Judaïsme et christianisme dans les commentaires patristiques de la Genèse 978-3034315388

Les commentaires patristiques de la Genèse ont été fréquemment étudiés, car ils s’inscrivent dans le cadre de la catéchè

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Judaïsme et christianisme dans les commentaires patristiques de la Genèse
 978-3034315388

Table of contents :
Marie-Anne VANNIER
Avant-propos 1
Cécile DOGNIEZ
La Genèse dans la Septante 3
José COSTA
Le récit de la création dans l’exégèse des rabbins
et des Pères de l’Église : un essai de comparaison 13
Marie-Anne VANNIER
Points de rencontre entre judaïsme et christianisme
dans les commentaires patristiques de la Genèse 43
Gérard RÉMY
Philon et Origène, interprètes du récit de la Création 53
Gérard NAUROY
La création de l’homme (Gn 1, 26) dans une lecture critique
de Philon le Juif : l’Epistula 29 (43 M) d’Ambroise de Milan
face au De opificio mundi 87
Yves MEESSEN
De la figure à la manifestation dans le Contra Faustum
de saint Augustin 109
Philippe LEFEBVRE
Le fils perdu et retrouvé. Luc 1-2 : une lecture de la Genèse
entre tradition juive et culture païenne 127
Jacques ELFASSI
La liste des patriarches chez Isidore de Séville (Etym. VII, 7) 151
Géraldine ROUX
La perplexité maïmonidienne sur Bereshit 175

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Recherches en littérature et spiritualité

Vol. 23

Édité par Marie-Anne Vannier

Judaïsme et christianisme dans les commentaires patristiques de la Genèse Peter Lang

Recherches en littérature et spiritualité

Les commentaires patristiques de la Genèse ont été fréquemment étudiés, car ils s’inscrivent dans le cadre de la catéchèse baptismale et articulent création et création nouvelle. En revanche, les chercheurs ont très peu, voire pas du tout, envisagé l’influence du judaïsme sur ces commentaires. Or, ne serait-ce que par le texte de la Septante qui sert de référence aux Pères grecs, l’influence du judaïsme y est présente, ce qui amène à une autre compréhension des premiers mots du texte. S’y ajoutent la place de Philon d’Alexandrie, les méthodes exégétiques issues du judaïsme... C’est donc une nouvelle manière d’aborder ces commentaires qui est proposée dans cet ouvrage, fruit d’un programme de recherche de la MSH Lorraine, qui renouvelle l’étude de ces textes et montre quelles ont été les interactions entre judaïsme et christianisme dans l’Antiquité tardive.

Marie-Anne Vannier est professeur à l’Université de Lorraine et membre de l’IUF. Ayant une double formation en philosophie et en théologie, elle est directrice de l’Équipe de recherche sur les mystiques rhénans. Elle a publié de nombreux ouvrages sur saint Augustin, Jean Cassien et Eckhart et est rédactrice en chef de la revue Connaissance des Pères de l’Église.

Judaïsme et christianisme dans les commentaires patristiques de la Genèse

Recherches en littérature et spiritualité Collection fondée par Gérard Nauroy (2001) Vol. 23

La collection Recherches en littérature et spiritualité est dirigée par le centre Écritures de l’Université de Lorraine (Metz). Elle rassemble les travaux de ses chercheurs – ouvrages collectifs, éditions de textes, monographies – dans les domaines de l’Antiquité tardive, de la littérature française du Moyen Âge à nos jours, de la littérature générale et comparée. Elle accueille aussi des études sur la poétique et l’esthétique des textes littéraires et sur leur relation avec le fait spirituel, quel qu’en soit le contenu religieux ou idéologique.

Comité scientifique : Jean-Frédéric CHEVALIER (Université de Lorraine), directeur du centre Écritures Alain CULLIÈRE (Université de Lorraine), responsable de la collection Simone DE REYFF (Université de Fribourg, Suisse) Jean-Louis HAQUETTE (Université de Reims Champagne-Ardenne) Dominique MILLET-GÉRARD (Université Paris-Sorbonne) Gérard NAUROY (Université de Lorraine) Aude PRÉTA-DE BEAUFORT (Université de Lorraine) Myriam WATTHEE-DELMOTTE (Université catholique de Louvain)

Édité par Marie-Anne Vannier

Judaïsme et christianisme dans les commentaires patristiques de la Genèse

PETER LANG Bern • Berlin • Bruxelles • Frankfurt am Main • New York • Oxford • Wien

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Cette publication a fait l’objet d’une évaluation par les pairs. Publié avec le soutien du Centre « Écriture » de l’Université de Lorraine. Illustration de couverture: Noé et ses fils recevant l’Alliance avec Yahvé, VIe siècle, Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, Cod. Theol. gr.31, fol. 3. Réalisation de la couverture : Didier Studer, Peter Lang SA ISSN 1424-4802 br. ISBN 978-3-0343-1538-8 br.

ISSN 2235-6150 eBook ISBN 978-3-0351-0767-8 eBook

© Peter Lang SA, Editions scientifiques internationales, Berne 2014 Hochfeldstrasse 32, CH-3012 Berne, Suisse [email protected], www.peterlang.com Tous droits réservés. Cette publication est protégée dans sa totalité par copyright. Toute utilisation en dehors des strictes limites de la loi sur le copyright est interdite et punissable sans le consentement explicite de la maison d’édition. Ceci s’applique en particulier pour les reproductions, traductions, microfilms, ainsi que le stockage et le traitement sous forme électronique. Imprimé en Suisse

Table des matières

Marie-Anne VANNIER Avant-propos

1

Cécile DOGNIEZ La Genèse dans la Septante

3

José COSTA Le récit de la création dans l’exégèse des rabbins et des Pères de l’Église : un essai de comparaison

13

Marie-Anne VANNIER Points de rencontre entre judaïsme et christianisme dans les commentaires patristiques de la Genèse

43

Gérard RÉMY Philon et Origène, interprètes du récit de la Création

53

Gérard NAUROY La création de l’homme (Gn 1, 26) dans une lecture critique de Philon le Juif : l’Epistula 29 (43 M) d’Ambroise de Milan face au De opificio mundi

87

Yves MEESSEN De la figure à la manifestation dans le Contra Faustum de saint Augustin

109

Philippe LEFEBVRE Le fils perdu et retrouvé. Luc 1-2 : une lecture de la Genèse entre tradition juive et culture païenne

127

VI

Table des matières

Jacques ELFASSI La liste des patriarches chez Isidore de Séville (Etym. VII, 7)

151

Géraldine ROUX La perplexité maïmonidienne sur Bereshit

175

MARIE-ANNE VANNIER1

Avant-propos

Les nombreux commentaires patristiques de la Genèse s’inscrivent souvent dans le cadre de la catéchèse baptismale pour s’arrêter au récit de la création, ou encore à tel ou tel épisode, comme la rencontre du chêne de Mambré. Rares sont ceux qui portent sur tout le texte, mais on constate qu’ils sont marqués par le judaïsme. Le texte de référence dont les Pères disposaient était soit la Septante, soit une version de la Vetus Latina, avant que la Vulgate n’intervienne. Or, comme le montre Cécile Dogniez, la Septante témoigne de la réception du judaïsme dans le monde hellénistique. Les Pères qui la commentent n’ont pas manqué d’en être marqués. Sous deux angles différents, José Costa et moi-même envisageons les points de rencontre avec le judaïsme et son influence sur les commentaires patristiques de la Genèse, en particulier de ses deux premiers chapitres. Puis Gérard Rémy et Gérard Nauroy examinent respectivement l’influence de Philon sur Origène et sur Ambroise de Milan. Philon prend en quelque sorte le relais de la Septante pour proposer un judaïsme hellénistique qui va infléchir l’exégèse patristique de la Genèse. Passant d’Ambroise à Augustin, dont le commentaire des deux premiers chapitres de la Genèse est fondamental, Yves Meessen s’attache aux généalogies présentes dans la Genèse et qu’Augustin reprend dans le Contra Faustum. Philippe Lefebvre montre ensuite comment le Nouveau Testament réalise souvent une lecture misdrashique de l’Ancien. Il prend pour

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Université de Lorraine, IUF, Centre Écritures, EA 3943, F-57000.

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Avant-propos

exemple le fils perdu et retrouvé qu’on trouve à la fois dans la Genèse et dans l’Évangile de Luc. Jacques Elfassi étudie la reprise par Isidore de Séville, au livre VII des Étymologies, des Questions hébraïques sur la Genèse de Jérôme. Enfin, Géraldine Roux pose la question de la perplexité de Maïmonide par rapport au premier mot de la Genèse : Bereshit. C’est finalement toute une lecture nouvelle qui s’ouvre au prisme de l’influence que ces commentaires ont reçue du judaïsme dans un monde où les frontières entre les deux communautés étaient beaucoup moins tranchées2 qu’on ne le pense. Je remercie Laetitita Le Couédic pour la mise en page de l’ouvrage. Je remercie plus largement la MSH Lorraine et le Centre Écritures qui nous ont permis d’organiser ce colloque, dont nous publions les Actes.

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Cf. D. BOYARIN, La partition du judaïsme et du christianisme, Paris, Cerf, coll. « Patrimoines », 2011.

CÉCILE DOGNIEZ1

La Genèse dans la Septante

La traduction de la Septante, la première version grecque de la Bible hébraïque, faite à Alexandrie par des Juifs, à partir du IIIe siècle avant notre ère, constitue un événement sans précédent dans l’Antiquité. La Septante, c’est aussi la plus ancienne interprétation de la Bible hébraïque que nous possédons, faite en accord avec le milieu religieux qui l’a vu naître, le judaïsme de l’époque hellénistique. De ce fait, la Septante est la première rencontre, par l’intermédiaire de la langue grecque, entre le judaïsme et l’hellénisme. Par ailleurs, au sein du christianisme ancien, la Septante fut la seule forme des livres bibliques qu’ont pu lire et comprendre les chrétiens issus du monde méditerranéen parlant grec. La Septante est par conséquent le passage obligé entre le judaïsme et le christianisme ancien. On voit ainsi le rôle majeur que joue cette Bible grecque à la fois dans l’histoire du judaïsme et dans celle du christianisme. Voici trente ans environ que Marguerite Harl s’est tournée vers la Septante, saisissant la mesure du rôle séminal de cette version dans la littérature patristique et mettant au jour l’ignorance dans laquelle nous la tenions jusque-là en France. Depuis, les travaux sur la Septante ont pris un essor tout particulier. Outre l’accélération constante des publications dans ce domaine, ces dernières années ont vu naître de nombreux projets de traduction de la Septante en différentes langues. Nous aimerions montrer ici que les études sur la Septante se trouvent au croisement de plusieurs disciplines et que la prise en compte

1

CNRS, Orient & Méditerranée, UMR 8167, F-75006.

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Cécile Dogniez

des recherches menées dans ces différents domaines fournit un éclairage précieux pour mieux appréhender l’histoire de tel ou tel livre biblique, pour comprendre, non seulement en amont de la Septante, la plus ancienne histoire de la forme originale de la Bible, en hébreu, mais aussi, en aval, les lectures patristiques de ce qui, au sein du christianisme, deviendra l’Ancien Testament. Comme chacun le sait, l’histoire du texte de la Bible a progressé à grands pas, depuis 1950, en raison des découvertes de Qumran : on peut désormais étudier l’histoire ancienne du texte hébreu à partir de témoins très anciens et non plus seulement à partir des versions auxquelles les biblistes avaient recours uniquement lorsque le texte massorétique était difficile à comprendre. Par ailleurs, la parenté entre certains fragments hébreux de Qumran et le modèle hébreu traduit par les Septante modifia quelque peu le statut de cette Bible grecque : la LXX ne pouvait plus être prise comme une traduction libre de l’hébreu dès lors que son texte s’écarte du texte massorétique. Qumran attesta ainsi, à date ancienne, une pluralité textuelle pour l’hébreu, alors que l’on savait que le texte grec lui-même était mouvant et fut l’objet de révisions, à la fois en milieu chrétien et en milieu juif. Mais de même que la révision juive nommée kaigé n’affecte pas la Genèse, de même la recension chrétienne, antiochienne, par exemple, n’existe pas non plus pour le texte grec de ce livre. D’une façon générale, force est de constater le caractère particulièrement stable, unifié et jugé satisfaisant du texte grec de l’ensemble du Pentateuque, comparé à la diversité textuelle de certains livres historiques et prophétiques. Ce phénomène de conservatisme textuel qui caractérise le Pentateuque grec vaut du reste aussi pour le texte hébreu de la Torah qui, pour ainsi dire, n’a donné lieu ni à contestation ni à réfection. Pour donner un premier exemple de l’intérêt qu’il y a néanmoins à prendre en compte le texte grec de la LXX pour mieux appréhender l’histoire du texte de la Genèse, nous voudrions nous attarder ici sur ce que l’on considère généralement comme un ajout dans la Septante de la Genèse et qu’il convient peut-être de reconsidérer à l’aune de l’histoire du texte biblique telle qu’elle émerge de l’étude des fragments de

La Genèse dans la Septante

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Qumran. Nous voulons parler du « plus » de la LXX par rapport au TM qui se trouve à la fin de Gen 1, 9, souvent analysé comme une harmonisation d’après Gen 1, 7 à propos du firmament. Un fragment de Qumran, 4QGenk, donne un texte différent du TM, probablement avec le « plus » – on possède les deux derniers mots –, qui semble donc attester pour la Septante une Vorlage différente du TM. Ici la LXX refléterait donc une autre leçon, plus ancienne que celle retenue par le TM qui, lui, résulterait d’une correction juive postérieure. En effet, la mention de l’eau, qui serait ici en rivalité avec Dieu, aurait été supprimée, sans doute pour gommer la suprématie de cet élément naturel dans la création, afin de mettre davantage en valeur l’activité créatrice et toute-puissante de Dieu, telle qu’elle se lit, en grec et en hébreu, dans le cas du firmament aux v. 6-7. Le livre des Jubilés, en II 5-6, soutient cette autre leçon de la Septante pour Gen 1, 9, en mentionnant l’exécution de l’ordre divin par les eaux mais pour lesquelles il est bien précisé qu’elles sont sous le commandement divin. Et les Pères2 qui commentent le texte de la Septante ne manquent pas de se prononcer sur cette leçon. Prenons un deuxième exemple dans la Genèse pour montrer l’importance du témoignage que constitue le texte grec pour tenter d’accéder à la forme ancienne du substrat hébreu. Il s’agit du verset de Gen 17, 14, situé dans un passage crucial pour comprendre le rôle de la circoncision à la fois dans le judaïsme puis dans le christianisme. On considère généralement que dans ce verset le traducteur ajoute la mention « le huitième jour ». Or il se trouve qu’une étude minutieuse de cette divergence entre la LXX et le TM, qui prend en compte tour à tour d’autres témoins textuels, comme un fragment de Qumran (8QGen) ou à nouveau le texte des Jubilés (XV, 14), oblige à remettre en question le statut de « lecture secondaire » attribué à notre passage. 2

Cf. M. ALEXANDRE, Le Commencement du livre. Genèse I-V. La version grecque de la Septante et sa réception, Paris, Beauchesne, coll. « Christianisme antique », 1988, p. 117.

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Cécile Dogniez

Il faut peut-être plutôt penser à un changement délibéré du scribe qui tient compte de la position des Juifs du Second Temple et du début de l’époque rabbinique sur une possible circoncision pour les Juifs convertis3 qu’une telle précision du « huitième jour » en Gen 17, 14 rend alors difficile. La leçon ancienne de la LXX, sinon originale du moins différente du TM, est en tout cas celle qu’ont commentée par exemple Philon et Justin. Disons un mot des éditions critiques de la Septante. En effet l’un des apports incontestables des études sur la Septante est la mise à disposition des savants, et donc des patrologues, d’éditions critiques de la LXX qui n’ont bien sûr pas la prétention d’offrir le texte autographe tel qu’il est sorti des mains du traducteur mais un texte dont on peut dire qu’il est aussi proche que possible du texte ancien. L’original de la LXX a bien sûr subi des corruptions de la part des copistes mais aussi des révisions de la part des éditeurs ultérieurs. En conséquence, si l’on veut avoir accès à la façon dont la LXX était lue, par exemple dans les différentes Églises, on doit en particulier consulter les apparats critiques de ces éditions savantes qui donnent les variantes de toutes ces « Bibles », recueillies et classées par familles de manuscrits. Mais nous voudrions tout de même inciter à une certaine prudence vis-à-vis de l’utilisation de ces éditions critiques, car certaines décisions prises par l’éditeur ne sont pas toujours les plus satisfaisantes. Par exemple, en Gen 15, 15, les éditions de A. Rahlfs et de J.W. Wevers adoptent la leçon IJĮijİ઀Ȣ pour exprimer le contenu de la promesse divine faite à Abram : « Toi, tu partiras vers tes pères, en paix, enseveli (IJĮijİ઀Ȣ) dans une belle vieillesse ». Le TM, avec une forme verbale un peu différente, dit en effet : « tu seras enseveli dans une vieillesse heureuse ». Alors que Wevers indique dans son apparat que tous les manuscrits ont la leçon IJȡĮijİ઀Ȣ, c’est-à-dire « nourri dans une

3

Cf. M. THIESSEN, « The Text of Genesis 17 : 14 », dans JBL, 128, 2009, pp. 625642.

La Genèse dans la Septante

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belle vieillesse », au sens de « ayant vécu une belle vieillesse », il ne retient pas cette leçon mais la variante conforme au TM. Même si l’on peut supposer une erreur du copiste grec, on se rend compte que le texte avec IJȡĮijİ઀Ȣ est celui que commente déjà Philon et, après lui, les Pères grecs de l’Église, Origène, Chrysostome, mais aussi les Pères latins. Sur cette erreur – à moins que ce ne soit plutôt une interprétation ancienne délibérée – repose bon nombre de développements homilétiques sur la bienveillance de Dieu à l’égard d’Abram dans son vieil âge. La question se pose, dans cet exemple, de savoir si les éditeurs ont eu raison d’adopter la leçon conforme au TM IJĮijİ઀Ȣ que l’on ne trouve dans aucun manuscrit grec, pour renvoyer dans l’apparat la variante lue chez les commentateurs juifs et chrétiens. Ainsi, celui qui veut étudier la réception du livre de la Genèse en milieu chrétien doit étudier de près toutes ces formes textuelles données dans les apparats critiques des éditions de la Septante. Du reste, loin d’embarrasser les commentateurs anciens, ces variantes textuelles enrichissent au contraire leurs commentaires. Un autre domaine d’études a permis de jeter un regard nouveau sur la Septante et de la replacer au sein des œuvres juives de la même période : il s’agit de l’histoire du judaïsme de l’époque hellénistique et romaine. Prise par exemple comme une composante de la littérature grecque de cette époque, la Septante est ainsi sortie de son isolement et ne constitue plus le seul maillon entre le judaïsme et le christianisme, tout en demeurant le premier et le plus célèbre représentant de la littérature juive alexandrine4. Au sein des traditions exégétiques juives, la LXX représente un moment de la pensée et de la piété juive. Véritable œuvre juive, la LXX est davantage qu’une traduction, neutre et automatique, d’un original hébreu. Elle témoigne des attentes religieuses d’un milieu, essentiellement celui de la diaspora d’expression grecque.

4

Cf. par exemple C. TASSIN, « La production littéraire des Juifs d’Alexandrie », dans Supplément aux Cahiers Évangile, 156, 2011.

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Cécile Dogniez

Ainsi, les choix lexicaux des traducteurs, leurs procédés herméneutiques, leurs idées d’ordre religieux, social ou politique, propres à cette période du judaïsme, sont inappréciables pour les historiens de cette époque. Témoin d’un moment de l’histoire du peuple juif, enracinée dans son milieu d’origine, le judaïsme hellénistique, la Septante fut la Bible de ces communautés juives pendant plusieurs siècles. Entièrement tributaire de ce passé juif, la LXX ne peut trouver son sens ailleurs : même si elle fut interprétée par la suite par les auteurs du Nouveau Testament ou par les Pères grecs, elle ne doit en aucun cas être christianisée par les historiens. Cette ouverture au monde grec de la diaspora alexandrine pose cependant l’éternelle question de l’« hellénisation » de la Bible lors de son transfert en langue grecque. Ce judaïsme hellénistique aurait été hellénisé, au mauvais sens du terme. La Septante du livre de la Genèse, par exemple, introduirait des idées sur le monde et sur l’homme étrangères à la Bible. En réalité, le traducteur juif de la Genèse a exprimé la piété qui était la sienne telle que la vivait sa communauté. L’usage de la langue grecque n’a pas modifié en profondeur la religion juive. On pense ici bien sûr en particulier aux marques de la philosophie platonicienne perçues dès le début de la Genèse en grec. En réalité, la LXX s’inscrit ici dans le prolongement des conceptions hellénistiques sur la création du monde et de l’homme, influencées par les données platoniciennes et stoïciennes courantes à cette époque et culminant en particulier dans l’œuvre de Philon. Mais cela ne signifie pas pour autant que le traducteur grec de la Genèse hellénise son texte parce qu’il utilise un vocabulaire de type philosophique, en vogue dans son milieu. Il convient surtout d’insister sur le fait que le traducteur grec de la Genèse a traduit au plus près le texte hébreu qu’il avait sous les yeux, ne prenant que très rarement des libertés. Ce sont surtout les commentateurs qui donneront par la suite une interprétation platonicienne de la création dans la Genèse. Comme le précise fort justement M. Harl, « La

La Genèse dans la Septante

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Septante n’est pas une version hellénisée de la Bible. L’hellénisation ne se fit que par l’usage ponctuel de mots, par des citations isolées5 ». Un autre domaine des études sur la Septante qui apporte un éclairage incontestable sur le livre de la Genèse, c’est l’histoire des mots de la langue grecque. De même qu’il y eut des travaux, à partir de l’étude du grec post-classique, sur le grec des chrétiens, afin de montrer qu’il n’existait pas de langue grecque propre à ce groupe, pas plus que l’on ne pouvait parler d’un latin des chrétiens, considéré comme une langue spécifique, un idiolecte chrétien6, M. Harl se proposa de réfléchir, avec les mêmes méthodes, sur le grec de la Septante. Grâce aux recherches lexicographiques, aux travaux sur les inscriptions et les papyrus de l’époque hellénistique, le nombre de ce que l’on considérait trop hâtivement comme des hébraïsmes dans la Bible grecque des Septante diminua. Certes, la langue de la Septante contient de véritables sémitismes, à la fois syntaxiques et lexicaux, mais ils sont moins nombreux qu’on le croyait jadis. En outre, il apparaît clairement que les traducteurs de la Septante ont su tirer parti de la souplesse de la langue grecque, ouverte, d’une grande diversité, et surtout beaucoup moins rigide, en particulier à l’époque hellénistique, que ne le prônent les grammaires grecques et l’étude des orateurs attiques. Pour l’essentiel, le grec de la Septante, c’est le grec de la koinè, qu’il convient de situer au sein de la documentation hellénistique. Mais il arrive que certains mots soient pris dans des sens nouveaux, qu’ils soient ambigus, voire difficiles à comprendre. Par exemple, le nom ıIJİȡ੼ȦȝĮ, utilisé en Gen 1, 6 pour nommer le « firmament », est un terme technique emprunté à la langue grecque qui existe depuis Homère pour désigner un corps solide (ıIJİȡ੼ȠȢ), quelque chose qui soutient, par exemple la structure d’un navire, mais 5 6

M. HARL, « La place de la Septante dans les études bibliques », dans M. HARL, La langue de Japhet, Paris, Cerf, 1992, pp. 267-275, sp. p. 270. Cf. M. HARL, « Remarques sur la langue des chrétiens, à propos du Patristic Greek Lexicon », op. cit., pp. 169-182.

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Cécile Dogniez

dans les textes profanes il n’a jamais ce sens « céleste » pour lequel opte le traducteur de la Genèse. On a là un néologisme sémantique qui retiendra l’attention des commentateurs anciens7. La Vulgate créera elle aussi le néologisme sémantique firmamentum désormais passé dans la plupart de nos langues modernes, comme un écho du mot biblique de la Septante. Le verbe ਕįȠȜİıȤİ૙Ȟ se lit en Gen 24, 63, en un emploi isolé dans le Pentateuque, à propos d’Isaac, juste avant sa rencontre avec Rébecca, qui sort le soir dans la plaine pour méditer. Là où le TM donne un hapax legomenon de sens incertain, souvent compris au sens de « se promener » ou « s’entretenir », le traducteur de la Genèse choisit ce verbe bien attesté dans le grec classique au sens souvent péjoratif de « bavarder » ou parler longuement. Mais ce verbe prend un sens nouveau, tiré du contexte, celui de « méditer ». On retrouve ce terme avec ce même sens plusieurs fois dans les Psaumes pour traduire un autre verbe hébreu qui signifie « méditer ». Le Targum introduit d’ailleurs ici, en Gen 24, 63, l’idée de prière. Et Philon (Leg III, 43 ; Det. 29-31) de gloser le verbe en ajoutant la précision « avec Dieu ». Ce motif juif de la méditation en tête à tête avec Dieu sera abondamment repris chez les chrétiens, en particulier dans les milieux monastiques qui feront de ce mot ਕįȠȜİıȤ઀Į, par le biais de la Septante, le terme technique pour désigner la pratique de la méditation8. On pourrait encore prendre de nombreux autres exemples de mots choisis ou forgés par le traducteur de la Genèse, afin de montrer que l’on ne peut pas bien comprendre les Pères, ni l’histoire ni la piété de l’Église chrétienne, sans la LXX. Mais nous voudrions, pour finir, nous

7 8

Cf. M. ALEXANDRE, Le Commencement du livre. Genèse I-V…, op. cit., pp. 102104. Sur le verbe ਕįȠȜİıȤİ૙Ȟ, cf. M. HARL, « Y a-t-il une influence du “grec biblique” sur la langue spirituelle des chrétiens ? », op. cit., pp. 183-202, sp. pp. 193-196. Cf. aussi l’étude récente de O. LAZARENCO, « Does ਕįȠȜİıȤ੼Ȧ Mean “To Meditate” in the LXX ? », dans BIOSCS, 35, 2002, pp. 110-120.

La Genèse dans la Septante

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arrêter sur un passage certes bien connu de la Genèse, mais pour lequel la LXX est d’un apport spécifique. Il s’agit de l’histoire de Caïn et d’Abel en Gen 4, 1-16. C’est un lieu difficile et ambigu qui non seulement met en lumière le ressort psychologique des haines fratricides mais pose la question essentielle qu’énonce ainsi S. Daniel : « Pourquoi cette préférence, apparemment si singulière, de Dieu pour l’un des frères9 ? » On ne comprend pas très bien, en effet, pourquoi l’offrande de Caïn est rejetée par Dieu qui, de ce fait, se présente sous l’image d’un Dieu « capricieux, injuste et partial dans son jugement et dans sa façon de traiter les hommes10 ». L’examen du texte de la LXX peut permettre d’élucider ces questions. Tout d’abord, en opérant des distinctions lexicales qui n’existent pas dans le TM, le traducteur de la Genèse distingue les offrandes des deux frères. Pour traduire le seul mot ʤʧʰʮ, utilisé ici comme un terme générique pour dire le « sacrifice », la LXX a recours dans le cas de Caïn au substantif șȣı઀Į qui désigne bien en grec n’importe quel sacrifice, mais plus précisément un sacrifice dont on garde une part. Autrement dit, l’offrande de Caïn n’est pas un sacrifice total, mais une offrande à partager entre l’autel et le fidèle. Pour nommer le sacrifice d’Abel, la LXX emploie un autre mot, į૵ȡȠȞ, qui, lui, évoque le don véritable. Le traducteur grec éclaire donc le sens du passage et justifie en quelque sorte la différence de traitement des deux frères par Dieu : les dons d’Abel seraient supérieurs et témoigneraient d’une grande générosité comparés à l’offrande banale et plutôt égoïste de Caïn. En outre, alors que tout le passage est littéralement traduit et que l’ordre ou le nombre de mots grecs correspond parfaitement à l’hébreu, le traducteur différencie à nouveau dans ce passage le lexique. Pour le 9 10

S. DANIEL, Recherches sur le vocabulaire du culte dans la Septante, Paris, C. Klincksieck, 1966, p. 209. Cf. R. HAYWARD, « What did Cain do Wrong ? Jewish and Christian Exegesis of Genesis 4 :3-6 », dans E. GRYPEOU, H. SPURLING (éd.), The Exegetical Encounter between Jews and Christian in Late Antiquity, Leiden, Brill, 2009, pp. 101-123, sp. p. 102.

12

Cécile Dogniez

seul verbe hébreu ʤʲʹ qui signifie « regarder avec faveur », le traducteur de la Genèse utilise deux verbes, pour Caïn ʌȡȠı੼ȤİȚȞ, « prêter attention » à la forme négative, et pour Abel ਥʌȚįİ૙Ȟ, au sens de « regarder sur, surveiller ». Cette variété du lexique grec accentuerait davantage encore la différence entre Caïn auquel Dieu ne prête pas attention et Abel sur qui Dieu porte longuement son regard, sa vision. Car ce verbe ਥʌȚįİ૙Ȟ est un verbe assez rare, mais utilisé à deux reprises dans la Genèse en association avec une vision de Dieu. En Gen 16, 13 il s’agit d’Agar qui donne au Seigneur qui lui parle le nom de « toi, le Dieu qui me regardes » et en Gen 31, 49 de Laban qui nomme le lieu du serment qu’il vient de passer avec Jacob « Vision » car « Puisse Dieu porter son regard entre toi et moi », précise Laban. D’une certaine façon, le traducteur grec de la Genèse, en choisissant ce verbe qui évoque la bienveillance, la providence et le soin de Dieu lors d’une vision, laisserait entendre qu’Abel a eu une sorte de vision et non Caïn. Ce serait une façon de justifier le non-agrément par Dieu des offrandes de Caïn. On voit donc que le recours à la LXX pour comprendre ce passage commenté à la fois en milieu juif et chrétien11 est fort utile. Il n’y a pas de modification du texte hébreu mais seulement une explicitation de ce qui n’est pas dit dans un TM extrêmement concis. Ces quelques remarques sur la Genèse de la Septante ont tenté de montrer tout l’intérêt qu’il y a à étudier cette version grecque de la Bible en adoptant un point de vue pluridisciplinaire, afin de mieux saisir, par exemple, son apport dans la relation historique qui unit le christianisme au judaïsme.

11

Cf. M. ALEXANDRE, Le Commencement du livre. Genèse I-V…, op. cit., p. 350.

JOSÉ COSTA1

Le récit de la création dans l’exégèse des rabbins et des Pères de l’Église : un essai de comparaison

La comparaison du corpus des rabbins de l’Antiquité et de celui des Pères ne date pas d’aujourd’hui. Elle a été initiée par les savants de la « Science du judaïsme » (Wissenschaft des Judentums). L’une des œuvres les plus marquantes, réalisée dans la continuité de cette mouvance intellectuelle, est celle de Louis Ginzberg, Die Haggada bei den Kirchenvätern2. Les raisons qui ont stimulé cette entreprise de comparaison sont évidentes. Les Pères et les rabbins ont vécu et enseigné à la même époque et souvent dans les mêmes lieux : des contacts entre les uns et les autres sont historiquement attestés. Les juifs étaient un centre d’intérêt explicite des Pères, même si c’est souvent sous un angle polémique. Leur exégèse a exercé une influence notable sur celle des Pères, comme en témoignent les écrits de Clément d’Alexandrie, d’Origène ou encore de Jérôme. La recherche actuelle continue à s’intéresser aux rapports entre les rabbins et les Pères, même si elle est plus exigeante que les savants de la « Science du judaïsme » dans le choix des critères qui permettent dans tel cas concret de parler d’influence des rabbins ou des juifs sur les Pères ou vice-versa3. Elle se fait aussi dans le cadre de nouveaux paradigmes. La séparation entre judaïsme et christianisme est de plus 1 2 3

Université Paris III, Sorbonne nouvelle, F-75005. L. GINZBERG, Die Haggada bei den Kirchenvätern, 2. vol., Amsterdam-Berlin, Calvary, 1899-1900. Cf. sur ce point G. STEMBERGER, « Exegetical Contacts between Christians and Jews in the Roman Empire », dans G. STEMBERGER (éd.), Judaica Minora. Teil I : Biblische Traditionen im rabbinischen Judentum, Tübingen, Mohr Siebeck, 2010, pp. 434-435.

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en plus considérée comme tardive : elle aurait eu lieu au IVe voire au Ve siècle et non en 135 de notre ère, comme le soutenait l’historiographie traditionnelle. Dans le cadre de cette hypothèse, la littérature des rabbins et celle des Pères sont encore partie prenante d’un même ensemble culturel, que Daniel Boyarin appelle « judéochristianisme » et où les idées et les textes circulent dans les deux sens4. J. Neusner estime pour sa part que la rédaction des Midrashim aggadiques les plus anciens doit être comprise dans le cadre de la montée et de l’institutionnalisation du christianisme. Elle est une réponse aux prétentions du christianisme, exprimées dans la théologie des Pères5. L’autre point essentiel est celui de la nature du judaïsme postérieur à la destruction du Second Temple, que l’on a longtemps réduit au seul judaïsme rabbinique. Le judaïsme d’après 70 reste fondamentalement pluriel. Il comporte notamment une forte composante hellénisée, en diaspora mais aussi en terre d’Israël, et c’est au sein de cette composante que l’on trouve certainement une bonne part des interlocuteurs juifs des Pères. Les études qui comparent les Pères et les rabbins, anciennes ou plus récentes, n’ont généralement pas un caractère synthétique ou systématique. Il est vrai qu’une approche de ce type n’est pas simple à mener, car ni les Pères, ni les rabbins n’ont vraiment l’esprit de système. Leurs textes, notamment ceux qui relèvent de l’exégèse, sont par définition morcelés et analytiques. La pluralité est enfin de mise dans chacun des groupes : les rabbins de Palestine diffèrent de ceux de Babylonie, les Pères latins des Pères grecs ou syriaques. On trouvera pourtant ici une étude synthétique, consacrée au thème de la création et où l’on tente de

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D. BOYARIN, La partition du judaïsme et du christianisme, Paris, Cerf, 2011. J. NEUSNER, Comparative Midrash. The Plan and Program of Genesis Rabbah and Leviticus Rabbah, Atlanta, Scholars Press, 1986 ; Judaism and Christianity in the Age of Constantine, Chicago, University of Chicago Press, 1987 ; Questions and Answers. Intellectual Foundations of Judaism, Peabody, Hendrickson, 2005, pp. 80-82 et 220-224.

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cerner les tendances majeures des commentaires patristiques et rabbiniques sur ce sujet, de manière à pouvoir les comparer6.

Aperçu général Les rabbins s’interrogent d’abord sur les modalités de la création. L’idée de la création ex nihilo est loin d’aller de soi et les traditions rabbiniques accordent manifestement une place substantielle à d’autres modèles eschatologiques comme celui de la création à partir d’une matière première ou de l’émanation7. À la suite de Gn 1, les rabbins insistent sur le pouvoir créateur du verbe divin, comme en témoigne l’expression « celui qui parla et le monde fut », inspirée de Ps 32, 9 (« il parla et il fut »). Dans sa liste des choses qui se comptent par dix, le traité Abot cite les dix paroles avec lesquelles Dieu a créé le monde8. L’amora babylonien Rab (220-250) donne les noms de ces dix paroles

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En plus des sources elles-mêmes, nous avons sollicité quelques études où l’on trouve déjà des tentatives de synthèse sur la création. Il s’agit principalement pour la littérature rabbinique d’E. URBACH, Les Sages d’Israël. Conceptions et croyances des maîtres du Talmud, Paris/Lagrasse, Cerf/Verdier, 1996, qui comporte deux chapitres sur la création (« Celui qui parla et le monde fut », pp. 193-223, « L’homme », pp. 225-265) et pour les Pères de l’Église de M.-A. VANNIER, La création chez les Pères, Bern et al., Peter Lang, 2011 et d’A. ORBE, Introduction à la théologie des IIe et IIIe siècles, trad. de J. M. Lopez de Castro, revue et complétée par A. Bastit et J.-M. Roessli, 1er vol., Paris, Cerf, 2012, pp. 147-176 « De la conception à la génération du verbe » ; pp. 221-242 « La création du monde » ; pp. 243-260 « Création ex nihilo » ; pp. 261-288 « Ab aeterno ou dans le temps ? » ; pp. 289-304 « Création libre ou nécessaire ? » ; pp. 305-320 « L’homme, centre de la création » ; pp. 321-341 « Hexaemeron » ; pp. 343-368 « Création de l’homme ». Cf. G. SCHOLEM, « La création à partir du néant et l’autocontraction de Dieu », dans G. SCHOLEM, De la création du monde jusqu’à Varsovie, Paris, Cerf, 1990, pp. 37-38. Mishna, Abot, 5, 1.

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ainsi que les versets des Psaumes, des Proverbes et de Job qui s’y rapportent9. Selon M. Idel, ces paroles de Rab sont dotées d’une certaine autonomie, puisque chacune d’entre elles est associée à un domaine spécifique de l’univers, ce qui contribue à les individualiser. Elles constitueraient une préfiguration de la liste des dix sefirot de la kabbale médiévale10. Le moyen de la création est parfois identifié à la Tora ou aux lettres de l’alphabet hébraïque (combinées ou non)11. Pourquoi enfin Dieu a-t-il éprouvé le besoin de créer le monde en six jours ? Plusieurs traditions soulignent que Dieu a tout créé le premier jour en un seul acte créateur et que les autres jours n’ont été qu’une période d’installation des choses déjà créées12. Les rabbins accordent ensuite une importance particulière au motif de la création de l’homme. Leur exégèse se montre particulièrement inspirée par Gn 2, 7 et le verbe wa-yi‫܈‬er, « et il a formé », qui est écrit avec deux yodin, c’est-à-dire avec deux « y », ce qui est une anomalie. Ces deux « y » feraient allusion à deux formations (ye‫܈‬irot), par exemple celle du penchant au bien et du penchant au mal13. Ps 139, 5 évoquerait la création et peut être compris au moins de deux manières. La lecture « Derrière et devant, tu m’as formé » se réfère à l’Adam androgyne14. Une autre lecture, qui donne plutôt un sens temporel aux deux premiers mots du verset, « Après et avant, tu m’as formé », situe la création de l’âme d’Adam le premier jour et celle du corps le dernier : elle insiste sur le fait que l’homme est à la fois la première et la dernière chose créée et qu’il est donc l’élément le plus important de la création15. Les aggadot reviennent à plusieurs reprises sur le gigantisme originel

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Talmud Babli, ‫ۉ‬agiga, 12a. M. IDEL, La cabale. Nouvelles perspectives, Paris, Cerf, 1998, pp. 231-233. Sur la Tora, cf. Mishna, Abot, 3, 14 ; Sifre Debarim, 48 ; Be-reshit Rabba, 1, 1. Sur les lettres de l’alphabet, cf. Be-reshit Rabba, 12, 10 (le monde présent a été créé par he et le monde futur par yod) et le Sefer ye‫܈‬ira. Be-reshit Rabba, 1, 14 et 12, 4. Be-reshit Rabba, 14, 4. Be-reshit Rabba, 8, 1. Be-reshit Rabba, 8, 1 et 12, 4.

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d’Adam, qui aurait vu sa taille diminué après la faute16. L’idée selon laquelle Israël ou l’homme juste est la finalité de la création ne manque pas d’être rappelée sous différentes formes17. Certains rabbins semblent enfin donner au récit de la création une place à part dans le reste de la Tora. Dans un passage de la Mishna, le « récit de la création » (lit. : “du commencement”) (c’est-à-dire Gn 1 et 2), comme la liste des interdits sexuels de Lv 18 et le « (récit du) char » (c’est-à-dire Ez 1), ont un statut clairement ésotérique. Le « récit de la création » ne peut être enseigné qu’à une seule personne18. Cette limitation est quelque peu surprenante, quand on considère le très grand nombre de midrashim consacrés au récit de la création et le fait que la lecture synagogale de Gn 1 et 2 devait s’accompagner d’une homélie, qui par définition commentait le texte de la parasha. E. Urbach soutient que le statut ésotérique de la création aurait caractérisé surtout l’époque tannaïtique et qu’il aurait décliné à l’époque des amora’im. Les nombreuses traditions attribuées à l’amora babylonien Rab, qui commentent la Genèse sous un angle nettement mythologique, seraient là pour en témoigner19.

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Talmud Babli, ‫ۉ‬agiga, 12a. Be-reshit Rabba, 1, 4 et parallèles (création en vue d’Israël) et les nombreux commentaires du verset : « Le juste est le fondement du monde » (Pr 10, 25). Mishna, ‫ۉ‬agiga, 2, 1. E. URBACH, Les Sages d’Israël, op. cit., pp. 202-203. La Tosefta (Megilla, 3, 28) évoque ceux qui exposent publiquement le récit du char dans un cadre synagogal. De manière plus générale, elle semble moins restrictive que le passage de Mishna, ‫ۉ‬agiga, 2, 1. Le Talmud Yerushalmi (‫ۉ‬agiga, 2, 1) attribue cette mishna à Rabbi ‘Aqiba et comme certains des sujets ésotériques qu’elle mentionne ont été enseignés de manière publique par des amora’im (les interdits sexuels par Rabbi Ammi, le récit de la création par Rabbi Yehuda ben Pazi), il en déduit que la halakha est fixée conformément à l’avis de Rabbi Yishma‘el. La même séquence du Talmud Yerushalmi et surtout sa correspondante dans le Talmud Babli (‫ۉ‬agiga, 11b-16a) contiennent de nombreuses traditions cosmologiques, même si elles soulignent çà et là le danger que comportent certaines spéculations (par exemple dans l’histoire de Ben Zoma qui réfléchit sur la distance entre les eaux d’en haut et les eaux d’en bas). Sur tous ces points, cf. P. SCHÄFER, The Origins of Jewish Mysticism, Tübingen, Mohr Siebeck, 2009, pp. 175-242.

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Si certains textes donnent au récit de la création un statut spécifique, d’autres ne semblent pas lui accorder une importance particulière. Dans un texte célèbre de la Mishna, le premier recueil des lois rabbiniques, compilé en 200 de notre ère, apparaissent plusieurs principes de foi, dont la remise en question par un juif est sanctionnée par son exclusion du monde futur. Ces principes sont au nombre de trois : la résurrection des morts, l’origine divine de la Tora et la providence20. La création n’apparaît pas dans cette liste, si ce n’est de manière indirecte, la résurrection pouvant être conçue comme une nouvelle création21. Les commentaires de Gn 1 ne mentionnent cependant guère la résurrection des morts et les textes sur la résurrection font assez peu souvent des parallèles avec la création. Un midrash est révélateur du peu d’importance que certains rabbins accordent au récit de Gn 1. Il commence par la question de Rabbi Lévi (290-320) : Pourquoi avoir commencé la Tora par un récit des origines et non par « ce mois sera pour vous le premier des mois » (Ex 12, 1) ? Si l’on identifie la Tora à la loi révélée à Moïse, le récit de la création paraît en effet dénué d’utilité. Selon Rabbi Lévi, il répond à un autre objectif : montrer que Dieu est le propriétaire du monde et qu’il avait donc le droit de priver les Cananéens de leur terre et de la donner à Israël22. On est loin de la création telle que la conçoit le rabbin médiéval Naতmanide, principe de la foi et fondement de la Tora23. L’exégèse rabbinique du récit de la création, dont nous venons de présenter les principaux thèmes, comporte aussi ce qu’on pourrait appeler des contraintes internes et externes. Les contraintes internes consistent dans les difficultés inhérentes au texte même de Gn 1 et 2. 20 21

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Mishna, Sanhedrin, 10, 1. Cf. par exemple la parabole de l’artisan qui travaille à partir de l’eau et de l’artisan qui travaille à partir de l’argile ainsi que la parabole du roi qui demande à ses serviteurs de lui construire des palais là où il n’y a ni eau ni poussière (Talmud Babli, Sanhedrin, 90b-91a). Ces paraboles comparent la création à la résurrection, mais le texte n’est pas assez explicite pour savoir s’il s’agit de la création de l’embryon ou de celle du monde. Be-reshit Rabba, 1, 2. Naতmanide, Commentaire de la Tora sur Gn 1, 1.

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Le Ga’on de Vilna, un grand commentateur de la Bible et du Talmud, qui a vécu en Lithuanie au XVIIIe siècle (Rabbi Eliyyahu ben Shelomo Zalman, 1720-1797), a relevé trente-deux difficultés dans le récit de la création de Gn 124. Les contraintes externes résident dans le caractère intertextuel et éventuellement polémique de certaines traditions rabbiniques sur la création. Sur des thèmes comme la notion de projet divin, la pré-existence de la Tora ou encore l’émanation de la lumière primordiale, les assertions des rabbins présentent de nettes affinités avec celles de Philon25. Les rabbins avaient-ils connaissance de l’œuvre de Philon ou puisent-ils comme Philon à des sources communes ? Rabbi Hosha‘ya aurait-il subi l’influence de Philon par l’intermédiaire d’Origène, comme le pensent certains26 ? D’autres éléments de la culture hellénistique semblent avoir frayé leur voie dans la littérature aggadique (les mondes antérieurs des stoïciens, l’androgyne du Banquet de Platon…), mais en perdant dans une large mesure leur caractère mythologique27. Certaines thèses, comme le motif philonien des deux hommes ou des deux créations, sont manifestement rejetées28. Le commentaire se déploie aussi sur un arrière-plan polémique à l’égard de la lecture gnostique du récit de la création. Les rabbins s’opposent à l’idée que la création soit issue du travail de plusieurs dieux ou de plusieurs anges ou que le monde créé soit mauvais ou encore que l’Adam originel soit divin29. E. Urbach affirme cependant que certains éléments gnostiques ont été empruntés par les rabbins, d’où le statut

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Adderet Eliyyahu, Jérusalem, 1975, p. 1a. Cf. E. URBACH, Les Sages d’Israël, op. cit., pp. 196-197, 208-209 et 218-219. Cf. D. BARTHÉLEMY, « Est-ce Hoshaya Rabba qui censura le Commentaire allégorique ? », dans Philon d’Alexandrie, Lyon, 11-15 septembre 1966 : colloques nationaux du CNRS, Paris, 1967, pp. 45-79. Pour M. NIEHOFF, c’est la cosmologie même d’Origène qui aurait influencé directement Rabbi Hosha‘ya (« Creatio ex nihilo Theology in Genesis Rabbah in Light of Christian Exegesis », dans The Harvard Theological Review, 99, 2006, pp. 60-64). Cf. E. URBACH, Les Sages d’Israël, op. cit., pp. 220-221 et 239. Ibid., p. 238. Ibid., pp. 194 et 222 (plusieurs dieux), 205 et 210-212 (monde créé mauvais), 213215 (plusieurs anges) et 240-242 (Adam originel divin).

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ésotérique qu’ils donnent au motif de la création30. Tous les textes considérés comme anti-gnostiques ne le sont pas nécessairement. Certaines traditions rabbiniques critiquent l’idée que la création proviendrait de la collaboration de plusieurs dieux : or la gnose insiste plutôt sur l’antagonisme entre deux divinités. Ces traditions manifesteraient donc l’hostilité des rabbins à l’égard d’un bithéisme juif, qui ne se limite pas au judaïsme de tendance chrétienne. Philon avec le logos, qualifié de deuteros theos, « deuxième dieu » et le Targum avec le memra, terme araméen signifiant « parole » comme logos, prouvent, entre autres attestations, l’existence d’un bithéisme juif antérieur et aussi postérieur à celui qui s’exprime dans le Prologue du Verbe de l’Évangile de Jean31. À première vue, les Pères et les rabbins ont des préoccupations fort semblables dans leur commentaire de Gn 1 et 2. Quand on entre dans le détail de chacun des thèmes concernés, l’identité des deux discours est cependant beaucoup moins nette. Sur la question des modalités de la création, les Pères sont plus clairs que les rabbins dans leurs choix : ils rejettent unanimement la création à partir d’une matière première préexistante et défendent de manière très explicite la création ex nihilo32. Le motif de la parole créatrice est également présent, mais avec une inflexion particulière : l’identification de cette parole avec le fils de Dieu, qui est aussi le Messie. De manière générale, cette lecture de la création fait intervenir des conceptions binitaires puis trinitaires, qui 30

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Ibid., p. 193. Cf. aussi la formation d’une gnose juive qui aurait porté le nom de ma‘ase be-reshit : A. ALTMANN, « Gnostic Themes in Rabbinic Cosmology », dans I. EPSTEIN, E. LEVINE et C. ROTH (éd.), Essays in Honour of the Very Rev. Dr. J. H. Hertz, London, E. Goldston, 1942, pp. 19-32 et G. SCHOLEM, Jewish Gnosticism, Merkabah Mysticism and Talmudic Tradition, New York, The Jewish Theological Seminary, 1960. Cf. D. BOYARIN, « The Gospel of the Memra : Jewish Binitarianism and the Prologue to John », dans The Harvard Theological Review, 94, 2001, pp. 243284. Cf. H. A. WOLFSON, « The Meaning of Ex nihilo in the Church Fathers, Arabic and Hebrew Philosophy, and St. Thomas », dans I. TWERSKY et G. H. WILLIAMS (éd.), Studies in the History of Philosophy and Religion, Cambridge, Harvard University Press, 1973, p. 207.

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éloignent à première vue les Pères des rabbins. Là où les « chrétiens » donnent au Verbe un statut hypostatique et l’identifient à la personne du Messie, les « juifs » en resteraient à l’idée simple que Dieu a créé sans effort, en parlant. En réalité, la question est plus complexe, puisque la conception « chrétienne » du Verbe peut être qualifiée de bithéiste et le bithéisme était très répandu dans le judaïsme des premiers siècles, y compris au sein du mouvement rabbinique qui l’a vigoureusement critiqué33. Les racines juives des spéculations trinitaires ont été mises en évidence par plusieurs chercheurs34. On retrouve chez les Pères l’idée que Dieu aurait tout créé le premier jour, mais elle ne découle pas des mêmes considérations textuelles. Les rabbins, qui partent du texte hébreu de la Bible, tirent parti de la double présence dans Gn 1, 1 de la particule et, qui sert à introduire le complément d’objet et qui signifie aussi « avec ». Ils comprennent donc : « (Au commencement, Dieu créa) » et ha-shamayim, le ciel et tout ce qu’il contient, we-et ha-are‫܈‬, la terre et tout ce qu’elle contient35. Pour les Pères qui commentent la Bible en grec, la même idée est fondée sur Gn 1, 5, où il est dit hêmera mia, « jour un » et non hêmera prôtê, « premier jour » : c’est le jour où Dieu a tout fait en une fois36. Dans la traduction grecque d’Aquila, l’expression be-reshit, « au commencement » (rosh : la tête), est traduite par kephalaion, « résumé » (kephalê : la tête), c’est-à-dire que le premier acte créateur concentre en lui tous les aspects de la création37. 33 34

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Cf. D. BOYARIN, La partition du judaïsme et du christianisme, op. cit., pp. 171272. Cf. sur ce point J. COSTA, « Hypostase, émanation et bithéisme dans le judaïsme antique : des catégories entre théologie et mystique » (à paraître dans les actes du colloque « Mystique et philosophie », Troyes, 2011). Be-reshit Rabba, 1, 14 et 12, 4. PROCOPE DE GAZA, Commentarium in Genesim, PG 87 (I), 60D-61D (la première interprétation). Cf. aussi les remarques de M. ALEXANDRE sur la tradition alexandrine (Clément, Origène, Didyme), qui s’enracine dans les commentaires de Philon (De opificio mundi, 13, 14), Le commencement du livre, Genèse I-V. La version grecque de la Septante et sa réception, Paris, 1988, p. 99. BASILE LE GRAND, Homiliae in hexaemeron, I, 6 ; GRÉGOIRE DE NYSSE, Hexaemeron, PG 44, 72A.

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Même s’ils n’ignorent pas ce motif, les rabbins insistent beaucoup moins que les Pères sur le fait que les six jours de la création représentent les six millénaires de l’histoire de l’humanité et de sa spiritualisation et divinisation progressive38. Le motif de la création de l’homme occupe également une place de choix chez les Pères et le caractère anthropocentrique de la création est peut-être plus encore marqué chez eux. Ils se singularisent cependant par une approche plus dualiste que celle des rabbins et par une préférence pour les versets de Gn 1, 26-2739. L’idée d’un Adam originellement gigantesque est a priori absente de la littérature des Pères, sauf dans le cadre métaphorique du couple microcosme/ macrocosme40. Elle était en revanche partagée par certains gnostiques41. La finalité de la création n’est plus l’homme juif mais l’homme chrétien, comme le souligne L. Ginzberg42. À l’inverse des rabbins, les Pères accordent à la création une place centrale dans leur théologie : Comme il leur revenait d’annoncer la nouveauté du christianisme dans le monde gréco-romain […], les Pères ont très vite mis en évidence la place centrale de la création, qui exprime le projet d’amour de Dieu pour l’humanité et l’alliance qu’il

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A. ORBE, Introduction…, op. cit, pp. 324-341. Pour les rabbins, cf. Talmud Babli, Sanhedrin, 97a-b. A. ORBE, Introduction…, op. cit., pp. 343-368. Cf. le De hominis opificio de GRÉGOIRE DE NYSSE et le commentaire qu’en fait E. CORSINI dans « L’harmonie du monde et l’homme microcosme dans le De hominis opificio », dans J. FONTAINE et C. KANNENGIESSER (éd.), Epektasis. Mélanges patristiques offerts au Cardinal Jean Daniélou, Paris, Beauchesne, 1972, pp. 455-462. Les Pères (à commencer par Grégoire de Nysse) prennent cependant leurs distances avec la conception stoïcienne de l’homme microcosme. Sur l’utilisation rabbinique du motif, cf. E. URBACH, Les Sages d’Israël, op. cit., pp. 243-244. IRÉNÉE DE LYON, Adversus haereses, V, 22, 2 et HIPPOLYTE, Philosophumena, 5, 2 et 8, 16. CYPRIEN, Epistola ad Donatum, 1, 14 ; JUSTIN, 2 Apologia, 7 ; L. GINZBERG, Les Légendes des Juifs, t. 1, Paris, Cerf, 1997, p. 192.

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lui propose, d’où les divers traités ou homélies patristiques qui sont parvenus jusqu’à nous43.

L’antagonisme des Pères avec la gnose les a retenus de donner au récit de la création une dimension ésotérique trop marquée44. Sur le plan des contraintes internes et externes, déjà mentionnées, les rabbins et les Pères présentent un profil assez similaire. Ainsi, vingtcinq des trente-deux difficultés que le Ga’on de Vilna a pointées dans le récit de la création sont toujours présentes dans la version grecque de la Septante. Certaines de ces difficultés ont donc disparu, comme l’expression « il en fut ainsi », placée dans le texte massorétique après la création du firmament (Gn 1, 7) et que la Septante a déplacée avant cette création, conformément à ce qui est le cas dans les autres choses créées. La traduction de la Septante peut à son tour poser de nouvelles difficultés, comme la traduction de tohu par aoratos, « invisible ». Concernant les contraintes externes, il est évident que la lutte contre la gnose ou la place occupée par les éléments philoniens est encore plus importante chez les Pères que chez les rabbins. Deux points distinguent cependant des Pères plus hellénisés que les rabbins : l’usage de l’allégorie et les préoccupations philosophiques. Les Pères mènent souvent une exégèse de la création à deux niveaux, celui du sens littéral et celui du sens allégorique. Dans cette dernière perspective, le soleil, la lune et les étoiles du quatrième jour de la création sont identifiés à Dieu, à l’homme et aux prophètes ou les monstres marins de Gn 1, 21 au diable et aux anges déchus ou aux

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M.-A. VANNIER, « Avant-propos », dans M.-A. VANNIER (éd.), La création chez les Pères, op. cit., p. 1. G. STROUMSA, dans son ouvrage Hidden Wisdom (Esoteric Traditions and the Roots of Christian Mysticism, (Leiden/New York/Köln, Brill, 1996), a montré que des doctrines chrétiennes ésotériques ont existé dès le début et pendant les premiers siècles. Elles provenaient plus de la mystique juive que des mystères grecs. Elles ont été adoptées et développées par les groupes gnostiques comme base de leur mythologie. Ces représentations ésotériques sont donc combattues dès le IIe siècle par les Pères. Leur terminologie a en revanche marqué de manière plus durable la mystique chrétienne.

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pensées impures45. Cette dimension allégorique est peu présente dans le commentaire des rabbins, même si elle peut être plus prégnante dans l’explication de certains versets, par exemple celle du couple initial de la lumière et des ténèbres46. Les passages d’ordre philosophique, déployant des arguments contre la matière première incréée ou spéculant sur les notions de temps et d’éternité sont absents du discours des rabbins47.

Trois motifs : la création ex nihilo, le couple création/émanation, la création de l’homme La croyance en la création ex nihilo comme le couple création/émanation se retrouvent chez les Pères comme chez les rabbins, mais ils ne se présentent pas d’une manière semblable dans les deux corpus. Chez les Pères, la création et l’émanation occupent des fonctions clairement distinctes : le monde est créé par Dieu, le Verbe est émané de Dieu (« engendré non pas créé48 »). L’identification de la création ex nihilo avec l’émanation est peu fréquente49. Ainsi, chez Athanase, le monde est créé « à partir du non-existant » (ex ouk ontôn), 45 46

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ORIGÈNE, Commentarium in Joannem, I, XVII, 96 et Homiliae in Genesim, I, 810 ; DIDYME L’AVEUGLE, Commentarii in Genesim, I, 45. Il s’agit cependant pour les rabbins d’une synthèse allégorique de l’histoire sainte (A. TZVETKOVA-GLASER, Pentateuchauslegung bei Origenes und den frühen Rabbinen, Frankfurt am Main et al., Peter Lang, 2010, p. 76) qu’A. Orbe qualifierait plutôt d’exégèse littérale (Introduction…, op. cit., p. 324). Sur ces aspects philosophiques, cf. par exemple Y. MEESSEN, « De l’usage du double concept aristotélicien matière-forme dans la pensée augustinienne de la création », dans M.-A. VANNIER (éd.), La création chez les Pères, op. cit., pp. 133145. Cf. H. A. WOLFSON, « The Meaning of Ex nihilo... », art. cit., pp. 208-209. Cf. par exemple H. A. WOLFSON, « The Identification of Ex nihilo with Emanation in Gregory of Nissa », dans The Harvard Theological Review, 63, 1970, pp. 5360.

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alors que le Fils provient de l’essence du Père (tês ousias tou patros)50. L’expression ouk ontôn, qu’emploie Athanase, a une longue histoire : on la trouvait déjà dans 2 Ma 7, 28, où il est difficile de dire si elle désigne le néant pur et simple ou une matière première incréé. Selon H. Wolfson, chez les Pères, cette ambiguïté est levée et le principe de la création ex nihilo est toujours énoncé avec une grande clarté. Ses doctrines rivales (création à partir d’une matière première préexistante, éternité du monde) sont rejetées de la manière la plus explicite. Certains auteurs chrétiens du milieu du IIe siècle semblaient cependant croire en la création à partir d’une matière première51. Il a fallu attendre la deuxième moitié du IIe siècle pour trouver dans la littérature chrétienne des affirmations explicites de la création ex nihilo. Selon G. May, ce changement est dû à une prise de conscience chez les auteurs chrétiens : seule la croyance en la création ex nihilo constitue une base suffisamment solide pour contrer la conception gnostique de la création et réaffirmer les principes de l’unité, de la souveraineté et de la toute-puissance divines52. J. A. Goldstein critique cette explication : les premiers auteurs chrétiens qui mentionnent la création ex nihilo (Tatien, Théophile d’Antioche, Irénée et Tertullien) cherchent surtout à justifier la doctrine de la résurrection corporelle53. Le point de vue de G. May est par ailleurs plus subtil, puisque l’idée même de création ex nihilo proviendrait des chrétiens gnostiques. Basilide est le premier auteur chrétien à parler de création ex nihilo (Hippolyte, Elenchos, VII, 2)54. Origène, dans la première moitié du IIIe siècle, bataille encore

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ATHANASE, Orationes contra Arianos, 635. Il s’agit de Justin, de l’auteur du De resurrectione et d’Athenagoras, cf. G. MAY, Schöpfung aus dem Nichts. Die Entstehung der Lehre von den creatio ex nihilo, Berlin-New York, W. de Gruyter, 1978, pp. 122-142. G. MAY, Schöpfung aus dem Nichts, op. cit., pp. 25-26 et 183. J. A. GOLDSTEIN, « The Origins of the Doctrine of Creation Ex nihilo », dans Journal of Jewish Studies, 35, 1984, pp. 132-133. Le rapport que les chrétiens « orthodoxes » entretiennent avec la gnose est complexe, comme l’est aussi celui des rabbins.

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contre des chrétiens partisans de la création à partir d’une matière première55. Les rabbins présentent une situation exactement inverse à celle des Pères : le principe de la création ex nihilo n’est pas énoncé de manière nette et l’émanation peut jouer un rôle dans la création du monde. La création ex nihilo a une présence plus que discrète dans la littérature rabbinique ancienne et E. Urbach en parle à peine dans le chapitre des Sages d’Israël qu’il consacre à la création du monde. On la trouve certes dans le fameux dialogue opposant un philosophe à Rabban Gamliel (80110). Le philosophe lui dit que l’œuvre créatrice de son Dieu est impressionnante (il est « un grand peintre »), mais qu’il a eu de bons assistants (« de bonnes couleurs ») : le tohu wa-bohu, les ténèbres, les eaux, le vent (rua‫ )ۊ‬et l’abîme. Le récit de la Genèse n’emploie pas en effet le verbe « créer » pour tous ces éléments, qui constituent donc aux yeux du philosophe, vraisemblablement d’obédience platonicienne, les matériaux préexistants qui ont permis au Dieu-démiurge de créer le monde. Rabban Gamliel lui démontre que cette absence du verbe créer n’est qu’apparente et qu’un examen approfondi des Écritures confirme le caractère créé de tous ces éléments. Rab (220-250) raisonne de manière semblable, en montrant à partir de l’Écriture que Dieu a créé dix choses le premier jour56. Les deux traditions de Rabban Gamliel et de Rab restent cependant isolées dans le corpus rabbinique. Ainsi, de nombreux Midrashim parlent de la création de X à partir de Y, sans préciser si le matériau Y a été lui aussi créé ou pas57. Certes, Bar 55 56 57

Cf. Praeparatio Evangelica, 7, 20 et A. TZVETKOVA-GLASER, Pentateuchauslegung bei Origenes…, op. cit., p. 61. Talmud Babli, ‫ۉ‬agiga, 12a. Cf. Talmud Yerushalmi, ‫ۉ‬agiga, 2, 1 et un monde initial qui était uniquement « eaux sur eaux », Be-reshit Rabba, 2, 4 et le commentaire qu’en fait E. URBACH (Les Sages d’Israël, op. cit., p. 199 : les eaux seraient une matière première éternelle pour Ben Zoma), Be-reshit Rabba, 12, 11 (selon Rabbi Eliezer, tout ce qui est dans les cieux a été créé à partir des cieux, tout ce qui est sur la terre à partir de la terre, pour son contradicteur Rabbi Yehoshua‘ tout a été créé à partir des cieux), Be-reshit Rabba, 1, 5 (Bar Qappara : « “Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre”, d’où ont-ils (été créés) ? “Et la terre était tohu wa-bohu” » ; la parabole des immondices de Rab), les traditions sur les choses antérieures à la

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Qappara (200-220) et Rab (220-250) voient dans la création du monde « à partir du tohu wa-bohu » une chose impensable ou insultante à l’égard de Dieu. On pourrait donc estimer qu’ils soutiennent indirectement l’un et l’autre la création ex nihilo. Dans le cas de Rab, ce serait même une confirmation de son opinion sur les dix choses créées le premier jour58. Mais cette conclusion n’est pas pleinement convaincante, car la création « à partir du tohu wa-bohu » a beau être pour Bar Qappara et Rab impensable ou insultante, elle n’en est pas moins un fait, dont la réalité n’est pas contestée ou contestable. Tout ce que l’homme juif peut faire est de s’en étonner ou de ne pas en parler59.

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création du monde (par exemple Be-reshit Rabba, 1, 4), Be-reshit Rabba, 10, 3 (Rabbi Eliezer au nom de Rabbi Ya‘aqob : la création n’a été possible qu’après le déracinement du tohu wa-bohu ; Rabbi Yoতanan : le monde a été créé en entrelaçant deux pelotes, une de feu et une de neige), Talmud Babli, Shabbat, 88a (où Dieu menace de faire revenir le monde au tohu wa-bohu et non au néant). Be-reshit Rabba, 1, 5. Bar Qappara: « Si la chose n’était pas écrite, il serait impossible de le dire. » Pour M. NIEHOFF (« Creatio ex nihilo Theology in Genesis Rabbah in Light of Christian Exegesis », art. cit., p. 57), cette déclaration fait allusion à Mishna, ‫ۉ‬agiga, 2, 1 et ses restrictions concernant le « récit de la création ». Si l’Écriture ne parlait pas elle-même du tohu wa-bohu, on ne pourrait pas le faire, car ce serait étudier un sujet interdit par la Mishna, c’est-à-dire ce qu’il y avait avant la création du monde. Cette lecture de M. Niehoff n’est pas la seule possible : on peut aussi penser qu’aux yeux de Bar Qappara, la création ex nihilo serait la croyance la plus conforme à l’essence de la divinité, mais que le verset de Gn 1, 2 nous oblige à penser les choses autrement, ce qui est fort perturbant. Selon M. NIEHOFF (ibid., pp. 55-60), Bar Qappara est partisan de la création à partir d’une matière première et c’est le rédacteur de Be-reshit Rabba, qui a juxtaposé son opinion avec celle de Rab, de manière à l’orienter dans le sens de cette dernière, c’est-à-dire celui de la création ex nihilo. Cette interprétation ne nous semble pas refléter la complexité des deux textes, qui reconnaissent l’un et l’autre la création à partir d’une matière première, tout en manifestant un certain malaise à l’égard de cette croyance. Une parabole assez semblable à celle de Rab est citée dans Talmud Yerushalmi, ‫ۉ‬agiga, 2, 1 et Talmud Babli, ‫ۉ‬agiga, 16a, mais elle est attribuée à d’autres amora’im (Rabbi Yoতanan et Rabbi Eleazar dans le Talmud Babli, Rabbi Eleazar seul dans le Talmud Yerushalmi), ce dont M. Niehoff ne tient pas compte dans son raisonnement.

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Les traditions sur la création de la lumière sont particulièrement ambiguës : Rabbi Shim‘on ben Yehoৢadaq interrogea Rabbi Shemu’el bar Naতmani, en lui disant : Parce que j’ai entendu sur toi que tu es un maître dans la aggada, (dismoi) d’où la lumière a été créée ? Il lui répondit : (Cela nous) enseigne que le Saint, béni soit-Il, s’est enveloppé en elle comme dans un manteau et il a fait briller (hibhiq) l’éclat de sa splendeur (ziw hadaro) d’une extrémité du monde à l’autre60.

La question de Rabbi Shim‘on ben Yehoৢadaq : « d’où la lumière a-telle été créée ? » n’a pas de parallèle dans les textes tannaïtiques. Elle suggère que la création de la lumière ne s’est pas faite à partir du néant, mais à partir d’une matière première, alors que Gn 1, 3 va plutôt dans le sens de la première hypothèse. La réponse de Rabbi Shemu’el bar Naতmani (290-320) est curieuse. Loin de nous préciser à partir de quoi la lumière a été créée, Rabbi Shemu’el bar Naতmani décrit la lumière comme une chose déjà existante : « Le Saint, béni soit-il, s’est enveloppé en elle… », c’est-à-dire dans une lumière qui est déjà là. Comme l’ont proposé V. Aptowitzer et A. Altmann, il expose un autre modèle cosmologique, celui de l’émanation. Il faut vraisemblablement comprendre : Le Saint, béni soit-il, s’est enveloppé en elle (= une lumière préexistante, issue d’une émanation précédente ?) comme dans un manteau et il a fait briller l’éclat de sa splendeur (= une deuxième lumière émanée de la première) d’une extrémité du monde à l’autre.

Les versions les plus tardives de cette tradition présentent cette lumière émanée comme une sorte de matière première, qui sert de base à la création du monde. Sur tous ces points, la lumière du manteau divin a des affinités frappantes avec le logos de Philon (même si chez Philon le

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Be-reshit Rabba, 3, 4, ms Vatican 60.

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logos est immatériel), ce qui montre que le lien entre émanation et Verbe n’est pas totalement inconnu de certains rabbins61. Faut-il comprendre de ce rapide aperçu que la création ex nihilo était minoritaire chez les rabbins de l’Antiquité ? Il serait trop simple en effet de supposer qu’elle est implicitement admise dans un grand nombre de traditions : la centralité de la croyance en la création ex nihilo dans la théologie juive médiévale n’implique pas qu’elle avait un statut semblable chez les rabbins de l’Antiquité. Ainsi, selon D. Winston, cette croyance est absente du judaïsme hellénisé et peu représentée dans le judaïsme rabbinique où elle n’apparaît que dans un contexte polémique avec la gnose. La position la plus commune chez les rabbins est la création à partir d’une matière première62. D’autres commentateurs sont plus nuancés et trouvent dans la littérature judéohellénistique comme dans la littérature rabbinique plusieurs courants cosmologiques, parmi lesquels celui de la création ex nihilo63. J. A. Goldstein estime que certains juifs au moins adhéraient à cette conception, ceux qui croyaient en la résurrection corporelle, notamment dans sa forme la plus extrême, celle de la résurrection à l’identique. C’est le cas de l’auteur de 2 Macchabées et de Rabban Gamliel64. Les juifs qui adhèrent à l’immortalité de l’âme (dans le judaïsme hellénisé) 61 62

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Cf. sur ce point J. COSTA, « Émanation et création : le motif du manteau de lumière revisité », dans Journal for the Study of Judaism, 42, 2011, pp. 218-252. D. WINSTON, « The Book of Wisdom’s Theory of Cosmogony », dans History of Religion, 11, 1971, pp. 185-202. Le principal exemple cité par D. Winston est le dialogue entre Rabban Gamliel et le philosophe dans Be-reshit Rabba, 1, 9. Or, même ce texte n’est pas une affirmation explicite de la création ex nihilo et peut être interprété autrement (op. cit., p. 191, n. 20). A. ALTMANN, « A Note on the Rabbinic Doctrine of Creation », dans A. ALTMANN, Studies in Religious Philosophy and Mysticism, Ithaca, Cornell Université Press, 1969, pp. 128-129 (l’auteur cite 2 Ma 7, 28, II Hénoch, 24, 2, IV Esdras, 4, 38-54 et Be-reshit Rabba, 1, 9). M. Kister voit dans Jubilés, 2, 1-2 la plus ancienne attestation de la création ex nihilo (cf. la critique de M. NIEHOFF, « Creatio ex nihilo Theology in Genesis Rabbah in Light of Christian Exegesis », art. cit., p. 44, n. 35). A. TZVETKOVA-GLASER raisonne de même pour Rabban Gamliel (Pentateuchauslegung bei Origenes…, op. cit., p. 68).

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ou à une conception moins extrême de la résurrection (essentiellement chez les rabbins) inclinent à défendre la création à partir d’une matière première65. D. Lemler propose une hypothèse audacieuse : la doctrine de la création ex nihilo serait majoritaire chez les rabbins de l’Antiquité. Si les aggadot tendent à évoquer des éléments ou un matériau d’avant la création, c’est qu’elles ne peuvent procéder autrement : la création ex nihilo ne peut être racontée, et pour la rendre intelligible, il faut faire appel à l’expérience empirique où un être provient toujours d’un autre être. Les textes où intervient une matière première de la création seraient donc des preuves indirectes d’une croyance en la création ex nihilo. Ceux qui interdisent de spéculer sur le temps des origines et qui imposent d’importantes contraintes à l’enseignement du récit de la création seraient conscients des inconvénients du mode d’exposition ou de réflexion aggadique : la seule manière de témoigner directement de la création ex nihilo est justement de renoncer au discours sur la création66. On pourrait donc soutenir que les juifs (du moins ceux du courant rabbinique) et les chrétiens se distinguent nettement sur la question de la création : les chrétiens adhèrent à la création ex nihilo alors que celleci serait presque absente chez les juifs67. Même dans l’hypothèse où la création ex nihilo occupe une certaine place dans la littérature rabbinique ancienne, il reste à expliquer pourquoi elle n’apparaît pas plus nettement dans les textes. Plusieurs facteurs justifieraient le flou qui caractérise la cosmologie des rabbins. Leur théologie (en admettant

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J. A. GOLDSTEIN, « The Origins of the Doctrine of Creation Ex nihilo », art. cit., pp. 129-131 et 135. L’hypothèse de J. A. Goldstein mériterait une discussion approfondie qu’il n’est pas possible de mener dans le cadre limité de cette étude. Nous nous contenterons de noter, pour ce qui relève de la littérature rabbinique, qu’il surestime l’étroitesse du lien entre résurrection et création et qu’il sousestime le nombre de ceux qui adhèrent à la résurrection à l’identique. D. LEMLER, « La distinction entre cosmogonie et cosmologie comme matrice du traitement rabbinique de l’origine du monde » (article inédit, nous remercions l’auteur de nous avoir permis d’accéder à son texte). Cf. le constat de JULIEN L’APOSTAT (Contra Galilaeos, 49D), qui contraste l’enseignement des chrétiens et celui de Moïse sur la création.

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que le terme puisse être employé dans ce contexte) est elle-même assez floue et sommaire. Leur outillage linguistique est peut-être insuffisant : l’hébreu ancien, biblique comme rabbinique, ne dispose pas vraiment de termes pour exprimer les idées d’être et de néant ainsi que l’acte de créer à partir du néant (et par conséquent la distinction entre « création à partir de l’être » et « création à partir du néant »). Les rabbins partisans de la création ex nihilo, comme semblent l’être Rabban Gamliel et Rab, en sont réduits à exprimer leur conviction de manière indirecte, en rejetant l’idée que Dieu ait pu disposer de matériaux préexistants le premier jour de la création68. La création a aussi une importance moindre dans la théologie rabbinique, alors qu’elle est centrale dans le discours des Pères : or, un concept secondaire n’a pas besoin d’être parfaitement clarifié. Les Pères avaient enfin un conflit plus fort et plus explicite avec l’hellénisme, ce qui entraîne une volonté affirmée de se différencier de la cosmologie platonicienne (alors que de nombreux juifs semblaient s’en accommoder fort bien). L’hypothèse d’un flou qui n’est pas volontaire de la part des rabbins s’impose a priori au terme du paragraphe précédent, mais tous les arguments antérieurs ne sont pas sans faille. L’argument linguistique reste notamment d’une valeur toute relative. Quand les rabbins médiévaux ont éprouvé le besoin d’exprimer leur croyance en la création ex nihilo, ils n’ont eu aucun mal à mobiliser les ressources de l’hébreu ancien et ont utilisé les mots yesh pour « être », ayin pour « néant » et bara pour l’acte de créer à partir du néant, ya‫܈‬ar et ‘asa renvoyant désormais à la création à partir d’un matériau préexistant. Les textes déjà cités de Bar Qappara et Rab suggèrent que certains rabbins adhéraient à la création à partir d’une manière première (le tohu 68

Chez les Pères, la formule de la création ex nihilo a existé avant la doctrine (cf. G. MAY, Schöpfung aus dem Nichts, op. cit, p. 21 : « la formule a précédé la pensée »), les rabbins étaient peut-être dans le cas inverse. On peut aussi arguer qu’une fois son existence acquise, la terminologie comportait des ambiguïtés chez les uns comme chez les autres (il n’est pas sûr, par exemple, que le Sefer ye‫܈‬ira [2, 6 ou 9], qui est le premier ouvrage juif à employer le couple yesh/ayin pour parler de la création, identifie bien ayin avec le néant, puisqu’il le met en parallèle avec le tohu).

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wa-bohu), tout en étant conscients des difficultés inhérentes à cette croyance. De telles difficultés auraient pu les inciter à maintenir un flou volontaire dans l’expression de leur opinion. Une question difficile est celle de l’origine de la création ex nihilo chez les juifs et les chrétiens, puisqu’elle n’est pas présente explicitement dans l’Écriture. Une solution « naïve » du problème consisterait à voir dans cette croyance un héritage que le christianisme a reçu du judaïsme, même s’il resterait dans ce cas à expliquer pourquoi le judaïsme a éprouvé à un moment donné le besoin de penser la question de la création en ces termes. Notre propos antérieur rend cependant très problématique cette explication génétique : comment un judaïsme (hellénisé comme rabbinique) si peu disert et explicite sur la création ex nihilo aurait-il pu transmettre un quelconque héritage en la matière ? Certains ont envisagé une explication génétique inverse : la doctrine serait apparue dans un premier temps dans le christianisme et n’aurait gagné le judaïsme que dans un deuxième temps, sous l’influence du christianisme et aussi de l’islam69. Un article récent de M. Niehoff propose un argument de poids en faveur de cette hypothèse : le texte où Rabban Gamliel défend la création ex nihilo serait en fait d’époque amoraïque et reflèterait l’influence du Contre Hermogène de Tertullien70. Sans nier complètement un lien génétique, on peut aussi insister sur le fait que des causes semblables auraient joué dans les deux groupes. Ainsi, selon J. A. Goldstein, ce sont les partisans juifs et chrétiens de la résurrection à l’identique qui en viennent à défendre la création ex nihilo. Le rôle de la philosophie grecque dans l’émergence de cette croyance est quelque peu ambivalent. D’un côté, la création ex nihilo s’oppose aux conceptions cosmologiques de Platon et d’Aristote, de l’autre, elle n’est pas concevable sans un minimum de concepts philosophiques, à commencer par celui du « néant », qui est une notion très abstraite. La création ex nihilo donne l’impression d’être une

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C’est par exemple la thèse de D. WINSTON, « The Book of Wisdom’s Theory of Cosmogony », art. cit., pp. 191-192 et 199. M. NIEHOFF, « Creatio ex nihilo Theology in Genesis Rabbah in Light of Christian Exegesis », art. cit., pp. 37-64.

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réaction qui se produit dans le monothéisme quand il dépasse un certain seuil d’exposition à la philosophie grecque. Ce seuil aurait été franchi par le christianisme dès l’Antiquité et par le judaïsme à une date plus tardive, au cours de l’époque médiévale. Concernant la création de l’homme à l’image et à la ressemblance de Dieu, évoquée dans Gn 1, 26-27, elle est centrale chez les Pères. Comme le note A. Orbe, « elle a eu, aux premiers siècles du christianisme, une importance exceptionnelle71 ». Sur le terme « image », la lecture la plus répandue est celle que l’on trouve chez Origène : l’image de Dieu en l’homme est l’intellect. Gn 1, 26-27 traitent de l’homme spirituel (= l’intellect) et Gn 2, 7 de l’homme sensible (= le corps)72 : c’est la doctrine des deux hommes ou des deux créations, en grande partie héritée de Philon73. Irénée identifie au contraire « l’image » au corps de l’homme74. Tertullien va même jusqu’à dire : « Qui niera que Dieu n’ait un corps, quoique Dieu soit esprit75 ? » La notion d’image est parfois interprétée conformément à la suite de Gn 1, 26, qui mentionne la domination de l’homme sur la création. L’homme serait à l’image de Dieu, dans la mesure où, comme lui, il exerce sa souveraineté sur le monde76. Certains Pères syriaques comprennent cette domination comme un lien unifiant toute la création

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A. ORBE, Introduction…, op. cit., p. 364. Cf. Peri Archôn, I, 1, 7 ; III, 1, 13 ; IV, 4, 10 ; H. CROUZEL, Théologie de l’image de Dieu chez Origène, Paris, Éd. Montaigne, 1958 ; G. STROUMSA, « L’incorporéité de Dieu : contexte et implications de la doctrine d’Origène », dans G. STROUMSA, Savoir et salut, Paris, Cerf, 1992, pp. 183-197. PHILON, Legum allegoriae, I, 93 et ss. IRÉNÉE DE LYON, Epideixis tou apostolikou kêrugmatos, 11 (cf. Adversus haereses, V, 12, 2). TERTULLIEN, Adversus Praxean, 7, 8. Sur le rapport de cette déclaration avec le stoïcisme et le moyen platonisme, cf. A. ORBE, Introduction…, op. cit., pp. 354355. Dans le corpus chrétien, cette interprétation remonte au moins à Chrysostome et elle concorde bien avec certaines représentations égyptiennes et mésopotamiennes (S. D. MOORE, « Gigantic God : Yahweh’s Body », dans Journal for the Study of the Old Testament, 70, 1996, p. 93, n. 18).

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dans l’amour et comme une forme de partenariat avec Dieu77. L’exégèse des Pères est également très attentive à distinguer le sens du mot « image » de celui du mot « ressemblance », chacun de ces concepts pouvant à son tour manifester plusieurs facettes78. La tendance dominante est d’identifier l’image de Dieu au Fils (ou Verbe) et sa ressemblance à l’Esprit (ou Sagesse)79. Comme le suggère le texte de la Septante (« Faisons l’homme selon notre image et selon notre ressemblance »), il faut comprendre : « Faisons l’homme conformément à celui qui est notre image (le Fils) et conformément à celui qui est notre ressemblance (l’Esprit)80. » La ressemblance est généralement conçue comme un concept plus dynamique (= le fait de devenir progressivement semblable à Dieu) et elle est pour cela souvent identifiée à la force active de l’Esprit81. Sur presque tous ces points, les traditions rabbiniques forment un net contraste avec celles des Pères, au point qu’on peut se demander si les deux exégèses n’ont pas cherché à se différencier l’une de l’autre. Elles commentent assez peu Gn 1, 26-27 et quand elles le font, elles négligent la plupart du temps les termes « image » et « ressemblance »82. Quand ces derniers sont commentés, ils désignent le corps de l’homme, conformément à la thèse majoritaire chez les rabbins de l’Antiquité 77 78

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Cf. C. PASQUET, « L’homme créé à l’image de Dieu chez les Pères syriaques », dans M.-A. VANNIER (éd.), La création chez les Pères, op. cit., pp. 161-174. Cf. les trois images (plastique, naturelle, personnelle) et les trois ressemblances (l’assimilation [omoiôsis], la similitude [omoiotês] et le fait d’être semblable [omoios]) dans A. ORBE, Introduction…, op. cit., pp. 353-354 et 356. Cf. par exemple THÉOPHILE D’ANTIOCHE, Ad autolycum, II, 18 et IRÉNÉE DE LYON, Adversus haereses, IV, 20, 1. Cf. A. ORBE, Introduction…, op. cit., pp. 361 et 363. Cette assimilation à Dieu peut être conçue sur la longue durée pendant les six jours de la création, c’est-à-dire les six mille ans de l’histoire : cf. A. ORBE, Introduction…, op. cit., pp. 329 et 339. Le verset de Gn 9, 6 est en revanche plus fréquemment commenté. A. GOSHEN GOTTSTEIN explique cet intérêt plus soutenu des rabbins par le fait que le verset a un contenu pratique, dont Gn 1, 26-27 est dépourvu (« The Body as Image of God in Rabbinic Literature », dans The Harvard Theological Review, 87, 1994, p. 189, n. 57).

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d’un Dieu corporel, point sur lequel ils divergent de figures éminentes de l’époque médiévale comme Maïmonide et de tout le judaïsme ultérieur83. Le lien entre l’image et la domination de l’homme sur la création n’apparaît qu’à l’époque médiévale84. Les rabbins n’établissent enfin aucune différence entre l’image et la ressemblance, considérant les deux termes comme des synonymes. Ils ont d’ailleurs la même attitude à l’égard des verbes utilisés en Gn 1 et 2 pour exprimer l’idée de création : bara, ya‫܈‬ar ou encore ‘asa signifient fondamentalement la même chose85. Peu stimulée par Gn 1, 26-27, leur exégèse se montre beaucoup plus inspirée par Gn 2, 7, qui ferait allusion à deux formations (ye‫܈‬irot), celle du penchant au bien et du penchant au mal, celle du monde présent et du monde futur ou encore celle des deux faces, masculine et féminine, d’un homme originellement androgyne86. La dévalorisation de Gn 2, 7, que l’on trouve chez certains Pères de l’Église (création de l’homme sensible/du corps de l’homme), est-elle l’un des facteurs qui expliquent l’intérêt que les rabbins manifestent pour ce verset ?

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Cf. J. COSTA « Le corps de Dieu dans le judaïsme rabbinique ancien. Problèmes d’interprétation », dans Revue de l’histoire des religions, 227, 2010, pp. 283-316. Cf. le commentaire de SA‘ADYA GA’ON sur Gn 1, 26-27 (Perushe Rabbenu Sa‘adya Ga’on ‘al ha-tora, Jérusalem, éd. Y. Kafih, 1963, pp. 12-13). Genèse 1, 26-27 enchaîne le verbe ‘asa et le verbe bara pour la création de l’homme. Be-reshit Rabba, 14, 3, dans son commentaire de Gn 2, 7 (qui emploie le verbe ya‫܈‬ar) évoque les quatre créations (beriyyot) à partir de l’en-haut et les quatre créations (beriyyot) à partir de l’en-bas. Midrash Tehillim sur Ps 8, 2 commente Gn 1, 25 (qui emploie le verbe ‘asa) de la manière suivante : « car il les a créés (she-bera’an) ». Il en est de même pour les termes rua‫ۊ‬, neshama et nefesh, à quelques exceptions près que nous abordons dans L’au-delà et la résurrection dans la littérature rabbinique ancienne, Paris-Louvain, 2004, pp. 551-568. Cette indifférence est curieuse quand on songe au caractère minutieux de l’herméneutique rabbinique et elle est peut-être calculée. Be-reshit Rabba, 14, 4-5 et Talmud Babli, Berakhot, 61a.

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Le motif de la création dans un judaïsme pluriel et les Pères On a souvent objecté à ceux qui cherchent à mettre en évidence une circulation des idées et des textes entre les Pères et les rabbins le fait que leurs deux corpus ne sont pas rédigés dans la même langue (hébreu et araméen pour les rabbins, latin et grec pour les Pères), ce qui n’est que partiellement exact, puisque les Pères de Syrie sont également araméophones. Dans le cas du grec, l’obstacle est cependant très relatif, car nous savons aujourd’hui que les rabbins étaient beaucoup plus hellénisés qu’on ne l’a longtemps pensé87. Nous appellerons donc hellénistes les juifs dont le grec est la langue dominante, avant et après la destruction du Second Temple, afin de les distinguer des rabbins qui sont simplement hellénisés. De manière plus générale, la population juive de Palestine était souvent bilingue (araméen, grec). Même si les rabbins commentent la Bible en hébreu et la plupart des Pères en grec et en latin, leur exégèse part fréquemment des mêmes difficultés textuelles. Dans son Dialogue avec Tryphon, écrit en grec, Justin évoque plusieurs explications juives de l’emploi du pluriel dans Gn 1, 26 : « Faisons l’homme à notre image… » : Dieu s’adresserait à luimême ou aux éléments ou aux anges. Or, on retrouve ces explications dans Be-reshit Rabba, un Midrash sur la Genèse, composé au Ve siècle, en hébreu et en araméen88.

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88

Cf. les travaux pionniers de S. LIEBERMAN, Greek in Jewish Palestine, New York, the Jewish Theological Seminary, 1942 et Hellenism in Jewish Palestine, New York, the Jewish Theological Seminary, 1950 et la synthèse récente de L. LEVINE, Judaism and Hellenism in Antiquity. Conflict or Confluence, Seattle, University of Washington Press, 1998. JUSTIN DE NAPLOUSE, Pros Truphona Ioudaion dialogos, 62, 1-2 et Be-reshit Rabba, 8, 3-5.

Le récit de la création dans l’exégèse des rabbins et des Pères de l’Église Pros Truphona Ioudaion dialogos (Justin)89 1. Pour que vous n’alliez point, détournant les paroles que je viens de citer, dire ces choses que disent vos didascales – ou bien que Dieu s’est à lui-même dit (pros heauton elegen) : « Faisons » (Gn 1, 26), comme nous, lorsque nous sommes sur le point de faire quelque chose, nous nous disons souvent : « Faisons » 2. ou bien c’est aux éléments (pros ta stoicheia), c’est-à-dire à la terre ainsi qu’aux autres choses dont nous savons que l’homme a été fait, que Dieu a dit : « Faisons. » 3. Je vous rapporterai encore les paroles prononcées par Moïse lui-même, grâce auxquelles nous pouvons reconnaître que sans nul doute celui auquel il s’adresse est autre numériquement, et de nature verbale. Voici ces paroles : « Et Dieu dit : Voici Adam est devenu comme l’un de nous pour connaître le bien et le mal » (Gn 3, 22). Ainsi donc, en disant « comme l’un de nous », il indique un nombre d’êtres qui sont réunis les uns avec les autres, et au moins deux. 4. Car je ne saurais prétendre vraie la doctrine qu’enseigne ce que vous appelez « secte » (par humin legomenê hairesis), ou que ses didascales puissent démontrer qu’il s’adressait à des anges,

89 90 91

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Be-reshit Rabba90 1. Auprès de qui a-t-il pris conseil ?

2. Rabbi Yehoshua‘ ben Lévi (220-250) a dit : C’est auprès de l’œuvre des cieux et de la terre qu’il a pris conseil/Rabbi Shemu’el bar Naতman (290-320) a dit : C’est auprès de l’œuvre de chaque jour qu’il a pris conseil (= Justin 2). (…) 3. Rabbi Ammi (290-320) a dit : C’est auprès de son cœur qu’il a pris conseil (= Justin 1). (…)

4. Rabbi ণanina (220-250) n’a pas parlé ainsi91, mais : Au moment où il est venu pour créer le premier homme, il a pris conseil auprès des anges du service (le dire de Rabbi ণanina est suivi de trois autres traditions qui développent une idée similaire) (= Justin 4).

JUSTIN MARTYR, Dialogue avec Tryphon, éd. P. Bobichon, Fribourg, Academic Press, 2003, pp. 350-351. Be-reshit Rabba, 8, 3-5, éd. Theodor-Albeck, T. I, pp. 58-61. Il est en désaccord avec l’interprétation de Ps 1, 6 que Rabbi Berekhya a donnée juste avant.

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5. ou encore que le corps humain est l’œuvre d’anges.

5. Rabbi Yehoshua‘ de Sikhnin au nom de Rabbi Lévi (290-320) : C’est auprès des âmes des justes qu’il a pris conseil…

Justin affirme que l’interprétation qui associe Gn 1, 26 aux anges est enseignée par « ce que vous (humin) appelez secte (lit. : ce qui est appelé par vous secte) », c’est-à-dire par un groupe que les juifs considèrent comme une « hérésie », le terme hairesis ayant déjà acquis son sens péjoratif dans le Dialogue avec Tryphon92. Une variante évoque cependant « ce que nous (hêmin) appelons secte » (lit. : ce qui est appelé par nous secte), le groupe devenant alors une hérésie chrétienne. L’ambiguïté de ce texte est emblématique d’une période où se construisent les frontières identitaires entre juifs et chrétiens et où ce qui est « nôtre » et « vôtre » n’est pas encore très clair. Les commentateurs modernes qui se sont intéressés au passage ont tenté d’identifier la secte à un groupe gnostique (juif ou chrétien) ou à des juifs qui, comme Philon, attribuent à des auxiliaires (les anges) la création de la part mauvaise de l’homme93. Il semble qu’un texte rabbinique, où s’exprime le tanna Rabbi ‘Aqiba, considère bien cette opinion sur le rôle des anges comme blâmable, ce qui recoupe l’affirmation de Justin sur l’hérésie94. À l’évidence, la situation n’est plus identique dans Be-reshit Rabba, où la participation des anges à la création, même si elle est essentiellement limitée à une consultation, apparaît comme une 92

93

94

Justin témoignerait du fait que le judaïsme est également entré dans une nouvelle ère idéologique, différente de celle du Second Temple et articulée autour du couple orthodoxie et hérésie : cf. D. BOYARIN, La partition du judaïsme et du christianisme, op. cit., p. 81. Cf. PHILON, De opificio mundi, 75 ; De fuga et inventione, 69-70 ; De confusione linguarum, 181. Pour d’autres textes juifs non rabbiniques soulignant le rôle des anges dans la création, cf. II Hénoch, 30, 2 et les Homélies pseudo-clémentines, XVI, 6. E. URBACH penche pour l’hypothèse gnostique (Les Sages d’Israël, op. cit., p. 216). Pour un aperçu des différentes opinions, cf. JUSTIN MARTYR, op. cit., t. II, pp. 950-951. Cf. Mekhilta de-rabbi Yishma‘el, Wa-yehi, 6 et D. BOYARIN, La partition du judaïsme et du christianisme, op. cit., pp. 82-83.

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croyance parfaitement légitime, défendue par plusieurs amora’im palestiniens, au point d’être l’interprétation de Gn 1, 26 la plus développée du recueil. Il est possible qu’entre le IIe siècle et l’époque de Be-reshit Rabba (IIIe et IVe siècles pour les rabbins cités, Ve siècle pour la rédaction finale), la situation ait évolué et que de la priorité du combat contre les gnostiques les rabbins soient passés à une nouvelle priorité : celle du combat contre les chrétiens et leur lecture trinitaire de Gn 1, 26. Dans ce cadre, l’ancienne conception hérétique de la participation des anges, défendue originellement par les gnostiques, serait devenue une arme idéale dans les mains des rabbins pour contrer la lecture dominante des chrétiens. Il est probable que cette évolution des rabbins a été notée par les Pères eux-mêmes : Irénée présente la participation des anges à la création comme un motif gnostique, alors que Tertullien et Basile voient dans le même motif une doctrine défendue par les juifs95. Certains Pères auraient eu une démarche similaire aux rabbins, du moins si l’on suit l’interprétation suivante d’E. Urbach : Les Pères de l’Église Théophile d’Antioche et Irénée écartèrent l’idée gnostique de l’association des anges à la formation de l’homme et se rangèrent à l’interprétation juive (nous soulignons) d’un dialogue de Dieu avec Lui-même, en son cœur, ou, selon leur terminologie, avec sa Sophia, son Logos96…

Les rabbins auraient donc repris contre les chrétiens une idée gnostique (participation des anges à la création) en la « rabbinisant » (sous la forme atténuée de la consultation des anges). Les chrétiens auraient repris contre les gnostiques une idée juive (le dialogue de Dieu avec luimême) en la christianisant (dialogue de Dieu avec la sophia et le logos)97. 95

96 97

IRÉNÉE DE LYON, Adversus haereses, I, 24, 1 (cf. IV, 20, 1) ; TERTULLIEN, Adversus praxean, 12, 1-2; BASILE, Homiliae IX in Hexaemeron, 6. La mention de Tertullien laisse penser que le basculement se serait produit au début du IIIe siècle. E. URBACH, Les Sages d’Israël, op. cit., pp. 216-217. Pour une autre interprétation que celle d’E. Urbach, cf. M. KISTER, « “Let Us Make a Man”. Observations on the Dynamics of Monotheism » (en hébreu), dans

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Le texte de Justin et tous les matériaux que nous avons mobilisés dans son commentaire illustrent bien la porosité des frontières entre judaïsme rabbinique, judaïsme helléniste et christianisme des Pères. Les éléments que les rabbins ont en commun avec Philon (cités dans notre première partie) vont également dans le même sens. Si le point de vue de D. Winston sur la création ex nihilo est exact, les deux judaïsmes, rabbinique et helléniste, ne se distinguaient guère par leur cosmologie, adhérant l’un et l’autre à la création à partir d’une matière première. Seuls les chrétiens auraient rompu le consensus à partir du milieu du IIe siècle. Les autres hypothèses envisagées sur la création ex nihilo vont cependant dans le sens contraire, celle d’une différence entre judaïsme helléniste et judaïsme rabbinique. Pour J. A. Goldstein, la conception de la création qu’a un juif (ou un chrétien) dépend directement de ses croyances eschatologiques : un juif partisan de l’immortalité de l’âme soutient la création à partir d’une matière première, un juif partisan de la résurrection à l’identique la création ex nihilo, les juifs croyant en une résurrection/transformation étant moins prévisibles. Un point est clair : les partisans de la résurrection étaient plus nombreux chez les rabbins que chez les juifs de l’époque du Second Temple, notamment ceux de langue et de culture grecque. Les textes juifs les plus explicites sur la création à partir d’une matière première se trouvent dans la littérature judéo-hellénistique, ceux des rabbins étant toujours moins affirmatifs98. Le philosophe qui débat avec Rabban Gamliel serait selon D. Winston un gnostique et selon M. Niehoff un équivalent du chrétien platonisant Hermogène avec qui débat Tertullien. Pour M. Niehoff, ce philosophe n’est pas un juif, puisqu’il dit à Rabban Gamliel : « votre

98

Issues in Talmudic Research. Conference Commemorating the Fifth Anniversary of the Passing of Ephraim E. Urbach, 2 December 1996, Jérusalem, Israel Acad. of Sciences and Humanities, 2001, pp. 42-46 : l’idée que Dieu a pris conseil auprès de ses anges serait une atténuation de l’interprétation de Justin, selon laquelle Dieu s’adresse au logos. Cette dernière opinion serait plus directement présente dans l’interprétation de Rabbi Ammi où Dieu prend conseil auprès de son cœur. Pour un exemple d’affirmation explicite, cf. Sg, 11, 17.

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Dieu »99. Ce dernier argument est peu convaincant, les rabbins n’hésitant pas parfois à présenter les juifs déviants, non rabbiniques, comme des non-juifs100. L’hypothèse que le philosophe soit un juif helléniste n’est donc pas à écarter d’emblée101. Dans ce cas, le texte confronte un juif helléniste partisan de la création à partir d’une matière première (le philosophe) à un juif rabbinique partisan de la création ex nihilo. Dans un ouvrage récent, S. C. Mimouni distingue trois judaïsmes dans la période de la fin de l’Antiquité en terre d’Israël : le judaïsme rabbinique, le judaïsme chrétien et le judaïsme synagogal102. Cette distinction est-elle valable pour le thème de la création ? Le judaïsme rabbinique accorde à la création une place importante, mais qui n’est pas centrale dans son dispositif théologique. La création ne fait pas partie des principes de foi que défend la Mishna103. Ce n’est qu’à l’époque médiévale que la création, explicitement conçue comme ex nihilo, apparaît comme un pilier de la foi juive. Le caractère plutôt secondaire de la création chez les rabbins de l’Antiquité explique peutêtre en partie pourquoi ils n’ont pas éprouvé le besoin de formuler de manière nette et univoque le principe de la création ex nihilo. Dans le judaïsme chrétien, la création est un motif beaucoup plus central. Le Nouveau Testament en témoigne avec le Prologue du Verbe de l’Évangile de Jean. La tonalité fortement messianique du mouvement chrétien valorise aussi la notion de création nouvelle au niveau 99

100 101

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103

D. WINSTON, « The Book of Wisdom’s Theory of Cosmogony », art. cit., pp. 189190 et M. NIEHOFF, « Creatio ex nihilo Theology in Genesis Rabbah in Light of Christian Exegesis », art. cit., pp. 46 et 51-54. C’est le cas par exemple des minim : cf. S. STERN, Jewish Identity in Early Rabbinic Writings, Leiden/New York/Köln, E. J. Brill, 1994, p. 112. C’est l’opinion de J. A. GOLDSTEIN (« The Origins of the Doctrine of Creation Ex nihilo », art. cit., p. 131), d’E. URBACH (Les Sages d’Israël, op. cit., p. 197). G. SCHOLEM parle d’un philosophe païen (« La création à partir du néant et l’autocontraction de Dieu », op. cit., p. 37). S. C. MIMOUNI, Le judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, Paris, Presses universitaires de France, 2012, pp. 536-563. Mishna, Sanhedrin, 10, 1.

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individuel et au niveau cosmique104. Comme son nom l’indique, le judaïsme synagogal se déploie dans le cadre des synagogues, qui ne sont pas, à l’époque, contrôlées par les rabbins. Il comporte une composante de langue grecque (qui recoupe en grande partie ce que nous avons appelé judaïsme helléniste) et une composante de langue araméenne (qui s’exprimerait notamment dans les versions originelles des Targumim). Dans la continuité de Philon, ce judaïsme aurait accordé une importance majeure aux notions d’émanation et d’hypostase ainsi qu’aux représentations bithéistes105. Il est le partenaire idéal des Pères, pas uniquement à travers les textes de Philon, mais aussi par des rencontres directes avec des « représentants » de ce judaïsme et des échanges de vue en langue grecque. C’est une théologie juive de l’émanation et de l’hypostase qui aurait influencé le néoplatonisme et nourri directement ou indirectement les spéculations chrétiennes bithéistes et trithéistes, au fondement du dogme de La Trinité106.

104 Cf. Jn 3, 5 ; 2 Co 5, 17 ; Ap 21, 1. 105 Sur la continuité avec Philon, cf. E. GOODENOUGH, Jewish Symbols in the GrecoRoman Period, 13 vol., Princeton, University of Princeton, 1953-1968. Sur le bithéisme et ses liens avec le judaïsme synagogal, cf. D. BOYARIN, La partition entre le judaïsme et le christianisme, op. cit., pp. 171-272. Sur l’émanation chez Philon et dans le judaïsme synagogal, cf. J. COSTA, « Émanation et création : le motif du manteau de lumière revisité », art. cit. : les traditions rabbiniques sur le manteau de lumière sont vraisemblablement de provenance synagogale. Le terme hupostasis est employé par Philon d’Alexandrie, ainsi que par la Septante, Flavius Josèphe et le Nouveau Testament (cf. H. KÖSTER, « Hupostasis », dans Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament, t. 8, Stuttgart, W. Kohlhammer, 1969, pp. 571-588), mais par hypostase nous entendons surtout la notion philonienne de logos. 106 Cf. J. COSTA, « Hypostase, émanation et bithéisme dans le judaïsme antique : des catégories entre théologie et mystique », art. cit.

MARIE-ANNE VANNIER1

Points de rencontre entre judaïsme et christianisme dans les commentaires patristiques de la Genèse

Les commentaires patristiques de la Genèse, qui se situent souvent dans le cadre de la catéchèse baptismale et articulent création et création nouvelle, n’en sont pas moins marqués par le judaïsme, de manière plus ou moins explicite et reconnue. Parfois, les Pères reprennent l’exégèse juive ou encore la théologie du shabbat par exemple, mais ils en refusent la pratique… Ils ne précisent pas leurs emprunts aux commentaires talmudiques de la Genèse ou ce qu’ils ont reçu de la tradition orale, mais ils entrent parfois en polémique avec le judaïsme pour montrer l’originalité du christianisme et établir une ligne de partage entre les deux communautés. Les frontières entre judaïsme et christianisme ne sont pas claires dans les premiers siècles2. Il y aurait toute une étude à faire entre Genèse Rabba, ce midrash de la Genèse, daté des alentours de 4003, et les commentaires patristiques contemporains ou même antérieurs, dans la mesure où ce commentaire de la Genèse ne s’est pas effectué en une seule fois. Nous essayerons de voir comment se dessinent sur cette question les frontières entre judaïsme et christianisme. Sans doute tous les Pères n’ont-ils pas pris immédiatement en compte l’apport du judaïsme. Certains d’entre eux, comme Origène, en sont plus imprégnés, mais d’autres auxquels on penserait moins, comme Augustin, ont également été marqués par l’exégèse juive. 1 2 3

Université de Lorraine, Écritures, EA 3943, F-57000. Cf. D. BOYARIN, La partition du judaïsme et du christianisme, Paris, Cerf, coll. « Patrimoines », 2011. H. L. STRACK, G. STEMBERGER, Introduction au Talmud et au Midrash, Paris, Cerf, coll. « Patrimoines », 2007, pp. 322-324.

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En tout cas, le texte de la Genèse est le bien commun du judaïsme et du christianisme, tout comme l’Ancient Testament dans son ensemble, traduit en grec dans la Septante. C’est souvent à partir de ce texte de la Septante ou de sa traduction dans la Vetus Latina avant que n’existe la Vulgate, qui part de l’hebraïca veritas, que les Pères réaliseront leur commentaire de la Genèse. Aussi importe-il de retourner à ce texte, magistralement édité par l’Équipe de Marguerite Harl, en vue de mieux comprendre les nuances des commentaires patristiques de la Genèse. Son titre : La Genèse, tout d’abord, est un ajout tardif, venant de la traduction de la Septante4, qui précise le sens de l’ouvrage, qui renvoie non seulement à la création du monde (« la génération du ciel et de la terre quand ils vinrent à l’être », comme il est dit en Genèse 2, 4), mais aussi aux différentes générations qui se sont succédé (« Le livre de la génération des hommes », selon Genèse 5, 1). Le titre premier était Bereshit, ce qui reprenait les premiers mots du Livre. Or, les Pères vont commenter le terme de Genèse, à partir du IIe siècle5, et ils s’attachent souvent à la création dont il est question dans les deux premiers chapitres, qui reprennent la Genèse du monde et de l’être humain. Le terme de Bereshit n’en est pas moins important. Les Pères qui, pour la plupart, ne connaissaient pas l’hébreu, ne l’ont pas repris comme tel, mais ils l’ont largement commenté dans sa forme grecque à partir de l’en archè ou latine dans l’In Principio. Le terme de Bereshit pose par lui-même un double problème : il fait commencer l’Écriture par la lettre Beth et non par celle d’Aleph que l’on attendrait, ce qui implique immédiatement une interrogation, largement reprise dans la littérature midrashique6 et qui n’est pas sans introduire la question de la création. D’autre part, ce terme en contient en lui-même un autre : reshit, qui signifie commencement, principe et qui a été repris par le terme grec archè et par le terme latin de 4 5 6

La Bible d’Alexandrie. LXX. La Genèse, Paris, Cerf, 1986, p. 31. M. ALEXANDRE, Le commencement du Livre Genèse I-V. La version grecque de la Septante et sa réception, Paris, Beauchesne, 1988, p. 60. Cf. L. GINZBERG, Les Légendes des Juifs, t. I, Paris, Cerf, coll. « Patrimoines », 1997, pp. 9-11.

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principium. Dans la Mishna et la Tosefta7, « le “principe” est soit la “Sagesse” (cf. Prov 8), soit la Torah, non encore révélée, mais préexistante dans la pensée divine (Sagesse et Torah sont identiques selon les commentateurs du Talmud et du Midrash). Il s’agit tantôt de causalité instrumentale en ce sens que Dieu est supposé avoir contemplé dans la Torah une sorte de plan de la création future, tantôt de causalité finale, en tant que le monde visible a pour fonction de servir de théâtre au déroulement du plan divin dans lequel le premier rôle est dévolu à Israël, nation élue, qui est aussi reshit8 ». Les Pères, que ce soit Origène ou Augustin, sont assez proches de cette interprétation. Mais, pour eux, les premiers mots de la Genèse, qu’ils traduisent par en archè ou in Principio, vont renvoyer, non pas à la Torah, mais à la Sagesse et plus précisément au Logos, au Verbe dans lequel et par lequel tout a été créé. En revanche l’idée de causalité instrumentale est également présente. Celle de cause finale n’est pas non plus absente, dans la mesure où création et salut sont liés, la création étant orientée vers son achèvement. Origène, qui a été formé à l’exégèse hébraïque, cherche à retrouver tous les sens d’en archè, tant dans son Commentaire de la Genèse que dans celui sur l’Évangile de S. Jean, sans oublier le Contre Celse où il en dégage l’enjeu. Il y aurait aussi toute une recherche à mener entre la Torah préexistante chez les Talmudistes et la préexistence du Verbe chez les Pères, ainsi que sur le sens de la Torah, qui est beaucoup plus riche qu’on ne pourrait le penser et qui est parfois assimilée à la Sagesse9. Si les Talmudistes proposent avec les Pères des interprétations convergentes de la creatio in Principio, il en va de manière analogue de la creatio ex nihilo. À la différence des philosophes antiques, ils s’attachent à faire ressortir que la matière n’est pas préexistante, mais 7 8

9

Cf. N. SED, La mystique cosmologique juive, Paris, École Pratique des Hautes Études, 1983. G. VAJDA, « Notice sommaire sur l’interprétation de Genèse 1, 1-3 dans le judaïsme postbiblique », dans A. CAQUOT (éd.), In Principio, Paris, IEA, 1973, p. 27. E. URBACH, Les Sages d’Israël. Conceptions et croyances des maîtres du Talmud, Paris, Cerf-Verdier, 1996, pp. 207-211.

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qu’elle a été créée, comme on le voit dans l’ouvrage d’Ephraïm Urbach, intitulé Les sages d’Israël10 et dans celui de Gerhard May, qui a pour titre : Schöpfung aus dem Nichts11. En hébreu, le terme de bârâ’ qui est un hapax ne fait pas difficulté. Il n’en va pas de même en latin. Telle est la raison pour laquelle les Pères ont ajouté la notion d’ex nihilo pour bien faire ressortir que la création a été faite à partir de rien, que c’est l’action unique et originale de Dieu. Aussi bien les auteurs du Talmud et du Midrash12 que les Pères s’entendent à dire que l’acte créateur est par lui-même impénétrable13 et que la lumière est le premier élément créé. « La doctrine amoraïque de l’œuvre de la création14 » et Augustin y insistent particulièrement. Si les Pères distinguent les deux récits de la création, que nous appelons aujourd’hui sacerdotal et yahviste, les commentateurs talmudiques pouvaient davantage s’attacher à la différence de champ sémantique des deux verbes de bârâ’ et de yasar par lesquels le texte biblique rend compte de la création, à partir de deux approches différentes mais convergentes. Il est un point qui a fait difficulté aux deux groupes de commentateurs : c’est l’absence des anges dans le récit de la Genèse. En fait, ils sont retrouvés différemment. Augustin postule une création intermédiaire qui serait la création angélique. Les commentateurs talmudiques envisagent une délibération de Yahvé avec les anges, en Genèse 1, 26, en raison du pluriel15 : « Créons l’homme à notre image ». Ainsi peuton lire dans Les Légendes des Juifs : Dieu, qui, dans sa Sagesse, avait décidé de créer l’homme, consulta son entourage avant d’exécuter Son dessein – un exemple pour l’homme, fût-il aussi grand et distingué, afin qu’il ne méprise pas le conseil de l’humble et du modeste. En premier lieu, Dieu convoqua le ciel et la terre ; toutes les choses qu’il avait créées, 10 11 12 13 14 15

Ibid., pp 199-201. G. MAY, Schöpfung aus dem Nichts. Die Entstehung der Lehre von den creatio ex nihilo, Berlin, W. de Gruyter, 1978. Cf. H. L. STRACK, G. STEMBERGER, Introduction au Talmud et au Midrash, op. cit. E. URBACH, Les Sages d’Israël, op. cit., p. 200. Ibid., pp. 217-220. Cf. D. CERBELAUD, Création et Trinité, Strasbourg, dact., 1987.

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et finalement les anges. Les anges n’étaient pas unanimes […]. Puis les anges consentirent à la création de l’homme16.

Les Pères, eux, optent davantage pour une délibération en Dieu et mettent en évidence, de manière nouvelle, la Trinité créatrice, qui implique la dimension trinitaire de l’image de Dieu en l’homme. Là encore, Augustin a un rôle prépondérant dans la synthèse qu’il propose, mais il n’est pas le seul parmi les Pères à montrer que La Trinité tout entière est à l’œuvre dans la création, mais c’est lui qui va le plus loin dans les analogies trinitaires chez l’être humain, même si celles-ci ne sont pas toujours des plus heureuses. En tout cas, elles soulignent que La Trinité a son écho en l’homme et que l’être humain a une place unique dans la création. Les commentateurs rabbiniques s’attachent à le mettre en évidence. Ainsi peut-on lire dans Les Légendes des Juifs : Le soin dont Dieu fit preuve en façonnant chaque détail du corps de l’homme n’est rien en comparaison de Sa sollicitude pour l’âme humaine. L’âme de l’homme fut créée le premier jour, car c’est le souffle de Dieu qui se meut sur la face des eaux. Ainsi, au lieu d’être la dernière œuvre de la création, l’homme est en fait la première17.

Il est l’interlocuteur de son créateur. Lorsque Rabbi Aquiba déclare : “Plus grand encore est l’amour en ceci qu’il lui a été donné de savoir qu’il fut créé à l’image de Dieu” (M. Avot 3, 14), il signifie que c’est précisément en la révélation de sa création à l’image de Dieu que réside son élection [et son originalité]18.

Pour les Talmudistes et pour les Pères, et en particulier pour Augustin dans la Lettre 18 :

16 17 18

L. GINZBERG, Les Légendes des Juifs, t. I, Paris, Cerf, coll. « Patrimoines », 1997, pp. 41-43. Ibid., p. 44. E. URBACH, Les Sages d’Israël, op. cit, p. 228.

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Marie-Anne Vannier L’homme occupe une position intermédiaire entre les créatures de l’en-haut et les créatures de l’en-bas, mais il est totalement capable de s’exhausser tout entier et de prendre place parmi les créatures de l’en-haut s’il mérite la Torah et fait la volonté de son Père céleste19.

Cependant, pour les Pères, l’élévation ne relève pas tant d’une dimension éthique que d’un don de la grâce. À la différence des Pères, marqués par le platonisme, à l’exception d’Irénée et des Pères syriaques, les Talmudistes, partant du terme hébreu nefesh, signifiant âme vivante, mettent en évidence l’unité de l’être humain20, au lieu d’en venir au dualisme. C’est là un point important que l’on redécouvre aujourd’hui. Ils soulignent également que l’unité de l’être humain est due à la ruah, au souffle de vie que le Créateur a mis en lui. C’est une réalité qu’Augustin, mais aussi Didyme mettent en évidence et qui n’est pas sans rejoindre le rôle de l’Esprit Saint dans la création, le parachèvement qu’il réalise (Gn 1, 2). C’est le thème de la Ruah Elohim que les Pères connaissaient. Quant à savoir ce qu’ils ont repris des commentaires talmudiques sur la question, cela implique toute une étude. Il en va de même de la symbolique du soir et du matin qu’Augustin interprète en termes ontologiques pour exprimer, soit le moment où l’être humain se détourne de son créateur, soit celui où il se tourne vers lui. Il fait ressortir que le septième jour a un statut particulier : si ce jour comporte un matin et pas de soir, explique-t-il : Ce n’est pas pour signifier le commencement d’une nouvelle créature, comme dans les autres jours, mais bien pour signifier le commencement de la permanence et du repos, qui a été créé, dans le repos de celui qui l’a créé. Pour Dieu, ce repos n’a ni commencement ni terme ; pour la créature, il a un commencement, mais n’a pas de terme21.

19 20 21

Ibid., p. 232. Ibid., pp. 225-226. De Gn ad litt. IV, 18, 32.

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C’est le sabbat éternel, par lequel Augustin termine les Confessions et la Cité de Dieu. C’est là une figure de l’accomplissement et l’aube de la création nouvelle, comme on en a un écho dans Les Légendes des Juifs22, où il est dit : Le Seigneur a consacré Sa création en accordant la joie du Sabbat à tous les êtres y compris Adam […]. Ce fut là le premier Sabbat, et sa célébration au ciel par Dieu et les anges. Les anges furent en même temps informés que, dans les temps futurs, Israël sanctifierait ce jour de la même manière23. »

La différence tient à ce que, pour Augustin, on est passé à l’éternité, mais « la dimension eschatologique est également présente dans les traditions juives24 ». En revanche, les Pères, dès Justin, expliquent souvent le sabbat en rapprochant le texte de la Genèse de Jean (5, 17) : « Mon Père est à l’œuvre, et moi aussi, je suis à l’œuvre » et ils passent du sabbat au dimanche25, ce qui introduit une polémique par rapport à la pratique du sabbat. Il en va de manière analogue pour l’arbre de la connaissance : pour les sages d’Israël26, « l’homme peut manger de l’arbre de vie qui le vitalise, mais lorsqu’il mange de l’arbre de la connaissance, la force lui est retirée, sa vie s’étiole pour ainsi dire ». Les Pères et en particulier Augustin, mettent en place la dialectique de la conversio ad Deum et de l’aversio a Deo, du magis esse et du minus esse pour en rendre compte. Il y aurait également toute une étude à faire sur le Paradis chez les deux groupes de commentateurs. Il est synonyme de joie, de plénitude, d’accomplissement de la création. Si on considère le Livre de la Genèse dans son ensemble, force est de constater que les deux groupes de commentateurs accordent une place décisive aux deux récits de la création qui mettent en évidence la transcendance du Dieu créateur et affirment par là le monothéisme. Les 22 23 24 25 26

Ibid., p. 65. M. ALEXANDRE, Le Commencement du livre. Genèse I-V…, op. cit., p. 219. Ibid. Cf. W. RORDORF, Sabbat et dimanche dans l’Église ancienne, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, coll. « Traditio christiana », 1972. E. URBACH, Les Sages d’Israël, op. cit., p. 227.

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Marie-Anne Vannier

Pères sont particulièrement soucieux de montrer que le christianisme est un monothéisme trinitaire, comme on le voit à travers le Symbole de foi. Aussi font-ils ressortir la dimension trinitaire de la création et donnent-ils une interprétation trinitaire de l’épisode du chêne de Mambré, en Genèse 18. Ce texte est même pris comme référence pour exprimer la communion trinitaire et il sert de base aux icônes de la Trinité. Des auteurs aussi différents qu’Hilaire de Poitiers, Ambroise et Augustin ont expliqué à quel point ce texte est exemplaire, dans la mesure où il présente l’unité des trois personnes de la Trinité par l’intermédiaire d’un interlocuteur unique pour Abraham. Reste à savoir qui est cet interlocuteur unique. Serait-ce le Fils ? C’est vraisemblable. Cette interprétation de Genèse 18 est spécifiquement patristique. Dans Les Légendes des Juifs27, les anges sont désignés par leur nom : Michaël, Gabriel et Raphaël et chacun a un rôle précis. Restent maintenant les figures, celles des patriarches : Adam, Caïn, Noé, Abraham, Sarah, Isaac, Jacob, Joseph. Les Pères ont largement réfléchi tant sur Adam, le prototype de l’être humain, que sur Abraham, le père des croyants, sur Joseph, la figure du juste… et ils ont largement bénéficié de l’apport de l’exégèse haggadique. Lorsqu’ils ont eu recours à l’exégèse typologique, ils se sont alors éloignés de l’exégèse juive pour mettre en évidence la symphonie des deux testaments. Les présupposés exégétiques n’étaient pas les mêmes chez les deux groupes de commentateurs. Il n’en demeure pas moins que, dans leur méthode d’exégèse28, les Pères sont largement redevables à l’exégèse juive, tant haggadique que halakhique et en particulier aux règles de Hillel ou encore aux treize ou aux trente-deux middot29. Sans ce soubassement, Origène n’aurait pas pu développer sa méthode exégétique. Il en va de même pour Augustin

27 28 29

L. GINZBERG, Les Légendes des Juifs, op. cit., pp. 46-49. A. MASSIE, Peuple prophétique et nation témoin. Le peuple juif dans le Contra Faustum manichaeum de S. Augustin, Paris, IEA, 2011, p. 247 sq. H. L. STRACK, G. STEMBERGER, Introduction au Talmud et au Midrash, op. cit., pp. 39-55.

Point de rencontre entre judaïsme et christianisme

51

dans le De doctrina christiana, bien que, cette fois, il bénéficie également de l’apport exégétique du donatiste Tychonius30. Mais on trouve une autre forme d’exégèse dans le midrash, ainsi qu’une relecture midrashique dans le Nouveau Testament. Les Pères se sont simplement situés dans une lignée qui existait avant eux et nous revenons ici à la comparaison entre les commentaires patristiques et Genèse Rabba. Nous avons simplement envisagé un certain nombre de champs de recherche où l’on peut noter l’influence du judaïsme sur les commentaires patristiques de la Genèse. Le sujet en lui-même fait l’objet d’un ouvrage, comme en témoignent les Actes de ce colloque.

30

Cf. Contra Faustum.

GÉRARD RÉMY1

Philon et Origène, interprètes du récit de la Création

L’importance des débuts du livre de la Genèse se mesure à leur rôle déterminant pour la foi juive ou chrétienne, dont ils posent les bases avec l’affirmation de Dieu créateur du monde, confié à la gérance de l’homme, fait à l’image de ce Dieu. Cette attestation liminaire invitait à une lecture commentée, dont plusieurs auteurs anciens se sont chargés. Nous retiendrons la contribution de Philon avec son De opificio mundi en vue d’un examen comparé avec la première des homélies de son compatriote, Origène, sur la Genèse2. Un tel rapprochement requiert un terrain commun que délimitera le traité, plus modeste, d’Origène, que déborde amplement celui de Philon. Ces deux documents tentent de puiser les richesses enfouies dans la source biblique mais avec des moyens et dans une optique propres. Si Philon consent à des emprunts occasionnels à la philosophie, c’est au service d’une meilleure intelligence de l’héritage laissé par Moïse, pour qui la Loi s’enracine dans la création du cosmos. Plus pratique est la finalité de la prédication d’Origène, qu’il veut accessible au peuple chrétien pour l’affermir dans la foi et l’encourager à répondre à ses exigences. Cette préoccupation pastorale inspire la première homélie qu’elle libère d’un souci spéculatif ; pour éclairer et actualiser le récit de la création, la méthode pratiquée consiste dans le recours systématique à l’allégorie. Ce récit en sort christianisé par le passage de la lettre à l’esprit, de l’ancien au nouveau, de sorte que ce ne sont pas les contemporains d’Origène qui

1 2

Université de Lorraine, Centre Écritures, EA 3943, F-57000. Elles furent prêchées à Césarée de Palestine, donc après 232, vers la fin de la vie d’Origène.

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Gérard Rémy

sont renvoyés aux origines du monde mais son récit qui leur est rendu présent et finalement à l’homme de tous les temps au moyen d’une retraduction qui lui infuse une sève actualisante. Le principe herméneutique qui opère et règle ce basculement est la référence christologique. Celle-ci s’impose dès le premier mot de l’Écriture, précisément celui de « commencement », qui renvoie spontanément à sa réplique en tête du prologue de Jean. La clé de lecture et d’interprétation utilisée est le Nouveau Testament qui ouvre la porte jusque-là secrète de la Genèse pour en dévoiler le sens caché. Les deux commentaires progressent en suivant la succession des jours dans le récit biblique, tout en laissant éclater leur différence. Une première étape portera sur celui de Philon qui, tout à l’honneur d’une création harmonieuse, est de visée esthétique, une seconde sur celui d’Origène, plus complexe en raison de sa forme allégorique d’intention pastorale. Enfin une dernière partie se proposera de ressaisir, sous forme synthétique, la démarche d’Origène et esquissera un bilan de ses rapports avec celle de Philon.

L’esthétique de la création selon Philon Le regard de Philon sur le monde s’ajuste à une compréhension croyante de sa création, inspirée par l’affirmation initiale du Dieu Créateur dans la Genèse, engageant ainsi la pensée sur le terrain de la théologie, dont nous dégagerons la méthode et les traits marquants.

Une théologie de la création Fidèle à Moïse, Philon porte sur le monde un regard saisi d’émerveillement. Ce sentiment lui est inspiré par une beauté indicible, fondée sur un accord réciproque entre le monde et la loi, dont l’explicitation est encore en attente.

La création de l’homme dans une lecture critique de Philon le Juif

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À l’encontre des partisans de l’éternité du monde et de l’oisiveté divine3, il confesse la réalité d’un Dieu Créateur et Père, à la suite de Moïse, dont la philosophie est censée avoir supposé une cause active, l’intellect, de nature transcendante, et une cause passive à animer pour que surgisse le monde. Si le Père est inengendré, il détient l’invisibilité et l’éternité, contrairement au monde visible et muable, soumis à une genèse4. « Engendré », il est confié à une Providence qui veille paternellement sur lui5. Souverainement indépendant dans son œuvre, Dieu est le cocher ou le pilote qui se réserve l’empire absolu sur la conduite de l’univers6. Cette différence commande l’interprétation des six jours qui échelonnent le devenir de la création, à la différence de l’acte créateur instantané de Dieu. Selon l’arithmologie, ce sénaire atteint la perfection après le nombre « un » en raison de son aptitude à se décomposer en dyade et triade et à se constituer au moyen d’un élément mâle (pair) et femelle (impair) ; ainsi il était tout désigné pour conduire l’œuvre divine à son achèvement7. En bon pédagogue, Philon développe à loisir la métaphore de la conception mentale par l’architecte d’un ouvrage à réaliser. De même, Dieu a conçu « le monde intelligible » comme modèle du « monde sensible8 ». Avant de s’extérioriser, celui-ci résidait dans le Logos divin que ses puissances font advenir pour atteindre l’objectif de la bonté divine en convertissant la matière en harmonie et symphonie9. Cette prodigalité illimitée dans sa source est toutefois proportionnée à la 3 4 5

6

7 8 9

On pense à la thèse d’Aristote de l’infinité de l’univers dans le temps. De opificio mundi, 7-12. Ibid., 7-12. Ce vocabulaire métaphorique chez Philon, équivalent à celui de création, prendra un sens strict, réservé au domaine trinitaire dans la tradition chrétienne. Ibid., 46. Ces deux fonctions paraissent très suggestives à Philon qui les reprend et en explicite la responsabilité. Cochers et pilotes ont en commun de se trouver à l’arrière de leur attelage ou de leur navire pour veiller sur eux. Applicable à Dieu, cette image l’est analogiquement à l’homme. Ibid., 88. Ibid., 13-14. Ibid., 17-19. Ibid., 20-22.

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capacité du récepteur. À l’irrésistible question de l’identité de ce Logos, qui divise les chercheurs, la réponse postulerait une convergence de notions juives comme la parole, la sagesse et la loi divines et d’un apport grec comme l’archétype ou le principe immanent du monde10. Le terme de « commencement » fait l’objet d’une mise au point opportune. Il ne saurait signifier le début du temps qui ne vient à l’existence qu’avec le monde en mouvement. C’est au nombre qu’il faut le rapporter, qui donne priorité au ciel incorporel et à la terre invisible. Il doit donc se comprendre par rapport au plan créateur intemporel de l’Architecte divin. Aussi le premier jour sera mis à part des suivants, conformément à l’Écriture qui dit « un jour » et non le premier jour11. De même la lumière est de nature « invisible et intelligible » et doit sa genèse et son modèle au Logos divin, artisan des astres visibles12. L’œuvre de séparation est destinée au maintien de l’ordre du monde pour prévenir les conflits entre les éléments. Quant au firmament, il est à comprendre dans un sens corporel à la différence du ciel13. Philon se montre descriptif sur la fertilité et la végétation de la terre, dont la fécondité est promise à un renouvellement grâce à un processus qui renvoie le principe à la fin et inversement, c’est-à-dire le fruit à la semence et celle-ci à un nouveau fruit, cette continuité offrant une image de l’éternité divine14. La terre est l’espace propice à la vie parce qu’elle est assimilée à un vivant. Sa fécondité conditionne l’existence de l’homme, assurée par l’eau douce et le retrait de la mer. Cette eau fait partie intégrante de la terre, car elle lui évite de se réduire en poussière et l’investit d’un rôle maternel qui lui a valu le nom de Déméter, la mère universelle, dont la femme est une imitation15. 10

11 12 13 14 15

Cf. R. ARNALDEZ, « Introduction générale », pp. 103-104, dans Les œuvres de Philon d’Alexandrie 1, Paris, Cerf, 1961 et Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, Paris, R. Lafont, 1996, art. « Philon d’Alexandrie ». De opificio mundi, 15 : PȓD Ibid., 31 Ibid., 36. Ibid., 42-44. Ibid., 131-133.

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Le recours à l’arithmologie connaît un renchérissement à partir du quatrième jour et surtout avec le septième16. Philon y recourt pour se faire le chantre d’une esthétique du monde créé, le principe de son harmonieuse organisation concordant avec ses étapes dans le récit de la Genèse, la perfection du nombre six, égalant les parties qui le constituent17. Quant à la tétrade avec laquelle coïncide l’ornementation du ciel par les astres lumineux, elle a comme propriété d’indiquer la nature du solide en ajoutant à la surface la profondeur ; elle détermine les quatre éléments de l’univers aussi bien que les quatre saisons. Il n’est donc pas étonnant que lui revînt l’ornementation du ciel par les astres18, la lumière étant l’objet de la plus précieuse des sensations, la vue, tandis que l’intellect est destiné à la connaissance des intelligibles. Cette organisation ajustée de l’univers se livre à la contemplation émerveillée de l’âme, tandis que, par une secrète complicité avec l’homme, les étoiles lui servent de repère pour prévoir l’avenir et se préparer à toute éventualité. En bref, si la tétrade renferme « les rapports des accords musicaux19 », les nombres président aux rythmes cosmiques. Cet examen de l’ordonnancement de la création se poursuit avec le nombre cinq, lié à celle des animaux pourvus de cinq sens. Au rang inférieur sont classés les poissons, au-dessus les volatiles et les animaux terrestres, doués d’une constitution plus développée. Ainsi se trace une ligne évolutive qui s’élève des créatures les plus élémentaires aux plus complexes pour aboutir finalement à l’homme. Enfin le nombre sept est digne des honneurs les plus insignes par la diversité de ses applications. Il est dit « maturateur », car il structure l’univers aussi bien que le corps ; jour du repos de Dieu, il commande l’abstention des travaux manuels20.

16 17 18 19 20

Ibid., 102 ; 103 ; 106 ; 114 ; 118. Ibid., 27. Ibid., 53. Ibid., 48. Ibid., 120-129.

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La création de l’homme Chantre des ressources de la terre, Philon se fait celui du premier homme, dont il exalte l’excellence et les hautes aspirations. Il lui consacre deux séquences ; la première, aux traits réalistes, découle du sénaire, la seconde de sens plutôt idéaliste suit le commentaire du septième jour. À qui l’homme doit-il son existence ? Cette question découle du pluriel « faisons » (Gen 1, 26) qui suggère une collaboration, dérogeant au principe de la souveraine indépendance de Dieu. Que ce pluriel soit réservé précisément à l’homme s’expliquerait par l’ambiguïté de son intellect, susceptible de vertu aussi bien que de vice, à la différence des astres exempts de tout mal21. L’être humain moralement versatile postulerait une double causalité : divine pour les actes vertueux, subalterne pour les actions vicieuses, afin d’innocenter Dieu du mal22. Le syntagme de l’image et de la ressemblance, propres à l’homme, accorde à celle-ci la préséance, car elle parachève l’image, susceptible d’infidélité envers son modèle divin. Est exclue leur application au corps, vu la nature incorporelle de Dieu23. L’intellect divin étant l’archétype de celui de tout homme, il en découle un rapport de proportion entre le rôle macrocosmique du premier et microcosmique du second, mais capable d’ouverture sur l’universel et le transcendant24. Pourquoi l’homme arrive-t-il au terme de l’action créatrice ? Par affection Dieu lui ménage, comme à un hôte, des conditions propices, une terre féconde, pour sa jouissance des biens nécessaires à sa subsistance et à la contemplation de la voûte céleste25. Mais si l’homme 21

22 23 24 25

Ibid., 73. Il faut évidemment supposer que les astres sont des vivants. Pour expliquer leur mouvement, les astronomes anciens, suivis en cela par Aristote et d’autres philosophes, leur attribuaient une intelligence ou une âme leur permettant de connaître et de suivre leur trajectoire. Ibid., 75. Cette causalité se précisera avec le commentaire de la tentation. On y devine le serpent. Ibid., 69. Ibid., 69-71. Ibid., 77.

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se livre à ses passions, les dispositions bienveillantes de la nature se retournent contre lui à titre de sanction par l’exercice d’une justice immanente à son monde26. Les termes d’une symétrie inclusive se laissent discerner entre le début, le ciel, « le plus parfait des incorruptibles dans les choses sensibles », et la fin avec l’homme, « le meilleur des êtres corruptibles nés de la terre »27, destiné, selon Gen 1, 28, à exercer sa maîtrise sur un monde animal plus puissant que lui. Selon un portrait sublimé, l’homme doit sa grandeur à sa constitution singulière faite d’une âme incorruptible et d’une nature corporelle corruptible. L’âme l’emporte en qualité car, sortie des mains de Dieu, elle a le Logos pour modèle. Cet homme, qui est la jeunesse du genre humain, présente une physionomie empreinte de beauté, due au soin que Dieu a pris de trier le plus pur de la matière pour en faire le temple de l’âme et le façonner en corps aérien. Élevé au rang de roi et de sage, il représente Dieu et jouit d’une solitude tranquille et souveraine ainsi que d’une félicité plénière, ayant les astres pour partenaires28. Il est le trait d’union entre le divin et le cosmos dont il récapitule les éléments. Suivant une version intériorisée, l’intellect « joue en nous le rôle de l’homme, la sensation celui de la femme29 ». Mais ce prestige initial subira un phénomène de dégénérescence à mesure que les générations se suivront30, la création de la femme le privant de son monopole31. Le passage de l’arithmologie à l’allégorie s’amorce avec le commentaire de la tentation, à l’instigation du récit biblique : les arbres présentés comme animés et raisonnables symbolisent les vertus et la connaissance incorruptible32. La manducation évoque la fourberie. Le

26 27 28 29 30 31 32

Ibid., 80. Ibid., 82. Ibid., 136-141 ; 144-148. Ibid., 165. Ibid., 145. Ibid., 151. Ibid., 153.

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serpent, symbole du plaisir33, distille son venin qui passe entre les dents avides de l’homme attiré par la jouissance. Cette sélection de traits se voudrait suffisamment significative d’une méthode descriptive et analytique qui, fidèle à la trame du texte biblique mais ouverte à des apports philosophiques, prend le style d’un essai suggestif plus qu’elle ne vise une systématisation conduisant à un sens clos.

L’exégèse allégorique d’Origène Bien qu’elle n’échappe pas à un certain enchevêtrement d’idées, l’homélie d’Origène se prête à un regroupement thématique constitué de trois pôles : le premier est l’œuvre de création et sa signification morale, le second sera inséparablement christologique et ecclésiologique et le dernier anthropologique.

De la lettre à l’allégorie Le commentaire des deuxième, troisième et cinquième jours fonde une directive parénétique sur la genèse de l’univers. Un choix séparateur entre le bien et le mal L’action séparatrice de Dieu entre les éléments créés renvoie, selon une exégèse allégorique, au choix moral entre le bien et le mal que l’homme est amené à effectuer. La distance spatiale entre ces éléments s’absorbe dans son unité psychique pour se transposer en choix séparateur entre la vertu et le vice.

33

Ibid., 157

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Le postulat implicite qui autorise cette transcription est celui d’un rapport d’analogie ou de proportion entre le macrocosme et le microcosme34. Ce rapport ne se déploie pas selon un procédé purement déductif, car il revendique des appuis scripturaires, surtout néotestamentaires. Il se présente sous une forme essentiellement duelle, déjà adoptée par le texte biblique, qui décrit des œuvres de séparation et voit volontiers les choses par paires35. Dans l’ordre de ce récit, Dieu crée d’abord le ciel et la terre puis le firmament que, dans un premier temps, Origène identifie au ciel, puisque tel est le sens que Dieu lui donne36, quitte à inverser ensuite l’ordre de ces deux termes, sans trahir la source biblique, dont la fluctuation se prête à un tel jeu (Gen 1, 8). De ce dernier agencement on peut conclure que le ciel prend le nom de firmament pour signifier son rôle séparateur entre les eaux d’en haut et celles d’en bas. La signification de ces deux niveaux d’espace correspond aux deux ordres ontologiques que sont l’esprit et la matière. Le ciel est spirituel, antérieur à toute chose, il est le trône où Dieu repose (Is 66, 1) ; il désigne notre esprit, tandis que le firmament symbolise la condition humaine devenue corporelle. Ainsi émerge la différence essentielle ou la bipolarité entre les êtres créés faits « d’esprit et de corps37 », dont l’homme réalise la synthèse : en tant que spirituel, il « voit et contemple Dieu » et en tant que corporel il « voit avec les yeux du corps »38. De même qu’en vertu de sa solidité le firmament est chargé d’une fonction séparatrice entre les eaux d’en haut et celles d’en bas, l’homme est appelé, dans un sens figuré, à jouer le même rôle séparateur. L’opposition entre ces eaux motive l’exhortation du prédicateur à l’accueil des unes pour devenir (ou redevenir) céleste, à retrouver le « trône » perdu sous l’appellation de « demeure céleste » (1 Co 15, 47) 34 35 36 37

38

Hom. I, 11. Hom. I, 14. Ibid., I, 1. Ibid., I, 2. Origène motive ainsi, mais par allusion et avec discrétion, son hypothèse d’une antériorité des âmes par rapport aux corps dans lesquels elles sont tombées. Ibid., I, 2.

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en s’élevant au-dessus de la terre pour rejoindre le Christ à la droite du Père, et à la fuite des autres, comprises comme la demeure du « prince de ce monde ». Leur séparation selon le sens cosmique revêt ainsi, au sens figuré, une portée anthropologique et surtout morale et salvifique qui invite l’homme à intérioriser ce partage. Cette invitation recourra à une exploitation assez raffinée des virtualités symboliques de ces eaux. Dans le commentaire du troisième jour, leur séparation spatiale se double d’une autre, à même niveau, dans le retrait de celles d’en bas pour laisser apparaître l’élément sec, selon Gen 1, 8. Ce phénomène d’assèchement subit une transcription éthique qui lui donne le sens d’une purification volontaire des vices afin qu’émergent les œuvres censées être bonnes. Cet assainissement est la condition d’une mutation complémentaire qui se traduit, dans l’Écriture, par un changement lexical, l’élément sec prenant désormais le nom de terre qui, par nature, comporte la fécondité. Demeurer élément sec sera synonyme de stérilité ; s’appeler terre est assurance de rendement. Si l’auteur se montre plus soucieux d’exhorter ses auditeurs à produire de bons fruits qu’à en signaler la source, c’est qu’elle l’a déjà été par anticipation, dans le commentaire du deuxième jour ; elle est en tout cas rappelée par la citation d’Hebr 6, 7-8 qui l’identifie à la pluie qui tombe. C’est elle, c’est-à-dire les eaux d’en haut, qui est la forme de la bénédiction fécondante de Dieu. Sous peine de se livrer à la sécheresse, ou bien la terre se laissera pénétrer par les eaux d’en bas qui sont les eaux polluées des vices et de leur pouvoir contagieux ou bien elle accueillera sur elle une pluie féconde en bonnes œuvres, non le temps d’une saison, mais qui, par leur semence reproductrice, renouvelleront leur récolte prometteuse. Ce registre métaphorique s’ouvre à la parabole du semeur avec la diversité des sols où tombe la semence et celle de la productivité de la bonne terre. La performance revient à la vigne, dont le sens figuré demeure indéterminé, mais qui n’est nullement dispensée de prudence pour ne pas troquer ses grappes contre des épines39. Le recours à l’allégorie se prête ainsi à l’avertissement et à l’exhortation qui sont l’objectif 39

Cf. Is 5, 1-7 et Hebr 6, 8 qui ont inspiré l’image des épines et des chardons.

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principal de l’homélie. L’horizon s’étend à l’ensemble des œuvres humaines corruptibles par les eaux inférieures et perfectibles par les supérieures. L’homme agent de la séparation du bien et du mal Le commentaire du cinquième jour sur la production des animaux rampants et volatiles, dont on devine sans peine l’utilisation allégorique, nous vaut une information qui fait gagner la symbolique des eaux en réalisme mais pose aussi problème. La séparation des eaux, littéralement comprise dans un sens spatial, n’est possible en l’homme qu’à partir de leur réunion en lui, en qui elles ont une origine commune : son cœur ou son esprit. Elles surgissent ainsi du tréfonds de son être40 et ne se séparent ou plutôt ne s’opposent qu’en raison de leur qualification éthique. Cette concentration des contraires en l’homme se prête à un langage susceptible de créer la surprise. Le choix éthique est subordonné à l’illumination de son esprit par « le Christ notre soleil41 », formule traduisible par l’éveil de la conscience sous l’effet de cette illumination. Mais inattendu est l’emploi du verbe « ordonner » en raison de sa finalité : la production des bonnes aussi bien que des pensées perverses « pour opérer la séparation du bien et du mal »42. Symétriquement, nous bénéficions de cette illumination en vue de ce discernement moral. Bien que ce verbe soit absent du récit biblique, il est impliqué dans la création des rampants et des volatiles et se trouve transposé au plan de leur signification allégorique du bien et du mal. Il serait à comprendre comme l’expression du plan ou du dessein de Dieu qui commande dans la conscience l’éveil de tendances contradictoires et

40 41 42

Hom. I, 8. Ibid. Hom. I, 8. La nécessité de séparer le bien du mal fait l’objet d’une recommandation insistante ; cf. ibid., 2 ; 9.

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moralement antinomiques pour l’obliger à un choix éclairé43. Cette formulation n’a rien d’une gaucherie passagère, car elle sera reprise par deux fois : les deux sortes d’eaux qui ont reçu l’ordre de produire reptiles, animaux aquatiques et oiseaux sont en nous mais en vue de leur séparation44, dont dépend la place que Dieu nous réserve45. Les animaux créés le sixième jour se voient attribuer une symbolique analogue ; ils représentent l’homme « charnel et terrestre », celui en qui, selon l’Apôtre, le bien est absent ; voilà pourquoi il recommande aussi de faire mourir cet homme terrestre (Col 3, 5)46. Origène soumet alors et à juste titre son interprétation antithétique et tout intérieure à une objection tirée de l’Écriture : comment la concilier avec le jugement réitéré de la bonté de chacune des œuvres de création ? La littéralité, attentivement examinée et sans doute sollicitée, peut offrir une issue : le verbe employé n’est pas « dire » qui suggérerait un constat mais « voir » qui se projette vers un avenir de bonté que prépare le combat présent du bien contre le mal. Le prédicateur peut alors esquisser un lieu commun de la patristique, à savoir le profit que le bien tire du mal, compris comme contribution à la perfection des bons.

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À l’encontre de Celse, Origène refuse de faire de la matière la matrice du mal. « L’esprit de chacun est cause de sa malice personnelle : c’est elle le mal ». Contre Celse (CC) IV, 66. Hom. I, 8. Ibid., I, 9. Ibid., I, 11. Le rapprochement de l’homme avec le monde animal, délimité ici par la sélection de la Genèse, est exemplaire d’un procédé qui, élargi à d’autres évocations bibliques, se déploie en « ménagerie théologique ». Excéderait-il une simple portée allégorique en se prêtant à une interprétation mythologique comme la métempsycose, ainsi que l’a cru Jérôme, alors même qu’Origène la combattait ? Ce genre d’allégorie serait à comprendre dans un sens non point corporel mais spirituel. Sur ce débat, cf. H. CROUZEL, Théologie de l’image de Dieu chez Origène, Paris, Aubier, 1956, pp. 197-206.

La création de l’homme dans une lecture critique de Philon le Juif

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Le mal au service du bien L’affrontement d’Origène avec la dualité du bien et du mal lui découvre la dimension dramatique de l’existence. Par quelle raison justifier le mal ? La solution avancée sera-t-elle à la mesure de la gravité de la question ? Deux explications s’offrent à Origène. La première discerne dans le mal un moyen esthétique au service du bien, le mal étant comparable à l’éclat que la lumière tire de l’obscurité par effet de contraste47. Ainsi le vice, sous toutes ses formes, met en valeur les vertus contraires. Le mal apparaît alors comme la condition de la perfection des bons. « Bref, la considération des méchants fait ressortir la gloire des bons48. » La seconde est pédagogique ainsi que le développe le Traité des principes dans un regard qui englobe le devenir du monde. Vu à la lumière de la fin, le mal est surmonté par le bien dont il est un moyen. Dans la perspective d’un amendement de ceux qui ont péché, le Dieu unique associe en lui la bonté et la justice, en leur appliquant un traitement éventuellement long. La Providence joue le rôle du pédagogue ou du médecin qui programme ses interventions selon les besoins réels de chacun, quitte à les différer. Ceux qui sont tentés de sous-évaluer la gravité de leur mal, Dieu les « secourt en ne les secourant pas49 », en vue d’une pénitence plus efficace. Influencé par la paideia grecque, Origène voit le procédé par lequel Dieu, en bon Père, module ses soins en fonction du rythme de chacun, à l’instar du cultivateur50 ou du médecin51. Le problème du mal ou du châtiment se résout par le bien

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Cette explication sera reprise par AUGUSTIN, Sol I, 1, De ord. I, I, 2 ; De musica VI, XI, 30 ; De Civ. Dei XI, XVII-XVIII. Hom., I, 10. Traité des principes (TP), III, 1, 17. Ibid., III, 1, 14. Ibid., III, 1, 12. 14. Cf. CC, IV, 69. La fonction pédagogique des conséquences de la chute est soulignée à juste titre par J. DANIÉLOU dans Origène, Paris, La Table Ronde, 1948, pp. 271-273 : « Origène didascale a conçu Dieu comme un didascale ». Le mal, qui a sa source dans la volonté de l’homme, est cause de son péché et de la souffrance chez les autres mais en vue de leur bien.

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auquel il peut contribuer52. Ainsi, il n’est pas de raison de désespérer ni des victimes du déluge selon I P 3, 18-21 ni des habitants de Sodome selon Ez 16, 55. En tout état de cause, la Providence, mystérieuse en ses desseins, doit demeurer au-dessus de tout soupçon ; l’accuser serait d’une extrême impiété. Le Contre Celse traite cette question de manière identique. La controverse conduit Origène sur le terrain de l’origine du monde et du mal. Est-elle identique ? Dans ce cas, faudrait-il imputer le mal à Dieu ? Cette question introduit une distinction utile entre deux sortes de maux : au sens propre, le mal se définit comme malice, comme le contraire des vertus et de leurs actions ; au sens impropre, il s’identifie aux maux physiques et extérieurs53, à tout ce qui s’oppose à la vie naturelle. Admettre que Dieu soit le créateur du mal proprement dit ruine la possibilité d’un jugement final qui sanctionne nos actions. Les maux, au sens impropre, lui sont au contraire attribués car il en « crée un certain nombre54 » en raison de leur finalité : la conversion. Ainsi la fin justifie les moyens. Loin d’être un désaveu de Dieu, ces maux sont interprétés comme des corrections providentielles pour les transgressions commises, pour la surdité opposée aux avertissements divins55, en somme des moyens éducatifs ou thérapeutiques indissociables d’un effet douloureux. Ce genre de procédé doit pallier l’échec d’une pédagogie plus douce comme la réprimande ou la persuasion, dont l’efficacité suppose la conjonction entre la parole persuasive et l’adhésion de l’auditeur, le souci d’Origène étant de préserver le rôle de la liberté. Si blâmable que soit le comportement individuel, il peut servir l’ordre de l’univers, selon un dessein providentiel56, vu le rôle éducatif des peines et des châtiments auquel contribuent même les puissances angéliques.

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Ibid., II, 5, 3. CC VI, 56. Ibid. Ibid., IV, 99. Ibid., IV, 70. Ainsi la peine subie rejoint par son effet l’objectif final de celle qu’on se donne.

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L’homme est ainsi le lieu où se croisent la libre décision pour le mal et la sanction involontaire du malheur. En lui se rencontrent la justice de Dieu en même temps que sa bonté qui, cachée sous le voile du malheur, en transforme la signification puisqu’elle est inspirée par le souci de la conversion et donc du bien de l’homme. Origène pose les bases d’une justification de la souffrance comme moyen thérapeutique, étranger à tout sentiment de haine, car il est dicté par la seule bonté, par l’unique Dieu, qui « fait le bien avec justice et punit avec bonté, puisque ni la bonté sans la justice, ni la justice sans la bonté, ne sont le signe de la dignité de la nature divine57 ». Un développement important dans les œuvres majeures d’Origène éclaire ainsi l’examen d’une question cruciale soulevée par notre homélie. Si elle n’y est qu’esquissée, l’essentiel est sans doute dit ; elle propose moins une solution au problème du mal, qu’on pourrait trouver édulcorante, qu’une résolution du drame du mal dans la victoire des saints sur lui.

Le Verbe et l’allégorie de la lumière Le rattachement de la création à un « commencement » et la fixation de l’apparition des luminaires au quatrième jour s’ouvrent sur un sujet central de sens mystique, dont Origène, pasteur, entend nourrir la foi de ses fidèles afin d’édifier la communauté ecclésiale. Cette section va au cœur de la foi. Le Verbe créateur Sans se préoccuper de la physionomie littéraire propre à cette page inaugurale de la Bible, l’auteur suit l’ordre des versets pour en esquisser une explication littérale dont il dégagera le sens allégorique. La formule « au commencement » provoque un rapprochement spontané, instinctif avec Jn 1, 1, allant jusqu’à l’identification de cette notion avec la personne du Christ, ce qui requiert l’exclusion d’un sens

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Ibid., II, 5, 3.

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temporel au profit d’un sens personnel, que détermine sa qualification de Seigneur et Sauveur. Bien que sommaire, cette affirmation concorde avec celle du rôle médiat du Verbe dans l’acte de création selon le Commentaire sur S. Jean de ce verset58. Ainsi comprise, l’idée de commencement ou de principe est relative à une suite ou plutôt à des effets qui sont, en l’occurrence, illimités et embrassent l’universalité du monde créé. En effet, le Verbe est le « lieu » dans lequel Dieu crée59. Si le genre homilétique réclamait de la sobriété dans l’interprétation de cette notion, le Commentaire sur S. Jean ne craint pas, par contraste, une certaine prolixité en explorant ses sens possibles : le début d’un itinéraire conformément au titre de « principe de ses voies », le premier être créé (dragon), une matière préexistante, le modèle originel ou encore les rudiments d’une science60. De tous les titres propres au Christ sera privilégié celui de Sagesse (Prov 8, 22), car elle préside à toutes choses, selon le dessein qu’elle en a conçu61. Suivant notre homélie, le commencement contient au départ l’universalité du monde non seulement créé mais encore sauvé, car le « premier-né de toute créature » (Col 1, 15) est aussi le Sauveur universel. Création et salut se rejoignent ainsi dans leur principe commun. 58

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Commentaire sur S. Jean (CJ) II, 70-72 : GL RX Bien qu’elle ne soit guère explicitée dans notre homélie, la diversité et le sens de la titulature du Christ sont examinés attentivement dans les deux premiers livres de cet ouvrage. Le Traité des Principes (TP) la reprend plus sommairement dans un contexte trinitaire. Hom. 1, 1 CJ I, XVI, 90-XVIII, 106. Ibid., I, XIX ; XXXIV, 243. Tous ces développements mériteraient d’être examinés. Le titre de sagesse serait même plus fondamental que celui de Logos, « car de tous les attributs révélés par les appellations du premier-né de toute créature, le plus ancien est celui de Sagesse » (118). Cf. aussi XXXIX, 289 : « la Sagesse est appelée “principe”… la notion de la Sagesse précède celle du Verbe… le Verbe reste toujours dans le principe, c’est-à-dire dans la Sagesse ». Le Traité des principes expose avec clarté la transcendance de la Sagesse « engendrée sans aucun commencement » ; elle est la matrice de toute la création future, dont elle contient « les principes, les raisons et les espèces » (I, 2, 2). Cette grandeur de la Sagesse est naturellement inspirée par son antériorité à l’œuvre de création qu’elle préside, selon Prov 8, 22-32. Cf. H. CROUZEL, Origène et la « connaissance mystique », Paris, DDB, 1961, pp. 452-454.

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La description de l’acte de création conjugue deux affirmations sans chercher à les harmoniser : la dissipation des ténèbres par la production de la lumière et leur coexistence sous forme de séparation, l’une s’appelant Jour et l’autre Nuit. À cette différence temporelle correspond celle de l’espace. En effet, les ténèbres couvraient l’abîme, terme qui se précise dans un sens allégorique, comme lieu de perdition, réservé au diable et à ses anges (Ap 12, 9). Les virtualités de l’allégorie ne dispensent pas du souci de la littéralité, car Origène laisse opportunément attirer son attention par l’expression : « Ce fut un jour » et non le premier jour. Cette absence de détermination numérique indiquerait le surgissement du temps avec l’acte créateur, à l’exclusion d’un temps qui lui préexisterait tout comme est exclue une matière antérieure à la formation du monde, ainsi que le précise le Commentaire sur S. Jean I, XVII, 103. Le sens atemporel de « commencement » abandonne aux jours suivants l’étalement de la genèse du temps. Par rapport au développement étoffé que consacre parallèlement le Commentaire sur S. Jean à ce thème, celui de notre homélie se signale par sa brièveté, comme si Origène préférait s’appliquer à la suite du récit biblique. La déclaration initiale de la Genèse ne se prêtait guère par sa teneur à une exploitation allégorique qu’on sent germer avec l’apparition de catégories imagées comme la lumière et les ténèbres, le ciel et le firmament qui alimenteront le commentaire du deuxième au quatrième jour. Le rôle illuminateur du Christ et de l’Église Le rôle des luminaires, le soleil, la lune et les étoiles, destinés à séparer le jour de la nuit, s’offrait aisément à une utilisation allégorique de forme parfaitement symétrique. De même que le soleil projette sa lumière sur la lune, le Christ illumine l’Église et les fidèles, comparables aux étoiles, pour autant qu’ils sont habités par une lumière

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intérieure62. Pour dissiper les ténèbres de l’ignorance63, le Christ et l’Église exercent ce rôle illuminateur conjointement, mais dans un ordre de subordination et de totale réceptivité de la part de l’Église, ce qu’Origène se plaît à souligner, Cette thèse occupe une place centrale dans le commentaire du quatrième jour qui la mentionne jusqu’à sept fois. Mais le couple Christ-Église ne constitue pas une sorte d’en-soi, car il s’ordonne à un troisième terme susceptible de revêtir des appellations diverses : monde, terre, ténèbres, « nos esprits ». Bénéficiaire de la lumière du Christ, l’Église a, en effet, pour mission de la refléter sur un monde enténébré dans la continuité de la mission apostolique64. Ce rôle médiateur de l’Église s’inscrit dans une structure ferme. Cette leçon anticipe celle de la constitution « Lumen Gentium » affirmant, dès ses premiers mots, que « la clarté du Christ resplendit sur le visage de l’Église » (I, 1). Mais quelle est la figure concrète de cette Église ? Elle revêt sa forme pure aux origines, avec les Apôtres qui la représentent « sans tache ni ride65 ». Elle est ainsi renvoyée à sa pureté première, parallèlement au monde en sa genèse. Le signe de sa luminosité est d’ordre pratique, actif, à savoir l’observation des commandements qui protège de « la colère à venir66 ». Le regard réunit ainsi les origines à la fin du temps. Cette fonction illuminatrice n’est pas d’une efficacité infaillible, car elle se heurte à notre aveuglement spirituel comme celle du soleil à la cécité physique. Ceux qui s’ouvrent à la lumière ne constituent pas un ensemble uniforme mais inégal en perfection. Si notre esprit est capable de s’élever vers le Christ pour se rassasier de sa clarté, cette ascension mystique est l’apanage d’une élite, tandis que l’élévation du

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Hom. 1, 7. Vu dans sa relation au Père, le Fils est l’éternel et incessant rayonnement de sa lumière, excluant l’hypothèse d’un temps où il n’aurait pas existé ; cf. TP, IV, 4, 1. Hom. I, 6. Ibid. Ibid.

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grand nombre est proportionnée aux possibilités de chacun67. Selon les cas de figure évoqués par l’Évangile, ou bien on s’intègre à la foule que satisfait un enseignement en paraboles ou bien l’on demeure aux pieds du Christ, à l’écoute de sa parole, dans une attitude d’accueil croissant de sa lumière, profitant de l’explication « en secret » de ce que les foules entendaient « en paraboles » (Mt 13, 34-36). La montagne de la Transfiguration symbolise la cime de cette ascension où à la lumière du Christ se joint la voix du Père. Si le propos d’Origène fait état d’une élite spirituelle, comme pasteur il tient compte du degré d’avancement de chacun tout comme il adresse un avertissement : que notre fruit se garde de la zizanie et de l’ivraie et que la vigne, figure du peuple de l’Alliance (Is 5), ne laisse pas ses grappes se dénaturer en épines68. Il ressort de ce propos que les esprits, éclairés à des degrés divers directement par le Christ, constituent l’Église. Il ne peut en être autrement, car en accueillant la lumière ils se sont affranchis des ténèbres du monde. Dès lors, leur place est au milieu, en participant à la fonction médiatrice de l’Église, lumière pour le monde.

La dignité de l’homme selon la lettre Le récit de la Genèse fait de l’homme l’aboutissement de l’œuvre créatrice, le sixième jour. Ce fait qui posait question à Philon ne retient pas l’attention d’Origène qui souligne pareillement sa grandeur, mais à l’aide de paramètres différents, à savoir les dimensions du cosmos et sa ressemblance avec l’image de Dieu, le Logos. L’homme « fait » par Dieu Le point d’achèvement, le sommet de l’œuvre de création coïncident avec l’homme, dont les traits contrastés ont déjà été relevés. Origène se 67

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Il faudrait greffer sur cette idée le thème de la participation à Dieu, de la divinisation, comprises comme réalité dynamique qui stimule le désir de connaître Dieu par la vision. Cf. H. CROUZEL, Théologie…, op. cit., pp. 164-166. Hom. I, 3-4. Cf. supra n. 38.

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fait de lui une haute idée en le considérant comme le « grand ouvrage de Dieu », celui « pour lequel le monde entier fut créé »69. Cet anthropocentrisme, repris et ratifié par notre auteur, était déjà professé par les stoïciens70. L’intention de Dieu sur l’homme est de nature qualitative mais aussi hégémonique, en l’appelant à réunir sa perfection à son excellence par rapport aux autres créatures. Mais en quoi consiste cette excellence ? On remarquera une fois encore que, si Origène se laisse au long de ces pages guider et dominer par l’exégèse allégorique, il sait également repérer les particularités de la lettre du récit pour alimenter ce type d’interprétation. Ainsi il relève à juste titre une spécificité du ciel et de la terre et parallèlement de l’homme : d’eux seuls il est dit que Dieu les fit ; ils sont donc son œuvre personnelle, les autres créatures n’ayant accès à l’existence que sur son ordre. Il en découle une parité entre l’homme, le ciel et la terre. À preuve la promesse du royaume des cieux et celle de la terre « où coulent le lait et le miel » (Ex 33, 3)71. Les paramètres de la grandeur de l’homme sont le ciel et la terre qui n’autorisent toutefois qu’une première estimation. Aussi ne sera-ton pas surpris que le titre éminent soit celui d’image de Dieu, étranger aussi bien au ciel qu’à la terre. L’homme étant un être composé, sa dignité d’image suppose une homogénéité avec son modèle divin et n’est donc valable que pour l’homme « intérieur, invisible, incorporel, incorruptible et immortel72 », celui qui a été « fait » et non pas « façonné » (Gen 2, 7), valable pour l’homme corporel73, sinon la règle 69 70

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Ibid. I, 12 Dans l’univers l’homme est le seul être à la fois mortel et raisonnable reproduisant la structure du monde. Son âme est une parcelle détachée du logos universel, qui confère à son organisme sensibilité et mouvement. Ibid., I, 12. Ibid., I, 12. Il s’agit de la création « selon l’image », applicable à l’âme qui, sans se distinguer des anges, préexiste au corps, consécutif à leur chute ; cf. H. CROUZEL, Théologie…, op. cit., pp. 148-150. À la suite de Philon les verbes SRLHLQ et SOȐWWHLQ ne sont pas d’un usage indifférencié, le second étant réservé à la matière ; cf. H. CROUZEL, Théologie…, op cit., p. 150. On ne perçoit aucune allusion à une chute des âmes dans un corps qui serait lieu de sanction mais aussi de rédemption.

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de la similitude devrait projeter cette corporéité sur Dieu. Cette conséquence logique dépasse une simple possibilité théorique, car elle se vérifie dans une conception panthéistique ou anthropomorphique de Dieu qu’Origène dénonce comme une marque d’impiété74. Une telle représentation qui aboutirait à une division de l’essence divine est également dénoncée sans ménagement dans le Traité des Principes75. C’est à partir du présupposé de l’immatérialité de Dieu qu’il faut comprendre un certain langage métaphorique de l’Écriture comme celui de trône du ciel ou de la terre, escabeau de ses pieds, et non l’essence divine à partir de métaphores prises à la lettre. La polémique engagée vis-à-vis de cette altération de la nature de Dieu respecte l’anonymat dans le genre homilétique. Mais est en fait visé le langage d’un Méliton de Sardes dont l’idée de Dieu fut influencée par les anthropomorphismes bibliques et par l’âpre et tenace question des théophanies estimées impossibles si Dieu est dépourvu de forme humaine76. Ces formules imagées posent un problème herméneutique dont la solution est à chercher dans une autre direction où elles se déterminent par la vision antinomique qui règle l’interprétation fondamentale de ce récit de la création. Le trône est à comprendre comme le symbole des parfaits qui aspirent à devenir célestes, celui des ressuscités avec le Christ qui chantent la gloire de Dieu, tandis qu’à l’opposé, une mise en rapport passablement artificielle relie la terre, comprise comme pôle d’attraction des désirs humains, et les pieds de Dieu qui symboliseraient la distance où sa Providence réprobatrice maintient les assoiffés de nourriture terrestre77. 74 75

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Ibid., I, 13. Cf. CJ, XIII, XXII, 131. I, 2, 6. Serait visé le gnostique Valentin qui concevrait la génération du Fils sur le modèle de celle des hommes et autres vivants, c’est-à-dire par division de la substance originelle en imaginant des « prolations » qui scindent la nature divine ; cf. TP, I, 2, 6, S.C. no 252, 1978, et p. 37. La question refera surface dans le même traité IV, 4, 1. Cf. H. CROUZEL, Théologie…, op. cit., p. 63. La position de Méliton serait à nuancer, cette forme prenant un caractère provisoire. Cette lecture allégorique des pieds de Dieu fait figure d’hapax dans l’œuvre connue d’Origène. Parmi les images employées par Is 66, 1 et reprises en Mt 5,

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À la ressemblance de l’image Dans la tradition théologique, le rapport sémantique entre image et ressemblance est dépendant de leur référence, variable selon les auteurs, soit aux origines de l’homme soit à son achèvement eschatologique. Le lien entre ces deux termes extrêmes se cristallise, en quelque sorte, dans l’emploi de ces deux attributs qui, en raison de leur signification essentiellement relative, se réfèrent à un modèle qui en déterminera la valeur et en commandera le jeu et la mobilité. Quel usage Origène en fera-t-il ? De l’image à la ressemblance Alors que, prise à la lettre, la Septante coordonne image et ressemblance (1, 26), Origène prend prétexte de la variante « à son image » (v. 27)78 pour définir le rapport entre ces deux notions qui, de coordonnées, entreront dans un rapport de dépendance, l’image de Dieu jouant le rôle de moyen terme et de modèle pour l’homme fait à sa ressemblance. Autrement dit, Dieu n’est pas son prototype direct, car entre lui et l’homme s’interpose l’image identifiée au Sauveur, auquel l’homme est uni par un lien de ressemblance, connotant une infériorité par rapport au rang d’image, réservé au Christ. Puisque l’homme a été créé à sa ressemblance, cette image se voit reconnaître un rôle médiateur de modèle et d’artisan d’une créature faite « selon l’image ». Ainsi ces deux notions se relient et se différencient par leur référence respective. En tant qu’« image raisonnable »79 ou spirituelle, notion qui équivaut à sa relation d’origine par rapport au Père, le Verbe imprime sa ressemblance dans l’homme intérieur, c’està-dire dans la partie supérieure de l’âme mais avec un retentissement

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35 apparaît celle de la « cité du grand roi » pour qualifier Jérusalem, cf. CJ, X, XXII, 128 ; XIII, XIII, 84 ; XIII, LVIII, 397 ; quant à celle des pieds, elle est à entendre dans un sens métaphorique. Sur la double référence de l’image soit au Créateur soit au limon de la terre, cf. ibid. XX, XXII. Respectivement : țĮIJ’İੁțંȞĮ ਲȝİIJ੼ȡĮȞ țĮ੿ țĮș’ ંȝȠੁȦıȚȞ țĮIJ’İੁțȩȞĮ șİȠȣ İʌȠੁȘıİȞ ĮȣIJȩȞ Voir CJ I, XVII, 105. Ibid.

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sur le corps80. Au plan de la connaissance, cette ressemblance règle la vision de Dieu qui ne sera qu’indirecte ou médiate, car elle ne sera possible qu’à travers son image. L’« exitus » de l’homme à partir de Dieu ou son « reditus » vers lui transitent ainsi par le relais, si l’on peut dire, qu’est l’image réservée au Verbe. Dans le devenir humain, ce concept de ressemblance prend une valeur antinomique et malléable. L’homme, fait à la ressemblance de l’image qu’est le Christ, mais qui la refuse pour revêtir celle du malin, pervertit cette ressemblance mais non de manière désespérée et irréversible. La vocation de l’homme pécheur est, en effet, sa réformation à la ressemblance de Dieu par conformation à son image, le Christ. Ainsi le statut de l’homme, dans sa condition de créature, de pécheur ou de racheté demeure invariable : il est celui de la ressemblance81. Cette leçon théologique sert d’assise à l’exhortation morale du pasteur qui propose comme idéal et comme finalité ultime à atteindre la résidence dans les cieux, changeant le registre des métaphores bibliques pour l’adapter à la perspective d’une demeure et d’un trésor célestes. La ressemblance assumée L’habilitation du Sauveur à réorienter l’homme vers son authentique destinée découle de son identité singulière qu’Origène formule par un nouvel agencement des notions en cause. À la signification divine de l’image s’en ajoute une autre, par basculement du côté de l’homme, qui enrichit sa valeur théologique d’une signification proprement christologique. Le Christ cumule ainsi deux images, celle de Dieu et celle de l’homme. La première est propre à sa nature en tant qu’engendré du Père ; il s’adjoint la seconde en prenant la condition humaine selon le

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Cf. CJ II, 15 : WRȔ HQ HNȐVWZ OȩJRX le corps est « sanctuaire de l’image », H. CROUZEL, Théologie…, op. cit., pp. 155-160. Ce thème de l’image, central dans l’enseignement d’Origène, est susceptible de bien des développements ; cf. ibid., p. 147-179. On remarquera toutefois que, par fidélité à l’identification de l’Église au Christ en Ac 9, 4-5, celle-ci est dite image, la Tête ayant prévalence sur les membres ; cf. Hom I, 13 (ad finem).

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libre dessein de Dieu. Il s’agit d’une image assumée, conforme au schème du merveilleux échange, le Christ se situant à la confluence de deux sources, l’une transcendante : Dieu, l’autre immanente : l’homme. L’une fonde la dignité de l’homme dans sa dimension spirituelle par un acte créateur, l’autre, que le Verbe lui emprunte, en prenant la condition d’esclave, est motivée par l’intention salvifique de lui restituer sa « première ressemblance82 ». Le mystère de l’incarnation est ainsi présenté sous le vocable unificateur d’image compris dans un sens ambivalent. Le langage peu systématique de l’homélie soulève deux questions. Le concept d’image renvoie-t-il au Verbe à la ressemblance duquel l’homme dans sa partie supérieure est créé ou englobe-t-il aussi le Verbe incarné ? L’idée initiale de commencement était rapportée au titre de « Sauveur », qui connote l’incarnation. Après une reprise de ce titre, s’égrainent ceux de « premier-né de toute la création », « splendeur de la lumière éternelle, forme visible de la substance de Dieu », immanence réciproque du Père et du Fils, visibilité du Père à travers lui83. Ces variantes du concept d’image associent les deux registres de la transcendance et de la visibilité du Verbe. On se demandera enfin si la transformation de « à l’image » en ressemblance est l’effet d’un développement ou celui d’une restauration84. Autrement dit le schème de pensée serait-il linéaire et évolutif ou cyclique ? Ces deux cas de figure se partagent les formules utilisées. Si l’idée de restitution de la première ressemblance est énoncée une fois, celle d’une transformation à cette ressemblance recouvrée, notamment chez les apôtres et Paul, est soulignée. Cette perspective s’accorde avec la leçon de l’homélie qui incite à opter pour le bien et la lumière afin de progresser vers la vie parfaite. Réunis sur le plan existentiel, ces deux points de vue ne sont pas contradictoires, une restauration progressive de la ressemblance préludant à l’étape définitive. Le langage d’Origène se fait synthétique, comme il l’était 82 83 84

Hom I, 13. Ibid., I, 12. Cf. H. CROUZEL, Théologie…, op. cit., p. 221.

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dans l’énoncé des titres christologiques85. Cette étape est celle du statut des ressuscités, qui se modèle sur celui du Christ dans la pleine communion à sa vie et la refonte de notre corps avec une matière céleste86. La symbolique de l’homme et de la femme La compréhension de la création sexuée de l’homme et de la femme se heurte d’abord à une difficulté littérale, assez naïve pour des esprits modernes. Origène s’étonne de l’anticipation de l’affirmation : « il les fit mâle et femelle » sur la création de la femme renvoyée au chapitre suivant (2, 18ss). Faute d’une lecture éclairée de ces deux récits, il risque une explication assez artificielle que fournirait rétrospectivement la bénédiction qui suit mais dont l’effet est impossible sans la femme. Une seconde hypothèse est suggérée, de caractère structurel, à savoir le groupement binaire des œuvres de Dieu, avec lequel s’accommode très aisément la forme de pensée de cette homélie. Vu l’orientation prise par l’exégèse allégorique des versets précédents, on pressent celle qu’Origène s’apprête à tirer de l’être humain mâle et femelle. Ces deux genres serviront à qualifier les deux tendances de l’homme intérieur, fait de l’union spirituelle « d’un esprit et d’une âme87 », appelés à se féconder pour produire des œuvres bonnes, non pas indépendamment de la chair mais en la maîtrisant pour l’incliner vers le bien. Ainsi Origène voit l’homme intérieur selon une forme hiérarchisée à deux niveaux : l’esprit censé être impeccable et stable, tandis que l’âme, qui lui est, pour ainsi dire, conjugalement unie, servirait de moyen terme entre lui et la chair ; son instabilité, cause de désordre, la conduirait à l’infidélité envers l’esprit en devenant 85

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Le PA III, 6, 1 distingue toutefois nettement l’image dont l’homme a reçu la dignité lors de sa « première création » et la perfection de la ressemblance réservée pour la fin. Origène reproche à Celse de négliger cette distinction ; cf. CC IV, 30. Cf. également CJ, XX, XXII, 183. Cf. H. CROUZEL, Théologie…, op. cit., pp. 247-255. Hom. I, 15. L’âme est hiérarchisée ; sa partie supérieure, identifiée à « l’homme intérieur » est selon l’image. Sur l’éventuelle séparation entre l’esprit et l’âme, voir Traité des principes II, 10, 7.

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courtisane de la chair et de ses vices, déjà symbolisés par les animaux qui rampent, à l’encontre des saints qui savent dominer leurs instincts et se laisser guider par la volonté de l’esprit. Jusqu’à cette mention de l’hétérosexualité, l’homélie s’en était tenue à une anthropologie de type binaire, limitée à deux composantes de tendance conflictuelle : l’esprit et le corps ou l’homme intérieur, céleste et l’homme charnel, terrestre. L’interprétation allégorique discerne dans l’homme et la femme la figure de deux réalités incorporelles, communes aux deux sexes : l’esprit et l’âme qui, avec le corps, confèrent à l’anthropologie une structure ternaire, au gré d’un élément nouveau introduit par le récit de création.

Originalité d’une exégèse Au terme de l’examen de ce document un regard synthétique tentera de ressaisir la forme et le contenu de la méthode exégétique pratiquée par Origène pour aboutir à un rapide bilan de son rapport avec celle de Philon.

Forme et sens d’une exégèse allégorique La recherche du sens allégorique commande une structure de pensée binaire en même temps que sa thématique prend une forme ternaire liée aux trois sens de l’Écriture. Une structure de pensée Selon quelle structure de pensée l’interprétation proposée par Origène s’organise-t-elle ? Conformément à son modèle biblique, elle se révèle d’abord binaire. Ainsi la composition de l’homme est faite d’esprit pour la contemplation de Dieu et d’un corps avec des yeux pour la perception

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des réalités matérielles. En tant que spirituel, l’homme est capable de séparer les eaux du bien et du mal pour faire place à la terre sèche qui, par l’accueil des eaux spirituelles, produira du fruit. Si l’eau est la figure de l’esprit de l’homme fait pour le sens spirituel, la terre l’est pour le sens charnel. Cette structure est toutefois appelée à se dépasser ou à s’affiner avec la symbolique de l’homme et de la femme, ainsi qu’on vient de le constater, pour revêtir une forme ternaire résultant d’une différenciation de l’homme intérieur, constitué d’un esprit, son élément masculin, formant la partie la plus noble et d’une âme, son élément féminin, que sa position médiane expose aux sollicitations de la chair. Henri de Lubac s’interroge sur l’origine de cette division : seraitelle biblique ou philosophique88 ? Si la Bible distingue chair, âme et souffle, le sens de cette dernière notion aurait-il subi une influence grecque ? Celle-ci ne serait pas à exclure sans préjudice pour sa source principale, scripturaire. Une question non moins délicate est celle du sens de « pneuma » chez Origène. Demeurerait-il pur de toute atteinte par la « psychè » avec laquelle il ne fait pourtant qu’un ? Cet auteur ne craint pas non plus d’affirmer que l’âme est créée à l’image de Dieu dans sa partie supérieure89. Cette fluctuation pourrait concorder avec les deux modèles binaire et ternaire rencontrés. Un autre type de défi à un classement dans un modèle binaire ou ternaire se vérifie dans le cas de l’union mystique du Christ et de l’Église pour le monde. La réponse se fait hésitante en raison du rapport singulier entre les deux premiers termes. Comprise comme communauté des croyants éclairés par le Christ, soleil des esprits, l’Église ne lui est ni additionnable ni identifiable, car elle lui est unie dans une relation de dépendance pour former une unité organique et vivante à mesure de l’élévation de ses membres vers lui90 et de leur aspiration à

88 89 90

H. DE LUBAC, Histoire et Esprit. L’intelligence de l’Écriture d’après Origène, Paris, Aubier, 1950, pp. 154-158. Notre homélie I, 12 pourrait l’insinuer en parlant d’homme « intérieur invisible, incorporel, incorruptible et immortel ». Hom I, 7-8.

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devenir trône de Dieu91. Selon qu’on la considère comme ne faisant qu’un avec le Christ ou comme distincte et dépendante de lui, elle entrera dans un schème binaire ou ternaire. Telle s’affirme la spécificité d’un rapport d’un ordre tout différent de celui du reste de la création avec son auteur. Tous ces exemples illustrent la virtuosité d’Origène pour jouer avec la littéralité d’un récit qui l’intéresse dans la mesure où il est fécondable par une lecture à un second degré, soucieuse de s’ajuster au texte originel ou assez habile pour se l’ajuster92. L’agencement des trois sens de l’Écriture Henri de Lubac dégage deux versions du triple sens de l’Écriture selon Origène93 : la première fait suivre le sens littéral par le sens moral et s’achève avec le sens mystique, c’est-à-dire les réalités de la foi ; la seconde inverse ces deux derniers sens pour mettre en valeur l’âme qui, en Église, cherche Dieu. Ces versions émergent-elles de notre homélie ? Le sens littéral est lié à la couche première, originelle du texte biblique, qui constitue une base continue. Si l’auteur se montre attentif à certaines subtilités de la lettre, c’est qu’il les estime exploitables au sens spirituel qui lui importe en définitive. Quand la lettre use d’un langage notionnel comme celui de l’image et de la ressemblance, il sera traité avec rigueur, dans une intention théologique, celle d’ajuster l’homme non directement sur Dieu mais sur le Christ, image de Dieu, par laquelle il se rend visible. Ce sont les réalités matérielles, susceptibles d’une signification métaphorique qui, grâce à une procédure souple et variée, serviront de support au sens spirituel ou allégorique, auquel revient la couche la plus dense de l’enseignement proposé. Le passage de l’un à l’autre sens se signalera, au besoin, à

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Hom I, 12. On ne peut que souscrire à ce constant de H. DE LUBAC : « Beaucoup plus que son exégèse sur sa prédication, c’est ici sa prédication qui a réagi sur son exégèse. » Cf. Histoire et Esprit…, op. cit., p. 131. Ibid., pp. 139-150.

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l’attention de l’auditoire, même par une formule scolaire du genre : « Voyons ce que signifie au sens allégorique94… ». Ce saut permet l’appropriation du message, en premier de sa portée morale. Le sens littéral de notre récit vise une œuvre qui, dans sa matérialité, demeure externe à l’auditoire et ne l’engage à rien, alors que le prédicateur entend le toucher dans sa conscience pour éclairer et orienter son comportement. Ainsi une chose sont les fruits que produit la terre, sur l’ordre de Dieu, autre chose être « nous-mêmes terre » pour apporter « à Dieu des fruits abondants et variés95 ». Le changement de registre est direct : la forme énonciative se mue en formulation exhortatoire, conforme au genre homilétique. Il en va ainsi du firmament du ciel transposé en firmament de notre ciel. La cosmogénèse sert d’amorce, au besoin, de prétexte à une pédagogie pour inviter à une fécondité morale par la conversion de l’agir. Si féconde que soit la mise en relation des deux Testaments par Origène sous le signe du Christ prophétisé par l’Ancien puis attesté par le Nouveau, les ressources utilisables par cette homélie sont limitées. Le livre de la Genèse en son début n’offre que des phénomènes cosmiques ou des figures animales. En décrivant le devenir du monde et de l’homme, il pose les préliminaires d’une histoire encore à venir. Telle est la souche qui s’offre à un second sens qu’alimentent de leur substance, dans sa riche diversité, les livres du Nouveau Testament. C’est par similarité de son et de sens que les registres de ce Testament interviennent. Une image aussi commune et polyvalente que les cieux, dans la Bible, ne pouvait que faciliter le passage de sa signification cosmologique à sa portée eschatologique, le trésor dans le ciel (Mt 19, 21) étant entendu comme symbole des valeurs inaltérables ou au sens christologique comme lieu de résidence du Christ. Les métaphores du ciel, du soleil, de la lune seront assez éloquentes pour chanter la grandeur de l’homme. L’objectif pratique et parénétique que se donne cette homélie l’allège des audaces spéculatives sur la préexistence des âmes ou sur 94 95

Hom. I, 15. Hom. I, 3.

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une seconde création, celle du modelage des corps, consécutif à la chute96, sans pour autant faire table rase de cette opinion sobrement évoquée à propos de la séquence : ciel et firmament97. Enfin on remarquera la correspondance entre les trois sens de l’Écriture et la structure tripartite de l’homme. Le cas n’est pas isolé, sans que cette correspondance paraisse recherchée.

De Philon à Origène La confrontation entre ces deux approches du récit de la création est d’abord révélatrice de leur diversité, due à une différence d’intention et de méthode. Le style homilétique emprunte une voie pratique et compréhensible par l’auditoire, alors qu’il est dans la nature d’un commentaire de recourir à des procédés techniques, ici à l’arithmologie, ou à des concepts philosophiques pour éclairer la lettre et le langage imagé de l’Écriture au moyen de développements étoffés, d’allure spéculative. La différence majeure entre ces deux exégèses, dont dépend leur caractère spécifique, découle du présupposé fondamental de leur appartenance confessionnelle. Alors que Philon en appelle à Moïse, pour élucider son enseignement, Origène relit la Genèse en se référant à l’autorité de sa foi chrétienne. C’est elle qui lui dicte le passage de la lettre à l’esprit au moyen d’une interprétation allégorique, que Philon maintient à un niveau anthropologique. Là est le clivage fondamental entre les deux exégètes. Plusieurs traits pourtant les réunissent. Ainsi leur attribution de la création à un principe unique, Dieu, Père et Providence qui veille sur 96 97

Sa cause serait imputable au diable. Cf. H. CROUZEL, Théologie…, op. cit., pp. 148-152. On pourrait faire la même remarque à propos de l’évocation du péché des origines dans le Commentaire sur S. Jean XX, XXV, 221. C’est en arguant de l’étymologie du terme NDWDEROȒ (chute) qui, dans l’Écriture désigne le commencement du monde, (cf. Mt 25, 34 ; Lc 11, 50 ; Ap 13, 8, 17, 8) qu’Origène a cru s’assurer une justification scripturaire à sa théorie.

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elle, avec toutefois une entorse à propos de la création de l’homme que justifient ses tendances perverses. Ils s’accordent pour priver l’idée de « commencement » de signification temporelle, laquelle suppose un monde en mouvement. Le premier jour est à part des suivants pour le même motif de nature littérale : il est dit « un jour » et non le premier jour. Pour tous deux, Dieu est souverainement indépendant dans son œuvre, car il est le cocher ou le pilote qui se réserve l’empire absolu sur la conduite du monde98. Le thème de la lumière se prête également à un certain accord ; comprise comme « invisible et intelligible » elle est l’image du Logos divin. Si Origène ne reprend pas ici la comparaison de l’architecte qui pense son œuvre avant de la réaliser, il l’introduit dans son Commentaire sur S. Jean99. Le firmament est également compris dans un sens corporel à la différence du ciel100. La séparation des eaux et de la terre ferme, promise à la fertilité, s’est imposée à l’attention de tous deux, Philon d’un point de vue créationniste décrivant la fécondité et la végétation de la terre, tandis qu’Origène dépouille son récit du pittoresque pour l’orienter vers des recommandations morales. Cette fécondité est aussi promise à un renouvellement grâce à l’enchaînement du fruit et de la semence. On relève l’interprétation allégorique de l’homme et de la femme et une utilisation analogue du binôme « image et ressemblance », bien que l’attribution diffère : anthropologique chez Philon, elle se fait plus subtile chez Origène qui les répartit entre le Logos et l’homme, fait à la ressemblance de l’image et réunissant également une dimension céleste et terrestre. Est pareillement exclue leur application au corps, vu la nature incorporelle de Dieu. Enfin rejetant le caractère fictif du récit de la chute, Philon précède Origène dans le recours à la méthode allégorique.

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De opificio mundi, 46. Se reporter à la note 6. De opificio mundi, 20-22 ; 24. Cf. Commentaire sur Jean I, 114. Augustin utilisera, dans le même sens, l’image d’un fabriquant de coffre dans ses Homélies sur Jean I, 17. 100 Ibid., 36.

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*** Ces deux traitements du récit de la création sont le fruit de deux types d’herméneutique qui, à la fois les rapprochent et les différencient. Bien des traits leur sont communs qui, à défaut de signifier un lien de dépendance, révèlent des points d’accord. Aucun ne saurait altérer la radicalité de la création, selon la Genèse, ni sous-estimer ou la dignité de l’homme en raison de son intellect s’accomplissant dans la ressemblance avec l’archétype divin, ou sa faillibilité. Si Philon s’enchante devant les merveilles du cosmos dont il inscrit l’organisation et le mouvement dans une certaine rationalité par la retraduction du style narratif de l’Écriture en discours philosophique, Origène prend une autre direction en s’adressant, en tant que pasteur, à des gens simples au moyen de l’allégorie. Serait-il redevable à Philon de cette méthode qui est de règle dans son homélie et sa pratique de l’exégèse ? Malgré de nombreux emprunts à Philon, reconnus par le P. de Lubac101, et leur méthode commune, Origène, qui ne fait pas figure de solitaire dans l’usage de ce procédé, en reporte la légitimité à l’autorité de Paul102. Alors que Philon explore le texte biblique en lui-même, sans pour autant dédaigner les services d’un outillage conceptuel externe, et se limite à deux sens scripturaires103, Origène est pressé d’en dépasser la littéralité et d’en déployer les virtualités sur le registre que définit l’économie chrétienne. Il ouvre le sens littéral sur l’exhortation parénétique pour transformer l’homme terrestre en céleste104 et l’introduire dans une communion mystique. Une transposition identique s’empare de la marque rituelle de la circoncision pour l’élever à sa pleine vérité dans l’ordre spirituel, reconnaissable à sa conformité à des critères moraux et à une empreinte « charnelle », non plus physique mais mystique : l’union avec le Crucifié105.

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Cf. H. DE LUBAC, Histoire et Esprit…, op. cit., pp. 162-163. Ga 4, 24. Cf. H. DE LUBAC, Histoire et Esprit…, op. cit., p. 162. Cf. I Co 15, 47 ; cf. Hom IX, 2. Cf. Hom III sur la circoncision d’Abraham.

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De manière semblable, à l’anthropologie binaire de Philon pour qui l’homme est « composé de corps et d’âme106 », Origène préfère la trichotomie de l’intellect, de l’âme et du corps, une structure qui s’enracine tout autant que son modèle exégétique dans le terreau biblique, sans se fermer à des influences externes107. Le traité de Philon ainsi que l’homélie d’Origène nous livrent un échantillon de leur méthode et de leur pensée respectives. Si Philon étaye son explicitation de l’œuvre créatrice par des concepts philosophiques, la pédagogie d’Origène frappe par une sobriété dépouillée de toute prétention spéculative pour s’adapter aux besoins et aux capacités de son auditoire. D’un autre style seront les débats engagés dans le Traité des Principes ou le Contre Celse pour répondre aux requêtes de la polémique au risque de s’aventurer dans des hypothèses promises à d’âpres controverses.

106 Cf. De opificio mundi, no 134 ; 136 ; 140 ; 145. 107 H. DE LUBAC, Histoire et Esprit…, op. cit., pp. 150-166.

GÉRARD NAUROY1

La création de l’homme (Gn 1, 26) dans une lecture critique de Philon le Juif : l’Epistula 29 (43 M) d’Ambroise de Milan face au De opificio mundi

Laissant de côté le grand ouvrage d’Ambroise de Milan sur l’œuvre des six jours2, je voudrais modestement m’intéresser ici, dans la perspective d’un regard chrétien porté sur un modèle exégétique juif, à une lettre de la correspondance, l’Epistula 29 (43 M), où Ambroise entend répondre à un correspondant qui, après avoir lu l’Exameron du pasteur milanais, se demande pourquoi Dieu a créé l’homme en dernier, après tous les autres êtres vivants. Deux mots d’abord, en guise de préambule, sur la collection des lettres parvenue jusqu’à nous. Elle regroupe, sans parler de quinze missives transmises extra collectionem, 77 lettres divisées dans les manuscrits médiévaux les plus anciens en dix livres, ce qui a fait penser à une volonté d’imiter la collection de Pline le Jeune, d’autant que le Livre 10 d’Ambroise est consacré, un peu à la manière de celui de Pline réservé à la correspondance avec Trajan, à des questions de politique religieuse, fort distinctes des sujets exégétiques ou personnels traités 1 2

Université de Lorraine, Centre Écritures, EA 3943, F-57000. Son Exameron, un recueil de neuf sermons prononcés probablement pendant la semaine sainte de l’année 386 ; sur cette datation, cf. G. VISONÀ, Cronologia ambrosiana. Bibliografia ambrosiana (1900-2000), Milano/Roma, Biblioteca ambrosiana, 2004, pp. 87-88, et G. NAUROY, « Le fouet et le miel. Le combat d’Ambroise en 386 contre l’arianisme milanais », dans Recherches augustiniennes, 23, 1988, pp. 81-83 (Appendice V : « L’Exameron, la lecture de Jonas et la réconciliation des pénitents »), repris dans Ambroise de Milan. Écriture et esthétique d’une exégèse pastorale, « Recherches en littérature et spiritualité » 3, Bern, Peter Lang, 2003, pp. 179-182.

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dans les autres livres. Cette collectio était initialement plus importante, car elle souffre dans tous les témoins d’une lacune qui a fait disparaître le livre 3 et quelques lettres des livres 2 et 4. Les lettres peuvent paraître, à première lecture, disposées dans le plus grand désordre, et le débat reste vif sur la question de savoir si Ambroise avait lui-même organisé ses lettres dans l’ordre qui nous a été transmis ou si cet ordre, plutôt erratique, est le fait d’un éditeur ultérieur ou/et d’accidents survenus au début de la transmission du recueil dans les premiers siècles du Moyen Âge. À la suite de Michaela Zelzer, l’éditrice de cette correspondance dans le Corpus de Vienne, il m’a semblé que nous avions à faire, au contraire d’un désordre, à une organisation raffinée, qu’on reconnaît dès qu’on abandonne l’exigence moderne d’un ordre thématique logique ou chronologique ou de groupements par destinataire et qu’on se rappelle les lois antiques du genre épistolaire, en particulier le souci de la uarietas dans la succession des thèmes traités. Douze lettres de ce corpus, consacrées à élucider des passages difficiles de l’Écriture, apparaissent comme des retractationes chrétiennes de textes philoniens3. Parmi elles, la lettre 29 forme avec les lettres 31 et 34, au centre du livre VI, une unité exégétique qui est en quelque sorte le pilier de ce livre. Ces trois lettres apportent des explications complémentaires aux traités sur l’Exameron et le Paradis, en s’inspirant, parfois de très près, du De opificio mundi de Philon d’Alexandrie. Elles feignent de répondre à une question du destinataire : Tu m’as fait savoir que tu avais été troublé à la lecture de mon Exameron, parce que […] la terre et l’eau avaient produit les oiseaux, les animaux terrestres et ceux qui vivent dans l’eau avant l’homme, et que tu désirais de moi une explication de ce fait que Moïse a passé sous silence et que moi-même je n’avais pas osé aborder4.

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Cf. H. SAVON, « Remploi et transformation de thèmes philoniens dans la première lettre d’Ambroise à Just », dans B. GAIN, P. JAY, G. NAUROY, « Chartae caritatis ». Études de patristique et d’antiquité tardive en hommage à Yves-Marie Duval, Paris, IEA, 2004, pp. 83-84. Lettre 29, 1, éd. O. Faller, CSEL, 82, 1, p. 195, 3-10. Il n’existe pas de traduction française moderne (on peut consulter celle de Duranti de Bonrecueil, Paris, 1741).

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Mais il y a tout lieu de penser qu’il s’agit là d’une mise en scène fictive au début d’une lettre écrite peut-être à la fin de la vie d’Ambroise quand il a eu le projet de constituer et de publier un recueil de sa correspondance. Nous nous bornerons à l’étude de la Lettre 29 (43 M), adressée à un certain Orontianus5, la plus longue des trois, presque un petit traité d’un peu plus de douze pages dans l’édition du Corpus de Vienne (250 lignes), laissant pour l’instant de côté les deux autres qui en prolongent la méditation sur des thèmes voisins : la lettre 31 développe, à propos du repos du septième jour (Gn 2, 2, repris par Hébreux 4, 4), une spéculation arithmologique, mystique et théologique sur les nombres sept et huit, le texte parallèle de Philon n’analysait évidemment que les symbolismes du nombre sept ; quant à la lettre 34, elle donne des explications sur le paradis terrestre et la chute du premier homme, une sorte de codicille au traité qu’Ambroise avait composé sur ce sujet au début de sa carrière. La question à laquelle Ambroise se propose de répondre dans la Lettre 29 reprend exactement celle à laquelle avait répondu Philon dans son De opificio mundi6, dont l’exégète milanais, sans évoquer sa

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Bonne traduction italienne de G. Banterle, dans l’édition complète de l’œuvre d’AMBROISE, Tutte le opere di Sant’Ambrogio, vol. 19, Lettere I, Milano/Roma, Biblioteca Ambrosiana/Città Nuova Editrice, 1988, pp. 270-289. Nous ne sommes guère renseignés sur cet ami peut-être d’origine syriaque, qu’Ambroise a pu connaître pendant les années qu’il a passées à Rome, cf. J.-P. MAZIÈRES, « Les lettres d’Ambroise de Milan à Orontien : remarques sur leur chronologie et leur destinataire », dans Pallas, 20, 1973, pp. 49-57 ; H. SOLIN, « Juden und Syrer im westlichen Teil der römischen Welt. Eine ethnischdemographische Studie mit besonderen Berücksichtigung der sprachlichen Zustände », dans ANRW II.29.2, Berlin-New York, 1983, pp. 654-723 (Roma), ici p. 378. Opif. 77, p. 191 : « On pourrait rechercher la cause pour laquelle l’homme est le terme ultime de la création du monde, puisque c’est à la suite de tous les autres êtres que le Créateur et Père l’a produit. » Pour le texte de Philon et sa traduction, nous nous sommes fondé sur l’édition de R. Arnaldez, « Œuvres de Philon d’Alexandrie » 1, De Opificio mundi, Paris, Éditions du Cerf, 1961.

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source7, reprend maints éléments. On note d’emblée une différence majeure entre Ambroise et son modèle juif : si le De opificio mundi est un ouvrage construit selon un projet global, qui est d’expliquer pas à pas l’œuvre des six jours en suivant le texte de la Genèse, et dans lequel la question de savoir « pourquoi l’homme est le terme ultime de la création du monde » sert simplement de conclusion à l’analyse de l’œuvre du sixième jour (§§ 77-88), la lettre d’Ambroise relève, elle, du genre des quaestiones et responsiones, car elle ne porte que sur ce point, particulier mais jugé crucial, se présentant comme la résolution de ce qui était aux yeux du correspondant une aporie du texte biblique.

L’exposé philonien L’exposé de Philon est méthodique, fermement structuré et conduit avec un constant souci de pédagogie et d’organisation logique. Arrivé au sixième jour de l’œuvre de Dieu, à la création de l’homme, l’Alexandrin explique d’abord ce que signifie « créé à l’image et à la ressemblance de Dieu » (Gn 1, 25d), ce qui ouvre une réflexion sur la nature et le rôle de l’intellect, seule partie du composé humain que l’Alexandrin considère comme formée à l’image de Dieu, « sur le modèle de l’unique et universel intellect8 ». Ensuite il passe à la résolution d’une question laissée de côté par Ambroise : pourquoi Dieu, quand il crée l’homme, emploie-t-il le pluriel et non le singulier : « Faisons l’homme à notre image et ressemblance », écrit Moïse (Gn 1,

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Plusieurs termes grecs au centre de cette lettre d’un caractère plus érudit que les sermons ou traités destinés au peuple chrétien (§ 14, p. 202, 160, 161 : ȞȠ૨Ȣ ; § 15, p. 203, 172 : ȞȠ૨Ȣ ; § 15, p. 204, 184 : ਕʌȜĮȞİ૙Ȣ ʌȜĮȞȒIJĮȢ) révèlent une source grecque indépendante de la Bible des Septante, dont un verset, Ps 72, 23, est cité, lui aussi, en grec, § 13, p. 202, 153 : « ȀIJȘȞȫįȘȢ ʌȡȠıİȜȠȖȓıșȘȞ ʌĮȡȐ ıȠȚ, id est iumentum aestimatus sum apud te ». Opif. 69-71.

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25d9) ? C’est que la création n’est pas l’œuvre d’un artisan unique mais de plusieurs, répond Philon, car Dieu ne peut pas avoir créé le mal10. L’exégète juif distingue ainsi trois catégories d’êtres : les uns, végétaux et bêtes brutes, sont étrangers à la vertu comme au vice, car dépourvus de la faculté de représentation ou ne possédant ni intellect ni raison ; d’autres, les astres, « animaux doués d’intellect », sont entièrement vertueux ; l’homme enfin est un être mixte, lieu des contraires, où s’affrontent vices et vertus. Or Dieu, « guide de l’univers », ne pouvait pas créer la part mauvaise en l’homme, c’est pourquoi il a dû s’adjoindre des artisans subordonnés à lui, d’où le pluriel faciamus (Gn 1, 25d), car « il fallait que le Père ne fût pas responsable du mal envers ses enfants ». Cette explication n’a laissé aucun écho chez Ambroise, sans doute parce qu’elle était assez éloignée de sa propre conception de l’origine du mal et qu’il lui était difficile d’accepter l’idée, fût-ce à titre de conjecture purement intellectuelle11, que le Créateur ait eu des collaborateurs dans l’accomplissement de son œuvre, peut-être aussi tout simplement parce que cette spéculation était pour lui hors champ, puisqu’elle précède chez Philon l’examen de la question posée par le correspondant d’Ambroise. Car c’est seulement ensuite que Philon aborde le problème qui intéresse Ambroise : pourquoi l’homme est-il le terme ultime de la création ? Philon en donne, selon un ordre clair et explicite12, plusieurs 9 10

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Cf. Opif. 72-76. L’influence sur les Pères de l’explication de Philon a été étudiée par Ch. KANNENGIESSER, « Philon et les Pères sur la double création de l’homme », dans R. ARNALDEZ, C. MONDÉSERT, J. POUILLOUX, Actes du colloque national sur Philon d’Alexandrie, Paris, Éditions du CNRS, 1967, pp. 277-296. Cf. Opif. 72, p. 189 : « La cause absolument vraie, Dieu seul nécessairement la connaît ; mais la cause qui semble persuasive et vraisemblable (ʌȚșĮȞ੽Ȟ țĮ੿ İ੡ȜȠȖȠȞ : « utilisation de termes sceptiques, mais dans le sens positif d’une théorie de la connaissance approchée », R. ARNALDEZ, éd. cit., p. 188, n. 3) pour une conjecture de quelque apparence, ne doit pas être cachée ». Opif. 79 : « Telle est la première cause pour laquelle, semble-t-il, l’homme a été créé après tout le reste. Quant à la seconde ? il n’est pas hors de propos de la dire » ; Opif. 82 : « En voilà assez sur la deuxième cause. Voici la troisième… » ; Opif. 83 : « En outre, voici ce qu’on dit encore pour rendre compte de la cause

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explications. La première est que Dieu a voulu tout préparer dans le monde avant d’y accueillir l’homme, comme quelqu’un qui invite des amis à un banquet ou un organisateur de spectacle, jeux du stade ou représentation théâtrale, qui procède aux préparatifs nécessaires avant de faire entrer les compétiteurs dans l’arène ou les musiciens sur la scène. La deuxième cause est liée au libre-arbitre laissé à l’homme, soit de jouir innocemment du monde mis à sa disposition – le paradis est vu à travers le topos gréco-latin de l’âge d’or –, soit d’en mésuser en cédant aux passions. Philon décrit ici l’irruption du mal dans le monde : c’est pour avoir abandonné la vertu que l’homme a perdu le paradis, cet âge d’or où tous les biens lui étaient prodigués spontanément, et a dû s’adonner à des travaux pénibles pour survivre, mais l’adhésion à la sagesse et le renoncement aux vices rendront possible le retour au paradis perdu. La troisième raison de l’ordre choisi par Dieu est qu’il a voulu harmoniser le principe et le terme de la création, mettre en correspondance le ciel, premier créé, et l’homme, dernier créé, « l’un le plus parfait des incorruptibles dans les choses sensibles, l’autre, le meilleur des êtres corruptibles nés de la terre […], sorte de ciel réduit13 ». Enfin, quatrième et ultime raison, il fallait qu’apparût en dernier celui qui devait, par sa supériorité, frapper de stupeur tous les autres êtres vivants et soumettre à sa domination même les animaux les plus sauvages. De cette soumission du monde animal, de nombreux exemples sont cités : moutons, chèvres et bœufs dociles sous la conduite d’un frêle berger, taureaux labourant sous le joug, béliers subissant la tonte de leur laine, chevaux supportant le mors sans se rebeller. Renonçant à ajouter d’autres arguments, Philon conclut qu’en créant l’homme en dernier lieu, il ne l’a donc pas placé dans une situation d’infériorité, mais au contraire de régent du monde créé, en « procurateur du grand Roi », semblable aux cochers qui mènent leur attelage tout en restant placés à l’arrière, ou aux pilotes qui dirigent le navire depuis la poupe.

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nécessaire » ; Opif. 87 : « On aurait encore beaucoup à dire si l’on voulait allonger l’exposé […], mais ce qui a été dit suffit à la démonstration. » Opif. 82.

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Deux approches exégétiques On constate que dans ce développement sur l’œuvre du sixième jour, Philon, écartant la méthode allégorique, s’appuie sur le sens littéral pour en dégager une lecture anthropologique, morale et mystique, qui emprunte nombre d’éléments à Platon. Mais après avoir décrit l’univers sensible dans sa première beauté et perfection, puis évoqué sa chute après la faute d’Adam, le philosophe juif, à la différence du sage platonicien qui aspire à s’évader du monde sensible pour vivre dans celui des Idées, ouvre la voie à une possible régénération du monde, à un retour possible vers le paradis perdu. C’est sans doute ce qui a retenu l’attention d’Ambroise, qui voyait dans cette représentation de la destinée humaine une sorte d’anticipation, évidemment en d’autres termes, de la doctrine chrétienne de la rédemption. À la différence de la méthode exégétique qu’il adopte souvent ailleurs14, Philon, qui ne propose que peu de rapprochements scripturaires dans ces pages, ne commente pas le texte biblique par lui-même. Voyons à présent l’usage qu’Ambroise fait de ces pages qu’il avait visiblement lues et méditées avec grande attention. Après avoir fait état de la question posée, il s’attache à préciser d’abord les limites de toute exégèse : pas plus que Moïse dont il approuve le silence, il ne prétend se faire l’interprète de l’intention de Dieu, moins encore le critique de sa volonté. Il se bornera donc à dire la parole de l’Écriture inspirée par l’Esprit saint, en l’éclairant par rapprochement avec ce que Dieu luimême a insufflé de raison dans d’autres domaines de l’expérience humaine : « Il nous faut, écrit-il, confronter les actions (ou les paroles)

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E. STAROBINSKI-SAFRAN, introd. à Philon, De fuga et inuentione, « Œuvres de Philon » 17, Paris, Cerf, 1970, p. 34, décrit bien les deux principes de l’exégèse chez Philon : l’unité du texte sacré, d’où les rapprochements de versets provenant de livres différents, la divisibilité de l’écrit à commenter, d’où l’analyse de chaque fragment du texte, voire de chaque mot, considérés en eux-mêmes, indépendamment du contexte, comme porteurs de sens. Ambroise ne procède pas autrement.

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de Dieu entre elles pour pouvoir mieux les comprendre15. » Ainsi l’exégète, comme Ambroise l’a écrit ailleurs, ne revendique d’autre statut que d’être, comme Aaron, qui fut le « porte-parole, la bouche et le prophète de Moïse », le truchement de la Parole sacrée, le médiateur entre l’Écriture et les hommes16. Ce préambule, qui ne doit rien à Philon, du moins au passage parallèle du De opificio mundi, révèle la ligne de fracture entre deux types d’exégèse, le Juif croyant au pouvoir d’analyse de l’intelligence humaine, alors que le chrétien s’efface humblement – ou feint de s’effacer – devant la Parole de Dieu, d’où la méthode des rapprochements et constellations scripturaires, l’Écriture devenant ainsi son propre commentaire ; ce qui n’est pas le cas chez Philon, qui ne cite aucun autre lieu scripturaire que Genèse 1, 26. Il convient de s’abstenir de toute généralisation : la méthode suivie par Philon n’est pas celle de toute l’exégèse rabbinique, car le Midrash des rabbins a des affinités certaines, même s’il est difficile d’établir des influences directes, avec celle qu’Ambroise décrit ici17. 15 16

17

Epist. 29 (43 M), 2, CSEL 82, 1, p. 196, 20 : « […] – oportet enim diuina diuinis conferamus, quo melius colligere possimus – […]. » Cf. J. PÉPIN, « L’herméneutique ancienne. Les mots et les idées », dans Poétique, 23, 1975, pp. 291-300, ici p. 292, ainsi que notre étude, « L’Écriture dans la pastorale d’Ambroise de Milan », dans Bible de tous les temps, t. 2 : J. FONTAINE et Ch. PIETRI (éds), Le monde latin antique et la Bible, Paris, Beauchesne, 1985, pp. 371-408, ici pp. 382 et 406-408. Je dois cette remarque à José Costa, que je remercie de ses précieux compléments. Il note que cette ressemblance apparaît « d’abord à un niveau général, car on définit souvent le Midrash comme le fait de commenter un verset biblique à partir d’un autre verset (cf. L. SCHIFFMAN, « Biblical Interpretation in Dead Sea Scrolls », dans J. NEUSNER et A. J. AVERY PECK (éd.), Encyclopaedia of Midrash, t. I, Leiden/Boston, Brill, 2005, p. 45, et T. H. LIM, « Origins and Emergence of Midrash in Relation to the Hebrew Bible », ibid., t. II, pp. 595-612), ensuite à un niveau plus particulier puisque dans des travaux récents, A. Yadin a réaffirmé partiellement la valeur du modèle de D. Hoffmann, en montrant que les Midrashim attribués à l’école de Rabbi Yishmael reflètent véritablement une herméneutique spécifique et cohérente, où le commentateur est invité à se soumettre le plus possible à l’Écriture elle-même (réaffirmation partielle, car A. YADIN ne pense pas que tout cela remonte nécessairement au tanna Rabbi Yishmael, qui a enseigné entre 110 et 135 de notre ère, cf. Scripture as Logos :

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La preuve par l’exemple : le banquet et les jeux du stade La proposition selon laquelle il était convenable ou beau – decuit – que Dieu créât l’homme en dernier est illustrée d’entrée de jeu par deux exemples librement empruntés au philosophe juif, celui du banquet et celui des courses du stade, aussitôt éclairés par des références aux Évangiles et à l’apôtre Paul18. Chez Philon, les exempla venaient à l’appui d’un bref exposé anthropologique sur l’intellect humain qui justifiait l’ordre choisi par Dieu, mais Ambroise, qui utilisera plus loin des éléments de cet exposé liminaire, l’écarte de son entrée en matière. Celle-ci place le lecteur ex abrupto en face des deux métaphores commentées, selon la méthode annoncée, par le seul discours biblique : le banquet qu’on prépare avant d’y inviter un hôte de marque est ici celui de ce riche de la parabole évangélique qui, « ayant apprêté le banquet, égorgé taureaux et bêtes grasses », invite en vain ses amis aux noces de son fils (Mt 22, 4)19, et la compétition dans le stade dont les préparatifs précèdent l’accueil des athlètes ne trouve son sens véritable que rapprochée du motif de la militia Christi, longuement déployé dans le sillage de saint Paul20. Ainsi les références à Matthieu et à Paul christianisent l’emprunt de ces deux images, et en corrigent le sens : il ne s’agit plus simplement de comprendre en se référant à la psychologie des mœurs la raison de la création tardive de l’homme, mais de montrer, en renonçant à toute exégèse personnelle, que seul l’enseignement de Jésus et de l’Apôtre éclaire et justifie l’action du Dieu créateur. Ces deux images dès lors n’appartiennent plus à Philon, mais au Nouveau Testament, et ainsi est reconnu à la Parole de Dieu son pouvoir

18 19

20

Rabbi Yishmael and the Origins of Midrash, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2004, disponible en partie sur Google.books) ». Epist. 29 (43 M), 3-6, CSEL 82, 1, p. 196, 19-198, 73. Epist. 29 (43 M), 3, ibid., 1, p. 19 : « Etenim qui conuiuium adornat, ut ille euangelicus diues […], utique omnia prius praeparat, tauros et saginata occidit et tunc amicos ad cenam inuitat », cf. Mt 22, 4 : « ecce prandium meum paraui, tauri mei et altilia occisa et omnia parata uenite ad nuptias. » Epist. 29 (43 M), 4-6, ibid., p. 196, 30-198, 73.

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herméneutique, l’exégète n’ayant eu d’autre tâche que de mettre en parallèle les paroles éclairantes de Jésus et de son disciple en face du mystère de la Création. Mais pour l’adapter à son propos, l’exégète milanais est conduit, semble-t-il, à détourner le sens véritable de la parabole évangélique du festin nuptial (Mt 22, 1-14), lui faisant dire à peu près le contraire de ce que Jésus y exprime21 : la parabole évoque l’appel de Dieu qu’il ne faut pas repousser, mais dont il convient d’être digne, si bien que peu nombreux seront les élus accueillis dans le Royaume (Mt 22, 14). Il ne s’agit donc pas ici, à proprement parler, de veiller à préparer le banquet avant d’y convier les invités. Mais peu importe à Ambroise le sens global de la parabole ; les mots en eux-mêmes, isolés de leur contexte, ont aussi pour lui un sens plénier, ils sont les mots de Dieu, et la parole divine n’est pas seulement un maillon d’une chaîne, un mot dans une structure langagière de sens univoque, mais elle est aussi signifiante en soi, de manière autonome et plurielle, indépendante du contexte où elle se trouve, ce qui rend légitime de lui faire dire autre chose que ce qu’elle signifie dans son contexte initial. Cela dit, il faut y regarder de plus près. Un chrétien dévot, habitué à sonder jusqu’au tréfonds le puits des mots de l’Écriture, découvrira, au-delà de la lettre, un sens caché, l’expression d’un mystère, car, dans la pensée d’Ambroise, Dieu le Père, qui avait créé le paradis pour l’homme avant de l’en avoir chassé après la faute originelle, le garde toujours disponible, ce paradis perdu, comme le roi de l’Évangile qui garde prêt le banquet qu’il avait préparé pour d’autres, afin d’y accueillir les élus qui auront su répondre à l’appel du Christ. On voit par là que l’altération du sens qui nous était d’abord apparue évidente n’est qu’apparente, vraie sur le plan d’une compréhension superficielle, mais l’initié, lui, saura déchiffrer l’énigme qui l’invite à découvrir, au-delà d’une lecture obvie et troublante, un autre sens, le vrai sens, révélateur du mystère de l’économie du salut. Ambroise laisse de côté l’exposé de la deuxième cause, qui chez Philon s’inscrivait dans le droit fil de la première : s’inspirant des descriptions de l’âge d’or, l’exégète juif montrait que la terre avait 21

Ibid., 3, p. 196, 19-29.

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d’abord procuré spontanément en abondance tous les biens au premier homme, sans qu’il lui en coûtât aucun effort ; mais aujourd’hui, depuis que l’homme a succombé aux vices et aux passions, il lui faut les gagner chichement et dans la peine, jusqu’au jour où il acceptera la discipline de la sagesse, qui invite à imiter Adam, à revenir à la simplicité de sa vie, à la pureté de ses mœurs, ce qui rouvrira à l’humanité les portes du paradis perdu22. C’était faire l’impasse sur le péché originel en présentant Adam comme un modèle, ce qui ne cadrait guère avec la vision chrétienne de la chute du premier couple humain.

Le principe et la fin dans l’œuvre créatrice Ambroise passe donc à l’argument suivant développé par Philon : le principe et la fin sont en toutes choses ce qui a le plus d’importance, ainsi en est-il du ciel et de l’homme, premier et dernier créés dans l’œuvre de la création. Mais l’Alexandrin se plaisait à mettre en symétrie ces deux extrémités, qui incarnent pour lui les deux perfections contraires qu’on observe dans le monde sensible, la perfection de l’incorruptible représentée par le ciel, la perfection du corruptible représentée par l’homme, qui possède cependant des éléments de la nature céleste, « sorte de ciel réduit, portant en lui de nombreuses natures semblables aux étoiles, représentées par les arts, les sciences et les règles bien connues propres à chaque vertu23. » L’exposé de Philon est clair mais succinct, celui d’Ambroise, qui reprend l’idée de son modèle opposant en symétrie le principium, le ciel, et le finis, l’homme, est plus sinueux et beaucoup plus développé, nourri d’observations, d’analyses et d’exemples qui ne doivent rien au modèle juif. Ainsi, comme pour l’exposé du premier argument, Ambroise produit aussitôt divers exemples tirés de son propre fonds, pour montrer que 22 23

Opif. 80-81, pp. 195-196. Opif. 82, p. 197.

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l’excellence se situe dans le principe et la fin : dans une maison ce qui importe le plus ce sont les fondations et le toit, dans un champ les semailles et la moisson24 ; ainsi du ciel et de l’homme, celui-ci étant, comme le disait Philon, « en quelque sorte une créature céleste sur terre25 ». Mais l’exégète milanais donne au motif qu’il emprunte une inflexion profondément nouvelle, sous l’influence de l’anthropologie paulinienne (la résolution de la dualité qui divise l’homme), car si l’homme nous est présenté à la manière de Philon comme doté d’une double nature, terrestre et céleste, l’exégète latin renchérit sur le Juif en déclarant que dans le composé humain il n’y a pas seulement une partie céleste, mais le ciel même et, « ce qui est au-delà du ciel, le Dieu du ciel, […] qui est dans le cœur de l’homme26 », comme l’indique Jean 14, 23. En notant que le ciel est un élément du monde, alors que l’homme, participant au divin, est au-dessus du monde, Ambroise corrige et même contredit son modèle, qui faisait du ciel un élément de la création supérieur à l’homme27. Cette idée est longuement développée en oppositions paradoxales à l’aide de citations de Paul et des Psaumes : le ciel réputé incorruptible passera, mais l’homme corruptible accèdera à l’incorruptibilité, l’éclat des mérites rivalise avec la clarté des étoiles ; jouant enfin sur les sens de firmamentum, firmare, l’exégète note que, si le firmament est, selon la cosmologie antique, une plaque solide (firmus) supportant la masse des eaux en surplomb, il y a une pierre de fondation (firmamentum) plus solide encore, celle sur laquelle le Christ a bâti son Église. Pour approfondir l’idée que l’homme participe de la nature divine, Ambroise insère alors un développement précédent de Philon à propos de la première cause, qu’il avait d’abord ignoré pour ne retenir que les 24

25

26 27

Cette comparaison peut provenir de PHILON, De fuga et inuentione, 171, « Œuvres de Philon » 17, p. 233, trad. E. Starobinski-Safran : « […] donc l’origine ce sont les semailles et le terme c’est la moisson. » Epist. 29 (43 M), 7, p. 198, 79 : « […] homo quasi quaedam caelestis in terris creatura » ; cf. Opif. 82 : « (l’homme) le meilleur des êtres corruptibles nés de la terre […], sorte de ciel réduit […]. » Ibid., 8, p. 199, 83-88. Cf. Opif. 73-74.

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exemples du banquet et des jeux. Cette manière de recomposer le propos de son modèle montre bien qu’il opère un choix réfléchi dans la matière que lui offrait l’Alexandrin et dans l’organisation de cette matière. Voici en parallèle les deux fragments : Ainsi donc, ceux qui par une étude plus approfondie des lois (sc. de la nature) examinent avec la plus grande exactitude ce qui se rapporte à elles sans négliger aucune recherche, disent qu’après avoir fait de l’homme son parent par la raison, ce qui était le plus excellent des dons, Dieu ne fut pas avare des autres, mais qu’il prépara tout dans le monde comme pour l’être vivant le plus familier et le plus cher, voulant qu’une fois né, il ne manquât de rien de ce qui est requis pour vivre et pour bien vivre. De ces fins, l’une est assurée par la richesse et l’abondance de ce dont l’homme tire jouissance, l’autre par la contemplation des phénomènes célestes qui, en frappant la pensée, lui fit aimer et désirer la science de ces objets. De là naquit la philosophie, grâce à laquelle l’homme, quoique mortel, acquiert l’immortalité (Opif. 77).

Qu’ajouter ? Faut-il, pour ainsi dire, que je te poursuive jusqu’au bout du stade, en te rappelant que Dieu « a fait de l’homme le copartageant de sa nature divine », comme nous le lisons dans une épître de Pierre (2 Pt 1, 4) ? C’est pourquoi quelqu’un a dit avec à propos : « Celui dont nous sommes aussi de la race » (Aratos, Phaenom., 5 = Ac 17, 28c). Car il a fait de nous ses parents, évidemment par la nature rationnelle, afin que nous cherchions ce principe divin, « qui n’est pas éloigné de chacun de nous, dans lequel nous vivons, nous existons et nous nous mouvons » (Ac 17, 27b-28a). Et après avoir ainsi donné à l’homme ce qui était le plus grand des dons, il lui accorda comme à l’être vivant qui lui était le plus cher et le plus familier tous les biens qui se trouvent en ce monde, afin qu’il ne manquât de rien de ce qui était nécessaire et pour vivre et pour bien vivre : de ces fins, l’une est assurée par l’abondance des ressources terrestres pour en tirer jouissance, l’autre par la connaissance des mystères célestes, qui enflammait l’esprit de l’homme de l’amour et du désir de la science, qui nous permet de nous élever dans les hauteurs des retraites divines (Epist. 29, 10-11).

Nos deux exégètes s’accordent sur la ligne générale : pour combler l’homme de toutes les grâces, de tous les biens de la création, il fallait nécessairement que ceux-ci fussent créés avant l’homme, qui est la fin

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à laquelle ils devaient servir ; quant à l’homme, il a été créé non seulement pour jouir des biens terrestres, mais surtout, par la connaissance des mystères divins, pour emprunter le chemin qui mène au royaume céleste. Mais Ambroise enrichit le texte de son modèle de références aux Actes des Apôtres et à la Deuxième Épître de Pierre ; on notera qu’au lieu de renvoyer aux Actes ou directement à Paul, dont il cite un passage du discours prononcé devant l’Aréopage d’Athènes et recueilli par les Actes, il attribue à un quidam, qui désigne habituellement chez lui un auteur païen, l’expression « celui dont nous sommes aussi de la race » (cuius et genus sumus), que Paul lui-même attribue de manière générique à « certains de vos poètes » (sicut et quidam uestrum poetarum dixerunt, Ac 17, 28b) : le singulier chez Ambroise permet de penser qu’il connaissait l’auteur de ce mot, Aratos, le poète des Phénomènes. Mais on voit par ce parallèle comment on peut être infidèle dans la fidélité la plus stricte. Les mots sont les mêmes, le sens a changé : chez le Juif hellénisé, c’est par la philosophie (qu’Ambroise se garde bien d’évoquer) que l’homme accède au divin et à une sorte d’immortalité ; chez le chrétien, Dieu est déjà présent dans le composé humain, corps et âme, et l’effort de recherche pour acquérir le savoir vise à rapprocher l’être humain de ce Dieu qui l’a comblé de ses grâces lors de la Création et dont il partage depuis l’origine la nature divine. Surtout, par un nouvel infléchissement, la distinction aristotélicienne entre le vivre et le bien vivre (uita ~ bona uita, qui traduit IJઁ ȗોȞ ~ IJઁ İ੣ ȗોȞ), entre lesquels Philon n’établit pas de hiérarchie, est retouchée par le Père latin de manière à privilégier le second terme : plutôt que le ȗોȞ, la jouissance de tous les biens de la nature, sur laquelle Dieu a accordé à l’homme une souveraineté royale, ce qui a du prix c’est le İ੣ ȗોȞ, aussitôt traduit comme le dédain que l’homme parfait éprouve pour le compagnonnage avec le corps et ses vices, avec le monde et ses vicissitudes : « […] cet homme, sa fermeté d’âme et sa volonté l’ont si bien façonné qu’il a la familiarité la plus réduite avec son corps, qu’il n’entretient aucun compagnonnage avec les vices, qu’il reste insensible aux paroles des flatteurs et que, quand il se trouve placé au sommet de la roue de

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fortune, il ne dédaigne pas les humbles28. » L’évêque de Milan retrouve ainsi un thème platonicien qu’il a souvent exploité en décrivant, parfois sous l’influence des Ennéades de Plotin, l’idéal chrétien de perfection dans l’union mystique avec Dieu. L’homme est alors comme un voyageur engagé sur un chemin escarpé, celui de l’ascèse, du renoncement aux passions, de l’élection des vertus. Dans cet exposé, le Milanais emprunte quelques éléments à la seconde cause décrite par Philon (§ 79-81), qu’il n’a pas reprise en tant que telle, comme nous l’avons déjà noté. Dans ce passage très rhétorique, typique de la manière d’Ambroise, est brossé un portrait de couleur stoïcienne, revu selon l’anthropologie paulinienne d’Éphésiens, du sage vivant en harmonie avec lui-même et les autres29 : un tel homme, qui ne craint pas au besoin d’affronter le martyre, sera accueilli par le Père comme un ami, comme un fils ; c’est donc à juste titre qu’il est le terme, l’aboutissement de l’œuvre créatrice : il a été façonné en vue de la justice comme arbitre de ce qui est juste parmi les autres êtres vivants, figure, certes imparfaite, du Christ, qui est la fin de la Loi en vue de la justice pour tout croyant (Rm 10, 4). Inutile d’insister ici pour souligner la critique implicite du judaïsme, et des enseignements de la Loi en particulier, qui, selon un motif récurrent chez Ambroise, singulièrement dans sa Correspondance, ne saurait trouver sa véritable justification, sa vraie fin que dans le message du Christ. Ainsi, dans la réflexion d’Ambroise, le principium n’a de sens que par rapport au finis, il ne saurait se suffire à lui-même, car il est nécessairement orienté vers un finis qui l’explique et le justifie. Et l’œuvre créatrice de Dieu en tant que principium trouve son sens dans l’œuvre rédemptrice du Fils, le paradis d’où est chassé Adam son sens dans la perspective du paradis eschatologique qui attend les justes, la parole de Moïse dans celle de Jésus, et la Loi juive attend son finis, terme et accomplissement, dans le Christ (Rm 10, 4). On voit dès lors 28

29

Epist. 29 (43 M), 12, pp. 201, 127-131 : « […] illum uirum, qui ita sit animi inductione formatus ac uoluntate, ut minima sibi cum suo corpore sit familiaritas neque in ullum ingrediatur uitiorum contubernium, nullis adsentantium pumicetur sermonibus neque in rotis secundorum temporum positus humiles fastidiat […]. » Ibid., 12, pp. 200, 126-202, 148.

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comment est dépassée dans l’exégèse ambrosienne la simple explication de l’antériorité du monde vivant par rapport à l’homme, ce qui était le propos initial pour répondre à la question posée par Orontianus.

L’intellect, seule partie de l’homme à l’image de Dieu S’ouvre alors dans la lettre d’Ambroise une assez longue digression assumée comme telle car, au § 16, Ambroise note : « Pour en revenir au point d’où j’ai commencé ma digression30. » L’exégète latin isole dans ce parcours apparemment marginal une méditation sur le ȞȠ૨Ȣ humain, dont il tire nombre d’éléments de son modèle alexandrin, chez qui ce développement se trouve tout au début de l’examen de l’œuvre du sixième jour, étranger donc aux pages consacrées à justifier la création de l’homme en dernier lieu. Manifestement, Ambroise souhaitait insérer cette analyse dans sa propre exégèse, tout en étant conscient que chez son modèle il s’agissait d’un élément distinct. S’il le fait, c’est qu’il trouve dans le passage de Philon sur le ȞȠ૨Ȣ un motif qui lui est cher, sur lequel il a brodé maintes variations ; il y voit moins une digression, malgré ce qu’il en dit, que la véritable raison expliquant que l’homme vienne en dernier dans l’œuvre créatrice de Dieu. En effet, si l’homme, dernière des créatures, est aussi la plus admirable, frappant de stupeur le reste de la création, c’est qu’il est doté du principe directeur de ce ȞȠ૨Ȣ invisible, fait à la ressemblance de Dieu, que notre exégète traduit par une expression si usuelle chez lui qu’on pourrait parler d’un ambrosianisme : uigor animae, une alliance de mots qui exprime bien cette force vitale de l’intellect humain, qui met en œuvre l’aptitude à la connaissance, à la réflexion et à la sensation, et permet d’aller au-delà des apparences sensibles, d’explorer les confins

30

Ibid., 16, p. 204, 195 : « […] – ut reuertar, unde digressus sum – […]. »

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inconnus du monde, faisant de l’homme « un scrutateur du visible comme de l’invisible à la ressemblance du Dieu suprême31 ». Ce magnifique portrait spirituel et mystique de l’homme rationnel fait à l’image de Dieu, image partielle, incomplète certes32, mais pourtant ressemblance fidèle, bien que l’exégète hésite à l’affirmer en dépit du verset de la Genèse qui le déclare33, est le point culminant de l’exposé : il célèbre la gloire de l’homme en qui brille la ressemblance divine, qui aspire, s’élevant au-delà des étoiles et des planètes dans l’immensité céleste34, à retrouver « le sein du Père, où se trouve le Fils 31

32 33 34

Ibid., 15, p. 203, 174 : « […] disciplinis et consiliis ac sensibus conpraehendit Letheia, penetrat occulta maris adque omnium diffusa terrarum latibula, utriusque scrutator naturae ad similitudinem dei summi […]. » Ibid., 15, p. 203, 177 : « […] (dei summi) cuius image pro exiguis portionibus in singulis figuratur […]. » Ibid., 15, p. 203, 167 : « Namque ut ad imaginem eius et similitudinem, sicut scriptum est – praesumamus dicere – […]. » Le texte d’Ambroise n’est pas sans poser quelque difficulté, cf. ibid., 15, p. 204, 182-187, face à Philon, Opif. 70, p. 187 : […] il s’élève de terre, […] puis il se porte […] il s’élève aussi dans l’air et, plus haut vers l’éther et les révolutions des dépassant la zone des nuages, se astres célestes, il évolue alors avec le chœur dirige poussé par son désir de des planètes et des étoiles fixes (ʌȜĮȞȒIJȦȞ connaissance et par l’ardeur de sa IJİ țĮ੿ ਕʌȜĮȞ૵Ȟ ȤȠȡİȓĮȚȢ) selon les lois d’une sagesse vers les hauteurs du ciel où, musique parfaite, entraîné par l’amour de la stupéfait d’admiration en présence sagesse qui conduit sa course ; il domine de des étoiles célestes et charmé par haut toute substance sensible (ʌ઼ıĮȞ IJ੽Ȟ l’éclat de leur lumière, jetant de ces ĮੁıșȘIJ੽Ȟ Ƞ੝ıȓĮȞ ਫ਼ʌİȡțȪȥĮȢ), et là il hauteurs un regard sur le monde convoite l’intelligible (ਥijȓİIJĮȚ IJોȢ ȞȠȘIJોȢ). d’ici-bas, se tournant aussi vers Des choses sensibles qu’il connaissait iciVesper et Acture et toutes les autres bas, il contemple en cette substance les exemétoiles fixes et errantes (ਕʌȜĮȞİ૙Ȣ plaires et les idées, beautés incomparables, et ʌȜĮȞȒIJĮȢ) et voyant combien est transporté d’une sobre ivresse (ȝȑșૉ réglée cette “errance” que, “sans ȞȘijĮȜȓ૳ țĮIJĮıȤİșİȓȢ), il est saisi comme les errer”, elles semblent, pour parcouCorybantes par l’inspiration divine, rempli rir plus exactement tout l’espace d’un autre désir ardent et d’une passion (qui leur est prescrit), tracer par leur supérieure dont l’élan le porte au sommet de errante révolution, animé d’un désir la voûte des intelligibles et semble le faire plus ardent il s’élève jusqu’au sein parvenir en présence même du grand Roi. même du Père […].

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unique » et à connaître les secrets de l’univers dans ce face à face. Ici encore le canevas philonien est révisé, mais aussi enrichi par une constellation de références évangélique (Jn 1, 18) ou paulinienne (1 Co 13, 9. 12), qui christianisent l’idéal de sagesse mystique exalté par le philosophe judéo-hellénique.

Si on comprend qu’Ambroise dans son adaptation ait effacé la mention des Corybantes, on est plus étonné qu’il n’ait pas repris deux motifs spirituels qu’on rencontre ailleurs plus d’une fois chez lui : la musique des sphères et la sobre ivresse ; en revanche, il précise le texte de Philon en citant nommément deux étoiles, Hesperus – Ambroise choisit le nom grec au lieu du latin Vesper – et Acturus (une étoile de la constellation du Bouvier, située à la queue de la Grande Ourse) par référence au verset de Job 9, 9 d’après la Septante : « (Dieu) qui fait les Pléiades, Hesperus, Acturus et les resserres du Notus » : ces deux étoiles du soir se lèvent début septembre, l’une à l’ouest, l’autre au nord. Philon distinguait les planètes, étoiles errantes (ʌȜĮȞȒIJȦȞ), des étoiles fixes (ਕʌȜĮȞ૵Ȟ), mais Ambroise associe curieusement les deux termes grecs, “planètes non errantes”, ce qui est une contradiction dans les termes ; il faut sans doute corriger le texte du CSEL (et des manuscrits) en écrivant : ਕʌȜĮȞİ૙Ȣ țĮ੿ ʌȜĮȞȒIJĮȢ et en lisant inoffensus « sans heurt, bien réglé », comme déjà Amerbach et plus tard les mauristes, au lieu de l’infensus « acharné contre, hostile » des mss. ; le jeu de mots quelque peu obscur sur error, sine errore, oberrare s’explique par l’équivalence ʌȜĮȞȒIJĮȢ = errantes (cf. CIC. nat. deor. 3, 20, 51 et surtout 2, 20, 51, cité par B. BANTERLE, SAEMO 19, p. 283, n. 31 : « Maxume uero sunt admirabiles motus earum quinque stellarum quae falso uocantur errantes ; nihil enim errat quod in omni aeternitate conseruat progressus et regressus reliquosque motus constantis et ratos ») ; Ambroise reprend cette observation, qui critique le terme errantes pour désigner les planètes. Mais le mot a chez le poète des Hymnes une autre connotation : les planètes dans leurs révolutions immuables évoquent le « chœur des rôdeurs » nocturnes que dissipe l’apparition matinale de Lucifer, autrement dit du Christ Soleil, comme l’expose l’Hymne 1 au Dieu créateur, « Aeterne rerum conditor », v. 9-12, éd. J. Fontaine, Paris, 1992, pp. 148-149 et 159-162 : « Hoc (sc. gallo) excitatus Lucifer / soluit polum caligine, / hoc omnis errorum chorus / uias nocendi deserit » = « Par le coq réveillé, Lucifer / délivre le ciel des ténèbres, / par lui tout le chœur des rôdeurs / abandonne les voies du mal » (le rapprochement a été fait par O. FALLER dans l’éd. du CSEL, p. 204, apparat critique) ; le terme errorum (certains manuscrits portent : erronum, sans que le sens diffère sensiblement) désigne aussi bien les esprit diaboliques qui rôdent dans la nuit que les planètes errantes auxquelles ils sont associés.

La création de l’homme dans une lecture critique de Philon le Juif

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L’homme maître du vivant À ce titre, l’homme gouverne le reste du vivant, exerçant un rôle d’éducateur sur les animaux irrationnels. Suivent plusieurs exemples d’animaux domestiqués ou domptés par l’homme, malgré sa faiblesse physique : chiens, lions, léopards, ours, béliers, brebis, taureaux, chameaux, chevaux, ceux-ci faisant l’objet du développement le plus ample. Cette accumulation emphatique qui ne vient pas tout entière de Philon (§ 83-86), colorée par des références aux Bucoliques et aux Géorgiques, confère au discours ambrosien une suauitas poétique étrangère au modèle juif. Le dernier exemple de cette série, celui du cheval, permet à Ambroise de clore son exposé par une sorte d’inclusion, car il reprend ainsi dans la dernière page l’image des quadriges de chevaux s’affrontant dans les courses du stade qu’il avait exploitée au début de son exposé, et qu’il prolonge ici par l’évocation du quadrige du triomphateur romain et du char d’Élie soulevé dans le ciel. Par une inflexion qui altère quelque peu l’unité du développement final, Ambroise, revenant à la conclusion de son modèle, lui emprunte la figure des cochers, puis celle du timonier dirigeant son navire, ce qui ouvre un nouveau champ métaphorique. Ce n’est pas ici soumission passive au texte source, car l’évocation du timonier (passage de la maîtrise de l’homme sur le monde animal à sa domination sur un élément naturel comme la mer) prépare, en réalité, l’épisode évangélique de Jésus, assis à la poupe du bateau, commandant au vent et à la mer. Cette nouvelle référence à l’Évangile (Mc 4, 38-39), éclairée par Paul, à qui revient le dernier mot, ramène le thème central du propos ambrosien : la symétrie, dans le temps de l’histoire du salut, entre le premier Adam, à qui, bien que créé le dernier, la création a été soumise par Dieu, et le nouvel Adam, venu le dernier lui aussi dans la perspective eschatologique du Jugement, animé non plus comme Adam du souffle de vie mais d’un souffle rédempteur, pour substituer à l’être animal un être spirituel, à l’homme terrestre un homme céleste comme l’indique 1 Co 15, 45-47. Ainsi donc le motif initial a dérivé vers un

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autre enseignement, car il ne s’agit plus ici d’expliquer pourquoi Adam a été créé après toutes les autres créatures, mais bien plutôt de montrer qu’au premier Adam, tiré de la glaise, être de terre, a succédé un nouvel Adam, venu du ciel pour effacer la tache du premier et appeler l’humanité au Royaume divin. La réponse d’Ambroise n’est plus d’ordre strictement exégétique, mais anthropologique et théologique, expliquant le sens de l’être humain et de sa destinée dans le temps de l’histoire. La conclusion, dans un élan rhétorique, célèbre cet homme dont l’existence est la cause et la fin de la création, pour qui seul a été créé tout ce qui existe, « somme de toute l’œuvre (créatrice), cause du monde, pour qui tout a été fait35 ». Mais si l’homme représente la fin, c’est-à-dire la finalité de toute la création, sa propre fin à lui est d’un autre ordre : habitant de la terre, hardi voyageur sur mer, c’est le ciel qui est sa vraie patrie selon le verset de Ph 3, 20 (« nostra autem conuersatio in caelis est ») suggéré par le texte d’Ambroise36 ; placé ici-bas pour combattre le combat du Christ mais déjà avec lui dans l’audelà, il est héritier du ciel, cohéritier du Christ, s’élevant selon son exemple au-dessus de sa condition mortelle, comme l’annonçaient les figures de l’Ancien Testament qui ont, avant Jésus, dépassé les limites de la nature humaine : Moïse marchant sur le fond de la mer, préfiguration des apôtres marchant, eux, à la surface des flots, ou Habacuc volant sans avoir d’ailes, ou encore Élie transporté par son char dans les airs. Rien de tout cela évidemment n’apparaît chez Philon, qui se contente, en conclusion, de résumer sa thèse, répétant que l’homme a été à juste titre créé le dernier pour servir de guide aux autres êtres et les gouverner « comme procurateur du premier et grand Roi37 ». ***

35 36 37

Epist. 29, 19, p. 206, 240 : « Recte ergo nouissimus quasi totius summa operis, quasi causa mundi propter quem facta omnia. » Ibid., p. 206, 243 : « […] conuersatur cum angelis […]. » Opif. 88, p. 201.

La création de l’homme dans une lecture critique de Philon le Juif

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Il est temps de conclure à notre tour. On peut s’interroger sur les raisons qui ont poussé Ambroise à cette imitation sélective et critique du texte de Philon. Peut-être parce qu’Ambroise voyait dans le texte de Philon, dont il ne retient que l’œuvre du sixième jour, qui lui paraissait le point crucial, une manière de compléter l’exégèse qu’il en avait proposée précédemment dans son Exameron en suivant le modèle de Basile de Césarée. S’il creuse ici le sillon philonien, c’est sans doute parce que l’Alexandrin lui offrait une exégèse qui n’est pas proprement juive, mais qui se présente comme une sorte de relecture du passage de la Genèse à la lumière de la sagesse grecque, et comme un effort de convergence entre judaïsme et hellénisme, auquel, de son côté, le Milanais s’est appliqué plus d’une fois. Mais, nous l’avons noté, si celui-ci reprend souvent les mots, les expressions du texte source, il s’écarte du plan très structuré de Philon, dont il réordonne librement les parties, abandonnant ce qu’il juge impropre à une adaptation chrétienne. Chaque emprunt est passé au crible, récrit et détourné vers la doctrine chrétienne, en particulier par les rapprochements scripturaires qui « paulinisent », si j’ose dire, la pensée de Philon, relue ainsi à travers le prisme d’un autre Juif. Cela dit, Philon reste pour l’évêque milanais un double médiateur : à la fois un interprète de l’Ancien Testament, ici d’un passage clé de la Genèse, selon une méthode herméneutique qui conjugue tradition rabbinique et cadres intellectuels grecs, mais aussi un représentant de la religiosité philosophique du paganisme de son temps, en particulier d’une certaine conception platonicienne de Dieu et de l’ascension du sage vers lui, idées assimilées par la koinè philosophique et vulgarisées plus tard par un Plotin ou un Porphyre, autres sources auxquelles Ambroise a librement puisé38. C’est bien cette convergence entre judaïsme et hellénisme, entre la tradition exégétique juive de la Genèse et la représentation néoplatonicienne du divin et de l’élan mystique de l’homme vers Dieu qui intéresse Ambroise dans le De opificio mundi de Philon. On peut certes se demander ce qu’aurait été la pensée d’Ambroise sans le socle 38

En particulier dans ses petits traités de vie morale et spirituelle, comme le De Isaac, le De bono mortis, le De Iacob et uita beata ou le De fuga saeculi.

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philonien, mais, comme on l’a observé au fil de l’analyse de détail, la position de Philon n’est cependant pour Ambroise qu’une étape dans le cours de l’histoire, une étape précieuse et hautement significative certes, mais transitoire, dans l’attente de l’accomplissement de ce qui, pour l’exégète chrétien, n’est ici qu’en promesse ou annonce. D’où cette réécriture du canevas proposé par Philon, complété plus que corrigé par son développement dans les temps chrétiens, de même que Jésus, comme le rappelle Ambroise dans une autre lettre à Orontianus, l’Epistula 31 (44 M), a déclaré n’être pas venu abolir la Loi mais l’accomplir pleinement (Mt 5, 17). Ainsi quand Philon célèbre le sens mystique du nombre sept, attaché à la symbolique juive, Ambroise reprend ce propos mais lui ajoute aussitôt le nombre trois, qui figure La Trinité, et montre ensuite que l’hebdomade, malgré la richesse de ses sens qu’il ne récuse pas, est dépassée par l’ogdoade qui évoque le mystère de la régénération baptismale, le retour au paradis perdu après la faute d’Adam, les temps nouveaux qui prolongent et accomplissent l’Ancien Testament, enfin la circoncision « pleine et parfaite » qui remplace celle, périmée, des Juifs, qui n’était que l’« ombre » prémonitoire du Soleil de justice à venir39. Nous savions depuis la belle thèse d’Hervé Savon qu’Ambroise n’avait pas servilement adapté les traités de Philon, mais qu’il s’était fondé sur eux pour en proposer une lecture critique et des adaptations chrétiennes radicalement différentes, en dépit des apparences, du propos du texte source ; ce qu’Hervé Savon avait montré en se fondant sur des traités comme le De Paradiso, le De Cain et Abel ou le De fuga saeculi. Nous constatons, par une analyse comme celle que nous venons de conduire, que les mêmes principes d’imitatio sont à l’œuvre aussi dans les lettres exégétiques assez nombreuses inspirées du philosophe juif d’Alexandrie, mais, dans chaque cas, il y a grand profit à regarder de près les modalités et finalités particulières de la retractatio ambrosienne.

39

Epist. 31 (44 M), 5-6, CSEL 82, 1, p. 218, 58-219, 77.

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De la figure à la manifestation dans le Contra Faustum de saint Augustin

Illud enim erat tempus significandi, hoc manifestandi (Contra Faustum, VI, 9)

Spontanément, nous associons le terme « Genèse » à celui de « Création ». Or le livre de la Genèse a une portée bien plus large. Il raconte l’histoire des origines du peuple d’Israël et il la fait remonter au projet du Créateur. Dans ce récit, la généalogie, ou les « générations » (toledot), occupe une place primordiale. Si saint Augustin s’est largement penché sur la question théologique de la Création, il n’en a pas omis pour autant la question de la Généalogie. Elle est pour lui le lieu d’un développement théologique original du rapport entre judaïsme et christianisme. D’une manière assez inattendue, ce développement surgit à l’occasion d’une controverse face au manichéisme. Refusant l’Ancien Testament, les partisans de Mani nient l’origine humaine, et donc juive, du Christ. Professant un dualisme ontologique, ils imaginent un Christ descendu de la « race de lumière » pour combattre la « race de ténèbres » que le peuple juif personnalise dans son culte monothéiste d’un dieu cruel et vengeur2. Face à cette conception imaginaire, Augustin ne peut que manifester l’enracinement du Christ dans la « race de David » (Rm 1, 3)3. Cet enracinement juif du Christ est le véritable sujet du Contra Faustum manichaeum. C’est pourquoi il nous est apparu comme un choix judicieux dans le cadre d’une étude des frontières entre judaïsme et christianisme. D’autant que, comme Alban 1 2 3

Université de Lorraine, Centre Écritures, EA 3943, F-57000. Cf. Contra Faustum, II, 3. Ibid., VII, 2.

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Massie l’a montré récemment dans sa très belle thèse, le peuple juif y est présenté par Augustin comme « peuple prophétique et nation témoin de la vérité4 ». Nous procéderons comme suit. Après une présentation mettant en avant la rhétorique du Contra Faustum, nous analyserons la structure argumentative du livre XII, qui constitue une sorte de discours dans le discours. Nous recueillerons ensuite l’acquis de cette argumentation pour un rapprochement entre judaïsme et christianisme.

Une œuvre de controverse Cette œuvre de circonstance, qui comprend trente-trois livres, est le plus grand ouvrage d’Augustin contre les Manichéens. C’est un ouvrage d’un genre un peu particulier, puisqu’il s’agit d’une controverse fictive5. En effet, au moment de sa rédaction, Faustus, l’évêque de Milève, qui avait été envoyé en exil vers 385-386 sur une île de Méditerranée, est déjà décédé6. Le Contra Faustum est rédigé aux alentours de 400 à la demande de frères perturbés par la lecture des Capitula, l’œuvre écrite par Faustus sans doute un peu avant sa mort (voir Contra Faustum, I, 1)7. Sans doute ces chrétiens nouvellement

4

5 6 7

A. MASSIE, Peuple prophétique et nation témoin. Le peuple juif dans le Contra Faustum manichaeum de saint Augustin, Paris, IEA, coll. « Études augustiniennes », série Antiquité, 191, 2011. Ibid., pp. 25-30. J. J. O’DONNEL, Prosopographie chrétienne du Bas-Empire, I, Afrique (303-533), Paris, CNRS, 1982, rééd. 1999, pp. 390-397. La composition du Contra Faustum est probablement des années 400-402. Cf. P.M. HOMBERT, Nouvelles recherches de chronologie augustinienne, Paris, IEA, coll. « Études augustiniennes », série Antiquité, 163, 2000, p. 27 ; L. ALICI, « Introduzione », dans Sant Agostino, Contro Fausto manichao, Roma, Cittá nuova, série Nuova Biblioteca Agostiniana, 14, 2004, p. XI ; A. MASSIE, Peuple prophétique et nation témoin…, op. cit., pp. 44-47.

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convertis ont-ils été séduits « par les charmes de la suave éloquence » (per inlecebram suauiloquentia) de l’évêque manichéen, dont parle le jeune évêque d’Hippone dans les Confessions (V, 3, 3). Même mort, la parole de cet homme demeure redoutable. L’intention d’Augustin est claire : « Je vais donc l’entreprendre au nom et avec l’aide du Seigneur, afin de montrer à tous ceux qui liront cet ouvrage que le plus perçant génie et la langue la plus éloquente ne sont rien, si le Seigneur lui-même ne dirige les pas de l’homme (cf. Ps 36, 23)8. » Le discours de l’intellectio fidei ne dispense pas de l’exercice de la raison mais le stimule avec rectitude. Contrer la puissance rhétorique hors du commun de Faustus exigeait qu’Augustin fasse appel à toutes les ressources apprises lors de ses études de rhéteur, comme il en appelle au livre IV du De doctrina christiana9: Si l’art de la rhétorique s’emploie pour persuader le faux comme le vrai, comment prétendre que les défenseurs de la vérité puissent la laisser désarmée en face de l’erreur ; qu’ils soient dépourvus du talent qu’ont les professeurs de mensonges, de rendre, dès le début, l’auditeur bienveillant, attentif et docile10 ?

Dès le début de la disputatio, Augustin dénonce le rejet de la généalogie du Christ par Faustus. Ce refus équivaut à nier l’appartenance du Christ au peuple d’Israël, et donc la légitimité de l’Ancien Testament, et finalement l’ensemble des Écritures. En termes rhétoriques, l’enracinement juif du Christ est donc l’inventio du discours d’Augustin. La structure du Contra Faustum fait apparaître que le nœud principal de la controverse porte sur le lien entre Incarnation et Ancien Testament11. Converti depuis peu au Verbe incarné, Augustin se doit de montrer qu’il n’y a pas de chair sans histoire. Si le Christ est vraiment homme, il 8 9 10 11

Contra Faustum I, 1. IV, 2, 3. ARISTOTE, Rhétorique, III, 14, 1415a ; CICÉRON, Rhétorique à Hérennius, I, 4, 2 ; QUINTILLIEN, Institution oratoire, IV, 1. Cf. R. TESKE, « Introduction », dans Saint Augustine, Answer to Faustus, a Manichean (contra Faustum Manichaeum), New York, New City Press Hardcovers, 2007, pp. 11-63 ; A. MASSIE, Peuple prophétique et nation témoin…, op. cit., pp. 51-61.

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s’inscrit dans une lignée historique. Cela le conduit à mettre en relief la valeur des prophéties qui concernent la venue du Christ, et donc, finalement, à valoriser le rôle du témoignage d’Israël. Réfuter le Manichéisme, c’est donc en même temps, pour Augustin, manifester ce qui rapproche et sépare le judaïsme et le christianisme. L’objectif d’Augustin consiste à démasquer la véritable identité de son adversaire. S’il parvient à démontrer que Faustus est un « fauxchrétien », ce dernier perd tout crédit auprès des fidèles et la cause est gagnée. La stratégie d’Augustin réside dans la mise en œuvre d’une herméneutique biblique. Si l’adversaire est vraiment chrétien, ses dires ne peuvent être en contradiction avec l’Écriture. Ainsi, chaque thèse de l’évêque manichéen est passée au crible de l’Écriture. Dès lors, chaque argument se retourne contre lui-même car l’autorité scripturaire dénonce son erreur. Mais le Contra Faustum ne comporte pas seulement une réfutation. La refutatio est l’envers d’une magistrale confirmatio. Tandis que le rejet de l’Ancien Testament est discrédité, l’unité des deux Testaments est affirmée et confirmée de manière amplifiée (amplificatio). La force argumentative d’Augustin se révèle dans sa capacité à faire valoir, non seulement l’autorité du Nouveau Testament, admise en principe par Faustus, mais aussi l’autorité de l’Ancien Testament, que ce dernier rejette en bloc. Par là, Augustin réussit un véritable tour de force où s’exprime un double fondement réciproque : la thèse scripturaire de l’enracinement juif du Christ est corroborée par l’unité des deux Testaments et vice-versa. Pour se réclamer de l’autorité de l’Ancien Testament face au rejet manichéen, Augustin doit d’abord montrer que l’Évangile n’est pas l’abolition, mais l’accomplissement des Écritures : « Il fallait que tout ce qui a été écrit de moi dans la loi de Moïse, dans les Prophètes et dans les Psaumes, s’accomplît » (Lc 24, 44)12. Cette exégèse de l’accomplissement s’accompagne d’une herméneutique spirituelle des promesses. Les promesses des biens temporels doivent être interprétées selon les paroles de l’Apôtre Paul comme des « figures » des choses à venir : « Toutes ces choses qui leur arrivaient n’étaient que des figures ; 12

Cité dans Contra Faustum, IV, 2.

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elles ont été écrites pour nous qui nous trouvons à la fin des temps » (1 Co 10, 11). Dans la disputatio, Augustin recourt à l’exégèse typologique, laquelle trace l’ordonnancement, ou la dispositio, du discours. Cette exégèse, née dans la tradition rabbinique dès l’époque d’Esdras, a été reprise par Paul et développée par les Pères, spécialement par Origène13. Transitant à travers les frontières juive et chrétienne, elle présente l’avantage de manifester une unité de sens à partir d’une unité historique, donc une herméneutique à partir d’une phénoménologie. La « figure » (figura) ou le « type » (tupos) n’est pas la copie ou la reproduction d’un modèle, céleste ou autre, mais le modèle de ce qui est encore à produire et qui l’emportera en dignité14. La figure est, à un moment précis, l’annonce d’une réalisation future. C’est donc bien une promesse. Par contrecoup, l’accomplissement de cette promesse légitime son authenticité.

Le témoignage prophétique et le voile qui demeure Ni délibératif, car il ne concerne pas des décisions à prendre concernant la vie de la cité, ni judiciaire, car il ne traite pas de faits à juger, le discours d’Augustin s’apparente au discours démonstratif. Or ce type de discours, appelé aussi épidictique, porte traditionnellement sur une personne ou un groupe de personnes, dont on fait l’éloge ou le blâme. Face à Faustus, qui s’ingénie à diffamer le peuple d’Israël, Augustin manifeste, à partir des Écritures, en quelle estime un vrai Chrétien doit tenir ce peuple. Dans cette réhabilitation, le livre XII constitue une pièce à conviction. Ce livre se présente comme un discours dans le discours, 13

14

Cf. J. BONSIRVEN, Exégèse rabbinique et exégèse paulinienne, Paris, Beauchesne, coll. « Études de théologie historique », 1938 ; J. DANIÉLOU, Sacramentum Futuri. Études sur les origines de la typologie biblique, Paris, Beauchesne, coll. « Études de théologie historique », 1950. P. BEAUCHAMP, art. « Sens de l’Écriture », dans Dictionnaire critique de théologie, (dir. J.-Y. LACOSTE), Paris, PUF, 1998.

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comprenant un exorde (exordium), un ensemble de réfutations et de confirmations (refutatio/confirmatio), ainsi qu’une péroraison (peroratio). Si, selon Aristote15, la narration (narratio) n’est pas une partie nécessaire du discours démonstratif, l’argumentation d’Augustin est toutefois émaillée de récits empruntés à la Bible. Ces récits sont autant de pièces à conviction qui, présentées dans un « style simple », sont destinées à « instruire » l’auditeur16.

Exorde Après avoir donné fictivement la parole à Faustus, Augustin commence le livre XII en faisant le point sur la persuasio de son adversaire et en annonçant le programme de son argumentation : Fauste dit tout cela pour nous persuader : (1) ou que les prophètes hébreux n’ont rien prédit du Christ ; (2) ou que leurs prédictions, s’ils en ont fait, sont sans utilité pour nous ; (3) ou que leur conduite n’a pas répondu à leur dignité de prophètes. Nous démontrerons donc (1) qu’ils ont prophétisé touchant le Christ, (2) que leur témoignage nous est d’un grand secours pour établir et affermir notre foi, (3) et qu’ils ont vécu comme il convenait à des prophètes17.

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Pour Aristote, la narration n’est obligatoire que dans le discours judiciaire. L’exorde, la discussion contradictoire et la récapitulation sont les parties nécessaires de la controverse. Le discours démonstratif peut se terminer par la péroraison (Rhétorique, III, 13). De doctrina christiana, IV, 17, 34 : « L’orateur qui s’attache à persuader la vérité et, dans ce but, à instruire, à plaire et à toucher doit donc unir à la prière tous ses efforts pour arriver à parler, ainsi que nous l’avons dit, d’une manière claire, attrayante et persuasive. Toutes les fois qu’il y réussit, il est véritablement éloquent, lors même que l’auditeur résisterait encore. C’est en vue de ce triple devoir de l’orateur (instruire, plaire, toucher) que le maître de l’éloquence romaine exige de lui les trois qualités suivantes : “être éloquent, c’est savoir parler des petites choses dans un style simple ; des choses médiocres dans un style tempéré ; et des grandes choses dans un style sublime” (CICÉRON, Orator, 29, 101). » Contra Faustum, XII, 1 : Nempe his omnibus verbis id agit Faustus, ut Prophetas Hebraeos neque quidquam de Christo praenuntiavisse, neque si praenuntiaverunt,

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Disputation tripartite (tripartita disputatione) : refutatio/confirmatio Comme l’objectif d’Augustin est de convaincre Faustus d’être un faux chrétien, ou plutôt de le démasquer aux yeux de ceux qui sont séduits par ses Capitula, la subtilité de cette disputatio tripartite consiste à le prendre au piège de sa propre ruse. Se faisant passer pour chrétien, il est obligé, pour ne pas se disqualifier, d’admettre l’autorité du Nouveau Testament et donc des lettres pauliniennes. C’est pourquoi, Augustin rappelle à son adversaire que, selon les dires de l’Apôtre, le peuple d’Israël est l’héritier, non seulement de l’Ancien Testament, mais aussi du Nouveau Testament : Je dis la vérité dans le Christ : je ne mens pas, ma conscience me rendant témoignage par l’Esprit-Saint, qu’il y a une grande tristesse en moi, et une continuelle douleur dans mon cœur. Car je désirais ardemment d’être moi-même anathème à l’égard du Christ pour mes frères, qui sont mes proches selon la chair, qui sont les Israélites, auxquels appartiennent l’adoption, et la gloire, et les testaments, et l’établissement de la foi, et le culte et les promesses ; dont les pères sont ceux de qui est sorti, selon la chair, le Christ qui est au-dessus de toutes choses, Dieu béni dans les siècles18 (Rm 9, 1.5).

Faustus est donc acculé – fictivement, puisque étant mort, il ne peut plus se défendre – à reconnaître la dignité et même l’excellence des Israélites (Israelitarum excellentiam). En tant que premiers bénéficiaires des Écritures, les Israélites méritent la louange (laudatio) :

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eorum testimonia nobis prodesse, neque illos ipsos ex eorumdem testimoniorum dignitate vixisse credamus. Nos itaque demonstrabimus et eorum de Christo praesagia, et quantum per ea nobis ad fidei veritatem firmitatemque consultum sit, et eos suae prophetiae congruenter apteque vixisse. Ibid., XII, 1 : Veritatem, inquit, dico in Christo, non mentior, contestante mihi conscientia mea in Spiritu sancto, quia tristitia est mihi magna, et continuus dolor cordi meo. Optabam enim ego ipse anathema esse a Christo pro fratribus meis, cognatis secundum carnem, qui sunt Israelitae, quorum est adoptio, et gloria, et Testamenta, et Legis constitutio, et obsequium, et promissiones ; quorum patres et ex quibus Christus secundum carnem, qui est super omnia Deus benedictus in saecula.

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Yves Meessen Qu’ils s’inclinent donc devant l’autorité de l’Apôtre, qui, en louant les Israélites et en constatant leur supériorité, compte parmi leurs biens propres l’établissement de la loi19.

Premier argument : l’annonce voilée du Christ Dans les Capitula, Faustus affirme ne pouvoir découvrir dans les Écritures juives aucune prophétie annonçant la révélation néotestamentaire dans l’ancienne. Cet argument joue en sa défaveur. Son ignorance de l’herméneutique typologique, basée sur le rapport entre la figure et sa manifestation, laisse entendre qu’il ne consulte pas le « Christ véritable et véridique » (Christum verum atque veracem), le Maître intérieur20. Lui seul, et nul autre, est à la fois l’exégète et l’exégèse de toute l’Écriture21. Si le Manichéen s’est rendu impropre à percevoir le sens des Écritures, c’est parce qu’il a troqué le Christ proclamé par les Apôtres pour « son propre (Christ) imposteur inventé par le mensonge » (suum proprium fallacem fallaciter). Ainsi, Faustus ne peut pas recevoir les nombreuses prophéties de la venue du Christ dans l’Ancien Testament. Cette réfutation ouvre la voie à une confirmation largement amplifiée. Cette amplificatio consiste dans une longue liste de prophéties. Ne pouvant plus être d’aucune utilité pour le pauvre Faustus, elle est destinée à affermir la foi des fidèles. Parmi ces prophéties, il en est une qui sort du lot, par sa clarté et son universalité. Présentée à plusieurs reprises comme la plus claire et la plus manifeste (apertis

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20 21

Ibid., XII, 3 : Cedant ergo auctoritati apostolicae, quae laudans atque commendans Israelitarum excellentiam, etiam hoc enumeravit, quod eorum sit Legis constitutio. Cf. De Magistro, XI, 38, BA 6, pp. 136-137. « Comme il est l’exégèse de l’Écriture, Jésus-Christ est aussi l’exégète. Il est véritablement, au sens actif aussi bien que passif, le Logos : Christus qui solus intelligentiam Scripturarum aperit. C’est lui, lui seul qui nous l’explique, et en nous l’expliquant, il s’explique lui-même : Liber ipse aperit seipsum. » (H. DE LUBAC, Exégèse médiévale : les quatre sens de l’Écriture, t. I, Paris, Aubier, coll. « Théologie 41 », 1959, pp. 322-323).

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manifestisque)22, cette prophétie tirée du livre de la Genèse englobe, pour ainsi dire, toutes les autres : Nous pouvons encore confondre nos adversaires par d’autres prophéties claires, manifestes, comme celle-ci, par exemple : “En ta postérité toutes les nations seront bénies” (Gn 22, 18 ; 26, 4 ; 28, 14). Cela a été dit à Abraham, à Isaac, à Jacob23.

Cette prophétie réitérée aux trois premiers patriarches englobe toutes les autres parce qu’elle annonce déjà le mystère du lien entre Israël et les nations. Elle reprend l’ensemble du rapport entre la promesse et son accomplissement en visant la réunification de toutes les nations dans le Christ, issu de la race d’Abraham : En effet, il y en a une [prophétie] plus claire, une plus dominante encore, qui remplit les oreilles, les esprits, les langues de tous les peuples, celle qui nous fait voir dans le Christ né, suivant les Écritures hébraïques, de la race de David, l’accomplissement de ce qui y est écrit et de ce qui a été promis à Abraham, à Isaac, à Jacob : “En ta postérité seront bénies toutes les Nations”24.

D’une manière énigmatique et obscure, cette prophétie comprend déjà aussi la division interne d’Israël entre les Israélites pour lesquels la divinité du Christ sera dévoilée et ceux pour lesquels elle restera voilée. Elle anticipe le rôle du témoignage joué par chacune des parties d’Israël dans le dessein de salut de tous les hommes, les Manichéens y compris. Aveugle à toutes ses promesses, pourtant manifestes, Faustus se retrouve dans une situation semblable à celle des « Juifs infidèles » pour qui « le voile demeure » :

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Cf. Contra Faustum, XII, 47 : XIII, 6 ; XV, 11. Ibid., XII, 41 : Aliis praesagiis propheticis apertis manifestisque ferietur: sicuti est illud : In semine tuo benedicentur omnes gentes. Hoc dictum est ad Abraham, hoc ad Isaac, hoc ad Iacob. Ibid., XIII, 5 : Ea quippe clarior, ea praepollentior, aures et mentes et linguas omnium gentium tenet, quae Christo ex semine David secundum Scripturas Hebraeas disseminato, implet, quod ibi scriptum est, promissum Abrahae, et Isaac, et Iacob : In semine tuo benedicentur omnes gentes.

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Yves Meessen Il leur [les Manichéens] est arrivé ce que l’Apôtre dit des Juifs infidèles : “Lorsqu’ils lisent Moïse, ils ont un voile posé sur le cœur” (2 Co 3, 15) ; et ce voile ne leur est pas enlevé, parce qu’ils ne peuvent comprendre Moïse qu’en passant au Christ, non au Christ qu’ils ont forgé dans leurs rêves, mais à celui que les prophètes hébreux ont prédit. Car le même Apôtre ajoute : “Mais lorsque vous aurez passé au Seigneur, le voile sera enlevé” (2 Co 3, 16)25.

Deuxième argument : de l’utilité des prophéties De même que les « hérétiques » sont utiles aux fidèles comme « preuves », c’est-à-dire pour qu’ils soient « éprouvés » dans leur foi en Dieu, de même les « Juifs » sont utiles à l’Église en tant que « témoins » : Ceux-là [tous ceux qui admettent et lisent certains de nos livres canoniques], disje, quoiqu’ils ne s’entendent point entre eux, que les Juifs soient séparés des hérétiques, et les hérétiques les uns des autres, sont cependant utiles à l’Église, ou comme témoins, ou comme preuves26.

Hérétiques manichéens et Juifs n’ont pas la même cécité à l’égard de la manifestation divine du Christ. Concernant les Juifs, Augustin s’appuie sur l’exégèse paulinienne : « S’ils l’avaient connue [la sagesse de Dieu, mystérieuse et demeurée cachée], ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de Gloire » (1 Co 2, 8)27. Cet aveuglement, ou ce non-dévoilement, est mis sur le compte du mystère de l’économie divine28. Ce qu’exprime ici le passif divin (non eis aufertur velamen) :

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Ibid., XII, 4 : contigit eis quod de ipsis infidelibus Iudaeis dicit Apostolus : Cum legitur Moyses, velamen est super cor eorum ; neque enim aufertur hoc velamen, per quod non intellegunt Moysen, nisi transierint ad Christum : non qualem ipsi finxerunt, sed qualem Patres Hebraei prophetaverunt. Sic enim idem Apostolus ait : Cum autem transieris ad Dominum, auferetur velamen. Ibid., XII, 24 : quamvis inter se dissentiant, et Iudaei ab haereticis, et ipsi haeretici alii ab aliis, una tamen conditione servitutis, vel ad aliquam attestationem, vel ad aliquam probationem utiles sunt Ecclesiae. Ibid., XIII, 9. Cf. aussi Enarratio in Psalmos 65 ; Sermo 116, 6, PL 38, c. 660.

De la figure à la manifestation dans le Contra Faustum de saint Augustin

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Comme ils ne passent point au Seigneur, on ne leur enlève pas le voile qui demeure dans la lecture de l’Ancien Testament, parce que dans le Christ seul disparaît, non la lecture de l’Ancien Testament, qui a une vertu cachée, mais le voile qui en dérobe l’intelligence29.

Cependant, Augustin montre que l’aveuglement d’une partie d’Israël n’empêche pas le rôle “custodial” des Juifs infidèles comme « bibliothécaires des Chrétiens » (scriniarii christianorum), mais qu’il en fait intimement partie. Cette démonstration s’établit sur une relecture typologique du récit de Noé et de ses trois fils dans Genèse 9, 21-27 : Mais le fils qui est entre les deux, c’est-à-dire le peuple juif (qui est entre les deux parce que, d’une part, il n’a point maintenu la primauté des Apôtres, et que de l’autre, il n’a point été le dernier à croire parmi les peuples), a vu la nudité de son père, puisqu’il a consenti à la mort du Christ ; il en a porté au dehors la nouvelle à ses frères : car c’est par lui qu’a été révélé et en quelque sorte publié le secret contenu dans les prophéties, et c’est pourquoi il est devenu l’esclave de ses frères. En effet, ‘qu’est-ce que cette nation, aujourd’hui, sinon une sorte de bibliothèque des chrétiens, qui portent la loi et les Prophètes pour témoigner de la revendication de la liberté de l’Église, afin que nous honorions dans un mystère ce qu’elle-même annonce dans la lettre’30 ?

Se basant sur une lettre de Cyprien (Epistula 63, 2-4) qu’il cite dans le De doctrina christiana31, Augustin interprète l’ivresse de Noé comme

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Contra Faustum, XII, 11 : et non transeuntibus ad Dominum, non eis aufertur velamen, quod in lectione Veteris Testamenti manet, quia in solo Christo evacuatur, non ipsa lectio Veteris Testamenti, quae habet absconditam virtutem, sed velamen quo absconditur. Ibid., XII, 23 : Medius autem filius, id est, populus Iudaeorum, ideo medius, quia nec primatum Apostolorum tenuit, nec ultimus in Gentibus credidit, vidit nuditatem patris, quia consensit in necem Christi ; et nuntiavit foras fratribus : per eum quippe manifestatum est, et quodam modo publicatum, quod erat in Prophetia secretum; ideoque fit servus fratrum suorum. Quid est enim aliud hodieque gens ipsa, nisi quaedam scriniaria Christianorum, baiulans Legem et Prophetas ad testimonium assertionis Ecclesiae, ut nos honoremus per sacramentum, quod nuntiat illa per litteram ? (Traduction par A. MASSIE, Peuple prophétique et nation témoin…, op. cit., p. 352). IV, 21, 45.

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Yves Meessen

figurative de la passion du Christ32. Cham est le seul à voir la nudité de son père Noé qui s’est endormi en état d’ivresse. En cela, il est la figure du peuple juif qui consent à la mort du Christ et qui en colporte la nouvelle. Alertés par leur frère, Sem et Japhet refusent de voir la nudité de leur père Noé et le couvrent d’un manteau. Ce manteau est interprété comme le « mystère » (sacramentum) de la passion du Christ célébré par les Chrétiens. Il ressort de l’interprétation du récit une tension paradoxale entre malédiction et bénédiction, esclavage et liberté. Celui qui a vu est condamné à l’esclavage par ses frères, tandis que ces derniers, qui ont refusé de voir, reçoivent la bénédiction du « Dieu d’Israël ». Nous nous attendrions à l’inverse. Il y a une sorte de chiasme entre vision et esclavage, non-vision et liberté. Interdisant une lecture simpliste, Augustin pousse le lecteur à interpréter l’« arc des événements » (Geschehenbogen)33. Il n’est pas possible d’attribuer purement et simplement le rôle du peuple juif ou celui de l’Église à l’un ou l’autre des fils de Noé. Les trois fils manifestent la solidarité de tous les enfants d’Israël dans la révélation du « secret contenu dans les Écritures », ainsi que dans la libération apportée par cette révélation. Les prophéties de l’Ancien Testament, tout en voilant le mystère, le publient en même temps. Le « sacrement » révèle ce qui est caché dans la « lettre », mais la « lettre » publie le « sacrement ». Sans le recours aux prophéties, la chair du Christ n’est pas mise à nu, c’est-à-dire qu’il n’est pas possible de distinguer la divinité dans la passion du Christ. Au contraire de ce voile prévu dans le plan divin, l’aveuglement des hérétiques réside dans leur mépris de la chair du Christ et dans l’invention de leurs fables. Ils inventent une « passion mystique » d’un Christ imaginaire. Leur inaptitude est donc toute différente de celle des Juifs.

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Cf. A. MASSIE, Peuple prophétique et nation témoin…, op. cit., pp. 349-359. Nous faisons référence à l’expression employée par Paul Ricoeur à propos de la lecture du récit de Genèse 2. Cf. P. RICOEUR, Penser la Bible, Paris, Seuil, 1998, p. 70.

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Troisième argument : la conduite exemplaire des Juifs La dérision dont fait preuve Faustus à l’égard des observances scrupuleuses des Juifs concernant maintes pratiques, telles que le manger et le boire, les jours de fête, le sabbat ou la circoncision, se retourne finalement contre lui. Ce retournement est commandé par une double attitude à l’égard des Juifs. Loués pour leur fidélité à travers le témoignage du respect de la loi donnée à Moïse, ils sont aussi accusés d’infidélité : « Ils sont coupables d’infidélité pour n’avoir pas, à l’arrivée du Christ, distingué l’époque du Nouveau Testament de celle de l’Ancien34 ». Cette accusation est à mesurer. D’une part, elle ne concerne pas tout Israël, puisqu’une partie des Juifs se sont convertis au Christ en reconnaissant dans sa venue l’accomplissement des promesses. D’autre part, elle est tempérée par le recours au « voile qui demeure » selon la mystérieuse sagesse de Dieu. Bien que passibles du « meurtre » de leur frère, les Juifs continuent à participer au plan de salut de Dieu. Dans une relecture typologique de Genèse 4, Augustin compare le peuple juif à Caïn tuant Abel. Si le meurtre de son frère conduit Caïn à une malédiction, par laquelle il sera gémissant sur la terre, Dieu l’accompagne aussi par une bénédiction. Il est marqué du sceau de Dieu pour le protéger contre ses ennemis. Pour Augustin, cette protection divine perdure et impose au peuple chrétien un respect particulier à l’égard d’Israël35. Comme Caïn, le peuple juif continue de témoigner de la bonté de Dieu à travers les pratiques qui sont les siennes, au sein des nations païennes : « Et le Seigneur mit un signe sur Caïn, afin que quiconque le trouverait ne le tuât pas » (Gn 4, 13.15). C’est vraiment une chose prodigieuse que toutes les nations qui ont été subjuguées par les Romains aient adopté la religion de ce peuple et embrassé son culte et ses rites sacrilèges ; et que le peuple Juif, soit sous des rois

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Contra Faustum, XII, 9. Cf. sur ce thème A. MASSIE, Peuple prophétique et nation témoin…, op. cit., pp. 338-348.

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Yves Meessen païens, soit sous des princes chrétiens, n’ait jamais perdu le signe de sa loi, qui le distingue de tous les autres peuples36.

La foi d’Israël, et sa ténacité à adorer Dieu en dépit de tous les régimes politiques, est présentée par Augustin comme un prodige à admirer. Ce témoignage de foi est d’une grande utilité pour les Chrétiens qui sont, eux aussi, appelés à témoigner en toutes circonstances de leur foi. Finalement, à travers sa confirmation argumentative, Augustin convainc les Manichéens d’être bien plus blâmables que les Juifs. D’abord, par leur attitude hostile à l’égard du peuple juif, ils réitèrent le geste homicide de Caïn. Ensuite, leur aveuglement face au mystère de Dieu est dû à l’invention de leurs fables. Enfin, même l’argument par lequel les Manichéens ridiculisent les Juifs dans leur conduite alimentaire se retourne contre eux : Mais, dit-on s’ils ont prophétisé le Christ, ils ont vécu d’une manière peu digne et peu conforme à leur dignité de prophètes. Comment le savez-vous ? Êtes-vous dans le cas de juger ce que c’est que de bien ou mal vivre, vous qui faites consister la justice à ne pas manger un melon insensible, plutôt que de donner à manger à un pauvre qui meurt de faim37 ?

Péroraison Le livre XII se conclut dans un dénouement épidictique. Chaque lecteur est tenu de choisir entre deux voies : ou bien de blâmer les Juifs comme 36

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Contra Faustum, XII, 13 : Et posuit Dominus Deus Cain signum, ne eum occidat omnis qui invenerit. Hoc revera multum mirabile est, quemadmodum omnes gentes quae a Romanis subiugatae sunt, in ritum Romanorum sacrorum transierint, eaque sacrilegia observanda et celebranda susceperint ; gens autem Iudaea, sive sub Paganis regibus, sive sub Christianis, non amiserit signum Legis suae, quo a caeteris gentibus populisque distinguitur. Ibid., XII, 47 : At enim si Christum prophetaverunt, non digne neque congruenter sua prophetatione vixerunt. Unde hoc scitis ? An quid sit vel bene vel male vivere, iudicare vos potestis, quorum iustitia est potius succurrendum esse meloni non sentienti, ut eum vos manducetis, quam mendico esurienti, ut manducandum aliquid detis ?

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Faustus le fait, ou bien de faire leur éloge à l’instar de Paul. Quant à Augustin, bien qu’il avoue ne pas comprendre ce qu’il appelle « le côté mystérieux de leur vie », il ne cache pas qu’il a déjà choisi : Voilà la courte réponse que j’ai à faire à Fauste sur les mœurs des patriarches et des Prophètes, par la voix de nos petits enfants, au nombre desquels je me compte moi-même, pourvu que je ne blâme pas la conduite des saints de l’antiquité, quand même je ne comprendrais pas le côté mystérieux de leur vie. Cette vie, les Apôtres nous l’ont recommandée avec éloge dans leur Évangile, comme ces Prophètes avaient eux-mêmes prédit les Apôtres ; en sorte que les (deux) Testaments se crient l’un à l’autre, comme les deux Séraphins : ‘Saint, Saint, Saint est le Seigneur, le Dieu des armées’(Is 6, 3). Quand Fauste accusera, non pas d’une manière générale et vague, comme il l’a fait ici, mais précise et détaillée, les actes des patriarches et des Prophètes, alors le Seigneur leur Dieu, qui est aussi le nôtre, m’aidera à lui donner des réponses convenables et spéciales sur chaque point. Maintenant Fauste, le manichéen, blâme ces personnages, et Paul, l’apôtre, les loue : c’est à chacun de voir auquel ajouter foi38. ***

En analysant le livre XII du Contra Faustum, nous constatons que l’argumentation basée sur l’exégèse figurative a un double effet. D’une part, elle explique le caractère transitoire des pratiques auxquelles était et est toujours astreint le peuple d’Israël, tant que le voile n’est pas levé. D’autre part, elle met en valeur le témoignage de fidélité de ce peuple envers l’Auteur de la promesse. Ce double effet s’explique par 38

Ibid., XII, 48 : Hoc Fausto pro moribus Patriarcharum et Prophetarum ex voce parvulorum nostrorum breviter responderim: inter quos et me ipsum deputaverim, dum tamen non reprehendam vitam sanctorum antiquorum, etiam si non intellegam quam mystice vixerint, quorum vitam nobis laudabiliter Apostoli Evangelio suo praedicarunt, sicut illi sua prophetia futuros Apostolos praedixerunt, ut clament ad se invicem duo Testamenta, sicut duo Seraphim : Sanctus, sanctus, sanctus Dominus Deus sabaoth. Cum vero coeperit Faustus Patriarchas et Prophetas, non generali atque indefinita reprehensione, sicut hic fecit, sed proprie facta eorum commemorando criminari, adiuvabit me Dominus Deus eorum, qui est etiam noster, ut ad singula congruenter apteque respondeam. Nunc vero illos homines Faustus Manichaeus vituperat, Paulus autem apostolus laudat: eligat quisque cui credat.

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Yves Meessen

l’ancrage de l’exégèse figurative dans une phénoménologie du dévoilement. Associant « figure » et « ombre », Augustin fait apparaître une autre différence paulinienne : « Tout cela n’est que l’ombre de ce qui devait venir, mais la réalité relève du Christ » (Col 2, 17). Dépendante de la « réalité » à venir, toute « ombre » porte en elle à la fois une positivité et une négativité. L’ombre laisse entrevoir la réalité tout en l’oblitérant. La réalité, apparaissant en pleine lumière, fait en même temps surgir l’insuffisance de l’ombre : Quand il [l’Apôtre] ajoute que “ces choses étaient pour nous autant de figures”, “qu’elles étaient en eux autant de figures” (1 Co 10, 11), c’est déclarer qu’une fois en possession de la réalité dévoilée, il n’est plus nécessaire que nous [les chrétiens] soyons astreints à l’observation des figures prophétiques39.

Le passage de l’ombre à la réalité marque donc la première étape d’un caractère transitoire et la nécessité d’abandonner ce qui y est lié. Cet effet, qui concerne les Chrétiens, est indissociable d’un autre effet, qui concerne les Juifs. Puisque ces derniers n’ont pas encore accueilli la « réalité dévoilée », mais seulement des « figures », il convient qu’ils continuent à observer les prescriptions comme elles leur apparaissent40. Finalement, l’observance des pratiques juives et leur abandon par les Chrétiens sont liés à la même nécessité : la fidélité à Dieu. Dans les deux cas, cette fidélité est honorable et louable. La pratique scrupuleuse des Juifs, loin d’être blâmable ou risible, est à recevoir comme un témoignage de fidélité. Sans toutefois devoir être suivie, elle est utile pour stimuler la fidélité des Chrétiens. Augustin met donc en relief le caractère testimonial du peuple juif : C’était le temps du signe ; c’est aujourd’hui celui de la manifestation. L’Écriture, qui imposait autrefois les observances figuratives, est donc devenue le témoin des

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Ibid., VI, 2 : Sed quid dicturi sunt adversus Apostolum, qui ait : Haec omnia in figura contingebant illis; scripta sunt autem propter nos, in quos finis saeculorum obvenit ? Ecce ipse aperuit cur illae Litterae accipiantur a nobis, et cur illa rerum signa iam necesse non sit ut observentur a nobis. Ibid., VI, 9.

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mystères qu’elles représentaient ; et ce qui se pratiquait comme prophétie, nous le lisons maintenant comme confirmation (ad confirmationem)41.

La réfutation se transmue en une véritable confirmatio. Loin de proposer la substitution pure et simple d’un Israël à l’autre, l’évêque d’Hippone met l’accent sur le rôle du témoignage du peuple juif dans l’histoire du salut jusqu’à la parousie. Cette présentation, originale parmi les Pères, où le rapport paulinien entre promesse et accomplissement est mis en avant, se retrouve ultérieurement chez Grégoire le Grand. Il constitue un acquis primordial de la théologie pour le dialogue entre judaïsme et christianisme.

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Ibid., VI, 9 : Illud enim erat tempus significandi, hoc manifestandi. Ergo ipsa Scriptura, quae tunc fuit exactrix operum significantium, nunc testis est rerum significatarum; et quae tunc observabatur ad praenuntiationem, nunc recitatur ad confirmationem.

PHILIPPE LEFEBVRE1

Le fils perdu et retrouvé. Luc 1-2 : une lecture de la Genèse entre tradition juive et culture païenne

Cet article est une esquisse : il voudrait montrer quelques aspects de l’usage que l’Évangile de Luc fait du livre de la Genèse dans sa propre élaboration. Les références à la Genèse n’y sont en rien des ornements qui se trouveraient enrôlés au service du propos évangélique. Elles sont en fait si nombreuses et si organisées qu’elles renvoient à l’intégralité de la Genèse comme à un texte source dont l’Évangile procède en quelque manière. La Genèse en retour, abordée comme le livre inaugural qui oriente déjà vers un télos (finalité) énigmatique, reçoit de la figure évangélique du Christ sa réponse et son accomplissement, sa téléïôsis (« finalisation », « achèvement ») pour reprendre un terme clé du début de Luc (Lc 1, 45). L’Évangile propose une nouveauté inouïe en racontant comment le « fils du Très Haut » (Lc 1, 32) naît d’une femme, mais cette nouveauté n’est pas pure irruption, coup de théâtre imprévisible. En reprenant les chemins que la Genèse a ouverts, Luc en manifeste la portée annonciatrice : « la maison de Jacob » (Lc 1, 33) dont la Genèse évoque la fondation trouve le roi que le Seigneur avait prophétisé au patriarche Jacob (Gn 35, 11).

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Université de Fribourg, CH-1700.

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Le thème du fils perdu et retrouvé en Luc et dans la Genèse Je me limiterai ici à un seul thème pour témoigner de la richesse structurante chez Luc des renvois à la Genèse : le fils perdu et (re)trouvé. On pourrait décliner cette qualification par d’autres formules : le fils impossible et pourtant venu, le fils mort et revenu à la vie. Dans tous les cas, il y a bel et bien une place filiale qui n’est pas ou n’est plus occupée et qui, mystérieusement, trouvera ou retrouvera celui qui doit s’y tenir. Je retiens ce thème parce qu’il court dans tout l’Évangile de Luc, certains passages qui l’illustrent étant propres à ce livre : la résurrection du fils de la veuve (Lc 7, 11-17), la parabole dite du fils prodigue (Lc 15, 11-30).

Les deux fils enfin trouvés en Lc 1-2 Les deux premiers chapitres le mettent particulièrement en valeur : deux fils viennent au monde de manière inattendue. Jean naît de parents âgés et stériles qui ont longtemps prié pour avoir un enfant : il existe donc bien une place du fils dont un fils enfin héritera. Dès sa jeunesse, Jean disparaît au désert « jusqu’au jour de sa manifestation à Israël » (Lc 1, 80). Jésus quant à lui naît d’une vierge, répondant à l’attente d’un peuple : Siméon sait qu’il verra le Messie avant de mourir (Lc 2, 26) et Anne parle de l’enfant « à ceux qui espéraient la délivrance de Jérusalem » (Lc 2, 38) ; là encore, un lieu d’attente focalise des aspirations et un fils de David s’y manifestera (cf. Lc 1, 32). Le célèbre épisode de Jésus à douze ans qui échappe à la vigilance de ses parents repartis pour la Galilée clôture les chapitres liminaires de l’Évangile en illustrant une fois encore ce thème (Lc 2, 41-52). Joseph et Marie cherchent leur fils en une quête douloureuse de trois jours avant de le trouver au sanctuaire (Lc 2, 46-48).

Le fils perdu et retrouvé

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Fils perdus et retrouvés dans la Genèse Cette dynamique du recouvrement d’un fils informe profondément le texte de la Genèse. Trois générations de femmes stériles marquent les débuts du peuple d’Israël : Isaac naît contre toute attente d’Abraham et de Sarah, après avoir été promis par Dieu sans que cette annonce soit d’emblée effective (Gn 21) ; les jumeaux Ésaü et Jacob voient le jour chez Rébecca et Isaac après vingt ans d’infécondité (Gn 25, 19-26) ; deux fils naîtront à la stérile Rachel : Joseph, puis Benjamin (Gn 30, 22-24 et Gn 35, 16-20). L’itinéraire de Joseph, qui occupe plus du dernier quart de la Genèse (Gn 37, 39-50), est justement celui d’un fils perdu et retrouvé. Ses frères le vendent en Égypte après avoir médité de le tuer et en avoir en tout cas accrédité la rumeur. Joseph poursuit cependant son chemin, non sans connaître à nouveau des épisodes d’abandon et de relèvement : devenu un obscur esclave, il est remarqué par son maître ; mis en prison et oublié, il est appelé par Pharaon. Quand il retrouve ses frères, il leur demande, avant de se faire reconnaître par eux, de lui amener le plus jeune de leur fratrie, Benjamin, suscitant chez Jacob la terreur que ce fils soit, lui aussi, perdu comme le fut Joseph. Dès le début de la Genèse, Abel lance en quelque sorte l’intrigue du fils perdu et retrouvé. Dieu interroge Caïn qui vient d’assassiner son frère : « Où est Abel ton frère ? » (Gn 4, 9). La place du fils est d’emblée en question : où est-il ? À Caïn qui répond avec arrogance et désinvolture, Dieu rétorque : « La voix du sang de ton frère crie vers moi depuis le sol » (Gn 4, 10). Le fils qu’on a voulu évincer se fait toujours entendre et son appel traverse les cieux pour atteindre Dieu luimême. Le fils qui semble définitivement perdu, c’est Dieu qui l’entend et qui demande compte de sa vie. Que Dieu trouve le lieu du fils, Genèse 21 nous le dit encore : quand le jeune Ismaël, perdu au désert avec sa mère Hagar est sur le point de mourir de soif, « Dieu entend la voix de l’enfant là où il est » (Gn 21, 17) et montre à sa mère un puits providentiel. Au chapitre suivant, la perte et le retour du fils sont mis en scène par Dieu : Abraham marche pendant trois jours avec Isaac pour offrir Isaac en holocauste au Seigneur ; or, le Seigneur intervient au moment où le père se saisit du couteau et arrête son geste. Le fils que

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l’on devait perdre sur le mont du sacrifice, le Moriyyah, revient parmi les siens (Gn 22, 1-19). On n’en finirait plus d’explorer dans la Genèse ce thème que la plupart des personnages masculins illustrent d’une manière ou d’une autre. Abraham lui-même est un fils qui part de « la maison de son père » vers une terre inconnue et il craint sans cesse d’être tué lors de ses pérégrinations (Gn 12, 11-13 ; 20, 1-2). Il fera l’expérience pas à pas que le chemin où Dieu le conduit ne le mène pas à sa perte, mais à une vie abondante dont la naissance d’Isaac est le signe. Avant de quitter les siens, Abraham avait perdu un de ses frères, Harân fils de Térah, mort prématurément en Chaldée ; il y a désormais une place du frère à côté d’Abraham qu’occuperont différents hommes qui croiseront sa route. Harân, le frère décédé, le fils perdu, revient en quelque sorte auprès du patriarche en la personne de Lot son fils (Gn 11, 27 et 31 ; 12, 4 ; 13…), de Melchisédech (Gn 14, 18-20), d’Abimélech (Gn 20 ; 21, 22-34). Les naissances improbables de Jean et de Jésus, les épisodes où ils passent du secret à la révélation publique et aux retrouvailles ne s’inscrivent pas seulement dans une continuité thématique avec la Genèse. Tous ces événements sont racontés comme autant de reprises des histoires du commencement. Jean et Jésus, dans leurs disparitions et réapparitions, actualisent toutes les histoires des fils perdus et retrouvés de la Genèse. Dans la suite de notre étude, nous verrons comment la réappropriation de ces histoires de fils permet à Luc d’architecturer puissamment ses deux premiers chapitres. La riche matière de la Genèse a très tôt donné lieu à d’intenses réflexions dans le judaïsme. En prenant un exemple précis, nous ferons l’hypothèse que Lc 1-2 fournit la première attestation écrite d’un midrash bien attesté dans les « légendes des Juifs ». Enfin, nous nous demanderons si l’étonnante mise en scène des trois femmes appariées – Élisabeth, Marie et Anne – ne fait pas écho à une organisation analogue dont la culture gréco-latine donnerait des exemples : autour des enfants perdus et retrouvés, trois marraines, trois « grâces » seraient disposées, annonçant leurs destins à la manière de Parques bienveillantes.

Le fils perdu et retrouvé

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Lc 1-2 et la Genèse : une fresque ordonnée Le thème du fils perdu et trouvé restera notre référence pour évaluer l’emploi de la Genèse dans les deux premiers chapitres de Luc. Il constitue une sorte d’échantillon qui ne doit pas faire oublier que l’écriture lucanienne est extrêmement riche de références à la Genèse en premier lieu, mais aussi à la Torah et à l’ensemble de l’Ancien Testament, certains livres y étant plus exploités que d’autres. J’ai dit plus haut que les textes racontant la venue au monde de Jean et de Jésus en Lc 1-2 résument et rassemblent bien des récits de naissance de la Genèse. Cela peut se montrer assez facilement et suggère que la référence au premier livre de la Bible se fait non pas au hasard, au gré d’un « inconscient textuel » de l’auteur, mais au contraire de manière construite et consentie.

Zacharie et Élisabeth/Abraham et Sarah Le premier tableau de l’Évangile se situe au temple de Jérusalem. Un prêtre déjà âgé, Zacharie, reçoit la visite d’un ange qui lui annonce que son épouse stérile, Élisabeth, enfantera un fils contre toute attente. Pour évoquer ces vieilles gens, l’auteur reprend bien des expressions qui ont été lancées dans la Genèse pour caractériser Abraham et Sarah, certaines de ces expressions étant même employées exclusivement pour ces derniers. Il est clair que la situation des deux couples est fondamentalement la même : ils sont avancés en âge, la femme est stérile et le fils est conçu au-delà de la période de fécondité envisageable à vues humaines. Selon une expression récurrente dans la Genèse, « Abraham et Sarah étaient âgés, avancés en jours » (Gn 18, 11), de même Zacharie et Élisabeth « étaient tous les deux avancés en leurs jours » (Lc 1, 7). Zacharie dira encore à l’ange : ‘‘Moi en effet je suis vieux et ma femme est avancée en ses jours” (Lc 1, 18). La stérilité est déclarée de manière redondante : « Sarah était stérile et n’avait pas

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d’enfant » (Gn 11, 30) ; du couple sacerdotal il est dit qu’« ils n’avaient pas d’enfant parce qu’Élisabeth était stérile » (Lc 1, 7). Leur rapport à l’alliance est celui de la fidélité et de la foi. Dieu luimême présentera Abraham à son fils Isaac comme l’homme de l’alliance : « Abraham ton père a obéi à ma voix et il a gardé mes ordonnances, mes commandements, mes justifications et mes lois » (Gn 26, 5) ; en cela, Abraham est « sans reproche » (amemptos en Genèse 17, 1, selon le grec de la Septante). Quant à Zacharie et à sa femme, « ils marchaient dans tous les commandements et les justifications du Seigneur, sans reproche » (amemptos, Luc 1, 6). Ce dernier mot est si rare dans l’Ancien et le Nouveau Testaments qu’il prouve le rapport voulu entre les deux couples. Dans les deux cas, à la promesse du Seigneur, les deux hommes posent exactement la même question : « À quoi connaîtrai-je (kata ti gnosomaï) que j’en hériterai ? » (Gn 15, 8), demande Abraham entendant qu’un pays lui sera octroyé. « À quoi connaîtrai-je cela (kata ti gnosomaï) ? », demande Zacharie à l’ange qui lui annonce la naissance d’un fils (Lc 1, 18). Dans les deux cas, c’est l’homme qui reçoit le message de la naissance inattendue : « Et le Seigneur apparut à Abraham » (littéralement : « fut vu par Abraham », Gn 17, 1 ; 18, 1) ; « l’ange du Seigneur fut vu par (Zacharie) » (Lc 1, 11). Lors d’une première théophanie, Abraham a connu la crainte qu’inspire la présence de Dieu : la crainte « tomba sur lui » (Gn 15, 12). L’expérience est analogue pour Zacharie quand l’ange lui apparaît : « la crainte tomba sur lui » (Lc 1, 12).

Marie et Hagar Dans la Genèse, Abraham et Sarah sont mis en scène avec la servante égyptienne de Sarah, Hagar ; celle-ci est abordée par le premier être dans la Bible qui soit nommé « ange » et celui-ci lui annonce la naissance d’un fils qu’elle a conçu des œuvres d’Abraham (Gn 16). Dans l’Évangile de Luc, l’ange qui a parlé à Zacharie s’approche d’une jeune femme, Marie, liée par cousinage à Élisabeth, pour lui révéler qu’elle sera mère d’un enfant qu’on appellera « le fils du Très-Haut »

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(Lc 1, 32). En réponse à cette nouvelle, Marie se nomme par deux fois « servante » (Lc 1, 38 et 48). La scène type, pas si courante, d’un ange annonciateur auprès d’une femme est donc déployée dans les deux cas, poursuivant la référence à l’histoire d’Abraham et de Sarah et à ses péripéties. On peut objecter que Hagar est une domestique au sens social du terme, tandis que le terme « servante » chez Marie est employé par déférence : Marie est la « servante du Seigneur », elle se nomme ainsi pour suggérer son obéissance et sa docilité. Mais déjà dans la Genèse, le terme de servante évolue quand il est appliqué à Hagar. Il désigne d’emblée le statut d’esclave de l’Égyptienne, mais quand Hagar se conforme, en retournant chez ses maîtres, à ce que l’ange du Seigneur lui a demandé, elle se met au service d’un projet qui est d’une tout autre ampleur que les ordres qu’elle reçoit habituellement. Elle finit par être congédiée avec son fils. C’est l’occasion pour elle de rencontrer à nouveau un ange et d’apprendre que le Seigneur se porte garant de ce fils, éloigné de son géniteur Abraham. Que Dieu puisse s’affirmer, en lieu et place du père absent, en faveur du fils de la servante, c’est une intuition de la Genèse que Luc reprend en en découvrant toute la mesure.

Élisabeth et Marie / Rébecca, Léa, Rachel Nous venons d’avoir un aperçu de la présence d’Abraham et de Sarah. Luc évoque ensuite de façon méthodique les deux générations suivantes. Après les fondateurs viennent le fils, Isaac, et son épouse Rébecca. Celle-ci est stérile pendant vingt ans, puis après l’intercession d’Isaac auprès du Seigneur, la voici enceinte. Mais, sentant de vigoureux mouvements dans son ventre, elle décide de « consulter le Seigneur » (Gn 25, 22). Celui-ci lui apprend qu’elle porte des jumeaux qui seront les auteurs de deux peuples rivaux. L’agitation intra-utérine est suffisamment rare dans la Bible pour que l’on pense à Rébecca quand Élisabeth, à l’arrivée de sa parente Marie, enceinte depuis peu, ressent en elle les gambades de son fils qu’elle porte depuis six mois

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(Lc 1, 41). Le terme gambade n’est pas déplacé : le verbe grec skirtan désigne bien plus que le fait de « tressaillir », comme on le traduit souvent. Skirtan évoque régulièrement dans la Septante les bonds que fait un jeune animal. C’est ce même verbe qui caractérise, dans la Septante, les sauts des jumeaux dans le ventre de Rébecca. Élisabeth emploie ce verbe pour évoquer les cabrioles de son petit : « L’enfant a fait des bonds d’allégresse dans mon ventre » (Lc 1, 44). Ce qui, en Rébecca, marquait la rivalité naissante des deux garçons, devient manifestation de joie à l’approche de « la mère de mon Seigneur » (Lc 1, 43). On constate une fois de plus qu’un personnage, Rébecca, est diffracté en deux femmes : les « jumeaux », Jésus et Jean, sont portés chacun par une cousine. À la génération suivante, c’est Jacob, un des jumeaux, qui hérite étonnamment de la bénédiction paternelle. Il s’exile en Syrie pour échapper à la fureur de son frère Ésaü dont il a capté le droit d’aînesse. Jacob épouse Léa, puis Rachel – c’est cette dernière qu’il aime et avec laquelle il aurait d’emblée désiré convoler. Or, sa bien-aimée Rachel est stérile. Après des années, le Seigneur se souvient d’elle et elle enfante. Nous reviendrons sur cet épisode essentiel. Elle prononce en tout cas deux phrases lourdes de sens quand elle accouche : « Le Seigneur a enlevé ma honte » et « Qu’il m’ajoute un autre fils ». Le nom qu’elle donne à ce fils, Joseph, est précisément la forme verbale « Qu’il ajoute » (yoseph en hébreu), laissant présager un second fils. Quand Élisabeth se sait enceinte, elle reprend les paroles de Rachel : « Ainsi le Seigneur a-t-il fait aux jours où il a regardé pour enlever ma honte parmi les hommes » (Lc 1, 25). Dégagée de son opprobre, Rachel annonçait que le Seigneur donnerait un autre fils. Chez Luc, après les mots d’Élisabeth, il est dit au verset suivant que l’ange du Seigneur part chez une vierge de Galilée pour lui annoncer la naissance d’un fils. Comme pour Rébecca, la figure de Rachel est traitée au moyen des deux femmes : à la première, enceinte, la sortie de la honte, à la seconde l’annonce d’un « autre fils ». Alors qu’elle porte depuis peu le « fils du Très-Haut », Marie chante son fameux cantique devant sa parente Élisabeth ; elle y mentionne : « Toutes les générations me diront bienheureuse » (Lc 1, 48). Cette expression vient de l’exclamation de

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Léa quand sa servante Zilpa lui donna un fils, Asher, engendré par Jacob : « (C’est) pour mon bonheur car toutes les femmes me diront bienheureuse » (Gn 30, 13). Le nom Asher donné à l’enfant est formé sur la racine ashar sur laquelle sont formés le nom « bonheur » et le verbe que nous traduisons par « dire bienheureux ». Dans sa parole, Marie fait donc référence à Léa, mais aussi à sa servante qui a enfanté. Marie ne vient-elle pas de proclamer que le Seigneur s’était « penché sur l’humiliation de sa servante » avant de continuer en disant qu’elle serait désormais reconnue comme bienheureuse ?

La pensée du texte en Gn et en Lc Les deux premiers chapitres de Luc ne réacclimatent pas seulement des personnages et des situations tirés de la Genèse, ils reprennent aussi à leur compte une certaine « pensée du texte » que le livre de la Genèse développe en filigrane. J’entends par là la manière qu’a le livre de se penser lui-même dans ses structures, ses paradoxes, son unité. C’est ainsi qu’une question est souvent posée concernant la Genèse : le livre sépare-t-il d’un côté les récits de création, de l’autre les histoires familiales de la postérité d’Abraham ? Y a-t-il, en d’autres termes, deux livres dans ce livre ? Or, la Genèse tend à montrer que l’intérêt pour la création ne disparaît jamais, même dans les récits familiaux ; bien plus, ces récits contribuent à approfondir, dans les vicissitudes des circonstances humaines, ce qui a été évoqué explicitement d’abord en termes de création. Le personnage de Joseph est ainsi toujours accompagné d’une dimension « créationnelle ». Les songes de sa jeunesse rassemblent la terre et le ciel : les onze gerbes de ses frères se prosternent devant la sienne, puis le soleil, la lune et les étoiles s’inclinent devant lui (Gn 37). La bénédiction finale que son père lui adresse le situe comme le point de convergence « des cieux en haut » et de « l’abîme couché en bas » (Gn 49, 25), deux expressions qui rappellent les formules du commencement (Gn 1, 1-2). Cette affirmation que le cosmos est ordonné à la figure de fils que Joseph incarne manifeste une méditation originale sur la création : celle-ci n’est

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vraiment perceptible qu’une fois ressaisie dans la figure de ce fils qu’on a dit mort et qui n’est pas mort. De même, parmi les derniers propos de Joseph à ses frères, se trouve cette phrase décisive : « Le mal que vous aviez médité contre moi, Dieu a médité d’en faire du bien, pour ceci : faire vivre un peuple nombreux » (Gn 50, 20). Joseph est donc un homme qui, à la fin de la Genèse, donne un enseignement sur le bien et le mal. Dieu avait dit au commencement de ne pas manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal (cf. Gn 2, 15-16). Apparemment, il y a une manière tout à fait légitime de s’approcher de cet arbre et d’en bénéficier. Les récits concernant Joseph renouent donc avec les récits des commencements, manifestant un fils d’Adam dans la plénitude de son inscription cosmique et doué d’une connaissance qui ne résulte pas d’un larcin (cf. Gn 3), mais qui est donnée par Dieu au fil d’un chemin de vie parcouru avec Lui. En Lc 1-2, on trouve de même des motifs propres à la personne des fils entrelacés à des motifs de création. En Lc 1, 17, l’ange annonce à Zacharie que son fils enfin venu, Jean, va « préparer pour le Seigneur un peuple bien organisé » (kataskeuasmenon). Au commencement de l’Évangile, ce participe rappelle l’adjectif verbal grec issu du même verbe, utilisé par la Septante en Gn 1, 2 : « La terre était invisible et inorganisée » (akataskeuastos) ; l’hébreu donne pour qualifier la terre dans ce verset la célèbre formule tohu wabohu (« informe et vide », « vide et vague » selon les traductions accréditées). Que Jean puisse apprêter le peuple comme Dieu a mis en forme la création s’inspire également de la théologie du Deutéronome. Les deux registres s’y superposent en effet, le vocabulaire de la création du monde s’appliquant à la naissance et à la préparation du peuple de Dieu (cf. Dt 32, 10-11). De même, toujours en Lc 1, la réponse de Marie qui accepte de porter le « fils du Très-Haut » fait écho à la première parole du Seigneur au premier chapitre de la Genèse : « Que soit (genoïto) la lumière » (Gn 1, 3) ; cette formule est reprise par la Vierge : « Que soit (genoïto) pour moi selon ta parole » (Lc 1, 38). Un fiat répond à un autre. Bien d’autres éléments de ce genre seraient à analyser, tel le thème de la lumière et des ténèbres : essentiel dès le début de la Genèse, il est assumé en Lc 1-2 par la figure du fils Jésus, lumière venue dans

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les ténèbres (Lc 1, 78-79). Il est lié à cet autre thème des rapports entre ciel et terre, entre haut et bas que Gn 1 avait lancé et que l’on retrouve dans Luc dans l’évocation de la conception du fils : « l’Esprit saint viendra sur toi et la force du Très-Haut te prendra sous son ombre » (Lc 1, 35).

Le fils perdu d’Asher. Une lecture juive chez Luc ? J’ai mentionné plus haut une réminiscence de la Genèse (30, 13) en Lc 1 : la parole qui marque, de la part de Léa, la naissance d’Asher se retrouve, avec quelques modifications dans le Magnificat de Marie (Lc 1, 48). Or, une allusion à l’Ancien Testament faite dans le Nouveau est rarement ponctuelle : lorsqu’un auteur évangélique se réfère à un passage ou à un personnage des Écritures, le jeu d’apparentement a des chances de se prolonger plus loin et d’informer le texte d’Évangile de manière profonde. Si Asher est évoqué de manière implicite dans un verset du Magnificat, le nom est bel et bien donné en Lc 2, 36 : quand Marie et Joseph viennent présenter le bébé Jésus au temple, survient une prophétesse, Anne, de la tribu d’Asher, qui se met à parler de l’enfant « à ceux qui attendaient la délivrance de Jérusalem » (Lc 2, 38). Il est assez étonnant que l’on mentionne la tribu d’origine de cette femme, d’autant plus que cette tribu n’est pas très célèbre et qu’elle a été peu citée dans l’Ancien Testament. En tout cas, ces deux évocations d’Asher créent un point d’incandescence autour de ce personnage un peu oublié et nous provoquent à l’enquête.

« Jésus », fils d’Asher Dans la Genèse, après les deux versets évoquant sa naissance (Gn 30, 12-13), le texte signale la descendance d’Asher dans un chapitre consacré à la postérité de tous les fils de Jacob. Asher devient, comme

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ses frères, le fondateur d’une tribu qui porte son nom. Examinons-en les premiers représentants. Il a quatre fils et une fille (Gn 46, 17) : « Et les fils d’Asher : Yimnah, Yishwah, Yishwi, Beria et Sérah, leur sœur. » En deuxième position figure donc un certain Yishwah. Dans la Septante, le nom est translittéré Iesoua. Quand un lecteur de l’Évangile, en quête de renseignements sur la tribu d’Anne, se réfère à l’Ancien Testament sous sa forme hébraïque ou sous sa forme grecque, il trouve donc un nom proche du nom de Jésus. Le Yishwah de Gn 46, 17 peut être rapproché en effet de Yehoshoua2, adapté traditionnellement en Josué, et habituellement translittéré en grec par la Septante en Ièsous, Jésus3. Si l’on veut confirmer ces informations, il existe d’autres listes généalogiques des fils de Jacob. Celle des Chroniques reprend exactement les données de la Genèse (1 Chr 7, 30). Mais auparavant, il en existe une autre dans le livre des Nombres qui, comme son nom l’indique, procède au dénombrement d’Israël. En Nb 26, 44, dans la liste du peuple établie par Moïse et Éléazar, on trouve une nouvelle mention des enfants d’Asher. Ne figurent cette fois que Yimnah, Yishwi, Beria. Première particularité : Yishwah a disparu. Seconde particularité : bien qu’il s’agisse ici de recenser les hommes âgés de plus de vingt ans, aptes au combat, l’unique sœur de cette fratrie est toujours mentionnée : « La fille d’Asher se nommait Sarah4 » (Nb 26, 46). Dans la Septante, Iesoua, équivalent grec de Yishwah, a également disparu en cette occurrence, ce qui tend à prouver que l’« omission » de ce nom est ancienne et qu’elle n’est pas due à une erreur tardive, propre 2 3

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Le nom Josué en hébreu est lui-même susceptible de plusieurs graphies, parfois proches du nom du fils d’Asher. Le livre de Josué est intitulé Josué/Jésus dans la Bible d’Alexandrie, afin de rendre d’emblée l’écho qui naît pour un hellénophone entre le Jésus de l’Ancien Testament, le continuateur de l’œuvre de Moïse, et le Jésus du Nouveau Testament (cf. Josué/Jésus, traduction du texte grec de la Septante, introduction et notes par J. MOATTI-FINE, Paris, Cerf, 1996). Le texte massorétique vocalise ici Sarah celle qu’il appelait Sérah en Gn 46. La Septante écrit partout Sara (ce qui rapproche de Sarra selon l’orthographe de la Septante), la femme d’Abraham. En Nb 26, la notice sur les descendants d’Asher dans le texte hébreu se trouve aux versets 44-47 ; elle est dans la Septante aux versets 28-31.

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au texte hébreu. Il manque donc un fils par rapport à la première liste donnée en Gn 46. Un fils perdu dans la tribu d’Asher.

Sérah, fille d’Asher : sur les traces des fils perdus Sérah tient donc une place dans la liste où un des fils d’Asher, qui, lui, devrait être mentionné, a disparu. Nous avons vu que la Septante suit de près le texte hébreu. Qu’en est-il du targum ? Nous donne-t-il une piste ? Le Targum de Jonathan pour Gn 46, 17, après la mention biblique de « Sérah leur sœur », donne cette addition : « qui fut emmenée, tandis qu’elle vivait encore, dans le jardin (d’Éden) pour avoir annoncé à Jacob que Joseph était vivant. C’est elle qui sauva les habitants d’Abel d’une sentence de mort aux jours de Joab ». Dans le passage correspondant des Nombres où sont cités les enfants d’Asher, l’addition de ce même targum est plus développée encore : « (Sarah) fut emmenée par soixante myriades d’anges et introduite de son vivant dans le jardin d’Éden pour avoir annoncé à Jacob que Joseph était toujours en vie ». Pourquoi Sérah a-t-elle cette réputation dans le targum d’avoir déclaré Joseph vivant à Jacob ? Il me semble que l’amorce de la méditation sur Sérah vient de ce qu’elle apparaît dans une fratrie dont un membre, Yishwah, manque à l’appel. Une fille étonnamment présente dans un inventaire d’hommes et un fils perdu entre deux occurrences de la même liste : voilà deux données qui ont été mises en relation. Si Sérah est obstinément présente alors qu’un de ses frères disparaît, c’est qu’elle est là pour le chercher, et peut-être pour en chercher d’autres qui demeureraient également introuvables. Elle avertit ainsi Jacob, selon le targum, que son fils Joseph n’est pas mort, en dépit de la preuve – en fait fallacieuse – que les frères de Joseph ont rapportée de leur séjour aux champs (cf. Gn 37, 31-33).

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Sérah dans les traditions juives Sérah de la tribu d’Asher a une grande renommée dans le judaïsme. Michel Remaud5 lui a consacré une belle étude, en la rapprochant de notre prophétesse Anne. Il note au début de son enquête6 : « La tradition juive ancienne a fait de Sérah la mémoire vivante d’Israël et la dépositaire de plusieurs secrets liés à la sortie d’Égypte. Mais elle apparaît dans d’autres contextes : c’est elle, déjà, qui avait révélé à Jacob que Joseph était encore en vie ; on la retrouve encore au temps de David, et certaines sources disent même qu’elle est entrée au jardin d’Éden sans goûter la mort. » Si elle prévient Jacob que Joseph est toujours vivant, elle sait aussi que Joseph annonce un autre guide d’Israël qui s’avérera être Moïse. Or, selon Genèse Rabba 97, 67 (à propos de Gn 48, 21), Sérah connaît le signe qui accréditera Moïse comme l’envoyé de Dieu : Joseph en mourant avait proféré deux fois le verbe « visiter » (« visiter, Dieu vous visitera » pour traduire littéralement la formule d’insistance de l’hébreu ; Gn 50, 24-25) à l’intention de ses frères ; de la même façon, celui qui délivrera Israël de l’Égypte et manifestera ainsi la visite de Dieu chez son peuple prononcera une formule analogue, contenant deux fois le verbe « visiter ». De fait, Moïse devra répéter aux Anciens d’Israël ce que Dieu lui a dit au buisson ardent : « Visiter je vous ai visités et j’ai vu ce qu’on vous fait en Égypte » (Ex 3, 16). Sérah sait 5

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M. REMAUD, « Prophétesse et fille d’Asher », dans Cahiers Ratisbonne, 1, 1996, pp. 31-46. L’auteur donne dans cet article beaucoup de documents de première main tirés des textes talmudiques, haggadiques… Un article était paru quelques années auparavant qui attirait déjà l’attention sur Anne et suggérait un éventuel rapprochement entre elle et Sara, fille d’Asher. Il s’agit d’une étude de M. WILCOX, « Luke 2, 36-38, “Anna Bat Phanuel, of the Tribe of Asher, a Prophetess”. A Study of Midrash in Material special to Luke », dans F. Van SEGBROECK et al., The Four Gospels, Festschrift Neirynk, Leuven, Leuven University Press, 1992, pp. 1571-1579. M. REMAUD, ibid., p. 32. Genèse Rabba est un midrash de la Genèse qui a été mis par écrit aux VeVIe siècles de notre ère. Cf. en français Midrach Rabba. Genèse 1, traduit de l’hébreu par Bernard Maruani et Albert Cohen Arazi, Lagrasse, Verdier, 1983.

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donc que les fils cachés seront trouvés : Joseph n’était pas mort et Moïse surgira un jour ; elle sait comment déceler que Moïse est bien celui qui est appelé dans Genèse Rabba le « rédempteur » d’Israël, le goel, selon le terme hébreu.

Anne et Sérah Informés par ce détour dans les traditions juives, nous pouvons revenir à notre prophétesse Anne. Elle arrive quand les parents amènent Jésus au temple, reconnaît l’enfant et parle immédiatement de lui. Elle semble donc une digne continuatrice de son arrière-grand-tante Sérah, puisqu’elle sait discerner dans ce bambin le rédempteur d’Israël. Notons que la formule évoquant l’immédiate divulgation par Anne de la mission de l’enfant dit explicitement : « Elle parlait à son sujet à tous ceux qui attendaient la rédemption d’Israël » (Lc 2, 38). Le terme lutrôsis en grec, « rachat, rédemption », appartient à la racine qui traduit habituellement dans la Septante la racine gaal que nous avons vue illustrée par le terme goel. En outre, avant l’entrée en scène d’Anne, le verbe grec episkeptesthaï, qui traduit habituellement le verbe hébreu paqad, « visiter », a bien été par deux fois prononcé. C’est Zacharie, le prêtre de la même tribu que Moïse, qui l’a proclamé au début et à la fin de son cantique : « Béni soit le Seigneur le Dieu d’Israël qui a visité (epeskepsato) et racheté son peuple » (Lc 1, 68), et « L’Orient qui vient d’en haut nous visitera (episkepsetaï) » (Lc 1, 78). Il est vrai qu’Anne n’a pu assister à la proclamation de cette prière de Zacharie. Mais, littérairement parlant, le terme « visiter », le « sésame » de la rédemption qui vient, a bien été prononcé par deux fois, non dans la bouche du rédempteur qui est encore en gestation, mais dans celle d’un prêtre, d’un témoin de cette rédemption attendue, qui prophétise sous le coup de l’Esprit Saint (Lc 1, 67). Notons aussi que Zacharie, au début de son hymne, évoque bien la rédemption en cours : « Béni soit le Seigneur […] qui a visité et a fait rédemption (lutrôsis) à son peuple » (Lc 1, 68, traduction littérale).

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Nous avons vu que, dans certaines traditions juives, Sérah passait pour une très vieille femme, peut-être exemptée de la mort8. Or, notre Anne est une femme âgée. On sait que la formule indiquant son âge en Lc 2, 37 n’est pas tout à fait claire : Anne a-t-elle quatre-vingt-quatre ans ou quatre-vingt-quatre ans de veuvage, ce qui ferait d’elle une femme plus que centenaire9 ? Cette incertitude fait osciller la prophétesse entre la réalité d’une femme « historique » dont l’âge est « normal » et la tradition « légendaire » d’une fille d’Asher de plus de cent ans en quête du rédempteur. De plus, le fait que l’enfant qu’elle accueille se nomme Jésus, Ièsous en grec, nous renvoie au Iesoua disparu de la descendance d’Asher. Trouvant le rédempteur que Sérah avait su découvrir en Moïse, Anne trouve du même coup le fils manquant de sa propre tribu.

Luc et les traditions juives sur la Genèse Faut-il penser que ces traditions concernant Sérah, mises par écrit après le Nouveau Testament, étaient déjà connues dans le judaïsme au tournant de notre ère ? Doit-on croire que la fille d’Asher était populaire à l’époque de Luc, en tant que femme apte à discerner le rédempteur ? Peut-on affirmer que bien des Juifs pouvaient reconnaître en Anne un accomplissement de la figure de Sérah, son antique parente ? Je ne saurais ici me prononcer définitivement sur ces points. Mais le rapprochement de ces écrits juifs et du personnage d’Anne de la tribu d’Asher mérite d’être noté, à charge pour de plus experts d’en tirer des conséquences.

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« Ils sont sept, lit-on dans les Abot de rabbi Nathan, qui ont embrassé l’histoire du monde : Adam a vu Mathusalem, Mathusalem a vu Sem, Sem a vu Jacob, Jacob a vu Sérah, Sérah a vu Ahiyya, Ahiyya a vu Élie, et Élie vit et demeure jusqu’à ce que vienne le Messie », passage cité par M. REMAUD, « Prophétesse et fille d’Asher », art. cit., p. 40. Cf. J. K. ELIOTT, « Anna’s age (Luke 2, 36-37) », dans Novum Testamentum, XXX, 1988, pp. 100-102.

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La brève évocation d’Anne précède la péricope de Jésus perdu et retrouvé au temple. Certes, douze ans se sont écoulés depuis la présentation au temple du garçon, mais le texte met en continuité les deux histoires. Si Anne est celle qui retrouve le fils perdu de sa tribu et le rédempteur caché d’Israël, elle fait entrer les parents de Jésus dans une démarche analogue : le fils n’est pas seulement celui qui vient et qui leur est donné ; même mis au monde et âgé de quelques années, il doit encore être découvert. Sa présence n’est pas une évidence, un état de fait établi. Il faut trouver dans ce fils « Celui qui vient » de la part du Père (cf. Lc 2, 49).

Les trois Grâces : entre Genèse et culture grecque Fondé dans l’Écriture qu’il a méditée en profondeur, Luc semble également un connaisseur des traditions d’interprétation juive des textes bibliques. Il s’avère également compétent en culture gréco-latine et ses œuvres, l’Évangile et les Actes des Apôtres, se réfèrent à des éléments de cette culture. J’exprime cette dernière hypothèse de manière vague et cette étude n’est pas le lieu pour la théoriser davantage. Je voudrais simplement proposer d’appréhender les textes lucaniens comme un champ de forces dans lequel Écriture, lectures juives et références païennes se conjuguent et se répondent10.

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Cf. P. LEFEBVRE, « L’apôtre Paul et la femme au python (Actes 16) », dans La Règle d’Abraham, juin, 2005.

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Évangiles et culture gréco-latine Plusieurs auteurs dernièrement ont étudié une possible influence de la culture grecque sur le texte de l’Ancien Testament11, d’autres l’impact de cette culture sur les Évangiles. McDonald a ainsi donné une étude fort intéressante sur l’inspiration homérique dans l’Évangile de Marc12. Il ne semble pas déplacé de réfléchir aux sources grecques et latines de l’œuvre de Luc : dans son Évangile, les Romains sont d’emblée présents et, par le recensement qu’ils ordonnent, ils font en sorte que le sauveur, fils de David, naissent à Bethléem selon les Prophètes. Dans les Actes, l’itinéraire de Paul le conduit de la terre d’Israël et de l’Asie Mineure jusqu’en Grèce puis à Rome. Embarqué à Troie, Paul fait en quelque sorte un périple dans le sillage d’Ulysse et d’Énée, comme cela du reste a plusieurs fois été dit. Reprendre avec prédilection le livre de la Genèse permet à Luc de faire une place dans son œuvre à la culture grecque et latine ambiante. Ce livre en effet aborde des sujets généraux : la création du monde, le logos créateur ; il présente des grands types humains que l’on trouve aussi dans d’autres littératures : les frères disparates (Caïn et Abel, Jacob et Ésaü – ce dernier binôme peut, ne serait-ce que superficiellement, faire penser à Castor et Pollux13), le vieux couple qui reçoit une visite divine (Abraham et Sarah à Mambré accueillent trois visiteurs dont un semble être Dieu lui-même, comme Philémon et Baucis abritèrent sous leur toit Jupiter et Mercure)… Bref, les évocations du cosmos et les mille récits familiaux de la Genèse consonnent assez facilement avec bien des méditations et des

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Cf. tout dernièrement P. WAJDENBAUM, Argonauts of the Desert: Structural Analysis of the Hebrew Bible, Sheffield/Oakville, Equinox Publishing, 2011. D. R. MACDONALD a récemment relancé l’enquête The Homeric Epics and the Gospel of Mark, New Haven/London, Yale University Press, 2005. Cf. P. LEFEBVRE, « Ésaü et Jacob / Castor et Pollux. Une comparaison entre monde biblique et monde grec », dans G. CASASUS, S. HAUPT (éds.), Vergleichen ? Komparatistische Wissenschaften im Vergleich, Comparer ? La comparaison dans les sciences, Zürich, Lit, coll. « Freiburger sozialanthropologische Studien », 31, 2011, pp. 65-81.

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représentations qu’on trouve dans la littérature et la mythologie grecque et romaine. N’est-il pas inquiétant que Luc mêle à son Évangile de possibles références païennes ? C’est là tout un champ à explorer et une pensée à discerner chez cet auteur passionné par un Christ qui soit « lumière des nations pour la révélation et gloire de son peuple Israël », comme le dit Siméon (Lc 2, 32). Luc ne pratique ni amalgame ni syncrétisme dangereux ; il médite sur l’écho de la Parole de Dieu en Israël et chez les nations et tente de donner un visage au « dieu inconnu » que les païens vénèrent sans le connaître vraiment (Actes 17, 23).

Trois Grâces, trois Parques en Lc 1-2 ? Je propose ici de réfléchir sur l’étonnante mise en scène, en Lc 1-2, des trois femmes, Élisabeth, Marie et Anne, qui président aux naissances des enfants. Les fils enfin venus, enfin découverts, ce sont des femmes qui les attendent, les annoncent, les dévoilent. Comme je le suggérerai, les liens littéraires entre ces trois femmes sont denses et pensés : Luc a voulu que Jean et Jésus soient d’emblée placés sous l’autorité de ces trois personnages intimement unis. Pourquoi en est-il ainsi ? Il y a dans cette disposition les souvenirs bibliques de femmes agissant ensemble : Rachel et Léa dans la Genèse « ont édifié à elles deux la maison d’Israël » (Rt 4, 11), aidées d’ailleurs par leurs servantes respectives (voir Gn 29-30 et 35). Au début du livre de l’Exode, deux accoucheuses font naître les garçons d’Israël malgré l’ordre de Pharaon de les tuer dès qu’ils sont enfantés ; Moïse naît dans ces circonstances terribles et il est sauvé par un collectif de femmes : sa mère et sa grande sœur ainsi que la fille de Pharaon et ses suivantes (Ex 2). Ruth et Noémi travaillent de concert pour que Booz convole finalement avec Ruth et qu’un fils inespéré vienne au monde – un fils d’ailleurs attribué à Noémi (Rt 4, 17). Tous ces exemples manifestent des femmes occupées ensemble à promouvoir la vie des fils là où elle s’avérait impossible ou difficile. Mon hypothèse est que ce type de scénario biblique est croisé dans l’Évangile de Luc par une référence aux trois Grâces, du moins aux

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triades de divinités tutélaires qui accueillent les enfants et les lancent vers leurs destins. Depuis fort longtemps en Grèce, des groupes de trois divinités du temps et de la destinée sont liés à la naissance et aux temps de la vie humaine. En explorant la Théogonie d’Hésiode, Clémence Ramnoux nous a rappelé que, parmi les enfants de la déesse Nuit, figurent ainsi « trois groupes de trois entités féminines : les Hespérides, les Moirai, les Kères14 », les trois Moires étant plus spécialement les distributrices des lots impartis à chacun. Ces dernières sont ailleurs dans la Théogonie présentées comme les filles de Zeus et de Thémis ; elles sont alors appariées à une autre triade féminine : les Heures qui répartissent des travaux pendant la vie des hommes. Elles ont pour demi-sœurs les trois Charites – que l’on traduit habituellement en « trois Grâces » – issues de Zeus et d’Eurynomé, fille d’Océan, qui « distribuent les biens et les maux15 ». Il faudrait longuement commenter ces triades, leurs attributions, leur évolution. Qu’il suffise ici de dire qu’elles veillent d’une manière ou d’une autre à la répartition des parts de chacun, qu’elles président aux différentes périodes de la vie des mortels et qu’elles sont en interaction à l’intérieur de leurs triades respectives et de triade à triade. Ces différents trios finissent par se superposer : les Heures, les Grâces et les Moires (ou Parques dans le monde latin) participent d’une même réalité, entre déesses de la destinée et fées marraines annonçant le destin de chacun16.

14 15 16

C. RAMNOUX, La Nuit et les Enfants de la nuit dans la tradition grecque, Paris, Flammarion, 1986, coll. « Champs », p. 68. Ibid., p. 70. R. TRIOMPHE évoque ainsi les divinités appelées Heures : « Difficiles à séparer des Charites, proches des Moires, des Muses et des Nymphes, ce sont des divinités un peu floues, mais qui incarnent bien la marche antique du temps, et cette continuité dans le changement qui la caractérise », dans Le lion, la vierge et le miel, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Vérité des mythes », 1989, p. 102.

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Les trois Grâces évangéliques Les femmes que Luc nous présente autour des deux berceaux, examinons quels noms elles portent et de quelle manière elles interagissent les unes avec les autres. Le nom d’Anne (Lc 2, 36-38) mérite une attention particulière. Pour un lecteur hébraïsant, Anna, tel que le nom est translittéré en lettres grecques, renvoie à un terme hébreu qui signifie Grâce. Or, le nom de la vieille prophétesse s’harmonise avec la salutation de l’ange Gabriel à Marie (en grec) : « Salut, pleine de grâce » (kekharitômenè ; Lc 1, 28) ; l’ange ajoute : « Tu as trouvé grâce auprès de Dieu » (v. 30). Toutes ces expressions jouent en grec sur la racine exprimant la grâce, kharis, déjà présente dans l’adresse initiale à Marie : khaïre, « salut (littéralement : « Réjouis-toi, sois dans la grâce ») ». Anne est aussi le correspondant féminin du nom de Jean, et l’assonance est sensible, même en grec, entre Anna et Ioannès17. Il y a donc un rapport entre Anne et Élisabeth, dont le fils est « Dieu fait grâce », en plus du fait qu’Anne et Élisabeth représentent toutes deux des figures de femmes âgées18. Trois Grâces inaugurent donc l’Évangile de Luc et mettent sous le signe de la grâce la naissance inattendue des deux fils. Marie est l’adaptation de Mariam en grec, qui translittère le nom hébreu Miryam. Or, la première Miryam de la Bible est la sœur de Moïse et d’Aaron qui fait son apparition en Ex 15, 20 : elle chante, avec d’autres femmes, après la traversée de la mer Rouge. Marie, mère de Jésus porte ce nom, et elle chante un cantique célèbre, le Magnificat (Lc 1, 46-50). Élisabeth appartient, elle, à la famille de Miryam : elle descend « des filles d’Aaron » (Lc 1, 5). Quant à Anne, elle est prophétesse, ce qui est justement l’activité de Miryam, immédiatement présentée comme prophétesse, la première de l’Ancien Testament (Ex 17

18

À la fin de l’Évangile de Luc, un groupe de femmes se rend au tombeau du Christ ; elles sont conduites par trois femmes – à nouveau une triade – constituée par deux Marie et une Ioanna, l’équivalent masculin de Ioannès (Lc 24, 10). Si des figures de divinités du temps sont sous-jacentes, alors Marie, Élisabeth et Anne représentent bien respectivement trois âges de la vie humaine : la jeunesse, l’âge avancé, le grand âge.

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15, 20). Anne reprend donc Miryam au point de vue « professionnel », Élisabeth au point de vue familial, Marie au point de vue du nom et du chant. Prenons un autre exemple. Notre prophétesse du Nouveau Testament s’appelle Anne. Or, il n’y a qu’une seule autre femme dans l’Ancien Testament hébraïque qui est ainsi nommée : la mère de Samuel qui, en 1 S 1-2 où elle apparaît, se trouve en position liminaire au début des livres de Samuel comme l’est la prophétesse au commencement de l’Évangile de Luc. Cette antique Anne, longtemps stérile, chante un cantique joyeux après la naissance d’un fils inespéré (1 Samuel 2, 110) ; cet hymne est le modèle du Magnificat19 : la figure d’Anne revit donc en Marie. Quant à Élisabeth, elle enfante un fils comme Anne, de stérile qu’elle était ; Samuel, le fils d’Anne, deviendra prophète et JeanBaptiste est présenté par son père comme un futur prophète (Lc 1, 76). L’antique Anne se trouve donc disséminée en Lc 1-2 sur les trois femmes inaugurales, renforçant la circulation de sens qui les unit étroitement. Anne est également le premier être humain de la Bible qui annonce qu’un roi messie viendra un jour (dans les livres de Samuel, ce seront successivement Saül, puis David). Les trois femmes de Lc 1-2 se situent toutes par rapport au Messie qui vient20. D’autres appariements se font entre ces femmes : toutes parlent de manière décisive, toutes sont sous la puissance de l’Esprit de Dieu, toutes reconnaissent ou comprennent par avance la réalité qui est en train de se jouer. Ces femmes lancent des thèmes essentiels de l’Évangile par leurs paroles et leurs actes. Ces paroles disent quelque chose sur le temps : Élisabeth parle ainsi d’accomplissement (Lc 1, 45 : teleïôsis), Marie parle de la réalisation d’une parole « dite à nos pères » (Lc 1, 55), Anne se met à parler de l’enfant à tout le monde, étant ainsi le premier apôtre 19

20

Marie intègre d’ailleurs à son chant d’autres paroles prononcées par Anne « hors chant » : « si tu te penchais sur l’humiliation de ta servante » disait Anne dans sa prière au Seigneur en 1 S 1, 11 ; cette formule sera reprise textuellement dans le Magnificat (Lc 1, 48). Beaucoup se demanderont longtemps si le Messie n’est pas Jean (cf. Lc 3, 15). La circulation de sens et d’attribution qui apparaît entre les trois femmes se manifeste également entre les deux fils.

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de l’Évangile (Lc 2, 38). En fait, plutôt qu’une destinée programmée qu’elles annonceraient à la manière de Parques, elles indiquent la sortie de la fatalité, déjà par leur propre expérience : la stérile Élisabeth a enfanté contre toute attente, Marie accouche de manière non prévisible et Anne anticipe la mission d’apôtre en annonçant le Christ qu’elle a trouvé.

La Genèse en mouvement Luc utilise donc la Genèse comme une matrice de son Évangile. À beaucoup d’égards, les deux premiers chapitres de son ouvrage, nourris de références à la Genèse, structurés par elles, attestent de la fécondité textuelle auquel le livre de la Genèse peut donner lieu. Comme livre inaugural de l’Écriture, la Genèse a été tôt commentée et ses énigmes inventoriées ; Luc nous fait ainsi effleurer le mystère de la postérité d’Asher dont un fils perdu entre Gn 46 et Nb 26 interroge le lecteur. Luc offrirait-il le premier témoignage d’une spéculation sur ce fils oublié dont on ne trouve une attestation écrite dans le judaïsme que quelques siècles plus tard ? De même, Luc semble utiliser les ressources de la Genèse (l’importance des femmes et de leurs interactions) pour donner un visage résolument biblique à l’image présente dans la culture gréco-latine des triades de divinités féminines du destin. Loin de fuir ces représentations païennes, notre auteur les enracine profondément dans les Écritures et propose de les recevoir non plus comme des entités divines, mais comme des femmes. Luc accomplirait en cela une tendance de l’Ancien Testament qui consiste à montrer qu’il n’y a pas de déesses au ciel parce qu’il y a des femmes sur la terre qui collaborent avec Dieu. Même quand le fils perdu et trouvé est le « fils du Très Haut », il n’est pourtant pas une divinité qui demeurerait différente des humains et leur échapperait finalement, il est un homme, né d’une femme. À travers le texte de la Genèse, les spéculations auxquelles il peut donner lieu, les représentations risquées des « barbares », Luc

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ressaisit ce qu’est le fils dont il souhaite nous parler : un homme qui a partie liée avec la multiforme culture humaine et qui, perdu sous des oripeaux tantôt trop humains, tantôt trop divins, se trouve être vrai Dieu et vrai homme.

JACQUES ELFASSI1

La liste des patriarches chez Isidore de Séville (Etym. VII, 7)2

Les chapitres 6 à 10 du livre VII des Étymologies d’Isidore de Séville comportent une liste d’interprétations de noms bibliques, qui est intéressante à plus d’un titre. En effet, bien qu’elle utilise abondamment les matériaux réunis par Jérôme, elle y opère une sélection significative, les réécrit et les complète par d’autres sources : c’est donc une réélaboration originale que propose Isidore. En outre, les Étymologies furent abondamment répandues au Moyen Âge et, bien que dans ce domaine l’autorité de Jérôme ait toujours été largement dominante, on ne peut pas totalement ignorer son illustre successeur. Or pourtant, à ma connaissance du moins, la liste isidorienne n’a jamais été étudiée, probablement parce qu’elle a souffert d’un double désintérêt, à la fois pour le genre même des listes d’interprétations de noms hébreux3 et pour l’œuvre théologique d’Isidore. 1 2

3

Université de Lorraine, Centre Écritures, EA 3943, F-57000. Note ajoutée en 2013 : cet article ayant été rédigé en 2011, il ne tient pas compte de l’édition critique de J.-Y. GUILLAUMIN et P. MONAT, Isidore de Séville. Étymologies. Livre VII : Dieu, les anges, les saints, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Auteurs latins du Moyen Âge », 2012. Sur les listes d’interprétations des noms bibliques, l’étude fondamentale est celle de G. DAHAN, « Lexiques hébreu/latin ? Les recueils d’interprétations des noms hébraïques », dans J. HAMESSE (éd.), Les manuscrits des lexiques et glossaires de l’Antiquité Tardive à la fin du Moyen Âge. Actes du Colloque International organisé par le « Ettore Majorana Centre for Scientific Culture » (Erice, 23-30 septembre 1994), Louvain-la-Neuve, Fédération int. des instituts d’études médiévales, coll. « Textes et Études du Moyen Âge », 1996, 4, pp. 481-526. Or cet article est le premier travail d’ensemble sur ce genre littéraire (comme G. Dahan le signale à la p. 511).

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Le texte isidorien est complexe et pose de nombreux problèmes. À l’intérieur même du livre VII des Étymologies, quelle est la place de cet ensemble de cinq chapitres, facilement isolable du reste et qui pourrait presque paraître hétérogène ? Quelles sont ses sources, comment l’auteur les a-t-il réécrites, pourquoi a-t-il sélectionné certains personnages bibliques plutôt que d’autres ? Quel lien établir entre ce recueil d’interprétations bibliques et le reste de l’œuvre exégétique d’Isidore, plutôt d’inspiration allégorique ? Enfin, quelle est la postérité médiévale de ces cinq chapitres ? En particulier, comment ont-ils été utilisés dans les commentaires exégétiques du Moyen Âge ? On le voit : la matière est immense, et il est impossible de l’épuiser en un seul article. Dans le seul livre de la Genèse, Isidore fournit au total l’interprétation de cinquante-sept noms4. Autant être franc : j’ai choisi ici la voie de la facilité. En effet, – je le dis d’emblée en guise de captatio beneuolentiae –, je ne suis spécialiste ni d’exégèse biblique, ni a fortiori des recueils d’interprétations de noms hébreux : je me suis intéressé à cette thématique par intérêt pour Isidore de Séville et notamment pour le livre VII des Étymologies. Or la voie d’accès qui m’a semblé la plus simple est le chapitre 7, car celui-ci présente l’avantage d’être relativement bref, de comporter une unité et une homogénéité manifestes (il est consacré exclusivement aux patriarches) et d’avoir une source, sinon unique, du moins très largement majoritaire (il s’agit des Quaestiones hebraicae in Genesim de Jérôme). Cet article a donc des ambitions très modestes : faire connaître un texte méconnu et ouvrir quelques pistes de recherche ; si déjà il atteignait cet objectif, j’en serais satisfait.

4

Chap. 6, § 3-42 et chap. 7, § 1-21. Le nombre de notices ne correspond pas au nombre de paragraphes, parce que certains noms sont commentés sur plusieurs paragraphes (par exemple, le nom d’Ève est traité aux § 5-6 du chap. 6), tandis que certains paragraphes comportent plusieurs noms (par exemple, le § 6, 38 cite à la fois Zilpa, Bilha et Dina). C’est volontairement que j’inclus Job (6, 42) parmi les personnages de la Genèse : comme l’indique le De ortu et obitu patrum, où le c. 24 commence par Iob filius Zare, de Bosra (« Job fils de Zérah, de Boçra »), Isidore confond Job avec Yobab (Gn 36, 33).

La liste des patriarches chez Isidore de Séville (Etym. VII, 7)

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Le livre VII des Étymologies étant peu connu, il n’est pas inutile d’en décrire rapidement le contenu : la place des c. 6 à 10 et plus précisément du c. 7 apparaîtra ainsi plus clairement. De manière schématique, le livre VII comporte trois grandes parties : les c. 1 à 5 exposent la doctrine chrétienne sur Dieu, le Père, le Fils, le Saint-Esprit, La Trinité et les anges ; les c. 6 à 10 consistent en une série d’interprétations de noms bibliques ; et les c. 11 à 14 décrivent les différentes catégories de martyrs, clercs, moines et autres fidèles postérieurs au temps biblique. Le plan général est donc chronologique : d’abord Dieu, qui existe de toute éternité, ensuite les anges, puis la période biblique, et enfin la période post-biblique, qui continue jusqu’à l’époque même d’Isidore. Mais le plan du livre VII est aussi, et peut-être surtout, théologique : il suit un mouvement descendant qui va de Dieu à l’homme5. En fait, la construction du livre VII est avant tout binaire : les cinq premiers chapitres portent sur ce qui est divin et supra-humain (Dieu et les anges), et les neuf derniers chapitres concernent les hommes. Cette structure binaire est suggérée, notamment, par l’existence de deux prologues, où l’auteur explique ses principes et sa méthode, et où il cite sa source principale, Jérôme6 : le premier au début du livre (c. 1, § 1-2) et le second au début du c. 6 (§ 1-3). La reprise presque à l’identique de la même phrase (habent… ex propriis causis nominum rationem dans le c. 1, ex propriis causis originem nominum habent dans le c. 6) confirme le parallélisme entre les deux passages7. 5

6 7

On observe le même mouvement dans deux autres traités d’Isidore : le second livre des Différences et des Sentences : cf. J. ELFASSI, « La création du monde chez Isidore de Séville. Quelques remarques sur le c. XI du second livre des Différences et le c. I, 8 des Sentences », dans M.-A. VANNIER (éd.), La Création chez les Pères, Bern, Peter Lang, coll. « Recherches en littérature et spiritualité », 19, 2011, pp. 177-197, spéc. p. 178-179. Il est significatif que le mouvement qui va de Dieu à l’homme s’achève, comme dans les Différences et les Sentences, sur la vie morale (cf. Etym. VII, 14, 3 et 5). Beatissimus Hieronymus (VII, 1, 1) ; beatus Hieronymus (VII, 6, 4, juste après le prologue proprement dit). Il faut cependant noter que la même formule se trouve en d’autres endroits des Étymologies : ex propriis causis nomen acceperunt (IV, 6, 1) ; ex propriis causis habent uocabula (IV, 9, 8) ; ex propriis causis uarie nuncupatur (VII, 6, 33).

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La partie consacrée à l’histoire humaine (c. 6-14) suit globalement un plan chronologique : la période biblique (c. 6-10) précède celle de l’Église (c. 11-14). Le c. 11, consacré aux martyrs, forme une transition entre la période apostolique et la période post-apostolique, puisque le seul martyr mentionné nominalement est Étienne. Les c. 11-14, de contenu ecclésiologique, constituent eux-mêmes une sorte d’introduction au livre VIII, De Ecclesia et sectis (« Sur l’Église et les sectes »). En outre, la chronologie va de pair avec une certaine hiérarchie, notamment dans le passage ecclésiologique du livre VII : martyrs, clercs et moines précèdent les « autres fidèles » (De ceteris fidelibus, c. 14). La partie consacrée à la Bible, comme le reste du livre, est à la fois chronologique et thématique : chronologique, puisque les c. 6-8 concernent l’Ancien Testament et les c. 9-10 le Nouveau Testament, mais aussi thématique, puisque sont regroupés les patriarches (c. 7), les prophètes (c. 8) et les apôtres (c. 9). Les c. 6 et 10 paraissent avoir été composés par défaut : Isidore semble y avoir inclus tous ceux qui n’entrent pas dans la catégorie des patriarches, des prophètes et des apôtres. Cependant, ils sont eux aussi construits chronologiquement, et ils encadrent chronologiquement les trois autres chapitres : le c. 6 commence par les premiers hommes, Adam et Ève (§ 4-6), et le c. 10 s’achève par une référence à l’époque contemporaine d’Isidore (§ 10 usque hodie, « jusqu’à aujourd’hui »). Les c. 6-10 constituent donc un ensemble bien délimité à la fois chronologiquement (l’époque biblique) et thématiquement (liste d’interprétations de noms bibliques), mais cet ensemble s’insère de manière cohérente dans l’ensemble du livre VII. Le chapitre sur les patriarches, à son tour, est isolé des autres notices consacrées à la Genèse (c. 6, § 3-42), mais sa place est parfaitement logique, à l’intérieur du sous-ensemble consacré à l’Ancien Testament (c. 8-9).

L’expression semble remonter à JÉRÔME, In Danielem II (CCSL 75A, l. 779-780) : habentes singulae ex propriis causis origines nominum.

La liste des patriarches chez Isidore de Séville (Etym. VII, 7)

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Après avoir examiné la place du chapitre sur les patriarches dans l’ensemble du livre VII, nous allons examiner plus en détail son contenu. Une des difficultés majeures posées par le c. 6, consacré aux personnages de l’Ancien Testament autres que les patriarches et les prophètes, vient de la sélection opérée par Isidore : pourquoi l’auteur at-il choisi tel personnage plutôt que tel autre ? Dans le c. 7, ce problème ne se pose pas : le chapitre traite de l’ensemble des patriarches. La liste d’Isidore comporte dix-sept noms au total : Abraham, Isaac et Jacob, suivis des douze fils de Jacob et des deux fils de Joseph. L’attribution du titre de patriarche aux douze fils de Jacob n’est pas surprenante : elle remonte, en dernière analyse, aux Actes des Apôtres (7, 8-9), et on la trouve aussi dans les Questions sur l’Exode (c. 59, § 6 et 9) et le Livre des nombres d’Isidore (§ 67 et 90)8. L’inclusion dans la liste des deux fils de Joseph, Manassé et Éphraïm, peut aussi s’expliquer facilement, car ils font partie des douze tribus d’Israël9 ; comme l’écrit Isidore dans son Livre des nombres (§ 72), « Éphraïm et Manassé furent additionnés à la place de Joseph dans la série des patriarches10. » L’ensemble, constitué de dix-sept noms au total, n’en est pas moins original. L’association d’Abraham, Isaac, Jacob et des douze patriarches est un lieu commun dans la littérature patristique11, qui remonte, comme on 8

9 10 11

Je n’ignore pas que l’authenticité de cette œuvre est parfois contestée (cf. notamment J. C. MARTÍN, « Isidorus Hispalensis ep., Liber numerorum qui in sanctis scripturis occurrunt », dans P. CHIESA et L. CASTALDI (éds.), La Trasmissione dei testi latini del Medioevo. Mediaeval Latin Texts and their Transmission. Te.Tra. II, Firenze, SISMEL, 2005, pp. 407-411). Mais sans être catégorique, je me range plutôt à l’avis, majoritaire aujourd’hui, de ceux qui la considèrent comme authentique (cf. notamment J.-Y. GUILLAUMIN, Isidore de Séville, Le Livre des nombres, Paris, Les Belles Lettres, 2005, pp. VIII-XI). Notamment dans le recensement des Israélites au début du livre biblique des Nombres (Nb 1, 5-15). Ephraim et Manasse annumeratis pro Ioseph in ordine patriarcharum (J.-Y. GUILLAUMIN (éd.), Isidore de Séville, Le Livre des nombres, op. cit., p. 81). Cf. par exemple JÉRÔME, In Isaiam XVIII, 66, 7-9 (CCSL 73A, l. 22-23) : per Abraham et Isaac et Iacob, et duodecim patriarchas ; et AUGUSTIN, En. in Psalm. 75, 1 (CCSL 39, l. 18-19) : ipsi enim Iudaei, qui sunt ex Abraham, a quo Isaac natus est, et ex illo Iacob, et ex Iacob duodecim patriarchae.

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l’a déjà dit, aux Actes des Apôtres. Mais ici Isidore ne se contente pas d’additionner 3 + 12 : il additionne 3 + 12 + 2, pour parvenir à un total de dix-sept noms. À ma connaissance, il est le premier à distinguer ainsi dix-sept patriarches. Bien que dix-sept soit un nombre premier, il ne semble pas avoir eu de signification particulière pour Isidore, qui ne lui consacre aucune notice dans le Livre des nombres12 : le regroupement des dix-sept noms dans un même chapitre est donc dû seulement à un souci d’exhaustivité. L’ordre des notices aussi est un peu surprenant. Les trois patriarches Abraham, Isaac et Jacob sont logiquement cités en premier ; de manière tout aussi logique, les deux fils de Joseph, Manassé et Éphraïm, sont cités à la fin de la série. C’est l’ordre des douze enfants de Jacob qui est étonnant, car il ne suit pas tout à fait celui de la Genèse. La Genèse cite d’abord les quatre premiers fils de Léa, Ruben, Siméon, Lévi et Juda (Gn 29, 32-35), puis les deux fils de Zilpa, Dan et Nephtali (Gn 30, 6-8), puis les deux fils de Zilpa, Gad et Asher (Gn 30, 11-13), ensuite seulement les deux derniers fils de Léa, Issachar et Zabulon (Gn 30, 18-20) et enfin les deux fils de Rachel, Joseph et Benjamin (Gn 30, 24 et 35, 18). Isidore maintient les quatre premiers fils de Léa au début de la liste et les deux fils de Rachel à la fin de la liste, mais il bouleverse l’ordre de succession des six autres fils. En fait, sa principale modification consiste à déplacer Issachar et Zabulon pour les placer juste après Juda. L’autre changement est l’inversion des notices de Dan et Nephtali : Nephtali, qui succède à Dan dans la Bible, le précède chez Isidore. Le premier changement est facile à expliquer : Isidore, manifestement, a voulu rapprocher les six fils de Léa : Issachar et Zabulon, qui sont cités après les fils de Bilha et Zilpa dans le récit de la Genèse, sont ici rapprochés de leurs quatre frères utérins. La Bible ellemême rassemble les six fils de Léa dans le récit même de la Genèse (Gn 35, 23) et dans le premier livre des Chroniques (I Par 2, 1). Plus surprenante est l’inversion des notices de Dan et Nephtali : il peut s’agir 12

Le seul passage où 17 est mentionné dans le Livre des nombres est le c. 27 (§ 109111), où Isidore signale que 153 (qui correspond au nombre de poissons indiqué par Jean 21, 11) correspond à la somme des dix-sept premiers nombres.

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d’une simple inadvertance, mais il faut noter que les Allégories (autre ouvrage d’Isidore dont je parlerai plus loin) placent de la même façon Nephtali avant Dan (Alleg. 41-42) ; j’avoue que je n’ai pas d’explication. Quoi qu’il en soit, les changements apportés dans la succession des notices sont propres à Isidore ; en tout cas, ils ne remontent pas aux Questions hébraïques sur la Genèse de Jérôme, qui sont la source principale du chapitre. C’est le moment, en effet, d’étudier les sources du chapitre. Comme je l’ai déjà dit, les Questions hébraïques sur la Genèse de Jérôme sont la source très largement majoritaire. Sur vingt et un paragraphes, dix-neuf empruntent aux Questions hébraïques de Jérôme ; n’échappent à cette règle que le § 1, dont je n’ai pas trouvé la source, et le § 6, dont je reparlerai dans quelques instants. Les emprunts sont parfois littéraux : le § 4, par exemple, est entièrement recopié sur le commentaire de Jérôme aux versets Gn 17, 17-19, y compris le renvoi aux Écritures (lege Scripturas)13. Le texte biblique, en particulier, est repris à Jérôme : alors qu’Isidore utilise plutôt la Vulgate, dans ce chapitre il reproduit toutes les variantes du texte biblique propres à sa source. Il serait injuste, cependant, de présenter le travail d’Isidore comme un simple décalque des Quaestiones hebraicae de Jérôme. Le Sévillan a opéré un choix, souvent drastique, pour offrir des paragraphes brefs et relativement faciles à comprendre ; bien qu’une telle opinion soit subjective, je pense que la notice sur Benjamin, par exemple, est plus claire chez Isidore que chez Jérôme. C’est probablement par souci de clarté qu’Isidore a uniformisé la présentation générale, en construisant chaque notice selon le même modèle : d’abord le nom, qui fonctionne comme un lemme de dictionnaire, puis l’étymologie hébraïque, suivie

13

Un tel renvoi n’est cependant pas sans parallèle chez Isidore : on trouve Lege Donatum dans Etym. I, 16, 2. La seule variante textuelle entre Jérôme et Isidore est minime (tamen chez le premier, autem chez le second) et peut s’expliquer par le manuscrit qu’Isidore avait à sa disposition : d’après l’apparat critique de l’édition de P. DE LAGARDE (reprise dans le CCSL 72), on trouve autem dans le ms. ij (München Clm 6299).

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de la justification extraite du texte biblique, et enfin, souvent, la citation de l’autorité biblique elle-même. Il a donc repris le schéma nominterprétation du Liber interpretationis hebraicorum nominum de Jérôme, mais en lui ajoutant des explications supplémentaires, presque toujours empruntées dans ce chapitre aux Quaestiones hebraicae. Isidore est allé assez loin dans l’uniformisation, au risque parfois de créer une certaine monotonie : ainsi, l’expression quando peperit eum (« quand elle l’eut mis en monde ») est répétée, avec de légères variantes, pas moins de huit fois (§ 7 à 10 et 13 à 16). Isidore a certes prévu quelques variations (quando peperit devient parfois cum ou dum peperisset) mais, s’il est permis là encore d’exprimer un jugement nécessairement subjectif, ces variations sont à la fois trop limitées et trop systématiques pour rompre la lassitude créée par la répétition excessive de la même formule. Du moins doit-on souligner l’effort de l’auteur pour offrir au lecteur un schéma unique où il puisse facilement se repérer. Bien que les Quaestiones hebraicae soient la source très largement prépondérante, Isidore a utilisé quelques autres textes dans son chapitre sur les patriarches. Loin derrière les Quaestiones hebraicae mais loin devant tous les autres se trouve le Liber interpretationis hebraicorum nominum de Jérôme. Par exemple, dans le § 2, la presque totalité de la notice est empruntée aux Quaestiones hebraicae, mais l’étymologie proprement dite d’Abram (pater uidens populum, « père voyant le peuple ») vient du Liber interpretationis (dans les Quaestiones hebraicae, Abram était traduit par pater excelsus, « père élevé ») ; la remarque propter Israel scilicet tantum semble être propre à Isidore. Il en est de même au § 9, qui est presque totalement extrait des Quaestiones hebraicae, sauf l’interprétation proprement dite Leui additus qui est issue du Liber. Pour d’autres noms, comme Issachar, Zabulon, Dan, Asher et Benjamin, la source de l’interprétation peut aussi bien être les Quaestiones hebraicae que le Liber interpretationis. En dehors de ces deux ouvrages hiéronymiens, Isidore a exploité, dans le § 6, le Commentaire sur Amos du même Jérôme, qu’il a complété par des extraits de l’Enarratio sur le Psaume 77 et de la Cité de Dieu d’Augustin. En effet, bien qu’il soit nettement moins utilisé que

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Jérôme, Augustin est la seconde source du chapitre : l’Enarratio sur le Psaume 77 est citée aux § 5 et 6, et la Cité de Dieu au § 3 et peut-être au § 6. L’emprunt à la Cité de Dieu est sûr au § 3 ; il est beaucoup moins certain, en revanche, qu’au § 6 l’étymologie d’Israël, « homme voyant Dieu », vienne vraiment d’Augustin14, car la source d’Isidore peut très bien être ici les Quaestiones hebraicae ou le Liber interpretationis de Jérôme15. Néanmoins, ce qui suggère un emprunt possible à Augustin est le parallèle avec un autre texte d’Isidore l’Expositio in Genesim16, où on trouve la même expression, Israel uidens Deum, dans un passage qui est clairement extrait de la Cité de Dieu XVI, 39. Une autre source problématique est le Tractatus V de Grégoire d’Elvire17, peut-être cité au § 17. Certes le parallèle est limité à trois mots (obscura somnia reuelauit), mais l’association de ces trois mots est rare (on ne la repère que chez Grégoire et Isidore), et il se trouve qu’Isidore utilise la même formule dans son Expositio in Genesim18, dans un passage qui est clairement emprunté à Grégoire d’Elvire. La dernière source possible du chapitre est le livre II des Instructions d’Eucher, mais elle est incertaine. Il y a certes des parallèles indiscutables entre Eucher et Isidore, dans l’interprétation d’Abram (§ 2), Israël (§ 6), Zabulon (§ 12), Dan (§ 14), Asher (§ 16) et Benjamin (§ 19), mais ces parallèles viennent peut-être de leur source commune, Jérôme. En d’autres endroits des Étymologies, il est indiscutable que la source d’Isidore est Eucher : par exemple, la notice sur Pharaon, dans Etym. VII, 6, 43, qui n’a pas de parallèle ailleurs, ne peut avoir été empruntée qu’à Eucher19. Dans le chapitre VII, 7, en revanche, rien n’indique de manière certaine un emprunt à Eucher. 14 15

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AUGUSTIN, De ciuitate Dei XVI, 39 (CCSL 48, l. 9-10). Liber quaestionum hebraicarum in Genesim, ad v. 32, 28-29 (CCSL 72, Lag. 52, l. 9) ou Liber interpretationis hebraicorum nominum (CCSL 72, Lag. 63, l. 22 ; Lag. 74, l. 15-16 ; Lag. 76, l. 20). C. 27, éd. M. M. Gorman, l. 2105 (cf. plus loin la n. 21 pour la référence complète à l’édition de M. M. Gorman). Tractatus V, 25 (CCSL 69, l. 217). C. 30, éd. M. M. Gorman, l. 2369. Etym. VII, 6, 43 < Eucher, Instructiones II, 1 (CCSL 66, l. 41-43).

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En parlant des sources du chapitre, il a déjà été fait allusion à l’Expositio in Genesim. De fait, Isidore a traité le même sujet (les patriarches) dans trois autres textes : le De ortu et obitu Patrum, les Allegoriae et l’Expositio in Genesim. Chronologiquement, les Étymologies sont la dernière œuvre d’Isidore, laissée inachevée par sa mort ; au contraire, le De ortu et obitu Patrum fait partie, semble-t-il, de ses premiers écrits, composé au début de son épiscopat20. La succession chronologique des Allegoriae et de l’Expositio n’est pas claire : traditionnellement, on situe les Allegoriae avant l’Expositio, mais des travaux récents ont suggéré, quoique avec prudence, la chronologie inverse21. Pour ce qui est du contenu, le texte le plus éloigné des Étymologies est le De ortu et obitu Patrum : les seuls parallèles, extrêmement limités, concernent Abraham (on trouve dans les deux ouvrages l’expression pater gentium, mais celle-ci est d’origine biblique22), Jacob (décrit comme subplantator, mais ce mot là encore a pu être inspiré par la Bible23) et peut-être Gad (on ne peut s’empêcher de rapprocher les expressions in procinctis dans le De ortu et in procinctu dans les Étymologies, mais leur emploi est très différent). Apparemment, les Allégories sont beaucoup plus proches des Étymologies, car l’ordre des dix-sept notices est exactement le même dans les deux œuvres. Mais il y a un seul parallèle : Ruben interpretatur uisionis filius (Alleg. 35 et Etym. VII, 7, 7), phrase empruntée, peut-être de manière indépendante, aux Questions sur la Genèse de Jérôme24. Finalement, c’est l’Expositio qui est la plus proche du chapitre VII, 7 des Étymologies, puisqu’on peut 20 21

22 23

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Cf. C. CHAPARRO GÓMEZ, Isidorus Hispalensis. De ortu et obitu Patrum, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 91. Cf. en dernier lieu M. M. GORMAN et M. DULAEY, Isidorus Episcopus Hispalensis. Expositio in Vetus Testamentum. Genesis, Freiburg, Herder, 2009 coll. « Vetus Latina. Die Reste der altlateinischen Bibel. Aus der Geschichte der lateinischen Bibel », 38, p. XXXIX. Cf. Gn 17,4-5. Cf. Gn 27,36. Cf. aussi JÉRÔME, Liber quaestionum hebraicarum in Genesim, ad v. 27,36 (CCSL 72, Lag. 43 l. 18). Le Liber quaestionum hebraicarum est une source commune au De ortu et obitu Patrum et aux Etymologiae. JÉRÔME, Liber quaestionum hebraicarum in Genesim, ad v. 29,32 (CCSL 72, Lag. 44 l. 22).

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relever deux parallèles entre les deux œuvres25 : l’étymologie d’Israël, « celui qui voit Dieu », uidens Deum, et l’évocation de la capacité de Joseph à « expliquer les songes obscurs », obscura somnia reuelare. Mais ces parallèles eux-mêmes sont limités à quelques mots : ce qui est plutôt significatif, c’est la quasi-absence de points communs entre le chapitre des Étymologies consacré aux patriarches et l’Expositio in Genesim. La comparaison des différents textes isidoriens sur la Genèse ne fait que souligner la spécificité des Étymologies. Le De ortu et obitu Patrum est une suite de biographies, qui présentent, avec de multiples variantes, les actions les plus significatives du personnage. Certes, la mention du nom est parfois accompagnée de sa signification étymologique, mais cette indication est loin d’être indispensable. Au contraire, dans les Étymologies, la signification étymologique du nom est essentielle, et tous les autres éléments biographiques ont pour seule fonction de la justifier. Le De ortu et obitu Patrum a aussi un caractère moral très marqué, et c’est la raison pour laquelle l’auteur s’étend sur les vertus d’Abraham, Isaac, Jacob et Joseph. Cette perspective morale et presque hagiographique est absente des Étymologies. Le contraste est tout aussi grand avec les Allégories et l’Expositio in Genesim, dont le contenu allégorique est bien marqué. Dans le prologue à son Expositio, Isidore indique qu’il a déjà écrit un commentaire « selon le sens littéral » (iuxta litteram), et que le commentaire qui suit, donc, recherche « le sens allégorique » (allegoricus sensus). Le commentaire littéral dont parle Isidore a malheureusement été perdu, mais J. Fontaine a suggéré que certaines parties pourraient en avoir été réemployées dans le livre VII des Étymologies26. Ce n’est qu’une hypothèse, assurément, mais il est indéniable que les notices des Étymologies se rattachent à la tradition de l’exégèse littérale. Isidore l’écrit explicitement au début du 25 26

Ces deux parallèles ont déjà été mentionnés dans l’examen des sources. J. FONTAINE, « Isidore de Séville pédagogue et théoricien de l’exégèse », dans G. SCÖLLGEN et C. SCHOLTEN (éd.), Stimuli. Exegese und ihre Hermeneutik in Antike und Christentum. Festschrift für Ernst Dassmann, Münster, Aschendorff, coll. « Jahrbuch für Antike und Christentum », 23, 1996, pp. 423-434 (spéc. p. 429).

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c. 6, dans le prologue qui ouvre, comme nous l’avons dit, la seconde partie du livre VII : « nous nous limitons, pour le moment, à la compréhension de l’histoire (intellectum historiae), à la lettre (ad litteram). » L’interprétation des noms bibliques est ainsi un des principaux moyens pour comprendre l’historia, le sens premier de l’Écriture. En exposant à ses lecteurs l’étymologie des noms hébreux, Isidore ne fait qu’expliciter leur signification littérale. Certes, il y a un passage où on peut se demander si Isidore n’est pas allé au-delà du sens littéral : c’est quand il dit, à propos d’Abraham, que la traduction « père de nombreuses nations » présageait « ce qui devait se réaliser, et se réalise encore aujourd’hui, par la foi » (quod erat adhuc per fidem futurum, § 2). Mais ce n’est qu’une exception, qui d’ailleurs ne va pas au-delà d’une brève parenthèse : dans l’ensemble, les notices des Étymologies, surtout si on les compare à celles des Allégories et de l’Expositio in Genesim, restent très littérales et ne dépassent pas le cadre de l’Ancien Testament. La meilleure preuve que le chapitre sur les patriarches peut être comparé à un commentaire exégétique, c’est qu’il a été lu de cette façon au cours du Moyen Âge : Angelome de Luxeuil, à l’époque carolingienne, le cite très largement dans son Commentaire sur la Genèse27. On en trouve aussi de larges extraits chez Beatus de Liébana, Raban Maur ou, de manière plus ponctuelle, Martin de Léon et Uguccio de Pise28 ; et cette liste, sans aucun doute, est très incomplète29. Sans doute 27 28

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PL 115, 214-215. Cf. S. CANTELLI, Angelomo e la scuola esegetica di Luxeuil, Spoleto, Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo, 1990, pp. 275-277. BEATUS DE LIEBANA, Commentarius in Apocalipsin, II, prol., 2 (éd. J. GONZÁLEZ ECHEGARAY et alii, BAC, pp. 128-130) ; RABAN MAUR, De universo II, 2 (PL 111, 35-49) ; Martin DE LÉON, Sermo 13 (PL 208, 751) ; UGUCCIO DE PISE, Derivationes (éd. E Cecchini et alii, Firenze, SISMEL, 2004, p. 590, no I 5). Cf. par exemple O. SZERWINIACK, « Des recueils d’interprétations de noms hébreux chez les Irlandais et le Wisigoth Théodulf », dans Scriptorium, 48, 1994, pp. 187-258 (spéc. p. 238), qui signale dans une liste de provenance irlandaise une interprétation issue peut-être d’Isidore, Etym. VII, 10, 3 (encore qu’elle puisse aussi provenir de Jérôme abrégé).

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serait-il abusif de prétendre que le chapitre VII, 7 des Étymologies fait partie de ceux qui furent les plus exploités à l’époque médiévale : dans le domaine des interprétations des noms hébreux, Jérôme est resté la source essentielle. Le texte d’Isidore n’en a pas moins eu une certaine influence. Je crains d’être victime de ma « spécialité », puisqu’il se trouve que je suis spécialiste d’Isidore de Séville, mais il me semble que la liste d’interprétations de noms bibliques d’Isidore – et pas seulement le chapitre consacré aux patriarches – mérite d’être davantage connu des chercheurs qu’elle ne l’est actuellement.

Annexe 1 : texte et traduction30 De patriarchis 1.

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Quorundam patriarcharum etymologiae notandae sunt, ut sciamus quid in suo uocabulo resonant. Nam plerique eorum ex causis propriis nomina acceperunt. Patriarchae interpretantur patrum principes. ਝȡȤંȢ enim Graece princeps est. Abram primum uocatus est pater uidens populum, propter Israel scilicet tantum. Postea appellatus est Abraham, quod transfertur pater multarum gentium, quod erat adhuc per fidem futurum. Gentium autem non habetur in nomine, sed subauditur, iuxta illud [Gn 17, 5] : « Erit nomen tuum Abraham, quia patrem multarum gentium posui te ». Isaac ex risu nomen accepit. Riserat enim pater, quando ei promissus est, admirans in gaudio. Risit et mater, quando per illos tres uiros promissus est, dubitans in gaudio. Ex hac ergo causa nomen accepit Isaac ; interpretatur enim risus.

Le texte est celui de W. M. LINDSAY, Isidori Hispalensis episcopi Etymologiarum sive originum libri XX, Oxford, Oxford University Press, 1911.

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Sciendum autem quod quattuor in Veteri Testamento absque ullo uelamine nominibus suis, antequam nascerentur, uocati sunt : Ismahel, Isaac, Salomon et Iosias. Lege Scripturas. Iacob subplantator interpretatur, siue quod in ortu plantam nascentis fratris adprehenderit, siue quod postea fratrem arte deceperit. Vnde et Esau dixit [Gn 27, 36] : « Iuste uocatum est nomen eius Iacob, subplantauit enim me ecce secundo. » Israel uir uidens Deum. Tunc enim hoc nomen accepit, quando tota nocte luctatus uicit in certamine angelum, et oriente lucifero benedictus est. Inde propter uisionem Dei Israel appellatus est, sicut et ipse ait [Gn 32, 30] : « Vidi Dominum et salua facta est anima mea ». Ruben interpretatur uisionis filius. Sic enim, quando eum peperit Lia, uocauit nomen eius Ruben dicens [Gn 29, 32] : « Quia uidit Deus humilitatem meam. » Simeon interpretatur auditio. Sic enim dixit Lia, quando peperit eum [Gn 29, 33] : « Quia exaudiuit me Deus. » Leui additus. Dixit enim Lia, quando peperit eum, non ambigens de amore uiri [Gn 29, 34] : « Nunc mecum erit uir meus, quia peperi ei tres filios. » Iudas confessio dicitur. Quando enim peperit eum Lia, laudem Domino rettulit dicens [Gn 29, 35] : « Nunc super hoc confitebor Domino », et ob id uocatus est Iudas. A confessione itaque nomen eius [est. dictum, quod est gratiarum actio. Issachar interpretatus est merces. Is quippe dicitur est, sachar merces. Hoc autem ideo, quia mandragoris filii Ruben introitum uiri, qui Racheli debebatur, ad se emerat Lia. Vnde et dum natus est, dixit Lia [Gn 30, 18] : « Dedit Deus mercedem meam. » Zabulon interpretatur habitaculum. Sextum enim hunc filium genuerat Lia : propterea iam secura dixit [Gn 30, 20] : « Habitabit mecum uir meus. » Vnde et filius eius uocatus est habitaculum. Nephtalim. De conuersione, siue conparatione causa nominis eius est. Vnde et dixit Rachel, cum eum peperisset ancilla eius Bala [Gn 30, 8] : « Habitare me fecit Deus habitationem cum sorore mea. »

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14. Dan interpretatur iudicium. Bala enim dum eum peperisset, dixit Rachel domina eius [Gn 30, 6] : « Iudicauit me Dominus, et exaudiens dedit mihi filium. » Causam nominis expressit, ut ab eo quod iudicasset Dominus, filio ancillae iudicii nomen inponeret. 15. Gad ab euentu, siue procinctu uocatus est. Quando enim peperit eum Zelpha, dixit domina eius Lia [Gn 30, 11] : « In fortuna », id est quod dicitur, in procinctu uel euentu. 16. Aser beatus dicitur. Dum enim peperisset eum Zelpha, dixit Lia [Gn 30, 13] : « Beata ego, et beatificant me mulieres » : et ab eo, quod beata dicatur, ex etymologia nominis beatum uocauit. 17. Ioseph ab eo, quod sibi alium addi mater optauerat, uocauit augmentum. Hunc Pharao Zaphanath appellauit, quod Hebraice absconditorum repertorem sonat, pro eo quod obscura somnia reuelauit et sterilitatem praedixit. 18. Tamen, quia hoc nomen ab Aegyptio ponitur, ipsius linguae debet habere rationem. Interpretatur ergo Zaphanath Aegyptio sermone saluator mundi, eo quod orbem terrae ab inminenti famis excidio liberarit. 19. Beniamin interpretatur filius dexterae, quod est uirtutis. Dextera enim appellatur iamin. Mater quippe eius moriens uocauerat nomen eius Benoni, id est filius doloris mei. Pater hoc mutauit, filium dexterae nominans. 20. Manasses dictus ab eo, quod sit pater eius oblitus laborum suorum. Ita enim Hebraice uocatur obliuio. 21. Ephraim, eo quod auxerit eum Deus ; et ex hoc uocabulo in linguam nostram transfertur augmentum.

Les patriarches 1.

On doit noter les étymologies de certains patriarches pour savoir ce qui est reflété dans leur dénomination. En effet, la plupart d’entre eux reçurent leurs noms pour des raisons spécifiques. « Patriarches » signifie « premiers parmi les pères », car ਕȡȤȩȢ, en grec, veut dire « premier ».

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Abram fut d’abord appelé « père voyant le peuple », ce qui, à l’évidence, se réfère seulement à Israël. Ensuite il fut nommé Abraham, ce qui se traduit par « père de nombreuses nations », ce qui devait se réaliser, et se réalise encore aujourd’hui, par la foi. Le terme de « nations » n’est pas contenu dans son nom, mais sousentendu d’après ceci [Gn 17, 5] : « Ton nom sera Abraham, car je t’ai établi comme père de nombreuses nations ». Isaac reçut son nom du rire. En effet, son père avait ri quand il en eut la promesse, plein d’étonnement et de joie. Sa mère aussi rit, quand elle en eut la promesse par les trois hommes, pleine de doute et de joie. C’est pour cette raison qu’Isaac reçut ce nom, car il signifie « rire ». Il faut savoir que quatre personnages dans l’Ancien Testament reçurent leur nom avant de naître, sans aucun voile de mystère : Ismaël, Isaac, Salomon et Josias. Lis les Écritures. Jacob signifie « celui qui supplante », soit parce qu’au moment de la naissance il saisit la « plante » du pied de son frère qui venait au monde, soit parce qu’ensuite il trompa son frère par un stratagème. D’où aussi les paroles d’Ésaü [Gn 27, 36] : « C’est à juste titre qu’il a reçu le nom de Jacob, car voici qu’il m’a supplanté pour la seconde fois. » Israël, « l’homme qui voit Dieu ». En effet, il reçut ce nom au moment où, après avoir lutté toute la nuit, il vainquit l’ange au combat et fut béni au lever du jour. Donc, parce qu’il avait vu Dieu, il fut appelé Israël, comme lui-même le dit [Gn 32, 30] : « J’ai vu le Seigneur et mon âme a été sauvée ». Ruben signifie « fils de la vision ». En effet, quand Léa le mit au monde, elle lui donna le nom de Ruben en disant [Gn 29, 32] : « Parce que Dieu a vu ma faiblesse ». Siméon signifie « écoute ». En effet, Léa, quand elle le mit au monde, dit ceci [Gn 29, 33] : « Parce que Dieu m’a écouté ». Lévi, « ajouté ». En effet Léa, quand elle le mit au monde, ne doutant pas de l’amour de son mari, dit [Gn 29, 34] : « Désormais mon mari restera avec moi, car je lui ai donné trois fils. »

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10. Juda veut dire « proclamation ». En effet, quand Léa le mit au monde, elle louangea le Seigneur en disant [Gn 29, 35] : « Désormais, pour cela, je proclamerai la gloire du Seigneur », et c’est pourquoi il fut appelé Juda. Donc son nom vient de « proclamation », c’est-à-dire action de grâces. 11. Issachar signifie « c’est un salaire ». De fait, is veut dire « c’est », sachar « salaire ». Cela vient de ce que Léa avait acheté, avec les mandragores de son fils Ruben, le droit que son mari, qui était réservé à Rachel, couche avec elle. C’est pourquoi aussi, quand Issachar est né, Léa dit [Gn 30, 18] : « Dieu m’a donné mon salaire. » 12. Zabulon signifie « habitation ». En effet, c’était le sixième fils enfanté par Léa : c’est la raison pour laquelle, pleine d’assurance désormais, elle dit [Gn 30, 20] : « Mon mari habitera avec moi. » C’est pourquoi aussi son fils fut appelé « habitation ». 13. Nephtali. L’origine de son nom est liée à la « conversion » ou à la « comparaison ». C’est pourquoi aussi Rachel dit, quand sa servante Bilha l’eut mis au monde [Gn 30, 8] : « Dieu m’a fait habiter la même habitation que ma sœur. » 14. Dan signifie « jugement ». En effet, quand Bilha l’eut mis au monde, sa maîtresse Rachel dit [Gn 30, 6] : « Le Seigneur m’a rendu justice, et il m’a exaucée en me donnant un fils. » Elle manifesta ainsi l’origine du nom : parce que le Seigneur lui avait rendu justice, elle imposa au fils de servante le nom de « jugement ». 15. Gad a son nom qui vient de « réussite » ou de « bonne préparation ». En effet, quand Zilpa l’eut mis au monde, sa maîtresse Léa dit [Gn 30, 11] : « par bonne fortune », c’est-à-dire « avec une bonne préparation » ou « avec réussite ». 16. Asher signifie « bienheureux ». En effet, quand Zilpa l’eut mis au monde, Léa dit [Gn 30, 13] : « Bienheureuse je suis, et les femmes me considèrent comme bienheureuse » : et elle l’appela « bienheureux », d’après l’étymologie du nom, parce qu’elle était appelée bienheureuse.

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17. Joseph : parce que sa mère avait souhaité un autre fils en plus, elle l’appela « accroissement ». Pharaon l’appela Zaphanath, ce qui en hébreu signifie « découvreur des choses cachées », parce qu’il expliqua des songes obscurs et annonça la sécheresse. 18. Mais parce que ce nom lui a été donné par un Égyptien, il doit avoir un sens dans cette langue. Donc, dans la langue égyptienne, Zaphanath signifie « sauveur du monde », parce qu’il libéra la terre d’une ruine imminente causée par la famine. 19. Benjamin signifie « fils de main droite », c’est-à-dire « de la vertu ». En effet, la main droite se dit iamin. De fait, sa mère en mourant lui avait donné le nom de Ben-oni, c’est-à-dire « fils de ma douleur ». Son père le changea, en le dénommant « fils de la main droite ». 20. Manassé fut appelé ainsi parce que son père oublia toutes ses peines. En effet, ce mot signifie « oubli » en hébreu. 21. Éphraïm, parce que Dieu le fit croître ; et dans notre langue, ce terme se traduit par « accroissement ».

Annexe 2 : table des sources [1] Apparatus isidorianus : in – resonant] Etym. VII, 11, 3 (OCT, p. 298 l. 17)31 patriarchae – princeps] Etym. VII, 12, 9 (OCT, p. 299 l. 21) ਕȡȤંȢ – princeps] Etym. VII, 5, 6 (OCT, p. 275 l. 1-2) [2] Apparatus biblicus : erit – posui te] Gn 17, 5 (texte tiré de Jérôme, Liber interpr. hebr. nom., cf. ci-dessous) 31

Abréviations : CCSL = Corpus Christianorum. Series Latina (Turnhout, depuis 1953) ; OCT = Oxford Classical Texts (Oxford, depuis 1894). Par souci de brièveté, j’ai presque toujours omis d’indiquer l’éditeur scientifique et la date d’édition : les lecteurs intéressés pourront aisément les retrouver en consultant les volumes eux-mêmes ou grâce à E. DEKKERS et A. GAAR, Clavis Patrum Latinorum, Steenbrugge, in Abbatia Sancti Petri, 3e éd., 1995.

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Apparatus fontium : pater uidens populum] Jérôme, Liber interpr. hebr. nom. (CCSL 72, Lag. 3, l. 3-4 ; Lag. 60, l. 8 ; Lag. 73, l. 23 ; Lag. 81, l. 9) Abram primum… postea – subauditur] Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., ad v. 17, 3-5 (CCSL 72, Lag. 26, l. 29-27 l. 2) pater uidens populum… pater multarum gentium] cf. peut-être Eucher, Instructiones II, 1 (CCSL 66, l. 23-24) [3] App. fontium : Isaac ex risu – risus] Augustin, De ciuitate Dei XVI, 31 (CCSL 48, l. 2-5 et 8) Isaac interpretatur enim risus] Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., ad v. 17, 17.19 (CCSL 72, Lag. 28, l. 7)32 [4] App. fontium : sciendum – scripturas] Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., ad v. 17, 17.19 (CCSL 72, Lag. 28, l. 11-14) [5] App. bibl. : iuste – secundo] Gn 27, 36 (texte tiré de Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., cf. ci-dessous) App. fontium : Iacob subplantator] Jérôme, Liber interpr. hebr. nom. (CCSL 72, Lag. 7, l. 19 ; Lag. 61, l. 27 ; Lag. 78, l. 5) Iacob subplantator – secundo] Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., ad v. 27, 36 (CCSL 72, Lag. 43, l. 17-21) Iacob – nascentis] Augustin, In psalm. 77, 7 (CCSL 39, l. 31-33)33 [6] App. bibl. : uidi – mea] Gn 32, 3034

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L’emprunt à Jérôme est ici limité à quelques mots (interpretatur enim Isaac risus) ; comme par ailleurs Isidore a emprunté la quasi-totalité de sa notice sur Isaac à Augustin (y compris l’étymologie Isaac-risus), on pourrait penser qu’au moins dans ce paragraphe Jérôme n’a pas été utilisé. Or pourtant, il est presque sûr que la phrase interpretatur enim risus est bien extraite de Jérôme, car le § 4 emprunte au même passage du Liber quaestionum hebraicarum. Le texte d’Augustin est plus éloigné d’Isidore que Jérôme : on pourrait donc en déduire que Jérôme est ici la seule source. Toutefois, deux arguments prouvent le contraire : le participe présent nascentis est spécifique à Augustin, et Isidore utilise le même passage de l’Enarratio sur le Psaume 77 au § 6. Le texte d’Isidore comporte quelques variantes par rapport à celui de la Vulgate (uidi Deum facie ad faciem et salua facta est anima mea), mais Isidore a pu de lui-même omettre facie ad faciem et la variante Deum/Dominum n’est absolument pas significative.

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App. fontium : Israel uir uidens Deum] Jérôme, Liber interpr. hebr. nom. (CCSL 72, Lag. 63, l. 22 ; Lag. 74, l. 15-16 ; Lag. 76, l. 20) ; Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., ad v. 32, 28-29 (CCSL 72, Lag. 52, l. 9)35 ; cf. aussi, peut-être, Augustin, De ciuitate Dei XVI, 39 (CCSL 48, l. 9-10)36 et Eucher, Instructiones II, 1 (CCSL 66, l. 30-31) Israel uir – lucifero] Jérôme, In Amos II, ad v. 4, 10 (CCSL 76, l. 381384) propter uisionem Dei] Augustin, In psalm. 77, 7 (CCSL 39, l. 33)37 Apparatus isidorianus : cf. Expositio in Gen., c. 27 (éd. M. M. Gorman, Freiburg, 2009, l. 2105) [7] App. bibl. : quia – meam] Gn 32, 3238 App. fontium : Ruben – meam] Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., ad v. 29, 32 (CCSL 72, Lag. 44, l. 18 et 20-22) [8] App. bibl. : quia – Deus] Gn 29, 33 ; cf. aussi Ps. 4, 2 (LXX)39 App. fontium : Simeon – Deus] Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., ad v. 29, 33 (CCSL 72, Lag. 44, l. 23-24 et 26-27) [9] App. bibl. : nunc – filios] Gn 29, 34 (texte tiré de Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., cf. ci-dessous) App. fontium : Leui additus] Jérôme, Liber interpr. hebr. nom. (CCSL 72, Lag. 8, l. 7 ; Lag. 13, l. 30 ; Lag. 78, l. 8 ; Lag. 80, l. 24)

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L’étymologie Israel uidens Deum est un lieu commun chez les Pères ; je n’ai indiqué ici que les textes sûrement exploités par Isidore dans Etym. VII, 7. Le parallèle avec le De ciuitate Dei XVI, 39 est très limité, mais Isidore emprunte sans aucun doute à ce même chapitre dans son Expositio in Genesim, c. 27, où on trouve la même étymologie Israel uidens Deum. Passage déjà exploité au § 5. Le texte d’Isidore présente une petite variante tant par rapport à la Vulgate que par rapport à Jérôme ; mais cette variante (Deus au lieu de Dominus) n’est absolument pas significative. Le texte de Gn 29, 33 est manifestement inspiré de Jérôme (Liber quaest. hebr. in Gen., ad v. 29, 33), comme le prouve la variante exaudiuit me. Il est possible qu’Isidore ait été aussi influencé par Ps. 4, 2 (LXX) exaudiuit me Deus, ce qui expliquerait en outre la leçon Deus au lieu de Dominus (bien que cette dernière variante ne soit pas significative).

La liste des patriarches chez Isidore de Séville (Etym. VII, 7)

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peperit – filios] Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., ad v. 29, 34 (CCSL 72, Lag. 44, l. 28-29, et Lag. 45, l. 3) [10] App. bibl. : nunc – Domino] Gn 29, 35 (texte tiré de Jérôme, cf. ci-dessous) App. fontium : Iudas – actio] Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., ad v. 29, 35 (CCSL 72, Lag. 45, l. 6-10) [11] App. bibl. : dedit – meam] Gn 30, 18 (texte tiré de Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., cf. ci-dessous) App. fontium : Issachar – merces] Jérôme, Liber interpr. hebr. nom. (CCSL 72, Lag. 7, l. 19-20 ; Lag. 80, l. 21) is – meam] Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., ad v. 30, 17-18 (CCSL 72, Lag. 46, l. 17-18 et 22-25) [12] App. bibl. : habitabit – meus] Gn 30, 20 (texte tiré de Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., cf. ci-dessous) App. fontium : Zabulon… habitaculum] Jérôme, Liber interpr. hebr. nom. (CCSL 72, Lag. 11, l. 29-Lag. 12, l. 1 ; Lag. 15, l. 6 ; Lag. 63, l. 14 ; Lag. 81, l. 7) ; cf. aussi, peut-être, Eucher, Instructiones II, 1 (CCSL 66, l. 34) sextum – habitaculum] Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., ad v. 30, 19-20 (CCSL 72, Lag. 46, l. 26 et Lag. 47, l. 1-2) [13] App. bibl. : habitare – mea] Gn 30, 8 (texte tiré de Jérôme, cf. cidessous) App. fontium : Nephtalim – mea] Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., ad v. 30, 7-8 (CCSL 72, Lag. 45, l. 19-22 et 25-27) [14] App. bibl. : iudicauit – filium] Gn 30, 640 App. fontium : Dan… iudicium] cf. peut-être Jérôme, Liber interpr. hebr. nom. (CCSL 72, Lag. 5, l. 7-8 ; Lag. 12, l. 22)41 ; cf. aussi, peut-être, Eucher, Instructiones II, 1 (CCSL 66, l. 35) 40

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Quelques variantes sont empruntées à Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., ad v. 30, 5-6 (iudicauit me et surtout dedit) mais, alors que celui-ci coordonne exaudiuit… et dedit, Isidore reprend la construction de la Vulgate (participe présent + verbe conjugué : exaudiuit… dans). J’ai introduit la référence au Liber interpretationis par une formule très prudente (« cf. peut-être »), car Isidore n’a pas eu besoin de consulter cet ouvrage pour avoir l’étymologie Dan interpretatur iudicium : on la trouve aussi, formulée exactement

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Dan – inponeret] Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., ad v. 30, 5-6 (CCSL 72, Lag. 45, l. 13-18) [15] App. bibl. : in fortuna] Gn 30, 11 (d’après Jérôme, cf. ci-dessous) App. fontium : Gad – uel euentu] Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., ad v. 30, 10-11 (CCSL 72, Lag. 45, l. 29-30 et Lag. 46, l. 3-6) [16] App. bibl. : beata – mulieres] Gn 30, 13 (texte tiré de Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., voir ci-dessous) App. fontium : Aser beatus] Jérôme, Liber interpr. hebr. nom. (CCSL 72, Lag. 3, l. 7-8 ; Lag. 12, l. 6 ; Lag. 24, l. 16 ; Lag. 64, l. 4 ; Lag. 80, l. 10-11) ; cf. aussi, peut-être, Eucher, Instructiones II, 1 (CCSL 66, l. 36) Aser – uocauit] Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., ad v. 30, 12-13 (CCSL 72, Lag. 46, l. 7-8 et 12-14) [17] App. fontium : Ioseph – augmentum] Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., ad v. 30, 21 (CCSL 72, Lag. 47, l. 9-10) hunc – sonat] Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., ad v. 41, 45 (CCSL 72, Lag. 61, l. 1 et 3) obscura somnia reuelauit] cf. Grégoire d’Elvire, Tractatus V, 25 (CCSL 69, l. 217)42 App. isid. : obscura somnia reuelauit] cf. Expositio in Gen., c. 30 (éd. M. M. Gorman, Freiburg, 2009, l. 2369) [18] App. fontium : tamen – liberarit] Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., ad v. 41, 45 (CCSL 72, Lag. 61, l. 4-8)43 [19] App. fontium : Beniamin… filius dexterae] Jérôme, Liber interpr. hebr. nom. (CCSL 72, Lag. 3, l. 24 ; Lag. 16, l. 17 ; Lag. 74, l. 1 ;

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de cette façon, dans le Liber quaest. hebr. in Gen., ad v. 30, 5-6 (CCSL 72, Lag. 45, l. 17-18), qui est la source principale de ce paragraphe. En fait Isidore avait sous les yeux à la fois le Liber interpretationis et les Quaestiones hebraicae de Jérôme, et dans un cas comme celui-ci il est vain de chercher à distinguer ces deux sources. Le parallèle est limité, mais l’association des trois mots obscura somnia reuelauit est rare (on ne la repère que chez Grégoire et Isidore), et Isidore utilise la même formule dans son Expositio in Genesim, dans un passage qui est clairement emprunté à Grégoire d’Elvire. Suite du passage cité au § 17.

La liste des patriarches chez Isidore de Séville (Etym. VII, 7)

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Lag. 76, l. 24 ; Lag. 80, l. 14-15) ; cf. aussi, peut-être, Eucher, Instructiones II, 1 (CCSL 66, l. 36-37) Beniamin – nominans] Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., ad v. 35, 18 (CCSL 72, Lag. 55, l. 14-16 et 18) [20] App. fontium : Manasses – obliuio] Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., ad v. 41, 50-52 (CCSL 72, Lag. 61, l. 22-23) [21] App. fontium : Ephraim – augmentum] Jérôme, Liber quaest. hebr. in Gen., ad v. 41, 50-52 (CCSL 72, Lag. 61, l. 24-25)44

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Suite du passage cité au § 20.

GÉRALDINE ROUX1

La perplexité maïmonidienne sur Bereshit

Pour Maïmonide, rabbin, philosophe et médecin juif du XIIe siècle, la question de la création est un des secrets sur lesquels bute la rationalité humaine, non pas à cause d’une ignorance circonstanciée mais parce qu’elle est un des signes de ses limites. La compréhension de la création du monde ne pourra alors s’exprimer par une démonstration. Par conséquent, dans ce débat, la méthode philosophique ne s’avère pas limitée par elle-même mais c’est la rationalité humaine qui semble avoir atteint son propre seuil. La philosophie a pour objet ce qui est, ici et maintenant. La causalité est avant tout celle des corps, de même que le langage est celui des hommes, essentiellement lié à la matière et par extension au corps. Doit-on alors dire que Maïmonide abandonne la logique aristotélicienne au bénéfice de l’opinion de la Torah ? Certes, la création ex nihilo est indémontrable, mais il en est de même au sujet de l’opinion concernant l’éternité du monde : « Quant à moi, il me semble qu’il [Aristote] ne prétend nullement attribuer aux preuves dont il l’appuie une force démonstrative ; mais elle est, selon lui, ce qu’il y a de plus admissible », dit-il dans l’introduction à la seconde partie du Guide des perplexes. Cette négativité indépassable est-elle alors le signe d’un scepticisme maïmonidien ? Le projet affirmé du Guide est d’apaiser les perplexes, soumis aux doutes face à la Loi, jugée irrationnelle, charriant des images corporelles et un sens hermétique. À force d’interprétations erronées, littérales, anthropomorphiques, le savant-perplexe se trouve déchiré entre la nécessité de l’observance et le doute conduit par la philosophie, la langue de la rationalité. Or, la racine de sa perplexité, dont la lecture littérale n’est

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Institut universitaire européen Rachi, F-10000.

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qu’un symptôme, est finalement le constat des limites de la connaissance humaine. Ces limites ne peuvent prendre que deux formes. Soit la cause est la perfectibilité des sciences, ce qui pousse les savants à accroître leurs connaissances, soit ces limites touchent à la rationalité humaine elle-même qui ne peut appréhender de manière naturelle les sujets les plus profonds et obscurs de la Loi. L’impossibilité de trancher le débat sur la création ou l’éternité du monde est-elle alors la preuve, pour Maïmonide, de l’échec de la raison quant aux choses intelligibles ? Je commencerai par l’étude du mot « reghel » permettant d’approfondir le sens de la notion de commencement pour analyser la notion de « rien » : est-ce un néant privatif ou existentiel. Cela nous permettra de distinguer la perplexité du scepticisme et de comprendre l’enjeu du débat qui serait avant l’assainissement de la raison théorique. Maïmonide va aborder le sujet à partir d’une analyse étymologique, celle de reghel. Suivant la méthode d’interprétation développée tout au long de la première partie du Guide, il dégage le sens non-corporel de « cause », nécessaire à l’étude de « commencement ». Le sujet est donc abordé par le biais d’une question de traduction à partir de ces mots de l’Exode : « Et sous ses pieds il y avait comme un ouvrage de l’éclat du saphir (Exode, XXIV, 10)2 ». Onkelos, comme tu le sais, les interprète de manière à considérer le pronom dans raghelav (ses pieds) comme se rapportant au mot kissê, trône (qui serait sous-entendu) ; car il traduit : « et sous le trône de sa gloire3 ». Suivant la traduction d’Onkelos, Maïmonide rattache « ses (pieds) » à ʠʱʫ (kissê, en hébreu), le trône c’est-à-dire le ciel4. Cette interprétation, par-delà le problème particulier de la traduction, est cruciale. Si le pronom se rapporte à Dieu, alors cela revient à attribuer le trône à Dieu lui-même et « il s’ensuivrait que Dieu s’établirait sur un corps, et il en résulterait la corporification5 ». Non seulement la corporification serait idolâtrie mais ce serait 2 3 4 5

(vétha’hath raghelav kem’aseh livnath hasapir) ʸʩʴʱʤ ʺʰʡʬ ʤʹʲʮʫ ʥʩʬʢʸ ʺʧʺʥ. G, I, 28, pp. 94-95. Expliqué quelques chapitres auparavant : G, I, 9, pp. 53-55. G, I, 28, p. 95.

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accorder aux philosophes la possibilité d’une théologie astrale et même d’un contact entre Dieu et la sphère céleste et ainsi prouver, par la Torah elle-même, l’opinion de l’éternité du monde. Seule l’attribution du pronom à kissê permet d’échapper à l’abîme. Par conséquent il est nécessaire de sous-entendre « le trône » et donc de dépasser le sens littéral du texte, pour « faire une haie autour de la Torah » et empêcher la ruine de ses principes. Mais tout de suite, Maïmonide affirme qu’avec cet exemple « nous nous sommes écartés du sujet de ce chapitre [la « simple » traduction]6 ». Cette digression n’est-elle qu’une propédeutique à l’explication du Ma’aseh béréchit ou ne sommes-nous pas déjà, dans ce chapitre, au cœur de l’explication du « Récit du Commencement », caché sous des digressions apparentes ? Premièrement, ce chapitre 28 éclaircit et développe ce qui ne semblait que suggéré au chapitre 9 : « On veut désigner par kissê (trône) la majesté et la grandeur7 de Dieu, qui ne sont point quelque chose en dehors de son essence [ce qui reste encore à expliquer]8 ». Et, par-delà la question de la création du ciel, ce qui engagerait la discussion avec les philosophes bien trop tôt puisque sans bases encore assez solides, ce verset de l’Exode fait apparaître « la véritable condition de la matière première9 », en accord, pour le moment, avec les philosophes. Dans cette perspective, celle de la physique, l’interprétation de kissê ne peut être qu’une digression. Elle est une digression nécessaire puisqu’elle sert à écarter toute corporification de Dieu mais elle reste une digression parce que l’interprétation allégorique de reghel ne peut servir à engager frontalement le débat avec les philosophes mais à aborder la question du commencement à partir de celle de la matière première. Il est alors nécessaire de suivre le chemin des philosophes afin de percevoir « la véritable condition de la matière première, laquelle est venue de Dieu, qui est la cause de son existence10 ». La matière est 6 7 8 9 10

Ibid. C’est-à-dire la shekhinah, comme cela est affirmé au chapitre 28. G, I, 9, p. 55. G, I, 28, p. 96. G, I, 28, p. 96.

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causée et peut donc être comprise comme « un ouvrage », ma’aseh, sous le trône de Dieu. En tant qu’« ouvrage », elle est purement passive, un simple réceptacle des formes que lui impose Celui qui la compose. En ce sens d’ailleurs, Maïmonide ne distingue pas le Dieu créateur d’un démiurge. Seule l’intéresse, à ce point précis de la discussion, la production de la matière. Il construit un point d’accord entre les philosophes et la Loi, avant de s’engager dans le débat entre production ou création. Il faut démontrer qu’elle est « la première de ses créatures comportant la naissance et la destruction, et que c’était lui qui l’avait produite du néant [mubdi’uhƗ, en arabe]11 ». Mais comment ? Dans le chapitre I, 28, Maïmonide identifie l’« ouvrage de l’éclat du saphir » à la matière première située sous la Shekhinah. Par là, « ce qu’ils12 perçurent, c’était la véritable condition de la matière première, laquelle est venue de Dieu, qui est la cause de son existence13 ». Parce qu’elle est « sous ses pieds » (à la Shekhinah), par laquelle Dieu agit, la matière première est donc bien causée. Or, on ne peut parler, au sujet de la « production » de la matière première, d’une cause directe. Si Dieu en est la cause, il ne l’a pas produite comme un artisan, mais l’a créée du néant. En III, 10, Maïmonide donnera une définition de la création ex nihilo, ne pouvant plus s’identifier à une simple production ou fabrication, grâce à l’étymologie du verbe ʠʸʡ (barâ, en hébreu) : « mot qui dans la langue hébraïque se rattache au non-être [‘adam, en arabe], comme il est dit : Au commencement Dieu créa (barâ) etc., ce qui veut dire : (il fit sortir) du néant [‘adam]14 ». Avant d’analyser le type de causalité de l’acte de création, on ne peut que constater, par cette 11

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G, I, 28, p. 98. Si on se réfère à la note de S. MUNK (note 3, p. 98) et à celle de S. PINÈS du Guide des égarés, dans la traduction anglaise (note 22, p. 61 du t. 1), mubdi’uhƗ est un mot arabe qui connote l’idée d’une création ex nihilo. Écart nécessaire, pour Maïmonide, dans cet extrait, pour éviter une conception éternelle de cette matière première. Moïse, Aaron, Nadab, Abihou et les soixante-dix anciens d’Israël (Exode, XXIV, 9). G, I, 28, p. 96. G, III, 10, p. 60.

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utilisation étymologique, l’articulation de barâ au nihil, comme si cela allait de soi, par cette référence étymologique. La création serait, selon cette première lecture, nécessairement ex nihilo. Or, ‘adam est une notion ambiguë, signifiant aussi bien une privation qu’un « non-être » (au sens du contraire de l’être). Cette démonstration, à partir de l’hébreu, ne peut donc être une preuve irréfutable, en raison de cette ambiguïté terminologique. De même, si, dans la Bible, barâ exprime bien la volonté et la puissance divines, il ne s’agit pas uniquement d’une action ponctuelle, dans une cosmogonie que Maïmonide récuse, mais d’une action permanente15. De manière générale, peut le traduire par création ex nihilo parce que barâ n’est jamais employé avec un accusatif de matière. Or, signifie-t-il l’idée univoque d’une création à partir d’un néant absolu ou ne peut-il signifier celle, également, d’un néant relatif, celui de la privation ? En associant le nihil à la privation, Maïmonide prévient toute attribution d’existence positive aux ténèbres, au mal, à la matière, prévenant tout gnosticisme. Mais, en identifiant le nihil à la privation, ne rend-il pas la notion de création plus ambiguë ? Si le nihil est un nonêtre comme pure privation, n’est-ce pas également la définition de la matière ? « Il est dans la véritable nature de la matière que celle-ci ne cesse jamais d’être associée à la privation ; c’est pourquoi elle ne possède aucune forme (individuelle)16 ». La même ambiguïté apparaît en II, 30 : « En parlant de cet être qui comprend l’ensemble de l’univers, c’est-à-dire le ciel et la terre, on emploie le verbe barâ, créer, qui, selon nous, signifie produire du néant17 », par opposition à toutes les choses de la nature produites à

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Occurrences que l’on peut trouver en Gn I, 1, 21, 27 ; II, 3, 4 ; V, 1-2 ; VI, 7 ; Ex XXXIV, 10 ; Nb, XVI, 30 ; Dt IV, 32 ; Es, IV, 5 ; XL, 26 et 28 ; XLI, 20 ; XLII 5 ; XLIII, 1, 7 et 15 ; XLV, 7, 8, 12, 18 ; XLVIII, 7 ; LIV, 16 ; LVII, 19 ; LXV, 17 et 18 ; Jr XXXI, 22 ; Ez XXI, 35 ; XXVIII, 13 et 15 ; Am IV, 13 ; Ml II, 10 ; Ps LI, 12 ; LXXXIX, 13 et 48 ; CII, 19 ; CIV, 30 ; CXLVIII, 5 ; Ecc. XII, 1. G, III, 8, p. 45. G, II, 30, p. 255 ; que S. PINÈS traduit de manière plus précise en définissant cette action comme amenant une existence hors de la non-existence : « For according

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partir de la composition de la matière et d’une forme. Barâ n’est pas un acte d’information spécifique, certes. Mais, sachant qu’en arabe, la notion de ‘adam, non existence, est une notion équivoque signifiant aussi bien « rien » que « matière », son association à l’acte de création est très équivoque. Ce problème n’est pas nouveau. Il a été développé par le KalƗm, précisément sur le problème de la création du monde, comme le rappelle Maïmonide en III, 10 : Les Motécallemîn, comme je te l’ai fait savoir18, ne se figurent en fait de non-être (ou de privation) que le non-être absolu ; mais toutes les privations de capacités, ils ne les considèrent pas comme des privations, et ils croient, au contraire, que la privation et la capacité, comme la cécité et la vue, la mort et la vie, doivent être considérées comme deux choses opposées ; car il en est de cela, selon eux, comme de la chaleur et du froid19.

Chez Aristote, les opposés peuvent aussi bien être des opposés de contraires (enantia en grec, muddƗdah en arabe) comme la chaleur et le froid, la bonté et la méchanceté où chacun des deux termes est « quelque chose », que des opposés de privation (sterèsis en grec, ‘adam en arabe) et de possession (hexis en grec, malakah en arabe). La question ontologique du non-existant se pose précisément dans ces cas : la privation, comme la cécité, est-elle quelque chose ou rien ? Est-ce que ces deux opposés, « existant » (maujnjd) et « non-existant » (ma’dnjm), sont des opposés de contrariété, de possession ou de privation ? Pour Maïmonide, à la suite de Saadia Gaon20, le KalƗm, identifiant l’opposition de privation à celle de contrariété, ne peut concevoir le

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us it signifies bringing into existence out of non existence ». (The Guide of the Perplexed, II, 30, p. 358). Faisant référence au chapitre I, 73, proposition 7, où Maïmonide montre l’identification, pour les Mutakallimnjn, de l’opposition de capacités à celle de contraires. G, III, 10, pp. 58-59. Comme on peut le lire au début du troisième traité ouvrant sur la seconde théorie de la création : « The second theory is that of him who asserts that the bodies had a Creator, who had at His disposal eternal spiritual beings out of whom He created the above-mentionned composite bodies. This view is supported by its

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« non-existant » que comme « quelque chose » puisque le « rien » ne peut être qu’un rien absolu et non relatif. C’est en ce sens que dans la septième proposition du chapitre I, 73, il reprend l’exemple de la cécité, qu’Aristote considère comme une privation de la vue et que le KalƗm décrit comme son contraire. Et ceci est le seul moyen pour eux de rendre raison de la matière intelligible à partir de laquelle le monde aurait été créé, non d’une simple privation mais d’un existant, au cœur de l’intelligible. Le monde serait créé à partir d’une matière intelligible, laquelle, à la différence de la matière sensible, ne serait pas la cause de rupture de l’ordre. Certes, il y a de l’indétermination dans l’intelligible mais elle lui est intérieure, sans donc lui être hétérogène. À la différence du sensible, dans l’intelligible, la puissance active n’a pas besoin d’un être passif pour s’actualiser. Le « rien » représente cette matière intelligible : une indétermination qui n’est pas pour autant une cause de déstructuration, comme l’est la matière sensible. Une telle hypothèse permet de construire une démonstration de la création du monde sans pour autant introduire un principe de rupture dans la procession. Or, c’est cela que récuse Saadia Gaon, deux siècles avant Maïmonide, dans sa description de la seconde théorie de la création : La seconde théorie est celle qui affirme que les corps avaient un Créateur, lequel avait à sa disposition des êtres spirituels éternels à partir desquels Il a créé les corps composés mentionnés ci-dessus […] Ils déclarent : Nous nous figurons qu’Il a rassemblé des petits points de ces êtres spirituels ; à savoir des atomes indivisibles – qu’ils conçoivent aussi fins que les plus fines particules de poussière – et Il a fait d’eux une ligne droite21.

Sous le nom de seconde théorie de la création, Saadia regroupe les opinions platonicienne, aristotélicienne, plotinienne et atomiste parce qu’il n’y a qu’une alternative : soit on croit que le non-existant est une

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proponents by the thesis that a thing can come into being only from another thing ». (S. GAON, The Book of Beliefs and Opinions, op. cit., 1er traité, chap. II, traduction S. Rosenblatt, 1948, p. 50) ; que j’ai souligné. S. GAON, The Book of Beliefs and Opinions, op. cit., 1er traité, chap. III, pp. 5051 ; traduction de l’auteur.

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privation, soit qu’il est une contrariété et donc quelque chose ; soit on croit que le monde a été créé à partir de « rien », d’un néant pur et absolu, soit on croit qu’il a été produit à partir d’une matière éternelle. Et, dans cette seconde théorie, l’indication de « choses » intelligibles ne peut que faire référence au « non-existant » compris comme quelque chose, c’est-à-dire à cette matière intelligible. À cette théorie, Saadia oppose la première théorie de la création, « hors du rien » : « À savoir que pour toutes les choses créées dans le temps, leur Créateur est quelqu’un d’autre qu’elles, et qu’il ne les a pas créées à partir d’une chose (lƗ min shai)22 ». La création à partir d’une non-existence ne peut donc être indéterminée. C’est le sens de l’expression arabe lƗ min shai, excluant l’idée d’une non-existence qui pourrait être également « quelque chose ». C’est cela que Maïmonide va retenir de la critique du KalƗm par Saadia. Il retient non seulement la définition du non-existant (min ‘adam) comme privation mais cette ambiguïté terminologique est relayée par l’univocité de l’expression lƗ min shai, excluant la création à partir de « quelque chose ». Mais, s’il utilise l’expression min ‘adam dans un sens ambigu en II, 3023 et III, 1024, en tension avec le sens univoque de lƗ min shai en II, 1325, il ne s’agit pas, comme chez Saadia d’opposer deux théories – celle de la création ex nihilo que soutient Saadia et celle de la création à partir d’une matière première – mais de montrer que l’ambiguïté est au cœur du texte biblique. En II, 25, 22 23 24 25

Ibid., p. 50 ; que j’ai souligné. Que S. PINÈS traduit par « bringing existence out of nonexistence (min ‘adam) » (t. 2, p. 358) ; que j’ai souligné. Que S. PINÈS traduit par « out of nonbeing (min ‘adam) » (t. 2, p. 438). « Que l’univers, dans sa totalité, je veux dire tout être hormis Dieu, c’est Dieu qui l’a produit du néant pur et absolu » (p. 105) que S. PINÈS traduit par « was brought into existence by God after having been purely and absolutely nonexistent » (t. 2, p. 281) ; « que cette chose elle-même dont le temps accompagne le mouvement a été créée et est née après ne pas avoir existé (lƗ min shai) », p. 105, que j’ai souligné. Au chapitre II, 13 du Guide, l’expression lƗ min shai est utilisée dans la définition de la croyance de la Torah, par contraste avec la seconde opinion, celle des philosophes croyant que le ciel existait virtuellement et « a été formé de quelque chose » (G, II, 13, p. 108).

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Maïmonide affirme qu’on « pourrait interpréter les textes dans son sens [à Platon] et trouver, dans les textes du Pentateuque et ailleurs, beaucoup d’expressions analogues auxquelles elle pourrait se rattacher et qui pourraient même lui servir de preuve26 ». Si Saadia expose les ambiguïtés de « non-existence » à partir d’une critique du KalƗm, c’est en vue d’une apologétique, afin de prouver la thèse de la création ex nihilo (la première théorie). Or, il semble que Maïmonide utilise les conclusions de Saadia à rebours. S’il se sert de la distinction entre lƗ min shai et min ‘adam, c’est pour montrer que l’univocité de la première expression ne peut prévaloir sur l’ambiguïté de la seconde, parce qu’il n’y a pas de critère discriminant, même dans le texte biblique. En employant en II, 30 et III, 10 l’expression min ‘adam, Maïmonide insiste sur la possibilité de l’emploi d’une expression équivoque : la création peut être comprise hors de quelque chose. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la traduction de Pinès, dans les expressions univoques, remplace « out of », suggérant que le monde pourrait être créé à partir de quelque chose, par « after nonexistence » ou encore « after pure and absolute nonexistence » où cette redondance serait plus la marque de la prise de conscience de l’ambiguïté que de son rejet. Doit-on alors comprendre ces ambiguïtés à partir du mode d’écriture crypté du traité visant à écrire suivant le même mode d’exposition ésotérique des vérités que la Torah ? Ou doit-on les comprendre comme l’indication d’une forme de scepticisme chez Maïmonide ? Le problème se redouble lorsqu’on articule les chapitres II, 19 et II, 22, où Maïmonide utilise la méthode de particularisation du KalƗm au sujet des problèmes d’astronomie au chapitre II, 24. En écartant l’atomisme des Mutakallimnjn, il se sert de la théorie de la particularisation, prouvant « par des preuves qui approchent de la démonstration, que cet univers nous indique nécessairement un Créateur agissant avec intention27 ». En suivant l’argument du KalƗm, quelque chose peut exister ou non. Or, toute chose peut exister de différentes façons. Entre tous les possibles, un seul doit être choisi par l’agent particularisant qui 26 27

G, II, 25, p. 198. G, II, 19, p. 146.

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produit ces choses avec des déterminations particulières et dans des temps particuliers. Or, l’agent particularisant peut être une cause nécessaire, un pouvoir nécessaire et un agent libre. Si l’agent particularisant était contraint par des causes ou des pouvoirs, il serait lui-même déterminé par un agent particularisant. Et comme la régression à l’infini est impossible, il doit être un agent agissant librement, avec intention. C’est cet argument de la particularisation que Maïmonide utilise à partir des problèmes d’astronomie afin de prouver, autant que possible (des « preuves qui approchent la démonstration28 »), la création ex nihilo. Il s’appuie sur le fait qu’on ne peut, par les seuls principes de la Physique d’Aristote, expliquer les phénomènes d’astronomie. On ne peut établir un système sur leur seule observation à cause des irrégularités de certains mouvements des sphères. De même, comment affirmer une communauté par rapport au mouvement circulaire des sphères, alors même que les corps célestes ne semblent pas participer entre eux, en raison de leur fixité, et dont chacun semble avoir une existence particulière ? Seule l’hypothèse de la particularisation semble rendre raison de ces irrégularités : « Si nous admettons que tout cela a lieu par le dessein d’un être agissant avec intention, qui a tout fait et déterminé comme l’a exigé sa sagesse incompréhensible, on ne peut nous adresser aucune de ces questions29. » Le manque d’ordre des phénomènes célestes ne peut être expliqué qu’à partir de l’argument de la particularisation qui rend ainsi le système cohérent. En suivant la méthode scientifique, validant l’hypothèse la plus simple, capable de rendre raison des phénomènes dans un système cohérent, la cohérence de ce même système ne peut être rendue qu’à partir de cette hypothèse d’un Dieu agissant librement avec intention. Pour le dire autrement, si d’un côté la théorie de l’éternité, reposant sur des principes physiques incapables de rendre raison des phénomènes célestes, ne peut former un système entièrement cohérent et si, de l’autre, l’hypothèse d’un agent particularisant, sur laquelle, entre autres, repose l’opinion de la création, peut en rendre raison, au moins dans sa généralité, alors il semble 28 29

Ibid., que j’ai souligné. G, II, 22, pp. 177-178.

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nécessaire de privilégier l’hypothèse de la création du monde ex nihilo, en raison de sa simplicité même. Mais reste une question, celle que Maïmonide va poser immédiatement en II, 24. Si les philosophes et les astronomes ne peuvent rendre raison des phénomènes célestes, est-ce pour des raisons objectives ou subjectives ? Cette absence d’ordre, dans l’étude astronomique, est-elle intrinsèque à son objet ou n’est-elle pas due à notre connaissance limitée ? En II, 24, Maïmonide décrit l’état des lieux de l’astronomie de son temps, en insistant sur la faiblesse des connaissances des astronomes : Il nous est impossible d’avoir les éléments (nécessaires) pour raisonner sur le ciel, qui est loin de nous et trop élevé par sa place et son rang ; et même la preuve générale qu’on peut en tirer, (en disant) qu’il nous prouve (l’existence de) son moteur, est une chose à la connaissance de laquelle les intelligences humaines ne sauraient arriver30.

L’intelligence humaine s’arrête à la connaissance sensible. Si on en reste à cette seule lecture de II, 24, il y aurait des bornes à notre intelligence qui seraient alors infranchissables. L’astronomie qui, par définition, ne recherche pas la vérité mais la systématicité, participe, par extension, à la réponse indécidable dans le débat sur la création ou l’éternité du monde. Ainsi, s’il s’agit de bornes, on peut dire que Maïmonide est un sceptique, au sens historique du terme. L’impossibilité de trancher le débat prendrait la forme d’une epochè, d’une suspension de jugement pure et simple. Et le seul moyen de sauvegarder les fondements de la Loi serait de s’en remettre à la foi : « Mieux vaut encore que la chose sur laquelle il n’y a pas de démonstration reste simplement à l’état de question, ou qu’on accepte (traditionnellement) l’un des deux termes de la contradiction31. » Au point indiscernable où l’intelligence s’arrête, seule la foi serait une réponse, non pas comme un jugement apodictique mais problématique32.

30 31 32

G, II, 24, p. 194. G, II, 16, p. 128 ; que j’ai souligné. Au sens kantien du terme. Cf. Critique de la raison pure, « Analytique transcendantale », chap. 1, 2e section, § 9.

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Maïmonide commence par rejeter les preuves démonstratives de l’éternité du monde (II, 17) ; il établit la possibilité de la position de l’éternité du monde (II, prémisse 26) pour ensuite établir celle de la position de la création du monde ; or, il n’existe aucun critère pour déterminer ce qui est possible (III, 15), ce qui conduit, en II, 19, à affirmer que la possibilité de la création ex nihilo est plus grande, affirmation renforcée par l’argument de la particularisation en II, 19. Mais arrivé à ce point où la preuve ne peut être démonstrative, le jugement, ayant atteint cette limite, ne peut plus être apodictique. Si le jugement sur ces questions ne peut être que problématique, doit-on pour autant, chez Maïmonide, parler de borne pure et simple de la connaissance ? En ce qui concerne les questions d’astronomie, la réponse est très ambiguë. Certes, l’astronomie a pour fin la cohérence du système et non la vérité, mais ce n’est pas pour autant qu’aucun progrès ne peut être envisagé. Pour cela, Maïmonide donne un exemple, à partir des réflexions d’Ibn Bajja, embarrassé par certaines contradictions entre les principes de la Physique et ses propres calculs sur l’excentricité du soleil : « La vérité est qu’il [Aristote] ne l’a point connue et qu’il n’en avait jamais entendu parler ; car les sciences mathématiques étaient imparfaites de son temps33 ». Maïmonide admet bien une perfectibilité des sciences. Mais plus important encore, chaque étape de cette avancée ne peut être qu’aveugle à cette perfectibilité, considérant le système scientifique comme achevé : « S’il en avait entendu parler, il l’aurait certainement repoussée avec violence » ajoute-t-il. On pourrait alors supposer un progrès scientifique indiscernable à chaque étape de son histoire. Même si la preuve était apportée à Aristote, il n’aurait pu que la rejeter, supposant, tout au moins en ce qui concerne les sciences démonstratives, leur achèvement. Or, ne pourrions-nous replacer ces observations maïmonidiennes sur l’astronomie dans cette conception du progrès des sciences ? Mais si ces sciences particulières peuvent être perfectibles, qu’en est-il des questions indémontrables, de manière structurelle, comme la 33

G, II, 24, p. 194.

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question de la création ou de l’éternité du monde ? Maïmonide explique que : Si la chose en question ne lui est pas démontrée, il ne doit pas l’abandonner et rejeter, ni se hâter de la déclarer mensonge, mais, au contraire rester calme, respecter la gloire de son Créateur, s’abstenir et s’arrêter […] Mais le but [...] n’est pas de fermer entièrement la porte de la spéculation et de dépouiller l’intelligence de la perception de ce qu’il est possible de percevoir34.

Cette limite que pose Maïmonide, en accord avec les docteurs du Talmud, ressemble bien à une borne de l’intelligence. Ce qu’il est possible de percevoir, c’est le sublunaire. Le reste n’est que conjectures et hypothèses. Mais il n’est pas pour autant nécessaire de fermer les portes de la métaphysique. Et c’est cette attitude qui le distingue d’un sceptique. On pourrait comparer le projet maïmonidien à la critique kantienne comme critique de la raison dogmatique, cherchant sans cesse à démontrer ce qui ne peut l’être. C’est la raison dogmatique qui conduit au scepticisme et non sa critique. Elle mène au scepticisme ou à la perplexité35, pour reprendre l’expression maïmonidienne, parce qu’elle seule conduit à l’échec de la raison ou de l’intelligence36. L’attitude sceptique consiste à nier l’utilité de la raison, à mettre l’accent sur son incapacité. Or, cette attitude condamne la porte de la métaphysique et, du même geste, les sciences qui en sont issues37. La perplexité ne provient pas de la prise de conscience désespérante des bornes de l’intelligence, comme si ces bornes étaient objectives, mais du mauvais usage de cette même intelligence, de ce que Kant appelle la raison dogmatique et dont le meilleur exemple, pour Maïmonide, est le système démonstratif du KalƗm. Maïmonide veut montrer la nécessité de marquer les limites de l’intelligence humaine, tâche proprement 34 35 36 37

G, I, 32, pp. 113-114. Scepticisme et perplexité associés pour le moment. Maïmonide ne distinguant pas la raison de l’entendement. « Quant aux choses de l’astronomie et de la physique, il n’y aura, je pense, aucun doute pour toi que ce ne soient des choses nécessaires pour comprendre la relation de l’univers au gouvernement de Dieu, telle qu’elle est en réalité et non conformément aux imaginations » (G, I, 34, p. 121).

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métaphysique, laquelle ne peut que suivre une courbe infinie, asymptotique, et dont le premier travail sera de renverser ces « illusions transcendantales ». Or, si on peut parler de courbe asymptotique, à quelle forme de connaissance Maïmonide fait-il référence ? Et la réponse à cette question pourra être la conclusion provisoire de cette intervention. Maïmonide explique, au sujet de l’acquisition du savoir que : Si nous ne recevions jamais une opinion par la voie de l’autorité traditionnelle, et que nous ne fussions guidés sous aucun rapport par l’allégorie, mais que nous fussions obligés de nous former (de toute chose) une idée parfaite au moyen de définitions essentielles et en n’admettant que par la démonstration ce qui doit être admis comme vrai […] il en résulterait que les hommes en général, mourraient, sans savoir seulement s’il existe un Dieu pour l’univers ou s’il n’en existe pas, et encore bien moins lui attribuerait-on un gouvernement ou écarterait-on de lui une imperfection38.

Il ne pose pas la voie de la tradition et celle de la spéculation comme deux voies opposées mais affirme la nécessité de la tradition non pas, dans cette perspective, comme prenant le pas sur la recherche spéculative mais comme une nécessité pratique et morale. Sans la tradition, en ne s’appuyant que sur la perfectibilité des sciences, la connaissance serait impossible. Bien sûr, Maïmonide pense au vulgaire, incapable d’atteindre ce niveau de spéculation. S’il fallait attendre d’être savant pour pratiquer, aucune pratique ne serait possible et ainsi aucune action morale et aucune communauté politique, fondée sur cette moralité, ne seraient effectives. Mais on ne peut s’en tenir à une stricte opposition entre le savant et le vulgaire, principalement sur les questions métaphysiques. S’il faut attendre l’achèvement des sciences pour pratiquer, la pratique est impossible, et ce pour tous. Non seulement les deux voies ne sont pas incompatibles mais elles se soutiennent l’une l’autre.

38

G, I, 34, p. 123.

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Ainsi, si la question de la création est une question indémontrable, il ne s’agit pas d’une forme de scepticisme, au sens historique du terme, mais bien plutôt de la nécessité de « laisser une place à la foi ». La raison, pour Maïmonide, ne peut se donner à elle-même ses propres fondements et doit les trouver dans la Loi, qui en est l’orientation pratique, morale et politique. Quête infinie, asymptotique dont l’astronomie est l’exemple sensible le plus frappant parce que cette science touche à l’intelligible, parce que son objet est exactement le point de tangence de l’intelligible et du sensible. Or, si grâce à l’astronomie, par la négative, il est possible d’apporter une preuve de l’existence d’un agent particularisant, même si la preuve n’est pas démonstrative à proprement parler, elle est également nécessaire à l’élaboration d’un système physique cohérent : « Quant aux choses de l’astronomie et de la physique, il n’y aura, je pense, aucun doute pour toi que ce ne soient des choses nécessaires pour comprendre la relation de l’univers au gouvernement de Dieu39. » Grâce à l’hypothèse d’un agent particularisant, Maïmonide peut construire une doctrine physique cohérente, et, avancée tout aussi cruciale, elle permet d’inclure la physique d’Aristote à tous les niveaux de l’être, ce qui, par ricochet, prouve la perfectibilité des sciences, contre le scepticisme, grâce à la Loi qui soutient tout l’édifice.

39

G, I, 34, p. 121.

Présentation des auteurs José COSTA, Professeur à l’Université de Paris III, où il dirige le département d’Études arabes, hébraïques, indiennes et iraniennes (EAHII). Il est également co-directeur de la Revue des études juives. Son domaine de spécialité est la littérature rabbinique ancienne. Il a notamment publié L’Au-delà et la résurrection dans la littérature rabbinique ancienne (Paris, Peeters, 2004) et De l’importance des textes considérés comme mineurs : l’exemple du Midrash Hallel. Traduction annotée d’un Midrash entre aggada et mystique (Paris, Peeters, 2013). Cécile DOGNIEZ, habilitée à diriger des recherches, est chercheur au CNRS (UMR 8167 Orient & Méditerranée). Elle est co-directrice, avec Marguerite Harl, Gilles Dorival et Olivier Munnich, de la collection « La Bible d’Alexandrie » publiée aux Éditions du Cerf. Jacques ELFASSI, Maître de Conférences à l’Université de Lorraine. Ses travaux : Bède le Vénérable. Histoire ecclésiastique du peuple anglais, traduction, présentation et notes par O. Szerwiniack, F. Bourgne, J. Elfassi, M. Lescuyer et A. Molinier, Paris, Les Belles Lettres, coll. « La Roue à Livres », 2 vol., 1999 ; L’édition critique des œuvres d’Isidore de Séville. Les recensions multiples. Actes du colloque organisé à la Casa de Velázquez et à l’Université Rey Juan Carlos de Madrid (14-15 janvier 2002), édités par Ma. A. Andrés Sanz, J. Elfassi et J. C. Martín, Paris, Institut d’études augustiniennes, coll. « Études Augustiniennes », série « Moyen Âge et Temps modernes », 44, 2008, 275 p. ; La réception d’Isidore de Séville durant le Moyen Âge tardif (XIIe-XVe s.), sous la direction de J. Elfassi et B. Ribémont, Orléans, CEMO, coll. « Cahiers de recherches médiévales », 16, 2008, pp. 1-205 ; Isidori Hispalensis episcopi Synonyma, éd. par J. Elfassi, Turnhout, Brepols, coll. « Corpus christianorum », series Latina, 111B, 2009, CLXIX-168 p. Philippe LEFEBVRE, Professeur à l’Université de Fribourg (Suisse). Membre du groupe Septante. A publié entre autres : Livres de Samuel et récits de résurrection. Le Messie ressuscité « selon les Écritures », Paris, Cerf, coll. « Lectio divina », 2004 ; Joseph, l’éloquence d’un taciturne, Paris, Savator, 2012.

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Présentation des auteurs

Yves MEESSEN, Maître de Conférences à l’Université de Lorraine. A publié : L’Être et le bien. Relecture phénoménologique, Paris, Cerf, coll. « Cogitatio Fidei », 2011, ainsi que de nombreux articles. Gérard NAUROY, Professeur émérite à l’Université de Lorraine et ancien président de l’Université de Metz. Spécialiste d’Ambroise de Milan. A publié : coéd. Édition critique avec traduction et commentaire d’Ambroise de Milan, Hymnes, sous la dir. de J. Fontaine, Paris, Éditions du Cerf, 1992 ; Ambroise de Milan. Écriture et esthétique d’une exégèse pastorale : quatorze études, Bern, Peter Lang, coll. « Recherches en littérature et spiritualité », 3, 2003 ; Ambroise de Milan, Jacob et la Vie heureuse, Paris, Cerf, coll. « Sources chrétiennes », 2010. Gérard REMY, Professeur émérite à l’Université de Lorraine. A publié : Le Christ médiateur chez S. Augustin, Lille, 1979, et de nombreux articles. Géraldine ROUX, Enseignante et docteur en philosophie. Ses travaux de recherche portent sur la pensée et la philosophie médiévale et plus particulièrement sur la philosophie juive médiévale, à travers notamment la figure de Moïse Maïmonide. Elle est également directrice de l’Institut Universitaire Rachi à Troyes. Marie-Anne VANNIER, Professeur à l’Université de Lorraine, membre de l’IUF. Rédactrice en chef de la revue Connaissance des Pères de l’Église. A publié : Creatio, conversio, formatio, Fribourg, Éd. Universitaires, coll. « Paradosis », 1991 ; 2e édition augmentée, 1997 ; S. Augustin et le mystère trinitaire, Paris, Cerf, coll. « Foi vivante », 1993 ; L’expérience du SaintEsprit, Paris, Cerf , coll. « Foi vivante », 1998 ; Dieu le Père, mystère de charité, Paris, Cerf, coll. « Foi vivante », 1998 ; Jean CASSIEN, Traité de l’Incarnation contre Nestorius (trad., commentaire), Paris, Cerf, 1999 ; La communion trinitaire, Paris, Cerf, coll. « Foi vivante », 1999 ; Les « Confessions » de S. Augustin, Paris, Cerf-Jaca Book, 2007 ; S. Augustin ou la conversion en acte, Paris, Entrelacs, 2011.

Recherches en littérature et spiritualité Collection fondée par Gérard Nauroy (2001)

Ouvrages parus Vol. 1 Danielle Pister (éd.) L’image du prêtre dans la littérature classique (XVIIe-XVIIIe siècles). Actes du colloque organisé par le Centre «Michel Baude – Littérature et spiritualité» de l’Université de Metz, 20-21 novembre 1998. ISBN 3-906765-84-9. X, 278 p. 2001. Vol. 2 Gérard Nauroy, Pierre Halen & Anne Spica (éds) Le désert, un espace paradoxal. Actes du colloque de l’Université de Metz (13-15 septembre 2001). ISBN 3-906770-72-9. X, 592 p. 2003. Vol. 3 Gérard Nauroy Ambroise de Milan. Écriture et esthétique d’une exégèse pastorale. Quatorze études. ISBN3-906770-73-7. XIV, 676 p. 2003. Vol. 4 Josette Soutet La figure du prêtre dans l’œuvre romanesque de Barbey d’Aurevilly. ISBN 3-906770-59-1. XI, 419 p. 2004. Vol. 5 Danièle Henky L’Art de la fugue en littérature de jeunesse. Giono, Bosco, Le Clézio, maîtres d’école buissonnière. ISBN 3-03910-236-2. XVII, 324 p. 2004. Vol. 6 Gérard Nauroy (éd.) L’écriture du massacre entre histoire et mythe. Des mondes antiques à l’aube du XXIe siècle. ISBN 3-03910-372-5. VIII, 296 p. 2004.

Vol. 7 Pierre Halen, Raymond Michel & Monique Michel (éds) Henry Bauchau, une poétique de l’espérance. Actes du colloque international de Metz (6-8 novembre 2002). ISBN 3-03910-465-9. VIII, 251 p. 2004. Vol. 8 Nicolas Brucker (éd.) La conversion. Expérience spirituelle, expression littéraire. Actes du colloque de Metz (5-7 juin 2003). ISBN 3-03910-466-7. XI, 405 p. 2005. Vol. 9 Laudyce Rétat L’Israël de Renan. ISBN 3-03910-646-5. XVII, 208 p. 2005. Vol. 10 Anne-Élisabeth Spica (éd.) Bossuet à Metz (1652-1659). Les années de formation et leurs prolongements. Actes du colloque international de Metz (21-22 mai 2004). ISBN 3-03910-802-6. XVII, 350 p. 2005. Vol. 11 Pierre Halen (éd.) Approches du roman et du théâtre missionnaires. ISBN 3-03911-195-7. VIII, 206 p. 2006. Vol. 12 Sylvie Freyermuth (éd.) Le registre sapiential. Le livre de sagesse ou les visages de Protée. ISBN 978-3-03911-267-8. XXIII, 424 p. 2007. Vol. 13 Gérard Nauroy (éd.) Lire et éditer aujourd’hui Ambroise de Milan. Actes du colloque de l’Université de Metz (20-21 mai 2005). ISBN 978-3-03911-312-5. VIII, 221 p. 2007. Vol. 14 Nicolas Brucker (éd.) Le livre de sagesse. Supports, médiations, usages. Actes du colloque de Metz (13-15 septembre 2006). ISBN 978-3-03911-495-5. IX, 359 p. 2008. Vol. 15 Gérard Nauroy & Marie-Anne Vannier (éds) Saint Augustin et la Bible. Actes du Colloque de l‘université Paul-Verlaine de Metz (7-8 avril 2005). ISBN 978-3-03911-590-7. IX, 345 p. 2008.

Vol. 16 Danièle Henky & Robert Hurley (éds) Traces de spiritualité chrétienne en littérature de jeunesse. ISBN 978-3-0343-0018-6. VIII, 205 p. 2009. Vol. 17 Mélanie Adda (éd.) Textes sacrés et culture profane : de la révélation à la création. ISBN 978-3-0343-0316-3. XIII, 321 p. 2010. Vol. 18 Nicolas Brucker (éd.) Apologétique 1650-1802. La nature et la grâce. Préface d’Antony McKenna ISBN 978-3-0343-0380-4. IX, 406 p. 2010. Vol. 19 Marie-Anne Vannier (éd.) La Création chez les Pères. ISBN 978-3-0343-0617-1. VIII, 228 p. 2011. Vol. 20 Mireille Chazan & Gérard Nauroy (éds) Écrire l’histoire à Metz au Moyen Âge. ISBN 978-3-0343-0693-5. XI, 485 p. 2011. Vol. 21 Danièle Henky L’Empreinte de la Bible. Récritures contemporaines de mythes bibliques en littérature de jeunesse ISBN 978-3-0343-1350-6. XVI, 271 p. 2014. Vol. 22 Kathie Birat & Brigitte Zaugg (eds.) Literature and Spirituality in the English-Speaking World. ISBN 978-3-0343-1494-7. VI, 233 p. 2014. Vol. 23 Marie-Anne Vannier (éd.) Judaïsme et christianisme dans les commentaires patristiques de la Genèse. ISBN 978-3-0343-1538-8. VI, 192 p. 2014.