La France et les Français en Russie: Nouvelles sources et approches (1815-1917) 9782357231085, 9782357230194

De Pierre le Grand à la seconde guerre mondiale, les relations de la France et de la Russie, tour à tour alliées ou oppo

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La France et les Français en Russie: Nouvelles sources et approches (1815-1917)
 9782357231085, 9782357230194

Table of contents :
Table des abréviations
À Eugène Vassiliévitch Starostine
Alexandre Orlov
Préface
Jacques Berlioz and Agnès Magnien
Avant-propos
Annie Charon, Bruno Delmas and Armelle Le Goff
Introduction
Première partie. Regards sur les sources
Armelle Le Goff
La France et les Français en Russie au XIXe siècle
Les ressources des Archives nationales
Франция и французы в России в XIX в.
Jérôme Cras
Les fonds du ministère des Affaires étrangères relatifs à la France et aux Français en Russie (1789-1917)
Présentation archivistique et critique
Франция и французы в России (1789-1917)
Xavier Breuil and Camille Rey
La Russie aux archives historiques de la Société générale
Présentation et perspectives de recherche
Россия в документах исторического архива банка Сосьете Женераль
Dmitri Gouzévitch and Irina Gouzévitch
Des ingénieurs français au service de la couronne russe au début du XIXe siècle
Sources en Russie et en Ukraine
Французские инженеры на службе Российской империи в первой половине XIX века
Deuxième partie. La communauté française en Russie au XIXe siècle : émigrés et voyageurs
Anne Mézin
La correspondance consulaire aux Archives nationales
Une source privilégiée sur les origines des communautés françaises en Russie au XVIIIe siècle
Консульская корреспонденция в Национальном архиве Франции как один
Vladislav Rjéoutski
L’émigration française en Russie au tournant du XVIIIe siècle
La composition et le renouvellement de la communauté française d’après les listes de 1793 et de 1806
Французская эмиграция в России на рубеже XVIII-XIX вв.
Véra Milchina
Les français en Russie sous Nicolas Ier (1825-1855)
D’après les documents de la Troisième Section de la Chancellerie impériale
Французы в России в царствование Николая Первого (1825-1855)
Frédéric Guelton
Attachés militaires et officiers en mission en Russie
Le regard des militaires français sur la Russie à la fin du règne de Nicolas Ier
Взгляд французских военнослужащих на Россию конца правления Николая I
Laura Pettinaroli
Prêtres et religieuses français en Russie
Impact religieux, culturel et social de la présence d’un clergé catholique étranger dans l’Empire (1890-1917)
Французские священнослужители и верующие в России
Tatiana Balashova
Témoignages de guide touristiques en langue française et de voyageurs français sur Moscou et son Kremlin (XIXe - début du XXe siècle)
Москва и Московский Кремль в восприятии французских путешественников XIX – начала XX в
N. Christine Brookes and Willa Z. Silverman
Une source inédite pour l’étude des rapports franco-russes à la Belle Époque
Le carnet de voyage en Russie d’Henri Vever
Дневник путешествия в Россию Генриха Вевер
Troisième partie. Les français dans la vie artistique et culturelle russe
Anna Markova
Auguste-René Semen, imprimeur, éditeur et marchand-libraire parisien à Moscou
Август Семен, французский типограф, издатель и книгопродавец в Москве
Vladimir A. Somov
Piotr Doubrovski et la communauté d’émigrés français de Saint-Pétersbourg (1797-1812)
Петр Дубровский и французское эмигрантское сообщество в Санкт-Петербурге (1797-1812)
Piotr Zaborov
Le comte Ferdinand de La Barthe et les études françaises en Russie
Граф Фердинанд де Ла Барт и изучение французской культуры в России
Guillaume Nicoud
La peinture française dans la formation de la Galerie impériale de l’Ermitage jusqu’à son ouverture au public par Nicolas Ier en 1852
Роль Франции в становлении Императорского музея Эрмитаж до его торжественного открытия при Николае I
Wilfried Zeisler
Les orfèvres parisiens au service de la Russie au XIXe siècle
Парижские золотых и серебряных дел мастера на службе в России в XIX в
Anna Pondopoulo
Paul Boyer, ses liens avec la Russie et les enjeux politiques de la réforme de l’École des langues orientales dans les années 1910
Поль Буайе, его связи с Россией и реформа Парижской Школй восточных языков в 1910-ые годы
Jean-François Belhoste
Les Français dans la vie économique russe
De l’industrie à la banque, la Société générale en Russie (1870-1900)
Банк Сосьете Женераль в России
Roger Nougaret
Le Crédit lyonnais, acteur et témoin de la présence française en Russie (1878-1920)
Деятельность банка Лионский кредит в контексте французского присутствия в России (1878-1920)
Elena Razvozzhaeva
L’installation de la banque Rothschild en Russie de 1883 à 1886
Учреждение банка Ротшильдов в России в 1883-1886 гг
Raymond Dartevelle
Paysages et risques industriels en Russie, en 1906
L’expertise d’un réassureur français
Обзорная и инспекционная коммандировки французского перестраховщика в Россию в 1906 г.
Dominique Barjot
Une face méconnue du capitalisme français en Russie
L’activité des entrepreneurs de travaux publics (1857-1914)
Неизвестная сторона французского капитализма в России
Agnès D’Angio-Barros
La société Schneider et Cie en Russie de 1856 à 1899
L’ère des constructions civiles à vapeur
Французская компания Шнейдер и К° в России (1856-1899)
Rang-Ri Park-Barjot
La Société de construction des Batignolles en Russie (1851-1914)
Строительное общество «Батиньоль» в России
Svetlana Kuzmina
Pierre Darcy (1870-1918)
Acteur majeur du développement de l’industrie métallurgique en Russie au début du XXe siècle
Пьер Дарси в России (1870-1918)
Conclusion
Table ronde : de nouvelles perspectives de recherche ?
Résumés français
Résumés russes
Index des personnes physiques et morales

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La France et les Français en Russie Nouvelles sources et approches (1815-1917)

Annie Charon, Bruno Delmas et Armelle Le Goff (dir.)

DOI : 10.4000/books.enc.1241 Éditeur : Publications de l’École nationale des chartes Année d'édition : 2011 Date de mise en ligne : 26 septembre 2018 Collection : Études et rencontres ISBN électronique : 9782357231085

http://books.openedition.org Édition imprimée ISBN : 9782357230194 Nombre de pages : 628 Référence électronique CHARON, Annie (dir.) ; DELMAS, Bruno (dir.) ; et LE GOFF, Armelle (dir.). La France et les Français en Russie : Nouvelles sources et approches (1815-1917). Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Publications de l’École nationale des chartes, 2011 (généré le 03 mai 2019). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782357231085. DOI : 10.4000/books.enc.1241.

© Publications de l’École nationale des chartes, 2011 Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

LA FRANCE ET LES FRANÇAIS EN RUSSIE NOUVELLES SOURCES, NOUVELLES APPROCHES (1815-1917)

Ouvrage publié avec le soutien de la Fondation Khôra et de la Société générale

© Copyright 2011 École nationale des chartes All rights reserved. No part of this book may be reproduced or translated in any form, by print, photoprint, microilm, microiche or any other means without written permission from the publisher.

ISBN 978-2-35723-019-4 / ISSN 1158-6060

études et rencontres DE L’ÉCOLE DES CHARTES

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LA FRANCE ET LES FRANÇAIS EN RUSSIE NOUVELLES SOURCES, NOUVELLES APPROCHES (1815-1917)

Études réunies par Annie Charon, Bruno Delmas et Armelle Le Gof

École nationale

archives

des chartes

nationales

PARIS 2011

Illustration de couverture : annonce du congrès international d’anthropologie et d’archéologie organisé à Moscou par la Société impériale des amis des sciences naturelles de Moscou, en août 1892. AN, F/17/3093/2. Direction scientiique : Olivier Canteaut Édition et mise en page : Guénaël Visentini

TABLE DES ABRÉVIATIONS

AN : Archives nationales Archives historiques CA : Archives historiques du Crédit agricole Archives historiques CL : Archives historiques du Crédit agricole, fonds Crédit lyonnais Archives historiques, Groupe AXA : Archives historiques Groupe Axa. Archives historiques SG : Archives historiques de la Société générale MAE : ministère des Afaires étrangères et européennes, archives diplomatiques GARF : Archives d’État de la Fédération de Russie, Moscou BNF : Bibliothèque nationale de France RGIA : Archives historiques d’État de Saint-Pétersbourg

À EUGÈNE VASSILIÉVITCH STAROSTINE

Le présent ouvrage est dédié à la mémoire d’Eugène Vassiliévitch Starostine (1935-2011), participant du présent colloque, brusquement disparu le 23 mars 2011. Directeur de la chaire d’histoire et d’organisation des archives à la faculté des archives de l’Institut d’histoire et des archives (RGGU), il avait dirigé cet institut à un moment crucial de son histoire. Passionné par l’histoire de France et l’histoire des idées, il s’était intéressé en particulier à celle des mouvements révolutionnaires et anarchistes du xixe siècle. Il avait consacré sa thèse d’État au prince Petr Alekseïevitch Kropotkine. Il avait également publié de nombreux articles, études et guides relatifs à l’archivistique et aux sources historiques, notamment religieuses (juives, église orthodoxe).

Il fut, pour nous tous qui l’avons connu, un collègue amical, prévenant et chaleureux, un savant dynamique, exigeant et plein d’humour. C’est grâce à son action qu’une coopération pédagogique et scientiique s’est développée entre l’Institut d’histoire et des archives de RGGU et l’École nationale des chartes. Une ilière « Histoire et archives française » a d’abord été créée en 2002. Des stages d’été des étudiants des deux établissements ont permis la découverte de services d’archives du pays partenaire. Un master commun « Les technologies numériques appliquées à l’histoire » a été mis sur pied en 2010. C’est pourquoi la France a honoré ce grand savant et cette belle personalité, en le nommant chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres. Un programme de recherche sur les sources de l’histoire de France dans les archives russes a été engagé. Un premier volume a été publié en 2010, un second est en préparation. Il seront une contribution décisive à la connaissance des sources et au développement d’une recherche historique mutuelle. Le présent volume en est un prolongement appréciable. Les éditeurs des actes

PRÉFACE

Lorsqu’on parle des relations franco-russes, qui sont aujourd’hui en plein essor et dont la qualité exceptionnelle a plus d’une fois été soulignée au plus haut niveau, on se rappelle immanquablement de leur histoire séculaire, parfois tourmentée, mais toujours extrêmement féconde pour les deux nations. Les grands jalons de cette longue épopée entre nos deux peuples sont aujourd’hui connus de tout le monde. Le périple de la princesse Anne devenue reine et puis régente de la France, la Grande ambassade de Pierre I, les échanges intellectuels de l’époque de Catherine II quand la noblesse russe s’est mise à parler français, les péripéties douloureuses des temps napoléoniens, la fraternité d’armes lors des deux guerres mondiales, et enin le partenariat stratégique qui permet aujourd’hui une excellente coopération économique, inancière, commerciale, industrielle, scientiique, culturelle et autres de nos jours. Et pourtant, lorsqu’on vante cette longue et riche tradition d’amitié, on oublie parfois que les histoires des nations ne sont en fait qu’une somme des histoires des gens. Les pierres qui font le bâtiment de notre patrimoine commun sont faites des destins de plusieurs générations de nos compatriotes : des Russes et des Français qui se rencontraient, se côtoyaient, se sympathisaient, se lançaient dans des entreprises, et parfois même dans des aventures communes, animés par les mêmes idées et passions, bref de tous ceux qui ont bâti les relations entre nos deux pays et qui les ont servis tout au long de leur histoire. L’année croisée France-Russie 2010 était particulièrement riche en rencontres et en échanges de toutes sortes entre nos pays, dont le colloque « La France et les Français en Russie (1789-1917). De nouvelles sources pour de nouvelles recherches » est un témoignage éclatant. Organisé par les Archives nationales et l’École nationale des chartes avec le concours de l’université Paris-IV et l’Institut d’histoire et des archives de l’université d’État des sciences humaines de Russie (RGGU), ce colloque est le fruit d’une longue coopération scientiique entre ces Écoles. Le présent volume, consacré à la publication des actes du colloque est devenu possible grâce à un investissement personnel, la persévérance et la conviction des professeurs, conservateurs et étudiants des deux pays qui n’ont pas épargné leur temps et leurs eforts pour faire aboutir ce projet. Je dois en efet saluer le travail des chercheurs et rappeler que les échanges réguliers entre l’École nationale des chartes, les archives de France et l’Institut

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PRÉFACE

d’histoire et des archives de RGGU, ont suscité des travaux universitaires dans le domaine du patrimoine écrit et de l’histoire des relations entre la Russie et la France. Ce programme de coopération de longue haleine implique naturellement l’École nationale des chartes dans deux de ces disciplines fondamentales, l’archivistique et l’histoire du livre, et les conservateurs des Archives nationales et de la Bibliothèque nationale de France, dont l’apport est essentiel. Le présent volume le démontre amplement. Ce travail n’aurait pu être mené sans le soutien de l’Ambassade de France en Russie qui a accordé sa coniance aux porteurs du projet. Ceux-ci ont su l’adapter et, d’une entreprise purement pédagogique, il s’est enrichi d’activités de recherche évoluant vers la mise en place d’un master commun. Ce master permettra, nous l’espérons, de renouveler l’intérêt des étudiants français et russes pour l’archivistique, la diplomatique, l’histoire du livre, l’histoire des institutions des deux pays et l’usage des technologies numériques dans la mise en valeur du patrimoine des archives et des bibliothèques. Plus largement, nous souhaiterions que ce master bilingue contribue à former des jeunes spécialistes de l’histoire, de la culture et de la langue de nos deux pays. Ce fut d’ailleurs l’objectif primordial de l’année croisée France-Russie. Cet imposant volume des actes est une magniique œuvre scientiique pour laquelle je voudrais adresser mes félicitations aux chercheurs qui ont répondu à l’appel des organisateurs. Leurs contributions si variées et si riches montrent l’exceptionnelle fertilité des domaines de recherche qui intéressent les relations franco-russes. Mes félicitations et mes remerciements s’adressent aussi aux éditeurs des actes du colloque et tout particulièrement à Mme Annie Charon, professeur à l’École des chartes, en charge du programme des bibliothèques, à M. Bruno Delmas, professeur à l’École nationale des chartes, en charge du programme des archives et du master, à Mme Armelle Le Gof, conservateur général aux Archives nationales, active participante au programme de coopération. Ils nous ofrent aujourd’hui un volume d’une singulière nouveauté, riche de points de vue inédits, de découvertes et de pistes ignorées. Je suis particulièrement sensible à la traduction en russe du résumé des communications, amicale attention à l’égard du public russe. Le volume qui paraît aujourd’hui est une remarquable contribution à notre histoire commune. II nous permet de faire le point sur les sources disponibles en France, et il nous aidera à préparer la célébration du bicentenaire de 1812, année à la fois héroïque et douloureuse de notre histoire partagée. Enin, cet ouvrage suscitera, j’en suis persuadé, de nouvelles recherches sur le xixe siècle, un des siècles les moins connus de l’historiographie franco-russe. Alexandre Orlov Ambassadeur de Russie en France

AVANT-PROPOS

Le volume que nous présentons forme les actes du colloque international La France et les Français en Russie (1789-1917) : de nouvelles sources pour de nouvelles recherches, tenu à Paris en janvier 2010. Il marque un jalon important du vaste programme d’enseignement, de formation et de recherche que l’École nationale des chartes, forte du soutien du ministère des Afaires étrangères, et en association avec les Archives de France et la Bibliothèque nationale de France, développe, depuis bientôt neuf ans, avec d’une part l’Université des sciences humaines de Moscou et son Institut d’histoire et des archives (RGGU), et, de l’autre, de grandes bibliothèques patrimoniales russes. Il convient de présenter le bilan de la coopération engagée depuis 2002 par les institutions précitées. Au cours des années écoulées, la première convention signée entre l’École nationale des chartes, les Archives de France et l’Institut d’histoire et des archives (RGGU) en juin 2002 a créé, au sein de l’Institut d’histoire et des archives, une ilière « Histoire, culture et archives françaises » qui couvre les cinq années d’études de l’Institut. Cette ilière a été animée par des cours annuels d’une équipe de professeurs français qui prennent en charge le suivi du cursus d’enseignements qui se déroule dans les diférentes années devant des étudiants francophones dans le domaine de l’archivistique, de la diplomatique, de l’histoire des institutions et du droit des archives français. Cette ilière, renouvelée le 14 juin 2007, a formé et forme une quarantaine d’étudiants francophones ; quatorze d’entre eux ont été accueillis en stages d’été en France aux Archives nationales et dans diférents services d’archives publics (archives de la Défense) et privés (Crédit agricole, SNCF). Quatorze élèves de l’École nationale des chartes, aujourd’hui conservateurs d’archives, de bibliothèques, de musées ou doctorants à la Sorbonne, ont pratiqué la langue russe et, à l’occasion de stages en Russie, se sont initiés aux archives de celle-ci. Grâce à leur recherche des sources, l’École nationale des chartes a publié au début de l’année 2010 Les Sources de l’histoire de France en Russie. Guide de recherche dans les Archives d’État de la Fédération de Russie à Moscou (xvie-xxe siècles), ouvrage destiné à faciliter l’accès aux archives et à

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AVANT-PROPOS

stimuler la recherche historique entre les deux pays. D’autres stagiaires ont entrepris, en 2010, la préparation du deuxième volume de ce guide, qui portera sur les centres d’archives importants de Moscou ne relevant pas de l’Agence fédérale des archives. Une nouvelle convention entre RGGU et l’École nationale des chartes relative à l’organisation d’un master commun aux deux établissements a été signée le 15 juillet 2009. Les premiers étudiants de ce master commun, qui ont suivi le cursus dans les deux établissements, ont été diplômés en 2010 et six autres sont en formation. Des professeurs de l’École nationale des chartes, des Archives nationales et de l’Institut d’histoire et des archives viennent régulièrement dans les établissements partenaires participer aux cours et aux jurys communs aux deux établissements. Dans le domaine des bibliothèques aussi, l’École nationale des chartes a signé en 2003 une première convention de coopération avec la Bibliothèque historique publique d’État de Russie, la bibliothèque académique musicale SergeTanéïev du Conservatoire d’État, la bibliothèque académique de l’université d’État Mikhaïl-Lomonossov et la bibliothèque académique du Musée-Domaine d’État d’Archanguelskoé, puis en 2005 avec la Bibliothèque d’État de littérature étrangère M. I. Rudomino, en 2007 avec la Bibliothèque d’État de Russie et avec la bibliothèque du Musée littéraire Pouchkine, et en 2008 avec la bibliothèque du Musée historique. L’École nationale des chartes a organisé, en coopération avec la Bibliothèque nationale de France, de 2003 à 2008 à Moscou, en 2009 à Astrakhan, des conférences d’histoire du livre et des ateliers qui ont permis à de nombreux bibliothécaires russes de s’initier aux ressources en ligne pour le traitement des livres anciens européens. Le séminaire d’Astrakhan, qui réunissait des participants originaires de quinze villes diférentes, situées sur la vallée de la Volga ou dans l’Oural, représentant trente-deux institutions, avait une vocation fédérale. Le cours consacré à l’identiication et à la description des livres anciens européens (xve-xviiie siècle), réalisé dans le cadre de cette coopération est disponible, sur le site de l’École nationale des chartes. En 2011, une nouvelle conférence d’histoire du livre sera organisée à la bibliothèque de l’oblast de Vologda. Dix conservateurs francophones venant de diférentes bibliothèques russes partenaires ont suivi des cours à l’École nationale des chartes et visité des bibliothèques, dont la Bibliothèque nationale de France. Neuf élèves chartistes ont été accueillis en stage dans les bibliothèques moscovites partenaires. L’École nationale des chartes collabore à la vaste enquête que mène la bibliothèque du Conservatoire de Moscou pour constituer une base de données recensant les partitions manuscrites, les lettres, les mémoires, les journaux intimes… de musiciens russes à l’étranger. Elle élabore, en étroite collaboration avec la

AVANT-PROPOS

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Bibliothèque historique publique d’État de Russie, coordinatrice russe du programme, un guide des collections de livres anciens imprimés en France ou en langue française, du xve au xviiie siècle, conservés à Moscou. En outre, l’École nationale des chartes a participé en Russie à de nombreux colloques organisés par diférents partenaires, à Moscou et à Saint-Pétersbourg : L’espace culturel de l’Europe à l’époque de Catherine II (2004) ; Les manuscrits dans l’histoire. L’histoire dans les manuscrits (2005) ; Révolutions et archives (2007) ; Les Archives musicales russes à l’étranger.  Les archives musicales étrangères en Russie (2008) ; La bibliothèque et l’histoire (2008) ; Les Français dans la vie scientiique russe (2010) ; L’histoire et son enseignement, acteurs de la modernisation de la Russie contemporaine (2011). Cette coopération scientiique, où l’École nationale des chartes a joué un important rôle de coordination dans la durée, d’une part avec RGGU et les Archives de France, et d’autre part avec des bibliothèques patrimoniales de Moscou et la Bibliothèque nationale de France, apporte une contribution unique à la connaissance et à la mise en valeur du patrimoine écrit des deux pays et au développement des échanges universitaires et intellectuels entre la Russie et la France. Les Archives nationales, quant à elles, par leur participation active à l’organisation et à la publication de ce colloque, ont voulu prolonger et ampliier par l’ouverture d’échanges une collaboration féconde entre les conservateurs d’archives et les chercheurs de toutes disciplines, intéressés par les relations de la France et de la Russie. Pendant plusieurs années, mon prédécesseur Mme Neuschwander a accueilli avec plaisir les stagiaires que l’École reçoit au titre de ses échanges. Le colloque La France et les Français en Russie (1789-1917) a permis, en efet, d’explorer une période des relations de la Russie et de la France très riche dans les domaines des échanges migratoires et des relations culturelles, artistiques ou économiques, comme en ont témoigné les nombreuses interventions de ce colloque. Les sources premières de cette histoire, les archives, abondent en Russie bien sûr mais aussi en France aux Archives du ministère des Afaires étrangères et aux Archives nationales dont les fonds sont riches de documents sur les Russes venus en France, en particulier les Russes blancs, les artistes ou les étudiants. Parallèlement à ce colloque, les Archives nationales ont publié l’Inventaire de la correspondance des consuls de France à SaintPétersbourg de 1713 à 1792, instrument de recherche qui vient compléter l’ouvrage de François Lesure paru en 1970 sous le titre Les sources de l’histoire de la Russie aux Archives nationales. Par ces instruments de recherches et ce colloque, témoin de la coopération scientiique entre la France et la Russie, les Archives nationales poursuivent ainsi leur mission de valorisation de leurs fonds et ofrent aux chercheurs des outils sans cesse renouvelés, indispensables à leurs études. C’est dans ce même esprit que deux conservateurs des Archives nationales sont intervenus dans le colloque organisé en septembre 2010 à Moscou par l’Académie des sciences de Russie sur Les Français dans la vie intellectuelle et scientiique en Russie. 

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AVANT-PROPOS

Ce colloque n’aurait pas été possible sans le patronage du comité d’honneur : Son Excellence M. Alexandre Orlof, ambassadeur de Russie en France, M. Jean de Gliniasty ambassadeur de France en Russie, Mme Hélène Carrère d’Encausse, Secrétaire perpétuel de l’Académie française, M. Nicolas Chibaeff, directeur de l’année croisée France-Russie, M mes Martine de Boisdefre, alors directrice des Archives de France et Isabelle Neuschwander, alors directeur des Archives nationales. Nous voudrions également nommer les institutions, qui par leur soutien ont permis cette publication, le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche, la Fondation Khôra de l’Institut de France et la Société générale. Que toutes soient ici vivement remerciées. Jacques Berlioz, directeur de l’École nationale des chartes

Agnès Magnien, directeur des Archives nationales

INTRODUCTION

En ouverture de l’année croisée France-Russie, les Archives nationales, l’École nationale des chartes, le Centre Roland-Mousnier-UMR 8596 du CNRS, l’école doctorale d’histoire moderne et contemporaine (ED 188) de l’université ParisSorbonne (Paris IV) et l’Université d’État des sciences humaines de Russie (RGGU) ont souhaité faire le point sur la recherche autour de la présence française en Russie au xixe siècle. De Pierre le Grand à la deuxième guerre mondiale, les relations de la France et de la Russie, tour à tour alliées ou opposées, ont toujours été importantes pour l’histoire de l’Europe, dans tous les domaines, tant politiques, diplomatiques, militaires, économiques qu’intellectuels. Or si les archives qui existent en France ont été partiellement explorées il y a quelques décennies par Michel Lesure dans Les sources de l’histoire de la Russie aux Archives nationales (1970), il reste encore beaucoup à découvrir, tant aux Archives nationales que dans les autres centres d’archives publiques ou privées de France. La connaissance des sources russes était, jusqu’à la parution de l’ouvrage de Michel Lesure, encore moins développée. L’historiographie française s’est principalement intéressée à deux époques des relations réciproques entre les deux États : l’époque des Lumières, comme l’atteste la publication de Georges Dulac et Sergueï Karp, Les archives de l’Est et la France des Lumières. Guide des archives et inédits (2007) et l’époque communiste avec l’URSS depuis la Révolution d’octobre, sur laquelle portent les travaux de Sophie Coeuré, auteur de La grande lueur à l’Est. Les Français et l’Union soviétique, 1917-1939 (1999), ou ceux de Serge Wolikof et de son équipe avec le Guide des archives de l’Internationale communiste (2009). En revanche la période qui va de la Révolution de 1789 à celle de 1917 est en comparaison, mis à part l’épisode napoléonien, presque inconnue, tant du point de vue des sources conservées dans les deux pays que des recherches efectuées, si l’on fait exception des travaux de René Girault – Les relations économiques et inancières entre la France et la Russie, de 1887 à 1914 (1972) ; Emprunts russes et investissements français en Russie, 1887-1914 : recherches sur l’investissement international (1973) ; De la Russie à l’URSS : l’histoire de la Russie de 1850 à nos jours (1974) – plusieurs fois réédités mais déjà anciens, et de ceux récents de Marie-Pierre Rey – De la Russie à l’Union soviétique : la construction de l’Empire

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INTRODUCTION

(1994) ; Le dilemme russe : la Russie et l’Europe occidentale d’Ivan le Terrible à Boris Eltsine (2002) ; Alexandre Ier (2009). Le colloque, labellisé par Culture-France, au titre de l’année croisée, s’est réuni à Paris, à l’occasion de la parution des Sources de l’histoire de France en Russie. Guide de recherche dans les Archives d’État de la Fédération de Russie à Moscou (xvie-xxe siècle). Il visait, sur cinq demi-journées, à contribuer à combler cette lacune. Il s’est tenu successivement aux Archives nationales et à la Maison de la recherche de Paris-Sorbonne. Le colloque, qui a été suivi assidûment par des spécialistes tant français qu’étrangers, a entendu vingt-sept communications. Il a fait l’objet d’une présentation à France-Culture le 28 janvier 2010, dans le cadre des actualités de l’émission « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin, émission à laquelle ont participé deux des organisateurs, Armelle Le Gof et Bruno Delmas, ainsi qu’Anna Markova, étudiante en deuxième année de master à l’École nationale des chartes et intervenante au colloque. Les actes du colloque sont aujourd’hui publiés par l’École nationale des chartes dans sa collection « Études et rencontres de l’École des chartes ». Les textes des communications en français sont accompagnés d’un résumé en russe de façon à en faciliter l’utilisation en Russie. Les communications ont été regroupées dans le volume sous quatre grandes rubriques : les sources, la communauté française, la vie artistique et culturelle, le développement économique. Un nouveau regard sur les sources a été porté par Armelle Le Gof avec La France et les Français en Russie de 1789 à 1917 : les ressources des Archives nationales. Elle passe en revue les diférents fonds et séries des Archives nationales de France et donne un aperçu des sources que l’on peut y trouver. Avec Jérôme Cras, la présentation des Fonds du ministère des afaires étrangères relatifs à la France et aux Français en Russie (1789-1917) : présentation archivistique et critique, nous fournit un véritable guide de recherche dont désormais on ne pourra plus se passer. Les deux communications suivantes sont deux études de cas. La première, de Xavier Breuil et Camille Rey, La Russie aux archives historiques de la Société générale : présentation et perspectives de recherche, montre la variété des documents sur lesquels on peut s’appuyer pour une recherche dans les archives d’une entreprise privée, alors qu’à l’inverse, la communication d’Irina et Dmitri Gouzevitch, Les ingénieurs français au service de la couronne russe, premier xixe siècle : survol des sources, passe en revue la vaste panoplie des sources qu’il faut mobiliser tant en Russie qu’en France pour conduire une recherche prosopographique. Quatre communications sur la communauté française immigrée ne sont pas moins méthodologiquement riches. Anne Mézin, avec La correspondance consulaire aux archives nationales  : une source privilégiée sur les origines des

INTRODUCTION

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communautés françaises en Russie au xviiie siècle, montre comment, à travers la correspondance des consuls français, on peut connaître la composition de la communauté des Français en Russie et son évolution. Les deux communications suivantes mettent en jeu la mise en place d’un recensement, puis d’un contrôle plus régulier des Français par le pouvoir russe au moment de la Révolution française et dans la première moitié du xixe siècle avec Vladislav Rjéoutski, L’émigration française en Russie au tournant du xviiie siècle : la composition et le renouvellement de la communauté française d’après les recensements de 1793 et de 1806 et Véra Milchina, Les Français en Russie sous Nicolas Ier, d’après les documents de la IIIe section de la chancellerie impériale. Enin, avec les actions des Prêtres et religieuses français en Russie : impact religieux, culturel et social de la présence d’un clergé catholique étranger dans l’empire (1890-1917), Laura Pettinaroli nous présente un témoignage à la fois extérieur et global sur la vie de cette communauté à la in du xixe siècle. C’est un autre regard que nous ofrent les communications suivantes, celui des Français sur la Russie de leur temps. Tatiana Balashova présente les Témoignages de voyageurs français et de guides touristiques sur Moscou et son Kremlin, la citadelle des tsars russes (xixe - début du xxe siècle). Willa Z. Silverman et N. Christine Brookes, avec Une source inédite pour l’étude des rapports franco-russes à la Belle Époque : le carnet de voyage d’Henri Vever, donnent un exemple des types de récits de voyages qui se multiplient dans la deuxième moitié du xixe siècle. Enin Frédéric Guelton se demande quel fut Le regard des militaires français sur la Russie, à la in du règne de Nicolas Ier : attachés militaires et oiciers en mission en Russie. La troisième partie de l’ouvrage regroupe six communications sur l’apport français à la vie intellectuelle et artistique des élites russes. Les trois premières concernent la culture écrite : édition, bibliothèques et études littéraires, à travers la présentation de la vie et de l’action de trois personnalités : Anna Markova, Auguste-René Semen (1781-1862), imprimeur, éditeur et marchand-libraire parisien à Moscou ; Vladimir A. Somov, Piotr Doubrovski et la communauté des émigrés français de Saint-Pétersbourg (1797-1812) ; Piotr Zaborov, Le comte Ferdinand de la Barthe (1870-1916) et les études françaises en Russie. Les deux communications suivantes portent sur les acquisitions de peintures et d’orfèvrerie françaises par les tsars : Guillaume Nicoud, La peinture française dans la formation de la galerie impériale de l’Ermitage jusqu’à son ouverture au public par Nicolas Ier en 1852 et Wilfried Zeisler, La participation des orfèvres parisiens aux collections impériales au xixe siècle. La dernière présente le développement des études slaves à Paris  : Anna Pondopoulo, Paul Boyer, ses liens avec la Russie et les enjeux politiques de la réforme de l’École des langues orientales dans les années 1910.

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Bien que les échanges économiques entre les deux pays soient importants depuis plusieurs siècles, ils prennent un essor remarquable à partir du milieu du xixe siècle avec la Révolution industrielle. Dans ce développement, l’industrie précède la inance qui précède l’assurance. Ces diférents aspects ont fait l’objet de quatre interventions sur les entreprises de construction et d’équipement et de quatre interventions sur les banques et les assurances. Avec Les entrepreneurs français de travaux publics en Russie : une réussite tardive mais spectaculaire (1862-1914), Dominique Barjot dresse un tableau de l’implantation des entreprises françaises en Russie. Les deux communications suivantes illustrent l’activité de deux grandes entreprises : Agnès d’Angio-Barros, La société Schneider et Cie en Russie de 1851 à 1917 : des machines à vapeur à l’artillerie ; Rang-Ri Park-Barjot, La Société de construction des Batignolles en Russie (1857-1914). La dernière communication est consacrée à un industriel français qui s’est mis au service du développement de l’industrie russe, Svetlana Kuzmina, Pierre Darcy (1870-1918), acteur majeur du développement de l’industrie métallurgique en Russie au début du xxe siècle. Les banques, surtout à partir de l’entente franco-russe, viennent soutenir la pénétration des entrepreneurs français et le développement des investissements. Nous en avons trois exemples : La Société générale en Russie (1872-1917) ou de l’industrie à la banque, par Jean-François Belhoste ; Le Crédit lyonnais, acteur et témoin de la présence française en Russie (1878-1920) par Roger Nougaret ; L’installation de la banque Rothschild en Russie de 1883 à 1886 : entre le hasard, la providence et le calcul, par Elena Razvozzhaeva. L’arrivée des assureurs nous fournit de précieux témoignages sur les réalisations industrielles de la Russie de la Belle Époque : Paysages et risques industriels en Russie en 1906, l’expertise d’un réassureur français, par Raymond Dartevelle. Une table ronde conclusive, animée par Bruno Delmas, à laquelle ont participé Dominique Barjot, Francine-Dominique Liechtenhan, Marie-Pierre Rey et Eugène Starostine, a été consacrée aux perspectives de recherche ouvertes par la publication du guide et les communications présentées au colloque, et au développement de nouveaux projets. Les éditeurs du volume sont heureux de pouvoir ofrir à un large public de chercheurs ce véritable guide de recherche qui, sur un mode diférent, est pour une part le pendant sur les archives françaises du guide sur les archives russes, publié en 2010 par l’École nationale des chartes. Ils tiennent à renouveler leurs remerciements à tous ceux qui y ont contribué. Nous ne saurions oublier les conseils avisés du comité scientiique. Nous voulons particulièrement remercier M Alexandre Tchoubarian, président de

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l’Institut d’histoire universelle et membre de l’Académie des sciences, qui a tiré les conclusions de la table ronde et M. Eim Pivovar, recteur de l’université des sciences humaines qui a clos le colloque. Enin, le soutien au sein de l’École nationale des chartes de Gaëlle Béquet, responsable des relations internationales et d’Olivier Canteaut, responsable de la recherche, et le travail de Guénaël Visentini ont été particulièrement précieux. De même, l’aide de nos deux élèves de master Anna Markova et Natalia Paskheeva, qui ont, en particulier, traduit en russe les résumés des intervenants français, ne saurait être passée sous silence. Annie Charon École nationale des chartes

Bruno Delmas École nationale des chartes

Armelle Le Gof Archives nationales de France

I REGARDS SUR LES SOURCES

LA FRANCE ET LES FRANÇAIS EN RUSSIE AU XIXe SIÈCLE LES RESSOURCES DES ARCHIVES NATIONALES

par

Armelle LE GOFF

Les fonds des Archives nationales sont riches de documents sur les Russes qui sont venus en France au xixe siècle pour des raisons très diverses : occupants militaires, opposants politiques, artistes, étudiants, etc. Pour l’étude des Français qui, enseignants, commerçants ou ingénieurs, ont émigré en Russie, se construisant au il du temps une situation stable dans ce nouveau pays, y fondant des familles, voire se russiiant complètement, les archives de nature consulaire et les archives russes constituent la ressource de premier choix. Il est intéressant de noter que certains des descendants de ces Français devenus russes ont fait partie de l’émigration blanche de 1917 et ont, alors, trouvé refuge dans le pays de leurs ancêtres1. Néanmoins, même si elles sont plus diiciles à saisir, les traces de ces Français partis en Russie sont aussi présentes dans les fonds des Archives nationales. En efet, pour des occasions bien précises qui seront évoquées en premier lieu, certains de ces émigrés ont été confrontés à l’administration française en dehors des Afaires étrangères. Ensuite, après la campagne de 1812-1814, étape importante dans la rencontre entre les deux peuples, si l’on met à part l’épisode de la guerre de Crimée, l’évolution positive des relations diplomatiques qui a abouti à l’Alliance franco-russe2, a facilité de multiples échanges entre les savants et 1. Il en est ainsi d’une branche de la famille Catoire. Les Catoire, chefs d’entreprise et notables, étaient des membres éminents de la colonie française de Moscou au xixe siècle. Le premier à s’installer à Moscou fut Jean-Baptiste Catoire de Bioncourt, issu d’une famille noble lorraine. Il est autorisé à se faire naturaliser russe par décret le 4 mars 1825 (AN, BB/11/23, dossier 2633B6). Un site internet est consacré à l’épopée de cette famille. Voir http://catoiredebioncourt.free.fr/russie.htm 2. L’alliance franco-russe, accord de coopération militaire signé entre la France et la Russie, a été en vigueur de 1892 à 1917. Cet accord stipulait que les deux pays devaient se soutenir

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intellectuels russes et français et a ouvert un nouveau marché à des entreprises et à des négociants français soucieux d’expansion au-delà des frontières. Les archives des Afaires étrangères bien sûr, mais aussi celles d’autres administrations de l’État français qui, elles, ont versé leurs dossiers aux Archives nationales, témoignent de ces échanges. Il sera donc question en second et en troisième lieu des sources relatives à ces relations culturelles mais aussi à ces relations économiques dans certaines sous-séries des Archives nationales. Par contre, les relations strictement diplomatiques et militaires entre la France et la Russie ne font pas l’objet de cet article. Toutefois, soulignons l’abondance des documents de ce type pour la période napoléonienne aux Archives nationales, dans la sous-série AF/IV (Secrétairerie d’État impériale) et dans de nombreux fonds privés cotés AP de la même époque, sources détaillées dans l’ouvrage de Michel Lesure3. Signalons que la campagne de Russie s’est aussi soldée pour les Français par des pertes d’archives4.

I. — L’émigration française en Russie dans les séries des Archives nationales 1. L’émigration pendant la Révolution française et l’Empire Aux Archives nationales, la sous-série F/7 traditionnellement appelée « Police générale » accueille les dossiers de diverses autorités chargées de la police au niveau national depuis la Révolution française5. En efet, après la constitution d’un ministère de l’Intérieur en 1791, un ministère de la Police générale est créé en 1796. Les missions de police administrative ont suscité la constitution de dossiers concernant la réglementation, le contrôle et l’application des lois dans le domaine de l’émigration. mutuellement s’ils étaient attaqués par un des pays de la Triple Alliance (dite aussi Triplice) soit l’empire allemand, l’Autriche-Hongrie et le royaume d’Italie. Cette coopération entre les deux pays était à la fois militaire, économique et inancière. 3. Michel Lesure, Les sources de l’histoire de Russie aux Archives nationales, Paris/La Haye, 1970. 4. Dans ses mémoires, Napoléon écrit « avec le Secrétaire d’État et une demi douzaine de secrétaires, je pouvais gouverner l’Empire du fonds de l’Illyrie ou des rives du Niémen avec autant de facilité que dans ma capitale ». Mais les archives nécessaires au traitement des dossiers suivaient l’empereur et, pendant la campagne de Russie, une partie fut perdue lors de la destruction et de l’incendie de la ville d’Orcha par la Grande Armée. D’autre part, des lettres des soldats français interceptées par les détachements russes agissant à l’arrière de la Grande Armée, sont conservées aux Archives russes. 5. Bertrand Joly et Christèle Noulet, avec la collaboration d’Annie Poinsot, État numérique de la sous-série F/7 (consultable en salle des inventaires du CARAN sous la référence F/7/1a-g et sur le site internet des Archives nationales, site de Paris à l’adresse suivante : http://www.archivesnationales.culture.gouv.fr/chan/chan/pdf/sm/Etat_numerique_F7_revu_09_2008.pdf ).

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La Révolution française a entraîné l’établissement en Russie de nombreux Français hostiles à la France révolutionnaire. Sous le Consulat, diférentes mesures de paciication ont été prises pour encourager le retour en France d’une partie de ces émigrés. La première de ces mesures est l’arrêté du 28 vendémiaire an IX (19 octobre 1800) qui autorise les Français émigrés, ayant fait l’objet d’une radiation provisoire ou déinitive des registres civils, à rentrer en France. En échange, ils sont tenus de prêter un serment de idélité à la Constitution dans les vingt jours suivant la publication de l’arrêté. Le sénatus-consulte du 6 loréal an X (25 avril 1802), qui accorde une amnistie générale aux émigrés, complète cette œuvre de paciication. La sous-série F/7 abrite des dossiers contenant des listes générales d’émigrés et des documents classés par ordre alphabétique concernant des émigrés qui, quel qu’ait été leur pays de refuge, demandent à être radiés de ces listes6. Ces émigrés royalistes sont, d’ailleurs, pour la plupart bien connus tel le comte Marie-Gabriel Choiseul-Gouier7. Rayé déinitivement de la liste des émigrés le 24 vendémiaire an X (16 octobre 1801) par arrêté des consuls, il rentre dans la jouissance des biens qu’il possédait dans les départements de la Seine, de la Somme et de la Moselle et il revient en France en 1802 après dix années d’exil en Russie. Tuteur d’Eugène et d’Ambroisine, les deux enfants mineurs de son frère Michel-Felix, ex-constituant décédé en Russie en 1796 dans la ville d’Ekaterinbourg, il entreprend les démarches nécessaires pour obtenir la radiation de son frère défunt. Ainsi, est conservée dans les archives8 une lettre de Talleyrand, alors ministre des relations extérieures, datée du 8 vendémiaire an XI 6. AN, F/7/3328-3334, législation sur l’émigration et dossiers généraux (1791-1815)  ; F/7/3335-3339, radiations, certiicats d’amnistie (1793-1815) ; F/7/3340-3355, listes d’émigrés et objets généraux  : classement départemental (1792-1815)  ; F/7/3356-3433, dossiers personnels : classement alphabétique (1789-1830) ; F/7/48251-48252, liste générale des émigrés (an II) ; F/7/4826-57892, demandes de radiation de la liste des émigrés, arrêtés de radiation et de maintenue : série départementale et, pour chaque département, dans l’ordre alphabétique des dossiers (an II - an VII) ; F/7/5790-5795, éliminations et radiations (an II - an XII) ; F/7/5796-5797, émigrés amnistiés en vertu du sénatus-consulte du 6 loréal an X : correspondance par département et avec les ministères (an X - 1806) ; F/7/5798, émigrés amnistiés : correspondance des commissaires à l’étranger, par pays ou par villes (an X - an XI) ; F/7/5799-5802, émigrés amnistiés : états (an X - 1815) ; F/7/5799-5807, émigrés amnistiés : correspondance relative à la levée de surveillance (an X - 1812) ; F/7/5808-5815, certiicats d’amnistie. Lettres de transmission et accusés de réception : classement départemental (an X - an XI) ; F/7/5817-6125, certiicats d’amnistie et de maintenue : série alphabétique (an II - 1815). 7. Marie-Gabriel-Florent-Auguste de Choiseul-Gouier diplomate et académicien né le 27 septembre 1752 à Paris et mort le 20 juin 1817 à Aix-la-Chapelle. En 1792, il émigre en Russie et est alors exclu de l’Académie. L’impératrice Catherine II le nomme directeur de l’Académie des arts et des bibliothèques impériales de Russie et lui donne des terres et un domaine dans l’actuelle Lituanie. Sous la Restauration, il retrouve son fauteuil d’académicien en 1816 et est nommé ministre d’État et pair de France. Il est l’auteur d’un Voyage pittoresque de la Grèce. 8. AN, F/7/5619.

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(30 septembre 1802) (ig. 1). Dans cette lettre, Talleyrand fait part au « citoyen » Régnier, grand juge ministre de la Justice, de tout l’intérêt qu’il porte à la famille Choiseul-Gouier et du plaisir qu’il aurait à remettre personnellement à son ami d’enfance Choiseul-Gouier le certiicat d’amnistie de son frère.

Figure 1. Lettre de Talleyrand, ministre des Relations extérieures concernant la famille Choiseul-Gouier, 8 vendémiaire an XI (30 septembre 1802). AN, F/7/5619. Cliché M. Plouvier.

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2. L’émigration pendant la Restauration Selon les époques, le contenu de cette sous-série F/7 varie énormément, passant de l’abondance à la pénurie. Des destructions massives de dossiers ont eu lieu à certaines époques, telles celles ordonnées par Joseph Fouché, ministre de la Police, au moment de l’avancée des armées coalisées vers Paris à la in du Premier Empire. De plus, l’incendie de la préfecture de police, aux derniers jours de la Commune en mai 1871, a anéanti une quantité considérable de documents. En efet, en 1858, la préfecture de police avait fusionné avec la Sûreté générale qui conservait des documents anciens de l’administration centrale de la police. À ces vicissitudes historiques, s’est ajoutée la pratique consistant, dès le Directoire et surtout sous la Restauration, à restituer aux particuliers leurs papiers personnels saisis pendant la Révolution. Cependant, pour la période du début de la Restauration, ont été conservés et versés aux Archives nationales à la in du xixe siècle, plusieurs dossiers spéciiques concernant l’embauche d’ouvriers français9 et l’émigration française des départements de l’Est vers l’empire russe10.

3. Les passeports Aux termes du décret du 10 vendémiaire an IV (1er octobre 1798), nul ne pouvait quitter au xixe siècle le territoire de son canton ni voyager sans être porteur d’un passeport. Cette législation sur les passeports a été complétée par les décrets du 18 septembre 1807 et du 11 juillet 1810 et est restée en vigueur jusqu’aux alentours de 1860. Elle est tombée peu à peu en désuétude sous les efets conjugués de la Révolution industrielle et du chemin de fer qui ont considérablement augmenté le nombre et le lux des voyageurs. En règle générale, les passeports étaient individuels, mais la femme et les enfants au-dessous de quinze ans pouvaient igurer sur le même passeport que leur époux et père. Un passeport se présentait au xixe siècle sous forme d’une feuille composée de deux parties : la première, qui se détachait de la seconde par une coupure ondulée, était remise au requérant et constituait son passeport. La seconde partie, conservée dans la sous-série F/7, donne les informations suivantes : noms, prénoms, âge, profession, pays de naissance, domicile et signalement du requérant et l’indication de sa destination. Malgré des éliminations importantes11, les passeports conservés dans la sous série F/7 forment un groupe homogène pour la période du Directoire 9. AN, F/7/9796, embauchages d’ouvriers français à l’étranger (1814-1830). 10. AN, F/7/6138/8-F/17/6138/10, émigration en Russie et en Amérique de familles des départements de Lorraine et d’Alsace : listes de demandeurs de passeports, correspondances et rapports (1817). 11. Ainsi, 656 cartons de passeports de et pour l’étranger de 1815 à 1845 cotés précédemment F/7/11229 à 11884 ont été éliminés le 4 avril 1892.

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jusqu’en 185212. Une iche d’aide à la recherche13, consultable en ligne sur le site des Archives nationales, fait le point sur les cotes des dossiers et sur les années concernées. Elle donne la méthodologie de recherche dans cet ensemble de documents et recense les sources complémentaires à connaître. Dans un article de 196314, le professeur Michel Cadot, à partir des listes récapitulatives présentes dans ces versements, listes à peu prés complètes pour l’année 1846-1847, avait fait un essai de classiication des professions des demandeurs qui ont obtenu alors un passeport pour la Russie. Il relève, parmi ces demandeurs, les noms du danseur Marius Petipa, invité en 1847 pour une année à Saint-Pétersbourg où il restera près de soixante ans, du musicien Hector Berlioz et d’Auguste Vernes (1786-1858), sous-gouverneur de la Banque de France depuis 1832, envoyé par la Banque de France en Russie pour régler le fameux achat de rente française par le gouvernement russe15.

4. Les autorisations d’entrer au service d’une puissance étrangère Parmi les fonds versés aux Archives nationales par l’administration de la Justice, la sous-série BB/11 accueille les versements de la division des afaires civiles et du sceau. Cette sous-série BB/11 contient des éléments sur le parcours de Français qui se sont mis au service de l’empire russe au xixe siècle. Le service du sceau et ses archives remontent à l’an XII. Napoléon rétablit alors à son proit l’ancienne juridiction gracieuse du roi abolie par la Révolution et une division des grâces est constituée au ministère de la Justice. Cette division, outre les décisions de grâces en faveur des condamnés, a dans ses attributions les dispenses pour mariage, les dispenses de représentation du diplôme de licencié en droit et l’établissement des étrangers en France. En 1809, la division des grâces disparaît : la division criminelle reçoit alors dans ses attributions les recours en 12. Ces renseignements sont tirés de la iche de recherche n° 55 rédigée par Annie Poinsot et Danis Habib, Archives nationales, site de Paris, avril 2004, mise à jour octobre 2008. 13. Voir note précédente. 14. Michel Cadot, « Les débuts de la navigation à vapeur et l’émigration française en Russie », dans Cahiers du monde russe et soviétique, t. 4, oct.-déc. 1963, p. 382-399. 15. Marius Petipa (1818-1910) travaille pour le héâtre royal de Madrid de 1843 à 1846. En 1847, il est invité pour une année à Saint-Pétersbourg. Il est engagé l’année suivante comme premier danseur au Ballet impérial, alors ixé au héâtre Bolchoï Kamenny de Saint-Pétersbourg. Il devient maître de ballet en titre en 1869. Il crée ses chorégraphies au héâtre Mariinsky jusqu’à sa retraite en 1904. Il enseigne également à l’école de danse, qu’il dirige de 1855 à 1887. Le compositeur Hector Berlioz (1803-1869) entreprend une tournée en Russie en 1847 ; il remporte un très grand succès à Saint-Pétersbourg comme à Moscou. Il efectue un nouveau voyage en Russie en 1867. Il a inluencé en particulier l’école russe des Cinq. Auguste Charles héodore Vernes (1786-1858), banquier, chef de la Maison Vernes, est censeur (1823), puis vice-président (1844) de la Caisse d’épargne de Paris et sous-gouverneur de la Banque de France du 15 décembre 1832 au 1er août 1857.

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grâce des condamnés et c’est un bureau de la division civile qui s’occupe désormais des afaires relatives aux naturalisations, admissions à domicile, service et naturalisations à l’étranger, dispenses pour mariages, changements de noms. La division civile traite aussi des autorisations données par décret à des Français d’entrer ou de rester au service des puissances étrangères, de jouir d’une pension étrangère et des réintégrations dans la qualité de Français16. Grâce à la base nominative Quidam consultable aux Archives nationales17, il est possible de faire des recherches dans les dossiers de demandes individuelles lorsque l’on connaît le nom de la personne concernée. À titre d’exemples, on peut évoquer les destins de quelques uns de ces Français établis en Russie, pour lesquels est conservé un dossier dans la sous-série BB/11. En 1817, François-Bernard Charmoy18 né le 14 mai 1797 à Soultz (Haut-Rhin) licencié en droit, avocat à la cour royale, ils d’un propriétaire de Colmar vériicateur de l’enregistrement, dépose une demande. C’est un excellent élève du baron Silvestre de Sacy19. Ce dernier lui porte un vif intérêt et lui a obtenu une place de professeur de langues orientales et de secrétaire interprète des Afaires étrangères à Saint-Pétersbourg. Le jeune Charmoy est alors par lettres patentes autorisé à aller enseigner le turc et de persan au gymnase de Saint-Pétersbourg (ig. 2). Dans le même temps, est aussi traité le dossier d’un autre brillant élève du baron Silvestre de Sacy, Jean-Baptiste Demange20. Né le 28 juillet 1789 à Paris, il est alors employé à l’Imprimerie royale en qualité de vériicateur des langues orientales et gardien du cabinet des poinçons et matrices. Il lui est accordé la permission de remplir auprès du ministère des Relations étrangères de la Russie la place d’interprète des langues orientales et de professer l’arabe et l’arménien au gymnase de Saint-Pétersbourg21. 16. AN, BB/11/1, autorisations à des Français de se faire naturaliser ou de garder du service à l’étranger (1812-1814) ; BB/11/51 à 56, autorisations à des Français de servir à l’étranger (1812-1814) ; BB/11/9 à 761, autorisations à des Français d’entrer ou de rester au service des puissances étrangères : demandes (classement par pays), an XII - 1821 ; BB/11/92 à 95, Autorisations à des Français d’entrer ou de rester au service des puissances étrangères, de jouir d’une pension étrangère, réintégrations dans la qualité de Français, 1808-1813 ; BB/11/97 à 133911, Dossiers de demandes de naturalisations, de changements de noms, de dispenses pour mariage, de ixation de domicile en France, d’autorisations de servir à l’étranger, de demandes relatives aux dotations, majorats et armoiries (1814-1930). 17. Quidam est une base d’orientation nominative et cumulative à ce jour riche de plus de 750 000 références. Sa inalité est d’indiquer des références de documents d’archives dans un grand nombre de fonds diférents des Archives nationales grâce à une simple interrogation par nom et/ou prénom. Elle n’a pas été conçue pour des interrogations croisées sur des critères tels que chronologique ou géographique. 18. AN, BB/11/127/2, dossier  8422B3. 19. Antoine-Isaac, baron Silvestre de Sacy, né le 21 septembre 1758 à Paris où il est mort le 21 février 1838, linguiste et orientaliste français, est l’un des plus grands philologues du xixe siècle. 20. AN, BB/11/153/2, dossier 8421B3. 21. Sur le développement de l’étude des langues orientales dans l’empire russe, voir Lorraine de Meaux, « Histoire de l’Orientalisme en Russie au xixe siècle », dans Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, t. 14, 2002, consultable en ligne à l’adresse suivante : http://ipr.univ-paris1.fr/spip.php?article104.

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Figure 2. Minute des lettres patentes autorisant François-Bernard Charmoy à entrer au service de l’empire russe, 1817. AN, BB/11/127/2, dossier 8422B3. Cliché M. Plouvier.

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En 1854, Hippolyte Robillard22, peintre français établi à Saint-Pétersbourg, dans une note datée de février, demande l’autorisation de porter en France le costume et les insignes de l’Académie impériale des beaux-arts de SaintPétersbourg. Cette demande est soigneusement étudiée par le ministère. Il est observé que la qualité d’académicien, titre purement honoriique, ne peut être rangée dans la classe des fonctions publiques soumises à autorisation selon l’article 17 du code Napoléon. Robillard n’a pas besoin de l’assentiment du gouvernement français pour accepter cette fonction honoriique. Quant au costume et aux insignes de l’Académie impériale des beaux-arts de SaintPétersbourg, il lui est notiié qu’il ne peut dans aucun cas et sous aucun prétexte être autorisé à les porter en France aux termes d’un avis du Conseil d’État approuvé le 21 janvier 1812, mais que rien ne l’empêche de faire savoir qu’il a fait l’objet d’une distinction honorable en Russie. En 1861, le docteur Benjamin Milliot né à Constantinople le 14 décembre 1832, ancien étudiant de l’Académie médico-chirurgicale de Saint-Pétersbourg, chef de clinique à la faculté de Kiev, médecin (principal de 2 e classe / « nadvornyj sovetnik »), demande l’autorisation d’exercer les fonctions de médecin de l’armée russe sans perdre la qualité de français. Cette autorisation lui est accordée par décret du 9 septembre. Membre de diverses sociétés médicales de France et de Russie, ce médecin a publié de nombreux articles dans les journaux de médecine russes et français, notamment dans le Medicinskij Vestnik (courrier médical de Saint-Pétersbourg) et dans la Gazette médicale de Paris. Il revient définitivement en France pour prendre part à la campagne franco-allemande de 1870-1871 en sa qualité de chirurgien. En 1871, en raison de la valeur de ses titres, il est autorisé à postuler à Paris au grade de docteur en médecine sous la condition de subir le cinquième examen définitif et de soutenir une thèse. Le diplôme de docteur en médecine de la faculté de Paris lui est accordé le 23 décembre 1871, après soutenance de sa thèse. En 1880, il sera nommé médecin de colonisation et partira pour l’Algérie23. 22. AN, BB/11/641, dossier 1051X6. Voir aussi la notice concernant le fonds n° 2425 qui lui est consacrée aux archives de RGALI à Moscou dans Les sources de l’histoire de France en Russie. Guide de recherche dans les Archives d’État de la Fédération de Russie à Moscou (xvie-xxe siècle), Paris, 2009 (Étude et rencontres de l’École des chartes, 30), p. 138. H. Robillard (1804-1888) photographe portraitiste, émigre à Saint-Pétersbourg en 1842. Il est engagé par le ministre des Finances, au département des Industries et des Manufactures, pour organiser des relevés photographiques. Il crée son propre atelier de photographie. Son succès est immédiat mais, en 1860, c’est la faillite et la prison pour dettes. Bénéiciaire d’une petite pension, il meurt en Russie en 1888. 23. AN, BB/11/790, n° 6458X7. Voir aussi aux Archives nationales son dossier d’étudiant en médecine de la faculté de Paris coté AJ/16/6823/1 et son dossier de proposition pour la Légion d’honneur coté LH/3242.

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II. — Slavisants et « érudits de terrain » en Russie  Au xixe siècle, des enseignants linguistes comme Louis Léger (1843-1923), Jules Legras (1866-1939), des historiens comme Alfred Rambaud (1842-1905), des anthropologues et préhistoriens comme Ernest-héodore Hamy (1842-1908), Ernest Chantre (1843-1924), des membres de la Société de géographie comme le baron Joseph de Baye (1853-1931), et d’autres « érudits de terrain »24, ont entretenu des relations suivies avec le monde savant russe. Des sources aux Archives nationales permettent de restituer le parcours de certains de ces experts, témoins privilégiés de l’essor particulier en Russie des sciences archéologiques et anthropologiques, essor favorisé par l’expansion de l’empire russe vers le Caucase, la Sibérie et l’Asie centrale25. Ces témoins avisés étaient conscients de ce qui se jouait en Russie pour l’avancée des sciences, tel le préhistorien Émile Cartailhac (1845-1921) qui écrivait le 15 décembre 1886 au ministre de l’Instruction publique : La Russie prépare à Ekaterinenbourg [sic] une exposition dans laquelle l’anthropologie sera admirablement représentée. On y trouvera la plupart des collections formées dans l’Oural et la Sibérie sur lesquelles nous ne possédons encore que des renseignements sommaires ; nous savons seulement qu’elles sont très nombreuses et très variées et nous ne pouvons douter de leur importance pour la solution des problèmes ethnographiques de l’Europe préhistorique. Ici en efet, nous sommes arrivés à un niveau presque stationnaire. Les découvertes se répètent semblables et ajoutent rarement quelques notions essentielles à nos connaissances. Qu’il s’agisse de la période géologique quaternaire ou d’époques plus récentes, pour mieux apprendre l’histoire naturelle de l’homme, des animaux et des plantes de son temps nous voyons qu’il faut interroger l’Orient, demander à l’Asie, de plus en plus, les lumières qui nous manquent encore26.

Les sources sur ces « érudits de terrain » sont à rechercher en premier lieu, dans la sous-série F/17 qui renferme les dossiers versés aux Archives nationales par le ministère de l’Instruction publique.

1. Les dossiers de carrière Dans cette sous-série, sont conservés les dossiers de carrière de toutes les personnes ayant occupé une fonction dans l’enseignement secondaire, dans l’enseignement 24. « Érudits de terrain » est l’appellation que j’ai choisie en 2005 pour ces scientiiques voyageurs. Voir Armelle Le Gof, « Érudits de terrain et chercheurs d’aventures : les dossiers individuels des voyageurs dans les archives du ministère de l’Instruction publique (xixe  siècle et début du xxe siècle) », dans Voyages et voyageurs. Sources pour l’histoire des voyages, Paris, 2010, p. 51-68. 25. Sur les voyages et l’expansion de l’empire russe vers l’Asie centrale, voir Svetlana Gorshenina, La route vers Samarcande. L’Asie centrale dans l’objectif des voyageurs d’autrefois, Genève, 2000. 26. AN, F/17/2944.

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supérieur ou dans un établissement scientiique sous tutelle du ministère de l’Instruction publique27. Notons que la tutelle s’exerçait sur les grandes missions archéologiques françaises, les bibliothèques et archives, les grands établissements scientiiques et littéraires et grandes écoles (Institut, Académie de médecine, Bureau des longitudes, observatoires, Bureau central météorologique, Musée d’ethnographie, musée Guimet, Collège de France, Muséum d’histoire naturelle, École pratique des hautes études, École nationale des chartes, École des langues orientales, École française d’Athènes, École française de Rome, Institut du Caire, Caisse des recherches scientiiques et Caisse nationale de la recherche scientiique, Oice national des recherches et inventions). Ces dossiers de carrière sont intéressants pour l’histoire de ces personnes en raison des indications biographiques qu’ils contiennent et, pour certains, par la richesse de leur contenu scientiique (articles, communications diverses, correspondance). Lorsqu’ils sont complets, ils comportent un état récapitulatif des services pour la liquidation de la pension de retraite, la correspondance, les feuilles de notes et d’appréciations et permettent d’étudier la formation de l’individu, son recrutement, le déroulement de sa carrière, son réseau de relations, puisqu’il est coutume de se faire appuyer pour obtenir mutations ou décorations. Sont ainsi classés, dans la sous série F/17, aussi bien les dossiers de carrière des premiers enseignants du russe dans les lycées au début des années 189028, ceux des slavisants ayant exercé dans les facultés de lettres que celui de l’ingénieur Gabriel Lamé (1795-1870) appelé le 10 avril 1851, après un long séjour en Russie, à professer les cours de probabilités, de physique et de mathématiques à la faculté des sciences de Paris29. D’autre part, la série AJ/1630 qui comporte les papiers de l’administration académique de Paris relatifs aux enseignements primaire, secondaire et 27. Sur la typologie des documents contenus dans les dossiers de carrière voir Armelle Le Gof, « Les dossiers de carrière des professeurs de l’université dans les archives du ministère de l’Instruction publique au xixe siècle », dans Revue administrative, n° spécial : Les dossiers nominatifs au xixe siècle. Regards croisés sur les personnes, actes de la journée d’études du 24 octobre 2006, 2007, p. 49-54. 28. Voici les noms et les cotes des dossiers de carrière de quelques professeurs qui ont enseigné le russe dans le secondaire à la in du xixe siècle : Rodolphe Joseph Glinka (AN, F/17/21929), Michel Léon Kanner (AN, F/17/22927), Émile Resslen (AN, F/17/22591/A), Charles Marc Crépin (AN, F/17/22276). 29. AN, F/17/22936, dossier de carrière de Gabriel Lamé, professeur à la faculté des sciences ; AN, F/17/23129, dossier de Gabriel Lamé, membre du bureau des longitudes. 30. Dès la création de l’université impériale, l’académie de Paris a connu un régime particulier. Le décret du 17  mars  1808 prévoit que son recteur est le Grand-Maître lui-même, assisté de cinq vice-recteurs et du Conseil de l’université qui tient lieu, dans la capitale, de conseil académique. L’ordonnance du 27 février 1821 attache à l’académie un inspecteur général particulier. L’ordonnance du 7 décembre 1845 lui donne le titre de vice-recteur. Le décret du 22 août 1854 maintient la spéciicité de l’académie. Le ministre de l’Instruction publique peut exercer les fonctions de recteur. Un vice-recteur assiste le recteur. Les archives de l’académie de Paris ont fait l’objet de versements particuliers et n’ont pas été cotés dans la sous-série F/17 avec les archives du ministère de l’Instruction publique : elles constituent une sous-série autonome, AJ/16.

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supérieur et les papiers des anciennes facultés parisiennes (droit, lettres, médecine, pharmacie, sciences, théologie) de 1808 à 1968 environ, peut constituer un complément très utile au fonds du ministère de l’Instruction publique. Les dossiers personnels des fonctionnaires qu’elle renferme sont les dossiers administratifs des agents et non pas leurs dossiers de carrière, par nature plus complets, conservés dans le fonds du ministère de l’Instruction publique (F/17). Ils ne concernent que la période pendant laquelle l’enseignant a été en poste dans le ressort de l’académie de Paris ou dans une des facultés parisiennes. Cependant ils peuvent parfois permettre de préciser certains renseignements, voire de remplacer les dossiers de l’administration centrale du ministère lorsque ceux-ci font défaut.

2. Les missions scientiiques Le ministère de l’Instruction publique constitué en 1842 sous la monarchie de Juillet avait aussi la charge des sciences et belles-lettres. On trouve dans la sous-série F/17 des dossiers sur des institutions essentielles dans le domaine de l’histoire scientiique, institutions qui étaient sous la tutelle de l’Instruction publique, ainsi que les dossiers de missions scientiiques et littéraires accordées gratuitement ou subventionnées par le ministère, et, avec l’internationalisation des sciences, des dossiers relatifs aux diférents congrès pour lesquels le ministère envoyait des délégués. La sous-série F/17 abrite ainsi les dossiers d’environ cent trente missions accordées pour voyages d’études, participation à des congrès ou explorations scientiiques dans

Figure 3. Annonce du congrès international d’anthropologie et d’archéologie organisé à Moscou par la Société impériale des amis des sciences naturelles de Moscou, en août 1892. AN, F/17/3093/2. Cliché Archives nationales

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l’empire russe avant 191431. La majeure partie de ces missions se situe sous la IIIe République, période où le service des missions du ministère jette tout son éclat avec la création en 1874 de la Commission des missions composée de savants de diférentes disciplines chargée du suivi des missions32. Ces dossiers de « missions» sont divers en quantité, comptant de quelques pièces strictement administratives à quelques centaines. Les thèmes de ces voyages d’études en Russie sont variés : sous le Second Empire, les missions concernent plutôt des recherches sur l’histoire de France dans les fonds des bibliothèques de Russie33. Par la suite, les études ethnographiques et anthropologiques sont bien représentées et on remarque, à la in des années 1880, un intérêt important pour le domaine médical. Notons que c’est à Moscou que se tient du 19 au 26 août 1897 le douzième congrès international de médecine, le premier en Russie, congrès sur lequel a été constitué un petit dossier au ministère34. Les dossiers individuels de mission comportent pour l’essentiel des pièces de correspondance administrative renseignant sur les raisons qui motivent ces voyages et leurs modalités. Certains dossiers tels ceux d’Ernest Chantre35, du baron Joseph de Baye36, d’Édouard Blanc (1858-1923)37, de Charles Ujfalvy de Mezo Kovesd (1842-1904)38 sont très riches : on y trouve leurs rapports de 31. N. Klimentchenko, A. Lavrionova et K. Semenova, F/17/2933 à 3014 et 17265 à 1 7294.Ministère de l’Instruction publique, service des missions. Missions scientiiques et littéraires en Russie : dossiers individuels (1846-1937), inventaire-index, dir. A. Le Gof, 2009.  32. En 1842, est constitué un service des missions au sein du ministère de l’Instruction publique. Ce service releva du bureau des bibliothèques jusqu’en 1845 où il passe au bureau des travaux historiques, dont il suivra le sort lorsque celui-ci sera rattaché au secrétariat général de l’Instruction publique en 1852. En 1860, le bureau des travaux historiques fut démembré, le service des voyages et missions passa dans les attributions du ministère d’État. En 1864, on revint à la situation antérieure. Dès lors, le service des missions devait faire partie du bureau des travaux historiques, jusqu’à ce que ses attributions passent au CNRS. 33. Voir ainsi les missions du comte Hector de Laferrière (AN, F/17/2980/A) et de L. LeouzonLeduc (AN, F/17/2984/A). 34.. AN, F/17/3097/1. Ce dossier renferme une coupure de presse du Petit Journal du 15 octobre 1897 qui dénonce l’efort tenté à cette occasion par les Allemands pour « germaniser » médicalement la Russie. Pour un compte rendu sur ce congrès, on consultera : « he twelth international medical congress at Moscow, august 19th - 26th », dans Lancet, 1897, n° 2, p. 272-276. he Lancet est une revue scientiique médicale britannique dont le premier numéro est paru en 1823. Les numéros sont en ligne sur le site : www.thelancet.com. Sur les relations franco-russes dans le domaine médical, voir aussi Christian Régnier, « French medicine in Russia. A tale of passion », dans Medicographia, t. 28/1, 2006, p. 78-87. 35. AN, F/17/2946/C. 36. AN, F/17/2936/B et F/17/17266. 37. AN, F/17/2939/B. Membre de la société de géographie et spécialiste de la mise en valeur des déserts, E. Blanc a été, en particulier, délégué en 1896 par le ministère de l’Instruction publique à l’exposition d’art et d’industrie de Nijni Novgorod d’où il rapporta d’importantes collections. 38. AN, F/17/3011.

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mission, des correspondances qui renseignent régulièrement sur les appuis qu’ils trouvent dans l’empire russe et les collections qu’ils rassemblent, parfois même des brochures et des journaux russes. Tous ces documents adressés au ministère sont systématiquement lus, annotés et renvoyés à l’examen de la Commission des missions et reclassés dans les dossiers des voyageurs.

3. Quelle exploitation de ces dossiers ? Le premier objet d’étude à partir de ces dossiers de carrière et de mission peut être les hommes. Ils ont été, en efet, des révélateurs au carrefour de courants d’idées, de mouvements d’échanges entre la France et la Russie et le récit de leur vie rend ces faits plus tangibles. Mais, la biographie ne saurait plus être ici celle d’un seul individu : elle intéresse aussi l’histoire des disciplines en France et en Russie au travers des réseaux de connaissances que ces hommes ont noués dans le monde russe par des correspondances et des échanges de publications bien sûr, mais aussi par ces voyages d’études et ces participations aux congrès scientiiques qui se sont tenus en Russie. Les correspondances conservées tant dans leurs dossiers administratifs de mission que dans leurs dossiers de carrière39, permettent ainsi de mieux appréhender les débuts des parcours russes de deux grands slavisants Louis Léger et Alfred Rambaud, leurs relations réciproques et la construction de leurs réseaux en Russie. Leurs premières missions en Russie, alors qu’ils sont de jeunes universitaires du même âge, sont accordées en 1872. Pour Léger40, il s’agit de faire un rapport sur les études d’histoire, d’ethnologie et d’archéologie slaves en Russie (arrêté du 10 mai) et, pour Rambaud, d’une mission gratuite en Russie pour y étudier l’état des sciences ethnographiques relatives au monde slave qui, en fait, lui permettra d’enquêter sur l’éducation des illes et le fonctionnement des gymnases féminins41 (arrêté du 20 août). Ils sont également tous deux présents au congrès archéologique russe de Kiev en 1874. Les aléas de la vie individuelle d’Alfred Rambaud l’ont poussé à maintes reprises à se justiier auprès du ministère et à faire état de son apprentissage du russe, de ses travaux et du résultat de ses missions en Russie, et certaines de ces correspondances relèvent de l’écriture de soi. Ayant collaboré à des journaux républicains au début des années 1870, Rambaud était, en efet, jugé indésirable à la faculté de Nancy, ville où résidait sa famille et où il souhaitait être nommé ; ainsi espérant pouvoir échanger sa place de professeur 39. AN, F/17/25832, dossier de carrière de Louis Léger  ; F/17/23053, dossier de carrière d’Alfred Nicolas Rambaud ; F/17/2983/A, dossier des missions de Louis Léger ; F/17/3001, dossier des missions d’Alfred Rambaud. 40. Sur les débuts de Louis Léger, lire Louis Léger, Souvenirs d’un slavophile 1863-1897, Paris, 1905. 41. Il a publié un article à ce sujet dans la Revue des deux mondes du 15 mars 1873.

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titulaire à la faculté de Caen pour une place de simple suppléant à la faculté de Nancy, écrivait-il au ministre en mars 1876 : Grâce à trois années d’études continues, j’ai ajouté à mes connaissances en langues vivantes celle du russe que je parle, écris et que surtout je lis facilement. Mes travaux sur la Russie ont été dirigés dans le sens le plus propre à augmenter dans cet empire le nombre de nos amis […] De la faveur du monde savant j’ai pour garant mon admission dans plusieurs sociétés russes, notamment la Société archéologique de Moscou, placée sous le patronage du grand-duc héritier et la Société impériale d’histoire de Russie, présidée par ce même prince et qui ne compte, à part moi que deux correspondants étrangers […] je demande qu’on mette en balance d’un côté les mécontentements que j’ai pu donner à diverses personnes par une collaboration de quelques mois à un journal républicain, et de l’autre tout ce que j’ai fait depuis quatre ans, ma préoccupation exclusive des intérêts scientiiques, mes livres, mes voyages, mes deux missions, mes sacriices de toutes sortes […].

Mais le vent tourne et, ayant enin obtenu un poste à Nancy, Alfred Rambaud est appelé en 1879 au cabinet de son ami Jules Ferry, devenu ministre de l’Instruction publique. Il soutient alors toutes les demandes de subventions faites par Louis Léger tant pour assister à l’inauguration de la statue de Pouchkine à Moscou en 1880, inauguration où lui-même avait été invité, que pour participer au congrès archéologique d’Odessa en 1884 (voir ig. 4 ci-après). Au sein de la Commission des missions dont il fait alors partie42, il intervient à diférentes reprises pour mettre en avant l’intérêt des congrès archéologiques russes où il est aussi question d’anthropologie et d’ethnologie et la nécessité pour la France de suivre régulièrement ces réunions où les débats n’ont lieu qu’en russe. Les échanges entre anthropologues russes et français semblent aussi avoir été fructueux. Neuf Français, membres de la Société d’anthropologie de Paris (SAP), ont été invités en 1879 au congrès des sciences anthropologiques de Moscou organisé par la dynamique société impériale des amis des sciences naturelles, d’anthropologie et d’ethnographie de Moscou et son président Anatolij Bogdanov43, membre correspondant de la société. Outre Paul Pierre Broca (18241880) et Paul Topinard (1830-1911) dont le manuel d’anthropologie était traduit en russe la même année, au nombre des Français invités se trouvaient aussi Ernest Chantre, héodore-Ernest Hamy, Gabriel de Mortillet (1821-1898), Armand de Quatrefages (1810-1892), et Charles-Eugène de Ujfalvy pour lesquels sont conservés des dossiers de carrière et (ou) de missions dans la sous-série F/17. La lecture des dossiers de mission d’Ernest Chantre et des procès-verbaux de la Commission des missions révèle que, lors de l’examen de ses demandes de 42. Les procès-verbaux de réunion de la Commission des missions sont conservés sous les cotes AN, F/17/*2272 et F/17/*2273. 43. Anatolij Petrovič Bogdanov  /  Анатолий Петрович Богданов (1834-1896), zoologiste et anthropologue russe.

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Figure 4. Lettre de Louis Léger à Alfred Rambaud concernant l’inauguration de la statue de Pouchkine à Moscou, 30 mars 1880. AN, F/17/2983/A. Cliché M. Plouvier.

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subventions concernant des recherches ethnographiques en Russie en 18801881, il a bénéicié de l’appui de Quatrefages et de Topinard, membres de la Commission des missions qui l’avaient entendu à Moscou en 1879, alors que l’archéologue Alexandre Bertrand (1820-1902), conservateur du musée de SaintGermain, également membre de la Commission, le considérait surtout comme un naturaliste et soutenait que sa méconnaissance de la langue russe constituait un handicap sérieux pour ses recherches. Notons, d’ailleurs qu’Ernest Chantre, lors d’une mission suivante dans le Caucase en 1883, s’adjoint, comme dessinateur, le jeune Adrien de Mortillet (1853-1931), ils du préhistorien Gabriel de Mortillet invité du congrès de Moscou de 1879. Futur grand préhistorien comme son père44, Adrien de Mortillet parlait russe puisqu’il avait travaillé quelques années dans une entreprise à Moscou. Ces missions scientiiques, en particulier celles de Charles-Eugène Ujfalvy, du baron Joseph de Baye, d’Édouard Blanc ont permis aux bibliothèques et aux musées français de constituer ou d’enrichir leurs collections soit d’ouvrages russes soit d’objets par des échanges, des dons ou des achats dont on retrouve les traces et pérégrinations dans leurs dossiers de mission45. Le baron Joseph de Baye, grand russophile passionné pour la Russie, s’y était tissé tout un réseau de relations mondaines notamment avec le comte Sergej Cheremetief . Cependant, il n’a pas toujours été considéré comme un savant sérieux par les universitaires. Ainsi en 1898, Paul Boyer, de l’École des langues orientales, consulté par la Commission des missions au sujet de deux des demandes de mission du baron, l’une pour le Caucase, l’autre pour accompagner le prince Sergej Cheremetief (Šeremetiev) au cours d’un voyage de Moscou à Arkhangelsk, s’exprime en ces termes dans une lettre adressée à Saint-Arroman46, secrétaire de la Commission (voir ig. 5a et 5b ci-après) : […] qu’il soit entendu que cette mission n’accrédite point son titulaire comme un délégué oiciel du ministère auprès du congrès d’archéologie de Kiev : les deux questions sont distinctes. Suivant moi, il y aurait quelque inconvénient à ce que le 44. En 1868, l’ingénieur Gabriel de Mortillet est nommé attaché à la conservation du musée de Saint-Germain-en-Laye. Il est l’adjoint d’Alexandre Bertrand, conservateur depuis 1867. Il s’installe avec ses enfants au château de cette ville. Son ils Adrien part en 1872 pour Moscou dans une importante fabrique française. Il revient en 1874 en France pour efectuer son service militaire. Libéré en 1878, il rejoint sa famille au château de Saint-Germain, collabore activement avec son père au classement des collections du musée et exécute les dessins des planches qui furent publiées en 1881 sous le titre de Musée préhistorique. Il it également tous les dessins des deux premières éditions de l’ouvrage Le Préhistorique, publiées en 1883 et en 1885 par Gabriel de Mortillet.  45. Sur les collections ethnographiques, lire Tatiana Benfoughal, « La constitution des collections ethnographiques russes au musée de l’homme, histoires croisées », dans Cahiers slaves, n° 2 : La civilisation traditionnelle dans la Russie du Nord, en ligne à l’adresse suivante  : http://www. recherches-slaves.paris4.sorbonne.fr/Cahier2/Benfoughal.htm. 46. Raoul-Blaise de Saint-Arroman (1849-1915) chef de division au ministère de l’Instruction publique.

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Figure 5a et 5b. Lettre de Paul Boyer concernant une demandes de mission du baron Joseph de Baye, 1898. AN, F/17/2936/B. Cliché M. Plouvier.

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baron de Baye fut notre délégué oiciel auprès de savants dont aucun ne le prend au sérieux, et ce sentiment est partagé par ceux de nos amis qui connaissent le mieux le monde scientiique russe, Jules Legras, le R. P. Pierlin, M. Léger […].

Cette lettre a été classée dans le dossier du baron de Baye et non « déchirée bien vite » comme le demandait Paul Boyer ! Ainsi, dans ces dossiers, les notes marginales apposées sur les documents et les lettres conidentielles permettent de traquer « l’histoire dans les marges » et de comprendre le point de vue réel de l’administration qui, parfois, se traduit en « langue de bois » dans la correspondance. Il faut noter que, sans attendre ces missions oicielles, les échanges avec l’étranger ont été initiés très tôt par des institutions comme le Muséum d’histoire naturelle dont une partie des archives est conservée dans la sous-série AJ/15 aux Archives nationales et l’autre restée à la bibliothèque centrale du Muséum. En témoigne ainsi une lettre de 184547 adressé à Isidore Geofroy-Saint-Illaire et lue à l’assemblée des professeurs sur des échanges avec Édouard Ménétries48, zoologue français établi à Saint-Pétersbourg en 1826 et devenu conservateur des collections de zoologie à l’Académie des sciences (voir ig. 6 ci-après).

4. L’étude de la langue russe En ce qui concerne les disciplines, la méconnaissance de la langue russe constituait un handicap important pour les Français face à la concurrence germanique49. Les sous-séries F/17 et AJ/16 (rectorat de Paris) renferment aussi des dossiers sur l’organisation de l’enseignement du russe dans les lycées après l’Alliance50. Comme en témoignent les annotations sur les documents, c’est après avoir demandé audience au ministre que Louis Léger, de retour du congrès de Kiev, obtint d’ouvrir un cours de russe à l’École des langues orientales en 1874. Pour les études slaves51, il est bien entendu indispensable de consulter les dossiers 47. AN, AJ/15/670. 48. Édouard Ménétries est né le 2  octobre  1802 à Paris et mort le 10  avril  1861 à SaintPétersbourg. Il fut le premier entomologiste professionnel en Russie à bénéicier d’un traitement pour son travail. Il est l’auteur de nombreux travaux sur les lépidoptères et les coléoptères, notamment sur les espèces de Sibérie et de Russie. Ses collections sont conservées au muséum de l’Académie des sciences de Russie à Saint-Pétersbourg. 49. Sur l’enseignement du russe dans les lycées, voir Benjamin Guichard, « Parler russe. Un enjeu de l’alliance franco-russe ? », dans Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, t. 8, 1999, consultable en ligne à l’adresse suivante : http://ipr.univ-paris1.fr/spip.php?article80. 50. AN, F/17/17801 et AJ/16/8681. 51. Voici les cotes des dossiers de carrière de quelques slavisants : Jules Legras né le 25 mai 1866 (AN, F/17/24516) ; André Mazon né le 7 septembre 1881 (AN, F/17/25446) ; Jules Patouillet né le 1er mai 1862 (AN, F/17/24267) ; Raoul Labry né le 1er novembre 1880 (AN, F/17/26466 et F/17/27463).

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Figure 6. Correspondance concernant des échanges entre le Muséum d’histoire naturelle et l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg, 1845. AN, AJ/15/670. Cliché M. Plouvier.

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de la série 62 AJ (fonds de l’École des langues orientales) et de suivre en particulier le parcours de Paul Boyer dont les élèves ont formé un réseau de spécialistes du monde russe52. Par ailleurs, le croisement des registres de délibérations du conseil de la faculté des lettres de Paris conservés dans la sous-série AJ/16 avec les dossiers de carrière constitués à l’administration centrale apporte des mises en perspectives sur les enjeux de l’administration et de la société professorale face aux péripéties des créations, transformation de chaires et de maîtrises de conférences en ce qui concerne l’étude des langues53.

III. — Ingénieurs et commerçants en Russie 1. Ingénieurs et conducteurs des Travaux publics Pour ce qui est des sources sur les Français présents en Russie pour des raisons économiques, il faut penser aux dossiers de carrières des ingénieurs des Mines et des Ponts et Chaussées conservés par le service du personnel du ministère des Travaux publics. Ces dossiers ont été versés aux Archives nationales dans la sous-série F/14 (ministère des Travaux publics54) et sont recensés nominativement dans la base Quidam55. Certains de ces dossiers de carrière témoignent d’exercices de fonctions en Russie pour de courtes durées ou de longs séjours. Des ingénieurs et des conducteurs du ministère des Travaux publics ont été 52. Voir infra l’article d’Anna Pondopoulo. 53. Sur les créations de maîtrises de conférences et de chaires voir Armelle Le Gof, « Les hommes et les femmes de l’université aux Archives nationales  », dans Les hommes et les femmes de l’université. Deux  siècles d’archives, actes de la journée d’étude du 10  mars  2008, dir.  A. Le Gof, Paris, 2009, p. 25-44. Est étudié en particulier le parcours professionnel du slavisant Raoul Labry (1880-1950). 54.  Héritiers des administrations qui avaient été instaurées sous l’Ancien Régime, les services des Ponts et Chaussées et des Mines furent rattachés sous la Révolution au ministère de l’Intérieur. En 1815, ils y furent regroupés au sein d’une même direction générale puis passèrent en 1830 au ministère des Travaux publics qui venait d’être créé. Au-delà de variations de titulature, ce ministère comporta jusqu’en 1966 l’expression « Travaux publics » dans son appellation. On y trouva à partir du milieu du xixe siècle une structuration pérenne en directions techniques organisées autour de quatre grands domaines de compétence et d’activités  : les routes (construction et entretien, réglementation), la navigation (construction de digues et ouvrages de défense, établissement et entretien des phares, balises, canaux maritimes), les mines (législation, gestion des concessions) et les chemins de fer (construction et exploitation des voies ferrées, réglementation et tariication). S’y ajoutaient deux services transversaux, l’un en charge de la comptabilité, l’autre du personnel. 55. Ces dossiers sont listés dans la base Quidam (Hercule), avec diférents ensembles : ingénieurs des Ponts et Chaussées, conducteurs des Ponts et Chaussées ; ingénieurs des Mines ; contrôleurs des Mines (xixe siècle) : inspecteurs et commissaires de surveillance administrative des chemins de fer, et inspecteurs et contrôleurs de l’exploitation commerciale nés entre 1780 et 1893 ; ingénieurs, chefs et sous-chefs de section du cadre auxiliaire des Travaux publics (xixe siècle).

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placés dans des situations administratives variables (congés, mises à disposition, détachements, etc.) pour mettre leur expérience au service d’entreprises en pleine extension en Russie, y compris pour des sociétés de droit français. Ils apparaissent ainsi en particulier dans l’exploitation de la houille et les aciéries ainsi que dans la construction des chemins de fer et celle des ponts et viaducs qui leur est associée ; s’ajoutent également des activités d’enseignement et de formation au sein d’écoles russes d’ingénieurs56. Les dossiers de carrière du ministère des Travaux public comprennent diférentes typologies de documents produits57. Pour l’entrée en fonction en Russie : la demande de l’intéressé pour un congé ou une mise à disposition ou une mission lui permettant d’exercer à titre temporaire dans l’empire russe ; des justiicatifs joints à la demande (présentation de l’entreprise et de la mission, recommandations) ; l’avis du ministère des Afaires étrangères et la décision de l’administration centrale qui permet de mesurer ses encouragements ou ses réticences. Pendant le service en Russie et suivant le statut des agents, on peut avoir afaire à des correspondances de l’intéressé exposant sa situation personnelle, par exemple sa situation de famille, ses changements d’adresses (en particulier pour ceux qui travaillent à la construction de chemins de fer), ses souhaits de prolongation de séjour en Russie ou de retour en France ; des rapports de la société sur la manière de servir de l’ingénieur ou conducteur ; des rapports plus généraux sur l’évolution de l’activité de la société en Russie et des correspondances du ministère des Afaires étrangères, y compris sur les troubles de la Révolution. Après réintégration dans le corps en France, les services efectués en Russie sont très sommairement rappelés chaque année, jusqu’à la retraite, dans la iche d’évaluation de l’ingénieur ou du conducteur. Le fruit de ses expériences en Russie peut aussi faire l’objet de développements pour exposer des compétences particulières et justiier des 56.  Le principal instrument de recherche (Quidam) ne permet pas d’identiier les postes successivement occupés par un ingénieur ou conducteur des Mines ou des Ponts et Chaussées (pas plus en France qu’à l’étranger). Un dépouillement systématique de l’ensemble des dossiers serait considérable… Des sources imprimées permettent néanmoins d’obtenir des noms d’ingénieurs en exercice en Russie (il suit ensuite de chercher pour chaque nom dans Quidam la cote du dossier correspondant). Ces imprimés peuvent faire état de voyages d’études, de travaux, ou mentionner des arrêtés de mise à disposition par le ministère des Travaux publics. Il faut consulter les périodiques oiciels, les journaux d’annonces, les revues techniques, les annuaires professionnels, etc. S’ajoutent les travaux prosopographiques, qui retracent des carrières. Dans Le corps des Ponts et Chaussées (Paris, 1982), A. Brunot et R. Coquand font état de nombreux ingénieurs connus entre autres pour leurs activités en Russie. Pour les ingénieurs des Mines, il faut dépouiller le site http://www.annales.org/. De nombreux ingénieurs des Mines qui ont été actifs dans l’empire russe y sont identiiés. 57. Nous remercions Jean-Philippe Chaumont, conservateur aux Archives nationales, qui nous a fourni ces éléments sur la typologie de ces dossiers de carrière des ingénieurs et des conducteurs contenus dans la sous-série F/14.

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propositions de nominations à certains emplois en France, dans les colonies ou à l’étranger. Des recommandations pour l’accès à certains emplois ou pour l’octroi de la Légion d’honneur peuvent, par ailleurs, révéler des réseaux de connaissances françaises tissés durant les services antérieurs en Russie (consuls et ambassadeurs de France, membres de conseils d’administration de société franco-russes, voyageurs français, etc.) Certains dossiers sont particulièrement bien fournis, tel celui de l’ingénieur Edgar Boulangier (1850-1899)58 chargé de plusieurs missions en Russie et en Sibérie qui comprend plus de trois cents pièces59. Cependant, il semblerait que seul un dépouillement systématique permette de repérer des personnels de corps moins prestigieux, comme les conducteurs. Par exemple, on trouve conservé sous la cote F/14/2554 le dossier de Pierre Hentgen : ce conducteur des Ponts et Chaussées fut placé en congé le 16 juin 1857 pour intégrer la Grande Société des chemins de fer russes. Son dossier comporte plusieurs pièces qui témoignent de son activité en Russie : sous-chef de la section de Louga, il participa à la construction de la ligne de Saint-Pétersbourg à Varsovie. Toujours au sein de la section Louga, il devint le 12 mars 1859 chef de distance, responsable du parachèvement d’ouvrages d’art. Il fut remis en activité en France le 1er décembre 1862, soit après plus de cinq années en Russie. Dans la sous-série F/14, outre les dossiers de carrière des ingénieurs et conducteurs, on dispose aussi d’un ensemble de dossiers comprenant des correspondances, des documents parlementaires, des statistiques et de nombreuses brochures imprimées en russe qui concernent la Grande Société des chemins de fer russes et les diférentes lignes ferrées russes. Ces dossiers couvrant les années 1850 à 1888 sont détaillés dans l’ouvrage de Michel Lesure60. Notons que dans le dossier de carrière de l’ingénieur des Ponts et Chaussées Charles Collignon61, sous la houlette duquel, en 1856, des ingénieurs français avaient entrepris l’étude du réseau qui devait constituer la Grande Société des chemins de fer russes, des lettres témoignent en 1862 des diicultés à la suite desquelles cette société française fut dissoute, et une partie du personnel reprit du service en France.

2. Les commerçants Dans les archives du ministère du Commerce soit aux Archives nationales la sous-série F/12, on peut repérer des traces concernant les commerçants et les 58. Edgar Boulangier a rempli plusieurs missions oicielles pour le ministère des Travaux publics concernant les conséquences des constructions des chemins de fer transsibérien et transcaspien. 59. AN, F/14/1164. 60. AN, F/14/8635-8647. Ces dossiers sont détaillés dans l’ouvrage de Michel Lesure, Les sources de l’histoire de Russie…, p. 106-108. 61. AN, F/14/2195/1 et 2966

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industriels intéressés par le marché russe dans les rapports consulaires et dans les dossiers des expositions universelles s’ils y ont participé62. Pour répondre aux interrogations de négociants français, la direction du Commerce extérieur de ce ministère a rassemblé des renseignements sur les activités commerciales et industrielles de la Russie par l’intermédiaire des Afaires étrangères. La sous-série F/12 comporte ainsi à partir de 1844 tout un ensemble de rapports consulaires sur l’activité commerciale de la Russie et les débouchés qu’elle pouvait ofrir, rapports écrits par les gérants des consulats puis les attachés commerciaux63. Parfois, le ministère du Commerce demande des informations plus précises pour répondre aux questions de négociants français désireux de fonder des établissements en Russie64. À ces rapports peuvent ainsi se trouver jointes quelques correspondances de négociants adressées au Commerce. Ces rapports sont soigneusement lus et annotés et les passages jugés les plus intéressants sont parfois publiés au Moniteur oiciel du commerce. À titre d’exemple, alors que le commerce des automobiles commencait à se développer, voici le 7 janvier 1904 les conseils donnés aux constructeurs français par le gérant du consulat d’Odessa dans un rapport sur le commerce des vélocipèdes et automobiles français en Russie méridionale65 : Dans l’espace de quelques mois le commerce des automobiles s’est développé de façon surprenante ici, si l’on tient compte de la diiculté matérielle qu’éprouvent les voitures à rouler à Odessa. À l’heure actuelle une trentaine d’automobiles, motocyclettes, voiturettes, tonneaux, camions et voitures de livraison sont en circulation dans la ville, et, détail intéressant pour nos constructeurs, grand nombre de ces machines sont des marques françaises : Peugeot, Dion, Bouton, Decauville représentent en ce moment notre industrie dans la région… Que nos constructeurs ne perdent pas de vue 1. qu’une des principales conditions de succès pour cette branche d’industrie réside dans la construction aussi solide que possible de leurs machines, les routes de Russie étant loin de ressembler à celles de France et 2. que le moyen le plus pratique pour eux de lutter contre la concurrence de l’industrie allemande ou belge, dont les prix comparés aux nôtres sont toujours inférieurs, serait d’ouvrir à Odessa un petit dépôt de leurs machines pourvu d’un atelier dans lequel on pourrait monter des automobiles au moyen de pièces détachées expédiées de France. 62. Pour plus de détails et pour une méthodologie de recherche dans cette sous-série, voir Christiane Demeulenaere-Douyère, « Voyager pour découvrir de nouveaux marchés. Les missions commerciales au xixe siècle », dans Voyages et voyageurs. Sources pour l’histoire des voyages, Paris, 2010, p. 211-224. 63. AN, F/12/7172-7176 (1844-1906) et F/12/7273-7275 (1906-1922). Ces cartons sont en partie détaillés dans l’ouvrage de Michel Lesure, Les sources de l’histoire de Russie…, p. 82-103. 64. Par exemple sous la cote, AN, F/12/7294, on trouve tout un dossier concernant des informations relatives à un établissement pour la ilature des soies que les frères Souchon, négociants de Lyon, se proposent de fonder dans les provinces russes du Caucase en 1859. 65. AN, F/12/7173.

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Les expositions universelles qui se sont tenues à Paris66 ofraient aux négociants et aux industriels de belles opportunités pour trouver de nouveaux débouchés. Pour repérer la participation de ces négociants à une exposition, il faut, en premier lieu, se reporter à la documentation imprimée consultable dans toutes les grandes bibliothèques : les catalogues, les listes de récompenses publiées au Journal oiciel et les rapports du jury. À la lecture de ces catalogues67, on peut reconnaître ainsi, parmi les exposants de la section russe à l’Exposition universelle de Paris en 1867, un certain nombre de nom d’origine française comme celui de la société de parfumerie Rallet, fondée en 1844, dont la production annuelle était de 600 000 roubles et qui employait alors cent ouvriers68. La sous-série F/12 renferme pour les expositions de 1867, 1878 et 1900 les dossiers des comités d’admission et d’installation de la section française, comités chargés de la sélection des exposants. Ces dossiers comportent des formulaires de demandes d’admission remplis par chaque candidat à l’exposition, y compris pour ceux qui ont été refusés et qui ne igurent pas dans les catalogues. En revanche, pour ce qui est des archives des sections étrangères, seules ont été versées pour l’exposition de 1900 des correspondances et demandes d’admission des candidats. On y retrouve aussi dans le dossier concernant la section russe, la trace de l’admission de certains moscovites français69. La sous-série F/12 contient aussi de la documentation sur des expositions tenues à l’étranger, telle l’Exposition française de Moscou en 1891. Initiative privée, cette exposition était encouragée par le gouvernement français et le ministère du Commerce70. Son objectif était de continuer en quelque sorte à 66. M. Smith, F/12/985-991, 2892-4475, 4977-5068, 5793-5813, 6635-6670, 7510-7587, 8810-8847, 11849-11927. Expositions universelles et nationales au xixe siècle (an VI - 1914), répertoire numérique détaillé sélectif, 1994 ; Christine Demeulenaere-Douyère, F/12/*11869 à 11893. Exposition universelle de 1867 à Paris. Documents iconographiques, inventaire provisoire, 2003 ; ead., F/12/2892 à 2917, 3167/C, 3182 à 3184, 5005/B, 5793 et 11850. Exposition universelle de 1855, Paris. Répertoire méthodique des cotes de F/12 et relevé des sources imprimées relatives à cette exposition conservées aux Archives nationales, 2009 ; ead., F/12/11893. Exposition universelle de 1867, à Paris. Vues stéréoscopiques, répertoire détaillé, 2007. 67. Catalogue spécial de la section russe à l’Exposition universelle de Paris en 1867 publié par la Commission impériale de Russie, Paris, 1867. 68. Né à Château-hierry en 1819, Alphonse Rallet, crée en 1842 à Moscou une fabrique de produits chimiques et de parfums. Son frère aîné Eugène, universitaire le rejoint à Moscou où il enseigne d’abord à l’école Sainte-Catherine, puis à l’université de Moscou avant de le seconder dans les afaires. En 1856, après avoir fait fortune, Alphonse Rallet quitte Moscou et s’installe dans le Dauphiné, terre d’origine de son épouse. C’est dans cette maison que fut formé Ernest Beaux né à Moscou en 1881, créateur du célèbre parfum Chanel n° 5. 69. AN, F/12/4269. 70. C. Demeulenaere-Douyère, Expositions universelles et internationales (1844-1920), expositions nationales, foires et salons français (1895-1921), expositions régionales françaises (1852-1913), répertoire méthodique provisoire, 2007.

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Moscou l’Exposition universelle tenue à Paris en 188971. Toutes les manifestations de l’art français et tous les produits de l’industrie nationale pouvaient y être représentés dans le but d’ouvrir aux Français de nouveaux débouchés. Il semblait aussi primordial que les consommateurs russes puissent constater, grâce à cette exposition, les diférences entre les produits français et les similaires de fabrication étrangère trop souvent revêtus d’une marque française. Dans ce domaine aussi, la concurrence germanique était très rude.

3. Les distinctions honoriiques À la suite de cette exposition, les participants qui, par leurs produits et leurs eforts, avaient fait à Moscou le plus d’honneur à l’industrie française, ont été recommandés au ministre du Commerce et de l’Industrie pour des distinctions honoriiques72. En efet, les distinctions honoriiques jouaient un rôle très important dans la société française du xixe siècle. Leur attribution a laissé des dossiers essentiels pour les recherches sur les individus et les groupes sociaux73. Il peut s’agir des dossiers de la Grande Chancellerie de la Légion d’honneur74, versés aux Archives nationales et dépouillés dans la base Léonore. Ces dossiers de gestion concernent la carrière du légionnaire pendant toute sa vie décorée et sont très inégaux en contenu, parfois réduits à une chemise, parfois assez fournis. Par contre, les dossiers de propositions établis par les diférentes administrations et qui existent en très grand nombre pour le ministère du Commerce se révèlent beaucoup plus riches. Ils interviennent avant la procédure de nomination et renseignent sur la vie du décoré potentiel avant sa nomination. Le fonds de la Légion d’honneur est en cours de numérisation et progressivement mis en ligne sur le site des Archives nationales. On peut avoir accès par exemple aux pièces du dossier de Philippe Depret75 négociant à Moscou depuis 1893. 71. Voir infra. 72. AN, F/12/5318. 73. AN, F/12/5314-5320, légions d’honneur, propositions à l’occasion d’expositions ou de voyages présidentiels (1849-1897) ; F/12/6635-6670, Légion d’honneur, dossiers individuels de propositions à l’occasion d’expositions, classement alphabétique (1890-1939). 74. L’ordre national de la Légion d’honneur a été créé le 19 mai 1802, dans le but de récompenser les mérites civils et militaires en temps de paix ou de guerre. Il se compose actuellement de trois grades (chevalier, oicier et commandeur) et de deux dignités (grand oicier et grand-croix). Sur les cotes et la typologie des dossiers conservés aux Archives nationales, voir Catherine Mérot, « La reconnaissance des mérites par l’État, les décorations », dans Revue administrative, n° spécial : Les dossiers nominatifs au xixe siècle. Regards croisés sur les personnes, actes de la journée d’études du 24 octobre 2006, 2007, p. 66-73. 75. Philippe, Bruno, Charles Depret est né le 28 avril 1859 à Moscou. Il y décède le 9 novembre 1900 à l’âge de quarante-et-un ans. Il fut successivement oicier de cavalerie puis négociant en vins suivant la tradition familiale.

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Il est décoré le 24 août 1897 de la Légion d’honneur à SaintPétersbourg par le président de la République Félix Faure en voyage oiciel76 : après avoir été oicier de cavalerie, la reprise d’un négoce à Moscou signiiait pour Depret un retour aux traditions familiales puisqu’il était né à Moscou en 1859, comme en témoigne dans son dossier son certiicat de baptême à SaintLouis-des-Français de Moscou, église de la communauté française construite au début des années 1830.

IV. En conclusion Cet exposé non exhaustif Figure 7. Extrait du registre des baptêmes de la contribuera, nous l’espérons, paroisse Saint-Louis-des-Français de Moscou, à démontrer que certains dosconcernant le baptême le 16 mai 1859 de Philippe Depret, 29 novembre/11 décembre 1897. siers des Archives nationales à AN, LH/736/37. Cliché Archives nationales. Paris, croisés avec les archives du ministère des Afaires étrangères et celles des centres d’archives russes, peuvent contribuer à jeter un éclairage intéressant sur des Français présents ou inluents en Russie au xixe siècle. Il est bien sûr indispensable de compléter les dossiers administratifs de missions scientiiques par la quête d’éléments complémentaires dans les musées avec les objets ou dans les bibliothèques avec les bulletins des sociétés savantes comme celle d’anthropologie, de géographie. De même, les recherches sur les relations entre savants russes et français sont à approfondir non seulement dans les archives russes mais aussi dans les fonds 76. En 1896, le jeune empereur Nicolas II et son épouse l’impératrice Alexandra irent un voyage oiciel en France. Le couple visita Compiègne et Paris. À cette occasion, Nicolas II posa la première pierre du pont Alexandre-III, nommé en l’honneur de son père pour symboliser l’amitié franco-russe. En 1897, le président Félix Faure se rendit en visite oicielle à Saint-Pétersbourg et posa la première pierre du pont de la Trinité sur la Néva en l’honneur de l’Alliance. Le pont sera inauguré juste à temps pour les cérémonies du bicentenaire de la capitale en 1903.

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d’autres institutions françaises, Académie des sciences, Académie de médecine, Institut Pasteur, laboratoires du Muséum pour repérer les traces des échanges médico-scientiiques impulsés en particulier sous l’inluence de savants français russophiles comme Claude Bernard, Jean-Martin Charcot ou Louis Pasteur. Il importera aussi de se mettre en quête des archives personnelles de ces « érudits de terrain » restées en mains privées77 quand elles existent et n’ont pas été malheureusement dispersées. Armelle Le Goff Archives nationales, Paris

77. Ainsi Antoine Marès et Vladimir Berelowitch ont eu accès à des archives familiales de Louis Léger et ont édité la correspondance de Louis Léger envoyé de Moscou en 1872 à ses parents. Antoine Marès, en collaboration avec Wladimir Berelowitch, «  La découverte de la Russie en 1872 : le premier voyage de Louis Léger à Moscou », dans Revue des études slaves, t. 69/3, 1997, p. 337-372.

LES FONDS DU MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES RELATIFS À LA FRANCE ET AUX FRANÇAIS EN RUSSIE (1789-1917) PRÉSENTATION ARCHIVISTIQUE ET CRITIQUE

par

Jérôme CRAS

L’historien est tributaire de ses sources. L’étude qui va suivre n’a d’autre ambition que de l’aider à répondre aux questions légitimes que la fréquentation des archives historiques du ministère des Afaires étrangères, d’une grande richesse, mais d’un abord relativement complexe, pourrait l’amener à se poser. Nous commencerons par présenter l’organisation et les missions principales de ce département ministériel au xixe siècle, tant au niveau de son administration centrale que de ses représentations diplomatiques et consulaires en Russie. Nous expliquerons ensuite comment s’est constitué le fonds des Afaires étrangères, en nous attardant plus particulièrement sur les péripéties qu’ont connues les archives de nos services extérieurs en Russie. Enin, nous terminerons par un état des sources relatives à la présence française dans ce pays de 1789 à 19171.

I. — Organisation générale du ministère des Affaires étrangères L’institution a déjà fait l’objet d’une étude approfondie, à laquelle nous renvoyons2. Il suira ici de décrire à grands traits l’organisation des bureaux parisiens et l’évolution du réseau des représentations françaises en Russie. 1. Je remercie Anne-Sophie Cras, ma femme, pour ses conseils et sa patiente relecture, ainsi que Jean-Pierre Pirat, ingénieur géographe, pour la carte du réseau consulaire français en Russie. 2. Jean Baillou, Les Afaires étrangères et le corps diplomatique français, Paris, 1984.

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1. Les services d’administration centrale Créé par le règlement royal du 1er janvier 1589, le secrétariat d’État des Afaires étrangères était chargé de la correspondance avec les représentants du roi de France accrédités auprès des cours étrangères. Il était à la in de l’Ancien Régime composé d’un département politique, divisé en deux bureaux à compétence géographique (le bureau du Nord et le bureau du Midi), et de quelques services spécialisés, dont les principaux étaient la division des Fonds et le dépôt des Archives3. Ce département politique prit au xixe siècle le nom de direction des Afaires politiques. Une évolution déterminante de l’institution diplomatique eut lieu sous la Révolution française : le rattachement, par décret du 14 février 1793, de l’administration des consulats de la nation française, jusque-là placés sous l’autorité du secrétariat d’État de la Marine4. Ce n’était rien moins que le développement des relations commerciales de notre pays et la protection des intérêts des Français dans le monde que ce décret faisait tomber dans l’escarcelle du ministère des Afaires étrangères5. Cette extension considérable de ses attributions nécessita la création d’un service qui, après quelques lottements dans l’organigramme jusqu’en 1825, devint déinitivement une direction des Consulats et Afaires commerciales au début des années 18306. En 1907, le dualisme entre le politique et le commercial ne paraissant plus adapté à la complexité des afaires, une importante réorganisation administrative, inspirée par Philippe Berthelot, donna naissance à une grande direction des Afaires politiques et commerciales, en lieu et place des deux précédentes. En raison du développement du droit consulaire et des échanges internationaux, on vit apparaître au sein du ministère un bureau de la Chancellerie, compétent pour les questions relatives à l’administration des ressortissants français à l’étranger : actes notariés et d’état civil, successions, légalisations, passeports, immatriculations, application de la loi militaire française à l’étranger, demandes de renseignements, demandes de pièces, commissions rogatoires, rapatriements. Longtemps rattaché au service des Archives, ce bureau passa en 1880 à la direction des Consulats en tant que sous-direction. En 1907, celle-ci fut intégrée dans une grande direction des Afaires administratives et techniques, qui prit également 3. Jean-Pierre Samoyault, Les bureaux du secrétariat d’État des Afaires étrangères sous Louis XV : Administration, personnel, Paris, 1971. Il y eut selon les époques trois bureaux. 4. Les consulats avaient été rattachés au secrétariat d’État de la Marine en vertu d’un règlement royal du 7 mars 1669 intervenu entre Hugues de Lionne, secrétaire d’État des Afaires étrangères, et Jean-Baptiste Colbert, secrétaire d’État de la Marine. 5. Le ministère était alors appelé ministère des Relations extérieures. 6. Cette direction des Consulats et Afaires commerciales prit le nom de direction des Afaires commerciales et consulaires de 1882 à 1891.

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à la direction des Consulats et Afaires commerciales ses attributions en matière de conventions et unions internationales. On lui adjoignit, en outre, un bureau du Contentieux, compétent pour les questions de droit international public ou privé (extraditions, naturalisations, contentieux administratif ). Ajoutons pour terminer ce tableau de l’administration centrale, que la gestion du personnel demeura longtemps partagée entre le cabinet du ministre et les principales directions du ministère, avant de constituer un service à part entière.

2. Le déploiement du réseau diplomatique et consulaire français en Russie

Figure 1. Réseau diplomatique et consulaire français (1789-1917). © Juillet 2010, ministère des Afaires étrangères et européennes, direction des Archives (division géographique).

Les représentations diplomatiques permanentes sont l’instrument développé à partir du xvie siècle, par les États européens pour représenter et défendre leurs intérêts au dehors. Dès cette époque, la France en établit à Rome, Venise, Lisbonne et Constantinople. À la veille de la Révolution, le réseau français était le plus remarquable par son étendue, comptant plus d’une trentaine de postes

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diplomatiques de rangs diférents (ambassades, légations ou résidences), situés pour la plupart en Europe. S’il y eut bien quelques missions échangées entre la France et la Russie aux xvie et xviie siècles, ce n’est qu’avec La Chétardie, en 1739-1740, que la France installa une ambassade permanente à Saint-Pétersbourg. Au siècle suivant, malgré les périodes de rupture des relations diplomatiques, dues à la campagne de Russie et à la guerre d’Orient, cette représentation passa au premier plan en raison, dans un premier temps, du rôle déterminant que joua la Russie dans les graves crises qui secouèrent l’Europe occidentale dans la première moitié du xixe siècle, et, plus tard, de la recherche active par la France d’un rapprochement avec le tsar pour faire contrepoids à la Prusse après la défaite de 1870. Le poste fut le plus souvent conié à des diplomates expérimentés, tels le comte de La Ferronays (1819-1828), Napoléon Lannes, duc de Montebello (1858-1864), Gustave Lannes, comte de Montebello (1891-1902), Maurice Bompard (19021908), ou Maurice Paléologue (1914-1917). Quant aux consulats, ils étaient devenus au xvie  siècle une institution d’État7. Implantés, tout d’abord, dans le Levant et en Barbarie, où ils étaient les plus nombreux, les consulats de la nation française s’étendirent également en Europe méridionale et, dans une moindre mesure, en Europe du Nord ; à partir de 1778, ils gagnèrent l’Amérique septentrionale devenue indépendante8. Ce réseau, déjà assez dense à la in de l’époque moderne, continua à s’accroître tout au long du xixe siècle, à la faveur d’ouvertures de nouveaux marchés et du développement intensif des voies de communication. Sans avoir le caractère représentatif de l’ambassadeur, le consul, nommé par commission consulaire de son gouvernement, revêtue ensuite de l’exequatur des autorités locales, avait pour mission de protéger les intérêts des ressortissants de son pays résidant dans la circonscription de son consulat. Il était par conséquent l’interlocuteur oiciel des pouvoirs locaux chaque fois que les activités ou les biens des nationaux étaient menacés. En outre, en vertu des pouvoirs qui lui étaient reconnus par l’ordonnance de la Marine d’août 16819, il exerçait à l’égard des Français les fonctions de notaire et de juge, auxquelles s’ajouta la fonction 7. Géraud Poumarède, « Naissance d’une institution royale : les consuls de la nation française en Levant et en Barbarie aux xvie et xviie siècles » dans Annuaire-bulletin de la Société de l’histoire de France, 2001, p. 65-128. 8. Sur l’histoire des consulats au xviiie siècle, il faut consulter Anne Mézin, Les consuls de France au siècle des Lumières (1715-1792), Paris, 1997. On trouvera, par ailleurs, une bibliographie monumentale sur ce sujet dans : La fonction consulaire à l’époque moderne. L’airmation d’une institution économique et politique (1500-1800), dir. Jörg Ulbert et Gérard Le Bouëdec, Rennes, 2006, p. 333-401. 9. Ordonnance de la Marine de 1681, livre Ier, titre IX : « Des consuls de la nation française dans les pays étrangers ».

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d’oicier de l’état civil à partir de 1792. Enin, son rôle ne s’arrêtait pas à ces tâches administratives et juridictionnelles, déjà très importantes par elles-mêmes ; cet agent était également tenu de transmettre à sa hiérarchie toutes les informations d’ordre politique, économique et stratégique qu’il était amené à recueillir dans sa circonscription. À la in du xviiie siècle, la France comptait en Russie un consulat à SaintPétersbourg et deux vice-consulats, Moscou et Cronstadt, ce dernier ne jouant alors aucun rôle10. Des considérations stratégiques et économiques, sous le Premier Empire, poussèrent à la création de deux consulats supplémentaires, l’un à Riga sur la Baltique, dont le statut (consulat, vice-consulat, agence consulaire) devait changer plusieurs fois jusqu’au début des années 1830 où il devint déinitivement un consulat, et l’autre à Odessa, en Russie méridionale, dont dépendaient les vice-consulats de Sébastopol, Kherson et Taganrog qui ne furent pas maintenus sous la Restauration11. Ce régime établit en revanche un consulat à Tilis en 1821, grâce à l’insistance du négociant et voyageur Jacques-François Gamba, qui regardait cette région comme le marché principal pour l’Arménie, la Perse et la Haute Asie ; et un autre à Varsovie, en 1827, autant pour des raisons politiques que commerciales. Un vice-consulat à héodosie en Tauride, située sur le détroit de Cafa qui joint les mers Noire et d’Azov, eut quelques brèves années d’existence à partir de 1816. Il faut attendre les années 1880-1890 pour assister à de nouveaux établissements. Dans le dernier tiers du xixe siècle, l’exploitation des richesses minières et métallurgiques du bassin du Donets, la découverte de terrains pétrolifères dans la Russie méridionale et l’ouverture d’une ligne de chemin de fer en Transcaucasie rendirent indispensables l’installation de deux nouveaux vice-consulats, l’un à Bakou en 1889, l’autre à Kharkov en 1898. Furent créés à la même époque des vice-consulats à Batoum (1881) et Novorossiïsk (1897) qui ne se maintinrent qu’une petite dizaine d’années. Sur la Baltique, un consulat fut établi dans le duché de Finlande, à Helsingfors au début des années 1890. Au xxe siècle, l’immense Sibérie, la Mongolie, la Mandchourie et le Turkestan se trouvaient dans la circonscription du consulat général de France à Moscou, qui était impuissant à « connaître et faire connaître » cette Russie asiatique que Maurice Paléologue considérait en 1916 comme « l’une des [régions] les plus 10. Voir A. Mézin, Les consuls de France… 11. La source utilisée dans les pages à suivre et pour la carte sont les Almanachs royaux et impériaux et les Annuaires diplomatiques et consulaires, ainsi que les quelques pages consacrées à la Russie dans l’étude plus générale de Maurice Degros sur le sujet (Maurice Degros, « Les créations de postes diplomatiques et consulaires français de 1815 à 1870 » dans Revue d’histoire diplomatique, 1986, n° 1/2, p. 34-37). Il serait bien sûr nécessaire de mener une étude beaucoup plus poussée dans les archives elles-mêmes pour connaître l’évolution de chacun de ces postes.

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riches du monde »12.. De fait, seul un vice-consulat avait été établi à Vladivostok en 1908 pour la Sibérie orientale. Le plaidoyer de Paléologue en faveur de nouveaux établissements consulaires aboutit, en 1917, à la création d’un consulat général à Irkoutsk, d’un consulat à Tachkent et d’un vice-consulat à Omsk. En outre, un vice-consulat fut établi au même moment en Russie occidentale, à Kiev. Finalement, le dispositif français mis en place en Russie restait modeste au regard de l’immensité du territoire à couvrir. Dans ce pays en continuelle expansion territoriale et où d’immenses régions ofraient un remarquable potentiel économique, les seuls postes durables et qui constituèrent comme l’armature du réseau au xixe siècle, furent Saint-Pétersbourg, Moscou, Odessa, Riga, Tilis et Varsovie ainsi que, dans une bien moindre mesure, Helsingfors, Bakou, Kharkof et Vladivostok. Batoum et Novorossiïsk vécurent peu de temps ; Irkoutsk, Tachkent, Omsk et Kiev apparurent trop tard. Des raisons budgétaires aussi bien que des choix stratégiques à l’échelle de tout le département des Afaires étrangères avaient retardé ou empêché des créations souvent regardées par les diplomates et les consuls comme nécessaires à la défense des intérêts politiques et commerciaux de la France. Pour pallier cette faiblesse de moyens, le département des Afaires étrangères invitait les consuls à s’appuyer sur de simples agents consulaires. L’ouverture d’une agence consulaire ne demandait pas à être inscrite au budget du ministère des Afaires étrangères et l’agent désigné pour l’occuper n’était pas rétribué en tant que personnel titulaire. Choisi par le consul parmi les Français notables de sa circonscription et, à défaut, parmi les négociants ou habitants de nationalité étrangère, l’élu recevait un brevet d’agent consulaire, après validation du choix du consul par le ministère, et n’exerçait ses fonctions qu’après autorisation des autorités locales. Simple délégué du consul, l’agent consulaire n’avait, en général, pas de pouvoirs de juridiction. Il devait informer sa hiérarchie de tout ce qui regardait le service de l’État et des Français, à l’égard desquels il assurait un certain nombre de services administratifs (délivrance de certiicats d’immatriculation par exemple). Si le titre d’agent consulaire de France était recherché pour son caractère prestigieux, il arrivait souvent que la mission à remplir fût incompatible avec les charges de l’activité professionnelle de l’agent, ce qui entraînait souvent de longues vacances ou une démission. Nombre d’agences consulaires, dont on retrouve la liste dans les Annuaires diplomatiques et consulaires, étaient ainsi occupées de manière très intermittente. En Russie, la France compta jusqu’à une trentaine d’agences consulaires, formant un maillage assez serré dans le grand-duché de Finlande et en Russie méridionale. Dans d’autres provinces, comme en Pologne et en Sibérie, le gouvernement russe se montrait réticent à accorder des autorisations. 12. MAE Nantes, Personnel et Agence consulaires, art. 304, dossier Russie : dépêche de Maurice Paléologue, ambassadeur de France en Russie, sur « l’avenir de l’industrie française en Russie ; innovations nécessaires » (Pétrograd, 7 juin 1916).

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Nul ne donne mieux que notre consul à Odessa, Sauvaire, revenant en 1895 d’une inspection dans son immense circonscription, les raisons qui poussaient un consul à « développer, exagérer peut-être le système des agences consulaires » : La Russie méridionale […] est en plein développement : la houille, le fer, le sel, le mercure à l’est, le sucre à l’ouest, les céréales au sud, ofrent un aliment inépuisable à l’industrie et à l’exportation ; l’importation en est la résultante fatale. Il y a dans toute cette vaste région des débouchés sérieux et importants pour nos produits, pour nos capitaux, pour nos industriels ; partout où nous avons et où je propose d’établir des agents, nous trouvons des représentants, souvent rétribués, de l’Angleterre, l’Allemagne, la Belgique, de l’Autriche-Hongrie et d’autres puissances […] ; rien ne doit donc nous échapper de ce qui s’y passe et j’espère avoir réussi à y organiser notre réseau d’informations de façon qu’il ne laissera rien à désirer13.

La carte du réseau consulaire en Russie que nous donnons ici recense tous les postes consulaires ayant existé en Russie entre 1789 et 1917, quel que soit leur statut et leur durée d’existence. Nous donnons entre parenthèses les dates de création des consulats généraux, consulats et vice-consulats, sachant que ces postes ont souvent été précédés pendant plusieurs années par une agence consulaire ; en revanche, aucune date n’est donnée pour cette catégorie de postes à l’existence très luctuante. Pour les vice-consulats remplacés par des agences consulaires, la date indiquée est bien celle de la création du vice-consulat et non de la transformation du poste.

II. — Le fonds du ministère des Affaires étrangères L’histoire générale du dépôt du ministère des Afaires étrangères et des archives des postes est aujourd’hui bien connue14. Mais il est bon d’en rappeler les dates principales avant d’en venir au cas particulier des archives de nos représentations en Russie.

1. Constitution du fonds d’administration centrale Jusqu’au milieu du xviie siècle, les documents diplomatiques (instructions, correspondance, projets, mémoires) restaient en général la propriété de ceux qui 13.  Ibid., art.  274, dossier Russie, sous-dossier Odessa  : dépêche du consul Henri Sauvaire (Odessa, 8 juillet 1895). 14. Outre le vieil ouvrage d’Armand Baschet, Histoire du dépôt des archives des Afaires étrangères, Paris 1875, on consultera avec proit sur ce sujet Les archives du ministère des Relations extérieures depuis les origines. Histoire et guide, Paris, 1984, t. I, ainsi qu’un ancien mémoire dactylographié d’Abel Rigaud, Les papiers d’État, s. d., conservé dans les bibliothèques des centres des archives diplomatiques de La courneuve et de Nantes.

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traitaient les afaires, sauf les engagements importants de la France qui étaient remis au Trésor des chartes (Sainte Chapelle). Richelieu, conscient de l’utilité que pouvaient avoir les pièces produites par les négociateurs, proposa le 23 septembre 1628 un règlement pour « la conservation des actes principaux qui avaient rapport à la couronne et à la Maison du roi ». Ce règlement resta lettre morte. Sous le règne de Louis XIV, l’habitude se prit de faire apposer les scellés sur les papiers des ministres et secrétaires d’État qui avaient exercé des fonctions importantes. Ainsi des archives d’Hugues de Lionne, qui mourut le 1er septembre 1671 après avoir été associé par Mazarin à toutes les négociations importantes depuis les années 1640 et occupé la fonction de secrétaire d’État des Afaires étrangères de 1663 à 1671. Quelques années plus tard, en 1688, Charles Colbert de Croissy, le négociateur de la paix de Nimègue, secrétaire d’État des Afaires étrangères depuis le 22 février 1680, it relier les papiers de ses négociations et ceux de ses prédécesseurs, Hugues de Lionne et Arnaud de Pomponne, en maroquin rouge du Levant. Il manquait à ces papiers ministériels un lieu ixe de conservation. En 1710, Colbert de Torcy se mit en quête d’un dépôt qu’il établit au Louvre. Ainsi naquit le service des Archives, qui est avec les bureaux politiques, l’un des plus anciens services constitués du ministère des Afaires étrangères. Lorsqu’au siècle suivant, le Quai d’Orsay fut édiié, le dépôt des Archives trouva tout naturellement sa place dans une aile du bâtiment. Grâce à la présence d’un relieur permanent dans le service, la tradition de la reliure de la correspondance diplomatique se perpétua. Les grandes séries historiques d’administration centrale représentent aujourd’hui des milliers de volumes jusqu’au début du xxe siècle, que leur reliure a remarquablement protégés des outrages du temps.

2. Constitution du fonds des postes diplomatiques et consulaires Ce qui était valable pour les archives des ministres et secrétaires d’État le devint aussi pour celles des négociateurs en mission à l’étranger. À partir du milieu du xviiie siècle, les ambassadeurs furent ainsi systématiquement priés, dans le mémoire qui leur était donné pour instructions avant leur départ, de remettre « en original les instructions, les chifres, les papiers de correspondance entre les ministres de Sa Majesté dans les diférentes cours étrangères, le tout avec un inventaire exact sur la vériication duquel il sera donné une décharge ». Cette pratique était depuis plus longtemps déjà en vigueur dans les consulats et ne fut bien évidemment pas remise en cause lorsque ceux-ci passèrent sous la tutelle des Relations extérieures15. L’autorité et le pouvoir de contrôle du service des Archives sur les papiers des ambassadeurs et consuls furent considérablement renforcés sous la monarchie 15. Sur les archives des consulats à l’époque moderne, je renvoie à l’article que j’ai écrit : « Une approche archivistique des consulats de la Nation française : les actes de chancellerie consulaire sous l’Ancien Régime » dans La fonction consulaire à l’époque moderne…, p. 51-84.

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de Juillet, grâce à la publication de l’ordonnance royale du 18 août 1833 sur la conservation des archives16. Ce texte fondamental non seulement stipulait que les traités, conventions, rapports, mémoires et documents produits ou reçus par les agents, en leur qualité oicielle, étaient la propriété de l’État, mais encore en prescrivait l’enregistrement systématique et la remise en in de fonction, dûment constatée par un procès-verbal contradictoire entre l’argent sortant et son successeur. À titre d’exemple, l’ambassade de France à Saint-Pétersbourg réalisa plusieurs inventaires de ses archives entre 1837 et 1892, qui nous permettent de connaître avec assez de précision son état et d’évaluer son accroissement17. Cette procédure est aujourd’hui toujours en vigueur au ministère des Afaires étrangères. La question de la place occupée par ces « vieux papiers » et de leur intérêt historique se posa dans le derniers tiers du xixe  siècle. C’est à l’initiative de la Commission des archives diplomatiques, créée en 1874, que l’on doit les premiers rapatriements de fonds, qui restèrent néanmoins peu nombreux jusqu’à la seconde guerre mondiale. Manquant cruellement de place, le ministère dut, dans l’entre-deux-guerres, se séparer provisoirement de la plupart de ces « archives réintégrées », comme on les appelait alors, et les déposer provisoirement aux Archives nationales, jusqu’à la création du centre des archives diplomatiques de Nantes en 1966, où elles furent par la suite transférées.

3. L’histoire tourmentée des représentations diplomatiques et consulaires en Russie  Au commencement de l’année 1918, les représentants diplomatiques de l’Entente estimaient que « la marche des Allemands sur Petrograd ne [leur] permettait pas de demeurer plus longtemps dans cette ville, sans courir le risque de tomber aux mains de l’ennemi et de lui livrer le secret de leurs archives diplomatiques »18. Aussi l’ambassadeur de France en Russie, Joseph Noulens, expédia-t-il les papiers qu’il estimait les plus importants à Arkhangelsk, où s’installèrent les services de l’ambassade à partir de juillet 1918, et en it-il la remise en bonne et due forme à Marcel Guiard, « premier secrétaire de l’ambassade appelé aux fonctions de chargé d’afaires »19, juste avant de quitter déinitivement la Russie soviétique. Il s’agissait de la correspondance politique de l’ambassade de 1802 à 1907, soit 16. A. de Clercq et C. de Vallat, Formulaire des chancelleries diplomatiques et consulaires, suivi du tarif des chancelleries et du texte des principales lois, ordonnances, circulaires et instructions ministérielles relatives aux consulats, Paris, 1890, t. II, p. 92. 17. MAE Nantes, Archives des archives (1720-1970), art. 244, dossier Léningrad : inventaires de 1837, 1857, 1892. 18. Joseph Noulens, Mon ambassade en Russie soviétique (1917-1919), Paris, 1933, t. II, p. 1. 19. J. Noulens, Mon ambassade en Russie…, t. II, p. 283. Noulens ajoute ces quelques lignes sur Guiard : « Arrivé dès le mois d’août à Arkhangelsk, il avait suivi, depuis lors, toutes les phases de la politique alliée à l’égard du gouvernement du Nord et acquis l’expérience des choses de Russie ».

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plus de deux cent cinquante volumes reliés, des archives dites « télégraphiques » depuis 1908, classées en dossiers thématiques non reliés, ainsi que d’autres « documents importants »20. Quelques mois plus tard, en septembre 1919, l’ambassade dut évacuer Arkhangelsk et Guiard transporter les archives à bord du croiseur Condé 21. Remises au Quai d’Orsay, elles furent inventoriées en 1922 par un ancien chancelier du consulat de France à Tilis, Berlemont, puis déposées, à quelques dossiers près, aux Archives nationales entre 1926 et 1932. Mais ces documents évacués de Russie ne représentaient pas la totalité des papiers de l’ambassade : la correspondance des consuls français en Russie adressée à l’ambassade, les dossiers politiques jugés moins sensibles, les dossiers relatifs aux afaires commerciales, protocolaires, aux afaires de chancellerie consulaire, les registres notariés et d’immatriculation étaient restés dans l’hôtel diplomatique à Petrograd en 191822, « coniés à leur gardien naturel, le secrétaire-archiviste, M. Binet », qui avait reçu pour instructions « de brûler toute la partie postérieure à 1911 (il garde pour cela la provision de pétrole nécessaire) et de cacher le reste »23. On ne sait pas précisément ce qui arriva. D’après Jean Herbette, nommé ambassadeur de France à Moscou après la reconnaissance oicielle de l’Union soviétique par la France en 1924, les archives abandonnées sur place auraient été « visitées par des personnes étrangères au département, qui agissaient pour le compte des autorités soviétiques »24. Quoi qu’il en soit, l’immeuble diplomatique abritait encore en 1925 une quantité assez considérable de dossiers, liasses et registres, rassemblés dans quatre pièces, comme en atteste l’inventaire que rédigea consciencieusement Louis Kiefer, un employé de chancellerie25. L’inventaire fut aussitôt transmis au service 20.  MAE Nantes, Archives des archives (1720-1970), art. 244, dossier Léningrad  : procèsverbal de vériication contradictoire des archives de l’ambassade de France (Arkhangeslk, 15 décembre 1918). 21.  Ibid., art. 244, dossier Léningrad  : télégramme de Guiard, n°  122 (Arkhangelsk, 25 septembre 1919). 22. L’hôtel Paškov, acheté par la France en 1890 et vendu aux autorités soviétiques en 1953 (voir Basile Baudez, « L’ambassade de France à Moscou » dans Livraisons d’histoire de l’architecture, 2002, n° 4, p. 69). 23. MAE Nantes, Archives des archives (1720-1970), art. 244, dossier Léningrad : télégramme de Noulens, n° 108 (Vologda, 13 avril 1918). Noulens ajoute : « J’avais songé à les transporter dans une autre ville, mais la mesure n’ofrirait aucune espèce de garantie, vu l’anarchie qui règne dans tout le pays russe et l’insécurité des routes ». 24. MAE Nantes, Archives des archives (1720-1970), art. 257, dossier Moscou : dépêche de Jean Herbette (Moscou, 6 octobre 1928). 25.  Ibid. : inventaire des archives de l’ancienne ambassade à Léningrad, dressé par Louis Kiefer (1922). La correspondance et les dossiers de nature politique, consulaire et commerciale de l’ambassade étaient réunis dans « la pièce n° 5 du couloir du consulat », les archives du consulat de France dans « le grand bureau du consulat », « la pièce obscure du couloir conduisant du consulat à l’ambassade » et « la pièce n° 6 du couloir du consulat ».

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des Archives26, qui essaya à plusieurs reprises de faire expédier en France ce fonds qui présentait désormais un intérêt « plutôt historique que politique »27. Malheureusement son sort n’était toujours pas réglé quand la seconde guerre mondiale éclata. L’ancienne ambassade de Léningrad, réquisitionnée par les autorités soviétiques, fut transformée en hôpital militaire pendant le conlit, et les archives qui s’y trouvaient s’évanouirent. À cet endroit, il faut dire quelques mots des archives des consulats français en Russie au lendemain de la Révolution bolchévique. Souvent contradictoires, les informations dont nous disposons montrent qu’elles ont à l’évidence connu de grands bouleversements. Commençons par le cas le plus mystérieux, celui des archives des postes de Kharkov, Arkhangelsk et Rostov : bien qu’envoyées en France par le Condé, déposées au Quai d’Orsay et inventoriées en 1922, elles demeurent jusqu’à aujourd’hui introuvables28. Les dossiers du consulat de France à Moscou29 furent prétendument transférés en février 1919 au consulat danois30, mais une enquête menée bien des années plus tard nous apprend que ce dernier ayant été évacué dès 1918 ne pouvait les avoir reçus31. À Odessa, d’après le commandant du torpilleur Tonkinois, le consulat aurait été violé en juillet 1919 et les archives auraient alors 26. Ibid. : dépêche de Jean Herbette (Moscou, 4 juillet 1925). Herbette joint à l’inventaire des photographies des cofres-forts, de la chambre forte et de quelques meubles de l’ambassade, « en l’état où ils ont été trouvés », autrement dit forcés et endommagés. 27.  Ibid. : note du service des Archives pour le secrétaire général du ministère des Afaires étrangères(Paris, 14 juin 1938). Ce service, arguant du fait qu’il serait question de louer les locaux de l’ancienne ambassade « à un syndicat soviétique » estime qu’il « y aurait urgence à envoyer des instructions à M. Coulondre pour que celui-ci avise le gouvernement soviétique de l’intention des autorités françaises de rentrer en possession des dossiers de l’ambassade de Léningrad, ain qu’aucune entrave ne soit apportée à leur déménagement ». L’ambassade de France à Moscou, dans une note du 11 juillet 1938, se dit prête à préparer l’opération, tout en temporisant : « La question ne présente […] aucun caractère d’urgence, les documents étant en sécurité dans l’immeuble de Léningrad et les pourparlers pour la location de ce dernier aux Soviets étant encore à peine ébauchés » (ibid.). 28. Ont-elles été mêlées à d’autres fonds du Quai d’Orsay, déposées aux Archives nationales, perdues pendant la seconde guerre mondiale ? Autant de questions sans réponse à ce jour. 29.  Ces archives devaient être relativement volumineuses. En efet, René Weiller, vice-consul gérant le consulat général de France à Moscou, écrit dans une dépêche du 29  avril  1911  : « J’ai l’honneur de faire connaître au département qu’il se trouve au consulat général de France à Moscou 2898 dossiers ne comprenant que les documents anciens et les afaires terminées » (MAE Nantes, Archives des archives (1720-1970), art. 257, dossier Moscou). 30. Ibid. : télégramme de Conty, ambassadeur de France au Danemark (Copenhague, 30 mars 1919) : « Le prochain courrier vous apportera une lettre de M. Rossé, datée de Moscou, le 18 février, par laquelle notre agent fait connaître les conditions dans lesquelles il a dû évacuer le 15 février dernier le consulat de France pour se réfugier au consulat de Danemark. Il a pu emporter les archives, les sceaux et un cofre-fort ». 31. Ibid. : dépêches de Robert Coulondre et d’Albert Ledoux, respectivement ambassadeurs de France en URSS et au Danemark (3 juin 1937 et 24 mars 1964).

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entièrement disparu32 ; pourtant, le dernier titulaire du poste, Guillaume Vautier, assure les avoir retrouvées « intactes » à son retour au poste en octobre 1919 ; et de préciser que, contraint par la suite de fuir la ville assiégée par les troupes bolchéviques, il en aurait laissé « la plus grande partie à la garde de commis auxiliaires »33. Plus au sud, le vice-consulat de Bakou, supprimé en mai 1919, déposa quelques dossiers au consulat de Perse, qui les it parvenir en 1926 à l’ambassade de France à Moscou, d’où ils furent expédiés au Quai d’Orsay en 1928, puis déposés aux Archives nationales en 193234. Enin, les archives du vice-consulat de Vladivostok furent déposées, non sans quelques éliminations préalables, au consulat de Pologne en avril 192335, puis remises en 1925 à l’ambassade de France à Moscou36. On ne sait pour ainsi dire rien des archives des postes de Varsovie et Helsingfors qui subirent certainement d’importantes destructions entre 1917 et 1940. Après la seconde guerre mondiale, le service des Archives des Afaires étrangères souhaita recouvrer ce qui pouvait encore l’être. En 1950, un conservateur en chef de la direction des Archives du ministère, Roger Glachant, au cours d’une mission à l’ambassade de France à Moscou, retrouva seulement, avec les papiers de Vladivostok (environ 1908-1923), des « éléments d’archives » des anciens postes consulaires français à Saint-Pétersbourg (environ 1824-1901), Irkoutsk (environ 1918-1919), Riga (depuis le début du xixe siècle)37. Dans les années 1960, le contexte de réchaufement des relations francosoviétiques incita la France à interroger oiciellement les autorités du pays sur le sort qui avait pu être réservé au fonds de l’ancienne ambassade38. L’URSS reconnut 32. MAE Nantes, Archives des archives (1720-1970), art. 262, dossier Odessa : télégramme de Defrance, n° 1648 (Constantinople, 31 août 1919). D’après une dépêche du consul de France à Odessa du 1er avril 1911, les archives remontaient au début du xixe siècle, malgré les pertes considérables qu’avaient entraînées deux incendies (1862 et 1891) et les nombreux déménagements de la chancellerie : « Les documents les plus importants ont été sauvegardés avec soin. On retrouve notamment tous les actes de l’état civil depuis 1818, les actes notariés depuis 1823, les registres d’immatriculations depuis 1826, les dossiers de successions depuis 1833. La correspondance avec le Département remonte à 1814, mais avec des lacunes, les actes de la navigation à 1851, la comptabilité à 1893 seulement ». 33. Ibid. : dépêche de Vautier, consul de France (Lwov, 14  mai  1924) ; note du service des Archives pour la sous-direction des chancelleries (13 décembre 1937). 34. MAE Nantes, Archives des archives (1720-1970), art. 215, dossier Bakou. 35.  MAE Nantes, Vladivostok (vice-consulat), art. 13, dossier Dépôt des archives du viceconsulat de France au consulat de Pologne (1923-1924). 36. Voir Les Archives du ministère des relations extérieures…, t. II, p. 195-196. 37. MAE Nantes, Archives des archives (1720-1970), art. 257, dossier Moscou, sous-dossier Mission Glachant (1950). 38.  Ibid., sous-dossier Rapatriement archives des anciens postes diplomatiques et consulaires en Russie. Voir notamment la dépêche de Philippe Baudet, ambassadeur de France en URSS (Moscou, 31 août 1964) : « Nous avions quelque raison de nous abstenir de soulever ce problème pendant l’époque stalinienne : une in de non-recevoir était alors certaine. En 1964, une dérobade

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alors être en possession d’archives de l’ancienne ambassade et de consulats français en Russie. On sait depuis grâce aux travaux de Sophie Cœuré que, saisies par les autorités soviétiques pendant la seconde guerre mondiale, elles avaient été remises dans l’immédiat après-guerre au Dépôt spécial central d’État (TsGOA), où elles subirent un classement qui en perturba l’ordre originel. Le secret de leur existence fut bien gardé et leur histoire se confondit dès lors avec celle des « archives trophées », qu’elles n’étaient pas à l’origine39. Après plusieurs mois de négociations, un procès-verbal fut signé entre les gouvernements français et soviétiques le 24 avril 1969, en vertu duquel l’ambassadeur de France à Moscou, Roger Seydoux, se vit remettre « les archives des anciennes représentations françaises en Russie », soit un ensemble de 20 438 dossiers s’étendant du xviiie à 1920, provenant des postes de Saint-Pétersbourg, Moscou, Tilis, Cronstadt et Riga40. Cette importante restitution ne représentait pas encore la totalité de ce que détenait l’État soviétique. Il fallut attendre plus de deux décennies pour qu’à la suite d’un nouvel accord sur « la recherche et la restitution d’archives », signé entre les deux pays le 12 novembre 1992, plusieurs dossiers provenant des consulats de Tilis, Bakou, Kiev, Saint-Pétersbourg fussent remis au ministère des Afaires étrangères entre 1994 et 2000. Tout chercheur devra avoir à l’esprit cette histoire dramatique lorsqu’il consultera les fonds de nos représentations en Russie, aujourd’hui conservés au centre des archives diplomatiques de Nantes.

III. — État des sources relatives à la France et aux Français en Russie de 1789 à 1917, conservées au ministère des Affaires étrangères et européennes Le fonds historique des Afaires étrangères se compose de deux grands ensembles : - les archives des services centraux de ce département ministériel, transférées en 2009 du Quai d’Orsay et de ses dépôts annexes parisiens au nouveau centre reste l’issue la plus probable. Mais nous pouvons aussi penser qu’un silence trop prolongé de notre part n’accroîtrait pas nos chances de rentrer en possession du lot disparu ». 39. Autrement dit, ces archives françaises tour à tour spoliées par les nazis et les soviétiques, auxquelles Sophie Cœuré a consacré un remarquable ouvrage ; voir Sophie Cœuré, La mémoire spoliée. Les archives des Français, butin de guerre nazi puis soviétique, Paris, 2007, et notamment les p. 137-141. 40. MAE Nantes, Archives des archives (1720-1970), art. 257, dossier Moscou, sous-dossier Rapatriement archives des anciens postes diplomatiques et consulaires en Russie ; voir notamment les télégrammes n° 1842/46 et n° 2042 de l’ambassade de France en URSS (Moscou, respectivement 14 et 25 avril 1969).

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des archives diplomatiques de La courneuve (3, rue Suzanne Masson, 93126, La courneuve) ; - les archives des services extérieurs, couramment désignées sous le terme d’archives rapatriées des postes, conservées, depuis 1966, au centre des archives diplomatiques de Nantes (CADN, 17, rue du Casterneau, 44 300 Nantes). On trouvera sur le site du ministère des Afaires étrangères et européennes (http://www.diplomatie.gouv.fr), à la rubrique « archives et patrimoine », toutes les informations utiles sur le fonctionnement des salles de lecture de ces deux sites, ainsi que la présentation des fonds qu’ils détiennent et quelques inventaires en ligne. Cet état des sources ne se veut ni une présentation de toutes les séries et fonds existant aux Afaires étrangères (ainsi les traités et alliances n’ont pas été pris en considération) ni un relevé exhaustif des cotes d’archives concernant la présence française en Russie. Il donne les caractéristiques de chaque fonds (dates extrêmes et typologie documentaire), indique les instruments de recherche existants et propose seulement quelques exemples de cotes. Les sources de nature consulaire et commerciale ont été jugées plus pertinentes pour le sujet qui nous intéresse, mais nous n’avons pas pour autant fait l’impasse sur les sources politiques, qui doivent s’entendre au sens le plus large du terme.

A. Séries de l’administration centrale conservées au centre des archives diplomatiques de la courneuve Les fonds de l’administration centrale, organisés en séries, reflètent l’organisation administrative du ministère que nous avons décrite plus haut. Ils sont par conséquent regroupés sous les thèmes suivants : afaires consulaires et commerciales, afaires politiques, afaires politiques et commerciales, afaires de chancellerie et contentieux, administration générale. D’un point de vue archivistique, il est bon de savoir que le classement chronologique par pays ou par poste fut la règle jusqu’en 1896, ce qui n’empêchait pas que des documents fussent rangés en dossiers thématiques. Après 1896, un cadre de classement méthodique fut mis en place dans les bureaux, qui s’imposa déinitivement en 1901. Quelques séries que nous évoquerons à la in ont été constituées de manière artiicielle et rassemblent par conséquent des dossiers de toutes provenances : ce sont les « Mémoires et Documents », « Papiers d’agents-Archives privées », « Acquisitions extraordinaires », enin la « Collection iconographique »41. 41. Rappelons ici que Michel Lesure a consacré un article toujours utile bien que daté aux fonds russes conservés aux Afaires étrangères : « Aperçu sur les fonds russes dans les archives du ministère des Afaires étrangères français », dans Cahiers du monde russe et soviétique, t. 4/3, 1963, p. 312-330.

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1. Afaires consulaires et commerciales 1.1. Correspondance consulaire et commerciale (1793-1901)42 La correspondance commerciale échangée entre les consulats et le Département des Afaires étrangères est classée par poste consulaire dans l’ordre chronologique et reliée en volumes. Cette série débute en 1793 et se termine en 1901, date à laquelle le classement méthodique des dépêches par matière, mis en place en 1896, s’imposa déinitivement. Les dépêches commerciales des consuls renferment souvent des pièces jointes d’un grand intérêt (tableaux statistiques, cartes) et se présentent régulièrement sous la forme de rapports détaillés sur les activités industrielles et commerciales, le rôle, l’inluence et l’importance numérique des communautés étrangères, dont évidemment la colonie française, l’attitude des autorités locales dans la circonscription consulaire. Nombre d’entre elles sont également consacrées aux afaires particulières. Cette série renferme pour la Russie les sous-séries suivantes : Bakou, 1 t. (18891901) ; Batoum, 1 t. (1879-1898) ; Cronstadt, 1 t. (1826-1830) ; Helsingfors, 2 t. (1890-1901) ; Moscou, 7 t. (1821-1901) ; Novorossiïsk, 1 t. (1898-1901) ; Odessa, 15 t. (1802-1901) ; Riga, 8 t. (1830-1901) ; Saint-Pétersbourg, 53 t. (1793-1901) ; héodosie, 1 t. (1816-1817) ; Tilis, 7 t. (1821-1896) ; Varsovie, 8 t. (1824-1901). Instrument de recherche : État numérique des fonds de la Correspondance consulaire et commerciale de 1793 à 1901, Paris, 1961.

1.2. Afaires diverses commerciales, (environ 1830-1901) Cette série, dont les documents les plus anciens datent de la in des années 1820, fut close en 1901, un nouveau plan de classement étant entré en vigueur en 1902 à la direction des Consulats et Afaires commerciales. Elle rassemble des dossiers constitués sur les matières les plus diverses, sans qu’il faille voir dans ce vague qualiicatif une quelconque minoration de leur intérêt : voies de communication, mines de charbon et pétrole, commerce international des grandes denrées, mouvements ouvriers, etc43. Ce type de classement oblige à faire de larges consultations pour identiier les dossiers relatifs à la Russie. Ainsi, on consultera les dossiers classés sous les thèmes « Pays étrangers : Russie », « Expositions : Russie », « Questions monétaires et inancières : Russie », sans négliger ceux rangés 42.  La correspondance des consulats antérieure à 1793 est conservée aux Archives nationales dans la série Afaires étrangères, BI : correspondance consulaire. Voir le répertoire numérique Correspondance consulaire. Consulats. Mémoires et documents (Afaires étrangères BI et BIII), Paris, 1982 ainsi que le tout récent inventaire analytique de la correspondance des consuls de France à Saint-Pétersbourg (1713-1792), réalisé par Anne Mézin. 43. À noter qu’elle comprenait également à l’origine de nombreux dossiers d’afaires particulières (126 cartons), qui ont été détruits probablement entre les deux guerres.

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sous « France », qui rassemble les questions intéressant l’activité commerciale et industrielle française à l’étranger en général. Instrument de recherche : Inventaire sommaire. Afaires diverses commerciales. 1830-1901, dactyl. Exemples d’articles : - 429-436 : dossiers sur l’industrie, les chemins de fer, les ports et lignes de navigation, les tarifs douaniers, les entreprises françaises en Russie, etc. (environ 1882-1902) ; - 526, 526 bis et 527 : expositions diverses en Russie (1880-1902) ; - 584-589 : questions monétaires et inancières, chemins de fer en Asie centrale, banques, emprunts, titres et sociétés en Russie (1886-1901).

1.3. Afaires commerciales (1902-1907, 1907-1918) Cette série est composée de deux sous-séries : Sous-série A : Dossiers généraux. Elle réunit des dossiers généraux constitués par la sous-direction des Afaires commerciales à partir de 1902 sur les inances, les travaux publics, l’agriculture, les colonies, le commerce (chambres de commerce, conseillers du commerce extérieur, rapports et renseignements commerciaux, statistiques commerciales), le sucre, la viticulture, les expositions, les armes et munitions. Instrument de recherche : répertoire numérique. Direction des consulats et afaires commerciales ; sous-direction des Afaires commerciales ; sous-série A. 19021907. Dossiers généraux, dactyl. Sous-série D : Correspondance générale. Elle rassemble de manière artiicielle des dossiers de la direction des Consulats et Afaires commerciales de 1902 à 1907 et quelques-uns des années 1907-1918, provenant de la direction des Afaires administratives et techniques, créée en 1907. Instrument de recherche : inventaire intitulé Direction des consulats et Afaires commerciales ; sous-série D. Correspondance générale des consulats, 1901-1918, manuscrit. Exemples d’articles dans la sous-série D : - 54-58 : correspondance avec l’ambassade et les consulats français en Russie et dossiers d’afaires diverses (1902-1907) ; - 148 : ambassade, consulats et afaires diverses en Russie (1907-1915).

1.4. Négociations commerciales (1830-1901) Cette série intéresse le renouvellement des traités de commerce et la révision des tarifs douaniers. Ces négociations oicielles ont donné lieu à la production de notes, correspondances et tableaux sur le commerce en général. On y trouvera en revanche peu d’informations sur les particuliers.

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Instrument de recherche : répertoire numérique intitulé Correspondance de la sous-direction commerciale ; négociations commerciales. 1811-1906. La sous-série Russie renferme les articles suivants : - 1-9 : correspondance (1832-1901).

2. Afaires politiques Sur un thème comme le nôtre, on ne peut s’abstenir de consulter les fonds à caractère politique, qu’il faut entendre au sens large du terme.

2.1. Correspondance politique, origine - 1896 Cette série renferme les minutes des dépêches et télégrammes du ministère adressés à l’ambassade et les originaux des dépêches adressés par l’ambassade au ministère, classés par poste dans l’ordre chronologique. Instruments de recherche : État numérique des fonds de la Correspondance politique de l’origine à 1871, Paris, 1936 ; État numérique des fonds de la Correspondance politique de 1871 à 1896, Paris, 1961. La sous-série Russie comprend les articles suivants : - 128-312 : correspondance politique (1789-1896)44 - supplément 16-18 (1788-1827). À noter : les articles 176 et 179 contiennent de la correspondance d’ordre politique avec les postes consulaires de Varsovie, Odessa et Tilis pour 1828 et 1829.

2.2. Tables analytiques de la correspondance politique Il peut être utile de survoler la correspondance politique en parcourant ces tables qui ofrent une analyse sommaire du contenu des dépêches. Instrument de recherche : répertoire numérique, 1996, dactyl. Exemples d’articles : - 149-151 : Russie (1789-1829) ; - 282 : Russie (1830-1839).

2.3. Correspondance politique des consuls (1826-1896) Les consuls, en tant qu’informateurs politiques, adressaient les dépêches de cet ordre à la direction politique. De 1826 à 1830, cette correspondance est incorporée dans la série « Correspondance politique » susdite, après 1830, elle forme une série de volumes distincts. 44. Aucun volume pour l’année 1855, qui correspond à la rupture des relations diplomatiques pendant la guerre d’Orient. 

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Instruments de recherche : État numérique des fonds de la Correspondance politique de l’origine à 1871, Paris, 1936, p. 502 ; État numérique des fonds de la Correspondance Politique de 1871 à 1896, Paris, 1961, p. 97. La sous-série « Russie » (1830-1895) comprend : - Tilis : 2 t. (1830-1849) ; - Consulats divers (Odessa, Riga, Tilis, Moscou, Batoum, Saint-Pétersbourg, Helsingfors, Poti) : 13 t. (1830-1895) ; - Varsovie : 20 t. (1830-1895).

2.4. Afaires diverses politiques (1815-1896) Cette série renferme dans une première sous-série des dossiers de nature politique, qui complètent les dépêches de la Correspondance politique auxquelles ils se rapportent, et des dossiers de nature administrative. Une autre sous-série contient des « états des Français à l’étranger » : y igurent des états nominatifs des Français en Russie réclamés à plusieurs reprises au xixe siècle par l’administration centrale aux postes consulaires. La sous-série Russie. Elle comprend treize cartons de dossiers d’afaires « diverses », 1814 à 1895. Instruments de recherche : répertoire numérique sommaire, dactyl. Exemples d’articles : - n° 1 : rapport sur les afaires ayant trait à des intérêts privés coniés au consul de France en Russie avant et depuis 1824 (31 décembre 1824), etc. ; - n° 3 : cimetière de Sébastopol où sont inhumés les restes des soldats français morts en Crimée (1865) ; prisonniers russes et français (1855), etc. ; - n° 7 : rapport conidentiel sur les projets de chemins de fer russes en Sibérie et en Asie centrale (1887), etc. ; Sous-série États des Français à l’étranger (xixe siècle). Instrument de recherche : répertoire numérique détaillé, 2004, dactyl. Exemples d’articles : - n° 6 : état nominatif des Français résidant dans l’arrondissement d’Odessa (1848, 1851) ; - n° 8 : état nominatif de la population française dans la circonscription de Tilis au 31 décembre 1854, tableau nominatif de la population française au Caucase, immatriculée à la chancellerie de Tilis au 15 février 1862 ; - n° 9 : relevé nominatif de la population française en Pologne [1848] ; - n° 14 : état numérique des Français dans les provinces baltiques, dans le Caucase et dans l’arrondissement d’Odessa (1872).

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2.5. Statistiques extérieures (1787-1860) Sous ce terme anodin de statistiques se cachent des dossiers de renseignements stratégiques, militaires et économiques. En revanche, pas de dossiers sur la communauté française. Instrument de recherche : répertoire numérique. Inventaire du fonds des statistiques extérieures. xviiie-xixe siècles, 1985, dactyl. Exemples d’articles : - n° 46-49 : données statistiques générales sur la Russie (1797-1840) ; - n° 54 : emplacement des troupes russes (mai 1812) ; - n° 155 : armée russe (avril 1835).

3. Afaires politiques et commerciales 3.1. Correspondance politique et commerciale (1897-1918) À partir de 1897, l’abondance des documents ne permettait plus le regroupement en une seule série chronologique des télégrammes, dépêches et autres documents. On adopta un classement méthodique qui se rapprochait davantage de celui suivi dans les bureaux lors de l’élaboration des dossiers. Cette série comprend deux sous-ensembles : Nouvelle série, appelée ainsi pour la distinguer de la série Correspondance politique, et la série Guerre 1914-1918. Dans la Nouvelle série, sous-série Russie, 1897-1918, on trouve des dossiers classés sous les thèmes suivants : politique intérieure, questions dynastiques, presse, politique étrangère, inances, travaux publics, afaires commerciales, questions sociales, questions sociales et culturelles, protocole, industrie, autorisations militaires, autorisations civiles, questions douanières, foires-expositions-congrès, contentieux franco-russe, documentation imprimée (1896-1918). C’est notamment dans cette sous-série que l’on trouvera la correspondance des consulats disséminée dans les dossiers. Ainsi des dépêches du vice-consul de Kharkov et du consul d’Odessa, très intéressantes sur les mouvements sociaux, l’agitation révolutionnaire et la situation des entreprises françaises45. Dans la série « Guerre 1914-1918 », on trouve de nombreux dossiers concernant les relations franco-russes pendant le premier conlit mondial (opérations stratégiques, questions économiques et inancières, etc.). Nous signalons seulement ici le dossier géographique « Russie » et celui sur le « Ravitaillement de la France ». Instruments de recherche : État numérique des fonds de la correspondance politique et commerciale de 1897 à 1918, Paris, 1973 ; État numérique des fonds de la correspondance politique et commerciale (nouvelle série) de 1897 à 1918 (supplément), 1987, dactyl. 45.  Voir l’appréciation qualitative qu’en fait Michel Lesure dans «  Aperçu sur les fonds russes… », p. 321-323.

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Exemples d’articles : - n° 641-779 : dossier général, action des alliés, propagande française, Ukraine, Allogènes, Lettonie, Estonie, Bessarabie, Lituanie, Finlande, Pologne, Sibérie, questions militaires, intérêts français (1914-1918) ; - n° 1286-1296 : ravitaillement de la France à l’étranger, achats de blés et produits divers en Russie (1915-1918). Nota bene : nous limitant strictement à la période chronologique donnée, nous ne décrirons pas ici la série « Z. Europe » de la Correspondance politique et commerciale, qui porte sur la tranche 1918-1940, quoiqu’elle contienne de nombreux dossiers sur la situation des Français et la situation du corps diplomatique et consulaire au lendemain de la Révolution russe (voir État numérique du fonds de la Correspondance politique et commerciale, 1914 à 1940, t. I : A. Paix ; B. Amérique ; Y. Internationale ; Z. Europe, Paris, 1993).

3.2. Série C. Administrative (1895-1940) Les dossiers de cette série, créée en 1895, proviennent de la direction des Afaires politiques et commerciales. Elle est divisée en deux tranches chronologiques : 18901907 (art. 1-204) et 1908-1940 (art. 250-804), mais de nombreux dossiers antérieurs à 1908 igurent dans la deuxième tranche. Les thèmes de classement sont, entre autres, les suivants : attachés militaires, Alliance française, allocations aux établissements religieux, instruction publique (écoles françaises), chambres de commerce françaises, missions commerciales, unions internationales, etc. Il est nécessaire de faire de larges sondages pour identiier les dossiers relatifs à la Russie. Instrument de recherche : répertoire numérique, Série C. Administrative, dactyl. Exemples d’articles : - n° 140 : alliance française en Russie (dates non précisées) ; - n° 145, 163 et 165 : allocations aux établissements religieux hôpitaux, dispensaires, écoles, orphelinats à Batoum, Moscou, Saint-Pétersbourg (dates non précisées) ; - n° 458 : écoles françaises en Russie (1908-1911) ; - n°  592  : création de la chambre la chambre de commerce à SaintPétersbourg (1909), création d’une chambre de commerce à Kharkov, etc. (1909-1918) ; - n° 757 : dossiers des attachés militaires en Russie (1880-1918).

4. Afaires de chancellerie et contentieux 4.1. Chancelleries (xviiie-xxe siècle) Cette vaste série, divisée en sous-séries dont le classement n’est pas achevé, est précieuse pour les innombrables dossiers d’afaires particulières qu’elle contient, mais également pour ses registres notariés et d’état civil.

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Sous-série Dossiers nominatifs (1830-1925). Il s’agit de milliers de dossiers classés dans un ordre numérique par année. Ils sont relatifs à des afaires particulières de toutes natures (successions, demandes de secours, demandes relatives à l’état civil, etc.). Compte tenu du fait que le classement de ces dossiers n’est pas géographique, mais numérique et chronologique, toute recherche y est longue et diicile. Instrument de recherche : bordereaux numériques. Cependant, pour les années 1830-1840, il existe un inventaire analytique papier, tiré d’une base de données. Sous-série Successions (1817-1970). Cette sous-série est actuellement composée de deux ensembles de cartons numérotés séparément (1 à 121 et 184 à 204 H). Elle contient des dossiers de la sous-direction des Chancelleries et du Contentieux, qui vont de la simple demande de renseignements pour le compte d’héritiers à la succession complexe s’étalant sur plusieurs décennies. Ils sont classés par ordre alphabétique et non par pays. Instrument de recherche : répertoires numériques détaillés, dactyl. Sous-série Passeports (1760-1867). Instrument de recherche : répertoire numérique détaillé, dactyl. Exemples d’articles : - n° 10-14 : passeports délivrés au ministère des Relations extérieures de 1798 à 1805 (pour tous pays) ; - n° 16 : passeports de la suite du général de Caulaincourt, ambassadeur extraordinaire en Russie délivrés du 19 novembre au 5 décembre 1807 ; - n° 27 : correspondance relative aux diicultés éprouvées pour pénétrer en territoire russe en 1824 ; - n° 28 : police des passeports en pays étrangers (dont cas de la Russie en 1833). Sous-série Actes de chancellerie (1834-1900). En vertu d’une instruction spéciale du 30 novembre 1833, les actes et contrats passés par-devant le consul en qualité de notaire étaient dressés sur des registres doubles, dont le premier exemplaire restait au poste et le second était adressé à la in de chaque année civile au service des Chancelleries de l’administration centrale. Ainsi se constitua en administration centrale une collection de registres duplicata des actes notariés consulaires à partir de 1834. Instrument de recherche : Répertoire numérique des registres, 1834-1900, 1989, dactyl. Articles contenant des registres de postes consulaires français en Russie : - n° 26 : Bakou (1889-1900) ; - n° 35 : Batoum (1880-1900) ;

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- n° 97 : Helsingfors (1857-1900) ; - n° 106 : Kharkov (1900) ; - n° 170-174 : Moscou (1834-1900) ; - n° 190 : Novorossiïsk (1898-1900) ; - n° 190-191 : Odessa (1854-1900) ; - n° 218 : Riga (1834-1900) ; - n° 228-231 : Saint-Pétersbourg (1834-1900) ; - n° 284 : Tilis (1851-1900) ; - n° 306-307 : Varsovie (1861-1900). Sous-série État civil-Département (à partir de 1792). Les chefs de missions diplomatiques et consulaires se sont vu reconnaître la compétence d’établir les actes de l’état civil des Français en pays étrangers par l’article 48 du Code civil (1804)46. Mais dans les faits, ces agents commencèrent à enregistrer les événements d’état civil concernant les ressortissants de la République à l’étranger dès après la publication de l’arrêté du 20 septembre 1792 qui détermina « le mode de constater l’état civil des Français ». Cependant, rien n’obligeait les Français à déclarer au consul les événements les concernant : ils pouvaient très bien se contenter de le faire devant les seules autorités locales. Les actes de l’état civil consulaire sont inscrits sur des registres tenus en double exemplaire, le primata et le duplicata. Passé le terme centenaire, les registres duplicata sont remis à la direction des Archives du ministère et classés dans la série « État civilDépartement ». Cette collection est généralement mieux conservée que celle des primata que l’on retrouve dans les archives rapatriées des postes. En outre, le centre de La courneuve détient un ichier des références aux actes contenus dans ces registres jusqu’en 1891, ce qui facilite grandement les recherches (l’état civil consulaire ne produit pas de tables décennales, contrairement à l’état civil municipal en France). Instrument de recherche : répertoires numériques correspondants aux tranches chronologiques suivantes : origine à 1884, 1885-1891, 1892-1899, 1900 et années suivantes. Articles contenant des registres de postes consulaires français en Russie : - Origine à 1884 : - n° 20 : Batoum (1881-1884) ; - n° 73 : Cronstatd (1830-1833), Cracovie (1835) ; - n° 97 : Helsingfors (1857-1858) ; 46.  L’art.  48, livre Ier, titre II du Code civil attribue la qualité d’oicier de l’état civil aux diplomates et consuls : « Tout acte de l’état civil des Français en pays étranger sera valable, s’il a été reçu, conformément aux lois françaises, par les agents diplomatiques ou par les commissaires des relations commerciales de la République ». Le titre de commissaire des relations commerciales fut substitué à celui de consul pour éviter toute confusion avec le triumvir des Consuls pendant le Consulat. Napoléon rétablit le titre de consul en 1806.

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- n° 162-163 : Moscou (1834-1884) ; - n° 180-182 : Odessa (1804-1884) ; - n° 199 : Riga (1818-1884) ; - n° 218-222 : Saint-Pétersbourg (1790-1884) ; - n° 252-253 : Tilis (1825-1884) ; - n° 261-262 : Varsovie (1827-1884). - 1885-1891 : - n° 271 : Bakou (1889-1891) ; - n° 294 : Moscou (1885-1891) ; - n° 284 : Helsingfors (1890-1891) ; - n° 296 : Odessa (1895-1891) ; - n° 300 : Riga (1885-1891) ; - n° 302 : Saint-Pétersbourg (1885-1891) ; - n° 310 : Tilis (1885-1891) ; - n° 312 : Varsovie (1885-1891). - 1892-1899 : - n° 318 : Batoum (1892-1899) ; - n° 331 : Helsingfors (1892-1899) ; - n° 344 : Moscou (1892-1899) ; - n° 346 : Novorossiïsk (1893-1899), Odessa (1892-1899) ; - n° 351 : Riga (1894-1899) ; - n° 353 : Saint-Pétersbourg (1892-1899) ; - n° 363 : Tilis (1892-1899) ; - n° 365 : Varsovie (1892-1899). - 1900 : - n° 368 : Batoum ; - n° 369 : Helsingfors ; - n° 370 : Kharkov ; - n° 371 : Moscou, Odessa, Novorossiïsk, Riga. - etc.

4.2. Contentieux (xixe siècle - 1924) Cette série renferme des dossiers d’afaires contentieuses et de réclamations ressortissant au droit international et privé. Le classement est fait par type d’afaires et pas systématiquement par pays, ce qui oblige à de larges sondages. Instrument de recherche : états de versement ; Contentieux I et Contentieux II, dactyl. Exemples d’articles : - n° 408 : négociants expulsés de Sébastopol (1857-1883) ; - n° 409-412 : extraditions et dossiers d’afaires particulières en Russie (dates non précisées) ;

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- n° 605-612 : guerre russo-japonaise (dossiers abordant notamment le cas de Français lésés par ce conlit en Extrême-Orient) ; - n° 708-710 : Russie. Troubles en Russie (dates extrêmes non précisées, mais notamment en 1905). Nota bene : nous nous contenterons de citer la série de l’Oice des biens et intérêts privés, créé en 1916 pour examiner les demandes d’indemnisations des Français victimes de spoliations et dommages divers à l’étranger.

5. Administration générale 5.1. Personnel Cette série contient, à côté de dossiers généraux, les dossiers de carrière des agents du ministère, classés dans l’ordre alphabétique par tranche chronologique. On s’y réfèrera pour toute recherche sur un agent titulaire ayant exercé en Russie. Instruments de recherche : répertoire numérique, Personnel. Première série : cartons, dactyl. (pour les agents du ministère ayant cessé leurs fonctions de 1816 à la in du xixe siècle) ; répertoire numérique, Personnel. Deuxième série, dact (pour les agents du ministère en fonction dans la seconde moitié du xixe siècle jusqu’à la in des années 1930).

5.2. Personnel et agences consulaires (xixe siècle - 1935) (conservée au centre des archives diplomatiques de Nantes) Cette série renferme notamment la correspondance des postes diplomatiques et consulaires avec le cabinet du ministre au sujet des agences consulaires et de l’activité des consulats. Y sont conservés plusieurs dossiers intéressants sur les nombreuses agences consulaires françaises en Russie et leur titulaire. Instrument de recherche : inventaire, Archives du fonds Personnel et agences consulaires, dactyl. Exemples d’articles : - n° 23-24 : agences consulaires supprimées en Russie avant 1920 ; - n° 202 et 207 : rapports de postes consulaires en Russie (1893-1895) ; - n° 273-274, 297, 302, 304 et 306 : correspondances et rapports annuels de postes consulaires en Russie (1880-1920). On trouvera, par exemple, dans l’article 274, dossier Russie, sous-dossier Odessa, une longue dépêche d’Henri Sauvaire, consul de France à Odessa, relative à l’inspection des agences consulaires établies dans les dix gouvernements de sa circonscription, avec une carte en annexe.

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5.3. Archives du service des Archives (les articles 210 à 288 sont conservés au centre des archives diplomatiques de Nantes) Composée, entre autres, de dossiers consacrés à la gestion des archives dans les postes diplomatiques et consulaires, on trouvera dans cette série de précieux inventaires de remises d’archives dressés dans les postes français en Russie au xixe siècle et un intéressant dossier sur le sort des archives diplomatiques et consulaires après la Révolution de 1917. Instrument de recherche : répertoire numérique détaillé, Archives du service des Archives du ministère des Afaires étrangères (1720-1970), 2000, dactyl. Exemples d’articles contenant des dossiers sur les postes en Russie : - n° 213 : Arkhangelsk (agence consulaire) ; - n° 215 : Bakou (vice-consulat) ; - n° 244 : Saint-Pétersbourg/Léningrad (1833-1936) ; - n° 256-257 : Moscou (consulat et ambassade) contenant notamment un dossier sur le rapatriement des archives des anciens postes diplomatiques et consulaires de Russie ; - n° 262 : Odessa (consulat) ; - n° 270 : Reval (agence consulaire) ; - n° 271 : Riga (consulat) ; - n° 273 : Rostov (agence consulaire) ; - n° 281 : Tilis (consulat).

5.4. Comptabilité ancienne (xviie siècle - 1947/1955) Instrument de recherche : inventaire, Archives et registres constituant le fonds « Comptabilité », années 1681 à 1955, dactyl. Exemples d’articles : - n° 962 : Services russes : ligue nationale des intérêts français en Russie ; comité Noulens ; rapatriement, secours, assistance des Français de Russie (1919-1927) ; - n° 983-984 : états récapitulatifs des dépenses de l’ambassade de France près la cour de Russie (1856) ; mission extraordinaire du comte de Morny en Russie (1856-1857) ; - n° 1148-1149 : demandes de crédits pour les dépenses de la représentation française au couronnement de l’empereur de Russie (1896) et pour les frais de voyage en Russie du président de la République (1897).

6. Autres séries 6.1. Mémoires et documents Complément indispensable des séries politiques et consulaires, rassemblant des documents produits par des agents du ministère, mais également des pièces

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de multiples provenances, cette collection comporte plusieurs sous-séries dont deux retiendront notre attention. - Mémoires et documents, Russie (1613-1686), 47 t. Cette sous-série reliée est d’une très grande richesse et échappe à l’analyse, tant les sujets abordés et la nature des documents y sont diférents. On dispose fort heureusement d’un inventaire détaillé. Instrument de recherche : inventaire analytique, Mémoires et Documents Russie, 1613-1686, dactyl. Cet inventaire est doté d’un index des noms propres. - Mémoires et documents France, fonds « Bourbons ». Il s’agit des volumes 588 à 647 et 1891-1892 de la sous-série France, qui portent sur l’émigration pendant la Révolution française. Instrument de recherche : inventaire analytique, Inventaire des Mémoires et documents France […] Fonds Bourbons, Paris, 1960. Cet inventaire est doté d’un index des noms propres.

6.2. Papiers d’agents - Archives privées Composée d’archives provenant de dons, achats, dépôts ou scellés, cette série doit toujours être sondée en complément des dossiers du personnel (série « Personnel » déjà évoquée) et de la série Acquisitions extraordinaires, à suivre. Instruments de recherche : répertoires numériques par fonds. Exemples de fonds d’agents comprenant des documents relatifs à leur séjour en Russie : PA/AP 005 : Aunay (Stephen Lepeletier, comte d’), 11 vol. (1872-1918). Le premier volume de ce fonds a trait au séjour de ce diplomate en Russie en tant que secrétaire d’ambassade (1872-1877) : - vol. 1 : manuscrit autographe de ses souvenirs de Russie (juin 1872-1877) ; fragments d’une note sur Alexandre III et l’alliance franco-russe (1894). PA/AP 017 : Boyard (Henri), 2 cartons (1869-1897). Ce personnage fut consul général à Varsovie de 1882 à 1897 : - vol. 1 : minutes de la correspondance politique et consulaire (1869-1886) ; - vol. 2 : minutes de la correspondance politique et consulaire du consulat général de France à Varsovie (24 janvier 1887 - 19 avril 1897). PA/AP 045 : Castelbajac (Barthélémy, général marquis de), 3 t. (1822-1860). Deux des trois volumes ont trait à la mission diplomatique de Castelbajac en Russie de 1850 à 1854 : - vol. 1 : correspondance politique (octobre 1850 - mai 1854) ;

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- vol. 2 : correspondance particulière avec d’éminents personnages en France et en Russie (1850-1854). PA/AP 119 : Montebello (Napoléon, Auguste, Lannes, duc de), 16 t.  (18361863). Plusieurs volumes sont consacrés à l’ambassade de Russie de ce diplomate de 1858 à 1863, dont : - vol. 4 : note sur la banque de commerce de Russie. Copie de lettres particulières adressées aux ministres successifs du ministère des Afaires étrangères (1858-1863). PA/AP 133 : Paléologue (Maurice), 5 t.  (1900-1937). Constitué principalement de minutes autographes de télégrammes de 1914 à 1917 et de quelques documents isolés, ce fonds est surtout intéressant pour appréhender l’action politique du diplomate. - vol. 1-4 : correspondance politique (1914-1917) ; - vol. 5 : documents (1900-1937). PA/AP 144 : Rayneval (Alphonse de), 12 t. (1832-1857). Deux volumes portent sur la période où le comte de Rayneval fut chargé d’afaires à SaintPétersbourg (1844-1848) : - vol. 1 : correspondance (1844-1847) ; - vol. 13 : notes et mémoires (1832-1857). PA/AP 146 : Reiset (Gustave, Armand de), 12 t.  (1848-1905). Un volume concerne le séjour de ce diplomate en Russie, en qualité de premier secrétaire de l’ambassade : - vol. 4 : récit de son départ pour la Russie (1852) ; notes et dépêches au moment de la rupture entre la France et la Russie (1854) ; correspondance, lettres particulières (1853-1854). PA/AP 188 : Louis (Georges), 4 t.  (1880-1914). Ce fonds renferme plusieurs pièces datant des années où il fut ambassadeur à Saint-Pétersbourg (1909-1913) : - vol. 2-3 : lettres adressées à Georges Louis et classées par année (1908-1924) ; - vol. 4  : dossiers par afaires, notamment  : Saint-Louis-des-Français de Moscou, chambre de commerce de Saint-Pétersbourg, œuvres françaises en Russie (1907-1921).

6.3. Acquisitions extraordinaires Cette collection de documents achetés en vente publique ou chez des libraires spécialisés contient des pièces éparses sur la Russie et quelques ensembles plus cohérents.

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Instruments de recherche : répertoires numériques détaillés des documents acquis depuis 1990. Exemples d’articles : - t. 33, fol. 151-187 : ensemble de documents provenant de la famille de Montebello (1824-1895) ; - t. 150, fol. 48-56v : requêtes et correspondances du consul Félix Despréaux de Saint-Sauveur (1795-1876), relatives à ses emplois successifs dans la carrière consulaire, notamment à Odessa ; - t. 168, fol. 24-58 : célébration du centenaire de la bataille de la Moskowa.

6.4. Collection iconographique Cette collection est constituée de documents iconographiques (estampes, dessins, photographies, albums, etc.) qui étaient à une époque plus ou moins systématiquement extraits des correspondances politiques et consulaires adressés au ministère ; mais elle s’accroît également de dons et d’achats. Le classement est organisé autour de trois catégories : séries thématiques, fonds d’institutions, collections d’origine privée. Pour plus de détails, on se reportera à la présentation de ce fonds sur le site internet du ministère (http://www.diplomatie.gouv.fr/fr), à la rubrique « Archives et patrimoine ». Instrument de recherche : base « Images » consultable en salle de lecture. Exemple d’articles : série Album de photographies, D 05 et D 06 : albums de photographies de Fernand de Montebello pendant son séjour en Russie, à l’occasion des fêtes du couronnement du tsar Nicolas II (1896), contenant, entre autres, plusieurs photographies du personnel diplomatique, dont l’ambassadeur Gustave Lannes de Montebello.

B. Archives rapatriées des postes diplomatiques et consulaires conservées au centre des archives diplomatiques de Nantes Éliminées dans l’urgence, rapatriées à la hâte, abandonnées sur place, puis saisies par les Soviétiques, les archives des postes diplomatiques et consulaires français en Russie ont beaucoup soufert. Celles de nos représentations à Saint-Pétersbourg et Tilis restent cependant très riches, quoique disloquées ; les autres sont plus fragmentaires. Un important travail de remise en ordre des dossiers sera à plus ou moins long terme nécessaire. Aussi, avant de présenter sommairement ces fonds, préférons-nous donner les principaux types de documents dont ils sont composés et dire en quoi ils difèrent et complètent ceux d’administration centrale.

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1. Typologie documentaire 1.1. Correspondance politique Cette correspondance est celle échangée par l’ambassadeur avec le ministre des Afaires étrangères. Si elle est tout à fait comparable dans sa forme et sa nature à celle conservée dans la série Correspondance politique présentée plus haut, elle ne doit pas être regardée comme un simple doublon. Elle s’en démarque en efet pour deux raisons au moins. Tout d’abord, elle est composée des minutes des dépêches adressées au ministère et des originaux des dépêches reçues du ministère, ce qui suit en soi à en faire une collection dissemblable. Par ailleurs on trouvera souvent intégrée dans la correspondance du poste les dépêches d’autres postes, communiquées pour information. Elles ont le mérite de nous ofrir sur une même afaire diférents points de vue, qu’il faudrait aller rechercher dans plusieurs sousséries politiques et commerciales d’administration centrale.

1.2. Correspondance commerciale et consulaire Les dépêches des consuls sur les ressources économiques du pays, l’activité commerciale des Français, la navigation maritime, les afaires particulières sont tantôt transcrites sur des registres tantôt conservée sous forme volante en dossiers chronologiques. Ces agents écrivaient directement au ministère, mais correspondaient aussi souvent entre eux : il en résulte que de nombreuses lettres ne sont pas en double dans les fonds d’administration centrale. Cette remarque est encore plus vraie pour la correspondance des agents consulaires qui n’étaient pas autorisés à écrire directement au ministre des Afaires étrangères, mais seulement aux postes dont ils dépendaient. La présence de ces lettres adressées dans les fonds de Saint-Pétersbourg et de Tilis permet de pallier en partie les lacunes que représente la disparition de la plupart des archives d’agences proprement dites.

1.3. Correspondances avec les particuliers et les autorités locales Protecteur des intérêts français, ambassadeurs et consuls sont constamment sollicités par des particuliers ou sociétés sur les sujets les plus divers ou amenés à entreprendre des démarches auprès des autorités locales. Ces correspondances, qui se présentent également sous forme de registres ou de dossiers chronologiques, sont d’un intérêt très inégal.

1.4. Dossiers thématiques Constitués sur toutes sortes de matières (politique, commerciale, culturelle), ils se substituent déinitivement au classement chronologique à peu près à la même période que dans les bureaux du Quai d’Orsay. Ils difèrent des dossiers

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d’administration centrale sur les mêmes matières, ne serait-ce que parce qu’ils ont été composés par des personnes diférentes. Le fonds « Saint-Pétersbourg » en compte de nombreux sur l’activité commerciale et industrielle de la Russie, dans lesquels on pourra trouver des informations sur les entreprises, les sociétés, les ingénieurs et les intérêts français.

1.5. Registres, actes et dossiers ressortissant à l’administration consulaire Nous ne reviendrons pas sur les registres d’actes de l’état civil et du notariat, dont nous avons déjà eu l’occasion de dire qu’ils étaient tenus en double exemplaire, le primata restant dans les archives du poste. a. Registres et minutes d’actes de chancellerie

Du xvie siècle à 1833, les actes, contrats et procédures de toutes sortes étaient enregistrés sur un registre appelé « registre », « main courante » ou « journal des actes de chancellerie »47. Par ailleurs, de nombreux actes étaient simplement déposés en chancellerie sous forme volante, au rang des minutes. Ces actes et registres forment un ensemble assez cohérent pour le xviiie siècle dans les fonds des consulats de Saint-Pétersbourg et de Moscou (en cours de classement). Ils sont très précieux pour étudier la nation française. b. Registres et certificats d’immatriculation consulaire

L’immatriculation des Français à l’étranger est une formalité administrative propre au ministère des Afaires étrangères. Elle a donné naissance au registre d’immatriculation. Mise en place sous la Révolution française, à l’époque de la Convention nationale, dans un contexte de surveillance étroite des mouvements des personnes, l’immatriculation consistait en une inscription des citoyens français sur le « registre d’immatricule » du consulat dans la circonscription duquel ils se trouvaient48. Il est important de savoir que cette inscription n’avait rien d’obligatoire et que par conséquent ces registres ne permettent pas un recensement exhaustif des Français. Concrètement, on portait sur le registre, qui était en principe «  coté et paraphé  » par le consul, le numéro d’ordre attribué à l’immatriculé au moment de son inscription (c’était son numéro d’immatriculation proprement dit), la date de son inscription, ses nom, prénom, lieu de naissance, âge, résidence, la mention des pièces justiicatives présentées, tous renseignements utiles sur l’intéressé, qui apposait sa signature. La tenue du registre 47. Ordonnance de la Marine d’août 1681, livre Ier, titre IX, art. 26. 48. Arrêté du Directoire exécutif du 16 prairial an 4 (4  juin  1796) concernant les Français voyageant dans les pays étrangers.

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Figure 2. Registre d’immatriculation du consulat de France à Tilis (1835-1862). MAE, archives diplomatiques de Nantes, Saint-Pétersbourg (ambassade), article 54.

d’immatriculation consulaire se généralisa véritablement avec la publication de l’ordonnance du 28 novembre 1833 qui, aichée dans tous les consulats, rappelait aux Français que cette démarche était le moyen de s’assurer la protection du consul dans l’arrondissement duquel ils résidaient et « de justiier de leur esprit de retour »49. L’inscription donnait droit à la délivrance d’un certiicat d’immatriculation à l’intéressé. Lorsqu’un immatriculé changeait de circonscription consulaire, une nouvelle immatriculation était nécessaire. Aux termes de l’article 1er du décret du 16 septembre 1910, mention devait être faite sur le registre de la situation militaire de l’inscrit, qui pouvait être 49. A. de Clercq et C. de Vallat, Formulaire des chancelleries diplomatiques et consulaires…, t. II, p. 126.

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« régulière » ou « irrégulière ». Lorsqu’un Français immatriculé décédait, quittait déinitivement sa résidence ou renonçait à sa nationalité, il était radié du registre. Enin, dans certains cas, des étrangers pouvaient être immatriculés et bénéicier ainsi de la protection consulaire. On trouvera à Nantes des registres d’immatriculation provenant des postes de Saint-Pétersbourg et Tilis pour le xixe siècle, de Vladivostok et Riga pour le xxe siècle. c. Registres de passeports et passeports déposés

Agents chargés de contrôler la circulation des personnes, les consuls sont compétents pour délivrer, renouveler et proroger les passeports des Français établis à l’étranger et viser les passeports délivrés pour la France à des étrangers. Pendant tout le xixe siècle, les Français de passage étaient invités à présenter leurs passeports au visa de leur consul, ain de s’assurer sa protection – laquelle ne pouvait néanmoins être refusée à ceux qui n’avait pas accompli cette formalité50. Les délivrances et visas de passeports étaient enregistrés sur un registre où étaient portés le numéro d’ordre du passeport, la date de délivrance, les noms, prénoms, date et lieu de naissance de l’intéressé, sa résidence ou sa destination, enin, selon les époques, son signalement et toutes autres observations jugées utiles. À côté des registres ont parfois été conservés pour le xixe siècle, les dossiers de demandes de visas et de passeports ainsi que les passeports périmés déposés par les intéressés au moment du renouvellement. Si peu registres de passeports apparaissent dans les fonds russes conservés au Centre des archives diplomatiques de Nantes, on trouve en revanche des collections de passeports périmés. d. Dossiers nominatifs d’affaires particulières

L’administration consulaire, qui traitait par déinition de cas particuliers, constitua sans retenue des dossiers nominatifs relatifs aux afaires militaires (recensement, mobilisation, pensions), décorations (médaille de Sainte-Hélène, Légion d’honneur, Palmes académiques, Mérite agricole, etc.), contentieux et réclamations de toutes sortes, successions de Français décédés (c’est par le biais de ces dossiers de succession que sont parfois parvenus en chancellerie consulaire des papiers et correspondance privés du défunt). Une partie seulement de ces afaires remontait au bureau des Chancelleries. Les fonds « Saint-Pétersbourg » et « Tilis » renferment une quantité considérable de dossiers d’afaires particulières. 50. Ordonnance du 25 octobre 1833 (A. de Clercq et C. de Vallat, Formulaire des chancelleries diplomatiques et consulaires…, t. II, p. 101).

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2. Les archives des postes Au Centre des archives diplomatiques de Nantes, les fonds portent le nom des postes d’où ils proviennent. Nous commencerons par citer les archives de l’ambassade, puis ceux des consulats, que nous ferons suivre ensuite des séries « État civil » et « Actes notariés ».

2.1. Saint-Pétersbourg (ambassade) Série reliée dite « A » : correspondance politique (1802-1907). Elle comprend deux cent soixante-et-onze volumes, évacués de Russie en 1919. Notons qu’au moment de la guerre de Crimée, en 1854, la correspondance de l’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg depuis 1802 fut transférée au Quai d’Orsay, où le service des Archives prit le soin de la faire relier en 65 volumes plein cuir de 1802 à 1854. Par la suite, l’ambassade continua à adresser au Département ses dépêches politiques pour reliure ; elles forment aujourd’hui ces 271 volumes. C’est cette série qui fut rapatriée en France dès 1919 et qui est la seule à connaître un état déinitif de classement. Instrument de recherche : répertoire numérique. Inventaire des volumes reliés de la correspondance politique, 1802-1907, 1987, dactyl. Série des cartons et registres (xviiie siècle - 1922). Plus de sept cent vingt-deux articles. Archives restituées comprenant encore à ce jour, outre les dossiers de l’ambassade, ceux des consulats de SaintPétersbourg, Tilis, qui sont de loin les plus volumineux, ainsi que quelques archives de Moscou, Riga et Cronstadt. Pour Moscou et Saint-Pétersbourg, les documents remontant au xviiie siècle ont été rassemblés dans une dizaine de cartons et sont en cours d’inventaire analytique. Instrument de recherche : répertoire numérique, manuscrit et dactylographié. Exemples d’articles : - n° 49, 54, 57, 59, 63 et 68 : registres d’immatriculation du consulat de France à Tilis de 1835 à 1903 ; -  n°  380  : correspondance commerciale du consulat de France à SaintPétersbourg et du vice-consulat à Cronstadt (1819-1824) ; - n° 381, 413, 417 : collections de passeports périmés pour le xixe siècle ou correspondances relatives aux passeports ; - n° 425 : correspondance du consulat de France à Kharkov (1900-1914) ; - n° 537 : recensement et immatriculation des Français (environ 1849-1850) ; correspondance de l’ambassade avec le consulat de France à Saint-Pétersbourg (1815-1820), Varsovie (1811-1858), avec les vice-consulats et agences consulaires d’Arkhangelsk (1831-1851), de Bakou (1892-1907), Batoum (1880-1902) ;

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- n° 602 : réclamation de Chaumette des Fossés pour récupérer ses papiers personnels, qui lui ont été enlevés en 1813 (1823-1825)51, etc.

2.2. Pétrograd (ambassade) Cinquante-huit cartons et quinze registres, 1879-1919. Archives évacuées de Russie en 1919. Le contenu des dossiers est avant tout politique, avec des informations très précises et denses sur la situation intérieure dans les diférents gouvernements de Russie en 1916-1919. Instrument de recherche : état de versement manuscrit, 1988, mis à jour en 2007. Exemple d’articles : - n° 10-12 : correspondance de l’ambassade avec les consulats d’Helsingfors, Kiev, Moscou, Pétrograd (1915-1919) ; - n° 14 : rapports consulaires (1918) – dont un petit dossier Afaire Louis Roth, sujet hongrois, directeur de la succursale d’Odessa du Crédit lyonnais depuis 1906, au service de cette banque depuis plus de vingt ans et demandant la nationalité française pour ne pas être expulsé du territoire russe (1914-1918) ; - n° 44 : missions et voyages oiciels de Français en Russie, tels Albert homas, Eugène Petit (1916-1917).

2.3. Saint-Pétersbourg (mission militaire) Quinze articles (12 cartons et 3 ichiers) (1917-1919). Dossiers rapatriés en 1988 de l’ambassade de France à Stockholm, où ils avaient été déposés en 1919. Il s’agit de dossiers sur la situation intérieure, les partis et mouvements politiques, l’armement, l’espionnage, etc. Instrument de recherche : état de versement, 1988, dactyl.

2.4. Bakou (vice-consulat) Cinq articles (1893-1919). Une partie du contenu de ce fonds a été restituée en 2000. Instrument de recherche : répertoire numérique, 2003, dactyl.

2.5. Helsingki/Helsingfors (ambassade) Deux articles (1898-1920). Ces deux articles classés dans le fonds de l’ambassade de France en Finlande sont malheureusement tout ce qui reste de ce consulat. Instrument de recherche : néant. 51.  Jean Baptiste Gabriel Amédée Chaumette des Fossés (1782-1841), élève de l’École des jeunes de langue en 1799, a appris l’arabe, le turc et le persan avec Silvestre de Sacy (voir Dictionnaire de biographie française, t. VIII, 1959, p. 859-860).

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2.6. Kiev (vice-consulat) Un article (1908-1919). Restitué en 1994. Ce ne sont que des reliquats de dossiers de cette agence consulaire devenue vice-consulat en 1917. Instrument de recherche : état de versement, 1960, dactyl.

2.7. Moscou (vice-consulat) Deux articles (1759-1810). Ces deux articles seront, à terme, augmentés des archives de ce consulat mêlées au fonds « Saint-Pétersbourg » (ambassade). Instrument de recherche : répertoire numérique, 2 p., dactyl.

2.8. Riga (consulat) Vingt-huit articles (1809-1940). Ce fonds sera, à terme, augmenté de quelques dossiers de ce consulat encore mêlés au fonds « Saint-Pétersbourg ». Instrument de recherche : répertoire numérique, 1998, dactyl. Exemples d’articles : -  n°  10*-13*  : correspondance du consul avec le ministère des Afaires étrangères, les postes diplomatiques et consulaires français en Russie et d’autres autorités françaises et russes (1881-1906) ; - n° 14* : correspondance du consul avec les particuliers et diverses autorités russes et françaises (1903-1906) ; - n° 20* : registre des actes passés en chancellerie du consulat de France à Riga. Sur ce seul registre sont enregistrés les actes courants de chancellerie (2 mars 1809 - 11 mai 1811, 6 juillet 1816 - 13 avril 1832) ; les actes relatifs à la navigation (16 juin 1816 -  6 novembre 1831) et les patentes de santé (25 août 1817 - 27 août 1822) 13 avril 1832) ; les actes de naissance, mariage et décès des « individus de la nation française, domiciliés dans l’arrondissement consulaire de France à Riga » (24 mars 1826 - 17 octobre 1829), etc.

2.9. Tilis (consulat) Huit articles (1834-1921). Archives restituées en 2000. Ce fonds sera, à terme, augmenté par l’intégration des nombreux dossiers de ce consulat se trouvant notamment dans les articles 34 à 177 du fonds « Saint-Pétersbourg ». Instrument de recherche : répertoire numérique, 2004, dactyl.

2.10. Varsovie (consulat général) Huit articles (1828-1883). Instrument de recherche : répertoire numérique, 2001, dactyl.

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2.11. Vladivostok (vice-consulat) Vingt-quatre articles (1894-1924). Ce fonds sera, à terme, augmenté de quelques documents de ce vice-consulat encore mêlés aux fonds « SaintPétersbourg » (ambassade) et « Moscou » (ambassade), série C. Instrument de recherche : répertoire numérique, octobre 2009, dactyl. Exemples d’articles : - n° 10-12 : dossiers de particuliers et pièces justiicatives déposées au consulat (certiicats d’immatriculation et passeports) de Français et protégés français (1894-1922).

3. État civil et primata des postes Les registres primata sont exploités pendant cent ans par les postes consulaires, puis ils sont rapatriés au centre des archives diplomatiques de Nantes, où ils sont classés dans cette série. Elle est pour la Russie plus lacunaire que celle des duplicata d’administration centrale. Instruments de recherche : répertoires numériques par sous-série. Les sous-séries suivantes sont à consulter : Cronstadt, 1 article (1826-1847). Novorossiïsk, 1 article (1918). Riga, 5 articles (1838-1940). Saint-Pétersbourg, 10 articles (An X-1905). Tilis, 1 article (1828-1899). À noter que le centre des archives diplomatiques de Nantes détient le microilm de plusieurs registres de la paroisse de Saint-Louis-des-Français de Moscou (1843-1915).

4. Actes notariés primata des postes Le centre des archives diplomatiques de Nantes conserve dans cette série les séries de registres primata des actes notariés. Elles sont pour la Russie très lacunaires. Instruments de recherche : répertoire numérique dactyl. La sous-série suivante est à consulter : Saint-Pétersbourg, 4 articles (1842-1919). Les fonds du ministère des Afaires étrangères ofrent de nombreuses perspectives. Pour l’archiviste, il est évident qu’un programme de classement des archives des postes est à mettre en place ; quelques séries d’administration centrale mériteraient aussi des instruments de recherches plus élaborés («  Afaires diverses politiques  » et «  Afaires diverses commerciales  » par exemple). L’historien, quant à lui, pourrait étudier de manière approfondie le développement du réseau consulaire français en Russie, le comparer à celui d’autres puissances, mais également à d’autres réseaux qui, à la même époque, cherchent à s’implanter dans ce pays : les banquiers, les industriels,

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les hommes d’afaires. Enin, le foisonnement d’informations nominatives que renferment ces fonds ne peut que stimuler les études prosopographiques et les amateurs de généalogies. Ces recherches multiples conduiront peut-être à la découverte de fonds que l’on croyait perdus. Jérôme Cras Centre des archives diplomatiques de Nantes

LA RUSSIE AUX ARCHIVES HISTORIQUES DE LA SOCIÉTÉ GÉNÉRALE PRÉSENTATION ET PERSPECTIVES DE RECHERCHE

par

Xavier BREUIL et Camille REY

Initiée aux afaires russes dès la in du xixe siècle, notamment par le truchement de sa société industrielle l’Omnium ou encore de ses participations à diférents syndicats interbancaires, la Société générale s’est également imposée comme une banque de dépôts de première importance1. Soucieux d’exporter son savoir-faire et disposant d’une bonne connaissance du marché et des coutumes locales, l’établissement bancaire du boulevard Haussmann décida de créer une iliale en 1901, la Banque du Nord, dont le réseau d’agences fut agrégé, neuf ans plus tard, à celui de la Banque russo-chinoise pour donner naissance à la Banque russo-asiatique. Depuis Saint-Pétersbourg, où fut installé son siège social, la nouvelle entité rayonna sur l’ensemble de l’empire russe, participant ainsi à la mise en valeur des ressources naturelles et au décollage industriel du pays. Mais les archives conservées à Paris ne concernent pas la seule Société générale et ses iliales russes. L’intégration du Crédit du Nord2 au groupe en 1997 a permis au service des Archives historiques d’enrichir ses fonds « russes », en récupérant les dossiers de la Banque de l’union parisienne. Fondée en 1904, cette banque d’afaires s’intéressa de près à la Russie, nouant des partenariats avec des groupes français, comme Schneider, belges ou encore locaux, dont la Banque de l’Union de Moscou. 1. La Société générale a été créée le 4 mai 1864 à Paris. 2. Le Crédit du Nord apparaît sous ce nom en 1871, mais l’établissement d’origine, le Comptoir d’escompte de Lille, est né en 1848.

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De ce fait, les archives historiques de la Société générale ofrent une perspective stimulante pour étudier les relations économiques et commerciales franco-russes mais aussi pour appréhender l’histoire sociale et politique de la Russie de la in du xixe siècle à la révolution d’Octobre 19173.

I. — Revisiter l’histoire économique et financière de la Russie À partir des années 1870, la Société générale déploya en Russie une activité multiforme. Contrairement à la Banque de l’union parisienne (BUP), qui exerça strictement son métier de banque d’afaires, elle développa dans le pays des iliales industrielles et bancaires. Parmi les iliales industrielles, on peut citer la Société minière et industrielle à laquelle elle apporta son soutien entre 1872 et 1878 ainsi que la Société générale de l’industrie minière et métallurgique en Russie, appelée également l’Omnium. Créé en 1897 à l’initiative de la Société générale en association avec la Société générale de Belgique et l’autrichienne Länderbank, l’Omnium prend le contrôle de plusieurs sociétés industrielles situées dans le bassin houiller du Donets et parraine notamment trois entreprises : la Société générale des hauts fourneaux, forges et aciéries en Russie (usine de Makeevka), la Société minière et industrielle de Rutčenko (« Routchenko ») et la Compagnie de l’industrie minière de Goloubovka (« Golubovka »). En patronnant cette holding inancière, la Société générale espère, d’ailleurs, placer en France les titres des sociétés épaulées par l’Omnium. La crise de 1905-1906 déjoua ses prévisions mais, à partir de 1910, les actifs des iliales furent transférés vers des sociétés plus solides, russes ou franco-russes. Quant aux iliales bancaires, il s’agit essentiellement de banques de dépôts, la Banque du Nord d’abord gérée en partenariat avec la Banque de l’union parisienne, puis la Banque russo-asiatique fondée avec le soutien de Paribas en 1910. Enin, la Société générale soutient les entreprises russes, non seulement en plaçant auprès de sa clientèle les actions et obligations émises par ces entreprises mais aussi en leur octroyant des crédits. Au total, la Société générale contribua au développement économique de la Russie tsariste et s’airma comme une partenaire importante de son décollage industriel. Logiquement, les fonds conservés par le service des Archives historiques témoignent de cette contribution et proposent des documents de première importance pour ceux qui s’intéressent à l’histoire économique et inancière de la Russie entre 1872 et 1918. 3. Le service des Archives historiques se trouve sur le site de CAP 18, 189 rue d’Aubervilliers, 75886 Paris cedex 18. Pour en savoir plus sur le service et ses activités, voir le site internet : www.societegenerale.com/nous-connaitre/notre-histoire.

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1. L’activité et la stratégie des banques françaises en Russie Tout d’abord, les archives permettent de mieux appréhender ce que furent l’activité et la stratégie des banques françaises en Russie. Ayant installé leur siège au 62, perspective Nevski à Saint-Pétersbourg (voir ig. 1), la Banque du Nord puis la Banque russo-asiatique s’étaient rapidement lancées dans une politique d’ouverture d’agences sur les grandes places commerciales du pays. Certes, les documents estampillés Société générale relatifs à l’activité économique de ces

Figure 1. Siège de la banque russo-asiatique, situé sur la Perspective Nevski à Saint-Petersbourg. Archives historiques SG. .

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établissements bancaires sont, dans l’ensemble, peu nombreux. Mais les rares documents qui subsistent, dont le relevé des signatures accréditées des directeurs et des fondés de pouvoir de chaque succursale4, donnent un aperçu de l’étendue du réseau d’agences et du nombre de cadres employés. En revanche, le fonds de la Banque de l’union parisienne, est plus riche. Il contient pour la période 1906-1910 quelques documents d’intérêt qui apportent un éclairage sur l’implantation du réseau d’agences, son fonctionnement et son activité. Ces sources peuvent être croisées avec la collection complète des comptes rendus de réunions du comité de direction5. Ce dernier se tenait toutes les semaines au siège de la banque. Il avait pour rôle d’assurer le suivi et l’examen des affaires courantes de la banque. Les procès-verbaux apportent une mine de renseignements sur la situation financière de l’établissement, contenant des informations sur la situation de caisse et de trésorerie de la banque, l’évolution du réseau des succursales avec indication des ouvertures et des fermetures de guichets, le détail des opérations financières menées par les agences, avec le nom de l’entreprise concernée ainsi que le type d’opération effectuée. Ces comptes rendus permettent ainsi de reconstituer, semaine après semaine, le fonctionnement et l’activité de la Banque de l’union parisienne. L’étude de la fusion entre la Banque du Nord et la Banque russo-chinoise, qui donna naissance à la Banque russo-asiatique, est rendue possible par le dossier de constitution de l’établissement bancaire6. Ce dossier éclaire les motivations des dirigeants, les modalités de l’opération mais aussi le fonctionnement futur de la banque. De plus, il contient des comptes rendus de réunions préparatoires, diférents courriers échangés entre les protagonistes de l’afaire, des notes qui font état de l’organisation mise en place, notamment pour la direction des succursales ou encore pour le service de l’inspection.

2. Les opérations inancières Les dossiers d’opérations inancières des entreprises ofrent également des pistes de recherche. Pour chaque opération inancière menée pour une entreprise cliente, un dossier était constitué. Ils concernent des opérations diverses : prise de participation au capital de l’entreprise, émissions d’actions ou obligations, etc. Ils couvrent plus particulièrement les secteurs de l’industrie minière et métallurgique mais aussi des domaines plus spéciiques comme l’énergie du pétrole, du gaz ou de l’électricité. 4. Archives historiques SG, boîte 81408. 5. Archives de la Banque de l’union parisienne, cartons 14826, 14828 et 14787. 6. Archives historiques SG, boîtes 2848, 2849.

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Ces dossiers sont particulièrement riches, proposant différents types de documents et des contenus divers et variés. On y trouve des informations sur le fonctionnement de l’entreprise cliente  : statuts et procès-verbaux d’assemblées générales ou de conseils d’administration  ; états financiers avec les livres de comptes et les bilans  ; études techniques et financières réalisées avant l’opération se présentant sous la forme de rapports de mission, de notes sur l’état de l’entreprise ainsi que des plans techniques et des cartes ; montage des opérations financières mieux connues grâce aux protocoles d’accord, listes des participants, actes syndicaux, spécimens de bons d’émission d’actions ou d’obligations. Les dossiers d’opérations inancières permettent aussi de faire des études générales sur l’évolution stratégique des investissements inanciers en Russie, les secteurs industriels et les zones géographiques privilégiés, les formes de partenariats noués avec les sociétés et les techniques inancières employées. Des études plus particulières telles que des monographies d’entreprises peuvent être menées. Nous prendrons ici l’exemple des dossiers d’opérations inancières constitués dans le cadre de l’Omnium qui s’avèrent intéressants à plusieurs égards. Certains apportent d’importantes précisions sur la stratégie de soutien au développement industriel menée par la Société générale à la in du xixe siècle alors que d’autres fournissent des éléments concrets sur l’activité et le fonctionnement des entreprises qui lui sont ailiées. Concernant l’Omnium, les archives permettent d’en retracer le fonctionnement, de sa constitution en 1897 à sa mise en liquidation à partir de 19127. Pour cette iliale, nous disposons des statuts, des procès-verbaux des conseils d’administration et des assemblées générales, des états inanciers mais aussi des rapports des études menées avant la réalisation d’une opération inancière. On retrouve aussi des analyses sur la législation russe, notamment en termes de propriété, de cession des fonds miniers, de tarifs douaniers. Des cartes du bassin houiller représentent les implantations des diférentes iliales de l’Omnium. Dans un même ordre d’idées, les dossiers de la « Société minière et industrielle » qui achète une concession minière sur le domaine de Rutčenko (« Routchenko ») en 1874, est riche d’enseignements. En 1900 par exemple, cinq puits fournissent près de 500 000 tonnes de charbon. L’usine devient alors l’un des principaux producteurs de charbon de la région du Donbass. Les dossiers d’opérations financières nous renseignent également sur les réseaux d’hommes mis en place en Russie afin de préparer et suivre les affaires en Russie. Parmi eux, le corps des ingénieurs-conseils. Ils avaient 7. Archives historiques SG. Les dossiers concernant l’Omnium se trouvent dans les boîtes 3347, et 3686 à 3691 ainsi que dans les registres de l’entreprise côtés 10968, 10969, 12253 à 12555, 12640 et 12641.

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pour rôle de veiller au bon déroulement de l’opération et d’assurer sur place le suivi technique. De fait, ces ingénieurs effectuent de nombreux déplacements à travers le pays, parcourent les installations industrielles et rendent compte de la situation financière et industrielle de la société inspectée. Ils occupent parfois le poste de directeur technique ou de membre du conseil d’administration de l’entreprise. Ils sont aussi des observateurs privilégiés de la situation économique de la Russie. Diférents types de documents donnent un aperçu détaillé de leurs activités  : rapports de mission, études techniques, notes et correspondance. Nous pouvons citer, à titre d’exemple, le parcours de M.  Féraud, ingénieur-conseil, recruté par l’Omnium en 1903. Il Figure 2. Plan d’ensemble des usines a pour mission de veiller à la bonne Rutčenko, avec puits d’exploitations, logemarche de l’entreprise et de ses iliales ments du personnel et équipements collecen Russie. Il est nommé commissaire tifs. Archives historiques SG, B 12 260. aux comptes de la Société russe de Makeevka ain d’examiner les résultats d’exploitations. Il doit également efectuer une mission à Novotcherkassk dans le cadre d’une conférence à la Chambre iscale du Don. Les archives conservées permettent d’observer l’évolution de la Société minière et industrielle de Rutčenko (« Routchenko ») sur le long terme : statuts, procès-verbaux d’assemblées générales, livres de comptes, rapports d’études, contrats d’achat de concessions minières. Il est par exemple possible d’étudier les conditions d’installation de l’usine sur le domaine de Ručenko et de son organisation (voir fig. 2). Les contrats de fermage passés avec les paysans propriétaires des terrains de l’usine sont également communiqués. Ces sources donnent aussi des indications sur les négociations menées avec les propriétaires terriens, réunis en assemblée, pour exploiter la ressource minière. Autre document d’intérêt, l’inventaire du domaine

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qui recense les bâtiments d’exploitation et qui permet d’approcher une histoire plus sociale de la Russie.

II. — Les archives bancaires : source de l’histoire sociale Les archives historiques de la Société générale permettent d’envisager plusieurs dimensions sociales de la Russie et de la présence française avant 1917.

1. Écrire l’histoire sociale des expatriés français Tout d’abord, si la banque n’a pas conservé les dossiers du personnel recruté localement, elle dispose en revanche de ceux des expatriés8. Il s’agit, en général, d’inspecteurs envoyés par le siège parisien pour contrôler et apporter leur savoir-faire à la iliale Banque du Nord puis Banque russo-asiatique, de directeurs ou encore de traducteurs. Ces dossiers se présentent de la manière suivante : état civil, formation et diplômes, langues étrangères maîtrisées, parcours professionnel avant et après le passage au sein de la iliale, y compris celui réalisé au sein de la Société générale. On y trouve également les salaires et gratiications, diférentes notations. Ils contiennent aussi des correspondances entre l’expatrié et la direction du personnel qui reviennent sur les questions de protection sociale dont les caisses de prévoyance et les retraites. On pourrait prendre ici les exemples d’Eugène Provost et de Charles Dubreuilh9. Le premier, né en 1878, intègre le groupe à l’âge de seize ans comme simple aide comptable à l’agence de Rennes. Il monte ensuite les échelons, en passant par les agences de Rouen et Paris avant de rejoindre les services centraux en 1901. Maîtrisant la langue de Tolstoï, il passe à la Banque russo-asiatique le 1er juillet 1910, où il exerce les fonctions d’inspecteur puis de directeur de l’inspection. Lors de son passage en Russie, où il resta jusqu’en 1918, Eugène Provost correspond avec la direction générale ou du personnel pour évoquer ses conditions de travail, ses émoluments et sa qualité de vie. Il terminera comme sous-directeur à la Société générale de banque pour l’étranger et les colonies. Le second, né en 1864, n’a séjourné que trois ans en Russie. Après avoir efectué ses classes au sein des agences de Périgueux, Bergerac et Lyon, il prit la direction des agences d’Anvers et de Marseille. En 1910, il est nommé directeur de la Banque russo-asiatique et devient membre du « Pravlenie »10 de l’établissement 8. Archives historiques SG, fonds des dossiers du personnel. 9. Archives historiques SG, dossiers de Charles Dubreuilh et d’Eugène Provost. 10. Il s’agit du terme russe employé pour désigner la direction de la banque. Elle était collégiale et composée de six administrateurs, trois Russes et trois Français.

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bancaire. Outre les correspondances et ordres de service relatifs à ses émoluments, son dossier personnel contient des circulaires et lettres qui déinissent et expliquent la gestion du personnel. Les connaissances concernant le management de la banque peuvent d’ailleurs être approfondies par les procès-verbaux des réunions qui informent sur les mouvements des directeurs et cadres supérieurs. Les photographies et journaux internes de la Société générale témoignent, en outre, des activités récréatives des salariés (voir ig. 3). La Banque russo-asiatique

Figure 3. Le personnel de la banque russo-asiatique devant une Datcha. Archives historiques SG.

favorise la multiplication des lieux de sociabilité. Les employés disposent ainsi d’une datcha, de courts de tennis, d’un club sportif où ils pratiquent le patinage à glace, le football. Des compétitions sont d’ailleurs organisées et un « œuf » de l’artiste Fabergé, alors orfèvre à la cour du tsar, récompense les vainqueurs. Il est également possible de consulter les dossiers de recrutement des ingénieurs-conseils qui donnent des indications sur les modalités du recrutement et d’installation. Nous citerons ici les exemples de M. Féraud, recruté par l’Omnium en 1903 et envoyé en mission à Kharkov, ou de Maurice Waton, ancien élève de

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Polytechnique qui travailla pour le Crédit lyonnais puis, à partir de 1901, pour la Société générale11.

2. Approcher les conditions sociales des ingénieurs et ouvriers russes Mais les fonds conservés ne concernent pas seulement l’histoire sociale de la Banque russo-asiatique. Plusieurs documents permettent d’approcher d’autres entreprises. Les dossiers individuels du personnel russe recruté pour les iliales de l’Omnium. Celui de M. Aconin, recruté en 1902 pour un poste de chef de la comptabilité de l’usine de Rutčenko (« Routchenko »), est composé de la lettre d’engagement, de l’état de ses appointements, des demandes de congés et de la correspondance12. Les inventaires de domaine des entreprises soutenues par la Société générale et la Banque de l’union parisienne sont également riches d’enseignement. En efet, les dossiers d’opérations inancières contiennent des rapports présentant la main d’œuvre de l’usine. Le rapport sur les mines du Donets, appartenant à la société minière et industrielle adressé aux membres du conseil d’administration et datée de 1879, consacre un chapitre entier aux ouvriers. On y apprend les diicultés de la direction de l’usine pour conserver ces travailleurs de mai à août, période au cours de laquelle ils préfèrent retourner aux champs. Une forte mobilité que le directeur explique par le faible attachement des ouvriers russes à leur habitat. Ce document revient aussi sur le coût de la main d’œuvre. Il permet, enin, d’en savoir plus sur les logements des administrateurs et des ouvriers, répartis dans des casernes pour les travailleurs avec familles et des casernes réservées aux ouvriers célibataires. Des données concernant la surface du logement, le nombre de pièces, la valeur et l’état du bâti sont également communiquées. Ces dossiers sont complétés par des plans permettant de mieux appréhender l’agencement des sites, notamment la place des structures sociales par rapport à l’usine. Sont également présents des équipements collectifs : hôpital, école, église, boulangerie, boucherie. Les missions efectuées dans les entreprises permettent, enin, de voir l’évolution des tensions sociales au moment des révolutions et guerres qui ont bouleversé la vie politique russe, notamment au cours des années 1904-1905.

III. — Banquiers et ingénieurs face aux événements politiques L’ensemble des documents présentés précédemment est également fort utile pour aborder l’histoire politique et diplomatique de la Russie et des relations franco-russes avant 1918. 11. Archives historiques SG, boîtes 3043 et 1370. 12. Archives historiques SG, boîte 6691.

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1. La révolution d’Octobre rouge vue par les banquiers et ingénieurs Tout d’abord, les dossiers du personnel des expatriés de la Société générale ou de ses ingénieurs-conseils contiennent nombre d’analyses politiques, notamment sur l’évolution de la révolution d’Octobre rouge. Certaines correspondances de ces dossiers du personnel portent sur le processus de nationalisation des banques alors que d’autres spéculent sur l’avenir du socialisme en Russie. Enin, les banques et les usines sont des postes d’observation pour vivre les événements et comprendre les révolutions. L’ingénieur-conseil Maurice Waton s’essaie à en expliquer les origines :  Cause de la 2e révolution russe : 1. Problème agraire qui n’était qu’à moitié résolu (réformes Stolypine-Krivochénie [Krivošein]) à la veille de la guerre. Les paysans manquaient de terre, tandis que les nobles, les couvents, les églises, le cabinet impérial, les apanages, l’État avaient des domaines immenses. 2. Introduction brusque, artiicielle et souvent tarée (capitaux étrangers) de l’industrie moderne dans un pays à l’état de civilisation du xive siècle. 3. Désordres inouïs de la cour (Raspoutine) 4. Démoralisation et crise économique causées par une guerre longue et désastreuse. Mobilisation de dix millions d’hommes quand la Russie pouvait en armer, en équiper et en nourrir sans désorganiser tout le pays, quatre millions. Caractère de la révolution russe, mars 1917 : 1. La Russie n’est ni la France ni l’Angleterre. Il est aussi absurde de voir les conservateurs français défendre le régime tsariste (l’infortuné Nicolas II était peut-être à la cour le seul honnête homme et ami sincère de notre patrie) que les socialistes uniiés être partisans de Lénine et de Trotsky. Politiquement, 90 % de la population est amorphe. Les tsaristes, les cadets, les socialistes révolutionnaires, les mencheviks, les bolcheviks représentent chacun à peine 300 000 personnes conscientes sur une population en Russie soviétique d’une centaine de millions. 2. La révolution russe ne ressemble en rien à la révolution française, mais plutôt à la révolution mexicaine 1913-1920. Elle a un précédent historique, la période des grands troubles 1606-1613 de la mort de Boris Godounov à l’élection de Michel le premier des Romanov. Ce qu’il y a de nouveau est le désir des dictateurs d’appliquer des théories sociologiques (marxisme) et de tenter une formidable expérience sociale. La révolution russe est xénophobe et nationaliste (surtout hostile aux anglais et aux français) ; c’est la suite d’un mouvement qui a commencé dès 190413.

Les dossiers du personnel contiennent aussi des télégrammes qui transmettent l’inquiétude des expatriés et leurs tentatives, parfois avortées, de fuir le pays. Dans le dossier du directeur de l’inspection de la Banque russo-asiatique, on retrouve des témoignages datés de décembre 1917, mai 1918 et octobre 1918 qui relatent son 13. Archives historiques SG, boîte 3043 : notes de Maurice Waton (décembre 1917).

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échec dans sa tentative d’évasion de mars/avril 1918. Il avait essayé de rejoindre la Suède par la Finlande. Quelques mois plus tard, il réussit inalement à quitter le pays et envoie des télégrammes à la direction de la Société générale : Référant lettre début septembre venons miraculeusement échapper internement bolchéviste abandonnant tout avoir – stop. Conséquence prions de bien vouloir mettre il disposition chez correspondant Stockholm que prions indiquer notre adresse Nya Banken somme suisante permettre trois personnes séjourner quelques semaines vu durée formalités14.

2. Une vision originale de la vie politique et diplomatique russe Ensuite, les fonds d’archives comptent des rapports de missions et notes adressées à la direction qui relatent le climat politique de la Russie. Les dossiers de la Banque de l’union parisienne fourmillent par exemple de correspondances qui mesurent plus précisément l’impact des conlits sur l’organisation du travail. Pendant la première guerre mondiale, en juin 1916, la banque d’afaire envoie l’un de ses conseillers visiter « la Société russe pour la fabrication de munitions et d’armements ». Son rapport expose l’organisation de la production, les entrepôts, le nombre de machines, le nombre d’ouvriers et leur moral en période de guerre. Maurice Verstraete, directeur de la Banque russo-asiatique fait également des comptes rendus réguliers sur les révolutions de 1905 et de 1917. Ces correspondances abordent également la question des relations diplomatiques, plus particulièrement les liens tissés par les banquiers avec les ambassades, française et russe, et les hommes politiques. Avant de prendre la direction de la Banque du Nord, Maurice Verstraete fut lui-même fonctionnaire des Afaires étrangères et, depuis 1894, secrétaire d’ambassade chargé de mission commerciale à Saint-Pétersbourg. En 1899, il avait été choisi pour représenter l’État français au conseil de la Banque russo-chinoise. Pour diriger la Banque du Nord, il fut choisi par Dorizon, directeur de la Société générale, le baron Hély d’Oissel, membre du conseil d’administration de la même banque et le ministre Caillaux. Côté russe, il convient de souligner le rôle d’Alexis Putilov (« Aleksej Putilov ») à la tête de la Banque russo-asiatique. Il fut auparavant haut-fonctionnaire aux Finances et secrétaire du ministre des Finances Witte de 1900 à 1902. Enin, le fonds d’archives compte un dernier type de document : les mémoires de Maurice Verstraete15. Publiés en 1920 aux éditions Georges Crès et Cie et intitulés Mes cahiers russes, ces analyses sont consacrées aux évolutions politiques 14. Archives historiques SG, dossier d’E. Provost : télégramme (7 octobre 1918). 15.  Archives historiques SG, boîte 81294. Maurice-Paul-Alfred Verstraete, consul général de France, est aussi l’auteur de La Russie industrielle, étude sur l’exposition de Nijni-Novgorod, Paris, 1897 et de L’Oural, Paris, 1899.

de la Russie entre mai 1915 et septembre 1918. L’auteur présente tour à tour « l’Ancien Régime », le gouvernement provisoire et le pouvoir des soviets. Il y raconte son arrestation, ses débats avec le chef de la police politique sur le capitalisme, sa libération puis sa fuite en Finlande. Au total, les fonds conservés par le service des Archives historiques de la Société générale qui touchent « aux afaires russes » proposent diférents types de documents et abordent des sujets variés. Ils donnent nombre d’éléments concrets sur les investissements : les opérations inancières menées pour des entreprises, le fonctionnement et l’organisation des sociétés iliales en Russie. De même, ils témoignent de l’étendue du réseau d’hommes mis en place pour mener à bien les diférentes afaires. C’est donc aussi l’aventure humaine que mettent en exergue les archives de la Société générale. Plus largement, les archives témoignent de l’histoire mouvementée de la Russie et des révolutions de 1905 et 1917, de leur impact sur le fonctionnement des entreprises et sur l’organisation du travail. Elles ofrent ainsi de nombreuses pistes de recherche en histoire économique politique et sociale. Cependant, il conviendrait de rappeler que ces archives doivent être croisées avec celles conservées par d’autres institutions. Des correspondances entre la Banque russo-asiatique et le siège de la Société générale à Paris qui reviennent sur l’activité de la iliale russe sont encore conservées par les archives d’État à Saint-Pétersbourg. Elles avaient été conisquées par les Soviets au moment de la nationalisation de la banque. Xavier Breuil et Camille Rey, Service des Archives historiques, Groupe Société générale

DES INGÉNIEURS FRANÇAIS AU SERVICE DE LA COURONNE RUSSE AU DÉBUT DU XIXe SIÈCLE SOURCES EN RUSSIE ET EN UKRAINE

par

Dmitri GOUZÉVITCH et Irina GOUZÉVITCH

Cet article présente un survol des sources, à la fois abondantes, diverses, complémentaires et dispersées, utiles pour l’étude de l’histoire des relations franco-russes en matière d’ingénierie. Les biographies des ingénieurs et savants français qui se sont distingués au service de la couronne russe serviront de il conducteur de cet aperçu1. Chronologiquement, notre étude traite d’un groupe d’ingénieurs français présent sur le sol russe dans la première moitié du xixe siècle. Les dates extrêmes des documents peuvent néanmoins être antérieures ou postérieures à cette période. En efet, le principal gisement de documents concerne les années 1810-1840, époque où les ingénieurs français sont nombreux sur le sol russe et au sommet de leur productivité, tandis que les archives se rapportant aux décennies 1800 et 1850 sont d’un intérêt moindre, dans la mesure où elles ne concernent que quelques-uns des personnages qui sont venus s’installer en Russie avant le principal lux migratoire ou qui s’y sont attardés après l’arrêt de celui-ci. Pour ce qui touche les recherches généalogiques – et, en Russie, il s’agit de la descendance de nos personnages –, elles peuvent se prolonger jusqu’à nos jours. * CIVC : Corps des ingénieurs des voies de communication ; ICIVC : Institut du Corps des ingénieurs des voies de communication ; X : Polytechnicien. 1. Ce survol vise à partager l’expérience de notre recherche pendant les deux dernières décennies. Ses résultats ont été présentés dans de nombreuses publications consacrées aux divers aspects de l’activité des ingénieurs français en Russie. Pour chacune de ces études thématiques, nous avons mobilisé le maximum de ressources documentaires, manuscrites et imprimées, disponibles. Dans l’impossibilité de les citer toutes ici, nous invitons le lecteur intéressé à consulter ces travaux qui contiennent également une importante bibliographie sur chacun des sujets traités (voir annexe n° III).

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DMITRI GOUZÉVITCH ET IRINA GOUZÉVITCH

Ce survol sera centré sur les documents conservés dans les institutions de deux États issus de l’ancienne URSS, la Fédération de Russie et l’Ukraine, mais nous signalerons aussi d’autres lieux de conservation en Europe et, en particulier, en France. Il présente des sources identiiées mais évoque aussi de nouvelles pistes de recherche.

I. — Portrait de groupe Les ingénieurs français que nous allons étudier sont au nombre d’une trentaine2. Malgré la diversité de leurs personnalités et de leurs parcours, ils ont en commun un certain nombre de caractéristiques qui en font un groupe d’individus à la fois spéciique et bien identiiable. Le déroulement de leurs carrières, leurs réalisations, leurs états de services et de mérite ainsi que leurs états civils sont autant de facteurs importants à prendre en compte lorsqu’on souhaite dresser leur portrait collectif. Mais, puisque notre regard est tourné vers la Russie, essayons d’abord de situer nos ingénieurs français dans ce cadre. Du point de vue de leur implication professionnelle, cinq catégories d’experts sont clairement identiiables : des spécialistes éminents dont l’action a marqué l’art, la science et l’enseignement de l’ingénieur en Russie ; leurs collègues dont l’action dans les mêmes domaines, bien que plus modeste, a été signiicative ; les ingénieurs praticiens impliqués dans les travaux de construction ; les ingénieurs français naturalisés et « russiiés » mais restant en contact avec la colonie française ; les prisonniers de guerre de la campagne napoléonienne dont l’action en Russie, parfois eicace, a été de courte durée mais, peut avoir eu, comme dans le cas de Poncelet, des répercussions en France. Les origines sociales de ce groupe sont très diverses : les aristocrates (SainteAldegonde, Sénovert, Gleizes, Brune de Sainte-Catherine) y côtoient des gentilshommes pauvres (Destrem, Fabre), des roturiers et des ils de la petite bourgeoisie (Potier) et des anciens ecclésiastiques (J. Résimont). Quant aux raisons de leur présence en Russie, elles relètent les diverses péripéties de l’histoire politique tourmentée de la France de l’époque. Les émigrés politiques des régimes successifs (Révolution, époque napoléonienne, Restauration) y cohabitent paisiblement. Mais on a aussi afaire à des émigrés économiques, des aventuriers et des chercheurs de fortune, et enin à des experts techniques commissionnés en Russie par le gouvernement français. Du point de vue professionnel, leur dénominateur commun est bien sûr d’avoir exercé en Russie le métier d’ingénieur. Cependant, à l’intérieur du groupe, 2. L’annexe n° I de cet article donne la liste de ces ingénieurs ainsi que des renseignements sur leur biographie. Dans cet article, nous les désignons uniquement par leurs noms de famille (par exemple Bazaine pour Pierre-Dominique Bazaine) précédé de l’initiale de leur prénom lorsque deux personnes portent le même nom (les frères Jean et Alexandre Fabre : J. Fabre et A. Fabre).

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les proils sont divers. Les Polytechniciens – quatorze personnes – constituent le noyau dur3 ; les représentants des grandes administrations techniques de l’État sont eux aussi en nombre important : les ingénieurs des Ponts et Chaussées dominent (Bazaine, Destrem, Potier, A. Fabre et Raucourt…), suivis des ingénieurs des Mines (Ferry, Lamé, Clapeyron et Le Play), des ingénieurs militaires (Sénovert, Sainte-Aldegonde) et des ingénieurs de la Marine (Brune de Sainte-Catherine). Les ingénieurs privés font plutôt igure d’exception : un seul exemple dans notre groupe (Eugène Flachat4). Enin, il faut prendre en compte une petite population particulière : les enfants des migrants français qui ont suivi des études d’ingénieur dans une école russe (Haüy, A. Résimont et Teremin). En Russie, ces compétences sont toutefois souvent redistribuées, les ingénieurs des grandes administrations françaises pouvant aussi bien s’engager au service de la couronne qu’à celui des particuliers (Ferry et Le Play au service des Demidov, dans l’Oural). Quant aux grandes administrations d’État russes, elles engageaient aussi bien les commissionnaires de l’État français que des candidats « spontanés » (Henry). Parmi les administrations d’accueil en Russie, le Corps des ingénieurs des voies de communication (CIVC), avec son institut associé (ICIVC), se pose en champion de ce recrutement5, même si d’autres administrations comme celles du Génie militaire et de la Marine, l’état-major général et la Suite de Sa Majesté Impériale le pratiquent également. En revanche, les changements de corps – et donc de situations – en cours de service étaient possibles. La plupart de ces ingénieurs ont mené une brillante carrière en Russie. Huit au moins y ont atteint les grades de généraux dans les diverses administrations techniques militaires ou militarisées de l’État (Sénovert, J. Résimont, Carbonnier, Bazaine, Destrem, Potier, A. Fabre et Sainte-Aldegonde) ; quelques autres sont devenus colonels ou lieutenants colonels du CIVC (Clapeyron, Lamé, Raucourt, Henri et J. Fabre). Pour certains, leur carrière en Russie s’est déroulée en parallèle avec leur carrière en France, l’avancement se faisant simultanément dans les deux pays (Lamé et Clapeyron ; Bazaine, Fabre, Destrem et Potier6). Quelques-uns 3.  Ces Polytechniciens sont  : Bazaine, Destrem, A. Fabre, Potier, Ducouëdic, Compère, Ferrandin-Gazan, Henry, Raucourt, Lamé, Clapyeron, Le Play, Gleizes, Poncelet. On peut également associer à ce groupe Enfantin (X 1813) expulsé sans avoir terminé le cursus, et Ferry qui, à défaut d’y avoir étudié, y a été examinateur. 4. Alain Auclair, Les ingénieurs et l’équipement de la France : Eugène Flachat, Le Creusot, 1999. 5.  Les ingénieurs français recrutés dans le CIVC forment en efet la moitié du contingent étudié : les Polytechniciens y sont majoritaires mais pas les seuls, comme le prouvent les exemples de Sénovert (ingénieur du roi et émigré politique) et de Résimont (ancien abbé et émigré). 6. Si nous avons séparé ces deux groupes, c’est que, dans la progression de leurs carrières en Russie et en France, il y a des nuances. Si Lamé et Clapeyron n’ont jamais interrompu leur service en France, les quatre autres ont été obligés d’y renoncer à la suite de l’épisode des Cent Jours qui, après un exil en Sibérie pendant la campagne napoléonienne (18121814), les a rendus suspects aux yeux du gouvernement russe. Lors de son congé en France

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sont restés déinitivement en Russie (Potier), voire même se sont fait naturaliser (Destrem) ; d’autres s’y sont attardés suisamment longtemps pour se faire une situation et assurer ainsi la poursuite de leur carrière et/ou une retraite tranquille en France. Sénovert, vieux et malade, est décédé à Honleur quelques semaines après son rapatriement, en 1831. Bazaine, rentré en France en 1835, a servi les deux pays jusqu’à la in de ses jours en 1838. Henry est mort à Saint-Pétersbourg sans avoir terminé son service ; Lamé et Clapeyron ont prétexté la maladie comme motif de départ : les rigueurs du climat russe mettaient en efet la santé des Français à l’épreuve. L’expérience russe s’est avérée décisive pour la carrière scientiique française glorieuse de Lamé et Clapeyron, rentrés en France en 1831, après onze ans de loyaux services en Russie. Raucourt a rapporté dans sa patrie, en 1827, l’expérience intellectuelle des échanges philosophiques avec ses pairs Polytechniciens (Enfantin et autres) qui ont préiguré la création, dans les années 1840, de l’Institut de la morale universelle et d’un cours de philosophie positive indépendant de celui d’Auguste Comte. Le Play, quant à lui, a tiré de ses trois voyages en Russie en 1837, 1844 et 1853, des expériences multiples dans les domaines des mines et de la métallurgie (la prospection de la région du Donets et la gestion des usines Demidov) et en matière d’études sociales (enquêtes sur les ouvriers et les populations de l’Oural)7. Certains de ces ingénieurs ont fondé des foyers en Russie avec des épouses d’origine française (Bazaine, Lamé et Potier) ; Clapeyron a épousé en France la ille naturelle de Bazaine qu’il avait rencontrée en Russie. Les mariages avec des Russes orthodoxes étaient plutôt rares, mais on en repère quelques-uns (notamment les deux mariages de Destrem). Les descendants de ces mariages mixtes, naturalisés et russiiés, se sont fondus dans le reste de la population de l’empire. Le souvenir de leurs origines françaises, perpétué au sein des familles, a été « efacé » à l’époque de la terreur stalinienne et accompagné de la destruction de documents familiaux par mesure de précaution8. Les activités de ces ingénieurs en Russie ont été extrêmement diverses. Parmi leurs domaines d’excellence professionnelle, une place de choix revient à l’enseignement. Plusieurs se sont en efet distingués comme professeurs dans les écoles d’ingénieur (la plupart des Polytechniciens, Sénovert et J. Résimont) ; trois ont successivement dirigé l’ICIVC : Sénovert de 1810 à 1824 (voir ig. 1) ; en 1828, Bazaine a réussi à se faire réintégrer (et à faire réintégrer ses trois camarades) dans le service français. 7. Voir sur ce thème les travaux d’Antoine Savoye et, en particulier, son article : « Frédéric Le Play à la découverte de la société russe : l’expédition en Russie méridionale (1837) », dans Génèses, t. 31, 1998, p. 119-137. 8.  Nous avons, sur cette triste réalité, un témoignage poignant de Mme Kira Kolyŝko (née Destrem), descendante de cinquième génération de notre ingénieur.

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Bazaine de 1824 à 1834 ; Potier de 1834 à 1836. Ils se sont investis activement dans l’élaboration des programmes d’enseignement et des politiques éducatives, ont créé de nouveaux cours et rédigé des manuels. L’art de l’ingénieur a été un autre domaine où l’excellence des ingénieurs français s’est imposée. Là aussi, ils sont intervenus à tous les niveaux, de l’élaboration des projets – plus d’un millier dont plusieurs ont été réalisés – à la conduite de travaux pour la plupart des membres du groupe , sans oublier l’expertise technique (Bazaine, Destrem, Lamé, Clapeyron, Carbonnier et autres) (voir ig.  2  ci-après). On leur doit, outre de nombreux ouvrages d’art édiiés à travers le pays, l’aspect classique, l’aménagement urbain et l’équipement sanitaire (avec la création des services d’hygiène urbaine) de la capitale impériale. En matière d’administration, leurs responsabilités sont allées de la gestion du personnel (Sénovert, Résimont) à la direction de travaux à grande échelle ; quelques-uns se sont vu conier la direction de grandes instances techniques, telles que le Comité pour les constructions et les travaux hydrauliques à SaintPétersbourg ou la Commission pour la construction des écluses de Schlusselbourg (Bazaine), la Commission des projets et des devis (Destrem), la responsabilité des arrondissements I et II des voies de communication9 (respectivement Bazaine et Destrem). La recherche a été au cœur de Figure 1 : Le général-major Étienne-François leur action  : les travaux scientide Sénovert. Gravure, premier quart du xixe siècle. Collection D. et I. Gouzévitch. iques rédigés par ces ingénieurs représentent quelques centaines de 9.  Après la réforme de l’administration des voies de communication en 1810, l’empire a été divisé en dix arrondissements des voies de communication avec, chacun, son directeur et ses effectifs, responsables de travaux de construction et d’entretien des voies de communication ; les arrondissements I (région de Saint-Pétersbourg) et II (région de Vytegra), les plus centraux et les plus prestigieux, étaient aussi les plus prisés ; la responsabilité en était d’autant plus grande.

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Figure 2a : Deux versions du projet (non réalisée et réalisée) de la coupole de la cathédrale de Sainte Trinité, par Pierre-Dominique Bazaine. Collage : D. Gouzévitch et S. Fedorov.

Figure 2b : La cathédrale de la Sainte Trinité (ТроицкоИзмайловский собор) à Saint-Pétersbourg. Fragment de carte postale. Collection D. et I. Gouzévitch

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titres. Leurs réalisations en matière de science de l’ingénieur ont obtenu la reconnaissance des milieux académiques. Six d’entre eux ont été élus membres de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg : Bazaine, Destrem, Clapeyron, Lamé, Raucourt et Hauÿ – les quatre derniers ont été élus membres correspondants, Destrem membre honoraire, et Bazaine a eu les deux titres. Ils se sont aussi investis dans l’invention ; on trouve en efet parmi eux des inventeurs passionnés qui se sont distingués dans le perfectionnement de machines et de divers mécanismes (machine à vapeur, dispositifs pour la fabrication de la poudre et pour la protection des chaudières des explosions) et dans l’élaboration de technologies industrielles de pointe (mécanisme de transmission précise du mouvement rectiligne, appareil de distillation semi-continue etc.). Leur activité éditoriale fut, elle aussi, très riche : on doit à ces ingénieurs les premiers cours lithographiés à l’usage des élèves de l’ICIVC (Potier, Bazaine, Raucourt, Lamé, Clapeyron), ainsi que de nombreux manuels pionniers en Russie (calcul diférentiel pour les ingénieurs par Bazaine ; calcul intégral par Lamé et Bazaine ; mécanique par Destrem ; géométrie descriptive et ses applications par Potier). En outre, Bazaine comme président du Comité scientiique, Destrem et Lamé, comme rédacteurs de la partie française, igurent parmi les créateurs du Journal des voies de communication / Журнал путей сообщения (aujourd’hui Железнодорожный транспорт), périodique bilingue franco-russe, l’un des premiers du genre en Russie. L’art et la littérature ont trouvé chez ces ingénieurs de fervents adeptes. Ils se sont essayés à la traduction littéraire, tels Bazaine et Destrem, et à la vulgarisation des connaissances ; ils se sont intéressés à la musique, au chant et aux arts plastiques. On trouve parmi eux de grands collectionneurs comme Sénovert et des passionnés de jeux d’échec comme Henry. L’action sociale et la vie associative irent aussi partie de leurs occupations préférées. Ainsi, ils ont été partie prenante et/ou initiateurs de quelques sociétés, associations et cercles d’amis où l’on discutait sciences, art, littérature, mais aussi de questions sensibles touchant à l’économie politique, à la philosophie, aux théories sociales (Lamé et Clapeyron ont adhéré au saint-simonisme). Les diverses loges franc-maçonnes en Russie (presque tous les Polytechniciens) et en France (Bazaine, Sénovert) les ont comptés parmi leurs membres. L’Association française de bienfaisance, fondée à Saint-Pétersbourg en 1820, a recruté parmi eux des donateurs actifs. Enin, habitués des salons aristocratiques les plus prisés de la capitale, ils ont mené une vie mondaine intense. Il reste à mentionner encore une facette de l’activité de ces ingénieurs dont, compte tenu de sa nature discrète et sensible, on parle peu : l’espionnage et/ou la reconnaissance technique. Certains de ces ingénieurs ont en efet pratiqué cette activité sinon professionnellement (Sainte-Aldegonde), du moins à certains

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moments de leur vie (Lamé, Clapeyron et Le Play). En revanche, il existe des cas où cette activité fut exercée dans les deux sens (Bazaine). Ce rapide bilan, bien qu’incomplet, suit à démontrer que l’héritage de ces ingénieurs français en Russie touche la plupart des sphères de la vie de la société russe de la première moitié du xixe siècle et il faut en tenir compte dans l’étude de leurs activités. Cet héritage peut être décrit comme « une culture technique spéciique » issue de l’hybridation des deux expériences nationales. La plus-value de leur action se traduit par un phénomène que l’on peut qualiier d’« efet du retour », soit ses retombées en France. Là, l’apport de ces ingénieurs, bien que moins spectaculaire, paraît également important : ils ont tissé des réseaux de sociabilité en établissant des liens de collaboration et de camaraderie entre les ingénieurs de France, de Russie et de plusieurs autres pays ; ils ont réalisé en France des travaux scientiiques et techniques d’importance cruciale, inspirés et/ou rendus possibles par les multiples expériences acquises en Russie ; ils ont accueilli leurs pairs et des élèves russes dans les structures françaises, etc. En déinitive, ils ont apporté en France une meilleure connaissance de la Russie et la promotion de sa culture. Autant de raisons pour se pencher sur l’héritage documentaire et matériel existant qui permet aux historiens d’aujourd’hui de préserver ce capital intellectuel commun aux deux pays.

II. — Les sources 1. Généralités La mémoire à partager est considérable ; elle nécessite l’exploration de plus de cinquante lieux de conservation en Russie et en Ukraine ainsi répartis : archives de tous types (publiques et privées), bibliothèques avec leurs fonds patrimoniaux (manuscrits, livres anciens, périodiques) et musées avec leurs collections d’objets, de livres et de documents. Par ailleurs, il faut aussi prendre en compte de nombreux vestiges matériels (patrimoine archéologique et technique). Toutes ces institutions ont des organisations diférentes. Pour ce qui est des archives, on doit distinguer les archives centrales et les archives locales.

1.1. Les archives centrales Les archives centrales comprennent : - les Archives historiques d’État de Russie / Российский Государственный Исторический Архив (RGIA / РГИА), Saint-Pétersbourg ; - les Archives d’État russes d’histoire militaire / Российский Государственный Военно-Исторический Архив (RGVIA / РГВИА), Moscou ;

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- les Archives historiques de la Marine d’État de Russie  /  Российский Государственный Архив Военно-Морского Флота (RGAVMF / РГАВМФ), Saint-Pétersbourg ; - les archives de l’Académie des sciences / aрхив Российской Академии Наук (ARAN / АРАН), antenne de Saint-Pétersbourg ; - les Archives des actes anciens d’État de Russie / Российский Государственный Архив Древних Актов (RGADA / РГАДА), Moscou ; - les Archives d’État de la Fédération de Russie / Государственный Архив Российской Федерации (GARF / ГАРФ), Moscou ; - les archives du ministère des Afaires étrangères  / aрхив Внешней Политики Российской Федерации (AVPR / АВПР), Moscou ; - les Archives d’État de l’histoire sociale et politique  /  Российский Государственный Исторический Архив Социально-политической Истории (RGASPI / РГАСПИ), Moscou (anciennes archives de l’Institut marxiste-léniniste).

1.2. Les archives locales Les archives locales peuvent être divisées en trois groupes.

a. Les archives régionales et municipales telles que : - les Archives historiques centrales d’État de Saint-Pétersbourg / Центральный Государственный Исторический Архив Санкт-Петербурга (CGIA SPb / ЦГИА СПб) ; - les Archives d’État de la région de Yaroslav, d’Irkutsk, de Saratov  /  Государственные областные архивы Ярославля, Иркутска, Саратова ; - les archives de la région de l’Oural (Nijni Taguil, Iekaterinbourg, etc.).

b. Les archives de diverses administrations et institutions : - celles du Laboratoire d’entretien des ponts de Saint-Pétersbourg  / Мостотрест ; - celles des inspections pour la protection des monuments de la région et ville de Saint-Pétersbourg / районная и городская инспекции по охране памятников et des études de restauration de monuments / Спецпроектреставрация (notices historiques et rapports d’experts) ; - des cimetières et des services publics de logement.

c. Les archives privées détenues par des familles, des collectionneurs et des chercheurs.

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2. Les Archives historiques d’État de Russie (RGIA / РГИА), Saint-Pétersbourg La plupart des ingénieurs français en Russie ayant servi dans le Corps des ingénieurs des voies de communication (CIVC), le fonds de cette administration regorge d’informations les concernant. Ce fonds, à consulter en priorité, dépend de celui de la direction générale des Voies de communication / фонд Главного управления путей сообщения conservé aux Archives historiques d’État de Russie. Dans cette masse de documents, les fonds suivants méritent une attention particulière : - fonds de l’Expédition des communications par eau /  фонд Экспедиции водяных коммуникаций (fonds n° 159, 780 unités de conservation, 1809-1820) ; - fonds du Conseil des voies de communication / фонд Совета путей сообщения – Совета министра (fonds n° 199, 912 unités de conservation, 1810-1917 : comptes rendus et journaux du Conseil dont Sénovert, Carbonnier, Bazaine, Potier et Destrem ont été membres) ; - fonds de l’État major du CIVC / фонд Штаба КИПС (fonds n° 200, 9121 unités de conservation, 1802-1871 : collection des arrêtés du CIVC, dossiers personnels des ingénieurs (états de service, décorations…), par exemple celui de Raucourt, opis n° 1, dossier n° 116) ; - fonds des départements des Communications par eau et par terre / фонды Департаментов шоссейных и водяных сообщений (fonds n° 174, 9261 unités de conservation, 1814-1914) ; des Voies de communication / путей сообщения (fonds n° 206, 4028 unités de conservation, 1820-1842) ; de l’Intendance / хозяйственных дел (fonds n° 217, 1587 unités de conservation, 1827-1871) ; et de l’Entretien / искусственных дел (fonds n° 218, 8300 unités de conservation, 1814-1871 : construction et entretien des routes, canaux, ouvrages d’art et bâtiments publics dont plusieurs ont été réalisés sous la directions des ingénieurs français) ; - fonds du Bureau particulier du dirigeant en chef / фонд Особенной канцелярии главноуправляющего (fonds n° 207, 8463 unités de conservation, 1797-1867 : collection des états de service des membres de l’administration des voies de communication – Raucourt : opis n° 16, dossier n° 100 ; Sénovert : opis n° 16, dossier n° 105 ; J. Résimont : opis n° 16, dossier n° 98 ; index des noms) ; - fonds de la Commission des projets et des devis / фонд Комиссии проектов и смет (fonds n° 208, 176 unités de conservation, 1822-1842 : dossiers d’expertise de tous les projets concernant la direction des Voies de communication – membres : Carbonnier, Potier, Lamé et Clapeyron ; directeur : Destrem, 1828-1842 ; opis n° 1, dossier n° 13, etc.) ; - fonds du Comité pour l’édition du Journal des voies de communication / фонд Комитета по изданию Журнала путей сообщения (fonds n° 210, 287 unités

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de conservation, 1826-1843 – présidents : Bazaine, 1826-1834, puis Destrem, 1834-1842 ; membres : Lamé, Carbonnier, Sénovert et Résimont ; la plupart des ingénieurs français ont écrit dans ce périodique) ; - fonds de la Commission pour la construction des écluses de Schlusselbourg / фонд Комиссии по устройству Шлиссельбургских шлюзов (fonds n° 164, 21 unités de conservation, 1824-1867  – direction générale des travaux : Bazaine) ; - fonds des ordres suprêmes et rapports à l’empereur relatifs aux voies de communication / фонд Высочайших повелений и всеподданнейших докладов по ведомству путей сообщения (fonds n° 446, 499 unités de conservation, 1797-1917) ; - fonds de l’Audit / фонд Аудиториата  (fonds n° 221, 978 unités de conservation, 1811-1871 : dossiers d’enquête (Destrem, Potier et Haüy) ; afaire Bodé (présidence de la commission d’enquête : Bazaine)) ; - fonds de la Commission pour la construction de la cathédrale SaintIsaac / фонд Комиссии о построении Исаакиевского собора (fonds n° 1311, 2455 unités de conservation, 1815-1865  – Bazaine, Destrem et Lamé ont été parmi les ingénieurs ayant participé aux travaux) ; - collection de dessins des voies navigables et des routes / Коллекции чертежей шоссейных и водяных путей сообщения (fonds n° 1487, 16442 unités de conservation, 1822-1850) ; et de l’architecture civile / гражданской архитектуры (fonds n° 1488, 5841 unités de conservation, 1822-1850). D’autres fonds des RGIA peuvent s’avérer pertinents pour notre étude. En ce qui concerne A. Fabre et Bazaine, par exemple, le fonds de la Brigade militaire de construction des voies de communication / фонд Военно-рабочей бригады путей сообщения (fonds n° 202, 99 unités de conservation, 18161843) fournit les informations sur leurs activités lors de la construction de la chaussée de Moscou. Quant à Destrem, les documents le concernant se trouvent dans les fonds du Comité et de la Commission de construction de la ligne ferroviaire Pétersbourg/ Moscou (fonds n° 248, 9 unités de conservation, 1836-1842) et des départements : Premier Département (fonds n° 215, 64 unités de conservation, 1840-1844) ; Deuxième Département (fonds n° 216, 474 unités de conservation, 1840-1842) ; département de l’Intendance ; département des Chemins de fer (fonds n° 219, 25990 unités de conservation, 1842-1901) ; et département de l’Examen des projets et des devis (fonds n° 220, 657 unités de conservation, 1842-1865). Compte-tenu des liens étroits entre le CIVC et l’Académie des beauxarts / Академия художеств, le fonds de cette institution (fonds n° 789, 30 620 unités de conservation, 1757-1929 ; index alphabétique) contient des documents

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sur certains ingénieurs (Bazaine, opis n° 1, partie II, dossier n° 1536 ; Haüy, ibid., dossier n° 1108 ; Destrem, dossiers de l’année 1840 portant sur la discussion autour de l’École d’architecture du CIVC). L’état de service de Destrem igure parmi les documents du département d’Héraldique (fonds n° 1343, opis n° 37, dossier n° 30 696). Des documents concernant Bazaine se trouvent également dans les fonds et collections suivantes : - fonds  du cabinet de Sa Majesté Impériale  /  фонд Кабинета Eгo Императорского Величества (fonds n° 468, opis n° 35, dossiers n° 7, 9, 27, 132, 133, 139, 145, 155, 157, 270 et 274) ; - fonds de la régie de l’Intendance de la cour / фонд Гоф-интендантской конторы (fonds n° 470, opis n° 1 (86/520), dossier n° 39) ; - collection des plans et des dessins du ministère de la Cour impériale / Коллекции планов и чертежей Министерства императорского двора (fonds n° 485, opis n° 2, dossiers n° 1078 et 1079) ; - fonds de la direction des héâtres impériaux / фонд Дирекции императорских (fonds n° 497, opis n° 1, dossiers n° 3553, 3616, 4112, 4644 et 4680) ; - fonds du bureau général du ministre des Finances / фонд Общей канцелярии министра финансов (fonds n° 560, opis n° 4, dossiers n° 572, 737 et 840, et opis n° 6, dossier n° 761) ; - fonds de la Commission de la construction du ministère des Finances / фонд Строительной комиссии Министерства финансов (fonds n° 562, opis n° 1, dossiers n° 13, 14 et 59) ; - fonds des princes Kočubej / фонд князей Кочубеев (fonds n° 971, opis n° 1, dossier n° 175) ; - fonds du département de la Police exécutive / фонд Департамента полиции исполнительной (fonds n° 1286, opis n° 3-1824, dossier n° 120 ; opis n° 3-1825, dossier n° 33) ; - collection des cartes, plans et dessins des archives du Sénat de SaintPétersbourg (fonds n° 1399, opis n° 1, dossiers n° 684, 689-691, 695 et 697) ; - fonds du bureau particulier de Sa Majesté Impériale / фонд Собственной Е.И.В. канцелярии (fonds n° 1409, opis n° 1, dossier n° 3570) ; - collection des cartes, plans et dessins relatifs à l’industrie, au commerce et aux inances (fonds n° 1424, opis n° 4, dossier n° 470) ; - fonds du département de l’Instruction publique / фонд Департамента народного просвещения (fonds n° 733, opis n° 16, dossier n° 139). Par ailleurs il ne faut pas négliger de consulter les diférents fonds du Comité provisoire pour la reconstruction des bâtiments du Sénat et du Synode / фонд Временного комитета для перестройки Сенатского и Синодского зданий (fonds n° 1373, 202 unités de conservation, 1829-1837) et de la laure Alexandre

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Nevskij (fonds n° 815, 33 808 unités de conservation, 1713-1919) liés à l’activité de construction de Bazaine. Des documents sur Raucourt, un des bâtisseurs des déversoirs de Strelna, pourraient se trouver dans le fonds de la Régie du palais de Strelna / фонд Стрельнинского дворцового правления  (fonds n° 495, 5768 unités de conservation, 1788-1917). Certains de ces ingénieurs, nous l’avons dit, étaient des oiciers haut-gradés et, ainsi, ils étaient au nombre des personnalités invitées à la cour. Ces invitations permettent de cerner le milieu des connaissances mondaines de tel ou tel individu. Elles sont enregistrées dans les journaux de l’intendant de la Chambre / камер-фурьерские журналы  (fonds n° 516, 1246 unités de conservation, 1734-1917 ; sur Carbonnier, opis n° 120/2322, dossier n° 103). Ainsi, parmi les fréquentations de Bazaine, on trouve des noms familiers de l’entourage d’Alexandre Pouchkine : Lev Pouchkine (le frère du poète), Anna Kern (la plus célèbre de ses muses), Andrej Delvig (cousin d’Anton Delvig, ami intime de Pouchkine), Mihail Glinka (fameux musicien). Enin, tous les ingénieurs français ont dû, ne serait-ce qu’une fois, traverser la frontière et leurs noms doivent être inscrits dans les registres des postes-frontières et douanes correspondants, registres conservés aujourd’hui dans le fonds du Comité de la sécurité publique / фонд Комитета охранения общей безопасности (fonds n° 1163, 193 unités de conservation, 1807-1829). Il faut aussi consulter : - le fonds du Comité des ministres / фонд Комитета министров (fonds n° 1263, 6005 unités de conservation, 1802-1905), certains noms qui nous intéressent étant souvent mentionnés dans les journaux de cette instance (partiellement publiés : Saint-Pétersbourg, 1888) ; - le fonds (collection) des armes, des diplômes et des lettres patentes (fonds n° 1411, 1073 unités de conservation, 1549-1917), où sont conservés, entre autres, les titres de noblesse accordés aux étrangers devenus sujets de l’empire russe (Destrem) et les diplômes des diverses sociétés dont ces ingénieurs étaient (ou étaient supposés être) membres ; - le fonds du Comité technique des constructions du ministère des Afaires intérieurs / фонд Технического комитета Министерства Внутренних дел  (fonds n° 1293, 34 699 unités de conservation, 1768-1917 ; index alphabétique) ; - le fonds du Chapitre des ordres impériaux de Russie /  фонд kапитула российских императорских и царских орденов (fonds n° 496, 6522 unités de conservation, 1713-1918) ; - le fonds du cabinet de l’architecte Montferrand / фонд Кабинета архитектора Монферрана (fonds n° 502, 2410 unités de conservation, 1818-1927) ; - les collections des plans et dessins pour la construction des chemins de fer et autres ouvrages d’art (fonds n° 350, 57620 unités de conservation, 1836-1918) ;

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- le fonds des plans et photos de construction du Synode (fonds n° 835, 2369 unités de conservation, xixe-xxe siècles).

3. Les Archives d’État russes d’histoire militaire (RGVIA / РГВИА), Moscou La recherche dans les Archives d’État russes d’histoire militaire est facilitée par des ichiers nominatifs et thématiques. Des dossiers référencés au nom de Bazaine se trouvent dans les fonds suivants : - fonds du bureau du ministère de la Guerre / фонд Канцелярии Военного министерства (fonds n° 1, opis n° 1, dossier n° 12106) ; - fonds du bureau du chef d’état-major de Sa Majesté Impériale /  фонд Канцелярии начальника штаба (fonds n° 35, opis n° 4/245, dossier n° 229 ; opis n° 1/242, dossier n° 2798) ; - fonds du bureau du général de service de l’état-major général de Sa Majesté Impériale / фонд Канцелярии дежурного генерала Главного штаба (fonds n° 36, opis n° 7/850, dossier n° 60) ; - fonds du département de l’Inspection du ministère de la Guerre / фонд Инспекторского департамента Военного министерства (fonds n° 395, opis n° 271, dossier n° 49) ; - fonds de l’état-major du bureau de Sa Majesté Impériale pour les colonies militaires / фонд Главного штаба КИВ по военным поселениям (fonds n° 405, opis n° 2, dossiers n° 867, 1597 et 3427 ; opis n° 5, dossier n° 207) ; - fonds de la direction générale des Établissements militaires / фонд Главного управления военно-учебных заведений (fonds n° 725, opis n° 56, dossiers n° 2183, 5497, 5501 et 5503 ; opis n° 57, dossiers n° 29, 63 et 64) ; - fonds du département du Génie du ministère de la Guerre  /  фонд Инженерного департамента Военного министерства (fonds n° 827, opis n° 1, dossiers n° 929 et 1954) ; - fonds du conseil des établissements militaires / фонд Совета о военноучебных заведениях (fonds n° 943, opis n° 1, dossiers n° 128, 111, 187 et 284) ; - collections des archives des établissements militaires / Коллекции Военноученого архива (fonds VUA, opis n° 1, dossier n° 595). Plusieurs dossiers du fonds de l’état-major général de Sa Majesté Impériale pour les colonies militaires (fonds n° 405) concernent les activités d’A. Fabre et de ses deux frères, Jean et Jacob (opis n° 1, dossiers n° 486 et 506 ; opis n° 2, dossiers n° 49, 631, 869, 880, 1330, 3170, 7131, 8543, 8884 et 9072). Il contient aussi des dossiers sur Carbonnier, notamment son état de service (fonds n° 489, opis n° 1, dossier n° 7036). L’état de service d’A. Fabre se trouve dans le fonds n° 395 (opis n° 22, dossier n° 438). Potier et Haüy sont concernés par les documents du fonds n° 405 (opis n° 2, dossier n° 1415) ; Potier et Bazaine igurent dans le fonds n° 35 (opis n° 4/245, dossier n° 208).

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Le nom de Destrem apparaît dans une série de dossiers : fonds n° 827, opis n° 1, dossier n° 827 et opis n° 2, dossier n° 98. La lettre dans laquelle Raucourt fait l’analyse et la critique de la situation au sein du CIVC en 1827, est conservée dans le fonds de P. K. Sucktelen (fonds n° 93, opis n° 1, dossier n° 697). Sur Raucourt, il faut consulter aussi le fonds n° 827, opis n° 1, dossier n° 892. Plusieurs autres fonds de ces archives attendent encore d’être explorés et promettent des trouvailles intéressantes. Tels sont les fonds : - de l’Expédition étrangère du bureau du Collège militaire / фонд Иностранной экспедиции Канцелярии военной коллегии (fonds n° 16, 2089 unités de conservation, 1738-1812) ; - d’А.А. Arakčeev (fonds n° 154, 957 unités de conservation, 1711-1834) ; - de la direction du Général-inspecteur du génie / Управления генерал-инспектора по инженерной части (fonds n° 312, 5566 unités de conservation, 1818-1863) ; - de la collection des cartes et descriptions des communications par eau / Коллекции карт и описаний водных сообщений (fonds n° 420, 927 unités de conservation, 1701-1912) ; - de la collection des voies de communication de l’empire russe / путей сообщения  (fonds n° 422, 2530 unités de conservation, 1771-1913) ; - de la collection de matériaux sur l’histoire de la France / Коллекции материалов по истории Франции (fonds n° 440, 1390 unités de conservation, 1633-1916) ; - de l’état-major des troupes de la ligne caucasienne et de la région de la mer Noire / фонд Штаба войск Кавказской линии и в Черномории расположенных (fonds n° 13454, 5444 unités de conservation, 1772-1860) ; - ou encore les fonds consacrés à la reconstruction de la poudrière d’Ohta et au séjour en Russie des Français prisonniers de guerre.

4. Les Archives historiques de la Marine d’État de Russie (RGAVMF / Р А МФ), Saint-Pétersbourg Un grand nombre de dossiers conservés dans les Archives historiques de la Marine d’État de Russie relatent l’implication de Raucourt, de Ducuëdic, de Potier et de Haüy dans les grands travaux de construction menés dans les années 1820 au sud de la Russie, à Nikolaev, à Sébastopol et à Odessa. Sur les deux premiers personnages, il faut consulter les fonds d’A. S. Menŝikov (fonds n° 19, opis n° 1, dossier n° 587) ; du département de Construction / фонд Строительного департамента (fonds n° 84, opis n° 1, dossier n° 137 et opis n° 2, dossier n° 34) ; du bureau du ministre de la Marine / фонд Канцелярии морского министра  (fonds n° 170, opis n° 1, dossier n° 265) ; de la direction du Commandant en chef de la lotte et des ports de la mer Noire / фонд Управления

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Главного командира Черноморского флота и портов Черного моря (fonds n° 243, opis n° 1, dossiers n° 1216, 1275, 1278, 1457, 1552, 1904, 1917, 2200, 2201 et 2393), ainsi que le fonds des Greig (fonds n° 8, opis n° 1, dossier n° 34). Sur Potier et Haüy, il faut consulter les dossiers suivants : fonds n° 170, opis n° 1, dossier n° 265 ; fonds n° 243, opis n° 1, dossiers n° 1216, 1278, 1457 et 1917. Les dossiers concernant Bazaine portent les cotes suivantes : fonds n° 19, opis n° 1, dossier n° 509 ; fonds n° 84, opis n° 1, fol. 501, 502, 598-602, 668 et 754, 2272 et opis n° 2, dossiers n° 34, 41 et 46 ; fonds n° 170, opis n° 1, dossiers n° 215 et 666, opis n° 3, dossier n° 183. S’y ajoute la collection graphique de la direction du Génie / Графической коллекции Инженерного управления (fonds Zl, opis n° 34, dossiers n° 3599, 3630 et 3631 et opis n° 35, dossiers n° 77397771) et la collection de dessins (fonds n° 326, opis n° 1, dossiers n° 8430-8557). Les fonds suivants concernent les activités de Destrem : fonds n° 19, opis n° 1, dossier n° 188 et opis n° 2, dossier n° 82 ; fonds n° 84, opis n° 1, dossiers n° 1253, 1840, 1841, 2747-2761 2788-2790, 2928, 2931, 2933, 2973, etc. ; fonds du département du ministère de la Marine / фонд Департамента морского министерства (fonds n° 166), opis n° 1, dossier n° 3545 ; fonds n° 243, opis n° 1, dossier n° 2044 ; fonds n° 326, opis n° 2, dossier n° 599 ; fonds de la direction des fortiications de Cronstadt / фонд Кронштадтского крепостного инженерного управления (fonds n° 1341), opis n° 3, dossier n° 22. Carbonnier ayant été à la tête du département des constructions de la Marine durant les dernières années de sa vie, ses papiers sont conservés aussi bien dans le fonds de cette administration (fonds n° 84) que dans beaucoup d’autres (fonds n° 19, 170, 326, etc.).

5. Les Archives historiques centrales d’État de Saint-Pétersbourg (CGIA SPb / ЦГИА СПб.) Le fonds le plus riche en documents importants sur la plupart des ingénieurs qui nous intéressent est celui de l’ICIVC (1809-1917) (fonds n° 381, 4911 unités de conservation). Il est pourvu d’inventaires bien indexés et l’index alphabétique des noms indique ceux de Bazaine, Henry, Destrem et ses ils, Clapeyron, Lamé, Potier, J. et A. Résimont, Raucourt et Fabre. Les dossiers qui concernent Raucourt sont les suivants : opis n° 13, dossiers n° 62, 76, 314 et 3834. Ceux qui concernent Ferrandin-Gazan : opis n° 13, dossiers n° 76, 79 et 144. Plusieurs dossiers de l’Institut du Corps des ingénieurs des voies de communication (ICIVC) pour les années 1810-1823 et la majorité des dossiers pour les années 1824-1834 (voir aussi opis n° 13, dossiers n° 3038 et 3077 pour les années 1870-1871) concernent Bazaine, alors que le nom de Potier prédomine dans les documents des années 1835-1836, lorsqu’il a pris le relais de la direction de l’ICIVC.

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Des informations concernant Bazaine doivent également être recherchées dans les fonds suivants : fonds du Comité pour les constructions urbaines / фонд Комитета городских строений (fonds n° 823, 288 unités de conservation, 1794-1884) ; fonds de la régie de l’arrondissement des voies de communication de Petrograd / фонд Правления Петроградского округа путей сообщения (fonds n° 921, opis n° 91, livre 2) ; fonds du Comité pour la construction et les travaux hydrauliques à Saint-Pétersbourg / фонд Комитета для строений и гидравлических работ в Петербурге (fonds n° 113, 1850 unités de conservation, 1822-1842). On en trouve également dans les fonds de l’université de Petrograd (fonds n° 14, opis n° 1, dossiers n° 3999 et 4625) et dans celui de la régie municipale de cette ville / фонд Петроградской городской управы (fonds n° 513, opis n° 169, dossier n° 321 et opis n° 101, dossier n° 630). Tous ces Français étaient sans exception catholiques. En conséquence, leurs actes d’état civil (mariage, assermentation, naturalisation, naissance et décès, y compris ceux de leurs enfants) peuvent se trouver dans les fonds des instances catholiques telles que le décanat des églises catholiques romaines de SaintPétersbourg / фонд Петербургского деканата римско-католических церквей (fonds n° 1822, 86 unités de conservation, 1824-1912) et dans ceux des églises catholiques romaines elles-mêmes (fonds n° 8, 324 unités de conservation, 1746-1923).

6. Les archives de l’Académie des sciences de Russie, antenne de Saint-Pétersbourg Nombreux sont les fonds de l’Académie des sciences de Russie, antenne de Saint-Pétersbourg, où les noms des ingénieurs apparaissent, soit qu’ils en aient été élus membres, soit qu’ils aient entretenu avec l’Académie des liens scientiiques, notamment qu’ils y aient envoyé des manuscrits et des livres : Bazaine, Haüy, Destrem, Lamé, Clapeyron, Poncelet, Teremin, Ferrandin-Gazan sont ainsi concernés. Quand aux fonds à consulter, il s’agit d’abord de ceux des séances de l’Académie des sciences / фонд Конференции Академии наук (fonds n° 1, opis n° 1, procès-verbaux des séances / протоколы заседаний Конференции ; opis n° 2, procès-verbaux / протокольные бумаги) et de la collection des manuscrits des travaux et des documents en provenance des diférentes institutions et personnalités aux xixe et xxe siècles (catégorie IV, opis n° 1). Raucourt est mentionné dans les dossiers suivants : fonds n° 1, opis n° 1, 1827, dossier n° 38 et 1829, dossier n° 41 ; catégorie IV, opis n° 1, dossier n° 23, 1826, 8 fol. et dossier n° 323, 1829, 26 fol. Le fonds d’A. N. Krylov contient des documents sur Lamé (fonds n° 759, opis n° 1, dossier n° 431) et celui de la Société minéralogique de Saint-Pétersbourg, sur Bazaine, Lamé et Clapeyron (fonds n° 766, opis n° 1, dossiers n° 4 et 5).

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7. Les archives régionales10 Les ingénieurs français oiciers du CIVC ont dirigé des travaux sur l’ensemble des territoires de l’empire russe. Nombreuses sont les villes où ils se sont créé des attaches, tant professionnelles que personnelles et afectives. Il est normal que les archives de ces localités en conservent des traces. Ainsi le fonds de l’université de Vilnius, dans les Archives historiques d’État de Lituanie, comporte des documents sur l’élection de Bazaine comme membre honoraire de cette université (fonds n° 721, opis n° 1, dossiers n° 228, 607 et 1191). Les archives d’État de la région de Kherson / Государственный Архив Херсонской Области (ГАХО), en Ukraine, quant à elles, renferment des informations sur la vie de Potier et sur son domaine Klarovka (Karlovka) : on les trouve notamment dans les fonds du bureau de dessins du gouvernement de Novorossijsk / фонд Новороссийской губернской чертежной (fonds n° 14, opis n° 2, dossier n° 142) et de la chambre du tribunal civil de Kherson / фонд Херсонской палаты Гражданского суда (fonds n° 191, opis n° 1, dossier n° 66). Dans les archives d’État de la région d’Odessa / Государственный Архив Одесской Области (ГАОО), les fonds du bureau du gouverneur d’Odessa / фонд Канцелярии Одесского градоначальника (fonds n° 2) et du comité de construction d’Odessa / фонд Одесского строительного комитета (fonds n° 59) contiennent des dossiers qui éclairent les activités de Bazaine et Destrem à Odessa et à Kherson durant les années 1810-1812 (fonds n° 2, opis n° 5, dossier n° 2 ; fonds n° 59, opis n° 1, dossier n° 55 et opis n° 3, dossier n° 4). Les mêmes fonds (fonds n° 2, opis n° 5, dossiers n° 7, 25 et 33 ; fonds n° 59, opis n° 1, dossier n° 319 et opis n° 3, dossier n° 143), ainsi que ceux du bureau du gouverneur-général de la Nouvelle Russie et de la Bessarabie / фонд Канцелярии Новоросийского и Бессарабского генерал-губернатора (fonds n° 1, opis n° 190, dossiers n° 40/1823, 14/1824, 62/1825, 65/1825, etc.), apportent des éléments de biographie pour Potier et Haüy. Six services de conservation interrogés sur les traces archivistiques de Bazaine, Destrem, Potier et A. Fabre, nous ont répondu par la négative. Cependant, la teneur de chacune de ces réponses est diférente. 10. Depuis les années 1980-1990, durant lesquelles nous avons exploré la plupart des archives citées dans cet article, la chute de l’URSS a complètement modiié la cartographie archivistique du pays. Les archives dites alors républicaines sont aujourd’hui situées dans des pays étrangers ; il en est de même des archives municipales ukrainiennes, biélorusses et lituaniennes. Cette particularité est à prendre en compte lorsqu’on fait le survol des sources « russes » (qui d’ailleurs le demeurent toujours du point de vue linguistique et historique). Les présenter ici nous paraît toutefois indispensable dans la mesure où, lorsque nos ingénieurs français y ont œuvré, toutes ces régions et localités faisaient partie d’un seul et même pays – l’empire russe.

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Ainsi, l’absence de documents dans les archives d’État de la région de Crimée en Ukraine / Государственный Архив Крымской Области (ГАКО), associée à d’autres arguments, permet d’airmer que, malgré la version courante, Bazaine et Destrem n’ont pas eu le temps de participer à l’élaboration du projet du port d’Evpatoriâ. L’absence de documents à Irkoutsk, où les ingénieurs Bazaine, Destrem, Fabre et Potier ont passé deux ans et demi en exil de 1812 à 1815 (archives d’État de la région d’Irkoutsk / Государственный Архив Иркутской Области (ГАИО) et musée d’État de la région d’Irkoutsk / Иркутский Государственный Областной Музей (ИГОМ)), s’explique par la destruction des archives lors de l’incendie de 1879. Le cas des archives d’État de la région de Iaroslavl’ / Государственный Архив Ярославской Области (ГАЯО) est diférent : si aucune trace de la présence de quatre ingénieurs français dans le gouvernement de Iaroslavl’ n’a été décelée, c’est probablement que leur exil là-bas, de juillet à août 1812, y a été de trop courte durée. Cependant, comme ils y ont été placés sous surveillance, ce qui impliquait forcément les autorités et la police locales, cela devrait se répercuter dans la documentation. Il faut donc entreprendre une recherche plus poussée. Quant aux archives de Biélorussie, elles ont répondu négativement à une recherche dans les archives personnelles d’I. Rošin, ancien directeur du musée d’État de la région de Minsk / Государственный Архив Минской Области (ГАМО), spécialiste de l’histoire du « sous-marin de Čarnovskij » dont les péripéties dramatiques avaient impliqué l’intervention active de Bazaine.

8. Les archives des administrations et les archives privées Les archives de diverses administrations et institutions méritent une attention particulière. On peut les classer en quatre catégories.

8.1. Les archives techniques des bureaux d’étude chargés de projets et d’entretien des ouvrages d’art réalisés avec la participation des ingénieurs français Dans cette catégorie, les documents les plus intéressants ont été découverts dans les archives du Laboratoire d’entretien des ponts / Мостотрест. Il s'agit de dossiers et notices historiques concernant les divers ouvrages d’art, y compris les ponts : Alarčin, Bumažnyj, Vvedenskij, Gutuevskij, Egerskij, Elagin, Inženernyj n° 1 et 2, Kammennoostrovskij, Lejtenanta Ŝmidta, Molvinskij, Monastyrskij n° 2, Nižne-Lebâžij, Novo-Kalinkin, Novo-Kamennyj, Novo-Kirpičnyj, Sadovyj n° 1, Ŝlissel’burgskij, etc. Citons aussi les archives de l’Institut de recherche et des projets de transports luviaux / Ленгипроречтранс, avec une notice historique (Мало-Невский мост [Le pont Malo-Nevskij], 1967, n° 12365) ; celles du bureau d’étude des

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projets de la région de Léningrad / Леноблпроект avec le rapport (Петровский мост [Le pont Petrovskij]…, 1975) ; celles de l’Institut de recherche et de projets d’ouvrages expérimentaux / ЛенЗНИИЭП avec le rapport Исследование новых пространственных конструктивно-тектонических систем в русской архитектуре второй половины xix – начала xx в. [Étude des nouveaux systèmes tridimensionnels de construction tectonique dans l’architecture russe de la seconde moitié du xixe - début du xx siècle] (dir. С. Г. Федоров. Л., 1904, n° 1-Д-8). Les recherches dans cette direction sont à compléter par l’exploration des archives du Volgo-Balt, des usines de l’Amirauté, etc.

8.2. Les archives des cimetières Elles conservent les dossiers des sépultures. Pour rechercher la tombe de Desrem, nous avons travaillé sur les archives des cimetières luthérien et orthodoxe de Smolensk (Smolenskoé) à Saint-Pétersbourg / Смоленское православное и лютеранское кладбище в Санкт-Петербурге et sur les archives centrales des cimetières de Léningrad (9, rue Dostoevskogo).

8.3. Les archives des diférentes directions, inspections, bureaux et sociétés pour la protection des monuments historiques Ces fonds contiennent un grand nombre de manuscrits (notices historiques avec la documentation associée, thèses, rapports, expertises, dossiers), dessins de ixation, projets de restauration, photographies des ouvrages réalisés par les ingénieurs français. Des renseignements intéressants sur Bazaine et Destrem se trouvent dans les archives de l’Inspection pour la protection des monuments auprès du Comité exécutif de la région de Léningrad  / Правительство Ленинградской области -anc. Леноблисполком (documents sur les écluses de Schlusselbourg) et dans celles du Comité de l’inspection d’État pour la protection des monuments de SaintPétersbourg / KГИОП (documents sur la cathédrale de la Sainte-Trinité d’Izmajlov11). 11. Voici . Voici les cotes de rapports techniques (notices historiques et rapports de travaux d’entretien) relatifs aux diférents ouvrages d’art construits par (ou avec la participation) des ingénieurs français : Н-1155, В. И. Пилявский [V. I. Pilâvskij], Троицко-Измайловский собор [La cathédrale de La Sainte Trinité d’Ismajlov], Léningrad, 1960 ; Н-1378-1380, В. И. Пилявский [V. I. Pilâvskij], Творчество В.П.Стасова. Дисс […] докт. ар-хитектуры [L’œuvre de V. P. Stasov. hèse pour obtenir le grade de docteur en architecture], Léningrad, 1957, Н-84  : Фомичев [Fomičev], Материалы к паспорту церкви « Троицы » [Les matériaux pour le dossier de l’église de la Trinité], 1938 ; Н-422/3, Е. Н. Петрова [E. N. Petrova], Здание б.Троицко-Измай-ловского собора [Le bâtiment 6 de la cathédrale de la Sainte Trinité d’Izmajlov], 1947 ; Н-1023, et autres, М. Толстов [M. Tolstov], Отчет о производстве реставрационных работ […] [Rapport sur la conduite des travaux de restauration], 1956.

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8.4. Les archives des bureaux des passeports, des services publics de l’entretien des logements Les registres de locataires sont très précieux pour les recherches généalogiques à l’époque soviétique. Leur étude ofre l’une des rares possibilités d’identiier les descendants de nos personnages et d’accéder ainsi, avec un peu de chance, à leurs archives familiales. C’est ainsi que nous avons suivi les traces des descendants de Destrem, grâce aux archives des services de l’entretien des logements de Léningrad et de Moscou (Архив Трестов жилищного хозяйства № 2 Ленинского и Дзержинского районов Ленинграда и Домового эксплуатационного участка № 9 (ДЭУ-9) Бауманского района Москвы), et obtenu de nouvelles informations sur le sort de la petite-ille de l’ingénieur, l’écrivain A. Volkovič-Vel’ (Anna Veličkovskaâ) décédée pendant le siège de Léningrad (1941-1944). C’est aussi ainsi que nous avons fait la connaissance de son arrière-arrière-petite-ille, Kira Alekseevna Kolyŝko (Destrem). Les archives privées des chercheurs se révèlent elles aussi d’un très grand secours. Ainsi, en travaillant sur la biographie intellectuelle de Bazaine, nous avons mobilisé au proit de cette recherche les documents tirés d’archives personnelles de diférents spécialistes (ingénieurs, architectes, historiens, photographes) comme E. Kraev, Û. Krûčkov, V. Liŝevskij, G. Pаhоmov, E. Petrova, T. Slavina, V. Ŝujskij, A. Ŝnejder, etc.

9. Les fonds patrimoniaux des bibliothèques À propos des fonds patrimoniaux des bibliothèques, il faut commencer par mentionner quelques ichiers bio-bibliographiques, qui se révèlent d’une grande importance pour notre étude : ceux de B. Modzalevskij (avec ses compléments établis par L. Modzalevskij et V. Saïtov) et de S. Vengerov conservés à la Maison Pouchkine (Institut de la littérature russe de l’Académie des sciences / RAN Пушкинский дом), et le ichier de S. Poltorackij au département des Manuscrits de la Bibliothèque d’État de Russie / Государственная Библиотека России (ГБР) (ancienne bibliothèque Lénine). La Maison Pouchkine possède des collections très riches pouvant alimenter notre recherche. Ainsi, des documents sur Carbonnier et Destrem se trouvent dans le fonds de l’écrivain D. Hvostov (fonds n° 322) ; pour s’informer sur Destrem et ses descendants, il faut consulter les fonds de sa petite-ille A. Veličkovskaâ (fonds n° 44), celui de la revue Русская старина [L’antiquité russe] (fonds n° 265, opis n° 2) et celui de K. Čevkin (fonds n° 518). Deux billets doux adressés par Bazaine à Anna Kern font partie de la collection de P. Daŝkov (fonds n° 93, opis n° 4). Dans le ichier de Poltorackij, on repère les noms de Destrem (fonds n° 233, 25, 9), de Potier (fonds n° 233, 59, 11, fol. 27), de Clapeyron (fonds n° 233, 57, 17, fol. 5-6). La lettre de Destrem à S. Kiselev est conservée au département des manuscrits de la Bibliothèque d’État de Russie (fonds n° 129, 16, 62).

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Trois autres lettres de cet ingénieur se trouvent au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de Russie à Saint-Pétersbourg / Отдел Рукописей Национальной Российской Библиотеки (ОР НРБ) (ancienne Bibliothèque publique) : fonds n° 569, n° 231 ; fonds n° 124, n° 1495 et 1497. Dans cette même bibliothèque, on trouve de la documentation sur Bazaine dans le fonds de l’architecte V. Stassov, y compris dans les papiers de ce dernier relatifs à la construction de la cathédrale de la Sainte-Trinité d’Izmajlov (fonds n° 737, n° 10). Y igure également l’un des trois exemplaires manuscrits de l’ouvrage inédit de cet ingénieur intitulé Mémoire sur les moyens de préserver les machines, Saint-Pétersbourg, 1835 (Fr. F.1X, n° 44). Le département des Estampes de la Bibliothèque nationale de Russie possède une série de portraits, ainsi ceux de Bazaine, de Sénovert et de Lamé qui, malheureusement, ne sont pas datés (Э осн./56-(3-4) ; Э Ров ГП/3-С 314 П ; Э Ал П/3-146/2). Un ensemble important de manuscrits est constitué par les thèses, dont un exemplaire est obligatoirement conservé à la Bibliothèque d’État de Russie (iliale de Himki)12. Une riche documentation portant sur les ingénieurs français en Russie est conservée à ce jour à la bibliothèque technico-scientiique de l’université des Voies de communication / НТБ ПГУПС  (ancienne НТБ ЛИИЖТ). Le catalogue de ces fonds, Рукописный фонд библиотеки ЛИИЖТа (Léningrad, 1969), établi par I. Ŝklâr, contient des références à Bazaine (documents et manuscrits personnels : 14 dossiers, y compris 3 dossiers égarés en entier ou en partie après 1979), à Destrem (12 dossiers), à Lamé (9 dossiers), à Clapeyron (4 dossiers), à Haüy (2 dossiers), à Sénovert (1 dossier) et à Raucourt (en particulier des documents concernant son projet de protection de Saint-Pétersbourg des inondations et ses travaux de construction à Nikolaev). Ces ingénieurs sont, par ailleurs, mentionnés dans les rapports soumis à Alexandre Ier par l’inspecteur de l’ICIVC Augustin Betancourt et dans les réponses de l’empereur à ce dernier (1813-1819, Saint-Pétersbourg, 128 p. ; 5331) ; dans les Mémoires d’A. Ŝtukenberg (А. И. Штукенберг, Saint-Pétersbourg, 1836, t. I, p. 95-176. 21994) ; dans les journaux de la Conférence de l’ICIVC pour les années 1836-1839 (КР.IV.42-45) ; dans la notice historique relative à la création de l’ICIVC (Исторические сведения об основании Института [Matériaux historiques sur la fondation de l’Institut], après 1842 ; КР.IV.49), ainsi que dans les rapports de P. Melnikov sur son voyage en Europe en 1837-1838 (8391-8395, 6105). On mentionne enin une collection rare de cours lithographiés. Publiés en petit nombre d’exemplaires, quelques-uns de ces cours ont été égarés. Citons ceux qui font partie du fonds patrimonial de cette bibliothèque : П. П Мельников, 12. Pour la liste des thèses intéressant notre sujet, voir l’annexe, n° II.

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Записки практической механики [1838] (9887) (Bazaine : fol. 137-139, 152155)  ; Clapeyron, Précis du cours d’astronomie…, Saint-Pétersbourg, 1828 (22004) ; id., Leçons de mécanique appliquée, Saint-Pétersbourg, 1828 (9196) ; Résimont. Précis du cours de minéralogie…, Saint-Pétersbourg, 1828 (21946). Les fonds de cette bibliothèque étant d’accès diicile, signalons également d’autres lieux de conservation qui en possèdent des exemplaires, tels le Cours de construction à l’usage de l’Institut des voies de communication de Henry (SaintPétersbourg, 1827), qui se trouve dans le fonds Rossika de la Bibliothèque nationale de Russie ([Henry]. В7/160 et 15а.51.1.4). Parmi les ressources des bibliothèques, il faut mentionner deux catégories d’imprimés d’une grande utilité pour notre recherche. Il s’agit d’abord de la littérature et de périodiques francophones publiés en Russie, tels, par exemple, le Journal de Saint-Pétersbourg ou certaines éditions scientiiques ou scolaires du CIVC. Même si certaines de ces éditions ne sont que la version française des éditions analogues en russe (comme Журнал путей сообщения et le Journal des voies de communication), on ne doit pas les ignorer. Un dépouillement minutieux des éditions françaises nous a permis d’obtenir des informations supplémentaires non négligeables et notamment d’identiier les auteurs des travaux. La seconde catégorie est celle des journaux russes. La plupart de nos ingénieurs étaient des oiciers haut gradés. En conséquence, suivant la coutume de l’époque, les quotidiens des deux capitales С.-Петербургские ведомости [le Bulletin de Saint-Pétersbourg], le Московские ведомости [Bulletin de Moscou], Северная пчела [L’abeille du Nord], Русский инвалид [Invalide russe] et autres – relataient leurs entrées et sorties de la ville, leur avancement en grade, leurs gratiications et leurs décorations. Lors de leurs départs à l’étranger, il était de coutume d’en faire la triple annonce dans les journaux ain d’alerter leurs éventuels créanciers et ceux qui désiraient leur transmettre du courrier. L’annonce faisait état de leur lieu de résidence. C’est ainsi qu’on a pu préciser la date à laquelle Lamé avait quitté Saint-Pétersbourg, soit le 17/18 novembre 1831, et l’adresse où il résidait, avenue Nevskij, maison Rumâncev, près du pont Aničkov (С.-Петербургские ведомости, Приложения [Bulletin de Saint-Pétersbourg], n° 254, 267, 270 et 274 des 10, 13, 17 et 21 novembre 1831). La plupart de ces ingénieurs exerçaient également comme professeurs dans divers établissements. Leur inluence sur l’essor de l’enseignement en Russie se mesure, entre autres, par l’usage, dans le processus éducatif, de leurs méthodes et de leurs manuels. Ceux-ci devaient inévitablement se trouver dans les bibliothèques des institutions qui les utilisaient. En cas de perte, les traces de ces ouvrages devaient toutefois subsister dans les ichiers, les catalogues, les inventaires, etc. Pour ce qui

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est des manuels de Bazaine, ils ont été répertoriés dans les bibliothèques de tous les établissements supérieurs qui existaient au moment de leur parution. Malgré cela, rien ne dit qu’ils aient vraiment été utilisés dans l’enseignement. Ainsi, deux des sept exemplaires des manuels rédigés par cet auteur conservés dans la bibliothèque de l’université d’État de Saint-Pétersbourg portent la mention du comité de censure et ont été transmis dans cet établissement plusieurs années après leur parution ; un de ces exemplaires avait auparavant appartenu à V. Bunâkovskij, alors que l’autre a été acheté par la bibliothèque universitaire à l’époque soviétique. Sur deux exemplaires repérés à la bibliothèque de l’université de Vilnius, l’un a appartenu au Second Corps des cadets ; on trouve également dans cette bibliothèque le texte des conférences de Pierre-Dominique Bazaine junior (ils naturel du précédent) portant l’estampille de Vladislas Mickevič, ils du célèbre poète polonais. Parmi les critères permettant de mesurer l’impact de tel ou tel savant sur les sciences de son temps, on peut penser à ce qu’on appelle aujourd’hui l’index de citations, autrement dit la quantité des références à ses travaux dans les ouvrages des contemporains et dans les manuels de l’époque. Le travail reste à faire. Les quelques recherches ponctuelles que nous avons tentées apportent des résultats probants. En efet les travaux de nos ingénieurs ont été connus et souvent cités, notamment dans leur pays natal, ainsi que le montrent des ouvrages tels que : École Polytechnique : livre du centenaire : 17941894, Раris, 1895, 3 t. ; G. Lamé, Analyse des travаuх de M. Lamé […], Paris, 1843 ; M. Beaumont, Les secrets d’un maréchal, Paris, 1978.

10. Les musées Les collections patrimoniales des musées constituent une réserve documentaire aussi considérable que peu étudiée. Nous en avons exploré quelques-unes et voilà ce que nous y avons découvert. Le musée d’État d’histoire de Saint-Pétersbourg / Государственный Музей Истории Санкт-Петербурга (ГМИ СПб) possède une collection très riche sur l’histoire de la construction et de l’aménagement urbain. L’activité dans ces domaines de Bazaine, de Destrem et de certains autres ingénieurs français y est largement représentée. En ce qui concerne Raucourt, le seul dossier qu’on y trouve (1-А, n° 4384-и, с. 258-274, 651) intéresse son projet de protection de la capitale contre les inondations. Le musée scientiique de l’Académie des beaux-arts détient, quant à lui, un dessin signé par Вazaine et ayant trait au projet de la Porte de triomphe de Moscou à construire à Saint-Pétersbourg (А-942). Au Musée central des transports ferroviaires, la masse des documents susceptibles de nous intéresser est considérable. Citons le magniique portrait à l’huile de Destrem acquis en 1903 (fonds n° 265, opis n° 2, n° 887, fol. 3) ou « Quatre

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dessins de la salle d’exercice de Moscou » / « Четыре чертежа Московского экзерциргауза » de Bazaine (ФА, № 1307(10/2-2)). Cependant, ce sont les maquettes et les modèles qui constituent la plus grande richesse de cette collection muséologique dont l’étude est grandement facilitée par le Каталог фондов моделей, макетов и натурных экспонатов [Le catalogue du fonds des modèles, maquettes et objets produits] (Léningrad, 1985), établi par V. Zdeŝnev sous la direction scientiique du directeur du musée G. Zakrevskaâ. On y trouve, par exemple, les diférentes maquettes des ponts (ФМ, n° 42, 51, 54, 58, 218, 226 et 429), des couvertures du théâtre Alexandrin (ФM, n° 107) et de la salle d’exercice (ФМ, n° 595) de Bazaine ; les maquettes de ponts sur la Petite Néva, la Mŝaga, le ruisseau Lažitovskij (ФМ, n° 40, 48 et 49), ainsi que ceux du pont lottant (ФМ, n° 330) et des couvertures des salles d’exercice (ФМ, n° 329 et 353) de Fabre ; les maquettes du pont de Narva (ФМ, n° 44 et 45) de Raucourt. La localisation des maquettes de certains ouvrages hydrotechniques et de couvertures de Bazaine sont encore à identiier et, pour ce faire, il faut explorer les fonds de musées tels que le Musée d’État de l’histoire de Saint-Pétersbourg, l’Ermitage, le musée scientiique de l’Académie des beaux-arts et, probablement aussi, quelques musées d’institutions. On ignore également le sort du buste de Bazaine ofert par sa veuve à l’ICIVC, en 1839. On sait par ailleurs qu’Alexandrine-Stéphanie Bazaine a rapporté de Paris à Saint-Pétersbourg quelques autres bustes de feu son époux, dont l’un fut ofert au grand-duc Mihaïl Pavlovič et un autre à l’ancien et proche ami de Bazaine, Â. Rostovcev. Peut-être l’un d’eux se cache-t-il à ce jour quelque part dans les réserves de l’Ermitage ou du Musée russe ? Pour consulter les dossiers de la reconstruction de la poudrière d’Ohta dont Bazaine a été l’un des principaux protagonistes, il faut se rendre aux archives du Musée historique militaire de l’artillerie, du génie et des transmissions / ВИМАИВ и ВС, et consulter la collection de dessins du département de l’Artillerie (fonds n° 27, opis n° РO-2, dossiers n° 88, 95, 96 ; dossiers divers) et la collection de documents transmis par la bibliothèque de cet organisme (fonds n° 57, opis n° 1, dossier n° 30). Les archives sur ce thème sont également concentrées dans les fonds du Musée du complexe de recherche et de production industrielle / МОНПО, (« Plastpolimer »). Ici même, on peut étudier les documents élucidant le sort du barrage d’Ohta érigé selon le projet et sous la direction de cet ingénieur (ф. Д-265, Союзводоканалпроект, dessins). Une riche collection de matériaux portant sur l’histoire de la reconstruction de cette usine et de l’aménagement de la région d’Ohta (projet élaboré sous la direction de Bazaine) a été réunie et fait aujourd’hui partie des archives personnelles de l’ancien collaborateur scientiique dudit musée, Georgij Priamurskij.

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Pour inir, indiquons quelques pistes de recherches. Il se trouve, en efet, que les documents iconographiques (portraits, graphiques architecturaux et dessins d’ingénieurs ; vues des villes avec la iguration des ouvrages réalisés par les ingénieurs français) ont pu arriver dans n’importe lequel des nombreux musées régionaux de beaux-arts ou de techniques possédant ce genre de fonds. Citons, à titre, d’exemple, la très riche collection de documents (plus de 2200 dossiers) sur l’histoire du système hydraulique Tihvinskaâ, qui a été découverte dans la maison-musée du compositeur russe N. Rimskij-Korsakov, dans la ville de Tihvin. Abandonné jadis, probablement lorsque ce système a cessé d’être navigable, par les services techniques concernés, ce fonds précieux, oublié dans un placard, a été récupéré par les chercheurs de ce musée commémoratif qui, après l’avoir ainsi sauvé de la disparition, l’ont classé et décrit. Quant aux matériaux iconographiques, il faut explorer les fonds des grands musées d’État : le musée de l’Ermitage, le Musée russe, la galerie Tret’âkov, le Musée scientiique d’architecture / ГНИМА, le Musée d’histoire et de reconstruction de Moscou, le Musée historique, sans abandonner pour autant une étude plus fouillée dans les collections des musées spécialisés mentionnés plus haut. L’aire d’action de nos ingénieurs en matière de construction étant particulièrement étendue – elle comprenait les territoires des deux capitales, ceux des actuelles régions de Saint-Pétersbourg, de Novgorod, de Tver, de Vologda, de Moscou, de Nikolaev, de Kherson, d’Odessa, de Sébastopol – des matériaux concernant les bâtisseurs et/ou leurs ouvrages pouvaient être déposés dans les musées de toutes ces villes. Ainsi, pour travailler sur la biographie de Destrem, il importe de prendre connaissance des fonds du musée de la ville de Cronstadt / Кронштадтская крепость, où se trouvent les documents sur les forts édiiés sous la direction de cet ingénieur, et du musée d’histoire régionale de Vytegra – au début des années 1820, Destrem occupait le poste de chef du IIe arrondissement du service des voies de communication qui avait sous sa responsabilité les systèmes navigables Mariinskaâ et Tihvinskaâ. Dans le cas des ingénieurs A. et J. Fabre et L. Carbonnier, une recherche du même ordre s’impose dans les fonds des musées de Novgorod et de sa région, dont le territoire abritait à l’époque les colonies militaires, aire d’intervention de ces experts. L’étude des activités de Raucourt amènera l’historien à se pencher sur les fonds du Musée du complexe de production industrielle / Севастопольский морской завод, où doit se trouver la maquette des docks de radoub dont il fut l’auteur, et sur ceux du Musée d’histoire régionale de Nikolaev, où l’ingénieur a exercé.

11. Patrimoine technique et vestiges matériels : mémoire des objets Avant de clore ce survol, il nous reste à mentionner un groupe particulier de sources qui relèvent plutôt de l’archéologie. Il n’en demeure pas moins que cet univers de vestiges matériels, d’ouvrages d’art et d’objets divers, est extrêmement parlant, surtout lorsqu’il s’agit d’une recherche sur les ingénieurs dont on étudie

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l’héritage. De ce point de vue, notre étude est favorisée car le patrimoine technique laissé en Russie par les ingénieurs français est de taille : il comprend des routes et des canaux, des ponts et des écluses, des barrages et des installations portuaires, des bâtiments publics et des bâtiments de culte, des couvertures de grande portée et des petites formes architecturales (grilles, lampadaires, etc.). Outre l’information sur les goûts, l’expertise, les prédilections artistiques et techniques, les partenariats et les collaborations de leurs bâtisseurs, l’étude de ces ouvrages d’art fournit des éléments pour élucider les aléas du processus d’élaboration créative qui se joue généralement dans la complexité des relations et dans la diversité des compétences mises à l’épreuve. À cette époque de travaux à grande échelle, nombreux furent les chantiers diiciles qui provoquaient des querelles entre les hommes de l’art, opposant en particulier les ingénieurs et les architectes autour de problèmes techniques inédits. Des débats se faisaient jour ainsi à l’occasion de la construction de la cathédrale de Saint-Isaac, des couvertures du théâtre Alexandrin, de la cathédrale de la Sainte-Trinité, etc. Bazaine, Destrem, Potier, Raucourt, Haüy, Carbonnier et certains autres y ont été mêlés et se sont retrouvés parfois dans des camps opposés. Les sépultures et les monuments funéraires sont une autre catégorie de vestiges patrimoniaux à prendre en compte. Malheureusement, ici, le chercheur est plutôt défavorisé. Car l’indiférence délibérée envers les sépultures anciennes (surtout celles des étrangers hétérodoxes) à l’époque soviétique a fait que de vieux cimetières ont subi des pertes irréparables. Des centaines de milliers de tombes laissées à l’abandon ont été pillées, profanées, détruites et, en in de compte, vouées à la disparition. Ainsi, selon le témoignage de l’historien A. Pozdnuhov, la tombe de Destrem au cimetière luthérien Smolenskoé, quoiqu’en très mauvais état, était encore visible en 1983. Nos tentatives pour la retrouver quelques années plus tard n’ont pas abouti : la sépulture a disparu. À l’époque de la Perestroïka, le réveil de la mémoire collective et le renouveau de l’intérêt pour le passé historique ont conduit à quelques initiatives intéressantes visant à la préservation des vestiges historiques. L’une d’elles était la commission Nekropol / Некрополь, créée en 1987 auprès de la Fondation soviétique de culture (antenne de Léningrad), qui avait comme objectif de sauver de la déchéance et de l’oubli sinon les anciens cimetières historiques de la ville, du moins la mémoire des hommes qui y avaient trouvé leur dernière demeure. Une tentative a été faite à cette occasion de regrouper les archives et les ichiers personnels des chercheurs qui avaient travaillé de façon isolée sur ce thème. Une de ces collections, le ichier de G. Pirožkov recensant les sépultures du cimetière luthérien Smolenskoé, est d’un intérêt particulier pour notre étude. Les épitaphiers (inventaires historiques des sépultures comportant leur description détaillée y compris les épitaphes), soit en russe некрополи, de toutes sortes, y

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compris manuscrits, sont des supports utiles lorsqu’on souhaite identiier le lieu de sépulture des ingénieurs français décédés en Russie. Les plus connus de ces ouvrages sont Петербургский некрополь [Épitaphier de Pétersbourg], 4 t., Московский некрополь [Épitaphier de Moscou], 3 t., Провинциальный некрополь [Épitaphier provincial], 1 t., et Русский зарубежный некрополь [Épitaphier russe à l’étranger], 1 t., tous publiés au début du xxe siècle. Nous y avons appris, par exemple, que J. Résimont naquit le 17 novembre 1768, décéda le 2 mars 1844 et fut enterré au cimetière luthérien Volkovskoé ; qu’il avait pour épouse une dénommée Sophie de La Carge (1780-1853). De même, Teremin, enterré au cimetière de la ville d’Ostaŝkov, est décédé le 18 décembre 1872 à l’âge de soixante et onze ans, avait alors le grade de général-major, etc. Il est regrettable que ces épitaphiers soient souvent silencieux sur la localisation précise des sépultures. En revanche, ils citent les textes des épitaphes qui contiennent des informations précieuses : dates de naissance et de décès du défunt et celles de ses parents proches enterrés à ses côtés. Il arrive aussi d’y lire des textes plus fournis, comme, par exemple, celui qui orne la sépulture de Bazaine au cimetière du Nord de Montmartre, à Paris : « A gloriié la France et d’autres pays ». Cette même épitaphe nous a permis de préciser la date exacte de naissance de l’ingénieur : le 13 janvier 1786.

12. Les sources étrangères Bien que notre survol soit centré sur les sources localisées sur le territoire de l’ancienne URSS, essentiellement en Russie et en Ukraine, il nous paraît important, avant de conclure, de signaler un autre grand pan de cette recherche : les sources localisées à l’étranger et, en particulier, en France. Ainsi, des références à Bazaine apparaissent dans les archives de l’Académie des sciences de Bavière à Munich (BAW, IV.30, fol. 3 ; IV.40, fol. 39v et 40 ; IV.42, fol. 15 et 16) et dans celles des deux académies suédoises : Académie royale des sciences (Kungliga Vetenskaps Akademien, KVA) et Académie royale des sciences militaires (Kungliga Krigsvetenskapsakademien, KKVA). Des documents sur Lamé sont à rechercher dans les archives de l’Académie des sciences de Berlin. L’Académie des sciences de Turin a compté Bazaine et Lamé parmi ses membres ; c’est aussi une piste à explorer. On sait par ailleurs que Bazaine a entretenu une correspondance avec le roi de Prusse Frédéric Guillaume III et qu’il a été décoré de l’ordre prussien de l’Aigle rouge de 2e classe. On peut donc supposer que des informations sur cet ingénieur se trouvent dans les archives berlinoises. En 1980, la fondation Lambert (Canada) a acheté vingt planches de dessins de Bazaine. C’est aussi une piste à suivre. Cependant, ces quelques ressources européennes ne sont qu’une goutte d’eau comparées à la véritable marée de documents qu’on peut trouver sur nos ingénieurs en France, leur pays natal. La période concernée par les documents français est plus importante puisqu’elle couvre les années antérieures et

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postérieures aux séjours des ingénieurs en Russie13 : ils peuvent donc aller des années 1750 aux années 1820 dans le premier cas, ou aux années 1850-1870 dans le second. Mais il existe nombre de documents passionnants qui portent justement sur leur parenthèse russe et, qui plus est, en fournissent des détails inédits. Quant aux études généalogiques centrées d’une part sur les origines (ascendances) de nos ingénieurs et, de l’autre, sur leurs descendances, elles peuvent remonter au début du xviiie siècle dans le premier cas, et aller jusqu’à nos jours dans le second. Parmi les quelques dizaines d’institutions que nous avons visitées à la recherche des traces documentaires sur nos personnages dans leur pays natal, nous ne citerons ici toutefois que les plus signiicatives14 : Archives nationales à Paris (séries 320 AP ; F/14 ; LH et autres) ; archives de l’Académie des sciences et de l’Institut de France ; Service historique de la défense (SHD) ; Archives diplomatiques à Nantes ; archives et fonds manuscrits des grandes écoles (Polytechnique, Ponts et Chaussées, Mines)  ; archives départementales (Var, Drôme, Meurthe-et-Moselle) ; archives municipales (Valence, Roman, Metz, Toulouse, Toulon) ; archives des cimetières  ; enfin, archives privées qui sont, il faut le Figure 3 : Le général-lieutenant Pierre Dominique Bazaine. Collection privée de dire, beaucoup mieux préservées et Mme Odile Pépin-Lehalleur-Gondre. plus riches qu’en Russie15 (voir ig. 3). 13. Bien que, dans certains cas, comme pour leurs voyages en France en mission ou en congé, durant leur service en tant qu’oiciers de la couronne, les documents seront datés des années 1800-1850. 14. Cette recherche est toujours en cours et nous espérons en ofrir un bilan conséquent dans l’ouvrage, actuellement en préparation, sur les ingénieurs français en Russie. 15.  Ces dernières, outre les documents, comportent aussi souvent des objets  : portraits, ustensiles personnels, armes. Ces vestiges du passé d’autant plus précieux qu’ils nous parlent du quotidien, des habitudes, des goûts et des passions de nos personnages, en dévoilent le côté intime, individuel et unique de chacun. Pour n’en donner qu’un exemple, ce n’est qu’en 2009 que ses descendants ont rendu public le portrait jusqu’alors inconnu du jeune Lamé, bel homme séduisant dans son uniforme de colonel du CIVC, un Lamé comme on ne l’a jamais vu et qu’on aurait du mal à imaginer à partir de ses portraits connus de vénérable vieillard au visage fatigué et triste.

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Les grandes bibliothèques avec leurs fonds anciens sont, elles aussi, une ressource inépuisable d’informations (documents personnels, y compris les correspondances ; manuscrits ; cours lithographiés ; manuels ; ouvrages scientiiques ; périodiques de l’époque ; etc.). Citons quelques-unes de ces bibliothèques parmi celles dont nous avons exploré les fonds : Bibliothèque nationale de France, bibliothèque Sainte-Geneviève, bibliothèque de la Sorbonne, bibliothèques universitaires et des centres de recherche (par exemple celle du Centre Alexandre Koyré à l’École des hautes études en sciences sociales), bibliothèques des grandes écoles, bibliothèque de l’Institut de France, bibliothèque de l’Arsenal, bibliothèques municipales (Toulouse, Metz, Nancy, Nantes, Valence, etc.). Ces recherches nous ont permis de découvrir une masse de documents (matricules, actes de mariage, états de scolarité et de service en France, etc.) dont quelques-uns sont de véritables pièces maîtresses éclairant d’un nouveau jour le séjour de nos ingénieurs en Russie. Tel est, par exemple, le rapport manuscrit de Bazaine, Fabre, Potier et Destrem relatant en détail, à l’attention de leurs supérieurs en France, les circonstances, les conditions et les péripéties de l’exil sibérien auquel ils ont été soumis pendant la campagne napoléonienne (AN, 320 AP, dossier n°  1, part. 1, n°  18). Tel est aussi le « manuscrit de Saratov », premier des sept cahiers de notes mathématiques rédigés par Poncelet en 1813, lors de sa détention dans le camp de prisonniers de guerre dans la Russie centrale. Le fameux ouvrage issu de ces notes inaugure la nouvelle science mathématique, la géométrie projective (bibliothèque de l’École polytechnique, fonds Poncelet, carton 5, dossier n° 74). Telle est également la masse de lettres adressées par Bazaine, Lamé et Clapeyron de la Russie à leurs proches en France (AN, F/14/2164/2 pour le premier, collection privée pour les deux autres16). Tel est, enfin, le volumineux rapport de Le Play sur l’état des usines Demidov dans l’Oural, rédigé suite au voyage de l’ingénieur dans ces contrées lointaines en 1853 (bibliothèque de l’École des mines, fonds ancien).

III. — Conclusion Les exemples tirés des documents français et russes peuvent être multipliés à l’inini, mais ceux que nous avons fournis paraissent suisamment explicites pour démontrer à la fois l’extraordinaire richesse du sujet et son importance pour l’histoire des relations franco-russes. 16. Benoît Jeanson et François Segretain, Gabriel Lamé : de Tours en passant par Saint-Pétersbourg et Paris, Paris, 1949 [= Gabriel Lamé, Prosper-Parfait Goubaux et leurs famille : archives familiales, Paris, c. 2006-2008].

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En revanche, aussi rapide qu’il soit, le survol que nous avons tenté ici apporte une autre évidence certaine, celle de l’énorme complexité de la tâche. Car pour écrire une histoire générale quelque peu consistante des relations franco-russes en matière de techniques et d’ingénierie voire même, plus modestement, réaliser un portrait collectif et des biographies intellectuelles des ingénieurs français ayant servi en Russie, il faut s’appuyer sur l’ensemble des diverses sources conservées dans les archives, bibliothèques et musées de deux pays mais aussi sur la masse de vestiges matériels et ouvrages patrimoniaux, monuments complexes d’architecture, de techniques et d’art de l’ingénieur de leur temps. Une recherche comme celle-là nécessite qui plus est des connaissances requises dans les diférents domaines des sciences, des techniques, de l’architecture, de l’histoire, de l’art, de la littérature, du militaire… Les recherches sont à poursuivre ou à engager dans des dizaines de lieux de conservation de documents dispersés sur le territoire de l’ancienne URSS ou localisés dans plusieurs pays d’Europe et même en Amérique du Nord. Une telle tâche n’est pas réalisable par un chercheur isolé mais pourrait faire l’objet d’un programme de coopération entre chercheurs disposés à communiquer au-delà des frontières, à échanger et à s’associer, au besoin, à des spécialistes de diférentes disciplines. Nous espérons que ces ingénieurs français au service de la couronne russe, objets de notre article, puissent être aussi à l’origine d’une telle coopération. Dmitri Gouzévitch Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen École des hautes études en sciences sociales

Irina Gouzévitch Centre Maurice Halbwachs École des hautes études en sciences sociales

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ANNEXE I Ingénieurs français en Russie

Nom, prénom

Bazaine, Pierre-Dominique

Brune de Sainte-Catherine, Jacques-Balthazar

Dates de Formation naissance et de décès

Spécialité connue

Position en Russie

1786-1838

Polytechnicien (X 1803) École des Ponts et Chaussées (EPC)

Ingénieur des Ponts et Chaussées (IPC)

1759-1835

École de marine de Toulon, École royale des ingénieurs de Marine de Paris

Ingénieur de Couronne (Corps des ingénieurs la Marine navals)

Service de la Couronne (Corps des ingénieurs des voies de communication – CIVC)

Couronne (CIVC) ; Corps des Ingénieur ingénieurs des constructions hydraulicien maritimes

Carbonnier (Carbonier) d’Arsit de Gragnac, Louis Barthélemy 1770-1836 de X 1816 École des Mines

Clapeyron, Benoît Paul Émile

1799-1864

Compère, homas Joseph

1785 - avant X 1805 sept. 1847

Ingénieur des Couronne (CIVC) mines (IM) Démissionnaire

Couronne (CIVC)

Destrem, Jean Antoine Maurice 1788-1855

X 1804

IPC

Couronne (CIVC)

Ducouëdic, homas Marie Louis

1801-1829

X 1817

Démissionnaire

Couronne (CIVC)

1796-1862

X 1813

Démissionnaire

Privé (banque Martin d’André)

Fabre, Jacques Alexandre

1782-1844

X 1801

IPC

Couronne (CIVC)

Fabres, Jean

ca. 1788 après 1838

Ferrandin-Gazan J. Guillaume

1792 - après X 1811 1826

Enfantin, Prospère

Couronne(CIVC) Ingénieur géographe

Couronne (CIVC)

INGÉNIEURS FRANÇAIS ET COURONNE RUSSE, DÉBUT DU XIXe SIÈCLE

133

Ferry, Claude Joseph

1757-1845

Examinateur de l’École polytechnique

Flachat, Eugène

1802-1873

Ingénieur civil

Gleizes, Joseph Marie Anne Jean Antoine Auguste

1781-1863

X 1798

Haüy, P. Juste

1793 - après ICIVC (1811-14) IVC oct. 1848

Couronne (CIVC)

Henry, André Guillaume

1785-1828

X 1804

IPC

Couronne (CIVC)

Lamé, Gabriel

1795-1870

X 1814 École des mines

IM

Couronne (CIVC)

Le Play, Pierre Guillaume Frédéric

1806-1882

X 1825

IM

Usines Demidov

Poncelet, Jean Victor

1788-1867

X 1807

G

Prisonnier de guerre (camp de Saratov)

Potier, Charles Michel

1785-1855

X 1805

IPC

Couronne (CIVC)

Rank, ?

 ? - pas avant 1832

Raucourt, Antoine

1789-1841

X 1809

IPC

Couronne (CIVC)

Résimont, Alphonse

c. 1811 après janv. 1839

ICIVC (1824-28) IVC

Couronne (CIVC)

Résimont de Genneret, JeanBaptiste de

1768/66 ? -1844

Sainte-Aldegonde, Charles Camille Joseph Baltazard de

1787-1853

X 1806

Sénovert, Étienne François de

1753-1831

École du génie de Mézières (1774- G 1777)

Tachousin, Ephrosin

c. 1787 après 1838

Térémin, François

1801-1872

Zeiler, Pierre

c. 1812 après 1853

IM

Usines Demidov Privé

G

Prisonnier de guerre (CIVC)

Couronne (ICIVC)

Couronne (CIVC)

Artilleur

Couronne (suite de Sa Majesté Impériale)

Couronne (CIVC) Couronne(CIVC)

ICIVC (1819-23) IVC

Couronne (CIVC) Couronne (ICIVC)

134

DMITRI GOUZÉVITCH ET IRINA GOUZÉVITCH

ANNEXE II Les ingénieurs français dans les thèses en histoire des sciences et des techniques soutenus en Russie

Людмила Зильберминц [Lûdmila Zil’berminc], Возникновение технического журнала в России (1825-1830) [La naissance des périodiques techniques en Russie (1825-1830)], thèse de candidat en sciences pédagogiques, Léningrad, 1947, [252] p., dactyl. – Lieux de conservation : Bibliothèque d’État de Russie / Государственная Библиотека России (ГБР) ; Bibliothèque nationale de Russie / РНБ, Б Б200/3.615. Николай Калмыков [Nikolaj Kalmykov], История развития и некоторые современные вопросы мостовой техники [Histoire du développement et quelques problèmes contemporains des techniques de construction des ponts], thèse de doctorat d’État en sciences techniques, s. l., 1947, 744 p., dactyl. – Lieu de conservation : Bibliothèque d’État de Russie / ГБР, Дд. 50-5/3. Владимир Пилявский [Vladimir Pilâvskij], Творчество В.П.Стасова [Œuvre de V. P. Stasov], thèse de doctorat d’État en architecture, Léningrad, 1957, 5 t., dactyl. – Lieux de conservation : Bibliothèque d’État de Russie / ГБР, Дд 58-18/1 ; archives de l’Inspection d’État pour la protection des monuments / архив ГИОП. Михаил Воронин [Mihail Voronin], Исследование становления и развития транспортной науки и техники в области изысканий и проектирования железных дорог от их возникновения до начала социалистической индустриализации в СССР [Étude de la mise en place et de l’essor des sciences et des techniques en matière de transports, dans le domaine des prospections et des projets des chemins de fer, de leur émergence à l’industrialisation socialiste], thèse de doctorat d’État en sciences techniques, Léningrad, 1973, 2 t., dactyl. – Lieux de conservation : Bibliothèque nationale de Russie ; Bibliothèque d’État de Russie / ГБР,, Дд 76-5/134 ; bibliothèque de l’université des Voies de communication / ПГУПС, б-ка, С.19307p. Георгий Лоханов [Georgij Lohanov], Творчество архитектора В.И.Беретти (1781-1842) [Œuvre de l’architecte V. I. Beretti (1781-1842)], thèse de candidat en architecture, Léningrad, 1979, 2 t., dactyl. – Lieu de conservation : Bibliothèque d’État de Russie / ГБР.

INGÉNIEURS FRANÇAIS ET COURONNE RUSSE, DÉBUT DU XIXe SIÈCLE

135

Маргарита Воронина [Margarita Voronina], Становление прикладной механики в России (первая половина xix века) [La mise en place de la mécanique appliquée en Russie], thèse de candidat en sciences physico-mathématiques, Moscou, 1980, 165 p., dactyl. – Lieux de conservation : Bibliothèque d’État de Russie / Государственная Библиотека России, ГБР, Дк.80-1/982 ; Bibliothèque de l’Institut d’histoire des sciences et des techniques de l’Académie des sciences de Russie / Библиотека ИИЕТ РАН, В-75). Володар Лишевский [Volodar Liŝevskij], Развитие механики нити [L’évolution de la mécanique du il], thèse de candidat en sciences physico-mathématiques, Moscou, 1983, dactyl. – Lieu de conservation : Bibliothèque d’État de Russie / ГБР. Андрей Пунин [Andrej Punin], Архитектура мостов. Эволюция стилистических особенностей от античной эпохи до начала xx века и архитектурно-художественные проблемы современного зарубежного мостостроения [L’architecture des ponts. L’évolution des particularités stylistiques de l’antiquité au début du xxe siècle et les problèmes architecturaux et artistiques de l’art étranger de construction des ponts], thèse de doctorat d’État en histoire de l’art, Léningrad, 1984, 4 t., dactyl. – Lieux de conservation : Bibliothèque d’État de Russie / ГБР ; bibliothèque de l’Académie des beaux-arts / библиотека Академии художеств.

136

DMITRI GOUZÉVITCH ET IRINA GOUZÉVITCH

ANNEXE III Sélection de travaux de Dmitri Gouzévitch et d’Irina Gouzévitch sur les ingénieurs francais en Russie

Дмитрий Гузевич [Dmitrij Guzevič], Ирина Гузевич [Irina Guzevič], Элен Верен [Hélène Vérin] et Жак Гийерм [ Jacques Guillerme], « “Господин Рокур, которого я люблю…” : Антуан Рокур де Шарлевиль [“Monsieur Raucourt que j’aime…” : Antoine Raucourt de Charleville] », dans Вопросы истории естествознания (ВИЕТ) [Questions d’histoire des sciences et des techniques], 1989, n° 3, p. 76-88. Дмитрий Гузевич [Dmitrij Guzevič] et Ирина Гузевич [Irina Guzevič], « Французские инженеры – Члены Петербургской академии наук [Ingénieurs français membres de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg] », dans Деятели русской науки xix – первой четверти xx веков [Les hommes de science russes du xixe – première moitié du xxe siècle], Saint-Pétersbourg, 1991, p. 74-109. Дмитрий Гузевич [Dmitrij Guzevič] et Ирина Гузевич [Irina Guzevič], « Легенда о подводной лодке [Légende sur un sous-marin] », dans Вопросы истории естествознания и техники (ВИЕТ) [Questions d’histoire des sciences et des techniques], 1991, n° 3, p. 82-89. Дмитрий Гузевич [Dmitrij Guzevič] et Лариса Иванова-Веэн [Larisa IvanovaVèen], « Нарвский мост [Le pont de Narva] », dans Архитектурное наследство [Héritage architectural], t. 39, 1992, p. 178-188. Dmitri Gouzévitch et Irina Gouzévitch, « Les contacts franco-russes dans le monde de l’enseignement supérieur technique et de l’art de l’ingénieur », dans Cahiers du monde russe et soviétique, t. 34, 1993, p. 345-368. Дмитрий Гузевич [Dmitrij Guzevič] et Ирина Гузевич [Irina Guzevič], Петр Петрович Базен : 1786-1838 [Petr Petrovič Bazen, 1786-1838], Saint-Pétersbourg, 1995. Dmitri Gouzévitch et Irina Gouzévitch, « Note de l’ingénieur-colonel Raucourt de Charleville concernant des voies de communication en Russie », dans Cahiers du monde russe, t. 37, 1996, p. 479-504. Дмитрий Гузевич [Dmitrij Guzevič] et Ирина Гузевич [Irina Guzevič], « О Пушкине, инженерах и об одном забытом французском обществе [Sur Pouchkine, les ingénieurs et une société française oubliée] », dans Петербургские чтения-97 [Lectures pétersbourgeoises-97], Saint-Pétersbourg, 1997, p. 416-433.

INGÉNIEURS FRANÇAIS ET COURONNE RUSSE, DÉBUT DU XIXe SIÈCLE

137

Dmitri Gouzévitch et Irina Gouzévitch, « La guerre, la captivité et les mathématiques », dans SABIX, t. 19, 1998, p. 31-68. Dmitri Gouzévitch et Irina Gouzévitch, « Le phénomène des “ingénieurs-résidents” : reconnaissance légale ou espionnage technique ? », dans Cahiers d’histoire et de philosophie des sciences, t. 47, 1999, p. 159-181. Dmitri Gouzévitch et Irina Gouzévitch, « Transfert de technologies en matière de travaux publics en Russie : quête aux innovations et choix politiques, 1800-1850 », dans Technological Trajectories, Markets, Institutions : Industrialized Countries, 19th-20th Centuries, dir. Laurent Tissot et Béatrice Veyrassat, Berne, 2001, p. 91-101. Dmitri Gouzévitch et Irina Gouzévitch, « he history of the irst patents for steam vessels in Russia », dans History of Technology, t. 24, 2002, p. 81-94. Dmitri Gouzévitch et Irina Gouzévitch, « De Ferry à Le Play : deux exemples de collaboration des ingénieurs d’État français et des entrepreneurs miniers russes dans l’Oural (première moitie du xixe siècle) », dans Revue de la Maison rançaise d’Oxford, t. 1, 2003, p. 117-145. Dmitri Gouzévitch et Irina Gouzévitch, « Ingénieurs français et la construction et aménagement de Saint-Pétersbourg : Comité hydraulique (1816-1842) et Commission de projets et de devis (1820-1842) », dans La France et les Français à Saint-Pétersbourg : xviiie-xxe siècle, Saint-Pétersbourg, 2005, p. 101-123 et p. 263-285. Dmitri Gouzévitch et Irina Gouzévitch, « L’École des “3B” ou les antécédents hispano-franco-écossais de l’École mécanico-mathématique russe, dite d’Ostrogradskij : années 1810-1830 », dans Les mathématiques dans la cité, dir. Marie-José Durand-Richard, Vincennes, 2006, p. 45-75. Dmitri Gouzévitch et Irina Gouzévitch, « Journal des voies de communication : histoire d’une revue bilingue russe-francaise (1826-1842) », dans La presse et les périodiques techniques en Europe : 1750-1950, dir. Patrice Bret, Konstantinos Chatzis et Liliane Pérez, Paris, 2008, p. 89-113. Dmitri Gouzévitch, « Montferrand et Mauduit : un conflit salutaire », dans Revue d’Auvergne, t. 588-589 : De Montferrand à Saint-Pétersbourg : Auguste Ricard de Montferrand, nouvelles approches. Actes du colloque international, Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), 17, 18 et 19 octobre 2008, Clermont-Ferrand, 2008, p. 297-315. Dmitri Gouzévitch et Irina Gouzévitch, « Une nouvelle génération d’enseignants : l’avènement de la mécanique appliquée en Russie avant 1850 », dans he Quest for a Professional Identity : Engineers between Training and Action, dir. Ana Cardoso de Matos, Maria Paula Diogo, Irina Gouzevitch et André Grelon, Lisbonne, 2009, p. 43-58. Dmitri Gouzévitch et Irina Gouzévitch, « Gabriel Lamé à Saint-Pétersbourg : 1820-1831 », dans SABIX, t. 44, 2009, p. 20-43. Дмитрий Гузевич [Dmitrij Guzevič], Ирина Гузевич [Irina Guzevič], Борис Иванов [Boris Ivanov] et Игорь Цветков [Igor Cvetkov],  Очерки истории

138

DMITRI GOUZÉVITCH ET IRINA GOUZÉVITCH

технических наук в Санкт-Петербурге : xviii-xix вв. [Аperçu de l’histoire des sciences techniques à Saint-Pétersbourg : xviiie-xixe siècles], Saint-Pétersbourg, 2009. Dmitri Gouzévitch, « Bétancourt et la création du corps des ingénieurs des voies de communication en Russie : une histoire européenne (chronique et interprétations) », dans Quaderns d’Història de l’Enginyeria, n° 10 : Agustín de Betancourt y Molina : 1758-1824, 2009, p. 271-293. Dmitri Gouzévitch et Irina Gouzévitch, « Les ponts et les quais de SaintPétersbourg : une aventure européenne », dans L’art du vide. Ponts d’ici et d’ailleurs : trois siècles de génie rançais, xviiie-xxe siècle, dir. Françoise Bosman, Martine Mille et Gersande Piernas, Paris/Roubaix, 2010, p. 104-115. Dmitri Gouzévitch et Irina Gouzévitch, « Ponts suspendus et couvertures à grande portée en Russie : une collaboration internationale (1810-1840) », dans Édiice et artiice : histoires constructives. Recueil de textes issus du premier congrès rancophone d’histoire de la construction, Paris, 19-21 juin 2008, Paris, 2010, p. 221-230. Dmitri Gouzévitch et Irina Gouzévitch, « Augustin Bétancourt and the mining technologies : from Almaden to Saint-Petersbourg (1783-1824) », dans History of Technology, t. 30 : European Technologies in Spanish History, 2010, p. 13-31. Dmitri Gouzévitch, « Corps of engineers as form  of professional organization in the russian empire (18th and 19th centuries) », dans Engineering Studies, n° spécial : Becoming an Engineer in Eighteenth-Century Europe : the Construction of a Professional Identity, dir. Irina Gouzévitch et Peter Jones, à paraître en 2011. Дмитрий Гузевич [Dmitrij Guzevič] et Ирина Гузевич [Irina Guzevič], « Габриэль Ламе в России, или Один из ликов Януса [Gabriel Lamé en Russie, ou l’une des faces de Janus] », dans Историко-математические исследования [Études en histoire des mathématiques], n° 16-51, à paraître en 2011. Дмитрий Гузевич [Dmitrij Guzevič], Ирина Гузевич [Irina Guzevič], Борис Тарасов [Boris Tarasov] et Николай Елисеев [Nikolaj Eliseev], Карл Иванович Потье, 1786-1855 [Karl Ivanovič Pot’je (Potier, 1786-1855)], dir. Владимир Павлов [Vladimir Pavlov], Saint-Pétersbourg, à paraître en 2012.

II LA COMMUNAUTÉ FRANÇAISE EN RUSSIE AU XIXe SIÈCLE : ÉMIGRÉS ET VOYAGEURS

LA CORRESPONDANCE CONSULAIRE AUX ARCHIVES NATIONALES UNE SOURCE PRIVILÉGIÉE SUR LES ORIGINES DES COMMUNAUTÉS FRANÇAISES EN RUSSIE AU XVIIIe SIÈCLE

par

Anne MÉZIN

Expatriés et commerce sont les piliers de toute activité consulaire à l’étranger1. Par leur abondance et leur richesse, les archives des consulats français constituent la source première et indispensable de toute recherche sur la France et les Français à l’étranger et, dans le cas présent, en Russie. Il semble donc utile d’en donner un rapide aperçu par l’évocation des fonds conservés aux Archives nationales où les archives des consulats ne concernent que la période de l’Ancien Régime. Elles permettent d’éclairer les origines des premières communautés françaises grâce, notamment, à la correspondance des consuls de France à Saint-Pétersbourg2. L’intérêt pratique de ces sources sera illustré par deux exemples, les individus d’une part, et d’autre part l’activité commerciale d’une maison de négoce française à Saint-Pétersbourg dans les années 1800, à travers les premiers états de Français dressés par les consuls, et leurs compléments dans les registres de chancellerie. 1. Les consulats sont un observatoire privilégié de l’activité commerciale et économique. Pour la période de l’Ancien Régime, voir Jörg Ulbert et Gérard Le Bouëdec, La fonction consulaire à l’époque moderne. L’airmation d’une institution économique et politique (1500-1800), Rennes, 2006. Voir également Bruno Ricard, « Les consulats, l’administration du commerce et l’information économique extérieure (1681-1789) », dans Études et documents. Comité pour l’histoire économique et inancière, t. 5, 1993, p. 37-57. 2.  Anne Mézin, Correspondance des consuls de France à Saint-Pétersbourg (1713-1792), Paris, 2009.

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ANNE MÉZIN

I. — Les papiers relatifs aux consulats de Russie aux Archives nationales Les papiers relatifs aux consulats se trouvent dans deux séries : « Afaires étrangères » et « Marine », en raison de l’histoire de la constitution des fonds3.

1. La série « Afaires étrangères » des Archives nationales La série « Afaires étrangères » des Archives nationales a pour seul objet les consulats d’Ancien Régime. Elle réunit deux sous-séries, la sous-série AE/B/I, dite « Correspondance consulaire » et la sous-série AE/B/III, « Consulats, mémoires et documents ».

1.1. La sous-série AE/B/I. Correspondance consulaire  La première partie de la sous-série AE/B/I réunit dans de grands registres à la couverture de cuir, magniiquement tenus, la copie des ordres et dépêches du secrétariat d’État de la Marine adressés aux consuls. Elle se compose de deux séries de registres : d’une part ceux qui concernent le Levant et la Barbarie entre 1756 et 17934 et d’autre part ceux des pays dits de chrétienté5. Ils disposent, pour la plupart d’entre eux, d’une table récapitulative comprenant un résumé de chaque missive. La seconde partie de la sous-série AE/B/I rassemble les lettres reçues des consulats par le secrétariat d’État de la Marine, que l’on appelle communément la correspondance consulaire6.

1.2. L’exemple de la correspondance des consuls de France à Saint-Pétersbourg Si elle forme un ensemble homogène, la correspondance des consuls de France de Saint-Pétersbourg n’est pour autant ni continue, ni complète. Il faut aussi noter son caractère tardif : hormis la création des postes consulaires 3. Il faut rapprocher la série « Afaires étrangères » avec la sous-série « Marine B7 », car elles sont indissociables. Elles proviennent toutes les deux du fonds des consulats de l’Ancien Régime quand les consulats dépendaient du secrétariat d’État de la Marine. La dualité actuelle de ces fonds d’archives s’explique par l’histoire des ministères. En 1796, le ministère de la Marine et le ministère des Relations extérieures se partagèrent les archives des consulats. Tout ce qui intéressait la marine, la navigation et les pêches fut attribué à la Marine, le reste revenant aux Relations extérieures. De façon à réunir l’ensemble, le ministère des Afaires étrangères reversa, entre 1929 et 1933, son fonds consulaire d’Ancien Régime, la série Afaires étrangères actuelle, aux Archives nationales qui conservaient déjà le fonds de la Marine d’Ancien Régime. 4. AN, AE/B/I/1 à 38, Levant et Barbarie. 5. AN, AE/B/I/39 à 74, Espagne, Portugal, Italie et le Nord. 6. AN, AE/B/I/75 à 1188.

LA CORRESPONDANCE CONSULAIRE AUX ARCHIVES NATIONALES

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aux États-Unis d’Amérique au moment de leur indépendance, le consulat de Saint-Pétersbourg est le dernier grand poste créé sous l’Ancien Régime, en 1715, en raison de la fondation de cette ville en 1703. Le poste de Moscou, moins important, est créé en 1759. La correspondance des consuls de France à Saint-Pétersbourg contient, dans les registres cotés AE/B/I 982 à 989, les lettres envoyées entre 1715 et 1792. Il n’existe pas d’archives d’autres postes consulaires français en Russie avant la Révolution. La correspondance du vice-consul de Moscou, Pierre Martin, n’a pas été conservée en tant que telle. Le contenu de cette correspondance rend compte du travail efectué par le consul. En plus des nouvelles d’ordre politique surtout transmises jusqu’en 1733, l’essentiel est consacré aux afaires des Français de Russie (obligations du consul en matière de contrôle, de police, d’état civil, de notariat), ainsi qu’aux afaires de commerce et de navigation. De même, la négociation d’un traité de commerce avec la Russie tient une place importante tout au long de la période. La correspondance est discontinue. Pour des raisons politiques, les guerres et la Révolution, ou des raisons particulières tenant au consul, la représentation consulaire a été interrompue à plusieurs reprises. De même, aucune régularité n’est observée dans l’envoi des lettres : pour les meilleures années7, plus de cinquante lettres par an sont conservées ; pour d’autres années, moins de dix par an.

1.3. Les sources russes dans les autres correspondances consulaires Des correspondances consulaires d’autres cités contiennent des documents relatifs à la Russie. La correspondance consulaire de Dantzig de 1715 à 17928 est la plus riche avec notamment des pièces relatives aux relations de la Russie avec des États voisins (Pologne, Saxe, Mecklembourg, Suède, etc.) et, dans le volume 480, un « État de la colonie française de Moscou (1777) » (fol. 213-224). Des pièces concernant la Russie sont également présentes dans les correspondances consulaires de Constantinople9, Raguse10 et Trieste11.

1.4. La sous-série AE/B/IIi, « Consulats, mémoires et documents » Quelques cartons de la sous-série AE/B/III, cotés 432 à 435, concernent la Russie. Ils couvrent la période 1728-1854 et contiennent essentiellement des 7. Entre 1730 et 1732, 1743 et 1748. 8. AN, AE/B/I/474 à 482. 9. Entre 1638 et 1792, AN, AE/B/I/376 à 448. 10. Entre 1759 et 1777, AN, AE/B/I/948 à 949. 11. Entre 1758 et 1792, AN, AE/B/I/1082 à 1087.

144

ANNE MÉZIN

mémoires sur le commerce12, des états de commerce et de navigation13, des documents divers sur les douanes, la navigation et le commerce14.

2. La série « Marine » Les autres papiers consulaires se trouvent pour l’essentiel rassemblés dans la sous-série « Marine B7» (Mar/B/7). Outre les « Lettres d’agents divers »15 et les « Lettres reçues, mémoires et documents divers »16, les documents sur la Russie sont nombreux dans la suite de cette sous-série. On peut mentionner le carton Marine B/7/457 (1721-1787) particulièrement riche d’informations. Il regroupe des mémoires relatifs à la mer Noire, à la Crimée, au commerce de Marseille avec Kherson, au commerce du Nord, aux consulats français en Russie, aux négociations du traité de commerce entre la France et la Russie (1785-1786), aux missions du négociant marseillais Anthoine pour l’ouverture de la mer Noire au commerce occidental, etc. De même, on trouve dans le carton Marine B/7/481, consacré aux marines étrangères, de nombreux mémoires sur la marine de Russie (1715-1787).

II. — États de Français et papiers de chancellerie Par rapport aux « nations françaises » du Levant et de Barbarie, la principale caractéristique de la communauté française de Russie au xviiie siècle est de n’être ni organisée ni structurée. À la lecture des archives consulaires, on ne perçoit pas de besoin particulier d’identité ou de protection de la part des individus. Si les marchands et négociants s’adressent au consulat pour telle ou telle formalité, ils ne s’organisent pas en « nation française »17 et n’élisent pas de député de la nation, pour les représenter et porter leur voix tant en France qu’en Russie. Le manque de cohésion de la communauté française se manifeste également par l’absence de commémoration nationale, que ce soit pour la fête de Saint-Louis, les événements concernant la famille royale ou les victoires militaires. En d’autres termes, à cette époque, le Français expatrié en Russie apparaît davantage comme 12. AN, AE/B/III/432 : mémoires et documents sur le commerce (1728-1768). 13.  AN, AE/B/III/433 : états de commerce et de navigation, bulletins commerciaux (1810-1812). 14. AN, AE/B/III/434 : ukases, instructions, avis, tableaux sur les douanes (1820-1840). AN, AE/B/III/435 : ukases, décisions, tableaux sur les douanes (1841-1852) ; ukases, tableaux, notes sur la navigation (1810-1853) ; documents commerciaux (1821-1854). 15. AN, Mar/B/7, t. 1 à 4 et 10 à 47. 16. AN, Mar/B/7, t. 204 à 283. 17. On ne rencontre d’assemblée de la communauté française en nation qu’au tout début, en 1720-1721, quand il fallut régler quelques cas de discipline et organiser le statut de l’éphémère aumônier de la nation.

LA CORRESPONDANCE CONSULAIRE AUX ARCHIVES NATIONALES

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un consommateur des services que peut lui rendre le consul que comme un acteur d’une communauté structurée. De plus, jusqu’à la réouverture du consulat en 1802, le consul ne semble pas avoir eu les moyens de contrôler les Français de son département et de les immatriculer en contrepartie d’une protection du roi. Il n’avait donc aucune vue d’ensemble sur la communauté française de son ressort. Quand il a dû dresser des listes de Français, à la demande du ministère, le consul a été obligé de mener de véritables enquêtes. Le plus ancien état conservé recense les Français catholiques de SaintPétersbourg et de Moscou. Il a été établi par le consul Decury de Saint-Sauveur en juin 174618. Il répertorie 206 Français avec leurs femmes et enfants, ainsi que les membres de la « Comédie française et plaisirs de Sa Majesté », quelques « particuliers qui se regardent comme Français ou sous la protection de la France » et des « sujets du roi des pays nouvellement conquis », de Gand et de Tournai. Des protestants ou réformés sont aussi signalés. Cet état indique le patronyme, la profession, parfois le lieu de naissance et le prénom, l’année ou mieux encore la date d’arrivée en Russie, la situation de famille, la religion pour les conjoints non catholiques, et même de temps à autre des éléments du passé de chaque individu. C’est l’état des Français le plus précis. Une seconde liste fut dressée par le vice-consul de Moscou le 1er janvier 176219. Ses lettres d’instructions lui en faisaient l’obligation et il s’y conforma. Cette liste rassemble 156 Français, dont 69 hommes, 39 femmes et 43 enfants (pour cinq personnes, aucun renseignement n’est donné). Elle est très sommaire et ne mentionne que des patronymes au mieux accompagnés d’une profession. Les prénoms ne sont pas indiqués, les patronymes des épouses non plus. La liste n’est pas exhaustive, les instructions lui ordonnant de ne prendre en charge que les « bons et idèles sujets du roi ». Le vice-consul précise qu’il y a « quelques autres Français et Françaises répandus dans les diférentes provinces des environs de Moscou » mais qu’il n’en sait pas les noms. Le dernier état fut aussi rédigé par Pierre Martin, le 15 janvier 177720. Il fait suite au retour, à Moscou, de nombreux Français recrutés dans le cadre de la colonisation de la Volga à la in de leur contrat. Faute d’avoir fait fortune, de nombreux colons se regroupèrent à Moscou ou dans ses environs. Cet état est un peu plus détaillé que le précédent ; Il indique le plus souvent l’origine géographique des Français, les prénoms et, pour un tiers des hommes répertoriés, les professions. Les femmes ne sont indiquées que lorsqu’elles sont veuves (et en 18. AN, Mar/B/7/355 : « État des Français catholiques qui sont en Russie en juin 1746 ». 19.  MAE Nantes, Archives du vice-consulat de France à Moscou (1759-1764) : «  État des Français, 1er janvier 1762, par Pierre Martin ». 20. Cet état est classé par erreur dans la correspondance consulaire de Dantzig. AN, AE/B/I/480, CC Dantzig, fol. 213-223 : « État des Français de Moscou, 15 janvier 1777, par Pierre Martin ».

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conséquence chefs de famille) ou demoiselles exerçant une profession. Le nombre d’enfants est le plus souvent précisé. Ce dernier état recense quelque 650 Français, hommes, femmes et enfants. S’ils présentent un intérêt incontestable, ces trois états de Français ne peuvent en aucun cas donner une évaluation exacte et précise de la communauté française au cours du xviiie siècle. Pour la seule ville de Saint-Pétersbourg, les listes du serment exigé des Français, à la suite de la mort de Louis XVI, qui ont été publiées dans le journal de Saint-Pétersbourg, répertorient plus de 1000 personnes21. On peut seulement souligner que cette communauté francophone du siècle des Lumières est essentiellement urbaine. Les deux grands pôles en sont Saint-Pétersbourg et Moscou, où des postes consulaires avaient été ouverts, respectivement en 1715 et 1759. Dans ce contexte, le neuvième volume de la correspondance consulaire de Saint-Pétersbourg présente un intérêt tout particulier. Couvrant nominalement la période 1792-1805, il concerne en fait les années 1802-1805. Le commissaire général des relations commerciales, Barthélemy de Lesseps est de retour à SaintPétersbourg le 5 juin 1802. Deux jours plus tard, il fait rendre aux négociants français les droits dont ils jouissaient avant la guerre et les fait sortir de la guilde, c’est-à-dire « une espèce de nationalisation à laquelle ont été soumis de tous temps les marchands de toute nation qui traiquent dans l’intérieur de la Russie et à laquelle on a assujetti les premières maisons qui en étaient exemptées parce qu’elles ne faisaient le commerce qu’en grand »22. Les négociants et marchands français sont obligés de racheter leur sortie de la guilde en payant trois années d’impôt23. En contrepartie de cette mesure, on leur redonne la protection de la France. Le consul ouvre donc un registre d’immatriculation pour les Français, en leur demandant de préciser les noms, prénoms, lieux de naissance et professions. En juillet 1802, il envoie une première liste de Français, tenue entre le 8 juin et le 8 juillet 1802, complétée par un tableau des négociants et commerçants. Cent quatre-vingt-un Français viennent se faire recenser au cours du premier mois suivant la réouverture du consulat24. Ce nombre ne relète en rien la réalité car les Français sont bien plus nombreux à Saint-Pétersbourg. Les négociants et marchands y représentent près de la moitié des personnes répertoriées ; on y trouve aussi des artisans, des artistes, des gens de maison et des enseignants. Plus de la moitié d’entre eux déclarent venir de Paris et de sa région, du Nord et de l’Est de 21. Voir Санкт-Петербургские ведомости, Saint-Pétersbourg, 1793, n° 45 à 53. 22. MAE La courneuve, Correspondance consulaire et commerciale, Saint-Pétersbourg, t. 9, fol. 43-44v (18 prairial an X / 7 juin 1802). 23. MAE La courneuve, Correspondance consulaire et commerciale, Saint-Pétersbourg, t. 9, fol. 101-102v (22 fructidor an X / 9 septembre 1802). 24. Voir annexe I.

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la France. Enin, près de 40 % d’entre eux ne iguraient pas sur les listes du serment de 1793 ; sauf à remettre en cause l’eicacité de l’administration impériale, ce pourcentage important pourrait s’expliquer pour des raisons politiques. Il faut noter que certains émigrés, qui ne devaient rentrer en France qu’après la chute de Napoléon comme l’abbé Charles Dominique Nicolle ou Joseph Villedieu de Torcy, ou qui ne devaient jamais y retourner tel Jean Augustin Prévost de Lumian, ont néanmoins recours aux services de la chancellerie pour la gestion de leurs biens ou afaires en France25. Par la suite, on continua à enregistrer les Français qui le souhaitaient, un état est tenu jusqu’à la in septembre 180426. Enin, on peut mentionner un état de Français qui est conservé dans la correspondance consulaire de Tilis, la Géorgie ayant été annexée par la Russie en 1801. Il a été établi en 1828 par le chevalier Gamba, consul de France à Tilis, et rassemble soixante-quatre personnes, hommes, femmes et enfants27. Pendant les années 1802-1805, le commissaire Barthélemy de Lesseps ne limita pas son activité à l’établissement de ces deux listes, à l’envoi de diférents états commerciaux28 et à la tenue de la correspondance avec le ministre des Relations extérieures. Non seulement il dresse l’inventaire général des papiers du consulat jusqu’en 1792, puis de 1802 à 1805, mais encore il envoie régulièrement des 25. Voir notamment MAE La courneuve, Correspondance consulaire et commerciale, SaintPétersbourg, t. 9, fol.  354 («  Récapitulation du registre d’enregistrement de la chancellerie du commissariat général des relations commerciales de France à Saint-Pétersbourg, costé HH, fol. 89 à 273, depuis le premier vendémiaire an XII jusqu’au quatorze thermidor de la même année ») : légalisation d’une procuration sous seing privé de Prévost de Lumian (29 ventôse an XII) ; ibid., fol. 357 (« Récapitulation du registre d’enregistrement de la chancellerie du commissariat général des relations commerciales de France à Saint-Pétersbourg, costé HH, fol. 89 à 273, depuis le premier vendémiaire an XII jusqu’au quatorze thermidor de la même année ») : procuration de Torcy (7 messidor an XII) ; ibid., fol. 217v  et 344 (« Récapitulation du registre des actes de la chancellerie costé GG (fol. 1 à 52) ») : respectivement procuration en blanc de l’abbé Nicolle (4 fructidor an XI) et procuration en blanc pour succession de Dominique Nicolle (23 ventôse an XII). 26. MAE La courneuve, Correspondance consulaire et commerciale, Saint-Pétersbourg, t. 9, fol.  321v  : «  Inventaire général des papiers de la chancellerie depuis l’arrivée de M. de Lesseps à Saint-Pétersbourg jusqu’au premier vendémiaire de l’an XIII. Chemise n°  2  : état par ordre alphabétique de tous les Français immatriculés dans la chancellerie depuis l’an X jusqu’au 1er vendémiaire an XIII ». Cet état n’a pas été conservé dans le registre de la correspondance consulaire. 27. MAE La courneuve, Correspondance consulaire et commerciale, Tilis, t. 1 (1821-1830), fol. 353-353v : « Extrait du registre matricule des sujets français domiciliés et de passage tant à Tilis que dans tout le ressort du consulat de France en Géorgie ». Voir annexe III. 28. État des marchandises exportées en 1803 ; état des montants des marchandises importées et exportées par les négociants de Saint-Pétersbourg en 1803 ; tableau des exportations et des importations des ports de Saint-Pétersbourg et de Cronstadt en 1803 ; état des droits perçus aux douanes de Saint-Pétersbourg ou de Cronstadt en 1803 ; états des navires dans le port de Cronstadt, leur arrivée et leur départ et le nombre de ceux qui y sont restés hiberner en 1804 ; état de la valeur des marchandises exportées et importées par les négociants et autres personnes des diférentes nations à Saint-Pétersbourg et à Cronstadt en 1804, etc.

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« récapitulations » ou inventaires des registres courants de la chancellerie29, suivant en cela l’exemple donné par son père, ancien consul général à Saint-Pétersbourg entre 1775 et 178730. On est frappé par le nombre important des actes qui sont répertoriés, probablement en raison de la réouverture du consulat après dix ans d’interruption. Il faut naturellement se reporter aux archives rapatriées du poste, conservées aux archives des Afaires étrangères à Nantes, pour trouver le détail de ces actes. Néanmoins, le travail du consul Lesseps permet de se faire une idée assez précise de l’activité du consulat et d’identiier de nombreux autres ressortissants français. Plus de 600 personnes sont ainsi mentionnées au il des actes. Un rapide examen de ces inventaires permet d’identiier une première série de documents comme des actes d’état civil31, des actes notariaux32, des procurations, essentiellement pour des successions ou la gestion de biens en France, et des certiicats de vie. Le consul intervient également comme arbitre en cas de diférend entre Français ain d’obtenir un compromis entre les parties et d’éviter un recours à la justice locale. Il s’occupe encore des successions des Français morts à Saint-Pétersbourg (pose des scellés, inventaire après décès, liquidation de la succession, etc.). Le dernier volet de l’activité consulaire, telle qu’on peut la percevoir au travers de ces inventaires sommaires, concerne les afaires de commerce et de négoce : établissement de contrats de société, dissolution de sociétés, expéditions de marchandises, dépôts de lettres de change, de cautions en chancellerie, certiicats d’origine de marchandises, acquits à caution, etc.

III. — L’exemple de la maison de négoce Frères Raimbert, neveux et Cie Les récapitulations d’actes de chancellerie contenues dans la correspondance consulaire de Saint-Pétersbourg permettent également de suivre, en 1802, d’une manière assez précise, l’activité d’une maison de commerce française renommée de Saint-Pétersbourg, celle des Frères Raimbert, neveux et Cie. Installés depuis le milieu du xviiie siècle à Saint-Pétersbourg, les frères Raimbert sont originaires de Grasse (Var). Joseph, l’aîné, y est signalé dès janvier 175233, son frère François en 1769. Ils y sont toujours, après la campagne de Russie de 29. Les registres de chancellerie inventoriés sont les registres BB, CC, DD, GG, HH et LL, certains d’entre eux faisant l’objet de plusieurs récapitulations. 30. Voir AN, AE/B/I/988, fol. 137-185v ; AE/B/I/989, fol. 104-126v. 31. Légalisations d’extraits de baptême, de mariage ou de décès, publications de mariage. 32. Contrats de mariage, testaments. 33. Il signa le 25 janvier 1752 un contrat d’une première société avec deux négociants lyonnais, Antoine Deschamps et Charles François Lousmeau du Pont. 

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1812, dévoués à leur patrie et à son gouvernement. Joseph Raimbert avait été l’un des deux négociants français de Saint-Pétersbourg signataire du traité des tabacs d’Ukraine en 175834. À partir des années 1760, il avait été chargé de commissions de la marine de France, tout en continuant une activité de négoce général et en assurant, par périodes, l’intérim du consulat, avec un brevet de vice-consul. La maison Raimbert fut l’une des plus importantes maisons de négoce française jusqu’à la guerre d’Indépendance américaine, avec l’armement d’une trentaine de navires par an et un chifre d’afaires annuel approchant les 200 000 roubles, les trois-quarts se faisant à l’exportation. Cette irme s’était en efet spécialisée dans l’exportation des marchandises russes. En 1802, les frères Raimbert se sont associés à leurs neveux, Jean François Reynaud35 et Maximin Laure, l’un et l’autre originaires de Grasse. Ils ne sont plus les premiers négociants français36 de la place de Saint-Pétersbourg mais ils ont gardé leur activité de fournisseurs des arsenaux français pour le fer et le chanvre. À partir de juillet 1802, les résumés du registre de chancellerie CC du commissariat général des relations commerciales à Saint-Pétersbourg37 permettent de suivre les expéditions de la maison Raimbert. Les expéditions s’arrêtent logiquement à la mi-novembre 1802 à cause des glaces qui empêchent toute navigation en mer Baltique. La période est en elle-même intéressante car elle correspond à la petite année de paix entre les guerres de la Révolution et celles de l’Empire. La 34. C’était la guerre de Sept Ans. Les Français voulaient trouver d’autres fournisseurs de tabac que les Anglais ain de se passer du tabac de Virginie. Les négociants Joseph Raimbert et Jean Michel signèrent, en 1758, ce contrat avec Petr Chouvalov. En avril 1757, celui-ci avait obtenu du Sénat russe le privilège exclusif de l’exportation du tabac en feuilles d’Ukraine pour une durée de vingt années. 35. Jean François Reynaud est mentionné lors de son mariage avec Anne Bertin, le 8 novembre  1795 à l’église catholique à Sainte-Catherine-d’Alexandrie de Saint-Pétersbourg. Il y était probablement déjà installé depuis plusieurs années. En 1802, Barthélemy de Lesseps demanda pour lui une commission de sous-commissaire à Odessa. Jean Louis Reynaud, son frère, y avait déjà une société en 1780. Joseph Reynaud, ils de Jean Louis, devait diriger un théâtre à Odessa dans les années 1820. 36. À titre de comparaison, en 1803, la maison française Livio frères et Cie exporta des marchandises pour 460 396 roubles et en importa pour un montant de 483 192 roubles ; la même année, les exportations faites par les Raimbert s’élevèrent à 14 148 roubles, leurs importations à 58 045 roubles ; le montant total des exportations de Saint-Pétersbourg en 1803 s’élevait à 31 663 015 roubles et celui des importations à 23 613 033 roubles. Voir MAE La courneuve, Correspondance consulaire et commerciale, Saint-Pétersbourg, t. 9, fol. 259-262v : « État du montant des marchandises importées et exportées par les négociants suivants à Saint-Pétersbourg en 1803 ». 37. Voir MAE La courneuve, Correspondance consulaire et commerciale, Saint-Pétersbourg, t. 9, fol. 121-135 : « Récapitulation ou extrait en forme d’inventaire des pièces et actes contenus dans le registre d’enregistrement côté CC du commissariat général des relations commerciales à Saint-Pétersbourg » ; et fol. 221-228v : « Récapitulation du registre d’enregistrement de la chancellerie du commissariat général depuis le folio 74 jusqu’au folio 270, costé CC » (2 thermidor an X / 21 juillet 1802 - 9 prairial an XI / 29 mai 1803).

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France et la Russie ont signé un traité de paix le 8 octobre 1801, à Paris. Avec l’Angleterre, les pourparlers de paix ouverts en décembre 1801 aboutissent, le 25 mars 1802, à la signature de la paix d’Amiens. La reprise de la navigation suit logiquement. Elle ne devait pas durer à cause du problème de la restitution de l’île de Malte, l’une des conditions de la paix d’Amiens, et de l’embargo par les Anglais, dès le 16 mai 1803, sur tous les navires de commerce ennemis à leur nation, dont les navires hollandais. Pour cette période de quelque mois, on relève soixante-sept expéditions de barres de fer et de balles de chanvre efectuées par les Raimbert. Elles sont toutes adressées à la maison Solier ils et Delarue, de Paris, qui agit au nom du gouvernement français pour la fourniture des arsenaux. De juillet à novembre 1802, la irme Raimbert envoie à Brest, Lorient, Rochefort et Toulon environ 500 tonnes38 de fer, c’est-à-dire 18 000 barres pesant environ 28 kg chacune, et près de 5500 tonnes de chanvre, soit 5346 balles de chanvre39 d’un peu plus une tonne chacune. Elle utilise une bonne douzaine de navires de commerce pour assurer ses expéditions jusqu’aux arsenaux français dont les besoins sont réels ; entre les défaites d’Aboukir et de Trafalgar, la France réalise un grand efort de reconstruction de sa marine de guerre40. Il faut du fer pour les ancres et les munitions de guerre, et du chanvre pour les cordages et les voiles. Durant cette année 1802, les Raimbert n’utilisent que trois navires français. Les autres navires afrétés sont bataves, anglais, prussiens ou suédois. Les navires de commerce séjournent entre deux et sept semaines à Saint-Pétersbourg. L’examen des expéditions permet d’évaluer le poids des chargements pour les Raimbert entre 40 et 600 tonnes, pour une à sept expéditions, selon les navires. Les navires hollandais et anglais ont le plus fort tonnage. En revanche, dans les récapitulatifs des registres de chancellerie, il n’y a aucune indication sur le coût des expéditions de marchandises, le prix d’achat du chanvre et du fer, les frais de douane aférents et les conditions inancières des contrats. L’examen des actes eux-mêmes permettrait sans doute d’éclairer certains points, de même que les tableaux des exportations de Russie, envoyés par les services consulaires français, tableaux qui sont régulièrement joints à la correspondance. Comme on l’a vu, au xviiie siècle, les états des Français ne peuvent en aucun cas suire pour donner une vue d’ensemble des colonies françaises en Russie, ils 38. Le « pud » est alors l’unité de mesure utilisée en Russie. Il équivaut à 16,38 kg. 39.  En Russie, le meilleur chanvre pour la marine était cultivé en Livonie. Selon la variété, chanvre mâle ou femelle, une première récolte se faisait au début de l’été, c’est la plus abondante, et la seconde en septembre. Les opérations de rouissage, broyage et teillage nécessaires pour obtenir des ilasses de bonne résistance prenaient plusieurs semaines. 40. En 1804, la France possédait une cinquantaine de vaisseaux de guerre. Il fallait entre 60 et 80 tonnes de chanvre et de 6 à 8 tonnes de fer pour équiper un bâtiment de taille moyenne.

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en donnent tout au plus un squelette. Il est important de souligner qu’ils n’ont pas été systématiquement établis et qu’on les retrouve éparpillés dans les fonds consulaires. Des registres matricules ont été dressés par la suite qui se trouvent à Nantes. En revanche, il est certain que le déploiement du réseau consulaire français n’a pu se produire en l’absence de communautés françaises et de relations de commerce. L’expansion des postes consulaires en Russie, entre 1815 et 1914, conirme l’implantation beaucoup plus importante des Français. De trois postes consulaires sous l’Ancien Régime (Saint-Pétersbourg, Moscou et Cronstadt), on passe à sept consulats (Saint-Pétersbourg, Moscou, Odessa, Riga, Tilis, Varsovie, Helsingsfors), et à une trentaine d’agences consulaires. La France entretient alors des représentations consulaires de la Baltique à la mer Noire et de la Pologne à l’océan Paciique. Les correspondances consulaires et commerciales, complétées par les correspondances politiques et commerciales, qui sont les unes et les autres conservées dans les archives du ministère des Afaires étrangères, relètent cette réalité. Elles sont autant de sources pour de nouvelles approches dans l’étude de la présence française en Russie41. Anne Mézin Archives nationales

41.  En plus des diverses correspondances, voir notamment MAE  La courneuve, Correspondance politique et commerciale, Nouvelle série, t. 79 : « Français en Russie (18961916) » ; ibid., t. 103 : « Arrestations, expulsions » ; MAE Nantes, État civil, diférents registres et cartons pour Moscou, Saint-Pétersbourg, Tilis.

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ANNEXE I

Liste des citoyens français inscrits sur le registre de la chancellerie du commissariat général des relations commerciales de la République française à SaintPétersbourg depuis le 19 prairial an X / 8 juin 1802 jusqu’au 19 messidor an X / 8 juillet 180242. MAE La courneuve, CC Saint-Pétersbourg, t. 9, fol. 63-66.

Agi (Pierre) ; artiste ; Orléans, Loiret ; fol. 64v. Alexandre (François) ; négociant ; Metz, Meurthe-et-Moselle ; fol. 63v. Alin (Pierre) ; libraire ; Lunéville, Meurthe-et-Moselle ; fol. 63. Allart (Gérard Maurice) ; marchand ; Paris, Seine ; fol. 63v. André (François) ; cordonnier ; Nantes, Loire-Atlantique ; fol. 64v. Aristay de Châteaufort (Mlle Cécile Gabrielle Marguerite Joséphine d’) ; Lunéville, Meurthe-et-Moselle ; fol. 64v. Autié (Léonard) ; négociant ; Albi, Tarn ; fol. 64v. Autié (Pierre) ; négociant ; Pamiers, Ariège ; fol. 64v. Barbazan (Ambroise) ; négociant ; Vézelise, Meurthe-et-Moselle ; fol. 63. Basset (Joseph) ; fabricant ; Lyon, Rhône ; fol. 63v. Beghins (Antoine Joseph) ; bijoutier ; Mons, département de Jemmapes ; fol. 64v. Begrain (Claude Antoine) ; négociant ; Besançon, Doubs ; fol. 63v. Bertrand (Michel) ; maître d’hôtel ; Russie, de parents français ; fol. 65. Besson (Mme Philippe) ; rentière ; Saint-Laurent-d’Agny, Rhône ; fol. 64. Blasay (Jean Charles) ; bijoutier ; Paris, Seine ; fol. 64. Boivin (Philippe) ; prêtre ; Couches, Saône-et-Loire ; fol. 65. Bouchené (Charles Joseph) ; coifeur ; Valenciennes, Nord ; fol. 64v. Braard (Étienne) ; maître d’hôtel ; La Haye, de parents français ; fol. 64. Brabant (Jean) ; marchand ; Bathville, Moselle ; fol. 63v. Brémond (Jean Jacques) ; cuisinier ; Verneuil-sur-Avre, Eure ; fol. 64. Briand (François) ; « cavier » ; Saint-Pierre-aux-Bœufs, Rhône ; fol. 63. Brun (Jacques Balthazar), aîné ; ingénieur constructeur ; Antibes, Var ; fol. 63. 42. Sont indiqués : le nom, les prénoms ; la profession ; le lieu et le département de naissance ; le folio du registre et la date de l’immatriculation.

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Cacqueray (Louis François de) ; Blangy-sur-Bresle, Seine-Maritime ; fol. 64v. Cadet (Jean-Baptiste) ; maître d’hôtel ; Paris, Seine ; fol. 65. Caguet (Jacques Pierre) ; cuisinier ; Brie-Comte-Robert, Seine-et-Marne ; fol. 64. Camousset (Jean Jacques René) ; négociant ; Barthélemy de Farge et ils et Cie ; fol. 66. Capis (Jean Honoré) ; tapissier ; Perpignan, Pyrénées-Orientales ; fol. 63v. Cappy (Julien) ; marchand ; Poix-de-Picardie, Somme ; fol. 65. Cardin (Marie Louis François) ; Condé-sur-Escaut, Nord ; fol. 64v. Cassané de Mandeville (Michel Martin) ; commis ; Amsterdam, de parents français ; fol. 63v ; Cassenel (Jean Jacques René) ; négociant ; Begnier (Suisse), de parents français ; fol. 63. Céon (Jean-Baptiste) ; fabricant de broderie ; Lyon, Rhône ; fol. 63. Cerclet (Claude) ; chirurgien ; Mâcon, Saône-et-Loire ; fol. 63v. Chaillot (Sébastien Christophe Joseph) ; négociant ; Dôle, Jura ; fol. 64. Chardonneau (Jean Pierre) ; Paris, Seine ; fol. 63. Charroy (Nicolas) ; marchand ; Metz, Meurthe-et-Moselle ; fol. 63v. Chassan (André) ; négociant ; Paris, Seine ; fol. 65. Châteaubourg (Emmanuel) ; Rennes, Ille-et-Vilaine ; fol. 65. Chatelain (Charles Antoine) ; bijoutier ; Paris, Seine ; fol. 65. Chauday (Nicolas Philippe) ; chapelier ; Châteaudun, Eure-et-Loir ; fol. 65. Chaudélier (Charles François) ; oicier de bouche ; Paris, Seine ; fol. 64. Chol (Vincent) ; « pailloniste » ; Saint-Pétersbourg ; fol. 63v. Contard (François) ; près d’Angers, Mayenne-et-Loire ; fol. 64. Couvreur (Jean) ; tabletier ; Paris, Seine ; fol. 64. Cresp (Jean Basile), ils ; négociant ; Saint-Pétersbourg ; fol. 63. Cresp (Joseph) ; négociant ; Grasse, Var ; fol. 63. Culot (Guillaume) ; négociant ; Spa, département de l’Ourthe. David (Jean Marie) ; marchand ; département du Mont-Blanc ; fol. 63v. Davy (Vital) ; parfumeur ; Charlemont, Ardennes ; fol. 63. de Bonne (François Olivier) ; marchand ; Sisteron, Alpes-Maritimes ; fol. 63. Debure (Bernard) ; instituteur ; Troyes, Aube ; fol. 64v. Defarges (Nicolas) ; négociant ; Hongrie, de parents français ; fol. 64. Delamare (Louis François) ; bijoutier ; Dieppe, Seine-Maritime ; fol. 64. Delobel (Charles) ; instituteur ; Saint-Pétersbourg, de parents français ; fol. 64. Delobel (Jean Louis) ; instituteur ; Paris, Seine ; fol. 64. Deslandes, femme Lambert (Agnès) ; Douai, Nord ; fol. 64. Desruelles (Jean-Baptiste) ; Montdidier, Somme ; fol. 63. De Velly (Jean) ; peintre ; Paris, Seine ; fol. 63v. Dopagne (Marie Josèphe) ; institutrice ; Bouilloy, Sambre-et-Meurthe ; fol. 64.

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Dormont (Nicolas Basile) ; professeur ; Soisy, Seine-et-Marne ; fol. 63v. Dufailly (Michel) ; professeur ; Paris, Seine ; fol. 63v. Dumesnil (Jean-Baptiste) ; marchand ; Nancy, Meurthe-et-Moselle ; fol. 64. Dumoustier (Louis) ; fabricant de poudre ; Guise, Somme ; fol. 64v. Durby (Pierre Louis) ; homme de loi ; fol. 63v. d’Ussard dit Neuville (Denis) ; Paris, Seine ; fol. 64. Dutertre (Jean Georges Alexandre) ; bijoutier ; Paris, Seine ; fol. 65. Fabre (Jean) ; négociant ; Beaucaire, Gard ; fol. 63. Fallot (Pierre) ; coifeur ; Montbéliard, Doubs ; fol. 63v. Feuillette (Louis) ; donneur de mascarade ; Autry, Ardennes ; fol. 64. Flamand (Jean Eugène) ; Paris, Seine ; fol. 64v. Fleury (Louis) ; marchand ; Sélestat, Bas-Rhin ; fol. 64v. Foubert (Jean-Baptiste) ; brodeur d’or ; Nancy, Meurthe-et-Moselle ; fol. 64v. Frances (Louis) ; négociant ; Bruxelles, Belgique ; fol. 65. Frégnel (André Joseph) ; maître d’écriture ; Liessies, Nord ; fol. 65. Gaillard (Pierre Dominique) ; Nancy, Meurthe-et-Moselle ; fol. 63. Ganiau (Nicolas) ; homme de coniance ; Virolay, Hauts-de-Seine ; fol. 64v. Gâtecloux ou Gastecloux (Côme) ; fondeur statuaire ; Paris, Seine ; fol. 64. Gauthier (Louis) ; cuisinier ; Cherbourg, Manche ; fol. 64v. Gauthier, veuve Lebert (Marie Louise) ; couturière ; Boullancy, Oise ; fol. 64v. Gavignat (Jean François César Auguste) ; employé à la poste ; Paris, Seine ; fol. 63. Gay (Dominique) ; négociant ; Lunéville, Meurthe-et-Moselle ; fol. 63v. Gazano (Antoine) ; logeur ; Poitiers, Vienne ; fol. 63v. Gérard (François Rémy) ; marchand ; Verdun, Meuse ; fol. 63v. Gillet (Nicolas) ; vendeur de livres ; Épinal, Vosges ; fol. 64v. Giraud de Crouzay (Mme Marie Alexandrine Joséphine Adélaïde) ; Saint-Maixent, Deux-Sèvres ; fol. 63v. Gribert (Jean) ; traiteur ; Phalsbourg, Moselle ; fol. 65. Grignet (Nicolas) ; traiteur ; Saint-Germain-en-Laye, Yvelines ; fol. 65. Guibal (Dieudonné Barthélemy) ; pensionnaire ; Lunéville, Meurthe-et-Moselle ; fol. 63. Hamaide (Pierre Joseph) ; négociant ; Liège, département de l’Ourthe ; fol. 64v. Henri (Jean-Baptiste) ; tailleur ; Écordal, Ardennes ; fol. 64. Henry (François Marie) ; négociant ; Corse, département du Golo ; fol. 63. Heurtault, femme Saucet ou Sossay (Marie Adélaïde) ; Paris, Seine ; fol. 64v. Hubert (Bernard) ; marchand ; Marseille, Bouches-du-Rhône ; fol. 63v. Huguet (Pierre Michel) ; traiteur ; Saint-Germain-en-Laye, Yvelines ; fol. 64v. Imgarde dit Floridor (Henri) ; acteur de théâtre ; Maastricht, Belgique ; fol. 63v. Isabey (Louis) ; professeur de musique ; Nancy, Meurthe-et-Moselle ; fol. 63. Jauroy (François) ; marchand ; Maubeuge, Nord ; fol. 63v.

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Jeunebaut (Jean François) ; maître d’hôtel ; département de Jemmapes ; fol. 64v. Jodard (Jean Joseph) ; tailleur ; Dijon, Côte-d’Or ; fol. 65. Jourdain (Marie Marguerite Adélaïde) ; Clermont-en-Argonnes, Meuse ; fol. 64v. Keller (Antoine) ; Schirmeck, Bas-Rhin ; fol. 64. Kirninum, veuve Picalugen (Marie Antoinette) ; Paris, Seine ; fol. 64v. Labanski (Xavier) ; négociant ; Varsovie, Pologne, naturalisé français ; fol. 65. L’Abbé Deslondes ; ancien militaire ; Caen, Calvados ; fol. 63. Labellonière Beaupré (Claude François) ; négociant ; Lyon, Rhône ; fol. 63. Lacoste (Jean Étienne) ; négociant ; Amsterdam, de parents français ; fol. 65. Ladant (Joseph) ; Moscou, de parents français ; fol. 63v. Lafontaine (Pierre) ; rentier ; Vemes, dépt. des Forêts ; fol. 64. Lambert (Henry Jacques Alexandre Marie) ; Paris, Seine ; fol. 65. Lancry (Jean-Baptiste) ; marchand ; Douai, Nord ; fol. 63v. Lang (Jean Philippe) ; négociant ; Landau ; fol. 64v. Laure (Maximin ou Maximilien) ; négociant ; Grasse, Var ; fol. 63v. Le Blanc (Antoine) ; sculpteur ; Paris, Seine ; fol. 63. Lecointe de Lavau (Auguste Jean) ; commis ; La Villette, Paris, Seine ; fol. 65. Le Comte (François) ; cuisinier ; Paris, Seine ; fol. 64. Lemoine (Jean-Baptiste) ; cartier ; Saint-Lô, Manche ; fol. 63v. Le Monier (Jacques André) ; marchand ; Metz, Meurthe-et-Moselle ; fol. 63v. Le Nostre (Victor) ; négociant ; Rouen, Seine-Maritime ; fol. 64. Lentchenwield (Philip Nicolas Germain) ; négociant ; Edenkolm, département du Mont-Tonnerre ; fol. 64. Lévêque (Pierre André) ; Bas-Rhin ; fol. 65. Ligner (Éloi Paul) ; négociant ; Troyes, Aube ; fol. 64v. Lunven (Joachim Yves Marie) ; négociant ; Lesneven, Finistère ; fol. 64. Majault (Maximilien Louis) ; instituteur ; Douai, Nord ; fol. 63. Mallet (Jean Marie) ; marchand ; près d’Arras, Pas-de-Calais ; fol. 65. Marsille (François) ; coniseur ; Aumale, Seine-Maritime ; fol. 64. Martin (Justinien Charles) ; bijoutier ; Paris, Seine ; fol. 65. Masset (Jean Nicolas) ; commis ; Paris, Seine ; fol. 63v. Mathelin (Jean-Baptiste) ; maître d’armes ; Versailles, Yvelines ; fol. 63v. Mathonet (Jean Marie) ; maître d’hôtel ; Selles, Cher (Selles-sur-Cher, Loir-etCher ?) ; fol. 63. Mattiey ou Mathieu, veuve Bertin (Marie) ; Paris, Seine ; fol. 64v. Maucourt (Antoine Fortuné) ; négociant ; Metz, Meurthe-et-Moselle ; fol. 64v. Mettais (Pierre) ; cuisinier ; Auxi-le-Château, Pas-de-Calais ; fol. 63v. Michel (Jean Charles) ; négociant ; Varney, Meuse ; fol. 64v. Mitton (Louis Augustin) ; négociant ; Neufchâtel-en-Bray, Seine-Maritime ; fol. 64. Mitton (Louis Raymond) ; négociant ; Neufchâtel-en-Bray, Seine-Maritime ; fol. 64.

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Montfaucon (Pierre) ; négociant ; Poyrieux, Ain ; fol. 63. Montréal (Joseph) ; négociant ; Fréjus, Var ; fol. 65. Moran (Marie Léonard) ; acteur de théâtre ; Rennes, Ille-et-Vilaine ; fol. 64. Moreau (François Ignace) ; négociant ; Provins, Seine-et-Marne ; fol. 63v. Nadirrel (Jacques) ; intendant ; Gand, Belgique ; fol. 63v. Nattier (Antoine Brice) ; marchand ; Paris, Seine ; fol. 64. Nicot (Charles François) ; marchand ; Paris, Seine ; fol. 65. Nithard (Louis) ; négociant ; Strasbourg, Bas-Rhin ; fol. 64v. Pélissier (André) ; marchand de vin ; Vienne, Isère ; fol. 64. Pélissier (Pierre) ; maître de langues ; Versailles, Yvelines ; fol. 65. Penguilli (Alexandre) ; prêtre ; Quimper, Finistère ; fol. 65. Peronard (Balthazar) ; maître de chapelle ; Senlis, Oise ; fol. 64v. Perrin (Charles François) ; Lunéville, Meurthe-et-Moselle ; fol. 63. Philippot (Jacques Robert) ; négociant ; Chécy, Loiret ; fol. 63v. Picart (Charles) ; cuisinier ; Pierrefonds (Oise) ; fol. 63. Picart (Pierre) ; censeur à la poste ; près Vitry, Aube ; fol. 63. Piedoys (François) ; rentier ; Rennes, Ille-et-Vilaine ; fol. 64. Pochet (Henri Casimir) ; négociant ; Épernay, Haute-Marne ; fol. 64. Pougas (homas) ; maître d’hôtel ; Tabastrin, Tarn ; fol. 64. Puissen (Jacques) ; marin ; Dax, Landes ; fol. 63v. Pujot (Jacques) ; négociant ; Pézenas, Hérault ; fol. 63v. Rades (Claude André) ; Besançon, Doubs ; fol. 65. Raimbert (Joseph) ; négociant ; Grasse, Var ; fol. 63v. Raynaud (Jean François) ; négociant ; Grasse, Var ; fol. 64. Régnier (Jean Joseph) ; dessinateur ; Toulon, Var ; fol. 63. Repey ou Repuy (Augustin) ; logeur ; Mâcon, Saône-et-Loire ; fol. 65. Ricard (Nicolas) ; secrétaire ; Paris, Seine ; fol. 63. Rincoud, épouse Jauroy (Marie Amable) ; marchande de modes ; Paris, Seine ; fol. 64v. Rondeleux (Paul Charles) ; négociant ; Paris, Seine ; fol. 64. Roth (Charles Frédéric) ; maître d’hôtel ; W.. Bas-Rhin ; fol. 65. Rousset (Pierre) ; commis ; Saint-Pétersbourg, de parents français ; fol. 65. Saint-Vair (François Sigisbert) ; acteur de théâtre ; Nancy, Meurthe-et-Moselle ; fol. 64v. Saucet ou Sossay (Joseph) ; négociant ; Strasbourg, Bas-Rhin ; fol. 64. Sauvageot (Jean) ; négociant ; Santenay ; Côte-d’Or ; fol. 64v. Schneider (François) ; coniseur ; Porrentruy, département du Mont-Terrible ; fol. 65. Sénac de Meilhan (Philippe hérèse Gabriel) ; Paris, Seine ; fol. 63v. Spol (Jean-Baptiste) ; Metz, Meurthe-et-Moselle ; fol. 64v.

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hévenet (Auguste Henry Joseph) ; commis ; Paris, Seine ; fol. 63v. hiebault (Marie François) ; sculpteur ; Paris, Seine ; fol. 63v. homas de homon (Jean François) ; architecte ; Paris, Seine ; fol. 63. Tournay (Martin) ; négociant ; Spa ; fol. 63v. Tournay (héodore) ; marchand ; Spa ; fol. 63v. Tranchant [de] La Verne, femme Chaillot (Marie Catherine Rosalie) ; rentière ; Borey, Haute-Saône ; fol. 63. Transberguer ou Transberg (Louis) ; Condé-sur-Escaut, Nord ; fol. 63. Vion (Charles André de) ; major ; Annecy, Haute-Savoie ; fol. 64v. Wiedling (Pierre Antoine) ; marchand ; Neuf-Brisach, Haut-Rhin ; fol. 65. Zague (Antoine) ; perruquier ; Briey, Meurthe-et-Moselle ; fol. 65.

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ANNEXE II

Liste séparée des négociants et commerçants français établis à Saint-Pétersbourg qui se sont fait connaître depuis le 19 prairial jusqu’au 19 messidor. MAE La courneuve, CC Saint-Pétersbourg, t. 9, fol. 66-66v.

Raimbert (Joseph) ; négociant ; Frères Raimbert, neveux et Cie. Raimbert (François) ; négociant ; Frères Raimbert, neveux et Cie. Laure (Maximilien) ; négociant ; Frères Raimbert, neveux et Cie. Reynaud (Jean François) ; négociant ; Frères Raimbert, neveux et Cie. Cresp (Joseph) ; négociant ; Joseph Cresp. Cresp (Joseph Basile), ils ; négociant ; Joseph Cresp. Labellonière Beaupré (Claude François) ; négociant. Montfaucon (Pierre de) ; négociant ; Barthélemy de Farge et ils et Cie. Camousset (Jean Jacques René) ; négociant ; Barthélemy de Farge et ils et Cie. Farge (Nicolas de) ; négociant ; Barthélemy de Farge et ils et Cie. Pajols ou Pujols (Jacques) ; négociant. Mitton (Louis Raymond) ; négociant ; Mitton, Le Nostre et Cie. Mitton (Louis Augustin) ; négociant ; Mitton, Le Nostre et Cie. LeNostre (Victor) ; négociant ; Mitton, Le Nostre et Cie. Lacoste (Jean Étienne) ; négociant. Culot (Guillaume) ; négociant. Alexandre (François) ; commerçant. Autié (Léonard) ; commerçant ; se disposant à voyager. Begrain (Claude Antoine) ; commerçant. Cholsen (André) ; commerçant. Couvreur (Jacques) ; commerçant. Fabre (Jean) ; commerçant. François (Louis) ; commerçant. Gay (Dominique) ; commerçant. Henry (François Marie) ; commerçant. Labenski (Xavier) ; commerçant ; prêt à repartir en Pologne. Lang (Jean Philippe) ; commerçant.

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Lemoine (Jacques André) ; commerçant ; allant à Moscou. Lenschenriend (Philippe Nicolas Germain) ; commerçant. Lunven (Joachim Yves Marie) ; commerçant. Ligner (Éloi Paul) ; commerçant. Lochet ou Cochet (Henri Casimir) ; commerçant ; prêt à retourner en France. Maucourt (Antoine Fortuné) ; commerçant. Michel (Jean Charles) ; commerçant. Montréal (Joseph) ; commerçant. Moreau (François Aymé) ; commerçant. Nithard (Louis) ; commerçant. Philippot (Jacques Robert) ; commerçant. Rondeleux (Paul Charles) ; commerçant ; allant à Moscou. Saucet (Joseph) ; commerçant ; prêt à retourner en France. Sauvageot (Jean) ; commerçant. Tournay (Martin) ; commerçant.

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ANNEXE III

« Extrait du registre matricule des sujets français domiciliés et de passage tant à Tilis que dans tout le ressort du consulat de France en Géorgie ». MAE La courneuve, CC Tilis, t. 1 (1821-1830), fol. 353-353v.

Alberic (Charles) ; né à Paris ; maître de langue. André (H.) ; né à Rambervillers, Vosges ; charpentier. Audié (Alexis) ; né à Lambesc, Bouches-du-Rhône ; 54 ans ; boulanger. Beausacq (Adélaïde), épouse Maillard ; née à Rainneville, Somme ; femme de coniance. Boul (Nicolas) ; né à Quincy, Moselle ; 28 ans ; soldat avec congé. Bégon de L’Orme (Guillaume) ; né à Saint-Jean-la-Vetre, Loire ; 30 ans ; coutelier. Boilly, professeur des enfants du général Sipiag ; né à Charmes, Vosges. Bernaud (homas) ; né à Rambervillers, Vosges ; forgeron. Chaban Cerbied (Jacques) ; né en Arménie ; 56 ans ; professeur d’arménien à Paris. Chaban Cerbied, née Denise Marguerite Van Latum ; née à Paris. Cherot (Auguste Joseph) ; né à Troyes, Aube ; 46 ans ; négociant. Choulan (Étienne Louis) ; né à Aubagne, Bouches-du-Rhône ; boulanger Croizé des Chatelliers (Adolphe) ; né à Châtellerault, Vienne ; 25 ans ; professeur d’arménien à Paris. Didelot (Jean François) ; né à Paris ; 42 ans ; associé à la maison Caslez et Cie, à Tilis. Duclos (Jean Michel), né à Paris ; 46 ans ; « artiste vétérinaire ». Dommange (Jean-Baptiste) ; né à Rambervillers, Vosges ; 26 ans ; charpentier. Divine (Jean) ; né à Orange, Vaucluse ; jardinier. Imbert (Marie), épouse de Jean Divine ; ileuse de soie. Dufour (Auguste Marie Agricole) ; né à Orange, Vaucluse ; 25 ans ; cordonnier. Dufour, née Sophie Coller ; ileuse de soie. Dufour, enfant des précédents ; 2 ans ½. Duroc (Jean Joseph) ; né à Remiremont, Vosges ; 42 ans ; maçon. Gamba (Jacques François, chevalier) ; né à Dunkerque, Nord ; 64 ans ; consul de France.

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Gamba (Charlotte Henriette), demoiselle ; née à Paris ; 35 ans. Gamba (Jules Maurice), ils du chevalier Jacques François Gamba ; né à Paris ; 28 ans ; capitaine au 3e régiment de dragons. Godefroid (Jean Georges Romuald) ; né à Dieuze, Meurthe ; maître de langue. Glaizal (Pierre) ; né à Privas, Ardèche ; 47 ans ; moulinier en soie. Glaizal, née Fischer (Magdeleine Victoire) ; née à Privas, Ardèche ; 44 ans ; ileuse de soie. Glaizal (Pierre Antoine), enfant des précédents ; né à Privas, Ardèche ; 22 ans ; ileur de soie. Glaizal (Casimir Auguste), enfant des précédents ; né à Privas, Ardèche ; 20 ans ; ileur de soie. Glaizal (Rosalie), enfant des précédents ; née à Privas, Ardèche ; 16 ans ; ileur de soie. Glaizal (Constance), enfant des précédents ; née à Privas, Ardèche ; 12 ans ; ileur de soie. Glaizal (Hippolyte), enfant des précédents ; né à Privas, Ardèche ; 9 ans ; ileur de soie. Glaizal (Victoire Grégoire), enfant des précédents ; née à Privas, Ardèche ; 7 ans ; ileur de soie. Glaizal (Amélie Denise), enfant des précédents ; née à Privas, Ardèche ; 5 ans ; ileur de soie. Imbert (Marie Élisabeth), veuve ; née à Orange, Vaucluse ; ileuse de soie. Knust (Marcus) ; de Clèves ; domicilié en France ; 26 ans ; ébéniste. Letellier (Louis Victor) ; né à Paris ; 30 ans ; chancelier du consulat. Laporte (André) ; né à Nîmes ; 52 ans ; chef d’atelier de la soie. Labielle (Jean) ; né à Caussens, Gers ; distillateur. Marigny, dit Baptiste (Jean François) ; 42 ans ; domestique. Matassy ; né à Marseille, Bouches-du-Rhône ; restaurateur. Paul (Jean Louis) ; né à Châteaurenard, Bouches-du-Rhône ; 46 ans ; aubergiste traiteur. Paul, née Celigle (Frédérique). Paul (Louis Jacob), enfant des précédents. Paul (Marie Louise), enfant des précédents. Paul, enfant des précédents. Petit (Joseph) ; né à Rambervillers, Vosges ; 30 ans ; forgeron. Ragault (Antoine) ; né à Saint-Pétersbourg ; 31 ans ; employé de maison. Ragault, née Rounberg (Christine). Ragault (Marie), enfant des précédents. Ragault (Jean), enfant des précédents. Ragault (Constantin), enfant des précédents.

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Ragault (Virginie), enfant des précédents. Ragault (Louise), enfant des précédents. Ragault, enfant des précédents, non encore baptisé. Ravergie (Jean Marie) ; né à Paris ; 41 ans ; minéralogiste. Ripart (François Xavier) ; né à Pesmes, Haute-Saône ; 42 ans ; architecte. Roussel, baron de Courcy (François Mathurin Adalbert) ; né à Orléans, Loiret ; 24 ans. Schweitzer ; né à Toulon, Var ; 39 ans ; négociant près de Tilis. Valentin (Jean-Baptiste) ; né à Luvigny, Vosges ; 54 ans ; charpentier. Winnert (Joseph) ; né à Strasbourg, Bas-Rhin ; 44 ans ; ferblantier.

L’ÉMIGRATION FRANCAISE EN RUSSIE AU TOURNANT DU XVIIIe SIÈCLE LA COMPOSITION ET LE RENOUVELLEMENT DE LA COMMUNAUTÉ FRANCAISE D’APRÈS LES LISTES DE 1793 ET DE 1806

par

Vladislav Rjéoutski

Tout au long du xviiie siècle, les services consulaires français ont dressé des listes de la « nation française » en Russie. Dans le cadre du projet international sur les Français en Russie au xviiie siècle, nous avons découvert et utilisé plusieurs de ces listes qui sont reproduites dans le dictionnaire Les Français en Russie au siècle des Lumières1. Pour la in du xviiie siècle, nous ne disposons, du moins à présent, d’aucune liste de recensement faite par la représentation diplomatique de la France. Mais la situation politique en France, notamment l’annonce de l’exécution du roi en 1793, a poussé les autorités russes à prendre une série de mesures strictes à l’égard des Français résidant en Russie et notamment à les recenser. Certaines de ces mesures, telle la restriction des relations avec la France, sont bien connues. D’autres, comme le changement du statut de l’église catholique française de Moscou, l’église Saint-Louis, le sont très peu.

I. — Le recensement de 1793 Parmi les mesures prises par les autorités russes, l’une concernait tous les ressortissants du royaume de France installés en Russie : obligation leur était faite de rompre toute relation avec la France révolutionnaire et de prêter un serment de * TsGIA de Saint-Pétersbourg : archives historiques centrales de la ville de Saint-Pétersbourg. 1. Les Français en Russie au siècle des Lumières, dir. Anne Mézin et Vladislav Rjéoutski, FerneyVoltaire, 2011.

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idélité à la couronne de France et ce dans l’église de leur confession, par exemple, pour les catholiques résidant à Saint-Pétersbourg, à l’église Sainte-Catherine. Ceux qui acceptaient de prêter ce serment étaient alors identiiés comme des partisans des Princes : leurs noms étaient publiés dans la presse russe (en cyrillique et en caractères latins), ce qui pouvait compliquer leur retour en France. La formule du serment prononcée par les Français contenait, en efet, des expressions fortes : Je soussigné jure devant Dieu Tout-Puissant et sur son Saint Évangile, que n’ayant jamais adhéré de fait ni de volonté aux principes impies et séditieux introduits et professés maintenant en France, je regarde le gouvernement qui s’y est établi, comme une usurpation et une violation de toutes les loix, et la mort du roi TrèsChrétien Louis XVI comme un acte de scélératesse abominable et de trahison infâme envers le légitime Souverain, dévouant tous les auteurs à l’exécration qu’ils doivent inspirer à tout homme bien-pensant.

Les Français promettaient aussi « de rompre toute correspondance dans ma patrie avec les françois qui reconnoissent le gouvernement monstrueux actuel en France, et de ne la reprendre que lorsqu’à la suite du rétablissement de l’autorité légitime, de la tranquillité et de l’ordre dans ce royaume, j’en aurai reçu la permission expresse de Sa Majesté Impériale »2. À l’occasion de la prestation de ce serment, les passeports de nombreux Français leur ont été conisqués et une autorisation de résider en Russie leur a été délivrée. C’était, de fait, une mesure de contrôle qui les privait de leur liberté de mouvement. Quelques Français ont refusé de prêter ce serment, comme le prêtre Schauer, de Strasbourg, habitant de Moscou. Schauer a, par la suite, changé d’avis, mais l’impératrice a ordonné son expulsion de même que celle de Pesme de Matignicourt, prêtre desservant l’église française Saint-Louis. Parmi les personnes qui ont alors quitté la Russie, il y a évidemment les représentants diplomatiques de la France révolutionnaire, mais aussi quelques personnes connues comme le linguiste Maurdu du Bocage ou le Suisse Fornerod, identiié comme Français, qui écrira quelques années plus tard une diatribe contre la Russie, appelée symboliquement « L’Antidote »3. Les listes de ressortissants français dressées à cette occasion ont été étudiées par nous et par d’autres historiens ; elles contiennent des informations intéressantes 2.  Cité d’après D. A. Rostislavlev et S. L. Turilova, « Французы в России в 1793 году [Les Français en Russie en 1793] », dans Cahiers du monde russe, t. 39/3, 1998, p. 315-317. 3. L’antidote ou les Russes tels qu’ils sont, et non tels qu’on les croit, [Lausanne, 1799]. Sur Fornerod et ses écrits, André Bandelier et Vladislav Rjéoutski, « Fornerod “le républicain” : un précepteur hostile à la propagande tsariste », dans Le précepteur francophone en Europe, xviie-xixe siècle : la Russie et d’autres pays européens, dir. Vladislav Rjéoutski et Alexandre Tchoudinov (à paraître).

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sur les Français résidant alors dans l’empire de Russie4. On constate des diférences parfois étonnantes entre ces listes, dues sans doute à une certaine liberté laissée aux gouverneurs des provinces pour leur mise en œuvre. Par exemple, la liste des ressortissants français à Moscou donne les villes d’origine des personnes, mais n’indique pas les professions. Dans la liste de Saint-Pétersbourg, en revanche, si la profession des recensés est systématiquement citée, leur ville d’origine est omise. D’autre part, si à Moscou la composition des familles est bien indiquée, il semble que pour les habitants de Saint-Pétersbourg les enfants ne sont pas mentionnés. Il est donc impossible de donner aujourd’hui le chifre exact des Français habitants en Russie à cette époque. Seul un nombre approximatif peut être avancé. À Moscou, on dénombre environ 900 Français, à Saint-Pétersbourg environ 800, mais si l’on tient compte des enfants, la communauté de SaintPétersbourg devait dépasser de beaucoup celle de Moscou. En province, le nombre des Français était supérieur à 6505.

II. — Le recensement de 1806 Treize ans plus tard, en 1806, de nouvelles mesures coercitives sont prises à l’égard des Français à cause des hostilités entre la France et la Russie et un nouveau recensement est réalisé. À la suite de la formation de la quatrième coalition contre Napoléon et de la défaite de l’armée prussienne, est en efet, publié le 28 novembre 1806 un oukase ordonnant de cesser toute relation commerciale et diplomatique avec l’empire français, d’expulser de Russie non seulement les ressortissants français, mais aussi les ressortissants des territoires occupés par la France, à l’exception de ceux qui acceptent de se faire naturaliser et de quelques autres catégories de personnes ayant renoncé à entretenir des relations avec la France6. Le pouvoir civil est fortement soutenu par l’Église : par décision du Saint-Synode du 30 novembre 1806, une annonce est lue dans toutes les églises orthodoxes accusant Napoléon d’avoir renié la foi chrétienne et de s’adonner à l’idolâtrie7. Le conlit prend ainsi des accents de guerre religieuse. 4.  On en trouve des copies dans les archives du ministère des Afaires étrangères russes. Voir D. A. Rostislavlev et S. L. Turilova, « Французы в России… », p. 297-320 ; В. Ржеуцкий [V. Rjéoutski], « Источники по истории французских землячеств в России в собрании РНБ : списки французов Российской империи 1793 года », dans Коллекции. Книги. Автографы [Les sources sur l’histoire des communautés rancophones en Russie dans les collections de la Bibliothèque nationale de Russie : les listes des Français dans l’empire de Russie en 1793], t. III, Saint-Pétersbourg, 2003, p. 67-77 ; V. Rjéoutski, « La communauté française à Saint-Pétersbourg au xviiie siècle », dans Catalogue de l’exposition « Les Français à Saint-Pétersbourg », Saint-Pétersbourg, 2003, p. 71-74. 5. D. A. Rostislavlev et S. L. Turilova, « Французы в России… ». 6. Полное собрание законов [Recueil complet des lois]– 1, t. XXIX, n° 22371. 7.  А. Зорин, «  “Бескровная победа” князя Пожарского (события Смутного времени в русской литературе 1806-1807 гг.) », dans Новое Литературное Обозрение [Recueil complet des lois], 1999, p. 38.

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L’oukase de 1806 ne concerne pas les personnes qui ont une situation stable et des sources de revenus en Russie, tels les commerçants, les savants et les professeurs. On peut donc se demander si les chifres du recensement de 1806 relètent bien le nombre total des Français en Russie. Ce recensement a touché en tout 2741 personnes soit 2031 hommes et 710 femmes. Sur ce nombre, environ 1500 personnes sont nées en France8. À Moscou et dans la province de Moscou, on compte ainsi 619 Français et, pour le reste de la province russe, 900 Français sont recensés. Ces deux résultats sont intéressants car la colonie française de Moscou semble très diminuée par rapport à 1793, alors que la présence des Français dans la province s’est accrue.

III. — Le renouvellement et la structure professionnelle de la communauté française Les chifres cités par l’historien S. Bogdanov ne semblent pas iables sur au moins un point, probablement parce que les sources qu’il a utilisées n’étaient pas complètes. Alors que, selon le recensement de 1806, il y a 619 Français dans la province de Moscou, Moscou compris, il n’y aurait selon lui qu’une cinquantaine de Français dans celle de Saint-Pétersbourg. Ce chifre semble pour le moins surprenant quand on connaît le nombre des Français résidant dans la capitale russe treize ans auparavant. Les Français de Saint-Pétersbourg ne sont certainement pas pris en compte. Auquel cas, les chifres proposés par cet historien sont à revoir. Aux archives historiques de la ville de Saint-Pétersbourg, nous avons découvert un document intéressant où sont enregistrés les noms de 564 familles et individus résidant à Saint-Pétersbourg ayant pris la nationalité russe en 18069. Environ 300 familles et individus enregistrés sont d’origine française, les autres sont originaires de diférentes contrées qui se trouvaient alors sous domination française (Bologne, Milan, etc.) Quel pourcentage du nombre total des habitants français de Saint-Pétersbourg représentent ces 300 familles et individus enregistrés dans ce document ? Nous ne le savons pas. Mais ce document peut donner une idée de la composition de la 8. С. Богданов [S. Bogdanov], « Перепись подданных французской империи 1806 г. [Le recensement des sujets de l’empire français en 1806]  », dans Вестник молодых ученых [Bulletin des jeunes chercheurs], исторические науки [division des sciences historiques], t. 2, 2004, p. 4450. Ces documents sont aujourd’hui conservés aux Archives historiques d’État de Russie à SaintPétersbourg, fonds n° 1286, opis n° 54, dossiers n° 50-52. Stanislav Bogdanov, qui a publié les résultats de ce recensement, fait remarquer que les critères utilisés étaient pour le moins lous : on regardait essentiellement de quelle ville les émigrés étaient originaires. 9.  TsGIA de Saint-Pétersbourg, fonds n°  781 (Assemblée des députés de la ville de SaintPétersbourg), opis n° 4, dossier n° 60.

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communauté française de Saint-Pétersbourg. Bien qu’il ne concerne qu’un échantillon relativement modeste de personnes, il peut nous permettre, au moins, d’émettre des hypothèses que les recherches ultérieures pourront conirmer ou pas10. Premier constat : la colonie française semble s’être considérablement renouvelée depuis 1793. Seulement une cinquantaine de personnes sur les 300 enregistrées résidaient déjà à Saint-Pétersbourg ou, plus rarement, à Moscou en 1793. En 1793, à Saint-Pétersbourg, les professions exercées par les Français sont les suivantes  : soit les commerçants (environ 10  % des adultes), les enseignants (environ 12 %), les domestiques (environ 10 %) et les militaires (9,3 %). Quelques autres professions, moins nombreuses, relètent l’image que donnent les Français à cette époque en Russie, ce sont notamment les cuisiniers (environ 4 %) et les perruquiers ou les coifeurs (un peu plus de 3 %). Parmi les commerçants, quelques maisons importantes sont installées à Saint-Pétersbourg depuis longtemps, telles les Michel, les Raimbert, mais aussi les La Croix, les Livio originaires d’Alsace. Les enseignants sont plus mobiles, beaucoup circulent entre Saint-Pétersbourg et Moscou et, quand ils ne trouvent pas d’emploi dans les villes-capitales, ils se rendent en province où le métier d’enseignant est celui de presque tous les Français. Le nombre de commerçants a sans doute augmenté dans les dernières années du siècle. À Moscou par exemple, il y a 26 marchands français dans les guildes marchandes en 1786 mais plus de 60 en 179311. En 1806, sur les 274 Français dont la profession est indiquée dans le document cité ci-dessus, le plus grand nombre travaillent, ce qui n’est pas surprenant, dans l’enseignement, soit 61 personnes (plus de 22 %), en grande partie des hommes. Ce chifre serait encore plus important si l’on y ajoutait quelques Français travaillant au Corps des cadets nobles de l’armée de terre (8) dont certains sont sans doute enseignants. La deuxième profession représentée est celle de commerçant soit 31 personnes (11 %). Toutes les autres professions sont bien moins représentées, mais certaines sont à noter. Par exemple, on trouve 18 modistes (6,5 %) et 11 lingères (4 %), 16 cuisiniers (5,8 %) y compris à la cour de Russie, seulement 10 militaires (3,6 %) dont 2 au service de la France, 11 intendants (4 %), 7 maîtres d’hôtel et 4 serviteurs (4 % en tout). On peut aussi mentionner les doreurs (7 personnes, soit 2,5  % et les peintres, 6 personnes). Il y a en tout environ 60 professions diférentes, quelques-unes sont très peu représentées comme celles de bibliothécaire (1), d’imprimeur (2), de maître en feux d’artiice (2) et de traducteur (1). Ce qui attire aussi l’attention, c’est le petit nombre de coifeurs 10.  De plus, la liste en question est en russe, certains noms de famille pouvaient donc être déformés au cours de la transcription. 11. V. Rjéoutski, « La communauté française à Saint-Pétersbourg au xviiie siècle... », p. 74.

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(3 personnes). Mais étant donné les dimensions modestes de l’échantillon, ces chifres peuvent ne pas reléter la proportion réelle de ces professions dans la colonie de Saint-Pétersbourg. Dans la liste de l’ensemble des Français recensés en Russie en 1806, le nombre d’enseignants de toute catégorie est encore plus impressionnant (près de 50 %), alors que le nombre des commerçants ne dépasse pas 10 %12. Pour les enseignants, la diférence de chifres peut étonner, mais elle s’explique sans doute par le fait que l’écrasante majorité des Français établis en province est composée d’enseignants : c’était déjà le cas en 1793 et cela n’a sans doute pas changé. Bien que les Anglais commencent à faire de la concurrence aux Français, le nombre global des enseignants français semble tout de même avoir augmenté depuis 1793.

IV. — Les vagues migratoires et l’origine des émigrés français Selon une idée bien ancrée même chez les historiens, l’émigration française en Russie serait essentiellement un efet de la Révolution française. Cette idée est fausse. Même si pour la ville de Saint-Pétersbourg les statistiques manquent, quelques données permettent néanmoins d’avoir une idée des vagues migratoires et de l’origine géographique des émigrés français. En 1793, à Moscou, le groupe le plus important des Français, soit 20 %, est constitué par des personnes nées en Russie de parents français. Suivent les Français originaires de Paris (16 %), d’Alsace et de Lorraine (presque 15 %)13 et, d’après nos recherches, la grande majorité des Français s’est établie à Moscou avant la Révolution française. Dans la province russe, en 1793, c’est seulement 1 % des Français qui sont arrivés avec la Révolution en France. À Saint-Pétersbourg, le nombre des émigrés dû à la Révolution est sans doute plus important car beaucoup de ces émigrés gravitent autour de la cour. Parmi ces familles émigrées, on peut citer les d’Autichamps, les Bellegarde, les Vioménil, les Lambert, les Laval de la Loubrerie, les Quinsonnas, les Toulouse-Lautrec, les Choiseul-Gouier. Il faut aussi ajouter tout un groupe de prêtres catholiques qui émigrent suite à leur refus de prêter serment à la constitution civile de clergé en 179114. En 1806, pour toute la Russie, ce sont les provinces du nord-est de la France qui arrivent en tête des lieux d’origine des Français : 219 personnes viennent de Lorraine (14,6 %), 93 d’Alsace (6 %) dont 60 personnes sont originaires de 12. С. Богданов, « Перепись подданных… », p. 47. 13.  V. Rjéoutski, « La communauté francophone de Moscou sous le règne de Catherine II », dans Revue des études slaves, t. 68, 1996, p. 452. 14.  V. Rjéoutski, «  La communauté française à Saint-Pétersbourg au xviiie  siècle  », dans Catalogue de l’exposition…, p. 74.

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Strasbourg. L’Île-de-France est représentée par 203 personnes (environ 13,5 %) dont 180 (12 %) se disent Parisiens et 106 sont nées en Russie de parents français (7 %)15. À Saint-Pétersbourg, les résultats sont diférents : sur les 300 familles naturalisées, 70 au moins sont originaires de Paris (23 % env.), 21 seulement viennent de Strasbourg (7 %) et plus de 40 sont nés en Russie (13 %)16.

V. — Conclusion Soulignons une relative constance du proil professionnel de cette émigration française, dans laquelle les enseignants et les commerçants jouent le rôle principal. La première de ces deux professions semble même en progression pour la période allant de 1793 à 1806, progression qui touche à la fois la capitale, où la proportion des enseignants dans la communauté française s’est accrue, et la province où la presque totalité des Français qui y résident sont enseignants. Cette progression relète sans doute moins l’engouement exclusif pour les éducateurs français, qui ont été très critiqués dans la société russe, et notamment dans la presse, depuis la in du xviiie siècle, qu’un besoin plus grand d’instruire les enfants et de leur faire apprendre le français. Il est, en efet, traditionnel en Russie de conier l’enseignement du français à des enseignants de langue maternelle française, ce qui n’est pas le cas dans tous les pays européens. Concernant la répartition géographique des Français, quelques changements notables sont survenus dans ces années : la communauté de Moscou, très forte et bien organisée lors du début de la Révolution française, semble avoir diminué, alors que la présence des Français dans la province russe est, au contraire, en augmentation. Cette augmentation est probablement due à une plus forte demande en enseignants de la population provinciale russe et essentiellement des familles nobles. On peut donc estimer que les besoins des couches occidentalisées de la population russe ont eu un impact direct sur la structure professionnelle de la communauté française. Quelques changements sont aussi à noter dans les lieux d’origine des ressortissants de France installés en Russie. On constate que le nombre d’émigrés venant d’Alsace et de Lorraine a augmenté en 1806 par rapport à 1793, que celui des Parisiens a légèrement baissé et que celui des Français nés en Russie a considérablement diminué. L’ouest, le sud et le centre de la France sont relativement peu représentés en 1806 comme en 1793. La prédominance de l’émigration lorraine et alsacienne peut s’expliquer par le rôle de carrefour de l’Europe que jouent ces régions multiculturelles dans 15. С. Богданов, « Перепись подданных… », p. 44-50. 16. TsGIA, fonds n° 781, opis n° 4, dossier n° 60.

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lesquelles la mobilité de la population est considérable. Mais il y a aussi des raisons propres à l’histoire commune de nos deux pays. Dès le milieu du xviiie siècle, la présence russe est importante dans ces régions et en particulier à Strasbourg qui attire la noblesse russe par la qualité de ses établissements éducatifs (université, École diplomatique, École militaire), mais aussi sans doute par le fait que c’est une terre de protestantisme. Le passage dans cette ville de Russes qui recrutent des Strasbourgeois lettrés (dont Nicolay et Lafermière qui feront des carrières brillantes en Russie), l’installation en Russie de Strasbourgeois qui travaillent à étofer leurs réseaux conduisent à une émigration soutenue de cette ville tout au long de la deuxième moitié du xviiie siècle et au début du xixe siècle17. Cette émigration a, par ailleurs, aussi un impact sur la structure professionnelle de la colonie française : le réseau de libraires français qui monopolisent presque le commerce du livre étranger à Moscou au tournant du siècle est formé par des marchands originaires de cette ville18. L’importance de ce mouvement nous autorise à le comparer à celui qui s’est formé à partir de la ville de Halle vers la Russie à l’époque pétrovienne et qui a été si bien étudié par Edward Winter19. Vladislav Rjéoutski Université Paris-Ouest Nanterre – La Défense

17.  Voir sur cette question notre contribution  : V. Rjéoutski, «  De Strasbourg à la Russie  : histoire d’une émigration (xviiie - début du xixe siècle) », dans La Revue russe, actes du colloque « L’Alsace et la Russie », dit. Rodolphe Baudin, p. 59-77. 18.  Voir sur cette question notre contribution : V. Rjéoutski, « Librairie française en émigration : cas de la Russie (dernier tiers du xviiie - première moitié du xixe siècle) », dans Gens du livre [actes du colloque organisé en 2005 par l’ENSSIB], dir. Frédéric Barbier, Lyon, en ligne à l’adresse suivante : http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/document-1461. 19.. Edward Winter, Halle als Ausgangspunkt der Deutschen Russlandkunde im. 18. Jahrhundert [Halle comme point de départ des Allemands pour la Russie au xviiie siècle], Berlin, 1953.

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ANNEXES

1. Résultats des recensements des ressortissants du royaume de France et des territoires se trouvant sous la domination française, 1793 et 1806. Total de recensés

Dont originaires de France

Moscou

Saint-Pétersbourg

Province

1793 comprend tous les ressortissants de France

2424

2424

907

816 (enfants non compris)

655

1806 ne comprend probablement pas tous les ressortissants de France

2741

1525

Recensement de

51 619 (seulement la (avec la province province de Saintde Moscou) Pétersbourg

env. 900

2. Professions des Français en 1793 et 1806. 1793 Saint-Pétersbourg

1806 Saint-Pétersbourg (groupe des Français naturalisés)

1806 Toute la Russie, tous les Français recensés

enseignants

12 %

22 %

presque 50 %

commerçants

10 %

11 %

10 %

serviteurs, valets de chambre

10 %

4%

militaires

9,3 %

3,6 %

cuisiniers perruquiers/coiffeurs

4%

5,8 %

plus de 3 %

env. 1 %

intendants

4%

modistes

6,5 %

lingères

4%

tailleurs

env. 3 %

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doreurs

env. 2,6 %

médecins

env. 1 %

env. 2,4 %

3. Lieux de naissance ou de sortie des Français et autres francophones établis à Moscou en 1793 et dans toute la Russie en 1806. Lieu de naissance/départ

Moscou, 1793

Russie (Moscou excepté)

96

Russie, 1806

Moscou

75

Paris

149

180

Strasbourg

50

60

Metz

32

60

Lyon

29

Lunéville

24

Saint-Pétersbourg

16

Versailles

16

Nancy

15

Genève

10

43

41

4. Lieux de naissance ou de sortie des Français établis à Moscou en 1793 et dans toute la Russie en 1806 (en %). Lieu de naissance/départ

Moscou, 1793

Russie, 1806

Russie

20 %

7%

Paris

16 %

12 %

Alsace et Lorraine

15 %

20,6 %

LES FRANÇAIS EN RUSSIE SOUS NICOLAS Ier (1825-1855) D’APRÈS LES DOCUMENTS DE LA TROISIÈME SECTION DE LA CHANCELLERIE IMPÉRIALE

par

Véra MILCHINA

En décembre 1825, l’accession au trône de Nicolas Ier provoque une tentative de coup d’État menée par les membres des sociétés secrètes dénommés plus tard « décembristes ». Aussi, dès 1826, marqué par cette dure épreuve, le nouvel empereur réorganise les services secrets de l’État et remplace la haute police du règne d’Alexandre Ier (dénommée Chancellerie spéciale auprès du ministère de l’Intérieur) par une nouvelle structure qui dépend de lui seul : la Troisième Section de la Chancellerie impériale. Une des missions de cette Troisième Section est la surveillance des étrangers ; il lui revient donc de prendre tous les arrêtés et dispositions concernant les étrangers à leur arrivée et à leur départ du pays et pendant leur séjour provisoire ou déinitif en Russie1. Les dossiers de travail de cette haute police sont conservés aux Archives d’État de la Fédération de Russie où ils constituent le fonds n° 109 (fonds de la Troisième Section). Ces dossiers comportent de nombreux renseignements sur les Français en Russie. Après une brève évocation des sujets que ces dossiers permettent d’éclairer, je me propose dans cet article de traiter des activités et du statut des diplomates français en Russie à cette époque, tels qu’ils se présentent d’après ces documents d’archives. 1. Voir Т. Г. Деревнина, « Из истории образования III Отделения », dans Вестник Московского университета Серия 9. История, 1973, n° 4, p. 51-69 ; И. В. Оржеховский, Самодержавие против революционной России (1826-1880), Moscou, 1982 ; Россия под надзором. Отчеты III отделения 1827-1869, Moscou, 2006 ; О. Ю. Абакумов, « […] чтоб нравственная зараза не проникла в наши пределы ». Из истории борьбы III Отделения с европейским влиянием в России (1830-е-начало 1860 - х гг.), Saratov,, 2008. Le  Le nombre des travaux consacrés à la police secrète avant 1917 a augmenté ces dernières années, mais leur qualité laisse souvent à désirer ; voir l’analyse pertinente de quelques ouvrages récents dans le livre d’Oleg Abakumov, « […] чтоб нравственная… », p. 4-5.

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On peut distinguer quatre grandes thématiques concernant les Français en Russie : 1. les documents qui étaient nécessaires pour voyager dans le pays et pour en sortir, soit les passeports visés par le consulat de Russie en France et les documents délivrés par les autorités russes : les permis de séjour et les titres de transport, dénommés billets de voyage2 ; 2. les Français considérés par le pouvoir russe comme dangereux, donc faisant l’objet d’une surveillance rigoureuse ou expulsés de Russie ; ils sont repérables grâce aux sources qui mettent le gouvernement en alerte : les rapports des agents russes à l’étranger, les rapports des aidés travaillant dans le pays, les lettres interceptées par la haute police ; 3. les Français considérés par le pouvoir russe comme utiles et les Français devenus sujets russes. Les documents nécessaires aux procédures de naturalisation et les listes des Français ayant prêté le serment de sujétion à l’empereur de Russie donnent des éléments sur les métiers exercés par cette communauté et sur les parcours de ses membres. Cette thématique est d’autant plus intéressante à traiter qu’il est courant de croire que Nicolas Ier détestait les Français et que ces derniers ont été plus spécialement persécutés sous son règne. Or cela n’est pas tout à fait exact. L’ambassadeur de France en Russie Prosper de Barante, en bon connaisseur des lieux, explique en ces termes, dans sa dépêche du 22 juillet 1837, ce qu’il faut penser de l’« humeur contre la France et contre l’Europe » que manifeste souvent l’empereur : Cet isolement de la Russie ne consiste en fait qu’à voir avec mécontentement le goût que les Russes riches et bien élevés ont pour les voyages, en leur refusant autant que possible d’aller en France et qu’à ne plus laisser, dans les établissements publics, la même latitude d’admettre les professeurs français et d’enseigner plusieurs cours dans cette langue. Quant aux Français qui viennent en Russie, ils sont, en général, bien accueillis et nullement tracassés. Plusieurs même sont appelés et encouragés à venir lorsqu’ils peuvent être utiles. C’est sous la direction d’un Français M. Chateau qu’on établit les lignes télégraphiques. M. le baron Heurleloup a été mandé pour apporter un nouveau modèle de fusil qu’on dit fort ingénieux et vient de recevoir, outre une somme considérable, la décoration de St Wladimir. M. Brosset, élève de M. de Sacy, a été nommé membre de l’Académie et on lui a arrangé une bonne position ici3.

4. les activités des diplomates français en Russie et leurs eforts pour défendre les intérêts de leurs concitoyens. Cette thématique, étroitement liée avec les 2. Cet aspect du problème est étudié par Michel Cadot, « Débuts de la navigation à vapeur et l’émigration française en Russie », dans Cahiers du monde russe et soviétique, 1963, t. 4, p. 387-398 ; Paul Gerbot, « Note statistique concernant la présence française en Russie au xixe siècle », dans Cahiers du monde russe, 1992, t. 33, p. 121-125 ; Galina Kabakova et Alexandre Stroev, « Passer la frontière : une étape cruciale du voyage russe », dans Le chemin, la route, la voie, Paris, 2005, p. 479 et suiv. 3. MAE La courneuve, Correspondance politique, Russie, t. 192, fol. 144v.

LES FRANÇAIS EN RUSSIE SOUS NICOLAS Ier (1825-1855)

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précédentes, sera abordée dans cet article à partir de documents qui révèlent que les diplomates ont été non seulement les défenseurs de leurs compatriotes persécutés, mais aussi victimes eux-mêmes de persécution et étroitement surveillés. Pour traiter de ce sujet, j’ai eu recours bien entendu aux documents conservés au GARF, mais aussi à ceux conservés par le service des archives du ministère des Afaires étrangères en France.

I. — Représenter la France à l’étranger : les missions des diplomates Alors que le cérémonial oiciel de leur présentation auprès de l’empereur est bien décrit en menus détails par un oukase impérial4, les tâches quotidiennes des diplomates les amènent à être confrontés sur le terrain à des situations et des problèmes non prévus par les lois. Les diplomates de la mission française à Saint-Pétersbourg et des autres consulats français s’occupent de tous leurs compatriotes arrivant en Russie, ils leur délivrent des certiicats de nationalité ou d’immatriculation qui « restaient conservés aux matricules de l’ambassade et servaient à l’étranger, non seulement pour le premier voyage qu’il faisait en Russie, mais encore pour tous ceux qu’il lui plairait d’y entreprendre dans la suite »5. Mais ce n’est pas leur seule fonction, ils doivent aussi défendre les intérêts de leurs compatriotes résidant en Russie ou y séjournant provisoirement. Le 1er mai 1828, le ministre des Afaires étrangères français le comte de La Ferronnays, lui-même ancien ambassadeur à Saint-Pétersbourg, signale dans les instructions qu’il donne au duc de Mortemart, nouvel ambassadeur du roi en Russie, qu’il « aurait aussi à s’occuper des intérêts des sujets français que leurs afaires peuvent appeler en Russie. Il leur accorderait sa protection en la réservant plus particulièrement pour ceux qui seront dans le cas de la justiier »6. Respectueux de ces instructions, tous les diplomates envoyés au poste en Russie sont spécialement sensibles au sort des Français victimes d’injustice ou de persécution ; tous, par l’intermédiaire du vice-chancelier russe le comte Nesselrode, interviennent auprès de la Troisième Section en faveur de leurs compatriotes persécutés. Ainsi, en décembre 1829 le duc de Mortemart envoie au comte de Nesselrode une « note conidentielle » traitant de ces questions : À la suite des entretiens que l’ambassadeur de France a eu l’honneur d’avoir avec M. le vice-chancelier de l’Empire au sujet de l’arrestation du sieur Étienne Donniere et des formes sévères dont la police impériale avait cru devoir user envers ce sujet 4. Полное собрание законов Российской империи : Собрание 2, t. 2, n° 802, 1827. 5. Louis-Antoine Léouzon le Duc, La Russie contemporaine, Paris, 1854, p. 413-421. 6. MAE La courneuve, Mémoires et documents, Russie, t. 35, fol. 331.

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du roi, Son Excellence a bien voulu prier le duc de Mortemart de lui adresser quelques observations qui servissent à régler à l’avenir la marche qu’adopterait à l’égard de l’ambassade de Sa Majesté le gouvernement impérial en cas d’expulsion de sujets français du territoire russe. C’est pour se conformer à ce désir que le duc de Mortemart à l’honneur de proposer aujourd’hui à M. le comte de Nesselrode l’adoption des mesures suivantes : 1. Dans le cas où un sujet du roi, par l’imprudence de sa conduite ou l’inconvenance de ses propos, aurait éveillé les soupçons de la police impériale, l’ambassadeur de S. M. convaincu qu’il suirait souvent d’un langage énergique ou d’un avertissement salutaire pour prévenir de fâcheux résultats, désirerait que des informations préalables qui lui seraient transmises par l’intermédiaire du ministère impérial lui fournissent les moyens d’éclairer l’individu qui s’est rendu suspect sur le sort qu’il se prépare et le danger qui le menace. En efet des discours indiférents, légaux même en France, peuvent être répréhensibles et dangereux en Russie. Un Français qui veut s’y établir ignore trop souvent les nouveaux usages auxquels il s’est soumis ; se croyant innocent, il est sans déiance. Cependant, surveillé par la police, excité peut-être par des agents subalternes qui, dans tous les pays, se laissent par un zèle mal entendu emporter audelà du devoir, il donne ainsi lieu, sans s’en douter, aux accusations les plus graves, et se trouve enin justement puni sans pouvoir se persuader qu’il est coupable. Mais prévenu à temps par quelques mots à la fois bienveillants et sévères de l’ambassadeur ou, s’il est établi dans l’intérieur, par une lettre catégorique, il ouvrira les yeux sur son imprudence et ne tardera pas à mieux comprendre sa position. L’adoption de cette mesure préservative, si conforme en tous points à l’esprit du gouvernement de Sa Majesté Impériale, rendrait, on l’espère au moins, les autres inutiles. 2. Lorsqu’il s’agirait d’accusations plus graves, ou lorsque l’individu soupçonné n’aurait point tenu compte des avertissements de l’ambassadeur, la police ordonnerait son expulsion du territoire, prendrait soin de la porter à l’instant même à la connaissance du représentant de S. M. par l’organe du ministère impérial. De cette manière, le sujet français contraint de quitter la Russie pourrait du moins recevoir un passeport autre que celui de la police, peu propre à lui mériter la bienveillance des autorités auxquelles il doit se présenter au sortir du territoire russe et, suivant les circonstances, des secours pécuniaires qui le missent à l’abri du désespoir et de la misère. On attacherait d’autant plus d’importance à l’observation de cette formalité qu’à son défaut des intérêts de la plus haute importance se trouveraient souvent compromis. Il serait inutile de faire ici l’énumération des conséquences qu’entraînerait son omission, mais, par exemple, un négociant français qui, pour suivre à Saint-Pétersbourg une opération décisive peut-être pour sa fortune, y enverrait un agent, chassé plus tard par la police, deviendrait certainement contre l’intention du gouvernement impérial la victime de l’imprudence de l’employé qu’il aurait choisi, dans le cas où celui-ci ne pourrait point, avant son départ, charger l’ambassade ou le consulat de veiller aux intérêts de son commettant. Dans cette dernière hypothèse, que de sourdes intrigues, que de délations coupables, dont le but véritable échapperait peut-être à la police, qui, n’agissant en efet que pour le maintien de l’ordre, servirait malgré elle la haine et la cupidité. 3. Si l’individu expulsé était ixé en Russie avec sa famille, peut-être pour prévenir des abus qui ne seraient point sans exemples, serait-il à désirer que l’ambassadeur du roi fût, avec l’assentiment du ministère impérial, reçu à provoquer l’expulsion simultanée de sa femme et de ses enfants. Cette mesure qui, appliquée à tous les cas, pourrait être taxée d’extrême rigueur, deviendrait dans quelques autres un acte de justice et d’humanité.

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De son côté l’ambassade du roi s’empressera de communiquer au ministère impérial tous les faits qui viendraient à sa connaissance, au sujet des Français établis dans l’Empire et qui seraient de nature à intéresser le maintien de bon ordre et de la tranquillité publique, bien convaincu que rien n’est plus propre à resserrer encore l’intimité des relations existantes entre les deux pays, qu’un mutuel échange de procédés oicieux et d’informations amicales7.

II. — Recenser les Français naturalisés russes Il est évident que les ambassadeurs français tiennent à distinguer les Français « purs », soit ceux qui ont gardé la nationalité française au sens juridique du terme, des Français devenus sujets russes et, par ce fait, ayant perdu droit à la protection de la part de l’ambassade. Nous devons à leur volonté d’obtenir les listes des naturalisés des documents précieux dont un dossier daté de 1834 intitulé « O всех вступивших в русское подданство французских подданных » [« De tous les Français naturalisés sujets russes »]8. Ce dossier s’ouvre sur la demande adressée par le maréchal Maison, ambassadeur de France, le 7/19 avril 1834 au comte Nesselrode, vice-chancelier. Cette demande est transmise, selon la procédure habituelle, au comte Benkendorf, chef suprême de la Troisième Section. Le maréchal Maison se réfère à l’ordonnance de Louis-Philippe relative à l’immatriculation dans les chancelleries consulaires des Français résidant à l’étranger. Cette ordonnance, datée du 28 novembre 1833, oblige « les Français résidant à l’étranger qui voudront s’assurer la protection de consul dans l’arrondissement duquel ils sont établis », de se faire inscrire, après la justiication de leur nationalité, « sur un registre-matricule, tenu à cet efet dans la chancellerie de chaque consulat », ceci pour garantir aux personnes inscrites qui en feront la demande la livraison gratuite des certiicats d’immatriculation. L’ordonnance précise que les Français ayant perdu leur nationalité « ne pourront être admis à l’immatriculation et seront rayés du registre s’ils y ont été inscrits ». En vertu de cette ordonnance, le maréchal Maison sollicite du comte de Nesselrode la liste de « tous les Français habitant la Russie, mais particulièrement ceux résidant à Saint-Pétersbourg et à Moscou qui ont prêté serment de sujétion à Sa Majesté Impériale et qui, dès lors, ont perdu tous leurs droits de citoyens français ». Cela est, en efet, nécessaire, car dans plusieurs circonstances « des Français devenus sujets russes dans toute l’acception du mot, croyant de leur intérêt de recourir à la protection française, se sont prévalus de leur origine et de leur nationalité primitive en ayant bien soin de laisser ignorer les actes qui leur 7. GARF, fonds n° 109, expédition n° 3, liste n° 114 (1829), n° 121, fol. 1-5. 8. Ibid., liste 119 (1834), n° 90, fol. 1-59v.

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en ont fait perdre les droits et les privilèges ». Sa demande concernant la période antérieure à 1827, l’ambassadeur de France joint à sa lettre un document intitulé « État nominatif des Français naturalisés en Russie depuis le 1er janvier 1827, ou État des Français qui, sur leur demande, ont obtenu des lettres de naturalisation en Russie, depuis le 1er  janvier 1827, en prêtant serment de sujétion à l’Empire ». Cet état comporte les noms de quarante-neuf personnes dont huit femmes ; dix-sept personnes ont prêté serment à Saint-Pétersbourg, huit à Moscou, deux à Odessa, une à Tilis, une à Tver, deux à Kherson, une à Orenbourg, une à Sébastopol, une à Vyborg, une à Mogilev, une à Astrakhan, pour treize personnes le lieu de prestation du serment n’est pas indiqué. Les professions exercées par ces personnes et mentionnées dans cette liste sont les suivantes : on compte un lieutenant au service de la Russie en retraite, un maître de langue française dans le Corps des pages, un cultivateur, un ci-devant négociant, un précepteur, deux domestiques, quatre négociants, un propriétaire, un maître d’hôtel, un colonel d’artillerie, un marchand, un employé à la régence, un fabricant (avec sa femme et sa ille), deux instituteurs (dont l’un avant d’avoir prêté serment à Mogilev en 1830 « a été sergent aux armées françaises et fait prisonnier de guerre en 1812 »), un lieutenant en retraite, un dentiste, trois « commis-marchands », une actrice, un maître de langue allemande attaché au corps des cadets de Moscou, un relieur, un valet de chambre, un professeur, quatre commerçants, un apothicaire, un fabricant de coton, etc. La liste donne aussi les dates de prestation du serment : deux personnes ont prêté serment en 1827, cinq en 1828, dix en 1829, dix en 1830, un en 1831, six en 1832, quatre en 1833 et onze en 1834. Telle est la liste que possède alors l’ambassade de France. Les Français en attendent une autre de la Troisième Section. Pour répondre à cette demande des diplomates français, les chefs des gouvernements reçoivent l’ordre de transmettre à la Troisième Section les renseignements concernant les Français devenus sujets russes, résidant dans leur circonscription. Le premier à répondre est le comte Petr Essen, gouverneur général militaire de Saint-Pétersbourg. Il envoie le 30 novembre 1834 un document intitulé « Список всем вообще французам (обоего пола), в Санкт-петербургской губернии проживающим, принявшим присягу на верность подданства России до1827 года » [« Liste de tous les Français des deux sexes habitant dans le gouvernement de SaintPétersbourg, ayant prêté le serment de sujétion à l’empire russe avant 1827 »]. Cette liste contient les noms de quatre-vingt-quatorze personnes dont dixhuit femmes ; quatorze personnes sont nées à Saint-Pétersbourg, trois à Moscou et les autres sont arrivées en Russie entre 1807 et 1823. Si pour la plupart de ces personnes, ni la date de naissance ni la date d’arrivée ne sont signalées, par contre les documents ayant déclenché le processus de la naturalisation sont indiqués : billet ou permis du département étranger de la chancellerie du gouverneur général militaire de Saint-Pétersbourg (cinquante-trois cas), oukase du Sénat (neuf cas),

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proposition du gouverneur civil (six cas), supplique (quatre cas), lettre oicielle du ministre de l’Intérieur (deux cas), proposition du ministre de la police (deux cas), lettre oicielle du chef de la Marine (un cas), volonté de Sa Majesté Impériale (un cas), document de l’ambassadeur de France (un cas), proposition du gouverneur général militaire (un cas), document de la chancellerie du grand-duc Constantin (un cas), documents de la chambre des Finances (deux cas), attestation de l’école allemande de Saint-Pierre ou Peterschule (un cas). On voit que les causes de ces prestations sont variées. Il en est de même des professions des naturalisés. Les métiers les plus divers sont représentés, on y trouve des militaires prisonniers de guerre, dont un oicier, un maréchal des logis, un grenadier et un général (c’est lui qui en 1822 avait prêté serment avec la permission de l’empereur), mais aussi des marchands (sept personnes), un imprimeur, une institutrice, un tailleur, un fabricant, un ferblantier, deux apprentis de pharmacien, six commis de marchand, un négociant, un copiste, un employé de bureau, un apprenti d’argenteur, trois gouverneurs, une marchande de modes, deux machinistes, un apprenti d’ingénieur des constructions navales, une modiste, deux couturières, un fabricant de drap, un horloger, un apprenti de joaillier, un pédicure, un mouleur en bronze, un fabricant de bronze, un apprenti de passementier, un instituteur, un peintre en bâtiments, une demoiselle de compagnie, un apprenti de serrurier, un cuisinier, un bouilleur de cru, un maître d’hôtel, un étudiant, un charpentier de bâtiments, et pour plusieurs personnes la profession n’est pas mentionnée. Cette liste montre que les Français utiles à la Russie et qui y ont pris racine appartiennent pour la plupart à la classe moyenne et travailleuse9. Les chefs des autres gouvernements mettent plus de temps à répondre. La « Список всем вообще французам (обоего пола) в Московской губернии проживающим, учинившим присягу на верность подданства России с 1 января 1813 г. по 1 января 1827 г. » [« Liste des Français de deux sexes ayant prêté serment dans le gouvernement de Moscou en 1813-1827 »] n’est envoyée par le prince Dmitri Golitsyn10, gouverneur général militaire de Moscou, que le 29 juin 1835, soit un an après la demande du 9. Les exceptions existent, bien sûr ; ainsi, dans la liste présentée par Essen, on trouve un certain André Gervais, conseiller d’État qui avait prêté serment le 12 octobre 1818 d’après la proposition du ministre de la Police ; or cet homme, né en 1773 à Saint-Pétersbourg, ils d’un architecte français au service de la Russie, it une carrière au ministère des Afaires étrangères où on lui coniait le décryptage des dépêches chifrées envoyées par les diplomates russes. Exilé en 1811 à la suite de l’exil du ministre Speranskij, il regagna assez vite la faveur de l’empereur Alexandre et, après 1814, reçut un poste au ministère des Finances où il contrôlait le inancement des armées russes à l’étranger, notamment en France. Ce n’est qu’en 1819 qu’il prit congé à cause d’une maladie et partit en France ; mais en 1818 où, selon la liste d’Essen, il avait prêté serment, il était au sommet de sa carrière bureaucratique, occupant un poste dans la commission d’amortissement des dettes d’État ; ainsi pour lui la procédure du serment était une pure formalité. Voir Русский биографический словарь, t. Жабокритский-Зяловский, Petrograd, 1916, p. 29-33. 10. Plus connu sous la forme francisée de son nom Golitzine.

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maréchal Maison, alors que ce dernier a déjà quitté son poste et a regagné la France. Le contenu de cette liste ne présente pas de grandes diférences par rapport à celui de la liste de Saint-Pétersbourg. Mais elle concerne un nombre plus restreint de Français (38 en tout, dont 5 femmes) dont le quart (10) est constitué par les marchands de diférentes guildes. Outre ces marchands, igurent dans la liste cinq bourgeois, deux employés, un ils d’instituteur, un danseur, un commissionnaire de marchand, un fabricant, un intendant, deux médecins, un commis, une veuve d’oicier français et une ille d’instituteur défunt, etc. Quant aux dates du serment, elles varient de 1813 à 1825. La liste moscovite ne dit rien sur les raisons des naturalisations. Les employés de la Troisième Section, de leur côté, mettent aussi du temps pour transmettre les résultats de ces enquêtes au vice-chancelier. Ce n’est que le 22 février 1836 que Benkendorf envoie à Nesselrode (pour transmission à l’ambassade de France) les listes venues des gouvernements de Saint-Pétersbourg et de Moscou. Comme les Français veulent obtenir aussi des renseignements sur les autres gouvernements de l’Empire, les enquêtes se prolongent jusqu’à l’automne de 1836. Les listes envoyées par les diférents gouvernements (toujours pour la période de 1813 à 1827) informent qu’il y a onze personnes ayant prêté serment de sujétion dans le gouvernement de Tambov, trois personnes dans le gouvernement de Voronej, quatre dans la région de Belostok, aucune dans le gouvernement de Vladimir et quatre dans le gouvernement de Viatka, probablement des prisonniers de guerre car leur serment date des années 1814-1815 et que, célibataires alors, ils se sont ensuite convertis à l’orthodoxie et ont épousé des femmes russes. Dans le gouvernement de Perm, il ne se trouve qu’un seul Français, aussi ancien prisonnier de guerre, qui ait souhaité devenir russe ; dans le gouvernement de Kiev on en compte trois, cinq dans le gouvernement d’Orenbourg, tous prisonniers de guerre, à l’exception de la femme d’un bourgeois. Enin, une dépêche oicielle venue d’Odessa fait savoir que dans cette ville il n’est pas possible de dresser la liste des Français ayant prêté serment de sujétion avant 1827, car à cette époque on n’exigeait pas des étrangers de présenter des documents oiciels signés de leurs consuls. Si dans les deux capitales russes les métiers exercés par les Français devenus sujets russes sont, comme on a vu, assez variés, en province on a essentiellement afaire à d’anciens prisonniers de guerre restés en Russie et à des instituteurs, et souvent ces instituteurs sont d’anciens prisonniers de guerre.

III. — Protéger les Français Si les diplomates français ne veulent pas défendre les intérêts des Français devenus russes, les Français ayant conservé leur nationalité peuvent toujours compter sur leur protection, et, à plusieurs reprises, les eforts des diplomates sont couronnés de succès. Par exemple, en 1831 le duc de Mortemart réussit à prouver l’innocence d’un dénommé Lagrange dont l’histoire compliquée est

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relatée dans une lettre de l’ambassadeur au vice-chancelier Nesselrode datée du 23 mai/4 juin 1831 : Le Sr Emmanuel Lagrange, sujet français, ils de M. Lagrange, ancien commissaire des guerres, chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, demeurant à Metz, est parti de cette dernière ville, muni d’un passeport français en date du 4 ou 5 septembre 1830 délivré pour la Russie par le préfet de la Moselle et revêtu du visa du ministère des Afaires étrangères ainsi que de l’ambassade impériale à Paris. Arrivé à Riga le 20 octobre 1830, le Sr Lagrange obtint un passeport russe, sur le dépôt de celui qui lui avait été délivré en France, et repartit de cette ville, pour accompagner sa sœur dans le gouvernement de Lithuanie, d’où il devait se rendre à Saint-Pétersbourg. Cependant le passeport délivré par l’autorité de Riga ayant été envoyé à Wilna pour être visé, s’égara dans les bureaux. Sur ces entrefaites, le Sr Lagrange, par suite des événements, fut forcé de quitter la terre de Labznire près Rossian, et de se réfugier à Tilsit. Avant de quitter la Russie, il avait vainement réclamé la restitution de son passeport français ; il dut donc en solliciter un nouveau de l’autorité prussienne et, l’ayant obtenu, il rentra en Russie le 19 avril 1831, par Memel et Polangen. Mais à l’échange de ce second passeport à Riga, l’autorité russe trompée par l’origine du document qui lui était présenté, et malgré les représentations du Sr Lagrange, ne voulut le reconnaître qu’en qualité de sujet prussien. C’est pour la rectiication de cette erreur que ce sujet français vient de recourir à l’intervention de l’ambassade et je m’empresse, M. le Comte, d’appuyer auprès de Votre Excellence la demande du Sr Lagrange. Le simple récit des faits aura sui sans doute pour convaincre le ministère impérial de la justesse de cette réclamation, d’autant plus importante pour le Sr Lagrange que la diiculté qu’il éprouve aujourd’hui pourrait l’exposer plus tard à de graves inconvénients. Votre Excellence trouvera ci-joint une copie de l’acte de naissance du Sr Lagrange. L’époque et le lieu mentionnés dans ce document expliquent suisamment l’erreur dans laquelle sont tombées les autorités de Riga, qui peuvent n’avoir point songé qu’en 1803 la ville de Trèves était passée sous la domination française11.

Lagrange obtient ainsi la permission de rester en Russie mais il est soumis à une surveillance secrète. 11. GARF, . GARF, fonds n° 109, expédition n° 3, liste n° 115 (1831), n° 158, fol. 22-23v. Les passeports des étrangers leur étaient enlevés pour être envoyés à la Troisième Section et y rester tout le temps de leur séjour. Ce n’est qu’au départ que l’étranger échangeait le billet de séjour qu’il avait reçu en arrivant contre son passeport. Mais dès mars 1832, grâce aux instances des diplomates, l’ambassade de France reçut la permission exclusive de récupérer ces passeports après le contrôle de la Troisième Section ; elle les recevait via le ministère des Afaires étrangères. Cette concession fut faite en réponse aux demandes des diplomates français, dont le duc de Mortemart, auxquels l’arrivée des Français qui « n’apportaient avec eux au lieu de leur destination qu’un passeport russe qui leur est délivré à la frontière en échange de leur passeport français » causait de grandes diicultés, car en leur livrant des « certiicats d’immatriculation » les diplomates étaient obligés de « s’en rapporter à leur déclaration, tant pour leurs prénoms et le lieu de leur naissance que pour leur profession ». Pis encore, si ces étrangers, nés Français, avaient perdu des droits de nationalité française, ayant prêté serment de sujétion à l’empereur de Russie, ils pouvaient, faute de passeport, « réclamer au consulat général leur inscription en qualité de sujets français et usurper ainsi la protection de l’ambassade » (ibid., fol. 23v.). Ce n’est qu’après 1844 que les étrangers purent garder eux-mêmes leurs passeports nationaux.

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En l’absence des ambassadeurs, ce sont les chargés d’afaires qui œuvrent pour la défense de leurs compatriotes. Ainsi, en 1826 l’instituteur Rigot est défendu avec succès par G. de Fontenay, chargé d’afaires français, qui relate l’afaire au baron de Damas, ministre des Afaires étrangères, dans une dépêche datée du 14 septembre 1827. Rigot de la Branchardière, « homme instruit, de bonnes mœurs, d’une conduite irréprochable », était employé comme professeur dans une maison d’éducation tenue par un Français Cournand. Dans cette maison, la meilleure de Saint-Pétersbourg, raconte Fontenay, il y a une chapelle desservie par un prêtre grec, où les jeunes Russes sont conduits régulièrement aux oices par un des maîtres de service. Un dimanche, Rigot accomplit ce devoir ; il est malade, a même le bras en écharpe et, fatigué de rester longtemps debout, il s’assied « modestement et avec décence », à la in de l’oice, sur une des chaises qui se trouvaient dans la chapelle ; la comtesse Zubov qui assiste à la messe, souligne Fontenay, est également assise. Or, pour cet acte, Rigot est dénoncé, il est arrêté par la police et traité par le gouverneur général, l’aide de camp du général Koutouzov, « avec une dureté excessive » : sans aucune explication, on fait conduire Rigot dans un asile de fous où il est dépouillé de ses habits et « traité avec toute cette barbarie dont les subalternes ne sont que trop souvent les artisans dans ces tristes refuges ». Grâce aux démarches que Fontenay fait immédiatement auprès du vice-chancelier Nesselrode, Rigot peut sortir de l’asile de fous, mais « il n’en a pas moins passé trente-six heures dans cette épouvantable position ». Il reçoit en même temps l’ordre de quitter non seulement l’établissement où il est employé, mais aussi la Russie, ce qu’il ne manque pas de faire12 ! Un autre chargé d’afaires, héodose de Lagrené13, s’emploie en 1833 à la défense d’un Français, « le sieur Pardigon qui avait été vendu aux enchères pour que le prix de son travail, remis par l’acquéreur au créancier, servît à l’extinction d’une dette que Pardigon déclarait ne pouvoir acquitter ». Lagrené proteste contre cette mesure, soumet « des observations à propos des dispositions de la loi russe » au vice-chancelier Nesselrode et reçoit de lui « un mémorandum » dont il envoie la copie au duc de Broglie le 11 décembre 1833. Lors de leur rendez-vous, dit Lagrené, le vice-chancelier « est entré aussi dans quelques explications qui ne pouvaient trouver place dans une note oicielle ». Il avait fait savoir au diplomate français que suite à ses entretiens au sujet de ce mémorandum avec le ministre de la Justice Daškov, ce dernier avait pris conscience de la nécessité de revoir quelques points de la législation de l’empire 12. MAE La courneuve, Correspondance politique, Russie, t. 172, fol. 333 et suiv. À comparer la version du même épisode exposée dans une dépêche du comte Zichy, représentant de l’Autriche à Saint-Pétersbourg, à Metternich, du 2/14 septembre 1827, dans Monde slave, 1938, n° 7, p. 46-47. 13. Sur . Sur les activités de Lagrené en Russie, voir Véra Milchina, « La censure sous Alexandre Ier vue par un diplomate français », en ligne à l’adresse suivante : http://russie-europe.ens-lsh.fr/article.php3?id_article=66. Voir aussi В. Мильчина, Россия и Франция. Дипломаты, литераторы, шпионы, Saint-Pétersbourg, 2004, p. 144-181.

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en contradiction avec les progrès de la civilisation, mais que ce travail immense ne pouvait pas être exécuté partiellement et qu’il fallait attendre une révision « concordante et générale ». Lagrené résume la situation dans sa dépêche au duc de Broglie en ces termes : « Il est donc probable, que malgré l’espèce de in de non-recevoir qui paraîtrait résulter du mémoire mentionné, la disposition rigoureuse appliquée au Sieur Pardigon disparaîtra prochainement des lois russes »14. Si, dans ce cas, le diplomate français a pu se faire entendre par le gouvernement russe, bien qu’une solution n’ait pas été trouvée pour l’infortuné Pardigon, dans plusieurs autres cas les diplomates français se heurtent à un échec absolu. Ainsi, en 1829 Mortemart ne peut rien faire pour un dénommé Coupelier. Cet abbé qui veut prêter serment de sujétion à l’empereur russe, est, malgré les requêtes de l’ambassadeur de France, renvoyé de Russie sans avoir le droit d’y revenir, car il a échoué aux examens pour un poste d’enseignant à l’université et surtout il est soupçonné d’être un jésuite caché15. Mortemart n’a pas plus de succès dans ses tentatives de défendre Louis Paris, dont le célèbre philologue Gaston Paris fut « neveu de prédilection »16. Si les diplomates ne peuvent pas s’opposer toujours à l’expulsion de leurs compatriotes, ils réussissent néanmoins de temps en temps à améliorer leur sort. 14. MAE La courneuve, Correspondance politique, Russie, t. 187, fol. 280-281. Suit le texte du « mémorandum » de Nesselrode : « Par un jugement du tribunal de héodosie un boulanger français nommé Pardigon, hors d’état de payer une dette de 495 roubles, a été mis en adjudication à l’efet d’être employé à de travaux jusqu’à concurrence de la valeur de sa dette. Ce jugement a donné lieu de la part du gouvernement français à quelques observations, auxquelles le ministère impérial se fait un devoir de répondre. La sentence dont il s’agit est conforme à une loi qui, quelqu’ancienne qu’elle soit, est encore en vigueur. C’est l’oukaze du 16 juillet 1736. Peu de mots suiront pour en expliquer les dispositions. Dans tous les pays, il a été reconnu la nécessité d’adopter un système quelconque de contrainte par corps contre les débiteurs qui se déclarent insolvables. En France, en Angleterre et en Russie même, dans certains cas, la contrainte par corps consiste dans un emprisonnement plus ou moins prolongé. Mais ce moyen a plus d’un inconvénient. Il en résulte une nouvelle charge pour le créancier, puisqu’il est tenu de pourvoir à l’entretien du débiteur. D’un autre côté, ce dernier, s’il est réellement insolvable, se trouve par la perte de sa liberté plus que jamais privé des moyens de satisfaire à ses engagements. S’il ne l’est pas, la simple détention ne suit pas toujours pour vaincre sa mauvaise volonté. D’après l’oukaze de 1736 au contraire, l’emprisonnement sans travail et souvent sans utilité quelconque est remplacé par le travail sans privation de liberté. La même chose se retrouve aux ÉtatsUnis d’Amérique où l’on voit souvent un créancier mettre à l’enchère et livrer au plus ofrant la main d’œuvre de son débiteur. En Amérique, l’adjudication se fait selon le bon plaisir du créancier, en Russie elle a lieu sous les auspices des autorités auxquelles il est prescrit d’y apporter tous les ménagements que recommande l’humanité. Le gouvernement français voudra bien se convaincre par ces observations que la mesure dont le Sr Pardigon a été l’objet, est strictement légale et moins contraire qu’elle ne paraît l’être, aux principes de l’équité » (ibid., fol. 282-282v.). 15. GARF, . GARF, fonds n° 109, expédition n° 3, liste n° 114 (1829), n° 84, fol. 1-16. 16. Véra Milchina, « Des liaisons dangereuses : lettres des Français en Russie interceptées par les gendarmes dans les années 1820-1840 », dans L’image de l’étranger : les Français en Russie et les Russes en France, actes du colloque international (11-12 avril 2008), éd. A. Stroev., Paris, 2010, p. 229-242.

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L’exemple le plus connu est celui de Louis Pernet (1814-1846), voyageur français arrêté et envoyé au bureau de police moscovite comme suspect. Selon la version oicielle, l’arrestation s’explique par le fait que son passeport n’est pas en règle, tandis que selon ses défenseurs, les opinions libérales exprimées ouvertement par le Français à bord du bateau à vapeur qui l’amenait en Russie en sont la véritable cause. Le consul français à Moscou Nicette-Nicolas Weyer, alerté par Custine, ne veut rien faire pour son compatriote. Il justiie son indiférence par la conduite de Pernet qui, lors de son séjour de quelques mois à Moscou, n’a pas jugé à propos « de faire la moindre démarche auprès du consul de France »17. Sans l’intervention de l’ambassadeur de France Prosper de Barante, averti par le marquis de Custine qui a conté cette histoire dans sa Russie en 1839, Pernet aurait été retenu à la police encore plus longtemps18.

IV. — Défendre l’honneur de la France Les archives relatent aussi des situations où les diplomates estiment que l’honneur français est en jeu et qu’ils ont le devoir de le défendre. Lors de l’été 1830, le duc de Mortemart est en congé et c’est le chargé d’afaires le baron de Bourgoing qui le remplace à l’ambassade. C’est alors qu’arrive à Saint-Pétersbourg la nouvelle de la révolution de Juillet. L’ambassadeur russe à Paris, Pozzo di Borgo, reçoit alors l’ordre non seulement de faire quitter le territoire français aux sujets russes, mais aussi de ne plus viser les passeports des Français ayant l’intention de se rendre en Russie19. « Les mesures furent prises relativement à la non-admission des Français arrivant désormais en Russie, ainsi qu’au défaut de reconnaissance du pavillon tricolore », se plaint Bourgoing dans sa dépêche du 8/20 août 183020. Cette interdiction d’entrer en Russie concerne d’abord tous les sujets français, y compris les courriers diplomatiques. Ces derniers reçoivent en premier l’autorisation de revenir. Un peu plus tard, d’autres concessions sont faites, et le 20 août/1er septembre 1830 Bourgoing peut, non sans 17. Astolphe de Custine, La Russie en 1839, Paris, 2005 (1re éd. Paris, 1843), p. 742-743. 18. Ibid., p. 741-745, 749 et 758-760. L’histoire de Pernet fut très populaire chez les auteurs français contemporains de Custine, hostiles à la Russie ; voir Frédéric Lacroix, Mystères de la Russie, Paris, 1845, p. 254-262 ; Jules Michelet, Légendes démocratiques du Nord, Paris, 1854, p. 155-156. 19. Vicomte de Guichen, La révolution de Juillet 1830 et l’Europe, Paris, [1916], p. 136. 20. MAE La courneuve, Correspondance politique, Russie, t. 180, fol. 284. Les mêmes événements sont relatés par Bourgoing dans ses mémoires, écrits plus tard ; là il raconte, par exemple, sa conversation avec le prince Liven, qui à cette époque remplaçait le comte Nesselrode au ministère des Afaires étrangères : « J’apprends, repris-je, que plusieurs navires français arrivés devant Cronstadt avec le pavillon tricolore, entre autres un navire marchand nommé le Fulgor, n’ont pu entrer dans ce port. Je m’empresse de protester formellement contre cette exclusion, qui déjà constitue un fait bien grave, et de nature à surexciter l’ardeur belliqueuse que les événements de Paris ont réveillée chez mes compatriotes » (Paul de Bourgoing, Souvenirs d’histoire contemporaine, Paris, 1864, p. 503).

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plaisir, écrire au ministre des Afaires étrangères le comte Molé qu’à la suite de l’arrivée du général Athalin, envoyé extraordinaire de Louis-Philippe, « les bâtiments français entrent aujourd’hui sans aucun obstacle dans le port de Kronstadt avec le pavillon national » et que « plusieurs exceptions ont déjà été accordées aux Français arrivés en Russie et qui avaient jusqu’ici obéi à la défense générale de n’y point pénétrer »21. Néanmoins, des Français établis en Russie avant les événements de juillet n’ont pas quitté le pays. Bourgoing s’occupe de la défense de leurs intérêts. Le 8/20 août 1830, il informe le ministre des Afaires étrangères du nouveau gouvernement (dont il ignore encore le nom !), qu’il a « établi en principe » que toute faute particulière, tout propos indiscret d’un Français en présence des sujets russes ne doit pas afecter les intérêts généraux de la colonie et les relations de commerce, seul l’auteur de la faute en est responsable. Il fait connaître ces dispositions par une circulaire aux dix consuls et vice-consuls résidant en Russie et leur prescrit de porter à la connaissance de tous les sujets français qu’ils se trouvent ainsi « solidairement intéressés à se donner réciproquement des conseils de prudence et de modération ». Bourgoing communique sa circulaire à l’empereur qui le remercie oiciellement et lui « donne en retour l’assurance que pleine et entière protection continuerait à être accordée aux sujets du roi de France qui habitent en Russie et dans le royaume de Pologne »22. À l’automne 1830, Bourgoing, toujours chargé d’afaires, s’emploie à défendre les intérêts de la France. Lors de l’épidémie de choléra, il informe le comte Molé ministre des Afaires étrangères de la discrimination qui frappe en Russie les médecins français, discrimination contre laquelle il proteste oiciellement. Dans des circonstances aussi graves, écrit-il, le gouvernement impérial a fait un appel aux connaissances médicales de diverses facultés de l’Europe et ouvert un concours pour l’examen des causes déterminantes et des moyens curatifs d’une maladie mal observée et peu connue jusqu’à présent, mais il a oublié de s’adresser à la faculté française. Et si les praticiens français sont tout de même envoyés par le gouvernement russe à Saratov pour lutter contre les progrès du choléra-morbus, ils ne sont que deux des quatre exerçant la médecine à Saint-Pétersbourg. Bourgoing se plaint aussitôt auprès de M. de Nesselrode de cette « exclusion à la fois si injurieuse pour la France et si préjudiciable à la Russie » arguant de « tout ce qu’il y avait d’injuste et de contradictoire dans cette proscription de notre langue et de notre pays quand il s’agit des intérêts de la science et de l’humanité »23. 21. MAE La courneuve, Correspondance politique, Russie, t. 181, fol. 7. 22. Ibid., t. 180, fol. 283 v.-284. 23.  Dépêche de Bourgoing du 20 septembre/2  octobre  1830 (MAE  La courneuve, Correspondance politique, Russie, t. 181, fol. 58-59). À en croire Bourgoing, Nesselrode jugea le reproche juste, expliqua la situation par le malentendu dont était responsable le ministère de l’Intérieur et, au bout d’une semaine, le 27 septembre/9 octobre 1830, Bourgoing informait déjà

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Les diplomates français sont si scrupuleux sur l’honneur de leur pays que le 30 août/11 septembre 1834 le maréchal Maison est le seul ambassadeur étranger absent à la cérémonie d’inauguration de la colonne Alexandre, place de Palais à Saint-Pétersbourg. En efet, cette colonne ayant été érigée pour commémorer la victoire de l’armée russe et de ses alliés en 1814 sur les Français, Maison préfère ne pas venir à une cérémonie qui pourrait être perçue comme « anti-française »24.

V. — Partager le sort des surveillés et des persécutés Il arrive aussi que ces diplomates français en poste à Saint-Pétersbourg soucieux de veiller à la sécurité de leurs compatriotes, deviennent eux-mêmes victimes de délations des agents secrets russes et de persécutions de la part de la Troisième Section. Ainsi lorsque le baron de Bourgoing revient en juin 1831 à Saint-Pétersbourg par la Suède et la Finlande, l’empereur Nicolas Ier ordonne qu’il fasse l’objet d’une surveillance secrète lors de son voyage pour connaître les noms des personnes qu’il contacte et savoir quelles rumeurs circulent pendant ce voyage25. Quant au duc de Mortemart, il fait en octobre 1831 l’objet d’un rapport anonyme que voici : Une personne non mariée, nommée Marie Launer, faisant l’état de gouvernante et donnant des leçons de danse, se trouve à Saint-Pétersbourg depuis l’an 1825. Elle a adressé une lettre à Son Excellence monsieur le général de Benkendorf, pour le prier de lui envoyer un aidé sûr, auquel elle puisse communiquer des choses importantes pour le maintien de l’ordre public. Dans son entrevue avec l’aidé, la demoiselle Launer lui a tenu les propos suivants. Il y a de cela près de deux mois, que le duc de Mortemart a lu, en ma présence, à sa maîtresse, la nommée Szymanowicz, connue sous le nom de Надеждинька, un appel aux Russes, revêtu de la signature du général Yermolof26. Le duc a observé alors qu’il était surprenant que le gouvernement n’a pris, dans le temps, aucune mesure pour empêcher l’envoi de la traduction de l’appel dans l’intérieur du pays. J’avoue que depuis longtemps, ajouta la demoiselle Launer, je m’aperçois du peu de soin que Molé que la discrimination en question avait pris in (ibid., fol. 78-79). 24. Voir . Voir plus en détails : Véra Milchina, «  « Открытие Александровской колонны глазами французского дипломата : символика войны или мира ? » dans he Real Life of Pierre Delalande. Studies in Russian and Comparative Literature to Honor Alexander Dolinin, Stanford, 2007, t. II, p. 713-736. 25. GARF, . GARF, n° 109, dossier n° 1, liste n° 6, n° 383, fol. 1-6. Bourgoing intéressait beaucoup la haute police ; un rapport d’agent secret informait le directeur de la Troisième Section des « Propos dans un comité particulier chez M. Bourgoing » ; voir le texte de ces propos concernant les questions de la politique européenne après la révolution de Juillet, attribué par l’éditeur au littérateur Faddej Bulgarin dans Видок Фиглярин. Письма и агентурные записки Ф.В. Булгарина в III Отделение, Moscou, 1998, p. 409. 26. Aleksej . Aleksej Petrovič Ermolov (1772-1861), général russe qui commandait en 1816-1827 l’armée russe au Caucase et fut mis en retraite par Nicolas Ier à cause de ses liaisons avec les décembristes. Voir М. Давыдов, Оппозиция Его Величества, Moscou, 2005.

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prend le gouvernement pour prévenir le mal. Oui, on ne songe à le réprimer qu’au moment de l’explosion. […] Nadinka, que le duc de Mortemart n’a point voulu emmener avec lui, soi-disant à cause des quarantaines, n’a pas trop à se louer du duc qui s’est conduit avec elle non comme un ambassadeur, mais comme un simple particulier, elle utilise autant qu’elle le peut le temps de son absence et ne se montre point tigresse pour ceux qui sont disposés à faire quelques sacriices pour avoir le plaisir de l’entretenir en particulier.

L’auteur du rapport continue en décrivant les relations de « Nadinka » avec un certain Djafaro, « un bel homme que son costume asiatique rend encore plus piquant » qui est « doublement et peut-être triplement utile à Nadinka, soit en lui fournissant l’occasion de se faire acheter des châles, soit en lui procurant des adorateurs, soit enin en se contentant pour ses bons oices d’un salaire qu’il prélève en nature »27. Un bel exemple des diicultés rencontrées par les diplomates français en Russie est celui qui concerne un sujet français, ancien oicier nommé Pierraggi, afaire relatée dans un rapport de Lagrené daté du 20 mai 183328. Pierraggi, arrivé à Saint-Pétersbourg comme compagnon de l’agent du courrier diplomatique français Franceschi, porteur des papiers du ministre des Afaires étrangères le duc de Broglie, est arrêté par la police russe alertée par une lettre de l’ambassadeur russe à Paris Pozzo di Borgo. Pozzo di Borgo présente Pierraggi comme un révolutionnaire dangereux « par l’exaltation de ses idées républicaines et ailié à une société des amis du peuple ». L’histoire de son arrestation et les eforts de Lagrené pour sa remise en liberté témoigne du soin apporté au traitement des sujets français porteurs de passeports diplomatiques. On peut lire dans ce rapport qu’à en croire Pozzo di Borgo ledit Pierraggi : […] s’introduisit à Saint-Pétersbourg en se faisant passer pour le valet de chambre de M. de Franceschi, espérant, à l’aide de ce subterfuge, parvenir à se soustraire à l’action des autorités de la frontière, qui ont ordre de n’admettre en Russie que les individus formellement autorisés à cet efet par le visa des légations impériales à l’étranger. On ajoutait que M. Pierraggi, avant son départ de Paris, avait eu une conférence de deux heures avec le général Lafayette, que c’était un infâme scélérat et qu’il n’y avait pas une minute à perdre pour s’assurer de sa personne.

Lagrené, d’abord, ne croit ni possible ni convenable de contester au gouvernement impérial le droit de surveiller et d’arrêter un étranger entrant dans l’empire. Il écrit : Il m’a semblé que je n’aurais pu porter la question sur ce terrain que si M. Pierraggi 27. GARF, . GARF, fonds n° 109, Archives secrètes, liste n° 3, n° 2337, fol. 67-68. Cette délation est loin d’être la seule qui fût consacrée à Mortemart par les agents de la Troisième Section ; un autre rapport, daté du 20 février 1831 et accusant le duc de Mortemart des sympathies envers la révolution de Juillet, est publié dans Видок Фиглярин…, p. 414. 28. MAE La courneuve, Correspondance politique, Russie, t. 186, fol. 283-292.

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eût été personnellement porteur d’un passeport de courrier et dans le cas où il aurait été couvert par le toit de l’ambassade. Il était, au contraire, représenté comme étant furtivement introduit dans l’Empire, sous une fausse qualiication, sans passeport visé par l’autorité russe, et il avait été s’établir dans un hôtel garni. Quand bien même, ce qui était en efet, ainsi que je l’ai reconnu depuis, il aurait été porté, sous son nom et sa qualité véritable, sur le passeport d’un courrier, n’étant pas lui-même chargé de dépêches, il ne me paraissait pas possible d’alléguer en sa faveur la protection du droit des gens.

Néanmoins Lagrené demande à Nesselrode de lui remettre Pierraggi ; auquel cas, promet-il, « douze heures après, sans démonstration fâcheuse, sans mesures de rigueur dont il sera bien diicile d’empêcher les journaux de retentir29, M. de Franceschi, avec son compagnon de voyage, se serait dirigé vers la France ». Mais n’ayant pas obtenu satisfaction, Lagrené exige que Pierraggi soit placé sous sa responsabilité personnelle et qu’on ne l’oblige pas à quitter la Russie immédiatement, car il craint que le Français, dont la santé est déjà délabrée par la réclusion, ne puisse supporter le voyage. Or entre-temps la situation change : Lagrené apprend que : M. Pierraggi était porté nominativement sur le passeport de M. Franceschi indépendamment de son valet de chambre. […] J’ai d’ailleurs acquis la certitude que M. Pierraggi était porteur d’un passeport régulier ; je sais de plus qu’il est inscrit sur les contrôles de l’Ambassade en qualité de Français. S’il ne s’est pas fait présenter à moi, c’est que, retenu chez lui pendant cinq jours, il lui a été impossible de sortir.

Ces révélations permettent de régler l’afaire Pierraggi et le vice-chancelier conirme que le malentendu n’a été provoqué que par la situation équivoque des passeports des courriers diplomatiques. Si j’avais vu dès le premier moment le passeport de M. de Franceschi, qu’on ne m’a remis que plus tard, la chose aurait pu s’arranger entre nous ; car nous aurions été rassurés par la garantie que nous donnait, en quelque sorte, la signature de M. le duc de Broglie. Quoi qu’il en soit, il serait à désirer qu’à l’avenir les passeports des courriers fussent exclusivement personnels et qu’il en fût délivré de spéciaux aux personnes qui voyagent avec eux30. 29.  Procédé rhétorique habituel des diplomates français en poste en Russie sous la monarchie de Juillet, notamment Bourgoing et Lagrené : sachant que l’empereur Nicolas, même s’il ne l’avouait pas, était sensible aux attaques des journaux français et anglais, ils ne perdaient aucune occasion de menacer le vice-chancelier Nesselrode avec lequel ils discutaient des afaires, du scandale international dans la presse européenne, et de lui proposer les moyens de l’éviter. 30.  En 1833 on avait publié une loi prescrivant d’enlever aux barrières les passeports des courriers étrangers arrivant vers les missions de Saint-Pétersbourg pour que la Troisième Section les transmette au ministère des Afaires étrangères. Les oiciers de service en poste auprès des barrières devaient poser les questions sur l’endroit où le courrier et ceux qui l’accompagnaient projetaient de vivre dans la capitale et transmettre ces données à la Troisième Section avec le passeport du courrier. D’habitude, le passeport enlevé était rendu au courrier le jour même de

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VI. — Aider ou ne pas aider les Français en difficulté Les Français vivant en Russie sont conscients des avantages que leur vaut la présence à l’ambassade ou au consulat de France d’un diplomate prêt à les aider dans leurs mésaventures. Ainsi, dans une lettre à sa sœur écrite de Saint-Pétersbourg le 1er juillet 1840, la saint-simonienne Suzanne Voilquin se plaint du fait que « M. de Barante notre ambassadeur et sa famille quittent la Russie ». La Française est sûre que cela est fâcheux pour la colonie française car le consul Hugues Valade qui reste à la chancellerie, s’il sait se rendre utile à ses patrons,  est plutôt froid quand il s’agit de défendre les intérêts de ses compatriotes31. Quelques années plus tard, en 1843, une afaire conirme que Suzanne Voilquin avait bien des raisons de regretter le départ de Barante. Elle souffre alors avec des amis français de Saint-Pétersbourg de la froideur du chargé d’afaires Casimir Périer, qui remplace Barante parti en 1841. Dans une lettre à sa sœur, elle écrit : « si l’histoire que je vais te raconter fût arrivée à des Anglais, l’ambassadeur de ce pays aurait parlé haut et ferme, et justice prompte et entière eût été rendue à ses concitoyens ». En revanche le magistrat français qui doit protéger ses concitoyens « s’est abstenu de toute démarche, et la réparation d’un grief un peu plus sérieux a dépendu entièrement de l’appréciation de la justice russe ». Il s’agit de défendre l’honneur du commis-voyageur Dupré et de sa femme, marchande de mode, dont la ille de quatre ans a été victime des «  attouchements malsains  » d’une mademoiselle Péchard et surtout de son amant russe, ils d’un très riche marchand. Or ni le consul Valade, ni le chargé d’afaires Périer ne s’empressent de venir en aide à leurs compatriotes. Le consul conseille aux parents ofensés de faire écrire une lettre par le chargé d’afaires au comte de Benkendorf, chef suprême de la Troisième Section. À cette in, la mémorialiste, amie de la famille ofensée, demande audience au chargé d’afaires. Celui-ci la fait attendre assez longtemps, se présente « raide et gourmé dans une robe de chambre éclatante de vives couleurs », lui promet son arrivée via le ministère des Afaires étrangères russe, mais parfois on tardait de le rendre, ce qui dérangeait les plans des courriers pressés de repartir. 31.  Suzanne Voilquin, Mémoire d’une saint-simonienne en Russie (1839-1846), éd. Maïté Albistur et Daniel Armogathe, Paris, 1977, p.  169. La dernière assertion trouve la conirmation dans le rapport de Barante lui-même, qui d’ailleurs ne fait que louer non seulement la serviabilité de Valade, mais ses activités en général : « Je m’acquitte consciemment et avec zèle de cette portion de mes devoirs, dit Barante de la protection des sujets français, et je puis dire qu’à aucune époque les moindres intérêts de nos compatriotes n’ont été mieux soignés. Je ne saurais toucher à ce chapitre sans rappeler combien je trouve d’aide et de secours dans l’activité et les lumières de M. Valade, chancelier de l’ambassade » (MAE La courneuve, Correspondance politique, t. 192, fol. 223v-224 ; rapport daté du 4 décembre 1837).

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d’écrire la lettre en question mais ne le fait pas. Ce n’est que grâce à l’aide d’un Russe haut placé, le comte Zavadovskij, qui obtient de Doubelt, directeur de la Troisième Section, qu’il reçoive le père de la victime, que les Français ont l’espoir de voir leur ofenseur puni. Mais, au dire de la mémorialiste, ce dernier, qui a graissé la patte aux juges, ne le sera pas. La Française ressent cette situation comme une capitulation honteuse de la diplomatie de son pays « qui veut la paix à tout prix et n’ira pas s’exposer à faire des représentations au moins inutiles pour une si minime afaire ». Elle s’exprime ainsi : Il n’y avait pas à en douter, c’était bien là de la part des autorités françaises un déni de justice et de protection dont nous eussions été victimes sans la puissante intervention d’un noble comte russe. Nous en fûmes tous humiliés comme si l’honneur français en eût été amoindri devant les étrangers32.

Les diplomates français eux-mêmes se heurtent parfois, lorsqu’ils se mettent à la défense de leurs compatriotes, à la « vénalité impudente » des employés russes et aux « iniquités les plus révoltantes » dont sont victimes les Français cherchant à obtenir « la plus évidente justice ». L’ambassadeur de France Barante raconte dans ses Notes sur la Russie une mésaventure qui lui est survenue alors qu’il était en poste à Saint-Pétersbourg. Il s’eforce de faire mettre en liberté un marchand de Strasbourg arrêté sur un paquebot à Cronstadt au moment du départ. Ce dernier a été ramené à Saint-Pétersbourg à la suite de la plainte d’une femme qu’il aurait frappée. Barante réclame sa liberté sous caution. Le ministre des Afaires étrangères français écrit à ce propos au gouverneur de Saint-Pétersbourg le comte Essen ; le vice-chancelier par interim Constantin Rodoinikin va lui-même lui parler. Mais la police ne cède pas ; Barante apprend qu’on veut « tirer cinq cents roubles à ce pauvre marchand », et pour cette raison on le tient « au secret, mêlé aux ilous ramassés dans les rues ». « De telles aventures ne sont point rares », init par conclure l’ambassadeur de France33. Les textes écrits par les diplomates français sont considérés depuis longtemps comme une source précieuse pour l’étude de la vie politique et de la vie quotidienne en Russie. Mais, si les rapports des diplomates du xviiie siècle et de l’époque napoléonienne sont bien connus, ceux des ambassadeurs de la Restauration et de la monarchie de Juillet le sont moins, et surtout, ils n’ont pas été publiés, à l’exception de quelques dépêches de La Ferronnays34 et de la 32. Ibid., p. 227-235. 33. Prosper de Barante, Notes sur la Russie, 1835-1840, Paris, 1875, p. 133-134. 34.  Voir N.  P. Wakar, « Les rapports de l’ambassade de France à Saint-Pétersbourg sur la conjuration des décembristes », dans Le monde slave, t.  12, 1925, p.  447-472  ; Véra Milchina, « Nicolas Ier et la politique intérieure de la France à l’époque de la Restauration : deux épisodes », dans Cahiers du monde russe, t. 43, 2002, p. 355-374.

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correspondance politique de Barante35. Nous espérons avoir démontré par cet article que cet oubli partiel est loin d’être juste. Véra Milchina Institut des hautes recherches en sciences humaines de l’Université russe des sciences humaines de Moscou

35. Voir . Voir Prosper de Barante, Souvenirs du baron de Barante, de l’Académie française, 1782-1866, éd. Claude de Barante, 6 t., Paris, 1896-1897, t. V et VI ; d’ailleurs cette édition est loin d’être exhaustive, et plusieurs dépêches sont publiées avec coupures ou tout simplement omises – omissions qui sont loin d’être complétées dans la récente monographie sur Barante (Antoine Denis, AmableGuillaume-Prosper Brugière baron de Barante (1782-1866). Homme politique, diplomate et historien, Paris, 2000). Sur la vision de la Russie propre à Barante voir Véra Milchina, « Prosper de Barante et la Russie : nomination au poste d’ambassadeur et la vision spéciique du pays », dans Il gruppo di Coppet e il viaggio. Liberaliso e conoscenza dell’Europa tra sette e ottocento. Atti del VII convegno di Coppet, Firenze, 6-9 marzo 2002, Florence, 2006, p. 277-288.

ATTACHÉS MILITAIRES ET OFFICIERS EN MISSION EN RUSSIE LE REGARD DES MILITAIRES FRANÇAIS SUR LA RUSSIE À LA FIN DU RÈGNE DE NICOLAS Ier 

par

Frédéric GUELTON

La Russie est dans le ciel, le tsar dans le sanctuaire, l’église dans la caserne, l’aumônier sous le drapeau, le soldat tout autour et le peuple au milieu1.

Les archives militaires françaises forment un ensemble sui generis remarquable pour quiconque s’intéresse à l’histoire des relations entre la France et la Russie. Celles consacrées à la période qui s’étend de la guerre de Crimée aux débuts de la première guerre mondiale présentent un intérêt particulier en raison de leur volume global et de leur caractère spéciique, tous deux liés à cet événement majeur des relations internationales de la in du xixe siècle que fut la signature d’une convention militaire entre les deux pays généralement connue et présentée sous le vocable simpliicateur mais évocateur de l’Alliance franco-russe2. L’évolution générale des relations extérieures de la France et de la Russie, depuis le temps des premiers contacts réalisés sous le Second Empire jusqu’à la signature de la convention et la naissance de l’Alliance font passer les deux États de la posture d’ennemis mortels à celle d’alliés indéfectibles. * Je remercie M. Emmanuel Pénicaut, conservateur au département de l’armée de terre du Service historique de la Défense pour l’aide précieuse apportée à l’élaboration de cet article. ** SHD : Service historique de la Défense. 1. Cité par le capitaine de Laisle, état-major général du ministre, 2e bureau, Mission militaire en Russie, Rapport sur la cavalerie russe (6 décembre 1875), SHD, DAT, 7N 1468. 2.  La convention militaire est signée le 18 août 1892. Elle est ratiiée à Saint-Pétersbourg le 27 décembre 1893 et à Paris le 4 janvier 1894.

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Cette période faste des relations franco-russes survit, dans des conditions dramatiques, à la Grande Guerre, jusqu’à ce que la tourmente révolutionnaire emporte l’empire russe. Elle connaît son épilogue au début des années vingt, alors que des militaires français continuent de combattre aux côtés des armées blanches contre les forces bolcheviques et que la France accueille sur son sol une partie de la première émigration russe contrainte de fuir sa terre natale. Cet ensemble historique long de plus de soixante années est rythmé par des moments particuliers qui en représentent autant de chapitres, à la fois distincts et successifs. Parmi eux, la décennie 1870-1880 forme un tout cohérent d’un point de vue militaire. Dans les deux pays, le souvenir de la guerre de Crimée s’éloigne tout comme s’estompent les prises de positions antagonistes adoptées lors du soulèvement polonais de 18633. En France, les conséquences dramatiques de la défaite face à la Prusse en 1870-1871 accaparent les esprits. Les militaires français qui, dix ans auparavant, n’hésitaient pas à railler l’armée russe, observent dorénavant avec intérêt la réforme militaire engagée par Milûtin (Milioutine)4. Ses spéciicités intriguent d’autant plus que certaines sont décrites comme d’inspiration allemande. En les analysant, les Français cherchent à comprendre leur défaite récente, à trouver des modèles nouveaux applicables ain de réformer leur armée, enin à estimer la valeur d’une armée dont chacun sent confusément qu’elle pourrait devenir le bras armé du fameux allié de revers dont la France cherche toujours à disposer dans l’Est européen depuis au moins le règne de François Ier.

I. — Une approche des archives militaires françaises au temps de la Convention militaire franco-russe Les archives militaires rendent bien compte, dans leur ensemble, de cette situation nouvelle et changeante. Celles des seuls attachés militaires et des oiciers en mission projettent sur elle l’éclairage cru, direct et précis de celui qui se rend en Russie pour voir, pour comprendre et pour informer Paris. Elles peuvent, à première vue, paraître quantitativement limitées avec environ une centaine de cartons d’archives sur la période 1860-1914. Elles le sont beaucoup moins lorsqu’on les 3. Lors de ce soulèvement, Napoléon III qui avait entrepris de se rapprocher de la Russie – comme le montre sa rencontre avec Alexandre II à Stuttgart en 1857 – envisage d’entrer en guerre contre elle. Il en est, entre autres, dissuadé par le refus anglais de le suivre dans son entreprise polonaise. 4.  Milûtin réforme complètement le système militaire russe en s’inspirant grandement du modèle prussien. En 1874, il instaure un service militaire obligatoire de six ans. Ce service est assorti d’un système de tirage au sort car les contingents disponibles sont trop nombreux. Il crée parallèlement de nouvelles écoles militaires qui permettent de fournir à l’armée russe environ 2000 jeunes oiciers chaque année. Comme toute réforme, cette dernière ne fait pas l’unanimité dans l’armée russe et encore moins chez les cosaques.

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compare aux archives de même nature consacrées à la Grande-Bretagne (environ cent dix cartons), à l’empire austro-hongrois (moins d’une trentaine de cartons) et surtout à l’Allemagne (à peine plus d’une vingtaine de cartons5). Les Français que l’on découvre à travers ces archives, dont ils sont les producteurs, sont, de facto, parmi les rares observateurs militaires directs de l’armée et de la société russes dans leur ensemble. Ils sont représentés par douze attachés militaires6 et environ soixante-dix oiciers missionnaires7, ce qui est, à l’époque, exceptionnel8.

II. — Attachés militaires et officiers en mission Les rapports et autres comptes rendus adressés à Paris par les attachés militaires et les oiciers en mission sont d’autant plus intéressants et utiles pour les historiens qu’ils se conforment à des schémas préétablis connus. Tous doivent répondre explicitement à des questions posées par le 2e bureau de l’état-major de l’armée (EMA) faisant ainsi, chacun en ce qui le concerne, du renseignement à partir de sources normalement « ouvertes », mais aussi, parfois, « fermées »9. Dans leurs rapports, les attachés militaires fournissent à l’état-major de l’armée et au ministère de la Guerre une vision large de l’empire russe, à travers et au-delà de son armée. Participant, en premier lieu, à la vie diplomatique et mondaine de la capitale russe, les attachés militaires nous renseignent sur son fonctionnement politique, ses rites, ses codes et ses usages. Ce faisant ils remplissent une mission de renseignement « ouvert » en cherchant à identiier les Russes favorables à la France, tout comme ceux qui lui sont opposés. Ils remplissent, en second lieu, des missions d’intérêt militaire à travers l’empire, en accompagnant les états-majors impériaux lors des campagnes militaires, ou en assistant, plus modestement, aux grandes manœuvres de l’armée russe. Ils disposent enin d’une grande marge d’initiative qui leur permet, au-delà des attentes exprimées par le 2e bureau, d’adresser à Paris les impressions ou les rélexions personnelles, fussent-elles parfois loufoques, que leur inspirent telle ou telle personnalité, telle ou telle rencontre ou visite et qui permettent de modeler 5. Ce chifre doit néanmoins être utilisé avec précaution car l’Allemagne est par ailleurs omniprésente dans les archives de tous les bureaux de l’état-major. 6.  Au cours de la même période, la France envoie successivement dix attachés militaires à Londres, quatorze à Berlin et dix-huit à Vienne. 7. Le dénombrement précis reste à faire. 8. Même si, à l’époque, le nombre des Français qui séjournent Russie doit se situer entre 8000 et 9000, si l’on prend comme base le chifre de 9500 issu du recensement russe de 1897 cité par Marie-Pierre Rey dans Le dilemme russe, la Russie et l’Europe occidentale d’Ivan le Terrible à Boris Eltsine, Paris, 2002. 9.  Le capitaine de Laisle fait explicitement référence aux consignes reçues lorsqu’il écrit dans l’introduction de son rapport « […]. La deuxième partie a pour objet les réponses aux questions qui m’ont été posées à mon départ » (capitaine de Laisle, Mission militaire en Russie…).

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une représentation imagée, plus vivante et plus humaine d’une réalité russe qui demeure encore très étrangère aux militaires français de l’époque. Les oiciers en mission réalisent quant à eux de véritables coupes stratigraphiques qui plongent les lecteurs de leurs rapports au plus profond de la société militaire russe et permettent d’en apprécier toutes les nuances (voir ig. 1). Certains sont chargés de décrire avec précision l’organisation et le fonctionnement de l’infanterie, de la cavalerie, de l’artillerie ou encore de ce « monde cosaque » qui fascine. D’autres s’intéressent aux règlements, à l’instruction de la troupe ou à la formation des oiciers. D’autres enin s’eforcent d’évaluer la capacité opérationnelle et la valeur réelle de l’armée russe en assistant ou en participant aux exercices et aux manœuvres grandes et petites, etc. Tous fournissent des informations dont la précision permet de constituer un panorama qui, dépassant leur objet strict, tend vers la généralité, ce qui concourt largement à proposer, à Paris, une vision à la fois spéciique et large de l’empire russe. Les rapports réalisés par deux oiciers en mission, le capitaine de Laisle10 en 1875, puis le lieutenantcolonel Négrier11 en 1876, nous fournissent un exemple type de l’approche stratigraphique. Ceux du lieutenant-colonel de Boisdefre12, premier attaché militaire près Figure 1 : deux morceaux de tissus l’ambassade de France à Saintprélevés par le capitaine de Laisle sur Pétersbourg au cours de la même des uniformes russes, 1875. SHD – Terre 7N1481. décennie, répondent davantage à la première approche, précédemment 10. Capitaine de Laisle, Mission militaire en Russie… 11. Lieutenant-colonel Négrier, état-major général du ministre, 2e bureau, Mission militaire en Russie en 1876, SHD, DAT, 7N 1781. 12. Voir ici principalement parmi les documents réalisés par le lieutenant-colonel de Boisdefre, les Notes et observations recueillies dans un voyage d’études à l’intérieur de la Russie, ambassade de France à Saint-Pétersbourg (25 décembre 1881), SHD, DAT, 7N 1468.

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Figure 2 : voyage du lieutenant-colonel de Boisdefre, 1er attaché militaire près l’ambassade de France, 1881. SHD – Terre.

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évoquée (voir ig. 2). L’étude croisée des écrits, des rapports ou des comptes rendus de ces trois oiciers forme la structure centrale du texte qui suit. Elle permet d’évoquer le climat général dans lequel travaillent ces oiciers français, et de mettre en évidence les impressions personnelles qu’ils retirent de leur découverte de l’armée russe. Elle participe ensuite à l’élaboration d’une certaine idée de la Russie impériale constituée à travers le prisme spéciique de sa société militaire. Elle propose enin une description de la Russie militaire d’une précision et d’une qualité étonnantes.

III. — Climat général et impressions personnelles Les rélexions concernant la politique internationale sont absentes des rapports étudiés. Dans la « Grande muette » naissante, les préoccupations des militaires français sont ailleurs. Cherchant à comprendre l’armée russe et à la positionner sur un échiquier européen dominé par la Grande-Bretagne et le Reich allemand, les comparaisons vont bon train. Pour le capitaine de Laisle, qui s’intéresse particulièrement à la cavalerie russe, cette dernière ne doit-elle pas être allégoriquement « […] pour la Russie ce que la marine est pour l’Angleterre » ? Vivant dans un milieu international où chacun s’observe, se jauge et s’épie, les militaires français cherchent à gagner l’estime des Russes non pas tant pour être appréciés d’eux mais ain de se montrer, de faire des envieux voire des jaloux parmi les autres attachés militaires, surtout s’ils sont allemands ou autrichiens. Ce que réussit à faire le capitaine de Laisle : Le grand duc [Nicolas], écrit-il, à proprement parler ne nous disait pas bonjour, il nous hélait gaillardement, ou bien un geste amical accompagnait son gai et franc sourire. S’il nous parlait, c’était d’une voix haute et cordiale et l’entretien se terminait toujours sur un mot aimable et plaisant. Ce traitement sympathique en public, sans afection, nous a donné la place que nous devions ambitionner au milieu des délégations étrangères. [voir ig. 3]

Les oiciers français cherchent également à comprendre la Russie et à découvrir les tendances intellectuelles de ses dirigeants. Cela confère à leurs rapports une dimension humaine originale, parfois précise, intelligente et prophétique, parfois farfelue ou impertinente comme cette description du futur empereur Alexandre due à la plume du lieutenant-colonel Négrier en 1876 : le césarévitch n’est pas militaire. Grand, très gros et gras, il est très lourd, ne monte que des chevaux de petite taille pour n’avoir pas de diiculté à se mettre en selle […] ; allant toujours au pas, il met fréquemment pied à terre et se couche assez souvent… ! [voir ig. 4, ci-après]

Notons ici que, dans la suite de son rapport, Négrier fournit une description précise et sans emphase des diférents cercles du pouvoir impérial, émettant des

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jugements tranchés sur les hommes d’inluence qui entourent le futur empereur et qui ne peuvent en conséquence laisser indiférent leurs lecteurs parisiens.

IV. — La Russie impériale à travers le prisme de la société militaire Les représentations contemporaines de la Russie impériale ont souvent été construites alors que les historiographies bolchevique puis soviétique dominaient sans contestation possible. Leur omnipotence dépassait largement, en termes d’inluence, les frontières de l’Union soviétique ne serait-ce que parce qu’elle rendait tout accès aux sources primaires « presque » impossible. Elles proposaient une image unique de la Russie, marquée par Figure 3 : le grand-duc Nicolas en tenue de ville avec épaulettes, portant une entrée décalée et archaïque dans les insignes d’aide de camp général de l’ère industrielle, caractérisée par l’empereur et la croix de Saint-Georges, l’oppression du pouvoir impérial et 1875. SHD – Terre 7N1481. l’exploitation d’un monde ouvrier en cours de constitution. Les rapports établis par les oiciers français décrivent un monde diférent qui mérite d’autant plus d’attention qu’il est éloigné des descriptions généralement véhiculées. Ces descriptions imposent à l’historien de s’interroger. Les rapports sont-ils iables et sont-ils constants dans leur contenu de 1872 à 1914 ? Les oiciers qui les rédigent sont-ils unanimement et excessivement russophiles ou s’eforcent-ils de décrire objectivement ce qu’ils voient ? Voient-ils tout, presque tout ou sont-ils orientés, guidés voire strictement encadrés lors de leurs visites ? Ces questions méritent d’être posées et étudiées à travers un dépouillement systématique des archives qui n’a, jusqu’à présent et à notre connaissance, pas été réalisé. Notons simplement que les oiciers travaillent pour l’état-major français, et en priorité pour le 2e bureau. Ce qui induit normalement dans leur activité la recherche d’une approche descriptive et analytique exempte de toute interprétation des faits, sauf si

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cela est explicitement demandé ou annoncé. C’est pourquoi leur travail peut être considéré comme une source de première main, iable et pertinente, qui apparaît comme un apport nouveau et important à la connaissance de la Russie du dernier quart du xixe siècle. Cette contribution peut être observée sous de nombreux angles. Nous en avons choisi deux qui semblent retenir l’attention des militaires français : les usines d’armement et les structures hospitalières militaires13.

V. — L’usine russe : le cas de la manufacture d’armes de Toula Arrivant à Toula, le lieutenant-colonel de Boisdefre commence par décrire, Figure 4 : le grand-duc héritier (futur comme l’imposent les conAlexandre III), en tenue d’ataman général signes permanentes du 2 e des cosaques, 1875. SHD – Terre 7N1481. bureau, la ville et son environnement. Il les caractérise avec précision en termes géographiques, économiques, démographiques, militaires, etc. Rappelant que Toula est avant tout une gigantesque manufacture d’armes depuis le règne de Pierre le Grand, il la compare volontiers à «  Châtellerault ou Saint-Étienne  »14, précisant qu’elle compte «  60  000 habitants dont 20  000 ouvriers  » 15 et abrite deux cents manufactures de toutes tailles dont une grande cartoucherie et la plus importante manufacture 13. Ce choix présente un intérêt particulier car il nous renseigne à la fois sur l’armée et la société russes dans la mesure où les usines d’armement sont d’abord des usines et les hôpitaux militaires, d’abord des hôpitaux. 14.  Villes qui abritent, à l’époque, les principales et les plus anciennes manufactures d’armes de France. 15. Lieutenant-colonel de Boisdefre, Notes et observations…

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d’armes légères de Russie16. Puis, après avoir rappelé que la cartoucherie de Toula complète intelligemment celles déjà installées à Saint-Pétersbourg, Boisdefre entreprend de relater sa visite de la grande manufacture d’État de Toula17. Que remarque-t-il d’essentiel et parfois de surprenant dans ce qu’il présente comme une des manufactures d’armes les plus modernes d’Europe18 ? Il note tout d’abord que les oiciers d’artillerie qui la conçurent eurent la sagesse de visiter, au préalable, « avec le plus grand soin » et ain de s’en inspirer, « tous les établissements similaires du continent ». Puis il s’intéresse successivement aux conditions techniques de fabrication des armes et aux capacités de production de la manufacture. Il décrit les diférentes sources d’énergie utilisées, détaille les types et le nombre de machines outils déployées dans les ateliers, prend le temps de préciser, entre autres, que l’usine possède soixante « rayeuses » capables de réaliser ensemble soixante canons de fusil à l’heure, et ajoute que parmi ces machines : « il y en a sept américaines, mais dont on est fort peu satisfait, et qu’on n’utilise pas, les autres étant anglaises […] et belges… »19. Il évalue la production de la manufacture à 150 000 fusils par an, avec la possibilité, annoncée par son directeur, de pousser jusqu’à « 300 000 en travaillant les 24 heures consécutives avec 3 équipes de 8 heures chacune »20. Passés les longs développements techniques21, qui traduisent autant l’intérêt porté par l’auteur que les attentes de Paris, Boisdefre se penche sur les conditions de travail des ouvriers russes. Il note la présence d’inirmeries au cœur de la manufacture qui dispensent tous les soins médicaux nécessaires aux ouvriers et à leurs familles, l’existence d’une « école-maison » qui assure la formation professionnelle de ses propres contremaîtres dans l’enceinte de la fabrique et remarque, dans un style empreint d’admiration, « l’irréprochable propreté » des ateliers et la présence, dans certains, « de ventilateurs disposés pour aspirer les poussières, aussi l’état de santé des ouvriers est-il très satisfaisant »22. Comparant ensuite, d’après les informations qui lui sont fournies, le sort des ouvriers d’État à celui des ouvriers du secteur privé, il note que tous travaillent douze heures par jour mais que la situation des premiers est « meilleure » que celle des seconds23. 16. Revolvers, fusils, carabines et armes blanches pour l’essentiel. 17.  Il remarque avec une prescience dont il ignore la portée que la cartoucherie de Toula est fondamentale d’un point de vue stratégique car « si la capitale [venait à être] coupée du reste de l’empire, l’envoi des munitions [serait] arrêté » 18. La construction en fut achevée en 1874. 19. Lieutenant-colonel de Boisdefre, Notes et observations… 20. Ibid. 21. Quatorze pages manuscrites. 22. Ibid. 23.  Ibid., les impressions que retire le lieutenant-colonel de Boisdefre, peu après, de sa visite de la principale cartoucherie de Toula sont de même nature. Il les dépeint en évoquant par exemple le caractère « très soigné » des constructions et « l’excellence de l’outillage en machine » (ibid., p. 13).

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Il découvre enin avec surprise et intérêt, l’existence d’un musée qui conserve tous les modèles d’armes produites par la manufacture ainsi que « les principaux modèles d’armes en usage en Europe »24. Sa visite se termine par un entretien avec le directeur de la manufacture, le général Pistouief25 dont on ne peut, malheureusement, déterminer s’il se déroule ou non en tête à tête26. Quoi qu’il en soit, Boisdefre découvre, s’il l’ignore encore à cette date, que les réformes de l’armée russe entreprises par Milûtin ne font pas l’unanimité dans les milieux militaires. Pistouief raconte par exemple, et sans la retenue « diplomatique » que lui impose normalement ses fonctions et l’identité de son invité, qu’il est en désaccord avec son ministre, et tout particulièrement qu’il est opposé aux réductions budgétaires qui lui sont imposées. Il airme ainsi au lieutenant-colonel de Boisdefre avoir directement déclaré à Milûtin : « M. le ministre, quand vous aurez la guerre, vous trouverez de l’argent et vous ne trouverez pas de fusils ». Mettant à proit une ambiance générale visiblement détendue, courtoise, voire conviviale, Boisdefre s’eforce d’obtenir le plus d’informations possible de son interlocuteur. Mis en coniance, le général Pistouief l’invite à sa table et lui montre ainsi avec ierté « un superbe service à thé en argent que le prince de Bulgarie lui avait ofert »27, avant de préciser que ce cadeau lui a été fait lors de la livraison par sa manufacture d’une commande de 20 000 fusils passée par le gouvernement bulgare28. Boisdefre s’eforce également d’accéder discrètement à des informations considérées comme secrètes. Ce qu’il parvient à faire lorsqu’il réussit à voir « rapidement et non sans diicultés le chargeur rapide automatique inventé et expérimenté au régiment Moskowski, qu’on avait caché avec le plus grand soin… »29. Mémorisant ce qu’il voit ou peut lire, Boisdefre en rédige ensuite une description détaillée de quatre pages et accompagnée d’un croquis précis. Quittant Toula, Boisdefre découvre à son grand étonnement que le service de transport sur la Volga est, entre autres, assuré, entre Nijni-Novgorod et Kazan, par quelque 400 bateaux dont les moteurs fonctionnent grâce à des « résidus liquides provenant de la puriication du pétrole » et estime que, « grâce à cette découverte, on ménage les forêts et on diminue la dépense [en combustible] de 25 % »30. 24. Ibid. 25.  Nous avons ici respecté la translittération utilisée à l’époque par les auteurs des rapports cités, y compris lorsqu’elles difèrent les unes des autres. 26.  La nature des propos du général Pistouief comme le ton qu’il utilise nous poussent à penser, sans preuve explicite, que l’entretien est privé. 27. Ibid. 28.  Ce qui permet ensuite au 2e bureau de croiser cette information avec celles fournies par l’attaché militaire en Bulgarie, voire avec d’autres sources, et ainsi de tenir le plus à jour possible un état de l’armée bulgare, comme de toutes les autres armées européennes d’ailleurs. 29. Ibid. 30. Ibid.

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Dans la suite de son voyage Boisdefre porte toute son attention, outre les questions purement militaires, sur l’organisation et le fonctionnement du système hospitalier russe. Agit-il une nouvelle fois sur ordre ? C’est très probable, même si les consignes ou les demandes du 2e bureau n’apparaissent pas explicitement dans les archives. Notons seulement que sa démarche n’est pas surprenante quand on connaît l’état sanitaire moyen des armées occidentales de la période, qui est médiocre, et les nouvelles formes de létalité apparues pendant les premières guerres du Second Empire, outre-mer, en Italie ou face à la Prusse, qui imposent toutes aux armées des adaptations, nouvelles et imprévues, de leurs services de santé.

VI. — Le traitement de la question sanitaire par les militaires russes. Une découverte Le procédé sanitaire russe que découvre avec étonnement le lieutenant-colonel de Boisdefre et sur lequel, comme d’autres, il revient avec régularité, est celui qui consiste à évacuer chaque été casernes et hôpitaux militaires ain de les installer dans des camps à la campagne, au « grand air » : « je trouvais là, dès le premier pas, la constatation de ce fait que je devais rencontrer désormais chaque fois, à savoir que le principe des camps d’été est absolu en Russie… »31. Le constat fait, Boisdefre s’interroge sur les raisons d’une telle méthode. S’il pense, à juste titre, qu’il s’agit d’un bon moyen pour aguerrir les hommes et les accoutumer à la vie en campagne, il y voit surtout un moyen très eicace et peu onéreux mis en place par le commandement russe pour « repeindre, reblanchir et réparer chaque année [les casernes, ainsi] complètement remises à neuf ». Il tire de cette observation un enseignement et une leçon pour l’armée française : « L’hygiène y gagne assurément d’une manière considérable et si nous imitions cet exemple de réfection complète nous aurions peut-être moins d’épidémies à déplorer et la diminution des frais d’hôpitaux compenserait facilement l’accroissement des dépenses du budget du génie »32.

VII. — Les hôpitaux militaires Les diférentes descriptions données par Boisdefre des structures hospitalières russes sont dans l’ensemble très positives. Il ne retient néanmoins pas sa plume lorsqu’il l’estime nécessaire pour la justesse de son propos. Ce point est notoire car il renforce, en creux, l’intérêt général de ses écrits comme ceux des autres oiciers qui ont régulièrement des comportements analogues. 31. Ibid. 32. Ibid.

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Au nombre des grands hôpitaux russes visités, Boisdefre décrit celui de Moscou en des termes qui rendent compte d’une « réalité russe » tout comme ils nous renseignent de façon originale sur les mœurs françaises du temps lorsqu’il écrit qu’il pénètre, à Moscou, dans « une magniique construction, trop belle pour un hôpital »33. Puis il en détaille le nombre de lits, 1500 en temps normal et 2500 en cas de crise, et constate que l’été, il est « complètement évacué et tous les malades installés sous tentes ou sous baraques mobiles dans un beau jardin planté de grands arbres, [avant d’être] repeint, reblanchi, désinfecté, remis à neuf »34. Il fait le même constat en visitant Kazan, où il signale simplement que la capacité de l’hôpital militaire, par ailleurs « très bien situé et bien tenu », n’est que de 400 lits. Le ton change à Kiev (voir ig. 5) où l’hôpital miliaire et son personnel sont présentés comme « médiocres »35. Au-delà de sa critique acerbe de l’établissement, Boisdefre est frappé d’efroi lors de sa visite de la section des fous au sujet de laquelle il écrit qu’il a « rarement vu quelque-chose de plus triste et de plus lugubre ». Il entreprend de dépeindre par le menu le système d’internement préventif expliquant que « lorsqu’un

Figure 5 : coupe de Kiev (« coupe de terrain suivant XY »), réalisée par le lieutenant-colonel de Boisdefre, 1881. SHD – Terre, 7N 1468.

33. Ibid. 34. Ibid. 35. Ibid.

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oicier ou un soldat soupçonné d’aliénation mentale est envoyé à l’hôpital, il doit y rester un an en observation… ». Ce qui apparaît comme une forme de prévention dissuasive ! Sa visite de la « division des fous » de l’hôpital de Moscou est beaucoup plus neutre que celle de Kiev. Elle lui permet seulement de comprendre qu’à la diférence de la France, en Russie « on n’envoie pas les fous dans des asiles spéciaux ». La comptabilité sommaire qu’il efectue, à Kazan et à Kiev, des malades hospitalisés permet de mettre en évidence la prédominance de trois maladies, le typhus, la syphilis et « les maladies des yeux »36. Notons enin que, dans toutes ses visites, Boisdefre s’intéresse au sort réservé aux amputés qui représentent souvent, dans les armées de l’époque, une cause importante de mortalité par gangrène. Il note avec intérêt qu’ils sont, dans plusieurs hôpitaux, « installés dans des baraques à parois mobiles qu’on relève de manière à les mettre pour ainsi dire dans un bain d’air perpétuel. Aussi les résultats obtenus sont-ils des plus satisfaisants »37. Au bilan38, pour le capitaine de Laisle comme pour le lieutenant-colonel de Boisdefre, et ce dans des rapports rédigés à six ans d’intervalle, « les grands hôpitaux ne le cèdent au point de vue de la science, de la salubrité, de la charité chrétienne à aucun de ceux qu’il m’ait été donné de visiter en Europe » et « le service médical de l’armée est digne d’éloges »39. Si les rapports militaires nous permettent de découvrir, directement ou indirectement, l’ensemble de la société russe à travers le prisme spéciique de son armée, ils demeurent centrés sur l’observation de cette dernière ain d’en juger la réforme par Milûtin, d’en évaluer la valeur comme allié au temps des négociations de la convention militaire puis d’en mesurer la puissance réelle et les capacités d’intervention contre l’Allemagne dès le début des années quatrevingt-dix. Pendant toutes ces années, l’armée russe est observée, scrutée, analysée, disséquée avec une précision qui pousse le souci du détail jusqu’à recueillir et à 36.  Les calculs approximatifs réalisés à partir du rapport de Boisdefre donnent les résultats suivants, par ordre décroissant à Kazan : maladies des yeux, entre 40 et 50 % des hospitalisés ; syphilis, 30 % ; typhus, entre 20 et 30 %. Sans qu’il soit possible de donner de chifres précis, Boisdefre explique qu’à Kiev la syphilis représente la première source d’hospitalisation avec plus de 30 % des malades. 37. Ibid. 38.  Boisdefre consacre également de longs développements à l’organisation et au fonctionnement dans les unités militaires des « ambulances militaires » qu’il juge par exemple à Kazan et par opposition à l’hôpital, « fort sales et fort mal tenues ». Il pousse le souci du détail jusqu’à décrire avec précision le système sanitaire des régiments sans négliger les questions liées à la salubrité de l’eau et à la mise en place des feuillées. 39.  Capitaine de Laisle, Mission militaire en Russie… ; lieutenant-colonel de Boisdefre, Notes et observations…

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ramener en France, avec le capitaine de Laisle40, des échantillons des tissus des uniformes des unités qu’ils visite ainsi que des échantillons des cuirs utilisés pour confectionner les bottes de cavalerie ou les diférents articles de sellerie41 (voir ig. 6). Nous évoquerons ici principalement, dans la continuité des propos sur les manufactures et les hôpitaux militaires, les aspects considérés ou perçus comme caractéristiques de la vie quotidienne des soldats de l’armée impériale russe puis la découverte progressive par les oiciers français du monde cosaque.

VIII. — Quelques aspects de la vie quotidienne du soldat russe À une époque où la France construit toutes les casernes et quartiers qui structurent peu à peu l’espace national de la IIIe République, les officiers en mission portent une Figure 6 : croquis d’un sabre russe attention particulière aux conditions dessiné par le capitaine de Laisle, 1875. de logement des soldats russes. Ils SHD – Terre, 7N 1481. découvrent que les casernes, là où elles existent, sont, en règle générale, en très bon état. Ce qui pousse à penser que le conscrit russe comme son homologue français y découvre des conditions de vie et d’hygiène quotidiennes meilleures que celles de leurs campagnes respectives. Seul bémol de taille, la Russie 40. Le capitaine de Laisle illustre également son rapport d’une carte, de vingt photographies et d’autant de croquis. 41. Ce souci du détail va, en ce qui concerne par exemple l’équipement et l’armement individuel que nous ne développons pas ici, jusqu’à décrire la cuirasse des cuirassiers qui pèse 19,22 kilos et n’est que « peu appréciée comme sécurité contre les balles… », le sabre droit, ou latte (« Palasch » en russe), qui « ressemble au sabre français avec une longueur totale de 1,12 mètres, une largeur au milieu de 0,044, un poids de 2,069 kilos, mais pèche par sa solidité », le revolver réglementaire qui serait un Smith et Wesson à six coups, la lance qui « mesure 2,74 mètres pour 3,075 kilos ».

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ne compte pas suisamment de casernes pour loger tous ces conscrits. Ceux qui ne peuvent être encasernés sont logés dans des maisons louées à des particuliers décrites comme « sales, petites, disséminées »42 à Voronej et à Kazan. La literie est très bien décrite avec, dans les chambrées des casernes, une « épaisse paillasse », des draps et des couvertures fournis par les services de l’intendance et un couvrepied, acheté par le soldat. À la diférence de la France, le paquetage n’est pas rangé, conformément au règlement, sur une « planche à bagages », mais dans un grand cofre de bois glissé sous le lit – ce qui est considéré comme judicieux – et « au lieu de traversin chaque homme a, suivant la mode russe, deux petits oreillers ». L’alimentation des hommes est abondante et de qualité ce qui leur « permet de résister à la fatigue »43. La ration quotidienne de pain est évaluée à une livre trois-quarts44 par le lieutenant-colonel de Boisdefre et à 1230 g par le capitaine de Laisle, qui précise qu’il est « noir et gluant, et que les soldats s’en délectent ». Il ajoute en ce qui le concerne : « Je l’ai goûté et ne l’ai pas trouvé mauvais… ». La part de viande est d’une livre pour les oiciers et de trois quarts de livre pour les soldats. Le reste de l’alimentation fournie réglementairement est constituée de 154 g de gruau, de 100 g de lard fumé et de 150 g d’eau de vie. Le vin n’est distribué qu’en cas de maladie car il est considéré « uniquement comme un remède ». Notons enin que les hommes de garde bénéicient d’un supplément à base de « choux aigre, aliment très apprécié du soldat et qui rappelle la choucroute »45. Les deux boissons essentielles sont le thé et le « kvas ». Dans presque tous les régiments, les soldats se cotisent pour disposer de la première à discrétion et les oiciers ajoutent régulièrement un supplément pour « améliorer la qualité de cette boisson nationale et garantir la quantité ». Le « kvas », généralement inconnu des Français à leur arrivée, est présenté comme une sorte de deuxième boisson nationale avec le thé. Résultant, explique le capitaine de Laisle, de la fermentation du pain noir dans l’eau, « le goût n’en est pas désagréable ». Il ajoute : « Tout Russe, même l’empereur, boit d’habitude du kvas, cette boisson contient une assez forte proportion d’alcool, elle cause assez facilement l’ivresse ». Les Français découvrent enin, en s’en étonnant, la composante « communautaire » de l’organisation du service d’alimentation des hommes dans les régiments, articulée autour de l’« Artel’ŝik » (membre de l’association coopérative) qui, élu par ses pairs et agréé par ses chefs, s’occupe de tout ce qui relève de l’alimentation46. 42. Lieutenant-colonel de Boisdefre, Notes et observations… 43. Capitaine de Laisle, Mission militaire en Russie… 44. La livre russe correspond à 409 grammes. 45. Capitaine de Laisle, Mission militaire en Russie… 46.  L’« artel » est un mode d’organisation en coopérative typiquement russe et largement représenté dans toute la société impériale.

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Aspect particulier mais non négligeable de la société militaire, la prison militaire est étudiée sous le double aspect de la salle de police, installée dans l’enceinte de toutes les unités militaires, et de la prison militaire au sens strict du terme. Le capitaine de Laisle note que dans les régiments, l’administration militaire russe a créé un système disciplinaire et répressif organisé en quatre niveaux. Le soldat turbulent à l’excès est envoyé en salle de dépôt sans être puni. Il y « séjourne » sans être réglementairement puni. Si cela n’est pas suisant, il est enfermé pour la nuit dans la salle de discipline. Enin, s’il est disciplinairement sanctionné, il est enfermé, selon la gravité de sa faute, en salle claire ou en salle obscure47. La seule prison militaire décrite est celle de Moscou, considérée comme « modèle ». Quelques brèves explications suisent à comprendre la modernité aichée de cette prison dont les bâtiments organisés en étoile contiennent 200 cellules disposées dans des galeries qui convergent sur un centre de surveillance unique. Chaque cellule est constituée d’un lit qui peut se relever, d’un poêle, d’un meuble pour les vêtements, d’un lavabo… et « si le détenu a besoin de quelque chose, il n’a qu’à presser un bouton et un petit signal rouge sort de sa porte dans le couloir et avertit le gardien ». Enin, la chapelle centrale est la seule destination possible hors de la cellule. Les prisonniers peuvent s’y rendre lors de la messe dominicale et à l’occasion des principales fêtes religieuses orthodoxes. Ils demeurent dans ce cas isolés les uns des autres pendant le parcours de la cellule à la chapelle où ils sont individuellement coninés dans l’une de ses cent cellules individuelles. Pour les oiciers français de la in du xixe siècle, la pratique religieuse des Russes et la place de la religion au cœur de l’armée demeurent une source constante d’émerveillement, comme le note le capitaine de Laisle, lorsque, citant une source russe, il écrit : « La Russie est dans le ciel, le tsar dans le sanctuaire, l’église dans la caserne, l’aumônier sous le drapeau, le soldat tout autour et le peuple au milieu » (voir ig. 7). Émerveillement encore quand il découvre qu’à Saint-Pétersbourg chaque régiment a son église : « on est surpris lorsque, demandant le nom d’une église qui conviendrait à une grande paroisse, on vous répond, c’est l’église des cosaques de la Garde, du régiment Préobrajensky, des gardes à cheval… ». Émerveillement enin quand le lieutenant-colonel de Boisdefre note que l’ataman des cosaques du Don dispose de sa propre chapelle, de quarante choristes et de soixante musiciens…

IX. — Les cosaques Il semble bien, sans qu’il soit possible dans l’état actuel de notre rélexion d’en fournir une explication déinitive, que les cosaques (voir ig. 8 ci-après) 47.  Ce qui, toutes choses égales par ailleurs, correspond dans le système français à la « consigne », à la consigne de nuit, aux arrêts simples et aux arrêts de rigueur.

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exercent une fascination particulière sur les oiciers français, surtout sur les oiciers de cavalerie. Gageons néanmoins que les souvenirs des campagnes de 1812 à 1815, en Russie, puis en France, ont laissé dans la mémoire collective des militaires français un souvenir supérieur à l’introduction dans le vocabulaire courant français du mot « bistrot »48, que la comparaison entre l’organisation et l’emploi des cosaques et des troupes montées de l’armée d’Afrique peuvent fournir des éléments de rélexion utiles et n’excluons pas enin une attirance, assez constante chez les militaires français, pour un « exotisme » omniprésent chez les cosaques. Quelles qu’aient été les raisons de leur intérêt pour le monde cosaque, les Français rapportent de leurs voyages en terres cosaques une somme d’informations remarquables, qui permet d’en dresser un tableau Figure 7 : chevalier-garde en tenue de palais, unique d’un point de vue aussi cuirasse en drap rouge ornée de l’aigle impériale en argent ou en or selon le régiment, 1875. bien militaire qu’ethnographique SHD – Terre, 7N 1481. ou sociologique – qui n’est ici qu’effleuré. Visitant plusieurs «  armées cosaques  »49, le lieutenant-colonel de Boisdefre consacre de longs développements aux cosaques du Don. Parcourant ce qu’il appelle en toute logique la « Vojsko du Don » il entreprend de la décrire, signalant que les steppes n’y sont pas « des steppes arides, comme leur nom en évoque quelque fois l’idée, mais des steppes verdoyantes, portant sur leurs plus grands espaces une herbe excellente et, sur 48. Qui, rappelons-le, n’est pas la traduction du mot « estaminet » ou « taverne », mais du mot « vite ». 49.  « L’armée cosaque » ou, comme l’écrit de Boisdefre, « la Vojsko » constitue la base aussi bien territoriale qu’organisationnelle des cosaques. Aussi les expressions généralement utilisées de « cosaques du Don », de « cosaques du Kouban », de « cosaques du Terek » correspondent-elles à une réalité autant administrative qu’humaine.

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Figure 8 : cosaque portant « très sur l’oreille » le petit schako tromblon vernis. Il porte, selon l’usage « les cheveux rejetés derrière les oreilles et rasés sur la nuque… ». 1875. SHD – Terre, 7N 1481.

d’autres, fertiles en céréales »50. Puis il dépeint leurs villages (ou « stanicy ») qui « présentent l’apparence de villages russes ordinaires, mais de beaux villages »51, avant de consacrer de nombreuses pages à la question centrale des chevaux52, à l’organisation militaire, particulière53 et générale, des diférentes armées cosaques et surtout à leur singularité dans l’empire russe. Leur organisation sociale semble attirer Boisdefre quand on lui présente les conditions dans lesquelles les cosaques exercent la justice dans les « stanicy », chacune ayant, par exemple, « le droit d’expulser les mauvais sujets incorrigibles… »54 et même de les exiler en Sibérie avec l’accord de l’ataman et de l’empereur. L’attire aussi leur fort sentiment d’indépendance, reconnu par Saint-Pétersbourg, et leur sentiment d’appartenir à une caste spéciique qui leur interdit de déchoir ou 50. Lieutenant-colonel de Boisdefre, Mission militaire en Russie… 51. Ibid. 52. Races, morphologie, élevage, dressage, entretien, conditions d’utilisation, achat, vente, etc. 53.  Développements sur l’armement avec le fusil Berdan (donc moderne), le sabre et le poignard traditionnels (« Šaška » et « Kinžal »)… 54. Ibid.

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de se commettre en acceptant des emplois jugés dégradants comme celui de valet de ferme ou d’employé de maison : « le prince Mirski, si élevée que soit sa position, écrit Boisdefre, me disait qu’il lui était impossible de trouver des domestiques cosaques »55. Quittant le registre ethnographique, Boisdefre observe également les pratiques des cosaques et de leurs chefs et leur utilisation comme unités de répression ou de maintien de l’ordre. Évoquant la répression des « émeutes contre les Juifs » pratiquée par le prince Mirski, ce dernier lui explique qu’il n’hésita pas un instant à agir avec « la plus grande énergie ». Ainsi, alors qu’un des « gouverneurs voisins, son collègue moins résolu, avait ini après beaucoup d’atermoiements par faire disperser l’émeute à coups de nagaïka », le prince Mirski, écrit Boisdefre, qui ne « connaît que la loi et le respect des règlements » fait tirer sur les émeutiers, commentant : « Quant à moi, j’aime mieux tuer les gens que les battre ». Partant du récit de cette répression ponctuelle, Boisdefre lui confère un intérêt d’un ordre diférent lorsqu’il explique, à l’intention de Paris, que le prince Mirski est certainement appelé « à jouer un rôle considérable dans la prochaine réorganisation de ministère de la Guerre56 », qu’il a des idées « très arrêtées sur la défense de la Russie », car il estime que la Russie vit dans des conditions particulières et qu’« il ne lui vaut rien de vouloir calquer l’Allemagne… ». En fait, le prince Mirski apparaît sous la plume de Boisdefre comme un opposant aux réformes de Milûtin et un partisan du respect d’une certaine tradition russe face à la modernité d’inspiration germanique. Il dénonce dans le premier cas les dépenses militaires, principalement en termes de fortiications face à l’Allemagne, persuadé que la défense de l’empire réside dans son immensité et le patriotisme de son peuple57. Quant aux traditions, il dénonce la modernisation et donc la banalisation voulue par Milûtin de l’organisation des cosaques. Il tente ainsi de s’opposer à la désignation centrale des atamans des « stanicy », traditionnellement élus, et ne comprend pas que l’on veuille former les cosaques dans des « gymnases civils », trouvant « inutile de bourrer de latin et de grec ces jeunes sauvages appelés uniquement à faire des militaires [car] on ne fait ainsi qu’afaiblir et compromettre l’esprit cosaque… »58.

X. — En conclusion Au-delà de la nécessité déjà évoquée d’étudier systématiquement tous les rapports réalisés par les oiciers français qui séjournent en Russie entre la in 55. Ibid. 56. Ibid. 57. Ibid. 58. Ibid.

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FRÉDÉRIC GUELTON

de la guerre franco-prussienne et la Grande Guerre, deux axes de rélexion et de recherche apparaissent. Le premier, le plus important est celui du besoin d’une rélexion méthodologique sur la Russie de cette période, insuisamment connue pour des raisons historiographiques étroitement liées à l’histoire politique de la Russie du xxe siècle. Le second, qui résulte du premier, pousse à envisager un examen nouveau de cette armée russe telle que la découvrent les Français et d’en dresser, avec l’aide des sources de première main disponibles en France et en Russie, un tableau nouveau, plus complexe et plus complet que ce qui est généralement connu, ain de mieux rendre compte et de mieux comprendre l’histoire militaire franco-russe au temps de l’alliance éponyme et de dépasser, en l’approfondissant, cette remarque ultime du lieutenant-colonel Négrier : « Je pense que bien des personnes se font en France des idées peu exactes sur les sympathies que le césarévitch peut avoir pour notre pays. Je crois qu’il n’a pas plus de sympathies pour les Français que pour les Prussiens ou les Autrichiens. Il est Russe, dans toute la force d’expression de ce terme. Le nouveau règne se fera remarquer par un changement notable dans les habitudes et les allures de la cour… La politique du nouvel empereur se résumera en ceci : La Russie d’un côté, le reste des nations de l’autre »59. Colonel Frédéric Guelton Département de l’armée de terre, Service historique de la Défense

59. Lieutenant-colonel Négrier, Mission militaire en Russie…

PRÊTRES ET RELIGIEUSES FRANÇAIS EN RUSSIE IMPACT RELIGIEUX, CULTUREL ET SOCIAL DE LA PRÉSENCE D’UN CLERGÉ CATHOLIQUE ÉTRANGER DANS L’EMPIRE (1890-1917)

par

Laura PETTINAROLI

Une recherche sur la présence française en Russie ne saurait faire l’économie du facteur religieux. Religion d’une minorité signiicative de sujets de l’empire russe (environ 10 % de la population totale au xixe siècle)1, le catholicisme reste au même moment « la religion de la grande majorité des citoyens français » (concordat de 1801). Dans un siècle où les questions religieuses demeurent centrales, le catholicisme constitue un point nodal où se jouent les relations entre Russes et Français, sur le mode du conlit ou – au contraire – du rapprochement2. Nous limiterons ici notre étude au clergé catholique français, tant masculin que féminin, donc essentiellement aux prêtres et aux religieuses3. Quel rôle jouent * ASV : Archivio segreto vaticano ; AES : Afari ecclesiastici straordinari ; AOPF : archives de l’ordre des Prêcheurs, province de France ; AGOP : archivum generale ordinis Praedicatorum ; AFMM  : archives des Franciscaines missionnaires de Marie  ; AA  : Archives assomptionnistes  ; ACL : archives du carmel de Lisieux ; ACDF : archivio Congregazione per la Dottrina della fede. 1.  L’empire russe intègre alors 3,7 millions de catholiques pour une population totale de 35 millions ; voir Hanna Dylagowa, « La Pologne », dans Histoire du christianisme, t. X : Les déis de la modernité (1750-1840), dir. Bernard Plongeron, Paris, 1997, p. 783. En 1897, la population catholique de l’empire s’élève à 11,5 millions pour un total de 125 millions ; voir Nationalitäten des Russischen Reiches in der Volkszählung von 1897, éd. Henning Bauer, Andreas Kappeler et Brigitte Roth, Stuttgart, 1991, p. 285-323. Dans un contexte historiographique particulièrement dynamique sur les confessions religieuses minoritaires, l’histoire du catholicisme a récemment beaucoup progressé (Paul Werth, heodore R. Weeks, Marian Radwan, Irena Wodzianowska…). 2.  Voir Elena Astaieva, L’empire russe et le monde catholique : entre représentations et pratiques, 1772-1905, thèse de doctorat, École pratique des hautes études, Paris, 2006. 3.  Claude Langlois n’hésite pas à parler de «  féminisation du clergé  » pour évoquer le phénomène congréganiste ; voir C. Langlois, Le catholicisme au féminin : les congrégations françaises à supérieure générale au xixe siècle, Paris, 1984, p. 14.

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ces cadres religieux auprès de leurs concitoyens résidant en Russie ? Dans quelle mesure l’inluence de ces élites catholiques a-t-elle dépassé ce milieu d’expatriés pour toucher les catholiques sujets de l’empire russe, et même la société russe non catholique ? À partir de recherches menées dans les archives religieuses françaises et romaines (congrégations religieuses, Archives vaticanes) en particulier sur la période 1890-1917, on proposera les premiers résultats d’un travail en cours sur le clergé catholique étranger en Russie.

I. — Une clé de voûte de la présence française Le clergé catholique assure, de façon assez classique, un soutien cultuel, culturel et social à la communauté d’expatriés français.

1. Le service des lieux de cultes nationaux C’est à la in du xviiie siècle, dans un contexte de développement du catholicisme lié aux partitions de la Pologne, qu’est créée la paroisse Saint-Louis-desFrançais de Moscou. Sans revenir sur les conditions – bien connues – de cette création en 1786-17894, il convient de rappeler qu’elle constitue le premier espace délibérément dédié à la communauté française de cette ville (qui rassemble environ 2 200 personnes en 1914)5. Cette paroisse se développe au xixe siècle et reçoit le soutien régulier tant de la diplomatie française6 que de l’empereur de Russie7. Cependant, en dehors du centre moscovite, les lieux de culte français se multiplient au tournant du xxe siècle. À Saint-Pétersbourg, qui compte environ 3 000 Français catholiques en 18978, la diplomatie française, par l’intermédiaire de l’ambassadeur M. de Montebello, crée un comité pour l’établissement d’une 4. Voir les travaux de Vladislav Rjéoutski, notamment « La colonie française et l’Église catholique de Moscou à la in du xviiie siècle », dans Cahiers du monde russe, t. 41, 2000, p. 615-628. 5. Bulletin paroissial, mars-avril 1912, n° 57, cité par Bernard Le Léannec, « La paroisse SaintLouis-des-Français », dans Église Saint-Louis-des-Français à Moscou, s. l., 1993, p. 14. 6. Une première chapelle, consacrée le 10 mars 1790, est installée au domicile du vice-consul Jean de Bosse. Ce n’est qu’après l’achat d’un bâtiment rue de la « Malen’kaâ Lubânka » qu’une première église est consacrée en mars 1791, avant l’édiication de l’église actuelle. Voir V. Rjéoutski, « La colonie française… », p. 616 ; B. Le Léannec, « La paroisse… », p. 11. La réalisation d’une monographie détaillée sur cette paroisse est souhaitable. 7. La construction de l’église (1829-1835) est réalisée grâce à un prêt impérial de 50 000 roubles assignats remboursables sur vingt ans à des conditions avantageuses ; voir ibid., p. 11. 8.  AOPF, III, 200-Russie, K : lettre du P. Cuny (Saint-Pétersbourg, 08/20 septembre 1897). Saint-Pétersbourg est au début du xxe  siècle une grande ville particulièrement bigarrée, où presque un habitant sur cinq n’est pas de nationalité russe  ; voir A. Kappeler, La Russie, empire multiethnique, Paris, 1994, p. 275.

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église catholique nationale9. Les fonds sont recueillis par le consulat10 et l’église Notre-Dame de France est inaugurée solennellement en 1909. Il s’agit vraiment d’une église nationale : le Père dominicain Amoudru, qui la dessert de 1907 à 193511, passe ainsi ses dix premières années en Russie sans apprendre correctement la langue du pays12 (voir ig. 1 ci-après). À Odessa, la communauté francophone se dote également d’une église propre. En novembre 1905, le Père Maniglier est nommé vicaire français de la « paroisse internationale de N. D. de l’Assomption »13. Il s’engage personnellement dans le projet d’une « église catholique exclusivement française ». Financée par les Vassal, une famille française installée à Odessa, l’église Saint-Pierre est ouverte au culte le 27 octobre 1913. Un presbytère, « situé derrière l’église » et « prévu pour une communauté », est également construit (1914-1916). Selon le religieux, tout le projet lui avait incombé : « le consulat de France ne s’en est occupé en rien, il n’a même pas facilité les démarches auprès du gouvernement russe pour la création d’un nouveau lieu de culte »14. 9. AGOP, XI, 22000 : lettre de M. de Montebello au maître général des Dominicains, Andreas Frühwirth (Saint-Pétersbourg, 5 mars 1895). 10. AOPF, III, 200-Russie, K : certiicat de MM. A. Hutinet, L. Moser et G. Laugier (membres du comité pour l’érection de l’église) à M… (Saint-Pétersbourg, 4 novembre 1898), chancellerie de l’ambassade de France Saint-Pétersbourg, n° 339. 11.  Jean-Baptiste Amoudru (1878-1961). Entré dans l’ordre dominicain en 1895, ordonné prêtre en 1901, étudie et enseigne à Jérusalem (1897-1903) puis enseigne la théologie à Ottawa (1903-1907). Il arrive à Saint-Pétersbourg en décembre 1907. Le 14 août 1934, il sera nommé évêque titulaire de Pyrgos et administrateur apostolique de Léningrad, sacré par Mgr Neveu le 30 avril 1935 et expulsé de Russie le 25 août suivant. AOPF, Dossiers de frères, V-A, Amoudru, 01 : lettre du Père P. Duval, archiviste, à Antoine Wenger (Paris, 3 juin 1985). 12.  Au début des années 1920, le Père Amoudru apparaît comme le type même du prêtre étranger « qui ne sa[i]t pas la langue du pays » : AFMM, 4.083, copie de lettre de M. Mélanie Rose à Mère générale (Pétrograd, 18 mars 1923). Après cette date, toutefois, la mission du Père Amoudru évolue avec la persécution religieuse. En 1931, le dominicain français dessert neuf églises et se met au service d’une population essentiellement russophone à un moment où seuls deux prêtres catholiques sont en liberté à Léningrad  ; voir AOPF, III, 200-Russie, K : lettre d’Amoudru (7 novembre 1931). 13.  Auguste Maniglier (1874-1958), entré chez les Assomptionnistes en 1892, il étudie en Turquie et à Jérusalem et est ordonné prêtre en 1899. Il enseigne à Plovdiv (1900-1905) puis travaille en Russie (1905-1920), avant de regagner la France jusqu’à sa mort. Voir Jean-Paul PérierMuzet, Notices biographiques des religieux de l’Assomption, 1850-2000. Contribution à l’histoire de l’Assomption, 5 t., Rome, 2000, t. III, p. 1997-1998. Sur les Assomptionnistes et la Russie, voir le colloque du centenaire, Les Assomptionnistes et la Russie (1903-2003), actes du colloque d’histoire, Rome 20-22 novembre 2003, éd. Bernard Holzer, Paris, 2005. 14.  AA, 2EQ86 : copie du «  rapport  » de Maniglier à Mgr Kessler «  sur la création d’une chapelle française à Odessa  » (Odessa,  juillet  1910). Ibid., 2EQ80 : pétition de la «  colonie catholique française d’Odessa » à « Sa Grandeur Monseigneur l’évêque de Tiraspol » (Odessa, 30 mai 1910). Ibid., 2EQ87 : note de A. Maniglier, « Mission des Augustins de l’Assomption à Odessa (1905-1920) », p. 1 et 3 (15 août 1942).

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LAURA PETTINAROLI

Figure 1 : carton d’invitation pour l’inauguration de l’église NotreDame de France à Saint-Pétersbourg, 1909. Bibliothèque du Saulchoir, archives de la province dominicaine de France. Cliché Laura Pettinaroli.

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À Makeevka (région du Donets), ce sont les entreprises minières, françaises, belges ou franco-russes, qui demandent – à l’initiative d’un laïc très pieux, François Paris15 – un prêtre francophone pour leurs employés. Le procès-verbal de la réunion du 28 juin/11 juillet 1907 entre quatre directeurs d’usines, le curé local et le Père Maniglier éclaire très précisément la genèse de cette « paroisse française ». Les quatre entreprises s’engagent pour cinq ans à verser un salaire mensuel de 220 roubles pour le culte catholique à Makeevka (dont 167 roubles pour le prêtre français « qui devra avec ce traitement avoir sa voiture particulière »). La Russo-Donets assure également le logement et le chaufage du prêtre et doit aménager « une petite chapelle […] dans un local de la Société »16. L’évêque de Tiraspol « sollicit[e] auprès du ministère des Afaires intérieures [l’]entrée en Russie » d’un prêtre venu de l’étranger, que le Père Maniglier est chargé de « trouver »17. Il reviendra ensuite au prêtre français choisi, Pie Neveu18, assomptionniste présent à Saint-Pétersbourg depuis 1906, de développer cette implantation avec la construction d’une église (1913-1915), qui obtient le statut de paroisse française en 191619.

2. Une ofre sociale et culturelle adaptée aux besoins des francophones Au-delà du service du culte, les églises françaises ofrent toute une gamme de services sociaux et culturels animés par des prêtres et des religieuses. Dans le domaine de l’assistance, l’asile Sainte-Dorothée (Sainte-Darie), hospice de vieillards fondé à Moscou en 1821 sous le patronage de la paroisse Saint-Louis, fonctionne grâce à des dons privés et reçoit l’approbation impériale. 15.  François Paris (1878-1948), désireux de devenir prêtre au moins dès 1906 (il sera inalement ordonné en 1935), collabore avec les Assomptionnistes en Russie, où il travaille dans des entreprises françaises et belges. Rentré en France après la Révolution, il témoigne sur son expérience russe et collabore à l’Œuvre d’Orient. Voir A. Wenger, Rome et Moscou, 1900-1950, Paris, 1987, p. 108 ; Christian Sorrel, dans Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, t. VIII : La Savoie, Paris/Chambéry, 1996, p. 322-323. Les Archives assomptionnistes indiquent clairement qu’il est à l’origine de l’appel d’un prêtre français dans le Donets (AA, 2EQ74sq, lettre de F. Paris au Père Emmanuel [Bailly], Rutčenko, 17/30 décembre 1906). 16. AA, 2EQ38 : traduction française du procès-verbal (original russe ibid., 2EQ39). Les quatre entreprises sont la Société d’Ekaterinovka-Rykovskij (versement de 55 roubles mensuels), la Société Générale à Makeevka (55 roubles), la Franco-Russe à Hanženkovo (46 roubles), la Russo-Donets à Makeevka (64 roubles). 17.  AA, 2EQ 40 : copie russe et traduction française de la lettre de Mgr Kessler à Franclieu (directeur de la Russo-Donets) (Saratov, 25 juillet 1907). 18.  Pie Neveu (1877-1946), entré chez les Assomptionnistes en 1895, étudie à Jérusalem et en Bulgarie, ordonné prêtre en 1905. En avril 1926, il est ordonné évêque titulaire (Citrus) par Michel d’Herbigny et exerce les fonctions d’administrateur apostolique de Moscou. Rentré en France à l’été 1936, on lui refusera son visa de retour en Russie. A. Wenger, Rome…, p. 49-52 ; J.- P. Périer-Muzet, Notices biographiques…, t. IV, p. 2243-2244. 19. A. Wenger, Rome…, p. 121-122.

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Profondément rénové et développé avec l’arrivée à sa tête des sœurs de SaintJoseph de Chambéry en 188520, cet asile se développe rapidement : dès 1893, quarante-cinq vieillards sont secourus en permanence ; l’asile dispose de 125 lits et 900 malades sont accueillis chaque année21. Dans le domaine éducatif, sans revenir sur le cas des écoles françaises mises en place autour de Saint-Louis qui constituent – en particulier l’école de garçons SaintPhilippe-Néri – un vivier de recrutement pour les entreprises françaises22, on peut évoquer la garderie pour enfants de deux à sept ans créée à l’initiative du Comité français de bienfaisance. Cette garderie, coniée en 1903 aux sœurs de Saint-Joseph, accueille une trentaine d’enfants et est pensée comme une œuvre de préservation de « l’innocence des enfants d’ouvriers catholiques laissés sans cela au sein de femmes russes, souvent corrompues », peut-on lire dans un rapport des religieuses savoyardes23. L’importance de ces institutions pour la communauté française est d’ailleurs oiciellement reconnue : Mère Marie Clémentine (Louise Giani, 1846-1911), la supérieure des sœurs de Saint-Joseph en Russie, reçoit ainsi en 1902 des mains du consul de France à Moscou les palmes académiques pour services rendus à l’enseignement24. À Vilna, Kiev et Odessa, les religieux assomptionnistes (qui sont entrés en Russie comme simples prêtres diocésains) occupent des places importantes dans l’encadrement des activités sociales et culturelles des communautés françaises, en rapport étroit avec les autorités consulaires. À Kiev, où la communauté francophone comprend une forte composante belge25, le Père Evrard, à côté d’autres notables, notamment de l’« agent consulaire de France à Kief », fait partie des « membres fondateurs » et du conseil d’administration de l’œuvre du « foyer français », sorte de « maison de famille » pour les domestiques et gouvernantes26. À Odessa, le Père Maniglier s’engage dans le développement des œuvres francophones, notamment par la fondation en 1908 d’un autre « foyer français » qui se développe rapidement (de la location d’un appartement de sept pièces en novembre 1908 à l’achat d’un immeuble de vingt-cinq pièces en novembre 1911)27. Cette action est très appréciée 20. Patricia Trottet, La congrégation des sœurs de Saint-Joseph de Chambéry en Russie, 1862-1922, dir. C. Sorrel, 1994, p. 39. Sur cette congrégation, voir Dizionario degli Istituti di perfezione, Rome, 1997, t. VIII, col. 521-571. 21. P. Trottet, La congrégation…, p. 41 (rapport triennal, 1889-1893). 22. Sur les écoles, voir B. Le Léannec, « La paroisse… », p. 12-14. 23. P. Trottet, La congrégation…, p. 70. 24. Ibid., p. 112 ; voir aussi ibid., p. 176-177. 25. Une brochure sur les œuvres françaises à Kiev de 1914 souligne que « les Belges proitent au même titre que les Français des avantages de la Société » (AA, 2EQ33, « Le “foyer français” de Kief. Rapport du conseil d’administration pour l’exercice 1912-1913 (5e année), Kief, 1914, 2e de couverture). 26. Ibid., « Le “foyer français”… », p. 1-2. 27. AA, 2EQ86 : copie du « rapport » de Maniglier à Mgr Kessler « sur la création d’une chapelle française à Odessa » (Odessa, juillet 1910). Voir également ibid., 2EQ87 : note d’A. Maniglier, « Mission des Augustins de l’Assomption à Odessa (1905-1920) » (15 août 1942).

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par la « colonie catholique française d’Odessa », qui intervient en 1910 auprès de l’évêque de Tiraspol pour éviter le départ de ce « prêtre compatriote »28. Le clergé catholique, qui cimente souvent les communautés locales, «  à l’époque même où les questions religieuses provoquent en France les dissensions les plus pénibles »29, ne se cantonne toutefois pas au service des expatriés et s’intéresse à la situation des catholiques sujets de l’Empire.

II. — Au service des catholiques de Russie Dans un contexte de crise du catholicisme, marqué par la suppression du rite oriental30, la déstructuration de l’Église de rite latin31 et la fragilisation du lien avec Rome32, les catholiques français constituent un secours et une référence pour les catholiques de Russie.

1. Suppléer aux faiblesses structurelles du catholicisme de rite latin : l’appel aux congrégations féminines françaises Si la Russie reste globalement à l’écart du grand développement congréganiste du xixe siècle33, quelques congrégations religieuses féminines françaises répondent à l’appel de catholiques en diiculté et obtiennent avec une relative facilité l’agrément du gouvernement. En 1860, la princesse Mariâ Vasil’evna Voroncova achète pour Fanny Jaume, une femme d’œuvres originaire de Trieste, veuve d’un professeur de français installé en Russie et elle-même enseignante de français34, une petite maison à Saint-Pétersbourg (rue Donskaâ, n° 9). Le Bon Pasteur, institution d’accueil de « madeleines », expressément destinée aux catholiques, recueillera 295 illes 28.  AA, 2EQ80 : pétition de la «  colonie catholique française d’Odessa  » à «  Sa Grandeur Monseigneur l’Évêque de Tiraspol » (Odessa, 30 mai 1910) (quatre pages de signatures). 29. Ibid. 30. E. Astaieva, « L’Église gréco-catholique et l’État russe à la in du xviiie - début du xxe siècles : la politique impériale de “réunion des uniates” », dans Rivista di Storia del cristianesimo, t. 2, 2005, p. 409-434 ; T. R. Weeks, « he “end” of the Uniate Church in Russia : the Vozsoedinenie of 1875 », dans Jahrbücher für Geschichte Osteuropas, t. 44/1, 1996, p. 28-39. 31. Sophie Olszamowska-Skowrońska, « Pie IX et l’Église catholique en Pologne : la suppression des diocèses catholiques par le gouvernement russe après l’insurrection de 1863-1864 (18661869) », dans Antemurale, t. 9, 1965, p. 41-130. 32. Nous nous permettons de renvoyer à L. Pettinaroli, La politique russe du Saint-Siège (19051939), thèse, univ. Lyon II, 2008, p. 39-392. 33. Sur ce phénomène, voir, pour la France, C. Langlois, Le catholicisme…  34.. Sur Fanny Jaume (1813-1900), voir deux brochures imprimées : Памяти Фанни Жомь [En souvenir de Mme Fanny Jaume], Saint-Pétersbourg, 1901 et Прiютъ Добраго Пастыря / [Asile du Bon Pasteur] (AFMM, 4.079, 13e série/21, n° Gal 5223).

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entre 865 et 190035. Cependant, dès 1862, Fanny Jaume demande au gouvernement russe d’accepter la venue de « sœurs de charité pour lui apprendre à faire “la charité” ». En 1863, trois sœurs de Saint-Joseph de Chambéry arrivent en Russie pour répondre à cet appel36. Débute alors une histoire mouvementée, qui mettra les sœurs savoyardes, au début du xxe siècle, à la tête de dix œuvres – rassemblant 985 élèves et 425 malades – encadrées par une centaine de religieuses37. De même, la congrégation « secrète » – c’est-à-dire de femmes émettant des vœux privés – de la Famille de Marie (« Institut des Saints-Noms-de-Jésus-etMarie »38) ailiée au Tiers-Ordre franciscain, demande en 1906 de l’« aide » au généralat des Franciscains à Rome. Le frère Raphaël Delarbre, proche des Franciscaines missionnaires de Marie, met alors en contact la congrégation « polonaise » et la congrégation « française », qu’il savait désireuse de s’implanter en Russie en vue de « favorise[r] leurs fréquentes relations avec les missions de Chine »39. Le gouvernement russe, sensible à l’expérience des Franciscaines dans le domaine social mais aussi à leur nationalité40, accorde facilement le visa à huit sœurs dont six Françaises, une Italienne et une Irlandaise pour l’automne 190741. Quelques mois plus tard, à l’été 1908, les religieuses polonaises prononcent leurs vœux comme franciscaines missionnaires de Marie42. L’« aide » prévue initialement se traduit donc par une fusion, ou plutôt une intégration de la congrégation polonaise, qui met la congrégation occidentale à la tête de six maisons (Odessa, Kiev, Krasilov), comprenant chaque fois plusieurs œuvres sociales (asiles de vieillards et de petits enfants, orphelinats, écoles)43. 35. Памяти Фанни Жомь…, p. 10-13. 36. P. Trottet, La congrégation…, p. 12-24. 37. Ibid., p. 99. 38. AFMM, Fondations en Europe. Notre histoire, t. VI, 1905-1911, p. 715-716. 39. AFMM, 4.079 : lettre du frère Raphaël [Delarbre] à « Chère ille » [Mère Marie Jeanne] (Paris, 27 août 1906), fol. 4-5. Sur cette congrégation, voir Dizionario degli Istituti…, t. IV, col. 348-350. 40.  Pour faire entrer de nouvelles religieuses en Russie, la congrégation insiste sur sa capacité à donner « une impulsion catholique […] qui n’aurait en aucune manière un esprit national ou politique » à « ces établissements […] catholiques et polonais » (AFMM, 4.079 : copie de lettre de Marie de la Rédemption à Vladimirov, directeur du département des Cultes du ministère des Afaires intérieures, Saint-Pétersbourg, 07/20 septembre 1908). 41. En avril 1907, sur la recommandation du cardinal Rampolla, la supérieure générale obtient «  en quelques minutes  » de Vladimirov un accord oral pour une installation de ses religieuses en Russie (AFMM, 4.079 : copie de lettre de M. Marie de la Rédemption à Rampolla, Rome, 15 avril 1907). En juillet 1907, une demande oicielle est faite pour des permis de séjour (ibid. : copie de lettre de M. Marie de la Rédemption à Son Excellence, Rome, 9 juillet 1907). L’entrée de ces huit sœurs est acceptée immédiatement (ibid. : copie de l’autorisation du consulat impérial de Russie à Rome, 31 juillet/13 août 1907, n° 538). 42. Ibid. : note du début des années 1920. Sur la fusion, voir ibid., 2.083 (notamment « Copie authentique du chapitre général des sœurs franciscaines du Saint-Nom-de-Jésus-et-de-Marie »). 43. Ibid., 4.079 : note, début des années 1920.

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2. Informer Rome à l’heure de l’altération du lien entre Rome et l’épiscopat de Russie Alors que les évêques peinent à communiquer avec Rome (contrôle étatique des correspondances, restriction des visites ad limina) et que l’essentiel de l’information sur l’Église de Russie entre 1905 et 1917 passe par des relais polonais, en particulier par Mgr Casimir Skirmunt44, quelques Français conservent une certaine audience auprès des organes romains qui concentrent le pouvoir de décision sur la Russie (secrétairerie d’État et congrégation des Afaires ecclésiastiques extraordinaires). Au lendemain de la révolution de 1905, Mgr Jourdan de la Passardière45, qui a efectué deux séjours en Russie, soumet ainsi au « cardinal secrétaire d’État les pensées que lui suggèrent les circonstances actuelles dans l’empire russe  », comme l’établissement d’un diocèse de rite latin en Sibérie et la restauration du rite oriental46. D’une façon générale, les prêtres étrangers, séjournant en Russie mais jouissant d’un accès privilégié au monde romain (séjours brefs à Rome, contacts personnels en Curie), jouent un rôle de relais, dont certains catholiques de Russie comprennent bien l’importance. C’est ainsi que le jeune abbé O’Rourke, très critique à l’égard de la circulaire de 1913 de M gr Kluczynski, archevêque de Mogilev, pénalisant les convertis de 1905, donne des détails sur ces questions à un père assomptionniste « pour le cas que vous partiez à Rome, ou que vous auriez l’occasion à causer avec des personnages influents »47.

3. Le clergé français et la renaissance du rite oriental en Russie dans les années 1890 : une alternative au « latinisme polonais » L’audience du clergé français à Rome concerne surtout la question du rite oriental. La suppression de ce rite et les violentes persécutions qui s’ensuivirent constituent un point à vif dans le contentieux entre la Russie et les catholiques 44. Kazimierz Skirmunt (1861-1931), prêtre du diocèse de Cracovie, consulteur de la congrégation De propaganda ide (1898) et de la congrégation des Afaires ecclésiastiques extraordinaires (1904), journaliste. Voir Polski słownik biograiczny, t. XXXVIII, p. 177-178 ; L. Pettinaroli, La politique…, p. 92-96. 45. Félix-Jules Jourdan de la Passardière (1841-1913), oratorien, évêque titulaire de Rosea (1884), efectue plusieurs séjours de prédication en Galicie et se rend en Russie en 1894 et en 1896. Voir Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, t. XXVIII, Paris, 2002-2003, col. 348-349. 46.  ASV, AES III Russia, fasc. 294, pos. 907, fol. 41-42 : Jourdan de la Passardière à Merry del Val, « Notes sur les afaires de l’Église en Russie » (Paris, 28 octobre 1906) ; ibid., fasc. 299, pos. 912, fol. 52. 47. ASV, Segr. Stato, rub. 284 (1914), fasc. 3, fol. 118-121 : lettre d’O’Rourke (Dunabourg, 29 janvier 1914).

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français, comme en témoignent – dans des registres diférents – les ouvrages de l’oratorien Louis Lescœur (1876)48 et d’Anatole Leroy-Beaulieu (1889)49. Lorsque, à la in du xixe  siècle, se dessine une discrète renaissance du rite oriental, d’importants membres du clergé français et francophone apportent leur soutien. La conversion secrète du prêtre orthodoxe Nicolas Tolstoï en 1894 se déroule à Saint-Louis, en présence des prélats Jourdan de la Passardière et Van Caloen50. Lors de la constitution d’un groupe de rite slave à SaintPétersbourg en 1908, le père Bois, assomptionniste, informe le Saint-Siège et est chargé – oiciellement (1909-1911) puis oicieusement (1911-1912) – de «  surveiller  » le groupe et de le tenir à distance tant de Mgr Szeptickij, métropolite ruthène de Lemberg, que des menées « latines » et « polonaises » de la curie épiscopale de Mogilev51. À Moscou, au début des années 1910, le père dominicain Libercier52, curé de Saint-Louis, joue un rôle essentiel dans la constitution d’un groupe de tertiaires dominicains, autour des époux Abrikosov, embryon de la future communauté de dominicaines de rite oriental qui se développera à partir de 191753.

48. L. Lescœur, L’Église catholique en Pologne sous le gouvernement russe depuis le premier partage jusqu’à nos jours (1772-1875), Paris, 1876, p. 312-412. 49.  Leroy-Beaulieu n’hésite pas à citer certaines anecdotes sanglantes : « Un de mes amis, un Russe orthodoxe, a vu une femme briser la tête de son nouveau-né contre un mur plutôt que de le laisser baptiser par le pope » (L’empire des tsars et les Russes. Le pays et les habitants. Les institutions. La religion, Paris, 1990 (1re éd.1881-1889), p. 1317). 50.  Gérard van Caloen (1853-1932)  : bénédictin belge, passionné des questions orientales, également chargé d’une réforme de son ordre au Brésil. Voir « Un précurseur du mouvement actuel pour l’union : monseigneur van Caloen », dans Irénikon, t. 9/2, 3 avril 1932, p. 129-151 ; ACDF, S.O., R.V. 119/11, 1911, n° 14. 51. ASV, AES Rapporti delle Sessioni, n° 1126, 1909, Sacra congregazione degli AES, Russia : condizione dei cattolici di rito greco-russo (juillet 1909), p. 31 et 45 ; ibid., n° 1154, 1911, verbale 5, février 1911, p. 2-3. Jean Bois (1875 - après 1953), arrivé en Russie en 1905, quitte la congrégation à l’été 1912. Auteur de plusieurs contributions dans les Échos d’Orient et la Revue d’histoire ecclésiastique. Voir A. Wenger, Rome…, p. 83-86. 52.. Albert-Marie Libercier (1841-1928), dominicain depuis 1863, curé de Saint-Louis de 1901 à 1911 (Ambrosius K. Eszer, « Ekaterina Sienskaja (Anna I.) Abrikosova und die Gemeinschaft der Schwestern des III. Ordens vom heiligen Dominikus zu Moskau », dans Archivum Fratrum Praedicatorum, t. 40, 1970, n. 27, p. 289). 53.  AGOP, XIII, 91050 : note de Libercier (Moscou, 02/15  avril  1912). Voir A. K. Eszer, « Ekaterina… », p. 277-373 ; P. Parfent’ev, Anna Abrikosova, Milan, 2004.

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III. — Des « passeurs »54 entre la France et la Russie Malgré les eforts du pouvoir impérial pour circonscrire l’audience du catholicisme55, les clergés français ont joué, en certaines occasions, un rôle de passeurs vers la société russe non catholique.

1. Le rayonnement des œuvres éducatives et sociales Le succès des institutions éducatives fondées au début du xixe siècle tant par les jésuites que par l’abbé Nicolle, avec des enseignants issus du vivier des jésuites réfugiés d’Europe occidentale et des prêtres réfractaires, constitue un bon exemple de transfert de savoirs et de méthodes, qui inlue sur la politique russe56. On peut également citer le cas de l’hôpital français de Saint-Pétersbourg, dirigé par les sœurs de Saint-Joseph de Chambéry à partir de 190157. Fondé grâce à une très forte subvention du gouvernement français et de nombreux dons de la colonie française, l’hôpital est inauguré le 14 juillet 1901. Il ne comprend alors que vingt-cinq lits mais s’agrandit rapidement (soixante-quinze lits en 1911). Les Français indigents y sont accueillis gratuitement, mais l’hôpital est accessible aux patients de toutes nationalités, attirés par un personnel très qualiié, comme le docteur Fortuné Cresson (1874-1945), issu d’un couple mixte franco-russe et ex-interne des hôpitaux de Paris58.

2. La présence intellectuelle des clercs français Au tournant du xxe siècle, plusieurs prêtres français séjournent en Russie pour des recherches. Des historiens travaillent aux archives russes comme le jésuite FrançoisMarie Gaillard59. Né en Dordogne en 1853, il commence en autodidacte l’étude 54.  L’historiographie a mis en valeur le rôle joué par certains intellectuels, au mode de vie cosmopolite, dans la difusion, par-delà les frontières linguistiques et étatiques, de concepts et d’approches. Voir notamment Christophe Charle, Les intellectuels en Europe au xixe  siècle. Essai d’histoire comparée, Paris, 1996. 55. Le manifeste du 22 juillet 1763 « interdit aux prêtres catholiques de convertir à la foi romaine les chrétiens de l’empire russe ». L’oukase du 15 juillet 1848 interdit même la langue russe aux membres des clergés de confessions. 56.. James T. Flynn, « he role of the Jesuits in the politics of russian education, 1801-1820 », dans he Catholic Historical Review, t. 56/2, 1970, p. 249-265 ; Sabina Pavone Taviani, « Accademia di Polock, collegi gesuiti e riforme statali in Russia all’inizio del xix secolo », dans Orientalia christiana periodica, t. 61, 1995, p. 163-194. 57. Photographie dans C. Sorrel, Des Savoyardes dans les prisons de Lénine. Le drame russe de la congrégation de Saint-Joseph de Chambéry, Chambéry, 2003, p. 13. 58. P. Trottet, La congrégation…, p. 59-60. 59.  Stefano Maria Capilupi, «  La missione di François Marie Gaillard nella Russia ortodossa del primo ventennio del xx secolo : caratteristiche e limiti della prospettiva unionistica. Con una appendice di testi inediti », dans Archivum historicum Societatis Iesu, t. 72/143, 2003,

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du russe en 1880 et obtient en 1908 un visa de six mois pour la Russie. Arrivé en juin 1909 à Saint-Pétersbourg, il reste inalement jusqu’en septembre 1911 et étudie dans de nombreux fonds (ministère des Afaires étrangères, ministère de l’Instruction publique, bibliothèque de l’Université, Bibliothèque impériale)60. Si Gaillard, spécialiste de l’histoire des jésuites, reste assez isolé, l’assomptionniste Joannès hibaut, dont les travaux portent sur les origines de la musique byzantine, est parfaitement intégré aux milieux scientiiques russes. Membre de la Société archéologique russe de Constantinople61, il obtient facilement un permis de séjour pour Saint-Pétersbourg. Ses travaux reçoivent le soutien inancier de personnalités russes et il présente le 24 février 1912 ses recherches lors d’une conférence au Conservatoire impérial de Saint-Pétersbourg. En 1913, il publie – en Russie – les résultats de ses travaux62, mais sera toutefois contraint de quitter la Russie en septembre 191363.

3. Une inluence religieuse entre importation du modèle français et rencontre de l’orthodoxie Grâce aux correspondances conservées aux archives du carmel de Lisieux, on peut retracer les relais de la difusion de la dévotion à hérèse en Russie, entre la mort de la religieuse française (1897) et sa béatiication (1923)64. La dévotion à hérèse semble d’abord inséparable des milieux français et de la langue française. Des laïcs français de Moscou, comme un « professeur au lycée impérial Nicolas »65 et une enseignante de l’école Saint-Philippe-Néri66, ou encore le Père Neveu67, p. 127-194 ; F. M. Gaillard, « Ma mission en Russie (décembre 1908 - septembre 1911) », dans Lettres de Vals, t. 4, 1932, p. 173-331. 60. S. M. Capilupi, « La missione… », p. 140. 61..  Joannès hibaut (1872-1938), entré en 1891 à l’Assomption, étudie en Orient et est ordonné en 1900. Enseignant dans l’empire ottoman, collaborateur des Échos d’Orient, aumônier à Odessa (1907-1911), il travaille à Saint-Pétersbourg (1911-1914), avant de rentrer en France. Voir J.- P. Périer-Muzet, Notices…, t. V, p. 2989-2990 ; A. Wenger, Rome…, p. 54-56. J. hibaut publie dès 1901 « Étude de musique byzantine : la notation de Koukouzélès », dans Известия Русского археологического института в Константинополе, t. 6/2-3, 1901.  62. J.-B. hibaut, Monuments de la notation ekphonétique et hagiopolite de l’Église grecque : exposé documentaire des manuscrits de Jérusalem du Sinai et de l’Athos, conservés à la bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg, Saint-Pétersbourg, 1913. 63.  Vladimir Frolov, « Assomptionnistes en Russie et Russes catholiques : correspondance et biographies », dans Les Assomptionnistes…, p. 39. Sur les expulsions de religieux en 1911-1913, voir L. Pettinaroli, La politique…, p. 348-351. 64. Sur la difusion de la dévotion à hérèse, voir Antoinette Guise, hérèse de Lisieux et ses miracles. Recompositions du surnaturel (1898-1928), thèse de doctorat, Chambéry, 2006, p. 237-252. 65. ACL, Correspondance Russie, Jules Calbet : lettre de Jules Calbet (30 novembre 1913). 66.  Ibid., Mme Tillet : lettre de Mme Tillet, en tête « École réale S. Philippe Néri » (Moscou, 13/26 décembre 1913). 67. Ibid., Neveu : lettre de Neveu (Makiéevka, 28 février 1912).

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contribuent à difuser cette dévotion. Cependant, des catholiques de l’empire sont touchés, comme le montre, en 1914, la demande de reliques de l’abbé francophone O’Rourke68. On découvre également le témoignage étonnant d’une petite ille russe orthodoxe écrivant en français en 1910 : « J’appartiens à l’Église russe. J’ai treize ans et j’aime votre petite hérèse », qui demande des prières « pour obtenir le miracle de [s]a conversion »69. Cependant, la dévotion thérésienne part progressivement à l’assaut du monde russophone. Dès 1910, on connaît une première tentative – inachevée – de traduction russe de l’Histoire d’une âme70. D’autres ouvrages, plus courts, sont traduits en russe avant 191471, mais il faudra attendre les années 1920 et la politique menée par Mgr Neveu et Pie XI pour observer une acculturation de cette dévotion importée (icônes, prières spéciiques)72. Le dynamisme du catholicisme est souvent interprété comme une volonté délibérée de conversion et donc de perversion d’une société et d’un État fondés sur l’orthodoxie. S’il est indéniable que certains prêtres français, engagés comme précepteurs dans de grandes familles russes, ont joué un rôle central dans les conversions de plusieurs personnalités marquantes de la haute société russe du début du xixe siècle, le cas d’Adrien Surrugues et des Rostopchine (Rostopčin) serait en fait plus exceptionnel qu’emblématique73. En efet, la Russie n’a pas été une destination privilégiée par les prêtres réfractaires, et ces conversions – très peu nombreuses – doivent se comprendre dans un contexte d’échanges nobiliaires cosmopolites (pensons aux voyages en France de Sophie Swetchine et d’Ivan Gagarin)74 et comme le résultat de dynamiques internes à la société russe (le « pro-catholicisme », ou attirance pour le catholicisme sans conversion, a pu être interprété comme « un acte d’opposition spirituelle » aux liens entretenus par l’Église et l’État75, voire comme une manifestation du « libéralisme russe »76). Au 68. Ibid., O’Rourke (Édouard) : lettre d’O’Rourke (Saint-Pétersbourg, 2 avril 1914). 69. Ibid., Mlle Sophie Popof : lettre de Sophie Popof (Russie-Kief, 3 mars 1910). 70. ACL, Russe trad-4, Russe trad-2. 71. Ibid., Russe trad-3 et Russe trad-4. 72. L. Pettinaroli, La politique…, p. 1052-1059. 73. Au sein de la famille Rostopchine (Rostopčin), Ekaterina (1775-1859, conversion entre 1806 et 1810) et sa ille Sophie (1799-1874, conversion vers 1814, épouse du comte de Ségur) passent au catholicisme sous l’inluence de l’abbé Adrien Surrugues, alors curé de Saint-Louis et voisin de la demeure familiale à Moscou. Voir Daniel Schlaly, « De Joseph de Maistre à la “Bibliothèque rose” : le catholicisme chez les Rostopčin », dans Cahiers du monde russe et soviétique, t. 11/1, 1970, p. 93-109. 74. Katia Dimitrieva, « Les conversions au catholicisme en Russie au xixe siècle : ruptures historiques et culturelles », dans Revue des études slaves, t. 67/2-3, 1995, p. 311-336. Voir également Marie-Joseph Rouët de Journel, Une Russe catholique : madame Swetchine, Paris, 1929 ; Robert Danieluk, “Œcuménisme” au xixe siècle. Jésuites russes et union des Églises d’après les archives romaines de la Compagnie de Jésus, Rome, 2009, notamment p. 51-53. 75. Lucian Suchanek, « Les catholiques russes et les pro-catholiques en Russie dans la première moitié du xixe siècle », dans Cahiers du monde russe et soviétique, t. 29/3-4, 1988, p. 371. 76..  Е. Н. Шимбаева, Русский католицизм  : забытое прошлое российского либерализма, Moscou, 1999.

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tournant du xxe siècle, l’immense majorité des conversions au catholicisme s’expliquent par le brutal changement de politique religieuse en 1905 et fonctionnent comme des phénomènes régionaux (à Chełm en particulier)77. En revanche, l’idée d’une réunion des Églises par la valorisation du rite oriental sur les bases du concile de Florence est fortement encouragée par des catholiques français. Des laïcs, comme Henri Lorin, Anatole Leroy-Beaulieu et Eugène Tavernier prennent une part décisive à la rédaction en 1889 – directement en langue française – de La Russie et l’Église universelle78. Érigée en modèle de converti russe79, la igure de Soloviev inspire une action paternaliste d’aide aux néo-convertis de rite oriental, dont le meilleur exemple est le séminaire d’Enghien, fondé par d’Herbigny, dans laquelle des prêtres français se font les « initiateurs » d’un « clergé indigène » russe (1912-1914)80. L’attirance pour la Russie, particulièrement forte au sein du clergé français81, débouche donc sur un unionisme volontiers convertisseur malgré l’adoption d’un nouveau langage favorable au retour des « orthodoxes » dans le « troupeau » de l’Église romaine, comme le montre la prière des assomptionnistes français en Russie (voir ig. 2 ci-après). Cependant, d’autres catholiques français, notamment dans l’entourage de Monsieur Portal, cherchent une rencontre directe de l’Église russe, loin de l’esprit de « polémique »82. L’abbé Gustave Morel (1872-1905)83 efectue ainsi trois longs voyages en Russie à partir de 1903, pendant lesquels il apprend la langue et prend des contacts avec des personnalités. Fin observateur des pratiques religieuses84, connaisseur de la théologie85 et respectueux de l’orthodoxie86, l’abbé 77..  P. Werth, « Трудный путь к католицизму. Вероисповедная принадлежность и гражданское состояние после 1905 г. », dans Metrastis : Lietuviu Kataliku Mokslo Akademija [Yearbook of Lithuanian Catholic Academy of Sciences], t. 26, 2005, p. 447-474. 78. V. S. Soloviev, La Russie et l’Église universelle, Paris, 1889 ; Régis Ladous, Monsieur Portal et les siens : 1855-1926, Paris, 1985. 79. M. d’Herbigny, Un Newman russe, Vladimir Soloviev, 1853-1900, Paris, 1911. 80. Id., Assurons aux Russes des prêtres catholiques russes, Paris, 1920, p. 8. 81. Kathy Rousselet, « Le Père Emmanuel d’Alzon et la Russie », dans Les Assomptionnistes…, p. 63-82. 82. G. Morel, « La question religieuse en Russie », 5e partie : « L’état présent de l’Église russe », dans L’univers, 22 avril 1905, p. 1. 83. Joseph Wilbois, « L’abbé Morel et la Russie », dans Jean Calvet, L’abbé Gustave Morel, professeur à l’Institut catholique de Paris, Paris, 1907, p. 231-301 ; Georges Goyau, « L’abbé Gustave Morel », dans Revue catholique des Églises, t. 4/6, juin 1907, p. 321-344. 84.  Il décrit la fête de la Vierge de Smolensk. M [Morel], «  Correspondance-Russie  », dans Revue catholique des Églises, t. 1/10, déc. 1904, p. 608-615. 85.  G. Morel, «  La théologie de Khomiakov  », dans Revue catholique des Églises, t.  1/2, fév. 1904, p. 58-65. 86.  Il répondait à qui lui demandait ce qu’il venait faire en Russie : « je suis venu m’édiier ; je sais que vous avez un sentiment religieux très profond, je viens me réchaufer près de vous » ; voir J. Calvet, Mes souvenirs sur monsieur Portal, conférence citée dans R. Ladous, Monsieur Portal…, p. 214.

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Morel joue un rôle de passeur en fournissant, par exemple, à un Russe orthodoxe des ouvrages sur le mouvement social catholique87 et – inversement – en publiant en 1905 dans L’univers, quotidien catholique, ses impressions de témoin direct de la première révolution88. Malgré leur importance statistique très restreinte, les clergés catholiques français ont joué un rôle clé au cours du xixe siècle et au début du xxe siècle. Présents aux côtés des occidentaux expatriés, prêtres et religieuses ont parfois également prêté secours aux catholiques sujets de l’empire russe, souvent placés dans des situations diiciles par la législation impériale. Enin, les initiatives de certains membres du clergé ont joué un rôle non négligeable dans les relations franco-russes et dans l’histoire de la Russie en général, dans le domaine religieux, culturel ou social. Au-delà de la période de la Révolution et de l’Empire, souvent vue comme un âge d’or du catholicisme expatrié en Russie, le règne de Nicolas II mérite toute l’attention des historiens qui peuvent conjuguer les apports des archives ecclésiastiques, ceux des archives diplomatiques françaises89 et ceux des archives russes, tant confessionnelles qu’étatiques, sur lesquelles les guides d’archives se multiplient90. Le dynamisme de la recherche sur les confessions minoritaires dans l’empire devrait également conduire à des comparaisons, en particulier avec les importantes communautés allemandes et la présence luthérienne en Russie. Laura Pettinaroli Centre national de la recherche scientiique / École française de Rome

87.. J. Calvet, L’abbé Gustave Morel…, p. 284-285. 88. G. Morel, « La question religieuse en Russie », dans L’univers, 12 mars 1905, 27 mars 1905, 4 avril 1905, 17 avril 1905, 22 avril 1905, 21 mai 1905. 89. On ne peut que souhaiter le rapide classement des dossiers rapatriés de Saint-Pétersbourg au Centre des archives diplomatiques de Nantes. 90..  Notamment История римско-католической церкви в Российской империи (xviii-xx вв.) в документах Российского государственного исторического архива / Historia Kościoła Rzymskokatolickiego w Imperium Rosyjskim (xviii-xx w.) w dokumentach Rosyjskiego Państwowego Archiwum Historicznego, Varsovie/Saint-Pétersbourg, 1999 ; M. Radwan, Kośćiół katolicki w archiwach departamentu wyznań obcych rosyjskiego MSW : repertorium, Lublin, 2001.

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PIÈCE JUSTIFICATIVE

Image de piété de la confrérie de Notre-Dame de l’Assomption pour l’Union des Églises. — Paris, 1908. ASV, Fondo Benigni 9, fol. 133-134.

[133] CONFRÉRIE DE N. -D. DE l’ASSOMPTION pour l’Union des Églises. [Image] Icone représentant la Vierge célèbre de saint Luc, vénérée à Rome à SainteMarie Majeure. [133v] CONFRÉRIE de Notre-Dame de l’Assomption pour l’Union des Églises « Nous voulons très instamment exhorter dans le Seigneur tous les idèles sans exception, tous ceux qui ont profondément à cœur la cause catholique, à s’inscrire dans cette Confrérie. » Léon XIII (Bref d’érection) S’il est un spectacle triste pour un chrétien, c’est de voir que les forces hostiles au christianisme savent s’unir pour lutter contre lui, et que, trop souvent, des chrétiens, par leurs dissensions à peine fondées, font le jeu des adversaires de toute foi et de toute religion. À ce motif d’union entre les idèles des diverses Églises se joint le vœu de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui a vivement souhaité que tous ses disciples vivent dans l’union, Ut sint unum !, et ne forment « qu’un seul troupeau » sous la garde « d’un seul pasteur ». Et c’est aussi le vœu de l’Église : tant des Églises grecques et slaves qui, dans leur liturgie, prient « le Seigneur pour la paix du monde entier, pour la prospérité des saintes Églises de Dieu et pour l’union de tous », que de l’Église latine, qui, dans l’une de ses litanies, demande à Dieu « d’accorder la paix et l’unité à tout le peuple chrétien ». Il n’est pas diicile de se rendre compte que le mur qui sépare les Églises orthodoxes de l’Église catholique est bien peu épais. Ces Églises ont la même foi

PRÊTRES ET RELIGIEUSES FRANÇAIS EN RUSSIE (1890-1917)

Figure 2 : image de piété de la confrérie de Notre-Dame de l’Assomption pour l’Union des Églises, Paris, 1908. ASV, Fondo Benigni 9, fol. 133-134.

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LAURA PETTINAROLI

et les mêmes sacrements ; la diférence des rites est loin d’être un motif de division, puisque tous les rites se trouvent déjà réunis dans [134] l’Église catholique, et que l’Église latine elle-même – qui n’est pas toute l’Église catholique – admet plusieurs rites de langue latine. Les chrétiens d’Orient et d’Occident sont séparés principalement parce qu’ils s’ignorent ; la mince mais résistante muraille qui les divise est faite de malentendus, de préjugés, de soupçons, de suppositions gratuites, trop souvent de mépris injustiiés ; et il n’est pas rare que des orthodoxes et des catholiques, qui se sont entretenus de religion à cœur ouvert, ne voient l’inanité des griefs qui les divisent et ne se disent : « Pourquoi ne sommes-nous pas de la même Église ? ». C’est sous l’influence de ces considérations que s’est établie, à [ajout manuscrit]…S. Pétersbourg…, la confrérie de Notre-Dame de l’Assomption pour l’Union des Églises. STATUTS Article premier. – La confrérie de Notre-Dame de l’Assomption pour l’Union des Églises est fondée en vue d’obtenir de Dieu, par la prière et les bonnes œuvres, l’Union des Églises et, en particulier, de l’Église orthodoxe avec l’Église catholique, dans l’unité de la foi et la diversité des rites. Art. 2.- Pour faire partie de la confrérie il suit de donner son nom et de réciter chaque jour un Pater, un Ave, un Gloria Patri et la prière suivante : Vers vous, Seigneur, qui avez ainsi prié pour nous : « Qu’ils soient un comme Moi et Vous, Père, nous sommes Un », vers Vous nous crions en disant : Mon Dieu, faites l’unité des esprits dans la vérité et l’union des cœurs dans la charité. Ad Te, Domine, qui sic orasti pro nobis : « Sint unum sicut Ego et Tu, Pater, unum sumus », ad Te clamamus dicentes : Deus meus, fac sit unitas mentium in veritate et unitas cordium in charitate. Art. 3. - La Confrérie est placée sous le patronage principal de Notre-Dame de l’Assomption. Elle honore encore comme ses protecteurs spéciaux : saint Michel, les saints Anges, saint Pierre et saint Paul, saint André, saint Nicolas, saint Jean Chrysostome, saint Basile, saint Grégoire de Naziance [sic], les saints Cyrille et Méthode, saint Augustin. [134v] Art. 4. - Les membres de la Confrérie se réunissent une fois par mois dans la chapelle où elle est érigée, pour y prier en commun et attirer la grâce de Dieu sur l’œuvre de l’Union, et pour entendre une instruction sur les moyens d’y travailler. Art. 5. - Ils s’eforceront de développer en eux et autour d’eux la véritable piété chrétienne, la vie intérieure, fondée sur la foi et l’amour de Dieu avant tout ; de détruire, par leur action individuelle et par leurs bons exemples, les préjugés qui séparent et d’établir les relations charitables et amicales qui unissent ; de propager

PRÊTRES ET RELIGIEUSES FRANÇAIS EN RUSSIE (1890-1917)

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l’idée et le désir de l’union entre tous les chrétiens ; de préparer l’union des Églises par l’accord des esprits dans la vérité et par le rapprochement des cœurs dans la charité et les œuvres de bienfaisance ; enin, d’étudier eux-mêmes quels sont les moyens les plus propres à la réaliser et de communiquer autour d’eux leurs propres lumières. Art. 6. - La Confrérie pourra susciter des études, organiser des conférences, publier des tracts, brochures, journaux ou revues dans le même but. Art. 7. - Le Directeur pourra choisir des zélateurs et des zélatrices dont la charge sera d’accroître le nombre des associés et de leur délivrer, avec l’autorisation du Directeur, leur billet d’inscription, en ayant soin d’en dresser la liste pour les faire inscrire sur le registre général. Art. 8. - Le Directeur formera, avec les zélateurs ou zélatrices qu’il désignera, le Conseil de la Confrérie, lequel se réunira à des dates déterminées pour prendre les mesures utiles au bien et à l’extension de la Confrérie. Le Conseil s’occupera aussi de promouvoir les œuvres et les travaux des associés en vue d’atteindre le but général de la Confrérie. Art. 9. - La Confrérie a son siège… [ajout manuscrit] … B.[асильевский] O.[стров] [Vasil’evskij Ostrov] rue Donskaïa, n° 9… IMPRIMATUR Paris, le 28 février 1908 + Léon-Adolphe [Amette] archev.[êque] de Paris

TÉMOIGNAGES DE GUIDE TOURISTIQUES EN LANGUE FRANÇAISE ET DE VOYAGEURS FRANÇAIS SUR MOSCOU ET SON KREMLIN (XIXe - DÉBUT DU XXe SIÈCLE)

par

Tatiana BALASHOVA

Moscou attirait au xixe siècle de nombreux voyageurs russes et étrangers, qui voulaient découvrir l’ancienne capitale de la Russie et son Kremlin, la résidence séculaire des tsars russes (voir ig. 1 ci-après). Parmi les voyageurs du xixe siècle, nous trouvons plusieurs français, écrivains, poètes, diplomates et touristes qui, venant à Moscou, voulaient satisfaire un désir de connaissances historiques et culturelles. Souvent les voyageurs français étaient guidés dans leur itinéraire par des « cicerones » imprimés – des guides touristiques en langue française. Certains d’entre eux ont laissé de précieux témoignages sur leurs séjours en Russie. Les récits de voyageurs et les guides touristiques sont deux types de sources littéraires qui permettent de restituer l’ambiance et la vie quotidienne de la ville ; ils témoignent de l’intérêt pour un pays et contribuent à la formation des stéréotypes que celui-ci peut susciter. Les guides touristiques donnent de Moscou l’image qui est proposée aux voyageurs tandis que les récits de voyages rendent compte des itinéraires suivis par les visiteurs et de leurs impressions. Leur étude permet de reconstituer quel était le parcours obligé du voyageur français à Moscou au xixe siècle, de connaître les lieux et les monuments qui attiraient le plus les visiteurs et de situer l’importance que pouvait avoir l’ancienne citadelle du Kremlin. En examinant le contenu des guides touristiques et des récits de voyage, on a la possibilité de repérer et de suivre les lieux communs et les clichés qui passent d’un texte à l’autre. On peut ainsi appréhender ce qui sépare la ville réelle de la ville rêvée par les voyageurs. Les recherches sur ce

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TATIANA BALASHOVA

Figure 1 : J.Weiss, Le Kremlin vu du pont Moskvorezky, aquarelle, 1852. Musée d’État du Kremlin de Moscou.

sujet qui relève de l’histoire sociale et culturelle contribuent à éclairer un thème qui a retenu l’attention de plusieurs chercheurs – l’image de la Russie en France. Pour aborder ce domaine, des sources historiques diverses ont été utilisées, dont les récits des voyageurs qui visitent la Russie. Toutefois les guides touristiques en langue française de Russie et en particulier de Moscou n’ont pas été spécialement étudiés en dépit de l’intérêt considérable que les historiens russes et français portent à ce type de sources. Il est à noter aussi que, malgré les études consacrées à la perception de la Russie en France et à l’importance du voyage à Moscou dans les itinéraires du xixe siècle, l’image de cette ville telle qu’elle est perçue par les voyageurs français reste encore très peu étudiée. L’étude proposée évoque la période allant de la campagne de Russie à la Révolution russe. L’accroissement du nombre des guides touristiques au xixe siècle, l’intérêt particulier que Moscou suscite après 1812, la transformation considérable

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de la ville à partir de cette époque, les changements en Russie après la révolution de 1917 justiient cette chronologie. Cet article est centré sur Moscou, en raison du rôle important que la ville a joué dans les itinéraires des voyageurs français en Russie et dans la formation de l’image de la Russie en France. Le Moscou du xixe siècle était perçu par les contemporains en opposition à la capitale oicielle. Après la fondation de Saint-Pétersbourg par Pierre le Grand, la nouvelle capitale devient le centre politique du pays, tandis que Moscou reste la capitale historique, le centre de l’orthodoxie, le symbole de l’histoire russe. C’est au Kremlin de Moscou que se déroule traditionnellement la cérémonie du couronnement des empereurs. C’est à Moscou que se trouvent la plupart des monuments historiques et des reliques religieuses. La valeur de symbole national qu’elle a acquis après les événements de 1812 explique l’intérêt que lui portent des écrivains, des historiens et des artistes. Par ailleurs, grâce à sa position centrale, Moscou reste le centre du commerce et de l’industrie. Dans la deuxième moitié du xixe siècle, avec le développement des chemins de fer, Moscou devient le centre du réseau ferré du pays et le nœud des communications. Le premier guide en langue française qui décrit Moscou après la campagne de Russie est le Guide des voyageurs en Europe de Heinrich August Ottokar Reichard, conseiller de guerre du duc de Saxe-Gotha. Ce guide pour toute l’Europe présente Moscou comme « la plus grande ville d’Europe », commençant à « renaître de ses cendres »1 (la première édition du Guide des voyageurs en Europe est publié en 1784 en allemand, et en 1793 en français ; il y a plusieurs rééditions). Mais le premier guide consacré spécialement à Moscou est publié en 1824 sous le titre Guide de voyageur à Moscou contenant ce que cette capitale ofre de curieux et d’intéressant (voir ig. 2 ci-après)2. Il est écrit par G. Lecointe de Laveau, secrétaire de la Société impériale des naturalistes de Moscou et éditeur d’une revue scientiique et littéraire, le Bulletin du Nord. Ce n’était pas le premier ouvrage de cet auteur consacré à la ville, qui était devenue sa deuxième patrie. En 1814, il avait publié un livre intitulé Moscou avant et après l’incendie, consacré à l’incendie de Moscou en 1812 et à la retraite de l’armée française3. Ce livre, qui ne peut être considéré comme un véritable guide, contient, dans sa première partie, une notice géographique, sociale et culturelle de Moscou, et présente un panorama de la ville deux ans après l’invasion napoléonienne. Lecointe de Laveau commence par regretter 1. Heinrich August Ottokar Reichard, Guide des voyageurs en Europe [...], Paris, 1817, p. 147-148. 2. G. Lecointe de Laveau, Guide du voyageur à Moscou contenant ce que cette capitale ofre de curieux et d’intéressant […], Moscou, 1824. 3. G. Lecointe de Laveau, Moscou avant et après l’incendie, ou notice contenant une description de cette capitale, des moeurs de ses habitans, des événemens qui se passèrent pendant l’incendie et des malheurs qui accablèrent l’armée française pendant la retraite de 1812, par G. L. D. L., témoin oculaire, Paris, 1814.

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Figure 2 : G. Lecointe de Laveau, Guide du voyageur à Moscou, Moscou, 1824. Bibliothèque du musée d’État du Kremlin de Moscou.

ce que Moscou devient après la reconstruction plus moderne et moins pittoresque que l’antique résidence des tsars et estime que « bien des années s’écouleront avant qu’on puisse de nouveau la compter au nombre des villes de premier ordre »4. Néanmoins son guide publié dix ans plus tard témoigne du contraire et s’ouvre sur un éloge de la ville qui s’est relevée si rapidement d’une ruine presque totale. Le Guide du voyageur à Moscou, comme l’annonçait son auteur, avait pour but de rectiier plusieurs erreurs répétées par des voyageurs depuis les premiers voyages en Moscovie jusqu’à son époque. Malgré les nombreuses relations que Moscou entretenait avec les états de l’Europe, cette ville restait peu connue et les voyageurs manquaient d’un guide sûr leur permettant de faire une visite détaillée. Lecointe de Laveau présente son ouvrage comme « une histoire matérielle de Moscou ». Bien qu’il présente la topographie de Moscou divisée en quatre parties que sont le Kremlin, Kitaj-gorod, Belyj-gorod 4. G. Lecointe de Laveau, Moscou…, p. 1.

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et Zemlânoj-gorod, il trouve plus clair de réunir tous les monuments et les établissements d’un même genre sous une même rubrique. Son ouvrage commence par un long précis historique et chronologique comprenant les principaux événements de l’histoire de la ville et du pays. Ses sources d’informations sont les premiers guides de Moscou en russe de la in du xviiie siècle, l’Histoire de Karamzin, des descriptions statistiques de Moscou du début du xixe siècle et quelques ouvrages de voyageurs des xviie-xviiie siècles. L’édition est illustrée de gravures au burin de Dmitrij Arkad’ev (voir ig. 3). Ce Guide du voyageur à Moscou, écrit par un émigré français qui admirait la nation russe et avait assisté aux événements de 1812, donna une certaine image de Moscou à toute une génération de voyageurs. Ils y trouvaient une ville riche en monuments historiques, dotée d’établissements de bienfaisance, de centres de commerce et d’industrie, « mise au rang des capitales de premier ordre par sa célébrité, sa grandeur et sa populaFigure 3 : G. Lecointe de Laveau, Guide du voyation » et conservant cependant son geur à Moscou, Moscou, 1824. Bibliothèque du goût et sa singularité nationale. musée d’État du Kremlin de Moscou (détail). La portée considérable de cet ouvrage se mesure à son inluence sur la culture russe et française. Le Guide de Lecointe de Laveau est devenu l’un des premiers guides de Moscou du xixe siècle. Pendant trois décennies, ce fut presque l’unique guide pour les français arrivant à Moscou et il a été souvent cité. Par exemple, nous retrouvons son empreinte dans la description de Moscou faite par Jacques-François Ancelot pour son livre Six mois en Russie. Comme l’a noté N. Speranskaâ5, des passages de ce guide 5. Н. М. Сперанская, « Н. Франсуа Ансело и его книга о России », dans Ф. Ансело, Шесть месяцев в России, Moscou, 2001, p. 15.

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réapparaissent aussi dans Le maître d’armes d’Alexandre Dumas qui a reproduit des extraits de Six mois d’Ancelot en décrivant le Kremlin. En 1824, le Guide du voyageur fut traduit et publié en russe par Sergej Glinka, écrivain et éditeur russe6. Cette traduction, très appréciée, fut rééditée cinq ans plus tard et devint une source pour plusieurs guides russes qui la citent souvent. Pour mesurer son impact sur l’opinion publique, il faut tenir compte du fait que les livres de ce genre étaient encore peu nombreux en Russie au début du xixe siècle. En 1835, soit onze ans plus tard, Lecointe de Laveau décida de publier une deuxième édition et changea le titre qui devint Description de Moscou, ce qui lui parut mieux convenir. Cette seconde édition fut enrichie de tableaux statistiques et d’une description des environs de Moscou. Dans l’avertissement, l’auteur exprime ses remerciements à Sergej Glinka pour sa traduction mais également son indignation envers un auteur inconnu d’un Guide de Moscou édité en russe en 1827. Dans ses citations, ce dernier renvoie au traducteur et non à l’auteur. Malheureusement ou heureusement, tel était désormais le sort de cette œuvre comme celui de la plupart des guides touristiques. Elle trouvait une deuxième vie dans les récits des voyageurs et dans leurs mémoires, sans aucune référence à la source. D’ailleurs, l’inluence entre les diférents genres de la littérature de voyage était réciproque. Tandis que des fragments des guides étaient utilisés par les auteurs des journaux de voyages, les créateurs des guides touristiques citaient parfois des passages tirés des récits de voyageurs célèbres. Ainsi la description de Moscou dans le guide de J. Bastin (1866) commence par des lignes de Mme de Staël écrites en 18127. La période qui suit 1830 est marquée par un accroissement du nombre des guides touristiques et une certaine modiication de ce genre qui correspond aux débuts du tourisme moderne. Le développement des techniques, l’extension du réseau de chemins de fer et l’accroissement des échanges commerciaux ouvrent une nouvelle époque pour les voyages. Les changements dans la société contribuent à l’avènement d’un nouveau type de touriste. Du voyage aristocratique réservé à un nombre limité de voyageurs, on passe au voyage touristique, ce qui amène des changements profonds dans la perception du voyage. Les distances se raccourcissent, les voyages deviennent plus accessibles aux couches moyennes et les destinations sont plus variées. Le développement signiicatif du phénomène touristique exigeait un nouveau type de guide 6. Лекуант де Лаво, Путеводитель в Москве. Изданный Сергеем Глинкою, сообразно французскому подлиннику г. Лекоента де Лаво ; С некоторыми пересочиненными и дополненными статьями, Moscou, 1824. 7. J. Bastin, Guide du voyageur à St-Petersbourg, ses environs immédiats et ses résidences impériales : Schlusselbourg et les îles du Ladoga, Moscou, Novgorod, Nijni-Novgorod, Kazan, Toula, Orel, Koursk, Kharkof, Poltava, Kief, Odessa, la Crimée, Réval, Riga, Narva, Viborg, Helsingfors, Varsovie etc. […], Saint-Pétersbourg, 1866, p. 297.

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touristique. Aux guides descriptifs analogues à des œuvres historiques et littéraires succèdent des ouvrages, au texte bien formalisé, donnant des informations brèves et pratiques. Les guides touristiques de la deuxième moitié du xixe siècle et, en particulier, du début de xxe, furent conçus comme des livres pratiques donnant les informations indispensables pour un étranger à Moscou : les passeports, la monnaie, les poids et mesures, le calendrier russe, les gares, les hôtels, les restaurants, les transports, etc. Dans la deuxième moitié du xixe siècle, les grandes collections européennes des guides : Murray, Baedeker et Joanne etaient déjà à la disposition des voyageurs. En Russie, dans la deuxième moitié du xixe siècle, un phénomène identique apparaît, à la suite des changements intervenus dans la vie sociale et économique après les réformes de l’empereur Alexandre II. La deuxième moitié du xixe et le début du xxe siècle sont marqués par un essor de l’édition de guides de Moscou. L’ancienne capitale de la Russie ofre aux voyageurs français des guides écrits notamment en français, comme ceux de Bastin et de Tastevin (voir ig.  4)8, ainsi que des traductions de guides russes adaptés aux voyageurs étrangers9. En dépit de la diversité des guides en français, toutes ces sources, qu’elles soient descriptives ou informatives, contribuent à donner une image stéréotypée de la deuxième capitale de la Russie que les récits des voyageurs ne faisaient que renforcer. Les guides et les récits étudiés témoignent de l’importance de Moscou pour un voyageur en Russie. Moscou est représentée comme « une ville aux murs blancs » (chez Baedeker), une ville «  légendaire  » (chez Dumas), Figure 4 : A. et F. Tastevin, Guide du voyageur à « fabuleusement splendide » (Gautier), Moscou, Moscou, 1897. Bibliothèque du musée « Moscou la Sainte » (Juliette Adam). d’État du Kremlin de Moscou. L’histoire, l’architecture, les coutumes 8. F. et A. Tastevin, Guide complet du voyageur à Moscou, Moscou, 1881. 9. Moscou en 1856. Description de cette capitale, tirée des meilleurs auteurs russes, Saint-Pétersbourg, 1856. Moscou et ses environs, rue et monuments. Nouveau guide de voyageur, Moscou, 1891.

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des habitants avaient contribué à la construction d’une image fabuleuse de Moscou. Baedeker, en 1897, constate qu’il est impossible de ne pas reconnaître à Moscou le caractère d’une grande ville, alors qu’elle « n’a aucune ressemblance extérieure avec n’importe quelle capitale de l’Europe »10. C’est la vue générale de Moscou qui suscite, au premier abord, l’interêt des voyageurs. Le panorama « vaste », « pittoresque », « poétique », frappe celui qui s’approche de l’ancienne capitale. Le guide de Bastin en 1866, airme que « de l’aveu de tout le monde, il est un des plus frappants et des plus grandioses que l’on puisse avoir en Europe »11. La comparaison avec Constantinople en raison de son immensité et de ses très nombreux clochers et tours qui ressemblent à des minarets est devenue un lieu commun. Outre ses dimensions, Moscou impressionne par les couleurs vives des coupoles peintes ou dorées de ses églises et des toitures des maisons peintes. Cette palette multicolore, qui la diférencie des villes anciennes de l’Europe dominées par le gris et le beige, frappe beaucoup les visiteurs dès qu’ils aperçoivent la ville de loin. Même le développement urbain du début du xxe siècle n’enlève rien de cette image enchanteresse et inoubliable de la ville. À cette époque, les très nombreux monastères et églises, avec leurs célèbres coupoles « en bulbe » et leurs croix plantées sur des croissants faisaient la gloire de Moscou. À cause de ces formes et de ces couleurs, l’image de la ville est perçue comme plus orientale qu’occidentale, plus asiatique qu’européenne, plus fabuleuse que réelle. Le style de l’architecture de Moscou est souvent considéré comme bizarre, mixte, « un mélange de tous les goûts asiatiques depuis l’Extrême Orient jusqu’à Byzance »12 comme le résume Victor Meignan en visitant Moscou lors de son voyage de Paris à Pékin (1876). Cette belle image de Moscou n’est accessible que de loin ou d’une hauteur. À l’approche de la ville, on l’admire du Mont des Moineaux ou du sommet de quelque clocher, comme ceux d’Ivan le Grand au Kremlin, du monastère Strastnoj ou Simonov. De ces points panoramiques, Moscou ressemble à un amphithéâtre fabuleux. Mais cette image disparaît lorsque le voyageur approche ; le bruit et la poussière de la ville suscitent alors son étonnement et son désagrément. C’est au cœur de la capitale des tsars, au Kremlin de Moscou que les voyageurs cherchaient à retrouver l’image qu’ils pouvaient se faire de la beauté fabuleuse de la ville. Si nous ouvrons un guide touristique de la in du xixe siècle, nous voyons que le lexique franco-russe du voyageur commence par la phrase : « Cocher, porte-moi au Kremlin ». Le Kremlin, le monument le plus attractif de Moscou, était considéré 10. Karl Baedeker, La Russie : manuel du voyageur : avec 14 cartes et 22 plans : manuel de langue russe édité à part, 2e éd. Leipzig/Paris, 1897, p. 257. 11. J. Bastin, Guide du voyageur…, p. 300. 12. Victor Meignan, De Paris à Pékin par terre […], Paris, 1876, p. 31.

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comme l’objectif prioritaire du voyageur visitant la ville (voir ig. 5). On le visite souvent à plusieurs reprises. On le décrit comme « un lieu saint pour la nation russe », « le cœur et l’âme de Moscou », « un monument entièrement historique » où « tous les trésors des tsars sont rassemblés ». Même le célèbre marquis de Custine qui, poursuivi par l’image funeste d’Ivan le Terrible, a laissé la description d’une forteresse ressemblant à un paysage de pierres, a noté que « le Kremlin vaut le voyage de Moscou »13. Quant à Juliette Adam, elle signalait qu’aucune comparaison, dans aucun de ses voyages, « n’avait en rien altéré le souvenir du Kremlin »14. Actuellement le Kremlin cumule les fonctions de résidence oicielle du président de la Fédération de Russie et de musée historique et culturel d’État. Toutefois, au xixe siècle, le Kremlin était considéré comme une partie intégrante de la ville, comptée comme un des quatre quartiers de l’arrondissement central de Moscou nommé

Figure 5 : A. et F. Tastevin, Guide du voyageur à Moscou, Moscou, 1897. Bibliothèque du musée d’État du Kremlin de Moscou.

13. Astolphe de Custine, La Russie en 1839 […], 3 t., Paris, 1843, p. 262. 14. Juliette Adam, Impressions francaises en Russie […], Paris, 1912.

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« Gorod ». Les guides du xixe siècle signalent que le Kremlin communiquait avec le reste de la ville au moyen de cinq portes. Plusieurs auteurs racontent la tradition ancienne de la porte Spasskie [du Saint-Sauveur] du Kremlin, conservée jusqu’à la révolution socialiste ; tout le monde se découvrait en passant au-dessous de cette porte et les étrangers ne manquaient pas de se conformer à l’usage général (voir ig. 6). Les monuments les plus visités au Kremlin par les voyageurs français de l’époque sont le Palais des armures nommé souvent le trésor du Kremlin, les cathédrales, la cloche « tsarine » et un énorme canon appelé « tsar ». C’est également le clocher d’Ivan le Grand, « la tour plus grande de Moscou » qui joue le rôle de point panoramique mentionné dans la plupart des sources étudiées. Les guides évoquent aussi les deux monastères du Kremlin, ses palais et les bâtiments de la couronne tels que le Sénat ou l’Arsenal devant la façade duquel les canons pris en 1812 étaient placés. Les souvenirs de 1812 étaient bien visibles au Kremlin, même plusieurs décennies après la guerre. Robert Calmon, venu à Moscou en 1883 pour la fête du couronnement

Figure 6 : J.Weiss, La tour Spassky [du Saint-Sauveur]. aquarelle, 1852. Musée d’État du Kremlin de Moscou.

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Figure 7 : J.Weiss, Le Kremlin vu du pont Kamenny [de Pierre], aquarelle, 1852. Musée d’État du Kremlin de Moscou.

d’Alexandre III, était guidé par le Manuel de voyageur de Baedeker. Bien que ce guide ait attiré son attention sur le canon du xvie siècle nommé « tsar », Calmon décida que ce dernier ne méritait guère la visite tandis que des canons français de moindre taille à côté de l’Arsenal « rappelait à un Français de douloureux souvenirs »15. Tout au long du xixe siècle, Moscou a bien changé. Les transformations les plus visibles se sont déroulées après les réformes d’Alexandre II qui ont provoqué des changements sociaux et économiques et ont amené un progrès industriel et urbain. Au début du xxe siècle, Moscou, avec une population de plus d’un million d’habitants, jouait le rôle de centre industriel de l’empire. Le visiteur de Moscou à cette époque-là pouvait voir une ville en pleine construction où les maisons d’un seul étage étaient remplacées par des bâtiments à plusieurs étages, où de nouvelles fabriques et usines étaient construites. Ces mutations ne pouvaient pas être ignorées par les auteurs de la littérature de voyage. Néanmoins les caractéristiques de cette évolution urbaine de Moscou, assez visibles en particulier à la 15. Robert Calmon, Trois semaines à Moscou. Mai-juin 1883, Paris, 1883.

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in de cette période, n’apparaissent presque pas chez les auteurs français. Tout en faisant connaissance de la Moscou industrielle, commerçante et universitaire, ils continuaient à rechercher la capitale ancienne des tsars russes. C’est pour trouver les traces d’une capitale historique et nationale, contrastant avec les atours européens de sa rivale du Nord, que les voyageurs français arrivaient à Moscou. C’est à Moscou que la vie nationale apparaissait sous son aspect le plus caractéristique. Les témoignages des visiteurs de Moscou contribuèrent à construire l’image de la ville et en même temps ixèrent les lieux et les monuments qui devaient entrer dans l’itinéraire des voyageurs français. Le Kremlin était considéré comme le monument plus important de la ville, dont la visite était un devoir. Le Kremlin du xixe siècle, privé de toute dimension politique, était perçu comme le symbole de l’histoire, de la spiritualité et de la culture russe (ig. 7 ci-avant). Formulée par les guides touristiques, consolidée par les récits des voyageurs, l’image de Moscou, ville fabuleuse, orienta dans une certaine mesure les voyages en Russie et exerça une inluence importante sur la formation de l’image de la Russie en France. Tatiana Balashova Musée d’État du Kremlin de Moscou

UNE SOURCE INÉDITE POUR L’ÉTUDE DES RAPPORTS FRANCO-RUSSES À LA BELLE ÉPOQUE

LE CARNET DE VOYAGE EN RUSSIE D’HENRI VEVER par

N. CHRISTINE BROOKES WILLA Z. SILVERMAN

ET

En descendant la Volga sur le bateau vapeur Tolstoï pendant les premières semaines d’août 1891, Henri Vever, en route vers Astrakhan, nous livre ses rélexions sur les autres passagers à bord, dans son admirable carnet de voyage1 : Il y en a plusieurs qui parlent français et qui sont très aimables, le temps passe ainsi très agréablement – on parle de Paris, des théâtres, de la littérature française, etc. En général, toutes ces personnes connaissent la France à fond, son histoire, etc., tandis que nous connaissons peu la Russie2.

Ce serait une lapalissade de dire que cette courte observation de la part de Vever révèle le grand décalage qui existait à l’époque entre les connaissances que les Français et les Russes avaient les uns sur les autres. Cependant on voit * H.V. : Smithsonian Institution, Freer Gallery of Art et Arthur M. Sackler Gallery Archives, Henri Vever Papers. ** Les auteurs tiennent à remercier MM. Philippe Lacarrière, Patrick Vever, et David Hogge, chef des archives aux Freer Gallery of Art and Arthur M. Sackler Gallery Archives, Smithsonian Institution, de leur aide et encouragement.  1. Ce carnet fait partie des Henri Vever Papers (Série 1, « Diaries, 1878-1901»), fonds détenu depuis 1988 par les Freer Gallery of Art and Arthur M. Sackler Gallery Archives, Smithsonian Institution, grâce au don de François Mautin, petit-ils d’Henri Vever. Pour une description détaillée de ce fonds, voir « Henri Vever : a inding aid to his papers at the Freer Gallery of Art and Arthur M. Sackler Gallery Archives », en ligne à l’adresse suivante : http://www.asia.si.edu/archives/inding_aids/vever.html. 2.  H.  V., carnet de voyage manuscrit (juillet-septembre 1891), annoté par François Mautin (F. M.), 8-12 août 1891.

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dans ce carnet, ainsi que dans la multiplication des récits de voyage de Français publiés à partir de la guerre de Crimée, un fort désir de la part de Français, tels que Vever, d’explorer cet empire des tsars, allié politique et militaire de la France dans une nouvelle Europe. Ain d’airmer ces nouveaux liens politiques, militaires et commerciaux, une commission privée française, confortée par le succès de l’Exposition universelle de 1889, organisa l’Exposition française à Moscou avec la bienveillance du gouvernement russe. Le but principal du voyage de Vever était de participer, en tant que maître bijoutier-joailler et patron d’un commerce parisien très réputé, à l’Exposition de Moscou, qui ouvrit ses portes en mai 1891. Il raconte, dans son carnet de voyage, ses impressions sur l’Exposition et, ce qui est d’un grand intérêt, l’exploration du territoire russe qu’il mena par la suite, allant de Moscou à Bakou, et ailleurs.

I. — Henri Vever, 1854-1942 Les « notes journalières»3 rédigées par Henri Vever témoignent d’une vie et d’une carrière remarquables, ainsi que d’une énergie et d’une curiosité pour les cultures étrangères qui sont manifestes tout au long de son voyage en Russie (voir ig. 1). Bijoutierjoailler de troisième génération, Henri Vever reprend en 1881, avec son frère Paul, le commerce de la rue de la Paix établi vers 1871 par leur père, JeanJacques Ernest. Les frères Vever commencent à se constituer une clientèle bourgeoise et aristocratique, française et étrangère, qui comprenait des membres de la cour impériale russe, ce qui fera de la Maison Vever, avec celle de Boucheron et Cartier, l’une des principales maisons parisiennes de bijouterie. En même temps, Henri Vever suit des cours à la fois à l’École

Figure 1 : Henri Vever, ca. 1895 (photo Léon Colson). Freer Gallery of Art and Arthur M. Sackler Gallery Archives, Henri Vever Papers.

3. H. V., 4, 6 novembre 1899. Outre le carnet de voyage de 1891 et un carnet rédigé par Henri Vever en 1878, les quatre carnets principaux (H. V., 1-4) constituant les Henri Vever Papers furent rédigés entre le 1er janvier 1898 et le 11 mars 1901.

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des beaux-arts, où il est admis ain d’étudier dans les studios de Gérôme et Millet, et à l’École des arts décoratifs. Avec une double formation de peintre et d’artisan de luxe – formations qu’il estimait poreuses – Henri Vever milite en faveur du renouveau des « arts industriels », un mouvement qui connaîtra sa pleine éclosion lors de l’Exposition universelle de 1900 sous la bannière de l’Art nouveau. Grand Prix de cette exposition, comme elle le fut de celle de 1889, la maison Vever soutenait le souhait de la IIIe République, en partie à travers l’établissement en 1882 de l’Union centrale des arts décoratifs (dont Vever fut, à partir de 1899, membre du conseil administratif ), de promouvoir l’Art nouveau en tant qu’art oiciel de prestige. Le régime républicain renouvelait et prolongeait ainsi une tradition du patronage par l’État d’un artisanat de luxe. Cette tentative rappelait, stylistiquement et politiquement, le patronage par Louis XV de l’art rococo et les échanges d’objets d’art de luxe entre la France et la Russie un siècle avant que Vever ne voyage en Russie. Maître bijoutier-joailler, commerçant, et aussi historien de la bijouterie4, Henri Vever assura également, avec ses collègues René Lalique et Frédéric Boucheron, d’importantes fonctions au sein de diverses associations professionnelles de bijoutiers, le rapprochant des milieux gouvernementaux. Il joua un rôle moteur dans la participation des bijoutiers-joaillers et orfèvres français à l’Exposition universelle de 1900, comme il l’avait fait lors de la World’s Columbian Exposition de 1893 à Chicago et de nombreuses autres expositions internationales. Henri Vever est également connu comme collectionneur d’art de première importance. Une amélioration sensible de sa situation inancière à la suite de son mariage en 1881 avec Jeanne Monthiers lui permit de constituer ses premières collections, ainsi que de devenir propriétaire du château de Noyers (Eure), village de Haute-Normandie dont Vever sera maire de 1896 à 1904. Amateur et patron des arts, il passe une partie de ses journées en visite chez les marchands d’art célèbres tels que Siegfried Bing (dont la galerie se situa dans le même immeuble, rue de la Paix, que la Maison Vever), Georges Petit et Paul DurandRuel, dans les expositions et dans les ventes à l’Hôtel Drouot. Vever est à l’aise dans des milieux artistiques variés ; il y côtoie régulièrement d’autres créateurs d’objets d’art haut de gamme (Paul Christole), des artistes qu’il emploie comme dessinateurs (Eugène Grasset), et d’autres collectionneurs. Figure inluente dans le monde de l’art au tournant du xxe siècle, Vever constitua une très importante collection d’art européen, où igurent une vingtaine de gravures de Rembrandt et de Dürer, des tableaux de l’École de Barbizon et des Impressionnistes, dont de nombreux Millet, Corot, Rousseau, Sisley, Jongkind, Monet et Renoir – et des sculptures de Rodin. 4. Henri Vever, La bijouterie française au xixe siècle (1800-1900), 3 t., Paris, 1906-1908.

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La vente de cette première collection en 18975 permit à Vever de se tourner vers l’Asie, ce qui témoigne de la vogue du japonisme parmi les amateurs français à la in du xixe siècle. Sa collection de milliers d’estampes japonaises, dont une trentaine furent données au Louvre en 18946, et d’objets d’art d’Asie (laques, netsuke, écrans, bronzes, gardes de sabres), dont la décoration inspira profondément sa propre création artistique, est parmi les plus complètes du monde7. En même temps, il fréquente des japonisants fervents tels que Gaston Migeon, conservateur au Louvre, et Louis Gonse, rédacteur en chef de la Gazette des beaux-arts. En compagnie de ses amis Siegfried Bing, le marchand d’art Tadamasa Hayashi et l’imprimeur Charles Gillot, il assiste aux dîners mensuels des Amis de l’art japonais. Après les objets d’art japonais, ce sont les arts décoratifs du monde islamique qui commencent à séduire Vever, ainsi que d’autres collectionneurs de l’art chinois et japonais, vers le tournant du xxe siècle. Vever s’intéresse en particulier aux arts du livre tels que les manuscrits calligraphiés, les reliures et les miniatures persanes du xive au xviiie siècle qu’il acheta dans les galeries et ventes aux enchères à Paris8. En 1912, il rédige avec un collègue le catalogue de l’exposition des arts persans et indiens du livre qui eut lieu au musée des Arts décoratifs9. Vever appréciait tout particulièrement les compositions ornées à base de lignes serpentines, les couleurs brillantes, les techniques d’enluminure et les textures variées de ces objets, qui lui semblaient ofrir des analogies pour ses propres recherches au sein du mouvement de l’Art nouveau. Si les expositions universelles, ainsi que des expositions spécialisées à Paris en 1893 et en 1903, commencèrent à familiariser le public français avec les arts décoratifs du monde islamique, le voyage en Russie entrepris par Henri Vever en 1891 fut en grande partie à l’origine de sa propre découverte de cette production artistique. À Samarkand, il est ébloui par le « revêtement émaillé » de la mosquée10 ; à Bakou, c’est le palais des Khans, « ancienne construction persane bien conservée avec grande 5.  Voir Collection H. V. (Henri Vever) : catalogue de tableaux modernes de premier ordre, pastels, aquarelles, dessins, sculptures dont la vente aura lieu Galerie Georges Petit, Paris, 1er et 2 février 1897. 6. Voir Évelyne Possémé et Geneviève Aitken, « Les estampes japonaises données au Louvre par Henri Vever », dans La revue du Louvre et des musées de France, t. 38/2, 1988, p. 138-147. 7. Voir Jack Hillier, Japanese Prints and Drawings from the Vever Collection, 3 t., London, 1976. Sur le point de vue d’Henri Vever à l’égard de l’inluence de l’art japonais sur l’Art nouveau, voir Henri Vever, « L’inluence de l’art japonais sur l’art décoratif moderne », dans Bulletin de la Société franco-japonaise de Paris, juin 1911, p. 109-119. 8. Voir A Jeweler’s Eye : Islamic Arts of the Book from the Vever Collection, éd. Glenn D. Lowry et Susan Nemazee, Washington (DC) / Seattle (WA), 1988. Sur la disparition et la redécouverte de la collection des arts islamiques d’Henri Vever, voir Aileen Vincent-Barwood, « he lost treasures of Henri Vever », dans Saudi Aramco World, janv.-fév. 1989, p. 12-17. 9.  Georges Marteau et Henri Vever, Miniatures persanes exposées au musée des Arts décoratifs, Paris, 1913. 10. H. V., carnet de voyage, 30 août - 3 septembre 1891.

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porte en pierre ciselée d’arabesques » qui attire son attention11. Il trouve vêtements et étofes également impressionnants : dans le bateau qui emmène Vever et sa femme sur la Volga, c’est le « turban vert et cafetan rayé » d’un mollah à bord qui retient son attention12 ; dans les quartiers musulmans de Samarkand, ce sont les « costumes multicolores », des « ravissants bonnets du pays un peu pointus d’une forme peu commune, brodés avec étofe multicolore », des « chemises de soie bariolée spéciale au pays », des « étofes de soie » et un « superbe khalat brodé » qui le fascinent13. Dans les bazars des quartiers musulmans de Tilis, Bakou et Boukhara, Vever note avec intérêt des poignards, des « courges aux formes bizarres (très bizarres même) et qui servent à contenir une sorte de tabac en poudre dont ils mettent fréquemment une pincée dans la bouche », et des « selles couvertes d’ornements »14. Il en rapporte textiles, tapis, céramiques et sacs brodés, dont il prêta certains par la suite à l’Exposition de l’art islamique de 1893, au palais de l’Industrie à Paris15.

II. — L’Exposition de Moscou L’Exposition de Moscou (dite aussi Exposition franco-russe) de 1891 est organisée à la fois dans le sillage du succès commercial de l’Exposition universelle de 1889 et dans le climat d’optimisme entourant les préparatifs de la ratiication de l’alliance franco-russe à partir de 1891. Comme de nombreux Français, Vever se montra particulièrement enthousiaste au sujet du rapprochement franco-russe, qui sortait la France de son isolement diplomatique vingt ans après la signature du traité de Francfort, et fortiiait le sentiment revanchard en France. Ce désir de la Revanche fut ressenti de façon particulièrement vivace chez Vever en raison de ses origines lorraines. Né à Metz en 1854, il avait seize ans lorsqu’il vit les troupes prussiennes assiéger sa ville, que son père aidait à défendre en tant que capitaine de la garde mobile. La famille Vever dut s’enfuir de Metz, passant par le Luxembourg ain d’atteindre Paris et de s’y établir. Se remémorant tristement la capitulation de Metz lors du trentième anniversaire de cette date, Vever conia la pensée suivante à son journal : Je n’oublie pas que c’est aujourd’hui l’anniversaire de la capitulation de Metz ! ! trente ans, déjà ! est-ce possible, et ma chère ville est-elle donc irrémédiablement perdue ?… Je voudrais vivre jusqu’au jour de la Délivrance !…16. 11. Ibid., 13-15 août 1891. 12. Ibid., 8-12 août 1891. 13. Ibid., 30 août - 3 septembre 1891. 14. Ibid. 15. Ibid. 16. H. V., 4, 28 octobre 1900.

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Considérant donc le rapprochement franco-russe sous l’optique de cette « délivrance » tant espérée, Vever, lors de son propre voyage en Russie, s’enthousiasma de la visite de la lotte française à Cronstadt, aux abords de SaintPétersbourg, du 23 juillet au 7 août 1891. L’accueil chaleureux réservé aux marins français, en l’honneur desquels on joue « La Marseillaise », bannie pendant longtemps en Russie à la suite de 1812, fut longuement commenté dans la presse des deux pays. Cocardier, Vever note avec ierté dans son journal le passage de l’escadre française à Moscou après son escale à Cronstadt : Les marins de l’escadre française sont attendus, les murs sont pavoisés, beaucoup de drapeaux français mêlés aux drapeaux russes, l’hôtel est plein de leurs, le perron est enguirlandé et dès le matin la foule stationne pour voir arriver nos oiciers – on les acclame, on les fête. Ils ont 8 ou 10 superbes landaus avec attelage à la russe à 4 chevaux de front tout pomponnés et enrubannés aux couleurs nationales, cocher en blouse rouge le chapeau garni tout autour de plumes de paon – c’est très chic17.

Autorisée par l’oukase impérial du 20 avril / 2 mai 1890, l’Exposition de Moscou fut ouverte oiciellement par le tsar Alexandre III au début de mai 1891 et close le quinze août de la même année18. Cette autorisation impériale, refusée antérieurement à la Belgique et à l’Allemagne, fut interprétée comme une nouvelle marque de la sympathie du tsar à l’égard de la France, constituant ainsi un patronage oicieux sinon oiciel19. Le calendrier de l’exposition fut établi en fonction de celui de la fameuse foire annuelle de Nijni-Novgorod, près de Moscou, dans l’espoir d’attirer à l’exposition moscovite une partie de l’intense activité commerciale dont la foire de Nijni se vantait. Selon Ernest Watbled, consul honoraire de la France, écrivant à Jules Roche, ministre du Commerce, de l’Industrie et des Colonies, l’exposition devait témoigner, à l’instar de celle de 1889 mais à une échelle plus réduite20, de « la grandeur légendaire de la France, de sa vitalité commerciale et industrielle, de ses progrès incessants »21. 17.  H. V., carnet de voyage, 5 août 1891. Sur la visite de la lotte française à Cronstadt, voir Jacques Kayser, De Kronstadt à Khrouchtchev : voyages franco-russes. 1891-1960, Paris, 1962, p. 13-28. 18.  Sur l’Exposition de Moscou, voir AN, F/12/4987, Exposition de Moscou, 1891  ; E. F., « L’Exposition française de Moscou », dans L’illustration, 17 janv. 1891, p. 64 ; « L’Exposition française de Moscou de 1891 », dans La nouvelle revue, 1er avril 1891, p. 449-460 et 1er août 1891, p. 604618 ; Auguste Moreau, Société des ingénieurs civils… L’Exposition française à Moscou en 1891, Paris, 1891 ; Georges Petit, « L’Exposition française à Moscou », dans La revue scientiique, 25 avril 1891, p. 529-531 ; Léon Plarr, La France à Moscou. Exposition de 1891, Paris, 1891 ; Anne Kraatz, Le commerce franco-russe : concurrence et contrefaçons de Colbert à 1900, Paris, 2006, p. 324-330. 19. G. Petit, « L’Exposition française… », p. 529. 20. Respectant le même système de classement général des produits que celui des Expositions universelles de 1878 et de 1889, l’Exposition franco-russe ofrait neuf groupes et trente-sept classes de produits. Les objets d’art produits par la Maison Vever faisaient partie du Groupe IV (« Tissus, vêtements et accessoires ») et de la Classe XVIII (« Orfèvrerie et bijouterie »). 21. AN, F/12/4987 : « Note sur un projet d’exposition française en Russie en 1891 ».

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Concédés par oukase impérial et aménagés aux frais des exposants français, les locaux de l’exposition étaient une propriété personnelle du tsar. Dominant un plateau surélevé, le champ de Hodynskij, cette propriété impériale se situait près du parc Petrovskij, un lieu chic de Moscou. Les locaux de 35 000 mètres carrés comprenaient une série de huit pavillons en fer, disposés en forme octogonale et reliés par des galeries consacrées, par exemple, aux beaux-arts et aux machines (voir ig. 2). Au centre de ces pavillons se trouvait

Figure 2 : plan général de l’Exposition française de Moscou en 1891. Bulletin de la Société des ingénieurs civils, octobre 1890.

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un jardin de 20 000 mètres carrés qui devint le site, lors de l’exposition, de panoramas, concerts, montagnes russes, fontaines lumineuses et autres divertissements. Des pavillons furent réservés aux cafés et aux restaurants, aux théâtres et aux concerts. À la diférence de l’Exposition universelle de 1889, placée sous l’égide du ministère du Commerce, de l’Industrie et des Colonies, l’Exposition de Moscou prit naissance entièrement grâce à l’initiative privée d’un groupe de commerçants et industriels. Ces commerçants voulaient promouvoir le commerce franco-russe, jusqu’alors largement devancé à la fois par les commerces anglo-russe et germanorusse et aussi combattre l’introduction frauduleuse en Russie de produits de contrefaçon – vins, soieries et lainages – supposés être de provenance française. Les organisateurs de l’Exposition franco-russe voulaient également chercher de nouveaux débouchés pour les produits français – « plus sûrs, moins coûteux »22 – en dehors de l’Empire colonial français, non seulement dans le vaste territoire de la Russie mais aussi dans une partie de l’Asie centrale. Ayant pour site Moscou, « ce trait d’union commercial entre l’Orient et l’Occident »23, l’exposition devait donc être, selon son règlement général, « commerciale, industrielle, agricole, et artistique ». Et patriotique et diplomatique aussi, l’un des buts de l’exposition étant de « répondre au courant de sympathies qui unit les deux peuples et les manifester hautement et en toute sincérité »24. Parmi les deux cent industriels français participant à l’Exposition iguraient des exposants de marque, producteurs d’objets de luxe tels que Vever, mais aussi Christole, Boucheron, Guerlain et Cliquot, qui visaient tout particulièrement une clientèle impériale, aristocratique mais aussi bourgeoise, friande du goût français25. Ces industriels espéraient en outre compenser par les ventes sur place à Moscou les frais du transport des produits (par mer de Dunkerque à Libau et ensuite par chemin de fer jusqu’à Moscou), les lourds frais douaniers, et d’autres charges qu’ils devaient assumer lors de leur voyage et séjour en Russie. Des crédits importants prêtés par les banquiers parisiens Jouanno et C ie aidèrent à faire face aux frais des exposants26. En fait, l’exposition occasionna de nombreuses commandes par la famille impériale et par l’aristocratie russe auprès des bijoutiers français tels que Louis Aucoc ils, héodore Bourdier, Louis 22. E. F., « L’Exposition française de Moscou de 1891… », p. 451. 23. G. Petit, « L’Exposition française… », p. 529. 24. E. F., « L’Exposition française de Moscou de 1891… », p. 459. 25. Sur le « triomphe » de la bijouterie française lors de l’Exposition de Moscou, voir Wilfried Zeisler, « Moscow, a “Far East” for the French art industries », dans Moscow : Splendours of the Romanovs, Monaco, 2009, p. 175-191. 26. Peu après l’ouverture de l’exposition, M. Jouanno a fait faillite, laissant sa place à un nouvel administrateur envoyé de Paris et ainsi augmentant le désarroi général entourant les débuts de l’exposition. Voir A. Kraatz, Le commerce franco-russe…, p. 326.

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Coulon et Cie, et Jacta ils. À Vever – dont la vitrine brille avec une collection de parures ornées de perles, saphirs et émeraudes et qui expose également « de ravissantes statuettes en argent, un cofret orné de camées anciens, une veilleuse de style oriental, un grand cadre en argent fondu […] d’une composition ingénieuse et du plus beau caractère »27, des lacons, éventails et bonbonnières – le tsar commanda un objet d’art en émail. Bénéiciant d’une clientèle russe importante ainsi que des investissements dans le marché russe, Boucheron ouvrit une succursale à Moscou en 189728. Toutefois, malgré ces succès symboliques, l’exposition, qui devait airmer « la force industrielle de la France, son génie national, et un progrès toujours croissant »29 se termina « en un iasco presque complet »30 en grande partie à cause d’une famine qui atteignit la plupart des campagnes russes durant l’année 189131. Située à Moscou, ville des tsars et du Kremlin et berceau du sentiment panslaviste, l’exposition ne put bénéicier du climat hautement francophile et cosmopolite de Saint-Pétersbourg, site de la majeure partie des expositions scientiiques et industrielles en Russie. De plus, l’oukase impérial du 27 mars 1891, ordonnant le déplacement des artisans et commerçants moscovites juifs de Moscou jusqu’à la zone de résidence au moment où les pogroms se déchaînaient sur l’empire russe, compliqua la venue dans cette ville des exposants français juifs, qui furent contraints d’obtenir une autorisation spéciale de Saint-Pétersbourg ain de pouvoir pénétrer dans le territoire russe32. Enin cette exposition, dont les attractions, selon La nouvelle revue, étaient « tout à fait insuisantes »33 n’accueillit que 800 000 visiteurs sur les deux millions attendus34.

III. — Le voyage en Russie (juillet-septembre 1891) De l’exposition peu réussie, Vever parle très peu, concentrant plutôt son attention sur un voyage qui le mena, avec sa femme Jeanne, de Saint-Pétersbourg à Nijni-Novgorod, de Nijni- Novgorod au sud à Bakou et à Tilis, pour enin arriver 27. « Vever », dans L. Plarr, La France à Moscou…, p. 284-285. 28. Voir W. Zeisler, « Moscow, a “Far East”… », p. 176-182. 29. E. F., « L’Exposition française de Moscou de 1891… », p. 604. 30. A. Kraatz, Le commerce franco-russe…, p. 324. 31.  Voir Léon Dru et E. Levasseur, La récolte de 1891 en Russie et l’Exposition française de Moscou, Paris, 1891. 32.  Voir George F. Kennan, he Fateful Alliance : France, Russia and the Coming of the First World War, New York, 1984, p. 73-74 et aussi la lettre du ministère des Afaires étrangères à Jules Roche du 22 avril 1891 (AN, F/12/4987). 33. E. F., « L’Exposition française de Moscou de 1891… », p. 617. 34. A. Kraatz, Le commerce franco-russe…, p. 239.

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à Samarkand, ville clé sur la route de la soie (voir ig. 3). Le 1er juillet 1891, Vever quitta Paris, passa par l’Allemagne, monta vers le nord à Copenhague pour ensuite atteindre Stockholm et la Finlande avant de traverser la frontière avec la Russie. Il alla tout de suite à Saint-Pétersbourg et y resta cinq jours (du 17 au 22 juillet 1891) avant d’aller à Moscou. Là il prit part à l’exposition et aux cérémonies oicielles

Figure 3 : Itinéraire du voyage d’Henri Vever en Russie (1891), extrait de son carnet. Freer Gallery of Art and Arthur M. Sackler Gallery Archives, Henri Vever Papers.

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qui célébrèrent l’Alliance pendant environ deux semaines (du 22 juillet au 5 août). L’exposition terminée, Vever prolongea son séjour en Russie et entreprit un voyage au cours duquel il descendit la Volga de Nijni-Novgorod (du 5 au 7 août) à son delta près d’Astrakhan (du 7 au 12 août). Vever et sa femme traversèrent la mer Caspienne pour arriver à la ville pétrolière de Bakou le 15 août. De là, ils irent un tour à Tilis et dans ses environs où Vever semble, étant donné la quantité de ratures dans son carnet, vouloir changer d’itinéraire. Au lieu de continuer vers Constantinople pour rentrer en France, il traversa la mer Caspienne de nouveau, cette fois-ci à l’est, ain de visiter Boukhara et Samarkand in août, début septembre. Ensuite, il revint à Bakou et Tilis, passa par Yalta, Sébastopol et Constantinople. À la in de son voyage, il se reposa pendant une semaine à Corfou avant de rentrer en France. Le voyage entrepris par Vever, comme Claude de Grève le constate, n’était pas facile à réaliser avant le milieu du siècle : « Le temps et l’argent à dépenser pour pareille expédition, le mystère qui enveloppait le pays n’incitèrent pas au “grand tour” avant longtemps… »35. Mais après le marquis de Custine et sa Russie en 1839, visiter l’empire des tsars était de plus en plus à la mode, surtout avec la création du bateau à vapeur et avec le développement des chemins de fer en France et en Russie pendant la deuxième moitié du xixe siècle. Parmi les voyageurs en Russie de cette période, on compte, pour ne citer que les plus connus, Alexandre Dumas père qui y va en 1858, ainsi que héophile Gautier qui y voyage à peu près en même temps. Indice de la russophilie croissante menant vers l’Alliance ainsi que de nouveaux moyens de transport, ce voyage en Russie devient plus fréquent et prosaïque pendant la deuxième moitié du xixe siècle – expéditions scientiiques et anthropologiques, rencontres diplomatiques et commerciales, séjours touristiques. De cette tendance, Vever est pleinement représentatif. Comme beaucoup d’autres voyageurs français, il visita les villes « incontournables » : la Saint-Pétersbourg de Pierre le Grand et de l’Ermitage, le musée devant lequel il s’extasie en disant « rien que ce nom me fait battre le cœur »36 ; le Moscou de Napoléon (les canons de la Grande Armée près de l’Arsenal du Kremlin, la « Colline des Moineaux » où « Napoléon et ses soldats aperçurent Moscou pour la première fois »37), le Moscou de la cathédrale de Saint Basile (« très orientale », « architecture bizarre spéciale »38 ) ; et, enin, la Nijni-Novgorod et sa grande foire aux carrefours de l’Europe et de l’Asie (où « il y a peu de chose à acheter, mais c’est extrêmement curieux comme population »39). 35. Claude de Grève, Le voyage en Russie. Anthologie des voyageurs français aux xviiieet xixe siècles, Paris, 1990, p. i-ii. 36. H.V., carnet de voyage, 20 juillet 1891. 37. Ibid., 28 juillet 1891. 38. Ibid., 26 juillet 1891. 39. Ibid., 6 août 1891.

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Dans cette Russie – celle qui est plus impériale, plus occidentale, bref plus « civilisée » selon Vever – il y a une étrangeté familière qui l’attire. Il y les églises orthodoxes avec des chants « splendides », « pas d’orgue, pas d’accompagnement, des voix seules, des voix d’enfants et d’hommes d’un timbre et d’une douceur inconnus, c’est merveilleux, c’est céleste et ma foi très émouvant »40 mais où « il n’y a ni chaises ni bancs »41, où les « marques extérieures de religion [sont] très exagérées. Signes de croix, prosternements, baisements des images »42, et où l’on boit, chose choquante (il y revient à deux reprises), de l’eau bénite43. Les musées l’impressionnent, pourvu qu’ils ne soient pas trop « russes ». Après avoir visité la salle de l’École lamande à l’Ermitage, il remarque, « [j]e suis sur le point de me trouver mal tellement c’est épatant quand une salle de l’École Russe me rappelle que je ne suis pas dans un autre monde, hélas »44. À la galerie Tret’âkov à Moscou, il n’y a que le peintre militaire Vasilij Vereŝagin qui l’intéresse, mais « les autres [sont] assez nuls »45. Enin, il note qu’aux activités du « tout Moscou », la « foule n’ [a] aucun respect ni pour le monde chic ni pour les gendarmes – les gens du peuple poussent, bousculent, se fauilent avec une opiniâtreté extraordinaire, ils se collent à vous et ils ont chaud ! Il faut le voir pour le croire, sans compter les parfums »46. Comme Dumas et Gautier, Vever semble parfois être ébloui par cette Russie, un mélange du familier et de l’extraordinaire. Comme d’autres voyageurs français en Russie, plus il s’éloigne des capitales d’une Russie « occidentale », plus il découvre une Russie étonnante, orientale, voire « barbare », à ses yeux. Déjà, à Nijni-Novgorod, il est très étonné de découvrir la foire, mélange d’ethnies, de vêtements, de produits et – il n’en est pas ravi – d’odeurs (« [s]auvons-nous car tous ces gens sont horriblement sales et sentent très mauvais ») et de puces47. Ensuite, en descendant la Volga sur son « superbe bateau », il est à la fois fasciné et dégoûté par cette même diversité : « [l]’étage inférieur est réservé aux 3e classes et il faut voir quelle population bizarre et variée on y rencontre – Persans, Tartars, Russes de toutes catégories –, c’est une vraie tour de Babel […] Il y a des gens à bonnets, à toques, à turbans, ce serait 40. Ibid., 19 juillet 1891. 41. Ibid., 2 août 1891. 42. Ibid., 27 juillet 1891. 43. Ibid., 19 juillet 1891, 20 juillet 1891. 44. Ibid., 20 juillet 1891. 45. Ibid., 28 juillet 1891. 46. Ibid., 30 juillet 1891. 47. Ibid., 6 août 1891. Vever remarque : « La population de Nijni qui est de 60 mille âmes […] en temps ordinaire atteint jusqu’à 300 mille pendant la foire – on y voit des gens de tous les pays – Persiens […], Chinois, Turcomanes, etc. – ceux qui nous frappaient le plus sont des espèces de Tartars moitié russes, moitié chinois comme tête et comme costume, il y en a des quantités – beaucoup de bonnets fourrés, beaucoup de gros bonnets sortes de turbans capitonnés – les bottes de tout modèle et de toutes couleurs en cuir, en peau, en fourrure même, et surtout en feutre ».

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très intéressant si c’est moins sale et moins rempli de vermine ». Il continue : « heureusement que l’accès du 1er étage leur est interdit »48. Dans ce tohu-bohu de cultures, il commence à noter la forte présence de l’islam, décrivant ainsi la idélité de ses pratiquants : Le soir, pendant que nous admirons le coucher du soleil, plusieurs de nos passagers de 3e cl[asse] qui sont musulmans se placent à l’avant du navire, et, se tournant vers la Mecque font leur prière […]. Cette prière en plein air sur le bateau, au milieu de ce paysage, faite avec conviction et sans s’occuper des voisins ne manquait pas de grandeur je vous assure49.

Et pourtant ces comportements religieux austères ne correspondent pas forcément à des mœurs rigoureuses. Plus loin, ayant évité les puces des Tartars et des Kalmouks à Simbirsk, il n’échappe pas aux jeunes femmes se baignant dans la Volga « sans costume », ce qui lui fait apercevoir que « la pudeur ne suit pas les mêmes règles dans tous les pays »50. Pour lui, la Volga – pas très loin de l’Oural – est le point de rencontre des mondes inconnus et des cultures étrangères. Déjà dépaysé, Vever note encore des bizarreries autour de la mer Caspienne. Près de Derbent, il remarque d’abord la solitude des rives de la Volga : « la côte est absolument dépourvue de végétation, seule […] sa ligne de poteaux télégraphiques qui s’enfonce droit dans la steppe rappelle qu’il y a par là des êtres vivants »51. Ensuite, c’est le pétrole, le « naphte » de la « ville asiatique » de Bakou où il fait une sorte de pétro-tourisme52 ; il y voit « la mer qui brûle » (qui rappelle, à coup sûr, Michel Strogof), des usines, des raineries53. Là, au sud, son récit est peuplé de signes de l’Orient : chaleur, chameaux, « femmes voilées », lépreux, marchés à denrées inconnues, mosquées, prières musulmanes. À proximité de Bakou, la diférence religieuse le bouleverse encore une fois, à la vue d’une cérémonie singulière : [a]u premier moment, nous croyons à des sacriices humains, ou à une exécution capitale, nous voulons fuir, mais un persan très aimable nous rassure, c’est la plus grande fête religieuse des persans et les fanatiques se donnent sur la tête des coups de sabre, le sang coule abondamment et ruisselle sur leurs vêtements blancs […]. [I]ls se frappent la tête avec leur main en chantant – certains se trouvent mal des suites de l’hémorragie, on les soutient tout pantelant, ils vont mourir dans un coin – la plupart s’en remettent paraît-il. Nous quittons ce lieu d’horreur tout oppressé, c’est un spectacle que nous n’oublierons de la vie54. 48. Ibid., 12 août 1891. 49. Ibid., 8-12 août 1891. 50. Ibid. 51. Ibid., 13-15 août 1891. 52. Ibid., 8-12 août 1891, 13-15 août 1891. 53. Ibid., 13-15 août 1891. La description de Bakou par le diplomate et critique littéraire russophile Eugène-Melchior de Vogüé fait écho à celle de Vever dans son carnet. Voir Eugène-Melchior de Vogüé, « La ville de feu », dans L. Plarr, La France à Moscou…, p. 75-83. 54. Ibid., 16-17 août 1891.

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Cette Russie ne cesse pas de le sidérer. À Samarkand, il exprime ce dépaysement qu’il ressent depuis longtemps : « Samarkand ! 15 000 kil[omètres] de Paris. Pays des mille et une nuits »55. Pour Vever, qui fait écho, certes, aux autres voyageurs français en Russie, ce voyage, c’est la recherche des lieux où se croisent les chemins d’Asie et d’Europe, le « civilisé » et le « barbare ». Parfois cette juxtaposition culturelle est frappante, comme le montre cette scène à Samarkand avec Vever, sa femme et un groupe de jeunes femmes : [l]a plupart prennent la fuite dès qu’elles nous voient, surtout dès qu’elles aperçoivent le petit appareil à photographier que je tiens à la main et qui leur fait une peur bleue. Le premier moment de sauvagerie passe et grâce au « perevodschik » [traducteur], elles s’apprivoisent un peu. Curieuses comme toutes les illes d’Ève, elles m’examinent et surtout la toilette de madame ; elles touchent, palpent, et deviennent farouches56.

La « sauvagerie » de ces « farouches » « ille d’Ève » fait contraste pour Vever avec la beauté exotique d’une autre femme rencontrée en route. En efet, Vever trouve celle-là « particulièrement jolie – on la dit juive du Caucase »57. Malgré une certaine diiculté d’adaptation, avec l’aide d’un traducteur (qui sait d’ailleurs cuisiner !) ces Français continuent – non sans diicultés – à sonder, approcher, explorer les terres lointaines et les cultures exotiques qui font partie de cet empire, ce nouvel allié. Le récit de Vever, émaillé de détails pittoresques et captivants, et dont le style est parfois télégraphique, montre le choc ressenti face à la nouveauté et à l’étrangeté de ce pays inconnu. Il est évident qu’il se sent étranger. Quelle belle surprise, donc, quand Vever se trouve face-à-face, dans ces mêmes territoires, à un autre Français ! En Géorgie – le pays actuel –, il croise, à deux reprises, le chemin du capitaine Paul Lancrenon, « un [F]rançais venu de Paris à Pétersb[our]g en vélocipède, puis descendu la Volga en périssoire, et qui maintenant traverse le Caucase à pied »58. Son jugement sur cet aventurier français ? « [R]entrer en France depuis Vladikavkas à cheval tout cela seul, sans guide, avec son bagage sous le bras et un appareil à photo – et on dira que les Français ne sont pas entreprenants »59. En fait, Vever emprunte l’appareil photo de Lancrenon pour prendre une photo d’un Géorgien croisé sur leur chemin (voir ig. 4)60. Conservée par la médiathèque 55. Ibid., 30 août - 3 septembre 1891. 56. Ibid. 57. Ibid., 13-15 août 1891. 58. Ibid., 19 août 1891. 59. Ibid. 60.  Voir le site web de la médiathèque de l’architecture et du patrimoine  consacré à «  Paul Lancrenon (1857-1922) : militaire de carrière et photographe amateur » à l’adresse suivante : http:// www.mediatheque-patrimoine.culture.gouv.fr/fr/archives_photo/visites_guidees/lancrenon.html.

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de l’architecture et du patrimoine, cette photo est une trace visuelle de cette rencontre fortuite dans le Caucase, que Lancrenon, lui aussi, mentionne dans son récit de voyage, Trois mille lieues à la pagaie, publié en 189861. En in de compte, il s’avère que ce carnet de voyage a un charme insolite. On y rencontre, évidemment, de l’attendu : phrases utiles en russe, dépenses, achats, connaissances faites lors du voyage. Il est souvent diicile à lire en raison de son petit format de carnet de poche. Cependant, dès que l’on arrive à le déchifrer, on s’étonne parfois des détails que l’on y trouve. Le lecteur devient témoin non seulement de l’Exposition de Moscou et du voyage de Vever à Figure 4 : Sur la route de Géorgie, photogtravers la Russie, mais aussi, grâce raphie prise par M. Vever. Portrait en pied à la richesse du récit, on découvre d’un homme. une Belle Époque des voyageurs français (bicyclettes, appareils photos, tramways, bateaux à vapeur) et une Russie en expansion (l’Exposition, le Transsibérien, l’industrie pétrolière). Le tout est vu à travers les yeux d’un individu qui appartient à la fois au monde de l’art, de la politique, de la diplomatie et du commerce. Doté d’une curiosité insatiable à l’égard du monde qui l’entourait, Ce fonds photographique conserve de nombreuses photographies prises par Lancrenon lors de son voyage. À plusieurs reprises dans son carnet, Vever, lui aussi, parle des photos qu’il prend lors du voyage. Ces photos n’ont malheureusement pas été conservées et il se peut qu’au moins certaines d’entre elles ne furent pas réussies, comme Vever le note : « j’en fais des photos mais ô terreur je vois que dans ma précipitation j’ai oublié d’ouvrir le volet de l’appareil – cinq plaques de perdues ! !… hélas ! hélas ! » (H.V., carnet de voyage, 13-15 août 1891). 61.  Voir Paul Lancrenon, Trois milles lieues à la pagaie : de la Seine à la Volga, Paris, 1898, p. 255. Le 19 août, Lancrenon décrit sa nouvelle connaissance : « Un Parisien, M. V…, joaillier de la rue de la Paix, que j’avais vu à Tilis, vient à passer avec sa femme dans une voiture et s’arrête pour m’ofrir une place à côté de lui. Je le remercie ; il a pris part à l’exposition de Moscou et voyage maintenant à grande vitesse, avec sept ou huit relais préparés d’avance ; mais tout en se traînant sur la route, la tortue franchira le Caucase, tandis qu’arrivé à Kasbek le lièvre devra rebrousser chemin ».

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Vever se souvint pendant longtemps, ainsi à l’occasion d’une visite à l’église russe de Paris en mars 1899, de « notre beau voyage en Russie »62. Bref, c’est un récit singulier et révélateur d’une période charnière entre les deux pays et qui se prête à de multiples lectures et usages. N. Christine Brookes Central Michigan University

Willa Z. Silverman he Pennsylvania State University

62. H.V., 3, 13 mars 1899.

III LES FRANÇAIS DANS LA VIE ARTISTIQUE ET CULTURELLE RUSSE

AUGUSTE-RENÉ SEMEN, IMPRIMEUR, ÉDITEUR ET MARCHAND-LIBRAIRE PARISIEN À MOSCOU par

Anna MARKOVA

La présence de libraires et d’imprimeurs français à Moscou dans le premier tiers du xixe  siècle est un phénomène bien connu. Ceux-ci se sont souvent installés dans la rue Kuzneckij most (rue du Pont-des-maréchaux-ferrants (voir ig. 1 ci-après), ce qu’évoquent, d’ailleurs, ces célèbres vers tirés de Горе от ума [Le malheur d’avoir trop d’esprit], d’Aleksandr Griboïedov : А все кузнецкий мост и вечные французы, Откуда моды к нам, и авторы, и музы, Губители карманов и сердец. [Du pont des Maréchaux ces éternels Français Nous passent leurs auteurs, leurs muses et leurs modes ; Ils ravagent nos bourses et nos cœurs.]

L’imprimeur à qui nous devons la première édition de cette comédie considérée comme un classique de la littérature russe était lui-même un Français installé rue Kuzneckij most. Il s’agit d’Auguste Semen qui, vers 1833, date de publication de la comédie, était un grand imprimeur, libraire et fondeur de caractères reconnu par les amateurs de l’époque pour son excellence dans l’art typographique (voir ig. 2 ci-après). Malgré l’intérêt constant accordé aux ouvrages publiés par Semen, dont témoigne l’attention portée par les collectionneurs pour ses éditions de classiques russes et de livres illustrés présents dans de récentes ventes aux enchères1, il n’y a pas de travaux entièrement consacrés à Auguste Semen et à ses livres2. * AM Lunéville : archives municipales de Lunéville ; CGIAM : Archives centrales historiques d’État de Moscou. 1. Voir, par exemple, le catalogue de vente de Sotheby’s, Russian and Continental Books and Manuscripts Including Science and Medicine, Londres, 2007, n° 92, 94 et 105. 2.  L’activité de Semen a été partiellement étudiée dans le cadre de travaux d’histoire du livre : Алексей Сидоров [Aleksej Sidorov], История оформления русской книги [L’histoire de

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Figure 1 : vue du Pont-des-maréchaux-ferrants dans la première moitié du xixe siècle. Москва : Иллюстрированная история в 2-х т. [Moscou : histoire illustrée en deux tomes], t. I : С древнейших времен до 1917 г. [De l’époque ancienne jusqu’en 1917], Moscou, 1985.

Les activités d’Auguste Semen comportant de multiples facettes, nous avons pris le parti de n’en privilégier aucune en particulier. Nous présenterons la vie et l’œuvre d’Auguste Semen dans toute leur complexité. Semen arriva à Moscou dans les toutes premières années du xixe siècle. Les premières mentions le concernant remontent à 1809, date de l’ouverture de l’imprimerie de Vsevoložskij. Fonctionnaire au conseil des Afaires étrangères et bibliophile, Nikolaj Sergeevič Vsevoložskij (1772-1857) jouissait d’une énorme fortune et avait l’ambition de créer la meilleure maison d’édition de Russie et, dans la présentation du livre russe], Moscou, 1964 ; Юрий Герчук [Ûrij Gerčuk], Эпоха политипажей [L’époque des polytypages], Moscou, 1982 ; А Ш ц [Abram Šicgal], Р г а ш [Les caractères russes d’imprimerie], Moscou, 1985 ; Раиса Клейменова [Raisa Klejmenova], Книжная Москва первой половины xix в [Le livre à Moscou, dans la première moitié du xixe siècle], Moscou, 1991. Parmi les articles spécialisés citons Борис Модзалевский [Boris Modzalevskij], « Август Иванович Рене-Семéн [Auguste-René Semen] », dans Печатное искусство [L’art typographique], 1903, n° 10-11, p. 321-323  ; Петр Дружинин [Petr Družinin], « К биографии типографа и издателя Августа Семена [Matériaux pour la biographie d’Auguste Semen, imprimeur et éditeur] », dans Книга. Исследования и материалы [Le livre. Recherches et matériaux], t.  72, 1996 et Анна Маркова [Anna Markova], « Август Семен, типограф, словолитчик, издатель [Auguste Semen, imprimeur, fondeur de caractères et éditeur] », dans Библиофилы России [Les bibliophiles de la Russie], t. IV, Moscou, 2009. On peut signaler aussi un article publié en France : L. de Grandmaison, « Un imprimeur parisien à Moscou : Auguste Semen (1781(?)-1862) », dans Bulletin de la Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, 1953, p. 51-54.

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Figure 2 : photographie d’Auguste Sémen vers la in de sa vie. Б. Модзалевский, « Август Иванович Рене-Семен… », p. 322.

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ce but, il demanda à Semen d’acheter des presses et des caractères typographiques à Paris. C’est dans ce contexte qu’on retrouve la plus ancienne mention du nom de Semen ; il s’agit, en efet, de la lettre d’envoi adressée au prince Aleksandr Kurakin, ambassadeur de Russie à Paris. Ce document ne porte pas de date, il est néanmoins possible de le rapporter au mois de novembre ou de décembre 1809, date indiquée sur le volume de correspondance du prince dans lequel la lettre est conservée. Dans ce document, Vsevoložskij présente sa nouvelle imprimerie et le rôle de Semen dans ce projet : Ayant créé à Moscou une nouvelle imprimerie, telle que notre Patrie n’en a encore jamais connue et souhaitant atteindre le même degré de perfection que cet art atteint dans d’autres contrées, j’ai investi une grande somme d’argent en pensant autant à l’intérêt de tous qu’à mon intérêt personnel, j’ai envoyé le porteur de cette lettre, monsieur Semen à Paris, je lui ai conié de commander des caractères russes chez les Didot et [Joseph-Gaspard] Gillé, aussi bien que d’emmener des maîtres habiles, un graveur, un fondeur, etc. Je prends la liberté de le mettre sous votre protection, d’abord, parce qu’il est un sujet de l’empereur de Russie et aussi comme c’est une personne honnête à laquelle je m’intéresse et à qui j’ai conié une grande partie de mes biens3.

L’ouverture de l’imprimerie et l’acquisition des équipements coûtèrent à Vsevoložskij 150 000 roubles4. Compte tenu du prix moyen d’une imprimerie à Moscou au début du xixe siècle, qui était de 5 à 10 000 roubles, il paraît tout à fait logique que, deux ans après son ouverture, cette imprimerie soit devenue, avec ses onze presses typographiques, la plus grande imprimerie privée de Moscou. À Moscou, au début du xixe siècle, on ne peut pas encore parler de division stricte des métiers d’éditeur et d’imprimeur. En réalité l’imprimeur était amené à assumer plusieurs fonctions : faire fondre des caractères, préparer l’édition des 3. « Зделав в Москве новое заведение Типографии, такой каковой в Отечестве нашем еще никогда не бывало. и соревнуясь достигнуть до таковаго же совершенства, до какова дошло сие искусство в других землях; я употребил на сие большой капитал, имея в предмете столько пользу общую, сколько и собственный прибыток; и для сего отправлен мною в Париж податель сего письма Господин Сèмèн, которому препоручил я заказать российския буквы у Дидота и Жиле, а притом чтоб он вывез с собою искусных художников, как то Гравера, литейщика и проч. Я буре смелость поручить Его вашему покровительству во первых как поданного Российского Императора а потом, как человека честного, в коем я беру живейшее участие и которому поручена знатная часть моего имущества ». L’original du document en russe est conservé au département des Sources écrites du Musée historique d’État, coté ОПИ ГИМ. Ф. 3. Оп. Ст. Е.х. 265. Л. 223-223об : . Cité d’après Петр Дружинин [Petr Družinin], « История написания и издания книги Историческое собрание списков кавалерам четырех российских императорских орденов [L’histoire de la création du livre La collection historique des listes des chevaliers des quatres ordres russes impériaux] », dans Николай Бантыш-Каменский [Nikolaj Bantyš-Kamenskij], Списки кавалерам российских императорский орденов [Les listes des chevaliers des ordres russes impériaux], Moscou, 2006, p. 33-35.  4. Р. Клейменова, Книжная Москва первой половины xix в.…, p. 100.

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ouvrages et s’occuper de la difusion dans sa propre librairie ou auprès d’autres libraires. Rien n’empêchait, d’ailleurs, la spécialisation dans le domaine technique, ce qui fut le cas de Vsevoložskij, qui se consacra aux travaux d’impression. C’est à Auguste Semen que Vsevoložskij conia la réalisation de ses objectifs ambitieux et il l’engagea pour prendre la tête de l’imprimerie. On peut s’interroger sur les raisons d’un tel choix. Quelle pouvait être l’histoire de cet étranger pour qu’on lui ait conié la direction d’une si grande imprimerie ? Dans les travaux russes, on qualiie Semen d’habile maître parisien lorsqu’il arrive à Moscou âgé d’environ vingt-sept ans5. Quelles avaient été sa vie et sa formation en France et de quel milieu était issu ce maître ? La connaissance de cette partie de la vie de Semen est encore lacunaire. Toutefois, nous en avons des traces grâce aux recherches de Louis de Grandmaison et par des documents d’archives récemment découverts. Auguste Semen naquit à Paris en 1781. En l’absence de son acte de baptême, détruit dans l’incendie de 1871 des archives de Paris, on peut reconstituer cette date en se référant à l’acte de décès, le 8 mars 1862 à Lunéville (Meurthe-etMoselle). Ce document précise que Semen à l’époque de sa mort était âgé de 80 ans6. Il est issu d’une famille parisienne ; son père, Louis-René-Pierre Semen, installé rue Saint-André-des-Arts, était maître graveur. Dans divers actes de 1809 à 18137, il est désigné comme employé à l’administration de la Loterie, mais il était également éditeur de cartes géographique, cette dernière charge étant étroitement liée à l’activité de son ils. De son union avec hérèse Bellanger naquirent une ille, Marie-Antoinette-hérèse et deux ils, Auguste-René et Guillaume-François. Ce dernier, né le 1er septembre 1782, décédé à Paris le 31 janvier 1813, fut graveur-géographe attaché au dépôt de la Guerre. Il participa au projet de la description cartographique de l’Égypte, notamment en collaborant au Plan particulier de l’île de Roudah, du vieux Kaire et de Gizeh8. Parmi les cartes de petit format exécutées par Guillaume-François Semen, citons la Nouvelle carte politique et itinéraire de l’Espagne et du Portugal9 et la Nouvelle carte politique et itinéraire 5. Voir Ю. Герчук, Эпоха политипажей…, p. 29. 6. AM Lunéville, 2 E 3/69. Je tiens à remercier vivement Bernadette Gérard, archiviste aux archives de Lunéville, des recherches qu’elle a faites pour retrouver ce document.  7. L’acte de naissance de son petit-ils, Augustin-Gabriel-Louis Semen, du 7 octobre 1809 (cité par Louis de Grandmaison, « Un imprimeur parisien à Moscou… », p. 51) et l’inventaire après décès de son ils, Guillaume-François Semen, le avril 1813, AN, Minutier central des notaires, ET/ LXXXIII/753. 8. Jacotin, Leceane et Simonel, Environs du Kaire. Plan particulier de l’île de Roudah, du vieux Kaire et de Gizeh, 1000 mètres, gravé par Chamouin et Semen, [s. l.], [s. n.], [vers 1810], 950 x 600 cm (BNF, département des Cartes et Plans, GE BB- 233). 9. Vicente Toiño de San Miguel, Nouvelle carte politique et itinéraire de l’Espagne et du Portugal : avec la nouvelle division des cartes en 51 provinces, Semen sculp., [Paris], Hyacinthe Langlois, 1823, 45 x 57 cm (BNF, département des Cartes et Plans, GE D- 26980).

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de l’Italie10. Sans aucun doute, sa réalisation la plus connue et la plus importante fut la Carte d’Europe où sont tracées les limites des empires […] d’après les derniers traités de paix, composée par Pierre Lapie et gravée par G.-F. Semen en 1812. Cette carte, dont Semen fut également éditeur11, est composée de six planches de cuivre, qui furent conservées, avec les vingt-cinq exemplaires de ladite carte, tirés sur papier grand aigle, chez le graveur, jusqu’à sa mort. Grâce à l’inventaire après décès (acte du 6 avril 1813), nous connaissons en efet le prix de cet ensemble, qui s’élève à 6000 francs ; cette mention révèle aussi l’estime dans laquelle on tenait alors les réalisations de Guillaume-François Semen12. Quant à Auguste Semen, la partie parisienne de son itinéraire présente aussi de nombreuses zones d’ombre, mais nous savons au moins qu’il aurait été apprenti imprimeur chez l’imprimeur-libraire Hugues Barbou13. Ce dernier, spécialisé dans les éditions de classiques, fut en activité de 1790 à septembre 1808, date à laquelle il céda son fonds à Jacques-Auguste Delalain. Il mourut peu de temps après. Il n’est pas exclu qu’une fois le travail de Semen chez Barbou terminé en 1808, ce dernier ait eu l’intention de lancer sa propre activité et qu’il soit à ce moment parti à Moscou. Rien ne permet de l’airmer, mais c’est une hypothèse séduisante. Semen n’était pas le premier imprimeur français à partir en Russie au xixe  siècle ; à cette époque, sur le marché du livre de Moscou, on rencontre également Maurice-Gérard Allart, André Lemoine, Auguste et Charles Urbain14. En 1809, Semen prit donc la tête de l’imprimerie Vsevoložskij. Huit ans plus tard, en 1817, elle fut rachetée par l’État pour la direction générale des Écoles et fut transférée à Saint-Pétersbourg. Dans ce laps de temps, cent ving-huit ouvrages furent publiés, pour une moitié des auteurs russes, pour l’autre des traductions et des publications en langues étrangères : allemand, français, grec et latin. Les diférents caractères utilisés par Vsevoložskij sont présentés dans le catalogue des fontes, publié en 1810 sous le titre de Collection de diférentes écritures pour servir de modèle. Un tiers de la production est constitué par des ouvrages de belles lettres, le reste se répartissant entre l’histoire (28 livres) et la médecine (11 livres)15. 10. Nouvelle carte politique et itinéraire de l’Italie, gravé par Semen, Paris, Hyacinthe Langlois, 1821, 58 x 57 cm (BNF, département des Cartes et plans, GE C- 3514). 11. Voir Pierre-François-Félix-Joseph Giraud, À la mémoire de Guillaume-François Semen […] Adieux prononcés sur sa tombe, Paris, 1813. 12.  AN, Minutier central des notaires, ET/LXXXIII/753. Je remercie très chaleureusement Vincent Bouat, conservateur aux Archives nationales, de m’avoir signalé ce document.  13. L. de Grandmaison, « Un imprimeur parisien à Moscou… », p. 52. 14. Voir Vladislav Rjéoutski, La librairie française en émigration : le cas de la Russie (deuxième moitié du xviiie - début du xixe siècles), 2005, en ligne à l’adresse suivante : http://classiques.uqac.ca 15.  La statistique de la production de cette imprimerie a été établie par R. N. Klejmenova, Книжная Москва первой половины xix в.…, p. 101. Pour l’histoire de l’imprimerie Vsevoložskij, voir également П. Дружинин, « История написания и издания книги… », passim.

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Une des premières commandes importantes à l’imprimerie Vsevoložskij fut la publication d’un recueil de lettres de Pierre Ier, empereur de Russie, aux Apraksin, Собрание собственноручных писем государя императора Петра Великого к Апраксиным [Le recueil des lettres écrites par l’empereur Pierre le Grand aux Apraksin], préparé par N. N. Bantysh-Kamenskij et sorti des presses en 181116. La parution de ce livre assura la réputation de l’imprimerie auprès de la clientèle haut placée grâce à Bantysh-Kamenskij qui le recommanda au comte N. P. Rumâncev, celui-ci ayant l’intention de publier un recueil de chartes et de traités d’État russes : « la clarté du style des caractères, la qualité du papier et l’assiduité de Semen, cet étranger qui dirige cette imprimerie, mettent cet atelier à la hauteur de toutes les autres entreprises typographiques »17. Cette recommandation porta ses fruits et, en 1812, on lança la préparation du recueil des chartes et des traités dont la direction scientiique fut coniée à BantyshKamenskij. C’est à Auguste Semen que nous devons la conception de la mise en page et la mise en texte du premier volume du livre. Pourtant, il fut obligé d’interrompre le travail entrepris pour cet ouvrage pendant deux ans : en septembre 1812, au moment de la campagne de Russie, et peu avant l’entrée de Napoléon à Moscou, Auguste Semen et sa famille furent placés en résidence surveillée à Nijni-Novgorod avec d’autres étrangers considérés comme « suspects ». Ils ne purent revenir à Moscou qu’en octobre 1814, un an après la publication du premier volume du Recueil. Durant l’occupation de Moscou par Napoléon, la plupart des imprimeries furent fermées. En ce qui concerne l’imprimerie Vsevoložskij, elle devint l’Imprimerie impériale de la Grande Armée et fut réutilisée par les Français pour la publication de leurs proclamations et bulletins. La guerre et surtout le grand incendie endommagèrent beaucoup les imprimeries de Moscou, dont les presses typographiques étaient en bois (ce n’est qu’à la in des années 1810 qu’on voit apparaître les presses en métal, dans les plus riches imprimeries). Ainsi, pour une seule imprimerie, celle du Saint Synode, les pertes ont été estimées à 18 000 roubles18. La libération de Moscou permit aux ateliers de se relever, mais certaines imprimeries ne purent reprendre leurs activités. Vsevoložskij décida en 1817 de vendre l’imprimerie et les équipements. Avec la fermeture de cette imprimerie s’achève la première étape de la carrière de Semen à Moscou. 16.  Николай Бантыш-Каменский [Nikolaj Bantyš-Kamenskij], Собрание собственноручных писем государя императора Петра Великого к Апраксиным [Le recueil des lettres écrites par l’empereur Pierre le Grand aux Apraksin], Moscou, 1811. 17. « Чистотою литер, добротою бумаги и тщанием под управлением иностранца фактора Семена все другие здешние типографии превышает  ». Cité d’après 400 лет русского книгопечатания : Русское книгопечатание до 1917 года [400 ans de l’édition russe : édition russe jusqu’en 1917], dir. А С о о [Aleksej Sidorov], t. I, Moscou, 1964, à la p. 31. 18.  Борис Орлов [Boris Orlov], Полиграфическая промышленность Москвы. Очерк развития до 1917 года [L’industrie du livre de Moscou. Essais sur son développement jusqu’en 1917], Moscou, 1953, p. 117.

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Le 8 août 1818, Auguste Semen entra à l’imprimerie du Saint Synode, grâce à la protection du prince P. S. Meŝerskij, qui était conseiller secret actif et « ober-prokuror »19 du Saint Synode. Le 21 janvier de l’année suivante, Semen obtint le premier rang civil de 14e classe de la table des rangs, celui d’enregistreur du collège. Vers 1818, cette imprimerie comptait trente-deux presses (avant la guerre de 1812, il y en avait vingt) et comportait également une fonderie de caractères. Semen assuma les fonctions d’inspecteur des travaux typographiques pendant quarante-deux ans, jusqu’à son retour en France en 1857, et accéda au rang de conseiller du collège (le rang civil de 6e classe). En reconnaissance de ses services, il reçut de l’empereur les décorations suivantes : Saint-Stanislas (1836) ; Sainte-Anne, 3e classe (1846) ; Sainte-Anne, 2e classe (1853), et Saint-Wladimir (1856). En 1837, Semen fut anobli par l’empereur. Parallèlement il fonda, en 1818, sa propre imprimerie, pour laquelle il obtint le droit de s’ailier à l’Académie impériale médico-chirurgicale de Moscou (voir ig. 3). Pendant longtemps, suivant B. L. Modzalevskij, on situa cet événement en 1820 ; cette erreur répétée ensuite par les historiens de l’édition provient du fait que ce dernier se fonda sur ses entretiens avec la veuve d’Alexandre Semen, ils d’Auguste. Grâce aux documents d’archives, nous avons pu établir la date exacte de la création de l’imprimerie de Semen ; c’est le 7 mars 1818, que le ministre des Afaires religieuses et de l’Instruction populaire, le prince A. N. Golitsyn, signa le document fondant cette imprimerie20. En se mettant au service de l’Académie impériale médico-chirurgicale, Semen recherche une clientèle stable et un statut qui le place au-dessus des autres imprimeurs. C’est grâce à Vsevoložskij, qui dirigea l’Académie jusqu’à 1817, que Semen obtint vraisemblablement ce poste. Depuis son installation à Moscou, vers 1809, celui-ci avait consolidé sa position dans la société par son mariage avec la belle-ille de Vsevoložskij, Adèle Melez, qui lui donna en 1812 deux enfants, Marie et Alexandre, et par son entrée dans une loge maçonnique, en 1810, sous la protection de son beau-père. Nous en avons des témoignages dans la lettre du gouverneur de Moscou, F. V. Rostopčin, adressée au ministre de la Police et datée de 20 janvier 1813 : Le Français Semen qui assure la direction de l’imprimerie N. S. Vsevoložskij est une personne maligne et intelligente ; il appartient à la secte des illuminés, tout comme le libraire Maurice-Gérard Allart. Il a fait plusieurs tentatives d’organiser une loge21. 19. En Russie, le conseiller secret actif occupe la 2e classe dans la table des rangs civils ; cela correspond au grade de général en chef ; l’« ober-prokuror » est le représentant de l’empereur au Saint Synode. 20. Les documents d’archives concernant cette afaire sont conservés aux CGIAM dans le fonds de l’Académie médico-chirurgicale de Moscou, sous la cote ЦГИАМ, fonds n° 433, opis n° 9. L’édition de la requête de Semen pour l’ouverture de l’imprimerie et la demande de son ailiation à l’Académie est donnée dans А. И. Маркова, « Август Семен… ». 21. « Француз Семен, употребленный в типографии Н. С. Всеволожского, человек хитрый и умный, принадлежит, так как и книгопродавец Аллар к секте иллюминатов. Он покушался много раз завести ложу […]  », cité et traduit d’après Николай Дубровин [Nikolaj Dubrovin], Отечественная война в письмах современников [La guerre patriotique dans les lettres des contemporains] (1812-1815), t. XLIII, Saint-Pétersbourg, 1882, p. 483.

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Figure 3 : seconde lettre de demande d’ailiation à l’Académie médico-chirurgicale (datée du 29 novembre 1817). Seule la signature de Semen est autographe. Archives historiques centrales de la ville de Moscou (CGIAM), fonds n° 433, opis n° 9, dossier n° 32.

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P. A. Drujinin a découvert le diplôme de la loge maçonnique « La Palestine », délivré à A. Semen le 1er mars 181222. L’histoire de l’appartenance de Semen à ce mouvement philosophique a été retracée par A. I. Serkov : En 1810, à Moscou, arrive Auguste-Charles de Lagarde chevalier de Mésance […], qui fréquentait une loge maçonnique de Saint-Pétersbourg. Il rassemble autour de lui un cercle de marchands étrangers et de jeunes francs-maçons russes. La loge « la Félicité » se tenait dans l’hôtel particulier de Vsevoložskij dans la rue Pretchistenka23.

À propos de l’ouverture de l’imprimerie de Semen, Modzalevskij écrivit : Il l’équipa et la porta à un tel niveau de perfection qu’un grand nombre d’éditions moscovites y furent imprimées ; seuls Selivanovskij24 et l’imprimerie de l’université rivalisèrent avec Semen pour la quantité des commandes ; par contre, ils lui cédèrent en qualité25.

Bien qu’il paraisse diicile d’analyser l’ensemble des éditions produites par ces imprimeries, cette airmation correspond au moins aux intentions de Semen : dans la demande d’ailiation de son entreprise qu’il adressa à l’Académie médicale, il écrivit qu’il avait l’intention d’ouvrir une imprimerie comparable à celle de Vsevoložskij, bien que moins grande et, pour cela, il avait acquis des caractères typographiques à Paris et à Leipzig26. Parmi les premiers livres parus en 1818 sous l’adresse « Москва : в типографии Августа Семена при Медико-хирургической академии » [« Moscou : de l’imprimerie d’Auguste Semen, imprimeur de l’Académie impériale médico-chirurgicale »], évoquons trois titres. Il s’agit des Épreuves des caractères, vignettes et polytypages […], d’un recueil populaire de recettes pour se soigner, Полный, настоящий простонародный российский лечебник [Les méthodes russes populaires de traitement contre les maladies] et d’un recueil poétique de Василий Жуковский [Vasilij Jukovskij], Для немногих [Für Wenige]. En les prenant à titre d’exemple, il est possible de cerner les caractéristiques de l’imprimerie Semen, qui se retrouvent tout au long de son activité. 22. П. Дружинин, « К биографии типографа и издателя Августа Семена… », p. 211-216. 23. « Во 2-ой половине 1810 г. в Москву прибыл Огюст Шарль де Лагард шевалье де Мезанс […] бывший член петербургской ложи « Палестина ». […] Постепенно, вокруг Мезанса сложился круг, состоявший из иностранных купцов и русских молодых масонов : Н. С. Всеволожский, книгопродавец М. Н. Аллар, А. И. Семен, которые образовали новую ложу Благополучие (Блаженство), заседавшую в доме Всеволожского на Пречистенке », cité et traduit d’après Андрей Серков [Andrej Serkov], Русское масонство. Материалы и исследования [La rancmaçonnerie russe. Les matériaux et les recherches], Saint-Pétersbourg, 2000, n° 4, p. 76. 24. Semen Ioannikievič Selivanovskij fut un grand imprimeur, fondeur des caractères et éditeur qui a lancé son afaire sous Catherine II et a réussi à bien la poursuivre malgré « le silence des presses » qui suivit l’oukase de l’impératrice sur la fermeture des imprimeries libres. 25. Б. Модзалевский, « Август Иванович Рене-Семен »…, p. 6. 26. CGIAM, fonds n° 433, opis n° 9, dossier n° 21, fol. 1-1v.

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Concernant les Épreuves des caractères…, soulignons ici que la publication d’un recueil de ce genre, juste après l’ouverture de l’imprimerie, montre que cette dernière accorde une grande importance à la présentation des ouvrages (voir ig. 4 ci-après). Ce n’était pas négligeable en Russie à cette époque où, pour réaliser un beau livre, on devait utiliser un papier, des caractères et des encres de bonne qualité. Par ailleurs, Semen publie diférents ouvrages liés à la médecine, selon les modalités de son accord avec l’Académie médicale, où il s’engage en ces termes : […] Je m’engage à publier pour l’Académie les diverses feuilles volantes : les listes d’état de service, les tables pour les examens, les horaires des cours, les étiquettes pour la pharmacie et caetera, sans demander de rémunération de l’Académie, en dehors du prix du papier […] En ce qui concerne les ouvrages de l’Académie, je les imprimerai au même prix que demanderaient d’autres imprimeries libres, à la diférence près que je suis garant de la rapidité de l’exécution, de la qualité et de l’exactitude de l’impression27.

En efet, on retrouve un grand nombre de thèses d’étudiants en latin, des manuels et des études des diférentes maladies, et même des discours prononcés lors de l’inauguration de monuments en l’honneur de médecins. Bien que cette partie de sa production soit abondante, le nom de Semen est surtout célèbre, dans l’histoire du livre russe, en raison des livres d’écrivains russes contemporains qu’il publia. Parmi les éditions les plus intéressantes igurent : Vasilij Jukovskij, Für Wenige (1818) ; Alexandre Pouchkine, La fontaine de Bakhtchisaraï (1824), le deuxième chapitre d’Eugène Onéguine (1826) (voir ig. 5 ci-après), Boris Godounov (1826), Les tsiganes (1827), Les frères brigands (1827) ; Evgenij Baratynskij, Les poésies (1827, 1835), Crépuscule (1842) ; Denis Davydov, Les poésies (1832) ; et Aleksandr Griboïedov, Le malheur d’avoir trop d’esprit (1833)28. 27. « […] обязуюсь печатать для академии всякие отдельные листы, как то : для формулярных списков, таблицы для экзаменов, расписания для лекций, этикеты для аптеки и тому подобные, не требуя за сие от академии никакой платы, кроме бумаги, сколько для чего когда нужно будет. — А относительно до издаваемых от академии книг и сочинений, то и сии буду печатать по такой точно цене, за какую бы и другие вольные типографии взялись оные печатать, с тою только разницей, что я обязуюсь отвечать как за скорость, так и за особенную пред другими типографиями чистоту и исправность в печатании », ibid. 28. Pour la commodité de lecture, on mentionne les titres en français ; tous ces livres, sauf exception, furent imprimés en russe : Василий Жуковский [Vasilij Jukovskij], Для немногих [Für Wenige] (édition russe-allemande, 1818) ; Александр Пушкин [Alexandre Pouchkine], Бахчисарайский фонтан [La fontaine de Bakhtchisaraï] (1824), Вторая глава Евгения Онегина [Eugène Onéguine] (1826), Борис Годунов [Boris Godounov] (1826), Цыганы [Les tsiganes] (1827), Братья-Разбойники [Les rères brigands] (1827) ; Евгений Баратынский [Evgenij Baratynskij], Сборники стихотворений [Les poésies] (1827 et 1835), Сумерки [Crépuscule] (1842) ; Денис Давыдов [Denis Davydov], Стихотворения [Les poésies] (1832) ; Александр Грибоедов [Aleksandr Griboïedov], Горе от ума [Le malheur d’avoir trop d’esprit] (1833).

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Figure 4 : Épreuves des caractères, vignettes et polytypages de l’imprimerie et fonderie d’Auguste Semen, imprimeur de l’Académie impériale médico-chirurgicale, Moscou, 1818. Bibliothèque d’État de Russie, МК РЕ VI.4/4.1464.

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Telles sont quelques caractéristiques des premières impressions de Semen. Par la suite, en dehors des livres de médecine et d’œuvres d’auteurs classiques russes, il publia des ouvrages de belles-lettres, des livres d’histoire, des manuels de langues étrangères, des dictionnaires. Il n’existe pas de catalogue exhaustif des monographies imprimées par Semen, mais on estime que cela représente neuf cent quatre-vingt douze titres29. Semen collabora activement avec les écrivains et les libraires. Le plus illustre exemple fut son travail avec un historien, critique littéraire et journaliste, Nikolaj Alekseevič Polevoj dont il publia les œuvres 30 et, entre 1825 et 1834, la revue bimensuelle scienti fique et littéFigure 5 : Alexandre Pouchkine, Eugène Onéguine, deuxième chapitre, Moscou, 1826. Bibliothèque raire, Московский телеграф [Le scientifique de l’université d’État de Moscou Télégraphe de Moscou]. De 1835 M. V. Lomonossov, Réserve des livres rares et manusà 1843, les deux hommes, l’un en crits, 1 Rg 5785, n° 247095. tant que rédacteur en chef, l’autre en tant qu’éditeur, entreprirent la publication d’une revue généraliste richement illustrée, où étaient publiés des récits de voyages et des textes sur les activités scientifiques, industrielles et artistiques de différents pays, Живописное обозрение [La revue pittoresque]. Les bois gravés furent commandés à Londres. Ce fut l’une des premières revues de ce type qui suivait l’exemple réussi du Penny Magazine, paru pour la première fois en 1832. Dans l’introduction du premier numéro, Semen précise que sa revue n’est pas une copie de la publication anglaise : 29. Р. Н. Клейменова, Книжная Москва первой половины xix в.…, p. 109. 30. Parmi les livres de Polevoj, imprimés par Semen, il y a des livres d’histoire et des ouvrages littéraires : Речь о невещественном капитале [Le discours sur le capital spirituel], 1828 ; История русского народа [L’histoire du peuple russe], 1829-1833 ; Русская история для первоначального чтения [L’histoire russe pour les premières lectures], 1834, et d’autres.

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Notre Živopisnoe obozrenie va réunir les meilleurs aspects de Penny Magazine et d’autres revues de ce genre, tout en s’adaptant aux besoins du public russe. […] Les textes ne seront pas de simples traductions, mais ils seront rédigés en tenant compte du contexte culturel et intellectuel des lecteurs russes31.

Prenons d’autres exemples de collaborations ; citons la publication du Guide du voyageur à Moscou, édité avec G. Le Cointe de Laveau et orné de planches gravées par D. Arkad’ev (1824)32 et un livre illustré ayant pour sujet les personnages féminins de Georges Sand, Галерея женщин Жорж Занда [La galerie des femmes de George Sand] (1843), co-édité avec un marchand-libraire de chromolithographies russes, V. V. Loginov. Dans son travail d’édition, Auguste Semen privilégiait surtout les guides et les livres illustrés. Dans cette dernière catégorie se range une belle édition des monuments anciens de Moscou, Памятники московской древности [Les monuments de Moscou ancien], imprimée en 1842-1845, pour laquelle Semen it appel à trois personnalités russes célèbres : un historien et archéologue, I. M. Snegirev, qui rédigea le texte ; un peintre et architecte, F. G. Solncev, qui prépara les dessins d’après les originaux conservés au Kremlin ; et l’ancien gouverneur de Moscou, D. V. Galitsyne, qui fournit l’argent nécessaire à la préparation de l’ouvrage. Évidemment, le livre ne pouvait être dédié qu’à l’empereur Nicolas Ier. On y trouve plusieurs illustrations, notamment des reproductions des anciens plans de Moscou, aussi bien que des fac-similés de manuscrits anciens et de nombreuses planches. Pour l’impression des images, Semen it appel aux ateliers de lithographies de Moscou et de Paris. Par exemple, la planche représentant une page du psautier, manuscrit de Boris Godounov, a été réalisée par l’atelier de chromolithographie d’Engelmann et Graf, à Paris (voir ig. 6). Il y a encore un domaine de l’édition qui intéressa Semen, celui des livres pour enfants. Dans les années 1840, il édita Библиотека для чтения [La bibliothèque de lecture], un des premiers périodiques spécialisé dans les méthodes d’apprentissage des enfants. L’ouvrage était imprimé en six livraisons par an ; les trois premières destinées pour parents et aux précepteurs, comportaient des traductions et des analyses des meilleurs systèmes européens d’éducation ; les trois autres étaient une sorte de bibliothèque pour le jeune public où l’on retrouvait des textes classiques, comme l’Histoire d’Hérodote, l’Iliade et l’Odyssée. Auguste Semen est lui-même l’auteur d’un curieux ouvrage où il présente sa méthode pour enseigner le russe, Новые усовершенствованные литеры для русского алфавита или удобнейшее средство учиться чтению и письму Русскому [Les caractères typographiques nouveaux et améliorés, ou le moyen pratique d’apprendre à lire et à écrire en russe] (1833). Dans ce livre, Semen retrace l’histoire de 31. Живописное обозрение, t. 1, 1835, première partie, p. 2. 32. Voir la contribution de Tatiana Balashova dans ce même volume.

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Figure 6 : Памятники московской древности… Planche représentant une page du psautier, manuscrit de Boris Godounov, réalisé par l’atelier de chromolithographie d’Engelmann et Graf, à Paris. Bibliothèque scientiique de l’Université d’État de Moscou M. V. Lomonossov, Réserve des livres rares et des manuscrits, Остр. X 6/11, n° 4252.

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l’alphabet et propose de changer les lettres cyrilliques par les caractères romains (« j’ai refusé les innombrables Azy, Buki, et je les ai appelés simplement A, B [… pour] faciliter et rendre plus court l’apprentissage de base » et mettre en valeur l’apprentissage des langues étrangères, si nécessaires à l’époque33. Pour illustrer sa méthode, Auguste Semen a mis plusieurs exemples dans son livre, comme celuici : « L’on a demandé à un monsieur quelle est la diférence entre un homme cultivé et un malappris ? Il a répondu : c’est la même diférence qu’entre un médecin et un malade »34. D’après Semen, cette méthode a permis d’apprendre à quelques soldats à lire et à écrire en russe en trois mois. En outre, l’imprimeur écrivit : « quelle fête pour les imprimeries, elles pourront utiliser directement les beaux caractères Didot, ou commander les plus beaux caractères de toutes les capitales de l’Europe »35. Cet ouvrage surprenant permet de mieux comprendre les intentions et les intérêts de Semen ; il nous fait également découvrir un certain nombre de renseignements sur sa vie. Ainsi, au début du livre, il raconte son service militaire pendant lequel il apprit à des soldats à lire en russe et il relate son voyage en France, en passant par Leipzig. Soulignons que les déplacements de Semen n’ont jamais été mentionnés dans les travaux des historiens russes. Auguste Semen ne rencontra pas de problèmes particuliers avec la censure. Étant franc-maçon, il publia en 1823, sous forme d’un manuel de langue italienne, un texte interdit, Scelta di alcune lettere di Jacopo d’Ortis – Jacopo d’Ortis est un personnage d’un roman d’un poète italien Ugo Niccolo, participant au mouvement des carbonari –, après l’interdiction complète de toute activité maçonnique en Russie par l’oukase d’Alexandre Ier de 1er août 1822 ; il échappa au Comité de la censure. Parmi tous les livres imprimés par Semen, un seul fut interdit. Il s’agit d’un poème de S. Glinka paru en 1828, Поэма о нынешних происшествиях или воззвание к народам о единодушном восстании против турок, подражание Вольтеру [Le poème des événements actuels où l’appel aux peuples à manifester contre les Turcs, à l’imitation de Voltaire] (1828) (voir ig. 7). À propos de cet ouvrage, le ministre de l’Instruction publique, le comte K. A. Liven écrivit : « dans les circonstances actuelles, il serait indécent de faire paraître cette poésie, d’ailleurs, elle ne contient rien d’intolérable par rapport aux règles de la censure »36. Bien 33.  Новые усовершенствованные литеры для русского алфавита…, p.  7-8 : «  я отбросил бесконечные : Азы, Буки, а просто назвал : А, Б […] чтобы облегчить и сократить первоначальное учение ». 34.  « Spraшivali u odnogo, kakoe razliчie on nahodit mejdu prosvesчennыm чelovekom I nevejeю ? Tot otveчal : toчno takoe, kakoe nahodim mejdu lekarem I bolnыm ». 35. Новые усовершенствованные литеры…, p. 16 : « какое торжество для типографий, тогда прямо могут печатать красивыми Дидотовскими литерами, или получать самые красивые шрифты из всех столиц Европы ». 36. « При нынешних обстоятельствах неприлично было бы выпустить в свет стихотворение, впрочем, оно не заключает в себе ничего собственно противного цензурным правилам ». Cité

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que ce jugement fut peu sévère, tout le tirage de quatre cents exemplaires fut conisqué par le Comité de la censure et Semen envoya à l’auteur la facture de cent cinquante-cinq roubles37. Dans l’histoire du livre russe, les éditions de Semen sont traditionnellement considérées comme le modèle du style Empire. Cela tient pour beaucoup au fait que Semen possédait également une fonderie de caractères  ; en 1826-1830 elle se trouvait avec l’imprimerie dans la rue Kislovka, en l’hôtel particulier de Lang (le bâtiment est conservé, son adresse actuelle est 6, rue Malyj Kislovskij). À Semen revient le mérite d’avoir adapté le dessin des lettres de Didot introduites en Russie. Au début, il utilisa les caractères cyrilliques fabriqués par les Didot eux-mêmes et il les it faire pour d’autres imprimeries de Moscou. Il collabora, par exemple, avec l’imprimerie de l’Université impériale de Moscou. Grâce aux recherches de R. N. Klejmenova, nous savons que durant la période allant de 1813 à 1849, l’université commanda chez les Didot des matrices, des poinçons, des ornements typographiques, souvent par l’intermédiaire de Semen. Néanmoins, il retravailla les Figure 7 : С. Глинка, Поэма о нынешних caractères pour rendre les происшествиях…, Moscou, 1828 : exemlettres cyrilliques plus lisibles. plaire conservé du tirage détruit. Bibliothèque Deux catalogues des caracscientiique de l’Université d’État de Moscou tères  sont parvenus jusqu’à M. V. Lomonossov, Réserve des livres rares et des manuscrits, 1 Rg 5624, n° 344463. nous  : Épreuves des caractères, d’après Лев Добровольский [Lev Dobrovolskij], Запрещенная книга в России 1825-1904 [Les livres interdits en Russie 1825-1904], Moscou, 1962. 37. Р. Клейменова, Книжная Москва первой половины xix в.…, p. 157.

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vignettes et polytypages de l’imprimerie et fonderie d’Auguste Semen, imprimeur de l’Académie impériale médico-chirurgicale (1818) et Épreuves des caractères, vignettes et polytypages de l’imprimerie et fonderie d’Auguste Semen, imprimeur de l’Académie impériale médico-chirurgicale et inspecteur de la typographie du Saint-Synode (1826). Ces catalogues bilingues sont extrêmement rares. Les exemplaires de la Bibliothèque d’État de Russie sont conservés dans leur condition d’origine : les couvertures de papier légèrement teinté et orné d’un large encadrement et les tranches dorées nous montrent toute l’importance de ces recueils pour Auguste Semen, qui considérait la création des caractères comme un art et non comme un artisanat. Sur la quatrième de couverture du recueil de 1826 sont indiqués les livres pour les étrangers à Moscou qu’on pouvait acquérir chez Semen. Dans cette liste, sont mentionnées les Épreuves des caractères ; la description indique que le livre a été imprimé sur du papier ordinaire et sur du papier vélin pour le tirage limité, ce qui laisse à penser que Semen recherchait des commandes de personnages haut placés. En outre, les Épreuves de 1818 ont été dédiées à Alexandra Fedorovna (Charlotte de Prusse), femme du futur empereur Nicolas Ier («  Hommage à Son Altesse Impériale la grande-duchesse Alexandrine  » imprimé en or sur la page d’avant-titre). À la in du catalogue de 1826, Semen a publié en français un avertissement à propos de ses caractères ; nous reproduisons ici le texte entier : L’édition du livre d’épreuves que j’ai fait paraître en 1818 étant épuisée, je l’ai réimprimé aujourd’hui et j’y ai ajouté les nouveaux caractères, russes, français, allemands et arméniens dont j’ai fait depuis l’acquisition. Les caractères arméniens, gravés à Moscou sur les caractères de Venise, ont été fondus dans ma fonderie et ne se trouvent que chez moi. Le nombre de mes matrices s’élève à plus de quatre mille. Cette collection est maintenant complète et si l’on desiroit un caractère neuf pour l’impression d’un ouvrage soigné, je puis l’établir d’après la commande, en moins de deux mois. Je me chargerai en outre de l’exécution et de la confection de tableaux d’administrations, de tous formats et sur la plus grande dimension. Une expérience de vingt années dans l’imprimerie a Moscou me met à même de pouvoir promettre garantie, zèle et sécurité, dans tous les travaux qui me seront coniés. Mes prix sont modérés ; on en trouvera le tableau imprimé au comptoir de mon atelier. A. S. Moscou, août 1826.

La production de Semen était bien représentée chez les libraires français et russes et dans sa propre librairie, rue Kuzneckij most. On a déjà évoqué le fait que cette rue était le rendez-vous des libraires français ; ajoutons ici que durant la campagne de Russie, elle ne subit pas beaucoup de dommages parce qu’elle était protégée par la garde de Napoléon. Au début des années

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1820, la rue Kuzneckij most devint une rue commerçante, et c’étaient les Français qui possédaient la plupart des boutiques, dont des librairies. « C’est ici où les livres furent exposés pour la première fois dans les vitrines », écrit le bibliographe A. Govorov, «  entre les libraires de la rue Nikolskaâ et de Kuzneckij most, où, comme l’on disait, entre les orthodoxes et les Français il y avait une vraie guerre »38. Dans la librairie Semen, en plus des livres l’on pouvait trouver d’autres articles : des globes terrestres et célestes, des cartes géographiques, des modèles d’écriture et des lithographies. Semen vendait également des encres, du papier et des crayons à papier, ce qu’indique une annonce sur le quatrième de couverture du Catalogue général des livres en vente dans la librairie Semen au pont des Maréchaux (1830). À la même adresse se trouvait sa bibliothèque de prêt. Son apparition est étroitement liée à son deuxième mariage ; dans les années 1820, il épousa Charlotte Bouvat avec laquelle il eut trois enfants, Louise (1824-1902), Franz (1826-?) et Georges (1827-?). En 1827, son beau-père, I. Bouvat lui transmit sa collection de livres qui comportait environ six mille volumes et qui fut la base du cabinet de lecture Semen. En 1830, le Catalogue général des livres fut publié ; on y trouve 5350 titres, français pour la plupart, mais aussi les conditions d’inscription et de prêt des ouvrages. Ainsi l’on pouvait obtenir un abonnement d’un mois pour cinq roubles ou d’un an pour quarante-cinq roubles. Les lecteurs pouvaient commander jusqu’à soixante livres d’un coup, il suisait juste de laisser une caution de vingt-cinq à deux cents roubles, en fonction du nombre de volumes. Les clients se trouvaient dans tout l’empire et les livres étaient acheminées par la poste aux frais du lecteur. Dans le journal Московские ведомости [Le bulletin de Moscou], de 1830, le comte Šalikov écrit : […] dans cette belle collection, en dehors des livres nouveaux, on trouvera des œuvres assez importantes, aussi bien celles qui en raison de leur grand nombre de volumes et de leur prix élevé ont été toujours exclues des bibliothèques de lecture, et qu’on n’a pas dans d’autres bibliothèques de ce genre. Parmi les ouvrages anciens il y a ceux qui sont rares même en France39.

À ce jour, il reste impossible de dire ce qu’est devenu cette collection et s’il y avait un ex-libris particulier qui garde les traces de sa provenance. 38. Александр Говоров [Aleksandr Govorov], История книжной торговли [L’histoire de la librairie], Moscou, 1976.. 39. « Кроме новых книг, найдут в сей прекрасной коллекции сочинения весьма важные, равно как и те, которые за большим числом томов и за дорогою ценою до сих пор исключались из библиотек для чтения, и которых по этой причине все еще нет в других подобных библиотеках. Между старинными изданиями есть такие, которые редки даже во Франции », dans Московские ведомости [Le bulletin de Moscou], 1830, n° 53, p. 2389.

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ANNA MARKOVA

1845 fut la dernière année d’existence indépendante de la iliale moscovite de l’Académie médico-chirurgicale40 ; en juin de cette année, elle fut agrégée à la faculté de médecine de l’Université impériale de Moscou. Le 1er octobre 1846, Auguste Semen vendit l’imprimerie avec tout le fonds à Charles Joly, un dentiste attaché au premier corps des cadets de Moscou41. Deux ans après, l’imprimerie et la librairie furent rachetées par une grande maison d’édition française à Moscou, Gauthier & Monighetti, ce qui modiia les orientations de la maison, comme l’a relevé N. G. Martynova-Ponâtovskaâ : Les Gauthier n’ont pas limité exclusivement leur activité au commerce d’ouvrages étrangers ; ils vendaient aussi des livres russes en choisissant systématiquement le meilleur de ce qui était sur le marché du livre à Moscou. Lorsqu’ils reprirent l’imprimerie Semen, les Gauthier commencèrent eux-mêmes à publier des livres russes42.

D’après les conditions imposées par Semen en 1846, l’imprimerie devait garder le nom du fondateur, et ainsi, jusqu’à la in des années 1850, on voit paraître les livres avec mention « dans l’imprimerie de A. Semen ». L’activité d’imprimeur de Semen fut reprise par son ils, Alexandre, qui fut employé à la Typographie du Saint Synode et qui, dans les années 1840, ouvrit sa propre imprimerie, rue Soijskaâ, chez Argamakov. Comme son père, il se consacra à la fabrication des caractères typographiques et, en 1848, il publia son catalogue des épreuves des caractères, vignettes et polytypages, Образцы шрифтов, виньетов и политипажей, находящихся в типографии Александра Семена [Les épreuves des caractères, vignettes et polytypages se trouvant à l’imprimerie Aleksandr Semen]. La vie des autres enfants de Semen reste encore peu connue. On sait que son ils cadet et le seul qu’il eut de sa troisième femme, Antoinette-Élisabeth Constans, Auguste (1835-189?), enseigna à l’Institut Lazarev des langues étrangères. Pour conclure, remarquons qu’Auguste Semen a su conserver les acquis de l’imprimerie française de cette époque, les intégrer à un milieu culturel diférent et les développer de façon remarquable. Les fontes réalisées dans sa fonderie furent 40. L’acte de dissolution fut signé le 1er janvier 1845 ; voir Александр Прейсман [Aleksandr Prejsman], Московская медико-хирургическая академия [L’Académie médico-chirurgicale de Moscou], Moscou, 1961, p. 16. 41. Б. Модзалевский, « Август Иванович Рене-Семен… », p. 6. 42. « Ни один из Готье не ограничивал свою книжную торговлю иностранными изданиями, но всегда охотно торговал и произведениями русских типографий, систематически отбирая лучшее, что было на московском книжном рынке. Позднее, когда типография Семена перешла в 1848 г. в их руки, они сами стали издавать русские книги », dans Н. Мартынова-Понятовская [N. Martynova-Ponâtovskaâ], Материалы к истории французской книжной торговли в Москве [Matériaux pour l’histoire de la librairie française à Moscou], dactyl., s. l., s. d., p. 154.

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estimées par les typographes contemporains ; ses caractères russes furent employés par un imprimeur célèbre de Saint-Pétersbourg, A. F. Smirdin, et par l’imprimerie du département de l’Instruction populaire43. Les œuvres des classiques russes, A. Pouchkine, E. A. Baratynskij, A. S. Griboïedov, D. V. Davydov et de plusieurs autres auteurs furent publiés par Semen sous une forme irréprochable. Anna Markova École nationale des chartes

43. А. Шицгал, Русский типографский шрифт…, p. 114.

PIOTR DOUBROVSKI ET LA COMMUNAUTÉ D’ÉMIGRÉS FRANÇAIS DE SAINT-PÉTERSBOURG (1797-1812) par

Vladimir A. SOMOV

Tous ceux qui s’intéressent aux fonds français conservés en Russie connaissent bien le nom de Piotr Petrovitch Doubrovski (1754-1816). Ce bibliophile russe constitua, à la in du xviiie siècle, une collection unique de manuscrits contenant une documentation riche sur l’histoire de France. De nombreuses études sont consacrées aux manuscrits précieux provenant de cette collection. Par contre, la personnalité de Doubrovski, le réseau de ses connaissances, l’histoire de ses acquisitions souvent mystérieuses n’ont pas été suisamment étudiées. Dans ce domaine, notons les travaux de Tamara Voronova, ancienne conservatrice des manuscrits occidentaux à la Bibliothèque nationale de Russie1, de l’académicien Sigurd Schmidt, qui entreprit une série de recherches pour montrer la place de Doubrovski dans la culture russe de l’époque2, ainsi que ceux d’Annie Charon, qui suivit les acquisitions efectuées par Doubrovski lors de la vente de Loménie * AVPRI / АВПРИ  : Archives de la politique extérieure de l’empire russe  ; RNB ms  : Bibliothèque nationale de Russie, département des Manuscrits. 1. Т. П. Воронова, «  П. П. Дубровский-первый хранитель “Депо Манускриптов” Публичной библиотеки », dans Археографический ежегодник за 1980 год, Moscou, 1981, p. 123130  ; ead., «  Письма П. П. Дубровского к А. Г. Бобринскому и А. Р. Воронцову  », dans Источники по истории отечественной культуры в собраниях и архивах Отдела рукописей и редких книг Государственной Публичной библиотеки, Léningrad, 1983, p.  120-130  ; ead., «  Литературный конкурс 1797 г. в Гамбурге, посвященный Екатерине II (по материалам архива П. П. Дубровского)  », dans Археографический ежегодник за 2004 год, Moscou, 2005, p. 382-387. 2.  С. О. Шмидт, « К юбилею П. П. Дубровского : Дипломат-коллекционер в контексте развития отечественной культуры и общественной мысли второй половины xviii - начала xix века », dans Археографический ежегодник за 2004 год), Moscou, 2005, p. 276-356.

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de Brienne3. Nos recherches à travers les fonds manuscrits de la Bibliothèque nationale de Russie (les archives privées de Doubrovski, du chevalier d’Augard, etc., les archives administratives de la Bibliothèque) nous ont permis d’aborder l’histoire des contacts de Doubrovski avec les émigrés4. L’activité de Doubrovski se situe en grande partie à l’époque révolutionnaire. Il résida en France pendant une quinzaine d’années, d’abord comme étudiant, ensuite comme employé de l’ambassade de Russie. Il fut vite en contact avec les cercles littéraires parisiens et le monde des libraires et des antiquaires. Tout en faisant des acquisitions pour son compte, il exécutait les commissions que lui donnaient des aristocrates russes et la cour impériale5. Son train de vie l’amenait à faire des dépenses extraordinaires. Durant la Révolution, les créanciers de Doubrovski (les libraires, les tailleurs, les restaurateurs, etc.) l’accusèrent de mauvaise foi6. Doubrovski, à son tour, se plaignit du pillage accompli par « les rebelles qui se sont emparés de la France »7. En 1792, à la suite de la rupture diplomatique intervenue entre la Russie et la France, Doubrovski dut quitter Paris, en rapatriant les archives de l’ambassade (et, sans doute, une partie de sa collection), d’abord aux Pays-Bas, ensuite à Hambourg et en Russie. Il suivit donc la même route que les émigrés français et fut, comme eux, soumis aux bouleversements politiques ; il n’est donc pas étonnant que dans le procès verbal fait par les oiciers du Directoire chargés d’enquêter sur ses dettes, il soit désigné comme « le sieur Doubrovski, émigré »8. Les manuscrits appartenant à Doubrovski suivirent aussi ce chemin de Paris à Saint-Pétersbourg par Hambourg et furent des trésors déplacés, soumis 3. Annie Charon, « Un amateur russe, Doubrovski, à la vente Loménie de Brienne (1790-1792) », dans Le  siècle des Lumières  : espaces culturel de l’Europe à l’époque de Catherine II, Moscou, 2006, p. 213-231 ; ead., « Les acquisitions de manuscrits de Doubrovski à la vente Loménie de Brienne (1790-1792) », dans Occidentalia Manuscripts and Collections, Saint-Pétersbourg, 2009, p. 15-19. 4. Cette étude a reçu le soutien de la fondation Maison des sciences de l’homme (Paris). Je tiens à remercier mes collègues Georges Dulac, Vladislav Rjéoutski et Kumar Guha pour leurs conseils. 5. V. A. Somov, « Les aristocrates russes, acheteurs de livres en France pendant la Révolution », dans Le livre-voyageur. Actes du colloque les 23 et 24 mai 1997, Paris, 2000, p. 231 ; С. В. Королев et В. А. Сомов, « Иностранные издания xvi - начала xix вв. в личной библиотеке П.П. Дубровского », dans Occidentalia Manuscripts…, p. 24-41 ; Т. П. Воронова, « Письма П. П. Дубровского… », p. 120-130 ; А. Бобринский, « Дневник : 1779-1786 », dans С.А. Козлов, Русский путешественник эпохи Просвещения, Saint-Pétersbourg, 2003, p.  424-426, 428-436, 438, 439 et 443-446. 6.  AVPRI, fonds n°  14/1 (Lettres et requêtes), D-114 ; A. Charon, «  Un amateur russe, Doubrovski… », p. 229 ; Les archives de l’Est et la France des Lumières. Guide des archives et inédits, dir. Georges Dulac et Sergueï Karp, Ferney-Voltaire, 2007, p. 99-100. 7. AVPRI, fonds n° 44 (Les relations de la Russie avec Hambourg), opis n° 4, n° 319, fol. 37. 8. Copie du procès-verbal des administrateurs et commissaires nommés par le Directoire pour arrêter chez Grefuhle, Montz et Cie, banquiers à Paris, la somme de 9822 livres, appartenant à Mr Doubrovsky. AVPRI, fonds n° 44 (Les relations de la Russie avec Hambourg), opis n° 4, n° 319, fol. 39 (copie faite par P. Doubrovski lui-même).

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aux aléas du moment. En revanche, ses efets personnels et une autre partie de sa collection furent vendus aux enchères à Paris9. En France, Doubrovski, en qualité d’employé de l’ambassade, entra en contact avec des émigrés partant en Russie (le duc de Richelieu, le comte de Langeron, le comte de Sombreuil, etc.)10. Par la suite, dans les années 1796 à 1800, Doubrovski résida à Hambourg, une ville libre et riche qui était devenue l’un des importants centres de l’émigration. Il y occupa le poste de secrétaire de la Légation russe et c’est Frédéric-Melchior Grimm, le ministre plénipotentiaire de Russie, qui fut son chef jusqu’en 1798. Grimm fut lui-même un émigré ; ses errances ont été décrites récemment par Alexandre Stroev11. Pendant son séjour à Hambourg, Doubrovski, à l’instigation de Grimm, organisa un concours pour la meilleure Ode en français en hommage à Catherine II, décédée en 1796. Ce concours devait opposer l’image de « l’héroïne du Nord » à cette image négative apparue dans une série de pamphlets politiques et d’ouvrages historiques parus après la mort de Catherine II12. La correspondance qu’il entretint à l’occasion de ce concours, ainsi que des ouvrages poétiques reçus, sont con9. A. Charon, « Un amateur russe, Doubrovski… », p. 229-230. On trouve dans la Bibliothèque nationale de France, dans le fonds des manuscrits slaves, deux manuscrits avec des notes de la main de Piotr Doubrovski, datées de 1789 (BNF, slave 9 et slave 23). Voir Wladimir Vodof, « Une description du fonds slave du département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale », dans Revue des études slaves, 1963, t. 42, p. 128-132 ; Л. В. Черепнин, « Славянские и русские рукописи Парижской Национальной библиотеки », dans Археографический ежегодник за 1961 год, Moscou, 1962, p. 222-223. Ces deux manuscrits irent partie de la collection Séguier, puis de la collection de l’abbaye de Saint-Germain ; ils appartinrent probablement à Doubrovski avant d’entrer à la Bibliothèque nationale. Je tiens à remercier Mme Nadia Nin pour ces renseignements. 10.  Т. П. Воронова, «  Письма П. П. Дубровского…  », p.  120-130  ; AVPRI, fonds n°  93, opis n° 7, n° 820 (1791), fol. 6 et 6v : lettre de P. Doubrovski au comte de Sombreuil (3 septembre 1791). « […] Monsieur le comte ! J’ai l’honneur de joindre ici la nôte telle que vous desirés. Quoique la première ne vous aurés nullement fait retarder pour obtenir le passeport. Je vous aurai mille obligations monsieur le comte, si vous pouvés vous charger de trois ou quatre paquets de brochures pour M. le comte de Woronzof et M. de Markof, tous deux ministres intimes de Sa Majesté l’Impératrice. Au moins, en cas que votre voyage est de longue haleine, de les remettre à Francfort au chargé d’afaires de Russie. Vous souhaitant le bon voyage je suis au désespoir de n’avoir pas fait pendant votre séjour ici la connoissance qui me seroit précieuse que l’honneur d’être monsieur le comte votre très humble et très obéissant serviteur P. Doubrowsky »). 11.  Alexandre Stroev, «  Friedrich-Melchior Grimm et ses correspondants d’après ses papiers conservés dans les archives russes », dans La culture française et les archives russes : une image de l’Europe au xviiie siècle, dir. Georges Dulac, Ferney-Voltaire, 2004, p. 55-82 ; id., « Un “juif errant”. Les émigrations de Fréderic-Melchior Grimm », dans Exil et épistolaires aux xviiie et xixe siècles : des éditions aux inédits, dir. Rodolphe Baudin, Simone Bernard-Griiths, Christian Croisille et Elena Gretchanaïa, Clermont-Ferrand, 2007 (Cahiers d’études sur les correspondances des xixe et xxe siècles, 16), p. 47-74. 12.  V. A. Somov, «  Le livre de Castéra d’Artigues sur Catherine II et sa fortune  », dans Catherine II et l’Europe, dir. Anita Davidenkof, Paris, 1997, p. 211.

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servés à la Bibliothèque nationale de Russie13. Cette documentation montre que Doubrovski prit en charge toute l’organisation du concours : les poèmes furent envoyés à son nom ; il répondit aux participants, rechercha des inancements et, pour le concours, il négocia la publication des meilleures odes, etc. Quelque soixante personnes participèrent au concours ; bien que les envois fussent anonymes, il y a tout lieu de penser qu’une grande partie des auteurs furent des émigrés français. Une commission de douze membres appelée « Lycée » fut créée pour examiner les ouvrages. On it appel à six « savants nationaux », c’est-à-dire des hommes de lettres allemands dont Friedrich Klopstock, et à six « savants étrangers » qui étaient tous des Français émigrés : le marquis de La Maisonfort ; Charles-Julien de Chênodolé, conseiller au parlement de Bordeaux ; le médecin Jean-Joseph Menuret (dit Menuret de Chambaud) ; d’Augeard, président au parlement de Paris (à ne pas confondre avec le chevalier d’Augard) ; Antoine de Rivarol et Jean-Louis Amable de Baudus, ancien avocat du roi au présidial de Cahors14. C’était un groupe d’hommes de lettres qui gravitait autour du Spectateur du Nord, journal politique, littéraire et moral, l’un des périodiques les plus connus des émigrés. Ce comité franco-allemand, le « Lycée », attribua le premier prix à Jean Baptiste Le Rebours, ancien avocat général à la cour des comptes de Paris. Pour publier les meilleurs compositions, Doubrovski s’adressa à Pierre François Fauche, libraire-imprimeur, éditeur du Spectateur du Nord. Baudus, le rédacteur de cette revue, qui possédait en qualité de membre du « Lycée » les textes des meilleures odes décida de les publier sans délai. Cette tentative provoqua les protestations fermes de Doubrovski : « il est impossible qu’elles [les odes] soient publiées avant d’avoir été présentées à S. M. l’Empereur »15. Finalement, Baudus et Fauche, en présence de l’un des auteurs, Le Rebours, signèrent une attestation déclarant que « lesdites pièces qui étaient mises sous presses par un malentendu ne seront publiées que d’après l’agrément de la Société qui a proposé le concours et d’après l’autorisation de M. Doubrovski, secrétaire à la légation de Russie »16. Efectivement, Doubrovski avait raison de craindre la publication prématurée des odes. Il fut même prévenu de Saint-Pétersbourg que Paul Ier était mécontent qu’un concours ait été organisé à la mémoire de sa mère17. En outre, le deuxième prix avait été attribué à Charles Masson, un militaire qui séjourna une dizaine d’années en Russie en qualité de précepteur des jeunes nobles et qui fut chassé au début du nouveau règne18. En revanche, bien que Paul Ier soit gloriié par de nombreux 13. Т. П. Воронова, « Литературный конкурс… », p. 382-387. 14. RNB ms, fonds n° 971 (Doubrovski), autographe 147, fol. 235. 15. Ibid., fol. 278. 16. Ibid., fol. 284-284 v. 17. Ibid., fol. 231 v, lettre de Ludwig Heinrich Nicolay à P. Doubrovski (26 avril 1797). 18.  Charles-François-Philibert Masson, Mémoires secrets sur la Russie, et particulièrement sur la in du règne de Catherine II et sur le commencement de celui de Paul I, 3 t., Paris, 1800-1802.

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émigrés, certains lui étaient peu favorables. Ainsi l’abbé Mary, l’aumônier de la princesse Élisabeth, la sœur de Louis XVI, déconseilla de mentionner trop souvent le nom de Paul Ier dans les manifestations du concours et écrivit : « Mon avis seroit donc de mettre absolument de côté le nouvel empereur et de ne s’occuper que de sa très illustre mère. Il aura son tour, quand il l’aura mérité »19. Le jour de la naissance de l’impératrice, le 2 mai 1798, on organisa une fête, où Antoine de Rivarol prononça le discours. Quelque quarante personnes demandèrent des billets pour cette manifestation ; la plupart étaient des émigrés : le vicomte de Fouchecourt, le comte de Langeac, le comte d’Asnières, le baron Salignac de Fénélon, « la duchesse de La Force et sa compagnie », « la princesse de Lorraine et sa compagnie », etc.20. Pour les émigrés, ce concours fut une occasion de rendre hommage à une bienfaitrice et, en même temps, de se manifester auprès des autorités russes ; pour Doubrovski, cette opération entrait dans ses fonctions, et elle lui donna la possibilité d’élargir ses relations dans le milieu des émigrés et des intellectuels européens. On garde de cette compétition poétique un recueil, le Monument littéraire consacré aux mânes de l’Auguste Catherine II, impératrice de toutes les Russies (s. l., 1798, 80 p., 4°), dont un bel exemplaire se trouve à la Bibliothèque nationale de Russie21. Ce livre fut imprimé à Hambourg, chez Pierre François Fauche qui fut une personnalité marquante de la librairie française au nord de l’Europe22. Issu de la famille du libraire neufchâtelois, Fauche résidait dans deux villes allemandes, Hambourg 19. RNB ms, fonds n° 971 (Doubrovski), autographe 147, fol. 225-226. 20.  «  Liste des dames et des messieurs, qui ont demandé des billets. Dames  : la comtesse de Frégeville, la marquise d’Ambert, la baronne de Pressigny, avec Mlle sa ille, la comtesse de Neuilli avec Mlle sa ille, Mme de Douet, Mme de Hahn et sa famille, Mme la duchesse de la Force et sa compagnie, la princesse de Lorraine et sa compagnie, la comtesse de Linanges, Mme la générale Quernheim et sa compagnie, Mme la comtesse de Flahall et sa compagnie, Mme Capados et sa compagnie, Mme Osy et sa compagnie. Messieurs : le comte de Frégeville, le marquis de Moneys, le marquis de Nesle, le marquis de la Rochaimond, le chevalier de Blois, le vicomte de Fouchecourt, le vicomte de Carendelet, le comte de Belloy, le baron de Pressigni, l’abbé de Saint-Albin, le comte Espinchal, le comte de Langeac, le baron Salignac de Fénélon, le comte d’Asnières, le vicomte d’Asnières, le vicomte de la Belinay, le chevalier Barry, M. de Richardi, le sénateur Poppe, le sénateur Bauche, le syndic Dormans, M. Faber, conseiller du roi de Prusse, marquis de Suza, M. d’Aguila, M. de Rebours, avocat général de la cour des aîdes, M. Vanderbourg. Billets envoyés aujourhui : M. de Buhl, ministre de l’empereur et sa compagnie, M. Peyron, ministre de Suède et sa compagnie, le chevalier de Corail, M. le chevalier d’Orosco, ministre d’Espagne et sa compagnie ». Ibid., fol. 235v-236. 21. RNB, cote 13.1.3.29. Cet exemplaire appartenait à P. Doubrovski. 22. Sur Pierre-François Fauche, voir V. A. Somov, « he European books on it way to Russia : French book publishing and the book trade in Lower Saxony in the late 18th century  », dans Introducing European Manners and Customs to a European Nation  : On the Problem of Adapting Western Ideas and Social Practices in the Russian Empire, Moscou, 2008, p. 236-251 ; id., « Pierre François Fauche, l’imprimeur-libraire européen et ses catalogues », dans Le livre, entre le commerce et l’histoire des idées. Les catalogues de libraires (xve-xixe siècle), éd. Annie Charon, Claire Lesage et Ève Netchine, Paris, 2011.

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et Brunswick. Dans sa production, il faut signaler des réimpressions des éditions parisiennes et des ouvrages d’éminents émigrés. À cette époque, il gérait avec le marquis de La Maisonfort la Société littéraire et typographique de Brunswick et publiait le Spectateur du Nord. Fauche était lié étroitement au milieu des émigrés, d’autant plus que son frère, Abraham-Louis Fauche-Borel fut un agent royaliste. Borel, écrivit que la maison hambourgeoise de Pierre François était « le rendezvous des émigrés et des gens des lettres. Le comte de Rivarol y venoit travailler à son fameux Dictionnaire, et Mr. Baudus y composait le Spectateur du Nord qu’il rédigeait pour le compte de mon frère »23. Cette revue était difusée surtout au nord de l’Europe, y compris en Russie ; elle donnait des nouvelles de la cour de SaintPétersbourg et des armées impériales ; elle publiait des comptes rendus des livres russes. Les contacts que les éditeurs pouvaient avoir en Russie n’ont pas encore été étudiés suisamment ; on peut supposer que l’information sur la Russie était fournie par les intellectuels allemands, par les émigrés français, ainsi que par les russes résidant à l’étranger ; ce fut probablement le cas de Doubrovski et, depuis l’empire même, celui de Nicolaï Karamzin. De son côté, Doubrovski était au courant des problèmes de l’émigration. Dans sa bibliothèque privée (les inventaires après décès en témoignent), on trouve de nombreux ouvrages d’émigrés, dont ceux produits par la maison Pierre François Fauche et Cie : par exemple, une série presque complète du Spectateur du Nord pour les années 1797-179824. Les relations hambourgeoises de Doubrovski avaient des contacts en Russie. Fauche fournissait des livres aux libraires de Saint-Pétersbourg et de Moscou ; il efectuait des voyages commerciaux en Russie où il tenta d’installer son entreprise. Le marquis de La Maisonfort remplissait diférentes missions diplomatiques pour la cour impériale, puis il entra au service des russes et il fut même nommé ministre plénipotentiaire de Russie auprès du duc de Brunswick. Ce fut La Maisonfort qui organisa en 1806 la venue à Saint-Pétersbourg d’Alexandre Pluchart, l’ancien facteur de l’imprimerie de Fauche. Ce Français25 s’installa solidement en Russie. Chargé de la publication du Journal du Nord, périodique francophone inspiré par les pouvoirs russes, il devint rapidement directeur de l’imprimerie du Sénat, puis il fonda sa propre entreprise où il publia plusieurs éditions gravées et lithographiques. Son ils, Adolphe Pluchart, devint propriétaire d’une des plus importantes maisons d’édition de Saint-Pétersbourg26. 23. Abraham-Louis Fauche-Borel, Mémoires, Paris, 1829, t. II, p. 202. 24. RNB ms, Fr. F XVIII, n° 21, fol. 13-14. 25. Alexandre Pluchart était probablement un descendant d’une famille d’un libraire de Valenciennes. Au début de la Révolution, il est apprenti-imprimeur  ; ensuite il émigre en Allemagne. Voir Fréderic Barbier et al., Lumières du Nord : imprimeurs, libraires et « gens du livre » dans le Nord au xviiie siècle (17011789). Dictionnaire prosopographique, éd. Sabine Juratic et Michel Vangheluwe, Genève, 2002, p. 417. 26. V. Somov, « La librairie française en Russie au xviiie siècle », dans Est-Ouest : transferts et réceptions dans le monde du livre en Europe (xviie- xxe siècles), éd. Fréderic Barbier, Leipzig, 2005, p. 105-107.

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En 1800, Piotr Doubrovski rentra de Hambourg en Russie et, en 1805, le gouvernement russe acheta sa prodigieuse collection. À ce moment, il devint conservateur des manuscrits à la Bibliothèque impériale publique. Parmi ses collègues, on relève la présence de plusieurs émigrés, notamment des Français qui ont efectivement participé à la création de la Bibliothèque impériale publique27. Le premier administrateur de la Bibliothèque impériale fut Marie-GabrielFlorent-Auguste, comte de Choiseul-Gouier, connu comme diplomate et amateur d’antiquités. Ambassadeur à Constantinople lorsqu’éclata la Révolution, il se retira en Russie. En 1797, il fut nommé par Paul Ier aux postes de directeur des « Bibliothèques impériales » et de président de l’Académie impériale des beauxarts28. La bibliothèque dont Choiseul était devenu responsable avait été fondée deux ans auparavant en 1795. On sait qu’à l’origine de cette institution se trouve la riche collection des frères Zaluski (dite « bibliothèque de Varsovie »), saisie par les troupes russes à Varsovie et transportée à Saint-Pétersbourg. Il y avait quelque 200 000 volumes d’imprimés en français, en latin, en allemand, en italien, etc., et un grand nombre de manuscrits qui furent stockés dans un pavillon au centre de Saint-Pétersbourg. Ces livres étaient dans un état déplorable ; il fallut mettre à part les volumes abîmés en cours de route, sécher ceux qui avaient été mouillés, ensuite ranger les livres par langues, par formats, les compter, les mettre dans des boîtes et inalement les classer par matières. Ce travail fut conié à une douzaine des personnes, parmi lesquelles se trouvaient quelques émigrés français. Ce fut le cas du chevalier de Gaston, le jeune littérateur, Marie-Joseph Gaston de Pollier, venu en Russie par Hambourg. Le marquis de La Maisonfort qui le rencontra à Saint-Pétersbourg en 1799 se souvenait de leur première rencontre, six ans avant à Amsterdam : « Il voulait passer en Russie et n’avait juste que ce qu’il falloit pour se jeter sur un méchant bateau danois, au hasard d’être pris par des corsaires français et mené droit à la première guillotine »29. Quelques personnes compatissantes irent une quête pour lui et La Maisonfort remit cent ducats à Gaston pour qu’il parte par terre. D’après les rumeurs de l’époque, son passage de Hambourg en Russie fut extraordinaire ; il it cette route à pied. À Saint-Pétersbourg, tout en donnant des leçons de français, il poursuivit ses activités littéraires, par exemple une 27.  Actuellement, cette institution fait de nombreuses recherches sur son histoire ; et je voudrais signaler, l’édition d’un Dictionnaire des personnels de la bibliothèque, et tout particulièrement les articles de Ludmilla Wolfzun. Voir Сотрудники Российской Национальной библиотеки - деятели науки и культуры : Биографический словарь, Saint-Pétersbourg, 1995, t. I. 28. Л. Вольфцун, « Мари-Габриель-Флоран- Огюст де Шуазель-Гуффье », dans История библиотеки в биографиях ее директоров : 1795-2005, Saint-Pétersbourg, 2006, p. 11-29 ; ead., « Граф Шуазель-Гуффье, первый директор Императорской публичной библиотеки », dans Le siècle des Lumières : espace culturel de l’Europe…, p. 127-140. 29. Antoine-Philippe marquis de La Maisonfort, Mémoires d’un agent royaliste sous la Révolution, l’Empire et la Restauration (1763-1827), Paris, 2004, p. 199.

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traduction en vers de l’Énéide, qui fut publiée en 1796. La même année, il ofrit à Catherine II une œuvre dramatique sur un sujet de l’histoire russe : Pojarsky, ou l’avénement de Michel Romanow au trône de Russie30. Gaston trouva à Saint-Pétersbourg un protecteur, le comte Nicolaj Petrovič Rumâncev, homme d’état et mécène, qui réussit à lui faire obtenir une place à la Bibliothèque impériale. Les archives de la bibliothèque ne gardent pas de traces de son activité, mais on sait que le jeune Français occupa ce poste jusqu’en 1800. Le témoignage le plus important sur son séjour en Russie est le Journal littéraire de Saint-Pétersbourg, un bimensuel dont le chevalier de Gaston était le rédacteur. Piotr Zaborov, auteur d’une étude consacrée à ce périodique, a montré que Gaston entretenait des liens avec le milieu émigré de Saint-Pétersbourg et de Moscou, avait des relations épistolaires avec ses compatriotes restés en France ou établis dans divers pays d’Europe31. Le Journal littéraire publia régulièrement des annonces des livres français dans lesquels il y a de nombreux imprimés produits par la maison Fauche et Cie. Le règne de Paul Ier fut une époque où la censure se it lourdement sentir, les pouvoirs tentant de surveiller l’inluence de la France révolutionnaire32. C’est ce qui fait l’importance de ce périodique qui donne une large place aux livres français, mais c’est aussi ce qui détermina sa destinée : le dernier numéro est daté du 15 avril 1800. C’est précisément au mois d’avril que l’importation des livres étrangers fut totalement interdite par Paul Ier. L’entreprise du chevalier de Gaston perdit sa raison d’être. Le fait que le protecteur du chevalier de Gaston fut Nicolaj Rumâncev, un élève et ami de Frédéric-Melchior Grimm, permet de supposer que celui-ci fut en relation avec Gaston. On sait que Grimm soutint plusieurs émigrés et les envoya en Russie. Mais son protégé le plus connu fut le chevalier d’Augard, un employé de premier plan, dans les premières années de la Bibliothèque impériale. Jean-Joseph-Dominique de Bassinet d’Augard (chevalier d’Augard), ancien oicier de marine, fut bien accueilli par la société de Saint-Pétersbourg ; il avait 30. Le manuscrit de l’ouvrage Pojarski ou l’avenement de Michel Romanow au trône de Russie en 1612. Tragédie en trois actes. Par le chevalier de Gaston, se trouve actuellement aux AVPRI (fonds n°  14/1, G-164). La dédicace adressée à Catherine II est signée par le chevalier de Gaston le 28 juillet 1796. 31. Piotr R. Zaborov, « Le Journal littéraire de Saint-Pétersbourg et les échanges culturels entre la Russie et l’Europe », dans Réseaux de l’esprit en Europe des Lumières au xixe siècle. Actes du colloque international de Coppet, éd. Wladimir Berelowitch et Michel Porret, Genève, 2009, p. 203-215. Voir également Annett Volmer Presse und Frankophonie im 18. Jahrhundert. Studien Studien zur franz�sischsprachigen Presse in hüringen, Kursachen und Russland, Leipzig, 2000 (Deutsch-Französischen Kulturbibliothek, 16), p. 256-268. 32. В. А. Сомов, « Французская книга в русской цензуре конца xviii века », dans Le siècle des Lumières : censure et statut de l’imprimé en France et en Russie au siècle des Lumières, Moscou, 2008, p. 153-191.

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des connaissances haut placées, même à la cour. On sait que ce penseur mystique convertit au catholicisme plusieurs aristocrates russes33. Une partie des archives privées du chevalier d’Augard est conservée à la Bibliothèque nationale de Russie34. Ce petit fonds contient quelque 80 dossiers. On trouve ici des témoignages de l’activité administrative de d’Augard, des notes de lectures, des ébauches d’écrits littéraires, etc. La plus grande partie de ce fonds regroupe sa correspondance : des lettres d’aristocrates, d’hommes d’État russes, d’émigrés français séjournant à Saint-Pétersbourg (de l’abbé Nicole, de Surrugue, du comte Choiseul-Gouier, etc.). Citons un petit billet du chevalier de Gaston, qui soumet au jugement d’Augard sa tragédie Pojarski35. On trouve ici une quinzaine de lettres d’émigrés dispersés à travers l’Europe, surtout en Allemagne (à Brunswick, à Wolfenbüttel, à Hildesheim, à Erfurt, à Berlin, etc.). D’Augard gardait même les minutes de ses lettres, par exemple celles adressées au comte Fedor Vassilievitch Rostopčin et au comte Aleksandr Sergeevič Stroganov36. Arrivé à Saint-Pétersbourg en 1796, un peu avant la mort de Catherine, d’Augard fut soutenu par Paul Ier et attaché aux « Bibliothèques impériales », comme adjoint du comte de Choiseul. Il s’occupa de classer les livres et de dresser un catalogue par matières. Choiseul fut en contact permanent avec son adjoint, avec lequel il entretenait des relations amicales. Dans les archives privées d’Augard, on trouve une vingtaine de lettres de Choiseul, souvent des petits billets non signés, non datés, écrits à la hâte, qui ont pour sujets des travaux quotidiens, le bâtiment de la bibliothèque et la gestion des livres, les problèmes des relations avec des personnes de la cour impériale, les conlits au sein de la bibliothèque, ainsi que les événements politiques. Au moment où Choiseul reçut la nouvelle des victoires de l’armée russe, il lui écrit : « Vous savés sans doute les nouveaux miracles operés par saint Suworof auquel je vous prie d’accorder le pas sur tout les saints du Paradis. Voila le héros, le bras de Dieu, qu’un vieux coquin de drogman et son jeune séide appellent un radoteur. Voulés vous venir boire à la santé de l’emp[ereu]r et de son général avec nous ? »37. Les deux hommes discutent de l’existence même de cette bibliothèque, le nouveau projet de Paul Ier étant de transmettre tous les livres apportés de Varsovie à l’Académie des sciences. Choiseul, un étranger, un émigré, ne pouvait pas s’opposer à cet ordre. Il fut efectivement déçu et il se soumit à la volonté de l’empereur avec douleur. 33. Л. Вольфцун, « Pro et contra : Шевалье д’Огар », dans Публичная библиотека : : люди,, книги, жизнь, Saint-Pétersbourg, 1998, p. 8-20. 34. RNB ms, fonds n° 537 ; voir Les archives de l’Est et la France des Lumières…, p. 248-249. 35.  « Le chevalier De Gaston prie Monsieur le chevalier d’Augard de remettre au porteur son Pojarski ; il a l’honneur de lui faire ses compliments ». RNB ms, fonds n° 537, n° 38. 36. RNB ms, fonds n° 537, n° 12. 37. Ibid., n° 23, fol. 5.

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Agacé par tous ces soucis, il déclare à d’Augard : « Mon avis est de vous faire donner un mille r[oubles] en pension et d’envoyer toute la bibliothèque au diable ou à l’Académie des sciences, ce qui est à peu près la même chose »38. Au début de l’année 1800, le comte de Choiseul-Gouier tomba en disgrâce. Paul Ier le démit de tous les postes qu’il occupait et l’expulsa de Saint-Pétersbourg. C’est le comte Aleksandr Stroganov, grand seigneur russe, célèbre franc-maçon, mécène, qui fut nommé aux postes devenus vacants de président de l’Académie impériale des beaux-arts et de directeur de la Bibliothèque impériale39. D’Augard écrivit alors à son nouveau chef une lettre digne et sincère : Monsieur le comte, cloué sur mon lit, depuis six semaines, je viens d’apprendre par Mr le comte de Cossé que V[otre] E[xcellence] est nommée d’hier à toutes les places de Mr le comte de Choiseul. Vous ne me croiriés pas, Mr le comte, et vous me reconnoitriés encore moins si j’osois prononcer que je me félicite de cet événement, mais je puis assurer sur l’honneur (le seul bien qui me reste avec les bontés de l’empereur) que s’il m’eut été accordé de nommer un successeur à Monsieur le comte de Choiseul, je n’aurois pas plus hésité que le public à désigner Votre Excellence40.

Stroganov parvint à consolider l’existence de la nouvelle institution et à garder le bâtiment récemment construit. Il appréciait beaucoup les travaux et les connaissances du chevalier d’Augard, qu’il laissa à son poste. Très occupé par diférents travaux, Stroganov délégua au chevalier une grande partie de ses fonctions à la Bibliothèque. Ainsi d’Augard fut responsable du déménagement des livres dans le nouveau bâtiment et il était en contact avec des commissionnaires à l’étranger pour des acquisitions. Mais une santé fragile, les rudes attaques de rhumatisme, ralentirent son activité. En 1802, d’Augard obtint un congé de plusieurs mois et partit à l’étranger. Avant de partir, il rédigea « l’Instruction », qui prescrit les devoirs de chaque bibliothécaire41. Pour soutenir sa demande de congé, Stroganov écrivit aux autorités que d’Augard, « se trouvant presque dès son établissement ici auprès de cette bibliothèque, par ses eforts infatigables, application et ses connaissances dans ce domaine, a beaucoup contribué à mettre un tel ordre dans cette bibliothèque qu’il n’était pas possible d’imaginer étant donné l’état dans lequel elle a été acheminée ici »42. En efet, sous la responsabilité et avec la participation directe de d’Augard, une quantité énorme de livres apportés de 38. Ibid., n° 23, fol. 9. 39.  В. А. Сомов, «  Кабинет для чтения графа Строганова  » (иностранный фонд), dans Le  siècle des Lumières  : espaces culturels de l’Europe…, p.  232-269  ; Susanne Jaeger, Alexander S. Stroganov (1733-1811). Sammler und Mäzen in Russland der Aufklärung, Cologne/Weimar/ Vienne, 2007 (Studien zur Kunst, 5). 40. RNB ms, fonds n° 537, n° 12, fol. 2v. 41. RNB, département des Documents d’archives, fonds n° 1, inv. 1 (1797), n° 1, fol. 57-60v. 42. Ibid., fonds n° 1, opis n° 1 (1800), n° 20, fol. 27. Traduit du russe en français par Vladislav Rjéoutski.

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Varsovie permit de fonder une véritable bibliothèque ; il l’enrichit même par sa propre collection, qu’il retrouva heureusement en 180243. Il décida de la vendre à l’empereur Alexandre Ier, mais, en catholique fervent, il conserva pour lui-même les livres de théologie. Jusqu’à sa retraite en 1808, le chevalier d’Augard fut le chef de Doubrovski et, dans un certain sens, il fut son prédécesseur. C’est lui qui fut responsable des manuscrits, c’est lui qui proposa à Stroganov de les mettre dans une salle à part avec une porte solide et décorée aux armes de l’empire de Russie. Après la création du dépôt des Manuscrits, d’Augard s’occupa du transport des manuscrits de Zaluski dans ce département, dirigé par Doubrovski44. Citons encore quelques collègues français de Doubrovski. Le comte de Chanclos45, qui travailla à la bibliothèque pendant dix ans jusqu’à sa mort fut à l’origine d’une section spécialisée pour les cartes et plans. Antoine Butet, ancien consul de France à Alexandrie, chargé d’afaires à Constantinople, travailla pour répertorier les doubles ; attaché en même temps au collège des Afaires étrangères, il s’occupa de la publication du Journal du Nord, le périodique déjà mentionné, dont Alexandre Pluchart fut l’imprimeur. Un des principaux employés de cette époque fut Pierre Torcy, responsable du dépouillement des livres français, c’est lui qui remplaçait le chevalier d’Augard pendant son absence. Torcy quitta la bibliothèque en 1811 à cause de dissensions avec le nouveau directeur, Aleksej Nicolaevič Olenin46. Ce fut également le sort de Doubrovski, qui fut persécuté par Olenin et fut démis en 1812. Un autre émigré, l’abbé Joseph Grandidier, prit part au récolement du fonds des manuscrits à la demande du directeur47. L’interêt de Doubrovski pour les manuscrits et les livres rares, son savoir de bibliographe, sont sans aucun doute le résultat de son séjour en France, de son expérience du marché du livre parisien. L’époque révolutionnaire représenta 43. Ibid., fonds n°  1, opis n°  1 (1804), n°  38 : lettre du chevalier d’Augard à l’empereur Alexandre Ier (4  décembre  1803) (fol.  2  : «  L’été dernier, pendant mon absence, ma bibliothèque abandonnée à Paris depuis quinze ans a été retrouvée par un des mes amis et envoyée à Pétersbourg »). 44.  Voir par exemple « Registre des ouvrages et volumes des manuscrits livrés à monsieur le conseiller de collège et chevalier Doubrovski ». La note faite par chevalier d’Augard : « Je soussigné déclare qu’une grande partie des manuscrits désignés ci-dessus est dans le mauvais état, que quelque manuscrits sont incomplets, que la plupart ont soufert dans leur reliures, que je le remets enin dans l’état où je les ai trouvés et qui est connu de tout le monde. Pétersbourg, 7 août 1806. Le conseiller d’État chevalier D’Augard ». RNB ms, fonds n° 958, Manuscrits en diférentes langues, Razno-iaz, F. XVIII.174, fol. 1, 157. Je tiens à remercier Mme Nathalie Elaguina, la conservatrice en chef des manuscrits occidentaux à la Bibliothèque nationale de Russie, pour ses conseils. 45.  Auguste-Guillaume-Honoré-Urbain, baron, puis comte de Retz de Chanclos de Bressoles de Servières. 46. Сотрудники Российской национальной библиотеки…, p. 126-127, 520-521 et 575. 47. RNB ms, fonds n° 958, Razno-iaz. F. XVIII.174, fol. 20v, 82, 86, 91 et 137.

une chance unique pour les acquisitions qu’il put faire. Parmi les monuments de la culture française, il y avait également des objets provenant des maisons des émigrés : par exemple, un livre de prières appartenant à la princesse Élisabeth, ofert à Doubrovski par l’abbé Mary48. Les émigrés, qui possédaient eux-mêmes de belles collections, transmirent en Russie leurs savoirs, leur culture du livre, leur expérience en matière de constitution de bibliothèques. Leurs travaux, ainsi que l’activité de Piotr Doubrovski, contribuèrent à l’assimilation de la culture française par la société russe. Vladimir A. Somov Conservatoire national de musique, Saint-Pétersbourg

48. RNB ms, fonds n° 961 (collection des manuscrits français), Fr. Q. I. n° 46 ; voir Т. П. Воронова, « Литературный конкурс… », p. 387.

LE COMTE FERDINAND DE LA BARTHE ET LES ÉTUDES FRANÇAISES EN RUSSIE par

Piotr ZABOROV

Éminent philologue, traducteur et homme de lettres russe, le comte Ferdinand Georgievič de La Barthe est presque oublié en Russie et tout à fait inconnu en France, bien que la France ait été son pays natal et qu’il ait consacré toute sa vie à l’étude de la culture française. Nous savons très peu de choses sur sa famille. Son père, le comte de La Barthe, appartenait à la noblesse française, c’était un militaire (il avait le grade de colonel) et il prit part à la guerre de 1870-1871. On sait aussi qu’il était très cultivé et qu’il était amateur de littérature. Sa mère, née Tarnovskaâ, était issue de la noblesse ukrainienne. Selon toutes les apparences, ni l’un ni l’autre, au moment de leur mariage, ne disposaient d’une fortune considérable. Ferdinand de La Barthe naquit en 1870, à Préveranges (dép. Cher). C’est là qu’il passa son enfance, c’est là qu’il reçut une éducation catholique, d’abord à domicile puis dans le collège local. Les raisons pour lesquelles la famille décida de quitter la France et de s’établir en Russie restent inconnues, mais pourraient, à un degré ou à un autre, être liées à la nomination en 1879 comme ambassadeur à Saint-Pétersbourg du général Alfred Chanzy, sous les ordres duquel le comte de La Barthe avait servi auparavant. Malgré la situation matérielle plus que modeste de sa famille, le jeune Ferdinand fut inscrit dans un gymnase prestigieux de Pétersbourg, celui de la G. Gurevič et, après y avoir terminé ses études, il entra en 1890 à la faculté d’histoire et de philologie de l’université de Saint-Pétersbourg. Parlant aussi couramment le français que le russe, pratiquement bilingue, il décida tout naturellement de s’inscrire à la section des études romanes et germaniques qui * Texte traduit par Jacques Prébet.

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venait de s’ouvrir, dans cette faculté, à l’initiative de l’académicien Aleksandr Veselovskij (1838-1906), le grand savant russe – historien de la littérature, linguiste, folkloriste, ethnographe –, et qu’il dirigeait. Ferdinand de La Barthe choisit comme spécialité la philologie romane. La Barthe nourrissait un immense respect pour son maître. De son côté, Veselovskij appréciait la curiosité d’esprit de son élève et, comme il comprenait les diicultés matérielles qui étaient les siennes, il s’eforçait de lui venir en aide. C’est ainsi que, alors qu’il était encore étudiant, Veselovskij lui proposa de donner des cours de français à son ils. Cette ofre fut maintenue après que La Barthe eut ini ses études en 1895, et ce d’autant plus que la carrière universitaire ne s’ofrait pas à lui, à la diférence, par exemple, de son aîné Fedor Batiouchkov, qui à l’époque avait déjà commencé à enseigner. Le jeune homme refusa de « prendre une telle responsabilité »1 et déclina la proposition de Veselovskij. D’ailleurs, une telle activité avait peu d’attrait pour lui : il rêvait plutôt d’une carrière scientiique et avait l’intention de pousser plus avant l’étude des chansons de geste qu’il avait commencée à l’université. Comme il l’écrivit plus tard, il voulait « entreprendre un travail de recherche sur ce qui relève de l’art populaire et ce qui relève du génie personnel dans la poésie épique française »2. Veselovskij était plutôt d’avis que ce travail n’était pas à la portée d’un chercheur inexpérimenté et il lui proposa pour commencer de traduire en russe La Chanson de Roland, dont les diverses traductions avaient considérablement vieilli. La Barthe fut d’accord, et deux ans plus tard sa traduction voyait le jour, accompagnée d’une introduction et de notes dont il était l’auteur. Dans une préface signée par Veselovskij, ce grand médiéviste disait tout le bien qu’il pensait du travail de celui qui peu de temps avant était encore son élève, et il notait qu’il avait été le premier à réussir à « concilier la idélité non seulement à la lettre mais encore à l’esprit du texte original, avec les nécessités de sa transposition artistique dans une autre langue »3. Ce n’est pas un hasard si cette traduction obtint le prix Pouchkine, la plus haute récompense littéraire dans la Russie d’avant la Révolution. Il est tout à fait signiicatif aussi qu’elle ait été rééditée à plusieurs reprises par la suite et que, plus d’un demi-siècle plus tard, Dmitrij Mihalči, auteur d’une nouvelle préface, n’ait pu que tomber d’accord avec Veselovskij : « Il est de fait que cette vieille traduction de 1897 a toutes les qualités d’une authentique œuvre poétique »4. Pourtant, en dépit de débuts si prometteurs, La Barthe avait besoin d’une source de revenus stable, et après avoir longuement hésité, il quitta Pétersbourg pour le royaume de Pologne (qui faisait alors partie de l’empire russe). À compter 1. Saint-Pétersbourg, Maison Pouchkine / Санкт-Петербург, Пушкинский Дом, fonds n° 45, opis n° 3, n° 3, fol. 3. 2. Граф Ф. де Ла-Барт, Шатобриан и поэтика мировой скорби во Франции, Кiev, 1905, p. i. 3. Песнь о Роланде, Saint-Pétersbourg, 1897, p. iv. 4. Песнь о Роланде, Moscou, 1958, p. 235.

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du 24 septembre 1898, il occupa le poste de professeur de français et de surveillant d’études dans une école commerciale à Pabianitzy, petite ville des environs de Łódź. Il y passa trois ans, s’acquittant consciencieusement de ses obligations, mais peu à peu cette vie « au bout du monde », sans amis et sans bibliothèques, commença à lui peser : « la solitude et un ennui mortel », c’est ainsi que dans une lettre à Veselovskij datée du 19 octobre 1900 il décrit l’état dans lequel il se trouve5. Deux mois plus tard, sur l’intervention de l’académicien, La Barthe fut invité par l’université de Tomsk, en Sibérie occidentale, à venir occuper un poste de « lecteur », c’est-à-dire de professeur de français. Il ne devait d’ailleurs passer que peu de temps là-bas, car il soufrit beaucoup du froid sibérien et, à partir du 1er janvier 1901, il occupa une fonction du même type à l’université de Kiev, où il resta huit ans. Parallèlement à son enseignement de la langue française il y donna des cours sur l’évolution du roman français et sur la poésie lyrique en France au xixe siècle et, plus tard quelques autres, dont une introduction à la philologie romane et au provençal ; tout cela ne l’empêchait pas de travailler avec une énergie croissante à la rédaction de sa première thèse qu’il avait entreprise dès son séjour en Pologne. Son projet initial était assez ambitieux : il avait l’intention d’écrire l’histoire du romantisme européen, mais il avait vite compris le caractère irréaliste de l’entreprise et avait décidé de concentrer ses eforts sur les débuts du romantisme français. La igure centrale de son étude était Châteaubriand, qui avait joué, comme il le dit lui-même, « un rôle de tout premier plan aussi bien dans la littérature universelle que dans la littérature de ma patrie en particulier ». Dans l’intitulé déinitif de la thèse, ce thème était formulé de manière plus précise : « Chateaubriand et la poétique de la tristesse universelle en France, à la in du xviiie et au début du xixe siècles ». Pour les besoins de la tâche qu’il s’était ixée, La Barthe dut étudier les origines du sentimentalisme en France, en identiiant sa principale caractéristique, la « mélancolie », sous ses diférentes formes et avec toutes ses nuances. Mais la plus grande partie de son travail était consacrée à la conception du monde de Châteaubriand, marquée par « la tristesse », « la soufrance », « l’ennui », autant de traits typiques de l’époque qui, en retour exerçaient une inluence sur sa « manière d’écrire » et sur son « vocabulaire poétique ». La principale conclusion à laquelle arriva La Barthe était que Châteaubriand n’était pas le créateur de ces nouveaux principes esthétiques, mais qu’il avait réuni en un système des idées qui étaient dans l’air du temps : sa poétique apparaissait comme un condensé de l’évolution du sentimentalisme. 5. Saint-Pétersbourg, Maison Pouchkine / Санкт-Петербург, Пушкинский Дом, fonds n° 45, opis n° 3, n° 108, fol. 9.

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La Barthe travailla dix ans sur ce sujet et y consacra un livre qui parut à Kiev en 1905. Selon son propre témoignage, il avait tout d’abord envisagé de le faire paraître à Paris et l’avait en conséquence écrit en français, mais « des considérations matérielles » l’avaient contraint à « renoncer à ce projet ». La progression de son travail avait aussi été entravée par l’absence des livres indispensables, surtout quand il avait dû « vivre loin des grandes bibliothèques », ce que n’avait que partiellement compensé un voyage d’études à Paris et à Londres accordé en 1904 par l’université de Kiev6. Le 8 octobre 1906, La Barthe soutint sa thèse à l’université de Saint-Pétersbourg et obtint le grade de maître ès lettres [магистр]. À cette occasion, Veselovskij, sans pour autant être en accord avec lui sur tout, it beaucoup pour lui, aussi bien lors de la préparation de la soutenance que tout au long du processus qui mena à la parution du livre. « L’intérêt porté à notre travail par l’académicien Vesselovskij, écrit La Barthe dans sa préface, nous fut d’un grand secours. Quiconque chez nous s’occupe des questions liées au style et à la poétique doit appliquer les procédés et les méthodes de celui dont les paroles prophétiques ont, dans notre pays, ouvert à la critique de nouveaux horizons jusqu’alors ignorés d’elle. J’exprime ma reconnaissance non seulement au grand savant dont les conseils m’ont aidé plus d’une fois mais aussi à l’homme, auquel j’ai été si souvent redevable dans la vie »7. On doit à la vérité de préciser que Veselovskij n’assista pas à la soutenance elle-même, mais c’est parce qu’elle eut lieu deux jours avant qu’il ne fut emporté par une grave maladie. À Kiev, La Barthe enseignait non seulement à l’université mais aussi dans plusieurs autres établissements scolaires il participait activement à la vie culturelle de la ville, prenant la parole ou donnant des conférences sur divers sujets. C’est ainsi que le 1er octobre 1903, au collège de Pavel Galagan, il prononça un discours important contre « les jugements en vogue » sur le classicisme français, selon lesquels il n’était qu’une imitation aveugle et servile du classicisme antique. Dans le classicisme, La Barthe voyait « la plus brillante illustration de ce qu’avait été la France d’avant la Révolution, de cette aspiration au vraisemblable, au symétrique, à la rigueur dans la composition et à la perfection formelle qui étaient le propre de toutes les nations romanes et de la France en particulier »8. À cette occasion, il rejetait avec vigueur le terme « pseudo-classicisme », admis par tous les critiques russes et en honneur chez les spécialistes. Le 9 septembre 1907, La Barthe it une conférence publique au théâtre d’art dramatique de Kiev, dont le sujet était « Le théâtre et la vie », et qui ouvrait la saison théâtrale, une série de spectacles mis en scène par Konstantin Mardžanov, qui devait par la suite devenir célèbre9. 6. Ф де Ла-Барт, Шатобриан…, p. vii-viii 7. Ibid., p. ix. 8. Граф Ф. де Ла-Барт, Французский классицизм в литературе и искусстве, Кiev, 1903, p. 16. 9. Театр Соловцов, Серия спектаклей-лекций, Кiev, 1907, p. 7-20.

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La Barthe n’abandonnait pas pour autant ses travaux scientiiques : son nouveau sujet d’étude était la littérature française de l’époque de la Restauration et de la monarchie de Juillet, et son intention était de passer en revue la presque totalité des auteurs de cette époque, les grands et les petits, ain d’étudier leurs procédés de création et leur style, recherches qui devaient en in de compte lui permettre de comprendre quelle avait été la genèse et quelle était l’esthétique du romantisme français. Mais il ne put mener à bien son dessein que partiellement : sur les trois tomes envisagés, il ne rédigea que le premier qui parut séparément en 1908 (il était dédié à la mémoire de « l’inoubliable Aleksandr Nikolaevič Veselovskij ») et devint l’année suivante la thèse de doctorat qu’il soutint à l’université de Kharkov10. Malgré tout cela, La Barthe n’avait toujours pas l’espoir de se voir attribuer un poste de professeur à l’université de Kiev : il ne s’y sentait décidément pas « chez lui », et c’est pourquoi il jugea préférable de s’établir à Moscou, où l’université lui avait accordé le poste de « privat-docent » (chargé de cours) en littérature générale. Comme cela avait été le cas à Kiev, il s’acquitta de ses obligations tout en enseignant dans d’autres établissements. En outre, le fait d’être à Moscou élargit considérablement le champ de ses possibilités éditoriales : il it paraître deux manuels scolaires (Le mouvement littéraire en Occident pendant le premier tiers du xixe siècle, 1914 ; et Causeries sur l’histoire de la littérature, 1914) ; c’est également à lui que l’on doit deux chapitres de l’Histoire de la littérature d’Occident, publiée sous la direction de F. Batiouchkov (t. II, livre 5), et une série d’articles parus dans le dictionnaire encyclopédique Granat (« Chateaubriand », « Lamartine », « La littérature provençale », « Gaston Paris », etc.) ; il préfaça la traduction en russe d’une monographie de Gustave Lanson sur Voltaire (1911), d’Atala et de René (1913), ainsi que du premier tome des Œuvres complètes de Paul Bourget (1911). On pouvait aussi voir sa signature dans les revues et les journaux moscovites, où furent publiés, entre autres, des articles comme « Socialisme et critique littéraire », « Subjectivisme et dilettantisme dans la critique littéraire historique », « Le romantisme comme phénomène pathologique », « Trois ouvrages russes sur le romantisme », etc. Il faut ici faire une place particulière à la manière dont La Barthe accueillit la première guerre mondiale. En digne ils de son père, il n’avait jamais pu prendre son parti de la « catastrophe nationale » qu’avait été pour la France la guerre de 18701871, et cette douleur, qui avait couvé tout ce temps dans son cœur, se réveillait maintenant avec une violence renouvelée. Dans une série d’articles publiés sous le même titre (« Pensées sur la guerre ») en décembre 1914 dans les colonnes du journal La voix de Moscou, il airme avec beaucoup de vigueur que c’est l’Allemagne qui 10.  Граф Ф. де Ла-Барт, Разыскания в области романтической поэтики и стиля, t.  I  : Романтическая поэтика во Франции, Кiev, 1908.

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est responsable de la guerre et que la Russie et ses alliés, en s’opposant à elle, n’ont fait que défendre leur indépendance, la liberté et la civilisation. D’une manière générale, c’est la France qui occupe le premier plan de ses articles, la France qui, selon lui, a supporté avec honneur l’épreuve du feu : à l’appui de ses airmations, il cite quelques extraits des lettres que les soldats et les oiciers français envoient « depuis les champs de bataille ». Nous ne voulions pas la guerre et nous avons tout fait pour l’éviter, dit l’une de ces lettres, mais lorsque les hordes ennemies se sont ruées dans notre pays, toute la nation s’est levée pour la défense de sa liberté et de sa culture. Elle s’est levée, grave, absorbée en elle-même. La lutte sera dure, nous en sommes totalement conscients, nous ne nous berçons d’aucune illusion. Mais en chacun d’entre nous, du simple soldat au commandant en chef, vit la conscience que son devoir est de repousser l’invasion allemande, faute de quoi la France cessera d’exister et la vie n’aura plus aucun sens pour nous, pour nos proches, pour nos enfants. Un peuple qui a fait d’innombrables sacriices pour conquérir sa liberté ne sera jamais l’esclave d’un autre peuple11.

Dans un autre article, intitulé « Les Dieux ressuscités », La Barthe, avec empathie et non sans ierté, parle d’un « changement survenu dans le caractère de la nation française », et dit son espoir que l’année nouvelle « soit non seulement celle où renaîtra la puissance française, mais aussi celle où la France retrouvera son rôle culturel. En efet elle a toujours été un foyer de liberté et de progrès, elle a toujours été le grand cœur brûlant de l’univers, lançant sur l’humanité les rayons d’un amour ardent, et quiconque parmi nous hait la violence conserve dans son cœur une étincelle de ce feu »12. Il était tout naturel que La Barthe, à la même époque, apportât son concours chaleureux à la parution d’un recueil intitulé Студенчество – жертвам войны [Les étudiants soutiennent les victimes de guerre], dont il fut le directeur de publication. Cependant, ce recueil ne sortit qu’après le décès prématuré de La Barthe, mort de tuberculose le 10 juillet 1915. Deux de ses poèmes, donnés par sa veuve, y iguraient, l’un en russe, l’autre en français, et le recueil s’ouvrait sur une nécrologie où étaient évoquées les activités du défunt à la tête de la Société estudiantine des arts et des belles lettres auprès de l’université de Moscou : En tant que président, il réunissait en lui les traits d’une authentique noblesse, une grande tolérance et le souci constant de maintenir le haut niveau scientiique de notre société. Il savait, au milieu des jugements les plus divers, faire apparaître le grain de la vérité. Ses synthèses, brillantes et spirituelles, étaient pleines de séduction et d’enseignements pour qui l’écoutait. Bien plus, une salle de faculté présentait pour lui une séduction particulière, car c’était là que professeurs et étudiants pouvaient avoir un contact libre, à la fois scientiique et personnel. Entre le 11. Голос Москвы, 1914, 15 décembre, n° 288. 12. Ibid., 17 décembre, n° 290.

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président et les membres de notre société s’étaient noués des liens qui, par la suite, trouvèrent un prolongement hors des murs de l’université. Il s’était créé un cercle étroit et chaleureux, qui vivait pour l’art et la littérature. Notre société respecte en son président défunt, celui qui fut une personnalité non seulement fédératrice mais aussi pleine d’humanité et de inesse13.

Cette nécrologie ne disait mot de ce qu’on devait à La Barthe sur le plan scientiique : « cela, c’est l’afaire des spécialistes » s’en excusait son auteur. Et il est de fait que la mort du savant ne laissa pas ses collègues indiférents. Les articles qui lui furent consacrés dans divers périodiques (Pensée russe, Messager philologique de Russie, Voix du passé, Journal du ministère de l’Instruction publique14) retraçaient, de manière plus ou moins détaillée, l’histoire de sa vie, donnaient un aperçu de ce qu’avaient été ses recherches et reconnaissaient la valeur de sa contribution aux progrès de la science russe. Tous faisaient le même constat : La Barthe avait été un digne représentant de l’école d’Aleksandr Veselovskij, un positiviste convaincu, un authentique historien de la littérature, qui avait lutté sans relâche contre les intrusions du subjectivisme et de l’amateurisme dans ce domaine de la science. Tous mentionnaient son appartenance à deux nations et l’amour qu’il portait à ses deux patries. C’est aussi l’idée que développa avec beaucoup de clarté, Dmitri Mouretov, philosophe et journaliste du début du xxe siècle, dans l’article qu’il lui consacra : Son amour pour la Russie et pour la France faisait du défunt une incarnation vivante du dialogue spirituel existant entre les deux peuples. […] Le Destin n’a pas voulu qu’il prenne part à la lutte menée en commun par les deux peuples qui lui étaient chers. Mais s’il est vrai, de nos jours, et à l’avenir, que le dialogue spirituel avec le génie français joue un rôle dans l’histoire de la Russie, alors le travail qui donna son sens à la vie du professeur de La Barthe laissera une trace dans cette histoire et méritera qu’on en garde un souvenir marquant15.

Piotr Zaborov Institut de littérature russe (Maison Pouchkine) de l’Académie des sciences de Russie, Saint-Pétersbourg

13. Студенчество – жертвам войны, Моscou, 1916, p. 5-6. 14.  Voir en appendice de cette notice nécrologique, écrite par son collègue et ami Dmitrij Petrov, une bibliographie complète des ouvrages de Ferdinand de La Barthe, dans Journal du ministère de l’Instruction publique, nouvelle série, t. 61, 1916, n° 1, section 4, p. 12-14. Quant aux sources manuscrites, en dehors de ses lettres à Aleksandr Veselovskij, publiées en partie dans le recueil Наследие Александра Веселовского (Saint-Pétersbourg, 1992, p. 328-340), signalons trois lettres à Aleksandr Pypin (Saint-Pétersbourg, Bibliothèque nationale de Russie) et douze lettres à Vladimir Perec (Moscou, Archives russes d’État de littérature et d’art). 15. Русская мысль, 1915, n° 10, p. 142-143.

LA PEINTURE FRANÇAISE DANS LA FORMATION DE LA GALERIE IMPÉRIALE DE L’ERMITAGE JUSQU’À SON OUVERTURE AU PUBLIC PAR NICOLAS Ier EN 1852 par

Guillaume NICOUD

En janvier 1851, le Journal de l’architecture et des arts relatifs à la construction de Bruxelles annonce que l’architecte allemand Leo von Klenze (1784-1864) est sur le point d’achever le musée impérial de l’Ermitage : « lorsqu’en 1838, l’empereur Nicolas visita Munich, il fut accompagné par M. Klenze, dans sa visite à la Pinacothèque. L’année suivante, cet architecte fut appelé à Saint-Pétersbourg et chargé de dresser les plans d’un musée »1. Le 7 février 1852, le musée impérial de l’Ermitage ouvre ses portes aux visiteurs. Avec la construction de ce nouvel Ermitage disparaissent les derniers aménagements antérieurs de ce complexe palatial fondé par Catherine II comme une retraite à proximité du Palais d’hiver et abritant l’essentiel des collections particulières d’art des souverains russes. En 1838, le premier guide oiciel et détaillé des collections paraît à SaintPétersbourg : ce Livret de la galerie impériale de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg2 nous ofre un état des lieux avant travaux. Il nous permet d’appréhender à la fois l’apport de la France à la constitution et à la mise en valeur des collections durant la première période de son histoire et, complété par l’étude de divers documents d’archives conservés au musée d’État de l’Ermitage, il nous éclaire plus précisément sur les motivations esthétiques, voire politiques, des grandes acquisitions 1. Journal de l’architecture et des arts relatifs à la construction, 1851, quatrième année, première livraison, p. 8. 2.  Livret de la galerie impériale de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, contenant l’explication des tableaux qui la composent, avec de courtes notices sur les autres objets d’art ou de curiosité qui y sont exposés, Saint-Pétersbourg, 1838.

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réalisées en France au début du xixe siècle. Des motivations qui transparaissent jusque dans l’agencement des salles d’exposition de ces derniers achats, dans cet Ermitage impérial d’avant sa reconstruction. Le Livret de 1838 est édité sous l’autorité du directeur de la galerie de l’Ermitage, François Xavier Labensky (1769-1850), qui commença sa carrière en ces lieux sous Paul Ier 3. Mais cet ouvrage, au titre évoquant les publications accompagnant les salons d’exposition au Louvre, fut « rédigé en français par Mr. de Planat » selon le catalogue de 18634. Auguste Planat est le frère cadet de Louis Planat de la Faye (1784-1864), un oicier d’ordonnance de Napoléon Ier 5. Après la faillite au début du siècle des activités commerciales franco-russes paternelles, Auguste tente de se ixer à Saint-Pétersbourg. Le 20 décembre 1809, il est reçu au poste de secrétaire de l’Ermitage6. En 1816, il est devenu « l’adjoint » de Labensky7. Planat ne fut pas le seul Français à travailler dans l’Ermitage durant cette période. Après avoir rejoint la Russie en 1791 pour professer à l’Académie impériale de Saint-Pétersbourg, le peintre Gabriel François Doyen (1726-1806) est directement attaché à la galerie par Catherine II en 1794, en tant que peintre d’histoire ; il est chargé notamment de surveiller le travail des copistes8. C’est sans doute peu après sa mort, survenue le 13 mars 1806, qu’il est remplacé à ce poste par un autre Français, le peintre Armand Charles Carafe (1762-1822)9. Doyen est l’auteur du seul plafond peint conservé de l’Ermitage, antérieur à sa reconstruction10, œuvre inachevée mais encore exposée in situ. Elle décorait en 1838 la salle dite « ovale » et représente, selon le Livret : « la Noblesse, [qui] sous la igure d’un guerrier [conie] à Minerve ses enfants placés sur un bouclier. L’Abondance, symbole de la prospérité de l’État, est à ses pieds. Sur le second plan, on voit un jeune héros orné de toutes pièces, entouré de igures symboliques. L’Histoire, appuyée sur le Temps, écrit les fastes de l’Empire et la Renommée les 3.  Inspecteur adjoint de la galerie à partir de 1795, Labensky dirige ensuite cette section de l’Ermitage de 1799 à 1849, date à laquelle il est remplacé par Fedor Antonovitch Bruni (1799-1875). 4.  Bernhard von Köhne, Ermitage impérial  : catalogue de la galerie des tableaux, SaintPétersbourg, 1863, p. 21. 5. Ludwig von Wolzogen, Mémoires d’un général d’infanterie au service de la Prusse et de la Russie, 2002, p. 160. Son portrait, d’auteur anonyme, est conservé aux Invalides. 6.  Archives du musée d’État de l’Ermitage / Архив Музея Эрмитаж, fonds n° 1, opis n° 2, dossier n° 8 (1809). 7.  P. P. Svin’in, «  Ermitage  », dans id., Description des objets les plus remarquables de SaintPétersbourg et de ses environs, Saint-Pétersbourg, 1816-1826, p. 101. 8.  Heinrich Christoph von Reimers, Sankt Petersburg am Ende seines ersten Jahrunderts, SaintPétersbourg, 1805, t. I, p. 367. 9. H. C. von Reimers, L’Académie impériale des beaux-arts à Saint-Pétersbourg, depuis son origine jusqu’au règne d’Alexandre Ier en 1807, [Saint-Pétersbourg], [1807], p. 139. 10.  L’œuvre aurait toutefois été originellement commandée pour orner le cabinet de Mariâ Fedorovna (1759-1828), épouse de Paul Ier, dans le château Saint-Michel ; voir ibid., p. 138.

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publie à l’Univers ». Cette toile allégorique illustre heureusement l’emploi qu’une souveraine éclairée pouvait faire de ses collections. Dans cette même salle ovale, trône en 1838 le portrait de Catherine II par Giambattista Lampi (1751-1830)11. La pièce était donc consacrée à la mémoire de la fondatrice des lieux. Quoi de plus logique pour Labensky que de le faire graver en 1805 pour servir de frontispice au premier volume d’un recueil illustré des plus beaux tableaux de l’Ermitage intitulé Galerie de l’Hermitage12. Labensky suit comme modèle des recueils français contemporains13. Les œuvres gravées au trait sont accompagnées d’un texte en russe et en français. En regroupant par écoles de peinture les tableaux de ce recueil, on compte deux œuvres espagnoles, cinq hollandaises, douze lamandes, seize françaises et trente-huit italiennes. La galerie présenterait ainsi un fond important de tableaux français. Pourtant, dans le Livret de 1838, qui recense en tout 1692 œuvres exposées, un tableau répartit les collections par écoles de la façon suivante : 482 peintures hollandaises, 472 italiennes, 302 lamandes et 222 françaises14. Les salles présentent donc un panorama autre où l’école nordique est prépondérante et où l’école française tient une place secondaire. Ce sont cependant les œuvres françaises qui sont les premières à être regroupées en 1804 sur ordre d’Alexandre Ier. Cette nouvelle « galerie française » est aménagée par l’architecte Giacomo Quarenghi (1744-1817) dans le Petit Ermitage, le plus ancien des bâtiments du complexe, attenant au Palais d’hiver. Elle devient ainsi le premier espace dévolu uniquement à une école de peinture au sein de l’établissement. Cette position privilégiée témoigne de la suprématie artistique accordée alors à la France en matière de production picturale. Elle semble aussi correspondre, selon nos recherches, au goût du souverain pour la peinture française. Un autre tableau du Livret classe les œuvres exposées suivant leurs dates d’acquisition : 80 % furent achetées par Catherine II, 1 % par son ils Paul Ier, 13 % par son petit-ils Alexandre Ier et 5 % par son autre petit-ils et souverain régnant, Nicolas Ier. La quasi-totalité des tableaux a donc été acquise sous Catherine II15. D’après les notices d’œuvres du Livret, une centaine au moins de ces tableaux proviendrait de France. Catherine II acquit à Paris plus de six cents œuvres, parfois par collections entières. Mais comment interpréter le fait que la collection 11. Ce portrait, toujours conservé à l’Ermitage, date de 1793 (huile sur toile, 2,90 x 2,08 mètres). 12. Galerie de l’Hermitage, gravée au trait d’après les plus beaux tableaux qui la composent, SaintPétersbourg/Londres, t. I, 1805 et t. II, 1809. Les dernières livraisons de cet album n’ayant pas été réalisées, l’ouvrage resta inachevé. 13. Charles Paul Landon, Salon de 1808, Paris, 1808, p. 148 (Annales du musée et de l’École moderne des beaux-arts, 24). 14. Livret…, p. 531. 15. Mille trois cent quatre-vingt-trois tableaux furent acquis par Catherine II, huit par Paul Ier, deux cent vingt-trois par Alexandre Ier et soixante-dix-huit par Nicolas II (Livret…, p. 531).

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de Louis Antoine Crozat, baron de hiers (1700-1770), riche d’environs quatre cent quatre-vingt-dix œuvres, n’apparaisse qu’avec vingt-huit œuvres dans le Livret16 ? Même constat pour la collection du comte Sylvain Raphaël Baudouin (1715-1797), acquise en France en 1780 : neuf tableaux recensés sur cent dixneuf. Or, sont exposées en 1838 au moins cent quatre-vingt-treize œuvres des quelque six cents tableaux acquis en Allemagne en 1769 auprès des héritiers du comte de Brühl (1700-1763), ancien ministre du roi de Saxe, Auguste II. Cent quatre-vingt-dix des deux cent trois tableaux acquis en Angleterre en 1779 auprès des descendants du ministre anglais Lord Robert Walpole (1676-1745) sont aussi accrochés. Seuls l’oubli de la provenance et la mise en réserve de tableaux provenant de France expliqueraient cette diférence. L’apport de la France à l’enrichissement et à la mise en valeur des collections de l’Ermitage reste toutefois remarquable durant le règne de Catherine II et est aussi relativement conséquent sous Alexandre Ier. C’est d’ailleurs sans doute à un Français, le peintre François Gérard (1770-1837), que revient l’honneur de fournir une illustration pour servir de frontispice au second volume de recueil de planches de Labensky. Elle porte comme légende : « Chefs-d’œuvres immortels, accourez à sa voix ! / Les beaux-arts sont toujours le luxe des grands rois »17. Penchons nous donc maintenant sur les liens entre la France et les acquisitions de ce règne. Les archives de l’Ermitage conservent un inventaire manuscrit inédit de la main d’Auguste Planat : le Catalogue des tableaux acquis sous le règne de Sa Majesté l’empereur Alexandre Ier 18. Selon notre retranscription, il totalise 393 tableaux, dont au moins quatre-vingt-dix œuvres espagnoles, soixante-six œuvres françaises, soixante-trois italiennes, quarante-cinq russes, vingt-neuf hollandaises et vingt-sept lamandes. Toutes ne sont pas destinées à être exposées dans l’Ermitage ; certaines sont reléguées dans les réserves ou envoyées à l’extérieur pour orner les résidences impériales. Si Alexandre veut réunir un ensemble cohérent de peintures françaises, il désire aussi posséder une collection signiicative de peintures russes contemporaines. Des tableaux russes sont donc acquis et regroupés dans une galerie située dans le prolongement des salles françaises, soulignant ainsi le rôle de modèle de cette dernière école. Les achats d’Alexandre sont partiellement le relet d’une politique concertée, toutefois moins tournée vers les œuvres françaises ou russes qu’italiennes. En 1804, le directeur de l’époque, le comte Dmitrij Petrovič Buturlin (1763-1829), remet à l’empereur Alexandre un rapport intitulé Tableau de l’Hermitage impérial19. 16. En comptant même les pastels. La collection fut acquise auprès de ses héritiers en 1772. 17. L’œuvre porte comme autres inscriptions : « Gerard inv. » et « Saunders sc. ». 18. Archives du musée d’État de l’Ermitage / Архив Музея Эрмитаж, fonds n° 1, opis n° 6 A, n° 149. 19.  Archives du musée d’État de l’Ermitage / Архив Музея Эрмитаж, fonds n° 1, opis n° 2, dossier n° 13 (1804).

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Il propose des « mesures à prendre pour entretenir et augmenter [la] collection ». Concernant les tableaux, il précise : Je ne crains point d’airmer que si nous pourrions proiter des circonstances actuelles pour nous renforcer dans les parties de l’École italienne (qui de tout temps a été la plus diicile à rassembler), notre collection serait alors et toujours, considérée collectivement, la plus belle de toutes celles connues et décrites.

Suite aux récentes campagnes françaises en Italie, de nombreuses œuvres italiennes sont en efet disponibles sur le marché de l’art. Quand vient l’heure du rapprochement entre Alexandre et Napoléon, ces acquisitions d’œuvres françaises et italiennes sont subitement facilitées. Chargé dès l’entrevue de Tilsit, en 1807, d’acheter des tableaux depuis Paris pour le tsar, Dominique Vivant Denon (1747-1825), directeur du Musée Napoléon, envoie ainsi de 1808 à 1815 quelque 38 tableaux, la plupart de très grande valeur. On compte parmi eux 15 œuvres françaises et autant d’italiennes. Denon reçut en récompense l’ordre de Sainte-Anne qu’il aimait porter, comme sur son portrait par Prud’hon conservé au Louvre20. Denon savait ce que la galerie impériale recherchait en priorité. L’inventaire Planat cite parfois la correspondance accompagnant ses acquisitions et dans sa notice du tableau d’Orphée jouant de la Lyre pour Pluton par la peintre française Marie-Joséphine-Angélique Mongez (1775-1855), il écrit : « J’ai pensé […] que vous verriez avec plaisir l’acquisition de tableaux modernes jointe à celle des tableaux de l’École d’Italie »21. Le prince Vasilij Sergeevič Trubeckoj (1776-1841), général, aide de camp du tsar, prend, après 1815, le relais de Denon pour les acquisitions parisiennes. On peut actuellement établir une liste approximative d’une trentaine d’achats, essentiellement des œuvres italiennes. Denon, puis le prince Trubeckoj, se sont donc attachés à pourvoir l’Ermitage en tableaux italiens depuis Paris, répondant ainsi à la politique présentée au tsar par Buturlin. Selon le Livret de 1838, trente-trois des œuvres italiennes acquises par eux à Paris sont encore exposées à l’Ermitage. Intéressons-nous enin à deux grands ensembles d’œuvres acquis aussi par Alexandre, en en étudiant plus particulièrement la présentation dans l’Ermitage. Rappelons tout d’abord que les peintures qu’Alexandre acquiert principalement ne sont pas italiennes, ni françaises, mais espagnoles. En 1815, après Waterloo, l’empereur séjourne à Amsterdam et visite la collection de tableaux espagnols du banquier William Gordon Coesvelt. Pour citer 20. Huile sur toile, 0,62 x 0,52 mètres, inv. M.I. 723. 21. Tableau non localisé, huile sur toile, 3,452 x 4,532 mètres (voir Ludmila Kagané, « Denon et la Russie : intermédiaire pour l’Ermitage impérial », dans Les vies de Dominique Vivant Denon, éd. Daniela Gallo, Paris, 2001, t. I, p. 303).

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une préface manuscrite de Labensky à un catalogue raisonné de la collection, Coesvelt a formé cet ensemble « à la faveur de l’entière désorganisation causée par l’invasion de l’armée française dans la Péninsule »22. Devant « cette réunion presque complète d’une école peu connue »23, Alexandre décide d’acquérir un peu plus de quatre-vingt œuvres pour l’Ermitage. Il pourvoit ainsi sa galerie d’une école que même Denon ne réussit pas à faire entrer au musée Napoléon avec autant de succès24. Labensky écrit à juste titre que l’Ermitage présente « maintenant une collection tout à fait nouvelle, unique dans son genre ». Cet achat montre à quel point l’empereur de Russie sait proiter « des circonstances actuelles », comme l’écrivait Buturlin. L’ensemble est regroupé avec les autres œuvres ibériques déjà présentes en une galerie espagnole. Car la création, en 1804, de la galerie française inaugurait un réagencement général des collections. Selon Heinrich Christoph von Reimers (1768-1812), qui visite l’Ermitage vers cette date, « le monarque actuel a ordonné d’accrocher les chefs d’œuvres de chaque école dans des pièces particulières »25. Les espaces restent toutefois meublés et agencés comme sous Catherine II. Ils ont bien souvent encore l’aspect d’appartements palatiaux et servent régulièrement de salles de réceptions. Le manque de place et le grand nombre d’œuvres créent ainsi sous Alexandre une situation ambiguë où modernité – la recherche d’un accrochage par école – et tradition – conserver une partie de l’agencement datant de Catherine II, accueillir des réceptions – s’entrechoquent. Des espaces si luxueux donnent à montrer au visiteur le mécénat, le goût mais aussi la richesse et la puissance des propriétaires des lieux. En visitant l’Ermitage impérial, nous sommes en quelque sorte autant invités à admirer la collection de peinture qu’à ressentir la grandeur, la puissance et la richesse de la Russie impériale. Cette impression est encore plus manifeste dans la salle consacrée à la collection espagnole, ainsi que dans celle, mitoyenne, dévolue à l’autre grande acquisition du règne : la collection de la Malmaison. En 1815, Alexandre acquiert à Paris auprès d’Eugène et Hortense de Beauharnais, les deux enfants de l’ancienne impératrice Joséphine décédée le 29 mai 1814, trente-huit des meilleurs tableaux de sa collection. Si nous ne possédons aucune représentation de la salle de la Malmaison, nous avons toutefois retrouvé dans les archives du musée un croquis en esquissant l’accrochage26. La disposition de cette 22.  Archives du musée d’État de l’Ermitage / Архив Музея Эрмитаж, fonds n° 1, opis n° 2, dossier n° 44 (1816). 23. Ibid. 24. Jean Chatelain, Dominique Vivant Denon et le Louvre de Napoléon, Paris, 1973, p. 175 et Janine Baticle, « La mission en Espagne », dans Les vies de Dominique-Vivant Denon…, t. I, p. 327-344. 25. H. C. von Reimers, Sankt Petersburg…, p. 358. 26.  Archives du musée d’État de l’Ermitage / Архив Музея Эрмитаж, fonds n° 1, opis n° 2 (1816), dossier n° 9. Nous le publierons prochainement. 

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galerie est unique dans l’Ermitage, du fait du nombre relativement peu important de tableaux que comporte l’ensemble, de la variété des formats et de la diversité des écoles représentées. Les plus grands chefs-d’œuvre de la collection étaient mis en valeur, comme les quatre tableaux représentant les Heures du jour du Lorrain27, La ferme de Potter28, ou encore le Corps de garde de Téniers29. Or, en suivant le plan de visite proposé par le Livret, la salle espagnole et celle de la Malmaison se découvrent en in de parcours du « bel étage ». Après avoir traversé une partie des Loges de Raphaël, copies de celles du Vatican, le visiteur entre dans une enilade de salles attenantes abritant ces collections. Mais il est aussi amené à admirer dans des vitrines des échantillons des plus beaux minéraux russes, des plus belles productions d’orfèvrerie russes conservés par les tsars, ainsi que les plus précieux cadeaux diplomatiques oferts à ces souverains, tant par les représentants des puissances européennes qu’asiatiques. La galerie espagnole occupe la pièce principale. Elle donne accès à la collection de la Malmaison. Des détails de la décoration de cette dernière pièce rappellent subtilement au visiteur le glorieux contexte de ces deux acquisitions. Car, selon une description d’époque, « [l]’étofe de l’ameublement de cette salle a été brodée au canevas par les demoiselles de l’Institut de l’impératrice douairière [Maria Fedorovna], en l’honneur des victoires d’Alexandre, dont les noms sont écrits autour des fauteuils en grandes lettres brodées »30. Ces salles sont parmi les rares du Livret à posséder quelques remarques introductives, ce qui souligne l’importance tant artistique qu’historique de ces collections, telle que l’empereur n’a même pas voulu disperser l’ensemble pourtant hétérogène de la Malmaison31. Le brouillon du texte sur cette galerie explique clairement les enjeux : Le second séjour à Paris, en 1815, [de] Sa Majesté l’empereur Alexandre, fut signalé dans les annales des Arts par l’achat des tableaux de la galerie de Malmaison et de quelques sculptures du célèbre Canova. C’est ainsi que chaque pas de ses marches mémorables fut marqué par une nouvelle illustration, c’est ainsi que la galerie impériale de l’Hermitage deviendra pour la postérité un dépôt précieux et irrécusable des fastes brillants de l’histoire de la Russie32. 27. Claude Gellée, dit Le Lorrain, Le matin, huile sur toile, 1,13 x 1,57 mètres, musée d’État de l’Ermitage, inv. 1234 ; Le midi, huile sur toile, 1,13 x 1,57 mètres, inv. 1235 ; Le soir, huile sur toile, 1,16 x 1,535 mètres, inv. 1236 ; La nuit, huile sur toile, 1,16 x 1,30 mètres, inv. 1237. 28. Paulus Potter, La ferme dit aussi La prairie à l’entrée d’un bois ou encore La vache qui pisse, huile sur bois, 0,81 x 1,155 mètres, musée d’État de l’Ermitage, inv. 820. 29. David Téniers, Intérieur de corps de garde, huile sur bois, 0,69 x 1,03 mètres, musée d’État de l’Ermitage, inv. 583. 30. P. P. Svin’in, « Ermitage »…, p. 101. 31. Livret…, p. 389-400 (pour la salle XL ou de la Malmaison) et p. 401-429 (pour la salle XLI ou Galerie espagnole). 32.  Archives du Musée d’État de l’Ermitage / Архив Музея Эрмитаж, fonds n° 1, opis n° 2, dossier n° 44 (1816).

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En conclusion, le Livret de Planat et de Labensky témoigne donc que l’agencement de certaines salles de l’Ermitage (comme la «  galerie de la Malmaison ») tentent de rappeler au visiteur que la Russie depuis Alexandre est dorénavant amenée, après la France de Napoléon, à jouer le premier rôle sur la scène internationale. Mais en 1852, quand le musée s’ouvre au public sous Nicolas Ier, suivant en cela l’exemple donné sous la Révolution française par le Muséum central des arts (ancêtre du musée du Louvre), la plupart des œuvres de la collection de la Malmaison ont été réparties dans les nouvelles salles organisées par école (dont une nouvelle pour la peinture française). Ayant sans doute perdue de son importance symbolique, cette collection rejoint ainsi les grandes acquisitions efectuées en France sous Catherine II. Ironie de l’histoire, durant les années 1840, une tentative de l’éditeur français Gohier Desfontaines de reproduire les chefs d’œuvres de l’Ermitage en lithographie « par les premiers artistes de France » avorta33, malgré le soutien apporté à l’entreprise par le duc Maximilien de Beauharnais (1835-1852), petit-ils de Joséphine et gendre du tsar34. Certaines des quelques planches toutefois imprimées prouvent l’intérêt constant porté dans l’Ermitage à des chefs d’œuvre de la peinture un temps conservés en France et dorénavant leuron d’une des plus belles collections d’art au monde. Guillaume Nicoud École pratique des hautes études

33. Galerie impériale de l’Ermitage, lithographiée par les premiers artistes de France, avec un texte explicatif sous la direction de M. Gohier Desfontaines, Saint-Pétersbourg, 1845. 34. Bulletin de l’Alliance des arts, 3e année, n° 1, 25 juin 1844, p. 12.

LES ORFÈVRES PARISIENS AU SERVICE DE LA RUSSIE AU XIXe SIÈCLE par

Wilfried ZEISLER

Cette présentation n’a pas pour but de retracer de manière exhaustive les relations entre les orfèvres parisiens1 et la Russie au xixe siècle mais de montrer, par des exemples jalonnant le siècle, que le croisement de sources variées – archives publiques et privées françaises ; archives du musée de l’Ermitage (AGE) ; Archives historiques d’État de Saint-Pétersbourg (RGIA) ou archives d’État de la Fédération de Russie à Moscou (GARF) – permet de les étudier. En 1907, paraissait l’inventaire de l’orfèvrerie impériale dressé par le baron de Foelkersam, qui démontrait le caractère international de ces collections2. Aux côtés de pièces russes, anglaises ou allemandes, plusieurs services français résultaient de commandes auprès des orfèvres de l’Ancien Régime et de * AGE / АГЭ : archives du musée de l’Ermitage. ** L’auteur tient à remercier M. le professeur Barthélémy Jobert et les conservateurs et responsables des collections françaises et russes auxquels cette étude doit beaucoup : en France, Mme Anne DionTenenbaum (musée du Louvre), Mme Anne Gros (Maison Christole), Mme Katia Joski et M. Nicolas de la Morinière (Maison Odiot) ; en Russie, Mmes Ekaterina Khmelnitskaïa, Marina Lopato et Tamara Rappe (musée de l’Ermitage), Mmes Svetlana Astakhovskaïa, Elena Eimova et Aïsulu Shukurova (palais-musée de Gatchina), Mme Olga Bazhenova et MM. Rifat Gaifullin et Alexeï Guzanov (palais-musée de Pavlovsk), Mme Irina Tikhova et M. Alekseï Alexeev (palais-musée de Petergof), Mmes Elena Artemeva, Larissa Bardovskaïa et Iraïda Bott (palais-musée de Tsarskoïe-Selo), Mmes Galina Smorodinova, Ludmila Tarasenko et Nadejda Zubanova (Musée historique d’État, Moscou). 1.  Sur les orfèvres, sauf études particulières, voir Henri Bouilhet, L’orfèvrerie française aux xviiie et xixe siècles, Paris, 1912 et les biographies dans Un âge d’or des arts décoratifs (1815-1848), cat. d’exposition, Paris, 1991 (avec bibliographie). 2.  Baron A. de Foelkersam, Inventaire de l’argenterie conservée dans les garde-meubles des palais impériaux : Palais d’hiver, Palais Anitchkov, château de Gatchino, Saint-Pétersbourg, 1907.

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l’Empire tels Claude II Ballin, François-homas Germain, Jacques-Nicolas Röettiers, Robert-Joseph Auguste ou encore Martin-Guillaume Biennais et Jean-Baptiste-Claude Odiot3. Qu’en est-il de l’orfèvrerie française des années 1840-1900 ? La Russie, empreinte d’un romantisme national, poursuit alors le développement de son art et de son industrie qui s’airment dans le domaine de l’orfèvrerie avec de grands noms tels Fabergé, Gračev, Hlebnikov, Ovčinnikov ou encore Sazikov, tous mentionnés par Foelkersam. Bien que les grands ensembles français semblent avoir disparu de l’inventaire, la mention des orfèvres Marc-Augustin Lebrun et Boin-Taburet illustre l’intérêt de la famille impériale pour l’orfèvrerie française de cette période. Par ailleurs, plusieurs publications russes entreprises depuis les années 1970, ainsi que les travaux précurseurs de Marina Lopato, ont montré que les collections des musées de l’Ermitage ou du Kremlin conservaient de l’orfèvrerie française de cette période4. Sous la forme de services et d’objets d’art, du néoclassicisme Empire au goût moderne de l’Art nouveau, ces maîtres ont exporté le goût parisien ou se sont adaptés au goût local5.

I. — Biennais et Odiot, les orfèvres de Napoléon Sous le Consulat et l’Empire, les relations franco-russes favorisent par trois fois les commandes russes en France. La première période débute avec le traité de Paris, qui permet le retour des aristocrates russes. Ce premier lien, bien fragile, se solde par une nouvelle coalition contre Napoléon. La Russie init néanmoins par conclure une alliance à Tilsit en 1807, renouvelée à Erfurt en 1808. Avec le retour de la paix, certains orfèvres et notamment Biennais6 se mettent au service des Russes, tel le prince Nikolaj B. Youssoupov qui lui achète un nécessaire de voyage7 et en proite pour poursuivre 3.  L’étude de ces commandes, déjà entamée, pourrait être poursuivie. Voir par exemple La France et la Russie au siècle des Lumières. Relations culturelles et artistiques de la France et de la Russie au xviiie siècle, cat. d’exposition, Paris, 1986-1987, p. 324-339. 4.  Pour les pièces conservées à l’Ermitage, voir entre autres Прикладное Искусство конца xix начала xx века [L’art appliqué de la in du xixe siècle et du début du xxe siècle], cat. d’exposition, Léningrad, 1974 ; Historicism in Russia, Style and Epoch, in the Decorative Arts, 1820-1890s, cat. d’exposition, 1996 et М. Лопато Лопато [M. Lopato], Ювелиры Старого Петербурга [Les bijoutiers de l’ancien Pétersbourg], Saint-Pétersbourg, 2006. Pour celles du Palais des armures à Moscou, voir Прикладное искусство Франции xvii-xx веков - Каталог [L’art appliqué rançais, xviiie-xxe siècle – Catalogue], dir. Л.М. Фролова [L. M. Frolova], Moscou, 1995. 5. Sont exclus de ce propos les bijoutiers-joailliers dont les relations avec la Russie pourraient faire l’objet d’une étude spéciique. 6. Sur Biennais, voir l’étude d’Anne Dion-Tenenbaum, L’orfèvre de Napoléon Martin-Guillaume Biennais, Paris, 2003. 7. Musée de l’Ermitage. Voir Marina Lopato, « L’argenterie de l’époque napoléonienne », dans Sous le signe de l’aigle, cat. d’exposition, Saint-Pétersbourg, 1999, p. 74-75, ill. p. 75.

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sa collection d’art8. La période 1807-1811 détermine ainsi une nouvelle étape de commandes en France qui, depuis l’instauration du blocus continental, a par ailleurs développé ses relations commerciales avec la Russie. Dans son ouvrage consacré à l’orfèvre J.-B.-C. Odiot, Olivier Gaube du Gers signale l’existence de livres de comptes permettant d’apprécier son activité commerciale jusqu’en 18179 ; mais ces documents ne sont depuis lors plus localisés. Il faut donc se référer à ses écrits et à d’autres sources pour évaluer ces échanges et référencer les clients russes. O. Gaube du Gers mentionne plusieurs membres de l’aristocratie, notamment le diplomate et collectionneur Dmitrij P. Tatiŝev, en 1807, 1808 et 1809, ou l’ambassadeur de Russie, le comte Piotr A. Tolstoï. Installé dans la maison hélusson à Paris, il fréquente l’orfèvre chez lequel il se rend le 17 novembre 1807 « pour y choisir une partie considérable de vaisselle et d’argenterie »10. Les commandes de cette période peuvent être rapprochées d’un ensemble de pièces, datées 1797-1809, conservées dans les collections du Kremlin11 et du musée de l’Ermitage. Au nombre de ces pièces, on trouve un service de table que le prince Youssoupov it réaliser par Odiot et par l’orfèvre J. M. B., sans doute Joseph Maximilien Besville12. On peut en efet supposer que les autres maîtres de la capitale, au même titre que les plus grands noms du luxe parisien, ont alors su tirer proit de cette clientèle étrangère, avant que les deux nations ne reprennent le combat. L’efondrement de l’Empire puis l’échec des Cent Jours ramènent les Russes en France et les deux périodes d’occupation (1814 et 1815-1818) constituent une troisième étape de commandes. Symboliquement, le prince Youssoupov fait graver sur les candélabres du service Odiot susmentionné Париж 1814г Мая 1ого [Paris, 1er mai 1814]. Selon O. Gaube du Gers, le souverain russe, les Demidov, l’oicier Lopuhin ou encore l’ambassadeur du tsar, Pozzo di Borgo, sont alors clients. Le service de ce dernier aurait été commandé par le tsar en 1814-181513. La famille Pozzo di Borgo est d’ailleurs mentionnée dans les livres de comptes en 1912 et en 1913 pour divers travaux sur de l’orfèvrerie Empire, vraisemblablement des pièces 8.  Voir Elena Sharnova, « Un vrai musée de la peinture française : la collection française de Nicolaï Borissovitch Youssoupov  », dans Collections et marché de l’art en France, 1789-1848, Rennes, 2005, p. 359-373. 9. Olivier Gaube du Gers et Jean-Marie Pinçon, Odiot orfèvre. Trois siècles d’histoire, d’art et de création, Paris, 1990. 10. AN, AF/IV/1501. 11. Л. М. Фролова, Прикладное искусство…, no 74 à 79. 12.  Sur les collections d’orfèvrerie Youssoupov conservées à l’Ermitage, voir М. Лопато [M. Lopato], «  Собрание художественного серебра князей Юсуповых в Эрмитаже [La collection de l’orfèvrerie des princes Youssoupov de l'Ermitage]  », dans Декоративно-прикладное искусство Западной Европы [L’art décoratif appliqué de l’Europe occidentale]. ФГУК Государственный историко-культурный музей-заповедник « Московский кремль », dans Материалы и исследования. xviii, Moscou, 2006, p. 247-263. 13.  Exposition d’orfèvrerie civile française de la Révolution à nos jours, cat. d’exposition, Paris, 1929, n° 203.

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provenant de ce service impérial. Parmi les commandes attribuées à Alexandre Ier, signalons encore une toilette conçue dans l’esprit de celle livrée à l’impératrice des Français en 1812. D’après les sources françaises, la toilette serait ensuite passée dans la collection Mouraviev et se trouvait à Paris dans les années 192014. En 1911, le comte Nicolaï Mouraviev donne efectivement à réparer à la maison Odiot un « cofre de toilette Empire vermeil », provenant peut-être de cet ensemble.  En 1814, Alexandre Ier fait également appel aux services de Biennais qui exécute un ensemble de pièces liturgiques composées d’après les dessins de Charles Percier et dont le calice porte l’inscription commémorative : Въ пребыванiе Импераmора Александра I въ Парижъ 1814 года [« Séjour de l’empereur Alexandre Ier à Paris en 1814 »]15. D’autres sources témoignent des livraisons de Biennais et de ses contemporains au début de la Restauration, tels les rapports des expositions des produits de l’industrie ou les inventaires de la famille impériale. En 1819, le rapport de l’exposition des produits de l’industrie signale un vase Médicis monumental en vermeil orné de bas-reliefs et décoré de trophées qui fut ofert par l’armée à son général, le comte Mihail S. Voroncov16. Les somptueux services destinés aux frères de l’empereur, les grands-ducs Nicolaj et Mihail, datent également de cette période. Le service du grand-duc Nicolaj Pavlovič (voir ig. 1) fut exécuté pour son mariage avec Charlotte de Prusse le 13 juillet 1817 et fut peut-être commandé par un intermédiaire dont le rôle était primordial dans ce type de réalisations, même si le prince héritier séjourne à plusieurs reprises en France à cette époque. L’empereur ofre au jeune couple le palais Aničkov, où sera conservé le service jusqu’à la Révolution. Intégralement listé dans l’inventaire impérial, ce service d’apparat en vermeil – mille cinq cent vingt-cinq pièces comptabilisées par M. Lopato17 – avait été exécuté par Biennais et François-Dominique Naudin, avant d’être complété par Nicholls et Plincke ou Fabergé. Considéré comme une des preuves les plus convaincantes de la difusion du goût français à l’étranger18, l’ensemble, saisi à la Révolution, est encore mentionné dans une liste dressée en 1925 à partir de l’inventaire de Foelkersam19. Elle est rédigée en anglais, vraisemblablement ain de favoriser les transactions commerciales entreprises avec l’étranger. En efet, l’essentiel du service fut vendu au cours des années 1925-1935 et seule une pièce se 14. Yves Bottineau et al., Les grands orfèvres de Louis XIII à Charles X, Paris, 1965, p. 304-305.  15. « Séjour de l’empereur Alexandre Ier à Paris en 1814 », Александр I « Сфинкс не разгаданный до гроба… » [Alexandre Ier « Le sphinx qui garda son secret jusqu’au tombeau »], cat. d’exposition, Saint-Pétersbourg, n° 385, p. 260, ill. p. 47. Un autre ensemble identique est conservé au musée historique de Moscou. Louis Dussieux signale la commande d’un calice et d’un ciboire en or, peutêtre une confusion avec le vermeil ? (Les artistes français à l’étranger, Paris, 1876, p. 566). 16. Palais des armures au Kremlin de Moscou. 17. M. Lopato, « L’argenterie… », p. 73. 18.  Serge Grandjean, « A dinner service by Biennais at the Rijksmuseum », dans he connoisseur, octobre 1958, p. 84-87. 19. AGE, fonds n° 1, opis n° 5 (partie 2), dossier n° 467, fol. 6, no 63-74.

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Figure 1 : pièces du service du grand-duc Nicolas Pavlovitch. Baron A. de Foelkersam, Inventaire de l’argenterie conservée dans les garde-meubles des palais impériaux : Palais d’hiver, Palais Anitchkov, château de Gatchino, éd. Golick et A. Willborg, Saint-Pétersbourg, 1907, pl. 53.

trouve encore en Russie20. Inspirés par Percier, les modèles utilisés par Biennais rappellent ceux de services antérieurs, comme le service à thé de Joséphine (1801) ou le service pour le royaume d’Italie (1807-1809). Le service utilise un vocabulaire ornemental antiquisant, symbole d’union et d’amour, tel le relief des Noces aldobrandines dont le modèle fut difusé sous la forme de plaquette par Augustin Dupré. Le même type de décor signiiant, répondant aux principes édictés par Percier et Fontaine dans leur Recueil de décoration intérieure21, se retrouve consacré à la beauté sur la table de toilette réalisée par Biennais pour la même occasion22 ou sur le service de Mihail Pavlovič. Ce second 20. Л. М. Фролова, Прикладное искусство…, n° 91. Huit pièces sont conservées au Rijksmuseum d’Amsterdam (ancienne collection F. Mannheimmer), neuf pièces sont à la Fondation Gulbenkian de Lisbonne et d’autres ont fait partie des collections Helft, David-Weill ou Al Tajir. Informations communiquées par Mme Anne Dion-Tenenbaum. 21. L’aigle et le papillon, symboles des pouvoirs sous Napoléon, cat. d’exposition, Paris, 2008. 22. Музей Эрмитаж [Musée de l’Ermitage], Под знаком орла, Искусство ампира - Краткий каталог выставки [Sous le signe de l’aigle. L’art Empire – Catalogue sommaire de l’exposition], Saint-Pétersbourg, 2000, n° 183.

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service livré à la Russie comporte des pièces réalisées entre 1798 et 1838 par les orfèvres Biennais, Jean-Charles Cahier (son successeur depuis 1821), Marie-Joseph-Gabriel Genu, le maître S. L. N. et Odiot23. Ces éléments dispersés ont été rapprochés d’une mention du Moniteur universel de 182424 : « S. M. l’Empereur de Russie a fait présent à son frère, le grand duc Michel, d’un service en argenterie dont la valeur est estimée à 1 500 000 francs […] ». Ce texte renvoie efectivement à un service de Cahier, mais il apparaît aujourd’hui plus vraisemblable de considérer que plusieurs ensembles furent réalisés à Paris pour le grand-duc. Le service de Cahier fut, selon la tradition, ofert au grand-duc lors de son mariage avec Hélène-Charlotte de Wurtemberg et se retrouve cité dans l’inventaire de l’orfèvrerie (1858) de cette dernière, devenue Helena Pavlovna. Ce document, dont l’organisation annonce celle de l’inventaire impérial dressé par Foelkersam, signale, ajoutés au crayon, les destinataires de ces collections. Elles passent à la grande-duchesse Ekaterina Mihailovna, grande-duchesse de Mecklembourg-Strelitz, et ensuite aux enfants de celle-ci, la princesse Helena G. de Saxe-Altenbourg et les princes Georges G. et Mikhaïl G. de Mecklembourg-Strelitz25. À la Révolution, cette orfèvrerie, conservée au palais de Kameny Ostrov et au palais d’Oranienbaum, fut transférée pour partie au musée Russe ou au musée du baron Stieglitz (1919) avant d’intégrer en 1922 ou en 1925 les collections de l’Ermitage. La longue liste de 1858 détaille plusieurs services, dont au moins sept sont dits « français » et dont une partie constitue vraisemblablement le (ou les) « service de Michel Pavlovitch ». Il s’agit tout d’abord d’un « grand service de table en argent », qui comptait plus de deux mille pièces. Un service à dessert complétait le tout avec théières, sucriers et plusieurs centaines de couverts. Ce service fut en grande partie hérité par le prince Mikhaïl, qui reçut également deux « petits services à déjeuner en argent » à dix-huit couverts constitués de cent quarante-deux pièces ainsi que deux « services à thé en argent doré à l’intérieur »26. Le prince en emporta vraisemblablement une partie dans sa résidence de Remplin lorsqu’il devint souverain de Mecklembourg-Strelitz27. Le frère du prince 23. Service à thé et à café de l’ancienne collection Ricardo do Espirito Santo. Voir cat. de vente, Ader, Picard et Tajan, Objets d’art et de très bel ameublement, Paris, 14 juin 1977, n° 15. Voir aussi Les trésors de l’argenterie du Portugal, cat. d’exposition, Paris, 1954, n° 490, pl. 182. Cette collection comptait aussi six lambeaux d’Odiot de même origine (ibid., n° 491, pl. 184). Voir aussi cat. de vente, Tajan, Paris, 21 mai 2003, n° 67. 24. 18 juin 1824, n° 171, p. 824. 25.Е. И. Кочерова [E. I. Kotcherova], « Коллекции Ораниенбаумских Дворцов в 1827-1918 годах [Collections des palais d'Oranienbaum 1827-1918]  », dans Ораниенбаум. Век xix… По материалам выставки «  осколки зеркала  » к 150 летию Меклембург-Срелицкого дома в России [Oranienbaum au xixe siècle… d’après les documents de l’exposition « Les éclats du miroir », à l’occasion des 150 ans de la maison des Meklenbourg-Strelitz en Russie], cat. d’exposition, 2006, p. 98. 26. RGIA, fonds n° 548, opis n° 1, dossier n° 1543, fol. 3-14, 16-21 et 47-53. 27. Telle était vraisemblablement l’origine des pièces des collections Ricardo do Esperito Santo et Al Tajir. Voir cat. de vente, Christie’s, Londres, 30 juin 1965, n° 117 ; Ader, Picard et Tajan, Paris, 14 juin 1977, no 13 à 25 ; Christie’s, Londres, 30 nov. 2004, n° 438. D’autres pièces circulent

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Mikhaïl, le prince Georges, reçut essentiellement de l’orfèvrerie russe. Sa sœur Helena hérita quelques éléments du grand service de table ainsi que deux services français : un « grand service à thé en vermeil » et un « service à thé en vermeil ». Les cinquante pièces conservées au musée de l’Ermitage proviennent de cette dernière collection et composaient une partie des trois services monogrammés entrés en 1925 au musée28. Les services de Nikolaj et de Mihail Pavlovič démontrent à quel point le style Empire reste apprécié au cours des années 1810-1820, comme le prouve également le service Demidov commandé à Odiot en 181729 ou le tête-à-tête ofert par l’impératrice à son ils Alexandre en 182830. Tandis que les dynasties d’orfèvres se renouvellent – Charles-Nicolas Odiot succède à son père en 1827 – les commandes se poursuivent et le style évolue. Les clients sont les Demidov31, le comte Gouriev32 ou un mystérieux « millionnaire russe »33. Certaines de ces livraisons surprennent par leur goût, comme le remarque Bouilhet en 191234 : Dans le service qu’Odiot it pour le prince Demidof, la donnée décorative est tout autre. Était-ce une tentative de retour à l’interprétation de la nature qui ne devait pas avoir de lendemain ? Était-ce une fantaisie d’un grand seigneur ? […] Cet ensemble contraste complètement avec les œuvres précédentes.

II. — Les orfèvres romantiques et le renouvellement du style : Froment-Meurice, Lebrun, Morel et les autres Si le règne de Nicolas Ier est souvent caractérisé par sa fermeture, les privilégiés – membres de la famille impériale et riches aristocrates – continuent à apprécier une orfèvrerie parisienne, concurrencée par les modèles anglais mais qui maintient un haut degré de qualité et de style. sur le marché de l’art, notamment deux candélabres de Cahier (1819-1838) présentés à la Biennale de Paris en 2006 et au Salon du collectionneur en 2009 (Bernard de Leye, Bruxelles), ou une cuillère à ragoût de Naudin (1819-1838) (cat. de vente, Adjug’art, Brest, 14 mars 2006, n° 254). Voir aussi cat. de vente, Tajan, Paris, 21 mai 2003, n° 78. 28.  AGE, fonds n° 1, opis n° 5 (partie 2), dossier n° 267, fol. 15 ; opis n° 9, dossier n° 89, fol. 34-35, no 4 I, 4 VI et 4 VII. 29.  Service de cent dix-sept pièces réalisées d’après des modèles de Cavelier, en partie conservé au Metropolitan Museum of Art de New York (he Arts under Napoleon, cat. d’exposition, Metropolitan Museum of Art, New York, 1978, no 156 à 159) et au musée du Louvre, inv. OA 12163-12168. 30. Л. М. Фролова, Прикладное искусство…, no 82-85 et 87-89, p. 75-78 et 80-81. 31. Exposition d’orfèvrerie…, no 711, 712 et 713. Cat. de vente, Charles Pillet, Collection de San Donato, Paris, 1870, no 1298-1324 et 1331-1391. 32. Cat. de vente, Sotheby’s, Monaco, 16 juin 1996, n° 190. 33. Jules Burat, Exposition de l’industrie française 1844, Paris, 1844, t. II, p. 34. 34. H. Bouilhet, L’orfèvrerie française…, t. II, p. 181-182. 

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Orfèvre romantique s’il en est, François-Désiré Froment-Meurice35, également bijoutier, travaille avec succès pour l’aristocratie russe, dont la comtesse Brobinzka36, le prince Saltykov, les Demidov37 ou la grande-duchesse Ekaterina Mihajlovna38. Pour cette période, rares sont les témoignages qui renseignent sur la manière dont les étrangers passent commande. Chez Froment-Meurice, Balzac, lui-même un idèle client, sert d’intermédiaire à la famille de Madame Hanska, comme le montre sa Correspondance. On y signale la préparation d’une toilette pour Anna, inalement inachevée mais dont le miroir servira à la composition de celle de la duchesse de Parme39. Par la suite, Balzac commande un pommeau en argent à décor de singes pour Georges Mniszech40. Comme sous l’Empire et sous la Restauration, certaines commandes russes sont exhibées à l’occasion des expositions des produits de l’industrie, d’autres sont suggérées par l’étude des inventaires. En 1844, FromentMeurice présente un bouclier, bel exemple de sa production d’armes d’apparat (voir ig. 2). Alliant l’argent au fer, ce prix de course appartient Figure 2 : bouclier d’apparat présenté alors au comte Lazarev à Saintpar François-Desiré Froment-Meurice à Pétersbourg avant de devenir, l’exposition des produits de l’industrie de 1844. Jules Burat, Exposition de l’industrie selon la tradition, la propriété française 1844, Paris, 1844. 41 de l’empereur de Russie . 35.  Sur l’orfèvre, voir Trésors d’argent. Les Froment-Meurice, orfèvres romantiques parisiens, cat. d’exposition, Paris, 2003. 36.  Vraisemblablement Bobrinskij. H. Bouilhet (L’orfèvrerie française…, t.  II, p.  239) mentionne la commande en 1841 d’une toilette, peut-être celle de la comtesse Boubre mentionnée par L. Dussieux en 1876 (Les artistes français…, p. 573). 37. Trésors d’argent. Les Froment-Meurice…, no 16 et 17, ill. p. 219. 38. AGE, fonds n° 1, opis n° 5 (partie 2), dossier n° 267, fol. 10, no 37-47. Service à thé de style rocaille, monogrammé, provenant des collections Saxe-Altenbourg (1922). Localisation actuelle inconnue. 39. Honoré de Balzac, Lettres à Madame Hanska, Paris, 1990, t. II, lettres 264, 281, 283 et 287. 40.  Le musée Balzac à Paris conserve un exemplaire de cette canne réalisée d’après un modèle de Pierre-Jules Cavelier. Inv. Bal 135. 41. Un autre exemplaire de ce bouclier, daté de 1851, est conservé dans les collections royales espagnoles. Voir Trésors d’argent. Les Froment-Meurice…, p. 72-73, ill. p. 74, n° 22.

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À la même époque, MarcAugustin Lebrun travaille lui aussi pour les Demidov42 ou la grandeduchesse Ekaterina. À l’exposition des produits de l’industrie de 1844, il présente « une fontaine et un service à thé complet pour la cour de Russie, composé dans le genre mauresque […] »43, dont une partie au monogramme de la grande-duchesse Ekaterina fut peut-être vendue en 199344 (voir ig. 3). La grande-duchesse Helena est également connue pour avoir commandé un important service à Lebrun dont une partie de l’historique peut être désormais retracé. Ce « grand service dans le genre du xviiie siècle », entrepris par Odiot avant d’être conié à Lebrun, aurait nécessité dix années Figure 3 : fontaine à thé dans le genre maude travail45. Présenté à l’exposition resque présentée par Marc-Augustin Lebrun des produits de l’industrie de à l’exposition des produits de l’industrie de 1849, son surtout inachevé est 1844. Jules Burat, Exposition de l’industrie « une des plus grandes pièces de française 1844, Paris, 1844. l’exposition », constitué de « ceps de vigne après lesquels grimpent des enfants, et qui entourent Bacchus et une Bacchante »46, en réalité Ariane. Sa réalisation, qui empêche la participation de l’orfèvre à l’Exposition universelle de 1851, est le fruit d’un important travail d’équipe : Gagne pour les ornements, Carrier pour les igures ; Poux et Dalbergue cisèlent les ornements et les igures d’animaux placées aux extrémités, Shropp, les enfants. De plus, Lebrun cite les ouvriers qui ont travaillé à l’exécution de cette œuvre : Bastie, Posseron, Gautier, Touseiller, Chevalier et Juillot. Ce monument d’orfèvrerie évoque les « grands candélabres […] avec igures », dont un à vingt lumières, signalés dans l’inventaire 42. Exposition d’orfèvrerie civile…, n° 302 ; cat. de vente, Collection de San Donato…, 1870, n° 1220. 43. J. Burat, Exposition de l’industrie…, p. 34. 44. Cat. de vente, Sotheby’s, Genève, 15 nov. 1993, n° 101. 45. H. Bouilhet, L’orfèvrerie française…, t. II, p. 176. 46. Rapport du jury central sur les produits de l’agriculture et de l’industrie exposés en 1849, Paris, t. III, p. 322.

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de la grande-duchesse47. Il appartient à un « grand service de table en argent, parisien », composé de plus de cent dix pièces dont proviennent certainement une coupe et une saucière conservées au musée de l’Ermitage48. Un autre service conservé au musée de l’Ermitage témoigne du goût de l’orfèvrerie française dans cette branche de la famille impériale et du succès du style Louis XV-1840, que les Russes appellent parfois le Second Rococo ou, en référence à leur propre histoire stylistique, le Second Baroque. Ce nécessaire de toilette provenant de la grande-duchesse Ekaterina Mihajlovna est l’œuvre d’un orfèvre spécialisé dans ce type d’ouvrage : Louis Aucoc. Formé à l’origine de quarante-cinq pièces, il fut réalisé avant 1848 comme le suggère la mention « fournisseur du roi et de la famille royale » appliquée sur le miroir49. La clientèle russe de l’orfèvre Aucoc ne se limitait pas à la grande-duchesse et à son entourage. Elle comptait très vraisemblablement la famille Paškov, à l’origine d’un service entré dans les collections impériales en 1869 et signalé par Foelkersam50, ainsi que plusieurs membres de la noblesse mentionnés dans l’inventaire après décès de Madame Aucoc en 1849 : le comte Gur’ev, le comte Obrescof ou encore le prince Trubeckoj51. La maison Morel et Cie, active sous cette raison sociale entre 1842 et 1848, travaillait pour la même clientèle52. Elle exécuta des objets d’art dans l’esprit de la Renaissance, très en vogue, et dont les ornemanistes et les sculpteurs tel J.-B.-.J. Klagmann sont les inspirateurs. En 1844, Morel présente dans la section bijouterie de l’exposition des produits de l’industrie « une belle pièce de M. le comte de Demidof »53 dont la famille avait par ailleurs rassemblé d’autres œuvres de l’orfèvre 47. AGE, fonds n° 548, opis n° 1, dossier n° 1543, fol. 35-37. 48.  Блестящая эпоха Фаберже - С- Петербург Париж Москва [L’époque brillante de Fabergé – Saint-Pétersbourg, Paris, Moscou], cat. d’exposition, Tsarskoïe-Selo, 1992, n° 8, ill. p. 80. AGE / АГЭ, fonds n° 1, opis n° 9, dossier n° 89 ; opis n° 5 (partie 2), dossier n° 267, fol. 13, no 359-360 ; fol. 14-16, no 427-471 et 566-587 ; fol. 34, no 1583-1584 et 1586. Ce service fut lui aussi partagé entre les héritiers de la grande-duchesse avant de passer au musée de l’Ermitage via la collection Saxe-Altenbourg. Toutes les pièces de ce service ne sont pas localisées, notamment le surtout.  49. Блестящая эпоха Фаберже…, n° 9, ill. p. 83. Après avoir subi le même cheminement que les autres services (via le musée Russe en 1922), dix-neuf pièces ont été vendues chez Wartski à Londres et acquises par Joseph E. Davies avant d’être ofertes à Marjorie Merrieather Post. Anne Odom, A Taste for Splendour. Russian Imperial and European Treasures from the Hillwood Museum, Alexandria (VA), 1998, n° 149, p. 269-270. 50. Baronne Maria T. Paškova (1807-?), épouse de Mihail V. Paškov, mort à Paris le 7 juin 1863. A. de Foelkersam, Inventaire…, t. II, carton 309-316, p. 469-470. Ce service, aujourd’hui disparu, est encore décrit dans l’inventaire de 1925 AGE, fonds n° 1, opis n° 5 (partie 2), dossier n° 467, fol. 97, n° 2320. 51. AN, Minutier central des notaires, III/1564. 52.  Sur Morel et Cie, voir Isabelle Lucas, « Jean-Valentin Morel (1794-1860), un bijoutier parisien à l’époque romantique », dans Histoire de l’art, 48, juin 2001, p. 77-86. 53. Exposition des produits de l’industrie française en 1844. Rapport du jury central, Paris, 1844, t. III, p. 172.

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à San Donato54. Parfois, Morel s’adaptait au goût du commanditaire. En 1844, la presse signale dans son atelier un portrait de « la jeune princesse russe O. » dont seules les mains et le visage sont peints ; le reste est recouvert, telle une icône, d’un décor d’orfèvrerie en or, argent et pierres précieuses55. Mais la plus extraordinaire des commandes est celle que l’orfèvre reçoit en 1846 du prince Léon Radziwill (voir ig. 4). Morel aurait convaincu le prince avant son départ pour la Russie, en lui présentant un projet dessiné en quatre jours à réaliser au repoussé, technique plus économique que la fonte56. Moins cher que l’orfèvre anglais Mortimer, Morel exécute le surtout composé d’une pièce centrale, de deux candélabres, de quatre

Figure 4a : « Le surtout de table du prince Léon Radziwill ». L’illustration, 19 décembre 1846, p. 248.

54. Cat. de vente, Collection de San Donato…, 1870, no 1253-1255 et 1289. 55. Petit courrier des dames, 20 juil. 1844, p. 32. 56. AN, F/12/5217. Mortimer avait proposé un devis de 130 000 francs ; celui de Morel était inférieur à 100 000 francs.

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Figure 4b et 4c : « Le surtout de table du prince Léon Radziwill ». L’illustration, 19 décembre 1846, p. 248.

seaux à glace et de huit salières57. Selon les volontés du prince, il devait représenter l’acte fondateur de l’immense domaine lituanien des Radziwill. Au cours d’une chasse à l’ours au xiiie siècle, Jean Radziwill sauve son souverain, le prince Alexis. En récompense, il reçoit la totalité du territoire sur lequel le son de son cor se fait entendre. Ce thème historique, propre à une interprétation sculpturale, illustre la 57.  H. Bouilhet, L’orfèvrerie française…, t.  III, p.  261-262. La pièce centrale faisait près d’un mètre de haut et les candélabres cinq pieds.  Passé par héritage dans les collections de la Rochefoucauld, le surtout est exposé au musée des Arts décoratifs en 1929  ; voir Exposition d’orfèvrerie civile…, n° 702. Les six salières sont passées en vente avec des couverts en 1985 ; voir cat. de vente, Couturier-Nicolay Drouot, 4 déc. 1985, n° 183 et n° 187.

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vogue des surtouts testimoniaux. Plusieurs maîtres œuvrent à sa réalisation dont Morel ils, Schoenewerk et Jacquemard ; Constant-Sévin, pour rendre les efets de la neige sur les sapins des candélabres et des rafraîchissoirs, aurait séjourné chez le duc de Luynes pour y observer la nature hivernale58. Le surtout est publié par L’illustration59 alors que Morel et son ils le livrent avec le service à thé du comte Nesselrode au cours d’un voyage de quatre mois60. Morel, ier de son œuvre, la présente à l’empereur Nicolas Ier à Tsarskoïe-Selo, qui, enthousiaste, la laisse plusieurs jours exposée. Morel se considère alors comme le défenseur de l’orfèvrerie française en Russie61. Ce succès concurrence celui de l’orfèvrerie anglaise incarnée par les créations de Hunt et Ruskell, et inluence certains maîtres russes. En efet, à l’exposition de Londres en 1851, I. Sazikov présente un surtout dont le sujet sculptural, Dimitri Donskoï blessé à la bataille de Koulikovo en 1380, est placé au pied d’un arbre ; cette composition rappelle celle des candélabres Radziwill. Après ce voyage russe, le succès de Morel se conirme : l’orfèvre travaille pour le prince Kočubej et expose en 1851 une coupe créée d’après une composition maniériste de M. Nevillé pour la grande-duchesse Mariâ Nikolaevna, duchesse de Leuchtenberg62. Son ancien associé, Henri Duponchel63 reçoit lui aussi des commandes de Russie, notamment celle d’une cloche ciselée par Honoré64 pour l’impératrice Aleksandra Fedorovna. Publiée par L’illustration en 185365, la composition est d’un style Renaissance dont le dessin aurait été fourni par le sculpteur Félicie de Fauveau, incarnation de l’esprit romantique, lui-même très apprécié par Nicolas Ier (voir ig. 5 ci-après).

III. — De Christofle à Falize, manufactures et orfèvres du Second Empire à la IIIe République L’inauguration d’un règne plus libéral avec Alexandre II et la résolution de la guerre de Crimée par le traité de Paris en 1856 annoncent une nouvelle ère dans les relations franco-russes. Le Second Empire voit augmenter le nombre des séjours russes en France – l’impératrice ouvrant le chemin en séjournant dès l’hiver 1856-1857 sur 58.  Victor Champier, « Les artistes de l’industrie : Constant-Sévin », dans Revue des arts décoratifs, t. 9, 1888-1889, p. 171. 59. L’illustration, 19 déc. 1846, p. 248. 60. Comte L. Clément de Ris, « Mouvement des arts », dans L’artiste, 1er avril 1854, p. 76-77. 61.  AN, F/12/5217 : « c’est donc bien à moi que cette industrie doit d’avoir repris son rang dans ce pays ». 62. Localisation actuelle inconnue. 63. Sur Duponchel, voir Anne Dion-Tenenbaum, « Multiple Duponchel », dans Revue de l’art, 1997/2, n° 116, p. 66-75. 64. Peut-être Honoré Bourdoncle dit Honoré (1823-1893), aussi ciseleur chez Froment-Meurice. 65. L’illustration, 23 avril 1853, n° 1, p. 272. Localisation actuelle inconnue.

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la Côte d’Azur – et, de fait, les commandes et les échanges. L’une de ces commandes émane du prince Nikolaj B. Youssoupov dit le jeune, qui demande vers 1857 à l’orfèvre Alexandre Gueyton un service de style byzantin parfois dit «  gréco-byzantin  »66, «  scandinave  »67 ou «  celtique  »68. Comme Gueyton, la manufacture Christole a remporté son succès international par la mise en application des techniques de galvanoplastie. Reconnue comme un modèle de l’union de l’art et de l’industrie, la maison entreprend la conquête du marché russe, y exporte le goût français et, dans la lignée du service réalisé par Gueyton, adapte une partie de sa proFigure 5 : « Sonnette de table, destinée à S. duction au goût local. À partir M. l’Impératrice de Russie ». L’illustration, 23 avril 1853, n° 1, p. 272. de 1854, la création des ateliers de Karlsruhe, destinée à contrecarrer le Zollverein, permet de renforcer la présence européenne de la manufacture et son implantation en Russie où, à partir de 1859, elle fait déposer par Stanilas Jansen ses poinçons de marque à Saint-Pétersbourg. Un système complexe de représentants, d’intermédiaires et de revendeurs se met alors en place. Les représentants, établis à Moscou, Saint-Pétersbourg ainsi qu’à Odessa et Tilis sont des distributeurs exclusifs de marchandises. Ils sont en relation directe avec la manufacture ou font appel à un intermédiaire. L’un d’entre eux, Jean Bernhard, basé à Varsovie69, couvre toute la Russie et reçoit les commandes des revendeurs lors de ses tournées. Certains d’entre eux travaillaient d’ailleurs sur le même principe avec la cristallerie Baccarat. 66. L’artiste, 3e livraison, 28 mars 1858, p. 215-216. 67. Блестящая эпоха Фаберже…, n° 5, ill. p. 86 ; Historicism…, no 73-75, ill. p. 178. 68. Cat. de vente, Sotheby’s, New York, 20 mai 2004, n° 163. 69.  Rue Marszakowska, n° 91, mais aussi rue Wilcza, n° 6. Il représente Henri Harleux ; voir archives et documentation de la maison Christole, Paris.

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Pour séduire cette clientèle, des objets à caractère russe apparaissent dans les catalogues de la maison, tels les premiers samovars russes dans le catalogue de 1862. Par la suite, on rencontre des petites cuillères, des services en émail ou des salières à couvercle « à la russe ». En 1893, la maison Christole réléchit à la création d’un couvert de modèle slave pour « faciliter les afaires en Russie »70. La maison s’inspire du modèle Fraget – orfèvre établi à Varsovie – dont le dessin rappelle la forme des couverts en argent massif, car celui-ci est traditionnellement préféré par les Russes. Tous ces eforts portent leurs fruits et les livraisons prestigieuses augmentent. Si les livres de commandes de la maison ne sont pas conservés, le croisement de diférentes sources permet de retracer certains achats, que l’on peut illustrer à l’aide de photographies anciennes ou de gravures tirées des catalogues conservées par le musée. Le grand-duc Wladimir, grand amateur d’art71, fait plusieurs acquisitions relatées dans les archives de sa Maison à Saint-Pétersbourg. En 1872, il commande pour plus de 100 000 francs, par l’intermédiaire de C. Farks, un service de table à palmette Louis XVI argenté, orné de son monogramme en cyrillique couronné et un surtout Clodion, le tout composé de huit cent quarante-neuf pièces (voir ig. 6). Le responsable de la Maison du grand-duc, G. de Bock, se rend à Paris en 1873 ain de voir les objets en cours d’exécution. La même année, le grand-duc choisit d’autres pièces sur le stand de l’exposition de la manufacture à Vienne : une paire de lampes chinoises, une paire de Figure 6 : Modèle du surtout Clodion pouvant lambeaux et un plateau bambou. correspondre à celui commandé par le grand-duc Ces objets que l’on peut rapprocher Wladimir en 1872, photographie ancienne. Paris, de quelques modèles contemporains archives du musée Bouilhet-Christole. ont été payés 1 845 francs72. 70. Lettre du 13 avril 1893 à M. St. Bukowski à l’Hôtel d’Europe. 71.  Sur les achats du grand-duc voir Wilfried Zeisler, « Grand duchess Maria Pavlovna and grand duke Vladimir  : enthusiasts of Artistic luxury », dans Artistic Luxury  : Fabergé, Tifany, Lalique, cat. d’exposition, Cleveland, 2008, p. 188-195. 72. RGIA, fonds n° 528, opis n° 1, dossier n° 578, fol. 2, 49 et 86-87. Localisation actuelle inconnue.

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Une autre commande impériale du 9  avril  1883 concerne six mille deux cent quarante couverts en métal argenté ornés des armes impériales, payés 16  705 francs (6 832 roubles). Livrée par chemin de fer, la commande partagée en trois colis est réglée à Christole par l’intermédiaire de l’ambassade de Russie à Paris le 23 mai 188373. Si ces commandes sont le fruit de la présence internationale de la manufacture, d’autres sont lièes à la présence des Russes en France, notamment celle de l’impératrice Maria Alexandrovna qui séjourne à Nice en 187974. En octobre, candélabres et lambeaux sont acquis au nom de l’impératrice pour la somme de 4 000 francs. L’un des modèles de candélabres reproduits dans les Figure 7 : modèle de candélabre (au centre) corcatalogues commerciaux de l’époque respondant à ceux acquis pour l’impératrice de (n° 1697) correspond avec une paire Russie en 1879. Catalogue commercial, Paris, archives du musée Bouilhet-Christole. conservée dans les collections du palais de Petergof75 (voir ig. 7). Un grand nombre de représentants de l’élite russe possédaient ainsi une vaisselle ou des objets d’art Christole. Le grand-duc Alexis en conservait dans son palais de Saint-Pétersbourg76, de même les Demidov à San Donato77, les Chouvalov à Saint-Pétersbourg78 ou Marie Brodsky à Odessa79. 73.  RGIA / РГИА, fonds n°  536, opis n°  1, dossier n°  385, fol.  10, 15 et 20. Localisation actuelle inconnue. Ces couverts ont peut-être été pillés lors de la prise du Palais d’hiver. Voir Alexandre Polovtsov, Les trésors d’art en Russie sous le régime bolcheviste, Paris, 1919, p. 104. 74. MAE LA Courneuve, Protocole, C 145. L’impératrice passe la frontière française le 10 octobre en provenance de Berlin et passe par Paris avant de gagner Nice. 75. Inv. 22942 ПДМП 2012 мт. 76. RGIA / РГИА, fonds n° 528, opis n° 1, dossier n° 952, fol. 16. 77. Cat. de vente, Charles Pillet, Palais de San Donato, Florence, 15 mars 1880, n° 1625. 78. Le musée de l’Ermitage conserve plusieurs pièces de cette origine. 79. Les archives Christole mentionnent l’achat par Marie Brodsky de deux lions d’après Auguste Cain en bronze galvanique (12 500 francs), livrés en 1901 pour orner sa villa, 6, place Catherine, à Odessa.

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La manufacture fournissait également les nombreux restaurants, hôtels et compagnies ferroviaires russes, à l’image de leurs confrères européens80. La marque française se retrouvait dans des hôtels de Bakou, Ekaterinoslav, Kharkov, Moscou, Odessa, Rostov sur le Don, Saint-Pétersbourg, Samara, Sébastopol, Sotchi, Tilis, des restaurants de Moscou, Saint-Pétersbourg, Tilis, des bufets de Belgorod, Kharkov, Moscou (gare de Kursk, gare de Iaroslavl’), Voronej, Zverinko. À Moscou et à Saint-Pétersbourg, l’argenterie Christole ornait les tables des plus luxueux hôtels et restaurants : l’hôtel Métropole, l’Ermitage Olivier81 – qui se fournissait aussi chez Baccarat – et le Grand Hôtel du Nord ou l’Hôtel Klee. Un petit vase provenant de l’Astoria, faisant vraisemblablement partie de l’abondante commande de 1917, est aujourd’hui conservé au musée d’histoire de la ville à Saint-Pétersbourg82. Deux monuments de la vie mondaine de Saint-Pétersbourg étaient garnis d’une telle vaisselle : l’Ours (медведь), restaurant « bien situé et bien fréquenté »83 et de premier ordre selon la classiication du Baedecker de 1902 – évoqué dans les Mémoires du prince Youssoupov, il était connu du toutPétersbourg – ou encore l’Aquarium, café-concert « alors le plus en vogue de SaintPétersbourg »84, appartenant aux frères Alexandrov. À cela, il faut ajouter les commandes du Café de Paris de Pierre Cubat et de diférents clubs et mess d’oiciers. Comme le démontrent certains exemples précédents, les expositions internationales sont un moyen de se faire connaître et d’obtenir des commandes. À la in du xixe siècle, dans un contexte de rapprochement franco-russe tant économique que politique, leur nombre tend à augmenter en Russie et les orfèvres parisiens y sont très présents. L’une de ces expositions, consécutive à l’Exposition universelle de 1889, est organisée à Moscou en 189185. Cette manifestation est un tremplin pour la stratégie commerciale de Christole. Membre du comité d’admission et d’installation86, la 80.  Christole fournit tous les plus célèbres hôtels et bufets d’Europe des années 1880 à la première guerre mondiale. Ce mouvement est engagé par les grandes commandes de l’hôtellerie française comme celle de l’Hôtel du Louvre et du Grand Hôtel (1855 et 1862) ; voir Marc de Ferrières, « Christole 150 ans d’art et de rêve », dans Dossier de l’art, juil.-août 1991, p. 65. 81. Il s’agit très certainement du restaurant l’Ermitage de Moscou mentionné par Léon Tolstoï dans Anna Karénine, première partie, chapitre 9 : Lévine et Oblonski hésitent entre ce restaurant et l’Hôtel d’Angleterre pour parler de Kitty. 82. Communication orale de Madame Ludmila N. Bakerkina en 2004. 83. Selon les résultats de l’enquête commandée par Christole auprès de l’agence parisienne de détective Wys Muller et Cie en 1913 sur « Alexei Joakimovitsch Soudakof », propriétaire depuis 1908 de l’Ours à Saint-Pétersbourg et du Jar à Moscou, pour une commande de plusieurs milliers de couverts et objets. 84. Félix Youssoupof, Mémoires, Paris, 1990, p. 65 et 77-78. 85. Sur cette exposition, voir entre autres Wilfried Zeisler, « Moscou, un Far East pour les industries d’art françaises », dans Moscou, splendeurs des Romanov, cat. d’exposition, Monaco, 2009, p. 167-183. 86.  Archives Christole, t. 33, n°  242, 25  septembre  1890  ; t. 34, n°  3, 16 mars, n°  41, 31 mars 1891 et n° 60, 7 avril 1891.

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maison est impliquée jusque dans l’exécution de la reliure de l’ouvrage commémoratif destiné à Alexandre III. En mars, des tentures de velours et des tapis sont envoyés à Moscou pour garnir les quatre vitrines et l’emplacement de la manufacture. Vingt-neuf caisses suivent via Le Havre dont deux contiennent uniquement des pièces en argent massif, nouveau témoignage de la volonté de se soumettre au goût local. Les plus grands chefs-d’œuvre de 1889 sont présentés, notamment la torchère « courge », l’encoignure « japonaise » et le samovar déjà exposé à Vienne en 1873 et à Paris en 188987. L’intérêt que suscitent les vitrines de l’orfèvre est vraisemblablement le fruit de l’importante campagne de communication engagée : quasiment chaque numéro du Journal de l’exposition française à Moscou en 1891 publie un encart publicitaire en russe consacré à la maison. Le succès est au rendezvous : lors de leur visite, Alexandre III et le grand-duc Serge choisissent quelques objets dont deux services de toilette88 et « un plateau ayant la forme d’une feuille de nénuphar » qui correspond vraisemblablement au décor dit d’empreinte naturelle89. Lors d’une troisième visite impériale, Christole ofre aux « augustes visiteurs » « un cofret en argent dans le style hindou, orné d’incrustations »90. Quelques années plus tard, en 1899, le musée d’Art décoratif fondé par le baron Stieglitz à Saint-Pétersbourg, lui-même client régulier des orfèvres parisiens par l’intermédiaire d’Aleksandr Polovcov91, organise une exposition franco-russe à laquelle Christole et Cie prend part avec d’autres grands orfèvres parisiens dont Boin-Taburet. Véritable « temple de l’orfèvrerie Louis XV »92, cette maison conforte ses liens avec la Russie. Georges Boin, « qui a exécuté beaucoup de travaux d’orfèvrerie pour les grands-ducs et pour la cour »93, avait livré à la famille impériale une « machine à café »94 entrée le 3 septembre 1887 au palais Aničkov. C’est l’un des plus importants participants à l’exposition française ; il y présente plusieurs pièces dont une toilette composée à partir des modèles de l’orfèvre Germain. Ces sources 87. Le musée Bouilhet-Christole conserve un exemplaire de cette torchère (inv. OBJ 929) ainsi que le musée des Arts décoratifs à Paris (inv. 29920), qui possède également l’encoignure conçue en collaboration avec Émile Reiber et Eugène Capy (inv. 27662). Quant au samovar, il est conservé par le musée Bouilhet-Christole (inv. OBJ 920). 88.  Léon Plarr, La France à Moscou. Exposition de 1891, Paris, 1891, p. 222 et 237 ; Joseph Balmont, « Une visite à l’exposition de Moscou », dans Revue des arts décoratifs, juil.-août 1891, p. 31. 89. Ce décor a fait l’objet d’un brevet (n° 138946) déposé pour quinze ans par Christole et Cie le 2 octobre 1880. 90. Journal de l’exposition française à Moscou en 1891, 16 juin 1891, n° 8, p. 4-5. 91. Sur le musée Stieglitz et ses achats, voir entre autres G. Prokhorenko et G. Vlassova, Baron Stieglitz Museum. he Past and the Present, Saint-Pétersbourg, 1994  ; Emmanuel Ducamp et Wilfried Zeisler, « Fabergé and his competitors », dans Artistic Luxury…, p. 155-156. 92. H. Bouilhet, L’orfèvrerie française…, t. III, p. 151-152, 275, 308 et 344. 93. L’exposition de Moscou, publiée avec la collaboration d’écrivains spéciaux…, p. 58. 94. A. de Foelkersam, Inventaire…, t. II, ct. 448, p. 710.

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illustrent l’intérêt « archéologique » porté au style dans les arts décoratifs de cette période. Lors de sa visite, l’impératrice, qui apprécie ces formes in-de-siècle, fait l’acquisition de trois cafetières et théières en argent dans le style rococo qui rappelle celui du service acquis en 1986 par le palais des armures à Moscou, lui-même très proche d’un modèle de Germain proposé par la maison dans son catalogue de 189395. À leur tour, les grands-ducs Wladimir, Serge et leurs épouses font quelques achats. À l’occasion de leur troisième et dernière visite, l’orfèvre « ofre une bonbonnière dans le style ancien aux augustes visiteurs » qui achètent « deux plats en argent » et « une lampe en vieil argent »96. Au nombre des expositions russes auxquelles participe Boin-Taburet, signalons encore celle placée sous le patronage de la princesse Eugénie d’Oldenburg et organisée à Saint-Pétersbourg en 1901-1902 par la Croix-Rouge. Boin-Taburet y expose de l’orfèvrerie de style, des porcelaines, des verreries et des céramiques montées dont des vases de Gallé et de Delaherche97. Comme la plupart de ces grandes maisons, l’orfèvre Falize98 multiplie ses liens avec la clientèle russe, comme l’illustre le candélabre Demidov présenté à l’Exposition universelle de Paris en 188999. Falize participe à l’Exposition française de Moscou en 1891, à l’exposition franco-russe de 1899 et à l’exposition internationale artistique de 1901-1902. Sur des photographies prises en 1899 dans la grande salle d’exposition du musée Stieglitz100, il est possible de reconnaître plusieurs pièces livrées à la Russie : le grand surtout de table avec la igure de Pierre le Grand ou Vaisseau de la Russie commandé par le grand-duc Wladimir101, ou la photographie du surtout dit La Vague102 (voir ig. 8 ci-après). Celui-ci fut commandé à l’occasion du couronnement de Nicolas II en mai 1896 à la demande des communautés juives et ofert au jeune souverain avant d’être présenté à Paris en 1900103. Monument en argent (70 kg) ciselé par Joindy, il représente une igure ailée, allégorie du ciel selon Vever104, portant entre ses mains la couronne impériale. Elle se dresse sur une mappemonde placée en équilibre sur une vague reposant sur une 95.  Л.М. Фролова, Прикладное искусство…, no 99-102. Orfèvrerie de la Maison Boin-Taburet. Recueil de diférentes pièces exécutées par G. Boin fabricant orfèvre joaillier à Paris, Paris, 1893, pl. XXI. 96. Journal de l’exposition française à Moscou en 1891, 16 juin 1891, n° 8, p. 4-5. 97. Martial Bernard, Exposition internationale artistique de Saint-Pétersbourg 1901-1902. Section française. Rapport, éd. Georges Petit, Paris, 1902, p. 42. 98. Sur Falize, voir Katherine Purcell, Falize. A Dynasty of Jewelers, Londres, 1999. 99. Cat. de vente, Charles Pillet, Palais de San Donato…, 1880, no 1372-1373. 100. K. Purcell, Falize…, p. 137, ill. 198 et 199, les publie comme des vues de l’exposition de 1901-1902. 101. Musée historique de Moscou. 102. H. Bouilhet, L’orfèvrerie française…, t. III, p. 360, ill. Localisation actuelle inconnue. 103.  Exposition universelle internationale de 1900 à Paris. Rapports du jury international. Groupe XV, classe 94, orfèvrerie, Paris, 1902-1906, p. 250. 104. Henri Vever, La bijouterie française au xixe siècle, Paris, 1906-1908, t. III, p. 517.

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Figure 8 : surtout du couronnement dit La Vague. Le magasin pittoresque, 1896, p. 377.

volute d’inspiration rocaille au bout de laquelle, inscrit dans un cartouche, apparaît l’aigle bicéphale de Russie. La igure principale modelée par le sculpteur russe Marc M. Antokolsky105 reprend le modèle de la Victoire en bronze conservée dans une collection particulière, sur laquelle la coife impériale est remplacée par une couronne de laurier106.

IV. — 1900, la « Belle Époque » de l’orfèvrerie parisienne en Russie Autour de 1900, l’industrie parisienne de l’orfèvrerie voit ses relations avec la Russie s’intensiier, comme en témoignent les rapports des expositions universelles 105.  Le sculpteur est par ailleurs impliqué dans l’exécution de plusieurs commandes impériales faites à Falize et qui concernent l’alliance franco-russe. Plusieurs orfèvres dont Froment-Meurice ou Aucoc s’engagent en livrant à la République des cadeaux, mais ce sujet nécessiterait une étude spéciique. 106.  A Time to Gather. Russian Art from Foreign Private Collections, cat. d’exposition, SaintPétersbourg, 2007, n° 55, p. 99.

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dans lesquels sont décrites certaines commandes, les comptes du cabinet impérial ou ceux de plusieurs grands-ducs ainsi que leurs inventaires, sans oublier les papiers personnels des derniers Romanov. Les comptes du grand-duc et de la grande-duchesse Wladimir, conservés tant à Saint-Pétersbourg qu’à Moscou, conirment ainsi ces liens avec l’orfèvre Falize107 ou les maisons Boin-Taburet108 et Risler et Carré109. Les factures décrivent surtout des petites pièces de style ou des accessoires élégants produits par la plupart des grandes maisons de cette période et qui contribuaient à leur succès. Les lampes ou vases montés, l’une des spécialités de la maison Boin-Taburet, sont à considérer dans cette lignée. C’est peut-être à l’occasion d’un voyage ou des expositions organisées sur le sol russe que le couple impérial acquit la lampe électrique inventoriée en 1909 dans ses appartements privés au Palais d’hiver110. Loin de se limiter à ces petits objets à la mode, les commandes aux orfèvres parisiens concernent toujours l’art de la table, telles les pièces choisies – plats, surtouts ou candélabres – en décembre 1899, mai, novembre, décembre 1900 et novembre 1901 par le grand-duc Wladimir (4 327 francs) chez André Aucoc111, successeur de Louis Aucoc. En 1900, à l’Exposition universelle de Paris, l’orfèvre présente « […] le surtout testimonial112, de style Louis XVI, que les enfants du grand-duc Wladimir Aleksandrovič et de Madame la grande-duchesse Marie Pauline [Maria Pavlovna] leur ont ofert à l’occasion du 25e anniversaire de leur mariage » en août 1899113 (voir ig. 9 ci-après). Sur un plateau miroir de forme légèrement chantournée en partie bordé d’une balustrade enrichie de guirlandes, vingt-cinq putti dansent une farandole autour du temple de l’amour, porté par quatre colonnes aux pieds desquelles sont placées les représentations allégoriques des quatre donateurs : Cyril, Boris, André et Hélène. Fleurs et feuillages dorés ont été modelés par Daragnon et ciselés par Brard. La statuaire est de Moreau, tandis que le reste des travaux de ciselure est l’œuvre de Beaulieu. Dans une lettre du 6 avril 1900, André Aucoc annonce bonne réception dudit surtout qu’il a très certainement réclamé pour être présenté à l’exposition114. Retourné ensuite en Russie, le monument orfévré est décrit en 1910 dans un inventaire du palais Wladimir. Particulièrement mis en valeur, le surtout y était présenté à la vue de 107. RGIA, fonds n° 528, opis n° 1, dossier n° 1684, fol. 178. 108. RGIA, fonds n° 528, opis n° 1, dossier n° 1679, fol. 355 ; dossier n° 1692, fol. 68. 109.  GARF, fonds n° 655, opis n° 1, dossier n° 958, fol. 90 ; dossier n° 979, fol. 63 ; dossier n° 981, fol. 72.  110.  AGE, fonds n° 1, opis n° 8 (G), dossier n° 7, fol. 57, n° 226 ; fonds n° 1, opis n° 8 (G), dossier n° 30, fol. 12, n° 86. Localisation actuelle inconnue. 111. RGIA, fonds n° 528, opis n° 1, dossier n° 1692, fol. 69. 112. H. Bouilhet, L’orfèvrerie française…, t. III, p. 350, ill. p. 351. Localisation actuelle inconnue. 113. « 16 АВГ. 1874 ГОДА И 16 АВГ. 1899 ГОДА ». 114. GARF. Information communiquée par Mme Ekaterina S. Khmelnitskaïa.

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Figure 9 : surtout commandé par les enfants du grand-duc Wladimir et présenté à l’Exposition universelle de Paris en 1900. Victor Champier, Les industries d’art à l’Exposition universelle de 1889 et de 1900, Paris, 1902.

tous, sur la première étagère de la vitrine de l’escalier d’apparat qui donne accès au grand salon, au jardin d’hiver et aux appartements de la grande-duchesse115. En 1900, Aucoc expose également « la coupe dite Bratina, oferte au régiment de la garde à cheval par S. A. I. le grand-duc Paul Alexandrovič »116 (voir ig. 10). Réalisée au marteau, « jamais sous Louis XV, on ne it si grand et mieux »117, la coupe chantournée, est directement inspirée de l’estampe Nef pour le roy de JusteAurèle Meissonnier, modèle daté de 1728-1729 et imposé par le grand-duc. Le « gigantesque » plateau est, quant à lui, une création de l’orfèvre prise dans une seule pièce de métal, réalisée au repoussé et fondue en partie118. 115. RGIA, fonds n° 528, opis n° 1, dossier n° 949, fol. 30. Les autres tablettes étaient garnies de pièces d’orfèvrerie ofertes pour le même événement par diférents membres de la famille impériale et de la haute société russe. 116.  Exposition universelle internationale de 1900 à Paris…, p. 238-239. Localisation actuelle inconnue. 117.  Victor Champier, Les industries d’art à l’Exposition universelle de 1889 et de 1900, dans Revue des arts décoratifs, 1902, p. 190.  118. H. Bouilhet, L’orfèvrerie française…, t. III, p. 350-351, ill. p. 353.

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Figure 10 : coupe Bratina commandée par le grand-duc Paul et présentée à l’Exposition universelle de Paris en 1900. Victor Champier, Les industries d’art à l’Exposition universelle de 1889 et de 1900, Paris, 1902.

À la « Belle Époque » de l’alliance franco-russe, deux grands orfèvres parisiens deviennent fournisseurs brevetés de la cour impériale, ce qui, plus que ces mentions, factures et autres inventaires, démontre explicitement les liens commerciaux entre les deux pays. Le 17 janvier 1898119, le ministère de la Cour octroie le titre de fournisseur breveté à l’orfèvre Odiot. Obtenu lorsque l’on pouvait justiier de commandes régulières et répétées, ce privilège témoigne de son activité avec la cour ou la famille impériale. Entre 1875 et 1914, les livres de comptes en sont en efet le relet. La clientèle comporte tous les plus grands noms de la société russe qui avait ses habitudes à Paris, tels le sénateur Polovcov, la princesse Lobanov, les Trubeckoj, les Galicyn, les Šeremetev, la princesse Gočakov, les Urusov, le prince Saltykov ainsi que Tenišev ou la princesse Ûr’evskij. Les membres de la famille Orlov, dont le prince Nicolas fut ambassadeur à Paris de 1872 à 1884, sont eux aussi mentionnés entre 1898 et 1913. Plusieurs familles 119. O. Gaube du Gers et J. M. Pinçon, Odiot…, p. 191 ; В.В. Скурлов et А.Н. Иванов [V. V. Skurlov et A. N. Ivanov], Поставщики Высочайшего Двора [Les fournisseurs de la cour impériale], Saint-Pétersbourg, 2002, p. 26.

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de diplomates font également partie de la clientèle. En efet, l’ambassade fait régulièrement appel aux services de la maison pour l’entretien de son orfèvrerie. Dans les livres consultés, la première mention « ambassade de Russie à Paris » apparaît en 1876 et se retrouve jusqu’en 1913. La baronne de Mohrenheim, vraisemblablement l’épouse de l’ambassadeur entre 1884 et 1898, apparaît en 1898 pour des travaux de réparation. Le comte Nelidov, attaché d’ambassade puis ambassadeur de 1903 à 1910, est client en 1910 et en 1912. Le dernier ambassadeur de Russie à Paris avant la Révolution, Aleksandr P. Izvolskij, est lui aussi signalé, dans les archives (1913). Les ouvrages demandés par l’ambassade restent modestes mais témoignent de relations oicielles. Ce lien avec une maison qui représente un monument de l’histoire de l’orfèvrerie française inscrit le goût russe dans la tradition. Cependant, en 1900, la nomination de l’orfèvre Keller120 comme fournisseur breveté de la cour témoigne d’un goût certain pour la modernité. Fondée par Gustave Keller en 1857, la maison, spécialisée dans les nécessaires et la maroquinerie, est reprise en 1878 par ses deux ils, qui, sous la raison sociale « Keller frères », se tournent vers l’orfèvrerie. De nombreuses sources en France et à l’étranger témoignent de l’importance des relations entretenues avec la cour et avec Nicolas II, client régulier à partir de 1897121. Le nombre des pièces impériales présentées à l’Exposition universelle de 1900 en est un premier exemple. Signalons, parmi ces œuvres, deux lampes en céramique montées en bronze, dont une ornait les appartements privés du Palais d’hiver (voir ig. 11a et 11b)122 ou encore le broc en argent du grand-duc Paul. Ce dernier appartient à une célèbre série dont l’originalité et la pureté moderne ont interpellé les rapporteurs de l’exposition (voir ig. 12)123. Dans la plupart des résidences impériales, on trouvait des objets composés dans un style propre à Keller, tel que tente de le décrire Maurice Demaison en 1902 : MM. Keller se sont fait un style déini et spécial qui ne dérive de l’interprétation d’aucun objet réel. Ils ne cherchent que la ligne, l’arrangement élégant de courbes

120.  Sur Keller, voir Wilfried Zeisler, «  Французский Ар-Нуво в России и императорские покупки изделий фирмы Келлер [L’Art nouveau français en Russie et les achats impériaux auprès de la maison Keller]», dans На рубеже веков… Искусство эпохи модерна [Au tournant du siècle… l’art à l’époque du moderne], Saint-Pétersbourg, 2006, p. 137-143. 121. RGIA, fonds n° 468, opis n° 13, dossier n° 1854. 122.  AGE, fonds n° 1, opis n° 8 (G), dossier n° 7, fol. 36, n° 120 ; fonds n° 1, opis n° 8 (G), dossier n° 31, fol. 10, n° 80 [120]. 123.  Exposition universelle internationale de 1900 à Paris…, p. 257-258. V. Champier, Les industries d’art…, p. 193. Quatre brocs de cette série sont conservés dans les collections publiques françaises, deux au musée d’Orsay (inv. OAO 1284 – OAO 1283), le troisième au musée des Arts décoratifs à Paris (inv. 997. 119. 1) et le dernier au musée du Petit Palais (inv. ODUT01796). À cette liste, il convient d’ajouter un broc en cristal monté en argent que le musée d’Orsay a acquis en 2005 (inv. OAO 1444).

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Figure 11a et 11b : lampes de S. M. l’Empereur Nicolas II présentées à l’Exposition universelle de Paris en 1900. Gustave Keller, Keller Frères, Paris 1900. Exposition universelle, cl. 94 et 98, Paris, 1900, pl. I et II.

Figure 12 : couteau de chasse et boucle de ceinturon, exécutés pour S. A. I. le grand-duc Alexis Alexandrovič et broc appartenant à S. A. I. le grand-duc Paul Alexandrovič, présentés à l’Exposition universelle de Paris en 1900. Gustave Keller, Keller Frères, Paris 1900. Exposition universelle, cl. 94 et 98, Paris, 1900, pl. IV.

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presque géométriques mais modelées d’épaisseur et de sections variables, présentant alternativement des arêtes et des surfaces arrondies124.

La veilleuse de la dernière impératrice en est une belle illustration125 (voir ig. 13). Signalée dans l’inventaire des appartements privés du palais Aleksandr à Tsarskoïe-Selo (1938-1940), elle est caractérisée par un décor ajouré composé par un enchevêtrement savamment organisé de volutes et de lignes anguleuses, façonné à la main et au marteau. Au Palais d’hiver, on trouvait en 1909 un encrier en porcelaine blanche à motifs bleus monté par Keller et placé sur la table à écrire de la bibliothèque de Nicolas  II, peutêtre l’objet visible sur des photogFigure 13 : veilleuse appartenant à S. M. raphies des années 1920. Dans les l’Impératrice de Russie et couvert de 126 inventaires du palais de Gatchina , voyage exécuté pour S. A. I. le grand-duc ce sont des boîtes et une canne au Alexis Alexandrovič, présentés à l’Exposition universelle de Paris en 1900. Gustave pommeau d’argent qui étaient conKeller, Keller Frères, Paris 1900, Exposition servées dans les appartements privés, universelle, cl. 94 et 98, Paris, 1900, pl. III. situés dans l’entresol du carré de l’Arsenal, notamment dans la chambre d’Alexandre III. Le grand-duc Alexis, dont plusieurs pièces avaient été exposées en 1900 – un couteau de chasse, des couverts de voyage et une boucle (ig. 12)127 – conservait dans son palais un surtout et des coupes à caviar de Keller128. Dans ces palais, ces objets illustraient la diversité des accessoires et des objets décoratifs que produisait la maison Keller avec une extrême qualité. On en retrouve l’esprit dans les achats faits par le 124. Maurice Demaison, « Les montures de vases », dans Art et décoration, déc. 1902, p. 206. 125. Musée de l’Ermitage, inv. Э 17256. 126.  Archives du palais de Gatchina, inventaire de l’argenterie (1920), n° 213 ; inventaire de l’argenterie et des objets précieux (1925), n° 965. 127. Localisation actuelle inconnue. 128. RGIA, fonds n° 528, opis n° 1, dossier n° 952, fol. 11, n° 94, fol. 19 ; no 194 et 195.

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grand-duc Aleksandr Mihajlovič et son épouse la grande-duchesse Ksenia, sœur de l’empereur, ou encore dans ceux du grand-duc Wladimir en  novembre  1900 et  décembre  1901 (1  865 francs)129. Sa veuve, la grandeduchesse Maria Pavlovna, reste idèle à la maison ; en 1911, elle lui verse une somme de 1000 francs, « partie de débits » dont le reçu est conservé dans les archives de Schwerin130. Le seul témoin de Figure 14 : G. Keller, étui à cigarettes « Fumer ces derniers achats précieux est un est plaisir / plaisir est fumée », provenant de la grande-duchesse Wladimir. Coll. part., Paris. étui à cigarettes en argent131 (voir ig. 14). Sobre et élégant, d’une grande qualité d’exécution, cet objet porte, gravée dans son intérieur vermeil, l’inscription symbolique « Fumer est plaisir / Plaisir est fumée ». Les orfèvres parisiens présents en Russie tout au long du xixe siècle, tant physiquement qu’au travers de leur art, ont exporté le goût français à la cour. Au même titre que celle de la peinture, l’histoire de l’orfèvrerie et de ses dynasties de maîtres parisiens, peut ainsi être évoquée par le prisme des collections russes. Wilfried Zeisler Université Paris-Sorbonne (Paris IV)

129. RGIA, fonds n° 528, opis n° 1, dossier n° 1692, fol. 70 et 73. 130. Landeshauptarchiv, Schwerin, Kabinett III, 5. 2. 1., n° 734 : reçu daté du 31 janvier 1911 par « Gustave Keller / Keller Fils et gendre successeurs / 22, rue Joubert ». 131. Cat. de vente, Romanov Heirlooms. he Lost Inheritance of Grand Duchess Maria Pavlovna, Sotheby’s, Londres, 30 nov. 2009, n° 61.

PAUL BOYER, SES LIENS AVEC LA RUSSIE ET LES ENJEUX POLITIQUES DE LA RÉFORME DE L’ÉCOLE DES LANGUES ORIENTALES DANS LES ANNÉES 1910 par

Anna PONDOPOULO

Paul Boyer né à Cormery, en Touraine, le 11 mars 1864, et mort à Paris le 1er octobre 1949, fut une igure centrale du développement des études slaves et orientales en France dans la première moitié du xxe siècle. Linguiste et grammairien, spécialiste des langues slaves et en particulier de la langue russe, il fut l’organisateur d’études universitaires et d’échanges internationaux dans le domaine des sciences humaines, notamment entre la France et la Russie. Professeur de langue russe à l’École nationale des langues orientales (« Langues’O ») pendant près d’un demisiècle et administrateur de cette même École pendant vingt-huit ans, il fonda et dirigea la Revue d’études slaves et fut vice-président, puis président d’honneur de l’Institut d’études slaves : « c’est à lui que la plupart des russisants français doivent leur formation, et tous ont plus ou moins subi son inluence »1. Il fut également à l’origine de la fondation de l’Institut français de Saint-Pétersbourg2. Sa carrière universitaire fut brillante et rapide : élève au Lycée de Tours, puis au Lycée Louis-le-Grand à Paris, il est reçu premier à l’agrégation de grammaire en 1888. Chargé de cours de russe à l’École des langues orientales (février 1891 - 5 janvier 1894), il succède en 1894 à Louis Léger (1843-1923) et à Louis Dozon (18221890), comme professeur titulaire de la chaire de russe et devient administrateur 1. André Mazon, « Paul Boyer (1864-1949) », dans Revue des études slaves, t. 26, 1950, p. 7-13. 2.  Pour l’histoire de l’Institut français de Saint-Pétersbourg, voir Olga Medvedkova, «  “Scientiique” ou “intellectuel” ? Louis Réau et la création de l’Institut français de SaintPétersbourg  », dans Cahiers du monde russe, t.  43, 2002, p.  411-422 et Vladislav Rjéoutski, « L’Institut français de Saint-Pétersbourg », dans L’Alliance française et l’Institut français de SaintPétersbourg, Saint-Pétersbourg, 2001, p. 64-128.

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de l’École (1908-1937). Cependant, sa formation et ses talents de jeune professeur passionné et adoré par ses étudiants n’expliquent pas entièrement son ascension fulgurante au poste d’administrateur d’une prestigieuse école, célèbre par ses traditions d’érudition philologique au service de l’orientalisme classique. Vu son âge – il a alors quarante-quatre ans – et surtout le champ de ses études, considéré à l’époque comme une discipline nouvelle et plutôt étrangère à ce savoir orientaliste dont les domaines traditionnels sont associés à l’arabe, au persan, au turc, à l’arménien et au chinois, sa nomination au poste d’administrateur peut paraître surprenante. Comment expliquer la transformation spectaculaire d’un Paul Boyer, slaviste et grammairien, en un homme fort de l’éducation nationale, qui a ses entrées auprès des ministres et des députés ? La réponse réside probablement dans le rôle que Paul Boyer a joué en tant qu’organisateur de la discipline slavistique et en tant que modernisateur des études orientales. La nomination de Boyer se comprend dans un contexte où une partie de la société française aspirait à la modernisation du système de l’instruction publique, devenue nécessaire après la défaite de 1870. Le début du xxe siècle correspond à une période de réformes de l’université et d’autres organismes d’éducation et de recherche, comme, par exemple, le Collège de France3. On considéra que Boyer avait les qualités nécessaires pour mener à bien la réforme de l’École des langues orientales, une des grandes écoles françaises. Les enseignements de cet établissement restaient encore trop dépendants du système de l’érudition classique du début du xixe siècle4 ; à l’époque où l’empire colonial français était à son apogée et où les doctrines internationales cherchaient à se renouveler, il était nécessaire de rapprocher la formation orientaliste des objectifs de la politique françaises en Asie et en Afrique, aussi bien qu’en Europe centrale. Mais surtout, peut-être, Boyer a été l’un des instruments et a bénéicié de la politique de rapprochement de la France avec la Russie qui aboutit à l’Alliance franco-russe, puis, au début du xxe siècle, à la Triple Entente. Ce rapprochement est stratégique pour la France. Il lui permet en 1891 de rompre l’isolement diplomatique dans lequel Bismarck, depuis 1871, avait su la maintenir ; et de prendre l’Allemagne à revers. Au cours des années 1890 et jusqu’à la Grande Guerre, cette alliance a été privilégiée par la France, tant dans les domaines militaires que diplomatiques, économiques et inanciers. Dans ce contexte la réorientation de l’École des langues orientales vers les études slaves s’imposait. Mais comment Boyer est-il devenu cet homme susceptible de moderniser l’École des langues orientales ? Comment s’est-il rapproché des milieux politiques qui ont cru possible de lui conier la réforme de cet établissement ? Nous pensons que les liens soutenus de Boyer avec diférents milieux en Russie ont pu déterminer 3. Voir à ce sujet, Claude Digeon, La crise allemande de la pensée française (1870-1914), Paris, 1959. 4.  «  De l’École des langues orientales à l’Institut national des langues et civilisations orientales », dans Deux siècles d’histoire de l’École des langues orientales, éd. Pierre Labrousse, Paris, 1995, p. 21-38.

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le fait qu’il ait été choisi. Ses enseignements s’appuyaient sur des contacts et sur des amitiés avec de nombreux écrivains, artistes, peintres, musiciens, universitaires et hommes politiques russes, contacts qu’il a essayés de poursuivre, autant que possible, après 1917 et la création de la nouvelle Russie soviétique5. Les relations avec la Russie occupent une place centrale dans la biographie de Paul Boyer. À ce stade, sa reconstitution ne peut être que fragmentaire. Mais elle pourrait apporter quelques éléments susceptibles de nous renseigner sur les liens entre l’université et les milieux politiques au début du xxe siècle, et de démontrer l’importance des politiques internationales dans l’élaboration des nouvelles identités des études slaves et orientales qui se forment à la même époque.

I. — Ses études Paul Boyer accède aux études universitaires lorsque l’enseignement de la langue russe s’institutionnalise et bénéicie du rapprochement de la France avec l’empire des tsars dans le cadre de l’Alliance franco-russe conclue à la in du xixe siècle6. La spécialisation russe de Boyer s’ajoute avantageusement à sa formation préalable, marquée par la montée en puissance des nouvelles disciplines académiques : il s’est formé à la linguistique à la Sorbonne, à l’ethnographie et à la sociologie à l’École pratique des hautes études. À l’École pratique des hautes études, il a suivi également les cours de linguistique de Ferdinand de Saussure, en même temps que son ami Antoine Meillet. Les choix académiques du jeune Boyer le rapprochent des milieux universitaires où prédominent les convictions républicaines et la croyance à la force libératrice de l’instruction. Boyer accède à la carrière universitaire au moment où éclate l’afaire Dreyfus : ses maîtres les plus proches, Louis Havet et Michel Bréal, sont des dreyfusards engagés7. La curiosité de Boyer pour les langues slaves, et notamment pour le russe et pour la Russie, se développe donc au sein des réseaux qui sont unis par l’appartenance aux nouvelles disciplines, notamment à la linguistique et à la sociologie durkheimienne, par leur esprit républicain et par leur aspiration à la réforme du système éducatif français. Sa formation à la linguistique théorique lui a ouvert une voie royale permettant l’accès à l’étude concrète des langues, et également à la carrière universitaire. Son 5.  Pour l’histoire de la formation des politiques de coopération scientiique avec la Russie soviétique, voir Sophie Cœuré, La grande lueur à l’est, les Français et l’Union soviétique, 1917-1939, Paris, 1999. 6. Voir Jacques Veyrenc, « Histoire de la slavistique française », dans Beiträge zur Geschichte der Slawistik in nichtslawischen Ländern, Vienne, 1985, p. 245-303. 7.  Sur leur engagement, voir L’afaire Dreyfus et l’opinion publique en France et à l’étranger, dir. Michel Denis, Michel Lagrée et Jean-Yves Veillard, Rennes, 1995.

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parcours s’est enrichi par des études en Allemagne. En 1886-1887, il est à Leipzig au même moment que le futur journaliste et homme politique Albert homas, ensuite à Varsovie et, en 1888-1889, à l’université de Moscou où il prépare sa thèse. Sa vie personnelle a déterminé sa spécialisation russe : en 1888, l’année de son agrégation, il a épousé Rebecca Grünberg, née à Mir (en Pologne) le 26 août 1867 et originaire de l’empire russe. Pour devenir médecin, elle était obligée de faire ses études en France. Jeune agrégé, Boyer suit les cours de russe, de philologie et de linguistique au Collège de France et à l’École des langues orientales8. La préparation de sa thèse à l’université de Moscou9 est déterminante pour ses contacts avec le monde académique russe, mais aussi avec celui de la politique. Il suit les cours de Buslaev (1818-1897), de Brandt (1853-1920), de Fortunatov (1848-1914) et de Šahmatov (1864-1920), et aussi de Tihonravov (1832-1893). Beaucoup parmi ses maîtres et ses connaissances dans le milieu étudiant sont engagés politiquement. Ils contestent le système absolutiste et participent au mouvement qui veut installer en Russie un régime parlementaire et la doter d’une constitution. Certains professeurs (notamment Šahmatov) sont devenus par la suite des leaders de la fraction politique des cadets (les démocrates constitutionnels). De l’époque de ses jeunes années passées à Moscou datent ses nombreuses amitiés avec des universitaires et des chercheurs russes, qui étaient aussi des hommes politiques de tendance républicaine et constitutionnaliste, futurs membres du gouvernement provisoire russe (1917), comme Pavel Milûkov10 ou Vasilij Maklakov11 : « Boyer était un cadet du dehors : ami de Milioukov, de Kotlârevskij, de Maksim Kovalevskij, de Kareev […] Il est un adversaire convaincu du tsarisme »12. Le séjour à Moscou permet à Boyer d’élaborer un point de vue critique à l’égard du statut marginal dont les études russes bénéicient en France ; l’opinion de ses tuteurs russes est décisive pour déinir son sujet de thèse. La scolarité à 8.  Au Collège de France, il suit les cours de russe de Louis Dozon (1822-1890) et de Louis Léger (1844-1923), et aussi ceux de philologie et de linguistique de Louis Havet (1849-1925), de James Darmesteter (1849-1894), de Michel Bréal (1835-1915). 9.  Au sujet des inluences des philologues russes sur les choix de recherches du jeune Boyer, voir André, Mazon, « Paul Boyer à l’université de Moscou », dans Revue des études slaves, t. 26/1-4, 1950, p. 133-135. 10. Pavel Nikolaevič Milûkov (1859-1943), historien et homme politique russe, l’un des fondateurs du parti des constitutionnels-démocrates (« Cadets » ou « KD »), député à la troisième et à la quatrième douma, ministre des Afaires étrangères dans le gouvernement provisoire. 11.  Vasilij Aleksandrovič Maklakov (1870-1957), avocat et journaliste. Membre du comité central du parti KD en janvier 1906, député aux 2e, 3e et 4e doumas, il it partie du gouvernement provisoire, avant d’être nommé ambassadeur de Russie à Paris. En 1924, Maklakov prit la tête du comité des émigrés russes en France. 12. P. Boyer, Chez Tolstoï. Trois jours à Iasnaïa Poliana. Premier séjour (juillet 1901), dans Paul Boyer (1864-1949) chez Tolstoï. Entretiens à Iasnaïa Poliana, éd. André Mazon, Pierre Pascal et Louis Réau, Paris, 1950, p. 11.

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Moscou est également stimulante. Dans ses lettres à Antoine Meillet13, le jeune Boyer formule des jugements sévères sur le système éducatif des « Langues’O » : trop vieux, trop sclérosé, avec des professeurs dont les enseignements ne tiennent pas compte des exigences du monde moderne : « J’ai très peu d’estime pour la science des professeurs à l’École des langues orientales ». Boyer participe à la création d’un nouveau type de slavisant qui s’élabore à son époque. Tout en étant spécialiste de langue, il est également versé dans l’observation de la vie contemporaine en tant qu’historien, sociologue, politologue (comme on dirait aujourd’hui). Les formes linguistiques sont pour lui des phénomènes sociaux et historiques. D’où son intérêt pour les parlers populaires, pour l’oralité, mais aussi pour la vie politique et sociale. Dorénavant, l’expérience personnelle du chercheur « sur le terrain » est aussi importante et obligatoire que ses connaissances livresques et théoriques. Cette nouvelle importance accordée à l’expérience personnelle évoque un changement radical qui se produit dans les sciences humaines : elles s’ouvrent davantage aux études des mondes asiatiques et africains et intègrent de nouveaux domaines comme la sociologie, l’anthropologie et la psychologie sociale, centrés sur l’oralité et l’observation directe du fait social.

II. — Son mentor, Louis Léger La façon « d’être slaviste » que Boyer défend exige que les travaux de recherche et d’enseignement soient intimement liés aux contacts avec les acteurs des domaines politique, économique et culturel russes. Ce qui transforme Boyer lui-même en un participant actif des politiques internationales liant la France à la Russie. Dès son jeune âge, il s’impose en tant qu’expert des afaires russes et conseiller pour les questions slaves auprès des hommes politiques. C’est certainement Louis Léger, le maître et le précurseur de Boyer dans l’enseignement de russe à l’École des langues orientales, qui lui a servi de modèle14. Boyer se déinissait comme un continuateur direct de la politique scientiique de Léger15, mais aussi comme un rénovateur de son héritage. On relèvera que Boyer a assimilé et perfectionné le « modèle Léger ». À plusieurs niveaux : Boyer a certainement hérité de cette conception de la langue russe inspirée par Léger et qui a présidé à l’inauguration du russe à l’École des langues orientales, 13. Institut Mémoire de l’édition contemporaine, fonds du Collège de France, dossier Antoine Meillet, MLT 12.28 : lettres de Boyer à Meillet (Moscou, 25 novembre 1890 et 11 juin 1911). 14.  Voir Revue des études slaves, t. 3, 1923, p. 127-132. Voir aussi Louis Léger, « Les études russes en France », dans La revue encyclopédique, t. 3, no  69, 1891, p. 1027-1032. 15. Les enseignements de russe de Léger à l’École des langues orientales ont commencé par un cours complémentaire (à partir de 1875). À cette époque, il donnait déjà à l’École son cours de langue serbe. Au préalable, Léger it la demande de l’enseignement d’un cours « des dialectes slaves de l’empire ottoman ».

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selon laquelle son importance découle de son rôle d’intermédiaire entre l’Europe et l’Asie16. Ainsi présenté, le russe devenait un instrument indispensable pour les études orientales. Léger a convaincu l’administration de l’École que l’étendue des territoires où on parlait le russe, mais surtout son emploi dans les relations politiques et commerciales en Asie, conférait à cette langue sa signiication pour la France. À ce sujet, l’administrateur soulignait à l’attention du ministre : « Il serait de plus d’une haute importance de parvenir à connaître les travaux si nombreux publiés par les journaux et les revues russes sur le Turkestan, la Chine, l’Asie centrale, le Caucase et l’Arménie. Ces renseignements sont du plus haut intérêt et malheureusement ils sont complètement perdus pour nous »17. Après son retour de la mission en Russie en 1872, Louis Léger devint titulaire de la première chaire de russe à l’École des langues orientales (1877)18 et aussi de celle du Collège de France. Avec Léger, les séjours en Russie deviennent essentiels dans le parcours formateur d’un russisant. Boyer a fait sien ce modèle, le transmettant par la suite à ses élèves. Durant sa mission en 1872, Léger se lia d’amitié avec les professeurs de l’université de Moscou, Mihail Petrovič Pogodin (1800-1875) et Fedor Ivanovič Buslaev19 (1818-1897) ; Boyer hérita de certains de ces contacts, notamment avec Buslaev dont il a suivi les cours20. Il connaissait bien l’écrivain Andrej Belyj (Bugaev) et il était ami de sa famille qu’il voyait systématiquement en Russie et en France21. On peut supposer que ce lien constituait aussi l’héritage de Léger, car c’était chez le père de l’écrivain, Nikolaj Vasil’evič Bugaev (1837-1903), mathématicien et professeur à l’université de Moscou et son ami, que Louis Léger logeait les quinze premiers jours de son séjour. Comme son maître et prédécesseur22, Boyer collaborait souvent avec des périodiques français et russes. Lorsque Boyer préparait sa thèse à Moscou, il était déjà correspondant du Temps. Il a écrit pour les journaux français et russes durant toute sa vie ; 16.  AN, 20100053 (fonds de l’Institut national des langues et civilisations orientales), art. 43 (dossier Louis Léger), lettre de l’administrateur au ministre de l’Instruction publique (26 août 1874). 17. Ibid., lettre de l’administrateur au ministre de l’Instruction publique (4 octobre 1873). 18. Ibid., lettre de l’administrateur à Louis Léger (15 janvier 1877). Voir également le décret du ministre de l’Instruction publique et des beaux-arts du 1er janvier 1877. 19. Léger fait connaissance du professeur de littérature et de langue russe ancienne de l’université de Moscou (depuis 1847), Fedor Ivanovič Buslaev (1818-1897), auteur de la première histoire de la langue russe, d’études en philologie, mythologie et art ancien de la Russie. 20.  Ф. И. Буслаев [F. I. Buslaev], Мои досуги : воспоминания, статьи, размышления [Mes loisirs : les souvenirs, les articles, les pensées], Moscou, 2003  ; С. В. Смирнов [S. V. Smirnov], Фёдор Иванович Буслаев : 1818-1897 [Fedor Ivanovič Buslaev : 1818-1897], Moscou, 1978. 21. А. Белый [Andrej Belyj], На рубеже двух столетий [Au tournant de deux siècles], Moscou, 1989, p. 333-334 ; id., Между двух революций [Entre deux révolutions], Moscou, 1990, p. 164. 22. Léger envoie ses correspondances dans les revues telles que L’illustration, la Revue de France, le nouveau quotidien La cloche, la Bibliothèque universelle, la Revue archéologique et la Revue des deux mondes.

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pendant les années de la Grande Guerre, il était correspondant français du journal russe Russkie Vedomosti [Bulletin de Russie]. Le lien avec la presse jouait un rôle important dans l’établissement des relations russes de Boyer : ses cartes de visites, françaises et russes (destinées aux Russes et écrites en russe, sur lesquelles son nom est russiié : Pavel Ûl’evič Boje) le présentent comme le correspondant du journal Le temps. Comme Léger, Paul Boyer représentait la France lors de solennités marquant les relations bilatérales23. Dans son article sur Léger, il a pris soin d’évoquer l’importance politique de ces événements. La reconnaissance que Léger a eue en Russie a contribué à asseoir son autorité en France ; de même pour Boyer qui, à plusieurs reprises, a reçu des marques de la plus haute distinction de la part de l’État russe (par exemple, en avril 1905, l’empereur Nicolas II l’a décoré de l’Ordre de Sainte Anne, 3e classe ; au mois de mars 1914, il a reçu le brevet et les insignes de l’Ordre de Saint Stanislas, 2e classe). Boyer et Léger avaient en commun le même mode opératoire en Russie : la multiplication de contacts avec les universitaires russes et étrangers, y compris en province, mais aussi le développement de liens dans d’autres milieux, diplomatiques, militaires, industriels, l’envoi de correspondances fréquentes à la presse française, des publications dans la presse russe. La sociabilité importait beaucoup pour Léger. La curiosité qu’éprouvait Léger pour la Russie avait pour origine son intérêt pour la politique internationale, ses convictions anti-allemandes qui remontaient au contexte de 1870 et ses sympathies panslavistes. Ainsi, au moment même de leurs mises en place en France, les études slaves étaient-elles marquées par le lien avec la politique et les relations internationales ; elles avaient toujours eu un caractère engagé. Selon Léger, s’initier aux choses slaves était une sorte de devoir patriotique. Malgré la similitude de leurs « stratégies russes », la lecture de quelques correspondances de Boyer laisse pourtant supposer une certaine distance entre « le maître » et « l’élève » qui se creuse avec le temps. Lorsque Boyer devient administrateur, il porte un regard critique sur l’attitude que pouvait adopter Léger, notamment au moment du vote pour les candidats au Collège de France : Léger fait igure d’« ancêtre », tandis que les objectifs de renouvellement des études russes et orientales imposaient à Boyer de nouveaux enjeux et la création de nouveaux réseaux.

III. — L’administrateur de l’École des langues orientale : soutiens politiques et adversités La nomination de Boyer au poste d’administrateur de l’École des langues orientales en 1908 signiiait qu’une certaine classe politique acquise à l’idée 23.  Il remarquait, par exemple, qu’en 1897, Léger fut le conférencier de la « croisière » russe organisée par la Revue générale des sciences.

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de la réforme de l’instruction publique voyait en lui une igure privilégiée capable de moderniser l’École des langues orientales. Les lettres de félicitation que Boyer reçoit à cette occasion conirment qu’il est proche de ce milieu ; elles témoignent de l’étendue de ses relations et aussi des espérances qui ont été placées dans son élection. Philippe Berthelot, qui était chargé à cette époque de la direction des Afaires politiques et commerciales du ministère des Afaires étrangères, précisait que la nomination de Boyer était une « excellente augure pour la réforme si désirable de l’École des Langues » et qui promettait une collaboration entre le ministère des Afaires étrangères et l’École24. Gaston Doumergue (ministre de l’Instruction publique de 1908 à 1910) accueille également avec satisfaction sa nomination. Au mois d’avril 1908, il écrivait au président du Conseil, Georges Clemenceau, qui portait à la candidature de Boyer « le plus vif intérêt » que celle-ci serait, de sa part, l’objet du plus sérieux et du plus bienveillant examen. L’homme de lettres, Paul Desjardin soulignait dans sa lettre de félicitations 25 qu’outre sa compétence de slavisant, Boyer possédait des idées personnelles et ouvertes sur l’enseignement. Les linguistes se joignaient aux politiciens. Le directeur de la médersa d’Alger, le professeur d’arabe William Marçais, dans sa lettre de félicitations du 16 mai 1908, se réjouissait, avec tous les amis communs, en évoquant les avantages que l’École pouvait tirer de l’élection de Boyer : « un linguiste d’une méthode sûre est placé à la tête d’une école de linguistique ; un praticien hors pair dirige des études d’un caractère pratique ; un professeur qui a tout fait pour renouveler l’enseignement qui lui était conié est chargé de rajeunir la plus vieille maison de Paris – du moins la plus vieille de par ses traditions caduques »26. Marçais voyait dans la nomination de Boyer un signe de la renaissance et du renouvellement de l’enseignement supérieur en France en général : « c’est tout l’avenir de nos études en France qui dépendait de votre nomination ». Cependant, il remarquait, prudent, que « la brigue peut balancer les titres les plus sérieux ». On en déduit que la candidature de Boyer était aussi celle de linguistes réunis au sein de la Société de linguistique, mais que sa nomination résultait d’un afrontement entre partisans et adversaires du statu quo. Hormis ces lettres de félicitation, les correspondances de Boyer attestent de ses relations proches avec le journaliste, député et ministre André 24.  AN, 62/AJ/3 (fonds de l’École nationale des langues orientales), chemise n° 3, lettre de félicitations de Philippe Berthelot à Paul Boyer (12 mai 1908). 25.  Ibid., lettre de félicitations de Paul Desjardin à Paul Boyer (26 mai 1908). Une certaine proximité existait entre les deux hommes car, dans la même lettre, Desjardin demandait à Boyer si, au cas où il s’installerait à l’École, son ancien appartement de la rue Monsieur serait disponible. 26. Ibid., lettre de félicitations de William Marçais à Paul Boyer (16 mai 1908).

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Tardieu27. Une lettre de Boyer à Tardieu, postée de Saint-Pétersbourg (1907)28, témoigne de leurs relations soutenues. À cette époque, Tardieu était chargé de la rubrique internationale dans le journal Le temps. On y découvre le rôle d’intermédiaire que jouait Boyer entre Tardieu et les politiciens russes. Dans cette lettre, Boyer informe Tardieu que Milûkov n’a pas encore reçu son livre29, mais surtout il le tient au courant de ses conversations avec Isvolskij et de ses observations au sujet de l’avancement du rapprochement entre la France, la Russie et l’Angleterre. Dans une lettre de 22 avril, il s’informe auprès de Tardieu pour savoir s’il possède le texte complet de la lettre du ministre Witte (20 février) et du télégramme du chancelier prince Bernhard von Bülow à Witte (12 mars) et il demande de lui procurer une copie de ces deux documents30. Ces deux lettres rapprochées dans le temps (mars et  avril  1907) témoignent de la communauté d’intérêts de Boyer et de Tardieu en Russie à cette époque, des tentatives de Boyer d’être proche des acteurs des relations internationales impliquant la France et la Russie. La troisième et la dernière lettre de Boyer à Tardieu conservée aux Archives nationales est espacée de quelques années (31 janvier 1911) ; c’est plutôt un billet demandant à Tardieu de faciliter la réception du Temps par l’École des Langues orientales. Entre 1908 et 1912, Boyer prit une série de mesures qui avaient pour objectif, d’une part, de rapprocher les enseignements des besoins pratiques de la politique internationale française, d’autre part, d’assurer aux étudiants une formation scientiique moderne, notamment dans le domaine de la linguistique31. Le nombre d’heures obligatoires pour les professeurs fut porté, non sans résistance de leur part, de trois à cinq. Dans ses réformes, Boyer s’appuyait sur Louis Liard (1846-1917), directeur de l’Enseignement supérieur au ministère de l’Instruction publique et l’un des fondateurs de l’École pratique des hautes études (1868), vice-recteur de l’académie de Paris, 27.  Brillant élève de l’École normale supérieure, Tardieu (1876-1945) choisit la carrière au ministère des Afaires étrangères et devint le collaborateur de Delcassé et ensuite celui de WaldeckRousseau. En même temps il est chargé de la chronique diplomatique au Temps. En 1909, il fut chargé de cours à l’École des langues orientales et enseigna également l’histoire diplomatique contemporaine à l’École des sciences politiques. En 1914, il était élu député républicain de gauche de Seine-et-Oise. Il participa à la conclusion du traité de Versailles. Élu député de Belfort, il fut onze fois ministre et trois fois président du Conseil. 28. AN, 324/AP/5 (fonds André Tardieu), pièce n° 384 : lettre de Paul Boyer à André Tardieu (Saint-Pétersbourg, 22 mars 1907). 29. Il s’agit probablement d’André Tardieu, La conférence d’Algésiras : histoire diplomatique de la crise marocaine (15 janvier - 7 avril 1906), Paris, 1907. 30. AN 324/AP/5 (fonds André Tardieu), pièce n° 385 : lettre de Paul Boyer à André Tardieu (Paris, 22 avril 1907). 31. « De l’École des langues orientales à … », p. 34.

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et, à partir de 1903, membre de l’Académie des sciences morales et politiques. Liard était partisan du renouveau de la Sorbonne et l’un des théoriciens de l’université républicaine32. Dans une lettre de 1912, Boyer informait Liard du nouveau règlement de l’École33. Les années de réforme furent également pour Boyer celles d’une forte opposition à sa politique. La « brigue » évoquée dans la lettre de William Marçais se manifesta surtout durant les années 1910-1912 où Boyer se trouva au cœur d’une campagne de dénigrement dirigée contre lui, son cercle et ses réformes. Elle fut menée par quelques enseignants mécontents de l’augmentation des heures d’enseignement obligatoire, pour les professeurs et aussi par l’introduction de nouvelles formes de contrôle des connaissances des étudiants. Ces critiques furent reprises par une presse coloniale à tendance antisémite et chauvine qui cherchait à destituer Boyer et à atteindre ainsi les cercles qui l’avaient porté à l’administration de l’École. Boyer conserva tous les articles qui concernaient cette afaire34. Le lecteur contemporain est choqué par la violence de leurs expressions et par le contenu de ces textes où l’antisémitisme se veut militant et mobilisateur. On comprend que « l’afaire de l’École des langues orientales » n’est que le prétexte, dans une partie de la société française, pour reprendre les propos antidreyfusards35. Cependant les thèmes dont se saisit la droite coloniale pour attaquer Boyer révèlent les lignes de sa politique et laissent mieux cerner sa personnalité de réformateur et d’organisateur des études orientales. Durant les années 1910-1912, Paris-Journal et La presse coloniale36 mènent une véritable campagne contre Boyer, et avec lui contre le ministère de l’Instruction publique. Par exemple, le 9 février 1912, La presse coloniale publia une « Lettre ouverte à Monsieur Gust’hau, ministre de l’Instruction publique et des beauxarts », signée Hubert Languet. La lettre veut attirer l’attention du ministre sur « la situation alarmante de l’École des langues orientales » qui se résume par le 32. Alain Renaut, « Louis Liard et l’élitisme républicain », dans Observatoire européen des politiques universitaires, 16 octobre 2006, en ligne à l’adresse suivante : http://oepu.paris-sorbonne.fr/ spip/spip.php?article89 33.  AN, 62/AJ/3 (fonds de l’École nationale des langues orientales), chemise n° 2, lettre de Boyer à Liard (7 décembre 1912). 34. Ibid., chemise n° 3. 35.  Une série d’articles publiés en 1912 dans La presse coloniale par F. Soulier-Valbert, « élève diplômé de l’École des langues orientales » porte le titre « Souvenirs de l’École des langues orientales ». Comme conclusion, l’auteur propose de « juger et de condamner la tribu de métèques, de Juifs et de protestants hystériques qui lentement envahit l’École française des langues orientales ». L’auteur de l’article compare l’École des langues orientales avec l’École française d’Extrême-Orient : toutes les deux sont gérées par le « syndicat », « avec la complicité de la rue de Grenelle ». 36.  AN, 62/AJ/3 (fonds de l’École nationale des langues orientales), chemise n° 3, coupures de presse (1911).

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fait que l’administrateur de l’École ne connaît « aucune langue orientale et qu’il enseigne le russe ». De nombreux articles critiquent la politique de Boyer qui ouvre l’École à de nouveaux domaines. On accuse Boyer « d’avoir relégué comme accessoires les vraies langues orientales », le turc, le persan, l’arabe : « la seule langue enseignée est la langue russe ». Aussi, Boyer a-t-il instauré le cours de français à l’attention d’étudiants étrangers. L’enseignement des langues européennes, comme le hongrois et le roumain, est l’objet d’une indignation particulière : de nouvelles disciplines apparaissent, et avec elles de nouveaux professeurs. Le deuxième groupe de reproches que l’on faisait à Boyer concernait ses choix en matière d’encadrement : il a fait quelques remaniements à l’École, lesquels ont été interprétés comme du favoritisme à l’égard de ses amis ; il s’agissait notamment des chargés de cours d’arabe littéral, d’annamite, des cours de langues soudanaises et malgache37. Boyer a essayé d’imposer un nouveau style de communication, moins formel et plus rapproché, entre le personnel enseignant, les élèves et la direction : il discutait longuement avec les étudiants et les enseignants, les conviait aux bals, se tenait au courant de leurs avis sur les enseignements, ce que ses opposants qualiiaient de régime policier qu’il aurait instauré à l’École. Il était aussi renseigné sur le parcours des élèves et sur leurs carrières : « Chaque élève a sa iche (les auditeurs libres n’y échappent pas non plus), disant ce que sont sa famille, sa conduite, ses opinions, sa situation de fortune, ses projets d’avenir, etc. ». Boyer sortit indemne et même renforcé de cette période d’hostilités. Le rapport du député Steeg sur la situation de l’École le félicitait « d’avoir réorganisé – comme il en était chargé par le ministre – l’École des langues orientales. Désorganiser et réorganiser, cela fait deux, pour les gens de bonne foi ». Des débats au sujet de l’École des langues orientales eurent lieu au Sénat (au mois de février 1912). Le rapporteur hostile à Boyer prétendit que l’administrateur « n’encourageait pas » le personnel enseignant. Le ministre de l’Instruction publique (Gabriel Guist’hau, du 14 janvier 1912 au 21 janvier 1913) prit la défense de Boyer suggérant que ce jugement était exagéré. On trouve dans les brouillons de Boyer ses notes (non datées) concernant sa stratégie de défense. Il dressait une liste de personnalités qui devaient être informées des résultats de son administration et 37. Au cœur du scandale se trouvait la tentative de remplacer le chargé du cours de malgache, M. Durand, « administrateur des colonies, chevalier de la Légion d’honneur » par « un jeune homme de ses amis, qui, en retour, a épousé la nièce de l’administrateur ». Il s’agit ici de Jean Paulhan (1884-1968), écrivain et, de 1925 à 1940, directeur de la Nouvelle revue française. Il fut l’époux de la nièce de la femme de Boyer ; il s’est présenté pour le poste de chargé de cours de malgache et a assuré ces enseignements durant quelques mois. Voir à ce sujet Jean Paulhan, Lettres de Madagascar, 1907-1910, éd. Laurence Ink, Paris, 2007. Mais ensuite, le Conseil d’État a révoqué l’arrêté du ministère de l’Instruction publique et a réintégré Durand dans ses fonctions. L’administrateur a gardé de cet échec le profond sentiment d’amertume dont on trouve l’écho dans sa correspondance avec Antoine Meillet. 

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dont le soutien lui était nécessaire : « Service du projet de réforme : 1. Briand, 2. Bayet, 3. Berthelot, 4. Deschanel, 5. Delcassé, 6. Liard, 7. Londres ». Un brouillon daté du 13 mai 1912 établissait une sorte d’aide-mémoire des questions sur lesquelles il devait répondre à ses calomniateurs. Le caractère très bref de ces notes rend leur compréhension diicile, mais permet néanmoins de connaître les arguments portés au débat : 1. Hostilités à l’École ? ; 2. Statistiques des élèves ; 3. Trop de science (Vis.) [Vissière] ; 4. Trop de pratique (Vinson) ; 5. Mon appui : Sénart ; Durkheim. Contre moi : jalousies et haines personnelles. Mes réponses : […] ; 1. Extrait de mon rapport de 1908. 2. Réformes 1908. 3. Programme de l’École. 4. Aiches 1911-1912. 5. Ma note sur le berbère. 6. Enseignement du berbère en Algérie38.

En 1914, l’École des langues orientales se transforma en École nationale des langues orientales vivantes (ENLOV). Elle bénéicia de plus d’autonomie, put se détacher de la tutelle de l’Institut de France, mais elle ne faisait pas partie de l’université et n’avait pas de budget autonome.

IV. — Les contacts en Russie Peut-on reconstituer les principaux domaines pour lesquels Boyer avait des contacts russes et surtout comprendre leurs mécanismes ? Comment s’organisaient-ils et comment fonctionnaient-ils ? S’appuyant uniquement sur la consultation d’archives en France, cette reconstitution sera nécessairement lacunaire et fragmentaire, mais elle donnera l’idée de la diversité et de l’envergure des liens de Boyer. Nombre de ses relations avaient un caractère amical et relevaient du tempérament de Boyer et de son savoir-vivre. Jusqu’en 1914, il passa systématiquement ses vacances en Russie, à Saint-Pétersbourg et à la campagne chez ses nombreux amis. À Paris, « c’était avec les Russes de toutes sortes » qu’il entretenait des amitiés, et aussi bien évidemment avec les savants et les chercheurs russes installés en France. Dans sa lettre du 7 novembre 1902, Ilia Mečnikov, président de l’École russe des hautes études sociales informait Boyer que le conseil des professeurs l’avait fait élire, à l’unanimité, professeur et membre du conseil39. Parmi les connaissances russes de Boyer, Milûkov occupait une des places les plus importantes. Dans ses Souvenirs, il évoque Boyer à plusieurs reprises : leur amitié remonte à 1893. À cette époque, jeune docteur en histoire russe ayant reçu le prix Solov’ev, il prépare son voyage à l’étranger. À Moscou, il rencontre Boyer, qui, 38. AN, 62/AJ/3 (fonds de l’École nationale des langues orientales), chemise n° 3. 39.  AN, 20100053 (fonds de l’Institut national des langues et civilisations orientales), art. 3 (dossier Boyer) : lettre de Mečnikov à Paul Boyer (le 7 novembre 1902).

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comme Jules Legras, s’est installé dans cette ville ain de perfectionner son russe ; « depuis nous sommes devenus amis. Boyer a épousé une Russe. Ils ont eu un ils, Georges (devenu par la suite aviateur et tué dans la campagne de Salonique), de même âge que notre Nicolas ». Les Boyer et les Milûkov avaient alors décidé de passer leurs vacances sur la côte bretonne (à Plougasnou, aux environs de Brest), « où ensemble on fera des baignades dans la mer démontée des côtes rocheuses du nord de la France. Ces vacances nous ont beaucoup rapprochés »40. Plus tard, essayant de mieux comprendre l’attitude du ministre et la portée de ses démarches auprès du tsar Nicolas II pour l’inciter à publier la constitution, Milûkov a fait appel au témoignage de son « ami de longue date Boyer » qui, ayant rendu visite à Witte, a conirmé, en tant qu’observateur extérieur, que, selon celui-ci, le tsar était décidément contre la constitution41. Les premiers séjours de Boyer en Russie l’ont sensibilisé au caractère multiethnique de l’empire russe. Cette représentation de la Russie où la question nationale était d’une très grande importance a déterminé le caractère de ses premiers travaux et l’a interpellé tout au long de sa carrière42. En 1910, Boyer s’exprima contre la politique de russiication de Stolypin. Sa vénération singulière pour Tolstoï, qu’il partageait avec son ami et coauteur de ses traductions russes Charles Salomon, était également liée à l’engagement social de l’écrivain43. Son article au sujet de la vie politique russe dans la Revue des deux mondes (1907), où il décrivait les événements de 1906-1907, notamment le règne de Stolypin après la dissolution de la première douma, témoignait de ses sympathies politiques. Ainsi, « la révolution de 1917 ne pouvait pas le surprendre ». Au mois de juillet 1917, il présenta son exposé au Comité national d’études sociales et politiques de l’École normale, qui laissait entendre qu’il était, selon les souvenirs de Pierre Pascal, élève de Boyer, trop optimiste dans son analyse du gouvernement « de ses chers cadets ». Boyer connaissait également Vasilij Maklakov. Nous n’avons pas de preuves directes de leurs relations, sauf le souvenir de Pierre Pascal. Mais de nombreuses circonstances pouvaient contribuer à leurs rencontres. Dans ses Souvenirs publiés à New-York en 1954, Maklakov relate son séjour à Paris en 1889 lorsqu’il était « membre passager » de l’Association générale des étudiants de Paris. Il évoque 40. П. В. Милюков [P. V. Milûkov], Воспоминания [Mémoires], Moscou, 1990, t. I, p. 164. 41. Ibid., p. 330. 42.  Voir sa traduction de Jean Smirnov, Les populations innoises des bassins de la Volga et de la Kama, qui portait sur les Tchérémisses et les Mordves. En 1912, Boyer publia « La Russie et les nationalités » dans la Revue de synthèse historique. En 1940, il donna une conférence au Centre d’études de politique étrangère, « Finlande et Russie » (publiée dans Politique étrangère, n° 2, avril 1940). 43.  Les entretiens de Boyer avec Tolstoï ont été publiés en 1901 et 1902 dans Le temps (27, 28, 29 août 1901 et 2, 4 novembre 1902). Sa première visite chez l’écrivain date de 1895. Avec une conférence faite à l’université des Annales en 1909, ces entretiens forment le tome 24 de la Bibliothèque russe de l’Institut d’études slaves.

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également les conférences de Petr Lavrov qu’il fréquentait comme de nombreux autres Russes, et certainement comme l’épouse de Boyer, que l’on appelait dans la famille « une populiste ». On peut juger des contacts russes de Boyer à travers ses correspondances avec les hommes politiques français durant les années de la Grande Guerre et des révolutions russes de 1917. Ces correspondances sont révélatrices de son rôle d’expert et de spécialiste des afaires russes, mais aussi de ses initiatives pour jouer un rôle de premier plan dans l’organisation de la politique française en Russie.

V. — Prise de position et actions pendant la Grande Guerre et la révolution d’Octobre 1917 Dès le début de la Grande Guerre, Paul Boyer se prononce en tant que défenseur ardent de l’action commune des alliés ; il prépare une lettre dans ce sens à l’ambassadeur russe en France : « Monsieur l’ambassadeur, vive la Russie ! Vive la France ! Puissent les forces jointes de nos deux nations assurer le triomphe du droit des peuples et de la justice internationale ! Trêve aux luttes des partis, dans votre pays comme dans le nôtre. Pour cette guerre […], la Russie et la France ont besoin de tous leurs enfants ; il n’en est aucun, j’en suis sûr, qui faillirait à son devoir […] »44. Durant les années de la guerre et de la révolution de Février en Russie, Paul Boyer participe activement au rapprochement entre la France et la Russie, ce que démontrent ses correspondances conservées aux Archives nationales. Son rôle de compagnon et de conseiller des hommes politiques devient particulièrement visible à cette époque charnière où se produit le changement de régime en Russie. Boyer airme davantage son rôle d’expert, mais il n’hésite pas à prendre des initiatives pour imposer son point de vue aux politiciens. Autant, sur le plan personnel, les années de la guerre ont correspondu, pour la famille Boyer, à une période tragique45, autant elles furent également son heure de gloire, pour lui qui se trouvait au cœur des événements. Avec la guerre, les compétences des slavistes de formation universitaire étaient, plus que jamais, sollicitées. Mais cet appel aux savoirs de la part des politiciens a été grandement stimulé et organisé par Boyer, qui ne laissait passer aucune occasion pour signaler l’utilité des services que pouvaient rendre ses élèves. Ainsi, l’implication de Boyer auprès des architectes des relations franco-russe était-elle au moins double : il s’agissait de ses compétences personnelles, mais aussi de son rôle de formateur de nombreux 44.  AN, 20100053 (fonds de l’Institut national des langues et civilisations orientales), art. 3 (dossier Boyer), brouillon de la lettre de Paul Boyer à l’ambassadeur de Russie. 45. La famille de Boyer a payé un lourd tribut à la guerre ; son ils unique, Georges a péri, sur le front de Salonique.

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agents français. Ses contacts de cette époque prenaient leur source dans ses solides relations préalables ; ils laissent supposer combien Boyer pouvait être proche de certains hommes politiques français avant la guerre et au début de sa carrière à l’École des langues orientales. La période de la guerre permet également à Boyer d’expliquer plus fermement sa conception des changements que devrait opérer la Russie dans sa politique intérieure, notamment par rapport aux attentes des alliés. Il a exprimé ses idées dans sa note sur le fonctionnement de l’alliance franco-russe pendant la guerre (12 juillet 1915)46. Une place importante y revenait aux échanges d’oiciers d’état-major et à l’envoi de techniciens français en Russie. Mais il considérait surtout nécessaire d’appeler l’attention du gouvernement russe sur les dangers de sa politique présente à l’égard des Polonais, des Finlandais, des Juifs, et en général des « allogènes ». En expliquant la nécessité d’accorder l’égalité des droits aux populations juives (et, pour commencer, de supprimer la « limite de l’habitat juif »), il qualiiait cet acte de révolutionnaire : « mais la situation en Russie est assez grave pour que le gouvernement russe ne doive pas reculer devant un acte révolutionnaire » ; il concluait que tout essai de russiication par la force allait contre son but. Il proposait aussi aux politiciens français de tenir un langage plus libre avec les Russes : parce qu’on « peut “tout dire” aux Russes » et parce qu’on « ne gagne rien à prendre avec eux l’attitude de petits garçons cherchant à se faire pardonner leur République ». Durant la guerre s’intensiie la collaboration de Boyer avec la presse russe et française. Il faisait partie du groupe des correspondants de guerre des puissances alliées qui avaient visité le théâtre des opérations47. Il fut le correspondant parisien du journal russe Russkie Vedomosti [Bulletin de Russie]. Dans ses télégrammes, le rédacteur en chef de ce journal, Manujlov et son collaborateur Arkadakskij demandaient à Boyer de leur envoyer deux ou trois fois par semaine ses notes sur la vie à Paris pendant la guerre, tout ce qu’il pouvait trouver d’intéressant pour le public russe48, et surtout de privilégier ses impressions personnelles49. Paul Boyer voyait dans ses correspondances une possibilité d’exercer une inluence profrançaise sur l’opinion publique russe. Dans une lettre destinée probablement au ministère de la Guerre, il se présentait comme un conseiller précieux pour les militaires50, connaissant la situation dans l’armée russe : 46.  AN, 62/AJ/66 (fonds de l’École nationale des langues orientales), « chemise 1915-1917 (Association France-Russie) : notes, documents divers, presse ». 47.  AN, 20100053 (fonds de l’Institut national des langues et civilisations orientales), art. 3 (dossier Boyer), télégramme non daté du chef du secrétariat particulier de guerre à Paul Boyer. 48. Ibid., télégramme de Manujlov et Arkadakskij à Boyer (3 septembre 1914). 49. Ibid., télégramme de Manujlov et Arkadakskij à Boyer (19 décembre 1914). 50.  La tradition de coopération de slavisants avec les militaires remonte à Louis Léger, qui les incorporait à ses premiers enseignements de russe à l’École des langues orientales et qui, à partir

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Je soussigné, Paul Boyer, administrateur de l’École nationale des Langues orientales vivantes, ai accepté sur le conseil de MM. Liard et Lavisse, d’envoyer tous les deux jours, et pour la durée de quatre ans aux Rousskie Vedomosti, le plus important des grands journaux de Moscou (libéral), des lettres télégraphiques de 300-400 mots. Ces lettres exercent sur l’opinion russe une inluence que je m’eforce de maintenir au service de la France […] 1. Je me déclare prêt à tenir compte de toutes instructions que le ministère de la Guerre et le ministère des Afaires étrangères voudraient bien me donner quant à l’action à mener sur l’opinion russe. 2. Soucieux de joindre des récits de choses vues à mes impressions forcément subjectives, je serai reconnaissant […] de m’accorder toute autorisation d’enquête ou de visite qu’il ne croit pas incompatibles avec les intérêts de la défense nationale. 3. Sachant, pour l’avoir étudiée, l’armée russe, de très près, que le point faible de cette armée, armée de terre comme armée navale, est le recrutement de ses oiciers d’état-major, je me permets de signaler l’intérêt qu’il y aurait à ce qu’un certain nombre d’oiciers d’état-major puissent être mis à la disposition du [pouvoir] russe 51.

Les documents d’archives évoquent à plusieurs reprises les liens très suivis de Boyer avec les militaires, ce qui se comprend dans un contexte où « les militaires deviennent, à diférents niveaux, le dénominateur commun des relations franco-russes »52. Boyer proitait de ses entretiens avec les acteurs politiques les plus en vue pour s’informer de la situation en Russie et de leurs points de vue, mais surtout pour suggérer ses idées et ses propositions. Suite à sa conversation avec Gaston Doumergue53 qui revenait de sa visite oicielle en Russie (1917), Boyer a marqué sur un brouillon les notes et les impressions de cette rencontre54. Ce document, qui fait partie de nombreux témoignages des hauts fonctionnaires français sur la situation tourmentée de la Russie en 1917, est singulier par la possibilité qu’il ofre de suivre le dialogue entre un « expert » et un « acteur politique », mais surtout parce qu’il présente les façons d’agir et de communiquer de Boyer. Sur certains points, il partage l’opinion de son interlocuteur, et sur d’autres non. La fresque dessinée par Doumergue est plutôt sombre (« tous redoutent la révolution qui balaierait tout ») ; le commentaire de Boyer l’est encore davantage, mais c’est vers un consensus optimiste au sujet de l’avenir qu’il oriente la conversation : « Doum. [Doumergue] est d’accord avec moi que pour nous l’avenir est non à de 1881, était chargé de cours de russe à l’École supérieure de guerre (ibid., lettre de Louis Léger à l’administrateur, 28 janvier 1875). 51. Ibid., « Je soussigné Paul Boyer… », 5 novembre 1914. 52.  Anne Hogenhuis-Seliverstof, Une alliance franco-russe. La France, la Russie et l’Europe au tournant du siècle dernier, Bruxelles/Paris, 1997, p. 33. 53.  Gaston Doumergue (1863-1937), député et sénateur radical-socialiste. Il fut ministre de l’Instruction publique (1908-1910), ministre des Colonies (1914-1917), président du Conseil (1913-1914), du Sénat (1923) et président de la République (1924-1931). 54.  AN, 62/AJ/66 (fonds de l’École nationale des langues orientales), chemise « 1915-1917 (Russie. M. Doumergue. 11 mars 1917) ».

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nos importations en Russie, mais à nos fabrications en Russie. Je lui dis que pour cela il faut que nos hommes sachent le russe. Il en convient ». Au centre de l’activité de Boyer, au cours de ces années et jusqu’à 1918 – telle est du moins l’impression que nous laissent ses papiers triés préalablement par lui – se trouve l’organisation de l’envoi de ses élèves avec des missions de renseignement et de propagande en Russie. Les papiers de Boyer à l’Institut d’études slaves, aussi bien que les documents de l’École des langues orientales conservés aux Archives nationales, contiennent plusieurs listes conidentielles des Français « susceptibles d’être employés utilement en Russie », adressées aux diférents organismes politiques et surtout militaires. Boyer y fait des commentaires au sujet des candidats, qui sont tous ses élèves ou anciens élèves à l’École des langues orientales, en précisant le niveau de leurs connaissances du russe, leurs options politiques, leurs aptitudes professionnelles, leurs qualités morales. À travers ses caractéristiques brèves, se dessinent les options politiques de Boyer lui-même. On relèvera surtout l’énergie avec laquelle il insiste auprès de plusieurs ministères pour faire aboutir son projet d’envoi d’agents français en Russie. Au mois de décembre 1917 se met en place la politique française concernant l’intervention en Russie. Boyer faisait partie d’une commission créée le 8 décembre 1917 au sein du ministère des Afaires étrangères, par la décision du ministre Stephen Pichon, et chargée de dresser un inventaire de personnalités françaises sachant le russe ou ayant des compétences spéciales relatives aux questions russes « en vue de leur utilisation rapide en Russie ». La commission fut créée sous la présidence de Franklin Bouillon, député et ancien ministre, président de la commission des Afaires extérieures et avec, comme vice-président, le général de division Janin, ancien chef de la Mission militaire française en Russie. Elle se composait d’une dizaine de personnes, militaires, diplomates, universitaires et journalistes55. Dans sa lettre du 23 janvier 1918 au président du comité « France-Russie », Boyer airmait que c’était surtout lui qui a été appelé, en tant que membre de cette commission russe, à établir une liste de personnalités françaises susceptibles d’être envoyées en Russie : « J’ai remis directement cette liste, qui comprend vingt noms, avec notices individuelles pour chacun d’eux, à M. le ministre des Afaires étrangères »56. Probablement suite aux propositions de Boyer, la direction 55.  Elle comprenait «  Vicomte Robert de Caix de Saint-Aymour, publiciste, secrétaire  ; de Céligny, secrétaire-adjoint ; Ernest Denis, professeur à la Sorbonne ; […] le comte de Chevilly  ; Kammerer, consul général ; Clément-Simon, premier secrétaire de l’ambassade ; Benes, secrétaire général du Conseil national des pays tchèques ; le commandant Stefanik ; Charles Salomon ; René Michau » (AN, 62/AJ/65 (fonds de l’École nationale des langues orientales), chemise «  19161919 » (Association France-Russie) ». 56. AN, 62/AJ/65 (fonds de l’École nationale des langues orientales), chemise « Correspondance et documents 1916-1919 (Association France-Russie) », lettre de l’administrateur de l’École des langues orientales vivantes à M. le président de France-Russie (Paris, 23 janvier 1918).

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des Afaires politiques et commerciales du ministère des Afaires étrangères it le répertoire de toutes les missions françaises se trouvant en Russie. Le 25 juillet 1918, Boyer écrivit à l’ambassadeur en Russie, Noulens, suite à leur entretien. Boyer revenait dans sa lettre sur son idée d’augmenter le nombre d’agents d’information et d’inluence : Vous pouvez vous adresser à moi : je vous indiquerai, sans complaisance, des garçons, qui, sachant le russe, possédant le maniement des hommes et des choses de Russie, seront pour vous des auxiliaires précieux, précieux par ce qu’ils seront compétents, disciplinés et très sûrs […]. C’est donc de mon propre chef, au risque même peut-être d’aller contre vos intentions, que j’ai réclamé et obtenu l’envoi en Russie et la mise à votre disposition de MM. Gauquié et André Mazon. […] N’étais-je pas très à l’aise pour insister auprès du département des Afaires étrangères et de la présidence du Conseil sur la nécessité d’envoyer en Russie tels hommes qui, sous votre direction, travailleraient à la sauvegarde des intérêts énormes que nous avons là-bas, intérêts économiques et politiques tout ensemble57 ?

Il écrivit dans ce sens une lettre au ministre des Affaires étrangères (22 juillet 1918) : J’ai l’honneur d’insister auprès de vous de la façon la plus pressante pour que soit prescrit, par vos ordres, et d’urgence, l’envoi en Russie des mobilisés dont les noms suivent […] j’ai en réserve une cinquantaine d’autres candidats, mobilisés ou non mobilisés, d’aptitudes diverses et possédant tous le maniement de la langue russe et la connaissance plus ou moins approfondie des choses en Russie58.

Boyer it également des démarches auprès du député Margaine (24 juillet 1918) pour lui demander de soutenir la lettre en question remise en mains propres au ministre des Afaires étrangères (S. Pichon) et relative à l’envoi immédiat en Russie de sept mobilisés oiciers (Souberbielle et Sichel-Dulong, de l’aide-major d’origine russe Kleiman, de l’aumônier Quenet, du soldat Caussy, et de deux Russes, le docteur Cheinisse et l’oicier interprète Eck). Ainsi Boyer est-il particulièrement décidé à faire aboutir son projet, malgré la forte résistance de Noulens. Paul Boyer a enregistré les principaux points de la conversation qu’il a eue avec Stephen Pichon lors de la remise de sa lettre59 : 1. Kerenski à Paris. Son amertume 2. Mes propositions d’envois en Russie 3. Éventualité d’une convocation de la Commission russe. 4. Les scrupules de M. Noulens et de M. de Chevilly. Réponse : services rendus par Mazon et Gauquié. Contraste allemand. 5. Notre action à Kiev. Abbé Quenet. Le Dr Cheinisse 6. Les 57.  AN, 62/AJ/67 65 (fonds de l’École nationale des langues orientales), chemise «  Correspondance et documents 1918  », lettre de Paul Boyer à l’ambassadeur Noulens (25 juillet 1918). 58. Ibid., lettre de Paul Boyer au ministre des Afaires étrangères (22 juillet 1918). 59. Ibid., note (22 juillet 1918).

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Russes en France, militaires et civils 7. Envoi de Duprat à Stockholm 8. Mission de Sauvageot en Finlande 9. Abyssinie : Marcel Cohen et Colin 10. Bulgarie : Bousquet, lieutenant-colonel Lamouche, Mazon. 11. Les journaux français à l’étranger 12. Russie : intervention économique et technique ; démocratie et république ; deux conquêtes de la Révolution : le fédéralisme, la terre aux paysans 13. Le général Alby et Herzenstein 14. Fischer.

À travers de nombreux documents on découvre la volonté de Boyer d’être un acteur actif des politiques à l’égard de la Russie. Il met en œuvre cette ambition grâce à ses relations et à ses élèves. Lorsque le pouvoir des bolcheviks s’installe déinitivement en Russie, il concentre ses eforts sur l’aide aux émigrés et sur la recherche de nouveaux contacts en Russie soviétique60. Il essaye de se tenir au courant des proils politiques et humains des nouveaux représentants soviétiques à Paris61. Mais dorénavant, ce sont surtout ses élèves, notamment André Mazon (1881-1967), qui reprennent la tradition qu’il a instaurée, de l’intervention des chercheurs dans la politique à l’égard de la Russie. Anna Pondopoulo Université Paris-Sorbonne (Paris IV)

60.  Il collabore sur ces questions avec sa connaissance de longue date, Albert homas, qui a gardé des relations soutenues avec les mencheviks en exil. En 1924, homas répondait à la lettre de Boyer : « Cher ami, je tiens à vous accuser réception de votre note sur l’aide aux professeurs, savants et étudiants russes en France. Je l’ai trouvé tout à fait intéressante et elle me servira pour l’action éventuelle que vous voulez bien me demander. Je considère comme un devoir de nous préoccuper de toute l’intellectualité russe, et soit par mes démarches auprès des intellectuels français, soit par des interventions sur d’autres points, j’essayerai de vous aider. Tenez-moi au courant de ce que vous pourrez faire de l’autre côté » (AN, 94/AP/387 (fonds Albert homas), lettre d’Albert homas à Paul Boyer, 31 décembre 1924). 61. AN, 62/AJ/67 (fonds de l’École nationale des langues orientales), chemise « Correspondance et documents 1922 », note de Boyer : « Représentation oicielle et oicieuse du gouvernement russe des Soviets à Paris (août 1922) ».

LES FRANÇAIS DANS LA VIE ÉCONOMIQUE RUSSE 

DE L’INDUSTRIE À LA BANQUE, LA SOCIÉTÉ GÉNÉRALE EN RUSSIE (1870-1900) par

Jean-François BELHOSTE

La Société générale a été créée en mai 1864 par un groupe de banquiers de la haute banque, dont plusieurs s’étaient déjà trouvés associés huit ans plus tôt au sein de la Réunion inancière, constituée alors contre les Pereire et leur Crédit mobilier1. Se voulant d’abord une banque de dépôts, elle installa immédiatement des agences en province et multiplia surtout à Paris des bureaux dits de quartier. Ils étaient déjà une quinzaine en 1870. Parmi ses fondateurs, elle comptait aussi plusieurs industriels, dont celui qui allait être son premier président jusqu’en 1867, Eugène Schneider, le patron du Creusot. Il y avait également Paulin Talabot (1799-1885), un ingénieur des Ponts et Chaussées qui, dès les années 1830, s’était occupé des charbonnages de la GrandCombe et des chemins de fer du Gard, et avait œuvré ensuite de façon décisive à la constitution du Paris/Lyon/Marseille (PLM) dont il était devenu en 1864 le directeur général2. Il était aussi présent dans la sidérurgie, au Saut-du-Tarn et à Denain-Anzin. Autre igure importante, Basile Parent (1807-1866) était d’origine belge. Avec son compatriote Pierre Schaken, il avait créé la principale entreprise française de travaux publics spécialisée dans la construction de lignes de chemins * ANMT : Archives nationales du monde du travail ; DEEF : direction des Études économiques et inancières. 1. Voir Bertrand Gille, « La formation de la Société générale » et « Les premières années de la Société générale (1864-1870) », dans La Banque en France au xixe siècle, Genève/Paris, 1970, p. 144206 et 207-266. Hubert Bonin, Histoire de la Société générale, t. I : 1864-1890, Genève, 2006. 2. Bertrand Gille, « Paulin Talabot. Recherches pour une biographie », dans Revue d’histoire des mines et de la sidérurgie, t. 2, 1970, p. 49-99.

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de fer, ayant contribué entre autres à la construction du Paris/Strasbourg dans les années 1840, puis à celles du Grand Central et du PLM3. Il avait participé, en outre, dès 1854, à la constitution en région stéphanoise de la compagnie des hautsfourneaux, forges et aciéries de la Marine et des chemins de fer4, puis créé in 1865 la Compagnie Fives-Lille spécialisée dans la construction de matériel ferroviaire5. Il avait de plus des intérêts à l’étranger : dans le chemin de fer Cordoue/Séville6 et les charbonnages de Belmez en Andalousie7 ; dans les chemins de fer du sud de l’Italie. L’homme qui succéda en 1867 à E. Schneider à la présidence, Guillaume Denière (1815-1901), était lui issu de la petite industrie parisienne, il dirigeait une entreprise familiale de fabrication de bronzes établie dans le Marais8. Parmi les hommes qui fondèrent la Société générale, plusieurs, en outre, avaient en tant que banquiers de gros intérêts industriels, notamment Édouard Blount (1809-1905) et Édouard Hentsch (1829-1892). Le premier, né dans le Stafordshire, était venu s’installer à Paris en 1831 où il avait créé avec Charles Laitte, le neveu de Jacques, une maison de banque en 18349. Ensemble, ils avaient été les promoteurs entre 1841 et 1847 de la construction de la ligne Paris/Rouen/Le Havre, puis avaient participé à la création de la Compagnie du nord et du PLM. É. Blount ne se contentait pas d’être un grand inancier du chemin de fer, il présida également la Compagnie générale des eaux, investit dans plusieurs compagnies d’éclairage au gaz en Italie et en Espagne (Modène, Bologne, Cadix…)10, prit surtout une part active dans les premiers développements de l’industrie charbonnière et sidérurgique de la Ruhr11. Il présida, en efet, dès 1852, la Compagnie des mines et fonderies du Rhin qui, devenue par fusion Compagnie du Phénix, était en 1856 la plus grande entreprise de Prusse rhénane (environ 6 000 ouvriers). Édouard Hentsch était, quant à lui, originaire de Genève12. Après avoir débuté dans une banque londonienne, il fut sollicité en 1854 par des compatriotes pour devenir l’associé 3. Il n’a malheureusement pas fait l’objet de biographie. Voir son inventaire après décès : AN, Minutier central des notaires, ET/XLII/1090, 13 juin 1866. 4. Bertrand Gille, La sidérurgie française au xixe siècle, Genève/Paris, 1968, p. 72. 5. Sur les débuts de Fives-Lille, voir ANMT, 198/AQ/8 ; AN, Minutier central des notaires ET/XLII/1090. 6. À propos de la formation de la SA du chemin de fer Cordoue/Séville avec les Pereire, AN, Minutier central des notaires, ET/XXVI/1192, 17 juillet 1856. 7. AN, Minutier central des notaires, ET/XLII/1083, 16 juin 1865 : statuts de la Société de Belmez. 8. Nicolas Stoskopf, Les patrons du Second Empire. Banquiers et inanciers parisiens, 2002, p. 137. 9. N. Stoskopf, Les patrons…, p. 100. 10. AN, Minutier central des notaires, ET/XXVI/1139, 6 avril 1848. L’acte fait référence à des sociétés formées en 1846 avec Edmund Elsden Goldsmid et John Grafton, ingénieurs civils demeurant à Paris. 11. Rondo Cameron, La France et le développement économique de l’Europe. 1800-1914, Paris, 1987, p. 306-311. L’entreprise avait été créée en 1848 par l’ingénieur belge, établi à Paris, Charles Detillieux. 12. N. Stoskopf, Les patrons…, p. 207.

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d’une maison de banque parisienne qui prit en 1857 le nom d’Hentsch, Lütscher et Cie. Il participa dès lors de façon rétrospectivement étonnante à presque toutes les créations bancaires qui marquèrent l’époque : celles de la Banque de crédit et de dépôts des Pays-Bas en 1863, de la Banque de Paris et des Pays-Bas en 1872, de la Société générale en 1864 dont il fut même quelque temps directeur à ses débuts et dont il démissionna du conseil d’administration en juillet 1870. Il rejoignit alors le Comptoir d’escompte de Paris qu’il présida de 1873 jusqu’au malheureux krach des cuivres de 1888. Il présida parallèlement de nombreuses sociétés industrielles parmi lesquelles les Ateliers et chantiers de la Loire et les Établissements Cail. La maison Hentsch, Lütscher et Cie qu’il dirigeait avec son frère Auguste, réalisait par ailleurs ses propres opérations, parmi lesquelles il faut noter le soutien décisif apporté à Pierre-Émile Martin (1824-1915) pour la promotion de son nouveau procédé de fabrication de l’acier que les usines du Creusot et du Saut-du-Tarn furent parmi les premières à adopter. Hentsch, Lütscher et Cie fut même le principal actionnaire de la SA des Aciers Martin constituée en 1868, dans laquelle igurait aussi P. Talabot13. É. Hentsch compta encore parmi les principaux soutiens de l’ingénieur Philippe Vitali (1830-1909) qui prit la suite de Basile Parent pour la construction de lignes de chemins de fer au sein de l’Entreprise générale des chemins de fer et des travaux publics, l’une des principales du secteur, très active, entre autres, dans l’empire ottoman14. En 1878 enin, après qu’É. Hentsch se fut retiré de la Société générale, sa maison fonda à Saint-Pétersbourg sur les bords de la Néva l’usine Aleksandrovskij pour la fabrication d’obus et de canons, cédée en 1894 à la Banque internationale de Saint-Pétersbourg15. On comprend que, comptant parmi ses fondateurs des hommes aussi impliqués dans le développement de l’industrie lourde et la construction ferroviaire, la Société générale se soit dès ses débuts fortement engagée dans ces secteurs. Elle prêta son concours aux sociétés Denain-Anzin, Saut-du-Tarn, Marine, Firminy, De Dietrich16, participa aussi activement dès 1865 à la fondation, patronnée par P. Talabot et É. Hentsch, de la Société Mokta-el-Hadid, créée pour l’extraction en Algérie, près de Bône, de minerais de fer propres à la fabrication de l’acier17. Elle aida encore à la création à Marseille, sous les auspices du même Talabot, de la Compagnie des transports maritimes à vapeur, qui permettait d’acheminer via le PLM ces minerais algériens vers les usines stéphanoises, apporta son soutien à 13. AN, Minutier central des notaires, ET/XLVIII/974, 20 mars 1868 : acte de société. 14. AN, Minutier central des notaires, ET/XLII/1139, 16 juin 1870 : acte de société. 15. AN, F/12/5167, dossier de demande de légion d’honneur d’Édouard Émile Hentsch, ils d’Édouard, 1898. 16.  Voir les ouvrages cités note 1. Voir aussi Arch. Société générale, registres du conseil d’administration. 17. Bertrand Gille, « Minerais algériens et sidérurgie métropolitaine », dans Revue d’histoire de la sidérurgie, t. 1, 1960, p. 37-55.

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Émile Martin (prêt de 700 000 francs en 1868), aux afaires ferroviaires de Parent et Schaken et à Fives-Lille. Très tôt, aussi, la Société générale eut d’importants intérêts à l’étranger. En participant d’abord au placement en métropole d’emprunts d’État, espagnols, italiens, portugais, ou encore turcs, égyptiens, mexicains et péruviens. Mais aussi par l’aide apportée, sous forme d’avances ou d’émissions d’actions ou d’obligations à des compagnies ferroviaires : lignes Saragosse/Pampelune et Ciudad Real/ Badajoz en Espagne, chemins de fer de l’Est hongrois et de Turquie d’Europe, notamment18. L’engagement se it aussi sous couvert d’opérations internationales réalisées par Parent et Schaken, Fives-Lille et bientôt P. Vitali. Un crédit accordé à Fives-Lille pour la construction de la ligne Kiev/Balta fut ainsi, sans doute, sa première afaire concernant la Russie.

I. — Débuts en Russie Les premières manifestations d’un intérêt direct de la Société générale visà-vis de la Russie ne datent cependant que de la in 1869. É. Hentsch, au nom du Comité central de la banque (autrement dit de son comité de direction) vint donner au conseil d’administration « quelques détails sur certaines afaires qui seraient à traiter en Russie » et sur l’intérêt qu’il y aurait à s’en occuper19. Il en résulta l’envoi en février 1870, pour une mission d’exploration, d’un ingénieur des Ponts et Chaussées, Achile-Jules Daigremont, lequel avait dirigé des travaux des chemins de fer de la Haute-Italie, une entreprise contrôlée par la Maison Rothschild dans laquelle P. Talabot intervenait20. A.-J. Daigremont rendit son rapport in février. Même s’il concluait qu’il n’y avait pour le moment aucune afaire intéressante à signaler, il fut décidé d’installer pour quelques mois à SaintPétersbourg un ingénieur de son choix (on ignore son nom) « qui se tiendrait au courant des afaires industrielles et des chemins de fer, et les étudierait sur place de manière à permettre à la Société d’intervenir en temps opportun »21. L’enjeu, alors, pour l’empire russe, était la construction d’un vaste réseau ferré, notamment de lignes destinées à relier Moscou et Saint-Pétersbourg aux régions méridionales, lignes qui avaient fait cruellement défaut durant la guerre de Crimée. Ce programme ne prit cependant vraiment corps qu’à partir de 1866 lorsque l’État russe eut décidé d’en conier la construction et l’exploitation 18. Voir en particulier, B. Gille, « Premières années… », p. 259-262. Ce sont 15 millions de francs qui furent, par exemple, avancés au Ciudad Real/Badajoz dès 1865. 19. Archives historiques SG, CA du 10 décembre 1869. 20. Ibid., CA du 25 janvier 1870. 21. Ibid., CA du 1er mars 1870.

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à des concessionnaires privés tout en assurant la garantie d’obligations émises pour leur inancement22. Ainsi furent réalisées les lignes Kozlov/Voronej/Suerevo (1868-1871) et Koursk/Kharkov/Taganrog (1869)23. C’est à la construction de ce réseau qu’au retour de A.-J. Daigremont, la Société générale décida logiquement de s’intéresser. Elle accorda ainsi une avance à la Compagnie de Krementschov (Kremencov) à Kharkov24 et prit une part du capital de celle de Smolensk à Brest25, ce qui l’amena à envisager un engagement plus lourd en participant cette fois directement à l’adjudication de son prolongement en direction de la mer Noire (investissement globalement chifré à 28 millions de roubles, soit 75 millions de francs)26. Le 31 mai 1870, un mois et demi donc avant le début de la guerre franco-prussienne, elle donna encore son accord (après avis de ses Comités central et de l’industrie) pour la signature de deux contrats passés avec deux entrepreneurs russes, le colonel Zubov (Zoubof) et M. Gouriev (Gourief)27 : le premier concernait des travaux d’exploration à entreprendre dans l’ancien bassin houiller de Toula, au sud de Moscou, pour un montant de seulement 20 000 roubles ; le second qui lui exigeait une avance plus importante (260 000 roubles, soit 690 000 francs), portait sur la construction du chemin de fer de Constantinovka (au sud-est de Kharkov), ligne qui avait été concédée à l’anglais John Hugues (l’entrepreneur du premier charbonnage établi dans le Donets) avec qui Zubov et Gouriev avaient traité ; à charge pour eux de traiter à leur tour avec l’entrepreneur des travaux Creningham. La guerre de 1870 mit entre parenthèse ces projets dont certains furent abandonnés et les négociations ne reprirent qu’après la paix. Toujours sur les conseils d’A.-J. Daigremont, un vaste programme fut alors proposé au conseil d’administration en août 187128. Il prévoyait toujours un partenariat avec Zubov et Gouriev, et comportait deux volets : participation à deux afaires de chemin de fer, le prolongement de la ligne Constantinovka en direction de la mer d’Azov et la construction de celle d’Elisabethgrad (aujourd’hui Kirovograd) à Nikolaev (Nicolaïef) (sur la mer Noire, à l’est d’Odessa) ; l’établissement et l’exploitation d’un « touage » (remorquage à vapeur) sur la Moskova, de Moscou à Kolomna sur l’Oka (opération qui pouvait à elle seule nécessiter une avance de 2 millions de roubles, soit 5,3 millions de francs). L’ampleur des investissements en cause it envisager dès cette époque la création, pour suivre et inancer ces afaires, d’une 22. Bertrand Gille, Histoire économique et sociale de la Russie du Moyen Âge au vingtième siècle, Paris, 1949, p. 169-171. 23. De Keppen, « Aperçu général sur l’industrie minérale de la Russie », dans Annales des Mines, t. 5, 1894, p. 295. 24. Archives historiques SG, CA du 22 février 1870. 25. Ibid., CA du 8 mars 1870. 26. Ibid., CA du 26 mars et du 19 avril 1870. 27. Ibid., CA du 31 mai 1870. 28. Ibid., CA du 8 août 1871.

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société dédiée dont le capital fut ixé à 20 millions de francs, la moitié au moins devant être directement souscrite par la Société générale.

II. — La Société minière et industrielle Cette société fut efectivement constituée le 6 février 1872, sous l’appellation de Société anonyme franco-russe29. Le capital de 20 millions fut réparti en 800 actions de 25 000 francs. La Société générale en prit 578, le reste étant réparti entre diférentes personnes, la plupart membres de son conseil d’administration dont G. Denière, E. Blount et P. Talabot. La direction fut coniée à A.-J. Daigremont. Son activité porta d’abord sur les afaires programmées en août 1871, puis s’élargit en sortant même temporairement du cadre russe avec des investissements efectués dans des mines de plomb et de zinc du nord de l’Espagne30 et des mines de manganèse dans les Hautes-Pyrénées, ce qui conduisit à en modiier l’appellation et les statuts dès avril 1873. Elle devint Société minière et industrielle, sans changement du capital31. Une fois la période de tâtonnement passée, l’entreprise se recentra cependant sur deux programmes : canalisation et installation du touage de la Moskova et création d’un vaste charbonnage dans le sud-ouest du bassin du Donets, à Rutčenko. L’afaire du touage de la Moskova, à laquelle fut bientôt adjointe une opération comparable, mais plus modeste, celle de la canalisation de la Néva entre Saint-Pétersbourg et Kronstadt32, mériterait d’être davantage étudiée. Elle avait été initiée par Gouriev suite à l’obtention d’une concession du même type que celle accordée pour les lignes de chemins de fer33. L’enjeu était de développer la navigation à vapeur jusqu’à l’Oka, et par ce moyen d’accroître le traic luvial entre Moscou et la Volga. De vastes travaux furent pour cela entrepris à partir de 1873 par la société concessionnaire dont la Société minière et industrielle était le principal actionnaire. Mais très vite les diicultés s’enchaînèrent. La canalisation qui nécessitait, entre autres, la construction de six écluses, s’avéra beaucoup plus coûteuse que prévu. Fin 1875, les dépenses dépassaient déjà 11 millions alors que le capital de la société concessionnaire n’était que de 8 millions de francs. La Société minière et industrielle dépêcha alors l’ingénieur Stanislas Janicki qui avait travaillé peu avant avec P. Vitali à la construction des chemins de fer roumains. S. Janicki constata que les fondations étaient insuisantes et demanda le renfort d’un ingénieur 29. AN, Minutier central des notaires, ET/LXXXV/1246, 6 février 1872. 30. AN, Minutier central des notaires, ET/LXXXV/1260, 23 avril 1873 : procuration de A. J. Daigremont à Ludovic Denis de Lagarde pour acquérir la Societad Luis Saurion y Compagnia. 31. Archives historiques SG, rapport du CA à l’Assemblée générale (1874), p. 15. 32. Archives historiques SG, CA du 28 novembre 1871 : annonce d’une dépêche du colonel Zubov qui a traité au nom de la Société générale de la concession du touage de la Néva. 33. Archives historiques SG, boîte 81301.

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des Ponts et Chaussées particulièrement expert en la matière, Auguste Boulé, qui conirma le diagnostic. S. Janicki, nommé à la hâte directeur de l’entreprise, trouva alors heureusement une solution inancièrement acceptable – le doublement des rangées de palplanches –, qui nécessita tout de même l’injection, directement par la Société générale, d’1,3 million de francs. La navigation par touage fut inalement inaugurée en octobre 1877. Très vite cependant, on s’aperçut que le traic n’était pas amélioré, le transport par halage restant plus avantageux. On abandonna donc le touage dès 1879 et deux de ses bateaux à vapeur furent afectés au remorquage sur l’Oka dont les conditions de navigation restaient, elles aussi, inadaptées aux transports modernes. La Société minière et industrielle se désintéressa dès lors de l’activité et s’eforça par tous les moyens d’obtenir la reprise de la concession de la navigation sur la Moskova par l’État russe.

III. — Charbonnage de Rutčenko L’essentiel des eforts se reportèrent alors sur l’autre afaire envisagée dans le programme d’août 1871, le charbonnage de Rutčenko dans le Donets. Le bassin houiller du Donets était exploité depuis longtemps, mais à petite échelle. Frédéric Le Play y avait dirigé en 1837 une expédition de reconnaissance, inancée par le prince Anatole Demidof, propriétaire de grandes forges au bois dans l’Oural, dont les conclusions n’avaient pas été très favorables34. L’extraction avait néanmoins progressé par « grattage des aleurements », pour atteindre 56 000 tonnes en 184935. Deux décisions irent ensuite bouger les choses : l’autorisation, d’une part, donnée en mars 1864 à tout particulier, né cosaque ou non, de fonder un charbonnage dans le pays des cosaques du Don (à l’est du bassin) ; l’étude géologique, d’autre part, coniée en 1866 par le tsar Alexandre II aux frères Nossof36, qui, terminée en 1869, permit une réévaluation des ressources disponibles. Le transport restait néanmoins très handicapant, toujours efectué en chars à bœufs dans des zones en grande partie désertiques. C’est l’ouverture de la ligne Koursk/Kharkov/Azov en 1869 tandis qu’était construit le premier chemin de fer minier (soixante-six kilomètres entre le gisement de Grouchevka et le bourg d’Aksï sur le Don), qui changea enin la donne. Les créations de charbonnages, engagées dorénavant avec des moyens techniques modernes, se multiplièrent, et c’est dans ce contexte qu’en 1873, la Société minière et industrielle put prendre à bail « deux des plus beaux gisements houillers du bassin du Donets couvrant ensemble 5 000 hectares »37. Ils 34. Anatole Demidof, Voyage dans la Russie méridionale et en Crimée, Paris, 1842. 35. De Keppen, « Aperçu général sur l’industrie minérale… », p. 295. 36. Archives historiques CL, DEEF 11851/1, « Le bassin houiller du Donets, mai 1896 ». 37. Archives historiques SG, rapport du CA à l’Assemblée générale (1874), p. 15-16.

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étaient réputés renfermer plusieurs couches de houille de qualité supérieure et être d’une exploitation facile. Leur localisation était, en outre, avantageuse, proche de Iousovo où passait la nouvelle ligne de chemin de fer. La négociation du bail fut coniée en avril 1873 par A.-J. Daigremont, à un ingénieur des mines russe, résidant à Taganrog, Alexandre Andrevitch d’Auerbach, chargé entre autres de traiter pour le village de Kourakovka avec l’un des propriétaires en cause, Nicolas Chabelsky38. Les débuts de l’exploitation ne furent, en fait, pas aussi rapides que prévus. Au lieu de 40 000 tonnes envisagées, 13 000 tonnes furent seulement extraits en 1874, puis 67 000 en 1879 et 74 000 en 1880. Le siège ne fut en efet d’abord équipé que de trois puits à section restreinte dans l’attente du prolongement du chemin de fer jusqu’à Marioupol sur la mer d’Azov39, qui devait permettre d’y aménager un port minéral et d’y développer le cabotage en direction de la mer Noire ain d’approvisionner surtout Odessa, jusqu’alors tributaire du charbon anglais40. Avant que ce prolongement ne soit achevé en 1882, les débouchés restaient régionaux, surtout limités à la région de Kharkov, notamment à ses sucreries. S’y ajouta progressivement l’alimentation des locomotives et des navires à vapeur. Par la suite, l’extraction connut une augmentation constante et régulière pour atteindre 307 000 tonnes en 1892. Le matériel était en grande partie français, afecté principalement à l’équipement souterrain, les installations de surface restant relativement réduites. Le problème, il est vrai, dans cette région peu peuplée, était surtout d’attirer et de ixer la main-d’œuvre. Voici ce qu’en disait en 1896 l’envoyé en Russie du Crédit lyonnais :  Le plus grand nombre des ouvriers viennent de la Grande Russie. Chassés par la nécessité, ne pouvant vivre sur des terrains devenus insuisants, ils acceptent les propositions des contremaîtres envoyés pour recueillir des engagements et viennent aux mines travailler pour une période de six mois. À ces étrangers, l’exploitation houillère doit ofrir un abri – de là la création de casernes pour les travailleurs, puis de maisons ouvrières pour leurs familles. Ces dépenses résultant d’installations de logements, dans un pays à peu près désert, dépassent souvent 20 % du capital nécessaire pour l’aménagement complet de la mine. À ces charges, s’ajoutent la création rendue obligatoire par le gouvernement d’églises et d’écoles41. 38.  AN, Minutier central des notaires, ET/LXXXV/1260, 26  avril  1873 : pouvoir donné à Aleksandr Andreevič (Alexandre Andrevitch) d’Auerbach. 39. Archives historiques SG, rapport du CA à l’Assemblée générale (1879). Voir aussi ibid., CA du 10 juin 1879. Le rapport de 1874 s’était montré pourtant optimiste : « Un chemin de fer les réunira prochainement à Marioupol, l’un des meilleurs ports de la mer d’Azov, dont elles ne sont éloignées que de cent trente kilomètres environ ; vers la in de 1874, elles seront en communication avec le réseau des chemins de fer russes et auront ainsi d’importants débouchés. Des marchés avantageux ont déjà été passés avec les sucreries de Kharkhof ». 40. De Keppen, « Aperçu général… », p. 296. 41. Archives historiques CL, DEEF 17851/1.

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Rutčenko construisit, en efet, une cité ouvrière, ainsi qu’une école et une église, ce qui était une obligation imposée par l’État russe. Par la suite, elle bénéicia même d’une réputation plutôt bonne en la matière : La société a fait tout son possible pour attirer et garder ses ouvriers. Elle a construit des maisons ouvrières, des écoles, une église etc., et est ainsi arrivée par l’amélioration des conditions d’existence de ses ouvriers à être sous le rapport de la main d’œuvre une des sociétés les mieux pourvues du bassin42.

IV. — Mines de fer de Krivoï- Rog Jusqu’en 1880, le développement de l’industrie charbonnière en Russie méridionale s’est fait sans que lui soit adjointe, comme dans les grands centres d’industrie lourde d’Europe occidentale, une sidérurgie fonctionnant à la houille et au coke. Seule existait l’usine qu’avait créée en 1872 l’Anglais Hughes à côté de ses charbonnages et qui n’avait qu’une production réduite43. Il manquait l’extraction en grand de minerais de fer permettant d’alimenter des hauts fourneaux fonctionnant au coke et des aciéries Bessemer ou Martin, base d’une industrie de transformation et de grosse mécanique en mesure de fournir l’équipement de ces usines, mais aussi les rails et le matériel roulant nécessaires à la réalisation des chemins de fer assurant d’abord la liaison entre ces diférentes usines et au-delà, de ceux projetés en direction du Caucase et de la Sibérie. Il fallait donc mettre en exploitation des mines de fer pour que puissent être constitués des « combinats » associant charbonnages et usines métallurgiques, sur le modèle de ceux existant en Angleterre autour de Sheied, en Allemagne dans la Ruhr, en France au Creusot et dans les régions du Nord et de Saint-Étienne. La Société générale à nouveau joua un rôle moteur dans l’évolution, par l’intermédiaire cette fois de l’un de ses principaux animateurs, Paulin Talabot. Un gisement de fer avait en efet été reconnu à Krivoï-Rog à l’ouest d’Ekaterinoslav. L’idée était de décalquer le modèle constitué par les mines de Mokta-el-Hadid en Algérie mises en route en 1865 à l’initiative de P. Talabot et de plusieurs établissements sidérurgiques de la région stéphanoise44, que la Société générale soutenait depuis l’origine. M. Paulin Talabot poursuit depuis longtemps l’acquisition de mines de fer situées à Krivoï-Rog dont la richesse est paraît-il égale à celle des mines de Mokta. Les 42. Ibid., DEEF 30130, « Société minière et industrielle de Rutčenko » (mai 1905). 43.  Ibid., DEEF 11851/1, «  La Métallurgie dans le sud de la Russie  », 1895 (Société de la Nouvelle Russie Hughes et Cie, p. 20 et suiv.). 44. Jean-Baptiste Silly, « Capitaux français et sidérurgie russe », dans Revue d’histoire de la sidérurgie, t. 6, 1965, p. 37. Un ingénieur des Aciéries de la marine fut, du reste, envoyé en mission pour étudier le projet. Voir archives historiques SG, CA du 3 février 1880.

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pourparlers engagés avec M. Poll concessionnaire des dites mines pour quatrevingt-cinq ans viennent enin d’aboutir. M. Poll a cédé à M. Talabot agissant au nom d’une société à former au capital de cinq millions de francs tous les droits d’exploitation qu’il avait lui-même. Cette acquisition a une très grande importance au point de vue de la Société minière et industrielle. En efet la formation de la Société de Krivoï-Rog nécessitera la création d’établissements métallurgiques importants pour exploiter la richesse minière et par suite entraînera une consommation considérable de charbon qui proitera à nos usines du Donets45.

La Société de Krivoï-Rog fut ainsi fondée à Paris in décembre 1880 avec un capital de cinq millions de francs (10 000 actions de 500 francs)46. Le quart fut cédé à Poll en rémunération de ses apports. La Société générale en prit 2 250, presque le quart, l’Union générale d’Eugène Bontoux 1 000 (qu’elle conserva jusqu’à son naufrage en 188247), la Compagnie Mokta aussi 1 000, le reste étant réparti notamment entre plusieurs dirigeants de la Société générale dont P. Talabot, É. Blount et G. Denière, Adrien de Montgolier, directeur des Aciéries de la marine, Joseph Martelet, directeur de Denain-Anzin ou encore Stanislas Janicki, toujours directeur de la Société de la Moscova. L’étude et la mise en route de l’exploitation furent coniées à un ingénieur des Mines, Alphonse Parran (1826-1903), qui s’était occupé depuis 1864 d’installer puis de diriger les mines de Mokta48. La disponibilité de bons minerais de fer ofrait la possibilité matérielle de développer une sidérurgie lourde en Russie méridionale. Restait cependant la question des transports, le gisement se trouvant à quatre cent kilomètres à l’ouest du bassin du Donets. Seule la construction d’une ligne ferroviaire pouvait donc permettre la combinaison rentable de ces deux ressources. Soutenu par le gouvernement russe, le chemin de fer dit Ekaterina ou Catherine fut heureusement inauguré dès 188349. Il traversait des zones particulièrement vides et, sur les 1 040 verstes (1 110 kilomètres) de son parcours, ne rencontraient que trois villes : Ekaterinoslav, Lougansk et Marioupol. « Sur la ligne Catherine, expliquait-on, l’État russe a dû construire des écoles, des bibliothèques, des hôpitaux et des églises où des prêtres orthodoxes russes viennent de temps en temps célébrer les oices […] » 50. C’est bien, en tout cas, l’ouverture de la ligne qui rendit possible l’érection de hauts-fourneaux, aciéries et laminoirs. Quatre établissements furent créés ainsi avant 1895. Le premier fut construit en 1885 à Ekaterinoslav sur les bords du Dniepr par les Établissements Briansk qui avaient été eux-mêmes créés en 1873 45. Archives historiques SG, CA du 28 décembre 1880. 46. AN, Minutier central des notaires, ET/XLVIII/1132, 23 décembre 1880. 47. Jean Bouvier, Le krach de l’Union générale (1878-1885), Paris, 1960. 48. Samuel Lajeunesse, Grands mineurs français, Paris, 1948. 49. De Keppen, « Aperçu général… », p. 296. 50. Maurice Verstraete, La Russie industrielle, l’exposition de Nijni Novgorod, Paris, 1897, p. 127.

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par les Russes Gubonin (Goubonine) et Golubev (Goloubef)51. Suivit dès 1886, la création, à l’initiative du Liégeois Cockerill, de la Société dnieprovienne, sur le Dniepr à cinquante kilomètres en aval de la précédente52. En 1890, la société Krivoï-Rog décida à son tour d’élever un haut-fourneau à côté de ses mines de fer53, puis en 1892 apparut la première usine sidérurgique du bassin charbonnier, celle des Aciéries du Donets, créées au capital de six millions de francs sous le patronage de la Société Huta Bankowa qui avait elle-même été fondée en 1876 sous les auspices des Aciéries de Firminy en Silésie polonaise54. À cette époque, la Société générale ne possédait encore en Russie méridionale que des intérêts miniers et charbonniers.

V. — Usine Baird de Saint-Pétersbourg Tandis qu’était créé Krivoï-Rog, la Société générale mit aussi un pied dans la métallurgie de transformation en faisant l’acquisition des anciennes usines Baird, situées cette fois à Saint-Pétersbourg55. Elle le it en partenariat avec deux grandes entreprises de la région stéphanoise, les Aciéries de la marine, promoteurs de l’afaire, et la Maison Marrel frères de Rive-de-Gier, auxquelles s’étaient associées l’Union générale et une banque lyonnaise très active dans la sidérurgie, la banque Guérin56. Installée sur la rive gauche de la Grande Néva, ces usines, autrefois créées par l’Écossais Georges Baird57, portaient alors le nom de Forges et chantiers de la Néva. Elles comportaient une forge à pilon, une fonderie de fer et de cuivre, une chaudronnerie, douze paires de cylindres à laminer, une usine à gaz, un réseau interne de voies ferrées, plusieurs maisons d’habitation. On y fabriquait, entre autres, du laiton à cartouches. Après expertise des techniciens des Aciéries de la marine58, une société fut constituée à Paris le 2 novembre 1880 sous l’appellation SA des Usines franco-russes, avec un capital de 12,5 millions 51. Archives historiques CL, DEEF 11851/2. 52. Ibid., DEEF 11851/2, « La métallurgie dans le sud de la Russie » (1895). 53. Ibid., DEEF 11852/1, mars 1903. 54. J.-B. Silly, « Capitaux français… », p. 36. 55. Archives historiques SG, boîtes 2842 et 3142. 56. Bertrand Gille, « Capitaux français… », p. 54. Archives historiques SG, rapport du CA à l’Assemblée générale, 1881 ; ibid., CA du 19 octobre 1880. 57. G. . G. Baird avait notamment construit en 1815 le premier bateau à vapeur de Russie, l’Elizal’ veta. Eric Robinson, « he transference of British technology to Russia, 1760-1820 : a preliminary enquiry », dans Barie M. Ratclife, Great Britain and the World, 1750-1914 : Essays in Honor of W. O. Henderson, Oxford, 1975, p. 13. 58. B. Gille, « Capitaux français… », p. 80. Il y eut manifestement des projets plus importants qui n’ont pas abouti. L’entreprise Baird s’était auparavant entendue avec la Compagnie des forges et aciéries de Terrenoire et Bessèges pour la construction des aciéries Aleksandrovskij.

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de francs qui servit en partie à payer les 8,5 millions de l’acquisition. La Société générale en était le principal actionnaire. L’activité fut rapidement étendue en y développant le travail de l’acier et la fabrication de chaudières et machines pour la marine militaire russe (et en faisant venir certaines pièces comme les gros arbres de machine, d’usines françaises, notamment celle que les Aciéries de la marine exploitait à Saint-Chamond)59.

VI. — L’Omnium C’est durant la décennie 1890 que la grande industrie minière et métallurgique prit tout son essor en Russie. Favorisée par le comte Serge de Witte, ministre des Finances à partir de 1893, et ancien responsable, faut-il le rappeler, des afaires ferroviaires au ministère, elle fut en grande partie inancée par des capitaux français et belges, dans un contexte où la montée du protectionniste encourageait les entreprises à implanter des iliales en Russie pour compenser le recul des exportations60. Voici comment le vice-consul à Saint-Pétersbourg, J. Belin justiiait l’intérêt national de voir les entreprises françaises investir directement en Russie61 : Un des facteurs les plus puissants pour rétablir cet équilibre serait de substituer à la production nationale la production dans le pays même… Cette façon d’envisager le développement de notre expansion industrielle et commerciale soulèvera, je le sais d’avance, d’innombrables critiques qui s’eforceront de faire ressortir les dangers qu’il y aurait à divulguer nos procédés de fabrication. Cet argument, dans les conditions actuelles du travail universel, paraît plus spécieux que solide. Un pays ou même une région ne peuvent plus s’accaparer aujourd’hui à leur seul avantage les secrets d’une industrie exclusive.

Une frénésie d’industrie s’empara, en efet, de la Russie, dont la Gazette de Moscou, en septembre 1895, rendit compte en ces termes62 : Partout on rencontre des étrangers et ils y pullulent à ce point que le correspondant du Nouveau temps écrivait récemment que dans les trains du chemin de fer d’Jekaterinoslav, on n’entend que gens parlant anglais, allemand, français et lamand… Écoutez les conversations dans les gares et dans les trains, vous n’entendrez parler que de millions d’ingénieurs enrichis en quelques heures, que de nouvelles sociétés se fondant à Bruxelles, à Paris et à Pétersbourg, que de hausses 59. Archives historiques CL, DEEF 13601, rapport de janvier 1905. 60. René Girault, Emprunts russes et investissements français en Russie. 1887-1914, Paris, 1973. 61. AN, F/12/7014 : « La Russie industrielle », rapport de J. Belin, vice-consul de l’ambassade de France à Saint-Pétersbourg (septembre 1892). 62. AN, F/12/7172 : traduction d’un article de la Gazette de Moscou, n° 239, 31 août 1895, « Les étrangers et notre industrie sidérurgique ».

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des actions, que de l’extension d’anciennes usines, que de la cession par tel ou tel industriel de son entreprise à des capitalistes étrangers qui l’ont payée des millions de roubles… Pourquoi étrangers et pas russes ?

C’est alors que la Société générale entreprit une vaste réorganisation de ses intérêts industriels dont le pivot fut la création, mûrie dès 189663 et concrétisée en février 1897, d’une société de droit belge, établie à Bruxelles, la Société de l’industrie minière et métallurgique en Russie, aussi appelée l’Omnium. C’était une holding inancière, trust comme on disait à l’époque64, qui n’avait pas pour vocation de posséder directement des actifs industriels, mais simplement des actions ou des obligations. Selon ses statuts, elle n’était censée pratiquer ses opérations que sur des titres d’entreprises déjà en exploitation, dans la perspective de les développer, avec toutefois la possibilité de prendre quelque intérêt dans certaines nouvelles afaires liées aux sociétés où elle intervenait, mais sans dépasser la moitié de son capital. Ce capital s’élevait à 25 millions de francs, réparti en 50 000 actions de 500 francs. La Société générale en souscrivit la moitié. Des parts furent aussi réservées pour certains établissements inanciers partenaires : la Banque impériale privilégiée des Pays-Bas autrichiens, Länderbank (à la fondation de laquelle elle avait participé avec l’Union générale en 1880), et deux sociétés d’investissement, présentes aussi en Belgique, la Société inancière internationale et la Société inancière russe, animées par Hector Legru et Félicien Maës, dont le rôle était de chercher des opportunités d’investissement industriel en Russie, d’y intéresser ensuite des banques et d’introduire les valeurs constituées sur les marchés occidentaux une fois acquise la participation de celles-ci65. Au conseil d’administration de l’Omnium, siégeaient entre autres Albert Laurans pour la Länderbank et Alexandre Rafalovitch pour la Banque de l’industrie et du commerce de Saint-Pétersbourg. L’Omnium intervint d’abord dans les charbonnages du Donets, avec pour commencer la cession par l’ancienne Société minière et industrielle des charbonnages de Rutčenko (presque 500 000 tonnes de houille extraites alors chaque année sur 7 000 hectares de concession) à une nouvelle société spécialement constituée à Bruxelles le 1er février 1897, au capital de 16 millions de francs, dont l’Omnium détenait la majorité les actions. Le dispositif étant conçu cependant pour « élargir la base d’inluence de la Société générale dans la région la plus industrielle de la Russie »66, l’Omnium prit aussi des intérêts dans trois autres charbonnages : ceux de Tchoulkovo, de Golobovka et de Makeevka. Le premier exploitait une concession de 830 hectares octroyée à la 63. L’afaire fut exposée en détail au CA du 1er janvier 1897. Archives historiques SG, CA du 16 et 26 janvier et du 9 février 1897. Voir aussi B. Gille, « Capitaux français… », p. 41. 64. Archives historiques SG, boîtes 6686 et 6689. 65. R. Girault, Emprunts russes…, p. 300. 66. Archives historiques SG, rapport du CA à l’Assemblée générale (1900), p. 11.

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famille Danilov. On y avait extrait 100 000 tonnes en 1896 sur plusieurs sièges. La Société générale qui y détenait une créance de 1,1 million de francs, reçut en contrepartie les puits de Tchoulkovo-Midi, un peu plus tard apportés à la société Rutčenko67. La concession de Golubovka était beaucoup plus étendue, couvrant 7 200 hectares, ce qui en faisait l’une des plus importantes du bassin. La société d’exploitation avait été constituée en 1889 par P. et S. Gubonin68. L’extraction était de 370 000 tonnes en 1896, que l’on comptait pouvoir facilement hausser à 5 ou 600 000 tonnes, objectif efectivement atteint dès 1899. Une augmentation de capital porta alors le capital de la société à 3,4 millions de roubles69. L’Omium y détenait 52 % – 3 530 actions sur 6 800 – en 1899. Le charbonnage Rutčenko fut aussi développé et modernisé. On y multiplia jusqu’à cent quarante le nombre des fours à coke pour satisfaire les besoins de la sidérurgie régionale70. La direction avait été coniée, il est vrai, à un excellent ingénieur des Mines, Barbier, « vétéran du bassin houiller du Donets », qui sut « s’assurer un bon personnel d’ingénieurs et de contremaîtres russes » et améliorer les conditions d’accueil de la main-d’œuvre par la construction de nouveaux logements, d’une école et d’un hôpital. À côté de ses prises de participation dans les charbonnages et, comme on va le voir, dans la sidérurgie, l’Omnium s’intéressa à quatre entreprises : la Société des usines métallurgiques et mécaniques d’Istia, la Société des extraits de chêne en Russie, la Société des ciments Portland de Gelendžik (Guelendjik) et la Société franco-russe des produits chimiques et d’explosifs71. La Société des ciments constituée à Paris au capital de 2,25 millions de francs était installée comme l’indiquait sa raison sociale, à Gelendžik sur la mer Noire, l’un des principaux centres cimentiers russes. Le point de départ avait été la cession en 1894 d’un droit d’extraction de chaux et de pierres par le lieutenant général Leonid Adamovič (Léonide Adamovitch), représenté à Paris par le vicomte de Villiers72. Quant à la Société des produits chimiques, elle avait été constituée en 1893, avec un capital de 3,5 millions de francs. Elle exploitait une mine de sel dans le district de Bahmut et deux usines, l’une située à 200 km de Saint-Pétersbourg sur la route de Moscou, l’autre, qui produisait surtout de la dynamite, au nord-est du Donets73. 67. Ibid., boîte 6686. 68. Archives historiques CL, DEEF11851/1 et 22118. La concession était située sur la ligne Koursk/Kharkov/Azov. En 1896, elle était propriété de la banque Volga-Kama. 69. Archives historiques SG, boîte 6688, rapport du CA de l’Omnium à l’Assemblée générale (10 octobre 1900). 70. Archives historiques CL, DEEF 11852/1, rapport de mai 1901. 71. Archives historiques SG, boîte 6688, rapport du CA de l’Omnium (1900). 72. Ibid., boîte 6689. 73. Archives historiques CL, DEEF 13601.

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VII. — Forges et aciéries de Makeevka La création de l’Omnium donna aussi, et peut-être surtout, les moyens à la Société générale d’adjoindre à ses charbonnages une grande usine sidérurgique et d’édiier ainsi, à son tour, un véritable combinat d’industrie lourde en Russie méridionale. Pour ce faire, fut créée une société autonome de droit français, la Société générale des hauts-fourneaux, forges et aciéries en Russie, ayant son siège à Paris dans les locaux de la Société générale. Son capital initial de 8 millions de francs fut rapidement porté à 16 millions de francs74. Sur 16 000 actions émises, 6 000 furent souscrites par l’Omnium, 1 000 par la Société des houillères de Makeevka (sur le domaine de laquelle l’usine devait être construite). Les plans et devis furent établis sous le contrôle technique de la Société des hauts-fourneaux, forges et aciéries de Denain-Anzin qui, du reste, prit aussi une participation dans l’afaire75. Un ingénieur du Creusot, Paul Bouvard, fut recruté pour l’occasion, auquel fut ensuite coniée la direction générale de l’entreprise. L’usine à construire était une usine complète à hauts-fourneaux, aciérie et laminoirs, située près de la station de chemin de fer de Âsinovataâ (Jassinovadoiia)76. Deux grands hauts-fourneaux de vingt-deux et vingt-quatre mètres de haut furent ainsi édiiés, pouvant produire chacun 180 à 190 tonnes par mois ; le premier fut mis à feu en 1899. L’aciérie était à deux fours Martin, auxquels deux autres furent ajoutés dès 1900, ce qui porta sa capacité à 60 000-70 000 tonnes par an. L’usine disposait aussi d’un laminoir à poutrelles et d’un autre à tôles moyennes. On leur adjoignit un petit laminoir pour tôles de toiture, quasi-monopole jusqu’alors de la sidérurgie au bois de l’Oural. Il y avait encore une petite fonderie de tuyaux, en fait déjà existante et rachetée aux houillères de Makeevka. Le site manquant d’eau, il fallut construire spécialement un étang artiiciel en établissant un barrage sur une petite rivière voisine. Si la construction des bâtiments fut naturellement coniée à des entreprises russes, l’essentiel des machines et équipements fut livré par des entreprises françaises : Le Creusot (machines soulantes des hauts-fourneaux notamment), Société alsacienne de constructions mécaniques, Établissements Delattre. Quant à la direction technique de l’entreprise, elle fut coniée à un ingénieur des Arts et Métiers, Corvé, qui, venu en Russie en 1896 pour travailler aux Aciéries du Donets, avait été rapidement débauché par la Banque internationale de Saint-Pétersbourg pour le compte de laquelle il avait, en tant qu’ingénieur conseil, participé à une mission d’études des gisements houillers du Kuzneck (Kouznetzk) en Sibérie. Bien que dotée d’un équipement 74. Archives . Archives Archives historiques SG, boîte 1357. 75. . Ibid., boîte 6689, notice sur la société (avril 1900). 76. Archives historiques CL, DEEF 11850/1, note de 1898 par Baron du Marais.

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très moderne et d’excellente qualité, l’usine de Makeevka ne fonctionna pas aussi bien que ses promoteurs l’auraient souhaité. Les experts du Crédit lyonnais portèrent même rapidement sur elle un avis assez critique, déplorant notamment le choix du procédé Martin au lieu du Bessemer pour l’acier à poutrelles : « L’usine Makeevka est bien outillée, mais sa conception est un non-sens puisqu’on y produit principalement des poutrelles en acier Martin ». C’était surtout la disposition générale des équipements qui était en cause : « Le parc à cylindre (de laminoirs) est disposé de telle sorte que la grue chargée du service doit traverser la tôlerie, ce qui nécessite le démontage du train »77. L’entreprise n’enregistra, en efet, que des pertes dans les premières années de son existence et ne distribua aucun bénéice. Toujours selon le Crédit lyonnais, le directeur Corvé en était en partie responsable ; il fut efectivement remercié in 1903. Quoiqu’il en soit, l’usine de Makeevka parvint à se développer, améliora ses résultats en 1903 et surtout après les crises de 1904-1905. Elle put aussi profiter de l’extension des ressources minières autour de Krivoï-Rog avec la mise en exploitation de couches plus profondes dans le nord du bassin. L’Omnium avait, en efet, dès 1898, participé à la création de deux nouvelles sociétés concessionnaires, Rahamonovka-Krivoï-Rog et Želtaâ-Reka-Krivoï-Rog. À l’origine de la première se trouvaient Félicien Maës et sa Société inancière russe ; l’Omnium y détenait 1 334 actions en 189978. Le rôle de celui-ci fut plus direct dans la formation en juin 1899 de la seconde société, consécutivement à l’apport de droits d’usage minier efectué par un certain Sergej Mihajlovskij, enseigne de réserve, qui venait de les acquérir pour grande partie du « gentilhomme » héodore Fedor Aleksnadrovič L’vov (Alexandrovič Lvof), résidant à Ekaterinoslav79. S. Mihajlovskij (Michaïlovsky), administrateur par ailleurs des charbonnages de Pobedienko, créés en 1898 à l’initiative de Félicien Maës et d’Henri Legru80, reçut pour ses apports 20 000 des 50 000 actions de 100 francs de la nouvelle société Želtaâ-Reka-KrivoïRog établie à Bruxelles (plus une somme de trois millions de francs). L’Omnium, principal actionnaire, prit 3 900 actions. Un paquet d’actions fut acquis par les Sociétés inancière russe et inancière internationale, ainsi que leurs animateurs Maës et Legru. Des ingénieurs des usines Briansk d’Ekaterinoslav en souscrivirent également. Dès octobre 1899, un contrat de fourniture fut signé avec Makeevka : 2,5 millions de « pouds » en 1903 (40 000 tonnes), puis 5 millions de « pouds » (70 000 t) à partir de 1906, dont la moitié au moins devait avoir une teneur égale ou supérieure à 60 % (vériiée sur échantillon à Krivoï-Rog et à Makeevka, et en cas de contestation, à l’Institut technologique de Kharkov). 77. Ibid., DEEF 13601, étude de 1904. 78. Archives historiques SG, boîte 6688, rapport du CA de l’Omnium à l’AG (1900). 79. Archives historiques SG, boîte 6682. 80. R. Girault, Emprunts russes…, p. 300.

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VIII. — La Banque du Nord En septembre 1901, la Société générale créait à Saint-Pétersbourg la Banque du Nord, en projet depuis mars avec, du reste, l’idée initiale de l’appeler Société générale pour le commerce et l’industrie en Russie81. Elle se donnait ainsi les moyens de développer en Russie une activité, conforme à sa vocation, de banque de dépôt et de crédit au négoce et à l’industrie, et créa, pour ce faire, un large réseau de succursales. Elles étaient une cinquantaine en 1909, la plupart installées à l’ouest du pays entre Baltique et mer Noire82. Naturellement ses premiers clients furent les entreprises industrielles du groupe de l’Omnium, faisant de la succursale de Kharkov l’une des plus actives du réseau. Mais elle investit aussi dans l’agriculture, le textile, le pétrole de Bakou. Avec la création de la Banque du Nord, la Société générale inaugura une nouvelle phase de son histoire en Russie qui conduisit à la formation en 1910, par fusion avec la Banque russo-chinoise, de l’une des principales banques de l’empire, la Banque russo-asiatique. Mais cette création fut aussi le prolongement direct de ce qu’elle avait entrepris depuis trente ans en Russie dans l’industrie lourde, la constitution de l’Omnium ayant constitué en 1897 le précédent épisode. Cette continuité se trouvait, du reste, incarnée dans le choix de celui qui présida dès l’origine aux destinées de la nouvelle banque, Maurice Verstraete. Ancien attaché de la mission commerciale de Saint-Pétersbourg, ce proche du directeur Louis Dorizon qui connaissait bien Joseph Caillaux, ministre des Finances depuis 1899, ainsi que le comte de Witte, était un bon spécialiste de l’industrie russe. Il lui avait consacré un ouvrage, paru en 1897, La Russie industrielle. Avec l’ingénieur Maurice Waton83, c’est lui qui eut en charge désormais le développement des afaires contrôlées par l’Omnium. Il faut ajouter que la naissance de la Banque du Nord eut directement à voir avec l’histoire de la plus grosse entreprises de métallurgie et de mécanique de l’empire, la SA des usines Briansk. Cette société avait été créée en 1873 à Briansk au sud-est de Moscou par deux entrepreneurs russes Golubin et Golubev84, avec pour principal objet la fabrication de rails et de matériel ferroviaire. Une fois les gisements de Krivoï-Rog mis en exploitation, une seconde usine avait été édiiée en 1885 à Ekaterinoslav ; l’usine Aleksandrovskij comportait au départ hautsfourneaux et aciéries Bessemer et Martin et, à partir de 1891, laminoirs à rails. Les deux usines de Briansk et d’Ekaterinoslav employaient ensemble 4 000 ouvriers en 1895. Puis, en 1897, était survenue l’afaire de Kertch. Cette presqu’île de la mer Noire renfermait des minerais de fer phosphoreux qui avaient été depuis 81. R. Girault, Emprunts russes…, p. 358. 82. Hubert Bonin, La Société générale en Russie, 1994. 83. Archives . Archives Archives historiques SG, boîte 3043. 84. Archives . Archives Archives historiques CL, DEEF 11851/2, rapport de décembre 1895.

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longtemps reconnus. La mise au point du procédé d’aciérie homas, les ayant rendus exploitables, un ingénieur français, Paul Bayard, conçut en 1896 le projet d’y établir une vaste usine85. Il sut intéresser Briansk qui apporta les capitaux nécessaires au démarrage de sa construction, entreprise dès 1898 sous la direction d’un autre ingénieur français, Hartmann, qui avait déjà construit les usines lorraines de Longwy-le-Bas et de Villerupt. Le développement accéléré de Briansk, réalisé sans lésiner sur la qualité et la modernité des équipements, réclama d’énormes moyens inanciers, imposant une succession d’augmentations de capital (qui de 400 000 roubles, avait déjà été porté à 5,4 millions en 1889), d’emprunts obligataires et d’avances bancaires. La Société générale s’y trouva presque naturellement engagée, surtout lors de la construction de Kertch86. Mais la crise économique qui frappa particulièrement la sidérurgie à partir de 1901 menaça sérieusement l’avenir tant de Briansk que de Kertch. S’ensuivit un vaste et compliqué marchandage auquel participèrent les plus hautes autorités des États russe et français, qu’il n’est pas possible d’analyser ici. Il impliquait à la fois le sauvetage de Briansk et de Kertch, la création de cartels de vente, notamment pour les commandes d’État russes, la création, enin, de la Banque du Nord87. Si celle-ci a pu être considérée comme une « société débarras » pour la Société générale dans la mesure où elle lui permit de se désengager d’investissements devenus trop lourds, elle lui servit aussi de tête de pont pour des opérations futures, toujours dirigées vers la constitution d’une puissante industrie lourde en Russie. En 1909, la Banque du Nord participa ainsi activement à la restructuration profonde des entreprises industrielles patronnées par l’Omnium88. Une dernière afaire permettra de conclure la fondation en janvier 1913 de la Société des mines de houille de l’Altaï par une entité appelée Consortium sibérien de l’Altaï89. La Société générale s’y trouva associée dans des conditions qui restent à déterminer, via son partenaire historique la Régie générale des chemins de fer et des travaux publics, laquelle se trouvait sans doute impliquée dans le projet d’embranchement du transsibérien conduisant d’Omsk à Semipalatinsk, ville marché des steppes au pied des monts Altaï90. Les richesses minières de ces montagnes de Sibérie occidentale (allant jusqu’à la Mongolie) avaient été depuis longtemps reconnues. On y extrayait de l’or au xviiie siècle. Du charbon y avait été également découvert à Kuzneck dont l’extraction avait démarré au 85. Archives historiques CL, DEEF 11852/1, rapport de janvier 1903. 86. R. Giraud, Emprunts russes…, p. 354. 87. R. Giraud, Emprunts russes…, p. 358-364 (à partir, entre autres, de AN, F/30/344) 88. Archives historiques SG, boîte 6689. 89. Archives historiques SG, boîte 3321. 90. Édouard Blanc, « Le nouveau réseau de chemin de fer de l’Asie russe », dans Annales de géographie, t. 136, 1916, p. 263.

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milieu du xixe siècle (mine deBačaty)91. La zone en question était alors domaine du cabinet de l’empereur, donc propriété personnelle des tsars. En 1893, une mission comprenant l’ingénieur des Mines G. Chevallier et Corvée, le futur directeur de Makeevka, avait été chargée d’étudier la présence de mines de fer et l’opportunité de créer une vaste usine sidérurgique92. Les conclusions ayant été favorables, une société dite Société métallurgique et minière de Sibérie avait été créée en 1894, au capital de 12 millions de francs, par l’ingénieur des Ponts Boulangier et l’ingénieur des Mines Georges Rolland (découvreur du bassin de Briey), associés à des entreprises lorraines, entre autres les Aciéries de Longwy. Elle ne paraît pas avoir eu beaucoup de succès sans doute parce qu’il n’y avait toujours pas de réseau ferré, et malgré le fait que la rivière Tom, traversant la zone, était navigable. C’est sans doute la perspective de voir enin arriver le chemin de fer qui motiva la reprise des projets en 1913. La guerre, puis la révolution de 1917 en diférèrent encore la réalisation. Jusqu’à ce terme, la Société générale participa en tout cas toujours activement à l’efort d’équipement et d’industrialisation de l’empire, qui de Russie méridionale se déplaça vers la Sibérie. Elle apporta son concours à un grand nombre d’entreprises et d’ingénieurs français qui vinrent alors y tenter leur chance. Le souvenir en est cependant efacé, la mémoire collective n’ayant retenu que l’afaire des fameux emprunts russes. Jean-François Belhoste École pratique des hautes études

91. De Keppen, « Aperçu général… », p. 313. 92. Archives historiques CL, DEEF 1860/2.

LE CRÉDIT LYONNAIS, ACTEUR ET TÉMOIN DE LA PRÉSENCE FRANÇAISE EN RUSSIE (1878-1920) par

Roger NOUGARET

Les archives des banques françaises, et celles du Crédit lyonnais au premier chef, ne sont pas inconnues des historiens de tous horizons qui ont travaillé sur les relations franco-russes. John Mc Kay, René Girault, Valerij Ivanovič Bovykin (Valéri Bovykin) les ont largement utilisées dès les années 19601. Pour autant, ces archives n’étaient pas ouvertes dans les mêmes conditions qu’aujourd’hui et sont loin d’avoir livré tout leur potentiel d’information. D’autre part, s’il faut naturellement reconnaître l’apport majeur de ces travaux, les problématiques étudiées ont largement privilégié les relations internationales et les aspects macro-économiques, laissant la place, si ce n’est à une révision des points de vue exprimés, du moins à de nouveaux territoires de recherche fondée sur de la micro-analyse. Après avoir rappelé les circonstances de l’installation du Crédit lyonnais en Russie et ses vicissitudes, j’analyserai ses activités bancaires et proposerai de nouvelles pistes de recherche ; en sortant du champ strictement économique et inancier, je rappellerai enin toutes les ressources ofertes aux chercheurs par les archives du Crédit lyonnais, et notamment ses études inancières2. 1.  John P. Mc Kay, Pioneers for Proit : Foreign Entrepreneurship and Russian Industrialization, 1885-1913, Chicago, 1970. René Girault, Emprunts russes et investissements français en Russie, 1877-1914, Paris, 1973 ; rééd. Paris, 1999. Valéri Bovykin a publié quantité de travaux en langue russe. On retiendra ici une de ses publications majeure en langue anglaise : International Banking, 1870-1914, dir. Rondo Cameron et Valeri I. Bovykin, New York, 1991. 2.  Depuis l’acquisition du Crédit lyonnais par Crédit agricole SA, le fonds d’archives historiques du Crédit lyonnais est aujourd’hui géré par le service des Archives historiques du Groupe Crédit agricole SA.

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I. — Contexte et installation du Crédit lyonnais en Russie Les circonstances de l’installation du Crédit lyonnais en Russie sont bien connues3 : le fulgurant développement industriel de la Russie des années 1860, doublé de l’émergence de structures bancaires (création de la Banque de Russie en 1860) avait suscité un fort intérêt des Européens de l’Ouest. Intérêt que Jacques Letourneur, directeur du Crédit lyonnais, traduisait en 1868 par ces mots : « Pour le moment, nous n’avons qu’un cri de ralliement : Russie ! Russie ! ». Alors que le Crédit lyonnais n’avait été créé qu’en 1863 et qu’il n’était encore qu’une banque régionale, son président Henri Germain avait envoyé Édouard Kleinmann, un des cadres dirigeants, en mission en Russie dès 1867 puis à nouveau en 1868, pour y détecter les afaires potentielles. Dans l’esprit d’Henri Germain, déjà échaudé par des prises de participations non proitables dans des entreprises4, il s’agissait de rechercher les opérations d’avances sur titres aux compagnies de chemins de fer russes ou à l’État russe lui-même, avances gagées par des titres garantis par l’État. Il s’agissait ainsi de placer, sans risques, l’excédent des ressources importantes collectées en France. La banque souhaitait aussi inancer le commerce international et accompagner quelques grands clients comme Schneider et Cie, qui étaient fournisseurs de sociétés russes. La première mission ne s’étant pas révélée fructueuse, une seconde lui succéda en 1874, conduite par Émile Mercet, sans plus de résultats : les places de Saint-Pétersbourg et Moscou ne manquaient pas alors de ressources et n’ofraient pas la sécurité des emplois recherchée. La banque continua néanmoins de s’intéresser à la Russie et à ses emprunts d’État : le Crédit lyonnais prit une petite part dans un emprunt de 1872 et surtout dans celui de 1877. Ce dernier fut le point de départ pour l’installation d’une agence à Saint-Pétersbourg, dont le rôle devait aussi consister à fournir des informations sur le climat politico-économique, en vue de la participation à de nouveaux emprunts. Fort de la première place prise au sein des banquiers français dans l’emprunt de 1877, Henri Germain hâta l’installation d’une agence à Saint-Pétersbourg, capitale politique de la Russie, et donc relais vers les autorités politiques et inancières. La mission d’ouvrir l’agence fut coniée à Auguste Cellérier, un cadre suisse du Crédit lyonnais. Aucune banque étrangère ne s’étant alors installée sous son nom dans le pays, Cellérier dut afronter une série d’obstacles politiques et juridiques : il put ouvrir l’agence en janvier 1878 sous la raison sociale « Auguste Cellérier », les autorités russes acceptant seulement que le Crédit lyonnais garantisse ses opérations et refusant même l’appellation de correspondant du Crédit lyonnais. À la 3.  Jean Bouvier, Le Crédit lyonnais de 1863 à 1882, les années de formation d’une banque de dépôts, Paris, 1963, p. 733-766. 4. Notamment dans la Fuchsine, afaire lyonnaise de colorants industriels.

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crainte de la concurrence apportée aux établissements de la place, s’ajoutait celle d’une hypothétique exportation des dépôts de la clientèle russe. Ces préventions s’estompèrent dans l’année 1878 et l’agence de Saint-Pétersbourg put ouvrir sous les couleurs du Crédit lyonnais le 1er août 1879 (voir ig. 1).

Figure 1 : l’agence principale du Crédit lyonnais à Saint-Pétersbourg, au 48 Perspective Nevski (galerie du Passage), en 1917. Archives historiques CL, 2 CL-P-NB-1373.

Les ouvertures d’une seconde agence à Moscou puis d’une troisième à Odessa (dans l’Ukraine alors russe) s’inscrivent dans le contexte de la réussite du premier emprunt d’État russe coté à la bourse de Paris en 1888, et du rapprochement diplomatique franco-russe, dont le symbole marquant fut la visite de la lotte française à Cronstadt le 23 juillet 1891. L’agence de Moscou fut inaugurée le 22 décembre 1891 (voir ig. 2 ci-après) ; le 14 juin précédent, un oukase avait autorisé son ouverture ainsi que celle d’Odessa, et avait élargi les possibilités d’opérations des trois agences. L’inauguration de l’agence d’Odessa eut lieu en février 1892 (voir ig. 3 ci-après). Des sous-agences complétèrent ce dispositif à Saint-Pétersbourg et Moscou : dans la capitale, c’est dans le quartier huppé de Vassilevski Ostrov, sur les quais de la Néva, qu’une sous-agence fut chargée en 1901 de capter les dépôts et ofrir des services bancaires à une clientèle haut de gamme. À Moscou, la sous-agence qui ouvrit aussi en 1901 dans la rue Il’inka, près du Kremlin, s’adressait davantage à une clientèle d’afaires.

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Figure 2 : l’agence principale du Crédit lyonnais à Moscou, sur le Pont des Maréchaux (immeuble Tretiakov), 1906. Archives historiques CL, CL-CP-NB-304.

Figure 1 : l’agence du Crédit lyonnais à Odessa, rue Richelieu, vers 1910. Archives historiques CL, 3 CL-P-NB-613.

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Le Crédit lyonnais resta la seule banque occidentale à opérer sous son propre nom jusqu’en 1917, date à laquelle une agence de la National City Bank (of New York) prit aussi pied, brièvement, dans le pays5. En dépit des événements de 1905, qui devaient inciter à la prudence, le Crédit lyonnais maintint ses trois agences en activité, d’une part ain de ne pas compromettre ses relations avec le gouvernement russe, d’autre part pour ne pas donner un signe négatif à sa clientèle française qui avait massivement souscrit aux emprunts russes. Si l’on excepte une période d’inquiétude en 1905, où les agences se préparent à une liquidation en rapatriant des capitaux et en limitant l’escompte, les indicateurs d’activités (total de bilan, employés) montrent même une progression constante jusqu’à la première guerre mondiale, comme l’indique le graphique ci-après des emplois de l’agence de Saint-Pétersbourg.

Graphique 1 : emplois de l’agence de Saint-Pétersbourg.

La Révolution russe porta évidemment un coup fatal aux trois agences, qui durent fermer selon des chronologies qui leur furent propres6. Petrograd (nom de SaintPétersbourg depuis 1914) fut occupée militairement le 27 décembre 1917 puis contrôlée par un commissaire du peuple ; la situation se dégrada pendant l’année 1918 et un coup de force intervint en avril 1919 lorsque l’on arrêta le directeur de l’agence, Ulysse Baud, qui avait refusé de livrer les titres de la clientèle. Pendant que Baud était 5.  Harold Van B. Cleveland et homas F. Huertas, Citibank, 1812-1970, Cambridge (MA), 1985, p. 99-101. Cet exemple illustre la croyance, très répandue dans les milieux d’afaires occidentaux, dans la capacité de rebond de la Russie tsariste. 6. Sur les efets de la révolution sur les agences russes, voir Roger Nougaret, Le Crédit lyonnais en Russie, 1878-1920, Paris, 1992, p. 38-43. Voir aussi Catherine Potier, « Witnesses to revolution : the archives of foreign banks in Russia » dans Crisis and Renewal in Twentieth Century Banking, dir. Edwin Green, John Lampe et Franjo Stiblar, Londres, 2004, p. 34-49.

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déporté (il ne revint qu’en octobre 1920), l’agence fermait déinitivement le 20 décembre 1919. À Moscou, l’agence, occupée à partir du 28 décembre 1917, vivota en raison de restrictions de plus en plus sévères et ferma le 2 juin 1920. Odessa présentait une situation diférente du fait d’une évolution diférente de la guerre dans cette région : l’agence fut placée sous surveillance des Austro-Hongrois en juillet 1918, puis vécut au rythme des avancées et retraites des Russes blancs et du corps expéditionnaire français : évacuée une première fois le 4 avril 1919, elle rouvre le 6 septembre 1919 puis ferme déinitivement le 5 février 1920 après le retour de l’Armée rouge à Odessa.

II. — Le Crédit lyonnais en Russie : un établissement bancaire français original Quelles activités pratiquait le Crédit lyonnais en Russie ? Et comment les archives documentent-elles ces activités ? Lorsqu’Auguste Cellérier part implanter l’agence de Saint-Pétersbourg en 1877, Jacques Letourneur, directeur du siège social à Lyon, lui précise : Vous nous avez mal compris en pensant que nous entendions que les grosses afaires [les emprunts d’État et de chemins de fer] seraient l’unique aliment de vos agences. Loin de là : il est indispensable que vous ayez un noyau d’afaires de banque courante, qui vous permettra d’avoir une clientèle et de pénétrer dans le monde des afaires7.

Position reprise en 1893 par le directeur des agences étrangères du Crédit lyonnais indiquant au directeur de l’agence de Saint-Pétersbourg, Albert de Fischer : « En allant en Russie, nous avons voulu faire de la banque et non pas placer des fonds en Russie »8. Le modèle économique choisi par le Crédit lyonnais pour ses agences de Russie est caractérisé par un refus des immobilisations de capitaux et notamment des prises de participations et commandites d’entreprises. En cela, la banque se conforme à la ligne de conduite choisie pour ses agences françaises et difère de la Société générale qui, à travers la constitution de la Société générale de l’industrie minière et métallurgique en Russie, Omnium, de participations qui contrôlait plusieurs sociétés industrielles, jouait un vrai rôle de banque d’afaires9 ; sur le plan bancaire, la Société générale n’ouvrit pas d’agence sous son nom propre mais opéra en 1901 à travers une iliale, la Banque du Nord qui, après avoir éprouvé de grosses diicultés, fusionna avec la Banque russo-chinoise en 1910 pour former la Banque russo-asiatique, un 7. Archives historiques CA, fonds Crédit lyonnais, 62 AH 128. 8. Archives historiques CA, Direction des agences étrangères, 2293. 9.  Sur l’histoire de la Société générale en Russie, voir notamment Hubert Bonin, La Société générale en Russie, Paris, 1994.

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des plus gros réseaux bancaires russes. Chaque banque suivait ainsi un mode de développement hérité de son histoire. S’il n’y a pas placement de fonds en Russie, les agences sont en revanche totalement intégrées à l’économie russe. L’agence de Saint-Pétersbourg a pu être conçue au départ comme un observatoire de la conjoncture politico-économique russe et une succursale aux activités limitées, mais l’ouverture des agences de Moscou et d’Odessa montre que le dessein s’élargit et qu’il s’agit aussi de s’insérer dans les grands circuits commerciaux et, notamment pour Odessa, de jouer la complémentarité avec l’agence de Constantinople. Comme dans toutes les implantations du Crédit lyonnais à l’étranger, le pragmatisme et l’adaptation au contexte local tempèrent ou corrigent les visées initiales. Les travaux d’historiens qui ont utilisé les archives du Crédit lyonnais, essentiellement centrés sur les problématiques des investissements et de « l’impérialisme à la française », pour reprendre le titre d’un ouvrage classique, nous ofrent une peinture d’ensemble du dispositif du Crédit lyonnais en Russie mais il manque encore une micro-analyse10 permettant de suivre ces agences dans le temps, sur le modèle des travaux consacrés par Samir Saul aux agences d’Égypte du Crédit lyonnais, et par Jacques hobie à celles du Levant11. Cette étude pourrait s’appuyer à la fois sur la correspondance entre la Direction des agences étrangères et les agences, sur les bilans et comptes de proits et pertes des agences, sur un certain nombre de dossiers de clients conservés et sur les rapports d’inspection12. En complément des archives, le témoignage livré dans ses Souvenirs par le banquier Jean Morin, qui travailla à l’agence du Crédit lyonnais de Moscou de 1898 à 1914, livre une précieuse description, colorée et précise à la fois, du travail de banquier et de la vie de la colonie française de Moscou13. Seule banque étrangère établie sous son nom, le Crédit lyonnais utilisa les atouts que lui procurait cette situation : son crédit tout d’abord, qui était excellent dans le monde 10.  Notre brochure publiée en 1992 ne prétend pas faire le tour de la question sur le plan scientiique (R. Nougaret, Le Crédit lyonnais en Russie…). 11. Samir Saul, « Les agences du Crédit lyonnais en Égypte : l’insertion d’une banque de dépôts dans une économie d’Outre-Mer (1875-1956) », dans Le Crédit lyonnais, 1863-1986. Études historiques, dir. Bernard Desjardins, Michel Lescure, Roger Nougaret, Alain Plessis et André Straus, Genève, 2003, p.  521-548  ; Jacques hobie, «  Le Crédit lyonnais au Levant  : Constantinople, Smyrne et Jérusalem », dans ibid., p. 549-592. 12. Il s’agit essentiellement des archives de la tutelle (la Direction des agences étrangères, sousfonds DAE) comprenant la correspondance passive et active (copie des lettres envoyées aux agences et originaux de lettres reçues), des rapports d’inspection, des dossiers de personnels, des dossiers de clients (dossiers rapatriés ?) ; la comptabilité igure à la fois dans la comptabilité générale du Crédit lyonnais (sous-fonds 31 AH) et dans les inventaires et bilans des agences du sous-fonds DAE. 13.  Jean Morin, Souvenirs d’un banquier français (1875-1947), Paris, 1984. Le témoignage de Jean Morin demande toutefois à être parfois croisé avec les sources : il signale ainsi (p. 115) que l’agence de Moscou employait 400 personnes alors que les inventaires et statistiques ne mentionnent jamais plus de 200 employés.

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car la première banque française depuis 1878 devint la première banque mondiale en 1900 ; son réseau ensuite, qui lui permettait de traiter des opérations de change, d’arbitrage et de inancements du commerce international grâce notamment à sa présence à Paris, Londres, Constantinople ou Alexandrie ; son professionnalisme enin, reposant sur une organisation éprouvée, très sûre quoique lourde du fait de contrôles tatillons14, face à des banques russes plus jeunes, plus hardies et donc plus risquées. Les agences cherchèrent à attirer des dépôts particulièrement dans la bourgeoisie et l’aristocratie russe et dans la colonie française. Contrairement aux agences égyptiennes, qui bénéiciaient de ressources à bon marché (car le Coran ne permettait pas de rémunérer les dépôts), les agences russes ne parvinrent pas à travailler uniquement avec des ressources locales. Bien qu’elles eussent préféré éviter de travailler avec des ressources importées, sujettes aux luctuations de change, leur bilan montre au passif un fort montant de ressources provenant du siège et des agences de la banque : en 1913, Odessa empruntait encore les deux tiers de ses ressources au siège15. En matière d’activités, les agences russes du Crédit lyonnais ofraient les services attendus d’une grande banque de dépôts : ses salles de cofres et de conservation de titres, aménagées par la maison française Fichet-Bauche, jouissaient d’une excellente réputation et aichaient complet pendant les périodes de troubles, qu’il s’agisse d’émeutes politiques ou de pogroms. Pour l’aristocratie russe, qui voyageait beaucoup ; les lettres de crédit constituaient un service apprécié : « quiconque à Moscou allait faire un voyage à l’étranger achetait une lettre de crédit au Crédit lyonnais », indique Jean Morin16. L’usage de ce chèque de voyage avant la lettre permettait d’avoir toute facilité dans les agences de Cannes et de Nice du Crédit lyonnais, tout spécialement aménagées pour l’accueil de ces touristes étrangers. Chaque place inancière avait sa spéciicité et guidait les activités des agences bancaires : pour les changes, Saint-Pétersbourg et Odessa étaient plus actives, même si la concurrence des petits changeurs d’Odessa rendait l’activité peu rentable. Le change et les reports constituèrent le premier poste de bénéice de Saint-Pétersbourg dans son premier exercice. L’activité résultant de la grande foire de Nijni-Novgorod, qui rassemblait des commerçants de toute l’Asie pendant six semaines, entraînait ensuite des opérations bancaires importantes : pour le Crédit lyonnais, il s’agissait de convertir les roubles apportés par les commerçants en traites de 100 livres à trois mois sur le Crédit lyonnais sur Londres ; ces traites de la banque avaient valeur de papier monnaie17. 14. Un télégramme du 4 septembre 1877 de Jacques Letourneur à Auguste Cellérier donne le ton du contrôle : « Prenez note une fois pour toutes de ne jamais terminer aucune afaire sans avoir reçu notre autorisation expresse » (Archives historiques CA, 62 AH 128). 15. Archives historiques CA, Direction des agences étrangères, 7246, inspection de Bonnet.  16. J. Morin, Souvenirs…, p. 117. 17. J. Morin, Souvenirs…, p. 117-118.

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Moscou était « la place d’escompte par excellence »18, même si l’activité n’était pas sans danger : Jean Morin rapporte que la plus courte échéance des traites s’établissait à six mois et que le taux moyen faramineux d’impayés, estimé à 23 %, était accepté dans la communauté russe19. Dans cette ville, les soyeux d’origine française Simonod, Giraud et Moussy ainsi que les parfumeurs Brocard, Rallet et Siou constituaient la « belle » clientèle française du Crédit lyonnais. À Moscou comme à Saint-Pétersbourg, la bourse présentait une organisation rudimentaire mais bouillonnait d’une activité fébrile à la hauteur du bond industriel du pays. Grâce à leur siège parisien et à l’agence de Londres, les agences du Crédit lyonnais pouvaient réaliser des arbitrages fructueux sur des valeurs russes cotées sur ces places, mais cette activité nécessitait une présence régulière à la bourse du responsable d’agence ou du service des titres ain d’appréhender les risques au plus près. Les avances sur titres constituaient le poste le plus important dans le bilan des agences : les inspecteurs du Crédit lyonnais veillaient particulièrement à ce que les avances soient largement garanties par des titres de qualité (emprunts d’État ou de sociétés de chemins de fer) facilement négociables. Les avances « on call », c’est-à-dire remboursables sans préavis à la demande de la banque, étaient particulièrement développées. Bien que l’établissement y ait été réticent, les avances gagées par des marchandises se développèrent fortement à Odessa, place commerciale et non industrielle : l’agence disposait même de magasins pour y conserver les marchandises déposées en garantie et, lorsque ces dépôts de garantie diminuaient ou disparaissaient, les locaux étaient loués. Un rapport d’inspection de 1913 nous apprend même que l’agence d’Odessa disposait en 1913 de dix-sept caisses de sardines laissées par la société « les Fils de Giraud Frères », de Marseille, reliquat de deux cents caisses que la société avait chargé le Crédit lyonnais de vendre moyennant commission et courtage20. Hormis les avances sur titres et l’escompte, le crédit se pratiquait également par des découverts en compte courant, là aussi dûment garantis. En revanche, le prêt hypothécaire avait été exclu des opérations dès le départ en raison des risques encourus, l’hypothèque ne s’inscrivant pas en Russie21. Il est légitime de se poser la question de la place des agences russes du Crédit lyonnais dans le système inancier russe d’une part et dans le dispositif international du Crédit lyonnais d’autre part. L’importance des agences russes dans le système bancaire russe ne peut être appréciée qu’en termes qualitatifs : l’établissement, dont la réputation – le crédit – était établie, occupait une place à part de banque de dépôts « haut de gamme », sûre 18. Archives historiques CA, Direction des agences étrangères, 7247, inspection de Richon (1903). 19. J. Morin, Souvenirs…, p. 117. 20. Archives historiques CA, Direction des agences étrangères, 7246, inspection de Bonnet (1913). 21. Lettre du directeur du siège parisien, Adrien Mazerat, à Auguste Cellérier le 15 janvier 1877 (Archives historiques CA, 62 AH 128).

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et rendant des services spéciiques dont il a été rendu compte. En termes de poids dans l’économie russe, l’inluence de la banque est plus négligeable : en 1880, le total du bilan de la jeune agence de Saint-Pétersbourg s’élevait à 7,22 millions de roubles, contre 40,5 à la Banque d’escompte et 36 à la Banque internationale de Saint-Pétersbourg22. Les directeurs des agences se sont souvent plaint d’un capital qui n’était pas à la hauteur de la réputation de l’établissement, mais Paris redoutait le risque de change et ne céda jamais : en efet, dès l’exercice 1879, Saint-Pétersbourg avait éprouvé une perte de change de 132 000 francs sur son capital. En total de bilan, les agences russes ne peuvent se comparer avec la puissante Banque russo-asiatique, dont le bilan de 1913 représente 84 % de celui de sa maison mère, la Société générale23. En termes de résultats, les agences russes du Crédit lyonnais ont été la plupart du temps actives et proitables : à l’exception des années d’établissement, déicitaires par nature, elles n’ont connu que de courtes périodes diiciles, dans des chronologies diférentes qui suggèrent la particularité de chaque région économique : SaintPétersbourg est déicitaire en 1904 et 1914, Moscou de 1896 à 1898 et Odessa en 1893, 1894 et 1904. Il est particulièrement remarquable que les agences aient été bénéiciaires continûment de 1905 à 1916 (à l’exception de 1914 pour Moscou). Si, faute de participations dans des entreprises, elles sont partiellement passées à côté du boom industriel de la deuxième moitié des années 1890, elles n’ont pas connu les diicultés sérieuses et les pertes essuyées par leurs homologues pendant la crise de 1899-1905 (la Banque du Nord menace de s’efondrer en 1905), même si la banque quotidienne dans un pays « émergent » n’était pas de tout repos. En 1913, avec un bénéice de 2,3 millions de francs, les agences russes pesaient un tiers des bénéices des agences étrangères du Crédit lyonnais et 5 % des bénéices totaux de la banque24. Saint-Pétersbourg et Moscou venaient respectivement aux troisièmes et quatrièmes rangs des agences étrangères derrière les puissantes agences de Londres et d’Alexandrie. Comme pour leur activité purement économique, les agences russes du Crédit lyonnais mériteraient une étude approfondie, de préférence comparative, en matière sociale. Les sources permettant de mener cette étude existent, qu’il s’agisse des rapports d’inspection des agences, des états du personnel, de la correspondance ou bien des dossiers de personnels, répartis toutefois en plusieurs fonds25. 22. Archives historiques CA, 62 AH 128. 23. H. Bonin, La Société générale…, p. 59. 24. Nous avons compris dans les agences étrangères celles de Bruxelles et de Genève, qui étaient en matière commerciale et comptable rattachées au réseau français. 25. Le fonds de la Direction des agences étrangères (DAE) renferme des dossiers du personnel ayant quitté les agences ; les dossiers les plus nombreux se trouvent dans une série organique de dossiers de personnels où ont été rassemblés tous les dossiers des agences et services centraux du Crédit lyonnais ; enin, le siège social à Lyon disposait d’une série de petits dossiers concernant les cadres ayant la signature (sous-série organique 26 AH).

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Plusieurs caractéristiques émergent en première analyse. Les efectifs étaient importants, du fait d’une organisation du travail peu mécanisée et de nombreux contrôles sur lesquels reposait en partie la gestion des risques ; en 1913, Saint-Pétersbourg comptait 235 employés, Moscou 188 et Odessa 11726. Si les efectifs étaient importants, le « turn over » ne l’était pas moins et constituait une préoccupation réelle par ses efets sur l’organisation : à Saint-Pétersbourg, on compta ainsi cinquante-deux démissions en 1911 et soixante en 191227. Cette rotation des efectifs trouvait son explication dans les rémunérations relativement faibles proposées par le Crédit lyonnais, qui avait la réputation de bien former ses employés, et dans la surenchère à laquelle se livraient des banques jeunes pressées de progresser. L’inspecteur Richon expliquait en 1891 à l’administrateur délégué Kleinmann que les salaires étaient supérieurs à ceux en vigueur dans la banque en France et en Égypte28. Seul l’encadrement des agences était formé d’expatriés, pas tous français, car le Crédit lyonnais employait beaucoup d’étrangers parmi ses cadres et chefs de service de la Direction des agences étrangères (DAE) ; notamment des Suisses, tel Auguste Cellérier, qui ouvrit l’agence de Saint-Pétersbourg. Il arriva même que l’on recrutât sur place un dirigeant, comme Érik Gisiko, courtier reconnu à Saint-Pétersbourg, devenu directeur de l’agence de 1892 à 1896, avant de partir pour la Banque russoasiatique. Comme souvent dans les agences étrangères des banques, les épouses des directeurs jouaient un rôle de représentation non négligeable, à l’instar des épouses de diplomates : la direction parisienne y avait un œil attentif, félicitant ou réprimandant tel directeur pour la conduite de son épouse, forçant tel autre à épouser une maîtresse29… Ce rôle des épouses mériterait assurément une étude comme cela a pu être fait pour la banque HSBC sous le titre non équivoque : « Mariées à la banque »30. Jean Morin a écrit également des pages intéressantes sur le rôle social des épouses d’industriels et sur la vie sociale de la colonie française de Moscou. Outre les employés de banque classiques, les agences russes employaient certaines catégories de personnel originales comme les suisses Švejcar (Schwitsar), portiers bardés de décorations, les gorodovoj (gardovoïs), agents de police armés, les dvornik, agents de sécurité de l’immeuble, et les storož (storoje), gardiens de nuit. Plus originaux, quoique rappelant les compradores d’autres régions du monde, étaient les artel’ŝik (artelchiks), « hommes honnêtes et experts dans les 26. Statistiques extraites des comptes de proits et pertes du Crédit lyonnais ; voir archives historiques CA, 31 AH 54. Ces chifres permettent aussi de relativiser le témoignage de Jean Morin. 27. Archives historiques CA, Direction des agences étrangères, 7248. 28. Archives historiques CA, Direction des agences étrangères, 7243/1. 29. J. Morin, Souvenirs…, p. 85, à propos du directeur Louis Roth. 30..  Edwin Green et Sara Kinsey, « Married to the bank. Wives and families in the history of HSBC », dans he Human Factor in Banking History. Entrepreneurship, Organization, Management and Personnel, dir. Edwin Green et Monika Pohle Fraser, Athènes, 2008, p. 261-279.

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afaires d’argent qui tiennent lieu de caissiers et de coursier »31. L’« artel » était une coopérative prenant en charge les opérations concernant les valeurs (argent, titres, efets, timbres) : elle percevait une rémunération globale qu’elle redistribuait à chaque « artelchik », dont elle répondait solidairement en cas de perte ou de vol. Les installations matérielles de la banque en Russie sont bien documentées32 : les dossiers consacrés à l’aménagement de chaque agence comprennent aussi bien une rélexion sur l’environnement (quartiers commerçants et place inancière), que des informations sur le choix des bâtiments et leur aménagement. « Notre établissement n’est pas disposé en principe à acquérir des immeubles à l’étranger », indiquait un dirigeant à un directeur d’agence en 191333 : cela n’empêchait pas le Crédit lyonnais de s’installer dans des immeubles qui devaient reléter, sans ostentation tapageuse, la position de la banque dans le gotha mondial de la inance, et d’y faire les travaux nécessaires, notamment d’aménagement de serre des titres et de salle des cofres, sous l’œil vigilant de Paris et des architectes du siège central. Dans chaque ville où la banque s’est installée, les agences ont plusieurs fois changé d’emplacement, pour faire face à l’accroissement des afaires notamment. Grâce aux plans d’aménagement des bureaux, on peut étudier l’organisation du travail d’une agence étrangère ; certains usages français ou occidentaux étaient importés, comme l’utilisation à Odessa de comptoirs hauts plutôt que de banques basses où le client conversait habituellement avec son banquier34.

III. — Le Crédit lyonnais comme témoin de la présence française en Russie Si les archives du Crédit lyonnais permettent de bien cerner les activités de la banque en Russie, elles sont également très précieuses comme sources de l’histoire de la présence française en Russie. Au premier rang de ces sources, igurent les archives du service des études inancières du Crédit lyonnais. On sait que ce service, création du président Henri Germain en 1871 et objet de toutes ses attentions, avait atteint à la in du xixe siècle une ampleur et une qualité d’organisation uniques au monde35. Grâce à son imposante documentation, à des méthodes exigeantes sans cesse perfectionnées et à son armada d’ingénieurs et d’économistes, la banque disposait d’un 31. Archives historiques CA, Direction des agences étrangères, 7243/1. 32. Voir R. Nougaret, Le Crédit lyonnais en Russie…, p. 10-24. 33. Archives historiques CA, Direction des agences étrangères, 7241/2. 34. Par une ironie de l’histoire, l’usage de la banque assise gagnera les agences bancaires françaises dans les années 1960. 35. J. Bouvier, Le Crédit lyonnais de 1863 à 1882…, p. 289-294 et Marc Flandreau, « Le service des Études inancières sous Henri Germain (1871-1905) : une macro-économie d’acteurs » dans Le Crédit lyonnais, 1863-1986. Études historiques…, p. 271-301.

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service d’« intelligence économique » qualiié alors d’« université pratique » lui permettant de sonder les inances et budgets des États autant que les comptes et les usines des entreprises. Le service disposait notamment d’une antenne à SaintPétersbourg, dirigée par le baron Émile du Marais, qui prit ensuite la tête de la prestigieuse direction des Afaires inancières de la banque, chargée des émissions d’actions et d’obligations pour le compte des entreprises. C’est probablement une partie de la documentation de cette antenne, composée essentiellement de coupures de presse, qui fut saisie lors de la révolution de 1917 et fut coniée par la suite aux archives d’État de Saint-Pétersbourg, sous le nom de fonds 621. Pour les historiens, les études inancières, très largement conservées, constituent une « source extraordinairement riche », selon l’expression de John Mc Kay36. Valerij Bovykin (1927-1998) préparait en 1998 une édition d’extraits des études du Crédit lyonnais sur les entreprises et secteurs industriels en Russie pour la collection « Archives économiques du Crédit lyonnais », lancée en 1995. La mort l’a emporté malheureusement et prématurément lors d’un congrès international d’historiens économistes : dans son introduction inachevée, il écrivait notamment : Si l’on considère que les archives de nombreuses entreprises industrielles en Russie ont été perdues du fait de la Révolution et surtout de la seconde guerre mondiale, les archives du service des études inancières du Crédit lyonnais constituent peut-être la documentation la plus complète sur l’histoire de l’industrie russe à la charnière des xixe et xxe siècles.

Bovykin rappelle avec Girault que les capitaux français s’étaient principalement investis dans la métallurgie et les industries mécaniques, les industries minière, pétrolière et cimentière : autour de 1900, dans le bassin du Donets, neuf grandes sociétés de charbonnages sur seize étaient contrôlées par des Français37. Les études du Crédit lyonnais rendent comptent de cet engouement en suivant les vagues qui le caractérisent, notamment au moment de la croissance de 1909-1913 et du regain d’intérêt pour le pays. La banque a porté principalement ses regards sur les industries minière et métallurgique. Une centaine de cartons d’archives renferment des études industrielles sur la Russie, auxquelles il faudrait ajouter les études économiques concernant les inances et emprunts russes. Nous n’avons en revanche pas distingué parmi les études celles qui concernent des sociétés contrôlées par les Français, sélection que seule une lecture des dossiers permettrait de réaliser. Pourquoi une banque de dépôts, dont on a dit qu’elle n’avait pas de participation au capital d’entreprises installées en Russie, s’est-elle intéressée aussi intensément aux sociétés industrielles ? La principale raison est que le Crédit lyonnais pouvait être appelé à participer à un syndicat d’émission de titres puis à placer 36.. J. Mc Kay, Pioneers…, p. 397. 37. R. Girault, Emprunts russes…, p. 64.

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des titres dans sa clientèle : il devait donc impérativement évaluer le plus objectivement possible la valeur des sociétés et des titres qu’elles émettaient, ainsi que leur capacité à assurer le service de leur dette où à verser des dividendes. Ensuite, le Crédit lyonnais, dans son activité de banque commerciale, pouvait recevoir en garantie de prêt, d’escompte ou d’avances en compte courant des titres de sociétés qu’il convenait d’apprécier à leur juste valeur38. Le plan type d’une étude complète comprend un historique rapide de la société, sa forme juridique et la composition du conseil d’administration, les relations bancaires, la description de l’outil industriel (usines, outillage, produits, débouchés commerciaux), résultats d’exploitation et bilans, analyse de l’opération inancière projetée et appréciation résumée de l’ingénieur sur l’afaire et l’opération inancière. Certaines études sont de simples notes, d’autres peuvent comprendre une centaine de pages et de graphiques ou plans annexés. Le service des Études inancières étant directement rattaché à la direction générale, ses avis sont indépendants. Ils peuvent être parfois acérés, avec ce que Girault a qualiié pour une étude de « philosophie sereine du concurrent ». C’est notamment le cas pour les Aciéries de Makeevka, du groupe Société générale, qui ne trouvèrent grâce ni en 1899, ni en 190439. Aux archives des Études inancières, il faut ajouter celles de la direction des Afaires inancières (DAF), qui, attachée à la Direction générale, s’occupait des émissions d’emprunts d’États ou de collectivités, et des émissions d’actions et d’obligations de sociétés. Un dossier d’émission comprend en général la correspondance concernant l’afaire (origine de l’afaire, répartition des parts au sein du syndicat bancaire, discussion des commissions), le contrat ou sa copie, 38. « L’étude inancière est l’étude de la situation inancière d’une personne morale (État, province, département municipalité, société privée) ou physique (industriel ou commerçant) sollicitant sous la forme d’un prêt (emprunt obligataire, avance bancaire) ou d’une participation (action, part sociale etc.) ou d’une mise de fonds quelconque. Le but de cette étude est de permettre au prêteur éventuel de porter un jugement sur l’afaire qui sollicite son concours inancier. La critique des données possédées doit aboutir à un jugement porté sur le passé et à une opinion sur l’avenir de l’afaire », dans La banque et ses services, Paris, 1932, t. XI, p. 146. 39. R. Girault, Emprunts russes…, p. 270 et archives historiques CL, DEEF 11850/1 et 13601. Extrait de l’étude de 1904 (ibid., DEEF 13601) : « L’usine de Makeevka est bien outillée mais elle est incomplète et sa conception est un non sens, puisque l’on y produit principalement des poutrelles en acier Martin. La fonderie de tuyaux est mal outillée et en désordre. Les prix de revient de l’usine sont parmi les plus élevés du bassin, ce qui tient à l’emploi illogique du métal Martin aussi bien qu’à la cherté des matières premières… ». « La situation inancière est très mauvaise […]. La construction de l’usine a été peu économique mais surtout des fautes surprenantes ont été commises au début de l’afaire, dans la conclusion de contrats ruineux […]. Il a été perdu depuis l’origine une dizaine de millions et les actions n’ont actuellement aucune espèce de valeur ». « […] La direction de la société a été très mauvaise jusqu’en 1904 ; l’ancien directeur a laissé une réputation déplorable à tous points de vue et l’administration a commis une faute de plus en le gardant jusqu’à la in de 1903 ».

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la notice d’émission au public, éventuellement l’étude inancière demandée à l’occasion. Les dossiers d’afaires inancières ont été plutôt bien conservés par les établissements inanciers, car les longues périodes d’amortissement des emprunts imposaient d’aussi longues périodes de conservation. Il est donc possible, sur une même afaire, de confronter les sources et donc les points de vue des banques. L’étude de la clientèle de la banque et de la colonie française de Moscou peut aussi être approchée par d’autres types de sources : - les registres d’inventaires comptables généraux du Crédit lyonnais40 gardent une trace des comptes courants nominatifs (commerciaux en principe) au 31 décembre de chaque exercice à partir de 1890, ce qui permet de connaître non seulement la clientèle, mais aussi le rayonnement de l’agence, puisque l’origine géographique du client est précisée quant il s’agit de comptes dits « Russie », « Étrangers » ou « Banques », par opposition aux comptes « Ville » ; - des listes de comptes igurent aussi dans les archives de la Direction des agences étrangères : certaines listes établies en 1918 classent la clientèle par nationalité ; des dossiers relations annulés ont été conservés sans que l’on sache toutefois faire la diférence avec les dossiers clients. Au total et malgré les travaux importants, toujours valables à bien des égards, des pionniers de l’histoire des relations économiques franco-russes, nous espérons avoir montré qu’il reste de la place pour d’autres études fondées sur de nouvelles problématiques et de nouvelles approches. En premier lieu, une approche micro-économique du rôle des banques françaises et de leurs agences, s’appuyant sur une analyse, comparative, de leurs bilans, de leurs clientèles, de leurs opérations et de leur fonctionnement. En second lieu, une histoire sociale des employés de tous niveaux, français ou non, des banques françaises en Russie, qui pourrait se fonder sur une démarche prosopographique. Là aussi, la recherche n’a de sens que comparative, à partir de sources facilement accessibles. Cette recherche ne serait qu’un élément d’un programme plus vaste sur les personnels expatriés et les employés des entreprises françaises à l’étranger. Enin, le croisement de sources comme les études inancières, les dossiers d’opérations inancières (émission d’actions et d’obligations), les correspondances, peut encore ouvrir de belles perspectives en matière d’histoire des entreprises et des secteurs industriels. Roger Nougaret Mécénat et archives historiques de Crédit agricole SA

40. Archives historiques CA, 31 AH 85-223, pour la période 1890-1913.

L’INSTALLATION DE LA BANQUE ROTHSCHILD EN RUSSIE DE 1883 À 1886 par

Elena RAZVOZZHAEVA

L’intérêt des Rothschild pour le pétrole russe est depuis longtemps un mystère pour les historiens, intérêt qui s’est soudain manifesté en 1886 quand la banque a racheté la société d’A. Bunge et de S. Palaškovskij en l’appelant Société de Batoum pour la production et le commerce du pétrole ou BNITO. L’intervention de cette banque privée renommée, dans les afaires de pétrole, étonna à l’époque. Le pétrole n’était pas considéré comme un combustible ; il était surtout utilisé comme huile lampante. Peu d’hommes d’afaires voyaient des perspectives d’avenir dans les investissements pour ce produit. L’intervention de la banque, fondée sur de longs calculs et estimations, fut providentielle, puisque le rachat de la société pétrolière russe a apporté aux Rothschild de substantiels dividendes. L’histoire du développement puis des causes du retrait des Rothschild, trente ans plus tard, des afaires russes, a déjà été étudiée par Aleksandr Fursenko, Valerij Bovykin et René Girault1, mais les motifs qui ont conduit les banquiers à investir dans le pétrole de Bakou restent diiciles à comprendre. Les ingénieurs sont alors au cœur de toute initiative bancaire d’investissements dans les entreprises étrangères. L’étude de la correspondance de Jules Aron, ingénieur en chef de la banque de Rothschild, nous permet d’éclairer les débuts des investissements de la banque et surtout d’expliquer les enjeux de cette première démarche. En 1883, le chemin de fer transcaucasien reliant Bakou à Batoum est ouvert au traic, donnant aux produits pétroliers de la Caspienne un débouché sur la mer * ANMT : Archives nationales du monde du travail. 1.  A. A.  Fursenko, he Battle for Oil  : he Economics and Politics of International Corporate Conlict over Petroleum, 1860-1930, Greenwich, 1990 ; В. И. Бовыкин [V. I. Bovykin], Французские банки в России. Конец xix-начало xx века [Les banques rançaises en Russie, de la in du xixe au début du xxe siècle], Moscou, 1999  ; René Girault, Emprunts russes et investissements français en Russie, 1887-1914, Paris, 1973.

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Noire. Les constructeurs de cette voie ferrée, A. Bunge et S. Palaškovskij se sont vite rendus compte de son importance pour la conquête des marchés étrangers. Ils fondent le 1er juillet 1883 la Société de Batoum pour la production et le commerce du pétrole. Une nouvelle vague d’exploitation du pétrole de la région se développe. Dès le début, les Rothschild sont mis au courant de son ampleur par Jules Aron. Considérées comme illisibles, les correspondances d’Aron sont peu connues des historiens. La plupart de ses lettres sont conservées dans le fonds Rothschild (fonds 132 AQ) aux Archives nationales du monde du travail à Roubaix, sous forme de copies-lettres. Nous avons consulté une dizaine de registres de ces lettres (cotés 840 à 849). Elles permettent de reconstituer les étapes de la négociation qui ont précédé le rachat par la banque Rothschild en avril 1886 de la société de Palaškovskij et Bunge. Contrairement à ce que prétend A. A. Fursenko, la société n’a pas été rachetée en 18852. On distingue trois périodes de négociation : celle des ouvertures de la société Nobel aux Rothschild (de la in de 1883 à la in de l’été 1884) ; celle de la confrontation des deux sociétés auprès de la banque de Rothschild et son projet d’entente (de septembre 1884 au 4 mars 1885) ; et enin celle du second rapprochement de la banque avec la société de Palaškovskij et Bunge et le rachat de celle-ci (d’août 1885 au printemps 1886).

I. — Les avances de la société Nobel (fin 1883 - fin de l’été 1884) Une nouvelle vague de croissance de l’exploitation du pétrole à Bakou se développe au début des années 1880, comme l’atteste en 1883 un pic de croissance du nombre des compagnies pétrolières russes à Bakou depuis 1873 (voir ig. 1)3. Les Rothschild commencent à recevoir des propositions d’investissement dans le pétrole russe. Dans les Archives historiques d’État de Saint-Pétersbourg, un rapport de la société Nobel de 18834 mentionne que les dirigeants de la société de Palaškovskij et Bunge ont besoin de capitaux pour de nouvelles installations pétrolières en Russie et pour développer l’exportation du pétrole à l’étranger par le nouveau chemin de fer transcaucasien reliant Bakou aux ports sur la mer Noire de Batoum et Poti. Ils ont besoin d’augmenter leur capital par l’émission de cinq millions de roubles d’actions. Malgré cette initiative, ils n’arrivent pas à trouver des investisseurs et se tournent vers les Rothschild. 2. A. A. Фурсенко [A. A. Fursenko], « Парижские Ротшильды и русская нефть [Les Rothschild de Paris et le pétrole russe] », dans Вопросы истории [Les questions de l’histoire], n° 8, 1962, p. 29-42. 3. K. A. Пажитнов [K. A. Pažitnov], Очерки по истории бакинской нефтедобывающей промышленности [Les essais sur l’histoire de l’industrie pétrolière de Bakou], Moscou/Léningrad, 1940, p. 78. 4. RGIA / РГИА, fonds n° 1458, opis n° 1, n° 1725, fol. 1-9.

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Figure 1 : les compagnies pétrolières à Bakou.

Nobel avait besoin de capitaux pour maintenir la rapide croissance de l’activité de ses raineries. À la in de 1883, par l’entremise du général-major O. de Plemânnikov (Plemiannikof), Jules Aron reçoit des propositions d’investissement dans le pétrole russe et plus précisément dans la société Nobel, la plus grande société productrice de pétrole en Russie. Jules Aron est un ingénieur consultant de la rainerie d’huile minérale de Fiume en Autriche-Hongrie, qui appartient aux Rothschild. Aron cherche un expert compétent pour examiner sur le terrain l’état des afaires russes et son choix tombe sur Wilhelm Singer, brillant ingénieur de la même société. Wilhelm Singer se rend à Bakou avec deux autres mandataires de Rothschild, Ofenheim et Kornhauser, et rédige un rapport qui attire l’attention de Maurice Ephrussi, gendre du baron Alphonse de Rothschild, banquier d’origine juive russe. Dans ce rapport la société Nobel est décrite comme ayant une excellente réputation « justiiée par la beauté de la lumière aussi bien que par l’absence totale d’odeur »5 de son pétrole lampant. Le 16 avril 1884, Aron organise un rendez-vous entre Singer et les Rothschild. Singer reste trois jours à Paris « sans cesse en conférences »6 avec les Rothschild. Les barons semblent être très intéressés et sont sur le point de faire venir Nobel à Paris pour des négociations oicieuses, sous réserve de ne pas être obligés de lui envoyer une invitation quelconque. La démarche doit être faite par Maurice Ephrussi. Mais Nobel ne s’empresse pas, il garde le silence pendant deux semaines quand, le 8 mai 1884, Aron apprend que l’afaire a été gâchée par les deux mandataires de la maison Rothschild qui ont voyagé avec Singer en Russie et ont promis à Nobel 5. ANMT, 132/AQ/842, lettre du 26 mars 1884. 6. ANMT, 132/AQ/842, lettre du 23 avril 1884.

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« monts et merveilles : installation de réservoirs, construction de bateaux, réservoirs, etc. »7. C’est pourquoi, le 21 mai, Nobel informe « Messieurs de Rothschild » qu’il envoie à Paris son mandataire Solitica pour négocier les conditions d’investissement sur les bases fausses, proposées par les accompagnateurs de Singer. Les négociations n’avancent pas et Aron décide d’inviter à Paris Nobel en personne. Le 21 mai 1884, il écrit au banquier autrichien, Henri Deutch, amis des Rothschild : Grande réunion aujourd’hui avec Mr Solitica. Les renseignements sur le personnage ne sont pas parfaits, loin de là. Nous nous sommes donc tenus sur une réserve dictée par les circonstances. Voyant que son projet n’aurait aucune chance d’être pris en considération en haut lieu, s’il n’est pas présenté par Mr Nobel et s’est décidé à télégraphier : « Nobel – Petersbourg ». Ai trouvé ces Messieurs disposés en principe à examiner combinaison importante dans l’afaire pétrole. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. Vous engage à venir au plutôt Paris. Solitica8.

Au début de l’été 1884, Louis Nobel (Ludwig Nobel) en personne vient à Paris, et le 13 juin le projet commun est élaboré. Suite à ces négociations, Aron se déplace à Bakou pour examiner la situation. Pendant ce voyage, il fait la connaissance de I. Lagerwall, le secrétaire général suédois de la maison Nobel. Lagerwall lui donne tous les chifres et renseignements nécessaires sur la maison Nobel. Il « m’assurait du sincère désir qu’avait Mr Nobel d’obtenir le concours de la maison en vue du développement de ses afaires par la voie transcaucasienne »9. Aron lui écrit qu’il est en train de rédiger un rapport sur l’afaire russe et que celle-ci sera prise par les Rothschild « en très sérieuse considération »10. Mais les agitations de Nobel auprès des Rothschild, malgré tous leurs eforts pour garder l’afaire conidentielle, attirent l’attention de ses principaux concurrents : A. A. Bunge et S. Palaškovskij. Bunge fait également une proposition d’investissements aux Rothschild. Cependant, les ex-mandataires des Rothschild ont eux aussi vu des occasions de s’enrichir, en proposant à Nobel un contrat de distribution du naphte en Autriche-Hongrie par la maison Lindheim. En efet, comme l’a souligné R. Girault, pour les sociétés pétrolières russes, le problème essentiel était moins la production du pétrole que sa vente à l’étranger11. Les contrats de distribution en Europe par des distributeurs expérimentés étaient donc essentiels pour les sociétés russes. Nobel, comme on le verra plus tard, signe un contrat de distribution exclusif du pétrole avec Lindheim et ne se sent pas obligé de le rompre au bénéice d’un nouveau contrat avec la société de Fiume. 7. ANMT, 132/AQ/842, lettre du 8 mai 1884. 8. ANMT, 132/AQ/842, lettre du 21 mai 1884. 9. ANMT, 132/AQ/843, lettre du 5 septembre 1884. 10. Ibid. 11. René Girault, Emprunts russes…, p. 273.

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Une autre pierre d’achoppement était la question de l’estimation du prix minimum du mélange distillé, diférent selon les calculs d’Aron et de Nobel. Ainsi, dans l’afaire russe, on constate dès le début l’apparition de diicultés dans les négociations de Nobel avec les Rothschild. L’automne de 1884 se transforme en une période d’hésitation tant du côté des Rothschild que du côté de Nobel.

II. — Les offres concurrentes des sociétés Nobel, Bunge et Palaškovskij (septembre 1884 - 4 mars 1885) La deuxième période est marquée par les hésitations des Rothschild à signer un contrat avec Nobel. Ces hésitations s’expliquent, d’un côté, par le besoin de bien étudier l’afaire avant de s’y lancer, de l’autre, par une série d’imprévus qui freinent les négociations.

1. La faisabilité des projets de Nobel Au début de septembre 1884, Aron prépare son rapport sur les afaires russes. Il y décrit la position exceptionnelle de la maison Nobel dans les afaires pétrolières à Bakou face à ses concurrents américains et russes (Bunge et Palaškovskij). Jules Aron, avant de se lancer dans la deuxième étape des négociations avec Nobel, devait analyser la faisabilité des deux projets de Nobel. Son analyse est fondée sur les notes prises pendant son voyage à Bakou. Le premier projet consistait à augmenter le capital de l’entreprise Nobel de cinq millions roubles, somme recherchée par Nobel depuis un an. Selon Aron, l’afaire pourrait s’avérer intéressante : il constatait la croissance de la consommation de pétrole lampant en Russie et dans les pays voisins, et remarquait l’activité performante de la société Nobel. En efet, de janvier à la in de l’été de 1883, 1 078 130 « pouds »12 de naphte ont été livrés aux acheteurs russes et 3 020 000 aux distributeurs étrangers. Pour la même période de 1884, la quantité a augmenté de 50 %. Aron conclut : « Le pétrole russe est donc destiné, sauf événements imprévus, à prendre une large place dans la consommation des pays baignés par la Méditerranée et de l’Extrême Orient »13. Le projet d’investissement direct dans la société Nobel semble donc très intéressant. Le second projet mis sur la table de négociation est celui de la création d’une société d’exportation de pétrole par la mer Noire et de la cession de parts de fondateurs à Nobel. Ensuite, après la défalcation des intérêts et l’amortissement 12. Un « pud » (« poud ») vaut 16,38 kg. 13. ANMT, 132/AQ/843, lettre du 5 septembre 1884.

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de l’emprunt, le bénéice net sur les ventes de pétrole serait divisé en deux parties entre Nobel et les Rothschild. Les calculs faits par Aron devaient surtout vériier la faisabilité du premier projet. L’ingénieur se penche sur l’estimation du coût initial du pétrole russe, question cruciale pour l’afaire. Pour cela, il prend en compte les coûts de l’extraction du pétrole, de son transport à Batoum, de la manutention et les prix du pétrole américain. La condition de base est que le prix du pétrole russe soit moins élevé de 1,5 francs que le cours du pétrole brut américain en vrac à New York. Selon les calculs d’Aron du 8 septembre, le cours du pétrole américain est de 6,59 francs les 15 kg, le cours minimal étant de 5 francs les 15 kg en vrac. Le prix du pétrole russe se compose de 10 à 12 kopecks par « poud » sur wagon-citerne à Bakou, du coût de transport du pétrole jusqu’à Batoum de 20 à 23,5 kopecks par « poud » et du coût de manutention et d’embarquement de 3 kopecks par « poud » dans le port de Batoum. Ainsi, le coût total d’un « poud » de pétrole russe est autour de 4,50 francs ce qui promet des marges intéressantes sur la vente du pétrole russe à l’étranger. Les estimations du coût minimum du mélange distillé de Nobel étaient plus élevées de 20 % que celles d’Aron : 13,5 kopecks par « poud », ce qui faisait du pétrole russe une marchandise moins concurrentielle à l’exportation que le pétrole américain. Les estimations d’Aron et de Nobel n’étant pas les mêmes, elles ne contribuaient pas à l’avancement des négociations.

2. Les ex-mandataires jouent pour leur propre compte L’autre complication venait de l’intervention dans les négociations des distributeurs autrichiens de pétrole, Kornhauser et Ofenheim, qui avaient travaillé auparavant pour les Rothschild, mais étaient devenus associés de la compagnie autrichienne Lindheim et Co. Singer, l’ingénieur de la rainerie de Fiume, qui avait voyagé en Russie pour faire le premier rapport, avait de son côté démissionné pour s’associer avec cette compagnie. Alors que les négociations oicielles approchaient, Aron apprit que les mandataires de Rothschild avaient décidé de jouer pour leur propre compte et avaient commencé à négocier avec Nobel un contrat de monopole pour la distribution de pétrole lampant en Autriche-Hongrie. Lindheim, l’importateur autrichien les rejoignit, et ce n’est que l’intervention directe d’Alphonse de Rothschild qui mit in à ces manœuvres. Les Rothschild cherchaient à signer avec Nobel un contrat de distribution exclusive du pétrole russe par la société romaine de Fiume, inancée par la banque, et patronnée par Jules Aron : le contrat obligerait Nobel à vendre le pétrole russe en Europe par l’intermédiaire de la société de Fiume. Mais, d’après les lettres de Jules Aron, les banquiers prennent progressivement conscience qu’en cas de

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choix entre le contrat avec les Russes et l’exclusivité de la société de Fiume, le contrat avec les Russes pèserait plus et serait plus proitable. Toutefois, dans les négociations, ils continuent d’insister sur le contrat de partenariat avec Fiume. En même temps, Nobel, ayant déjà un contrat de distribution de son pétrole avec la société autrichienne Lindheim, n’a pas intérêt à se lier les mains en signant un autre contrat avec Fiume. Lagerwall, le secrétaire de Nobel, écrit à Aron : « Il est évident que les bas prix d’Amérique ne nous empêchent pas de bien vendre en Autriche. La Roumanie nous empêchera-t-elle de le faire ? »14 Surtout que l’industrie là-bas était condamnée à l’avance selon lui. Lagerwall souligne que la société Nobel vend bien son pétrole en Autriche-Hongrie, malgré la concurrence du pétrole américain et roumain, et que le contrat avec la rainerie de Fiume ne changerait pas grand-chose. Nobel propose donc de diviser le marché de l’Autriche-Hongrie en deux parties entre les sociétés de distribution de Lindheim et de Fiume, et de vendre le pétrole au même prix par l’intermédiaire des deux sociétés. Cependant, la facilité avec laquelle Nobel entame et s’investit dans les pourparlers avec les autres acteurs économiques, alors qu’il est en négociation avec les Rothschild, agace ces derniers. Aron écrit à ce propos à Singer : Je crains bien que ces avances ne soient pas favorablement accueillies. Mss de Rothschild entreront de plein pied dans les afaires russes et alors ils ne sauraient participer à une opération secondaire et dépendante de ces afaires, ou bien ils se retirent et dans ce cas leur abstention sera complète15.

3. Les avances des concurrents russes de Nobel Les négociations entre Rothschild et Nobel prennent une telle importance qu’à la surprise des banquiers, toutes les parties prenantes de l’afaire se rendent à Paris ; Bunge et Kornhauser sans invitation des Rothschild. Les négociations commencent le 30 septembre ; Bunge est à Paris le 2 octobre. En efet, quand Nobel envoie son mandataire pour mener les négociations avec les Rothschild, A. Bunge décide de se rendre à Paris en personne et de demander à la maison Rothschild un emprunt de 600 000 roubles (soit 1 500 000 francs). Les Rothschild étudient l’afaire mais ils sont plus intéressés par le projet de partenariat avec Nobel. Ils se renseignent aussi sur la réputation de Bunge et Palaškovskij et Aron écrit le 20 octobre que si « des renseignements sont peu favorable sur P., Mr Bunge passait pour un homme très honorable. Ingénieur distingué, mais incapable de réagir contre les tendances spéculatives de son associé »16. Pour Aron, Palaškovskij est « le plus puissant que j’avais auprès du gouvernement 14. ANMT, 132/AQ/843, lettre du 9 septembre 1884. 15. ANMT, 132/AQ/843, lettre du 8 septembre 1884. 16. ANMT, 132/AQ/843/II, lettre du 20 octobre 1884.

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et notamment dans la direction des chemins de fer ». Malgré ce contrat, Aron est conscient que les Russes ne pourraient pas garantir à long terme le monopole du transport du pétrole. Comme les deux Russes contrôlent le transfert du pétrole par le Transcaucasien, les Rothschild pensent même leur proposer de créer une entente avec la société Nobel au cours des négociations avec ce dernier. Aron écrit : Je ne voudrais pas faire fonds sur un privilège éphémère et sur le sort de notre entreprise à celui de Mr Palaškovskij. D’autre côté, je suis loin de partager l’optimisme de Mr Lagerwall, et j’estime que notre situation ne serait rendue vraiment favorable que par une alliance avec les deux sociétés russes. Pour atteindre ce but il faut que les deux sociétés rivales se soient préalablement entendues et le meilleur accord serait la fusion des deux sociétés en une seule par l’entremise de la maison de Rothschild dont l’une et l’autre réclament l’appui inancier. J’ai conseillé à mes chefs d’inviter Mr Nobel et Palaškovskij à venir discuter avec eux les bases d’un traité provisoire et j’ai tout lieu d’espérer que mon avis sera écouté17.

Ainsi, selon Aron, sans une alliance avec Palaškovskij et Nobel, il est impossible de rentrer sur le marché russe du pétrole, puisque les dépenses seraient trop élevées. De plus, Palaškovskij semblait être très favorable à la signature du contrat avec Fiume, et pour leur vendre 30 000 barils d’une huile mélangée de distillé et de brut par l’entremise de Kornhauser. Aron pense qu’il faut en proiter parce que, de toute façon, on pourrait renégocier les conditions plus tard. Le 7 octobre, Aron commence à analyser de près les propositions de Bunge : Aron veut savoir si les obligations que Mr Bunge veut mettre et remettre en nantissement sont hypothécaires : c’est-à-dire si : […]  elles garantiraient la propriété de tous ses immeubles  : à Bakou et à Batoum […]. La question est de savoir si le bénéice à réaliser sur les huiles livrées dans l’année justiient les risques quels qu’ils soient d’une avance de 1 500 000 francs (600 000 roubles) et c’était de bonne politique de non seulement empêcher P[alaschkowsky] et B[unge] de s’arranger avec d’autres, mais de l’avoir sous sa coupe comme débiteur […]. Mr le B[aro]n Alphonse en informe par l’entremise de Mr Lagerwall que s’il apportait une nouvelle proposition (10 % de prime au lieu de 20 % et la consignation avec 1 % à 2 % de concession… il y avait toute probabilité pour un accord ou contrat provisoire18.

Les pourparlers avec Palaškovskij et Bunge n’ont pas encore pris de forme oicielle parce qu’à ce stade les Rothschild privilégient la société Nobel. Les Rothschild sont tellement sûrs que l’afaire marchera qu’ils commencent à monter un groupe pour inancer le projet et jouer la carte de Fiume auprès de Nobel. Nobel restant ferme sur ses déclarations, le 16 octobre 1884 les Rothschild, après avoir étudié les avances de Bunge, décident de faire une proposition à celui-ci à 17. ANMT, 132/AQ/843, lettre du 22 août 1884. 18. ANMT, 132/AQ/843/II, lettre du 7 octobre 1884.

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condition de « réduction de l’avance au chifre de 300 000 roubles, garantis par 750 000 roubles d’obligations à émettre et remboursable en douze ou dix huit mois en vertu d’un marché d’égale durée que le prêt »19. Mais le lendemain ils apprennent que la société de Bunge et Palaškovskij, juste après la démission de Singer, a signé un contrat exclusif avec Singer et ses nouveaux partenaires en Autriche-Hongrie pour la distribution du pétrole. Bien évidemment, les Rothschild décident de clore l’afaire et de ne plus prêter les 600 000 roubles en question à Bunge. Aron écrit : « Les choses ont pris une telle tournure que je ne sais pas où j’en suis en tout état de causes »20. Parallèlement, les industriels de Bakou ont demandé au gouvernement d’interdire l’exportation de naphte brut, ce qui oblige les Rothschild à prendre à nouveau leurs distances dans les négociations. En janvier 1885, les Rothschild reçoivent les bilans de la société Nobel qui les déçoivent. Aron en témoigne dans sa lettre à Lagerwall : « Il est regrettable qu’au moment même où ma maison doit se décider en principe à entrer dans l’afaire du naphte de Bakou les résultats soient si peu brillants »21. La cause principale de ces résultats est la mauvaise livraison du pétrole. Mais, sachant que c’est la société concurrente de Nobel, la société de Bunge et de Palaškovskij, qui contrôle le chemin de fer transcaucasien, on comprend mieux pourquoi la société Nobel a ces diicultés de livraison. À la in de janvier, Nobel refuse de signer le contrat avec les Rothschild et de venir à Paris pour des raisons de santé. Les lettres d’Aron montrent que les bilans décevants de la société Nobel ne sont qu’un prétexte pour tester la iabilité de l’entreprise. Au fond, c’est le comportement de Nobel et sa façon de traiter les banquiers qui déçoivent les Rothschild. Aron écrit sur l’attitude de Nobel : Ces gens là ne connaissent pas le caractère de mes chefs, ils s’imaginent qu’ils ont afaire à de simples banquiers qui cherchent à tenir un proit immédiat de l’opération en vendant leurs actions avec prime, et à réaliser ensuite les entremises auxquelles ils sont intéressés. De là des réticences qui inissent par irriter Mss les Barons, pas habitués à ce qu’on les traite avec méiance22.

Dans sa lettre à Henry Deutsch23, Jules Aron donne plus de détails sur les causes de cette méiance : 19. ANMT, 132/AQ/843/II, lettre du 16 octobre 1884 20. ANMT, 132/AQ/843/II, lettre du 20 octobre 1884. 21. ANMT, 132/AQ/845, lettre du 23 janvier 1885. 22. ANMT, 132/AQ/845, lettre du 16 février 1885. 23.  Henry Deutsch et son frère Émile continuaient à développer les raineries fondées par leur père Alexandre. Ils se sont associés au début des années 1880 avec les frères Rothschild pour construire des raineries en Espagne et en Autriche-Hongrie. Ils se connaissaient très bien et Henry Deutsch, futur célèbre mécène, menait une riche correspondance avec Jules Aron sur les questions pétrolières, y compris sur les « afaires russes ».

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Il [Louis Nobel] apprendra que si Mess. de R. se décident à participer à l’entreprise, ce n’est pas comme les Sociétés de crédit de Berlin ou d’autres bailleurs de fonds pour réaliser au plus tôt une afaire sur les actions. Quand ces Messieurs interviennent dans une afaire industrielle, ils assument devant le public, qui a l’habitude de leur livrer aveuglement une responsabilité qui les oblige, de soutenir cette afaire jusqu’au bout. Voilà pourquoi ils hésitent tant à mettre leurs noms dans des sociétés par actions24.

La méiance de Nobel s’expliquerait aussi par le fait que, dans les années 1880, les Rothschild eux-mêmes s’étaient retirés des afaires gouvernementales russes et ce sont des banques berlinoises qui en avaient le monopole25. Ce désengagement des Rothschild des afaires russes en général est dû à la politique antisémite menée par le gouvernement d’Alexandre III. Le 4 mars 1885, les irritations de Rothschild ont eu comme résultat la rupture avec la société Nobel. Aron écrit à Lagerwall : En présence d’une sorte de marchandage du rôle assigné à ma maison dans l’afaire d’exportation et de l’attitude franchement hostile prise par la Sté Nobel envers la rainerie de Fiume, messieurs de Rothschild, tout en regrettant les malentendus qui ont subsisté jusqu’au bout, se sont décidés de s’abstenir de toute participation dans l’entreprise Nobel frères. De ces longues et laborieuses négociations, dont l’issue a été si peu conforme à notre mutuel désir, il me restera la satisfaction d’avoir noué avec vous des relations amicales auxquelles j’attacherai un grand prix. J’espère qu’à votre prochain voyage à Paris : vous ne manquerez pas de venir me voir26.

Il ajoute dans une lettre adressée à Henry Deutsch : Décidément tout est rompu avec Mr Nobel : on a refusé aujourd’hui par lettre oicielle de payer les coupons des obligations aux caisses de la R. Laitte à l’échéance du 1er avril prochain. […] Selon Aron, les échos dans les journaux que les négociations entre la société russe et la banque de Rothschild n’ont aboutis à rien « doit défavorablement impressionner Mr Nobel et abattre son orgueil27.

Ainsi, si on reprenait les causes de la rupture des Rothschild avec le meilleur producteur de pétrole lampant russe de l’époque, Louis Nobel, on mettrait en avant les problèmes suivants : - les calculs du prix minimum du naphte de Nobel et d’Aron étaient diférents, les estimations de Nobel étant plus élevées. Ces dernières diminuaient donc la marge de proit du futur distributeur du pétrole en Europe, faisant du pétrole américain un produit plus intéressant à revendre ; - les bilans annuels de la société Nobel étaient décevants aux yeux des experts de la banque de Rothschild ; 24. ANMT, 132/AQ/845, lettre du 15 février 1885. 25. Jean Bouvier, Les Rothschild. Histoire d’un capitalisme familial, Paris, 1983, p. 272. 26. ANMT, 132/AQ/845, lettre du 4 mars 1885. 27. ANMT, 132/AQ/845, lettre du 5 mars 1885.

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- les négociations furent interrompues par les concurrents de Nobel en Russie, A. Bunge et S. Palaškovskij, et retardées pas la grève des producteurs locaux de pétrole russe ; - les négociations furent interrompues aussi par les ex-mandataires de Rothschild, Kornhauser, Ofenheim et Singer, qui ont joué constamment double jeu et inalement se sont tournés vers le concurrent de la société de Fiume, inancée par Rothschild, la compagnie autrichienne de Lindheim ; - Nobel a signé un contrat avec cette dernière compagnie, alors qu’il a refusé de signer un contrat avec les Rothschild. Le Russe, d’origine suédoise, s’est montré arrogant dans son attitude envers des banquiers de grande renommée. Il a évité plusieurs fois les Rothschild pour ne pas continuer les négociations et leur a dit qu’il allait les consulter sur les ventes de pétrole russe seulement dans les pays en dehors de l’Allemagne, la Scandinavie et la Russie. Ce dernier problème était sans doute le plus diicile à surmonter pour les Rothschild, qui n’étaient pas habitués à ce genre de comportement. Tous ces problèmes ont beaucoup refroidi les Rothschild qui décidèrent de ne pas rentrer dans les « afaires russes » de pétrole. Plusieurs mois plus tard, cette décision fut remise en question quand les banquiers apprirent que les principaux concurrents de Nobel, Bunge et Palaškovskij, étaient en faillite. Ici commence la troisième et dernière étape de la saga de l’entrée de Rothschild dans les afaires russes.

III. — Le rapprochement et le rachat de la société Bunge et Palaškovskij (août 1885 - printemps 1886) La troisième période commence le 3 août 1885 quand l’afaire Palaškovskij revient sur le tapis des négociations avec les Rothschild. L’ex-associé de Maurice Ephrussi l’informe que la société de Bunge et Palaškovskij connaît des diicultés inancières et se vend actuellement au prix de 1 250 000 roubles. Le prix est médiocre si on le compare à celui de l’année précédente qui s’élevait à 10 500 000 roubles… Kornhauser, Singer et Ofenheim cherchent à l’acheter et, parallèlement, les Rothschild envoient de leur côté un ingénieur pour examiner l’afaire. Les premiers se montrent très actifs, mais, selon Aron, ce sont eux qui ont contribué le plus à la faillite de la société russe : « Il faut conclure de cette démarche que Mess. Ofenheim, Singer, etc., ont apporté à ces Mess. Russes plus de paroles que d’espèces et que la situation est comme ci-devant tout à fait mauvaise  »28. Si on tient compte de ces remarques, les raisons pour 28. ANMT, 132/AQ/845, lettre du 1 août 1885

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lesquelles Bunge et Palaškovskij vont préférer reprendre les pourparlers avec les Rothschild deviennent plus claires. Aussi, après la remise du rapport de l’ingénieur Étienne en novembre 1885, les Russes viennent à Paris dès la in de janvier 1886 pour des négociations. Le 1er mars 1886, un an après la rupture avec Nobel, Aron écrit : « Nos négociations avec Mr Palachkowsky se poursuivent activement. Il y a des chances sérieuses en faveur d’une solution prochaine »29. Et le 25 mars, il remarque que la « transaction intervenue consiste en réalité dans l’achat des installations pour une somme de roubles 1 200 000 que Mr Étienne ne trouve pas exagérée. Ces installations ont coûté Rs 2 000 000 et sont toutes nouvelles30 ». En avril, enin, le marché est conclu : inalement les Rothschild achètent les 1 500 actions qui constituent le capital initial de la société de Bunge et Palaškovskij, pour 1 500 000 roubles. Les 1 500 actions sont réparties entre la banque de Rothschild frères (675 actions pour 1 350 000 francs), le baron Albert de Rothschild (250 actions pour 500 000 francs), le baron Fehleisen, le banquier de Saint-Pétersbourg (250 actions pour 500 000 francs), Maurice Ephrussi (75 actions pour 150 000 francs) et la banque Deutsch et ils (250 actions pour 500 000 francs)31. Dès lors, les partenaires potentiels, Nobel et Rothschild, deviennent des concurrents directs pour environ trois décennies. La décision de Rothschild a été providentielle : le pétrole commence à apporter des bénéices et, à Bakou, les deux principales sociétés de production appartiendront à Nobel et aux Rothschild encore pendant au moins dix ans, jusqu’à l’arrivée sur le marché des sociétés pétrolières britanniques en 189632. En conclusion, selon la correspondance de Jules Aron, conservée aux Archives nationales du monde du travail, on peut dresser la liste des causes qui ont suscité l’intervention des Rothschild dans les afaires pétrolières russes. Ces lettres montrent qu’Aron a commencé à recevoir des propositions d’investissement en Russie dès la in de 1883, et que les raisons qui poussaient les banquiers à investir dans les afaires pétrolières se complètent : - l’afaire a été soutenue par le gendre d’Alphonse de Rothschild, Maurice Ephrussi, juif d’origine russe, et par Henry Deutsch et leur ingénieur en chef. La plupart des lettres de Jules Aron concernant les afaires russes sont adressées à Henry Deutsch. Maurice Ephrussi est devenu vice-président du conseil d’administration de la Société de Batoum pour la production et le commerce du pétrole (BNITO), Alphonse Rothschild étant le président ; 29. ANMT, 132/AQ/848, lettre du 1 mars 1886. 30. ANMT, 132/AQ/848, lettre du 25 mars 1886. 31. ANMT, 132/AQ/848, lettre du 12 avril 1886. 32. Albert Blazy, Le pétrole à Bakou et les intérêts français au Caucase, Paris, 1902, p. 9.

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- Jules Aron était un spécialiste en installation de réservoirs et de pompes spéciaux pour l’exploitation du pétrole de Fiume (Autriche-Hongrie) ; - l’étude de cette correspondance montre aussi que ces banquiers français en Russie étaient mus par le seul intérêt économique et non par l’euphorie idéologique qui accompagnait l’alliance franco-russe. Ainsi, dès que le calcul du proit a été fait et considéré comme suisamment élevé, les négociations ont commencé ; - vers les années 1880, les Rothschild ont participé à la plupart des emprunts russes placés en France, en commençant par les emprunts des années 1820, ce qui est conirmé par les notes, conservées aux archives de la Banque de France. Ils connaissaient les hauts fonctionnaires des inances de l’empire russe et pouvaient compter sur leur soutien dans les démarches de création de leur société d’exploitation de pétrole de Bakou. Ils connaissaient Bunge personnellement, parce que celui-ci était non seulement l’initiateur de la construction du chemin de fer Transcaspien, mais aussi le neveu du ministre des Finances de Russie ; - enin, les Rothschild ont longtemps hésité avant de se lancer dans l’afaire, et Louis Nobel, ayant fait deux voyages à Paris pour signer le contrat avec eux, ne voulait plus attendre et s’est tourné vers la société autrichienne de Lindheim. Son comportement arrogant a heurté l’amour-propre des Rothschild ; ceux-ci hésitèrent beaucoup moins avant de racheter la société des principaux concurrents de Nobel. Cette concurrence ne cessera de s’aviver avec le temps jusqu’au moment où les Rothschild, après la première révolution russe, décidèrent de vendre leur entreprise pétrolière. Elena Razvozzhaeva Université Paris I – Panthéon-Sorbonne

PAYSAGES ET RISQUES INDUSTRIELS EN RUSSIE, EN 1906 L’EXPERTISE D’UN RÉASSUREUR FRANÇAIS

par

Raymond DARTEVELLE

L’analyse de la question de la réassurance en Russie au début du xxe siècle s’avère un thème de recherche pertinent, en raison de ses nombreuses implications dans un pays où décollage économique, essor industriel et nationalisme sont profondément liés, et dans lequel circulent les capitaux étrangers du fait aussi des interventions économiques, inancières et technologiques étrangères nécessaires à son développement1. Si le rôle et l’intervention des banques de dépôts (Crédit lyonnais et Société générale) et d’afaires françaises (Paribas et Banque de l’union parisienne) sont maintenant bien connus grâce à l’analyse de leur participation à la création de nouveaux établissements, aux augmentations de capital des sociétés et pour leur soutien au développement des activités industrielles et commerciales ; l’activité en Russie des compagnies d’assurances françaises, durant le dernier tiers du xixe siècle jusqu’à la Grande Guerre, n’a pas encore donné lieu à des recherches approfondies. Il est vrai que la pénétration des compagnies étrangères en Russie s’est faite tardivement. La compagnie française d’assurances contre les accidents, l’Urbaine et la Seine (fondée en 1880), n’est autorisée à pratiquer cette combinaison d’assurances qu’en 1898. Moins de dix ans auparavant, en 1889, la compagnie l’Urbaine (fondée en 1838) avait obtenu des autorités, notamment du ministère de l’Intérieur, sa concession pour exploiter des agences en Russie et opérer dans l’assurance sur la 1. B. V. Anan’ich et V. I. Bovykin, « Foreign banks and foreign investment in Russia », dans International Banking. Foreign Investment and Industrial Finance. 1870-1914, éd. V. I. Bovykin et Rondo Cameron, Londres/New York, 1991, p. 253-290. Sur le rôle des banques françaises dans les investissements et le développement industriel en Russie, voir Hubert Bonin, « he case of the French banks », dans, International Banking…, p. 79-89.

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vie2. Le monopole accordé au développement des compagnies russes d’assurancesincendie n’a pas favorisé la pénétration des compagnies étrangères. Toutefois c’est par le biais de la réassurance – opération nécessaire en raison de l’accroissement des risques industriels dû au développement des manufactures et des usines, que les compagnies russes ne peuvent assurer dans leur totalité –, que les compagnies étrangères sont inluentes en Russie. La réassurance dans le monde est alors largement dominée jusqu’en 1914 par les compagnies allemandes3. Dès lors comment le marché russe est-il accessible à des sociétés françaises d’assurances dites mixtes, c’est-à-dire non spécialisées en réassurance mais capables de pratiquer la réassurance à côté des opérations classiques ? Bien que la France, qui ne compte que quatre compagnies spécialisées en réassurance, ait manqué en matière de développement des assurances « de représentants, de voyageurs et d’informateurs à l’étranger »4, il existe quelques rapports d’inspection, comptes rendus de visite et récits, conservés dans les archives privées de grands groupes d’assurances (AXA et ex-AGF / Allianz pour la France)5. Ils illustrent la volonté de certaines sociétés de s’impliquer fortement, par delà les empires coloniaux, dans les opérations internationales dès la seconde moitié du xixe siècle. Certes, si l’on se rapporte à l’ensemble des encaissements, de grandes compagnies françaises avec à leur tête la compagnie l’Union, qui sont synonymes d’ouverture à l’étranger et de la constitution d’un réseau transnational d’agences et de succursales, d’autres plus modestes comme la Paternelle, font partie des sociétés françaises d’assurances qui ont eu depuis les années 1850 jusque vers 1920-1930 une activité internationale d’envergure, en l’occurrence dans une quinzaine d’États européens. Le rapport présenté dans cette contribution a été écrit par un inspecteur de cette 2. A. Press, L’assurance contre les accidents en Russie, Paris, 1900. En assurance-vie, les autres compagnies étrangères qui opèrent en Russie sont deux sociétés américaines, dont le siège social est à New York, la New York Life Insurance Cie, et la compagnie Equitable, autorisées en Russie pour la première en 1885 et pour la seconde en 1889 ; voir « L’assurance-vie en Russie en 1905 », dans Moniteur des assurances, n° 460, 15 janv. 1907, p. 105-111. 3. Robin Pearson, « he development of reinsurance markets in Europe during the nineteenth century », dans Journal of European Economic History, t. 24, 1995, p. 557-571. Pour le cas plus précis des rapports entre la Russie et l’Allemagne, voir Wolfgang Sartor, « Trends toward integration by insurance companies of the Russian empire in the world economy prior to 1914 », dans L’assurance dans les sociétés industrielles : rôle économique, acteurs, marchés du xviiie siècle à nos jours, actes du 12e congrès international d’histoire économique de Madrid, Paris, 1998. On notera que de nombreuses sources d’archives concernant l’activité des sociétés d’assurances en Russie sont conservées dans les Archives historiques d’État à Moscou et Saint-Pétersbourg. 4. Sur cette question, voir Jean Fourastié, Les assurances du point de vue économique et social, Paris, 1946, p. 127. 5. Ces groupes conservent dans leurs archives historiques des documents de ce type, à ce jour assez peu exploités pour ce qui concerne la France et son implication internationale  : création d’agences, succursales, délégations de iliales françaises et activités de réassurance à l’étranger. Bien qu’incomplètes, mais pour une première approche très utile, on pourra se reporter aux informations contenues dans le Guide des sources sur l’histoire de l’assurance, Paris, 2007.

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compagnie, suite à un voyage efectué en Russie, durant les mois de mai et juin 19066, alors que les journées révolutionnaires de 1905 sont encore dans tous les esprits. Ce document prend place parmi l’impressionnant corpus de sources textuelles, d’archives et d’images qui illustrent la prééminence de « la culture du voyage au xixe siècle »7 et au xxe siècle. Son exploitation est aussi une pierre à l’édiice de la rélexion engagée par les historiens de la culture sur la façon dont les pratiques et les représentations du voyage et par conséquent le récit, le témoignage et la mise en scène, grâce au reportage photographique, sont soumis à des codes, notamment techniques et scientiiques, mais aussi à l’imaginaire mémoriel du témoin : autant de prismes qui inluent sur notre perception du sens du voyage en cette période de la in du xixe et du début du xxe siècle. Par son ambition de calculer les risques industriels après l’observation d’une dizaine d’usines, principalement des manufactures de coton, soieries et d’indiennes, situées à Moscou et à Saint-Pétersbourg, l’inspecteur oriente son récit. Grâce à sa façon bien spéciique de voir, de ressentir l’industrie russe dans cet espace nouveau – « ses manufactures de proportions colossales frappent l’imagination qui a peine à se représenter de tels établissements » – et de rencontrer leurs dirigeants autant français que russes ainsi que les « colonies ouvrières » ; l’inspecteur illustre le fort contraste de ces contrées avec le classique paysage industriel européen. De plus, en nous montrant la mesure des risques de dommages incendie et en évoquant le voyage des Français, ingénieurs et manufacturiers, installés à Moscou depuis les premières années du xixe siècle, ce rapport nous donne aussi à percevoir l’identité d’un réassureur confronté à la modernité, entre une histoire d’entreprise, le devenir de l’assurance transnationale en construction et une archéologie d’un savoir technique industriel qui se projette dans le futur.

I. — Le rapport d’inspection d’un réassureur : une source nouvelle pour une analyse du paysage industriel de la Russie et de ses représentations La compagnie d’assurances à primes ixes, la Paternelle, qui envoie un de ses inspecteurs en Russie, est une société anonyme ancienne créée en 1843 et qui 6.  Archives historiques, Groupe AXA, fonds La Paternelle, Risques de la Mutuelle russe de Moscou, rapports d’inspection  (mai-juin 1906). Ce document manuscrit comprend également vingt-deux plans principalement en couleur sur papier ou calque, ainsi que treize photographies d’usines en noir et blanc. Il est dû à l’assureur Regniault, qui efectue la tournée d’inspection en Russie en 1906 et qui se trouve, par la suite, responsable de l’agence de Paris de la compagnie la Paternelle incendie, dont Paul André, ancien élève de l’École des hautes études commerciales, assure la direction générale depuis 1909. 7.  Sylvain Venayre, «  Pour une histoire culturelle du voyage au xixe  siècle  », dans Société et représentations, t. 21 : Le siècle du voyage, avril 2006, p. 5-21.

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assure contre l’incendie des propriétés mobilières et immobilières que le feu peut détruire ou endommager, contre les dégâts causés par la foudre et par l’explosion du gaz employé à l’éclairage, contre l’explosion des machines à vapeur et contre les dégâts causés par les explosifs8. Située au huitième rang des compagnies françaises contre l’incendie après l’Union, les Assurances générales, le Soleil, le Phénix, l’Urbaine, la Nationale et la France, la Paternelle, dont le capital est de six millions de francs en 1905, encaisse plus de 7,2 millions de primes nettes (contre 18,7 pour l’Union et une moyenne de 11,3 pour les trois sociétés suivantes) pour un montant de sinistres estimé à plus de 2,9 millions de francs, soit 50 % de ses dépenses, en référence aux commissions et autres frais généraux9. Quant au montant de la réserve des risques en cours il est estimé à plus de 2,5 millions de francs, ce qui représente 35 % par rapport au chifre total des primes nettes encaissées. Cette société est réputée pour la rigueur de sa gestion des risques et des sinistres, d’autant qu’elle s’est spécialisée dans les risques essentiellement inlammables (voir ig. 1). Comme beaucoup de sociéFigure 1 : La Paternelle, aiche de 1896. Archives historiques, Groupe AXA. tés durant la deuxième moitié du 8.  Cette compagnie anonyme a été autorisée par décret du 2  octobre  1843. Elle est transformée en société anonyme libre sous le régime de la loi du 27 juillet 1867, pour une durée de cinquante ans à partir du 1er janvier 1891. En 1906, son siège social est situé dans l’hôtel Ménars, 4, rue Ménars à Paris, que les compagnies Paternelle (Vie et Incendie) ont acheté en 1851. Elles y restent jusqu’en 1954. L’hôtel Ménars, situé entre la place de l’Opéra et celle de la Bourse, tout près de la rue du 4-septembre, est donc proche de la banque de dépôt Crédit lyonnais, créée par Henri Germain en 1863, et qui est aussi très active en Russie ; voir « La Paternelle, compagnie d’assurances contre l’incendie », dans E. Lechartier, Les compagnies d’assurances contre l’incendie, t. I, Paris, 1890, et Roger Nougaret, Le Crédit lyonnais en Russie. 1878-1920, Paris, 1992 9. « Opérations des compagnies d’assurance contre l’incendie en 1905  », dans Moniteur des assurances, n° 455, août 1906, p. 437-448.

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xixe siècle, la Paternelle a développé aussi son réseau à l’étranger et, plus spéciiquement, en Europe, grâce à la forme la plus ancienne de l’agence générale. Cette dernière couvre un territoire parfaitement délimité. Suivant le cas, grâce au bénéice d’une absence de législation ou en se soumettant aux règles juridiques des pays d’accueil, la Paternelle, par l’intermédiaire de sa maison mère, la Caisse paternelle, compagnie anonyme d’assurances mutuelles et à primes ixes sur la vie humaine, elle-même fondée en 1837 sous la dénomination « Banque paternelle », s’est successivement implantée à partir de 1849 dans le grand-duché du Luxembourg10, puis, dès avant 1856, ses agents ont prospecté le Piémont (Turin), la Lombardie (Milan), la Vénétie, la Sardaigne en 1858, ainsi que les duchés de Parme et de Modène11. Depuis le début des années 1860, les agents de la Caisse paternelle développent aussi sur le territoire allemand de nombreuses afaires, sans avoir obtenu pour autant l’aval des autorités politiques des contrées prospectées. En 1877, c’est au tour des Pays-Bas, puisque l’inspecteur de la Caisse paternelle pour la Belgique est envoyé en Hollande pour installer deux représentants de la compagnie l’un à Amsterdam et le second à Rotterdam. Toutefois, en raison de l’intense concurrence des compagnies étrangères pour efectuer des opérations d’assurances en Autriche, ce n’est qu’en 1880 que la concession demandée par la Paternelle aux autorités de Vienne est efective12. Quant aux pays balkaniques, à la Turquie et à la Russie, ils n’interviennent dans le champ de prospection de la Paternelle que dans la première décennie du xxe siècle. C’est dans un contexte in de siècle de mondialisation des activités économiques qui va aussi proiter à l’industrie de l’assurance13, avec la progression rapide des investissements de capitaux à l’étranger, l’essor du commerce international, celui des progrès techniques, ceux de la révolution des transports et de la transmission rapide des informations, que la Paternelle intervient en Russie en 1906. La compagnie d’assurances-incendie n’y a pas oiciellement d’agence générale ni de succursale spéciique. Il est vrai que la législation est très contraignante pour l’établissement des compagnies étrangères14. Elle répond cependant à une sollicitation 10.  Un  siècle d’assurances françaises au grand-duché du Luxembourg (1853-1953). Compagnie d’assurances la Paternelle, Paris, 1953. 11. Archives historiques, Groupe AXA, Procès-verbal de CA, Caisse paternelle, t. 3, 27 mars 1858 27 décembre 1862. 12. Ibid., t. 6, 7 août 1875 - 26 mai 1882, séance du 26 septembre 1880. 13. On . On se reportera notamment à Mira Wilkins, « Multinational enterprise in insurance : an historical overview », dans Internationalization and Globalization of the Insurance Industry in the 19th and 20th Centuries, éd. P. Borscheid et R. Pearson, Marburg/Zurich, 2007, p. 4-26 et à Mikael Lönnborg et Robin Pearson, « Regulatory regimes and multinational insurers before 1914 », dans Business History Review, t. 82, 2008, p. 59-86. 14.  Le fonctionnement des sociétés d’assurances en Russie était soumis à une autorisation préalable de l’empereur, sur arrêté du conseil des Ministres. Un avis du conseil d’Empire du 6 juin 1894 établit le contrôle des sociétés d’assurances par le ministre de l’Intérieur ; voir Annales de législation étrangère, 1894, p. 802.

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de la Mutuelle russe de Moscou, dont le président du conseil d’administration, I. A. Karzinkin (J. A. Karzinkine), est un des principaux propriétaires de la Société commerciale et industrielle des grandes manufactures de coton de Iaroslavl (gouvernement de Iaroslavl), fondée en 1857. La Mutuelle russe de Moscou est créée en 1904 grâce à la volonté de nombreux industriels de la Russie centrale dans le but de contrer les exigences et les tarifs élevés des compagnies d’assurances russes. Il est vrai que dans le dernier quart du xixe siècle, certaines sociétés russes, décident de concentrer leurs activités d’assurances15. En 1874, la Première et la Deuxième Compagnie russe d’assurances-incendie, la Salamandra, la Moscou et la Compagnie de Saint-Pétersbourg, la Compagnie russe d’incendie, la Compagnie d’assurances du Nord, la Compagnie commerciale d’assurance-incendie et la Warsaw assuranceincendie, forment une union tarifaire ain de faire obstacle à la concurrence des sociétés d’assurances mutuelles, locales, régionales, professionnelles (sorte de sociétés de secours mutuels) qui se développent beaucoup, avec pas moins de quatre-vingt six créations entre 1880 et 1909, et les conseils généraux (Zemstvos)16. On rappellera que, jusqu’au milieu du xixe siècle, les compagnies privées d’assurance contre l’incendie et contre les dommages causés par les éléments naturels, ont un monopole accordé par le gouvernement pour une durée variable selon les cas : vingt ans pour la Première Compagnie russe, créée en 1827, qui se développe dans les districts de Saint-Pétersbourg, Moscou, Odessa ; douze ans pour la Deuxième Compagnie russe (1835) qui évolue quant à elle dans quarante autres districts de la Grande Russie. Pour ce qui concerne la compagnie la Salamandre, fondée en 1846, elle a le monopole pour la Transcaucasie, le bassin du Don, la Sibérie notamment. Dès les années 1858-1861, de nouvelles compagnies sans monopole 15. Ce type de concentration, voire de « régulation » des assurances-incendie existe alors dans d’autres pays. À titre d’exemple, se référer à Dalit Baranof, « A policy of cooperation : the cartelisation of American ire insurance, 1873-1905 », dans Financial History Review, t. 10, 2003, p. 119-136. 16. D’autres compagnies pratiquent l’assurance-incendie, telles que la Volga, la Âkor’, et la Rossiâ. On notera à cet égard qu’en 1881, la SAO Rossiâ fonde et développe la très importante Compagnie Russie qui joue un rôle majeur dans l’industrie de l’assurance, autant dans les branches incendie, accidents, transports que dans la branche vie, soit au total treize sociétés d’assurances russes contre l’incendie ; voir aussi P. J. Best, « Insurance in imperial Russia », dans Journal of European Economic History, t. 18, p. 139-169. On notera qu’en 1874, le congrès des représentants des principales sociétés d’assurances contre l’incendie qui se tient à Saint-Pétersbourg a permis la préparation : 1. d’une statistique générale des incendies ; 2. un tarif des primes, obligatoires pour toutes, ce qui a facilité une uniication du marché dès 1875. La statistique n’est rendue véritablement opérationnelle qu’en 1884. Les biens sont divisés en quatre catégories parmi lesquels les fabriques réparties en vingt-cinq groupes (chacun d’entre eux étant subdivisé en immeubles, objets mobiliers et marchandises), les biens qui en dépendent et les biens agricoles. Des tableaux annuels puis des iches incendie très détaillées permirent encore d’améliorer le système en 1905 ; pour un bilan complet voir, Assurance contre l’incendie par les sociétés par actions en Russie (18271910) [en russe], Saint-Pétersbourg, 1912, p. 6 et p. 68-84.

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régional apparaissent ainsi que des associations mutuelles, qui n’assurent que des risques simples. Ces dernières sont créées à l’initiative de propriétaires d’immeubles à Saint-Pétersbourg et à Moscou. En 1867, dans les diférents gouvernements de Russie, l’assurance mutuelle est obligatoire pour les constructions des paysans dans les villages appartenant à l’État. Les sociétés mutuelles utilisent pour leurs opérations d’assurances et l’élaboration de leurs tarifs, les statistiques établies par les sociétés par actions, ain de mieux concurrencer les autres sociétés et compagnies rivales. Il est vrai que la qualité des matériaux statistiques rassemblés et les études réalisées par les sociétés par actions, rendent possible l’établissement de tarifs, et renforcent ainsi leur supériorité sur toutes les autres formes juridiques d’assurances en Russie. De fait, les sociétés par actions ont non seulement initié mais aussi permis la difusion en Russie d’une véritable culture du risque et plus largement l’idée d’assurance. On notera que si les sociétés privées et les associations mutuelles se développent principalement dans les villes industrielles, il existe une troisième forme d’assurance en Russie, les conseils généraux. Présents en 1905 dans trente-quatre gouvernements, les conseils généraux ont hérité de l’administration locale un système d’assurances obligatoires qui ne couvraient pas les dommages d’incendie des biens mobiliers ou les produits de culture des paysans. Toutefois les conseils ont constitué une vaste entreprise d’intérêt général, capable grâce à l’assurance des constructions, de satisfaire une grande partie de la population rurale. De plus, en se fondant sur leurs propres enquêtes et matériaux statistiques, les conseils généraux ont établi un tarif très détaillé des risques ruraux pour ce type d’assurance. Dans ce cas précis, la proportion des assurances-incendie pour les constructions rurales, proposées par les sociétés privées, est négligeable. Les conseils généraux, pour leur part, assurent un total de risques estimé à 1,5 milliard de roubles (soit 10,7 % de l’ensemble des acteurs de l’assurance en Russie) et touchent un peu plus de 18 milliards de primes (18,4 % de l’ensemble des primes). Toutefois, en termes de résultats inanciers, le bilan des sociétés par actions dans toute la Russie est nettement supérieur à celui des autres formes d’assurances (principalement les sociétés d’assurance mutuelles et les conseils généraux). Pour ce qui concerne l’assurance contre l’incendie, le total des risques assurés en 1905 par les sociétés par actions (immeubles surtout dans les villes, beaucoup de mobiliers, les fabriques, manufactures et marchandises), représentent 9,5 milliards de roubles (soit près de 65,9 % de l’ensemble des acteurs de l’assurance-incendie en Russie, pour 61 millions de primes (62,8 % de l’ensemble des primes)17. La toute nouvelle Union mutuelle russe (UMR) s’intéresse à la presque totalité des établissements industriels de ses cent quarante fondateurs. Cette société, 17. Ces chifres se fondent sur une étude faite par la Section des tarifs des sociétés d’assurances par actions contre l’incendie ; voir Assurance contre l’incendie…, p. 107.

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dont la première assemblée s’est tenue le 1er juin 1906 a été constituée au capital social temporaire d’un million de roubles (2,7 millions de francs), soit à la hauteur d’autres sociétés incendie évoquées précédemment. Elle assure dans toute l’étendue du territoire russe les biens mobiliers et immobiliers à hauteur de un cinquième de leur valeur. Au regard des risques industriels, l’UMR intervient donc avec prudence, notamment pour ce qui concerne les industries textiles, connues des assureurs pour la fréquence et la gravité de leurs sinistres. On remarque que les principaux associés et clients sont les plus gros manufacturiers de la région de Moscou. Pour ne rappeler que le cas spéciique des ilatures de coton, au nombre de cent vingt-quatre en 1911-191318, citons, parmi celles qui font travailler plus de 8 000 ouvriers, outre Iaroslavl (Karzinkin) et G. et A. Gorbunov frères près de Kovrov (gouvernement de Vladimir), à Sereda et à Kiselevo (gouvernement de Kostroma) : N. N. Konsin, à Serpuhov (gouvernement de Moscou) ; A. Krasilŝikova et ils à Rodniki (gouvernement de Kostroma) ; S. Morozov ils et Cie à Nikol’skoe (gouvernement de Moscou) et à Savino, près de Bogorodsk (actuellement Noginsk). Les industriels tendent de plus en plus à réunir dans leur établissement l’ensemble des opérations que doit subir la matière première pour la transformer en un produit manufacturé. De fait il n’existe pas de grandes ilatures sans salles de préparations. Ces dernières, salles des mélanges, et surtout salles de battage mécanisées, présentent les plus grands dangers en terme d’incendie19. La potentialité des sinistres liés à l’activité manufacturière, contraignent les sociétés d’assurance à se réassurer, ne serait-ce que pour fractionner les risques en les répartissant sur un plus grand nombre de garants, notamment des compagnies étrangères, et ain de garantir la solvabilité de l’assureur et l’indemnisation en cas 18. « La plupart des sociétés d’industries textiles, y compris les manufactures d’articles de coton, vers 1910 sont des sociétés en commandites par actions. Elles gardent ainsi par la désignation minimale de leurs commanditaires, un caractère familial ». Si l’on considère les sociétés au capital de plus de un million de roubles, on en dénombre par spécialisation 101 pour le coton, 32 pour la laine, 18 pour le lin et chanvre, 5 pour la soie et 44 pour les textiles mêlés  ; voir R. Portal, « Industriels moscovites : le secteur cotonnier (1861-1914) », dans Cahiers du monde russe et soviétique, t. 4, 1963, p. 40-46. La liste non exhaustive utilisée par l’auteur pour présenter l’histoire abrégée des quarante-trois plus importantes sociétés d’industrie textile de coton existant en 1914 et appartenant à une trentaine de familles, est extraite de S. M. Eskimovic, Manufactures d’autrefois et d’aujourd’hui [en russe], Moscou, 1915. 19. Sur les dangers d’incendie et les causes des sinistres ainsi que les précautions spéciales pour chaque genre d’industrie – ilatures de coton, laine, lin, chanvre, jute, soie, etc. – voir E.-M. Meunier, Traité des causes des incendies. Guide pratique pour l’emploi des moyens préservatifs contre l’incendie, Lille, 1881, p. 371-427. L’auteur de cet ouvrage est un ancien inspecteur d’assurances et membre de la Société industrielle du Nord. La tradition de cette région française et la concentration d’usines et de manufactures textiles qui la caractérisent ont incité les assureurs à travailler en priorité sur les risques industriels d’incendie à l’attention des municipalités, des propriétaires et directeurs d’usines et d’entrepôts. Sur l’évolution de la mécanisation de l’activité cotonnière – ilature, tissage, impression, teinture et séchage – voir Serge Chassagne, Le coton et ses patrons. France, 1760-1840, Paris, 1991.

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de sinistres graves du type explosions et/ou incendies. D’où la nécessité d’une politique de réassurance et l’implication d’un réassureur français de la société la Paternelle, dans la volonté du conseil d’administration de l’UMR de se prémunir et de garantir les risques liés directement à l’activité manufacturière. La réassurance et le développement économique vont de pair20. La Russie ne manque pas d’être à cet égard un cas pratique d’un réel intérêt, en raison de sa forte croissance industrielle et des investissements étrangers en capitaux. Cette conjoncture favorable se traduit concrètement durant les années 1890-1900 par une grande activité des entreprises cotonnières, puisque la production de ilés de coton progresse de près de 100 % et celle des tissés de 75 % durant la même période. Les broches, quant à elles, sont multipliées par deux pour atteindre 6,6 millions d’unités21. Toutefois, lorsque l’inspecteur de la compagnie la Paternelle arrive à Moscou en mai 1906, le contexte s’est dégradé du fait d’une vulnérabilité liée à la dépendance inancière de l’économie russe vis-à-vis de l’étranger, du resserrement du crédit intervenu à la in de 1899 sur les principales places inancières, de l’instabilité d’une partie des capitaux étrangers, du poids du inancement bancaire dans le développement de l’industrie. De plus, les sociétés qui travaillent le coton, la soie et le lin, ont été durement secouées par les grèves et les mouvements révolutionnaires de 1905-190722, lesquels ont profondément bouleversé le pays. Les grèves de janvier 1905 des 12 000 ouvriers de l’usine Putilov, la grève générale d’octobre partie des travailleurs du chemin de fer de Saint-Pétersbourg, enin l’insurrection armée de décembre à Moscou sont encore dans tous les esprits. C’est donc au regard de ce lourd contexte social que l’inspecteur de la Paternelle va commencer son travail d’observation et d’analyse de l’espace de l’usine et du risque industriel. Ces écrits s’en ressentent très clairement, puisqu’en conclusion de son rapport terminé le 1er juin 1906 sur la société de la manufacture d’indiennes Émile Zundel à Moscou, il ne manque pas de constater : Si maintenant sollicité par les circonstances actuelles notre attention se tourne vers le personnel, nous constatons qu’ici l’esprit des ouvriers laisse à désirer. Malgré les 20.  Sur la réassurance, voir Robin Pearson, «  he development of reinsurance markets in Europe… », et le rappel historique dans K. Gerathwohl, Reinsurance  : Principles and Practice, Karlsruhe, 1982, t. II, chap. 24. 21. Sur la situation des industries textiles en Russie, replacées dans le contexte des investissements français, voir René Girault, Emprunts russes et investissements français en Russie 1887-1914, Paris, 1973, p. 521-527. 22. .  L. Haimson et R. Petruska, «  Two strike waves in imperial Russia : 1905-1907, 19121914 », dans L. Haimson et C. Tilly, Strikes, Wars and Revolutions in an International Perspective. Strike Waves in the Late Nineteeth and Early Twentieth Centuries, Cambridge/Paris, 1989, p. 101166 ; sur les rapports entre les nouvelles lois sur le travail, les propriétaires des manufactures et les ouvriers, voir Timur J. Valetov, « La question du travail et le bilan de l’année 1905 » dans Cahiers du monde russe, t. 48, 2007, n° 2-3 : Les résonances de 1905, dir. W. Berelowitch, p. 259-274.

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sacriices que l’administration s’impose : une participation dans les bénéices à tout ouvrier âgé de vingt-cinq ans et occupé à la fabrique depuis trois ans au moins, la moitié de cette participation lui étant versée à la in de chaque année, l’autre étant placée à six pour mille pour constituer un capital pouvant être touché par l’intéressé au bout de quinze ans, les derniers événements ont eu une répercussion fâcheuse sur la mentalité du personnel et la société s’est vue dans la nécessité d’en renvoyer une certaine partie, plus de trois cents. Depuis, plusieurs d’entre eux viennent manifester devant l’usine et faire des menaces contre le directeur. Mais à notre point de vue, celui de l’assurance, il y a ceci de particulier que dans tous ces mouvements, les travailleurs russes s’adressent beaucoup plus aux personnes et à quelques services accessoires ou dépendances, économats, débits de boissons, qu’à l’œuvre principale, la manufacture, qu’ils respectent, leur conviction étant qu’un jour, celle-ci sera leur propriété collective23.

Dans son rapport introductif daté du 2 juin 1906, l’inspecteur ne peut pas réfréner ses impressions à la vue du gigantisme et de la puissance des usines qu’il découvre. À propos de la manufacture de ilature et de tissage de coton de Iaroslavl située sur la rive de la Kotorosl’ dans le haut bassin de la Volga, il note : Quand le voyageur débarque à la gare de Jaroslav, après avoir parcouru plusieurs routes en voiture ; se trouve subitement à un tournant de la mauvaise route qu’il a suivie, en cela semblable à toutes celles de Russie, en présence d’immenses bâtiments d’usine au dessus et à côté desquels se dressent nombre de cheminées, de coupoles et d’aiguilles de clochers, le tout composant la grande manufacture de Jaroslav, il a l’impression qu’il va pénétrer dans une cité industrielle colossale comme il n’en existe pas dans nos régions occidentales24.

Cette manufacture (voir ig.  2), une des plus anciennes de Russie, dite « Grande manufacture de Iaroslavl », puisqu’elle remonte à 1722, année de la fondation par le marchand Ivan Zatrapeznov, associé à un marchand émigré des Pays-Bas, d’une fabrique de toile de cent métiers, a donné, avec quelques 23. Archives historiques, Groupe AXA, fonds La Paternelle, Risques de la Mutuelle russe de Moscou, rapports d’inspection (mai-juin  1906), rapport n°  5 : «  La société de la manufacture d’indiennes Émile Zundel à Moscou. Indiennerie ou impression sur tissus de coton avec ateliers de teinturerie, de gravures et logements des ouvriers » (1er juin 1906). À la mort d’Émile Zundel, le 17 janvier 1874 à Mulhouse en Alsace, ses héritiers fondent en collaboration avec des associés russes et la participation de quelques-unes des premières maisons de commerce à Moscou – Knoop, Zenker et Cie – P. Malioutin Fils, une société par action au capital de 1,5 million de roubles. En 1904, le capital de la société est porté à six millions de roubles  ; voir Archives historiques CL, DEEF 49852, dossier Émile Zundel et Cie, note du 22 août 1922 et études inancières/afaires industrielles, note du 4 juillet 1927. Sur la perception de la révolution de 1905 que pouvait en avoir l’inspecteur de la Paternelle, voir Anne-Marie Bouchard et Alexis Desgagnès, « La révolution russe dans la presse illustrée européenne », dans Cahiers du monde russe, t. 48, 2007, p. 477-484. 24.  Archives historiques, Groupe AXA, fonds La Paternelle, Risques de la Mutuelle russe de Moscou, rapports d’inspection (mai-juin  1906), rapport n°  7 : «  La grande manufacture de Jaroslav. MM. Karzinkin, propriétaires. Filature et tissage de coton avec dépendances comprenant ateliers de réparations, magasins et colonies ouvrières ». 

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Figure 2 : la grande manufacture de Jaroslav ; ancienne fabrique du xviiie siècle et nouvelle usine en 1906. Archives historiques, Groupe AXA.

autres manufactures de Moscou, la première impulsion au développement de l’industrie textile en Russie25. Victime d’un très violent incendie en 1845, les quelques constructions qui existaient encore ont été rasées et c’est grâce à la Société commerciale et industrielle créée en 1857 et dont il a été fait mention, qu’a été construite sur leur emplacement une ilature de coton de 40 000 broches, avec tissage, en remplacement de la fabrique. De 1878 à 1882, des agrandissements ont lieu ain de construire des ailes qui permettent de porter le matériel à 167 000 broches. Enin, à partir de 1890, un nouvel agrandissement 25. En 1725, on dénombre en Russie trente-neuf manufactures textiles (toiles, draps, soieries). On y trouve, parmi le personnel technique des manufactures de toile, de draps ins et de toiles ines, des spécialistes étrangers. Leur venue, leur travail dans les manufactures d’État, leur expérience de spécialistes, leur expertise dirions-nous aujourd’hui, ainsi qu’une politique de transfert de technologie sont alors encouragés par Pierre Ier ain d’« élever le niveau de développement de la Russie et le libérer de la dépendance économique du marché occidental » ; voir E. I. Zoazerskaja, « Le salariat dans les manufactures textiles russes au xviiie siècle », dans Cahiers du monde russe et soviétique, t. 6, 1965, p. 189-197. Sur le transfert des connaissances, voir Irina Gouzévitch, Le transfert du savoir technique et scientiique et la construction de l’État russe, in xve - début xixe siècle, thèse en histoire des techniques, univ. Paris VIII, 2001.

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de la manufacture a lieu grâce à la construction de plusieurs autres bâtiments, élevés de six étages, ain de recevoir des ateliers de tissage et de ilature. Cette nouvelle installation n’est terminée qu’à la in du xixe siècle. De fait, lors de la visite de l’inspecteur, la manufacture qui s’étend sur 74 hectares, concentre un matériel de production constitué de 280 000 broches et 1 900 métiers, capable d’atteindre une production annuelle de treize millions de kilos par an26. Le gigantisme qui impressionne tant l’inspecteur de la Paternelle, est encore accentué par la perception de l’organisation sociale de cette véritable ville industrielle, puisqu’elle compte, dans ses diférentes fabriques, pas de moins de 10 000 ouvriers des deux sexes en proportion à peu près égale27. Ain de rendre son rapport aussi précis que possible, l’inspecteur y intègre des photographies de la grande manufacture. Ces documents, qui sont des images construites (angle de vue, cadrage, profondeur de champ), ont pour objectif de montrer le gigantisme des installations et la ville industrielle avec ses alignements choisis, l’aspect monumental, fermé, voire carcéral des bâtiments. Leur netteté et leur austérité viennent à l’appui du dossier écrit par l’inspecteur qui a le souci de montrer la puissance du réel. Ces photographies extérieures ont le grand avantage de montrer le site, de situer la manufacture dans son environnement. Grâce à ces documents, l’inspecteur veut aussi attirer l’attention sur la parfaite organisation de l’espace et sur la rationalisation de l’espace productif. Ces images suggèrent la cité comme unité de production industrielle autour de laquelle s’organise l’entité sociale formée par les logements de la colonie ouvrière. De plus, les quelques ouvriers montrés sur ces photographies, rapetissés en quelque sorte par l’angle de prise de vue, semblent assujettis à la 26. On peut considérer le caractère monumental et exceptionnel de cette usine par comparaison avec une des plus grandes manufactures françaises de coton, La Foudre, construite en 1845 au Petit Quevilly, dans la périphérie de Rouen. Au t. 3 de la série « Les grandes usines » (1870), Turgan la qualiie de « monument essentiellement européen représentatif de la deuxième moitié du xixe siècle […] ». Préalablement ilature de lin, reconvertie en ilature de coton en 1859, elle s’agrandit considérablement au cours des années 1880 en raison de ses équipements en ateliers de tissage. Son « mode constructif à l’épreuve du feu ou “ire-proof ” », venue de l’Angleterre, fait de ce bâtiment « l’un des plus sûrs et probablement l’un des plus parfaits de son espèce » ; voir J-F. Belhoste et E. Le Roy, « La ilature de coton La Foudre. Le Petit Quevilly, Seine Maritime », dans Patrimoine industriel, dir. J.-F. Belhoste et P. Smith, 1997, p. 56-57. 27. En 1914, la population ouvrière est estimée à 11 300 ouvriers. Seules trois autres manufactures la dépassent en nombre d’ouvriers : la Société des manufactures N. N. Konsin avec 14 000 ouvriers ; les Sociétés des manufactures S. Morozov ils et Cie avec 18 000 ouvriers ; et la Société des manufactures de Tver avec 14 000 ouvriers. À titre de comparaison, à Saint-Pétersbourg, l’entreprise Putilov, fondée en 1863 et qui se trouve au cœur de l’activité métallurgique et sidérurgique avec 2 500 ouvriers en 1870, véritable leuron de la capitale industrielle, compte 14 000 ouvriers à la veille de 1914. Elle est considérée comme la plus grande de l’empire ; voir J. A. Grant, Big Business in Russia : he Putilov Company in the Late Imperial Russia, 1868-1917, Pittsburgh, 1999.

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puissance architecturale de ces ateliers/usines. L’auteur et le commanditaire de ces photographies ont voulu montrer, à n’en pas douter, dans la tradition des expositions universelles de la in du xixe et du début du xxe siècles, évoquant par exemple les grandes usines américaines de Philadelphie, de Chicago ou de Pittsburgh, ou bien dans la grande tradition des monographies des « Grandes usines » décrites par Julien Turgan entre 1860 et 189528, la dimension spatiale de ces « cathédrales industrielles ». À la vue de ces documents, on pourrait songer à une approche en terme d’architecture industrielle, tant il est vrai que l’archéologie industrielle commence avec l’archéologie du paysage industriel lui-même et celle du site29. De fait, le constat de l’inspecteur relatif à la manufacture de Iaroslavl, s’applique à ces nouvelles manufactures de coton géantes établies à l’extrémité de bifurcations de chemin de fer dans la campagne de la province de Moscou, voire aux manufactures de soie qui doivent être proche sd’une alimentation en eau, comme la célèbre usine Giraud et ils, dont une importante station de pompes se trouve sur les bords de la Moskova. Mais il fait aussi écho à l’enquête de l’inspection des fabriques situées dans la province de Saint-Pétersbourg, qui recense en janvier 1914 près de quatrevingt-dix entreprises textiles, manufactures et ateliers, dont une quarantaine relevant du traitement du coton, de la laine et de la soie, employant au total plus de 44 000 ouvriers, soit un peu moins du cinquième de la population ouvrière30. Nous savons qu’en l’absence de réglementation de zonage et en raison d’une forte croissance industrielle, cette ville subit, au début du xxe siècle, un « processus de formation de la ceinture industrielle et d’urbanisation des faubourgs ». De telle sorte que l’architecture industrielle est désormais considérée comme une « composante originale du paysage urbain » auquel sont associées « l’ampleur des dimensions », la « simplicité des volumes, l’enchevêtrement des lignes horizontales et verticales », le « chromatisme des revêtements en brique ». La manufacture Stieglitz, « située non loin de la cathédrale Smolnij de SaintPétersbourg, un peu en amont sur la Néva […] avec ses bâtiments en brique 28. On pourra se référer aux stimulantes évocations faites par Didier Aubert (« Panorama photographique de Pittsburgh (1900-1910) ») et Ivan Grassias (« Les grandes usines de Turgan. Un auteur, un corpus, des images »), dans Les images de l’industrie de 1850 à nos jours, Paris, 2002, p. 148-157 et p. 32-41. 29. Voir Louis Bergeron, « L’âge industriel », dans Les lieux de mémoire, dir. Pierre Nora, t. III : Les France, Paris, 1992. L’auteur ne manque pas de souligner combien « la mémoire de l’industrie est accrochée à ces généalogies d’édiices dont il importe de reconstituer, ne serait-ce qu’à partir de bribes sur le terrain et d’archives iconographiques anciennes, toutes les générations » (p. 142-151). 30. Il est recensé quarante-cinq entreprises (manufactures et ateliers) travaillant le lin, le chanvre et le jute ainsi que les entreprises de textiles mixtes. Pour les aspects sociaux et démographiques, voir L. Haimson et E. Brian, « Changements démographiques et grèves ouvrières à Saint-Pétersbourg, 1905-1914 », dans Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1985, p. 781-803.

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rouge, qui s’étirent en longueur et les hautes cheminées qui s’élancent vers le ciel […] », en est la parfaite illustration. Plus en amont encore, d’autres ilatures de coton, Spasskij et Petrovskij, apparaissent avec leur enilade de bâtiments et « les hautes cheminées semblables à de gigantesques colonnes »31.

II. — L’enquête technique du réassureur : histoire et mesure du risque industriel Représentant direct de la compagnie d’assurances la Paternelle et mandaté par elle, l’inspecteur est en réalité l’homme de coniance de la direction, son envoyé spécial et son expert. Si l’on connaît habituellement le rôle de l’inspecteur dans l’installation des succursales et des agences générales à l’étranger (organisation, instructions, surveillance et contrôle des opérations), il n’en va pas de même pour ce qui concerne l’estimation des risques industriels dans la perspective d’une réassurance. Ce travail nécessite de très sérieuses connaissances techniques (types et résistance des matériaux, diversité de l’outillage en machines, innovations, typologie des produits fabriqués) et scientiiques, en physique et en chimie industrielle, que les formations d’ingénieurs sont capables d’apporter. Les cours sur les risques incendie dispensés à l’Association philotechnique dès 1894 à Paris par Albert Candiari32, directeur adjoint de la compagnie la Métropole incendie (fondée en 1878), ont été précédés en 1887 par ceux de Paul Gauvin33, alors qu’il était inspecteur à la compagnie l’Urbaine incendie. Cet enseignement a pour objectif de former les cadres des compagnies d’assurance. Les leçons, très suivies, de A. Candiani, portaient sur « la classiication de la matière assurable et la formation des primes ». Énumérant les diférents éléments qui concourent à 31. Voir Margarita Stiglitz, « L’architecture industrielle dans le paysage urbain », dans SaintPétersbourg, une fenêtre sur la Russie  : ville, modernisation, modernité 1900-1935, dir.  E. Bérard, Paris, 2000, p. 119-123 ; M. Stiglitz et Boris Kirikov, « L’architecture industrielle de Pétersbourg », dans Patrimoine de l’industrie / Industrial Patrimony, t. 16, art. VIII. 32. C’est à la suite de la publication de son ouvrage sur L’assurance des industries chimiques, Paris, 1894, que A. Candiani est appelé à faire un enseignement sur « les fabriques et usines envisagées au point de vue de l’assurance-incendie ». En complément de cet ouvrage, il publia L’assurance des industries mécaniques. Monographies industrielles sur les moteurs modernes, les ilatures, les tissages […], Paris, 1897-1900. 33. P. Gauvin (1846-1912), quant à lui, est entré à la compagnie l’Urbaine incendie comme inspecteur en juin 1875 ; il devient en août 1892 directeur de l’Aigle incendie, fondée en 1843, puis directeur général de la compagnie Soleil incendie (fondée en 1829), en août 1899. Il assure aussi la présidence du Syndicat général des compagnies d’assurances à primes ixes contre l’incendie en 1901-1902 puis en 1910. Ce syndicat a été créé le 22 janvier 1882 par le comte de Rancy, alors directeur général du Soleil incendie, et auquel adhèrent seize des principales compagnies incendie ; voir AN, 1099/59 (fonds de la Légion d’honneur) et P.-J. Richard, Assemblée plénière des sociétés d’assurances contre l’incendie. 1906-1956, Paris, 1956, p. 9-16.

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l’établissement des tarifs, il démontre qu’« en matière de risques industriels l’étude statistique des sinistres n’est eicace que si elle est étayée sur des connaissances approfondies des procédés de fabrication »34. À cet égard, on soulignera qu’au tournant du  siècle la question de l’enseignement de l’assurance, encore peu développé dans les universités françaises et étrangères, et plus précisément celle de l’instruction actuarielle, est à l’ordre du jour du congrès international des actuaires de New York de 1903, puis de celui de Berlin de 190635. De plus, la in du xixe siècle et le début du xxe siècle voient se développer – sur fond de débats entre Émile Cheysson, membre agrégé et cofondateur de l’Institut des actuaires français (IAF), créé en 1890, également membre actif de la Société statistique de Paris, créée en 1860, partisan de « l’appropriation du savoir actuariel par les mutuelles », et Paul Guieysse, président de l’IAF jusqu’en 1914, ancien actuaire de l’Union, membre du comité central de la Ligue nationale de la prévoyance et de la mutualité, très dubitatif quant à lui, sur les dérives commerciales « des pratiques assurantielles des compagnies privées »36 –, une rélexion approfondie sur la branche incendie des compagnies, la mesure de l’échelle des primes ain de trouver une tariication rationnelle, au même titre que la technique actuarielle est utilisée pour l’assurance-vie, grâce aux tables de mortalité. Ces questions revêtent une importance capitale dans les activités industrielles et la prévoyance humaine. Il est donc question d’envisager une « réfection complète du tarif des fabriques et usines, basée pour chaque industrie sur la diférence des procédés opératoires, sur la nature des constructions, sur l’importance et l’agglomération du risque et sur la présence des moyens de secours ». Mais surtout, la « subordination de l’acceptation de tout établissement industriel important à la vériication minutieuse d’un inspecteur technique »37. 34. Voir à cet égard le compte rendu des cours d’A. Candiani que fait G. Hamon, professeur à l’Institut commercial de Paris et à l’Association philotechnique, dans son ouvrage Histoire générale de l’assurance en France et à l’étranger, Paris, 1897, p. 206-210. 35. . Proceedings of the Fourth International Congress of Actuaries, t. I : Papers ; et t. II : Organisation of the Congress and Discussion, New York, 1904, p. 720-786 et 198-209. Au cinquième congrès international des actuaires de Berlin, en 1906, la question de l’actuariat et de son enseignement tant en Allemagne, Autriche, Grande-Bretagne qu’aux États-Unis, forme à nouveau la matière de nombreux rapports ; voir Berichte, Denkschriften und Verhandlungen Internationaler Kongress für Versicherungswissenschaft, Berlin, 1906, t. II, p. 351-438. 36. Bernard Gibaud, « Les réseaux de la prévoyance sociale : assureurs et mutualistes, interférences et diférenciation  », dans Laboratoire du nouveau  siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France. 1880-1914, dir. Christian Topalov, Paris, 1999, p. 301-316. 37. A. Candiani, « L’évolution de l’assurance contre l’incendie », dans Revue internationale des assurances, dir. E. Baumgartner, t. 2, 1898, p. 94-104. La prime variant suivant le mode de construction et de couverture des bâtiments, des tarifs ont été établis pour la France par les syndicats d’assureurs d’après les risques existants pour chaque département ; voir Le Chartier et Dardonville, Dictionnaire complet des tarifs incendie, Paris, 1900.

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Ce dernier devant par la suite visiter annuellement les usines les plus exposées. Cette airmation du rôle de l’inspecteur technique illustre combien sa fonction est centrale dans l’appréciation des risques38. Lorsque l’inspecteur de la Paternelle visite les diférentes usines textiles qui présentent des spéciicités relatives au risque incendie, il doit veiller ainsi au respect d’un cahier des charges propre à son métier. En arrivant, il prend d’ores et déjà connaissance de l’apparence de la manufacture, de l’organisation des espaces de dégagement et de circulation, ainsi que de son entretien d’ensemble. Sa mission consiste ensuite à s’informer, grâce à l’observation in situ, puis à apprécier les risques, les dangers, à chaque étape de la chaîne de fabrication d’un produit, en fonction d’une échelle correspondant à une classiication de 1 à 3 des types de risques et des moyens de lutte contre l’incendie existant dans l’usine. Ces risques sont diférents suivant que l’on examine les ateliers (préparation, fabrication, tissage, réparation), les magasins (réserve de matériel, de marchandises et matières premières combustibles), les logements des ouvriers (dortoirs), les réfectoires, les matériaux utilisés pour la construction, le caractère vétuste ou moderne des machines et de l’outillage, enin les forces motrices utilisées (générateurs, machines à vapeur et dynamos pour l’éclairage électrique avec les lampes à incandescence). Fort de ces observations, l’inspecteur construit son rapport en se fondant sur un certain nombre de supports lui facilitant l’analyse des risques. Tout d’abord, l’étude des plans réalisés en couleur et à l’échelle de l’usine et des principaux ateliers observés. Ils viennent compléter l’analyse des matériaux de construction utilisés : murs extérieurs et de refends en briques épaisses, en pierre, charpente de bois, madriers couverts de tôles peintes, parfois revêtus de plâtre, planchers en fer et béton, couvertures des bâtiments (tuile, ardoise, asphalte, bitume, bois, etc.). Puis des séries de photographies de machines et d’ateliers. Enin des études chifrées sur le nombre de machines, les types de produits fabriqués, les marchandises vendues, la valeur de la manufacture observée, ses résultats et bénéices. À cet égard, on ne peut qu’être frappé par le parallèle existant avec les travaux réalisés par l’équipe des ingénieurs et inanciers du service des Études inancières (SEF) du Crédit lyonnais durant la période 1871-190539. Par-delà ses études spéciiquement inancières en raison des activités internationales qui font de la banque « l’un des principaux piliers de l’exportation du capital français dans les années 1890-1900 », les études industrielles réalisées en leur temps par 38. Depuis la in du xixe siècle, les compagnies d’assurances ont abondamment utilisé les ouvrages de P. Gauvin, Assurances contre l’incendie. Manuel de l’inspecteur, 3e éd., t. I et II, Paris, 1909. Ce manuel sera réédité six fois jusqu’en 1934, en collaboration avec A. Roux. 39. Marc Flandreau, « Le service des Études inancières sous Henri Germain (1871-1905) : une macro-économie d’acteurs », dans Le Crédit lyonnais. 1863-1986, dir. Bernard Desjardins, Michel Lescure, Roger Nougaret, Alain Plessis et André Straus, Paris, 2003, p. 271-301.

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les ingénieurs travaillant dans ce service, et qui concernent un large éventail de secteurs d’activité (textile, sidérurgie, métallurgie, chimie, mines, chemin de fer, etc.), se révèlent être d’un grand intérêt en raison des informations techniques et inancières qu’elles renferment. Il est vrai que la banque qui commande ces études a besoin d’une solide expertise, replacée dans l’analyse de la conjoncture politique, économique et inancière autant nationale qu’internationale, sous la forme d’une analyse détaillée et critique de comptes d’exploitation, de bilans, de rapports fouillés sur les produits, les procédés de fabrication, les marchés (débouchés et concurrence) et les projets industriels de l’entreprise40. Ain de montrer les machines utilisées dans la chaîne de fabrication des produits, l’inspecteur de la Paternelle a encore recours à la photographie. Parmi les cas étudiés, nous avons fait le choix de la manufacture exemplaire sur le plan technique ou spéciique au regard des produits fabriqués (soie et coton) et dirigé par un Français et sa colonie de dirigeants, installés à Moscou. C’est le cas de l’usine de tissage de soie M. M. Giraud et Cie, située au sud-ouest de Moscou, dans le quartier des tisserands. Cette manufacture, fondée par Claude Giraud en 1875, fonctionne à ses débuts avec 250 métiers à bras. Elle connaît une progression rapide de la mécanisation puisqu’en 1883, la manufacture est équipée de cinquante métiers à tisser mécaniques. En 1886, c’est au tour de l’électricité d’y être installée. La première usine est complétée grâce à la construction de deux nouveaux bâtiments. En 1890, alors que 400 métiers à tisser mécaniques travaillent à la production, un atelier à tisser est créé. Deux ans plus tard, l’usine qui occupe une supericie de 24 700 m² s’agrandit encore de 16 000 m² 41. En y ajoutant les dépendances, l’ensemble couvre une supericie de l’ordre de 60 700 m². De fait, après les agrandissements successifs et sa modernisation, la manufacture emploie en 1902, soit quatre ans avant la venue de l’inspecteur de la Paternelle, 4 150 ouvriers et ouvrières, et 2 100 métiers à tisser et 12 000 broches de moulins. 40. Le service des Études inancières (SEF) du Crédit lyonnais comporte cinq sections de recherche : celle des mines et de l’industrie, celle des transports (chemin de fer et navigation), celle des banques, celle des fonds d’État et enin celle de statistique. Deux sections techniques complètent le dispositif : la section des cotes (prix de actions et cours des changes) et la section des calculs inanciers (calcul actuariel). On notera aussi que le SEF a ouvert des bureaux dans des succursales étrangères et notamment en Russie, à Saint-Pétersbourg, ville dans laquelle « le SEF dispose d’une implantation – le bureau de l’ingénieur chargé des études inancières et industrielles ». 41. Ain de prévoir le développement futur de la consommation, Claude Giraud fait l’achat d’un « terrain placé dans d’excellentes conditions de situation et de supericie permettant l’installation des agrandissements prévus de l’usine primitive ». C’est sur ces terrains que sont élevés les longs corps de bâtiments, avec leurs annexes, de 60 à 90 mètres de long avec plusieurs ailes, hauts de quatre à six étages, et dans lesquels sont installés les métiers à tisser et les dortoirs des ouvriers ; voir Archives historiques SG, fonds de la Banque de l’union parisienne, boîte n° 375, « Usine Giraud. Moscou soieries (1909-1911) », plaquette de présentation des usines C. Giraud à Moscou 18751900, et industrie de la soie en Russie, 1900, p. 6 et 8-9.

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L’originalité de cette grande usine – outre celle d’être la première à Moscou à avoir fait une application générale de l’électricité –, provient du « groupement de toutes les branches de fabrication qui se rapportent à la soie ». Elle réunit ainsi « une installation complète de dévidage, moulinage, d’ourdissage, de teinture en pièce et en lottes ainsi que les apprêts et enin le tissage »42. L’ensemble de ces opérations qui se font mécaniquement par des machines qui emploient peu de force et subissent peu de frottements, ne sont pas vraiment sources d’accidents, d’autant que les moyens de lutte interne contre l’incendie (extincteurs, canalisation rayonnant sur toute la surface de l’usine qui alimente de multiples postes d’incendie, avec dévidoirs, lances, pompes à vapeur fournies par les générateurs) sont omniprésents dans l’enceinte de l’usine. De plus, le chaufage par la vapeur, conseillé pour le tissage mécanique et l’éclairage par l’électricité, recommandé par les assureurs, écartent les dangers classiques d’explosion et d’incendie inhérents à l’emploi du gaz. L’inspecteur est de ce fait très impressionné par ce qu’il nomme « de véritables modèles de construction », tant sur le plan de la solidité que de celui de l’aménagement. Il repère cependant le risque industriel dans le fait que l’usine produit des « articles bon marché » où le coton – dont le travail est toujours plus dangereux que la soie, matière en elle-même peu combustible –, igure dans des proportions variant de 15 à 30 %. Dès lors, les étages servant de coconnières, de séchoir d’échantillons, ou de logements aux ouvriers semblent bien représenter le seul vrai danger, alors même que les générateurs, situés dans des bâtiments adjacents, en dehors de la ilature, et les machines à vapeur qui utilisent des résidus de naphte, sont considérés comme de « véritables forteresses ». L’inspecteur considère en conclusion que « le tissage de M. M. Giraud et Cie est de premier ordre et qu’il constitue un très bon risque ». Il relève par ailleurs que cette manufacture, d’une valeur supérieure à sept millions et assurée seulement pour cinq millions, n’a pas connu de sinistre grave depuis sa création en 1875. L’inspecteur arrive à la même conclusion pour ce qui concerne une manufacture d’indiennes, l’établissement Émile Zundel, fondé en 1825, usine d’impression sur tissus de coton avec ateliers de teinture, gravure, rouleaux à imprimer, dont la direction est aussi assurée par des Français (voir ig. 3). Cette manufacture « d’une importance colossale […] véritable cité », qui s’étend sur une supericie 42. Le moulinage, deuxième stade de la préparation du il de soie, consiste à transformer la soie grège en soie ouvrée par passage sur des moulins à organsiner ; l’ouvraison met en œuvre la soie grège (premier état de la préparation de la soie après le tirage, qui est l’opération de dévidage des cocons pour la préparation de la soie grège) sur les métiers à organsiner ; l’organsin est le il de soie obtenu par l’organsinage, le dévidage et renvidage en réunissant et tordant ensemble plusieurs ils de soie grège. Sur l’ensemble de ces opérations – matériel et procédés de ilature, de fabrication des tissus, matériel et procédés de blanchiment, de la teinture, de l’impression et de l’apprêt des matières textiles, voir Exposition universelle internationale de 1900 à Paris. Rapport du jury international, groupe XIII : ils, tissus, vêtements, 1re partie, classes 76 à 78, Paris, 1902, p. 1-238.

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Figure 3 : ateliers des apprêts et logements d’employés ; manufacture d’indiennes Émile Zundel, Moscou 1906. Archives historiques, Groupe AXA.

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de 22 hectares et emploie 3 000 ouvriers ainsi qu’une population logée d’environ 4 000 personnes, est présentée par l’inspecteur de la Paternelle comme n’ayant subi « aucun sinistre assez important pour être mentionné » et digne des plus grands éloges pour la sécurité incendie qui la caractérise : « rien ne laisse à désirer, aucune objection ne saurait être formulée ». Il est vrai que, dans le cas présent, l’analyse du risque industriel se fonde davantage sur les opérations de teintures et d’impression. Les séchoirs des indienneries, ainsi que le « grillage des tissus », constituent le danger de propagation d’incendie le plus caractérisé de cette industrie et particulièrement la « course de rouleaux » où les toiles, sortant de la salle d’impression, sont séchées avant d’entrer dans la chambre d’oxydation43. La description qu’en fait l’inspecteur est illustrée de photographies d’ateliers dans lesquels sont disposés les machines dont on aperçoit très nettement les engrenages, roues, courroies et câbles, toujours sources d’inquiétudes pour l’inspecteur au regard de leur alimentation en énergie. Toutefois, après son expertise, l’inspecteur considère que « sous le rapport de la construction, des dégagements, de l’installation, de la bonne tenue de la surveillance des secours contre l’incendie réellement eicaces, de la solidité de l’afaire ainsi que de la prospérité, il est réellement impossible de faire mieux »44. S’appuyant sur les statistiques dressées par l’établissement à l’occasion de l’Exposition universelle de 190045, l’inspecteur constate que la valeur totale de la manufacture, marchandises non comprises, dépasse 18 millions de francs, pour des afaires chifrées à 32 millions de francs par an. Dès lors, en termes de sources, la photographie du risque industriel n’est-elle pour l’assureur qu’une simple représentation des usines et des machines ou bien va-t-elle plus loin dans l’observation des processus sociaux propres aux organisations industrielles, qu’ils relèvent des conditions de travail, de l’organisation des ateliers, et d’une approche culturelle des mentalités qui régissent ces groupes d’ouvriers et d’ouvrières ? Il est vrai que dans leurs modes d’utilisation historique, les photographies industrielles – fréquemment œuvres de commande d’un service photographique interne, comme pour les usines Krupp à Essen en Allemagne, pionnières dans cette démarche dès 1861, avec une perspective de valorisation publicitaire, et ceci bien avant les grandes irmes aux États-Unis, qui entreprennent 43. P. Gauvin, Manuel de l’inspecteur…, p. 53. 44. Archives historiques, Groupe AXA, fonds La Paternelle, Risques de la Mutuelle russe de Moscou, rapports d’inspection (mai-juin 1906) (voir rapport n° 5 : « La société de la manufacture d’indiennes Émile Zundel à Moscou »). 45. À cette occasion la société de la manufacture Émile Zundel ainsi que celle d’Albert Hubner ont obtenu chacune un grand prix pour la « remarquable exposition de velours de coton imprimés et autres tissus de coton, dessins très artistiques, coloration admirable » ; voir Exposition universelle internationale de 1900…, p. 374. Outre ses nombreuses récompenses aux expositions de SaintPétersbourg (1861), Amsterdam (1883), Anvers (1885), la société É. Zundel avait obtenu la médaille d’or à l’Exposition universelle de 1878.

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ce type de projet vers la in des années 1880 pour former une « corporate identity » chez le personnel –, ne montrent qu’assez rarement des « hommes au travail », encore moins l’activité spontanée dans les ateliers. La vie est en quelque sorte expulsée des ateliers46. Dans le cas présent des manufactures russes expertisées par l’inspecteur de la Paternelle, les photographies industrielles présentent plusieurs signiications : « l’image de l’usine modèle »47, mais aussi « l’image comme principe de légitimation » et enin comme « autocélébration et théâtre de la puissance »48. Le réalisme du médium photographique nous éloigne de ces représentations classiques, voire romantiques des manufactures du Haut-Rhin et de la région de Mulhouse, telles que Jean Mieg et Rudolf Huber ont pu les célébrer dans les lithographies imprimées par G. Engelmann49, même si certaines de ces usines, comme Dollfus-Mieg et Cie (Mulhouse), par exemple, présentent de façon incontestable une très grande dimension qui les place, tout comme d’autres manufactures du nord de la France, telle que La Motte-Bossut (Roubaix)50, parmi les grandes usines textiles en Europe.

III. — De la mission d’expertise d’un réassureur aux voyages d’études des ingénieurs et manufacturiers français en Russie : confrontation des regards Dans le courant de ses observations, l’inspecteur ne manque pas de rappeler le rôle des Français dans la création des manufactures les plus anciennes et la place souvent centrale qu’ils occupent encore à leur direction au début du xxe siècle. Ce recours à l’histoire représente pour le chercheur un apport essentiel ain de mieux 46. Klaus . Klaus Klaus Tenfelde, Bilder von Krupp. Fotograie und Geschichte im Industriezeitalter, Munich, 1994, résumé dans id., « Les modes d’utilisation historiques de la photographie dans les grandes entreprises industrielles : la irme Krupp à Essen 1861-1914 », dans Entreprises et histoire, t. 11, 1996, p. 77-94. 47.  Jean-Claude Daumas, «  La photographie de l’usine-modèle  : Blin et Blin, Elbeuf, en 1888 », dans Archives sensibles. Images et objets du monde industriel et ouvrier, dir. Noëlle Gérome, Paris, 1995, p. 21-37 et id., « L’entreprise comme foyer de production et de légitimité. De l’usinemodèle à l’industriel philanthrope. Les établissements Blin et Blin d’Elbeuf, 1872-1914 », dans La gazette des archives, n° 168 : Archives municipales et patrimoine industriel, 1995, p. 130-148. 48.  Alain Dewerpe, «  Miroirs d’usines  : photographies industrielles et organisation du travail à l’Ansaldo (1900-1920) », dans Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1987, t. 42, p. 1079-1114. 49. Nicolas Pierrot, « Mulhouse, berceau de l’imagerie industrielle. Origines, transmission et fonctions des manufactures du Haut-Rhin », dans Hypothèses 2001, 2001, p. 103-114 ; voir aussi id., «  Le paysage industriel dans la lithographie romantique  », dans La technologie au risque de l’histoire, dir. R. Belot, M. Cotte et P. Lamard, Paris, 2000, p. 121-128. 50.  Sur les grandes usines textiles, voir Maurice Daumas, L’archéologie industrielle en France, Paris, 1980, p. 276-297 et Roubaix-Tourcoing et les villes lainières d’Europe. Découverte d’un patrimoine industriel, Villeneuve d’Ascq, 2005  ; voir aussi P. Fluck, «  Le site DMC à Mulhouse  : entre archéologie et patrimoine  », dans La mémoire de l’industrie. De l’usine au patrimoine, dir. J.-C. Daumas, Besançon, 2006, p. 364-374.

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comprendre d’une part le rôle du voyage dans la construction d’un système technique performant et innovant, d’autre part le maintien des liens fondamentaux de sociabilité familiale, voire d’endogamie, avec les familles entrepreneuriales des régions textiles de Suisse et d’Alsace51 voire du Lyonnais, enin la construction des réseaux nationaux et transnationaux autant scientiiques que techniques. Dès lors quels sont les types et critères du voyage ? On examinera tout d’abord les voyages de formation et d’étude. Nous connaissons assez bien aujourd’hui les voyages qu’ont entrepris à l’étranger, par exemple, les élèves-ingénieurs de l’École des mines. Ils répondaient depuis 1849 à la volonté du conseil de l’École de faire efectuer aux élèves un voyage de trois mois en suivant « les grands itinéraires miniers et métallurgiques » à travers les pays d’Europe : France, Belgique, Prusse rhénane, l’Allemagne du Sud, la Styrie, la Carinthie, l’Angleterre, puis, après 1860, la Silésie et la Bohême, les États-Unis, puis la Russie52. Les journaux de voyage qui en résultent – véritable documentation technique –, décrivent « plus ou moins minutieusement les usines visitées », mais ce sont surtout, après 1866 les « mémoires et comptes rendus de visites d’usines où l’élève a séjourné plus longuement, qui sont de véritables monographies techniques ». Ces « rapports d’inspection, systématiques, descriptifs, souvent très fouillés », dont certains d’entre eux renferment de précieuses descriptions d’industries textiles, permettent de décrire, non pas la condition ouvrière, mais plus exactement les conditions techniques d’exploitation, les innovations et l’évolution des procédés techniques de fabrication. Ce type de document se rapproche du rapport de l’inspecteur de la Paternelle. Toutefois dans son objectif prioritaire, en terme de rélexion assurancielle sur l’analyse technique du risque industriel, axée principalement sur la description des matériaux et types de construction, la fonctionnalité des ateliers et les moyens de lutte contre les incendies, le rapport se révèle pauvre en informations concernant les architectes qui ont construit les usines, les innovations en matière de technologies (types de machines et leur provenance), de transfert, de modèle ou de brevet (voir l’importance de l’Angleterre en cette matière). De plus, n’étant pas son objet principal, le rapport de l’inspecteur élude quelque peu l’observation sociale, telle qu’un ingénieur comme Frédéric Le Play a su la faire dans les rapports qu’il a écrits durant ses voyages en Russie dans les années 51. Sur le cas spéciique de l’Alsace, on se référera à Michel Hau et Nicolas Stoskopf, Les dynasties alsaciennes du xviie siècle à nos jours, Paris, 2005, et à N. Stoskopf, « Quitter l’Alsace pour faire fortune. Le cas des entrepreneurs du xixe siècle », dans Diasporas. Histoire et sociétés, t. 9 : Chercher fortune, 2006, p. 43-55. 52. Guy huillier, « Une source documentaire à exploiter : les “voyages métallurgiques” des élèves-ingénieurs des Mines », dans Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1962, t. 17, p. 302307 ; sur les ingénieurs des mines, voir André hépot, Les ingénieurs des Mines du xixe siècle : histoire d’un corps technique d’État, t. I : 1810-1914, Paris, 1998.

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1837, 1843 et 185353 et telle qu’elle est recommandée aux élèves-ingénieurs par É. Cheysson, disciple de Le Play, dans son enseignement de l’économie industrielle, dispensé à l’École des mines de 1885 à 190554. Pour de nombreux jeunes chimistes ou coloristes (fabrication des étofes imprimées), par exemple, les voyages sont considérés comme un apprentissage, une initiation des jeunes talents par la voie de stages pour une meilleure connaissance pratique, l’ouverture au commerce international et pour l’observation de l’organisation et de la discipline de travail dans les manufactures55. Ainsi, quelquesuns des nombreux ils de Jean Koechlin (1746-1836), dont le père Samuel Koechlin (sa famille est d’origine zurichoise) avait créé à Mulhouse en 1746 la première manufacture d’indiennes56, partirent à l’étranger pour y faire leur apprentissage, comme fabricant d’indiennes dans la maison Friedrich Tutein et Cie, des négociants allemands installés à Copenhague, pour Mathieu (1784-1834) ; ou bien pour y séjourner suisamment longtemps : comme manufacturier à Loerrach dans le Bade, pour Pierre (1782-1841) ; coloriste à Neunkirchen en Autriche, pour Samuel (1774-1850) ; coloriste, fabricant d’indiennes à Jung-Bunzlau (Mlada-Boleslav) en Bohême, pour Charles (1789-1831)57. L’apprentissage se réalise le plus souvent, durant la première moitié du xixe siècle, dans les fabriques en France, Allemagne (Berlin), surtout en Angleterre, mais aussi en Russie. C’est le cas notamment de Camille Koechlin (1811-1890). Après des études de chimie à Paris entre 1827-1830 et plusieurs expériences et stages tant en France (chez Barbet à Jouy-en- Josas près de Versailles, puis chez Schlumberger-Rouf au Houlme près de Rouen (1840-1842), 53. André Savoye, « Frédéric Le Play à la découverte de la société russe. L’expédition en Russie méridionale (1837) », dans Genèses, t. 31, 1998, p. 119-137 ; voir aussi Jean-François Belhoste, «  Pourquoi Frédéric le Play, métallurgiste, explorateur de la Russie, s’intéressa à la question sociale ? », dans Jean-François Belhoste, Serge Benoît, Serge Chassagne et Philippe Mioche, Autour de l’industrie histoire et patrimoine. Mélanges oferts à Denis Woronof, Paris, 2004, p. 3-21. 54.  André hépot, «  Les disciples de Le Play à l’École des mines  », dans Les ingénieurs des Mines…, p. 434-439 et Bernard Kalora et Antoine Savoye, Les inventeurs oubliés. Le Play et ses continuateurs aux origines des sciences sociales, Paris, 1989, part. « La naissance de l’ingénierie sociale », p. 173-192. 55. Florence Ott, La Société industrielle de Mulhouse (1826-1876), ses hommes, son action, ses réseaux, Strasbourg, 1999, part. chap. « L’itinéraire et le proil d’un fabricant mulhousien », p. 203-213. 56. Sur cette création dont les autres fondateurs sont J. J. Schmaltzer, J. H. Dollfus et J. J. Feer (d’origine zurichoise, comme S. Köchlin) et l’essor des manufactures d’indiennes à Mulhouse durant le xviiie siècle, voir les travaux de Isabelle Ursch-Bernier, Négoce et industrie à Mulhouse au xviiie siècle (1696-1798), thèse, univ. Franche-Comté, 2005 et son article de synthèse paru dans Les actes du CRESAT, t. 4, fév. 2007, p. 27-37. 57.  André Brandt, «  Une famille de fabricants mulhousiens au début du xixe  siècle. Jean Koechlin et ses ils », dans Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1951, p. 319-330. Ce travail résulte d’une exploitation systématique d’archives familiales (correspondance inédite) sur les Koechlin  ; voir les notices biographiques dans le Nouveau dictionnaire de biographie alsacienne, t. XXI, Strasbourg, 1993, p. 2045-2058.

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qu’à l’étranger – par exemple en Écosse, chez Monteith et Cie à Glasgow (18371839) – il entre comme directeur technique à la fabrique d’indiennes de la manufacture d’Andrej Golubâtnikov (André Gouloubetnikof) (1843-1852) à Moscou. Bien que les chimistes soient très demandés et considérés en Russie, il décide sur la sollicitation de son frère Alfred (1825-1872) – tout comme Georges Steinbach dix ans auparavant –, de retourner à Mulhouse. Il est alors chimiste réputé et G. Steinbach l’engage dans l’entreprise Steinbach-Koechlin à Mulhouse. Il est vrai que le xviiie siècle a vu l’émigration en Russie de spécialistes des manufactures textiles pour répondre à une véritable demande de transfert de connaissance technique. Ce fut le cas par exemple pour la bonneterie58. En matière d’« ingénierie », la Russie « formait avec les principaux pays européens, France comprise, un espace commun dans lequel l’information circulait librement ». De telle sorte qu’il est possible d’évoquer à ce propos l’existence de relations transnationales qui constituent « les divers éléments d’un réseau unique de sociabilité professionnelle fonctionnant à l’échelle de l’Europe »59. Cette inluence continua au moins jusque vers les années 1850 grâce au rôle essentiel joué par les ingénieurs Polytechniciens dans le développement scientiique et technique en Russie60. L’exemple de la découverte d’un espace à conquérir en terme de marché neuf associé à la perspective d’une expérience technologique, tant sur le plan de la création que sur celui de l’apprentissage, nous est donné aussi par le cas des fondateurs, d’origine suisse et mulhousienne, de la manufacture d’indiennes Émile Zundel, à laquelle nous avons déjà fait référence. Nous savons que Georges Frauenfelder, indienneur originaire de Zurich (Suisse), mais installé à Mulhouse depuis la in du xviiie siècle, s’est établi à Moscou et qu’il est propriétaire dans le quartier de Cerpoukof d’une petite fabrique de toiles peintes achetée en 1825 à un Suisse, nommé Bücher. Il engage en 1833 le Mulhousien Georges Steinbach (1809-1893) comme chimiste-coloriste. Celui-ci avait été apprenti chez le ilateur et indienneur François Joseph Blech (1780-1836), dans sa fabrique Blech Frères et Cie, qui lui conseilla de rejoindre G. Frauenfelder à Moscou. En arrivant à Moscou, il retrouve la colonie des Suisses et Mulhousiens, dessinateurs, graveurs, chimistes, coloristes, parmi lesquels son frère Jean Steinbach, qui a été engagé 58. Irena Turnau, « Un aspect de l’artisanat russe : la bonneterie au xviie et xviiie siècle », dans Cahiers du monde russe, t. 9, 1968, p. 209-226. 59.  Sur le transfert de la culture technique française et son enseignement comme processus ayant facilité la « modernisation à l’européenne » de la Russie, particulièrement durant les réformes de Pierre Ier et celles d’Alexandre Ier, voir Irina Gouzevitch, Le transfert du savoir technique et scientiique et la construction de l’Etat russe : in du xve - début du xixe siècle, thèse en histoire des techniques, univ. Paris 8, 2001. 60. Irina Gouzevitch et Dimitri Gouzevitch, «  Les contacts franco-russes dans le monde de l’enseignement supérieur et de l’art de l’ingénieur », dans Cahiers du monde russe et soviétique, t. 34, 1993, p. 345-368.

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par le manufacturier Samuel Baumberger et son cousin Ulric Meyer, fabricant de toiles peintes. En septembre 1834, suite au décès de G. Frauenfelder, G. Steinbach prend la direction de la fabrique, jusqu’à son retour à Mulhouse, à la in de l’année 1836, date à laquelle son frère Jean dirige l’établissement avant qu’il ne le cède en 1846 à leurs deux beaux-frères Émile Zundel, qui travaille à Moscou depuis 1838-1840 chez son grand oncle C. P. Osterried, alsacien fabricant d’indiennes, et Émile Meyer61. L’installation des indienneurs suisses et mulhousiens à Moscou se réalise alors même que la forte concurrence exercée durant les années 1825 et suivantes par les manufacturiers suisses, allemands et anglais, rend favorable la recherche d’afaires et de débouchés extérieurs62. De plus, alors même que la protection douanière russe limite toute importation de toiles imprimées, les indienneurs mulhousiens voulant s’établir en Russie sont encouragés par les avantages accordés aux fondateurs de nouvelles usines et à leur savoir-faire. Cette adaptation obligée aux contraintes du marché, la manufacture d’indiennes Émile Zundel, l’a remarquablement conduite tout au long du xixe siècle. Depuis sa création elle réalise principalement de l’impression sur calicot (tissus écrus). En 1856, elle occupe pas moins de 5 000 ouvriers et produit plus de 1,3 million de francs de marchandises, dont la variété des fabrications et l’impression d’autres tissus destinés à des usages divers illustrent la capacité d’adaptation de cet établissement. À la mort d’Émile Zundel en 1874, c’est incontestablement la plus grande usine d’impression de Russie et elle le restera jusqu’à 1917. Au début du xxe siècle, la production annuelle de la plus grande indiennerie de Russie – elle travaille depuis 1886 le satin, le batiste et d’autres étofes nouvelles, et produit à partir de 1898 des impressions sur lainages et soieries –, comprend aussi des indiennes mousselines, percales, des tissus d’été et d’hiver et des tissus pour ameublement, à la façon des anciens « gobelins » ; la production tourne autour de 1,4 million de pièces d’une longueur moyenne de quarante mètres chacune63. En 1914, la société, 61.  Émile Zundel, qui dirige seul l’établissement à partir de 1851, a épousé à Moscou le 14 février 1842 Julie Steinbach, sœur de Georges et Jean Steinbach. Émile Meyer qui travaille aussi dans l’établissement est l’époux de Sophie Steinbach ; voir André Brandt, « Essai sur les mulhousiens en Russie au xixe siècle », dans Bulletin du musée historique de Mulhouse, t. 68, 1959, p. 78-82 et 86-88, et Charles M. Bost, La vie des Zundel : histoire des Zundel de Mulhouse, Lillebonne, 1972, p. 175-184. Sur G. Steinbach, voir Nicolas Stoskopf, Les patrons du Second Empire. Alsace, Paris/ Le Mans, 1994, p. 220-222. 62.  On se référera au chap.  5 relatif à l’industrie cotonnière de l’ouvrage de Paul Leuilliot, L’Alsace au début du xixe siècle. Essais d’histoire politique, économique et religieuse (1815-1830), t. II : Les transformations économiques, Paris, 1959, p.  416-460. L’enquête de l’auteur se fonde sur le dépouillement systématique des statistiques et sur l’Histoire documentaire de l’industrie de Mulhouse (1902), réalisée par la Société industrielle de Mulhouse. 63. Archives historiques, Groupe AXA, fonds La Paternelle, Risques de la Mutuelle russe de Moscou. Rapports d’inspection (mai-juin 1906) ; voir rapport n° 5.

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réputée pour son laboratoire de chimie tinctoriale et ses ingénieurs, inventeurs de la « Rongalite », procédé d’impression qui maîtrise les colorants (indigo notamment) sans abîmer le tissu et adopté par tous les indienneurs, possède dix-huit dépôts de gros à Moscou, Varsovie, Kharkov, Odessa, Helsingfors (Helsinki), Riga, Samarkand (Samarcande), Tachkent, Boukhara, auxquels s’ajoutent en 1904, le dépôt d’Omsk et en 1908 celui de Kharbin, ainsi que des magasins de vente dans les principales villes de Russie, et de nombreux autres dépôts en Europe. Elle exploite deux fabriques, la première, située à Naro-Fominsk, possède 150 000 broches à iler, 3 500 broches à retordre, 3 200 métiers à tisser ; la seconde, à Moscou, pour le blanchiment, la teinture et l’impression. La valeur de la production annuelle est de 30 millions de roubles64. On notera qu’en 1907, année de la visite de l’inspecteur de la Paternelle, la société réalise un bénéice net total de 1,4 million de roubles, qui sera dépassé légèrement en 1914 (1,5 million)65, et vient d’absorber les usines de ilature et tissage Voskresenskij à Naro-Fominsk (gouvernement de Moscou), au bord de la rivière Nara. Dès lors, si les voyage d’études à Moscou et l’apprentissage des Mulhousiens Steinbach et Zundel se sont concrétisés par la création de la plus grande manufacture d’indiennes de Russie, il convient d’examiner, suite à la découverte par les manufacturiers français d’un espace nouveau, au cœur d’un vaste territoire à conquérir en terme de marché « émergent », la constitution d’une autre maison française à Moscou, spécialisée dans les soieries, qui a su produire des étofes pour le marché moscovite et ne vend pas en dehors de l’empire russe. Le cas de l’usine M.M. Giraud ils et Cie fondée à Moscou en 1875, expertisée par l’inspecteur de la Paternelle en 1907, est à cet égard exemplaire. D’autant que le dernier tiers du xixe siècle connaît une « concurrence efective des fabriques étrangères ». L’évolution du marché, la demande de la clientèle en « tissus bon marché, mélangés de soie et de coton ou bien tissés avec une matière première légèrement diférente, la schappe ou bourre de soie, anciennement appelée déchet de soie », renforce la mécanisation de la fabrication dans les usines. Si les entreprises lyonnaises ouvrent durant les années 1880-1890 des agences (intermédiaires commerciaux) dans de nombreuses capitales et décident aussi d’étendre leurs relations commerciales directes, les créations d’unités de production à l’étranger, en tant que telles, semblent quant à elles beaucoup plus rares en termes de réalisation et de réussite66. 64. Archives historiques CA, fonds du Crédit lyonnais, DEEF 49852. 65. Ibid. ; voir l’annexe à la note 5483 : E. Zundel et Cie, compte d’exploitation et de proits et pertes. Si le bénéice net de la société chute en 1915 (1,2 millions), il se redresse ensuite pour doubler quasiment en 1917, en atteignant 2,9 millions. La même année, la société est autorisée à porter son capital à douze millions de roubles. 66. Audrey Soria, « Les entreprises de la fabrique lyonnaise de soierie face à l’internationalisation au xixe siècle », dans Transnational Compagnies (19th-20th Centuries), dir. Hubert Bonin, Christophe Bonneau, Ludovic Cailluet, Alexandre Fernandez et Silvia Marzegalli, Paris, 2002, p. 127-137.

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Lorsque Claude Giraud, fabricant de soierie, arrive à Moscou en 1860, il n’a que trente-six ans (voir ig. 4). Il devient fabricant à son compte quinze ans plus tard, et va très vite devenir une personnalité industrieuse incontournable de la société moscovite, en raison même du succès de son entreprise. Dix ans avant la visite de

Figure 4 : le fondateur de la fabrique de soieries C. Giraud et Cie, entouré de ses ils et de ses directeurs, Moscou, 1891. Photographie, coll. part.

l’inspecteur de la Paternelle, Claude Giraud avait été nommé chevalier de la Légion d’honneur par décret du 4 septembre 1897 rendu sur les rapports du ministre des Afaires étrangères, et sa décoration lui fut remise par le président Félix Faure durant son voyage oiciel en Russie, dans la conjoncture favorable de l’alliance francorusse67. Il est vrai que le succès de son entreprise est à la mesure des récompenses qui lui furent accordées lors des diférentes expositions universelles et internationales auxquelles Claude Giraud a participé. Sa médaille d’or obtenue à l’exposition de 1889 (Paris), à laquelle la section russe est représentée par cinq cents exposants68, 67.  AN, 11/48/8  (fonds de la Légion d’honneur), dossier «  Claude Marie Giraud  » (18361904), fabricant de soieries à Moscou. 68. L’Exposition universelle internationale de 1900 – au cours de laquelle la société Giraud obtient un grand prix –, qui bénéicie du patronage oiciel impérial, alors même que la Russie est en

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fait suite à celles obtenues aux Expositions de Moscou (1882) et d’Anvers (1885). Ces récompenses prestigieuses valent à Claude Giraud d’être considéré comme faisant partie d’une élite d’exposants. C’est à ce titre que le Comité organisateur de l’Exposition de Moscou de 1891, l’invite à montrer la diversité de la production de son usine69. À cette date, celle-ci occupe plus de 1 600 ouvriers (dont les deux tiers sont des ouvrières) et possède 1 050 métiers battants, en attendant l’achèvement d’un nouveau corps de bâtiment. À peine dix ans plus tard, au début du xxe siècle, la population employée est estimée à 4 150 ouvriers et les opérations de tissages sont efectuées en utilisant « le système Diederichs, de Bourgoin et le système Honegger », qui se répartissent ainsi : 1880 métiers « simples ou jumelles travaillant en uni » et 200 pour les façonnés, avec mécaniques Jacquard et Verdol70. Il existe aussi 20 métiers à velours et 30 métiers à la main qui ont été conservés ain de satisfaire les exigences d’une clientèle pointue. Son entreprise qui comprend 2 100 métiers à tisser capables de produire six à sept millions de roubles de marchandises, laissant après amortissements 810 000 roubles de bénéices nets, est techniquement apte à s’adapter à l’évolution du marché autant national qu’international, dont nous savons qu’il se transforme beaucoup durant cette période des années 1890-1900, en raison d’une consommation de soie qui augmente très nettement, des besoins d’une classe moyenne en développement et des caprices de la mode. Dès lors, si l’usine produit des articles de fonds (satins, surahs, doublures, étofes d’ameublement unies et façonnées, velours, crêpes de Chine et mousselines unies et rayées…), « C. Giraud s’est fait une spécialité de nouveautés pour modes, robes et confections ». Très à l’écoute des « changements qui s’opèrent dans le goût », et notamment de la production lyonnaise71, il réalise pour sa clientèle de Moscou et d’ailleurs une quantité d’articles fantaisie en crêpe, gaze perlée et côtelée. Le succès de cette entreprise vient aussi des afaires qu’elle réalise avec « des industriels du pays qui emploient de la soierie comme matière première » – cas par exemple de la Société de la manufacture d’indiennes plein développement économique, présente un éclat qui se traduit par un retour à un espace plus important dévolu à l’empire russe (2 400 exposants), et aussi par la présentation de l’image de « la muniicence de son pavillon d’Asie » ; voir Laurence Aubain, « La Russie à l’Exposition universelle de 1889 », dans Cahiers du monde russe, 1996, t. 37, n° 3, p. 349-368 et Commission impériale de Russie à l’Exposition universelle de 1900, Catalogue général de la section russe, Paris, 1900. 69. Joseph Balmont, « Une visite à l’exposition de Moscou », dans Revue des Arts décoratifs, t. 12, 1891-1892, p. 28-38. 70. Les ateliers de construction Diederichs (1882-1919) spécialisés dans la construction de machines textiles capables de fabriquer les tissus les plus divers, ont présenté leurs métiers à tisser aux expositions universelles de 1889 et 1900. Ils se révèlent beaucoup plus rapides que leurs concurrents Rüti (Suisse) et Northrop (Américain) ; voir Jérome Rojon, « L’entreprise Diederichs (18821938) », dans Bulletin du centre Pierre Léon d’histoire économique et sociale, 1996, n° 1-2, p. 86-90. 71. Maria-Anne Privat-Savigny, « La soierie lyonnaise. 1800-1914 », dans L’esprit d’un siècle, Lyon 1800-1914, cat. d’exposition, Lyon, 2007, p. 104-125.

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Albert Hubner72 fondée à Moscou en 1846 qui occupe en 1908 pas moins de 1 600 ouvriers et possède des entrepôts à Pétersbourg, Odessa, Tachkent, Boukhara, Kharbin et T’ien-Tsin –, et avec les commandes de l’armée et de la marine73. La marchandise fabriquée est vendue en priorité à Moscou et, de là, expédiée « soit aux succursales de Varsovie et Saint-Pétersbourg, soit aux représentants de la maison à Riga, Helsingfors (Helsinki) et Tachkent ». Après la mort de Claude Giraud, le 4 mars 1904 à Nice, ses ils Victor, Paul et André Giraud décident quelque temps plus tard de transformer leur maison en société anonyme russe et demandent à la Banque de l’union parisienne – qui participe, tout comme Paribas et la Société générale au développement industriel (métallurgie, chemin de fer et travaux publics) de la Russie, surtout entre 1906 et 1914 pour la Banque de l’union parisienne74 – de leur prêter son concours. La nouvelle société est constituée en octobre 1911 ; son capital action ixé à huit millions de roubles et auquel la Banque de l’union parisienne prend une modeste participation de 5 %, est porté en avril 1914 à douze millions75. Ce changement de stature inancière permet à cette société familiale de faire face à son expansion prévue en termes de modernisation de l’outillage, d’extension géographique de l’usine, de diversiication de la production et d’amélioration du réseau de distribution vers les grands centres urbains, Varsovie, certes, mais aussi Lodz (Pologne), dans les villes de la Baltique, de la vallée de la Volga, à Rostov et à Samarkand, principaux consommateurs de soieries. La clientèle est visitée par des commis-voyageurs76 en relation avec les fournisseurs lyonnais, puisque la 72. Cette manufacture produit des foulards imprimés à la main et des mousselines de laine. C’est en 1853 que A. Hubner introduit la production mécanique. Au début des années 1880, alors que la production atteint cent mille pièces par mois, le coton, mais la laine et aussi la soie, sont désormais utilisés ; voir Paris-Moscou, un siècle d’échanges, 1819-1925. Documents inédits des archives de Paris et de Moscou, dir. François Gasnault et Aleksei Kiselev, Paris, 1999, p. 59-65. 73. Archives historiques SG, fonds de la Banque de l’union parisienne, boîte 375, « Usines Giraud Moscou soieries (1909-1911)  »  ; voir la plaquette très détaillée sur l’usine et son fonctionnement, Industrie de la soie en Russie. Usines C. Giraud à Moscou, 1875-1900, p. 15-16. 74. Hubert Bonin, La banque de l’Union Parisienne (1874/1904 - 1974). Histoire de la deuxième grande banque d’afaires française, Paris, 2001, p. 53-57. 75. Archives historiques SG, fonds de la Banque de l’union parisienne, boîte 375, « Accord entre la Banque de l’union parisienne et la maison Giraud Fils de Moscou, en vue de la transformation de cette maison en société anonyme » (octobre 1911), et « Résumé des documents remis par la Maison C. Giraud Fils » (Moscou, janvier 1911) ; il s’agit des documents inanciers : passifs, actifs, bénéices, sommes engagées dans l’afaire, chifres d’afaires et bénéices industriels, bénéices nets distribués et reportés. Sur la constitution de la SA et son augmentation de capital, voir archives historiques CL, DEEF 49077-2, « Société des fabriques de soieries C. Giraud Fils à Moscou ». 76. Sur le rôle des commis-voyageurs dans la prospection des marchés on se référera aux actes du colloque « Les igures de l’intermédiation marchande en Europe et dans le monde méditerranéen (xvie-xxie siècle) : commis-voyageurs et représentants de commerce », organisé les 10-12 juin 2010,

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société Giraud achète ses soies brutes pour les articles de grands luxes, à la maison Chabrières-Morel et Cie de Lyon77. Le rapport de voyage du réassureur de la compagnie la Paternelle révèle ainsi la pertinence de ses observations mais aussi tout le proit que l’historien peut en extraire en termes d’architecture industrielle, d’histoire des techniques, d’espace et d’organisation des usines, de transfert de savoir-faire grâce à la « diaspora » d’une élite française en Russie dès la in du xviiie siècle78. En ce sens, cette source documentaire mérite d’être visitée à nouveau tant la richesse de ses informations croisées avec d’autres sources d’archives étrangères, permettraient de compléter un tableau qui allie l’originalité à l’aspect inédit des enquêtes d’assurance qui restent encore à explorer79. De plus, les voyages des réassureurs dans les pays étrangers, représentent « des moyens d’information extraordinaires sur la vie économique et sociale d’un pays », a fortiori sur les entreprises visitées80. L’avance ou le retard technologique, le degré d’innovation, l’organisation et la rationalisation des entreprises au début du xxe siècle, les capacités industrielles à faire face à l’évolution du marché, sont autant d’informations transmises par les comptes rendus d’examens et d’expertises de réassureurs. Par delà les grandes enquêtes, rapports et statistiques sur l’activité économique aux xixe et xxe siècles, cette source insuisamment exploitée, comme par ailleurs celles des rapports des inspecteurs d’agences et de succursales d’assurance en province tant en France qu’à l’étranger, constituent à n’en pas douter un complément d’une utilité remarquable pour l’enquête de par le Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine (CMMC), université de Nice – Sophia-Antipolis, à paraître. 77. Au 1er mars 1885, la raison sociale de la maison Arlès-Dufour devient « Ancienne maison Arlès-Dufour, Chabrières-Morel et Cie » (par association entre le gendre et l’ancien commis Ennemond Morel, entré au siège en 1869. C’est une des plus importantes maisons de commerce de soie de Lyon, du dernier tiers du xixe siècle. Au même titre que d’autres grandes maisons lyonnaises comme Hecht et Lilienthal, Ulysse Pila et Cie, elle traite directement avec l’Extrême-Orient et avec le Japon. Sur Arlès-Dufour, voir Pierre Cayez et Serge Chassagne, Les patrons du Second Empire. Lyon et les Lyonnais, Paris/Le Mans, 2007, p. 37-44. 78. Voir à cet égard L’inluence française à Moscou au xviiie siècle, dir. Jean-Pierre Poussou, Anne Mézin et Yves-Pierre Gentil, Paris, 2004 et La France et les Français à Saint-Pétersbourg, xviiiexxe siècle, Saint-Pétersbourg, 2005. 79.  On se référera notamment aux archives russes relatives au Collège des manufactures,  à l’Inspection des fabriques, ainsi qu’aux archives des anciennes manufactures fondées par des Français, et dont certaines d’entre elles – cas par exemple de la Société de la manufacture d’indiennes Albert Hubner –, sont conservées aujourd’hui aux archives historiques centrales de Moscou (AHCM). 80.  À titre d’exemple, Jean Fourastié constate  «  qu’une société comme la Compagnie suisse de réassurance, qui travaille depuis près d’un siècle dans la presque totalité des États du globe, du Japon, de la Chine et des Etats-Unis jusqu’au Portugal, à la Grèce et à l’Uruguay, constitue l’un des postes d’observations les plus extraordinaires qui soient au monde ; une telle entreprise […] concourt à la connaissance que l’on a en Suisse de la conjoncture économique, sociale et politique du monde ». Voir J. Fourastié, Les assurances…, p. 127.

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l’historien. Elle vient enrichir les rapports efectués par les experts des études inancières et les dossiers constitués par les banquiers sur les investissements et le fonctionnement des industries dans les zones d’inluence de ces banques81. Fort de son expérience française, qui a valeur de référence et de modèle, et en ayant recours à un support photographique ain de rendre encore plus concrètes les observations transcrites dans son rapport détaillé, l’inspecteur de la Paternelle permet à l’historien des techniques, des organisations entrepreneuriales et du patrimoine industriel, de compléter son analyse des rapports qui existent entre les formes de concentration des ouvriers et des machines dans les ateliers, la rationalisation de la production au sens taylorien du terme et la mise en œuvre du processus de contrôle de toute la chaîne de fabrication82. Le souci de l’inspecteur, déjà évoqué, de s’intéresser aussi aux logements des ouvriers – autre source de danger d’incendie –, sont autant d’aspects qui soulignent bien l’ouverture de l’enquête à la dimension sociale, au cœur même des révoltes de 1905, et à une approche du monde du travail en ce début du xxe siècle. Toutefois, si le rapport de l’inspecteur a pour ambition principale de calculer le risque industriel, nous n’observons aucune mention ni statistiques relatives aux accidents du travail dans les manufactures visitées83. Par ailleurs, l’évocation de l’historique de la manufacture expertisée par l’inspecteur de la Paternelle et l’évocation des familles françaises de manufacturiers, de chimistes-coloristes et d’ingénieurs, qui proviennent principalement de la Suisse et d’Alsace, est aussi intéressante sur le plan de l’analyse du transfert des technologies, de la difusion des savoir-faire, plus précisément en matière de chimie et de colorants, pour les manufactures d’indiennes84. 81. Outre les informations relatives aux archives historiques de la Société générale et du Crédit lyonnais évoquées dans les précédentes contributions et à titre de compléments, on fera référence aussi aux archives historiques de la banque Paribas, qui conservent une riche documentation pour l’histoire des entreprises industrielles et commerciales à l’étranger y compris en Russie (voir notamment dans le fonds Cabet, constitué dans les années 1970, classé par pays et portant essentiellement sur la période 1872-1950). 82. Sur la rationalisation, la division du travail, le rôle des rapports hiérarchiques et de leur transformation dans les manufactures textiles, voir la synthèse de Philippe Lefebvre, L’invention de la grande entreprise. Travail, hiérarchie, marché. France, in xviiie - début xxe siècle, Paris, 2003, p. 56-68 et 158-163. 83. Il est vrai que « l’assurance des ouvriers contre les accidents ne commence à se développer en Russie que depuis peu  ». Ce n’est qu’en 1888 que la branche d’assurances contre les accidents, « tant des ouvriers et employés occupés dans diférentes entreprises commerciales et industrielles  », est introduite par certaines compagnies russes qui ne pratiquaient auparavant que l’assurance contre l’incendie, sur la vie et des transports ; voir A. Press, L’assurance contre les accidents en Russie, Paris, 1900. 84.  Les premiers cours à Mulhouse de chimie appliquée aux arts (1822) puis le Comité de chimie créé dès la fondation de la Société industrielle de Mulhouse (SIM) en 1826, enin la création en 1871 de l’École de chimie industrielle, font de Mulhouse un carrefour d’enseignement, de formation, de travaux de recherches et d’innovations, qui envoie à l’étranger de nombreux

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Enin nous ne manquerons pas de souligner tout l’intérêt de ce type de rapport pour une rélexion sur les risques relatifs aux « dysfonctionnements du système technique »85. Le premier est lié autant aux innovations de la première révolution industrielle, qu’à celles de la seconde. De l’énergie mécanique à l’électricité, la deuxième représente pour l’assureur, dans son évaluation des risques industriels, l’énergie la mieux adaptée aux exigences de production et de sécurité. Tout comme l’ingénieur, l’inspecteur d’assurance est un observateur avisé de l’objet technique et de son adaptation fonctionnelle. Il peut aussi percevoir un deuxième dysfonctionnement résultant d’une distorsion entre l’état de la technologie et la demande sociale. Dès lors, les observations techniques de l’assureur concourent à renforcer aussi une interrogation de l’historien sur la technologie, nécessaire à la production et à la consommation de masse, et son adaptation aux nouvelles pratiques sociales et culturelles, dictées par la mode, l’évolution des comportements sociaux et la transformation du marché. En ce sens la Russie du début du xxe siècle représente un objet d’études privilégié pour l’histoire des assurances et de la réassurance. Raymond Dartevelle Institutions et dynamiques historiques de l’économie (IDHE) - (UMR 8533) CNRS – université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne

ingénieurs-chimistes et coloristes, alors très demandés pour leur savoir-faire, par les directions des usines textiles russes. Outre la consultation des archives de l’École de chimie de Mulhouse (18221957), on se référera à F. Ott, La Société industrielle de Mulhouse…, p. 263-291 (Comité de chimie). Sur la difusion de l’innovation, le voyage des ingénieurs, la constitution des réseaux d’information et la difusion des idées techniques, voir aussi Michel Cotte, De l’espionnage industriel à la veille technologique, Besançon/Belfort, 2005, ouvrage extrait de son mémoire d’habilitation à diriger des recherches, La circulation des idées techniques, École des hautes études en sciences sociales, 1999. 85. François Caron, « La dynamique des technologies à long terme », dans Alliage. Cultures. Science. Technique, t. 21 : Pour comprendre la technique, automne-hiver 1994, p. 54-67.

UNE FACE MÉCONNUE DU CAPITALISME FRANÇAIS EN RUSSIE :

L’ACTIVITÉ DES ENTREPRENEURS DE TRAVAUX PUBLICS (1857-1914) par

Dominique BARJOT

Au milieu du xixe siècle, la chute, en France, des dépenses d’investissement ferroviaire pousse les entrepreneurs français de travaux publics ou de constructions métalliques et mécaniques à exporter massivement1. Leurs succès en Russie sont beaucoup favorisés par la réputation internationale des ingénieurs français, « consultants de l’Europe » (Rondo Cameron) : ainsi Prosper Enfantin (17961864), Charles Collignon (1806-1886) et Adolphe Guérard (1848-1921)2. En efet la Russie ofre un débouché majeur pour les grands entrepreneurs de travaux publics (I), parmi lesquels les Goüin et les Hersent (II), surtout à partir du début du xxe siècle, marqué par le surgissement de nouveaux compétiteurs (III).

I. — le marché russe : un débouché majeur pour les grandes entreprises françaises Entre 1857 et 1914, le marché russe constitue en efet un débouché majeur pour les grands entrepreneurs français3. Cette pénétration s’efectue en deux vagues successives entrecoupées d’une longue période de basse activité. 1.  Dominique Barjot, « French exports in the public works sector (1857-1914) », dans W. Fischer, R. Mc Innis et J. Schneider, he Emergence of a World Economy (1500-1914), Wiesbaden, t. II, 1986, p. 477-504. 2.  Rondo Cameron, La France et le développement économique de l’Europe (1800-1914), Paris, 1971, p. 7. 3. René Girault, Emprunts russes et investissements français en Russie 1887-1914, Paris, 1999.

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1. Deux vagues successives d’expansion La première vague d’expansion correspond en gros aux années 1857-1862.

1.1. Phase 1. 1857-1862 : une percée éphémère Cette période voit une poussée éphémère, qui est en particulier le fait de la société Ernest Goüin et Cie 4 : les entreprises françaises commencent alors à supplanter la concurrence britannique. Mais le marché russe se referme rapidement. Y contribue d’abord l’échec de la Grande Société des chemins de fer russes, lui-même consécutif à celui des frères Pereire, que traduit notamment la faillite du Crédit mobilier. S’y ajoutent ensuite, en 1876-1877, l’adoption de mesures protectionnistes, dont souffrent surtout les grandes irmes françaises de constructions mécaniques et métalliques5. Les années 1863-1907 correspondent à une longue phase de dépression. L’amélioration de la conjoncture ne se manifeste pas avant le milieu des années 1890. Deux facteurs favorables y concourent, à savoir l’alliance franco-russe et, à partir de 1892, la politique de Witte, ministre des Finances du tsar. En efet, l’un et l’autre favorisent un alux massif de capitaux français en Russie6. Leur portée apparaît cependant limitée, même si les projets des municipalités et l’équipement du sud attirent à nouveau les entrepreneurs. Cependant, à l’exception des ponts métalliques, les marchés de génie civil bénéicient surtout à la concurrence britannique, allemande et même russe.

1.2. Phase 2. 1908-1914 : percée À partir de 1908, à l’inverse, les entreprises françaises de travaux publics tirent avantage d’une conjonction de facteurs favorables. Au dynamisme de la construction urbaine s’ajoutent une réorientation de l’efort d’investissement public russe des chemins de fer vers les ports et une attitude nouvelle des capitalistes français, qui exigent des russes qu’ils paient le prix de l’aide inancière française : en déinitive, des marchés contre des capitaux7. Au total, de 1908 à 1914, les grands chantiers de travaux portuaires représentent plus de 80 % du chifre d’afaires des irmes françaises de génie civil : modernisation des ports de Saint-Pétersbourg et de Reval (Hersent), agrandissement de celui de Taganrog et création, à partir de 1910, de celui de Tuapse (Grands Travaux de Marseille, GTM). 4. Rang-Ri Park-Barjot, La Société de construction des Batignolles : des origines à la première guerre mondiale (1846-1914), Paris, 2005. Voir aussi Dominique Barjot, « Un grand entrepreneur du xixe siècle : Ernest Goüin (1815-1885) », dans Revue d’histoire des chemins de fer (RHCF), n° 5-6, automne 1991, p. 65-89. 5. Dominique Barjot, La grande entreprise française de travaux publics (1883-1974), Paris, 2006, chap. 3, p. 111-112. 6. R. Girault, Emprunts russes et investissements français… 7.  Raymond Poidevin, Les relations économiques et inancières entre la France et l’Allemagne de 1898 à 1914, Paris, 1998, part. p. 706-711.

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L’investissement en Russie favorise ainsi la pénétration, dans ce pays, des entreprises françaises de travaux publics : 1897-1913 1897-1908 1908-1913 Chifre d’afaires réalisé en Russie par quatre grandes entreprises françaises de travaux publics (CA) + 18

+ 3,5

+ 43,5

Stock réel de fonds publics russes placés en France (S1)

+ 2,5

+ 3,5

+ 2,0

Stock total de capitaux français placés en Russie dans les + 7,0 entreprises privées (S2)

+ 8,0

+ 6,0

Taux de corrélation : CA / S1 CA / S2

+ 0,80 + 0,83

Tableau 1 : taux de croissance annuels moyens du chifre d’afaires des entreprises françaises de travaux publics et des capitaux français investis en Russie (en %). Source : Dominique Barjot, La grande entreprise française de travaux publics (18831974). Contraintes et stratégies, thèse de doctorat d’État, histoire, univ. Paris-Sorbonne (Paris-IV), 1989, t. I, chap. 3.

De 1897 à 1913, il existe une excellente corrélation entre l’évolution du stock de fonds publics placés par la Russie en France et celle du chifre d’afaires de ces mêmes entreprises. Elle s’observe également avec la progression des capitaux placés en Russie dans les entreprises privées. Un changement survient cependant en 1908. Jusqu’à cette date, la croissance du stock des fonds publics russes investis en Russie apparaît strictement parallèle à celle des irmes. La progression du stock des capitaux français placés dans des entreprises privées est sensiblement plus rapide : durant les années 1897-1907, les investissements industriels sont les plus dynamiques. À partir de 1908, se produit une véritable explosion de l’activité des entreprises françaises de travaux publics : elles opèrent leur percée et prennent l’ascendant sur la concurrence étrangère.

2. Une nécessité : faire face à la concurrence internationale Il s’agit de conclure des alliances inter-irmes.

2.1. Recherche des alliances inter-irmes Y pousse la faiblesse des barrières à l’entrée sur le marché. Entre les irmes, existent trois types principaux de relations : « l’amitié », fondée sur une coniance

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durable et une coopération systématique dans les grandes afaires ; « l’alliance », le plus souvent occasionnelle et imposée par la nécessité ain d’enlever un marché donné ; « la concurrence », âpre, mais n’excluant pas la recherche d’un accord8. En conséquence de quoi les irmes françaises s’associent en particulier avec leurs homologues belges. Tel est le cas avec Ackermans-Van Haaren d’Anvers. Spécialisée dans les travaux de dragages, introductrice des premières dragues suceuses-refouleuses, la irme dispose alors d’un parc de matériel sans égal, même aux États-Unis, et réalise hors de ses frontières plus des deux tiers de son chifre d’afaires9. Elle s’impose rapidement comme un partenaire à part entière de toutes les associations en participation constituées par les entreprises françaises en vue de la construction de ports. L’alliance devient dès lors l’axe majeur de la stratégie d’exportation d’Ackermans-Van Haaren : en Russie, elle collabore avec Hersent pour les dragages de Saint-Pétersbourg (1905-1906), et, avec GTM, à Taganrog (1909-1914).

2.2. Une collaboration étroite entre les entrepreneurs et les banquiers Ces alliances ne se limitent pas aux entrepreneurs. Elles les associent fréquemment aux banquiers, comme le montre l’exemple de la Régie générale des chemins de fer et de travaux publics (RGCF)10. En 1901, elle participe ainsi à la constitution de la Société russo-française d’entreprises industrielles de construction11. Celle-ci se ixe pour objectif de mettre la main, comme elle l’a déjà fait dans l’empire ottoman12, sur une grande partie du réseau des chemins de fer de l’État russe. L’initiateur, héodore Lombardo, est administrateur de la Banque des pays du Nord ; il bénéicie du soutien de la Banque de l’union parisienne (BUP) et du groupe Bardac-Vitali. La Régie générale des chemins de fer se ixe de construire une ligne de Kharkov au nord du Donets. Ce projet ouvre la voie à un autre projet, plus vaste, de la société Nord-Donets. Celle-ci doit acquérir de l’État russe tout un ensemble de lignes bénéiciaires. Une telle politique correspond à la vision de Kokovcov : sur le modèle chinois ou ottoman, l’État russe doit céder ses lignes les plus rentables ain de se procurer des ressources inancières. C’est un échec, parce que Paribas constitue un grand consortium concurrent. En conséquence de quoi la RGCF et le groupe Bardac abandonnent la partie. 8. D. Barjot, La grande entreprise française de travaux publics…, thèse, t. I, p. 307-308. 9. Dominique Barjot, « Les grandes entreprises européennes de travaux publics face au marché international (1880-1914) », dans HES, n°  2, 1995, p. 361-383. 10. D. Barjot, La grande entreprise française de travaux…, p. 126-130. 11. Ibid., p. 355-357. 12. Jacques hobie, « Les choix inanciers de l’Ottomane en Méditerranée orientale de 1856 à 1939  »,  dans Banque et investissements en Méditerranée à l’époque contemporaine, Marseille, 1985, p. 57-84.

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En 1913, la Régie générale des chemins de fer et de travaux publics demande la concession du chemin de fer sud-sibérien 13. Elle la sollicite pour elle-même avec l’appui de la banque Bardac et par l’intermédiaire de Verneuil, ancien syndic de la Compagnie des agents de change de la bourse de Paris. Le projet échoue face aux hésitations du gouvernement russe, à la méfiance des grandes banques françaises, au souci des autorités françaises de donner la priorité aux lignes stratégiques. Un coup décisif y est porté par la crise boursière de mai et juin 1914, puis le déclenchement de la première guerre mondiale.

II. — Des entrepreneurs pionniers : les Goüin et les Hersent Parmi les entrepreneurs les plus anciennement actifs en Russie, l’on trouve en particulier les familles Goüin et Hersent. Sous l’impulsion des premiers, la Maison Ernest Goüin et Cie, puis la Société de construction des Batignolles (SCB) a réalisé en Russie une percée précoce, ouvrant la voie à une activité forte (voir la contribution de Rang-Ri Park dans ce même volume). Il en va de même des Hersent. Vers 1870, le marché russe semble avoir tout pour attirer des entrepreneurs comme Hildevert Hersent (1827-1903) et ses ils Jean (18631946) et Georges (1865-1950)14. En efet, le pays manque d’entrepreneurs capables de mener à bien de grands travaux publics. Les hommes d’afaires issus de la noblesse (prince Eugène de Leuchtenberg) ou les grands négociants (S. Mamontov), attirés par la construction des chemins de fer n’ont pas, sauf exception, la compétence technique nécessaire. Il s’ensuit l’alux d’hommes d’afaires venus de l’extérieur : Allemands, Belges, Français et Britanniques. Hildevert Hersent se trouve parmi eux15.

1. Hildevert Hersent : bras de fer contre Putilov (1872-1875) En Russie, l’ingénieur Hildevert Hersent tente d’obtenir des travaux de l’importance de ceux menés par lui sur le Danube à Vienne16. En  novembre 1872, Hersent et son associé Alphonse Couvreux proposent au gouvernement 13. D. Barjot, La grande entreprise française de travaux publics…, thèse, t. I, p. 355-356. 14.  Dominique Barjot, «  L’entreprise Hersent  : ascension, prospérité et chute d’une famille d’entrepreneurs (1860-1982)  », dans Le capitalisme familial  : logiques et trajectoires, dir. J.-C Daumas, Besançon, 2003, p. 133-160. 15. D. Barjot, La grande entreprise française de travaux publics…, chap. 4, p. 156-160 ; id., La grande entreprise française de travaux publics…, thèse, t. I, p. 435-448. 16.  Dominique Barjot, « Un grand ingénieur entrepreneur du xixe siècle : Hildevert Hersent (1827-1903) », dans L’information historique, 1985, n° 5, p. 177-180.

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d’Alexandre  II de construire le canal de Kronstadt à Saint-Pétersbourg. En mars 1873, il obtient l’appui du Crédit lyonnais. En août, c’est au tour du grand-duc Constantin de lui apporter son appui. En octobre, H. Hersent recrute Guillaume de Lindheim, déjà fondé de pouvoir des Schneider en Russie, ain de les représenter auprès du gouvernement impérial. Un mois plus tard, un accord est conclu entre Hersent et Couvreux d’une part, le banquier viennois Wodianer de l’autre, ain d’obtenir son concours inancier et l’appui de son représentant sur place. Fin novembre, Hildevert Hersent se rend à SaintPétersbourg. Lindheim discute alors avec l’ingénieur russe Vyšnegradskij en vue de l’obtention du port de Libau sur la Baltique et, au nom de l’association Couvreux-Hersent-Schneider, ceux d’un pont tournant sur la Néva. Mais les trois associés se heurtent à une rude opposition. De tous ces concurrents, le plus dangereux est, du côté russe, Nicolaj Putilov, mais il faut aussi compter avec les Autrichiens (Schmoll und Gaertner), les Britanniques (Public Works Company, White) et les Français (Société de construction des Batignolles, toujours intéressée aux afaires russes). De surcroît, Couvreux et Hersent sousestiment l’inluence de Putilov auprès de l’administration. Mal informés par Lindheim, ils échouent dans la conclusion d’un accord avec l’entreprise russe Kerbetz Contractors et, surtout, ne répondent pas, en juin 1874, aux avances de Nicolas Putilov. Ce dernier marque des points. La démission du comte Bobrinski, ministre des Voies et Communications, qui ne lui est pas favorable, constitue une première chance pour lui. Il tire aussi proit de la défection de Schmoll und Gaertner ainsi que du ralliement des entrepreneurs anglais, qui espèrent reprendre les travaux en sous-traitance. En septembre 1874, il remporte un succès facile, lors de l’adjudication face à Panaev, un entrepreneur russe, à la SCB, soutenue par la Société générale, et à Couvreux et Hersent, eux-mêmes appuyés par le Crédit lyonnais et par Wodianer. Ces derniers présentent pourtant un dossier solide. Mais l’échec s’avère fondateur  : Couvreux et Hersent concluent à cette occasion une alliance durable avec Schneider et Cie 17. Elle doit beaucoup à l’ampleur du marché : 36,6 millions de roubles (ou 90 millions de francs). Couvreux et Hersent font face à la situation. Nicolas Putilov, un ingénieur militaire, a tiré parti de la guerre de Crimée puis des grands travaux de chemin de fer, pour s’imposer comme le principal fournisseur d’armements et d’équipements ferroviaires de l’État russe. Il a obtenu le marché des travaux du canal de Kronstadt, en raison de sa puissance propre : dès 1871, il emploie 17. Lettre d’Hildevert Hersent à Schneider et Cie, 1er juin 1874. Voir D. Barjot, La grande entreprise française de travaux publics…, p. 157.

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60 ingénieurs et 12000 ouvriers dans ses usines. Mais il a aussi bénéicié de son inluence dans l’administration tsariste et de l’appui britannique, en particulier celui de Clarke, important constructeur de matériel. Mais Couvreux et Hersent ne s’avouent pas vaincus. Ils tentent d’isoler Nicolaj Putilov en se rapprochant de Clarke, sans succès, et des Russes, en particulier par l’entremise du grand-duc Constantin. Avec le soutien du Creusot, ils se rapprochent de Barkonov, l’un des principaux concurrents de N. Putilov, ainsi que de la Banque internationale de Saint-Pétersbourg. Putilov rencontre aussi des difficultés. En effet, l’accord avec Clarke échoue, parce que Putilov ne peut obtenir l’émission d’obligations nécessaires à la réalisation des travaux. En  juin  1875, N. Putilov prend l’initiative d’une négociation avec Couvreux et Hersent. Ces derniers lui proposent d’étudier une réduction du volume des travaux et de partager par moitié les bénéfices, en contrepartie de la certitude de fournir eux-mêmes les matériels. Mais les négociations échouent, parce que N. Putilov se trouve dans l’impossibilité de fournir des garanties et que Couvreux craint de n’être plus qu’un simple sous-traitant. En conséquence de quoi, en août 1875, toutes les négociations se trouvent rompues.

2. Tardifs succès : Georges Hersent Hildevert Hersent ne renonce pas au marché russe18. En 1892-1893, il étudie, sans succès, le projet du canal de Perekop, promu par le prince Eugène de Leuchtenberg et destiné à trancher l’isthme de Crimée : les banques françaises (Société générale, CIC) refusent alors d’y apporter leur concours. Entre 1894 et 1899, H. Hersent et son ils Georges suivent de près toutes les afaires russes, grâce aux informations fournies par leur agent sur place, héodore Cordier. Associé à Hildevert dès 1899, Georges réussit à implanter durablement son entreprise en Russie, même si les études menées par lui et ses ingénieurs n’aboutissent pas : projet de canal Volga/Don (79 millions de roubles de travaux) ; mise en exploitation du gisement pétrolier de la baie de Bibi Aybat, sur la mer Caspienne. Les frères Jean et Georges Hersent, successeurs de leur père décédé en 1903, prennent leur revanche dans l’équipement des ports. Leur entreprise réalise d’importants dragages dans le port de Saint-Pétersbourg (1905-1906) et, surtout, l’aménagement du port de Reval, aujourd’hui Tallinn, de 1911 à 1916 (voir tableau 2). Il s’agit d’abord de 2,5 millions de francs de travaux de dragage commandés par Putilov dès 1911. Surtout, avec l’appui de Schneider 18. Ibid., p. 158-160.

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et Cie et d’Ackermans-Van Haaren, la maison Hersent Jean et Georges enlève, à la suite de l’accord de  janvier  1913, trois importants marchés pour un total de 41,7 millions de francs. Ces marchés constituent un succès pour Hersent, au moment même où de nouvelles entreprises françaises se sont implantées en Russie.

Travaux de dragages pour Putilov

7,4 millions de francs Hersent 50 % Ackermans-Van Haaren 50 %

2

Construction des formes de radoub de Reval Hersent Schneider et Cie Ackermans-Van Haaren (Belgique) M. de Vriés (Belgique)

13,4 millions de francs 30,6 % 30,6 % 30,6 % 8,2 % 20,9 millions de francs 33,4 %

3

Port militaire Société de construction (iliale du Syndicat des Afaires russes) Ackermans-Van Haaren Hersent Schneider et Cie

1

22,2 % 22,2 % 22,2 %

Tableau 2 : travaux obtenus par la Société Jean et Georges Hersent en vue de la construction du port de Reval en janvier 1913. Sources : archives Hersent.

III. — Au début du xxe siècle, surgissement de nouveaux compétiteurs Il s’agit notamment de Schneider et Cie, de la Société des grands travaux de Marseille et de la Société générale d’entreprises.

1. Schneider et Cie : le port de Reval À partir de la fin du xixe siècle, la maison Schneider et C ie s’intéresse beaucoup au marché russe19. Elle assure par exemple la direction technique des travaux de l’usine de Volga-Vichera dans l’Oural, avec le soutien du 19. Agnès D’Angio, Schneider et Cie et les travaux publics (1895-1949), Paris, 1995, p. 140-143 ; ead., Schneider et Cie et la naissance de l’ingénierie. Des pratiques internes à l’aventure internationale, Paris, 2000, p. 128-133.

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groupe Wendel et de la Banque de Paris et des Pays-Bas (BPPB). Mais cette société de Volga-Vichera se heurte à des difficultés financières, d’où la cession de ses usines métallurgiques et son repli sur les usines et hauts fourneaux. Par méfiance envers les grandes opérations financières, Eugène II Schneider préfère s’orienter vers les fabrications d’artillerie et la prise de contrôle de sociétés russes existantes. Telles est l’origine de la création du Syndicat des affaires russes, lui-même composé, outre de Schneider et C ie, de la Banque de l’union parisienne (BUP), de la Société générale de Belgique, des banques Hirsch et C ie d’une part, Thalmann de l’autre, ainsi que de l’ingénieur Enakiev. À travers, ce syndicat, Schneider et Cie participe à la Société russe de munitions et d’armement (1911) ainsi qu’aux Chantiers et Ateliers mécaniques Newsky (Nevski) (1912). En septembre 1912, la maison Schneider et Cie constitue la Société de construction, au sein de laquelle Le Creusot dispose de 10 % du capital et de deux sièges d’administrateurs. L’objectif consiste à réaliser les travaux d’aménagement du port de Reval, le second de la Baltique et le troisième de l’empire après Odessa et Saint-Pétersbourg. Une fois les travaux du port obtenus, la Société de construction s’associe avec Schneider et Cie, la Société Hersent Jean et Georges ainsi que l’entreprise Ackermans-Van Haaren.

2. La Société des grands travaux de Marseille, leader français Principale entreprise française de travaux publics en 1914 (voir tableau 4), la Société des grands travaux de Marseille est aussi la plus active au Russie à cette date20. La Russie constitue en effet le premier débouché de GTM (voir tableau 3). 1

Société des grands travaux de Marseille

45,4 %

2

Société de construction des Batignolles

26,9 %

3

Hersent Jean et Georges

16,8 %

4

Société générale d’entreprises

10,9 %

Tableau 3 : ventilation du chifre d’afaires des quatre entreprises françaises les plus actives en Russie de 1897 à 1914 (en % du chifre d’afaires total). Source : calculs à partir des informations issues des archives des sociétés concernées.

20. Dominique Barjot, « Contraintes et stratégies : les débuts de la Société des grands travaux de Marseille (1892-1914) », dans Provence historique, t. 162, 1990, p. 381-401 ; id., La grande entreprise française de travaux publics…, p. 181-199.

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Entreprise très exportatrice, elle réalise à l’étranger, entre 1892 et 1913, 43,3 % de son chifre d’afaires et 57,3 % de ses proits.

Chifre d’afaires total (en millions de francs constants 1913)

Chifre d’afaires Part des travaux hors hors métropole métropole au sein du chifre d’afaires total (en %)

1 - Grands travaux de Marseille

68,7

47,6

69,3

2 - Société générale d’entreprises

45,8

11,2

24,5

3 - Société de construction des Batignolles

31,6

23,1

73

4 - Fougerolle frères

31,4

17,7

56,2

5 - Régie générale des chemins de fer

26,5

26,5

100

6 - Entreprise Hersent Jean et Georges

22,7

18,6

81,9

7- Association Arcada

14,4

14,4

100

8 - Établissements Daydé

12,3

3,8

31,2

9 - Schneider et Cie (direction des travaux publics)

12,1

 ?

 ?

10 - Dragages et Travaux publics (SFEDTP)

10,1

4,4

43,8

Tableau 4 : les leaders de l’industrie française des travaux publics au 31 décembre 1913.

La Russie constitue en efet pour elle son premier débouché en termes de marché (voir tableau 5). Seuls les marchés d’Amérique latine dépassent en importance ceux de Russie : outre l’Argentine, la Société est active aussi au Brésil et en Uruguay. Ni la Belgique, ni l’empire ottoman ne constituent jamais des débouchés importants.

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Marchés étrangers dont : Argentine Bulgarie Égypte Italie Russie Suisse

453

1892-1913

1892-1902

1902-1913

1908-1913

100

100

100

100

20,7 5 15,9 14,1 25,2 7,9

0 100 0 0 0 0

21,4 1,1 16,5 14,7 26,2 8,2

24,9 0 10 17,0 30,3 4,1

Tableau 5 : répartition du chifre d’afaires de la Société des grands travaux de Marseille réalisé à l’étranger par grandes destinations géographiques (en % du total). N. B. : ne sont mentionnés dans le tableau que les principaux pays concernés. Le solde – pour atteindre 100 % – incombe à l’ensemble des autres pays hors France métropolitaine.

La Russie ofre surtout la première source de proits (voir tableau 6)21.

Marchés étrangers dont : Argentine Bulgarie Égypte Italie Russie Suisse

1892-1913

1892-1902

1902-1913

1908-1913

100

100

100

100

40,9 10,8 13,5 14,5 43,2 -8,4

0 100 0 0 0 0

41,8 10,5 13,8 14,8 44,3 -8,3

47,7 2,7 3,2 16,9 50,5 -1,5

Tableau 6 : répartition du bénéice d’exploitation de la Société des grands travaux de Marseille, réalisé à l’étranger par grandes destinations géographiques (en % du total). N. B. : ne sont mentionnés dans le tableau que les principaux pays concernés. Le solde – pour atteindre 100 % – incombe à l’ensemble des autres pays hors France métropolitaine.

La Russie procure environ 43 % des profits étrangers de l’entreprise et, même, un peu plus de 50 % entre 1908 et 1914. Seule l’Argentine offre des marges équivalentes, loin devant l’Italie, l’Égypte et la Bulgarie. Dans les autres pays d’Amérique latine (Brésil, Uruguay), en Suisse et en Turquie, la Société essuie des pertes importantes. À la veille de la première guerre 21. Certains pays non mentionnés dans le tableau ont été source d’importantes pertes, à l’instar de l’Empire ottoman, du Brésil et de l’Uruguay.

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mondiale, la Russie tient donc une place incomparable. Le chiffre d’affaire réalisé y dépasse cinq fois celui obtenu dans l’empire colonial français. L’empire russe procure des profits supérieurs à ceux dégagés en métropole. Surtout, le phénomène s’amplifie de façon sensible à partir de 1908. La Société des GTM s’engage alors dans de très importants travaux portuaires (8 millions de francs de marchés passés à Taganrog en 1909, par exemple) et ferroviaires (avec la Société générale d’entreprises).

3. La Société générale d’entreprises : une percée tardive, mais spectaculaire Sans atteindre le niveau d’activité des GTM, SGE mène une activité importante en Russie.

3.1. En 1912-1913, une percée en Russie Fondée en 1908 par Alexandre Giros (1867-1937) et Louis Loucheur (1870-1932), la SGE apparaît comme une irme beaucoup moins exportatrice que les GTM22. Néanmoins, l’exportation apparaît plus proitable : elle représente moins de 15 % du chifre d’afaires, mais 21 % du revenu brut d’exploitation. Que la société réalise une rapide percée à l’exportation ne surprend donc pas. De 1908 à 1911, les exportations ne fournissent qu’un peu moins de 10 % du chifre d’afaires et 9 % du revenu brut d’exploitation. En 1913, en revanche, cette part passe à presque 25 % du chifre d’afaires et 50 % du revenu brut d’exploitation. La SGE s’oriente vers l’étranger dès les années 1908-1911, mais la tendance s’ampliie entre 1912 et 1913. De fait, la Russie représente une part fortement croissante des exportations totales. Sur l’ensemble de la période 1908-1913, celles-ci offrent presque 15 % du chiffre d’affaires et 21 % du revenu brut d’exploitation. La percée s’effectue donc en 1912-1913. En 1913, les exportations en Russie couvrent 24,5 % du chiffre d’affaires et presque 45 % du revenu brut d’exploitation. Comme en 1912, la Russie s’avère un marché très profitable (45 % des bénéfices d’exploitation en 1912, presqu’autant en 1913) et de taille croissante (24% des exportations en 1912, 43 % en 1913). Cette situation s’explique à la fois par les marchés ferroviaires (chemin de fer d’Olonec) et ceux d’électricité.

22. D. Barjot, La grande entreprise française de travaux publics…, p. 201-224 ; id., « Un grand constructeur de lignes : la SGE (1899-1970) », dans Réseaux électriques et installateurs des origines à nos jours, dir. D. Barjot et M. Trédé, Paris, 1995, p. 175.

ENTREPRENEURS FRANÇAIS DE TRAVAUX PUBLICS EN RUSSIE (1857-1914)

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Total Exportations en % Marchés étrangers Russie en % des seuls du total en % du total marchés étrangers

  1908-1911 Chifre d’afaires Bénéice d’exploitation 1912 Chifre d’afaires Bénéice d’exploitation 1913 Chifre d’afaires Bénéice d’exploitation 1908-1913 Chifre d’afaires Bénéice d’exploitation

100

9,8

100

9,0

100

13,5

100

8,7

100

24,5

100

48,5

100

14,6

100

21,0

7,0 100 6,2 100 13,5 100 8,7 100 24,5 100 48,5 100 13,1 100 19,6 100

0 0

23,9 45,0

42,7 42,7

26,9 36,2

Tableau 7 : part de la Russie au sein du chifre d’afaires et du bénéice d’exploitation de la Société générale d’entreprises (en %).

3.2. Un chemin de fer stratégique : Olonec En 1912, le groupe Giros et Loucheur (Girolou), qui contrôle la SGE, tente de s’implanter en Russie23. Tout commence avec la constitution du chemin de fer d’Olonec. De cette ville, située à une centaine de kilomètres de Saint-Pétersbourg, part une voie ferrée, traversant la taïga et rejoignant tout près de la frontière inlandaise la ligne de Petrozadovsk à Tampere. Ce consortium se constitue de Mazel, entrepreneur russe, de la société en commandite simple Giros et Loucheur ainsi que du Crédit foncier d’Algérie et de Tunisie (CFAT)24. Il obtient, en novembre 1911, la concession des travaux, soit un montant de quarante millions de francs. Ces travaux doivent être coniés à la SGE, pour la gestion technique, et inancés par un emprunt obligataire de 32,5 millions de francs. 23. D. Barjot, La grande entreprise française de travaux publics…, thèse, p. 677-678. 24. Hubert Bonin, Un outre-mer bancaire méditerranéen. Histoire du Crédit foncier d’Algérie et de Tunisie (1880-1997), Paris, 2004, p. 180-182.

456

DOMINIQUE BARJOT

En janvier 1913, la Compagnie de chemin de fer d’Olonec est fondée de manière déinitive, dès l’obtention de la garantie du gouvernement russe à l’émission des obligations. La nouvelle société dispose d’un capital social de 1,5 millions de roubles, soit 4,5 millions de francs 1913, se répartissant entre trois établissements bancaires (60 % des fonds, dont 25 % pour le CFAT, 25 % pour la banque Azov-Don et 10 % pour la Banque des pays du Nord) et deux entrepreneurs (40 %, soit 25 % pour Girolou et 15 % pour Mazel). Les statuts de la société s’accompagnent d’une convention. Elle prévoit que les proits seront attribués, pour les neuf-dixièmes du total (avec possibilité, si nécessaire, de faire appel à la garantie du gouvernement russe, en vue d’assurer le service des titres), et, pour le dixième restant, aux actionnaires. En outre, si le dividende dépasse 6 %, il y a obligation de verser l’excédent à l’État. La SGE s’attribue en outre 40 % du montant des travaux, le solde se partageant entre Podrâdčik, une société d’entreprises à créer, et des entrepreneurs proches de la Générale d’entreprises, dont la Société des grands travaux de Marseille.

3.3. Afaires nouvelles Giros et Loucheur veulent aller plus loin25. En décembre 1913, ils participent pour 75 % de son capital social, à la fondation de la société Podrâdčik, dont la présidence est coniée à Émile Pontzen, un ingénieur des Mines proche de Louis Loucheur et Alexandre Giros. Un mois plus tard, en janvier 1914, les deux hommes constituent un consortium inancier, dans lequel entrent la société Giros et Loucheur (Girolou), la Société des grands travaux de Marseille et la Société générale d’entreprises. Le but du consortium est de se répartir les 25 % de Girolou au sein du capital de la Compagnie d’Olonec. Au sein de ce consortium, la répartition s’établit comme suit : SGE 10,6 %, GTM 10,6 % et Girolou 3,8 %. Toujours en janvier 1914, Giros et Loucheur participent à la formation de la Compagnie centrale d’électricité. Elle doit reprendre et améliorer la distribution de force et de lumière à Ekaterinbourg et Ekaterinoslav. Certes la SGE n’y participe pas de manière directe, mais le groupe Girolou s’y trouve représenté par le Central électrique du Nord, l’une de ses iliales établie à Bruxelles et jouant le rôle de holding relais, ainsi que par la société en nom collectif Giros et Loucheur, laquelle sert en outre d’intermédiaire pour les commandes de matériel. Les travaux en reviennent pour 50 % à SGE et 50 % à l’association Jacobson-Ruaud. En 1914, les perspectives ofertes en Russie apparaissent donc très encourageantes. De fait, en mai, la SGE obtient le marché de la centrale thermique de Saint-Pétersbourg, qui doit fournir de 25. D. Barjot, La grande entreprise française de travaux publics…, thèse, p. 679-680.

ENTREPRENEURS FRANÇAIS DE TRAVAUX PUBLICS EN RUSSIE (1857-1914)

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l’électricité à la Société russe de distribution générale d’électricité. Le succès s’avère d’autant plus important que ce marché, d’un montant de neuf millions, est obtenu face à la concurrence allemande, et en dépit de la présence d’intérêts germaniques au sein du maître de l’ouvrage.

IV. — Conclusion En 1914, les entrepreneurs français de travaux publics apparaissent très actifs dans le premier pays d’exportation des capitaux français (27,6 % du total des capitaux français placés à l’étranger en 1914). Jusqu’en 1914, ils y travaillent beaucoup. La mission de Louis Loucheur, efectuée en 1915, en fournit un bon exemple : principal dirigeant de la SGE, avec Alexandre Giros, il joue, à la même époque, un rôle grandissant dans l’efort français d’armement et a pour but un audit des usines russes, ain d’en améliorer l’organisation et la productivité. Toutefois, la présence des irmes françaises ne se limite pas à l’armement et au génie civil : le montre la réussite, dans l’empire russe, de l’entreprise Guimet de Lyon, productrice de colorants pour l’industrie textile26. Mais la révolution russe interrompt de façon brutale l’activité des irmes. Elle entraîne des pertes inancières élevées. Pourtant la plupart des entrepreneurs, d’abord les plus puissants, soldent rapidement leurs intérêts russes. La Pologne devient dès les années 1920 un substitut attractif au marché russe perdu. Dominique Barjot Université Paris-Sorbonne (Paris-IV)

26.  Cécyl Tarlier, L’entreprise Guimet de bleu d’outremer de Jean-Baptiste à Jean (1826-1920), mémoire de master 2, univ. Paris-Sorbonne (Paris IV), 2006. 

LA SOCIÉTÉ SCHNEIDER ET Cie EN RUSSIE DE 1856 À 1899 L’ÈRE DES CONSTRUCTIONS CIVILES À VAPEUR

par

Agnès D’ANGIO-BARROS

En 1985, l’historien économiste Claude Beaud a consacré un article très détaillé sur la société Schneider et Cie en Russie durant les années 1896-1914, période où elle se muait en multinationale et où les commandes portaient sur l’investissement dans des usines métallurgiques et dans l’artillerie1. L’une de ses principales sources a été les registres de marchés. Nous les avons à notre tour utilisés pour mettre en lumière l’action de Schneider dans ce pays pour la période 1856-1899, axée essentiellement sur des productions civiles. Les registres de marchés se composent de deux ensembles : les répertoires généraux des livres de marchés et les livres de marchés proprement dit. Les premiers, où sont enregistrées les commandes depuis 1838, sont tenus de façon centralisée pour tous les secteurs de production jusqu’en 1913. Ils sont divisés en rubriques, calquées sur la répartition de ces secteurs au sein des ateliers (« Locomotives et tenders », « Ponts », « Tôles », « Rails »). Une rubrique « Représentation » recense les contrats passés avec les représentants à l’étranger (mais pas avec les agents en France). Ces répertoires indiquent pour chaque marché le numéro du livre de marché et de la première page concernée. Dans les livres de marchés igurent tous les textes qui ont une valeur juridique. Jusqu’à la in du xixe siècle, il s’agit de transcriptions manuscrites, organisées pour une afaire donnée de la manière suivante. Dans le corps du registre, le texte du contrat du marché est inscrit en premier, suivi du cahier des charges et * AFB : Académie François-Bourdon (Le Creusot) ; SHD : Service historique de la Défense. 1.  Claude Beaud, «  De l’expansion internationale à la multinationale Schneider en Russie (1896-1914) », dans Histoire, économie, société, 1985, n° 4, p. 575-602.

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AGNÈS D’ANGIO-BARROS

des spéciications : dimensions, description de la structure et de la puissance des machines. Dans la marge laissée libre à gauche sont ajoutés, en tant que de besoin, les échanges de correspondances ou les documents qui modiient le contenu des pièces signées à l’origine : rétrocession à d’autres entreprises, annulation, accusé de réception des factures de Schneider par le client, éclaircissements sur des points du contrat jugés ambigus, aménagement des processus de paiement, correspondances entre le représentant de Schneider et le fondé de pouvoir du client. Avec l’introduction des machines à écrire, les copies manuscrites sont remplacées à la in du xixe siècle par les copies carbone des textes dactylographiés ; les mentions marginales disparaissent et les documents qui en faisaient l’objet, eux-mêmes tapés à la machine, sont mis à la suite du marché comme annexes. Ces feuilles sont collées sur les pages des registres, dont l’épaisseur double et dont le nombre augmente considérablement par rapport à la période antérieure. Les contrats jugés à l’époque les plus importants manquent : ils ont dû être mis au cofre séparément ou dans les dossiers thématiques correspondant au suivi de l’afaire. Cette source ofre des renseignements homogènes sur soixante-quinze ans, tels les dates précises, les objets des contrats et les types de relations établies entre le client et le fournisseur. En revanche, les indications sont aléatoires sur les circonstances de la signature des contrats, le devenir réel de la commande ou les incidents postérieurs qui sont liés à son exécution.

I. — Une activité éphémère liée à la conjoncture politique (1856-1861) Schneider frères et Cie est une société en commandite fondée en 1836 par les frères Adolphe et Eugène Schneider, pour racheter et ranimer l’usine métallurgique et mécanique du Creusot (Saône-et-Loire) en l’orientant vers les machines à vapeur. L’un de leurs commanditaires est le banquier négociant François-Alexandre Seillière. C’est d’abord dans la construction luviale et maritime, pour laquelle ils acquièrent en 1839 des chantiers à Chalon-sur-Saône, qu’ils réussissent le mieux, puis la vente de locomotives décolle en 1846 et passe en tête des productions à partir de 1854. Du côté métallurgique, ils accompagnent le développement ferroviaire avec les rails et, respectivement à partir de 1853 et 1856, avec les ponts et les charpentes. En efet, la société cherche le plus souvent à coupler des commandes de diférents types pour donner du travail à tous ses ateliers, y compris auprès des clients étrangers, auxquels elle commence à vendre dès 1841. En août 1845, Eugène Schneider se retrouve seul gérant, en raison du décès accidentel de son frère. Après le coup d’État du 2 décembre 1851, il devient un personnage important du nouveau régime : vice-président du Corps législatif en mars 1852, régent de la Banque de France

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en janvier 1854. Pour le seconder, il recrute comme directeur du Creusot son neveu Alfred Desseilligny, qui devient bientôt son gendre. Si la Russie n’est pas encore un client de Schneider et Cie, le pays n’est pas totalement étranger à son gérant, du fait de ses relations familiales et professionnelles. D’un côté, son cousin Virgile Schneider, de vingt-cinq ans plus âgé et mort en 1847, a fait les guerres du Premier Empire. Il a été chargé de la formation et de l’administration intérieure de la 12e demi-brigade d’infanterie provisoire rassemblée en Allemagne et en partance avec la Grande Armée le 24 juin 1812 vers la Russie. Il a soutenu le siège de Dantzig aux côtés de Rapp ; fait prisonnier de guerre à la chute de la ville le 2 janvier 1814, il a été amené en Russie, a épousé une comtesse polonaise en juin, avant sa libération le 1er juillet 18142. Il était chevalier de l’ordre de Sainte-Anne de Russie, ordre honoriique largement distribué après 1815 et récompensant les sujets russes et les étrangers s’étant distingués par leur mérite, leurs vertus et leurs talents et ayant rendu des services à l’État ou au souverain. De l’autre côté, Eugène Schneider connaît bien l’ingénieur des Mines Frédéric Le Play qui est en passe de devenir, comme lui, un pilier du Second Empire. Or Le Play a efectué dans l’empire des tsars trois séjours inancés par le prince Anatolij Demidov : en Russie méridionale à la découverte des terrains carbonifères du Donets, en Crimée en 1837 et en Oural en 1844 et 1853. En 1851, il a conduit au Creusot un certain Becker3.

1. Les conséquences de la guerre de Crimée (1854-1856) Depuis Pierre le Grand, l’État joue en Russie un rôle dirigeant en matière économique. Il a ainsi contribué à la naissance de la sidérurgie au bois dans l’Oural, qui produit encore 85 % des fers russes vers 1860. Mais une gestion incertaine du reboisement et le manque d’infrastructure ferroviaire, qui l’empêche de se pourvoir en charbon de terre, brident sa reconversion et son développement. La faiblesse de l’équipement ferroviaire en 1850 est due à l’immobilisme dans lequel l’État russe a sombré au xixe siècle, notamment parce que les dépenses militaires excessives empêchent de dégager des ressources budgétaires suisantes. Ainsi, malgré l’intérêt que Nicolas Ier manifeste pour les voies ferrées, il faut près de dix ans (1842-1851) pour que la ligne « magistrale » Saint-Pétersbourg / Moscou, dite chemin de fer « Nicolas » (608 verstes ou 648 km), soit réalisée ; lors de son inauguration, la Russie compte au total 1 000 km de voies ferrées4. 2. SHD, 7 Yd 1108, dossier Antoine Virgile Schneider. 3. Jean-François Belhoste, « Pourquoi Frédéric Le Play s’intéressa à la question sociale », dans Autour de l’industrie : histoire et patrimoine. Mélanges oferts à Denis Woronof, Paris, 2004, p. 10, 17 et 20-21. 4. René Girault et Marc Ferro, De la Russie à l’URSS. L’histoire de la Russie de 1850 à nos jours, Paris, 1983, p. 17-19.

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Cette indigence est l’un des facteurs de l’échec de la Russie dans la guerre dite de Crimée, déclenchée le 27 mars 1854 par les Anglais et les Français alliés aux Turcs, pour empêcher le tsar d’imposer sa domination sur l’empire ottoman et d’ouvrir à sa lotte l’accès à la Méditerranée en s’emparant des détroits du Bosphore et des Dardanelles. L’absence de chemin de fer entre la Crimée et Moscou ou Saint-Pétersbourg empêche le prince Menšikov de faire obstacle au débarquement des alliés et limite ses moyens pour la défense de Sébastopol et de l’Alma. D’une manière générale, les Russes perdent parce qu’ils n’ont pas les moyens de faire face à cette guerre « industrielle », la première du genre, où la technologie et l’organisation sont prépondérantes et qui voit le triomphe de la vapeur. En efet, leurs bâtiments à vapeur permettent aux alliés de dominer la mer Noire, de déplacer une armée vers un champ de bataille distant de près de 5 000 km et de transporter les armements sur un arc de cercle balayant 9 500 km, de la mer Noire à la Baltique. Leurs industries produisent des bâtiments de guerre cuirassés, des canonnières à vapeur, des fusées à longue portée et de lourds canons de siège5. Schneider participe à l’efort de guerre : Le Creusot fabrique, de moitié avec Petin et Gaudet, les plaques de blindage de douze centimètres boulonnées sur les coques en bois des batteries lottantes sorties des arsenaux entre le 17 avril et le 2 juin 1855, et dont l’attaque du fort de Kinburn, le 17 octobre, prouve l’utilité et la nécessité. Les chantiers de Chalon-sur-Saône fournissent ou commencent à produire une trentaine de machines de diverses puissances pour des canonnières, des batteries lottantes, des vaisseaux de ligne et des frégates6. Les conférences de la paix durent du 25 février au 30 mars 1856. Derrière elles se proilent des enjeux économiques et inanciers. Pendant le conlit, la dette publique russe a crû à grande vitesse, alimentée par la planche à billets et par l’emprunt de sommes considérables sur le marché inancier londonien à des prix onéreux. La Russie doit entreprendre des réformes inancières et sociales importantes, qui sont impossibles sans le concours des capitaux étrangers ni le secours économique des capitalistes anglais et français. Ceux-ci voient s’ouvrir ainsi un placement avantageux de leurs fonds dans les entreprises russes publiques et privées. Dans ce contexte, l’intérêt des Russes est de mettre les anciens alliés en concurrence sur le plan économique. C’est dans cet esprit que le ministre des Finances russe charge son compatriote, le baron A. Stieglitz, d’une mission spéciale pour engager les capitalistes français à prendre part à la construction des lignes de chemins de fer, à l’exportation des minerais et au développement de l’industrie en Russie. Ce banquier, le plus riche et le plus actif de ses homologues, arrive in 5. Brian Holden Reid, Atlas des guerres. L’âge industriel. Guerre de Crimée, guerre de Sécession, unité allemande. 1854-1871, Paris, 2001, p. 38 et 58-59. 6. Agnès D’Angio, Schneider et Cie et la naissance de l’ingénierie. Des pratiques internes à l’aventure internationale, 1836-1949, Paris, 2000, p. 44-45.

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mars - début avril 1856 à Paris et se met en rapport avec le Crédit mobilier. Dans le conseil d’administration de cette banque, créée en 1852 par les frères Émile et Isaac Pereire, siège Auguste de Morny, demi-frère oicieux de Napoléon III et président du Corps législatif depuis novembre 1854. Morny, nommé ambassadeur extraordinaire pour le couronnement du nouveau tsar Nicolas II, arrive en Russie le 31 juillet 1856. Dès le mois d’août, il fait venir à Saint-Pétersbourg Isaac Pereire, accompagné du banquier anglais Francis Baring. Des trois groupes intéressés (un Français, un Anglais et un Germanobelge), le Français est le premier, en la personne de Pereire, à présenter au gouvernement russe un mémoire détaillé sur les conditions auxquelles les capitalistes français consentiraient à prendre part au développement des chemins de fer : garantie par le gouvernement russe du paiement des dividendes des actions d’une société à créer, émission en France de l’emprunt et droit de participation égal à celui du gouvernement russe dans l’exploitation des chemins de fer. Sur le rapport favorable de son ministre des Afaires étrangères, Aleksandr Gorčakov, le tsar approuve l’acte de concession et les statuts de la société à fonder le 11/23 octobre 1856. Celle-ci s’engage à construire en dix ans 4 000 verstes, qui comprendront les lignes Saint-Pétersbourg/Varsovie, Moscou/héodosia (en Crimée), Koursk (ou Orel)/Libau et Moscou/Nijni-Novgorod. Les frères Pereire créent alors une Grande Société des chemins de fer russes (GSCFR), dont ils sont les véritables animateurs. Dans la foulée, le grand-duc Constantin, qui gère le ministère russe de la Marine, donne toutes ses commandes aux maisons françaises. Schneider obtient ainsi celles d’appareils à moteurs : machines horizontales à hélice de 900 CV pour la corvette Bajan et de 1350 CV pour la frégate Swetlana, machines horizontales à roues de 1200 CV pour le yacht Étendard 7. Le contrat ferroviaire accordé aux Pereire mécontente de nombreux membres de la haute banque française, dont James de Rothschild, qui appuyait le candidat britannique. Or, à l’automne 1856, une grave crise à la Bourse de Paris altère le crédit de l’État. La Banque de France, voyant son encaisse diminuer, prend diverses mesures, dont l’achat à Londres de grandes quantités d’or. James de Rothschild jouissant d’une position privilégiée en Angleterre, le gouvernement français ne peut se passer du concours de sa maison pour ces opérations. À la mi-novembre 1856, Napoléon III se rapproche donc de l’Angleterre au détriment de l’amélioration des relations avec la Russie8. Du 28 août au 6 novembre 1856, Eugène Schneider est absent de toutes les séances hebdomadaires du Conseil général de la Banque de France, où il est d’ordinaire assidu ; ce n’est pas l’intérim de Morny, toujours en Russie, qui le retient, puisque le Corps 7. James Dredge, Établissements de MM. Schneider et Cie, Nevers, 1902, p. 112. 8. V. Boutenko, « Un projet d’alliance franco-russe en 1856 », dans Revue historique, t. 155, 1927, p. 280, 295, 299-303 et 318-319.

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législatif ne tient pas de session durant cette période. La raison est plutôt à chercher dans le fait que le baron Alphonse de Rothschild, ils de James, est lui aussi régent de la Banque de France depuis le 25 janvier 1855. Schneider, juge et partie (en tant que fournisseur potentiel de la GSCFR), a certainement pratiqué une absence « diplomatique »9.

2. Les commandes de la Grande Société des chemins de fer russes (1857-1861) Un oukase du 26 janvier 1857 autorise la Grande Société des chemins de fer russes, société anonyme russe siégeant à Saint-Pétersbourg. Son capital se compose de 275 millions de roubles argent réalisables au moyen de l’émission par séries d’actions de 125 roubles, et d’obligations, la première série d’actions comprenant 600 000 actions. Elle doit construire la ligne de Saint-Pétersbourg à Varsovie, avec embranchement de Vilna à la frontière prussienne à Wierzbolovo (1207 verstes ou 1288 km), et la ligne de Moscou à Nijni-Novgorod (410 verstes ou 438 km), ville à la frontière de la Russie occidentale et de la Russie asiatique10. Le banquier Achille Seillière, ils de François-Alexandre décédé en 1850, igure parmi les premiers actionnaires du Crédit mobilier. Il siège régulièrement dans son conseil d’administration, entre dans la plupart des afaires que celui-ci lance et place une partie des titres correspondants dans sa propre clientèle11 ; aussi se retrouve-t-il au conseil d’administration de la Grande Société des chemins de fer russes. Depuis 1853, Eugène Schneider s’est afranchi de la tutelle de la banque Seillière en prenant le contrôle du capital de Schneider et Cie, mais Seillière demeure l’un des principaux bailleurs de fonds de la société. De leur côté, Pereire et Morny, « patron » d’Eugène au Corps législatif et qui a épousé une princesse russe en janvier 1857, mobilisent les plus importantes entreprises mécaniques françaises, vitrines technologiques du moment, J.-F. Cail et Cie, Schneider et Cie, Ernest Gouin et Cie et l’usine de Grafenstaden. Eugène Schneider donne à Desseilligny une consigne très claire : pour ces locomotives russes, Le Creusot doit s’aligner sur les prix anglais, de manière à empêcher que l’afaire ne soit coniée aux Britanniques12. Le cahier des charges relatif aux locomotives est signé à Paris par l’ingénieur Zeiller  ; on peut supposer qu’il s’agit de l’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées Antoine Zeiller, dont l’oncle, Adolphe Bazaine, a efectué une partie 9. Banque de France, procès-verbaux du Conseil général, 1856. 10. Annuaire des valeurs admises à la cote oicielle de la Bourse de Paris, 1883, p. 964-970. 11. La banque Seillière-Demachy. Une dynastie familiale au centre du négoce, de la manufacture et des arts, 1798-1998, dir. Raymond Dartevelle, Paris, 1999, p. 128. 12. AFB, SS0177, Alfred Desseilligny à Adrien Mazerat (12 mai 1857).

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de sa carrière en Russie (employé aux fortiications d’Odessa sous le Premier Empire, directeur en chef des voies et communications de 1824 à 1832). Schneider et Cie est l’interlocuteur de la GSCFR pour le compte des quatre entreprises qui agissent conjointement et solidairement. À ce titre, il envoie leur soumission du 15 juin 1857 pour la fourniture de quarante locomotives (vingt-quatre mixtes et seize à marchandises) et des quarante tenders y aférents, signe le 16 juin les contrats correspondants et informe la GSCFR, par lettre du 31 juillet, qu’elles fabriqueront dix locomotives et dix tenders chacune. La coordination technique est plutôt assurée par la société Cail, qui prépare les dessins13. En revanche, c’est seul que Schneider et Cie obtient de la Grande Société la commande de 1280 feuilles de tôle destinées à des réservoirs et à des chaudières à vapeur en mars 1859 (après avoir pris connaissance de l’avis inséré dans les journaux de l’État et des dessins déposés au Secrétariat général), et celle de deux locomotives le 31 mars 186114. Chez Schneider, le responsable de la fabrication des locomotives, des machines à vapeur, des bateaux et des matériels pour les travaux hydrauliques et les mines est le centralien Ferdinand Mathieu (promotion 1838), directeur des ateliers de constructions au Creusot, qui fabrique les locomotives à vapeur, et à Chalon, qui produit des caisses de tenders. Or, un autre centralien, Jules Flachat (promotion 1851), est présent à Saint-Pétersbourg de 1859 à 1861 pour s’occuper de la construction de la gare et de divers projets industriels. Spécialiste de la construction des chemins de fer, lié aux Pereire depuis 1843-1844 et indirectement à Morny, Jules est le ils aîné d’Eugène Flachat. Celui-ci a dirigé en 1830-1831 les travaux de forage de puits artésiens près d’Odessa, sur la mer Noire ; de 1848 à 1867, il est plusieurs fois président ou vice-président de la Société des ingénieurs civils, dont Eugène Schneider est lui-même membre ; en 1865, il rédigera la nécrologie de François Bourdon, ancien directeur des Schneider aux usines du Creusot de 1837 à 1852 pour la navigation à vapeur15. Malgré la création par le tsar d’une Banque d’État en 1860, la réforme inancière russe tourne court en 1863. Jusqu’en 1896, le rouble demeure une monnaie faible et l’État russe, n’ayant pas de ressources suisantes à sa disposition, ne peut 13. AFB, 0064 Z 0989, Répertoire général des livres de marché, n° 1, rubrique « Locomotives, tenders et accessoires. Voitures » – pour les années 1857-1877, les commandes de locomotives à vapeur sont recensées dans ce registre ; et AFB, 0064 Z 0861, Livre de marchés n° 6 (juillet 1856 - janvier 1858), p. 265-278 et p. 287-290. 14. AFB, 0064 Z 0989, Répertoire général des livres de marché, n° 1, rubrique « Tôles de fer et d’acier, disques » ; AFB, 0064 Z 0862, Livre de marchés n° 7 (août 1857 - 1er juillet 1859), p. 345 et suiv. ; AFB, 0064 Z 0863, Livre de marchés n° 8 (juillet 1859 - mars 1861), p. 326-338. 15. Alain Auclair, Les ingénieurs et l’équipement de la France. Eugène Flachat (1802-1873), [Le Creusot], 1999, p. 32-33, 49, 95, 188, 190 et 213.

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pas jouer un rôle d’incitateur économique16. Parallèlement, le premier emprunt de la GSCFR est un échec. Alors que le pair (ou taux de remboursement) de son action est ixé à 500 francs, jamais son cours n’atteint ce chifre, parce que le public français boude la souscription : il s’élève jusqu’à 485 en 1860, et descend jusqu’à 375 francs en 1861. Un oukase du 3 novembre 1861 ramène donc son capital aux proportions plus réalistes de 75 millions de roubles ; cela entraîne un petit redressement du cours, qui reste néanmoins toujours en dessous du pair, jusqu’en 1864, où les actions de cette première émission de la GSCFR ne s’échangent plus  17. Pour toutes ces raisons, la première vague de commandes russes auprès de Schneider et Cie s’arrête dès 1861.

II. — Dix années fastes (1867-1877) Si, en 1863, le baron Budberg demande avec succès une lettre d’introduction à Eugène Schneider pour qu’Alekseev, oicier du corps des ingénieurs russes, puisse visiter les usines du Creusot18, la Russie n’alimente plus le carnet de commandes jusqu’à l’Exposition universelle de Paris, inaugurée le 1er avril 1867. Le même jour, Eugène est oiciellement nommé président du Corps législatif et doit recevoir toutes les têtes couronnées qui honorent la manifestation de leur présence ; parmi elles, le tsar Nicolas II, arrivé à Paris le 1er juin. Il est aussi membre du comité d’organisation de l’exposition, dont Frédéric Le Play est le commissaire général. Sa société y présente la classiication des fers et des fontes que le laboratoire du Creusot a élaborée les années précédentes, ainsi qu’un modèle des fameuses quinze locomotives vendues le 3 juin 1865 à la compagnie anglaise Great Eastern Railway.

1. La prédominance des locomotives (1867-1870) Les locomotives destinées à l’Angleterre font une formidable publicité aux locomotives Schneider, à un moment où commence en Russie la construction de nouvelles lignes ferroviaires dans le prolongement ou en embranchement des voies existantes. Avant même l’achèvement de l’Exposition universelle, la Société du chemin de fer Orel/Vitebsk commande à Schneider quatre-vingt locomotives et quatre-vingt tenders le 9/21 septembre 186719. Orel, située au sud de Moscou et dotée d’une industrie de toiles et de tanneries, est déjà le terminus de la ligne 16. R. Girault et M. Ferro, De la Russie à l’URSS…, p. 45-46. 17. Alphonse Courtois et ils, Tableaux des cours des principales valeurs, 2e éd. corr. et aug., Paris, 1873. 18.  AFB, 01I0023-02, Georges Aigoin, secrétaire d’Eugène Schneider, à Henri Schneider (4 juin 1863). 19. AFB, 0064 Z 0868, Livre de marchés n° 12 (1867 - août 1868), p. 41-45.

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Moscou/Toula/Orel, qui longe la partie sud du gisement de lignite de Toula. Vitebsk est une ville de tanneries et de distilleries. Les spéciications et les plans approuvés pour ces locomotives servent de modèle pour les commandes passées auprès de Schneider par d’autres compagnies, telle la Société du chemin de fer de Šuâ (Schuja) à Ivanovo, cette dernière étant une ville de tissage de cotonnades et de toiles, située sur l’Uvod (Ouvod) au nord-est de Moscou. Le 19 septembre 1867, Garbow, concessionnaire et président du conseil d’administration de cette société, passe avec Schneider et Cie et la Société des chantiers de la Buire un contrat pour quatre locomotives mixtes à quatre roues couplées à six roues et quatre tenders. S’ajoute, pour Schneider, une machine ixe horizontale de 12 CV munie de sa chaudière à houille et la fourniture complète d’un pont en fer de 250 tonnes qui est monté sur l’Uvod sous la surveillance d’un de ses agents20. Les commandes étant dues à la qualité des productions Schneider et non à des circonstances diplomatiques, elles promettent d’être fort nombreuses. Cette fois, Eugène Schneider et son ils Henri, devenu co-gérant le 27 février 1867, décident de se doter d’un représentant dans cette partie de l’Europe. Le premier représentant de Schneider à l’étranger a été recruté à Milan pour le nord de l’Italie en décembre 1863. Le contrat passé avec Wilhelm von Lindheim21 date du 4 novembre 1867 : Lindheim accepte de représenter Schneider et Cie dans le nord de l’Allemagne (Prusse), l’Autriche et la Russie. Ses commissions sont les suivantes : 1 % pour les locomotives, les ponts, les rails et les grandes machines de mer, 2,5 % pour les roues, 5 % pour les machines ixes et les produits d’une valeur moindre, 2 % pour les tôles et fers. Il doit avoir la moitié de la commission pour les afaires présentées par d’autres, pourvu qu’il ne soit pas chargé de les traiter personnellement. Il est fondé de pouvoirs pour signer les contrats sur place. Après la signature de ce contrat, Schneider obtient la clientèle de Samuil Solomonovič Polâkov. Cet important banquier et brasseur d’afaires russe de Saint-Pétersbourg est l’un des plus éminents magnats ferroviaires de Russie dans les années 1870 et 1880. Son frère Lazar’ possède une banque à Moscou, et son autre frère, Âkov, réside à Taganrog, où il a établi une maison de commerce. Taganrog est un port militaire sur la mer d’Azov, dominé par les pêcheries et un commerce important de blé. Âkov Polâkov possède aussi des mines de charbon, des forêts pour bois de construction et la Compagnie de navigation d’Azov22. Logiquement, 20. AFB, 0064 Z 0867, Livre de marchés n° 11 (juin 1867 - septembre 1868), p. 64 et suiv. ; AFB, 187/AQ/403, exercice 1867-1868, Appareils en cours de fabrication ; AFB, 187/AQ/404, exercice 1868-1869, Appareils en cours de livraison. 21. Francisé « Guillaume de Lindheim » dans les documents internes de Schneider et Cie. En 1878, son adresse en Russie est chez M. Félix Friedlander à Saint-Pétersbourg (Schneider et Cie, Catalogue des objets exposés, Paris, 1878, p. 77). 22. Boris . Boris V. Anan’ich, « he « he Russian private banking houses, 1870-1914 », dans he Journal of Economic History, 1988, 1988, p. 402.

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Samuil Polâkov lance la construction du chemin de fer Koursk/Kharkov/Azov/ Taganrog, qui commande à Schneider trente locomotives et trente tenders le 5 juillet 1868, et de nouveau la même quantité le 1er novembre 186823. L’activité de Kharkov est centrée sur les blés, les lainages, les peaux et les poissons frais, celle de Koursk en Ukraine sur les mines de fer et la métallurgie. Polâkov investit également dans le chemin de fer Orel/Elec/Grâzi24 qui achète à Schneider et Cie, par un contrat du 8 décembre 1868, trois ponts de trois sagènes (« sažen’ », unité de longueur russe valant un peu plus de trois mètres), un pont de trente sagènes pour la Matyra et un pont de soixante-cinq sagènes pour la Sosna. Les chantiers de Chalon fabriquent aussi un outillage spéciique pour le montage sur place des tabliers métalliques. Selon un contrat du 17/29 octobre 1869, celui-ci doit être assuré par l’ingénieur lieutenant K. M. Okunev, entrepreneur à Saint-Pétersbourg. Le montage est achevé en octobre 1870, mais Polâkov soulève des contestations relativement aux avaries et aux pertes de pièces durant le transport de Cronstadt à pied d’œuvre par suite de la rupture d’un pont sur la Néva, et du chômage des ouvriers de Schneider résultant de ce retard25. Schneider est plus heureux avec un pont de huit sažen’ (sagènes), commandé par cette même compagnie en 1869, dont la fabrication commence en février 187026. Autre client important, la ligne Moscou/Smolensk/Brest, en Russie occidentale. Smolensk, ville forte sur le Dniepr, a comme activités le grand commerce, le tabac et les tanneries. Brest, ville de Pologne, sera un grand centre de convergence pour les chemins de fer. Le chemin de fer de Moscou à Smolensk commande trente locomotives et trente tenders le 25 février/9 mars 1869, et, par l’intermédiaire de son fondé de pouvoirs A. Warschawsky, l’outillage complet d’un grand atelier de réparations à Moscou et d’un petit atelier de réparations à Jarzowa. En réalité, le rôle de Schneider est de superviser ces productions, car le contrat du 3 décembre 1869 prévoit qu’il doit fabriquer quelques gros outils, le reste étant fourni par des fabricants étrangers ; il envoie deux de ses monteurs pour l’installation27. C’est le seul cas recensé pour la Russie de couplage de commandes pour locomotives et atelier d’outillage. Le 5/17 mai 1870, Warschawsky commande pour le chemin de fer de Brest à Smolensk trente-cinq locomotives et trente-cinq tenders, selon le même 23. AFB, 0064 Z 0868, Livre de marchés n° 12, p. 124-133. 24. Griazi, dans le bassin du Don, a été créée au sud de Lipeck, et s’est développée autour de sa gare ferroviaire, ouverte en 1868 en relation avec les lignes de chemin de fer Voronej/Kozlov, Orlov/Grâzi et Grâzi/Caricyn. 25. AFB, 0064 Z 0989, Répertoire général des livres de marché, n° 1, rubrique « Ponts, tabliers, viaducs, charpentes » ; AFB, 187/AQ/404, exercice 1868-1869, Appareils en cours de fabrication ; AFB, 187/AQ/405 et 406, exercices 1869-1871, Appareils en cours de livraison. 26. AFB, 187/AQ/405, exercice 1869-1870, Appareils en cours de fabrication. 27. AFB, 0064 Z 0989, Répertoire général des livres de marché, n° 1, rubrique « Divers » ; AFB, 187/AQ/406, exercice 1870-1871, Appareils en cours de livraison.

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cahier des charges que pour la voie Moscou/Smolensk. Enin, le chemin de fer de Moscou à Brest uniié achètera à Schneider douze locomotives à marchandises, douze tenders et trois locomotives de gare le 17/29 septembre 1872. Warschawsky signe aussi, le 15/27 octobre 1869, un contrat pour cinq locomotives à marchandises et trois locomotives à voyageurs, destinées au chemin de fer de Scopine.  La Russie occidentale et centrale, autour de Moscou et d’Orel, est prédominante dans l’activité de Schneider, mais il fait aussi quelques incursions vers l’est, sur la Volga. Non loin de l’Oural, celle-ci est à la frontière de deux mondes ; sa navigabilité a été améliorée de 1840 à 1860. Le 26 août 1868, la Société de chemin de fer de la Volga au Don achète à Schneider deux locomotives et deux tenders28. Et c’est pour la Volga que se manifeste le seul client pour la navigation luviale à vapeur en Russie, le baron Otto de Mertzenfeld, consul du roi des Pays-Bas à Moscou. Après un remorqueur et un bateau à roues, il commande à Schneider, le 27 juin/7 juillet 1860, une machine à vapeur de 80 CV (chaudière, machines à deux cylindres, arbres de couche avec roues et palettes) à livrer à Cronstadt, pour monter à bord d’une coque qui doit être fabriquée sur les chantiers Francis de Liverpool. C’est John Lennig, agent de Schneider et Cie à Marseille, qui signe le contrat. En 1869, deux nouveaux remorqueurs à roues sont commandés pour lui les 17/29 août et 3/15 octobre ; l’un d’eux est l’Anna, dont le retard de livraison entraîne la résiliation de la commande par le client29. Le 12 août 1869, Schneider et Lindheim signent un contrat additionnel : Lindheim recevra une commission de 3 % sur les afaires de bateaux luviaux, 2,5 % pour les roues vendues comme rechanges ou séparément, 5 % pour les pièces de rechange autres que les roues. Les commandes de pièces de rechange pour locomotives passées les 24 août et 23 novembre 1868 par les lignes Orel/Vitebsk et Koursk/Kharkov/Azov/Taganrog font en efet penser qu’un marché supplémentaire s’ouvre ; en réalité, seul le chemin de fer de Brest à Smolensk en commandera le 25 juin/7 juillet 1870. Quant aux bateaux luviaux, on note un seul et dernier contrat après ce changement de périmètre, un remorqueur à roues pour la Néva et ses pièces de rechanges, commandé par Warschawsky en mars 1870. Au total, à l’issue de l’exposition de 1867, divers chemins de fer russes ont passé commande de 216 locomotives du type 030. On comprend pourquoi, dans le luxueux et volumineux livre publicitaire que l’Américain James Dredge a consacré aux établissements Schneider à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900, le type n° 67 Schneider de 1867 de locomotives à marchandises à six roues couplées pour divers chemins russes aura les honneurs d’une photographie30. 28. AFB, 0064 Z 0868, Livre de marchés n° 12, p. 41-45. 29. AFB, 0064 Z 0989, Répertoire général des livres de marché, n° 1, rubrique « Allèges, bacs, bateaux portes, chalands, pontons bigues, radeaux ». 30. J. Dredge, Établissements de MM. Schneider et Cie, Nevers, 1902, planche LXIV.

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2. La diversiication des fournitures ferroviaires (1872-1878) La chute de l’Empire le 4 septembre 1870 fait perdre à Eugène Schneider ses fonctions législatives, et le contraint à un exil provisoire en Angleterre. Pour paciier des ouvriers très marqués par la grève de janvier 1870 et le gouvernement municipal de Jean-Baptiste Dumay de septembre 1870 à mars 1871, il recrute comme directeur du Creusot l’ingénieur des Mines Émile Cheysson. Celui-ci est disciple des théories sociales que Frédéric Le Play a exposées dans un ouvrage phare publié en 1864, La réforme sociale en France, et que ses voyages en Russie lui ont largement inspiré. Cheysson part dès 1874, sans avoir pu vraiment les appliquer. Quant à Eugène Schneider, il accepte en 1873 la proposition d’Adolphe hiers de lancer Le Creusot dans la recherche sur l’acier à canon, et meurt en novembre 1875, laissant Henri seul gérant pour poursuivre ce programme nouveau. En Russie, les années 1870-1873 correspondent à la période des « fondateurs », où les créations se multiplient dans la métallurgie et les mines (fondation des premières grandes entreprises du Donets, telles celle de l’Anglais Hughes en 1872). Elle est interrompue par la crise économique de 1873 et le cycle dépressif qui la suit jusqu’au début des années 1890. Néanmoins, l’activité de Schneider se développe dans la continuité de son action ferroviaire antérieure. Le 31 octobre 1872, Sergej Vasil’evič Âsinovič, constructeur du chemin de fer de Novotersk (Novotorjock), lui commande six locomotives et six tenders, dont les spéciications sont les mêmes que pour les cinquante locomotives et cinquante tenders réservés par Warschawsky le 27 novembre/9 décembre 1872 pour le chemin de fer de Râžsk (Riajsk) à Vâz’ma (Wiasma). Râžsk, située dans la région de Koursk, fait le commerce de grains, tandis que Wiazma se trouve dans la région de Smolensk. Le 1er/13 juillet 1874, cette ligne commande également dix locomotives et dix tenders, qui sont tous rétrocédés à G. Sigl, un entrepreneur de Vienne (usine de WienerNeustadt). Sigl récupère de la même manière dix locomotives et dix tenders sur les trente-neuf commandés le 28 octobre/10 novembre 1874 par Warschawsky pour le chemin de fer d’Orenbourg, ville sise sur l’Oural axée sur les pelleteries, les pierres précieuses et les étofes. Le chemin de fer de Soumy (ville de la circonscription de Kharkov) est la dernière cliente, avec une commande de dix-sept locomotives et dixsept tenders par les contrats du 18/30 septembre 1876 et du 17 février 1877. Lors de l’Exposition universelle de Vienne (1er mai - 31 octobre 1873), Schneider et Cie présente la classiication des qualités des aciers Schneider réalisée par le laboratoire du Creusot, notamment celles qui servent à la fabrication des rails. Le Creusot possède depuis 1867 des aciéries Bessemer et Martin ; or les rails en acier sont plus résistants que ceux en fer, qui s’usent vite. La Grande Société des chemins de fer russes lui avait commandé, en juin 1868, 300 tonnes de rails en fer puis, le 28 juillet 1872, 6 000 tonnes de rails en acier, dont 666 sont rétrocédées à Brown, Bailey et Dixon Ltd à Sheield. Désormais, chaque commande de rails

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passée à Schneider par une compagnie ferroviaire spéciie qu’ils sont en acier. La GSCFR, à laquelle un oukase du 20 juin 1868 a afermé l’exploitation à titre de fermière de la ligne de Saint-Pétersbourg à Moscou, remplace progressivement les rails de la première génération : 3 000 tonnes le 1er décembre 1873, 2 000 tonnes le 18 août 1874, 1 500 tonnes pour la ligne Nicolas le 2/14 août 1875, 1 600 tonnes et 3 000 tonnes pour la ligne de Varsovie les 2/14 et 12/24 août 187531. D’autres clients se manifestent. D’une part, des compagnies déjà citées pour leurs achats de locomotives : le chemin de fer de Râžsk à Vâz’ma pour 26 000 tonnes de rails (27 novembre/9 décembre 1872) et le chemin de fer d’Orenbourg pour 30 000 tonnes (12/24 juillet 1874), dont onze tonnes sont rétrocédées à la société Bochum et trois tonnes à Brown, Bailey et Dixon. D’autre part, deux compagnies de la région de Moscou se montrent intéressées. Le 20-21 mars 1874, Petr Gubonin, conseiller d’État et constructeur de tramways pour les Tramways de Moscou, demande 2 270 tonnes de rails, dont 600 sont rétrocédées aux usines de Ternitz en Autriche, qui doivent y reporter la marque « Creusot T » ; et le 1er/13 août 1875, le chemin de fer Moscou/Jaroslav (ville de ilatures de soie et de coton sur la Volga) commande 1000 tonnes de rails. Par la suite, le marché des rails se ferme pour Schneider car, à partir des années 1873-1875, l’usine Putilov, de Saint-Pétersbourg, fabrique des rails phosphoreux par un procédé mis au point en 1873 par le Français Valton, ingénieur civil, directeur des aciéries de Terrenoire, et qui, grâce à du ferro-manganèse à 50 %, recycle les rails en fer déclassés en rails en acier au manganèse32. À l’Exposition universelle de Vienne, Schneider a aussi montré l’une de ses nouvelles productions, les bandages en acier pour entourer les jantes des roues de locomotives. Il attire ainsi momentanément de nouveaux clients. Le 15/27 décembre 1873, le chemin de fer Kozlov/Voronej/Rostov (ligne construite avant 1871) lui commande quatre-vingt tonnes de bandages en acier pour ses wagons. À partir d’un contrat du 26 février/10 mars 1874 pour 3 000 tonnes de rails, le chemin de fer de Kiev à Brest devient un client régulier avec 346 essieux de wagons montés le 21 mai 1874, et surtout plus de 4 000 bandages en acier d’avril 1875 à juin 187833. On relève enin 500 bandages en acier pour le chemin de fer de Grâzi à Caricyn (20 mai/1er juin 1875) et 72 bandages en acier pour le chemin de fer de Rybinsk à Bologoïe (15 mars 1876). Le spectre géographique s’étend donc : Rostov-sur-Don a des manufactures de tabac, Voronej est spécialisé dans 31. AFB, 0064 Z 0989, Répertoire général des livres de marché, n° 1, rubrique « Rails et accessoires ». Pour les années 1857-1877, les commandes de rails sont recensées dans ce registre. Cette référence n’est donc pas répétée ensuite. 32. Edmond Trufaut, « Ferdinand-Henry Valton, un ingénieur français en Russie dans les années 1870 », dans Autour de l’industrie : histoire et patrimoine…, p. 230-234 et 237-239. 33. AFB, 0064 Z 0989, Répertoire général des livres de marché, n° 1, rubrique « Bandages, essieux, roues, voitures ». 

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les machines agricoles et les bestiaux. Caricyn, ville au conluent de la Carica et de la Volga, est consacrée à la métallurgie. Rybinsk est un port luvial du gouvernement de Jaroslav sur la Volga, où se trouvent des fonderies de fer, tandis que Bologoïe est à mi-chemin sur la voie ferrée Moscou/Saint-Pétersbourg. Lors de l’Exposition universelle de Vienne, Schneider et Cie a présenté une section russe ; les « soins spéciaux » qu’il lui a apportés valent à Henri Schneider d’être nommé le 15 mars 1874 chevalier de l’ordre de Saint-Stanislas (2e classe) sur le rapport du ministre des Finances russe. Il n’est pas le seul membre de la famille Schneider actif en Russie à cette époque : le saint-cyrien Gabriel Olivier Charon, un des petits-ils de Virgile Schneider, est oicier d’ordonnance auprès du général Chanzy à l’ambassade de France en Russie de 1873 à 1877. Enin, signalons que les chantiers de Chalon fabriquent des écluses, en cours de livraison durant l’exercice 1875-1876, pour l’aménagement de la Moskova inancé par la Société générale34, banque autorisée le 4 mai 1864, et dont Eugène Schneider a été l’initiateur, l’un des fondateurs et le premier président, avant de démissionner de cette fonction le 21 mars 1868.

III. — L’orientation vers l’équipement d’usines et l’artillerie (1888-1899) Après 1878, Schneider ne reçoit plus aucune commande de la part des compagnies ferroviaires. C’est que nombre de celles constituées hâtivement vers 1860-1870 connaissent vers 1880 de graves déicits. Entre 1886 et 1902, 66,7 % des lignes passent aux mains de l’État. Vers 1890, le réseau des chemins de fer russe atteint 30 000 km et coordonne correctement les deux capitales aux centres industriels du sud et de l’ouest polonais. L’État se fait également constructeur : de 1892 à 1902, 23 000 km supplémentaires sont réalisés, surtout sur le Transsibérien (1891-1902), dont les fournitures sont réservées aux fabricants russes35. Hormis une commande de locomotives en 1914, l’activité ferroviaire de Schneider en Russie devient nulle.

1. Charbonnages et équipements d’usines métallurgiques Face à cette situation, le secteur métallurgique cède en 1891 la première place des investissements français au secteur minier. L’économie russe est alors caractérisée par sa dépendance vis-à-vis de l’étranger pour les approvisionnements en matières premières : en 1889, la Grande-Bretagne vend 102,5 millions de 34. AFB, 187/AQ/410, exercice 1874-1875, Appareils en cours de fabrication ; et AFB, 187/ AQ/411, exercice 1875-1876, Appareils en cours de livraison. 35. R. Girault et M. Ferro, De la Russie à l’URSS…, p. 58-61.

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« pouds » de charbon à la Russie, soit un tiers de la production nationale36. Les exploitants du Nord et du Pas-de-Calais recherchent des débouchés pour leur houille dans la Baltique, considérée alors comme faisant partie du marché britannique. Pour les représenter à Saint-Pétersbourg, ils choisissent Paul Schneider en 1891. Ce neveu d’Eugène Ier Schneider et cousin de Henri Schneider a fondé la Société lyonnaise des schistes bitumineux dont il est le président. Sa femme est la ille du président du tribunal de Valenciennes, dont la famille a des propriétés importantes dans le Pas-de-Calais et le Nord. Après des séjours prolongés et des voyages multiples, Paul Schneider négocie en 1892 des marchés, à renouveler chaque année, avec l’Amirauté russe, les aciéries du bord de la Néva et la Grande Société des chemins de fer russes. Après une période d’essai en 1892, il obtient, grâce à sa persévérance que, dès 1893, près du tiers de l’approvisionnement de la lotte russe de la Baltique soit fait en charbons français37. Les intérêts des charbonnages du nord de la France sont aussi représentés, indirectement, par Virgile Saisset-Schneider, dont la mère était la ille cadette de Virgile Schneider. Cet avocat a été chef de cabinet d’Alfred Desseilligny quand celui-ci était ministre de l’Agriculture et du Commerce dans le second ministère de Broglie (26 novembre 1873 - 21 mai 1874). Préfet de diférents départements de 1877 à 1889, notamment du Nord de 1887 à 1889, il est entré en 1889 au Conseil d’État. René Giraud signale que l’ambassadeur de France à SaintPétersbourg en 1899, le marquis de Montebello, est l’un de ses cousins, et qu’il entretient par son intermédiaire des rapports avec les Grands Charbonnages du Nord. Quant à Schneider et Cie, il se peut que la commande qu’il reçoit de trois coques de porteurs à clapets de 250 m3 pour la mer Noire en 1897 et de deux coques de porteurs à 300 m3 pour Vladivostok38 en 1898 concerne le transport des charbons. Un porteur à clapets est une embarcation servant au chargement ou au déchargement des navires et au transport des matières draguées. Schneider n’échappe pas à l’efervescence des Français dans le secteur minier, mais sa participation a un but surtout industriel. De 1888 à 1897, il agrandit et revoit l’agencement des usines du Creusot et modernise les machines et l’outillage, y compris pour la partie électrique, ouverte en 1893. L’essentiel de la production civile des ateliers mécaniques et d’électricité du Creusot est consacré à cet outillage durant cette période et, pour rentabiliser son savoir-faire, Schneider recherche particulièrement des clients pour des commandes similaires. C’est dans 36. René Girault, Emprunts russes et investissements français en Russie, 1887-1914. Paris, 1973, p. 252. 37.  AN, 2484/6 (fonds de la Légion d’honneur), dossier de Légion d’honneur de Paul Schneider, notamment la lettre de P. Arbel, commissaire rapporteur à l’Exposition de Chicago, à Camille Krantz, commissaire général de cette exposition, [1895]. 38.  Ville de l’est de la Sibérie, port militaire sur la mer du Japon et l’un des débouchés du Transsibérien sur le Paciique.

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cette perspective qu’il faut comprendre ses mésaventures à Volga-Vichera, et son implication partielle dans l’afaire de Makeevka. En outre, dans ces afaires s’agite un certain Bouvard, que nous supposons être l’ancien chef des Aciéries du Creusot de 1863 à 1871 et qui démissionne oiciellement de chez Schneider en 1897. Bouvard rédige avec Babu un rapport qui détermine héodore Kleist et le métallurgiste franco-moscovite Jules Goujon à acheter une concession sur les forêts de la Haute Vichera. Les archives Schneider signalent que le 30 juillet 1895, l’usine du Creusot reçoit de la Banque de Paris et des Pays-Bas (Paribas) les frais du voyage à Saint-Pétersbourg de Prévost, à propos d’une « société d’études et afaires russes »39. Les 30-31 décembre 1896, Goujon et Kleist cèdent leur concession à un consortium formé par Paribas, Demachy et Seillière et les Petits-Fils de Wendel et Cie 40. La banque Seillière est l’un des gros actionnaires de Paribas depuis sa création en 1872, et soutient la société de Wendel depuis 1804. En 1894, celle-ci occupe 0,7 % du total des ressources de Demachy et Seillière, part qui ne cessera de croître jusqu’à atteindre 15,3 % en 1911, alors que la part de Schneider décroîtra de 32 % à 1,8 % dans le même temps41. Schneider obtient la direction technique des travaux de l’usine à construire à Volga-Vichera et les fournitures correspondantes. Pendant l’exercice 1898-1899 (chez Schneider, il court du 1er mai au 30 avril), les ateliers mécaniques du Creusot fabriquent une grue à vapeur de dix tonnes et divers types de machines Corliss (tandem, compound horizontales ou avec pompes élévatoires). Ces dernières, que Le Creusot produit depuis 1883 avec un type redéini en interne à la suite de recherches expérimentales, permettent d’installer l’éclairage électrique ; les machines Corliss-Schneider ont obtenu la médaille d’or à l’Exposition universelle de Paris en 188942. Quant aux ateliers d’électricité du Creusot, ils livrent à Volga-Vichera des séries de dynamos, deux dynamos à dix pôles et plusieurs dynamos, dix-sept induits de rechange pour MCH (micro-centrale hydraulique)43. En 1893, la Société générale a participé à la création d’une société de droit belge, l’Omnium des industries minières et métallurgiques. Ce trust constitue dans le bassin du Donets une énorme aciérie à Makeevka, destinée à produire des poutrelles en acier Martin. En 1898-1899, les ateliers mécaniques du Creusot fabriquent pour elle un ensemble d’équipements : machines Corliss (avec souleries, pompe élévatoire verticale ou pompes de compression), machines soulantes 39. AFB, 187/AQ/322, Journal de comptabilité, 6 décembre 1894 - 31 décembre 1895. 40.  AFB, 0064 Z 0990, Répertoire général des livres de marché, n°  2, rubrique «  Brevets d’invention ». 41. La banque Seillère-Demachy…, p. 135. 42. A. D’Angio, Schneider et Cie et la naissance de l’ingénierie…, p. 50. 43. AFB, 187/AQ/434, exercice 1898-1899, Appareils en cours de fabrication (Le Creusot). La référence vaut aussi pour les fournitures de Makeevka, fabriquées durant les mêmes exercices.

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Corliss, séries de cisailles, accessoires pour deux chaudières, chaudières multitubulaires, trains pour tôlerie. Bouvard, cité plus haut, a quitté Schneider en 1897 « pour aller faire les études et construire une aciérie dans le sud de la Russie », probablement Makeevka ; on le retrouvera à sa tête en 1904-1905. Tous ces chantiers tournent mal, pour les mêmes raisons : les banquiers ne les ont pas gérés comme des projets industriels mais comme un moyen d’attirer des capitaux par l’intermédiaire d’émissions d’actions. Ils ont établi des plans pharaoniques qui ne tenaient pas compte des réalités du terrain. Ainsi l’usine de Volga-Vichera est implantée dans la vieille région industrielle de l’Oural qui, pour la fabrication de l’acier ou de la fonte, a perdu sa prééminence au proit du jeune Donets ou de la Pologne russe. À la même époque, Schneider essuie une nouvelle déconvenue du fait des banques : en août-septembre 1899, la Compagnie des forges et aciéries de la Marine et d’Homécourt (dite « SaintChamond ») et lui mènent des négociations avec le gouvernement impérial pour obtenir la concession du chemin de fer de l’Est-Sibérien (Altaï/Tachkent) ; à Saint-Pétersbourg, l’accord est obtenu, mais ni Paribas, ni la Société générale n’apportent le soutien prévu44.

2. Timides incursions dans le domaine militaire Heureusement, un nouvel horizon se dessine progressivement pour Schneider depuis une dizaine d’années, celui des commandes liées à l’armement, ofensif ou défensif, et ce en partie grâce à un ingénieur russe. Les ingénieurs Floris Osmond et Jean Werth, recrutés par Schneider respectivement au laboratoire le 31 mai 1880 et à la Grande Forge le 20 juillet 1879, reprennent et poursuivent les travaux de Dmitrij Konstantinovič Černov pour développer l’étude structurale des métaux et des alliages. Ce directeur de l’aciérie d’Obukov, créée en 1863 et spécialisée dans la fabrication de canons, a découvert vers 1868 l’existence de la température critique, en dessous de laquelle l’acier ne durcit plus quelles que soient la rapidité de la trempe et l’élévation de la température. Son mémoire de 1868 est connu en France depuis 1876. Osmond et Werth élaborent la méthode des trempes et des recuits, qui durcit l’acier tout en lui conservant sa souplesse. En 1888, Werth met au point l’acier au nickel pour plaques de blindage, qui prouve ses qualités lors du concours d’Annapolis en 189045. Le 7 mai 1891, le gouvernement russe commande donc à Schneider des plaques de cuirasse en acier pour le cuirassé Georgy Pobiedonostsev, en construction dans les 44. R. Girault, Emprunts russes…, p. 269-270 et 336. 45. Honoré Coquet, Le rôle majeur de Schneider dans l’émergence de la sidérurgie ine et la genèse de la recherche-développement (1873-1894). Des savoir-faire à la rélexion technologique. Innovations et retombées économiques au Creusot pendant la Grande Dépression, DEA en histoire des techniques, 1996, p. 149-150.

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chantiers de la Société russe de navigation à vapeur et de commerce à Sébastopol. Le 11 juillet, il signe, par l’intermédiaire de l’amiral Rimsky-Korsakov46, attaché naval à l’ambassade de Russie à Paris, un contrat complémentaire pour leur transport maritime par Anvers et par bateaux à vapeur, après que l’ingénieur de la Marine russe chargé du contrôle aura prononcé la recette47. Il commande également, le 12 mai 1893, les plaques de traverses du cuirassé Trois Saints, qui doivent être en acier cémenté. Or Henri Schneider vient juste d’acheter à la Bethleem Steel Co la licence du procédé Harvey de cémentation, et Le Creusot dépose dès juin un procédé de cémentation au gaz grâce auquel la trempe rend la face d’impact très dure48. Un atelier dédié à la cémentation des plaques de blindage est mis en service du Creusot en 1895, mais les Russes ne igureront pas parmi ses clients. En dehors de la commande d’une passerelle système Pfund pour le Génie russe vers 188849, on relève aussi une soumission infructueuse, auprès du gouvernement tsariste à la in de décembre 1891, de la part des représentants de Schneider et de Cail à Saint-Pétersbourg50. Toutefois, comme des programmes russes d’armement sont en préparation, même s’ils se concrétisent après 1896 seulement, Schneider estime nécessaire de recruter un représentant permanent à Saint-Pétersbourg. L’exercice se révèle délicat : les inventaires mentionnent Djuliani pour l’exercice 1895-1896 et Rudnicki durant les exercices 1897-1898 et 1898-1899. Lindheim meurt sans doute en 1899, car l’inventaire de l’exercice 1898-1899 cite « les héritiers de Guillaume de Lindheim » à Vienne. C’est la in d’une époque pour l’activité de Schneider en Russie, d’autant qu’un nouvel interlocuteur se proile. Quand Schneider rachète aux Forges et chantiers de la Méditerranée leurs ateliers d’artillerie du Havre en 1897, il récupère le traité que cette société a signé le 21 janvier 1897 avec le gouvernement impérial russe pour la fourniture de dix canons de six pouces TR de quarante-cinq calibres51. Et, le 19 mars 1897, il signe un contrat de représentation avec la Société des usines Putilov à Saint-Pétersbourg. Ce contrat, qui ne igure pas dans les livres de marchés, est précisé par un nouveau traité du 46. Frère aîné du célèbre compositeur russe Nikolaï Andreïevitch, il avait fait l’École des cadets russes de la marine de 1856 à 1862, et un tour du monde de 1862 à 1865. 47. AFB, 0064 Z 0989, Répertoire général des livres de marché, n° 1, rubriques « Blindages et Boulons à vis et blindages avec accessoires » et « Transports » ; et 0064 Z 08906, Livre de marchés n° 50 (août-septembre 1891), p. 43 et suiv. 48. J. Dredge, Établissements de MM. Schneider et Cie…, p. 82. 49. AFB, 187/AQ/424, exercice 1888-1889, Constructions en cours de fabrication (Chalon). La passerelle Pfund permet le passage de fantassins en deux iles et de chevaux isolés. 50. R. Girault, Emprunts russes…, p. 230-231. 51. « Six pouces » (152,4 mm) concerne le diamètre intérieur de la bouche à feu (du tube). « TR » signiie à tir rapide (muni d’un frein ramenant le tube en position de tir sur l’afût). « Quarante-cinq calibres » désigne la longueur de la bouche à feu, soit quarante-cinq fois six pouces : 270 pouces ou 6,86 mètres. Vu la taille, il s’agit probablement d’une pièce de côte, ou placée sur un navire de guerre. En efet, la Marine russe utilisait ce type de pièce pour ses croiseurs cuirassés.

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27 décembre 1898 et un avenant du 16 février 1899, pour la recherche en Russie de fourniture du nouveau matériel de campagne et de montagne52. Conséquence directe ou non, le général Dragomirov vient en France en août 1899 pour passer une commande de canons à Schneider et à Saint-Chamond.

IV. — Conclusion En 1900, les visiteurs de l’Exposition universelle de Paris découvrent le pont Alexandre III. La moitié des structures métalliques de cet ouvrage dédié à l’alliance franco-russe a été fabriquée par les chantiers de Chalon, qui ont assuré également son montage. Or nous avons vu le rôle important que les expositions universelles de 1867 et de 1873 ont joué dans l’impulsion des commandes ferroviaires russes auprès de Schneider et Cie. Au total, entre 1856 et 1877, mais en réalité sur une période concentrée de onze ans (1856 et surtout 1867-1877), Schneider a fabriqué pour la Russie 367 locomotives (dont 354 de 1868 à 1875) et 361 tenders, soit 13,67 % et 16,46 % de toutes les commandes similaires qu’il a reçues entre 1838 et 190053. Hormis en 1856, où l’opportunité des commandes était uniquement liée aux circonstances diplomatiques, la société Schneider a une trajectoire assez indépendante des aléas de la politique française en Russie, et constituée de nombreux faux départs. Ses actions les plus durables, elle les doit à ses propres initiatives et non aux projets de certaines banques auxquels elle décide de participer et qui se révèlent surdimensionnés ou mal ciblés. L’usine de Volga-Vichera, la ligne Altaï/Tachkent et d’autres afaires prouvent à Eugène II Schneider, co-gérant en 1893 et gérant unique à partir de 1898, que sa société a besoin de disposer de sa propre banque, c’est-à-dire d’une certaine marge de manœuvre inancière, pour afronter en Russie le secteur de l’artillerie, prometteur mais dévoreur de crédits d’investissement. Marchés de l’artillerie et des plaques de blindage sur lesquels la société Schneider s’est imposée dans les années 1880 en s’inspirant des travaux d’un métallurgiste russe, fait qui rappelle qu’elle n’a pas seulement exporté son savoir-faire, mais qu’elle a aussi été inspirée par la Russie. Agnès D’Angio-Barros Service des archives des ministères de l’Économie et du Budget

52. AFB, 0064 Z 0990, Répertoire général des livres de marché, n° 1, rubriques « Canons et afûts » et « Représentation ».  53.  2684 locomotives et 2192 tenders. Voir J. Dredge, Établissements de MM. Schneider et Cie…, p. 118.

LA SOCIÉTÉ DE CONSTRUCTION DES BATIGNOLLES EN RUSSIE (1851-1914) par

Rang-Ri PARK-BARJOT

Jusqu’à la veille de la première guerre mondiale, la Société de construction des Batignolles (SCB) fait igure de leader français du bâtiment et des travaux publics1. Elle n’est dépassée qu’à partir de 1908 par les Grands Travaux de Marseille et la Société générale d’entreprises. Elle est aussi très internationalisée : en 1913, elle réalise 73 % de son chifre d’afaires à l’étranger. Fondée en 1846 par Ernest Goüin (18151885), la société Ernest Goüin et Cie s’est transformée en Société de construction des Batignolles en 18712. En dépit du passage au statut de société anonyme par actions, elle demeure une entreprise familiale. Présente dans toutes les zones d’inluence du capitalisme français, elle travaille aussi en Russie. À propos de l’expérience russe de la SCB, deux axes de rélexion seront développés ici : les facteurs de l’implantation en Russie d’une part ; les réalisations, réalités et limites, de l’autre.

I. — Les facteurs de l’implantation en Russie L’implantation en Russie résulte de trois facteurs convergents.

1. Une vocation exportatrice airmée En premier lieu, la Société de construction des Batignolles réalise l’essentiel de son chifre d’afaires à l’exportation, plus précisément les deux tiers de 1857 * ANMT : Archives nationales du monde du travail. 1. Rang-Ri Park-Barjot, La Société de construction des Batignolles : des origines à la première guerre mondiale (1846-1914), Paris, 2005. Pour plus de détails, voir aussi ead., La Société de construction des Batignolles : des origines à la première guerre mondiale (1846-1914), thèse, univ. Paris-Sorbonne (Paris IV), 2003. 2. Ead., « La Société de construction des Batignolles : des origines à la première guerre mondiale (1846-1914) : premiers résultats », dans Histoire, économie et société, t. 3, 2000, p. 361-386.

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RANG-RI PARK-BARJOT

à 1869 ; les trois quarts de 1871 à 1885 ; les quatre cinquièmes de 1886 à 1914. Ainsi s’explique une stratégie précoce d’implantation en Russie3. En efet, les Établissements Ernest Goüin et Cie tirent avantage de leur avance en matière de construction des ponts métalliques. Ernest Goüin renouvelle la construction des ponts, notamment à travers la réalisation du pont d’Asnières-sur-Seine (1852-1853), l’introduction de renforts obliques dans le voisinage des appuis, les ponts-poutres à parois ajourées (notamment en Russie, à partir de 1859), les ponts en arcs et à tablier en treillis, la fondation des piles au moyen de caissons à air comprimé. En Russie, Ernest Goüin met en place tous les ouvrages de la ligne Saint-Pétersbourg/Varsovie et le pont de Rybinsk sur la Volga. Les établissements Ernest Goüin et Cie bénéicient du premier boom des chemins de fer en Russie, de 1857 à 1862. Ils le doivent à la fondation par les Pereire de la Grande Société des chemins de fer russes, à capitaux majoritairement français. Mais la Russie se ferme à partir de 1867 (du fait de l’échec des Pereire) et surtout, de 1876-1877, en raison du protectionnisme. Les Établissements Ernest Goüin réalisent de très importants travaux pour le compte de la Grande Société des chemins de fer russes et pour celui du gouvernement russe : pont sur la Vistule à Varsovie (470 m), phares sur la Mer noire et la Baltique, commandes de dragues. Même après le désengagement de Russie, les relations ne sont pas rompues. SCB continue de vendre du matériel à la Grande Société des chemins de fer russes, en particulier de 1871 à 1874 : les commandes russes de locomotives aident beaucoup à surmonter les diicultés des années 1870-1871. Dans les années 1885 à 1914, la SCB doit exporter, en raison de la dépression du marché français métropolitain. L’activité se réoriente de façon continue. La SCB livre de nombreux ponts pour le Transsibérien, sorti notamment des ateliers établis à Volynkino, en 1898. De plus, l’activité de Volynkino connaît une reprise sensible à la veille de la première guerre mondiale. La Russie offre des débouchés non négligeables : en moyenne, de 1885-1986 à 1913-1914, elle représente 7,7 % des marchés de SCB. Le retour en force sur ce marché s’effectue entre 1897-1998 et 1902-1903 : la Russie représente alors en moyenne 30  % des marchés. Puis l’activité diminue de façon progressive : 7,5 % en moyenne de 1903-1904 à 19071908, 5,9 % de 1908-1909 à 1913-1914. En effet, elle demeure soutenue par les ateliers de Volynkino. 3.  R.-R. Park-Barjot, «  La Société de construction des Batignolles (1846-1914)  », dans Transnational ompagnies (xixe-xxe siècles), dir. Hubert Bonin, Plage, 2002, p. 913-928.

LA SOCIÉTÉ DE CONSTRUCTION DES BATIGNOLLES EN RUSSIE (1851-1914)

Total

481

100

France

17,3

Exportations

82,7

dont : Empire colonial

23,4

dont : Tunisie Algérie AOF

14,5 7,2 1,7

dont : Russie Bulgarie Grèce Suisse Empire ottoman Égypte Chine Argentine Brésil Chili

7,7 7,6 8,1 0,6 4,1 1,5 9,8 1,7 9,2 9,0

Tableau 1 : répartition géographique des marchés exécutés par la SCB de 1885-1886 à 1913-1914 (en % du total). Source : ANMT, 89/AQ/600-6294.

2. L’alliance franco-russe, une opportunité majeure L’alliance franco-russe ofre une opportunité majeure. À partir de 1892, la politique de Witte, ministre des Finances du tsar, favorise un alux massif de capitaux français. Dès 1892, se produit un décollage de l’économie russe. En premier lieu, le surpeuplement des terres pousse à l’industrialisation. De plus, l’insuisance du marché inancier russe oblige à faire appel aux capitaux étrangers, principalement venus de France. À l’époque, les voies ferrées connaissent un développement important, avec le Transsibérien (1891-1903). Il s’ensuit une industrialisation rapide accompagnée d’une forte concentration technique et inancière. 1885-1889

+ 6,1 %

1890-1899

+ 8,0 %

1900-1906

+ 1,5 %

1907-1913

+ 6,3 %

Tableau 2 : taux de croissance annuel moyens de la production industrielle russe de 1885 à 1914 (en % annuels moyens et roubles constants). Source : A. Gerschenkron, Europe in the Russian Mirror, Cambridge (MA), 1970.

4.  Contrairement à la période 1871-1872 à 1884-1885 sont pris en compte la totalité des marchés exécutés par la SCB.

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RANG-RI PARK-BARJOT

De fait, le facteur politique joue un rôle essentiel dans le rapprochement économique entre la Russie et la France 5. Contre l’Allemagne, qui essaie, depuis Bismarck, d’y imposer son hégémonie en Europe continentale, la France cherche des alliances. Or, vers 1890, les conditions changent. En Allemagne même, le nouvel empereur Guillaume II inaugure sa « Weltpolitik » (politique mondiale). Les désaccords sont de plus en plus nombreux entre le chancelier Bismarck et Guillaume II. En conséquence de quoi, le 18 mars 1890, le premier démissionne. Pour la France, s’ouvre désormais un contexte diplomatique nouveau. Guillaume II ne croit pas à une alliance entre la Russie et la France. Or, pour la Russie, l’alliance française présente bien des avantages. La Russie sait qu’elle ne pourra rien dans les Balkans sans allié en Europe ; elle commence à regarder vers l’Extrême-Orient et a donc besoin d’une protection contre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Or le terrain a déjà été préparé sur le plan économique6. Lors de l’élection de Ferdinand de Saxe-Cobourg comme roi de Bulgarie, la Russie a brutalement protesté. Bismarck soutient l’Autriche-Hongrie et fait interdire à la Reichsbank de pratiquer des avances sur valeurs russes. La France proite des diicultés inancières de la Russie : en novembre 1888, celle-ci émet en France un premier grand emprunt, couvert par les groupes inanciers français. D’autres suivent, mais le tsar demeure idèle à l’alliance allemande. En revanche, l’abandon de l’alliance russe par l’Allemagne conduit le gouvernement du tsar à répondre aux avances françaises. En mai 1890, des anarchistes russes sont arrêtés en France. En août, le général de Boisdefre, sous-chef d’état-major français, assiste aux grandes manœuvres de l’armée russe et s’entretient avec les généraux russes d’une possible convention militaire. Au début de 1891, la Russie commande des armements en France et, quelques semaines plus tard, le tsar remet l’ordre de Saint-André au président Sadi Carnot. En mars, le tsar semblant encore indécis, le gouvernement français intervient auprès de la banque Rothschild pour bloquer le placement d’un emprunt russe tant qu’un accord politique ne sera pas signé. Le renouvellement anticipé de la Triple Alliance – ou Triplice – entre l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie, en  mai  1891, décide le tsar à 5. Jean-Baptiste B. Duroselle, L’Europe de 1815 à nos jours : vie politique et relations internationales, Paris, 1967  ; René  Girault, Diplomatie européenne et impérialismes, 1871-1914, Paris, 1983  ; Pierre Milza, Les relations internationales de 1871 à 1914, Paris, 1990 ; Pierre Renouvin, Histoire des relations internationales, t. VI : Le xixe siècle. De 1871 à 1914, Paris, 1955. 6. René Girault et Marc Ferro, De la Russie à l’URSS. L’histoire de la Russie de 1850 à nos jours, Paris, 1974, part chap. 3, p. 55-79.

LA SOCIÉTÉ DE CONSTRUCTION DES BATIGNOLLES EN RUSSIE (1851-1914)

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sauter le pas, par crainte de l’adhésion de la Grande-Bretagne à cette alliance. En juillet, la lotte française est reçue de façon enthousiaste à Cronstadt : le tsar y écoute la Marseillaise ! Dès le 27 août est conclu le premier accord politique. Secret, cet accord ne donne pas à la France l’assurance formelle d’un appui, mais il met in à son isolement. Le 18 août 1892, une convention militaire est signée entre la Russie et la France. Elle prévoit que si la France est attaquée par l’Allemagne ou l’Italie soutenue par l’Allemagne, la Russie lui assurerait une aide de 800 000 hommes  ; en revanche, si la Russie est attaquée par l’Allemagne ou par l’Autriche-Hongrie soutenue par l’Allemagne, la France lui apportera, de façon automatique, une aide de 1,3 millions d’hommes. La mobilisation, même partielle, d’une force de la Triplice, entraînera la mobilisation générale en France et en Russie. Excluant l’idée d’une paix séparée, l’alliance durera aussi longtemps que la Triplice et la convention demeurera secrète. Après l’envoi en novembre 1893 d’une escadre russe à Toulon, triomphalement accueillie, l’accord est ratiié par la Russie le 27 décembre. La ratiication française suit presque aussitôt : le 4 janvier. Obtenant son premier grand succès diplomatique depuis 1871, la France vient de rompre son isolement. Sa diplomatie s’oriente désormais, de plus en plus, vers la Russie. En octobre 1896, Nicolas II vient à Paris. En août 1897, Félix Faure lui rend sa visite à Saint-Pétersbourg. À cette époque, la Société de construction des Batignolles vient de se voir conier la construction d’un pont monumental sur la Néva. Le président de la République française, Félix Faure, ayant à ses côtés Jules Goüin, en pose la première pierre lors d’une somptueuse cérémonie. Pour construire ce magniique ouvrage, la SCB doit créer sur les bords même du leuve un très important chantier, où sont assemblées et rivées les pièces préparées par un atelier installé à Volynkino, faubourg de Saint-Pétersbourg. Chaque travée est alors mâtée sur deux chalands que l’on remorque jusqu’au lieu de pose, un peu en amont du Palais d’hiver.

3. Jules Goüin : un intérêt personnel à la Russie À titre personnel, Jules Goüin s’intéresse inancièrement à la Russie7. Les placements russes représentent en moyenne entre 3 et 5 % de sa fortune, avec un maximum marqué en 1893 (plus de 7 %) et un niveau toujours élevé de 1894 à 1898. 7. R.-R. Park-Barjot, « Jules Goüin (1846-1908) : dirigeant de la Société de construction des Batignolles », dans Paris et Île-de-France : mémoires, t. 51, Paris, 2000, p. 287-296.

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RANG-RI PARK-BARJOT

1er janvier

Total des placements  % du total de la fortune  % du total des placements en Russie (en francs) étrangers

1886

235 000

3,2

11,8

1887

238 000

2,8

9,8

1888

233 000

2,6

8,4

1889

480 000

4,7

14,0

1890

525 000

4,8

12,5

1891

519 000

4,4

12,6

1892

532 000

4,4

12,5

1893

988 000

7,3

20,4

1894

815 000

5,5

16,3

1895

832 000

5,6

16,5

1896

795 000

5,2

15,7

1897

797 000

5,1

15,5

1898

832 000

5,2

15,8

1899

689 000

4,3

13,7

1900

720 000

4,4

13,6

1901

639 000

3,9

12,0

Tableau 3 : évolution des placements effectués en Russie par Jules Goüin du 1er janvier 1886 au 1er janvier 1901. Source : archives de Mme Christine Daudy.

En efet, ses investissements se développent beaucoup de 1886 à 1893, avant de se réduire. La progression est forte de 1886 à 1893, tandis que la réduction paraît sensible de 1893 à 1901 : 1886-1893

+ 20,5

1893-1901

- 5,5

Tableau 4 : taux de croissance annuels moyens des placements efectués en Russie par Jules Goüin, du premier janvier 1886 au premier janvier 1901 (en %). Source : archives de Mme Christine Daudy.

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De plus, sa stratégie de placement apparaît d’une grande prudence. Titres de rente 4,5 % (1875) Période 1 1886-1892

4 % garanti 3 % sur l’or (1889) (1891)

64,3

Période 2 1893-1901 Périodes 1+2 1886-1901

18,3

Obligations de chemins de fer

Actions1

Roubles (billets)

34,0

1,7

33,3

6,1

34,6

6,8

19,2

32,8

4,8

24,8

4,8

14,5

1. Société minière de Volga-Vichera. Tableau 5 : répartition des placements efectués en Russie par Jules Goüin, du 1er janvier 1886 au 1er janvier 1901. Source : archives de Mme Christine Daudy.

Jusqu’en 1892, ses placements se constituent uniquement de titres de rente à taux d’intérêt élevé ou indexé sur l’or. Ensuite s’observe une diversiication largement liée aux grands travaux de Saint-Pétersbourg et à la création d’ateliers permanents. Le rendement inancier de la rente russe explique largement les choix de placement. En efet, si le taux d’intérêt est le même quel que soit le type de placement, la rente ofre l’avantage considérable d’une indexation sur l’or. Roubles billets (change)

3,9

Obligations de chemin de fer

3,9

Rente 4 % 1889 (garantie sur l’or)

3,9

Rente 3 % 1891

3,1

Tableau 6 : le rendement des placements efectués par Jules Goüin en Russie en 1895-1896 (en %). Source : archives de Mme Christine Daudy.

II. — La SCB : des réalisations importantes En dépit d’un climat économique et politique de plus en plus favorable, les marchés de génie civil proitent surtout à la concurrence allemande, britannique ou russe. Il existe cependant une exception : les fournitures de ponts métalliques,

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domaine d’excellence de la SCB. De fait, la Russie est probablement le pays où la Société de construction des Batignolles a construit le plus de ponts.

1. Le pont Troickij (Troïtzky), symbole de l’alliance franco-russe L’un des ouvrages les plus considérables est le pont édiié d’août 1897 à mai 1901 à Saint-Pétersbourg, sur la Néva. Le monumental pont Troickij traverse la Néva un peu en amont du Palais d’hiver à Saint-Pétersbourg (voir ig. 1). Cet ouvrage, d’une largeur de 23,5 mètres entre les parapets, présente un débouché total de 480 mètres et comportait, pour le passage des navires, une travée mobile de 80 mètres se manœuvrant par l’électricité. Les appuis étaient fondés à des profondeurs atteignant 23 mètres sous l’étiage. La première pierre de l’ouvrage fut posée, on l’a dit, en 1897 par le président de la République française et l’empereur de Russie. L’inauguration eut lieu le 19 mai 1903 en présence du tsar et de la tsarine. Elle constitua le clou des fêtes données à l’occasion du deuxième centenaire de la fondation de Saint-Pétersbourg.

Figure 1 : vue du pont Troickij, prise de la rive gauche. On voit ses cinq arches et le tablier levant. © Antoine Pollio

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Le pont comporte un tablier métallique de cinq travées en allant de la rive gauche à la rive droite de la Néva8, précédé d’un tablier levant. La travée centrale est constituée par des fermes en arc à trois articulations, se prolongeant en encorbellement en dehors des piles de cette travée. Les travées sont formées par des poutres en forme d’arc. Sur la rive gauche, se trouve le pont levant métallique à deux volées. Ces tabliers métalliques sont supportés par une culée raccordée avec le quai et soutenant l’extrémité du pont levant. Cette culée fait une saillie de cinq mètres environ sur le parement du quai. La largeur du pont entre garde-corps atteint 17,7 mètres pour la chaussée et les voies des tramways et 2,9 mètres pour chaque trottoir, soit 5,8 mètres pour les deux trottoirs ensembles. Le proil longitudinal du pont forme en Figure 2 : vue du tablier levé du pont Troickij, prise de la rive gauche. © Dimitri Gouzévitch. élévation une courbe régulière raccordée aux deux rives par des parties droites (voir ig. 2). Les fondations et les corps des piles des culées sont construits en maçonnerie avec mortier de ciment. Les fondations des piles ont été établies au moyen de caissons métalliques enfoncés par le procédé pneumatique. Les culées reposent sur des massifs de béton coulé, dans des enceintes préalablement draguées. Le pont levant se compose lui-même de poutres métalliques droites avec parois verticales en treillis, parallèles entre elles et supportant la chaussée et les trottoirs. Des engins mécaniques se disposent de manière que le mouvement de rotation puisse se faire hydrauliquement ou à bras d’hommes. Le temps nécessaire à l’ouverture ou à la fermeture du pont levant atteignait environ cinq minutes avec manœuvre hydraulique et vingt minutes avec manœuvre à bras d’hommes. Le 2 août 1897, la SCB s’est engagée par contrat imposant un délai de quatre ans pour la construction de ce pont ixe. Il doit permettre la traversée sur la Néva 8. ANMT, 89/AQ/2429.

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RANG-RI PARK-BARJOT

à l’Uprava (administration) de la ville de Saint-Pétersbourg, en se substituant à l’ancien pont lottant. Il doit être réalisé à forfait pour la somme de 5,2 millions de roubles9. La SCB s’oblige à construire au moyen de matériaux et d’ouvriers russes. Le prix à forfait énoncé plus haut comprend tous les travaux de construction du pont : l’achat et la fourniture de tous les matériaux, l’exécution de tous les travaux sans exception, l’installation, le fonctionnement et l’entretien de toutes les machines, appareils et instruments… Le pont est prêt à livrer passage à la circulation en novembre 1902. La circulation des piétons a été établie temporairement à cette époque. Mais par suite de la diiculté à relier la rive droite au moyen d’une digue en terre, le pont n’est terminé qu’en mai 1903, date à laquelle l’empereur Nicolas II inaugure le pont et l’ouvre à la circulation. Le pont Troickij donne par la suite pleine et entière satisfaction à la ville de Saint-Pétersbourg. En dépit de l’importance des réclamations faites par la SCB en raison de l’exécution de travaux supplémentaires non compris dans les obligations de son contrat, et que la Commission exécutive du pont Troickij refusait de lui payer, la Société de construction des Batignolles n’en renonça pas pour autant à travailler en Russie car, pour des raisons politiques, le gouvernement tsariste lui accorda la plus grande partie de ses réclamations.

2. Vers une implantation durable de la SCB En Russie, la SCB connaît une activité soutenue. Il est vrai que la Russie de l’époque laissait entrevoir de très larges perspectives. À l’époque de Witte, se développe en Russie une politique cohérente, coordonnée et volontaire visant à inancer l’industrialisation et à accélérer la mobilité du capital. Il s’ensuit un assainissement budgétaire obtenu par pression iscale, conversion de la dette et emprunts à taux faibles à l’étranger, ainsi qu’un vigoureux protectionnisme visant d’abord à une substitution aux importations. Cette amélioration de la situation inancière de l’État russe favorise le doublement de la dette de 1893 à 1913, pour inancer les investissements de base et l’essor des investissements étrangers directs dans l’industrie : tel est le cas dans le matériel ferroviaire (Volynkino) et dans le secteur minier (Jules Goüin à Volga-Vichera). La révolution de 1905 favorise une transformation du modèle de croissance. Le secteur bancaire russe joue alors un rôle grandissant. Il attire les capitaux étrangers, surtout français. De plus, la révolution accélère aussi l’apparition de managers et de capitalistes russes. En outre, à partir de 1908, les irmes françaises de construction mécaniques et métalliques ou de travaux publics développent beaucoup leur activité surtout dans le domaine portuaire (Hersent, Grands Travaux de Marseille)10. L’investissement 9. Soit environ 13,7 millions de francs-or. 10.  Dominique Barjot, La grande entreprise française de travaux publics (1883-1974), Paris, 2006, part. chap. 2 à 6.

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français en Russie favorise la pénétration de ces entreprises. Il existe une étroite corrélation entre l’essor des capitaux français en Russie et le chifre d’afaires russes de ces entreprises : leur activité explose entre 1908 et 1913 (+ 43,5 %). La SCB apparaît en outre comme l’une des entreprises les plus présentes en Russie : seule la Société des grands travaux de Marseille réalise un chifre d’afaires supérieur, mais la SCB est présente plus longtemps. La SCB réalise à Saint-Pétersbourg le pont du Palais sur la Grande Néva, ouvrage édiié entre 1906 et 1908. En vue d’enlever le marché, la SCB apporte un inancement complémentaire, sous forme d’emprunt. De plus, la SCB renonçe à mettre en place un pont levant comme celui du pont Troickij. Les diicultés de navigation pour la passe dans l’arche extrême de droite obligeaient les bateaux descendant la Néva depuis le pont Troickij, à efectuer un très grand parcours. Ils avaient, à ce prix, toute facilité pour serrer à droite et venir prendre la passe bien en face. Les courants de la Néva suivaient en efet une ligne oblique depuis le Jardin d’été, à travers les passes du pont Troickij, et s’écartaient du quai du Palais. Le courant de la Grande Néva, à partir de ce pont, se dirigeait parallèlement au quai, ce qui facilitait la traversée de la passe. Le pont du Palais avait une longueur de 258 mètres et une largeur de 28 mètres. Il comprenait deux culées, quatre piles et quatre brise-glaces (voir ig. 3).

Figure 3 : vue du pont du Palais © Antoine Polliot.

490

RANG-RI PARK-BARJOT

Le 16 janvier 1906, la Commission inancière de la Douma avait invité les experts à se réunir : E. K. Knorre, C. E. Polašovskij et J. P. Taburnov. Il s’agissait de procéder à l’examen des projets du pont du Palais et, par suite, d’aboutir à une conclusion sur le choix du projet à exécuter11. La surprise des dirigeants de la SCB, qui avaient précédemment remis une proposition, fut de voir que siégeait à la Commission et parmi les experts E. K. Knorre qui, lui-même, avait présenté un projet. Il estimait la dépense pour ce projet à 4,8 millions de roubles. Quant à M. Polašovskij, autre expert membre de la Commission, il avait participé à l’adjudication des travaux du troisième pont de Varsovie. La SCB avait ainsi soumis son projet à l’examen d’ingénieurs et d’entrepreneurs, qui, en réalité, étaient ses concurrents. Il n’était pas douteux que le projet de la SCB avait inspiré le projet inal dans ses lignes générales. Mais le montant élevé du projet de la SCB le rendait trop cher aux yeux des membres de la dite commission. Étant donné que la Douma de SaintPétersbourg ne possédait que 3,5 millions de roubles de budget pour la construction de ce pont, la SCB proposa de trouver elle-même la somme manquante pour la construction du pont du Palais, les conditions de l’emprunt dès lors nécessaire devant être discutées de façon contradictoire12. Tout renseignement quant à son crédit pouvait être pris auprès de la Banque internationale de commerce de Moscou. La question de l’emprunt et du crédit, elle, n’était pas de la compétence de la Commission des experts techniciens : c’était un moyen eicace de les disqualiier. De plus, ain de préserver les intérêts de l’administration russe, Jules Goüin donna l’ordre de  diminuer autant que possible, dans les propositions de la SCB, le prix de la construction. La SCB enleva ainsi un second très grand marché, qui relança sérieusement l’activité des ateliers de Volynkino. Spécialiste des grands ponts métalliques, la SCB édiia avec le troisième pont sur la Vistule à Varsovie l’un de ses plus beaux ouvrages. Édiié de 1904 à 1906, ce pont est conçu par Paul Bodin et atteint 470 mètres de long. En 1902, la SCB avait été entendue à propos du projet de construction de ce même pont sur la Vistule à Varsovie13. Si le projet était accepté, la somme nécessaire à fournir à la ville de Varsovie dépasserait 700 000 roubles. En efet, la ville de Varsovie donnait pour ce pont 4,5 millions de roubles argent comptant ou 5 millions de roubles en obligations. Or le projet de la SCB se basait sur une prévision de 11. ANMT, 89/AQ/2424. 12. ANMT, 89/AQ/2425. 13. Avant ce projet, en 1901, la SCB avait eu des relations avec Rudnicki, ingénieur de la ville de Varsovie, en vue de la construction d’abattoirs et d’un pont sur la Vistule à Varsovie ; voir Lettre du président de la municipalité de Varsovie du 3 janvier 1902 (ANMT, 89/AQ/2377).

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dépense de 5,2 millions de roubles14. Auparavant, le projet devait être examiné par les conseils techniques de la ville de Varsovie. Ce projet fut reconnu comme répondant le mieux aux besoins de la ville, tout en se conformant aux vues du gouvernement militaire et aux considérations esthétiques. L’exécution des travaux it l’objet d’une entente spéciale entre la municipalité et la SCB. En mai 1903, le projet fut examiné par une commission spéciale, dont faisaient partie Paul Bodin, administrateur de la SCB, et un ingénieur de la ville de Varsovie15. Après bien des démarches et des eforts, le projet de la SCB fut expédié à SaintPétersbourg et examiné par le Comité technique du ministère de l’Intérieur. Le 24 mai 1904, ce même Comité technique du ministère de l’Intérieur, après avis conforme, donna la préférence au projet de la SCB, aussi bien au point de vue technique qu’au point de vue inancier. Le contrat comprenait à la fois la construction du pont, celle des abattoirs de la ville et la fourniture des capitaux nécessaires au paiement des travaux. En échange la ville de Varsovie remettrait au contractant des annuités égales pendant trente-cinq ans, chaque annuité payable par quart et par trimestre, soit cent quarante paiements16. La ville de Varsovie obtint déinitivement l’emprunt de dix-neuf millions de roubles nécessaires et, en plus, le droit de convertir un ancien emprunt de douze millions de roubles à 5 % en un nouvel emprunt à 4,5 %, ce qui lui donnait le droit d’émettre cinq millions nouveaux à 4,5 %17. Ainsi se trouvait réglé le problème du inancement. Les travaux furent d’abord exécutés sur la rive gauche. Une route d’accès, à établir en rampe, devait permettre d’atteindre la Vistule à la hauteur convenable. Sur la rive droite, une route d’accès fut ensuite établie à peu près horizontalement à un niveau un peu supérieur à celui des plus hautes eaux, dans la plus grande partie de sa longueur, et en rampe à son extrémité, pour atteindre la Vistule à la hauteur convenable. À son achèvement, sur la Vistule, le pont proprement dit atteignait une longueur de 470 mètres mesurée entre les culées. Il était en outre établi perpendiculairement à la Vistule, constituant ainsi une voie essentielle pour la circulation urbaine. En déinitive, à la veille de la première guerre mondiale, la SCB avait apporté une importante contribution à l’équipement de l’empire russe.

3. Les ateliers de Volynkino : une activité fragile Après l’achèvement du pont Troickij, le gouvernement russe trouva avantageux de conier aux ateliers de Volynkino l’exécution d’un grand nombre 14. ANMT, 89/AQ/2378. 15. Paul Bodin a passé six semaines en juillet et en août 1902 à Varsovie et à Saint-Pétersbourg pour déposer et défendre le projet.  16. ANMT, 89/AQ/2375. 17. ANMT, 89/AQ/2378.

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RANG-RI PARK-BARJOT

de tabliers métalliques, notamment une cinquantaine d’ouvrages pour le Transsibérien. Les ateliers de Volynkino survécurent ainsi utilement pendant quelques années à leur destination première. Il est vrai que le pont Troickij ajoutait encore à la renommée que les chemins de fer de Roumanie et le pont de Budapest avaient déjà valu à la SCB dans les Balkans. Aussi bien la Bulgarie et la Grèce s’adressèrent-elles à la Société de construction des Batignolles en vue de la réalisation d’importants projets. À l’inverse des chantiers de Nantes, c’étaient des raisons techniques qui avaient motivé la création de l’atelier de Volynkino. Lorsqu’en 1896, la Société de construction des Batignolles se chargea à Saint-Pétersbourg de la construction du pont Troickij sur la Néva, elle reconnut l’utilité de créer sur les bords mêmes du leuve un chantier très important où furent assemblées et rivées les pièces élémentaires de l’ouvrage. Ces pièces étaient préparées dans un atelier construit par la SCB à Volynkino, localité située dans un faubourg de Saint-Pétersbourg. Les énormes travées, une fois terminées sur le chantier, étaient transportées à leur emplacement au moyen de chalands et descendues sur leurs appuis. L’activité des ateliers de Volynkino est diicile à appréhender à travers la comptabilité de la SCB en raison de l’absence, jusqu’en 1909, de véritable autonomie inancière de l’agence locale de la SCB à Saint-Pétersbourg18. Néanmoins, il apparaît possible de distinguer trois périodes successives :

Périodes

Taux de croissance annuels moyens (en % à partir de données en francs courants)

Ratio moyen (2) / (1)

(1) Immobilisations

(2) Chifre d’afaires

1897-1898 à 1901-02

+ 56,7

+ 16,5

1,80

1902-1903 à 1907-08

+ 5,3

+ 10,2

2,35

1908-1909 à 1913-14

+ 18,6

+ 1,3

9,1

Tableau 1 : l’activité des ateliers de Volynkino de 1897-1898 à 1913-1914 d’après la comptabilité de la SCB. Source : ANMT, 89/AQ/611-629.

Dans une première étape, de 1898 à 1902, les ateliers furent portés par la réalisation du pont Troickij ainsi que par la demande des travaux du Transsibérien. Le chifre d’afaires de la SCB progressait à un rythme élevé, 18.  R.-R. Park-Barjot, « Les apports de la comptabilité d’entreprise : l’exemple de la société Ernest Goüin et Cie (1846-1871) », dans Sixièmes journées d’histoire de la comptabilité et du management, Paris, 2000, p. 287-301.

LA SOCIÉTÉ DE CONSTRUCTION DES BATIGNOLLES EN RUSSIE (1851-1914)

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ce qui justiiait de forts investissements, à l’époque jugés rentables. Si la progression de ces investissements dépassait de beaucoup celle du chifre d’afaires, en moyenne le ratio chifre d’afaires/immobilisations demeurait bon. À partir de 1903 débuta une seconde période, particulièrement favorable. Grâce au chantier du pont du Palais et à la demande toujours forte de ponts pour le Transsibérien, le chifre d’afaires continua d’augmenter à un rythme certes plus faible, mais néanmoins très soutenu. Surtout, les investissements antérieurs arrivant à leur plein rendement, les immobilisations progressèrent deux fois moins vite que le chifre d’afaires, d’où une amélioration sensible du ratio chifre d’afaires/immobilisations. Cette activité soutenue n’était pas passée inaperçue aux yeux de l’administration russe19. Jusqu’ici, la SCB s’était contentée, pour justiier l’activité de son agence locale, de fournir des copies des bilans annuels. Mais, en 1909, cette même administration exigea des bilans spéciiques ainsi que des comptes spéciaux pour les opérations en Russie. Surtout, elle imposa l’identiication d’un capital propre de l’agence, ixé à 500 000 roubles (soit 1 333 333 francs) ainsi que l’application des conventions comptables russes, à savoir une année sociale allant du 1er juin au 31 mai de l’année suivante. Mais cette autonomisation accrue de l’agence ne se traduisit pas par une relance de l’activité. Bien au contraire, après une contraction sévère en 1909-1910, l’activité stagna. Le chifre d’afaires n’augmenta que très peu, tandis que les immobilisations s’alourdissaient rapidement. En moyenne, le ratio chifre d’afaires/immobilisations brutes tomba à moins de 1. Face à cette situation, les dirigeants durent, en 1912-1913 et 1913-1914, procéder à de larges amortissements (respectivement 642 000 et 689 000 francs). Ainsi, avant même la première guerre mondiale, un retrait était déjà envisagé, même si la Pologne semblait ofrir d’intéressantes perspectives. La SCB a donc mené une activité importante en Russie, marquée notamment par des réalisations techniques toujours en vue (ponts Troickij et du Palais à Saint-Pétersbourg), mais celle-ci n’a pas constitué son marché le plus important. En efet, entre 1885-1886 et 1913-1914, son chifre d’afaires le plus élevé est réalisé en France (17,3 %), en Tunisie (14,5 %), en Indochine et Chine du Sud (9,8 %), au Brésil (9,2 %) et au Chili (9 %) et en Grèce (8,1  %). De plus, ses principales iliales ou concessions sont créées dans l’empire français (chemin de fer du Bône/Guelma, port de Tunis), en Grèce (chemin de fer du Pirée à Salonique) et au Brésil (port de Pernambouc). L’activité de la SCB s’interrompt vite durant le premier conlit mondial, à la diférence de celle de quelques-uns de ses concurrents (GTM ou SGE). Gaston 19. ANMT, 89/AQ/10-18, Assemblée générale ordinaire de la SCB, 28 décembre 1909.

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RANG-RI PARK-BARJOT

Goüin concentre alors l’activité de SCB sur la fourniture d’armements en France20, sur les travaux du Bône à Guelma en Algérie et Tunisie, ainsi que sur les Chemins de fer helléniques21. Rang-Ri Park-Barjot Université Paris-Sorbonne (Paris-IV)

20. R.-R. Park-Barjot, « La Société de construction des Batignolles : de l’industrie aux services (1846-1914) », dans From Industry to Services ?, Barcelone, 2005 (CD-Rom). 21. R.-R. Park-Barjot « Les concessions des travaux publics en Méditerranée : incontestables succès de la Société de construction des Batignolles », dans Entreprise et histoire, t. 31, 2002, p. 13-24.

PIERRE DARCY (1870-1918) ACTEUR MAJEUR DU DÉVELOPPEMENT DE L’INDUSTRIE MÉTALLURGIQUE EN RUSSIE AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE

par

Svetlana KUZMINA

L’activité des entrepreneurs français à la in du xixe et au début du xxe siècle en Russie constitue une problématique importante et en même temps peu étudiée1. Les opérations économiques et inancières des Français ont exercé une importante inluence sur le développement économique russe. Dans les conditions d’organisation du système capitaliste russe, l’action des industriels et inanciers étrangers a contribué au développement des relations économiques internationales de l’empire russe, en activant le processus d’intégration au sein même du système économique mondial2. Le développement dynamique de l’industrie russe à la in du xixe  et au début du xxe siècle a été conditionné dans une très large mesure par d’importants investissements étrangers. La première place en volume de ces investissements étrangers a été occupée par la France. Celle-ci a joué un rôle considérable notam* AMEF : archives du ministère de l’Économie et des Finances ; AFB : archives de l’Académie François-Bourdon ; AVPRI : archives de la politique extérieure de l’empire russe ; ZGIA : Archives historiques centrales d’État de Saint-Pétersbourg  ; ZIAM  : archives historiques centrales de Moscou ; RGVIA : Archives d’État d’histoire militaire. 1. В. И. Бовыкин [V. I. Bovykin], « Введение [Introduction] », dans Иностранное предпринимательство и заграничные инвестиции в России : Очерки [Activité entrepreneuriale et investissements étrangers en Russie : les essais], dir. В. И. Бовыкин [V. I. Bovykin], Moscou, 1997, p. 12. 2. В. И. Бовыкин [V. I. Bovykin], « Французское предпринимательство в России [Les afaires françaises en Russie] », dans Иностранное предпринимательство и заграничные инвестиции…, p. 153-182.

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SVETLANA KUZMINA

ment dans le inancement direct de l’industrie. Les dirigeants français qui prirent la responsabilité de la direction des sociétés russes ont été souvent considérés comme audacieux. Ils montrèrent un grand esprit d’initiative et témoignèrent d’une énergie considérable dans le développement des afaires3. Il est d’un grand intérêt de se pencher sur la personnalité prépondérante de Pierre Darcy. Grand homme d’afaires français, il fut, à bien des égards, l’un des acteurs majeurs du développement de l’industrie métallurgique russe. Présent en Russie durant la plus grande partie de sa vie active, Pierre Darcy y représenta des intérêts français considérables dans de grandes afaires dont certaines connurent des périodes diiciles. Il s’était acquis dans l’industrie russe une situation de tout premier plan. Sa clairvoyance, sa science administrative, sa connaissance parfaite de la Russie industrielle lui avaient permis de rendre les plus importants services aux intérêts franco-russes. Malheureusement, par suite du cours des événements, son nom a été oublié aussi bien en France qu’en Russie. Le but de cet article est de mettre en lumière le rôle d’un Français dont le destin s’est pour toujours mêlé à celui de ce pays. Pour cette recherche portant sur l’activité en Russie de Pierre Darcy, diférentes archives ont été consultées en France telles que : les Archives nationales, les archives du ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, les archives du ministère des Afaires étrangères, le centre d’archives industrielles de l’Académie FrançoisBourdon, les archives de la Société générale (fonds de l’Union parisienne) et du groupe Crédit agricole (fonds du Crédit lyonnais). Les archives russes ont également été consultées : les archives de la Politique extérieure de l’empire russe (AVPRI), les Archives d’État historique russe (RGIA), les Archives historiques centrales d’État de Saint-Pétersbourg (ZGIA de Saint-Pétersbourg), les archives centrales historiques de Moscou (ZIAM) et les Archives d’État historique militaire russe (RGVIA). Pierre Darcy est né en 1870. Il est ils du célèbre homme d’afaires Henry Darcy, président de la Compagnie des forges Châtillon-Commentry et du Comité des forges. Dès 1891, ses études classiques et son service militaire terminé avec le grade de lieutenant de cavalerie, Pierre Darcy s’initie aux activités industrielles dans l’afaire familiale et commence à travailler à l’usine Saint-Jacques de Montluçon. Au printemps de l’année 1895, il vient pour la première fois en Russie ain de participer aux nouvelles afaires russes4. À cette époque, en efet, la Compagnie des forges Châtillon-Commentry envoit une mission technique en Russie ; elle le fait à la demande d’un groupe inancier organisé par la Banque internationale de Paris qui se proposait de créer un établissement métallurgique. Après un voyage de plusieurs mois en Russie, trois voyageurs, Pierre Darcy et deux 3. В. И. Бовыкин [V. I. Bovykin], Французские банки в России. Конец xixв - начало xxв [Les banques rançaises en Russie. Fin du xixe - début du xxe siècle], Moscou, 1999, p. 52-57. 4. Henry Darcy, À la mémoire de Pierre Darcy, Henry Darcy, Gérard Darcy, Paris, 1926, p. 13.

PIERRE DARCY (1870-1918) ET L’INDUSTRIE MÉTALLURGIQUE

497

ingénieurs de la Compagnie, déposèrent un rapport dans lequel il est proposé de construire deux usines : une de hauts-fourneaux à Oufa, où il sera possible d’utiliser les ressources de l’Oural, et la deuxième dans le bassin de la Volga, à Tzaritzine (Caricyn), excellent endroit géographique proches des charbonnages du Donets, du naphte de Bakou, des mines de fer de Krivoi-Rog5. À la suite de cette mission, la Société métallurgique de l’Oural-Volga fut créée le 2 mai 1896. Pierre Darcy fut nommé administrateur et attaché au comité de direction à Paris. Le programme d’investissement se développa, le capital fut porté à vingt-cinq millions de francs et une émission d’obligations pour un chifre égal fut décidée en 1898. Avec ces capitaux abondants, la compagnie se procura des mines et des minières, construisit trois hauts-fourneaux à Oufa et installa dans la foulée à Caricyn une grande aciérie produisant les proils les plus variés6. 1899 fut la première année d’exploitation de la société. Malheureusement, en 1900, une grave crise économique toucha très profondément l’industrie métallurgique russe. Cela fut lourd de conséquences pour la jeune société. L’OuralVolga déposa son bilan et le tribunal de la Seine mit la société en liquidation judiciaire le 3 janvier 1901 ; le tribunal russe la plaça « sous administration » le 20 janvier de la même année. Dans ces moments diiciles pour l’Oural-Volga, les collègues de Pierre Darcy lui conièrent la présidence du conseil d’administration. La liquidation judiciaire des dettes de l’Oural-Volga se termina à Paris par un accord transactionnel entre les créditeurs et la société. Le capital actionnaire de celle-ci fut réduit à 7,5 millions de francs7. Les premières années furent critiques : la crise économique, la guerre entre la Russie et le Japon et les troubles politiques de 1905 mirent la société en situation précaire. Mais, peu à peu, les afaires reprirent tant bien que mal sous la férule de Pierre Darcy. Vers 1911 l’administration de l’Oural-Volga remboursa toutes les dettes de la société. Et le 24 mai 1911, l’assemblée générale de l’Oural-Volga décida de réorganiser la société française sous la forme d’une société russe avec Pierre Darcy en tant que principal dirigeant8. Ainsi, Darcy y était désigné en raison de ses grandes qualités d’administrateur, en tant que président. Il se dévoua particulièrement au développement de DonetsÛrievka (Donets-Ûrievka) et de la société belge Providence russe. Ces sociétés commanditées par des capitaux français se trouvèrent dans la même situation que l’Oural-Volga, mais, sous la direction de Darcy, leur situation s’améliora beaucoup : « La société Donets-Ûrievka est dans une situation inancière très brillante, 5. Ibid., p. 14. 6. Archives historiques CA, fonds du Crédit lyonnais, DEEF 11857. 7.  В. И. Бовыкин [V. I. Bovykin], Финансовый капитал в России накануне первой мировой войны [Le capital inancier en Russie à la veille de la première guerre mondiale], Moscou, 2001, p. 119. 8. RGIA, fonds n° 630, opis n° 2, dossier n° 541, fol. 2-3.

498

SVETLANA KUZMINA

elle n’a aucune dette et son encaisse se monte à environ 5 000 000 roubles »9. En 1910, Pierre Darcy organisa en un seul groupement les sociétés Oural-Volga, Donets-Ûrievka et Providence russe. La création de ce consortium avait pour but de regrouper et de rationaliser la production de ces trois sociétés métallurgiques : Leur réunion permettra de spécialiser les fabrications au mieux de leur outillage respectif, et partant, de produire économiquement, cependant que leur rayon de vente étendu facilitera l’écoulement d’une forte production dans de bonnes conditions. Enin ce groupement permettra de réduire sensiblement les frais généraux. La réunion de ces trois usines constituerait le groupement industriel le plus puissant en Russie et leur permettrait d’envisager sans crainte l’éventualité d’une crise industrielle10.

En outre, Pierre Darcy fut directeur de la Société de fer de Komarovo, de la Société de chemin de fer, de la Société russe de construction et également administrateur de la Société minière et chimique Alagir, de la Société Mayer, de la Société Iohansson, de la Compagnie franco-russe du ciment à Gelenžik, de la Société foncière Šeremetev, de la Société des embranchements de chemins de fer, etc. Au total, Pierre Henrykovitch Darcy (comme il a été appelé en Russie) fut président du conseil d’administration de onze sociétés anonymes par actions et l’administrateur de la Banque du Nord (1906-1910) et de la Banque russo-asiatique (1910-1917) (voir ig. 1).

I. — L’ œuvre majeure de Pierre Darcy : le cartel Prodameta La plus grande réalisation de Pierre Darcy fut la création d’un très puissant cartel qui a joué un rôle prépondérant dans le développement de l’industrie métallurgique russe.

1. Raisons de la création et fonctionnement du cartel Le cartel, fondé en 1902 en forme de société anonyme de vente de métaux,

Figure 1 : portrait de Pierre Darcy. Coll. part.

9. Archives historiques SG, fonds de la Banque de l’union parisienne, CN 402, dossier « Darcy ». 10. Ibid., 370, n° 87.

PIERRE DARCY (1870-1918) ET L’INDUSTRIE MÉTALLURGIQUE

499

s’appelait Prodameta – nom composé du commencement des deux mots « prodaja » (vente) et « metal » (métallurgie) – et fut le plus éminent et puissant monopole de la Russie tsariste, regroupant peu à peu la presque totalité du marché national des métaux. Pierre Darcy a été l’initiateur principal de la création de ce cartel. Il en fut élu président en 1904 et, dès lors, dirigea constamment la politique du cartel. « Ainsi – s’écriait M. de Rakogsa-Soustcheviski – un Français était placé à la tête d’une des plus puissantes organisations de la Russie, qui devenait de fait le régulateur de toute l’industrie métallurgique russe »11. En fait, Prodameta fut non seulement un cartel, mais aussi l’union de cinq syndicats, successivement constitués pour la vente des produits suivants : 1. tôles (à l’exclusion des tôles de toiture), larges plats et chutes (fondé en 1902) ; 2. poutrelles et longerons (1903) ; 3. essieux et bandages (1903) ; 4. fers marchands et petits rails (1909) ; 5. gros rails (1910). Le cartel a été fondé en pleine crise économique causée par la surcapacité de production. Dès 1899, il commença à apparaître clairement que la production, toujours en augmentation, dépassait de plus en plus les besoins de la consommation tant de l’État que des particuliers. Cette diférence entre la production et la consommation mit en danger la jeune industrie des métaux. En efet, les prix s’efondrèrent à un niveau inférieur au prix de revient. Les usines ne pouvaient plus réaliser de bénéices ni souvent même couvrir leurs frais généraux : La grave erreur commise, qui est collective, a été le développement trop hâtif d’un outillage qui n’aurait dû grandir qu’avec les besoins du pays. Trop en avance sur la consommation, il a tourné à vide, au moins en partie ; les prix de revient ont considérablement augmenté tandis que la concurrence abaissait les prix de vente12.

La situation dans l’industrie s’aggrava. Les prix de la fonte après avoir atteint 80 kopeks le « poud », oscillent actuellement en forge russe entre 39,5 et 42 kopeks le « poud », chifres très voisins du prix de revient et même sensiblement inférieurs pour quelques usines, tandis qu’en Allemagne les pris oscillent entre 43 et 51 kopeks et en Amérique entre 65 et 7013.

Le quart des sociétés métallurgiques furent ruinées et bien d’autres s’endettèrent. Ceci devint un motif de grande inquiétude dans le milieu gouvernemental russe mais aussi parmi les dirigeants de ces sociétés. P. Darcy fut l’un des premiers à 11. H. Darcy, À la mémoire de Pierre Darcy…, p. 93. 12.  MAE La courneuve, Correspondance politique et commerciale, Nouvelle série, Russie, n° 87, d. IX. 13. Un « pud » (« poud ») vaut 16,3 kg. Voir ibid., d. XVIII.

500

SVETLANA KUZMINA

envisager l’idée de réunir en une puissante association les principaux concurrents d’une industrie déterminée. Le but était de partager les proits et les pertes proportionnellement à la mise de fonds et à l’importance de la maison associée, de régler le chifre de la production et surtout de ixer et maintenir les prix. Alors, Pierre Darcy, Ignatius, administrateur de la Dniéprovienne et Yasukovitch (nommé premier président de Prodameta), en mai 1902, présentèrent au ministre des Finances de Witte le projet de création d’une société anonyme de vente de métaux. Lors de la réunion avec celui-ci pour présenter les statuts de la société, ils obtinrent l’accord du ministre. Le 5 juillet 1902 les statuts furent agréés par le tsar. Dès octobre 1902, quatorze sociétés métallurgiques s’organisèrent ainsi en cartel pour la vente de tôles. Il faut dire que toutes les sociétés contractantes étaient jeunes, étaient les plus puissantes et aussi techniquement les plus modernes. Ce regroupement prit tout de suite le contrôle de 50 % du marché national des tôles. Aussitôt, en août 1903, deux autres cartels, ceux des poutrelles-longerons et des essieux et bandages, s’organisèrent. Aux termes de ces statuts, Prodameta n’avait comme actionnaires que les diverses usines contractantes. Leurs représentants n’avaient pas le droit de vendre ou de céder leurs titres avant qu’expire le contrat d’association. Ainsi le cartel fut une organisation de monopoleurs refermés sur eux-mêmes. Le principe de fonctionnement de Prodameta était que toutes les sociétés contractantes avaient conié à celui-ci la vente de la totalité de leur production. Prodameta de son côté garantissait à chaque société un pourcentage des commandes qu’elle recevrait, de sorte que les usines se trouvaient ainsi complètement déchargées de tout service commercial. L’expérience a prouvé la remarquable eicacité de ce système, ainsi qu’on peut en juger par le graphique qui suit où sont portés en roubles les cours de vente des produits avant et après leur commercialisation par Prodameta (voir ig. 2). On observe, grâce aux chifres ci-dessus, que le cartel arrêta la chute des prix de vente qui afaiblissait considérablement les jeunes entreprises métallurgiques russes. Le regroupement en cartel selon les diférents types de produits démontra son eicacité. On doit également reconnaître que Prodameta n’a pas artiiciellement élevé les prix de vente. Donc, on peut constater que le cartel maintenait ses exigences dans des limites raisonnables et exerçait une action régulatrice sur le cours, stabilisant les prix dans le but de protéger les intérêts des exploitants. Grace à cette action, plusieurs sociétés métallurgiques bénéicièrent de l’entente commune. Elles purent trouver les appuis inanciers leur permettant d’attendre le retour de circonstances meilleures. Le grand mérite des organisateurs de Prodameta a été de comprendre qu’une bonne répartition géographique du travail améliorerait les proits industriels tandis que diminueraient les frais commerciaux s’il n’existait qu’un service commun pour la vente14. 14.  MAE La courneuve, Correspondance politique et commerciale, Nouvelle série, Russie, n° 87, d. IX.

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501

Figure 2 : prix des produits métallurgiques. Source : « Гливиц И », dans Железная промышленность России, Saint-Pétersbourg, 1911, p. viii.

2. L’inluence du capital étranger dans Prodameta La caractéristique de Prodameta était la densité élevée du capital étranger dans les sociétés métallurgiques composant le cartel. Dans toutes les catégories de produits syndicalisés, la part des sociétés métallurgiques à capitaux étranger représentait en moyenne 70 %, les sociétés métallurgiques à capitaux mixtes étrangers et russes, 20 %, et, à capitaux exclusivement russes, moins de 10 %15. On trouve dans le tableau qui suit la liste des sociétés membres de Prodameta, dans lesquelles tout ou partie du capital était étranger, et leurs quotas dans le cartel (voir tableau 1, ci-après). On observera que presque la totalité des sociétés métallurgiques russes ont fonctionné avec la participation de capitaux étrangers considérables. De plus, dans la plupart des cas les capitaux français étaient présents. Les quotas distribués sur la base de la puissance des sociétés permettent de comprendre l’importance du cartel Prodameta. Les plus importants quotas se ixèrent souvent sur les sociétés à capitaux français et belge qui se trouvaient au sud 15. . В. С. Зив [V. S. Ziv], Иностранные капиталы в русской горнозаводской промышленности [Les capitaux étrangers dans l’industrie métallurgique russe], Petrograd, 1917, p. 95-96.

502

Sociétés

SVETLANA KUZMINA

capitaux

Tôles

Poutrelles, Essieux, longerons bandages

Fers marchands

Rails

1

Providence russe

franco-belges

6,24

10,77

-

4,54

9,46

2

Oural-Volga

français

8,27

-

-

6,18

-

3

Donets-Yourievka

franco-russes

150 mille « puds »

8,80

-

10

9,46

4

Dniéprovienne

franco-belges

8,27

14,83

40,50

7,89

12,62

5

Briansk

franco-russes

5,08

9,09

-

5,89

12,62

6

Drujkovka

français

5,45

10,16

-

4,64

12,62

7

Russo-Belge

franco-belges

8,27

14,83

-

7,39

12,62

8

Taganrog

fr., belges, russes

5,16

6,55

13,50

3,91

8,99

9

Nicopol-Marioupol

franco-russes

7,27

-

-

-

-

10

Union minière et métallurgique français

5,74

5,81

-

0,39

8,99

11

Huta-Bankowa

français

7,75

-

16

5,30

-

12

Kramatorovka

franco-allemands

-

3,88

-

4,63

-

13

Soulin

franco-russes

1,97

-

-

5,46

-

14

Konstantinovka

franco-belges

-

2,25

-

4,86

-

15

New Russia (Hughes)

anglais

16

Ostrovetz

allemands

17

Socnovich

18 19

7,55

13,03

-

6,48

12,62

150 milles « puds »

-

30

3,40

-

franco-allemands

5,42

-

-

3,40

-

Laura-Gutte

allemands

3,96

-

-

1,62

-

Hartmann

franco-russes

5,15

-

-

1,25

-



20

S métallurg. de Moscou

russo-français

-

-

-

2,60

-

21

Kama

français

-

-

-

0,65

-

22

Hantke

allemands

1,32

-

-

1,95

-

23

S métallurg. de Saint-Pétersbourg franco-russes

-

-

-

2,03

-

24

Bekker-Libau

français

-

-

-

1,80

-

25

Milevitzkiy

allemands

-

-

-

1,60

-

26

Choduar

allemands

3,63

-

-

-

-

27

Pouchkin

allemands

-

-

-

1,03

-

28

Phénix

français

-

-

-

1,11

-

29

Viksa

russes

3,50

-

-

-

-

30

Bogosloff

russes, fr., anglais

-

-

-

-

-

100 %

100 %

100 %

100 %

100 %



Tableau 1 : les sociétés participantes de Prodameta et leurs quotas en 1912 en  % de vente. Source : А. А. Цукерник [A. A. Zoukernik], Синдикат « Продамет » [Le cartel « Prodamet »], Moscou, 1959, p. 286-287.

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de la Russie. Par voie de conséquence, les banques étrangères se présentant comme principaux investisseurs des sociétés métallurgiques russes jouèrent un rôle important dans le fonctionnement de Prodameta. Ce sont, avant tout, les banques françaises, telles que la Société générale, la Banque de l’union parisienne, le Crédit lyonnais et d’autres qui déterminaient la politique de Prodameta. Leurs capitaux composaient environ 60-65 % de tous les investissements dans l’industrie métallurgique du sud de la Russie 16. Aussi, on peut airmer que, dans cette situation, Pierre Darcy joua un rôle de représentant de ces intérêts étrangers, car il avait des relations très étroites avec les banques françaises qui participaient aux afaires russes. L’inluence des banques sur l’activité de Prodameta était tellement évidente qu’en 1913, l’édition oicielle du ministère des Finances Le messager des inances, de l’industrie et du commerce it le communiqué suivant : Au fond, le sort du cartel dépendrait principalement des désirs et des humeurs des dirigeants à Paris. Les directeurs d’usines étaient seulement dans la majorité des cas de simples exécutants de la volonté des banques françaises et partiellement des banques russes17.

Fait intéressant, en 1912, les actions des quatorze membres du cartel furent cotées à la bourse de Paris et représentèrent de 65 à 75 % du quota de la participation dans le cartel. Dans le même temps, les actions des treize membres du cartel étaient cotées à la bourse de Saint-Pétersbourg. Leurs quotas représentèrent de 47 à 54 % en fonction de la catégorie de production18. Preuve supplémentaire de l’inluence des banques françaises, chaque fois que le cartel fut menacé de disparition au moment de la ixation des quotas à cause de la lutte acharnée entre les membres du monopole, l’accord entre toutes les sociétés fut toujours trouvé par les véritables dirigeants étrangers et leur représentant Pierre Darcy. Grâce à son talent de négociateur, son étonnante énergie et son inlassable patience, il conserva l’unité du cartel.

3. Une politique de position dominante sur le marché russe Le cartel mena une politique agressive contre les concurrents et les sociétés qui n’en étaient pas membres, ce que l’on appelait « les sauvages ». Prodameta mena une lutte acharnée en vue de la destruction de son concurrent principal : 16. .   А. А. Цукерник [A. A. Zoukernik], Синдикат « Продамет » [Le cartel « Prodamet »], Moscou, 1959, p. 53. 17. .   « Русские ценные бумаги на Парижской бирже [Les valeurs russes à la Bourse de Paris] », dans Вестник финансов, промышленности и торговли [Le messager des inances, l’industrie et le commerce], n° 38, 1913, p. 499. 18. .  Ibid.

504

SVETLANA KUZMINA

le cartel de l’Oural, Krovlâ (Krovlia). Le cartel Krovlâ, par la dimension de ses sociétés-membres, leur équipement technique et l’organisation de leur production métallurgique, était en nette infériorité par rapport à Prodameta. Néanmoins Prodameta traita Krovlâ comme un véritable rival et engagea contre lui une lutte tellement acharnée qu’en 1909, la commission «  des mesures pour trouver une solution à la situation critique en Oural » qualiia l’activité de Prodameta de «  campagne [militaire] en Oural du cartel du sud »19. Il était indiqué que : […] actuellement, l’Oural éprouve une crise industrielle exceptionnellement dificile et aigue par suite du chômage total, de l’insuisance des commandes et de la situation extrêmement catastrophique de l’industrie et de l’économie. Elle a été provoquée et, entre autres, par la concurrence aggravée ces derniers temps des usines du Sud, unies en cartel, et pour la plupart d’entre elles, soutenues par de puissants établissements de crédit étrangers20.

Disposant d’immenses possibilités de pression sur les usines ouraliennes, Prodameta empêcha toute tentative de renforcement de la position du cartel de l’Oural. De même, pour consolider sa domination sur le marché intérieur, Prodameta développa son activité jusqu’à exercer une pression excessive sur les plus éminents établissements ouraliens pour qu’ils deviennent ses membres. Pour cela, Prodameta combina habilement les diférents moyens d’user de son inluence. Le cartel it pression sur les sociétés en jouant sur les prix, mais également it des propositions intéressantes avec divers privilèges à la condition d’en devenir membre. Finalement, en 1912, Prodameta arriva à ses ins. Deux des plus importants établissements ouraliens se joignirent au cartel, tels que Kama produisant près de 25 % du fer marchand et Bogoslov fabriquant près de 70 % des rails de l’Oural. L’entrée de ces deux entreprises dans Prodameta afaiblit fortement les positions de Krovlâ. La lutte commerciale se termina vers 1914 par la victoire de Prodameta sur Krovlâ et sa substitution à la métallurgie de l’Oural dans les principaux débouchés du marché national. Le principal instrument du cartel contre ces sociétés « sauvages » était la politique des prix. Prodameta disposait de possibilités illimitées de baisser les prix, même à un niveau préjudiciable, là où la concurrence existait. Cette politique, menée par Prodameta pendant toute la période de son existence, contraignit les outsiders à rejoindre le cartel. Le résultat de cette guerre commerciale fut que, peu à peu, la presque totalité des sociétés métallurgiques russes se regroupèrent sous la domination du cartel Prodameta. 19. ZGIA, . ZGIA, fonds n° 37, opis n° 73, dossier n° 478, fol. 20. ZGIA, . ZGIA, fonds n° 273, opis n° 9, dossier n° 1248, fol. 113-114.

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505

4. L’essor de Prodameta Prodameta entra dans la période d’essor de l’industrie russe avec une position considérablement renforcée. La syndicalisation de l’écoulement des principales catégories de produits métallurgiques s’acheva par un nouveau regroupement. Il fut réalisé en 1909 pour les fers marchands et en 1910 pour les rails. La conséquence de l’accroissement de la sphère d’activité de Prodameta fut l’augmentation importante de la syndicalisation de la production de l’industrie métallurgique russe. Dans le graphique ci-dessous, on observe les tonnages livrés par Prodameta en vertu de l’ensemble de ses contrats depuis l’origine21 :

2500 2000

tonne

1500 1000 500

19 03 -1 19 904 04 -1 19 905 05 -1 19 906 06 -1 19 907 07 -1 19 908 08 -1 19 909 09 -1 19 910 10 -1 19 911 11 -1 19 912 12 -1 19 913 13 -1 91 4

0

années Figure 3 : Tonnage de métal vendu par Prodameta (en tonne).

On peut observer l’évolution des ventes du cartel. L’écoulement des produits s’accrut rapidement à partir de 1908-1910, en relation avec le renforcement de la position du cartel et la syndicalisation de nouveaux produits comme le fer 21.. Общество для продажи изделий русских металлургических заводов [La société de vente des produits d’usines métallurgiques russes], Дополнительные сведения к отчету за 1914-1915 операционный год [Les renseignements complémentaires pour le compte rendu des années 1914-1915], Petrograd, 1915, p. 8.

506

SVETLANA KUZMINA

marchand et les rails. Les autres ventes de Prodameta furent multipliées par 1,4 en 1908-1909 par rapport à 1903-1904. La multiplication fut de quatre fois en 1913-1914 par rapport à 1908-1909. De 1903-1904 à 1913-1914, la vente de métaux par le même syndicat augmenta 5,5 fois et l’on passa ainsi de 379 754 tonnes à 2 087 385 tonnes. Cela it qu’en 1913-1914, plus de 85 % des produits métallurgiques nationaux avaient été vendus par Prodameta, alors qu’en 1909 le cartel représentait 60 % du marché et en 1909-1911 déjà 75 %. La dynamique de la croissance des ventes de métaux par Prodameta, détaillée par types de produits et leurs pourcentages respectifs est représentée dans le graphique ci-dessous.

Figure 4 : croissance de vente de métaux par Prodameta. Source : « Обшество для родажи изделий русских металлургических заводов », dans Дополнительные сведения к отчету за 1914-1915 операционный год, Petrograd, 1915.

L’importance relative du cartel est mise en lumière par les données du présent graphique. Il conclu les opérations efectuées au cours des exercices depuis 19041905. Déjà en 1913, avec trente sociétés et soixante-dix hauts-fourneaux, les associés représentaient 79,7 % de la production de tôles, ainsi que 93 % des poutrelles et longerons, 84,5 % d’essieux et bandages, 85,7 % des fers marchands et 84 % de la production russe de rails. Le tonnage des produits se montait alors à 500 000 tonnes de rails, 380 000 tonnes de tôles, 320 000 tonnes de poutrelles, 1 000 000 de tonnes de fers marchands opérant au total des ventes.

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Il se chifrait à 479 millions de franc-or. Ces chifres montrent clairement le rôle joué par Prodameta à travers l’ensemble de ses opérations. La participation des sociétés métallurgiques au sein du cartel augmenta considérablement les bénéices de celles-ci. Ils s’élevèrent, en moyenne, de 11,4 % en 1910 à 19 % en 1913, ceci par rapport à leur capital de départ22. Seule une petite partie de ces bénéices proitèrent aux investisseurs étrangers en tant que dividendes, mais la plupart de ceux-ci furent réutilisés en autoinancement ain d’assurer la poursuite du développement des entreprises russes23. Jusqu’alors à peu près inconnue, l’exportation vers l’étranger, avait pris sous l’impulsion de Darcy une importance considérable. Déjà, en 1908, 140 000 tonnes de produits russes avaient été vendus à la Serbie, à la Bulgarie, à l’Égypte, etc. Prodameta poursuivait ainsi le but d’obtenir le droit de vente des marchandises, pas seulement en Russie, mais aussi d’établir un monopole sur l’exportation des métaux russes. Finalement, en 1912, un certain nombre de contractants transmirent au cartel le droit exclusif d’exportation des métaux russes. À partir de ce moment là, Prodameta marqua un intérêt progressif pour la conquête du marché extérieur. Une mission dans les pays du Proche-Orient fut organisée pour étudier le marché des métaux et évaluer les perspectives pour l’exportation russe. Le résultat de cette mission fut un important rapport où la question de la possibilité du remplacement des métaux produits par l’Europe occidentale par ceux de la Russie retint particulièrement l’attention. Compter sur le remplacement total des métaux allemands, anglais et belges des marchés du Proche-Orient, serait bien sûr prématuré, mais il y a une raison objective de supposer qu’avec une organisation compétente d’exportation, une partie considérable de cette quantité peut être remplacée avec succès par de la marchandise russe24.

Ce rapport fourmillait de détails concernant la technique de vente des articles. Aussi, ils étaient prêts, avec une série de propositions pour l’export de métaux russes. Tout ceci indique, qu’à la veille de la première guerre mondiale, la conquête des marchés du Proche-Orient était certainement une des plus importantes questions politiques de Prodameta, émanant de Darcy, pour l’accroissement de son activité. Prodameta sut s’imposer à une opinion publique malveillante et peu éclairée et se faire agréer d’un gouvernement ombrageux et méiant. Plus tard, le cartel fut considéré par l’historiographie soviétique, comme le moyen privilégié d’enrichissement du capital étranger. Prodameta a été accusé d’être un régulateur de prix élevés, de créer une prétendue « famine » métallique, de provoquer ainsi la limitation artiicielle 22. .  А. А. Цукерник [A. A. Zoukernik], Синдикат « Продамет » [Le cartel « Prodamet »]…, p. 225. 23. .   Предпринимательство и предприниматели России от истоков до начала xx века [L’entreprise et les entrepreneurs de la Russie, des origines aux débuts du xxe siècle], Moscou, 1997, p. 102. 24. ZCIAM, . ZCIAM, fonds n° 489, opis n° 1, dossier n° 789, fol. 138-143.

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de la production de métaux dans le but d’augmenter ses bénéices, de restreindre la construction de nouvelles usines. On lui a même reproché le retard du développement technique des usines métallurgiques russes. Les débats à propos du rôle de Prodameta dans l’histoire russe se poursuivent encore aujourd’hui tant le sujet a besoin d’une étude plus complète. Cependant il ne faut pas ignorer le fait qu’à la veille de la première guerre mondiale, l’industrie métallurgique russe occupait la cinquième place mondiale et, surtout, était la première en rapidité de croissance économique. Le modèle régulateur, mis en place sous la direction de Pierre Darcy, fut donc eicace. Dans la situation économique générale où se trouvait la jeune industrie métallurgique russe, la création du cartel Prodameta a constitué une mesure indispensable à la régulation du marché national. Darcy conçut un projet beaucoup plus vaste : il envisageait le regroupement, en un consortium unique, de l’Oural-Volga, de la Dnieprovienne, de la Russo-belge, de la Providence russe, de Briansk, Prohorov (Prokhrof), Makeevka, Taganrog, Rutčenko (Routchenko). Le projet fut sur le point d’aboutir, mais, au dernier moment, la Dnieprovienne et la Russo-belge retirèrent leur adhésion ; cet échec fut l’un des plus grands regrets de Pierre Darcy. Je regrette bien souvent que notre projet de grand trust des afaires métallurgiques russes ait croulé il y a dix ans bientôt. Quelle magniique afaire c’eût été… L’afaire avait été à un doigt de réussir ; elle a croulé uniquement sur des questions de personnes, sur les jalousies de Yassoukovitch, directeur de la Dniéprovienne, de Potier, directeur de la Russo-belge. Si elle avait pu se réaliser, l’essor qu’a pris la métallurgie entre 1908 et 1914 aurait donné des résultats que nous n’avions même pas envisagés et ce second steel trust, fondé sur des bases très saines, aurait donné des résultats admirables. Dans ce steel trust, les afaires étrangères, belges et françaises, auraient eu la majorité ; nous ne serions plus à nous débattre au milieu des diicultés que nous rencontrons ici et, au point de vue politique, les conséquences auraient pu être importantes25.

Les succès de Prodameta engagèrent les exploitants de ciment à suivre l’exemple donné : les producteurs organisèrent un cartel central de vente et demandèrent à Pierre Darcy d’en prendre la présidence.

II. — Les autres actions de Pierre Darcy 1. Le Syndicat des afaires russes Outre ses fonctions très importantes en Russie, Pierre Darcy y exerçait aussi celles de représentant de la Banque de l’union parisienne. Dans cette fonction, M. 25.  Archives historiques SG, fonds de la Banque de l’union parisienne, CN 402, dossier « Darcy ».

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Darcy représenta les intérêts français dans un puissant groupe inancier et industriel qui rassemblait la Banque de l’union parisienne, Schneider-Creusot, les maisons halmann et Cie, Hirsch, la Société générale de Belgique, et des banques russes telles que la Banque russo-asiatique, la Banque de commerce privé de Saint-Pétersbourg, et la Banque russe du commerce et de l’industrie dans le fameux Syndicat des afaires russes. Ce consortium franco-russe a été fondé en vue de la promotion d’afaires telles que : construction de navires de guerre, artillerie, munitions, projectiles, fusées et optiques qui avaient lieu dans des établissements tels que Putilov, Nevskij, Baranovskij, la Société russo-baltique de construction navale et mécanique et la Société russe de munitions et d’armement. C’était une très puissante organisation dans le secteur de l’armement. Elle joua un rôle très important dans l’évolution du système de défense russe à la veille de la première guerre mondiale. Darcy se présentait en Russie comme un homme de coniance, pas toujours seulement pour les intérêts de la Banque de l’union parisienne, mais aussi pour la plupart des participants du Syndicat des afaires russes, les « établissements-compagnons » : J’ai retiré les pouvoirs de votre établissement, MM. Schneider et Cie, halmann et Cie, Jacques Gunzburg et Cie, relativement à l’assemblée générale des actionnaires de la Société russo-baltique de constructions navales. J’ai également reçu le pouvoir de la Société générale de Belgique. Je ferai le nécessaire pour assurer la représentation de ces établissements à ladite assemblée. P. Darcy26.

Darcy s’est révélé particulièrement actif dans les afaires des établissements Putilov, l’une des plus importantes sociétés russes, grands producteurs de canons et même ceux du système Schneider. Il en arriva même à devenir administrateur de cette société. « La société Putilov m’a adressé une lettre personnelle insistant beaucoup pour que j’entre dans le Conseil le plus tôt possible »27. Darcy participa encore dans les afaires d’un autre groupe anglo-franco-belgo-russe du Syndicat qui s’appelait Société des ateliers et chantiers de Nikolaev (Nicolaef) rassemblant la Société générale, le Crédit foncier d’Algérie et de Tunisie, Vickers Ltd, la Banque d’outremer, la Banque anglo-austrian, la Banque russo-asiatique et la Banque privée de Saint-Pétersbourg. L’étude de l’activité de Pierre Darcy dans ces deux importants consortiums présente un très grand intérêt pour l’histoire des relations économiques franco-russes, mais ce sujet aurait besoin d’être étudié de façon plus approfondie.

2. La chambre de commerce russo-française Mais l’action de Pierre Darcy ne se limitait pas à ses fonctions d’administrateur de diverses sociétés et à son rôle d’industriel. Darcy participa 26. Archives historiques SG, fonds de la Banque de l’union parisienne, CN 413, dossier « Darcy ». 27. Ibid.

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à la création de la chambre de commerce russo-française à Saint-Pétersbourg, œuvre à laquelle il se dévoua en qualité de vice-président. À ce poste, il soutint activement les intérêts des hommes d’afaires français en Russie. Dans les Archives de la politique étrangère de l’empire russe à Moscou, on conserve encore les requêtes de P. Darcy aux ministres russes dans le but de protéger les afaires françaises : Selon nos informations, le département du Commerce retient la régularisation de situation de certaines compagnies françaises, déclarant leur demande d’autorisation d’activité en Russie… Attendu que le retard de légalisation de ces sociétés peut avoir des conséquences particulièrement indésirables pour eux et que la réduction des formabilités pour compagnies étrangères voulant travailler en Russie est urgent, la chambre de commerce russo-français demande humblement à Vous, Monsieur le ministre des Afaires étrangères, de contribuer d’urgence à la résolution de cette question. [Signé] Pierre Darcy28.

Son soutien a souvent pu être utile : Le département Économique estime de son devoir de noter que le ministère des Afaires étrangères, dans le but de l’implication des capitaux étrangers chez nous, croit qu’il est souhaitable de répondre aux désirs de la chambre de commerce russo-français29.

Darcy fut encore vice-président de l’alliance française pour la propagation de la langue et de l’inluence française en Russie et de la chambre de commerce française de Saint-Pétersbourg. Il était le président de la colonie française et de la Société de bienfaisance française de Saint-Pétersbourg. Il organisa l’important réseau de bonnes œuvres dont dépendait l’Hôpital français de Saint-Pétersbourg. Grâce à son intervention, les soins devinrent gratuits.

3. L’action de Pierre Darcy durant la guerre et la révolution En 1914, au début de la première guerre mondiale, l’ambassadeur, Maurice Paléologue, refusa d’autoriser le retour de Darcy en France. Sans prévoir assurément l’ampleur qu’allait prendre son rôle, il jugeait que sa situation en Russie faisait de lui un auxiliaire indispensable des administrations militaires russes et alliées. Darcy demeura donc parmi les alliés russes pour activer la production du matériel et des munitions de guerre. C’est ainsi que Pierre Darcy, comme dirigeant de Prodameta, put réunir et mettre au service de la Russie, sous la direction technique de la Commission militaire, toutes les forces de la métallurgie russe. M. de Loisy – directeur général de la Société 28. AVPRI, . AVPRI, fonds 158, opis n° 451, dossier n° 84, fol. 1. 29. . Ibid., fol. 2.

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de Makeevka, sous-chef de la Mission militaire d’armement –, témoigna : « Je l’ai revu en 1915 et 1916, lors de ma mission en Russie, alors qu’il consumait désespérément son énergie à galvaniser la production des munitions chez nos alliés »30. Dès l’avènement des révolutionnaires maximalistes au pouvoir et la sortie de guerre de la Russie, les membres des commissions militaires alliées étudièrent les moyens de faire disparaître le matériel et les approvisionnements de guerre convoités par l’Allemagne. Pierre Darcy s’en chargea. Il organisa une évacuation de wagons chargés de matériel de guerre à Arkhangelsk et les remit aux Alliés. Témoin de cette opération, le comte de Chevilly écrivit : L’organisation de ces évacuations en pleine révolution, dans un désarroi complet des transports, au milieu d’une anarchie inancière incroyable, malgré l’opposition redoutable de l’Allemagne d’une part et des ouvriers bolcheviks de l’autre, est certainement l’une des œuvres les plus diiciles et les plus méritoires à laquelle se soit attaché Pierre Darcy31.

Il crut toujours dans l’avenir de la Russie. Il espérait qu’après l’époque tragique que traversait la Russie, la France pourrait être à nouveau présente, et que les afaires reprendraient de plus belle. À la constitution de la Commission de défense des intérêts français en Russie, le président de celle-ci lui demanda son opinion. Darcy répondit dans sa lettre en date du 26 juillet 1918 : La Russie, qui est au début de son développement économique et industriel, a devant elle un tel avenir que ce serait folie de l’abandonner, et il faut au contraire proiter de notre avantage d’avoir dans l’industrie russe une place plus large que celle de toute autre nation, tirer parti d’une expérience que nous avons assez chèrement payée, mais que les autres n’ont pas. Et quant à nos intérêt commerciaux ici qui ont été jusqu’ici bien minimes, il ne dépend que de nous de leur donner le développement que nous voudrons. La Russie absorbera tout ce que nous pourrons lui donner32.

Un mois plus tard, le 31 août 1918, M. Darcy fut arrêté à Petrograd, puis relâché presque aussitôt, sous condition de se présenter devant le tribunal du soviet de Moscou. Il aurait pu échapper à cela en quittant la Russie, mais il préféra comparaître devant le tribunal. Le 17 septembre, il fut arrêté à Moscou et transféré à la prison de Butyrskaâ (Boutyrskaia), où il fut enfermé pendant trois mois. En prison, M. Darcy soufrit d’une hémorragie cérébrale pendant plusieurs jours et inalement en succomba, sans recevoir aucun soin, à l’hôpital de la prison. 30. H. Darcy, À la mémoire de Pierre Darcy…, p. 84. 31. Ibid., p. 32. 32. Archives historiques CA, fonds du Crédit lyonnais, DAF 94.

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Le 22  décembre  1918, à la demande de la Croix-Rouge auprès de Dzeržinskij (Dzerjinski), Darcy fut libéré mais était déjà mourant dans un état de santé critique. La nuit suivante, le 23 décembre 1918, à 4 h 45, il décéda. Dans ses condoléances, le 1 er janvier 1919, M. Fabre Luce, viceprésident du Crédit lyonnais, écrivit ces lignes qui mettaient profondément en évidence la mission de Pierre Darcy en Russie : « Son rôle en Russie dans la paix, dans la guerre et dans la révolution, symbolisera ce qu’il y avait de plus sérieux, de plus pur, de plus noble dans cette alliance et fera le plus grand honneur à notre pays »33. Les importants investissements français en Russie à la fin du xix e et au début du xx e siècle mirent la France en position de pays de principal partenaire économique34. La présence française en Russie n’apporta pas seulement les capitaux importants et fondamentalement nécessaires à l’industrie qui en ressentait toujours un manque extrême, mais un indispensable savoirfaire, une technologie moderne et un modèle efficace de fonctionnement économique introduit par les industriels, les banquiers, les ingénieurs, les administrateurs, et commerçants français35. Pierre Darcy constitue un exemple marquant d’activité et de participation française au développement économique russe. Il mena une politique orientée vers l’accélération du processus de concentration de l’industrie russe et vers l’instigation de méthodes modernes d’organisation capitaliste du système des monopoles. À la même époque, agissaient d’autres hommes d’afaire français tout aussi remarquables tels que Albert Lévy, le proche ami et compagnon de Pierre Darcy ; l’ingénieur Louis Lion, le véritable expert de l’ingénierie industrielle et inancière russe ; Alphonse Frédérix, le représentant des intérêts de la maison de banque de halmann et Cie en Russie ; Morris Verstraete, l’agent commercial en Russie et membre du conseil de la Russo-asiatique, la plus importante des banques russes ; Jules Goujon un actif homme public, le fondateur et le dirigeant de la célèbre Société métallurgique de Moscou et président (1907-1917) de la Société des industriels et fabricants de Moscou, réunissant des hommes d’afaires de la majeure partie de la Russie centrale. On pourrait prolonger cette liste encore et encore. Tous ces hommes d’afaires français, si actifs en Russie, avaient atteint un tel degré d’investissements personnels par leur attachement aux afaires, qu’ils étaient, dès lors, devenus partie intégrante de la société économique russe. 33. H. Darcy, À la mémoire de Pierre Darcy…, p. 107. 34. René Girault, Emprunts russes et investissements français en Russie 1887-1914, Paris, 1999. 35. .  Предпринимательство и предприниматели России от истоков до начала xx века [L’entreprise et les entrepreneurs de la Russie, du commencement jusqu’au début du xxe siècle]…, p. 55.

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La phrase du président du conseil des congrès des représentants de l’industrie et du commerce, Avdakov, le résume bien. Il déclara en 1912 : Les capitaux français colossaux, placés en Russie dans des entreprises commerciales et industrielles, irent s’intégrer les hommes d’afaires français au sein des membres du milieu commercial et industriel russe ; on peut airmer que les intérêts de l’industrie et du commerce russes furent tout aussi proche pour la France que pour nous-mêmes, les Russes36.

Svetlana Kuzmina Université Paris-Sorbonne (Paris-IV) Université d’état Mikhaïl-Lomonossov (MGU Lomonossov)

36. .  Купечество и промышленность [Les marchands et l’industrie], 1912, n° 2, p. 7.

CONCLUSION TABLE RONDE : DE NOUVELLES PERSPECTIVES DE RECHERCHE ?

Bruno Delmas : Au terme de ces trois journées, nous voici réunis pour une table ronde destinée à tirer les conclusions de nos échanges et à esquisser des pistes de recherches futures sur la France et les Français en Russie, non seulement au xixe  siècle, mais plus largement au cours de l’histoire. Pendant ces séances particulièrement riches, nous avons entendu vingt-six communications. Je pense que, pour beaucoup d’entrenous, ces exposés ont été une révélation ; une révélation, d’abord, de l’importance des sources existantes en France et en Russie et de leur sous-utilisation, mais aussi de la variété des champs de recherche actuellement en cours d’études sur la Russie, qu’il s’agisse de l’éducation, des arts, des échanges touristiques et commerciaux, de projets d’équipements, d’investissements et de réalisations de toutes sortes. Ces travaux révèlent à la fois des vies, des aventures humaines d’artistes et d’entrepreneurs, partis, en particulier à la in du xixe siècle, à la découverte ou à la conquête d’un « far East » alors tout aussi dynamique que son homologue américain ; aventures d’entreprises aussi, qui ont développé des liens, scientiiques, techniques et économiques entre nos deux pays. Le souvenir que ce mouvement fut porté par un formidable soutien inancier, les emprunts russes, mais aussi par un soutien patriotique de la population française grâce à l’Alliance franco-russe, s’est aujourd’hui quelque peu estompé. Ce que nous avons vu, ce sont des acteurs et des réalisations portées par cet engouement multiséculaire, pour lequel la France avait des concurrents très dynamiques en Europe (Grande-Bretagne, Allemagne et Italie) et même plus tard en Amérique avec les États-Unis. Ce qui m’a frappé, également, c’est la diversité d’origine des participants à nos travaux. Ils venaient d’horizons très diférents. Bien sûr, il y a les organisateurs, les Archives nationales, l’École nationale des chartes, l’université de ParisSorbonne (Paris IV). Mais il y a aussi l’université Paris I – Panthéon-Sorbonne et le ministère des Afaires étrangères, des collègues étrangers des États-Unis et surtout, pour terminer par le plus important, nos collègues de Moscou et de Saint-Pétersbourg  : Académie des sciences de Russie, Institut d’histoire

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universelle, université d’État des sciences humaines, Université Lomonossov, Musée du Kremlin, Conservatoire national de la Russie, etc. Je vais vous présenter maintenant les personnes qui participent à cette table ronde en allant de gauche à droite. M. Dominique Barjot, professeur à l’université Paris-Sorbonne (Paris IV) ; je commence par lui, parce que c’est lui qui est notre hôte ici aujourd’hui et je le remercie encore au nom de tous pour son accueil dans ce bel amphithéâtre de la maison de la recherche. Ensuite, vous connaissez tous, Mme Marie-Pierre Rey, qui est professeur à l’université Paris I – PanthéonSorbonne, M. Pivovar, recteur de l’université d’État des sciences humaines et M. Alexandre Tchoubarian, directeur de l’Institut d’histoire universelle de l’Académie des sciences de Moscou, la grande institution de la recherche historique russe, Mme Francine Dominique Liechtenhan, notre partenaire de ParisSorbonne. Et bien sûr, je termine par M. Eugène Starostine, professeur titulaire de la chaire d’histoire et d’organisation des archives de l’Institut d’histoire et des archives (RGGU) qui est, pour une part, à l’origine de notre rencontre d’aujourd’hui. Merci à tous de leur présence. Pour essayer de voir quelles sont les perspectives ouvertes par nos travaux, il me semble que nous pourrions demander à nos invités de nous dire leurs sentiments, de nous faire leurs propositions, de nous présenter leurs analyses à partir de trois thèmes. Tout d’abord, les acteurs, ces histoires individuelles, auxquelles je faisais allusion à l’instant. Les acteurs sont nombreux, ils sont divers. Est-ce qu’il n’y a pas là des pistes pour lancer des programmes de recherches biographiques sur des personnages clés ou prosopographiques sur des groupes ? Le deuxième thème que je proposerai à nos collègues, porte sur le rôle des institutions, des entreprises, des sociétés savantes et des groupements humains. N’y a-t-il pas là aussi des domaines inconnus à explorer ? En troisième lieu, cela a été largement vu au cours de ces journées, quelles ont été les réalisations, quel bilan pouvonsnous en tirer avec ses échecs et ses succès ? Les communications ont montré que les réussites sont très importantes et qu’il en subsiste de nombreux témoignages. N’y a-t-il pas encore beaucoup de travaux à entreprendre pour les redécouvrir ? J’inviterai chacun des quatre intervenants à s’exprimer à tour de rôle, sur chacun de ces thèmes. Et pour commencer, abordons le premier thème, les individus ; Francine-Dominique Liechtenhan, voulez-vous commencer, puisque vous êtes à la tête d’une grande entreprise prosopographique ? Francine Dominique Liechtenhan : Je vous remercie, M. le président. Je vais vous donner une réponse très technique, parce que nous dirigeons un groupe de recherche qui associe des chercheurs, des enseignants-chercheurs, de plusieurs établissements français ; je me permettrais de citer en premier les universités de Paris I – Panthéon-Sorbonne,

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Paris-Sorbonne (Paris IV), l’École normale supérieure, les Archives nationales, les Archives des afaires étrangères et l’École nationale des chartes. Du côté russe, l’Institut d’histoire universelle de l’Académie des sciences, mais aussi, bien sûr, l’Université des sciences humaines, les Archives nationales russes, les Archives des actes anciens d’État de Russie ; bref, j’ai peur d’en avoir oublié. Avec ce groupe de recherche qui compte quarante personnes, nous avons entrepris de constituer deux banques de données, l’une prosopographique dirigée par Vladislas Rjéoutski et Anne Mézin ; l’autre plus bibliographique dirigée par Irina Gouzévitch et son époux Dmitri. Nous venons de commencer la première banque de données qui permettra l’analyse à la fois sociale et économique des individus comme des personnes qui sont venues en mission. Avec ce groupe de recherche, nous avons déjà organisé des colloques sur le xviiie siècle. Nous ferons aussi des tables rondes, une école d’été, et surtout nous avons, avec Bruno Delmas, Armelle Le Gof et Dominique Barjot, un séminaire de recherche mensuel. Le projet en question va chronologiquement du début du xviiie siècle, de la fondation de l’Académie impériale de Russie, jusqu’à l’ère de Khrouchtchev, c’està-dire 1964, car les archives russes sont consultables jusqu’à cette date récente. Pour les individus sur lesquels vous m’avez interrogée, il faut revenir à la question qui nous avait été posée le premier jour, c’est-à-dire les limites géographiques de cette entreprise. Que signiie la Russie du xviiie siècle ? Que signiie la Russie du xixe siècle, voire celle du xxe siècle ? Elle est à géographie variable. Je ne donnerai que deux exemples. Bien sûr, c’est le démantèlement en 1991 de l’URSS avec des États indépendants qui émergent. Mais n’oublions pas non plus certains éléments comme la Pologne, avec le duché de Varsovie qui a fait partie intégrante de l’empire de la in du xviiie siècle jusqu’en 1919. Cette géographie historique pose un petit problème d’enquête dans les archives, que ce soit sur les individus, que ce soit sur les institutions, étant donné que les Polonais se montrent un peu frileux sur ce passé douloureux de leur histoire. L’autre question qui se pose concerne les individus, les personnes envoyées en mission. Qu’est-ce qu’un Français qui part en Russie ? On se heurte au problème, bien sûr, des Alsaciens, avec leur histoire variable. On se heurte aussi aux francophones des régions limitrophes ; je pense notamment aux Genevois, qui se disent souvent français, alors qu’ils ne sont pas même nés en France. Les acteurs individuels posent un problème. Que veut dire un acteur individuel ? Nous avons beaucoup d’aventuriers qui partent en Russie, que ce soit au xviiie siècle ou au xixe siècle. Au xxe siècle, bien sûr, cela devient beaucoup plus rare, nous avons des problèmes de visas. On a alors plutôt des personnalités oicielles. Ils posent un problème dans la mesure où il faut pouvoir cerner le groupe auquel ils appartiennent. Par exemple, nous avons, surtout au

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xixe siècle, des milliers de précepteurs, des gens souvent non formés pour être enseignants, souvent des gens qui ne savent pas même parler notre langue, et qui échouent en Russie comptant sur la naïveté de leurs interlocuteurs et se présentant comme des enseignants chevronnés de leur culture et de leur langue. Cela concerne surtout ce groupe d’individus, parce qu’on n’a pas ce problème avec les personnages institutionnels. On peut les cerner. Ils sont envoyés oiciellement. Lesquels retenir ? Comment préparer ces banques de données ? Avec Vladislav Rjéoutski et Anne Mézin, nous avons décidé de retenir seulement les personnages qui ont laissé une trace, une réalisation, quelque chose, par exemple un journal de voyage ou qui, de précepteurs, sont passés entrepreneurs. Il y en a eu plusieurs qui ont laissé une entreprise, qui ont monté des établissements scolaires. Il y a eu aussi un certain nombre de médecins. Il y a aussi, souvent d’ailleurs, des aventuriers, certains ont créé des hôpitaux. Bref, nous avons décidé d’un commun accord de limiter notre base aux personnes qui ont laissé une trace concrète dans le pays, et de ne pas commencer à cerner tous ces aventuriers dont nous avons des traces seulement dans les archives, car bien sûr, nous avons parfois des passeports, des immatriculations mais leur action reste très diicile à connaître. Eugène Starostine : Je vais commencer mon intervention par une remarque banale. Finalement ce sont les hommes qui font l’histoire. C’est pourquoi, la plus grande attention a été accordée dans le programme de notre colloque aux personnes, à leurs activités et à leurs œuvres. Actuellement, à l’Institut d’histoire et des archives (RGGU), nous étudions la possibilité de créer une base de données sur les Français qui vivaient en Russie et en Union soviétique, et sur les Russes qui vivaient en France ; ce serait donc une action convergente avec les travaux de Vladislav Rjéoutski et d’Anne Mézin. Ain de limiter raisonnablement le projet, nous avons pris le parti de n’inclure, dans un premier temps, dans cette liste que les personnalités qui ont obtenu la reconnaissance publique. Plus tard, cette base de données pourra être élargie à d’autres personnes. Je suis persuadé, par exemple, que les Français qui, après la défaite de la Grande Armée, restèrent en Russie et furent pris comme précepteurs dans les familles aristocratiques russes, ont transmis à la génération qui leurs a été coniée une éducation libérale et progressiste. Je me souviens d’un vers de Pouchkine : Monsieur l’abbé, pour qui l’étude Devait distraire le bambin, Parlait de tout d’un ton badin, Fuyait toute morale rude Et le tançait sans insister En lânant au Jardin d’été.

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Cette description ne relète qu’une partie de la réalité. Les maîtres français d’esprit libéral étaient assez nombreux et leur inluence a provoqué le basculement de leurs élèves dans 1’opposition au régime impérial. Si cette opinion est fausse, comment pouvons nous alors expliquer l’opposition à la monarchie de la jeunesse noble au cours du xixe siècle ? L’aristocrate, qui était imprégné de ce sentiment de culpabilité vis-à-vis du peuple, était issu de la même tradition philanthropique que le mouvement « dans le peuple » qui s’est développé en Russie dans la seconde moitié du xixe  siècle. Le prince Petr Alekseïvitch Kropotkine est un représentant de cette noblesse. Nous lui devons le portrait touchant de son précepteur, un vieux soldat de la Grande Armée qui s’appelait Poulain. Descendant des Rurikovicht, première dynastie des tsars russes, il a activement participé au mouvement révolutionnaire français. Il a été condamné en 1883 à cinq ans d’emprisonnement dans la centrale de Clairvaux pour propagande des idées anarchistes. Durant sa détention, il a rédigé la plaidoirie de défense de son codétenu, un simple ouvrier français. Plus tard, les historiens du syndicalisme révolutionnaire, tel Hubert Lagardelle, l’ont considéré comme à l’origine de l’anarcho-syndicalisme en France. Dans sa cellule de Clairvaux, le « prince anarchiste » prépara pour son ami le grand géographe Élisée Reclus une description très détaillée de la Sibérie qu’il avait explorée. Elle a été publiée dans le quatrième volume de la Géographie universelle d’Elisée Reclus, sans l’indication, bien sûr, de son véritable auteur. Une place primordiale dans l’étude des sources de l’histoire de la France doit être consacrée aux correspondances conservées dans nos institutions patrimoniales, archives, bibliothèques et musées. Il y a énormément de sources, un océan de sources. Pour prolonger cet exemple révolutionnaire, mentionnons Mikhail Bakounine qui a participé à la Révolution de 1848, également Petr Lavrov, Alexandre Guertzine, Anatoli Lounatcharski, Lénine, etc. On n’a dépouillé qu’une inime partie des archives et il reste encore beaucoup à découvrir. Des surprises nous attendent partout. Par exemple, j’ai eu la chance de trouver dans le fonds de la chancellerie impériale un document par lequel, en 1902, Nicolas II faisait un don de vingt mille roubles or pour sauver de la famine les familles des pécheurs bretons en cette année où le poisson avait déserté les côtes bretonnes. Il fut un temps où la Russie joua le rôle de bienfaiteur du peuple français. Beaucoup de choses restent encore à découvrir dans les archives. Pour terminer, je voudrais dire que nous devons réunir nos eforts. Et mon appel s’adresse d’abord aux archivistes et aux historiens franco-russes. Marie-Pierre Rey : D’abord, puisque je n’ai pas encore eu l’occasion de le faire, je voudrais vous féliciter pour le magniique travail que constitue la publication des Sources

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de l’histoire de France en Russie. Guide de recherche dans les Archives d’État de la Fédération de Russie à Moscou (xvie-xxe siècles). Je l’ai lu hier, avec beaucoup d’intérêt et j’ai été fascinée en voyant à quel point ce travail est énorme, rigoureux, méthodique et à quel point il va constituer un outil extraordinaire pour les historiens et, je l’espère, pour la jeune génération qui va continuer à travailler sur ces questions. Je tenais à vous rendre hommage parce que c’est vraiment une magniique réalisation. En ce qui concerne les acteurs individuels, les relations franco-russes sont un champ de recherche relativement récent à l’échelle de l’histoire des relations internationales. Pendant longtemps on a eu une approche purement institutionnelle et, de ce fait, très abstraite. De là, l’intérêt de se focaliser sur les individus, sur les acteurs individuels, on déplace ainsi le regard vers le concret ; on va, comme disait Catherine II, vers la peau humaine qui est autrement plus chatouilleuse que le papier. C’est exactement ça, on va vers les destins individuels qui rencontrent les intérêts étatiques, qui les soutiennent et qui parfois aussi les contredisent. Les diférentes communications ont montré la variété des destins individuels. Il y a des Français qui s’installent déinitivement, qui prennent souche ; il y a ceux qui sont en mission ; il y a ceux qui sont là malgré eux, fruits de l’exil, fruits des complications politiques ; et puis il y a ceux qui vont et qui repartent, qui sont à la conluence encore peut-être plus nettement des deux pays. Quel que soit inalement leur parcours individuel, ce qui est très frappant c’est qu’ils sont souvent porteurs d’un certain nombre d’idées intéressantes et de pratiques. On a vu ainsi avec la communication sur les ingénieurs qu’ils sont des facteurs de transfert de connaissances, mais ils sont également des passeurs d’inluence littéraire ou artistique, ils sont aussi créateurs de liens, créateurs de pratiques, et puis, on ne l’a pas peut-être dit assez, créateurs de mythe. Donc, d’un côté ils font avancer les choses, mais parfois aussi ils igent un certain nombre d’idées. Ils participent à la construction d’un imaginaire. Cela me paraît quelque chose d’important, j’y reviendrai tout à l’heure. Quand on parle d’individu, on peut d’abord évoquer les individus qui ont été bien identiiés dans le passé, qui sont en missions oicielles et qui sont, en fait, faciles à appréhender dans leurs fonctions. Il me semble que, bien qu’on ait déjà bien avancé dans cette voie, on peut encore faire beaucoup de travaux, par exemple sur la place des Français dans la diplomatie russe, et s’intéresser à ceux qui ont été à la marge de cette activité diplomatique et qui ont été de grands acteurs du développement économique ou militaire de la Russie. Le duc de Richelieu à Odessa est un cas emblématique. Mais d’autres individus mériteraient d’être redécouverts et appréhendés. Langeron, cas archétypal, est trop négligé par l’historiographie et on peut en aborder l’étude au travers d’archives françaises et russes. Et, c’est un point sur lequel je vais insister : l’intérêt du partenariat franco-russe. Il est extrêmement important à mes yeux, qu’on aille vers

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des projets comme des études biographiques mais avec des sources croisées. Le cas Langeron est intéressant parce qu’il y a à la fois des sources du côté français, du côté russe et des sources privées ; donc, on est là vraiment dans des parcours à mieux identiier grâce à ces sources croisées. Autre chose qui m’a frappée dans le guide, nous avons énormément de renseignements sur les Français dans les fonds privés des grandes familles russes, les Narychkine, les Stroganof, dans lesquels des documents parlent de nos Français, tout spécialement de nos diplomates français. Là aussi, c’est une manière de diversiier les prismes que de percevoir ces diplomates français vus par les Russes car, on le sait, c’est un fait établi, que les diplomates français vivent en symbiose complète avec la cour de Saint-Pétersbourg et qu’ils y nouent de nombreux liens. Il y a une grande sociabilité. Et là-dessus aussi le fait de recourir aux sources croisées rend mieux compte, à mon sens, de la richesse de ces interactions. On a aussi tous les architectes, les peintres, tous ces personnages qu’on a bien repérés pour le xviiie siècle et le début du xixe siècle, mais nettement moins pour la in du xixe et le début du xxe siècle, et là, je crois que ce sont des territoires à explorer. Pour la période soviétique, on a également de grandes igures qui méritent aussi d’être appréhendées par les sources croisées. J’étais fascinée de voir dans le Guide que vous mentionnez nombre de dossiers sur Aragon, Romain Rolland. Là aussi, ce sont des massifs gigantesques qui méritent d’être explorés. L’étude de Sophie Cœuré, qui a beaucoup travaillé sur ces questions, a ouvert la voie, mais manifestement, si on se reporte au Guide, il y a de nouvelles sources que l’on pourrait utiliser. Et ce qui a été négligé aussi, ce sont les intellectuels français, les artistes, les peintres, ils sont nombreux à aller en Union soviétique, comme compagnons de route pendant la Guerre froide durant les années 1950-1960, plus que pendant les années 1920 et 1930. Là aussi, on a des sources tout à fait intéressantes dans les archives ex-soviétiques qui mériteraient d’être exploitées. Deuxième aspect, les individus que l’on peut appréhender, je dirais, dans les réseaux collectifs ; je renvoie à nouveau à l’étude sur les ingénieurs, c’est-à-dire avec une logique prosopographique beaucoup plus nette : d’où viennent-ils, comment sont-ils formés, que font-ils ? Puis on a également des études à mener sur les sociétés – l’exemple modèle, évidemment, c’est la Société des Batignolles où l’on voit ce lien entre les réseaux collectifs et les réseaux familiaux. C’est très important, je crois, d’insister peut-être plus sur ces individus en tant qu’élément d’une entreprise familiale qui se développe. W. Ziesler a parlé des orfèvres parisiens qui fondent de véritables dynasties. C’est un peu cette même logique de lien dynastique qu’il faudrait peut-être davantage exploiter. En ce qui concerne aussi les réseaux de sociabilité de groupe, ça a été un tout petit peu fait pour la danse, mais il me semble qu’il faut consacrer des études

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systématiques aux grandes igures de grands professeurs de danse, de musique, qui ont travaillé dans les théâtres impériaux. Certains s’y sont installés, et ça vaudrait la peine là aussi de mener des études plus systématiques. Enin, troisième élément, les anonymes. C’est un thème de plus en plus à la mode dans l’historiographie contemporaine, mais ça me paraît fascinant. Ce que j’appelle les anonymes, c’est-à-dire ceux qui ont déjà été bien repérés dans le programme, et Vladislav Rjéoutski a mené une jolie étude sur ces fameux « anonymes » que sont les précepteurs, les gouvernantes, les directeurs d’écoles, qu’on repère bien pour le xviiie et le début du xixe siècle mais qui ont été moins étudiés pour le début du xxe siècle. Et puis, le cas qui m’intéresse en ce moment – je suis contente d’en parler – c’est le cas des prisonniers de guerre, de 1812 évidemment. Beaucoup sont restés en Russie. Pourquoi restent-ils après leur libération ? Ce fait demande à être étudié vraiment de façon plus systématique. Et puis il y a le cas, complètement ignoré jusqu’à présent – et c’est pourquoi on lance une recherche sur cette question – celui des prisonniers russes de la guerre de Crimée, qui sont venus en France et y sont restés. Donc, là aussi on a des choses absolument passionnantes, ces prisonniers de guerre, qui sont des passeurs d’inluence et des acteurs non négligeables. Et puis il y a, plus on avance dans le temps, le cas beaucoup plus douloureux des « malgré nous », tous ces déplacés dont certains n’ont pas réussi à repartir à leur corps défendant et pour lesquels, on sait, qu’il y a beaucoup d’archives ex-soviétiques. Malheureusement, on butte là sur la question de l’ouverture de ces archives. Donc, voilà, on a un très beau gisement concernant les individus, me semble-t-il. Dominique Barjot : Je voudrais en premier lieu remercier nos collègues russes de nous avoir fait l’honneur de nous rendre visite, d’abord aux Archives nationales et puis ensuite, aujourd’hui à l’université de la Sorbonne. Je voudrais moi aussi saluer également la parution de ce Guide qui nous a été ofert en cadeau d’introduction au colloque et qui suggère beaucoup de pistes extrêmement intéressantes. Je vous propose de réléchir à trois axes. Le premier, plus méthodologique, autour de mon enseignement à l’université, à savoir un enseignement d’histoire économique et sociale. Il me semble que lorsque l’on parle des acteurs individuels, il ne faut pas oublier que, si on se place du point de vue de l’économie, l’individu n’est pas nécessairement l’individu physique. Une société, on en a évoqué beaucoup, constitue un acteur individuel. D’autre part, toujours sous l’angle méthodologique, il faut bien se rappeler que nos sources ont tendance à privilégier le point de vue du producteur par rapport à celui du consommateur. Il y a des pistes de recherche considérables à développer autour de la consommation. On le voit à travers la communication de N. Christine Brookes

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et Willa Z. Silverman sur Henri Vever, le bijoutier, qui a évoqué les produits de luxe. Qui consomme ces produits de luxe ? Peut-on identiier les consommateurs ? Pourquoi certains produits français ont-ils connu un tel succès ? Donc, renversons les perspectives. Bien sûr, continuons à travailler sur les producteurs, les entrepreneurs individuels, mais intéressons-nous aussi aux sociétés et surtout aux consommateurs. D’autre part, il y a une seconde dimension qui est plus évidente à beaucoup d’entre nous. C’est la dimension sociale. Ici, je voudrais insister sur l’importance de la sociologie des réseaux comme outil d’interprétation de nos sources. On a évoqué la question des passeurs d’inluence. C’est un thème qui est aujourd’hui à la mode à peu près dans tous les champs de l’histoire. Mais je voudrais insister aussi sur les pivots d’inluence, c’est-à-dire les personnalités physiques ou morales qui constituent les nœuds d’articulation des stratégies de réseaux. Il y a bien sûr ceux qui permettent le transfert, mais il y a aussi ceux qui impulsent, qui sont les centres nerveux du système. Il faut les identiier. La sociologie des réseaux nous le permet. La deuxième remarque que je voudrais faire concerne les acteurs de l’économie, puisque j’ai eu à vous parler de l’économie. Tous, nous sommes convaincus maintenant du rôle des ingénieurs. Je crois que cela ne se discute pas. Nous avons vu en particulier le rôle des X Polytechniciens, des Mineurs – et Frédéric Le Play en est un bon exemple – celui des ingénieurs des Ponts et Chaussées que je connais peut-être un peu moins mal que ceux de l’école des Mines, vu les orientations de recherche vers lesquelles je me suis porté. Je vous ai cité des gens comme Cézanne, Collignon ou Adolphe Guérard qui ont joué un rôle extrêmement important dans la mise en place d’un certain nombre d’infrastructures en Russie au xixe siècle. Il y a les Centraliens pour lesquels il y aurait sûrement des recherches à faire de manière à mieux connaître cette population qui a dû jouer un rôle plus important qu’on imagine. À côté des ingénieurs, bien sûr, il y a tout ce qu’on peut considérer comme le monde des entrepreneurs. Le grand écueil, c’est la taille de l’entreprise, parce qu’il est facile d’identiier les grands entrepreneurs, les grandes entreprises. En efet, elles sont articulées avec les banques ; elles ont un rôle privilégié dans la stratégie des pouvoirs publics. La France ne peut pas tourner le dos à la maison Schneider et Cie dans ses négociations avec le gouvernement russe, il faut en tenir compte. Raymond Poidevin, René Girault ont écrit des pages là-dessus maintenant bien connues de tous. Elles font bien le point sur le problème de l’arme inancière, qui a souvent été un point crucial du débat historiographique. Qui mène le jeu de l’homme d’afaires ou du politique ? C’est une question qui reste toujours d’actualité. Bien sûr, parmi ces entrepreneurs, il y a des banquiers. Vu l’importance des capitaux engagés par la France en Russie, la banque joue forcément un rôle essentiel. Là aussi, un bon nombre de travaux nous ouvrent des pistes. Mais autant l’on connaît

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bien les très grandes banques, autant certaines banques de moindre importance restent à découvrir. Je pense à une banque que j’ai un peu étudiée, la Société marseillaise de crédit, ou à d’autres assez méconnues comme le Crédit foncier d’Algérie et de Tunisie. On se doute bien que derrière ces banques, il y a d’autres personnalités peut-être un peu moins connues qui ont joué aussi un rôle essentiel. Ces acteurs, on les repère bien. Cependant il existe un troisième groupe sur lequel je voudrais insister, troisième axe de mes remarques. Ce sont les intermédiaires. Il me semble qu’il y a une grande enquête à mener sur ces gens qui se trouvent à l’articulation des hommes d’afaires et des politiques, d’ailleurs tant français que russes. Il y a toute une population de personnalités souvent ambiguës qui jouent un rôle essentiel et qu’il faudrait connaître. Ces hommes peuvent être des commerciaux capables de dénicher les bonnes afaires. Mais ça peut être aussi des gens à qui on demande de verser les pots de vin. Un certain nombre des noms que j’ai cités dans ma communication sont des gens qui pratiquent les pots de vin et, d’ailleurs, il faut bien le dire, dans les deux sens. Ces intermédiaires me semblent être des personnages beaucoup plus importants qu’on ne l’imagine. Il y a un troisième élément sur lequel je voudrais insister. C’est le rôle joué par les politiques et les fonctionnaires à l’articulation de l’État et des afaires. En particulier, une chose qui est intéressante, c’est de voir comment des fonctionnaires passent dans les conseils d’administration, au bout d’un certain temps, parce qu’ils sont connus, qu’ils ont la coniance des hommes d’afaires et comment des hommes d’afaires, souvent ingénieurs, vont travailler pour le compte du public, et de manière d’ailleurs tout à fait normale. Voilà, quelques pistes sur lesquels je voudrais vous orienter. Il me semble que nous avons beaucoup de travail à faire ensemble. Bruno Delmas : Je vous propose de passer tout de suite au deuxième thème, relatif aux acteurs institutionnels et à leur rôle. M. Barjot, voulez vous enchaîner avec votre propos précédent ? Dominique Barjot : Efectivement, la question des acteurs institutionnels est extrêmement intéressante du point de vue de l’historien économiste et social que je suis. Je voudrais d’abord rappeler que la démarche des économistes accorde beaucoup de place à ces débats autour des institutions, le problème de l’entreprise individuelle, telle qu’elle a été étudiée par les auteurs néo-classiques, mais aussi les institutions comme objet d’étude de l’économie. Les institutionnalistes sur lesquels s’appuient beaucoup les historiens d’aujourd’hui ont également apporté des choses extrêmement importantes.

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Les entreprises, ce sont les entreprises industrielles, les banques. Mais peutêtre faut-il nous rappeler qu’aujourd’hui une partie importante de la communauté des économistes, des gestionnaires, des sociologues remet en cause cette entité un peu simpliste qu’est l’entreprise. Je pense notamment aux travaux des sociologues comme Mintzberg, qui réléchissent aux jeux des acteurs. Au fond, l’entreprise n’est pas seulement un point de départ des décisions, mais c’est, au contraire, un point sur lequel se focalisent des stratégies d’acteurs. Et puis, plus récemment encore, il y a eu la théorie de l’agence. Elle a bien montré que ce qui compte peut-être le plus dans l’entreprise, c’est le rapport qui s’établit entre celui qui, concrètement, la dirige, qui est l’agent délégué en quelque sorte, et puis celui qui détient le capital. C’est là qu’on en arrive aux actionnaires, aux obligataires, groupe social extrêmement important si on se place du point de vue français, et puis, bien sûr, je terminerais là-dessus, à la bourse. C’est vrai que nous avons actuellement avec Mme Svetlana Kuzmina un travail sur les bourses de Saint-Pétersbourg et de Paris. Le travail sur l’articulation des bourses est quelque chose qui est tout à fait d’actualité. Marie-Pierre Rey : En ce qui concerne les acteurs institutionnels, je dirai d’abord quelques mots sur les États. Ce qui me frappe dans l’étude de longue durée des relations franco-russes, c’est qu’on a évidemment beaucoup de travaux, puisque c’est sur les questions étatiques que l’on a commencé à travailler. Mais, bien que ces champs soient extrêmement balisés, on s’aperçoit qu’il y a paradoxalement des périodes qui ont été un peu délaissées, alors même que les sources sont disponibles. C’est quelque chose qu’il serait bon de corriger. Par exemple, on a pléthore d’études sur la période napoléonienne, on conçoit pourquoi. Par contre on a une sorte de creux de la vague pour la période de la Restauration et surtout de la monarchie de Juillet, alors que ce sont des périodes fascinantes où il se passe beaucoup de choses, où on a énormément de travail à réaliser et où les archives sont parfaitement disponibles. Autre cas de igure, il arrive qu’on ait des étonnements. Par exemple, en ce qui concerne les relations étatiques, il est toujours facile de travailler aujourd’hui sur les relations franco-russes pendant la période gorbatchévienne grâce aux archives de la Fondation Gorbatchev et à celles de Mitterrand, qui sont relativement faciles d’accès. Alors que les années soixante-dix, en particulier la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, restent aujourd’hui beaucoup moins connues du fait d’un problème d’accès aux archives. Les archives Giscard d’Estaing sont d’accès extrêmement limité et, côté soviétique, ces archives sont fermées. Vous voyez, c’est un paradoxe puisque, inalement, une période beaucoup plus récente a l’air d’être plus facile d’accès et mieux connue.

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Donc, il existe des aléas qui tiennent à la fois à l’intérêt que, plus que d’autres, certaines personnes et certaines époques suscitent, et puis on a l’aléa des sources. Nonobstant, il me paraît intéressant dans cette approche institutionnelle d’aller vers ce que disait précédemment Dominique Barjot, c’est-à-dire une étude qui prend en compte les réseaux qui sont beaucoup plus larges et qui intègre, en particulier, les diférents acteurs en prenant en compte les aspects économiques, inanciers et également technologiques. Ça me paraît extrêmement important, et j’ai vu avec un grand plaisir que dans le Guide, on a justement des sources qui permettent de travailler sur les questions technologiques, la question du rapprochement technologique entre la France et l’Union Soviétique, puis entre la France et la Fédération de Russie. Vous avez mentionné les travaux pionniers qui ont été menés, il y a déjà longtemps, par René Giraud. C’était un exemple merveilleux, justement, de travail où l’on voyait cette imbrication permanente entre les intérêts politiques, les stratégies bancaires, les stratégies d’entreprises et puis la façon dont l’opinion publique, inalement, avait été utilisée ou instrumentalisée à des ins politiques et économiques. C’est quelque chose qui est évidemment intéressant et à poursuivre, cette idée qu’il faut démultiplier les prismes, même quand on fait de l’histoire institutionnelle. On s’aperçoit que, inalement, grâce à vos travaux en particulier, autant le xviiie siècle est maintenant assez connu, autant le xixe siècle est complètement laissé pour compte, alors même qu’on retrouve des phénomènes identiques. Si vous prenez, par exemple, la grande période de coopération franco-soviétique impulsée par le général de Gaulle, cette détente entraîne dans son sillage des entreprises françaises qui prennent pied sur le marché soviétique. Renault est évidemment l’exemple emblématique. Mais il n’y a pas que Renault, il y a Pierre Cardin. On revient au phénomène de consommation, de mode. La mode française recommence à plaire à l’Union soviétique. Les études, à mon sens, pourraient être beaucoup plus systématiques sur les grandes entreprises présentes en Union soviétique. Non seulement parce que ces grandes entreprises jouent un rôle clé, mais aussi parce que, inalement, quand Renault envoie des ingénieurs, des techniciens en Union soviétique, qui y séjournent plusieurs mois, ils y séjournent dans des conditions assez particulières, relativement isolées, coninées ; pourtant il y a là des liens qui se créent entre les Soviétiques et les Français. Alors, on revient à ces questions de l’image mutuelle, de la représentation, de la meilleure connaissance des autres. Il me paraît important de le mentionner. De même, je crois qu’il faudrait, peut-être davantage qu’on ne l’a fait, s’intéresser aux acteurs culturels. La tournée de la Comédie française en 1954 est le signal de la reprise des relations bilatérales au moment où la relation politique va très mal. Il est passionnant de voir – les archives soviétiques sont

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maintenant disponibles – comment inalement des Soviétiques ont ressenti, perçu cette tournée. Même chose pour tout ce qui est lié aux expositions de prestige, qui sont très importantes dans les années 1960-1980. C’est quelque chose aussi que je trouve extrêmement intéressant. Ces grandes expositions sont fascinantes parce qu’elles donnent lieu à des négociations très intenses sur ce qu’on va montrer, sur ce qu’on ne montre pas, sur ce qui est montrable et ce qui n’est pas montrable. Et il y a des entreprises qui se font les intermédiaires. Ce n’est pas toujours des expositions qui mobilisent uniquement les musées nationaux. On a aussi des acteurs privés. Donc, là aussi, la sphère culturelle me paraît intéressante à examiner jusqu’aux années 1980. Dernier point concernant ces institutions, il faut aussi penser à diversiier les lieux d’observation et donc avoir recours aux archives consulaires, des archives qui permettent de déplacer le point de vue, de quitter les capitales, pourrait-on dire, et d’aller vers les régions, vers une géographie diférente, qui permettent aussi de sentir une administration beaucoup plus décentralisée que l’image classiquement centralisée que l’on a tendance à avoir. Donc, je crois que là aussi, en matière d’institutions, on a énormément de travail. Francine Dominique Liechtenhan : En efet, je pense que l’acteur institutionnel, comme on l’a nommé, entraîne aussi l’acteur individuel, comme l’a dit tout à l’heure Dominique Barjot. Quand on conçoit un projet prosopographique sur la longue durée, voire sur la très longue durée, c’est-à-dire, deux siècles et demi, comme celui de notre équipe de recherche, on voit bien qu’ils sont inalement contradictoires avec ce qu’on appelle la période d’ouverture et de fermeture. L’acteur institutionnel sera toujours lié à la période d’ouverture. La preuve en est dans les périodes d’amitié franco-russe : on a toutes les entreprises, les banques qui se déplacent vers la Russie, qui travaillent en Russie. En revanche, l’acteur individuel est très souvent plus signiicatif dans les périodes de fermeture. Il est souvent un réfugié, dans le cas le plus classique, il peut être évidemment aussi émigré ou alors, tout simplement, il cherche parce que la conjecture politique s’y prête, à s’insérer dans un autre pays, parce qu’il est en diiculté dans son pays d’origine. Ça me paraît aussi très important, et je voudrais aussi revenir sur ce qu’a dit Marie-Pierre Rey concernant les sources et les régions. Je me permets de signaler tout simplement que l’ambassade de France à Moscou a lancé un projet de masters concernant les Français dans les régions. C’est un concours qui s’associe à l’octroi d’une bourse et qui facilite le travail et les déplacements dans les régions de jeunes chercheurs russes. Je souligne bien, il ne s’agit pas de bourses octroyées à des Français mais à des Russes. Et un concours a eu lieu cette année, suite auxquelles ont été retenues six propositions sur dix-huit,

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l’une venant de Tomsk, l’autre de Vladivostok, une troisième d’Ekaterinbourg ; il y en a une qui ne vient même pas de Russie mais d’Odessa, d’Ukraine. Donc, c’est un vaste projet qui me semble très important, surtout, pour les acteurs institutionnels. Bruno Delmas : Les pistes de recherche concernant les hommes et les acteurs apparaissent très riches. Maintenant nous allons aborder notre troisième thème qui est l’étude des résultats et des réalisations. Je donne la parole à Marie-Pierre Rey pour ouvrir le débat. Marie-Pierre Rey : Je crois qu’on peut mener à la fois des micro-études, pourrait-on dire, par exemple dans le cadre précisément de masters, et puis des études importantes de doctorats ou de post-doctorats. Voici quelques exemples de masters récemment donnés avec beaucoup de joie à la fois aux étudiants de l’université de Paris I – Panthéon-Sorbonne et dans le cadre de notre coopération avec les collèges universitaires français de Moscou et de Saint-Pétersbourg, : un mémoire sur les tournées d’Yves Montant en Union Soviétique et la façon dont elles avaient été perçues. On a des sources documentaires dans les archives ex-soviétiques qui traitent précisément des réactions à travers des émissions de radio, la préparation des émissions de radio, la façon dont il est montré dans les journaux, quelle image oicielle est construite sur lui, et à côté de ça le courrier des lecteurs. On a donc, à travers un petit événement, beaucoup de choses concernant les images, la présentation et aussi la censure. Bref, tout ce qui porte sur le culturel. Même chose sur l’escadrille Normandie-Niemen, qui a été un grand objet symbolique et militaire. J’ai donné un travail sur ce sujet et c’était aussi extrêmement intéressant de voir à quel point la Normandie-Niemen a été un épisode important et aussi comment elle a été utilisée inalement dans la mémoire collective. C’est aussi un aspect qui me paraît intéressant. Il y a également des études à faire sur tout le champ culturel. Là aussi des microétudes, par exemple la réception du cinéma soviétique au festival de Cannes, les grands prix. On sait tous que Quand passent les cigognes a été le premier ilm du dégel, bien repéré comme tel dans l’opinion internationale. Vous voyez que, à travers des études inalement faisables parce qu’elles sont relativement courtes, on débouche sur des questions fondamentales de coopération mais également de rencontres plus ou moins eicaces et plus ou moins positives entre les deux univers français et russe. Puis, sur les études au long cours, pourrait-on dire, sur tout ce qui est du domaine des recherches doctorales ou post-doctorales, je voudrais dire que nous sommes en train, avec des collègues russes, de lancer un programme sur les

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mémoires des guerres franco-russes, 1812, guerre de Crimée et la première intervention étrangère pendant la première guerre mondiale, avec précisément cette idée qu’on ne doit pas seulement étudier les faits, mais qu’il faut aussi voir en quoi ces faits, réécrits et inventés, sont porteurs d’une mémoire collective, d’un imaginaire, qui ne sont évidemment pas encore bien connus, alors même que ce sont des choses fascinantes. Toute l’étude de la muséographie, par exemple, est quelque chose qui est passionnante. Comment construire le musée de Borodino en 1812, qu’est-ce qu’on montre ? À côté de ça, la guerre de Crimée, par exemple, a donné lieu en France à toute une toponymie triomphante : c’est Malakof, la rue de Crimée, etc. Les Parisiens d’aujourd’hui ignorent complètement que, quand ils prennent le métro en tel ou tel endroit, c’est un hommage en quelque sorte et une volonté politique de Napoléon III d’inscrire, dans le paysage urbain revu par Haussmann, le souvenir glorieux de la guerre. Les sujets peuvent donc être à géométrie variable, selon le temps que les étudiants souhaitent passer à ces études. On a, à mon sens, beaucoup de projets à mener. Mais j’insiste particulièrement sur ce point : dès lors que les études veulent être les plus complètes possibles et les plus riches possibles, il faut le plus possible recourir aux sources croisées, et pour cela, évidemment, monter des projets de partenariat francorusse parce que les forces humaines sont limitées, et vous voyez aussi l’ampleur des fonds à défricher. Donc, plus que jamais l’union fera la force. Eugène Starostine : Je voudrais ajouter quelque chose sur le programme d’études de ces sources gigantesques, énormes. Dans ma jeunesse, j’étais passionné par l’étude des documents sur le mouvement révolutionnaire « narodniki ». J’ai trouvé une grande quantité de documents qui n’avaient jamais été déchifrés. Ils dormaient ! Bruno Delmas : L’objectif du Guide est précisément de faire connaître toutes ces sources, de les sortir de l’oubli. Dominique Barjot : Sur ce dernier point des résultats et des réalisations, je voudrais insister sur trois dimensions. La première, c’est la technologie, c’est-à-dire à la fois des produits et des procédés. On a bien vu tout ce que la France avait pu construire avant 1914 comme ouvrages publics. Mais il ne faut pas oublier que les produits, ce sont aussi des produits quotidiens. Je donnerai l’exemple d’un produit qui a parfaitement réussi en Russie : le champagne. Ainsi en est-il du Veuve Cliquot, à tel point que Cliquot est devenu un nom commun en Russie. À ce propos, je voudrais insister sur la personnalité d’un commerçant remarquable, Louis Bohne,

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qui, à l’époque de Napoléon, a sillonné la Russie pour vendre son champagne « Cliquot ». Il a même réussi l’exploit de faire suspendre une bataille pour faire goûter son champagne à chacun des deux camps. Il nous le raconte, évidemment, avec beaucoup de délectation. Donc, réussite des produits, importance des procédés, notamment sous l’angle de transferts de technologie, on l’a bien vu pour la métallurgie ou pour le génie civil. Mais rappelons-nous que ce transfert est important aussi dans le domaine de l’industrie textile. De manière plus récente, mais inalement pas si récente que ça, puisque son succès date d’avant 1914, l’aviation est un très important apport de la France à la technologie russe. Pendant les années 1930, il existe encore des transferts de technologies de la France vers la Russie. Par exemple, Albert Caquot, le grand ingénieur des Ponts et Chaussées, intervient comme consultant du gouvernement soviétique ain de construire des formes de radoub pour les besoins de la marine bolchevique. Ce sont aussi des choses très considérables. Bien sûr, les technologies, mais il y a aussi les échanges, économiques et commerciaux. Il y a beaucoup à faire sur l’étude du commerce bilatéral entre les deux pays : il faut revenir peut-être sur les séries statistiques, les analyser par le menu. Pensons de nouveau à l’importance que joue le textile dans ces échanges. Mais ce sont, bien sûr, les transferts de capitaux qui nous viennent tout de suite à l’esprit. Rappelons qu’en 1914 la France a investi 27,7 % de ses capitaux exportés dans le monde en Russie, 27,7 % c’est-à-dire presque autant que ce que la GrandeBretagne a investi en Inde. Vous voyez, pour vous donner un ordre d’importance, c’est absolument considérable. Enin, les transferts d’hommes, les échanges d’hommes. Il y aurait à revenir peut-être de manière plus « macro-sociale » sur l’émigration entre les deux pays : l’émigration, bien sûr, au sens quantitatif, mais aussi au sens qualitatif, à savoir les échanges de capital humain. On a bien vu, à travers la problématique des ingénieurs, combien tout cela avait été important. Bruno Delmas : Nous arrivons au terme de cette table ronde. Vous voyez les pistes qui s’ouvrent devant nous, les questions qui sont posées, les sources qui sont à la fois signalées et indiquées, connues mais non explorées, M. Starostine le disait, les gisements d’archives qui sont là et qui attendent d’être défrichés. Le champ est immense, et il ne manque plus que des chercheurs. Nous nous employons pour faciliter leur travail à poursuivre cet efort de dévoilement des sources, puisque, comme vous le savez, nous avons engagé la poursuite de la publication du Guide. Pour le moment, seuls ce qui concerne les onze centres de l’Agence fédérale des archives, c’est-à-dire, pour dire quelque chose qui nous parle, l’équivalent des Archives

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nationales, a été publié. Il reste d’autres centres, ministériels et gouvernementaux, qui n’ont été ni vus, ni inventoriés. Ils font l’objet d’un second travail. Les centres comme, par exemple, celui des archives diplomatiques, M. Starostine l’évoquait dans son allocution au début de ce colloque ; celui des archives militaires, des archives aussi politiques. Il y a toute une série d’autres institutions qui conservent des archives. Je pense, par exemple, au Musée historique, à la Bibliothèque d’État, ancienne bibliothèque Lénine, qui conserve également beaucoup d’archives. Puis, comme Mme Liechtenhan l’a indiqué tout à l’heure, il y a toutes les archives de l’Académie des sciences et de ses innombrables laboratoires et instituts ; il y a les archives locales de Moscou, archives régionales, archives de la ville de Moscou, qui contiennent énormément de renseignements sur les Français puisque, inalement, c’était l’administration locale qui gérait les Français, et donc, là, elles sont totalement inexplorées. Il y a du travail pour les chercheurs, du travail aussi pour les archivistes pour les faire connaître. Le dernier mot de cette table ronde revient à M. Tchoubarian que je vous ai présenté tout à l’heure et à qui je passe la parole. Alexandre Tchoubarian : Mesdames, Messieurs, chers collègues. Je voudrais vous donner mon opinion sur les questions abordées au cours du colloque. Premièrement, je voudrais vous dire que la coopération de la France avec la Russie dans le domaine de la culture et des technologies a été des plus intenses. Actuellement, la tendance générale de notre pays, soutenu par notre Institut de l’Académie des sciences, ainsi que par les autres institutions de recherche, est d’essayer de renouveler les contacts avec beaucoup de pays. Nous avons des projets avec l’Allemagne, par exemple, un projet consacré à l’étude du rôle de l’Allemagne dans la création de l’Académie des sciences en Russie. Nous avons un programme intitulé « La perception et l’image de l’autre » avec la Grande-Bretagne, consacré à l’étude de la perception réciproque des deux pays. Dans ce cadre nous avons déjà tenu deux colloques. Mais c’est seulement avec la France qu’il y a une véritable coopération, comme le montre ce colloque. Cela nous permet d’envisager de grandes perspectives de développement de nos relations. Je ne voudrais pas m’immiscer dans le fonctionnement des institutions scientiiques françaises. Mais j’ai bien retenu que dans certains centres de recherche scientiiques, il y a un vrai intérêt pour ces sujets. Vous avez parlé des Archives nationales, des universités, du CNRS, et des autres institutions qui participent à ces programmes. Je voudrais surtout souligner que je suis vraiment impressionné par l’interdisciplinarité des programmes de recherche. Actuellement, en Russie, les sciences

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humaines ont de grandes diicultés à mener des activités interdisciplinaires et à établir des contacts eicaces entre l’histoire, la philologie, la sociologie, etc. Nous essayons de résoudre cette diiculté. Mais, vous, vous y arrivez. J’ai bien étudié le programme du colloque : les sujets abordés sont complètement interdisciplinaires. La question de la perception, de la création de l’image de l’autre est une des questions les plus compliquées de ces vingt dernières années. Tous les exposés du colloque abordent cette question de la perception de la Russie en France et de la France en Russie. J’ai déjà parlé des programmes qui traitent de sujets similaires, des programmes de coopération russes avec les autres pays. Mais je trouve que le développement de ces recherches avec la France est très prometteur. Hier matin, il y a eu une réunion au Sénat consacrée à l’année France-Russie. Nous avons discuté le problème de l’identité, l’identité française, l’identité russe, ce qui intéresse peut-être plus l’Europe, et, inalement, l’identité européenne. La question de l’identité est une des plus importantes pour les contacts culturels, techniques, économiques, etc. Par exemple, qu’est-ce que l’identité russe ? Est-ce qu’elle peut être constituée uniquement par les Russes ou faut-il l’envisager en relation avec l’Europe et surtout la France ? Pour moi, votre colloque a fourni beaucoup d’arguments étayant l’idée que la Russie fait partie de l’Europe, idée qui est actuellement en discussion à diférents niveaux. Un autre aspect, je dirais, c’est le problème des perspectives. Un des bons résultats de notre coopération du point de vue de la Russie, c’est que beaucoup de jeunes chercheurs participent à ces projets communs. Non seulement à l’École nationale des chartes, mais aussi dans les universités en Sorbonne. Il y a beaucoup de jeunes chercheurs qui sont inclus dans ces programmes communs de recherche entre la France et la Russie. Pour conclure, je voudrais vous dire que, chez nous, à l’Institut d’histoire universelle de l’Académie des sciences, la question des stages organisés pour les jeunes chercheurs est capitale. Les contacts dans le domaine des recherches entre la France et la Russie sont très importants. Je trouve surtout nécessaire d’inviter à l’Institut d’histoire universelle de jeunes chercheurs. Je sais également que mon collègue, M. Pivovar, partage cette idée, qui trouve un bon soutien à l’Université d’État des sciences humaines de Russie ainsi qu’à l’université Lomonossov de Moscou. Je crois aussi que cela pourrait être une des conditions du succès de notre coopération. Le problème des archives est capital. Je voudrais surtout attirer votre attention, et je m’adresse tout d’abord à M. Delmas, sur le fait que vous avez des sujets non politisés. C’est pour cela que la recherche ne pose pas malgré tout trop de diicultés dans le domaine de l’accès aux archives russes. Et il sera peut-être intéressant pour vous d’apprendre qu’actuellement nous préparons une lettre pour notre président. Une lettre où nous proposons quelques mesures pour

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faciliter l’accès aux archives, surtout s’il s’agit de sujets politiques, mais sans oublier les sujets culturels et autres. Récemment une nouvelle structure dans l’organisation des archives russes a été créée. Nous espérons que cela pourra aussi favoriser notre coopération. Je me souviens, il y a quatre ou cinq ans, d’une conférence des archivistes et des historiens à Marseille. Elle était également consacrée à ces sujets de coopération scientiique entre la France et la Russie. Cette année, nous avons une conférence à Moscou. Mme Liechtenhan est parmi les organisateurs de cet événement. Elle aura lieu au mois de septembre 2010. Elle sera consacrée à la coopération culturelle et scientiique entre la Russie et la France. Nos collègues allemands expriment aussi le désir de participer à notre coopération avec la France. Nous aurons peut-être des projets communs. Mais, pour l’instant, je resterai plutôt réservé. Nous sommes en train de préparer des manuels communs avec les Allemands. Je dois dire que c’est la première fois dans notre histoire. Hier, j’ai parlé avec l’ambassadeur de France à Moscou et avec le ministre des Afaires étrangères de la France de la possibilité de lancer le même projet commun avec la France. Bien sûr, il ne s’agit pas d’un manuel qui aborderait toutes les périodes de l’histoire. C’est trop diicile, comme nous l’a bien montré l’expérience analogue entre l’Allemagne et la Pologne. Mais il pourrait traiter de sujets communs concernant notamment les contacts entre la Russie et la France. Je dois dire que la France joue un grand rôle dans la vie culturelle en Russie. À vrai dire, nous avons beaucoup de diicultés. Il ne s’agit pas de diicultés de coopération avec les spécialistes, mais avec les « mass media ». C’est compliqué, par exemple, de faire publier un article. J’ai essayé dans un journal français et j’ai eu un échec. Ils sont surtout intéressés par les sujets politiques concrets. Mais il me semble que c’est surtout les sujets culturels qui nous aident à établir des contacts. J’ai participé à deux réunions au Conseil de l’Europe, dont la dernière à Istambul, qui concernaient les manuels d’histoire en Europe aujourd’hui. Et une des conclusions les plus importantes était que ce sont surtout les contacts culturels, les contacts dans le domaine de l’éducation et de l’art, qui donnent la possibilité de rédiger de bons manuels communs. M. Delmas, je me souviens bien de mes premiers contacts avec l’École nationale des chartes. C’était dans les années 1970, il y avait alors un congrès des historiens à Moscou. Le secrétaire général de l’Association internationale des historiens était Michel François, professeur à l’École nationale des chartes. Je l’ai vu une fois, et après il m’a invité à l’École nationale des chartes. J’aime beaucoup la Sorbonne, mais je sais qu’une des plus prestigieuses institutions en France, c’est l’École des chartes. Et je n’en connais pas de comparables en Russie. Merci beaucoup.

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Bruno Delmas : Merci encore, M. Tchoubarian pour ces mots de conclusion qui ont élargi notre rélexion. Bruno Delmas : Avant de nous quitter, je vais passer la parole à M.  Pivovar, recteur de l’université d’État des sciences humaines, avec laquelle nous avons établi cette coopération entre les Archives de France, l’École nationale des chartes et l’Institut d’histoire et des archives, pour les derniers mots de conclusion du colloque. Efim Pivovar : Merci beaucoup. Tout d’abord, je suis ravi de constater que le Guide, qui a été réalisé grâce à la collaboration entre l’Université des sciences humaines et l’École nationale des chartes, est déjà devenu un objet d’analyse et d’étude. Je suis également admiratif devant l’ampleur des travaux menés dans le domaine des relations franco-russes qui ont été présentés dans ce colloque. Ce matin, une de mes collègues russes, de l’université de Moscou de Lomonossov – qui est d’ailleurs mon université d’origine, – m’a rappelé une histoire. Nous célébrerons bientôt l’anniversaire de l’université des Ponts et Chaussées de SaintPétersbourg. En 1808, Alexandre Ier a demandé à Napoléon d’envoyer un spécialiste capable de fonder une institution qui pourrait résoudre les problèmes des mauvaises voies de communication en Russie. Ce spécialiste est bien arrivé en Russie. Il s’agissait d’un personnage d’origine espagnole, mais il a été envoyé par la France : nous considérons donc qu’il s’agit d’un spécialiste français. Et donc, maintenant, je suis invité à la fête d’anniversaire de cette université qui est le résultat de l’inluence française. Encore un exemple qui est complètement d’actualité, la Société générale, qui maintenant a ouvert ses portes à Moscou, est une des deux banques partenaires de l’Université des sciences humaines. Avec cette banque partenaire, nous organisons des concours concernant la culture française. Ensuite, je voudrais attirer votre attention sur trois points. Premièrement, il est très regrettable que le Guide ne soit pas traduit en russe. C’est un peu absurde. Et bien sûr nous devons le publier en russe. Je m’engage à m’occuper de cela sans tarder. Deuxièmement, nous avons signé avec l’École nationale des chartes une convention de coopération qui rentre en vigueur prochainement. Cette convention concerne le fonctionnement du double master entre l’École nationale des chartes et l’Université des sciences humaines. Les étudiants de master russes et français vont passer un semestre dans le pays d’accueil et, bien sûr, ils vont soutenir leurs mémoires dans les deux langues. C’est une grande réussite. Je crois que c’est le premier double master en archivistique non seulement entre la Russie et la France, mais dans le monde. Et je crois que nous pouvons vraiment

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être iers de ce résultat. Je remercie tous ceux qui ont participé à ce travail, du côté russe et bien sûr du côté de l’École nationale des chartes. Enin, je voudrais dire qu’à l’université des sciences humaines, nous sommes en train de créer une plate-forme permanente de travail pour les recteurs et les directeurs des institutions de recherches en sciences humaines en France et en Russie. Nous avons réuni plus de quarante institutions des deux côtés : une des directions développées concerne notamment les recherches interdisciplinaires et les échanges de méthodes d’enseignements. Une dernière chose que je voudrais vous dire. Je pense que les sujets que nous avons abordés au cours de ce colloque peuvent surtout être étudiés de façon beaucoup plus eicace si nous les considérons des deux points de vue, les Français en Russie, mais aussi les Russes en France. J’ai beaucoup étudié l’émigration russe en France. Il est vrai qu’il est parfois diicile de distinguer ces deux sujets qui sont très mêlés parce que les communautés françaises en Russie et les communautés russes en France avaient de multiples contacts. Il m’est donc assez facile de conclure ce colloque et de remercier tous ceux qui ont contribué à son succès : l’organisation a été parfaite, l’accueil généreux et la qualité scientiique des exposés a bien montré l’ampleur des champs de recherches à explorer. Grâce à nos diverses collaborations, nous avons tous les atouts pour mener à bien des études fécondes dans l’avenir.

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La France et les Français au xixe siècle : les ressources des Archives nationales, par Armelle Le Goff À Paris, dans les fonds des Archives nationales, les traces des Français partis en Russie, bien que plus diiciles à saisir qu’aux archives des Afaires étrangères, sont aussi présentes. La sous-série F/7, traditionnellement appelée « Police générale », accueille les dossiers de diverses autorités chargées de la police au niveau national depuis la Révolution française. Elle abrite des dossiers contenant des listes générales d’émigrés établis en Russie à la suite de la Révolution et des documents classés par ordre alphabétique concernant ces émigrés qui demandent à revenir en France sous le Consulat et sous l’Empire. Dans la sous-série F/7 sont aussi conservés les passeports. Au xixe siècle, pour se déplacer en France comme à l’étranger, il était nécessaire d’être porteur d’un passeport. Malgré des éliminations, les passeports conservés dans la sous série F/7 forment un groupe homogène pour la période du Directoire jusqu’en 1852. Une iche d’aide à la recherche, consultable en ligne sur le site des Archives nationales, fait le point sur les cotes des dossiers et sur les années concernées. Parmi les fonds versés aux Archives nationales par l’administration de la Justice, la sous-série BB/11 accueille les versements de la division des afaires civiles et du sceau. Cette division s’occupait des autorisations données par décret à des Français d’entrer ou de rester au service des puissances étrangères comme l’empire russe, de jouir d’une pension étrangère et des réintégrations dans la qualité de Français. Grâce à la base nominative Quidam consultable au CARAN, il est possible de faire des recherches dans les dossiers individuels des personnes qui se sont mis au service de la Russie lorsque l’on connaît leur nom. Au xixe siècle, des linguistes, des historiens, des anthropologues et des membres de la société de géographie et d’autres savants français (« érudits de terrain ») ont entretenu des relations suivies avec le monde savant russe. Les sources sur ces savants sont à rechercher, en premier lieu, dans la sous-série F/17 qui abrite les dossiers versés

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aux Archives nationales par le ministère de l’Instruction publique. Dans cette soussérie, sont conservés les dossiers de carrière de toutes les personnes ayant occupé une fonction dans l’enseignement secondaire, dans l’enseignement supérieur ou dans un établissement scientiique sous tutelle du ministère de l’Instruction publique. On trouve aussi dans la sous-série F/17 des dossiers sur des institutions essentielles dans le domaine de l’histoire scientiique qui étaient sous la tutelle de l’Instruction publique, ainsi que les dossiers de missions scientiiques et littéraires accordées gratuitement ou subventionnées par le ministère et, avec l’internationalisation des sciences, des dossiers relatifs aux diférents congrès pour lesquels le ministère envoyait des délégués. La sous-série F/17 abrite ainsi les dossiers d’environ cent trente missions accordées pour voyages d’études, participation à des congrès ou explorations scientiiques dans l’empire russe avant 1914. Pour ce qui est des sources sur les Français présents en Russie pour des raisons économiques, il faut penser aux dossiers de carrières des ingénieurs des Mines et des Ponts-et-Chaussées, conservés par le service du personnel du ministère des Travaux publics. Ces dossiers ont été versés aux Archives nationales dans la sous-série F/14, archives du ministère des Travaux publics, et sont recensés nominativement dans la base Quidam. Dans les archives du ministère du Commerce, soit la sous-série F/12, on peut repérer des traces concernant les commerçants et les industriels intéressés par le marché russe dans les rapports consulaires et dans les dossiers des expositions universelles, s’ils y ont participé. La sous-série F/12 contient aussi de la documentation sur des expositions tenues à l’étranger, telle l’Exposition française de Moscou en 1891. En outre, les distinctions honoriiques ont joué un rôle très important dans la société française du xixe siècle. Leur attribution a laissé des dossiers essentiels pour les recherches sur les individus et les groupes sociaux. Les recherches sur les relations entre savants russes et français seront à approfondir non seulement dans les archives russes mais aussi dans les fonds d’autres institutions françaises : Académie des sciences, Académie de médecine, Institut Pasteur, Muséum d’histoire naturelle. Il importera aussi se mettre aussi en quête des archives personnelles de ces « érudits de terrain » restées en main privée quand elles existent et n’ont pas été malheureusement dispersées. Les fonds du ministère des Afaires étrangères relatifs à la France et aux Français en Russie (1789-1917) : présentation archivistique et critique, par Jérôme Cras Pour bien comprendre la richesse et l’intérêt des fonds du ministère des Afaires étrangères sur un sujet comme la présence française en Russie au xixe siècle, il

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est indispensable de rappeler de manière synthétique les principales fonctions de cette institution. À la traditionnelle conduite de la politique extérieure de l’État, vint s’ajouter, à partir de 1793, la protection des intérêts de la communauté française à l’étranger, du fait du rattachement au ministère du bureau des consulats jusque-là sous tutelle de la Marine. La carte du réseau diplomatique et consulaire de la France en Russie au xixe révèle une intention réelle de répondre à cette nouvelle mission, mais également les faiblesses du dispositif mis en place dans ce territoire russe en continuelle expansion : les consulats généraux, consulats et vice-consulats, occupés par des fonctionnaires du ministère, restent somme toute peu nombreux par rapport aux agences consulaires, dirigés par de simples particuliers dont les pouvoirs et l’inluence demeurent très limités. Du moins ce réseau permet-il au Quai d’Orsay d’être bien informé sur les événements de Russie tout au long du xixe siècle. Les documents produits par les Afaires étrangères, tant au niveau des bureaux d’administration centrale que des représentations extérieures, passèrent déinitivement au xixe siècle sous le contrôle du service des Archives. Créé dès le xviiie siècle, ce dernier généralisa une procédure de versement anciennement établie qui, consolidée par une ordonnance royale en 1833, assurait la mainmise de l’État sur les papiers des agents en fonction en France comme à l’étranger. Mais tout fonds d’archives a son histoire, et celle des archives des postes diplomatiques et consulaires français en Russie est particulièrement tourmentée après la Révolution de 1917. Une partie d’entre elles furent évacuées du territoire russe et rapatriées en France, mais beaucoup d’autres furent abandonnées sur place et subirent destructions, pillages ou séquestration. Ce fut bien après la seconde guerre mondiale que, à la faveur du réchaufement des relations entre la France et l’URSS dans les années 1960, la lumière se it sur le sort de cette documentation devenue historique, et que d’importantes restitutions purent avoir lieu. Le terme logique de cette étude est une présentation des sources aujourd’hui conservées par le département des Afaires étrangères sur la présence française en Russie de 1789 à 1917. Elles se répartissent entre les deux grands sites de conservation de ce ministère : le tout nouveau Centre des archives diplomatiques de la Courneuve, qui détient les séries d’administration centrale, et le Centre des archives diplomatiques de Nantes, où sont déposées depuis les années 1960 les archives rapatriées des postes diplomatiques et consulaires. Ces deux grands ensembles, tout à fait complémentaires, ofrent une grande variété de documents sur le sujet qui nous intéresse : correspondances commerciales et politiques, dossiers d’afaires particulières, registres et actes de chancellerie consulaire ofrent une vue certes partielle et sélective, mais, malgré tout, assez ine du rôle économique, politique et culturel de nos ressortissants en Russie à cette époque, jusqu’à pouvoir les compter et, en quelque sorte, entrer dans leur vie.

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La Russie aux archives historiques de la Société générale : présentation et perspectives de recherche, par Xavier Breuil et Camille Rey Initiée aux afaires russes dès la in du xixe siècle, notamment par le truchement de sa société industrielle l’Omnium ou encore de ses participations à différents syndicats interbancaires, la Société générale s’est progressivement imposée comme une banque de dépôts de première importance. Soucieux d’exporter son savoir-faire et disposant d’une bonne connaissance du marché et des coutumes locales, l’établissement bancaire du boulevard Haussmann décida de créer une iliale en 1901, la Banque du Nord, dont le réseau d’agences fut agrégé, neuf ans plus tard, à celui de la Banque russo-chinoise pour donner naissance à la Banque russo-asiatique. Depuis Saint-Pétersbourg, où fut installé le siège social, la nouvelle entité rayonna sur l’ensemble de l’empire russe, participant ainsi à la mise en valeur des ressources naturelles et au décollage industriel du pays. De ce fait, les archives historiques de la Société générale ofrent une perspective stimulante pour envisager les relations économiques et commerciales entre la France et la Russie avant 1917. Outre les dossiers des entreprises russes ou étrangères implantées, le fonds compte également nombre de rapports d’inspection, des dossiers du personnel expatrié, notamment des cadres, ainsi que les témoignages sur les événements politiques qui ont marqué la Russie tsariste. Mais les archives conservées ne concernent pas seulement la seule Société générale et ses iliales en Russie. L’intégration du Crédit du nord au Groupe en 1997 a permis au service des archives historiques d’enrichir ses fonds « russes », en récupérant notamment les dossiers de la Banque de l’union parisienne. Fondée en 1904, cette banque d’afaire s’intéressa de près aux afaires russes, nouant des partenariat avec des groupes français comme Schneider, belge ou encore russe, dont la Banque de l’Union de Moscou. Au total, l’ensemble des fonds devraient contribuer à écrire une histoire économique et inancière de la Russie et des relations franco-russes, mais aussi une histoire sociale et politique.

Des ingénieurs français au service de la couronne russe, au début du xixe siècle : sources en Russie et en Ukraine, par Dmitri Gouzévitch et Irina Gouzévitch Sur une trentaine d’ingénieurs français ayant exercé au service de la couronne russe durant la première moitié du xixe siècle, six ont été élus membres de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg : P. D. Bazaine, M. Destrem, B. Clapeyron,

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G. Lamé, A. Raucourt (de Charleville) et J. Hauÿ. Les quatre derniers ont été élus membres correspondants de cette compagnie, Destrem a été reçu membre honoraire, Bazaine a eu les deux titres. Huit au moins de ces oiciers ont atteint les grades de généraux dans les diverses administrations techniques de l’État (S. Sénovert, I. Résimont, L. Carbonnier, P. D. Bazaine, M. Destrem, C. Potier, A. Fabre, F. De Saint-Aldegonde) ; quelques autres sont devenus colonels ou lieutenants-colonels du corps des ingénieurs des voies de communication (B. Clapeyron, G. Lamé, A. Raucourt, A. Henri, J. Fabre). Leur activité a été extrêmement diversiiée : ils ont enseigné et construit, élaboré des projets et dirigé les chantiers et les administrations, rédigé des mémoires scientiiques et des manuels, et édité des périodiques. Certains se sont distingués dans l’art et la littérature, d’autres ont eu une vie mondaine et sociale intense. 70 % de ces ingénieurs étaient des polytechniciens. Les documents qui les concernent ont été dépistés dans plus de cinquante lieux de conservation en Russie et en Ukraine (ex-URSS) : archives d’État, musées, départements de manuscrits des bibliothèques et fonds privés, et dans une quinzaine de lieux de conservation de documents en France. Il existe également des vestiges matériels associés à leurs noms et activités : des maisons où ils ont habité ; des ouvrages d’art qu’ils ont construit (ponts et écluses, bâtiments et couvertures) ; leurs sépultures, portraits et plaques commémoratives. L’article vise à ofrir le survol de l’ensemble de ces sources qui permettent de restituer le parcours souvent inédit de ces experts en Russie. Il comprend la liste de ces ingénieurs, les données sur leurs carrières, l’aperçu du corpus de sources qui les concernent et leur classiication.

La correspondance consulaire aux Archives nationales : une source privilégiée sur les origines des communautés françaises en Russie au xviiie siècle, par Anne Mézin Les archives des consulats de France constituent une source première dans l’étude des colonies françaises à l’étranger et des relations commerciales, culturelles, industrielles, scientiiques et autres. Aux Archives nationales, les fonds conservés couvrent la période de l’Ancien Régime avec la série dite des « Afaires étrangères ». Il faut toutefois préciser que ces correspondances sont rarement complètes, pour des raisons aussi bien politiques (guerres, révolutions) que particulières au consul. À cette première série des Afaires étrangères, il convient d’ajouter les papiers conservés dans la série Marine B7, qui proviennent aussi du fonds des consulats d’Ancien Régime. En plus de la correspondance des consuls avec les ministres, des mémoires concernant le commerce et la navigation, des états de navires, et des états

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d’importation et d’exportation de marchandises, sont conservés dans ces archives, de même que quelques listes ou états de Français. Tous ces documents permettent de se faire une idée, souvent approximative, de la colonie française de l’époque, tant au niveau des individus que de leur activité professionnelle. Ces sources sont complétées par les papiers de chancellerie des consulats dont on peut trouver des récapitulatifs dans la correspondance elle-même. Au cours du xixe siècle, le déploiement du réseau consulaire français en Russie conirme une implantation beaucoup plus importante de la part des Français.

L’émigration française en Russie au tournant du xviiie siècle : la composition et le renouvellement de la communauté française d’après les listes de 1793 et 1806, par Vladislav Rjéoutski L’article étudie les résultats des recensements des ressortissants de France en Russie (1793 et 1806). Après la nécessaire analyse critique de ces sources, sont discutés les chifres, pour la population française, dans les villes capitales et en province, ainsi que la composition professionnelle de la colonie française, et l’origine géographique de ses membres. La diférence des sources ne permet pas d’établir avec précision la composition de la communauté française, mais il est possible de présenter les tendances principales. D’une part, on peut remarquer une relative constance de la composition professionnelle de cette colonie : les précepteurs et les enseignants ainsi que les marchands sont les groupes les plus importants. Le nombre des premiers a même augmenté de 1793 à 1806 et cette augmentation a touché aussi bien les capitales, Saint-Pétersbourg et Moscou, que la province. Dans ces deux villes, la part des Français enseignants est devenue plus importante, alors que dans la province, où presque tous les Français s’occupaient de l’éducation et de l’enseignement, c’est leur nombre qui a augmenté. Cette croissance relète bien entendu la demande pour l’éducation « à la française » qui se développe malgré la critique virulente dont ces éducateurs sont la cible dans la société russe. La colonie de Moscou, assez importante et bien organisée en 1793, semble diminuer en 1806, alors que le nombre des Français installés en province est plus important, ce qu’on peut aussi attribuer à la croissance de la demande en éducateurs français parmi les provinciaux et d’abord la noblesse russe de province. On peut donc estimer que c’est cette demande qui a un impact sur la distribution géographique de la population française en Russie. Le nombre de ressortissants d’Alsace et de Lorraine augmente encore, celui de Paris, au contraire, diminue par rapport à 1793, et c’est particulièrement le

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nombre de Français qui sont nés en Russie de parents français qui baisse. L’Ouest et le Sud de la France sont relativement peu représentés en Russie. L’émigration alsacienne et lorraine peut s’expliquer par la situation de ces régions au carrefour de l’Europe, mais aussi par leurs liens avec diférents pays européens. Leurs liens avec la Russie sont historiques et se développent tout particulièrement à partir du milieu du xviiie siècle, quand beaucoup de Russes viennent étudier à l’université de Strasbourg et que des familles russes engagent des précepteurs et des secrétaires venant de ces régions. L’importance de ce phénomène nous permet de le comparer à l’émigration de la ville de Halle vers la Russie, étudiée par Eduard Winer.

Les Français en Russie sous Nicolas Ier (1825-1855) d’après les documents de la Troisième Section de la Chancellerie impériale, par Véra Milchina Une des missions de la haute police créée par l’empereur Nicolas Ier en 1826, autrement dit la Troisième Section de la Chancellerie Impériale, est la surveillance des étrangers ; il lui revient donc de prendre tous les arrêtés et dispositions concernant les étrangers à leur arrivée et à leur départ du pays et pendant leur séjour provisoire ou déinitif en Russie. Les dossiers de travail de cette haute police qui sont conservés aux Archives d’État de la Fédération de Russie (GARF) comportent de nombreux renseignements sur les Français en Russie. On peut distinguer quatre grandes thématiques concernant les Français en Russie : 1. l’arrivée et le départ des Français en Russie ; les documents nécessaires pour voyager dans le pays et pour en partir ; les méthodes de surveillance dont les Français étaient l’objet en Russie ; 2. les Français considérés comme dangereux et donc objet d’une surveillance rigoureuse ou expulsés de Russie ; les sources qui mettent le gouvernement en alerte : rapports des agents russes à l’étranger, rapports des aidés travaillant dans le pays, lettres interceptées par la haute police ; 3. les Français considérés par le pouvoir russe comme utiles et les Français devenus sujets russes et donc ayant perdu le droit à la protection de la part des diplomates français ; les documents nécessaires aux procédures de naturalisation et les listes des Français ayant prêté le serment de sujétion à l’empereur de Russie, particulièrement celle de 1834, qui donnent des éléments sur les métiers exercés par cette communauté et sur les parcours de ses membres ; 4. les activités des diplomates français en Russie et leurs eforts pour défendre les intérêts de leurs concitoyens. Cette thématique, étroitement liée avec les précédentes, est abordée plus en détails dans l’article à partir de documents conservés

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au GARF mais aussi d’autres documents conservés par le service des archives du ministère des Afaires étrangères en France. Ces documents révèlent que les diplomates ont été non seulement les défenseurs de leurs compatriotes persécutés, mais aussi victimes eux-mêmes de persécution et étroitement surveillés. L’article démontre comment procèdent les diplomates français au poste en Russie (Mortemart, Lagrené, Barante) lorsque leurs compatriotes persécutés par la police russe ont besoin d’aide. Parfois les eforts des diplomates sont couronnés du succès, sinon les Français suspects sont expulsés du pays. L’article analyse aussi les activités des diplomates français, en premier lieu du baron de Bourgoing en été et en automne 1830, pour défendre non seulement des particuliers Français, mais aussi l’honneur de la France.

Attachés militaires et oiciers en mission en Russie. Le regard des militaires français sur la Russie à la in du règne de Nicolas Ier, par Frédéric Guelton « La Russie est dans le ciel, le tsar dans le sanctuaire, l’église dans la caserne, l’aumônier sous le drapeau, le soldat tout autour et le peuple au milieu » (cité par le capitaine de Laisle, état-major général, Mission militaire en Russie, 6 décembre 1875, Service historique de la défense, DAT, 7N 1468). Les archives militaires françaises forment un ensemble sui generis remarquable pour quiconque s’intéresse à l’histoire des relations entre la France et la Russie. Celles consacrées à la période qui s’étend de la guerre de Crimée aux débuts de la première guerre mondiale présentent un intérêt particulier en raison de leur volume global et de leur caractère spéciique, tous deux liés à cet événement majeur des relations internationales de la in du xixe siècle que fut la signature d’une convention militaire entre les deux pays généralement connue et présentée sous le vocable simpliicateur mais évocateur d’« l’alliance franco-russe ». L’évolution générale des relations extérieures de la France et de la Russie, depuis le temps des premiers contacts réalisés sous le Second Empire jusqu’à la signature de la convention et à la naissance de l’Alliance font passer les deux États de la posture d’ennemis mortels à celle d’alliés indéfectibles. Cette période faste des relations franco-russes survit, dans des conditions dramatiques, à la Grande Guerre, jusqu’à ce que la tourmente révolutionnaire emporte l’empire russe. Elle connaît son épilogue au début des années vingt alors que des militaires français continuent de combattre aux côtés des armées blanches contre les forces bolcheviques et que la France accueille sur son sol une partie de la première émigration russe contrainte de fuir sa terre natale. Cet ensemble historique long de plus de soixante années est rythmé par des moments particuliers qui en représentent autant de chapitres à la fois distincts

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et successifs. Parmi eux, la décennie 1870-1880 forme un tout cohérent d’un point de vue militaire. Dans les deux pays, le souvenir de la guerre de Crimée s’éloigne tout comme s’estompent les prises de positions antagonistes adoptées lors du soulèvement polonais de 1863. En France, les conséquences dramatiques de la défaite face à la Prusse en 1870-1871 accaparent les esprits. Les militaires français qui, dix ans auparavant, n’hésitaient pas à railler l’armée russe, observent dorénavant avec intérêt la réforme militaire engagée par Milûtin. Ses spéciicités intriguent d’autant plus que certaines sont décrites comme d’inspiration allemande. En les analysant, les Français cherchent à comprendre leur défaite récente, à trouver des modèles nouveaux applicables ain de réformer leur armée, enin à estimer la valeur d’une armée dont chacun sent confusément qu’elle pourrait devenir le bras armé du fameux allié de revers dont la France cherche toujours à disposer dans l’Est européen, depuis au moins le règne de François Ier. Les archives militaires rendent bien compte, dans leur ensemble, de cette situation nouvelle et changeante. Celles des seuls attachés militaires et des oiciers en mission projettent sur elle l’éclairage cru, direct et précis de celui qui se rend en Russie pour voir, pour comprendre et pour informer Paris. Elles peuvent, à première vue, paraître quantitativement limitées avec environ une centaine de cartons d’archives sur la période 1860-1914. Elles le sont beaucoup moins lorsqu’on les compare aux archives de même nature consacrées à la Grande-Bretagne (environ cent dix cartons), à l’empire austro-hongrois (moins d’une trentaine de cartons) et surtout à l’Allemagne (à peine plus d’une vingtaine de cartons). Les Français que l’on découvre à travers ces archives dont ils sont les producteurs sont, de facto, parmi les rares observateurs militaires directs de l’armée et de la société russes dans leur ensemble. Ils sont représentés par douze attachés militaires et environ soixante-dix oiciers missionnaires, ce qui est, à l’époque, exceptionnel, même si, au moment, le nombre des Français qui séjournent Russie doit se situer entre 8 000 et 9 000 si l’on prend comme base le chifre de 9 500 issu du recensement russe de 1897. Les résultats de leurs observations contredisent régulièrement les apports d’une historiographie connue, historiquement marquée et souvent politiquement contrainte par la vie politique du continent européen au xxe siècle. Ils proposent aux chercheurs d’entreprendre une nouvelle rélexion méthodologique et méthodique sur la Russie de cette période, qui demeure en déinitive insuisamment connue dans sa réalité historique. Ils poussent également à envisager un examen nouveau de cette armée russe telle que la découvrent les Français et d’en dresser, avec l’aide des sources de première main disponibles en France et en Russie, un tableau nouveau, plus complexe et plus complet que ce qui est généralement connu, ain de mieux rendre compte et de mieux comprendre l’histoire militaire francorusse au temps de l’alliance éponyme.

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Prêtres et religieuses français en Russie : impact religieux, culturel et social de la présence d’un clergé catholique étranger dans l’Empire (1890-1917), par Laura Pettinaroli Une étude sur la présence française en Russie au xixe et au début du xxe siècle ne saurait faire l’économie du facteur religieux. Alors que se multiplient les études sur les confessions religieuses minoritaires dans l’empire russe, il importe de ne pas négliger le cas des croyants étrangers. Ultra-minoritaires, ces croyants étrangers jouent toutefois un rôle clé tant auprès de leurs concitoyens occidentaux résidant en Russie (structuration nationale et identitaire) qu’auprès de leurs coreligionnaires citoyens de l’empire russe, souvent pénalisés par la législation impériale (statut des confessions étrangères). Cette contribution aborde le cas des prêtres et religieuses français et leur action dans le domaine religieux, social et culturel, en particulier sous le règne de Nicolas II.

Témoignages de guides touristiques en langue française et de voyageurs français sur Moscou et son Kremlin (xixe - début du xxe siècle), par Tatiana Balashova Moscou, au xixe siècle, attirait de nombreux voyageurs russes et étrangers, parmi lesquels nous trouvons plusieurs Français, des écrivains, des poètes, des diplomates et des touristes qui, venant à Moscou, voulaient satisfaire un désir de connaissances historiques et culturelles. Les récits de voyageurs et les guides touristiques consacrés à Moscou exerçaient une inluence importante sur la formation de l’image de la Russie en France. Cet article est centré sur Moscou, en raison du rôle important que la ville a joué dans les itinéraires de voyageurs français en Russie. Le Moscou du xixe siècle était perçu par les contemporains, en opposition à la capitale oicielle Saint-Pétersbourg, comme la capitale historique, le centre de l’orthodoxie, le symbole de l’histoire russe. Les témoignages des voyageurs français et des guides touristiques ont contribué à la construction d’une image fabuleuse de Moscou où le Kremlin était considéré comme le monument plus important de la ville, comme le symbole de l’histoire, de la spiritualité et de la culture russe Le développement des techniques, l’extension du réseau de chemins de fer et l’intégration économique croissante ont ouvert une nouvelle époque pour les voyages. Ils devenaient plus accessibles aux couches moyennes, tandis que les destination étaient plus variées. La période qui suit 1830 est marquée par un accroissement du nombre des guides touristiques et de leur maturité éditoriale ; cela correspond aux débuts du tourisme moderne. Les guides touristiques de la

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deuxième moitié du xixe siècle et surtout du début de xxe siècle étaient conçus comme des livres pratiques donnant des informations brèves et indispensables pour un étranger à Moscou. La comparaison entre les récits de voyageurs français en Russie et les guides touristiques permet de faire l’hypothèse d’une inluence réciproque. Leur étude permet de reconstituer quel était le parcours obligé du voyageur français à Moscou au xixe  siècle, de connaître les lieux et les monuments qui attiraient le plus les visiteurs et de situer l’importance que pouvait avoir l’ancienne citadelle du Kremlin.

Une source inédite pour l’étude des rapports franco-russes à la Belle Époque : le carnet de voyage d’Henri Vever, par N. Christine Brookes et Willa Z. Silverman Ce texte a pour but de présenter et d’analyser le carnet de voyage inédit rédigé par Henri Vever (1854-1942) lors de son voyage en Russie en été 1891. Maître joaillier militant dans les combats en faveur de l’Art Nouveau, Vever occupa une place décisive dans le monde artistique du tournant du xxe siècle. C’est donc en tant que igure de proue de la bijouterie française que Vever part en Russie, ain de représenter les intérêts commerciaux et culturels français lors de l’Exposition de Moscou. Cette exposition, témoignant du climat du rapprochement franco-russe qui avait abouti à la ratiication de l’alliance entre ces deux pays, avait comme but de faire connaître l’expertise industrielle et artisanale française au marché russe. Une fois ses activités professionnelles acquittées, Vever entreprend son propre voyage en Russie, qu’il raconte en détail dans un journal manuscrit d’environ quatre-vingt pages dactylographiées. Il reviendra de ce voyage, qui le mène de Moscou jusqu’à Samarkand, en passant par Bakou et Tilis, ébloui par la diversité des cultures rencontrées, et ce fait aura des retombées importantes sur ses activités jumelées de bijoutier et de collectionneur. Assurément, ses remarques font parfois écho à celles des autres voyageurs français, mais ce récit reste un témoignage privilégié d’une période charnière dans l’évolution des rapports franco-russes.

Auguste-René Semen, imprimeur, éditeur et marchand-libraire parisien à Moscou, par Anna Markova L’article présente pour la première fois en français l’activité d’imprimeur, de fondeur de caractères et d’éditeur d’Auguste Semen.

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Arrivé à Moscou vers la in des années 1800, ce Français it une carrière remarquable : il fut engagé pour organiser et prendre la tête de l’imprimerie de Nikolaj Sergeevič Vsevoložskij, une imprimerie « telle que notre Patrie n’en a encore jamais connue ». Pour accomplir ce projet ambitieux, Semen alla à Paris pour acquérir des presses et des caractères typographiques chez les typographes renommés partout en Europe, les Didot et Joseph-Gaspard Gillé. Par la suite, lorsque Semen ouvrit la fonderie et l’imprimerie auprès de l’Académie médico-chirurgicale de Moscou, il retravailla les caractères cyrilliques de Didot et assura ainsi l’évolution du style néo-classique sur les pages de ses propres éditions. Auguste Semen ne fut pas un simple typographe ; il considérait la création des caractères, comme un art et non comme un artisanat. Il eut un parcours extraordinaire : il devint franc-maçon ; durant la campagne de Russie, il fut placé en résidence surveillée à Nižnij-Novgorod ; il publia des livres interdits. Tout cela n’empêcha cependant pas le succès de son activité d’imprimeur. Pendant plus de quarante ans, il dirigea les travaux dans l’atelier typographique du Saint Synode et il reçut de l’empereur de nombreuses décorations. Dans sa propre imprimerie, Semen se livra à des publications de tous types : thèses en médecine, journaux et revues illustrés, premières éditions des auteurs russes classiques dont le caractère irréprochable le rendit célèbre dans l’histoire du livre russe. Outre la présentation de l’activité d’Auguste Semen, cet article se propose de rendre compte d’un document d’archives découvert récemment. Il s’agit de l’inventaire après décès du graveur-géographe Guillaume-François Semen, frère de l’imprimeur. L’étude de ce document et des publications qui y sont relatives ont rendu possible la description de la période parisienne de la vie d’Auguste Semen, peu connue jusqu’alors.

Piotr Doubrovski et la communauté d’émigrés français de Saint-Pétersbourg (1797-1812), par Vladimir Somov Les historiens ayant étudié les fonds français conservés en Russie connaissent bien le nom du diplomate et bibliographe russe Piotr Petrovitch Doubrovski (1754-1816), propriétaire d’une collection unique de manuscrits. Doubrovski commença sa collection en France : il eut des contacts avec les antiquaires et les bouquinistes de Paris, qui représentaient, à l’époque de la Révolution, un marché potentiel énorme pour les amateurs de raretés ; c’est ainsi qu’il développa son érudition, son goût pour l’acquisition des manuscrits et ses connaissances en bibliographie. En qualité d’employé de l’ambassade de Russie, Doubrovski connaissait des aristocrates français qui avaient fui la France révolutionnaire pour la

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Russie. Il quitta lui-même la France en 1792, laissant derrière lui de nombreuses dettes, et fut considéré comme un émigré par les forces républicaines. Il eut l’occasion de fréquenter des réfugiés français à Hambourg, où il servit à la Mission russe sous l’autorité de Frédéric-Melchior Grimm. Il organisa un concours d’odes in memoria de Catherine II, ce qui lui permit de rencontrer des éditeurs et des collaborateurs du Spectateur du Nord, journal édité par des émigrés (notamment, le marquis de la Maisonfort, les frères Fauche, Bodus, Rivarol). Nombre de ses connaissances se retrouvèrent rapidement à Saint-Pétersbourg où il arriva en 1800. En 1805, après avoir vendu sa collection à la cour de Russie, il entra à la Bibliothèque impériale publique, où il retrouva des émigrés (le premier directeur de cette institution fut le comte de Choiseul-Gouier). Le supérieur direct de Doubrovski était le chevalier d’Augard et on trouvait parmi ses collègues, entre autres, le comte de Chanclos, Pierre Torcy, Antoine Butet, l’abbé Grandidier. Ces émigrés, qui avaient eux-mêmes de riches bibliothèques personnelles, apportèrent à la Russie leurs connaissances de la littérature et de la culture du livre. Leurs travaux et ceux de Doubrovski contribuèrent à l’assimilation de la culture française par la société russe. Le comte Ferdinand de La Barthe et les études françaises en Russie, par Piotr Zaborov Cette contribution se propose d’apporter quelques informations sur la vie et les activités du comte Ferdinand de La Barthe (1870-1915). Du côté paternel il appartenait à l’aristocratie française, du côté maternel, à la noblesse ukrainienne, mais les deux familles étaient à cette époque assez peu fortunées. Né à Préveranges (Cher) il passa son enfance dans un milieu français, reçut une éducation catholique et l’enseignement primaire dans un collège local. Après quoi la famille quitta la France pour la Russie, où elle s’installa à Saint-Pétersbourg. Le jeune comte y entra dans un lycée réputé dirigé par Â. G. Gurevič et, plus tard, gagna la faculté de philologie et d’histoire de l’université de Saint-Pétersbourg, où il it ses études de 1890 à 1895 à la section de philologie romane et germanique, fondée peu avant et dirigée par l’académicien Aleksandr Veselovskij. C’est sous l’inluence de ce grand savant que La Barthe se forma comme historien littéraire de la France et de l’Europe occidentale en général et écrit ses principaux ouvrages – Chateaubriand et la poétique de la tristesse universelle, en France, à la in du xviiie et au début du xixe  siècle et La poétique romantique en France, le premier soutenu en 1906 comme thèse de magister, le second comme thèse de doctorat en 1909. De 1898 à la in de sa vie, il enseigna la langue et la littérature françaises et quelques autres disciplines philologiques dans diférents établissements d’instruction, à l’université de Kiev (1901-1909)

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et à l’université de Moscou (1910-1915). Sa traduction en vers très réussie de La Chanson de Roland obtint le prix Pouchkine en 1897 et fut plusieurs fois rééditée. Il fut l’auteur de quelques manuels et d’une quantité d’articles scientiiques et critiques, publiés dans la presse périodique, et fut un brillant conférencier. Malheureusement, sa mort prématurée ne lui permit pas de mener à bien tous ses projets (par exemple, continuer et achever Recherches dans le domaine de la poétique et du style romantiques), mais, malgré cela, son apport aux sciences humaines russes et notamment à l’histoire de la culture française fut considérable et solide.

La peinture française dans la formation de la Galerie impériale de l’Ermitage jusqu’à son ouverture au public par Nicolas Ier en 1852, par Guillaume Nicoud Au xixe  siècle, les acquisitions en France de peinture pour la Galerie impériale de l’Ermitage se poursuivent, bien qu’à une moindre échelle que sous Catherine II. Au cours du règne d’Alexandre Ier, elles sont notamment réalisées par Dominique Vivant Denon (1747-1825), directeur du Musée Napoléon, et par le prince Vasilij Sergeevič Trubeckoj (1776-1841), général, aide de camp du tsar. Leurs achats complètent l’ensemble déjà amoncelé par Catherine la Grande en semblant suivre les propositions de développement de l’établissement prônées en 1804 par le directeur d’alors, le comte Dmitrij Petrovič Buturlin (1763-1829) dans son Tableau de l’Hermitage impérial. Ce document constitue une des sources principales conservées dans les archives du Musée d’État de l’Ermitage, archives qui nous permettent de retracer ici l’apport français dans la constitution de cette collection particulière des tsars avant son ouverture au public sous Nicolas Ier en 1852. Ces sources nous apprennent aussi que l’établissement s’adjoint sous Alexandre Ier les services d’un secrétaire français, Auguste Planat, qui devient ainsi le troisième Français à travailler dans l’Ermitage, après les peintres Gabriel François Doyen (1726-1806) et Armand Charles Carafe (1762-1822). Parallèlement, de nouveaux aménagements architecturaux et muséaux modiient la sélection des œuvres acquises en France depuis Catherine II tout comme l’importance relative de l’école de peinture française au sein de la collection. Ces transformations ont aussi pour objectif de mettre en valeur les deux grandes collections achetées en bloc par Alexandre durant son séjour en Europe occidentale entre 1814 et 1815 : celle de l’impératrice Joséphine (1763-1814), provenant de la Malmaison, et celle du banquier William Gordon Coesvelt, produit indirect de la campagne napoléonienne en Espagne.

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Les orfèvres parisiens au service de la Russie au xixe siècle, par Wilfried Zeisler L’orfèvrerie parisienne était appréciée par la cour russe depuis le xviiie siècle, au cours duquel les souverains russes et leur entourage s’adressent aux orfèvres réputés de la capitale comme en témoigne l’inventaire de l’orfèvrerie impériale publiée par le baron A. de Foelkersam en 1907. Au xixe  siècle, cette tradition se poursuit ; les meilleurs orfèvres et manufactures répondent à de nombreuses commandes et font parfois le déplacement jusqu’en Russie. Le croisement de sources variées permet de retracer ces échanges. En premier lieu, il est nécessaire de considérer les pièces d’orfèvrerie, conservées dans les collections russes. Les livres de commandes, lorsqu’ils subsistent dans les archives de certaines maisons françaises, les factures ou les inventaires de collections conservés dans les archives nationales russes (Archives historique d’État de Saint-Pétersbourg ; Archives d’État de la Fédération de Russie, à Moscou) ou dans celles des musées (archives du musée de l’Ermitage ou de certains palais des environs de SaintPétersbourg) apportent un nouveau regard sur ces collections. Par ailleurs, ces documents, témoins d’un goût certain pour le luxe français en Russie, sont un moyen de mieux connaître les démarches commerciales des orfèvres parisiens désireux de conquérir le marché russe en développant leurs réseaux, en participant aux expositions internationales organisées tant à Saint-Pétersbourg qu’à Moscou, en entretenant des relations privilégiées avec leur clientèle ou en adaptant leur production au goût local. Les orfèvres de Napoléon, puis les Romantiques Froment-Meurice, Lebrun ou Morel et plus tard, la manufacture Christole et les grands maîtres de la Belle Époque, ont exporté le goût français à la cour. Alors que s’airme l’alliance francorusse, deux d’entre eux, Odiot et Keller reçoivent même le titre de fournisseurs brevetés de la cour. Au même titre que celle de la peinture, l’histoire de l’orfèvrerie et de ses dynasties de maîtres parisiens, peut ainsi être évoquée par le prisme des collections russes.

Paul Boyer, ses liens avec la Russie et les enjeux politiques de la réforme de l’École des langues orientales dans les années 1910, par Anna Pondopoulo Paul Boyer, slaviste, administrateur et homme de la réforme institutionnelle des études orientales au début du xxe siècle, a durablement marqué les études slaves en

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France. Sa biographie et ses contacts en Russie, que l’on reconstruit en s’appuyant sur des documents des Archives nationales, nous permet de nous interroger sur les liens entre les réseaux politiques, organisateurs des relations franco-russes au tournant du xxe siècle, et sur le développement des études slaves et orientales.

Les Français dans la vie économique russe. De l’industrie à la banque. La Société générale en Russie (1870-1900), par Jean-François Belhoste Avant de créer en 1901 à Saint-Pétersbourg la Banque du Nord – laquelle donna naissance en 1910, par fusion avec la Banque russo-chinoise, à la Banque russo-asiatique, l’une de principales banques de l’empire russe –, la Société générale y participa activement à l’établissement d’une industrie lourde, fondée sur le modèle déjà existant en Europe occidentale. C’est en 1870, six ans donc après sa fondation, que démarrèrent les premières afaires. Avec le concours d’industriels et d’ingénieurs français et belges, dont certains siégeaient à son conseil d’administration, elle inança principalement des infrastructures de transport et des industries minières, métallurgiques et mécaniques, en tirant parti d’une expérience déjà acquise en France, en Algérie ou encore en Andalousie. Ses interventions progressèrent de façon continue. Elles portèrent d’abord sur la navigation de la Moscova et les chemins de fer du sud du pays, puis sur les charbonnages du Donets, les mines de fer de Krivoï-Rog, la construction de machines à Saint-Pétersbourg, et pour inir la grosse sidérurgie. La plupart de ses intérêts furent inalement regroupés en 1897 au sein d’une holding de droit belge. Ses activités croissantes occasionnèrent de multiples missions d’ingénieurs, puis l’installation sur place de cadres dont certains restèrent en poste plusieurs années. Ce sont notamment les diicultés enregistrées par la Société des usines de Briansk, l’une des plus importantes de Russie, qui conduisirent à la création de la Banque du Nord.

Le Crédit lyonnais, acteur et témoin de la présence française en Russie (1878-1920), par Roger Nougaret Le Crédit lyonnais fut la seule banque française à opérer sous son propre nom en Russie au xixe siècle : elle s’installa à Saint-Pétersbourg en 1878, puis à Moscou en 1891 et Odessa en 1892. Elle développa ses opérations de façon proitable malgré l’alerte de 1905 et ne cessa de fonctionner qu’après le séquestre des agences

consécutif à la Révolution. Le Crédit lyonnais agit comme une banque de dépôts, s’abstenant de prises de participations industrielles, mais adaptant pragmatiquement ses activités à chaque place inancière et commerciale, pratiquant ainsi les avances garanties par des marchandises à Odessa, ce qu’elle ne faisait pas ailleurs. Une exploitation systématique des archives disponibles (correspondances, bilans, comptes de proits et pertes des agences, dossiers de clients, dossiers d’inspection) permettrait une analyse micro économique jusque ici un peu délaissée par les historiens, ainsi qu’une étude comparative sociale novatrice sur le personnel. Les archives du Crédit lyonnais renseignent également sur les entreprises françaises en Russie, notamment grâce à son unique collection d’études inancières : quand elles ne constituent pas l’unique source de connaissance sur certaines entreprises, ces études, qui expriment une opinion indépendante, ofrent un contrepoint utile aux conclusions que l’on peut tirer à partir des documents provenant des entreprises elles-mêmes. Pour compléter nos sources sur le milieu français opérant en Russie, on a ajouté les dossiers d’émissions d’actions et d’obligations et certaines listes de clients. L’exploitation de ces documents permet de porter notre connaissance de l’histoire des entreprises au niveau de celle des relations internationales.

L’installation de la banque Rothschild en Russie de 1883 à 1886, par Elena Razvozzhaeva Au début de 1886, la banque Rothschild rachète la société de S. Palaškovskij et devient le concurrent le plus important de la société Nobel jusqu’en 1918. Dans les années 1880, le pétrole n’était pas encore considéré comme combustible mais comme une huile lampante. Peu d’entrepreneurs voyaient en lui un produit important d’exportation. Les historiens se sont interrogés sur les raisons pour lesquelles les Rothschild ont pris la décision d’investir dans le pétrole russe, mais leurs sont restées relativement infructueuses. L’analyse de la correspondance de l’ingénieur français de la banque Rothschild, Jules Aron, conservée aux Archives nationales à Roubaix (ANMT 132 AQ, Vol. 840-849), a permis de dresser un tableau plus clair du début des « afaires russes » de la société de banque. Dans la période du 1883 à 1886, on distingue trois périodes de négociation des Rothschild avec les pétroliers russes : 1. celle des ouvertures de la société Nobel aux Rothschild (de la in de l’année 1883 à la in de l’été 1884) ; 2. celle de la confrontation des intérêts des sociétés Nobel, S. Palaškovskij et A. Bunge, de la société pour la vente du pétrole en Autriche-Hongrie Lindheim et Cie auprès de la banque de Rothschild, et le refus des banquiers français de signer le contrat avec L. Nobel (du mois de septembre 1884 au 4 mars 1885) ; 3. et enin celle du second rapprochement de la banque avec la société S. Palaškovskij et la fondation

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de BNITO, la Société de Batoum, pour la production et le commerce du pétrole (d’août 1885 au printemps 1886). L’analyse des correspondances de Jules Arons nous permet de tirer plusieurs conclusions. D’abord, c’est Louis Nobel qui a joué le rôle d’initiateur des investissements des Rothschild dans le pétrole russe. Sa proposition a attiré l’attention du gendre du baron Alphonse Rothschild, Maurice Ephrussi, banquier juif d’origine russe. L’estimation de la rentabilité de cette afaire a été coniée à Jules Aron, ingénieur et administrateur de la société pétrolière de Fiume, inancée par les Rothschild. En s’appuyant sur les données recueillies lors de son voyage en Russie en été 1884, Aron prépare un rapport sur le développement de la société Nobel en Russie. Ce rapport sert ensuite de base de la négociation. Le traitement de cette afaire par les Rothschild montre qu’ils ne prirent jamais de décision sous l’inluence du climat d’euphorie autour de la signature de l’entente franco-russe, mais privilégièrent les chifres froids de la rentabilité des afaires, étudiés par des spécialistes qualiiés. Ils avaient déjà l’expérience de la gestion de l’afaire pétrolière à Fiume. La connaissance de l’élite de l’État russe à travers la mise en place des emprunts russes permit aussi de faciliter les afaires. Parmi les raisons des blocages de la négociation avec Nobel on trouve, en premier lieu, l’intervention dans la négociation des ingénieurs de l’usine de Fiume, qui avaient démissionné pour aller travailler pour le concurrent, la société Lindheim et Cie. Ensuite, l’attitude de Louis Nobel fut considérée comme hautaine par les banquiers français : il refusait de céder sur quoi que ce soit lors de la signature des contrats et se permettait d’envoyer ses mandataires pour mener les négociations ou bien annulait purement et simplement les rendez-vous pris. Cette attitude a refroidit les banquiers français et, le 4 mars 1895, ils rompirent tous les contacts avec Nobel. Six mois plus tard, en avril 1886, quand ils apprirent que la société S. Palaškovskij était au bord de la faillite et coûtait dix fois moins cher qu’en août 1884, les Rothschild prirent la décision de la racheter.

Paysages et risques industriels en Russie, en 1906, l’expertise d’un réassureur français, par Raymond Dartevelle Notre contribution a pour ambition de présenter le cas pratique d’une politique de réassurance française dans la Russie industrielle du début du xxe siècle. Ce travail se fonde sur l’exploitation inédite de sources d’archives principalement privées, aujourd’hui conservées par le groupe d’assurance Axa. Pour les besoins de l’enquête historique, ces sources ont été croisées avec d’autres fonds d’archives

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privées (archives historiques des AGF, du Crédit lyonnais, de la Société générale) et publiques (Archives nationales). Trois thématiques sont privilégiées. 1. Le voyage d’étude d’un réassureur français : une source nouvelle pour une analyse du paysage industriel de la Russie et de ses représentations L’inspecteur d’assurance de la compagnie La Paternelle fournit dans son rapport les informations les plus complètes et les plus iables, ain que le calcul des risques industriels et du tarif des primes soit rendu possible au regard des tables et critères en vigueur (classes et risques) pour les assurances contre les incendies. C’est la raison pour laquelle, outre la description détaillée faite par son auteur, l’historien dispose d’une série de plans, schémas, dessins en couleurs et de photographies en noir et blanc de l’espace des usines et des ateliers. Ce rapport rend compte ainsi d’une histoire, d’une géographie industrielle, et montre l’image d’un « système technique » organisé autour d’une réalité architecturale et spatiale, d’une typologie de manufactures russes (coton, laine, soie, indiennes), localisées dans un espace urbain (Moscou et Saint-Pétersbourg) et péri-urbain et/ou rural, avec leurs spéciicités propres, au fondement même de risques industriels potentiels. 2. L’enquête technique du réassureur : histoire et mesure du risque industriel Elle permet non seulement une observation des types de matériaux utilisés dans la construction des diférents bâtiments composant les manufactures et des moyens divers de lutte contre les sinistres (incendie, explosion, etc.), mais aussi une analyse pertinente et comparée du « système technique », de son évolution dans le temps, avec ses innovations et produits, véritable enjeu de consommation. Enin l’enquête évoque de façon précise l’organisation rationnelle des usines : taille, nombre d’ateliers, types de machines, volumes de production, capitaux engagés, efectifs, méthode et division du travail. À ce stade, on montrera combien l’inspecteur fonde sa démonstration sur une image photographique construite (ce qui est diférent du reportage photographique, instrument de mémoire documentaire), véritable enjeu de représentation, avec ses codes précis, que l’on retrouve dans d’autres rapports illustrés et travaux de commande voulus par des industriels français ou étrangers (en Allemagne et aux États-Unis). 3. Du voyage d’un réassureur aux voyages des ingénieurs et manufacturiers français en Russie : histoire et « culture du voyage » Moyens d’information sur la vie économique et le développement industriel d’un pays, le voyage d’étude du réassureur représente aussi une source intéressante qui illustre la tradition et l’impact des voyages d’étude et de formation des ingénieurs dans les pays européens. À cet égard, on soulignera le rôle central des manufacturiers français, plus précisément des chimistes-coloristes de Suisse et d’Alsace, installés en Russie depuis le premier tiers du xixe siècle. Ce recours à l’histoire représente pour l’historien un apport essentiel ain de mieux comprendre la construction d’un système technique performant et innovant, adapté à la

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consommation de masse et aux pratiques sociales et culturelles dictées par la mode et l’évolution du marché. Il permet aussi d’appréhender, à travers le maintien des liens fondamentaux de sociabilité familiale, voire d’endogamie, le développement des réseaux transnationaux qui ont facilité les transferts de technologie et la diffusion des savoir-faire. En ce sens, la Russie du début du xxe siècle représente un objet d’étude privilégié pour l’histoire des assurances.

Une face méconnue du capitalisme français en Russie : l’activité des entrepreneurs de travaux publics (1857-1914), par Dominique Barjot Au terme du xixe siècle, la chute, en France, des dépenses d’investissement ferroviaires pousse les entrepreneurs français de travaux publics ou de constructions métalliques et mécaniques à exporter massivement en Russie. Ils y pénètrent en deux vagues d’expansion : 1857-1862, puis 1908-1914, entrecoupées d’une longue phase de dépression. Pour y faire face, ils concluent des alliances interirmes, parfois avec l’apport d’entreprises belges (Hersent ou GTM avec Ackermans Van Haaren), et collaborent de façon étroite avec la banque (Régie générale des chemins de fer et Banque de l’union parisienne). Parmi les entrepreneurs les plus anciennement actifs en Russie, Hildevert Hersent, fondateur de l’entreprise, et son associé Alphonse Couvreux se rapprochent de Schneider et du Crédit lyonnais ain d’obtenir, en 1872-1875, les travaux du canal de Kronstadt à Saint-Pétersbourg. Ils se heurtent à la forte opposition de Nicolas Putilov : c’est un échec. Mais les ils d’Hildevert, Jean et Georges, sont plus heureux. Intéressés d’abord au canal Volga-Don et au pétrole de la région de Bakou, ils aménagement les ports de Saint-Pétersbourg (1905-1906) et de Reval (1911-1916), toujours avec Schneider et Ackermans Van Haaren. Au début du xxe siècle, surgissent de nouveaux compétiteurs : Schneider et ie C , Société des grands travaux de Marseille et Société générale d’entreprises. Tandis que le premier groupe agit par l’entremise du Syndicat des afaires russes et de la Société nationale de construction (1912), la Société des GTM s’impose comme la irme la plus active en Russie, qui lui procure, entre 1892 et 1913, la majorité de ses proits. Elle y aménage les ports de Tuapse et Taganrog et s’associe à la SGE dans les afaires de chemin de fer. Quant à la Société générale d’entreprises, elle opère une percée sur le marché russe, à partir de 1912 : formation de la Compagnie du chemin de fer d’Olonec, puis de la Société Podrâdčik (génie civil), travaux de la centrale thermique de Saint-Pétersbourg. Mais cet engagement ne dure pas, car les mêmes entreprises se retirent de Russie dès 1916.

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La société Schneider et Cie en Russie de 1856 à 1899 : l’ère des constructions civiles à vapeur, par Agnès D’Angio-Barros L’entreprise française Schneider et Cie, créée en 1836 et spécialisée dans la métallurgie et les machines à vapeur, fait une première incursion en Russie à l’occasion du rapprochement franco-russe de 1856. Son gérant, Eugène Schneider, est alors vice-président du Corps législatif et un pilier du Second Empire. Schneider et Cie obtient des locomotives de la part de la Grande Société des chemins de fer russes, fondée par les frères Pereire sous le parrainage du duc de Morny, président du Corps législatif, et quelques commandes de la part du ministère russe de la marine. Mais dès 1861, la dynamique s’arrête, parce que la Grande Société n’a pas les moyens de ses ambitions et que le contexte économique russe n’est pas propice. L’Exposition universelle de Paris en 1867 donne une nouvelle impulsion, plus forte et plus durable, liée à la multiplication des compagnies ferroviaires. Celles-ci réclament des locomotives et parfois des ponts, mais aussi – grâce au développement d’aciéries Martin et Bessemer au Creusot, l’usine principale de Schneider et Cie – des rails et des bandages en acier, plus résistants que ceux en fer. Schneider se dote même d’un représentant qui, basé à Vienne, s’occupe de l’Autriche et de la Russie. L’Exposition universelle de Vienne en 1873 lui permet de drainer des clients quelques années encore après le début du cycle de dépression économique qui dure jusqu’en 1896. L’année 1878 marque la in de cette période faste, et aussi de la clientèle ferroviaire. Après l’absence de commandes pendant une dizaine d’années, une époque de transition s’ouvre en 1891. L’équipement d’usines métallurgiques prend le relais dans les fabrications civiles, et Schneider entreprend la recherche de marchés liés à l’armement (plaques de blindage, canons). Symbole de cette mutation qui se développera pleinement à partir de 1907, c’est la Société des usines Putilov qui devient son représentant en Russie en 1897. Quant aux aléas de certains chantiers inancés par la Banque de Paris et des Pays-Bas ou la Société générale entre 1896 et 1899, ils démontrent à Schneider le besoin de disposer de sa propre banque pour bâtir une politique réaliste et viable dans ce pays.

La Société de construction des Batignolles en Russie (1851-1914), par Rang-Ri Park-Barjot Jusqu’à la première guerre mondiale, la Société de construction des Batignolles (SCB) fait igure de leader français du bâtiment et des travaux publics. Elle est aussi très internationalisée : en 1913, elle réalise 73 % de son

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chifre d’afaires à l’étranger. Fondée en 1846 par Ernest Goüin, la Société Ernest Goüin et Cie se transforme en Société de construction des Batignolles en 1871. En dépit de son passage à la société anonyme par actions, elle demeure une entreprise familiale, contrôlée par la famille Goüin. Son implantation en Russie est précoce, puisqu’elle date de 1857. Elle résulte de trois facteurs convergents. En premier lieu, la Société Ernest Goüin (puis SCB) réalise à l’exportation l’essentiel de son chifre d’afaires, grâce à son avance en matière de construction de ponts métalliques (Alexandre Lavalley et Ernest Goüin accumulent en la matière les prouesses technologiques. Elle met en place, à partir de 1859, tous les ouvrages de la ligne Saint-Pétersbourg/Varsovie, le pont de Rybinsk sur la Volga, puis prend part aux chantiers de la Grande Société des chemins de fer russes, de 1857 à 1862. Condamnée à l’exportation par la dépression du marché métropolitain, elle se tourne vers la Russie sans en dépendre jamais outre mesure (7,7 % des marchés de 1885-1886 à 1913-1914). L’alliance franco-russe lui ouvre, en second lieu, une opportunité majeure : le rôle des ingénieurs doit donc être souligné à côté de celui des banquiers. En troisième lieu, Jules Goüin manifeste, à titre personnel, un intérêt pour la Russie qu’atteste l’importance de ses placements dans le pays, surtout de 1886 à 1893. La SCB y met à son actif le grand pont Troïtzky, édiié à SaintPétersbourg, de 1897 à 1901. Cet ouvrage monumental, mais de construction diicile, ouvre la voie à d’autres : le pont du Palais, toujours à Saint-Pétersbourg (1906-1908), le pont sur le Vistule à Varsovie (alors en Russie). La SCB se dote, à Saint-Pétersbourg, d’ateliers de montage destinés en particulier à l’équipement du Transsibérien : ils sont établis à Volynkino. Ceux-ci voient se ralentir leur activité à partir de 1909, donc assez tôt. L’expérience russe de la SCB s’interrompt dès l’éclatement du premier conlit mondial.

Pierre Darcy (1870-1918), acteur majeur du développement de l’industrie métallurgique en Russie au début du xxe siècle, par Svetlana Kuzmina L’activité des entrepreneurs français in xixe - début xxe siècle en Russie constitue une problématique importante et en même temps peu étudiée. Les opérations économiques et inancières des Français ont exercé une importante inluence sur le développement économique russe. Les hommes d’afaires français, participant dans une large mesure au inancement de la transformation d’échelle de l’industrie russe mettaient activement en application des technologies industrielles avancées et des méthodes efectives de direction capitaliste

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de la production qui, bien évidemment, contribuèrent à l’accélération du rythme d’industrialisation de la Russie. Un personnage remarquable parmi les hommes d’afaires français en Russie fut la personne de Pierre Darcy, qui joua un rôle éminent dans la fondation et le développement de l’industrie métallurgique russe. En assumant la direction des nombreuses entreprises métallurgiques, Pierre Darcy mena une politique orientée vers l’accélération du processus de concentration de l’industrie russe en catégorie de monopole. Pierre Darcy étant le créateur et chef du cartel « Prodameta » et le représentant du groupe inancier et industriel franco-belge, il prit très activement part aux plus importantes opérations inancières dans les industries métallurgiques et transformatrices des métaux en Russie.

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Франция и французы в России в xix в. : источники, хранящиеся в Национальном архиве, Армель Ле Гофф В Национальном архиве Франции (Париж) установить наличие документов, содержащих сведения о французских гражданах, уехавших в Россию, несколько сложнее, чем в архивах Министерства иностранных дел. Тем не менее, эти документы также существуют. Так, серия F/7, по традиции именуемая « генеральное полицейское управление » («   police générale  ») содержит дела, произведенные в ходе деятельности различных органов власти, со времен Французской революции исполняющих обязанности полицейского контроля на национальном уровне. В данной серии хранятся дела, содержащие общие списки эмигрантов, обосновавшихся в России после Французской революции, а также документы, представленные в алфавитном порядке и касающиеся эмигрантов, ходатайствовавших о возможном возвращении во Францию в период Консулата и Империи. В серии F/7 хранятся паспорта – документы, которые в xix в. необходимо было получить для перемещения как по территории Франции, так и за ее пределы. Несмотря на то, что многие из этих документов могли быть утрачены, паспорта серии F/7 представляют собой достаточно однородную документацию периода Директории вплоть до 1852 г. На сайте Национального архива размещена специальная картотека, разработанная в помощь исследователям. Она содержит информацию о шифрах хранения дел, а также о хронологическом периоде документов. Среди фондов, поступивших в Национальный архив из Министерства правосудия, серия BB/11 хранит документы отдела по гражданским делам, заведовавшего одновременно государственной печатью (la division des afaires civiles et du sceau). Данный отдел ведал разрешениями, выданными французским гражданам на основании специального декрета и позволявшими им въезжать на территорию, подведомственную заграничным властям (в

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том числе, Российской империи), а также находиться у них на службе, иметь право на пенсию, выданную иностранным государством, и восстановление во французском гражданстве. Специально разработанная база данных Quidam, доступ к которой обеспечен через Центр приема исследователей Национального архива (CARAN), позволяет вести поименный поиск личных дел французских граждан, оказавшихся таким образом на службе в России. В xix в. лингвисты, историки, антропологи, члены географического общества и другие французские ученые, так называемые « местные эрудиты » («  érudits de terrain  »), поддерживали постоянные контакты с представителями русского научного сообщества. Источники, касающиеся этих ученых, прежде всего, стоит искать в серии F/17, где хранятся дела, поступившие в Национальный архив из Министерства народного просвещения. В данной серии хранятся, в частности, документы, касающиеся карьерной лестницы всех лиц, занимавших должности в сфере среднего и высшего образования, а также в научных учреждениях, находившихся под руководством Министерства народного просвещения. В серии F/17 находятся документы, касающиеся деятельности основных учреждений в сфере истории науки, находившихся под руководством Министерства народного просвещения ; документы по истории научных и литературных миссий, организованных на добровольных началах или спонсировавшихся министерством ; а также, с выходом науки на международный уровень, документы о деятельности различных конгрессов, в которых принимали участие делегаты, посланные от министерства. Таким образом, серия F/17 содержит в себе документацию около 130 миссий, организованных в рамках учебных поездок, для участия в конгрессах или различного рода научных исследований, проводившихся в Российской империи до 1914 года. Среди источников о французах, пребывавших в России с экономическим целями, обращают на себя внимание документы, касающиеся служебной карьеры инженеров на шахтах, инженеров мостов и дорожных коммуникаций. Эти документы хранились отделом по личному персоналу Министерства гражданских сооружений. В Национальном архиве они входят в состав серии F/14, хранящей архивы Министерства гражданских сооружений и также включены в базу данных Quidam. Архивы Министерства торговли (серия F/12) хранят сведения о коммерсантах и промышленниках, интересы которых были обращены в сторону российского рынка. Речь идет, в частности, об отчетах консулов и документах о международных выставках, если указанные категории граждан принимали в них участие. Серия F/12 также содержит документацию о выставках, организованных за границей : например, французская выставка в Москве в 1891 г.

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Знаки отличия играли очень важную роль во французском обществе xix в. Процедура присвоения знаков отличия зафиксирована в документах, важных для изучения как отдельных индивидуумов, так и социальных групп в целом. Исследования в области сношений русских и французских ученых будут значительно дополнены не только благодаря изучению русских архивов, но также и архивных фондов иных французских учреждений, таких как Академия наук, Медицинская академия, Институт Пастор (Institut Pasteur), Музей естественной истории. Будет иметь значение и поиск архивов личного происхождения « местных эрудитов », хранящихся у частных лиц в том случае, если, конечно, эти документы еще существуют, а не были к несчастью утрачены.

Франция и французы в России (1789-1917) : критический обзор архивных фондов Министерства иностранных дел, Жером Крас Для того чтобы лучше представить богатство и значение архивных фондов Министерства иностранных дел Франции, касающихся вопроса о французском представительстве в России в xix в., необходимо охарактеризовать основные функции данного учреждения  : организация внешней государственной политики, к которой в 1793 г. добавилась защита интересов французского сообщества за границей. Это новое направление деятельности было связано с присоединением к Министерству иностранных дел консульского отдела, до того момента находившегося в подчинении Министерства морского флота. С одной стороны, в xix в. сеть дипломатических и консульских представительств Франции в России соответствовала этой новой миссии, однако организация этой постоянно растущей системы имела свои недочеты. Так, число генеральных консульств, консульств и вице-консульств, представленных на местах служащими министерства, было недостающим по сравнению с консульскими агентствами, которые возглавляли частные лица с ограниченными полномочиями и влиянием. Несмотря на эти недостатки, на протяжении всего xix в. установленная сеть позволяла Министерству иностранных дел получать достаточно информации о событиях, происходивших в России. В xix в. документы, произведенные в процессе деятельности Министерства иностранных дел, как на уровне центральной администрации, так и внешних представительств, окончательно переходят под контроль Архивной службы. Созданная еще в xviii в., эта структура регулировала процесс поступления документов, установленный королевским ордонансом 1833 г., и обеспечивала государственный контроль всех бумаг, произведенных сотрудниками Министерства как во Франции, так и за границей. Тем не менее, каждый

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архивный фонд имеет свою собственную историю, и история архивов французских дипломатических и консульских представительств в России была непростой. После революции 1917 г. одна часть документов была эвакуирована с территории России и репатриирована во Францию. Многие архивы остались на местах, где подвергались уничтожению, хищению или же были строго засекречены. После Второй мировой войны, в 1960-х гг., отношения между Францией и Россией начали улучшаться. Судьба этих документов, представлявших собой уже историческую документацию, стала известна. Многие из них были объявлены важным объектом реституции. Логическим завершением данной статьи является обзор источников по истории французского присутствия в России с 1789 по 1917 гг., которые хранятся в Министерстве иностранных дел в двух крупных центрах. Новый Центр дипломатических архивов в Курнёв (Иль-де-Франс) хранит документы архивных серий, относящихся к деятельности центральной администрации. Центр дипломатических архивов в Нанте с 1960 г. содержит репатриированные документы дипломатических и консульских представительств. Эти два комплекса, дополняющие друг друга, включают разнородную документацию по интересующему нас сюжету. В ее состав входит коммерческая и политическая корреспонденция, личные дела, регистры и акты консульской канцелярии. Эти документы, избирательно, но, тем не менее, детально характеризуют экономическую, политическую и культурную жизнь французских граждан, находившихся в России в рассматриваемый период, а также позволяют проводить статистические исследования и даже в какой-то мере проникнуть в их жизнь.

Россия в документах исторического архива банка Сосьете Женераль : общие сведения и направления дальнейших исследований, Ксавье Брёй, Камиль Рей История банка Сосьете Женераль в России начинается в конце xix в. Постепенно, через посредничество промышленного общества Омниум и участие в управлении различных межбанковских объединений, Сосьете Женераль приобретает статус сберегательного банка первостепенного значения. Хорошо представляя ситуацию на российском рынке, руководство банка стремилось расширить спектр представляемых услуг и, в связи с этим, учредило дочернюю структуру в Санкт-Петербурге : так, в 1901 г. был создан Северный банк с сетью филиалов по всей империи. Тем самым была обеспечена активная политика финансового партнерства в области добычи природных ресурсов в условиях индустриального подъема страны. Через девять лет, путем слияния с Русско-Китайским банком, Северный банк был преобразован в Русско-Азиатский банк.

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Исторический архив Сосьете Женераль по праву считается неиссякаемым источником сведений по истории экономического сотрудничества между Францией и Россией в период до 1917 г. Помимо дел, касающихся российских и иностранных предприятий, функционировавших на территории России, этот фонд хранит также многочисленные отчеты о проверках, дела иностранных сотрудников (в частности, представителей руководящего звена) и многочисленные свидетельства о политических событиях, сыгравших важную роль в истории Российской империи. Эти архивные источники касаются не только банка Сосьете Женераль и его российских филиалов. Благодаря включению в банковскую группу банка Crédit du nord в 1997 г., отдел исторического архива смог пополнить свои так называемые « русские фонды » архивными документами из банка Banque de l’union parisienne (учрежден в 1904 г.). Этот коммерческий банк вплотную интересовался российской экономикой и сотрудничал с французскими банковскими группами, такими как Шнейдер, а также с бельгийскими и русскими, среди которых можно отметить московский банк Союз. Таким образом, изучение фондов исторического архива банка Сосьете Женераль позволило бы пролить свет на экономическую и финансовую историю России и франко-русского взаимодействия, и лучше понять социально-политические отношения, связывающие эти страны.

Французские инженеры на службе Российской империи в первой половине xix века : обзор источников хранящихся на территории России и Украины, Дмитрий Гузевич, Ирина Гузевич В настоящей статье мы рассмотрим некоторые источниковедческие проблемы, встающие при изучении истории русско-французских инженерных связей и, в том числе, биографий ряда крупных французских инженеров и ученых, служивших в России в первой половине xix века. Изучаемая группа насчитывает не менее тридцати человек, большинство из которых сделали в России прекрасную карьеру. Taк, шестеро входили в состав Петербургской Академии наук : П.Д. Базен, М.Дестрем, Б.Клапейрон, Г.Ламе, А.Рокур (де Шарлевиль) и Ж.Гаюи. Не менее восьми достигли генеральских чинов в различных государственных инженерно-технических ведомствах (С.Сеновер, И.Резимон, Л.Карбоньер, П.Д.Базен, М.Дестрем, К.Потье, А.Фабр, Ф. Де Сент-Альдегонд) ; пятеро имели чины полковников и подполковников в Корпусе инженерв путей сообщения (Клапейрон, Ламе, Рокур, А.В.Ганри, Фабр). Их деятельность в России была весьма разнообразной, она включала преподавание и строительство, проектирование

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сооружений и производство работ, управление инженерными ведомствами и руководство научными программами, экспертными инстанциями и учебными заведениями, не говоря уже об интенсивной научной и издательской деятельности. Некоторые из этих инженеров внесли свой вклад в искусство и литературу, все вели активную социальную и светскую жизнь, имелись поборники популярных в то время экономических и философских течений (сен-симонизм, позитивизм, масонствo). 70% из них были политехниками. Источники, касающиеся этой группы были обнаружены в 50 хранилищах бывшего СССР (государственные, ведомственные и частные архивы, музеи, рукописные отделы библиотек и т.д.), и не менее чем в 30 хранилищах других европейских стран. Изучались также и натурные обьекты, связанные с жизнью и деятельностью этих лиц (дома где они проживали ; сооружения которые они строили ; их захоронения, портреты и памятные доски). Цель статьи – дать общий обзор всех этих источников которые позволяют восстановить картину жизни французских инженеров в России. В первой ее части будет дан их коллективный портрет ; во второй мы обратим особое внимание на основной массив документов, находящихся ныне в различных хранилищах двух государств : Российской Федерации и Украины. Отдельная глава будет посвящена краткому обзору других мест хранения в Европе и, в частности, во Франции. В предлагаемом обзоре речь пойдет об уже обнаруженных материалах и о стратегии дальнейшего поиска. Его общие хронологические рамки : 1800-е – 1850-е гг., однако ряд документов может касаться как более ранних, так и более поздних периодов.

Консульская корреспонденция в Национальном архиве Франции как один из наиболее важных источников по истории возникновения французских сообществ в России в xviii веке, Анн Мезан Архивы французских консульств представляют собой источник первостепенной значимости для изучения французских колоний за границей, а также коммерческих, промышленных, культурных и научных контактов Франции с иностранными государствами. Эти документы, поступившие на хранение в Национальный архив Франции из Министерства иностранных дел, представляют собой консульскую переписку периода Старого Порядка. Отметим, что подобные архивные фонды нечасто бывают представлены в полном объеме. Это может быть связано как с рядом политических причин (например, военными действиями или революциями), так и с особенностями функционирования самой системы консулатов. К документам серии

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Министерства иностранных дел стоит добавить и другие источники, которые также относятся к консульствам периода Старого Порядка и хранятся сегодня в серии « Военно-морской флот B7 ». Помимо переписки консулов с министрами, эти архивные фонды содержат докладные записки на предмет торговли и навигации, документы о состоянии флота, документы по импорту и экспорту товаров, а также списки и сводные ведомости по учету французских граждан за границей. Эти документы, пусть и достаточно приблизительно, все же дают общее представление о французских колониях существовавших в рассматриваемый период. Они характеризуют данные сообщества как на уровне отдельно взятых индивидуумов, так и в области их профессиональной деятельности. Документы консульской канцелярии, часть из которых также нашла отражение в консульской переписке, значительно дополняют рассматриваемые фонды. Развитие французской консульской системы в России xix в. свидетельствует о значимости французского присутствия.

Французская эмиграция в России на рубеже xviii-xix вв. : состав и обновление французского землячества (по материалам переписей 1793 и 1806 гг.), Владислав Ржеутский Статья анализирует данные переписей выходцев из Франции в России (1793 г. и 1806 г.) После необходимого критического изучения этих источников, даются подсчеты количества французов в столичных городах и в провинции России на это время, а также профессиональный состав колонии и географическое происхождение живших тогда в России французов. Различия анализируемых источников не позволяют с полной точностью определить состав французского землячества, но основные тенденции в его эволюции можно отметить и объяснить. Можно отметить с одной стороны относительное постоянство профессионального состава французских эмигрантов в России в этот период : гувернеры / учителя и купечество наиболее многочисленны среди них. Первая из двух профессий даже увеличилась с 1793 по 1806 г., причем прирост затронул и столичные города, и провинцию. В городах выросла доля французов занимающихся образованием и воспитанием, а в провинции – где почти все французы были гувернерами – их число. Этот рост отражает, конечно, спрос на « французское образование », который развивается несмотря на жесткую критику, которой подвергались эти учителя в русском обществе. Московское землячество, весьма крупное и хорошо организованное в 1793 г., кажется, уменьшилось к 1806 г., в то время как в провинции число

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французов увеличилось, что можно отнести опять же на счет растущего спроса на французских гувернеров среди провинциального русского населения, прежде всего дворянства. Другими словами, можно сделать предположение, что именно потребности потребителей этого рода услуг влияют на географическое распределение французов на территории Российской империи. Число эмигрантов из Эльзаса и Лотарингии еще более выросло по сравнению с 1793 г., число выходцев из Парижа и его региона, наоборот, немного снизилось, а больше всего уменьшилось число тех, кто родился в России от французских родителей. Запад и юг Франции относительно мало представлены в России. Величина эмиграции их Эльзаса и Лотарингии может объясниться положением этих регионов на пересечении нескольких путей и их связями с разными европейскими странами. Связи с Россией для Эльзаса и Лотарингии традиционны, особенно с середины xviii в., когда немало русских студентов учатся в Страсбургском университете, а русские аристократические семьи нанимают выходцев из этих регионов в качестве гувернеров и секретарей. Важность этого явления позволяет нам сравнить его с эмиграцией в Россию из города Галле в петровскую эпоху, изученной Эдуардом Винтером.

Французы в России в царствование Николая Первого (1825-1855) по материала архива Третьего отделения, Вера Мильчина Одной из целей созданного в 1826 г. Третьего Отделения Собственного Его Императорского Величества канцелярии был объявлен надзор за иностранцами, приезжающими в России, уезжающими из нее и в ней пребывающими. Архив Третьего Отделения, хранящийся в Государственном архиве Российской федерации (ГАРФ), содержит разнообразные сведения о французах в России в царствование Николая Первого. Эти сведения можно разделить на четыре группы : 1) информация о том, какие документы в эту эпоху требовались французам для въезда в Российскую Империю, для передвижения по ее территории и наконец, для того, чтобы покинуть Россию  ; 2) судьбы французов, которых русские власти на основании разнообразных источников (донесения русских дипломатов из-за границы, доносы местных секретных агентов, наконец, перлюстрированные письма) высылали из России без права возвращения либо учреждали над ними тайный надзор  ; 3) судьбы французов « полезных », которые мирно трудились в России и зачастую по тем или иным (экономическим или семейным) соображениям переходили в русское подданство ; в этих случаях

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они уже не подлежали защите со стороны французского посольства, а потому французские дипломаты были заинтересованы в получении точных списков таких французов ; в статье анализируется досье 1834, содержащие списки французов, ставших русскими подданными  ; наконец, 4) информация о деятельности в России французских дипломатов, которые, с одной стороны, были призваны защищать интересы своих соотечественников от притеснений русских властей и неизменно, хотя и не всегда успешно, пытались это сделать, а с другой, сами зачастую подвергались тайному надзору. В статье подробно рассматривается этот последний, четвертый пункт. На основании документов ГАРФа и архива Министерства иностранных дел Франции автор показывает, как действовали французские послы и поверенные в делах (Мортемар, Лагрене, Барант и др.), когда соотечественники просили их о помощи : в некоторых случаях дипломатам удавалось уберечь французских подданных от высылки из России, в других российские власти не прислушивались к их аргументам и французов всетаки высылали за пределы империи. Анализируется также деятельность французских дипломатов (в частности, барона де Бургуэна, поверенного в делах летом-осенью 1830 г.), направленная на защиту не столько отдельных соотечественников, сколько в целом чести Франции.

Взгляд французских военнослужащих на Россию конца правления Николая I : Военные атташе и офицеры и на службе в России, Фредерик Гелтон Французские военные архивы представляют собой комплекс sui generis, примечательный для любого исследователя, интересующегося историей отношений России и Франции. Особый интерес представляют архивы, относящиеся к периоду между Крымской войной и началом Первой мировой войны. Это связано с главным событием в истории международных отношений конца xix в. - подписанием военного соглашения между двумя странами, известного, как правило, под выразительным названием Франко-русского альянса. Развитие отношений Франции и России с первых контактов периода Второй империи и до подписания этого соглашения, ознаменовавшего рождение « альянса », перевело оба государства с позиции смертельных врагов на положение верных союзников. Несмотря на драматические события Первой мировой войны, этот счастливый период франко-русских отношений просуществовал вплоть до того, как революционный шквал захватил Российскую империю. Его эпилог приходится на начало 1920 гг., когда французские военнослужащие еще

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сражались плечом к плечу с войсками Белой армии против большевиков, а Франция приютила на своей земле часть первой волны русской эмиграции, вынужденной покинуть Родину. Рассматриваемый исторический период охватывает более чем 60 лет, различные события отмечают его вехи и выделяют отдельные этапы. С точки зрения военной истории, 1870-1880 гг. представляют собой целостный период. В это время в обеих странах воспоминания о Крымской войне, равно как и враждебные политические позиции, занятные во время польского восстания 1863 г. постепенно сходят на нет. Во Франции драматические последствия поражения в войне с Пруссией в 1870-1871 гг. будоражат умы : французские военные, которые еще всего лишь 10 лет назад без какого-либо стеснения высмеивали русскую армию, отныне обращают свое внимание на военную реформу Д.А. Милютина. Такой интерес вызван особенно тем фактом, что некоторые ее особенности были представлены как результат немецкого влияния. Анализируя эту реформу, французы стремятся понять причины своего недавнего поражения и найти модель для реформы собственной армии. Это способствовало достойной оценке заслуг армии, которая, как смутно ощущалось, могла бы стать военным стержнем знаменитого союзника в Восточной Европе, которого Франция рассчитывала заполучить еще со времен правления Франциска I. Комплекс военных архивов полностью характеризует сложившуюся ситуацию. В документах офицеров и военных атташе ясно выражена точка зрения тех, кто был направлен в Россию с различными миссиями, для того чтобы оценить обстановку и информировать Париж. На первый взгляд, эти документы могут показаться довольно малочисленными  : они представляют всего около сотни картонных коробок с архивами за период 1860-1914 гг. Тем не менее, их численность представляется более значимой при сравнении с подобными архивами, касающимися отношений Франции с Великобританией (около 110 картонных коробок), АвстроВенгерской Империей (менее 30 коробок) и, в особенности, с Германией (немногим более 20 коробок). На страницах этих документов мы встречаем имена их создателей - тех самых немногочисленных французских военных, наблюдавших русскую армию и русское общество. Речь идет о 12 военных атташе и около 70 офицеров, исполнявших различные поручения в России : цифры уже по тем временам исключительные, учитывая, что число французских граждан, проживавших в России на тот момент, колеблется от 8 до 9 тыс. (если принимать за основу цифру 9500, обозначенную в российской переписи 1897 г.) Наблюдения этих военных во многом противоречат официальной историографии с ее историческими клише и определенной политической скованностью как результата политического взгляда,

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сложившегося в Европе в xx в. Эти наблюдения предлагают исследователям новые направления в методологическом анализе применительно к России рассматриваемого периода, историческая реальность которой, в конечном счете, остается еще недостаточно известной для Европы. Также в документах представлен новый взгляд на русскую армию, такую, какой ее открывают для себя французы. С помощью этих и других первоисточников, находящихся во Франции и России представляется возможным сформировать новое более целостное видение, необходимое для лучшего понимания франко-русских военных отношений времен Альянса.

Французские священнослужители и верующие в России : религиозное, культурное и социальное влияние зарубежного католического духовенства в Российской империи (1890-1917 гг.), Лаура Петтинароли Изучение французского представительства в России в xix – начале xx вв. невозможно без учета религиозного фактора. В то время как растет число исследований по религиозным меньшинствам в Российской империи, важно также не пренебрегать изучением роли иностранных верующих. Представляя собой значительное меньшинство, они играли, тем не менее, ключевую роль в среде своих западных сограждан, проживавших в России, являя собой своего рода структурно-образовательные элементы национальной идентификации. Важно также отметить их роль в среде их единоверцев из числа граждан Российской империи, зачастую подвергавшихся наказаниям, установленным имперским законодательством для лиц, принадлежащим к иностранным конфессиям. В данном исследовании речь идет о деятельности французских священнослужителей и французских верующих в религиозной, социальной и культурной сферах в период правления Николая II. Москва и Московский Кремль в восприятии французских путешественников xix – начала xx в, Татьяна Балашова Москва в xix – начале xx в. привлекала немало путешественников, как русских, так и иностранных. Историческую столицу посещали, в том числе, путешественники из Франции, среди которых были знаменитые писатели, ученые и дипломаты. Французская литература путешествий, посвященная Москве, способствовала формированию образа России во Франции. Она

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свидетельствуют об особом интересе к первопрестольной столице. В отличие от Санкт-Петербурга, Москва воспринималась как исконно русский, национальный город, связанный с ключевыми моментами русской истории. Авторы путеводителей, путевых записок и воспоминаний наделяли Москву чертами города более азиатского, чем европейского, скорее сказочного, чем реального. Этот образ наиболее ярко воплощался в описании Московского Кремля, исторического и культурного центра города. Социально-экономические и культурные перемены, происходившие во французском обществе после 1830 г., развитие сети железных дорог и рост экономической интеграции способствовали тому, что путешествия становились все доступней для широких слоев населения, а направления все разнообразней. Литература путешествий, в частности, такой жанр как путеводитель, становилась все более востребованной. Во второй половине xix – начале xx в. заметно возросло число путеводителей о России и Москве на французском языке, их характер стал более информативным и практичным, что отражало первые шаги в развитии массового туризма. Сравнительное изучение путевых записок, воспоминаний и путеводителей о Москве свидетельствует о взаимном влиянии, существовавшем между этими жанрами, и позволяет восстановить маршрут французских путешественников в Москве xix – начала xx в., а также судить об особенностях восприятия города и аттрактивности его различных достопримечательностей.

Дневник путешествия в Россию Генриха Вевер: неопубликованный источник по изучению франко-русских отношений в период Прекрасной эпохи, Н. Кристин Брукс, Вилла З. Сильверман Целью данной статьи является анализ ранее неопубликованных путевых заметок, составленных Генрихом Вевер (1854-1942) во время его путешествия в Россию летом 1891 г. Крупный ювелир, Вевер стоял на позициях борца за стиль « модерн » и играл решающую роль в переменчивой художественной среде начала XX в. Будучи ведущим французским ювелиром, он отправляется в Россию представлять интересы Франции в области коммерции и культуры на выставке в Москве. Проведение выставки имело целью демонстрацию российскому рынку французских достижений в промышленности и ремесленном производстве и свидетельствовало о сближении во франкорусских отношениях, завершившимся, в конечном счете, ратификацией альянса двух стран. Исполнив профессиональные обязательства, Вевер предпринимает свою собственную поездку в Россию. Она детально описана

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в его дневнике, представляющем собой около 80 печатных страниц. Из этой путешествия, которое проведет его от Москвы до Самарканда, через Баку и Тифлис, Вевер вернется восхищенный разнообразием повстречавшихся ему культур, что окажет важное влияние на его деятельность как ювелира, так и коллекционера. Несомненно, в его путевых записках порой находят отражение заметки других французских путешественников, но, тем не менее, его рассказ остается наиболее важным свидетельством переходного периода в развитии франко-русских отношений.

Август Семен, французский типограф, издатель и книгопродавец в Москве, Анна Маркова Данная статья представляет собой краткий обзор деятельности типографа, словолитчика и книгоиздателя Августа Семена. Недавно обнаруженные архивные материалы, позволили точнее представить окружение типографа и обрисовать парижский период его жизни. Приехав в Москву в конце 1800-х годов, этот француз ярко начал свою карьеру в России : ему было поручено организовать и руководить типографией для Н. С. Всеволожского, такой « какой в Отечестве нашем еще никогда не бывало ». Для осуществления этой непростой задачи А. Семен принимает решение отправиться в родной Париж за печатными станками и литерами к известным на всю Европу типографам, Дидо и Жилле. Впоследствии, когда Семен откроет словолитню и учредит свое собственное печатное производство при Медико-хирургической Академии, он существенно переосмыслит рисунок русских шрифтов Дидо, и тем самым обеспечит развитие неоклассического стиля на страницах собственных изданий. Таким образом, Август Семен не просто типограф, но своего рода мыслитель типографского дела, который был неординарной и одаренной личностью. В России он принял масонство, во время войны 1812 г. был сослан в Нижний Новгород, издавал запрещенные книги. Все это, однако, не помешало успешному развитию его деятельности в России : более сорока лет он руководил печатными работами в Синодальной типографии, за что неоднократно был награжден самим Императором. В своей собственной типографии Семен печатал самые различные сочинения, от медицинских диссертаций, газет и иллюстрированных журналов до первых и прижизненных изданий русских классиков, нашедших благодаря Августу Семену достойное и безупречное по своей форме выражение в виде книги. Особая ценность данной статьи заключается в том фактическом материале, который был предоставлен недавно обнаруженным архивным

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источником : описанием имущества, составленным после смерти гравера географических карт Гийома-Франсиса Семена, брата типографа. Этот документ, и связанные с ним печатные материалы позволили точнее представить окружение типографа и обрисовать парижский период его жизни. Кроме того, это первый краткий обзор деятельности Августа Семена, подготовленный на французском языке.

Петр Дубровский и французское эмигрантское сообщество в Санкт-Петербурге (1797-1812) (По рукописным фондам Российской национальной библиотеки), Владимир А. Сомов Имя Петра Петровича Дубровского (1754-1816), русского дипломата и библиофила, владельца уникальной коллекции рукописей, хорошо известно всем, кто интересуется французскими фондами, сохранившимися в России. Дубровский создал свою коллекцию во Франции ; его эрудиция, вкус к приобретению рукописей, познания в библиографии, это результат знакомства с книжным и антикварным рынком Парижа, который в эпоху Революции, представлял огромные возможности для любителей редкостей. Как сотрудник посольства, Дубровский был знаком с аристократами, уезжавшими в Россию. Сам он покинул Францию в 1792 году, оставив много долгов, и рассматривался республиканскими властями как эмигрант. В Гамбурге, где он служил в русской миссии под начальством ФредерикаМельхиора Гримма, он также общался с беженцами из Франции. Занимаясь проведением конкурса на лучшую оду, посвященную памяти Екатерины II, Дубровский встречался с издателями и сотрудниками эмигрантского журнала « Le Spectateur du Nord » (маркиз де Ла Мезонфор, братья Фош, де Бодюс, Ривароль и др.). Многие из его знакомых вскоре оказались в Санкт-Петербурге, куда он сам вернулся в 1800 г. Продав свою коллекцию русскому двору, в 1805 г. он поступил на службу в Императорскую публичную библиотеку, у истоков существования которой стояли эмигранты (первым ее директором был граф Шуазель-Гуффье). Непосредственным начальником Дубровского в этом учреждении был шевалье д’Огар, а среди его коллег — граф Шанкло, Пьер Торси, аббат Бюте, аббат Грандидье и др. Эмигранты, сами обладавшие богатыми библиотеками, перенесли в Россию свои познания в литературе, свою книжную культуру. Их труды, равно как и деятельность Дубровского, способствовали усвоению французской культуры русским обществом.

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Граф Фердинанд де Ла Барт и изучение французской культуры в России, Петр Заборов Статья представляет собой краткий очерк жизни и деятельности видного русского филолога графа Фердинанда Георгиевича де Ла Барта (1870-1915). По отцу он принадлежал к знатному, хотя и сильно обедневшему, французскому роду, по матери – к малороссийскому дворянству, тоже утратившему былое благосостояние. Он родился во Франции, в г. Преверанж (деп. Шер), там прошли его детские годы, там он получил католическое воспитание и первоначальное образование в местном коллеже. Затем семья переселилась в Россию и обосновалась в Санкт-Петербурге, где после окончания престижной гимназии Я. Г. Гуревича он в 1890 г. поступил на Романо-германское отделение Историкофилологического факультета университета, незадолго перед тем основанное и возглавлявшееся академиком А.Н.   Веселовским. Под влиянием этого великого ученого-гуманитария Ла Барт сформировался как историк французской и вообще западноевропейской литературы и создал свои основные научные труды – « Шатобриан и поэтика мировой скорби во Франции, в конце xviii и в начале xix столетия » и « Романтическая поэтика во Франции ». Первый из этих трудов был им защищен в 1906 г. качестве магистерской диссертации, второй – в качестве докторской, три года спустя. С 1898 г. и до конца жизни Ла Барт преподавал французский язык и литературу, а также некоторые другие смежные филологические дисциплины, в различных учебных заведениях, с 1901 по 1909 гг. в Киевском, с 1910 – в Московском университетах. Кроме того, еще в молодости им был весьма удачно выполнен перевод в стихах « Песни о Роланде » (1897), удостоенный Пушкинской премии и в дальнейшем не раз переиздававшийся. Он являлся также автором ряда учебных пособий и множества ученых и публицистических статей, увидевших свет на страницах журналов и газет, а также неоднократно выступал с публичными лекциями на разные темы. Преждевременная смерть помешала Ла Барту осуществить все его замыслы (например, продолжить и завершить начатые « Разыскания в области романтической поэтики и стиля »), но и тем, что ему удалось сделать, он внес весомый вклад в русскую гуманитарную науку и изучение у нас французской культуры.

Роль Франции в становлении Императорского музея Эрмитаж до его торжественного открытия при Николае I, Гийом Нику В xix в. продолжается, в несколько меньшем масштабе, начатое Екатериной II пополнение картинной галереи Императорского музея

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Эрмитажа произведениями живописи из Франции. В период правления Александра I, закупки картин осуществляются преимущественно директором Музея Наполеона (впоследствии переименованного в Лувр) Домиником Виваном Деноном (1747-1825) и генерал-адъютантом князем Василием Сергеевичем Трубецким (1776-1841). Для обогащения екатерининской коллекции они руководствуются программой директора музея Эрмитаж графа Дмитрия Петровича Бутурлина (1763-1829), изложенной в его докладе императору « Tableau de l’Hermitage Impérial ». Этот документ является одним из главных источников, хранящихся в архиве Государственного Эрмитажа, на основе которых в настоящей статье рассмотрена роль Франции в истории составления этой личной императорской коллекции в период до ее преобразования в публичный музей и торжественного открытия при Николае I в 1852 г. В этих документах мы также находим указание на участие в программе пополнения коллекций секретаря Августа Планата. После художников Габриэля Франсуа Дуайена (1726-1806) и Армана Шарля Караффа (17621822), он стал третьим французом, работающим в Эрмитаже. Одновременно с закупкой новых шедевров, в Музее переосмысляется развеска картин, купленных во Франции со времен правления Екатерины II, а также в целом, роль французской школы живописи в коллекции Эрмитажа. Проводится архитектурная перепланировка, а вслед за ней и изменение музейной экспозиции. Одной из задач этих преобразований являлось достойное представление двух крупных личных коллекций, целиком приобретенных Александром I в западной Европе в 1814-1815 гг. : коллекции императрицы Жозефины (1763-1814) из галереи Мальмезонского дворца, и коллекции банкира Уильяма Гордона Кузвельта, история которой напрямую связана с наполеоновской кампанией в Испании.

Парижские золотых и серебряных дел мастера на службе в России в xix в, Вильфрид Зейcлер Уровень производства золотых и серебряных изделий в Париже высоко ценился русским императорским двором еще в xviii в. Тогда русские правители и лица из окружения императора обращались с заказами к знаменитым мастерам французской столицы. Об этом, в частности, свидетельствует опись императорских золотых и серебряных изделий, опубликованная бароном А. де Фоелкерсам (baron A. de Foelkersam) в 1907 г. В xix в. эта традиция продолжается. Лучшие французские мастера и фабрики Парижа работают для исполнения многочисленных заказов

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российского императорского двора, а некоторые из них даже иногда переезжают в Россию. Изучение различных источников позволяет точнее проследить следы этого своеобразного культурного обмена. Для этого стоит для начала просто обратить внимание на многочисленные золотые и серебряные изделия, хранящиеся в составе русских коллекций. Заказные книги, сохранившиеся в частных архивах многих французских семей, счета и описи коллекций, хранящиеся в русских национальных архивах (РГИА в Санкт-Петербурге, ГАРФ в Москве) или в музеях (архивы Эрмитажа или ряда дворцово-парковых ансамблей окрестностей СанктПетербурга) позволяют выработать новый взгляд на историю коллекций. Эти документы свидетельствуют об особой склонности русских людей к французскому великолепию и дают возможность изучить коммерческие уловки парижских мастеров, желавших завоевать российский рынок. Речь идет и расширение торговой сети, и об участии в международных выставках, организованных как в Санкт-Петербурге, так и в Москве, и о поддержании особых привилегированных отношений со своими клиентами, а также адаптация изделий ко вкусу заказчиков. Золотых и серебряных дел мастера Наполеона, затем романтические Фроман-Мерис (Froment-Meurice), Лебран (Lebrun) или Морель (Morel), а позднее и мануфактура Кристофль (Christofle) и великие мастера Прекрасного Века способствовали влиянию французского стиля на российский императорский двор. С установлением Франко-русского альянса, два французских мастера, Одио (Odiot) и Келлер (Keller), были вообще удостоены особого титула, получив патент на право поставки изделий к императорскому двору. Таким образом, как и история живописи, история золотых и серебряных изделий и династий великих парижских мастеров может быть с тем же успехом изучена через призму русских коллекций.

Поль Буайе, его связи с Россией и реформа Парижской Школй восточных языков в 1910-ые годы, Анна Пондопуло В статье ставится вопрос о взаимозависимости связей между Францией и Россией в начале 20-го века и развитием востоковедения и славистики в этот период. Делается вывод об изменении статуса преподавания русского языка  : ещё недавно маргинальная дисциплина, русский язык всё больше привлекает политиков и становится одним из инструментов

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преобразования Парижской Школы Восточных Языков. В центре этих изменений находится Поль Буайе (1864-1949), директор Школы, славист, инициатор реформ в системе востоведного образования и друг многих русских деятелей литературы и искусства. Ему и посвещена статья, которая, опираясь главным образом на материалы Государственных Архивов Франции, прежде всего пытается выяснить, каковы были его связи с политиками, во Франции и в России. В целом, являясь незаурядной личностью, oн развил тенденции, начатые его предшественниками.

Банк Сосьете Женераль в России : путь от промышленности к банковскому делу (1870-1900), Брюно Бельост В 1901 г. в Санкт-Петербурге был создан филиал французского банка Сосьете Женераль - Северный банк, который в результате слияния с РусскоКитайским банком стал основой одного из главных банков Российской империи - Русско-Азиатского банка. Но и до этого события Сосьете Женераль принимал активное участие в развитии российской тяжелой промышленности, организованной по западноевропейскому образцу. Отправочной точкой в сотрудничестве Сосьете Женераль с Россией считается 1870 г. Тогда, спустя шесть лет после своего основания, банк впервые обращается к российской экономике. При участии французских и бельгийских промышленников и инженеров, некоторые из которых состояли в совете управления, Сосьете Женераль осуществлял финансовые и инвестиционные операции в секторе транспортной инфраструктуры, а так же в горной, металлургической и механической промышленностях. Важным для развития деятельности банка стал опыт, приобретенный во Франции, Алжире и Андалузии. Активная политика финансового партнерства касалась развития судоходства по Москве-реке, железных дорог юга России, угольных шахт Донецкой области и железодобывающей промышленности в КривомРоге, а также машиностроения в Санкт-Петербурге и черной металлургии. Эти сферы интересов были объединены в 1897 г. при создании холдинга на основе бельгийского законодательства. Деятельность Сосьете Женераль развивалась быстрыми темпами, чему способствовали многочисленные командировки инженеров, а также деятельность иностранных руководителей на местах, многие из которых работали на территории России долгие годы. В частности, трудности, возникшие в деятельности Общества заводов Брянска, одного из крупнейших в России, привели к созданию дочерней структуры Сосьете Женераль - Северного банка.

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Деятельность банка Лионский кредит в контексте французского присутствия в России (1878-1920), Роже Нугаре Лионский кредит стал единственным французским банком, допущенным к работе в России под собственным именем и без создания дочерних предприятий. Его представительства были учреждены сначала в СанктПетербурге (1878 г.), затем в Москве (1891 г.) и в Одессе (1892 г.). Несмотря на события 1905 г. деятельность банка протекало успешно, и его работа была прекращена только в связи с постепенным закрытием филиалов во время Революции. Деятельность банка была сосредоточена на краткои среднесрочном кредитовании и активном участии в финансовой и коммерческой деятельности страны (в частности, в торговом секторе Одессы) - это существенно выделяло Лионский кредит среди других банков. Что касается инвестиций в промышленный сектор, отметим, что они не входили в круг его интересов. Обращение к доступным архивным документам (переписка, отчеты, подсчеты прибыли и убытков отделений банка, дела клиентов, дела об инспекциях) позволило бы осуществить до сих пор мало применяемый историками микроэкономический анализ, а также провести сравнительные социологические исследования о персонале банка. Благодаря уникальной коллекции финансовых обзоров различных предприятий, в архиве Лионского кредита можно обнаружить множество сведений о деятельности различных французских организаций, функционировавших в России. Эти документы содержат независимую оценку, и даже если они и не являются единственным источником по истории того или иного предприятия, то их анализ позволяет во многом дополнить и переосмыслить выводы, сделанные на основе изучения архивов самих организаций. В дополнение к этим источникам по деятельности французов в России, следует добавить документы о выпуске акций и облигаций, а также некоторые клиентские списки. Изучение этих архивных фондов позволило бы обогатить наше знание по истории французских предприятий новыми сведениями из области международных отношений.

Учреждение банка Ротшильдов в России в 1883-1886 гг, Елена Развозжаева В начале 1886 года, банк Ротшильдов купил общество С. Палашковского и стал главным конкурентом компании Л. Нобеля до 1918 года. В 1880-х гг. нефть еще употребляли не как горючее, но как керосин, ламповое масло, и

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немногие видели в ней важное сырье на экспорт. Историки задавали себе вопрос о причинах, по которым Ротшильды решили инвестировать в русскую нефть, но ограничивались только констатированием данного факта. Исследование переписки французского инженера банка Ротшильдов, Жюля Арона, хранящейся в Национальных Архивах Франции в Рубе (фонд 132 AQ, 840-849 т.), позволило проследить начало развития « русских дел » в знаменитом банкирском доме. В отношениях Ротшильдов с русскими нефтепромышленниками 18831886 гг. можно выделить три периода : - период изучения инвестиционного проекта предприятния Нобелей (начало 1883 г. - лето 1884 г.) ; - период столкновения интересов Нобелей, общества С. Палашковского и А. Бунге, предприятия по продажам нефти в Австро-Венгрии « Линдхейм и К°  » и банкирского дома Ротшильдов, отказ французских банкиров сотрудничать с Л. Нобелем (сентябрь 1884 г. - март 1885 г.) ; - период переговоров и покупка общества С. Палашковского Ротшильдами и переименование его в БНИТО (август 1885 г. - весна 1886 г.). Переписка Арона позволяет нам сделать следующие выводы. Инициатором инвестиций Ротшильдов в русскую нефть выступил Л. Нобель. Его предложением заинтересовался зять барона Альфонса Ротшильда Морис Эфрусси из одесского банкирского дома. Анализ возможности получения прибыли из этого дела был поручен в свою очередь Жюлю Арону, инженеру и администратору нефтедобывающего румынского общества в Фиуме, финансируемого Ротшильдами. На основании данных, собранных во время поездки в Россию летом 1884 г., Арон составил отчет о развитии предприятия Нобелей в России, что послужило основой для переговоров. Сам подход Ротшильдов к делу показывает, что они никогда не принимали решения под влиянием эйфории по поводу заключения русско-французского союза, но основывались только на расчетах прибыли дела, сделанных компетентными специалистами. У них уже был опыт управления нефтяным заводом в Фиуме. Знание верхушки российского правительства по русским займам, в которых участвовали Ротшильды, только создавало положительный контекст для начала промышленного дела в России. Основными проблемами в переговорах с Нобелем стали : во-первых, вмешательство в них инженеров, которые уволились из завода в Фиуме, чтобы перейти работать на конкурирующую с заводом компанию « Линдхейм и К°  » ; во-вторых, высокомерное обращение Л. Нобеля, который не хотел пойти Ротшильдам на уступки в заключении контракта, позволял себе отправлять на переговоры с ними своих заместителей, либо вообще отменял

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запланированные встречи. К такому обращению французские банкиры не привыкли и 4 марта 1895 г. разорвали все отношения с Нобелями. Через полгода, когда пришла новость о том, что общество С. Палашковского на грани банкротства и стоит в десять раз меньше, чем стоило в августе 1884 г., Ротшильды принимают решение о покупке этого общества, что и происходит в апреле 1886 г.

Обзорная и инспекционная коммандировки французского перестраховщика в Россию в 1906 г. Анкета рисков и промышленной ситуации, Раймонд Дартевиль Целью данной статьи является представление практической стороны политики французского страхования в индустриальной России начала xx в. Основу этого исследования составляют до сих пор неизученные архивных источников личного происхождения, которые в наши дни находятся на хранении в страховой группе Axa. Данный комплекс документов был дополнен и другими личными архивными фондами. Речь идет, в частности, о документах исторических архивов Общего Страхования Франции (Assurances générales de France) и банков Лионский кредит и Сосьете Женераль. Также были привлечены документы, хранящиеся в Национальном архиве. Особое внимание в настоящей статье уделено трем следующим проблемам : 1. Отчет об обзорной командировке французского перестраховщика как новый источник для изучения российской промышленной отрасли и ее отдельных предприятий. Отчет страхового инспектора компании Ля Патернель содержит наиболее полные и достоверные сведения, собранные на случай страхования от пожаров и необходимые, в частности, для точного подсчета промышленных рисков и тарифов надбавок в соответствии с реестрами и действующими критериями разрядов и рисков. В силу особенностей такого рода инспекций, в этот отчет помимо подробных описаний входит целая группа особенно ценных для историков материалов : планы, схемы, цветные чертежи и черно-белые фотографии, на которых изображены внутренние помещения заводов и мастерских. Также, этот архивный источник содержит общие исторические сведения и данные о промышленной географии, создавая некий цельный образ « технической системы » российской промышленности в архитектурном и пространственном контексте. Отдельного интереса заслуживает типология российских мануфактур (хлопок, шерсть, шелк, ситец), составленная по географическому принципу

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в зависимости от их расположения, а также учитывая факторы, влияющие на потенциальные промышленные риски. 2. Техническая анкета перестраховщика, как источник для изучения истории и измерения промышленных рисков. Изучение технической анкеты позволяет выделить типы материалов, использовавшихся в построении мануфактур, а также различные средства защиты при несчастных случаях (пожарах, взрывах и др.). На основе этой анкеты возможен сравнительный анализ « технической системы » российской промышленности, выделение особенностей ее развития, результатов и инноваций. Наконец, анкета содержит подробные сведения об организации заводов, где перечислены их размер, количество мастерских, типы машинного оборудования, объемы продукции, затраченный капитал, штат, методы работы и распределения труда. В своих описаниях инспектор основывался на производственных фотографиях (заметим их принципиальное отличие от репортажных документальных фотографий), этому аспекту в нашей статье уделено отдельное внимание. Производственная фотография - это уникальный исторический источник, ее примеры мы также находим в других иллюстрированных отчетах и технических заданиях составленных французскими и другими зарубежными промышленниками (в частности, в Германии и Соединенных Штатах Америки). 3. История и « культура командировок » в Россию  : от обзорной командировки перестраховщика до командировок французских инженеров и фабрикантов. Отчет об обзорной командировке французского перестраховщика, столь богатый сведениями об экономической и промышленной жизни России являет собой яркий пример традицию подобных обзорных поездок их влияние на обучение инженеров в европейских странах. В этой связи следует подчеркнуть ключевую роль французских фабрикантов, обосновавшихся в России в первой трети xix в., в частности, специалистов по химической окраске, приехавших из Швейцарии и Эльзаса. Подобный подход будет особенно интересен историкам. Он позволяет глубже понять сам процесс построения рассчитанной на массового потребителя эффективной и конкурентоспособной технической системы в продиктованных обычаями и развитием рынка социальных и культурных условиях. Кроме того, в этом подходе подчеркнута роль семейных связей (в том числе и эндогамии) в развитии международного сотрудничества и обмене технологиями и опытом. Таким образом, промышленность и экономика России начала xx в. представляет собой ценнейшую тему для исследования по истории страхования.

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Неизвестная сторона французского капитализма в России : деятельность предпринимателей в секторе гражданского строительства России (1857-1914), Доминик Баржо Общее понижение расходов на капиталовложения во Франции к середине xix в. побуждает предпринимателей в области гражданского строительства, металлических и механических сооружений обратить свое внимание к экспорту в Россию. Процесс внедрения в российскую экономику проходит в два этапа  : 1857-1862 гг., затем 1908-1914 гг. В промежуточный период экономического застоя между французскими предприятиями заключаются союзы при активном сотрудничестве с банковскими системами (в частности, Régie générale des chemins de fer и Banque de l’union parisienne), нередко и при участии коллег из Бельгии (Hersent, GTM и Ackermans Van Haaren). Ильдевер Эрсен и его компаньон Альфонс Куврё входят в число самых первых предпринимателей, открывших свое дело в России. В 1872-1875 гг., с целью получить заказ на сооружение канала Кронштадт-Санкт-Петербург, они сближаются с компанией Шнейдер и банком Лионский кредит. Несмотря на затраченные усилия, заказ переходит к сильнейшему конкуренту Николаю Путилову. Гораздо более повезло сыновьям Ильдевера Эрсена, Жану и Жоржу. Заинтересовавшись сначала строительством Волгодонского канала и нефтяными ресурсами региона Баку, они занимаются оборудованием портов Санкт-Петербурга (в 1905-1906 гг.) и Реваля (в 1911-1916 гг.) при участии компаний Шнейдер и Ackermans Van Haaren. В начале xx в. на сцене появляются новые участники  : Шнейдер и К°, Марсельское общество капитального строительства и французское Сообщество предприятий. Если Шнейдер и К° действуют через посредничество русского Делового профсоюза или же Национального строительного общества (1912 г.), то участники из Марселя ведут себя независимо. Более того, большую часть своей прибыли в 1892-1913 гг. Марсельское общество капитального строительства получает, став наиболее активной фирмой в России в своем секторе. Она занимается обустройством портов городов Туапсе и Таганрог, сотрудничает с французским Сообществом предприятий для организации деятельности в области железных дорог. Что же касается Сообщества предприятий, то в 1912 г. оно совершает прорыв на российском рынке : создается Олонецкая железнодорожная компания, а затем и Общество « Подрядчик » (гражданское строительство), проводятся работы на санкт-петербургской электростанции. Но и это начинание терпит неудачу, так как все эти предприятия покидают Россию с 1916 г.

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Французская компания Шнейдер и К° в России (1856-1899), Агнесс Д’Анжо-Баррос Основанная в 1836 г. французская компания Шнейдер и Ко впервые обращается к российской экономике в связи с русско-французским сближением 1856 г. В этот период основными интересами предприятия являются металлургия и производство паровых машин. Ежен Шнейдер, управляющий компании и вице-президент Законодательного корпуса, во французской истории по праву считается оплотом Второй империи (1852-1870). Среди первых заказов Шнейдер и К° в России можно отметить несколько заказов от Морского министерства, а также изготовление локомотивов для Главного общества российских железных дорог, учрежденного братьями Переир и президентом Законодательного корпуса герцогом Морни. Это активно начавшееся сотрудничество с 1861 г. постепенно снижает обороты, так как Главное общество российских железных дорог не располагает достаточными средствами для реализации задуманных проектов. К тому же, общая экономическая ситуация в стране переживает не самый благоприятный период. Всемирная выставка в Париже 1867 г. послужила новым толчком для развития отношений с Россией, на этот раз более прочных и продолжительных. В первую очередь это связано с увеличением числа железнодорожных компаний, заинтересованных в производстве локомотивов и строительстве мостов. Немаловажную роль сыграло и развитие главного завода компании - Martin et Bessemer, производящего рельсы и колеса из стали, материала гораздо более прочного, чем железо. Прежде чем вплотную приступить к исполнению заказов из Австрии и России, Шнейдер и Ко учреждает свое представительство в Вене. Всемирная выставка в Вене в свою очередь позволила компании привлечь к себе новых клиентов, и это в период начала кризиса перепроизводства, который продлится вплоть до 1896 г. Период процветания Шнейдер и К° и ее активное участие в развитии железных дорог будет продолжаться вплоть до 1878 г. В течение следующих десяти лет компания не получает заказов, и только в 1891 г. начинается переходный этап в ее деятельности. Автоматизация производства открыла новые перспективы, и Шнейдер и К° интегрируется в рынок по установке оборудования (обшивочных щитков и труб). Символом этого нового направления, активно развивающегося с 1907 г., можно назвать Общество Путиловских заводов, ставшим представителем компании в России с 1897 г. Некоторые строительные объекты в 18961899 гг. финансировались Банками Парижа и Нидерландов или же банком Сосьете Женераль : сложившиеся на них риски показали всю необходимость

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учреждения в России собственного банка компании Шнейдер и К° для проведения плодотворного сотрудничества. Строительное общество « Батиньоль » в России, Ранг-Ри Парк-Баржо В период до Первой мировой войны строительное общество « Батиньоль » являлось лидером среди французских компаний, работавших в области частного и гражданского строительства. Отличительной чертой Общества можно назвать его ориентацию на зарубежный рынок: так, в 1913 г. 73 % от общего объема торговых операций были осуществлены за границей. Созданное в 1871 г. Строительное общество « Батиньоль » является результатом преобразования Общество Эрнест Гуйан и К°, основанного Эрнестом Гуйан (Ernest Goüin) в 1846 г. Несмотря на переход к анонимному акционерному обществу, « Батиньоль » по-прежнему остается семейным предприятием. Начало его деятельности в России было положено в 1857 г. Три фактора способствовали интересу Общества « Батиньоль » к России. Во-первых, « Батиньоль » с выгодой проводит торговые операции за границей благодаря своему превосходству в области строительства металлических мостов. С 1859 г. оно ведет все строительные работы на линии Санкт-ПетербургВаршава, возводит Рыбинский мост через Волгу, в 1857-1862 гг. оно участвует в строительных работах Общества российских железных дорог. Когда же рынки сбыта Парижской метрополии переживают кризис, « Батиньоль » ориентируется на политику экспорта, в частности, на территории России (что составляет 7,7 % торговых операций, осуществленных в период с 1885-1886 гг. по 1913-1914 гг.). Во-вторых, благодаря Франко-русскому альянсу, « Батиньоль » приобретает великолепную возможность расширения этого направления своей деятельности. Наконец, сам Жюль Гуйан (Jules Goüin) проявляет личный интерес к России, где он часто бывает, особенно в период 1886-1893 гг. Одним из знаковых сооружений Общества « Батиньоль » в России можно с уверенностью назвать Троицкий мост, возведенный в Санкт-Петербурге в 1897-1901 гг. Возведение этого монументального, и непростого по своей конструкции сооружения открыло путь к новым творениям « Батиньоль » в России: Дворцовому мосту в Санкт-Петербурге (1906-1908 гг.) и мосту через реку Вислу в Варшаве (на тот период еще относившейся к России). Для оснащения Транссибирской магистрали Общество специально приобретает и оборудует монтажные мастерские. Эта активная деятельность строительного общества « Батиньоль » в России с 1909 г. постепенно сходит на нет и окончательно прерывается с Первой мировой войной.

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Пьер Дарси в России (1870-1918), Светлана Кузьмина Деятельность французских предпринимателей в России в конце xix – начале xx века представляет собой чрезвычайно важную и, вместе с тем, малоисследованную научную проблему. Между тем следует отметить, что деловые операции представителей французской буржуазии оказали значительное влияние на экономическое развитие России. Участвуя в широкомасштабном финансировании русской промышленности, французские предприниматели активно внедряли передовые промышленные технологии и эффективные методы капиталистического руководства производством, что безусловно способствовало ускорению темпов промышленной индустриализации России. Одним из ярких представителей французского предпринимательства в России был Пьер Дарси, сыгравший выдающуюся роль в становлении и развитии российской металлургической промышленности. Осуществляя руководство ряда металлургических предприятий, Пьер Дарси проводил политику направленную на ускорение процесса концентрации российской промышленности и установление новейших методов капиталистической организации в виде монополий. Создатель и руководитель синдиката « Продамета », представитель франко-бельгийской финансово-промышленной группы Пьер Дарси, принимал самое активное участие в наиболее важных финансовых операциях в металлургической и металлообрабатывающей промышленности России.

INDEX DES PERSONNES PHYSIQUES ET MORALES

Cet index regroupe pour l’essentiel les noms propres de personnes physiques, de sociétés (en petites capitales) et de personnes morales (en petites capitales) cités dans les articles. Les noms de périodiques sont en italique. La norme suivie est la norme internationale de translittération ISO 9, publiée en France par l’AFNOR sous le titre « NF ISO 9 : juin 1995. – Information et documentation. – Translittération des caractères cyrilliques en caractères latins : langues slaves et non slaves ». Néanmoins, il a été gardé les formes francisées pour des personnes dont les noms ont été plus connus et utilisés ainsi.

Abrikosov (Vladimir et Anna), tertiaires dominicains, 222. Aciéries de la Marine, 362, 369372, 475. Aciéries de Makeevka, 375, 394. Aciéries du Donets, 55, 90, 97, 104, 362, 370, 375, 470, 474, 475. Aciéries Martin, 363, 369, 375-377, 394, 470, 474, 475, 508, 511. Ackermans-Van Haaren d’Anvers (Belgique), 446, 450, 451. Aconin, comptable, 97. Adam (Juliette), femme de lettres, 239, 241. Adamovič (Leonid), lieutenant général, 374. Adamovitch, voir Adamovič. AGF, voir Assurances générales de France.

Agi (Pierre), artiste, 152. Aigle (L’), société d’assurancesincendie, 424. Alberic (Charles), maître de langue, 160. Alexis Alexandrovič (grand-duc), 328, 337, 338. Alexandra Fedorovna (Charlotte de Prusse), impératrice, 280, 325. Alexandre (François), 152, 158. Alexandre Ier, empereur, 122, 173, 179, 278, 295, 307-312, 316, 319, 434, 534. Alexandre II, empereur, 194, 239, 243, 325, 367, 448. Alexandre III, empereur, 49, 76, 198, 200, 243, 250, 330, 338, 406, 477. Alexandre Mihajlovič (grand-duc), 339.

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INDEX

Aleksandrovskij, usine de fabrication d’obus et de canons, 363. Alekseev, officier du corps des ingénieurs russes, 466. Alexis (prince), 324. Alexis Alexandrovič, grand-duc, 328, 337, 338. Alin (Pierre), libraire, 152. Allart (Maurice-Gérard), imprimeur, 268. Allianz, groupe d’assurances, 412. Amable de Baudus (Jean-Louis), homme de lettres, 288. Amoudru (Jean-Baptiste), dominicain, 215. Ancelot (Jacques-François), homme de lettres, 237. André (François), cordonnier, 152. André (H.), charpentier, 160. André (Paul), assureur, directeur général de La Paternelle, 413. Ansaldo (L’), usine sidérurgique à Gênes (Italie), 431. Anthoine (Antoine Ignace), baron de Saint-Joseph, négociant, 144. Antokolsky (Marc M.), sculpteur, 332. Arcada, voir Association Arcada. Aristay de Châteaufort (Cécile Gabrielle Marguerite Joséphine d’), 152. Arkadacsky, voir Arkadakskij. Arkadakskij, collaborateur du Russkie Vedomosti, 355. Arkad’ev (D.), graveur, 276. Arnaud de Pomponne (Simon), secrétaire d’État des Afaires étrangères, 58. Aron (Jules), ingénieur en chef de la Banque Rothschild frères, 397-409.

Âsinovataâ, chemin de fer, 375. Asnières (comte d’), 289. Assemblée plénière des sociétés d’assurances contre l’incendie, 424. Association Arcada, 452. Association philotechnique, enseignement des assurances, 424, 425. Assurances générales de France (AGF), 412. Ateliers et chantiers de la Loire, 363. Athalin (Louis Marie Baptiste), général, 185. Aucoc (André), orfèvre, 333, 334. Aucoc (Louis), orfèvre, 322, 333. Aucoc (Louis, ils), bijoutier, 252. Audié (Alexis), boulanger, 160. Auerbach (Alexandre Andreevič d’), inégnieur des mines russes, 368. Augard (Jean-Joseph-Dominique de Bassinet d’), collaborateur de la Bibliothèque impériale, 292-295. Augeard (d’), président au parlement de Paris, homme de lettres, 288. Auguste (Robert-Joseph), orfèvre, 314. Aunay (Stephen Lepeletier, comte d’), 76. Autichamps (famille d’), 168. Autié (Léonard), 152, 158. Autié (Pierre), négociant, 152. Avdakov (Nicolaï), ingénieur des mines, président du conseil des congrès des représentants de l’industrie et du commerce, 513. AXA, groupe d’assurances, 412. Azov-Don, banque, 456.

INDEX

Babu, entrepreneur français, 474. Baccarat, 326, 329. Baedeker, maison d’édition, 239, 240, 243, 329. Baird (Georges), entrepreneur écossais, 371. Baird, usines à Saint-Pétersbourg, 371. Ballin (Claude II), orfèvre, 314. Balzac (Honoré de), homme de lettres, 320. Banque d’escompte de SaintPétersbourg, 390. Banque de crédit et de dépôts des Pays-Bas, 363. Banque de France, 28, 409, 460, 463, 464. Banque de l’industrie et du commerce de Saint-Pétersbourg, 373. Banque de l’Union de Moscou, 89, 90. Banque de l’Union parisienne (AXA), 89, 90, 92, 97, 99, 411, 427, 439, 446, 451, 498, 503, 508, 509. Banque de Paris et des Pays-Bas (BPPB), 363, 451, 474. Banque des pays du Nord, 446, 456. Banque du Nord, 89-92, 95, 99, 377, 378, 386, 390, 496. Banque internationale de commerce de Moscou, 490. Banque internationale de SaintPétersbourg, 363, 375, 390, 449. Banque Jouanno et Cie, 252. Banque Paternelle (La), voir Caisse Paternelle (La), 415.

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Banque Rothschild frères, 18, 364, 397-409, 482. Banque russo-asiatique, 90-92, 95-100, 377, 386, 390, 498, 509. Banque russo-chinoise, 89, 92, 99, 377, 386. Bantysh-Kamenskij (N. N.), 269. Barante (Prosper Brugière, baron de), diplomate, 174, 184, 189-191. Baratynskij (E. A.), homme de lettres, 273, 283. Barbazan (Ambroise), négociant, 152. Barbet (Jacques Juste), manufacturier, 433. Barbier, ingénieur des Mines, 374. Barbou (Hughes), imprimeurlibraire, 268. Bardac-Vitali, groupe, 446  ; banque, 447. Baring (Francis), banquier anglais, 463. Barkonov, 449. Barthélemy de Farge et fils et Cie, 153, 158. Basset (Joseph), fabricant, 152. Bastie, ouvrier, 321. Bastin (Jean), homme de lettres, 238, 239, 240. Batiouchkov (F.), homme de lettres, 301. Baud (Ulysse), directeur d’agence du Crédit lyonnais, 385. Baudouin (Sylvain, Raphaël, comte), collectionneur, 308. Baumberger (Samuel), fabricant de toiles peintes, 435. Baye (Joseph, baron de), archéologue, 32, 35, 39-41. Bayet, 352. Bazaine (Adolphe), ingénieur, 464.

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Bazaine (Alexandrine-Stéphanie), 125. Bazaine (Pierre-Dominique), ingénieur, 103-132, 464. Beauharnais (Eugène de), 310. Beauharnais (Hortense de), 310. Beauharnais (Joséphine de), impératrice, 310. Beauharnais (Maximilien de), duc, 312. Beaulieu, artiste, 333. Beausacq (Adélaïde, épouse Maillard), femme de coniance, 160. Becker, ingénieur, 461. Beghins (Antoine Joseph), bijoutier, 152. Begnier, 153. Bégon de L’Orme (Guillaume), coutelier, 160. Begrain (Claude Antoine), négociant, 152 ; commerçant, 158. Belin (J.), vice-consul de l’ambassade de France à Saint-Pétersbourg, 372. Bellanger (hérèse), épouse Semen, 267. Bellegarde (famille), 168. Belyj (Andrej), écrivain, 346. Benckendorf, voir Benkendorf. Benkendorf (Aleksandr, comte), 177, 180, 186, 189. Berlemont, chancelier du consulat de France à Tilis, 60. Berlioz (Hector), musicien, 28. Bernard (Claude), physiologiste, 50. Bernaud (homas), forgeron, 160. Bernhard (Jean), 326. Berthelot (Philippe), diplomate, 52, 348, 352. Bertrand (Alexandre), archéologue, 39.

Bertrand (Michel), maître d’hôtel, 152. Bessemer et Martin, aciéries, 369. Bessemer, aciéries, 376, 377, 470. Bethleem Steel Company, 476. Besson (Mme Philippe), rentière, 152. Besville (Joseph Maximilien), orfèvre, 315. Biennais (Martin-Guillaume), orfèvre, 314, 317. Binet (René), secrétaire-archiviste, 60. Bing (Siegfried), marchand d’art, 247, 248. Bismarck (Otto von), 342, 482. Blanc (Édouard), membre de la Société de géographie, 35, 39. Blasay (Jean Charles), bijoutier, 152. Blech (François Joseph), ilateur et indienneur, 434. Blech Frères et Cie, manufacture d’indiennes (Mulhouse), 434. Blin et Blin, entreprise lainière, 431. Blount (Édouard), banquier, 362, 366, 370. Bnito, voir Société de Batoum pour la production et le commerce du pétrole, 397, 408. Bobrinska, comtesse, 320. Bobrinski (comte Alexeï Alexandrovič), ministre des Voies et Communications, 448. Bock (G. de), responsable de la maison du grand duc Vladimir, 327. Bodé (afaire), 111. Bodin (Paul), ingénieur, administrateur de la Société de construction des Batignolles, 490, 491. Bogdanov (Anatolij), anthropologue, 37.

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Bogdanov (S.), historien, 166. Boilly, précepteur, 160. Boin (Georges), orfèvre, 330. Boin-Taburet, orfèvres, 314, 330, 331, 333. Bois (Jean), religieux assomptionniste, 222. Boisdefre (Raoul François Charles Le Mouton de), oicier français, 196, 197, 200-205, 207-211, 482. Boivin (Philippe), prêtre, 152. Boje (Pavel Ûl’evič), voir Boyer (Paul), 347. Bompard (Maurice), diplomate, 54. Bonne (François Olivier de), marchand, 153. Bontoux (Eugène), 370. Bosse (Jean de), vice-consul, 214. Bouchené (Charles Joseph), coifeur, 152. Boucheron (Frédéric), bijoutierjoaillier, 247, 253. Boucheron, orfèvres, 252, 253. Boucheron et Cartier, orfèvres, 246. Bouillon (Franklin), homme politique, 357. Boul (Nicolas), soldat, 160. Boulangier (Edgar), ingénieur des Ponts et Chaussées, 45, 379. Boulé (Auguste), ingénieur des Ponts et Chaussées, 367. Bourdier (héodore), bijoutier, 252. Bourdon (François), ingénieur au Creusot, 465. Bourgoing (Paul Charles Amable, baron de), diplomate, 184-186, 188. Bouton, société, 46. Bouvard (Paul), ingénieur du Creusot, entrepreneur, 375, 474, 475.

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Bouvat (Charlotte), épouse Auguste Semen, 281. Bovykin (Valerij Ivanovič), historien, professeur, 381, 393, 397, 411, 495-497. Boyard (Henri), consul général à Varsovie de 1882 à 1897, 76. Boyer (Georges), ils de Paul Boyer, 353. Boyer (Paul), professeur de russe, 39-41, 43, 341-359. Braard (Étienne), maître d’hôtel, 152. Brabant (Jean), marchand, 152. Brandt, universitaire, 344. Brard, artiste, 333. Bréal (Michel), professeur au Collège de France, 343. Brémond (Jean Jacques), cuisinier, 152. Briand (François), « cavier », 152. Briand (Aristide), homme politique, 352. Briansk, établissements, 370, 376378, 502, 508. Brobinzka (comtesse), voir Bobrinska. Broca (Paul Pierre), anthropologue, 37. Brocard, parfumeurs, 389. Brodsky (Marie), 328. Broglie (Victor, duc de), ministre des Afaires étrangères, 182-183, 187188, 473. Brown, Bailey et Dixon Ltd, 470, 471. Brülh (comte de), ministre, 308. Brun (Jacques Balthazar), ingénieur constructeur, 152. Brune de Sainte-Catherine (JacquesBalthazar), ingénieur, 102-103, 132.

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INDEX

Budberg (baron), 466. Bugaev (Nikolaj Vasil’evič), mathématicien et professeur, 346. Bugaev, voir Belyj (Andrej). Bunâkovskij (V.), 124. Bunge (Andrei Andreevitch), ingénieur, marchand, fondateur de la société BNITO, 397-409. Bunge et Palaškovskij, 401, 405, 407, 408. Buslaev (Fedor Ivanovič), professeur à l’université de Moscou, 344, 346. Butet (Antoine), collaborateur de la bibliothèque impériale, 295. Buturlin (Dmitrij Petrovič), directeur de l’Ermitage, 308, 309, 310. C. Giraud fils, société des fabriques de soieries à Moscou, 439. Cacqueray (Louis François de), 153. Cadet (Jean-Baptiste), maître d’hôtel, 153. Cadot (Michel), historien, 28. Caguet (Jacques Pierre), cuisinier, 153. Cahier (Jean-Charles), orfèvre, 318. Cail établissements, voir J.-F. Cail et Cie, 363, 465, 476. Caillaux (Joseph), ministre des Finances, 99, 377. Caisse Paternelle (La) / Banque Paternelle (La), société d’assurance-vie, 412-415, 419, 420, 422, 424, 426, 427, 430432, 435-437, 440, 441. Calmon (Robert), homme de lettres, 242, 243. Camousset (Jean Jacques René), négociant, 153, 158. Candiari (Albert), assureur, directeur de société, 422.

Capis (Jean Honoré), tapissier, 153. Cappy (Julien), marchand, 153. Carafe (Armand Charles), peintre, 306. Carbonnier (ou Carbonier) d’Arsit de Gragnac (Louis Barthélemy de), ingénieur, 103, 105, 110-111, 113-114, 116, 121, 126, 127, 132. Cardin (Marie Louis François), 153. Carnot (Sadi), président de la République, 482. Carrier, orfèvre, 321. Cartailhac (Émile), anthropologue préhistorien, 32. Caslez et Cie, 160. Cassané de Mandeville (Michel Martin), commis, 153. Cassenel (Jean Jacques René), négociant, 153. Castelbajac (Barthélémy, marquis de), diplomate, 76. Catherine II, impératrice, 287, 289, 292, 293, 306-308, 310, 312. Catherine, chemins de fer, voir Ekaterina. Caulaincourt (Armand, Augustin, Louis, marquis de), ambassadeur en Russie, 71. Caussy, soldat, 358. Cellérier (Auguste), directeur d’agence bancaire du Crédit lyonnais, 382, 386, 388, 389, 391. Céon (Jean-Baptiste), fabricant de broderie, 153. Cerclet (Claude), chirurgien, 153. Chaban Cerbied (Denise Marguerite) née Van Latum, 160. Chaban Cerbied (Jacques), professeur d’arménien, 160.

INDEX

Chabelsky (Nicolas), 368. Chabrières-Morel et Cie, maison de marchands de soies à Lyon, 440. Chaillot (Sébastien Christophe Joseph), négociant, 153. Chambre de commerce à Kharkov, 70. Chambre de commerce à SaintPétersbourg, 70, 77, 510. Chambre de commerce russofrançaise, 509, 510. Chambre fiscale du Don, 94. Chanclos (comte de), collaborateur de la bibliothèque impériale, 295. Chantiers et ateliers mécaniques Newsky, 451. Chantiers Francis (Liverpool), 469. Chantre (Ernest), anthropologue préhistorien, 32, 35, 37, 39. Chanzy (Alfred), général français, 297, 472. Charbonnages de Golobovka, 373. Charbonnages de Makeevka, 373. Charbonnages de Pobedienko, 376. Charbonnages de Rutčenko, 373. Charbonnages de Tchoulkovo, 373. Charbonnages du Donets, 373, 497. Charcot (Jean-Martin), médecin, 50. Chardonneau (Jean Pierre), 153. Charmoy (François-Bernard), professeur de langues orientales, 29-30. Charon (Gabriel Olivier), oicier, petit-fils de Virgile Schneider, 472.

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Chassan (André), négociant, 153. Châteaubourg (Emmanuel), 153. Chateaubriand (François-René de), homme de lettres, 299, 301. Chatelain (Charles Antoine), bijoutier, 153. Chauday (Nicolas Philippe), chapelier, 153. Chaudélier (Charles François), oicier de bouche, 153. Chaumette des Fossés (Jean Baptiste Gabriel Amédée), élève de l’École des jeunes de langue, 84. Cheinisse, médecin, 358. Chênodolé (Charles-Julien de), conseiller au parlement de Bordeaux, homme de lettres, 288. Cheremetief (Sergej), voir Šeremetiev. Cherot (Auguste Joseph), négociant, 160. Chevalier, ouvrier, 321. Chevallier (G.), ingénieur des Mines, 379. Chevilly (comte François de), oicier d’état-major, attaché commercial en Russie, 357, 358, 386, 511. Cheysson (Émile), ingénieur des Mines, statisticien, 425, 433, 470. Choiseul-Gouier (Ambroisine de), 25. Choiseul-Gouier (Eugène de), 25. Choiseul-Gouier (famille de), 168. Choiseul-Gouffier (comte MarieGabriel-Florent-Auguste de), diplomate, directeur de la bibliothèque impériale, 25-26, 291, 293, 294. Choiseul-Gouier (Michel-Félix de), 25-26. Chol (Vincent), « pailloniste », 153.

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INDEX

Cholsen (André), commerçant, 158. Choulan (Étienne Louis), boulanger, 160. Chouvalov, famille, 328. Christole (Paul), orfèvre, 247. Christophle, orfèvres, 250, 325-329. CIC, voir Crédit industriel et commercial. Clapeyron (Benoît Paul Émile), ingénieur, 103-105, 107-108, 110, 116-117, 121-123, 130, 132. Clarke, constructeur britannique de matériel, 449. Clemenceau (Georges), président du Conseil, 348. Cliquot, maison de champagne, 252. Clodion, 327. Cochet, voir Lochet (Henri Casimir). Cockerill, 371. Coesvelt (William Gordon), banquier, collectionneur, 309, 310. Colbert de Croissy (Charles), secrétaire d’État des Afaires étrangères, 58. Colbert de Torcy (Jean-Baptiste), diplomate, 58. Collège des manufactures (Russie), 440. Collignon (Charles), ingénieur des Ponts et Chaussées, 45, 443, 523. Comité central de la Ligue nationale de la prévoyance et de la mutualité, 425. C o m i t é d e co n s t ru c t i o n d’Odessa, 118. Comité des forges, 496. Comité « France-Russie », 357. Comité Noulens, 75.

Comité pour les constructions et les travaux hydrauliques à Saint-Pétersbourg, 105. Comité pour les constructions urbaines, 117. Commission de construction de la ligne ferroviaire Pétersbourg/Moscou, 111. Commission de défense des intérêts français en Russie, 511. Commission financière de la Douma, 490. Commission pour la construction de la cathédrale SaintIsaac, 111. Commission pour la construction des écluses de Schlusselboug, 105, 111. C o m pag n i e c o m m e rc i a l e d’assurance-incendie (La) (Russie), 416. Compagnie d’assurance du Nord (Russie), 416. Compagnie d’assurance-incendie, 415. Compagnie de Chemin de fer d’Olonetz, 456. Compagnie de Krementschov (Kremencov), 365. Compagnie de l’industrie minière de Goloubovka, 90. Compagnie de navigation d’Azov, 467. Compagnie de Saint-Pétersbourg (La), société d’assurances, 416. Compagnie des Agents de change de la Bourse de Paris, 447. Compagnie des forges de Châtillon-Commentry et Neuves-Maisons, 496.

INDEX

Compagnie des forges et aciéries de la Marine et d’Homécourt, dite Saint-Chamond, 475. Compagnie des forges et aciéries de Terrenoire et Bessèges, 371. Compagnie des hauts-fourneaux, forges et aciéries de la marine et des chemins de fer, 362. Compagnie des mines et fonderies du Rhin, 362. Compagnie des transports maritimes à vapeur, 363. Compagnie du Nord, chemin de fer, 362. Compagnie du Phénix, assurancesincendies, 362. Compagnie Fives-Lille, 362, 364. Compagnie franco-russe du ciment, 498. Compagnie générale des eaux, 362. Compagnie l’Urbaine, société d’assurances-vie, 411, 414. Compagnie l’Urbaine et la Seine, 411. Compagnie l’Urbaine incendie, 424. Compagnie russe d’incendie (La), société d’assurances, 416. Compère (Thomas Joseph), ingénieur, 103, 132. Comptoir d’escompte de Paris, 363. Comte (Auguste), philosophe, 104. Congrès i n t e r n at i o n a l d’anthropologie et d’archéologie, 34. Congrès international de médecine, 35. Congrès international des actuaires, 425. Consortium sibérien de l’Altaï, 378.

595

Constant (Antoinette-Élisabeth), épouse Semen, 282. Constant-Sévin, orfèvre, 325. Constantin, grand-duc, ministre de la Marine, 179, 449, 463. Constantinovka, chemins de fer, 365. Contard (François), 153. Cordier (Théodore), associé de Hildevert, 449. Cordoue-Séville, chemins de fer, 362. Corps des ingénieurs-conseils, 93. Corps des ingénieurs des voies de communication (CIVC), 101, 103, 110, 116, 132, 138, 466. Corvé ou Corvée, ingénieur des Arts et Métiers, directeur des charbonnages de Makeevka, 375, 376, 379. Coupelier, abbé, 183. Cournand, directeur d’une maison d’éducation, 182. Couvreur (Jacques), commerçant, 158. Couvreur (Jean), tabletier, 153. Couvreux (Alphonse), 447-449, voir aussi Couvreux-HersentSchneider. Couvreux-Hersent-Schneider, 448. Crédit du Nord, 89. Crédit foncier d’Algérie et de Tunisie (CFAT), 455, 509, 524. Crédit industriel et commercial, (CIC), 449. Crédit lyonnais, 84, 97, 368, 376, 381-395, 410, 414, 426, 448, 496, 503, 510.

596

INDEX

Crédit mobilier, 361, 444, 463, 464. Crépin (Charles Marc), professeur de russe, 33. Cresp (Jean Basile), ils de Joseph, négociant, 158. Cresp (Joseph), négociant, 153, 158. Cresson (Fortuné), médecin, 223. Croizé des Chatelliers (Adolphe), professeur d’arménien, 160. Crozat (Louis Antoine), baron de hiers, collectionneur, 308. Cubat (Pierre), 329. Culot (Guillaume), négociant, 153, 158. Custine (marquis de Astolphe), 184, 241, 255. Daigremont (Achille-Jules), ingénieur des Ponts et Chaussées, 364-366, 368. Dalbergue, orfèvre, 321. Damas de Cormaillon (baron Ange Hyacinthe Maxence de), ministre des Afaires étrangères, 182. Danilov, famille, 374. Daragnon, artiste, 333. Darcy (Henry), entrepreneur, 495-513. Daŝkov (comte P.), ministre de la Justice, collectionneur, 121, 182. David (Jean Marie), marchand, 153. Davy (Vital), parfumeur, 153. Davydov (D. V.), homme de lettres, 273, 283. Dayde, voir Établissements Dayde. De Dietrich, société, 363. De Velly (Jean), peintre, 153. Debure (Bernard), instituteur, 153. Decauville, automobiles, 46.

Decury de Saint-Sauveur (JeanBaptiste), consul, 145. Defarges (Nicolas), négociant, 153. Delaherche (Auguste), céramiste, 331. De l a l a i n ( Ja c q u e s - Au g u s t e ) , imprimeur-libraire, 268. Delamare (Louis François), bijoutier, 153. Delarbre (Raphaël), religieux, 220. Delattre, voir Établissements Delattre. Delcassé (héophile), 352. Delobel (Charles), instituteur, 153. Delobel (Jean Louis), instituteur, 153. Delvig (Andrej), cousin d’Anton Delvig, 113. Delvig (Anton), ami intime de Pouchkine, 113. Demachy et Seillière, banque, 474. Demange (Jean-Baptiste), professeur de langues orientales, 29. Demidov (Anatolij) / Demidoff (prince Anatole), propriétaire de forges, 319, 367, 461. Demidov (famille), 103, 315, 319322, 328, 331. Demidov (usines), 104, 130, 133. Denain-Anzin, aciéries, 361, 363, 371, 375. Denière (Guillaume), entrepreneur à Paris, 362, 366, 370. Denon (Dominique Vivant), directeur du Musée Napoléon, 309. Depret (Philippe), négociant, 48-49. Deschanel (Paul), homme politique, 352. Desfontaines (Gohier), éditeur, 312.

INDEX

Desjardin (Paul), homme de lettres, 348. Deslandes (Agnès), femme Lambert, 153. Deslondes (abbé), ancien militaire, 155. Desruelles (Jean-Baptiste), 153. Desseilligny (Alfred), ministre, préfet, conseiller d’État, neveu et gendre d’Eugène Ier Schneider, 461, 464, 473. Destrem (Jean Antoine Maurice), ingénieur, 102-105, 107, 110113, 115-122, 124, 126-127, 130, 132. Deutsch (Henry), gérant de la Société A. Deutsch et ils et de la Société des pétroles Jupiter, 405, 406, 408. Deuxième compagnie russe d’assurances-incendie (La), 416. Didelot (Jean François), associé à la maison Caslez et Cie, à Tilis, 160. Didot, maison, 266, 278, 279. Dion, automobiles, 46. Divine (Jean), jardinier, 160. Djafaro, 187. Djuliani, représentant de Schneider et Cie en Russie, 476. DMC, voir Dollfus, Mieg et Cie. Dollfus (Jean Henri), fondateur de l’indiennage, 433. Dollfus, Mieg et C ie (DMC), manufacture textile (Mulhouse), 431. Dommange (Jean-Baptiste), charpentier, 160. Donets, voir Aciéries du Donets ; voir aussi Charbonnages du Donets

597

D o n e ts - U r i ev k a ( D o n e ts Yourievka), 497, 498, 502. Donnière (Étienne), 175. Donskoï (Dimitri), 325. Dopagne (Marie Josèphe), institutrice, 153. Dorizon (Louis), banquier à la Société generale, 99, 377. Dormont (Nicolas Basile), professeur, 154. Doubelt (Léonce), directeur de la Troisième Section, 190. Doubrovski (Piotr Petrovitch), bibliothécaire, 285-296. Doumergue (Gaston), homme politique, 348, 356. Doyen (Gabriel François), peintre, 306. Dozon (Louis), universitaire slavisant, 341. Dragages et travaux publics (SFEDTP), 452. Dragomirov, général russe, 477. Dredge (James), ingénieur américain, 469. Dreyfus (afaire), 343. Dubreuilh (Charles), banquier, 95. Duclos (Jean Michel), « artiste vétérinaire », 160. Ducouëdic (homas Marie Louis), ingénieur, 103, 132. Dufailly (Michel), professeur, 154. Dufour (Auguste Marie Agricole), cordonnier, 160. Dufour (Sophie) née Coller, ileuse de soie, 160. Du Marais (baron Émile), directeur des afaires inancières du Crédit lyonnais, 375, 393. Dumas (Alexandre), homme de lettres, 238, 255, 256.

598

INDEX

Dumay (Jean-Baptiste), ouvrier français, 470. Dumesnil (Jean-Baptiste), marchand, 154. Dumoustier (Louis), fabricant de poudre, 154. Duponchel (Henri), orfèvre, 325. Dupré, commis-voyageur, 189. Durand-Ruel (Paul), marchand d’art, 247. Durby (Pierre Louis), homme de loi, 154. Durkheim (Émile), sociologue, 352. Duroc (Jean Joseph), maçon, 160. D’Ussard (Denis dit Neuville), 154. Dutertre (Jean Georges Alexandre), bijoutier, 154. Dzeržinskij / Dzerjinski, révolutionnaire héros de la Révolution russe d’Octobre, 512. Eck, oicier interprète, 358. École des Mines (Paris), 130, 132, 133, 432, 433, 523. Ekaterina, chemins de fer, 370. Ekaterina Milhailovna (grandeduchesse de MecklembourgStrelitz), 318, 320- 322. Élisabeth (princesse), 289, 296. Elisabethgrad-Nicolaïeff, ligne de chemins de fer, 365. Émile Zundel et C ie, société de manu facture d’indiennes (Moscou), 419, 420, 428-430, 434, 435. Enakiev, ingénieur, 451. Enfantin (Prosper), ingénieur, 103, 104, 132, 443. Engelmann (Godefroy), lithographe, 276, 277, 431.

Engelmann et Graf, lithographes, 276. Entreprise Hersent Jean et Georges, 452. Ephrussi (Maurice), banquier, gendre d’Alphonse de Rothschild, 399, 407, 408. Ernest Gouin et Cie, 444, 447, 464, 479, 480, 492. Établissements Dayde, 452. Établissements Delattre, 375. Étienne, ingénieur de la Banque Rothschild frères, 408. Exposition d’Ekaterinenbourg, 32. Exposition de Moscou (exposition franco-russe), 246, 249253, 254, 259, 330, 438. Exposition de Nijni Novgorod, 35. Exposition de Saint-Pétersbourg, 34. Exposition en Russie, 64, 35. Exposition universelle de Vienne, 470-472. Expositions universelles et internationales de Paris, 47, 48, 246-247, 249, 252, 321, 329, 331, 333-339, 430, 437, 466, 469, 474, 477. Fabergé (Pierre-Karl), orfèvre, 96, 314, 316, 330. Fabre (A.), 103, 111, 114, 116, 118, 125, 126, 132. Fabre (Jacques Alexandre), ingénieur, 102-103, 111, 114, 116, 118119, 125-126, 130, 132. Fabre (Jean), 154, 158. Fabre-Luce (Edmond), vice-président du Crédit lyonnais, 512.

INDEX

Fabres (Jean), ingénieur, 132. Falize, orfèvres, 325, 331, 333. Fallot (Pierre), coifeur, 154. Farge (Nicolas de), négociant, 158. Farks (C.), 327. Fauche et Cie, voir Fauche (Pierre François). Fauche (Pierre François), imprimeur, 288, 289, 292. Fauche-Borel (Abraham Louis), imprimeur-libraire, 290. Faure (Félix), président de la République française, 49, 437, 483. Fauveau (Félicie de), sculpteur, 325. Fehleisen (baron Konstatin Konstantinovitch), banquier, 408. Féraud, ingénieur-conseil, 94, 96. Ferdinand de Saxe-Cobourg, roi de Bulgarie, 482. Ferrandin-Gazan (J. Guillaume), ingénieur, 103, 113, 116-117, 132. Ferron, voir La Ferronnays. Ferry (Claude Joseph), ingénieur des Mines, 103, 133, 137. Ferry (Jules), homme politique, 357. Feuillette (Louis), donneur de mascarade, 154. Fichet-Bauche, fabricant de cofresforts, 388. Firminy, aciéries, 363, 371, 443. Fischer (Albert de), directeur d’agence bancaire, 386. Fiume, voir Raffinerie d’huile minérale de Fiume. Fives-Lille, voir Compagnie FivesLille, 362, 364. Flachat (Eugène), ingénieur français, 103, 133, 465.

599

Flachat (Jules), ils d’Eugène, ingénieur français, 465. Flamand (Jean Eugène), 154. Fleury (Louis), marchand, 154. Floridor, voir Imgarde (Henri) Foelkersam (baron de), 313, 314, 316, 318, 322. Fondation Lambert, fondation canadienne, 128. Fontenay (G. de), chargé d’afaires français, 182. Forges de Châtillon-Commentry ( C o m pag n i e d e s ) , v o i r Compagnie des forges de Châtillon-Commentry et de Neuves-Maisons Forges et aciéries de Makeevka, 375-376. Forges et chantiers de la Méditerranée, 476. Forges et chantiers de la Néva, 371. Fornerod, précepteur, 164. Fortunatov, professeur à l’université de Moscou, 344. Foubert (Jean-Baptiste), brodeur d’or, 154. Fouché (Joseph), ministre de l’Intérieur, 27. Fouchecourt (vicomte de), 289. Fougerolle Frères, 452. Fursenko (Alexandre Alexandrovič), historien, académicien, 397, 398. Fraget, orfèvre, 327. Frances (Louis), négociant, 154. France (La), société d’assurancesincendie, 414. Franceschi, courrier diplomatique, 187-188. Francis, voir Chantiers Francis.

600

INDEX

François (Louis), commerçant, 158. Frauenfelder (Georges), fabricant, indienneur, 434, 435. Frédéric Guillaume III, roi de Prusse, 128. Frégnel (André Joseph), maître d’écriture, 154. Frères Raimbert, neveux et Cie, 148-150, 158. Friedlander (Félix), 467. Friedrich Tutein et Cie, négociants d’indiennes (Copenhague), 433. Froment-Meurice (François-Désiré), orfèvre, 320. Gagarin (Ivan), 225. Gagne, orfèvre, 321. Gaillard (Pierre Dominique), 154. Galitsyne, voir Golitsyn. Galitsyne (D.V.), gouverneur, 276. Gallé (Émile), 331. Gamba (Charlotte Henriette), 161. Gamba (Jacques-François, chevalier), négociant et voyageur à Tilis, 55 ; consul de France à Tilis, 147, 160. Gamba (Jules Maurice), capitaine au 3e régiment de dragons, 161. Ganiau (Nicolas), homme de coniance, 154. Garbow, entrepreneur russe, 467. Gaston de Pollier (Marie-Joseph), homme de lettres, 291, 292. Gâtecloux ou Gastecloux (Côme), fondeur statuaire, 154. Gaube du Gers (Olivier), orfèvre, 315. Gauthier (Louis), cuisinier, 154. Gauthier (Marie Louise) veuve Lebert, couturière, 154.

Gauthier et Monighetti, éditeurs, 282. Gautier (Théophile), homme de lettres, 239, 255, 256. Gautier, ouvrier, 321. Gauvin (Paul), assureur, directeur de société, 424. Gavignat (Jean François César Auguste), employé à la poste, 154. Gay (Dominique), 154, 158. Gazano (Antoine), logeur, 154. Gazette de Moscou, journal, 372. Genu (Marie-Joseph-Gabriel), orfèvre, 318. Geofroy-Saint-Illaire (Isidore), naturaliste, 41. Georges Crès et Cie, éditions, 99. Gérard (François Rémy), marchand, 154. Gérard (François), peintre, 308. Germain (François-homas), orfèvre, 330, 331. Germain (Henri), président du Crédit lyonnais, 382, 392, 414, 426. Giani (Louise), voir Marie Clémentine. Gillé (Joseph-Gaspard), imprimeur, 266. Gillet (Nicolas), vendeur de livres, 154. Gillot (Charles), imprimeur, 248. Giraud de Crouzay (Marie Alexandrine Joséphine Adélaïde), 154. Giraud et Cie, soieries, 427, 428, 437, 440. Giraud (Claude Marie), fabricant, directeur de manufacture, 389, 427, 437-439. Giraud (André), manufacturier, ils de Claude, 439.

INDEX

Giraud (Victor, Paul), manufacturier, ils de Claude, 439. Giraud fils et Cie (usine), 389, 423, 428, 436, 439. Giraud frères (les fils de), voir Giraud fils et Cie. Girault (René), historien et universitaire français, 473, 526. Girolou (Groupe Giros et Loucheur), 455, 455. Giros (Alexandre), voir aussi Girolou, 454-457. Giros et Loucheur, voir Girolou. Gisiko (Erik), courtier, directeur d’agence bancaire, 391. Glachant (Roger), archiviste, 62. Glaizal (Amélie Denise), fileur de soie, 161. Glaizal (Casimir Auguste), ileur de soie, 161. Glaizal (Constance), ileuse de soie, 161. Glaizal (Hippolyte), ileur de soie, 161. Glaizal (Pierre Antoine), fileur de soie, 161. Glaizal (Pierre), moulinier en soie, 161. Glaizal (Rosalie), ileuse de soie, 161. Glaizal (Victoire Grégoire), ileuse de soie, 161. Glaizal, (Magdeleine Victoire), née Fischer, ileuse de soie, 161. Gleizes (Joseph Marie Anne Jean Antoine Auguste), ingénieur, 102, 133. Glinka (Mihail), musicien, 113. Glinka (Rodolphe Joseph), professeur de russe, 33. Glinka (Sergej Nikolaevič), homme de lettres et éditeur, 238, 278.

601

Gočakov (princesse), 335. Godefroid (Jean Georges Romuald), maître de langue, 161. Golitsyn, famille, 335. Golitsyn (A. N.), ministre, 270. Golitsyn (Dmitri, prince), gouverneur militaire de Moscou, 189. Golobovska / Goloubovka, voir Charbonnage de Goloboska et Compagnie de l’industrie minière de Goloubovka. Goloubof, voir Golubev. Golubatnikov / Gouloubetnikoff (André), manufacturier d’indiennes, 434. Golubev, entrepreneur russe, 371, 377. Golubin, entrepreneur russe, 377. Golubovka, voir Compagnie de l’industrie minière de Goloubovka. Gonse (Louis), rédacteur en chef, 248. Gorbunov (G. et A.), manufacturiers, 418. Goubonine, voir Gubonine. Goüin, voir Société Ernest Goüin et Cie. Goüin (Ernest), 444, 447, 464, 479, 480, 492. Goüin (famille), 443, 447-450. Goüin (Gaston), 493-494. Goüin (Jules), dirigeant de la Société de construction des Batignolles, 483-486, 488, 490. Goujon (Jules), métallurgiste, 474, 512. Gourief, voir Gur’ev. Gouriev, voir Gur’ev. Gračev, orfèvre, 314.

602

INDEX

Grafenstaden, usine, 464. Grand central, ligne de chemin de fer, 362. Grande société des chemins de fer russes (GSCFR), 45, 444, 463, 464-466, 470, 473, 480. Grandidier (abbé Joseph), collaborateur de la bibliothèque impériale, 295. Grands travaux de Marseille (GTM), 444, 450, 451-454, 456, 488, 489. Grasset (Eugène), dessinateur, 247. Great Eastern Railway, 479. Gribert (Jean), traiteur, 154. Griboïedov (Aleksandr), homme de lettres, 263, 273, 283. Grignet (Nicolas), traiteur, 154. Grimm (Frédéric-Melchior), homme de lettres, 287, 292. Grünberg (Rebecca), épouse de Paul Boyer, médecin, 344. GSCFR, voir Grande société des chemins de fer russes. GTM, voir Grands travaux de Marseille. Gubonine / Goubonine (Petr et S.), entrepreneurs russes, 371, 374. Guérard (Adolphe), ingénieur, 443, 523. Guérin, banque, 371. Guerlain, parfumeurs, 252. Gueyton (Alexandre), orfèvre, 326. Guiard (Marcel), diplomate, 59-60. Guibal (Dieudonné Barthélemy), pensionnaire, 154. Guieysse (Paul), expert d’assurances, 425. Guillaume II, empereur d’Allemagne, 128, 482.

Guimet, entreprise productrice de colorants (Lyon), 457. Guist’hau (Gabriel), ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, 351. Gur’ev (comte), 319, 322, 365, 366. Hamaide (Pierre Joseph), négociant, 154. Hamy (Ernest-héodore), anthropologue, 32, 37. Hanska, madame, 320. Hartmann, ingénieur, 378, 502. Haüy (P. Juste), ingénieur, 103, 107, 111-112, 114-118, 122, 127, 133. Havet (Louis), universitaire philologue et linguiste, 343. Hayashi (Tadamasa), marchand d’art, 248. Hecht et Lilienthal, maison de marchands de soies (Lyon), 440. Helena Pavlovna (grande-duchesse), 318, 321, 322. Hély d’Oissel, baron, 99. Henri (Jean-Baptiste), tailleur, 154. Henry (André Guillaume), ingénieur, 103-104, 107, 116, 123, 133. Henry (François Marie), négociant, 154, 158. Hentgen (Pierre), conducteur des Ponts et Chaussées, 45. Hentsch (Édouard), banquier, 362-364. Hentsch, Lütscher et Cie, banque, 363. Herbette (Jean), ambassadeur de France à Moscou, 60. Herbigny (Michel d’), fondateur du séminaire d’Enghien, 226.

INDEX

Hersent, voir Société Hersent Jean et Georges, 450-452, 488. Hersent (Hildevert) et famille, 443, 444, 446-449. Hersent (Georges), ingénieur, 449, 450. Heurtault (Marie Adélaïde) femme Saucet ou Sossay, 154. Hirsch et Cie, banque, 451, 509. Honoré, orfèvre, 325. Hubert (Bernard), marchand, 154. Hughes (John), homme d’affaires britannique, 369, 470, 502. Huguet (Pierre Michel), traiteur, 154. Hunt et Ruskell, orfèvres, 325. Hvostov (D.), 121. IAF, voir Institut des actuaires français. ICIVC, voir Institut des corps des ingénieurs des voies de communication. Imbert (Marie Élisabeth), ileuse de soie, 161. Imbert (Marie), épouse de Jean Divine, ileuse de soie, 160. Imgarde (Henri), dit Floridor, acteur de théâtre, 154. Inspection des agences consulaires, 74. Inspection des agences des banques, 390. Inspection des fabriques (Russie), 423, 440. Institut des actuaires français (IAF), 425. Institut des corps des ingénieurs des voies de communication (ICIVC), 101, 103, 104, 107, 116, 122, 125, 133.

603

Isabey (Louis), professeur de musique, 154. Isvolskij (Aleksandr P.), ambassadeur à Paris, 336, 349. Jacobson-Ruand, association, 456. Jacquard (Joseph Marie), inventeur du métier à tisser « Jacquard », 438. Jacquemard, orfèvre, 325. Jacta fils, bijoutiers, 253. Janicki (Stanislas), ingénieur et directeur de la Société de la Moscova, 366, 367, 370. Janin, général de division, 357. Jansen (Stanilas), 326. Jassinovadoiia, voir Âsinovataâ. Jaume (Fanny), enseignante de français, 219-220. Jauroy (François), marchand, 154. Jeunebaut (Jean François), maître d’hôtel, 155. Joanne, maison d’édition, 239. Jodard (Jean Joseph), tailleur, 155. Joindy, orfèvre, 31. Joltaia/Rieka (Želtaâ/Reka)Krivoï-Rog, société concessionnaire de chemin de fer, 376. Joly (Charles), dentiste, 282. Jourdain (Marie Marguerite Adélaïde), 155. Jourdan de la Passardière (Félix-Jules), oratorien, évêque titulaire de Rosea, 221-222. Journal du Nord, 290, 295. Journal littéraire de Saint-Pétersbourg, 292. Juillot, ouvrier, 321. Jukovskij (Vasilij), poète, 273. Kanner (Michel Léon), professeur de russe, 33.

604

INDEX

Karamzin (Nicolaï), historien, 290. Kareev, 344. Karzinkin (I. A.), manufacturier, 416, 418. Keller, orfèvres, 336, 338. Keller (Gustave), orfèvre, 336, 337, 339. Kerbetz Contractors, entreprise russe, 448. Kern (Anna), muse de Pouchkine, 113, 121. Kieffer (Louis), employé de chancellerie, 60. Kiev/Balta, ligne de chemins de fer, 364. Kirninum (Marie Antoinette), veuve Picalugen, 155. Kiselev (S.), 121. Klagmann (J. B.-J.), ornemaniste et sculpteur, 322. Kleiman, aide-major, 358. Kleinmann (Édouard), cadre du Crédit lyonnais, 382. Kleist (héodore), entrepreneur, 474. Klenze (Leo von), architecte, 305. Klopstock (Friedrich), homme de lettres, 288. Knoop, maison de commerce (Moscou). Knorre (E. K.), expert, 490. Knust (Marcus), ébéniste, 161. Kočubej (princes), 122, 325. Koechlin (Camille), chimistecoloriste, 433. Koechlin (Charles), coloriste, fabricant d’indiennes, 433. Koechlin (Jean), indienneur, 433. Koechlin (Mathieu), fabricant d’indiennes, 433. Koechlin (Pierre), fabricant, 433.

Koechlin (Samuel), coloriste, fondateur de l’indiennage (Mulhouse), 433. Kokovcov, 446. Kolyŝko (Kira Aleksseevna), née Destrem, 121. Konsin (N. N.), manufacturier, 418, 422. Kornhauser, mandataire des Rothschild, puis associé de la Société Lindheim et Cie, 399, 402-404, 407. Kotlârevskij, 344. Koursk/Kharkov/Taganrog, chemin de fer, 365, 468, 469. Koursk/Kharkov/Azov, chemin de fer, 367, 374, 468, 469. Koutouzov (Pavel), général, 182. Kovalevskij (Maksim), 344. Kozlov/Voronej/Suerevo, chemin de fer, 365, 468. Kraev (E.), 121. Krasilscikova (A.), manufacturier, 418. Krasilsikova et fils, 418. Krementschov, voir Compagnie de Krementschov. Krupp, usines sidérurgiques à Essen (Allemagne), 430, 431. Krûčkov (Û.), 121. Ksenia (grande-duchesse), 339. La Barthe (comte Ferdinand de), homme de lettres, 297-303. La Carge (Sophie de), épouse J. Résimont, 128. La Chétardie (Joachim Jacques Trotti, marquis de), diplomate, 54. La Croix (famille), 167. La Ferronays (Pierre Auguste Ferron, comte de), diplomate, 54, 175, 190.

INDEX

La Force (duchesse de), 289. La Foudre, filature de coton (Le Petit-Quevilly, Seine-Maritime), 422. La Maisonfort (Antoine-FrançoisPhilippe Du Bois des Cours, marquis de), 288, 290, 291. Labanski (Xavier), négociant, 155,158. Labellonière Beaupré (Claude François), négociant, 155, 158. Labensky (François Xavier), directeur de la galerie de l’Ermitage, 306, 307, 310, 312. Labielle (Jean), distillateur, 161. Labry (Raoul), professeur de russe, 41, 42. Lacoste (Jean Étienne), négociant, 155, 158. Ladant (Joseph), 155. Laferrière (comte Hector de), voyageur en Russie, 35. Laitte (Charles), banquier, 362, 406. Lafontaine (Pierre), rentier, 155. Lagerwall (Ivar), secrétaire général de la Société Nobel, 400, 403, 404. Lagrange, ancien commissaire des guerres, 180-181. Lagrené (Théodose Melchior de), diplomate, 182-183, 187-188. Laisle, capitaine de, 196, 198, 205, 206, 207, 208. Lalique (René), bijoutier, horloger, 247, 253. Lambert (famille), 168. Lambert (Henry Jacques Alexandre Marie), 155. Lamé (Gabriel), ingénieur, 33, 103105, 107-108, 110-111, 116-117, 122-124, 128-130, 132.

605

Lampi (Giambattista), peintre, 307. Lancrenon (Paul), capitaine, 258, 259. Lancry (Jean-Baptiste), marchand, 155. Länderbank, 90, 371. Lang (Jean Philippe), négociant, 155 ; commerçant, 158. Langeac (comte de), 289. Languet (Hubert), 350. Lannes (famille), 78. Lannes (Fernand), 78. Lannes (Gustave), comte de Montebello, diplomate, 54, 78, 214, 215, 473. Lannes (Napoléon Auguste), duc de Montebello, diplomate, 54, 77, 78. Lanson (Gustave), homme de lettres, 301. Laporte (André), chef d’atelier de la soie, 161. Laurans (Albert), administrateur de l’Omnium, représentant de la Länderbank, 373. Laure (Maximin ou Maximilien), négociant, 149, 155, 158. Laval de la Loubrerie (famille), 168. Lavrov (Petr), 354. Lazarev (comte), 320. Le Blanc (Antoine), sculpteur, 155. Le Comte (François), cuisinier, 155. Le Creusot, 103, 375, 451, 459, 462, 464, 470, 474, 476. Le Monier ( Jacques André), marchand, 155. Le Nostre (Victor), négociant, 155, 158. Le Play (Pierre Guillaume Frédéric), ingénieur des Mines, 103, 104,

606

INDEX

108, 130, 133, 367, 432, 433, 461, 466, 470, 523. Le Rebours (Jean Baptiste), homme de lettres, 288. Lebrun (Marc-Augustin), orfèvre, 314, 321. Lecointe de Lavau (Auguste Jean), commis, 155. Lecointe de Laveau (G.), homme de lettres, 235-238. Léger (Louis), professeur de russe, 32, 36-38, 41, 50, 341, 345-347, 355, 356. Legras (Jules), professeur de russe, 32, 41, 353. Legru (Hector), inancier, 373, 376. Lemoine (André), imprimeur, 268. Lemoine (Jacques André), commerçant, 159. Lemoine (Jean-Baptiste), cartier, 155. Lennig (John), agent de Schneider et Cie à Marseille, 469. Lenschenriend (Philippe Nicolas Germain), négociant, 155, 159. Leouzon-Leduc (Louis), voyageur en Russie, 35. Leroy-Beaulieu (Anatole), 222, 226. Lescoeur (Louis), oratorien, 222. Lesseps (Barthélemy de), 146-147. Lesseps (Martin de), diplomate, 148. Letellier (Louis Victor), chancelier du consulat, 161. Letourneur (Jacques), directeur au Crédit lyonnais, 382, 386, 388. Leuchtenberg (duchesse de), 325. Leuchtenberg (prince Eugène de), 447, 449. Lévêque (Pierre André), 155. Liard (Louis), universitaire, 349-350, 352, 356.

Libercier (Albert-Marie), dominicain, curé de Saint-Louis de Moscou, 222. Ligner (Éloi Paul), négociant, 155, 159. Lindheim (Wilhelm von, dit Guillaume de), représentant de Schneider et Cie en Russie, fondateur de la Société Lindheim et Cie, 400, 402, 403, 407, 409, 448, 467, 476, 469. Lionne (Hugues de), secrétaire d’État des Afaires étrangères, 58. Liŝevskij (V.), 121. Liven (comte K. A.), ministre, 278. Livio (famille), 167. Lobanov (princesse), 335. Lochet ou Cochet (Henri Casimir), commerçant, 159. Loginov (V. V.), marchand libraire, 276. Loisy (Elisée de), ingénieur, 510. Lombardo (héodore), administrateur de la Banque des pays du Nord, 442. Loménie de Brienne (Étienne-Charles de), ministre, 285. Lopuhin, oicier, 315. Lorin (Henri), 226. Lorraine (princesse de), 289. Loucheur (Louis), 454-457 ; voir aussi Girolou. Louis XIV, 58. Louis XVI, 146. Louis (Georges), ambassadeur à Saint-Pétersbourg, 77. Louis Coulon et Cie, bijoutiers, 253. Lunven (Joachim Yves Marie), négociant, 155 ; commerçant, 159.

INDEX

L’vov (Fedor Aleksnadrovič), noble, 376. Lvof (héodore Alexandrovič), voir L’vov (Fedor Aleksnadrovič). Luynes (duc de), 325. Mc Kay (John), historien, 379, 391. Maës (Félicien), entrepreneur, 373, 376. Maison (Nicolas-Joseph), maréchal de France, diplomate, 177, 180, 186. Majault (Maximilien Louis), instituteur, 155. Makeevka/Makievka, voir Aciéries de Makievka , Charbonnages de Makeevka, Société russe de Makeevka, et Forges et aciéries de Makeevka. Maklakov (Vasilij Aleksandrovič), avocat, journaliste et chercheur, 344, 353. Malioutin P. fils, maison de commerce (Moscou), 420. Mallet (Jean Marie), marchand, 155. Mamontov (S.), grand négociant, 447. Maniglier (Auguste), assomptionniste, vicaire à Odessa, 215, 217-218. Manouilof, voir Manujlov Manujlov, rédacteur en chef du Russkie Vedomosti, 355. Marçais (William), professeur d’arabe, 348, 350. Mardžanov (Konstantin), 300. Margaine, député, 358. Maria Alexandrovna, impératrice, 328. Maria Fedorovna, impératrice douarière, 311.

607

Maria Nikolaevna (grande-duchesse), duchesse de Leuchtenberg, 325. Maria Pavlovna, 333, 334, 339. Marie Clémentine (Louise Giani, en religion), religieuse, supérieure des sœurs de Saint-Joseph en Russie, 218. Marigny (Jean François dit Baptiste), domestique, 161. Marrel frères (maison), de Rivesde-Gier, 371. Marsille (François), coniseur, 155. Martelet (Joseph), directeur de Denain-Anzin, 370. Martin (Justinien Charles), bijoutier, 155. Martin (Pierre), vice-consul, 143, 145. Martin (Pierre-Émile ou Émile), 363, 369, 375-377, 394, 470, 474. Martin (Thérèse), voir Thérèse (sainte). Mary (abbé), aumônier de la princesse Elisabeth, 289, 296. Masset (Jean Nicolas), commis, 155. Masson (Charles), militaire, 288. Matassy, restaurateur, 161. Mathelin (Jean-Baptiste), maître d’armes, 155. Mathieu (Ferdinand), ingénieur français, 465. Mathieu (1784-1834), 455, 456. Mathieu (Marie), voir Mattiez (Marie). Mathonet (Jean Marie), maître d’hôtel, 155. Mattiey ou Mathieu (Marie), veuve Bertin, 155. Maucourt (Antoine Fortuné), négociant, 155, 159.

608

INDEX

Maurdu du Bocage, linguiste, 164. Mazarin (Jules), cardinal, 58. Mazel, entrepreneur, 455, 456. Mazon (André), professeur de russe, 41, 358, 359. Mecklembourg-Strelitz (prince Georges G. de), 318, 319. Mecklembourg-Strelitz (prince Mikhaïl G. de), 318, 319. Mečnikov (Ilia), président de l’École russe des hautes études sociales, 352. Meignan (Victor), homme de lettres, 240. Meillet (Antoine), professeur au Collège de France, 343, 345. Meissonnier (Juste-Aurèle), orfèvre peintre, sculpteur, 334. Mélez (Adèle), 270. Melnikov (P.), 122. Menŝikov (prince A. S.), 115, 462. Ménétries (Édouard), naturaliste, 41. Menchikov, voir Menŝikov. Menuret (Jean-Joseph), dit Menuret de Chambaud, médecin, homme de lettres, 288. Mercet (Émile), cadre du Crédit lyonnais, 382. Mertzenfeld (baron Otto de), consul des Pays-Bas en Russie, 469. Meŝerskij (prince P. S.), conseiller, 270. Metchnikov, voir Mečnikov. Mettais (Pierre), cuisinier, 155. Métropole (La), société d’assurances-incendie, 424. Meunier (E. Maxime), inspecteur général d’assurances, 418. Meyer (Émile), 435. Meyer (Ulric), fabricant de toiles peintes, 435.

Michaïlovsky, voir Mihajlovskij. Mihajlovskij (Sergej), administrateur des charbonnages de Pobedienko, 376. Michel (famille), 167. Michel (Jean Charles), négociant, 155 ; commerçant, 159. Mickevič (Vladislas), fils d’Adam Mickevič, poète polonais, 124. Mieg (Jean), peintre paysagiste, 431. Migeon (Gaston), conservateur, 248. Mihalči (Dimitrij), homme de lettres, 298. Modzalevskij (Boris), 121, 264, 270, 272. Milioukof, voir Milûkov. Milioutine, voir Milûtin. Milliot (Benjamin), médecin, 31. Milûkov (Pavel), historien et homme politique, 344, 349, 352, 353. Milûtin, 194, 202, 205, 211. Mirski (prince), 211. Mitton (Louis Augustin), négociant, 155, 158. Mitton (Louis Raymond), négociant, 155, 158. Mitton, Le Nostre et Cie, 158. Mniszech (Georges), 320. Modzalevskij (B.), bibliothécaire, 121, 270, 272. Mokta-el-Hadid, voir Société des mines de Mokta-el-Hadid. Mohrenheim (baronne de), 336. Molé (comte Louis-Mathieu), ministre des Afaires étrangères, 185. M o n g e z ( M a r i e - Jo s é p h i n e Angélique), peintre, 309. Montebello, voir Lannes. Monteith et Cie, manufacture textile à Glasgow (Écosse), 434.

INDEX

Montfaucon (Pierre de), négociant, 156, 158. Montferrand (Auguste Ricard de), architecte, 113, 137. Montgolier (Adrien de), directeur des Aciéries de la marine, 370. Monthiers (Jeanne), épouse d’Henri Vever, 247, 253. Montréal (Joseph), négociant, 156, 159. Moran (Marie Léonard), acteur de théâtre, 156. Moreau, artiste, 333. Moreau (François Aymé), commerçant, 159. Moreau (François Ignace), négociant, 156. Morel (Gustave), abbé, 226-227. Morel et Cie, orfèvres, 322. Morel, orfèvre, 323, 325. Morel ils, orfèvre, 325. Morin (Jean), banquier, 387-389, 391. Morny (Auguste de), demi-frère de Napoléon III, 75, 463-465. Mortemart (Casimir de Rochechouart, duc de), diplomate, 175-176, 180-181, 183184, 186-187. Morozov (S.), manufacturier, 418, 422. Mortillet (Adrien de), anthropologue et préhistorien, 39. Mortillet (Gabriel de), anthropologue et préhistorien, 37, 39. Mortimer, orfèvre, 323. Moscou (La), société d’assurances, 416. Mouraviev (comte Nicolas), collectionneur, 316.

609

Mouretov (Dmitri), philosophe, journaliste, 303. Moussy, soyeux, 389. Motte Bossut, filature de coton (Roubaix), 431. Murray, éditeur, 239. Mutuelle russe de Moscou, voir Union mutuelle russe (UMR). Nadinka (Mme Szymanowicz, dite), 187. Nadirrel (Jacques), intendant, 156. Napoléon Ier, empereur, 24, 28, 147, 165, 269, 306, 309, 310, 312, 314. Napoléon III, empereur, 194, 463, 529. National City Bank of New York, 385. Nationale (La), société d’assurancesincendie, 414. Nattier (Antoine Brice), marchand, 156. Naudin (François-Dominique), orfèvre, 316. Négrier, lieutenant-colonel, 196, 198, 212. Nelidov (comte), ambassadeur, 336. Nesselrode, (comte Charles Robert de), vice-chancelier russe, 175177, 180-185, 188. Neveu (Pie), assomptionniste, 217, 224-225. Nevillé (M.), 325. New York Life Insurance Company (États-Unis), 412. Niccolo (Ugo), poète, 278. Nicholls et Plincke, orfèvres, 316. Nicolas (prince), 335. Nicolas (grand-duc), 199.

610

INDEX

Nicolas Ier, empereur, 173, 174, 186, 193, 276, 280, 305, 307, 312, 319, 325, 461. Nicolas II, empereur, 49, 78, 98, 227, 307, 331, 336-338, 347, 353, 463, 466, 483, 488, 519. Nicolle (Dominique-Charles), abbé, 147, 223. Nicot (Charles François), marchand, 156. Nithard (Louis), négociant, 156, 159. Nobel, voir Société Nobel. Nobel (Ludwig Emmanuel-Louis), ingénieur, fondateur et gérant de la société pétrolière Nobel, 399-409. Nord/Donets, société ferroviaire, 446. Northrop (J. H.), inventeur de métier à tisser, 438. Nossof (frères), ingénieurs, 365. Noulens (Joseph), ambassadeur de France en Russie, 59, 75, 358. O’Rourke (Édouard), abbé, 221, 225. Obrescof (comte), 322. Odiot, orfèvres, 335. Odiot (Charles-Nicolas), orfèvre, 318, 319. Odiot ( Jean-Baptiste-Claude), orfèvre, 314, 315, 316, 318, 319, 321. Offenheim, mandataire des Rothschild, puis associé de la Société Lindheim et Cie, 399, 402, 407. Okunef (K. M.), entrepreneur, 468. Oldenburg, (princesse Eugénie d’), 331. Olenin (Aleksej Nicolaevič), directeur de la bibliothèque impériale, 295.

Olonetz, voir Compagnie de Chemin de fer d’Olonetz. Omnium des industries minières et métallurgiques, 89, 90, 93-94, 96-97, 372-378, 386, 474. Orlov (famille), 335. Osmond (Floris), ingénieur, 475. Osterreid (Charles-Philippe), fabricant d’indiennes, 435. Ovčinnikov, orfèvre, 314. Pajols ou Pujols (Jacques), négociant, 158. Paléologue (Maurice), diplomate, historien, ambassadeur de France, 54-56, 77, 510. Panaev, entrepreneur russe, 446. Pardigon (Sr), 182-183. Parent (Basile), entrepreneur, 361, 363, 364. Paribas, 90. Paris (Gaston), philologue, 183. Paris (Louis), neveu de Gaston Paris, 183. Paris-Journal, journal, 350. Paris/Lyon/Marseille (PLM), chemin de fer, 361-363. Paris/Rouen/Le Havre, chemin de fer, 362. Paris/Strasbourg, chemin de fer, 362. Parran (Alphonse), ingénieur des Mines, 370. Pascal (Pierre), élève de Boyer, 353. Paškov (famille), 322. Pasteur (Louis), chimiste et biologiste, 50. Paternelle (La), voir Caisse paternelle (La). Patouillet (Jules), professeur de russe, 41.

INDEX

Paul Ier, empereur, 288, 292, 293, 294, 307. Paul (Frédérique) née Celigle, 161. Paul (Jean Louis), aubergiste traiteur, 161. Paul (Louis Jacob), 161. Paul (Marie Louise), 161. Paul Alexandrovič (grand-duc), 334, 336, 337. Pavlovič (grand-duc Mihaïl), 125, 316, 317, 318, 319. Pavlovič (grand-duc Nikolaj), 316, 317, 319. Péchard (Mlle), 189. Pélissier (André), marchand de vin, 156. Pélissier (Pierre), maître de langues, 156. Penguilli (Alexandre), prêtre, 156. Percier (Charles), architecte, décorateur, 316, 317. Pereire (famille), 361. Pereire (frères), 362, 444, 463-465, 480. Pereire (Émile), banquier, 463. Pereire (Isaac), banquier, 463. Périer (Casimir), chargé d’afaires, 189. Pernet (Louis), voyageur, 184. Peronard (Balthazar), maître de chapelle, 156. Perrin (Charles François), 156. Pesme de Matignicourt, prêtre, 164. Petin et Gaudet, 462. Petipa (Marius), danseur, 28. Petit (Eugène), voyageur oiciel français en Russie, 84. Petit (Georges), marchand d’art, 247. Petit (Joseph), forgeron, 161. Petits-fils de Wendel et Cie (les), 474.

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Petroski, filature de coton (Saint-Pétersbourg). Petrova (E. N.), 120, 121. Peugeot, automobiles, 46. Phénix (Le), société d’assurancesincendie, 362, 414, 502. Philippot (Jacques Robert), négociant, 156, 159. Picart (Charles), cuisinier, 156. Picart (Pierre), censeur à la poste, 156. Pichon (Stephen), ministre, 357-358. Pie XI, 225. Piedoys (François), rentier, 156. Pierlin (R. P.), 41. Pierraggi, ancien oicier, 187-188. Pierre le Grand, empereur, 155, 200, 235, 255, 269, 331, 461. Pistouief, général, directeur de la grande manufacture d’État de Toula, 202. Planat (Auguste), secrétaire de l’Ermitage, 306, 308, 309, 312. Plemânnikov (O. de), général-major, mandateur de la Société Nobel Polaschkowsky (C. E.), expert, 399. Plemiannikof voir Plemânnikov. PLM, voir Paris/Lyon/Marseille. Pluchart (Adolphe), imprimeur, libraire, 290. Pluchart (Alexandre), imprimeur, libraire, 290, 295. Pobedienko, voir Charbonnages de Pobedienko. Pochet (Henri Casimir), négociant, 156. Pogodin (Mihail Petrovič), professeur à l’université de Moscou, 346. Polejov (Nikolaj Alekseevič), historien, critique littéraire, journaliste, 275.

612

INDEX

Poll, concessionnaire des Mines Mokta-el-Hadid, 370. Polovcov (Alexandre), 330, 335. Poltorackij (S.), 121. Poncelet (Jean Victor), ingénieur, 102, 117, 130, 133. Pontzen (Émile), ingénieur des Mines, 456. Posseron, ouvrier orfèvre, 321. Potier (Charles Michel), ingénieur, 102-105, 107, 110-111, 114116, 118-119, 121, 127, 130, 133, 139, 506. Pouchkine (Alexandre), écrivain, 37-38, 113, 136, 273, 275, 283, 298, 518. Pouchkine (Lev), frère du poète, 113. Pougas (homas), maître d’hôtel, 156. Poutilov (Alexis), voir Putilov (Aleksej). Poux, orfèvre, 321. Pozdnuhov (A.), historien, 127. Pozzo di Borgo (conte Charles André), ambassadeur russe à Paris, 184, 187, 315. Première compagnie russe d’assurances-incendie (La), 416. Presse coloniale (La), journal, 350. Prévost, ingénieur de Schneider et Cie, 474. Prévost de Lumian (Jean Augustin), émigré, 147. Priamurskij (Georgij), 125. Prodameta (cartel), 498-508, 510. Providence russe, société belge, 497. Provost (Eugène), banquier, 95, 99. Public Works Company, société britannique, 448.

Puissen (Jacques), marin, 156. Pujols, voir Pajols (Jacques). Pujot (Jacques), négociant, 156. Putilov, usines sidérurgiques (SaintPétersbourg), 419, 422, 471, 476, 509. Putilov (Aleksej), banquier, 99. Putilov (Nicolas), ingénieur militaire, 447-450. Quarenghi (Giacomo), architecte, 307. Quatrefages (Armand de), anthropologue, 37, 39. Quenet, aumônier, 358. Quinsonnas (famille), 168. Rades (Claude André), 156. Radziwill (Jean), 324. Radziwill (prince Léon), 323, 324. Rafalovitch (Alexandre), administrateur de l’Omnium, 373. Raffinerie d’huile minérale de Fiume, 399. Ragault (Antoine), employé de maison, 161. Ragault (Christine) née Rounberg, 161. Ragault (Constantin), 161. Ragault (Jean), 161. Ragault (Louise), 162. Ragault (Marie), 161. Ragault (Virginie), 162. Raimbert (famille), 167. Raimbert (François), négociant, 158. Raimbert (Joseph), commerçant, 149, 156, 158. Raimbert, voir Frères Raimbert, neveux et Cie. Rallet, parfumeurs, 47, 391.

INDEX

Rallet (Alphonse), parfumeur, 47. Rallet (Eugène), parfumeur, 47. Rambaud (Alfred Nicolas), historien, 32, 36-38. Rank, ingénieur, 133. Rapp (comte Jean), maréchal français, 461. Raucourt (Antoine), ingénieur, 103104, 107, 110, 113, 115-117, 122, 124-127, 133, 136. Ravergie (Jean Marie), minéralogiste, 162. Raynaud (Jean François), négociant, 156. Rayneval (Alphonse de), chargé d’afaires à Saint-Péterbourg, 77. Régie générale des chemins de fer et de travaux publics (RGCF), 378, 446, 447, 452. Regniault, inspecteur d’assurances, 413. Régnier (Claude Ambroise, duc de Massa), ministre de la Justice, 26. Régnier (Jean Joseph), dessinateur, 156. Reichard (Heinrich August Ottokar), conseiller de guerre du duc de Saxe-Gotha, 235. Reimers (Heinrich Christoph von), 310. Reiset (Gustave Armand de), diplomate, 77. Repey ou Repuy (Augustin), logeur, 156. Résimont (Alphonse), ingénieur, 103, 116, 133. Résimont de Genneret (Jean-Baptiste de), ingénieur, 102-105, 110-111, 116, 128, 133. Resslen (Émile), professeur de russe, 33.

613

Revue des Deux Mondes, 353. Reynaud (Jean François), commerçant, 149, 158. RGCF, voir Régie générale des chemins de fer et de travaux publics. Ricard (Nicolas), secrétaire, 156. Richelieu (Armand Jean Duplessis, cardinal de), 58. Richon, inspecteur du Crédit lyonnais, 389, 391. Rigot de la Branchardière, instituteur, 182. R i m s k i j - K o r s a k o v ( Ni c o l a ï Andréïvič), compositeur, 126. Rimskij-Korsakov (Voïn Andréïevič), amiral, 476. Rincoud (Marie Amable) épouse Jauroy, marchande de mode, 156. Ripart (François Xavier), architecte, 162. Risler et Carré, orfèvres, 333. Rivarol (comte Antoine de), homme de lettres, 288, 289, 290. Robillard (Hippolyte), peintre, 31. Roche (Jules), ministre, 250. Rochechouart, voir Mortemart. Rodoinikin (Constantin), gouverneur remplaçant Nesselrode, 190. Röettiers (Jacques-Nicolas), orfèvre, 314. Rolland (Georges), ingénieur des Mines, 379. Rošin (I.), ancien directeur du Musée d’État de la région de Minsk, 119. Rostopchine, voir Rostopčin. Rostopčin (famille), 225. Rostopčin (comte Fedor Vassilevitch), gouverneur, 270, 293. Rostovcev (Â.), 125.

614

INDEX

Roth (Charles Frédéric), maître d’hôtel, 156. Roth (Louis), banquier, 84. Rothschild, banque, voir Banque Rothschild frères. Rothschild (baron Albert de), 408. Rothschild (baron Alphonse de), gérant de la banque Rothschild frères, 408, 464. Rothschild (baron James de), banquier français, 463. Roussel (François Mathurin Adalbert), baron de Courcy, 162. Rousset (Pierre), commis, 156. Routchenko, voir Charbonnages de Rutčenko et Société minière et industrielle de Rutčenko. Rudnicki, représentant de Schneider et Cie en Russie, 476, 490. Rumâncev (Nicolaj Petrovič), 269, 292. Russkie Vedomosti, journal, 345, 357. Rutčenko, voir Charbonnages de Rutčenko et Société minière et industrielle de Rutčenko. Šahmatov, universitaire, 344. Saint-Arroman (Raoul-Blaise de), 39. Sainte-Aldegonde (Charles Camille Joseph Baltazard de), ingénieur, 102-103, 107, 133. Saint-Chamond, voir Compagnie des forges et aciéries de la Marine et d’Homécourt. Saint-Sauveur (Félix Despréaux de), diplomate, 78. Saint-Vair (François Sigisbert), acteur de théâtre, 156. Saisset-Schneider (Virgile), petit-ils de Virgile Schneider, avocat, 472.

Saïtov (V.), 121. Salignac de Fénelon (baron de), 289. Salomon (Charles), traducteur, 353. Saltykov (prince), 320, 335. Sand (George), femme de lettres, 276. Saucet ou Sossay (Joseph), négociant, 156, 159. Saul (Samir), historien, 387. Saussure (Ferdinand de), linguiste, 343. Saut-du-Tarn, sidérurgie, 361, 363. Sauvageot (Jean), négociant, 156, 159. Sauvaire (Henri), consul à Odessa, 57, 74. Saxe-Altenbourg (princesse Helena G. de), 318. Sazikov, orfèvre, 314, 325. SCB, voir Société de Construction des Batignolles. Schaken (Pierre), entrepreneur belge, 361, 364. Schauer, prêtre, 164. Schmoll und Gaertner, société autrichienne, 448. Schneider (famille), 448, 472, 474. Schneider (Adolphe), frère aîné d’Eugène Ier (1802-1845), 460. Schneider (Eugène Ier), frère cadet d’Adolphe (1805-1875), 361, 362, 460, 461, 463-467, 469, 470, 472, 473. Schneider (Eugène II), ils de Henri (1868-1942), 451, 477. Schneider (François), coniseur, 156. Schneider (Henri), ils d’Eugène Ier (1840-1898), 466, 467, 472, 476. Schneider (Paul), fils d’Adolphe, neveu d’Eugène Ier (1841-1916), 473.

INDEX

Schneider (baron Virgile), cousin d’Adolphe et d’Eugène Ier, 461, 472. Schneider et Cie, voir Société Schneider et Cie. Schoenewerk, orfèvre, 325. Schweitzer, négociant, 162. Seillière, banque, 462, 472. Seillière (baron Achille), banquier, 464. Seillière (baron François Alexandre), banquier, 460. Semen (Alexandre), imprimeur, 270, 282. Semen (Auguste-René), imprimeur, éditeur, marchand libraire, 263-283. Semen (Guillaume-François), graveur-géographe, 267, 268. Semen (Louis-René-Pierre), graveur, 267. Sénac de Meilhan (Philippe hérèse Gabriel), 156. Sénart, 352. Sénovert (Étienne François de), ingénieur, 102-105, 107, 110-111, 122, 133. Šeremetiev, 39, 335. Serge (grand-duc), 330, 331. Seydoux (Roger), ambassadeur de France à Moscou, 63. SGF, voir Société générale d’entreprises. Shropp, orfèvre, 321. Sichel-Dulong, 358. Silvestre de Sacy (Antoine-Isaac), philologue, 29. Simonod, soieries, 389. Singer (Wilhelm), ingénieur de la Raffinerie d’huile minérale de

615

Fiume, 399, 400, 402, 403, 405, 407. Siou, parfums, 389. Skirmunt (Mgr Casimir), 221. Ŝklâr (I.), bibliothécaire, 122. Slavina (T.), 121. Smirdin (A. F.), imprimeur, 283. Snegirev (I. M.), historien et archéologue, 276. Ŝnejder (A.), 121. Société A. Deutsch et fils, 405, 406, 408. Société alsacienne de constructions mécaniques, 375. Société anonyme des usines franco-russes, 371. Société Bnito, voir Société de Batoum pour la production et le commerce du pétrole. Société Bochum, 471. Société Cail, 465. Société commerciale et industrielle des grandes manufactures de coton de Jaroslav, 416, 421. Société de Batoum pour la production et le commerce du pétrole (Bnito), 370, 397, 398, 408. Société de bienfaisance française de Saint-Pétersbourg, 510. Société de construction des Batignolles (SCB), 447, 448, 451, 452, 479-494. S o c i é t é d ’ E k at e r i n o v k a / Rykovskij, 217. Société d’études et affaires russes, 474. Société de fer de Komarovo, 498. Société de Fiume, distribution de pétrole, 400, 402, 407.

616

INDEX

Société de Krivoï/Rog, 370, 371. Société de l’industrie minière et métallurgique en Russie, voir Omnium des industries minières et métallurgiques. Société de la manufacture d’indiennes Albert Hubner, 438-440. Société de la manufacture d’indiennes Émile Zundel, 419, 420, 430. Société de la Moscova, 370. Société de la nouvelle Russie Hughes et Cie, 369. Société de Makeevka, 92, 96, 510, 511. Société de Polaskovskij et Bunge, 397, 398, 401, 405, 407, 408. Société de Wendel, 474. Société Denain-Anzin, 363. Société des amis du peuple, 187. Société des ateliers et chantiers de Nikolaev / Nicolaeff, 509. Société des chantiers de la Buire, 467. Société des ciments Portland de Guelendjik / Gelendžik, 374. Société des embranchements de chemins de fer, 498. Société des extraits de chêne en Russie, 374. Société des grands travaux de Marseille (GTM), 450-454, 456, 489. Société des hauts-fourneaux, forges et aciéries de DenainAnzin, 375. Société des houllières de Makeevka, 375. Société des industriels et fabricants de Moscou, 512.

Société des ingénieurs civils, 465. Société des manufactures de Tver, 422. Société des manufactures N. N. Konsin, 422. Société des manufactures S. Morozov fils et Cie, 422. Société des mines de houille de l’Altaï, 378. Société des mines de Mokta-elHadid, 363, 369, 370. Société des usines métallurgiques et mécaniques d’Istia, 374. Société des usines Poutilov, 476. Société dnieprovienne, 371. Société Donets-Ürievka, 497. Société du chemin de fer d’Orenbourg, 470, 471. Société du chemin de fer de Kiev à Brest, 471. Société du chemin de fer de Koursk/Kharkov/Azov/ Taganrog, 365. Société du chemin de fer de Kozlov/Voronej/Rostov, 471. Société du chemin de fer de la Volga au Don, 469. Société du chemin de fer de Moscou à Iaroslav. Société du chemin de fer de Moscou/Smolensk/Brest, 468, 469. Société du chemin de fer de Riajsk à Wiazma, 470. Société du chemin de fer de Rybinsk à Bologoïe, 471. Société du chemin de fer de Smolensk à Brest, 365, 368, 469. Société du chemin de fer de Suâ (Schuja) à Ivanovo, 467.

INDEX

Société du chemin de fer Orel/ Vitebsk, 466. Société du Saut-du-Tarn, 363. Société Ernest Goüin et Cie, 444, 479, 492. Société financière internationale, 373. Société financière russe, 373. Société foncière Seremetev, 498. Société franco-russe des produits chimiques et d’explosifs, 374. Société générale,  89-100, 217, 361-379, 411, 439, 441, 448, 449, 472, 474, 475, 496, 503, 509. Société générale de banque pour l’étranger et les colonies, 95. Société générale de Belgique, 09, 451, 509. Société générale d’entreprises (SGE), 450-452, 454-456, 479. Société générale de l’industrie minière et métallurgique en Russie, 386. Société générale des hauts-fourneaus, forges et aciéries en Russie, 88, 373. Société Giraud, voir Giraud. Société Giros et Loucheur, voir Girolou. Société Huta Bankowa, 371. Sociéte industrielle du Nord, 418. Société Jean et Georges Hersent, 450, 451. Société Johanson, 498. Société La paternelle, voir Paternelle. Société Lindheim et Cie, 403, 407, 409.

617

Société lyonnaise des schistes bitumineux, 473. Société marine-Firminy, 363. Société Mayer, 498. Société métallurgique de l’Oural-Volga, 497, 498. Société métallurgique de Moscou, 512. Société métallurgique et minière de Sibérie, 379. Société minière de Volga-Vichera, 485. Société minière et chimique Alagir, 496. Société minière et industrielle, iliale de la Société générale, 90, 93, 97, 366, 367. Société minière et industrielle de Rutčenko, 90, 93, 94, 369, 374. Société minière et industrielle des charbonnages de Rutčenko, 373. Société Nobel, 398-406. Société Nord-Donets, 446. Société Podrâdcik, 456. Société Rahamonovka-KrivoïRog, société concessionnaire, 376. Société russe de construction, 498. Société russe de distribution générale d’électricité, 457. Société russe de navigation à vapeur et du commerce, 476. Société russe pour la fabrication de munitions et d’armements, 99, 451, 509. Société russo-baltique, 509. Société russo-française d’entreprises industrielles de construction, 446.

618

INDEX

Société Schneider et Cie, 18, 89, 382, 448-452, 459-477, 509. Société statistique de Paris, 425. Société Zelta-Roka-Krivoï-Rog, 376. Solier fils et Delarue, maison de commerce (Paris), 150. Solitica, mandataire de la Société Nobel, 400. Solncev (F. G.), peintre et architecte, 276. Sossay, voir Saucet (Joseph). Souberbielle, 358. Souchon (les frères), maison de commerce, 46. Spasskij, ilature de coton (SaintPétersbourg), 424. Spectateur du Nord, journal, 288, 290. Spol (Jean-Baptiste), 156. Staël (Germaine de), femme de lettres, 238. Stassov (V.), ingénieur, 120, 122, 134. Sigl (G.), entrepreneur autrichien, 470. Steeg (héodore), député, 351. Steinbach (Georges), chimistecoloriste, directeur de fabrique, 434-436. Steinbach (Jean), chimiste-coloriste, directeur de fabrique, 434. Steinbach-Koechlin et C ie , fabrique d’indiennes (Mulhouse), 434. Stieglitz (baron A.), collectionneur et banquier, 318, 330, 462. Stieglitz, musée, 330, 331. Stieglitz, usine textile, manufacture de coton (Saint-Pétersbourg), 423.

Stolypin (Petr Arkadievič), 98, 352, 353. Stroganov (comte Aleksandr Sergeevič), 293, 294, 295. Ŝtukenberg (A.), 122. Ŝujskij (V.), 121. Syndicat général des compagnies d’assurances à primes fixes contre l’incendie, 424. Syndicat des affaires russes, 450, 451, 508, 509. Szeptickij (Mgr André), 222. Szymanowicz, voir Nadinka. Taburnov (J. P.), 490. Tachousin (Ephrosin), ingénieur, 133. Talabot (Paulin), ingénieur des Ponts et Chaussées, 361-364, 366, 369, 370. Talleyrand (Charles-Maurice de), ministre, 25-26. Tardieu (André), journaliste, député et ministre, 349. Tastevin (A. et F.), hommes de lettres, 239, 241. Tatiŝev (Dimitrij P.), diplomate et collectionneur, 315. Tavernier (Eugène), 226. Tchoulkovo, voir Charbonnages de Tchoulkovo Tchoulkovo-Midi, puits de, 373, 374. Temps (Le), journal, 346-347, 349. Tenišev, 335. Térémin (François), ingénieur, 103, 117, 127-128, 133. Thalmann et Cie, banque, 451, 509, 512. hérèse (sainte), 224.

INDEX

hévenet (Auguste Henry Joseph), commis, 157. hiebault (Marie François), sculpteur, 157. hiers (Adolphe), homme politique français, 470. hobie (Jacques), historien, 387, 446. homas de homon (Jean François), architecte, 157. Tihonravov, universitaire, 344. Tolstoï (Léon), écrivain, 353. Tolstoï (Nicolas), prêtre, 222. Tolstoï (comte Pierre A.), ambassadeur, 315. Topinard (Paul), anthropologue, 37, 39. Torcy (Pierre), collaborateur de la bibliothèque impériale, 295. Toulouse-Lautrec (famille), 168. Tournay (Martin), négociant, 157, 159. Tournay (héodore), marchand, 157. Touseiller, ouvrier, 321. Tranchant [de] La Verne (Marie Catherine Rosalie), femme Chaillot, rentière, 157. Transberguer ou Transberg (Louis), 157. Trubeckoj (prince Vasilij Sergeevič), général, 309, 322, 335. Turgan (Julien), écrivain scientiique, 422, 423. Ujfalvy de Mezo Kovesd (Charles), anthropologue, 35, 37, 39. Ur’ evskij (princesse), 335. Ulysse Pila et C ie, maison de marchands de soies (Lyon), 440. UMR, voir Union mutuelle russe. Union (L’), société d’assurancesincendie, 412, 414, 425.

619

Union générale, 370, 3771, 373. Union minière et métallurgique, 502. Union mutuelle russe (UMR), société d’assurances (Moscou), 416, 417, 420, 430, 435. Urbain (Charles), imprimeur, 268. Urbaine et la Seine (L’), société d’assurances accidents, 410. Urusov, famille, 335. Valade (Hugues), consul, 189. Valentin (Jean-Baptiste), charpentier, 162. Valton (Ferdinand-Henry), ingénieur, 471. Van Caloen (Gérard), bénédictin, 222. Vassal (famille), 215. Vautier (Guillaume), employé au consulat de France à Moscou, 62. Veličkovskaâ (Anna), écrivain, 121. Vengerov (S.), 121. Verdol et Cie, société des mécaniques Verdol, mécaniques de métiers à tisser, 438. Vernes (Auguste), sous-gouverneur de la Banque de France, 28. Verneuil, ancien syndic de la Compagnie des agents de change de la bourse de Paris, 445. Verstraete (Maurice), ancien attaché de la mission commerciale de Saint-Pétersbourg, diplomate puis banquier, 99, 370, 377, 512. Veselovskij (Alexandr), académicien, linguiste, 298, 300, 301, 303. Vever (Henri), bijoutier-joaillier, 245-260. Vever (Jean-Jacques Ernest), bijoutierjoaillier, 246.

620

INDEX

Vever (Paul), bijoutier-joaillier, 246. Villedieu de Torcy (Joseph), émigré, 147. Villiers (vicomte de), 374. Vinson, 352. Vioménil (famille), 168. Vion (Charles André de), major, 157. Vissière, 352. Vitali (Philippe), ingénieur, 363, 364, 366, 446. Vo i l q u i n ( Su z a n n e ) , s a i n t simonienne, 189. Volga-Vichera, usine de, 450, 451, 474, 475, 477, 485, 488. Vo l k ov i č - Ve l’ ( A n n a ) , vo i r Veličkovskaâ. Voroncova (princesse Marija Vasil’evna), 219. Vorontsov (comte Mikhaïl S.), général, 316. Vsevoložskij (Sergeevič Nikolaj), fonctionnaire, 264, 266, 267, 270, 272. Walpole (Robert), ministre, 308. Warsaw assurance-incendie (La) (Russie), 416. Warschawsky (A.), fondé de pouvoirs de plusieurs sociétés russes, 468-470. Watbled (Ernest), consul honoraire, 250. Waton (Maurice), ingénieur conseil, 96, 98, 377. Weiss (Jean), peintre, 234, 242, 243. Wendel, société, 451, 474. Werth (Jean), ingénieur, 475. Weyer (Nicette-Nicolas), consul français à Moscou, 184. White, société britannique, 448.

Wichnegradski, ingénieur russe. Wiedling (Pierre Antoine), marchand, 157. Winnert (Joseph), ferblantier, 162. Winter (Édouard), 170. Witte (Serge de), comte, ministre, 349, 353, 372, 377, 444, 481, 488, 500. Wladimir (grand-duc), 327, 331, 333, 334, 339. Wladimir (grande-duchesse), voir Maria Pavlovna. Wodianer, banquier viennois, 448. Wurtemberg (Hélène-Charlotte de), voir Helena Pavlovna (grande-duchesse). Yasukovitch (Ignatiy), entrepreneur polonais, 500. Youssoupov (prince Nicolaj B. dit le jeune), 314, 315, 326, 329. Zague (Antoine), perruquier, 157. Zakrevskaâ (G.), directeur du musée des transports ferroviaires, 125. Zaluski, 291, 295. Zatrapeznov (Ivan), marchand), 420. Zavadovskij (comte), 190. Zdeŝnev (V.), musée des transports ferroviaires, 125. Zeiler (Pierre), ingénieur, 133. Zeiller (Antoine), ingénieur des Ponts et Chaussées, 464. Želtaâ/Reka, voir Joltaia/Rieka/ Krivoï-Rog. Zenker et Cie, maison de commerce (Moscou), 420. Zoubof voir Zubov. Zubov, colonel et entrepreneur russe, 365.

INDEX

Zubov, comtesse, 182. Zundel (Émile), manufacturier, voir Société de la manufacture d’indiennes Émile Zundel.

621

CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES

Paris Archives du musée Bouilhet-Christole, p. 324. Archives historiques de la Société générale, p. 87, 90 et 92. Archives historiques du Crédit agricole, p. 379 et 380. Archives historiques du Groupe Axa, p. 410, 417 et 425. Archives nationales, p. 4, 22, 26, 30, 34, 36, 38 et 45. Bibliothèque du Saulchoir, p. 212. Ministère des Afaires étrangères et européennes, archives diplomatiques, p. 49. Ministère de la Culture, médiathèque du patrimoine, p. 255. Service historique de la Défense, p. 192, 193, 195, 196, 200, 202, 205 et 206. Moscou Archives historiques centrales de la ville de Moscou, p. 267. Bibliothèque d’État de Russie, p. 270. Bibliothèque du musée d’État du Kremlin de Moscou, p. 232, 233, 235 et 237. Bibliothèque scientiique de l’université d’État de Moscou M. V. Lomonossov, p. 271, 273 et 275. Musée d’État du Kremlin de Moscou, p. 230, 238 et 239. Nantes Ministère des Afaires étrangères et européennes, archives diplomatiques, p. 77. Vatican Archivio segreto vaticano, p. 225. Washington Freer Gallery of Art and Arthur M. Sackler Gallery Archives, p. 242 et 250. Collections particulières Gouzévitch (Dmitri et Irina), p. 101, 102 et 485. Non connu, p. 433, 482 et 483. Pépin-Lehalleur-Gondre (Odile), p. 125. Polliot (Antoine), 486, 494. Vever (Henri), p. 255. Wladimir (grande-duchesse), p. 335.

TABLE DES MATIÈRES

Préface par Alexandre Orlov...............................................................

9

Avant-propos par Jacques Berlioz et Agnès Magnien.....................................

11

Introduction par Annie Charon, Bruno Delmas et Armelle Le Goff................

15

Première partie REGARDS SUR LES SOURCES

La France et les Français en Russie au xixe siècle. Les ressources des Archives nationales par Armelle Le Goff...............................................................

23

Les fonds du ministère des Afaires étrangères relatifs à la France et aux Français en Russie (1789-1917). Présentation archivistique et critique par Jérôme Cras......................-..............................................

51

La Russie aux archives historiques de la Société générale. Présentation et perspectives de recherche par Xavier Breuil et Camille Rey..............................................

89

Des ingénieurs français au service de la couronne russe au début du xixe siècle. Sources en Russie et en Ukraine par Dmitri Gouzévitch et Irina Gouzévitch.............................

101

626

TABLE DES MATIÈRES

Deuxième partie LA COMMUNAUTÉ FRANÇAISE EN RUSSIE AU XIXe SIÈCLE : ÉMIGRÉS ET VOYAGEURS

La correspondance consulaire aux Archives nationales. Une source privilégiée sur les origines des communautés françaises en Russie au xviiie siècle par Anne Mézin.....................................................................

141

L’émigration française en Russie au tournant du xviiie siècle. La composition et le renouvellement de la communauté française d’après les listes de 1793 et de 1806 par Vladislav Rjéoutski...........................................................

163

Les français en Russie sous nicolas Ier (1825-1855), d’après les documents de la Troisième Section de la Chancellerie impériale par Véra Milchina.................................................................

173

Attachés militaires et oiciers en mission en Russie. Le regard des militaires français sur la Russie à la in du règne de Nicolas Ier par Frédéric Guelton.............................................................

193

Prêtres et religieuses français en Russie. Impact religieux, culturel et social de la présence d’un clergé catholique étranger dans l’Empire (1890-1917) par Laura Pettinaroli............................................................

213

Témoignages de guide touristiques en langue française et de voyageurs français sur Moscou et son Kremlin (xixe - début du xxe siècle) par Tatiana Balashova ............................................................

233

Une source inédite pour l’étude des rapports franco-russes à la Belle Époque. Le Carnet de voyage en Russie d’Henri Vever par N. Christine Brookes et Willa Z. Silverman .........................

245

Troisième partie LES FRANÇAIS DANS LA VIE ARTISTIQUE ET CULTURELLE RUSSE

Auguste-René Semen, imprimeur, éditeur et marchand-libraire parisien à Moscou par Anna Markova.................................................................

263

TABLE DES MATIÈRES

627

Piotr Doubrovski et la communauté d’émigrés français de Saint-Pétersbourg (1797-1812) par Vladimir A. Somov............................................................

285

Le comte Ferdinand de La Barthe et les études françaises en Russie par Piotr Zaborov..................................................................

297

La peinture française dans la formation de la galerie impériale de l’Ermitage jusqu’à son ouverture au public par Nicolas Ier en 1852 par Guillaume Nicoud............................................................

305

Les orfèvres parisiens au service de la russie au xixe siècle par Wilfried Zeisler...............................................................

313

Paul Boyer, ses liens avec la Russie et les enjeux politiques de la réforme de l’École des langues orientales dans les années 1910 par Anna Pondopoulo............................................................

341

Les Français dans la vie économique russe. De l’industrie à la banque, La Société générale en Russie (1870-1900) par Jean-François Belhoste......................................................

361

Le Crédit lyonnais, acteur et témoin de la présence française en Russie (1878-1920) par Roger Nougaret...............................................................

381

L’installation de la banque Rothschild en Russie de 1883 à 1886 par Elena Razvozzhaeva..........................................................

397

Paysages et risques industriels en Russie, en 1906. L’expertise d’un réassureur français par Raymond Dartevelle........................................................

411

Une face méconnue du capitalisme français en Russie : l’activité des entrepreneurs de travaux publics (1857-1914) par Dominique Barjot............................................................

443

La société Schneider et Cie en Russie de 1856 à 1899. L’ère des constructions civiles à vapeur par Agnès D’Angio-Barros......................................................

459

628

TABLE DES MATIÈRES

La société de construction des Batignolles en Russie (1851-1914) par Rang-Ri Park-Barjot........................................................

479

Pierre Darcy (1870-1918), acteur majeur du développement de l’industrie métallurgique en Russie au début du xxe siècle par Svetlana Kuzmina.............................................................

495

Conclusion. De nouvelles perspectives de recherche ?...............................

515

Résumés français...........................................................................

537

Résumés russes..............................................................................

561

Index des personnes physiques et morales..............................................

587

Crédits photographiques.................................................................

623