy,œxvµévovç) et qu'il n'est pas parvenu à les rédiger (avv{}ûvm). Il faut remarquer que l'action de corriger un texte suppose la composition terminée. Proclus pouvait donc croire que les Lois ne nécessitaient plus que de légères retouches et qu'elles se présentaient à peu près à la mort de Platon telles que Philippe les a publiées. Par contre, l'idée de désordre évoque celle de rédaction. Olympiodore a été entraîné, semble-t-il, à écrire un développement de pure rhétorique. En préau moyen de avy,œxvµévovc;, il en a conclu par cisant a.lJwe{}dJwvc; conjecture que Platon n'a pas lui-même rédigé les Lois. Mais quel sens faut-il donner à la correction dont parlent les deux commentateurs ? Cicéron nous apprend que du vivant de Platon, il y avait à l'Académie un éditeur attitré qui recevait les Dialogues corrigés de la main du Maître et ne les publiait qu'avec le consentement de celui-ci (4 ). En ce qui concerne les Lois, la tradition dont dépendent Proclus et Olympiodore imaginait librement sans doute que Philippe en avait fait une édition savante. On sait que les grammai(1) Olymp., Prof., 24, Platonis Opera, C. F. HERMANN, VI, p. 218: iaxawvç rJè 'WVÇ N6µovr cp&.mréreacpf>at,f!LOU &.&oef>d:novçain:ovç xadlmev xa/ Clvyxexvµévovs µ~ BV:rt:O(]~eîvat ain:ov,;·el f!È xa/ VVV f!OXOVOI CIVY'!'e,6.x{}ai xa.à 1:0Mov, ovx av-covIIJ..6.1:wvo,; avvf>snoç, àUa uvoç 'PtUn::n:ov 'O:n:ovnfov, oç&&.i>oxoçy°iyove .ov JI).a:r:wvoç&/foaxaJ..elov. 2 ( ) Ibid. 2 5: ou i>èvôf>ov iau, rJ,à nscomment il s'y prend. En faisant avouer à ses deux adversaires (àµp6r:eetopate 901d2-3) que les dieux connaissent, voient, entendent tout, que rien ne peut leur rester caché de ce qui est objet des sensations et des sciences, il

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L'EXPLICITATION DES PERFECTIONS DIVINES

ne fait que rappeler la vertu d'intelligence qui leur appartient (90ld2-5). En second lieu, pour écarter la supposition qui ferait croire à l'incapacité des dieux, il souligne qu'ils ont toute puissance (901 d7-9). Enfin, étant donné qu'on les connaît bons et parfaits, il est absolument impossible qu'ils agissent avec indolence et mollesse, puisque ces vices participent à la lâcheté. Or il a été reconnu plus haut que les dieux sont nécessairement animés de courage (901e). Une fois éliminé tout ce qui est contraire à l'intelligence et au courage, que reste-t-il encore? On s'accroche à deux nouvelles hypothèses: ou bien les dieux négligeraient les menus détails de l'univers, parce qu'ils ne reconnaissent aucune responsabilité à leur égard, ou bien ils agiraient ainsi, parce qu'ils ignorent qu'ils ont à s'en occuper. Mais ces deux hypothèses sont tout aussi inacceptables que les précédentes. La dernière est exclue d'avance puisqu'elle accuse les dieux d'ignorance, alors que nous les avons reconnus tout particulièrement intelligents. Quant à la première, à supposer que les dieux se rendent compte de la situation, ils seraient comparables à ces hommes tout à fait méprisables qui, sachant qu'il y a mieux à faire que ce qu'ils font, ne le font pas, parce qu'ils se laissent abattre par les plaisirs et les chagrins (902al-b2). Or cette défaite a été regardée à plusieurs reprises dans les Lois comme incompatible avec la vertu de tempérance et les dieux, a-t-il été dit plus haut, sont nécessairement pourvus de cette vertu. Platon aurait pu rattacher ici une courte argumentation contre la vénalité des dieux, vice également opposé à leur tempérance. Ainsi aurait-il répondu directement au premier adversaire ci-dessus mentionné. Nous ne devinons pas pourquoi il ne l'a pas fait ni surtout pourquoi il s'est contenté de toucher la thèse de l'incorruptibilité des dieux, sans y revenir. Ce n'est que beaucoup plus loin qu'il la démontre explicitement, en la rattachant à la justice. Quoi qu'il en soit, voilà donc établi de supposition en supposition (et Platon fait un effort évident pour rendre les divisions aussi complètes que possible, afin qu'il n'y ait plus d'échappatoire) que les dieux veillent sur le gouvernement du monde en général jusque dans le moindre détail. Il n'y a aucun doute que la preuve est obtenue en déduisant la providence des trois vertus bien connues: l'intelligence, le courage et la tempérance;

L'EXPLICITATION DES PERFECTIONS DIVINES

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3 ° La preuve par le souci qu'ont les dieux pour les affaires humaines en particulier. Platon avance ici trois arguments de nature assez disparate. Tout d'abord un rappel de ce qui a été admis dans la démonstration de l'existence des dieux: les affaires humaines participent à la nature animée et tombent par conséquent comme toutes choses sous les lois qui régissent le gouvernement de l'intelligence divine (902b4-5) (1). Ensuite une conséquence de la destinée des âmes «semées dans les instruments du Temps» qui a déjà été énoncée dans le Timée: «l'homme est de tous les animaux celui qui est le plus capable d'honorer la divinité» (902b5-6) (2). Il est sousentendu que, s'il en est ainsi, les dieux en retour auront soin de ces âmes qui ont reçu d'eux leur origine. Enfin, un dogme orphique qui affirme que tous les êtres mortels, comme le ciel tout entier, sont une possession des dieux (902b8-9) (3 ). Peu importe pour le moment, dit Platon, que les affaires humaines soient petites ou grandes. Au dernier argument, qui est un argument d'autorité, s'ajoute un argument de convenance (neoaijxov 902c2): les dieux nous ayant en leur possession ne peuvent nous négliger en vertu de la théorie générale qui a prouvé leur sollicitude et leur bonté (902bll-c3) (4 ). A celui qui aurait besoin d'un mot d'explication, Platon présente la comparaison suivante: s'il est plus difficile de percevoir des petites choses, il est plus facile de les administrer. Médecins, pilotes, généraux, administrateurs et politiques, toute espèce de techniciens pourraient attester le principe: les grosses pierres ne s'arrangent pas sans les petites. Cela permet de conclure à fortiori: ne mettons pas les dieux en dessous des artisans qui, à mesure qu'ils sont plus parfaits, poussent davantage leur sollicitude jusqu'aux plus petits détails. En conclusion, Platon reprend une dernière fois la substance de ses arguments antérieurs: Dieu est très sage; de plus, ayant toute puissance, il n'est pas comparable à un ouvrier paresseux ou lâche, c'est-à-dire qu'il est courageux, et il ne s.elaisse pas davantage vaincre par les difficultés, (1) Cf. surtout 896e-897a. (2) Tim. 4le. (3) Croyance exprimée dans Phéd. 62b8, Critias l09b6 sq. et plus loin dans Lois 906a7. ( 4 ) On voit donc que Platon retourne à son argument premier et n'invoque le dogme orphique que pour mieux introduire l'intervention divine dans les affaires humaines tout spécialement.

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L'ORDRE PROVIDENTIEL ET L'HOMME

c'est-à-dire qu'il est aussi tempérant. Et c'est grâce à ces vertus qu'il lui est facile de prendre soin des petites choses ou, en d'autres mots, que nous pouvons le concevoir comme parfaitement provident (903c5-903a3). Si telle est la bonne manière de comprendre le texte, nous voyons donc que la foi en la providence selon Platon n'est qu'une conséquence immédiate des perfections qu'il faut attribuer à Dieu, une fois qu'on a admis son existence. On peut dire que le gouvernement de l'univers constitue une sorte d'extériorisation des vertus divines. Mais, chose assez remarquable, jusqu'ici il n'a pas encore été fait mention de la justice. Il serait pourtant inconcevable qu'elle n'intervienne pas à cet endroit, si l'on tient compte de la place importante qu'elle occupe dans le cadre traditionnel de la morale platonicienne. Aussi ne s'étonnera-t-on pas, étant donné la nature des 1·éflexions qui vont être émises, de voir que c'est à elle seule que se rattache toute la deuxième section. § 83. - Il convient de remarquer à présent que Platon a pris soin d'avertir son lecteur du changement radical qu'il opère dans la manière de s'adresser au jeune homme qui nie la providence divine. Jusqu'ici, dit-il, il l'a forcé à reconnaître ses écarts de langage par des raisonnements en forme (16;votç 903al0). Mais il lui paraît que ce jeune homme a encore besoin d'être convaincu d'une autre manière. Il lui faut certains mythes (µv{}oiç 903bl) propres à le charmer. Laissons pour le moment de côté le rôle charmeur des mythes dans la législation platonicienne. Qu'il nous suffise de souligner ici un fait très important dont il faut absolument tenir compte dans l'interprétation des textes qui vont suivre. C'est que Platon répète dans les Lois un procédé d'exposition qu'il a fréquemment utilisé dans ses dialogues. Rappelons que dans 1~Phédon, la République et le Phèdre en particulier, immédiatement après avoir démontré l'immortalité de l'âme, il passe à un mythe eschatologique qui, à partir de cette immortalité, établit que l'homme dans l'éternité recevra, quoi qu'il arrive de son vivant, la somme des peines ou des récompenses qui lui est due (1). On peut observer chaque fois que le but de ces longs récits mythiques est de montrer qu'il ne sert à rien (1) Phéd. 107d sq.; Rép. 613e sq.; Phèdre 24&c sq.

LE FINALISME DANS L'UNIVERS

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de s'attacher à un faux-semblant de vertu, puisque seul le juste authentique sera finalement sauvé (1). Il est montré à l'occasion que cette rénumération intégrale est l'effet de la providence divine (2). Dès lors, étant donné que dans les Lois la démonstration de l'existence de Dieu se substitue à celle de l'immortalité de l'âme, il est tout naturel que la question de la providence divine prenne la première place. Mais il suit de ce que nous venons de dire que l'ordre providentiel sera envisagé surtout par rapport à l'individu humain. § 84. - En effet, la deuxième section annoncée plus haut (3 ), commence par énoncer les dispositions générales de la providence, tout en insistant sur l'influence qu'elles exercent sur la destinée des hommes en particulier: 1° Celui qui a soin de l'univers a tout organisé en vue de la parfaite conservation de l'ensemble; chaque partie souffre et fait dans la mesure du possible ce qui lui revient de souffrir et de faire (90364-6); 2° Des gardiens ont été placés pour chacune de ces parties afin de veiller aux plus petites affections ou actions et d'accomplir jusque dans le menu détail la fin dernière (90366-9); 3 ° L'homme est l'une de ces parties. Bien qu'il soit extrêmement petit, il dirige tous ses efforts vers le tout, en ayant constamment l'attention portée vers lui (903cl-2); · 4 ° Il a cependant tendance à oublier que toute génération se fait en vue du tout afin que le tout vive d'une existence bienheureuse. Il l'oublie parce qu'il ne se rend pas compte que toute génération ne se fait pas en vue de l'homme, mais au contraire que c'est l'homme qui est né en vue de l'univers. Dans tout travail artisanal toutes choses sont exécutées en vue de l'ensemble et la partie est exécutée en vue du tout, non l'inverse. Si l'homme élève des récriminations, c'est parce qu'il ignore clans quelle mesure ce qui lui arrive est le meilleur pour le tout et pour lui selon les possibilités de la génération universelle (903c2-d3). Malgré son caractère apparemment explicite, ce texte présente des finale de la République qui se résume comme suit: Cf. Gorg. 527e4-5. (2) Exemple cité plus loin, p. 392, n. 1. (3) P. 385. (1) Voir l'exhortation

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LE FINALISME DANS L'UNIVERS

difficultés assez sérieuses. Un passage du livre IV de la République nous permet tout d'abord de le commenter dans ses grandes lignes. A une objection d' Adimante qui prétend que les gardiens de la cité ne seront pas heureux, parce qu'ils ne posséderont rien, Socrate répond que son but, en fondant la cité, est de la rendre aussi heureuse que possible dans son ensemble, fût-ce en sacrifiant Îe bien-être d'un-~ de ses parties. Car c'est ainsi seulement, dit-il, qu'on reconnaîtrait au mieux la justice. Un peintre ne peut pas appliquer les plus belles couleurs aux plus belles parties du corps et peindre, par exemple, les yeux en vermillon au lieu de les peindre en noir. Il doit donner i chaque partie ce qui lui convient en vue de rendre l'ensemble parfait. De même dans l'État, si on donnait à une classe un bien-être plus grand que celui qui lui revient, elle perdrait sa fonction dans l'organisation générale; de bonne elle deviendrait mauvaise. Il faut donc accorder aux gardiens la plus grande part possible de bonheur, mais également les engager à remplir aussi bien que possible leurs fonctions. Car il est de règle que l'État jouisse en premier lieu d'une bonne administration et laisse alors seulement à chaque classe la part de bonheur que la nature lui assigne (1). On voit immédiatement que Platon a transposé dans les Lois cette théorie de l'État idéal au niveau de l'ordre universel. Dans l'un et l'autre cas il fait régner le finalisme au sens le plus strict du mot: le tout est considéré comme la valeur suprême à laquelle chaque partie est entièrement subordonnée. En ce qui concerne l'univers, il paraît considérer d'abord l'ensemble des êtres en général (1 ° et 2°). Pour reprendre l'image qui avait été suggérée en 902el, il conçoit l'univers comme un immense édifice dans lequel ici ce sont les petites pierres qui sont soutenues par les grandes, là ce sont les grandes qui font pression sur les petites. Mais c'est uniquement en vue de l'existence de l'édifice et de sa perfection architecturale que les parties jouent le rôle, actif ou passif, qui leur est dévolu. Dans ce jeu d'actions et de passions mutuelles, un seul correctif est apporté: chaque partie ne peut s'intégrer à l'ensemble que dans la mesure de ses propres possibilités. Nous verrons plus loin à quoi il est fait allusion (2). En attendant, remarquons qu'au moment où Platon aborde le (1) Rép. 420a-421c. (2) P. 393.

L'HOMME, PARTIE DE L'UNIVERS

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monde humain (3 ° et 4 °), les choses se compliquent quelque peu. Tout se passe assez bien tant qu'il a affaire à l'homme idéal, comme lorsque Socrate avait affaire au citoyen idéal (3 °). Il n'a aucun scrupule à identifier assez brutalem~nt cet homme idéal à une partie de l'univers dont toute l'existence est tendue par la pensée et par l'action vers le tout ( WP Ëv ual rà aov, Jj aztrJ.,e, µ61.]toPelc;rà nfi.p avneini f]Unov à.el,uainee nâvaµtueov ov903cl-2). Mais nous pouvons nous imaginer qu'il rencontre sur sa route l'homme qui n'a aucun sens de cette discipline rigide et qui n'entend nullement se laisser sacrifier au tout. Celui-là juge qu'il est impossible et d'ailleurs inutile de se soumettre totalement à une fin en soi, à une fin ultime. Il n'y a pas de finalité totale dans l'univers, dit cet homme, il n'y a que des finalités partielles et par conséquent réciproques. Tantôt c'est le tout qui m'utilise à son profit, tantôt c'est moi qui m'érige en fin dernière au service de laquelle se trouve le tout. En ce cas, il y a une dissociation: nette à faire entre la fin de l'individu et la fin de l'univers. Nous voyons au 4 ° que Platon prévoit cette révolte. Il montre qu'elle n'a aucun fondement et qu'elle est basée sur une mauvaise interprétation des faits. L'homme, semble-t-il dire, n'est qu'un être apparaissant et disparaissant qui n'existe qu'en vue du tout. A notre avis, Platon tend à justifier sa théorie de l'homme-partie intégrante de l'univers en faisant appel au caractère immuable du Bien. L'ensemble de l'univers doit avoir une vie bienheureuse en comparaison de laquelle la vie de l'homme n'a aucun prix. Or un des caractères essentiels de ce bonheur est sa stabilité. L'homme, du fait qu'il est né, est appelé à mourir et pour cette raison ne peut élever aucune prétention à concourir avec le Bien qui doit demeurer et qui n'est Bien d'ailleurs que parce qu'il demeure. Le Philèbe l'avait déjà proclamé: «le terme en vue duquel se produit tout ce qui se produit en vue de quelque chose, ce terme appartient à la classe du bien» (1). Ce n'est donc pas uniquement parce que le tout est le tout que la partie doit lui être totalement subordonnée, ce qui répond à l'idée d'ordre, car si la partie ne s'intègre pas au tout, l'ordre n'existe pas. Il y a en plus cette idée que dans le monde du devenir, la partie étant évanescente (et c'est le cas de l'homme), si quelque ordre était instauré à son profit, le jour de sa disparition, il faudrait craindre un déséqui( 1)

Phil. 54c9-I0.

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LE CARACTÈRE IMMUABLE DU BIEN

libre universel. Finalement, il y a encore cette croyance ou cet espoir que la justice finira toujours par se produire, puisque le tout est constitué de telle manière que ce qui est le meilleur pour lui en ce moment et éternellement le deviendra aussi pour la partie, après qu'elle aura passé par de nombreuses transformations ou, en ce qui regarde l'homme, par de nombreuses métempsycoses (1). C'est donc parce que le tout a une parfaite immutabilité qu'il est nécessairement le Bien et non parce qu'il possède une organisation supérieure. Si l'on veut, son organisation supérieure est telle qu'à la longue elle apparaît parfaitement immuable, quelles que soient les transformations apparentes qu'elle a subies. D'autre part, un examen du Timée pourrait fournir un commentaire étendu et précis du te:,.:te que nous analysons. Ainsi, lorsqu'il montre comment le Démiurge a pris tout ce qui est visible et l'a amené du désordre à l'ordre et comment le monde, pourvu d'une Âme et d'une Intelligence, est né «par l'action de la providence du Dieu» (2). Ou bien, lorsqu'il expose la raison pour laquelle le tout est un vivant parfait, formé de parties parfaites (3 ) • Mais bornonsnous à quelques observations. On sait que dans le cadre des Lois, Platon n'éprouve aucun besoin de recourir au Démiurge, du moins au livre X. C'est pourquoi la notion de providence dans ce livre insiste sur la sollicitude, le souci (moins tourné vers l'avenir que vers l'éternité), en somme, le gouvernement de l'univers, trois sens du mot èmµHsia (4 ), tandis que dans le Timée, il est uniquement question de prévoyance en vue d'assurer l'évolution future de l'univers, notion qui est exprimée par le mot neovoia (5 ) • Il est par trop évident que Platon a écrit les Lois dans un esprit entièrement différent de

( 1 ) Les choses se passeront ainsi, au cas où l'homme lui-même fait preuve de justice, comme l'a montré la République 613a4-7: « ••.en ce qui concerne l'homme juste, s'il est sujet à la pauvreté, aux maladies, à quelqu'autre situation qu'on tient pour des malheurs, cela tournera à son avantage, soit de son vivant, soit après sa mort». La providence interviendra: Ovràe i'i~ vnô re {}ro:,vno-u &µ,;krim (613a7-8). ( 2 ) Tim. 30a-c. ( 3 ) 32d-33a. 4 ( ) Lois 900d3. Nombreux emplois de èmµeÂeïo{}a, dans les pages suivantes. Le passage analysé désigne Dieu par ,q'> zoîi navià, lmµeJ.ovµévqJ (903b4). 5 ( ) Tim. 44c et 45e. Def. 414a: neôvo,a naeaaxev~ neà, µtÂÎ.ovia ,wa.

LA COMPARAISON AVEC LE «TIMÉE»

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celui du Timée (1), Il reste malgré tout que certains points sont demeurés pour ainsi dire invariables. Par exemple, le Timée cite ces gardiens chargés de surveiller les plus petits événements intra-mondains dont il est question au 2 °: ce sont les dieux astraux auxquels le Démiurge a donné une intelligence capable de suivre l'ordre du tout et quelques hommes qui voudront toujours suivre ces dieux et en même temps la justice (2). Au sujet des accrocs à l'ordre que Platon prévoit dans le monde en général, le texte des Lois disait que chaque partie subit ou fait ce qui lui revient eù; ovyaµw (903b6). On pourrait rappeler ici les théories du Timée sur la cause errante, le lieu, le réceptacle, dans l'intention de préciser quelque peu ce laconique «dans la mesure du possible» (3 ) • De même, en ce qui regarde le monde humain, le parfait équilibre entre le bonheur du tout et celui de l'homme dépendait d'un autre possible. Il s'agissait des possibilités de la génération universelle, c'est-à-dire que le xard ovyaµw (903d3) portait alors sur la naissance des hommes dans un corps matériel. Et ici encore le Timée viendrait à point, puisqu'il s'étend très longuement sur la physiologie humaine. Quelque instructive que soit la lecture du Timée pour le législateur représenté dans les Lois, on peut se demander cependant si elle lui est encore utile. Il semble bien que non. En effet, nous savons déjà qu'en abordant le thème de la providence dans le livre X, Platon a bien tenu compte du cadre dans lequel il le traitait. A ce titre, il n'est pas indifférent d'observer que ce thème est en relation directe avec: la manière dont il a prouvé l'existence des dieux et la manière dont il a conçu leur nature au cours de cette démonstration. Du fait que celle-ci s'articule autour de la priorité de l'âme sur tout ce qui est corporel, on pouvait s'attendre à ce que les explications mécanicistes du Timée, sans devoir être considérées comme périmées, perdissent cependant quelque peu de leur importance. De plus, nous savons également que le dessein de Platon s'est borné à présenter un mythe. Or, par essence même, le mythe admet la pluralité. Cela ne veut pas dire que, selon la conception platonicienne, un mythe en vaille nécessairement un autre. Cela signifie plu(1) Cp. le bonheur du Dieu-Monde (Tim. 34b8-9) l'univers (Lois 903c3-5). (2) Tim. 40a5 et 41c7-8. ( 3 ) Cf, p. 390.

et la vie bienheureuse de

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LE P ANPSYCHISME

tôt que le législateur en particulier est autorisé à choisir le mythe qui se prête le mieux au but de son exposé (1). Dans le cas q1û nous occupe, le but consiste sans aucun doute à faire saisir quelle sorte d'organisation universelle s'impose comme un postulat à l'action et à la pensée des citoyens. Mais pour atteindre ce but, on devine qu'il fallait partir de l'homme et comme on s'était proposé d'expliquer l'univers par une finalité purement spirituelle, il fallait en outre commencer par l'âme humaine. § 8 5. - Le nœud de l'argumentation qui va suivre revient à montrer par quel biais tout à fait singulier la providence divine parvient à prendre soin de l'univers. Comme nous disions, Platon prend comme point de départ la génération humaine. La naissance de l'homme lui semble être l'événement crucial de sa destinée. La doctrine de la réincarnation lui enseigne que l'âme dans ses vies successives s'unit tantôt à tel corps, tantôt à tel autre. Il ajoute que ces changement5 divers, elle les subit soit par son propre fait, soit par le fait d'une autre âme. Ensuite, il croit pouvoir caractériser l'action de la providence, en disant que Dieu comme un joueur de dés, n'a plus rien d'autre à faire que d'envoyer l'âme qui a acquis la meilleure disposition morale vers un lieu meilleur et celle qui en a acquis une moins bonne vers un lieu moins bon. Les décisions du joueur de dés sont motivées par les mérites de chacune de ces âmes et son intention consiste à leur donner le sort qui leur revient en propre (903d3-el).

§ 86. - Avant de préciser davantage la manière dont les âmes rejoindront les lieux qui leur sont spécialement réservés et la raison pour laquelle elles les rejoindront, Platon montre en passant les avantages qui résultent de ce moyen choisi par la providence divine pour obtenir l'ordre universel. Supposons, dit-il, un artisan qui confectionne un ouvrage en ayant toujours les yeux fixés sur le tout. Supposons qu'il fasse changer sans cesse la figure de toutes choses, par exemple, transforme le feu en eau froide (2), ce qui est unité en multiplicité et ce qui est multiplicité en unité. Au bout d'une, de ( 1) En l'espèce le mythe eschatologique plutôt que le mythe de la formation du monde. (2) Sens adopté par Taylor dans sa traduction, p. 297, cf. n. 1. Mais il se peut que le texte ne soit pas aussi sûr qu'il le prétend.

LES AVANTAGES DU PANPSYCHISME

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deux ou de trois générations, on ne pourrait plus compter les changements infinis survenus à la suite des diverses transformations apportées à l'ordre primitif (903e3-904a3). Finalement, il n'y aurait plu:s aucun ordre, semble nous dire Platon, puisque selon la mentalité des anciens, l'ordre ne peut résulter que de la limite et du fini. Une fois acquis que la surveillance de l'univers ne peut être obtenue en changeant continuellement la figure de toutes choses, Phton vante la merveilleuse facilité qui échoit à celui qui prend soin du tout dans l'accomplissement de sa tâche (vvv o ëau fJavµaar:~ ~q.a,cfw'Y/ iqi wv :navcàç Èmµdovµivcp 904a3-4). Nous voyons qu'il recueille ici le bénéfice de sa démonstration de l'existence de Dieu, basée sur la priorité absolue de l'âme sur le corps. En effet, il se croit autorisé à concevoir un panpsychisme auquel il adapte d'ailleurs assez parfaitement les traditions anciennes sur la destinée des âmes. Notre Roi, dit-il, rappelant par cette expression l'Intelligence royale qui intervient dans un passage du Philèbe (1), tient compte d'un certain nombre de données: 1 ° Toutes les actions sont de nature psychique (904a6-7); 2 ° Il y a beaucoup de vertu et beaucoup de vice en elles (904a 7-8); 3 ° Le composé âme et corps est indestructible sans être éternel, au même titre que le sont les dieux auxquels la loi ordonne de croire (2). Il en est ainsi parce que si l'un des composés venait à se détruire, il n'y aurait plus de génération de vivants (904a8-b2); 4 ° Enfin, dernier argument qui prouve le pan psychisme, tout ce qui est bien dans l'âme est utile dans le monde, tout ce qui est mal dans l'âme est nuisible dans le monde (904b2-3). Pour apercevoir alors comment la providence parvient aisément à disposer toutes choses afin d'atteindre son but qui est l'ordre universel, il suffit de déduire la conséquence qui suit tout naturellement des thèses qui viennent d'être énoncées. Le Roi du monde, qui, ne l'oublions pas, agit selon sa nature d'intelligence, a imaginé de localiser chaque partie, c'est-à-dire, comme nous l'avons vu, chaque âme, de manière à assurer dans le tout, le plus facilement et le (1)

Phil. 30d.

(2) o{ xm:a v6µ,o,, èîv,s,; f>eo{ (904a9-bl).

Il faut y ranger l'Âme du Monde, les divinités astrales, les dieux de l'Olympe et des Enfers et les dieux protecteurs de la cité.

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LA PROVIDENCE ET LA DESTINÉE HUMAINE

mieux possible, la victoire de la vertu et la défaite du vice (904b3-c). Cela revient à dire, comme nous le supposons, que l'univers sera organisé dès que les seules puissances qui ont pouvoir de faire le bien ou le mal se trouveront à leur place. C'est l'ordre moral qui doit être assuré avant tout, puisque, une fois que les âmes sont groupées comme elles doivent l'être, le monde corporel qu'elles commandent s'organise ipso facto. La grande simplicité que la providence rencontre dans son gouvernement consiste donc en ce qu'étant une intelligence, elle peut se limiter à diriger les âmes, tout le reste suivant dans la même direction. Platon rappelle ensuite, en insistant quelque peu, une restriction fort importante qu'il a déjà introduite (1) : la providence laisse aux volontés de chacun de nous la responsabilité de la formation morale qu'il acquiert. Suivant cette formation, elle place chacun dans la demeure et le lieu qui lui reviennent. Cette responsabilité est bien complexe (2), car nous évoluons tou:. la plupart du temps grâce à de multiples actes répétés suivant l'orientation de nos désirs et suivant nos dispositions intérieures (904b6-c4). Ainsi s'explique qu'on puisse dire, d'une part, que tous les êtres qui participent à l'âme(°) , subissent des changements dont la cause réside en eux-mêmes et, d'autre part, qu'ils se meuvent conformément à l'ordre et à la loi établis par le destin {904c6-9). Ce destin n'est autre ici que la providence elle-même considérée d'un point de vue objectif, de même que l'ordre et la loi ne diffèrent en rien de l'ordre et de la loi qui s'expriment dans la nature. Moyennan,t ces éléments Platon énonce alors comment il conçoit le fréquent groupement et regroupement des âmes destiné à maintenir l'équilibre dans le monde. Il s'inspire tout d'abord du mythe eschatologique et particulièrement tel qu'il l'a présenté dans le Phédon {4 ). Qui n'éprouve que des changements légers de caractère ne se déplace que sur un plan presque horizontal. Qui tombe plus avant dans l'injustice, va rejoindre les profondeurs des lieux souterrains qu'on désigne par la maison d'Hadès ou par d'autres ( 1)

Lois 903d5. Signifié par le pluriel alda,;, ENGLAND, p. 49 5. V. MARTIN, Sur la condamnation des athées par Platon au livre x• des Lois (Studia Philosophica, XI, pp. 121 et 126) a justement insisté sur les innombrables espèces d'âmes que conçoit Platon. ( 4 ) Phéd. 1osesq. (2) ( 8)

LA RÉDEMPTION DE L'INDIVIDU

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noms semblables. Il est en proie à de fortes craintes et à des songes, de son vivant et après sa mort. Pour subir des déplacements importants vers le bas ou vers le haut, il faut que l'âme s'attache au vice ou à la vertu par sa propre volonté et par une fréquentation devenue très intense avec les autres. C'est donc volontairement et en communion avec les autres qu'elle se damne ou qu'elle se sauve. Dans ce dernier cas, l'âme qui a eu des rapports intimes avec la vertu divine, devient elle-même particulièrement divine et passe dans un lieu particulièrement et entièrement saint. Dans le premier cas, lorsqu'elle s'est rapprochée du vice, elle est transportée pour vivre dans un lieu tout à fait opposé (904c9-e3). § 87. - Après tant de détours laborieux, Platon en vient finalement à son véritable propos qui est de montrer comment la providence est avant tout une conséquence de la justice divine. Nous ve11ons de voir que tous ses efforts en vue d'établir que l'ordre providentiel en général dépend de l'intervention des âmes humaines, aboutissaient déjà à ce point, puisque cet ordre se règle uniquement selon une juste rémunération des actions bonnes ou mauvaises par la divinité suprême. Le vers d'Homère, cité en 904e4, «Telle est la justice des dieux qui habitent !'Olympe» prend une signification cosmique très profonde. Mais un autre point de vue encore intéresse Platon, quand il s'adresse au jeune homme qui nie la providence divine sur la foi de certaines injustices du sort qu'il croit reconnaître dans la prospérité des méchants. Il faut, pour réfuter définitivement cette erreur, insister sur l'ordre providentiel qui s'applique aux âmes humaines en particulier. Tous les mythes eschatologiques de Platon montrent que la vraie récompense ou le vrai châtiment consiste à être lié dans l'au-delà à des êtres auxquels on est devenu semblable au cours de sa vie temporelle. L'exemple le plus clair est celui de Socrate dans l' Apologie(1 ). Mais on pourrait encore invoquer ici un passage du Théétète où la édemption est identifiée à une assimilation à Dieu dans la mesure du possible (2). Dans les Lois elles-mêmes, on pourrait rappeler cet autre passage où il est expliqué que le réel châtiment du crime, c'est de ressembler aux méchants, de fuir les gens de bien, de s'assimiler (1) Apol. 40e7-4lb5. Théét. 176bl-2.

( 2)

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L'ÉDUCATION SUPÉRIEURE

aux premiers jusqu'à s'y coller et de subir les conséquences de cette société (1). C'est tout cela que Platon résumr, lorsqu'il nous dit au livre X: nos actes nous valent notre société et les traitements que nous subissons ou que nous infligeons dam la succession de nos métempsycoses. Ainsi personne ne peut se vanter d'échapper à la justice des dieux. Ceux qui ont établi cette justice, l'ont en effet établie d'une manière supérieure à toutes justices (904e7-905a4) (2). Pour en montrer les conséquences Platon recourt une nouvelle fois à la doctrine des «mansiones». On pouvait croire qu'en affirmant quelques lignes plus haut que la justice divine consiste à assigner aux âmes la société qu'elles méritent, il renonçait à situer le lieu de leur séjour dans l'espace. Mais ce serait oublier qu'il est toujours question d'un mythe. Au reste, il est très difficile de faire abstraëtion de la valeur significative de certaines localisations, comme le haut et le bas, par exemple. C'est pourquoi, Platon n'hésite pas à conclure pour convaincre directement le jeune homme: tu ne seras jamais négligé par la justice divine, si haut que tu montes, si bas que tu descendes (3). Tu paieras la peine qui t'est due soit sur la terre soit chez Hadès soit en un endroit plus terrible (90 5a4-b2). En d'autres mots, qui que l'on soit, en quel point que l'on se trouve, on n'est jamais soustrait à l'action de la providence. Mais alors, estime Platon, la même conclusion vaut pour les criminels triomphants à la vue desquels le jeune homme avait déduit l'insouciance des dieux «comme s'il la voyait dans un miroir», alors qu'il ne savait pas encore quel tribut ils doivent verser au tout (905b2-cl). Il convient de souligner d'une façon t-oute spéciale la remarque qui termine cet exposé sur la providence: faute de savoir ce qui précède, ajoute Platon, on ne peut ni concevoir un plan de vie ni se former une opinion sur le bonheur et le malheur (905c2-4). Cette remarque est d'autant plus importante pour notre sujet qu'elle nous ramène aux suppositions que nous avons faites auparavant. En effet, nous disions plus haut que le plan providentiel constituait à vrai dire le cadre permanent dans lequel l'action des magistrats et des ci(1) Lois 728b-c.

(2) La preuve de cette supériorité se tire de la facilité que la providence trouve dans le gouvernement de l'univers. Cf. § 86. 3 ( ) Cf. Rép. 613a7-8 cité, p. 392, n. 1 supra.

L'INCORRUPTIBILITÉ DES DIEUX

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toyens aurait à évoluer. Nous pouvons préciser maintenant que ce plan importe souverainement pour leur conduite personnelle, car il est incontestable que l'accent est mis en tout premier Üeu sur la rédemption de chaque individu en particulier. D'où l'on peut prévoir l'intérêt qui s'attachera à l'éducation supérieure. Le politique transcendant ou le législateur n'a pratiquement plus besoin de rédemption; il est un racheté, un saint dans l'État. Il peut d'emblée s'occuper de sauver celui-ci en lui proposant une morale exprimée sous la forme d'un code, telle que Platon l'a conçue dans le texte des Lois que nous lisons. Pour les magistrats et les citoyens, les perspectives se renversent. Il faut d'abord qu'ils se sauvent individuellement, qu'ils apprennent à la lumière de l'ordre providentiel quel plan de vie ils devront adopter et quelle idée ils se feront du bonheur et du malheur. C'est ensuite seulement qu'ils se tourneront vers l'État c0mme les gardiens philosophes de la République afin de se sauver en commun. Il est à remarquer que cet effort que Platon demande à ses magistrats pour comprendre leur situation et celle de la cité dans l'ordre providentiel, doit non seulement se renouveler à chaque génération, mais rester un souci permanent pour chacun d'eux afin de ne jamais perdre de vue le but qu'ils auront à poursuivre, comme nous le verrons, ou pour mieux dire, afin de réactiver continuellement les lois par la pensée. § 88. - Mais avant d'aborder l'éducation supérieure des magistrats et des citoyens par laquelle ils contribueront à l'œuvre législative, nous avons encore à examiner comment est démontrée la troisième partie de la théodicée platonicienne, qui a pour objet l'incorruptibilité des dieux. Voici ce que Platon nous dit: D'aucuns prétendent que les dieux se laissent fléchir par des hommes injustes en acceptant des présents. Comment pourraient-ils être si faciles à gagner? On peut les comparer à des conducteurs de chars, à des pilotes, à des généraux, à des médecins, à des laboureurs, à des gardiens de troupeaux. Pour mieux comprendre leur fonction, remontons au niveau de l'ordre universel. Nous savons que dans l'univers le mal surpasse le bien et la lutte qui est engagée entre eux étant éternelle, exige une vigilance extraordinaire. Les dieux et les démons auxquels nous appartenons, nous prêtent leur secours. Or l'expérience nous apprend que l'injustice et l'insolence jointes à la folie nous perdent et que la justice et la tem-

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LA NATURE DU COMMANDEMENT

pérance jointes à la sagesse nous sauvent. Mais nous savons aussi que ces vertus dans toute leur plénitude habitent dans les facultés spirituelles des dieux ( sv wï:ç rwv {h:wv,,)µ1fvxotc; olxovaai bvvâµwo, 906bl-2) et qu'en nous il ne se rencontre que certaines traces imperceptibles de ces mêmes vertus. Quelques âmes sur la terre, injustes et manifestement indisciplinées, essayent de flatter bassement chiens, bergers ou dieux et de les persuader qu'ils ont le droit d'avoir plus que les autres hommes. Cette pléonexie, appelée dans le corps maladie, peste dans les saisons, prend nom d'injustice dans l'État. Si les dieux cédaient, ils se rendraient coupables d'un marchandage honteux. Les chiens n'abandonnent pas aux loups leur troupeau en échange d'un bon morceau. En des circonstances semblables, les pilotes n'abandonnent pas davantage leur bateau ni les conducteurs de chars ne renoncent à leur victoire. Il ne peut dès lors être question de croire que les dieux sont incapables de faire ce que font de simples mortels (905d5-907d3). § 89. - Le moment est venu de montrer par le détail de quelle manière Platon comprend le rôle politique des magistrats et des citoyens qui seront appelés à l'être un jour, à partir du dogme de la providence et de )'incorruptibilité des dieux. Recueillons tout d'abord quelques déclarations concernant la nature du commandement et les garanties que les magistrats doivent fournir pour être de bons administrateurs. Au livre I, Platon affirme que le législateur, après en avoir terminé avec la découverte des lois, établira pour toutes des gardiens qui se laisseront guider les uns par la pensée, les autres par l'opinion vraie. Il ajoute qu'ainsi l'intelligence qui lie le système entier, l'ordonnera à la tempérance et à la justice, non â la richesse et à l'ambition (632c4-dl). On voit donc que les magistrats sont essentiellement considérés comme les gardiens des lois (1). Par elle-même leur fonction se borne à conserver l'ensemble des lois qui leur est confié soit en le comprenant aussi bien que le législateur soit en l'admettant sur la foi de celui-ci, sans le comprendre dans son intégralité. Pour ce qui regarde (1-) Il est utile de préciser que ces gardiens ne sont pas seulement les 37 magistrats qui portent le titre officiel de «gardiens des lois» et dont il est question au livre VI, 752e sq.

LA NATURE DU COMMANDEMENT

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les premiers, qui nous intéressent particulièrement dans l'étude de la science politique que nous faisons ici, il est exagéré de prétendre que leur tâche principale consiste à montrer que tous les règlements ont effectivement la vertu pour objet, appliquant ainsi la méthode de rassemblement, alors que le législateur se servirait surtout de la méthode de division des espèces (1). Platon dit simplement que le législateur établira les gardiens des lois afin que l'intelligence ordonne le système législatif à la vertu; ainsi cet établissement consolidera les intentions de l'intelligence qui est en œuvre dans l'élaboration des lois, puisqu'il y aura désormais des hommes compétents pour sauvegarder ces intentions et les lois qui les expriment. Au reste, comme nous l'avons vu précédemment, le législateur n'attend pas l'intervention des magistrats pour appliquer la méthode de rassemblement (2). Nous verrons en outre que le livre XII exige des magistrats qu'ils sachent appliquer tout autant la méthode de division que la méthode de rassemblement et soient au courant de toutes les connaissances qui sont nécessaires à cet effet. Mais, remarquons-le, cette souplesse intelb::tuelle qu'on leur demande, n'a pas pour but de les associer d'emblée aux travaux du législateur proprement dit, chose que !'Athénien réserve toujours à une catégorie toute spéciale de citoyens qu'il désigne sous le nom de «jeunes législateurs» (3 ) • Le citoyen accompli est encore défini comme celui qui sait commander et obéir selon la justice (643e5-6). Il est inutile de commenter cette formule à la suite de ce que nous avons appris antérieurement. Au livre III, lorsqu'il se demande à qui il faut confier le commandement, Platon propose une solution assez otjginale en rapport avec la fonction conservatrice qu'il attribue aux magistrats. C'est ainsi qu'il déclare, en s'opposant par là consciemment à la mentalité de son milieu, qu'aux citoyens qui ne suivent pas la raison il ne faut donner aucune part de l'autorité. Il faut blâmer leur ignorance, sur Lois, 623e5-6, o.c., p. 2L Cf. p. 146 et pp. 156-157. (3) Leur rôle ne doit pas différer de celui du législateur étudié dans le Chapitre I. Ils suivent vraisemblablement le cycle des études des magistrats en général; voir plus loin. Pour les charges qui leur sont confiées, cf. première Partie, Chapitre III. (1) Comme Je fait KucHARSKI, en s'appuyant

( 2)

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LA NATURE DU COMMANDEMENT

dit-il, même s'ils font preuve des plus brillantes qualités qui conviennent à des gouvernants: habileté consommée dans le calcul, subtilité et agileté d'esprit (1). Par contre, ceux qui sont dépourvus de toute adresse technique, alors qu'ils ne pourraient, selon le proverbe, ni lire ni nager, seraient aptes à commander, pourvu qu'ils possèdent la sagesse ou le bon sens qui les fait obéir à la raison. Pourquoi en est-il ainsi? Parce que celui qui a perdu cette sagesse, se perd lui-même et ne peut être en aucune manière un sauveur de la cité (nset n6ltv ov~aµ'[j